LA r r EN FRANCE OUVRAGES DU MÊME AUTEUR Hisfoire de Savoie d'après les documents originaux. 3 vol. in-8 avec carte, 1869. {Ouvrage couronné par l'Académie française en 1871. — Prix d'histoire.) Dix ans d'administration française en Savoie, études statistiques sur le prix de l'annexion. {Ouvrage couronné par V Académie des sciences en 1813. — Prix de statistique.) Statistiques de la vie humaine et de l'instruction primaire avant 1789. d'après les registres des paroisses de la ville de Chàtellerault. {Ouvrage couronné par L'Académie des sciences en 1879. — Prix de statistique.) La crise agricole. {Mention honorable décernée par l'Académie des sciences inorales el politiques en 1899. — Économie sociale.) Les ressources de la Mutualité, études sur les associations ouvrières et patronales. {Couronné par le Musée social en 1898.) Les assurances ouvrières et agricoles en France et à l'étranger. {Récompensé par le Musée social en 1900.) L'œuvre économique de Charles Dunoyer. {Récompensé d'un prix par l'Académie des sciences morales et jiolili>/U';s en 1898.) Le crédit territorial en France et la réforme hypothécaire, 2'' édition. In-8, 1889. La sécurité du titre foncier et la publicité hypothécaire, ln-8, 1890. La commission du cadastre et les livres fonciers. In-8, 1892. Histoire documentaire et philosophique de l'Administration des Domaines, d'après les documents inédits. 3 vol. in-8, 1900 à 1902. (Publiée par les Annales de l'enregistrement, 20'" année.) La Banque de France à travers le siècle, d'après les archives de la Banque, avec tableaux et diagrammes. In-8, 1896. Droits do traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède, la Norvège et la Hollande. Coulommicrs. — Imp. Paul BRODARD. — llil-lOOl. FLOUR DE SAINT-GENIS LA r r PROPRIETE RURALE EN FRANCE Ouvrage couronné par l'Académie des sciences morales et politiques en 1901 Précédé d'un rapport de M. DE FOVILLE, servant d'introduction. PARIS LIBRAIRIE ARMAND COLIN 5, RUE DE MÉZIÈRES, 5 1902 Tous droits réservés. m fc RA/î~p^ ^ 1972 AVANT-PROPOS Ce livre a eu le très grand lionnenr cVohlenir le prix Léon Faucher au concours de 1901 de F Académie des sciences morales et politiques (section d'économie poli- tique) , sur le rapport de M. A . de Foville dans la séance du S août 1901 ■ Véminent rapporteur a bien voulu nous autoriser à publier les parties essentielles de ce rapport, et nous devons ajouter que Fauteur s'est empressé de se conformer aux indications qui y étaient contenues. RAPPORT DE M. A. DE FOVILLE A l'académie des sciences morales et politiques DANS LA SÉANCE DU 3 AOUT 1901. Le sujet proposé par l'Académie, pour le prix Léon Faucher à décerner en 1901, était ainsi formulé : De la situation présente et de l'avenir de la grande, de la 7norjenne et de la petite propriété en France. La question pourrait paraître oiseuse si les ennemis de la propriété étaient, comme certains d'entre eux le croient ou le disent, à la veille de triompher. La nationa- lisation du sol n'épargnerait pas plus la petite propriété que la grande. Elle ne laisserait subsister qu'un proprié- taire unique, le moins apte de tous à bien exploiter son domaine. Mais nous n'en sommes pas encore là. Malgré les progrès du socialisme, le droit de propriété reste fortement enraciné sur la terre française. Telle est notre conviction personnelle, et telle est celle des divers concur- rents dont nous avons aujourd'bui à apprécier le mérite comparatif. Les mémoires présentés sont au nombre de trois. RAPPORT DE M. A. DE FOVILLE Vil L'étendue en est inégale; la valeur aussi; et le classe ment, cette fois, se fait presque de lui-même Le manuscrit n° 1 ne nous impose pas les mêmes réserves que les précédents. Loin de rester en deçà du but, il exagère plutôt l'ampleur et la complexité du pro- blème posé par l'Académie. L'auteur fera bien de l'al- léger un peu avant d'aller à l'impression. Mais nous pou- vons nous féliciter d'avoir provoqué, sur un tel sujet, une étude si complète, si consciencieuse et parfois si péné- trante. Dans chacun des 30 chapitres dont elle se com- pose, on voit s'affirmer la compétence d'un spécialiste, la documentation précise et abondante d'un statisticien et d'un érudit, la dialectique d'un juriste et, quand il le faut, la hardiesse d'un réformateur. Il nous paraît certain que l'auteur a beaucoup vu, beaucoup lu, beaucoup réfléchi. Il aime cordialement la terre, la terre française surtout. Il se montre peut-être, çà et là, un peu optimiste; il est à coup sûr, très libéral. Rien de tout cela n'était de nature à faire hésiter nos suffrages et la Section d'économie politique vous propose de disposer en sa faveur du prix de 3 000 francs qui est à décerner. Le développement quelquefois excessif que l'écrivain dont l'œuvre nous est soumise a donné à ses enquêtes, à ses démonstrations et à ses commentaires nous interdit de le suivre pas à pas dans son long voyage au travers des faits et des idées. Nous nous contenterons de résu- mer brièvement les constatations principales auxquelles l'a conduit l'observation attentive du passé et du présent, puis à dire brièvement, aussi, ce qu'il attend de l'avenir. Plus d'un trouvait téméraire, il y a quinze ou vingt ans, VIII RAPPORT DE M. A. DE FOVILLE réconomiste qui, osant s'inscrire en faux contre de spé- cieuses prédictions, trop facilement acceptées, disait : « Non, la Révolution française n'a pas désorganisé la propriété. Non, la terre, chez nous, ne tombe pas en poussière. Le morcellement n'y est pas chose nouvelle et, là où il dépassera le but, on le verra s'arrêter de lui-même. » Cet arrêt, qui nous semblait certain, ne s'est pas fait attendre longtemps et les statistiques fiscales, toutes abstraites qu'elles soient, suffiraient à le prouver. Jusqu'en 1875, le nombre des cotes foncières allait progressant avec entrain : l'augmentation, depuis 1875, ressortait à près de 50 p. 100. Dès les premières mani- festations de la crise agricole, on a vu le mouvement se ralentir, sans cesser encore. Depuis quinze ans, le recul est ininterrompu, quoique lent, et 650 000 cotes environ, sur un peu plus de 14 millions, ont déjà disparu des tableaux officiels. On était donc fondé à croire et à dire que les causes qui tendent à grouper les biens-fonds sauraient contre- balancer, tôt ou tard, les causes qui tendent à les décom- poser. Et l'on n'avait pas tort non plus de protester contre la fantaisiste théorie de Michelet, déclarant les époques de crise particulièrement favorables aux progrès de la petite propriété. C'est le contraire qui est vrai. Mais cette vue d'ensemble, si révélatrice qu'elle puisse être, laisse bien des questions sans réponse, car il serait illusoire d'admettre que la propriété sous toutes ses formes et le territoire dans toutes ses parties obéissent aux mêmes influences. Il faut disfinguer, comparer, ana- lyser. C'est à quoi s'applique, avec une extrême patience, l'auteur du mémoire n" 1. Il ne se contente pas de sépa- RAPPORT DE M. A. DE POVILLE ÎX rer, comme il y était convié, la grande propriété de la moyenne et la moyenne de la petite. Il rappelle et reprend les subdivisions déjà sug-g^érées par d'autres, comme conséquence du recensement méthodique dont nos 14 mil- lions de cotes foncières ont été l'objet, pour la première fois, en 1884. Il en rapproche les statistiques des cultures et exploitations, classées par contenances, telles que les présentent les enquêtes décennales du ministère de l'Agri- culture, spécialement celle de 1892. Et, là même où les deux échelles ne concordent pas, il arrive, par voie d'approximations , à en combiner judicieusement les indications respectives. La grande propriété, par son étendue même, est celle qui appelle d'abord l'attention. Certains publicistes parlent d'elle comme si elle n'existait plus qu'à l'état de souvenir, et d'autres comme si elle continuait à absorber la majeure partie du sol national. En réalité, pour arriver à lui en attribuer la moitié, il faut abaisser la ligne de démarcation, un peu arbitraire il est vrai, qui sépare la grande propriété de la propriété moyenne ; il faut en outre totaliser avec la propriété privée, non seulement les biens des communes, hospices, sociétés anonymes, etc., mais même le domaine de l'État, forestier ou autre : en tout, plus de 6 millions d'hectares. Ces éléments collectifs constituent, pour le pays, d'importantes réserves. Mais ceux-là font nécessairement fausse route qui, combinant au hasard des chiffres et des mots qu'ils ont mal compris, confondent par cela même dans de communes conclusions des éléments aussi hétérogènes qu'un réseau de chemins de fer, une forêt domaniale, un massif de montagnes incultes et l'un de ces vastes domaines individuels, avec X RAPPORT DE M. A. DE POVILLE château et fermes, dont notre esprit évoque plus volon- tiers l'image quand on parle devant nous de la grande propriété. Le mémoire n° 1 sait éviter ces assimila- tions imprudentes et les paragraphes 1 à 3 du chapitre ii, et 1 du chapitre iv, dans la première partie, les chapitres I, n, et m dans la seconde, définissent avec précision les formes diverses et les multiples missions de la grande propriété, considérée soit au point de vue agricole, soit au point de vue social. L'auteur se plaît à voir dans la grande propriété le réservoir naturel de la petite, toujours prêt à en fournir la matière première, toujours prêt aussi à en résorber les débris. On peut dire de la grande et de la petite propriété qu'elles s'appellent mutuellement et que, à l'une comme à l'autre, l'isolement serait funeste. La docilité des choses à la voix de l'intérêt économique s'affirme, d'ailleurs, en ce qui concerne la grande culture, par les allures contraires qu'elle affecte de nos jours dans les deux régions séparées par le cours de la Loire. Vers le Nord, vers le Nord-Est, vers l'Est, les grandes exploi- tations se laissent encore entamer et le nombre des unités foncières va croissant. Au sud de la Loire, les progrès de l'élevage et la crise dont la viticulture n'arrive à triom- pher qu'en se transformant font rentrer peu à peu dans le cadre de la grande propriété une partie des fragments qui s'en étaient antérieurement détachés. La petite propriété n'a pas été étudiée avec moins de soin ni avec moins de sagacité que la grande. Les para- graphes 7 et 8 du chapitre n et 3 du chapitre iv lui sont presque exclusivement consacrés et elle tient encore une grande place dans la seconde partie du mémoire. Le temps n'est plus où le morcellement du sol français RAPPORT DE M. A. DE POVILLE XI semblait principalement imputable à la Révolution et au Code civil. Il n'y a rien de paradoxal aujourd'hui à faire remonter jusqu'à l'époque féodale l'origine du phénomène et à y voir l'œuvre d'une longue suite de générations, toutes animées du même amour pour les sillons que leurs sueurs fécondaient. Sans s'attarder longuement aux notions qui sont maintenant acquises à la science, le mémoire suit attentivement, dans ses développements et dans ses vicissitudes, la petite propriété rurale. L'auteur la connaît bien et lui a voué une vive sympa- thie, sachant qu'elle en est digne. Nous n'avons plus à défendre nos peasant properties contre les mépris de l'Angleterre, puisqu'après les avoir tant calomniés, depuis Arthur Young et Malthus, jusqu'à M. Gaird et lady Verney, nos voisins se sont mis tout à coup à nous les envier, au point de vouloir susciter artificiellement sur le soi britannique, à coups de lois et de règlements, cette classe de petits propriétaires ruraux qui, en France, a le mérite de s'être créée elle-même. Assurément, il y avait quelque chose de spécieux à dire à nos paysans que, n'ayant pour tenir tête à la grande culture perfectionnée ni le capital, ni la science, ni même les machines, ils étaient vaincus à l'avance; mais c'était oublier ou mécon- naître les incomparables ressources, le « magique pou- voir » de la propriété. Young ne s'écriait-il pas lui-même, saisi par l'évidence : « Donnez à un homme la sûre pos- session d'un rocher; il le transformera en jardin! » Le mémoire n° 1 nous dit à son tour : « Plus on décompose « les éléments complexes de l'influence exercée par la « division du sol sur la richesse territoriale, mieux on « s'aperçoit que les accroissements de valeur » réalisés XII RAPPORT DE M. A. DE FOVILLE au cours du siècle qui vient de finir « s'appliquent surtout « à ccîte petite propriété qu'on a parfois représentée « comme une cause d'appauvrissement et de misère. La « valeur de la grande propriété ne s'est guère accrue que « de moitié : celle de la propriété morcelée a triplé, qua- « druplé et même décuplé selon les régions. » Ainsi la plus-value des petits domaines serait de beaucoup la plus forte. Pour s'en convaincre, l'auteur, à défaut de consta- tations directes et positives, a dû procéder par voie de comparaisons un peu empiriques entre ce qu'on peut appeler la carte des plus-values foncières et celle du morcellement. Cette méthode ne serait pas toujours sans danger; mais nous avons ici affaire à des yeux expérimentés. Ce qu'ils ont vu nous pouvons l'admettre. Et c'est une importante constatation que celle qui montre ainsi la petite propriété, au xix*" siècle, pros- pérant plus que toutes les autres. Que serait-ce, si, trop souvent endettée, elle n'avait encore contre elle la fiscalité et la procédure d'une part, de l'autre la dépopulation et l'absentéisme? Sur chacune de ces questions et sur bien d'autres, le mémoire n" 1 contient une foule d'observations intéressantes et de réflexions sugges- tives. La moyenne propriété, telle qu'elle se comporte aujour- d'hui, semblerait laisser notre auteur plus indifférent ou plus indécis. On ne voit pas Ijion ce qu'on pourrait lui reprocher. Ne peut-on pas dire d'elle que, dans une cer- taine mesure, elle concilie les mérites, les raisons d'être aii moins de la grande et de la petite propriété? Ici on lui refuse plutôt les uns et les autres et l'on assure que, avec les lois actuelles, « elle ne constitue pas un élément éco- RAPPORT DE M. A. DE FOVILLE XIII nomique de production et de progrès ' ». On réduit son rôle, qui nous paraît moins étroit, à servir de lien et de point d'appui commun, pour ainsi dire, aux deux types extrêmes : celui que le capital vivifie et celui que féconde le labor improbus du paysan. Ce qui est remarquable, en tout cas, c'est que cette zone intermédiaire subsiste telle quelle, retenant, avec un million de cotes au moins, le tiers environ de notre territoire. Stagnation plus apparente que réelle d'ailleurs : la moyenne propriété n'est nullement intangible et ses deux bords voient s'accomplir, chaque année, bien des mutations; mais, d'ordinaire, les gains et les pertes se compensent. Ici, deux domaines de 30 ou 40 hectares se fondent en un seul ; là un vaste héritage se décompose en deux ou trois morceaux. De l'autre côté, sur les confins de la moyenne et de la petite propriété, les petits propriétaires qui veulent et qui savent s'arrondir par d'opportunes annexions neutralisent également les efTorts des dépeceurs de biens, réduits à s'attaquer à la moyenne propriété lorsque la grande a disparu ou quand elle résiste victorieusement . Voilà bien des courants contraires et tous sujets à variations; mais leur centre commun ne bouge pas : il y a là comme un point mort -. 1. Aux dernières pages du mémoire, la moyenne propriété est jugée plus favorablement qu'au chapitre u; mais c'est en parlant de l'avenir et en supposant certaines réformes réalisées que l'auteur arrive à dire : « Le rôle prépondérant et civilisateur, dans l'évolution économique qui se poursuit, est réservé à la moyenne propriété. » 2. A l'impression, en ce qui concerne la moyenne propriété, l'auteur s'est efforcé de donner à sa pensée plus de clarté et de précision car, loin d'être indifférent ou indécis à son propos, il voit au contraire dans son développement le centre futur d'initiative et d'expansion de l'in- dustrie agricole française. Si, avec les mœurs et les lois actuelles, la moyenne propriété ne constitue peut-être pas un puissant élément éco- mique de production et de progrès, il est certain qu'elle apparaîtrait vite comme le nœud vital de la culture intensive et scientifique si les propriétaires y appliquaient leurs capitaux et surtout si, au lieu de solli- XIV RAPPORT DE M. A. DE FOVILLE Grande, moyenne ou jjetite, les défenseurs de la pro- priété foncière ont deux manières différentes de concevoir ses intérêts, présents et futurs. Les uns la voudraient presque immuable; les autres aspirent, au contraire, à la mobiliser de plus en plus, sinon en fait, du moins en droit. La question se pose d'abord au point de vue successoral. Pour l'auteur du mémoire n" 1 comme pour beaucoup de bons esprits, l'essentiel serait que la famille et la terre ne se séparent pas, que partout où il y a un toit et un domaine, quelle qu'en soit l'importance ou l'exiguïté, une petite dynastie se fixe et se perpétue. Ils attachent à cette continuité un tel prix qu'ils érigeraient volon- tiers en principe l'inégalité des partages pour faciliter à l'aîné la conservation du fonds paternel. Ils demandent tout au moins la liberté de tester, et le mémoire n" 1 s'approprie en ce sens les fortes paroles de Portails au Conseil d'État de 1803. « Le droit de disposer est un droit d'arbitrage. Là où le « père est législateur dans sa famille, la société se trouve « déchargée d'une partie de cette sollicitude. Qu'on ne « dise pas que c'est là un droit aristocratique. Il est telle- « ment fondé sur la raison que c'est dans les classes « inférieures que le pouvoir du père est le plus nécessaire. c( Un laboureur, par exemple, a eu d'abord un fils qui, se citer leurs fils de devenir des fonctionnaires ils avaient le bon esprit d'en faire des cultivateurs et des industriels. Et c'est alors que vérita- blement, par l'incidence naturelle des choses et le retour aux cliamps, le mot de Boissy-d'Anglas serait d'une application pratique : Un pays gou- verné par les propriétaires du sol est dans l'état social; formule que. la démocratie française peut accepter avec d'autant plus d'empressement que l'idéal du philosophe du xx" siècle doit être d'ouvrir à tous les tra- vailleurs l'accès de la propriété et de transformer chaque prolétaire en censitaire, alin que le magique pouvoir de la possession y change le sable en or, suivant le mot d'Arthur Young. (Noie de l'auteur.) RAPPORT DE M. A. DE FOVILLE XV « trouvant le premier élevé, est devenu le compagnon « (le SCS travaux. Les enfants nés depuis étant moins « nécessaires au père, se sont répandus dans les villes et « y ont poussé leur fortune. Lorsque le père mourra, « sera-t-il juste que l'aîné partage également le champ « amélioré par ses labeurs avec des frères qui déjà sont « plus riches que lui? » Les Anglo-Saxons raisonnent ainsi et ne s'en trouvent pas mal. Ils éprouvent moins de répugnance à diviser les familles qu'à diviser les hiens-fonds, et il y a accord pour cela entre leurs mœurs et leurs lois. En France, la vie sociale a d'autres bases et les mœurs y sont devenues plus égalitaires encore que les lois. Les pères, les mères, ici, n'admettent pas aisément que les cadets aient moins de droits que les aînés. Loin de se plaindre de l'insuffisance des quotités disponibles, ils s'in- terdisent généralement d'en faire usage au profit d'un de leurs enfants et, par cela même, on peut croire que la réforme à laquelle Frédéric Le Play attachait tant de prix resterait assez inefficace si, par impossible, il se rencon- trait chez nous un Parlement disposé à la voter. Des mesures plus modestes, où le Gode de procédure et les tarifs fiscaux seraient seuls en cause, suffiraient, à ce qu'il semble, pour assouplir le mécanisme des partages, étant donné surtout le développement rapide et la crois- sante diffusion de la richesse mobilière. A certains deside- rata de ce genre, souvent formulés, on ne voit même pas qu'aucune objection sérieuse ait jamais été faite. Mais nos législateurs, toujours en proie aux préoccupations électorales, ne savent écouter ni les économistes ni les jurisconsultes quand l'actualité ne les y contraint pas. XVI RAPPORT DE M. A. DE FOVILLE et les textes les plus respectés, en fait, sont ceux qu'il serait le plus facile et le plus sage de reviser. Ce que le mémoire n° 1 réclame aussi énergiquement que la liberté successorale, c'est ce qu'il appelle « la sécu- rité du titre foncier ». Il établit que cette sécurité existe uniquement pour le riche et que la propriété naissante, celle qui mériterait le mieux la protection des lois, reste, au contraire, chez nous, exposée à mille risques. Nous ne l'aurions pas crue si précaire; mais ce sont de saisis- santes démonstrations que celles qui nous sont opposées sur ce point par le § 5 du chapitre ni, et le savoir profes- sionnel est trop visible dans ce réquisitoire pour que nous puissions rester incrédules. On serait seulement tenté de demander à l'auteur comment le tableau qu'il trace des pièges tendus au petit propriétaire rural peut se concilier avec l'optimisme habituel de ses appréi ciations. La crise agricole, il la nie presque. Les progrès de la petite propriété, il inclinerait plutôt à les exagérer qu'à les méconnaître; et, cela étant, on s'attendrait aie voir moins empressé à changer ce qui est. Aussi bien, il va lui-même au-devant de l'objection, comme s'il l'avait pressentie. La statistique judiciaire l'oblige à avouer que les conflits, que les litiges en matière foncière ne sont pas en France aussi nombreux qu'ils pourraient et qu'ils devraient l'être; et, pour expliquer cette contradiction, il se persuade que les hommes valent mieux que les insti- tutions : « Il faut qu'il y ait au cœur de notre peuple, s'écrie-t-il, un fonds inaltérable de franchise, de loyauté, pour qu'on essaye si rarement d'exploiter la candeur des honnêtes gens, la simplicité relative des RAPPORT DE M. A. DE FOVILLE XVII paysans, en utilisant contre eux les moyens qu'offrent aux habiles les détours de la chicane et les surprises de la procédure ! » L'auteur, quoiqu'il en soit, appelle de tous ses vœux et la réforme hypothécaire et l'organisation des livres fonciers, tels que d'autres pays ont appris à les pra- tiquer. Le g'ouvernement, il y a quelques années, avait mis la question à l'étude, et le mémoire dénote une connais- sance parfaite des travaux de la commission extra-parle- mentaire du cadastre. Celui qui l'a écrit n'ignore rien de ce qu'on n'a pu dire pour et contre cette grande réforme. Les adversaires du livre foncier craignent que le jour où, grâce à lui, les mutations foncières deviendraient chez nous faciles et sûres, la spéculation n'en profite pour se faire de nos champs, de nos vignes un enjeu de plus et que l'on voie ainsi le lien existant entre la terre et l'homme se relâcher outre mesure. Le mémoire n° 1 s'ins- pire de l'idée contraire, celle qui, dans tous les milieux, compte sur le libre jeu des intérêts pour en affermir l'équilibre. Et les raisons qu'il invoque nous paraissent concluantes. Je n'ai fait qu'extraire d'un long exposé quelques-unes des vues qui s'y trouvent laborieusement développées. Nous pensons qu'il gagnerait à se condenser davantage. Mais, là même oii l'enquête élargit inutilement son cadre, la richesse de la documentation et la solidité du raisonne- ment retiennent l'attention du lecteur et fortifient sa con- fiance. La Section croit donc devoir proposer l'attribution totale du prix Léon Faucher au mémoire n" 1 por- XVIII RAPPORT DE M. A. DE FOVILLE tant comme sous-titre Des faits, des chiffres, et comme devise cette phrase de Boissy-d'Anglas dans son rapport à la Convention nationale du 5 messidor an III : « Un pays gouverné par les propriétaires est dans l'état social; celui où les non-propriétaires gouvernent est dans l'état de nature. )> Le Rapporteur, A. DE FoVlLLE. LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE PREMIÈRE PARTIE ORIGINES HISTORIQUES ET SOCIALES DE LA DISTRIBUTION DE LA PROPRIÉTÉ DU SOL ENTRE LES FAMILLES FRANÇAISES CHAPITRE I La puissance productive du sol dépend moins des proportions de sa distribution cadastrale que de son appropriation sociale. La France est un pays agricole par excellence; l'industrie de la culture est sa source vitale, et comme la thèse de la nationalisation du sol trouve des partisans parmi les igno- rants, et que les ignorants sont nombreux, il n'est jamais supertlu de chercher à corriger les erreurs qui s'accréditent sur la mesure dans laquelle le sol est réparti entre les diffé- rents groupes de propriétaires. En France, la petite propriété existe de temps immémo- LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 1 2 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE rial. La division du sol en très petites tenures remonte aux origines des affranchissements ruraux et des accensements qui en furent la conséquence; deux fois arrêté par des séries de malheurs publics, ce mouvement agricole, associé à la con- quête simultanée de la hberté civile, reprend au xiv'' siècle, subit un troisième temps d'arrêt pendant les guerres de rehgion, se relève un instant au xvii'= siècle pour se ralentir encore et ne revivre qu'après la grande secousse sociale de 1790. Mais, à partir du xvi'= siècle, ce n'est plus le paysan qui profite seul de la constitution et de la sécurité du droit de propriété ; à peine est-il délivré de la servitude féodale qu'il tombe sous la servitude de l'argent, l'évolution se fait à rebours. Le morcellement continue, mais un groupement parallèle reconstitue les seigneuries et les grands domaines au profit de nouveaux maîtres, issus de la magistrature et du négoce. Le paysan achète ou afferme, il emprunte, et l'hypothèque, à l'heure présente, achèverait sa ruine si l'instinct de la conservation personnelle ne remédiait pas à l'impuissance des lois *. Ce sont ces mouvements alternatifs dont il faut examiner les causes et les effets; il résultera de cette enquête la preuve que la répartition de la propriété rurale dans un très grand nombre de mains a toujours atténué les crises, et que les nations les plus orgueilleuses de leurs richesses indus- trielles, de leur mouvement commercial et de leur expansion coloniale, telles que l'Angleterre contemporaine et l'Alle- magne depuis 1880, ont vu, dans la création artificielle d'une classe de petits propriétaires cultivateurs analogues à nos paysans français, l'assiette de conditions économiques et sociales plus rassurantes pour l'avenir que l'état de choses qui leur était coutumier. L'intérêt historique des variations de forme du droit de propriété est précisément dans ce fait que, de tous les capi- 1. M. de Sainl-Genis, Mémoire sur la propriété rurale en Bourgofjne {Bulletin des sciences économiques et sociales du Comité des travaux his- toriques, 1896). LES ORIGINES 3 taux, la terre est celui dont, malgré des fluctuations iné- vitables, la valeur vénale se maintient le mieux, et cela uni- quement parce que cette valeur dépend du travail. La hausse des salaires et l'emploi du crédit sont les deux caractéristiques de ce siècle. Or, la civilisation, abstraction faite du progrès moral, n'étant que la diffusion du bien-être, c'est-à-dire la satisfaction de besoins qui naissent à mesure qu'on dispose des moyens d'y pourvoir, il s'ensuit que plus le prix du travail s'élève et plus il y a d'individus participant à l'accroissement et à la distribution de la fortune publique. C'est grâce à la création de la petite propriété individuelle que le travail, qui n'était rien au début, est devenu tout et fait la loi au capital. La grève et le chômage sont, à l'époque contemporaine, les deux termes opposés et souvent corré- latifs de ce défaut d'entente qui ne se peut concilier que par l'arbitrage. En remontant à ses origines , on voit que le capital, à mesure qu'il s'évanouit, ne se reconstitue que par le travail. La terre fut l'élément primitif de cette exploita- tion; depuis, l'association ' a permis d'utiliser par la science et l'industrie toutes les autres matières premières, mais le crédit personnel restera le type du gage; c'est cet élément moral du crédit public, plus nécessaire et plus efficace dans l'industrie agricole que dans toute autre, qu'il faut protéger, exciter, mettre en relief. Aussi est-il nécessaire, avant de proposer des remèdes, qui ne sont que des expédients tant que l'expérience n'en a pas constaté le mérite, d'examiner le problème agricole sous toutes ses faces et de peser les solutions possibles, aussi variables que les cas toujours complexes qui appellent tour à tour, au gré des événements et au caprice des crises, l'attention des économistes et des législateurs. L'étendue du droit de propriété, la sécurité de ce droit, quelle que soit la valeur intrinsèque de la parcelle ou du 1. On retrouve le principe de l'association aux origines les plus recu- lées de l'histoire de l'humanité. Turgot et Adam Smith redoutaient l'as- sociation professionnelle qui, d'après eux, avait pour terme fatal une conspiration contre les intérêts du Public, 4 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE domaine, valeur considérable toujours pour l'intéressé direct, sont les premiers points à examiner puisque les règles et les procédés d'acquisition, de consolidation, d'exploitation et de transfert sont différents, suivant qu'il s'agit de la grande, de la moyenne ou de la petite propriété, et que la possession d'un lot minuscule est ordinairement, avec notre législation imparfaite, plus difficile à établir que celle d'un vaste héri- tage. La possession de la terre, ne l'oublions pas, est le but certain de l'épargne : pas de ménage sans foyer, pas de famille sans héritage. Tout 'pi^opriétaire foncier est libéral, parce que la conscience de son droit lui donne celle de son indépendance \ il est jjatriote, parce qiiil détient une parcelle de la Patrie ^ Répétons-le. C'est ce que les pouvoirs pubHcs n'ont pas compris. Il semble, au contraire, qu'ils aient pris à tâche d'entraver le développement de la moyenne et de la petite propriété en multipliant les impôts sur la richesse acquise et les formalités coûteuses et gênantes sur la for- lune en voie de formation ; certes l'ingérence directe de l'État serait déplorable, et la meilleure protection qu'il puisse accorder à la propriété territoriale est de limiter son inler- vention aux cas indispensables et de se dissimuler derrière l'initiative privée. Là est son vrai rôle : rendre à l'effort en même temps raisonné et spontané des particuliers toute l'élasticité dont il est susceptible. Il le peut en réduisant des deux tiers les droits de mutation dont le taux est scanda- leux -, en supprimant l'écrasant impôt sur les transports à grande vitesse, en réformant les pratiques ruineuses et vexatoires de la procédure ^ Nous n'avons ni livres fonciers, ni publicité hypothécaire, ni code rural, ni liberté du crédit: la dette agraire ne cesse i. M. de Saint-Genis, Procf}s-verhau.v sténograpliiés de la Commission extra-parlemenlaire du cadastre (séance du 26 novembre 1891). 2. Projet de loi déposé à la Cliambre par le ministre Burdeau, le 8 fé- vrier 1894, et qui n'a pas été discuté. 3. La procédure est un moyen de ruiner les meilleures causes, disait- on déjà au xiv" siècle. (Ordonnance de mars 13o6.) LES ORIGINES 5 de s'accroître, le slellionat est toléré. Certes, la France n'a pas le monopole de la petite culture et, dans tous les pays, le morcellement fait des progrès proportionnels à l'amélio- ration de l'état social, mais, nulle part, ce mouvement n'est contrarié comme chez nous; aussi faut-il aux propriétaires ruraux français une singulière énergie, une force de résis- tance et une puissance d'initiative incomparables pour avoir pu se maintenir et gagner du terrain malgré la faillite de la loi. J'en citerai un seul exemple parmi des centaines, parce qu'il se rattache directement à mon sujet. En Belgique, la loi du 21 mai 1897 a réduit de moitié les droits d'enregistre- ment et de transcription pour les acquisitions de petites propriétés rurales dont le revenu cadastral n'excède pas 200 francs '. En France, la loi du 27 juillet 1900 sur la taxe proportionnelle hypothécaire dégrève, pour les formalités hypothécaires seulement, les très petits contrats, mais, à titre de compensation, en reporte la charge décuplée sur la moyenne et la grande propriété. Malgré les protestations des économistes et des proprié- taires fonciers, le législateur n'a jamais accordé aux trans- ferts immobiliers que des faveurs fictives, et l'intérêt fiscal, avec ses vues exclusives, a maintes fois obtenu le vote, par surprise, de surcharges fort onéreuses pour la propriété territoriale; nul, jusqu'ici, n'a signalé les conséquences de ces erreurs économiques. La loi du 27 juillet 1870, en accor- dant un tarif de faveur aux échanges d'immeubles contigus, le subordonnait à des conditions qui en restreignaient étran- gement l'application. Puis, peu après, le Trésor, reprenant d'une main ce qu'il avait si parcimonieusement accordé de l'autre, pour des cas spéciaux et assez rares, surtaxait d'un quart ou de 25 p. 100, par voie indirecte dont l'ingéniosité passa inaperçue, l'ensemble des mutations de biens ruraux. 