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PERSÉCUTION

DE DIOCLÉTIEN

ET

LE TRIOMPHE DE L'EGLISE

Tome Y'

DU MÊME AUTEUR :

Rome souterraine, résumé des découvertes de M. de Rossi dans les catacombes romaines ; traduit de l'anglais, avec des additions et des notes. Deuxième édition. Un volume grand in-8°, illus- tré. Prix 30 fr.

Les Esclaves chrétiens depuis les premiers temps de l'E- glise jusqu'à la fin de la domination romaine en Occi- dent. Ouvrage couronné par l'Académie française. Deuxième édition. Un volume in-r2. Prix 3 fr. 50

L'Art païen sous les empereurs chrétiens. Un volume in-12. Prix 3 fr.

Esclaves, Serfs et Mainmortables. Deuxième édition. Un volume in-8°. Prix 3 fr.

Histoire des persécutions pendant les deux premiers siè- cles. Deuxième édition, revue et augmentée. Un vol. in-S". Prix. 6 fr.

Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle. Ouvrage couronné par l'Académie française. Deuxième édition, revue et augmentée. Un volume in-8°. Prix. 6 fr.

Les Dernières Persécutions du troisième siècle. Deuxième édition, revue et augmentée. Un volume in-S". Prix 6 fr.

Le Christianisme et l'Empire romain de Néron à Théodose. Troisième édition. Un volume in-12. Prix 3 fr. 50

Saint Basile. Deuxième édition. Un volume in-12. Prix . 2 fr. ))

Paul Lamache, professeur aux Facultés de Strasboicrf/ et de Grenoble, l'un des fondateurs de la Société de Saint-Vincent de Paul. Un volume iii-12. Prix 2 fr.

Typographie Firmin-Didot et C'«. ^resnil CEure).

LA

PERSÉCUTION

DE DIOCLETIEN

ET

LE TRIOMPHE DE L'ÉGLISE

PAR

PAUL ALLARD

DEUXIEME ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE

TOME PREMIER

PARIS

LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE

90, RUE BONAPARTE, 90 1900

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ERRATUM

Tome I, p. 428, ligne 8, ajouter : à Martane, près de Todi, saint Fidence et saint Térence.

tra vim et fraudes validorum hostium, expedit

Dilecto filio PÀVLO ALLABD,

Rothomagum.

Léo pp. XIII

Dilecte Fili, salutem et Aposlolicam benedictionem. Juncta officiosis litteris, quas nonis Juliis dedisti, perlata sunt Nobis quatuor volumina quibus Historia Persecutionum pridem a te incepta perficitur. Hoc munus nobis pergratum fecit cum eximia peritia et industria tua, qua^ post primum volumen oblatum non levem moverat reliquorum expectationeni, tum argument! scriptionis hujus gravitas et opportunitas. Scimus enim non defuisse homines qui historiée illius œtatis, quae summam peperit Ecclesiae gloriam, tene- bras contenderunt ofFundere, adeoque e re estipsius Ecclesiae eas fugare nubes ope solidœ doctrinae certis innixae documentis. Quum porro etiam in prœsens multis in locis dimicanduQi sit pro tuenda fide con- tra vim et fraudes validorum hostium, expedit

VIII

summopere illustria recolere exempla lieroum ve- terum, qui bonum certamen certarunt summa cum laude, atque exitum memorare la3tissimum belli (liuturni, quo Christi crux invicta de ethnico furore triumphavit. Dum itaque stiidium etdiligentiam tuam in opus perutile optimumque collatam mérita prose- quimur laude, plurimas tibi pro oblato munere gra- tias agimus, Deumque adprecati ut amplissimus tibi constet fructus laboris tui Apostolicam benedictio- nem, paternse dilectionis testem, tibi tuisque per- amanter impertimus.

Datum Romae apud S. Petrum die II Augusti anno MDCCCXC, Pontificatus Nostri decimo tertio.

Léo pp. XIII.

A notre cher fils PAUL ALLARD,

à Rouen.

Léon XIII, Pape

Cher fils, salut et bénédiction apostolique. En même temps que votre respectueuse lettre du 7 juil- let, Nous ont été présentés les quatre volumes qui terminent votre travail déjà commencé sur VHisloire des Persécutions. Ce présent Nous a été très agréable, tant à cause de la science et du talent qui, après la publication du premier volume, avaient excité une grande attente de ceux qui devaient le suivre, qu'en raison de l'importance et de l'opportunité du sujet traité dans votre ouvrage. Nous savons que de nom- breux écrivains se sont efforcés de répandre des ténèbres sur l'histoire de ce temps, l'Église a ac- quis une si grande gloire; aussi est-il de l'intérêt de l'Église elle-même de dissiper ces nuages au moyen d'une science solide appuyée sur des documents cer-

tains. Et puisque à Tlieure présente on doit encore lutter en beaucoup de lieux pour défendre la foi contre la violence et les fraudes d'ennemis puissants, il est très opportun d'honorer les illustres exemples des anciens héros qui ont combattu glorieusement le bon combat, et de rappeler l'heureuse fin de cette longue guerre, par laquelle la croix invincible du Christ triompha de la fureur des païens. C'est pour- quoi, après avoir accordé une louange méritée au zèle et aux soins que vous avez apportés dans votre excellent et très utile ouvrage, Nous vous remercions de Nous l'avoir offert, et, priant Dieu qu'il vous en fasse recueillir des fruits abondants. Nous vous ac- cordons très affectueusement, pour vous et les vôtres, la bénédiction apostolique, comme gage de Notre amour paternel.

Donné à Rome, près Saint-Pierre, le 2 août 1890, de Notre pontificat l'an treizième.

Léon XIII, Pape.

INTRODUCTION

LES SOURCES DE L'HISTOIRE DES PERSECUTIONS

Ces deux volumes terminent la série des études que j'ai consacrées aux persécutions souffertes par la primitive Église. Ils vont de Tannée 285, date de l'avènement de Dioclétien, jusqu'à Tannée 323 , où, après avoir consommé par la défaite du persécuteur Liciniusla victoire politique du christianisme, Cons- tantin commença de régner seul.

Plus que toute autre période de Thistoire des persécutions, ces quarante années sont remplies d'événements. C'est la crise suprême, pendant la- quelle l'Empire païen , ennemi séculaire de l'Église, semble avoir réuni toutes ses forces pour l'accabler. Celle-ci n'a pas à faire face à un empereur seule- ment, mais à quatre empereurs, unis pour légiférer contre elle, séparés ensuite afin de la mieux enve-

XII INTRODUCTION.

lopper et de l'attaquer de toutes parts. Telle est du moins la conséquence naturelle du système politique fondé par Dioclétien. Mais, comme on le verra, par une disposition miséricordieuse de la Providence, cette conséquence ne se produisit pas tout entière. Bien que les édits de persécution fussent publiés au nom de la tétrarchie , les empereurs ne se montrè- trent pas unanimes à les exécuter. Pendant que deux au moins dirigeaient la persécution avec le plus cruel fanatisme, un autre, tout en suivant leur exemple, laissait voir quelque lenteur ou quelque regret dans l'exécution, un quatrième enfin se tenait à l'écart, et, dans la mesure du possible, épargnait le sang de ses sujets chrétiens. Bientôt la tétrarchie elle-même tombe en ruines; Tabdication volontaire ou forcée des uns, Tavènement de nouveaux souverains, les rivalités, les alliances et les guerres intestines, les tragédies domestiques, renversent Tédifice laborieu- sement élevé par Dioclétien. Tantôt six empereurs sont en présence, tantôt trois, ou deux seulement. Dès lors, la lutte contre l'Église échappe à toute di- rection. De générale, la persécution devient locale. Les fidèles sont en paix dans l'Occident, tandis que les souffrances de leurs frères se prolongent en Orient. Cependant, la fin de la crise s'annonce à des signes certains. Frappés par la maladie ou contraints par des nécessités politiques , les persécuteurs signent de

IMUODUCTION. xiii

premiers édits de tolérance. Un acte de réparation plus solennel et plus complet marque la victoire de Constantin en Italie, et fait sentir ses effets jusqu'aux extrémités de l'Orient. Dès lors la guerre est finie : le christianisme l'emporte. L'édit de Milan devient la charte de ses libertés futures. Lorsque, quelques an- nées après y avoir concouru, Licinius tentera de le déchirer, Constantin châtiera comme un rebelle ce dernier ennemi de l'Église, et promulguera un nou- vel édit de tolérance, non plus en faveur de celle-ci , mais en faveur des païens vaincus. On ne pouvait proclamer plus clairement le triomphe du chris- tianisme, ni mieux s'inspirer de son esprit.

Telle est, résumée dans ses grandes lignes, la période que j'entreprends de raconter. A travers ces indications générales, on aperçoit sans peine la mul- titude des détails. A aucune époque de l'Empire ro- main , pas même à ce moment du troisième siècle auquel reste attaché le nom des « trente tyrans, » les mouvements politiques ne furent aussi nombreux, aussi rapides, aussi fertiles en péripéties imprévues. J'ajoute qu'à aucune époque de la vie de TÉglise pri- mitive le contre-coup de ces mouvements ne se fit autant sentir. Ainsi s'expliquera la grande place que l'histoire politique va tenir dans nos récits. Elle n'y sera nulle part un hors-d'œuvre , parce que les inci- dents qui la composent ont sans cesse influé sur le

XIV

liNTRODUCTION.

sort des chrétiens, sur la vivacité ou le ralentisse- ment de la dernière guerre entreprise contre eux. Plus encore qu'aux époques précédentes, l'histoire de rÉglise se confond avec Thistoire de l'Empire ro- main : elle en est inséparable pendant la lutte, et ne s'en distinguera plus après la victoire ; car les rôles alors se trouveront renversés, et le souverain qui aura été si étroitement associé au triomphe du chris- tianisme ne pourra plus être qu'un empereur chré- tien.

Cette nécessité d'une allusion continuelle aux événements politiques fait comprendre l'étendue que j'ai donner à la dernière partie de mes études sur les persécutions. Tant que l'Eglise vécut à demi ignorée de TÉtat, comme aux deux premiers siècles, son histoire particulière, peu mêlée (en apparence) aux mouvements de l'histoire générale, a pu être racontée brièvement. Au troisième siècle, déjà, il n'en est plus de même : sur la scène s'agitent les destinées du monde, l'Église est passée au premier plan; la conduite à tenir vis-à-vis d'elle est devenue l'une des plus graves et des plus actives préoccupa- tions des souverains, et chacun des incidents de la vie politique, si troublée à cette époque, a eu de l'in- fluence sur les alternatives de paix et de persécution entre lesquelles ont été ballottés les chrétiens. A plus forte raison en est-il ainsi dans la période nous en-

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INTRODUCTION.

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trons. Pendant les premières années du quatrième siècle la question religieuse n'est pas seulement la plus importante, elle est presque la seule. Il semble que, sur la scène devenue vide de tous autres ac- teurs, il n'y ait plus en présence que TEmpire païen et rÉglise. L'Empire a pris celle-ci corps à corps, comme dans un duel : dès lors aucun de ses mouve- ments n'est indifférent; chacun peut infliger une blessure ou révéler une faiblesse. Ainsi s'expliquera l'attention de l'historien à ne négliger aucun détail, à s'étendre longuement sur le caractère des princes, à noter les variations les plus fugitives de leur poli- tique , et jusqu'aux accidents de leur santé : rien de tout cela, dans ce combat suprême, ne fut sans effet sur le sort des chrétiens.

Mais je n'ai donné qu'une des raisons du dévelop- pement qu'a recevoir cette étude, ou plutôt du défaut de proportion qu'elle offrira si Ton compare ces deux volumes, destinés à raconter à peine un demi-siècle, avec les trois volumes dans lesquels ont été déjà retracées les épreuves de l'Église chrétienne pendant deux siècles et demi. La principale cause et sans doute la meilleure excuse de ce péché contre le bon équilibre de la composition historique est l'abondance des sources qui s'offrent maintenant à nous.

On me permettra de parler de celles-ci avec quelque

XIV INTRODUCTION.

sort des chrétiens, sur la vivacité ou le ralentisse- ment de la dernière guerre entreprise contre eux. Plus encore qu'aux époques précédentes, l'histoire de rÉglise se confond avec l'histoire de l'Empire ro- main : elle en est inséparable pendant la lutte, et ne s'en distinguera plus après la victoire; car les rôles alors se trouveront renversés, et le souverain qui aura été si étroitement associé au triomphe du chris- tianisme ne pourra plus être qu'un empereur chré- tien.

Cette nécessité d'une allusion continuelle aux événements politiques fait comprendre l'étendue que j'ai donner à la dernière partie de mes études sur les persécutions. Tant que l'Église vécut à demi ignorée de TÉtat, comme aux deux premiers siècles, son histoire particulière, peu mêlée (en apparence) aux mouvements de l'histoire générale, a pu être racontée brièvement. Au troisième siècle, déjà, il n'en est plus de même : sur la scène s'agitent les destinées du monde, l'Église est passée au premier plan ; la conduite à tenir vis-à-vis d'elle est devenue l'une des plus graves et des plus actives préoccupa- tions des souverains, et chacun des incidents de la vie politique, si troublée à cette époque, a eu de Tin- fluence sur les alternatives de paix et de persécution entre lesquelles ont été ballottés les chrétiens. A plus forte raison en est-il ainsi dans la période oii nous en-

INTRODUCTION. XV

trons. Pendant les premières années du quatrième siècle la question religieuse n'est pas seulement la plus importante, elle est presque la seule. Il semble que, sur la scène devenue vide de tous autres ac- teurs, il n'y ait plus en présence que TEmpire païen et rÉglise. L'Empire a pris celle-ci corps à corps, comme dans un duel : dès lors aucun de ses mouve- ments n'est indifférent; chacun peut infliger une blessure ou révéler une faiblesse. Ainsi s'expliquera l'attention de l'historien à ne négliger aucun détail, à s'étendre longuement sur le caractère des princes, à noter les variations les plus fugitives de leur poli- tique, et jusqu'aux accidents de leur santé : rien de tout cela, dans ce combat suprême, ne fut sans effet sur le sort des chrétiens.

Mais je n'ai donné qu'une des raisons du dévelop- pement qu'a recevoir cette étude, ou plutôt du défaut de proportion qu'elle offrira si l'on compare ces deux volumes, destinés à raconter à peine un demi-siècle, avec les trois volumes dans lesquels ont été déjà retracées les épreuves de l'Église chrétienne pendant deux siècles et demi. La principale cause et sans doute la meilleure excuse de ce péché contre le bon équilibre de la composition historique est l'abondance des sources qui s'offrent maintenant à nous.

On me permettra de parler de celles-ci avec quelque

XVI INTRODUCTION.

détail , et de faire de leur e\amen l'introduction de ce livre. Peut-être même l'indulgence du lecteur m'autorisera-t-elle à donner plus d'ampleur à ce tra- vail préalable, en rappelant d'abord le nombre et la nature des documents qui aidèrent à retracer l'his- toire des persécutions précédentes. Le rapide ré- sumé de notions déjà en partie connues lui rendra plus aisé de comprendre, ensuite, le caractère pro- pre et la richesse exceptionnelle des matériaux qui nous restent à mettre en œuvre. J'ai même l'illusion de penser que plusieurs de ceux qui ont bien voulu m'accepter jusqu'ici pour guide retrouveront avec quelque intérêt les principaux jalons qui marquèrent d'abord notre route et nous aidèrent à nous diriger, à travers une multitude de noms et au milieu de tra- ditions souvent confuses , jusqu'à ce seuil de la der- nière persécution, nous sommes arrivés aujour- d'hui.

I

Si l'on n'a pas tout à fait oublié le récit des persé- cutions qui sévirent aux deux premiers siècles , on se rappellera que les sources de leur histoire sont re- lativement peu nombreuses. En dehors des livres inspirés du Nouveau Testament, et de quelques écrits exceptionnels , comme la DUlaché récemment

INTRODUCTION. xvii

découverte, ou le Pasteur, la littérature ecclésias- tique était à peine née : Teffort de la pensée chré- tienne se portait surtout vers l'enseignement oral , par la prédication ou la catéchèse; quand ses repré- sentants les plus illustres prenaient la plume , c'était pour composer des ouvrages de circonstance , comme les épîtres de Clément, d'Ignace, de Polycarpe, ou les mémoires adressés aux empereurs par les apo- logistes. Ces derniers écrits ne prouvent pas seule- ment la persécution , contre laquelle ils élèvent une plainte éloquente : ils font plus, ils en donnent la vive image, l'impression douloureuse; leurs pages semblent parfois mouillées de sang. Mais part un passage de la seconde Apologie de saint Justin) ils ne s'arrêtent point aux incidents particuliers, et ne nomment aucun des héros chrétiens qui payèrent leur foi de leur vie. Cette discrétion des persécutés se retrouve plus grande encore , et pour des motifs assurément moins louables, chez les persécuteurs. Même dans les deux lettres célèbres échangées entre Pline et Trajan au sujet des chrétiens, et qui suppo- sent Texistence de nombreux martyrs, aucun nom n'est relaté. Le reste de la littérature profane ne supplée pas au silence de ce document capital : un alinéa de Tacite, quelques mots obscurs de Dion Cas- sius et de Suétone, une allusion railleuse du sati- rique Lucien, laissent seuls voir que les grands écri-

IV. b

XVIII INTRODUCTION.

vains de Tantiquité romaine ont entendu parler des souiïrances des fidèles.

Si Ton veut obtenir sur ceux-ci des renseigne- ments détaillés, il fiiut ouvrir les Actes ou Passions des martyrs. Mais, aux deux premiers siècles , ceux de ces documents qui paraissent authentiques et con- temporains sont bien rares : à peine en pourrait-on compter cinq ou six. Pour le plus grand nombre des chrétiens dont les martyrologes ont enregistré les noms entre les règnes de Néron et de Commode, on est, semble-t-il, réduit aux renseignements tirés d'Actes de foi douteuse dans les détails ou de rédac- tion vague dans Tensemble. Heureusement ces sour- ces troublées elles-mêmes charrient un peu d'or sous une multitude de scories. Les diverses sciences auxi- liaires de l'histoire, et en particulier l'archéologie , servent de pierre de touche pour le reconnaître.

J'ai exposé dans Fintroduction d'un des précé- dents volumes (1), à la suite de M. de Rossi et de M. Le Blant , le parti très fécond et très sûr que l'on peut tirer de ces sciences dans le but soit de justifier des traditions contestées à tort, soit de dégager d'Ac- tes suspects ou de documents mal compris les élé- ments anciens et les faits exacts. Pour ne rappeler

(1) Histoire (les persécutions pendant les deux premiers siècles , p. x-xiii.

INTRODUCTION. xix

qu'un petit nombre d'exemples, les données plus ou moins confuses relatives aux Flaviens chrétiens, au martyre de leurs serviteurs Nérée et Achillée, d'Her- mès, d'Alexandre, de Quirinus, n'ont-elles pas été vérifiées par la reconnaissance de leurs cimetières ou de leurs sépultures? Thistoire de sainte Sympho- rose n'est-elle pas appuyée par les monuments? celle de sainte Félicité et de ses fils , de sainte Cécile et de ses compagnons, ne sont-elles pas écrites en carac- tères visibles dans le sol romain? Si cette méthode avait encore besoin d'être justifiée , elle aurait reçu dans ces derniers temps une confirmation éclatante , par une découverte qui vient ajouter une nouvelle page à l'histoire des persécutions du premier siècle. En déblayant, dans la catacombe de Priscille, une crypte restée ensevelie , d'heureux coups de pioche ont mis en même temps en lumière le sens obscur de deux phrases de Dion Cassius et de Suétone, et ré- vélé, avec une évidence presque complète, non seule- ment le christianisme d'une famille patricienne au temps de Domitien, mais le martyre de son chef, le célèbre consul Acilius Glabrio (1).

On le voit, même pour cette période, la pauvreté

(1) Voir la mémoire de M. de Rossi dans le Congrès scientifique international des catholiques, t. II, p. 261-267, et dans le BuUettino di archeologia cristiana , 1888-1889, p. 15-66.

XX INTRODUCTION.

des documents n'est que relative : l'expérience du passé permet de croire que les entrailles de la terre contiennent encore des trésors enfouis. Cependant, quand Thistorien des persécutions, après avoir étu- dié les rapports de l'Église et de l'État pendant l'épo- que des Césars, des Flaviens et des Antonins, touche enfin au troisième siècle, son impression est, à bien des égards, semblable à celle du voyageur qui, d'une plaine déserte, arriverait presque sans transition aux portes d'une grande cité, pleine d'hommes et de monuments. C'est que maintenant la littérature chrétienne est née : elle a appris à parler latin ; elle s'exprime , avec une égale aisance , dans la langue du peuple- roi et dans celle des Églises orientales. Ses écrits ne sont plus de courts opuscules composés pour des initiés, ou des mémoires apologétiques destinés aux seuls empereurs; mais des ouvrages étendus, dans lesquels se reflètent, avec la doctrine chrétienne, les idées et les événements du temps. Moins contemplative en Occident que dans les pays de civilisation grecque, cette littérature est toute pratique avec TertuUien et saint Cyprien. L'œuvre apologétique tient encore une grande place dans les travaux du premier, de même que les épîtres, pas- torales ou autres, dans ceux du second; mais, sous la main du puissant polémiste, l'apologie a brisé son cadre étroit , et porte hardiment devant la foule

INTRODUCTION. xxi

les débats autrefois réservés aux oreilles des souve- rains, tandis que les lettres de saint Cyprien, si nom- breuses, si variées, parlant de tant d'hommes et touchante tant d'intérêts, semblent un miroir animé du temps il a vécu. Les seuls écrits de ces deux docteurs latins sont, pour l'histoire des persécutions du troisième siècle en Occident, une source telle- ment abondante, qu'on pourrait presque écrire cette histoire sans l'aide d'autres documents. Les ouvra- ges des docteurs orientaux ne paraissent pas, à pre- mière vue , aussi mêlés aux affaires du monde , et se tiennent plus renfermés dans les hautes spéculations du sanctuaire et de l'école ; cependant , la présence de la persécution se fait sentir aussi dans leurs pages sereines, comme l'ombre de hideux reptiles se des- sine quelquefois sous le cristal d'une eau limpide. 11 est question de la conduite à tenir pendant la persé- cution , des souffrances des chrétiens , de la destruc- tion des églises, dans les Stromates de Clément d'A- lexandrie, dans le livre d'Origène contre Celse, et jusque dans son traité des Principes : ce dernier doc- teur a même écrit, à propos de l'arrestation d'un de ses amis, une Exhortation aux martyrs. Tous les ouvrages de saint Denys d'Alexandrie ont péri, ou ne sont plus représentés que par des fragments ; mais on sait qu'il avait composé, lui aussi, un traité du Martyre; et les lettres de ce disciple d'Origène,

XXII INTRODUCTION.

conservées par Eusèbe avec tant de morceaux pré- cieux du troisième siècle, donnent des épreuves des fidèles, pour l'Orient, une image presque aussi com- plète que les épîtres de saint Cyprien pour l'Afrique et ritalie.

Ajoutons que Tliistoire de ces grands hommes se confond avec celle des persécutions elles-mêmes. A peu d'exceptions près, nous ne connaissons guère des martyrs les plus incontestables du premier ou du second siècle que leur mort héroïque; au contraire, nous pouvons faire la biographie des principaux docteurs du troisième. Clément d'Alexandrie émigré pendant la persécution de Septime Sévère; fils et instituteur de martyrs , Origène souffre de la même persécution, assiste à celle de 3Iaximin, et confesse la foi pendant celle de Dèce; Denys voit Témeute dirigée contre les chrétiens d'Alexandrie sous Phi- lippe, est arrêté une première fois sous Dèce, jugé et envoyé en exil sous Valérien ; Cyprien , du fond de sa retraite, gouverne son Église persécutée par Dèce, soutient le courage des fidèles de Carthage pendant la courte tempête qui éclate sous Gallus , est arrêté et condamné à Texil en vertu du premier édit de Valérien , arrêté de nouveau et mis à mort en vertu du second édit du même persécuteur. J'ai dit que les écrits des docteurs du troisième siècle suffiraient à faire connaître les persécutions de cette

INTRODUCTION. xxiii

époque; mais la plupart de ces témoins furent aussi des acteurs , et leur biographie seule fournirait , si tout le reste avait péri, les traits essentiels du ta- bleau.

D'autres renseignements encore viennent le com- pléter. Comme pour les deux premiers siècles , l'his- toire profane est à peu près muette : je n'y vois guère à noter qu'une phrase de Spartien sur l'édit par le- quel Sévère prohiba la propagande chrétienne. Mais , comme ces deux siècles encore , le troisième a quel- ques bons Actes de martyrs : on en peut citer de tout à fait sûrs pour l'Espagne, l'Asie et l'Afrique. Ce dernier pays, en particulier, en offre d'excellents. « L'Afrique n'ayant point eu d'écrivains ecclésias- tiques au moyen âge, on n'y saurait rencontrer, dit un savant que nous aurons l'occasion de citer souvent dans cette étude préliminaire, ces élucu- brations amplifiées, embellies, pour ne rien dire de plus, dont abonde, en nos pays, la littérature hagio- graphique. De plus, les usages de la liturgie, dans l'Église africaine, autorisaient la lecture publique des Actes des martyrs , le jour de leur fête , à la messe solennelle. Cette circonstance ne put manquer d'ap- peler l'attention des autorités ecclésiastiques sur des pièces auxquelles on attribuait dans la liturgie une place réservée ailleurs, à Rome par exemple, aux seuls livres de l'Écriture sainte. Placés ainsi sous

XXIV INTRODUCTION.

un régime spécial de surveillance, défendus contre l'imagination et la rhétorique des amplificateurs du moyen âge , les Actes des martyrs africains nous sont parvenus en meilleur état que les autres (1). » Si peu nombreuses qu'elles soient, ces pièces excel- lentes forment comme le type duquel se rapprochent ou s'écartent des Actes moins bons, et qui aide, par la comparaison, à démêler en ceux-ci les qua- lités et les défauts, à séparer des éléments parasites les parties vraisemblables, à faire le départ entre la tradition et la légende.

D'ailleurs, pour le troisième siècle comme pour les deux premiers, les pièces les plus gâtées ont bien souvent sur quelque point l'appui des monuments, soit qu'ils subsistent encore, soit qu'ils aient été vus par les pèlerins qui visitèrent les catacombes alors que les tombeaux des martyrs étaient encore intacts. Les itinéraires rédigés à l'usage de ces pèle- rins (2) et les recueils épigraphiques compilés par eux (3) ont été révélés au monde savant par les lu- mineux travaux de M. de Rossi : Rome, à partir du troisième siècle la plus dénuée d'Actes authentiques,

(1) Duchesne, Sainte Salsa, vierge et martyre à Tipasa, en Algé- rie, lecture faite le 2 avril 1890 à la réunion trimestrielle des cinq académies.

(2) De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 128-166, 175-183.

(3) De Rossi, Inscriptiones christianx urbis Romx, t. II (1" par- tie); Rome, 1888.

INTRODUCTION. xxv

nous apparaît cependant, grâce à ces documents, la ville la plus riche en saints tombeaux : selon l'ex- pression du poète Prudence , qui , pour l'intelligence comme pour la date , mérite le premier rang parmi les visiteurs des antiques cimetières , on y voyait ces tombeaux partout sortir de terre , fleurs germées des ossements des martyrs :

Vix fama nota est, abditis Quam plena sanctis Roma sit , Quam dives urbanum solum Sacris sepulcris fioreat (1).

Beaucoup de ces tombes donnaient seulement à lire le nom de glorieux témoins du Christ : jusqu'à nous sont venues de courtes inscriptions , contempo- raines de l'inhumation du martyr et lui attribuant ce titre, comme celles du pape Corneille, du pape Fa- bien, des saints Protus et Hyacinthe, Calocerus et Partenius. D'autres tombes portaient une épitaphe plus développée : aiit nomen, aut epigramma aliquid, dit encore Prudence (2). On n'a presque pas d'exem- ples d'éloges funèbres rédigés au temps même de la persécution : cependant , après l'inscription en prose relative à des martyrs de Marseille certainement anté- rieurs au troisième siècle, qui vim ignis passi sioit,

(1) Péri Stephanôn, II, 541-544; cf. XI, 1-2.

(2) Péri Stephanôn, XI, 8.

\xvi INTRODl'CTION.

on pourrait citer, pour cette dernière époque, le pe- tit poème gravé sur le marbre sépulcral de la chré- tienne Zosime, à Porto, œuvre émue d'un contem- porain, peut-être d'un témoin de son martyre (1). Toutes les autres rpigrammata un peu détaillées ^je parle seulement ici de celles qui ont trait aux mar- tyrs) sont postérieures à la paix de l'Église. Les plus connues ont pour auteur saint Damase, en 305, avant la fm de la dernière persécution , el qui , devenu pape, consacra ses efforts à honorer la mé- moire des martyrs et des confesseurs romains , soit en recherchant leurs tombes, soit en agrandissant les voies souterraines qui y menaient, soit en composant des versa leur louange. Quelquefois ces vers ont pour, sujet des personnages des deux premiers siècles, comme l'éloge des saints Nérée et Achillée : dans ce cas, Damase ne saurait être considéré comme l'écho d'une tradition orale et encore vivante ; il a pu cependant recueillir des documents écrits que nous n'avons plus , ou s'inspirer de quelque ancien monument. Mais le plus souvent les martyrs célébrés par Damase appartiennent à une époque moins éloi- gnée de son propre temps. Un grand nombre de ses compositions épigraphiques sont consacrées à des victimes de Dèce ou de Valérien , antérieures d'un

(1) De Rossi, Inscriptiones christianx urbis Romx, t. II, p. x-xii.

INTRODUCTION. xxvii

demi-siècle seulement à la naissance du poète. On accordera qu'il a du être ordinairement bien rensei- gné, si l'on se souvient du soin, quelquefois attesté dans ses vers mêmes, avec lequel il recueillait les traditions chrétiennes de Rome, et si Ton songe que les marbres sur lesquels un ciseau d'une rare élégance grava les poèmes un peu lourds de Damase ont souvent remplacé la décoration plus simple de tombeaux primitifs, au sujet desquels ni l'oubli n'avait eu le temps de se faire ni la légende n'avait eu le temps de naître.

La valeur historique des poèmes de Damase en l'honneur des martyrs augmente naturellement à mesure que ceux-ci se rapprochent du temps oii il a vécu , et appartiennent à des persécutions dont il put dans son enfance connaître les survivants. On verra, à propos de deux martyrs du commencement du quatrième siècle, Damase mettre en vers le récit de leur supplice, tel qu'il le recueillit, enfant, de la bouche du bourreau : percussor retulit mihi Damaso cum puer essem. Une attestation de ce genre a sous sa plume d'autant plus de force, qu'avec une sincé- rité bien remarquable il emploie, dans un petit nom- bre de ses poèmes, des formules dubitatives, et nous avertit qu'il ne se porte pas garant personnellement des faits. « Mais le plus souvent, remarque M. de Rossi , il raconte sans hésiter, ou , pour mieux dire ,

xxviii INTRODUCTION.

fait allusion à des événements de notoriété publique. Dans ses compositions, rien qui sente la légende; les Actes des martyrs écrits aux siècles suivants, dans leurs parties suspectes ou manifestement faus- ses, n'ont rien de commun avec les notices recueillies ou attestées par Damase. Si l'on compare, par exem- ple 5 son éloge de Nérée et Achillée avec leurs Actes apocryphes; Téloge de Saturnin avec ce que racon- tent de ce martyr les Actes de saint Cyriaque et du pape Marcel; l'éloge de ce dernier avec ses Actes; l'éloge du pape Eusèbe avec les détails légendaires donnés sur lui au Liber Pontificalis : on verra claire- ment que les poèmes épigraphiques de Damase sont absolument distincts des récits apocryphes qui eurent cours à Rome vers la fin du cinquième siècle et les premières années du sixième (1). »

Les épigraphes damasiennes et les autres inscrip- tions de même famille peuvent être comptées parmi les documents archéologiques; car si elles nous ont été transmises dans les nombreux sylloges épigra- phiques compilés par les pèlerins, les voyageurs et les érudits du septième au quinzième siècle, elles ne sont pas connues, cependant, grâce aux seuls ma- nuscrits : les originaux ou au moins d'importants fragments de beaucoup d'entre elles ont été décou-

(1) Bulleltino di archeologia cristiana, 1885, p. 18.

INTRODUCTION. xxix

verts de nos jours soit dans les cryptes qu'elles or- naient primitivement, soit dans les églises elles avaient été transportées après l'abandon des cime- tières souterrains. Mais une autre classe de docu- ments, qui n'appartient plus à Tarchéologie mo- numentale, vient aussi nous renseigner sur les persécutions, en éclairant, complétant ou suppléant les Actes des martyrs , parfois en montrant la trame primitive sur laquelle leur légende a été brodée : ce sont les écrits en forme de catalogues, de chroni- ques et de calendriers.

Ils remontent jusqu'aux origines de l'Église, comme en témoignent par exemple, pour Rome, les listes épiscopales conservées par divers auteurs du second siècle (1). Dès la fin de ce même siècle ou le commencement du troisième, Tertullien fait, dans un fier langage, allusion aux « fastes » chrétiens, c'est- à-dire aux catalogues de pontifes ou de martyrs éta- blis de manière à fournir des repères chronologi- ques (2). Personne n'ignore Timportance attachée par l'Église primitive à la célébration des anniver- saires des martyrs : la trace s'en retrouve jusque dans la très ancienne relation des chrétiens de Smyrne sur le martyre de saint Polycarpe. Une épître

(1) Voir Duchesne, le Liber Pontificalis j t. I , p. i-ii.

(2) Tertullien, De corona militis , 13.

XXX INTRODUCTION.

de saint Cyprien montre que le calendrier de son Église, tenu pour ainsi dire au jour le jour, exis- tait depuis longtemps : parlant du lecteur Celeri- nus, qui s'illustra dans la persécution de Dèce, il rappelle que son aïeule Celerina, ses oncles Laurent et Ignace, sont déjà l'objet d'une commémoration publique au jour anniversaire de leur martyre. S'ils n'avaient été cités par saint Cyprien, ces noms de trois martyrs antérieurs à son temps seraient demeu- rés inconnus , car ils ne sont donnés par aucun do- cument indépendant de sa lettre (1). C'est donc un lambeau du primitif martyrologe de Carthage que Tévêque du troisième siècle fait passer sous nos yeux. Mais une autre lettre le montre occupé lui- même de continuer ce martyrologe , en enregistrant, à leur date , les noms des membres de son Église qui mouraient de son temps pour le Christ. Écrivant, pendant la persécution de Dèce, aux dignitaires de son clergé, il leur recommande « de noter les jours périssent les prisonniers chrétiens, afin que leur commémoration puisse être célébrée parmi les mé- moires des martyrs. » Les laïques eux-mêmes s'as- sociaient, dans cette œuvre, à Tévéque et aux clercs . saint Cyprien nous apprend qu'un pieux fidèle rinformait, pendant son absence, de la date

(1) Saint Cyprien, Ep. 34.

INTRODUCTION. xxxi

mourait chacun des confesseurs détenus dans les prisons de Garthage (1).

A peu près vers le même temps nous assistons, pour ainsi dire , à la rédaction des fastes martyrolo- giques, on voit naître en Occident une autre branche de la littérature chrétienne, qui poussera des ra- meaux jusqu'à une époque avancée du moyen âge, et deviendra une des formes , à la fois ambitieuse et naïve, de l'histoire, en attendant de fournir à Bos- suet l'occasion d'un chef-d'œuvre. Dès la première moitié du troisième siècle , Jules Africain , dans une Chronique dont il subsiste à peine quelques frag- ments, tenta de tracer le tableau parallèle des an- nales sacrées et profanes du monde, en indiquant la date des principaux événements. A la même époque un autre. docteur, célèbre par sa science, sa grande activité intellectuelle, peut-être ses erreurs de doc- trine ou de conduite réparées par l'exil et par le martyre, entreprit aussi une vaste compilation d'his- toire et de chronologie. Sur le siège de la statue de saint Hippolyte (aujourd'hui au musée de Latran) se lit, parmi les titres de ses compositions, celui d'une Chronique dont le texte a été en partie conservé , et qui se termine au règne d'Alexandre Sévère. La Chronique d'Hippolyte contenait une liste des papes,

(1) Ep. 37.

XXXII INTRODUCTION.

et fut continuée, pendant vingt ans, par de petites notices d'un auteur inconnu, qui donnent quelques renseignements précieux sur les persécutions du troisième siècle, et forment, de 235 à 254, comme

un Liber Pontificalis anticipé (1) .

II

Après les premières années troublées du qua- trième siècle, une ère nouvelle s'ouvre, dans la- quelle le travail d'histoire chrétienne ainsi poursuivi avec une héroïque ténacité sous le feu même de l'en- nemi, va recevoir, 4 la faveur de la paix, sa forme définitive.

Cependant, même à cette époque, la mise en œu- vre des documents rassemblés par les contemporains des persécutions sera moins facile qu'on ne serait tenté de le croire. Comme on le verra dans les pre- miers chapitres de ce livre , celle de Dioclétien com- mença par une mesure que n'avaient pas connue les persécutions précédentes, c'est-à-dire la destruc- lion des églises et la confiscation de leurs manus- crits. Non seulement beaucoup de relations authen- tiques de la Passion des anciens martyrs , mais encore beaucoup de listes et de calendriers durent périr

(1) Duchesne, le Liber Poniificalis , t. I, p. iv.

INTRODUCTION. xxxiii

dans l'incendie des édifices chrétiens ou dans les bûchers allumés pour les livres sur les places publi- ques. Quant aux pièces relatives aux victimes que firent bientôt les nouveaux édits, il fut probable- ment, dans bien des cas, difficile de les recueillir ou de les conserver, car la plupart des membres du clergé étaient en prison ou en fuite et les dépôts d'archives ecclésiastiques avaient été anéantis. Telle est certainement une des causes des lacunes que pré- sentent , pour les persécutions antérieures et même pour la dernière persécution, les documents rédigés après la paix. Ces omissions, qu'une étude attentive permet de relever çà et là, doivent être beaucoup plus nombreuses qu'il n'est possible aujourd'hui de le constater : sans tomber dans aucune exagération , on peut évaluer à un chiffre considérable la foule anonyme des martyrs inconnus et oubliés. Sur ce point, les efforts des conseillers de Dioclétien ne de- meurèrent pas vains : impuissant à arracher des apostasies, il ne réussit que trop bien à abolir des mémoires : pour plus d'une des victimes des persécu- tions on peut répéter avec le poète Prudence : fama et ipsa eœtinguitur (1) , ou plutôt redire la vieille formule inscrite sur les marbres et dans les calen- driers : quorum nomina Deus scit.

(1) Péri Steph., 1, 74.

IV. c

XXXIV INTRODUCTION.

Cependant la destruction des monuments chrétiens ne fut pas partout poussée avec une égale rigueur : elle semble avoir été moins complète en Orient, nous voyons à Césarée la bibliothèque fondée par Origène et accrue par Pamphile, à Jérusalem la bi- bliothèque instituée par l'évêque Alexandre, sur- vivre à la persécution. Dans les villes mêmes la police fut impitoyable, comme à Rome, quelques pièces purent certainement échapper au naufrage. Nulle part la pénurie d'Actes authentiques n'est aussi grande que dans cette capitale du monde chré- tien, ce qui suppose, pour une Église d'une telle importance et les persécuteurs firent tant de vic- times, l'anéantissement presque complet de ses col- lections anciennes, en même temps qu'une brusque interruption de sa vie régulière, empêchant de re- cueillir ou de classer de nouvelles relations. Cepen- dant, dès que la paix fut revenue, l'autorité ecclé- siastique put travailler avec succès à rassembler, en vue de la renaissance du culte pubUc, les renseigne- ments sur les martyrs romains tant de la dernière persécution que des persécutions précédentes. De nombreux indices font reporter à Tépiscopat de 3Iil- tiade et à Tannée 312, c'est-à-dire au lendemain même de la persécution de Dioclétien, la compo- sition d'un calendrier romain, aussi précis pour les indications topographiques que les deux tables des

INTRODUCTION. xxxv

Depositiones episcoporum et martyrum publiées au milieu du quatrième siècle, mais beaucoup plus riche en noms de martyrs : on reconnaît aisément les memhra disjecta de ce calendrier dans la vaste et confuse compilation du cinquième siècle connue sous le nom de martyrologe hiéronymien (1). Si bien en- racinées pourtant que fussent à Rome les traditions locales, et si fortement lié que le souvenir des mar- tyrs demeurât aux cimetières reposaient leurs corps, le calendrier des premiers jours de la paix contient bien des lacunes. Plusieurs portent sur des noms que leur illustration eût dû, semble-t-il, sau- ver de l'oubli : par exemple Flavius Glemens, les Domitilles, Acilius Glabrio, Liberalis, autre noble témoin du Christ, de date inconnue, factus de consule martyr, selon l'expression employée dans un des poèmes gravés sur sa tombe. Même le pape Téles- phore , dont saint Irénée célèbre « le glorieux mar- tyre, » saint Justin, dont on possède des Actes authentiques, sont passés sous silence, (c Quand, après la persécution de Dioclétien , furent rétablis le férial et le calendrier de TÉglise romaine, les pon-

(l)Duchesne, les Sources du martyrologe hiéronymien, dans les Mélanges d'archéologie et d'histoire publiés par l'École française de Rome, tirage à part, p. 25-32. Voir l'édition critique du martyrologe publiée par MM. de Rossi et Duchesne, à la suite du tome II des Acta Sanctorum de novembre.

ixxvi INTRODUCTION.

tifes et les martyrs du siècle précédent, dont le souvenir était resté plus vivant, furent préférés à la plupart de ceux qui appartenaient aux âges loin- tains, aux époques voisines des origines apostoli- ques (1). )) A plus forte raison des oublis peuvent être signalés pour Tltalie centrale, Tépigraphie nous a révélé des noms omis par les fastes martyro- logiques.

On doit attribuer à la période qui suivit immé- diatement la fin des persécutions (mais en la plaçant dans des limites chronologiques moins précises et plus larges) la formation, à Garthage, d'une liste de martyrs africains, qui se retrouve aussi dispersée dans le martyrologe hiéronymien, dont elle forme un des principaux affluents (2)* Son rédacteur dut se trouver dans une situation relativement facile, car les archives de l'Église de Garthage , très riches en mémoires détaillés sur les martyrs du troisième siècle (3), avaient été, sous Dioclétien , sauvées par une habile manœuvre de Tévêque qui occupait alors le siège de saint Gyprien. Mais d'autres parties de rAfrique proconsulaire et des provinces voisines

(i) Bulleitino di archeologia cristiana , 1888-1889, p. 32-37.

(2) Duchesne, les Sources du martyrologe hiéronymien, p. 32-37. Il ne faut pas confondre ce document plus ancien avec un autre calendrier de l'Église de Garthage, du commencement du sixième siècle, publié par Mabillon {Analecta, t. III, p. 398) et Ruinart {Acta sincera martyrum, 1689, p. 693).

(3) Pontius, Vita Cypj'iani, 1.

INTRODUCTION. xxwii

avaient vu de grandes destructions , favorisées par la faiblesse d'évêques, de clercs et de laïques que l'his- toire a flétris du nom de ce traditeurs » . Ainsi s'expli- que en partie, peut-être, le vague des indications topographiques conservées par le calendrier africain. Nous ajouterons que s'il fut , comme tout porte à le croire , compilé à Garthage , les souvenirs ou les do- cuments de localités d'Afrique éloignées de cette mé- tropole durent souvent parvenir au rédacteur sous une forme confuse et incomplète : et telle est, ap- paremment, une autre cause des lacunes que nous constatons dans le calendrier en lisant, sur des mar- bres de Numidie ou de Mauritanie, des noms de martyrs inconnus. Mais il faut, de plus, dire que (( la multitude des martyrs africains » a nui , en ce qui les concerne, à la précision des souvenirs. Dans le martyrologe hiéronymien on en trouve presque à chaque page, « débordant, » selon Texpression de M. Duchesne, sur ceux des autres pays, et créant parfois des confusions difficiles à éclaircir. Tel était leur grand nombre, qu'en beaucoup de villes d'Afrique un seul jour semble avoir été assi- gné à une commémoration générale des martyrs de la localité (1).

(1) De Rossi-Duchesne , Martyrologe hiéronymien, p. lxxii. Dans le calendrier carthaginois du sixième siècle, sont souvent rappe- lés en bloc les martyrs d'une même ville; exemples : Il K. jun.

wxvni INTRODUCTION.

Ces explications nécessairement très abrégées suf- fisent à montrer l'antiquité et la pureté des sources primitives qui sont venues se verser, comme autant d'affluents , dans les divers recueils martyrologiques des siècles suivants, et d'abord dans le martyrologe hiéronymien, il est possible de distinguer cha- cune d'elles et de reconnaître, pour ainsi dire, la cou- leur de ses eaux. Pour l'Occident on y peut suivre, comme deux courants distincts, le calendrier romain formé sûrement au commencement du quatrième siècle et le calendrier africain dont la composition paraît flotter entre le règne de Constantin et la pre- mière moitié du cinquième. Si la trace de fastes re- cueillis ou reconstitués dès le lendemain de la dernière persécution dans les autres contrées occiden- tales, comme l'Italie en dehors de Rome et de sa banlieue, la Bretagne, la Gaule, l'Espagne , se laisse moins aisément démêler à travers les compilations postérieures (1), en revanche, le martyrologe de l'Empire oriental du quatrième siècle y paraît avec beaucoup de clarté et de relief. Ce document, dis- persé (comme le calendrier romain et le calendrier africain) dans le martyrologe hiéronymien, fut dé-

55. Timidensium XI Kl. aug. ss. Maxulitanorum XII Kal. nov. sanctorum Voliianorum Id. nov. sancioriim Capitano- rum, etc.

(1) Voir Duchesne, les Sources du martyrologe hiéronymien, p. 37-39.

INTRODUCTION. xxxix

finitivement constitué entre 363 (car il nomme des victimes de la persécution de Julien) et 412, l'épo- que où on l'abrégea en syriaque (1). Mais, fait re- marquer M. Tabbé Duchesne, « les dénominations de provinces qui y sont employées correspondent plutôt à l'usage de la première moitié du quatrième siècle qu'à celui de la fin; entre les deux dates extrêmes, de 363 à 412, nous devons songer beau- coup plus au voisinage de la première qu'à celui de la seconde. Il serait même possible de remonter au delà de 363 ; car si le martyrologe oriental contient des victimes de la persécution de Julien, on ne peut oublier que les martyrologes et les calendriers sont des documents que l'on complète sans cesse; il est donc très possible que ces noms aient été ajoutés à une première rédaction (2). » Le savant auquel j'emprunte ces lignes pense que le document oriental a été rédigé à Nicomédie, considère comme certain qu'(( il a été extrait en partie des œuvres martyrolo- giques d'Eusèbe, c'est-à-dire de son recueil d'an- ciens martyria pour les temps antérieurs à Dioclé-

(1) Ibid., p. 10-15. Le ménologe syriaque a été publié par M. Wright, dans le Journal of sacred littérature, Londres, t. VIII, 1855-1856, p. 45-50 (trad. anglaise, p. 423-432), et par MM. de Rossi et Duchesne, dans leur édition critique du martyrologe hiéronymien (p. l-lxiii), avec une traduction grecque, et, en regard, les passages de ce mar- tyrologe qui paraissent en découler.

(2) Duchesne, les Sources du martyrologe hiéronymien, p. 17.

LX INTRODUCTION.

tien, et de son De martyr ibus Palestinœ pour les victimes de la persécution de Dioclétien dans la pro- vince de Palestine (1). » Cette conclusion nous mène naturellement à l'homme qui, au quatrième siècle, a le plus fait pour conserver le souvenir des mar- tyrs, soit qu'il recueille l'écho des anciennes tradi- tions, soit qu'il fasse entendre la voix émue d'un témoin. Arrêtons-nous un instant devant cette rare figure d'historien.

111

Eusèbe, vers 260 en Palestine, passa toute sa jeunesse et une partie de son âge mûr durant cette longue période de paix religieuse, à peine agitée de troubles passagers, qui s'étend depuis la chute de Valérien jusqu'à la dernière persécution, et dont il a peint avec des couleurs peut-être trop chargées l'influence amollissante sur les mœurs des chrétiens orientaux. 11 était parvenu « au milieu du chemin de la vie, » quand ce périlleux repos fut interrompu par une soudaine tempête , destinée à être plus ter- rible et à durer plus longtemps en Orient qu'en Oc- cident. Il y assista, non en spectateur indifférent,

(1) Ibid., p. 23.

INTRODUCTION. xli

mais en témoin passionné. Dans cette Palestine la persécution met tout en feu , le sang coule de toutes parts, ceux qui périssent ne sont pas seule- ment pour lui des coreligionnaires, mais bien sou- vent des compagnons d^études, les plus chers et les plus intimes amis. C'est dans sa maison qu'étudiait Aphien, quand, entendant publier Pédit de persécu- tion, cet angélique jeune homme se leva indigné, et courut jusque dans le palais du gouverneur porter, au prix de sa vie, la protestation de l'innocence chré- tienne. Eusèbe était présent quand la mer se souleva pour rejeter sur le rivage le corps du jeune mar- tyr. C'était encore un compagnon de ses travaux in- tellectuels, cet Edesius, frère d'Aphien, qui, une première fois libéré des mines, reprit à Alexandrie la vie d'étudiant, puis s'y arracha de nouveau pour reprocher à Hiéroclès les outrages dont cet infâme magistrat accablait les vierges et les épouses chré- tiennes. Eusèbe était assis, frémissant, sur les gra- dins de l'amphithéâtre de Tyr, quand dés bêtes fauves se couchèrent dans l'arène aux pieds de con- damnés chrétiens, qu'il fallut achever par le glaive. Il visita les confesseurs aux mines de Phaenos, et nous a raconté l'impression que lui fit le lecteur aveugle Jean. Il était dans la prison de Césarée avec le grand docteur, le grand exégète, le père de son esprit et de son cœur, celui qu'il appelle « mon mai-

XLII INTRODUCTION.

tre Pamphile » et dont il voulut joindre le nom au sien : il aidait cet admirable prisonnier à copier, jusque dans les fers, les manuscrits de l'Écriture sainte ou à écrire la Défense d'Origène : il assistait probablement à son supplice , à celui du jeune Por- phyre, d'esclave devenu disciple et brûlé en habit de philosophe , au martyre de cette troupe d'hommes de tout pays , de tout rang et de tout âge « auxquels la confession de Pamphile ouvrit toute grande la porte du ciel. » De la Palestine il paraît être allé en Egypte, terre cruelle la persécution avait pris des formes plus barbares encore et plus raffinées qu'ailleurs; il y fut témoin de supplices épouvan- tables. C'est pendant ce séjour en Egypte qu'il fut, à son tour, jeté en prison pour la foi : il en sortit à la suite d'un acte de faiblesse, si Ton en croit ses adver- saires. La conduite équivoque que tiendra plus tard Eusèbe dans les affaires de l'arianisme ne suffit pas, selon moi, à autoriser ce soupçon (1). Il me paraît beaucoup plus probable que le futur historien de l'Église recouvra sa liberté, avec les autres con- fesseurs, quand l'édit de Galère les fit tous sortir des cachots.

S'il en était autrement, on ne s'expliquerait pas

(1) Saint Athanase, qui avait pourtant à se plaindre gravement d'Eusèbe, fait allusion à ce reproche d'apostasie sans s'y associer T^tr- ^nneWernenl {Apolog. contra Arianos, 8).

INTRODUCTION. xliii

que dans sa ville de Césarée , il était si connu , Eusèbe ait été élu évêque presque au lendemain de son retour, ou du moins peu de temps après la paix. On s'expliquerait moins encore l'ardeur avec laquelle il voulut rechercher les souvenirs et honorer la mé- moire des martyrs. Un renégat n'eût pas mis une telle passion, une si vivante et si cordiale éloquence, à célébrer des hommes dont il n'avait point osé imiter l'héroïsme , et dont la conduite était pour la sienne un sanglant reproche! Tel semble, cependant, avoir été l'un des premiers travaux accomplis par Eusèbe , dès que le repos rendu à TÉglise lui eut permis de reprendre ses occupations littéraires. La Vie du mar- tyr Pamphile, malheureusement perdue, mais à la- quelle il renvoie dans son livre sur les Martyrs de la Palestine, doit avoir suivi de bien près la fin de la persécution. De sérieux indices portent à croire que les neuf premiers livres de VHistoire ecclésiastique furent écrits peu de temps après l'édit de Milan , en 313, pour n'être complétés par un dixième et der- nier qu'entre 323 et 325, après la rupture de Cons- tantin avec Licinius : le récit de la dernière persé- cution , qui remplit les livres huit et neuf, est plein d'une émotion trop sensible et trop personnelle pour ne pas indiquer une conscience libre de tout remords. Le caractère de mémoires personnels est plus sen- sible encore dans l'opuscule sur les Martyrs de la

xi.iv INTRODUCTION.

Palestine, qui dut être composé aussitôt après la première partie de V Histoire eeclésiastique , car dans le huitième livre de cette Histoire (ch. xiii) Eusèbe en annonce le projet : il ne tarda sans doute pas à réaliser celui-ci , dans la double forme nous avons aujourd'hui son écrit, une rédaction plus étendue , connue par des versions syriaques et par un petit nombre de fragments grecs, et l'abrégé, conservé en grec, qui figure ordinairement dans les manuscrits entre les huitième et neuvième livres de VHistoire ecclésiastique (1 }.

Ces deux livres, joints à Touvrage sur les Martyrs de la Palestine j forment une des sources les plus précieuses que nous possédions sur la persécution de Dioclétien en Orient. Grâce à eux , nous pouvons en dessiner largement le cadre, et en suivre le dé- veloppement chronologique avec une suffisante pré- cision : spécialement pour la Palestine , la marche de la persécution est indiquée année par année. Sur l'histoire de l'Occident à la même époque, Eusèbe

(1) Lightfoot, dans son article £'w5e6m5 du Dictionary of Christian biography, t. II, p. 319-321, et M. Viteau , De Eusebil Ceesariensis duplici opusculo Trspt twv âv IlaÀatcrTÎvr; (xapT'jpYiddcvTwv, Paris, 1893, ont cru que les deux rédactions étaient destinées chacune à un public différent. M. Violet, Die palaestinischen Martyrer des Eusebius von Caesarea, Leipzig, 1896, pense que la rédaction plus courte est un premier essai qu'Eusèbe a retravaillé et développé en vue de la publi- cation.

INTRODUCTION. xly

est à peu près muet : il parle quelquefois des évé- nements politiques qui agitèrent cette moitié de l'Empire, mais il touche à peine aux événements religieux qui s'y passèrent pendant les premières années du quatrième siècle. Il semble que, com- prenant toute la grandeur de la lutte suprême à la- quelle il assista, Tévèque de Césarée ne veuille plus parler que de ce qu'il a vu ou de .ce qu'il sait de pre- mière main, et craigne d'affaiblir sa déposition par le récit ou le tableau de faits qui se passèrent loin des contrées il habitait. Cette réserve, qui nuit sans doute, au point de vue littéraire, à la composi- tion souvent mal équilibrée de son Histoire, en lui ôtant le caractère universel qu'elle avait eu pour les temps antérieurs, ne peut, en revanche, que fortifier la valeur documentaire de celle-ci : arrivé à son propre temps, l'historien s'efface devant le témoin.

Pour les siècles, au contraire, qui ont précédé le sien, Eusèbe se montre curieux et suffisamment in- formé des choses de l'Occident. Les sept premiers livres de V Histoire ecclésiastique ne contiennent sans doute pas le tableau complet des persécutions qui, à diverses reprises, affligèrent les fidèles, de Néron jusqu'à Dioclétien; mais l'auteur donne souvent sur elles de précieux détails, qu'on chercherait vaine- ment ailleurs , et, surtout dans le récit des deux pre-

XLvi INTRODUCTION.

miers siècles , apporte une attention particulière aux faits et aux personnages de TÉglise romaine ou même de divers pays occidentaux. On sent, en le lisant, riiomme d'une érudition universelle, bien que parfois mal digérée , qui eut à sa disposition , à Jérusalem et à Césarée , les deux plus riches biblio- thèques de l'antiquité chrétienne. Lui-même repro- duit plusieurs fois dans son Histoire des fragments d'un grand recueil des anciennes Passions des mar- tyrs (Suvaywyvi twv apyaicov jjLapTupiwv) qu'il avait formé et dont le texte intégral est malheureusement perdu. Cette collection devait avoir une assez grande étendue, car elle contenait dans son entier la lettre des chrétiens de Lyon et de Vienne sur les martyrs de la persécution de* Marc-Aurèle , avec divers do- cuments relatifs au montanisme; la Passion fort lon- gue de saint Pionius de Smyrne ; celle du martyr Apollonius de Rome, dans laquelle figurait in ex- tenso , outre l'interrogatoire, tout un discours apolo- gétique prononcé devant le sénat; apparemment la lettre de l'Église de Smyrne sur le martyre de saint Polycarpe; probablement aussi la Passion des saints Garpos , Papylos, Agathonicé, découverte il y a quel- ques années par M. Aube; et certainement beaucoup d'autres pièces originales. Par les traces que l'on rencontre du recueil d'Eusèbe non seulement dans son Histoire ecclésiastique, mais encore dans le mar-

INTRODUCTION. xlvii

tyrologe oriental du quatrième siècle (1), il est facile de constater que l'attention de Técrivain ne s'était pas exclusivement portée sur les martyrs de l'Orient, et que des documents de premier ordre, relatifs à ceux de l'Occident, avaient été rassemblés par ses soins.

En ce qui concerne Thistoire des persécutions, l'œuvre d'Eusèbe se divise donc en deux parties net- tement tranchées : pour les siècles qui ont précédé son propre temps, il s'est efforcé de recueillir des renseignements (perdus malheureusement en grande partie) sur les martyrs de l'Éghse universelle; pour la persécution à laquelle il assista (o /.aO' iîaaç ^twypç) il s'est borné à noter les incidents ou les noms qui lui furent personnellement connus.

Cette observation , le soin avec lequel Eusèbe , dans tout le cours de V Histoire ecclésiastique , indique et distingue ses sources, les nombreuses citations par lesquelles il nous a conservé tant de fragments d'auteurs perdus, et qui font de certains livres de cet ouvrage comme une continuelle mosaïque , suffi- raient, s'il en était besoin, à garantir la sincérité critique de l'écrivain > Le reproche contraire de Gib- bon porte vraiment à faux, car c'est précisément à propos de passages dans lesquels Eusèbe déplore avec

(1) Duchesne, les Sources du martyrologe hiéronymien, p. 19-21.

XLViii INTRODUCTION.

une grande véiiémence les divisions et les chutes des chrétiens que Thistorien rationaliste l'accuse de jeter sur elles un voile complaisant. Si quelquefois, pour les temps qui précèdent le sien, Eusèbe a pu, comme TertuUien et d'autres écrivains des premiers siècles , accepter un petit nombre de documents apocryphes, attribuer par exemple à des empereurs des pièces fausses qui couraient sous leur nom , on doit reconnaître que ces erreurs sont, chez lui, extrê- mement rares, et que, pour les événements qui lui sont contemporains, il ne cite que des textes puisés aux sources officielles, ce Au lieu d'en donner seule- ment la substance, ou de les refaire entièrement, selon Tusage des autres historiens de l'antiquité, il les transcrit tout entières, il prend plaisir à les re- produire comme il les a trouvées. C'est ce qui rend si importante pour nous son Histoire de l'Église, il a réuni tant de documents précieux; sa Vie de Constantin est faite dans le même esprit , et elle a pour nous le même genre d'intérêt. Plusieurs des do- cuments dont elle est pleine se retrouvent analysés ou reproduits dans Lactance, dans saint Augustin, dans Optât de Milève, qui les ont empruntés aux archives de l'État, et ils sont au-dessus de tous les soupçons. Il y en a d'autres qui atténuent ou qui contredisent les affirmations d'Eusèbe, ce qui montre bien qu'ils ne sont pas son ouvrage, car il n'aurait

INTRODUCTION. xlix

pas pris la peine de les fabriquer pour se donner à lui-même un démenti (1). »

Dans le livre dont on a lu tout à l'heure le nom, et qui a Constantin pour héros, Févidente partialité de r historien pour le grand empereur qui Tavait admis dans son intimité ne donne ouverture à aucun soupçon de supercherie ou de mensonge. La Vie de Constantin, nous aurons à puiser bien des rensei- gnements utiles, a été écrite après la mort de ce souverain, ce qui est une première garantie de sin- cérité; on doit même remarquer, à l'honneur d'Eu- sèbe , que si les louanges qu'il donne à Tempereur mort paraissent souvent excessives , elles sont beau- coup plus grandes dans ce livre que dans ceux qu'il composa durant la vie de son maître et de son ami. Eusèbe pèche souvent par prétention : il n'invente pas le bien qu'il met en lumière, mais il cache les ombres et passe les fautes sous silence. Cependant le caractère de Constantin, tel qu'il se dégage de ce tableau, demeure vrai dans les grandes lignes : c'est ce qu'ont très bien établi M. Boissier dans les

(1) Boissier, la Conversion de Constantin, dans la Revue des Deux-Mondes , imWct 1886, p. 52. Voir du même historien, dans la Fin du paganisme, Paris, 1891, t. I, p. 17, une longue note défen- dant la véracité d'Eusèbe contre le mémoire de M. Crivellucci, Délia fide storica di Eusehio nella Vita di Costanlino (Livourne, 1888); et aussi ses observations à la suite d'une communication de M. l'abbé Duchesne à l'Académie des inscriptions, 28 novembre 1890.

IV. d

L INTRODUCTION.

articles dont j'ai cité plus haut un fragment, M. le duc de Broglie dans son grand ouvrage sur l'Église et r Empire romain au (juatrieme siècle el dans une étude plus récente (I); c'est ce que j'espère montrer moi-même dans les derniers chapitres de ce livre.

IV

Eusèbe n'est pas le seul écrivain dont le récit, plus ou moins empreint du caractère de mémoires personnels, nous renseigne sur la dernière persécu- tion , les incidents politiques qui en accélérèrent ou en retardèrent le cours, le caractère de ses auteurs et les souffrances héroïquement supportées de ses victimes. Le livre de Lactance sur les Morts des per- sécuteurs nous ouvre avec autant d'abondance et je ne sais quoi de plus bouillonnant et de plus impé- tueux, une source de valeur égale sur la suprême crise religieuse qui remplit les premières années du quatrième siècle.

Bien que cet ouvrage décrive successivement la fin tragique de tous les persécuteurs depuis Néron , il est cependant consacré pour la plus grande partie

(1) Deux Portraits de Constantin^ dans Histoire et Diplomatie, Paris, 1889, p. 207-250.

INTRODUCTION. u

à l'histoire de la persécution de Dioclétien : celle-ci commence à être racontée au chapitre septième, et le livre en a cinquante-deux. La véracité de Lactance a été contestée plus encore que celle d'Eusèbe : avec raison , si l'on admet a jjriori que tout écrivain passionné est nécessairement inexact ; à tort , si Ton croit que les haines vigoureuses et les vigoureuses amours peuvent se concilier avec la ferme résolution de rester vrai. Je ne prétends pas que , dans l'expres- sion surtout, Lactance n'ait jamais excédé, et que l'ardente invective ne rappelle souvent, chez lui, le compatriote de TertuUien; mais si l'on regarde l'un après l'autre ses jugements sur les principaux acteurs de la dernière persécution , on s'étonnera de recon- naître qu'ils sont le plus souvent conformes, dans l'ensemble, avec celui que portent des mêmes hom- mes les écrivains païens du quatrième siècle. Parle- t-il de l'excessive timidité de Dioclétien, de sa peur de l'avenir, de son avarice, de son commerce peu sûr, de sa cruauté, Lactance s'exprime comme les Aure- lius Victor et Eutrope. L'inquiète ambition de Maxi- mien Hercule, son influence mauvaise sur Dioclétien, son emportement, sa férocité, ses exactions fiscales, sont appréciés par les mêmes auteurs aussi sévère- ment que par Lactance. Ce qu'il dit de la folie du premier, des débauches du second, est confirmé par le témoignage non suspect de l'empereur Julien.

LU INTRODUCTION.

Aurelius Victor parle comme Lactance de l'ignorance et de l'orgueil de Galère. Les qualités morales de Constance Chlore sont admirées par Eutrope autant que par lui. L'insolence deMaxence envers son père, la haine dont il était l'objet de la part de celui-ci et de Galère, sont rapportées par Aurelius Victor pres- que dans les mêmes termes que par le rhéteur chré- tien. Sur les faits, l'accord est souvent aussi marqué que dans la peinture des caractères ; ainsi l'historien le plus passionné dans le sens païen, Zosime, ra- conte d'une manière toute semblable divers inci- dents de la lutte entre Maxence et Constantin : comme Lactance, il attribue, avec Aurelius Victor et Ammien Marcellin , la mort de Galère à un ulcère horrible ; la part prise par Maximien Hercule à l'é- lection de Licinius, les démêlés de Maxence avec son père Hercule, et d'Hercule avec son gendre Constantin, sont l'objet de récits équivalents, qu'on lise Lactance ou Zosime, Eutrope, Victor.

La seule critique sérieuse, à mon sens, contre laquelle on ait à défendre Tauteur du traité des Morts des persécuteurs est celle-ci : comment peut-il avoir été aussi bien renseigné qu'il le prétend sur les délibérations secrètes des souverains, sur tel con- seil privé, tel colloque entre Dioclétien et Galère, dont il parle avec les détails les plus précis , repro- duisant non seulement les paroles , mais jusqu'aux

INTRODUCTION. un

gestes ou aux larmes des interlocuteurs? On pourrait sans doute répondre qu'en mettant en scène sous une forme aussi dramatique des délibérations qui certainement eurent lieu, Lactance n'a pas plus ou- trepassé le droit de l'historien que Tite-Live ou Ta- cite en prêtant aux héros de leurs Annales des dis- cours qui sont vraiment des documents historiques et, à défaut des paroles textuelles, reproduisent les sentiments qui vraisemblablement les animaient. Cette réponse ne serait pas suffisante : car, au mo- ment où avaient lieu , dans le palais de Nicomédie , les délibérations qu'il rapporte, Lactance habitait cette ville , y occupait dans Tinstruction publique d'importantes fonctions auxquelles Dioclétien lui- même l'avait appelé, et fut en situation de recueillir les échos les plus intérieurs de ce palais impérial plein d'officiers et de serviteurs, les murs gar- daient sans doute mal les secrets. La réponse sera plus forte encore, si l'on fait réllexion que Lactance devint le précepteur du fils de Constantin et put re- cevoir de ce souverain , qui avait passé sa jeunesse à la cour de Nicomédie, les confidences qu'il nous transmet. Rien n'oblige à admettre que le traité sur les Morts des persécuteurs fut composé, tout de suite après l'édit de Milan, et avant que Lactance ait eu le temps d'entrer dans l'intimité de Constantin; le silence gardé par l'auteur sur les démêlés de Cons-

liv INTRODUCTION.

tantin et de Licinius, la manière respectueuse dont il parle de ce dernier, indiquent seulement qu'il écrivit avant que la rupture entre les deux empe- reurs fût définitive, c'est-à-dire avant 322 ou 323. Quand j'examine attentivement les écrivains qui rejettent l'autorité historique de Lactance, je n'ai pas de peine à reconnaître qu'il leur est surtout sus- pect pour n'être point demeuré indifférent aux faits et aux personnes , avoir considéré les persécutions comme des crimes , les persécuteurs comme des cri- minels, et l'avoir dit sans aucun ménagement. Mais un défaut de ce genre (si c'est un défaut) obli- gerait à effacer bien d'autres que lui de la liste des témoins qu'on peut croire. N'en faudrait-il pas ôter aussi Tacite, pour avoir jugé Tibère ou Néron non moins durement que Lactance a jugé Galère ou Maximin, avoir peint des plus noires couleurs « un temps fertile en catastrophes, ensanglanté par les combats , agité par la discorde , cruel même dans la paix (1) , » et s'être plu à montrer, lui aussi, « dans d'affreux désastres la main d'une Providence ven- geresse (2) ? » Peut-être cette extrémité n'effraierait- elle pas tous les censeurs : j'ose croire, cependant, que les vrais amis de l'histoire ne se consoleraient

(1) Tacite, Hist., T, 2.

(2) Ibid., 2.

INTRODUCTION. lv

pas d'une telle perte, et que, même en lisant Tun et l'autre avec quelque précaution , ils continueront à demander à l'éloquent ami de Pline le Jeune le ta- bleau du premier siècle , au précepteur de Grispus une image vivante et, dans le fond, exacte des pre- mières années du quatrième.

Le complément naturel de cette image se trouvera dans les quelques Passions vraiment originales ou voisines des faits, qui, malgré les difficultés que j'ai indiquées plus haut , ont pu être écrites par des con- temporains de la dernière persécution : documents bien peu nombreux , si on les compare à la multitude de ses victimes, mais souvent très précieux par la sincérité de la rédaction, la précision des détails, les interrogations authentiques qu'on y rencontre. A côté de ces Passions, et suppléant à leur rareté, doivent être cités d'assez nombreux panégyriques prononcés par les plus célèbres orateurs sacrés du quatrième et du cinquième siècle, comme les Basile, les Grégoire de Nysse, les Ghrysostome, les Asterius, les Maxime de Turin ; à travers le vague de la forme oratoire , l'histoire d'illustres martyrs y apparaît au moins dans ses grandes lignes. On trouve aussi des allusions intéressantes aux victimes de la dernière persécution dans plusieurs écrits de religion et de morale du même temps, ceux de saint Ambroise, par exemple. Enfin , je dois signaler une dernière source, originale

LVI INTRODUCTION.

et précieuse entre toutes : c'est celle qui ressort de procès-verbaux officiels, rédigés à la suite des en- quêtes que Constantin fit faire en Afrique sur des faits de la dernière persécution. Les donatistes ayant contesté l'élection de Cécilien au siège épiscopal de Carthage, sous prétexte que son consécrateur, Félix, évêque d'Aptonge, avait jadis livré aux persécu- teurs des meubles liturgiques et des livres, Constantin commanda, en 314, au proconsul d'Afrique ^lianus d'entendre des témoins sur ce fait : l'enquête a été conservée, et son procès-verbal offre le tableau le plus curieux des incidents de la persécution dans une ville africaine, racontés par les magistrats mêmes qui avaient été chargés d'exécuter Tédit. Six ans plus tard, en 320, la conduite du diacre Silvain , de- venu évêque de Cirta et très mêlé aux affaires des donatistes, fut l'objet d'une semblable information : le procès- verbal existe aussi , et a ceci de particulier qu'on y trouve, intercalé, le texte d'un autre pro- cès-verbal , daté de 304 , et relatant la perquisition faite par le curateur dans la maison s'assem- blaient le clergé et les fidèles de Cirta, ainsi que dans la demeure des principaux dépositaires des li- vres saints. Par ces diverses pièces, de source tout à fait officielle, on assiste vraiment aux événements qui marquèrent on Afrique la première phase de la persécution de Dioclétien; elles s'éclairent mieux

INTRODUCTION. lvii

encore si on les rapproche des orageux débats du synode tenu à Cirta peu après 305, et dont les Actes ont été en partie publiés par saint Augustin.

J'ai tâché de donner dans ces pages une idée claire des documents qui m'ont servi à écrire l'histoire des persécutions. On a pu voir que cette histoire repose sur des fondements solides, et que ses matériaux sont bons et nombreux. Quant au parti que j'aurai su tirer de ceux-ci, le lecteur en jugera mieux que moi : lui seul pourra dire si l'ouvrage commencé depuis de longues années, et que j'achève aujour- d'hui , ne demeure pas trop loin du but vers lequel je devais tendre.

Ce que j'aurais voulu surtout marquer en traits suffisamment nets pour ne pas disparaître au milieu des détails, c'est le caractère de la lutte, pacifique d'un côté, violente et sanguinaire de l'autre, qui pendant près de trois siècles mit aux prises une so- ciété petite au débuts, nombreuse et puissante h la fin, volontairement désarmée toujours, et l'Empire romain, ou plutôt la civihsation païenne elle-même, avec ses immenses ressources religieuses, intellec- tuelles, matérielles, ses princes, ses philosophes, ses prêtres, ses magistrats, ses soldats et ses bourreaux. Il me semble qu'on ne fera jamais assez ressortir la grandeur imprévue du résultat final , qui non seule- ment acquit à l'idée chrétienne, toujours émergeant

IV. e

LViii INTRODUCTION.

du sang dans lequel on essayait de la noyer, le droit de se produire librement, mais finit par lui sou- mettre les pouvoirs publics et faire d'elle la direc- trice de la civilisation renouvelée.

Vainement essaierait-on d'expliquer un change- ment si extraordinaire en disant que tôt ou tard les idées triomphent toujours de la force : cette expli- cation, bien que passée en lieu commun, est démen- tie par l'histoire, qui montre souvent les idées, vraies ou fausses, étoulïces par la force, ou ne triom- phant d'elle qu'après avoir recouru , à leur tour, à la violence et être devenues matériellement les plus fortes. Les chrétiens, au contraire, n'ont répandu que leur propre sang. Ils se sont soumis aux: lois qui les condamnaient. Ce n'est pas par le nombre des soldats ou des insurgés, mais par le nombre et la constance des martyrs qu'ils ont vaincu. Comme l'a dit un écrivain dont l'impartialité ne sera contestée par personne, « c'est la victoire la plus éclatante que la conscience humaine ait jamais remportée dans le monde (1). » L'écrivain que je cite ajoute, avec la loyauté habituelle de sa pensée : « Pourquoi s'acharne-t-on à en diminuer l'importance (2).^ »

Je n'essaierai pas de répondre à cette question ,

(1) Boissier, la Fin du paganisme , t. I, p. 458.

(2) Ibid.

INTRODUCTION. lix

que plusieurs peut-être trouveront indiscrète : mais je crois avoir le droit de conclure que le triomphe du christianisme, dans les conditions il s'est pro- duit, est un fait unique , dont l'originalité n'est par- tagée par aucun autre. Cette originalité paraît dans son jour le plus éclatant et le plus aimable si l'on fait attention à la multitude de vertus de toute sorte, fleurs superbes ou exquises qui, pendant trois siècles, sortirent des âmes chrétiennes labourées et arrosées par la persécution. On vit des prodiges de courage, de persévérance, de dévouement fraternel, de dé- sintéressement, d'humilité, de chasteté; il y eut un essor et comme un épanouissement de vie morale , uniques aussi dans l'histoire du monde.

Je prie Dieu qu'un peu de cette sève et de ce par- fum se reconnaisse dans mon livre. Puisse-t-il, selon le mot de Bossuet, « pauvre canal les eaux du ciel passent, » en avoir au moins « retenu quelques gouttes! »

Mai 1890.

LA

PERSÉCUTION DE DIOCLÉTIEN

ET

LE TRIOMPHE DE L'ÉGLISE

CHAPITRE PREMIER

LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN HERCULE (285-292).

SOMMAIRE. I. Persécutions paktielles a Rome et en Gaule. Dioclclien empereur. Séjour probable à Rome au commencement de son régne.

Vexations contre les chrétiens. Le pape Gains réfugié dans le ci- metière de Calliste. Martyre du mime saint Genès. Dioclétien lixe sa résidence à Nicomédie. Il partage l'empire avec Maximien. Carac- tère de celui-ci. Dioclétien prend le nom de Jupiter et lui donne celui d'Hercule. Révolte de paysans dans les Gaules. Maximien quitte Nicomédie pour les combattre. Son passage en Italie : martyrs d'Aqui- lée. Martyrs à Rome. Martyre, à Agaune, delà « légion Tliébéenne. »

Martyrs dans les Gaules, sous Fescenninus et Rictiovarus. Martyrs dans la Grande-Bretagne. Maximien ù Marseille : martyre de saint Victor. Maximien s'établit à Trêves : apaisement de la persécution en Occident. II. Les Églises, Le >éo-pagaxisme et la puilosophie. —Prospé- rité de l'Église en Orient. Grand nombre des chrétiens asiatiques. Dioclétien prend des sentiments favorables aux fidèles. Influence de sa femme Prisca et de sa fille Valeria. Serviteurs chrétiens du palais.

Tolérance pour les magistrats chrétiens. Fonctions municii)ales exercées par les fidèles. Grande situation des évêques. Nombreuses constructions d'églises. Ce mouvement est suivi avec plus de timidité à Rome. Les papes profitent de la paix pour agrandir les cimetières.

Relâchement des mœurs chrétiennes : concile d'iUiberis. Dissensions

IV. 1

LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIM! EX.

dans les Églises d'Orient. Tentatives des païens pour amener les fidèles aux idées syncrciistes. Efforts du néoplatonisme contre la doctrine chrétienne. Écrits et influence de Porphyre.

Persécutions partielles à Rome et en Gaule.

Quaad, après avoir défait en Mésie le dernier fils de Carus, Dioclétien se trouva maître incontesté de l'Empire, des problèmes de plus d'une sorte se posè- rent devant l'ambitieux Dalmate.

Le plus délicat et le plus grave regardait la con- duite à tenir vis-à-vis de l'Église chrétienne. Parmi les prédécesseurs du nouveau souverain, les uns avaient tenté d'arrêter par la violence les progrès du christianisme; d'autres avaient mieux aimé ne pas le voir, ou le confondre avec les associations tolérées : un seul, Gallien, avait essayé d'une recon- naissance légale, qui ne survécut pas à son auteur. Aujourd'hui , répandue sur tous les rivages du monde romain, et jusque chez les Barbares, comptant ses adhérents par millions, ralliant môme, dans certai- nes parties de l'Orient, la majorité de la population, l'Église attendait que l'État prit à son égard un parti décisif et digne de tous deux. Fermer les yeux sur l'existence des chrétiens n'était plus possible : ils s'étaient fait trop large leur place au soleil. Affec- ter encore de ne voir dans l'Église que des associa- tions de secours mutuels, des « collèges de petites gens, » paraissait désormais une fiction trop peu

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 3

conforme à la réalité. Accorder même à la religion chrétienne une tolérance précaire et toujours révo- cable n'était qu'un expédient dilatoire, qui reculait la difficulté sans la résoudre : le nombre croissant des fidèles obligerait tôt ou tard le pouvoir civil à y renoncer. Que resterait-il, un jour ou l'autre, pro- bablement dans un avenir très prochain, sinon de travailler avec une suprême énergie à l'anéantisse- ment du culte chrétien, au risque d'être vaincu soi- même dans cette dernière bataille: ou d'accepter au contraire de bonne grâce les conquêtes du christia- nisme, de rendre définitive la solution éphémère ten- tée par l'impuissant Gallien . et de mettre fin pour jamais à des luttes qui avaient grandi les victimes et déshonoré les bourreaux?

Deux fois dans son long règne Dioctétien examinera cette alternative, et deux fois il décidera ditférem- ment. En 285 , au lendemain de son élection . il n'a encore adopté aucune ligne de conduite, même pro- visoire. On le voit tolérer près de lui quelques chré- tiens, tout en faisant ou laissant faire contre d'autres l'application cruelle des lois existantes.

Plusieurs documents hagiographiques supposent que Dioctétien vint à Rome dans les premiers mois qui suivirent la défaite de Carinus (1). Cette assertion est vraisemblable, malgré le silence des historiens profanes. Le nouveau souverain devait avoir hâte de

(1) Voir Tillemont, Histoire des Empereurs, t. IV, p. 6; Mémoires pour servir à Chistoire ecclésiastique, t. IV, note sur saint Genès.

4 LES CHRETIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

paraître dans la ville avait résidé son prédéces- seur, et qui était encore pleine du bruit des l'êtes que celui-ci avait données (1). Il était certain, d'ailleurs, d'être bien accueilli, sinon par le peuple, que Cari- nus avait amusé et flatté, du moins par les sénateurs et tous les grands, cruellement maltraités sous le rè- gne de ce tyran (2). Le sénat, qui avait régi l'Empire après la mort d'Aurélien (3), qui avait élu Tacite et pensé régner sous son nom (4), possédait encore, à la fin du troisième siècle, une influence réelle : la dédai- gner n'eut pas été d'un habile politique. Dioclétien voulut sans doute faire hommage de son pouvoir à la haute assemblée, et lui en demander la confirma- tion; démarche habile de la part d'un prince qui, ap- pelé par ses goûts comme par ses intérêts à résider surtout en Orient, avait besoin de trouver, en Occi- dent, l'appui moral que seul, à cette époque, le sénat pouvait lui offrir.

Pendant ce séjour à Rome, Dioclétien parait avoir eu près de lui des officiers et des serviteurs chrétiens. Les adorateurs du Christ étaient nombreux depuis longtemps parmi les prétoriens (5) ; le chef de la pre-

(t) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2™^ éd., p. 313.

(2) Jbid., p. 307.

(3) Jbid., p. 251.

(4) Ibid., p. 270.

(5) Bullettino di orcheologia crisiiana, 1865, p. 49-50; Armellini, Antichi cimiteri cristiani di Roma, p. \12-\1^. Des inscriptions de préloriens chrétiens se rencontrent dans les catacombes, surtout dans celles des voies conliguës à leur camp, entre les portes Tiburtine et

PEKSÉCUTIONS PARTIELLES. 5

mière cohorte de cette redoutable milice (1), Sébas- tien, faisait profession d'une piété fervente : il avait, dit-on , soutenu la foi de fidèles persécutés avec tous les gens de bien par Carinus (2). Les divers services de la domesticité impériale au Palatin comptaient aussi beaucoup de chrétiens : la foi s'était implantée dans « la maison de César » dès le règne de Néron (3), et depuis ce temps n'avait cessé de s'y propager (4) : on se rappelle qu'au milieu du troisième siècle le pa- lais impérial avait pu être comparé à une église (5). Entre tous les fidèles qui y servaient au moment Dioclétien visita pour la première fois la ville éter- nelle, le zctaire Castulus était cité pour l'ardeur de son zèle évangélique (6).

Des traditions malheureusement confuses semblent indiquer que ce zèle eut lieu de s'exercer au com-

Nomcnlane. M. de Rossi pense qu'un hypogée adjacent au cimetière de Saint-Nicomèdc servait à la sépulture des prétoriens chrétiens. Leurs épitaphes appartiennent aux trois premiers siècles, puisque la milice prétorienne fut abolie par Constantin.

(1) « Princeps primcne cohortis. » Acta S. Sebastiani, 1, dans les Acta Sanctorum, janvier, t. II, p. 265. L'importance que parait avoir eue Sébastien me fait voir en lui le tribun d'une cohorte prétorienne plu- tôt que d'une cohorte urbaine ou d'une cohorte de vigiles.

(2) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2"^" éd., p. 308.

(3) Saint Paul, Philipp., IV, 22.

(4) Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 2™« éd., p. 444, 453; pendant la première moitié du troisième siècle, 2'^e éd., p. 21, 188, 206.

(5) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, V^^ éd., p. 35, 80,83.

(6) Acta S. Sebastiani, 69.

6 LES CHRÉTIENS SOLS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

mencement du nouveau règne, et cjae la persécution commencée à Rome sous Carinus ne s'arrêta pas tout de suite après la mort de cet empereur (1 ). On parle de fidèles encore inquiétés (2), de chrétiens de Rome se réfugiant en Campanie dans les domaines d'un riche converti (3), d'autres se rassemblant en secret dans l'appartement occupé par Castulus à l'un des étages supérieurs du Palatin (4). Peut-être le pape Caius (5) fut-il à ce moment Tobjet de quelque menace, et

(1) TWlemont, Mémoires, t. IV, art. vi sur saint Sébastien; t. V, art. III sur la persécution de Diocletien; De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 47.

(2) ActaS. Sehastiani, 64, 65.

(3) Jhid., 66. Sur ce converti, Chromatius, voir les Dernières Per- sécutions du troisième siècle, 1°"" éd., p. 308.

(4) Acla S. Sebastiani, 69.

(5) Les Actes légendaires de sainte Suzanne (Acta SS., août, t. II, p. 624; Surius, Vitx SS., t. VllI, p. 99), rejetés par Tillemont [Mé- moires, l. IV, note I sur saint Caius), poco o nulla stimati, selon l'expression de M. de Rossi [Bull, di arch. crist., 1870, p. 96), font du pape Caius le frère du sénateur Gabinius. Ce dernier, père de sainte Suzanne, était, disent-ils, parent de Diocletien. Ces détails de parenté viennent d'une source trop suspecte pour être retenus; mais ce que disent les Actes de la contiguïté de la maison de Caius avec celle qu'habitaient Gabinius et la vierge Suzanne, dans la sixième région, paraît confirmé par la tradition. Le titre de Sainte-Suzanne fut de tout temps appelé ad duas domos : cette appellation se rencontre dans le très ancien texte du martyrologe hiéronymien découvert par M. de Rossi à Berne [Roma sotterranca, t. 11, p. xii; Bull, di arch. crist., 1. c). En 1869 ont été retrouvées plusieurs salles d'une magni- fique maison romaine, contiguë à l'église de Sainte-Suzanne, et qui firent peut-être partie d'une des dux domus apud vicum Mamurri ante Sallustii foj'u m dont parlent les Actes (Lanciani, ^u//. deW instituto di correspondenza archeologica , 1869, p. 229-230). Ce ne serait pas la première fois que les découvertes archéologiques confir- meraient un détail de topographie donné par un document légendaire.

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 7

jugea-t-il prudent de se cacher pour un temps dans les profondeurs du cimetière de Calliste (1), ou plus probablement dans quelqu'un des édifices bâtis au- dessus de ses cryptes (2) : le nom de confesseur lui est demeuré (3), et la vénération dont plus tard sera en- touré son tombeau (4) montre qu'il eut droit à ce ti- tre, bien que mort avant la persécution générale.

De cet état violent et passager un seul épisode est connu avec des détails précis et suffisamment sûrs : c'est le martyre du mime saint Genès (5),

(1) « Hic fiigiens persecutionem Diocleliani in cryptis habitando... » Liber Pontificalis, Gaius, éd. Duchesne, t. I, p. 161.

(2) Cf. De Rossi, Ro7)ia sotterranea, t. III, p. 462.

(3) « ... Confessor quievit, » dit la première édition du Liber Pon- tijicalis (530); Duchesne, t. I, p. lxi, xcvii, 72-73. L'expression « niar- tyrio coronatur, » introduite dans la rédaction postérieure, provient probablement d'un document légendaire (Duchesne, p. xcviii), mais ne peut s'accorder avec l'histoire , puisque Caius mourut en 296, en pleine paix : aussi son nom se lit-il dans la Depositio episcoporum (ibid., p. 10), et non dans la Deposiiio martyrum (ibid., p. 11). Le cardinal Orsi, qui ne sera pas suspect de critique indiscrète ou témé- raire, dit M. de Rossi {Roma sotterranea, t. III, p. 119), s'exprime en ces termes : « Comme il n'existe aucun monument authentique de son martyre, le titre de martyr ne paraît lui pouvoir convenir, sinon A cause des mauvais traitements et des persécutions soufferts par lui dans les premières années de Dioclétien, alors que ce prince laissa continuer à Rome la persécution commencée sous Carinus. » Orsi, Sioria ecclesiaslica ^ 1746-1762, cité par de Rossi, l. c.

(4) On a retrouvé l'inscription d'une défunte qui avait voulu être enterrée IN CALLISTI AD DOMNM?n GAIVM, « dans le cimetière de Calliste, près de saint Gaius ; » Roma sotterranea, t. III, p. 260-265; l'expression domnus, doimia, est employée pour désigner des martyrs ou confesseurs illustres près desquels de pieux fidèles ambitionnaient de placer leur tombeau; Bulleitino di archeologia cristiana, 1863, p. 6; 1875, p. 136.

(5) Tillemont appelle la Passion de saint Genès « une pièce que sa

8 LES CHRETIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

Gomme beaucoup de ses prédécesseurs (1), Dioclé- tiçn se plaisait aux représentations des mimes; son esprit, imbu contre le christianisme de préjugés qui se dissiperont bientôt, pour se reformer plus tard, hélas! en une nuée plus épaisse, aimait, dans les premiers temps de son règne, à voir ces histrions tourner en ridicule les dogmes et les cérémonies d'une religion dont il ne comprenait pas la gran- deur. La farce romaine, sous quelqu'une de ses for- mes, atellane, mime ou pantomime, avait souvent bafoué sans nulle retenue les dieux de l'Olympe (2) : plus volontiers encore elle prenait la religion ou les mœurs chrétiennes pour sujet de ses grossières facé- ties. C'est ce que fit le chef d'une troupe de mi- mes (3), Genès, lorsque, appelé à jouer devant l'em- pereur, il annonça une pièce mêlée de chants, seraient parodiés la conversion, le baptême, le mar- tyre d'un fidèle.

simplicité rend aimable et fait juger tout à fait fidèle. » Mémoires, t. IV, art. sur saint Genès.

(1) Friedlander, Mœurs romaines d'Auguste aux Antonins, trad. Vogel, t. II, p. 201-203.

(2) Tertullien, Apolog., 15; Prudence, Péri Steph., X, 220-230; cf. Friedlander, t. II, p. 196.

(3) « Magister mimithemelae arlis, qui stans cantabat super pulpitum, et rerum humanarum erat imitator. » Passio S. Genesii, dans Kuinart, Acta martyrum sincera, p. 283. Cf. MAGISTER MIMARIORVM, Orelli, Inscr. lai., 2631 ; ARCHIMIMVS, Corp. inscr. lat., t. VI, 1063, 1064, 4649; ARCHIMIMA DIVRNA, 10107; ARCHIMIMVS DIVRNVS, Bulletlino délia commissione archeologica comunale di Roma, 1888, p. 39, n-^ 2048; THYMELICVS, Orelli, 2589; IMITATOR, Henzen, Suppl. OrelL, 6188.

PERSECUTIONS PARTIELLES. 9

Au début de la pièce, on voyait Genès étendu sur un lit, feignant d'être malade. Il demandait le bap- tême. « Eh! les amis, criait-il, je me sens lourd, je veux devenir léger. » Le chœur, qui jouait un grand rôle dans ces représentations (1), répondait : « Et comment te rendrons-nous léger? Sommes-nous des charpentiers et devrons-nous te passer au rabot? » Cette plaisanterie, dont le sel nous semble bien fade, amusa fort les spectateurs : sans doute ils y virent une allusion au métier manuel exercé par Jésus et par Joseph. « Insensés! reprenait Genès, je désire mourir chrétien. Et pourquoi? Afin de fuir au- jourd'hui dans le sein de Dieu. » Deux mimes s'ap- prochent pour imiter le prêtre et l'exorciste (2). A ce moment se produisit dans l'âme de Genès une de ces soudaines révolutions, qui ne sont pas rares en ce temps de violentes commotions morales. L'acteur avait été élevé par des parents chrétiens : leurs en- seignements, leurs vertus lui revinrent en mémoire. Il se sentit vaincu par la grâce. Quand les deux co- médiens, assis près de son lit, lui demandèrent : « Pourquoi nous as-tu appelés, mon fils? » ce fut sincèrement qu'il répondit, comme à de vrais minis-

(1) Friedlander, Mœurs romaines d'Avguste aux Antonins,i. II, p. 219; Marqiiardt, Rômische Staatsverwattiing, t. III, p. 530.

(2) « Evocato auteiii presbytero et exorcista. » Passio S. Genesii, 2. On exorcisait les catéchumènes avant le baptême; saint Cyrille de Jérusalem, Procalech.^ 9; Catecli., I, 5. Voir Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 288. Dès le milieu du troisième siècle, le clergé de Rome comptait cinquante-deux exorcistes, lecteurs et portiers; saint Corneille, lettre à Fabius , dans Eusèbe, Hist. Eccl., VI, 43, 12.

10 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

très des autels : « Parce que je désire recevoir la grâce du Christ, et, régénéré par elle, être délivré des ruines causées par mes iniquités. »

La cérémonie du baptême s'accomplit : l'eau coula sur le front et les membres de l'acteur, on le revêtit de la robe blanche des néophytes. La farce se con- tinue , ou plutôt l'étrange scène se poursuit , sérieuse maintenant de la part de Genès, feinte pour tous les autres. Après l'acte du baptême vint l'acte du mar- tyre. Des mimes s'avancent, costumés en soldats. Le nouveau chrétien est conduit sur le devant du théâ- tre, comme pour le présenter à l'empereur. iMais un incident imprévu se produit. Genès prend la parole. De même que, trois siècles auparavant, cet autre mime, à la fois auteur et acteur, qui, déposant son personnage imaginaire, s'adressa pour son propre compte à César et au peuple (1), Genès raconte, lui aussi, sa propre histoire : plus heureux cependant que Laberius, ce n'est pas un anneau d'or et la réin- tégration dans le rang de chevalier (2), c'est la gloire éternelle qui paiera son courageux discours. « Em- pereur, dit-il, soldats, philosophes, peuple de cette ville, j'avais horreur des chrétiens, et j'insultais ceux qui s'avouaient tels. A cause du Christ j'ai détesté mes parents et tous mes proches : je me moquais tellement de ses disciples, que j'étudiais avec soin

(l)Ribbeck, Comicorum latinorum reliquix, Lci\)z\ç[„ 1855, p. 251.

(2) Suétone, Julius Cœsar, 29; Sénèque, Controv., III, 18; Macrobe,

Satura., II, 3. Voir Patin, Études sur la poésie latine, 1. II, p. 361.

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 11

leurs mystères, afin de les tourner devant vous en ridicule. Mais dès que l'eau baptismale eut touché ma chair, et qu'aux interrogations j'eus répondu : « Je crois, » je vis une main s'abaisser du ciel sur moi (1) : des anges radieux planaient au-dessus de ma tête, ils lisaient dans un livre les péchés que j'ai commis depuis mon enfance, puis les effaçaient avec l'eau, et me montraient la page devenue blanche comme la neige (2). Et maintenant, glorieux empereur, peuple qui avez ri avec moi de ces mystères, croyez avec moi que le Christ est le vrai Seigneur, et qu'en lui sont la lumière, la vie, la piété, afin qu'en lui vous puissiez aussi obtenir le pardon. »

La liberté extraordinaire qu'osait prendre le mime, l'audace de ce langage, indignèrent Dioctétien : il fit en sa présence fouetter Genès, puis le livra au pré-

(1) Dans l'art chrétien des premiers siècles , Dieu est symbolisé sou- vent par une main sortant d'un nuage : ainsi, dans la crypte dite délie pecorelle, au cimetière de Callisle ffin du troisième siècle ou commencement du quatrième), devant Moïse ùtant sa chaussure la main divine parait dans le ciel; De Rossi, Roma sottenanea, t. II, pi. B; t. III, pi. IX; dans une fresque du cimetière de Domilille, re- présentant le sacrifice d'Abraham (quatrième siècle) , la main de Dieu sort d'un nuage; Garrucci, Storia delV arle crisiiana, pi. XXIV. Voir Martigny , Dictionnaire des antiquités chrétiennes , éd., art. Dieu, p. 245, 247; Smith, Dictionary of chistian aniiquiiies , art. God the Father, p. 737; Kraus, Real-Encyclopddie der cliristlichen Alterthumer, art. Gott, t. I, p. 629.

(2) Dans les fresques des catacombes, les anges sont représentés sous la figure de jeunes hommes, vêtus de la tunique et du pallium: Kraus, art. Engelbilder, t. I, p. 416. Dans le Pasteur d'Hermas, les six anges qui construisent la tour mystérieuse paraissent également sous les traits de six jeunes hommes; Visio JII, 8; l'ange de la péni- tence se montre en costume de berger; Mond., proœm.

12 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

fet Plautien(l). Celui-ci somma l'acteur de sacrifier aux dieux, et, pour l'y contraindre^ le mit à la tor- ture. Mais ni le chevalet, ni les ongles de fer, ni les torches ardentes ne changèrent la résolution du nou- veau chrétien, qui ne cessait de confesser le Christ, s'accusant de Favoir si longtemps méconnu. Plautien le fit alors décapiter, le 25 août (2). Le choix de ce supplice semble montrer dans Genès un homme de condition honorable, jeté par la misère ou le goût

(1) « Plautiano praefeclo. » Passio S. Genesii, 3. Les Arles parlent-ils du préfet du prétoire ou du préfet urbain? En 285, année Dioclé- tien paraît avoir été à Rome, et se place vraisemblablement le martyre de Genès, ni l'un ni l'autre de ces préfets ne portait le nom de Plaulien; nous ne trouvons de préfet de ce nom dans aucune des années Dioclétien peut avoir séjourné à Rome. Mais, bien avant Dioclélien, le préfet du prétoire eut des suppléants : « a praefecto prœtorio vel eo qui vice prœfecti ex mandatis principum cognoscet, « dit Ulpien, au Digesle, XXXII, i, 1, § 4; cf. Wilmanns, Exempta inscript., 1208, 1295; Mommsen, Mmische Staatsreclit, édit., t. II, p. 934. Plautien est probablement un de ces vice-préfets : on com- prendrait qu'en 285 Dioclétien, qui avait confirmé dans sa charge le préfet du prétoire nommé par Carus (Tillemont, Histoire des Empe- reurs, t. IV, p. 6), eût voulu avoir en môme temps dans cette haute magistrature un homme qui fût complètement à lui.

(2) « VIII Kal. Septembris. ^> Passio, 3.— « VIIII Kal. Sept... Romae natl. Sci Genesi martyr. » Martyrologe hiéronymien (De Rossi-Du- chesne, p. 110). « ... Kal. Sept, sancli Genesi mimi. » Calendrier de l'Église de Carthage (Ruinart, p. 694). La date indiquée par les martyrologes varie entre le 24 et le 25 août. Saint Genès fut en- terré au cimetière de saint Hippolyte, sur la voie Tiburtine; De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 178. Un verre chrétien offert au pape Léon XIII, à l'occasion de son jubilé, par M. Wilshere représente les figures de saint Luc et de saint Genès. Comme ce verre provient des catacombes de Rome, il est probable que le Genès qui y est figuré est le martyr de cette ville, non son homonyme d'Arles. Bull, di arch. crist., 1894, p. 50.

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 13

du théâtre dans une profession pour laquelle il n'était point (1). De pareils exemples ne sont pas rares dans l'antiquité romaine : nous avons tout à l'heure fait allusion à l'un des plus célèbres.

Dioclétien ne demeura probablement que peu de mois à Rome. Il paraît s'être fixé dès l'hiver de 285 à Nicomédie(2). Des rivages de la mer de Marmara il pouvait surveiller à la fois le Tigre, le bas Danube et l'Euxin, par entraient les envahisseurs de races diverses, attirés par les provinces d'Asie si riches quoi- que si souvent pillées. Métropole de la Bithynie (3) , cité assez opulente pour avoir sous Trajan dépensé en travaux publics plus de trente millions de sester- ces (4) , Nicomédie était aussi un ardent foyer de paganisme : un des premiers temples dédiés à Au- guste vivant s'était élevé dans ses murs (5), et servait encore de siège aux députés de la communauté d'Asie, de centre à leurs fêtes (6); elle portait le titre de (( deux fois néocore, ville sainte, lieu d'asile (7). »

(1) Cependant le cognomen Genesius ou Genesis parait de forme servile; Wilmanns, 367. Mais c'est peut-être un « nom de guerre, » comme en prennent les comédiens.

(2) Tillemont, Histoire des Empereurs, t. IV, p. 7.

(3) Marquardt, Homische Staatsverwaltung, t. I, p. 355. Nicomé- die fut érigée par Dioclétien en colonie, et paraît être la dernière ville à laquelle ait été donné ce titre, qui dès lors tomba en désuétude; ibid., p. 126.

(4) Pline, Ep., X, 46, 47, 50, 58.

(5) Dion Cassius, LI, 20.

(6) Corpus inscr. grœc, 1720, 3428; Waddington, Voyage ar- chéoL, t. III, 1176.

(7) Atç vetoxôpoç, Neixofjiriôeta îepà xai âayXoç. Corp. inscr. grxc,

LES CIIRÉTIEINS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

A la dévotion officielle les habitants de Nicomcdie joignaient une supei-stition opiniâtre : jusqu'au troi- sième siècle ils avaient conservé sur leurs monnaies l'image du dieu inventé par Alexandre d'Abonotique, le serpent Glycon (1) ; au siècle suivant l'exercice de la divination et de la magie y sera encore floris- sant (2). Un tel milieu était favorable au fanatisme, et contribuera peut-être à l'éclosion des idées persé- cutrices qui ensanglanteront la fin du règne de Dioclé- tien. Mais, au moment il s'établit à Nicomédie, d'autres pensées occupaient son esprit.

Il y avait longtemps que les politiques sensés trou- vaient l'Empire trop vaste pour être gouverné par une seule tête , et surtout jugeaient ses frontières trop nombreuses et trop menacées pour être défendues par une seule épée. Dès le milieu du troisième siècle, Va- lérien avait senti qu'un pouvoir unique devenait iné- gal à régir et à protéger ce grand corps : aussi , près d'aller combattre et périr en Orient , avait-il laissé l'Occident à son fils Gallien (3). La démonstration commencée alors s'était pour ainsi dire achevée d'elle- même : après la chute de Valérien, on avait vu le monde romain se diviser, afin d'opposer aux Barbares

3771. Sur les villes néocores, voir Histoire des persécutions pen- dant la première moitié du troisième siècle, 2^ éd., p. 397.

(1) Cavedoni, Bull. delV instituto di correspondenza archeologica, 1840, p. \01-\Q^;L.V\vq\, Gazette archéologique, sept. 1879, p. 184, 187.

(2) Libanius, Prosphoneticus, éd. Reiske, t. I, p. 408,

(3) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2«éd., p. 154.

PERSECUTIONS PARTIELLES. 15

de l'est comme à ceux de l'ouest un front toujours armé (1). L'énergique mais aveugle politique d'Auré- lien avait arrêté ce mouvement et rétabli par la vio- lence une factice unité (2). Cependant Carus, en con- fiant la Gaule à l'un de ses fils et en se portant avec l'autre en Orient, venait de revenir d'instinct à la politique inaugurée par Valérien (3). La mort de Ca- rinus avait remis maintenant l'autorité au seul Dioclé- tien : allait-il la conserver sans partage, ou se dé- charger d'un fardeau trop lourd en s'associant un collègue? Dioctétien eut la sagesse de prendre ce der- nier parti. Le 1^^ avril 28G (i) , il revêtit de la dignité d'Auguste le pannonien M. Aurelius Yalerius Maxi- mianus(5).

Officier de fortune comme Dioctétien, et comme lui sans naissance, sans éducation, sans lettres (6), Maxi- mien avait de plus que lui Factivité militaire, l'éner-

(1) Ibid., p. 177, 180, 194, 387 et suiv.

(2) Ihid., p. 222, 232, 234, 406.

(3) Ibid, , p. 305.

(4) Sur ceUe date, donnée par la chronique d'Idace, voir Tillemont, Histoire des Empereurs, t. IV, p. 597, note v sur Dioclétien.

(5) Peut-être l'avait-il fait César dès l'année précédente. C'est ce qu'admet Otto Seek [Die Ehrebung des Maximiaa z\im Augustus, dans Commentationes Woel/inianae, Leipzig, 1897). Celui-ci place en 285 l'élévation de Maximien au rang de César, en 285 également la guerre des Bagaudes, admet qu'en 280, après les succès sur les Ba- gaudes. Maximien, proclamé imperator par ses soldats, fut déclaré Auguste par Dioclétien ; ce qui permet d'expliquer qu'il ait pu, en cette même année 286, la Gaule étant pacifiée, résider en Germanie, et da- ter de Mayence, 21 Juin, un rescrit (fragm. Vatican., 271; cf. Momm- sen, C. R. de l'Académie de Berlin, 1860, p. 419).

(6) Aurelius Victor, De Cœsaribus, 39; Eutrope, Brev., IX.

10 LKS CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

gie du commandement (1) : il n'oublia jamais sous la pourpre l'amitié qui, dans les camps, l'avait uni à Dioclctien et la reconnaissance due à l'homme qui avait fait sa fortune : toute sa carrière le montre loyal et fidèle. Mais de grands vices jettent une ombre sur ces qualités : Maximien, licencieux jusqu'à la débauche (2), avare et dissipateur tout ensemble (3) , était naturel- lement cruel; il prenait plaisir à verser le sang (4). Dioclétien fera faire quelquefois à ce rude soldat de cruelles besognes, auxquelles, par calcul autant que par tempérament, lui-même se jugeait impropre (5). Un tel choix n'était pas pour relever le pouvoir sou- verain dans l'esprit des peuples; cependant, dès la nomination du nouvel Auguste, Dioclétien laissa devi- ner la transformation que sa politique fera subir par degrés à la dignité impériale. Sept ans auparavant, Probus recevait, dit-on, les ambassadeurs du roi de Perse assis à terre dans son camp et mangeant comme un soldat un morceau de lard salé (6) ; mais cette simplicité républicaine ne suffisait plus à Dioclétien. Dans sa pensée, le pouvoir de l'empereur romain est trop fragile et trop menacé pour que celui-ci puisse impunément se contenter d'être le premier des ma-

(1) Lactance, De mort pers., 8.

(2) Aurelius Victor, De Cxsaribus, 39; Julien, Cœsares.

(3) Lactance, De mort, pers., 8.

(4)Eutiope, Brev., X, 1; Lactance, De mort, pers., 15. (5)Eutrope, /. c, IX, 26; X, 1; Lactance, 15; cf. Suidas, s. v. : Tràffav (yx)T,pàv TcpàÇiv étépot; àvaxiOei;. (6) Synesius, De régna, éd. 1640, p. 19.

PERSECUTIONS PARTIELLES. 17

gistrats et le premier des généraux. Il faut qu'un rayon du ciel tombe désormais sur le souverain et le rende inviolable en le transfigurant aux yeux des peuples; sa robe de pourpre devra devenir « le man- teau de Fimmortel Zeus{l). » Aussi, bien que per- sonnellement peu dévot aux vieilles divinités de Rome, Dioclétien, lorsqu'il éleva Maximien à l'empire , prit- il pour lui-même le nom de Jupiter et donna-t-il à son collègue celui d'Hercule , que nous lui conserve- rons dans la suite du récit (2).

De graves nouvelles arrivées de Gaule avaient peut- être hâté le choix de Dioclétien (3). Dans ce pays venait d'éclater une révolte de paysans, excitée à la fois par les usurpations des riches et les exactions du fisc. Déjà, quelques années auparavant, un rhéteur gallo-romain avait traduit en phrases d'une extrême énergie les colères qui grondaient dans le cœur des prolétaires ruraux [k). D'un côté, l'extension déme- surée des grandes propriétés submergeait en beau- coup de lieux, comme une marée montante, les petits champs voisins; de l'autre, le fisc, levant l'impôt à l'aide du fouet et de la torture, achevait la misère des paysans (5). Ceux-ci cherchaient un refuge dans

(1) Jean Malala, Chronogr., xif, étl. Bonn., p. 310.

(2) Aurelius Viclor, De Cœsaribus, 39; Eckhel, Doctr. numm. let., l. \ni, p. y, 19; Corp. inscr. lat., t. III, 3231, 4413.

(3) Aurelius Viclor, l. c.

i'k] Voir les Dernières Persi'cutions du troisième siècle, éd., p. 395. (5) Lactance, De mort, pers., 7.

2

18 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTJEN ET MAXIMIEN.

les opulents domaines qui s'él aient formés des débris de la petite propriété : colons, ils se mêlaient aux esclaves et aux serfs, et, attachés comme eux à la glèbe, finissaient par perdre les derniers privilèges de l'homme libre (1). Accablés de prestations et de corvées, payant pour eux-mêmes, payant souvent pour le propriétaire du sol (2), ces malheureux fini- rent par ne plus prendre conseil que de leur déses- poir. « On nous pousse aux armes; désormais, nous n'aurons plus d'autre loi que notre colère : et, quelles que soient les forces de nos adversaires, nous sommes aussi forts qu'eux, si nous ne tenons pas à la vie (3). » Ainsi se formèrent sur divers points de la Gaule ces troupes de désespérés, auxquels on donna le nom celtique de Bagat ou Bagad, multitude (4). De tous les domaines, tenanciers, esclaves, venaient à eux (5) : une armée prêie pour la révolution sociale s'organi- sait. On comprendra quel pouvait être le nombre de ces soldats d'un nouveau genre, quand on se sou- viendra qu'un seul noble gaulois, au milieu du troi- sième siècle, avait pu lever sur ses terres deux mille

(1) Wallon, Histoire de l'esclavage dans l'antiquité, t. III, p. 282 et suiv.

(2) Loi de 286, au Code Justinien, IX, x, 3.

(3) « Jam ad arma miltimur... in vicem legis ira succedit... pla- ceas licet libi opum tuarum fiducia, dives, si milii vivere non ex- pedit, pares sumus. » Declam. XIII, 1 (dans les Œuvres de Quinti- lien).

(4) Voir Du Cange, Gloss. lat., Bagaudœ.

(5) « Omnia pêne Galliarum servitia in Bagaudam conspiravere. » Prosper d'Aquitaine, Chron.

PERSECUTIONS PAIITIELLES. 19

hommes armés (1). Les agriculteurs, dit un pané- gyriste, prirent promptement les habitudes militaires. Le laboureur se fit fantassin; les pâtres, accoutumés à garder à cheval leurs troupeaux, et déjà à demi brigands (2) , formèrent une cavalerie redoutable (3). Un sourd réveil de nationalité gauloise, suscité par les druides, qui erraient encore dans les montagnes et les forêts (4), et gardaient leur influence sur le paysan superstitieux (5) , se mêla peut-être à ce mou- vement de désespoir. ^

Pour conduire et discipliner une telle armée, il fallait des chefs : deux hommes se rencontrèrent, qui se mirent à sa tête, et prirent même le titre d'Augus- tes. Ces empereurs des esclaves et des paysans s'ap- pelaient zElianus et Amandus. On a prétendu qu'ils étaient chrétiens : une Vie de saint, écrite au septième siècle (6) , dit même que ceux qui leur obéissaient

(1) Vopiscus, Prociihis, 2.

(2) On défendit plus lard aux pâtres l'usage du cheval , à cause de leurs brigandages; Code Théodosien, IX, xxix, 2; xxxi, 1.

(3) « Quum mililares habitus ignari agricole appetiverunt, quuin arator equitem... imitatus est. » Mamertin, Paaeij. Maxim. Aug.

(4) (y Specu aut abditis saltibus. » Pomponius Mêla, III, 2.

(5) Lampride, Alex., GO; Vopiscus, Aurel., 44; Carinus, 14. «Les restes du druidisme ont survécu longtemps à la ruine du grand corps sacerdotal qui avait gouverné la Gaule. » Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 675. Cf. Lecoy de la Marche, Saint Martin, p. 22. Persistance, au quatrième siècle, des sacrifices humains en Gaule; Eusèbe, Prxpa- ratio evangelica^ IV, 16. A la fin du même siècle, être d'origine druidique, siirpe druidarum satus, reste un titre d'honneur; Au- sone, cité par Beugnot, Histoire de la destruction du paganisme en Occident, t. II, p. 150. Cf. Jullian, Ausone et son temps, dans Revue historique, oct.-nov. 1891, p. 245.

(6) La Vie de saint Babolein, Acta SS., juin, t. V, p. 179.

20 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

s'étaient soulevés en haine du paganisme, et refu- saient de se soumettre aux adorateurs des dieux. Il semble qu'au temps cette légende fut rédigée, une tradition, dont il est impossible de découvrir l'ori- gine , représentait l'insurrection des Bagaudes comme une révolte chrétienne. Rien, cependant, n'est moins fondé qu'une telle opinion. M. Duruy dit fort juste- ment : « Les chefs de brigands sont souvent populai- res : la guerre qu'ils font aux riches semble aux pau- vres des représailles légitimes. Les Bagaudes restèrent dans la mémoire du peuple comme les défenseurs des malheureux (1). » De à en faire des chrétiens la dis- tance n'était pas grande : l'imagination naïve du septième siècle la franchit sans peine. Qu'il y ait eu, mêlés aux paysans insurgés, quelques chrétiens, cela ne paraît pas impossible : tous n'étaient pas des saints, quelques-uns étaient poursuivis par des créan- ciers ou par le fisc (2) , et plusieurs de ces malheu- reux purent chercher un refuge dans le camp des rebelles, comme on avait vu, sous Valérien , des chré- tiens faire cause commune avec les Barbares qui ravageaient la province du Pont (3). Mais on ne saurait étendre au corps entier ce qui fut la faute d'un petit nombre d'individus seulement. Les chré-

(1) Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 528.

(2) Saint Augustin, Brev. coll. cum donat., III, 25: Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, § 39, p. 105-108.

(3) J'ai cité ailleurs les paroles indignées que leur adresse saint Gré- goire le Thaumaturge : voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 160.

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 21

tiens pris en masse n'ont jamais transgressé le devoir d'obéissance aux lois enseigné par TÉvangile et im- posé par l'Église (1). A cette observation générale j'ajouterai deux arguments, qui me paraissent déci- sifs. En 286, époque de la guerre des Bagaudes, les fidèles des Gaules n'étaient molestés nulle part : de- puis 275, date de la mort d'Aurélien, ils jouissaient d'une paix complète. Comment auraient-ils choisi un tel moment pour se révolter, eux qui restèrent pa- tients et soumis au milieu des plus dures épreuves des persécutions? De plus, la révolte des Bagaudes fut es- sentiellement une révolte de pâtres et de paysans. Mamertin (2), Eutrope (3), Orose (4), Ensèbe, saint Jérôme (5), le disent en termes formels. Or le chris- tianisme , très répandu dans les villes à la fin du troi- sième siècle, était à peu près inconnu dans les cam- pagnes gauloises (6), que saint Martin, au siècle suivant, trouvera encore toutes païennes, attachées même avec un fanatisme sauvage au culte de leurs

(1) Tillemont, Histoire des Empereurs , t. III, p. 599, note vi sur Dioclétien.

(2) Mamertin, Paneg. Max. Aug.

(3) Eutrope, Brev., IX, 20 : « Levibus prseliis agrestes domuit. »

(4) Orose, VII, 15.

(5) Saint Jérôme, Chron. Euseb. : « Diocletianus consortem rogni Hercullum Maximianum assumit, qui, rusticorum multitudine oppressa quœ factioni suae Bacaudarum nomen inciderat, pacem Gallis red- dit. »

(6) « Le fidèle aux anciens dieux fut lepaganus, le paysan, toujours réfractaire au progrès, en arrière de son siècle. » Renan, Marc Aurèle, p. 583. Sur le sens du mot paganus, voir Bulleltino délia commis' sione archeologica comunale di Rama, 1877, p. 241 et suiv.

22 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

dieux (1). Une insurrection dont tous les éléments furent pris dans la population rurale ne peut avoir eu pour mol)ile la haine du paganisme et la défense de la religion chrétienne (2). Si quelque symbole re- ligieux parut sur ses drapeaux, ce fut celui des vieil- les divinités celtiques (3).

Chargé par Dioclétien de dompter cette redoutable révolte, Hercule se hâta de quitter Nicomédie : par les provinces danubiennes, il gagna le nord de l'I- talie. La route traversait Aquilée : on dit que, de concert avec le correcteur de la Vénétie et de l'Is- trie (4), dont cette ville était la capitale (5), un des officiers du nouvel Auguste, Sisinnius Fescenninus, fît exécuter, le 31 mai (6), trois fidèles, Cantius, Can- tianus et Cantianilla : leur parenté avec l'empereur Carinus , dont une victoire popularisa naguère le nom

(1) Voir Beugnot, Histoire de la destruction du paganisme en Occident, t. I, p. 295-304; t. II, p. 203, 209, 252; Lecoy de la Marche, Saint Martin, p. 22, 43-47; et mon livre sur l'Art païen sous les empereurs chrétiens, p. 208-219.

(2) Voir sur le même sujet une page excellente de M. Dareste de la Chavanne, Histoire des classes agricoles en France^ p. 72.

(3) Sur la persistance de la langue et des croyances celtiques, voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, éd., p. 181, 392.

(4) Sur l'origine des correcteurs, voir C. Jullian, les Transforma- tions politiques de l'Italie sous les empereurs romains^ p. 149 et suiv. Inscription d'un corrector Venetix et Histrix sous Maximien Hercule; Orelli, 1050; Corpus inscr. lat., t. V, 2818.

(5'| Marquardt, Rom. Staatsverwaltung , t. I, p. 233.

(6) Si l'on place cette exécution lors du passage de Maximien Her- cule en Vénétie, on admettra facilement que, parti de Nicomédie dans les premiers jours d'avril, lui ou sa suite ail traversé Aquilée à la fin de mai.

PERSECUTIONS PAIITIELLES. 23

en Vénétie{l), avait peut-être non moins que leur foi appelé sur eux Tattention du cruel et zélé cour- tisan (2).

(1) En 284, Carinus avait défail le correcteur de la Vénétie, Julia- nus, qui venait de prendre la pourpre.

(2) Les Actes des saints Cintius, Cantianus et Cantianilla {ActaSS., mai, t. Vil, p. 420) sont des plus mauvais, et méritent le jugement sévère qu'en a porté Tillemoat {Mémoires, t. V, note lxi sur la persé- cution de Dioclélif^n). Cependant plusieurs détails doivent être retenus, qui proviennent peut-être d une source antique. Le premier est la curieuse mention de deux magistrats pour juger les martyrs, fait excep- tionnel que peuvent seules expliquer les circonstances que nous venons de rappeler. L'un des juges est Sisinnius, qualifié cornes (cf. Momra- sen, Rômische Staatsrecht, t. II, 2^ éd., p. 807); l'autre est l&prxses d'Aquilée, c'est-à-dire le correcteur de l'Istrie et de la Vénétie : les Actes lui donnent le nom de Dulcidius, qui rappelle par sa désinence celui d'un corrector Uallx, Numidius, auquel Dioclétien et Maximien aJressèrent une loi en 290 [Code Jastinien, VII, wxv, 3). Un second détail digne d'être noté est l'indication donnée par les .\ctes du lieu précis du martyre, prÀs d Aquilée, dans l'ilc de Grado. On a décou- vert en 1871, dans la basilique de Grado, un reliquaire en argent, pa- raissant du sixième siècle, sur lequel sont les bustes des saints Gantius, Cantianus et Cantianilla [BuUcttlno di archeologia crlstlana, 187 2, p. 155-158 et pi. XI-Xll ; IS78, p. 42). Enfin, lamantion de leur ori- gine mérite d'être remarquée : on les dit Romains, de la race des Ani- cii. La famille des Anicii, qui donna au quatrième siècle de nombreux chrétiens, était dans les honneurs dès le début de l'empire : en elle finirent par se fondre d'autres grandes familles, les Probi, les Bassi : un Bassus fut consul au commencement du règne de Dioclétien , en 289. Les hagiographes paraissent avoir soigneusement recueilli le sou- venir des martyrs alliés à cette noble race; ainsi, les Actes de sainte Christine de Bolsène disent aussi qu'elle fut par son a'ieul maternel de gente Aniciorum : M. de Rossi fait remarquer qu'un fidèle, enterré en 373 tout près de son tombeau , place privilégiée convenant à un mem- bre de la famille, avait le cognomen (mutilé)... BINVS, peut-être celui de Probinus, qu'une branche des Anicii porta au quatrième siècle {Bull. (H arch. crist., 1880, p. 129, 13 i). En ce qui concerne les saints Can- tius, Cantianus et Cantianilla on 'pourrait se demander si leurs noms ne furent pas altérés par un copiste, et s'il ne faut pas voir en eux

Vv LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN MAXIMIEN.

Un des premiers soins crilerciile fut la formation d'un corps expéditionnaire, capable de lutter contre la multitude insuriiée. La Gaule proprement dite ne renfermait presque pas de troupes : une cohorte lé- gionnaire à Narbonne, une à Bordeaux, une en Bel- gique ; une cohorte de la garde urbaine de Rome détachée à Lyon; une cohorte des Liguriens dans la petite province équestre des Alpes Maritimes : en tout trois mille soldats environ pour maintenir la paix dans une. région qui correspond à la France, à la Suisse, à la Belgique, à une partie de la Hollande, de la Prusse et de la Bavière Rhénanes (1). Cette ab- sence de forces militaires dans l'intérieur du pays explique la facilité avec laquelle se propagea l'in- surrection. Sans doute dix légions étaient massées à la frontière , dans les camps permanents des deux Germanies (2); mais la présence des Barbares, si re- doutables à cette époque, ne permettait sans doute

desGatii, famille illustre qui donna dès le troisième siècle des mem- bres à l'Éj^lise (une Catia Clemenlina, De Rossi, Borna sotterranea , t. I, p. 309.pl. XXXI, 12; une Calianilla, Bull, di arch. crist., 1865, p. 52), et paraît avoir aussi été de bonne heure alliée aux Bassi [Roma sotterranea, t. I, p. 309) : mais l'inscription de la cassette de Grado, qui porte en toutes lettres Cantius, Cantianus et Canlianilla, s'y op- pose. On a, du reste, des inscriptions deCantii appartenant à la haute bourgeoisie italienne (Wilmanns, Exempla inscript. lat., 2122, 2135). Les Actes ajoutent que les trois martyrs de ce nom étaient parents de l'empereur Carinus. Ce renseignement peut faire comprendre qu'avant même toute per.'écution générale ils aient été dénoncés et punis.

(1) E. Desjardins, Géographie historique de. la Gaule romaine, X. III, p. 403.

(2) E. Desjardins, Géographie historique de la Gaule romaine., t. III, p. 404.

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PEKSKCUTIONS PARTIELLES. 25

pas d'en diminuer le nombre. On comprend ainsi comment Hercule dut, avant d'entrer en Gaule, com- poser une armée de légions ou de détachements em- pruntés à des contrées moins menacées. Le rendez- vous de ces divers corps paraît avoir été l'Italie. Si Ton en croit des pièces hagiographiques, c'est à Rome qu'ils furent reçus et concentrés (1). Aussi peut-on attribuer au séjour d'Hercule dans la capitale de l'Em- pire une recrudescence de la persécution locale dont cette ville avait précédemment souffert : peut-être périrent alors, en juillet, Zoé, ïranquillin et quelques autres fidèles (2), dont les Actes de saint Sébastien racontent le martyre (3).

Quand toutes ses troupes eurent été rassemblées,

(1) Surius, Vitx SS., t. IX, p. 221; Tillemont, Histoire des Empe- reurs, t. IV, p. 11; Mémoires^ t. IV, art. et note ii sur saint Maurice.