1. Le législateur belge est particulièrement remarquable par la méthode qu'il apporte dans la réforme raisonnée de ses lois foncières; les plus récentes ont trait à la réduction des taxes fiscales et aux faci- lités accordées aux sociétés de crédit rural et aux mutualités agricoles ainsi qu'au groupement des petites parcelles. 6 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE L'article 2 de la loi du 21 juin 1875 décida que, dans tous les cas oîi, conformément à l'article Iode la loi du 22 frimaire an VII (mutations par décès, échanges, donations), le revenu doit être multiplié par 20 et par 10, il le serait désormais par 25 et 12 1/2, en ajoutant que cette aggravation de taxe frap- perait exclusivement les immeubles ruraux. Les mesures fiscales de ce genre attestent combien peu il y a de méthode et de vues d'ensemble dans les actes légis- latifs qui touchent aux conditions économiques de la pro- priété rurale. Les terreurs politiques les moins justifiées ont souvent provoqué des réactions regrettables et dont l'incidence a été fâcheuse surtout pour ceux qu'on avait la prétention de défendre en en frappant d'autres. On a prétendu ainsi que la loi libérale sur les échanges du IG juin 1824, œuvre de la Restauration, avait un but aristocratique, et qu'elle ten- dait à la reconstitution des grandes propriétés; voilà pour- quoi l'article IG de la loi du 24 mai 1834 a abrogé pure- ment et simplement la disposition exceptionnelle de la loi de 1824. Certes, la loi ne doit placer certaines transactions en dehors du droit commun qu'avec une grande réserve et en vue d'un intérêt certain et déterminé avec précision. C'est la modicité de la valeur des parcelles rurales qui fixe le degré de protection qui peut leur être accordé; quand les immeubles sont étendus et déjà groupés, il n'y a plus qu'une convenance au lieu d'une nécessité de culture, et leur importance même les affranchit du besoin d'invoquer un droit privilégié. Le morcellement et la dispersion des parcelles rurales n'ont pas eu la même origine dans toutes les régions; dans les paroisses d'avant 1789, les plus nombreuses, on peut affirmer avec la certitude qu'apportent les textes historiques et les actes privés qui ont survécu, que la division par lanières et par écarts était le résultat du mode de distri- bution de la terre entre les tenanciers nouveaux dont le nombre, accru par des installations successives, nécessitait LES ORIGINES 7 la création poslérieure de concessions qui se juxtaposent aux cultures primitives, et cette répartition a persisté jus- qu'à nos jours, maintenue par la force d'inertie des paysans et leur répugnance à échanger le bien qui leur vient des aïeux. Dans d'autres localités, au contraire, le motif d'épar- pillement est inverse. On retrouve des concessions étendues que l'accroissement de la famille a obligé de diviser et de répartir à nouveau *. Mais il est impossible de fixer les dates et de généraliser l'hypothèse. On peut, sans se démentir, accepter en celte matière les thèses les plus diver- gentes. Ainsi, dans la région de l'Ouest, au midi de la Loire, on rencontre quantité de domaines enchevêtrés les uns dans les autres et divises en tronçons parfois fort éloignés les uns des autres. Nul doute cependant, affirment les érudits de ce pays ^, que tous n'aient été, au début, des domaines d'un seul tenant. L'explication de cet état de choses doit être cherchée dans des dédoublements de domaine, exigés par l'accroissement des familles et permis par le défriche- ment, la suppression des jachères et les progrès de la cul- ture. L'éparpillement des parcelles eut pour cause, comme au moment du bail à cens féodal, le désir d'équilibrer la valeur des terres et de les répartir avec égalité. Nos communes, la paroisse de l'ancien régime, la sei- gneurie du moyen âge, la villa gallo-romaine de l'origine, présentent, à peu près uniformément ^, le même groupement de population. Un gros village au centre, des hameaux composés de plusieurs fermes, peu d'habitations isolées, à moins qu'elles ne soient de construction récente, et sauf les moulins. Il est vraisemblable que ces hameaux furent le résultat du dédoublement ou du détriplement d'un vaste domaine primitivement aggloméré, et de l'achat en détail, 1. Voir les travaux d'érudition de MM. Marc de Haut, Baudrillart, Tausserat, Rémondière, P. du Maroussem, etc. 2. Les métayers en communauté du Confolenlais, 1890. 3. Sauf sur les frontières, où les exigences de la défense contre l'inva- sion ont imposé le groupement dans des enceintes fortifiées. 8 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE par de petits propriétaires, des débris de Fexploitation pri- mitive K La division de la propriété n'est pas toujours, comme dans ce cas particulier et dans bien d'autres , la consé- quence de circonstances économiques contre lesquelles l'effort des lois serait impuissant et auxquelles il faut se résigner: elle est, souvent, l'effet des mœurs. Dans cette seconde alternative, les lois ne sont pas moins impuissantes que dans la première; il ne faut compter, pour réagir, que sur l'initiative des individus entraînés par le caprice ou l'intérêt. L'absentéisme, par exemple, est l'une des principales causes de la répartition imparfaite de la propriété rurale, ou, pour parler avec plus de précision, des résultats incomplets que produit cette répartition telle qu'elle est à l'époque contemporaine. L'absentéisme, ainsi que je l'expliquerai avec détail-, est plus néfaste pour le présent et l'avenir de l'industrie agricole que ne peut l'être l'émigration des ruraux vers les villes, car il est certain que le retour de la bourgeoisie opulente ou seulement aisée aux champs y ramènerait du même coup la très grande majorité des déserteurs du village. Les relations du propriétaire avec le paysan sont d'autant meilleures que les contacts sont plus fréquents et la rési- dence du premier dans son domaine plus prolongée. Ou le propriétaire réside et exploite, avec un personnel dont l'effectif varie d'après l'étendue du domaine; ou il réside et surveille ses métayers; ou, tout en résidant encore, si ses propriétés sont vastes, il confie à un homme d'affaires le souci des partages; ou, faisant de fréquentes absences, il délègue son autorité à un intendant s'il est très riche, à un régisseur s'il l'est moins, lequel, gérant en même temps 1. Ce qui le prouve, remarque M. du Marousscm, c'est le nombre incalculable de domaines géminés, construits dos à clos cl formant chacun un bloc. Le même fait se reproduit, parait-il, dans plusieurs provinces du Nord et de l'Est. 2. Voir ci-après chap. m, [^ 4. LES ORIGINES 9 les domaines voisins de plusieurs moyens propriétaires, reconslilue sous sa direction, parla similitude des méthodes et l'unité d'une comptabilité collective, la terre d'autrefois; ou, se désintéressant absolument de la culture, qu'il réside pendant quelques semaines d'été ou de chasse ou qu'il ne visite jamais son héritage, cas le plus habituel, il prend un fermier et traite à forfait comme avec un banal entrepre- neur de culture. Selon que le propriétaire a choisi l'une ou l'autre de ces combinaisons, il est évident que ses intérêts sont plus ou moins liés aux méthodes d'exploitation, etson goût, sa solli- citude pour cette source de revenus plus ou moins vifs. S'il réside sur sa terre, le propriétaire remplit son devoir et, s'il exploite à ses risques et périls, il exerce dans toute sa plénitude son rôle de patronage. S'il partage les risques avec des métayers, ou s'il s'en désintéresse en abandonnant à la chance d'un fermier, moyennant un prix convenu, le profit et la perte, il remplit encore ses obligations dans le premier cas, mais les déserte dans le second. Que peut la loi pour l'y contraindre? Et le premier bénéfice de la liberté civile n'est-il pas de pouvoir user et abuser de son bien? Il faudrait qu'un autre Jean-Jacques nous ramenât par persuasion vers le métier de paysan comme il y réussit pour les mères en les rapprochant de leurs enfants et en faisant une élégance du plus simple des sentiments. L'importance économique de la propriété territoriale ne se discute pas, mais les résultats de son mode de division et de sa répartition proportionnelle entre telle ou telle classe de la société sont si graves, leur incidence est si profonde, leurs contingences si délicates dans leur complexité, qu'on ne saurait apporter trop de soins à en relever les traces ni trop de prudence à les discuter. Conclure de la situation actuelle de la propriété rurale en France à ce qu'elle pourra devenir dans un avenir plus ou moins prochain serait bien risqué si, grâce à des enquêtes très documentées et aux savantes observations des écono- mistes, on ne pouvait constater un courant d'opinion très 10 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE accentué et pressentir, dans les tendances d'aujourd'hui, ce que sera l'esprit de demain. Toutes les bonnes maximes sont dans le monde, a dit Pascal, on ne manque qu'à les appliquer. Ceux qui ont l'esprit de discernement savent combien il y a de différence entre deux faits semblables, selon les lieux et les circon- stances qui les accompagnent. Les mêmes paroles sont vivantes ou mortes suivant l'esprit qui les écoute, et la même semence germe ou se stérilise suivant le terrain où elle tombe. La division de la propriété rurale dans le sens du mor- cellement ou dans celui du groupement ne vaut point par le fait mais par le résultat; ce résultat lui-même, dans des conditions égales, ne dérive point du système de distri- bution mais du parti excellent, médiocre ou pire qu"a su en tirer l'initiative de l'individu; tel grand propriétaire est improductif s'il n'a ni le goût ni les moyens de la culture, tel petit avec des ressources médiocres sait en multiplier la fécondité. La terre est comme un bon instrument de musique qui n'obéit qu'à des doigts exercés. Tant vaut l'homme, tant vaut la terre. I. — Pourquoi la valeur intrinsèque du propriétaire rural est supérieure à celle du citadin. Le développement de la propriété foncière, individuelle, dégagée de toute servitude autre que celle de l'impôt, est un résultat récent du progrès social. Les philosopliics les plus opposées s'accordent sur le rôle prépondérant que son orga- nisation joue dans l'évolution des sociétés humaines, et l'on ne s'étonne plus aujourd'hui de la parole qui parut fort audacieuse en 1848, que le problcine de la propriété est, après celui de In destinée humaine, le plus grand que puisse se i^ro- poscr la raison, le dernier qu'elle p^cirviendra. à résoudre^ I. Proudhon, Conlradic lions économiques, II, chap. xi. RURAL ET CITADIN 11 Pour bien entendre la théorie de la propriété, pour saisir les rapports qui la rattachent aux autres catégories de l'ordre économique, il est nécessaire de reconnaître que, par essence, la philosophie et Téconomie politique sont iden- tiques. Si la civilisation a pour objet d'exploiter la nature et d'organiser le travail, la raison et l'expérience enseignent qu'elle ne peut y réussir qu'en appropriant sa pratique aux exigences morales de l'humanité qui se traîne tant qu'elle ne se dégage pas des servitudes de la matière pour s'impré- gner d'idéal. Le système entier de nos connaissances repose sur le sens commun, dit-on; il n'est pas d'occasions oi^i le sens commun ait plus l'obligation de s'affirmer et de s'employer que dans l'utilisation du droit de propriété. La passion de la terre, oblitérée chez les citadins qui en ignorent les ressources et les joies, reste instinctive chez tous ceux qui ont vécu à la campagne. Même dans notre société fiévreuse et besoi- gneuse, avec l'attrait des gains faciles, l'amour de la terre a résisté à tout et reste vivace en France, non pas seulement chez les paysans qui aiment la terre avec fureur et sans mesure *, mais aussi chez les hommes qui raisonnent mieux leurs goûts et les subordonnent davantage aux lois de l'expérience. La caractéristique de cet instinct c'est qu'il ramène vers la propriété rurale ceux qui émigrèrent dans les villes et y firent fortune; la possession du droit de pro- priété n'est véritablement attirante et ses séductions ne se développent dans toute leur intensité impulsive que s'il s'agit du domaine agricole, petit ou grand. Gomment expliquer ce phénomène, sinon par la nature même de la propriété rurale et, dès lors, ne faut-il pas observer avec attention ce qui distingue la propriété agricole de la propriété urbaine et le paysan du citadin? Dans les villes, l'exercice du droit de propriété n'est qu'une spéculation ; on fait bâtir ou on achète des maisons pour les revendre avec bénéfice ou pour les louer. Le propriétaire 1. Léonce de Lavergne, L'économie rurale de la France. 18G0. i2 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE surveille de loin ses immeubles, et il peut même se délivrer de ce souci; n'a-t-il pas les compagnies d'assurances qui, pour une redevance modique, garantissent de tous risques le capital engagé? Et n'a-t-il pas un gérant qui encaisse les loyers? La propriété rurale, au contraire, sauf le cas du fer- mage qui assimile en une certaine mesure les deux catégories de propriétaires, le rural et le citadin, oblige à une action permanente et persévérante. Le rural qui exploite n'est plus un oisif comme le citadin, lequel n'a qu'à se laisser vivre; il faut faire acte d'énergie, d'initiative, de décision, engager des capitaux, prévoir à longue échéance, subir les caprices des saisons, des marchés, de la concurrence, et y résister. On s'identifie vite avec le sol, surtout quand on y met quelque chose de soi-même par le travail, et ce sentiment est pour beaucoup dans le prix que nous attachons à la pro- priété rurale, dès qu'elle n'est pas seulement un objet de luxe et de vanité ou un asile de repos, mais qu'il s'y joint des bois, des prés, des champs, des vignes, dont il faut tirer parti pour vivre. Le propriétaire citadin est d'ordinaire un capitaliste; il faut être riche pour posséder une maison dans une grande ville ou dans un centre industriel, en dehors de tout esprit de spéculation ^ tandis que le propriétaire rural est habi- tuellement pauvre ^ Là est le trait en relief qui les distingue l'un de l'autre. lien est d'autres; et, même en tenant compte largement des inconvénients et des embarras de l'industrie agricole, dont les causes sont dans nos lois beaucoup plus que dans les contingences économiques, il faut écarter de notre esprit le tableau tragique qu'a tracé La Bruyère des paysans du XVII* siècle. \. A Paris, la valeur moyenne d'une propriété bâtie varie de 120 000 à 500 000 francs suivant les quartiers. En 1890, on évaluait à onze mil- liards la valeur vénale des 83 717 maisons ou usines des 80 quartiers de Paris. {Bullelin de statistique, septembre IS'JO, 338.) 2. 11 est surtout écrasé par les trois fléaux de la population agricole : l'impôt, l'hypothèque, la procédure. RURAL ET CITADIN 13 Malgré les rapports des intendants de certaines provinces où, en raison d'accidents particuliers, la misère publique atteignit un degré d'acuité extrême, pendant de courtes périodes, au lieu de généraliser la pitoyable condition des cultivateurs sous l'ancien régime, on s'approchera davan- tage de la vérité en la localisant, et cette vérité est déjà par elle-même assez triste pour qu'on ne l'exagère pas '. A l'époque contemporaine, la situation a bien changé, et les progrès réalisés depuis surtout cinquante ans sont assez accentués pour satisfaire les plus exigeants '. Une autre différence notable entre le citadin propriétaire et le rural, c'est que le premier, perdu dans la foule des villes, n'est qu'un passant, un inconnu; l'autre, dont la maison se voit de loin, dont les cultures s'étalent et s'épa- nouissent, possède une individualité naturelle qu'il rêve de perpétuer par ses enfants comme ces moissons qui se renou- vellent sous ses yeux. Le citadin jouit de l'heure présente et a des vues courtes; le rural veut associer à son nom une trace durable du travail qu'il a accompli et du bien qu'il a fait. Les paysans propriétaires cultivant le sol de leurs propres mains, remarque M. Le Play ", forment, entre toutes les classes de la société, celle qui s'inspire le plus de ce senti- ment et qui est le plus portée vers la transmission intégrale des biens de famille. En premier lieu, l'affection pour le domaine patrimonial n'est pas moins vive chez le paysan que chez le grand propriétaire; en second lieu, dans les conditions propres à la majeure partie de l'Europe, la trans- mission intégrale s'impose aux familles pour les petits domaines de paysans plus impérieusement encore que pour les grandes propriétés. Cette nécessité se présente surtout 1. Rémondière, Les charges du paysan avant la Révolution de 1789, 1894. — De Saint-Genis, Histoire économique d'une commune rurale du Xn° au XIX" siècle en Bourgogne, 189G. 2. D'Avenel, Histoire économique de la France, cliap. ix et x, 189i. — De Foville, Histoire de l'habitation en France, 2 vol., 1894 et 1899. 3. La réforme sociale en France, édition de 1S66, i, 2 19. 14 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE pour ces petits domaines enclos et boisés avec habitation centrale, qui donnent tant de charme et de vie aux Etats Scandinaves et allemands, à la Suisse, aux collines ou aux montagnes de l'Italie, de l'Espagne et de la France. Un autre philosophe, certes bien différent d'esprit et de vues, ne dit-il pas à son tour : La famille rustique est depuis des siècles penchée comme le bœuf sur le sillon; elle récolte et elle ne consomme pas. Tous les arts nais- sent de l'agriculture et l'agriculteur reste étranger toute sa vie aux jouissances que ces arts développent. Il semble que la malédiction ait passé sur cette race condamnée aux rudes travaux, et pourtant quelle existence au monde fut jamais plus digne d'intérêt! Dans sa famille, le paysan, bien différent de l'ouvrier des villes, est grave et bon; dans les champs, il est le compère de la nature. Il faut le voir regarder l'heure au soleil d'un air avisé, deviner à certains signes la présence occulte des sources, prédire la veille si la journée du lendemain sera belle ou plu- vieuse. Nul n'est plus chez lui que le paysan dans l'univers. Et cepen- dant l'état de malaise dans lequel végètent nos campagnes remonte jus- qu'aux origines mêmes de notre nation i. La propriété bâtie ou urbaine, qui se suffît à elle-même, est une sorte de propriété industrielle; une fois construite et aménagée, elle vit de sa vie propre jusqu'à ce qu'un acci- dent la détruise ou qu'elle tombe de vétusté si on ne l'entre- tient pas. La propriété rurale, au contraire, ne vaut que par les soins incessants, le labeur de toutes les heures, la cul- ture prévoyante et persévérante ; l'habitation n'y est qu'un accessoire, elle fait partie de l'outillage agricole comme la charrue et le bétail. Dans les villes, l'ouvrier, l'artisan vivent de leur industrie, de leur salaire, ils sont maîtres de leur travail et s'en approprient les fruits sitôt que l'œuvre est faite ; le citadin propriétaire, lui-même, a pour unique instrument le temps qui accumule les fruits civils, lesquels tombent dans ses mains à des échéances certaines et il a pour garantie la présence de ses locataires. La propriété territoriale court d'autres risques que la propriété urbaine immobilière; les fruits du travail ne s'y récoltent qu'à des 1. Alph. Esquiros, Les paysans. RURAL ET CITADIN 15 échéances lointaines, l'exploitation en est compliquée, les profits irréguliers, la sécurité douteuse; le laboureur, le vigneron, usent leur existence à se débattre contre les intempéries, contre leurs voisins, contre la dette et les hommes d'afïaires. Et cependant, la propriété rurale a, dans tous les temps, conservé une valeur intrinsèque à laquelle le pouvoir de l'argent aux différentes époques de la civilisation française peut servir d'étalon. La mode, le goût, les habitudes se modifient, la vie des citadins se rétrécit ou s'élargit; les centres d'activité se déplacent; les variations économiques et la multiplicité des échanges abaissent de plus en plus le loyer de l'argent, et sa valeur nominale et la fortune mobi- lière est à la merci de brusques caprices et de tous les acci- dents. La terre, par contre, est immuable, et la généreuse nature, pour peu qu'on l'y aide, y ramène régulièrement la fécondité. Quelles que soient les différences que puissent présenter entre eux, selon leur fertilité, leur situation, et sur- tout le zèle et l'ingéniosité du cultivateur, deux hectares de terre, un labour, un pré, une vigne ne cessent pas de rapporter les mêmes produits. On les cultive avec plus ou moins d'ar- deur, on les exploite avec un succès variable, mais le sac de blé, la botte de foin, le tonneau de vin qu'on y récolte sont pareils aux produits d'il y a dix siècles, et comme il faut vivre, ces profits de la terre restent comparables et le prix réel n'en varie que par les oscillations de l'offre et de la demande. Aussi la prospérité de l'agriculture est-elle étroi- tement dépendante de la densité de la population, c'est-à- dire du voisinage des débouchés et de la certitude de la vente. La propriété rurale, en effet, non seulement fait vivre ceux qui la cultivent, mais leur laisse en temps normal, abstraction faite, bien entendu, des cas de sinistres, d'épi- démies ou de guerre, un excédent à convertir en argent, et c'est l'avantage que l'industrie agricole a sur toutes les autres où l'on est obligé de retenir le coût de la vie sur le profit brut du travail. 16 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Un économiste a insisté, en accumulant les preuves*, sur ce caractère spécial à la propriété foncière et qui demeure plus particulièrement encore l'apanage de la propriété rurale. Par comparaison avec les valeurs mobilières dont le numéraire est l'expression usuelle, la démonstration en a été faite maintes fois. M. d'Avenel établit que si deux capi- talistes du xii° siècle avaient employé chacun une somme identique (21 750 fr. de notre monnaie équivalant, en 1201, à la valeur de 161 hectares de labour en plein rapport), lun à des placements en prêts, l'autre à une acquisition de terre, et que leurs héritiers eussent continué, arrivés en 1790, le terrien posséderait toujours ses 161 hectares, d'une valeur vénale de 122 500 francs et d'un rapport de 4 250 francs, et le rentier, ruiné, n'aurait plus qu'un capital de 950 francs à l'intérêt de 47 francs : à peine de quoi acheter, à cette date de 1790, un unique hectare de labour. J'ai moi-même rappelé, ailleurs, le fait de cette fondation de deux lampes dans une chapelle de Notre-Dame de Poi- tiers, en 1346, dotée l'une par 10 florins ou francs cVor (valant chacun une livre tournois), l'autre par un demi-setier de blé (environ 75 litres, payant à cette époque deux paires de souliers et valant 10 sols tournois) ; la première s'est éteinte, par l'évanouissement du capital, en 1787, la seconde brûle toujours. A valeur égale, une rente en grains offre donc infiniment plus de garanties, malgré les soubresauts des cours, qu'une rente en argent. On le vit bien, à partir du xv^ siècle, par l'affaiblissement graduel des censives féodales payables en numéraire et qui, au xviii" siècle, se trouvaient réduites à rien ^ L'histoire de la propriété rurale démontre que sa plus- value actuelle provient surtout de l'extension de la culture. Il n'est pas douteux que la spéculation foncière a enrichi depuis sept cents ans de nombreuses générations de paysans, 1. M. d'Avenel, dans son Histoire économique de la propriété, des sa- laires, des denrées et des prix, de Van l'JOO à l'an 1800. 2. De Sainl-Genis, Monoçjraphie de la commune de Chassey-cn-Auxoi. (Côte-d'Or), 1897. LES VENDEURS DE TRAVAIL 17 devenus peu à peu propriétaires, mais cela tient moins au fait de l'acquisition en lui-même qu'à ce que les nouveaux détenteurs sont parvenus à tirer parti de tous leurs fonds, quelque mauvais ou médiocres qu'ils pussent être. De 1790 à 1890, le territoire agricole de la France s'est agrandi de plus de 8 millions d'hectares qui procurent à leurs possesseurs un revenu de 400 millions de francs par an. Le sol des villes ne se prête pas à de si fructueuses entreprises et le prix de construction d'une maison ne peut se comparer à la faible mise de fonds qu'exige le défriche- ment d'un petit bois ou le dessèchement d'une mare. APPROPRIATION DU SOL NOMBRE d'hectares DIFFÉRENCE POUR 1890 1790 1890 En plus En moins Labours 21 000 000 3 750 000 1 650 000 500 000 12 500 000 10 000 000 27 000 000 0 000 000 2 300 000 700 000 8 400 000 6 700 000 6 000 000 1 250 000 650 000 200 000 4 100 000 3 300 000 Prés Vignes Jardins Bois Landes 49 400 000 49 400 000 S 100 000 7 400 000 Les améliorations foncières réalisées pendant la période décennale de 1882 à 1892 ne sont pas moins instructives;' elles le seraient davantage encore si on pouvait avec préci- sion faire la part relative dans ces progrès soit à la grande propriété, soit à la petite. D'après les renseignements d'ail- leurs assez confus puisés dans les statistiques officielles et les présomptions que donne l'observation directe des faits, on peut admettre avec beaucoup de vraisemblance que la moyenne propriété n'y entre que pour une quantité négli- geable, d'abord parce qu'elle ne dispose pas des capitaux nécessaires, ensuite parce que, à défaut de capitaux, elle n'a pas le stimulant de l'exploitation personnelle et directe ni l'encouragement du profit immédiat. Quant à l'initiative comparée du grand et du petit proprié- tA PROPRIETE RURALE EN FRANCE. 18 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE taire, provoquée celle-ci par le goût de la nouveauté com- biné avec l'appétit de la spéculation lucrative, celle-là par la nécessité de faire produire le plus possible au peu qu'on a, on peut approximativement en répartir les résultats comme suit : AMÉLIORATIONS FONCIÈRES RÉALISÉES DE 1S82 A 1892 PAR LA GRANDE PROPRIÉTÉ PAR LA PETITE PROPRIÉTÉ 1 Nature dos travaux Hectares Nature des travaux Hectares Drainage de terrains humides 90 398 10 023 34 805 70 000 371 769 305 989 Défrichement de bois.. Défrichement de landes et de terres incultes. Arrosage de terres ma- raîchères 48 105 130 942 5 985 12 172 74 814 Dessèchement de ma- rais Irrigation de labours.. Irrigation de prairies.. Reconstitution de vi- gnobles Irrigation de prairies naturelles Reconstitution de vi- gnobles avec le con- cours des syndicats agricoles Création de vignobles.. 888 984 272 018 1 101 002 hectares En ne tenant compte que des résultats de l'initiative privée, je déduis les 113 106 hectares reboisés par l'État et les Communes en exécution de la loi du 4 avril 1882 sur la conservation et la restauration des terrains en montagne. Pour conclure, un résultat indiscutable — et, il faut Tavouer, difficile à expliquer — de l'évolution de la pro- priété rurale à travers les vicissitudes qu'elle a traversées, c'est que, du xiii'' au xx'' siècle, si sa valeur en capital a décuplé, son revenu n'a que trii)lé'. La terre a infiniment 1. Le rapport du revenu au capital, qui était, jusque vers la lin du xv" siècle, de 10 p. 100, ne doit plus être évalué, à partir de 1476, qu'à 1/12 (8,33 p. 100), du denier 12 il tombe au quatorzième (7,14 p. 100) vers 1551, et au sei'/ième (6,25 p. 100) vers 1576, enfin on ne l'estime plus aujourd'hui qu'à, 3 ou 3,33 p. 100. Un capital foncier de 1 000 francs, qui rapportait 100 francs au xni" siècle, en vaut en 1899 au moins 10 000 et ne produit que 300 francs. (Histoire économique, I, chap. vu, p. 360.) LES VENDEURS DE TRAVAIL 19 plus augmenté de prix que le pouvoir de l'argent n'a baissé, de telle sorte que l'échelle du progrès dans l'état de la civili- sation contemporaine peut s'établir ainsi pour les trois grandes catégories d'industries, et c'est à l'honneur de l'humanité, puisque la rémunération du travail est propor- tionnelle à son intensité directe. Celui qui a le plus profité des évolutions économiques successives, c'est le vendeur de travail, l'ouvrier, dont le salaire a augmenté dans les proportions que l'on sait; vient ensuite le propriétaire rural, et surtout le propriétaire exploi- tant qui vit sur son héritage et vend le superflu de sa pro- duction ; mais le détenteur mobilier, le rentier, qui, ne tra- vaillant pas, a perdu, sauf s'il a spéculé sur la misère d'autrui, cas fréquent et qui a fait de ceux qui réussirent les maîtres des autres, maîtres souverains mais détestés. L'histoire de la propiété urbaine est beaucoup plus difficile à élucider que celle de la propriété rurale. D'une valeur médiocre et longtemps stationnaire, elle a acquis des plus- values subites à deux époques et pour des motifs qui ne se ressemblent guère. Dans les grandes villes et surtout à Paris, pendant tout le xvii^ siècle, elles eurent pour cause, à la fois, l'émigration de la noblesse quittant la province pour la cour, le luxe des financiers enrichis et anoblis, et, par voie de conséquence, le renchérissement des terrains et celui des matériaux de construction. Puis, dans tous les centres industriels, à partir de la seconde moitié du xix'^ siècle, les plus-values, plus rapides encore qu'au xvii" siècle, furent provoquées par des causes qui s'engen- draient l'une l'autre : découvertes de la science appliquées à l'industrie, nombreuses entreprises industrielles et commer- ciales, hausse des salaires, afflux dans les villes des ouvriers des campagnes, spéculations sur les terrains, création de puissantes sociétés immobilières, mobilisation du droit de propriété sous forme de litres d'un transfert facile et d'un prix coté. Malgré ces avantages apparents, en dépit des obstacles qu'une législation fiscale anti-économique accu- mule devant les mutations de la propriété rurale, celle-ci 20 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE conserve les préférences de tous ceux qui mettent la sécurité du placement au-dessus des promesses de gain et qui se con- fient plus volontiers au travail qu'au hasard. Aussi, quels que soient les risques dont les écoles collecti- vistes menacent la propriété foncière, elle n'a rien à redouter ; elle ne cessera point d'être la base la plus solide de la société parce que son appropriation individuelle et privée est le fondement nécessaire de l'héritage et que, sans héritage, il n'y a pas de famille. La propriété rurale, en particulier, sous toutes ses formes, qu'elle soit grande, moyenne ou petite, deviendra de plus en plus l'objet des convoitises des capitalistes et des sacrifices des travailleurs. La propriété urbaine, à côté d'elle, n'est qu'un accessoire. Leur rôle est aussi différent que leur clien- tèle de propriétaires; l'urbaine n'est qu'un objet de spécula- tion, la rurale est un instrument de travail et de moralisa- tion. La valeur d'une maison de ville dépend surtout du milieu où elle est située, de son affectation; son prix, à égalité d'importance et de solidité, est très variable suivant qu'elle est placée dans une ville ou dans une autre, et, dans la même ville, suivant les quarlicrs. La propriété bâtie, qui n'a acquis de valeur relative sérieuse que depuis la fin du xvi" siècle, a suivi depuis lors les mêmes oscillations de prix que la propriété rurale ; mais tandis que le loyer des maisons de ville subissait, selon les époques, de fortes augmentations puis de soudains reculs, celui des habitations villageoises restait à peu près station- naire. Dans les villages, les petits loyers de maison ont aug- menté de 100 p. 100 du xvi^ siècle au xx°. Dans les villes, c'est la valeur vénale du sol qui a haussé par l'effet de la concurrence des offres. Les variations de prix du sol parisien nous révèlent que, si la fortune mobilière fut l'éternelle victime des révolutions économiques, si la propriété foncière rurale les a, au con- traire, traversées toutes sans encombre, et quelques-unes avec profit, la propriété des grandes cités a été la privilé- giée des temps modernes. Les mortels favorisés qui ont LES VENDEURS DE TRAVAIL 21 hérité de leurs pères un lot de ces quelques kilomètres carrés composant la superficie actuelle de Paris, ont vu leur avoir non pas quintuplé ou décuplé, mais augmenté, depuis le moyen âge, de rm à deux mille *. Ce phénomène n'est pas particulier à Paris ^; à Londres, le progrès de la richesse immobilière continue à suivre une hausse rapide; de 1874 à 1891, les valeurs imposables, qui servent à l'assiette des taxes locales, ont passé de 20 millions de livres sterling à 34=^. Le développement inouï des valeurs mobilières, malgré le déplacement continu des capitaux, qui n'avaient autrefois d'autre emploi que de médiocres commandites et l'acquisi- tion de la propriété foncière, a enrayé mais n'a pas arrêté le mouvement de la division des terres. En France, de 1826 à 1891, le nombre des cotes foncières de la propriété non bâtie a passé de 10 millions à 14 et, pour la saine interprétation de ces chiffres, il ne faut pas oublier les eflbrts de l'Administration des Contributions directes pour obtenir, dans toutes les communes, la réunion des cotes multiples concernant un même propriétaire. En Belgique, le nombre des articles des rôles fonciers de 1834 à 1882, a passé de 945 milliers à 1 160, et des augmen- tations analogues se relèvent dans tous les pays, indiquant, avec des temps d'arrêt ou de subites progressions suivant les périodes, la continuité du mouvement qui morcelle les' anciens domaines ou défriche les terres incultes pour créer de nouveaux centres d'activité agricole. En Hollande, les statistiques de 1884 dont les proportions, 1. L'hectare de terrain compris clans les 20 arrondissements actuels de Paris valait en moyenne, au xni° siècle, 032 francs de notre mon- naie; il vaut aujourd'hui 1297 000 francs. Autrement dit, le mètre carré est monté, dans cet intervalle de six cents ans, de 6 centimes 1/2 à 130 francs. — Voir De la valeur des terrains et immeubles à Paris, à différentes époques, par M. de Saint-Genis {Journal de la Société de sta- tistique de Paris, 189o). 