{2)ActaS. Sebastiani, 73-76; cf. Tillemont, Mémoires, t. IV, art. vi et note m sur saint Sébastien. Peut-être Zoé fut-elle enterrée au ci- metière (le Calliste, et doit-on la reconnaître dans une des orantes du cubiculum dit « des cinq saints » au-dessus de laquelle est écrit : ZOAE IN PAGE. Ce cubiculum et les peintures qui le décorent ap- partiennent aux derniers temps du troisième siècle. Une conjecture vraisemblable est que les autres personnages représentés près de Zoé, c'est-à-dire Dionysius, Nemesius, Procopius, Eliodora, Arcadia, sont des victimes inconnues de la persécution commencée à Rome sous Carinus et continuée dans les premières années de Dioclélien. Voir De Rossi, Roma sotlerranea , t. III, pi. I-II et p. 56-57.

(3) Parmi les martyrs immolés en même temps que Zoé et Tranquil- lin , les Actes de saint Sébastien nomment Nicostrate (dont ils font le mari de Zoé), Claude, Castorius et Symphorien; mais c'est une des nombreuses erreurs de cette pièce si peu sure dans les détails. Nicos- trate, Claude, Castorius et Symphorien sont de célèbres martyrs de la Pannonie, dont les corps furent transportés à Rome, probablement avant la fin de la persécution de Dioclétien [Bull, di arch. crist., 1879, p. 78) : il sera question deux au chapitre VII de ce livre.

2G LES CHRETIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

Hercule se mit en route, au mois de septembre. Il se dirigea vers la Gaule par le nord de l'Italie, et, sui- vant une route très fréquentée au troisième et au quatrième siècle, franchit les Alpes au Summus Pœ- ninus (Grand-Saint-Bernard) (1). Son plan était de pénétrer le plus rapidement possible dans le bassin dje la Seine, afin d'étoutl'er la rébellion, qui semble avoir eu son foyer principal aux environs de Lu- tèce (2). Cependant, après la pénible traversée des Alpes Pennines, Hercule sentit le besoin de se reposer et de laisser respirer son armée. Il s'arrêta dans la principale ville du Valais, sur les bords du Rhône, à moitié route entre le Summus Pœninus et le lac Léman. Les troupes, qui avaient pris les devants, re- çurent Tordre de suspendre leur marche. Un des corps qui les composaient campa en un lieu appelé Agaune, à quatorze milles de l'extrémité orientale du lac Léman. « Ce lieu est situé dans une vallée, entre les chaînes des Alpes. On y arrive par une route escarpée, car le Rhône, dans son cours impé- tueux, laisse à peine au pied des rochers un passage pour les voyageurs. Mais quand, malgré tous les obs- tacles , on a franchi les gorges étroites de ces défilés , aussitôt l'on voit s'ouvrir une plaine assez étendue

(1) Voir E. Desjardins, Géographie historique de la Gaule ro- maine, t. I, p. 68-71, et pi. II, p. 96; t. II, p. 243; t. III, p. 326-328, et pi. XVI, p. 307.

(2) Tillemont, Histoire des Empereurs , t. IV, p. 10; Duruy, His- toire des Romains , t. VI , p. 533.

PERSECUTIONS PARTIELLES. 27

entre les montagnes (1). » se passa un scène ter- rible, conservée par une tradition que l'on peut suivre, d'anneau en anneau, jusqu'à une époque rapprochée desfails (2).

Parmi les troupes campées dans la vallée d'Agaune se trouvait un détachement auquel la postérité a con- servé le nom de « légion, » mais qui semble avoir été soit une vexillatio (3) empruntée à la légion d'Egypte (i), soit plus probablement une cohorte auxiliaire (5) , composée de cavaliers et de fantassins, choisie parmi celles qui gardaient l'extrême fron- tière méridionale de la Thébaïde , vers les districts de Syène, d'Éléphantis et de Philae (6). Ces soldats trans- portés si loin de leur pays d'origine (7) étaient tous

(1) Epistola Euçherii episcopi ad Salvium episcopum de passione SS. Mauricii et sociorum, 2, dans Ruinart, p. 290. Sur l'impor- tance ancienne d'Agaune, voir E. Desjardins, t. II, p. 242. Sur les changements géologiques survenus depuis le quatrième siècle dans la vallée d'Agaune, voir Ducis, Saint Maurice et la légion Thébéenne, p. 22.

(2) Epistola Euçherii , proœmium. Eucher, évêque de Lyon dans la première moitié du cinquième siècle, produit, à l'appui des faits qu'il raconte, une série de témoins remontant jusqu'à Théodore, évê- que d'Agaune dans la première moitié du quatrième. Voir l'Appendice.

(3) Cf. Tacite, Hist., II, 100; III, 22. Voir Marquardt, Rômische Staatsverwaltiing , t. II, p. 449-452; Wilmanns, Exempta inscript. , indices, p. 595-596.

(4) La H Trajana. Dion Cassius, LV, 24.

(5) Voir Marquardt, t. II, p. 452-458; Wilmanns, indices v^ Cohors, p. 590-594.

(e) Marquardt, t. III, p. 442, note 6; Mommsen, Rômische Ge- schichte, t. V, p. 594, Voir plus haut, p. 32, note 2.

(7) « Hi in auxilium Maximiano a partibus Orientis acciti. » Epi- stola Euçherii, 2.

28 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.

chrétiens , ce qui n'étonnera pas si Ton veut bien se souvenir que le christianisme était alors très floris- sant en Egypte, même parmi les troupes qui y te- naient garnison (1). Macés tout à coup entre leur religion et leur devoir militaire , les Thébéens com- mirent une faute grave contre la discipline, car, pour obéir à leur conscience , ils désobéirent aux ordres de l'empereur.

Hercule venait d'ordonner à toute l'armée de se

(1) Les antiques constitutions de l'Église égyptienne règlent les de- voirs des soldats chrétiens [Const. Ecc. Egypt., II, 41). Pendant la persécution de Dèce, l'attitude du détachement qui était de garde près du tribunal fit trembler le préfet d'Alexandrie et ses assesseurs, occu- pés à juger des chrétiens (Eusèbe, ffist. EccL, VI, 41, 22; cf. Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2"^ éd. , p. 380). Eusèbe nomme seulement quatre soldats ; en effet, tout poste romain se composait de ce nombre de légionnaires (Origène, In Matth., III, 55; Juste Lipse, De Cruce, II, 16); mais que ces quatre soldats, pris au hasard, se soient trouvés tous chrétiens, est un indice du grand nombre de fidèles que comprenait la légion d'Egypte. II n'est donc nullement invraisemblable que le corps de troupes auquel on a donné le nom de Thébéens ait été composé de soldais professant le christianisme. « Que dans tel régiment il se soit rencontré une plus large proportion de chrétiens que dans l'ensemble de l'Empire romain, cela n'a rien d'impossible. Les Anglo-Indiens nous disent que les troupes du rajah de Gwalior contenaient un nombre de chrétiens tout à fait disproportionné avec le faible « pourcentage » des convertis de l'Hindoustan; et les résidents anglais à Malte, en 1878, trouvèrent une plHS grande quantité de chrétiens dans les régiments indigènes amenés cette année-là des Indes, que leur connaissance de l'élat général du christianisme en ces contrées ne leur aurait fait présumer. Une semblable observation pourrait être faite relativement au nombre de presbyté- riens et de catholiques dans tel régiment de l'armée anglaise. La com- position religieuse d'une troupe dépend du lieu de son recrutement. La Thébaïde d'Egypte pouvait très probablement fournir un contin- gent exceptionnel d'adorateurs du Christ. » J.-G. Cazenove, art. Legio Thebxa, dans le Diclionary of Christian biography, t. III, p. 642.

PERSECUTIONS PARTIELLES. 29

concentrer à Octodure, pour prendre part, avec lui, à un sacrifice solennel destiné à appeler la faveur des dieux sur l'expédition périlleuse qu'on allait en- treprendre. Dans les grands dangers publics, d'ex- traordinaires démonstrations religieuses furent quel- quefois accomplies. C'est ainsi que, en de nombreuses circonstances, le sénat fit faire des supplications pour la patrie menacée (1). Vingt-six ans avant les événe- ments que nous racontons , quand les Marcomans eurent envahi l'Italie , Aurélien contraignit les séna- teurs à ouvrir, malgré leur répugnance, les livres sibyllins : un amburhium solennel eut lieu , et l'on offrit même, semble-t-il, des sacrifices humains (2). Parfois c'est aux armées, en face de fennemi, que l'on recourait à des moyens inusités de conjurer la colère des dieux. Dans la guerre desQuades, Marc Aurèle, après avoir consulté le serpent Glycon, présida lui- même à des sacrifices offerts devant les légions, sur les bords du Danube : deux lions vivants furent jetés dans le fleuve (3). Telles étaient les superstitions dont, en de rares circonstances, les soldats furent rendus témoins et complices. On croira sans peine que le grossier Maximien, dans la Pannonie, florissait le culte

(1) Voir Marqiiardt, Rômische Staatsverwaltung^ t. II, p. 5G2; t. III , p. 48 et suiv.

(2) Vospiscus, Aurelianus, 18-20. Voir les Dernières Persécu- tions du troisième siècle, T éd., p. 223-224.

(3) Lucien, Alexander, 48; Bellori, la Colonne Automne, pi. XIII. Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siè- cles, 2" éd., p. 343.

30 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.

des divinités étrangères (1), ne se soit pas montré plus philosophe que Marc Aurèle, et ait voulu con- traindre tous les corps de troupes enrôlés sous ses drapeaux à se souiller par des cérémonies idolâtri- ques. Il semble aussi avoir obligé les soldats à se lier par un serment spécial avant d'entrer en cam- pagne contre les Bagaudes. Les légions avaient plus d'une fois, en Gaule , fait cause commune avec les re- belles ; c'est elles qui, naguère, établirent et soutin- rent pendant quatorze années l'empire de Posthume et de ses successeurs (2) : Hercule pouvait craindre qu'elles n'eussent aujourd'hui encore pour le peuple insurgé de secrètes sympathies. En soi, l'engagement demandé n'aurait eu rien de contraire à la conscience chrétienne. Mais ce serment, distinct du sacramentiim prêté par tous les soldats lors de leur incorporation dans l'armée, devait sans doute être mêlé d'invoca- tions idolâtriques et d'imprécations sacrilèges. C'est ainsi que Scipion, après la bataille de Cannes, con- traignit les jeunes gens dont il craignait la désertion à prononcer après lui ces terribles paroles : « Je jure que je n'abandonnerai jamais la République, ni ne souffrirai qu'aucun citoyen l'abandonne. Si je man- que à cet engagement, que Jupiter, très bon et très grand, inflige à ma maison, à ma famille et à moi la plus cruelle mort (3). » Un chrétien n'eût pu ré-

(1) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle., 2' éd., p. 227.

(2) Ibid., p. 389 et suiv.

(3) Tite Live, XXI, 53. Ammien Marcellin, XXI, 5, parle aussi du

PERSECUTIONS PARTIELLES. 31

péter sans apostasie des imprécations de ce genre. Aussi les Thébéens refusèrent-ils d'accomplir les ordres d'Hercule, et non seulement de participer au sacrifice, mais même de prêter le serment. Au lieu de se mettre en marche vers Octodure , ils demeurèrent à Agaune. Dès que l'empereur connut leur désobéis- sance, il fut saisi d'une violente colère. Probablement il vit dans le refus des Thébéens autre chose qu'une résolution inspirée par la conscience : de bonne foi il put se figurer d'abord que ceux-ci faisaient alliance avec les rebelles. La docilité avec laquelle ils se sou- mirent au châtiment dut le détromper bientôt, sans toucher son âme farouche. Recourant tout de suite à la plus terrible des peines inscrites dans le code mi- litaire, Hercule commanda de décimer les Thé- béens (1). On sait comment cette peine s'exécutait. En présence du reste de l'armée comparaissaient les soldats coupables de désobéissance ou de désertion (2). On tirait au sort, et chaque dixième, après avoir été battu de verges, était décapité devant ses cama- rades (3). Mais, Texécution accomplie, les survivants

serment prêté à l'empereur Julien par ses soldats « en approchant de leur tête la pointe de leur épée nue, et en prononçant les plus terribles exécrations, » gladiis cervicibus suis admotis sub exsecrationibus diris.

(1) Epistola Eucherii, 3.

(2) Ceux qui abandonnent les rangs ou désertent les drapeaux, dit Denvs d'Halicarnasse, Ant. rom., LX, 50 : twv Xittôvtcûv rà; ràçetç y; 7rpo£[jL£vtov Tàç ffYi[jL£ia:. Le fait de refuser de prendre part au sacrilice d'entrée en campagne ou de prêter le serment exigé par Vimperator pouvait être facilement assimilé à ces cas.

(3) Voir dans Marquardt, Rômische Staatsverwaltung, t. II, p. 553, note 9, de nombreux exemples de décimalion militaire.

32 LES CHRETIENS SOUS DIOCLÊTIEN ET MAXIMIEN.

ne se montrèrent pas plus traitables. Mis de nouveau en demeure de suivre l'injonction sacrilège du tyran, les Tbébéens protestèrent de leur attachement au Christ et de leur résolution de ne rien faire contre sa loi. Hercule les fit décimer une seconde fois (1).

Trois officiers soutenaient par leurs exhortations le courage de ces soldats chrétiens : c'étaient Maurice, Exupère et Candide (2). Sommés une dernière fois de se soumettre, les Thébéens, dociles aux conseils de ces généreux chefs, refusèrent unanimement de tra- hir leur Dieu. On leur fait tenir un admirable lan- gage, qui traduit bien, sinon leurs paroles exactes,

(1) Epistola Euclierii, 3.

(2) Ibid. La lettre de saint Eucher donne à Maurice le titre de primicerius, à Exupère celui de campiductor, à Candide celui de se- nator milltum. Le premier et le troisième de ces emplois sont cités par saint Jérôme {Contra loann. Ilierosohjm., 19), dans une phrase il semble énumérer, en ordre descendant, plusieurs grades à la suite de celui de tribun : « Ante primicerius, deinde senato?', duce- narius (cf. Wilmanns, Exempta inscript, lat., 2152), centenarius, biarchus (Wilmanns, 1649), circitor, » pour aboutir aux simples sol- dats : « eques, dein tiro. » Le grade de campiductor ou campidoctor est rappelé par de nombreux textes : on les trouvera indiqués dans Marquardt {Romisches Staatsverwaltung, t. II , p. 548), Masquelez {Dict. des antiquités, s. v., t. I, p. 864-865), Mommsen [Ephemeris epigraphica, t. V, p. 113, 5), Gatti (Bull, délia comni. arch. com. , 1889, p. 91), Beurlier [Mélanges Graux, p. 297-303). Le campidoctor, ou instructeur, a sa place aussi dans la légion; mais le primicerius et le senator militum no sont pas des titres légionnaires. La troupe dont parle saint Jérôme paraît se composer de cavaliers et de fantas- sins : « eques, dein tiro. » Cela ressemble bien à une cohorte auxi- liaire, troupe mixte, formée d'hommes combattant à pied et à cheval [Dict. des antiquités, art. Cohoi's, t. I, p. 1280). Précisément il exis- tait en Egypte une cohors I Thehxorum et une cohorsll Thehxorum [Corpus inscr. grœc, 5054, 5117; Ephem. epigr., t. V, p. 613; cf. Dict. des antiquités, art. Equités, t. II, p. 781; Exercitus, t. II, p. 917).

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 33

du moins les sentiments dont ils étaient animés. « Nous avons vu égorger les compagnons de nos la- beurs et de nos périls; nous avons été couverts de leur sang. Cependant nous n'avons point pleuré la mort de ces très saints camarades; nous les avons estimés heureux de souffrir pour Dieu. Et maintenant, même l'extrême danger ne fait pas de nous des re- belles : le désespoir ne nous arme pas contre toi, ô empereur! Nos mains tiennent des armes, et nous ne résistons pas; nous aimons mieux mourir que tuer, mourir innocents que vivre coupables. Tout ce que tu ordonneras contre nous, le feu, les tourments, le glaive, nous sommes prêts à le souffrir (1). » Les Thébéens devinaient le sort qui les attendait. La vio- lence d'Hercule était connue : on le savait cruel par goût autant que par politique; et Dioctétien lui-même le comparait à Aurélien, dont la dureté pour les sol- dats restait célèbre (2). Maximien n'ordonna pas de décimer une troisième fois les héros chrétiens; il commanda de massacrer la troupe entière. « On vit ces soldats frappés à coups d'épée, sans se défendre; déposant leurs armes, jetant casque, bouclier, cui- rasse, pour oflrir leur gorge et leur poitrine au glaive des exécuteurs. Ni le nombre ni les armes ne leur ins- pirèrent la pensée de venger par le fer la justice de leur cause : ils se souvinrent seulement qu'ils repré- sentaient Celui qui se laissa mener à la mort sans

(1) Epistola Eucherii, 4.

(2) Aurelius Victor, De Cxsaribus^ 93.

IV.

34 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

protester, l'agneau divin qui n'ouvrit pas la bouche pour se plaindre. Brebis du Seigneur, ils se laissèrent déchirer par les loups. La plaine fut bientôt couverte des cadavres des saints, et leur sang ruissela sur le sol (1). »

On dit que quelques-uns, ayant pu s'échapper, furent rejoints et immolés en diverses villes; mais deux seulement sont connus avec certitude , Ursus et Victor, tués à Soleure (2). Un émouvant épisode marqua, dans la plaine d'Agaune, la fin du massacre. Les exécuteurs venaient de se partager les dépouilles de leurs camarades égorgés. Ces dépouilles [panni- ciilana), abandonnées aux bourreaux par d'anciennes lois contre lesquelles la jurisprudence essaya vaine- ment de réagir, consistaient, aux termes d'un rescrit d'Hadrien, dans les objets trouvés sur les corps des condamnés : vêtements, bourses, anneaux, etc. (3). On se rappelle les soldats jouant aux dés, sur le Calvaire, la robe sans couture du Sauveur [k). Ha-

(1) Epistola Eucherii, 5.

(2) Ibid., 6. Saint Eiicher ne nomme que ceux-ci, et dit clairement qu'il n'en connaît pas d^auties. Les martyrs, immolés en divers lieux, que des traditions postérieures rattachent à la légion Thébéenne, peu- vent avoir péri, soit dans la persécution spéciale dirigée quelques années plus tard contre les chrétiens de l'armée, soit pendant la per- sécution générale, soit même dans quelqu'une des persécutions précé- dentes.

(3) Rescrit d'Hadrien et commentaire d'Ulpien, au Digeste, XLVIII, XX, 6.

(4) Saint Matthieu, XXVII, 35; saint Marc, XV, 24; saint Luc, XXIII, 34; saint Jean, XIX, 23, 24. Cf. saint Jean Chrysostome, In Joann.^ XIX, 23; saint Cyrille d'Alexandrie, In Joann., XI.

PERSÉCUTIOiNS PARTIELLES. 35

drien refuse aux: exécuteurs le droit de s'approprier les objets plus précieux laissés par les victimes, pierres fines, obligations de sommes d'argent (1). Mais, dans ces tueries en masse, de telles règles étaient probablement oubliées, et les soldats avaient ou prenaient la permission de faire main basse sur toute espèce de dépouilles. Il ne fallait pas moins, peut-être, pour leur donner le courage d'accomplir une horrible besogne. Après le massacre des Thé- béens, les exécuteurs, joyeux du butin qu'ils avaient recueilli, s'assirent par groupes et commencèrent un bruyant repas. A ce moment, un vétéran, nommé Victor, retiré du service militaire (2), fut amené par les hasards d'un voyage au lieu s'était passée la scène sanglante, remplacée maintenant par l'orgie. Les soldats l'engagèrent à manger avec eux; mais il se retira plein d'horreur. Ivres de sang et de colère, les meurtriers le poursuivirent, lui demandant s'il était chrétien. « Je le suis, et le serai toujours, » ré- pondit le vétéran. Aussitôt l'on se jeta sur lui : et le cadavre d^un nouveau martyr tomba près de ceux qui couvraient déjà la plaine ensanglantée (3).

(1) Digeste, l. c.

(2) « Emeritae jam mililiae veteranus. » Epistola Eucherii, 6. Cf. Lucain, Pharsale, I, 343; VII, 258; Wilmanns, Exempla inscript., 1483, 2867, 2868, 2869; Fcrrero, VOrdinamento délie annale romane, p. 51, 52, etc.

(3) Epistola Eucherii, 6. L'épisode des Thébéens paraît s'être passé dans la seconde moitié de septembre : les martyrologes le pla- cent tous au 22. Entre l'arrivée en Vénétie, vers la fin de mai, et le passage des Alpes, Maximien Hercule peut être demeuré plusieurs mois

36 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMItN.

Après ces cruelles exécutions, Hercule entra en Gaule, il ne trouva pas les difiicultés auxquelles il s'était attendu. Poussant devant lui les bandes insur- gées, les battant en détail, il atteignit enfin le camp le gros de leur armée s'était retranché, dans la pres- qu'île formée par la Marne, à une lieue de Lutèce (1). Ce ramassis de laboureurs et de pâtres ne put tenir devant des troupes régulières : Hercule en eut promp- tement raison. Cependant, malgré l'assertion des historiens , « la Bagaudie » ne fut pas exterminée : ses adhérents se répandirent en fugitifs dans le pays, gagnant les bois, les retraites inaccessibles; pendant de longues années le brigandage ne cessa pas en Gaule, l'on retrouve des Bagaudes jusqu'au cin- quième siècle (2). Aussi la poursuite des vaincus, la recherche des suspects, durent-elles suivre la victoire, et, dirigées par un tyran comme Hercule, amener de sanglantes représailles. On dit que les chrétiens ne furent pas épargnés. Furieux de la désobéissance des Thébéens, considérant dès lors tous leur coreligion- naires comme des rebelles , Hercule parait avoir mar- qué par de nombreux martyres son séjour en Gaule.

Des Actes de rédaction tardive et souvent gâtée par

en Italie, opérant la concentration des troupes appelées de diverses provinces, Je n'ai pu discuter ici, soit dans le texte, soit dans les notes, les divers problèmes que soulève l'histoire de la « légion Thé- béenne, » et donner les raisons de la solution que j'ai adoptée; je ren- voie à l'Appendice.

(1) Saint-Maur des Fossés.

(2) Salvien, De gubernatione Dei, V, 6.

PERSECUTIONS PARTIELLES. 37

la légende, mais dont l'accord et le rapprochement méritent cependant l'attention, montrent l'empe- reur et ses lieutenants versant en plusieurs villes le sang des fidèles. De nouveaux édits n'étaient pas né- cessaires : celui d'Aurélien n'avait pas été abrogé; pour le faire revivre il suffisait d'une dénonciation particulière, d'un incident local : les circonstances politiques s'y prêtaient facilement. Aussi voyons-nous le magistrat chargé, apparemment comme légat de la Lyonnaise, des vengeances de son maître dans le pays des Parisii , n'épargner pas plus les chrétiens que les insurgés : par l'ordre de Sisinnius Fescenninus (le même qui avait immolé en Istrie Cantius , Cantia- nus et Cantianilla) périrent à Lutèce l'évêque Denys et ses compagnons Rustique et Éleuthère (1). On at-

(1) La tradition qui place sur la colline de Montmartre {Mons Martis ou Mons Mercuj'ii, devenu Mons martyrum) le lieu du supplice de saint Denys a paru confirmée par la découverte, en 1611, d'une crypte ou mariyrium fréquentée par les pèlerins aux premiers siècles du moyen âge (Edmond Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. I, p. 250-277). Dans la crypte furent lus des noms incomplets, tracés les uns à la pointe d'un couteau, les autres avec une pierre noire : MAR {tyrcs'.), DIO (nysius?), CLEMIN (pour Clemens). Ce dernier nom, dont l'orthographe rappelle les temps mérovingiens, se- rait, selon M. Le Blant, celui d'un compagnon inconnu du martyre de saint Denys : on pourrait y voir aussi un souvenir de l'opinion répandue au commencement du moyen âge, et soutenue encore au- jourd'hui, qui attribue au pape saint Clément la mission de saint Denys dans les Gaules. Voir dans Ulysse Chevalier, Répertoire des sources historiques du moyen âge, bio-bibliographie, aux mots « Denys l'Aréopagite, » p. 563-565, et « Denys de Paris, » p. 566-569, l'indication des nombreux écrits consacrés aux controverses sur la date de la prédication et du martyre de saint Denys-, cf. Supplément, p. 2550. Sans prendre parti sur les questions générales soulevées à ce

38 LES CHRFrnB.'«IS SOIS DIOCUrTIEN ET MAXIMÏEN.

triliue au m(>me irouverneur la mort de saint Ni caise cl de plusieurs autres, tués sur les confins de Parisii et des VéliocasBes (1). Peut-être est-ce lui qu

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PUSECmONS PAKnCLLES.

versa, à l'autre exiréniitê de la pro\iuco. dans la ville de Nantes 1 . le saog des deu\ frèn*> Ro^tien et Donatien, 1 un déjà chrvtieo, Tanire baptisé par son martyre (i .

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38 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

tribue au même gouverneur la mort de saint Ni- caise et de plusieurs autres, tués sur les confins des Parisii et des Véliocasses (1). Peut-être est-ce lui qui

sujet, j'ai adopté la solution qui m'a paru la plus conforme aux vrai- semblances historiques. Le lieu traditionnel du martyre de saint Denys a été contesté par M. Julien Havet {Questions mérovingiennes, V, dans Bibliothèque de V Ecole des Chartes, t. LI, 1890, p. 1-G3). Voici le résumé de ses conclusions : r saint Denys, premier évéque de Paris, subit le martyre au village appelé vicus Catulliacus, sur l'emplacement duquel s'élève aujourd'hui la ville de Saint-Denis sur Seine. La tradition qui place le martyre à Montmartre et qui explique ce nom par Mons martyrum serait une légende imaginée au neuvième siècle par Hilduin ; le tombeau du saint se trouvait, non à l'endroit s'élève la basilique abbatiale, mais au bord d'une voie romaine, au point marqué jusqu'au siècle dernier par l'église de Saint-Denys de l'Estrée. C'est que, vers la fin du cinquième siècle, le clergé de Paris éleva une basilique dont parlent l'auteur de la Vie de sainte Geneviève et Grégoire de Tours ; entre 623 et 625, sous le règne de Clotaire II, son fils Dagobert, alors roi d'Austrasie, fonda en l'honneur de saint Denys le célèbre monastère furent enterrés presque tous les rois de France; le 22 avril 626, il y fit transporter les restes du martyr. La découverte de la crypte, dont il est impossible aujour- d'hui de vérifier les détails et de fixer la date, n'aurait aucune im- portance probante. M. Havet attribue, avec vraisemblance, à l'é- poque carolingienne la plus ancienne rédaction de la Passion de saint Denys. Mais il estime que Rustique et Eleulhère, dont elle fait mention, mais qui n'avaient pas été nommés par Grégoire de Tours {Hist. Franc, I, 28), n'appartiennent pas à la tradition primitive, a 11 n'a pas, dit à ce propos M. l'abbé Duchesne [Bulletin critique, 1890, p. 184), assez apprécié la valeur du témoignage fourni par le martyrologe hiéronymien, dont la véritable teneur, au 9 octobre, est : Parisiis, natale sanctorum Dionisii episcopi, Eleutheri presbyteri et Rustici diaconi. La concordance des manuscrits permet d'affirmer que cette leçon est de la fin du sixième siècle, de 590 environ. »

(1) Dans le Vexin français, en deçà de la rivière d'Epte. Sur saint Nicaise, voir le P. de Bye, dans les Acta SS., octobre, t. V, p. 510- 550. Cf. les §g 7-13 de la dissertation du P. Bossue, ibid., t. XI. p. 554 et suiv., et M. l'abbé Sauvage, Actes de saint Mellon, Rouen , 1884, p. 24-41.

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 39

versa, à l'autre exirémité de la province, dans la ville de Nantes (1), le sang des deux frères Rogatien et Donatien, l'un déjà chrétien, l'autre baptisé par son martyre (2).

Les documents hagiographiques ont conservé le souvenir d'un magistrat plus cruel encore, Rictius Va- rus. Si ce n'est pas un personnage tout à fait légen- daire (3), son nom, mal latinisé, est probablement celui d'un de ces Barbares qui, pendant tout l'Empire, et surtout à partir du milieu du troisième siècle, servi-

(1) « In urbe Namnetica, » dit la Passion, ou mieux à Condevincum, chef-lieu de la civitas Narnnetarum ou Namnetum. E. Desjardins, Géographie historique de la Gaule romaine, t. III, p. 439.

(2) Passio sanctorum Rogatiani et Donatiani, dans Ruinart, p. 295. « Les Actes de saint Donatien sont graves par le style et par les pen- sées, dit Tillemont. Il n'y a point de faits extraordinaires et incroya- bles. Ils sont même assez bien écrits, et ils paraissent être du cinquième siècle. Mais je ne crois pas aussi qu'ils soient plus anciens, ni qu'ils puis- sent passer pour originaux. » Mémoires, t. IV, note xxviii sur saint Denys de Paris. Ces Actes appartiennent à la catégorie de ceux de saint Maurice et de la légion Thébéenne par saint Eucher, que nous avons déjà résumés, et de saint Victor, que nous étudierons plus loin. Comme ces pièces, ils portent, dit encore Tillemont, « que Dioclétien et Maxi- mien condamnoient à la mort par des édits publics tous les chrétiens qui ne renonceroient pas à leur religion. Cela ne peut convenir qu'au tems de la grande persécution de 303... Mais aussi comme il n'est pas nécessaire de s'arrêter précisément aux termes de ces Actes, s'ils ne sont pas originaux, je ne crois pas qu'il faille trop s'assurer sur ce point, ni qu'il soit défendu de croire que saint Donatien a souffert lorsque Maximien étoit dans les Gaules, par quelque occasion particulière, et sans qu'il y eût de persécution générale. » Ibid. M. Duchesne {les Anciens catalogues épiscopaux de la province de Tours, Paris, 1890, p. 101) pense qu'il y aurait plutôt lieu de reporter ces deux martyrs à quelqu'une des persécutions précédentes.

(3) Cf. Franz Gôrres, dans Westdeutsche Zeitschrift, t. VIII, I, p. 22-35.

40 LES CHRÉTIENS SUUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

rent dans les armées et à la cour des empereurs. Sous Valérien, on trouve dans les premières charges mili- taires Hartmund, llaldegast, Hildemund et Cario- vise (Ij; Gallien engage à son service le chef des Hé- rules, Naulobat, et le fait consul (2). Sous Maximien Hercule, Rictiovare put aisément s'élever jusqu'à la dignité de légat impérial de la Belgique (3). En cette qualité , il nous est montré parcourant pendant au moins deux années les principales villes de cette vaste province, et, au cours de ses tournées officielles, con- damnant des chrétiens : à Amiens, Fuscien et Victo- ric (i) ; à Augusta Vermanduorum, l'évêque dont elle prendra le nom, Quentin (5); à Soissons, Grépin et Crépinien (6) ; dans la même ville, Rufîn et Valère (7) ; à Reims, de nombreux martyrs anonymes (8) ; à Fis- mes, près de Reims, Macra (9); peut-être Lucien, à

(1) Vopiscus, Aurelianus, 38.

(2) Tillemont, Histoire des Empereurs, t. III, p. 481; Ozanam, les Germains avant le christianisme, p. 333.

(3) Les Actes des saints Fuscien et Victoric (Bosquet, Eccl. Gall. hist., t. I, p. 156) disent qu' « au temps le très cruel empereur Maximien parcourait la Gaule, il éleva Riccius Varus à la dignité de préfet d'Amiens. » Peut-être y a-t-il ici un souvenir historique naïve- ment rendu par l'écrivain de basse époque.

(4) Bosquet, l. c. ; Tillemont, Mémoires, t. IV, art. vi sur saint Denys de Paris.

(5) Surius, Vit<c SS., t. X, p. 102; Tillemont, Mémoires, t. IV, art. et notes sur saint Quentin.

(6) Acta SS., octobre, t. XI, p. 395; Tillemont, Mémoires, t. IV, art. VIII sur saint Denys de Paris.

(7) Acta SS., juin, t. II, p. 795; Tillemont, l. c.

(8) Acta SS., l. c; Tillemont, t. IX, art. xxii sur saint Denys de Paris.

(9) Acta SS., janvier, t. I, p. 125; Tillemont, t. IV, art. xxii et

PEUSÉCUTIONS PARTIELLES. 41

Beauvais (1); probablement Piaton, à Tournai (2). On pourrait admettre qu'à la Belgique il joignit le gouvernement de tout Test de la Gaule, c'est-à-dire des deux Germanies inférieure et supérieure, car les

noie XXXIII sur saint Denys de Paris; Castan , les C apitoies pro- vinciaux du monde romain, dans les Mémoires de la Société d'Émulation du Doubs, 1885, p. 247;Kuhfeld, De Capitoliis imperii romani, Berlin, 1883, p. 67; mon article sur les Capitoles provin- ciaux et les Actes des martyr s, dans la Science catholique, mai 1887, p. 365.

(1) Acta SS., janvier, t. I, p. 159; Tillemont, t, IV, art. sur saint Lucien de Beauvais. Sa Passion, celles de saint Quentin, des saints Fuscien et Victoric, le font contemporain de saint Denys, et le comp- tent parmi les hommes apostoliques par qui, à la même époque, furent évangélisés le nord et l'est de la Gaule. Mais sa mort est attribuée à un préfet nommé Julien, que l'on fait également l'auteur de celle de saint Yon, près de Paris. Tillemont suppose que ce Julien aurait succédé comme préfet du prétoire de Maximien à Rictiovare , lequel , d'après les Actes des saints Crépin et Crépinien, pris de folie après avoir condamné ces deux martyrs, se serait précipité dans le feu. Cela sent bien la légende. Le nom de Julien est peut-être mis en souvenir de l'empereur apostat et persécuteur du quatrième siècle. Rien ne montre que Maximien ait eu Rictiovare pour préfet du prétoire. La compa- raison entre les parties de la Gaule sévit Sisinnius et celles que parcourut Rictiovare me fait croire plutôt que le premier de ces ma- gistrats fut légat de la Lyonnaise, et le second de la Belgique. Lucien ayant été le contemporain et le compagnon d'autres martyrs jugés par Rictiovare, et ayant péri dans le gouvernement de celui-ci, me paraît devoir être compté parmi ses victimes, plutôt que d'un inconnu Julien. Je serais, par les mêmes raisons, porté à retirer à Julien la condamnation de saint Yon, dans le pays des Parisii, pour l'attribuer à Sisinnius.

(2) Voir Tillemont, Mémoires, l. IV, art. vu sur saint Denys ; et surtout les nombreux textes cités par M. l'abbé Bernard, les Origines de l'Église de Paris, 1870, p. 181-182. Les vraisemblances me font attribuer au légat de la Belgique la condamnation de saint Chryseuil, martyrisé vers le même temps près de Tournai. Sur saint Fiat ou Pla- ton, voir Acta SS., octobre, t. I, p. 16; et Bapst, Revue archéologi- que, 1890, t. I, p. 117.

42 LES CHRETIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.

mêmes documents disent qu'il fit mourir des fidèles à Trêves (1) et à Bàle (2). Le légat d'x\quitaine pa- rait avoir aussi marché dans cette voie sanglante : Agen (3) vit le martyre (4) de sainte Foi (5) et de saint Caprais (6). Si leurs Actes sont véridiques, la vaste province du sud -ouest était alors gouvernée par Datianus, qui sera plus tard célèbre en Espagne par sa cruauté envers les chrétiens (7).

Les seuls martyrs de la Grande-Bretagne dont le

(1) Actes des saints Fuscien et Victoric,

(2) Actes de saint Quentin.

(3) Aginnum Nitiobrogum.

(4) Acta SS., octobre, t. III, p. 263.

(5) Le cognomen Foi, Fides, Mia'ziif est fréquent, sous sa forme grecque ou latine, dans l'antiquité chrétienne : voir De Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 171-175; cf. Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, éd., p. 221.

(6) On trouve également dans l'antiquité chrétienne et dans l'an- tiquité païenne des cognomina dérivés de Capra : voir Kraus, Real. Encykl. der christl. Alterthiimer, art. Namen, t. II, p. 477 et fig. 316.

(7) « Il se peut, dit Tillemont, que le même Dacien ait gouverné 'Aquitaine vers l'an 290 (ou un peu auparavant), avant que de gou- verner l'Espagne en 303 et 304. » Mais, comme les Actes de sainte Foi sont d'assez basse époque, on peut admettre aussi « qu'ils n'ont été écrits que par ceux qui , voiant une partie de l'Aquitaine unie à l'Espagne sous la domination des Goths, se sont imaginé que cela avoit été de même du tems des Romains, sous qui les gouverneurs d'Espagne n'avoient aucune juridiction dans les Gaules : et comme le martyre de saint Vincent à Valence a rendu le nom de Dacien célèbre en Espagne, on lui a aussi attribué les martyrs de l'Aquitaine. » Til- lemont, Mémoires, t. IV, note i sur sainte Foy. M. Le Blant cite de même l'exemple d'Anulinus, célèbre sous Dioclétien pour sa cruauté envers les martyrs d'Afrique et qui, devenu pour les narrateurs de seconde main le type du magistrat persécuteur, fut mis en scène par eux dans les pays et les temps les plus dissemblables; les Actes des martyrs, p. 25-26.

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. ' 43

souvenir ait été conservé appartiennent vraisembla- blement aussi à cette époque. Une tradition attribue à l'année 286 la mort de saint Alban (1), qui, ayant recueilli un prêtre fugitif et favorisé son évasion, comparut pour ce fait devant les juges, se confessa chrétien, et fut décapité (2). Ce martyre parait avoir eu lieu à Verulam (3). Un grand nombre d'autres chré- tiens, parmi lesquels Aaron et Jules, furent aussi mas- sacrés à Caerleon (4) ; d'autres, dit-on, àLichfield (5). On raconte qu'après ces exécutions la persécution cessa tout à coup (6). Cette fin des rigueurs exer- cées contre les fidèles peut coïncider avec la fin de la domination de Maximien Hercule dans le pays, ren- versée vers les derniers mois de 287 par l'usurpation de Carausius (7) , puis d'Alectus , qui tinrent succes-

(1) Voir les auteurs cités par Alford, Annales Britannorum, anno 286, § 11. Mais Maximien Hercule n'étant venu dans les Gaules qu'en septembre 286, il est probable que la persécution ne put être étendue par lui à la Bretagne que l'année suivante : le martyre de saint Alban se place donc plus vraisemblablement en 287. Cf. Tillemont, Mémoires^ t. IV, note i sur saint Alban.

(2) Gildas, De excidio BritanniXy 8; Bède, Hist. Eccl., I, 7.

(3) Saint Germain, évêque d'Auxerre, visita le tombeau d'Alban à Verulam vers 429; Constance, Vita S. Gennani.

(4) Gildas, Bède, l. c.

(5) Voir ActaSS., janvier, t. I, p. 82. ^6) Bède, l. c.

(7) Marcus Aurelius Mausœus Carausius (287-293). Remarquer le caractère gaulois ou germain des deux derniers noms, et comparer avec ce qui a été dit plus haut, p. 39. On a trouvé à Carlisle, comté de Cumberland, une borne milliaire , avec celte nomenclature; en 306, sous le gouvernement du César Constantin , elle fut enterrée du côté de la première inscription, et sur l'extrémité opposée fut gravé le nom du nouveau souverain. Voir Bulletin de la société des Antiquaires de France, 1895, p. 146.

44 LES CHRETIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

sivement la Bretagne avec le titre d'Auguste, jusqu'à ce qu'elle eût été, eu 296, reconquise par Conslance. Maximien demeura dans les Gaules pendant six an- nées, occupé à préparer une expédition contre son ancien lieutenant Carausius, et surtout à repousser les Alemans, les Burgondes et les Francs. Il eut pour ré- sidence habituelle Trêves, l'ancienne capitale de Pos- thume : c'est qu'au l''^ janvier 288, prenant pos- session de son second consulat, on le vit tout à coup en dépouiller les ornements, sauter à cheval et re- pousser une attaque des Barbares; c'est que deux fois le rhéteur Mamertin prononça son panégyrique; c'est autour de Trêves qu'il établit des colons Lêtes et Francs. Mais il semble qu'avant de se fixer dans cette Rome du Nord, dans cette « ville auguste, » comme on l'appellera bientôt (1), Hercule ait visité la région méridionale de la Gaule , l'ancienne « province » ro- maine. Un document chrétien qui, sans être con- temporain, n'est cependant pas d'une époque assez éloignée des faits pour avoir perdu toute valeur his- torique (2), le montre à Marseille, au mois de juillet,

(1) Ausone, Mosella, 421.

(2) Passio SS. Victoris, Alexandri, Feliciani atque Longini mor- tyrum, dans Ruinart, p. 300. Dans la première édition de son recueil, Ruinait n'exprime point d'opinion sur l'âge de cette pièce; mais dans la seconde (reproduite dans l'édition de Ratisbonne, p. 333) il dit : « Hœc Acta, etsi tanlae antiquilatis esse non videantur, ut ab auclore aequali, vel etiam fere cnequali scripta dici possint, lalia tamen viris eruditis visa sunt, quae Joanni Cassiano, aut alicui ex illustribus viris qui saeculo quinto ineunte istis in partibus florebant, possint tribui. » Tilleraont dit de même que « les Actes de saint Victor ne sont pas assurément originaux : le style et les harangues font assez voir qu'ils

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 45

encore animé contre les fidèles par le souvenir de la légion Thébéenne (1) : le séjour en Narbonnaise se place probablement en 287, et précède rétablisse- ment définitif d'Hercule dans la Belgique.

Bien que déchue de son ancienne splendeur, Mar- seille occupait dans la Gaule un rang à part. Elle en était le grand port d'exportation, entassant sur ses quais et dans ses bassins, à destination d'Ostie, les produits industriels et agricoles de tout le pays (2). Mais cette ville commerçante était aussi une ville let- trée : ses écoles rivalisèrent avec celles d'Athènes (3). Même au troisième siècle, elle demeurait pour la pa-

ont été composez à loisir et avec étude ; et la fin marque que c'étoit assez longtemps après la mort du saint. Mais aussi ils sont écrits d'une manière tout à fait digne des grands hommes qui fleurissoient en France au commencement du cinquième siècle : de sorte qu'il semble qu'on les peut mettre sur le rang de ceux de saint Maurice par saint Eu- cher. )) Mémoires, t. IV, note i sur saint Victor.

(1) « Maximianus enim cum pro sanctorum sanguine, quem per to- tum orbem crudelius aliis maximeque per totas Gallias recenlius fuderat, et praecipue pro famosissima illa Thebseorum apud Agaunum caede, noslrorum plurimis nimium terribilis factus Massiliam advenis- set... » Passio, 2. Comme saint Eucher, l'auteur de la Passion de saint Victor place son récit en pleine persécution générale, quand le sang eut co\i]é per iotum orbem, c'est-à-dire après 303; des ms. cités par le P. Guenay, Actes de saint Victor, dans les Annales de Mar- seille, p. 131, désignent même la vingtième année de Dioclétien, c'est- à-dire 304. Cela est incompatible avec la chronologie du règne de Maximien, lequel, à cette date, n'avait plus en Gaule l'occasion ou le pouvoir de persécuter; mais la phrase qui suppose que peu de temps s'écoula entre l'affaire des Thébéens et son voyage à Marseille doit contenir une indication exacte.

(2) E. Desjardins, Géographie historique de la Gaule romaine, t. II, p. 148.

(3) Strabon, Geogr., IV, 1, 5.

4G LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

trie gauloise le centre de rhellénisme, comme Naplcs pour ritalie (1). Les dieux qu'elle adorait étaient la Diane d'Éphèse et l'Apollon de Delphes : le temple de celui-ci, rendez-vous des Ioniens (2), l'Ephe- sium (3) de celle-là, dominaient toute la cité du sommet de l'acropole. La constitution de Marseille restait toute grecque : république autonome, elle se gouvernait elle-même ; une aristocratie de six cents membres, à la tête de laquelle étaient le conseil des quinze et les trois timouques, présidait à ses desti- nées (4). Dans ses rues, sur ses quais, le grec était parlé autant que le latin et le gaulois (5). Malgré la corruption des mœurs (6), une décence extérieure réglait les plaisirs publics : les jeux impurs des mimes furent longtemps interdits sur les théâtres de Mar- seille (7). La sérénité grecque, ennemie des démons- trations bruyantes, y modérait jusqu'aux deuils : les funérailles se célébraient sans lamentations, et un repas funèbre les terminait (8) . On raconte que , dans cette ville fréquentée cependant par des matelots de toutes les nations, les crimes étaient si rares, que le glaive destiné au châtiment des coupables s'était

1) Mommsen, Rômische Geschichte, t. V, p. 72.

2) To'jTo (jLÈv xoivov 'Iwvwv àTcàvTwv. Strabon, IV, 1, 4.

3) 'Eçéffiov. Ibid.

4) Ibid., 1, 5. Cicéron, Pro Valerio Flacco, 26.

5) Varron, cité par saint Jérôme, Comm. in Ep. ad Gai., 3.

6) Athénée, Deipn. , XII, 5.

7) Valère Maxime, II, 6.

8) Ibid.

PERSÉCIJTIOINS PARTIELLES. /j7

rouillé (1). Bien que plusieurs traits de ce tableau ne conviennent probablement plus à la fin du troisième siècle, Marseille devait offrir encore une physionomie originale quand Maximien Hercule la visita. L'auteur de la Passion de saint Victor loue son étendue, la force de ses remparts (2), « sa glorieuse beauté (3), » son activité commerciale, le nombre et la richesse des habitants. « C'était pour les contrées d'Occi- dent, dit-il, le siège principal de la puissance ro- maine (4). »

Comme tous les grands ports de l'antiquité, Mar- seille était aussi une ville dévote. Les voyageurs venus de tous les pays, et particulièrement des contrées orientales, y avaient apporté leurs religions; près des dieux grecs florissait le culte des divinités étrangères. Le christianisme , répandu dès les premiers temps sur les côtes de la Méditerranée , et qui avait pénétré au second siècle dans tout le bassin du Rhône (5), compta

(1) Valère Maxime, If, 6.

(2) Passio, 1. Cf. Strabon, IV, 1, 4. L'étendue de la ville ancienne et de son port était cependant bien inférieure à celle de la ville mo- derne; voir le plan comparé, dans Desjardins, Géographie historique de la Gaule romaine, t. II, pl.III.

(3) « Pulchriludine gloriosa. » Passio, 1.

(4) Ibid. Cf. Ammien Marcellin, XV, 11, 14.

(5) Cf. Histoire des persécutions pendant les deux premiers siè- cles, '1^ éd., p. 400 et suiv. M. Edmond Le Blant, les Sarcophages chrétiens de la Gaule, 215, p. 157 et pi. LIX, publie un tombeau sculpté de la Narbonnaise. Ce sarcophage, travaillé peut-être par un Grec , est remarquable par le mélange de symboles chrétiens tels que le Bon Pasteur, l'Orante, le pêcheur, les colombes, les brebis, avec des types classiques comme le buste du Soleil, un personnage assis

48 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.

aussi de bonne heure des adhérents à Marseille (1). Elle parait avoir eu des martyrs dès l'époque des An- tonins, peut-être au moment périssaient à Lyon les victimes de la persécution de Marc-Aurèle (2). Lors de l'arrivée d'Hercule, la population chrétienne devait être nombreuse. La présence d'un tyran cou- vert encore du sang des Thébéens la frappa de ter- reur. Un officier chrétien , nommé Victor, qui faisait probablement partie des troupes dont l'empereur était accompagné , s'efforça de ranimer le courage des fidèles. Dénoncé ou surpris, il fut traduit devant le tribunal des préfets de sa légion (3) : se montrer ou-

tenant un sceptre, un autre personnage devant lequel est un enfant. M. Le Blant l'attribue au temps des Antonins.

(1) Inscription funéraire du second siècle; Edmond Le Blant, Ins- criptions chrétiennes de la Gaule, 551 B, t. 11, p. 311.

(2) Inscription paraissant appartenir à cette époque, et contenir une allusion à des martyrs par le feu :

Se/ITRIO VOLVSIANO

... EVTVCHETIS FILIO

... O FORTVNATO QVI VIM

ifjnis PASSI sv^T

Edmond Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, 548, t. II, p. 305-306 et pi. LXXII, et 437; De Rossi, Inscriptiones chris- tianae urbis Romx, t. II, p. x«-xii. Sur la restitution vim ignis , cf. Grelli, 1002 : vi ignis consumptum ; 1909 : vi ignis ahsumptum.

(3) « Prsefectorum tribunalibus prœsentatur. » Passio, 3. Je vois ici des préfets militaires (cf. Tertullien, De corona militis, 1) et je crois cette interprétation préférable à celle qui reconnaîtrait des ma- gistrats civils. Le proconsul de la Narbonnaise n'avait pas d'autorité dans Marseille, ville autonome. D'un autre côté, il n'est pas probable que ses triumvirs ou timouques, qui exerçaient la juridiction crimi- nelle, aient eu compétence pour juger un soldat. Il est plus difficile encore de voir dans les prxfecti dont parlent les Actes les préfets du

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 49

vertement chrétien, si près encore des événements d'Agaune, était pour un militaire de cette armée un crime capital. Cependant les préfets s'efforcèrent de persuader Victor : lui parlant avec douceur, ils l'ex- hortèrent à ne pas préférer aux dieux, à son service militaire, à Tamitié de l'empereur, le culte d'un homme mort. Mais Victor, d'une voix forte : « Ceux que vous appelez des dieux, s'écria-t-il, sont d'im- purs démons. Je suis le soldat du Christ : le ser- vice mihtaire, l'amitié de l'empereur ne me sont plus rien, si je ne les puis conserver qu'en mépri- sant mon vrai roi. » Parmi les cris des assistants, Victor proclama la divinité de Jésus-Christ , ressuscité des morts. A cause de son grade , les préfets le ren- voyèrent à l'empereur.

Celui-ci , voulant faire un exemple , commanda de lier Victor et de le traîner à travers les rues de la ville. En d'autres lieux, le peuple, devenu indifférent ou même sympathique aux chrétiens (1), avait cessé de manifester contre eux de la haine : mais , dans cette ville pleine de fanatiques, les vieilles passions duraient

prétoire de Maximien Hercule, comme le veut Tillemont, Mémoires, t. IV, note II sur saint Victor : des magistrats aussi élevés en dignité n'auraient pas eu besoin de renvoyer Victor devant l'empereur à cause de son rang ou de son grade, guia vir clarus erat.

(1) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, éd., p. 104. Les Actes de sainte Foi et de saint Caprais, martyrisés à Agen vers 287, montrent la foule pleurant pendant que Caprais subissait la torture, et s'écriant : « Quelle impiété! quel jugement inique! Pour- quoi faire périr cet homme de Dieu, si vertueux et si bon? » Malheu- reusement, ces Actes sont d'une rédaction trop tardive pour qu'on puisse ajouter foi à tous leurs détails.

IV. 4

50 LES CHRKTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.

encore : ce fut au milieu des coups et des outrages que le martyr subit cette première épreuve (1). Sa résolution n'en fut pas él)ranlée : ramené devant les préfets, il confessa le Christ (2). Les magistrats se dis- putèrent, dit-on, au sujet des tortures à lui infliger : l'un d'eux, Eutychius, se retira; Asterius, demeuré seul, livra le soldat chrétien aux coups des licteurs (3). L'auteur des Actes raconte qu'à ce moment Jésus appa- rut au patient pour l'encourager. Dans la prison , il reçut de nouveau la visite céleste, Victor convertit trois soldats, Alexandre, Longin et Félicien, qui reçu- rent aussitôt le baptême (4). Par l'ordre du « grand dragon Maximien (5) , » il fut conduit avec les néo- phytes au forum; le peuple y courut en foule. On

(1) Passio, 5.

(2) L'auteur de la Passion prête ici (7-10) à Victor de longs discours, résumé des controverses soutenues contre les païens par les Pères du quatrième siècle; c'est le procédé qu'emploie également Prudence en plusieurs hymnes du Péri Stephanôn. Une autre Passion de saint Victor a été publiée dans les Analecta Bollancliana , t. II (1883), p. 317 et suiv. On y lit un interrogatoire de saint Victor par les préfets, les réponses sont visiblement imitées des Acta disputa- tionis Achatii (Ruinart, p. 139; cf. Hist. des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2" éd., p. 435-441).

(3) Passio, 10.

(4) La conversion et le baptême des gardes par les martyrs est un fait assez fréquemment rapporté dans les documents hagiographiques; dans son Panégyrique de saint Victor, Bossuet rappelle à ce propos le gardien de la prison de Philippes converti et baptisé par Paul et Silas {Act. Apost., XVI, 33).

(5) « Magnus ille draco Maximianus. » Passio, 11. Cf. la lettre du con- fesseur Lucien à saint Cyprien , Dèce est appelé : « ipsum anguem majorem metatorem Antechristi. » Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2' éd., p. 303.

PERSÉCUTIONS PARTIELLES. 51

commanda à Victor de ramener au culte des dieux ceux qu'il en avait détournés : « L'édifice que j'ai bâti, je ne le détruirai pas, » répondit-il. Les trois soldats persistèrent dans leur nouvelle foi, et furent décapi- tés. Victor, après avoir subi le chevalet, fut encore une fois mis en prison. Après trois jours, il comparut de nouveau devant Hercule. Celui-ci voulut le con- traindre à sacrifier. Un prêtre s'approcha, tenant dans la main un autel. « Oil're de l'encens, apaise Jupiter, et sois notre ami, » dit l'empereur. Mais, saisi d'une soudaine indignation, Victor arrache l'autel des mains du prêtre, le jette à terre et pose sur lui le pied (1). Hercule commanda de couper ce pied sacrilège, puis.

(1) « Interea Maximianus Jovis aram jubet afferri. Mox igitur coratn ipso ara componitur, sacrilegus quoque sacerdos assistit. Tune impera- tor ad sanctum Victorem : Pone, inquit, thura, plaça Jovem, et no- ster amicus esto. Hoc audilo, forlissiinus Christi miles, sancti Spiri- tus ardore inflammalus, seseque amplius ita ferre non suslinens, velut iitaturus propius accedit, aramque de manu sacerdolis solo tenus prosternit... » Passio , 15. Cette violence exceptionnelle, que l'hagio- graphe explique par un soudain mouvement de l'Esprit Saint, mais dans laquelle il est permis de voir un effet de lardent tempérament d'un soldat, contraste avec la modération ordinaire des martyrs. Les détails donnés par l'auteur sont, du reste, conformes aux usages anti- ques. Les musées possèdent de nombreux autels portatifs; voir Sa- glio, art. Ara, dans le Dictionnaire des antiquités, t. I, p. 349 et lig. 415, 416. De cette sorte devaient être les autels placés devant les tribunaux et sur lesquels les chrétiens étaient invités par les magistrats à brûler de l'encens; voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, § 20, p. G3. Prudence y fait clairement allusion dans ces vers [Péri Stephanôn, X, 916-918) :

Reponit aras ad tribunal denuo

Et thus et ignem vividum in carbonibus ,

Taurina et exta , vei suilla abdomina.

52 LES CHRETIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.

inventant un supplice horrible, fit conduire Victor aux pistrines puJ3liques, son corps, « froment choisi de Dieu, » fut à demi broyé sous la meule. Comme il respirait encore, on lui trancha la tête. Les restes des martyrs, jetés à la mer, furent recueillis par les chré- tiens , qui creusèrent dans un rocher une crypte pour les recevoir.

Ces cruautés, exercées par Maximien Hercule en per- sonne ou par des gouverneurs dociles à son impul- sion, cessèrent probablement quand il se fut fixé à Trêves, tournant tous ses regards vers l'Angleterre, régnait Carausius, et le Rhin, que franchissaient sans cesse les Germains. Aussi peut- on supposer que, deux ans après qu'il eut passé les Alpes, la condition des chrétiens s'améliora dans la Gaule, comme elle s'était apparemment améliorée déjà en Italie, et que les Églises purent de nouveau jouir dans l'Occident de cette paix relative qui était leur partage en dehors des persécutions déclarées.

LES. ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 53

II

Les Églises, le néo-paganisme et la philosophie.

Depuis la courte persécution d'Aurélien, l'Orient, plus heureux, n'avait point vu la paix troublée. C'est à peine si deux ou trois épisodes locaux, que nous avons racontés en leur temps (1), en avaient fait sentir la fragilité. Celle-ci même avait bientôt cessé d'être aperçue : presque partout, on s'était accoutumé à regarder comme définitif le repos dont on jouissait. Les deux sociétés, païenne et chrétienne, vivaient l'une auprès de l'autre, sans se mêler beaucoup, mais sans se heurter.

Le christianisme, encore nouveau dans quelques parties de FOccident, ne l'était plus dans aucune des provinces de la presqu'île asiatique. En Syrie, en Gala- tie, en Bithynie, en Phrygie, dans l'Asie proconsulaire, il datait de l'aurore même de la prédication évangé- lique. Ses dogmes, ses cérémonies, ses mœsrs, n'é- taient là pour personne une chose inconnue. Les païens n'avaient même plus sous les yeux le spectacle irritant de conversions en masse opérées par la parole enthou- siaste et persuasive de quelque missionnaire. Ces con- trées évangélisées de longue date avaient cessé d'être,

(1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2" éd., p. 278, 290, 310.

54 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXLMIEN.

comme nous dirions aujourd'hui, des « pays de mis- sion » : l'Église y avait la vie forte et traditionnelle d'une institution plusieurs fois séculaire. D'innombra- bles familles lui appartenaient depuis maintes géné- rations : le mouvement qui faisait entrer dans son sein de nouveaux prosélytes s'opérait maintenant d'une façon régulière, insensible, comme une marée qui monte, non comme une inondation qui se préci- pite, r^e mot de Tertullien : Fiunt, non nascuntiir christiani (1) , avait depuis longtemps cessé d'être vrai en Orient : la population chrétienne s'y recrutait d'elle-même, par sa fécondité propre; plus elle deve- nait nombreuse, plus elle attirait, en vertu d'une loi naturelle , les âmes hésitantes , partagées entre les charmes de la nouvelle foi et la peur de l'inconnu. Comme on avait de moins en moins à craindre de se singulariser en devenant chrétien, on cédait plus faci- lement aux touches délicates de la grâce ou au géné- reux entraînement de l'exemple.

Il n'était pour ainsi dire pas de ville dans l'Empire romain, les fidèles ne formassent une minorité compacte, disciplinée, puissante par le nombre comme par l'autorité morale : en quelques cités même, la majorité paraissait leur appartenir déjà (2). Mais,

(1) Apolog., 18. Cf. Histoire des persécutions pendant la pre- mière moitié du troisième siècle, 2" éd., p. 65.

(2) Porphyre, écrivant contre les chrétiens dans les dernières années du troisième siècle, fait en ces termes allusion à une ville qu'il ne nomme pas , mais qui était probablement située en Orient : « Mainte- nant, on s'étonne que la maladie se soit emparée depuis tant d'années

LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. Ô5

tandis qu'en Occident les populations urbaines comp- taient presque seules des fidèles, le christianisme était, en Asie, aussi répandu dans les campagnes que dans les villes (i). Sans doute, la proportion numé- rique des sectateurs des deux cultes variait suivant les lieux : même en plein quatrième siècle, le paganisme sera dominant en certaines parties de l'Asie (2), alors qu'en d'autres il aura presque disparu : à plus forte raison, ces difïerences locales étaient sensibles sous Dioclétien. Cependant, si l'on se contente d'une ap- préciation générale, il entre nécessairement une grande part d'inconnu, on ne se trompera peut-être pas en estimant que, dans les provinces orientales de l'Empire , les chrétiens formaient , à cette époque, entre le dixième et le cinquième des habitants (3).

Je la cité, lorsque ni Esculape ni aucun dieu n'y a plus d'accès. De- puis que Jésus est honoré, personne n'a ressenti un bienfait public des dieux. » Cité par Théodoret, Grxc. aff. curatio, xiii; Migne, Patr. grxc, t. LXXXII, col. 1150.

(1) « La contagion de cette superstition s'est répandue non seule- ment dans les villes, mais encore dans les bourgs et dans les cam- pagnes, )) écrivait déjà Pline le Jeune, parlant de la Bithynie, au commencement du second siècle; Ep.y X, 97.

(2) Par exemple, Carrhes [les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2" éd., p. 284), Gaza (Beugnot, Histoire de la destruction du paganisme en Occident, t. I, p. 225; t. H, p. 196), etc.

(3) Gibbon [Décline and Fall of rom. Emp., t. II, p. 3G5) estime la i>opulation chrétienne à un vingtième de la population totale de l'Empire; mais il s'occupe de l'époque de Dèce, et prend la ville de Rome pour base de ses calculs. Richler {Das westrom. Beich., Berlin, 1865, p. 85) adopte à peu près le même chiffre. La Basile (Quatrième mémoire sur le souverain pontificat des empereurs romains, dans les Mémoires de V Académie des Inscriptions , t. XV, p. 77), suivi par Burckhardt {Zeit Constantins , p. 157), évalue les chrétiens à

56 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

Les historiens évaluent à cent millions la population totale de l'Empire (1) : l'Asie romaine, alors très peuplée, en comprenait probablement le tiers, ce qui donne, pour cette région, de trois à six millions de chrétiens environ.

Loin de mettre obstacle à la paix religieuse, la venue de Dioclétien en Asie contribua plutôt à la con- solider et à l'étendre. Les sentiments défavorables aux chrétiens, qu'il avait montrés à Rome et que combattaient peut-être déjà des influences domesti- ques, cédèrent promptement à l'action bienfaisante d'un milieu nouveau. Le séjour de la superstitieuse Nicomédie ne suffit pas à entretenir ou à réveiller en lui le fanatisme. Des contacts plus intimes et plus doux achevèrent d'incliner son âme à la tolérance. Il ne parait pas douteux que sa femme Prisca et sa tille Valeria aient été soit chrétiennes complètes, soit au moins catéchumènes (2). Bien que nul document

un douzième de la population; Zockler {H andb. d. tlieol. Wissenchaf- ien, t. II, p. 53) à un douzième en Orienl, un quinzième en Occident; Chastel [Histoire de la destruction du paganisme dans l'empire d'Orient, Paris, 1850, p. 36) à un dixième en Orient, un quinzième en Occident; Keïm{Rom nnd das Christenthum, Berlin, 1881, p. 419), suivi par Schûltze {Geschichte des Vntergangs der griechisch-romi- schen Heidenthnms, 1. 1, léna, 1887, p. 23), à un sixième; Matter, His- toire de l'Église chrétienne , t. 1, p. 120) à un cinquième; Staii^dlin (cité parMason, the Persécution of Diocletian, p. 36) à la moitié. Cette dernière évaluation est certainement fort exagérée pour le temps qui nous occupe.

(1) C'est le chiffre généralement admis : Schiiltze, ouvr. cilé, p. 22.

(2) Lactance, De mortihus persecutorum, 15; cf. De Witte, du Christianisme de quelques impératrices romaines^ dans Cahier et Martin, Mélanges d'archéologie , t. III, p. 192 et suiv.

LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 57

n'indique l'époque de leur conversion, on peut la reporter avec vraisemblance au temps de l'établis- sement définitif de Dioclétien en Orient. Peut-être est-elle due à quelqu'un de ces serviteurs chrétiens que riiistoire nous montre aussi nombreux pour le moins dans le palais impérial de Nicomédie que dans celui de Rome. Eusèbe rapporte que Dioclétien les aima comme ses propres enfants (1). « Que dirai-je, ajoute-t-il, de ceux de nos coreligionnaires qui ser- vaient dans le palais? A eux, à leurs femmes, à leurs enfants, à leurs esclaves, on laissait la faculté de suivre ouvertement leur religion : libres de se glo- rifier de leur foi, ils étaient préférés par le souverain à tous ses autres serviteurs. Parmi eux fut Dorothée , qui montra tant de bienveillance à nos frères, et pour cette cause mérita d'être élevé en dignité au- dessus de tous les magistrats et de tous les gouver- neurs de provinces (2). On doit lui joindre le célèbre Gorgonius, et tant d'autres qui, dociles à la parole de Dieu, partagèrent leur gloire (3). » Un de ceux-ci, Pierre, est nommé ailleurs par l'historien [k) : il était, comme les précédents, au nombre des intimes servi-

(1) rvYUTÎtov aÙTOiç ôtaôÉuEi Téxvcov ).£i7rd[JLevoi. Eusèbe, Hist. EccL,\lll 6, 1.

(2) « On sait les noms d'un grand nombre de personnages qui, dans l'emploi de grand camérier, parvinrent à un pouvoir étendu sur tou- tes choses et presque sans limites, mais qui furent aussi subitement renversés par un caprice du maître qui les avait élevés. » Saglio, art. Cubicularius , dans le Dictionnaire des antiquités, 1. 1, p. 1577.

(3) Eusèbe, Hist. Eccl, VIII, l.

(4) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, G.

58 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

teiirs du prince, eunuques ou cubiculaires (1), qui, dans une cour déjà façonnée à l'étiquette orientale, approchaient seuls « la divine personne » du maître, et obtenaient quelquefois, à ce titre, un pouvoir ou des honneurs supérieurs à ceux des plus hauts ma- gistrats (2).

La faveur de Dioctétien ne s'arrêtait pas aux chré- tiens du palais impérial : elle s'étendait à ceux des fidèles qui voulaient servir l'État dans les charges pu- bliques. Les fidèles s'en abstenaient ordinairement, parce qu'à l'exercice des magistratures étaient pres- que toujours attachées des obligations contraires à leur conscience : offrir des sacrifices, donner des jeux, par conséquent renier le Christ soit dans sa religion, soit dans sa morale (3). Mais toutes les fois que des empereurs tolérants avaient permis à ceux que leur naissance appelait aux honneurs de s'abstenir de ces accessoires de leur charge , et d'en remplir seulement les devoirs essentiels , on les avait vus accepter avec

(1) BafftXixoù; ixatôa;. Ibid., 6, 1, 4.

(2) Je n'ai pas cité parmi les serviteurs chrétiens du palais le pré- tendu grand camérier Lucien, auquel tous les historiens,' depuis le prudent Tillemont {Mémoires, t. V, art. ii sur la persécution de Dioclétien) jusqu'au dernier historien de cette persécution, Mason {ihe Persécution of Viocletian, p. 40, 348), attribuent en partie la conversion de tant de serviteurs impériaux. M. l'abbé Batiffol a dé- montré {Bulletin critique, 1886, p. 155-160) le caractère apocryphe de la célèbre lettre de Théonas à Lucien , publiée d'abord par d'Achéry, Spicilegium , t. XII, p. 545.

(3) Sur le petit nombre et répoqu« des inscriptions relatives à des magistrats chrétiens, voir Kraus, art. Magistratus christianus, dans Real-Encykl. der christl. Alterth., t. II, p. 352.

LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 59

joie l'occasion de se rendre utiles au public (1). Quel- ques exagérés, souvent plus voisins des sectes héré- tiques que de l'Église orthodoxe, persistaient seuls dans une abstention systématique : la grande masse des chrétiens, docile à l'enseignement modéré de ses chefs, ne les suivait pas dans cette voie fausse. Aussi les vrais fidèles s'empressèrent-ils de mettre à profit les bienveillantes dispositions de Dioclétien. Celui-ci nomma au gouvernement de plusieurs provinces des chrétiens déclarés, en les dispensant des sacrifices (2), comme s'en dispensaient déjà, sous ses yeux mêmes, sa femme et sa fille (3). Eusèbe nous fait connaître deux de ces fonctionnaires, qui furent plus tard mar- tvrs : (c Philorome, investi dans Alexandrie d'une charge élevée de l'administration impériale, et qui, à cause de sa dignité et de son rang parmi les Romains, rendait chaque jour la justice entouré de soldats (4) ; Adauctus, Italien de naissance, ayant passé par toutes les charges de la cour, et obtenu celle d'intendant des

(1) Histoire des persécutions pendant la première moitié du troi- sième siècle, 2^ éd., p. 278-285.

(2) Tûv xpaxo'jvTtov al Trspl toijç T?;[jL£Tépouç ôe|i(6(T£i;, oi; xai fàç tûv èôvwv £\j$y_£ipi!^ov YiYEjjLovîaç, t>ï; Tiepl t6 6Û£tv àytovia;... aÙTOÙç à7:a),XàT- TovTsç. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 1, 2.

(3) Cela résulte de Laclance, De mort, pers., 15.

(4) OIo; 4'i)v6pa)îxo; ^v, àp/rjv riva Tr)v Tvyovaav i^; xat' 'A),£|àv- ôpeiav i^a(jikiy.T,ç oioixiQCEto; £YX£X£tpt(TîX£voç , 6; (X£Tà toO àÇttofiaTo; xal xr]? 'Pwjxaïx^ç Tt!A^; ÛTiè cTTpaTiwTaiç ôopuçopou[i£vo; Ixàerrriç àv£xpivETO fifXfpaç. Eusèbe, Hist. Eccl. , VIII, 9, 7. Philorome élail probablement soit le juridicus Alexandrix, soit l'àpxtSixaffTyiç; voir Marquardt, Ro- mische Staatsverwaltung, t. I, p. 452-456,

GO LES CHRETIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXFMIEN.

finances et du domaine impérial, qu'il exerçait avec la réputation d'une grande intégrité (1). »

L'aristocratie chrétienne des villes put aussi rem- plir, sans faire acte d'idolâtrie, des charges munici- pales, là du moins ne dominait pas une intolérante majorité de païens. D'un concile tenu apparemment avant la dernière persécution, pendant la période de paix qui nous occupe (*2), nous apprenons que, même en Occident, des fidèles eurent la dignité de flami- nes municipaux sans sacrifier et sans donner des jeux (3). Cependant ces fonctions, exercées sous le

(1) Kai Ti; eTspo; *Pto|xaïy.r;ç à^ia; è7tei>Y]{jL{A£V0(;, "AoauxToç ôvo[xa, YÉvoç TÔJv irap' 'iTaXoî; iTiiar,[L(ù'/ , oià iràoriç ôie),6à)v àvrjp t% irapà ^a- (TiXsOffi Tt|x^ç, w; V.OÙ tàç xaOôXoy otoix^nffewç Trjç Tiap' aÙTOî; xa).0'j[xévyi: {xaYKTtpoTrjTÔ; xe xai xaôoXixdTrjTo; àfjLSfjLTrTw; 8'.6).0eTv. Eusèbe, Hist. Eccl., VJU, 11, 2.

(2) La date tant débattue du concile d'Illiberis (Grenade) a été avec raison placée à celte époque par M. l'abbé Duchesne, le Concile d'El- vire et les /lamines chrétiens, dans les Mélanges Renier, 1886, p. 159-162.

(3) Le canon 3 du concile d'Illiberis frappe d'une peine canonique « flamines qui non immolaverint, ?ed munus lanluin dederint, » Il était donc à cette époque permis d'être llamine en s'abstenant de l'un et de l'autre. Cf. les canons 4 et 55. « A la place des combats de gla- diateurs, des courses de char et autres fêtes du même genre, le fla- mine pouvait offrir à ses concitoyens un travail d'utilité publique, un pont, une basilique, une réparation de route ou d'égout, faire les frais d'un repas public, ou, plus simplement encore, distribuer une certaine somme d'argent entre ses concitoyens. Ceux qui, après avoir trouvé le moyen d'esquiver les sacrifices, se décidaient à donner des jeux, cédaient à la tentation de paraître, de faire admirer leur magnificence, de recevoir les applaudissements de la foule et les félicitations des gens comme il faut. Le concile jugea qu'un chrétien avait quelque chose de mieux à faire, et que, du moment on lui permettait d'exercer le flaminat, il dj&vait au moins consacrer à des travaux

LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 61

regard des habitants d'une même ville, jaloux de leurs coutumes et de leurs pompes locales (1), pou- vaient entraîner quelque concession apparente aux usages idolâtriques : il était difficile aux flamines de ne pas porter au moins la couronne des prêtres, in- signe de leurs fonctions (2), aux duumvirs de ne pas veiller à l'entretien des temples et des théâtres (3) : l'Église les toléra néanmoins, en leur imposant de légères pénitences (4). Mais dans certaines cités, sur- tout en Orient, cette indulgence ne fut pas nécessaire. Soit que la masse de la population y professât déjà le christianisme, soit que le gouverneur de la province fût lui-même chrétien, ou au moins très tolérant, on vit les charges municipales de plusieurs villes gérées par des fidèles, sans aucun compromis entre leurs fonctions et leur foi. Une ville de Phrygie avait tous ses magistrats chrétiens, le logiste, le stratège, les membres de la curie (5). En Thrace, un des décurions

utiles l'argent que la coutume l'obligeait à dépenser. » Duchesne, l. c, p. 171.

(1) Le canon 57 montre des chrétiens prêtant par faiblesse ou par entraînement leurs vêtements pour servir aux processions païennes.

(2) Canon 55. Sur les magistrats stéphanophores, voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, § 112, p. 263-265.

(3) Héfélé, Histoire des conciles, trad. Delarc, t. I, p. 158.

(4) Les flamines qui ont porté des couronnes sont privés de la com- munion pendant deux ans (canon 55); aux duumvirs il est défendu d'entrer dans l'église pendant l'année de leur charge (canon 56). « En se bornant à cette défense, le synode fit preuve d'une grande modéra- tion et de sages égards. La défense absolue d'exercer ces fonctions aurait livré aux mains des païens les charges les plus importantes des villes. » Héfélé, l. c.

(5) AoY'^TTr.ç Te auto; xaî ffTpatyiYo; aùv toT; èv TeXei Ttôton. Eusèbe,

62

LES CHRETIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.

d'Héraclée put même être diacre sans cesser de siéger dans rassemblée municipale et d'entretenir des rapports amicaux avec les bureaux du gouver- neur (1).

Telle était, dit Eusèbe, « la grande bienveillance que les souverains montraient alors à notre reli- gion (2). » Cette bienveillance fut naturellement imi- tée par les officiers publics, surtout dans les régions résidait l'empereur. Eusèbe, témoin oculaire, note « les égards, le respect, les grands honneurs accor- dés à l'évêque de chaque Église par tous les magis- trats et les gouverneurs (3). » Depuis longtemps déjà les évéques avaient été, par la force des choses, tirés de l'obscurité et de la retraite, pour prendre rang parmi les personnages principaux des cités. On se souvient de Gallien reconnaissant leur diernité et leur adressant nominativement des rescrits (4). On n'a pas oublié la grande place occupée par Paul de Samosate dans une cité aussi considérable qu'Antioche (5). En Espagne, des évéques comme saint Fructueux avaient

Hist. Eccl., VIII, 11,1. Le lo-^invr,: équivaut au curaior civitatis, le <TTpaTTiYà; à l'irénarque; voir Marquardt, Rômische Staatsverwal- tung, t. I, p. 85, 162, 213, 228.

(1) Passio S. Philippi, 7, 10; dans Ruinart, p. 447, 450.

(2) KaTà 7coX).r,v, yiv à'zécoiW* ^^îpî '& tôyiia, çiÀiav. Eusèbe, Hist. Eccl., VIII, 1, 12.

(3) 0:a; xai to'j; xa6' éxc£(7T7)v £y.y.).r,i7{av âoyovTa; r.r^ îrâdiv èTTi- Tponoi; y.aî rjefJLOffiv à.T.ooo'/r^i f,v ôpàv àÇioufiivoviç. Ibid., 1, 5.

(4) Les Dernières Persécutions du troisièine siècle ^ éd., p. 172,

(5) Ibid., p. 216.

LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 63

gagné naguère raffection des païens (1). Maintenant, les hommages officiels consacraient la situation ac- quise, et les gentils eux-mêmes s'accoutumaient à regarder avec respect des hommes auxquels les ma- gistrats rendaient honneur.

Les évêques se hâtèrent de mettre à profit ce mo- ment favorable. Se croyant sûrs de l'avenir temporel de leurs communautés, voyant leurs ressources ac- crues, leurs entreprises protégées, ils voulurent don- ner au culte chrétien la splendeur qui lui manquait encore. Une soudaine émulation s'empara d'eux, comparant aux beaux temples du paganisme les humbles édifices, cachés souvent dans les faubourgs, dont s'étaient jusqu'à ce jour contentés les chrétiens. Il fallait d'ailleurs préparer des abris plus spacieux à leur multitude, chaque jour croissante à la faveur de la paix (2), et que les anciennes églises ne suffisaient plus à contenir (3). Aussi vit-on non seulement celles- ci embellies et agrandies, mais de nombreux et vastes édifices chrétiens, « neufs depuis les fondations, » s'élever « dans toutes les villes » et prendre place parmi leurs monuments (4). A Nicomédie, l'église

(1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 103.

(2) Ta; [xvipiàvSpoyç èx&iva; èiriauvaywYà; xal Tzlrfir, twv xaxà uà^av TCÔXtv à0poi(T|xàT(ov, Ta; èuiffrjjxoy; èv toi; 7ipo(7£"jxxr,p:'ot; (7'jvopo(ià;. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, l, 5.

(3) '^Qv ÔY) svexa {JLr)ôa(Aw; Iti toT; 7ia),aioî; 0'.xooo{x-/-|aa(Jtv àpxoO[JLîvoi. Ibid.

(4) Eùpsîa; ei; TtXaTo; àvà Tiàffa; Ta; îroXet; ex Osp-eXicov àviaxtov èxx>.r< ffia;. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 1, 5.

64 LKS CHRÉTIENS SOUS DlOCLETiEN ET MAXIMIEN.

principale, fort haute (1), fut construile sur une colline, en vue du palais impérial. Une des églises de Carthage, la basilica novorum, dont nous parlerons plus tard en racontant la persécution, fut probable- ment aussi bâtie à cette époque (2). Au même temps remonte le canon du concile d'illiberis prohibant dans les églises les peintures « de tout ce qui est ho- noré et adoré (3); » discipline rigoureuse et tout exceptionnelle , qui s'explique apparemment par des circonstances locales, mais fait supposer qu'en Es- pagne comme ailleurs on renouvelait alors et on dé- corait les édifices sacrés. Il semble qu'on ressentit une fièvre de construction religieuse égale à celle qui agita certaines années du moyen âge, et que l'on ait pu dire dès lors, comme fera sept siècles plus tard un chroniqueur, que « le monde se revêtait de la blan- che robe des églises. »

Ce mouvement se fit sentir à Rome comme dans le reste de l'Empire (4). Il n'est pas douteux que, parmi les églises titulaires qu'on y comptait au cinquième siècle, beaucoup n'aient été fondées avant la dernière

(1) « Fanura illud editissimura. » Laclance, De mort, persec, 12.

(2) Saint Augustin, Brev. coll. cum donat., III, 13. L'emploi du mot basilica pour désigner les églises construites sous Dioclétien est assez fréquent en Afrique (saint Optât de Milève, De schism. donat., III, 1; Gesta purg. Felicis; Gesta purg. Cxciliani), mais paraît spécial à ce pays. Les autres écrivains contemporains de Dioclétien, Lactance, Arnobe, Eusèbe, se servent seulement des mots ecclesix, conveniicula, oïxouç 7rpo(T£uy.TYjpi(ov, eOxTripîouç. Voir De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 461.

(3) Canon 36.

(4) De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 202.

LES EGLISES, LE NEO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. G5

persécution (1). Probablement les plus anciennes fu- rent agrandies ou même reconstruites pendant la paix dont jouirent les fidèles après les orages qui, à Rome, les avaient agités au débat du règne de Dio- clétien. Cependant, en cette capitale le paganisme étalait ses pompes officielles, ses grands sacerdoces avaient leur siège, l'aristocratie lui restait presque entière attachée par intérêt et par politique autant que par conviction, le chef de l'Église, malgré sa su- prématie reconnue de la puissance publique elle- même (2), ne pouvait entretenir avec les sénateurs et les consuls des rapports analogues à ceux qui s'étaient noués entre les autres évêques et les fonctionnaires des villes de province (3). Aussi l'expansion exté- rieure et pour ainsi dire monumentale du christia- nisme paraît-elle s'être faite à Rome avec moins d'assurance qu'ailleurs. Au lieu qu'en Orient Eusèbe montre les nouveaux sanctuaires chrétiens s'élevant au centre même des villes (4), à Rome presque toutes les églises titulaires occupent une zone relativement excentrique (5). La partie centrale, le cœur de la ville, se trouvaient le Capitole, le Palatin, la Voie

(1) Duchesne, IVotes sur la topographie de Rome au moy en âgc^ H, p. 31-32 (extrait des Mélanges cV archéologie et d'/iù^oire publiés par l'École française de Rome, t. VIT, 1887).

(2) Eusèbe, Hist. EccL, VH, 30, 19. Cf. les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 239.

(3) Voir les réflexions de Milman, Historij of christianity, 1. 1, p. 381.

(4) 'Avà Tiiaa; Tà;TiôXsi;. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 1, 5. Remarquez la force de la préposition àvà.

(5) Duchesne, p. 30; cf. Milman, l. c.

IV. 5

GG LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.

Sacrée , les divers Forums, le (irand Cirque, ne ren- ferme pas dans ses quatre régions (1) de « titres » chrétiens dont on puisse placer Torigine avant la fin des persécutions (2). Les pontifes qui gouvernèrent successivement l'Église de Rome au temps qui nous occupe, Gains et Marcellin, conservaient la mémoire de la persécution partielle qui venait d'y sévir, et croyaient peu à la durée du repos dont celle-ci avait été suivie.

Aussi semblent-ils avoir porté surtout leur attention sur les catacombes, l'un d'eux avait, dit-on, cher- ché naguère un refuge (3). Ils profitent de la sécurité momentanément rendue aux chrétiens pour y faire de grands travaux. La nature même de ces travaux montre que ceux qui les ordonnèrent sentaient l'in- stabilité de la situation présente , et craignaient une persécution future. Avant la dernière moitié du troi- sième siècle, les assemblées liturgiques qui avaient lieu à certains jours dans les cimetières s'étaient sur- tout tenues dans les salles ou petites basiliques élevées à la surface du sol, entre les limites de l'enclos exté- rieur (4). Après les édits seulement qui, violant le droit commun des sépultures, interdirent sous Va- lérien la fréquentation des cimetières chrétiens (5), les

(1) IV Templum Pacis, VIII Forum romanum, X Palatiuus, XI Circus Maximus.

(2) Duchesne, l. c.

(3) Libei' Pontificalis, Gai us; éd. Duchesne, t. I, p. 161. Voir plus haut, p. 7.

(4) De Rossi, Roma sotlerranea, t. III, p. 488.

(5) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, éd., p. 52-55.

LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 67

fidèles s'accoutumèrent à tenir secrètement des réu- nions dans leurs parties souterraines. L'architecture intérieure des catacombes commença de se transfor- mer à partir de cette époque : les chambres funé- raires s'agrandirent, prirent la forme de salles de réunion ou même de petites basiliques, afin de rendre possible la célébration des saints mystères devant un grand nombre d'assistants (1). Les dernières années du troisième siècle furent employées à multiplier dans les catacombes ces chapelles souterraines : les papes semblent avoir songé dès lors au jour non seulement les sanctuaires extérieurs des cimetières seraient de nouveau interdits, mais même les égli- ses de la ville ne pourraient plus être fréquentées. De , dans la partie du cimetière de Calliste qui paraît avoir été aménagée vers cette époque par une bran- che chrétienne de la gens Aurélia (2) , l'excavation de vastes salles, recevant l'air et le jour par des lumi- naires (3), communiquant souvent entre elles par groupes de deux, trois ou même quatre (4-), et pou- vant contenir de nombreux fidèles (5) : l'une, creu- sée par les soins de l'archidiacre Severus, porte la date du pontificat de 3Iarcellin, jiissiipapœ sui Mar-

(1) De Rossi, Roma soiterranca, t. III, p. 488.

(2) Ibid., p. 25-29.

(3) Sur la construction de nombreux luminaires dans les catacombes avant le quatrième siècle, et en particulier au temps de Dioclétien, ibid., p. 422-423.

(4) Ihid., p. 425.

(5) Ibid., p. 45, 49, 61-64, 71-73, etc.

68 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

cellini (1). Au cimetière Ostrien, sur la voie Nomen- tane, plusieurs cryptes, garnies d'une sorte de tri- bune où devaient être posés l'autel avec le siège du pontife, appartiennent à cette époque (2) : une ins- cription donne la date de 291 (3). La prévision des papes paraît avoir été plus loin encore : redoutant que les cimetières possédés en commun par l'Église ro- maine fussent, dans un jour prochain, l'objet d'une confiscation, ils paraissent avoir obtenu des possesseurs de l'antique hypogée connu sous le nom de Priscille, sur la voie Salaria, et demeuré propriété privée, l'au- torisation de creuser des galeries et des chambres à l'étage inférieur (4) : ce travail, dont on admire les vastes proportions et la régularité extraordinaire, fut commencé en vue de préparer un nouvel asile aux sé- pultures des fidèles.

On voit qu'à Rome l'autorité ecclésiastique ne s'en- dormait pas, et se tenait prête à tout événement. Ail- leurs, il n'en était pas de même : une sécurité exagérée avait pénétré les âmes, et, comme il arriva plusieurs fois dans les premiers siècles (5), amolli les courages. Une messe latine contient une prière qui porte en elle sa date, et appartient à ces époques incertaines le

(1) De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 4G et pi. V, 3.

(2) Ibid., p. 487-488.

(3) De Rossi, Inscriptiones christianx wbis Romx, n" 18, 1. 1, p. 25.

(4) De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 203.

(5) Voir les plaintes d'Origène et de saint Cyprien, à la veille de la persécution de Dèce, Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2^ éd., p. 261-263.

LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 09

christianisme naissant flottait, pour ainsi dire, entre la paix et la persécution; avant la récitation des di- ptyques renfermant les noms des martyrs, des confes- seurs, des fidèles défunts, le prêtre demande à Dieu, « si le repos sourit, de continuer à le servir, si la ten- tation survient, de ne pas le renier, » si quies adridat, te colère^ si temptatio ingruat, non negare (1). Beau- coup d'Églises avaient oublié l'un et l'autre péril : se croyant assurées contre le retour de la tempête, elles s'abandonnaient aux douceurs de la paix, sans songer qu'il y a plusieurs manières de renier Dieu, et que dans la paix comme dans la tempête on lui peut de- venir infidèle. Plusieurs canons du concile d'Uliberis montrent les abus qui, même en Occident, s'introdui- saient dans les mœurs et la discipline. On y voit non seulement les vices que la morale chrétienne eut à ré- primer dans tous les temps , mais encore les désordres particuliers aux époques de prospérité. Les mariages entre chrétiens et infidèles (2), les divorces (3), la cruauté envers les esclaves (k) , la possession d'esclaves de luxe et de plaisir (5), l'usure (6) , la délation (7), la

(1) Mone, Lateinische und griechische Messen, Francfort, 1850, p. 22; cf. De Rossi, Bullettino cil archeologia cristiana, 1875, p. 21 Roma sotterranea, t. III, p. 489.

(2) Canons 15-17.

(3) Canons 8-10.

(4) Canon 5.

(5) Canon 67.

(6) Canon 20.

(7) Canon 73.

70 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLKTIEN ET MAXIMIEN.

diffamation publique (1), la négligence des offices chrétiens (2), la fréquentation des cérémonies païen- nes (3) , les jeux de hasard (4), les sortilèges (5) , sont reprochés au peuple et frappés de peines canoniques; de plus, nous apprenons du concile que des vierges consacrées à Dieu oubliaient leurs engagements (6), que des évêques, des prêtres et des diacres menaient une vie scandaleuse (7) , ou abandonnaient leurs églises pour fréquenter les marchés et faire le né- goce (8), que des clercs prêtaient à intérêt (9). Sans doute , de ce que des fautes sont énumérées et punies par les canons, il serait téméraire de conclure qu'elles étaient communes à tous , et autre chose que des ex- ceptions (10) ; cependant le soin avec lequel elles sont

(1) Canon 52; ce canon défend d'afficher des libelles difFamatoires dans les églises, et prouve encore l'existence d'édifices spécialement consacrés au culte.

(2) Canons 21, 45.

(3) Canons 57, 59.

(4) Canon 79.

(5) Canon G.

(6) Canon 13.

(7) Canon 18.

(8) Canon 19. Déjà, au milieu du troisième siècle, saint Cyprien condamnait cet abus, De lapsis, 5, 6. Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, éd., p. 263.

(9) Canon 20.

(10) On me saura gré de reproduire ici de justes observations de M. l'abbé Duchesne : « Si nous trouvons dans le concile une énuméra- tion si complète et si précise des fautes qui affligeaient la société chrétienne à la fin du troisième siècle, nous y trouvons aussi une sévérité de répression bien propre à nous donner une haute idée de l'idéal moral représenté par les prélats de ce temps et réalisé en somme dans leurs Églises. On n'aurait pas été si dur envers les pé- cheurs s'ils avaient été bien nombreux, s'ils avaient trouvé quelque

LES ÉGLISES, LE NEO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 71

ici notées montre que ces exceptions se produisaient quelquefois, et que les évêques réunis à Illiberis de tous les points de rEspag'ne(l) sentaient la nécessité de guérir des maux qui menaçaient de s'étendre à leurs Églises, grâce au relâchement universel produit par la paix.

Nous n'avons point pour l'Orient de documents aussi précis : mais plusieurs phrases d'Eusèbe, malheureu- sement trop oratoires , nous font connaître la situation des chrétiens dans ces contrées leur sécurité parais- sait encore plus grande. Même en taxant de quelque exagération (2) les paroles d'un contemporain plus frappé, comme il arrive souvent, du mal que du bien, phis empressé à condamner les fautes de ceux qui manquaient à leurs devoirs qu'à rappeler les vertus de tant d'autres qui demeuraient fidèles, on doit avouer que beaucoup d'Églises d'Orient étaient en décadence. « La hberté dont elles jouissaient avait fait tomber leurs membres dans la négligence et la mol- lesse. De étaient sorties les rivalités , les guerres in- testines, où les paroles blessent comme des armes. On avait vu les évêques s'élever contre les évêques, les peuples contre les peuples... Sourds aux avertisse- ments de la justice divine , les chrétiens semblaient croire avec les impies que les choses humaines vont

appui dans l'opinion et la coutume. » Bulletin critique, 1885, p. 335.

(1) Au nombre de dix-neuf; Héfélé, Histoire des conciles, trad. De- larc, t. I, p. 131.

(2) « Perhaps with something of the exaggeralion of religions humi- liation, » dit Milman, History of christianity, t. I, p. 379.

72 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLETIEN ET MAXIMIEN.

au hasard, sans providence qui les conduise; aussi multipliaient-ils tous les jours leurs crimes : les pas- teurs, méprisant les règles de la religion, se déchi- raient mutuellement : chacun voulait le pouvoir, pour en faire une tyrannie (1). » Eusèbe laisse dans l'ombre les désordres moraux , soit que les Églises d'Orient en eussent été heureusement préservées (2) , soit que les divisions qui y régnaient et surtout les rivalités des chefs lui parussent le trait principal du triste tableau offert par ces Églises aux regards des chrétiens et des païens (3).

Les païens intelligents observaient avec soin ces défaillances, et s'efforçaient d'en profiter pour at- tirer les chrétiens douteux. On connaît l'évolution in- sensiblement accomplie par le polythéisme, et par- venue à son apogée dans la seconde moitié du troisième siècle (i). Ses forces dispersées jadis se sont concentrées en une sorte de monothéisme solaire, donnant satisfaction tout ensemble à la raison qui tend chaque jour davantage vers l'unité divine, et aux

(1) Eusèbe, Hist. Eccl, VIII, 1, 7, 8.

(2) « Christian charity had piobably suffered more than Christian purity, » dit encore Milman (p. 378), dont les jugements sur cette époque sont très remarquables.

(3) Que ce tableau soit ou non complet, le lecteur impartial recon- naîtra l'injustice de l'appréciation de Gibbon, écrivant : « Le plus grave des historiens ecclésiastiques, Eusèbe, avoue indirectement avoir raconté ce qui pouvait tourner à la gloire de la religion, et supprimé tout ce qui pouvait lui faire honte. » Décline and Fall of rom. Emp., XVI.

{\) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 227, 236.

LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 73

habitudes idolAtriques, qui veulent un Dieu matériel. Les autres divinités ne sont plus que des émanations, des vertus ou des symboles du dieu Soleil, adoré seul sous tant de noms difterents (1). C'est lui qui paraît dans Apollon aux flèches lumineuses, dans Mithra, feu purificateur (2) , dans Sérapis (3) ou dans Baal (4). Jupiter, bien qu'assimilé parfois aux divinités so- laires (5) , demeure cependant le dieu politique , per- sonnification de la souveraineté : quand Dioctétien veut entourer son pouvoir d'une auréole sacrée, il

(1) « Diversae virtutes Solis nomina diis dederunt, et omnes deos referri ad Solem. « Macrobe, Saturn., I, 17-23.

(2) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, éd., p. 227 et suiv.

(3) Médailles antiques avec "H).ioç SépaTciç, Sol Sarapis. H porte comme Mithra le titre d'invictus deus [Corp. inscr. lat., t. VI, 574). Sérapis est très souvent identifié avec Jupiter {les Dernières Persé- cutions du troisième siècle, 2°"* éd., p. 145); mais c'est alors une sorte de Jupiter solaire : Jovi Soli optimo maximo Sarapidi [Corp. inscr. lat., t. 111,3). A Porto, un temple était consacré Ail 'HXttp [xsyaXt.) Saparàûi, Jovi Soli magno Sarapadi (Visconti, Ann. delV Inst. di corresp. arch., 1868, p. 381 ; Dessau, Bull. delV Instit., 1882, p. 152; Gatti, Bull, delta comm. arch. comunale di Roma, 1886, p. 174).

(4) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2* éd., p. 232- 235; Bull, délia comm. arch. com., 1886, p. 144.

(5) Voir l'avant-dernière note. Jupiter Dolichenus, qui tire son nom de la cité de Doliche, dans la Commagène, est proprement une divinité solaire : il porte la couronne radiée, et est associé au taureau comme Mithra; on lui donne le nom de Juppiter optimus Sol prxstantissi- mus Dolichenus (Heltner, De Jove Dolicheno, Bonn, 1877, p. 5) et son culte est souvent associé à celui de la Lune (Visconti, Bull, delta comm. arch. com., 1875, p. 204; Marucchi, ibid., 1886, p. 134-138 et pi. V). Jupiter s'identifie aussi avec le dieu solaire phrygien Sabazius, qui lui-même s'assimile à Mithra : I. 0. M. DEO SABADIO [ibid., p. 140); comme avec le Baal ou le Beelphegor de l'Écriture : 10 VI BEELEFARO {ibid., p. 143-146).

74 LES CHRETIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

choisit le nom de Jovius, pour faire entendre qu'il est la tête pensante de Tenipire , dont son collègue Her- cule sera le bras. Mais s'il est appelé à se justifier de- vant l'armée du meurtre d'un de ses prédécesseurs, c'est un dieu « plus certain (1), » le Soleil, qu'il prend à témoin (2); et, plus tard, avant de se décider à proscrire les chrétiens, il ira consulter un oracle d'Apollon. Même pendant les années de paix qui pré- cédèrent cette résolution suprême, les chrétiens furent plus d'une fois sollicités d'adhérer à leur tour au culte nouveau, qui absorbait et résumait tous les au- tres. Déjà, de telles avances avaient été repoussées par l'inébranlable foi de TÉglise (3) ; mais le moment paraissait favorable pour les renouveler. A en croire les polémistes païens, la transition était ménagée d'a- vance par l'enseignement chrétien lui-même. Jésus n'est-il pas appelé la lumière du monde? le soleil de justice? Dieu n'a-t-il pas, selon les Écritures, placé son tabernacle dans le soleil? Un hérésiarque de la fin du second siècle, Hermogène, avait appliqué ce texte au Christ, et prétendu que le corps ressuscité du Sauveur habitait le soleil (4) : peut-être en souvenir de cette traduction grossière d'une poétique méta- phore , dès le temps de TertuUien on imputait aux

(1) « Deus certus Sol. » Expression d'Aurélien; Vopiscus, ^4?^- rel., 14.

(2) Vopiscus, Numer., 13.

(3) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 236- 237.

(4) Cité par Pantène, dans Routh, Reliquix sacrx, t. I, p. 339.

LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 75

chrétiens d'adorer l'astre radieux (1). Que leur res- tait-il à faire, sinon de prendre à la lettre les paroles des prophètes, des évangélistes et du Sauveur lui- même, et, sans abjurer le dogme de l'unité divine, sans renoncer même aux formes particulières de leur culte , d'entrer dans le concert que formaient mainte- nant toutes les religions antiques? Cet appel venait bien en son temps, alors que beaucoup d'Églises étaient envahies par l'esprit du monde , tandis que la religion païenne s'expliquait dans un sens chaque jour plus spiritualiste et plus raisonnable. Ses dé- fenseurs, ou plutôt ses réformateurs, s'appliquaient à écarter d'elle tout reproche d'idolâtrie. A les en croire, les statues des dieux n'eurent jamais d'autre objet que de perpétuer leur souvenir et de les rendre pré- sents à la pensée des adorateurs (2) ; même les mythes les plus obscènes et les plus révoltantes pratiques pre- naient une haute signification religieuse ou mo- rale (3) ; les sacrifices étaient simplement le symbole de l'amour et de la reconnaissance des hommes envers l'Être suprême dont ils ont reçu tous les biens {k). « Les chrétiens, disaient ces avocats du paganisme^ imitent nos temples , puisqu'ils construisent de grands

(1) Tertullien, ApoL, 16.

(2) Cité par Macarius Magnés ; voir Dictionary of Christian hio- graphy, t. III, p. 769.

(3) Sur le mythe d'Atys et la mutilation des prêtres de Cybèle, voir Porphyre, dans Eusèbe, Prœpar. evang., III, 11, et saint Augustin, De civ. Dei, VII, 25. Sur le culte de Vénus, de P riape , et même un culte plus obscène encore, voir Jamblique, Hepi Muaxv^ptwv, I, 11.

(4) Macarius Magnés, l. c.

76 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

édifices pour leurs assemblées religieuses, quoiqu'ils puissent prier Dieu dans leurs maisons, car Dieu sans doute écoute partout les prières (1). » Entre le culte païen, dont au prix de bien des contradictions on épurait ainsi la théorie, et le culte chrétien qui ri- valisait maintenant de splendeur avec lui, n'y avait-il donc pas de conciliation possible? Des églises comme des temples, l'encens et les prières ne pourraient-ils pas s'élever vers un même Être suprême , le Dieu vi- sible, la lumière dont les rayons éclairent tout homme qui vient en ce monde?

Ces raisonnements reposaient sur une équivoque : rien, dans le fond, ne se ressemblait moins que le Dieu du syncrétisme païen, informe conciliation de tous les systèmes , depuis les grossières religions de la nature jusqu'au spiritualisme le plus raffiné , et le Dieu uni- que, vivant, personnel, distinct du monde qu'il a créé, le Dieu jaloux de la Bible et de l'Évangile. Mais quelques ignorants, mal défendus par des mœurs re- lâchées et une discipline affaiblie, purent se laisser prendre à de séduisants sophismes : on dit même que des esprits d'une trempe plus ferme passèrent, vers ce temps, de l'Église au paganisme. Tels sont Théo- tecne et, si l'on en croit certains témoignages, Hié- roclès, qui figureront parmi les fauteurs les plus intelligents et les plus cruels de la persécution de Dioclétien.

Tous deux adoptèrent les doctrines néoplatonicien-

(1) Macarius Magnés, l. c.

LES ÉGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 77

nés, qui depuis Porphyre se posaient de plus en plus en rivales du christianisme. Il est difficile de saisir dans son essence cette mobile philosophie : elle se modifie selon ses interprètes, paraissant avec Porphyre une libre pensée presque aussi éloignée du néo-paganisme que de la religion chrétienne, redevenant païenne avec Jamblique par la théurgie et la divination , plus tard s'attachant avec Julien à la dévotion officielle et au culte solaire. Mais tous les Alexandrins de la fin du troisième siècle et du commencement du quatrième ont un sentiment commun, la haine du christianisme. Porphyre, si près quelquefois de l'Évangile par la pu- reté de sa morale et la sublimité de ses aspirations re- ligieuses (1), est acharné à en poursuivre les secta- teurs. Entre 290 et 300, il composa un ouvrage en quinze livres contre les chrétiens (2). On ne saurait, avec quelque vraisemblance, faire de lui aussi un transfuge du christianisme , comme Font essayé quel- ques écrivains (3) : mais peut-être des circonstances domestiques autant qu'une rivalité de philosophe le tournèrent-elles contre l'Église. Un passage de la lettre à sa femme Marcella insinue que les concitoyens de celle-ci essayaient de la détacher des doctrines de son mari (4), comme pour l'attirer à l'Évangile (5). Quoi

(1) Voir surtout le traité de l'Abstinence et la lettre à Marcella.

(2) Ka-rà XpiaTiavwv >.6yoi. Eusèbe, Hist. EccL, VI, 19; saint Augus- tin, Retract., II, 13; saint Jérôme, De viris illustr., 81.

(3) Socrale, Hist. Eccl. , III, 19.

(4) Ad Marcellam, 1, 3, 5. Porphyre prétend même avoir été par eux menacé de mort.

(5) Jules Simon, Histoire de l'École d'Alexandrie, t. II, p. 98-100.

78 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

qu'il en soit, les livres de Porphyre contre les chré- tiens, dont beaucoup de passages ont été conservés par les écrivains du quatrième siècle, montrent qu'il avait étudié avec le plus grand soin l'Ancien et le Nou- veau Testament. Comme Celse, il annonce une partie des objections que l'irréligion moderne croit avoir inventées, x^ais par plus d'un trait il diffère de Celse. Celui-ci, tout à la raillerie et à l'invective, est le Vol- taire du paganisme : Porphyre en serait plutôt le Renan. Il reconnaît la beauté morale, la sainteté de Jésus, et cite des oracles qui le proclamaient un grand homme de bien, un sage, un immortel (1). Mais c'est pour taxer de folie les disciples qui ado- rent comme un Dieu leur maître d'une femme et mort sur une croix (2). Sa critique paraît d'hier : il affirme que les prophéties de Daniel ont été écrites après coup, puisque l'événement les montre accom- plies (3). Très habilement surtout il bat en brèche le système d'interprétation allégorique des livres saints, appliqué avec excès par Origène (4), et, après avoir ramené tout à la lettre, il soumet celle-ci à un minu- tieux examen. Le Nouveau Testament est particulière- ment passé au crible. Comme fera Strauss, il s'efforce

(1) Eusèbe, Demonsir. evang., III, 6; saint Augustin, De civ. Dei, XIX, 23; De consensu evangeh, I, 7, 15.

(2) Saint Augustin, De civ. Dei, X, 28.

(3) Saint Jérôme, Prolog, in Daniel. C'est par des arguments ana- logues que M. Havet essaie de démontrer ce qu'il appelle « la moder- nité des prophètes. » Bévue des Deux-Mondes^ 1<^' et 15 août 1889.

(4) Eusèbe, Hist. Ecch, VI, 19.

LES EGLISES, LE NÉO-PAGANISME ET LA PHILOSOPHIE. 79

d'y montrer des contradictions, des inexactitudes, des invraisemJ3lances (1). S 'élevant parfois à des vues plus hardies, il devance l'école de Tubingue en met- tant en lumière le prétendu antagonisme de saint Pierre et de saint Paul (2). Par le souvenir de la for- tune qu'ont eue de nos jours cette recherche des an- tinomies ou ces hautaines affirmations, accompagnées parfois d'hommages attendris à la personne de Jésus séparé de ses disciples et de son œuvre, on se rendra compte de l'effet que les quinze livres de Porphyre durent produire sur l'opinion des contemporains (3). Pour le dissiper, les vrais fondateurs de l'exégèse chrétienne n'auront pas trop de tout un siècle.

Porphyre ne demeura pas sans imitateurs. Dès leur apparition , ses livres firent école : toute une littéra- ture antichrétienne s'en inspira. Porphyre, du moins,

(1) Saint Jérôme, Ep. 57; 123; Comm. in Matth., I, 9; Quxst. hehr. in Gènes., I, 10; Dialog. contra Pelag., II; peut-être Maca- rius Magnés, II, 12; III, 4, 6.

(2) Saint Jérôme, Ep. 112; Comm. iii Isalam, LIV, 12; Prolog, comm. in Ep. ad Galat.; saint Augustin, Ep. 82.

(3) On n'en a pas de témoignage direct; mais on sait par saint Cyrille d'Alexandrie que les livres publiés un demi-siècle plus tard contre le christianisme par l'empereur Julien, et contenant des arguments ana- logues à ceux de Porphyre, « ébranlèrent un grand nombre et firent beaucoup de mal à la foi, » Saint Cyrille, Contra Julianum^ preef. On peut conjecturer, d'ailleurs, la gravité du péril par le nombre des réfutations de Porphyre; Lucius Dexler en compte trente : les plus célèbres sont celles d'Eusèbe de Césarée, de Méthode de Patare, d'Apollinaire de Laodicée; Diodore de Tarse attaque Porphyre en même temps que Platon et Aristote dans son livre contre les fatalis- tes; l'historien ecclésiastique Philoslorge mentionne (X, 10) un livre de lui-même, aujourd'hui perdu, contre Porphyre.

80 LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN.

avait écrit avant la persécution, et jamais n'appela contre ses adversaires les rigueurs de la puissance publique. D'autres seront moins généreux : nous as- sisterons au répugnant spectacle d'écrivains officiels insultant par la plume les chrétiens au moment de les poursuivre comme magistrats. Mais avant de raconter Teffort suprême de l'Empire contre l'Église, et la part qu'y prirent les sophistes, il nous reste à exposer les réformes politiques et administratives de Dioclétien . qui auront une grande influence sur les vicissitudes locales de la prochaine persécution.

CHAPITRE DEUXIEME

l'Établissement de la tétrarchie et la persécution DANS l'armée (292-302).

I. L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE. Conféreiice des deux Augustes à Milan. Ils décident de s'adjoindre deux Césars. Conséquences politi- ques et religieuses de cette décision. Élection de Constance Clilore et de Maximien Galère. Nouveau partage de l'Empire. Vices et fana- tisme païen de Galère. Douceur et tolérance de Constance. Activité guerrière des quatre empereurs. Activité législative :édit sur les ma- riages, — édit contre les Manichéens. Souffrances du peuple. Édit de maximum. Réorganisation administrative. II. La persécution DANS l'armée. Grand nombre des soldats chrétiens. Répugnance de quelques chrétiens d'Afrique pour le service militaire. Influence sur eux des idées montanistes. Levée de troupes en Afrique. Le cons- crit Maximilien refuse de servir. Il est condamné à mort. Pour quel motif il mérite le litre de martyr. Commencement des vexations contre les soldats ctiréliens. On leur donne le choix entre un congé ignominieux et l'apostasie. Quelques-uns sont mis à mort. Soldats martyrisés après l'expédition de Galère contre les Perses. Veturius chargé de l'épuration de l'armée dans les États de Galère. Soldats martyrs en Mésie : Pasicrate et Valention. Le vétéran Jules. Nican- dre et Marcien. La persécution dans les États d'Hercule : soldats mar- tyrisés à Rome. Les quatre cornicularii. Saint Sébastien. Autres martyrs militaires en Italie. Le centurion 3Iarcel à Tanger. Le gref- fier militaire Cassien. Emeterius et Chelidonius en Tarraconaise. Dioclétien se décide tardivement à molester les soldats chrétiens d'Asie. Il les met en demeure de quitter l'armée ou de sacrifier. Mais il s'abstient encore de verser le sang.

L'établissement de la tétrarchie.

Les deux Augustes n'étaient point parvenus à paci- fier l'Empire. Malgré la prudence politique de Dioclé-

IV. 6

82 L'ETABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE.

tien et Ténergic guerrière de Maximien Hercule, toutes les frontières restaient menacées, tandis qu'au dedans des ambitieux se soulevaient. Carausius tenait toujours la Bretagne ; les Perses s'avançaient à l'Orient; les Quinquegentans , que nous avons déjà vus en mou- vement sous Yalérien(l), de nouveau s'agitaient aux confins de la Numidie et de la Mauritanie (2). On dit qu'à la faveur de ces troubles un usurpateur avait pris la pourpre en Afrique. La turbulente Egypte , qui allait, elle aussi, se donner un empereur, remuait peut-être déjà. La Syrie venait d'être pillée par les Sarrasins. Enfin, les peuples barbares, comme pris de vertige , se heurtaient les uns contre les autres dans le vaste champ clos borné par le Danube et le Rhin (3) : agitation toujours périlleuse pour le monde romain, dont les frontières s'ouvraient presque fatalement sous la pression des masses germaniques. Inquiet, Dioclétien, après avoir longuement visité les pro- vinces danubiennes (4), donna, à la fin de 290 ou au commencement de 291, rendez-vous à son collègue dans Milan. Il avait conçu un plan de réorganisation

(1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 153.

(2) Eusèbe, Chron.; Aurelius Victor, De Cœs., 39, 22, 39. Tillemont {Histoire des Empereurs, t. IV, p. 20) dit des Quinquegentans qu'on « n'en parle pas hors de ce temps-ci, » ce qui est inexact; voir la note précédente. Cf. Mullendorf, Appendice au Mémoire sur les provin- ces romaines de Mommsen, trad. Picot, p. 61.

(3) « Ruunt omnes in sanguinem suum populi. » Paneg. vet.f 111,16.

(4) Et peut-être remporté alors une Tictoire sur les Sarmates dont parlent les panégyristes.

LETABLISSêMENT de la TETRARCniE. 83

de l'Empire , qui ne pouvait s'exécuter que par rac- cord des deux Augustes.

Ce plan consistait à partager eitectivement les con- trées soumises à la domination romaine. La division établie naguère entre Dioclétien et Maximien Hercule l'avait été par la force des choses plutôt qu'en vertu d'une convention formelle : Dioclétien s'était chargé de garder l'Orient, Maximien de défendre l'Occident, comme, vingt-cinq années auparavant, Valérien et Gallien, ou, plus récemment, Numérien et Carinus. Aujourd'hui, c'était d'un partage véritable qu'il s'a- gissait. Cependant, même partagé, l'Empire serait encore trop vaste. Si bon général qu'il fût, Hercule ne pouvait être à la fois au nord et au midi, guerroyer tout ensemble contre les Francs et contre les Kabyles. Dioclétien , de son côté , n'eût pu sans cesse passer et repasser les Dardanelles, pour courir au Danube si les Goths remuaient, à TEuphrate si c'étaient les Perses. Le plan de Dioclétien se complétait donc en subor- donnant à chacun des Augustes un César investi pa- reillement d'un gouvernement territorial, mais cepen- dant maintenu dans la dépendance de l'Auguste, qui exercerait sur lui et sur ses États une sorte de suzerai- neté. Les deux empereurs, dont l'accord, depuis le commencement de leur règne simultané, avait été inaltérable, convinrent aisément de ce régime nou- veau, et s'entendirent sur le choix des personnes. Si ces questions furent agitées par eux, comme je le suppose, dans l'entrevue de Milan, ils ajournèrent à une année la proclamation des Césars.

84 L'ETABLISSEMENT DE LA TÉTRAHCIIIE.

Un tel projet valait bien, en ciTct, qu'entre la ré- solution et l'exécution on prît le temps de mûrir les détails et de prévoir les conséquences. Ce n'était rien moins que la ruine de l'ancienne constitution. L'in- novation la plus grande ne consistait pas dans le partage des États : comme les Césars devaient être inférieurs aux Augustes, et qu'entre ceux-ci mêmes il existait une hiérarchie , Dioctétien demeurant incon- testablement le premier, l'unité romaine restait pré- servée dans son lond. Mais son symbole idéal et son centre matériel allait être frappé de déchéance. Rome verrait d'autres capitales, sièges d'une administration et d'une cour, usurper la réalité du pouvoir, tandis qu'elle-même ne serait plus qu'une ombre antique et glorieuse, magni noniinis iimbra. Déjà Dioctétien, constructeur infatigable , avait fait de sa résidence habituelle , Nicomédie , une rivale de la ville éternelle par la grandeur et la beauté des édifices (1). Un coup plus sensible encore menaçait Rome. Dans la pensée des réformateurs, les Césars tiendraient des seuls Au- gustes leur titre et leur pourpre : le sénat ne serait appelé à intervenir ni dans le choix, ni même dans sa ratification. Et comme les Césars, par l'adoption, devenaient chacun l'héritier désigné de l'Auguste qui l'avait créé, le sénat n'aurait de rôle à aucune époque dans la transmission de la puissance souveraine , ha- bilement soustraite à tous les hasards de l'élection, aussi bien au choix raisonné des sénateurs qu'à l'accla-

(1) Lactance, De mort, pers., 7.

LÉTABLISSEMENT DE LA TETIURCHIE. 85

mation tumultueuse des soldats. Ainsi le génie poli- tique de Dioclétien allait mettre fin à l'une des prin- cipales causes de faiblesse de l'Empire, l'incertitude de la succession impériale ; mais en même temps il met- trait fin à Tune des dernières majestés romaines, celle du sénat : ce grand corps ne serait tout à l'heure que le plus solennel et le plus aristocratique des conseils municipaux , et Rome que la première des villes de province.

Si Dioclétien, au lieu de regarder encore l'Église chrétienne d'un œil favorable, avait déjà nourri la secrète pensée d'une persécution future, il se serait probablement aperçu d'une autre conséquence des réformes projetées : la différence que le partage de la souveraineté apportera, selon les lieux, dans l'exer- cice des édits qui pourront être rendus pour cause de religion. Lors des grandes persécutions du troi- sième siècle, sousDèce ou sousValérien, la guerre dé- clarée à l'Église par la puissance séculière avait éclaté dans toutes les provinces à la fois : quelques différences paraissaient dans la pratique , selon le tempérament des peuples ou le caractère des magis- trats (1) ; mais la volonté impériale était partout obéie, parce que les provinces ne reconnaissaient toutes qu'un même maître. Au contraire, alors que, sous Gallien, la souveraineté se trouva, de fait, quelque temps partagée, on vit l'Église en paix dans les États sou-

(1) Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, éd., p. 372.

86 L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRAKCIIIE.

mis à l'autorité ou à l'influence de Tempereur, et ce- pendant persécutée dans les contrées régnait le fanatique Macrien(l). Tout récemment encore, ne venait-elle pas de souffrir en Occident sous Maximien Hercule , tandis qu'elle restait en repos dans l'Orient sous Dioclétien? Plus grande encore sera l'incertitude de son sort, quand il y aura quatre souverains, indépendants en fait malgré le lien théorique de subordination qui existera entre eux, maîtres au moins d'aggraver ou de tempérer dans leurs provinces les édits rendus pour l'universalité de l'Empire. Le sort des chrétiens va donc dépendre , à l'avenir, du carac- tère des princes dans le domaine desquels ils habite- ront, et des intérêts particuliers de chacun d'eux. On pourra voir une partie du monde romain désolée par la guerre religieuse , une autre partie à peine touchée par elle; la persécution commencée s'arrêtant ici après quelque temps , poursuivie pendant de lon- gues années. Telle sera une suite inévitable des ré- formes de Dioclétien, sur laquelle certainement sa pensée ne s'arrêta pas : mais une Providence miséri- cordieuse semble l'avoir ménagée, afin que l'Église, dans les persécutions futures, ne perdit pas tout son sang à la fois, et trouvât toujours quelque lieu réparer ses forces.

Le l*""^ mars 292(2), le dessein étudié par les deux

(1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2" éd., p. 184.

(2) Selon Tillemont , Histoire des Empereurs, t. IV, p. 21 et 603- 604 ; d'après la plupart des historiens modernes, Borghesi , Mommsen,

L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE. 87

Aiigiistes fut enfin mis à exécution. Maximien Ga- lère et Constance Chlore furent élevés l'un et l'autre à la dignité de Césars. On procéda ensuite à la ré- partition des provinces entre les quatre souverains, ou plutôt on annonça cette répartition , depuis long- temps convenue sans doute. Dioclétien se réserva rOrient, avec FÉgypte, la Libye, les lies et la Thrace; Galère, son César, eut les provinces danubiennes, riUyrie, la Macédoine, la Grèce et la Crète. Maxi- mien Hercule conserva Tltalie, l'Afrique et, croyons- nous, l'Espagne (1); le César Constance reçut la

Wilmanns, Waddington, Duruy, 293. C. Jullian, les Transformations politiques de l'Italie sous les empereurs romains, \>. 189, s'en tient à l'opinion de Tillemont. De Champagny, les Césars du troisième siècle, p. 265, 269, hésite entre les deux dates.

(1) Julien {Orat. II) dit que Constance eut la Gaule, la Bretagne et l'Espagne. Aurelius Victor (De Cxs., 39] rapporte qu'Hercule eut l'Italie et l'Afrique, et Constance tout ce qui était au delà des Alpes, ce qui paraît comprendre l'Espagne. Un autre argument pourrait faire attribuer l'Espagne à Constance; on sait que la Mauritanie Tingitane en dépendait; or un magistrat de cette province, jugeant le centurion saint Marcel, le menace d'annoncer sa rébellion « aux empereurs et au César, » imperatorihus et Ceesari (Ruinart, p. 312). Cependant l'assertion contraire de Lactance, bien placé pour être renseigné, est formelle; il attribue [De mort, pers., 8) l'Espagne à Hercule avec l'I- talie et l'Afrique : cum ipsam imperii sedem teneret Italiam, suhja- cerentque opulentissimx provincix vel Africa vel Hispania. On verra, en effet, dans la suite, la persécution sévir en Espagne, pendant que la seule Gaule en était préservée par l'humanité de Constance : prxter Gallias ab Oriente ad Occasum très acerbissimx hestix sx- viebant, dit le même Lactance, 16; il résulte implicitement de cette phrase que l'Espagne était sous la domination d'une des très acerbis- simx bestix, Dioclétien, Hercule et Galère. J'ajouterai que les deux Augustes paraissent avoir, dans le partage des provinces, pris pour règle de se réserver les deux plus grosses parts, et aux Césars les plus

88 L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE.

Gaule et la Bretagne, avec Hercule pour suzerain. Les chrétiens mêlés alors à la politique, comme ces gouverneurs et ces magistrats dont parle Eusèbe, purent sans doute prévoir les résultats qu'aurait pour leur religion l'entrée des nouveaux membres dans le collège impérial. Galère et Constance n'é- taient pas des inconnus. Habiles généraux, l'un et l'autre avaient été formés à la guerre sous Aurélien et Probus (1). Pour tout le reste, rien ne différait plus que les deux Césars. Galère, fils de paysan, lui-même, dit-on, ancien bouvier (2) , gardait sous la chlamyde de l'officier supérieur comme sous la pourpre impériale la rusticité de son origine. Son corps était d'un géant (3) , ses manières rudes et hautaines (4) , ses goûts grossiers (5) : l'histoire le montre cupide et cruel (7) ; le sens droit et les ta- lents naturels qu'elle lui reconnaît restaient comme étouffés sous une honteuse ignorance (7) : non seule-

petites; or, si l'on jette un coup d'œil sur une carte de l'Empire ro- main, on reconnaîtra que l'Italie, l'Afrique et l'Espagne constituaient à Hercule une part égale à celle que faisaient à Dioclétien la Thrace, les provinces d'Asie, l'Egypte et la Libye, tandis que la Gaule et la Bretagne avec les provinces rhénanes correspondaient pour l'étendue aux provinces danubiennes et illyriennes, à la Macédoine, à la Grèce et à la Crète, domaine de Galère.

(1) Yospiscus, Aurel., 44; Probus, 22; Aurelius Victor, Epitome.

(2) Aurelius Victor, De Cœs.; Epit.; Lactance, De mort., pers., 18, 19.

(3) Lactance, 9; Eusèbe, Hist. Eccl., VIII, 16.

(4) Lactance, 21, 22.

(5) Eusèbe, Hist. Eccl., VIII, 16; Anonyme de Valois, 11.

(6) Lactance, 21, 23, 31.

(7) Aurelius Victor, Epitome^ 40.

L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE. 89

ment il n'avait ni politesse ni lettres, mais il ne se plaisait qu'avec ses semblables (1). Constance, Dacc comme Galère, était de grande famille, petit-neveu de Claude le Gothique (2). Sa santé toujours délicate, remarquable à la pâleur de son visage (3), ne l'avait point empêché de s'illustrer par des victoires (4); mais les maux de la guerre , qu'il avait vus de près, lui avaient donné de la compassion pour les misères des peuples. C'était une nature fine, distinguée, bien- faisante, modérée dans ses goûts, un de ces vaillants qui aiment la paix (5). Les sentiments religieux des deux princes étaient aussi peu semblables que leur origine, leur caractère et leurs mœurs. Comme na- guère Aurélien (6) , Galère gardait toutes les supers- titions de son enfance : il les tenait d'une mère aussi fanatique que la prêtresse de Sirmium (7), plus gros- sière même dans sa religion, car, au lieu de Mithra, c'étaient les divinités de ses montagnes qu'elle ado- rait par de fréquents sacrifices suivis d'interminables festins (8). Cette paysanne, qui conserva une grande

(1) Lactance, 22.

(2) Tilleniont, Histoire des Empereurs, t. IV, p. 77.

(3) D'où son surnom ô y\(ji^ô;„ le pâle; Zonare, Ann., éd. 1557, p. 243. Ce surnom ne se rencontre pas dans les inscriptions, pas plus que celui ^ Armentarius , le bouvier, donné à Galère.

(4) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, éd., p. 242.

(5) Lactance, De mort, pers., 18; Eusèbe, De vita Const., 1, 13, 14, \l\Hist. Eccl.,N\\\, 13;Eutrope, Brev., X, 1; Eumène, Paneg., IX, 5, 6, 10.

(6) Les Dernières Persécutions dic troisième siècle, éd., p. 227.

(7) Ibid.