2. La propriété bâtie à Paris, avec cartes {Bulletin de statistique, sep- tembre 1S90). 3. Les valeurs immobilières à Londres {Bulletin de statistique, septembre 1891, p. 291). 22 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE m'assure-t-on, n'ont pas sensiblement varié dans celles de 1894, marquent quel est le caractère de l'écart qui diffé- rencie la propriété urbaine et la propriété rurale. Les 357 449 contribuables de la propriété bâtie paient 79 millions de florins à l'impôt foncier et les 581 585 cotisés de la propriété rurale seulement 46; mais, parmi ces derniers, 415 367 pos- sèdent des biens d'un revenu imposable de moins de 25 flo- rins, tandis que les citadins de cette catégorie ne sont qu'au nombre de 48 699. D'après de récents travaux ', le capital rural représente 52,45 p. 100 et le capital urbain 47,55 p. 100 de la fortune immobilière globale de la France. De l'aveu des écono- mistes ^ la petite épargne est devenue aujourd'hui, dans son ensemble, le grand réservoir de la fortune mobilière française; il ne faut pas le regretter, les petits propriétaires ruraux qui savent épargner font par ces placements un apprentissage instructif et seront mieux préparés pour former entre eux des syndicats de crédit mutuel et rappor- ter à la terre la semence d'argent qu'ils en ont tirée. C'est sous l'impression de craintes semblables qu'on s'effraie de l'augmentation croissante de la dette commu- nale qui, s'inspirant fâcheusement de l'exemple de la dette publique, s'est accrue de plus de 52 millions en capital de 1890 à 1894; mais il y a une atténuation à ce péril, c'est la participation des habitants aux emprunts par le classe- ment local des émissions. La statistique des valeurs succes- sorales nous rassure à ce sujet; en 1898, il a été déclaré 400 millions de francs sur le milliard de titres émis par les communes de moins de 10 000 habitants ^ Tout ce qui peut utiliser dans la commune même l'argent qu'elle pro- duit, tout ce qui peut attirer le crédit vers la propriété rurale est, au point de vue de la meilleure distribution du sol, d'un excellent effet économique. 1. Journal de la Société de statistique de Paris^ décembre 1899. 2. Théry, L'économiste européen, 10 mars l'JOO, p. 359. 3. Bulletin bleu (septembre 1892), Annuaire statistique (189G, p. 491), Bulletin fjris (1899, p. 187). INSTABILITÉ D'ÉQUILIBRE 23 II. — Importance comparée, à l'époque contempo- raine, des propriétés urbaine et rurale, d'après la qualité de leurs détenteurs. On est convenu, en France, de désigner sous le nom de rurale toute commune qui compte une population agglomérée inférieure à 2000 habitants, dhirbaine celle qui en compte plus de 2 000'. D'après le recensement de 1891, le dernier dont les résul- tats détaillés aient été publiés au moment oii j'écris, les chiffres respectifs de la population urbaine et rurale sont les suivants : „ ... ( urbaine.... 14 311292 } oo oro jri:> u-,k;*.,^i. Population ] , cr Aoi non c 38 343 192 habitants ^ ( rurale 2i- 031 900 ) Depuis 1846, ces deux catégories de population ont varié en sens inverse dans les proportions ci-après : PROPORTION POUR 100 DE LA POPULATION TOTALE ANNÉES Urbaine Rurale 1846 2i,4 75,6 1851 25,5 74,5 1836 27,3 72,7 1861 28,9 71,1 1806 30,5 69,5 1872 31,1 68,9 1876 32,4 67,6 1881 34,8 65,2 1886 33,9 64,1 1891 37,4 62,6 L'accroissement de la population urbaine aux dépens de la population rurale n'a donc fait que s'accentuer depuis un demi-siècle, et le seul moment d'arrêt a été causé par la 1. Tout arbitraire qu'elle puisse paraître, cette distinction, établie depuis cinquante ans par les rédacteurs de la statistique générale de la France, a l'avantage de donner des résultats parfaitement comparables entre eux, la même méthode ayant été suivie pendant 10 dénombre- ments consécutifs. 24 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE guerre de 1870. La population rurale a perdu 13 p. 100 et, si le mouvement continue avec la même régularité, l'équilibre entre les deux effectifs se réalisera vers 1920. La moyenne générale pour l'ensemble du territoire est de 63 p. 100 (ruraux) contre 37 p. 100 (citadins) ; elle varie avec les régions, et la comparaison des départements permet de noter ceux où elle est influencée par le voisinage des grandes villes; ainsi, dans le Nord, elle tombe à 33 p. 100, dans la Seine-Inférieure à 45 p. 100, dans les Bouches-du- Rhône à 17 p. 100, dans la Seine à 0,9 p. 100. La proportion des ruraux, qui est de 92 p. 100 dans la Haute-Savoie, de 90 p. 100 dans les Côtes du Nord et dans la Creuse, de 88 p. 100 dans la Lozère et dans les Landes, de 86 p. 100 dans la Savoie et les Deux-Sèvres, de 83 p. 100 dans la Corrèze, de 80 p. 100 dans l'Yonne, de 70 p. 100 dans la Côte-d'Or, tombe à 30 p. 100 dans le Rhône, à 17 p. 100 dans les Bouches-du-Rhône. C'est en Bretagne, dans le Poitou, dans la région du Massif Central, dans les Alpes de Savoie, dans le Gers et les Landes, que l'élément rural subit les moindres dépressions et tend à rester sta- tionnaire. C'est dans la Marne (de 28 p. 100 eu 1856 à io p. 100 en 1891), la Meurthe-et-Moselle (de 25 à 40), le Nord (de 43 à 63), le Pas-de-Calais (de 29 à 39), que les citadins se sont le plus agglomérés; dans la Dordogne, la population urbaine a doublé de 1856 à 1891. Le dénombrement de 1891 constate, sans l'expliquer, que l'excédent de l'immigration dans les villes a été de 518 897 in- dividus, pendant que l'excédent d'émigration des campagnes s'élevait à 585 223 têtes K La dépopulation graduelle des campagnes frappe surtout 1. Cette (lifTérence de G6 ."^20 unités provient sans doute de ce que les statistiques annuelles classent dans la caté^'orie urbaine les communes de plus de 2 000 habitants tandis que le dénombrement ne tient compte dans ses développements par répartition que des villes de 10 000 habi- tants, à moins, comme certains publicistes l'ont cru, que l'écart pro- vienne d'un fait nouveau, l'émigration à l'étranger de 00,326 nationaux. \ INSTABILITÉ D'ÉQUILIBRE 25 les très petites communes, comme le montre, à quarante ans cb distance, ce seul rapprochement de chiffres : NOMBRE DE COMMUNES AYANT UNE POPULATION TOTALE DE Moins do 500 De 500 à 1000 ANNÉES habitants habitants 1851 15 684 H 955 1891 17 590 10 169 Augmentation du nombre des petites communes 1 90G 1786 La presque totalité des communes rurales (33 400 sur 30 144) voient leur population diminuer et émigrer, pour la plupart d'entre elles, au profit d'environ 400 villes de plus de 5 000 ha- bitants. On comptait déjà, en 1891, 876 communes ayant moins de 100 habitants ; 3 en avaient moins de 19. C'est le département du Doubs qui renferme le plus de ces minus- cules municipalités (95); vient ensuite le Jura (44). La répartition entre les communes des deux catégories de population peut donc se synthétiser sous cette forme : NOMBRE DES COMMUNES Rurales Urbaines Au-dessous de 2 000 habitants 33 443 De 2 000 à 4 000 1901 De 4 000 à 20 000 .. 694 De 20 000 à 100 000 • 92 Au-dessus de 100 000 •• 12 33 346 798 "^6 144 Ces données d'ensemble peuvent se compléter, se con- trôler ei; se particulariser à l'aide de statistiques nouvelles, dont on a critiqué la précision, mais qui n'en restent pas moins de précieuses et uniques sources d'informations, je veux parler de la double enquête suivie par l'Administration des Contributions directes. L'une, prescrite par la loi du 9 août 1879, avait pour objet le recensement à^s, propriétés non bâties (propriétés rurales) et l'évaluation de leur revenu foncier; la seconde, ordonnée 26 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE par les lois des 8 août 1885 et 8 juin 1887, visait spéciale- ment la propriété bâtie (urbaine et rurale) K J'utilise dans ce travail, en les contrôlant les uns par les autres, les chiffres de ces enquêtes quand ils sont compa- rables -, ceux du dénombrement général de 1891 publiés en 1894, et ceux de l'enquête décennale agricole de 1892 publiés en 1897. Les légères différences qu'on y peut trouver s'expli- quent, sans se justifier, par le défaut de concordance des rubriques administratives, mais n'influent pas sur le sens général des conclusions qu'on en peut tirer. Le nombre des cotes foncières pour chaque catégorie de propriété montre leur proportion relative et de combien le nombre des cotes rurales, par l'effet du morcellement et de la dispersion, est supérieur à celui des cotes supposées urbaines. NOMBRE DES COTES FONCIÉBES d'aPRÈS LES RÔLES mPORTA^"CE DES COTES PROPRIÉTÉ NON BÂTIE 1894 PROPRIÉTÉ BÂTIE 1891 Cotes au-dessous de 20 francs Cotes au-dessus de 20 — 1 1 G09 G03 2 347 925 1 oOG 21):; 5 b,SU 980 13 937 528 6 58" 183 J'aurais voulu prendre le chiffre 25, que la loi du 21 juil- let 1897 sur le dégrèvement des petites cotes foncières consi- dère comme une limite, mais les statistiques vont de 20 à 30 ; l'argument n'en aura que plus de force. Ce manque de symétrie et l'emploi de méthodes différentes dans nos admi- nistrations publiques à propos d'éléments semblables sont 1. Le service des Contributions directes tantôt comprend la ville de Paris dans ses tableaux et tantôt l'en élimine en lui consacrant des relevés spéciaux, mais sans dire toujours si elle en est ou non exclue. 2. Les résultats en ont été publiés par le Bulletin de staLisiique (mai 1883, décembre 1888, novembre 1894, février 1893, etc.); malheureuse- ment, on a négligé d'y faire le classement qui intéressait le plus les études économiques, c'est-à-dire la distinction entre les habitations rurales, centres ou annexes d'exploitations agricoles, et les maisons de ville, logements d'artisans et d'ouvriers industriels, etc. STATISTIQUES RURALES 27 regrettables, car elles ôtent toute précision aux recherches et contrarient les rapprochements. En 1879, le recensement de la propriété non bâtie avait fourni des chiffres sensiblement différents, et Ton n'a pas expliqué le pourquoi de cet écart. PROPRIÉTÉ NON BATIE NOMBRE DES PROPRIÉTAIRES Nombre des cotes Résidents Forains 14 234 237 7 486 479 967 739 8 454 218 Par 1 000 habitants, on trouve 234 propriétaires ruraux contre 766 membres de la famille ou ouvriers agricoles ; sur 1 000 feux, il y a 849 foyers de propriétaires et loi qui ne le sont pas dans la commune. L'enquête sur la propriété bâtie (de 1887 à 1889) a permis de recenser plus de 9 millions de maisons dont voici le détail, trop pris en bloc malheureusement : Maisons d'une valeur locative de 20 à 2 000 francs. 8 870 689 Grandes maisons et châteaux 43 834 Usines et locaux industriels 137 019 Bâtiments afîecLés à des services publics 95 639 Ensemble des propriétés bâties 9 147 181 Si l'on retranche du nombre total des maisons d'habitation d'un revenu fiscal inférieur à 2 000 francs celles recensées dans les sept départements où la population industrielle figure pour plus de 40 p. 100 de la population totale, de façon à ne conserver que les déparlements agricoles,- l'excédent pouvant à peu près se compenser avec l'impor- tance de la propriété urbaine de ces derniers', il reste 7 096 660 maisons qu'on peut appeler rurales; sur lesquelles le nombre des maisons n'ayant qu'un rez-de-chaussée ou un étage s'élève à 6 648 484. Le nombre des ménages rapproché de celui des maisons ne peut pas davantage servir de con- trôle, les recenseurs des trois enquêtes de 1879, 1887 1. Les Ardennes, le Nord, le Pas-de-Calais, la Loire, le Rhône, la Seine et la Seine-Inférieure: 1 174 029 maisons. (Résultais statistiques du dénombrement de 1!)8I, graphique n° 9.) 28 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE et 1891 ayant omis de noter le nombre des maisons rurales ou urbaines occupées par un seul ménage '. Le revenu net imposable de la propriété 7io)i bâtie est, en 1894, de 2 523 939 071 francs. Celui de la propriété bâtie de . . 2 148 276 827 » S'il est difficile, avec les éléments administratifs dont nous disposons, d'établir avec certitude l'importance en superficie, en nombre et en valeur de la propriété urbaine et de la propriété rurale, il ne l'est pas moins de préciser le nombre des individus qui vivent de l'industrie agricole, soit comme propriétaires du sol et exploitants directs, soit comme forains non résidents, soit comme membres de la famille ou collaborateurs salariés. D'après le dénombrement de 1891, la jwjndation agricole s'élève à 17 435 888 individus (page 283). La population urbaine étant de seulement 14 311 292 habi- tants, la population rurale est portée à 24031 900 (page 379). Enfin, la population éparsc dans les hameaux et les écarts des communes, population dont le caractère est dès lors suffisamment défini, est de 14 061 625 (page 375). RÉPARTITION DE LA POPULATION AGRICOLE EN COMBINANT LES ÉLÉMENTS FOURNIS PARLES CHIFFRES DU DÉNOMBREMENT DE 1891 GROUPES SEXE MASCULIN SEXE FÉMININ TOTAL DE LA POPULATION Adulles Enfants Adultes Enfants GROUPE (le et TOTAL de et TOT.\L AGRICOLE 20 à UO ans vieillards -20 à 60 ans vieillards Patrons •2 126 298 743 237 2 869 535 455 198 245 283 700 481 3 570 016 Employés 27 117 18 435 45 552 16 734 13 114 29 848 75 400 Ouvriers 1 043 834 735 793 1 779 627 598 931 511 625 1 110 556 2 890 183 Popul. active. . 3 197 2-19 1 497 465 4 694 714 1 070 863 770 022 1 840 885 6 535 599 Familles 899 460 2 845 578 3 745 038 3 018 341 3 453 370 6 471 711 10 216 749 Domestiques.. . 161 430 179 742 341 172 161 337 181 031 312 368 683 540 Popul. inactive. 1 060 890 3 025 320 4 086 210 3 179 678 3 634 101 6 814 079 10 900 289 Population pro- fessionnelle. . 4 258 139 4 522 785 8 780 924 4 250 541 4 404 423 8 654 964 17 435 888 1. Fait à signaler, le nombre des maisons tend à augmenler sans cesse d'un dénombrement à l'autre (3"9 508 de plus en 1891 qu'en 1846), mais pas dans le même rapport que celui de la population; en cfTet, en 1846, on comptait 4, 73 habitants par maison et, en 1891, on en trouve 4,90. STATISTIQUES RURALES 29 La population industrielle n'atteint pas 10 millions, en y comprenant tous ceux qui vivent de leur travail personnel ou du salaire du chef de famille, enfants et vieillards; la population agricole compte 8 millions 1/2 d'adultes. On voit dès lors quelle est sa valeur économique et combien il est intéressant de savoir dans quelle proportion elle est pro- priétaire du sol qu'elle cultive, dans quelle mesure elle exploite, par quels procédés, et quel peut être l'avenir d'un groupe aussi considérable qui détient dans ses mains les sources vives de la fortune publique. Certes, l'émigration des campagnes vers les villes a pris des proportions inquiétantes, mais il est à croire qu'elle a atteint son maximum d'intensité; deux causes générales sont de nature à ralentir ce mouvement : le déficit croissant du budget de l'État qui arrête les grands travaux publics, l'emploi industriel de machines de plus en plus perfec- tionnées qui réduit le personnel des usines et ateliers. La proportion comparée des principaux groupes professionnels, quoique défavorable à l'agriculture dont l'effectif diminue de dénombrement en dénombrement, si l'on rapproche les chiffres des enquêtes précédentes, ne laisse pas que d'être rassurante si l'on ne s'arrête qu'à l'importance propor- tionnelle de chaque groupe, à l'heure actuelle, abstraction faite du passé. Voici les chiffres de 1891 '. Sur chaque groupe de popu- lation de 10 000 habitants, la France compte : Agriculteurs 4 733 Industriels 3 665 Fonctionnaires 1 082 Improductifs 520 L'envahissement de la société par les employés de l'État qui, lorsqu'ils sont aussi nombreux que dans l'excessive centralisation contemporaine, ne sont plus que des parasites, 1. Je m'excuse d'employer quelquefois des moyennes, procédé qui manque de précision et conduit souvent à des erreurs graves; mais je suis obligé d'emprunter les chiffres aux publications officielles et je ne m'en sers que lorsque toute équivoque est impossible. 30 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE est donc plus à craindre que l'abandon des campagnes dont il est, d'ailleurs, l'une des causes indirectes. Le travail et l'industrie agricoles font vivre tout le reste; les théoriciens et les idéalistes ne peuvent rien contre ce fait que l'exploi- tation de la propriété foncière est le pivot autour duquel tournent les conditions du travail, les mœurs et les lois. L'universalité territoriale de l'organisme foncier, la variété de ses applications suivant la nature du pays, les débouchés de la région, le succès de telle ou telle culture, de telle ou telle industrie agricole, empêchent qu'on puisse lui imposer des règles absolues ; elles doivent se modifier selon les exi- gences du sol et s'accommoder aux habitudes des exploi- tants, sauf à les perfectionner, à les raffiner. Il n'est pas de contrée au monde mieux partagée que la France qui, située dans la zone tempérée, entre deux mers, présente des climats et des sols très variés et se prête aux cultures les plus diverses. Cette diversité même dans le sol exige la variété des méthodes d'exploitation, et le choix de ces méthodes exerce une influence capitale sur le phénomène complexe de la division de la propriété et de la répartition des profils entre celui qui possède et celui qui cultive. Les indications de la statistique mettent sur la voie des solutions qui conviennent le mieux au problème rural. La moyenne de la population agricole, eu égard à la population générale, varie de 77 p. 100 dans le Lot à 20 p. 100 dans les Bouches-du-Rhône; on compte deux fois plus de proprié- taires faisant valoir eux-mêmes leurs terres que de chefs d'exploitation travaillant pour le compte de propriétaires à titre de fermiers ou de métayers; enfin, le nombre des chefs d'exploitation est supérieur à celui des salariés, et c'est le côté caractéristique de la population agricole qui diffère en cela, du tout au tout, de la population indus- trielle. L'agriculture, en effet, exige des qualités personnelles, des méthodes de travail, des efforts de réflexion et de pré- voyance qui développent les facultés d'initiative et de décision de l'individu. C'est une école de volonté. STATISTIQUES RURALES 31 L'homme doit y compter surtout sur lui-même; la terre est son lot, le travail son instrument, il devient producteur en tant que multiplicateur de richesses qui, sans lui, reste- raient enfouies. Ce n'est plus un lieu commun de dire que la stérilité des hommes nuit à la terre et que Tune et l'autre fécondité doivent marcher de pair de même que la respon- sabilité, sanction de l'initiative, engendre la fierté du citoyen, et avec sa dignité son énergie. La répartition du travail agricole le partage presque également, en nombre, entre les chefs d'exploitation et les salariés : CHEFS d'exploitation Propriétaires travaillant exclusivement leurs terres, soit seuls, soit avec l'aide de leur famille ou d'autrui (régisseurs, maîtres-valets et ouvriers à salaire) 2 199 220 ) Fermiers 1 061 401 ^ 3 604 789 Métayers 344 168 ; AUXILIAIRES ou SALARIÉS Régisseurs 16 091 ) Journaliers 1 210 081 ^ 3 038 316 Domestiques de ferme 1 832 174 ) Ensemble 6 663 135 Si, au lieu de considérer les conditions du travail, on examine la division de la terre entre ceux qui Ja cultivent, en formant de l'ensemble des agriculteurs deux groupes, l'un composé de ceux qui exploitent uniquement le bien dont ils sont propriétaires, l'autre de ceux qui travaillent à la fois pour eux comme propriétaires et aussi pour autrui, soit comme exploitants intermédiaires (fermiers et métayers), soit comme salariés (journaliers), les proportions se dé- placent; mais, de même qu'il y a plus de chefs d'exploitation que de collaborateurs et d'auxiliaires, on trouve également que les exploitants directs ou travailleurs agricoles pro- priétaires sont plus nombreux que les cultivateurs non propriétaires. 32 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE CATÉGORIES DES TRAVAILLEURS AGRICOLES NOMBRE DES C ULTIVATEURS Non-propriétaires Propriétaires Propriétaires cultivant exclusivement leurs terres 2 199 220 475 778 123 297 588 950 o8o 623 220 871 621 131 16 091 1 832 174 Fermiers ) Propriétaires d'un petit Métayers > bien et qui sont à la fois Journaliers ) exploitants et salariés. Régisseurs Domestiques de ferme Ensemble 3 387 245 3 275 890 5 135 6 66 Sur l'ensemble des travailleurs agricoles, plus de la moitié, 51 p. 100, sont donc propriétaires fonciers; c'est une situa- tion économique qui est, je crois, unique dans le monde, et la France peut s'en montrer fière. Les propriétaires cultivant uniquement leurs terres repré- sentent 6o p. 100 du total, les journaliers 17 p. 100, les fermiers 11 p. 100, les métayers 4 p. 100. L'enquête agricole de 1892 constate, comme l'avait déjà fait celle de 1882, que le mouvement de diminution de la population rurale affecte moins les travailleurs eux-mêmes que la famille agricole, c'est-à-dire les individus qui n'ont dans l'exploitation qu'un rôle accessoire et subordonné, et quelquefois nul. L'intérêt agricole serait-il de retenir ces émigrants et de créer dans la famille, ou à côté de la famille, des industries dépendantes de la culture ou connexes à l'exploitation, qui occuperaient tous les bras disponibles en supprimant la mauvaise pratique de la dispersion? Les immigrations périodiques des Belges, des Allemands, des Italiens et des Espagnols sur nos frontières du Nord, du Sud-Est et du Midi, indiquent qu'il y a là, à certaines époques, une situation à conserver à nos nationaux, à moins que la question de salaire (comme il arrive parfois) ne fasse au point de vue du prix de revient une économie appré- ciable. L'ÉQUILIBRE ÉCONOMIQUE 33 Les conditions du travail se modifient de nos jours avec une extrême rapidité, et les éléments nouveaux qu'y appor- tent l'extension du rôle des syndicats et le développement des principes de la mutualité et de l'assurance vont les transformer plus profondément encore. D'un autre côté, l'intervention dans l'ordre économique des nations de la vieille Europe de peuples jeunes, ardents, vivaces, puissants par l'immensité et la fécondité de leurs territoires, bien servis par la multiplicité et la rapidité des moyens de transport, change tantôt insensiblement et tantôt brusquement les rapports de chaque pays, leur capacité d'échange et le prix de leurs produits. Les intérêts généraux et particuliers sont profondément atteints ; aussi les procédés de l'agriculture et de l'industrie, dans la lutte à outrance que suscite une concurrence eftrénée, doivent-ils se modifier sans cesse. Le législateur est impuissant à suffire à ces besoins, à ces exigences renouvelées, souvent en sens in- verse, car chaque produit, naturel ou fabriqué, a ses débou- chés et ses rivaux ; il ne peut que protéger l'individu contre l'arbitraire et le privilège. Le mot de Montesquieu : les pays ne sont pas cultivés en raison de leur fertilité^ mais de leur liberté, est accentué par les principes libéraux que Turgot inscrivait en tête des édits de 1775 et de 1776. Le rôle de l'État est d'ouvrir les voies et de les maintenir ouvertes, c'est à l'initiative privée de faire le reste. La ten- dance de tout ramener à l'Etat, de lui faire tout contrôler, tout inaugurer, tout diriger, tout subventionner, est détes- table; elle a pour résultats les abus de l'administration et ceux de la fiscalité qui ruinent à bref délai les institutions les plus solides. La prospérité publique a pour premier fondement la culture des terres, disait un édit royal d'il y a cent vingt-six ans i, l'abondance des denrées et leur débit avantageux, seul encouragement à la culture, seul gage de l'abondance. Ce débit avantageux ne peut naître que de la plus entière liberté des ventes et des achats. C'est cette liberté seule qui 1. Édit du 13 septembre 1774, sur la liberté du commerce des grains. LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 3 34 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE assure aux culLivateurs la juste récompense de leurs travaux, aux pro- priétaires un revenu fixe, aux hommes industrieux des salaires con- stants et proportionnés, aux consommateurs les objets de leurs besoins, aux citoyens de tous les ordres la jouissance de leurs droits. L'agriculture a besoin de sécurité autant que de liberté; travaillant à échéance lointaine, elle a horreur du désordre aussi bien que de Farbi traire. C'est ce qui a fait dire à Taine : quand Thorame est misé- rable, il s'aigrit; mais, quand il est à la fois propriétaire et misérable, il s'aigrit davantage. Il a pu se résigner à la misère, il ne se résigne pas à la spoliation '. De là l'extrême importance du droit de propriété en matière territoriale et, comme tout se résout en pratique, non seule- ment du droit considéré dans son principe, sa consolidation et sa sécurité, mais de l'appropriation de ce droit à la distri- bution de la vie rurale, c'est-à-dire de la mesure d'après laquelle le sol est réparti entre les mains de ceux qui l'exploi- tent. Aussi l'Académie des sciences morales a-t-elle été bien inspirée en proposant cette étude à la sagacité des écono- mistes autant qu'à la compétence expérimentale des obser- vateurs qui ont la bonne fortune de vivre au milieu de paysans. Il ne suffît pas de faire de vastes enquêtes et de dresser des moyennes, comme on le fit en 1862, en 1879, en 1882, en 1887, en 1891, ni même d'établir d'ingénieux rap- prochements, comme en 1892; quand il s'agit de l'agricul- ture, autrement dit de la propriété foncière rurale, de la plus grande de nos industries, de celle qui couvre la terre fran- çaise de ses vastes domaines et de ses myriades de petits chantiers de travail, et qui met en œuvre un capital de plus de cent milliards en occupant les bras de la moitié de la nation, les vues doivent être plus hautes, et c'est la direction que, par la brièveté voulue de son programme, l'Académie a voulu donner à nos recherches et à nos conclusions. En interprétant les faits de la statistique et les exemples 1. L'Ancien Régime, liv. V, chap. i, Z ''• I LA CRISE AGRICOLE 35 tirés de l'observation directe, il faut en dégager la philo- sophie et conclure des progrès accomplis à ceux que l'avenir peut et doit réaliser. III. — Statistiques de la propriété rurale en France, d'après les chiffres combinés des publications officielles. La vaste enquête décennale de 1892 est le document offi- ciel le plus complet et le plus instructif que nous possédions sur l'état actuel de la propriété rurale en France. En groupant symétriquement les valeurs créées par l'agri- culture, en évaluant en regard les charges de toute nature qui pèsent sur l'exploitation du sol, l'enquête de 1892 a établi le bilan de la richesse agricole du pays. Mais, au point de vue spécial qui m'est imposé dans cette étude, ce cadre est trop étendu, et, pour profiter des chilîres qui y sont entassés, de l'incidence des infinis détails qui y sont classés avec une méthode rigoureuse, il faut trier ce qui concerne la division de la propriété et rechercher quels sont, à l'heure actuelle, les résultats plus ou moins avantageux de chaque mode d'exploitation, selon qu'il s'agit de la grande, de la moyenne ou de la petite propriété. Ce sera l'objet des chapitres qui vont suivre. Mais, au préalable, il convient de tracer une esquisse rapide de l'état actuel de la propriété rurale en France'. La finale de l'enquête de 1892 (page 444) est pessimiste : Malgré l'imperfection inévitable des évaluations de détail, dit le rédac- teur de l'Introduction, on peut déduire des considérations qui précèdent que la valeur du capital foncier s'est abaissée de 15 p. 100, que le produit brut de l'exploitation agricole a perdu 844 millions, enfin que le produit net total a diminué de 329 millions, déterminant ainsi la crise agricole à laquelle le législateur s'est efforcé de remédier par le vote des mesures économiques dont la principale a été l'adoption des nouveaux tarifs de Douane. Malgré l'autorité qui s'attache à des appréciations offi- cielles, je ne saurais partager cette manière de voir, et, des 1. J'ai pris les chiffres qui suivent dans les Résultats statistiques du dénomhrement de 1891 (Office du travail, 1894), et dans la Statistique agricole de la France (Ministère de l'Agriculture, 1897). 36 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANGE mêmes chiffres, je crois pouvoir tirer, sans rien exagérer ni forcer, des conclusions infiniment plus rassurantes. Il n'y a pas de crise agricole, au sens que donnent à ce mot les publicistes; il n'y a qu'un malaise, sans diagnostic particulier, variant selon les époques, les régions, les cul- tures K La gêne dont souffrent non pas l'universalité des agriculteurs, mais seulement quelques catégories d'indus- tries agricoles, tantôt celles-ci, tantôt celles-là, non point simultanément mais à tour de rôle, est le résultat d'un chan- gement un peu brusque dans l'équilibre économique auquel on s'était habitué depuis 1860; il n'y a pas de crise agricole dans l'acception littérale du mot, il y a simplement une modification générale de la situation économique des peuples, par l'augmentation des forces productives du monde, l'abon- dance de certains produits, la concurrence faite à d'autres, et le déplacement des marchés. Cette augmentation ne s'arrêtera pas; la Chine, le Japon, les Indes rivalisent avec les États-Unis pour se suffire par leurs propres ressources et même pour inonder l'Europe de marchandises similaires, d'objets exotiques, de graines et de bétail. C'est un état nou- veau qu'il faut accepter comme définitif, qui est à son début, qui en s'accentuant viendra conlrarier nos habitudes et diminuer nos profits ; ce n'est point par de vaines doléances qu'on se mettra en mesure de lutter avec succès et de mieux orienter ses entreprises. Le vrai mal est cette croyance à l'omnipotence de l'Élat qui affaiblit notre confiance en nous-mêmes, notre énergie et notre initiative. Le remède, c'est le relèvement moral et la liberté, dont l'association syndicataire est une forme, à moins qu'elle ne tombe aux mains d'une coterie, auquel cas elle n'est plus qu'un des modes de la tyrannie collectiviste. 