(8) Lactance, De mort, pers., 9 : « deorum montium cultrix. » Il

90 LETAIiLlSSEMENT DE LA TETllARCIHE.

influence sur son (ils devenu empereur, lui avait inspiré, avec la passion de Tidolàtrie, une haine fa- rouche du christianisme (1). Constance, au contraire, était un de ces païens désabusés, qui essayaient de concilier le culte national avec la morale et la raison, et, méprisant les fables impures du polythéisme, élevaient leur cœur vers le Dieu unique , père de tous les hommes (2). Cette religion naturelle suffisait aux aspirations d'une âme à laquelle les incessantes occu- pations de la vie jnilitaire n'avaient guère laissé le temps de la méditation et de l'étude (3) ; mais s'il se contentait de la doctrine des philosophes, Constance ne leur avait emprunté aucun de leurs préjugés con- tre le christianisme : il se souvenait peut-être qu'il comptait parmi ses ancêtres une chrétienne et une martyre (4); peut-être aussi l'humble femme qui avait été la compagne de sa jeunesse (5), et que l'im-

s'agit probablement ici de ces divinités propres aux peuples germani- ques, les Fatœ,\e?, Maires ou Matronœ, les Sulevœ, les Campesires . fées, nomes ou génies des forêts et des solitudes, dont on retrouve fréquemment les noms sur les inscriptions des soldats d'origine bar- bare; voir Marucchi, dans le Bullettino délia comm. arch. comunale, 1886, p. 129-132.

(1) Lactance attribue cette haine à un ressentiment contre les chré- tiens, qui refusaient d'assister aux festins qu'elle offrait après les sa- crifices.

(2) Eusèbe, De vita Const., I, 17; II, 49. Théophane l'appelle xpto- Tiavoçpwv, un homme qui a des sentiments chrétiens.

(3) Aurelius Victor, De Cœs.

(4) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2' éd., p. 258.

(5) Sainte Hélène. Elle passe pour avoir été d'abord servante d'au- berge, s^aôw/ana (saint Ambroise, De obitu Theod.,^2', anonyme de Valois, 2). L'humilité de son origine l'empêcha sans doute d'être unie

L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCIIIE. 91

pitoyable politique le contraignit de répudier pour devenir le gendre de Maximien Hercule , lui avait fait

à Constance par un autre lien que celui du concubinatus. La Chro- nique d'Eusèbe dit que Constantin « naquit de la concubine Hélène, » Constantinus ex concubina Helena procreatus. Le concubinatiifi était la seule union possible entre un homme de rang élevé et une femme qux obscuro loconata e5^(Marcien, ?L\\.Digeste, XXV, vu, 3, § 1). C'est ce qu'indique Zozime quand il dit, avec un dédain affecté, que Cons- tantin naquit « du commerce avec une femme ni honorable ni légiti- mement mariée, » è; 6[jLi>>ta; yuvatxô; (rspivri;, oxiot xarà v6[xov (7uv- eXôouaïi;. Ici oO c-efxvyj équivaut à obscuro loco nata, oùoe xaxà v6[xov ffuveXôouaa marque la différence entre le concubinatus et les juxiœ nuptix. Mais s'il différait de celles-ci, le concubinatus différait plus encore des unions illicites ou immorales. C'était, en fait et en droit, un mariage d'ordre inférieur : obscuriori matrimonio ejus fi lius , dit Eutrope parlant de Constantin. La loi le sanctionnait (Marcien, l. c). Il était spécialement permis aux officiers et aux magistrats investis d'un commandement dans les provinces (Paul, ibid., 5). L'âge légal était le même que pour les justes noces (Ulpien, ibid., 1, § 1). Une telle union , que distinguait seulement de celles-ci la condition sociale de la femme, suffisait, disent les commentateurs, pour faire éviter les peines portées contre le célibat par les lois Julia et Papia Poppea. La concubine avait donc tout de l'épouse, sauf le titre. Môme celui-ci lui était quelquefois donné par l'usage : les historiens parlent d'Hélène comme de l'épouse de Constance, et considèrent sa répudiation comme un vrai divorce : uxores quas habuerant repudiare compulsi , di- remptis prioribus uxoribus, abjecta uxore priore , disent Eutrope et les deux Aurelius Victor de Constance aussi bien que de Galère {Brev., IX, 22; De Cœs., 39; Epit., 54). Une inscription de Salerne, gravée vers 323, l'appelle DIVI CONSTANTI CASTISSIMAE CONIVGI (Wilmanns, 1079). Ces expressions si remarquables ont même fait supposer à des écrivains d'époque et d'esprit très différents , tels que Tillemont [Histoire des Empereurs, t. IV, p. 613) et Mason [the Persécution of Diocletian, p. 144), que le mariage proprement dit avait existé entre Hélène et Constance, que Zozime l'avait nié par cet esprit de parti dont il a donné tant de preuves, et qu'Ambroise et d'autres Pères s'étaient égarés à sa suite. L'auteur de l'article Helena, dans le Dictionary of Christian biography, t. II, p. 831, émet une une autre opinion : c'est que l'union d'Hélène et de Constance aurait été transformée en justx nuptix 'àVL moment de la naissance de Cons-

92 L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRAUCHIE.

respirer déjà le parfum des vertus chrétienues (1) mèié aux souvenirs inefïacables d'un premier amour. Constance devait donc, selon toutes les probabilités, être pour la paix religieuse un appui , et la maintenir au moisis dans ses États; les chrétiens prévoyants pouvaient, au contraire, deviner en Galère un per- sécuteur. En apparence, rien n'était changé, à ce point de vue , dans le collège impérial : l'intolérance païenne y avait toujours eu pour champion Hercule, mais depuis longtemps la liberté des consciences y comptait Dioctétien pour partisan convaincu : un Cé- sar fanatique et un César tolérant se joignaient à eux, sans altérer la balance des deux politiques. Mais qui- conque connaissait le caractère de Dioctétien, facile à intimider (2), celui de Galère, entreprenant et auda-

tantin, en 274, afin de légitimer celui-ci, qu'Eusèbe montre en effet succédant sans réclamation à son père de préférence aux fils du se- cond lit {Hist. Eccl. jYlll, 13, 12), tandis que les enfants issus d'un concubinatus n'étaient pas aptes à la succession paternelle.

(1) Théodoret, Hist. EccL, I, 18, raconte qu'Hélène éleva son fils Constantin dans la piété chrétienne, xyjv Tri; eOcreêeia; aùxû TcpoaeveyxoOda TpoçYjv : il n'aurait eu plus tard pour se convertir qu'à se rappeler les leçons et les exemples de sa mère. Cependant Eusèbe, De viia Co7ist., m , 47, dit que celle-ci n' adorait pas d'abord le vrai Dieu , et qu'elle lui fut gagnée par Constantin; malgré le charme de l'hypothèse de Théodoret, le témoignage d'Eusèbe, si bien renseigné de tout ce qui se rapporte à Constantin, doit probablement être préféré. Voir cepen- dant Mason, ihe Persécution of Diocletian, p. 144.

(2) « Timiditate »; Lactance, De mortibus persecutorum, 7; « plus timiditatis » ; ibid., 8; « metuebat acerrime »; ibid., 9; « ut erat in omni tumultu meticulosus, animique dejectus, simul et exemplum Va- leriani timens » ; ibid.; « Diocletiano timorem »; ibid.; « ut eratpro timoré scrutator rerum futurarum »; ibid., 10.

L ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE. 93

cieux, et song'eait à l'ascendant qu'un tel homme pouvait prendre sur un souverain déjà vieilli et fati- gué, n'était point sans quelque raison de craindre pour la durée de la paix religieuse.

A d'autres égards, cependant, l'association des quatre empereurs produisit d'abord des résultats heureux. Les Maures défaits par Hercule, Garausius vaincu par Constance , bientôt son successeur Alectus renv^ersé; les Francs et les Alemans repoussés; les Carpes soumis; les Marcomans défaits; Narsès, roi de Perse, battu par Galère, et contraint de céder cinq provinces ; l'Egypte rebelle domptée par Diocté- tien : tels furent, entre 292 et 300, les succès qui permirent aux souverains d'ajouter de nouveaux titres à leur pompeuse nomenclature, et, chose plus sérieuse, d'assurer la paix aux populations romaines. Ce temps si bien employé pour les armes ne fut point stérile en réformes législatives. Le nombre des lois promulguées par la tétrarchie , mais le plus sou- vent sorties du consistoire de Dioctétien, est très considérable : plusieurs méritent l'attention, car elles éclairent le caractère et les idées du prince. C'est ainsi qu'il publia en 295 un édit pour la réforme des ma- riages, trop souvent contractés au mépris des empê- chements 2:)osés par la nature ou la loi. Le ton, un peu emphatique, comme dans tous les actes publics de cette époque, est cependant grave et religieux : l'em- pereur déclare que « les dieux immortels ne conti- nueront à favoriser le nom romain, que si les prin- ces obligent leurs sujets à mener une vie pieuse , mo-

Ù4 L'ETABLISSEMENT DE LA TÉTRARCIllE.

raie et paisible (1); » il proclame que « si la majesté de Rome est montée si haut, grâce à la protection de tous les dieux, c'est parce que ses lois ont toujours été empreintes d'une piété sage et d'une religieuse pu- deur (2). » Le sentiment parait sincère; on reconnaît un souverain qui se fait une grande idée de ses de- voirs; mais on devine les extrémités il se portera, si quelque influence parvient à lui faire voir un jour dans les chrétiens des contempteurs de ces lois <( reli- gieuses et chastes, » des obstacles à la faveur dinne, seul gage de la prospérité de l'Empire.

J'attribue à cette époque le célèbre éditsur les ma- nichéens, dont la date est discutée (3). Il fut rédigé à Alexandrie, en réponse à une requête du proconsul d'Afrique. Dioclétien alla deux fois à Alexandrie, d'a-

(1) Code Grégorien. VL 2.

(2) Ibid., 2, § 6.

(3) De maleficis et Manicheis, au Code Grégorien, XIV, 4. La sus- criplion nominaut « Maximien, Dioclétien et Maximin, » qui ne ré- gnèrent pas ensemble, ne peut s'expliquer que par une faute de co- piste. On attribue ordinairement ledit à 287; aucun événement ne justifie cette date. Tillemont le mettrait plutôt en 296 {Histoire des Empereurs , t. IV, p. 35j. L'opinion de Mason {the Persécution of Diocledan, p. 279), qui le place en 308, ne ]>eut se soutenir. L'édit contre les manichéens est adressé à Julianus. proconsul d'Afrique. Son authenticité a été contestée; mais elle est victorieusement défendue par Neander, Gesch. der christl. Reliy., II, p. 195, note, qui le place aussi en 296. L'édit est cité dans le commentaire de la 11' épîlre à Timothée, m, 7, par le pseudo-Ambroise, qui écrivait dans la se- conde moitié du quatrième siècle : « Quippe cum Diocletianus impe- rator constitutione sua designet, dicens : sordidam hanc et impuram hxresim qux nuper, inquit, egressa est de Perside. » La citation est textuelle et montre qu'à l'époque du pseudo-Ambroise on possé- dait le texte de l'édit, et qu'il portait le nom de Dioclétien.

L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE. 95

bord en 290, puis en 296, quand il vainquit la révolte d'Achillée. D'après quelques auteurs, le superstitieux Auguste fit dans ce dernier voyage brûler des livres égyptiens , consacrés à l'alchimie et aux sciences oc- cultes (1). L'édit renferme également cette barbare sanction. 11 est dirigé contre les sectateurs de Mâ- nes, dont les dangereuses doctrines avaient pénétré en Afrique, portées par un envoyé du maître lui- même (2). L'empereur les condamne comme fauteurs d'une secte nouvelle , et complices des Perses. « L'an- cienne religion , dit-il , ne doit pas être corrigée par une nouvelle, car c'est un très grand crime de retou- cher à ce que les anciens ont une fois défmi, et qui a pris un cours certain et un état fixe. C'est pourquoi nous avons une grande application à punir l'opiniâ- treté des méchants dont l'esprit est corrompu, et qui introduisent des sectes nouvelles et inconnues pour exclure à leur fantaisie, par de nouvelles religions, celles que les dieux nous ont accordées (3). » Le crime est d'autant plus impardonnable, que la secte vient d'un pays avec lequel Rome a des inimitiés héréditai- res. « Le nouveau prodige récemment révélé au monde a pris naissance dans la nation persane, notre en- nemie. De sont sortis beaucoup de crimes ; les peu- ples ont été troublés, les cités en péril; il est à crain-

(1) Voir Tillemont, Histoire des Empereurs, t. lY, p. 34; Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 555.

(2) Sur les origines du manichéisme, voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 280 et suiv.

(3) Code Grégorien, XIV, iv, 2, 3.

96 L'ETABLISSEMENT DE LA TÉTRARCIIIE.

dre que, dans la suite, les sectaires ne s'efforcent de corrompre par les exécrables mœurs et les infâmes lois des Perses des hommes innocents, le modeste et tranquille peuple romain, et de répandre le poison dans le monde entier (1). >> Ces paroles font probable- ment allusion aux lois immorales qui régnaient, dit- on, dans la Perse (2), et plus encore à l'immoralité particulière des rites manichéens (3). On reprochait aussi aux disciples de Manès de pratiquer la magie et de se livrer « à tx)us les genres des maléfices (4) ; » le titre de Fédit, tel qu'il nous est parvenu, semble montrer que, pour les Romains, manichéen et ma- gicien étaient synonymes (5). La sanction est terrible : les chefs de la secte seront brûlés « avec leurs abomi- nables écrits (6); « les adhérents qui persévéreront auront leurs biens confisqués et subiront la peine ca- pitale (7); les personnages de rang élevé, « qui se

(1) Code Grégorien, XIV, iv, 4,

(2) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 286, note 5.

(3) Sur ces rites , voir Dictionary of Christian hiography, art. Manichaeans, t. III, p. 798.

(4) Code Grégorien, XIV, iv, 5.

(5) Cf. saint Épiphane, Hœres., LXVI, 3. La pratique de la théur- gie est un trait commun à toutes les sectes dans les troisième et qua- trième siècles; les philosophes n'en sont pas plus exempts que les païens. En s'y adonnant aussi, les manichéens ne firent donc que sui- vre un mouvement presque universel. Mais les sciences occultes , telles qu'ils les pratiquaient, avaient sans doute un caractère particulière- ment oriental, car elles furent empruntées , dit saint Épiphane , aux traditions de l'Egypte et de l'Inde.

(6) « Cum abominandis scripturis eorum. » Code Greg.^ XIV, iv, 6.

(7) Ibid.

L'ÉTABLISSEMENT DE LA TKTKARCIIIE. 97

sont donnés à cette secte inouïe, honteuse, entière- ment infâme, ou à la doctrine des Perses, » perdront également leur patrimoine et seront envoyés aux mi- nes (1). Ces rigueurs paraissent, cependant, avoir été peu appliquées : en tous cas, elles n'arrêtèrent point les progrès du manichéisme. Mais, écrit à une épo- que où Dioctétien n'aurait pas songé à confondre la religion chrétienne, dont il connaissait l'ancienneté et honorait l'innocence , avec « cette secte inouïe , ce monstre de doctrine, » l'édit montre quels seront les sentiments et les procédés de l'empereur quand on lui aura dénoncé dans les chrétiens mêmes, sinon des alliés des Perses, du moins des ennemis de l'Empire, et qu'on aura réveillé les vieilles calomnies qui leur imputaient, à eux aussi, toute sorte de maléfices. Il annonce non seulement les cruels traitements qui leur seront infligés , mais encore cette destruction de leurs Écritures, par où, dans quelques années, commen- cera la persécution. A ce titre, il était intéressant d'analyser l'édit contre les manichéens; nous voyons le futur persécuteur se dessiner d'avance en Diocté- tien, dans un temps lui-même ne songeait pas en- core à le devenir, mais plusieurs, déjà, y pen- saient autour de lui.

Les derniers mois de l'édit parlent du « siècle très heureux » régnent Dioctétien et ses collègues. Le peuple, cependant, commençait à sentir le poids de l'établissement nouveau. A quatre empereurs il fal-

(1) Ihid., 7.

IV. 7

98 L'ÉTABLISSEMENT DE LA TÉTR\1\CHIE.

lait quatre armées (1); il fallait aussi quatre capita- les, avec tous les monuments que ce mot comporte : Dioclétien résidait à Nicomédie , Hercule à Milan , Ga- lère à Sirmium, Constance à Trêves. Dans ces capi- tales étaient entretenus non seulement l'attirail de plus en plus compliqué des chancelleries et des bu- reaux, mais encore de vraies cours, paraissait la pompe d'une étiquette empruntée à l'Orient, avec le luxe inouï dont Dioclétien avait fait un instrument de règne. Les impôts nécessaires pour soutenir cette or- ganisation civile et militaire et le faste des demeures impériales, devenaient accablants (2). La bourgeoisie des villes, que la loi rendait responsable de leur per- ception, succombait à la tâche : déjà il fallait retenir de force dans ses fonctions le curiale prêt à s'enfuir; bientôt on fera de la curie une peine , et au lieu de la prison ou du bûcher on y condamnera les chré- tiens (3). Même en Gaule, la modération person- nelle de Constance allégeait, malgré Dioclétien, les charges fiscales {h), l'agriculture périssait, les champs incultes s'étendaient (5). Lactance nous a transmis les

(1) « Multiplicatis exercitibus cum singuli eorum longe majorem numerum mililum habere contenderent, quam priores principes ha- buerant cum soli rem publicam gérèrent. » Lactance, De mort, pers., 7.

(2) « Enormitate indictionum; » ibid. Cf. Eusèbe, De vita Const., I, 13.

(3) Eusèbe, ibid., II, 30.

(4) Ibid., I, 14; Suidas, TraÛTrsp.

(5) « Consumptis viribus colonorum desererentur agri, et culturae verterentur in silvam. » Lactance, De mort, pers., 7. Voir aussi Eumène, Oratio Flaviensium nomine, 5, 6, 11, 17. Cf. Humbert, art. Deserti agri , dans le Dict. des antiquités, t. Il, p. 107, 109.

L'ETABLISSEMENT DE LA TETRARCHIE. 99

plaintes du peuple opprimé : c'est, dit-on, un ad- versaire; mais les adversaires sont ordinairement clairvoyants. D'ailleurs, Dioclétien lui-même confesse la misère tombait l'Empire, quand il tente ce re- mède désespéré, cet expédient inapplicable, et qui fit couler le sang, un édit de maximum (1). Est-ce pour rendre plus facile la rentrée de l'impôt , assurer la défense nationale, ou donner aux ressorts admi- nistratifs une souplesse et une précision plus grandes, qu'il opéra, vers 297, une nouvelle distribution du territoire non plus entre les empereurs, mais entre leurs agents, divisant l'Empire en quatre grandes préfectures, chacune d'elles en plusieurs diocèses, et chaque diocèse en nombreuses et petites provin- ces (2)? Les historiens modernes admirent générale- ment cette réforme : « Cette construction politique, disent-ils, les assises d'en haut pesaient de tout leur poids sur les assises inférieures, semblait ca- pable de résister aux assauts du dehors et de compri- mer les mouvements de l'intérieur (3). » Mais peut- être les contemporains étaient-ils portés plutôt à dire

(1) « Cumvariis iniquitatibus faceret caritatem, legem pretiis rerum venalium statuere conatus est. Tum ob exigua et vilia multus sanguis effusus est, nec vénale quidquam metu apparebat, et caritas multo deterius exarsit, donec lex necessitate ipsa post nîultorum exitiura sol- veretur. » Lactance, De mort, pers., 7. Ledit est de 301. Voir Mai, Script, vet. nova collectio, t. V, p. 302; Mommsen, dans Ber. d. sachs. Geselsch. d. Wissench., 1851, p. 180, 383-400; Waddington, Édit de Dioclétien établissant le maximum dans l'Empire romain, Paris, 1854.

(2) Mommsen, Mém. sur les provinces romaines, trad. Picot, p. 25-50.

(3) Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 565.

100 L'ETABLISSEMENT DE LA TÉTRARCHIE.

avec Lactance, qu'en « l^risant ainsi les provinces en un grand nombre de morceaux, » Diociétien multi- pliait singulièrement les fonctionnaires, instituait une foule d'emplois nouveaux, imposait à tous les can- tons, presque à toutes les villes, l'entretien d'officiers inconnus jusque-là (1), superposait pour la première fois un peuple d'administrateurs au peuple des ad- ministrés (2), et par conséquent augmentait le far- deau sous lequel gémissait l'Empire. Sa réforme, en efiaçant les dilïérènces locales, en supprimant les privilèges, en faisant des nouvelles divisions admi- nistratives l'équivalent de nos départements, diminua les franchises dont jouissait naguère la vie provin- ciale et municipale, et qui avaient empêché les peu- ples de sentir les entraves de la centralisation ro- maine. Celle-ci resserra son réseau jusqu'alors large et flottant : la prochaine persécution va mettre le nouveau régime à l'épreuve, et montrer comment, grâce à ses mailles étroites, auxquelles nul ne peut plus échapper, il est un merveilleux instrument d'exaction et de tyrannie.

(1) « Provinciae in frusla concisae, mulli prsesides et plura officia singulis regionibus ac peene jam civitalibus incubare, item rationales multi etmagistri et vicarii prœfeclorum. » Lactance, T>e mort, pei's., 7.

(2) « Major esse cœperat numerus accipientium quam danlium. » Ibid.

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 101

II

La persécution dans l'armée.

Les chrétiens étaient nombreux dans les armées des quatre empereurs. Non seulement Dioclétien et Cons- tance, favorables à leur religion, mais Hercule et Ga- lère acceptaient leur présence, sans exiger d'eux au- cun acte d'idolâtrie. L'affaire des Thébéens paraissait depuis longtemps oubliée. De leur côté, les fidèles accordaient sans répugnance le service militaire, et se dévouaient sincèrement aux aigles romaines.

En Afrique seulement, chez un petit nombre d'en- tre eux, on aperçoit de l'hésitation à servir. L'esprit montaniste, fortifié par Tentrainante éloquence de Tertullien , avait créé dans cette contrée un courant d'idées excessives , contre lesquelles la prudence et le sens pratique des chefs de l'Église eurent souvent à lutter. On se rappelle l'épisode qui donna lieu à Ter- tullien d'écrire son traité De la couronne; et l'on sait que le rigorisme du soldat célébré par l'apologiste ne fut point approuvé des autres chrétiens (1). Dans le même traité, le dur et subtil Africain expose ses idées sur la légitimité du service militaire : il distin- gue entre le soldat qui se fait chrétien et le chrétien

(1) Histoire des persécutions jiendant la première moitié du troisième siècle, 2*= éd., ]). 34, 37.

102 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.

qui se fait soldat; au premier il montre quelque in- dulgence, et lui permet à regret de persévérer dans son état; il blâme absolument le second d'oublier que le Christ, en commandant ti saint Pierre de remettre l'épée au fourreau, a condamné le métier des armes, et en a fait « un acte illicite (1). » « Il n'y a pas, s'é- crie-t-il ailleurs, de communauté possible entre les serments faits à Dieu et les serments prêtés à l'homme, entre l'étendard du Christ et le drapeau de Satan, entre le camp de laJumière et le camp des ténèbres; une seule et même vie ne peut être due à deux maî- tres, à Dieu et à César (2). » On reconnaît dans ces mots l'emphase habituelle à Tertullien, ce choc des antithèses qui trop souvent chez lui remplace les rai- sons. Vainement, dans son diàmirahle Apologétique , avait-il rappelé la multitude des chrétiens qui ser- vaient dans les armées (3), et, réfutant par cet exemple les critiques des idolâtres, montré, comme dit Bos- suet, que « hors la religion tout le reste leur était commun avec leurs concitoyens et les autres sujets de l'Empire (4); » ces paroles raisonnables s'oubliaient vite, tandis que les esprits portés à l'exagération, si nombreux sous l'ardent soleil d'Afrique qui tout à l'heure enfantera les donatistes, se nourrissaient des hautaines affirmations et des éclatants paradoxes

(1) Tertullien, De corona, 9, 11.

(2) De idolotatria, 9.

(3) Apolog., 37, 42.

(4) Bossuet, Cinquième avertissement aux protestants sur les let' très de M. Jurieu.

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 10

échappés à la plume de l'illustre écrivain. Un autre apologiste africain, Lactance, l'imitera dans son ri- gorisme comme dans son grand style et son éloquence emportée : lui aussi considérera les emplois qui obli- gent à verser le sang comme interdits à un chrétien (1) . Ces idées, exclues de l'enseignement des pasteurs et combattues par la pratique universelle de l'Église, ne parvenaient point à dominer, malgré les tendances outrées de Tesprit africain; cependant on les retrou- vait dans quelques familles. Elles y survivaient à l'hé- résie montaniste, elles avaient pris naissance; de même que, chez nous, l'esprit du jansénisme survécut à ses doctrines, et marqua longtemps de son empreinte de pieux fidèles auxquels celles-ci auraient fait hor- reur.

En 295, sous le consulat de Tuscus et Anulinus, eut lieu en Afrique un tragique épisode, parait la pré- vention contre le métier des armes, particulière à certains chrétiens de ce pays, et inconnue dans le reste de l'Église.

Bien que , au troisième siècle , les armées se recru- tassent surtout de volontaires (2) , et que les levées de conscrits fussent rares, la loi imposait aux enfants des vétérans, en compensation des privilèges accor- dés à ceux-ci, l'obligation de servir. Cette hérédité du service personnel entretenait dans les armées ro- maines Fesprit militaire, mais pouvait être, pour

(1) Lactance, Div. Inst., V, 17; VI, 20.

(2) Arrius Menand^r, au Digeste, XLIX, xvi, 4, § 10.

104 LA PERSÉCUTION DANS LARMKE.

quelques-uns de ceux qui y étaient soumis, la cause d'une véritable oppression, en violentant leur voca- tion et leurs goûts. C'est ce que montre l'histoire que nous allons raconter. Le 12 mars, on amena à Theveste (Tebessa) (1) devant Dion Cassius, proconsul d'Afri- que (2), un vétéran, Fabius Victor (3), avec son fils Maximilien, âgé de vingt et un ans. Bien que fils de soldat, Maximilien avait été élevé dans les idées rigo- ristes, et croyait, comme Tertullien, la profession mi- litaire incompatible avec la pratique du christianisme. L'avocat du fisc, Pompeianus, prit la parole, et dit : « Fabius Victor est présent avec le commissaire de César, Valerianus Quintianus; je requiers que Maxi- milien, fils de Victor, conscrit bon pour le service (4), soit examiné et mesuré. Quel est ton nom? » de- manda le proconsul au jeune homme. « Pourquoi

(1) Theveste était précédemment en Numidie, le proconsul n'avait pas juridiction. Mais sous Diocléticn, quand de l'Afrique proconsu- laire et delà Numidie on fit quatre provinces, Afrique proprement dite, Tripolitaine, Byzacène, Numidie, il y eut des remaniements de frontiè- res, et Theveste fut jointe à la première. Voir Corpus inscr. lat., t. VIII, n°' 1860, 1873; cf. ibid., p. xviii, n'' 468.

(2) Le même qui fut consul en 291, et préfet de Rome en 296.

(3) Fabius Victor est qualifié de temonarius {Acta S. Maximiliani , 1, dans Ruinait, p. 309), qu'on interprète par officier de recrutement. Cependant les sentiments ([u'il montre dans le reste du récit font voir qu'il était alors retiré du service, et que ce n'est pas en qualité de recruteur qu'il présente son fils, mais seulement en vertu de l'obligation légale imposée au père vétéran; voir au Code Théodosien tout le titre XXII du livre VII, en particulier la loi 7 : « Sciant veterani, quibus quies post arma concessa est, liberos suos... offerendos esse militiae. »

(4) « Quoniam probabilis est. » Acta, 1. L'épitaphe d'un vétéran, à Lvon, note qu'il fut die Marlis probatus; Wilmanns, 2569.

LA PEUSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 105

veux-tu savoir mon nom (1)? Il ne m'est pas permis d'être soldat, parce que je suis chrétien, » répondit celui-ci, faisant écho à l'une des plus rigoureuses sen- tences de TertuUien (2). « Approchez-le de la mesure, » dit le proconsul. Maximilien répéta : « Je ne puis ser- vir, je ne puis faire le mal, car je suis clirétien. » Pour lui encore, comme pour TertuUien, porter les armes, c'était faire le mal : il considère, avec l'apolo- giste, « la plupart des actes du service militaire comme des prévarications (3). » Sans faire attention à ses pa- roles, Dion renouvela l'ordre de le mesurer. Un des appariteurs déclara : « Il a cinq pieds dix pouces. » « Qu'on le marque , » dit alors le proconsul. La mar- que était double : on gravait sur la peau , au moyen d'un fer rouge, le nom de l'empereur, imprimant ainsi un caractère indélébile à l'homme voué au service militaire (4); puis on suspendait au cou du nouveau soldat une bulle de plomb avec l'effigie impériale. A

(1) « Dio proconsul dixit : Qiiis vocaris? Maximilianus respondit : Quid autein vis scire nomen meuin? « Acta, 1. Le proconsul connaissait le nom du jeune homme, puisque l'avocat Pompeianus venait de l'in- diquer; mais celte interrogation était une des lorinalilés de l'enrôle- ment; voir Tacite, Hist., II, 97; cf. IJouché-Leclercq, Manuel des ins- titutions romaines, 1886, p. 272, note 5.

(2) « Mihi non licet militare, quia chrislianus sum. » Acta, 1. Tertul- lien avait dit, De co?-OHa, 9, parlant de l'équipement militaire : «Nullus hahitus licitus est apud nos illiciio actui ascriptus. »

(3) De corona, 11.

(4) Aetius, VIII, 12; Végèce, I, 8; saint Jean Clirysostome, Ad II Cor. Homil. III; saint Ambroise, De obitu Valent., II, 1; Code Thëodosien, X, xxii, 4. Le même usage était suivi pour la consécration à certains dieux; la description qu'en donne Prudence peut d'autant mieux s'appliquer au stigmate militaire, que probablement celui-ci

106 LA PERSECUTION DANS L AIIMKE.

ces usages parait encore faire allusion Tertullien, quand il dit : « Le chrétien se laissera- 1- il brûler, selon la discipline du camp, lui à qui il n'est pas per- mis de brûler, lui que le Christ a délivré de la peine du feu (1)? » et : « Demandera-t-il la livrée du pou- voir, lui qui a reçu celle de Dieu (2)? » Se souvenant de ces paroles, Maximilien répondit une fois de plus : « Je ne puis servir. »

Le proconsul n'était pas accoutumé à rencontrer une telle résistance : «■ Sois soldat, dit-il, ou tu mourras. Je ne serai pas soldat. Coupe-moi la tête, si tu veux, mais je ne combattrai pas pour le siècle. Qui t'a inspiré de telles idées? Mon cœur, et celui qui est l'auteur de ma vocation. » Dion, alors, se tournant vers le père : « Conseille ton fils. Sa résolution est prise, dit Victor, il sait ce qui lui convient. » Le pro- consul s'adressa encore au jeune homme : « Sois sol- dat, accepte la marque de l'empereur. Je ne reçois pas de marque, car je porte le signe du Christ mon

servit de modèle à ce procédé de consécration religieuse; on sait que le grade de soldat, miles , était un de ceux que recevaient les initiés aux mystères de Mithra. Voici les vers de Prudence :

Quid, cum sacrandus accipit sphragitidas? Acus minutas inferunt fornacibus, His menibra pergunt urere, utque igniverint : Quamcunque partem corporis fervens nota Stigmaril, hanc sic consecratam prœdicant.

Péri Stephanôn, X, 1076-1080. Voir les notes des éditions d'Arevalo (Migne, Pat7\ lat., t. LX, p. 525) et de Dressel (p. 437).

(1) De corona, 11. Comparez avec les vers de Prudence, cités à la note précédente : Membra pergunt urere... fervens nota.

(2) Ibid.

Lk PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 107

Dieu. Je vais t'envoyer tout de suite à ton Christ. Fais sans retard ; c'est ce que je souhaite : est ma gloire. Qu'on le marque, » dit encore Dion. Maximilien se débattit (1), en criant : « Je ne reçois point de marque du siècle; si tu m'imposes le signe de l'empereur, je le briserai, car pour moi il est sans valeur. Je suis chrétien; il ne m'est pas permis de porter au cou la bulle de plomb, moi qui porte déjà le signe sacré du Christ , fils du Dieu vivant , que tu ne connais pas, du Christ qui a souffert pour notre salut, et que Dieu a livré à la mort pour nos péchés. C'est lui que, nous tous chrétiens, nous servons; c'est lui que nous suivons, car il est le prince de la vie, l'auteur du salut. » Dion insistait toujours : « Sois sol- dat, reçois les emblèmes militaires, afin de ne pas périr misérablement. Je ne périrai pas; mon nom est déjà près de Dieu. Pense à ta jeunesse, consens à servir : cela convient à un jeune homme. Ma milice est celle de Dieu; je ne puis combattre pour le siècle. Je l'ai déjà dit : je suis chrétien. » Le proconsul op- posa vainement l'exemple de tant d'autres fidèles : « Mais, dit-il, dans la sacrée compagnie de nos sei- gneurs Dioctétien et Maximien, Constance et Galère, servent des soldats chrétiens (2). Us savent ce qui leur convient. Mais moi, je suis chrétien, et ne puis servir. Ceux qui servent font-ils donc mal? Tu

(1) « Cumque reluctaret. » Acta, 2.

(2) « In sacro comitatu dominorum nostrorum Diocletiani et Maxi- mianl, Constantii et Maximi, milites chrisliani sunt et militant. » Acta, 2. « Maximi » est ici pour « Maximiani Galerii ».

108 LA PERSECUTION DANS L ARMÉE.

sais ce qu'ils font. Accepte de servir, de peur que ton mépris de la milice ne soit puni de mort. Je ne mourrai pas; si je sors de ce monde, mon àme vivra avec le Christ mon Seigneur. » Alors le proconsul fit eft'acer le nom du conscrit ; puis, se tournant vers celui- ci : « Puisque, d'une àme insoumise (1), tu as méprisé le service, tu encourras la sentence convenable, qui servira d'exemple. » Et il lut sur ses tablettes (2) : « Maximilien, qui s'est rendu coupable d'insoumis- sion en refusant le service militaire, sera puni par le glaive. )) Maximilien dit : « Grâces à Dieu (3)! »

Conduit au lieu du supplice, il s'adressa aux autres chrétiens : « Frères bien-aimés, de toutes vos forces, de tous vos désirs, hâtez- vous afin d'obtenir la vue de Dieu et de mériter une semblable couronne. » Puis, d'un visage riant, il pria son père de donner au bourreau le vêtement neuf qui lui avait été préparé pour la milice, ajoutant : « Les fruits de cette bonne œuvre se multiplieront au centuple; puissé-je te re- cevoir au ciel, afin d'y glorifier Dieu ensemble! » Il

(1) « Indevoto animo. » Acta, 3.

(2) « El decretum e tabella recitavit. » Ibid. Sur l'usage de lire la sentence (si courte fût-elle) d'après les tablettes du juge, ex tabella recitare, voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, §42, p. 111.

(3) « Maximilianus respondit : Deo gratias. » Acta, 3. Celte excla- mation, habituelle aux martyrs d'Afrique [Passio SS. Perpetux et Fe- licitatis, \1\Actaproconsularia S. Cypriani, 4; Acta SS. Saturnini, Dativi, etc., § 17), devint plus tard le mot de ralliement des catho- liques contre les donatistes, qui avaient pris pour cri de guerre : Deo laudes (saint Augustin, Enarr. in psalm. CXXXIl, 6; cf. Bullettino diarch. crist., 1875, p. 174; et les Dernières Persécutions du troi- sième siècle, 2" éd., p. 118).

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 109

fut aussitôt décapité. Une matrone, nommée Pom- peiana, obtint d'emporter son corps : le plaçant dans sa litière (1), elle le conduisit à Carthage, il fut enterré près de saint Cyprien (2). Victor, plein de joie, rentra dans sa maison, remerciant Dieu de lui avoir permis d'envoyer un tel présent au ciel (3).

La sincérité du jeune soldat, la grandeur de sa foi et de son courage , ont mérité l'admiration de la pos- térité chrétienne. Mais on verra difficilement dans son procès un acte de persécution. En ce moment même , comme le lui avait rappelé le proconsul, beaucoup de ses coreligionnaires entouraient les quatre empereurs, faisaient partie de leur cour ou de leur armée. Maximilien n'est pas puni à cause de son culte; on n'essaie pas de lui faire abjurer ses croyan- ces ou de le contraindre à un sacrifice : on Tin vite seulement à imiter tant de ses frères qui servent dans les légions. La sentence est prononcée non contre le chrétien, mais contre le réfractaire. Aussi n'enten- dons-nous personne en dénoncer l'injustice, comme, dans une circonstance toute différente, fera le gref- fier Cassien [k-]. Cependant, à y regarder de près, les chrétiens auraient eu le droit de se plaindre, si leur foi n'avait mieux aimé suivre dans son vol vers le ciel

(1) « In dormitorio suo. » Acia, 3.

(2) Ibid. Sur le lieu de la sépulture de saint Cyprien, voir les Der- nières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 120.

(3) Acta, 3.

(4) Voir Passio S. Cassiani Tingitani martyris, dans Ruinart, p. 315.

110 LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE.

l'âme candide du jeune iMaximilien. En le condam- nant à mort, le proconsul dépassait la mesure. La loi prononçait contre les recrues insoumises un châti- ment plus léger. « Ceux qui se refusaient au recrute- ment, dit un jurisconsulte du commencement du troi- sième siècle , étaient punis autrefois de la servitude , comme traîtres à la liberté; mais, les conditions du service militaire ayant été changées, on ne prononce plus la peine capitale , parce que les cadres des légions sont le plus souvent remplis par des volontaires (1). » Quand il fit tomber la tête du conscrit qui, mal ren- seigné tout ensemble sur les devoirs du chrétien et sur les obligations du soldat, mais animé d'une ardente foi, avait si hardiment confessé Jésus, le proconsul semble avoir cédé à un mouvement de haine reli- gieuse. Il oublia cette maxime de l'auteur cité plus haut : « On doit être indulgent pour le conscrit en- core ignorant de la discipline (2) ; » indulgence qu'un autre jurisconsulte étend même au jeune soldat qui a déserté (3). Maximilien méritait d'être puni, mais n'aurait probablement pas été mis à mort, s'il avait invoqué à Tappui de ses répugnances une autre excuse que le titre de chrétien (4). Aussi n'a-t-il point

(1) « Qui ad delectum olim non respondebant, ut proditores liberta- lis in servitutem redigebantur; sed mutato statu militiae recessura a capitis pœnaest; quia plerumque volunlario milite (numeri) complen- tur. » Arrius Menander, au Dig., XLIX, xvi, 4, § 10.

(2) « Ignoranti adhuc disciplinam tironi ignoscitur. » Ibid., § 15.

(3) « Si plures simul primo deseruerint... tironibus parcendum est. » Modestin, au Digeste, XLIX, xvi, 3, § 9.

(4} « Examinantur autem causée emansionis, et car, et ubi fuerit, et

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 111

usurpé celui de martyr, sous lequel l'honore l'Église.

Quelque jugement, cependant, que nous portions sur la sévérité du proconsul, cet épisode montre que , trois ans après l'établissement de la tétrarchie, au- cune mesure n'avait été prise contre les chrétiens de l'armée. Des fidèles imbus d'idées rigoristes pou- vaient apercevoir entre le service militaire et leur religion une contrariété qui n'existait pas; mais les empereurs pensaient encore autrement, et permet- taient qu'autour d'eux on fût à la fois soldat et chré- tien. Un peu plus tard, cependant, éclata une persé- cution contre les chrétiens de l'armée. Eusèbe en parle , en termes malheureusement trop vagues : nous les rapporterons, et nous essaierons ensuite, à l'aide de son propre témoignage ou d'autres documents, de retrouver les faits indiqués par lui.

« Pendant que la situation des Églises était encore intacte, dit-il, et que les fidèles gardaient la liberté de leurs réunions, la justice divine se mit à nous frapper, insensiblement et avec modération, la persé- cution commençant par ceux qui servaient dans les armées (1). » Ce premier avertissement, ajoute-t-il,

quid egerit, et datur venia valetudini, affectioni parentum et affi- niuin... » Arrius Menander, ibid., 4, § 15. Dans un cas qui n'est pas sans quelque analogie avec le nôlre, Antonin le Pieux dit que même le déserteur qui aurait mérité la mort doit être puni beaucoup plus légèrement, et encourir seulement un châtiment disciplinaire, si c'est son père qui l'a présenté : « Desertor, qui a pâtre suo fueiat obla- tus, in deteriorem militiain divus Plus jussit, ne videatur, inquit, pater ad supplicium detulisse. » Macer, ibid., 13, § 6.

(1)... 'H [X£v or] ôet'a xpiaiç, oîa çîXov aÙTr;, 7ie?si(T[X£Vto;, twv à9pot<7fxa- Twv ëtt (juyxpoTOujJLevwv, yipé[xa xat (xsxpiw; iyiv aOtr;; èuiaxoTiriv àvsxtvec,

II LA PERSÉCUTION DANS L ARMÉE.

ne fit pas cesser les désordres qui troublaient alors les Églises. Cela montre que la persécution partielle et légère dont il parle précéda de plusieurs années la persécution générale. Plus loin, il revient sur le même sujet : « Il y eut des martyrs, non seulement quand la persécution sévit contre tous les chrétiens, mais même longtemps auparavant, quand la paix durait encore (1). Car alors le diable, qui a reçu la puis- sance sur ce monde, commença de se réveiller comme d'un profond sommeil, et dressa contre l'Église des embûches encore timides et dissimulées : il ne déclara pas la guerre contre nous tous à la fois, mais attaqua ceux qui servaient dans l'armée (2) : car il croyait que les autres seraient abattus sans peine, s'il avait d'abord vaincu ceux-ci : alors, dis-je, on put en voir un grand nombre qui, renonçant à la milice, aimè- rent mieux redescendre à la condition privée que d'a- bandonner le culte du souverain maître de toutes choses (3). »

La persécution contre les soldats, distante, comme nous l'avons dit, de la persécution générale, com- mencée par conséquent plusieurs années avant 303 ,

èx Twv dv aTpaxeiai; àoeXçûv xaTapxojxtvou tou ôiwyjJLOû. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 1, 7.

(1)... OOit e^ÔTouTrep (xôvov ô xaxà ttocvtwv àvetxtvTQÔrj 8iu>y(aô;, ttoXù upoTEpov 6è, xaô' ôv eu Ta t^ç EtpT^vTiç (7yv£xpoT£iTo. Ibid., VIII, 4.

(2)... Oùx àOpow; te xiô xa6' fjfX'iv è7ra7îoouo[xévou TroXéfxw, àXX' éxi tûv xaxà CTxpaxÔTreôa [xôvtov à7î07C£tpw[X£voy. Ibid., 4, 2.

(3j ID.etffXouç Tcaprjv twv èv (yxpaxEiaiç ôpàv àdfxevéffxaTa xàv toitoxixôv TrpoaauaJJojxlvouç Ptov, w; àv (xr) ë^apvoi "fÉvoivxo xf;ç 7t£pi xov xtpv ôXwv ÔYjjjLioupYov eO(T£é£Îa;. Ibid.

LA PERSECUTION DANS L'ARMEE. 113

eut Galère pour auteur. « Longtemps avant les au- tres empereurs , celui-ci s'efforça de détourner vio- lemment de leur religion les chrétiens qui servaient dans l'armée, et surtout ceux qui habitaient dans son palais; il priva les uns de l'honneur de la milice, il accabla les autres de toute sorte d'outrages : il en mit même quelques-uns à mort (1). » On s'expliquerait difficilement qu'un simple César ait eu l'audace de commencer à lui seul la persécution , contrairement aux intentions bien connues de l'Auguste duquel il dépendait, si l'on ne se souvenait de l'éclatante vic- toire qui, en 297, mettant le roi de Perse aux pieds de Galère et gagnant à l'Empire cinq provinces, avait donné à l'heureux guerrier un ascendant dont il ne cessera plus d'abuser (2). Peut-être, dans sa première expédition vers la Mésopotamie , qui se termina par une défaite aujourd'hui si glorieusement vengée, avait-il rencontré sur son chemin Hiéroclès, gouver- neur de Palmyre (3) , déjà préparant un livre contre

(1) IlàXai irpo TÎjç tc5v Xotucov paaiXÉcov xtvTQasw; to-j; âv ^TpaTsiat; 5(oi(JTtavoù; xal irpcoTOuç yz àixàvrcov toù? btzI toO loio^ oÏxo'j uaparps- Tisiv £x6s6iacr[xsvov, xal toù; jjlsv sx tt]; (7TpaTitoTix-?iç à^ta; àTioxivoùvxa, TO"j; ôè àxifJLOTaxa xaOuêpi^ovra, rià'/] 8k xal ôàvaxov éxépoi; sTcapxàJvxa. Ibid.y 18 (ce passage ne se trouve pas dans tous les manuscrits, mais est donné par quelques-uns comme appendice au huitième livre d'Eusèbe).

(2) Lactance, De mort, pers., 9; Eusèbe, Chron., éd. Migne, Olymp. 271: Eutrope, Brev., X, 4; Ammien Marcellin, XXV, 7; Pierre le Patrice, Excerpta de légat.

(3) Orelli, 513; Le Bas et Waddington, Voyage archéologique, t. III, 2626; Corpus inscr. lat., t. III, 133; Duchesne, De Macario Magnete, 1877, p. 19.

IV. 8

114 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.

les chrétiens (1) : le fanatisme du paysan clace se se- rait aiguisé aux haines raffinées du néoplatoni- cien (2). Aujourd'hui qu'il lui est permis de tout oser, et que lui-même se considère déjà comme l'égal de Dioclétien (3), Galère donne cours à une rage long- temps comprimée. Le tribun André et ses compa- gnons sont immolés le 9 août dans les défilés de l'Anti-Taurus , après avoir pris une part active à la défaite des Perses (4). Deux officiers d'une cohorte de Barbares auxiliaires, Serge, primicier de la Schola gentiliiim, et Bacchus, commandant en second de la même troupe , périssent le 7 octobre pour le Christ

(1) Duchesne (/. c.) pense que Hiéroclès prépara pendant son gou- vernement de Palmyre le Aôyoç oilalr^^r^c, Tzpbç toù; Xpiffxiavouç.

(2) « Auctor in priniis faciendee persecutionis fuit... Auclor et consi- liarius ad faciendam persecutionem fuit, » dit Lactance parlant d'Hié- roclès, Div. Inst., V, S; De mort, pers., 16- Ces paroles peuvent s'entendre de son influence sur Galère comme du rôle qu'il jouera plus tard près de Dioclétien.

(3) « In tantos namque fastus post banc Tictoriam elevatus est, ut jam delractaret Caesaris nomen. Quod cum in litteris ad se datis audisset, truci vultu ac voce lerribili exclamabat : Quousque Csesar? Exinde insolentissime agere cœpit. » De mort, pers.^ 9.

(4) Acta SS., août, t. JII, p. 720; Surius, Vitœ SS., t. VIII, p. 186. Cf. Tillemont, Mémoires, t. V, art. iv et note ii sur la persécution de Dioclétien. Les Actes mettent le lieu de leur martyre au delà de Mélitène, vers l'endroit l'Euphrate divise l'Anti-Taurus, c'est-à-dire dans le voisinage de la Sophène, une des provinces de l'Arménie conquise sur les Perses. D'autres documents (cf. Holstenius, JSotœ in mart. rom., 1674, p. 314) disent qu'ils périrent en Cilicie, dans le Taurus, ce qui est moins vraisemblable. 11 n'y a, du reste, que des indications générales à demander à leurs Actes ; le récit est plein d'amplifications : le nombre des compagnons donnés par eux à saint André, deux mille cinq cent quatre-vingt-treize, est inadmissible, rapproché du texte d'Eusèbe disant que dans la persécution contre l'armée peu de chré- tiens furent mis à mort.

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 115

dans la Célé-Syrie (l).Deux magistrats municipaux, Hipparque et Philotliée , sont mis à mort le 9 décem- bre avec trois de leurs concitoyens, à Samosate, parce qu'ils s'étaient abstenus de paraître à un sacrifice

(1) Acta SS., octobre, t. III, p. 883; Surius, Vitae SS., t. X, p. 99; Métaphrasle, dans Migne, Patrol. grocc, t. CXV, p. 1005; texte grec de la Passio SS. Sergii et Bassi dans Analecia BoLlandiana, t. XIV, 1895, p. 373-375. Malgré les remaniements qui diminuent l'au- torité des Actes, soit latins, soit grecs, M. Le Blant [les Actes des martyrs, p. 76, 109, 263) a relevé plusieurs traits qui semblent pro- venir d'un original ancien, et auquel d'autres encore peuvent être ajoutés. L'un est le titre donné à Serge, 7i:pi[j.iy.y)pioç i^ç xwv KevxtÀîwv cr^o^r,?, et à Bacchus, csv.o'jvSvîptoç ôè ravr/);. Ce corps auxiliaire est nommé dans la JSotitia dignitatum (éd. Botking, Or., p. 38; Occ, p. 41, 1080). Il faisait probablement partie de la garde impériale; Gûlher, De off. domus Aug., 111, 10. Des soldats chrétiens EX NV- MER. GENTIL, ou D. SCOLA. GENTILIVM sont rappelés par des inscriptions trouvées dans la Deuxième Germanie {Inscriptions chré- tiennes de la Gaule, 359, t. I, p. 485) et à Florence (Gori, Jnscr. quœ in Etruriœ urbibns exstant, t. III, p. 334). Les grades de Serge et de Bacchus s'accordent bien avec ce lait que la seconde armée conduite par Galère contre les Perses lut composée en partie d'auxi- liaires barbares (Jornandès. De rebns Geticis, 21); en même temps, l'existence de ces auxiliaires dans la garde impériale explique la faveur dont, d'après leurs Actes, Serge et Bacchus auraient joui près de Galère, et fait comprendre ce mot d'Eusèbe, cité plus haut, que parmi les militaires le cruel César poursuivit surtout ceux de son palais. Il est question dans les Actes de la ville de Barbaleso, fut martyrisé Bacchus, prope regionem Limitaneorum. L'organisation, sur les frontières les plus menacées de l'Empire, de colonies à la fois militaires et agricoles, composées de chefs et de soldats, Umitanei, bien que commencée dès l'époque d'Alexandre Sévère (Lampride, Alex., 8), reçut précisément de grands développements au temps de Constantin et de Dioclétien (Marquardt, Rom. Staatsverwaltung , t. II, p. 590-591). Dans son article sur saint Serge [Mémoires, t. V), Tillemont n'admet pas que les deux martyrs aient pu être rais à mort sous Maximien, comme le rapportent Métaphraste, les Menées grec- ques, Adon, Usuard. « Aucun Maximien, dit-il, n'a régné en Syrie; » il concède seulement que « Maximien Galère peut y être venu en 303,

116 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMEE.

d'actions de grâces offert par l'empereur (1). Les lieux assignés au martyre de ces saints se trouvent sur le passage d'une armée revenant lentement d'Ar- ménie par la Mésopotamie et la Syrie vers la mer Egée : c'est la route que prit Galère, alors qu'après avoir séjourné près de Dioclétien à Nisibe (2), et

nétant encore que César. » Par une distraction surprenante chez un si exact historien, Tillemont oublie la double expédition de 297, qui pendant une année au^ moins fit parcourir à Galère les provinces d'Orient. Je ne vois pas de motif d'effacer (même pour le remplacer par celui de Maxiniin Daia) le nom de Maximien donné par tous les hagiographes; ce nom maintenu ne peut être celui de Maximien Her- cule, qui ne commanda jamais en Orient : il désigne certainement Maximien Galère , et, comme celui-ci n'y eut le pouvoir d'un chef d'armée qu'en 297, le martyre de Serge et de Bacchus se trouve re- porté à cette année, qui vit commencer la persécution militaire. Serge et Bacchus devinrent les saints les plus populaires de l'Orient. La ville et le bourg de Rasapha, souffrit Serge (près de Sura, dans Célé-Syrie, ou plutôt dans l'Augusta Euphratensis), fut, au cin- quième siècle, appelée Sergiopolis ; une église fut consacrée sous le vocable des saints Serge et Bacchus dès 354 (Le Bas et Waddington, Voyage archéologique, t. III, 2124); leur renommée s'étendit jusqu'en Gaule : il y eut à Chartres une église portant leur nom, que la tradition attribuait au quatrième siècle (Le Blant, Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. I, p. 305).

(1) Assemani, Acta SS. mart. Orient, et Occident., t. II, p. 123- 147. Assemani fixe à 297 le martyre de ces saints. D'autres, se fondant sur la ressemblance des noms de Maximien et Maxim in, le placent en 308, sous Maximin Daia : ils pensent écarter ainsi la contrariété qui existerait entre le récit des Actes, si on le mettait en 297, et l'as- sertion d'Eusèbe {Hist. Eccl., VIII, 4; cf. 18) d'après laquelle des soldats seuls auraient été martyrisés. Cependant, des fidèles étrangers à l'armée purent périr exceptionnellement, sans qu'Eusèbe, si peu précis en cet endroit , les ait marqués ; l'existence à Samosate de ma- gistrats chrétiens se comprendrait en 297, et serait conforme à une autre assertion d'Eusèbe (VIII, 1, 2) : elle se comprendrait moins en 308, cinq ans après le commencement de la persécution.

(2) Eutrope, Brev., IX; cf. Tillemont, Histoire des Empereurs , t. IV, p. 39.

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 117

conclu la paix avec les Perses, il regagna ses États d'Europe.

Galère trouva un docile instrument de ses rigueurs contre les soldats et surtout les officiers chrétiens. (( Je ne sais quel chef de l'armée romaine, dit Eu- sèbe, entreprit de les poursuivre : il commença d'ins- pecter les chrétiens de l'armée , leur laissant le choix de conserver leurs honneurs et leurs grades, en obéis- sant aux ordres impériaux, ou, s'ils refusaient, d'être exclus de la milice (1). » C'était, pour les officiers, la dégradation [gradiis dejectio); pour les soldats, le renvoi ignominieux {igiiominiosa jnissio) , avec priva- tion du titre et des privilèges des vétérans (2). « Beau- coup de ces champions du Christ préférèrent sans hésiter la confession de son nom à la gloire et aux avantages du monde. Un petit nombre d'entre eux perdirent pour la défense de la piété non seulement leur dignité, mais encore leur vie, à une époque celui qui tendait des pièges à notre religion n'osait encore verser le sang que rarement et avec précau- tion (3). » La Chronique d'Eusèbe, plus explicite que son Histoii^e, donne un nom, qui doit être celui du général dont il est question plus haut : « Veturius, maître de la milice, poursuit les soldats chrétiens, et depuis ce temps la persécution commence peu à peu contre nous (4). » Il s'agit ici d'une véritable épuration

(1) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 4, 3.

(2) Marquardt, Rômische Staatsverioaltung, t. II, p. 552-553.

(3) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 4, 4.

(4) « Veturius, magister militiœ, christianos persequitur milites, pau-

118 LA PEUSÉCUTION DANS L'ARMEE.

de l'armée , au moins pour les États de Galère , car le maître de la milice était un commandant supérieur, une sorte de ministre de la guerre (1) , occupant dans la hiérarchie militaire un rang analogue à celui du préfet du prétoire dans la hiérarchie civile (2). L'o- pération confiée à Velurius se place entre la quator- zième et la dix-septième année de Dioclétien, c'est- à-dire entre 298 et 301 (3). Ce fut probablement la suite, plus régulière et plus méthodique, des pre- mières violences exercées par Galère pendant sa cam- pagne d'Orient.

La persécution dut sévir particulièrement dans les provinces les légions étaient campées. C'est ainsi que la Mésie, siège d'une des plus grandes agglomé- rations militaires de l'Empire romain , vit périr plu- sieurs soldats, par l'ordre du gouverneur Maxime. On cite, à Dorostore, deux martyrs, appartenant pro-

latirn ex illo tempore jam perseciitione adversus nos incipieiUe. » Chron. Les Actes de saint André et ceux des saints Serge et Bac- chus nomment un Antiochus, comme ayant exercé contre eux des pour- suites; ce personnage a-t-il une existence historique? est-il distinct de Veturius? ne pourrait-on admettre que, ignorant le vrai nom du fonc- tionnaire chargé par Galère de rechercher les chrétiens de son armée, les hagiographes lui ont donné celui d'un personnage biblique, pour eux synonyme de persécuteur? Du reste, le nom d'Antiochus fut réel- lement porté par des magistrats romains : inscription d'un ANTIOCHVS, VIR PERFECTISSIMVS, PRAESES PROVLXCIAE ARABIAE, dans Bulletin de la société des Antiquaires de France, 1895, p. 220.

(1) Expression de M. Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 570.

{'À) Sur la charge de maître delà milice, voir Duruy, /. c. et t. VII, p. 158; Willems, le Droit public romain, p. 558, 562, 606.

;^3) Quelques ms. de la Chronique marquent la XIV«, d'autres la XVI«, d'autres la XVII^ année de Dioclétien. Voir Migne, Patrol. Grxc, t. XIII, col. 305, note 1.

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMEE. 119

bablement à l'armée, Pasicrate et Valention (1). Le vétéran Jules, qui avait refusé de recevoir une grati- fication à l'occasion de quelque fête militaire ou im- périale dans laquelle des actes d'idolâtrie étaient maintenant exigés, fut traduit devant Maxime par les officiales chargés de la recherche des délinquants (2). Les Actes de son procès ont été conservés, et méritent d'être intégralement traduits. « Jules, demanda le président, qu'as-tu à répondre? ce qu'on rapporte de toi est-il vrai? Je suis chrétien. Je ne puis me dire autre que je ne suis. Quoi donc? ignores-tu que les princes ont donné l'ordre de sacrifier aux dieux? Je ne l'ignore pas, mais, étant chrétien, je ne puis faire ce que vous voulez et renier le Dieu vrai et vivant. Quel mal y a-t-il donc à offrir de l'encens et à s'en aller? Je ne puis transgresser les préceptes divins et obéir aux infidèles. Dans votre frivole milice, j'ai servi pendant vingt-six ans (3),

(1) Acta S. Juin martyris, 2; dans Ruinart, p. 616. Cf. Acta S5., mai, t. VI, p. 23; t. VII, p. 849; Analecta Bollandiana, t. X, 1891, p. 50-52.

(2) « Ab offîcialibus oblalus est Maximo prœsidi. » Acta S. Julii, 1. Ce texte est à ajouter à ceux que cite M. Le Blant {les Actes des mar- tyrs, § 54, p. 129) pour montrer le rôle de Vofjicium dans la présen- tation des accusés.

(3) « In annis viginti sex. » Acta S. Julii, 1. La durée normale du service dans une légion était de vingt ans (Tacite, Ann., I, 78; Dion Cassins, LV, 23; Ulpien, au Digeste, XXVII, i, 8, § 9; Dioclétien et Maximien, au Code Justinien, VII, lxiv, 9; Suidas, v Bsxepavo?; Corpus inscr lat., t. III, p. 849); mais souvent on la dépassait. Au- guste [Monument Ancyr., 17) rappelle qu'il donna des gratifications militibus qui vicena plurave stipendia meruissent. Dans les diplô- mes de Domitien et d'Hadrien, on voit que le congé n'est ordinaire-

120 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.

je n'ai jamais été poursuivi pour crime ou délit. Sept fois j'ai pris part à la guerre; je n'ai point désobéi à mes chefs, ni combattu moins bien qu'aucun autre. Jamais le prince ne m'a trouvé en défaut : crois-tu donc qu'après avoir rempli fidèlement des devoirs inférieurs, je paraîtrai aujourd'hui infidèle à des obligations plus hautes? Dans quel corps as-tu servi? J'ai porté les armes, je suis sorti à mon tour, mais je suis toujours vétéran (1). Cependant j'ai adoré le Dieu vivant, qui a fait le ciel et la terre; aujourd'hui, je ne me montrerai pas moins fidèle serviteur. Jules, je vois que tu es un homme grave et sage. Laisse-toi persuader et sacrifie aux dieux. Je ne ferai pas ce que tu demandes, et je n'encourrai pas par un péché un châtiment éternel. Je prends le péché sur moi. Je te fais violence, afin que tu ne paraisses pas acquiescer de ton plein gré. Ensuite tu

ment accordé qu'après vingt-cinq ans et plus; quina et vicena sti- pendia est la formule habituelle. Ceux de Vespasien reprennent la formule d'Auguste ; qui vicena stipendia plurave meruerant. Voir les soixante diplômes militaires réunis par Mommsen au t. III du Cor- pus, p. 843 et suivantes. Inscriptions de légionnaires ayant servi pen- dant vingt-cinq ans, Wilmanns, Exempta inscript., 2205; Renier, Ins- criptions d'Algérie, 1080; Corpus inscr. lat., t. III, 1172; pendant vingt-six ans, Wilmanns, 48 t.

(1) « Sub arma militavi, et ordine mco egressus sum, veteranus sem- per. » Acia S. Julii, 1. Il était sorti des rangs par Vhonesia missio, et jouissait des privilèges et de la pension de retraite des vétérans; mais il était encore soumis, comme tel, à certaines obligations militai- res. Sur les vexilla veteranorum, voir Marquai dt, Rômische Staats- verwaltinuj , t. II, p. 448-452. Une inscription de Lambèse (Renier, 1080) fait mention d'un soldat qui militavit ann. XXV, ei post mis- sionem servit encore ann. XXXV.

LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE. 121

pourras rentrer en paix dans ta maison. Tu recevras la gratification de dix deniers (1), et personne ne t'inquiétera. » On reconnaît dans ce langage la ré- pugnance de certains magistrats pour les cruels of- fices dont ils étaient chargés, et leur désir d'accepter les plus légères marques de soumission extérieure; nous verrons d'autres exemples de ces dispositions quand la persécution générale aura commencé. Ce- pendant Jules refusa de se laisser séduire : « Ni cet argent de Satan, ni tes paroles captieuses, ne me fe- ront perdre le Dieu éternel. Je ne le puis renier. Condamne-moi donc comme chrétien. Si tu n'ohéis pas aux ordres royaux, si tu ne sacrifies pas, je te ferai décapiter. Tu feras bien. Je te conjure donc, pieux président, accomplis ton dessein, et condamne-moi : mes désirs seront satisfaits. Ils le seront, en effet, si tu ne veux pas te repentir et sacrifier. Grâces te soient rendues, si tu agis ainsi. Tu as bien hâte de mourir : tu crois donc en tirer quelque gloire? Si je mérite de souffrir, j'acquerrai une gloire éternelle. Si tu souffrais pour la patrie et pour les lois, tu acquerrais vraiment une telle gloire. Je souffre pour les lois, mais pour les lois éternelles. Ces lois vous ont été données par un homme qui mourut

(1) (c Accipies decem denariorum pecuniam. » Acta, 1. Dans un autre manuscrit {Acta SS., mai, t. VI, p. 661), on lit : « decennaliorum pe- cuniam, » l'argent des décennales. Si cette version est la vraie, et qu'il s'agisse d'un donativum accordé aux troupes pour fêter la dixième année de Galère , les faits se passeraient en 302, une année seulement avant la persécution générale. Voir Tillemont, Mémoires, t. V, note III sur la persécution de Dioclétien.

122 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.

crucifié. Vois ta folie, de préférer un homme mort à nos princes vivants! Il est mort pour nos péchés, afin de nous donner la vie éternelle. Dieu vit éter- nellement; celui qui le confesse aura la vie éternelle; mais une peine éternelle attend celui qui l'aura renié.

J'ai pitié de toi; je te conjure de sacrifier plutôt, afin de vivre avec nous. Vivre avec vous serait pour moi la mort; mais si je meurs, je vivrai. Écoute-moi, et sacrifie; sinon, je tiendrai ma pro- messe et te ferai périr. J'ai souvent demandé de mériter un tel sort. Tu as donc choisi de mourir?

J'ai choisi une mort temporaire, mais une vie éternelle. » Maxime prononça la sentence : « Que Jules, qui n'a pas voulu obéir aux princes, encoure la peine capitale. » On le conduisit au lieu du supplice. Les fidèles, qui n'étaient point alors inquiétés , l'en- touraient en foule et l'embrassaient. « Que chacun voie dans quel esprit il me baise (1), » dit le martyr, voulant sans doute avertir ceux que la compassion attirait vers lui plutôt qu'une sainte allégresse. Un soldat chrétien , Hésychius , alors prisonnier, se trou- vait présent : peut-être avait-il été amené pour que le procès ou l'exécution d'un coreligionnaire lui fit abandonner la foi. Mais, loin d'être ébranlé, Hésy- chius, s'adressant au saint : « Je t'en prie, Jules, poursuis joyeusement ce que tu as commencé, et obtiens la couronne promise par le Seigneur à ceux qui le confesseront. Souviens-toi de moi, car je vais

(l) « Unusquisque videat qualiter osculetur. » Acta, 1.

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 123

te suivre. Salue aussi les serviteurs de Dieu Pasicrate et Valention, qui par une bonne confession nous ont précédés vers le Seigneur. )i Jules, emJjrassant lïésy- chius : « Frère, dit-il, hàte-toi de venir. Car ceux que tu as salués ont déjà entendu tes recommandations. » Tout en parlant, le vétéran avait couvert ses yeux avec un linge, noué autour de la tête(l); puis, tendant le cou, il dit : « Seigneur Jésus, pour le nom de qui je souffre, daigne placer mon âme parmi tes saints (2). » Le bourreau tira le glaive : Jules fut décapité le 27 mai. Hésychius périt quelques jours après (3).

(1) « Et hœc dicens, sanctus Jiilius accepit orarium, et ligavit oculos suos, et tetendit cervicem suaiii. » Acta, 2. Une peinture du quatriènne ou cinquième siècle, découverte en 1887 dans le corridor de la mai- son des saints Jean et Paul, sur le Celius, représente trois martyrs, les yeux couverts ainsi de Vorarium, et tendant la tête pour recevoir le coup mortel du bourreau placé derrière eux : c'est l'illustration la plus claire de notre texte et de tant de passages semblables des Pas- sions. J'ai fait reproduire cette fresque, d'après une bienveillante com- munication du P. Germano, dans mon appendice sur les Procès des martyrs, à la suite du Polyeucte é^AMé, en 1889 par M. Mame, p. 159. Le P. Germano l'a publiée à la p. 326 de son beau livre sur les décou- vertes du Celius, la Casa celimontana dei SS. martiri Giovanni a Paolo, Rome, 1894.

(2) « ... Tu cum sanctis tuis meuin coUocare dignare spiritum. » Acta, 2. Expressions analogues dans les inscriptions chrétiennes : TE SVSCIPIANT OMNIVM ISPIRITA SANCTORVM... IN PACEM CVM SPIRITA SANCTA ACCEPTVM... REFRIGERA CVM SPIRITA SANGTA... ACCEPTA EST AD SPIRITA SANCTA... INTER SANC- TOS... CVM SANCTIS... META TON AFION... A TERRA AD MARTY- RES... SPIRITVS A CARNE RECEDENS SOCÏATVS SANCTIS... AC- CEDENS AD SANCTORVM LOCVM, etc.; Bullettino di archeologia cristiana, 1875, p. 19-32. Voir aussi l'éloge métrique de la martyre Zo- sime, ihid., 1866, p. 46; cf. les Dernières Persécutions du troisième .sièc/e, 2eéd.,p. 261-263.

(3) Le 15 juin, d'après plusieurs martyrologes. Voir Acta SS., juin, t. II, p. 1049.

124 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.

La Mésic vit d'autres scènes de persécution. La recherche des soldats chrétiens, confiée dans cette province au gouverneur Maxime (1), amena la com- parution de deux militaires, Nicandre et Marcien, dont le procès est plus émouvant encore, car, usant de la faculté accordée depuis Septime Sévère aux soldats (2), tous deux étaient mariés. Ils paraissent avoir été récemment convertis. Comme tant d'autres dont parle Eilsèbe , « ils abandonnèrent la gloire de ce monde pour la milice céleste (3), » c'est-à-dire que, mis en demeure de renoncer à leurs grades ou à leur religion , ils préférèrent celle-ci à ceux-là. Ce- pendant, par une sévérité exceptionnelle du juge, ou plutôt par une faveur spéciale de la Providence, ils furent au nombre des militaires dont parle encore Eusèbe, qui « perdirent pour la défense de la piété non seulement leur dignité, mais encore leur vie (4). »

(( Si vous n'ignorez pas, leur dit Maxime, les ordres des empereurs, qui vous commandent de sacrifier aux dieux, approchez, Nicandre et Marcien, et faites

(1) « Pi œses Maximiis, cui hujuscemodi cura fiierat injuncta. » Acta SS. Marciani et ISicandri, 1, dans Ruinart, p. 618. Les Actes ne marquent point dans quelle contrée se passe leur récit; mais la men- tion du prœses Maxime fait supposer qu'il s'agit de la province nous avons déjà vu un gouverneur du même nom sévir contre les soldats chrétiens.

(2) Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, p. 35-36.

(3) « Totius hujus mundi gloria derelicta, ad cœlestem militiam Chrlsti gratia se contulerunt. » Acta, 1. Cf. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 4, 2, 3, et 18, 1.

(4) Ibid., VllI, 4, 4.

LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE. 125

acte d'obéissance. Ces ordres, répondit Nicandre, sont pour ceux qui veulent rester dans la milice (1); mais nous, qui sommes chrétiens, nous ne pouvons être tenus d'y obéir. Pourquoi, reprit Maxime, ne recevez-vous pas la solde de votre grade (2)? Parce que l'argent des impies souille les hommes qui veulent servir Dieu (3). » Maxime insista : « Avec un peu d'encens , Nicandre , honore les dieux. Gomment un chrétien pourrait-il adorer des pierres et du bois, au mépris du Dieu immortel qui nous a tirés du néant et qui conserve tous ceux qui espè- rent en lui? » Daria, l'épouse de Nicandre, était pré- sente : « 0 mon seigneur, dit-elle, prends garde de ne point faire ce qu'on te commande; prends garde de ne point renier Notre-Seigneur Jésus-Christ. Lève tes yeux vers le ciel , tu y verras celui pour qui tu dois conserver ta foi et ta conscience. C'est lui qui sera ton secours. » Avec ce mépris brutal de la femme, que professaient tant de païens, Maxime ne comprit point le sentiment tendre, délicat et fier dont Daria était animée; se trompant sur ses inten-

(1) Le texte porte sacrificare , ce qui a peu de sens; ïillemont le corrige, avec raison, par militare.

(2) « Quare vel vestrae mérita non accipilis dignitatis? » Acta, 1. Comparez l'expression classique ; « stipendia meruerunt. »

(3) Cette réponse ne veut pas dire que Nicandre et Marcien consi- dèrent comme défendu à un chrétien de toucher la solde d'un grade militaire; mais, les ordres de Galère ayant imposé l'alternative, ou d'abandonner le grade, ou de renier la religion, ils ont pris le pre- mier parti, et ne peuvent plus par conséquent toucher une solde de- venue l'argent des impies, bon pour ceux-là seulement qui ont apos- tasie.

126 LA PERSÉCITION DANS L'ARMÉE.

tions : « iMauvaise tête de femme (1), cria-t-il, pour- quoi désires-tu la mort de ton mari? Pour qu'il vive avec Dieu, répondit-elle intrépidement, et pour qu'il ne meure jamais. Ce n'est pas cela, repartit Maxime, mais tu désires t'unir à quelque mari plus robuste; voilà pourquoi tu excites celui-ci à courir vite à la mort. » A ces mots, Daria se dressa dans sa dignité outragée d'épouse et de chrétienne : « Puisque tu me soupçonnes d'avoir de telles pensées et d'être capable d'une telle conduite, fais-moi mourir la première pour le Christ, si tu as aussi des ordres concernant les femmes. » Mais la persécution ne re- gardait encore que les soldats; Maxime répondit : « Nous n'avons aucun ordre concernant les femmes; aussi ne ferai-je point ce que tu demandes : cepen- dant tu iras en prison. »

Quand elle y eut été conduite , Maxime essaya en- core de persuader Nicandre. « N'écoute pas, lui dit- il , les paroles de ton épouse , ou des conseils sembla- bles aux siens, de peur d'être promptement privé de la lumière; mais, si tu le veux bien, accepte un dé- lai, pour examiner en toi-même s'il vaut mieux vivre ou mourir. Le délai que tu m'offres, répondit le soldat, suppose qu'il est déjà passé : l'examen est fait, et je suis résolu à désirer avant tout d'être sauvé. Dieu soit remercié! » dit à demi-voix le gouverneur. « Oui, Dieu soit remercié (2) ! » répéta Nicandre. Cette

(1) '< Malum caput mulieris. »

(2) « Prœses vero sublata voce dicebat : Gratias Deo. Et Nicander una cum eo dicebat : Etiam gratias Deo. » Acta, 2.

LA PERSECUTION DANS L'AllMÉE. 127

môme acclamation, prononcée à la fois par le juge païen et par le martyr, montre que les formules chré- tiennes avaient fini par pénétrer dans le langage cou- rant, et que le paganisme lui-même, tout en persé- cutant au nom des dieux, était travaillé par l'idée monothéiste. Cependant Maxime s'était mépris sur la pensée du soldat. Il avait compris que Nicandie cé- dait par amour de la vie , et, plein de joie , il se féli- citait déjà avec son assesseur Leucon(l) : nous avons déjà vu, par les Actes de saint Jules, que Maxime répugnait à verser le sang. Mais Nicandre n'avait voulu parler que du salut éternel. On l'entendit prier Dieu tout haut, le remerciant, lui demandant d'être délivré des tentations de cette vie. « Comment, s'é- cria le juge , toi qui tout à l'heure m'as déclaré que tu voulais vivre, voilà que de nouveau tu désires mourir ! Je veux vivre , répondit Nicandre , mais de la vie éternelle, non de la vie passagère de ce monde : aussi je te rends maître de mon corps. Fais ce que tu veux : je suis chrétien. » Pour la première fois, le gouverneur se tourna vers Marcien : « Et toi, Marcien? » dit-il. Celui-ci répondit : « Ce que déclare mon camarade (2), je le déclare aussi. Alors, pro- nonça le président, vous serez tous deux mis en pri- son , et bientôt sans doute vous subirez votre peine. » Maxime, cependant, ne se hâta point ; un long dé-

(1) « Itaque gaudenscum Leucone consiliario suo incedebat. » Ihid.; cf. Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, § 12, p. 53.

(2) « Commilito meus. » Acta, 2.

128 LA PERSÉCUTION DANS L'AKMÉE.

lai fut accordé aux deux soldats. Après vingt jours passés en prison , ils furent de nouveau conduits au gouverneur : « Nicandre et Marcien, leur dit-il, vous avez eu le temps de vous décider à obéir aux ordres impériaux. » Ce fut Marcien qui répondit : « La mul- titude de tes paroles ne pourra nous faire abandonner la foi et renier Dieu. Il est présent à nos yeux, et nous savons il nous appelle. Aujourd'hui est con- sommée notre foi au Christ : renvoie-nous promp- tement, afin que nous voyions le Crucifié, celui que vous ne craignez pas de blasphémer (1), et que nous vénérons et adorons. Selon votre désir, dit Maxime, vous serez livrés à la mort. Par le salut des empereurs, reprit Marcien, fais vite, nous t'en supplions , non par crainte des supplices , mais afin de jouir plutôt de notre désir. Ce n'est pas à moi que vous résistez, répondit le juge, et ce n'est pas moi qui vous poursuis : je suis donc étranger à votre sort, et pur de votre sang. Si vous croyez que votre course sera bonne, je vous félicite (2) : que votre dé-

(1) « Crucifîxum, quem vos ore nefario maledicere non dubitatis. •» Acta, 3. Le récent ouvrage de Porphyre contre les chrétiens parlait du Christ avec mépris, à cause de l'opprobre de la croix : « Contem- nis enim eum... propter crucis opprobrium , » dit saint Augustin s'a- dressant au philosophe, De civ. Dei, X, 28. L'expression monothéiste que nous avons déjà rencontrée sur les lèvres de Maxime conviendrait à un néoplatonicien, disciple de Porphyre. On a vu par l'exemple d'Hiéroclès que ces philosophes n'imitaient pas l'éloignement de leur maître pour la vie publique (cf. les Dernières Persécutions du troi- sième siècle, éd., p. 169) et se poussaient habilement aux car- rières lucratives et aux honneurs.

(2) « Si autem scitis vos bene ituros, gratulor vobis. » Acta, 3. Il

LA PERSÉCUÏIOiN DANS L'ARMÉE. 129

sii' s'accomplisse. » Et il proaonça la sentence capi- tale. « La paix soit avec toi, président humain, » s'écrièrent ensemble les condamnés (1).

Joyeux et bénissant Dieu, ils allèrent au supplice. La femme de Nicandre, délivrée de prison, accom- pagnait son mari : son petit enfant était avec elle, porté par Papien, frère du martyr Pasicrate (2). Près de Marcien marchait également la femme de celui-ci , accompagnée de ses parents ; mais elle était païenne, et se lamentait en déchirant ses vêtements. « Voilà bien, ô Marcien, s'écriait-elle, ce que je te disais dans la prison, voilà ce que je craignais, ce que je pleurais d'avance. Malheureuse que je suis! tu ne me réponds pas. Aie pitié de moi, ô mon seigneur : regarde ton très doux enfant : retourne-toi vers nous, ne nous méprise pas. te hâtes-tu? veux-tu aller? pourquoi nous hais-tu? tu te laisses traîner comme

y a peut-être encore dans ces paroles de Maxime une réminiscence néoplatonicienne : Porphyre compare souvent à un voyage, ou plutôt à un retour dans la patrie, le passage de cette vie à l'autre; De abstin., 1; Sentent., 32; ad Marcell., 7, 8.

(1) « Fax tecum, presses huinane. » Acta, 3. Je ne vois dans cette parole aucune ironie; étant donnée la cruauté de beaucoup de magis- trats romains, Maxime se montra humain en épargnant aux deux martyrs, comme il l'avait épargnée à Jules, la torture dans l'interro- gatoire et la flagellation ou la bastonnade avant le supplice, qui était cependant de règle pour les soldats condamnés à la décapitation [deli- gali ad palum virgUque cxsi et secari percussi; Tite-Live, II, 59; XXVIII, 29; cf. la note sur le premier de ces passages, dans le Tite-- Live de Lemalre, t. I, p. 82; et Marquardt, Rômische Staatsverwal -

tung, t. II, p. 553.)

(2) Ce détail achève de prouver que les faits se passent en Mésie nous savons par les Actes de saint Jules que Pasicrate venait d'être, martyrisé.

IV, 9

130 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.

une brebis au sacrifice. » Marcien la regarda sévère- ment : « Jusques à quand, dit-il, Satan aveuglera-t-il ton esprit et ton cœur? éloigne-toi de nous : laisse- moi achever pour Dieu mon martyre. » Un chrétien, nommé Zotique , prit la main du courageux soldat : « Aie courage, mon seigneur et mon frère. Tu as combattu le bon combat : d'où vient qu'à nous, si faibles, est accordée une telle foi? Souviens-toi des promesses que le Seigneur a daigné faire, et qui pour vous vont s'accomplir. Vous êtes vraiment les chrétiens parfaits et les bienheureux. » L'épouse de Marcien, cependant, s'approchait tout en larmes, et tâchait de le tirer en arrière. Alors Marcien à Zotique : (( Retiens-la ; » et Zotique , abandonnant la main du martyr, retint la malheureuse femme. iMais, quand on fut arrivé au lieu de l'exécution, Marcien porta les yeux tout autour de lui : apercevant Zotique, il l'ap- pela, et le pria de lui amener celle qu'il avait écartée par vertu, mais qu'il aimait toujours. Quand elle fut près de lui, il l'embrassa, en disant : « Retire-toi maintenant dans le Seigneur. Car tu ne pourrais me regarder célébrant mon martyre, pendant que ton âme est encore au pouvoir du malin. » Il embrassa ensuite son enfant, et, levant les yeux au ciel, dit : « Seigneur Dieu tout-puissant, prends-le sous ta garde. » Puis Marcien et Nicandre se donnèrent à leur tour le baiser de paix. Au moment ils se sé- paraient pour s'agenouiller devant l'exécuteur, Mar- cien aperçut l'épouse chrétienne de Nicandre, qui essayait vainement de percer la foule pour approcher

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 131

de son mari. Toujours calme et maître de lui-même, il tendit la main à la jeune femme et la conduisit à celui qu'elle cherchait. « Dieu soit avec toi, n dit simplement Nicandre. Mais elle : « Mon bon seigneur, aie bon courage. Montre-toi vaillant dans le combat. J^ai passé dix années dans mon pays, séparée de toi (1) , et à tous moments attendant de Dieu la joie de te revoir; maintenant je t'ai vu, et je te félicite de quitter cette vie. Voici que je vais être élevée et glo- rifiée, devenant l'épouse d'un martyr. Aie bon cou- rage, mon seigneur, rends ton témoignage à Dieu, afin de me délivrer aussi de la mort éternelle. » Le bourreau s'approcha , banda les yeux des martyrs , et leur donna le coup mortel. C'était le 17 juin (2).

Les passages d'Eusèbe relatifs à la persécution des soldats parlent d'abord de l'Orient, puis des États de Galère; mais il est peu douteux qu'Hercule ait suivi avec empressement l'exemple donné par le tout-puis- sant César, et fait aussi dans ses armées la recherche des militaires chrétiens. A cette période, antérieure

(1) Probablement Nicandre avait été pendant ce temps occupé à des expéditions lointaines.

(2) Plusieurs manuscrits contiennent un dernier paragraphe, racon- tant la sépulture des deux martyrs, et aussi de l'épouse et du lils de Nicandre, à Vénafre, près d'Atina, en Italie. L'église d'Atina se glori- fie en effet de posséder les corps de saint Nicandre et de saint Mar- cien. Mais ce ne peut être qu'à la suite d'une translation, comme on en a de nombreux exemples; car leur martyre eut certainement la Mésie pour théâtre. Quant à l'assertion de Pierre des Noëls, que l'é- pouse de Nicandre eut la lête tranchée trois jours après celui-ci, elle est contredite par le texte même des Actes, disant que la persécution ne concernait pas les femmes.

132 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.

de quelques années à la grande persécution, me pa- raissent pouvoir être attribuées les exécutions de sol- dats que marquent, à Rome ou en Italie, quelques documents hagiographiques. Aucun, malheureuse- ment, ne vaut les deux belles Passions qui viennent d'être résumées; mais on en peut tirer cependant des faits vraisemblables. Un récit, maladroitement rattaché à celui d'un martyre de quelques années postérieur (1), nous fait connaître la mort pour le Christ de quatre adjudants (2) appartenant probable- ment à la garde impériale [équités singulares) (3) : ils furent exécutés dans Rome même , devant le tem- ple d'Esculape , dans le voisinage des thermes de Tra- jan (4); leurs corps, recueillis par saint Sébastien (5), furent enterrés à trois milles de la cité, sur la voie Labicane (6). La mort de saint Sébastien lui-même,

(1) Récit de l'exécution à Rome de quatre cornicularii anonymes, connus sous l'appellation des Quatuor Coronati, rattaché par erreur à la Passion de cinq sculpteurs martyrisés en Pannonie, à laquelle il ne se rapporte ni par le lieu ni par la date. Dans le Bullettino di ar- dieologia cristiana , 1879, p. 45-90, M. de Rossi a démêlé le problème que ni Tillemont {Mémoires, t. V, art. lv et note xlix sur la persécu- tion de Dioclétien) ni les Bollandistes [Acta SS., août, t. II, p. 189, 328) n'étaient parvenus à résoudre.

(2) Cornicularii. Voir Marquardt, Rômische Staaisverwaltung t. II, p. 528-529, et Pottier, art. C ornicularius , dans le Dictionnaire des antiquités, t. I, p. 1509.

(3) Marquardt, l. c, p. 473-475.

(4) Bullettino di archeologia cristiana, 1879, p. 80; cf. Jordan, Topographie der Stadt Rom in Alterthum, t. II, p. 525.

(5) Les Actes disent : « cum Melciade episcopo. » Miltiade ne monta sur le siège de saint Pierre qu'en 311 , alors qu'à Rome Maxence avait déjà rendu la paix à lÉglise ; mais il se peut qu'étant encore diacre ou simple prêtre il ait assisté saint Sébastien dans ce pieux office.

(6) Non loin du mausolée de sainte Hélène et du cimetière ad duas

LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE. 133

qui commandait une des cohortes prétoriennes, me semble aussi appartenir à cette époque plus vraisem- blablement qu'à aucune autre (1). Quatre martyrs en- terrés dans la catacombe d'Albano, fondée d'abord

laiiros. Le lieu de leur.sépulture paraît avoir été appelé in cojiiitatic, c'est-à-dire avoir été voisin d'une résidence impériale, comitatus {Bul- lettino di arch. crist., 1879, p. 75). Au septième siècle, les pèlerins vénéraient encore leur tombeau primitif {Roma sotterranea, t. I, p. 178-179). « Sans chercher, dit M. de Rossi, à définir avec précision était situé le vénéré sanctuaire des Quatuor Coronati, je dois éta- blir que, dans la région voisine du cimetière ad duas lauros, était un lieu auquel put convenir le vocable comitatus. Tertullien {Apolog.,^b), parlant des conspirateurs et des séditieux, et voulant montrer que parmi eux il n'y avait pas de chrétiens, dit : « Unde qui inter duas lauros obsident Csesarem? » avaient leur cimetière les équités shi' gulares, gardes du corps de l'empereur. Valentinien III sera assas- siné (jLÉCTov ûTjô Ôa^vwv, comme porte la Chronique d'Alexandrie, ad duas lauros, in loco qui vocatur ad laurum. Ces témoignages suffi- sent à prouver que de la fin du second siècle jusqu'au cinquième la dénomination ad duas lauros fut connue de tous comme désignant une villa ou résidence impériale, comitatus. » BuUettino di archeo- logia cristiana, 1879, p. 7G.

(1) On sait de combien de difficultés chronologiques sont mêlés les Actes de saint Sebastien. Dans l'état nous les possédons, j'y vois une composition artificielle, dans laquelle ont été réunies et plus ou moins adroitement combinées des traditions relatives à des martyrs d'époque différente, ayant souffert les uns sous Carinus et au com- mencement de Dioclétien, d'autres, comme Sébastien lui-même, à l'épo- que de la persécution militaire, d'autres enfin au temps de la grande persécution. Chacun de ces martyrs a une existence historique, comme l'indiquent les sépultures de la plupart d'entre eux ; mais le lien qui rassemble leurs histoires diverses, de manière à en former un tout, me paraît l'œuvre d'un ingénieux compilateur. Les Actes font juger Sébastien par Dioclétien lui-même. Il ne vint pas à Rome entre 297 et 303; mais Maximien Hercule résidait alors en Italie, et le nom de Dioclétien peut avoir été mis au lieu du sien par le rédacteur de la Passion, de même que dans celle des cinq artistes pannoniens il paraît avoir été substitué à celui de Galère (cf. BuUettino di archeologia cristiana, 1879, p. 72).

134 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.

pour les soldats chrétiens de la légion // PartJiica, peuvent avoir fait partie de cette légion, et être tom- bés victimes de la persécution dirigée à la fm du troisième siècle contre les fidèles de l'armée (1). Peut- être doit-on rapporter encore au temps de la rigou- reuse et parfois sanglante épuration militaire, com- mencée dans les provinces de Galère et poursuivie dans celles d'Hercule , plusieurs martyrs d'Italie dont le souvenir a été mêlé sans preuves à celui de la lé- gion Thébéenne (2).

L'intolérance d'Hercule et de Galère parut non seulement par la recherche directe des soldats chré- tiens, mais encore par l'obligation imposée à tous les militaires de prendre part, les jours de fête, aux cérémonies religieuses célébrées dans les camps. Na- guère on fermait les yeux sur leur abstention : main- tenant celle-ci ne leur est plus permise, on les « pousse de force (3) » aux festins et aux sacrifices. C'était un moyen sûr d'éprouver les chrétiens qui restaient encore dans l'armée. Le centurion Marcel souffrit le martyre pour s'être indigné contre cette forme hypocrite d'oppression des consciences.

(1) Cf. Bullettino di arch. crist., 1869, p. 68-70,76-78; 1879, p. 87; Jordan, Topographie der Stadt Rom in Alterthum, t. II, p. 525.

(2) Par exemple les saints Solutor, Adventor et Octave, à Turin ; Sébastien et Alverius, à Fossano; Secundus et Alexandre, à Vintimille et à Bergarae; Antonin, à Plaisance; voir Acta SS., janvier, t. I, p. 81; juillet, t. II, p. 7; août, t. V, p. 792, 798; septembre, t. VIII, p. 293; cf. Tillemont, Mémoires, t. IV, art. et note iv sur saint Maurice.

(3) « Compelluntur. » Acta S. Marcelli centurionis , 1, dans Rui- nart, p. 312.

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 135

On célébrait à Tanger l'anniversaire de la nais- sance de Maximien Hercule. Tous les soldats assis- taient aux sacrifices et aux repas qui les accompa- gnaient. Marcel, centurion de la légion Trajane (1), s'approcha des drapeaux, qu'on avait formés en tro- phée pour recevoir l'encens et les adorations (2) : il jeta devant eux sa ceinture militaire, en s'écriant : « Je suis soldat de Jésus-Christ, le roi éternel. « Il re- jeta aussi le cep de vigne, insigne de son grade, et ses armes, ajoutant : « A partir de ce jour, je cesse de servir vos empereurs, car je ne veux pas adorer vos dieux de bois et de pierre, sourdes et muettes idoles. Si telle est la condition des militaires, qu'ils soient contraints d'offrir des sacrifices aux dieux et aux em- pereurs, je jette le cep et le ceinturon, je renonce aux drapeaux, et je refuse de servir (3). » Le motif de la

(1) « Marcellus quidam ex centurionibus legionis Trajanœ. » Acta, 1. On s'étonne de rencontrer en Mauritanie Tingitaue un centurion soit de la légion // Trajana, cantonnée en Egypte, soit de la légion XXX Ulpia, connue aussi sous le nom de XXX Trajana, et cantonnée en Germanie. Mais on sait que des vexillationes, empruntées aux légions, étaient souvent envoyées bien loin des pays celles-ci avaient leur camp. 11 se peut que des forces aient été ainsi tirées de légions étran- gères à la Mauritanie pour aider Hercule dans sa guerre contre les Maures. Peut-être même y eut-il dans cette contrée, dès une époque bien antérieure, des soldats provenant de la légion H Trajana, car un monument fut élevé à Salda (Bougie), dans la Mauritanie Sitifienne, en 137, par un centurion de cette légion. Corpus inscriptionum la- tinarum, t. VIII, 8934.

(2) « Rejecto etiam cingulo militari coram signis legionis, quae tune aderant. » Acta, 1. Cf. l'inscription : DIS MILITARIBVS GENIO VIRTVTI AQVILAE SANC. SIGNISQVE LEGIONIS... Corp. inscripL lat., t. III, 6224.

(3) « Abjecit quoque vitem et arma, et addidit : Ex hoc militare

136 LA PERSÉCUTION DANS LARMÉE.

désertion ne pouvait être plus clairement expliqué; Marcel renonce au service militaire, parce qu'on ne peut plus être soldat sans être contraint à des actes d'idolâtrie. A ses paroles, tous les assistants restèrent frappes de stupeur; puis ils le saisirent, et le condui- sirent au préfet légionnaire (1), Anastase Fortunat, qui le fit mettre en prison. Quand les fêtes eurent pris fm'(2), celui-ci fit amener le centurion Marcel (3). « Pour quel motif, demanda-t-il, as-tu rejeté la cein- ture, le baudrier et le cep, contrairement à la disci- pline militaire (4)? Le 12 des calendes d'août, ré- pondit Marcel, en présence des enseignes de la légion, pendant que vous célébriez la fête de l'empereur, j'ai

imperaloribus vestris desisto... Si talis est conditio militantium, ut diis et impcratoribus sacra facere compellantur, ecce projicio vitem et cingulum, renuntio signis et militare recuso. » Acta, 1.

(1) " Prsesidi legionis. » IbUL, 2. Sur les prxfecti legionum, voir Marquardt, Rômische Siaatsverwaltung , t. II, p. 443-445.

(2) « Finilis autem epulis. » Acta, 2.

(3) « ïntroducto Marcello, ex centurionibusAstasianis. « 7&irf. Lems. de Colbert porte : Astisianis. Cette dernière leçon est évidemment meilleure, et est une corruption de Antesignanis. Il faut lire: ex cen- turionibus antesignanis. Les antesignani étaient des hommes d'élite, chargés de veiller sur l'enseigne de la légion , et combattaient en pre- mière ligne (Marquardt, î. c, p. 342-345). Marcel était un des centu- rions chargés de les commander. La situation qu'il occupait rend son acte plus significatif encore : il a jeté les insignes de son grade aux pieds des aigles qu'il avait gardées et défendues, mais auxquelles sa conscience ne lui permet pas de sacrifier.

(4) « Quid tibi visum est, ut contra disciplinam militarem te dis- cingeres et balteum ac vitem projiceres? » Acta, 2. Cette question du juge nous montre plus clairement encore les trois phases de l'acte de Marcel; il a rejeté d'abord la ceinture, cingulu7n, qui était comme le signe même du service militaire; puis le cep, vitem, insigne du grade de centurion; enfin le baudrier, balteum, soutenant l'épée.

LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE. 137

dit à haute voix que j'étais chrétien, et ne pouvais servir que Jcsiis-Christ, fils du Dieu tout-puissant. Je ne puis, dit Fortunat, passer sous silence ta témé- rité; j'en ferai rapport aux empereurs et au César. Je ne t'infligerai aucune peine, mais je vais te faire con- duire à mon seigneur Aurelius Agricolanus, vicaire des préfets du prétoire (1). »

Soit pour laisser à Marcel le temps de se repentir, soit parce qu'on attendait la réponse impériale, sa comparution devant le vicaire fut longtemps différée. Elle n'eut lieu que le 30 octobre. Le procès-verbal a été conservé; en voici la traduction :

« Le trois des calendes de novembre , le centurion

(1) Les Actes publiés par Ruinait ajoutent : « prosequente Cœcilio arva officialia. » J'avoue ne pas comprendre la signification de ces mots, à moins qu'ils ne veuillent dire que l'agent chargé de conduire Marcel au vicaire sera Csecilius, employé au recensement des terres, prosequente arva officialia (cf. Hunibert, art. Arvum, dans le Dictionnaire des antiquités, 1. 1, p. 453). Un tel recensement, divisant en plusieurs catégories les terres sujettes à l'impôt , eut lieu en effet sous Dioclélien; voir Duruy, Histoire des Romains, t. VI, p. 578- 581; Marquardt, Rômische Staatsverwaltung , t. II, p. 279; Hum- bert, art. Caput, dans le Dict. des ant., t. I, p. 913-914, Lactance en parle en ces termes : « Census in provincias et civitates semel niissus, censoribus ubique diffusis et omnia excogitantibus... Agri glebatim metiebantur, viles et arbores numerabantur, animalia omnis generis scribebantur, hominum capita notabantur... Tormenta ac ver- bera personabant... non tamen iisdem censitoribus fides habebatur, sed alii super alios mittebantur, tanquam plura inventuri. » Demort. pers., 23. Même s'il y a dans ces paroles quelque exagération, il n'en reste pas moins que les agents chargés de cette opération fiscale avaient le pouvoir et le moyeu de mettre les contribuables à la torture, et par conséquent étaient accompagnés d'employés, de soldats ou de bourreaux; à un censitor ainsi escorté put être confiée la charge de conduire Marcel.

138 LA PERSECUTION DANS LARMfÎE.

Marcel ayant été présenté à Tanger, de Vofficiiim on dit : (( Le préfet Fortunat a renvoyé devant ta puis- sance Marcel, un des centurions. Voici le rapport qu'il t'adresse; si tu l'ordonnes, je le lirai. » Agricola dit : (( Qu'on le lise. » De Vofficium on lut (1) : « A toi , seigneur, Fortunat, etc. Ce soldat, ayant rejeté le ceinturon militaire, s'est déclaré chrétien, et a pro- féré de nombreux blasphèmes contre César. C'est pourquoi nous te l'avons adressé, afin que ce que Ta Clarté aura décidé de lui (2), tu ordonnes de l'obser- ver. » Cette lettre ayant été lue, Agricolanus dit : « As-tu prononcé les paroles relatées dans le rapport du préfet (3)? » Marcel répondit : « Je les ai pronon- cées. » Agricolanus dit : « Tu servais comme centu- rion ordinaire {k)l » Marcel répondit : « Je servais. » Agricolanus dit : « Quelle fureur t'a fait renoncer au serment militaire et parler de la sorte? » Marcel ré- pondit : « Il n'y a point de fureur en ceux qui crai-

(1) « Ex officio (lictum est. » Acta, 2. Sur cette formule, voir Ed- mond LeBlant, les Actes des martyrs, p. 131.

(2) « Quod ex eodem Claritas tua jusserit. » Acta, 3. La charge de vicaire des préfets du prétoire donnait droit au titre de specla- bilis; mais, au quatrième siècle et dans la première moitié du cin- quième, les inscriptions attribuent généralement le titre de clarissi- mus à ceux même qui ont droit au titre d'illustris ou de spectabilis ; Willems, le Droit public romain^ p. 562.

(3) « Locutus es haec apud Acta praesidis? » Sur ces .Ic^a, procès-ver- baux ou rapports officiels , voir Le Blant , les Actes des martyrs , p. 8 et suiv.

(4) « Centurio ordinarius militabas. » Acta, 3. Au-dessus des centu- rions ordinaires étaient les centurions de premier ordre ou primipiles. Ces deux classes de centurions sont nettement distinguées dans une inscription : PRIMI ORDINES ET CENTVRIONES; Wilmanns, 1519.

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 139

g*nent Dieu. » Agricolanus dit : « As-tu prononcé toutes les paroles qui sont contenues dans le rapport du préfet? » Marcel répondit : « Je les ai prononcées. » Agricolanus dit : « As-tu jeté tes armes? » Marcel répondit : « Je les ai jetées. Car il ne convenait pas qu'un chrétien qui sert le Seigneur Christ servît dans les mihces du siècle (1). » Agricolanus dit : « La conduite de Marcel est telle , qu'il doit être puni con- formément à la discipline. » Et il prononça cette sen- tence : « Marcel, qui servait comme centurion ordi- naire , a renoncé publiquement à son serment , a dit qu'il en était souillé et a prononcé d'autres paroles pleine de fureur, qui sont relatées dans le rapport du préfet : nous ordonnons qu'il sera frappé du glaive. »

J'ai traduit dans sa sécheresse la pièce officielle ; un autre document, sorti d'une plume chrétienne, nous fait connaître l'impression produite sur les as- sistants par l'attitude de Marcel. Le vicaire Agricola- nus prenait , dit-on , une voix terriJile pour intimider le chrétien ; mais celui-ci, en lui répondant, avait une autorité singulière, et semblait vraiment juger son juge. L'effet fut si grand, que le greffier militaire Cassien (2), qui probablement était chrétien déjà, n'y

(1) L'édition de Ruiaart porte : « molestiis sœcularibus militare. » Je lirais de préférence : « militiis , » bien que « molestiis » offre aussi un sens acceptable.

(2) « Cassianus Aureliano Agricolano, agent! vices Praefectorum praetorio, militaris exceptor. « Passio S. Cassiani, 1, dans Ruinart, p. 315. Ruinart met ; « Agenti vices Praefectorum préetorio militari

140 LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE.

put tenir; dès qu'il eut entendu la sentence capitale, il jeta son style et ses tablettes (1). Vofftcium de- meura stupéfait, pendant que Marcel souriait, et qu'A- gricolanus, sautant de son siège, demandait à Cassien raison de sa conduite. « Tu as rendu une sentence in- juste, » répondit Cassien. Il allait en dire davantage, expliquer probablement combien il était inique de chasser les chrétiens de l'armée et de punir en même temps ceux qui s'en retiraient d'eux-mêmes, quand le magistrat le fit saisir et mener en prison (2). Marcel, cependant, fut immédiatement conduit au supplice; en passant devant le vicaire , il s'écria : (( Dieu te bé- nisse (3)! » C'est ainsi, dit le narrateur, qu'il conve- nait à un martyr de quitter ce monde [h). Cassien ne tarda pas à le suivre : un mois après, le 3 décembre, il fut ramené devant Agricolanus , interrogé , et con- damné à mort (5).

excepter, » ce qui n'a point de sens; il faut certainement corriger militari en militaris. Il y avait des greffiers attachés aux divers corps de troupes, et il était naturel d'appeler un de ceux-ci pour exercer sa charge dans un procès militaire. Cf. EXCEPTOR TRIBVNI, dans Wilmanns, 1499, et une inscription d'Afrique, Corp. inscr. lat.^ t. VIII, 10723.

(1) « Graphium et codicem projecit in terra. » PassiOy 1. Sur les représentations antiques de greffiers avec leur style et leurs tablet- tes, voir Le Blant, les Actes des martyrs, p. 9.

(2) « Quam, ut ne amplius redargueret, slatimjussit eum abripi et in carcerem trahi. » Passio, 1.

(3) « Deus tibi benefaciat. » Acta S. Marcelli, 1. Des manuscrits portent : nec tibi Deus benefaciat, ou : Deus tibi bene ne faciat; faute de copiste que corrige suffisamment la réflexion faite ensuite par le narrateur.

(4) « Sic enim decebat martyrem ex hoc mundo discedere. » Ibid.

(5) Dans l'hymne IV du Péri Stephanôn, 45-48, Prudence célèbre

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 141

Parmi les soldats qui périrent dans les États de Maxiinien Hercule sont probablement Emeterius et Chelidonius , immolés , nous apprend Prudence , à Calahorra, très vieille ville romaine située sur l'Èbre, au nord de la Tarraconaise (1). Ils moururent certai- nement avant la persécution de 303, puisque leurs Actes sont, au témoignage du poète, au nombre des documents chrétiens qui furent détruits dès le com- mencement de cette persécution par l'ordre de Dio- clétien (2). Les vraisemblances conduisent à mettre leur mort dans l'épuration militaire qui précéda im- médiatement cette grande crise. Peut-être reçurent-ils, comme leurs camarades, l'ordre d'approcher des au- tels ou de quitter les drapeaux; quelque fière réponse, quelque mouvement d'un noble et saint enthousiasme attira sur eux l'attention du persécuteur, et leur mé- rita le martyre (3).

la mémoire de saint Cassien , et attribue à son exemple et à ses mé- rites la conversion de la Mauritanie Tingitane. « Il semble le faire descendre des anciens rois de ce pays, dit Tillemont [Mémoires, t. IV, art. sur saint Marcel); ce qu'il est diflicile d'accorder avec la profession de greffier, quoique les familles royales mêmes puissent être réduites aux conditions les plus basses. » Le sens des vers de Pru- dence est obscur et a embarrassé tous les commentateurs ; mais, s'il y est fait allusion aux tombeaux d'anciens rois Maures, pas un mot n'indique que, dans la pensée du poète, Cassien descende de ceux-ci.

(1) Prudence, Péri Stephanôn, I. Toutes les autres relations de la mort de ces deux saints, les quelques lignes consacrées à leur mé- moire par Grégoire de Tours [De gloria martyrum, I, 93), les deux narrations d'étendue inégale publiées par les Bollandistes {Acta SS.j mars, t. I, p. 231, 232), ne sont que le résumé ou la paraphrase des vers de Prudence.

(2) Prudence, Péri Stephanôn, 1, 73-78.

(3) Il est vrai que le passage du Péri Stephanôn, I, 43-47, semble

142 LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE.

Prudence met dans leur bouche les paroles sui- vantes : « Nous, créés pour le Christ, serons-nous consacrés à l'argent, et, portant la forme de Dieu, servirons-nous le siècle? Non, que le feu céleste ne se mêle pas aux ténèbres! Il doit suffire que notre vie, inscrite sur le rôle de la milice, ait acquitté à César toute sa dette : le temps est venu de rendre à Dieu ce qui appartient à Dieu. Allez, porte-étendards, et vous, tribuns, retirez-vous; emportez les colliers d'or, prix de nos blessures (1); nous sommes appelés

s'appliquer à une persécution générale. Mais l'imagination de Prudence peut avoir brouillé les dates : composant son poème près d'un siècle après les faits , en l'absence de documents écrits , il a vraisemblable- ment employé, pour peindre les événements de 301 ou 302, des cou- leurs qui conviendraient plutôt à ceux de 303 ou des années suivan- tes. Si petite que soit l'autorité des Actes publiés par les BoUandistes, on doit en retenir deux mots qui, par exception , se trouvent en con- tradiction avec le texte de Prudence et semblent le résultat de recherches personnelles. « Tempore illius nemo martyr alius invenitur, » dit le rédacteur de la relation la plus étendue {Acta 5S., mars, t. I, p. 231); et le rédacteur des Actes abrégés ajoute : « Emetherii et Chelidonii... ortus nataleque solum, tum etiam tempus martyrii penitus obliterata incompertaque {ibid., p. 232). » Ces deux passages permettent de supposer que nulle tradition précise n'a fourni à Pru- dence les détails donnés par lui sur la persécution dans laquelle au- raient péri les deux martyrs, et la première phrase citée semble même indiquer que leur mort n'a point eu lieu pendant une persécu- tion générale.

(1) e( Aureos auferte torques, sauciorum prœmia. » [Péri Steph.^ I, 65.)

Les prétoriens Nérée et Achillée, au premier siècle, rejettent de même, en se donnant au Christ, les décorations obtenues par leur valeur : « Projiciunt clypeos, faleras, telaque cruenta, » dit saint Damase (cf. Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, éd., p. 171-172). Un détail pourrait faire penser qu'Eme- terius et Chelidonius appartenaient aux cohortes auxiliaires : c'est

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 143

à servir dans la brillante compagnie des anges. Là, le Christ commande des cohortes vêtues de blanc, et, du haut de son trône, condamne vos dieux infâmes et vous-mêmes, créateurs de ces dieux ou plutôt de ces risibles monstres. » En retranchant l'emphase poéti- que, ces paroles rappellent assez l'accent de celles qu'à la même époque prononçait, dans une situation pro- bablement semblable, le centurion 3Iarcel (1).

Emeterius et Chelidonius furent condamnés à mort. Ils étaient, disent les traditions espagnoles, en garni- son à Léon, et furent de transférés à Calahorra pour y subir le supplice. Prudence ne parle pas de cette translation : il se peut que les deux soldats chrétiens aient confessé la foi à Calahorra, certainement ils souffrirent et furent enterrés (2) . Le poète ne nous ap- prend pas quel supplice on leur infligea. « Ces dé- tails , dit-il, ont été dérobés par un long silence (3). »

l'épithète aureos ajoutée à torques. Les colliers d'or étaient réservés aux auxiliaires , dit Pline, et les colliers d'argent aux seuls citoyens [^at. hist., XXXIII, 39). Mais cette distinction n'était plus observée à l'époque impériale : Suétone, August., 43; Vospiscus, Probns, 5. Ajoutons que les deux soldats chrétiens semblent avoir été chargés, comme les plus dignes, de porter les étendards particuliers de la cohorte à laquelle ils appartenaient, dragons d'étofte fixés au bout d'une pique, et dans lesquels s'engouflYait le vent quand les troupes étaient en marche : « ... Ventosis draconum, quos gerebant, palliis. » Péri Steph.f I, 35.

(1) Certaines traditions font des deux martyrs espagnols les fils du centurion Marcel; mais les meilleurs critiques les considèrent comme douteuses; voir Acta SS.j mars, t. I, p. 230.

(2) Le lieu du supplice d'Enielerius et Chelidonius fut consacré plus tard par la construction d'un baptistère, que célèbre Prudence dans la pièce VIII du Péri Stephanôn.

(3) « Hœc tamen solum vetusta subtrahunt silentia. » (PeriSteph.,

144 LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE.

Les documents que nous avons étudiés n'ont point fait encore allusion au sort des soldats chrétiens dans les provinces gouvernées par Dioclétien. Quelques- uns furent martyrisés en Asie , mais durant l'expédi- tion de Galère contre les Perses , et par les ordres de ce César enflé d'une récente victoire : ils apparte- naient à son armée, sur laquelle il exerçait la juri- diction du général en chef, et qui paraît avoir été composée pour une grande partie de troupes levées aux bords du Danube. Dioclétien ne semble pas s'être associé personnellement à la proscription des mi- litaires chrétiens : dans ses États comme dans ceux

I, 79.) Mais, ajoute le poète, « une tradition certaine et respectée par le temps montre des objets qui leur appartenaient s'envolant tout à coup dans les airs , comme pour indiquer d'avance la route du ciel ouverte devant eux. L'anneau de l'un, emblème de sa foi, est enlevé dans les nuages; le linge qui avait couvert le visage de l'autre est emporté; un souffle d'en haut les ravit au séjour de lumière. L'éclat de l'or fi- nit par s'éteindre dans l'azur du ciel, et le blanc tissu disparaît, long- temps suivi par le regard ; ils montent jusqu'aux astres , et on ne les voit plus. » [Péri Sleph., 1. 79-90.) Ce prodige est raconté dans les mêmes termes par les deux relations des Bollandistes et par Grégoire de Tours, qui cite même les vers de Prudence {De gloria mart., I, 93); on le trouve rappelé jusque dans l'oraison composée par saint Isidore de Séville pour l'oflîce des deux martyrs. Qu'y a-t-il de réel dans cette tradition? Il est impossible de le déterminer; une remarque, ce- pendant, s'impose à l'historien. L'imagination populaire s'est montrée très sobre au sujet de la vie et du supplice d'Emeterius et de Cheli- donius : elle ne leur a prêté ni longs discours, ni reparties dramati- ques, ni tortures raffinées, ni rien de ce que les hagiographes d'épo- que relativement récente inventent d'ordinaire pour suppléer au laconisme ou à la perte des documents originaux. Si le souvenir du prodige pittoresquement décrit par Prudence n'avait été fidèlement recueilli par la tradition et n'avait réellement surnagé dans le naufrage de tous les autres, le poète se serait probablement abstenu d'y faire allusion.

LA PERSÉCUTION DANS LARMKE. 145

(le Constance, ils étaient soufferts, pendant que les provinces de Galère et d'Hercule les voyaient inquié- tés. Peu de temps seulement avant 303 , Dioclétien se décida à prendre contre eux des mesures. Lactance, qui probablement se trouvait alors à Nicomédie, l'empereur l'avait appelé pour lui confier une chaire de rhétorique, nous fait connaître, en homme certai- nement bien renseigné, la cause de ce premier chan- gement dans l'esprit du vieil Auguste.

Dioclétien était à Antioche (1), la suscription de plusieurs lois nous apprend qu'il séjourna en 302(2). Inquiet de l'avenir, que l'audace croissante de Galère rendait menaçant à ses yeux, il offrait des sacriQces, dans lesquels les aruspices interrogeaient les entrailles des victimes. Parmi les serviteurs ou les officiers que leurs charges obligeaient d'accompagner l'empereur, étaient plusieurs de ces chrétiens dont Eusèbe a signalé la présence au palais. Un jour, quelque trouble avait interrompu le sacrifice, et les ministres des dieux , même en multipliant les victimes, ne voyaient point apparaître les signes accoutumés ; le chef des aruspices, Tagis (3) , ayant remarqué ou

(1) '< Cum ageret in partibus Orientis. » Lactance, De mort, pers., 10. Chez les anciens, le diocèse d'Antioche était désigné spécialement par le mot Oriens. Voir l'avertissement de Ruinart en tête de la Passion de saint Nicéphore, p. 243; Tillemont, Mémoires, t. IV, art. VIII et note viii sur la persécution de Valérien; et les Dernières Per- sécutions du troisième siècle , 2^ éd., p. 141, note 1.

(2) Voir Tillemont, Histoire des Empereurs, t. IV, p. 44.

(3) « Magister ille haruspicum Tagis. » De mort, pers., 10. Cf. HARISPEX MAXrMVS, Wilmans 1298; MAGISTER PUBLICVS HA-

IV. 10

146 LA PERSECUTION DANS L'ARMÉE.

peut-être deviné que des assistants avaient fait le signe de la croix, déclara que le silence des dieux avait pour cause la présence de profanes (l). Diocté- tien, furieux, donna à tous les serviteurs du palais l'ordre de sacrifier, menaçant de la flagellation ceux qui refuseraient (2). C'est alors que, poussé par la su- perstition, il consentit enfin à suivre l'exemple de Galère , et à étendre aux soldats Tordre sacrilège qu'il venait d'intimer aux gens de sa maison. Des lettres furent envoyées par lui à tous les chefs de corps, commandant de contraindre les soldats à sacrifier, et d'exclure de l'armée ceux qui refuseraient (3). Mais il n'édicta pas d'autre sanction, et les officiers des légions d'Asie, connaissant les intentions encore dé- bonnaires du maître, n'osèrent pas dépasser les ins- tructions qu'ils avaient reçues. Lactance, qui n'est point suspect de ménager Dioctétien , dit qu'il n'y eut pas de sang versé, et que la seule peine infligée fut l'exclusion de la milice ou la dégradation. « La colère de l'empereur s'arrêta devant cette limite, et il ne fit

RVSPICVM, ibid., 1761. Sur des collèges d'haruspices et leurs chefs ou magistri, voir Gatti, dans Bullettino delta commissione archeo- logica comunale di Ro7na, 1890, p. H\.

(1) Voir un fait analogue à l'origine de la persécution de Valérien; les Dernières Persécutions du troisième siècle, p. 50. Lactance, rap- portant, Div. Inst., IV, 27, l'épisode que nous venons de résumer d'après le De mort, pers., ajoute : « Et hœc sœpe causa preecipua justitiam persequendi malis regibus fuit. »

(2) Lactance, De mort, pers., 10.

(3) « Datisque ad prœpositos litteris etiam milites cogi ad nefanda sacrificia prœcepit, ut qui non paruissent, rnilitia solverentur. » Ibid

LA PERSÉCUTION DANS L'ARMÉE. 147

rien de plus contre la loi divine ou la religion (1). » La trêve, cependant, était dénoncée. Dioclétien avait enfin ;, sous une forme relativement modérée, commencé les hostilités contre les chrétiens, auxquels depuis plusieurs années il témoignait tant de faveur. Il faudra peu d'efforts désormais pour incliner tout à fait aux idées de persécution son esprit déjà ébranlé. Aussi, quand, après avoir pris la mesure que nous venons de rapporter, Dioclétien se fut rendu à Nico- médie pour y passer l'hiver. Galère se hâta de le re- joindre, avec la résolution bien arrêtée de pousser définitivement le superstitieux vieillard dans la voie un premier pas venait de l'engager (2).

(1) « Hacleuus furor ejiis et ira |)iocessit, nec ainplius quicquaui contra legetn aut religionem Dei fecit. » Ibid.

(2) « Deinde interjecto aliquanto tempore in Bithyniam venit hiema- tum eodeinque tum Maximianus quoque Cicsar inllanimatus scelerc advenit ut ad persequendos christianos instigaret senein vanum, qui jam principium fccerat. w Lactance, De mort, pcrs., 10.

CHAPITRE TROISIÈME

LE PREMIEll ÉDIT DE PERSÉCUTION GÉNÉIIALE (303)

SOMMAIRE. —I. La PROMULGATION DI, l'ÉDIT et les événements de NlCOMÉDlE.

Galère à Nicomédie. Ses efforts pour décider Dioclétien à la per- sécution. — Conseil privé. Consultation de l'oracle de Milet. Dio- clétien se résout à persécuter. Destruction de l'église de Nicomédie.

Afflchage de l'édit de persécution. Articles de l'édit ordonnant la destruction des églises et des livres saints, interdisant les assemblées, dégradant ou privant de liberté les clirétiens. Exemplaire de l'édit déchiré par un fidèle. —Supplice de celui-ci.— Premier incendie du palais impérial. Galère en accuse les chrétiens.— Second incendie, probablement imputable à Galère. Peur et colère de Dioclétien. Clirétiens do Nicomédie mis en demeure de sacrifier. Apostasie des impératrices. Martyre d'eunuques et de cliambellans. Exécution de l'évêque Antliime et de membres du clergé. Laïtjues mis à mort. Sacriflce préalable exigé des plaideurs. H. L'exécution de l'édit. Date de sa mise en vigueur dans les provinces orientales. Cyrille, évêque d'Antioche, envoyé aux mines.— Défections parmi les chrétiens de cette ville. Héroïsme du diacre Romain. Églises abattues en Asie. Leur destruction retardée en Galatie et en Thrace. Bassus. gouverneur de Thrace, favorable aux chrétiens. Des femmes, à Thes- salonique, cachent les Écritures. Martyre d'Agalhopode et de Tliéodule.

La persécution en Occident. Constance Chlore fait abattre quelques églises. Il n'inquiète pas autrement les chrétiens. Piquante leçon donnée à ses courtisans. Maximien Hercule exécute rigoureusement l'édit. Destruction des livres sacrés en Espagne. Destruction, à Rome, de la bibliothèque et des archivés pontificales. Confiscation des biens de l'Église romaine. Efforts des chrétiens pour sauver de la pro- fanation les tombes des martyrs. Parties de catacombes enterrées. Destruction d'édifices au-dessus des cimetières. III. Les tuaditecus.

Violence de la persécution en Afrique. Profanation des areœ sépul- crales. — Les Écritures livrées par de nombreux traditeurs. Procès- verbal de la perquisition faite dans l'église de Cirta. Faiblesse du clergé de Cirta, mêlée de quelque courage. Stratagème deMcnsurius, évêque de Carthage, pour sauver la bibliothèque et les archives de son église. Blâme dirigé par lui contre les exagérés (jui provoquaient inu- tilement les persécuteurs. Héroïsme douteux de Secundus de Tigisis.

Sage prudence de Félix d'Aptonge. Martyre de Félix de Tibiuca. Laïques martyrisés en Numidic. Conversion du riiéteur Arnobe.

150 LE PREMIER EDIT DE PERSÉCUTION.

La promulgation de l'édit et les événements de Nicomédie.

Galère passa les derniers mois de 302 et les pre- miers de 303 à Nicomédie, près de son beau-père Dioclétien (t). Excité lui-même par les conseils de sa mère, cette fanatique paysanne qui haïssait les chrétiens, il ne cessait, à son tour, de les dénoncer au vieil Auguste (2). Des colloques à leur sujet avaient lieu quotidiennement entre les deux empereurs, dans le vaste palais de Nicomédie encore tout peuplé de fidèles.

Pour échapper à la surveillance incessante que les courtisans et les serviteurs exercent sur les souverains, l'Auguste et le César se rencontraient dans l'ombre , comme des conspirateurs. Personne n'était admis à leurs entretiens (3). On les croyait occupés des grands intérêts de l'État, de la préparation des lois, de la marche des armées (4). Si quelqu'un, cependant, avait pu surprendre leurs paroles à travers les portes soi- gneusement fermées, il eût éprouvé pour l'un des deux interlocuteurs cette sorte de sympathie dans

(1) Lactance, De mortihus persecutorum, 10.

(2) IbicL, 11.

(3) « Cum nemo admitteretur. » Ibid.

(4) « Et omnes de summo statu reipublicae tractari arbitrarentur, » Ibid.

PROMULGATION DE LKDIT. 151

laquelle il entre un peu d'estime et beaucoup de ])iti6. A Galère méprisant et impérieux Dioclétien répondait lentement, en vieillard qui défend pied à pied sa politique, son œuvre, sa fortune contre un héritier impatient de tout bouleverser (1). Il montrait les païens et les chrétiens unis dans une commune obéis- sance aux lois, le monde jouissant partout de la paix religieuse , et suppliait le furieux César de ne pas dé- truire un si bel ordre , fruit de dix-huit ans de sagesse. Rendu humain par les années et par le long exercice du pouvoir, il parlait de sa répugnance à verser le sang, de la facilité avec laquelle les chrétiens affron- taient la mort, de l'affreux carnage qu'entraînerait une déclaration de guerre à l'Église (2). Mais aucune considération d'humanité ou de politique ne pouvait arrêter Galère. En vain Dioclétien lui offrait une sorte de transaction : on continuerait à chasser les chrétiens de l'armée, on exclurait même du palais les courti- sans, les employés et les serviteurs qui professaient leur foi; à ce prix, la masse de la population chré- tienne ne serait pas inquiétée (3). Galère ne voulut rien entendre, et ne se contentait pas à moins d'une proscription universelle (4).

Las de résister, Dioclétien demanda que la respon-

(1) « Diu senex furori ejiis repugnavit. » De mort, pers., 11.

(2) « Ostendens quam perniciosuni esset inquielaii orbem terrœ, fundi sanguinem multoriim, et illos libenter mori solere, » Ibld.

(3) « Salis esse si palalinos tanlum ac milites ab ea religione prolii- beret. » Ibid.

(4) « Nec tamen defleclere poluit prœcipitis hominis insaniam. » Ibid.

152 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.

sabilité d'une décision fût partagée (1). Il aimait à garder pour lui le mérite de ses bonnes actions ; mais , se voyant acculé à la nécessité de faire mal, il ne s'y résignait qu'à la condition d'y paraître contraint par un semblant d'opinion publique (2). Sur ces bases, l'entente se fit aisément : d'un commun accord on décida de mettre fin au secret dont avaient été jus- que-là enveloppées les délibérations des deux empe- reurs. Quelques fonctionnaires civils et militaires fu- rent convoqués en conseil privé, afin de statuer sur le sort des chrétiens (3).

Le résultat fut ce qu'on pouvait attendre. Chacun parla à son tour, d'après son rang et son grade {k). Plusieurs de ces conseillers partageaient les haines ou les préjugés de Galère. Il y avait parmi eux des ma- gistrats civils, imbus des principes néoplatoniciens, et voyant dans le christianisme une secte rivale de leur philosophie. Lactance cite le plus influent et le plus passionné, cet Hiéroclès dont nous avons parlé déjà , et dont le nom se retrouvera encore dans l'his- toire de la persécution (5). Peut-être la rivalité philo-

(I) « Placuit ergo amicorum senlenliam expeiiri. » De mort, pers.f 11.

(2^ « Nam eral hujus malitiae. Cum bonum quid facere decrevisset , sine consilio faciebat, utipse laudarelur. Cum autem malum, quoniam id reprehendendum sciebat, in consilium multos advocabat, ut aliorum culpse ascribeietur quidquid ipse deliquerat. » Ibid.

(3) « Admissi ergo judices pauci et pauci militares. » Ibid.

(4) « Ut dignitate antecedebant, interrogabantur. » Ibid.