1. La maladie des vers à soie a singulicremenl appauvri la vallée du Rhône depuis 1853; la culture de la garance, qui faisait la fortune du département de Vaucluse, a été anéantie par les découvertes de la chimie et l'emploi de l'alizarine artificielle depuis 1873; le Midi, les Charentes, le Bordelais, la Bourgogne, furent dévastés par les maladies de la vigne depuis 1892, d'une manière générale; dans le Nord, le rendement de la betterave a diminué fortement par l'épuisement du sol, etc. LA CRISE AGRICOLE 37 Ouvrez les portes, rompez les barrières. Ne vous fiez pas à l'expédient suranné et insuffisant des tarifs de douane, ne vous emprisonnez pas dans les calculs étroits des vieux marchés nationaux; il faut agir plus largement, l'oreille au téléphone, et prévoir les inévitables et brusques variations du marché universel. Mais ceci ne concerne que les grandes exploitations agri- coles, installées au prix de fortes dépenses, et qui prennent l'allure industrielle, ou les syndicats qui centralisent dans leurs entrepôts les produits des petits cultivateurs, leurs adhérents. La petite culture ne peut avoir la prétention de s'occuper de combinaisons commerciales autres que celles dont elle a la tradition et l'expérience sur le marché le plus voisin; mais elle peut recevoir des indications utiles, aban- donner une culture qui ne rend plus, comme la garance dans le Vaucluse ou le mûrier dans la Drôme, ou la bette- rave dans le Pas-de-Calais, et la remplacer par une autre d'un débit plus assuré. Les syndicats peuvent avec succès remplir ce rôle d'indicateurs et d'éducateurs. D'autres pays sont mieux placés que nous, aujourd'hui, pour certaines productions; profitons-en au lieu de nous en plaindre, et ne nous obstinons pas dans la routine des cultures anciennes qu'on ne peut rendre rémunératrices en apparence qu'à l'aide de droits protecteurs, au grand préjudice des consom- mateurs. Procurez-vous chez les autres, à bon compte, les matières premières que vous transformerez pour les revendre sous leur forme perfectionnée, ou du bétail maigre que vous céderez gras. Que le blé vienne de la vallée du Danube ou des plaines de la Beauce, l'important n'est-il pas que la farine soiL saine et le pain à 20 centimes? Ne parlez pas de votre isolement. N'avez-vous pas depuis 1884 la ressource du Syn- dicat pour vous débarrasser des pertes de temps, des inter- médiaires parasites, des courtiers équivoques, de l'exagé- ration des prix de détail dans vos achats, et pour vous soutenir mutuellement dans les frais de transport et de vente? 38 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE La statistique des résultats obtenus par les Syndicats * est la preuve de l'atténuation presque immédiate que les achats et les ventes solidarisés peuvent apporter dans les frais généraux de la culture et des améliorations foncières, ina- bordables pour l'isolé, que l'association rend faciles et peu coûteuses -. La crise agricole n'est qu'un épouvantail à l'usage des sophistes^. Le capital foncier n'a pas diminué. L'argument tiré des relevés de l'impôt direct par les rédacteurs de l'enquête de 1892 ne repose que sur une hypothèse que tout contredit. La valeur attribuée en 1882 au capital foncier agricole (91 584 millions de francs) n'est autre que celle relevée par le service des Contributions directes dans l'enquête (de 1879 à 1881) sur le revenu foncier des propriétés non bâties. La valeur vénale relevée de 1882 à 1892 * ayant permis de constater une baisse moyenne d'environ 15 p. 100, on a cru devoir abaisser de 15 p. 100, en nombre rond, le chiflre de 1882 pour le ramener à 77 847 millions, chiflre arbitrairement adopté, après cette série d'appréciations approximatives, pour l'évaluation de 1892. Les statistiques que publie depuis trois ans le service de l'Enregistrement permettent de rectifier ces conclusions. En effet, si l'on consulte le mouvement des mutations immobi- lières à titre onéreux, de 182(3 à 1885, d'après les comptes de finances, chifïrcs exacts puisqu'ils sont déduits de ceux de la perception de l'impôt, on constate que ce mouvement, dans ses lignes générales, n'a cessé de progresser, en nombre 1. Les associations professionnelles ouvrières en 1899, d'après les publi- cations de l'Office du travail (t. I, Agriculture, p. 284). 2. Annuaire du Syndicat agricole de Yilicfranchc-sur-Rhône, 1898. 3. C'est jouer sur les mots que de dire : La question des prix joue le plus grand rôle dans toutes les questions économiques. L'étude des prix de vente ne donne pas le secret d'abaisser le prix de revient pour laisser la marge à un bénéfice; c'est prendre le problème par son plus petit côté. 4. L'enquête (p. 442) n'indique pas quels sont les documents dont l'examen a permis de reconnaître cette dépréciation dans la valeur vénale de la propriété immobilière non bâtie. LA CRISE AGRICOLE 39 et en valeur ^ Lorsqu'il y a recul, ce recul est motivé par des crises financières qui, de la spéculation, de la banque et des entreprises industrielles, se répercutent sur l'ensemble des exploitations et des valeurs nationales, toutes plus ou moins solidaires l'une de l'autre, et créent une crise écono- mique. Les diagrammes font ressortir la régularité avec laquelle les résultats de chaque crise se manifestent, deux ans après la crise, par une année de liquidation - où pertes et profits se règlent, et pendant laquelle il y a un arrêt de placements et de réalisations, sauf à reprendre ensuite la marche avec plus d'énergie, l'orage passé. Ainsi la crise industrielle et commerciale de 1826 se traduit par la liqui- dation de 1828 ; celle de 1830 (révolution) en 1832, celle de 1836 en 1838, celle de 1817-1848 (crise industrielle en 1817 et révolution en 1848) de 1849 à 1832, celle de 1837 en 1859, celle de 1863 (influence des traités de 1860) en 1865, se liquident dans des conditions qui permettent, l'équilibre une fois rétabli par le nouveau classement des contre-parties, de faire succéder à chaque recul une reprise. Pour les époques les plus récentes, la crise de 1870 (guerre et révolution) se manifeste par un recul de 742 millions de francs en 1870 et de 204 millions en 1871 sur les sommes (2 424 millions de francs) employées à des acquisitions fon- cières en 1869. Mais, preuve indiscutable de la vitalité de ce pays et de l'étendue de ses ressources, le niveau du mou- vement d'achat remonte, dès 1872, à 2400 miUions, malgré les emprunts pour l'indemnité de guerre et les pertes sèches subies par les particuliers, de la frontière jusqu'à la Loire. Le point culminant est atteint en 1880; la crise financière de 1885, le Krach Baring de 1890, l'effondrement des valeurs des mines d'or anglaises en 1895, abaissent l'échelle à 2031 en 1887, à 2 011 en 1889 (Exposition universelle), à 2 078 en 1893, à 2 009 en 1897. 1. Bulletin de statistique de V administration de l'Enregistrement, 1898, I, p. loi à 167. 2. C. Juglar, Des crises commerciales et de leur retour 'périodique en France, en Angleterre et aux États-Unis, 1897. 40 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE En éliidiant la répartition par département, on s'aperçoit que ces reculs, dans les années de liquidation qui suivent les crises, affectent surtout les grandes villes comme Paris, Lyon, Bordeaux, et les départements industriels du Nord et de l'Est * ; il est difficile de dégager exactement la part de la propriété rurale dans le ralentissement du mouvement d'acquisition, ralentissement qui, par voie de conséquence, produit la baisse des prix, les offres étant plus nombreuses que les demandes; cependant, il est certain, d'abord, que le mouvement des mutations foncières à titre onéreux est infiniment plus considérable et plus actif sur la propriété rurale que sur la propriété urbaine -, ensuite que ce mouve- ment porte surtout sur des immeubles d'un prix minime. STATISTIQUE DE 1894-1895 PROPORTION POUR 100 CATÉGORIES DESCENTES FONCIÈRES du DO^^bT^ d7^ des ventes des ventes Au-dessous de GOO francs G(j,2 12,2 De 600 à 1200 fr 15,3 10,3 Au-dessus de 1200 fr 18,5 77,5 Ce rapprochement fait saisir pourquoi la baisse des prix n'a qu'une légère répercussion sur une masse de petites opérations de 8:2 p. 100 en nombre et de seulement 22 p. 100 en valeur, tandis qu'elle influence avec une réelle intensité les opérations qui, môme étendues à des acquisitions médio- cres (de 1 200 à 5 000 fr. par exemple), représentent inverse- ment à peine 18 p. 100 en nombre et, au contraire, environ 78 p. 100 en valeur. Pour l'année 1894, en écartant les moyennes, on trouve 1. Les droits de vente perçus sur les mutations immol)ili('res à Paris, de 1877 à 1897, l'établissent avec précision. Le produit de ces droits, ilc 25 millions et demi qu'il était en 1879, de 3G millions en 1881, est tombé à 13 millions et demi en 1S8G, pour remonter à 2i millions en 1891, et retomber à 20 en 1895, à 17 et demi en 18'.)G. {UuUeltn de sLuiisl'u^ue de l'Enrer/istrement, 1897, p. 211.) 2. La répartition des ventes immobilières d'après l'importance des prix, en 189i. {Ibid., p. 213.) LA CRISE AGRICOLE 41 en chiiïres absolus que les prix tracquisition des immeubles classés d'après leur importance se repartissent comme suit : Immeubles d'une valeur vénale de moins de 5 000 fr., c'est-à-dire pouvant être considérés comme représentant des immeubles ruraux dans la proportion de 98 p. 100. NOMBRE VALEUR 64" 603 o2o 252 600 fr. Immeubles d'une valeur vénale supérieure ou égale à 5 000 fr. et parmi lesquels se trouvent nécessairement des biens ruraux : 65 999 1 369 073 500 Ensemble. . . 713 602 1 894 320 100 fr. Si, de 1878 à 1895, le nombre des mutations s'est, par un mouvement continu, abaissé dans une proportion considé- rable, leur importance en valeur vénale a augmenté, toutes compensations faites, d'au moins 8 p. 100 '. L'appréciation d'une perte de 15 p. 100 sur le capital foncier n'est donc pas justifiée. La plus-value croissante de la fortune territoriale de la France est, au contraire, démontrée par les statistiques, non plus uniquement fiscales mais économiques , que le service de l'Enregistrement commence à publier et dont les informations serviront à rectifier beaucoup d'opinions inexactes. Ses relevés n'indiquent plus, comme autrefois, seulement les valeurs taxées, mais toutes les valeurs qui ont apparu dans les déclarations de mutations par décès, de telle sorte qu'on peut désormais déterminer la valeur exacte des patrimoines et la répartition des biens de différentes catégories qui composent ces patrimoines. Pour l'année 1898, le nombre minimum des immeubles transmis par décès et leur réelle importance, d'après leur 1. L'abaissement en nombre exige à lui seul un examen attentif, car la baisse n'a pas été uniforme sur toutes les catégories de transmissions foncières. Les licitations et soultes de partage que les crises influencent peu ont diminué de 8 p. 100, les échanges de 23 p. 100, les ventes de 18 p. 100. [Bulletin de f Enregistrement, 1898, i, 162 et 163.) 42 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE capitalisation légale, se résument, pour tout le territoire continental (y compris la Corse) par les chiflres suivants ' : NOMBKE CAPITAL ■^. ^ des déclarations des valeurs des immeubles ^^ successions foncières déclarées Immeubles urbains 96 812 1 570 3S1 389 fr. Immeubles ruraux 246 oo4 1519 810 899 343 366 3 090 162 2S8 fr. La démonstration en est faite, pour la continuité de longues périodes, par la progression constante de ce que les spécialistes appellent Tannuité successorale, c'est-à-dire le chiffre annuel variable des valeurs comprises dans les déclarations de successions et taxées pour la perception de l'impôt de mutation. Le fait caractéristique est la régularité avec laquelle se poursuit l'évolution de la richesse succes- sorale ; la courbe générale de l'annuité ne présente ni dépres- sions inattendues, ni brusques sursauts; elle se développe sous l'action constante et graduelle des forces économiques ^ Je ne parle ici, pour ne point sortir du cadre limité de mon sujet, que de l'annuité immobilière; mais il faut remar- quer que le merveilleux développement, de 1850 à 1809 surtout, de la richesse mobilière, dû à l'essor de l'esprit d'entreprise, à la plus grande excitation commerciale et industrielle, à l'attrait plus vif des spéculations financières, a exercé une influence notable et inévitable sur l'activité du marché foncier. Les capitaux étaient attirés par les valeurs industrielles et les fonds d'État que popularisaient et clas- saient les emprunts publics et les émissions de sociétés, 1. Bulle lin de VEnvegistvement, 1898, p. 189. 2. Les majorations arliriciellement procurées par des dispositions légis- latives d'ordre fiscal n'ont eu qu'une portée secondaire quant aux immeubles, mais très appréciable quant aux valeurs mobilières; par l'efTet de la loi de IS.jO, trois nouvelles sources de richesses sont livrées au fisc (rente française, fonds publics étrangers, litres de sociétés étrangères); les lois de 1863, de 1871 et de 1875 taxent ou surtaxent de nouvelles valeurs et leur ensemble tendra à rapprocher de plus en jtlus l'annuité successorale mobilière, si faible en 1826 (457 contre 880), de l'annuité immobilière (2 863 contre 2 886 en 1894), qu'elle dépasse en 1896 (2 798 contre 2 705, en millions de francs). LA CRISE AGRICOLE 43 mais une partie du gain se reportait sur la sécurité du pla- cement foncier. L'annuité successorale immobilière suit la progression que voici [en milUo7is de francs *) : 1826 880,3 1800 1 982.r, 1830 943.0 1872 2 148,3 1840 999,0 187.S 2 216,6 1848 1244,7 1880 2 787,9 18bo 1428,9 1890 2 922,1 1860 1543,9 1892 3 029,6 1867 1767,2 189u 3 043,0 Depuis les vingt-cinq dernières années, les valeurs sont comparables, la législation fiscale est restée la même, le milieu économique n'a point subi de perturbations radi- cales, et Ton trouve qu'entre les chiffres de 1873 et ceux de 1896, le capital foncier successoral s'est accru de 724 mil- lions. En 1826 , les valeurs mobilières n'entrent que pour 34 p. 100 dans l'ensemble des valeurs taxées; la part des immeubles étant de 66 p. 100; en 1849, la proportion ne s'est pas notablement modifiée, de 39 p. 100 pour les unes à 61 p. 100 pour les autres; en 1869, ces cotes deviennent respectivement 45 p. 100 et oo p. 100; encore quelques étapes, et cette légère supériorité de l'annuité immobilière va s'évanouir définitivement; cela ne signifie pas que le capital foncier s'effondre, mais uniquement qu'il s'élève à côté de lui une richesse nouvelle, créée par le génie de la spéculation, commanditée par le crédit et dont le gage, quoi qu'on fasse, sera toujours la terre ". Depuis 1891, l'équilibre est rompu en faveur des valeurs de papier; certes, il n'est pas douteux que le mouvement foncier ait souffert de cet accaparement des capitaux, mais on ne sait trop 1. Journal de la Société de statistique de Paris (mai 1899, 143). 2. Les valeurs de Bourse sont frappées de toutes parts. Cette richesse, qui, au début du siècle, était réputée négligeable, constitue de nos jours une des branches les plus fructueuses du revenu fiscal et supporte une part d'impôt au moins égale à celle des immeubles. (E. Besson, La pro- gression des valeurs successorales au A'LY" siècle, 1899.) 44 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE s'il faut le regretter, car la liberté économique sait à propos réagir sur ses propres exagérations, et l'intérêt est sa mesure et son frein. Ce qui, dans tous les cas, est une singulière atténuation au préjudice discutable qu'elle a pu causer à la richesse territoriale, c'est que cette nouvelle forme de la for- tune publique a fait dériver vers elle toutes les surtaxes d'impôt, allégeant d'autant la condition fiscale de la terre *. Le revenu foncier était de 2 milliards 1/2 en 1851; il s'est avancé, en 1862, au chiffre net de 3 096 millions. La valeur vénale a suivi une progression parallèle; le prix moyen de l'hectare, qui de 1789 à 1821 a varié de 500 à 800 francs, atteint 1 275 francs en 1851, et 1 830 fr. 39 en 1879 -; au vrai, et en se dégageant de l'obsession des moyennes, il vaut 3 430 francs dans le Calvados ', 995 francs dans TAveyron et 422 francs en Corse. Qu'il y ait un temps d'arrêt dans le courant qui porte vers l'acquisition foncière, c'est indubitable; mais de là à con- clure à une diminution intrinsèque du capital foncier rural, il y aurait peut-être imprudence, car la propriété urbaine, sauf quelques cas particuliers, paraît être la seule atteinte, et, surtout en matière agricole, le rapport du revenu net au capital est trop variable et ce revenu lui-même est d'une détermination trop délicate pour qu'on puisse faire d'une appréciation arbitraire un argument décisif. L'écart de 844 millions entre 1882 et 1892, dans le produit brut de l'exploitation du sol, comme élément particulière- ment significatif de l'intensité de la crise agricole, n'est pas mieux justifié que le soi-disant aflaissement de la valeur vénale du capital foncier rural. En effet, on procède dans ces conclusions par hypothèses à larges moyennes, basées 1. En 1800, dit M. Ncymarck, nous possédons en France 28 milliards do titres en plus de ceux que nous avions en 1870. {U7ie nouvelle évalua- lion du revenu des valeurs mohilières, 1893.) 2. Bulletin de slalisliqiie du ministèi'e des Finances (mai 1883). 3. Et, dansée même département, 3 340 francs dans l'arrondissement de Baveux et 2 232 dans celui de Falaise. {Ihid., décembre 1888.) Preuve de la discrétion qu'il faut apporter dans l'emploi des moyennes, fiction qu'il faut proscrire. LA CRISE AGRICOLE 43 sur des à peu près, et l'on ne s'explique pas l'intérêt qu'eurent les ministres de 1897 à faire croire qu'il existait une crise agricole et que les paysans étaient en perte de 329 millions de francs, comme l'ont proclamé tous les organes de la presse politique parisienne. La comparaison de la valeur des produits agricoles de 1882 à 1892 se traduit par de nombreux mouvements en sens opposés, tantôt de hausse et tantôt de baisse K Les céréales ont donné, pour la période de 1876 à 1885, 252 millions d'hectolitres par an, pour celle de 1886 à 1895,259 millions; il y a donc bénéfice pour le rendement, mais il y a perte de 546 millions sur le produit, parce que le prix de vente à l'hec- tolitre est tombé de 13,71 à 12,17. La production en four- rages, inférieure de 6 millions de tonnes en 1892 sur celle de 1882, a été payée 5 millions de francs de plus -. Le déficit porte sur les vignes. L'envahissement général du vignoble français par le phylloxéra coïncide précisément avec la période décennale de 1882 à 1892. Les fléaux se multipliaient, le mildew s'étendait partout, le black-root com- mençait à paraître; la superficie productive s'amoindrissait rapidement : 1876 2 415 986 hectares 1882 2 196 779 — 1892 1800 489 — L'énergie du viticulteur français ne se démentit pas et la reconstitution se fit avec une rapidité étonnante^. Le dépar- 1. Toutes ces comparaisons, dans les tableaux récapitulatifs de l'en- quête, sont faites à l'aide de moyennes. 2. La quantité et la valeur de la production des prairies, naturelles et artificielles, ont suivi une progression constante. De 1840 à 1892, cette catégorie d'exploitation accuse une plus-value de 1 milliard et demi de francs. 3. C'est seulement dans des circonstances de cette nature que l'État peut intervenir efficacement en ne se substituant pas aux particuliers, mais en encourageant leur initiative. Les lois des 15 juillet 1878 et 2 août 1879 favorisèrent la défense des vignes; celle du 15 décembre 1888 autorisa l'organisation de syndicats obligatoires; celle du l" décem- bre 1887 exonéra de l'impôt foncier les terrains replantés en vignes; enfin, celle du 3 août 1891 provoqua les reconstitutions rapides. 46 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE tement de l'Hérault possédait 180 000 hectares plantés en vignes; en 1888, il ne lui restait que 3 330 hectares d'an- ciennes vignes; en 1895, son vignoble était remonté à plus de 160 000 hectares. Le désastre viticole est donc un accident, un hasard; il a ruiné quantité de familles, il a modifié l'état économique de plusieurs régions, surtout dans l'Ouest (les Charentes), mais on ne peut pas le considérer comme un facteur uni- versel de malaise, comme l'élément prépondérant d'une crise agricole. Il a joué le rôle d'un vaste incendie, d'une inonda- tion, d'un cyclone, et la perte qu'il a causée est considérable si l'on compare la valeur marchande de la production aux trois époques convenues : Valeur du rendement en millions de francs 1862 1 387 1882 1 137 1892 905 Mais il serait imprudent de prendre pour bases du revenu sur lequel doivent compter les propriétaires de vignes les résultats incessamment variables d'une culture dont le ren- dement peut passer du simple au double d'une année à l'autre : PRODUCTION EN HECTOLITRES 1892 29 037 964 1893 50 702 6U i Il faut espérer (juc la France ne perdra pas l'une des plus précieuses de ses richesses agricoles, celle qui lui assurait un monopole à l'étranger et pour laquelle elle n'avait aucune concurrence à redouter. L'insuffisance des récoltes est un malheur contre lequel il n'y a point de remède sauf, peut- être, celui des cultures intercalaires qui permet de suppléer au déficit de l'une par l'abondance de l'autre; mais celte 1. En 189o, la récolte baisse à 27 millions d'hcclolilres; elle se relève à 45 en 1896. {Statistique générale, 1897, p. 295, tableau n° 377.) LA CRISE AGRICOLE 47 méthode d'exploitation présente aussi des inconvénients et n'est pas possible partout •. Une des considérations qui, en négligeant les chiffres arbitraires et les cas fortuits, comme ceux que je viens de signaler, tendent à diminuer singulièrement la portée elTective de la soi-disant crise agricole, c'est l'atténuation dans une forte proportion des charges générales de la cul- ture. L'enquête de 1892 estime cette économie à 382 millions de francs, sans toutefois justifier ce calcul avec beaucoup de précision. L'abaissement du taux de fermage réduit de 10 p. 100 le loyer de la terre ; ce résultat n'est qu'une moyenne, c'est-à- dire une équivoque. Le taux moyen de fermage d'un hectare de labour ne varie-t-il pas de 92 francs (l"** classe) à 28 francs (5'- classe), et celui d'un hectare de vigne de 153 à o3, c'est-à-dire de 3 à 1? Dans la première classe, le prix de fermage de l'hec- tare de vigne ne s'abaisse-t-il pas lui-même, selon les régions, de 338 francs (Seine) et 351 francs (Hérault) à 70 francs (Haute-Saône)? Ce qui est plus sérieux, c'est la baisse des salaires agri- coles. L'enquête l'évalue à 183 millions de moins à payer par les chefs d'exploitation, mais l'explication qu'elle en donne est discutable. La diminution sur les salaires est plutôt le fait d'une diminution de l'effectif des salariés que du salaire lui- même; quiconque vit à la campagne sait combien on a de peine à trouver des auxiliaires, hommes ou femmes, domestiques ou manœuvres, et quel prix il faut les payer -. C'est l'attrait des villes, où l'on croit, et l'on se trompe, que les salaires étant plus élevés le profit net est supérieur, qui 1. Il existe actuellement à peine 1/10 de la superficie des vignobles avec cultures intercalaires (108 197 hectares en 1892). 2. Dans le Morvan, pays pauvre, en mars 1900, on ne trouve d'ouvriers agricoles, même parmi les jeunes gens de vingt ans, qu'au prix de 2 francs par jour et nourris. On paie de simples laveuses de 1 fr. 25 a 1 fr. 30, en les nourrissant. 48 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE cause l'émigration à l'intérieur; mais la culture n'en souffre pas, à cause de l'afflux périodique des travailleurs pour la fenaison, la moisson et la vendange. Les méthodes d'exploi- tation y gagnent, parce qu'on prend de plus en plus l'habitude de remplacer les bras de l'homme par des ma- chines K Bref, l'ensemble des crises locales ou momentanées qui ont pu affecter tantôt une région, tantôt une culture, n'ont pas eu sur l'industrie agricole de notre pays une action déprimante. Les profits ont pu être diminués sur certains points, relevés sur d'autres, il s'est produit des déplace- ments de force, l'équilibre général n'a pas été rompu. Bien loin de justifier la légende d'une vaste crise agricole, les résultats de l'enquête de 1892, corroborés par les statistiques économiques ou fiscales les plus récentes, établissent, au contraire, que la condition matérielle des populations agri- coles, en France, n"a cessé de s'améliorer, et leur condition morale de se relever. Le sujet est curieux et peu connu, il prêterait à des déve- loppements étendus; mais je dois me borner, ne voulant donner ici qu'une esquisse rapide mais fidèle de l'état actuel de l'agricullure. Il n'est pas inutile de considérer à des points de vue difle- rents la répartition par condition de la population agricole de la France, parce qu'on peut apprécier ensuite plus sûre- ment les effets, dans ses mains, de la distribution de la pro- priété rurale, distribution qui exerce une influence capitale sur le choix et la possibilité des diverses méthodes d'exploi- tation du sol. Le recensement de 1891 la divise en catégories profession- nelles comprenant, non seulement les chefs d'exploitations (dont j'ai donné le détail ci-dessus) mais leurs familles, leurs 1. De 1882 à 1892, tandis que le nombre des charrues simples n'a augmenté que de 10 p. 100, celui des bisocs ou polysocs s'est accru de 25 p. 100. Il y a un accroissement de 88 p. 100 sur les faneuses et râteaux à cheval, de 99 p. 100 sur les semoirs mécaniques, de 103 p. 100 sur les faucheuses. Les machines à battre ont doublé. LE PROGRÉS RURAL 49 ouvriers et auxiliaires, en un mot tous ceux qui vivent de chaque classe d'exploitations. ÎVombrc de têtes Propriétaires faisant valoir 9 552 180 Fermiers, métayers et colons 6 996 799 Horticulteurs, pépiniéristes et maraîchers.. 548 110 Forestiers, bûcherons et charbonniers 338 799 Ensemble 17 435 8SS La population agricole représente les 46/100 de la popula- tion générale, les 47/100 de la population classée par profes- sion. On compte deux fois plus de propriétaires faisant valoir eux-mêmes leurs terres que de chefs d'exploitation travail- lant pour le compte de propriétaires à titre de fermiers ou de métayers ; signe de virilité et promesse de fécondité, car il est dans notre nature de mettre infiniment plus de zèle dans les travaux dont nous ne partageons le gain avec personne. Sur 100 propriétaires cultivant eux-mêmes leurs terres, on en compte 62 qui ont recours à l'aide d'ouvriers; il faut voir là une conséquence du morcellement du sol, car un très grand nombre de petits domaines suffisent à faire vivre leurs propriétaires avec leurs familles. Les exploitations agricoles dirigées pour le compte d'autrui occupent beaucoup plus d'ouvriers et le nombre des auxiliaires est plus considérable que celui de l'ensemble des fermiers, métayers et colons. Pour 100 personnes vivant de la profession, il y a, dans l'agriculture, 20 p. 100 de patrons et 17 p. 100 de salariés; dans l'industrie, 10 p. 100 de patrons contre 37 p. 100 d'ou- vriers, le reste se composant des familles. L'avantage, ici encore, reste donc à l'agriculture, tout au moins aux yeux de ceux qui pensent qu'il est plus profitable, pour le gain du travail et pour la dignité de l'homme, de travailler pour soi que pour autrui et chez soi que chez le voisin K 1. Les conditions analogues de la population industrielle, à quelques exceptions près, sont en proportion inverse de celles de la population agricole, ce qui s'explique aisément ('?) si l'on considère que ces deux groupes réunis représentent près des 3/4 de la population totale de la France. {Bulletin de statistique du ministère des Finances, novembre 1894, p. 507.) LA PROPRIÉTÉ BUBALE EK FRANCE. 4 50 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE La répartition géographique de la population vivant de Fagriculture n'est pas sans importance sur le régime de la propriété foncière. La proportion varie peu dans le centre de la France, entre la Seine et la Dordogne; l'efTectif agri- cole, très dense dans les Alpes, dans les Cévennes (Ardèche, Lozère, Cantal, Lot) et dans les Côtes-du-Nord, se raréfie au Nord et à l'Est et tombe au-dessous de 24 p. 100 dans les départements du Nord, du PJiône, de la Seine-Inférieure'. Mieux encore que les détails que je viens d'indiquer, trois ordres de faits constatent les progrès incessants de la popu- lation rurale et réduisent à néant les objections de ceux qui, dans un but de dénigrement ou avec des projets de spécula- tion, font grand bruit de la crise agricole et réclament pour l'atténuer une intervention de l'État, laquelle, si la crise exis- tait en réalité, n'aurait d'autre résultat que de l'aggraver. Ce sont les progrès de l'habitation, de l'alimentation, de l'acquisition. L'habitation, ce vêtement à distance, est le plus caracté- ristique des éléments par lesquels se manifeste le bien-être des familles ; c'est le plus apparent et c'est aussi celui qui se modifie avec le plus de lenteur, à cause de sa nature qui l'immobilise et de la dépense très lourde que nécessite sa moindre transformation. L'habitation, depuis surtout soixante ans, a fait sur tout le territoire des progrès considérables; toutefois, ([uantité de nos villages ollVcnt encore un aspect misérable, beau- coups de maisons sont couvertes en chaume, bêtes et gens vivent souvent dans une promiscuité désolante, et des paysans même riches méconnaissent les plus simples notions de l'hygiène. Le nombre des maisons rurales d'habitation n'a fait que croître depuis ISoO, date du premier recensement de cette nature^. Il y avait, en 1856, 6 418 962 maisons ayant un 1. Recensement de 1891, graphique n° 48. 2. Je considère comme habitations rurales les maisons ayant moins de deux étages. Le nombre total (moins le département de la Seine) des maisons en France (d'un loyer inférieur à 2 000 francs et sans y com- LE PROGRES RURAL 51 rez-de-chaussée ou un rez-de-chaussée et un étage; depuis Jors, on en a construit 1 258 168. Le nombre des maisons n'ayant qu'un rez-de-chaussée a diminué sensiblement et celui des maisons à un étage augmenté de 35 p. 100. C'est dans la région centrale qu'il reste le plus d'anciennes mai- sons basses. La preuve de l'amélioration continue des mai- sons d'habitation est dans la progression du produit de l'impôt des portes et fenêtres qui passe, de 30 millions de francs en 1838, à 40 en 1855, à 58 en 1870, à 89 en 1893 K On comptait cependant en 1891 plus de 346 000 maisons vacantes, 2 p. 100 dans le Centre et le Nord, jusqu'à 8 et 10 p. 100 dans le Midi, précisément là oii l'on constate le plus de constructions neuves. Le progrès de l'habitation varie de région à région et même, dans un département, de commune à commune. Chaque contrée a son type caractéristique, mille fois répété, sans altérations sensibles. Mais, autant les maisons rurales se ressemblent dans chaque région considérée isolément, autant elles diffèrent comme physionomie extérieure et comme aménagement, quand on passe d'une partie de la France à une autre -. Le mode de groupement des maisons rurales est égale- ment varié; tantôt elles sont agglomérées comme si elles s'attiraient l'une l'autre, tantôt elles sont dispersées et dissé- minées; il faut en voir la cause dans les traditions histori- ques plutôt que dans des raisons économiques. L'industrie initiale ayant été partout l'exploitation du sol, il semblait naturel qu'après le lotissement ou l'occupation chaque prendre les locaux industriels, les bâtiments de l'État et les châteaux, était, en 18ri6, de 7 360 408; en 1891. il était, d'après le dénombrement, de 7 842 053, et, d'après le service des Contributions directes, de 8 870 689. Cette erreur de 1 million en nombre est du fait des agents recenseurs [Rapport officiel, p. 93) et doit mettre en garde contre la précision rela- tive des statistiques établies par les municipalités. 1. Plusieurs monographies ont été publiées dans cet ordre d'idées avec plans et croquis : Monographie de la commune de Chassey-en-Auxois [Côte-d'Or), par M. de Saint-Genis (1897-1901); — De l'habitation dans le département de l'Oise, par M. Baudran, 1901, etc. 2. Statistique générale de la France, 1896, tableau 557. 