(5) « Hieroclem ex vicario praesidem, qui auclor et consiliariusad fa- ciendam persecutionem fuit. » De mort.pers., 16. L'expression « ex vicario prœsidem » a souvent embarrassé les historiens. Elle signifie

PROMULGATION DE LEDIT. t53

sophique n'aniai ait-elle pas seule de tels hommes, qui avaient soulïert avec indignation la concurrence de collègues chrétiens dans le gouvernement des provin- ces, la direction des finances ou Fadministration des cités, et saisissaient avec joie l'occasion de leur fermer l'accès des carrières publiques. On peut croire que les militaires appelés au conseil y portaient des senti- ments moins complexes. C'étaient probablement des camarades et des admirateurs du vainqueur de la Perse, unissant comme lui à la vaillance guerrière une complète ignorance ou un grossier dédain des choses de l'âme. Ceux-ci votèrent de bonne foi l'extermina- tion des ennemis des dieux, des adversaires de la re- ligion nationale (1). D'autres conseillers, qui ne pen- saient ni comme les amis d'Hiéroclès, ni comme les compagnons d'armes de Galère, se prononcèrent dans le même sens. Habitués à lire dans la pensée impé- riale, ces habiles gens avaient compris que le débat s'agitait entre une volonté inflexible et une volonté

qu'avant d'entrer dans les charges publiques, telles que cellede prési- dent d'une j)rovince, Hiéroclès avait passé par les emplois de cour, et débuté par être vicariits a consiliis sacris, fonction instituée par Dioclétien après la réorganisation du consilium principis. Le cursus lionorum de C. Côelius Saturninus, publié dans le Corpus inscr. lat., VI, 1704, montre de même ce magistrat occupant successivement diverses fonctions du palais, devenant enfin vicarius a consiliis sa- cris avant d'arriver aux grandes charges financières et politiques. Voir Edouard Cuq, le Conseil des empereurs, d'Auguste à Dioclétien, dans les Mémoires présentés par divers savants à V Académie des Ins- criptions et Belles- Lettres, 1884, p. 466-47G.

(1) « Quidam proprio adversus christianos odio inimicos deorum et hostes religionum publicarum tollendos esse censuerunt. » De mort, pers., 11.

154 LE PREMIER EDIT DE PERSÉCUTION.

défaillante, et que la première triompherait de tous les obstacles : soit par crainte de déplaire, soit par désir de flatter, ils sacrifièrent les chrétiens sans hé- sitation, sinon sans remords (1). La race des Pilate n'é- tait pas éteinte après trois siècles : ses imitateurs tremblaient, comme lui, de ne pas paraître assez « amis de César. »

Le malheureux Auguste, cependant, ne céda pas encore tout à fait. Il cherchait à retarder l'acte im- politique et cruel qu'on exigeait de sa faiblesse. Il ré- solut ou plus probablement on lui suggéra une dé- marche dont l'issue ne pouvait être douteuse. Un aruspice (peut-être un de ceux-là mêmes qui naguère l'avaient décidé à expulser les soldats chrétiens) fut envoyé par lui à Milet pour consulter l'oracle d'Apol- lon Didyméen (2). Celui-ci « répondit en ennemi de notre divine religion, » nous apprend simplement Lactance (3). Constantin, qui vivait alors près de Dioclétien, donne des détails plus précis. L'oracle caché au fond de l'immense et magnifique temple (i) se plaignit d'être réduit à l'impuissance. Des justes répandus sur la terre l'empêchaient d'annoncer l'a- venir : du trépied sacré ne tombaient plus que des

(1) « Qui aliter senliebant, intellecta hominis voluntate, vel timentes vel gratificari volentes, in eamdem sententiamcongruerunt. » De mort, pers.y 11.

(2) « Nec sic quidem Hcxus est imperator ut accommodaret assen- sum, sed deos potissirnum consulere statuit, misitque aruspicem ad ApoUinem Milesium. » Ibid.

(3) « Respondit ille ut divinae religionis inimicus. » Ibid.

(4) MéyiffTov vawv twv Tràvxwv. Strabon, Geogr., XIV, i, 5.

PROMULGATION DE LEDIT. 155

avis trompeurs. Se lamentant de sa déchéance, le prêtre d'Apollon agitait ses cheveux hérissés, comme en proie à Tesprit du dieu (1). Cette parole ambiguë, cette plainte étrange fut rapportée à Dioctétien. Son esprit naturellement superstitieux en resta plus frappé que d'une réponse directe. Il interrogea, dans son trou- ble, les personnes qui l'entouraient, officiers du palais ou prêtres païens. On fut unanime à reconnaître les chrétiens dans les justes dénoncés par Apollon (2). Sans prendre garde à l'hommage involontaire rendu à ]a vertu de ceux qu'on lui demandait de proscrire, Dioctétien sentit ses hésitations dissipées. Il avala ces paroles comme du miel, dit Constantin (3). Désormais la lutte pénible qu'il soutenait avec les autres et avec lui-même était terminée. Ne pouvant résister à ses amis, à César et à Apollon ligués ensemble, il se ren- dit (4). En échange de sa défaite, il obtint à son tour une concession. Le fanatique Galère avait demandé que tous les chrétiens fussent mis en demeure de sa- crifier aux dieux , et ceux qui refuseraient brûlés vifs ; Dioctétien essaya de rester modéré dans l'injustice, et voulut que la persécution enfin décidée n'entraînât pas d'effusion de sang (5). Galère l'accorda : il savait

(1) Eusèbe, De vita Constantini, II, 50.

(2) Ibid., 51.

(3) Ibid.

(4) <i Quoniam nec ainicis, nec Caesari, nec Apollini poterat reluc- lari. « De mort, pers., 11.

(5) « Hanc moderationera tenere conatus est, ut eam rem sine san- guine transigi juberet, cum Caesar vivos cremari vellet qui sacrificio répugnassent. » Ibid.

15G LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

bien qu'il ne dépendrait que de lui de faire naître en- suite quelque incident, par les intentions de l'em- pereur seraient encore une fois changées.

On se hâta d'engager celui-ci dans la voie de la violence. Avant même que l'édit de persécution fût lancé, un premier acte d'hostilité eut lieu à Nico- médie, par l'ordre et sous les yeux de l'Auguste et du César. Le jour fut choisi avec ce mélange de supers- tition et de subtilité qui caractérise une époque de décadence. Le sept de calendes de mars (27 février) était la fête des Terminalia, destinée à célébrer les limites des champs, et marquée par des sacrifices à Jupiter Terminus (1). 11 parut que cette date con- viendrait à une solennelle démonstration contre le christianisme, arrivé, dans la pensée des empereurs, à la limite extrême, au terme définitif de son exis- tence (2).

Dès le point du jour, à la lumière encore dou- teuse du crépuscule, une troupe armée se mit en marche : le préfet du prétoire la commandait, ac- compagné de chefs supérieurs et de tribuns, comme pour une expédition militaire; des agents du fisc suivaient, car il s'agissait aussi d'un acte de confisca- tion et de pillage régulier (3). On arrive à la princi-

(1) Marquardt, Hômische Staatsverwaltung , t. 111, p. 196.

(2) « Ut quasi terminus imponeretur huic religioni. » De mortibus persecutonun, 12.

(3) « Qui dies cum illuxisset,... repente adhuc dubia luce ad ec- ciesiam praefectus cum ducibus et tribunis et rationaiibus venit. » Ibid.

PROMULGATION DE LEDIT. 157

pale église. Les portes sont arrachées (1) : les soldats se répandent dans le saint lieu, cherchant, disent-ils, la statue du dieu des chrétiens (2). Cette vaine re- cherche les conduisit à la tribune absidale, sur la- quelle s'ouvraient les armoires ou chambres destinées à contenir d'un cùté les vases sacrés, de l'autre les saintes Écritures, les livres liturgiques, les ouvrages composant la bibliothèque de J'église (3). Us jetèrent au feu tous les manuscrits, et se partagèrent les objets précieux (i). La basilique était remplie de soldats et d'employés, pillant, s'agitant, courant çà et (5). Durant cette scène de désordre, les deux empereurs se tenaient à une fenêtre du palais, d'où ils aper- cevaient l'édifice chrétien, construit sur une hau- teur. Longtemps ils délibérèrent sur son sort. Ga- lère, toujours porté aux mesures extrêmes, voulait qu'on le brûlât (6). Dioclétien résistait, craignant que de l'église l'incendie se communiquât aux maisons contiguës, et que tout un quartier de Nicomédie, plein de grands et beaux monuments (7) , périt avec

(1) « Revulsis foris. » De mortibus persecutorum, 12.

(2) « Simulacrum dei quœritur. » Ibid.

(3) De Rossi, De origine, historia, indicibus scriniiet bibliothecx sedis apostolicse, p. xvii.

(4) « Scripturae repertœ incendunlur, datur omnibus praeda. » De mort, pers., 12.

(5) « Rapitur, trepidalur, discurrilur. » Ibid.

(6) « Ipsi vero in speculis (in alto enim conslituta ecclesia ex palatio videbatur) diu inter se concertabant, utrum ignem potius supponi oporteret. » Ibid.

(7) Sur la beauté de Nicomédie à cette époque, voir Ammien Marcel- lin, XXII, 9 : « ita magnis rétro principum amplificatam impensis, ut

158 LE PREMIER EDIT DE PERSECUTION.

elle (1). Enfin son avis prévalut : on se contenta d'en- voyer une escouade de prétoriens chargés de la dé- molir. Ils s'avancèrent en ordre de bataille , la hache et les outils à la main, investirent l'église, et, avec l'adresse des soldats romains exercés à tous les tra- vaux (2), commencèrent à renverser les murailles. En peu d'heures la haute cathédrale fut rasée (3).

Le lendemain, païens et chrétiens pouvaient lire sur les murs de Nicomédie l'édit de persécution. Il contenait quatre articles principaux. Les assemblées chrétiennes étaient absolument interdites (i). Les églises devaient être abattues (5). Les livres sacrés qu'elles contenaient ou que possédaient les clercs et

aediuin nmltitudine privatarum et publicarum recte noscentibus regio qusedam Urbis œstimaretur aelernœ. »

( 1) « Vieil sententia Diocletianus, cavens ne raagno incendie facto pars aliqua civitalis arderet. Nam mullœ ac niagnae dornus ab omni parle cingebant. « De mort. pers. , 12.

(2) Sur les constructions d'édifices, de ponts, de canaux, de tunnels, de roules, exécutées dans les provinces par les légions, voir Lacour- Gayet, Antonin le Pieux, p. 165-171. « La paix avait des travaux plus rudes que la guerre pour ces armées intelligentes. Par elles, la terre de la patrie était couverte de monuments ou sillonnée de larges routes et le ciment romain des aqueducs était pétri, ainsi que Rome elle-même, des mains qui la défendaient. » A. de VignA', Servitude et Grandeur militaires.

(3) « Veniebant igitur et praetoriani, acie structa, cum securibus et aliis ferramentis; et immissi undique, tamen illud editissimum (aedifi- cium ou fanum?) paucis horis solo adœquarunt. >' De mort. pers.. 12.

(4) Ta; o-yvoooTj; twv -/p'.ffTiavaw è^r.oïiîOai. Eusèbe, Hist. EccL, IX, 10, 8.

(5) Ta; (jLÈv âxxXTifTia; si; eoaço: çépsiv. Ibid., VIII. 2, 4. « Ut om- nes ubique ecclesiae cum suis altaribus œquarenlur solo. » Passio S. Theodoti Ancyrani, 4, dans Ruinart, p. 355.

PROMULGATION DK LEDIT. 159

les fidèles devaient être jetés au feu (1). Les cliréticns de rang élevé perdaient tous leurs privilèges, et tom- baient à la condition de personnes infâmes; en con- séquence ils pourront être mis à la torture, devenir l'objet de toutes les poursuites, et n'auront le droit d'intenter aucune action devant un tribunal, même pour injure, adultère, ou vol (2). Quant aux fidèles n'appartenant point à l'aristocratie ou au monde of- ficiel, ils perdaient la liberté, s'ils persistaient à se dire chrétiens (3). Ceux qui étaient déjà esclaves ne pourront jamais être affranchis (4).

Par quelques dispositions cet édit rappelle celui que Valérien promulgua en 258. Comme alors, les chrétiens illustres par la naissance ou les fonctions sont dégradés (5). Mais sur divers points la législation de Valérien est aggravée. Les édifices ecclésiastiques ne seront pas seulement séquestrés, mais détruits. Une clause spéciale ordonne la suppression des livres, dont Valérien n'avait pas parlé. Enfin, sous cet em-

(1) Ta; ôÈ yoaià; à^avîï; Tiupt rsvio-Oat. Eusèbe, Hist. Eccl., VIII, 2, 4.

(2) Toù; {jLÈv TifXYj; £7î£i).Y][X{jL£vo'j; àTc[;.ou;. Eusèbe, Hist. Eccl., VIII. 2|, 4. « Ut religionis illius carerent omni honore ac dignilate, tor- mentis subjecli essent quocumquc ordine aut gradu venirent, adversus eos omnis actio caleret, ipsi non de injuria, non de adullerio, non de rébus ablatis agere possent. » Lactance, De mort, perg., 13. Cf. Digeste, XLVIII, ii, 4, 8; v, 2.

(3) Toù; ôà £v olxETiat;, el £7rt[i.£voi£v x-q toù -/pi(jTiavi(7[JLoy 7ipo6£(T£t, £>£u9£ptaç <7T£p£î(79ai. Eusèbe, Hlsi. Eccl., VIII, 2, 4. « Libertalerii denique ac vocem non haberent. w Lactance, De mort, pers., 13.

(4) « Si quis servorum peiraansisset chrisllanus, libertatem consc- qui non posset. » Rufin, Hist. Eccl., VIII, 2.

(5) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, p. 80.

160 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

pereur, seuls les chrétiens de la maison de César de- venaient esclaves du fisc (1); maintenant tous les gens du peuple (2) qui persisteront dans la croyance prohibée pourront être revendiqués par lui, et tous les esclaves chrétiens seront à jamais rivés à la ser- vitude (3).

Sur d'autres points, au contraire, Dioclétien se montre moins rigoureux que Valérien : son édit ne fait pas mention du clergé, que cet empereur en 257 punissait de l'exil (4), en 258 de la mort (5); il

(1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, p. 80-84.

(2) Toù; Èv o'txET'at;. Je ne saurais Toir dans cette expression l'équi- valent de Bov).o"j;, et je la traduis : « Les gens de condition commune, les gens qui mènent la Tie domestique ", par opposition à ceux qui suivent les carrières publiques et la voie des honneurs. Zonare, au douzième siècle, interprète comme je le fais tov; èv oIxET'ai; , et rend ces mots par 1 "équivalent to-j; rjyrj; ISiwTrôo; ovto;, les gens de con- dition privée, les simples particuliers, qui, dit-il, deviendront esclaves, ôo-j/oûo-^ai Ann., XII, 32). Parmi les modernes, le même sens est adopté par Valois ( Adnot. ad Euseb., VIIl, 4), Mason {the Persécu- tion of Diocletian, p. 344-345), Gôrres {Christenverfolgungen, dans Kraus, Beal-Encykl. d£r christl. Alterth., t. I, p. 245^, Champagny (les Césars du troisième siècle, t. III, p. 335), Duruy {Histoire des Romains, t. VI, p. 602).

(3, La phrase de Rufin : « Si quis servorum permansisset christianus libertatem consequi non potest, » que Nicéphore Callisle, au quator- zième siècle, rend par t&v; oIxétol; ÈEofivvjiévou; èXevÔEpia Ti(i,âv [Hist. EccL, VII, 43;, ne doit pas être prise (comme l'ont fait Baluze, Tille- mont, Mosheim, Neander, Unziker) pour une traduction exacte du passage d'Eusèbe discuté dans la note précédente, mais au contraire comme l'insertion dans le texte de celui-ci, par son très libre inter- prète, d'une clause de ledit omise par Eusèbe aussi bien que par Lac- tance. Telle est la solution indiquée par Gorres, et adoptée implici- tement par Champagny et Duruy.

(4) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2' éd., p. 53.

[h)Ibid., p. 81.

PROMILGATION DE L KDIT. 161

n'intliiie pas non plus ce dernier châtiment aux chré- tiens de haut ranu qui. après leur dégradation, refuseraient dabjurer ^^l;. La peine de mort n'est encore prononcée nulle part : c'était, on s'en sou- vient, la concession que Dioclétien avait obtenue de Galère.

La lecture de Ledit impérial dut exciter dans la population chrétienne des sentimeuls divers : chez les faibles, la consternation et la stupeur: chez les saints, une ferme résolution et même une pieuse allégresse: chez les jeunes, les ardents, une indiana- tion généreuse. Les historiens rapportent dun de ceux-ci un acte incorrect, sans doute, selon la ri- gueur de la règle, mais Irop courageux pour qu'on lui puisse refuser l'admiration -2 . Vn chrétien dis- tingué par sa naissance et ses emplois 3 ne put lire avec calme la pièce hypocrite par laquelle il voyait une partie des fidèles atteinte dans ses privi- lèges, une autre partie menacée dans sa liberté. En public, sur le forum 4]. il arracha la copie {de Ledit et la mit en pièces {b\ s'écriant : ^^ Voilà donc. ô empereurs, vos victoires sur les tioths et les Sar-

■1) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, [*. S2.

,2^ i( Etsi non recle. magno taineu aninio. i> Lactance, De mort, pers.j 13. Eusèbe dit. avec un sentiment dapprobalion saas réserves : rr.Àtjî "îw xxTà 0£àv; Hist. Eccl.. VllI. 5.

^3 Tùiv oCx àoroiov tî; i//.à xal àyav xa-rà Ta; iv -Gt ^:to vsvcjxiffjiéva; C^-ipo/à^ èv5o;oTâttov. Ibid.

x^' *Ev rsoçavâï xa; or.uoc^îto. Ibid.

(5' <i Edictum... deripuit et concidil. »• De mort. pcrs.. 13. 'AvsÀwv oiraMiTTî'.. Eusèbe. Le.

IV. 11

HJ'2 LE PREMIER KDIT DE PERSÉCUTION.

mates (1)! » L'acte était outrageant pour la majesté impériale; peut-être le reproche politique contenu dans ces mots, allusion railleuse aux titres de Go- thiques et de Sarmatiques pris par les empereurs, mais surtout bkVme contre des souverains assez mai inspirés pour employer contre leurs sujets les plus soumis une énergie mieux faite pour combattre les Barbares, toucha-t-il davantage Dioclétien. L'intré- pide chrétien fut arrêté sur l'inculpation de lèse-ma- jesté commise à la fois par les actions et par les paroles (2). On le mit tout de suite à la torture (3), non pas tant par application de l'édit qu'en vertu du droit commun : dès qu'un crime de cette sorte était découvert, le coupable, sans égard au rang ou à la naissance, devait être torturé sur-le-champ, afin de rechercher quels étaient ses complices, de quelle faction il se faisait l'instrument (4) ; les en- nemis du christianisme ne laissèrent pas échapper une aussi excellente occasion de mettre en suspicion tous les fidèles pour le fait d'un seul. Puis on con- damna le coupable au feu, selon la loi, dit Lac- tance (5). La loi punissait le crime de lèse-majesté de

(1)« Cum irridens diceret victorias Gothorum et Sarmatorum prae- positas. » De mort, pers., 13.

(2) « Quod criinen non solum facto, sed et verbis impiis et maledic- tis maxime exacerbalur. » Paul, Sentent., \^ 29, § 1.

(3) « Slatim quoque productus , non modo extoitus... » De mort, pers.y 13.

(4) « In reum majestalis inquiri prius convenit quibus opibus, qua faclione, quibus hoc aucloribus fecerit... Cum de eo quaeritur, nulla dignilas a tormentis excipitur. » Paul, Sentent., V, 29, § 2.

(5) « ... Sed etiam légitime coctus. » De mort, pers., 13.

PROxMULGATlON DE LEDIT. 163

peines différentes, suivant la condition des person- nes : les humbles, humiliores, étaient livrés aux botes ou brûlés vifs; les gens distingués, honestiores, étaient décapités (1). Déchu de son ancienne dignité en vertu d'une des dispositions de Fédit, le chrétien, noble encore la veille, n'était plus maintenant qu'un humilior : comme tel il fut conduit au bûcher. Sa joie et sa tranquillité persistèrent jusqu'au dernier soupir (*2).

Le procès terminé par cette exécution n'avait amené aucune charge contre les fidèles. L'acte illégal si cruellement expié par l'un d'eux émanait certaine- ment de lui seul. Galère dut chercher ailleurs le moyen de compromettre la population chrétienne (3). Tout à coup le feu éclata dans le palais que l'Auguste et le César habitaient ensemble à Nicomédie (V). L'in-

(1) « Humiliores bestiis objiciiintur vel vivi exuruntur, honestiores capite puniuntur. » Paul, Sentent., V, 29, § 1.

(2) T6 àXuTtov xal àTapayov ei; aOTr;v TeXeviTaïav ôieTiQpyiaev àvauvoviv. Eusèbe, Hist. Eccl. , VIII, 5. « Cum admirabili patientia postremo

exustus est. » Be mort, pers., 13.

(3) « Sed Caesar non contentus est edicli legibus : aliter Diocletia- num aggredi parât. » Ibid.

(4) Le palais impérial de Nicomédie était probablement composé de plusieurs palais à la fois distincts et contigus , chaque souverain et même chaque souveraine pouvait tenir sa cour à part. Lactance parle ailleurs {De mort, pers., 7) des maisons que Dioclétien avait bâties pour sa femme et pour sa fille (hic uxori domiis, hic filiae), au détriment de nombreux édifices privés. L'ensemble de ces construc- tions diverses devait offrir à peu près l'aspect du groupe de palais qui couvrait à Rome le mont Palatin ; mais à Rome chaque siècle ou même chaque règne avait apporté son œuvre différente : à Nicomédie, tout avait été improvisé.

164 LE PUEMIEU ÉDIT DE PERSÉCUTION.

cendie s'alluma si soudainement, que plusieurs l'at- tribuèrent à la foudre : telle était encore, bien des années plus tard, l'opinion de Constantin (1). Eusèbe parle d'un cas fortuit, sans marquer lequel (2). Lac- tance n'hésite pas à dénoncer Galère (3) : soit que ses affidés aient mis directement le feu , soit qu'ils aient entretenu l'incendie accidentel que la foudre ou quel- que autre hasard avait produit. Quand même la pas- sion aurait ici égaré l'historien , il ne se trompe pas en nous montrant le haineux et perfide César profi- tant avec habileté d'un événement qui avait porté la terreur jusqu'au fond de l'âme de son timide col- lègue. Si Galère n'alluma pas le feu, il le fit si bien servir à ses vues, qu'on serait excusable de l'avoir soupçonné. « Le palais, s'écriait-il devant les mu- railles embrasées, le palais est rempli d'eunuques chrétiens; ils ont voulu payer par le crime la con- fiance aveugle que leur montrait Dioclétien : un com- plot a été formé entre eux et leurs coreligionnaires du dehors; grâce à cet accord scélérat, deux empe- reurs ont failli périr dans les flammes! Les chrétiens ont enfin paru ce qu'ils sont en effet : des ennemis

(1) Aa).£Ï Ntxo[JLr;ôcia, oO aïontôai y.al ol laTopYjTavTs; wv xal auto; wv Tuy/o^'^W £OY]0"Jto (JLÉVTO'. ta pacD.sta y.at ô olxo; aùtoO è7:iv£(i,o{X£vou axrjTiToù v£[j.o[jL£V7]; oùpavtaç çXoyé;. Constantin, Oratio ad sancto- rum cœlum, 25, 2.

(2) 0\jy. oîô' ÔTTto; èv toï; xaTà Tr)v jSixo(xr,Ô£tav {ia<Tt).eioiç lîypxaiôcç èv aOtaï; Sy) Taî; yj^jLc'patç àçôsîdr,; r,v. Eusèbe, Hisl. Eccl., VI, 6.

(3) « rSam ut illum (Diocletianum) ad propositunm crudelissimae per- secutionis impelleret, occullis ministris palatio subjecit incendiuni. « De mort, pers., 14.

PROMULGATION DE LEDIT. 165

publics (1)! » Dioclétien, malgré sa finesse de vieux politique, ne devina pas la ruse, peut-être le crime de Galère (2). La fureur obscurcit son habituelle pé- nétration. Il fit mettre tous ses gens à la torture (3). Lui-même siégeait au milieu des bourreaux et voyait d'un œil sec les membres des accusés se tordre sous Faction des flammes {k). Tous les magistrats présents à la cour avaient été requis, et chacun, de son côté, administrait la question. C'était à qui découvrirait les coupables (5). Galère était présent, entretenant la colère de son collègue , ne lui laissant pas le loisir de réfléchir ou de se calmer (6). Mais il avait eu soin de dérober à l'enquête et à la torture ses propres ser- viteurs : c'est pour ce motif, dit malicieusement Lac- tance, qu'on ne put rien découvrir (7). Les poursuites allaient-elles être abandonnées? Le César n'était pas homme à subir un tel échec. Il fallait à tout prix le

(1) « Christiani arguebantur veliit hostes publici, et cum ingenli invidia simul cum palatio cliristianoriim nomen ardebat. lllos consilio cum eunuchis habito de exslinguendis principibus cogitasse, duos imperatores domi suae pêne vivos esse combustos. » Laclauce, De morlihus persecuiorum, 14.

(2) « Diocletianus vero, qui semper se volebat videri astutum et intelligentem, nihil potuit suspicari. » Ibid.

(3) « Sed ira inllammatus excarnidcaii oinnes suos protinus praece- pit. » Ibid.

(4) « Sedebat ipse, atque innocentes igné torquebat. » Ibid.

(5) « Item judices universi, omnes denique qui erant in palatio ma- gislri, data potestate, torquebant. Erant certantes quis prior aliquid inveniret, » Ibid.

(6) « Aderat ipse et instabat, ncc patiebatur iram inconsiderati senis dellagrare. >• Ibid.

(7) « Nihil iisquam reperiebatur, quippe cum familiam Cœsaris nemo torqueret. » Ibid.

166 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.

conjurer. Quinze jours après le premier incendie, un second éclata (1). Galère, qui depuis le milieu de l'hiver avait fait en secret ses préparatifs de départ , quitta le jour même Nicomédie, déclarant qu'il fuyait de peur d'être brûlé vif (2).

Malgré les plus promptes recherches, le coupable fut encore introuvable (3). Lactance persiste à dé- signer Galère. Si la participation du César au premier incendie reste douteuse, il semble difficile de le dis- culper du second. Galère n'était pas homme à reculer devant un aussi lâche moyen de compromettre ses ennemis : on ne saurait prétendre que des considé- rations d'humanité ou de prudence l'eussent arrêté , lui qui, naguère, avait voulu brûler l'église de Ni- comédie au risque de détruire un quartier de la ville. Sa fuite même, par laquelle il accusait avec ostentation les chrétiens, paraît suspecte : emmenant ses officiers et ses serviteurs, il les mettait à l'abri d'une nouvelle enquête qui eût pu tourner contre lui si Dioclétien s'était avisé de faire, cette fois, in- terroger sans distinction tous les hôtes du palais. La précaution, cependant, était superflue : Dioclétien n'é- prouvait plus d'hésitation. La peur avait eu raison de sa sagesse. Il était maintenant crédule à toutes les calomnies. Il jugeait sa vie menacée : et par qui l'eût-

(1) « Sed quindecim diebus interjectis, aliud rursum incendiarn molitus est. o Lactance, De mort, pers., 14.

(2) « Tune Caesar, medio hieme profectione parata, proriipit eodem die contestans fugere se ne vivus arderet. » Ibid.

(3) « Sed celerius animadversum, nec tamen auctor apparuit. » Ibid.

PUOMULGATION DE LEDIT. 1G7

elle été, sinon pau ces chrétiens (1) que Galère lui avait dénoncés comme des ennemis publics, et dans lesquels son imagination troublée voyait désormais les secrets alliés des Goths et des Sarmates? Le vieux- souverain se figurait être enveloppé dans les fdets d'une vaste conjuration : le clergé de Nicomédie en était l'âme, et les serviteurs baptisés de tout état et de tout rang qui remplissaient la demeure impériale y prêtaient leurs bras! Ses défiances montaient plus haut encore : il se demandait si sa femme Prisca, si saillie Valeria, l'épouse délaissée que Galère n'avait pas songé à emmener dans sa fuite , ne faisaient pas partie, elles aussi, du complot. En un mot, tous les chrétiens de son entourage et de sa capitale, même les plus illustres, même les plus chers, lui parais- saient conjurés contre lui. Aussi résolut-il de changer la procédure suivie lors du premier incendie. Au lieu de faire porter l'enquête sur le fait lui-même, il la mit sur la religion. Ceux qui nieront le Christ démontre- ront par leur innocence; ceux qui le confesseront s'avoueront coupables de conspiration contre la per- sonne sacrée des empereurs et seront punis comme incendiaires. On revenait aux jours de Néron : la der- nière des persécutions débutait comme avait fait la première.

Les souffrances des chrétiens furent à Nicomédie presque aussi cruelles qu'elles l'avaient été après l'in-

(1) Kaô' Ouovoiav ^îmoti îtpô? twv YjjxsTspwv £7ri5(£tp^i9^vai Xôyou ôiaôo- 6évToç. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 6, 6.

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168

LK PHKMIKU KDIT DK PKRSKCllTION.

cendic de Home : non (|uc Dioclciticn se compliU aux horrihles inascarades inventées alors par l'histrion couronné du premier siècle; mais il était trop romain poiii* liésiter {\ verser le sang, et, comme il arrive souvent aux gens (jui ont eu peur, il était devenu d'autant plus impitoyable qu'il avait été plus eilrayé. Ou sacrifier, ou mourir : tous les suspects, c'est- ù-dirc tous les chrétiens de la cour et de la ville, durent choisir entre ces deux termes. Les défaillances paraiss(uit avoir été peu nombreuses, du moins l'his- toire n'en a retenu (pi'une, celle des deux impé- ratriees (I). La nomlueuse domesticité chrétienne montra un grand courage. Les plus puissants des eunuques, ( sur Icscpiels reposait tout le palais, » qui avaient possédé la confiance du maître et été aimés de lui comme des fils, se laissèrent tuer plu- tôt (jue de trahir leur foi {"1). Eusébe a décrit le sui)plice du chambellan Pierre. Après son refus de saeriller, on Téleva sur le chevalet, et on lui déchira tout le corps avec des fouets. Quand ses os parurent jV nu, du sel et du vinaigre furent mis dans les plaies. Puis on retendit sur un gril, pour consumer à petit feu ce qui lui restait de chair (3). Il mourut ainsi,

(I) « Priiiuun oinniiiin liliaiii VaU'iinin ('onjii;;iCii)(iiic Priscain sacri* licio polliii ((M'uil. » I.aclancc, Dr mor(. prrs., ir>.

('.',) « Polonlissiini (|tioiul;nn (MiiiucIù nocali, pci* quos palaliinM ol \\m) ronslabat. »• lhi<l. ... O'î xai tî); «vwTâîd) Trapà toÏ; SfairoTai; 9iEuo[jLivfn TifjLfl;. Yvrioidw xt aÙToi; ôia6i<jii t^xvwv XiiTiO[i.ivoi... Eli-

si'ho, iitsf. i:cvi., VIII, n.

(3)Kusôb(', llisf. Eccl., VIII, G, 2.

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(I) "Aîigv lo, ^ ..X. .:,. ii|joofiYO(»Ux, IUt(jO^ Yip <H«X»tto. KunMn^,

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168 LE PREMIEU ÉDJT DE PERSÉCUTION.

cendie de Kome : non que Diocléticn se complût aux horribles mascarades inventées alors par l'histrion couronné du premier siècle ; mais il était trop romain pour hésiter à verser le sang, et, comme il arrive souvent aux gens qui ont eu peur, il était devenu d'autant plus impitoyable qu'il avait été plus effrayé. Ou sacrifier, ou mourir : tous les suspects, c'est- à-dire tous les chrétiens de la cour et de la ville, durent choisir entre ces deux termes. Les défaillances paraissent avoir été peu nombreuses , du moins l'his- toire n'en a retenu qu'une, celle des deux impé- ratrices (1). La nombreuse domesticité chrétienne montra un grand courage. Les plus puissants des eunuques, « sur lesquels reposait tout le palais, » qui avaient possédé la confiance du maître et été aimés de lui comme des fils, se laissèrent tuer plu- tôt que de trahir leur foi (2). Eusèbe a décrit le supplice du chambellan Pierre. Après son refus de sacrifier, on l'éleva sur le chevalet, et on lui déchira tout le corps avec des fouets. Quand ses os parurent à nu, du sel et du vinaigre furent mis dans les plaies. Puis on retendit sur un gril, pour consumer à petit feu ce qui lui restait de chair (3). Il mourut ainsi,

(1) « Primam omnium liliam Valeriam conjugemque Priscam sacri- (icio polkii coegit. » Lactance, De mort, pers., 15.

(2) « Potentissimi quondsm eunuchi necati, per quos palatium et ipse constabat. » Ihid. ... xai -zf^z àvwTaTw irapà toi; SôdTroTat; ri^to(jL£vot TtiJLTj;, yvYiffiwv TE aÙToi; ôtaOé-jei xéxvcov ).eiuo[xévoi... Eu- sèbe, Hist. EccL, VIII, 6.

(3) Eusèbe, Hisf. EccL, VIII, 6, 2.

PROMULGATION DE LEDIT. 109

« inébranlable comme son nom (1). » Dorothée, chef des chambellans, Gorgone et beaucoup d'autres cu- biculaires furent étranglés après de longues tortu- res (2). L'empereur assistait en personne à l'exécu- tion de ses serviteurs (3). Il ne s'opposa point d'abord à ce qu'une sépulture convenable leur fût donnée. Mais bientôt il changea d'avis : craignant, dit Eu- sèbe, que la dévotion populaire ne s'attachât à leurs tombes, et qu'on ne les honorât comme des dieux, il commanda de déterrer et de jeter à la mer les restes des martyrs (4). Lactance, avec son éloquence venge- resse, compare Dioclétien à la bête féroce qui fouille les tombeaux et s'acharne sur les cadavres. « Qu'im- porte? s'écrie le vigoureux polémiste. Est-ce qu'on s'i- magine que ceux qui souffrent la mort pour le nom

(1) "A^iov o); ôvTtoi; xai xr,; upo(7r,Yopia;" lIÉxpo; yàp £xa),£ÎTO. Eusèbe, Hist.EccL, VIII, 6, 4.

(2) IbicL, 6, 5.

(3) 'E9' wv Ô£Ôr,),a)xa[jL£v àpxdvTwv. Ibid., 6, 2. Eusèbe se trompe en nommant ici « les empereurs; » Galère avait quitté Nicomédie, au témoignage formel de Lactance : Dioclétien put donc seul assister au supplice.

(4) To'j; Ô£ ye paaO/.xoO; \ie-:à. ôàvaxov Traîôaç, yy; \).e.xà xf/; ■KÇjO(jr,y.o\i- (jTiC, y.r,Octa; Tiapaôoôévxa;, au9t; è^u7iap-/r;; àvop'j^avxe; svaTioppT'i^ai 0a).àa- av] xai aOxovç wovxo ôeïv ol vevo[xi(r|X£vo'. ôeaTtoxai, w; àv \i.t, èv [jLVT^(xa<nv à7iox£i[X£voy; itpoaxuvotév xtv£;, Oeoù; ôr, aOxoù; , yt wovxo, ).oyiCo|Ji.e- voi. Ibid., 6, 7. Cependant la colline où, selon la tradition locale, ils avaient été mis à mort continua d'être honorée; on y enterrait par dévotion. Du règne de Constantin ou de ses premiers successeurs date probablement une curieuse inscription, en grec et en latin, trouvée en ce lieu, et dont voici le texte latin : FLAVIVS MAXIMINUS, SCV- TARIVS, SENATOR, LEVAVI STATVAM FILIO MEO OCTEMO. VIXC- SIT ANNOS II, DIES XII. PRECISVS A MEDICO, HIC POSITVS EST AD MARTYRES. RuUetin de la société des Antiquaires de France, 1895, p. 225-227.

170 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

de Dieu se mettent fort en peine que Ton vienne à leurs sépulcres? S'ils veulent mourir, c'est pour aller eux-mêmes à Dieu (1). »

Pendant que Dioclétien immolait dans le palais ses anciens amis, la terreur pesait sur la ville. Des juges se tenaient dans les principaux temples, obligeant tous les suspects à sacrifier (2) , condamnant à mort ceux qui refusaient. Ni le sexe ni Fâge n'exemptaient de cette épreuve (3). Cependant, un certain ordre semble avoir été suivi. On commença par le clergé. L'évêque Anthime , ses prêtres , tous les ministres des autels, furent jugés sommairement et exécutés, les uns par le glaive , d'autres par des supplices di- vers (4). Avec eux périrent toutes les personnes de leur maison, parents ou domestiques, les femmes mêmes et les enfants, massacrés en masse (5) : tantôt on les mettait dans des barques et on les jetait en pleine mer, une pierre au cou; tantôt on les entou-

(t) Lactance, Div. Inst., V, 11.

(2) « Judices per omnia templa dispersi, universos ad sacrificia co- gebant. De mort, per s.., 15.

(3) « Omnis sexus et aetatis homines... » Ibid.

(4) « Comprehensi presbyteri ac ministri, et sine uUa probatione ad confessionem damnati... » Ihid. 'Ev -zomt^ tî]; y.axà Ntxo^JLYioeiav èx- vlfidia^ 6 Tr,viy.aOTa Tiposarw; "Av6t[JL0; oià iriv elç XpiffTov (xapTupîav xriv xeçaXriv àîroTéjivTai. Eiisèbe, Hist. EccL, VI, 6, 6. Une inscription récemment découverte témoigne de la vénération dont a joui saint Anthime aux siècles suivants; elle a traita son église de Pompeiopo- lis, en Cilicie, à laquelle les empereurs chrétiens accordèrent le droit d'asile : "Opoi àauXoi toù àyiou xat euoô^O'j [xeyaXofxàpTupoç "Av6t[jiou. Bull, de corresp. hellénique, t. XIII, 1889, p. 293.

(5) « Cum omnibus suis deducebantur. » Lactance, De mortibus persecutorum , 15.

PROMULGATION DE LKDIT. 171

rait de Lois enflamme et on les brûlait par trou- pes (1). Un saint enthousiasme saisissait quelquefois les condamnés : on vit des hommes et des femmes sauter d'eux-mêmes dans le feu (2).

Pendant ce temps les prisons ne cessaient de s'em- plir (3). Après les clercs et leurs familles, les laïques passèrent à leur tour en jugement (4). Des supplices inouïs furent inventés (5). On ne sait si ce tragique épisode se termina par la complète extermination de la population chrétienne de Nicomédie, ou par la las- situde de Fempereur et des bourreaux. J'incline à cette dernière opinion. Lactance rapporte , en effet , que des autels furent placés dans les prétoires, afin que les juges pussent s'assurer de la religion des plaideurs (6). Cette mesure, si tyrannique qu'elle

fl) « Nec singuli, quoniam tanta tMat mullitudo, et gregatim (ir- cumdato igné anibiebantur domestici, alligatis ad coUum molaribus mari mergebantur. » Ibid. rFayysvyi (7(opr,Sàv pac-O.ixô) v£U[j.aTi tûv TÎfjSs ÔsoTSowv 01 [LÏv Çi^si xaTsacpoctxovxo, Se Stà TZ'jÇio:, èxeXstoùvTO... SiQfTavTs; ôè ol Qr\\i.ioi à).).o xt 7î).yî9o; ini axàçai; xoî? Oa),axTtoi(; svaTtî'p- piirxov pu6oî;. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 6, 6.

(2) "0 ).6yo; îyv. 7rpo8'j[xîa x'.vi àpp-/ixw àvopa; à[ji.a yuvai^tv £7:1 xr;v Ttypàv xa6àÀ/,£(76at. Ibid.

(3) « Pleni carceres erant. » De mort, pers., 15.

(4) « Nec minus in ceterum populum persecutio violenter incubuit. » Ibid.

(5) « Tormentorum gênera inaudita excogitabantur. » Ibid.

(6) « Et ne cui temere jus diceretur, aree in secretariis ac pro tri- bunali posilae, ut litigatores prius sacrificarent, atque ita causas suas dicerent : sic ergo ad judices tanquam ad deos adiretur. » Ibid. Bien que cette phrase soit reliée par la conjonction et à celle qui est citée dans la note précédente, il me parait certain qu'elle se rapporte à un ordre de choses tout différent de la persécution sanglante, dans la- quelle il s'agissait, non de refuser aux chrétiens le droit de plaider

172 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.

soit, montre qu'on revint après quelque temps à l'ap- plication régulière de l'édit, qui frappait les chrétiens de mort civile et non de mort sanglante : quand un plaideur, avant d'exposer son procès , refusait de brûler de l'encens, le juge le renvoyait de l'audience en vertu de la clause qui retirait aux chrétiens le droit d'ester en justice. Il restait donc encore de ceux-ci à Nicomédie, après les affreux massacres auxquels le second incendie du palais servit de pré- texte.

leurs causes civiles, mais de les mettre à mort sur simple refus de sacrifier.

L'EXÉCUTION DE LEDIT. 173

L'exécution de l'édit.

L'édit avait été rendu au nom des deux Augustes et des deux Césars : mais il était l'œuvre des seuls Dioclétien et Galère : leurs collègues n'avaient pas été consultés^ et n'apprirent un acte aussi considé- rable que par un message qui leur fut envoyé de Nicomédie (1). Sa publication fut donc assez tardive en Occident. Même dans les provinces orientales, elle n'eut pas lieu partout à la même époque : en Pa- lestine, l'édit ne fut connu qu'aux approches de la Passion du Sauveur (2), vers la fin de mars ou le commencement d'avril (3) ; à Antioclie , il fut exé- cuté, par la fermeture des églises, le jour même de la Passion (4), qui se trouvait, en 303, le 16 avril (5).

(1) « El jam litterai ad Maximianum atqiie Constaiitiuin commeave- runt ut eadem facerent. Eorum senlentia in tantis rébus expectala non erat. » De mort, persec, 15.

(2) T^? Toù (7WTy,p(o'j Tràôouç éopTYjç ÈTueXauvoumQc;. Eusèbe, Hist. EccL, VIH, 2, 4.

(3) Dans l'Histoire ecclésiastique, au chapitre 2 du livre VIII, Eu- sèbe nomme le mois de Dystrus, correspondant au mois de mars dans le calendrier syro-macédonien ; dans le prologue du livre sur les mar- tyrs de la Palestine, il nomme le mois de Xanthicus, correspondant au mois d'avril selon le même calendrier.

(4) Théodoret, Hist. EccL, V, 38.

(5) Tillemont, Mémoires, t. V, art. x sur la persécution de Dioclt- tien.

174 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

Près de deux mois s'étaient écoulés depuis la destruc- tion de Féglise de Nicomédie.

Si l'on se rappelle les détails donnés par Eusèbe sur le relAchement étaient tombés, à la faveur de la paix, beaucoup des fidèles des Églises orien- tales (1), on comprendra que la connaissance de l'ordre impérial ait produit parmi eux de nombreuses défections. Autant les chrétiens de Nicomédie, ani- més par l'exemple de leur évoque, s'étaient montrés héroïques, autant ceux d'Antioche, privés de leur pasteur Cyrille (2) , qui venait d'être déporté aux mi- nes de Pannonie, marquèrent de faiblesse. Bien qu'un traitement moins cruel les menaçât, puisque la peine de mort, appliquée à Nicomédie à la suite de cir- constances exceptionnelles, ne devait pas l'être ail- leurs, on les vit déserter en foule les autels du vrai Dieu et offrir des sacrifices aux idoles (3).

Peut-être cette honteuse déroute eut-elle , sinon pour excuse , au moins pour cause la terreur inspirée

(1) Voir plus haut, p. 71.

(2) Sans doute par application de l'article de l'édit qui permettait de traiter toute une classe des chrétiens en esclaves du fisc. Sur saint Cyrille, évêque d'Antioche, voir Eusèbe, Hist. EccL, VII, 32; Chron. ad ann. 44 Probi. La Passio SS. Quatuor Coronatorum dit qu'il passa trois ans dans les carrières impériales de marbre de la Pan- nonie : « in custodia relegatus pro nomine Christi vinctus, qui jam multis verberibus fuerat maceratus per annos très. » Or l'éleclion de son successeur Tyrannus au siège d'Antioche est fixée par Eusèbe à l'an 305. Du commencement de 303 aux derniers mois de 305, il y a près de trois ans; la date de l'élection de Tyrannus oblige à placer la condamnation de Cyrille dès le début de la persécution. Voir Bull, di archeologia crisliana, 1879, p. 53, 61-62, 71.

(3) Eusèbe, De martyribus Palestinœ , 2.

L'EXÉCUTION DE LEDIT. 175

par la présence de Galère, qui, après sa fuite reten- tissante, s'était rendu à Antioche. Cependant ce trou- peau sans chef finit par rencontrer un homme capable de le rassembler et de le conduire. Romain , diacre de Gésarée, se trouvait à ce moment dans la capitale de la Syrie. Ému du triste spectacle qui s'ofï'rait à ses regards, il résolut de ranimer la foi défaillante des chrétiens. Il y travailla avec succès par ses ex- hortations publiques, par des discours prononcés jusque sur les marches des temples, d'où il écartait les hésitants, il allait chercher les apostats pour les ramener au devoir. Mais l'intervention généreuse de cet étranger parut aux autorités publiques un acte de rébellion (1). Romain, arrêté, fut condamné au feu (2). Le cruel Galère, pour qui la mort d'un chrétien était une fête, voulut assistera l'exécution. Déjà le martyr, attaché à un poteau, était environné de flammes, quand une pluie soudaine éteignit le bûcher. « donc est le feu ? » demanda Romain en

(1) Eusèbe, l. c. et De resurreclione , II. Prudence suit une autre version, d'après laquelle, au moment le gouverneur de la pro- vince entra, accompagné de soldats, dans la principale église pour la profaner, il y trouva la population chrétienne de la ville rassemblée par Romain et prête à mourir plutôt que de renier sa toi; Péri Stepha- nôn, X, 41-65. Ce récit est en contradiction avec celui d'Eusèbe, qui déploie au contraire la lâcheté des chrétiens d'Antioche. Le témoignage de l'historien, contemporain des faits, ayant vécu près d'Antioche, et certainement renseigné sur des événements qui intéressaient son Église de Césarée, doit être préféré à celui du poète, qui n'a jamais visité l'Orient, et écrivit près d'un siècle après le commencement de la persécution.

(2) Prudence, Péri Stephanôn, X, 41, donne au magistrat le nom d'Asclépiade.

17G LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

riant (1). La raillerie déplut à l'empereur, qui com- manda de couper la langue de l'intrépide diacre. Un médecin renégat fut obligé de faire l'opération. Con- trairement à toutes les prévisions, Romain n'en mou- rut pas; conduit en prison, il parlait clairement. Le médecin , soupçonné de complaisance , se justifia en montrant la langue du martyr, qu'il avait conservée comme une relique : un condamné, sur qui l'on ex- périmenta le même supplice, mourut aussitôt. Ro- main , que Dieu venait de glorifier par un si éclatant miracle, fut gardé pendant de longs mois en pri- son (2) : nous le verrons plus tard y consommer son martvre.

Cet épisode méritait d'être recueilli, car les ren- seignements sont rares sur les effets du premier édit dans les États de Dioclétien. Ils se laissent surtout deviner, grâce à des témoignages indirects. On re- connaît que beaucoup d'églises furent abattues en Asie , au soin avec lequel , dès le lendemain de la paix, les évêques les rebâtirent de toutes parts (3).

(1) Eusèbe, De martyribus PalesHnœ, 2.

(2) Ibid. A ces faits Prudence relie {Péri Steph., X, 646-845) le touchant épisode d'un enfant martyr, raconté aussi par saint Jean Chrysostoine, Homilia XLVIII, mais dont Eusèbe ne parle nulle part. Les martyrologes lui donnent le nom de Barulas. Les martyres d'en- fants ne sont pas sans exemple dans l'histoire des premiers siècles (voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 148); mais celui-ci me paraît devoir être rapporté à un autre moment de la per- sécution de Dioclétien , quand elle prit le caractère d'une guerre d'ex- termination.

(3) Eusèbe, Hist. EccL, X, 2.

L'EXECUTION DE LEDIT. 177

Ce sont surtout les constructions neuves de Fàge postérieur qui racontent les ruines de 303. Si nous possédions les discours prononcés pour l'inaugura- tion des nouveaux sanctuaires, nous apprendrions sans doute, au sujet de ceux qu'ils remplaçaient, ce que raconte le « panégyrique » par lequel on cé- lébra la dédicace de la seconde cathédrale de Tyr : l'ancien édifice, déjà magnifique dans son état pri- mitif, avait été entièrement ravagé après l'édit de Dioclétien ; on avait vu ses portes abattues à coups de hache, ses livres détruits, ses murailles incendiées; sur ses décombres s'était établi un dépôt d'immon- dices (1).

Il faudrait , cependant , mal connaitre l'administra- tion romaine pour s'imaginer que la démolition des églises chrétiennes eut lieu partout en même temps, et fut aussi complète dans toutes les provinces. Les gouverneurs ne ressemblaient que de loin à nos pré- fets. Une latitude beaucoup plus grande leur était laissée dans l'exécution des lois. Ils les appliquaient plus ou moins complètement, selon les lieux, et en considérant soit leurs dispositions personnelles, soit celles de peuples qu'ils administraient. Servie par des moyens de communication moins rapides, la centra- lisation impériale n'avait pas les exigences de celle de nos jours : l'unité de Faction générale, non l'unifor- mité presque mécanique des mouvements particuliers.

(1) Eusèbe, Eist. EccL, X, 4, 26, 33.

IV. 12

178 LE PREMIER EDIT DE PERSÉCUTION.

était demandée à ses agents. Aussi voyons-nous, pen- dant plusieurs mois, pour des causes diverses, des églises rester debout en certaines contrées, malgré redit qui commandait leur destruction. Peu nom- breuses apparemment sont celles qui échappèrent tout à fait à la ruine , comme l'église bâtie au siècle précédent par saint Grégoire le Thaumaturge à Néo- césarée du Pont (1) ; mais, en d'autres contrées, cette ruine paraît avoir été retardée : il en fut ainsi même dans des provinces assez voisines de la résidence im- périale.

Eu Galatie , par exemple , il y avait encore , un an après l'édit, à quinze lieues il est vrai de la capi- tale , une église de campagne non seulement debout , mais ouverte (2); à Ancyre même, vers la même date, les églises étaient fermées, mais non rasées, comme portait cependant l'ordonnance impériale (3) . Cela parait, à première vue, d'autant plus surpre- nant qu'au gouvernement de cette province fut ap-

(1) *0 (JLEXP'- Tou TiapôvTo; Ô£ixvu[A£vo;, écrit saint Grégoire de Nysse , Vita S. Gregorii Thaumaturgi, 3.

(2) Passio S. Theodoti Ancyrani ei septem virginum , 10-12, 32; dans Ruinart, p. 358-359, 369.

(3) Ibid., 16, p. 361. Les églises auxquelles fait allusion ce pas- sage de la Passion portaient les noms d'église des Patriarches [con- fessio Patriarcharum) et d'église des Pères {confessio Patrum). Le premier au moins de ces édifices religieux était reconnaissable à sa disposition architecturale, car il avait une abside, concha, près de laquelle saint Théodote, ne pouvant entrer, se mit en prières. Sur ce mot, voir Martigny, Dict. des antiquités chrétiennes, art. Abside, p. 9, et Basiliques, p. 90; Kraus, Real-Encykl. der christlichen Àl- terthiimerj t. I, art. Apsis, p. 70, et Concha, p. 317.

L'EXÉCUTION DE LEDIT. I79

pelé le renégat (1) Théotecne, qui s'était fait fort de ramener au culte des dieux tous les chrétiens qui riiabitaicnt (2). Mais sa nomination ne suivit peut- être pas immédiatement Tédit. Qui sait s'il ne rem- plaça point un gouverneur soit chrétien, soit au moins favorable aux chrétiens? La présence d'un adminis- trateur animé de tels sentiments parait avoir été la cause du retard que subit, en Thrace (3), la persé- cution. Nous verrons que la principale église d'Hé- raclée ne fut fermée qu'au commencement de 30i (4). Une aussi longue patience serait inexplicable sans ce que l'on sait du gouverneur Bassus (5). Une pièce con- temporaine semble dire qu'il « connaissait Dieu (6). » Au moins sa femme était-elle chrétienne (7). Lui- même descendait peut-être de ce lallius Bassus qui fut en 16i gouverneur de la Mésie Inférieure (8) et dont la fille était enterrée dans le cimetière de

(1) « Desertor pietatis. » Passio S. Theodoti Ancyranî, 4, p. 355.

(2) Ibid.

(3) Ou plutôt dans la partie du diocèse de Thrace qui depuis Dio- clétien formait une province séparée sous le nom d'Europe, et dont Héraclée était une des métropoles; Marquardt, Rôm. StaatsverwaU tung, t. I, p. 316; Mommsen, Mémoire sur les provinces romaines, trad. Picot, p. 42.

(4) Passio S. Philippin 2; dans Ruinart, p. 443.

(51 II peut avoir été parent du consul ordinaire de 289, M. Magrius Bassus.

(6) Passio S. Philippi, 8, p. 448.

(7) « Mitior enim fuerat Bassus..., eo quod uxor ejus Deo aliquanto jara lempore serviebat. » Ibid.

(8) Léon Renier, Inscriptions de Troesmis , extrait des Comptes rendus de l'Acad. des inscriptions, 1865, p. 25; De Rossi, Bull, di archeologia cristiana, 1865, p. 77-79.

180 LE PREMIER EDIT DE PERSECUTION.

Calliste (1) : les sympathies pour le christianisme ne cessèrent probablement jamais dans cette famille et les Bassi du quatrième siècle seront célèbres par leur piété (2).

Si, en dehors des événements de Nicomédie, l'on a peu de détails sur les débuts de la persécution dans les États de Dioclétien, les renseignements sont moins nombreux encore sur ses commencements dans les provinces gouvernées par Galère. Comme le César demeura quelque temps en Asie avant de retourner dans son apanage (3), peut-être faut-il attribuer à son absence la langueur avec laquelle s'engagèrent les poursuites. Il paraît cependant qu'à Thessalo- nique, capitale de la Macédoine, la recherche des Écritures saintes et de tous les livres composant la bibliothèque des églises fut faite rigoureusement. C'est alors qu'une chrétienne dévouée, Irène, avant de s'enfuir dans les montagnes, cacha dans sa maison, avec l'aide de ses sœurs , un grand nombre de manus-

(1) lALLIAE lALLII RAs5 I ET CATIAE CLEme

NTINAE FILIAE PUssiin AE MATRI CLEMen

TINAE IN FACE

AEL. CLEMENS fi

LIVS

De Rossi, Bull, di arch. crist., 1865, p. 78, et Roma sotterranea, t. I, p. 309 et pi. XXXI, 12.

(2) Prudence. Contra Symviachum,!. 548; De Rossi, Inscr. christ, urbis Romae, t. I, 141, p. 80.

(3) Voir plus haut, p. 175.

LEXÉCLTION DE LEDIT. 181

crits (1); nous retrouverons ces saiates femmes dans Ja suite de cette histoire. On rapporte aussi au com- mencement de la persécution (mais peut-être la date n'est-ellc pas Jjien assurée) le martyre , à Thessalo- nique , du diacre Agatliopode et du lecteur ïhéodule ; arrêtés parce qu'au lieu de s'enfuir comme les autres ils restaient dans l'église et prêchaient hardiment, les deux clercs furent conduits en prison, pressés de sa- crifier, de mangei' des viandes immolées et de livrer les Écritures : sur leur refus, le juge les fît mettre dans une harque, une pierre au cou, et jeter dans la mer (2j. Bien qu'aux termes de l'édit la qualité de chrétienne fit pas encore encourir la mort, la peine capitale était quelquefois prononcée contre des chré- tiens plus hardis qui encourageaient les autres à la résistance , ou contre ceux qui , mis en demeure de livrer les ouvrages proscrits, refusaient de le faire. De ces derniers étaient naturellement Agathopode, chargé comme diacre du temporel de l'église, et Théo- dule, investi spécialement du soin des livres.

Si de rOrient , la persécution prit naissance , nous passons à l'Occident, ses effets se firent bien- tôt sentir, nous verrons que ceux-ci ne furent pas les

(0 « Tôt membranas, libros, tabellas, codicillos et paginas Scriptu- rarum. » Acta SS. Agapes, Chionix, Irenes, 5; dans Ruinart, p. 423.

(2) Acta SS., avril, t. I, p. 42 et suiv. Sur les difficultés de ces Actes quant à la date et à diverses circonstances peu croyables , voir Tillemont, Mémoires , t V, notes xii et xiii sur la persécution de Dioclétien. Nous avons extrait de cette pièce, écrite en forme oratoire et postérieure à la paix de l'Église, la substance seule du récit, qui, ramené à ces termes, devient vraisemblable.

182 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

mêmes dans les États des deux souverains qui se par- tageaient cette moitié de l'Empire.

Les sujets chrétiens de Constance l'éprouvèrent assez pour s'apercevoir qu'elle avait été déclarée, à peine assez pour en souffrir. Le César ne pouvait sans doute refuser toute obéissance aux commandements de ses supérieurs, les Augustes, ou toute attention à un édit en tête duquel son nom se lisait avec ceux de ses trois collègues. Mais il en adoucit l'exécution au point de la rendre presque insensible.

Eùt-il partagé la haine des autres empereurs pour le christianisme , la politique aurait suffi à le détour- ner d'y donner cours. Moins puissante et moins ré- pandue en Bretagne et même en Gaule .qu'en Orient , l'Église ne prêtait dans ces contrées aucun prétexte aux craintes imaginaires que les souverains avaient manifestées ailleurs. Jamais un acte quelconque d'op- position, un refus de service militaire, par exemple, ne s'était produit parmi les paisibles chrétientés bretonnes ou gallo-romaines. Les souvenirs mêmes de la tyrannie de Maximien Hercule n'y avaient point laissé de ressentiment dans les âmes, facilement ré- conciliées avec l'Empire par la bienfaisante adminis- tration de Constance. La prudence conseillait à celui-ci de ne pas éveiller les passions par une persécution nouvelle, qui, pour être d'abord moins meurtrière que le court orage de 287, serait pourtant plus in- supportable, parce qu'au lieu de frapper quelques chrétientés seulement elle les atteindrait toutes. Le César se sentait aimé et vénéré de tous ses sujets,

L'EXÉCUTION DE L'ÉDIT. 183

sans distinction de culte : cette popularité, contras- tant avec les haines qu'avaient attirées sur Dioclétien et sur Hercule les exactions fiscales du premier, les cruautés et les débauches du second , lui était chère , et il ne voulut pas la perdre. Par inclination autant que par politique , il résolut de préserver ses provin- ces des maux qui désolaient déjà l'Orient et allaient fondre sur une partie de l'Occident (J).

Ne voulant pas, cependant, rompre ouvertement avec ses collègues, Constance leur donna un témoi- gnage matériel de soumission par la destruction de quelques églises. Mais, au prix de quelques murailles, qu'il sera facile de relever, il se dispensa d'attenter au vrai temple de Dieu , qui est dans le cœur des hom- mes (2) ; il ne demanda pas aux membres du clergé de livrer les Écritures sacrées (3); en un mot, il laissa voir clairement sa résolution de respecter autour de

(1) « Vir egregius et prsestantissimae civilitatis... hic non modo amabilis Gallis fuit, preecipue quod Diocletiani suspectam pruden- tiam et Maximiani sangiiinariam lemeritatem imperio ejus evaserant. » Eutrope, Brev., X, 1. Ce jugement d'un païen concorde avec celui d'Eusèbe, De vita Const., II, 49.

(2) « Nam Constantius, ne dissentire a majorum praceptis videretur, conventicula, id est parietes, qui restitui poterant, dirui passus est, verum autem Dei templum, quod est in hominibus, incolume serva- "vit. » Lactance, De mort, pers., 15. Sur la destruction des églises en Bretagne, voir Bède, Hist. EccL, II, 8.

(3) C'est ce que diront, plus tard, les donatistes, demandant à Cons- tantin de leur donner pour juges des évêques de la Gaule, parce que parmi ceux-ci il ne pouvait y avoir eu de traditeurs : « De génère justo es, cujus pater inter ceteros imperatores persecutionem non exercuit, et ab hoc facinore imrnunis est Gallia. » Saint Optât, De schism. donat., I, 22,

184 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.

lui la liberté des consciences. Si, alors ou plus tard, des excès furent commis dans ses États contre les chré- tiens, cela eut lieu à son insu, par la tyrannie locale d'un petit nombre de gouverneurs (1); mais la direc- tion générale donnée par Constance à sa politique re- ligieuse fut toute dans le sens de la tolérance. Alors que les palais de ses collègues ne contenaient plus un seul officier ou serviteur chrétien, le sien, qui en était rempli , continua de ressembler à une église , dit Eu- sèbe (2), répétant une expression naguère employée par saint Denys d'Alexandrie à propos d'un autre em- pereur favorable au christianisme (3). Si l'on en croit l'historien, Constance donna même une noble et spi- rituelle leçon aux courtisans qui croient faire preuve de fidélité aux princes en réglant leur conscience sur les ordres de ceux-ci. Il feignit d'imiter Dioclétien, et d'exiger comme lui de tous ceux qui l'entouraient une adhésion au paganisme. « Employés du palais, ma-

(1) Ainsi périrent saint Ferréol, à Vienne, et saint Julien, à Brioude, si leur martyre eut lieu dans la dernière persécution; mais cette date n'est nullement assurée. Voir Tilleniont, Mémoires, t. V, note m sur saint Ferréol. Quant à saint Mitre, patron d'Aix en Provence, dont on fait un martyr de la persécution de Dioclétien, le plus ancien texte de sa vie, publié par les Bollandistes au tome VIII (1889) de leurs Ana- lecta, montre que ce généreux esclave d'un païen fut victime d'une longue persécution domestique, mais survécut à son maître : son his- toire, que l'on peut placer avec vraisemblance à la fin du troisième siècle ou au commencement du quatrième, fait comprendre les vexa- tions auxquelles étaient exposés les esclaves chrétiens, mais n'a rieu à voir avec la persécution officielle.

(2) Eusèbe, De vitaConst., I, 17.

(3) Eusèbe, Hist. EccL, VII, 10, 3; cf. les Dernières Persécutions du troisième siècle, p. 35.

L'EXÉCUTION DE LEDIT. 185

gistrats, gouverneurs, les chrétiens qui obéiront, dit-il, continueront de jouir de leurs honneurs et pri- vilèges, mais ceux qui refuseront perdront leurs char- ges. » Les uns se montrèrent disposés à l'obéissance; d'autres refusèrent de renier le Christ. Quand le prince eut ainsi pénétré le caractère de chacun, il blâma les premiers de leur faiblesse et se plaignit de ne pouvoir compter pour lui-même sur la fidélité d'hom- mes capables de renier leur Dieu. Ceux-ci furent, en conséquence , exclus de la cour, tandis que les chré- tiens courageux qui s'étaient, par devoir, exposés à déplaire restèrent en possession de la faveur du loyal César (1).

Maximien Hercule différait trop de Constance pour ne pas accueillir avec joie la persécution (2). Aussi, tandis qu'en Bretagne et en Gaule la paix religieuse était à peine troublée, l'édit fut rigoureusement ap- pliqué dans les États du second Auguste , c'est-à-dire en Italie, en Afrique et en Espagne.

Pour ce dernier pays, nous avons le témoignage du poète Prudence, qui montre les soldats pillant les livres sacrés, et attribue a la destruction de do- cuments qui eut lieu alors l'oubli tomba la mé- moire des anciens martyrs (3).

La guerre aux manuscrits ne fut certes pas moin- dre à Rome. Mais nous manquons de détails sur ce

(1) Eusèbe, De vita Const., I, 16.

(2) « Et quidem senex Maximianus libens paruit per Italiam, horao non adeo clemens. » Lactance, De mort, pers., 15.

(3) Prudence, Péri Steph., I, 73-78.

186 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

qui s'y passa. Les seuls qui nous soient parvenus dé- coulent (Vune source suspecte. Il y aurait eu dans celte capitale du monde chrétien de nombreux « tra- diteurs, « si l'on en croit des Actes allégués un siècle plus tard par les donatistes (1). Cependant, deux seu- lement y sont désignés par leurs noms, Straton et Cassien (2). Les donatistes accusent, il est vrai, le pape Marcellin, ses prêtres Miltiade, Marcel, Silvestre, d'avoir livré les Écritures; mais aucune pièce n'est apportée à l'appui de cette assertion (3). Saint Au- gustin la repousse comme dénuée de preuves (4). Nous verrons tout à l'heure les habiles et laborieux efforts de Marcellin pour dérober aux profanateurs les sé- pultures les plus vénérées des catacombes. Apparem- ment, si la police romaine avait recourir à la trahison ou à la faiblesse pour se faire livrer les ma- nuscrits, ce n'aurait été que dans quelques-unes des églises paroissiales ou tituli, situées pour la plupart

(1) Saint Augustin, Breviculus collationis cum donatistiSy III, 34. Même si ces Actes étaient authentiques, rien ne prouverait qu'ils fussent relatifs à des chrétiens de Rome; car, dit saint Augustin, ni le magistrat, ni le lieu n'étaient nommés : « nec prsefectusipse..., nec locus legebatur. »

(2) Ibid., 34-36.

(3) La plus ancienne mention qui nous en soit parvenue est dans le Liber Genealogus, ouvrage composé par undonatiste, en Afrique, entre 405 et 427; à l'article sur la persécution de Dioctétien, on lit : « Mar- cellinus Urbis (episcopus), Straton et Cassianus diaconus Urbis publiée in Capitolio evangelia concremarunt. » Voir Mommsen, Chronica mi- nora saeculorum IV, V, VI, VII: cf. Bullettino di archeologia cris- tianas, 1894, p. 52.

(4) Saint Augustin, Contra litt. Petil., II, 502; De unico baptismo, 27; Brev. coll. cum donat., III, 34-36; Addonat. post coll., 17.

L'EXECUTION DE L'ÉDIT. 187

dans les quartiers excentriques de la ville : les plus anciennes, n'étant point distinguées par leur archi- tecture comme les somptueuses basiliques de l'Orient, pouvaient être jusque-là demeurées inconnues de l'autorité civile (1). Mais celle-ci avait entretenu des rapports officiels avec le chef de la communauté chré- tienne : elle connaissait certainement l'existence des archives et de la bibliothèque pontificales, situées dans un des lieux les plus fréquentés de la ville , près du théâtre de Pompée et des écuries de la faction Verte des jeux du cirque (2). Sans doute elle n'eut besoin d'aucun délateur pour s'emparer d'un dépôt déjà considérable à cette époque (3), et que sa ri- chesse même n'avait pas permettre de démé- nager furtivement. Le petit nombre des Actes, des documents, des écrits antérieurs au quatrième siècle qui nous soient restés d'un siège mêlé comme celui de Rome aux affaires de la chrétienté universelle, prouve que cette saisie eut lieu , et montre que nulle part peut-être la destruction ne fut plus complète et plus systématique (4).

Mais à Rome, pas plus qu'ailleurs, on ne se con- tenta de détruire des livres ou de disperser des ar- chives. L'autorité publique démolit les sanctuaires

(1) Voir plus haut, p. 65.

(2) De Rossi, De origine, historia, indicibus scrinii et biblioth. sedis apost., p. xxxvii; La biblioteca délia sede apostolica, dans Studi e Documenti di Storia e Diritto, 1884, p. 334.

(3) De origine, etc., p. xi-xxvii.

(4) De origine, ^ic.^ p. xviii; La biblioteca, etc., p. 336.

188 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

chrétiens, et confisqua les vastes propriétés que l'É- glise possédait en vertu des donations des fidèles, et qu'elle faisait servir pour la plupart à la sépulture de ses membres. Si nous avions soit les Actes auxquels se référèrent plusieurs fois les donatistes dans les controverses postérieures, soit les lettres officielles données après la persécution pour permettre de re- couvrer les loca ecclesiastica, nous pourrions nous rendre compte de la nature et de l'étendue des biens ravis aux chrétiens. Malheureusement ces documents ne sont connus que par quelques allusions (1), et n'ont été nulle part reproduits intégralement ou même cités avec détail. Bien rares sont les rensei- gnements que l'on peut glaner ailleurs : comme ces passages du Livre Pontifical il est question de la confiscation du cimetière de Cyriaque , sur la voie Ti- burtine (2), et de celle d'un domaine de la Sabine « appartenant au nom des chrétiens » et devenu en- suite « propriété d'Auguste (3). » Si l'on veut com- prendre et, pour ainsi dire, toucher du doigt la crise violente alors subie par le patrimoine ecclésiastique, il faut descendre aux catacombes.

Quand fut connu l'édit, les chrétiens voulurent soustraire aux profanations les tombes (fort rares à

(1) Brev. coll. cum donat., III, 34-36.

(2) « Possessio cujusdain Cyriacœ religiosœ feminae, quod fiscus occu- paverat tempore persecutionis. » Lib. Pont., Silvester, 25; Duchesne, t. I, p. 182.

(3) « Possessio Augusti, lerritorio Sabinense", praest. nomini chris- lianorum. » Ibid. Sur la valeur de ces expressions, voir Duchesne,

t. I, p. CL.

L'EXÉCUTION DE LEDIT. 189

Rome) qui se trouvaient à la surface du sol, au-dessus des cimetières souterrains. Telle fut probablement la pensée d'Aelius Saturninus, époux de la clarissime Cassin Feretria, car une épitaphe de celle-ci a été trouvée à fleur de terre , dans Faire extérieure du ci- metière de Calliste, et une seconde épitaphe toute semblable ferma un humble loculus, dans une des galeries souterraines antérieures à la paix de l'É- glise : sans doute les restes de la noble femme y fu- rent transportés hâtivement, à la première nouvelle de la persécution (1). Cependant un tel abri n'offrait encore qu'une sécurité relative. S'il pouvait protéger dans une certaine mesure les tombes des simples fi- dèles, il ne devait point garantir les sépulcres déjà célèbres des martyrs et des saints contre les insultes des persécuteurs, jaloux d'en abolir la mémoire. On avait probablement appris déjà à Rome les outrages subis par les restes des martyrs de Nicomédie, que Dioclétien, après les avoir laissé d'abord ensevelir ho- norablement, fit ensuite déterrer et jeter à la mer (2). Aussi Fautorité ecclésiastique, en vue du moment prochain la confiscation ordonnée par Fédit allait être appliquée aux cimetières, s'empressa-t-elle d'y mettre, partout elle le put, les tombes saintes hors de la portée des païens : elle y réussit parfois si bien que, la persécution finie, les chrétiens eux-

(1) De Rossi, Roma sotterranea, t. II. p. 285 et pi. LV; t. III, p. 561-562.

(2) Voir plus haut, p. 169.

190 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

mêmes auront souvent beaucoup de mal à les re- trouver (1).

Un des moyens les plus coûteux, mais aussi les plus sûrs , consistait à combler de terre les cryptes reposaient des martyrs illustres : il paraît avoir été employé dans celle des saints Protus et Hyacinthe, sur l'ancienne voie Salaria (2). Dans le cimetière de Calliste, le pape Marcellin et son diacre Severus usè- rent du même procédé pour rendre inaccessible aux persécuteurs l'aire de la catacombe avaient été inhumés les pontifes du troisième siècle et de nom- breux martyrs ; environ seize cent trente-sept mètres cubes de terre furent transportés de loin et à grands frais : le caveau papal , la chambre funéraire de sainte Cécile, les chambres ornées de fresques célèbres qui font allusion aux sacrements , les principales galeries de cette région, furent ainsi enterrés, et demeurèrent

(1) Le pape saint Damase, après 366, se voua à celte recherche : « multa corpora sanctorum requisivit et invenit, » dit le Liber Ponti- ficalis; Duchesne, t. I, p. 212. L'inscription en vers qu'il mit sur le tombeau de saint Eutychius, dans la catacombe de saint Sébastien, dit : QUAERITUR, mVENTVS COLITVR. De Rossi, Inscr. christ, ur- bis Romx, t. II, p. 66, 90, 105. Celui de saint Neraesius fut longtemps sans honneurs, parce qu'on était incertain sur sa situation : INCVL- TAM PRIDEM DVBITATIO LONGA RELIQVIT. Ibid., p. 102.

(2) Tel est probablement le sens de ces vers des deux inscriptions mises plus tard dans leur crypte par le pape Damase :

EXTREMO TVMVLVS LATVIT SVB AGGERE MONTIS QVEM CUM lAM DVDVM TEGERET MONS, TERRA, CALIGO

Voir De Rossi, Roma soiterranea, t. I, p. 213; Inscr. christ., t. If, p. 30, 104, 108. Cf. les Dernières Persécutions du troisième siècle, éd,, appendice G, p. 379.

L'EXÉCUTION DE LEDIT. 191

en cet état, en partie jusqu'aux travaux de déblaie- ment exécutés par le pape Damase, dans la seconde moitié du quatrième siècle, en partie même jusqu'à nos jours (1).

Peut-être est-ce après s'être vus déjoués de cette manière , que les païens voulurent se veng-er en abat- tant des édifices construits dès le troisième siècle au- dessus des principaux cimetières (2) : l'exèdre à trois absides, servant aux réunions chrétiennes, qui s'é- lève sur celui de Calliste (3), parait avoir été démoli au début de la persécution, pour n'être rebâti qu'a- près la paix de l'Église (4).

(1) Roma sotterranea, 1. 1, p, 213; t. Il, p. 106, 259, 379, et 2'"'= par- tie, p. 52-58; voir aussi pi. LUI, 7. Cf. Rome souterraine, p. 495, 499.

(2) Liber Ponti/icalis , Fabianus; Duchesne, t. I , p. 148. Cf. De Rossi, Ro7na sotterranea, t. I, p. 117, 199; t. II, p. 278.

(3) Roma sotterranea, t. III, p. 412-471 et pi. XXXIX.

(4) Ibid., p. 469-470.

192 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

III

Les traditeurs.

La persécution eut toujours une violence particu- lière dans l'Afrique romaine, comme si, chez les assaillants et les défenseurs du christianisme, les âmes y fussent montées à un ton plus élevé qu'ail- leurs. Aussi les cimetières, qui n'étaient pas sou- terrains (1), et ne pouvaient être protégés de la même manière que ceux de Rome, durent-ils voir de lugubres scènes. Quand on connaît le caractère des habitants de cette ardente province , et qu'on se rap- pelle les émeutes dirigées à Carthage contre les tom- bes chrétiennes dès le temps de Septime Sévère (2), on se figure Tacharnement que montrèrent les exé- cuteurs de la loi de confiscation contre ses enclos à ciel ouvert, remplis de tombeaux et d'édifices (3) , Taire des martyrs, à Cirta (4), l'aire des sépultures, avec sa chapelle pour les réunions, à Césarée (6),

(1) Histoire des persécutions pendant la première moitié du troi- sième siècle, 1" éd., p. 88.

(2) Ihid., p. 52, 88.

(3) Bullettino di archeologia cristiana, 1884-1885, p. 45-49.

(4) « Area martyrum. » Gesta apud Zenophilum consularem la suite des Œuvres de saint Augustin, éd. Gaume, t. IX, col. 1112).

(5) « Area ubi orationes facitis. » Gesta proconsularia quitus ah- solutus est Félix (ibid., col. 1088).

(6) AREAM AT SEPVLCRA CVLTOR VERBI CONTVLIT ET CEL- LAM STRVXIT SVIS CVNCTIS SVMPTIBVS. Corp. inscr. lat,.

LES TRADITEURS. 193

Faire des chrétiens, à Carthage (1). D'horribles pro- fanations furent probablement commises dans ces lieux sacrés, qu'à d'autres époques la loi avait pro- tégés d'une barrière souvent impuissante contre les impatiences de la foule païenne.

Malheureusement les documents qui nous sont par- venus racontent seulement la guerre impitoyable faite aux églises et aux livres. La passion portée dans cette guerre par les païens , la résistance courageuse d'un grand nombre de pasteurs, de clercs et de laï- ques, les longs et cruels reproches dont fut poursui- vie la mémoire de ceux qui avaient eu la faiblesse de livrer aux persécuteurs les meubles liturgiques et les Bibles, les outrages prodigués par plusieurs aux hommes modérés qui cherchaient à sauver le saint dépôt tout en se sauvant eux-mêmes, l'importance enfin que la question des « traditeurs », germe du schisme donatiste, garda longtemps en Afrique, nous obligent à donner une attention particulière aux incidents qui marquèrent la première phase de la persécution dans cette partie des États de Maxi- mien Hercule.

Sur la lueur des incendies se consument les mu- railles des sanctuaires chrétiens et les manuscrits des

t. VIII, 9585. Cf. Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, T éd., p. 89. L'area chrétienne de Césarée a été retrouvée par le cardinal Lavigerie. Bull, di archeol. crist., 1878, p. 73.

(1) Lavigerie, de l'Utilité d'une mission archéologique permanente à Carthage, p. 41-53.

IV. 13

194 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

Écritures, se détachent d'abord, avec une singulière netteté, les figures des dépositaires infidèles qui abandonnèrent aux représentants de l'autorité païenne les trésors artistiques ou littéraires de leurs Églises. Elles prennent à nos yeux d'autant plus de relief, qu'avec la fougue naturelle à l'esprit africain quel- ques-uns de ces prévaricateurs s'adressèrent ensuite de mutuels reproches et mirent la postérité dans la confidence de leurs plus pénibles secrets. Nous con- naissons ainsi les fautes de Purpurins, évêque de Limata, homme indigne, déjà soupçonné d'homi- cide, puis convaincu d'être traditeur (1) ; la faiblesse de Donat, évêque de iMaxula, dans la province pro- consulaire (2); celle de Victor, évêque de Rusicade, en Numidie, qui avait brûlé lui-même, par ordre du curateur de la cité, un manuscrit des quatre Évan- giles, et prétendait s'excuser en disant que les lettres étaient presque effacées (3); celle (si l'on en croit un écrit donatiste) de Fundanus, évêque d'Abitène : mais au moment les magistrats jetaient ses livres dans le feu, une tempête soudaine s'éleva, la pluie tomba, accompagnée d'éclairs, et le bûcher s'éteignit (4-).

(1) Actes du concile de Cirta, dans saint Augustin, Contra Cresco- nium, m , 30.

(2) Ibid.

(3) « Valentianus curator fuit. Ipse me coegit ut mitterem illa in ignem. Sciebam illa delititia fuisse. » Ibid.

(4) « In isto namque foro jam pro Scripturis dominicis dimicaverat cœlura, cum Fundanus civitalis quondam episcopus Scripturas domi- nicas traderet exurendas : quas cura magistratus sacrilegus igni appo- neret, subito imber sereno cœlo diffunditur, ignis Scripturis sacris

LES TRADITEURS. 195

De tous les traditeurs, ceux dont l'histoire est la mieux connue et, à plusieurs égards , la plus intéres- sante sont l'évoque et le clergé de Cirta. Leur chute est attestée par un procès-verbal officiel, précieux document qui suppléera à la perte de beaucoup d'autres, et permettra de se faire une idée de la ma- nière dont procédaient les agents municipaux, char- gés par les gouverneurs, sous peine de mort (1), de faire les perquisitions ordonnées par Fédit. C'est une scène de persécution, prise sur le vif; c'est en même temps un regard jeté sur l'intérieur des églises chré- tiennes, leur mobilier liturgique, leurs magasins remplis de vêtements pour les pauvres et de provi- sions pour les agapes.

Malgré la longueur de la pièce, je dois la traduire en entier.

« Dioctétien étant consul pour la huitième fois, et Maximien pour la septième , le quatorze des calendes de juin (2), procès- verbal dressé par Munatius Félix, flamine perpétuel, curateur de la colonie de Cirta (3).

admotus exstinguilur, grandines adhibentur, omnisque ista regio, pro Scripturis dominicis, démentis fiirentibus , devastabatur. » Acia SS, Saturnini, Dativi, 3, dans Ruinart, p. 410.

(1) « Sub exitio. » Saint Augustin, ^rey. coll. cum donat., III, 27. « Ad discrimen capitis. » Ibid., 31.

(2) 19 mai 303.

(3) « Ex actis Munatii Felicis, flaminis perpetui, curatoris coloniae Cirtensium. » Le curator civUatis , que nous voyons chargé en Afrique de rechercher les livres chrétiens, avait, depuis Dioclétien , cessé d'être un fonctionnaire de l'État pour devenir un simple magis- trat municipal, quoique toujours nommé par l'empereur. 11 avait le droit d'imposer certaines amendes, de châtier les esclaves, d'arrêter

196 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

« Quand on fut arrivé à la maison s'assem- blaient les chrétiens, Félix, flamine perpétuel, cura- teur, dit (1) à Paul, évêque : « Apportez les Écritures de votre loi, et tous les autres écrits que vous avez ici, afin d'obéir aux ordres des empereurs. » Paul, évêque, dit : « Ce sont les lecteurs qui ont les Écri- tures : ce que nous avons ici, nous vous le donnons. » Félix, flamine perpétuel, curateur, dit : « Montrez les lecteurs, ou les envoyez chercher. » Paul, évêque, dit : (( Vous les connaissez tous. » Félix, flamine per- pétuel, curateur, dit : u Réservant les lecteurs, que nos officiers produiront, donnez ce que vous avez. )> Paul, évêque, étant assis, entouré de Montan, Victor, Deusatelio, Memorius, prêtres; Mars, Helius et Mars,

les perturbateurs du repos public, de faire des perquisitions et de commencer les enquêtes. Voir Camille JuUian, les Transformations politiques de Vltalie sous les empereurs romains , p. 113 et suiv.; Lacour-Gayet , art. Curator civitatis, dans le Dict. des antiquités, t. I, p. 1621. En Numidie et probablement en Mauritanie, la charge de curateur était jointe, depuis Septime Sévère, à celle de flamen perpe- iuus ou prêtre municipal préposé au culte des Augustes. Le titre donné dans les inscriptions aux magistrats investis de ce double office est conforme à nos Actes : FL. PP. CVR. REIP. Voir Henzen, Ann. deW Inst. di corr. arch., 1851, p. 2G; 1866, p. 98: Hirschfeld, ihid., 1866, p. 35; De Rossi, Bull, di arch. crist., 1878, p. 29; Léon Renier, Mé- langes d'épigraphie, p. 45. Le flaminat, même sans la curatelle, donnait probablement qualité pour instrumenter contre les chrétiens; c'est ainsi qu'à Smyrne, sous Dèce, le néocore, ministre du culte de Rome et d'Auguste, fit les informations préalables dans le procès de Pionius : voir Hist. des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 1" éd., p. 397.

(1) Dans la rédaction des procès- verbaux officiels l'emploi du mot dixit était tellement de style qu'on l'exprimait par un simple sigle, comme en témoigne l'inscription des fullones , au Coj-p. inscr. lat., t. VI, p. 266. Voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 161.

LES TRADITEURS. 197

diacres; Marcuclius, Gatulinus, Silvain et Carosus, sous-diacres; Januarius, Meraclus, Fructuosus, Mig- gin, Saturninus, Victor, fds de Samsuricus, et autres, fossoyeurs (1), Victor, fils d'Aufidius, rédigea l'inven- taire suivant (2) :

« Deux calices d'or, six calices d'argent, six bu- rettes d'argent (3), un petit chaudron d'argent (4), sept lampes d'argent, deux grands chandeliers (5), sept petits chandeliers d'airain avec leurs lampes (6),

(1) La présence des fossores parmi les membres du clergé de Cirta est un des arguments sur lesquels s'appuient ceux qui reconnaissent en eux des clercs inférieurs. Voir Martigny, art. Fossores, p. 330; Kraus, t. I, art, Fossores, p. 537; De Rossi, JRoma sotterranea, t. III, p. 535.

(2) Cf. Prudence, Péri Steph.y II, 129 : « Tota digestim Christi su- pellex scribitur. »

(3) « Urceola argentea. » L'urceolus était la même chose que Varna ou amula, d'où l'on versait dans le calice le vin liturgique; voir Mar- tigny, art. Ama, p. 36, et surtout Kraus, art. Amula, t. I, p. 48.

(4) « Cucumellumargenteum. » Voir Kraus, 1. 1, p. 339. Cucumellum , que l'on trouve employé avec le même sens dans Paul Diacre {Chron. Casin., IV, 90), est le diminutif de cucuma (Pétrone, Satyr., 136; Digeste, XLVIII, viii, 1; voir sur ce mot le Dict. des ant., t. I, p. 1579). Aux vases et ustensiles d'or et d'argent conservés dans le trésor des églises font allusion ces vers mis par Prudence dans la bouche d'un magistrat païen :

... Libent ut auro antistites; Argenteis scaphis ferunl Fumare sacrum sanguinem Auroque nocturnis sacris Adstare fixos cereos.

Péri Steph., II, 68-74.

(5) « Cereofala duo. » Il s'agit des chandeliers que portent encore les acolytes, et qu'ils posent à terre pendant le saint sacrifice, La forme plus fréquente est cereoferarius ; voir Kraus, t. I, p. 207.

(6) R Candelee brèves aenese cum lucernis suis septem. » Il s'agit ici de

198 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.

onze lampes d'airain avec leurs chaînes (1), quatre- vingt-deux tuniques de femmes, trente-huit voiles (2), seize tuniques d'hommes, treize paires de chaussures d'hommes, quarante-sept paires de chaussures de femmes, dix-neuf capes de paysan (3). »

« Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à Marcu- clius, Silvain et Carosus, fossoyeurs : « Apportez ce que vous avez (i). » Silvain et Carosus répondi- rent : « Tout ce que nous avions ici, nous l'avons jeté dehors. » Féhx, flamine perpétuel, curateur, dit : u Votre réponse sera inscrite au procès-verbal. »

« On se rendit ensuite à la bibliothèque; mais on en trouva les armoires vides. Là, Silvain présenta un chapiteau d'argent et une lampe d'argent, qu'il dit avoir trouvés derrière un grand vase. Victor, fils d'Aufidius, dit à Silvain : « Tu aurais été mis à mort, si tu ne les avais pas trouvés. » Félix, flamine perpé- tuel, curateur, dit à Silvain : « Cherche soigneuse- ment s'il ne reste rien. » Silvain dit : « Il ne reste rien, nous avons tout mis dehors. » Quand le tricli-

petils (lambeaux ou candélabres portant des lampes adhérentes ou suspendues; voir Dict. des ant., art. Candélabre, t. I, p. 874-875, fig. 1093-1100.

(1) Voir plusieurs lampes semblables dans Roller, Catacombes de Borne, pi. XC, et dans Kraus, art. Lamps, t. I, p. 268 et 270.

(2) « Mafortea. »

(3) « Copias rusticanas. » Du Cange ne cite, au mot Copia, d'aulre texte que celui que nous reproduisons; son continuateur Carpen- tier supplée à cette lacune par la définition suivante, qui ne définit rien : Vestimenti species.

(4) Il s'agit probablement ici des registres du cimetière ou area. Cf. Rama sotterranea, t. III, p. 545.

LES TRADITELRS. 199

nium (1) eut été ouvert, on y trouva quatre tonneaux et sept vaisseaux en terre (2). Félix, flamine perpé- tuel, curateur, dit : « Apportez les Écritures que vous possédez, afin d'obéir aux ordres des empereurs. » Catulinus remit un très gros volume. Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à Marcuclius et à Silvain : « Pourquoi n'avez-vous donné qu'un volume? Appor- tez les Écritures que vous possédez. » Catulinus et Marcuclius dirent : « Nous n'en avons pas plus, parce que nous sommes sous-diacres; mais les lecteurs ont les volumes. » Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à Marcuclius et Catulinus : « Montrez-nous les lec- teurs. » Marcuclius et Catulinus dirent : « Nous ne savons ils demeurent. » Félix, flamine perpétuel,

(1) Salle à manger pour les agapes. Voir Rome souterraine , fig. 8, p. 106, les restes du triclinium construit au troisième siècle devant la catacombe de Domitille.

(2) «t Dolia quatuor et orcae scx. » Un dolium de terre cuite, étudié par Cavedoni [Opitscoll di Modena, 2" série, t. I, p. 325), porte l'image de deux poissons convergeant vers un monogramme formé des deux initiales de 'Iriaoûç Xpiorro; : peut-être était-il destiné à contenir, comme à Cirta, de l'huile ou du vin, ou, comme à Ap- tonge, de l'huile ou du froment pour les assemblées chrétiennes. Une amphore dont une partie, portant l'inscription VJVAS IN DEO, a été trouvée dans une catacombe par M. de Rossi et déposée par lui au musée de Latran, avait peut-être une destination semblable. M. de Rossi rapproche ces vases de deux ustensiles en bronze, mesures de capacité pour les liquides, appartenant au collège païen des Sodales Serrenses, qui ont été découverts aux environs de Rome en 1864 {Bull, di arch. crist., 1864, p. 57 et suiv.). Des dolia sont quelquefois gravés sur les marbres des catacombes. Une fresque du cimetière Ostrien (Roller, pi. LYI, 3) représente plusieurs hommes transportant des tonneaux : cette scène inexpliquée aurait-elle pour sujet l'apport de provisions dans le tricUnium destiné aux agapes?

200 LE PREMIER EDIT DE PERSÉCUTION.

curateur, dit à Catulinus et Marcuclius : « Si vous ne savez pas ils demeurent, donnez au moins leurs noms. » Catulinus et Marcuclius dirent : « Nous ne sommes pas des traîtres; nous voilà : fais-nous tuer plutôt. » Félix, flamine perpétuel, curateur, dit : « Qu'on les arrête. »

« Quand on fut arrivé à la maison d'Eugène (1), Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à celui-ci : « Donne les Écritures que tu possèdes, afin de mon- trer ton obéissance. » 11 apporta quatre volumes. Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à Silvain et à Carosus : « Faites connaître les autres lecteurs. » Silvain et Carosus dirent : « L'évèque vous a déjà déclaré que les greffiers Edusius et Junius les con- naissent tous; que ceux-ci vous indiquent leurs maisons. » Les greffiers Edusius et Junius dirent : « Nous vous les indiquerons, seigneur. » Et quand on fut à la maison de Félix le marbrier (2), celui-ci remit cinq volumes. Quand on fut arrivé à celle de Victorin, il remit huit volumes. Quand on fut arrivé à celle de Projectus, il remit cinq gros volumes et deux petits. Et quand on fut arrivé à la maison du grammairien Victor (3), Félix, flamine perpétuel.

(1) Un des lecteurs.

(2) « Sarsor. » Ce lecteur exerçait une profession manuelle; peut- être sculptait-il les sarcophages destinés à la sépulture des chrétiens. Voir dans Martigny, art. Sarcophage, p. 721, la représentation, d'a- près sa propre pierre sépulcrale, d'un marbrier chrétien occupé à sculpter des sarcophages. Cependant sarsorium opus désigne plutôt une sorte de mosaïque de marbre.

(3) « Grammaticus. » Ailleurs il dit de lui-même : « Professor litte-

LES TRADITEI'RS. 201

curateur, lui dit : « Donne les Écritures que tu as, afin de te montrer obéissant. » Le grammairien Victor oflrit deux volumes et quatre cahiers. Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à Victor : « Apporte les Écri- tures, tu en as davantage. » Le grammairien Victor dit : c( Si j'en avais eu d'autres, je les aurais don- nées. » Quand on fut arrivé à la maison d'Euticius de Césarée, Félix, flamine perpétuel, curateur, lui dit : (( Obéis, et livre les Écritures que tu possèdes. » Euticius dit : « Je n'en ai pas. » Félix, flamine per- pétuel, curateur, dit : « Ta réponse sera au procès- verbal. » Quand on fut arrivé à la maison de Godéon, sa femme apporta six volumes. Félix, flamine per-

rarum rornanarum, grammaticus latinus. « Les trois degrés de l'ensei- gnement étaient représentés chez les chrétiens. On a trouvé dans le cimetière de Calliste une épitaphe du troisième siècle consacrée à un instituteur primaire, magister primiis {Roma sotterranea, t. II, pi. XLV-XLVI, n" 43). Nous rencontrons, dans notre texte, la mention du grammaticus, dont les leçons correspondaient à ce qu'est chez nous l'enseignement secondaire (voir Emile Jullien, les Professeurs de lit- térature dans l'ancienne Rome, 1885\ L'enseignement supérieur, qui comprenait la rhétorique et la philosophie, se trouve, dès le second siècle, dans les écoles ouvertes à Rome par saint Justin, à Alexandrie par saint Pantène. Il serait intéressant de savoir si les maîtres chré- tiens professaient dans des écoles subventionnées par l'Église et des- tinées exclusivement aux fidèles, ou s'ils donnaient des leçons aux étudiants de tous les cultes. Ce dernier cas se présenta certainement. Cassien, à Imola, est mis à mort, comme chrétien, par ses écoliers pa'iens. A l'école supérieure d'Alexandrie, les cours de Clément, puis d'Origène, étaient suivis par toute l'aristocratie de la ville, ceux d'Ammonius avaient pour auditeur le néo-platonicien Porphyre. Mais aucun texte ne nous apprend si, tout en permettant à des chrétiens de distribuer l'enseignement à tous sans-distinction de religion, ce qui était un excellent moyen de propagande , l'Église entretenait aussi des écoles et des professeurs pour l'usage des seuls enfants des fidèles.

202 LE PJIEMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

pétiiel, curateur, dit : « Cherchez si vous en avez d'autres encore, et apportez-les. )> La femme répon- dit : « Je n'en ai pas. » Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à Bos, esclave public : « Entre, et cherche si elle en a davantage. » L'esclave public dit : « J'ai cherché, et n'en ai pas trouvé. » Félix, flamine perpétuel, curateur, dit à Victorin, Silvain et Carosus : « Si vous n'avez pas fait tout ce que vous deviez, vous en serez responsables (1). »

L'évêque et les clercs de Cirta manquèrent de cou- rage. On ne saurait cependant lire sans quelque attendrissement cette brève et sèche relation. Elle montre que, faibles sur un point, ces pauvres chré- tiens s'efforçaient au moins de se retenir sur la pente qui les eût entraînés à une trahison plus complète. Le concile tenu en 31i dans la ville d'Arles distin- guera trois sortes de traditeurs : ceux qui ont livré les vases sacrés, ceux qui ont livré les Écritures, ceux qui ont livré les noms des frères (2). A Cirta, deux de ces degrés ont été successivement descendus, mais les traditeurs ont trouvé encore en eux-mêmes assez de force pour refuser d'aller plus loin. Ils avaient d'abord abandonné le mobilier de l'Église, se flattant de sauver au moins sa bibliothèque. Par de nouvelles recherches, le curateur a pu cependant arracher vingt-neuf volumes des mains des lecteurs.

(1) Gesta apud Zenophilum consularem la suite du t. IX des Œuvres de saint Augustin, éd. Gaume, col. 1106-1107).

(2) Canon 13, De his gui Scripturas sacras, vasa dominica vel nomina fratrum tradidisse dicuntur.

LES TRADITEURS. 203

Mais les noms de ceux-ci furent découverts par sa po- lice, ils ne furent pas livrés par leurs frères. « Fais- nous tuer plutôt, nous ne sommes pas des traîtres, » répondirent Catulinus et Marcuclius. On se console en rencontrant ces restes de courage, d'honneur et de foi au milieu même de fâcheuses défaillances.

Cirta n'est pas la seule ville l'autorité ecclésias- tique ait essayé, avec plus ou moins de succès, de faire « la part du feu. « 3Iarin, évêque d'Aquae Thibilitanae, abandonna aux enquêteurs les archives de son Église, mais sauva les livres sacrés (1). Malgré ce résultat heureux. Marin était coupable, et reçut à bon droit la flétrissante appellation de traditeur. Ce nom ne saurait être attribué à Donat, évêque de Calame, qui fît accepter à la naïveté ou à la complaisance des païens des ouvrages de médecine (2). L'évêque de Cartilage, Mensurius, s'avisa d'un plus piquant arti- fice. Il retira de la basilique tous les livres de reli- gion, qu'il remplaça par des ouvrages hérétiques : les bibliothèques des grandes Églises conservaient quelquefois, à titre de renseignements utiles, ces mo- numents des erreurs de l'esprit humain (3). Les agents les prirent, sans demander autre chose. Cependant quelques décurions, s' apercevant de la méprise, al-

(1) « Dedi PoUio chartulas, nani codices inei salvi suiit. » Actes du concile de Cirta, dans saint Augustin, Contra Ci'esconiiim, III, 30.

(2) « Secundus Donato Calamensi dixit : « Dicitur te Iradidisse. » Donatus respondit : « Dedi codices médicinales. » Ilnd.

(3) Cf. De Rossi, De origine, historia, indicibus scrinii et bibliO' ihecx sedis apostolicœ, p. lxx-lxxi.

204 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

lèrent trouver le proconsul et dénoncèrent Tévêque. Heureusement, le proconsul ne manquait ni d'esprit ni de tolérance. Il refusa de faire des perquisitions dans la maison de Mensurius, on lui disait que les saints livres étaient cachés (1). Ainsi fut sauvée la bibliothèque de FÉglise de Garthage : qui sait si nous ne devons pas à l'habileté de son évèque d'avoir con- servé tant d'Actes authentiques des martyrs africains? Mensurius représentait le parti prudent et modéré , qui, fidèle aux enseignements et aux exemples de saint Cyprien, ne s'expose pas inutilement, ne court pas au- devant du martyre, en fuit même les occasions, prêt à l'affronter avec courage quand il ne pourra plus être évité. Beaucoup de prêtres et de laïques imitè- rent cette sagesse. Mais, dociles à cet esprit monta- niste que nous retrouvons toujours en Afrique, iden- tique à lui-même malgré les noms divers sous lesquels il se cache, d'autres, plus emportés ou plus présomp- tueux, tinrent à honneur de provoquer les bourreaux. On vit des fidèles devancer les recherches, déclarer qu'ils gardaient des exemplaires de l'Écriture sainte,

(1) « ... Non scripserat (Mensurius) se sanclos codices tradidiss e , sed potius ne a persecutoribus invenirentur abstulisse atque servasse; dimisisse autem in basilica Novorum quaecumque reproba scripta hœ- reticorum, quae cum invenissent persecutores et abstulissent, nihil ab illo amplius postulasse. Verumtamen quosdam Carthaginensis ordinis viros postea suggessisse proconsuli quod illusi fuerant qui missi erant ad christianorum Scripluras auferendas et incendendas, quia non in- venerant nisi nescio quae ad eos non pertinentia; ipsa autem in domo episcopi custodiri , unde deberent proferri et incendi : proconsulem vero ad hoc eis consentire noluisse. » Saint Augustin, Breviculus coll. cum donat., III, 25.

LES TRADITEURS. 205

et, mis en demeure de les livrer, encourir un mar- tyre volontaire. Mensurius parle d'eux avec blâme dans une lettre à Secundus, évêque de Tigisis. Aussi refusa-t-il de reconnaître de tels martyrs (1), se con- formant sinon à la lettre, du moins à l'esprit du con- cile d'Illiberis, qui défendait d'honorer les chrétiens qui avaient attiré les rigueurs de leurs ennemis en brisant les idoles (2). D'autres furent plus compromet- tants encore. Mensurius cite des gens couverts de cri- mes ou perdus de dettes, qui virent avec joie arriver la persécution, et se dénoncèrent eux-mêmes, soit avec le périlleux espoir de se réhabiliter devant les hommes ou devant leur propre conscience , soit avec le désir intéressé de jouir, dans la prison, des au- mônes et des dons de toute sorte que la charité des fidèles y faisait affluer (3).

(1) De l'un d'entre eux provenait peut-être la relique « de je ne sais quel mort, peut-être martyr, mais non encore canonisé, » nescio cu- jiis hominis mortui, etsi 7nar(yris, sed necdum vindicati, que baisait avant la communion l'intrigante Lucille, future instigatrice du schisme donatiste (saint Optât, De schism. donat., I, 16). Cependant saint Optât semble dire que la réprimande attirée à Lucille par celte singulière dévotion eut lieu avant la persécution, « ante concessam persecutionis turbinibus pacem, cum adhuc in tranquille esset Eccle- sia. »

(2) Canon 60.

(3) « In eisdem etiam litteris lectum est, eos qui se offerrent per- secutionibus non comprehensi, et ultro dicerent se habere Scripturas, quas non haberent, a quibus hoc nemo quaesierat, displicuisse Men- surio, et ab eis honorandis prohibuisse christianos. Quidam etiam in eadem epistola facinorosi arguebantur et fisci debitores, qui occasione persecutionis vel carere vellent onerosa multis debitis vita, vel pur- gare se putarent, et quasi abluere facinora sua, vel certe acquirere pecuniam, et in custodia deUciis perfrui de obsequio christianorum. »

206 LE PREMIER EDIT DE PERSECUTION.

La conduite de iMensurius et son jugement sévère sur celle de quelques exagérés trouvèrent des censeurs, dont les ressentiments donneront naissance, quelques années plus tard, au schisme donatiste. Pendant que les uns faisaient courir sur sa conduite et sur celle de son diacre Gécilien d'odieuses calomnies (1), d'autres, plus mesurés dans leur blâme sans être peut-être plus sincères, lui objectaient de fières paroles adressées ailleurs aux agents des gouverneurs ou des munici- palités. C'est ainsi que Secundus, évêque de Tigisis en Numidie, qui jouera un rôle considérable à l'origine du schisme , sommé par un centurion et un soldat bé- néficiaire de livrer les manuscrits de son Église, avait répondu : « Je suis chrétien et évêque, je ne suis pas traditeur. » Les militaires se seraient volontiers con- tentés d'un semblant d'obéissance : ils le pressèrent de leur abandonner quelques objets sans valeur. L'é- vêque refusa, résolu, dit-il, à imiter le martyr juif Éléazar, qui n'avait pas voulu feindre de manger des viandes défendues, de peur d'autoriser par son exem- ple la violation de la loi (2). C'est Secundus qui ra-

Saint Augustin, Brev. coll. cum donat., III, 25. Ce passage de la lettre de Mensurius donna peut-être occasion à la calomnie des dona- tistes, imputant à 1 évêque de Carthage et à son diacre Cécilien d'avoir empêché les fidèles d'assister les martyrs dans la prison; voir Acta SS. Saturnini, Dativi, etc., 17, 20 (paragraphes omis par Ruinart), dans Baluze, Miscellanea, t. I, p. 17-18.

(1) Voir la note précédente.

(2) « Scripsit etiam Secundus, et ad se ipsum missos a curatore et ordine centurionem et beneficiarium, qui peterent divinos codices exurendos, eisque respondisse : « Christianus sum et episcopus, non

LES TRADITEURS. 207

conte lui-même ces faits dans une lettre à Mensurius, avec le désir visible d'opposer son attitude à celle de son prudent collègue; mais nous devons ajouter que, quelques années plus tard , au synode de Cirta, après avoir convaincu de faiblesse plusieurs évêques de sa province, ce prélat si enclin à faire connaître son cou- rage ne put répondre à la question qu'ils Imposaient : « Comment, n'ayant point pris la fuite, et étant de- meuré longtemps entre les mains des hommes de la police , as-tu été ensuite renvoyé indemne , si tu n'as rien livré (1)? » Il est permis de croire que Secundus se vantait, et de donner la préférence, entre toutes les vertus des temps de persécution, à la prudence qui évite les chutes et à l'humilité qui voile les mérites. Mensurius, heureusement, n'est pas le seul prélat africain qui ait montré l'exemple de ces vertus. Plus d'un, parmi les chefs des Églises, trouva le salut dans la fuite; car la tempête, dit saint Optât, épargna ceux

« traditor. » Et cum ab eo vellent aliqua ecbola aut quodcunque acci- pere, neqiie hoc eis dédisse, exemplo Eleazari Machabœi, qui nec fm- gere voluit suillam carnem se inanducare, ne aliis pree béret prsevari- cationis exemplum. » Saint Augustin, Brev.coll. cum douât., III, 25. Cf. Il Machab., vi, 21-28.

(1) « Quomodo ipse detentus et convictus et nolens aliquid tradere, nihii pati et dimitti potuerit. » Saint Augustin, ibicL, 27. « Tu quid egisti, qui tentus es a curatore et ordine ut Scripturas dares? quomodo te liberasti ab ipsls, nisi quia dedisti aut jussisti dare quod- cumque? » Actes du concile de Cirta, dans Contra Cresconium, III, 30. « Et cum ipse Secundus a Purpurio increparetur, quod et ipse diu apud stationarios fuerit, et non fugerit, sed dimissus sit, non sine causa diniissum fuisse, nisi quia tradiderat : jam omnes erecti cœpe- rant murmurare. » Saint Optât, De schism. donat., I, 14.

208 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

qui se tenaient cachés (1). De ce nombre était Félix, évêque d'Aptonge, plus tard accusé faussement de tradition par les donatistes, et réhabilité dans un ju- gement solennel. Son peuple avait été pris, à la nou- velle de la persécution, d'une de ces terreurs pani- ques, non moins fréquentes et aussi contagieuses que les accès d'héroïsme, dans une province se rencon- traient sans cesse les extrêmes. Voici en quels termes le païen Affius Caecilianus, duumvir d'Aptonge, re- traçait , onze ans plus tard , les faits qui se passèrent sous ses yeux. « Ce furent les chrétiens eux-mêmes qui m'envoyèrent trouver dans le prétoire, me de- mandant : « Le précepte sacré des empereurs vous ^st-il parvenu? » Je répondis : « Non, mais je l'ai déjà vu exécuter à Zama et à Furnes (2), l'on a démoli les basiliques et brûlé les Écritures. Apportez donc celles que vous avez, afin d'obéir au sacré précepte. » Ils envoient alors à la maison de l'évêque Félix, pour en retirer les Écritures et les livrer au feu conformé- ment à la loi. Galatius m'accompagna au lieu ils avaient auparavant coutume de se rassembler. Là, nous prîmes la chaire (épiscopale) et des épitres salu- tatoires (3); toutes les portes furent brûlées, selon l'ordre impérial. Mais les agents que j'avais envoyés

(1) « (Persecutio) latentes dimisit illaesos. » Saint Optai, I, 13.

(2) 11 y avait un municipium Furnitanum et un Zama sur la li- mite de la Byzacène et de l'Afrique proconsulaire ; Ephemeris Epigra- phica, t. VII, n°' 75 et 81, p. 26 et 28.

(3) Epistolas salutatorias. « Je pense que par ce mot il faut surtout entendre les épîtres que les évêques échangeaient pour recommander des frères en voyage, et qui furent connues au quatrième siècle sous

LES TIIAD1T1£URS. 209

à la maison de l'évèque me répondirent qu'il était absent (1). » Peut-être Félix, connaissant la faiblesse de ses ouailles , s'était-il enfui afin de leur épargner la tentation de le livrer lui-même. Mais, avant de partir, il avait eu soin de déposer entre les mains de chrétiens qu'il croyait plus fermes que les autres (et qui trahirent sa confiance) les manuscrits précieux de son Église (2).

Cependant, si belle que soit la prudence et si loua- ble que soit la retraite, d'autres exemples sont quel- quefois nécessaires pour ranimer les courages et ré- veiller la foi. La raison n'est persuasive que si de temps en temps l'enthousiasme vient animer son lan- gage. Après les conseils de la sagesse, les peuples ai- ment à goûter la poésie du sacrifice. Celle-ci ne man- qua point à la crise que nous étudions. Il y eut des héros, d'autant plus vrais et plus touchants qu'ils at- tendirent le péril au lieu de l'aller chercher, et n'é-

le vocable d'epistolx formatœ. » De Rossi, De origine, historia, in- dicibus scriaii et bibliothecx sedis apostoHcœ, p. w.

(t; « MiLliint ad me in prœtorio ipsi chrisliani, ut dicerent : « Sa- « crum prsecej)tum ad te pervenil? » Ego dixi : Non, scd vidi jam « exempla. Et Z iinai et Furnis dirui basilicas et uri Scripturas vidi. « Itaque proferle , si quas Scripturas habetis, ut jussioni sacrae pa- « reatis. » Tune niitlunt in domum episcopi Felicis, ut tollerent Inde Scripturas, ut exuri possint secundum sacrum prœcepluin. Sic Gala- tius nobiscum perrexit ad locuni, ubi orationes celebrare consueti fuerant. Inde cathedram tollimus, et epistolas salulatorias, et ostia omnia conibusta sunt secundum sacrum prccceptum. Et cum ad do- mum ejusdem Felicis episcopi mitteromus, renuntiaverunt officiales publici illum absentem esse. » Geata proconsularia (jiiibus absolu- tus est Félix la suite du t. IX des Œuvres de saint Augustin, éd. Gaume, col. 1087-1088).

(2) « Codices pretiosos deificos undecim. » Ibid.

IV. 14

210 LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION.

coûtèrent que la voix du devoir, sans y mêler d'osten- tation ou d'amour-propre.

De ce nombre fut un autre Félix, éveque de Tibiuca, dans l'Afrique proconsulaire (1). L'cdit ne fut affiché dans cette ville que le 5 juin. Le jour môme, Magni- lianus, curateur de la cité, fit comparaître « les an- ciens du peuple » chrétien, c'est-à-dire les membres du clergé. En Tabsence de l'évêque, qu'une affaire avait appelé à Carthage, le prêtre Aper, les lecteurs Gyrus et Vital, furent amenés devant le magistrat. « Avez- vous les livres divins (2)? » leur demanda celui-ci. « Nous les avons, » répondit Aper. « Donnez-

(1) La plupart des manuscrits attribuent à Félix le litre cl' episcopits Tubizacensis ou Tubizocensis, Tubzoceasis^ Tubzuzensis. Dans son édition des Actes, Surins l'appelle episcopus Tibiurensis. Baronius a mis Thibarensis, de la ville de Thibaris bien connue par l'épître 5G de saint C3prien. Le martyrologe de Bède nomme Tibiuca, qui se retrouve dans des manuscrits des Actes consultés parles Bollandistes. Il résulte du texte même des Actes que la ville épiscopale de Félix était dans l'Afrique proconsulaire. Un grand nombre des villes de celte province portent des noms se rapprochant plus ou moins de ceux que nous venons de citer : ainsi Tubernus , Thimida, ïuburbo, Thurris, Thuccabor, Thugga, ïuburnic, Tubursicum Bure. Morcelli {Africa Chris tiana, t. I, p. 318; cf. Corpus inscr. lat., t. VIII, p, 177) pense que Félix était évéque de cette dernière ville, episcopus Tubursicu- burensis. Tillcmont suit Baronius, et fait saint Félix évéque de Thi- baris, également située dans la province proconsulaire (cf. Wilmanns, Exempta inscript., 2351). J'incline plutôt ver^l Thibica, identique à Tibiuca du martyrologe de Bède et des manuscrits bollandiens. Bède dit que la ville habitée i)ar Félix était distante de Carthage de 35 milles seulement, « sunt inter Carthaginem et Tibiucam miilia pas- suum triginta quinque; » or entre Carthage et Thibica il n'y a guère, à vol d'oiseau, plus de 43 milles, distance approximativement peu différente.

(2) « Libros deificos. » Cf. dans les Gesta proconsularia de Félix d'Aptonge : « codices deidcos. »

LES TRADITKURS. 'j!ll

les, pour qu'ils soient brûlés, » commanda le curateur. « Ils sont chez notre évèque, » dit Apcr. « est-il? Je l'ignore. Vous serez détenus, jusqu'au jour vous comparaîtrez devant le proconsul Anulinus. » Le lendemain, l'évêque revint de Carthage. Magnilia- nus se le fît amener. « Évêque Félix, dit-il, donne les livres et les papiers que tu possèdes. Je les ai, mais je ne les donne pas. L'ordre des empereurs doit prévaloir sur tes paroles. Donne les livres, afin qu'on les brûle. Mieux vaut me brûler moi-même que les divines Écritures : il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. La volonté des empereurs doit être pré- férée à la tienne. La volonté de Dieu doit être pré- férée à celle des hommes. Réfléchis, » dit le ma- gistrat.

Le troisième jour, il fît comparaître de nouveau Félix. « As-tu réfléchi? Ce que j'ai répondu, je le répète, et suis prêt à le redire devant le proconsul. Tu iras donc au proconsul et tu lui rendras raison. » Le décurion Celsinus fut chargé de le conduire. Mais le voyage ne se fit pas tout de suite, car Félix ne par- tit, chargé de chaînes, que le 2i juin : arrivé le même jour dans la capitale de la province, il fut mis en prison. Le lendemain, dès l'aube, on le mena devant le proconsul. « Pourquoi ne livres-tu pas tes vaines Écritures? » lui dit Anulinus. « Je les ai, mais je ne les donnerai pas, » répondit Félix. Le proconsul com- manda de l'enfermer dans le cachot souterrain (1),

(1) « In iina parte carceris. »

212 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.

réservé aux grands criminels. Après seize jours on Ten tira, tout enchaîné, pour le conduire de nou- veau devant le proconsul : c'était la quatrième heure de la nuit, environ dix heures du soir. « Pourquoi ne donnes-tu pas tes vaines Écritures? » demanda encore Anulinus. « Je ne les donnerai pas, » répon- dit toujours l'évoque. Anulinus, qui répugnait à verser le sang pour une telle cause, comme on l'a vu par la facilité avec laquelle il accepta le subterfuge de Mensurius, semble avoir voulu, cette fois encore, se soustraire à la nécessité de prononcer une con- damnation capitale. Comme le gouverneur de la pro- vince proconsulaire, par privilège, ne relevait pas du vicaire chargé de l'administration supérieure du diocèse d'Afrique, mais dépendait directement de l'empereur (1), il rendit, le 25 juillet, une sentence par laquelle était ordonné le renvoi de Félix au tri- bunal de Maximien.

L'évêque, neuf jours après, fut embarqué. On le mit avec les animaux, au fond du navire, sans air, sans lumière et sans nourriture. Les matelots firent escale à Agrigente, les frères vinrent visiter le martyr; puis à Gatane, il fut encore l'objet delà vénération des fidèles; enfin à Messine. Repoussé peut-être par les vents contraires, le navire ne fran- chit pas le détroit, et redescendit le long de la côte orientale de la Sicile, jusqu'à Tauromenium. Dans

(1) Notitia Dignitatvm, Occid., 2; BocUing, t. II, p. 418 Cf. Wil- lems, le Droit public romain^ p. 597.

LES TRAUITEIJUS. 213

cette dernière ville, Févêque reçut encore les hom- mages des chrétiens. De là, suivant les rivages de la Grande Grèce, les navigateurs arrivèrent à l'entrée du golfe de Tarente : FéHx fut débarqué à Rulo, petit port de Lucanie aujourd'hui inconnu, et conduit en Apulie, au pied de l'Apennin, dans la ville de Ve- nouse. Le plus haut représentant de l'empereur, le préfet du prétoire d'Italie, s'y trouvait. Il fit délivrer le martyr de ses chaînes, puis lui dit : « Félix, pour- quoi ne donnes-tu pas les Écritures du Seigneur (1)? est-ce parce que tu ne les possèdes pas? Je les possède, répondit l'évèque, mais je ne les donne pas. » La sentence ne se fît pas attendre : « Tuez Félix avec le glaive , » dit le préfet. « Grâces vous soient rendues, ô Seigneur, qui avez daigné me dé- livrer! » s'écria le martyr. On le mena au lieu de l'exécution. C'était le 30 août : la lune était rouge comme du sang, rapporte le narrateur. Félix leva les yeux au ciel, et dit à haute voix : « Mon Dieu, je vous rends grâces. Voilà cinquante ans que je suis en ce monde. J'ai conservé la virginité, j'ai gardé vos Évangiles, j'ai prêché la foi et la vérité. J'incline de- vant vous la tête pour être immolé, o Seigneur Jésus- Christ, Dieu du ciel et de la terre, Dieu éternel, à qui soit gloire et magnificence dans les siècles des siècles. Amen. » Ayant prononcé cette belle oraison, il tendit le cou et fut décapité (2).

(1) « Scripturas dominicas. »

(2) Acta S. Felicis, episcopi et mariyris, dans Ruinart, p. 376-378.

214 LE PREMIER ÉDIT DE PERSECUTION.

La province proconsulaire n'eut pas seule des mar- tyrs : la Numidie, témoin de chutes nombreuses, vit aussi de belles victoires dès cette première phase de la persécution (1). Bien différents des évoques tradi- teurs dont nous avons parlé, ou de cette lâche popula- tion d'Aptonge qu'on a vue se ruant à l'apostasie, des laïques numides surent mourir plutôt que de livrer aux agents du président Florus (2) les Écritures sa- crées. « Beaucoup, arrêtés à cause de leur refus, souf- frirent des maux de toute sorte, affrontèrent les plus cruels supplices, et furent mis à mort : aussi les ho- nore-t-on à bon droit comme martyrs, et les loue-t-on de n'avoir pas donné leurs Bibles, imitant cette femme de Jéricho, qui ne voulut pas livrer à ceux qui les cherchaient les deux espions juifs, figures de l'Ancien et du Nouveau Testament (3). » Parmi ces courageux

« Il existe deux relations africaines de la Passion de saint Félix de Tibiuca. Nous n'avons plus que la première partie, plus quelques me- nus fragments, de la Passion antique. Dans celle-ci, le saint ne quitte point son pays-, il y subit le martyre, et est enterré in via quœ dici- tur Scillinatorum, peut-être auprès des célèbres martyrs Scillitains. » Delehaye, dans Analecta Bollandiana, t. XVI, 1897, p. 28. Si cette rédaction africaine représente vraiment la Passion antique, il faut, malgré la beauté de certains détails, abandonner la seconde partie des Actes publiés par Ruinart, et considérer leur texte, dit le P. Dele- haye, comme « une Passion authentique remaniée » en l'honneur d'un saint Félix de Venouse « auquel on aurait fait des Actes au moyen de ceux de saint Félix de Tibiuca, en transportant le théâtre de son mar- tyre à Venouse. »

(1) « Persecutionem tradendorum codicum, » dit saint Augustin, Contra Cresconium, III, 29.

(2) Ibid. Cf. saint Optât, Deschism. donat., III, 8.

(3) « ... Ipse (Secundus) narravit in Numidiapersecutores quid ege- rint : et qui comprehensi et Scriptures sanctas tradere nolentes, et

LES TUADITEUaS. 216

chrétiens on comptait « non seulement des gens de rien, mais encore des pères de famille (1) : » j^a- tresfamilias est ici opposé à infimi, non sans doute pour marquer cette distinction légale de Vhimiilior et de Vhonestior qui n'avait pas de raison d'être dans la langue chrétienne, mais pour montrer que plu- sieurs des laïques martyrisés par Florus eurent le mérite de sacrifier, avec leur vie , ce qui lui donne surtout du prix en ce monde, les joies de la famille, les charges honorables de la propriété, les avantages et la dignité d'une haute situation sociale (2).

Comme il arriva dans toutes les persécutions, le courage des martyrs, les excès de leurs ennemis, touchèrent des cœurs généreux. C'est ainsi qu'Arnobe, païen zélé, paraît avoir été amené au christianisme. Il professait la rhétorique à Sicca, dans la pro- vince proconsulaire (3), et avait eu Lactance pour

milita mala passi et gravissimis suppliciis excruciati et occisi sunt : eosque honorandos pro martyrii sui inerito cominendavit, laudans eos non tradidisse Scripluras sacras, illius mulieris exemplo, quœ duos exploratores in Jéricho, in qiiibiis fijiurarentur duo Teslamenta, Vêtus et Novum, tradere noluit. » Saint Augustin, Brcv. coll. ciim donat., III, 25. Cf. Josué, II.

(1) « ... Idem Secundus non quoslibet infimos, sed etiam patresfami- lias, cum hoc idem persecutoribus respondissent, crudelissimis morti- bus dixit occisos. » IbUL, 27.

(2) C'est dans un sentiment analogue qu'Origène mettait au-dessus du martyre que pourrait subir un homme comme lui, pauvre et sans famille, le sacrifice de son ami Ambroise, obligé d'abandonner pour le Christ femme, enfants, rang, richesses. Exhort. ad mort., 15. Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2" éd., p. 221.

(3) Dans la partie de la Numidie qui dépendait de la province pro- consulaire.

216 LE PREMIER ÉDIT DE rERSÉCLTlON.

élève (1). De même que beaucoup de lettrés, Arnobc attaqua souvent la religion du Christ dans ses leçons ou ses lectures publiques (2). Cependant, voyant ren- verser des édifices qui n'avaient jamais abrité que des réunions innocentes, ou brûler des livres remplis de hautes et pures pensées, il eut un mouvement de ré- volte. Le sincère penseur s'indigna de destructions barbares, qui contrastaient avec la tolérance de l'au- torité publique pour des théâtres déshonorés par des fêtes impures, ou pour des poèmes dans lesquels les bonnes mœurs n'étaient pas moins outragées que les dieux (3). Il lui parut que le paganisme, fermant les yeux sur l'impiété vulgaire, avait peur de la vé- rité : il se demanda si, quelque jour, on ne détrui- rait pas aussi les livres des philosophes, de Cicéron par exemple, coupables d'attaquer parla raison ce polythéisme croulant de toutes parts, que les chré- tiens battaient en brèche au nom de la révélation (4). Le spectacle des souffrances de ceux-ci, eu Afrique et en Numidie, acheva ce travail intérieur : un songe ou une vision, dit saint Jérôme, pressa enfin Arnobe de se soumettre au Christ (5). C'est alors que, obligé de rassurer les fidèles de Sicca, qui l'avaient eu long- temps pour adversaire et voyaient avec défiance venir à eux un tel prosélyte, le rhéteur converti écrivit ses

(1) Saint Jérôme, De viris illustribiis, 80.

(2) Ibid.. 79.

(3) Arnobe, Adv. nat., IV, 18, 36.

(4) Ibid., lir, 7.

(5) Saint Jérôme, De viris illustribus, 79.

LES TRADITKURS. 21"

Disputes contre les païens (1), composées, ainsi que l'indique maint passage , parmi les souffrances et les menaces de la persécution (2).

(1) Ibid. Son livre a pour litre Disputationes adversiis genUs, ou plutôt, selon l'autorité d'un manuscrit de la Bibliothèque nationale, adversus nadones.

(2) I, 26; II, 77; III, 36; IV, 36, etc. Les erreurs Ihéologiques qui se rencontrent dans le traité d'Arnobe, le peu de familiarité que montre son auteur avec le texte de l'Ancien et du Nouveau Testament, et son ignorance des institutions et des mœurs juives, semblent indi- quer qu'il composa son livre peu après sa conversion, avant d'avoir reçu une complète instruction chrétienne.

CHAPITRE QUATRIÈME

LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-30V),

SOMMAIRE, I. Les nolvealx édits. Conversion de Lactance, à Nicomé- die. Écrit contre les chrétiens. Portrait de son auteur. Pamplilet d'Hiéroclès. Caractère de sa polémique. Révolte de soldats à An- tioche. Sympathies des fidèles de Cappadoce pour le royaume clu'étien d'Arménie. Un d'eux refuse le service militaire. Martyre d'Hiéronet de trente et un chrétiens. Inquiétudes de Dioclétien habilement exci- tées. — Promulgation de deux édits contre les ecclésiastiques. II. L'ap- plication DES ÉDITS AVANT l'aMNISTIE DES VICENNALES (303). —Le COufeSSCUr

Donat. Quelques membres du clergé font défection en Palestine. Martyre du lecteur Procope. Courageuse résistance de nombreux cap- tifs, absous malgré eux. Martyre d'Alphéc et de Zacliée. Les chré- tiens maltraités en Galatie. Datianus persécute les chrétiens de toute l'Espagne. Osiusde Cordoue confesse la foi. Arrestation de Valerius, évêque de Saragosse, et du diacre Vincent. Ils sont transférés à Valence.

Exil de Valerius. Vincent est mis à la torture. Dioclétien célèbre à Rome ses viccnnalcs. Amnistie. - Elle est étendue aux chrétiens.

Exception pour Romain, étranglé à Antioche.et Vincent, relemi dans la prison de Valence. Dioclétien, malade, quitte Rome en dé- cembre. — III. REPUISE de la persécution APKÈS l'amnistie des VICENNALES

(30i). Dioclétien fait route lentement vers l'Asie. Martyre de Vin- cent. — Datianus essaie en vain d'anéantir ses reliques. Vénération pour les instruments de son martyre. La maladie de Dioclétien laisse toute puissance à Galère et à Hercule. Les édits continuent à être appliqués. Bassus, préfet de Tlirace, obligé de les mettre à exécution.

Fermeture de l'église d'Héraclée. L'évêquc Philippe abandonne les vases sacrés, mais non les livres. Le diacre Hermès conduit l'asses- seur du préfet au lieu les uns et les autres sont cachés. Différen- ces entre les sentiments des chrétiens d'Orient et d'Afrique. Phi- lippe et Hermès refusent de sacrifier. Adoucissements apportés à leur captivité. Nombreux chrétiens arrêtés à Abiténe et conduits à Car- tilage pour avoir tenu des assemblées. Date exacte de leur procès.

Interrogatoires et tortures. Thelica. Dalivus. Le prêtre Sa- turnin. — Le lecteur Emeritus. Félix et plusieurs autres. Saturnin le jeune. Victoire. Hilarien. Mort de ces chrétiens en prison.

Autres fidèles d'Afrique arrêtés pour avoir célébré le culte.

220 LE DEUXIEME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304)

Les nouveaux édits.

Pendant qu'Arnobe se convertit à Sicca , son com- patriote Lactance embrasse la foi à Nicomédie, Dioclétien lui avait confié une chaire de rhétorique : tous deux, gagnés au Christ en le voyant souffrir dans ses membres, continuaient ainsi la lignée des rhéteurs chrétiens qui , depuis Minucius Félix et Ter- tullien, étaient sortis de l'Afrique (1). Mais si la per- sécution avait cet effet sur de nobles cœurs, elle en produisait un tout autre sur les âmes basses, toujours prêtes à se tourner contre les vaincus.

« A l'époque, dit Lactance, fut renversée l'église de Nicomédie, » c'est-à-dire vers le temps où, dans cette ville, coula le sang des martyrs à la suite de l'incendie du palais, un philosophe «■ vomit trois li-

(l)Le livre de Lactance intitulé De opificio Dei semble le premier ouvrage écrit après sa conversion : il parle des chrétiens en termes encore timides et se représente lui-même comme vivant dans le trou- ble et la pauvreté, « quam minime sim quietus et in summis necessi- tatibus. )) On se figure aisément un maître nouvellement converti, qui perd à la fois sa chaire officielle et la plupart de ses élèves. Rien dans les écrits de Lactance n'indique à quel moment précis de la persécu- tion il passa du paganisme à la foi chrétienne. Cependant la vivacité avec laquelle, dans le De mort, pers.^ il dépeint les souffrances infli- gées aux chrétiens de Nicomédie au commencement de 303 montre que la vue de celles-ci fit une grande impression sur son esprit, et permet de penser que sa conversion date de cette année.

LES NOUVEAUX EDITS. 221

vres contre la religion et le nom chrétien (1). » Lac- tance a tracé d'une plume vengeresse le portrait de ce pamphlétaire, qui choisissait pour accabler les fi- dèles l'heure ils ne pouvaient se défendre. C'était, paraît-il, un parfait hypocrite, ami des richesses et du plaisir, occupé avant tout de faire sa cour aux em- pereurs. Il exaltait la sagesse et la piété de ceux-ci, et les louait de défendre la religion en réprimant une superstition impie et puérile. Avec une feinte douceur il suppliait les chrétiens de revenir au culte des dieux et de quitter une foi qui les exposait à de cruels tour- ments. Il essayait même, à l'exemple de Porphyre, avec lequel on l'a confondu à tort (2) , de réfuter par le raisonnement la doctrine chrétienne; mais, con- naissant celle-ci plus mal encore que ses devanciers, il échouait misérablement. Son livre ne lui gagna même pas, dit-on, l'estime des païens, honteux de voir ainsi frapper des gens à terre, et la faveur des empe- reurs se détourna d'un auxiliaire compromettant (3). Plus habile fut Hiéroclès. Cet adversaire du chris- tianisme venait d'être appelé du gouvernement de Pal- myre à la préfecture de Bithynie, son prédécesseur Fiaccinus, « qui n'était pas un petit homicide, » selon le mot de Lactance(V), avait, dans la persécution lo-

(1) Laclance, Div. Inst., V, 2.

(2) Voirïillemont, Histoire des Empereurs, l. IV, p. 612, note xxiii sur Dioclélien,

(3) Laclance, Div. Inst., V, 2.

(4) <(■ Flaccinum praerecluni, non pusilliini homicidam. « Lactance, De mort, pers., 16,

222 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

cale de Nicomédie, servi avec zèle les fureurs de Ga- lère et les terreurs de Dioclétien. Hiéroclès parait avoir choisi le moment de sa nomination à cette nou- velle préfecture pour publier l'écrit composé pendant son séjour dans la capitale du désert. « C'était un ouvrage en deux livres, qu'il intitula non pas Contre les chrétiens^ afin de n'avoir pas l'air de les pour- suivre dans un esprit d'hostilité, mais Aux chré- tiens (1), afin de faire croire qu'il voulait leur donner des conseils humains et bienveillants. Il s'efforce d'y établir la fausseté de la sainte Écriture, comme si elle était toute remplie de contradictions. Il expose les chapitres qui paraissent en désaccord entre eux; il les énumère en si grand nombre et avec une telle con- naissance du sujet, qu'il semblerait parfois avoir pro- fessé la religion qu'il attaque (2). »

Un des traits se montre l'orgueil du fonction- naire romain, c'est le dédain avec lequel il parle des apôtres, gens qui gagnaient leur vie par le produit de leur pêche et le travail de leurs mains. « On dirait qu'il souffre que ce ne soit pas un Aristarque ou un Aristophane qui ait narré les faits évangéliques(3). » Sur la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Hiéroclès

(1) Le titre du livre est Aoyo; o'.XaXrjôy;; 7:p6; toùç -/piaxtàvou;, littéra- lement Discours ami de Javërité aux chrétiens, ou peut-être simple- ment *0 Yt)a)rj9y;ç, l'Ami de la vérité.

(2) Lactance, Div. Inst., V, 3. Tel n'est pas le sentiment d'Eusèbe {Contra Ilieroclem, 1), qui ne voit dans cette partie du Philalèthc qu'une reproduction servile des objections déjà faites par d'autres au- teurs.

(3) Lactance, l. c.

LES NOUVEAUX ÉDITS. 22:{

a recueilli ou inventé des contes absurdes : a il ai- firme que le Christ lui-môme, ayant été exilé par les Juifs, se livra au brigandage à la tête d'une troupe de neuf cents hommes (Ij. » Le caractère le plus ori- ginal de son livre est un retour à la perfide tactique qui semble avoir été imaginée au commencement du troisième siècle dans les salons de l'impératrice Julia Domna. Philostrate y composa alors une sorte d'É- vangile païen , , sous les traits d'Apollonius de Tyane, paraissait une contrefaçon du Christ (2). Hié- roclès s'en empare, comme si le roman de Philostrate

(1) Est-ce, comme l'a pensé M. Vigoureux, un trait emprunté à l'his- toire de David {I Reg.), et appliqué maladroitement à Notre-Seigneur? Ne serait-ce pas plutôt un souvenir, haineusement travesti, des foules qui suivaient celui-ci dans ses pérégrinations à travers la Judée ou au désert?

(2) Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2*^ éd., p. 70. On discute encore la question de sa- voir si Philostrate, qui ne nomme jamais les chrétiens, chercha réel- lement à poser son héros en rival du Christ. La négative a été sou- tenue avec talent par M. Jean Réville {la Religion à Rome sous les Sévères, p. 228); mais elle ne saurait prévaloir contre tant de traits de la vie d'Apollonius qui semblent calqués sur les quatre Évangiles et les Actes des apôtres, avec l'addition d'un merveilleux analogue à celui des Évangiles apocryphes. Celte opinion, proposée en France au dix-septième siècle par Huet, évêque d'Avranches, en Angleterre au dix-huitième par Douglas et Paley, a réuni de nos jours l'assentiment des esprits les plus dissemblables, Baur, Friedlander, Reumont, M. de Pressensé, M. Albert Réville, M. Aube, M. Boissier, l'auteur du savant article sur Apollonius de Tyane dans le DicHonary of Christian bio- graphfj, Ms-^ Freppel, M. de Champagny, M. l'abbé Vigouroux. M. Neu- mann propose un système intermédiaire : Philostrate, en traçant le portrait d'Apollonius, n'aurait pas songé au Christ : ce seraient les ad- versaires plus récents du christianisme, Porphyre, Hiéroclès, Julien, qui se seraient servis de son livre pour opposer la vie merveilleuse du magicien de Tyane à celle du Sauveur.

224 LE DEUXIÈME ET LE TROLSIÈME ÉDITS (303-304).

avait une valeur historique comparal)ie à celle de rÉvangile : il oppose les prétendus miracles d'Apol- lonius aux miracles du Sauveur, et, de ce qu'Apollo- nius n'est qu'un homme, il conclut que Jésus-Christ n'est pas Dieu (1).

Par cette conclusion, la tactique de Philostrate était en quelque sorte retournée; car le rhéteur du troi- sième siècle avait voulu faire de son héros un dieu, et y avait en partie réussi , puisque des temples s'éle- vaient en son honneur : au milieu du quatrième siècle le sophiste Eunape, plus fidèle à la prétention de Philostrate, dira que celui-ci n'aurait pas intituler son livre : « Vie d'Apollonius, mais Vie d'un dieu parmi les hommes [^), » Peu importait sans doute à Hiéroclès : ce qu'il cherchait, c'était à faire du roman païen une machine de guerre contre l'Évangile, à rabaisser le Christ plutôt qu'à exalter Apollonius. A toutes les époques, les adversaires du christianisme se sont moins piqués de suite dans les idées que d'ha- bileté dans l'attaque , et les variations leur ont peu coûté pourvu que l'objet de leur haine fût atteint. Hiéroclès put se glorifier de ce triste succès : son li- vre, paraissant à l'heure la dispersion des assem- blées chrétiennes, la destruction d'innombrables exemplaires de l'Écriture sainte, rendaient presque impossible de lui répondre, troubla beaucoup de fi- dèles, déjà ébranlés par la persécution , et fournit des

(1) Lactance, Div. Inst., V, 3 ; Eusèbe, Contra Hieroclem, 2.

(2) Eunape, Vitx sophist.. proœm. ; éd. Didot, p. 454.

LES NOUVEAUX EDiTS. 225

arguments à leurs adversaires. Après la paix de l'É- glise , Eusèbe se croira obligé de le réfuter comme celui de Porphyre (1) : le gouverneur de Bithynie et le fondateur du néoplatonisme, celui-ci en Sicile, celui-là en Asie, avaient, en effet, travaillé à la môme œuvre, tous deux essayant de détruire TÉvangile et cherchant à rétablir le paganisme sur de nouvelles bases par la conciliation du monothéisme philoso- phique avec le polythéisme traditionnel (ri).

Si le pamphlet d'Hiéroclès fut publié en 303, comme je le suppose, il ne resta probablement pas sans influence sur le parti que prit Dioclétien dans le courant de cette année , en lui faisant croire à la fai- blesse de la religion chrétienne et à la facilité de la détruire. Des inquiétudes politiques, adroitement exploitées, poussèrent plus sûrement encore vers des rigueurs nouvelles un souverain aussi facilement effrayé.

Eusèbe nous apprend que, peu après les événe- ments qui avaient ensanglanté Nicomédie au com- mencement de Tannée , il y eut des troubles en Cap- padoce et en Syrie, des usurpateurs essayèrent de

(1) Le titre complet de l'ouvrage d'Eusèbe contre Iliéroclès est Liber contra Hieroclem, animadversiones in Philostraii de Apollo-' nio Tyaiiensi commentarios ob institutam cum illo ab Hierocle Christi comparationem adoi'natœ. Comme ce titre l'indique, Eusèbe attaque seulement la partie du livre le gouverneur de Bithynie compare Apollonius à Noire-Seigneur Jésus-Christ; le reste lui paraît ne pas valoir une réfutation.

(2) Lactance, Biv. Inst., V, 3,

IV. 15

226 LE DEL'XIEME ET LE THOiSIÈME ÉDITS r303-304;

prendre le pouvoir (1), et que ces troubles furent le prétexte d'une recrudescence de persécution. L'é- meute syrienne est connue par un récit de Lihanius, que la plupart des historiens s'accordent à y rap- por-ter. Cinq cents soldats creusaient la rade de Sé- leucie, qui senait de port à Antioche. Us se lassèrent de ce dur travail, de même que, vingt ans plus tôt, les léi^ionnaires de Probus s'étaient lassés de creuser le canal de Sirmium (2). Comme eux, ils se révol- tèrent; mais, n'ayant pas d'empereur à tuer, ils me- nacèrent la vie d'Eugène, leur commandant. Celui-ci, à l'imitation du préfet d'Alexandrie ! 3) sous Gallien (car toutes ces séditions se répètent) , ne vit d'autre moyen d'échapper à leurs coups, sinon de prendre la pourpre. Couvert d'un lambeau de drap écarlate ar- raché à quelque idole, il fut conduit dans le palais

(1; Ojt. el; p.az.p'>v ïzi^ur^ y.%Z7. zry M£/iTr,v7;v ovt«) xa) o'jjiévr// yw- pacv, xai av 7:â>:v àJJur* iji^i zr,y Z'j^ix^ £î::çv»;vai t^ ^ac/^'.à TiETzeipa- ftévcAv... Eusèbe, Ilist. Eccl., VIll, G. Le pays de Mélitène, dont parle Eusebe. esl la Petite Arménie, province romaine, distincte de la Grande Arménie, royaume indépendant. La Petite Arménie, Armenia 31inor, dé|>endait de la Cappadore avant la multiplication des divi- sion» provinciales en 297; elle forma sous Dioclétien une province distincte, [>our être subdivisée encore à la lin du quatrième siècle. Mélitène était sa ville principale; mais, géographiquement, cette pro- rince dépendait de la Cappadoce : une inscription chrétienne de Rome, de 385, nomme un citent Armeniacum Cappndocem. \oir Mommsen. Mémoire sur les provinces romaines, p. 14-16, 38-40; Marquardt. RUrnische Staatsvervraltung , t. I, p. 360, 374; De Rossi, Inscr. christ. urbU Homœ, t. I, n*^ ihh, p. 155-156; Bull, di arch. crist., 1869, p. 91.

(2) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2' éd., p. 304.

(3} Ibid., p. 185.

LES NOUVEAUX ÉDITS. 227

impérial cVAntioche et proclamé Auguste. Mais le peuple de la ville ne se souciait pas de courir les périls d'une révolution : enhardi par le petit nombre des insurgés, il se porta en foule vers le palais, s'en em- para, massacra Eugène et ses partisans. A minuit , la révolte était vaincue. Cependant les nouvelles d'An- tioche firent trembler Dioclétien. Il avait eu peur : il se montra féroce. Tous les magistrats d'Antioche et de Séleucie furent mis à mort 1 . Au nombre de ces infortunés étaient deux des ancêtres du sophiste Li- banius, qui sera au milieu du quatrième siècle le plus éloquent défenseur du paganisme : ce fait suffit à prouver que l'insurrection si cruellement punie avait été toute soldatesque, et que les chrétiens n'y eurent point de part.

Les événements de Cappadoce sont moins connus : peut-être Eusèbe dépasse-t-il l'expression exacte de sa pensée quand il étend à cette province l'allusion à des usurpateurs, vraie pour la Syrie. Les docu- ments païens ne nous en apprennent rien. Des docu- ments chrétiens semblent dire qu'en Cappadoce et en Arménie, les esprits avaient été agités par les premiers bruits de la persécution (2). On représenta

(Ij Libanius, De vita, 13. 14, 15.

(2) « Cum esset eis niintiatum quoil oinnis Arrneniorum re^iio et Cappadocam facit contra improbuin eoruindecretum et resislit eorurn jussis... >• Mariyrium S. Hieronis, daus Surius, Vitx SS., t. XI, p. 173. « Quod Iota Magna Armenia et Cappadocia iilorum edicto répugnaient et jam unanimes spectaient oinnes ad defeclionem, im- rnutabileMi habeiitesaniinumin Dorninuin... » Marfijrlum S. Eiistratii, dans Surius, t. XII, p. 241. Ces Actes sont de Métapliraste iPatrol.

228 LE DEUXIEME ET LE TROISIEME EDITS (303-30i).

c\ Fempereur que cette agitation était dangereuse. Il peut l'avoir cru de bonne foi. La Grande Arménie, pays indépendant dont le roi, Tiridate, devait sa cou- ronne à Dioclétien, était à ce moment travaillée par la puissante parole de saint Grégoire rilkimina- teur (1). Déjà se préparait la conversion en masse de la nation arménienne, qui arriva plusieurs années avant que la persécution eût cessé dans l'Empire (2). Les chrétiens de Cappadoce suivaient d'un œil ému ces merveilleux succès de la grâce divine : entre eux et la nouvelle Église arménienne, l'étincelle reli- gieuse, déposée peut-être dès le temps des apôtres, mais presque éteinte, se ranimait avec un tel éclat, les rapports de voisinage, d'idées, de mœurs, de com- merce, étaient continuels : un nouveau lien s'ajou- tait maintenant à beaucoup d'autres, car Leontius, évêque de Césarée, en Cappadoce, venait de donner à Grégoire la consécration épiscopale (3). Dioclétien

Graec, t. CXVI, p. 109, 467), par conséquent suspects d'amplifica- tion. Mais, si l'on en rejette de nombreux traits, il semble qu'on doive en retenir ceux que nous venons de citer, surtout quand on les rencontre dans les Passions de deux martyrs du même temps et du même pays. Tillemont dit de l'une de ces Passions : « Il y a des choses considérables, et des faits assez particularisés pour croire qu'ils vien- nent d'un bon original; » Mémoires, t. V, art. lxvii sur la persécu- tion de Dioclétien. Mason va jusqu'à supposer que cet original peut être, à l'heure présente, encore caché dans les manuscrits de quelque monastère arménien {The persécution of Diodetian , p. 127, note).

(1) Voir les diverses Vies de saint Grégoire, dans les Acta SS., sep- tembre, t. VIII, p. 295-413.

(2) Sozomène, Hist. EccL, II, 8.

(3) La consécration de saint Grégoire est reportée par Saint-Martin {Mémoires sur l'Arménie, t. I,p. 430) et Langlois {Historiens de

LES NOUVEAUX EDITS. 22Î)

craignit-il que la belliqueuse Arménie, le roi lui- même , qu'allait entraîner vers la vraie foi Télan de son peuple, ne prissent parti pour les chrétiens per- sécutés? Ce sentiment du pusillanime empereur ne nous surprendrait pas, car, neuf ans plus tard, la guerre éclatera pour un semblable motif entre l'Ar- ménie et l'Empire romain (1). Si Ton en croit des Actes de basse époque (*2), mais peuvent avoir été recueillies des traditions vraies, Dioclétien, dès 303, voulut fortifier de ce côté ses frontières. Des conseils furent tenus, et des officiers sûrs envoyés en Cappa- doce. Une levée de soldats eut lieu dans la province. Quelques chrétiens semblent avoir refusé alors le ser- vice militaire. La répugnance à combattre contre les Arméniens, ces voisins devenus des frères, explique leur refus : il se peut aussi que le métier des armes leur fût devenu odieux depuis que les troupes avaient procédé partout à la démolition ou à l'incendie des églises. On raconte qu'un fidèle, appelé Hiéron, qui cullivait ses terres en Cappadoce, repoussa par la violence les recruteurs, et se retrancha avec ses ou- vriers et ses domestiques dans la ferme. Cédant en- suite à de meilleurs conseils, il se laissa conduire à Mélitène. Dans la prison de cette ville trente et un chrétiens étaient déjà détenus. Hiéron, convaincu

V Arménie t. II, p. 387) à l'année 276, qui paraît beaucoup trop re- culé3 : cet événement se place plus vraisemblablement vers 302.

(1) Eusèbe, Hist. Eccl., IX, 8. Voir plus bas, chapitre neuvième.

(2) Martyrium S. Hieronis, martyrium S. Eustratii, cités plus haut.

1>30 LE DEUXIEME ET LE TROISIEME ÉDITS (303-304).

d'avoir frappé un des agents du recrutement, eut la main coupée : les auti'cs prisonniers furent fouettés. Puis on offrit à tous un moyen d'éviter le dernier sup- plice : se disculper de toute conspiration par un sa- crifice aux dieux. Hiéron et les autres refusèrent de trahir leur foi. Aux yeux des païens, c'était s'avouer traîtres à l'Empire : ils furent tous décapités (1).

Ces faits, grossis par la crédulité ou la malveil- lance, furent apparemment rapportés à Dioctétien. Dans un refus de service militaire, aggravé par un acte de mutinerie avant d'être racheté par un cou- rageux martyre, il voulut voir l'indice d'une entente avec les ennemis intérieurs ou extérieurs de l'État. Il s'était cru naguère enveloppé dans son palais par une conjuration de ses serviteurs chrétiens : il se vit main- tenant bloqué dans sa Bithynie par une vaste insur- rection qui comprendrait tout l'est de l'Asie romaine, de l'embouchure de l'Oronte aux sources de l'Eu- phrate, et soulèverait la Syrie, la Cappadoce, l'Ar- ménie. Dans cet état d'esprit, explicable chez un homme qui, depuis l'incendie, était resté à demi halluciné, et croyait sans cesse entendre la foudre au-dessus de sa tête (2) , ses conseillers lui persuadè- rent aisément de frapper un nouveau coup sur les chrétiens, victimes expiatoires de tous les dangers de l'Empire ou de toutes les terreurs des souverains. Le second et le troisième édits, qui, presque sans inter-

{\) Marlyrum S. Hieronis.

(2) Constantin, Oratio ad sanctorum cœtum, 25.

LES NOUVEAUX KUiTS. 231

vallc, sortirent de sa chancellerie avant la fin de l'an- née sont ainsi résumés par Eusèbe :

« Peu après le commencement de la persécution, quand, dans la région située autour de Mélitène et dans la Syrie, il y eut eu des tentatives pour s'empa- rer de l'Empire, une loi fut d'abord promulguée, or- donnant que tous les chefs des Églises seraient en- chaînés et mis en prison. Le spectacle qui parut alors dépasse toute parole : on vit une multitude innom- brable d'hommes jetés dans les cachots : ceux-ci, autrefois réservés aux brigands ou aux violateurs de sépultures, étaient maintenant remplis d'évêques, de prêtres, de diacres, de lecteurs, d'exorcistes, tellement qu'il n'y avait plus de place pour les criminels de droit commun. Un autre édit survint, d'après lequel tous ceux qui avaient été ainsi mis en prison seraient renvoyés libres , s'ils consentaient à sacrifier : en cas de refus, ils seraient soumis aux plus cruels supplices; aussi ne peut-on compter les martyrs qui soutfrirent dans les diverses provinces (1). »

(1) Eusèbe, Hist. EccL, VllI, G, 8-10.

232 LE DtlXIKME ET LE TROLSIÈME ÉDITS (303.30i]

II

L'application des édits avant l'amnistie des vicennales (303).

Un des plus généreux confesseurs fut ce Donat, au- quel Lactance a dédié les traités De la colhe de Dieu et De la mort des persécuteurs. Il habitait Nicomé- die, selon toute apparence engagé dans les saints ordres (1). Une première fois, sous le prédécesseur d'Hiéroclès, F « homicide » Flaccinus, Donat avait souffert pour le nom du Christ. Pendant la préfecture d'Hiéroclès, c'est-à-dire au moment s'exécutaient le second et le troisième édits, il fut de nouveau tra- duit devant le représentant de la justice impériale. A plusieurs reprises (2) mis à la torture, il en sortit

(1) Ce Donat doil-il être identifié avec l'un de ses deux homonymes, mêlés aux débuis du schisme donatisle, Donat, évèque de Casa Nigra, en Numidie, et Donat dit le Grand, successeur schismatique de Men- surius à Carlhage? Rien, si ce n'est la similitude du nom, n'autorise à le penser; Lactance ne dit nulle part que le confesseur Donat fût africain, et le séjour de celui-ci à Nicomédie de 303 à 311 ferait plu- tôt penser le contraire. Le nom est un indice sans valeur; un grand nombre de personnages appartenant aux quatre premiers siècles s'ap- pellent Donat. non seulement en Afrique, nous en comptons jus- qu'à douze, mais en Gaule, en Italie, en Egypte, en Épire , en Asie. L'Asie seule nous offre six Donat, martyrs. Voir Ulysse Chevalier, Répertoire des sources historiques du moyen âge, s. v., p. 590- 591.

(2) « Novies, » dit Lactance; mais il comprend dans ces tortures successives, avec celles auxquelles Donat firt soumis dans la première année de la persécution, celles qu'il eut à subir dans une nouvelle captivité, qui dura de 30G à 311.

L'APPLICATION DES ÉDITS AVANT L'AMNISTIE. 2:\:\

toujours victorieux. « Quel beau spectacle aux yeux de Dieu! s'écrie son ami Lactance. A ton char tu as attelé, non de blancs coursiers, non d'énormes élé- phants, mais les triomphateurs eux-mêmes. Car tel est le vrai triomphe, celui l'on célèbre la défaite des maîtres de ce monde. Tu les subjuguas par tes vertus, quand, méprisant leurs commandements im- pies, tu dispersais par la solidité de ta foi et la vi- gueur de ton âme tout l'appareil de leur puissance tyrannique. Contre toi n'ont rien pu les coups, les ongles de fer, le feu, le glaive, les tourments les plus variés. Aucune violence ne t'a ravi la foi et la piété. Vrai disciple de Dieu, vrai soldat du Christ, tu es resté inexpugnable à tous les ennemis (1). »

Malheureusement tous ne montrèrent pas le même héroïsme. Il y eut de tristes chutes parmi les évêques, les prêtres et les clercs emprisonnés. Eusèbe y fait al- lusion, mais refuse d'en parler avec détails : « Je n'ai pas voulu, dit-il, rappeler les noms de ceux que la persécution ébranla et qui y firent volontairement naufrage (2). Le nombre fut grand de ces faibles de cœur, qui succombèrent au premier choc (3). » Mais la fermeté des autres rachetait ces défaillances. A Cé- sarée de Palestine, résidait Eusèbe, un grand nom- bre d'évêques et de membres du clergé furent ame- nés de tous les points de la province. Un de ceux-ci,

(1) Lactance, De mort, pers., 16.

(2) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 2.

(3) Ibid., 3.

23» LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÈDITS (303-30'i).

moins élevé que cVautrcs dans la hiérarchie ecclésias- tique, attirait surtout les regards. Il se nommait Procopc , et remplissait à Scythopolis l'office de lec- teur et d'exorciste : il était spécialement chargé de traduire au peuple , en langue vulgaire , les Écritwres sacrées, qu'on lisait en grec dans les églises. Avant môme d'être mené en prison, il fut conduit devant le gouverneur Flavien. Celui-ci lui commanda de sacri- fier aux dieux. « Il n'y a pas plusieurs dieux, s'écria Procope, il n'y en a qu'un, créateur de toutes choses. » Le magistrat, qui répugnait, comme tant d'autres, à verser le sang, fut ému à la vue de cet homme dont le corps, exténué par les jeûnes, semblait se soutenir seulement par la force de l'âme : aussi, cherchant à lui ménager un moyen de salut, parut-il se contenter de cette réponse , que les doctrines philosophiques du temps lui permettaient dans une certaine mesure d'accepter. Il demanda donc au martyr d'offrir de l'encens, non plus aux dieux, mais aux quatre empe- reurs. (( Il n'est pas bon d'avoir tant de maitres : qu'il y ait un seul seigneur, un seul roi, » dit Procope, ci- tant Homère (1). Dans cette parole, le chrétien abritait sous l'autorité du plus grand des poètes une discrète condamnation des apothéoses impériales, Fla- vien crut voir un outrage à la majesté souveraine et comme un blâme du système politique fondé par Dio-

(1) Oùk àyaôèv TtoX'Jxoipaviri, eî; xoipavo; êffTco,

EIç paîiXsy;.

Iliade, II, 204.

L'APPLICATION DES ÉDITS AVANT LAMNISTIL. 235

clétien : il condamna sur-le-champ Procope à ôtre décapité (1). Ce martyre eut lieu en juin ou juil- let (2) , ce qui permet de fixer approximativement au milieu de Tannée les deuxième et troisième édits, en vertu desquels les membres du clergé devaient être arrêtés et mis en demeure d'apostasier.

Pendant qu'on immolait Procope , les autres captifs étaient conduits en prison. Là, quelques-uns cédèrent aux menaces des persécuteurs ; mais la plupart firent admirer leur courage. Ils subirent les plus cruelles tortures sans renier la foi. Celui-ci tombait brisé sous

(1) Passio S. Procopii, dans Ruinait, p. 373. Un court récit du martyre de Procope se trouve dans le livre d'Eusèbe sur Les mar- tyrs de la Palestine, 1. Les Actes plus détaillés sont certainement originaux et contemporains. Il est même prouvé désormais qu'ils ont fait partie d'une rédaction complète du livre d'Eusèbe, dont la version grecque actuellement existante n'est que l'abrégé, à Eusèbe lui- même. Valois l'avait déjà conjecturé : cette conjecture fut adoptée par Assemani après la découverte, dans la Bibliothèque Vaticane, d'Actes syriaques, parmi lesquels ceux de Procope, qui lui parurent des ex- traits de l'ouvrage complet d'Eusèbe {Acta martyrum orientalium , Rome, 1748, p. 166). Elle est aujourd'hui devenue certaine; Cureton a publié, en 1861 , un manuscrit syriaque du British Muséum, daté de 411, qui contient une version en cette langue du livre sur Les mar- tyrs de la Palestine, dans une forme plus étendue, et comprend un récit du martyre de Procope, correspondant à celui des Actes. La version Cureton n'est pas identique à la version Assemani : elles re- présentent donc deux traductions syriaquesdc l'original grec d'Eusèbe, aujourd'hui perdu , et remplacé par l'abrégé que nous possédons.

(2) « Desii septima julii mensis, quae nonas dicitur apud Latinos. » Passio, 2. AeaioM \i.y]'^bci i€o6\iy], nçô ÉTrià e'iowv 'louvîtôv ),£yoit' àv •jiapà 'Pw[xaiot;. De mart. Pal., 1,2. Le mois \iaio:, correspond dans le calendrier syro-macédonien au mois de juin; aussi croyons-nous que dans la Passion il faut corriger julii en junii. Cependant les martyrologes mettent au 8 juillet la mort de Procope. Il y a ici quel- que confusion dans les dates.

236 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

les fouets; celui-là était serré dans ses liens jusqu'à suffoquer, ou déchiré avec les ongles de fer : il y en eut qui perdirent l'usage de leurs mains, dont les nerfs étaient rompus. Honteux de leur défaite, les persécuteurs essayèrent au moins de la dissimuler. Un des confesseurs fut amené de force devant l'autel , on plaça malgré lui dans sa main la coupe aux li- bations ou le grain d'encens, puis on le renvoya comme s'il eût sacrifié. Un autre était parvenu à ne pas même toucher l'encens : des témoins affir- maient cependant qu'il avait offert le sacrifice : on le laissait partir. Un des captifs, emporté de la pri- son demi-mort, était jeté, comme s'il eût déjà rendu l'àme : on détachait ses liens, et on le comptait parmi ceux qui avaient sacrifié. Il y en eut qui criaient, protestant qu'ils n'obéiraient pas à ce qu'on exigeait d'eux, qu'ils étaient chrétiens, qu'ils n'avaient pas sacrifié et ne sacrifieraient jamais : les soldats, cependant, les frappaient au visage, leur fermaient la bouche , et les renvoyaient de force , absous malgré leurs protestations. Ce que les persécuteurs voulaient, c'était, à défaut de la victoire, en garder les appa- rences (1).

Deux seulement, parmi les confesseurs détenus dans la prison de Césarée, furent mis à mort. Ils s'ap- pelaient Alphée et Zachée. Ni les fouets, ni les ongles de fer, ni les chaînes n'avaient ébranlé leur cons- tance : ils avaient, sans céder, passé vingt-quatre

(I) Eusèbe, De mart. Pal, 1, 3, 4; Hist. Eccl, VIII, 3.

L'APPLICATION DES ÉDITS AVANT L'AMNISTIE. :^37

heures dans les ceps, les pieds écartés jusqu'au qua- trième trou (1). Mais, devant le juge, ils prononcè- rent une parole qui, de même que la citation homé- rique de Procope, parut séditieuse. « Il n'y a qu'un Dieu, s'écrièrent-ils, un seul roi et seigneur, qui est Jésus-Christ! » Toute affirmation monarchique, même concernant seulement le monarque céleste , effrayait les serviteurs de la tétrarchie impériale. Convaincus d'avoir tenu un propos impie , Alphée et Zachée fu- rent décapités, le 17 novembre (2).

Pendant ce temps, la terreur pesait sur les chré- tiens de Galatie. Théotecne n'était pas encore installé dans la province que Dioclétien lui avait livrée en proie, et déjà le second et le troisième édits s'exécu- taient. Les magistrats se hâtaient, afin qu'à son arri- vée le cruel gouverneur trouvât les geôles remplies : ce soin leur faisait même négliger la démolition des églises, « Partout, dans la province, les prêtres étaient arrêtés, et traînés devant les autels des idoles,

1^1) Voir sur les ceps {tignum, nervus, ÇûXov) les détails donnés par Edmond Le Blant, De quelques monuments antiques relatifs à la suite des affaii'es criminelles , dans la Revue archéologique, 1889, p. 148; et, ibid., p. 149, la figure d'un instrument analogue trouvé dans la prison des gladiateurs à Pompéi, longue pièce de fer munie de séparations dans lesquelles une barre mobile venait enser- rer les pieds des captifs; deux malheureux y étaient attachés au mo- ment où l'éruption engloutit la ville. Cf. du même savant les Persécu- teurs et les martyrs, 1893, p. 282-283. La torture des ceps durait encore au moyen âge; on la retrouve jusqu'au milieu du seizième siècle.

(2) De mart. Pal., 1, 5. Le 15 des calendes de novembre, ou le 17 du mois Aîoç selon le calendrier syro-macédonien.

238 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

avec ordre d'abjurer leur religion et de sacrifier aux dieux : ceux qui refusaient voyaient leurs biens con- fisqués : on les jetait en prison avec leurs enfants. A Théotecne était réservé le droit de les condamner au supplice : mais, en attendant, les captifs étaient enchaînés, battus, dans l'espoir d'amollir leurs cou- rages, et de les amener assouplis et domptés à la dé- cisive torture que leur infligerait le gouverneur (1). » En même temps le fanatisme païen, sur de l'impu- nité, ne se contenait plus, et avec lui les passions intéressées, cupidité ou vengeance, qui souvent en prenaient la couleur. Des malfaiteurs envahissaient les maisons chrétiennes, y portant la dévastation et le pillage. Si les victimes de ces attentats essayaient de résister ou élevaient la voix pour se plaindre, ou les taxait d'insolence ou de sédition (2) : le premier édit n'avait-il pas refusé aux chrétiens toute action en justice, et ne les avait-il pas livrés sans défense aux mains de leurs ennemis? Telle était la situation le seul nom de Théotecne avait réduit la malheu- reuse Galatie : les églises encore debout , mais déser- tes ou fermées; les prêtres et leurs parents en prison ; les fidèles chassés de leurs demeures et fuyant vers les montagnes (3).

En Occident, les édits contre les ecclésiastiques

(1) Passio S. Theodoti Ancyrani et septem virginum, 4, dans Ruinart, p. 355.

(2) Ibid.,5; p. 356.

(3) Ibid.,i; p. 355.

L'APPLICATION DES ÉDITS AVANT L'AMNISTIE. 2:^'.)

n'eurent pas d'efiet dans les États de Constance , mais furent appliqués dans ceux de Maximien Hercule. Ce- pendant l'Espagne seule nous a conservé un souve- nir certain de cette phase de la persécution.

L'exécution des édits y était dirigée par un magis- trat resté célèbre comme un des plus grands enne- mis des chrétiens. 11 s'appelait Datianus (1). Proba- blement nous l'avons, en 287, rencontré dans la Gaule (2), il persécutait déjà au nom de Maximien. Investi aujourd'hui par cet empereur d'un pouvoir presque sans bornes, il n'était pas seulement le gou- verneur d'une des cinq provinces qui, depuis la réor- ganisation administrative, partageaient l'Espagne (3), car on le verra plus tard juger avec la même auto- rité dans plusieurs d'entre elles, et condamner des fidèles dans la Tarraconaise , dans la Lusitanie , dans la province de Carthagène : on doit reconnaître en Datianus soit le vicaire du diocèse d'Espagne (4),

(1) Datianus était probablement de la même famille que son homo- nyme consul en 358. Mais on n'a sur ce personnage d'autres rensei- gnements que ceux des documents martyrologiques. Griiter, Inscr., p. 199, puis Arevalo et Dressel, dans leurs éditions de Prudence, pu- blient une inscription relative à la fixation par lui des limites des bourgs d'Evoraet de Beja; mais Hùbner {Corpus inscr. lat., t. II, p. 5, 17) la range parmi les fausses : voir cependant les observations du P. Van Hecke dans les Acta SS., octobre, t. XII, p. 195.

(2) Voir plus haut, p. 42.

(3) Marquardt, Romische Staatsverwaltung, t. I, j). 260; Momm- sen. Mémoire sur les provinces romaines, trad. Picot, p. 48. Voir la carte annexée au Mémoire de Mommsen , ou celle de l'Histoire des Romains de Duruy, t. VI, p. 505.

(4) Voir Marquardt, Rom. Staalsv., t. I, p. 231; Willems, le Droit public romain, p. 592.

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2iO LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

personnage considérable chargé pour toute la pénin- sule des plus hautes fonctions judiciaires, adminis- tratives et financières (1), soit un commissaire spé- cial délégué à la recherche des chrétiens. En 303 il parcourait déjà l'Espagne, faisant incarcérer, con- formément à l'édit, les évéques, les prêtres, les membres des divers ordres du clergé (2). C'est peut- être alors qu'Osius, évêque de Cordoue, qui jouera un si grand rôle après la paix de l'Église , confessa la foi avec une intrépidité louée de tous ses contem- porains (3).

Au cours d'une de ses tournées, Datianus vint à Saragosse (Caesaraugusta). C'était une des villes d'Es- pagne les plus anciennement chrétiennes, où, si Ton en croit Prudence , chaque persécution avait fait des

(1) Cf. Code Théodosien, 1, xv; xvi^ 5. Voir Mommsen, Rômische Staatsrecht, t. II, p. 48; Bethman Hollweg, Der rom. Civilprozess, p. 50-52.

(2) « Episcopos ac presbyleros, celerosqiie sacri ordinis ministres, spiritu nequiliae agitatus, rapi prœcipit. » PassioS. Vincentii levitx, 2; dans Ruinart, p. 390. Les Actes de saint Vincent, tels que nous les possédons, ne sont pas contemporains, mais auraient été, au ju- gement de Ruinart, composés peu après la paix de l'Église. Ce sont peut-être les mêmes qu'on lisait publiquement dans l'Église d'Afrique, nous apprend saint Augustin, et que l'illustre docteur cite dans ses sermons 274, 275, 276, 277. Sur la plupart des points Ils s'accordent avec l'hymne V de Prudence, et, qu'ils dérivent de cette hymne ou que celle-ci au contraire soit imitée d'eux, ils représentent au moins comme elle la tradition de la fin du quatrième siècle.

(3) 'Eytb \ùv w(xo),6YYiaa xoù xo Tipûtov, îôzz ôiwynoç Yeyovev eut tw nàninù oou Ma^tfjL'.avw. Lettre d'Osius à Constance, fils de Constantin ; dans saint Athanase, Mis t. aj'ian., 44. Cf. saint Athanase, Apol. de fîiga, 7; Eusèbe, De vita Const-, II, 63, 73; Sozomène, Hist. Eccl.y I, 16.

L'APPLICATION DES ÉDITS AVANT L'AMNISTIE. 2M

martyrs (1). On se rappelle que, sous Dèce, son évo- que Félix s'était joint aux Églises de Léon et de Mérida pour dénoncer à saint Cyprien les libellatiques Basi- lide et Martial (2). F^e siège épiscopal de Saragosse était occupé, au commencement de la persécution de Dioclétien, par Valerius, auquel succéderont d'au- tres prélats de même famille et de même nom (3). Valerius, qui venait d'assister au concile d'illiberis, était renommé pour sa sainteté et sa science; mais il avait la parole difficile (4) , et se trouvait empêché de remplir cet office de l'enseignement public qui était dans les premiers siècles un des principaux de- voirs de la charge épiscopale; aussi, près de lui, in- vesti de sa confiance, vivait son archidiacre Vincent. Issu d'une famille consulaire (5) , celui-ci avait été

(1) ScBVUs antiquis quotiens procellis Turbo vexatum tremefecit orbem, Tristior templum rabies in istud

Intulit iras. Nec furor quisquam sine laude nostrum Cessit aut clari vacuiis cruoris : Martyrum semper numerus sub omni

Grandine crevit.

Prudence, Péri Stephanôn, IV, 81-88.

(2) Saint Cyprien, Ep. 68. Cf. les Dernières Persécutions du troisième siècle, p. 37.

(3) Sacerdotum domus infulata

Valeriorum. Prudence, Perl Stéphane a, IV, 79-80. L'hymne XI du même recueil est dédiée à un Valerianus, évéque de Saragosse.

(4) « Idem episcopus impeditioris linguse fuisse dignoscitur. » Pas- sio S. Vincenitif 1.

(5) D'après les Actes, le père de Vincent se nommait Euticius; sa IV. 16

242 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

confié tout jeune à l'évêque Valerius pour être ins- truit dans les lettres et clans la religion (1) : il avait grandi à l'ombre des sanctuaires, visitant les tombes des martyrs dont s'enorgueillissait déjà Saragosse, celle en particulier de dix-huit glorieux combattants du Christ immolés dans une des précédentes persécu- tions et enterrés ensemble (2) : puis il était devenu (( lévite de la tribu sacrée, ministre de l'autel de Dieu, l'une des sept blanches colonnes (3), » c'est-à-dire un des sept diacres : élevé enfin au rang d'archidiacre, qui le désignait d'avance pour la succession épisco- pale, il suppléait Valerius dans le ministère de la prédication (4). L'évêque et son diacre furent arrêtés et conduits devant Datianus.

Le magistrat était sur le point de partir pour Va- lence : il commanda d'y conduire les prisonniers

mère était d'Osca (Huesca), ville située tout au nord de la Tarraco- naise, au pied des Pyrénées. Son grand-père, Agressus, avait été consul. La précision de ces détails généalogiques semble montrer que l'auteur écrivait d'après des documents ou des souvenirs bien conservés. Ce- pendant le nom d'Agressus ne se trouve pas dans les fastes; mais le personnage qui le porta peut avoir été consul sufFect. 11 peut aussi avoir reçu le titre et les ornements consulaires sans avoir été réelle- ment consul. Cette distinction fut accordée fréquemment à des mem- bres de grandes familles provinciales (cf. Fustel de Coulanges, His- ioire des institutions politiques de l'ancienne France, t. 1, p. 250, 252, 254).

(1) Passio S. Vincentii, 1.

(2) Prudence, Péri Stephanôn, IV, 53, 105-108. Quatre de ces martyrs s'appelaient Saturnin, les autres étaient Optât, Lupercus, Successus, Martial, Urbain, Jules, Quintilien, Publius, Fronton, Félix, Oécilien, Evotus, Primilivus, Apodemius; ibid., 145-1G4.

(3) Péri Stephanôn, V, 30-32.

(4) Passio, 1.

L'APPLICATION DES KDITS AVANT L'AMNISTIE. 2i3

chargés de cliaiiics. Dans cette ville, ancienne colo- nie romaine , le culte des dieux paraît avoir ctc en grand honneur (1), les deux chrétiens furent une pre- mière fois interrogés et pressés d'abjurer. Vincent prit la parole pour lui et Valerius, et confessa éloquem- ment le Christ. Datianus, se contentant de condam- ner à l'exil l'évêque, qui n'avait pas parlé, fit mettre à la torture l'intrépide diacre.

Il y avait plusieurs degrés dans la torture (2) : le chevalet était le premier. Pendant que Vincent y était attaché, et qu'on lui déchirait les membres avec des ongles de fer, il répondait sans faiblir aux me- naces et aux prières du juge. « Tu te trompes, homme cruel, lui fait dire le poète Prudence, si tu crois m'affliger en lacérant mon corps. Il y a quelqu'un au dedans de moi que personne ne peut violer, un être libre, calme, exempt de douleur. Ce que tu t'efforces de détruire, c'est un vase caduc, un vase de terre, destiné à être brisé (3); mais tu chercheras

(1) Inscriptions en l'honneur d'EsciiIape, des Parques, d'Hercule, de Jupiter Ammon, d'Isis et Sérapis, confrérie des serviteurs d'Isis (sodalicium vernarum Isiacorum); Corpus inscr. lat., t. II, 3723, 3725, 372G, 3727, 3728, 3729, 3730, 3731. Cependant Valence était encore, au quatrième siècle, une ville obscure, devant toute son importance au voisinage de l'antique Sagonte, urbs ignoia, prope liltus alix Sacjonti, dit Prudence, Péri Steph., IV, 97-100; les inscriptions, en effet, n'y montrent pas cette vie municipale si intense qu'elles révè" lent en tant d'autres cités espagnoles; voir Corp. inscr. lat., t. II, p. 501.

(2) Cf. Edmond Le Blant, Les Actes des martyrs, § 34, p. 89.

(3) Sur le symbole du vase, employé par l'antiquité païenne et chrétienne pour représenter le corps, habitacle et prison de l'âme, voir

244 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÈDITS (303-304).

en vain à déchirer ce qui est dedans et foule aux pieds ta colère, l'être invaincu, invincible, planant au-dessus des tempêtes et soumis à Dieu seul (1). » Certes, voilà de la haute et belle déclamation : Sé- nèque n'a rien d'égal à cette effusion sublime du stoïcisme chrétien; à défaut des propres paroles du martyr (2) , c'est son âme qui nous est montrée. Da-

Rome souterraine, p. 329-331, et mon article sur le Symbolisme chrétien au quatrième siècle, dans la Revue de l'art chrétien, 1885 (tirage ù part, p. 22-23).

(1) Erras, cruente, si meam Te rere pœnam su mère, Cum membra morti obnoxia Dilancinata interficis.

Est aller, est intrinsecus Violare quem nemo potest, Liber, quietus, integer, Exors dolorum tristium.

Hoc, quod laboras perdere Tantis furoris viribus, Vas est solutum ac fictile, Quocunque frangendum modo.

Quin immo nunc enitere lllum secare ac plectere, Qui perstat intus, qui tuam Calcat, tyranne, insaniam.

Hune, hune lacesse, hune discute Invictum, inexsuperabilem, Nullis procellis subditum Solique subjectum Deo.

Péri Stephanon, V, 153-172.

(2) Les discours prêtés à Vincent par l'auteur des Actes, aussi longs que ceux que lui attribue poétiquement Prudence, sont beaux, mais sentent aussi l'amplification.

L'APPLICATION DES KDITS AVANT L'AMNISTIE. 245

tianus liii-mcme parait ébranle : « Eh bien, dit-il, je renonce à te contraindre au sacrifice; mais donne- nous au moins les livres sacrés qui te servent à propager ta secte, afin que je la détruise avec eux par le feu (1). » Vincent ne se laissa pas plus sé- duire par une feinte douceur qu'intimider par les tourments. On met dans la bouche de Datianus exas- péré de sa résistance des paroles curieuses à noter comme détail de l'horrible procédure criminelle du temps : « Qu'il soit maintenant soumis à la torture légitime, et qu'il passe par les plus cruels tour- ments (2), » Vincent fut alors posé sur un lit de fer rougi au feu, « suprême degré de la torture (3), » dit Prudence, qui, ancien magistrat ayant exercé le droit de glaive, connaissait ces nuances juridiques (4). Vincent surmonta cette nouvelle épreuve, et fut ra- mené en prison.

(1) Saltem latentes paginas Librosque opeitos detege, Quo secta pravum seminans Justis cremelur ignibus.

Péri Steph., V, 181-184. Les Actes ne rapportent pas cette demande , si caractéristique de la persécution de Dioclétien.

(2) « Transferatur hic ad legitimam qusestionem, ac percurrat rno- lesliora tormenla. » Passio, 7; Ruinart, p. 393. Cf. « légitime coc- tus; « Lactance, De mort, per., 13.

(3) ... Extrema omnium Igni, grabato et lamminis Exerceatur quaestio.

Péri Steph., V, 206-208.

(4) Cf. Revue des Questions historiques , 8L\n\ 1884, p. 349-351.

246 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-30i).

Le moment approchait, cependant, pour le plus grand nombre des ecclésiastiques incarcérés les portes des prisons allaient s'ouvrir. Dioclétien avait com- mencé de régner le 17 septembre 284- : le môme jour de 303 commençait sa vingtième année d'empire. Célébrer les viceimales d'un empereur, au lendemain de ce troisième siècle s'étaient si rapidement suc- cédé les souverains éphémères, était chose trop rare pour ne pas devenir l'occasion de grandes fêtes. Mais celles-ci n'eurent lieu que le 20 novembre, après l'arrivée de Dioclétien dans cette Rome qu'il avait si rarement visitée (1). Il joignit à la solennité des vi- cennales celle du triomphe décerné aux deux Au- gustes dès 287. On remarque à sa louange que la dépense n'y fut point excessive, et que les règles de la

(1) « Diocletianus, cum jam félicitas ab eo recessisset, penexit sla- limRomaB; ut illic vicennaliura diem celebraret, qui erat futurus ad duodccimurn Kalcndas Décembres. » Lactancc, De mort, pers., 17. llunziker [Regierung und Chris tenverfolgung des Kaisers Diocle- tianus und seiner Nachfolger, p. 184 et suiv.) et Mason (The persé- cution of Diocletian,i>. 205-206) ont contesté la date donnée par Lac- tance, et soutenu que Dioclétien arriva à Rome environ un mois plus lard, puisque deux lois citées au Code Justinien (II, m, 28 et IV, XIX, 21 j sont datées de villes de Mésie , les 3 et 8 décembre, Dio- clétien et Maximien étant consuls; l'une de ces lois porte même la mention expresse du huitième consulat de Dioclétien et du septième de Maximien, ce qui ne laisse pas de doute sur la désignation de l'an- née 303. Mais si Dioclétien n'arriva à Rome que vers le milieu de décembre au plus tôt, il est impossible qu'il ait pu y célébrer les vi- cennales, le triomphe, et en partir ensuite, comme le dit plus loin Lactance, treize jours avant le l" janvier. 11 faut donc qu'il y ait une erreur de copiste, et je crois qu'elle se trouve plutôt dans le Code que dans Lactance, dont le texte deviendrait incompréhensible si la date donnée par le Code devait être conservée.

L'APPLICATION DES EDIÏS AVANT L'AMNISTIE. 247

décence parurent observées : castiores liidos (1). Dio- clétien prenait au sérieux son rôle de censeur (2). L'accompagnement obligé de telles fêtes était une amnistie. L'empereur accorda ce bienfait à ses peu- ples. Alors, en même temps que les criminels de droit commun, d'innombrables chrétiens furent rendus à la liberté (3).

Mit-on à leur grâce la condition déshonorante d'une apostasie (4)? Aucun texte ne le dit : une telle con- dition eût été superflue , puisque déjà tous les ecclé- siastiques emprisonnés avaient été mis en demeure de sacrifier, et que tous ceux qui consentaient à le faire étaient, de droit, renvoyés libres. L'amnistie réduite à ces termes n'eût rien ajouté aux clauses du troisième édit. L'intérêt de l'État n'était-il pas de ren- voyer sans condition les chrétiens qui tenaient dans les prisons la place des malfaiteurs, au détriment de la justice régulière et du budget (5)? On se rappelle les artifices employés déjà par les magistrats pour mettre les fidèles en liberté malgré leurs protesta- tions (6). L'occasion de se débarrasser de ceux qui restaient encore incarcérés dut être saisie avec joie

(1) Vospiscus, Curinus ,20.

(2) « Spectantc censore. » Vospiscus, Carinus, 20.

(3) Trjç àp^ixrj; ecxocaeTyipiSo;; è7ctaTà<jy)i; , xaxà vojxiJ^o|X£vyiv ôwpéav Tcùv £v Toiç Ô£a[xoî; TZOLyTOiyf, TiâvTwv £),eu6epta; àvaxYipuxôecfTYiç. Eiisèbe, De mart. Pal., 2, 4.

(4) C'est l'opinion développée sans preuves par Mason, Thepers. of Diocletian, p. 207-208.

(5) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 6,9.

(6) Voir plus haut, p. 236.

2'i8 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME EDITS (303-304).

par les représentants de l'autorité publique. Ce qui montre que nul acte d'apostasie ne fut demandé, c'est que l'illustre confesseur Donat, arrêté sous Hiéro- clès (1), sortit alors de prison pour n'y rentrer qu'en 306 (2) : les louanges que lui donne et lui donnera encore Lactance excluent tout soupçon de faiblesse.

Cependant on retint quelques ecclésiastiques, que l'intrépidité particulière de leur langage ou des cir- constances exceptionnelles avaient désignés au res- sentiment des persécuteurs. De ce nombre était le diacre de Césarée, Romain, qui, seul de tous les chrétiens, demeura dans la prison d'Antioche, les pieds aux ceps jusqu'au cinquième trou. On mit bientôt fin à ses souffrances en l'étranglant, ou, pour parler un langage plus digne des sentiments du martyr, on lui accorda la récompense désirée (3). En Espagne, le diacre Vincent fut aussi gardé en prison.

Dioclétien ne demeura pas longtemps à Rome. La

(1) Voir plus haut, p. 232.

(2) CeUe date résulte de De mort, pers., 35.

(3) Movo; \jizb TiévTe y.£VTrj|jLaTa àjiçw Tà> uôSe SiataOei; , èv a\niû xei- |Xîvo; xCfi Ej).œ ^po/V ^tpiêÀr.Oet;, tô; y.al cTcsudôei, jxapTvpîa) xxiiy.orj\Lri^y]^ Eusèbe, De mart. Pal., 2, 4. Si l'on prend à la lettre Eusèbe, le martyre de Romain aurait eu lieu le même jour (èttI t?;? aÙTfî; Y;|xÉpaç) que celui d'Alphée et de Zachée, c'est-à-dire le 15 des calendes de dé- cembre (17 novembre). Il semble qu'il y ait une erreur de quel- ques jours, car l'historien dit expressément que Romain fut étranglé après que ses compagnons de captivité eurent été délivrés à l'occasion des vicennales, lesquelles furent célébrées, selon Lactance, le 12 des mêmes calendes, c'est-à-dire le 20 novembre; mais la date donnée par Lactance est celle de la cérémonie qui eut lieu à Rome, et l'édit d'amnistie peut l'avoir devancée de quelques jours.

L'APPLICATION DES EDITS AVANT L'AMNISTIE. 2.9

liberté du peuple romain, les allures railleuses d'une plèbe privilégiée, qui se croyait tout permis, bles- saient le vieil empereur, accoutumé à l'étiquette sévère et aux silencieuses adorations d'une cour orientale. On eût dit que le radieux soleil d'hiver qui dorait les sept collines fatiguait des regards mieux faits désormais pour le demi-jour du palais de Nico- médie ou de Salone, fermé au public comme un sé- rail. La maladie nerveuse dont souffrait Dioclétien depuis le commencement de l'année s'exaspérait au contact de la foule bruyante et familière, pendant cette interminable série de jeux, de processions et de banquets par lesquels on fêtait ses vicennales. La pensée de se rendre avec la même pompe au Capitole, le l*"" janvier, pour y prendre avec Maximien son neuvième consulat (1) lui devint insupportable. Treize jours avant cette date, il partit précipitam- ment pour Ravenne, malade, en plein hiver, dans le froid et la pluie (2). Ainsi finit tristement cette glo- rieuse période de vingt ans, durant laquelle la pros- périté avait souri à Dioclétien tant qu'il avait respecté la liberté des consciences.

(1) Le neuvième de Dioclétien et le huitième de Maximien.

(2) « Quibus solemnibus celebralis, cum libertatem populi romani ferre non poterat , impatiens et eeger animi prorupit ex Urbe impen- dentibus Kalendis Januariis, quibus illi nonus consulatus deferebatur. Tredecim dies tolerare non potuit ut Romœ potius quam Ravennae procederet consul. Sed profectus hieme, sœviente frigore, atque im- bribus verberatus, morbum levem ac perpetuum traxit. » Lactance, De mort, pers., 17,

250 LK DEUXlKMIi ET LE TIIOISIÈME ÉDITS (303-30i).

Reprise de la persécution après l'amnistie des vicennales (304).

De Ravennc, il avait pris les faisceaux consu- laires, Dioclétien se mit en route pour l'Orient. Au lieu de suivre le chemin direct à travers les provinces danubiennes, redoutable durant la mauvaise sai- son, il contourna lentement la côte dalmate, et s'ar- rêta vraisemblablement à Salone, dans la somptueuse retraite préparée en vue de son abdication future. Il y passa une partie de l'hiver, pour se remettre en route au printemps, et arriver à Nicomédie vers la fin de l'été, toujours plus faible et plus malade (1).

Peu après le départ de Ravenne, un des rares chrétiens demeurés captifs malgré les vicennales achevait glorieusement son martyre. Le lieu Vin- cent, retiré presque mourant du lit de fer rougi au feu (2), avait été enfermé dans la prison de Valence est ainsi décrit par Prudence, qui parait l'avoir vi- sité (3) : « Il existe à l'étage le plus bas un endroit plus noir que les ténèbres elles-mêmes, clos et étran- glé par les pierres étroites d'une voûte surbaissée. se cache une nuit éternelle, que ne dissipe jamais

(1) Lactance, De mort, pers., 17.

(2) Voir plus haut, p. 245.

(3) Cela résulte de Péri Stephanôn, V, 549-556.

REPRISE DK LA PERSECUTION APRÈS L'AMNISTIE. 251

Fastre du jour : l'horrible prison a son enfer (1). » Les prisons d'Étal contenaient un cachot souterrain, analogue au ïuUianum de Rome (2), dans lequel on plongeait et souvent l'on exécutait les criminels (3). Il en est question à toutes les époques dans les Actes des martyrs (4). Vincent était étendu par terre, les pieds dans les ceps (5). Par un raffinement de bar- barie qui n'est pas sans exemple (6), le sol avait été semé de poteries brisées (7). Soudain, rapportent les narrateurs du quatrième siècle, « le cachot aveugle, » carceralis cœcitas, s'illumina; des parfums inconnus remplacèrent les vapeurs fétides; le sol disparut sous les fleurs. Libre de ses liens, Vincent, debout, écou- tait la voix des anges (8). A la nouvelle de ce pro-

(1) EstinUis, imo ergaslulo, Lochs lenebris nigrior, Qiiem saxa rncrsi fornicis Angusta clausum slrangulanl.

.Etcrna nox illic latet Expcrs diurni sideris : Ilic carcer horrendiis suos Habcre fertiir inferos.

Perl Stephanôn, V, 241-287.

(2) Salluste, Ds bello Calilinx, 55.

(3) Tile-Live, XXXIX, 4i-, Festus, v Robur.

(4) Eusèbe, Hist. EccL, V, 1, 39; Passio S. Pionil, 11; Acta S. Felicis, 4; Acia SS. Tarachi, Probi, Andronici, 6.

(5) Passio S. Vincentii, 8; Péri Stephanôn^ V, 249-252.

(6) Saint Paulin, Natale S. Felicis, IV; saint Damase, De Eutychio martyre, dans De Rossi, Inscriptiones chrisiianoe urbis Romse, t. II, p. 66, 89, 105, 44t.

(7) Passio S. Vincentii, 8; Péri Stephanôn, V, 253-264. [S] Passio, 8; Péri Stephanôn, V, 269-304.

252 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

dige, Datianus ordonna de traiter plus doucement le martyr et de soigner ses blessures, dans l'espoir de le guérir pour tenter ensuite sa constance par de nouveaux tourments (1). Le geôlier exécuta l'ordre avec joie, car son cœur avait été touché, et il était devenu chrétien (2). Il s'empressa de préparer un lit, d'y coucher Vincent; puis il ouvrit la porte du cachot. Les fidèles de Valence s'empressèrent autour du mar- tyr, le servant, pansant ses plaies, les baisant pieu- sement, posant leurs lèvres sur le sang qui découlait, en approchant des linges qu'ils emportaient ensuite comme de précieuses reliques (3). Parmi ces marques de l'amour et de la dévotion de ses frères, l'héroïque diacre trompa l'attente du persécuteur, et, le 22 jan- vier, rendit doucement son âme à Dieu. ' Datianus voulut venger sa déconvenue sur la dé- pouille du martyr. Comme naguère Dioctétien à Ni- comédie, il craignait que les fidèles n'entourassent de trop grands honneurs les restes de sa victime. « Un dernier pouvoir m'appartient, lui fait dire Prudence, punir le mort, livrer le cadavre aux bêtes, le donner à manger aux chiens. J'anéantirai jusqu'à ses ossements, afin qu'il n'ait pas de sépulture le peuple viendrait l'honorer et graverait le titre de martyr (4). » Mais le dessein du persécuteur fut

(1) Ibid., 305-332.

(2) Ibid., 345-348.

(3) Ibid., 333-334.

(4) Sed nunc et ossa exlinxero Ne sit sepulcrum funeris

REPRISE DE LA PERSÉCUTrON APRÈS L'AMNISTIE. 253

déjoué cette fois encore. Aucun animal ne toucha le cadavre : on raconte même qu'un corbeau, voltigeant au-dessus, en écartait les oiseaux et les bêtes fau- ves (1). Datianus essaya de noyer les reliques. Le corps de Vincent fut cousu dans un sac, auquel pen- dait une grosse pierre : c'était le traitement réservé aux parricides. On le jeta en pleine mer. Mais les flots le déposèrent sur le rivage, le sable le couvrit rapidement. Tel fut le tombeau du martyr (2) : après la paix de l'Église il recevra une sépulture plus digne et reposera sous l'autel , dans une somptueuse basi- lique (3).

« Sois attentif à nos prières, lui dit Prudence, sois devant le trône du Père l'utile avocat de nos fautes. Par toi, par ce cachot ta gloire s'est ac- crue, par les liens, les flammes, les ongles de fer, par les entraves de tes pieds, par ces morceaux de poteries sur lesquels a grandi ton mérite , par ce petit lit que nous, tes fils, baisons avec un saint trem- blement , aie pitié de nos prières , afin que le Christ , apaisé, nous prête une oreille favorable et ne nous impute point toutes nos fautes (V). » Rarement la foi dans l'intercession des martyrs et la dévotion à

Quod plebs gregalis excolat Titulumque figat rnartyris.

Péri Stephanôn, V, 385-392.

(1) Passio, 10; Péri Stephanôn, V, 349-420.

(2) Ibid., 347-512.

(3) Ibid., 513-516.

(4) Péri Stephanôn, V, 545-560.

25i LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-30i).

leurs reliques s'exprimèrent avec plus d'énergie. Ces vers nous apprennent qu'à la fin du quatrième siècle on conservait quehjues débris des poteries dont l'in- génieuse cruauté du persécuteur avait jonché le ca- chot du martyr, et que son lit existait encore : mais de quel lit parle le poète? du lit de fer sur lequel, comme saint Laurent, le diacre de Saragosse fut exposé aux flammes (1), ou du lit plus doux sur lequel Vincent expira? Il est difficile de le dire.

Par cet exemple et par celui de saint Romain (2), on peut juger du sort des quelques chrétiens restés en prison. Dioclétien, d'ailleurs, avait à peu près abandonné la direction des affaires publiques. Her- cule en Occident, Galère en Orient, restaient libres de donner cours à leurs fantaisies ou à leurs passions. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que l'amnistie proclamée au moment des vicennales n'ait point garanti les chrétiens de nouvelles poursuites. Son effet immédiat avait été de vider les prisons, ou de n'y laisser qu'un petit nombre de prisonniers exceptionnels; mais elle n'avait entraîné le rappel d'aucun des édits précé- demment rendus. Sous l'impulsion de deux princes fanatiques, devenus tout à fait maitres par la mala- die de Dioclétien, ces édits vont cire appliqués avec un redoublement de rigueur dans les premiers mois de 304-.

(1) Le gril de saint Laurent représenté sur une médaille du cinquième siècle [Bullettino di archeologia cristiana, 1869, p. 50) a la forme d'un lit de fer.

(2) Voir plus haut, p. 245.

REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRÈS L'AMNISTIE. 255

Si quelque gouverneur avait pu, sous un prétexte ou sous un autre, surseoir jusqu'ici à leur exécution, il était oblige maintenant de réparer le temps perdu, en procédant à la fois à la destruction des églises, à la confiscation des livres, à l'emprisonnement des clercs. A cette dure nécessité se vit acculé le préfet de Thrace (1), Bassus, malgré ses relations avec les chrétiens. Le terme de son gouvernement appro- chait, et il devait craindre qu'un successeur, trou- vant les édits inexécutés dans la province, ne dé- nonçât son inaction près de princes peu disposés à fermer les yeux sur une infraction de ce genre. Les chrétiens le comprenaient eux-mêmes; aussi dans l'église d'Héraclée , encore ouverte au commencement de janvier, Tévêque Philippe rassemblait souvent ses fidèles pour les préparer à une persécution qui ne pouvait être longtemps différée. Il les exhortait ainsi, le jour de l'Epiphanie (2), quand arriva un officier de police (3), chargé par le gouverneur de mettre

(1) Ou plutôt de la province d'Europe; voir plus haut, p. 179. Héra- clée ou Perinlhus, aujourd'hui Eregli, était sur le rivage de la Propon- tide, à peu de distance de Byzance.

(2) 6 janvier. C'est la plus ancienne mention qui soit faite de la solennité de l'Epiphanie; Duchesne, Origines du culte chrétien, !>. 249; Kraus, Real Encykl. der christl. Alterih., t. I, art. Feste, p. 492 et 495. Elle a d'autant plus de valeur que, comme le dit M Du- chesne {Bulletin critique, 1890, p. 42), la Passion de saint Philippe « est l'œuvre d'un auteur ahsolument contemporain. Encore que cet auteur ait pu arranger, selon l'usage antique, les discours tenus par les personnages, il est clair qu'il s'est inspiré, dans la composition , des usages du commencement du quatrième siècle. »

{Vj « Stationarius. » Voir Du Cange. s. v.

256 LE DEUXIEME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

les scellés sur la porte de l'église. « Homme crédule, s'écria Tévêque, qui t'imagines que le Dieu tout- puissant habite entre des murailles, et que sa vraie demeure n'est pas dans les cœurs des hommes, tu ignores la parole d'Isaïe : » Le ciel est mon trône, et « la terre l'escabeau de mes pieds : quelle maison « pourriez-vous donc me construire (1)? » Le lende- main, le policier revint, fit l'inventaire de tous les meu- bles de l'église, et les marqua de son sceau. Cepen- dant Philippe, assisté du prêtre Sévère et du diacre Hermès , se tenait sur le seuil de l'église fermée et , le dos appuyé contre la porte, prêchait doucement à son peuple la parole de Dieu. Un jour d'assemblée chrétienne, le gouverneur le trouva ainsi occupé. S'asseyant alors, Bassus fit amener l'évêque et les fidèles. « Qui de vous, demanda-t-il , est le maître des chrétiens et le docteur de leur Église? Je suis celui que tu cherches, » dit Philippe. « Vous connais- sez, reprit Bassus, la loi de l'empereur, comman- dant aux chrétiens de ne plus se rassembler, afin que dans le monde entier les gens de votre secte re- viennent au culte des dieux, s'ils ne préfèrent périr. Je veux que vous m'apportiez tous les vases que vous possédez, soit d'or, soit d'argent, soit de tout autre métal, ou de quelque valeur d'art, ainsi que les Écri- tures que vous lisez et enseignez : si vous hésitez à m'obéir, je vous y contraindrai par les tourments. S'il te plaît de nous faire souffrir, répondit Phi-

(1) Isaïe, LXVI, 1.

REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRÈS L'AMNISTIE. 257

lippe, nous sommes prêts. Déchire aussi cruellement que tu voudras ce corps infirme; mais ne t'attribue aucuue puissance sur mon âme. Quant aux vases que tu demandes, prends-les : nous n'avons pas d'atta- chement pour eux : ce n'est pas par des métaux pré- cieux, mais par la crainte, que nous honorons Dieu : c'est la beauté des âmes , non la parure des églises , qui plait au Christ. Pour les Écritures, cependant, il ne te convient pas de les recevoir, ni à moi de les donner (1). »

Le gouverneur manda les bourreaux : l'un d'eux, Mucapor (2), était connu pour sa férocité. Puis l'or- dre fut donné d'introduire le prêtre Sévère ; mais on ne le trouva pas. L'évêque Philippe fut alors mis à la torture. Le voyant souffrir : « Cruel inquisiteur, dit Hermès, quand même tu t'emparerais de toutes nos Écritures, et qu'il n'en restât plus de trace sur la terre, cependant nos fils, se souvenant des traditions paternelles, et consultant leur propre cœur, en écri- raient de plus volumineuses , qui enseigneraient avec plus de force encore la crainte due au Christ. » Puis, battu à son tour, Hermès conduisit Publius, un des assesseurs du président, au lieu étaient ca-

(1) Passio S. Philippi, episcopi Heraclex, 1-4; dans Ruinart, p. 443-444.

(2) Ce cognomen étrange se retrouve dans les inscriptions du sud- est de l'Europe. L'épitaphe d'un soldat natus in provîncia Thracia^ civitate Philippopoli, nomme sa femme, Tataza Mucapora^ Orelli- Henzen, 6832. On rencontre le cognomen Mucapor dans la Dacie et la Mésie inférieure, Corpus inscr. lat., t. III, 799, 852, 6150; dans les mêmes régions le cognomen féminin Mucapuis, ibid., 809.

IV. 17

258 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

chés les vases sacrés et les livres. Le diacre n était pas un homme oJjscur : il faisait partie du sénat mu- nicipal, et avait même géré la première magistra- ture de la ville (1) : aussi avait-il gardé l'habitude du commandement, et s'opposa-t-il avec autorité à ce que le cupide assesseur s'appropriât frauduleuse- ment quelques-uns des objets saisis. Celui-ci, fu- rieux, frappa Hermès à la face; mais Bassus, informé de l'incident, adressa de vifs reproches à ce brutal, et fît soigner le diacre blessé. Puis il commanda de porter au forum les vases et les Écritures, et d'y conduire l'évèque et ceux qui avaient été arrêtés avec lui (2).

Rien ne montre mieux que ce récit les différences des esprits et des races au sein de l'unité chrétienne. Tandis qu'en Afrique livrer les manuscrits de l'Écri- ture sainte ou le mobilier des basiliques était con- damné presque à l'égal d'une apostasie , ailleurs une plus large tolérance couvre ces actes considérés si- non comme indifférents , du moins comme secondai- res. Le mot traditeur^ qui sera dans l'Afrique romaine le principe d'un des schismes les plus opiniâtres et les plus sanglants dont Thistoire ait gardé le souve- nir, n'a pas d'équivalent en grec. Cependant le pre- mier édit de Dioclétien fit des victimes en certaines contrées d'Orient; mais en d'autres on paraît croire que le sang chrétien n'a pas besoin de couler pour la

(1) Passio S. Philippi, 7, 10.

(2) Ibid., 4.

REPRISE DE LA PERSECUTION APRES L'AMNISTIE. 259

défense d'objets matériels. Philippe et Hermès seront bientôt d'héroïques martyrs : et toutefois le premier ne croit pas faire mal en abandonnant aux persécu- teurs des vases d'or et d'argent , le second en les con- duisant même à la bibliothèque : le point de vue spi- ritualiste ils se placent ne leur laisse pas apercevoir les motifs que d'autres fidèles ont eus d'agir diffé- remment. Peut-être aussi l'époque tardive la per- sécution commença dans Héraclée explique-t-elle cette conduite. Tous les édits sont appliqués à la fois : les deux confesseurs savent qu'ils vont être tout à l'heure sommés de sacrifier aux dieux : résolus à mourir plu- tôt que d'apostasier, ils considèrent comme licite de céder sur les points accessoires, et réservent toute leur énergie pour le combat suprême, qui seul im- porte à leurs yeux.

La suite du récit montre, dans l'évêque et le diacre, l'intrépidité d'une conscience calme et fière, que nul reproche intérieur ne trouble. Pendant que le gouver- neur, rentré au palais, donnait des ordres pour la destruction des églises, et commandait d'arracher sans retard les tuiles qui décoraient le toit de la prin- cipale basilique chrétienne (1), les soldats arrivaient

(1) « Ipsum etiam dominici (sur ce mot comme synonyme d'église voir Bullettino di archeologia aistiana, 1863, p. 26) tectum devoluto omni tegularum fraudabatur ornatu. « Passio S. Philippin 5. Ce texte est précieux, car il nous montre une église décorée, au commencement du quatrième siècle , d'ornements extérieurs. Ce sont peut-être simple- ment les antéfixes sculptés, de marbre ou de terre cuite, que le gou- verneur ordonne d'arracher; à moins qu'il ne s'agisse ici des tuiles de métal, dorées ou argentées, dont était souvent décoré le toit des

260 LE DEUXIÈME ET LE TROISIEME ÉDITS (303-304).

au forum, chargés des livres confisqués. Un bûcher fut dressé au milieu de la place. Bientôt la flamme qui dévorait les manuscrits s'éleva si haut, que les assis- tants furent presque effrayés. Philippe était gardé à quelque distance, dans un marché voisin du forum. On vint lui dire que ses livres brûlaient. Sans s'émou- voir, il adressa la parole aux païens et aux Juifs (nom- breux en Thrace et en Macédoine) qui se pressaient autour de lui, et, dans un assez long discours, passa en revue, avec une singulière liberté d'esprit, les in- cendies célèbres dans l'histoire, les comparant au feu de la colère divine (1).

Pendant que Philippe parlait, Hermès aperçut un prêtre des dieux, suivi d'acolytes qui portaient des viandes immolées et les ustensiles d'un sacrifice. Aus- sitôt il dit à ceux qui l'entouraient : « Ce festin que vous voyez, c'est l'invocation du diable; on l'apporte pour nous souiller. » Philippe ajouta seulement : (( Que la volonté du Seigneur s'accomplisse! » Bassus revint à ce moment : une grande foule l'accompa- gnait : dans les yeux des uns on lisait de la pitié ; les autres, particulièrement les Juifs, laissaient voir une

édifices antiques. Une inscription du musée devienne, en France, parle de tegulx œneae auratx. Voir Héron de Villefosse et Thédenat, Tré- sors de vaisselle d'argent trouvés en Gaule, dans la Gazette archéo- logique, 1885, p. 323.

(1) Passio, 5. Voir sur ce passage Fiihrer, dans Mittheilungen des K. deutschen archeologischen Instituts, section romaine , t. VII, 2, 1892 propos de la mention, dans le discours de Philippe, de la destruction de la statue du Soleil élevée par Elagabale sur le Palatin , et de l'incendie de la statue d'Athéna Parthenos sur l'Acropole).

REPRISE DE LA PERSECUTION APRES LAMiNISTlE. 261

joie cruelle à l'idée que les serviteurs de Dieu allaieut être contraints au sacrifice. Le gouverneur dit à Philippe : « Immole des victimes à la divinité. Comment, répondit l'évéque, puis-je, étant chrétien, adorer des pierres? Il faut offrir un sacrifice à nos maîtres (1). Nous avons appris à obéir aux princes, et à rendre aux empereurs l'obéissance, non le culte. Sacrifie au moins à la Fortune de la ville, » dit Bassus; et, croyant séduire par l'art un fils d'une province si voisine de la Grèce (2), il ajouta : « Vois comme cette statue de la Fortune est belle, comme son regard est gai , quel aimable accueil elle semble faire à tous (3). Elle doit vous plaire, répondit Philippe, puisque vous l'adorez; mais tout l'art hu- main ne pourra me détacher du culte à Dieu. Vois, continua Bassus, cette statue d'Hercule : qu'elle est belle aussi dans sa grandeur farouche [k) ! » Pour

(1) Le culte des empereurs devait être d'autant mieux observé à Héraclée, que depuis la destruction de Byzance par Septime Sévère elle était devenue cité néocore à la place de cette dernière ville; Cor- pus inscr. grasc, t. II, p. 67. Sur les villes néocores, voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle^ T éd., p. 397.

(2) Si l'intérieur de la Thrace, domina longtemps l'élément celti- que, ne se laissa qu'imparfaitement pénétrer par la civilisation grec- que, celle-ci était au contraire très répandue dans les villes de la côte ou dans les îles, et l'on y trouvait de beaux modèles d'art : rap- pelons-nous la merveilleuse Victoire de Samothrace, au musée du Louvre.

(3) Culte de la Fortune en Thrace; inscriptions commençant par la formule (fréquente, il est vrai, dans tout le monde grec) 'Ayaô^ Tùy?) à Héraclée, Corpus inscr. grœc, 2020, 2022, 2024; à Philippopolis, 2047, 2049; à Mesambria, 2053, 2053 c, 2054.

(4) C'est peut-être pour éviter cette séduction par l'art que Clément

262 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304),

toute réponse Philippe, en paroles indignées, fit le procès des idoles et de l'idolâtrie. Bassus, admirant malgré lui la constance de l'évêque, se tourna vers Hermès : « Toi, au moins, sacrifie aux dieux. Je ne sacrifie pas, répondit Hermès, car je suis chrétien.

Dis-nous ta condition. Je suis décurion, mais celui-ci est mon maître, à qui j'obéis en tout. Si l'on décidait Philippe à sacrifier, tu l'imiterais donc?

Je ne le suivrais pas jusque-là; mais il ne se laissera pas vaincre. Tu seras brûlé si tu persistes dans cette folie. Tu me menaces d'une flamme impuissante, et tu ignores les flammes éternelles qui consumeront les disciples du diable. Sacrifie du moins à nos seigneurs les empereurs, et dis : Longue vie aux prin- ces ! Nous aussi , dit Hermès , nous aspirons après la vie. Sacrifie donc, si vous voulez vivre, en évitant les lourdes chaînes et les cruelles tortures. Jamais , juge impie, tu ne nous amèneras à cela. Tes menaces affermissent notre foi et notre courage , loin de nous inspirer de la crainte (1). »

Bassus, prenant une voix terrible, commanda de conduire les deux chrétiens en prison. Sur le chemin, Philippe subit les outrages de la foule : des mains

d'Alexandrie, au second siècle, recommande aux chrétiens de ne pas jeter les yeux sur le visage des idoles : yàp elStoXtov 7cp6(yw7ra âva- TTOTuTrcoTÉov, oîç xal xb ■Koo(jé-/Biv à7:eîpr,Tai. Pxdag., XIII, 1. M. Edmond Le Blant a oublié de citer ce passage, dans son curieux chapitre sur « le culte de la beauté au temps des persécutions » ; les Persécuteurs et les martyrs, p. 49-50. (1) Passio, 6, 7.

REPRISE DE LA PERSECUTION APRÈS L'AMNISTIE. 2G3

brutales s'amusaient à le renverser (1) : mais le vieil- lard se relevait, toujours grave et serein, et continuait sa route avec son compagnon, en chantant des psau- mes. L'hostilité du peuple se changea peu à peu en admiration. Après quelques jours passés dans la pri- son, les captifs obtinrent du gouverneur, dont les dispositions restaient bienveillantes malgré des ri- gueurs affectées, une faveur que la procédure romaine autorisait : on leur permit d'habiter une maison par- ticulière, sous la responsabilité d'un citoyen de la ville. Cependant, un si grand nombre de fidèles affluèrent dans cette maison, comme jadis les chrétiens de Rome dans celle saint Paul était détenu, que Bassus se vit obligé de réintégrer l'évèque et le diacre en pri- son. Mais là, des facilités inattendues leur permirent de continuer l'apostolat commencé. La prison était adossée au théâtre : une porte secrète donnait accès au corridor voûté qui l'entourait (2) , et l'on pénétrait par dans la vaste enceinte réservée aux spectacles, Philippe et Hermès purent le jour et même la nuit recevoir les visiteurs. Telle fut leur captivité, pendant les deux ou trois mois qui précédèrent l'arrivée d'un nouveau gouverneur (3).

(1) CeUe brutalité est dans les mœurs antiques : un sarcophage d'Ar- les montre un accusé poussé vers le juge par un homme qui le frappe avec une pierre; voir Edmond Le Blant, Études sur les sarcophages chrétiens antiques de la ville d'Arles, pi. VIII ; Revue archéologique, janvier 1889, p. 30.

(2) « Circulo camerae. » Sur le mot caméra ou camara, voir Dic~ iionnaire des Antiquités, t. I, p. 854-856.

(3) Passio, 7.

264 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

Presque au même moment les portes de la pri- son cVHéraclée se fermaient sur les deux confesseurs thraces, à l'autre extrémité de l'empire la prison de Carthage recevait une nombreuse troupe de chrétiens, dont l'un appartenait, comme Hermès, à un sénat municipal. Un des articles du premier édit de 303 défendait les assemblées chrétiennes : en la plupart des villes elles avaient été interrompues (1). Quelque- fois, cependant, des fidèles plus zélés ou plus scru- puleux parvenaient à se réunir les jours de fête et à célébrer ensemble les saints mystères. Mais, dans les pays la persécution avait commencé de bonne heure, comme l'Afrique, et elle s'exécutait dans toute la rigueur de la lettre, un tel acte n'était pas découvert impunément. Tandis qu'à Héraclée Philippe et Hermès avaient été seuls arrêtés comme ecclésias- tiques ; que le gouverneur n'avait pas songé à inquié- ter les nombreux fidèles qui, jusqu'à la fermeture de l'église, s'étaient rassemblés autour de la chaire épis- copale, ou, plus tard, avaient assiégé les parois de l'église fermée pour entendre encore leur évêque ; que nul châtiment n'était encouru par ceux qui allaient chercher les enseignements des deux prisonniers chrétiens dans la maison ils eurent un abri tem- poraire, et que l'autorité publique semble même avoir ignoré volontairement les réunions clandestines tenues par Philippe dans la salle du théâtre : les ma- gistrats des cités africaines, au contraire, veillaient à

(1) Saint Augustin, Enarr. in psalm. XLIII.

REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRES L'AMNISTIE. 2G5

ne laisser échapper aucun chrétien coupable d'avoir assisté à l'office divin ou écouté la lecture des saints livres.

Des fidèles, les uns d'Abitène, les autres de Gar- thage, étaient parvenus à reformer une petite con- grégation dans la première de ces deux villes, qui leur paraissait probablement moins exposée aux in- vestigations de Vofficiiim proconsulaire. A sa tête n'é- tait pas l'évêque d'Abitène, car on l'accusait d'avoir, dès le commencement de la persécution, livré les Écri- tures, et il avait probablement perdu, par ce fait, toute autorité morale sur ces fervents chrétiens (1). Ils reconnaissaient pour chef le prêtre Saturnin, et s'assemblaient tantôt dans la maison d'un nommé Félix, tantôt dans celle du lecteur Emeritus. Un di- manche, pendant l'office, les magistrats de la colonie et le chef de la police, qui avaient surpris le secret de leurs réunions périodiques, entrèrent chez Félix et les arrêtèrent. Les prisonniers furent conduits au fo- rum : c'étaient le prêtre officiant. Saturnin, avec quatre de ses enfants, Saturnin et Félix, qui avaient la charge de lecteurs, Marie, vierge consacrée à Dieu, et le petit Hilarien. Le reste du troupeau suivait : il se composait de vingt-six hommes , le décurion Dati- vus, trois Félix, Emeritus, Ampelius, trois Rogatianus, Quintus, Maximianus, Thelica, deux Rogatus, Janua- rius, Cassianus, Victorianus, Vincentius (2), Caecilia-

(1) Acta SS. Saturnini, Dativi, et aliorum plurimorum marty- rum inAfrica, 3, dansRuinart, p. 410; voir plus haut, p. 194.

(2) On a trouvé à Guelma une inscription gravée sur marbre et por-

266 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

nus, Givalius, Martinus, Dantus, Victorinus, Pelusius, Faustus, Dacianus, et de dix-huit femmes, Restituta, Prima, Eva, Pomponia, Secunda, deux Januaria, Sa- turnina, Margarita, Major (1), Honorata, Regiola, deux Matrona, Caecilia, Victoria, Herectina, Secunda (2).

Interrogés d'abord dans le forum par les magistrats de la colonie d'Abitène, ils confessèrent tous leur foi. Mais, le proconsul Anulinus étant seul compétent pour continuer le procès, les accusés durent être conduits à Carthage (3). Les Actes de leur comparution devant ce haut fonctionnaire, dictés par lui-même, furent conservés dans les archives publiques (4) : c'est d'a- près eux qu'un auteur donatiste a composé la seule version qui nous reste du martyre de ces saints, écrite dans le style ampoulé propre à sa secte; mais, en écartant les additions déclamatoires et les inventions calomnieuses (5), on retrouve aisément le document

tant : HIC RELIQVIAE BEATI PETRI APOSTOLl ET SANCTORVM FELICIS ET VINCENTII MARTYRVM. Il s'agit probablement ici d'un des trois Félix et de Vincentius, qui font partie du groupe de nos martyrs. Voir Compte rendu de l'Académie des inscriptions, 22 mai 1896.

(1) Ce cognomen se rencontre fréquemment dans les inscriptions africaines. Le t. VIII du Corpus le donne, pour des hommes, aux no' 1722, 2783, 2981, 3016, 10746, pour des femmes aux n»' 284, 343, 753, 1308, 2064, 2067, 2225, 4336, 4738, 5202, 8496, 8518, 8552, 8591, 8947, 10654. Major, que cite l'auteur des Actes au milieu d'une liste de noms féminins, est probablement une femme : ce cognomen assez bizarre est, comme on vient de le voir, beaucoup plus fréquent chez les femmes que chez les hommes.

(2) Acta, 2.

(3) Acta, 4. {_k)Acta, 11.

(5) Sur les passages qui calomnient les évêques de Carthage Mensu-

REPRISE DE LA PERSECUTION APRES LAMMSÏIE 207

original, tel qu'il dut être présenté, en 411, clans les conférences entre catholiques et donatistes (1). La date officielle de l'interrogatoire est rapportée par saint Augustin, dans le résumé qu'il donne de cette conférence : « La veille des ides de février, étant con- suls Dioclétien pour la neuvième fois et Maximien pour la huitième, » c'est-à-dire le 12 février 304 (2).

Les employés de Yofficium présentèrent, selon l'usage, les accusés au proconsul, en lui disant que ces chrétiens étaient transmis par les magistrats d'Abitène comme inculpés d'avoir tenu une assem- blée et célébré le sacrifice eucharistique , ou domi- nicum (3) , contrairement à la défense des Augustes

rius et Caecilianus, voir plus haut, p. 206. Ruinarl les a retranchés de son édition; on les trouvera dans Baluze, Miscellanea, t. I, p. 12, 17, 18. Je citerai habituellement les Actes d'après Ruinart, et pour les seuls passages omis par celui-ci je renverrai à Baluze.

(1) Saint Augustin, Brev. coll. cum donat., III, 32.

(2) « Consulibus... Diocletiano novies et Ma\imiano octies, pridie idus februarias. » Ibid. La version donatiste porte cette indication incomplète : « Sub Anulino tune proconsule Africae, die pridie idus februarii. « L'omission de la date consulaire suffit à prouver que le s Gesta présentés à la conférence de 411 sont distincts de cette version. On voit, par le débat qui eut lieu alors, que les donatistes tentèrent de dissimuler l'époque exacte du martyre de nos saints, afin de faire croire qu'il eut lieu dans l'année même les catholiques plaçaien t le synode de Cirta, et d'en tirer argument pour contester la possibilité de la réunion de ce synode en pleine persécution. C'est probablement par continuation de ce système que le co;npilateur des Actes a pris soin d'omettre la date consulaire, conservant seulement celle du jour et du mois.

(3) « Ab offîcio proconsuli ofFeruntur, suggeriturque quod a magis- tratibus Abitinensium transmissi essent christiani, qui contra interdi- etum Imperatorum et Cœsarum coUectam et dominicum célébrassent. » Acta, 5. Collecta, de colligere, collegium : on retrouve ce mot.

268 LE DEUXIÈME ET LE TROISIEME ÉDITS (303-304).

et des Césars. Dativus fut interrogé le premier. Après les questions accoutumées sur son nom, sa condition, le proconsul lui demanda s'il avait pris part à une assemblée, puis, sur sa réponse affirmative, quel était le chef ou l'organisateur [aiictor] de cette assemblée. En même temps on l'appliqua au chevalet, et les bourreaux déchirèrent avec les ongles de fer son corps fortement tendu.

Alors un des accusés, Thelica, voulant détourner sur lui-même la colère du juge, s'avança au milieu de l'audience en s'écriant : « Nous sommes chrétiens, et nous nous sommes assemblés (1). « Les coups, le chevalet, les ongles de fer furent le châtiment de ces paroles. Au milieu des tourments, Thelica priait tout haut : (( Grâces à Dieu! Par ton nom, Christ, Fils de Dieu , délivre ton serviteur ! » Le proconsul lui posa la question à laquelle Dativus n'avait pas répondu : « Quel est le chef de votre congrégation? » Thelica, au moment le bourreau lui faisait sentir plus cruel- lement la torture, cria d'une voix claire : « C'est le prêtre Saturnin , et nous tous ; » et comme le procon- sul demandait lequel des accusés était Saturnin, le martyr le désigna. Puis, la torture continuant, il ne cessa de parler et de prier : « Malheureux, vous agis- sez injustement; vous combattez contre Dieu. Dieu

avec le sens d'assemblée religieuse, dans saint Jérôme, Ep. 27 (alias 108). Dominicum, avec le sens de sacrifice eucharistique : voir saint Cyprien, rp. 63; cf. Kraus, Real-Encykl. der christl. Alterthû- mer, t. I, p. 374. (1) « Christiani sumus nos. Nos collegimus. » Acta, 5.

REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRÈS L'AMNISTIE. 269

très-haut, ne leur impute pas ce péché. Vous péchez, malheureux, vous combattez contre Dieu. Gardez les commandements du Dieu très-haut. Vous agissez in- justement, malheureux; vous déchirez des innocents. Nous n'avons point commis d'homicide, nous n'avons point fait de fraude. Mon Dieu, aie pitié; je te rends grâces, Seigneur : pour l'amour de ton nom, donne- moi la force de souffrir. Délivre tes serviteurs de la captivité du monde. Je te rends grâces, je ne puis suffire à te rendre grâces. » Et, comme le sang coulait de ses flancs déchirés, il entendit le proconsul lui dire : « Tu vas commencer à sentir les souffrances qui vous sont réservées. » Il reprit alors : « C'est pour la gloire. Je rends grâces au Dieu des royaumes. Il apparaît, le royaume éternel, le royaume incorrup- tible. Seigneur Jésus-Christ, nous sommes chrétiens, nous te servons; tu es notre espérance, tu es l'espé- rance des chrétiens. Dieu très saint, Dieu très haut, Dieu tout-puissant! nous louons ton saint nom, Sei- gneur tout-puissant. » Le juge tenta encore une fois de le convaincre : « Il te fallait observer l'ordre des Empereurs et des Césars. » Mais Thehca, dont l'âme restait victorieuse des défaillances du corps , répon- dit : « Je m'occupe seulement de la loi de Dieu, qui m'a été enseignée. C'est elle que j'observe, pour elle je vais mourir, j'expire en elle, il n'y en a pas d'au- tre. — Cessez (1), » dit le proconsul aux bourreaux;

(1) « Parce. » Voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 167.

270 LE DEUXIEME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

et il commanda de conduire Thelica en prison (1). Du chevalet il était suspendu , Dativus avait as- sisté aux tortures de ce courageux compagnon. Les bourreaux se tournèrent de nouveau contre lui. Plu- sieurs fois il répéta : « Je suis chrétien, » et déclara avoir pris part à l'assemblée. L'avocat Fortunatianus , frère de Victoire, Tune des accusées, intervint alors, et, interpellant le martyr : « C'est lui, dit-il, qui, pendant que j'étudiais ici, et que mon père était absent, a séduit notre sœur Victoire, et de cette splen- dide cité de Garthage l'a conduite, en même temps que Secunda et Restituta, dans la colonie d'Abitène : il n'est jamais entré dans notre maison que pour égarer par ses mauvais conseils les esprits des jeunes filles. )) La courageuse Victoire s'indigna de voir ac- cuser faussement le sénateur; prenant la parole « avec la liberté d'une chrétienne (2) , » elle s'écria : « Je suis partie sans les conseils de personne , et ce n'est pas avec lui que je suis allée à Abitène. Je puis prouver cela par des témoins. Tout ce que j'ai fait l'a été de moi-même et par ma volonté. Il est bien vrai que j'ai assisté à l'assemblée et participé au dominicum avec les frères, car je suis chrétienne. » L'avocat continuait d'incriminer Dativus, qui, du che- valet, répondait à chacun de ses reproches. Pendant ce temps , les bourreaux lui déchiraient les membres. Dativus, « se souvenant de son rang dans la cité (3) , »

(1) Acta, 5, 6.

(2) « Statimque christiana libertate prorumpens. » Acia, 7.

(3) « Dignitatis suae memor Dativus, qui et senator. » Ihid.

REPRISE DE LA TERSÉCUTION APRES L'AMNISTIE 271

donna l'exemple du courage, répétant seulement : « 0 Christ Seigneur, que je ne sois pas confondu! Cessez, » dit le proconsul. Cependant un nouvel accu- sateur se présenta; c'était un autre avocat, Pompeia- nus, qui essaya de noircir par des soupçons injurieux la vertu du martyr. Celui-ci lui répondit avec un mépris indigné (1) : a Que fais-tu, diable (2)? Jusqu'où pousses-tu tes entreprises contre les martyrs du Christ? » La torture interrompue fut recommencée. On interrogea de nouveau Dati\iis sur sa participation à l'assemblée, et encore une fois il répondit qu'il y avait pris part, qu'il avait pieusement célébré le doniinicum avec les frères , et que la réunion n'avait pas été organisée par un seul; puis, déchiré plus cruellement encore avec les ongles de fer, il s'écria : « Je te prie, ô Christ, que je ne sois pas confondu. Qu'ai -je fait? Saturnin est notre prêtre. » Saturnin fut alors appelé. « Tu as contrevenu aux préceptes des Empereurs et des Césars en réunissant tous ces gens-là, » lui dit le proconsul. « Nous avons célébré en paix le dominicum, » répondit Saturnin. « Pour- quoi? — Parce que le dominicum ne peut être inter- rompu. » Anulinus le fit alors dresser sur un chevalet en face de Dativus, que ne cessaient de torturer les bourreaux, et qui s'écriait : « Secours-moi, je te prie, ô Christ, aie pitié. Sauve mon âme, garde mon esprit, que je ne sois pas confondu. Je te prie,ô Christ,

(1) « Despectus a martyre est et retusus, » Acta, 8.

(2) Diabolus, ôiàêoXoç, accusateur, calomniateur.

272 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

donne-moi la force de souffrir. « Le proconsul l'in- terrompit : (( Toi, membre du conseil de cette splen- dide cité, tu avais le devoir de ramener les autres à de meilleurs sentiments, au lieu de transgresser l'or- dre des Empereurs et des Césars. Je suis chrétien, » répondit Dativus. « Cessez, » dit Anulinus, qui le fît conduire en prison (1).

Saturnin, sur un chevalet déjà mouillé par le sang des martyrs, fut ensuite interrogé. Le proconsul lui demanda s'il était l'auteur de la réunion. « Oui, ré- pondit-il, j'y étais présent. C'est moi qui en suis l'auteur, s'écria le lecteur Emeritus , car on s'assem- blait dans ma maison. » Le proconsul continua de s'adresser à Saturnin : « Pourquoi violes-tu le précepte des Empereurs? Le dominicwn ne peut être inter- rompu : c'est la loi. Cependant tu n'aurais pas mépriser la défense, mais obéir à l'ordre impérial. » La torture commença : bientôt furent à nu les entrail- les et les os du martyr, qui, tout déchiré, ne cessait de prononcer de courtes et ferventes oraisons : <( Je te prie, Christ, exauce-moi. Je te rends grâces, ô Dieu, ordonne que je sois décapité. Je te prie. Christ , aie pitié, Fils de Dieu, viens à mon secours. » Le pro- consul reprit : « Pourquoi violais-tu le précepte? La loi l'ordonne , la loi le commande , » répondit encore Saturnin. « Cessez, » dit Anulinus, et il l'envoya re- joindre les deux premiers martyrs dans la prison (2).

(1) Acta, 9,

(2) Acta, 10.

REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRÈS L'AMNISTIE. 273

Emeritiis fut interrogé à son tour. « Des assemblées ont-elles eu lieu dans ta maison? » demanda le pro- consul. « Dans ma maison, répondit le lecteur, nous avons célébré le dominiciim. Pourquoi permettais- tu à ceux-ci d'entrer? Parce qu'ils sont mes frères, et que je ne pouvais le leur défendre. Mais tu aurais les repousser. Je ne le pouvais pas, car nous ne pouvons vivre sans dominicum. » Le ma- gistrat commanda d'étendre Emeritus sur le cheva- let, et un nouveau bourreau (car les autres étaient sans doute fatigués) commença de le frapper. (( Je t'en prie, Christ, viens à mon secours, disait le martyr. Vous agissez contre les commandements de Dieu, malheureux! » Le proconsul reprit l'interro- gatoire : « Tu n'aurais pas les recevoir. Il m'était impossible de ne pas recevoir mes frères. Mais l'ordre des Empereurs devait prévaloir. Dieu est plus grand que les Empereurs. 0 Christ, je t'invoque : reçois mes louanges. Christ, mon Sei- gneur, donne-moi la force de souffrir. Tu as donc, continua le proconsul, des Écritures dans ta maison? Je les possède, mais dans mon cœur. Les as-tu dans ta maison ou non? Je les ai dans mon cœur. » Le bourreau continuait de frapper, et le martyr d'appeler Dieu à son secours : « Christ, je t'en sup- plie; à toi mes louanges : délivre-moi, ô Christ, je souffre pour ton nom. Je souffre pour peu de temps, je souffre volontiers : Christ Seigneur, que je ne sois pas confondu! Cessez, » dit le proconsul, et il se mit à dicter le procès-verbal des premiers interro-

IV. 18

274 LE DEUXIÈME ET LE TROISIEME ÉDITS (303-304).

g'atoires(l). Puis il ajoutca : « Conformément à vos aveux, vous recevrez tous le châtiment que vous avez mérité. »

Les interrogatoires se poursuivirent ensuite. Félix fut appelé. « J'espère, dit Anulinus, s'adressant à lui et à tous les autres, j'espère que vous prendrez le parti de l'obéissance, afin de conserver la vie. » Les confesseurs répondirent d'une seule voix : « Nous sommes chrétiens; nous ne pouvons que garder la sainte loi du Seigneur jusqu'à l'effusion du sang. » Se tournant alors vers Félix : « Je ne te demande pas si tu es chrétien, continua le magistrat, mais si tu as pris part à une assemblée ou si lu possèdes les Écri- tures. » Les édits ne punissaient pas encore^la profes- sion du christianisme , mais seulement les actes exté- rieurs qui la manifestaient, comme l'assistance aux assemblées ou la possession des livres saints. Félix fut fouetté si cruellement, qu'il expira en pleine audience. Un autre Félix fut interrogé, et envoyé en prison après avoir été flagellé. Puis vint le tour du lecteur Ampelius. Il répondit en souriant aux questions du proconsul : « Je me suis réuni avec les frères, j'ai cé- lébré le dominicum, je possède les Écritures, mais dans mon cœur. 0 Christ, je te loue; ô Christ, exauce- moi. » On le frappa sur la tète, puis on l'emmena en prison. Rogatianus, après avoir confessé sa foi, fut

(1) « Ejus professionem in meinoriara uiia cum ceterorum confes- sionibus redigens. » Acta, II. Ruinart, p. 415, note, entend celte phrase de la rédaction du procès- verbal, le mot memoria désignant le registre consacré à le recevoir; cf. Du Cange, x" Memoria.

REPRISE DE LA PERSÉCUTION APRÈS L'AMiNISTIE. 275

joint aux autres captifs sans avoir été frappé. Quintus, Maximien, puis un troisième Félix, suljirent la flagel- lation : ce dernier, qui était un jeune homme, disait pendant la torture : « J'ai célébré dévotement le do- ?)iiniciim^ y 'di pris part à l'assemblée avec les frères, parce que je suis chrétien. » Tous trois furent aussi conduits en prison (1).

Saturnin, lils du prêtre de ce nom, comparut en- suite devant le tribunal. « Étais-tu présent? » de- manda le proconsul. « Je suis chrétien. Je ne te demanda pas cela , mais seulement si tu as participé au do7nimciim. J'ai pris part au dominicum, parce que le Christ est mon Sauveur, w Anulinusfit attacher l'accusé sur le chevalet même avait été son père : « Que choisis-tu, Saturnin? tu vois tu es : possèdes- tu des Écritures? Je suis chrétien. Je te demande si tu as assisté aux réunions et si tu possèdes des Écri- tures. — Je suis chrétien. Le nom du Christ est le seul par qui nous puissions être sauvés. Puisque tu persistes dans ton obstination, tu vas être torturé. Encore une fois, dis si tu as des Écritures. » Et, se tournant vers Vofpxlum : « Qu'on le torture. » Les ongles de fer, encore rougis du sang paternel, furent promenés sur les membres du jeune homme, qui, tout ensanglanté lui-même , criait : « J'ai les divines Écri- tures, mais dans mon cœur. Je t'en prie, 6 Christ, donne-moi la force de souffrir, en toi est mon espé- rance. — Pourquoi, demanda AnuUnus, désobéis-tu

(1) Acta, 12, 13.

27G LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÈDITS (303-304).

au précepte? Parce que je suis chrétien. Ces- sez, » dit ]e proconsul, qui envoya le jeune martyr rejoindre son père en prison (1).

Le jour baissait : Anulinus avait hâte d'en finir. S'adressant à tous les chrétiens qui n'avaient pas encore été interrogés : « Vous voyez ce qu'ont souf- fert ceux qui se sont obstinés, et ce qu'il leur faudra souffrir encore , s'ils persistent dans leur foi. Si quel- qu'un de vous espère l'indulgence et veut avoir la vie sauve, il lui faut se soumettre. » Mais tous les martyrs répondirent ensemble : « Nous sommes chrétiens. » Anulinus commanda de les mener en prison (2).

Deux, cependant, demeuraient. Victoire, réclamée par son frère, avait été séparée des autres. C'était une jeune fille, belle et de bonne naissance : elle avait résolu de rester vierge, et, pour garder son vœu, s'était échappée par une fenêtre de la maison paternelle, peu de temps avant la célébration d'un mariage que ses parents prétendaient lui imposer. Le proconsul voulut l'interroger à part. Mais à ses ques- tions elle répondit : « Je suis chrétienne , » et comme son frère s'efforçait de la persuader, elle ajouta : « Telle est ma volonté; je n'en ai jamais changé. » Anulinus ne désirait point user de rigueur : il se con- tenta de lui dire : « Veux-tu t'en aller avec ton frère Fortunalianus? Non, répondit -elle, car je suis chrétienne; et ceux-là seulement sont mes frères qui

(1) Acta, 14.

(2) Acta, 15.

REPRISE DE LA PERSECUTION APRES LAMNISTIE. 277

gardent les commandements de Dieu. » Anulinus la pria encore : « Réfléchis , tu vois que ton frère veut te sauver. J'ai ma volonté , et n'en ai jamais changé. Moi aussi, j'ai pris part à l'assemblée et célébré le do- )7îinicii?7iiivec les frères, parce que je suis chrétienne.» Le proconsul l'envoya retrouver les autres dans la prison (1).

Restait le dernier fils de Saturnin, Hilarien, un petit enfant. Le magistrat cherchait à l'épargner. « As-tu suivi ton père et tes frères? » demanda-t-il. Mais, au lieu de répondre qu'il les avait suivis malgré lui et sans savoir où, Hilarien dit avec fermeté : « Je suis chrétien, et de mon plein gré, volontairement, j'ai pris part à l'assemblée avec mon père et mes frères. » Le proconsul essaya de lui faire peur : « Je vais te couper les cheveux, le nez, les oreilles, et te renvoyer ainsi. Fais ce que tu voudras, je suis chrétien, » répondit l'intrépide enfant. « Qu'on le mène en pri- son, » dit le proconsul. Hilarien cria d'une voix joyeuse : « Grâces à Dieu (2) ! »

Les détails donnés par le compilateur donatiste sur le séjour des martyrs dans la prison sont trop suspects pour que nous en puissions retenir quelque chose (3). Un seul fait parait vraisemblable : Anulinus

(1) ActUj 16.

(2) Acta, 17.

(3) Tillemont, Mémoires, t. V, note vin sur les saints Saturnin et Dative, accepte la dernière partie des Actes, en l'arrangeant, et en lui étant le venin qu'y avait répandu la plume de l'auteur donatiste. Je crois plus sûr de la rejeter tout entière : le fait, accepté par Tillemont,

278 LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

les y oublia volontairement, et, Fuq après l'autre, ils moururent de faim (1).

D'autres chrétiens furent encore poursuivis et em- prisonnés pour s'être assemblés contrairement aux édits. Malheureusement , sur le second fait tout ren- seignement précis manque : nous savons seulement par saint Augustin qu'après les Actes de Saturnin, Dativus et leurs compagnons on lut dans la confé- rence de Vil d'autres Actes, apportés par les catho- liques, et disant « que pendant la persécution une maison privée avait servi à une congrégation de fi- dèles; que ceux-ci furent mis en prison; que des martyrs furent baptisés dans la prison même ils étaient renfermés pour la foi du Christ, et qui devint l'asile des sacrements du Seigneur (2). » Par ce bref

d'un concile contre les traditeurs tenu dans la prison par des évêques captifs me parait aussi peu croyal)le que l'assertion, rejetée par lui, d'après laquelle Mensurius, évêque de Carthage, et son diacre Ceeci- lianus auraient aposté des gens devant la prison pour repousser à coups de fouet les chrétiens qui voulaient porter des vivres aux martyrs .

(1) « Anulino proconsule, aliisque persecutoribus intérim circa alla negotia occupatis, beati martyres isti corporels alimentis destituti, paulatim et per intervalla dierum naturali conditioni, famis atrocitate cogente, cesserunt, et ad siderea régna cum palma martyrii migra- runt. » Baluze, Miscellanea, t. I, p. 18.

(2) « Ex his martyrum gestis quas ipsi proferebant admoniti sumus et in alla gesta martyrum intendere; et invenimus, et dixiinus, fer- vente lempore persecutionis, et privatam domum... congregationi christianoruin fuisse concessam, et in carcere fuisse martyres baptiza- tos... in ipso carcere celebrabantur sacramenla Christi, in quo inclusi homines tenebantur pro fîde Christi. » Saint Augustin, Ad donaiistas post collationem, 18. Il suffît de lire ce texte pour reconnaître que les Actes qui y sont résumés sont différents de ceux de Saturnin et de ses compagnons, et se rapportent à un épisode distinct : le détail

REPRISE DE LA PERSKCUTION APRÈS L'AMNISTIE. 279

résumé, ou plutôt par cette rapide allusion jetée négligemment dans un ouvrage de controverse, on peut se faire une idée des épisodes semblables qui ont se passer sans que l'histoire en ait gardé le souvenir.

du baptême dans la prison ne se rencontre nulle part dans les Actes de saint Saturnin, dont la dernière partie décrit cependant très lon- guement la vie et les occupations des chrétiens captifs.

I

CHAPITRE CINQUIÈME

LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304^)

SOMMAIRE. I. Les martyrs de la Macédoine et de la Pannome. Galère, véritable auteur du (luatrième édit. Texte d'Eusèbe. Exécution de l'édit à Thessalonique. Interrogatoire d'Agathon, Agape, Irène, Cassia et Pliilippa. Eutycliia gardée en prison à cause de sa grossesse. Suite de l'interrogatoire : Agape , Chionia. Agape et Cliionia condam- nées au l'eu. Nouvel Interrogatoire d'Irène. Elle est condamnée au déshonneur. Sauvée, elle meurt sur le bûcher. Silence de l'auteur des Actes sur le sort des autres accusés. Martyre du prêtre Montan à Sirmium. Arrestation d'Irénée, évéque de cette ville. Vaines sup- plications de sa famille et de ses amis. Son interrogatoire. Son martyre. Interrogatoire et supplice du lecteur Polliou , à Cibalis. Pénurie de documents sur l'exécution du quatrième édit dans les États de Galère. II. Les martyrs de la Cilicie et de la Thrace. Maxime, gouverneur de Cilicie. Calliope crucilié à Pompeiopolis. Tarachus, Probus et Andronicus. Attitude nouvelle des accusés chrétiens. Pre- mier interrogatoire à Tarse. Second interrogatoire à Mopsueste. Troisième interrogatoire à Anazarbe. Les trois martyrs épargnés par les bêtes de l'amphithéâtre, puis égorgés. Les chrétiens recueillent leurs reliques. Reprise du procès de Philippe et d'Hermès, à Héraclée, devant un nouveau gouverneur. Leur interrogatoire. Interrogatoire du prêtre Sévère. Le procès est continué à Andrinople. Observations sur le langage de l'évoque Philippe, différent de celui de Tarachus et de ses compagnons. Philippe et Hermès brûlés vifs. Même supplice infligé à Sévère. III. Les martyrs de la Galatie. Arrestation de Victor à Ancyre. Il est exhorté par Théodote. Il meurt en prison, laissant une mémoire douteuse. Services rendus à l'Église par le ca- baretier Théodote. Il retire de l'Halys les reliques du martyr Valens.

Rencontre de chrétiens fugitifs. Arrestation de sept vierges à An- cyre. — Elles échappent au déshonneur. Le bain de Diane et de Mi- nerve. — Honteuse procession. Les chrétiennes noyées dans l'étang.

Théodote et ses compagnons recueillent leurs corps. Théodote ar- rêté et interrogé. Il meurt décapité. Stratagème du prêtre Fronton pour enlever ses reliques. Une chrétienne frappée de mort civile. Martyre de Julitta à Césarée de Cappadoce. IV. Les martyrs de la Syrie, de la Phémcie, de la Palestine, de la Tméraïde et du Pont.

Chrétiens exposés aux bétes, à Tyr. Récit d'Eusèbe, témoin ocu- laire. — Chrétiens immolés à Gaza. Martyre de Cyprien et de Justine.

La persécution en Egypte. Texte d'Eusèbe. Histoire de Didyme

282 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

et de Tliéodora. -- Pitié des païens. Souffrances des chrétiens en Thcbaïde. Condamnations prononcées i)ar le gouverneur Arrien. Martyre de Timotiiée et Maura. Cruautés exercées contre les fidèles du Pont. Les aïeux de saint Basile s'enfuient dans les montagnes. Chrétiens fugitifs bien accueillis des Barbares.

Les martyrs de la Macédoine et de la Pannonie.

Au moment s'instruisaient les procès racontés à la fin du précédent chapitre, Dioctétien devait être sur la route de Salone. Galère demeurait seul maître de l'Orient. Non seulement il administrait avec une souveraineté absolue les provinces de l'Europe orien- tale qui composaient son lot, et dans lesquelles Dio- clétien se préparait à passer l'hiver, mais encore il allait suppléer, dans le gouvernement de l'Asie ro- maine, l'Auguste absent, malade et découragé. Aussi faut-il vraisemblablement attribuer à sa seule initia- tive l'édit qui, dans la seconde année de la persécu- tion, fut envoyé aux gouverneurs. Cet édit avait été probablement soumis pour la forme à Dioclétien, mais c'est le haineux et désormais tout-puissant César qui en doit porter surtout la responsabilité.

Voici en quels termes Eusèbe, alors en Palestine, parle de ce nouvel attentat contre l'Église chrétienne : « Au cours de la seconde année, comme l'ardeur du combat livré contre nous s'était accrue, Urbain admi- nistrant alors la province, des lettres impériales furent envoyées, par lesquelles il était commandé en

MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PAN.NONIE. î>83

termes généraux que tous, en tout pays, dans cha- que ville , offrissent publiquement des sacrifices et des libations aux idoles (1). » C'était la guerre déclarée, non plus seulement aux églises, aux livres saints, aux membres du clergé, mais è l'universalité des fidèles, mis, sans distinction de condition, d'âge et de sexe , en demeure d'apostasier.

Bien que la première allusion au quatrième édit se rencontre sous la plume d'un écrivain asiatique, on doit croire qu'il fut d'abord appliqué dans les contrées qui formaient Fapanage immédiat de Ga- lère. Que le tyran séjournât ou non, à ce moment, dans l'Europe orientale, sa pensée fut sans doute obéie avec empressement par des gouverneurs imbus de ses idées, animés de ses passions, et qui tenaient de lui seul leur fortune. Cependant les documents que nous possédons sur l'application de l'édit de 30i

(1) Aî'JTÉpo'j û' ëto'jç ôiaXaodvToç, 'aolI or, crçoôpôispov èiîiTaOévToç toO xa6' ^tjLwv 7io),e[xou, Tri; sirapxia; r\yoM\iho-j Tr,vtxâôe OOpêavoO, Ypa(X[xâ- Twv TO-jTio 7ïpà)T0v êaffiXixûv •jTeçoiTrjXOTwv, £v oïç y.aôoXixtô TrpoCTTayfxaTt Tiàvtaç TtavSrjtxei toù^ xaxà TtôXtv Ôûîiv zz xat auhozvf toTç sîôtoXot; âxs- Ivjtxo. Eusèbe, De Mart. Pal., 3. Traduite comme nous l'avons lait, la phrase d'Eusèbe laisse incertaine la date exacte de l'édit et le place à une époque quelconque de 304; mais, si l'on serre de plus près le texte grec, on arrive à une détermination plus précise. Litté- ralement, les mots employés par Eusèbe, ôîdtsçou o' etou; ûia).ao6vTo;, signifient « la seconde année se partageant, » et semblent en marquer le milieu. Comme Eusèbe suit habituellement le calendrier syro- macédonien, qui commence en octobre, le milieu de l'année tombe en avril. C'est vraisemblablement vers cette date que ledit parvint au gouverneur de Palestine. 11 fut certainement promulgué plus tôt dans les États de Galère, car nous l'y voyons appliqué dès la fin de mars et le commencement d'avril.

284 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (30 i).

dans les provinces voisines du Danube sont peu nom- breux : ils ne représentent vraisemblablement qu'un petit nombre des épisodes d'une guerre qui, dans ces régions, dut être particulièrement sanglante.

Pendant le mois de mars 304, un chrétien et plu- sieurs chrétiennes furent traduits à Thessalonique devant Dulcetius, gouverneur de Macédoine, pour n'avoir pas voulu obéir au nouvel édit en mangeant des viandes provenant des sacrifices. L'homme s'ap- pelait Agathon; parmi les femmes se trouvaient trois sœurs qui, l'année précédente, s'étaient enfuies dans les montagnes après avoir caché de nombreux ma- nuscrits des Écritures (1). Elles étaient, après quel- que temps, revenues dans leurs maisons, on les avait arrêtées (2j. Leurs noms, empreints de ce symbolisme aimable se plaisaient les premiers chrétiens, rappellent les idées d'amour, de paix, de blancheur immaculée : elles s'appelaient Agape,

(1) Voir plus haut, p. 180.

(2) Cela résulte de l'interrogatoire d'Irène, Acta SS. Agapes, Chio- nix, Irenes, 5, dans Ruinart, p. 423. Le paragraphe 2 semble en con- tradiction avec lui, car on y lit que les trois saintes furent arrêtées dans les montagnes mêmes elles s'étaient réfugiées. Mais les deux premiers paragraphes sont un prologue oratoire, mis en tête des Actes proprement dits et ne faisant pas corps avec eux. Les Actes ne com- mencent qu'au paragraphe 3. Dans ceux-ci, Tillemont {Mémoires, t. V, note I sur sainte Agape) ne voit « rien qui ne s'accorde parfaitement avec les monuments du temps, et qui n'ait l'air d'une pièce authen- tique et originale. » Mais il faut les distinguer d'autres Actes des mêmes saintes que leur préfère Bollandus {Acta SS., avril, t. I, p. 245), et qui, au jugement motivé de Tillemont et de Ruinart, sont remplis d'inventions fabuleuses.

MAUTYRS DE LA MACÉDOINE ET DE LA PANNONIE. 285

Irène, Chionia (1). Trois autres chrétiennes furent en même temps déférées au tribunal, Cassia, Pliilippa et Eutychia.

Un des greffiers dit au gouverneur : « Si tu l'or- donnes, je vais lire le rapport rédigé par l'officier de police au sujet de ceux qui sont ici. Lis, » commanda Dulcetius. Dans un court rapport, le sol- dat bénéficiaire qui avait opéré l'arrestation dénon- çait les chrétiens comme ayant refusé de manger les viandes immolées. Après sa lecture, le gouver- neur, s'adressant aux inculpés : « Quelle folie est la vôtre, de ne pas vouloir obéir aux ordres des Empereurs et des Césars? » Puis, se tournant vers Agathon : (( Pourquoi n'as-tu pas participé aux sa- crifices, comme ont coutume de faire ceux qui ont été consacrés aux dieux (2)? Parce que je suis chré- tien. — Persistes-tu aujourd'hui encore dans ce pro- pos? — Tout à fait. Et toi, Agape, que dis-tu?

(1) L'auteur du prologue des Actes explique symboliquement ces trois noms : Agape mérite d'être appelée ainsi par sa charité; Chionia, d'être comparée à la neige, -/iwv, par sa pureté immaculée; Irène porte dignement son nom, à cause de son esprit pacilique. Le cogno- men Agape se rencontre souvent dans les catacombes, et fut celui de plusieurs martyres; voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, p. 221-223. Sur trois peintures de la catacombe des saints Pierre et Marcellin, représentant le repas des bienheureux dans le ciel, les deux servantes sont appelées AGAPE et IRENE. Bullettino di archeologia cristiana, 1882, pi. III, IV, V. Les inscriptions des catacombes ne souhaitent pas seulement aux défunts de vivre in pace ou èv tlç-hviçi; quatre épitaphes contiennent l'acclamation IN AGAPE. Ibid., p. 127-128.

(2) Agathon avait peut-être été jadis, soit prêtre païen, soit initié à quelque mystère.

286 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

Croyant au Dieu vivant, je n'ai pas voulu faire les choses dont tu parles. Qu'ajoutes-tu, Irène? Pour- quoi n'as-tu pas obtempéré au très pieux commande- ment des Empereurs et des Césars? Parce que je crains Dieu. Toi, Cassia, que dis-tu? Je veux sauver mon âme. Ne veux-tu pas prendre part aux sacrifices? Non. Toi, Philippa, que dis-tu? La même chose. Quelle chose? J'aime mieux mourir que de manger de vos sacrifices. Mais toi, Eutychia, que dis-tu? La même chose. J'aime mieux mourir que de faire ce que tu commandes. As-tu un mari? 11 est mort. Depuis combien de temps? Depuis environ sept mois. Comment es-tu donc enceinte? Par l'époux que Dieu m'a- vait donné. Je t'engage, Eutychia, à quitter cette folie, et à revenir à des sentiments humains. Que dis-tu? veux-tu obéir au commandement royal? Je ne veux point obéir, car je suis chrétienne, ser- vante du Dieu tout-puisssant. Comme Eutychia est grosse, elle sera gardée en prison, » dit le gou- verneur (1).

Il reprit ensuite l'interrogatoire des autres : « Agape, veux-tu faire les mêmes choses que nous, qui sommes dévoués à nos maîtres les Empereurs et à nos Césars? Il ne me convient pas d'être dévouée à Satan. Tes paroles ne changeront pas ma résolution, qui est inébranlable. Et toi, Chionia, qu'as-tu à dire? Personne ne pourra égarer notre volonté. N'y

(1) Acta, 3; cf. Ulpien, au Digeste, XL VIII, xix, 3.