52 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE famille allât vivre sur son domaine, au centre de son bien, surtout à l'époque où la culture extensive rayonnait large- ment et où la circulation était malaisée; mais l'isolement était un danger, et les groupes primitifs se sont concentrés ou dispersés selon que l'exigeaient les circonstances de temps et de lieu. La question de l'habitation a d'ailleurs été traitée récemment avec une ampleur et une science qui me dispensent d'y insister davantage '. Les progrès de l'alimentation paysanne, en quantité et en qualité, sont encore plus accentués. Je ne parlerai, pour abréger, que du pain et de la viande. Les céréales ont de tout temps été en France la base de la nourriture de la population et par conséquent la culture principale du pays ^ Dans les villes, on fait un usage presque exclusif de pain de froment; dans les campagnes, on consomme en outre, suivant les régions, une certaine quantité de seigle, de sarrasin et de maïs; mais, à mesure que l'aisance se répand, les grains inférieurs sont délaissés et remplacés par le blé. La quantité de froment nécessaire à la consommation du pays n'a cessé de croître, en voici la série progressive, en millions d'hectolitres : 181", 52 1/2 1861 87 1/2 1831 57 1869 109 18il 70 1/2 1881 Mi 1851 SI 1890 132 3 Depuis 1878, il n'y a plus dans le commerce des blés d'excédent des exportations sur les importations qui ont passé, de 459 hectolitres en 1835, à "27 millions 1/2 en 1891. La France est un pays importateur de blés; elle l'est de plus 1. Enquête sur les conditions de V liabitation en France^ provoquée par le Comité des travaux historiques et dirigée par M. de Foville, 2 vol., 1894-1899. 2. On pourrait dire inversement que la réussite de cette culture sur notre sol en a provoqué la consommation directe. {Revue des Deux Mondes, 1880, i, 613.) 3. Les statistiques donnent en bloc la quantité des grains et des farines; la farine y est convertie en grains sur le pied de 70 kilogrammes de farine pour un quintal de grains, le poids de riicctolitre de i)lé étant évalué à 75 kilogrammes. (Enquête de 1892, p. 113 de l'Introduction.) LE PROGRÈS RURAL 53 en plus, et, depuis soixante ans, les besoins de la consom- mation s'accroissent plus rapidement que la production. Celle-ci n'a pas diminué du fait du rendement (très variable d'ailleurs suivant les régions) qui a sensiblement augmenté, mais la superficie consacrée à cette culture a perdu 123 690 hectares depuis trente ans (1862), soit 1,64 p. 100. Le mouvement n"a pas été uniforme; en 1892, les super- ficies ensemencées en froment étaient restées stationnaires dans 50 départements, avaient augmenté dans 18 et diminué dans 19. Il y a un rapport étroit, sur lequel je reviendrai dans les chapitres qui suivent, entre ces transformations de cultures et la division de la propriété. L'augmentation dans plusieurs départements a été le résultat des ravages causés par les parasites de la vigne (Lot, Dordogne, Charente-Inférieure, Saône-et-Loire, Haute- Garonne, Aude, Tarn, Vienne, etc.); on a dû remplacer les vignes détruites par des cultures diverses dont la plus naturelle parut être le froment. Ce fut un tort, au lieu de remplacer il fallait reconstituer*. Pour d'autres (Creuse, Corrèze, etc.) elle est le signe d"un progrès cultural qui a permis la substitution progressive du froment au seigle et au méteil -. Quant aux départements oîi la culture du fro- ment a diminué, ce sont ceux de l'ancienne Normandie qui ont étendu leurs herbages à son détriment^, ceux qui ont créé des prairies (Doubs, etc.), ceux qui ont reconstitué 1. En 1850, il y avait plus de 20 000 hectares de vignes en Seine-et-Oise ; en 1899, il n'en restait que 6 700, du fait de la substitution de céréales ou de plantes légumiëres. Or, dans cette région, le produit net de l'hec- tare de vigne est de 1400 francs. Quelle est la culture courante, blé, avoine, betteraves, qui peut donner un revenu équivalent, alors que l'hectare planté en vignes n'a pas, en général dans ce département, une valeur vénale supérieure à S 000 francs. (Société nationale d'agriculture. Journal officiel du 3 avril 1900, p. 2093.) 2. Ce sont les céréales des pays pauvres (Limousin, Auvergne, Sologne, Bretagne); sur 2 422 milliers d'hectares, depuis 1862, ces cultures en ont perdu 613. 3. Depuis dix ans, dit l'enquête de 1892, les prairies artificielles ont gagné 92 385 hectares, les prairies naturelles 277 405 hectares, les her- bages pâturés 95 423 hectares. Chaque année, depuis 1893, l'accroisse- ment est d'environ 7 p. 100. 54 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE leurs vignobles en empiétant sur les céréales (Hérault, Gard, Vaucluse, Var, etc.) En résumé, depuis soixante ans, la consommation du fro- ment, en France, s'est accrue de 54 millions d'hectolitres et la production indigène de 39 millions; la difîérence vient de l'étranger. La quantité de froment à réserver pour la semence est de 2,07 hectolitres à l'hectare, celle qui est affectée aux transformations industrielles (pâtes alimen- taires, etc.) peut s'évaluer à 5 p. 100 de la production totale (récolte et importation] ; le reste va directement à la consom- mation humaine. En 1831, chaque individu consommait par an 1,6-4 hecto- litre de froment; en 1891, il en absorbait 2,69; en 1898, 2,72. C'est une augmentation de 108 litres par bouche. L'accroissement considérable du capital des cheptels, en quantité et en qualité, a eu pour conséquence immédiate l'augmentation dans la consommation de la viande. La quantité de viande fraîche produite par les animaux abattus en France a suivi la progression suivante : En milliers de kg. 1840 6Si 682 1862 972 472 1882 1239 959 1892 1 34C> 945 Si l'on admet que les viandes de cheval, de mulet et d'âne sont consommées à peu près exclusivement par les centres industriels et les villes importantes, on peut calculer dans quelles proportions les viandes fraîches participent à l'ali- mentation des populations urbaines et rurales. QUANTITÉ TOTALE DE VIANDE CONSOMMÉE RÉPARTITION PROPORTIONNELLE DE LA VIANDE CONSOMMÉE Dans les communes do plus do 10 000 habitants Dans les communes do moins de 10 000 habitants Par la population urliainc Par la jiopulation rurale Kilogrammes 6o2 767 345 Kilogrammes m 858 258 47.83 p. 100 52,17 p. 100 LE PROGRES RURAL 55 L'importation apporte un fort contingent qui s'ajoute à la production indigène. Le mouvement des viandes fraîches dépecées se traduit depuis trente-sept ans par des excédents d'importation continus, sauf pour l'année 1893, et il en est de même, de 1870 à 189G, pour les viandes salées et fumées ^ On a signalé une tendance des grandes villes à diminuer leur consommation en viandes fraîches tandis que celle des viandes salées ou apprêtées (charcuterie, etc.) y augmente. On l'attribue à l'exode de plus en plus général des familles aisées à la campagne pendant l'été, et surtout à l'usage croissant et excessif des boissons alcooliques et des bières étrangères qui déshabitue de manger, pour boire. Ce fléau, jusqu'ici enfermé dans les grandes villes, commence à atta- quer les populations rurales - du fait de la licence des caba- rets, qui s'installent dans les plus petits villages ^ On a calculé les progrès faits depuis trente ans dans la consommation de la viande fraîche, par tête et par an, à la ville ^ et à la campagne : POPULATION' ANNÉES Urbaine Rurale Kilog. Kilop. 1862 53,60 18,57 1882 64,60 21,89 1S92 58,12 26,25 1. Enquête de 1892, Introduction, p. 343. 2. La robuste santé des paysans est atteinte par le tabac et l'alcool- Celle des enfants elle-même est menacée; plus de joues fraîches et roses, des mines pâles et amaigries et des maux d'estomac, surtout chez les jeunes filles. Les médecins en voient la cause dans les séances trop longues de l'école et dans la suppression trop brusque de la vie en plein air. 11 faut aussi faire la part de l'hérédité. Les enfants portent la peine des excès, alcooliques ou autres, de leurs parents. 3. En 1874 (sans compter Paris), il y avait 342 980 débitants; en 1895, on en compte 424 575. {Statistique générale, 1897, tableau n° 401.) La quantité d'alcool pur consommé par tête et par an a passé de 1 litre 46 en 1850 à 4 litres 19 en 1896. {Ibid., tableau n" 392.) 4. Depuis 1872, les viandes salées remplacent avec excès les viandes fraîches dans l'alimentation des classes laborieuses et surtout des ouvriers industriels. 56 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE La consommation des viandes fraîches de 1882 à 1892 a donc diminué de 6,48 dans les villes et augmenté de 4,36 dans les campagnes; les deux facteurs de ce mouvement en sens inverse sont incontestablement, à la ville, Tusage de plus en plus immodéré du tabac * et des boissons alcooliques, à la campagne la diffusion du bien-être. L'alimentation rurale s'est augmentée et améliorée, depuis 1870 surtout, dans une très forte proportion, par l'utilisation des animaux de basse-cour dont l'élevage a fait de grands progrès -. La poule au pot du dimanche n'est plus un rêve, le paysan ne se prive ni de poulets, ni de canards, ni d'oies, et le vœu d'Henri IV est largement rempli. Le troisième fait démonstratif de la plus-value continue du capital foncier et du revenu agricole aboutissant à un bénéfice est la progression soutenue dans l'accumulation de l'épargne. Cette accumulation de capitaux entre les mains de la population rurale s'atteste par les dépôts à la Caisse d'épargne, l'achat de titres par petites coupures, et l'acqui- sition de terres. Le nombre des caisses d'épargne privées, de 214 qu'il était en 1833, s'est élevé à 1 676 en 1893 (y compris les suc- cursales) ; aux mêmes dates, le nombre des livrets a passé de 121327 à 6 328 947, et le solde dû aux déposants le 31 décembre, de 62 millions à 3 milliards 286 millions de francs. La Caisse nationale d'épargne ne fournit pas de sta- tistique dont les chitfres soient comparables à ceux des cais- ses privées; mais, en 1893, l'excédent des versements sur les remboursements était de 69 miUions 1/2 ^ Il serait intéres- 1. De 1830 à 1S95, le poids des tabacs livrés aux débilants pour être vendus a sauté de 11 à. 36 millions de kilogrammes. Les sommes débour- sées par les consommateurs en 18'.)5 ont dépassé 413 millions de francs, soit 10 fr. 85 par tète sur l'ensemble de la population et 18 francs si on répartit la dépense seulement sur les adultes de quinze à aoixante ans. 2. L'enquête agricole (1897, 317) effleure ce revenu des fermes qu'on évalue à 6 fr. 25 à l'hectare et qui a exporté, en 1892, pour 64 millions de francs. La part de la basse-cour dans l'alimentation paysanne est devenue considérable; c'est un progrès réel. 3. Il faut aller chercher les détails dans les rapports annuels adressés au Président de la République. En 1895, il y avait 7 391 bureaux de LE PROGRES RURAL 57 saut, au point de \ue de Févaluation de la fortune mobilière de la population rurale, de rechercher le rôle des caisses privées et celui de la caisse nationale selon les régions, ce sont des questions qui influent directement sur le problème du crédit agricole et sur celui de l'acquisition et de la divi- sion de la propriété; mais je ne puis ici qu'en signaler les lignes générales. Les paysans ne changent pas volontiers d'habitudes et confient de préférence leur épargne aux caisses locales, connues d'ancienne date, administrées de façon non seule- ment à conserver mais à faire fructifier les dépôts qui leur sont confiés * ; ils se méfient de l'Etat, cet être anonyme qui peut tout, attire tout à lui et rend difficilement ce qu'il a pris-; les hommes d'affaires écartent leur clientèle de ce gouffre qu'est devenue la Caisse des Dépôts et Consignations, transformée, par les lois récentes sur l'assistance et la mutua- lité, en courtier du Trésor. Si l'épargne rurale va de préférence aux caisses privées, qu'on a sous la main, où le dépôt est facile et le retrait rapide, elle se porte aussi, depuis les grands emprunts nationaux et les trop nombreuses émissions de valeurs à lots, sur les petites coupures du Crédit foncier et de la Ville de Paris, et même sur la rente 3 p. 100 et les obligations de chemins de fer^. On a calculé que la province, abstraction poste faisant concurrence aux 1 G76 caisses d'épargne privées; le nombre de comptes en cours était de 2 488 075 et le solde dû aux déposants dépassait 753 millions. La moyenne des livrets avait passé de 224 fr. 97 en 1882 à 303 francs en 189b. {Journal officiel du 27 décembre 1896.) 1. Article 1" des statuts de la Caisse d'épargne de Ghâteaurenault (Indre-et-Loire) publiés au Journal officiel du 3 avril 1900, p. 2 08.5. Le nombre des livrets au-dessous de 500 francs entre pour 79 p. 100 dans le nombre total; la proportion de ceux au-dessous de 100 francs est de 55 p. 100, au-dessous de 20 francs de 35 p. 100. (Caisse nationale, 1895.) 2. On n'a pas oublié une affaire de prévoyance qui passionna trois générations de nos pères, la Tontine ou Caisse Lafarge, créée le 2 mars 1791, qui ruina les souscripteurs et fit tomber 70 millions dans la caisse du Trésor par les décrets des 4 nivôse an VI et 1" avril 1809. 3. M. Neymarck a publié un travail très curieux et très documenté sur le Morcellement des valeurs mobilières. 58 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE faite de la clientèle des grandes villes, absorbait depuis 1880 environ 27 p. 100 des titres émis. Il est hors de doute que s'il y avait une véritable crise agricole et qu'elle sévît avec l'intensité et la continuité qu'on lui suppose, le bien-être et les facultés d'épargne du cultivateur en auraient souffert et que les effets de cette gêne seraient visibles. Mais c'est dans le mouvement foncier que se manifeste avec le plus d'évidence la vitalité rurale. Si l'on dressait le bilan complet de tout ce que les propriétaires et exploitants agricoles tirent de leur poche pour les frais de la culture, l'impôt, et toutes les formes de la prévoyance (assurances contre l'incendie et les risques agricoles, assurances sur la vie, cotisations pour les sociétés de secours mutuels, les syndicats agricoles, etc.), en tenant compte de ce que leur coûtent l'alimentation, l'entretien et l'éducation de leurs familles, on serait étonné du chiffre de revenu médiocre accusé par les statistiques K En effet, qu'on me permette de revenir un instant sur les résultats généraux tels que les publie la statistique officielle, et, à son imitation, rappelons comme point de départ l'éva- luation du produit brut de l'exploitation du sol en 1882 : Résultats en millions de fr. Production végétale 11 502 Production animale 7 183 Ensemble 18 GS5 A déduire comme faisant partie du capital d'exploi- tation qui se reconstitue chaque année (semences, pailles, engrais, nourriture du bétail) 5 224 Reste 13 461 Dont il convient de retrancher : 1" La dépréciation sur le produit brut qu'éta- blit l'enquête de 1892, savoir 2° Les frais généraux à 40 fr. par hectare cultivé cl 8 fr. par hectare de bois 1 470 [^ 12 568 3° Les charges principales de la culture (impôts, salaires, etc.) que l'enquête dimi- nue deo82millions sur celles de 1802, reste. 10 2oi Reste pour le produit net de I8'J2 8'J3 1. Le produit brut agricole, en 18S2, était évalué à 13 461 millions de 84 i \ 1 470 f 12 LE PROGRÉS RURAL 59 Celle évaluation paraît invraisemblable. Il ne semble pas rationnel que nos 3 604 789 chefs d'exploitation n'aient à se parlager que 893 millions de francs, soit 242 fr. 25 par tôle au lieu de 330 francs en 1882, alors qu'ils payent à leurs G C)G3 135 salariés plus de quatre milliards de francs de salaires. C'est la preuve du danger des moyennes et de l'impossi- bilité, avec notre outillage administratif actuel et nos rou- tines bureaucratiques, d'élablir avec une précision absolue des résultats qu'on ne saurait avancer sans les faire suivre d'un point d'interrogation, suivant la spirituelle expression de M. de Foville '. Depuis 1878 seulement, les relevés d'actes et de mutations établis par l'administration des Finances contiennent les classements et les détails qui permettent de transformer les comptes de la perception de l'impôt, de statistiques pure- ment fiscales, c'est-à-dire d'une portée très étroite et très limitée, en statistiques économiques dont l'utilisation est quasi universelle. Depuis 1895, le service de l'Enregistre- ment, qui constate sur ses registres tous les mouvements de la fortune publique et peut en mesurer les plus légères oscillations, a multiplié par des combinaisons ingénieuses les cadres de ses relevés de façon à saisir et à fixer toutes les manifestations de l'initiative sociale. C'est à ces ta- bleaux ^ que la science économique pourra désormais demander ses informations les plus sûres ; l'exactitude de leurs chiffres ne pourra pas être contestée puisqu'ils sont francs et le produit net à USo millions, soit 387 francs par heclare cul- tivé pour le produit brut et 330 francs par tète d'exploitant pour le pro- duit net. [Bulletin de statistique du Ministère, 1888, février, p. 158.) Or, en 1892, on estime que le produit brut a subi une dépréciation de 844 millions; la quote-part devrait donc être diminuée d'autant. 1. Le morcellement, p. 77 et 79. Les enquêtes décennales, ajoute-t-il, n'ont qu'une valeur relative; toutefois, les résultats peuvent en être acceptés à titre d'approximations, toutes les fois qu'il n'y a pas de raison pour que les erreurs commises se portent d'un côté plutôt que de l'autre. On ne peut pas avoir l'ironie plus courtoise. 2. Quatre volumes ont déjà été publiés en 1897, 1898, 1899 et 1901, et il serait à souhaiter qu'on allouât à cette publication un crédit suffisant pour la rendre aussi complète que possible. 60 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE l'expression de la perception des droits, après un triple contrôle, et qu'on en écarte avec soin les moyennes et les calculs arbitraires. Un diagramme (1898, page 166) montre le mouvement ascensionnel continu des mutations immobilières à titre onéreux, de 1826 à 1893, avec les reculs et les interrup- tions que causèrent les crises politiques, financières, com- merciales et industrielles; le nombre des ventes ordi- naires, pour l'ensemble, est en décroissance, mais cet affaissement frappe les acquisitions d'un gros prix et non les petites. Malheureusement, la répartition par catégories de prix des acquisitions d'immeubles n'a été encore faite que deux fois, en 1841 et en 1895, et les classements étant différents, leurs chiffres ne sont pas comparables K Voici les indica- tions que révèle le mouvement foncier de l'année 1894. CATÉGORIES DES VENTES d'après leur prix Au-dessous do 50 J fr. . . De 500 fr. à 1 000 fr. . De 1 000 fr. à 5 000 fr. Totaux. De 5 000 à 10 000 fr... .\u-dessus do 10 000 fr. TOT.VUX GÉNÉRAUX.. IMMEUBLES URBAINS V K Total .Nombre Oes prix 23 905 17 166 40 583 81 651 13 598 n 261 112 513 5 500 100 12 422 900 98 125 200 116 057 200 93 448 500 737 507 600 947 013 300 IMMEUBLES RURAUX Total .Nonilire ,|es prix 325 102 100 763 118 977 544 902 17 985 11 288 574 175 62 492 600 69 626 900 245 233 100 377 352 600 155 932 900 299 209 200 792 494 700 20 916 (A) <;'ost-!i-(lirc ventes cumulatives d'immeubles urbains cl ruraux consenties moyennant un prix unique. 1. L'enquête de 1841 ne distinguait pas la propriété urbaine et la pro- priété rurale et n'avait considéré que trois catégories : de tlOO francs et au-dessous, de 600 à I 200 francs, et au-dessus de 1 200 francs. L'enquête de 1895, qui reste permanente et dont les éiéaients continueront à être relevés chaque année, sépare le mouvement urbain du mouvement rural et développe 29 tranches ou catégories classées par l'importance des prix de vente. LE PROGRES RURAL 61 Sur les 713 604 contrats enregistrés ' en 1894, pour un prix approchant de 2 milliards de francs, les immeubles ruraux figurent en nombre pour 37'( 175, ayant coûté 792 mil- lions 1/2. Dans cette dernière catégorie, 544 902 acquisitions ont été faites pour des prix inférieurs à 5000 francs, 17 985 pour des prix variant de 3 000 à 10 000 francs, et 11 288 seule- ment, 1/5 à peine, ont coûté plus de 10 000 francs. Parmi les grosses ventes, les plus nombreuses sont celles (pour les biens ruraux toujours) de 10 000 à 20 000 francs (6 953) et de 20 000 à 50000 francs (3 288); les autres sont négligeables. Parmi les petites ventes, les plus nombreuses sont celles au-dessous de 500 francs qui forment 56 p. 100 de l'ensemble. Il serait à désirer que, dans les prochaines statistiques, on descendît aux prix intermédiaires, de 100 à 500 francs, et qu'on fît, par contenance, un classement analogue à celui par importance de prix, en indiquant les parcelles qui com- portent une habitation. Dans la réalité, le nombre des petites acquisitions rurales est infiniment plus considérable, et, dans certaines régions, notamment dans l'Est et dans l'extrême Sud-Ouest, pour des causes diverses, il arrive qu'un immeuble passe successive- ment dans sept à huit mains sans qu'il soit établi de titre régulier. Cette situation fâcheuse se maintient à cause de la proportionnalité à rebours des taxes fiscales ; elle n'a cessé de s'aggraver, au cours du siècle, par suite de l'augmenta- tion successive des droits de timbre. Actuellement, les charges fiscales frappant les petits contrats suivent la pro- portion décroissante ci-après ^ : 1. Les imperfections de nos lois foncières, l'abus des sous-seings privés, l'exagération des droits de mutation et des honoraires des notaires font que 30 p. 100 environ des ventes se dérobent à l'Enregistrement au grand préjudice de la sécurité du droit de propriété. 2. Il n'y a qu'un remède : création de livres fonciers, réorganisation du service des mutations cadastrales qui n'existe qu'au budget, réduc- tion des tarifs (la moins-value serait compensée par la suppression de la fraude). 62 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Taux des taxes Importance pour chaque 100 fr. des acquisitions. ^^ ^^-^^^ 100 francs 17,37 200 — 12,12 300 — 10,37 400 — 9,i9 500 — 8,97 1000 — 8,49 5 000 — 7,20 Sur les différents modes d'exploitation du sol, la culture directe' comptant dans l'ensemble pour 71 p. 100 à elle seule, ce courant continu vers l'acquisition de la petite et surtout de la très petite propriété, n'a rien qui puisse surprendre. Il est à la fois une cause et un effet. L'enquête signale une augmentation, de 1882 à 1892, de 4,16 p. 100 dans le nombre des chefs d'exploitation et une diminution de 11,43 p. 100 dans celui des salariés; la population rurale ayant baissé de 4,45 p. 100 d'après le dénombrement de 1891. Le dénombre- ment de 1895 constate également l'accroissement des grandes agglomérations au détriment des campagnes par un dépla- cement des ruraux vers les centres industriels et commer- ciaux; toutefois, ce mouvement est moins accentué que dans les périodes précédentes, il y a temps d'arrêt, et cer- tains départements agricoles (Finistère, Gironde, Hérault, Marne, Morbihan, Oise, Seine-et-Marne, Seine-et-Oisc, Var, Haute- Vienne, Vosges) se signalent par des augmentations. Ce symptôme est à retenir comme une marque de reprise de soi-même par la population agricole à qui les déceptions de la ville ont fait payer cher l'expérience acquise depuis 18G2. Il a une importance d'autant plus grande que le rapprochement des chiffres du mouvement foncier et de ceux du déplacement des travailleurs agricoles, passant d'une classe à l'autre, permet d'arriver, sans hypothèse arbitraire, par le seul constat des faits, à des conclusions quelque peu différentes de celles de l'enquête de 1892. 1. Soit 3 387 24b exploitants directs contre 1 40:j569 fermiers et métayers. (Enquête de 1892, p. 369 de V Introduction.) LE PROGRÈS RURAL 63 Adoptant le même classement en catégories, mais lais- sant les moyennes pour ne prendre que les chiffres absolus (ceux-ci supposés exacts), on trouve, de 1882 à 1892, les différences qui suivent : RÉPARTITION DES TRAVAILLEURS AGRICOLES NOMBRE DES PI ET TRAVAILLE ROPRIÉT DRS RURA En iilus AIRES LX En moiii.s 1882 1892 -À =■ ( 1 M ( 2 £ \ cultivant seulement leurs pro- 2 150 696 500 144 147 128 727 374 2 199 220 475 778 123 297 588 950 48 524 24 366 23 831 138 424 ,,- . ( Fermiers et loca- cultivant (^ taires de terres., aussi pour j ji^tayers ^^^'■^^ (Journaliers 3 525 342 17 966 468 18-1 194 448 753 313 1 954 251 3 3S8 162 3 387 245 16 091 585 623 220 871 621 131 1 832 174 48 524 117 439 26 423 186 621 1875 132 182 122 077 Fermiers et locataires do lor- 3 275 890 143 862 256 134 La population agricole a donc perdu 250369 cultivateurs, dont 3,91 p. 100 sur les propriétaires et 3,31 p. 100 pour les salariés, dit l'enquête; pour les autres, il n'y a qu'un déclas- sement, ils ont passé d'une catégorie dans l'autre, les uns montant d'un échelon, les autres descendant. C'est la con- dition normale de l'humanité; je ferai seulement remarquer que l'agriculture est la seule industrie, en France, où le nombre des patrons vesie^malgré les crises^ supérieur à celui des salariés. Deux faits dominent ce tableau en ce qui touche la grande catégorie des propriétaires-exploitants, cette base essentielle de la population des travailleurs agricoles : l'augmentation du nombre des propriétaires se livrant exclu- sivement à la culture de leur propre héritage, la très forte diminution de la classe des journaliers, c'est-à-dire des très petits propriétaires. 64 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE L'enquête suppose que les 138000 journaliers qui man- quent à l'appel de 1892, se sont haussés d'un cran et sont devenus à leur tour, jusqu'à concurrence de 90000, proprié- taires ne travaillant plus pour autrui, tant en remplace- ment de la perte probable sur la première classe en dix ans qu'en augmentation de cette classe; les autres (48000) auraient vendu leurs biens, soit pour émigrer vers les villes, soit pour devenir de journaliers locataires. Mais, en calcu- lant sur une diminution supposée normale du nombre des propriétaires, les rédacteurs de l'enquête ont oublié de tenir compte du jeu des mutations par décès, qui comblent les vides, et du résultat des partages qui mettent deux ou trois propriétaires sur un même domaine, là où il n'y en avait qu'un. Dans la seule année 1898, il y a eu 246554 mu- tations par décès d'immeubles ruraux, d'une valeur en capital de un milliard et demi de francs; sur 430 810 déclarations relatives à des valeurs diverses (dont 343 300 concernant des biens fonciers), 281353 étaient dévolues en ligne directe et, dans cette ligne, 62 592 à des familles comptant de 4 à 7 enfants, c'est-à-dire vraisemblablement à des ruraux *. Si l'on rapproche ce mouvement successoral considérable du grand nombre d'acquisitions de propriétés rurales (574 175 en 4894) constatées annuellement, en dehors de celles qui se dérobent à l'impôt et échappent à la statistique, on ne peut pas être surpris de l'augmentation du nombre des propriétaires exploitant uniquement leur bien. Mais, comme il y a infiniment moins de propriétaires de cette catégorie que d'acquisitions, il faut en conclure à une sorle de sélec- tion produite par le jeu naturel des conlradictions écono- miques dans les rangs des trois autres classes de proprié- taires : locataires de terre, métayers et journaliers. Parmi ceux-là, ceux qui ont réussi, ont agrandi leur domaine, acheté des parcelles contiguës ou des enclaves, élargi leur exploitation; les autres, soit par le désir du changement, soit par l'elTet de la maladie, des mauvaises récoltes, de 1. Bulletin de statistique de VEnref/istrement, 1890, p. 195. LE PROGRES RURAL 65 l'obligation de vendre l'héritage au lieu de le partager \ ont disparu de ce compartiment de la statistique; bien peu ont pu se hausser d'un échelon et se suffire en abandonnant les ressources du salaire d'autrui, puisque l'ensemble des pro- priétaires ne fournit qu'une augmentation de 48 524 contre une perte de 186 621 unités. Quant aux cultivateurs non propriétaires, en diminution de 236134, le déficit apparent s'explique jusqu'à concur- rence de 143862 par l'augmentation du nombre des fermiers et des métayers*. Il s'est produit dans la catégorie des sala- riés un mouvement ascensionnel comparable à celui que j'ai signalé dans les propriétaires, se déplaçant d'une classe à l'autre; ici, le progrès est plus sensible. Des journaliers, et surtout des domestiques de ferme ^, se sont faits métayers et locataires de terre, les premiers dans le Midi et le Centre, les autres principalement dans le Nord et le Nord-Ouest. La première étape de l'ouvrier agricole pauvre, dès qu'il a pu se dégager par son épargne de l'obligation de travailler à gages, c'est la location; il a son initiative, suit son idée, se dépense à la peine et se loue lui-même volontiers de temps à autre à la journée, mais il a conquis une demi-indépen- dance et s'efforce d'arriver à la seconde étape, celle de la propriété. L'exploitation de ces petites locatures, de ces chétifs domaines, a dit l'un de ceux qui ont le mieux expliqué les ressources du morcellement, rend la vie plus douce, plus saine, à quantité de familles. Le paysan français aime à dormir sous un toit qui lui appartienne ; et quand le terrain 1. Conformément aux articles 826 et 827 du Code civil. 2. Les fermiers de la région du Nord représentent à eux seuls les 53 p. 100 de l'ensemble. Les métayers, au contraire, sont très nombreux dans le Midi, 49 p. 100 de leur classe: puis, dans le Centre. La reconsti- tution des vignobles a donné un nouveau relief au contrat de métayage. 3. Qui, nourris, logés et bien payés (de 100 à 500 francs au moins, selon l'âge et l'aptitude), car le salaire a partout augmenté de 8 à 10 p. 100, sauf pour les servantes (moins-value de 10 à 14 p. 100), sont mieux en situation que les journaliers chargés de famille de réaliser des économies et de travailler à leur compte, leur rêve, dès qu'ils ontamassé un pécule suffisant. LA. PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 5 66 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANGE sur lequel cet humble toit projette son ombre lui appartient aussi, sa bêche et son arrosoir en savent tirer plus de profit que ne ferait la charrue d'un riche fermier. Voilà donc un homme qui, si peu propriétaire qu'il soit, jouit réellement de Fêtre : et s'il est plus heureux ainsi, il y a aussi chance que, par surcroît, il devienne meilleur K On m'excusera d'avoir insisté sur ces menus détails, ils m'ont paru nécessaires pour déblayer le terrain devant l'étude qui va suivre et jeter le plus de lumière possible sur le problème foncier de l'exploitation agricole qui se résume dans cette simple formule : Quelle est, actuellement, en France, la division de la propriété l'uralel Serait-il à souhaiter quelle fût autrement^ Il serait présomptueux de trop affirmer dans une matière aussi délicate où, quand les éléments d'appréciation ne manquent pas, ils sont arbitraires, contradictoires ou équi- voques. Les chiffres sur lesquels on raisonne ne sont que des résultantes, c'est-à-dire des différences finales dont les mouvements de détail, en sens contraire, se manifestant par des écarts inattendus, nous restent le plus souvent inconnus par leur infinie variété et leur complication même. Aussi convient-il de ne point trop fouiller l'analyse et de n'appré- cier qu'avec réserve. Cependant, quand il s'agit d'une impression générale sur l'état actuel de la propriété rurale, en France, et sur les résultats de son exploitation, il est permis de reconnaître que de grands efforts ont été faits depuis trente ans par les pouvoirs publics et les sociétés agricoles en faveur de l'agriculture. Mais l'intervention officielle, quelque éclairée qu'elle puisse être, ne suppléera jamais à l'initiative indivi- duelle, à l'énergie privée. Là est la vraie force, V action libre. Aussi, est-il plus nécessaire que jamais de multiplier les informations, de fournir aux intéressés des documents répétés et précis. On sait que l'enseignement agricole a été considérablement développé, que les principes scientifiques 1. Le morcellement, 08. LE PROGRÈS RURAL 67 ont pénétré dans les fermes, que les syndicats ont mis en pratique les bienfaits de l'association; mais l'éducation économique du pays est presque tout entière à faire, et l'Académie fait œuvre utile et patriotique en multipliant les enquêtes afin de dissiper les erreurs et les préjugés qui obscurcissent si souvent, pour la plupart des intéressés, les vérités les plus incontestables. Rien n'est plus topique, à ce large et universel point de vue, que l'étude de la répartition de la propriété dans les mains de ceux qui la possèdent ou la cultivent. L'économie sociale exige autre chose que des chiffres présentés avec un art plus ou moins administratif ou plus ou moins ingé- nieux. Il faut des chiffres, mais il les faut exacts; et avec eux, il faut surtout la réflexion qui les éclaire les uns par les autres et l'esprit philosophique qui leur donne la vie. Il convient aussi d'écarter les expédients équivoques et les théories malsaines, les uns répandant une fausse sécurité, les autres déprimant les caractères et brisant les ressorts. Les prix ont baissé, il y a eu des pertes effectives, des souffrances réelles, et, à tout prendre, on pourrait dire que la crise agricole est permanente, parce qu'elle se compose, quelle que soit la période pendant laquelle on l'étudié, de quantité de petites crises localisées, spéciales tantôt à une région et tantôt à une culture ou à une industrie rurale; mais, cette permanence même, ce perpétuel déplacement des oscillations économiques n'en fait plus un mal subit, unique, auquel on peut porter remède par une action immé- diate, mais un état normal, qu'il faut subir en s'accommo- dant du mieux possible à ses exigences. Pour connaître cet état et chercher son équilibre dans les manifestations de son instabilité, il est nécessaire de multi- plier les comparaisons, de fixer la mesure des changements survenus dans la constitution et la répartition de la pro- priété, dans l'exploitation du sol, la distribution des cultures, les conditions du travail et du crédit, afin d'examiner s'il y a lieu ou de créer des institutions nouvelles ou de laisser 68 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE rintérêt privé manifester son initiative dans une absolue liberté. Ce qu'il faut dire, dès à présent, c'est que la France agri- cole ne cesse pas de progresser. Une population où l'on compte autant de patrons que de salariés et où le nombre des propriétaires augmente d'année en année, où le bien-être se prouve par des progrès continus et sensibles dans l'habi- tation, l'alimentation et l'épargne, où les cheptels morts et vifs s'accroissent en quantité et en qualité, où l'outillage industriel se substitue à la force musculaire pour l'épar- gner, où l'instruction devient universelle S où le sentiment de la mutualité s'affirme, cette population ne souffre pas, et son avenir est assuré. 