MARTYRS DE LA MACKDOINE ET DE LA PANNONIE. 287

a-t-il pas chez vous quelques écrits des impies chré- tiens, parchemins ou livres? Aucun, ô président; car ceux qui sont aujourd'hui empereurs nous les ont tous enlevés. Qui donc a mis en vous un tel esprit? Dieu tout-puissant. Qui sont-ils, ceux qui vous ont entraînées à cette folie? Le Dieu tout-puissant, et son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il est manifeste, cependant, que vous devez vous soumettre tous à nos puissants Empereurs et Césars. Mais puisque après tant de temps, tant d'avertisse- ments, de si nombreux édits, de telles menaces, vous êtes assez téméraires pour mépriser les justes com- mandements des Empereurs et des Césars, en per- sistant dans le nom impie de chrétiens; puisque jusqu'à ce jour, pressées par nos agents et par les premiers de la miHce de renoncer par écrit au Christ, vous persistez dans votre refus, vous allez recevoir le châtiment mérité. » Dulcetius lut alors la sentence : « Agape et Chionia, qui par leur impiété et leur esprit d'opposition ont résisté au divin édit de nos maîtres les Empereurs et les Césars, et aujourd'hui encore pratiquent la religion des chrétiens, vaine, téméraire, odieuse à tous les hommes pieux, seront livrées aux flammes. » Il ajouta : « Cependant, qu'A- gathon, Cassia, Philippa et Irène soient jusqu'à nou- vel ordre gardés en prison (1). »

Après le supplice des deux saintes femmes, Dulce- tius fit comparaître leur sœur Irène. « Ton but impie,

(1) Acta, 4.

288 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

lui dit-il, se montre clairement en ce que tu as voulu conserver jusqu'à ce jour tant de parchemins, de livres, de tablettes, de volumes et de pages des Écri- tures, appartenant aux impies chrétiens. Quand on te les eut présentés, tu les reconnus, bien qu'ayant nié chaque jour, malgré le supplice de tes sœurs et la peine qui t'attendait, que de tels écrits fussent en ta possession. C'est pourquoi tu dois être châtiée. Cepen- dant, notre indulgence te permet encore d'échapper au supplice , en reconnaissant au moins les dieux. Que dis-tu donc: obéis-tu aux ordres des Empereurs et des Césars? es-tu prête à offrir un sacrifice et à manger des viandes immolées? Non, répondit Irène, non, par le Dieu tout-puissant , qui a créé le ciel et la terre , la mer et tout ce qu'ils renferment! Le suprême châti- ment du feu éternel est pour ceux qui auront renié le Christ. Mais qui t'a poussée à conserver jusqu'à ce jour ces papiers et ces Écritures? Le même Dieu tout-puissant qui nous a commandé de l'aimer jusqu'à la mort : c'est pourquoi nous n'avons pas osé le tra- hir, et nous voulons plutôt être brûlées vives, ou souffrir tout autre mal, que de livrer de tels écrits. Qui donc, dans la maison que tu habites, savait que tu les y gardais? Le Dieu tout-puissant, qui sait toutes choses, les a vus, mais nul autre. Car nous considérions nos époux comme nos pires ennemis, craignant d'être dénoncées par eux. Aussi n'avons- nous montré ces livres à personne. L'année der- nière , quand fut publié le premier édit de nos maî- tres les Empereurs et les Césars, vous êtes-vous

MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PANNONIE, 289

cachées? Dieu a voulu. Dieu sait que nous avons vécu daus les montagnes, en plein air. Qui vous fournissait du pain? Dieu, qui donne à tous la nour- riture (1). Votre père était-il complice? Non, par le Dieu tout-puissant! il ne pouvait être complice, car il ne savait rien de cela. Qui de vos voisins le savait? Demande aux voisins, informe-toi des lieux nous étions et de ceux qui les connaissaient. Après que vous fûtes revenues de la montagne, comme tu dis, lisiez-vous ces écrits en présence de quelqu'un? Ils étaient dans notre maison, et nous n'osions les en tirer. Aussi étions-nous attristées de ne pouvoir les étudier nuit et jour, comme nous l'a- vons fait jusqu'au moment où, l'année dernière, nous les eûmes cachés. Tes sœurs, dit alors le président, ont souffert le châtiment que nous avons ordonné. Quant à toi, avant même de prendre la fuite, tu avais encouru la peine de mort, pour avoir caché ces écrits et ces papiers; cependant, je ne veux pas te faire pé- rir comme elles tout de suite : mais j'ordonne que, par les gardes et par Zosime, bourreau public, tu sois ex- posée nue dans le lupanar; un pain t'y sera tous les jours apporté du palais, et les gardes ne te permet-

(1) Ce souci généreux de ne pas trahir ceux qui avaient secouru les chrétiens fugitifs se retrouve à une époque toute différente. En 1794, interrogé par le tribunal révolutionnaire de Vannes, un prêtre répond que « la terre était son lit et le ciel son toit et qu'il ne mendiait son pain qu'à des gens qui ne le connaissaient pas. » Deux autres disent « qu'ils avaient vécu errants dans les bois, » ce qui était vrai. Wal- lon, les Représentants du peuple en mission et la Justice révolu- tionnaire dans les départements, t. II, p. 30.

IT. 19

290 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

tront pas d'en sortir. Vous, gardes et bourreau, sa- chez qu'il y va de votre tête. Que cependant on me remette tous les livres cachés dans les coffres et les boites d'Irène (1). »

Ce lâche attentat à la pudeur des martyres avait été commis dans toutes les persécutions (2) : il le sera plus souvent dans la dernière. L'éditde 303, qui avait réduit tous les chrétiens à la condition de personnes infâmes, leur ôtant jusqu'au droit de se plaindre ju- diciairement d'un outrage, permettait aux magistrats de déshonorer ainsi des malheureuses qui ne comp- taient plus dans la société. On pouvait indifféremment les enfermer, comme serves du fisc, dans les gynécées et les manufactures de l'État, ou dans les lieux à peine plus corrompus que désigne la sentence pro- noncée contre Irène. Celle-ci fut conduite l'avait ordonné le gouverneur. Cependant personne n'osa s'approcher d'elle pour la flétrir. Dulcetius se la fit amener de nouveau : « Persistes-tu dans ta témérité? Non pas dans ma témérité , mais dans le culte de Dieu. Puisque par tes premières réponses tu as clairement manifesté d'intention de ne pas obéir aux Empereurs, et que je te vois persister dans le même orgueil, tu subiras la peine méritée. » Le gouverneur écrivit la sentence : « Irène ayant contrevenu à l'or -

(1) « A scriniis et arculis. » Acta, 6.

(2) Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 2'' éd., p. 225; Histoire des persécutions pendant la pre- mière moitié du troisième siècle, 2^ éd., p. 53, 402, 409; les Der- nières Persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 16, 246.

MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PANNONIE. 291

dre impérial, refusé de sacrifier aux dieux immortels, et persévérant aujourd'hui dans la religion des chré- tiens, j'ordonne qu'elle sera brûlée vive comme ses sœurs (1). »

La sainte , conduite au supplice , s'élança sur le bû- cher en chantant des psaumes. Elle mourut le jour des calendes d'avril (2). L'auteur des Actes termine ici sa relation , sans nous apprendre ce que devinrent Agathon, Cassia, Eutychia et Philippe. Peut-être n'a- vait-il pu se procurer les pièces de leur procès : son silence au sujet de ces quatre chrétiens serait une preuve de plus de sa sincérité quand il raconte ce qu'il sait des autres.

Vers le même temps eut lieu le martyre de Montan, prêtre de Singidunum, en Mésie. Il périt par l'ordre de Probus, gouverneur de la Pannonie Inférieure, qui venait de recevoir l'édit de persécution (3). Sin- gidunum étant située sur la rive mésienne de la Save, il est à supposer que Montan avait franchi le fleuve et fut arrêté en Pannonie. La plupart des mar- tyrologes placent, en effet, son supplice à Sirmium, le 28 mars. Maxima, épouse du prêtre Montan, fut, disent-ils, immolée avec lui : on leur donne même quarante compagnons de martyre, ce qui

(1) Acta, 6.

(2) « Consummata est in consulatu Diocletiani Augusti nono, Maxi- miani autem Augusti octavo, Kalendis Aprilis. » Acta, 7. Le jour des calendes d'avril équivaut au l^r avril. Les martyrologes placent le mar- tyre de sainte Irène le 5 avril. Les Grecs célèbrent la mémoire des trois saintes le 16 avril.

(3) Passio S. PollioniSj 1, dans Ruinart, p. 435,

292 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

convient bien à cette période de la persécution (1).

Peu après l'exécution de Montan, l'évêque de Sir- roium, Irénée, fut arrêté à son tour. C'était un homme jeune encore, marié, père d'enfants en bas âge. On le conduisit au gouverneur. « Obéis aux divins pré- ceptes, et sacrifie aux dieux, » lui dit Probus. «■ Qui- conque, répondit l'évêque, sacrifie aux dieux, et non à Dieu, sera déraciné. Les très cléments princes ont donné le choix de sacrifier ou de mourir dans les tourments. Il m'a été commandé d'accepter les tourments plutôt que de renier Dieu en sacrifiant aux démons. Sacrifie, ou je te ferai mettre à la torture. Je me réjouis si tu le fais, car je participerai à la Passion de mon Sauveur. « Pendant que les bourreaux torturaient cruellement le martyr : « Que dis-tu, Iré- née? demanda le gouverneur. En confessant bien ma foi, je sacrifie à mon Dieu , à qui j'ai toujours sa- crifié, » répondit l'évêque (2).

Une nouvelle torture, plus délicate et plus pénible que toutes les autres, l'attendait. Son père et sa mère, sa femme, ses enfants, s'approchèrent en le voyant souffrir, se jetèrent à ses pieds, les inondèrent de lar- mes. Des serviteurs, des amis, des voisins suivaient, pleurant et se lamentant. « Aie pitié de ta jeunesse, » criait-on de toutes parts. Irénée gardait le silence, repassant dans son cœur les promesses et les menaces divines. « Allons, lui dit Probus, laisse-toi fléchir par

(1) Voir Tilleiïiont, Mémoires, t. V, art. sur saint Irénée.

(2) Passio S. Ireneei, episcopi Sirmiensis , 1, dans Ruinart, p. 433.

MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PANNONIE. 293

tant de larmes, pense à ta jeunesse, sacrifie. Je pense à mon éternité, et je ne sacrifie pas, » répondit le martyr. Probus le fit conduire dans la prison, chaque jour on tenta sa constance par de nouveaux tourments (1).

Pendant une nuit, Probus le fit appeler de nou- veau : « Irénée, sacrifie, afin d'éviter la souffrance.

Fais ce qui t'est ordonné, mais n'attends pas de moi cette faiblesse. » Le gouverneur commanda de le frapper. « J'ai appris à adorer mon Dieu depuis l'enfance, dit l'évêque, je l'adore, il me soutient dans mes épreuves, c'est à lui que je sacrifie : je ne puis adorer vos dieux faits de main d'homme. Évite la mort, qu'il te suffise des tourments déjà soufferts.

La mort m'est un gain, puisque par les souf- frances que tu crois m'infliger, et que je ne sens pas, j'obtiens de Dieu la vie éternelle. As-tu une épouse?

Je n'en ai pas. As-tu des fils? Je n'en ai pas.

As-tu des parents? Je n'en ai pas. Et qui sont donc ceux qui pleuraient devant toi à une précédente audience? Mon Seigneur Jésus-Christ a dit : « Ce- « lui qui aime son père, ou sa mère, ou son épouse, « ou ses fils, ou ses frères, plus que moi, n'est pas « digne de moi. » Sacrifie cependant à cause d'eux. Mes fils ont le même Dieu que moi, il peut les sauver. Mais toi, fais ce qui t'est commandé. Réfléchis, jeune homme. Sacrifie, afin que je ne te livre pas aux supplices. Fais ce que tu voudras.

(1) Passio, 2.

294 LK QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

Tu vas voir quelle force Notre-Seigneur Jésus-Christ me donnera contre tes embûches. Je vais pronon- cer ta sentence. Je m'en réjouirai. » Probus rendit le jugement suivant : « J'ordonne qu'Irénée, qui a désobéi aux ordres royaux, soit jeté dans le fleuve. » Irénée répondit : « Je m'attendais qu'après tant de menaces tu mulliplierais sur moi les tourments, afin de me frapper ensuite du glaive ; mais tu n'en as rien fait. Je te conjure de changer de résolution; tu ap- prendras comment les chrétiens , par la foi qu'ils ont en leur Dieu, savent affronter la mort (1). »

Par cette ardeur à souffrir, l'évêque songeait pro- bablement moins à provoquer la colère du juge qu'à donner à ses ouailles l'occasion de contempler un exemple de constance propre à raffermir leur cou- rage, dont la faiblesse de sa propre famille avait montré la fragilité. Son vœu fut exaucé : le gouver- neur, par une nouvelle sentence, le condamna à être décapité. L'exécution dut être précédée, selon un usage constant, de la flagellation ou de la baston- nade (2) ; ainsi s'expliquent les paroles prononcées par le martyr entendant sa seconde condamnation : « Je te rends grâces, Seigneur Jésus-Christ, qui parmi des peines et des tourments divers me donnes la force de les supporter, et daignes me rendre participant de la gloire éternelle. »

(1) Passio, 4.

(2) Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2* éd., p. 83.

MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PANNONIE. 295

On conduisit Irénée sur un pont dominant la Save. Il se dépouilla lui-même de ses vêtements, et, les mains étendues vers le ciel, fit cette prière : « Sei- gneur Jésus -Christ, qui as daigné souffrir pour le salut du monde, puissent les cieux s'ouvrir, et tes anges recevoir l'âme de ton serviteur Irénée (1), qui souffre aujourd'hui pour ton nom et pour le peuple de ton Église catholique de Sirmium. J'implore ta miséricorde , afin que tu daignes m'accueillir, et con- firmer ceux-ci dans ta foi. » Le bourreau lui trancha la tête, et jeta son corps dans le fleuve. C'était le 6 avril (2).

Le gouverneur faisant, quelques jours plus tard, une tournée administrative, arriva dans la ville de Cibalis , dont l'évèque , Eusèbe , avait été mis à mort dans une des persécutions précédentes (3) : là, préci- sément au jour anniversaire du martyre d'Eusèbe, un clerc connu par son zèle évangélique lui fut dénoncé comme coupable de blasphémer les dieux et les em- pereurs. Probus le fit comparaître : « Comment te nommes-tu? Pollion. Es-tu chrétien? Je suis

(1) « Suscipiant Angeli spiritum servi tui Irenaei. •» Passio, 5. Cf. dans les inscriptions, la formule déjà citée : IN PACEM TE SVSCI- PIANT OMNIVM ISPIRITA SANCTORVM {Bull, di archeologia cristiana, 1875, p. 19); et celte autre : ARCESSITVS AB ANGELIS [Inscriptiones christianœ urbis Romx, t. I, p. 31).

(2) Passio, 5, 6.

(3) « Superiori persecutione Eusebins ejusdem ecclesiae venerandus antistes moriendo pro Chrisli nomine de morte et de diabolo nosci- tur Iriumphasse. » Passio S. Pollionis, i, dans Ruinart, p. 435. Il s'agit probablement ici de la persécution d'Aurélien.

296 LE QUATRIEME EDIT EN ORIENT (304).

chrétien. Quelle est ta charge? Premier des lecteurs. De quels lecteurs? De ceux qui ont coutume de lire au peuple la parole divine. Ceux qui, dit-on, inspirent à Tesprit léger des femmes l'horreur du mariage et l'amour d'une vaine chasteté? Tu pourras connaître aujourd'hui si nous sommes légers et vains. Comment? Ils sont légers et vains , ceux qui abandonnent leur Créateur pour ac- quiescer à vos superstitions. Mais ceux qui s'efforcent d'accomplir, malgré les tourments, les commande- ments du Roi éternel montrent leur foi et leur cons- tance. — Quels commandements? et de quel roi? Les pieux et saints commandements du Christ Roi. Quels sont-ils? Qu'il y a un seul Dieu dans le ciel; que ni le bois ni la pierre ne peuvent être appelés dieux ; qu'il faut apaiser les querelles ; que les vierges doivent garder la pureté de leur état, les époux la chasteté conjugale ; que les maîtres doivent gouverner leurs esclaves par l'amour plus que par la crainte, en considérant que la condition humaine est la même pour tous; qu'il faut obéir aux justes volontés des rois, se soumettre aux puissances quand elles com- mandent le bien ; qu'on doit aux parents le respect, aux amis l'affection, aux ennemis le pardon, le dé- vouement aux citoyens, l'humanité aux hôtes, la mi- séricorde aux pauvres , la charité à tous , et le mal à personne; qu'il faut supporter patiemment l'injure, et ne la faire jamais; plutôt céder ses biens que de convoiter ceux d' autrui; et enfin, que celui-là vivra éternellement, qui pour sa foi aura méprisé la courte

MARTYRS DE LA MACÉDOINE ET DE LA PANNONIE. 297

mort que vous pouvez infliger. Si ces maximes te dé- plaisent, tu ne peux t'en prendre qu'à ton propre jugement (1). Et quel avantage aura celui qui, par sa mort, est privé de la lumière et de toutes les jouis- sances corporelles? La lumière éternelle est meil- leure que des clartés passagères, et les biens perma- nents plus doux que des biens périssables : il n'est point sage de préférer le caduc à l'éternel. Que veut dire tout ceci? Fais ce qu'ont ordonné les Empe- reurs. — Qu'ont-ils ordonné? Que tu sacrifies. Fais, toi aussi, ce qui t'est commandé; pour moi, je n'obéirai pas , car il est écrit : « Celui qui sacrifie aux « démons, et non à Dieu, sera déraciné. » Tu pé- riras par le glaive, si tu ne sacrifies pas. Fais ce qui t'est commandé. Je dois suivre les pas des évêques, des prêtres, de tous les pères dont j'ai reçu les doc- trines, et j'accepte avec plaisir les châtiments que tu voudras m'infliger. » Probus le condamna au bûcher. Pollion fut brûlé à un mille de la cité, le 27 avril (2). Quelques jours plus tard, la Basse-Norique (3) fut té- moin d'un autre martyre, qui rappelle, par le pro- cédé sommaire d'exécution, celui de saint Irénée.

(1) Passio, 2.

(2) Passio, 3, Les itinéraires du septième siècle nomment, au cimetière de Pontien, sur la voie de Porto, le martyr Pollion (De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 182). Bosio pense que celui-ci est le martyr de Pannonie, dont les reliques auraient été transportées à Rome. Cf. Armellini, Antichi cimiteri cristiani di Roma, p. 11.

(3) « Noricum Ripense. » Depuis Dioclétien, la Norique était divisée en deux provinces, Noricum Ripense et Noricum M éditer r aneum , ayant chacune un praeses.

298 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

Le gouverneur Aquilinus recherchait Aprement les chrétiens. Ceux-ci se réfugiaient dans les montagnes, se cachaient parmi les rochers et les cavernes. A Lau- riacum , une perquisition fit tomber dans ses mains quarante fidèles. Il les mit en prison , après leur avoir fait subir la torture (1). Un ancien chef de bureau (2), Florianus, converti au christianisme, et retiré dans la ville de Cetium, apprit leur arrestation. Il se rendit à Lauriacum pour y confesser sa foi. Des soldats l'ar- rêtèrent en route. Aquilinus le fit fouetter et torturer, puis le condamna à être précipité dans la rivière d'Eus (3).

(1) « Les Actes ne marquent point ce qu'ils devinrent, mais on croit que ce sont ceux que les Églises de Vienne et de Passau honorent avec saint Florient. » Tillemont, Mémoires, t. Y, art. xxv sur la per- sécution de Dioclétien.

(2) « Princeps officîi. •»

(3) Acta SS., mai, t. I, p. 462. Le texte du martyrologe hiéronymien porte : « Et in Norico Ripense, loco Lauriaco, natale Floriani, ex principe officii praesidis, ex cujus jussu ligato saxo coUo ejus, de ponte in fluvio Aniso missus est, oculis crepantibus praecipitatori, vi- dentibus omnibus circumstantibus. » Ces paroles du martyrologe, ms. de Berne, sont le résumé de la Passion. M. l'abbé Duchesne {Bulletin critique, 1897, p. 381-385) a défendu celle-ci contre les attaques de M. Krusch {Passiones vitaeque sanciorum aevi merovingici et anti- quorum aliquot, Hanovre, 1896), qui la faisait descendre au milieu du huitième siècle. Elle doit, suivant M. Duchesne, remonter à une date antérieure aux grands ravages des invasions, au quatrième ou au cinquième siècle. « Est-ce qu'un moine du huitième siècle connaissait le Aoricum Ripense et son prceses , et lofficium de celui-ci, et le princeps officii? est-ce qu'il était capable de faire la différence entre la situation municipale de Lauriacum , simple castrum, quoique rési- dence du gouverneur, et de Cetium, civitas proprement dite? Un passionnaire du huitième siècle n'aurait pu parler avec tant de préci- sion et d'exactitude des institutions de l'Empire romain , disparu dans ces contrées depuis près de trois siècles. »

MARTYRS DE LA MACEDOINE ET DE LA PANNOiME. 299

Un autre épisode eut rancienne Mésie pour théâ- tre (1).

Des soldats en garnison dans une des villes soit Dorostore en Mésie Inférieure , soit Axiopolis en Scy- thie (2) avaient coutume chaque année, au mo- ment des Saturnales, de tirer au sort un roi de la fête (3). Les Saturnales ont été de tout temps un jour de repos et de réjouissances pour les troupes (4-). « Sur les bords du Danube , peuplés en partie de co- lons italiens, les réjouissances qui, dans la patrie de ceux-ci, marquaient la fm de l'année devaient être particulièrement populaires (5). » Revêtu des insignes de sa dignité, le monarque d'un jour sortait de la ville avec un nombreux cortège, et se livrait à toute sorte d'excès (6). La fête se terminait par un sacrifice, offert

(1) Passion de saint Dasius, publiée par Franz Cumont dans Ana- lecta Bollandiana, t. XVI, 1897, p. 11-15. Le texte est grec, mais {( certaines impropriétés d'expression et, en général, la gaucherie du style » trahissent l'œuvre d'un traducteur peu habile : il est à peu près certain que l'original était latin.

(2) La Passion porte Aiopo<TTd).tp ; mais le martyrologe hiéronymien, qui nomme deux fois Dasius, dit chaque fois in Aaiopoli. Comme Dorostore n'est nommé que tout à la fin, on peut admettre que cette mention a été ajoutée après coup, au détriment de la petite ville voi- sine d'Axiopolis. Les sources du martyrologe hiéronymien sont, pour l'Empire d'Orient, très anciennes, puisqu'il dérive d'un martyrologe grec rédigea Nicomédie entre 362 et 411; cf. Duchesne, Mart. hieron., proleg., p. Lxvi.

(3) Passio, 1; cf. Lucien, Saturnal., 4; Tacite, i4mi., XIII, 15; Arrien, Dm., I, 25.

(4) Cicéron, Ad Attic, V, 20; Tacite, Hist., III, 78; Macrobe, Sat.^ I, 10, 16.

(5) Cumont, Z. c, p. 16.

(6) Passio, 1 ; cf. Lucien, Sat., 2-4.

300 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

au nom de tous sur Tautel de Saturne (1). En 303, le sort tomba sur le soldat Dasius. Il était chrétien. Il re- fusa de jouer le rôle sacrilège qui lui était assigné, et proclama sa religion. Il fut aussitôt arrêté : le lende- main, on l'amena au tribunal du légat Bassus (2).

Celui-ci lui adressa les questions d'usage, lui de- mandant sa condition, son nom. « Par ma condition, je suis soldat, répondit-il. Mon nom principal est chrétien. De mes parents j'ai reçu celui de Dasius. » Le légat l'invita à sacrifier « aux saintes images des em- pereurs, que les Barbares eux-mêmes adorent (3). » On remarquera qu'il n'est plus question ici de Satur-

(1) Le rédacteur grec de la Passion dit que le roi de la fête était, à la fin, immolé sur l'autel de Saturne. L'assertion paraît peu admis- sible, les sacrifices humains étant interdits depuis Hadrien (Por- phyre, De abst., U, 56; Lactance, Div. Inst., I, 21). C'est là, a d'a- bord pensé M. Cumont, une de ses erreurs de traduction. Cependant M. Parmeiitier (Revue de Philologie, 1897, p. 143-149) croit que les Saturnales romaines avaient se confondre en Orient et dans l'armée avec la fête perse des Saces et que l'immolation du roi de la fête était réelle; il renvoie à Dion Chrysoslome, IV, 6. M. Cumont a fini par se rallier à celte opinion {ibid., p. 149-153). Voir encore Wendland, dans l'Hermès, t. XXXIII, 1898, p. 176-178.

(2) « Le cognomen Bassus est si fréquent sous l'Empire , qu'il est difficile d'identifier ce personnage. Peut-être est-ce M. Macrius Bassus, qui fut consul pour la seconde fois en 289 (Corp. inscr. lat., t. X, 3698). Mais un Septiraius Bassus fut praefectus urbi de 317 à 319, un autre Bassus, préfet du prétoire en 313, etc. Et précisément la même année Dasius fut martyrisé en 303 après Jésus- Christ, un Bassus était préfet de la Thrace {Passio S. Philippi, dans Ruinart, p. 443). » Cumont , l. c, p. 7, note 2.

(3) Cf. une inscription d'un gouverneur de Mésie, de l'an 57 : IGNO- TOS AVT INFENSOS P (opuli) R {omani) REGES SIGNA ROMANA ADORATUROS IN RIPAM {Danubii) QVAM TVEBATVR PRODUCIT. Corp. inscr. lat, t. XIV, 3608.

MARTYRS DE LA MACÉDOINE ET DE LA PANONNIE. 301

nales : le juge s'inquiète peu de savoir si Dasius y fera ou non le roi de carnaval : mais il lui impose tout de suite l'épreuve réservée aux chrétiens, en l'invitant à apostasier par un sacrifice. Sur le refus du soldat (1), Bassus lui offrit un délai pour réflé- chir (2) : et comme il ne voulait pas en profiter, se proclamant toujours chrétien, le juge, après l'avoir fait torturer, le condamna à la décapitation. Le bour- reau lui trancha la tête, « le 20 novembre, un sa- medi, à la quatrième heure, le vingt-quatrième jour de la lune (3). »

Tels sont les seuls documents que nous possédions sur l'exécution de l'édit de SOk dans les États de Galère (si encore les Actes de Dasius n'ont pas trait à des faits de l'année précédente) . Bien que ces récits permettent de juger de la passion qu'apportèrent les magistrats dans la poursuite des fidèles, la pénurie des sour-

(1) Le rédacteur de la Passion prête ici, § 8, au soldat une pro- fession de foi calquée sur les formules du concile de Nicée, amplifica- tion évidente.

(2) Ce détail se rencontre quelquefois dans les Actes; voir par exemple ceux des martyrs Scillitains, Hist. des persécutions pen- dant les deux premiers siècles, éd., p. 449.

(3) Ces indications simultanées, 20 novembre, samedi, 24^ jour de la lune, s'appliquent exactement, comme le fait remarquer M. Cu- mont, au 20 novembre 303, et leur coïncidence ne se rencontrerait aucun jour analogue du règne de Dioclélien. Cependant il me paraît bien difficile de mettre le martyre de Dasius avant 304. Le 20 no- vembre 303 est précisément le jour des vicennalia de Dioclétien (voir plus haut, p. 246), et ce jour serait mal choisi pour une exécution ca- pitale. Y a-t-il erreur du rédacteur des Actes? S'il faut reporter le meurtre de Dasius à l'année 303, il devra être considéré comme un épisode isolé, non comme l'application d'édits réguliers, puisque les édits de 303 ne regardent encore que les ecclésiastiques.

302 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

ces est ici profondément regrettable : on ne pourrait dire le noml)re des héros chrétiens dont le souvenir se dérobe à notre pieuse curiosité. Celle-ci va avoir moins à souffrir, en passant des provinces du César Galère aux contrées gouvernées par l'Auguste Dio- ctétien.

LES MARTYRS DE L\ CILICIE ET DE LA TIIRACE. 303

II

Les Martyrs de la Gilicie et de la Thrace.

Les Actes qui font connaître, pour une durée plus longue et avec une plus grande abondance de détails, l'application du quatrième édit dans les États de Dio- ctétien , nous transportent successivement aux divers points du vaste territoire encore soumis à l'autorité nominale du vieil empereur : dans ses provinces européennes, comme la Thrace, dans ses provinces asiatiques, comme la Cilicie, la Galatie, le Pont, la Palestine, dans ses provinces africaines, comme l'E- gypte et la Thébaïde. Ces pays si différents de sites, de mœurs, de langage, d'idées, virent couler à la même heure le sang des chrétiens : villes populeu- ses, plages commerçantes, forêts épaisses, monta- gnes escarpées, déserts de sable, il n'est pour ainsi dire aucun lieu, dans l'immense empire d'Orient, qui, sauvage ou civilisé, n'ait eu ses exilés et ses martyr .

L'étendue et la diversité de ce théâtre de la persé- cution font comprendre le contraste de certains récits hagiographiques, tels, par exemple, que les relations de procès jugés presque simultanément dans la mon- tagneuse Cilicie ou dans la Thrace hellénisée.

L'édit avait été promulgué en Pamphylie dès les

304 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).

premiers mois de 304. De Perge, métropole de cette province, saint Galliope s'enfuit à Pompeiopolis, ville deCilicie, il fut arrêté. Le gouverneur Maxime l'interrogea et le mit à la torture (1). On raconte que la mère du martyr, apprenant l'arrestation de son fils, courut le retrouver, après avoir affranchi deux cent cinquante esclaves et distribué ses biens à l'Église et aux pauvres (2). Galliope, condamné au supplice de la croix, mourut le vendredi saint, 7 avril : la mère expira en recevant dans ses bras le corps de son enfant détaché du gibet (3).

C'est peut-être pendant ce séjour à Pompeiopolis que furent présentés une première fois à Maxime trois autres chrétiens, Tarachus, Probus et Andronicus(4.), dont les interrogatoires multiples, la translation en diverses villes à la suite du gouverneur, la longue captivité , sont caractéristiques d'une persécution où.

(1) Les Actes grecs des saints Tarachus, Probus et Andronicus don- nent au même gouverneur de Cilicie les noms de *),au:oç ou ^Xaêtavo;

Fato; Noufjiepto; Ma^îfjLoç; Ruinart, p. 458.

(2) M. Le Blant, les Actes des martyrs, § 90, p. 227, critique à tort ce passage des Actes comme contraire à la loi Fufia Caninia, qui dé- fendait daflranchir par testament plus de cent esclaves : il est ques- tion ici d'un affranchissement entre vif, pour lequel une telle limite n'était pas imposée. Un détail m'inspire plus de défiance : la distri- bution de biens immeubles à l'Église , en un temps les propriétés de celle-ci étaient confisquées. Restait cependant la ressource du fidéi-

commis.

(3j Passio S. Calliopii, dans Acta 55., avril, 1. 1, p. 659-662. Voir la critique de ces Actes dans Tillemont, Mémoires, t. V, notes xxxiv et XXXV sur la persécution de Dioclétien.

(4) 01 Trpooeve'/ÔÉvTeçTÎi (jieYa/.eiOTr.Tt com, xOpté (jlou, èTïi •nj; no[JL7nr]iou- 7rd).E(oç. Acta SS. Tarachi, Probi et Andronici, 1.

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TIIRACE. 305

selon le mot de Lactance, les magistrats poursui- vaient l'apostasie d'un chrétien avec autant d'ardeur et de ténacité que s'il se fût agi de dompter une nation barbare (1). Leurs Actes, que les fidèles, nous dit-on, obtinrent à prix d'or la permission de copier sur les registres du greffe (2), méritent d'être étudiés non seulement à cause des caractères d'authenticité qu'ils présentent, mais encore en raison des chan- gements dans l'attitude des accusés et des juges, déjà sensibles depuis quelque temps, mais nulle part mieux marqués. L'heure n'est plus de ces brefs inter- rogatoires, où la constatation de la qualité du chré- tien et de son refus d'apostasier était immédiatement suivie de la sentence. Le magistrat et le martyr essaient maintenant de se convaincre. Au lieu d'un jugement dédaigneusement rendu, humblement ou joyeusement accepté, c'est un duel, à la fin duquel il y aura un vainqueur et un vaincu. Aussi le ton des accusés s'élève-t-il. On entend plus souvent qu'autrefois sortir de leur bouche des paroles hardies, piquantes, indignées : on voit voler, en quelque sorte, « ces traits de Dieu, qui allumaient la colère des juges, mais parfois leur faisaient des blessures salutaires (3). » Aux prises avec Tarachus, Probus et Andronicus, le gouverneur de Cilicie va recevoir

(1) Lactance, Div. Inst., V, 11.

(2) « Quia omnia scripta confessionis eorum necesse erat nos colli- gere, a quodam nomine Sabasto, uno de spiculatoribus, ducentis de- nariis omnia Ista transcripsimus. » Acta, proœmium.

(3) Saint Augustin, Enarr. in psalm. XXXIX, 16.

IV. 20

306 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

quelques-uns de ces traits, et y répondre par la main du bourreau.

Après une première conipai'ution à Pompeiopolis, dont ni la date ni le procès-verbal n'ont été conser- vés , les trois accusés furent présentés à Tarse devant le tribunal de Maxime, le 25 mars selon certains ma- nuscrits, mais plutôt le 21 mai ou le 20 juin, selon d'autres (1). Le gouverneur s'adressa d'abord à Ta- rachus : « Comment t'appelles-tu? car, étant le plus âgé, tu dois être interrogé le premier. Réponds. Je suis chrétien. Cesse de prononcer ce nom impie. Dis-moi comment tu t'appelles. Je suis chrétien. » Maxime commanda aux bourreaux de lui frapper la bouche en répétant : <( Ne réponds pas une chose pour une autre (2). » Tarachus reprit : « Mon vrai nom, je le dis. Mais situ veux savoir comment on m'appelle parmi les hommes , mes parents me nom- ment Tarachus; et, quand j'étais soldat, on m'a donné le nom de Victor. De quelle condition es-tu? Romain et soldat, à Claudiopolis en Isaurie. Mais, étant chrétien, j'ai renoncé à Tarmée. Tu n'étais pas digne d'y servir, malheureux. Mais com- ment t'en es-tu retiré? J'ai demandé mon congé à

(1) Voir la note de Ruinart, p. 458. Quant à la désignation consu- laire de l'année, elle est donnée d'une manière incomplète ou inexacte dans les Actes soit grecs, soit latins; mais les faits eux-mêmes ne peu- vent convenir qu'à l'an 304; voir l'avertissement de Ruinart, p. 456; Tillemont, Mémoires, t. V, note ii sur saint Taraque ; la note de Va- lois sur Eusèbe, Hist. EccL, IX, 5.

(2) Sur cette formule, voir Edmond Le Blant, les Actes des mar- tyrs, p. 84.

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACE. 307

mon chef Publius, il m'a renvoyé. Considère t;i vieillesse : je veux que tu sois de ceux qui obéissent aux ordres des princes : tu recevras de moi , en récom- pense, de grands honneurs. Approche donc, et sacri- fie à nos dieux; car les empereurs eux-mêmes, qui gouvernent le monde entier, leur rendent un culte.

Ils se trompent, égarés par les ruses de Satan. Frappez-lc encore à la bouche, ordonna Maxime, pour avoir dit que les empereurs se trompent. Je le dis et je le répète, ils se trompent, car ils sont hommes. Sacrifie à nos dieux, et abandonne toute cette malice. Je ne violerai pas la loi de mes pères. Il y a une autre loi que celle-là, ô mauvaise tète ! » dit le gouverneur, qui fit flageller Tarachus. Mais, loin d'être ébranlé, le martyr confessa plus courageusement encore la divinité du Christ. « Laisse ce bavardage, dit Maxime, approche, et sacrifie. Je ne bavarde pas, mais je dis la vérité. J'ai soixante- cinq ans, et j'ai vieilli sans l'abandonner. » Un cen- turion intervint : « Aie pitié de toi-même, et sacrifie.

Retire-toi de moi, ministre de Satan, » répondit le martyr. Maxime le fit conduire en prison, chargé de chaînes (1).

Le second accusé fut introduit : « Quel est ton nom ?

Mon premier et plus noble nom , chrétien ; mon second, qui m'est donné parmi les hommes, Probus.

De quelle condition es- tu? Mon père était de Thrace , mais je suis à Side, en Pamphylie. Je suis

(1) Acta SS. Tarachi, Probi et Andronici, 1, dans Ruinait, p. 458.

308 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

homme du peuple, et clirétien (1). Tu ne tireras nul profit de ce nom. Sacrifie aux dieux, afin d'être honoré des princes et notre ami. Je ne veux aucun honneur des princes, et ne convoite pas ton amitié. Car mes richesses n'étaient pas médiocres, et cepen- dant je les ai ahandonnées pour servir le Dieu vi- vant. » Maxime le fit dépouiller, et frapper à coups de nerf de bœuf. Puis, le martyr continuant à confes- ser sa foi , il commanda de le frapper sur le ventre. Le sang coulait à flots et rougissait le sol. Enfin, ne pouvant vaincre le courage de Probus, le gouverneur ordonna de le charger de chaînes , et de le mettre en prison, les pieds écartés jusqu'au quatrième trou : défense fut faite de panser ses plaies (2).

On amena le troisième accusé, qui, après s'être déclaré chrétien, donna son nom, Andronicus. « De quelle condition es-tu? De noble race; mes parents sont parmi les premiers d'Éphèse. Abandonne toute folle jactance, écoute-moi de bon gré, comme tu écouterais ton père. Ceux qui avant toi ont voulu faire les fous n'y ont rien gagné. Toi, honore nos princes et nos pères, en te soumettant aux dieux. Vous les appelez bien vos pères, car vous êtes les fils de Satan , les fils du diable , dont vous faites les œu-

(1) IlaYavoç eljJLi, -/piaTtavô; ôè wv. Acta, 2. On voit quel était encore, au commencement du quatrième siècle, le sens du motnayavèç, paganus : plébéien, simple particulier. C'est dans le même sens que Tarachus, pour exprimer qu'il avait renoncé au service militaire, dit : Ttayaveueiv ripeTr,(ja(jL-/;v. Ihid., 1.

(2) Acta, 2.

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TIIRACE. 309

vres. Ta jeunesse croit pouvoir me braver. Mais apprends que de grands tourments te sont préparés. Je te parais jeune d'années, mais sache que mon âme est mûre, et prête à tout. Gesse ces vaines pa- roles, sacrifie, afin d'éviter la souffrance. Me crois- tu assez fou pour vouloir paraître inférieur à ceux qui nî'ont précédé? Je suis préparé à tout souffrir. » On le dépouilla, et on le suspendit au chevalet. En vain le centurion, le greffier, le gouverneur lui- même le suppliaient : Andronicus restait inébranla- ble. La torture commença par une violente torsion des jambes; ensuite on lui écorcha les flancs, d'abord avec le fer, puis avec des poteries brisées. « Je te ferai périr en détail, » disait le gouverneur furieux. « Je méprise tes menaces et tes tourments, » répondait Andronicus. Les pieds liés, un carcan de fer au cou, il fut porté dans la prison (1).

Dans ses tournées à travers la province, Maxime se fit suivre des trois prisonniers , dont il espérait triom- pher par la torture. A Mopsueste (2) , il les soumit à une nouvelle épreuve. « La vieillesse , dit-il à Tara- chus, est honorée en beaucoup d'hommes, parce qu'en eux sont l'expérience et le bon sens : si tu as réfléchi, tu ne persisteras pas dans tes premières dis- positions. Approche donc, et sacrifie en l'honneur des princes, de qui, à ton tour, tu obtiendras des hon- neurs. — Si les princes et ceux qui partagent leurs

(1) Acta, 3.

(2) Sur le lieu de ce second interrogatoire, voir Ruinart, p. 455.

310 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

sentiments connaissaient le véritable honneur, ils abandonneraient de vaines et aveugles pensées , et se laisseraient vivifier par la foi au Dieu vivant. » Toutes les tortures furent essayées sur l'intrépide vieillard : sa bouche fut de nouveau frappée, au point [de lui briser les mâchoires, on lui posa sur la main des charbons ardents, on le suspendit au-dessus d'une acre fumée, on lui mit dans les narines du sel, du vinai- gre, de la moutarde; enfin, lassé, Maxime dit : « Je te réserve pour une prochaine audience de nouveaux tourments, car je veux dissiper ta folie. Tu me trouveras prêt à tout ce que tu auras imaginé, » ré- pondit Tarachus. La nouvelle comparution de Probus ne fut pas moins émouvante. Dans les paroles que lui adressa le juge, un mot est caractéristique des idées de ce temps; après l'avoir invité à sacrifier aux dieux et avoir entendu cette réponse du martyr : « Je ne sacrifie pas à plusieurs dieux, mais j'en adore un seul, » Maxime lui dit : « Approche donc, et sacrifie, non à plusieurs, mais à Jupiter, le dieu grand. » C'est toujours le même effort pour concilier l'idolâtrie avec l'idée monothéiste. Probus ne comprit pas , ou feignit de ne pas comprendre ; il répondit : « J'ai mon Dieu dans le ciel, et je crains lui seul; quant à ceux que tu appelles dieux, je ne me soumets à eux ni ne les adore. Je te répète, reprit Maxime, sacrifie à Jupi- ter, le dieu invaincu (1). » Cette qualification est aussi

(1) « Immola Jovi deo invictissimo. » Acta^ 5. Le texte grec est diffé- rent; il porte : àriTTTQTw èuoTiTri Ait, à l'indomptable surveillant Ju-

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACE. Ml

celle de Mithra : on a vu plus haut comment, à cette époque de syncrétisme, les cultes de Jupiter et de Mithra arrivaient parfois à se confondre (1). Probus répondit en se moquant de Jupiter. Furieux, le gou- verneur commanda de lui appliquer un fer rouge, de le frapper sur le dos avec un nerf de bœuf, et enfin de poser des charbons ardents sur sa tête rasée (2) ; puis, lui montrant une foule d'apostats qui se pressaient au pied du tribunal : « Ne vois-tu pas ceux-ci, lui dit-il, honorés des dieux et des princes, tandis que toi, tout le monde te regarde avec mépris, comme un impie destiné au supplice? Crois-moi, répondit Probus, tous ces malheureux sont morts , s'ils ne font point pénitence de leur péché, car c'est sciemment qu'ils ont servi les idoles et abandonné le Dieu vivant. » Le troisième accusé, Andronicus, fut amené à son tour et cruellement battu , mais , à la grande surprise du gouverneur et des assistants , les cicatrices des tortures qu'il avait souffertes une première fois étaient déjà guéries. « J'ai au ciel, dit Andronicus, un mé- decin qui m'a guéri non par des remèdes, mais par sa divine parole. » Lui aussi répondit avec une fer- meté dédaigneuse aux exhortations de Maxime, qui le renvoya en prison avec les deux autres chrétiens (3).

piter, mots empruntés au vocabulaire des mystères, et signifiant un des degrés d'initiation.

(1) Voir plus haut, p. 73.

('2) Ce supplice était depuis longtemps en usage chez les Orientaux, voir le livre des Proverbes, XXV, 21, et saint Paul, ad Romanos XII, 20.

(3) Acta, 4, 5, 6.

312 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

Maxime ne les revit qu'en octobre , à Anazarbe , il était arrivé après avoir condamné, le 15 juin, saint Tatien Dulas à Prétoridae (1), et, le 7 septembre, samt Sozon à Pompeiopolis (2). La nouvelle audience montre si bien l'ardeur déployée de part et d'autre dans cette phase suprême de la persécution, le ton auquel sont montés désormais les accusés et les ju- ges , que je crois devoir traduire intégralement, mal- gré sa longueur, au moins l'un des procès-verbaux qui la résument.

Maxime dit : « Appelez les impies chrétiens. » Le centurion Demetrius répondit : « Ils sont présents, seigneur. » Maxime interpella Tarachus en ces ter- mes : (( Profite de ce que les tortures sont interrom- pues, pour renoncer à ton opiniâtreté et sacrifier aux dieux qui gouvernent tout. Il n'est bon ni pour nous, répondit Tarachus, ni pour eux , ni pour ceux qui leur obéissent, que le monde soit gouverné par des êtres qu'attend le feu éternel. Ne ces- seras-tu jamais de blasphémer, scélérat? Ou penses-tu obtenir par ton impudence que je te fasse décapiter tout de suite? Si je devais mourir si vite, l'é- preuve ne serait pas grande. 3Iais fais ce que tu voudras, afin que s'augmente devant Dieu le mérite de mon combat. Tu n'as pas souffert plus que tant d'autres captifs, qui subissent la rigueur des lois. Ce que tu dis est une nouvelle preuve de ton fol aveu-

(1) Acta Sanctorum, juin, t. II, p. 1042.

(2) Ibid., septembre, t. III, p. 14.

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TIIRACE. 313

glement; car Jes malfaiteurs sont justement punis, tandis que ceux qui souffrent pour le Christ rece- vront de lui la récompense. Maudit scélérat, quelle récompense espérez- vous de votre mauvaise vie? Il ne t'appartient pas de m'interroger là-dessus, ni de connaître la récompense qui nous attend, et pour laquelle nous supportons tes vaines menaces. Mi- sérable , tu me parles comme si tu étais mon égal ! Je ne suis pas ton égal, et je souhaite ne jamais l'être. 3Iais j'ai la liberté de parler, et nul ne peut me Fenlever, grâce à Dieu qui me fortifie par son Christ. Je t'enlèverai cette liberté , scélérat. Personne ne me l'enlèvera jamais, ni toi, ni tes empereurs, ni votre père Satan, ni les démons que vous adorez dans votre erreur. Ma condescendance à te parler te fait perdre le sens, impie. Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même : car le Dieu que je sers sait que je hais ta vue , et que je n'ai jamais dé- siré m'entretenir avec toi. Enfin , pour éviter de nouvelles tortures , sacrifie. Dans ma première con- fession à Tarse, comme dans mon second interroga- toire à Mopsueste, j'ai déclaré que j'étais chrétien, et je le suis toujours. Crois-moi, c'est la vérité. Malheureux , il sera trop tard pour te repentir, quand je t'aurai fait mourir dans les supplices. Si j'avais me repentir, je l'aurais fait quand une première fois, puis une seconde, tu m'as torturé ; mais mainte- tenant je suis fixé, et ne te crains pas, grâce à Dieu. Fais ce que tu voudras, impudent. J'ai laissé grandir ton impudence en ne te punissant pas. Je

314 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304 j.

te l'ai dit, je te le répète, tu as puissance sur mon corps, fais ce que tu voudras. Liez-le et suspen- dez-le, pour faire cesser sa folie. Si j'étais fou, je serais devenu impie comme toi. Maintenant que tu es suspendu, obéis, afin d'éviter les peines que tu mérites. Bien qu'il ne te soit pas permis de tor- turer à ta fantaisie un soldat (1), cependant je ne te demande point d'abandonner ta folie : fais ce que tu voudras. Le soldat qui honore les dieux et les em- pereurs reçoit des largesses et des honneurs; mais toi, tu es impie, et tu es honteusement sorti de l'armée (2). J'ordonne donc que tu sois plus cruellement torturé. Fais ce que tu voudras. Je te l'ai tant de fois de- mandé! Pourquoi tardes-tu? Ne crois pas, comme je te l'ai déjà dit, que je t'aime assez pour t'enlever la vie d'un seul coup (3). Je te ferai périr par mor- ceaux et j'abandonnerai le reste aux betes. Ce que

(1) Baronius {Ann., ad ann. 290, § 19) cite un rescrit de Dioclétien à Salluste : « Milites neque tormentis neque plebeiorum pœnis in causis criminum subici concedimus, etiam si non emeritis stipendiis videan- tur esse diraissi; exceplis iis scilicet, qui ignominiose sunt soluti, quod et in filiis militum vcteranorura servabitur. »

(2) 'Açécreo);, à-rtaou xzvjyy\v,'xc,. Acta, 7. C'est Vignominiosa missio : Digeste, XLIX, xvi, 13, § 3; Lex Julia municipalis , 121, au Corp. inscript, lat., t. I, 206. Probablement le juge altère ici la vérité, car il résulte de [la réponse de Tarachus dans ,1e premier interrogatoire, qu'il avait obtenu le congé sur sa demande, ce qui suppose soit Vho- nesta missio, soit au moins la causaria missio; voir Digeste, 1. c.

(3) Dans cette cruelle société romaine, une mort rapide était con- sidérée comme une faveur, que l'on accordait à quelques condamnés privilégiés : « In causa capitis animadversio gladii admodum paucis quasi beneficii (loco) deferebatur, qui ob mérita vetera impetraverant bonam mortem. » Lactance, De mort, pers., 22.

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TIIRACE. 315

tu dois faire, fais-le vite; ne te borne pas à Fannoncer. Tu t'imagines sans doute, misérable, qu'après ta mort quelques femmelettes viendront honorer ton corps et l'embaumer dans les parfums; mais je pren- drai soin d'anéantir tes restes. Je te permets de me torturer avant que je meure, et après ma mort de faire de moi ce que tu voudras. Viens sacrifier aux dieux. Je t'ai dit une fois pour toutes, insensé, que je ne sacrifie pas à tes dieux et ne rends point de culte à tes abominations. Tenez ses joues, et bri- sez-lui les lèvres. Tu as flétri et défiguré ma face, mais mon âme n'en a que plus de vie. Tu m'exas- pères, misérable, je vais me montrer autrement à toi. Ne pense pas m'effrayer par des paroles : je suis prêt à tout, car je porte les armes de Dieu. Quelles armes portes-tu, maudit? te voilà nu et cou- vert de blessures. Ignorant et aveugle, tu ne peux voir mon armure. Je supporte tes folies : tes ré- ponses ne m'irriteront pas assez pour que je te donne une mort rapide. Quel mal ai-je fait en disant que tu ne peux voir ce que je porte, parce que tu n'as pas le cœur pur et que tu fais une guerre impie aux serviteurs de Dieu? Je comprends que tu as mené une mauvaise vie, ou que tu es un magicien, comme quelques-uns le disent. Je ne l'ai pas été et ne le serai jamais, car je ne sers pas comme vous les démons, mais un seul Dieu, qui me donne la pa- tience, et m'inspirera mes réponses. Ces réponses- ne t'aideront pas. Sacrifie, afin d'échapper aux tourments. Me juges-tu assez insensé pour ne pas

316 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).

croire en Dieu, ne pas vouloir la vie éternelle, mais croire en toi, obtenir un moment de répit, et perdre mon âme pour toujours? Chauffez des pointes de fer (1) et appliquez-les sur sa poitrine. Quand môme tu ferais pis que cela, tu n'obligeras pas un serviteur de Dieu à rendre un culte aux images de tes démons. Apportez un rasoir et coupez ses oreilles : rasez sa tête et posez sur elle des charbons ardents. Mes oreilles ne sont plus, mais celles de mon cœur garderont leur force (2). Enlevez avec le rasoir la peau de sa tête maudite, et mettez-y les charbons ardents. Quand même tu ferais écorcher mon corps entier, je n'abandonnerais pas mon Dieu, qui me donne la force de supporter tes armes scélé- rates. — Placez le fer rouge sous ses aisselles. Que Dieu te regarde et te juge aujourd'hui! Mau- dit, quel Dieu invoques-tu? réponds. Un Dieu qui est près de toi, que tu ne connais pas et qui ren- dra à chacun selon ses œuvres. Je ne te tuerai pas tout d'un coup^ je te l'ai dit, afin qu'on enve- loppe tes restes dans un linceul, qu'on les parfume et qu'on les adore : mais je t'infligerai une horrible mort, et je ferai brûler ton corps, dont on disper- sera les cendres. Gomme je te l'ai dit, moi aussi, fais ce que tu voudras : tu as reçu puissance en ce monde. Qu'on le reconduise en prison , et qu'on

(1) *06eXt(Txou<;.

(2) « Ces oreilles intérieures, le Verbe se fait entendre, » dit Bos- suet.

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACE. 317

le garde jusqu'au combat de bétes de demain (1). » L'interrogatoire de Probus ressemJjle , sauf les dé- tails, à celui de son compagnon. C'est le même em- portement chez le juge , la même hauteur et la même vivacité chez le martyr. Maxime s'avisa, cependant, d'une invention nouvelle. « Faites-lui boire, de force, du vin des libations, introduisez dans sa bouche de la viande prise sur l'autel, » commanda-t-il aux bour- reaux. « Seigneur Jésus, Fils du Dieu vivant, s'écria Probus, vois du haut du ciel la violence qui m'est faite, et juge ma cause ! Tu as beaucoup souffert, malheureux! et cependant ta as goûté du sacrifice : que peux-tu faire maintenant? Tu n'as pas gagné beaucoup en me faisant prendre par force les restes impies de tes sacrifices , car Dieu connaît ma volonté. Fou que tu es , tu en as cependant bu et mangé ! Promets de le faire de bon gré, et tu seras délivré de tes chaînes. Cela ne te servira guère , violateur de la loi, pour vaincre ma résolution. Quand tu me ferais absorber toutes vos nourritures sacrilèges, je n'en éprouverais aucun mal , car Dieu voit la violence que je souffre. )> Furieux de sentir sa ruse déjouée par le bon sens du chrétien, Maxime eut recours aux tortures les plus raffinées. Les jambes sillonnées par le fer rouge, les mains percées de clous, Probus lui reprocha vaillamment sa cécité spirituelle. Pour se venger de ce mot, le juge fit crever les yeux du martyr, mais sans pouvoir lui imposer silence : « Tant qu'il me res-

(1) Acta, 7.

318 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).

tera un souffle de vie , disait Probus, je ne me tairai pas, car Dieu m'a rendu fort par son Christ. » Maxime donna Tordre de le garder en prison , et de ne laisser aucun chrétien l'y visiter. Puis il commanda d'intro- duire Andronicus (1).

On ne s'étonnera pas que ce troisième accusé, entrant dans le prétoire rempli de flaques de sang, de débris humains, de l'odeur des chairs brûlées, ait senti le dégoût et l'indignation emplir son âme : son langage sera plus dur encore que celui de Tarachus et de Probus : pour la première fois la conscience chrétienne maudira publiquement la cruauté des em- pereurs armés contre elle, et appellera le bras de Dieu sur les persécuteurs. Maxime avait pris cepen- dant le ton doux et insinuant : il pria d'abord le jeune chrétien de penser à son âge, aux honneurs qui l'at- tendaient, et le pressa de sacrifier. Traité de tyran par Andronicus , le gouverneur ne se découragea pas tout de suite : il essaya de lui faire croire que ses de- vanciers avaient apostasie : <( Ils ont parlé avec cette liberté jusqu'à la torture, mais, après avoir senti les tourments, ils ont adoré les dieux, se sont soumis aux empereurs, ont offert des libations, et ont été ren- voyés libres. » Andronicus lui répondit qu'il men- tait, et le cita au jugement de Dieu. La torture com- mença; des papyrus enflammés furent posés sur le ventre du martyr, des fers rouges mis entre ses doigts. « Insensé, ennemi de Dieu, disciple de Satan, j'ai le

(1) Acta, 8.

LES MAUÏYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACi:. 319

corps tout brûlé, criait Andronicus : crois-tu cepen- dant que je te craigne? Dieu est en moi par Jésus- Christ, et je te méprise. Ignorant, répondit Maxime, ne sais-tu pas que Thomme que tu invoques était un malfaiteur vulgaire , qui par l'ordre d'un président nommé Pilate fut attaché au gibet? Les Actes de sa condamnation subsistent encore. » Maxime fait proba- blement allusion à de faux Actes de Pilate , qui com- mençaient à se répandre bien que plusieurs années dussent s'écouler avant que le gouvernement impérial, se faisant complice de la fraude , songeât à leur don- ner une publicité officielle (1). 3Iais Andronicus con- naissait mieux que son juge la divine histoire : « Tais- toi, s'écria- t-il , on te défend de dire ces choses : tu n'es pas digne de parler de Lui, scélérat. Si tu en étais digne , tu ne tourmenterais pas les serviteurs de Dieu. » Maxime n'avait pas encore perdu tout espoir de triompher du chrétien ; il lui fit, comme à Probus, mettre de force dans la bouche le pain et la viande du sacrifice : « Eh bien! dit-il, tu en as goûté! Puissiez-vous être punis, répondit Andronicus, toi, tyran sanguinaire, et ceux qui t'ont donné le pouvoir de me souiller par vos impies sacrifices : tu connaîtras un jour ce que tu as fait aux serviteurs de Dieu. Tête scélérate, oses-tu maudire les empereurs qui ont donné au monde une si longue et une si profonde

(1) Eusèbe, Hist. EccL, I, 9; LX, 5; saint Lucien, Apologie, dans Routh, Reliquiœ sacrœ, t. IV, p. 6. Cf. Mason, The persécution of Diocletian, p. 322. Voir plus bas, chapitre neuvième.

320 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

paix? » Parler de paix, quand le sang chrétien coulait dans toutes les provinces, parut au martyr une déri- sion. « Je les ai maudits et les maudirai, répondit-il, ces fléaux publics, ces buveurs de sang, qui ont bou- leversé le monde. Puisse la main immortelle de Dieu, cessant de les tolérer, châtier leurs amusements cruels, afin qu'ils apprennent à connaître le mal qu'ils ont fait à ses serviteurs ! » C'était plus qu'un juge païen ne pouvait entendre; Maxime, hors de lui, fit briser les dents et couper la langue de l'accusé , qu'on ra- mena ensuite dans la prison jusqu'au supplice du len- demain (1).

La suite de la relation ne me parait pas offrir toutes les garanties d'authenticité qui se rencontrent dans les procès-verbaux des interrogatoires : je me con- tenterai de la résumer. Le 11 octobre, les jeux donnés par le cilicarque Terentianus (2) eurent lieu dans l'amphithéâtre d'Anazarbe, à un mille de la cité. Le peuple garnissait les gradins. Déjà la moitié du jour était passée, et sur l'arène gisaient de nombreux ca- davres de gladiateurs et de bestiaires , quand les trois chrétiens, qui ne pouvaient marcher à cause de leurs blessures , y furent déposés par des soldats. A la vue de ces hommes mutilés, la foule eut un mouvement de pitié, qui n'est plus rare à cette époque : on mur- mura contre la cruauté du gouverneur. Les bêtes

(1) Acta, 9.

(2) TepevTiavôv Ki).txàpxr,v. Acla , 10. Sur le cilicarque, voir Dic- tionnaire des antiquités, t. I, p. 1172; cf. Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 2^ éd., p. 302.

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TIIRACE. 321

elles-mêmes passèrent près des condamnés sans les toucher (1) : un ours renommé par sa férocité, et qui le même jour, dit-on, avait tué trois hommes, se con- tenta de lécher le sang qui coulait des plaies d'Andro- nicus; une lionne, envoyée au cilicarque par le grand prêtre de Syrie (2) , se coucha aux pieds de Tarachus, et, quand les bestiaires eurent reçu l'ordre de l'exciter, se jeta avec tant de force contre les barrières, que le peuple épouvanté cria : « Qu'on lui rouvre sa cage ! » Maxime dut faire venir des gladiateurs , qui égorgè- rent les martyrs. Mais, fidèle à ses menaces, il résolut dempêcher de recueillir leurs corps : par ses ordres, on les mêla aux cadavres de tous ceux qui avaient péri dans la journée , et des soldats furent placés dans l'amphithéâtre pour en écarter les chrétiens. Cepen- dant, une tempête ayant obligé les gardes à se mettre à l'abri, les chrétiens purent s'approcher : guidés par une lumière miraculeuse , ils reconnurent les re- liques de leurs frères, et les emportèrent jusqu'à la montagne voisine, une caverne leur servit de tom- beau (3).

(1) Eusèbe a été le témoin de faits s.Mnblables; Hist. EccU, VIII, 7. Voir plus bas, au paragraphe IV de ce chapitre.

(2) ToO Suptàpxo'J' Sur le syriaque, voir Code Théodosien, VI, m, 1; XV, IX, 2; Code Justinien, I. xx.xvi; V, xxxvu, 1. Cf. Borghesi, Œuvres, t. IV, p. 14i; Marquardt, Rôniische Staatsverivaltung, t. I, p. 515.

(3) On lit, dans une note flnale ajoutée aux Actes par quelques ma- nuscrits, que ces faits se passèrent iv tcô irptô-o) î~zi toO Sicoyîxo'j, dans la première année àp la persécution. Tillemont a cherché l'explicalion de cette date dans une erreur de copiste , qui aurait mis le sigle nu- mérique a pour le sigle ^. Mais cette [hypothèse n'est pas nécessaire.

IV. 21

m LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

Pendant que ces sanglantes scènes se passaient en Cilicie, à l'autre extrémité des États de Dioclétien s'achevait un procès dont nous avons raconté la pre- mière partie. Le gouverneur favorable aux chrétiens, Bassus, avait quitté la Thrace, laissant lévêque Phi- lippe et le diacre Hermès dans la prison d'Héraclée, où, l'on s'en souvient, une secrète liberté leur avait été accordée par des geôliers bienveillants. Ils étaient détenus en vertu de ledit relatif aux ecclésiastiques; mais le nouveau gouverneur, Justin , païen zélé , ar- rivait aussitôt après la promulgation de l'ordonnance sur la persécution générale , et son premier soin fut de rappliquer aux deux captifs.

Le premier magistrat d'Héraclée présenta lui-même Philippe au tribunal. « Tu es Tévêque des chrétiens? » demanda le gouverneur. « Je le suis , et ne puis le nier, » répondit Philippe. « Xos seigneurs, reprit Jus- tin, ont daigné ordonner que tous les chrétiens soient obHgés de sacrifier, de gré ou de force , et punis en cas de refus. Aie donc pitié de ton âge, évite des souf- frances que même des jeunes gens ne pourraient sup- porter. — Par crainte d'une souffrance passagère, vous observez les lois d'hommes semblables à vous; combien plus devons-nous garder celles de Dieu , qui punit les coupables d'un supplice étemel I Il faut , cependant, obéir aux empereurs. Je suis chrétien.

L'année 304 fut bien la première de la persécutioa, si Ton fait com- WÊemea oelle-d à ledit obligeant à l'apostasie non pins les seuls ec- eléâastifpieg, mais l'uniTersalité des chrétiens.

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACE. 323

C'est pourquoi je ne puis faire ce que tu dis. Tu as ordre de me punir, non de me contraindre. Tu ignores les tourments qui t'attendent. Tu peux me torturer, mais non me vaincre. Jamais on ne me per- suadera de sacrifier. Tu vas être traîné par les pieds à travers la ville , et , si tu survis , on te remettra en prison pour de nouveaux supplices. Puisses-tu ac- complir tes menaces, et satisfaire à tes désirs impies! » Le gouverneur tint parole ! Philippe, les pieds liés, fut traîné sur les pavés de la ville : quand on le releva tout sanglant, des chrétiens le reportèrent dans leurs bras jusqu'à la prison (1).

Le prêtre Sévère, qui avait pu jusque-là se tenir caché, était depuis quelque temps recherché par la police : soudain il se présenta lui-même devant le tribunal. « Ne te laisse pas séduire par les folies qui ont porté malheur à ton maître Philippe, lui dit Justin; obéis plutôt à l'ordre des empereurs, aie pi- tié de ton corps , aime la vie , attache-toi joyeusement aux biens de ce monde. Il me faut, répondit Sé- vère , garder les enseignements que j'ai reçus et rester fidèle à ma foi. Réfléchis encore, reprit le gouver- neur, et à la peine qui t'attend, et au moyen de l'évi- ter : tu verras que le sacrifice est pour toi le meilleur parti. » Mais le prêtre, à ce mot de sacrifice, se récria vivement. Le juge le fit alors mener en prison. Her- mès fut appelé à son tour. « Tu verras tout à l'heure , lui dit Justin, la peine réservée à ceux qui ont mé-

(1) Passio s. Philippi, 8, dans Ruinart, p. 448.

324 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).

prisé les ordres impériaux. Ne partage pas leur sup- plice, songe à ton salut, souviens-toi de tes fils, échappe au péril en sacrifiant. » Et comme Hermès protestait contre ces paroles le gouverneur ajouta : « Ton assu- rance vient de ce que tu ignores le mal qui t'attend. Mais quand tu l'auras éprouvé , ton repentir arrivera trop tard. Quelles que soient les douleurs que tu m'infliges, répondit Hermès, le Christ pour qui nous souffrons les adoucira par ses anges. » On le ramena en prison (1).

L'évêque, le prêtre et le diacre s'y trouvaient maintenant réunis. Le gouverneur, cependant, voulut essayer encore d'un traitement plus doux, et leur per- mit de sortir pour demeurer dans la demi-captivité d'une maison hospitalière. Puis, reconnaissant que l'indulgence n'avait point d'effet sur la ferme résolu- tion des martyrs, il les fit après deux jours réintégrer dans la prison. Ils y restèrent pendant sept mois. En octobre seulement l'ordre fut donné de les conduire à Andrinople, devait se rendre le gouverneur (2). En l'attendant les captifs furent gardés dans la maison de campagne d'un nommé Semporius, aux environs de la ville. Dès son arrivée, Justin se les fit amener aux thermes : ces immenses et somptueux établisse- ments jouaient un tel rôle dans la vie romaine, et renfermaient tant de salles, de cours et de portiques destinés à la promenade, aux jeux, aux réunions, que

(1) Passio, 9, 10.

(2) Ibid.j 10.

LES MARTYRS DE LA. ClLICIE ET DE LA THUACE. 325

la justice y était quelquefois rendue comme dans un lieu public (1). « Qu'as-tu fait depuis si longtemps? demanda le gouverneur à Philippe. Je t'ai accordé un long délai, dans l'espoir que tu changerais de sen- timents. Sacrifie donc, si tu veux être libre. Si notre captivité avait été volontaire, répondit Philippe, tu pourrais représenter comme une grâce le temps qu'il t'a plu nous y laisser ; mais comme la prison était pour nous une peine, quelle indulgence as-tu montrée en nous gardant? Je l'ai déjà dit, je suis chrétien : ce sera ma réponse à toutes les questions : je n'adorerai jamais de statues, mais je continuerai de servir le Dieu éternel. » Le juge le fit dépouiller, puis, l'ayant

(1) Voir les Actes de saint Laurent, dans les Ad a SS., août, t. Il, p. 519. Cf. Jordan, Topographie der Stadt Rom in Alterthum, t. II, p. 222, 382. Les gouverneurs faisaient alors élever une estrade de planches, couverte ou non d'une étoffe, en guise de tribunal. Dans plusieurs textes profanes (Suétone, Cxsar, 84; Cicéron, In Vatinium, 14) et dans un grand nombre d'Actes de martyrs il est question de tribunaux mobiles érigés non seulement aux thermes, mais sur les places publiques, au bord de la mer, au théâtre, au cirque, etc. Voir Edmond Le Blant, Monuments antiques relatifs aux affaires criminelles, dans la Revue archéologique, 1889, p. 29. L'usage de se servir des thermes pour les services publics durait au quatrième siècle : Philippe, préfet du prétoire (sous Constance), se rend aux bains de Zeuxippe, à Constantinople, pour traiter des affaires publiques, TiXacjàfxsvoç ôr,(xo- <7Î(ov Trf/ayjj.àxwv, et y mande l'évéque Paul; Socrate, Hist eccl., II, 16 ; Sozomène, III, 9. Les thermes servaient aussi de prison, au moins temporaire : lors du concile de Milan, en 355, les évèques, ecclésiasti- ques, laïques, fidèles à la foi de Nicée, furent enfermés dans les ther- mes de Maximien Hercule par les officiers de Constance; Acta 55., mai, t. VI, p. 47. Les thermes servaient même à des usages pieux; en 404, après la condamnation de saint Jean Chrysostome, ses partisans , abandonnant l'église, « célébrèrent la Pâque dans les thermes publics appelés Constan tiens » (Socrate, VI, 18; Sozomène, VIII, 21).

326 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

une seconde fois sommé vainement de sacrifier, com- manda de le battre de verges. La flagellation fut si cruelle, que les entrailles se voyaient sous la chair déchirée. Hermès fut ensuite introduit. Tous les employés et les soldats de Yofficium le connaissaient, et, pendant l'exercice de sa magistrature à Héraclée, il avait gagné leur altection : aussi eut-il à se défendre contre leurs conseils et leurs prières (1). Mais il se montra aussi inébranlable que son évêque, et fut comme lui ramené dans la prison. Malgré une com- plexion délicate, Philippe ne paraissait pas souffrir des blessures qu'il avait reçues (2).

Après trois jours ils comparurent de nouveau, non plus aux thermes, mais, nous dit-on, au lieu accou- tumé des audiences publiques. Justin dit à Philippe : « Quelle est ta témérité, de mépriser le salut et de refuser l'obéissance aux empereurs? Je ne suis pas téméraire, répondit l'évêque, mais j'ai l'amour et la crainte de Dieu qui a tout créé et qui jugera les vi- vants et les morts. Je n'ose pas transgresser ses com- mandements. J'ai, durant toutes les années de ma vie, obéi aux empereurs, et, quand ils commandent des choses justes, je me hâte de les exécuter. Car l'Écriture sainte a ordonné de rendre à Dieu ce qui est à Dieu, à César ce qui est à César. J'ai jusqu'à présent observé intégralement ce précepte. Il ne me reste plus qu'à donner la préférence aux choses du

(1) PassiOy 10.

(2) Passio, 10.

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA THRACE. 327

ciel sur tous les attraits de ce monde. Retiens ce que j'ai déjà plusieurs fois répété, que je suis chrétien, et que je refuse de sacrifier à vos dieux (1). » Ces calmes paroles, empreintes de tout le « loyalisme » d'un sujet fidèle, contrastent singulièrement avec les traits enflammés qui, presque à la même heure, sor- taient de la bouche des trois martyrs de Cilicie. Les différences d'âge et de condition saciale expliquent celles du langage. Ici, c'est le vieillard, c'est l'évê- que, obligé de garder la dignité du rang et des an- nées ; là-bas, c'est un soldat, c'est un homme du peu- ple, c'est un adolescent, moins retenus par le devoir de l'exemple, moins maîtres de leur cœur et de leur langue. Sur les lèvres de Philippe on retrouve l'écho des docteurs et des apologistes des premiers siècles; sur celles de Tarachus et de ses compagnons résonne l'éloquente invective de Lactance. Deux esprits dif- férents se rencontrent ici : tandis que les chefs, les prélats, conservent soigneusement le langage et les sentiments d'uae époque l'Église espérait encore parvenir à une entente avec l'Empire païen (2), le peuple, les laïques, entraînés par l'ardeur du combat, prévoient déjà le jour prochain l'Empire païen croulera sous le poids de ses fautes. Ainsi la conscience chrétienne, en cette crise décisive, tirait successive- ment de son trésor, selon le mot de l'Évangile, « les

(1) Passio, 11.

(2) Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers siècles, 2' éd., p. 385-389.

328 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

choses anciennes et les choses nouvelles, » tour à tour interprétant la tradition ou prophétisant Tavenir.

Le gouverneur, renonçant à persuader Philippe, se tourna vers Hermès : « Si la vieillesse, déjà proche de la mort, a dégoûté celui-ci des joies de ce monde, toi du moins sacrifie, pour ne pas perdre une vie heureuse. » Mais Hermès, loin de céder, confessa lon- guement sa foi, railla certaines cérémonies luguhres du paganisme, et, rappelant les grands exemples bi- bliques, parla de la colère divine. « Pour oser parler ainsi, dit Justin en colère, crois-tu donc pouvoir faire de moi un chrétien? Ce n'est pas toi seulement, ce sont tous les assistants que je voudrais rendre chrétiens, » répondit le martyr. Le gouverneur, après avoir pris l'avis de son assesseur et de ses conseillers, condamna Philippe et Hermès au feu pour avoir ab- juré le nom romain par la désobéissance aux empe- reurs (1).

L'évêque et le diacre furent tout de suite menés au supplice. Philippe, épuisé par la torture, ne pouvait marcher : on était obligé de le porter. Hermès suivait en boitant. H causait pieusement avec l'évêque, ou, s'adressant au peuple, lui racontait un aimable pré- sage, l'apparition d'une colombe, il avait vu l'an- nonce de son martyre. Sur le lieu de l'exécution, une fosse était creusée, devant un poteau. On y descendit Philippe, et, pendant que ses mains étaient clouées par derrière au bois, le bourreau comblait la fosse

(1) Passio, 11.

LES MARTYRS DE LA CILICIE ET DE LA TilRACE. 329

autour de ses genoux. Hermès eut ensuite à descendre dans le trou : comme ses pas étaient mal assurés, il dut s'appuyer de la main au poteau, et dit en riant : (( Comment, diable, même ici tu ne peux me sou- tenir! » Après qu'on lui eut aussi enterré les jambes, et pendant que l'exécuteur se préparait à mettre le feu aux sarments qui formaient comme une haie au- tour des martyrs (1), Hermès appela un chrétien nommé Velogius, et le chargea de porter à son fils ses dernières recommandations. Soit comme ancien magistrat, soit comme diacre, Hermès avait reçu de ses concitoyens chrétiens de nombreux dépôts d'ar- gent : son fils devra les restituer à chacun, fidèle- ment et sans contestation. Puis, voulant récompenser Velogius par un bon conseil : « Tu es jeune, dit-il, aie soin de gagner ta vie par ton travail, comme a fait ton père, et de vivre honnêtement comme lui. » n se laissa ensuite clouer les mains au poteau, et fut martyrisé avec Philippe (2).

Les détails donnés sur le supplice font comprendre comment leurs corps ne furent pas consumés , mais promptement étouffés par les flammes et la fumée d'un bûcher circulaire construit sur le sol à la hau- teur de leurs genoux. Aussi trouva-t-on les cadavres tout entiers , gardant presque encore les couleurs de la vie : les mains de Philippe étaient étendues , dans l'attitude de la prière. Mais le gouverneur partageait

(1) Cf. Tertullien, Apolog., 50; Lactance, De mort, pers., 15,

(2) Passio, 13.

330 LE QUATRIÈME EDIT EN ORIENT (304).

la haine qui, dans cette persécution, porta tant de juges païens à suivre rexemple|deDioclétien en refu- sant aux restes des martyrs les honneurs de la sépul- ture. Ceux de Philippe et d'Hermès furent, par l'ordre de Justin, jetés dans l'Hèbre. Les chrétiens d'An- drinople les en retirèrent secrètement, au moyen de filets, et leur donnèrent une sépulture temporaire à douze milles de la cité, dans une riante villa, abon- dante en sources , en bois , en champs fertiles et en vignobles (1).

Le lendemain, 23 octobre, le prêtre Sévère fut à son tour jugé, et soufTrit comme ses deux compagnons le supplice du feu (2).

(1) Passio, 15. Cf. Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle^ 2^ éd., Appendice B, p. 499.

(2) Passio, 12.

LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 331

III

Les martyrs de la Galatie et de la Cappadoce.

Sous la cruelle administration de Théotecne (1) , la Galatie, déjà si éprouvée par Texécution des précé- dents édits, et le fanatisme populaire avait chassé de leurs maisons beaucoup de familles chrétiennes (2), vit appliquer dans toute sa rigueur l'ordonnance concernant la persécution générale. Chrétiens traînés de force devant les autels des dieux, condamnations à mort , refus de sépulture , peine capitale prononcée contre quiconque rendrait aux martyrs les derniers devoirs, défense de vendre ou d'acheter du pain et du vin qui n'auraient pas été d'abord offerts aux idoles, tel est le tableau présenté, en 304, parla malheureuse province.

Les prêtres païens se tenaient à l'affût, épiant les propos qui pouvaient trahir les fidèles. Un de ceux-ci, Victor, fut dénoncé par les ministres de Diane pour avoir outragé la déesse en racontant qu'elle avait été violée par son propre frère Apollon devant Taiitel de

(1) Le texte latin de la Passio S. Theodoti Ancyrani, 24, donne à Théotecne le titre inexact de proconsul; le texte grec lui donne plus exactement celui d uTcaxixo;, consularis, qui est en effet le vrai titre du gouverneur de la Galatie au quatrième siècle (Marquardt, Rômische Staatsverwaltung, t. I, p. 365).

(2) Voir plus haut, p. 238.

332 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

Délos : on trouve dans quelques monuments antiques une allusion à ce mythe injurieux (1), qui n'est point incompatible avec le caractère impur souvent revêtu, en Asie, par le personnage de Diane (2). Victor fut arrêté ; mais on essaya par tous les moyens d'obtenir son abjuration. « Si tu obéis au gouverneur, lui di- sait-on, tu recevras le titre d'ami des empereurs (3), et un emploi dans le palais. Si tu n'obéis pas, des tourments atroces t'attendent, ta famille sera exter- minée, tes biens adjugés au fisc, ton nom aboli à jamais, ton cadavre jeté aux chiens. » Mais un dévoué fidèle, Théodote, parvint à s'introduire dans la prison, et à combattre par ses conseils d'aussi dangereuses insinuations. Victor supporta les premières tortures

(1) « Il n'est pas impossible de faire remonter jusqu'à la poésie or- phique l'idée de celte union incestueuse. Apollon aurait fait violence à Arlémis près de son propre autel, à Délos. C'est ainsi, du moins, qu'on a voulu expliquer le caractère erotique de quelques représenta- tions d'Apollon et d'Arlémis, en particulier sur un miroir étrusque. » P. Paris, art. Diane, dans le Dictionnaire des antiquités, t. II, p. 132. Cf. Lenormant, Gazette archéologique^ t. II, p. 20; Braun, Artemis Hymnia und Apollo mit dem Armhand, Rome, 1842; Mon. ined. delV inst. di corr. arch., 1855, p. 20.

(2) Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, T éd., p. 415, et Charles de Linas, Us Origines de l'orfèvrerie cloisonnée, t. II, p. 373-375; t. III. p. 201-203, 255. A Perge, en Pamphylie, le culte de Diane avait de grandes analogies avec celui de Vénus à Paphos ; "Waddington, Voyage en Asie Mineure, p. 92, 142; Mélanges de numismatique et de philologie, p. 577; Re- nan, Saint Paul, p. 31; Lanclioro■v^ski, les Villes de la Pamphylie et de la Pisidie, 1890, t. I, p. 50; Radet, Revue archéologique,

sept.-oct. 1890, p. 216.

(3) 4>iXdxaiGap. Voir Corpus inscr. grscc, 2748, 2975, etc. M. Re- nan, Saint Paul, p. 26, constate que ce titre était recherché en Asie

Mineure.

LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 333

avec une telle fermeté, que les assistants manifestaient leur admiration. Cependant, au dernier moment, on le vit hésiter : il demanda au gouverneur un délai pour réfléchir. Les licteurs cessèrent alors de frapper, et Victor fut ramené en prison. Il y mourut de ses blessures, laissant, dit le narrateur, une mémoire douteuse (1).

Théodote, dont les paroles lui avaient d'abord donné du courage , était un homme de la plus humble con- dition, simple cabaretier. Mais, grâce à cette condi- tion même, qui attirait peu les regards, il pouvait rendre de grands services à l'Église. Aux prêtres ca- chés par ses soins, il fournissait pour le saint sacrifice du pain et du vin purs de tout contact idolâtrique. Sa maison servait de rendez-vous aux fidèles dispersés, qui y trouvaient secours, renseignements et conseils : (( elle était pour eux, dit l'auteur des Actes, comme l'arche dans ce nouveau déluge (2). » Une des œuvres de miséricorde exercées avec le plus de zèle par Théo- dote était la sépulture des martyrs. Ayant appris que Valens avait été immolé pour la foi à quarante milles d'Ancyre, il parvint à retirer son corps du fleuve Ha- lys, les bourreaux l'avaient précipité (3 ).

Pendant ce voyage , il eut une curieuse aventure . Il fut abordé, près d'un affluent de l'Halys, par un

{i) Passio s. Theodoti, 8, 9; dans Ruinart, p. 357.

(2) Passio, 6.

(3) « In vorticosas aquas fluminis Halys. » Passio, 10. Le cours impétueux et les tourbillons de l'Halys ont été remarqués par Ovide, Pont., IV, X, 48 : « Crebro vortice tortus Halys. »

334 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

groupe de chrétiens mis naguère en prison pour avoir, dans un accès de zèle téméraire, renversé un autel de Diane, et dont il avait, à prix d'argent, aidé l'évasion. Ces pauvres gens vivaient depuis lors dans les mon- tagnes. Théodote les invita à partager son repas. On s'assit dans un frais vallon d'herbe, ombragé d'arbres fruitiers , égayé par le chant des cigales et le concert des oiseaux (1). Le village voisin, perdu dans la soli- tude, avait été oublié des persécuteurs (2) : le prêtre du lieu, qui sortait de l'église vers la sixième heure, fut appelé, et vint rejoindre les convives : il aida à repousser les chiens qui rôdaient autour d'eux, peut- être dressés à donner la chasse aux chrétiens errants comme aux esclaves fugitifs {'3). Théodote et ses com-

(1) « Erat multum ibi gramen, et arbores circumstantes tam fructi- ferœ quam silvestres, cuni omnigena florum suaveolentia, et cicada- rum atquelusciniarum dulci sub aurora concentu, variarumque avium raodulatione , et ea denique omnia quibus natura potest solitarium aliquem locum ornare. » Passio, 11. M. Perrot, qui cite comme l'un des traits du paysage de Galatie « les clairières des forêts et les pe- louses alpestres, » décrit ainsi les environs d'Ancyre : « On trouve sur les pentes des ravins, courent de clairs et rapides ruisseaux, de beaux arbres, de l'ombre et de la fraîcheur. Le climat est tempéré, les fruits sont abondants y et plus parfumés que sur les rivages le soleil est trop ardent... » Exploration de la Galatie et de la Bi- thynie. p. 204.

(2) La Passion^ 10, donne à ce village le nom de Malus. Sans y attacher plus d'importance qu'il ne convient, je rappellerai que, dans le sud de l'Aquitaine et la région des Pyrénées, Mal ou Mail, comme nom de lieu, a le sens d'âpre, escarpé (Desjardins, Géographie his- torique de la Gaule romainCf t. II, p. 408) : le nom de Mal, Malus, pour un village de montagne, dans une province asiatique ancienne- ment conquise et colonisée par les Gaulois, mérite peut-être d'être remarqué.

(3) K Yidens eos infestari a canibus, continuo accurrit,... canes sub-

LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 33b

pagnons refusèrent, cependant, l'hospitalité qu'il leur offrait dans sa maison : le premier avait hâte de re- tourner à Ancyre (1), les frères avaient besoin de ses secours. Mais, lors du départ, il remit son anneau au prêtre, en lui promettant de lui envoyer bientôt des reliques : il prévoyait que tôt ou tard son dévoue- ment le trahirait, et, sous cette forme ingénieuse, annonçait son prochain martyre.

Quand il rentra dans la ville, il la trouva, disent les Actes, bouleversée comme par un tremblement de terre. Un procès agitait tous les esprits. Sept vierges chrétiennes, femmes âgées et vénérables, avaient été arrêtées et traduites devant Théotecne. Trois d'entre elles , Tecusa , Alexandra et Phanie , menaient la vie ascétique (2); les quatre autres, Claudia, Euphra-

movens. » Passio, 11. Sur les chiens de combat chez les Romains, voir Dictionnaire des Antiquités, art. Canis, t. I, p. 888-889. Les chiens spécialement dressés à la poursuite des fugitifs devaient être nombreux en Galatie, car c'était, dans les deux derniers siècles de l'Empire, le pays des marchands d'esclaves; Ammien Marcellin, XII, 7; Claiidien, Li Eutropium, I, 59. Dans les dernières persécutions de l'Extrême-Orient les chrétiens furent poursuivis de la sorte : « ils ne pouvaient échapper à la mort qu'en fuyant sur les montagnes et on les pourchassait avec des meutes de chiens. » Lettre de M. GefFroy, missionnaire dans la Cochinchine orientale, août 1888, dans Ann. de la Propagation de la Foi, 1889, p. 26.

(1) « Eo quod festinaret admetropolim regredi. » Passio, 12. Ancyre avait le titre de métropole de la Galatie; Ptolémée, Geogr.,Y; Eckhel, Doctr. immm. vet., t. III, p. 177; Corp. inscr. grœc, 4010, 4020, 4030, 4042, 5896; Perrot. De Galatia provincia romana, p. 145. Les Actes ne nomment jamais Ancyre, mais son nom se lit dans leur titre : Passio S. Theodoti Ancyrani.

(2) « Et has très apoctatitae dicunt esse suas, sicut rêvera sunt. » Passio, 19. Cette expression peut causer quelque embarras; car les

336 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

sia, Matrona et Julitta, servaient Dieu dans le monde. N'ayant pu obtenir leur apostasie par les tourments, l'odieux gouverneur les avait, à l'exemple de plusieurs de ses collègues, condamnées à être déshonorées. Mais la vieillesse et les larmes leur servirent de défense. L'aînée des vierges, Tecusa, s'était jetée aux pieds d'un des libertins, et l'avait supplié « d'épargner des corps flétris par l'âge, le jeûne, la maladie, les tortures, une chair morte, destinée à être bientôt la proie des oiseaux et des bêtes fauves. » Montrant ses cheveux blanchis, elle ajoutait : « Jeune homme, respecte-les, pense à ta mère, dont les cheveux sont peut-être blancs comme les miens. Je ne sais si elle vit encore, mais je la prie d'intercéder pour moi. Laisse-nous pleurer tranquilles : Jésus -Christ te récompensera. » Émus,

apoctatites étaient une secte hérétique, apparentée à celle des encrati- tes, et condamnant le mariage, l'usage de la viande et du vin. Il y en avait dans la Phrygie, la Cilicie et la Pamphylie (saint Épiphane, Hxres. LXI, 2); la Galatie dut en posséder, puisqu'on cite, sous Julien, Bu- siris, d'abord encratite, martyrisé à Ancyre (Sozomène, V, 11; Acta SS.^ janvier, t. II, p. 364). Les apoctatites forment encore une secte sous Théodose (loi de 381, Code Théodosien, XVI, x, 7, § 3). Mais ce nom, qui signifiait renonçants, a désigner aussi des ascètes ortho- doxes. Les Actes disent que la vierge Tecusa, qu'ils qualifient d'apoc- tatite, avait fait l'éducation religieuse de Théodote; or celui-ci, ca- baretier et aubergiste, pratiquait un commerce incompatible avec les idées d'une secte condamnant la viande et le vin. On le voit même fournir du pain et du vin aux prêtres pour le saint sacrifice; cela montre que le clergé avec lequel il était en relations n'appartenait pas à la secte encratite ou apoctatite, qui avait aussi le nom d'hydropa- rate parce qu'elle remplaçait le vin par l'eau dans les saints mystè- res; voir saint Épiphane , Hxres., LXI, 1; saint Basile, Ep. 199, 47; Théodoret, Hœret. fab.^ I, 20; Pseudo-Augustin, Hxres., 64; Philas- tre, 77. y

LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 337

les jeunes gens fondirent en larmes , et laissèrent en paix les condamnées (1).

Théotecne, abandonnant son premier dessein, condamna celles-ci à servir parmi les prêtresses de Diane (2) et de Minerve. Tous les ans, les statues de ces déesses étaient portées jusqu'à un étang voisin, pour y être baignées. Le bain sacré jouait un grand rôle dans le culte des divinités orientales (3). On ne s'é- tonnera pas de voir un tel rite appliqué à TArtémis asiatique. A première vue, il semble peu fait pour Minerve , cette divinité purement intellectuelle , cette tête pensive se résume la sagesse hellénique. Mais le syncrétisme oriental a tout corrompu. Minerve, la chaste déesse, s'est identifiée avec Bérécynthe, la grossière Cybèle , l'amante d'Atys , la mère des Dieux : en Italie même on l'adore , avec Atys, sous le nom de Minerve Bérécynthe (4). C'est elle que les prêtresses allaient baigner, jointe à Diane, dans l'étang d'An-

(1) Passio, 13.

(2) Sur le culte de Diane en Galatie, voir Arrien, Cyneg., 33; Plu- tarque, De mulierum viriutibus , 20.

(3) Tertullien, De Baptismo, 5.

(4) Wilmanns, Exempla inscr. lai., 115, 116, 117, 1890, 1891; Corpus inscr. lat., t. X, 1538, 1540. Ne pas oublier que Pessinunte, à l'ouest de la Galatie, était un des principaux centres du culte de

Cybèle. L'empereur Julien parle de « l'affinité de Minerve avec la Mère des dieux, » ty)? 'AÔiïvaç itpoç ayjv Mvitepa tôîv ôewv... tyiv (yuyyévetav. Oratio V, sur la Mère des dieux, 13. Une curieuse mosaïque décou- verte à Rome montre l'oiseau symbolique de Minerve, la chouette, associé au culte de Cybèle; vers la chouette, posée au centre sur une couronne de fleurs, convergent (merveilleusement dessinés) plusieurs animaux, qui semblent personnifier les divers grades des initiés aux mystères de la Mère des dieux. Voir Bull, délia commis sione ar- cheologica comunaledi Roma, 1890, p. 24-25 et pi. I-IL

VI. 22

338 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

cyre, de même que, le 27 mars, les Galls, suivis des grands et du peuple, plongeaient près de Rome la pierre noire enchâssée d'argent, simulacre de Cybèle , dans les eaux de l'Almon (1). Quand le jour de la cé- rémonie fut venu, Théotecne fit monter les chrétien- nes, dépouillées de leurs vêtements, sur des voitures précédant le char étaient portées les images des déesses (2). La honteuse procession se mit en marche , escortée de joueurs de flûtes et de cymbales, au milieu des danses de femmes échevelées, vêtues en bacchan- tes et en ménades (3). Ces indécences, ces déborde- ments de joie obscène, convenaient à une telle fête. Les Artemisia, célébrées à Éphèse en l'honneur de Diane , montraient aux assistants des danses inconve- nantes (4) : au cinquième siècle encore, « le jour où,

(1) Ovide, Fast., IV, 340; Silius ItalicQS, Theb., VIII, 365; Stace, Silv., V, I, 122; Liicain, /*/mr5., I, 599; Valerius Flaccus, Argon., VIII, 239; Claudien, De Bello Gildon., 119; Arnobe, Adv. nat., VII, 32,49; Ammien Marcellin, XXIII, 3, 7; saint Arabroise, Ep. 3, 48; Prudence, Péri Steph., X, 153-170; Corpus inscr. lat.^ t. I, p. 390; Servius, Ad Virg. Georg., I, 163. Cf. Marquardt, Rômische Staats- verwaltung , t. III, 357-359, 550.

(2) Passio, 14. Ce char, cwrrtw, est appelé dans les textes classi- ques carpentum ou lectica.

(3) « Inter hsec audire erat et vldere tibiarum ac cymbalorum so- num, choreasque mulierum solutis crinibus maenadura instar bacchan- tium. Multus autein excitabatur strepitus peduna terram plaudentium, et rnusicoruin instrumentorum concrepatio, itaque vehebantur simu- lacra. » Passio, 14. Les joueuses de tambours, de cymbales, en l'hon- neur de Cybèle étaient organisées en collèges, ainsi que les danseurs, sodales ballatores Cybelae; Corpus inscr. lat., t. VI, 2264, 2265. Monument en l'honneur de Cybèle et d'Attis, élevé par une affranchie, joueuse de cymbales en second, cynibalistria secundo loco; ibid., t. IX, 1538.

(4) PoUux, Onom., IV, 164; Elien, Hist. an., XII, 9; Aristophane,

LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 339

à Cartilage , on baignait dans un fleuve la statue de la déesse de Bérécynthe , les plus vils histrions chan- taient en public, devant son char, de telles obscénités, qu'il eut été honteux de les entendre , non pas à la Mère des dieux, mais à la mère d'un sénateur quel- conque, ou de n'importe quel citoyen honnête : que dis-je? ces bouffons en auraient rougi pour leur mère (1). » Telle était la cérémonie à laquelle des vierges chrétiennes devaient associer leur pudeur outragée. Malgré son fanatisme, le peuple ne put s'empêcher d'admirer la modestie et le courage des victimes, et de leur montrer quelque pitié. Il semble que dans cette fête impure , la femme lui apparais- sait ordinairement sous l'aspect le plus dégradé, un nouveau type de femme se révélât tout à coup à ses yeux surpris. Pendant ce temps, Théodote , retiré dans la maison d'un pauvre chrétien, près d'une église maintenant fermée , priait Dieu avec ferveur d'assister jusqu'à la fin les condamnées. Vers trois heures, l'é- pouse de son hùte vint lui annoncer une heureuse

Nuées, 599 et suiv. ; Scholiaste d'Euripide, Hécube, 915. Les danses indécentes en l'honneur d'Artémis firent quelquefois donner à la déesse elle-même l'épithète de ménade, [xaîvaSa; Plutarque, De audac. poet., 4. Voir Maury, Histoire des religions de la Grèce antique, t. III, p. 158 ^t suiv.

(1) Saint Augustin, De civitate Dei, 4; cf. 5. Les « vils histrions » dont parle saint Augustin étaient probablement les chantres attitrés, les hymnologi, qui jouaient un grand rôle dans le culte de la Mère des dieux; voir Servius, ad Virg. Georg., II, 394; Firmicus Mater- nus, Mathes., III, 6; l'inscription romaine publiée par Dessau, Bul- lettino delV Instit. di corresp. archeoL, 1884, p. 155; De Rossi, Inscripiiones christiance urbis Romx, t. II, p. 204.

340 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).

nouvelle : les prêtresses avaient présenté aux vierges des robes blanches et des couronnes, insignes de la dignité sacerdotale, et, sur leur refus d'accepter ces parures sacrilèges, Théotecne, blessé d'une réponse indignée de ïecusa, avait commandé de les jeter dans le lac, une pierre au cou. Tombant à genoux, et le- vant les mains au ciel : « Merci, Seigneur, s'écria Théodote, vous n'avez pas voulu que mes larmes fus- sent inutiles (1)! »

Un autre soin s'imposait à Théodote : retrouver les noyées et leur donner une honorable sépulture. Après avoir passé la nuit en prière , il se mit en route avec quelques compagnons. Mais, ayant appris que des gardes étaient apostés près de l'étang pour écarter les chrétiens, il attendit jusqu'au soir. Par une nuit sans lune, les étoiles étaient voilées de nuages, Théodote et ses amis commencèrent leur recherche : traversant avec horreur le lieu accoutumé des exécu- tions, véritable charnier plein de tètes coupées et de débris humains, ils parvinrent enfin au bord de l'eau. Dieu les aidait manifestement : une croix lumineuse se dessinait pour eux dans le ciel noir, une lampe de feu semblait éclairer leurs pas, de saints personnages leur apparaissaient : au milieu d'un orage , pen- dant lequel les sentinelles avaient pris la fuite, ils crurent voir un militaire de haute taille, dont le glaive, la cuirasse, le casque et la lance jetaient des éclairs, et reconnurent le soldat martyr Sosandre,

(1) Passio^ 15.

LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 311

immolé soit lors de la persécution contre les chrétiens de Farmée , soit dans la persécution générale. Au fond de l'étang", que le vent semblait avoir desséché, les sept vierges rej^osaient, liées ensemble : les chrétiens coupèrent les liens, et, chargeant les corps sur des chevaux, reprirent la route de la ville. Les reliques ainsi conquises furent déposées dans un tombeau, près de l'église des Patriarches (1).

L'enlèvement fut bientôt connu : Théotecne, pressé d'en découvrir l'auteur, fît mettre à la question tous les chrétiens qu'on put saisir. Théodote voulait se livrer; mais ses compagnons le retinrent, et envoyè- rent un des leurs , Polychrone , se mêler à la foule , déguisé en paysan, pour voir ce qui se passait. Reconnu, Polychrone fut à son tour appliqué à la torture : devant une menace de mort, il faiblit, et avoua tout. A cette nouvelle, Théodote se leva, et, quittant sa retraite, se dirigea vers le forum. Il ren- contra en route deux amis, qui lui dirent que les prêtres de Diane et de Minerve l'accusaient, que Po- lychrone l'avait dénoncé, et le conjurèrent de s'en- fuir. Mais lui, d'un pas plus rapide, vint au forum, et s'avança devant le tribunal, jetant un intrépide re- gard sur les feux, les chaudières, les roues, et tout l'appareil de la torture (2). Théotecne vit tout de suite à qui il avait affaire, et, sans espoir d'effrayer un tel homme, tenta de le séduire. Dans l'ardeur de son

(1) Passio, 16-19.

(2) Passio, 21, 22.

342 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OIlIENT (304).

zèle, il lui promit tout, pour prix d'une apostasie (1) : et la faveur des empereurs, et les premières dignités municipales, et le sacerdoce d'Apollon, « le plus grand des dieux (2). » De telles promesses ne sont pas sans exemples (3) : probablement le gouverneur les jugeait d'un effet irrésistible sur un homme du peuple, qui de la condition la plus modeste était invité à passer aux premiers rangs de la cité. Mais Théodote repoussa en riant les offres de son juge, et prit lui-même l'offensive par une vive critique des légendes de la mythologie et une enthousiaste apo- logie de la religion chrétienne. Son discours, dont le rédacteur des Actes ne nous donne sans doute qu'une image incomplète et tracée après coup (4) , dut être singulièrement énergique, car un assistant dira plus tard que le martyr « avait parlé au gouverneur comme au dernier des esclaves (5). » On l'étendit sur le chevalet, pour le torturer avec la cruauté la plus raffinée. Quand une ombre de souffrance passait sur

(1) « Tantum ejura Jesum, queni qui ante nos fuit Pilatus, in Ju- daea crucifixit. » Passio, 28. Ihéolecne fait probablement allusion ici aux faux Actes de Pilale; voir plus haut, p. 310.

(2) Passio, 23. Le culte d'Apollon était en honneur à Ancyre, se célébraient des jeux pythiens; Robiou, Histoire des Gaulois dO- rient, p. 289.

(3) Un pontificat sera offert de même, en 306, au simple soldat Théodore (saint Grégoire de Nysse, Oratio de magna martyre Theo- doro, 4, dans Ruinart, p. 53g). Une lettre, récemment découverte, de l'empereur Julien nous le montre élevant à la dignité de prêtre des dieux un évêque apostat {Œuvres de Julien, éd. Hertlein, Leipzig, 1876, p. 603. Cf. Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 80).

(4) Passio, 24-25.

(5) Ibid., 34.

LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 343

son visage, le gouverneur s'imaginait triompher du patient; mais par ses actes de foi, ses reproches élo- quents, ou d'ardentes prières au Christ, « espérance des désespérés , » Théodote dissipait vite l'illusion de son juge. La sentence fut enfin rendue en ces termes : « Théodote, qui protège les Galiléens (1), se montre l'ennemi des dieux, désobéit aux commandements des invincibles empereurs, et me méprise moi-même, subira la peine du glaive : son corps décapité sera brûlé ensuite, afin que les chrétiens ne puissent lui donner la sépulture. » Quand on fut parvenu au lieu de l'exécution, Théodote pria tout haut, devant une foule immense : « Seigneur Jésus-Christ, qui as fait le ciel et la terre , et n'abandonnes pas ceux qui espè- rent en toi, je te rends grâces d'avoir fait de moi un citoyen de la patrie céleste et un habitant de ton royaume. Je te rends grâces de m'avoir fait vaincre le dragon et écraser sa tète. Donne le repos à tes serviteurs : que la violence de leurs ennemis se ter- mine à moi. Donne la paix à ton Église , aifranchis-la de la tyrannie du diable. Amen. » Puis, apercevant

(1) Ce mot, comme synonyme de chrétiens, lut mis à la mode, et même rendu officiel, par l'empereur Julien, Fragm. d'une lettre à un pontife, 14; Ep. 7, 11, 12, 31, 63; cf. saint Grégoire de Nazianze, Oraiio IV, 74; saint Cyrille d'Alexandrie, Contra Julianum, H; Phi- l opatris , 12 (dialogue attribué faussement à Lucien, et qui est plutôt du temps de Julien); Théodoret, Hist. Eccl., III, 4. Mais probablement n'attendit-on pas Julien pour l'appliquer aux chrétiens. Dodwell {Diss. Cypr., 2) dit que Celse les nomme ainsi; j'ai vainement cherché le passage. Il est question de « Galiléens » dans Épictète (Arrien, Dis- sert., IV, VII, 6) et Marc-Aurèle {Pensées, XI, 3), mais sans qu'on puisse voir clairement s'ils désignent par ce mot les chrétiens ou une secte de fanatiques juifs.

344 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

des chrétiens qui pleuraient, il dit : « Frères, ne pleurez pas, mais glorifiez Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui m'a permis d'achever ma course et de vaincre l'ennemi. Quand je serai au ciel, je prierai avec con- fiance pour vous. » Le martyr tendit ensuite la tête , et, joyeux, reçut le coup mortel (1).

Le corps fut placé sur un bûcher; mais on dit que , saisis d'une terreur surnaturelle, les bourreaux n'osè- rent y mettre le feu. Théotecne chargea alors des soldats d'empêcher l'enlèvement des restes du mar- tyr (2). A la tombée du jour, Fronton, le prêtre de village auquel Théodote avait naguère remis son an- neau et promis des reliques, arrivait dans Ancyre. Ce bon homme (egregius iste vir), type curieux de curé de campagne agriculteur, apportait au marché, sur son ânesse, des outres pleines de vin. L'ânesse s'arrêta près du lieu était le cadavre, et se coucha. Les gardes, qui prenaient le prêtre pour un simple paysan, l'engagèrent à s'arrêter : « La nuit vient, lui dirent- ils , reste avec nous : il y a ici près beaucoup d'herbe , que ton ânesse pourra paître : tu peux même la lâcher dans les champs , sans que personne t'en em- pêche. » Le prêtre se laissa convaincre, et entra dans la cabane de branchages que les gardes s'étaient

(1) Passio, 31.

(2) Les refus de sépulture aux condamnés, dont nous avons déjà vu de nombreux exemples , étaient depuis longtemps de tradition en Asie; voir dans Plutarque, Vertus des femmes, 23, l'anecdote du Galate Porédorax , mis à mort par Mithridate , et laissé sans sépul- ture; une femme qu'il avait aimée parvient à enlever son corps, et est arrêtée par les gardes.

LES MARTYRS DE LA GALAÏIE ET DE LA CAPPADOCE. 345

construite (1). Pour reconnaître leur hospitalité, il les laissa boire abondamment de l'excellent vin qu'il apportait. Un jeune soldat, appelé Métrodore, la langue déliée par la boisson, lui conta alors longue- ment les faits qui avaient agité Ancyre , la mort des sept vierges, celle de Théodote, et le conduisit au lieu gisait le cadavre du saint homme, sous un tas de foin. Dissimulant sa joie, Fronton laissa les gardes boire son vin jusqu'à ce que, tout à fait ivres, ils tombassent endormis. 11 enleva alors le martyr, réta- blit soigneusement le tas de foin, chargea le corps sur son ànesse, et laissa celle-ci s'en aller, sous la conduite de Dieu; puis, le matin venu, il attira l'at- tention des gardes, en feignant de chercher à grand bruit l'animal perdu. L'ânesse, cependant, suivant d'un pas tranquille les sentiers accoutumés dans la montagne (2) , regagna seule le village écarté : Fron- ton se mit en route à son tour, sans que les gardes se fussent aperçus de son pieux larcin, et trouva en chemin des paysans chrétiens qui lui annoncèrent l'heureuse arrivée des reliques (3).

Telle est la curieuse histoire, tantôt émouvante comme une tragédie, tantôt aimable comme une idylle, tantôt piquante comme un conte milésien, que

(1) Les Galates pasteurs étaient accoutumés à improviser des ca- banes de bois, de feuilles et d'argile, quand ils gardaient les trou- peaux, l'été, dans les vallées herbeuses de l'Olympe, ou, l'hiver, dans les plaines. Perrot, De Galatia provincia romana, p. II.

(2) Les mules de Galatie étaient célèbres aussi pour leur vigueur et leur sûreté; cf. Plularque, de l'Amour des richesses, 2.

(3) Passio, 32-35.

346 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

rédigea un fidèle du nom de Nil, compagnon de captivité du martyr (1).

Nous devons à un écrivain plus illustre le récit d'un procès moins dramatique, mais parait dans tout son jour l'incapacité juridique résultant pour les chrétiens des édits de persécution. La scène que raconte saint Basile se passe non loin de la Galatie, à Césarée, Tune des métropoles de la Cappadoce.

Dans cette ville habitait une veuve, Julitta, autre- fois maîtresse de biens considérables. Abusant de sa fai- blesse et de son inexpérience, un des premiers de la cité, homme injuste et cupide, l'avait peu à peu dé- pouillée, par des moyens déloyaux, de la plus grande partie de sa fortune. Les terres, les maisons, les es- claves de la veuve étaient passés en la possession de cet usurpateur : il allait s'emparer de ce qui restait à Julitta de biens mobiliers, quand celle-ci crut pré- venir une ruine complète en appelant le spoliateur en justice. Le jour fixé pour l'audience, le héraut fit l'appel des témoins, en présence des avocats. La plai- gnante fut introduite, et entreprit d'exposer ses griefs : elle fit connaître l'origine de ses droits, la longue pos- session qui les avait confirmés : elle commençait le récit des manœuvres par lesquelles son adversaire

(1) Passio, 36. Sur la valeur de cette narration, voir les juge- ments de Papebroch, Acla SS., mai, t. IV, p. 147-149; de Ruinart, p. 353; de Tillemont, Mémoires, t. V, art. sur saint Théodote. On s'étonnera qu'une pièce de cette nature ait échappé à Lequien, Oriens christianus, t. I, p. 457, et à Robiou, Histoire des Gaulois d'Orient, p. 288, qui ne connaissent point de martyrs en Galatie avant saint Clément, évêque d'Ancyre en 314.

LES MARTYRS DE LA GALATIE ET DE LA CAPPADOCE. 347

était parvenu à la dépouiller, quand celui-ci, effrayé de rimpression produite par cette parole sincère, et perdant confiance dans les témoins qu'il avait subor- nés, dans les juges mêmes que, dit-on, il avait achetés, s'élança au milieu du forum : « Cette femme, s'écria- t-il, ne saurait ester en justice , ni intenter une action; car ceux qui refusent d'adorer les dieux des empereurs et de renier le Christ ne jouissent plus d'aucun des droits des citoyens. » On se rappelle que cette mise des chrétiens hors la loi et hors la cité avait été prononcée par Fédit de 303 , qui leur refusait même la faculté de demander réparation d'un dommage (1). L'exception invoquée par le défenseur était d'une stricte légalité, de cette légalité qui est parfois le comble de l'injustice. Aucune réponse ne pouvait être opposée à un tel moyen : aussi , retirant la parole à Julitta, le président fit apporter un autel, de l'encens, et rappela aux plaideurs que, d'après les édits, tous ceux qui n'abjuraient pas le Christ étaient frappés de mort civile.

La fierté de la chrétienne s'éveilla à ce mot. Elle avait eu le désir légitime de recouvrer le patrimoine de ses ancêtres; mais la foi et l'honneur lui étaient plus chers que cette fortune. « Périsse la vie , s'écria- t-elle, périssent les richesses de hasard, périsse mon corps, s'il le faut, avant que sorte de ma bouche aucune parole contre Dieu mon créateur! » Elle venait de comprendre que le procès, entrepris pour la re-

(1) Voir plus haut, p. 159.

348 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

vendication de biens terrestres, se terminerait par l'acquisition de « ce trésor que ni la rouille ni le ver ne détruisent, et que les voleurs ne peuvent empor- ter (t). » Aussi, à toutes les questions , à tous les con- seils, ne répondit-elle plus que ce seul mot : « Je suis la servante du Christ. »

Le magistrat la condamna au bûcher. Elle y marcha en souriant. Chemin faisant, elle disait aux amies qui s'approchaient d'elle pour la consoler : « Ne laissez pas vos âmes s'amolhr et devenir incapables de souf- frir pour le Christ. La faiblesse de notre sexe serait une mauvaise excuse. Dieu nous a créées de la même matière que l'homme ; nous reflétons aussi l'image divine. La femme est, autant que l'homme, capable de vertu. Elle n'est pas seulement chair de sa chair, mais os de ses os; aussi Dieu exige-t-il d'elle une foi aussi solide et une aussi ferme patience. » Parlant ainsi, Julitta s'élança sur le bûcher, « comme sur un lit glorieux; » le feu étouffa son corps, sans le dé- truire.

Au temps de saint Basile , les pèlerins allaient vi- siter, à Césarée, l'église reposait ce corps, enve- loppe d'une âme vaillante; puis se rendaient, de là, au lieu avait été le bûcher, et d'où jaillissait maintenant une source pure, délice des voyageurs, quelquefois remède des malades (2).

(1) Saint Matthieu, VI, 20.

(2) Saint Basile, Homil. Y, 1-2.

LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 349

IV

Les martyrs de la Syrie, de la Phénicie, de la Palestine, de l'Egypte, de la Thébaïde et du Pont.

La Syrie , la Phénicie et la Palestine ne furent pas moins agitées que la Galatie par la persécution.

Antioche vit périr pour le Christ Tyrannio, évêque de Tyr, et le prêtre médecin (1) Zenobius, originaire de Sidon : le premier noyé dans la mer, le second déchiré jusqu'à ce qu'il expirât (2). Dans Tyr, veuve de son évêque, des chrétiens d'origine égyptienne furent condamnés aux bêtes. « J'assistais, dit Eu- sèbe, à leur combat. » Après avoir, selon l'usage, défilé sous les fouets des bestiaires, les martyrs fu- rent exposés dans l'arène à l'attaque des animaux féroces. « J'ai vu alors, continue l'historien, la puis-

(1) Sur l'union fréquente, aux premiers siècles, du sacerdoce a^^ec la profession médicale, voir De Rossi, Roma sotterranea, 1. 1, p. 342; mon livre sur les Esclaves chrétiens, p. 233; les Acta SS., octobre, t. XII, p. 798. Épitaphe à Rome, dans le cimetière de Calliste, de « Denys, prêtre et médecin, » AIONTSIOY lATPOT UPElErTEPOÏ; Roma sotterranea, t. I, pi. XXXI, 9. Sur la grande influence, à la fin du quatrième siècle, d'un diacre médecin, voir Sozomène, Hist. EccL, VIII, 6.

(2) Tupavvttov èTrtdxoTio; x?;; xaxà Tûpov IxxXYiat'aç, TrpsaêÛTepo; te xf;? xaxà Iiôœva Zrjvôêioç... xôiv ô'èTi' 'Avxioxetaç âfjLCfto xov xoù 0eoù Xq-^o-^ ôta XYj; et? ôàvaxov uuojxovyj; èôo^ottrâxrjV, 6 [xèv OaXaxxîoi; Trapaôoôcî; [5u- 8oTç, ô èTtîay.OTïoç, ô laxpûv ccpiaxo; Zyivdêioç xaTç xaxà xûv TrXeupùiv èuixeOetaai; aùxto xapxepwç èvauoOavàv ^acràvoi;. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 13, 3, 4.

350 LE QUATRIÈiME ÉDIT EN ORIENT (304).

sance de Notre-Seigneur Jésus-Christ se manifester en faveur de ceux qui lui rendaient témoignage. » Malgré les efforts des païens , malgré les gestes par lesquels les condamnés eux-mêmes étaient contraints d'exciter la fureur des bêtes fauves, celles-ci refu- saient de leur faire aucun mal. Par trois fois elles furent lâchées contre les martyrs, par trois fois elles les épargnèrent. « Le courage des condamnés, la force d'âme qui éclatait jusque dans de faibles corps, faisaient l'admiration des spectateurs. Vous auriez vu un jeune homme de vingt ans à peine, qui, n'étant point lié, les mains étendues en croix, priait avec un calme intrépide, et, sans reculer, sans faire un mouvement, attendait l'ours et le léopard : ceux-ci paraissaient d'abord ne respirer que mort et carnage : ils semblaient sur le point de dévorer le chrétien : puis ils s'en allaient, comme si une force inconnue leur eût fermé la gueule. Les choses se sont passées comme je le dis. Vous en auriez vu d'autres (car ils étaient cinq) exposés à un taureau furieux : il avait déjà lancé en l'air plusieurs païens, qu'on avait du emporter inanimés : mais , au moment de se jeter sur les saints martyrs, il ne pouvait plus avancer : il frappait la terre du pied, secouait ses cornes , excité encore par la chaleur de la flamme et les piqûres d'un fer rouge (1) : puis il se détournait,

(l) Aià Toù; ànb tûv y.auTopwv lpe6i(7ti.ov»;. Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 7, 5; cf. ibid. , 1, Tiupt xaî fftÔTQpw. Une inscription de Carianda, au musée du Louvre, parle de môme d'un taureau excité, èpeôi^ofjic'voç, par le fer ou le feu; Le Bas et Waddington, Inscriptions d'Asie Mi-

LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 35t

comme repoussé par la maia divine. Après ces hôtes, d'autres furent lancées, sans plus de succès. Enfin, sortis intacts de tant d'assauts , les martyrs furent dé- capités, et jetés ensuite à la mer (1). »

A Gaza, en Palestine, eut lieu aussi, dès 304, la condamnation de plusieurs chrétiens. « Timothée, après avoir souffert d'innomhrahles tourments, fut enfin brûlé, mais lentement et à petit feu, sans que ni sa piété envers Dieu , ni sa constance dans la dou- leur, se démentissent un seul instant (2). » Avec lui avaient été jugés Agapius et Thecla, qui montrèrent, quand on les mit à la torture, un courage égal. L'un et l'autre furent condamnés aux hêtes (3). Thecla périt dans l'amphithéâtre; Agapius, après y avoir été exposé, en fut retiré pour être remis en prison, il restera pendant deux ans encore avant de consommer son martyre (4).

A ces récits d'un témoin, si sincères et si vrais, on hésite à joindre un épisode venu d'une source beau- coup moins sûre. Cependant L'histoire de saint Cy- prien d'Orient n'est pas seulement connue par des Actes paraissent les amplifications habituelles à Mé-

neure, 499; Frohner, Inscriptions grecques du Louvre, 45; Beurlier, les Courses de taureaux chez les Grecs et chez les Ro- mains, dans les Mémoires de la Société des antiquaires de France, 1887, p. 61-62, 80. Martial, De spectaculis, 19, montre aussi le tau- reau « flammis stimulatus. »

(1) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 7, 1-6.

(2) Eusèbe, De martyribus Palestine, 3.

(3) Ibid.

(4) Ibid., 6, 3.

352 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

taphraste (1). Elle nous a encore été racontée par des écrivains du quatrième siècle. Prudence y fait allu- sion; saint Grégoire de Nazianze la résume dans sa XXIV" homélie (2). Des trois livres qui, au siècle suivant, composaient la rédaction grecque de la Vie de saint Cyprien (3) , et eurent l'honneur d'être pa- raphrasés en vers, par la femme de l'empereur Théo- dose II, la savante et romanesque Eudoxie (4), l'un, sorte de confession ou d'autobiographie, forme un tout complet. On y doit voir une composition indé- pendante (5). Grégoire de Nazianze l'avait eu sous les yeux, et le crut écrit par le saint lui-même. « Ce- lui-ci, dit-il, accuse dans un long discours les hontes de sa vie passée, afin d'offrir en présent à Dieu l'hum- ble aveu de ses crimes, et de montrer la voie du re- tour et de l'espérance à ceux qui commencent à se

(1) Acta 55., septembre, t. VII, p. 218; Surius, Viiae 55., t. IX, p. 269; Métaphraste, dans Migne, Patrol. grxc, t. CXV, p. 847. Voir la critique de ces Actes dans Tille mont, Mémoires^ t. V, note ii sur saint Cyprien d'Orient.

(2) Prudence, Péri Stephanôn, XIII, 20-34; saint Grégoire de Na- zianze, Oratio XXIV. Le poète, comme l'orateur sacré, font d'étran- ges confusions entre Cyprien d'Antioche et son homonyme de Car- thage : le premier donne à celui-ci des traits qui appartiennent à l'oriental, auquel le second, au contraire, attribue l'érudition, les écrits, et même le siège de l'évêque africain.

(3) Th. Zahn, Cyprian von Antiochien, Erlangen, 1882, publie en appendice le texte grec, jusqu'ici inédit, du premier livre.

(4) Photius, Bibliothec, 183-184.

(5) Il en existait au cinquième siècle une version latine; c'est pro- bablement elle qui est mise au nombre des apocryphes par le décret gélasien : « liber qui appellalur pœnitentia sancti Cypriani, apocry- phus. » Migne, Patrol. lat., t. LIX, p. 163.

LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PIIENICIE, ETC. 353

repentir de leurs erreurs (1). » Quoi quil en soit de l'exactitude de cette attribution, la source est certaine- ment antique. Soixante-quinze ans séparent la date du martyre de Cyprien et celle de Thomélie de Gré- goire, prononcée en 379; probablement un intervalle beaucoup moins long se place entre ce martyre et la rédaction de l'écrit dont Grégoire s'est inspiré.

Voici ce que l'on peut retenir des récits relatifs à saint Cyprien. Celui-ci était un magicien célèbre, qui vivait, au commencement du règne de Dioclétien, dans Antioche ; non la grande métropole syrienne (2), mais soit une des villes de la Décapole, Antioche de rHippos(3) ou Gerasa, appelée aussi Antioche de Chry- soroas (4), soit une autre Antioche, entre la Syrie et l'Arabie, dont parle Etienne de Byzance (5). Après avoir reçu à Athènes les premiers principes de la philosophie, la théurgie dominait alors (6), il étudia les arts occultes en Phrygie, foyer de religions

(1) Saint Grégoire de Nazianze, Oratio XXIV, 8.

(2) Antioche, capitale de la Syrie, doit être écartée, car les récits relatifs à Cyprien donnent pour évêque à la ville il demeurait An- thime, puis Cyprien lui-même, qui ne figurent pas sur la liste épisco- pale de la grande Antioche.

(3) Josèphe, DeBello Judaico, I, 7, 9. Cf. Eckhel, Doctr. num. vet. t. III, p. 337, et Marquardt, Rômische Staatsverwaltung , t. I, p. 395.

(4) 'Waddington, Inscriptions d'Asie Mineure, 1722; cf. Mar- quardt, t. I, p. 396.

(5) Antioche , surnommée de Sémiramis. Etienne de Byzance, De Urbibus, 1678, p. 87.

(6) Sur l'aflluence des étrangers aux écoles d'Athènes pendant le quatrième siècle, voir Petit de Julleville, Histoire de la Grèce sous la domination romaine, p. 348.

23

354 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

impures et de pratiques superstitieuses (1), en Chal- dée, terre classique des devins et des sorciers (2), et en Egypte , nous avons vu Dioclétien sévir contre les fauteurs de maléfices (3). Les pratiques attribuées à Cyprien sont analogues à celles que rapportent, en de très nombreux passages, les écrivains païens des quatre premiers siècles (4). Mais, ayant vu toute sa mauvaise science impuissante contre un cœur de jeune fille, que soutenait la grâce divine, il confessa ses erreurs et se convertit à la foi chrétienne. Pareil à un autre « mathématicien » que saint Augustin recevra à la pénitence (5), il apporta ses écritures magiques pour être brûlées (6). Bientôt il étonna les fidèles par ses austérités et sa ferveur. Après les avoir longtemps édifiés, le pénitent fut admis aux ordres sacrés , devint prêtre, puis évêque. Quand la persé- cution eut éclaté , on l'arrêta dans sa ville d'Antio - che, en même temps qu'on incarcérait à Damas la vierge Justine, qui avait été la cause de sa conversion. Amenés tous deux devant le vicaire du diocèse d'O-

(1) Sur la magie mêlée au culte de Cybèle, voir Plutarque, De su- perst., 12; DionChrysostome, Orat.l; cf. Marquardt, Rom. Staatsv.y t. III, p. 107, note 7.

(2) Voir les nombreux textes littéraires et juridiques il est ques- tion des sorciers chaldéens, dans Marquardt, t. III, p. 90-92.

(3) Voir plus haut, p. 95.

(4) Cf. Marquardt, t. III, p. 89-112.

(5) Saint Augustin, Enarr. in psalm. LXI.

(6) Les hommes d'État et les jurisconsultes païens professaient la même horreur des livres de magie; nous avons vu (p. 95) Dioclétien les faire brûler en Egypte : Paul {Sentent,, V, 21, § 4j se montre ef- frayé de leur lecture.

LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PIIÉNICIE, ETC. 355

rient (1), ils sortirent sains et saufs, comme naguère saint Jean, de l'épreuve de la chaudière ardente, et furent envoyés par leur juge à Nicomédie, devant Dioclétien lui-même, qui les fît décapiter le 26 sep- tembre, ainsi qu'un autre chrétien nommé Théoctiste. Dioclétien était arrivé à Nicomédie vers la fin de l'été (2). Bien que toujours malade (3), il voulut, à la fin de sa vingtième année, c'est-à-dire après le 17 septembre, dédier le cirque qu'il avait fait cons- truire dans la métropole de la Bithynie (4). Une con- damnation capitale peut avoir été, à cette date, pro- noncée par lui contre les martyrs. On dit que les corps de Cyprien et de Justine, laissés sans sépulture selon l'usage impie adopté presque partout dans la dernière persécution, furent secrètement recueillis par des matelots chrétiens qui, au moment de par-

(1) Les Actes de Métaphraste, si mauvais qu'ils soient, contiennent une désignation digne dèlre retenue : ils donnent à ce gouverneur le nom d'Eutolmius, comte d'Orient (cf. JSotitia Dignitatiun, Or., 104; Code Théodosien, I, xiii; Code Justinien, I, xxxvi et xlix ; Orelli, Inscript., 3162; Zozime, V, 24). Si le titre de cornes Orientis ne fut peut-être point porté avant Constantin , la fonction de vicaire du dio- cèse d'Orient, qui lui équivaut, existait depuis 297. Deux accusés peuvent avoir été arrêtés dans des provinces différentes, l'un à Antio- che, qui paraît avoir été en Palestine, l'autre à Damas, ville de Phé- nicie, par l'ordre d'un magistrat dont l'autorité supérieure s'étendait depuis l'Arabie jusqu'à la Mésopotamie.

(2) « iEstate transacta... Nicomediam venit. » Lactance, De mort, pers., 17.

(3) « Morbo jam gravi insurgente. » Ibid.

(4) « Quodcumque se premi videret, prolatus est tamen ut circum quem fecerat dedicaret anno post vicennalia repleto. » Lactance, De mort, pers., 17.

356 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304).

tir pour Tltalie, les chargèrent sur leur navire (1).

La persécution sévit cruellement en Egypte dès Tannée 304. L'Egypte faisait alors partie du diocèse d'Orient , et comprenait plusieurs provinces , la Jovia et riîerculia, au nord , la Thébaïde, au sud (2), ayant chacune un gouverneur particulier, subordonné au préfet d'Egypte (3). Ces magistrats mirent un zèle sanguinaire à l'exécution des édits. Nulle part peut- être les chrétiens ne furent plus durement tourmen- tés.