4. De 1890 à 1895, le nombre des conscrits illettrés est tombé de 26 à 18; dans les départements du Nord et de l'Est, la proportion des illettrés sur la population totale n'est plus que de 2 p. 100 pour les hommes, de 1 p. 100 pour les femmes. FLOUK DE STGENIS-LA PROPRIETE RURALE ^^ 1. ï^ T'E R R É LIBRAIRIE ARMAND COLIN o'\ BELGIQUE \ 4 ^ ■■■; .'ARDENNÈV^ ^J / ; AISNE '■: / )- 3^--— k :' .-■•■■ ■■■•. ■■ ■■C-\ \ ?.. •■■••■■:■■ 1^1 I ^" -. \MEUsè^ ' \. ■■' MARNE ./■ ■: VS 4- AUBE \ h^e ; vosges / / ■'marne' ' ' ' ^ rt YONNE ./| .-..■SAÔNE \beiWJ.,.-- •■' ••••. .-COTE-DOR ■. ~; ;■ ■■ DOUBS / NIÈVRE. ■•. I / ^ -r c^ C P ;. ..■• -.JURA ■ ■■' ' ' - '■"'•■'*•■ 'gÀÔNE-ET 101 RE : , ,,- , , , Ll ER ... . ■■■ ■■■ ûy "\ r.-:n : AIN .■H^sAVOlE'-jv m.ELOlRE SAVOIE v^ ,'ARDÈCHE ■.LOZERE' ■■-..ISERE T A L l î^ VORÔME r^^ y- -^ ( -GARÏT X^.^^ ■■■^^^ ' ,. I nij RHÔNE' :-'■' f, toutes les autres avaient été remplacées par des étrangers. (D'Avenel, Histoire économique.) 2. Cette époque est celle où l'on inscrit dans les statuts des corpora- tions de nouveaux articles réglementant l'apprentissage et s'ciïorçant à restreindre l'invasion des étrangers, vilains et manants du [dat pays. (Archives municipales des villes de l'Est.) 3. M. Tausserat a reconstitué la série des acquisitions de certains d'entre eux, au vu des actes. La seigneurie de Lury ne possédait pas, en 1400, un domaine utile de 20 hectares; en 1700, elle en adermait 600. En 1380, la superficie moyenne de chacun des 14 fiefs dépendant de la chàtellenie de Lury n'atteint pas 15 hectares; en 1700, par suite d'achats ininterrompus, leur étendue dépassait pour chacun 400 hectares. Ne peut-on y voir l'origine des grandes exploitations actuelles du Ciicr? 4. Jusqu'à la fin du xv° siècle, les Juifs avaient eu le monopole du change et des prêts d'argent; les chrétiens leur firent, concurrence. Le numéraire était rare, on commerçait surtout par le moyen des échanges en nature et c'est ce qui explique la rapide fortune des paysans qui se firent courtiers et des bourgeois qui devinrent marchands, entreposi- taires, préteurs sur nantissement dans les villages. ENSEIGNEMENTS DE L'HISTOIRE 97 propriétaires fonciers roturiers, n'exploitant pas directement. Cet ensemble de circonstances et de faits explique à la fois l'extrême division du sol et son extrême mobilité par la mul- tiplicité des transferts à une époque où il semble que la cul- ture ne fût qu'un servage et la terre une valeur dépréciée. Du milieu du xvi^ siècle à la fin du xviii^ la grande pro- priété se reconstitue par l'acquisition de petites parcelles ' ; l'exemple est donné de haut, les parvenus ont tous à cœur de vieillir leurs fortunes récentes en s'installant dans de vastes domaines, Fouquet et Colbert ont rivalisé de luxe foncier -. Le progrès agricole se dessine, le lotissement de biens communaux, des défrichements, augmentent la surface productive, et ce peuple gêné de métayers et de fermiers qui a remplacé dans une forte proportion, surtout dans la plaine et près des villes, les anciens petits propriétaires dépossédés, cherche à modifier les procédés d'assolement et d'élevage pour rendre plus rémunératrice l'exploitation de ces terres de la bourgeoisie^ dont le produit net lui échappe ^. 1. Les grandes fermes de Beauce et de Brie datent du xvii' siècle; de même que les vastes herbages de la Normandie, du Berry, et les domaines répartis en petites métairies du Morvan. Les capitalistes de ce temps comprirent que le morcellement excessif du moyen âge, nécessaire pour défricher et peupler, constituait une entrave au développement rai- sonné de la production agricole, et que le groupement pouvait faire de l'exploitation rurale une véritable industrie. 2. On sait les sommes folles (18 millions de livres) que dépensa Fou- quet pour acheter le terrain et bâtir le château de Vaux-le-Vicomte près de xMelun. En 1670, Colbert achète au duc de Tresmes la baronnie de Sceaux avec 120 arpents; en 1682, le parc de Sceaux, entouré de murs, en englobait 709. {Gazette des Beaux-Arts, 1" novembre 1899.) Le domaine royal de Versailles, devenu résidence, ne s'agrandit point par l'adjonc- tion de grandes étendues de terrain mais par l'achat d'une infinité de menus lopins appartenant à de petites gens, fermiers, paysans, comme l'attestent les milliers de dossiers des Archives. En 1789, le domaine comptait près de 9 000 hectares. (Ph. Gille, Versailles et les deux Triaiions. 1899.) 3. Expression typique d'un rapport de l'Intendant de la généralité d'Alencon, en 1700, et qui marque bien le déclassement qui s'était opéré, les cultures étendues éparses aux mains des paysans s'étant concen- trées et agglomérées dans celles des bourgeois. 4. En 1789, les rédacteurs des cahiers de doléances des paroisses de la généralité de Toulouse déclarent qu'une des causes les plus générales LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 7 98 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE A la veille de la Révolution, tandis que les voyageurs et les humoristes signalent, surtout dans la banlieue des villes et dans certaines régions à cultures intensives, un excessif morcellement, les administrateurs et les économistes remar- quent que les fermes augmentent d'importance à mesure qu'on s'éloigne de Paris, de Lyon, de Bordeaux, de Tou- louse, et que l'évolution s'est produite dans un double sens : diminution du nombre des propriétaires par le groupement de plusieurs petits héritages dans les mêmes mains ^ ; dimi- nution du nombre des parcelles par la transformation de minuscules cultures en labours ou en herbages d'un seul tenant ou la suppression de jardins de paysans englobés dans un parc -. La grande propriété, telle qu'elle existait en 1789, toujours abstraction faite des biens ecclésiastiques et du Domaine du Roi, n'avait donc pas la féodalité pour origine; elle était le produit de la réaction commencée à la fin du xv'' siècle par la réfection générale de la plupart des terriers seigneuriaux ^ l'œuvre lente et continue d'une concentration aux mains d'une nouvelle classe de propriétaires fonciers beaucoup plus que d'une reconstitution (ce fut la très rare exception) de l'étendue des fiefs et des héritages primitifs créés par le contrat de sauvegarde et l'évanouissement momentané de la petite propriété individuelle. Voilà le fait économique; le fait politique, c'est que la reconstitution de la grande propriété eut lieu, non pas au profit de la vieille aristocratie militaire (le la misère publique est l'absence de propriétés i)crsonnellcs entre les mains des cultivateurs, obligés de tivivailler pour un salaire modique insuffisant à l'entretien de leurs familles. 1. M. Tausserat cite la pièce des Vallées, de 30 hectares, proche le château de Chcvilly (Cher), où l'on planta l'avenue de noyers qui con- duit au château, qui était divisée entre 39 propriétaires, et que la famille de Courauld acquit par morceaux suivant des contrats échelonnés pendant quatre siècles. 2. M. d'Avenel cite le parc de Blaru (Seine-et-Oise) qui, de 3 hectares et demi en 1540, s'élargit en 28 hectares en 1677, sans que l'ensemble du domaine eût augmenté. 3. Lettres patentes du roi Louis XII, de février 1499, renouvelant et confirmant celles de Charles VIII. I ENSEIGNEMENTS DE L HISTOIRE 99 et féodale, dont bien peu de représentants figuraient encore parmi la noblesse de cour, mais à l'avantage d'une aristo- cratie nouvelle, issue du tiers état, et qui, s'afïublant des anciens titres, n'est plus reconnue dans l'histoire sous ses noms patronymiques que par les érudits ^ J'estime que, pour ne point exagérer certains éléments de cette étude au détriment des autres, quel que soit l'intérêt majeur du sujet, ces brèves indications suffisent pour fixer les grandes lignes des origines, en France, de la propriété étendue et de ses vicissitudes. Je laisse de côté, à dessein, la question des biens communaux, l'une des plus contro- versées de notre histoire; le problème est différent'^. Ce qu'il importe de mettre en lumière, c'est le passage de la société gallo-romaine à la société barbare, ou plutôt la lente et continue pénétration de ces deux sociétés l'une par l'autre, aboutissant à un état économique nouveau, à un modus Vivendi paraissant équilibré par de mutuelles conces- sions et que viennent soudain bouleverser les invasions du ix" siècle. La raine qui frappa les curiales gallo-romains a 1. Colbert, fils d'un marchand de Troyes, l'ut fait marquis de Sei- gnelay et laissa ce titre à son fils aîné; il fit de son frère un marquis de Croissy et de son second fils un archevêque de Rouen, de son petit- fils un comte d'Estouteville et de son neveu un marquis de Torcy. Le Tellier fut marquis de Louvois et pourvut de beaux titres ses sept fils, l'un évêque de Clermont, l'autre marquis de Barbesieux, l'autre marquis de Souvré, etc. Fouquet maria ses filles au duc de Charost et au duc d'Uzès, ses fils furent comte de Vaux et marquis de Belle-Isle. \J Armoriai de d'Hozier n'est plus qu'une savonnette à museaux de greffiers, disait Bussy-Rabutin. 2. L'Académie l'a posé en ISSo. Jusque-là, au lieu d'étudier la ques- tion en elle-même, on en subordonnait la solution à l'idée qu'on se fai- sait de la féodalité et de son rôle. Tantôt on n'a reconnu aux communes qu'un simple droit d'usage, originairement concédé par la bienveillance du seigneur; tantôt, au contraire, on leur a attribué la propriété primi- tive et l'on n'a vu dans les seigneurs que des usurpateurs abusant de leur juridiction pour s'emparer de droits qui ne leur avaient jamais appartenu. La première opinion est visible dans la grande ordonnance des Eaux et Forêts de 1669, qui reconnaît aux seigneurs le droit de triage, c'est-à-dire le droit de prendre en toute propriété le tiers des communaux; la seconde opinion est le principe de toute la législation domaniale de la Révolution. {Comptes rendus de l'Académie des sciences morales et politiques, 1855-1836.) 4 00 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE son équivalent dans la misère qui étreignit les paroisses rurales sous Louis XIV ^ Mais, ce que les populations apeu- rées du moyen âge liquidèrent par Tabdication universelle, s'abaissant par leur libre volonté de l'échelon de propriétaire libre à celui de fermier perpétuel, la Nation de 1789 le liquida d'office par la Révolution. Quelle a donc été la part de la Révolution dans la division et la répartition du sol; quelle influence immédiate a-t-elle exercée sur la condition des populations rurales en France et quel sort fit- elle à cette grande propriété qui a été si décriée et qui le mérite si peu? La France est dans l'indivision, avaient répété les Ency- clopédistes, et quiconque possède par indivis a le droit de demander le partage. C'était exagérer la thèse de ceux qui prétendaient que, sous la triple influence des droits féodaux, de l'arbitraire royal et de la surcharge d'impôts, la France n'était plus qu'un pays de main-morte. La preuve du con- traire est faite. En attribuant à la Révolution de 1789 l'hon- neur et le mérite d'avoir créé le paysan-propriétaire, on a mis en circulation une légende que détruit l'examen impar- tial des faits, et une erreur historique aussi coupable que celle qui, au siècle précédent, voulait voir dans la nation deux classes ennemies, des vainqueurs et des vaincus. Un spécialiste^ a résumé, quant au régime économique de la propriété rurale sous l'ancien régime, dans une for- mule expressive et qu'on ne vulgarisera jamais Irop, les résultats obtenus par l'érudition la plus consciencieuse. En voici le texte : Mon enquête à travers les rôles des vingtièmes m'a fait toucher du doigt deux faits essentiels d'où découlent maintes conséquences : le pre- mier, qu'il y avait, avant 1789, une multitude de propriétaires fonciers; le second, que ces propriétaires ne payaient que des cotes minimes, d'une exiguïté que je n'aurais jamais soupçonnée si je ne l'avais saisie sur les rôles mêmes. L'impression qui reste de ces études, c'est que, 1. Les alleux des municipes, c'est-à-dire les biens communaux, furent à leur tour inféodés comme l'avaient été les biens libres des particuliers. (Le Berquier, Revue des Deux Mondes, 1859, i, 384.) 2. M. Gimel {Bulletin du comité des travaux historiques, 1890, 1, 114). ENSEIGNEMENTS DE L HISTOIRE 101 sous l'ancien régime, ce qui dominait c'était la très petite propriété et la très grande, la première considérable par le nombre, la seconde par l'étendue. La liquidation foncière engagée par la Constituante et qui ne se termina que sous la Restauration, mit aux enchères, d'après les calculs les plus modérés, 1/10 du territoire natio- nal; or, à notre époque, malgré l'activité du mouvement foncier, les acquisitions ne portent guère, année moyenne, que sur l/oO du capital foncier; le brusque apport sur le marché de tant de valeurs à la fois amena pour la valeur vénale des immeubles une dépréciation de 30 p. 100, et la crise des assignats vint compliquer, ralentir et contrarier l'opération. L'incendie du ministère des Finances pendant la Commune de 1871 a fait disparaître les archives de l'administration des Domaines relatives au séquestre, à la restitution et à la vente des biens du clergé et des biens des émigrés. C'est une perte irréparable % et ce point capital de notre histoire éco- nomique ne sera jamais éclairci. On peut toutefois, par les documents qui restent et les commentaires qu'on en fit, esquisser les caractéristiques de ce morcellement inattendu et qui n'a d'équivalent que dans le Days Book britannique. Ce qui est hors de doute, c'est que la grande propriété de main-morte fut brisée, disloquée, morcelée; c'était le vœu de la loi. La vente des biens des émigrés se fît avec d'autres vues, plus étroitement fiscales; mais le résultat parut iden- tique, et il ne pouvait guère en être autrement. Les biens ecclésiastiques furent vendus en bloc et non en détail, c'est-à-dire tels qu'on les trouvait, tels que l'Eglise elle-même les avait reçus, a-t-on remarqué, l'un après l'autre, des pieux donateurs auxquels elle avait succédé, ici une ferme, là un moulin, ailleurs une prairie ou un bois. 1. Le regretté M. Paul Chalvet, chef alors de la section domaniale, y perdit le manuscrit de l'histoire de la liquidation des domaines natio- naux. Les doubles de ces archives sont dispersés dans les directions de l'Enregistrement de chaque chef-lieu et aussi dans les Archives dépar- tementales. Quelques rares statistiques partielles tirées des comptes de finances ont été publiées, mais elles restent incomplètes. 102 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE La Convention procéda autrement pour les biens des émigrés considérés comme la représentation effective de ces seigneuries féodales dont tant de récits avaient perpétué Texécration. On ne voulut pas que, même au jour de l'en- chère, ces châteaux et ces terres eussent pu conserver un semblant de personnalité; on les fractionna. On les subdi- visa en lots, non pas, comme on Ta supposé \ en vue de faci- liter les petites acquisitions et de créer une classe de pro- priétaires qui existait déjà, mais uniquement pour briser le prestige qu'on pouvait y attacher encore et pulvériser à tout jamais l'esprit féodal et aristocratique. Le dépècement des 30 000 plus grands domaines de France, effectué dans un si court espace de temps d'abord par la spéculation, car le classement définitif ne s'en acheva que bien des années plus tard, était l'atteinte la plus profonde que la grande propriété pût subir ; on croyait qu'elle serait mortelle, mais, comme son rôle éco- nomique est une nécessité, elle ne tarda pas beaucoup à reparaître. On évaluait les biens du clergé à 3 milliards en capital, dont un milliard en propriétés urbaines, un milliard en forêts, un milliard en terres; on ne vendit guère que ce dernier tiers, et à vil prix ^. Les détails des ventes seraient fort difficiles à retrouver, la statistique ne peut en être qu'hypothétique. Les documents sont plus précis pour les biens des émi- grés dont on ne put vendre que tout au plus une moitié; l'Empire et la Restauration restituèrent en nature ce qui restait '. 1. Il suffit, pour s'en assurer, de lire les rapports peu connus ilu Comité de législation cl du Comité des Domaines (Archives Nationales). 2. Comme on disait à Mirabeau : Vous ne trouverez pas d'acquéreurs pour tant de terres à la fois, il répondit : Mieux vaut les donner pour une apparence de prix que de les laisser stériles; dans un an elles pio- duiront des fruits qui augmenteront la masse publique. 3. M. de Foville a résumé le débat avec infiniment de clarté, et je lui emprunte la plupart des cliilTres (jui suivent. {Le morcellement, cha- pitre v.) ENSEIGNEMENTS DE L'HISTOIRE 103 L'expropriation de la noblesse émigrée ou suspecte se fit en deux séries, avant et après le 12 prairial an III. La V série comprit 370 617 lois estimés 603 352 992 fr. La 2° — — 81435 — 692 407 615 Total 452 072 — 1 297 760 607 fr. ^ La prophétie de Mirabeau s'était réalisée ; l'opération foncière sur les profits de laquelle on avait gagé les émis- sions de papier-monnaie, c'est-à-dire le crédit public, avait avorté, mais les immeubles restaient entre les mains de détenteurs qui sauraient en tirer parti; en réalité, c'était un cadeau à la Nation, comme l'insinua M. de Martignac en présentant la loi d'indemnité. La grande propriété était mise en miettes; à qui allèrent ces miettes? MM. Léonce de Lavergne, de Molinari, Marc de Haut, Taine, affirment qu'elles n'étaient pas à dédaigner, ces miettes, et qu'elles servarent à constituer cette catégorie intermédiaire, la moyenne propriété, dont nul ne parle avant 1789 et dont M. Gimel lui-même n'a pas trouvé les traces. Cela peut être vrai pour les biens ecclésiastiques qui furent les premiers vendus et sous leur forme normale, ce qui les maintenait à l'état d'exploitation au lieu de les déprécier par une division mathématique et brutale. Vrai encore, peut- être, pour les 81 45o fonds ahénés postérieurement au 12 prairial an III, et dont le revenu moyen avant 1790 s'éle- vait, pour chacun, à environ 400 livres. Mais, MM. Gimel, Paul Leroy-Beaulieu et de Foville ont certainement raison contre M. Taine lorsqu'ils soutiennent que ce n'est pas à la moyenne propriété mais à la petite, et 1. On s'étonnera peut-être de voir une valeur presque égale attribuée à des immeubles dont le nombre présentait un écart si considérable; mais les évaluations n'en furent faites qu'à titre approximatif lors de la discussion qui précéda la loi du 27 avril 1823 sur le milliard d'indemnité, et comme les prix avaient été stipulés payables en assi- gnats et que ces papiers en l'an V perdaient le même jour 75 p. 100 à Bordeaux et 27 p. 100 à Mende (exécution de la loi du 5 messidor an V), le Trésor n'a jamais pu établir avec précision quel avait été le produit net de celte gigantesque opération. 104 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE même à la très petite, que sont allés les 370 617 lots vendus aux enchères avant le 12 prairial an III, et dont le prix d'acquisition varia de 700 à 2 000 francs, c'est-à-dire en assignats, suivant la date, peut-être seulement de 50 à 120 francs. En France, dit un ('conomiste dont les opinions paraîtront sans doute bien vieillies \ les terres qui dépassent une cer- taine étendue perdent toute valeur vénale, faute d'acqué- reurs; pour en trouver, il faut les diviser et solliciter ainsi les petits capitaux. La période révolutionnaire, continue-t-il, n'a pas été autre chose que l'invasion, la conquête et le partage du territoire entre les vainqueurs. Le tiers état a fait main basse sur les biens du clergé, de la noblesse et des corporations ; les pro- priétés frappées de main-morte ou grevées de substitutions sont rentrées dans la circulation où elles ont versé un capital de plus de 2 milliards de francs; mais l'opération dura plus de trente ans. La passion connue du paysan pour la terre a donné lieu à de sauvages mais lucratives spéculations. Les premiers qui s'en avisèrent furent des artisans enrichis à qui l'instinct plébéien, instinct de destruction et de nivelle- ment tant qu'il n'est pas éclairé, révéla promplement cette source de profits. La première bande se composait de chau- dronniers et de revendeurs de ferraille experts à calculer le prix des débris ; ils s'abattirent comme une volée de cor- beaux sur les grands domaines et sur les vieux châteaux, achetant ces ruines à vil prix pour les débiter au poids de l'or. La terre fut disséquée par lots d'un ou de deux arpents, les châteaux furent démolis et les matériaux vendus, la pierre pour de la pierre, le bois pour du bois, le fer pour du fer. C'est ainsi que les derniers vestiges de l'art et du régime féodal disparurent de la France. Après ces ravageurs de villages, apparut la bande noire, plus méthodique et plus rusée. Aujourd'hui qu'il n'y a plus de châteaux à détruire, la spéculation se porte sur les 1. Anonyme, dans la /?ei7T-ET-: I7T^:*<^ . \ ...; galonné:' "■■•... ... • ; a\i '■-■■•'-•.. IS-Veit .TAF?NET- .. ■ h . ■ . ■■ l'.ïunif) , LANOrs ■ ^^'■"•-^'^ w:»^!!! 2l!)r,!iti „^„„ ... -, TÀR . M ; .■ ■^i- ARIEGE [""~XGI589 GERS X iJ E s P A Gjj^ E ■■pYR;i LIBRAIRIE ARMAND COLIN MOTIFS DES GROUPEMENTS MOYENS 119 EXPLOITATIONS RURALES EN 1892. Catégories Nombre des exploitations. des exploitations. De 0 à 1 hectare \ De là 5 hectares > 4 852 963 De 5 à 10 — ) De 10 à 20 — 429 407 De 20 à 30 — 189 664 De 30 à 40 — 92 047 De 40 à oO — De 50 à 100 — De 100 à 200 — > 138 671 De 200 à 300 — DeplusdeSÛO — Ensemble 5 702 752 La propriété dite moyenne, de 10 à 40 hectares, comprend donc 711 118 unités, tandis que les exploitations au-dessous de 10 hectares la dépassent, en nombre, de plus de 4 mil- lions 1/10, et que la grande propriété, celle au-dessus de 40 hectares, d'après la terminologie administrative, lui est inférieure de plus de 572 000 articles. Il y a donc là un groupe important, dont la formation et le rôle sont égale- ment intéressants à étudier. EXPLOITATIONS DE 10 A 40 HECTARES. Catégories. Nombre. De 10 à 20 hectares 429 407 De 20 à 30 — 189 664 De 30 à 40 — 92 047 Ensemble 711118 Par comparaison avec 1862 et 1882, on trouve les écarts dont voici le relevé pour le nombre de chaque subdivision d'exploitations. NOMBRE de 30 en 1862 3ES EXPLO à 10 he( en 1882 ITATIONS ;tares en 1892 NOMBRE I de 20 en 1862 3ES EXPLO à 30 he en 1882 ITATIONS :tares en 1892 NOMBRE do 10 en 1862 lES EXl'LO à -20 he en 1882 ITATIONS ctarcs en 1892 363 769 431 335 429 407 176 744 198 041 189 664 95 796 97 8-28 9-2 047 120 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE La période décennale de 1862 à 1882 se caractérise par une augmentation de 90 89o exploitations et celle de 1882 à 1892 par une perte de 1G086, d'où résulte cependant un gain de 74 809 unités depuis trente ans. Les trois catégories sont en diminution depuis dix ans, et le déficit se répartit comme suit entre elles : Perte en nombre. De 10 à 20 hectares 1 928 De 20 à 30 — 8 377 De 30 à 40 — 5 781 Total égal 16 086 De même que c'est la propriété moyenne qui, pendant les crises, est le plus habituellement affectée, ainsi parmi les trois classes entre lesquelles on la subdivise c'est l'intermé- diaire qui ofïre le moins de résistance et paraît normale- ment le plus influencée par l'incidence des événements extérieurs. Les causes de cette particularité sont évidem- ment très complexes et très obscures; peut-être pourrait-on en déterminer quelques unes, en les localisant, en étudiant par département, et dans chaque département par nature de culture, comment et pourquoi les écarts se sont produits ou s'ils ne résultent que de coïncidences fortuites. Les 711 118 exploitations de 10 à 40 hectares absorbent 14313 417 hectares du territoire agricole *, et sont réparties comme suit par nature de cultures : SUPERFICIE CULTIVÉE EN MILLIERS D'HECTARES NOMBRE DES KXPLOI- TATIONS o a < <; 2 > z 5 2 o n H M '■P c o ^ 3 ^"? a Z > -a u 8 369 2 388T 467 9 121 1 1 597 2 12 916 4 1 367 14 313 4 711 118 12 946 4 14 3 13 4 1. Calculé déduction faite des bois de l'Htat; la superficie non cultivée (Landes, etc.), d'une contenance de 6 22C189 hectares en 1892, y est comprise dans la plupart des relevés. MOTIFS DES GROUPEMENTS MOYENS 121 Le nombre des exploitations varie beaucoup par dépar- tement et, selon les départements, leur étendue n'est pas proportionnelle à leur nombre; en voici quelques exemples : ISombro Superticio des de ces domaines exploitations en milliers do 10 à 40 hectares. d'hectares. DEP.\RTEMENTS. Aveyron 11886 257 Gers 13 492 251 Gironde 14 209 264 Loire-inférieure 12 503 261 Maine-et-Loire 12 291 255 Basses-Pyrénées 13 056 255 Vaucluse" 3 777 71 Hautes-Pyrénées 3 831 2 Loiret 6 170 114 Eure-et-Loir 7 330 152 Il est évident qu'en prenant les moyennes on se ferait une très fausse idée de la condition des Hautes-Pyrénées com- parées aux Basses, ou du Vaucluse à côté de la Gironde. Les départements où Ton trouve le plus de domaines de 10 à 40 hectares sont : la Dordogne avec 18 G44 exploita- tions, le Finistère avec 16 988, les Côtes-du-Nord avec 14 998, le Morbihan avec 14113. Ceux où il y en a le moins sont : Vaucluse, Savoie, Hautes-Pyrénées, Ariège, Alpes- Maritimes, qui n'arrivent pas à 4 000; les Bouches-du-Rhône et la Haute-Savoie (à chacun 4 130) et Meurthe-et-Moselle (4 800)1. Si l'on pénètre plus avant encore dans le détail, on s'aper- çoit que c'est la catégorie de 10 à 20 hectares qui est la plus nombreuse. Membre Nombre d'exploitations total. de 10 à -20 hectares. Dordogne.. 18 644 11098 Finistère 16 988 10 149 Côtes-du-Nord 14 998 9 854 Morbihan 14 113 9 716 1. Le département de la Seine, bien entendu, n'entre pas dans mes calculs; on ne lui attribue que 219 exploitations de cette classe, formant environ 5 000 hectares dont plus des 4/5 en labours. 122 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Dans les trois catégories qui forment la classe de la moyenne propriété, c'est celle dont l'unité est la plus res- treinte qui reste la plus nombreuse, sans doute parce que sa mesure se rapproche le plus de la petite propriété et que c'est celle-ci qui attire et retient la clientèle la plus âpre au travail et à l'épargne. Ce fait, qui se généralise dans tous les départements, même dans celui de la Seine, est toutefois atténué dans 25 d'entre eux par cette particularité que les trois catégories ont entre elles des écarts moins accentués et que, notamment, la réunion des deux dernières (de 20 à 30 et de 30 à 40 hectares) équivaut presque au total de la première (de 10 à 20), contrairement à ce qui se passe en Savoie, par exemple, où la première catégorie est de 2 217 et le total des deux autres de 676 seulement, et dans le Jura, où ces chiffres sont respectivement de 4 331 et de 1 117; dans l'Allier, elle les dépasse. DÉPARTEMENTS NOMHKE DES EXPLOITATIONS MOYEiNNES De 10 à 20 hectares DES riEL' De 20 à 30 ■C AUTRES CA De 30 à 10 TÉGOIilES Total décos deux catégories Allier 3 318 3 401 4 883 4 yo4 5 070 2 707 a 724 ;i 427 5 878 2 879 2 933 2 846 '^ 049 1! f)78 4 548 2 707 2 782 1 713 3 fi 23 2 045 2 187 1927 2 4i7 2 163 2 917 1401 3 232 2 554 2 950 1587 1495 1 282 1 467 2 122 2 495 1 376 1 036 644 1 972 1278 1 443 1 143 1 310 1 273 1 764 852 1030 1 349 1 137 783 874 958 654 1 219 1 220 717 600 432 1 577 454 3 630 3 070 3 757 3 436 4 681 2 253 4 282 3 903 4 087 2 370 2 369 2 240 2 121 3 341 3 715 2 093 1 636 1 076 3 549 1 732 Basses-Alpes Ardèche Calvados Cantal Cher Corrcze Côle-d'Or Ilc'uiLe-Garonnc Hérault Loir-et-Cher Loiret Lozère Haute-Marne Meurlhe-el-Moselle Nièvre Pyrénées-Orientales Deux-Sèvres Vaucluse MOTIFS DES GROUPEMENTS MOYENS 123 Ces variations ne sont pas particulières à une région, ni lans un sens ni dans l'autre; elles affectent parfois des lépartements fort éloignés l'un de lautre et dans des pro- )ortions semblables bien qu'il soit téméraire de leur assigner es mêmes causes; il est donc difficile de dresser une carte idèle de la répartition de la moyenne propriété sur l'étendue lu territoire. On n'y pourrait arriver que par des cartes uperposées traduisant les rapports réciproques de la grande, de la moyenne et de la petite culture. Si l'on compare les résultats d'ensemble pour la période le 1882 à 1892, la diminution se répartit ainsi : NOMBRE DES EXPLOITATIONS 1882 1892 De 10 à 20 hectares 431 429 De 20 à 30 — 198 190 De 30 à 40 — 98 92 Ensemble 727 711 La diminution se localise dans le Centre de la France, de 'Est à l'Ouest, et dans le Sud (au Centre et à l'Est), aussi )ien en ce qui concerne le nombre que l'étendue totale des exploitations de 10 à 40 hectares. La perte pour l'ensemble le 49 départements atteint 424 000 hectares, soit 79 p. 100 le la diminution superficielle totale. La région du Nord à l'exception du Nord et du Pas-de-Calais) a vu la moyenne culture s'y augmenter légèrement en nombre, un peu plus ;n superficie. Dans les trois régions du Nord-Ouest, du Nord-Est et du 5ud-0uest, le mouvement de la moyenne propriété s'effectue m sens inverse suivant qu'il s'agit du nombre ou de 'étendue. En Bretagne, surtout dans la Manche et dans 'Orne, le nombre s'est accru d'un millier, avec perte de iOOOO hectares. Dans le Nord-Est, on compte GOO unités de noins avec 6 000 hectares de plus; dans le Sud-Ouest, >000 exploitations de plus avec 25 000 hectares de moins. Ce sont la très grande et la très petite propriété qui se sont 124 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE emparées des terres devenues disponibles par le résidtat final de ces complexités de groupement et de morcellement. V. — Origines historiques de la moyenne propriété. La moyenne propriété est d'origine récente; elle ne pro- cède ni de la féodalité comme la grande propriété, qu'on pourrait à ses débuts comparer avec quelques explications à nos pays de protectorat, ni du travail rural comme la petite propriété. Elle n'est point issue de la nature même des choses, c'est le produit de la spéculation et, aujourd'hui, elle s'est si for- tement implantée dans l'ensemble économique qu'elle en fait partie intégrante et paraît désormais indispensable à son équilibre. Elle date de la constitution de la propriété rurale, non plus directement aux mains des cultivateurs exploitant par eux et leurs familles, mais entre celles de paysans enrichis devenus marchands et de bourgeois des villes empressés à devenir propriétaires fonciers et confiant la culture à des censiers, des métayers ou des fermiers. On trouve dès le xv° siècle les traces de cette concentration de parcelles par les forains*; les paysans et les seigneurs étaient ruinés, tous les citadins qui avaient quelque argent profitèrent de l'occasion qui s'offrait d'acheter à vil prix des terres laissées en friches et des châteaux abandonnés. Le mouvement se généralisa et s'accentua à mesure que, la bourgeoisie se développant par l'industrie et le négoce, les hommes du tiers état acquirent des charges de magistrature et des offices publics et firent de l'acquisition de la propriété foncière le complément et la preuve de leur avènement social. C'est dans ce déclassement de la propriété, dans cette 1. M. de Saint-Genis, Mémoire sur la propriété rurale en Bourgogne {Bulletin du Comité des travaux historiques, 189G). l'invasion bourgeoise 125 évolution qui, renouvelant sous une autre forme et dans d'autres conditions l'évolution de la sauvegarde auix" siècle, refit du paysan-propriétaire un simple prolétaire rural. ({u"il faut voir la cause économique sous l'influence de laquelle le bail à ferme se substitua au bail à cens. C'est dans les coutumes, dans les livres des domanistes et des commentateurs qu'il faudrait avoir la patience de chercher les véritables et solides éléments de l'histoire de la propriété depuis le xv^ siècle. Les formes variées de loca- tion, d'appropriation de la culture à la terre et du salaire qui la rémunère marquent les étapes de la division du sol et fixent l'époque où se constitua cette moyenne propriété qu'on pourrait appeler la propriété foraine. Le bail à cens constituait l'abandon irrévocable de la terre à la condition qu'on la cultivât, puisque la rente n'était garantie que par le produit de la culture ; vint ensuite l'em- phytéose, c'est-à-dire le bail à cens limité à cent ans; et le colonage antique vit sa durée se rétrécir de plus en plus, à mesure que la terre perdait un peu de sa fixité immuable pour devenir un objet d'échange dont la valeur vénale subis- sait des dépréciations ou des plus-values appréciables. Il faut étudier dans Estienne Pasquier, Dumoulin, Loyseau^ d'Argentré, Fonmaur, Pothier, les formes intermédiaires de tenures qui s'intercalent entre les types extrêmes, le cens et le bail à court terme : le domaine congéable en Bretagne, le droit de marché en Picardie, le Waldrecht en Alsace, le métayage dans les provinces du Centre et du Midi, les dérivés de l'emphytéose, le bail à vie et môme le bail à trois vies consenti à trois laboureurs qui héritent les uns des autres *. Le propriétaire forain, obligé de déléguer sa surveillance, imagina mille moyens de contrôle et de gestion à distance; 1. La Lorraine avoisinait le Luxembourg avec ses Schilling-Giiter, les provinces rhénanes leurs Schafft et leurs Voglerjûler, biens affermés à titre quasi perpétuel, tandis que le Waldrecht d'Alsace permet le trans- fert du bail aux héritiers directs du preneur mais n'en autorise ni la cession ni la vente. 