Dans les provinces du Nord , « d'innombrables fidè- les, dit Eusèbe, avec leurs femmes et leurs enfants, souffrirent pour la foi divers genres de mort : après les ongles de fer, le chevalet, la flagellation la plus cruelle, des tourments dont la seule description ferait horreur, les uns périssaient dans les flammes , d'au- tres étaient noyés dans la mer, ou tendaient joyeu- sement la tête au glaive du bourreau. Quelques-uns expiraient pendant la torture , ou succombaient à la faim. Il y en eut de crucifiés, tantôt selon le mode habituellement suivi pour les malfaiteurs, tantôt d'une manière plus atroce, cloués la tête en bas : on

(i) Sur le récit de cette translation, et l'absence de toute tradition monumentale relative à la sépulture de Cyprien d'Antioche, voir les observations de M. Duchesne, Bulletin critique, 1882, p. 249.

(2) Mommsen, Mémoire sur les provinces romaines, trad. Picot, p. 29, 31, 39.

(3) Le préfet d'Egypte, après avoir été lui-même pendant quelque temps sous les ordres du vicaire d'Orient, reçut plus tard des fonc- tions équivalentes à celles de vicaire du préfet de prétoire; voir Momm- sen, l. c, p. 31, et Marquardt, Rô7n. Staatsv., t. I, p. 356.

LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 357

les laissait vivants sur le gibet jusqu'à ce que la faim les eût tués (1). »

Avec quel soulagement, parmi tant d'horreurs, nous respirons comme une fleur anticipée de la che- valerie chrétienne dans cette touchante histoire de Didyme et de Théodora (2), qu'avait admirée le grand Corneille , mais que sa muse fatiguée fut impuissante à reproduire !

Une jeune fdle d'Alexandrie, Théodora, est amenée devant le tribunal du préfet d'Egypte. « De quelle condition es-tu? » lui demande le juge. « Je suis chrétienne. Es-tu libre ou esclave? Je te l'ai déjà dit, je suis chrétienne : en venant sur la terre le Christ m'a rendue libre; du reste, je suis née de parents nobles. » Le curateur de la cité , appelé par le juge, confirme les paroles de Théodora, et pro- clame la noblesse de sa famille. « Si tu es libre, dit brusquement le juge, pourquoi ne veux-tu pas te marier? Pour l'amour du Christ : j'ai embrassé sa foi, je crois qu'il est bon de demeurer vierge. Les empereurs ont ordonné que les vierges eussent à choisir, ou de sacrifier aux dieux, ou d'être vouées au déshonneur. » La réponse de Théodora est admi- rable : (( Je pense , dit-elle , que tu n'ignores pas ceci :

(1) Eusèbe, Hist. EccL, VIII, 8.

(2) Acta SS. Didymi et Theodorœ dans Ruinart, p. 427. Tillemont (Mémoires, t. V, art, sur saint Didyme) porte de ces Actes le juge- ment suivant : « Le commencement et la (in (c'est-à-dire les interro- gatoires de Théodora et de Didyme) sont extraits mot à mot des re- gistres publics, et le reste est écrit avec beaucoup d'esprit et de piété.»

358 LE QUATRIEME EDIT EN ORIENT (304).

Dieu voit nos cœurs, et considère en nous une seule chose, la ferme volonté de demeurer chastes. Si donc tu me contrains à subir un outrage, je ne commettrai point de faute volontaire, je souffrirai violence. Je suis prête à livrer mon corps, sur lequel pouvoir t'a été donné; mais Dieu seul a pouvoir sur mon âme. » C'est, dans une situation plus délicate, le même bon sens supérieur avec lequel d'autres martyrs répon- daient aux juges qui avaient prétendu les souiller en les faisant participer de force aux viandes immolées. Après avoir été ramenée en prison , puis soumise à un second interrogatoire, Théodora entendit enfin l'af- freuse sentence. La jeune fille, désormais « assimilée à une esclave (1), » fut conduite dans un lieu de dé- bauche.

En franchissant ce seuil honteux, elle leva les yeux au ciel, et pria Dieu de la garder sans tache. « Une foule nombreuse assiégeait la porte , dit l'auteur des Actes; ils semblaient autant de loups affamés, se dis- putant à qui outragerait le premier la brebis de Dieu (2). )) Théodora écoutait avec effroi « ce hennisse- ment des cœurs lascifs , » comme parle Bossuet. Tout à coup la porte s'ouvre, un soldat entre. La vierge es- saie de fuir : « elle fait en courant le tour de la cel-

(1) (f Coegisti me injuriam tibi facere, raulieri ingenuae.'.. supplantari te tanquam ancillam. » Acta, 2.

(2) Cette image rappelle une fresque de la catacombe de Prétextât représentant une brebis entre deux loups-, sur la tête de la brebis est écrit SVSANNA, sur celles des loups SENIORES. Perret, Catacombes de Rome, t. I, pi. LXXVIII.

LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. :i59

Iule , tremblant, et se demandant si Jésus l'avait aban- donnée. » Le soldat la rejoint; d'une voix douce et respectueuse, il lui dit : « Je ne suis pas ce que cet habit semble indiquer : je suis votre frère dans Ja foi et dans la volonté de servir Dieu. Si je suis entré ici avec le costume des serviteurs du démon, c'est afin de vous délivrer. Je suis venu pour chercher et sauver le trésor de mon Dieu , car vous êtes la servante fidèle et la colombe chérie de mon Seigneur. Échangeons nos habits, et sortez d'ici sous la garde de Dieu. Ne crai- gnez rien; je n'ai point oublié la parole de l'apôtre : « Soyez comme moi. » La jeune fille accepta l'é- change; les yeux baissés, le visage caché par un grand chapeau, elle sortit du lieu infâme (1). (( Elle agitait ses ailes, disent les Actes, comme un petit oiseau délivré des serres du vautour. » Le géné- reux soldat resta seul , couvert du voile de la vierge, et assis à la place qu'elle avait sanctifiée par sa pré- sence. Découvert et dénoncé, il paya de sa vie son dé- vouement : il mourut fier et joyeux, remerciant Jé- sus-Christ de l'avoir choisi pour sauver la pureté de sa servante (2), et pouvant se rendre à lui-même le beau témoignage que Corneille a mis dans la bouche de son Didyme :

(1) Au milieu du quatrième siècle, le moine Abraham usa d'un stra- tagème semblable pour pénétrer près de sa nièce Marie, devenue cour- tisane, qu'il retira du péché et convertit. On retrouve les mêmes dé- tails, le déguisement du moine en soldat, le grand chapeau. Tillemont, Mémoires, t. VII, p. 591.

(2) Acta, 6.

360 LE QUATRIÈME ÉDIT EN ORIENT (304..

J'ai soaslrait Théodore à lear rage insensée Sans blesser sa pndear de la moindre pensée. Elle fuit, et sans tache, l'inspire son Dieu (1^.

Les chrétiens ne se montrèrent pas seuls capables de beaux dévouements. Bien qu'il y eût parfois péril à marquer de la pitié pour les ■sictimes, beaucoup de païens d'Alexandrie furent sensibles aux souffrances des fidèles et tinrent à honneur de les soulager. Saint Athanase, qui n'avait que cinq ou six ans en 30i, mais qui grandit parmi les sur\'ivants de la persécu- tion et trouva dans sa famille les souvenirs encore précis de cette terrible époque, rend témoignage de ce zèle charitable, si méritoire chez des ennemis de la foi. « J'ai entendu raconter à mes parents, dit-il, qu'au temps où, sous Maximien, grand-père de Cons- tance (2), commença la persécution, des païens déro- bèrent nos frères chrétiens aux recherches de leurs ennemis, sacrifièrent même leurs biens ou affrontèrent la prison plutôt que de les trahir : ils accueillaient ceux des nôtres qui se réfugiaient chez eux. et s'ex- posaient pour les protéger (3). »

(r Théodore, acte IV, scène t.

(2 Maiimien Hercale, dont la fille avait épousé Constantin, et qni se trouvait par conséquent le grand- père de l'empereur Constance , sous lequel écrit Athanase. Il est vrai que, lors de la persécution de 304, l'Egypte appartenait à Dioclétiea, et qu'elle ne fut jamais gou- vernée par Maiimien Hercule; mais Athanase, poursuivi lui-même par Constance, fauteur déclaré de l'arianisme, ne se refuse pas le plaisir de rappeler que l'empereur arien était le petit-fils d'un persécuteur.

3) 'Eyài "yoOv fjxoy^a twv Tratéouv xa: --.ttôv r.voOîxa: tôv Èy.£:vù>v \b- Yov, ÔTi zpûJTW, ÔTî yé^ovE xal £— : Mz;'.}i'.av(3 t^ T>T.-r.tù KwvoTxvnoTi StMTfiôç 'E>JiTr»e? Ixfrtwrro-/ toù; àoeX^ov; r.aéîv toù; yoiifn\,%^0'Ji ^tj-to-j-

LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 3G1

On aime à recueillir de tels traits, qui font iionncur à la nature humaine, et montrent le peuple se déta- chant de plus en plus de la cause mauvaise que ses chefs croyaient servir par des cruautés sans mesure. Entre toutes les parties de l'Orient, l'Egypte méridio- nale est celle ces cruautés semblent inspirées par l'imagination la plus infernale. « Dans la Thébaïde, nous apprend Eusèbe, les souffrances des martyrs dé- passèrent encore ce qu'elles avaient été ailleurs. Quelquefois ils étaient déchirés jusqu'à la mort, non par des ongles de fer, mais au moyen de poteries bri- sées (1). On vit l'ignoble et cruel spectacle de femmes attachées par un pied, la tête en bas, sans vêtements et soulevées en l'air par des machines. Des hommes eurent les jambes liées à de fortes branches d'arbres, qu'on rapprochait l'une de l'autre au moyen de pou- lies, puisqu'on séparait violemment, de manière que, reprenant \euv première position, elles déchiraient en deux les corps des martyrs (2). Tout cela se fît,

(TÔYiaav, ïva [xovov xwv çe'jydvTwv \):ri ys'^wvTai upoSÔTat " w; yàç éauxoùç ê^ûXatTov Toù; upofTçeuyovTaç xat xivSyve-jôiv Trpô aOtûv èêouXeuovro. Saint Athanase, Ad solit. vitam agentes.

(1) 'OffTpàxoi?. Ce mot veut dire à la fois coquilles et tessons de pots. Valois traduit par acutis testis. Ce sens me paraît le meilleur, à cause des exemples que nous avons déjà rencontrés de martyrs écorchés avec des tessons de poteries.

(2) Si l'on en croit Socrate [Hist. EccL, IV, 5), ce supplice fut re- nouvelé en 366 sous Valens, qui fit attacher le tyran Procope à deux arbres qu'on avait rapprochés l'un de l'autre, et qui, séparés ensuite, le déchirèrent en se redressant tout à coup (Ammien Marcellin, XXVI, 9, dit au contraire que Procope fut décapité).

362 LE QUATRIÈME EDIT EN ORIENT (304).

non pendant quelques jours ou quelques mois, mais durant plusieurs années. Tantôt dix victimes et davan- tage, quelquefois vingt, une autre fois non moins de trente, tantôt près de soixante, souvent même jusqu'à cent dans un seul jour, hommes, femmes et enfants, périssaient au milieu des supplices les plus va- riés (1). » Ceux qu'on épargnait étaient envoyés, sans distinction d'âge ni de sexe, aux carrières de por- phyre, si célèbres dans la province (2).

Le gouverneur de la Thébaïde était probablement alors Arien ou Arrien (3), souvent nommé dans les Actes des martyrs. On lui attribue le supplice de cinq cent quarante-six fidèles, convertis par l'anachorète Paphnuce (4), et la condamnation de celui-ci, mort sur la croix (5). Arrien paraît encore dans l'histoire de Timothée et de sa femme Maura (6), naïve et char- mante comme un récit de Join ville.

Timothée appartenait aux ordres inférieurs du clergé : il était lecteur. Traduit devant le tribunal comme chrétien, il confesse sa foi, et subit courageu-

(1) Eusèbe, Hist. EccL,\ni, 9, 1-3.

(2) Ibid., 8, 1. Les carrières de porphyre étaient situées sur le pla- teau qui domine Myos Hormos, près de la mer Rouge; Mommsen, Rô- mische Gcschichte, t. V, p. 576.

(3) Rufin. Vitœ Patrum, 19.

(4) Surius, Vitœ SS., t. IV, p. 342.

(5) Ibid.; cf. Acta SS., septembre, t. VI, p. 682. Les Actes de saint Paphnuce racontent qu'Arrien l'envoya à Dioctétien pour être crucifié, ce qui n'est pas croyable ; les Menées se contentent, avec plus de rai- son, de dire qu'il fut crucifié. Elles mettent au 25 septembre son mar- tyre, placé par les Actes au 28 avril.

(6) Acta SS. Timothei et Maurx, dans Acta SS., mai, 1. 1, p. 376.

LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 303

sèment la torture. « C'est un nouveau marié, dit un soldat au président; il y a vingt jours à peine qu'il a célébré ses noces; sa femme est jeune. » Arrien fait venir celle-ci, lui ordonne de se vêtir de sa plus belle robe, et l'envoie, ainsi parée, visiter son mari dans la prison. Gomme elle lui conseillait de se soumettre, Timothée, voulant cacher ou combattre l'émotion que lui causent la vue de l'épouse, le parfum de ses vête- ments, la reprend avec dureté. La naïve jeune femme lui répond : « Mon frère Timothée, pourquoi me char- ges-tu ainsi d'injures, sans que je t'aie offensé? Nous sommes mariés depuis vingt jours à peine, tu n'as pas encore eu le temps de me connaître : moi, de mon côté, je ne connais pas encore toutes les dépen- dances de ta maison... Aujourd'hui, te voyant souf- frir, je suis pénétrée d'affliction, et, je te l'avoue, j'ai peur d'être veuve, moi si jeune... Peut-être as-tu été conduit en prison sur la poursuite d'un créancier, et, dans ton désespoir, veux-tu mourir. Courage, mon frère, lève-toi, allons à la maison, vendons nos meu- bles pour payer tes dettes. Peut-être as-tu été saisi par les licteurs à cause de l'impôt que tu ne peux ac- quitter : j'ai mes parures de noces, prends-les, va les vendre. » La surprise de Maura s'explique aisé- ment; on avait déjà vu des chrétiens se faire volon- tairement arrêter, afin d'échapper aux poursuites de leurs créanciers (1); mais surtout dans ces régions égyptiennes, l'on tenait à honneur de ne pas

(1) Saint Augustin, Brev. coll. cuni donat., III; voir plus haut, p. 205.

364 LE QUATRIEME EDIT EN ORIENT (304).

payer l'impôt (1), remprisonnement et les plus cruel- les tortures, subis avec un surprenant stoïcisme (2), étaient souvent le lot des contribuables (3). Maura dit encore : « Mon frère Timothée, si je te cherche après cela, te trouverai-je? Lorsque viendra le di- manche, qui est-ce qui fera la lecture des saints Li- vres? — Maura, répondit le martyr, viens avec moi confesser ta foi et recevoir la couronne. Hélas ! dit Maura, je désirais vivement être avec toi, mais je sen- tais de mauvaises pensées dans mon cœur. Tes paroles y font rentrer le Saint-Esprit. Va trouver le prési- dent, reprend Timothée, et lui reprocher le hon- teux rôle qu'il a voulu te faire jouer. J'ai peur, mon frère Timothée : si j'allais manquer de courage ! je suis si jeune I je n'ai que dix-sept ans. Espère en Notre-Seigneur Jésus-Christ , » répond Timothée ; et, levant les yeux au ciel, il s'écrie : « Seigneur, jetez les yeux sur votre servante Maura, et, après nous avoir unis dans le mariage, ne nous séparez pas dans le combat. » La prière du martyr fut exau- cée : la tremblante jeune femme n'eut plus peur : elle supporta les plus cruels tourments; elle eut de ces railleries héroïques qui, piquaient si fort les bourreaux. Les deux époux furent, l'un en face de l'autre, attachés à des croix pour y mourir de faim,

(1) Ammien Marcellin, XXII, 16.

(2) Ibid.

(3) Cf. Lactance, De mort, pers., 31; Code Théodosien, XI, vu, 3. Voir Comptes rendus de l'Académie des inscriptions, 1880, p. 81, et Edmond Le Blant, les Actes des martyrs^ p. 107-108.

LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETC. 365

comme les martyrs égyptiens dont parle Eusèbe. On dit qu'ils y restèrent neuf jours avant d'expirer, s' exhortant mutuellement à la constance. Maura con- jurait son mari de ne point céder au sommeil. « Veil- lons, disait-elle, de peur que le Seigneur, nous sur- prenant endormis, ne s'irrite contre nous; veillons donc et demeurons en prière, afin qu'il nous trouve sans cesse dans son attente et que l'ennemi ne vienne pas nous assaillir jusque sur la croix... Réveille-toi, mon frère, réveille-toi, car j'ai vu devant moi, comme dans une extase, un homme tenant un vase rempli de lait et de miel, et cet homme me dit : « Prends et (( bois. )) Je lui répondis : « Qui es-tu? Un ange (( de Dieu, » reprit-il, et je répliquai: « Lève-toi donc « et prions. » Il poursuivit : « Je suis venu plein de « pitié pour toi, car tu as veillé jusqu'à la neuvième « heure et tu as faim. » Et je répondis : « Qui te fait « parler ainsi et pourquoi t'émeus-tu de ma constance (( et de mon jeûne? Ne sais-tu pas qu'à ceux qui « l'invoquent Dieu accorde même l'impossible? » Et comme je me mettais en prière il se détourna de moi; je reconnus une ruse de l'ennemi qui voulait nous attaquer jusque sur la croix, et le démon s'évanouit aussitôt. Un autre apparut et me mena sur le bord d'un fleuve de lait et de miel, en me disant : « Bois. » Et je répondis : « Je te l'ai déjà dit, je ne prendrai « ni eau, ni toute autre boisson avant d'avoir goûté (( le breuvage du Christ que me prépare la mort « pour mon salut et l'immortalité de la vie éter- « nelle. » Il se mit à boire; à l'instant le fleuve se

366 LE QUATRIEME ÉDIT EN ORIENT (304).

transforma et le démon disparut (1). » Les paroles que la tradition prête à l'héroïque jeune femme n'ont pu être écrites qu'à une époque l'on n'avait pas oublié les effets physiologiques du crucifiement, aboli dès les premières années du règne de Cons- tantin. Ce sommeil d'épuisement contre lequel lut- tent les crucifiés, ces visions de boissons douces et fraîches passant devant l'esprit de malheureux dé- vorés par la soif ardente qui arracha à Notre-Sei- gneur lui-même un cri d'angoisse (2), sont, parait-il, des faits d'expérience en ces pays de l'Orient le supplice de la croix existe encore (3).

Dans cette universelle terreur, les fidèles , en bien des provinces, quittaient leurs maisons et se réfu- giaient dans la solitude, comme nous l'avons vu faire dès l'année précédente à ceux de Galatie. Le Pont est une des régions cette fuite est signalée avec quel- que détail. La persécution y était horrible. Les ma- gistrats semblaient occupés à inventer tous les jours de nouveaux supplices. Roseaux enfoncés sous les on- gles, plomb liquide versé sur le dos, entrailles déchi- rées , tels étaient les tourments dans lesquels mou- raient les chrétiens (i). Parmi ceux qui cherchèrent leur salut dans la fuite, furent le grand-père et la

(1) Acta, 16, 17.

(2) Akj^w, sitio. Saint Jean, XIX, 28.

(3) Voir Revue germanique , 1864, t. XXX, p. 358; Dictionnaire des sciences médicales^ 1821, t. LI, art. Soif; cités par Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 243-244.

(4) Eusèbe, Hist. Eccl., VIII, 12, 6.

LES MARTYRS DE LA SYRIE, DE LA PHÉNICIE, ETCf. 367

grand'mère paternels de saint Basile et de saint Gré- goire de Nysse. Ces époux chrétiens (nous connaissons seulement le nom de la femme , Macrina) vivaient à Néocésarée, attentifs à recueillii* les traditions laissées par l'apôtre de la province, Grégoire le Thauma- turge (1). Quand ils se virent menacés, ils abandonnè- rent la ville et, avec quelques serviteurs, s'enfoncè- rent dans les bois épais qui couvrent les montagnes du Pont. Ils vécurent dans d'inaccessibles retraites pendant sept années, confiants en la Providence, qui, aux heures d'extrême détresse , faisait passer à portée de leurs flèches quelque cerf de la forêt, dont la chair les nourrissait (2).

D'autres fugitifs poussèrent plus loin , et ne se cru- rent en sûreté qu'après avoir franchi les limites de l'Empire. La Perse, l'Arménie, les déserts de l'Arabie reçurent des chrétiens persécutés. Dans certains de ces pays, animés contre Rome de haines séculaires, le fait d'être proscrits par elle assurait un bon accueil aux émigrants. Les Barbares, ou les peuples de civi- lisation différente auxquels l'orgueil romain donnait ce nom, tinrent à honneur de les traiter généreuse- ment et d'accordei^ à leur culte une entière liberté (3).

(1) Saint Basile, Ep. 204, 6.

(2) Saint Grégoire de Nazianze, Oratio XLTII, 5-8. Saint Grégoire semble attribuer ces faits à la persécution de Maximin Daia, et non à celle de Galère. Mais Tillemont me paraît avoir démontré, par le rapprochement des dates, qu'ils ne peuvent s'être passés que sous celle de Galère; Mémoires, t. IX, notes m et iv sur saint Basile.

(3) Eusèbe, De vila Constantini, II, 53.

CHAPITRE SIXIÈME

LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (30i)

SOMMAIRE. I. Les martyrs de Roïie. Manifestation populaire du 17 avril 304. Réunion du sénat et ordonnance de Maximien Hercule. Res- crits aux gouverneurs. Sacrifices exigés de ceux qui fréquentaient les marchés ou les fontaines. Martyres de Marc et Marcellien, de Castulus, Tiburlius, Gorgonius, Genuinus, trente soldats, Pierre et Marcellin, Arlemius, Candide, Pauline, Sotère. Noyades. Sim- plicius et Faustinus jetés dans le Tibre. Enterrés i)ar Viatrix dans la catacombe de Gencrosa. Sépulture de Viatrix, de Rufus ou Rufi- nianus, dans la même catacombe. Groupe de clirétiens du Latium décapités sur la voie Salaria. -- Martyre de leur prêtre Abundius et de leur diacre Abundantius. Martyre de Basilla. Mort du pape Marcellin, sa sépulture au cimetière de Priscille. Vacance du siège apostolique. Martyre de Cyriaque, Saturninus, Sisinnius, Apronianus, Smaragdus, Largus, Crescentianus, Papias, Maurus,etc. Martyre de Timothée. Sainte Agnès. Son procès. Sa virginité miraculeuse- ment préservée. Martyre d'Agnès. Dévotion des Romains pour elle.

Son tombeau et son cimetière. Martyre et sépulture d'Eméren- tienne. Le sceau de Turrania Lucina. Sainte Lucine. II. Les MARTYRS DE l'Italie ET DE LA Rhétie. Julcs et Moutanianus, à Piperno.

Valentin et Hilaire, à Surrena. Eutychius, confesseur, à Corneto.

Secundus, Firmina, Félix, Grégoire, Fidence, Térence, en Ombrie. Martyre de Sabin, évêque d'Assise. Martyrs de la Campanie et de la Lucanie. Euplus, à Catane. Lucie, à Syracuse. Martyrs du Pi- cenum et de l'Emilie. Victor et AgricoLi, à Milan.— Cassien, à Iraola.

Martyrs de la Vénétie et de la Transpadane. Martyrs de Sardaigne.

Martyrs de Corse. La persécution en Rhétie : sainte Afra. m. Les MARTYRS DE l'Afp.iql'e ET DE l'Espagnk. Cruauté de Florus, pré- sident de Numidie. Les dies ihurificationis. Martyrs enterrés à Mastar. Cippes des martyrs Nivalis, Matrona, Salvus , entre Kalama et Cirta. Inscription de Sétif en l'honneur des martyrs Justus et Decu- rio. Basilique de la martyre Digna, à Rusicade. Martyrs de la Mau- ritanie. — Le vétéran Typasius. Le porte- drapeau Fabius. Mar- tyrs de la province proconsulaire. Maxima, Donatilla et Secunda, à Thuburbo. Crispine, à Theveste. Martyrs d'Espagne. L'hymne quatrième du Péri Stephanôn. Martyrs anonymes à Saragosse. Caius , Crementius, la vierge Encratis, confesseurs dans la même ville.

MartjTs de Girone, Barcelone, Alcala, Cordoue. Sainte Eulalie, à Mérida.

IV. 24

370 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

Les martyrs de Rome.

Au mois d'avril 304 , Hercule était à Rome , la popularité dont il jouissait près d'une foule oisive et fanatique lui faisait oublier les malédictions des pro- vinciaux (1). Le 17 avril (2), avant-dernier jour des jeux annuels en l'honneur de Cérès (3), une course de chars eut lieu devant lui au Grand Cirque. Après la course , la faction des Bleus , contre laquelle pa- riait l'empereur (4), venait d'être vaincue, la joie po- pulaire se traduisit par les acclamations rythmées dont parlent souvent les historiens antiques (5). Ces acclamations durent plaire au maitre, car la plus

(1) Tillemont, Histoire des Empereurs ^ t. IV, p. 47.

(2) « XV kalendas maii. » Passio S. Savini episcopi et martyris, 1, dansBaluze, Miscellanea , l. I, p. 12.

(3) Les ludi ceriales duraient du 12 au 19 avril; Marquardt, Rô- mische Staatsvertcaltung , t. III, p. 357, 551; Mommsen, Rômische Staatsrecht, 2" éd., t. I, p. 471.

(4) « Misso sexto Venetos vincente; » Passio S. Savini, 1; mot à mot « (Maximien) battant les Bleus à la sixième borne. » La faction contre laquelle se déclarait Maximien avait été au contraire favorisée par Vitellius, qui fit mettre à mort un citoyen pour avoir médit des Bleus; Suétone, Vitellius, 14; Dion Cassius, LXV, 5. Caligula, au contraire, était un ardent partisan des Verts; Suétone, Caligula, 55; Dion Cassius, LIX, 15.

(5) Voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, éd., p. 203. Cf. Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 187; Saglio, art. Acclamatio, dans le Dictionnaire des antiquités, 1. 1, p. 18-20.

LES MAUTYRS DE ROME. 371

grande partie des assistants (le narrateur ne dit pas l'unanimité) répéta douze fois : « Supprime les chré- tiens, nous serons heureux! par la tête d'Auguste, qu'il n'y ait plus de chrétiens ! » puis , apercevant le préfet de Rome dans la loge impériale, le peuple re- prit en chœur, dix fois de suite : « Sois victorieux, Au- guste! et demande au préfet quels sont nos désirs! » Ce qu'ils désiraient , ils l'avaient dit assez haut ; Her- cule n'avait pas besoin d'un grand effort pour le bien entendre (1).

Une réunion du sénat eut lieu le 22 avril au Capi- tole (2). L'empereur, s'adressant aux Pères conscrits comme, en 258, l'avait fait par lettre Valérien ab- sent (3), soumit à leur ratification l'ordonnance sui- vante : « Je permets que , dans tous les lieux se- ront trouvés des chrétiens, ils soient arrêtés par notre préfet de la ville ou par ses officiers, et obligés

(1) « Maximiano Augusto, quindeciino kalendas maii, in circo Maxime... pars major populi clamabant, dicentes : Christiani toUan- tur, et voluptas constat. Dictum est duodecies. Per caput Aiigusti, christiani non sint. Spectantes vero Hermogenianum prsefectum urbis, item clamaverunt decies : Sic, Auguste, vincas, voces nostras a prœ- fecto exquire. » Passio S. Savini, 1,

(2) « Conventus factus est in Capitolio, decimo kalendas maii. » Ibid. Les réunions du sénat avaient lieu ordinairement à la curie Julia, près des comices, sur le côté nord du forum; mais quelque- fois aussi il s'assemblait ailleurs. Le sénat, siégeant dans le temple de la Concorde, élut, en 237, empereurs Pupien et Baibin, puis, le même jour, au Capitole,leur adjoignit Gordien III (Tillemont, Histoire des Empereurs, t. III, p. 256-259); l'élection de Claude le Gothique, en 269, fut ratifiée par le sénat dans le temple d'Apollon (les Der- nières Persécutions du troisième siècle, p. 197).

(3) Les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2"= éd., p. 81 et s-uiv.

372 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304;.

de sacrifier aux dieux (1). » Les sénateurs se séparè- rent, en répétant : « Sois victorieux, Auguste ! Auguste, puisses- tu vivre avec les dieux (2) ! » acclamations que la foule, assemblée au dehors, reprit avec enthou- siasme. Ainsi fut promulgué, à Rome, par l'autorité de l'Auguste qui régnait en Occident, l'édit imposé en Orient par Galère à la faiblesse de Diociétien. Des res- crits le firent connaître immédiatement aux gouver- neurs des provinces. On a conservé celui que reçut Vénustien, correcteur d'Étrurie et d'Ombrie (3) : « Nous commandons que , dans tous les lieux est prononcé le nom chrétien , ceux qui professent cette superstition soient contraints de sacrifier aux dieux ou soient mis à mort : on les dépouillera de leurs biens , qui seront, avec les revenus, attribués au fisc (4). »

(1) «... Patres conscripti, concedam facultatem, ut ubicuraque îh- Tenti fuerint chrisliani, teneantur a prtefecto noslro urbis vel ab offi- cie ejus et sacrificent diis. » Passio S. Savini. 1.

(2) « Auguste, tu vincas, et cum diis floreas. » Ibid.

(3) Augusialis Tusciœ, dit la Passio. Le vrai titre du gouverneur de Toscane sous Diociétien était corrector Etrurix (ou Tuscix) et Umbrix ; voir Marquardt, Bômische Staatsverwaltung,t. I, p. 236-, C. Jullian, les Transformations politiques de l'Italie sous les em- pereurs romains, p. 174. Après 370, le gouverneur de Toscane s'ap- pela consularis Tuscix. Le seul gouverneur d'Egypte reçut, entre 265 et 38G, le titre de prxfectus augustalis (Mommsen , Mémoire sur les provinces romaines , p. 32).

(4) « ... Commonemus ut ubicunque christiani nomen auditum fue- rit, superstitionem co lentes aut sacrificare cogantur diis„ aut certe pœnis intereant, facultatibusque nudati, eœdem fisco cum tributis adpli- candae socientur. » Passio S. Savini, 2. Sur la valeur de la Pas- sion de saint Sabin, trop complètement rejetée par Tillemont, voir De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1871, 89-90; Edmond Le Blant, les Actes des Martyrs , p. 187-188; Mason , The persécu- tion of Diocletian, p. 212, 215. M. de Rossi dît du préambule de cette

LES MARTYRS DE ROMK. 373

L'exécution de l'édit commença aussitôt à Rome. De cruelles ruses (1) mettaient les chrétiens dans l'al- ternative d'apostasier ou de se trahir. Ces inventions perfides sont fréquentes dans la dernière persécution. Déjà l'on a vu, à Nicomédie, des autels placés dans tous les prétoires, et les plaideurs invités à sacrifier avant d'exposer leur cause (2). En Galatie,les den- rées alimentaires n'étaient mises en vente qu'après avoir été consacrées aux idoles (3) . A Rome , des sta- tues, devant lesquelles on devra offrir de l'encens avant d'acheter ou de vendre, furent posées de même dans tous les marchés : il y eut des gardes postés près des innombrables fontaines publiques, avec défense d'y laisser puiser ceux qui refuseraient de rendre hom- mage aux dieux {k).

Passion, relatif à la scène du cirque, quelle y est « narrata con si évidente stile di verita e tante minute particolarita che il Marini ed altri critici giustamente lodano quel passo corne genuinissimo. » Bul- lettino di arcli. crist., 1883, p. 156.

(1) Cf. saint Optât , De schism. donat., III, 8 : « artificiosa crude- litas. ))

(2) Voir plus haut, p. 171.

(3) Voir plus haut, p. 133.

(4) « Facta est persecutio talis, ut nullus emeret aut venumdaret aliquid nisi qui slatunculis positis in eodem loco, ubi emendi gratia ventum fuisset, thuris exhibuisset incensum. Circa insulas, circa vi- cos, circa nymphœa quoque erant positi compulsores , qui neque emendi copiam darent aut hauriendi aquam ipsam facultatem tribue- rent, nisi qui idolis delibassent. » Acta S. Sebastiani, G5, dans ActaSS.^ janvier, t. II, p. 275. a Exierat enim edictum, ut nullus auderet emere, neque vendere panem, neque haurire aquam, nisi prius sacrificaret. » Actes des martyrs grecs, dans De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 208. Cf. Tiilemont, Mémoires, t. V, art. sur la persécution de Dioclétien; De Rossi, l. c, p. 212; Bullettino di arch. crist., p. 166.

374 LE QUATRIÈME ÉDIT EX OCCIDENT (304).

Dans cette crise violente périrent plusieurs des mar- tyrs que nomme la Passion de saint Sébastien (1). Peut-être Marc et iMarcellien, inhumés entre la voie Appienne et la voie Ardéatine, dans le cimetière de Basileus, contigu à celui de Domitille (2), avaient-ils reçu la mort dans une phase antérieure de la persé- cution (3); mais le supplice du zétaire Castulus (4) est bien de ce temps. On raconte que, arrêté sur la voie Labicane , « les bourreaux le précipitèrent à l'instant dans une fosse , et firent tomber sur lui une masse de sable (5). » Le saint se rendait à une réunion chré- tienne qui se tenait dans quelque arénaire à cause de la confiscation des cimetières et des églises (6), quand il fut ainsi surpris et enterré vivant par les persécuteurs. Autour de son tombeau se creusa peu à peu une catacombe , dans la pouzzolane humide des infiltrations de l'aqueduc Claudia : la dévotion aux reliques du martyr explique seule le choix d'un ter- rain aussi défavorable (7). Plus près de Rome, sur la

(1) J'ai déjà dit que les nombreux épisodes rapportés dans ces Actes sont rattachés les uns aux autres par un lien probablement très arti- ficiel. Baronius (Ann., ad ann. 286, § 8) reconnaît de même que ce qui est rapporté dans les Actes de saint Sébastien peut avoir été fait en des temps fort éloignés l'un de l'autre.

(2) De Rossi, Rojna sotterranea, t. I, p. 180-181; Armellini, An- tichi cimiteri cristiani di Rojua, p. 437-440.

(3) Acta S. Sebastiani , p. 5.

(4) Voir plus haut, p. 5,6.

(5) « Missus est in foveam, et dimissa est super eum massa arena- ria. » Acta S. Sebastiani, 83.

(6) Cf. De Rossi, Ro?na sotterranea, t. I, p. 201-202, et 2^ partie, p. 15, 37.

(7) De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1865, p. 9-

LES MARTYRS DE ROMK. 375

même voie, fut décapité TiJnirtius : son tombeau (1) est dans un autre cimetière de la voie Labicane, con- temporain de Dioclétien (2) , et primitivement appelé, d'une dénomination locale, ad duas lauros (3).

Ce cimetière, reposèrent entre autres martyrs Gorgonius , Genuinus , un groupe de trente soldats (V) ,

10; Armellini, Antichi cîmiteri cristiani di Roma , p. 284-287.

(1) Représenté par une petite basilique encore visible, que mentionne la Passion des SS. Pierre et Marcellin , remontant probablement au sixième siècle, et l'itinéraire de Salzbourg, du septième; de partait un escalier descendant à l'intérieur du cimetière. Voir ISuovo Bullet- tino di archeologia cristiana , 1898, p. 178-182.

(2) De Rossi, Roma sotterranea. t. 1, p. 178-179. Voir l'inscription mise sur le tombeau par le pape Damase, Inscriptiones christianœ urbis Romœ, t. II, p. 64, n" 12; p. 96, n" 48. Un graffito : TIBVRTIVS IN :^ CVM SVIS AMEN est peut-être une allusion au martyr. Armel- lini, Antichi cimiteri cristiani di Roma, p. 291.

(3) Sur ce cimetière, \oir Bullettino di archeologia cristiana, 1864, p. 10, 82; 1873, p. 147; 1877, p. 21; 1878, p. 46, 69-71, 149; 1879, p. 75- 87; 1881, p. 164, 165; 1882, p. 111, 130; Nuovo Bullettino, 1898, p. 137-183. Les caractères archéologiques du cimetière paraissent à M. de Rossi « convenir à la période qui précéda la paix constantinienne plutôt qu'à la période suivante. » Bull., 1882, p. 120.

(4) Roma sotterranea, t. I, p. 178-179. Inscription damasienne du tombeau de Gorgonius, /nscr, christ, urbis Romae, t. II, p. 64, 13; p. 107, no 52; p. 437, n'^ 120. Je ne reproduis pas cette inscrip- tion, non plus que celle de Tiburtius, parce qu'elles ne contiennent aucun renseignement historique. Selon le martyrologe romain, Gorgo- nius serait un martyr de Nicomédie , dont le corps aurait été trans- porté à Rome. Mais ce martyrologe le dit enterré sur la voie Latine, ce qui est faux. Le martyrologe hiéronymien porte : « Romœ via La- bicana inter duas lauros in cimiterio ejusdem natale sci Gorgoni. » Tous les itinéraires du septième siècle désignent également le cime- tière de la loie Labicane. La chambre funéraire de Gorgonius est pro- bablement celle se voit au fond, à gauche, un siège taillé dans le tuf, et dont la voûte, décorée de peintures du cinquième ou sixième siècle, porte l'image de Jésus-Christ entre les apôtres saint Pierre et saint Paul, avec, au-dessous, l'Agneau divin entre quatre saints dé- signés ainsi : PETRVS MARCELLINVS TIBVRTIVS GORGONIVS.

376 LE QUATRIEME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

reçut bientôt le nom des saints Pierre et Marcellin , en souvenir de deux des plus célèbres victimes de la per sécution (1). Le premier était prêtre, le second exor- ciste. Décapités dans la forêt Blanche (2), sur la voie Cornelia, ils furent transportés dans la catacombe de la voie Labicane (3) par une sainte femme nommée Lucille, parente de Tiburtius (4). Le pape Damase a' composé pour leur tombeau (5) une inscription en

Comme Tiburtius fut enterré au-dessus du cimetière, et que la cham- bre funéraire de Pierre et Marcellin est distincte de celle que nous ve- nons de décrire, celle-ci paraît bien avoir servi à Gorgonius. Voir JSuovo Bulleitino di archeologia cristiana, 1898, p. 184.

(1) Pierre et Marcellin sont parmi le petit nombre de martyrs nom- més au canon de la messe.

(2) avaient été également décapitées, sous Valérien, les saintes Rufine et Seconde; voir le'i Dernières Persécutions du troisième siècle, 2e éd., p. 100.

(3^ Le 2 juin : « III non. jun. Romae in cimiterio ad duas lauros via Lavicana miliario quarto Marcellini presb. et Pelro exorcista. » Martyrologe hiéronymien.

(4) Acta SS. Marcellini et Pétri, dans^c^a S5., juin, t. II, p. 171. Voir sur ces saints, Brùder, Die heiligen martyrer Marcellinus und Petrus, ihre Verehrung und ihre Reliquien,nach gedruckten und ungedruliten Quellen, Mayence, 1878.

(5) La crypte des saints Pierre et Marcellin a été découverte par M. Stevenson, lors des travaux faits dans la catacombe de 1895 à 1897. Un escalier y conduisait. Près de la chambre, un antique pèle- rin avait tracé un gralfito en leur honneur. La chambre est vaste, et a été taillée de manière à recevoir de nombreux visiteurs. Au centre, devant l'abside, subsiste, isolé, un bloc de muraille, contenant deux loculi. Il est évident que ce pan de mur a été conservé à dessein , quand tout autour on démolissait une galerie et l'on abattait les parois pour créer le sanctuaire souterrain. Les deux tombes qui y restent ont contenu les corps des martyrs que, par un sentiment de respect, on n'avait pas voulu transporter dans une sépulture plus monumen- tale : on s'est contenté de décorer sur place les humbles loculi de pilastres et de marbres. Voir Nuovo Bullettino di archeologia cris- tiana, 1897, p. 117-125; 1898, p. 148-178 et pi. MI, XII, XIII. Cons-

LES MARTYRS DE ROME. 377

vers, dans laquelle il rapporte, d'après la confession da bourreau lui-même, les circonstances de leur martyre. <( Marcellin, Pierre, écoutez le récit de votre triomphe. Quand j'étais enfant, le bourreau m'a ra- conté, à moi Damase, que le persécuteur furieux avait ordonné de vous trancher la tête au milieu des brous- sailles, afin que personne ne pût retrouver votre sé- pulture. Joyeux, vous avez préparé celle-ci de vos propres mains. Après que vous eûtes pendant quelque temps reposé dans une blanche tombe (1), vous fites savoir ensuite à Lucille (2) qu'il vous plairait d'a- voir vos très saints corps enterrés ici (3). »

Quelques jours avant les saints Marcellin et Pierre, avaient péri trois membres d'une famille convertie

tantin avait élevé aii-dessiis du cimetière une vaste basilique en l'hon- neur des saints Pierre et Marcellin [Liber Pontificalis , Silvester, éd. Duchesne, t. I, p. 182), mais toute trace en a disparu, La petite ba- silique existante encore, et d'où part l'escalier qui descend dans le cimetière, est celle de Gorgonius, dont il a été question plus haut, p. 375, note 1.

(1) Allusion à leur tombeau primitif dans la Silva Candida.

(2) Cf. Acta SS. Marcellini et Pétri, 6.

(3) M\RCELLINE TVOS PÀRITER PETRE NOSCE TIUVMPHOS PERCVSSOR RETVLIT MIHI DAMASO CVM PVER ESSËM IIAEC SIBI CVRNIFICEM RABIDVM MANDATA DEDISSE SEPIBVS IN MEDIIS VESTRA VT TVNC COLLA SECARET NE TVMVLVM VESTRVM QVISQVAM COGNOSCERE POSSET VOS ALACRES VESTRIS MANIBVS MVNDASSE SEPVLCRA CANDIDVLO OCCVLTE POSTQUAM lACVISTIS IN ANTRO POSTEA COMMONITAM VESTRA PIETATE LVCILLAM

HIC PLACVISSE MAGIS SANCTISSIMA CONDERE MEMRRA.

Cette inscription est rapportée dans les Acta SS. Marcellini et Pelri, 8; voir à ce sujet les observations de M. de Rossi, Inscript, christ, urlns Romx, t. II, p. 45.

378 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

par eux, Artemius, qui fut, dit-on, leur geôlier, l'é- pouse et la fille de celui-ci. Candide et Pauline. Ar- rêtés comme ils sortaient d'une crypte de la voie Au- rélia (1), Marcellin avait célébré la messe , Artemius fut frappé du glaive. Candide et Pauline précipitées par le luminaire et accablées sous les pierres (2). Cette exécution , aussi barbare dans son genre que celle de Castulus , convient à un moment l'entrée des cime- tières était défendue, et ceux qui s'y aventuraient couraient risque de la vie. iMais la manière dont mou- rurent les deux martyres, jetées de dehors dans les profondeurs de la catacombe par le puits qui y faisait pénétrer Tair et le jour, montre que, dans les temps qui précédèrent la persécution , les chrétiens avaient possédé en paix leurs cimetières, et n'avaient pas craint d'y faire des travaux extérieurs et apparents (3).

Candide et Pauline étaient de condition médiocre ; mais la persécution n'épargnait pas les plus illustres

(1) Au cimetière de saint Calepode; cf. De Rossi, Bullettino di ar- cheologia cristiana , 1881, p. 104-106; Roma sotterranea , t. I, p. 165, 182.

(2) « Sanctam vero Candidain atque virgtnem Paulinain per praecipi- tium, id est per luminare cryptse, jactantes , lapidibus obruerunt. » Acta SS. Marcellini et Pétri, 7. La vraie leçon donnée par plusieurs manuscrits de Rome (Bosio, Roma sotterranea, p. 116) et parle plus ancien des manuscrits de Paris contenant ces Actes (Le Blant, les Actes des martyrs, p. 275) est luminare et non, comme d'autres le portent, liminare. Cf. l'inscription du diacre Severus (295-303) :

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(De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 46 et pi. V, n^ 3). Voir d'au- tres inscriptions faisant allusion au luminare dans Le Blant, l. c.

(3) De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 422-423.

LES MARTYRS DE ROME. 379

Romaines. Saint Ambroise a célébré le martyre de sa parente Sotère, descendant comme lui de la gêna Aurélia (1). « C'était une belle et noble vierge : à l'il- lustration des aïeux, aux consulats et aux préfectures gérés par les ancêtres, elle préféra la foi : quand on la somma de sacrifier, elle répondit par un refus. Le persécuteur ordonna de souffleter la jeune fille , es- pérant qu'elle céderait, sinon à la douleur, au moins à la honte. Mais elle , à ces paroles , découvrit son front , et parut voilée de son seul martyre : elle alla au-devant de l'outrage, présenta ses joues, pressée de sanctifier par la souffrance des attraits qui eussent pu causer sa ruine. Elle se réjouissait de perdre une beauté périssable , afin de mettre sa pudeur à l'abri du péril. On put meurtrir son visage : la beauté inté- rieure demeura intacte (2). » Quelle lumière jettent ces paroles sur les dangers que la jeunesse et la beauté faisaient courir aux femmes chrétiennes, en ces jours ni l'innocence ni la noblesse ne pouvaient plus les protéger contre de honteux caprices ! Elles en étaient réduites à bénir la main brutale qui , s'abattant sur leur visage, le défigurait jusqu'à lui faire perdre toute forme humaine. « Ainsi, continue saint Ambroise , à travers les injurieux traitements réservés aux escla- ves, elle atteignit le faite de sa passion, si courageuse et s«i douce que le bourreau se fatigua de frapper ses joues avant que la martyre fût fatiguée de souffrir ses

(1) Sur la famille et la noblesse de sainte Sotère, ihid.^ p. 23-29.

(2) Saint Ambroise, 1>« exhortatione virginitalis, 12.

378

L QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

par eux, rtemius, qui fut, dit-on, leur geôlier, l'é- pouse et 1 fille de celui-ci, Candide et Pauline. Ar- rêtés comie ils sortaient d'une crypte de la voie Au- rélia (1), ù Marcellin avait célébré la messe , Artemius fut frapp du glaive , Candide et Pauline précipitées par le lunnaire et accablées sous les pierres (2). Cette exécution aussi barbare dans son genre que celle de Castulus convient à un moment l'entrée des cime- tières éta défendue , et ceux qui s'y aventuraient couraientisque de la vie. iMais la manière dont mou- rurent Udeux martyres, jetées de dehors dans les profonders de la catacombe par le puits qui y faisait pénétrer'air et le jour, montre que, dans les temps qui préclèrent la persécution , les chrétiens avaient possédé a paix leurs cimetières, et n'avaient pas craint d'y faireles travaux extérieurs et apparents (3).

Candie et Pauline étaient de condition médiocre ; mais la ersécution n'épargnait pas les plus illustres

(1) Au cietière de saint Calepode; cf. De Rossi, Bullettino di ar- cheologiaristiana, 1881, p. 104-106; Roma sotterranea, t. I, p. 165, 18

(2) « Sartamyero Candidam atque virgînem Paulinam per praBcipi- lium, id t per luminare cryptae, jactantes , lapidibus obruerunt. » Acta SS. arcellini et Pétri, 7. La vraie leçon donnée par plusieurs manuscritde Rome (Bosio, Roma sotterranea, p. 116) et parle plus ancien de manuscrits de Paris contenant ces Actes (Le Blant, les Actes desnartyrs, p. 275) est luminare et non, comme d'autres le portent, Ininare. Cf. l'inscription du diacre Severus (295-303) :

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380 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

outrages. On ne la vit ni baisser la tête , ni détourner le front; elle ne poussa pas un gémissement, ne versa pas une larme. Enfin, après avoir épuisé tous les tourments, elle reçut du glaive le coup désiré (1). » On enterra Sotère dans la région cémétériale qui porte son nom, contiguë au cimetière de Calliste, et creusée en toute liberté pendant les premières années du règne de Dioclétien (2). Cette area paraît avoir échappé à la confiscation, probablement parce qu'elle était restée de droit privé, n'ayant pas encore été donnée à l'Église quand la persécution éclata, bien que de longue main préparée pour l'usage de la com- munauté chrétienne (3).

(1) Saint Ambroise, Dt Viryinibus, 111, 6.

(2) Voir plus haut, p. 06.

(3) Borna sotterranea, t. III, p. 36. Les anciens documents ci- tent plusieurs martyres du nom de Sotère; la clairvoyante critique de M. de Rossi a pu les distinguer, renvoyer à la persécution de Valérien la Sotère honorée le 12 mai sur la voie Aurélia en même temps que saint Pancrace (voir les Dernières Persécutions du troisième siècle, 2* éd., p. 101), et retenir pour la persécution de Dioclétien celle dont la commémoration est marquée sur la voie Appienne, au 10 février dans le petit martyrologe romain, au 11 février dans une inscription de 401 et plusieurs manuscrits du martyrologe hiéronymien, au 6 février en d'autres manuscrits de la même compilation {Roma sotterranea, t. III, p. 18-23). Cependant deux manuscrits des Actes de saint Pancrace con- tiennent l'addition suivante : « Eo tempore passa est virgo nomine Soteris, nobili génère orla, sub Diocletiano imp. novies et Maximiano octies consulibus » (Ruinart, p. 406), ce qui est la date consulaire de 304 ; mais il est facile de voir qu'une confusion anciennement établie entre les deux saintes homonymes a fait introduire dans les Actes de ce mar- tyr contemporain de Valérien une mention relative à la Sotère immolée sous Dioclétien. Reste une difficulté : celle-ci est honorée en février; or, selon toute apparence, la persécution générale n'était pas commen- cée à Rome dès février 304, é|)oque Dioclétien malade, fatigué d'a- voir pris à Ravenne son neuvième consulat, voyageait lentement vers

LES MARTYRS DE ROME. 381

En Occident comme en Orient le caractère domi- nant de la dernière persécution est l'extrême bruta- lité. Aux supplices légaux on substitue des expédients barbares, qui tiennent du massacre plutôt que d'exé- cutions régulières. La noyade, réservée par le droit pénal aux parricides, devient d'un usage fréquent : elle est considérée comme le mode le plus expéditif de se débarrasser des condamnés, sans bruit, sans exciter chez les spectateurs ces mouvements de pitié qui commencent à paraître plus souvent que ne vou- draient les bourreaux. A Nicomédie, sous les yeux de Dioctétien, les noyades ont eu lieu dès 303 : nous les avons vu continuer en province. A Rome, en 304, on fait usage aussi de ce sauvage et hypocrite supplice , que renouvellera chez nous la Terreur.

C'est ainsi que du « pont de pierre , » pons iapideiis,

les provinces danubiennes, et n'avait pas encore pu subir les conseils du véritable auteur du quatrième édit, Galère, resté en Orient. Je me demande si la date demeurée flottante entre le 6 et le il février serait, non celle de la mort, peut-être oubliée quand furent compilés les ma- nuscrits hiéronymiens et l'inscription de 401, mais plutôt celle d'une translation des reliques delà sainte après la paix de l'Église. La cham- bre où avait été déposée primitivement sainte Solère (X, 39, sur le plan général du cimetière de Calliste, Ito)na sotierranea, t. III, pi. XLII-XLV) paraît avoir été pendant un certain temps visitée par les pèlerins, comme en témoignent les travaux faits pour leur donner ac- cès {ibid., p. 33, 86-87); cependant elle ne reçut pas la décoration accoutumée des sanctuaires historiques des catacombes, parce que le tombeau de la martyre fut plus tard transféré dans une petite basilique à trois absides [cella trichora) construite sur le sol, à quelque dis- tance [ihid., p. 36; cf. t. I, p. 259-264 ; t. III, p. 17, 469, et pi. XXXIX). Je verrais volontiers dans la date de février un souvenir de cette translation.

382 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

au-dessous de File du Tibre (1), Simplicius et Faus- tinus furent jetés dans le fleuve. Le courant les en- traîna; sainte Viatrix (2), sœur des martyrs, assistée des prêtres Crispus et Jean, put, le 29 juillet, repê- cher leurs cadavres au lieu dit Sextum Philippi (3). L'emplacement appelé de ce nom était un très vaste

(1) « Corpora eorum ligato saxo in colla eorum mittebantur per pon- lem, quidicitur lapideus, in Tiberis rheumatibus. » Acta SS. Beatricis, Sijnplicii, Faustini, dans les Âcia SS., juillet, t. VII, p. 47. Le cosmographe Ethique (sixième siècle) place ce pont en aval de l'île : « Postiterum, ubi unus effectus (Tiberis), per pontem Lepidi, qui nunc abusive a plèbe lapideus dicitur, juxta Forum boarium, quem locum Cacum dicunt, transiens adunatur gratissimosono, depictus verlicibus suorum turbinum, » etc. ; cité par De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1869, p. 11. Ce pont est nommé aussi par les Actes de saint Pigmenius : « Pontem lapideum, quem omnes pontem majorem appel- lant; » Acta SS., mars, t. III, p. 479. C'est le Ponte Rotto daujour- d'hui. Voir cependant, sur la controverse relative à l'identification du Pons lapideus ou Lepidi, soit avec le Ponte Rotto, soit avec le Pont Fabricius (aujourd'hui Quattro Capi) qui relie l'île à la rive romaine, Mommsen, Monatshericht der K. Akad. der Wissenschaften zu Berlin, 1867, p. 535-536 ; Preller, Die Regionen der Stadt Rom, p. 153; Ca- nina, Indic. topogr. délie reg. di Roma, 4* éd., p. 560-561; Jordan, Topographie der Stadt Rom in Alterthum, t. II, p. 200-202.

(2) Les fragments conservés de l'inscription damasienne en l'honneur des martyrs et de leur sœur portent : FAVSTINO VIATRICI. Viatrix est la forme féminine du co^no?7ie?i Viator, fréquent chez les premiers chrétiens, et non, comme on l'a cru, une corruption de Beatrix. Les plus anciens documents désignent la sainte dont il est question ici par le nom de Viatrix : plus lard on le corrigea maladroitement en Bea- trix. De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 652-653; cf. Bullettino di archeologia cristiana, 1883, p. 144.

(3) « Quoniam corpora Deinutu inventa sunt juxta locum, qui appel- latur Sextum Philippi via Portuensi. » Acta SS. Beatricis, etc. Le cosmographe Éthique décrit ainsi ce lieu : « Circa Sextum Philippi, quod praedium missale appellatur, geminatur (Tiberis) et in duobus ei uno effectus insulam facit inter portum Urbis et Ostiam civitatem. » Bullettino di archeologia cristiana, 1869, p. 11.

LES MARTYRS DE ROME. 383

latifond, qui parait s'être étendu sur la rive droite du Tibre, entre le sixième et le dixième mille, et avoir appartenu à l'administration des jeux du cir- que, dépendant de la préfecture urbaine (1). Son extrémité la plus rapprochée de Rome touchait pres- que au bois sacré des Arvales. Les eaux étaient basses et le courant peu rapide à cette époque de l'été : Via- trix et ses compagnons retrouvèrent aisément les restes des martyrs vers l'endroit le fleuve, un peu avant d'arriver au Sextum Philippi, fait un demi- cercle autour de la colline couverte par le bois sa- cré (2). On ne pouvait songer à porter les corps dans quelqu'un des grands cimetières , tous confisqués à ce moment, et d'ailleurs trop éloignés; mais, prenant le chemin antique qui de la voie Gampanienne ou de la voie de Porto gravissait la colline le long du bois (les fouilles récentes en ont révélé la trace) , le courageux groupe arriva au champ de la chrétienne Generosa, voisin du domaine arvalique (3). Ges lieux, autrefois si animés, étaient maintenant déserts et infestés de brigands (4). Depuis le milieu du troisième siècle, le collège des Arvales avait cessé de se réunir et d'of- frir à la Dea Dia les sacrifices commandés par le ri- tuel : les somptueux édifices qui avaient abrité ses

i (i) Ibid., p. 10-11, et Roma sotterranea, t. 111, p. 649.

(2) Aussi l'inscription (apparemment du septième siècle) relative à Simplicius et Faustinus qui passi sunt in flumen Tiberis ne les dit pas enterrés au Sextum Pliilippi, mais en amont, super (Sextum) Phi- lippi. Bullettino di archeologia cristiana, 1866, p. 44-45; 1869, p. 2.

(3) Roma sotterranea, t. III, p. 665.

(4) Inscription païenne du troisième siècle: ibid., p. 683.

384 LE QUATRIEME ÉDIT EN OCCIDENT (304;.

fêtes, le Caesareum, la salle tétrastyle, les exèdres, se dressaient abandonnés au milieu des grands ar- bres (1). Profitant de cette solitude, les chrétiens pou- vaient enterrer leurs morts dans les sablonnières qui s'étendaient sous la colline , et l'on avait probable- ment accès par le champ de Generosa (2). C'est ce que firent Viatrix et ses compagnons : ils déposèrent les corps des martyrs dans une chambre de l'aré- naire : une sorte de sarcophage adossé à la muraille et formé de débris de marbres maçonnés à la hâte remplaça les tombes que l'on avait coutume de creu- ser dans les parois des cimetières souterrains (3).

A son tour Viatrix, étranglée par les païens quel- ques mois après la mort de ses frères, fut enterrée dans le même arénaire par les soins de la matrone Lucine (4). Un autre martyr eut sa sépulture dans ce

(1) De Rossi, Ann. clell' Instit. di corresp. archeoL, 1858, p. 54- 79; Bullett. di arch. crist., 1869, p. 14; C. de La Berge, art. Arvales, dans le Dictionnaire des Antiquités, t. I, p. 453; Histoire des per- sécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2'"e éd. p. 248-249. Le bois sacré n'était plus fréquenté par les païens qu'une fois par an, le 29 mai, pour les amharvalia,(\m se prolongèrent pen- dant le quatrième siècle et même au delà, et ne disparurent qu'après l'institulion de la fête des Rogations; voir De Rossi, Roma sotterra- nea,t. III, p. 690-691; Bull. arch. com., 1889, p. 117. On a d'autres exemples de monuments religieux abandonnés à l'époque païenne; ainsi, le groupe de monuments en l'honneur du Soleil, remontant au second siècle, et délaissés dès le règne d'Aurélien, qui a été découvert sur le Janicule. Bull. arch. com., 1887, p. 92.

(2) Roma sotterranea, t. III, p. 690; Bull, di arch. crist., 1869, p. 14. L'inscription du septième siècle dit : cœmeterium Generosx super Philippi; Bull, di arch. crist., 1866, p. 44.

(3) Roma sotterranea, t. III, p. 670.

(4) « Quam etiam sancta et venerabilis Lucina una cum suis sanctis-

LKS MARTYRS DE ROME. 385

cimetière improvisé, Rufus ou Rufinianus (1), qui avait appartenu à la milice palatine et rempli la charge de vicaire d'un des préfets (2) : la peinture de basse époque qui lui fut plus tard consacrée lui en donne l'uniforme , une chlamyde fixée à l'épaule par une riche agrafe (3). C'est probablement le Rufus dont parlent les Actes de saint Ghrysogone qui, ayant, en vertu de sa charge, la garde de ce prisonnier chrétien, fut converti par lui avec toute sa famille et donna sa vie pour sa nouvelle foi (4).

simis fratribus ibi in Sexto Philippi sepelivit IV Kal. Aiig. » Acta SS. Beatricis, Simplicii, Faustini, dans Acta SS., juillet, t. VII, p. 36. « Quam sancta Lucina cum suis fratribus ibidem in Sexto Pliilippi sepelivit. » Acta S. Anthimii, 13, dans Acta SS., mai, t. VII, p. 617.

(1) Les Romains donnaient indifféremment au même personnage le nom ou son diminutif, Rufus ou Rufinianus, Faustus, Faustinus ou Faustinianus, Clementinus ou Clementianus. Voir les exemples cités par De Rossi, Bullettino di archeologia cristianay 1869, p. 7; Roma sotterranea, t. III, p. 657-658.

(2) Cf. Lactance, De moj^t. pers., 1.

(3) Roma sotterranea, t. III, p. il; cf. p. 659-660, et Bull, di arch. crist., 1869, p. 5, 7-8. Sur la chlamyde comme insigne distinctif des vicaires, voir Notitia dignit., Occid., Bocking, p. 428; Cassiodore, Var., V[, 15.

(4) « Erat autem in vinculis jussu Diocletiani... Chrysogonus... Hic erat apud Rufum quemdam vicarium, quem dominus Jésus Christus cum omni domo sua per Chrysogonum lucratus est. » Martyriiim SS. Anastasiœ et Chrysogoni, dans Surius, Vitx 55,, t. Xll, p. 313. « Natalis S. Rufi martyris, quem dominus noster Jésus Cliristus cum omni domo sua per Chrysogonum martyrem lucratus est; quem cum omni domo sua Diocletianuspunitum,Chrislo martyrem dédit. » Adon, MartyroL, 28 nov. Les Actes de saint Chrysogone, personnage romain martyrisé le 22 novembre à Aquilée, et de sainte Anastasie, martyri- sée le 25 décembre à Sirmium, sont mêlés de trop d'inventions légen- daires pour qu'il soit aisé d'en extraire, avec quelque certitude, ce qu'ils peuvent contenir d'éléments traditionnels. Je me bornerai à rap- peler la célébrité acquise de bonne heure à Rome par saint Chrysogone

IV. 25

386 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

D'autres martyrs immolés à Rome en ces jours sanglants curent leur tombeau plus loin encore de la Ville éternelle (1). Vingt-trois chrétiens se tenaient cachés au vicus Canariiis, dans la maison de la ma- trone Théodora (*2) , sous la conduite du prêtre Abun- dius et du diacre Abundantius. C'étaient probable- ment des habitants d'un bourg du Latium, qui, effrayés de la persécution, avaient fui à Rome dans l'espoir d'y échapper plus facilement aux recherches. Cet espoir fut déçu : les fugitifs furent arrêtés le 5 août et menés sur l'ancienne voie Salaria, on les déca- pita. Leurs corps, disent les Actes, reçurent la sépul- ture sur la même voie, dans un cimetière voisin de la « montée du Concombre (3) , » au lieu dit « les sept Colombes (k). » Abundius et Abundantius n'avaient

dont le iitulus primitif, sur l'emplacement duquel fut édifiée l'église moderne, paraît remonter à l'époque de Constantin, et l'importance que le culte de sainte Anastasie obtint à Rome vers le sixième siècle, au point qu'une des trois messes de Noël lui était propre. Voir Tille- mont, Mémoires, t. V, art. sur sainte Anastasie, veuve et martyre; Duchesne, Notes sur la topographie de Rome au mogen âge, III; Bickersteth Birks, art. Chrysogonus, iidiXi?,\e Dictionary of Christian biography, t. I, p. 516; Armellini, le Chiese di Roma, p. 202.

(1) Acta SS., septembre, t. V, p. 300.

(2) « In domo Theodorœ, in vicum qui dicitur Canarius. » Ibid. Le vicus Canarius n'est-il pas une corruption duvicus Caprarius nommé dans d'anciens documents? Voir Jordan, Topogr. der Stadt Rom in Alterihum, t. II, p. 102.

(3) « In crypta in clivo Cucumeris. » Acta.

(4) Le cimetière portait anciennement le nom Ad septem columbas, comme d'autres s'appelaient également, de désignations locales, Ad duas lauros, Ad insalsatos, Ad ursum pileatum ; De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 132. Après la paix de l'Église il fut connu sous le nom de Ad caput S. Joannis, parce que la tête d'un martyr Jean, par une exception presque unique à cette époque, avait été mise sépa-

LES MARTYRS DE ROME. 387

pas été jugés en même temps que leurs paroissiens : les persécuteurs, voulant sans doute instruire plus so- lennellement leur procès, les firent comparaître au forum de Nerva, était le secretarium du préfet de Rome et ce magistrat rendait souvent la justice (1). Après de cruelles tortures, le prêtre et le diacre furent conduits au dixième mille de la voie Salaria, près du bourg de Rubrae (2) , et décapités le 28 août. Le choix

rément du corps sous l'autel de la petite basilique érigée au-dessus du cimetière. Parmi les martyrs qui reposèrent dans celui-ci était le consul Liberalis, dont deux inscriptions en vers célébraient la mort pour le Christ, sans qu'aucun document ait garde son souvenir, et par conséquent sans qu'on puisse savoir dans quelle persécution il périt. Voir Iiiscriptiones christianx urhis Romœ, t. II, p. 101, 23, et 102, 38; Bull, di arch. crut., 1888-1889, p. 54-55.

(1) « Prsesentati in Tellude in foro ante templum. « Acta. Le tem- ple de Tellus, élevé en 484 de Rome, dans le quartier des Carines, est souvent nommé dans les Passions des martyrs (cf. Jordan, Topogr. der Stadt Rom in AUerthum, t. I, p. 71; t. II, p. 381, 488-492). Ce lieu est quelquefois désigné, comme dans la Passion de saint Abun- dius, par la formule abrégée In Tellude (cf. De Kossi, Homa sotter- ranea, t. III, p. 206, et le Liber PontiflcaUs, Cornélius, éd. Du- chesne, 1. 1, p. 150), qui se retrouve sous la forme incomplète IN TEL... dans un des fragments du plan de Rome gravé sur marbre au temps de Septime Sévère (Jordan , Forma Urbis Romx , fr. G). Dans les Actes des saints Parlhenius et Calocerus, le passionnaire emploie l'expression précise : In Tellure in secretario. Le secretarium Tel- lurense est nommé dans une inscription du quatrième siècle (voir Gatti, Di una iscrizione relativa agli uffici délia prefettura Urbana, dans Rendiconti délia R. Accad. dei Lincei, 1897, p. 105-188). Ce secretarium dépendait de la prxfectura Urbis, dont les édifices s'étendaient de la Suburre aux thermes de Trajan. De côté de la Su- burre étaient les prisons et les salles de torture (voir dans le Rkeini- sches Muséum, 1894, p. 629, le commentaire de M. Huelsen sur Mar- tial, II, 17;.

(2) Acta; cf. Bull, di arch. crist., 1883, p. 136. Rubrœ est nommé par Martial, IV, 64.

388 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

d'un lieu si éloigné de Rome semble indiquer que les persécuteurs voulurent les exécuter dans la contrée même s'était naguère exercé leur ministère aposto- lique (1). Les corps, mis en un cercueil de plomb (2), furent enterrés dans un domaine que possédait, seize milles plus loin, leur hôtesse de Rome, la chré- tienne Théodora, et qui devint le noyau d'un grand cimetière (3).

Le 22 septembre eut lieu l'inhumation d'une chré- tienne dont on connaît seulement le nom et la sépul- ture. La liste des Dépositions des martyrs contient cette mention : « Le 10 des calendes d'octobre, (mé-

(1) Bull, di arch. crût., 1883, p. 159. Ce détail est jugé invraisem- blable par l'auteur de l'article sur « l'Amphithéâtre Flavien et ses en- virons dans les textes hagiographiques, » Analecta Bollandiana, 1897, p. 245.

(2) « In loculo plumbeo. » Sur l'usage des cercueils de plomb chez les Romains, voir Cochet, Mémoire sur les cercueils de plomb dans 'antiquité et au moyen âge, Rouen, 1870, p. 6-47; De Rossi, Roma sotterranea, t. I, p. 95; Bidlettino di archeologia cristiana, 1866, p. 76; 1870, p. 10; 1S71, p. 87; 1873, p. 77 et pi. IV-V; Crespellani, dans Memorie delV Accademia di Modena, 1888, p. 52, 53, 59. Les Grecs d'Asie s'en servaient aussi : le Louvre possède un sarcophage de plomb, avec l'image de Psyché, rapporté de Saïda par M. Renan.

(3) Sur le territoire de Rignano. Bull, di arch. crist., 1883, p. 134 et suiv. ; Stevenson, dans Kraus, Real-Encjjklopudie der christlichen Alterthiimer, t. II, p. 125. L'épitaphe suivante, aujourd'hui au mu- sée de Latran,

ABVNDIO PBR MARTYRI SANCT DEP. Vil IDVS DEC.

doit provenir de ce cimetière, et avoir été gravée, après la paix de l'Église, lors de la translation solennelle du martyr Abundius [Bull., 1883, p. 152, 158). Un fragment de verre, gravé en creux, et portant près de la représentation d'un personnage les lettres ABV... fait pro- bablement allusion à ce martyr {ibid., 1880, p. 86).

LES MARTYRS DE ROME. 389

moire) de Basilla, sur rancienne voie Salaria, Dioclé- tien étant consul pour la neuvième fois et Maximien pour la huitième (1). » On sait la valeur de cette liste, qui énumère les plus solennelles fêtes de marty-rs célébrées à Rome et dans les principaux sièges subur- bicaires (Ostie, Porto et Albano) avant le milieu du quatrième siècle (2). C'est la tradition toute vivante, au sortir de la dernière persécution. Par une exception presque unique dans le catalogue des Dépositions (3), la date consulaire de la sépulture, et probablement du martyre, est marquée ici (4). Le cimetière de la voie Salaria auquel s'attache le souvenir de Basilla est bien connu : c'est celui reposèrent Hermès, Pro- tus, et Hyacinthe, et dont nous avons plusieurs fois parlé au cours de ces études (5) : de touchantes preu-

(1) « X Kal. Oct. Bcisillaî Salaria Vetere Diocleliano IX et Maximiano VIII Cons. » Depositio martyrum, dans Ruinart, p. 692.

(2) Cf. Roma sotterranea, t. I, p. 116.

(3) Outre la date consulaire de l'année 258 indiquée pour saint Pierre et saint Paul et se rapportant à leur translation temporaire ad caiacumbas sur la voie Appienne, celle de 304 est marquée pour Par- tenius et Calocerus ; mais elle s'applique, comme l'a montré M. de Rossi, à une translation faite alors des reliques de ces saints, de leur tom- beau primitif aune chambre plus obscure de lacatacombe de Calliste, afin de les dérober aux profanations qui suivirent la confiscation des cimetières; voir Roma sotterranea, t. II, p. 211 et suivantes, et Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2" éd., p. 308-309.

(4) La probabilité de la translation de Partenius et Calocerus, dont il est question à la note précédente, résulte de l'examen des lieux mêmes et de leurs inscriptions; mais, à défaut de tels indices, qui n'ont pas été relevés pour Basilla, je pense qu'il y a lieu de considérer la date consulaire jointe à son nom comme étant celle, non d'une translation hypothétique, mais de sa })remière inhumation.

(5) Voir Histoire des persécutions pendant les deux premiers

390 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

ves s'y rencontrent de la dévotion des fidèles pour la sainte, à laquelle ils recommandent « rinnocence » de leurs enfants (1).

En calculant d'après les chiffres d'un autre docu- ment du môme temps, le catalogue des papes compris dans la collection philocalienne , on fixe au 24 oc- tobre 304 la mort du pape saint Marcellin. Mais si cette date (quant au jour et au mois) n'est pas assu- rée (2), plus obscure encore est l'histoire des derniers moments du pontife. Il est impossible que le chef de l'Église de Rome ait passé inaperçu pendant la per- sécution. Tous les écrits qui ont conservé son souve- nir le mettent en rapport avec celle-ci. Le catalogue philocalien dit qu'il mourut « pendant le neuvième consulat de Dioclétien et le huitième de Maximien, à l'époque la persécution sévissait (3). » D'après Eu- sèbe, « il fut enveloppé par elle (4). » Théodoret, plus explicite, ajoute qu'il « s'y distingua (5). » La tradi- tion de son martyre nous est parvenue par des récits

siècles, éd., p. 216; les Dernières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 96, 378-386.

(i) Domina Basilla, commendamus tlhi Crescentinus (Crescenti- num) et Micina{m) filia{m) nost7'a{m) Cre5ce»i(tinam). Corn- mendo Bas%{\)la innocentiam Gemelli. Bullettino di archeolo- gia cristiana, 1876, p. 28.

(2) Duchesne, le Liber Pontificalis, t. I, p. ccxux.

(3) « Marcellinus aiin. VIII m. III d. XXV. Fuit teraporibus Diocle- liani et Maximiani, ex die prid. Kl. Jiillas, a cons. Diocletiano VI et Constanlio II usque in cons. Diocletiano YIIII et Maximiano VIII, quo tempore fuit persecutio et cessavit episcopatus ann. VII m. VI d. XXV. » Ibid., p. 6.

(4) "0 xal aÙTÔv ô otwyaô? xaTeî>.r,3£. Eusèbe, Hist. Eccl.fWU, 32, 1.

(5) Tov év o'.toytJ^w ôiaTtpe^^avTa. Théodoret, Hist. EccL, J, 2.

LES MARTYRS DE ROME. 391

suspects, qui le montrent cédant d'abord aux ordres des persécuteurs, puis se relevant pour attester son repentir et mourir en confessant le Christ (1) . J'ai déjà dit comment l'imputation des donatistes, qui l'accu- saient d'avoir livré les saintes Écritures, est invrai- semblable (2) ; mais d'autres documents, dont la trace se retrouve dans sa notice au Liber Pontificalis, pré- tendent qu'il consentit à offrir de l'encens aux dieux, à « thurifier, » selon le langage du temps (3). Quand on sait à quelles sources troublées puisa quelquefois le rédacteur des biographies pontificales, on n'attache qu'une médiocre importance à ce renseignement (4). ïl montre cependant qu'au cinquième siècle plusieurs croyaient à une faiblesse passagère du pape. Ct préjugé défavorable est peut-être plus ancien encore, car le nom de Marcellin manque au catalogue romain de la Déposition des évêqiies, ce qui semble un blâme indirect de sa conduite (5). Il ne se lit pas non plus

(1) Voir la notice de saint Marcellin au Liber PonUficalis, emprun- tée vraisemblablement à une Passio MarceUini perdue (cf. Ducliesne, t. I, p. Lxxiv, xcix), et les Actes du faux concile de Sinuesse (Mansi, Concil., t. I, p, 1250; Héfélé, Histoire des conciles, trad. Delarc, t. I., p. 126).

(2) Voir plus haut, p. 18C.

(3) « Ipse Marcellinusad sacrifîcium ductus est ut thurifîcaret, quod et fecit, » dit le Liber Pontificalis. Cf. « ut thurificarem , » dans les Actes du concile de Cirta; saint Augustin, Contra Cresconium, III , 27; et IN diebvs tvrificationis, dans une inscription de Numidie, Bull, di arc/i. crist., 1875, p. 162; 1876, p. 59.

(4) Voir par exemple la biographie du successeur de Marcellin, le pape Marcel, dont le récit est en contradiction formelle avec les faits relatés de source sûre par saint Damase; Duchesne, t. I, p. 166.

(5) Ibid., p. Lxxi-Lxxii. Voir cependant l'explicatiou différente que

392 LE QUATRIÈME ÈDIT EN OCCIDENT (304).

dans celui de la Déposition des martyrs; mais on sait qu'un petit nombre de saints y figurent, ceux-là seu- lement qui étaient l'occasion de fêtes solennelles (1). Cette dernière omission ne va pas contre l'opinion de son martyre : ce qui, indépendamment de récits plus ou moins sûrs, paraît la confirmer, et faire croire que saint Marcellin mourut sous les coups des bourreaux ou dans les souifrances de la prison, c'est la vénération dont fut entouré son tombeau. Celui-ci avait été choisi par lui-même (2) à l'étage intermé- diaire de la catacombe de Priscille, nécropole restée de droit privé , avaient été faits de grands travaux afin de suppléer aux cimetières communs confisqués par le premier édit (3). Marcellin y reposa dans une crypte bien éclairée (4), près du martyr Crescentio (5), et les pèlerins du septième siècle, suivant les pas de

donnent de celte omission les Bollandistes {Acia SS., juin, t. Vil, p. 185), Mommsen {Chronogr.von Jahre 354), De Smedt [Introduciio ad hist. eccl., p. 512, note).

(1) De Rossi, Roma sotierranea, t. I, p. 116. Le pape saint Té- lesphore, que l'on sait par Eusèbe {Hist. Eccl., IV, 19) avoir été mar- tyrisé sous Antonin, n'est pas nommé dans la Deposiiio martyrum.

(2) Voir sa notice au Liber Pontificolis : les travaux faits dans le cimetière de Priscille pendant le règne de Dioclétien semblent, confir- mer sur ce point l'assertion du biographe.

(3) Voir plus haut, p. 68.

(4) « In cubiculum qui patet usquein hodiernum diem... Liber Pon- tificalis, Marcellinus (Duchesne, t. I, p. 16). Un des manuscrits dit : « cubiculum clarum. »

(5) « In crypta juxta corpus sancti Crescentionis. » Ibid. La crypte du martyr Crescentio a été découverte, mais on n'y a trouvé aucun indice épigraphique ou monumental de la sépulture de Marcellin [Bull, di arch. crist., 1888-1889, p. 104-106). Sur Crescentio, voir les Der- nières persécutions du troisième siècle, 2^ éd., p. 96.

LES MARTYRS DE ROME. 393

leurs devanciers, y venaient encore prier devant ses reliques (1).

Après la mort de Marcellin, la persécution continua de désoler l'Église de Rome, destinée à demeurer pendant quatre ans sans pasteur. Aux derniers mois de 30i et aux premiers de 305 doivent probablement être rapportés les martyres de Cyriaque, Saturninus, Sisinnius, Apronianus, Smaragdus, Largus, Crescen- tianus, Papias, Maurus et plusieurs autres. Malheureu- sement les récits dont ils sont l'objet (2) sont mêlés d'anachronismes et de fables (3) : on leur peut de- mander cependant quelques circonstances générales, d'une suffisante vraisemblance, et surtout des indica- tions topographiques, signe de ces vigoureuses tradi- tions locales qui, à Rome, ont souvent survécu ou suppléé aux documents écrits.

Maximien Hercule avait, dit-on, condamné des fi- dèles à travailler à la construction des thermes im- menses que Dioclétien faisait bâtir sur le Viminal, présent dédaigneux du vieil Auguste à la populace frondeuse de Rome (4). Par l'intermédfaire du diacre Cyriaque et de Sisinnius, Smaragdus et Largus, le

(1) Epitome de locis sanctorum martyrum; Roma soiterranea, t. I, p. 176.

(2) Acta S. MarcelU, dans les Acta SS., janvier, t. II, p. 5; Acta S. Cyriaci, ibid., août, t. II, p. 327.

(3) La guérison et la conversion d'une fille de Dioclétien, le voyage de Cyriaque en Perse pour guérir une fille du roi Nabor, le don à Cyriaque par Dioclétien d'une maison près de ses thermes, le testa- ment de Dioclétien en faveur de son fils Maximien, etc.

(4) Acta S. Marcelli, 1.

394 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

chrétien Thrason leur envoyait des secours et des vi- vres (1). Arrêtes dans l'exercice de leur charitable mission, le diacre et ses auxiliaires furent eux-mêmes obHgés à porter du sable pour les maçons des thermes. Tout en travaillant, ils trouvaient moyen d'assister encore leurs compagnons d'infortune. Parmi ceux qu'ils aidaient ainsi était un vieillard nommé Satur- ninus, d'origine carthaginoise (2). On les jeta avec lui en prison (3) , Sisionius , se faisant apôtre , put gagner à la foi le geôlier Apronianus (4) .

Le procès de Sisinnius et Saturninus eut lieu, à part de celui des autres, devant le préfet de Rome siégeant «à Tellus (5), » c'est-à-dire au forum de Nerva. Un document étranger aux Actes que nous résumons, et d'origine meilleure, raconte que, mis à la torture, Sisinnius montra une telle fermeté, qu'il contraignit Gratien (soit le bourreau, soit un assesseur du préfet) à reconnaître la divinité de Jésus-Christ (6). Ces con-

(1) Ibid., 2.

(2) INCOLA NVNC CHRIST! FVEBAT CAUTIIAGINIS ANTE TEMPORE QVO GLADIVS SECVIT PIA VISCERA MATIUS SANGVINE MVTAVIT PATIUAM SVAMQUE GENVSQVE ROMANVM CIVEîl SANCTOKVM FECIT ORIGO

Inscription du pape saint Damase sur la tombe de Saturninus ; De Rossi, Inscriptiones christianx urbis Romx, t. II, p. 103, n°34a.

(3) Acta S. Marcelli, 3.

(4) Ibid., 4.

(5) « In Tellude; » Acta S. Marcelli, 4.

(6)

MIRA FIDES RERVM DOCVIT POST EXITTS INGENS

(martyre in invicto posset quid gloria Christi).

DVM LACERAT PIA MEMBRA FREMIT GIIATIANVS VT HOSTIS

i

LES MARTYRS DE ROME. 395

versions subites sont racontées si souvent pour le temps qui nous occupe , qu'on ne peut toutes les mettre en doute : il faut vraisemblablement reconnaître en d'aussi soudaines victoires de la grâce un indice et un résultat du travail intérieur chaque jour plus puis- sant qui alors se faisait dans les âmes. Condamnés par le préfet à être décapités sur la voie Nomentane, Si- sinnius et Saturninus furent ensevelis le 28 novembre par le prêtre Jean et le chrétien Thrason dans le do- maine que ce dernier possédait sur la voie Salaria (1).

POSTEAQVAM FELLIS VOMVIT CONCEPTA VENEN4 COGERE NON POTVIT CFIRISTVM TE S4NCTE NEG4.RE IPSE TVIS PRECIBVS MER\ IT CONFESSVS ABIRE

Suite de l'inscription daniasienne; De Rossi, l. c. Gratien, dit en note M. de Rossi , est peut-être le préfet de 290. Il faudrait, dans ce cas, avancer de quatorze ans le martyre de Saturninus. Étant données les imperfections des Actes il est raconté, ce parti ne serait pas pour nous inquiéter; nous avons montré, à propos de ceux de saint Sébas- tien, comment des martyrs appartenant à dilïerentes époques d'une même persécution ont été souvent réunis arbitrairement dans un seul récit. Mais l'année 290 paraît avoir été, à Rome, relativement paisible pour les chrétiens, et l'on aurait besoin, croyons-nous, d'un document très précis pour y placer le supplice d'un martyr. L'inscription dama- sienne ne dit nullement que le Gratianus qui tortura Saturnin ait été préfet de Rome : il nous paraît plus vraisemblable d'y reconnaître soit un assesseur, soit môme un bourreau.

(1) « Eorum corpora collegit Thrason, cum Joanne presbytero, et sepelivit in prœdio suo via Salaria. » Acta S. Marcelli, 2. Sur le cimetière de Thrason, voir BiUlettino di archeologia cristiana, 1865, p. 41; 1867, p. 76; 1868, p. 88; 1872, p. 59; 1873, p. 5-21, 43-76; 1877, p. 50; 1878, p. 46; 1881, p. 79. L'inscription damasienne du tombeau de saint Saturnin se termine ainsi :

SVPPLICIS HAEC DAMASI VOX EST VENERARE SEPVLCHRVM SOLVERE VOTA LICET CASTASQVE EFFVNDERE PRECES SANCTI SATVRNINI TVMVLVS QVIA MARTYRIS HIC EST.

396 LE QUATRIÈME ÉDIT EiN OCCIDENT (304).

Pendant la comparution de ces martyrs devant le préfet, deux soldats, Papias et Maurus (ou Mauroleo) s'étaient spontanément déclarés chrétiens (1). Ils fu- rent, dit-oii, jugés au cirque de Flaminius, puis as- sommés à coups de phunbatœ. Le prêtre Jean, qu'un grand nombre de Passions nous montrent voué à l'en- sevelissement des martyrs, et que nous avons déjà rencontré plusieurs fois accomplissant cet acte de miséricorde, enleva de nuit leurs corps : il les trans- porta, le 29 janvier, « au nymphée de saint Pierre, l'apôtre baptisait, » c'est-à-dire au cimetière Ostrien, sur la voie Nomentane (2). Trois jours après,

(1) Acta S. Marcelli, 1.

(2) « Quorum corpora collegit nocUi Joannes presbyter et sepelivit in via Numenlana sub die IV Kal. Febr. ad Nymphas S. Pétri ubi baptizabat. » Ibïd., 9. Voir sur le cimetière Ostrien et les souvenirs de saint Pierre qui s'y rattachent, De Rossi, Vel luogo appellato ad Capream pressa la via Nomeniana, extrait du Bullettino délia com- missione archeologica comunale di Borna, 1883, p. 244-258; Borna sotterranea, t. I, p. 179, 190; Armellini, Antichi cimiteri crisiiani di Borna, p. 195. Papias et Maurus sont nommés dans le martyrologe hiéronymien, au 16 septembre, jour de la commémoration des martyrs de ce cimetière; voir De Rossi, Del luogo appellato ad Capream, p. 6-8 du tirage à part. Ils étaient probablement nommés aussi dans la partie manquante de la pierre commémorative des martyrs du même cimetière publiée et commentée par M, de Rossi, ibid., et dont il sera question plus loin. Le lien qui unit leur histoire à celle des martyrs des thermes de Dioclétien paraît confirmé par ce fait, qu'une inscription votive en leur honneur avait été placée dans un oratoire élevé près de ces thermes dans le courant du quatrième siècle ou au commence- ment du cinquième; voici cette inscription, aujourd'hui au musée de La Iran :

SANCTIS MARTVRIBVS PAPRO ET MAVROLEONI DOMMS VOTVM REDD.

LES MARTYRS DE ROME. 397

le greffier Apronianus était décapité sur la voie Sa- laria.

Au milieu de ces sanglantes scènes, le procès de Cyriaque, de ses compagnons et de vingt et un fidèles était instruit par un vicaire du préfet, en ce lieu de Tellus (1) qui vit passer tant de martyrs. Lors d'une première audience, Crescentianus mourut pendant la torture (*2). Son cadavre fut jeté « au pied de la mon- tée de rOurs, sur la place, devant le temple de Pal- las (3). » Le prêtre Jean put lui donner la sépulture, le 2i novembre, au cimetière de Priscille (4). Le procès semble avoir été interrompu pour ne repren- dre qu'au commencement de 305. Après une seconde audience, sur laquelle le vicaire fit, dit-on, un rap- port à Maximien Hercule , celui-ci commanda de dé- capiter Cyriaque et les autres accusés. L'exécution

C\M\SIVS QVI ET ASCLEPIVS ET YICTORIN (flj

NAT(aZe) H(a^e«^)DiE xiii (\vi?) kal. oct.

pvERi QVI \0T{u7n) ii.{ecldide7'unt) vitalis maranvs

AB\^D\IVTIVS TELESFOR

Voir le fac-similé de cette inscription, Bull, dl arcli. crist., 1877, pi. III-IV, 12, et son commentaire, p. 10. Cf. Le Bourgeois, les Martyrs de Rome, t. I, 1897, p. 135-151.

(1) « In Tellude. » Acta S. Marcelli, 18, 21. Les Actes donnent à ce vicaire le nom de Carpasius. Voir les observations de CantarelU, Bull, délia comm. arch. com., 1890, p. 90.

(2) Ibid., 19.

(3) « Ante clivum Ursi, in platea, ante templum Palatii (Palladis). » Acta S. Marcelli, 19.

(4) « In cimiterio Priscillaî , in arenario, via Salaria. » Ibid. L'ex- pression in arenario est ici exacte; il suffît de parcourir la catacombe de Priscille pour y reconnaître un arénaire transformé par les chré- liciis en catacombe; cf. Roma sotterranea, t. I, T partie, p. 16, 20, 32-34; Rome souterraine, p. 468, 472-473.

398 LE QUATRIEME ÉDIT EiN OCCIDENT (304).

eut lieu le IG mars, sur la voie Salaria, clans une dépendance des immenses jardins de Salluste (1), résidaient pendant l'été les empereurs (2), et plus d'une fois coula le sang des martyrs (3). Les condam- nés paraissent avoir reçu sur cette voie une sépulture provisoire (4) ; mais plus tard la matrone Lucine trans- porta, leurs corps entre le septième et le huitième mille de la voie d'Ostie (5) , au lieu qui prit depuis le nom de cimetière de Cyriaque (6).

C'est encore sur la voie d'Ostie, dans un jardin peu

(1) « Decollati sunt in via Salaria inlra thermas Sallustii, foras mu- ros. » Acta S. Marcel H, 20.

(2) Jordan, Topogî'aphie der Stadt Rom in Aliei'thum, t. II, p. 124. Sur l'étendue des jardins de Salluste, qui allaient vraisembla- blement de la porte Salaria à la porte Pinciana, et, bien que renfermés, depuis Aurélien, dans l'enceinte de la ville, pouvaient avoir des dé- pendances en dehors des nouveaux remparts, voir Jordan, l. c, p. 123- 125.

(3) Voir les Actes de saint Laurent, de saint Crescent, de sainte Suzanne, des quarante soldats martyrisés sous Claude le Gothique, ibid., p. 124-125.

(4) « Quorum corpora collegit nocte Joannes presbyter, et sepelivit eos in eadem via. » Acta S. Marcelli, 20.

(5) « Sanctorum vero corpora, hoc est Syriaci, Largi, Smaragdi, Cres- centiani, Mammiee et Julianae, sepulta sunt in via Ostiensi, milliario ab Urbe plus minus octavo. » Ibid., 24; cf. 21.

(6) Situé hors de la zone des cimetières romains, le cœmeterium Cyriaci n'est pas nommé dans les itinéraires du septième siècle; mais on le trouve indiqué, au douzième, dans le livre de Pierre Mallius sur la basilique de Saint-Pierre; De ^oss'i^ Roma sotterranea, t. I, p. 184. Les plus anciens calendriers romains, la Depositio martyrum, le ca- lendrier conservé dans le martyrologe hiéronymien, marquent, le 8 août, l'anniversaire de Cyriaque et de ses compagnons au septième raille de la voie d'Ostie, et font mention aussi de la voie Salaria, d'où ils furent transportés (Ruinart, p. 692; De Rossi, Bullettino di ar- cheologia crisiiana, 1869, p. 68; Stevenson, dans Kraus, Real-Ency- Idopadie der christlichen Altertkûmer^ t. II, p. 115). Bosio retrouva

LES MARTYRS DE ROME. 390

éloigné de la sépulture de saint Paul, que fut enterrée une autre victime de la persécution, le chrétien Ti- rnothée, originaire, dit-on, d'Antioche, dont l'anni- versaire est marqué au 22 août par le férial philoca- lien (1).

L'opinion commune attribue à l'hiver de 304-305 (21 janvier) la mort de sainte Agnès.

Agnès (2) est une des plus gracieuses et des plus

l'emplacement et le souvenir du cimetière de Cyriaque, et vit les restes de l'église construite au-dessus, mais ne put pénétrer dans les souter- rains; Bosio, Roma sotterranea, 1. III, c. 6 et 10; Aringhi, Rojna subterranea, 1. III, c. 5 et 9; voir encore Armellini, Antichi cimiteri cristiani di Roma, p. 46; Stevenson, /. c. ; Duchesne, le Liber Pon- iificalis, t. I,p. 326, note 12.

(1) « XI Kal. sept. Timothei Ostense. » Depositio martyrum. Les « Annales romaines », ajoutées plus tard au recueil de 354, men- tionnent son martyre, à la suite de la date consulaire de 306 : « His consulibus passus est Thimotheus, Romae X Kl. Jul. ; » peut-être devrait-il être plutôt rapporté à l'une des années précédentes. Les Actes légendaires de saint Silvestrc parlent beaucoup de Timolhée; mais on voit que son existence résulte de documents d'une tout autre valeur : son insertion au catalogue de la Depositio martyrum suffit à prouver qu'il est un personnage réel et un martyr historique. Voir Mommsen, JJber d. Chronographen von Jahre 354, p. 663; Du- chesne, le Liber Pontificalis, t. I, p. cxi, note i. Le tombeau de saint Timothée se trouva englobé dans la basilique élevée par Cons- tantin en l'honneur de saint Paul; les pèlerins du septième siècle l'y visitaient : voir deux itinéraires dans De Rossi, Ro7na sotterranea, t. I, p. 182-183.

(2) Le cognomen Agnes vient du grec àyvin, pure. Il n'est pas d'ori- gine exclusivement chrétienne, car on le rencontre dans quelques épitaphes païennes (citées par Bartolini , Actes du martyre de la très noble vierge romaine sainte Agnès, trad. française, 1864, p. 7-9). Dans les inscriptions chrétiennes, particulièrement dans celles qui accompagnent l'image de sainte Agnès sur les verres dorés, son nom est écrit agnes, anne, ancne, agna, hagne (Garrucci, Vetri ornati di figure in oro, p. 137). Les écrivains du quatrième siècle, saint Am-

400 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

populaires figures du martyrologe chrétien. Mais c'est une de celles sur lesquelles on possède le moins de documents certains. Cependant, môme en négligeant tout à fait ses Actes, qui sont postérieurs au quatrième siècle (1), et en combinant seulement les renseigne- ments puisés dans la tradition orale (2) par saint Am- broise, par saint Damase et par Prudence, on arrive à se faire , croyons-nous , une idée assez nette de son histoire.

Agnès était toute jeune, presque une enfant, quand elle fut arrêtée. Elle avait douze (3) ou treize ans (4), ce qui faisait déjà, à Rome, l'âge nubile (5) : comme

broise, saint Damase, saint Jérôme, Prudence, disent Agnes, mais avec des différences encore; Ambroise et Prudence en font un mot indéclinable : Agnes sepulcrum est Romulea in domo,... ISatalis est sanctx Agnes; saint Jérôme le décline : Agnctis vita ; ainsi fait le catalogue de la Depositio mai'tyrum : XII Kal. Feh. Agnetis in No- mentana; Damase décline aussi, mais autrement, et met à l'accusatif Agnen.

(1) Acta SS., janvier, t. II, p. 350 et suiv. Ces Actes sont l'œuvre d'un Ambroise qui n'a que le nom de commun avec l'évèque de Mi- lan : ils paraissent antérieurs à saint Maxime de Turin (mort vers 466) qui les résume dans son homélie LI.

(2) Traditur, dit saint Ambroise; fama l'efert, dit saint Damase; aiunt, écrit Prudence.

(3) (( Haec duodecim annorum martyrium feclsse traditur. » Saint Ambroise, De Virginibus, I, 2.

(4) « Tredecim annorum. » Saint Augustin, Sermo CCLXXIII.

(5) « Aiunt jugali vix habilem toro. » Prudence, Péri Stephanôn, XIV, 10. Cf. Digeste, XXIII, ii, 4. Exemples de jeunes filles mariées peu après douze ans : Friedlander, Settengeschichte Roms, t. I, p. 324; Frôhner, Inscriptions grecques du Louvre, 177, p. 269. Chrétienne mariée avant quatorze ans : De Rossi, Inscriptiones christianœ urbis Bomx, t. I, n<> 37, p. 36. Inscriptions chrétiennes mentionnant la virginité de jeunes filles de quatorze ou quinze ans : ibid., n" 20, p. 25; Roma sotterranea, t. III, pi. XXX, n" 47. M. Armellini(/Z cimi-

LES MARTYRS DE ROME. 101

les jeunes filles romaines, elle vivait encore sous la garde de sa nourrice (1), qui ne quittait point avant le mariage l'enfant élevée par ses soins (2). Le dépit d'un prétendant évincé contribua-t-il à son arresta- tion (3)? On peut l'induire du récit de saint Ambroise. « Quelles douceurs employa le persécuteur pour la séduire ! que de vœux pour obtenir qu'elle se donnât en mariage! Mais elle : « Espérer me fléchir serait « faire injure à mon divin époux. Celui qui le pre- « mier m'a choisie recevra ma foi. Bourreau, pour- ce quoi tardes-tu? Périsse ce corps qui peut, malgré « moi, être aimé par des yeux charnels (4)! » Le juge irrité changea de ton. « A quelles menaces il

tero di S. Agnese sulla via Nomentana, 1880, p. 62) croit avoir re- trouvé le marbre primitif du tombeau de sainte Agnès, portant cette simple et touchante inscription : agne sanctissima, et mesurant soixante-six centimètres sur trente-trois; ce serait la taille, non d'une jeune fille de douze ou treize ans, mais d'un tout petit enfant : cela me donne de grands doutes sur l'identité de ce titulus, que l'on croit de provenance romaine, et qui est au musée de Naples.

(1) F,«ttA REFERT SANCTOS DVDVM UETVLISSE PARENTES AGNEN CVM LVGVBRES CAISTVS TVBA CONCREPVISSET >VTRICIS GKEMIVM SVBITO LIQVISSE PVELLAM...

Saint Damase, dans Inscript, christ, urbis Romx, t. If, p. 45.

(2) Saint Jérôme, Ep. 47, 97 ; Code Théodosien, IX, xxiv, 1.

(3) C'est le fond du récit des Actes latins, qui attribuent le martyre d'Agnès à l'amour dédaigné du fils du préfet de Rome; mais ni les Menées grecques, ni les Actes syriaques publiés par Assemani, ne mentionnent cette circonstance.

(4) « Quantis blanditiis (egit carnifex) ut suaderet, quantorum vola ut sibi ad nuptias perveniret! At illa : « Et heec Sponsi imjuria est expectare placituram. Qui me sibi prior elegit, accipiet. Quid, per- cussor, moraris? Pereat corpus quod amari potest oculis quibus nolo! 0 Saint Ambroise, De Virginibus, I, 2.

IV. 26

402 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

eut recours pour la faire trembler (1)! » Il parla de la condamner au bûcher. « Mais elle foula aux pieds spontanément les menaces et la rage du tyran, lors- qu'il voulut livrer aux flammes son noble corps, et surpassa avec de faibles forces une immense ter- reur (2). » En vain essaya-t-on de la torture : « Elle se tenait debout, intrépide dans son fier courage, et offrait volontairement ses membres aux durs tour- ments, ne refusant pas de mourir (3). »

Alors un supplice plus horrible lui fut proposé « S'il est facile , dit le juge, de vaincre la douleur et de mépriser la vie comme une chose de peu de prix, la pudeur au moins est chère à une vierge. J'expose- rai celle-ci dans un lupanar public, si elle ne se réfu- gie près de l'autel et ne demande protection à Mi- nerve (4), cette vierge qu'elle, vierge aussi, persiste à

(1) « Quanlo timoré... ut timeretur! » Ibid.

(2) SPONTE TRVCIS CALCASSE MINAS RABIEMQ. TYRANNI VRERE CVM FLAMMIS VOLVISSET NOBILE CORPVS VIRIB. IMMENSVM PARVIS SVPERASSE TIMOREM

Saint Damase.

(3) Stabat feroci corpore pertinax Corpusque duris excruciatibus Ultro referebat non renuens mori.

Prudence, Péri Stephanôn, XIV, 18-20. (4j L'allusion à l'autel de Minerve semble montrer que l'interroga- toire eut lieu dans le voisinage d'un temple de cette déesse. On serait porté à le placer, comme tant d'autres procès de chrétiens de cette époque, dans le quartier de Tellus, au forum de Nerva, voisin du temple de Pallas; cependant les traditions romaines, avec lesquelles il y a toujours lieu de compter, mettent le procès d'Agnès dans une toute autre région, celle se trouve aujourd'hui la place Navone. Dans ce quartier de Rome s'élevait aussi un temple de Minerve, dont le souvenir est conservé par la place de ce nom.

LES MARTYRS DE ROME. 403

mépriser. Toute la jeunesse va accourir, et réclamer la nouvelle esclave de ses caprices (1). » Agnès ne se troubla point : « Le Christ, dit-elle, n'est pas tellement oublieux des siens, qu'il perde notre précieuse pudeur et nous laisse sans secours : il est avec celles qui sont pures, et ne souffre pas que le trésor de leur sainte intégrité soit profané. Tu plongeras dans mon sein un fer impie , si tu le veux ; mais tu ne souilleras pas mes membres par le péché (2). »

Dieu fît le miracle attendu par l'ardente foi de sa servante. On l'avait conduite « dans la courbe de la place, » flexu in plateœ (3), c'est-à-dire, selon la tradition locale, dans l'un des mauvais lieux situés sous les arcades du stade d'Alexandre Sévère,

(1) Tum trux tyrannus : Si facile est, ait, Pœnarn subactis ferre doloribus,

Et vita vilis spernitur : ai pudor Carus dicatae virginitalis est. Hanc in lupanar Irudere publicum Certum est, ad aram ni caput adplicat Ac de Minerva jam veniam rogat, Quam virgo pergit lempnere virginem. Omnis juventus inruit, et novum Ludibriorum mancipium petit.

Péri Stephanôn, XIV, 21-30.

(2) Haud, inquit Agnes, immemor est ila Cliristus suorum, perdat ut aureum Nobis pudorem, nos quoque deserat : Prœsto est pudicis, nec patitur sacras Integritatis munera pollui.

Ferrum inpiabis sanguine, si voles, Non inquinabis membra libidine.

Ibid., 31-37.

(3) Péri Slephanôn, XIV, 39.

40i LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

s'élève aujourd'hui son église de la place Navone (1). Saint Damase rapporte que « ses cheveux répandus autour d'elle couvrirent comme un manteau les membres nus de la vierge (2). » Prudence raconte le fait suivant : « Un seul osa arrêter ses regards sur la jeune fille, et ne craignit pas de porter un œil im- pur sur son corps sacré. Voici qu'un oiseau de feu fond sur lui comme la foudre et lui crève les yeux; aveuglé par l'éclatante lumière, il tombe palpitant dans la poussière, et ses compagnons l'enlèvent demi- mort (3). » Le poète ajoute : « Il y en a qui disent [sunt qui rettiderint) qu'Agnès voulut bien prier le Christ de rendre la lumière à celui qui gisait terrassé : alors le souffle de la vie revint au jeune homme , et ses yeux reprirent leur vigueur première (4). »

(1) Armellini, le Chiese di Roma, p. 106.

(2) NUDAQVE PROFVSVM CRINEM PER MEMBRA DEDISSE NE DOMINI TEMPL\M FACIES PERITVRA VIDERET.

Le même détail est rapporté, probablement d'après Damase, dans les Actes latins, mais ne figure pas dans les pièces grecques et syriaques.

(3) Inlendit unus forte procaciter

Os in puellam, nec trépidât sacram Spectare forinam lumine lubrico. En aies ignis fulminis in modum Vibratur ardens atque oculos ferit : Cœcus, corusco lumine conruit Atque in pulvere plateœ palpitât. Tollunt sodales seminecem solo Verbisque défient exequialibus.

Péri Stephandn, XIV, 43-51.

(4) Sunt qui rogatam rettulerint preces Fudisse Christo, redderet ut reo Lucem jacenti : tune juveni halitum Vitœ innovatum visibus integris.

Péri Siephanôn, XIV, 57-60. Ce récit est reproduit par les hagic-

LES MARTYRS DE ROME. 405

Le merveilleux qui éclate dans cette histoire n'é- tait pas pour étonner les païens. Eux-mêmes avaient eu quelquefois le pressentiment de ces miraculeuses délivrances accordées par le ciel à la faiblesse et à la pureté. Sénèque a résumé une controverse d'école sur le cas imaginaire d'une jeune fille enlevée par des pirates, vendue à un entrepreneur de débauche publique, exposée dans un mauvais lieu, et sauvant sa vertu par le meurtre d'un gladiateur qui essayait de lui faire violence (1). Jusque-là, « tous ceux qui s'étaient approchés d'elle comme d'une prostituée s'étaient retirés avec le respect qu'inspire une prê- tresse (2). » Un seul avait persisté dans son mauvais dessein ; alors s'était montré le pouvoir des immor- tels. (( J'ai vu, faisait-on dire à la jeune fille, j'ai vu planer au-dessus de ma tête une colossale figure; mes faibles membres ont senti tout à coup une force surhumaine : qui que vous soyez, ô dieux qui avez voulu tirer par un miracle l'innocence de ce lieu in- fâme, vous n'aurez point secouru une ingrate : je voue à votre service la virginité que vous avez sau- vée (3). » Ce touchant rêve de l'imagination païenne

graphes postérieurs; mais les Actes latins seuls, suivis par saint Maxime, font du jeune homme ainsi frappé le fils du préfet.

(1) Sénèque, Controoersix, I, 2 ; éd. Lemaire, p. 88 et sulv. L' « es- pèce » discutée dans l'école était celle-ci : La jeune fille qui a eu cette tragique aventure peut-elle être admise à un sacerdoce?

(2) « Omnes tanquam ad prostitutam venisse, dum tanquam a sa- cerdote discesserint. » IhicL, p. 99.

(3) « Altior, inquit, humana visa est circa me species eminere, et puellares lacertos supra virile robur attollere; quicumque estis, dii

406 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

se réalisait maintenant sous les yeux des persécuteurs. Mais, chez les anciens, l'attendrissement et la sur- prise duraient peu. Les rhéteurs qui prirent part à la controverse résumée par Sénèque persistent à dé- clarer infâme la jeune fille dont ils ont raconté la miraculeuse délivrance. De même les juges du qua- trième siècle ne font pas grâce à la vierge sortie intacte d'une aussi terrible épreuve (1). Agnès fut condamnée à la décapitation (2). « Elle se tient de-

immortales, qui pudiciliam ex illo infami loco cum miraculo voluistis emergere, non ingratae puellsB opem tulistis. Vobis pudicitiam dedicat, quibus débet. » Sénèque, Controversix, p. 101.

(1) Saint Ambroise, De officiis, I, 41, fait aussi allusion aux pièges tendus à la chasteté d'Agnès.

(2) Les Actes latins racontent que le préfet (auquel ils donnent le nom inconnu deSyinphronius), voyant son fils miraculeusement guéri, ne voulut pas continuer le procès, et en chargea son vicaire Aspasius. De la ressemblance entre le nom de ce magistrat et celui du proconsul d'Afrique qui exila saint Cyprien en 257, Bartolini [Actes de sainte Agnès, p. 74 et suiv.), Armellini [Il cimitero di S, Agiiese, p. 41), Le Bourgeois (les Martyrs de Borne, t. I, p. 28-32), ont conclu, après Mazocchi [Kal. eccl. Neap., p. 920), à l'identité de ces deux personna- ges et ont supposé qu'immédiatement avant de gouverner la province d'Afrique Aspasius Paternus avait été vicaire du préfet de Rome. Pour cette raison ils fixent à 257 et au commencement de la persécution de Valérien le martyre de sainte Agnès. Cette hypothèse soulève de grosses objections. Du vicariat de la préfecture urbaine on ne passait pas sans transition au proconsulat d'Afrique; d'ailleurs, le titre de vi- caire n'apparaît pas avant Dioclétien. L'édit de 257 visait seulement les chefs de la communauté chrétienne et ne prononçait pas contre eux la peine de mort , qui ne fut ajoutée qu'en 258 : comment admettre que des magistrats aient voulu , à une époque ils se bornaient à frapper d'exil des évèques tels que Cyprien et Denys d'Alexandrie, ins- truire minutieusement et terminer par une condamnation capitale le procès d'une petite fille de douze ans? J'accorde volontiers que l'auteur des Actes ait voulu identifier le juge de sainte Agnès avec l' Aspasius Paternus qui ordonna en 257 la déportation de saint Cyprien; en cela.

LES MARTYRS DE ROME. 407

bout, elle prie, elle baisse la tête. La main du bourreau tremble, son visage pâlit, tandis que la vierge de- meure intrépide (1). » Enfin il frappe : « un seul coup suffit à détacher la tête, et la mort vint avant la douleur (2). »

il aura commis une confusion fréquente chez les hagiographes posté- rieurs à la paix de l'Église, qui ne se faisaient pas scrupule de donner à des magistrats dont le nom leur était inconnu celui de quelque per- sonnage célèbre dans l'histoire des persécutions (voir Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 27). On peut admettre aussi que le vicaire Aspasius ait été un descendant du proconsul de 257; voir De Rossi, Bull, di arch. crist., 1877, p. 111. La condamnation d'une enfant au déshonneur, puis à la mort, convient surtout à une époque de guerre à outrance, de tuerie en masse, comme fut quelquefois la persécution de Dioclétien, à laquelle le paragraphe 15 des Actes rattache leur récit. L'expression employée par Damase : « Fama refert sanctos dudum re- tulisse parentes, » ne va pas contre cette conclusion, car Damase, qui écrit entre 366 et 380, peut considérer comme fait il y a longtemps un récit attribué à des contemporains de 304,

(1) « Stetit, oravit, cervicem inflexit. Cerneres trepidare carnificem , quasi ipse addictus fuisset : tremere percussoris dextram, pallere ora alieno timentis periculo, cum puella non timeret suo. » Saint Ambroise, De Virginibus, I, 2.

(2) Uno sub ictu nam caput amputât, Sensum doloris mors cita prsevenit.

Péri Siephanôn, XIV, 89, 90.

Une hymne attribuée à saint Ambroise montre la victime occupée , comme Perpétue, de tomber avec décence (cf. Histoire des persécu- tions pendant la première moitié du troisième siècle, T éd., p. 130) :

Nam veste se totam tegens Curam pudoris prœstitit Ne quis retectam cerneret.

In morte vivebat pudor Vultumque lexerat manu ; Terram genuflexo petit Lapsu verecunda cadens.

Cette version, cependant, n'est pas tout à fait conforme à celle de

408 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

Ainsi finit cette jeune fille, dont on sait au moins deux choses certaines : elle vécut pure et mourut martyre. Elle avait sans doute ravi ses contemporains par l'élan de son sacrifice, une généreuse protesta- tion en faveur du Christ et de l'Église, une parole pleine d'énergie et de grâce, un cri, un geste, dé- couvrant une c\me exquise. L'admiration populaire s'est attachée à son nom, et lui a créé une poétique légende, dans laquelle l'histoire peut démêler aujour- d'hui encore quelques traits vraisemblables. D'ail- leurs, que l'on réduise tant que Ton voudra dans les traditions dont elle est l'objet la part de l'histoire, Agnès est une de ces personnes saintes dont l'impor- tance et la grandeur se révèlent surtout à l'auréole dont elles paraissent entourées. N'en est-il pas ainsi de Marie elle-même, que « toutes les générations pro- clament bienheureuse, )> et sur laquelle l'Évangile est si sobre de détails? Les chrétiens du quatrième siècle aimaient à rapprocher de la sainte Vierge la figure virginale de la jeune Romaine. Dans un brillant ta- bleau, Prudence la montre montant au ciel, entourée d'anges : on croirait voir une Assomption de Mu- rillo (1). Il va jusqu'à représenter Agnès « écrasant la tête du serpent, qui se roule, vaincu, sous le talon

Prudence, car elle suppose la vierge déjà blessée, percussa, et non dé- capitée d'un seul coup.

(1) Péri Stephandn, XIV, 91-111. Il convient d'ajouter que Pru- dence n'essaie pas de rapprocher le triomphe d'Agnès de l'Assomption de la sainte Vierge : il représente seulement, avec toute la pompe du langage poétique, l'âme d'Agnès, spiritus, montant au séjour des élus.

LES MARTYRS DE ROME. 409

d'une vierge (1). n L'enthousiasme excessif du poète transporte à la jeune martyre le rôle même prédit depuis le commencement du monde à Marie (2). Agnès est quelquefois dessinée sur les verres chrétiens (3) à côté de la sainte Vierge. Le patriotisme des Romains semble avoir voulu faire de ce rapprochement un nouveau titre de gloire pour la jeune fille « qui porte le double diadème de la virginité et du martyre (4). » Je ne veux me servir de ses Actes que pour leur demander un renseignement topographique, dont l'exactitude est attestée par les monuments. Les pa- rents d'Agnès (5), disent-ils, enlevèrent son corps

(1) Hsec calcat Agnes, hœc pede potenti

Stans et draconis calce premens caput.

Nunc virginal! perdomitus solo Cristas cerebri depremit ignei, Nec victus audet tollere verticem.

Ibid., 112-118.

(2) Genèse, III, 15.

(3) Martigny, Dictionnaire des antiquités chrétiennes^ T éd., art. Agnès, p. 32; Kràus,, Real-EncyklopCidie der christl. Alterthiimer, art. Agnes, t. I, p. 18.

(4) « Habens igitur in una duplex martyrium, pudoris et religionis. » Saint Ambroise, De Virginibus, I, 2.

Duplex corona est prœstita martyri : Intactuin ab omni crimine virginal, Mortis deinde gloria libérée

Péri Stephanôn, XIV, 7-9.

Verres dorés représentant Agnès entre deux colombes, qui lui pré- sentent chacune une couronne; Martigny, Kraus, l. c; Rome souter- raine, pi. IX, n*' 2.

(5) Bartolini a tenté de rattacher sainte Agnès à l'une des familles Flavia, Ulpia, Turrania, Claudia, Numitoria, Vettia, Lusia, Quintia {Actes de sainte Agnès, p. 7-11); Armellini {Il cimitero di S. Agnese,

410 LE QUATRIEME EDIT EN OCCIDENT (304).

avec une sainte joie et le déposèrent dans un petit domaine [prœdioium) qu'ils possédaient à peu de dis- tance de la ville, sur la voie Nomentane (1). Des cime- tières chrétiens existaient déjà sur cette voie : le cimetière Ostrien, appelé aussi le grand cimetière, cœmeterium majus^ à cause des souvenirs que saint Pierre y laissa (2) ; une petite nécropole, voisine mais distincte, et fort ancienne (3). A ce second hypo- gée touchait le 'prœdioium des parents d'Agnès, qui, soit avant, soit après la sépulture de la martyre , s'y trouva annexé, et sur lequel, à l'époque constanti- nienne, s'éleva la gracieuse basilique semi-souter- raine qui semble encore toute parfumée de son sou- venir (4). Les Actes ajoutent qu'à l'occasion des funérailles d'Agnès il y eut une émeute des païens et que sa sœur de lait Émérentienne, encore catéchu- mène, y périt. Les parents d'Agnès veillèrent à la sépulture de l'amie de leur fille, et Fa déposèrent « à la limite du petit champ de celle-ci, » in confînio agelli beatissimœ vi?'ginis Agnetis (5). La tombe d'Émérentienne sera, en effet, vénérée dans le cime-

p. 49 et suiv.) essaie de la relier à la gens Clodia; un autre archéo- logue (cité pas Bartolini, p. 98) voit dans ses parents des Calpurnii. Ce sont autant d'hypothèses absolument dénuées de preuves.

(1) Acta S. Agnetis, 13, dans Acta SS., janvier, t. II, p. 458.

(2) Voir De Rossi, Del luogo appellato ad Capream pressa la via Nomentana.

(3) Armellini, Il cimitero di S. Agnese, pi. XVII, area i.

(4) Sur la construction de la basilique de sainte Agnès, voir Liber Po7itiflcalis, Silvester, 23, éd. Duchesne, 1. 1, p. 180, et les notes du savant éditeur, ibid., p. 196.

(5) Acta S. Agnetis, 13.

LES MAIITYRS DE ROME. 411

tière Ostrien, contigu à celui qui prit le nom de sainte Agnès, dont il n'est séparé que par un aré- naire à travers lequel on pouvait passer de l'un à l'autre (1).

Dans les galeries souterraines qui se développèrent promptement autour du tombeau de sainte Agnès, comme dans celles du cimetière Ostrien, a été ren- contré le souvenir d'une femme chrétienne célèbre par son dévouement pendant la persécution. Le sceau de Turrania Lucina s'y reconnaît encore imprimé sur le mortier de deux tombes (2). Lucine parait souvent dans les récits de cette sanglante époque. Elle joue un rôle dans les Actes de saint Sébastien, dans ceux de sainte Viatrix (3), de saint Anthime (i), de saint

(1) Voir Armellini, Il cimitero di S. Agnese, p. 28-34. L'inscrip- tion en caractères du quatrième siècle si savamment commentée par M. de Rossi dans la description citée plus haut [Bel luogo appellato ad Capream) nomme les principaux martyrs enterrés dans le cime- tière Ostrien : Victor (évêque d'un siège inconnu), Félix, Alexandre (martyrs dont l'histoire est ignorée), Papias et Maurus (voir plus haut, p. 393), et Émérentienne :

XVI KAL OCT MARTVRORO in cimi TERV MAIORE VICTORIS FELIcis EMERENTIANETIS ET ALEXANcfri

« Papiae, Mauri » devait probablement être ajouté après Felicis . le marbre est brisé à cet endroit. Sur sainte Émérentienne, voir Le Bourgeois, les Martyrs de Rome, t. I, p. 97-134.

(2) De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1876, p. 151; Armellini, La cripta di S. Emerenziana, p. 76; Il cimiterio di S. Agnese, p. 175 et pi. XIII, 5.

(3) Voir plus haut, p. 384.

(4) La Passion de saint Anthime le dit enterré au 28*^ mille de la voie Salaria; le martyrologe hiéronymien (11 mai) place son tombeau « via Salaria mil. XXIL » M. Stevenson a retrouvé au 23*^ mille de la voie Salaria un petit cimetière souterrain et les ruines d'une église : la

412 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

Cyriaque, de saint Marcel, dans la notice de ce pape au Liber Pontificalis, Si confus que soient ces divers documents, il en ressort au moins Timportancc du personnage, qui ne peut être imaginaire. Lucine se montre à nous comme une grande dame, qui mettrait ses richesses, son zèle, son influence, au service de l'Église affligée. On la dit petite-fille par sa mère de l'empereur Gallien, fille de Sergius Terentianus, pré- fet de Rome, et veuve d'un ancien proconsul d'Asie, Faltonius Pinianus, converti à la foi chrétienne (1); à elle-même un martyrologe donne le nom d'Anicia Lu- cina (2). Les Piniani sont bien connus au quatrième siècle (3), et, à cette époque, existent entre les Anicii, les Faltonii, les Turranii des rapports de parenté ou d'alliance (4). Le sceau imprimé dans le cimetière de

colline s'élevait celle-ci porte encore le nom de « colline de saint Anthime. » Nuovo Bulletlino di archeologia cristiana, 1896, p. 160.

(1) Acta S. Anthimii, dans Acta SS., mai, t. II, p. 617. La liste des préfets insérée dans le recueil philocalien ne contient pas Sergius Terentianus, et parmi les proconsuls d'Asie aujourd'hui connus on ne trouve aucun Faltonius Pinianus. Comme l'a fait remarquer, à propos de ce texte, M. Mowat [Bulletin de la société des Antiquaires de France, 1898, p. 270-272), il y a bien des lacunes dans notre con- naissance du personnel administratif de l'Empire romain; ainsi, la récente découverte d'inscriptions a donné les noms d'un préfet de Rome, Flavius Latronianus, du temps de Septime Sévère, dont ne parle pas le chronographe de 354, et de deux proconsuls d'Afrique, Flavius Antoninus et PoUenius Auspex, qui manquaient à la série des gouverneurs de cette province.

(2) « VI idus maii,... Romae Faltonis Piniani et Aniciœ Lucinae conjugis ejus. » Notker, Martyrol.; cf. Acta SS., mai, t. II, p. 615.

(3) Palladius, Hist. Laus., 119, 121; saint Augustin, Ep. 125-128, 225, 227; saint Jérôme, Ep. 143,

(4) Orelli, Inscr., 1131. Cf. Armellini, Il cimitero di S. Agnese, p. 175, 177.

LES MARTYKS DE ROME. 413

sainte Agnès appartient donc, vraisemblablement, à une chrétienne qui joignait au cognofnen (baptismal) Lucina le gentilitium Turrania, et, par elle comme par son mari, tenait aux plus grandes maisons de Rome. Cette situation de famille explique l'impunité dont elle put jouir et la liberté relative de ses mou- vements au milieu de la terreur universelle. Pendant qu'ils immolaient les prêtres Crispus et Jean, sou- vent associés à Lucine dans l'œuvre de miséricorde envers les martyrs, et ensevelis à la hâte dans le ci- metière improvisé sous le bois des Arvales (1), les magistrats, n'osant ou ne voulant toucher à une per- sonne apparentée à ce que le sénat comptait de plus illustre, préféraient fermer les yeux sur ses actions. Cependant, si l'on en croit une tradition curieuse, Lucine commençait à s'inquiéter pour elle-même et songeait à prendre la fuite, quand une des martyres qu'elle avait ensevelies, Viatrix, lui apparut, l'exhorta à demeurer, et lui annonça que, ce mois-là même, Dieu allait rendre la paix à l'Église (2). Cette légende

(11) « Romae in Sexto Philippi natale beatorum presbyleroruin Joan- nis et Crispi, qui persecutione Diocietiani et Maximiani multa sancto- rum corpora oUiciosissime sepelierunt. » kàon, MartyroL, au 18 août; cf. De Rossi, Roma sotterranea, t. III, p. 663, Il me paraît difficile de considérer la date du 18 août comme celle du martyre d'un au moins de ces prêtres, que plusieurs Passions nous ont montré enter- rant encore des fidèles dans les premiers mois de 305. Peut-être Cris- pus, qui en effet ne ligure plus à cette date dans les récits, fut-il mar- tyrisé seul le 18 août 304, et Jean plus tard : l'anniversaire du premier serait devenu commun à l'un et à l'autre.

(2) Acta S. Beatricis ; Acta S. Anthimii; dans Acta SS., mai, t. II, p. 619; juillet, t. VII, p. 36.

414 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

a au moins le mérite d'expliquer poétiquement que Lucine survécut à la période sanglante de la persé- cution en Occident ; ce que montrent, d'ailleurs, les sceaux appliqués par elle ou par son ordre sur des tombes probablement postérieures à cette époque. Le moment la persécution, destinée à continuer pendant plusieurs années encore en Orient, com- mença de s'amortir à Rome, coïncide avec le prin- temps de 305. Avant de raconter les événements politiques qui amenèrent l'accomplissement de la prédiction attribuée à Viatrix, il nous reste à montrer hors de Rome, en Italie, en Espagne, en Afrique, la répétition des tragiques épisodes auxquels on vient d'assister dans la ville éternelle.

LES MARTYRS DE L ITALIE ET DE LA SICILE. 415

II Les martyrs de l'Italie et de la Sicile.

L'Italie entière, du à la Sicile, eut des martyrs.

On en rencontre sans surprise dans le Latium , l'É- trurie , l'Ombrie, rayonna de bonne heure le foyer de christianisme allumé à Rome par la main des apô- tres. Ces contrées, depuis longtemps interrogées et fouillées de toutes parts , ont encore vu sortir de terre, en ce siècle, des noms inconnus de glorieux témoins du Christ. A Piperno (Privernum) , dans le Latium , le marbre brisé qui porte l'épitaphe de deux époux chrétiens du quatrième siècle , Lucretius Asi (nianus) et Quintiana , ne rappelle pas seulement leur piété , leur amour des pauvres, leur hospitalité, mais raconte qu'ils eurent pour enfants trois saints, c'est-à-dire, dans le langage du temps, trois martyrs (1). Le nom

(1) Voici l'inscription, avec les restitutions proposées par M. de Rossi :

JîiliWS. LVCRETIVS. ASlnianus et ....A. QVINTIANE. QVI. Fuerunt... fidèles. BONIS. MORIBVS. PII. SWBBeutores et /lospitKS. PEREGRÏNORVM. ET. pauperum pa- rentes RI. IVLI. ET. MONTANIANI SAl^ctonim

ha^C. DOMVM. XTPETlvit eorum orBITAS. FESTINA ANTE. TWmulum et

ossk. SANCTORVM. filiorum

IX. AT

Bullettino di archeologia cristiana, 1878, p. 93.

416 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

de Tuii a péri , sauf la dernière syllabe : les deux au- tres s'appelaient Jules et Montanianus. Étaient-ce des habitants de la vieille cité latine? étaient-ce, comme certains indices semblent le faire croire, des Romains de grande famille (1), que Ton peut supposer s'être, à l'exemple de beaucoup d'autres, réfugiés pendant la persécution dans leurs terres du Latium (2), ils furent saisis et martyrisés (3)? Nous n'essaierons pas de reconstituer par conjecture un épisode ignoré, dont quelques lignes retrouvées sur un débris d'épitaphe révèlent seules l'existence : nous en conclurons seu- lement que les calendriers particuliers des cités du Latium ne furent pas intégralement insérés dans l'antique martyrologe romain conservé par la com- pilation hiéronymienne (4) , et que des noms de mar- tyrs, même honorés d'un culte public ou mention- nés par les monuments, ne paraissent pas dans les fastes ecclésiastiques. L'expérience nous montrera plus d'une fois encore des exemples de ces lacunes , que les découvertes archéologiques viennent com- bler.

L'Étrurie, le christianisme avait, au troisième

(1) La ressemblance des noms peut faire croire à une parenté de Ju- lius (?) Lucretius Asinianus avec Julia Asinia, descendante de sainte Mustiola de Chiusi, qui était elle-même parente de l'empereur Claude le Gothique. Voir Roma sotterranea, t. III, p. 27; Bullettino di ar- cheologia cristiana, 1878, p. 90; cf. les Dernières Persécutiovs du troisième siècle, éd., p. 258.

(2) Cf. Acta 55., janvier, t. II, p. 275, 276; mai, t. II, p. 617. (3} Bullettino di archeologia cristiana, 1878, p. 96.

(4) Ibid., p. 95.

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 117

siècle, des adhérents dans l'aristocratie (1), vit des martyrs durant la dernière persécution. A Surrena, près de Viterbe, furent exécutés, le 3 novembre, le prêtre Valentin et le diacre Hilaire (2). Un manuscrit de leurs Act'es nomme un autre prêtre, Eutychius, qui exerçait dans la contrée le ministère apostolique , et auquel est attribuée la conversion des bourreaux et du juge lui-même (3). On ne dit pas qu'il ait à son tour été mis à mort. Si ce personnage est réel, et n'a pas été introduit dans un récit de basse époque par une confusion avec saint Eutychius de Ferento , mar- tyrisé trente-cinq ans plus tôt sous Claude le Go- thique , on sera tenté de le reconnaître dans VEuty- chius confesseur dont le nom se lit sur une dalle tumulaire de Corneto, l'antique Tarquinies [k). Mais,

(1) Une descendante des Dasumii , riche famille qui construisit au second siècle les thermes de Tarquinies et posséda des biens à Viterbe (Orelli-Henzen, 5184, 6048, 6051,6479, 6622, 6634), fut enterrée à Rome dans une crypte du cimetière de Calliste contemporaine de Dio- clétien; De Rossi, Roma sotterranea, t. II, p. 185 et suiv.

(2) Acta SS., mai, t. III, p. 459; cf. Assemani, De SS. Ferentinis in Tuscia Bonifacio et Redemplo et martijre Eutycfiio, Rome, 1754, p. 169; Tillemont, Mémoires^ t. V, art. i sur la persécution de Dioclé- tien;De Rossi, Bullettino di archeologia cristiana, 1874, p. 110; le P. Germano di S. Stanislao, Memorie archeologiche ecritiche sopra gli Aiti.e il cimitero di S. Eutizio di Ferento, Rome, 1886, p. 278-281.

(3) Le manuscrit du montCassin, celui de la bibliothèque Vallicelliana, à Rome , ne contient pas l'épisode d'Eutychius ; voir le P. Germano, l. c .

(4) EVTICIVS

CONFESSOR

DEPOSITVS VIII

KAL SEPTENBRIS

IN PAGE

Marbre encastré, avec beaucoup d'autres débris antiques, dans le

IV. 27

418 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

que cette identification soit ou non admise, un fait subsiste : l'existence, à Tarquinies, d'un Eutychius, qu'une épitaphe portant les caractères de l'époque de Constantin dit avoir confessé la foi et être mort dans la paix du Christ (1).

On cite pour l'Ombrie de nombreux martyrs : saint Secundus, à Amelia (2); sainte Firmina, près de la même ville (3); saint Félix, évêque, à Spello (4); saint Grégoire , prêtre , à Spolète (5) ; saint Fidence et saint Térence , à Martane , près de Todi (6) ; malheu- reusement les Actes de ces divers martyrs sont trop

pavage de l'église de S. Maria di Castello à Corneto; De Rossi, Bul- lettino di archeologia cristiana, 1874, pi. VI et p. 101.

(1) Sur la rareté et la valeur du mot confessor dans une inscrip- tion funéraire du quatrième siècle, voir De Rossi, Bullettino di ar- cheologia cristiana, 1874, p. 102-111. Dans les pages 111-118 du même Bullettino , le savant archéologue démontre que l'épitaphe d'Eutycliius confesseur provient des hypogées chrétiens de Tarqui- nies. Voir cependant, à la même époque, un autre sens du mot con- fessor; Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 405-406. Il ne faut confondre aucun de ces Eutychius avec leur homonyme romain, enterré dans la catacombe de saint Sébastien, et célébré par saint Da- mase dans une épitaphe en vers, il est raconté que ce martyr passa douze jours dans un cachot semé de poteries aiguës (cf. plus haut, p. 251). Je n'ai point mentionné l'Eutychius romain parmi les martyrs immolés sous Maximien Hercule et rappelés dans la première partie de ce chapitre, car l'époque de sa mort n'est pas indiquée dans l'épitaphe damasienne, et la difficulté avec laquelle son tombeau fut retrouvé après la paix de l'Église (voir p. 190) semble indiquer que celui-ci avait été caché , comme tant d'autres, au commencement de la persécution.

(2) Acta SS., juin, t. I, p. 51; Surius, Vitœ SS.. t. VI, p. 11.

(3) Surius, t. XI, p. 517.

(4) Acta 55., mai, t. IV, p. 167.

(5) Surius, t. XII, p. 307

{ù)Acta 55., septembre, t. VII, p. 479.

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 419

peu sûrs pour qu'on leur puisse demander plus de détails (1). Bien meilleurs, malgré leurs défauts, pa- raissent ceux de saint Sabin , évêque d'Assise (2) , em- prisonné dans cette ville avec ses diacres Exsuperan- tius et Marcel , et beaucoup d'autres clercs , par ordre de Vénustien, correcteur d'Étrurie et d'Ombrie (3). Ayant refusé de sacrifier, les deux diacres furent mis sur le chevalet, fouettés, déchirés avec les ongles de fer, et périrent dans la torture. Un peu plus tard, Tévèque, après avoir eu les deux mains coupées, fut transféré à Spolète, il mourut sous les verges. Mais un autre que Vénustien commanda son sup- plice : ce gouverneur s'était converti avec sa femme et ses enfants pendant le procès, et avait été mis à mort sans jugement (4).

(1) Voir Tillemont, Mémoires, t. V, art. m sur la persécution de Dioclétien.

(2) Passio S. Savini episcopi et marlyris, dans Baiuze, Miscella- nea, t. I, p. 12; voir plus haut, p. 372.

(3) Voir plus iiaut, p. 372.

(4) Les Actes racontent qu'avant la conversion de Vénustien, saint Sabin, comparaissant devant ce gouverneur, avait brisé une statue de Jupiter et pour ce fait avait eu les deux mains coupées; puis qu'une matrone, nommée Serena, avait recueilli pieusement celles-ci et, les ayant embaumées, les avait déposées comme une précieuse relique dans un baril de verre, in dolio vitreo {Passio, 8, dans Baiuze, p. 13). On n'admettra peut-être qu'avec hésitation le bris de la statue, peu conforme aux mœurs des premiers chrétiens; mais le supplice des mains coupées n'est pas sans exemple. « Suétone rapporte qu'un jour, au tribunal, quelqu'un s'étant écrié qu'il fallait couper les mains à un faussaire, l'empereur Claude fit aussitôt appeler le bourreau avec sa machaera et sa mensa lanionia {Claud., 15) j une fresque de Pom- péi montre cette mensa., billot massif porté sur trois pieds et de tous points semblable à ceux dont on se sert encore dans les boucherie- (Emond Le Blant, Revue archéologique, 1889, p. 150 et pi. III). m La

420 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT 30i).

Les traditions relatives aux martyrs de l'Italie mé- ridionale sont assez confuses; cependant on doit rete- nir les noms de saint Érasme, martyrisé en Campa- nie (1); du célèbre saint Janvier, troisième évêque de Bénévent, décapité dans la même province, à Pouz- zoles, avec ses compagnons Sosie (2), Festus, Didier, Proculus, Eutychius, Acucius (3) ; de saint Vit, enfant

déposition des reliques in dolio vitreo offre aussi de la vraisemblance. Des dolia sont souvent représentés sur les marbres des catacombes (Martigny, Dictionnaire des ant. chrét., art. Dolium, p. 259; Kraus, Real-Ency/d. der christl. Alterth. , art. Fass, t. 1, p. 480); on a trouvé dans leurs tombeaux des ampoules de verre en forme de barillet, a bariletto (De Rossi, Ro?na soiterranea, t. III, p. 620); des dolia en terre cuite ou de petits barillets en verre se rencontrent fréquemment dans les cimetières gallo-romains. Un très ancien exem- ple de dolium vitreum est donné dans la double fresque de la crypte de Lucine, qui représente, porté sur le dos d'un poisson, un panier de pains au milieu duquel une ouverture laisse voir un baril de verre contenant du vin [Roma soiterranea, t. I, pi. VII; cf. Rome souter- raine, pi. VIII, no 1).

(1) Acta SS., juin, t. I, p. 211.

(2) Sosius, d'après les Actes; mais Sossius ou Sossus dans le calen- drier de Carthage et le martyrologe hiéronymien, Iwaaoç dans les Me- nées grecques.

(Z)Ibid.y septembre, t. VI, p. 761. Les Actes de saint Janvier met- tent son martyre sous Dioclétien, pendant le cinquième consulat de Constance et de Galère, c'est-à-dire en 305. Mais la commémoration de ce saint évêque et de ses compagnons est dans l'Église latine au 19 septembre. A cette date de 305 Dioclétien ne régnait plus, et la per- sécution avait cessé en Occident. Peut-être celle du 21 avril, les Grecs font la fête de ces saints, correspond-elle plutôt au jour exact de leur martyre; en avril, Dioclétien et Maximien n'avaient pas encore abdiqué, et la persécution durait en Italie. Tillemont critique avec raison les Actes de saint Janvier, qui sont une pièce de basse époque. Mais il paraît certain qu'un original plus ancien a existé. Le ms. 1668 du Vatican contient une traduction grecque, meilleure que le texte latin, et qui semble dépendre d'un document antérieur. M. de Rossi a publié, au tome II des Inscriptiones christianx, p. 225, 246, 247,

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 421

de douze ans, dit-on, immolé pour le Christ avec saint Modeste et saint Crescence dans la Lucanie (1). La con- fession de saint Euplus ou Euplius, diacre de Catane en Sicile, est célèbre, et ses Actes, dont on possède plusieurs versions un peu différentes, mais paraissant provenir d'un même original, méritent de faire foi dans l'ensemble (2).

Le 12 août (3) 30i (i), Euplus fut arrêté pendant

une pièce de vers gravée par l'ordre du pape Symmaque sur l'autel dédié à saint Sossius, diacre, l'un des compagnons de saint Janvier, dans l'église de Saint-André, près de la basilique Valicane. Ce poème renferme des détails relatifs au martyr Sossius qui manquent dans la rédaction latine que nous connaissons, et prouvent l'existence, à la fin du cinquième siècle, d'un texte des Actes de saint Janvier et de ses compagnons plus complet que celui qui nous est parvenu. Voir Bullettino di archeologia crisdana, 1887, p. 47, et surtout Inscrip- tiunes christianx , t. II, p. 246, note.

(1) Acta SS., juin, t. VI, p. 139.

(2) Voir Tillemont, Mémoires, t. V, art. et note ii sur saint Euple.

(3) « Pridie idus augusti. » Les Actes grecs mettent ce premier in- terrogatoire le 29 avril, et le second le 12 août; je préfère suivre ici les Actes latins, qui les mettent le même jour, car ils paraissent tout à fait la suite l'un de l'autre, et le contexte ne suppose pas entre eux un aussi long intervalle.

(4) « Diocletiano novies et Maximiano octies consulibus. » Ado S. Eupli, dans Ruinart, p. 438. Cette date consulaire de 304 se re- trouve dans les Actes grecs publiés par Cotelier {Moniimenta Eccle- six grxcx , Paris, 1686, p. 192). Plusieurs manuscrits portent «■ Dio- cletiano novies et Maximiano septies cons. ; »> mais ces deux consulats ne concordent pas, Dioclétien ayant été consul pour la neuvième fois en 304 et Maximien pour la septième (avec Dioclétien encore pour col- lègue) en 303. Cependant on pourrait retenir l'indication du septième consulat de Maxiinien et considérer celle du neuvième de Dioclétien comme une faute de copiste, facile à commettre puisqu'il suffisait de mettre un I de trop dans la date écrite en chiffres romains. Les cir- constances du martyre de saint Euplus se rapportent aussi bien à 303 qu'à 304. J'ai préféré néanmoins cette dernière date, parce qu'elle est donnée correctement par quelques manuscrits.

422 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

qu'il lisait l'Évangile aux fidèles. On le conduisit à Calvisianus, correcteur de Sicile (1). Celui-ci était dans son cabinet, séparé de la salle d'audience par un voile (2). Entrant dans la salle, Euplus cria d'une voix forte : « Je suis chrétien, je désire mourir pour le nom du Christ. » Calvisianus ordonna d'introduire dans le cabinet Thomme qui criait ainsi. Euplus por- tait encore le livre des Évangiles, dont il donnait lec- ture au moment de son arrestation. Un sénateur, Maxime (3) , qui se trouvait dans l'appartement du correcteur, dit en le voyant ainsi chargé : « Il ne t'est pas permis de porter de tels livres contre l'ordre des empereurs. » Calvisianus commença l'interrogatoire : « J)'où te viennent ces Écritures? les as-tu apportées de ta maison? Je n'ai pas de maison, mon Sei- gneur Jésus-Christ le sait, » répondit Euplus, qui probablement vivait caché loin de sa demeure habi-

(1) C'est le litre que lui donnent avec raison les Actes grecs de Cotelier. La Sicile était administrée en 314 par un correcteur (Eu- sèbe, Hist. Eccl., X, 5, 23; cf. Marquardt, Bômische Staaiswerval- Umg^ 1. 1, p. 240). Aussi les Actes latins se trompent-ils en donnant à Calvisianus le titre de co?is«Zam, que les gouverneurs de Sicile ne por- tèrent qu'après 337 (Marquardt, l. c). Voir Parisotti, Bei magistrati che ressero la Sicilia dopo Diocleziano, dans Studi e Documenti di Storia e Diritto, 1890, p. 219 ; Cantarelli, // vicariato di Roma, dans Bull, délia comm. arch. com., 1893, p. 37 et suiv. Le correcteur Cal- visianus n'est connu que par les Actes de saint Euplus; mais la gens Calvisiana est souvent rappelée dans les textes et les inscriptions : De Vit, Onom., t. Il, p. 90; cf. Cantarelli, L c, p. 42.

(2) Cf. J. Rambaud, le Droit criminel romain dans les Actes des martyrs, p. 52.

(8) Les Actes latins disent seulement : « Unus ex amicis Calvisiani, nomine Maximus. » Les Actes grecs lui donnent le titre de claris- sime, à XajXTîpoTaTo;.

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 113

tuelle, comme beaucoup de chrétiens pendant la per- sécution. Galvisianus continua : « Est-ce toi qui as porté ici ces livres? C'est moi qui les ai portés; car je les avais quand on m'arrêta. Lis-les. » Euplus ouvrit le volume et lut, entre autres passages, ces deux sentences de l'Évangile qu'il avait sans doute l'habitude de commenter aux fidèles pour les préparer aux épreuves de l'heure présente : « Bien- heureux ceux qui souffrent persécution pour la jus- tice, carie royaume descieux est à eux, » et : « Celui qui veut venir après moi , qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. » « Qu'est-ce que cela? » dit le correc- teur. « C'est la loi de mon Seigneur, qui m'a été con- fiée. — Par qui? Par Jésus-Christ, Fils du Dieu vi- vant. )) Calvisianus, l'interrompant, dit que, puisque ses sentiments étaient suffisamment connus, il serait maintenant interrogé en public, avec l'appareil de la torture.

On passa dans la salle d'audience , le correcteur lui demanda : « Persistes-tu dans ta première confes- sion? » D'une main qui restait libre Euplus fit le signe de la croix, en disant : « Ce que j'ai déclaré une première fois, je le répète; je suis chrétien, et je lis les divines Écritures. Pourquoi les as-tu gardées en ta possession, et ne les as-tu pas livrées quand les em- pereurs les ont interdites? Parce que je suis chré- tien, et qu'il ne m'était pas permis de les livrer. Mieux vaut mourir. Elles contiennent la vie éternelle, que perd celui qui les livre. Pour ne pas la perdre, j'a- bandonne ma vie. Qu'Euplus, qui a contrevenu à

424 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

redit impérial en ne livrant pas les Écritures, et qui persiste à les lire au peuple , soit appliqué à la tor- ture. » Pendant qu'on le tourmentait, le martyr fai- sait tout haut ces courtes et ardentes prières, que nous avons tant de fois entendues sortir de la bouche d'héroïques patients : « Je te rends grâces , Christ. Garde-moi, puisque c'est pour toi que je souffre. » Le correcteur l'exhortait cependant : « Euplus , renonce à ta folie. Adore les dieux, et tu seras délivré. J'a- dore le Christ, je déteste les démons. Fais ce que tu voudras, je suis chrétien. J'ai depuis longtemps dé- siré ce qui m'arrive. Fais ce que tu voudras. Ajoute d'autres tourments. Je suis chrétien. » Quand les bour- reaux eurent reçu l'ordre de s'arrêter, Calvisianus re- prit : « Malheureux, adore les dieux; rends hommage à Mars, à Apollon et à Esculape. J'adore le Père, le Fils et le Saint-Esprit, la Trinité sainte, hors la- quelle il n'y a pas de Dieu. Périssent des dieux qui n'ont pas fait le ciel, la terre et tout ce qu'ils contien- nent! Je suis chrétien. Sacrifie, si tu veux être dé- livré. — Je m'offre moi-même en sacrifice au Christ Dieu. Je ne puis faire plus. Tes efforts sont vains : je suis chrétien. » Calvisianus commanda de le torturer plus cruellement, « Christ, je te rends grâces, s'écriait le martyr. Christ, secours-moi. 0 Christ, je souffre tout cela pour toi. » Il prononça souvent ces invoca- tions ; puis la force lui manqua au milieu de ses souf- frances, on vit ses lèvres pâles s'agiter, priant encore ; mais la voix ne sortait plus de sa poitrine épuisée. Calvisianus rentra dans son cabinet pour rédiger

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 425

la sentence; paraissant de nouveau hors du voile, il lut sur ses tablettes : « J'ordonne que le chrétien Eu- plus, qui méprise les édits des princes, blasphème les dieux et refuse de se repentir, soit décapité. Em- menez-le. » On suspendit à son cou l'exemplaire des Évangiles avec lequel il avait été surpris, et Ton mar- cha vers le lieu du supplice ; le héraut précédait en criant : « Le chrétien Euplus, ennemi des dieux et des empereurs! » Euplus ne cessait de répéter : « Grâ- ces au Christ Dieu! » Parvenu il devait mourir, il s'agenouilla et pria longuement; puis, disant une dernière fois : « Grâces à Dieu ! » il tendit le cou au glaive du bourreau. « Les chrétiens parvinrent à en- lever son corps et l'ensevelirent pieusement, em- baumé dans les parfums (1). »

On voudrait rencontrer le même naturel et la même vraisemblance dans les Actes de la célèbre martyre de Syracuse, sainte Lucie (2). Malheureusement, il est impossible d'y méconnaître un récit romanesque, l'imagination du narrateur joue le plus grand rôle. L'existence historique de la sainte n'est pas douteuse : la vénération dont elle fut de bonne heure l'objet dans toute l'Église en est la preuve. Son histoire, en ce qu'elle a de probable, tient cependant en quelques lignes : Lucie, qui avait voué à Dieu sa virginité, et s'était dépouillée volontairement de ses biens, com-

(1) « Sublatum est postea corpus ejus a christianis, etconditum aro- matibus sepultum est. » Acta, 3. Sur saint Euplus, voir saint Gré- goire le Grand, Ep., XII, 10, à Félix, évêque de Messine.

(2) Surius, Vitx SS., t. XII, p. 247.

426 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

parut devant le correcteur (1), qui la menaça de l'en- fermer, comme tant d'autres vierges chrétiennes, dans un lieu de débauche, et la fit enfin mourir par le glaive, le 13 décembre (2).

Remontant vers le nord de Tltalie, on trouve des martyrs dans le Picenum, saint Emygdius, évèque, à Ascoli (3), saint Peregrinus, diacre, à Ancône ;(4.); dans l'Emilie, saint Domninus, près de Parme (5), saint Proculus, saint Vital et saint Agricola, à Bolo- gne (6). Vital était l'esclave d'Agricola. Tous deux con-

(1) Les Actes donnent à ce magistrat le titre de consularis et le nom de Paschasius. On peut admettre que, du mois d'août au mois de dé- cembre, un autre correcteur ait remplacé Calvisianus, que nous venons de voir condamner à Catane saint Euplus. Mais Paschasius semble un nom de forme chrétienne (Kraus, Real-Ency/d. der christl. Alterthu- mer, art. Namen, t. II, p. 481) et n'a point être porté par un ma- gistrat païen. Voir cependant Cantarelli, dans Bull, délia comm. arch. com., 1893, p. 45.

(2) Les Actes racontent, § 8, qu'au moment de mourir Lucie dit : « Je vous annonce que la paix est rendue à l'Église, que Dioclétien est descendu du trône et que Maximien a fini sa carrière. » 11 y a dans ces paroles un double anachronisme : d'abord, la mort de Lucie paraissant être du 13 décembre 304, la sainte n'a pu annoncer comme arrivant en ce jour l'abdication de Dioclétien, qui est du mois de mai 305 ; puis on se trompe en faisant mourir au moment de l'abdication Maximien Hercule, qui y survécut cinq ans. Mais, comme le montre le chapitre suivant, le narrateur est dans la vérité historique en faisant dater de l'abdication des Augustes la paix religieuse en Occident.

{Z)Acta SS., août, t. II, p. 16.

(4) Ibid., mai, t. III, p. 565.

(5) Ibid., octobre, t. IV, p. 987.

(6) Vitalem, Agricolam, Proculum Bononia condit, Quos jurata fides pietatis in arma vocavit, Parque salutiferis texit Victoria palmis, Corpora transfixos trabalibus inclita clavis.

Saint Paulin, Poem. XXIV. Il paraît résulter de ces vers que Pro-

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. i'27

fessèrent le Christ et furent condamnés à mort. Les persécuteurs hésitaient à faire périr Agricola, dont la douceur avait gagné l'amitié des païens. Aussi es- sayèrent-ils de l'épouvanter par le supplice de son esclave. On soumit Vital aux plus cruelles tortures. Celui-ci , dont le corps n'était plus qu'une plaie , s'é- cria d'une voix mourante : « Seigneur Jésus-Christ, mon Seigneur et mon Dieu, ordonne que mon âme soit enfin accueilUe dans ton paradis, car je désire recevoir la couronne que ton saint Ange m'a mon- trée. » Puis il expira. Agricola, persistant dans sa foi, fut crucifié. Les corps des deux martyrs furent, pa- rait-il, enterrés dans le cimetière des Juifs : c'est que les trouva saint Ambroise, en 392 ; près du corps d'Agricola étaient déposés la croix, les clous et « les marques triomphales de son sang (1), » c'est-à-dire soit les linges ou la terre qui en avaient été imbibés, soit l'éponge ou le vase on l'avait recueilli (2). L'atrocité du supplice , l'irrégularité d'une exécu- tion capitale confiée à des mains autres que celles du

culus fut cloué, probablement crucifié, comme Agricola. Sur saint Pro- culus, voir Acia SS., juin, t. I, p. 50.

(1) Saint Ambroise, De exhortatione virginitatisy 1, 2; cf. saint Paulin, Vila S. Amhrosii, 4. On place généralement le martyre de ces saints pendant la persécution de Dioclétien. La lettre 55, attribuée à saint Ambroise, qui donne seule cette indication chronologique, est re- gardée comme apocryphe; mais elle peut n'être pas de saint Ambroise et cependant reproduire une date exacte. L'inhumation probablement furtive des deux martyrs dans le cimetière des Juifs montre que celui des chrétiens était alors confisqué; ce trait est caractéristique de la persécution de Dioclétien.

(2) Cf. Prudence, Péri Stephanôn, XI, 131-144; et les De-nières Persécutions du troisième siècle, 2™* éd. p. 347, 348.

428 LE QUATRIÈME ÊDIT EN OCCIDENT (304).

bourreau, les haines dont elle témoigne, me font at- tribuer à la dernière persécution le martyre de saint Cassien d'Imola. Le fanatisme de Maximien Hercule, qui résidait habituellement à Milan, quelquefois à Ra- venne, à Aquilée, à Vérone (1), encourageait dans toutes les provinces du nord de l'Italie celui du peu- ple et des magistrats , et amnistiait d'avance les illé- galités dont les chrétiens seraient l'objet. Voici ce que l'on sait de saint Cassien. Le poète Prudence, allant à Rome, traversait la ville d'Imola, appelée alors Forum Cornelii, du nom de Sylla, son fondateur (2). Dans la basilique il aperçut, au-dessus du tombeau du martyr, une peinture représentant un homme couvert de plaies, les membres déchirés, entouré d'enfants qui piquaient son corps avec des styles à écrire (3). « Ce que vous voyez, lui dit le gardien du temple, n'est pas une tradition vaine, un conte de bonne femme; l'ar- tiste a pris dans les livres le sujet de son tableau, qui montre quelle était la foi de l'ancien temps (4). » Ex-

(1) Voir Godefroy, Code Tliéodosien, t. IV, p. 13.

(2) Prudence, Péri Stephanân, IX, 1, 2.

(3) Erexi ad cœlum faciem, stetit obviam contra

Fucis colorum picta imago martyris, Plagas mille gerens, lotos lacerata per arlus,

Ruptam minutis praeferens punctis cutem. Innumeri circum pueri, miserabile visu,

Confossa parvis membra figebant stilis.

Péri Stephayiôn, 9-14.

(4) itdituus consultus ait : Quod perspicis, hospes,

Non est inanis aut anilis fabula. Hisloriam pictura refert, quee tradita libris Veram vetusti temporis monstrat fidem.

Ibid., 17-20.

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 4:^9

pliquant au poète la peinture qu'ils avaient sous les yeux, Yœditims lui raconta que Gassien était un maître d'école exact , sévère , peu aimé de ses élèves à cause de la stricte discipline qu'il leur imposait. 11 fut tra- duit en justice, parce qu'il refusait de sacrifier aux dieux (1) . Ayant appris la profession de ce chrétien, le juge le condamna à un supplice d'un genre nouveau. En souvenir peut-être du châtiment inventé par Ca- mille pour le précepteur qui avait voulu lui livrer les enfants de Paieries (2), il abandonna Gassien à ses éco- liers, nu, les mains liées^ les autorisant à le tourmen- ter jusqu'à la mort. Ghacun épuisa sur lui sa rancune et sa méchanceté, les uns brisant leurs tablettes sur le front du vieux maître, les autres lui enfonçant des styles dans les entrailles ou lui en sillonnant la peau. Après un long supplice, rendu plus atroce parles rail- leries de ses jeunes bourreaux, Gassien finit par mou- rir, ayant perdu tout son sang (3) .

(1) Moderator alumpni

Gregis, quod aris supplicare spreverat.

Ibid.y 31-32. On a conclu de ces paroles que le martyre de saint Cassien était arrivé sous Julien, qui interdit l'enseignement aux chrétiens. Le poète ne dit pas que Cassien fut poursuivi pour avoir professé, mais pour avoir refusé de sacrifier aux dieux. 11 parle de ce martyre comme d'un fait arrivé « au vieux temps, » veram vetusti temporis monstrat jlîrfem; cela peut s'entendre du commencement du quatrième siècle, mais non du règne de Julien, sous lequel vécut Prudence enfant.

(2) Tite-Live, V, 27.

(3) Vincitur post terga manus, spoliatus amictu,

Adest acutis agmen armatum stilis.

Conjiciunt alii fragiles inque ora tabellas

430 LE Ql ATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

Les villes de la Vénétie et de la Transpadane eurent aussi leurs martyrs, dont quelques-uns paraissent avoir appartenu à la cour ou à l'armée de Maximien Hercule, ou avoir été jugés directement par lui : saint

Fragunt, relisa fronte lignum dissilit.

Inde alii slimulos et acumina ferrea vibrant, Qua parle aratis cera sulcis scribitur.

Hinc foditur Christi confesser, et inde secatur ;

Pars viscus inlrat molle, pars scindit cutem. Omnia membra manus pariter fixere ducentae,

Totidemque gultae vulnerum stillant simul.

Sanguis ab interno venaruin fonte patentes

Vias secutus deserit praecordia , Totque forarninibus penetrali corporis exit

Fibrarum anhelans ille vitalis calor.

Péri Stephanôn, IX, 43-92. Ce terrible supplice n'est pas sans précédent; Suétone [Caligula, 28) parle d'un sénateur et Sénèque [De clementla, 1, 14) d'un cheva- lier ainsi tués à coups de styles. Sous Julien , quand le peuple païen d'Aréthuse massacra Tévêque Marc, « les enfants qui fréquentaient les écoles (raconte Sozomène, Hist. Eccl., V, 10) se firent de lui un jouet, se le rejetant de l'un à l'autre, et le piquant atrocement avec leurs styles. » Je ne crois pas avoir besoin de défendre la véracité de Prudence décrivant un tableau de la basilique d'Imola et rapportant le commentaire qui'lui en est donné. On a pourtant, pour la peinture de saint Cassien comme pour celle de saint Hippolyte (cf. les Der- nières Persécutions du troisième siècle, T éd., p. 345-351), insinué qu'elle pouvait être une invention du poète. J'ai répondu ailleurs pour saint Hippolyple; la réponse est aussi facile en ce qui concerne saint Cassien. Il faudrait des preuves bien fortes pour accuser sinon d'imposture, au moins d'invention poétique un homme tel que Pru- dence, décrivant un monument public placé dans une église et di- sant : « J ai vu. » L'hymne en l'honneur de saint Cassien est une des plus vivantes, des plus personnelles que Prudence ait écrites; il s'y met naïvement en scène et laisse même échapper sur son voyage, sur sa famille, sur ses inquiétudes de fortune ou de carrière, une de ces

LES MARTYRS DE L ITALIE ET DE LA SICILE. 431

Victor, soldat maure, à Milan (1) ; saint Nabor et saint Félix, également soldats, dont le procès s'instruit dans cette ville et dont l'exécution se fait à Lodi (2) ; saint Fidèle, saint Exanthius, saint Carpophore et plusieurs autres, immolés à Gôme (3); sainte Justine à Pa- doue (4) ; saint Firmus et saint Rusticus, arrêtés à Ber- game, interrogés à Milan, décapités hors des murs de Vérone (5). Mais les Actes de ces divers martyrs sont de basse époque; les noms, quelques indications de lieu, peuvent seuls être acceptés avec confiance. La Passion de Firmus et de Rusticus raconte qu'après leur supplice le magistrat qui les avait condamnés fit apporter les notes rédigées par les chrétiens et com- manda de les brûler, en même temps qu'il ordonnait de laisser sans sépulture les corps des martyrs (5).

confidences dont il se montre ordinairement si avare [Péri Stepha- nôn, IX, 99-106). Comment supposer qu'à ces accents sincères il aurait mêlé une froide et inutile fiction, et, après avoir confié à ses lec- teurs qu'il embrassa le tombeau en versant des larmes et en priant avec angoisse [ibid., 99-100), décrit comme existant au-dessus de ce tombeau une peinture imaginaire? L'auteur de la plus récente étude sur Prudence, M. Puech, admet comme moi que le poète a réellement vu lès fresques ou les tableaux dont il parle [Prudence, étude sur la poésie latine chrétienne au quatrième siècle, 1888, p. 130, 309.)

(1) Acta SS., mai, t. II, p. 28G.

(2) Acta SS., juillet, t. III, p. 280.

(3) Acta SS., août, t. II, p. 187; octobre, t. XII, p. 548.

(4) Acta SS., octobre, t. III, p. 824.

(5) Voir la Passio SS. Firmi et Rustici, omise dans l'édition de 1689 de Ruinart, donnée dans l'édition de 1731, et reproduite dans celle de Ratisbonne, p. 636. Cette Passion est aussi peu sûre que beaucoup des Actes que Ruinart a rejetés de son recueil.

(6) « Tune jussit Anulinus ut omnes gestœ christianorum adduceren- lur ante eum, et fecit eas comburi ante se, dicens : Quicumque legerit eas in errorem veniet, sicut et illi fuerunt; et venerantur iilorum se-

432 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

Abolir de toutes les manières la mémoire de ceux qui étaient morts pour le Christ, faire que nul écrit et nul tombeau ne parlât d'eux à la postérité , fut , pendant cette persécution , la pensée des païens. Elle put être en partie déjouée, car presque partout les reliques des martyrs reçurent les honneurs qu'on leur avait enviés (1). Mais le récit de beaucoup de trépas glorieux ne fut pas écrit, ou se perdit faute de pouvoir être re- cueilli dans les archives dispersées des Églises : quand on voulut le rédiger plus tard, les sources étaient confuses, les traditions brouillées. C'est ainsi que les Actes des saints Firmus et Rusticus ressemblent en beaucoup de points à ceux de saint Victor (2) ; que dans un grand nombre de Passions du nord de l'Italie parait un même juge, Anulinus, dont le nom est peut- être emprunté au proconsul d'Afrique célèbre à la même époque par ses rigueurs envers les chré- tiens (3).

La même confusion se rencontre dans les Passions

pulcra magis quam templa deorum, qui ab inilio sunt. Et jussit ut nemo sepeliret corpora eorum, nisi bestiôe aut canes devorarent ea. » Passio SS. Firmi et Rustici, 2.

(1) Voir en particulier la dévotion des Milanais du quatrième siècle pour les tombes de saint Victor, de saint Nabor et de saint Félix , ap- pelés nostros martyres par saint Ambroise [In Lucse evangelium , 7).

(2) Tillemont , Mémoires , t. V, art. liv sur la persécution de Dio- clétien.

(3) Cf. Edmond Le Blant , les Actes des martyrs, p. 25. Cependant le nom d'Anulinus peut avoir été porté par un magistrat distinct de celui-ci et attaché à l'administration du diocèse d'Italie , car les Anu- linus sont nombreux à cette époque : un Annius Cornélius Anulinus, consul en 295; un Anulinus, préfet de Rome en 306; un autre Anu- linus, proconsul d'Afrique en 313.

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 433

des martyrs de Sardaigne. Celle de saint Ephysius, immolé pour le Christ k Cagiiari, semble copiée sur les Actes de saint Procope (1). Celle de saint Saturnin, dans la même ville, rappelle les Actes de son homo- nyme de Toulouse (2). Cependant, à défaut de pièces authentiques, la Sardaigne a gardé le souvenir de plusieurs victimes de la dernière persécution. Outre les noms que nous venons de citer, elle honore Sim- plicius à Terra Nova (3) , Cisellus et Camerinus à Ca- giiari (i) ; le soldat Gavinus, le prêtre Protus et le diacre Janvier, à Torre (5). La Corse vit aussi couler le sang chrétien. Les Actes de sainte Devota (6) disent que cette pieuse vierge y souffrit par l'ordre du gou-

(1) Acta 55., janvier, t. I, p. 997. Cf. Tillemont, Mémoires, t. V, art. Lvi sur la persécution dcDioclétien. Un passage, cependant, pa- raît à retenir. La Passion de saint Ephysius dit qu'il fut jugé par le gouverneur Julicus(ou Julius), mais que celui-ci, atteint de la fièvre, ne put le condamner, et quitta l'île, remplacé par Flavianus (derili- quit ibi vicarium nomine Flavianum). Il se trouve qu'un Flavianus a gouverné la Sardaigne sous Dioclétien et Maximien : il est nommé avec ces empereurs sur une borne milliaire, dont l'inscription est re- produite par YEphemeris epigraphica , t. VIII, 759. Voir Cantarelli, dans Bull. arch. com.y 1893, p. 217.

(2) Tillemont, l. c.

(3) Acta SS., mai, t. III, p. 45S.

(4) Acta SS., août, t. IV, p. 414. Découverte de l'antique cime- tière chrétien de Cagiiari, cubicitla creusés dans le roc, sans être re- liés par des galeries, analogues aux tombes sémitiques et aux ca- veaux chrétiens de la Palestine. L'un, orné de peintures, paraît con- temporain de Dioclétien et de Maximien (monnaies de ces deux princes); l'autre, plus ancien, a des peintures de bon style, et d'un symbolisme très original. Bull, di archeologia cristiana, 1892, p. 136, 140-144, et pi. V, VI-VIIL

(5) Acta SS., octobre, t. XI, p. 541.

(6) Acta SS., janvier, t. II, p. 770.

IV. 28

434 LE QUATRIÈME ÉUIT EN OCCIDENT (304J.

verneur Harl)arus (1). Au même magistrat est attri- buée la mort de la plupart des martyrs de Sardaigne. La Passion de saint Saturnin dit expressément que Barbarus gouvernait les deux îles. Ce détail me sem- ble un de ces traits historiques comme il s'en ren- contre dans les pièces hagiographiques même les plus défectueuses. Il provient apparemment soit d'un do- cument original, soit d'une tradition plus ancienne que l'époque la Passion fut rédigée; car, dans le courant du quatrième siècle , la Corse et la Sardaigne étaient des provinces séparées, pourvues chacune d'un gouverneur différent (2); tandis qu'au temps de la division administrative opérée par Dioclétien en 297 elles ne formaient peut-être encore qu'un seul gou- vernement (3).

(1) A première vue, on croirait que ce nom est symbolique plutôt que réel. Ce fut, cependant, celui dune grande famille romaine; un des consuls de 157 s'appelait Barbarus; un consulaire de Campanie, en 333, porte les noms de Barbarus Pompeianus [Corp. inscr. lat., t. XIV, 2919; Code Theodosien, I, ii, 6); un autre Barbarus Pom- peianus fut proconsul d'Afrique en 400 [Corp. inscr. lat., t. VIII, 969). Voir Bull, delta comm. arch. corn., 1892, p. 197; 1893, p. 211.

(2) Liste de Polemius Silvius (403-449), dans Mommsen, Mémoire sur les provinces romaines, trad. Picot, p. 47; JSotitia Dignitatum, Occid., Bocking, p. 6, 28; 11, 14; 805.

(3) Dans la Dioecesis Italiana, le manuscrit de Vérone, représen- tant la division de 297, nomme la province Corsica et ne fait pas mention de la Sardaigne séparément (Mommsen, l. c, p. 47); mais l'état défectueux du manuscrit ne permet pas de tirer de cette omis- sion des conclusions précises, car le nom d'autres provinces y manque aussi, qui certainement figuraient dans la liste. Voir cependant, contre l'opinion que j'ai émise dans le texte, Mommsen {Corp. inscr. lat., t. X, p 838), et Michon [V Administratipn de la Corse sous la domination romaine (1888, p. 418 et suiv.), qui pensent que la Sardaigne et la Corse furent séparées administrativement dès le règne

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. /^35

La persécution s'étendit dans la seule province que Maximien Hercule possédât au nord des Alpes. La Rhétie faisait partie de ses États et du diocèse d'Italie. nous apparaît pour la première fois la touchante figure de la pénitente, digne, par son héroïsme et son repentir, de se placer à côté de tant de vierges immo- lées pour le Christ.

Dans Augusta Vindelicorum (Augsbourg) vivait Afra, courtisane récemment convertie (1). Quand on

de Néron. Cantarelli [Il vicariato di Roma, dans Bull. arch. com., 1893, p. 205-207) croit à la séparation des deux provinces en 297, mais prend cependant en considération le témoignage des Passions de sainte Devota et de saint Saturnin : il suppose que Barbarus, ayant d'abord gouverné la Corse, puis ayant été nommé au gouver- nement de la Sardaigne, avait provisoirement conservé l'administra- tion de ces provinces ; exemples analogues dans Bull. arch. com., 1892, p. 124, 198.

(1) Passio S. Afrx martyris, dans Ruinart, p. 501. Les Actes de sainte Afra contiennent une première partie, non insérée dans Rui- nart, où est racontée sa conversion, et sur laquelle Tillemont fait de justes réserves {Mémoires, t. V, note xxiv sur la persécution de Dio- clétien). Ils ont ensuite une seconde partie, qui forme la Passion proprement dite, sont relatés l'interrogatoire et le supplice d'Afra. Cette seconde partie commence, comme un récit indépendant de la première, par ces mots : Apud provinciam Rhetiam, in civitate Aucjusta, et se termine par : Hœc dicens, emisit spiritum. Ruinart la croit copiée sur les registres publics. Sans aller aussi loin , on ad- mettra qu'elle a été composée d'après des souvenirs anciens et précis. Telle est l'opinion de M. labbé Duchesne. Celui-ci rejette la première partie, condamnée par Tillemont, et sagement omise par Ruinart. Il défend la seconde contre les critiques de Krusch {Passiones vitxque sanctorum œvi merovingici et antiquorum aliquot ., Hanovre, 1896). Sans doute, elle n'est pas pour lui « une pièce absolument originale, reproduisant un procès-verbal officiel ou des notes d'audience » [Bul- letia critique, 1897, p. 304); mais « elle appartient à la catégorie des Passions rédigées vers le déclin du quatrième siècle ou le début du siècle suivant, de type intermédiaire entre les pièces vraiment origi-

436 LE QUATIUÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

exécuta Tédit ordonnant de contraindre tous les chré- tiens au sacrifice, elle fut arrêtée, et conduite au juge Gains, c'est-à-dire probablement au président de la province (1). « Sacrifie aux dieux, lui dit-il, car il t'est plus avantageux de vivre que de périr dans les tour- ments. — Les péchés que j'ai commis pendant que j'ignorais Dieu me suffisent, répondit Afra; ce que tu commandes, je ne le ferai jamais. iMonte au Capi- tole, et sacrifie (2). Le Christ est mon Capitole,

nales comme la Passion de saint Cyprien ou celle de saint Polycarpe, et les légendes plus ou moins fabuleuses, si fréquentes à partir du sixième siècle » {Analecta Bollandiana, t. XVII, 1898, p. 436). M. Duchesne lui reconnaît au moins « une valeur analogue à celle des Passions des martyrs de Gaule, par exemple, celles de saint Sym- phorien, des saints Donatien et Rogatien , etc. » [Bulletin critique, 1897, p. 305). « La tradition, dit-il, s'y conserve en gros, avec ses traits principaux; le détail de la rédaction redèle plutôt le sentiment et l'imagination du rédacteur qu'il ne s'inspire de la réalité des choses. Ici les traits caractéristiques sont : la profession de courtisane , le fait que la martyre n'était pas encore baptisée, le supplice du feu. Ce n'est pas trop présumer de la tradition augsbourgeoise que de supposer que ces trois traits ont pu se conserver, pendant trois ou quatre généra- tions, à tout le moins dans le clergé et près du sanctuaire, fort vé- néré, d'Afra » [Analecta BolL, t. XVII, p. 436). Le martyrologe hiéronymien inscrivant au 7 août: « In provincia Rhetia, civitate Au- gusta, Afree veneriœ, » relève soit de la Passion elle-même, soit di- rectement de la tradition.

(1) L'un de ses plus proches prédécesseurs avait été Valentius, vir 2)erfectissi7nus, prxses provincix Baetix en 290; Corpus inscr. lat., t. II, 5810.

(2) « Accedens ad Capitolium, sacrifica. » Passio, 1. Augsbourg, que Tacite [Genn., 41) appelle splendidissima Rxtix provincix co- lonia, avait probablement un Capitole, comme la plupart des colonies romaines. Marquardt doute cependant qu'Augsbourg, bien que portant le nom de colonie, ait eu h jus colonix [Romische Staatsverwal- tung, t. I, p. 289, note 7). Mais elle était au moins un municipe Corpus inscr. lat., t. III, 5800), et, comme il n'y avait plus, sous

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 437

sans cesse présent devant mes yeux (1) : je lui con- fesse chaque jour mes fautes. Et puisque je suis in- digne de lui offrir un sacrifice, je désire me sacrifier moi-même pour son nom, afin que le corps par le- quel j'ai péché soit purifié dans les supplices. J'ap- prends que tu es une courtisane, dit le juge; sacrifie donc, car tu ne peux appartenir au Dieu des chré- tiens. »

Cette naïve parole éclaire d'un jour singulier les pensées des païens : elle montre l'idée qu'ils se fai- saient de leurs propres dieux, dont on pouvait appro- cher avec un cœur impur et un corps souillé ; mais elle révèle en même temps le sentiment instinctif qu'ils avaient des exigences morales de la religion chrétienne. Pendant le curieux dialogue entre Afra et Gaius, cet inconscient aveu sortira de chaque parole de celui-ci, auquel la pénitente, dans un langage à la fois humble et fier, essaiera en vain de faire com-

l'Erapire, de diflerence entre les colonies et les municipes (Willeras , le Droit public romain , p. 528) , elle put avoir un Capitole. Dans la nouvelle édition de son étude sur les Capitoles provinciaux du monde romain (Mémoires de la Société d'Émulation du Doubs, 1885), M. Castan a fait, à propos des Actes de sainte Afra, une objection dont je ne saisis pas le sens. « Aucun déterminatif n'accompagnant mot Capitolium , dit-il (p. 349), nous ne savons encore s'il y a lieu de lui accorder le sens précis de Capitole. » Je cherche vainement quel déterminatif est nécessaire pour donner au mol Capitolium le sens de Capitole.

(1) Une réponse semblable se lit dans la Passion de sainte Macra, martyrisée à Fismes, près de Reims, vers 287 [Acta 55., janvier, t. I , p. 325). J'admettrais volontiers que le rédacteur de cette dernière pièce a maladroitement copié les Actes de sainte Afra, car dans le petit bourg de Fismes il ne doit pas y avoir eu de Capitole.

438 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (30 i).

prendre les merveilles de la grâce divine et la vertu purifiante du repentir.

« Mon Seigneur Jésus- Christ, répondit- elle, a dit qu'il était descendu du ciel pour les pécheurs. Les Évangiles racontent qu'une courtisane arrosa ses pieds de larmes et fut pardonnée , et qu'il n'a pas accahlé de ses mépris les courtisanes et les publicains, aux- quels il a permis de manger avec lui. » Le juge ne comprit pas : « Sacrifie, afin d'être chérie de tes amants comme autrefois, et de recevoir d'eux beaucoup d'ar- gent. — Je ne recevrai plus jamais cet argent exécra- ble : celui que je possédais, je l'ai rejeté comme une ordure, car il provenait de mon inconduite. Mes frères les pauvres refusaient de l'accepter : j'ai les sup- plier de daigner le recevoir et de prier pour mes pé- chés. Puisque j'ai rejeté tout ce que j'avais, comment cherche rais-je à gagner de nouveau ce que j'ai rejeté loin de moi comme de l'ordure? Le Christ ne te considère pas comme digne de lui. Tu n'as pas de raison de l'appeler ton Dieu, car il ne te reconnaît pas pour sienne. Une courtisane ne peut porter le nom de chrétienne. Je ne mérite pas, en effet, d'être ap- pelée d'un tel nom; mais la miséricorde de Dieu, qui juge selon sa propre bonté, et non d'après nos méri- tes, a daigné m'y admettre. D'où sais- tu que Dieu t'a admise à ce nom? Je sais que Dieu ne m'a pas rejetée, puisqu'il m'a permis de prendre part à la confession de son saint nom, par laquelle j'ai foi que tous mes péchés me seront remis. Fables que tout cela! Sacrifie aux dieux, c'est par eux seuls que tu

LES MARTYRS DE L'ITALIE ET DE LA SICILE. 439

seras sauvée. Mon salut est le Christ, qui, pendu à Ja croix, promit le paradis au larron pénitent. Sa- crifie, pour que je ne te fasse pas donner les étrivières à la vue des amants qui vécurent honteusement avec toi. Mes péchés seuls peuvent me donner de la confusion. Enfin sacrifie aux dieux : discuter plus longtemps avec toi n'est pas digne de moi : si tu re- fuses, tu mourras. Je n'ai pas d autre désir que de mériter, par cette confession, le repos éternel. Sa- crifie, sinon je te ferai mettre à la torture, puis brûler vive. Que le corps par lequel j'ai péché souffre tous les tourments; mais je ne souillerai pas mon âme en sacrifiant aux démons. »

Le juge prononça la sentence : « Nous ordonnons qu'Afra, courtisane publique, qui s'est proclamée chrétienne, et a refusé de prendre part aux sacrifices, soit brûlée vive, i) On la mena dans une île du Lech, et, la dépouillant, on l'attacha à un poteau. Afra, les yeux levés au ciel, priait en ces termes : « Seigneur Jésus-Christ, Dieu tout -puissant, qui n'es pas venu appeler les justes, mais les pécheurs à la pénitence, et qui as daigné promettre que, du jour le pécheur se sera converti de ses iniquités, tu ne te souviendras plus de celles-ci : reçois à cette heure mon supplice comme une expiation, et, par ce feu temporel préparé pour mon corps, délivre-moi du feu éternel, qui brûle l'âme et le corps ensemble. » Les bourreaux l'entourèrent de sarments, auxquels ils mirent le feu : du milieu des flammes la voix de la martyre se faisait encore entendre : « Je te rends grâces, Sei-

440 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

gneiir Jésus, qui as daigné me recevoir comme vic- time pour ton nom, toi qui t'es offert sur la croix en victime pour le monde entier, juste pour les injustes, bon pour les méchants, béni pour les maudits, pur et sans péché pour tous les pécheurs. Je t'offre mon sa- crifice, ô Dieu qui, avec le Père et le Saint-Esprit, vis et règnes aux siècles des siècles. Amen. »

On raconte ^^1) que, du bord de l'eau, plusieurs personnes assistaient au supplice : c'étaient les trois servantes d'Afra, Digna, Eunomia et Eutropia, jadis pécheresses comme elle, et avec elle converties, dit- on, par Tévêque Narcisse (2). Ayant obtenu la permis- sion de traverser la rivière dans une barque, elles trouvèrent intact le corps de leur maîtresse, que les flammes avaient seulement étouffée. Un serviteur qui les accompagnait repassa la rivière pour l'annoncer àHilaria, mère delà martyre. Celle-ci vint pendant la nuit, avec des prêtres, enleva le corps et le trans- porta à deux milles de la cité, dans un tombeau de famille. Mais, à cette époque, donner sans permission

(1) Ceci forme la troisième partie des Actes, insérée dans Ruinart, mais beaucoup moins sûre que la seconde. On remarquera que le mar- tyrologe hiéronymien fait mention d'Afra seule, et ne nomme ni ses servantes ni sa mère. Voir les articles déjà cités du Bulletin critique (1897, p. 304) et des Analecta Bollandiana (1898, p. 433, 435).

(2) Passio, 4. Si l'on en croit la première partie des Actes, ce Nar- cisse aurait été un évéque de Girone, en Espagne, réfugié à Augsbourg dendant la persécution, qui revint plus tard dans sa ville épiscopale et y souffrit le martyre. Sur les difficultés de cette histoire, voir Til- lemont, Mémoires, t. V, note xxiv sur la persécution de Dioclétien, et aussi les articles cités plus haut du Bulletin critique et des Ana- lecta Bollandiana.

LES MARTYRS DE L ITALIE ET DE LA SICILE. 4il

la sépulture aux martyrs était considéré comme un crime. Quand Gaius eut appris ce qui se passait, il envoya au tombeau, avec ordre d'arrêter la mère et les servantes d'Afra, de les contraindre à sacrifier, et, en cas de refus, de les enfermer dans la chambre funéraire, après l'avoir remplie de bois sec auquel on mettrait le feu (1). Ces ordres cruels s'accomplirent : sur le refus des courageuses femmes, elles furent brû- lées dans le tombeau même qui venait de recevoir la dépouille mortelle d'Afra (2).

(1) Cet ordre est si cruel et si opposé à toutes les lois, qu'il n'est pas aisé de croire qu'il soit véritable, » dit Tillemont, Mémoires, t. V, art. sur sainte Afre. Cependant ces exécutions tumultuaires et sans jugement se rencontrent durant la dernière persécution, il est sou- vent question de fidèles enterrés vivants dans les catacombes ils allaient prier : on en a même des exemples dès le temps de Valérien. Sous Dioclétien, la légalité est comme abolie quand les chrétiens sont en cause.

(2) « Les tombeaux anciens étaient souvent des bâtiments assez spa- cieux, » dit à ce sujet Tillemont, l. c. Voir Histoire des persécutions pendant la première moitié du troisième siècle, 2^ éd., Appendice A, p. 465 et suiv.

442 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (30i).

III

Les martyrs de l'Afrique et de l'Espagne.

L'Afrique, la première phase de la persécution avait fait couler tant de sang, paraître tant d'hé- roïsme et de défaillances, fut plus agitée encore par l'exécution de l'édit concernant tous les chrétiens. Aux « jours de la tradition » succédaient les « jours de la thurification » : le gouverneur de Numidie et le proconsul d'Afrique rivalisèrent d'efforts pour con- traindre les fidèles à l'apostasie.

La Numidie était alors administrée par « le prési- dent Florus, » un des plus ardents ennemis que l'É- glise ait eus. Son souvenir durait encore soixante ans plus tard, quand écrivait saint Optât. Parlant de lui et des autres agents de la persécution, « tout le monde sait, dit l'évêque de Milève, quelles étaient leur ruse et leur cruauté. Us faisaient vraiment la guerre aux chrétiens. Une impure fumée s'élevait sans cesse des autels : ceux qui ne pouvaient se rendre aux sacri- fices étaient partout forcés à brûler au moins de l'en- cens (1). » « Sous Florus, on contraignait les chré-

(1) « Alia persecutio fuit sub Dioclctiano et Maximiano : quo tem- pore fuerunt et impii judices belluin Christiano nomini inferentes : ex quibus... ante annos sexaginta et quod excurrit in Numidia Florus. Omnibus notum est quid eorura operala si arlificlosa crudelitas : sœ-

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 443

tiens à venir dans les temples; sous Florus on leur ordonnait de renier le Christ (1). » Ceux mêmes qui avaient faibli une première fois n'étaient pas exempts de cette seconde épreuve. « Vous savez, dit plus tard un prélat numide, qui avait été traditeur, vous savez combien m'a cherché Florus afin de me contrain- dre à « thurifîer; » mais Dieu m'a sauvé de ses mains (2). « Cependant aucun document écrit n'a conservé les noms des chrétiens qui soutinrent en Numidie pendant la terrible année 30i. Heureuse- ment, ici encore, l'archéologie supplée à ce silence et lève un coin du voile qui couvre, sur tous les points de l'Empire romain, tant de martyrs ignorés. De l'ancien cimetière chrétien de Mastar, en Numi- die (3), à moitié route entre Milève et Cirta, provient l'inscription suivante, qui parait avoir été mise sur une tombe, peu d'années après la persécution : « Le trois des ides de juin a été déposé ici le sang des saints martyrs qui ont souffert sous le président Florus, dans la cité de Milève, aux jours de la thurification ; parmi

viebalbellum cliristianisinditum... ; immundis fumabant ar?e nidoribus, et qui ad sacrilogia venire non poterant, ubicumque thus ponere nite- banUir. » Saint Optât, De schism. donat., III, 8.

(1) « Sub peisecutore Floro christiani cogebantur ad templa.,., sub Floro dicebatur ut ncgaretur Christus. » lOid.

(2) « Scis quantum me queesivit Florus ut thurificarem, et non tra- diditmeDeus in manibus ejus. » Actes du concile de Cirta, dans saint Augustin, Contra Cresconium, III, 30.

(3) Bulletiino di archeologia crisUana, 1876, p. 59-61. Mastar, aujourd'hui Beni-Ziad ou le village alsacien de RoufFach , est à trente kilomètres de Milève (Milah) et de Cirta (Constantine).

444 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304;.

lesquels Innocent..., dans la paix (1). » Un autre nom suit Innocent, peut-être Thecla; mais la lecture en est incertaine (2). Cette inscription montre, par un exem- ple ajouté à beaucoup d'autres, la vénération des fidèles pour le sang répandu par leurs frères pendant le supplice. Mais pourquoi n avoir déposé dans le ci- metière de Mastar que le sang et non les corps des chrétiens martyrisés à Milève par Florus pour refus de (( thurifier »? La réponse parait facile quand on se rappelle le soin avec lequel, dans la dernière persé- cution, les bourreaux veillaient à ce que les martyrs demeurassent sans sépulture. Probablement les cada- vres, trop bien gardés, ne purent être ensevelis, et l'on dut se contenter du sang recueilli dans des lin- ges, des éponges ou des vases.

Plus loin, dans la même province, sur la voie de Cirta à Kalama, furent rencontrés (3) deux cippes sur- montés du monogramme constantinien et portant une inscription en caractères cursifs. Sur l'un, on lit : « Noms des martyrs Nivalis, Matrona, Salvus : anni-

(1) TERTIO iDvs (monogramme du Christ) ivnias deposi

TIO CKVORIS SANCTORVM MARTVRVM

QVI SVNT PASSI SVB PRESIDE ILORO IN CIV

ITATE MILEVITANA IN DIEBVS TVRIFI

CATIOMS INTER QVIBVS IlIC INNOC

... IN PAGE...

Bullettino di arclieologia cristiana, 1876, pi. III, 2.

(2) Ibid., p. 62.

(3) A Aïn-Regada, à cent vingt kilomètres de Constanline, à quatre cents mètres de la voie romaine. Bullettino di archeoloyia cristiana, 1875, p. 168.

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE DE L'ESPAGNE. 445

versaire le neuf des ides de novembre (1) ; » sur l'au- tre : « Noms des martyrs Nivalis, Matrona, Salvus. Fortunatus a fait ce qu'il avait promis (*2). » Ces ins- criptions paraissent sépulcrales, et semblent avoir été gravées aussitôt que la paix eut donné le loisir et la liberté d'honorer les tombes des victimes de la der- nière persécution. Fortunatus est vraisemblablement un contemporain des trois martyrs, qui leur avait pro- mis d'avoir soin de leur sépulture et a tenu sa pro- messe. Quand les temps devinrent propices, il écrivit d'une main inhabile leurs noms et la date de leur an- niversaire sur des cippes désignant le lieu ils reposaient. Inscrire les épitaphes sur des cippes était d'un usage très fréquent dans les cimetières à ciel ouvert de l'Afrique (3).

(1) NOMI

NA MAR TVRVM NIVALIS

MATRONE

SALVI NA

TALIS NONV IDVS

NOVEMBRES

Bullettino di archeologia cristiana, 1875, pi. XIL

(2) NOMLNA

MARTVR

ROM NIVALIS

MATRONE

SALVI

FORTVNATV

QOT PROMISIT

FECIT.

Ihid.

(3) Ihid.,^. 171.

446

LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304

Une autre ioscription conserve la mémoire de mar- tyrs inconnus de la Mauritanie Sitifienne. Elle pro- vient d'un monument votif, cella ou basilique élevée en leur honneur par Colonicus et sa femme dans le cimetière chrétien de Sétif : les ruines de roratoire et les vestifires du cimetière se voient encore (1). « Colo- nicus et son épouse chérie remplissent avec joie le vœu fait aux saints martyrs. Ici repose Justus, ici re- pose avec lui Decurius, qui l'un et l'autre par une courageuse confession surmontèrent les armes enne- mies et, victorieux, méritèrent en récompense les couronnes que donne le Christ (2). »

Enfin, en Numidie ; sur le bord de la mer, à Phi- hppe^ille, l'antique Rusicade, ont été découverts les restes d'un grand édifice chrétien « dont l'inscrip- tion, dit M. de Rossi, parle d'une martyre appelée Digna, à laquelle fut consacrée une basilique cons- truite par un évêque du lieu, nommé Navigius (3 :

(1) Bull, diarch. crist.. 1875, p. 172.

(2) MARTIRIBVS S4.NCTIS PROMISSV COLOMCVS INSOTTS SOLTIT VOTA SVA LAETVS CTM COMVGE CARA

HIC snrs EST itstvs hic atq. dectrits tna

QVI BE\E CONFESSI TICERT^T ARMA MALIGNA PRAEMU VICTORES CRISTI MEIl^TiRE CORONAM.

Ibid., p. 171, 1876, pi. III, 1. Dans le Bullettino de 1875. p. 173, M. de Rossi a démontré, par les termes mêmes de linscription rapprochés des paroles de saint Optât, De schism. donat., III, 8. qu'il ne peut s'agir ici de prétendus martyrs donatistes.

(3) MACXA QTOD ADSTRGTRT SACRIS

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ravaace i^pisia 4iBS aiae aale 4a MmB. 41 mrdk. crist^ 4e f. » : f A MmaÔÊHÊf, les 4«n6rtes et les aa évtqpae d. MactB, Afhem ulifisai, I. I, f . 3&> Ll 4e3fatfÎBaK. aai iaivite Iswl cagadM, à caaIeMaler isa reb-

446 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

Une autre inscription conserve la mémoire de mar- tyrs inconnus de la Mauritanie Sitificnne. Elle pro- vient d'un monument votif, cclla ou J3asilique élevée en leur honneur par Colonicus et sa femme dans le cimetière chrétien de Sétif : les mines de l'oratoire et les vestiges du cimetière se voient encore (1). « Colo- nicus et son épouse chérie remplissent avec joie le vœu fait aux saints martyrs. Ici repose Justus, ici re- pose avec lui Decurius, qui l'un et l'autre par une courageuse confession surmontèrent les armes enne- mies et, victorieux, méritèrent en récompense les couronnes que donne le Christ (2). »

Enfin, en Numidie ; sur le bord de la mer, à Phi- lippeville, l'antique Rusicade, ont été découverts les restes d'un grand édifice chrétien « dont l'inscrip- tion, dit M. de Rossi, parle d'une martyre appelée Digna, à laquelle fut consacrée une basilique cons- truite par un évèque du lieu, nommé Navigius (3) ;

(1) Bull, diarch. crist., 1875, p. 172.

(2) MARTIRIDVS SANCTIS PROMISSA COLONICVS INSONS SOLVIT VOTA SVA LAETVS CVM CONIVGE CARA IIIC SITVS EST IVSTVS IIIC ATQ. DECYRIVS VNA QVI BENE CONFESSI VICERVNT ARMA MALIGNA PRAEMIA VICTORES CRISTI MERVERE CORONAM.

Ibid., p. 171, 1876, pi. III, 1. Dans le Bullettino de 1875, p. 173, M. de Rossi a démontré, par les termes mêmes de l'inscription rapprochés des paroles de saint Optât, De schism. donat., III, 8, qu'il ne peut s'agir ici de prétendus martyrs donatistes.

(3) MAGNA QVOD ADSVRGViNT SACRIS

FASTIGIA TECTIS

QLAE DEDIT OFFICIIS SOLUCITVDO PUS

MARTYRIS ECCLESIAM VENERAN

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 447

divers indices portent à croire que cette martyre fut immolée dans la persécution de Dioclétien, mais Tliis- toire et les martyrologes n'en parlent pas (1). Sous

DO NOMINE DIGNAE NOBILIS ANTISTES PERPETWS

QUE PATEU NAVIGIVS POSVIT CHRISTI LE GISQVE MINISTER SVSPICIANT CVNCTI RELIGIONIS OPVS.

« Voici que s'élèvent les hauts faîtes des toits sacrés, qu'une pieuse sollicitude a donnés pour église à la vénérable martyre Digna. Le noble pontife, celui qui est toujours notre père, le ministre de la loi du Christ, Navigius, les a construits. Que tous contemplent son religieux ouvrage. » BulleUino di archeologia cristiana, 1886, p. 26.

(1) M. Edmond Le Blant a élevé quelques doutes au sujet de la martyre Digna. « Je ne trouve écrit-il dans le Bulletin du comité des travaux historiques et scientifiques, 1887, p. 370-371 dans les catalogues de l'Église d'Afrique ni le nom de l'évêque Navigius ni celui de Digna. Étaient-ils catholiques? étaient-ce de ces dona- tistes qui couvraient le sol africain des tombeaux de ceux d'entre eux qu'ils saluaient comme martyrs? D'après la forme des lettres (fort mal gravées bien qu'il s'agisse ici d'un marbre de type oniciel, ayant figurer sur la façade de l'église), l'inscription de Philippe- ville ne peut avoir été exécutée avant la fin du quatrième siècle. Si la mort de Digna n'est pas beaucoup antérieure, il est à croire que ni cette femme ni l'évêque Navigius, dont les noms manquent, je le ré- pète, dans les catalogues africains, ne doivent être comptés au nombre des catholiques. » A ces paroles de l'éminent épigraphiste M. de Rossi avait d'avance répondu dans une note du Bull, di arch. crlst.., de 1886, p. 28 : « A Rusicade, les donatistes et les catholiques eurent chacun un évêque (cf. Morelli , Africa cristiana , t. L P- 205). L'ins- cription de Navigius, qui invite tous, cunctos, à contempler son reli- gionis opus, ne porte en soi aucune trace de conciliabule schismatique. Aucune allusion n'y est faite aux circonstances spéciales du martyre de Digna, qui semble une martyre antique, nomine venerando , d'un nom honoré par un culte solennel et incontesté. D'autres martyrs de la persécution de Dioclétien en Numidie, prxside Floro, nous ont été révélés par les inscriptions, martyrs ignorés, comme Digna, des

448 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (30i).

une dalle ornée de mosaïques était placé un sarco- phage contenant les ossements d'une jeune fille et quatre grands clous. Serait-ce la vénérable dépouille de la martyre Digna? Les clous trouvés dans le sarco- phage n'appartiennent pas à un cercueil de Lois, dont il n'y avait nul vestige : peut-être étaient-ils déposés dans la tombe comme instruments et preuves du mar- tyre (1). »

Obligés de nous contenter de ces vestiges presque ejQTacés de la persécution, recueilhs çà et par les archéologues dans les ruines romaines de la Numidie , nous sommes un peu mieux renseignés sur ses ri- gueurs en d'autres parties de l'Afrique. Deux textes récemment découverts (2) nous la montrent sévissant en Mauritanie.

L'une de ces pièces a pour héros un martyr jusque- inconnu, le vétéran Typasius (3). Voici, en peu

fastes martyrologiques. A cette classe devra probablement être jointe la martyre de Rusicade. »

(1) (( J'ai demandé, continue M. de Rossi, que l'on vérifiât si l'em- placement du sépulcre correspondait à celui de l'autel dans l'abside de la basilique; car, en ce cas, on y pourrait reconnaître la véritable tombe de la martyre. Malheureusement il n'a pas été possible de des- siner un plan exact et d'explorer l'aire de la basilique, aujourd'hu i en grande partie occupée par des constructions modernes. » Bull, di arcli. crist., 1886, p. 28.

(2) Analecta Bollandiana, t. IX, 1890, p. 117-134.

(3) L'éditeur bollandiste considère la Passion de Typasius comme sincère, et rédigée à une époque peu éloignée des faits, malgré une certaine tendance du narrateur au merveilleux. M. l'abbé Duchesne [Bulletin critique^ 18U0, p. 278) ne la croit pas antérieure à la fin du quatrième siècle. 11 conjecture que Typasius est peut-être identique au martyr africain Revocatus [revocalus, vétéran rappelé sous les drapeaux) commémoré le I7 janvier dans le martyrologe hiéronymien.

LES MARTYRS DE L Al RIQUE ET DE LESPAGNE. 449

de mots, le résumé de la narration. Lorsque iMaxi- mien Hei'cule vint en Afrique, en 297, pour combat- tre les Quinquegentans révoltés, un chrétien, Typa- sius, vivait dans la Mauritanie Tingitane. Il avait accompli ses années de service militaire, et était maintenant enrôlé dans une compagnie [vexillatio) de vétérans, sorte de réserve obligée de seconder l'ar- mée active en temps de guerre (1). Il se rendit avec ses camarades à l'appel de Maximien. Mais quand ce- lui-ci, à la veille du combat, fît une distribution aux soldats, Typasius refusa d'y prendre part, et se dé- clara soldat du Christ (2). Cependant, comme il prédit en même temps la victoire, et que la prédiction se réalisa, Maximien lui accorda le congé honorable, Vhonesta missio (3).

Quelques années plus tard commença la persécu- tion générale : édits commandant la destruction des églises, l'incendie des livres, et enjoignant à tous de « thurifier. » Un ordre impérial rappela en même temps tous les vétérans sous les drapeaux. Cette me- sure, rapportée par le passionnaire , n'est pas sans exemple dans l'histoire romaine : même après avoir reçu leur congé définitif, les vétérans pouvaient, en certaines circonstances, être rappelés au service, re-

(1) Tacite, Ann., I, 17, 26; cf. Marquardt, Rom. Staatsverwaltung, t. II, p. 448.

(2) Cf. Tertullieii, De corona militis, 1 ; voir Histoire des persé- cutions pendant la première moitié du troisième siècle, éd., p. 33.

(3) Digeste, XLIX, xvi, 13, § 3. Cf. Vindex du recueil de Wilmanns, t. II, p. 608.

IV. 29

450 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

vocatiii) ; mais cet appel n'a probablement, ici, au- cune relation avec les édits de persécution. C'est lui, cependant, qui fut l'occasion du martyre de Typa- sius. Celui-ci, qui s'était retiré dans la Mauritanie Césarienne , et y menait la vie d'ermite , refusa de re- prendre les armes. Parmi ceux qui le dénoncèrent, les Actes nomment un praepositus salins, c'est-à-dire un de ces régisseurs des domaines impériaux, comme l'Afrique en comptait en grand nombre (2). Typasius fut traité de déserteur, bien qu'il invoquât le congé régulier de Maximien. L'accusation n'était pas tout à fait injuste puisque le congé n'exemptait pas des appels extraordinaires auxquels les anciens soldats restaient toujours exposés. Mais Typasius, tout entier maintenant au service de Dieu, persista dans son re- fus. Un miracle qu'il fit pour guérir l'écuyer du gouver- neur lui attira l'indulgence de celui-ci. Mais bientôt les soldats réclamèrent tumultueusement, disant que Typasius était le seul qui n'eût pas offert de l'encens aux dieux (3). La question était posée maintenant sur un autre terrain : le gouverneur dut prononcer la sentence capitale. Typasius fut décapité, le 18 janvier. Les Actes ajoutent un trait, qui semble annoncer les temps chevaleresques. Sur la tombe du vieux sol- dat, les fidèles déposèrent son bouclier : leur foi en

(1) Voir Cagnat, art. Evocaii, dans Dictionnaire des antiquitéSy t. II, p. 866.

(2^. Cf. Corpus inscr. lat., t. VIII, 10570.

(3) Eo quod turilicantibus omnibus solus sanctus Typasius contem- neret impériale prœceplum.

LES MARTYRS DE L Al RIQUE ET DE L ESPAGNE. 451

arrachait souvent de petits morceaux, que ron gar- dait comme reliques, ou que l'on portait aux malades, dans l'espoir de leur guérison.

Le martyr dont il est question dans le second texte appartient aussi à la Mauritanie Césarienne. Fabius(l) était porte-drapeau dans la cohorte des officiales du gouverneur. Après la publication de l'édit de Dioclé- tien, commandant à tous les chrétiens de sacrifier, il refusa de remplir sa charge. Ce refus eut lieu lors de l'assemblée des délégués de la province : indication précieuse pour l'histoire des institutions romaines de l'Afrique , car c'est la seule mention que l'on ait encore rencontrée du concilium officiel de la Mauritanie Césa- rienne. Traduit devant le gouverneur, Fabius confessa intrépidement sa foi. Le gouverneur le fit décapiter; puis, suivant l'exemple de beaucoup de magistrats dans la dernière persécution, il refusa la sépulture au condamné; mais, comme les bêtes fauves et les oiseaux de proie épargnaient ses restes, il fit mettre dans deux sacs et jeter à la mer la tête et le corps de Fabius. Il espérait ainsi dérober aux chrétiens les reli- ques d'un martyr (2). Mais le mauvais dessein du per-

(1) Avant la découverte récente de sa Passion, Fabius n était pas in- connu. Le martyrologe d'Adon, au 31 juillet, renfermait un résumé de celle-ci. La Passion est attribuée par les Bollandistes à un auteur du quatrième ou cinquième siècle. Le mélange de rudesse et d'enflure qui caractérise son style rappelle la langue parlée dans l'Afrique ro- maine à cette époque, et ressemble assez à celui de la Passion de sainte Salsa (dont il sera question au volume suivant) pour qu'on puisse les attribuer au même auteur.

(2) « Ne nos fecisse vldeamur martyrem christianis. » Cf. plus haut, p. 2Ô2.

4.i2 LE QUATRIEME ÉDIT EN OCCIDENT (30 i).

sécuteur fut déjoué : les flots déposèrent la tête et le corps de Fabius assez loin de Gésarée, sur le rivage de Carlenne (1).

La province proconsulaire eut aussi des martyrs. Anulinus, que nous avons vu , au commencement de l'année, juger en vertu des premiers édits Saturnin, Dativus et leurs compagnons, préside maintenant à l'application du quatrième édit.

C'est encore une pièce récemment découverte qui nous fait connaître un des épisodes les plus intéres- sants de cette phase de la persécution (2). Il se passe à Thuburbo (3). Des chrétiens d'un domaine, peut-être impérial, situé près de la ville, et désigné sous le nom

(1) Les deux derniers paragraphes de la Passion montrent qu'elle fut écrite par un habitant de Cartenne, défendant contre les revendi- cations des habitants de Césarée le droit de ses concitoyens à con- server les reliques de Fabius.

(2) Passio SS. Maximx, Secundx et Donatillas, dans Analecta Bollandiana, 1890, t. IX, p. 110-116. Ces trois saintes n'étaient pas inconnues. Les Actes de sainte Crispine, que nous analyserons plus loin, font allusion à leur martyre. Elles sont nommées ou indiquées, au 30 juillet, dans le martyrologe hiéronymien et dans le calendrier de Carthage. Le résumé de leur Passion se trouve dans le martyrologe d'Adon. Les Bollandistes qui rédigèrent les Acta Sanctorum de juillet n'avaient pu trouver le texte original de celle-ci. Leurs successeurs l'ont découvert dans un manuscrit de la Bibliothèque nationale. Ils portent sur cette pièce un jugement très favorable : les nombreux détails qui y sont contenus concordent avec les institutions et les mœurs du temps, le style est simple, et tous les indices portent à considérer l'hagiographe comme peu éloigné du temps vécurent les martyres. M. Duchesne [Bulletin critique, 1890, p. 278) est plus sé- vère.

(3) Il y avait dans la province proconsulaire deux villes de ce nom, Thuburbo la Grande [Majus) et Thuburbo la Petite [Minus).

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE LESPAGNK. 453

de possessio Cephalitana (1), avaient été convoqués devant le proconsul. « Êtes-vous chrétiens? » leur de- manda-t-il. « Nous le sommes, » fut la réponse. « Les pieux et augustes empereurs (2), déclara le proconsul, ont daigné me donner Tordre d'assembler tous les chrétiens et de les mettre en demeure de sacrifier; ceux qui auront refusé et désobéi seront punis par divers supplices. » Toute la population du do- maine (3), même les prêtres, les diacres et les clercs qui y résidaient [ï) , cédèrent aux menaces, et sacrifiè- rent.

Deux jeunes filles, de vie pieuse et retirée, n'avaient pas paru. Une paysanne (5) éleva la voix, et les dé- nonça. L'une, Maxima, avait quatorze ans; on ne nous dit pas l'âge de l'autre , Donatilla. Toutes deux répondirent avec fermeté, et même avec une sainte arrogance, aux questions et aux menaces du juge. Comme on les conduisait à la ville, une autre jeune fille, Secunda, qui à douze ans (on sait quelle était la

(1) Sur l'administration de ces grands domaines, voir Boissier, l'Afrique romaine, 1895, p. 16'> et suiv.

(2) Le texte dit : « Maximianus et Gallieniis. « Le second nom pro- vient évidemment d'une erreur de copiste. La même erreur se trouve dans le martyrologe d'Adon.

(3) Exemples d'apostasies en masse : Hist. des persécutions pen- dant la première moitié du troisième siècle, 2^ éd., p. 333; et plus haut, p. 174.

(4) Sur le clergé et même les évoques des fundl, des saltus, trait particulier à l'Église d'Afrique, voir Ferrère, la Situation religieuse de l'Afrique romaine, 1897, p. 16; et mon article sur le Clergé chré- tien au milieu du quatrième siècle, dans Revue des Questions his- toriques, juihei 1895, p. 23.

(5) « Campitana. » Voir Anal. DolL, t. IX, 1890, p. 111, note 8.

154 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

précocité des mariages romains) avait déjà refusé plusieurs partis, attirés par la richesse de ses pa- rents, les vit du haut de sa maison. Elle descendit en courant, et leur cria : « Ne m'abandonnez pas, mes soeurs ! » Les deux autres essayèrent de la renvoyer : « Tu es la fille unique de ton père : pense à son âge. A qui le confieras-tu?... Pense aussi à la fragilité de ta chair. Songe à la sentence qui nous attend. » Mais elle, intrépide, mettait sa confiance dans « l'É- poux qui console et réconforte les plus petits. » Les captives se laissèrent fléchir : a Eh bien! allons, en- fant! » s'écria Donatilla; « voici que le jour de la passion approche, et que Fange qui bénit vient au- devant de nous. »

Le soleil était couché, quand la petite troupe se mit en marche. Le lendemain, à Thuburbo, le proconsul les fit comparaître, et leur demanda encore une fois de sacrifier. Sur leur refus, il remit au jour suivant le nouvel interrogatoire. Celui-ci eut lieu, comme il ar- rivait quelquefois (1), dès le point du jour. A toutes les menaces, Maxima et Donatilla répondirent avec hauteur. On ne cite point de réponse de Secunda. En- fin Anulinus, « lassé, » selon son expression, de ses inutiles efforts, se décida à prononcer la sentence : « Nous ordonnons que Maxima, Donatilla et Secunda soient mises à la torture. Nous commandons de les faire combattre avec les bêtes dans l'amphithéâtre. » Un ours, lancé contre elles, se coucha à leurs pieds.

(1) Cf. Edmond Le Blant, les Actes des martyrs, p. 59.

LES MARTYRS DE L Al RIQUE ET DE L'ESPAGNE. 455

Anulinus commua alors la peine en celle de la déca- pitation. Les vierges dirent, selon l'usage africain : « Grâces à Dieu (1)! » et furent exécutées.

Ainsi périrent « les trois saintes, Maxima, Donatilla et Secunda la bonne enfant , » comme parle une ins- cription d'Afrique (2). Elles ne furent pas seules à confesser le Christ : à Theveste Anulinus jugea, peu de temps après elles, une autre femme, qui montra le même courage.

Crispine, riche et noble matrone de Tagare (3), élevée jusque-là dans tous les raffinements du luxe romain, fut introduite, les mains liées, devant le tri- bunal (i). « Connais-tu la teneur du précepte sacré? »

(1) Voir plus haut, p. 108.

(2) SANCTAE TRES MAXIMA DONATILLA ET SECVNDA BOXA PVELLA

Inscription de Bisica Lucana (aujourd'hui Teslûr). Corp. inscr lat, t. VIII, 1392.

(3) Ou plutôt de Thagora, ville de la portion de la Numidie qui fai- sait partie de la province proconsulaire.

(4) Les Actes (Ruinart, p. 494) disent Diocletiano II et Maximiano consulihus. Le second consulat de Dioclétien est de 285, année fort éloignée de la persécution générale, et il eut pour collègue non Maximien, mais Aristobule. Il faut supposer que l'original portait IX et qu'un copiste maladroit l'a remplacé par II. Les détails sur la fa- mille, la fortune, l'éducation de Crispine ne sont pas dans les Actes , qui ne disent pas non plus qu'elle ait été présentée au tribunal les mains liées; mais saint Augustin {Enarr. in ps. CXX, 13) l'appelle feminam iHvitem et delicatam et ajoute : « Hanc enim, fratres, numquid est qui in Afiica ignoret? Clarissima enim fuit, nobilis gé- nère, abundarts delicîis. » Dans VEnarr. in ps. CXXXVII, 3, il ajoute :

456 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT i30i).

lui demanda le proconsul (1). « J'ignore ce précepte, » répondit Grispine. <( Il t'ordonne, reprit Anulinus, de sacrifier à nos dieux pour le salut des princes, con- formément à la loi donnée par les pieux Augustes Dioclétien et Maxiniien, et Constance très noble Cé- sar (2). Je n'ai jamais sacrifié et je ne sacrifierai qu'à un seul Dieu et à son Fils Notre-Seigneur Jésus- Christ, qui est mort pour nous. Abandonne cette superstition et courbe la tête devant nos dieux. Je vénère tous les jours mon Dieu et n'en connais pas d'autres. Tu es bien dure et bien dédaigneuse; mais tu commenceras malgré toi à connaître la force de nos lois. Quoi qu'il m'arrive, je le souffrirai vo- lontiers pour ma foi. Es- tu si vaine que tu te re- fuses à quitter ta superstition pour vénérer nos saintes divinités? Je vénère tous les jours, mais mon Dieu, et je n'en connais pas d'autre. Je te contraindrai à obéir au précepte sacré. J'observe le précepte de mon Seigneur Jésus -Christ. On te tranchera la tête si tu n'obéis pas aux ordres de nos seigneurs les empereurs, auxquels tu dois te soumettre comme fait toute l'Afrique, tu le sais toi-même. Malheur à eux s'ils veulent me faire sacrifier aux démons ! mais je sacrifie au Seigneur qui a créé le ciel et la terre, la

« Gaudebat cum tenebatur, cum ad judicem ducebatur, cum in car- cerem miltebatur, cum ligala producebatur... »

(1) Les Actes placent le procès de Crispine àTheveste, apud coloniam Thebestinam. Voir plus haut, p. 104, noie 1.

(2) L'omission du nom du César Galère est encore, sans doute, une faute de copiste.

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 457

mer et tout ce qu'ils renferment. En vain tu mécon- nais les dieux ; nous te forcerons à les adorer, afin de te sauver et de te rendre vraiment pieuse. Il n'y a pas de piété dans les hommages extorqués par la vio- lence. — Puisses-tu donc obéir de bon gré, et, sou- mise , venir dans nos temples offrir de l'encens aux dieux des Romains! Je ne l'ai point fait depuis ma naissance et ne le ferai pas tant que je vivrai. Fais- le cependant, si tu veux échapper à la sévérité des lois. Je ne crains point tes menaces, elles ne me sont rien; mais si je méprise le Dieu qui est dans le ciel, je serai sacrilège, et il me perdra au jour du jugement futur. Tu ne seras pas sacrilège si tu obéis aux ordres sacrés. Que veux-tu? que je sois sacrilège devant Dieu pour ne pas l'être aux yeux de tes empereurs? Non! Il y a un grand et tout-puissant Dieu, qui a fait la mer et les herbes verdoyantes, et le sable aride; mais les hommes, ses créatures, que peuvent-ils pour moi? Observe la religion ro- maine, comme font nos invincibles Césars, et nous- mêmes. Je ne connais que Dieu : les vôtres sont des dieux de pierre, œuvres de la main des hommes. Tu blasphèmes, et tu ne suis pas la route qui te^mè- nerait au salut. » Anulinus commanda de lui raser la chevelure, espérant l'intimider par ce traitement igno- minieux (1). Mais Grispine reprit de la même voix tran-

(1) Saint Augustin ajoute {Enarr. in ps. CXXXVJI, 3) qu'elle fut mise au chevalet, cum in catasta lecabatur; mais les Actes n'en parlent pas.

458 LE QUATIIIKME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

quille et ferme : » Que tes dieux parlent, et je croirai. Si je ne cherchais pas mon salut, je ne serais pas de- vant ton tribunal. Désires-tu vivre longtemps, ou veux-tu mourir dans les supplices comme tes com- plices Maxima, Donatilla et Secunda? Si je voulais mourir, c'est-à-dire perdre mon àme et la vouer au feu éternel, je céderais à tes démons. Je te couperai la tête si tu refuses avec mépris d'adorer nos dieux.

Je rendrai grâces à Dieu si j'obtiens un tel sort. Mais je me perdrai vraiment si je thurifie aux ido- les (1). Tu persistes dans ce sentiment insensé? Mon Dieu, qui est et a toujours été, m'a fait venir à la vie, il m'a donné le salut par l'eau du saint bap- tême, il est en moi pour empêcher mon âme de se souiller comme tu le veux par un sacrilège. Pour- quoi, dit Anulinus, supporterions-nous plus longtemps l'impie Crispine ? Qu'on relise les Actes sur le regis- tre. )) Après lecture de l'interrogatoire , le proconsul prononça la sentence : « Crispine, qui persiste dans son indigne superstition et qui a refusé de sacrifier à nos dieux selon les lois des Augustes, sera décapitée.

Je rends grâces au Christ, s'écria la martyre, je bénis le Seigneur qui a daigné me délivrer ainsi de tes mains. » Elle marcha joyeusement (2) au supplice, le 5 décembre.

Ces épisodes, échappés à l'oubli tant d'autres ont disparu, ne sauraient donner l'idée de ce que fut

(1) « Si thurificavero idolis, »

(2) « Gaudebat... cuin damnabatur. » Saint Augustin.

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 459

en Afrique une persécution qui, selon le mot d'un écrivain du quatrième siècle, fit les uns confesseurs, les autres martyrs, plusieurs renégats, et n'épargna que ceux qui avaient pu se cacher (1). Mais ils découvrent une fois de plus racharnement de ma- gistrats qui épuisaient toutes les ressources de la dia- lectique , toutes les rigueurs de la torture , pour con- traindre de pauvres femmes au sacrifice. Les rares documents par lesquels a été conservé le souvenir de la persécution en Espagne montrent aussi des femmes aux prises avec les juges et les bourreaux; en même temps que les noms de ces héroïnes ceux de plusieurs martyrs et confesseurs sont heureusement venus jus- qu'à nous.

Presque tous sont rappelés dans l'hymne quatrième du Péri Stephanôn (où cependant Prudence oubhe sainte Léocadie, morte sous Datianus dans la prison de Tolède (2), saints Servand et Germain, martyrisés à Cadix (3), saints Oronce et Victor à Girone (4). Il faut lire cette hymne poiu' comprendre le sentiment à la fois religieux et patriotique avec lequel étaient honorés, au quatrième siècle, les héros espagnols de la dernière persécution. Le poète, qui fut rarement

(1) « Quœ aliosfecerit martyres, aliosconfessores, nonnullos funesta prostravit in morte, latentes dimisit illaesos. » Saint Optât, De schism. donat., I, 8.

(2) Adon, Usuard, au 9 décembre.

(3) Ibid., au 23 octobre.

(4) Ibid., au 22 janvier. Sur les Actes des saints Oronce et Victor {Acta SS., janvier, t. II, p. 389), voir Tillemont, t. V, note xxvi sur la persécution de Dioclétien.

460 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

mieux inspiré, peint, au jour du jugement , quand le Christ viendra sur les nuées enflammées peser dans une juste balance les actions des hommes, chacune des villes de son pays se mettant en marche pour pré- senter, dans une corbeille, les reliques de ses mar- tyrs (1). Cette procession des villes, qui s'avancent dans des attitudes variées, l'une pressant son trésor contre son sein (2), l'autre apportant son offrande sous la forme de couronnes éclatantes de pierre- ries (3), celle-ci décorant son front d'olivier jaunis- sant, symbole de paix (i), celle-là jetant, d'un geste confiant, sur l'autel les cendres d'une jeune mar- tyre (5), est une des plus grandioses conceptions de la poésie chrétienne. On croirait voir ces longues théories de saints, portant dans leurs mains ou dans un pli de vêtement quelque objet précieux, livre, couronne, simulacre d'édifice, qui, dans les frises des basiliques, dessinent sur un champ d'or leurs li- gnes élégantes, et semblent s'avancer d'un même pas vers le trône du Christ rayonnant au fond de l'abside. Saragosse, qui sera déjà presque entièrement con- vertie à la fin du quatrième siècle (6) , marche au premier rang, fière de la gloire acquise dans les précédentes persécutions, plus fière encore de ses récentes victoires. Parmi ses nouveaux martyrs, elle

(1) Péri Stéphane II, IV, 9-16.

(2) Ihid., 7-8.

(3) Ibid., 21-23.

(4) Ibid., 55-56.

(5) Ibid., 37-40.

(6) Ibid., 65-72.

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 461

montre, après Vincent, une foule de chrétiens ano- nymes (1), enveloppés vraisemblablement dans quel- qu'une de ces tueries en masse qui furent carac- téristiques de la dernière persécution (2). Elle ne se glorifie pas moins de plusieurs confesseurs : Caius et Crementius , qui eurent le mérite du martyre sans en éprouver les dernières souffrances, et « en goûtèrent légèrement la saveur (3); » la vierge Encratis, qui lutta d'une âme intrépide , violenta virgo, et affronta d'horribles supplices (4). Après avoir eu les membres déchirés, les seins coupés, être demeurée longtemps

(1) Sola in occursum numerosiores Martyrum turbas Domino parasti.

lUd., 57-58.

(2) On a donné à ces martyrs, dont la fête se célèbre le 3 novem- bre, le nom de massa candida. Selon une tradition rapportée par des auteurs espagnols , mais dont ne parlent pas leurs Actes, leurs cen- dres, mêlées à d'autres, s'en distinguaient par la blancheur. Voir Rui- nart, p. 518; et surtout Acta SS., novembre, t. I, p. 643 et suiv. Ce sont les seuls des martyrs de Saragosse dont la ville moderne ait gardé le souvenir : leurs reliques reposent, dit-on, dans les caveaux de l'église souterraine de Santas Masas.

(3) Additis Caio, nec enim silendi, Tuque Crementi : quibus incruentum Ferre provenit decus ex secundo

Laudis agone. Ambo confessi Dominum sleterunt Acriter contra fremitum latronum. Ambo gustarunt leviter saporem

Martyriorum.

Péri Stephanôn, IX, 181-188.

(4) Hic et, Encrati, recubant tuarum Ossa virtutum, quibus efferati Spiritum mundi violenta virgo

Dedecorasti.

Ibid., 109-112.

462 LE QUATREÉME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

malade à la suite de ces mutilations (1), Encratis ne fut point achevée par le glaive du persécuteur (2) : probablement se vit-elle, avec Caius et Crementius, sauvée par la révolution politique de l'année suivante, comme tant de captifs de la Terreur durent la vie au 9 thermidor. Gains et Crementius n'étaient point sans doute des habitants de Saragosse , car après leur dé- livrance ils ne restèrent pas dans cette ville, cepen- dant ils avaient souffert : Prudence dit expressément que la vierge Encratis fut le seul témoin du Christ qui, ayant survécu au martyre, ait continué d'y rési- der (3). Au temps du poète on montrait encore une

(I) Barbarus tortor latus omne carpsit,

Sanguis impensus, lacerata membra. Pectus abscissa patuit papilla Corde siib ipso.

Cruda te longum tenuit cicatrix, Et diu venis dolor haesit ardens, Dum putrescentes tenuat mediillas Tabidus humor.

Péri Stephanôn, IV, 121-132.

(2) Invidus quamvis obitum supremum Persécutons gladius negaret...

Ibld., 133-134.

(3) Martyrum nulli rémanente vila Conligit terris habitare nostris : Sola tu morli propriae superstes

Vivis in orbe. Ibid., 113-116. J'ai donné à ces vers le sens qui m'a paru le plus vraisemblable ; cependant, peut-être Prudence veut-il dire seulement qu'Encratis, en qui il salue une vraie martyre,

Plena te, martyr, tamen ut peremptam Pœna coronat, Ibid., 135-136, fut la seule qui, ayant mérité ce titre, supérieur

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 463

partie de son foie, arrachée par le bourreau avec des ongles de fer (1).

Une autre ville de la Tarraconaise , « la petite Gi- rone, » s'avance à son tour, offrant les reliques de saint Félix (2), que les divers martyrologes disent victime de Datianus (3). Prudence montre encore, au nord, une cité dont l'importance n'a cessé de grandir à partir du second siècle, Barcino (Barcelone), se

à celui de confesseur, se soit en quelque sorte survécu à elle-même. Si telle est la pensée du poète, on peut admettre que les confesseurs Caius et Creir.entius ont continué aussi de vivre à Saragosse après la persécution. Mais ce détail a peu d'importance. Une épigramme, attribuée à saint Eugène II, évêque de Saragosse (646-659), dit qu'Encratis fut enterrée dans la même église , mais non dans la même tombe, que les dix-buit martyrs (voir plus baut, p. 242) :

Hic etiam compar meritis Engratia martyr Sorte sepulchrali dissociata jacet.

Esp. Sagr., t. V, p. 273. On dit que les reliques de Lupercius et d'En- cratis furent découvertes en 1389 dans les fondations de la cathédrale de Saragosse; ibid., t. XXX, p. 289.

(1) Vidimus partem jecoiis revulsam Ungulis longe jacuisse pressis, Mors babet pallens aliquid tuorum

Te quoque viva.

Péri Stephanôn, IV, 137-UO.

(2) Parva Felicis decus exbibebit Ârtubus sancti locuples Girunda.

Ibid., 29-30.

L'exactitude de Prudence est ici remarquable : rappelant l'épithèle donnée par le poète à « la petits Girone, » Hûbner {Corpus inscr. lat., t. II, p. 614) fait observer que la ville ne s'est pas agrandie de- puis le quatrième siècle; les trois seules inscriptions de l'époque ro- maine trouvées sur son territoire {ibid., 4620-4622) montrent combien peu considérable elle était alors.

(3) Tillemont, Mém., t. V, art. xxii sur la persécution de Dioclétien.

464 LE QUATRIÈME ËDIT EN OCCIDENT (304).

glorifiant du martyre de saint Cucufas (1) ; au centre, Complutus (Alcala), avec les sacrées dépouilles de Just et de Pastor, immolés par ordre de Datianus (2) ; au sud, en Bétique, la riche Cordoue présentant Acisclus, Zoellus et « trois autres couronnes (3), » c'est-à-dire trois martyrs : Faust, Janvier et Martial, connus sous le nom des « très domini » (4); enfin en Lusitanie, Mérida portant les cendres de sainte Eu- lalie (5).

Si l'Espagne eut dans saint Vincent son Laurent,

(1) Barchinon claro Cucufate fréta Surget...

Perl Stephanôn, IV, 34-35.

(2) Sanguinem Jusli, cui Pastor hœret. Ferculum duplex geminurnque donum Ferre Complutum gremio juvabit

Membra duorum. Ibid., 41-44.

Les Actes des saints Just et Pasteur (Acta SS., août, t. II, p. 153) disent qu'ils étaient deux frères encore enfants, et furent martyrisés par ordre de Datianus. Le martyrologe romain attribue également à Datianus la condamnation de Cucufas.

(3) Corduba Acisclum dabit et Zoellum

Tresque coronas.

Péri Stephanôn, IV, 8-9.

(4) Voir Bullettino di archeologia cristiani, 1879, pp. 38, 41; 1888-1889, p. 115. Jusqu'au seizième siècle continuèrent de môme à être appelés « les trois doms, » ti'es domini, trois martyrs enterrés à Romans, dans le Dauphiné; voir Giraudet U. Chevalier, le Mystère des trois doms, Lyon, 1887.

(5) Lusitanorum caput oppidorum Urbis adoratae cineres puellae Obviam Chrislo rapiens ad aram

Porriget ipsam.

Péri Stephanôn, IV, 41-44.

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. i65

elle eut dans sainte Kulalie son Agnès. Les Actes de cette jeune sainte ont peu d'autorité : ce que nous possédons sur elle de meilleur est l'hymne troisième du Péri Slephanôn. Prudence vivait dans le pays et dans le siècle même mourut Eulalie : les tradi- tions qu'il recueillit doivent être exactes, au moins dans les grandes lignes.

Elle naquit et fut martyrisée dans la puissante et populeuse métropole de la Lusitanie, Mérida. Noble comme Agnès (1), Eulalie avait comme elle douze ans au moment sévissait le plus cruellement la persécution (2). Toute enfant, elle avait laissé voir ce qu'elle serait un jour. Elle n'aimait ni le jeu ni la parure ; son visage austère, sa démarche modeste, la sagesse précoce empreinte sur toute sa personne inspiraient déjà le respect (3). La vue des supplices soufferts par les chrétiens transporta d'indignation cette jeune âme : une sainte colère la saisit, et elle n'eut bientôt qu'une pensée, rendre elle-même té- moignage de sa foi, combattre à son tour les com- bats du Seigneur (4). Cette ardeur prématurée fit trembler ses parents : ils l'emmenèrent à la campa- gne, afin d'écarter d'elle l'héroïque tentation. Mais

(1) Germine nobilis Eulalia.

Péri Slephanôn, 111, 1.

(2) Curriculis tribus atque novein Tris hiemes quater attigerat.

Ibid., 111, 11-12.

(3) ma., 16-25.

(4) Ibid., 26-35.

IV. 30

466 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

l'enfant parvint à tromper leur surveillance, ouvrit pendant la nuit la porte de la maison, franchit l;i haie qui hordait le jardin, et seule, à travers les broussailles, parmi les ténèbres, s'achemina vers la ville : les anges, dit le poète, lui faisaient cortège (1). Un matin, on la vit paraître fièrement devant le tri- bunal, au milieu des faisceaux (2). Elle se déclara chrétienne : Prudence met maladroitement dans sa bouche un discours long et déclamatoire, qui gâte la simplicité de son action. Le juge essaya vainement de la persuader, lui parlant de sa jeunesse, de sa noble maison, du brillant avenir auquel elle renonçait, du présent terrible dont elle affrontait les menaces. « Que faut-il faire pour leur échapper? prendre du bout des doigts un peu de sel , quelques grains d'en- cens. » La martyre ne répondit rien : crachant au vi- sage du magistrat stupéfait, elle renversa l'idole et foula aux pieds l'encens (3). Cet acte était de ceux qu'en principe l'Église réprouvait : il faut cependant remarquer que le concile d'iUiberis (4) refuse le titre de martyrs à ceux-là seulement qui ont été mis à mort pour avoir provoqué les païens en brisant des idoles, non à ceux qui ont brisé l'idole devant laquelle on vou- lait les contraindre à sacrifier. N'y a-t-il pas dans ce

(1) Ibid., 36-50.

(2) Mane superba tribunal adit, Fascibus adstat et in niediis.

Ibid., 64-65.

(3) Péri Stephanôn, III, 6G-130.

(4) Concil. Illiberis, canon 60.

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 467

récit quelque exagération poétique? « Je ne sçay, écrit Tillemont, si l'autorité de Prudence suffira pour faire croire cecy à tout le monde : et néanmoins l'esprit de Dieu inspire quelquefois à ses saints des mouvements qui sont au-dessus des règles communes, parce qu'il est le maistre absolu de toutes choses (1). » J'ajoute que ce qui eût pu être zèle téméraire, excès blâ- mable chez un adulte, devenait facilement digne de louanges chez une enfant, emportée par un élan de générosité supérieur à son âge , et incapable de maî- triser les mouvements tumultueux de son âme.

Dieu montra bientôt que l'acte d'Eulalie était mé- ritoire à ses yeux. L'intrépide enfant, déchirée par les ongles de fer, que maniaient deux bourreaux, comptait elle-même les blessures et chantait au milieu des supplices. On approcha d'elle des lampes ou des torches ardentes, dont la flamme fut promenée sur tout son corps, voltigeant sur son visage, courant sur la chevelure longue et parfumée qui l'avait envelop- pée d'une voile pudique ("2) : puis on la fit monter

(1) Tillemont, Mémoires, t. V, art. sur sainte Eulalie.

(2) Flamma sed undique lampadibus In latera sloniachumque furit.

Flamma crepans volât in faciem Perque comas vegetata caput Occupât, exsuperatque apicem. Péri Stephanôn, III, 153-161. Sur un bas-relief de la colonne Trajane, on voit des femmes bar- bares brûler ainsi avec des torches des soldats romains prisonniers : l'une approche la flamme des flancs d'un captif, l'autre renverse sa torche allumée sur l'épaule d'un soldat, une troisième promène le feu

468 LE QUATRIÈME ÉDIT EN OCCIDENT (304).

sur le bûcher, dont la vierge l)uvait avidement la flamme (1). Bientôt, dit le poète, une colombe parut sortir de sa bouche et voler vers le ciel : c'était son Ame, blanche et douce comme le lait, rapide, inno- cente. En même temps, le coude la martyre s'inclina, le bûcher s'éteignit : elle était morte. Le bourreau, le licteur, témoins de ce prodige, s'enfuirent épou- vantés. Le corps d'Eulalie resta seul. Une neige épaisse tomba, couvrit tout le forum : elle enveloppa d'un blanc linceul les membres de la vierge. Les hommes ne pouvaient l'ensevelir : Dieu , dit le poète , se char- geait de rendre à la martyre les suprêmes hon- neurs (2).

Sur le tombeau d'Eulalie s'élevait, au temps de Prudence, une riche basilique, décorée de marbres, d'or, de mosaïques (3). « Cueillez, s'écrie le poète, les violettes empourprées, moissonnez les rouges crocus : nos doux hivers ne sont pas sans fleurs , la glace chez nous fond vite , et permet aux champs d'en fournir en- core des corbeilles (4). Jeunes filles, jeunes garçons,

sur la chevelure de sa victime. M. Edmond Le Blant, qui a publié ce bas-relief, Revue archéologique, janvier-février 1889, p. 148, fait re- marquer que dans les textes relatifs à ce supplice (cf. Virgile, Enéide, IX, 535) lampades et faces sont synonymes; cf. du même auteur les Persécuteurs et les Martyrs, p. 281-282.

(1) Virgo, citum cupiens obitum, Appétit, et bibit ore rogum.

Péri Stephanôn, III, 162-163.

(2) Ibid., III, 164-185.

(3) Ibid., 186-200.

(4) Sainte Eulalie est honorée le 10 décembre.

LES MARTYRS DE L'AFRIQUE ET DE L'ESPAGNE. 40'.)

offrez ces dons, entourés de feuillages : moi, au milieu du chœur, je suspendrai des guirlandes de dactyles, parures fanées, mais qui cependant auront un air de fête. Ainsi convient-il d'honorer les ossements sacrés et l'autel posé sur eux. Elle , couchée sous les pieds de Dieu, voit les hommages, et, rendue propice par nos chants, protège son peuple (1). »

Je ne sais si jamais plus touchante héroïne fut cé- lébrée en des vers plus charmants.

(1) Péri Step/ianôa, III, 201-215. De cette poétique pérorakon je rapprocherai cette note du martyrologe hiéronymien, au 14 des calendes de décembre, jour de la célébration à Cordoue de l'anniver- saire d'Acisclus : H-ac die rosx ibidem coUegiintur .

ERRATUM

Page lo6, ligne iO, au lieu de Tl février, lire 23 février.

111

TABLE DES MATIÈRES

Pages.

Bref de Sa Sainteté Léon XllI I

Introduction. Les sources de l'histoire des persécutions IV

CHAPITRE PREMIER.

LES CHRÉTIENS SOUS DIOCLÉTIEN ET MAXIMIEN HERCULE (^S'i-Sy-i).

I. Persécutions partielles à Rome et en Gaule.

Dioclclien empereur i

Séjour probable à Rome au commencement de son règne [i

Vexations contre les chrétiens î>

Le pape Gains réfugié dans le cimetière de Calllsle (i

Martyre du mime saint Gênés 7

Dioclétien fixe sa résidence à Nicomédie i'd

Il partage l'Empire avec Maximien ir;

Caractère de celui-ci 15

Dioclétien prend le nom de Jupiter et lui donne celui d'Hercule 17

Révolte de paysans dans les Gaules 17

Maximien quitte Nicomédie pour les combattre 22

Son passage en Italie : martyrs d'Aquilce 22

Martyrs à Rome 25

Martyre, à Agaune, de la « légion Thébéenne » 2(>

Martyrs dans les Gaules sous Fescenninus et Rictiovarus 37

Jlartyrs dans la Grande-Bretagne 42

Maximien à Marseille : martyre de saint Victor 44

Maximien s'établit à Trêves : apaisement de la persécution en Occi- dent 52

II. Les Églises, le néopagaulsme et la philosophie.

Prospérité de l'Église en Orient 53

Grand nombre des chrétiens asiaticjues 54

472 TABLE DES MATIERES.

Pages-

Diocléticn prend des sentiments fav<)ral)les aux fidèles rJ6

Iniluence de sa femme Prisca et de sa fille Valeria ti6

Serviteurs chrétiens du palais !i~

Tolérance pour les magistrats clirétiens :i8

Fonctions municipales exercées par les fidèles (>0

Grande situation des évoques (i2

Nombreuses constructions d'églises (W

Ce mouvement est suivi avec plus de timidité à Rome (»4

Les pai)es profitent de la paix i)our agrandir les cimetières 60

Relâchement des mœurs clirétiennes : concile d'Illiberis 68

Dissensions dans les Églises d'Orient 71

Tentatives des païens pour amener les fidèles aux idées syncrétistes. 72

Efforts du néoplatonisme contre la doctrine chrétienne 77

Écrits et influerice de Porphyre 7"

CHAPITRE II.

L'kTABLISSEMENT de la TÉTRARCniE ET LA PERSÉCUTION DANS L'aRMÉE (29"2-302).

I. L'établissement de la tétrarchlc.

Conférence des deux Augustes à Milan 81

Ils décident de s'adjoindre deux Césars 83

Conséquences politiques et religieuses de cette décision 84

Élection de Constance Chlore et de Maximien Galère 87

Nouveau partage de l'Empire 87

Vices et fanatisme païen de Galère 88

Douceur et tolérance de Constance 80

Activité guerrière des quatre empereurs 93

Activité législative : édit sur les mariages 93

Édit contre les manichéens 94

Souffrances du peuple 97

Édit de maximum 9î>

Réorganisation administrative 99

II. La persécution dans l'armée.

Grand nombre des soldats chrétiens 101

Répugnance de quelques chrétiens d'Afrique pour le service militaire. 101

Influence sur eux des idées monlanistes 101

Le conscrit Maximilien refuse de servir 103

Il est condamné à mort 108

Pour quel motif il mérite le titre de martyr lOf)

Commencement des vexations contre les soldats chrétiens 111

On leur donne le choix entre un congé ignominieux et l'apostasie. . . 112

Quelques-uns sont mis à mort 112

TABLE DES MATIERES. 473

Fagcg.

Soldats martyrisés après l'expédition de Galère contre les Perses H4

Veturius cliargé de l'épuration de l'armée dans les États de Galère.. 117

Soldats martyrs en Mesie : Pasicrate et Valention 119

Le vétéran Jules 119

Nieandre et Marcien 124

La persécution dans les États d'Hercule : soldats martyrisés à Rome. 131

Les quatre cornicularii 132

Saint Sébastien 132

Autres martyrs militaires en Italie 133

Le centurion iMarcel à Tanger 134

Le greffier militaire Cassien 139

Emeterius et Chelidonius en Tarraconaise 141

Dioclétiense décide tardivement à molester les soldats chrétiensd'Asie. 145

Il les met en demeure de quitter l'armée ou de sacrifier 146

Mais il s'abstient encore de verser le sang 14G

CHAPITRE III.

LE PREMIER ÉDIT DE PERSÉCUTION GÉNÉRALE (303).

I. La pi*oiuulg:atiou de ledit et les événements de iVicomédie.

Galère à Nicomédie 150

Ses efforts pour décider Dioctétien à la persécution 130

Conseil privé lo2

Consultation de l'oracle de Milet 1»4

Dioclétien se résout à persécuter loo

Destruction de l'église de Nicomédie 156

Affichage de l'édit de persécution 138

Articles de l'édit ordonnant la destruction des églises et des livres saints, interdisant les assemblées, dégradant ou privant de liberté

les chrétiens 158

Exemplaire de l'édit déchiré par un fidèle 161

Supplice de celui-ci 163

Premier incendie du palais impérial 163

Galère en accuse les chrétiens 164

Second incendie 166

Probablement imputable à Galère 166

Peur et colère de Dioclétien 166

Chrétiens de Nicomédie mis en demeure de sacrifier 167

Apostasie des impératrices ^68

Martyre d'eunuques et de chambellans 168

Exécution de l'évêque Anthime et de membres du clergé 170

Laïques mis à mort 171

Sacrifice préalable exigé des plaideurs 171

474 TABLE DES MATIERES.

II. L'exécution de l'édll.

Pagc'H.

Date (le sa mise en vigueur dans les provinces orientales 173

Cyrille, cvê<iue d'Antioche, envoyé aux mines 174

Défections parmi les cliréticns de cette ville 174

Héroïsme du diacre Romain 17:>

Églises abattues en Asie 17«»

Leur destruction retardée en Galatic et en Tlirace 178

Bassus, gouverneur de Thrace, favorable aux chrétiens 179

Des femmes, à Tlicssalonique, cachent les Écritures 180

Martyre d'Agathopodc et de Théodule 181

La persécution en Occident 181

Constance Chlore fait abattre queUiues églises 183

11 n'inquiète pas autrement les chrétiens 183

Piquante leçon donnée à ses courtisans 184

Maximien Hercule exécute rigoureusement l'édit 18.%

Destruction des livres sacrés en Espagne 185

Destruction, à Rome, de la bibliothèque et des archives pontificales. 185

Confiscation des biens de l'Église romaine 188

Efforts des chrétiens pour sauver de la profanation les tombes des

martyrs 188

Parties de catacombes enterrées 190

Destruction d'édifices au-dessus des cimetières loi

III. Les traditcurs.

Violence de la persécution en Afrique 192

Profanation des areae sépulcrales 192

Les Écritures livrées par de nombreux traditeurs 193

Procès-verbal de la perquisition faite dans l'église de Cirta 195

Faiblesse du clergé de Cirta, mêlée de quelque courage 202

Stratagème de Mensurius, évêque de Carthage, pour sauver la biblio- thèque et les archives de son église 203

Blâme dirigé par lui contre les exagérés qui provoquaient inutilement

les persécuteurs 205

Héroïsme douteux de Secundus de Tigisis 206

Sage prudence de Félix d'Aptonge 208

Martyre de Félix de ïibiuca 210

Laïques martyrisés en Numidie 214

Conversion du rhéteur Arnobe 215

CHAPITRE IV.

LE DEUXIÈME ET LE TROISIÈME ÉDITS (303-304).

I. Les nouveaux édits.

Conversion de Lactance à Nicomédie 220

Écrit contre les chrétiens 220

TAULE DES MATIERKS. 475

Portrait de son auteur ûûX

Pamphlet d'Hiéroclès 2-il

Caractère de sa polémique 2-2â

Révolte de soldats à Antioclie 22?)

Sympathies des fidèles de Cappadoce pour le royaume chrétien d'Ar- ménie 227

Un d'eux refuse le service militaire 229

MM'tyrc d'Hiéron et de trente et un chrétiens 230

Inquiétudes de Dioclétien hai)ilement excitées 230

Promulgation de deux édits contre les ecclésiastiques 231

II. L'application des édits avant l'amnistie des vlcennalcs (303).

Le confesseur Donat 232

Quelques membres du clergé font défection en Palestine 233

Martyre d u lecteur Procoi)C 234

Courageuse résistance de nombreux captifs absous malgré eux 236

Martyre d'Alphée et de Zachée 23(J

Les chrétiens maltraités en Galatie 237

Datlanus persécute les chrétiens de toute l'Espagne 239

Osius de Cordouc confesse la foi 240

Arrestation de Valcrius, évoque de Saragosse, et du diacre Vincent.. 2M

ils sont transférés ù Valence 242

Exil de Valcrius 243

Vincent est mis à la torture 243

Dioclétien célèbre à Rome ses vicennales 246

Amnistie 247

Elle est étendue aux chrétiens 247

Exception pour Romain, étranglé à Antioche 248

Et Vincent, retenu dans la prison de Valence 248

Dioclétien, malade, (juittc Rome en décembre 249

III. Reprise de la persécution après l'amnistie des vicennales (304).

Dioclétien fait route lentement vers l'Asie 250

Martyre de Vincent 250

Datianus essaie en vain d'anéantir ses reliques 232

Vénération pour les instruments de son martyre 253

La maladie de Dioclétien laisse toute puissance à Galère et à Hercule. 254

Les édits continuent à être appliqués 255

Bassus, préfet de Thrace, obligé de les mettre à exécution 255

Fermeture de l'église d'Héraclée 256

L'évêque Philippe abandonne les vases sacrés, mais non les livres... 257 Le diacre Hermès conduit l'assesseur du préfet au lieu les uns et

les autres sont cachés 2.57

DilTércnces entre les sentiments des chrétiens d'Orient et d'Afrique.. 2r;8

Philippe et Hermès refusent de sacrifier 259

Adoucissements apportés à leur captivité 263

47G TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

Nombreux chrétiens arrôlés à Al)itène et conduits à Cartilage pour

avoir tenu des assemblées 264

Date exacte de leur procès 267

Interrogatoire et tortures 267

Thellca 268

Dativus 270

Le prêtre Saturnin 272

Le lecteur Emeritus 273

Félix et plusieurs autres 274

Saturnin le jeune 27";

Victoire 276

Hilarien 277

Mort de ces chrétiens en prison 278

Autres fldèles d'Afrique arrêtés pour avoir célébré le culte 278

CHAPITRE V.

LE QUATRIÈME ÉDIT EN OniENT (304).

I. Les martyrs de la iVIacédoIne, de la Pannonie, de la ]\orlquc et de la Mésle.

Galère, véritable auteur du quatrième édit 282

Texte d'Eusèbe 282

Exécution de l'édit à Thessalonique 284

Interrogatoire d'Agathon, Agape, Irène, Cassia et Philippa 28^>

Eutychia gardée en prison à cause de sa grossesse 286

Suite de l'interrogatoire : Agape, Chionia 286

Agape et Chionia condamnées au feu 287

Nouvel interrogatoire d'Irène 287

Elle est condamnée au déshonneur 289

Sauvée, elle meurt sur le bûcher 290

Silence de l'auteur des Actes sur le sort des autres accusés 291

Martyre du prêtre Montan à Sirmium 291

Arrestation d'Irénée, évoque de cette ville 292

Vaines supplications de sa famille et de ses amis 2;)2

Son i nterrogaloire 293

Son martyre 294

Interrogatoire et supplice du lecteur Pollion, à Cibalis 295

Martyre de Vofficialis Florianus, à Lauriacum 298

Martyre du soldat Dasius, à Dorostore 299

Pénurie de documents sur l'exécution du quatrième édit dans les

États de Galère 3W

II. Les martyrs de la Cillcie et de la Tlirace.

Maxime, gouverneur de Cilicic 303

Calliope cnicifîé à Pompeiopolis 304

TABLE DES MATIERES. 477

Piiges.

Taraclius, Probus cl Andronicus 304

Attitude nouvelle des accusés ctirétiens 30:i

Premier interrogatoire à Tarse 30(;

Second interrogatoire à Mopsueste 309

Troisième interrogatoire à Anazarbe 312

Les trois martyrs (!i)argnés par les bêtes de l'amphithéâtre 320

Puis égorgés 321

Les chrétiens recueillent leurs reliciues 321

Reprise du procès de Pliilippe et d'Hermès, à Héraclée, devant un

nouveau gouverneur 322

Leur interrogatoire 322

Interrogatoire du prêtre Sévère 323

Le procès est continué à Andrinople 32i

Observations sur le langage de l'évêque Philippe, différent de celui de

Tarachus et de ses compagnons 327

Philippe et Hermès brûlés vifs 328

Même supplice inlligé à Sévère 330

III. Les martyrs de la Galatie et de la Cappadoce.

Arrestation de Victor à Ancyre 331

11 est exhorté par Théodote 332

Il meurt en prison , laissant une mémoire douteuse 333

Services rendus à l'Église par le cabaretier Théodote 333

Il retire de l'Halys les reliques du martyr Valens 333

Rencontre de chrétiens fugitifs 333

Arrestation de sept vierges à Ancyre 335

Elles échappent au déshonneur 336

Le bain de Diane et de 3Iinerve 337

Honteuse procession 338

Les chrétiennes noyées dans l'étang 339

Théodote et ses compagnons recueillent leurs corps 340

Théodote arrêté et interrogé 341

II meurt décapité 343

Stratagème du prêtre Fronton pour enlever ses reliques 344

Une chrétienne frappée de mort civile 346

Martyre de Julitta, à Gésarée de Cappadoce 348

IV. Les martyrs de la Syrie, de la Phénlcle, de la Palestine, de l'Égrypte, de la Thébalde et du Pont.

Chrétiens exposés aux bêtes à Tyr 349

Récit d'Eusèbe, témoin oculaire 349

Chrétiens immolés à Gaza 351

Martyre de Cyprien et de Justine 331

La persécution en Egypte 356

Texte d'Eusèbe 356

Histoire de Didyme et de Théodora 357

478 TABLE DES MATIÈRES.

Pnffcs.

Pitié des païens 3()0

Souffrances des chrétiens en Tliél)aïdc 3G1

Condamnations prononcées par le gouverneur Arrien 30:2

3Iartyre de Timothée et Maura 362

Cruautés exercées contre les fidèles du Pont 36«i

Les aïeuï de saint Basile s'enfuient dans les montagnes 36(>

Chrétiens fugitifs bien accueillis des Barbares 307

CHAPITRE VI.

LE QUATr.IJ;ME KDIT EN OCCIDENT (304).

1. Les martyrs de Rome.

Manifestation populaire du 17 avril 304 370

Réunion du sénat et ordonnance de Maximien Hercule 371

Rescrits aux gouverneurs 372

Sacrifices exigés de ceux qui fréquentaient les marchés ou les fon- taines 373

Martyre de Marc et Marcellien 374

Martyre de Castulus 374

Tiburlius 375

Gorgonius, Genuinus, trente soldats 37r>.

Pierre et Marcellin 37(i

Artemius, Candide, Pauline 377

Sotére 378

Noyades 381

Simplicius et Faustinus jetés dans le Tibre 382

Enterrés par Yiatrix dans la catacombe de Generosa 382

Sépulture de Vialrix, de Rufus ou Rufinianus dans la même catacombe. 384

Groupe de chrétiens du Laiium décapités sur la voie Salaria 38(>

Martyre de leur prêtre Abundius et de leur diacre Abundautius 387

Martyre de Basilla 38H

Mort du pape Marcellin, sa séjjulture au cimetière de Priscille 390

Vacance du siège apostolique 39i

Martyre de Cyriaque, Salurninus, Sisinnius, Apronianus, Smaragdus,

Largus, Crescentianus, Papias, Maurus , etc 393

Martyre de Timotliée sm

Sainte Agnès 391»

Son procès 400

Ss virginité miraculeusement préservée 402

Martyre d'Agnès ¥H>

Dévotion des Romains pour elle 408

Son tombeau et son cimetière 410

Martyre et sépulture d'Émérentienne 41(V

Le sceau de Turrania Lucina 411

Sainte Lucine 412

TABLE DES MATIERES. 479

II. Les martyrs de l'Italie et de la Kliétie.

rages.

Jules et Monlanianus, à Pipenio 4i.''>

Valentin et Hilaire, à Surrena 417

Eutycliius, coufesseur, à Corncto 417

Secundus, Firmina, Félix, Grégoire, Fidence, Térence, en Ombrie... 418

Mart>re de Sabin. évêiiue d'Assise 419

Martyrs de la Campanie et de la Lucanie 420

Euplus, à Catane 421

Lucie, à Syracuse 425

Jlartyrs du Picenum et de l'Emilie 42(J

Vital et Agricola, à Milan 420

Cassien, à Iniola 428

Martyrs de la Vénétie et de la Transpadane 430

Martyrs de la Sardaigne 433

Martyrs de Corse 433

La persécution en Rliétie : sainte Al'ra 435

III. Les martyrs de l'Afrique et de l'Espagne.

Cruauté de Florus, président de Numidie 442

Les dies turificationis 443

Martyrs enterrés à 3Iastar 444

Cippes des martyrs Nivalis, Matrona, Salvus, entre Kalama et Cirta... 444

Inscription de Sétif en l'honneur des martyrs Justus et Decurio 446

La martyre Digna, à Rusicade 446

Les martyrs de Mauritanie : le vétéran Typasius 448

Le porte-drapeau Fabius 431

Les martyrs de la province proconsulaire : 31a\ima, Donalilla et Se-

cunda, à Thuburbo 452

Crispine , à Tliéveste 4;)d

L'hymne quatrième du Péri Stephanôn 459

Martyrs anonymes à Saragosse 461

Caius, Crementius,la vierge Encratis, confesseuis dans la même ville. 461

Martyrs de Girone, Barcelone, Alcala, Cordoue 463

Sainte Eulalie, à Mérida 465

FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.

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BR Allard, Paul

I60ii La persécution de Diocletien

A52 et le triomphe de église

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