126 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE il y réussit d'autant mieux que ce nouvel ordre de proprié- taires-fonciers, mâtiné de négoce et de judicature, excellait dans la chicane. Le contrat d'emphytéose fut du xv^ au x^T^ siècle Tune des sources de la constitution des souches de la moyenne propriété, car ce mode légal du bail à long- terme s'appliquait généralement à des domaines complets, formant un corps d'exploitation, plutôt qu'à des parcelles isolées. En effet, à l'expiration des quatre-vingt-dix-neuf ans, le bail prenait fin et un nouveau contrat devenait nécessaire. Il se présentait alors deux éventualités. Ou le maître du fonds y rentrait en indemnisant le détenteur de ses débours, ou celui-ci conservait le domaine à de nouvelles conditions ou par un autre mode de location. Mais il arrivait le plus souvent qu'au cours du siècle le tenancier s'était enrichi et le propriétaire appauvri ; ce dernier, sans attendre l'échéance, vendait son droit de rachat à l'usager qui devenait plein propriétaire. La période du xv*" siècle au xx° fut également favorable à la petite et à la moyenne propriété. Le bourg-eois prit les gros morceaux, le paysan ne négligea pas les miettes. Tandis que les nouveaux riches, de noblesse récente * ou d'extraction roturière, rachètent parcelle à parcelle tout ce qu'avaient aliéné les détenteurs du sol depuis saint Louis, une masse d'anciens châteaux, non habités pendant des demi-siècles, tombaient en ruines -. Les laboureurs riverains mordent à belles dents sur leurs dépendances ; là où le maître ne réside pas, et c'est le cas de beaucoup de belles demeures vidées par l'absentéisme, le séjour aux armées ou à la cour, les lambris seigneuriaux n'abritent plus que les métayers, leur bétail et leurs four- rages. Faute de réparation, les fermes et les métairies se sont effondrées, et les familles paysannes se sont logées au plus 1. L'édit de 1696 autorisa qui le voulut à choisir cl à porter des armoi- ries, sauf à les faire enregistrer en payant une taxe de 20 livres. 2. Une seigneurie de 800 hectares, en Daupliiné, ne rapportait plus en 1720 que 2 fr. 40 à l'hectare do droits féodaux (cité par M. d'Avcnel, llist. économ., I, 781). L INVASION BOURGEOISE 127 proche. On signale sans cesse, au xviii^ siècle, comme on le faisait déjà au xv'' \ dans les terriers, les dénombrements, les enquêtes, ce qu'on appelle une masure de château, une cour avec des tours où les paysans vont se fournir de pierre. Nombre de villages, en Bourgogne, en Dauphiné, en Lan- guedoc, ont été bâtis de neuf, de 17iO à 1850, avec des tailles et des moellons arrachés aux portes, aux cheminées, aux murailles des vieilles habitations seigneuriales du xvi^ et du xv!!*" siècle. La Révolution vint à son tour fournir, dans un très court espace de temps, un contingent considérable au groupe intermédiaire des propriétaires fonciers inauguré de IGOO à 1789 par la spéculation bourgeoise. C'est ce groupe d'ojjportunistes qui profita, ainsi qu'il résulte de l'ensemble des documents, de la vente non morcelée des biens du clergé en ne prenant qu'une part limitée aux criées en petits lois des biens des émigrés. Depuis cette seconde poussée de la petite bourgeoisie vers l'acquisition brusque de la terre, le groupe de la moyenne propriété est resté stationnaire. S'il s'accroît d'un côté, il s'échancre de l'autre, pareil à ces rivages de l'Ouest de la France où les dunes gagnent insensiblement sur l'Océan tandis que les côtes de Nor- mandie et les falaises du pays de Caux s'effritent sous le choc des flots. Aujourd'hui qu'il n'y a plus de châteaux à détruire, la bande noire, avec des allures doucereuses, s'attaque à la moyenne propriété et la bat en brèche partout où elle peut pénétrer par les fissures de la dette hypothécaire. Les ban- quiers de petites villes, les escompteurs de villages, les huis- siers, les notaires et les avoués sont venus, armés de leurs procédures et de leurs tarifs. La spéculation ne s'arrête que lorsque les bourses sont épuisées et qu'il n'y a plus profit pour les intermédiaires à émietter par la saisie la moyenne propriété pour en faire acheter les débris par la petite -, 1. Mémoire sur la propriété rurale en Bourgogne {loco citato). 2. Du droit de saisie en France (M. de Saint-Genis). 128 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE Toutefois, la moyenne propriété ne se laisse entamer que sur les bords, le noyau résiste, le bloc se maintient et, s'il se désagrège de quelque côté, ne tarde pas à se recomposer d'un autre. C'est un phénomène qui persiste, de 1829 à 1899. A quelques centaines d'unités près, la catégorie de 20 à 40 hectares (et le fait s'accuserait avec plus de précision si l'on allait jusqu'à 50) est encore ce qu'elle était à la date des premières constatations cadastrales ^ La très petite propriété a pullulé, la grande s'est raréfiée, et la moyenne est restée stalionnaire. Il y a là, entre 20 et 50 hectares, un bloc neutre, un bloc qui ne perd ni ne gagne, ou du moins, pour être tout à fait exact, qui res- saisit d'un côté ce qu'il peut perdre de l'autre. C'est ce que M. Gimel, dans ses comparaisons statistiques, nomme le point mort de la bielle, ce que M. de Foville appelle le point fixe de la courbe. Il semble que la petite propriété s'élar- gisse aux dépens de la grande en passant par-dessus la moyenne qu'elle ébrèche à peine dans ses oscillations -. Les chilïres confirment les prévisions que M. de Foville énon- çait en 1885. CATÉGORIES DES EXPLOITATIONS NOMBRE DES EXPLOITATIONS 1862 1882 1892 î)c 20 à ."0 lieclarcri 176 744 95 796 62 179 198 041 97 828 56 419 189 664 92 047 53 343 De 30 à 40 — De 40 à 50 — Totaux 334 719 352 288 335 054 1. M. (le Foville, Le inorcellemenl, 113. 2. Mettez votre montre à trois heures cinquante, dit spirituellement M. de Foville (Le morcellement), et regardez-la marcher pendant cinq minutes. A gauche, l'aiguille des minutes monte rapidement, c'est la petite propriété qui progresse; à droite, Taiguille des heures s'abaisse lentement, c'est la grande propriété qui ficchit; l'axe immobile qui sert de pivot à ces deux rotations contraires et inégales, c'est la moyenne propriété dont l'elîectif ne change pas. — Il n'est pas d'image plus saisissante et plus exacte. LES FORAINS 129 A trente ans de distance, après un mouvement accentué en avant, le groupe de 189:2 est retombé, avec un écart insignifiant de 335 unités, au chifîre de 1862. Les lacunes des statistiques ne permettent malheureusement pas de faire les mêmes rapprochements pour l'étendue des exploi- tations à ces dates successives. On pourrait expliquer, peut-être, la fixité relative de ce groupe en supposant que c'est sur des fortunes de cette catégorie que la loi des partages exerce le plus directement son action dissolvante, défaisant ainsi par le jeu forcé de la division de l'héritage l'accroissement qu'apporteraient au bloc les acquisitions annuelles de l'épargne. En 1835, il y avait 398 714 cotes foncières de 100 à 500 francs; on en trouve MO 104 en 1842 et 448 473 en 1858. VI. — Rôle économique de la moyenne propriété par sa fixité relative. L'agriculture semble être dans une période de difficultés dont on n'aperçoit pas encore le terme, mais il n'y a point de raison pour désespérer de son avenir. L'agriculture se transforme, et toutes les périodes de transition sont péni- bles; elle prend le caractère d'une industrie dans l'accep- tion moderne du mot, et son développement, qui exige le concours des capitaux et l'emploi des machines, oblige le propriétaire foncier à sortir de son isolement traditionnel et à se mêler activement au mouvement économique. Son objectif, en faisant appel au crédit, doit être d'obtenir une rapide diminution du coût de production même en face d'une demande considérablement accrue. La grande propriété, avec ses 138 000 possesseurs sur une population de 36 millions d'individus, peut-elle suffire aux exigences croissantes de la consommation, et, même en mettant en valeur les 4 millions d'hectares non cultivés qu'elle détient, multipfier ses ateliers agricoles de façon à créer pour l'agriculture ce progrès incessant qu'a réahsé la LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 9 130 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE grande industrie? c'est peu probable. Des tentatives dans ce sens ont été faites par des propriétaires intelligents, riches et désintéressés; ils ont souvent réussi, mais leur œuvre a disparu avec eux. On a essayé de créer des sociétés agricoles à gros capitaux pour traiter la culture comme l'industrie et il n'apparaît pas que ces associations de spé- culateurs plutôt que d'agronomes aient tenu toutes leurs promesses. C'est que la nature ne s'accommode pas de notre réglementation et que ce que nous appelons ses caprices déroute nos prévisions; on ne procède pas avec le climat, le terrain, la variété des semences et des produits comme on le fait dans une usine métallurgique avec le fer et le charbon ; la nature vit, et ses éléments ne sont pas aussi malléables qu'on se l'imagine; ils n'obéissent pas à l'homme et c'est l'homme qui doit observer ce qui leur plaît et se plier à leurs besoins au lieu de prétendre leur imposer ses théories. Autant, dans l'industrie, le maniement des capitaux, leur emploi, la conduite de la fabrication, récla- ment la rigidité de la règle et l'unité de direction, autant l'agricullurc veut, au contraire, de souplesse et d'opportu- nisme. La minutie des soins, la particulière attention qu'il faut apporter au choix des méthodes pour chaque espèce de culture, la nécessité de confier à des spéciahstes expéri- mentés le labour, l'élevage, le repeuplement, l'irrigation, le vignoble, le jardin, obligent à créer dans une grande exploi- tation autant d'exploitations indépendantes, autant de ser- vices appropriés, qu'il y a de cultures principales ou d'in- dustries agricoles. Force est d'avoir recours à des salariés; si instruits et si dévoués qu'ils soient, ils ne peuvent sup- pléer à l'fcil du maître, à son initiative; tout est vite com- promis quand, au lieu de décisions promptes, il faut en référer à un directeur ou à un comité. Là est le grand écueil des exploitations agricoles menées industriellement, qu'elles soient dirigées par le propriétaire lui-même, qui a des régis- seurs et des chefs de culture, ou conduites au nom d'une société financière par l'intermédiaire d'un personnel liiérar- LES FORALNS 131 chisé. L'association implique un cercle d'action trop étendu pour que l'énergie d'un seul homme y suffise, et, à part l'élevage, le labourage ou la viticulture en grand et spécia- lisés, la variété des produits et la complexité des soins obligent à diviser la surveillance et la responsabilité. Dans de pareilles conditions, il semble qu'il y ait profit à mor- celer l'exploitation, à diviser le domaine trop vaste, à créer des fermes indépendantes dont l'étendue ne dépasse pas les forces d'un seul homme et les ressources combinées qu'y peut apporter le zèle intéressé d'une famille. L'ensemble des fermes profiterait de leur réunion dans les mains d'un même propriétaire qui, individu ou société, les aiderait de son crédit, de ses capitaux, de ses expériences, et leur four- nirait à tour de rôle ce puissant auxiliaire de la mécanique agricole qui coûte si cher d'achat et d'entretien. Pour d'autres raisons, la petite propriété est impuissante à réaliser certaines améliorations et l'association même, car le rôle des syndicats est une arme à deux tranchants, ne peut lui apporter quelques-unes des ressources qui lui manquent qu'en compromettant son indépendance et sa vivacité d'initiative. Pourquoi le groupe de la moyenne propriété, tel qu'il est, et en raison même des défauts et des qualités qui peu- vent utilement s'amalgamer et se corriger l'un l'autre, ne remplirait-il pas ce rôle important auquel la petite propriété ne peut prétendre efficacement qu'en transformant les con- ditions qui la caractérisent? La plus grande partie de la diminution relative de la richesse agricole, disait récemment un économiste améri- cain ', est une conséquence incontestable du progrès de l'industrie et du bien-être social. C'est qu'en etlet les succès industriels et les gros salaires attirent les ouvriers agricoles vers les villes, leur émigra- tion limite la concurrence et fait hausser la main-d'œuvre, 1. M. Bemls, de l'Université de Chicago, en 1893, cité par M. Levasseur {L'Agriculture aux États-Unis, 421). 132 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE d'où une augmentation du prix de revient et une diminution de produit net. Bras et capitaux se retirant à la fois, il y a crise. Force est donc, pour remplacer les bras, d'avoir recours aux machines et, pour acheter les machines, de faire appel au crédit, nouveau problème. La moyenne propriété, limitée dans son développement par la complexité de ces diverses causes, est comme enfermée dans le cercle étroit qu'elle ne peut briser sans se con- damner elle-même. Cependant, elle possède un vaste champ d'exploitation et de travail, environ 19 millions d'hectares dont les deux dixièmes sont encore en friche, et plus de 700000 exploitations appartenant selon les probabilités à plus de 600 000 propriétaires \ instruits, alertes, et plus ou moins pourvus de ressources personnelles dont ils pour- raient décupler l'effet en se syndiquant. En agriculture comme en toutes choses, désormais l'in- telligence doit prendre la place de l'énergie purement méca- nique, et le sol doit être traité comme un instrument de production qui rapportera proportionnellement à la mesure de l'habileté avec laquelle il sera traité. On peut diversifier les cultures, et l'esprit de méthode excité et vivifié par l'es- prit d'entreprise doit modifier sans mises de fonds excessive s la culture superficielle et de rendement faible. Les moyens propriétaires que leur origine, leurs goûts, et, la plupart du temps, le milieu où ils continuent à vivre, enlèvent à l'isole- ment rural et à la routine traditionnelle qui en est la consé- quence, ne sont-ils pas mieux préparés que tous autres à él er leurs enfants de façon à leur enseigner que l'agri- culture peut être une carrière plus saine, plus indépen- dante, plus honorable que beaucoup d'autres, et qui doit devenir aussi lucrative que celles qui dérivent de l'industrie proprement dite ou se greffent sur elle? L'Angleterre n'est-elle pas, à juste titre, aussi ficre de sa double catégorie de country gentlemen et de gentlemen far- 1. Ce sont les chifTres de M. de Foville, qui appelle judicieusement moyenne propriété les domaines de 6 à uU hectares, tandis que la sta- tistique officielle les classe de 10 à 40. LES FORAINS 133 mers qui, ensemble, réunissent les qualités sociales dont nous voudrions voir, chez nous, les possesseurs de la moyenne propriété se prévaloir, que des vastes domaines de ses Landlordsl L'un des arguments de ceux qui traitent la moyenne pro- priété de négligeable, c'est que la grande propriété, étant essentiellement favorable à l'extension de la grande culture, exerce une action prépondérante sur le progrès agricole. La conclusion est contestable et l'exemple de l'Angleterre la contredit quelque peu. Il n'y avait guère jusqu'ici, dans le Royaume-Uni, aux yeux des économistes, que deux sortes de propriétés : les grandes et les moyennes. Les grandes ne s'étendent que sur un tiers du sol et, une portion de ce tiers étant divisée en petites fermes, il s'ensuit que l'action delà grande propriété ne se fait sentir que sur un quart tout au plus. Et il est douteux que ce quart soit le mieux cultivé*. Le comté de Lancaster, le plus riche au point de vue agricole, est com- posé de moyennes propriétés et de fermes où l'on rivalise de soins et de méthode. La Grande-Bretagne comptait, en 1886, 229 437 propriétés de 50 à 300 acres, c'est-à-dire de 20 à 120 hectares, parmi lesquelles celles de 101 à 300 acres (de 40 à 120 hectares), au nombre de 79 573, étaient les plus vastes, embrassant une superficie de près de 14 millions d'acres sur un territoire d'environ 33. L'importance de cette catégorie intermédiaire, dont les économistes ont jusqu'ici fort négligé le rôle, se révèle à mesure qu'on en étudie de plus près les détails et les affinités. 1. Le plus grand propriétaire foncier de la Grande-Bretagne, le duc de Sutherland, possède d'un seul bloc plus de 300 000 hectares dans le nord de l'Ecosse, mais ces terres valent .^0 francs l'hectare. Les domaines immenses du duc de Northumberland dans le comté de ce nom, ceux du duc de Devonshire dans le Derby, situés dans des régions accidentées et peu productives, ne servent guère à la diffusion des méthodes nouvelles et des exemples profitables, tandis que dans le Leicester, le Warwick, le Lincoln, l'exemple immédiat des propriétaires de moyenne fortune (domaines de 80 hectares) se propage et se vulga- rise par le voisinage et les relations. 134 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE La moyenne j3ropriété tient une place dans le système économique de la plupart des pays d'Europe, et, à tout considérer, les proportions entre les trois grandes divisions de la statistique sont à peu près les mêmes partout, pour peu qu'on ait le soin de ne point appliquer à tous les pays, et même dans chaque pays à toutes ses régions indifférem- ment, l'étalon admis pour la France ; la mesure, en effet, ne peut en être la même en Belgique ou en Hongrie, pas plus qu'elle ne peut être pareille en Sicile ou en Lombardie. En Hongrie, la moyenne propriété (de 17 à 115 hectares) compte 118 981 domaines contre 18 671 pour la grande et 2 millions et demi pour la petite; en Autriche, sur 4116 216 propriétaires se partageant 52 millions de parcelles, il n'y a que 1133 grands terriens contre 122139 propriétaires payant plus de 500 florins d'impôt foncier rural. En Hollande et en Belgique, pays dont la culture inten- sive est connue et où la petite propriété révèle des condi- tions sociales excellentes, la grande propriété est très rare et la moyenne y forme un groupe compact et prépondérant '. En Allemagne, à part dans certaines régions industrielles et commerçantes, il y a une tendance marquée à la diminu- tion de la moyenne propriété, au profit de la très petite et de la grande. Exploitations en nombre. •1866 ■1880 De 10 à 20 hectares (Prusse) 30 990 25 983 De 20 à 30 — 9 967 7749 De 30 à 40 — 3 982 3 023 De 40 à 50 — 2 H4 1414 Ensemble 47 059 38 169 La statistique de l'Empire ne peut èlre étudiée qu'en détail à cause des différences profondes qui existent entre 1. Les petites exploitations, qui avaient augmenté en nombre de 1866 à 1880, sont en décroissance; il y a, au contraire, accroissement continu, depuis 1890, dans les domaines de 10 à 50 hectares; les grands proprié- taires du Brabant se concentrent cux-mùmes de plus en plus. {Journal de la Sociélé de statistique de Paris, jmWcl 1900, p. 239 : Statistique agri- cole de la Belgique.) LES FORAINS 135 les provinces rhénanes, par exemple, dont la lenure foncière se rapproche beaucoup de la France du Nord-Est, du Luxem- bourg- et de la Belgique, et les districts maritimes de la Bal- tique et de la mer du Nord qui sont répartis en vastes domaines. Un rapprochement suffira pour marquer la dif- ficulté qu'on éprouve à conclure avec précision, en pareille matière, du particulier au général. Superficie Nombre Moyenne DISTRICTS des terres cultivées des propriétés de chaque en hectares. rurales. propriété. Aix-la-Chapelle 197 580 44 232 4h.S Dantzig 582 268 21150 27 5 Le district d'Aix-la-Chapelle compte plus de 22 000 exploi- tations rurales inférieures à 2 hectares, tandis qu'on n'en trouve pas 6 000 dans les environs de Dantzig *. Aux États-Uniseux-mêmes, où la liberté de l'espace semble encourager les très grandes propriétés et les très grandes cultures, les fermes ou exploitations rurales n'occupent que le tiers du territoire, 33 p. 100, et la superficie cultivée n'en est à peine que les 22 p. 100; la tendance des exploitations à réduire leur étendue et à concentrer leurs ressources et leurs efforts sur un terrain plus resserré est manifeste. La grandeur moyenne des fermes ne cesse de décroître : Nombre Superficie Superficie moyenne ANNiÎES des fermes en millions des fermes par milliers. d'hectares. en hectares. 1850 1449 118 82 1860 2 044 165 79 1870 2 659 168 61 1880 4 009 217 53 1890 4 564 252 55 Le total des terres cultivées a passé de 45 millions d'hec- tares à 144, et, détail caractéristique qui montre la part qu'il 1. Ces chiffres sont déjà anciens, mais les résultats des recensements récents effectués depuis 1893 pour l'e.xécution des lois sur l'assurance obligatoire des ouvriers agricoles confirment la tendance des exploita- tions moyennes à diminuer légèrement, dans une proportion inférieure à celle de 1866 à 1880. 136 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE faut faire à routillag;e dans Findiistne agricole, tandis que la valeur vénale des fermes va de 17 millions de francs à 68,4, l'estimation du matériel d'exploitation s'est haussée de 773 millions à 2 340 '. Le nombre des petites fermes diminue dans les États de l'Est, remarque M. Levasseur, à qui j'em- prunte ces chiffres, et celui des fermes de moyenne étendue augmente ^ L'étendue générale des fermes double de 1830 à 1890, celle des cultures triple, la valeur vénale quadruple et le matériel d'exploitation triple. En quarante ans, le nombre des héritages que nous appellerions en France la moyenne propriété est devenue le 44,4 p. 100 du nombre total des domaines ruraux. Il est vrai que le gouvernement des Etats-Unis possède les ressources des terres doma- niales, que nous n'avons plus en France, et qui permettent de distribuer, chaque année, des terres libres à plus de cent mille familles d'immigrants; dans la vieille Europe, la spé- culation foncière ne peut se jouer à l'aise comme dans les prairies du Far West ou les solitudes de la Californie; il faut mordre sur des droits acquis, il faut entamer des héritages qui se défendent, et c'est uniquement l'équi- libre des intérêts en contact qui détermine les déclasse- ments dans tel ou tel sens. En France, le groupe de la moyenne propriété rurale a trois caractéristiques : en lui-même, considéré comme élé- ment économique, il est d'une fixité relative; et, s'il se démembre d'un côté, il se reconstitue presque aussitôt de l'autre; envisagé au point de vue de ses détenteurs, on voit que ceux-ci, dans la très grande majorité des cas, ne rési- 1. Aux Élals-Unis, cl cela peut aussi bien se faire en France quoique dans de moindres proportions, un capitaliste intelligent peut réaliser une bonne opération en achetant des terres pour les louer. M. Levasseur (L'agriculture aux États-Unis, 291) en cite des exemples, entre autres celui d'une ferme de 160 acres ayant coûté 5 944 francs et dont le prix fut payé par la part du propriétaire dans la récolle de deux années. 2. Il faut distinguer entre le Nord et le Sud. Il y a d'énormes écarts d'un État à l'autre; une ferme de 100 à 200 acres (40 à 80 hectares) ne représente dans ce pays que de la moyenne culture. La moyenne des fermes est, en étendue, de 86 acres dans le Michigan, de 190 dans le Nebraska. LES FORAINS 137 dent pas et n'exploitent pas directement; en d'autres termes, ce sont des forains et ils exploitent leur propriété par des intermédiaires, fermiers ou métayers. Il est regrettable que les statistiques ne relèvent pas des détails qui auraient une importance capitale pour l'étude de l'économie sociale; car il serait intéressant de savoir quelle est la nature de propriété que cultivent les fermiers et les métayers dont on fixe le nombre à une unité près, quelle est l'étendue des domaines qu'ils exploitent, et quelle est la condition de leurs propriétaires. Les recherches et les rap- prochements qu'on pourrait tenter n'aboutiraient qu'à des hypothèses, je ne m'y attarderai pas *. L'enquête sur l'évaluation du revenu foncier des pro- priétés non bâties effectuée en exécution de la loi du 9 août 1879 fournit quelques évaluations, malheureusement trop sommaires, sur le nombre des propriétaires forains. Le nombre des cotes foncières rurales comprises dans les rôles de 1879 est de 14 23i 237 à répartir entre 8 454 218 pro- priétaires, soit une moyenne de o94 propriétaires pour 1 000 cotes. Parmi ces cotes, on en trouve 5 582 753 afférentes à des propriétaires forains, c'est-à-dire n'habitant pas la commune où les biens ruraux recensés sont situés, et, dans un relevé spécial, figurent 296 276 individus désignés par cette rubri- que : Habitants ne possédant point de propriétés foncières dans la commune où ils résident mais notoirement connus 1. Qu'on me permette encore une observation sur la méthode des sta- tistiques officielles, tout en reconnaissant que la matière est délicate et qu'il est plus aisé de critiquer que de réussir. On pourrait détacher les départements industriels des départements absolument agricoles et séparer leurs relevés. Ainsi, dans le département du Nord, le nombre des cotes foncières a passé de 223 30G en 1829 à 320 094 en 1884, et la superficie des cotes aux dépens desquelles se sont créées les 96 788 nouvelles n'est pas sensiblement réduite. C'est qu'il ne s'agit point ici d'exploitations rurales au sens du mot, mais des abris bâtis pour les 500 000 ouvriers de l'industrie (mines, tissages, métallurgie) dont s'est accrue la population du département. De là tous ces petits lots qui ont surgi en foule dans la banlieue des villes et dans les villages; si on les compte, et il est difficile de faire autrement, les moyennes générales sont faussées. 138 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE pour être propriétaires ailleurs ^ En prenant ces chiffres pour base du calcul, on pourrait admettre qu'il y a, en France, près de 1 400 000 propriétaires ruraux forains, ainsi que je l'établirai ci-après. De 188^ à 1892, le nombre des travailleurs agricoles exploitant pour autrui a diminué de 171131 (fermiers, métayers et journaliers) et celui des exploitants directs cul- tivant exclusivement leur propre bien a augmenté de 48 514. L'écart final de 122 617 a été expliqué de plusieurs façons et l'on y a vu la conséquence d'un mouvement de concentra- tion, l'ensemble des fermiers et colons, propriétaires ou non propriétaires accusant une augmentation de 95 065; mais il serait malaisé de vouloir fixer avec précision le nombre de ceux qui se sont simplement déclassés et le nombre de ceux qui ont définitivement abandonné la vie rurale. Il ne l'est pas moins de rechercher si l'augmentation du nombre des fermiers non propriétaires, qui s'est surtout accentuée dans le Nord et le Centre, et plus légèrement dans le Midi, corres- pond aux mouvements de dilatation ou de compression de la moyenne propriété, soit en nombre, soit en étendue -, L'effectif des cultivateurs travaillant pour autrui d'une manière permanente, abstraction faite des locations verbales qui ne sont que de courte durée et ne portent d'habitude que sur de très petits lots', sauf dans les villes, et des journa- liers, peut, par induction, servir, à défaut d'éléments plus directs, à déterminer approximativement l'importance du groupe des propriétaires forains. 1. Bulletin de statistique du ministère des Finances, mai 18S3, p. 596. 2. Voir aux Pièces justificatives les cartes n" I {Travailleurs agricoles 'propriétaires), n" II [Valeur vénale de la propriété rurale en France) et n" III {Modes d'exploitation du sol). 3. D'après les statistiques, il y a eu en 1890 plus de 1 467 790 baux ou locations verbales taxés {Bulletin de statistique de V Enregistrement, 1898, I, 126); mais les relevés ne distinguant pas les locations rurales des locations urbaines, on peut seulement noter le nombre considérable de ces locations dans les départements industriels : Seine (174 48i). Nord (64 285), Rhône (48 524), Seine-Inférieure (54 252), Bouches-du-Rliône (43 722). LES FORAINS 139 Fermiers : Propriélaires 475 778 ) , r^^, m, XT • ■. • t-n- /.-,.> i 1061401 Non-proprietaires 58o C23 ) > 1 405 5G9 METAYERS : Propriétaires 123 297 Non-propriétaires 220 871 344 1C8 D'autre part, l'enquête de 1892 établit ainsi le nombre des exploitations de la culture indirecte, qui est celle qu'adoptent forcément les propriétaires forains : Métayage et colonat 349 338 Fermage et location 1 078 184 1 427 522 Mais un propriétaire forain peut posséder plusieurs fermes et plusieurs métairies, dans quelle mesure? on l'ignore, et les relevés des Contributions directes, avec leur apparence de précision, ne donnent pas la solution du problème. Nous sommes donc en présence de deux chitfres dont l'écart est considérable, même en tenant compte des corrections admises. D'une part, le nombre des habitants notoirement connus pour être propriétaires des domaines ruraux (pro- priétés non bâties) hors de la commune : 296 276; d'autre part le nombre des cotes de 1879 afférentes à des forains : oo82 7o3. Le nombre des cotes fiscales est supérieur au nombre des propriétaires, même dans la même commune où l'unité de cote est de droit ^; des calculs minutieux ont été entrepris à deux reprises, en 18.51 et 1879, pour déter- miner le nombre de propriétaires correspondant en moyenne" à 100 cotes; d'après ces calculs, le rapport serait tombé de 63 p. 100 en 1851 à 60 p. 100 en 1879; mais le grand nombre des cotes parasites que l'observation directe des rôles permet de constater autorise à compter 4 cotes par propriétaire. La mobilité croissante de l'existence, la facilité des communica- tions, la rapidité des transports, le goût des déplacements 1. M. de Foville a expliqué comment l'exactitude des statistiques était faussée par l'intérêt personnel des percepteurs à multiplier les cotes. {Le morcellement, 67.) 140 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE périodiques môme chez les gens les plus occupés, nous enga- gent à être à la fois propriétaires sur des points éloignés l'un de l'autre, à l'Est ou à l'Ouest, au Nord ou au Midi, ce que n'auraient pas compris nos pères et ce qui, d'ailleurs, leur eût été plus difficile qu'à nous. Le calcul par les cotes donne 1 395 688 forains, chiffre qui se rapproche, avec une approximation qu'on ne peut exiger plus serrée, des deux autres éléments d'appréciation : Nombre des forains d'après les cotes 1 395 688 Nombre des cultivateurs exploitant à titre per- manent pour le compte d'autrui 1 403 569 Nombre des fermes et métairies exploitées pour le compte d'autrui par la culture indi- recte 1 427 522 L'écart entre les deux chiffres extrêmes s'explique aisé- ment (31 834) par l'approximation du calcul et par la vrai- semblance qu'il y aurait à attribuer aux capitalistes qui pos- sèdent des immeubles ruraux la propriété de plusieurs domaines en même temps. Arrêtons-nous au chiffre global de 1 400 000 pour une population de 2 231513 propriétaires agricoles vivant de la rente de la terre, et de 936 729 individus vivant exclusive- ment de leurs revenus, soit à titre de propriétaires d'immeu- bles ou de valeurs mobilières, soit à titre de pensionnaires et de retraités, plus 420133 personnes vivant de professions libérales '. C'est donc un total de 3 608 375 personnes, sans compter les industriels et les commerçants dont le contingent est énorme, où peut se recruter le personnel des propriétaires forains. Si l'on dressait, lors du prochain recensement, leur statistique par condition, on puiserait certainement dans ces chiffres de précieuses indications sur les origines et les res- sources du groupe de la moyenne propriété et sur le rôle qu'il peut jouer dans l'harmonie générale de notre écono- mique. 1. Dénombrement de 1891, pages 305, 311 et 763. LES FORAINS 141 Il n'est pas sans intérêt de voir quelle est la répartition territoriale des propriétaires forains, car, fait bizarre, il n'y a pas de corrélation apparente entre le nombre des cotes foraines et celui des forains notoires •. Voici le relevé des 15 départements où le nombre des cotes foraines dépasse cent mille, avec leur nombre d'habitants propriétaires au dehors sans l'être dans la commune de leur résidence. NOMBRE DES DÉPARTEMENTS Cotes Habitauts connus foraines. pour forains. Ain 100 575 1974 Aisne 1-28 831 2 336 Aube 114 088 1169 Charente-Inférieure 148 782 2 451 Eure 103 381 3 543 Isère 116 060 3 713 Marne 113 857 1821 Nord 117 809 4 770 Oise 134 842 3 142 Pas-de-Calais 138 408 4 135 Haute-Saone 104 487 1 630 Seine-et-Marne 127 383 2 057 Seine-et-Oise 161084 2 110 Somme 142 585 2 286 Yonne 152 609 1226 Parmi les départements où le nombre des forains notoires dépasse 4 000, le Rhône tient la tête avec 30 936 propriétaires ruraux tandis que le département de la Seine n'en accuse que 16105. Viennent ensuite la Seine-Inférieure, l'IUe-et- Vilaine, le Morbihan et les Côtes-du-Nord; ces régions pré- sentent une faiblesse relative du nombre des cotes foraines alors que le nombre des résidants propriétaires au dehors est très élevé; il y a là l'indice de situations locales particu- lières qui semblent de nature à provoquer une étude spé- ciale et minutieuse qui pourrait devenir féconde en révéla- tions. Voici les 19 départements où se présente cette anomalie et qui comptent plus de 4000 résidants forains. 1. Bulletin de statistique du ministère des Finances (mai 1883); résul- tats du recensement des propriétés non bâties de 1879. 142 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE NOMBRE DES DÉPARTEMENTS Cotcs Résidants — foraines. exclusivement forains. Bouches-du-Rhône 26 643 4 676 Côtes-du-Nord 60 547 6 272 Haute-Garonne 60 195 5 570 Gironde 83 143 6 840 lUe-et-Vilaine 68 94a 10 331 Loire 44 827 5 298 Loire-Inférieure 58 761 5 310 Lot-et-Garonne 56 663 5 865 Maine-et-Loire 72 111 4 824 Manche 79 017 7 896 Morbihan 34 231 6 128 Nord 117 809 4 770 Pas-de-Calais 138 408 4 135 Puy-de-Dôme 99 200 4 334 Rhône 50 652 30 936 Sarthe 65 120 6 900 Seine 51335 16 105 Seine-Inférieure 72 806 13 303 Vendée 76 177 6 532 Les rares départements qui comptent moins de 1 000 rési- dants propriétaires exclusivement forains sont : Hautes et Basses-Alpes (442 et 706), Haute-Loire (853), Lozère (531), Hautes-Pyrénées (985) et le territoire de Belfort (321) dont la petitesse justifie le chiffre; quant aux autres, on remar- quera que ce sont les plus pauvres de France. Le classement des cotes foncières par catég-ories de con- tenance, d'après l'enquête administrative de 1884 (moins Paris et 364 communes rurales non cadastrées) fournit des chitTres de beaucoup inférieurs aux autres termes de com- paraison, mais que je crois utile de signaler parce qu'ils indiquent la force de cohésion de ce groupe intermédiaire dont l'avenir sera certainement, malgré le délaissement actuel, aussi utile que brillant'. Catégories Nombre Contenance de propriétés. de cotes. imposable. De 10 à 20 hectares 476 843 6 629 491 De 20 à 30 — 151017 3 652 024 De 30 à 40 — 70 466 2 418 572 Totaux 698 320 12 700 087 1. Bulletin de statistique du ministère des Finances, août 1884, p. 156. LES FORAINS 143 La répartition par quotité d'impôt des cotes rurales atle- renles à la moyenne propriété ne donne pas de résultats plus concluants, à cause de l'impossibilité de faire entrer dans un cadre rigide des variétés aussi mobiles et aussi chan- geantes d'après les régions ^ Cotes foncières. Nombre. De 20 à 30 francs 821 852 De 30 à 50 — 758 876 De 30 à 100 — 609 562 De 100 à 300 — 368 631 2 558 921 Les modes d'exploitation agricole sont au nombre de deux : l'exploitation directe, dans laquelle le propriétaire exploite seul avec sa famille ou avec laide dautrui (journaliers, régis- seur, maître-valet) et l'exploitation indirecte qui revêt deux formes, le fermage à bail ou la location verbale, et le métayage, partage proportionnel et souvent à moitié des produits ou de certains produits, le propriétaire fournissant la terre avec ou sans un capital et un matériel. La culture directe et le fermage se partagent à peu près la superficie du territoire cultivé; 53 p. 100 à la première, 57 p. 100 au second, le métayage intervient pour 11p. 100. La répartition n'est pas indiquée pour la moyenne pro- priété; si l'on défalque les forains, que reste-t-il formant le groupe particulièrement intéressant des propriétaires exploi- tant personnellement les héritages de 10 à 40 hectares? Et dans quelle proportion ce groupe figure-t-il dans la masse des 3 387 245 travailleurs agricoles? Il ne faut pas oublier, en effet, qu'on fixe à 711000 en chifTres ronds le nombre des exploitations de 10 à 40 hectares - avec une superficie de 14 millions d'hectares 1/3. De quelle nature est la population de ces domaines? L'idéal serait qu'ils fussent tous livrés à la culture directe. 1. Cette statistique est celle de 1858 reproduite en 1884. Je connais dans la Côte-d'Or un domaine de 39 hectares, affermé 1600 francs, qui paie avec les centimes additionnels 225 francs d'impôt foncier en 1899. 2. Enquête de 1892, p. 364 de V Introduction. 144 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Et quel concours actif à la production nationale, quels germes de fécondité et de richesse jetés sur ce sol, si la plu- part des fils de la bourgeoisie, au lieu de poursuivre la chi- mère des diplômes et la quiétude somnolente et déprimante des fonctions publiques que leur nombre même et leur irres- ponsabilité discréditent, remplaçaient sur cette terre qui veut être maniée avec solHcitude des fermiers négligents ou des métayers ignorants ! Les domaines appartenant à des forains pourraient être offerts avec avantage à la culture directe; de nos jours, à mesure que la propriété est devenue plus exigeante, l'exploi- tation a été moins profitable. L'une a gagné et l'autre risque de perdre; pourquoi ne pas les mettre d'accord en les fusion- nant? Toutes les terres françaises susceptibles de culture ne sont pas mises en valeur; il reste sur notre territoire 6 226189 hectares en landes et friches, dont 4 605 166 appartiennent à des particuliers. Sur ce lot, 1 307 000 hec- tares sont détenus par la moyenne propriété. N'y-a-t-il pas de ce côté un bénéfice à réaliser? L'industrie agricole comporte toujours deux associés souvent réunis dans la même personne : le propriétaire et l'exploitant. Le premier fournit le champ d'expériences, la matière première, le second la met en œuvre. Quand il s'agit de transformer un sol inculte, la part de l'ouvrier, du pion- nier, est prépondérante, et ce n'est que justice. Cette part diminue au profit du propriétaire, à mesure que la terre mise en valeur n'a plus besoin que d'entretien et n'offre plus les risques du début. A notre époque, la terre défrichable ne fait à la terre productrice qu'une médiocre concurrence ', mais cette concurrence ne serait point négligeable si elle se produisait armée des capitaux et de l'outillage intellectuel que possède la moyenne propriété et qu'elle n'utilise qu'à demi lorsqu'elle a l'idée de s'en servir. Autrefois, la disproportion de l'étendue du sol avec le 1. De 1882 à 1802, on n'a défriché que 130 942 hectares de landes et terres incultes (Morbihan, Côtes-du-Nord, Finistère, Haute-Vienne, Creuse) et 48 105 hectares de bois (Gironde et Orne). STATISTIQUES ÉQUIVOQUES 145 nombre des habitants était telle que la valeur de la terre dépendait uniquement des bras qui pouvaient la cultiver; aujourd'hui la plupart des héritages ruraux ressemblent à des comptoirs placés au milieu d'un marché et qui seraient abandonnés ; pour y attirer les clients il faut y apporter des marchandises. La moyenne propriété se trouve dans les con- ditions les plus favorables à une exploitation raisonnée et rémunératrice; elle détient la terre : qu'elle y applique une part des capitaux que ses détenteurs éparpillent un peu par- tout; qu'elle y utilise la jeunesse et l'initiative que ses enfants gaspillent à des riens et, des trois groupes de la propriété foncière, ce sera celui-ci dont le rôle deviendra rapidement entraînant et décisif. VII. — Répartition régionale de la petite propriété. La question de la petite propriété est l'une des plus impor- tantes de l'économie rurale ; bien comprise, elle est la clé du problème social. On peut l'envisager à un double point de vue : celui de la propriété proprement dite et celui de l'exploitation culturale. Les deux problèmes se côtoient et se pénètrent, de telle sorte que, ici plus qu'ailleurs, la sûreté des statistiques se heurte à des difficultés d'un ordre très particulier. On ne sait trop, en effet, s'il vaut mieux substi- tuer dans les relevés la notion d'étendue à la notion de valeur, ni comment il est possible de toujours distinguer le fait de la propriété du fait de la culture; or, ce qu'il importe de savoir, au point de vue spécial de cette étude, c'est à la fois le nombre des petits propriétaires, l'étendue de leur propriété, et leur mode d'exploitation. Les rédacteurs de l'enquête agricole de 1892 ont fait, à cet égard, l'aveu de leur embarras. Le ministère de l'Agri- culture, dans la statistique agricole décennale de 1882, tout en publiant par catégories d'étendue, dans les tableaux numériques, le nombre et l'étendue de cotes foncières spé- ciales, cotes dites agraires, c'est-à-dire ayant un caractère LA PROPWÉTÉ RURALE EN FRANCE. 10 146 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE exclusivement agricole, ainsi que leur étendue moyenne par catégorie, admettait simplement la valeur relative du nombre et de l'étendue totale de ces cotes, comparées dans les mêmes conditions à deux époques dilTérentes pour en tirer Tindice d'un mouvement d'augmentation ou de diminution de la petite propriété , mais ne considérait pas l'étendue moyenne des cotes agraires comme la mesure de l'étendue moyenne des propriétés agricoles. Pour arriver à des con- clusions pratiques, aussi certaines qu'elles puissent l'être dans une matière encore mal observée, il faudrait multiplier les distinctions, les catégories et les groupements; on obscurcit ce sujet en le généralisant. C'est surtout en ce qui concerne la petite propriété que les déductions tirées du nombre des cotes peuvent induire en erreur, car le nombre des cotes, d'abord en raison de la nature même des choses , ensuite par la faute de certains procédés administratifs, est infiniment supérieur à celui des propriétaires et, par conséquent, au nombre des propriétés. Une petite propriété, située sur les confins de deux ou de trois communes, peut être constituée par de nombreuses et petites parcelles éparpillées sur ces communes et se subdi- viser en plusieurs cotes quoique n'appartenant qu'à un seul propriétaire. Ici, plus encore que dans les chapitres précé- dents, la division de la propriété ne se peut apprécier que par la minutie du détail, en évitant les généralités, la petite propriété et la culture affectant des allures très diverses non seulement selon les régions mais encore dans les différentes parties d'un même département. Les relevés officiels entendent par petite culture les exploi- tations de moins de 10 hectares * et par très petite celles de moins de 1 hectare; pour éviter les redites et abréger des explications inutiles ici, je confondrai le plus souvent, 1. ]M. de Foville, qu'il faut toujours citer, semble prendre parti pour les anciens classements de 1835 à 1841, limitant la très petite propriété au maximum de 2 hectares, ce qui est peut-être trop, et la petite à 6 hectares, chiffre plus rationnel que les 10 hectares des relevés offi- ciels d'à présent. STATISTIQUES ÉQUIVOQUES 147 comme il arrive d'ailleurs dans la réalité, la petite culture et la petite propriété. En 1892, le nombre des exploitations sur le territoire agricole de la France se répartissait ainsi : PETITE PKOPRIÉTÉ Exploitations d'une étendue inférieure à 10 hect. 4 852 963 MOYENNE ET GRANDE PROPPilÉTÉ Exploitations d'une étendue supérieure à 10 hect. 849 7S9 Ensemble 5 702 752 L'importance, en nombre, est donc considérable et, si chaque unité représentait un électeur, on voit quelles con- clusions sociales pourraient se déduire de celte répartition inégale de la propriété rurale. La proportion se renverse évidemment dès qu'ils s'agit de l'étendue ; la part de cette catégorie de propriétaires n'est, en etîet, que de 12 mil- lions 1/2 d'hectares sur 50. Pour serrer de plus près les recherches, on peut, avec les statistiques de 1892, subdiviser en trois catégories les exploi- tations de la petite propriété : 1° cultures de parcelles d'une superficie inférieure à un hectare : ce sont les plus nom- breuses; 2° d'une étendue de 1 à 5 hectares, supérieures elles-mêmes d'un million d'unités au bloc que forment ensemble la grande et la moyenne propriété; 3° enfin, celles de 5 à 10 hectares, formant l'aristocratie de la petite pro- priété, servant de transition aux héritages d'une valeur vénale plus grande et dont le nombre se rapproche sensible- ment de celui du bloc riche ou présumé tel. ^ . . ,. , -^ ,. Nombre des Superficie en Catégories d exploitations. , .^ ^. ..." exploitations. milliers d hectares. Très petite culture au-dessous de 1 hectare 2 235 405 1327 3 Cultures de 1 à 5 hectares 1829 259 5 489 2 Cultures de 5 à 10 hectares. . . 788 299 5 755 5 4 852 963 12 572 0 La première observation qui découle de la comparaison de ces chiffres, c'est que plus l'étendue de la propriété 148 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE augmente et plus le nombre des propriétaires de la catégorie diminue. Il est difficile de savoir quelle est pour cet ensemble de petites exploitations la proportion exacte des propriétaires; dans la banlieue des grandes villes, où les cultures maraî- chères sont très nombreuses et le terrain très cher, il n'est pas douteux qu'il y ait plus de locataires que de proprié- taires; dans les communes rurales, le phénomène inverse se produit, mais je crois à peu près impossible, dans l'état actuel de nos statistiques, de fixer les écarts ou les propor- tions avec une précision scientifique. Il faudra s'en tenir à des hypothèses, à des approximations arbitraires qu'on peut croire aussi rapprochées que possible de la réalité, tant que les statistiques municipales centralisées par le ministère de l'Agriculture et celles du service des Contributions directes ne seront pas établies et combinées de façon à se contrôler mutuellement et à donner avec sûreté le nombre des pro- priétaires et leur condition sociale. Ces renseignements, indispensables pour apprécier les incidences économiques et philosophiques de la division de la propriété et de sa répartition entre les différentes classes de travailleurs ou de capitalistes, seront facilement obtenus et avec plus d'exactitude lorsque les statistiques du service de l'Enregistrement se feront plus détaillées en ce qui con- cerne le mouvement des mutations foncières, et surtout lorsque l'institution de livres fonciers simplifiés ' permettra de reconstituer le terrier général de la France, en dégageant le plus possible le crédit territorial des servitudes de la procédure et de l'impôt. Il n'est pas moins instructif de rechercher les formes d'exploitation de la petite propriété et quelles sont les cul- tures qu'elle affectionne de préférence. En voici le tableau d'ensemble. 1. Rapport général sur l'inslilulion des livres fonciers et leur fonc- lionnenicnl en ce qui concerne les droits réels immobiliers autres que les privilèges et les hypothèques, publié par la Commission extra-parle- mentaire du cadastre, le 14 décembre 1899. STATISTIQUES ÉQUIVOQUES 149 CATliGORIES des EXPLOITATIONS nURALES NOMliUE DES EXPLOITATIONS (le la PETITE PHOPHIÉTÉ SUPKUFICIE EN M ILLIE rivÉE RS D'IiECTAKES SUPERFICIE CULl w S X cd p _ 0. , iS [TENDUE TOTALE des EXPLOITATIONS Terres labou- rables Prai- ries Vignes .lardins Bois et forêts Super- ficie totale Très petite cul- ture au-dessous de l'hectare. . . . 2 235 405 1 829 259 788 299 719,5 3 217,5 3 436,5 210 942 977 136,2 370,1 267,4 77,6 95,9 68,7 99,9 473,5 534,7 1 243,2 5 099 5 284,3 81,1 390,2 471,2 1 327,3 5 489,2 5 755,5 Petite propriété ou culture : De 1 à 5 liectares. De 5 à. 10 hectares. Totaux... 4 852 963 7 373,5 2 129 773,7 242,2 1 108,1 Il 626,5 945,5 12 572,0 Du premier coup d'oeil, on aperçoit que la très petite culture s'adonne aux exploitations qui exigent des soins minutieux et assidus, le jardinage et la vigne; et cette impression s'accentue si l'on remarque que les labours attri- bués à la petite propriété par les statistiques ' ne sont pas ensemencés en grains mais fournissent les produits maraî- chers de grande culture tels que les pommes de terre, et les racines alimentaires , carottes, navets, panais, raves, turneps, choux, artichauts, etc. Par comparaison avec la surface moyenne des autres catégories d'exploitations rurales, on trouve, en 1893, les proportions suivantes : /" De moins de 1 hectare 0 h. 59 r.,„,„-, ,- \ De 1 à 10 hectares 4 29 Exploitations 554 Ensemble 313 300 Sur ce nombre, 281 353 concernent des héritiers en ligne directe descendante, ainsi réparties par nombre d'enfants : 1 enfant ',13,580 2 enfants 77,239 3 — 47 942 4 — 28 019 5 — 16 237 6 — 9 275 1 — et au-dessus 9 001 Total égal 2S1 353 1. En 1896, les statistiques de l'Enregistrement enregistrent 84 552 licl- tations et soultes de partage entre cohéritiers et copropriétaires pour une valeur estimative de 230 millions de francs, ce qui fait une moyenne de 2 720 francs par opération sur lesquels le lise et les officiers ministé- riels prélèvent de 20 à 40 p. 100. 2. En 1896, il y a eu 52300 actes judiciaires concernant les partages : jugements prononçant l'homologation de liquidation ou de partages; sentences arbitrales ayant le même objet; jugements et proccs-ver- baux portant adjudication d'immeubles, soit devant un tribunal, soit devant un notaire commis. Ce chilTrc varie peu d'une année à l'autre; en 1895, il avait été de 54254. 3. Bullelin de statistique de l^Enrer/istre)7ient, 1899, p. 181 et suivantes. CONCURRENCE RURALE 201 Les valeurs transmises par ces mutations s'élevaient au capital de 3 i70 millions de francs. Les mariages recomposent les fortunes, il est vrai, mais non les domaines K Lorsque le cohéritier a pris possession de son lot, il ne tarde pas à le vendre, avec l'espoir de tirer meilleur parti d'une valeur de convenance payée fort cher par un voisin que d'une soulte formant créance et toujours suspecte d'estimation faible dans les arrangements de famille. Les parcelles qui n'avaient pas une valeur échan- geable avant d'être détachées de l'ensemble et qui ont acquis une valeur positive du fait seul de leur isolement qui les met à la portée d'un plus grand nombre, s'élèvent à une valeur de convention et sans mesure marchande quand on prétend les réunir de nouveau. Un hectare de terre valait 1 000 francs dans une propriété de 200 hectares, il en vaut 3 000 pour le paysan qui n'en possède qu'un. Qu'un proprié- taire voisin fasse des olïres pour l'acquérir, il ne l'obtiendra qu'à la condition de le payer deux et trois fois sa valeur. C'est ce qu'on exprime par cette formule spirituelle : Si vous ne possédez rien, vous pouvez acheter dans de bonnes conditions; dès que vous avez quelques toises au soleil, si vous voulez vous étendre, on vous tient la dragée haute et les obstacles se multiplient de tous côtés. Telles sont les causes qui, tour à tour, excitent ou ralen- tissent, sans l'arrêter jamais, le mouvement incessant qui divise la propriété ou qui en groupe les parcelles. La science de la statistique possède aujourd'hui mille moyens d'observer ces phénomènes avec précision, et lorsque les matériaux d'étude que les services publics et les recherches privées constituent avec une émulation louable se seront accumulés, on pourra en tirer des conclusions neuves et de nature à modifier bien des opinions. 1. En 1898, on a rédigé 82 340 contrats de mariage; les apports des époux y sont constatés pour un milliard 1/10 et les donations faites par des tiers à cette occasion pour près de ."iOO millions, d'où résulte, pour les nouveaux conjoints, un avoir total qui dépasse 1 62o millions de francs. {Bullel. de statist. de l'Enregistrement, 1899, 150.) 202 LA PROPRIÉTÉ RURALE ExN FRANCE L'histoire de la très petite propriété au cours du xix^ siècle, quand elle pourra être fouillée dans ses moindres détails, jettera une grande lumière sur les nombreuses questions sociales qui nous agitent et que le xx*' siècle voudra résoudre. Ce qui est certain, c'est que la petite propriété, et surtout la très petite, ce premier échelon du salarié vers l'indépen- dance, est très vivace. Elle s'accroît sans cesse, et se fixe, se consolide avec beaucoup plus de permanence et de sta- bilité que ne pourraient le faire croire la modicité de ses ressources. L'essentiel, en effet, au point de vue social, est moins de la créer que de la faire durer. L'émiettement du sol n'a rien qui puisse effrayer les éco- nomistes, il s'arrêtera de lui-même à la limite où il cesserait d'être utile. On peut s'en convaincre en lisant dans les Petites Affiches ou les annonces judiciaires des journaux de province l'avis des biens à vendre. On a signalé depuis long- temps la minutie des désignations; comme au xvi'^ siècle on comptait les saules d'un pré, ainsi en 1900 on numérote les arbres d'un jardin; plus la parcelle est petite, plus on détaille ce qui la caractérise. On s'étonnait, il y a soixante ans, que les 1 550 hectares de la commune d'Argenteuil, dans la banlieue de Paris, fussent divisés en 38835 parcelles, qu'il n'y eût pas une charrue sur ce territoire et que tout le travail s'y fît à la bêche. On n'est plus surpris, aujourd'hui, de rencontrer des conditions pareilles autour de toutes nos grandes villes, dans le Vaucluse, dans le Var, et, chaque fois que s'ouvre une ligne nouvelle de chemin de fer, l'étude du tracé révèle pour l'expropriation, sur tout le parcours, en rase campagne, loin des villages, un si grand nombre de parcelles par kilomètre que la mesure de leur traversée varie de 40 à 13 mètres '. Le rêve, c'est d'arrêter l'émigration des campagnes vers 1. Les résultats du dénombrement de 1896 établissent que. sauf 3 exceptions, la population de toutes les villes ayant plus de 30 000 habi- tants a augmenté par l'anmig ration de l'intérieur; 24 départements seu- lement sur 86 ont augmenté, dont 17 par la natalité, notamment les Bouches-du-llhône, le Nord et Scine-et-Oise (la Seine mise à part). CONCURRENCE RURALE 203 les villes en faisant de tout ouvrier agricole un propriétaire. Rien ne relève davantage l'homme à ses propres yeux que le sentiment de sa responsabilité. Les affranchis sont arro- gants et vaniteux, dira-t-on; mais cette arrogance des débuts se transforme peu à peu en dignité. On l'a vu de 1789 à 1792, le paysan citoyen participa à l'accroissement moral de la France; ce fut comme si, revenant en arrière, on l'eût élevé au rang de seigneur. Il a senti naître en lui un homme et a compris ce qu'il assumait de devoirs'. Le salarié devenu propriétaire fera de même. 1. En 1788, dit Taine {UAncien Régime, 433), en beaucoup d'endroits, le seigneur n'a plus que ses droits féodaux, tout le reste du sol est au paysan. Aussi l'effort de la Révolution se porta moins sur la dislocation des propriétés que sur leur affranchissement de tous les droits demeurés entre les mains de tiers étrangers à la culture. Ce fut un mouvement analogue à celui qui se produirait si les propriétaires ruraux d'aujour- d'hui voulaient supprimer d'un trait de plume le dette agraire, c'est-à- dire l'hypothèque de vingt milliards que les capitalistes ont sur la terre Mais Taine n'a pris qu'un des côtés de la question quand il a dit {La Révolution, 351) : La crainte de manquer de pain n'est que la forme aiguë d'une passion plus générale, qui est l'envie de posséder et la volonté de ne pas se dessaisir; la Révolution est par essence une translation de la propriété, une expropriation immense et brutale. {Ibid., 386.) CHAPITRE lïl L'effort constant des populations rurales pour arriver à l'acquisition de la terre atteste Timportance sociale du droit de propriété. La première forme de la propriété est d'être libre et indi- viduelle ; elle prend ensuite la forme collective avec les tâton- nements d'une civilisation embryonnaire laquelle, à mesure qu'elle se consolide, qu'elle s'élargit et se raffine elle-même, restitue à l'exercice du droit d'acquérir et de posséder l'indi- vidualité qui est son stimulant, la liberté qui est sa vie. La propriété se manifeste par une occupation souveraine, effective, qui exclut toute idée de participation et de com- munauté, a dit un profond philosophe'; cette occupation, dans sa forme légitime et authentique, n'est autre que le travail. C'est le motif qui contraint la société, laquelle ne vit que du travail, à concéder à l'individu le droit de propriété et à lui en garantir la sécurité. C'est par son origine, le travail, que la propriété est particulièrement respectable; elle l'est aussi par son objet qui est l'héritage, c'esl-à-dirc l'existence de la famille, son bien-être et son avenir. La société, pour des deux raisons, l'une cause première, l'autre conséquence directe, a constitué la propriété comme sa base indispen- 1. Proudhon, Système des contradictions e'conomiques, II, ch. xi, S 2. LE PROLETARIAT EST ANORMAL 205 sable, après la religion, et tous les efforts de la législation, dans tous les pays, à toutes les époques, ont convergé vers sa stabilité et sa prédominance. C'est ainsi que le fait est devenu le droit. La propriété, produit naturel de la combinaison de l'occupation et du travail, aurait pu paraître un principe d'anticipation et d'envahissement, car on ne possède pour soi qu'en excluant autrui, si elle n'avait été reconnue, consacrée et légitimée par le contrat social. Thomas Reid et Emmanuel Kant admettent par surcroît que l'acquisition permise à l'indi- vidu, par le consentement de la société, peut indéfiniment et logiquement s'accroître sous la protection sociale, ce qui ne saurait arriver dans l'état de nature et d'isolement où l'individu seul défend sa propriété contre les convoitises et les entreprises d'autrui. Tout est provisoire dans l'évolution économique des peu- ples, tout y est variable et contingent, sauf le droit de pro- priété dont la fixité peut être considérée comme absolue, abstraction faite des nuances de détail qui le caractérisent dans les différentes civilisations. Aussi, l'un des phénomènes permanents du monde économique est-il l'effort constant des populations rurales pour arriver à l'acquisition de la terre. C'est la propriété du sol qui fixe l'individu et multiplie les familles. Les plus anciens écrits de l'humanité, les Védas, les livres hébraïques, l'attestent * ; en anéantir l'in- dividualisme en rétablissant la communauté primitive, ce serait détruire le stimulant du travail, la conscience de la responsabilité personnelle, la notion de ces devoirs envers soi et envers les autres qui se perpétue dans la famille, et tarir ainsi la source la plus féconde de l'activité humaine d'où découle la richesse sociale. Il faut à l'homme la sécurité du travail et, dans la mesure où elle est possible, la certitude du lendemain ; il les trouve dans la possession de la terre mieux que partout ailleurs. 1. Dans Juda et Israël, le peuple était innombrable comme le sable de la mer et il vivait dans l'abondance et dans la joie, parce que tout homme demeurait sans crainte, chacun sous sa vigne et son figuier. {Les Rois, 111.) 206 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANGE La maison disparaît dans un incendie, le bétail dans une razzia, la récolte dans un orage, la terre seule ne meurt pas, régulièrement féconde et d'autant plus généreuse qu'elle a été plus violentée par la bêche ou la charrue. Si l'on étudie dans leurs détails les systèmes d'organisa- tion sociale que l'opinion contemporaine place au premier rang, on constate que ce sont en résumé ceux qui réalisent avec le plus de simplicité le problème de la propriété. L'État n'intervient guère que dans les cas d'utilité publique, et les formes de l'expropriation sont corrélatives à la liberté poli- tique de fait'; mais il s'applique, par contre, à renfermer dans des limites étroites les biens de main morte afin de conserver à la propriété le caractère individuel et d'éviter les abus auxquels a donné lieu dans le passé la possession perpétuelle à titre collectif par des groupes, des associations ou des syndicats. A la liberté de possession qui ne se discute plus que dans les deux cas que je viens de citer, expropriation et main- morte, il faudrait ajouter la liberté de transmission qui n'est complètement acquise qu'aux deux peuples dont le sens pratique a devancé tous les autres dans les voies de la liberté civile, les Anglais et les Américains du Nord. Ils pensent, à l'encontre de nos idées latines, que la libre pos- session des biens entraîne comme conséquence naturelle le pouvoir de les transmettre à qui bon semble. Les autres nations dites civilisées, tout en se piquant de libéralisme et en intervenant de moins en moins — sauf en France — dans les conditions de jouissance de la propriété, revendi- quent le privilège de réglementer les transferts et la dévo- lution successorale. C'est, en effet, le moyen le plus sîir, avec la direction de l'enseignement public, pour pousser les peuples insensiblement dans tel ou tel sens et peser sur les sentiments et les intérêts. i. Quand la liberté civile est livrée à l'arbitraire administratif, le pou- voir exécutif déclare l'utilité publique; chez les peuples les plus libres, c'est le pouvoir législatif. Comparer les articles 19, 20 et 21 de la loi du 13 avril 1900 à l'art. 2 de la loi du 3 mai 1841. LE PROLÉTARIAT EST ANORMAL 207 Mais la masse des individus, trop ignorante pour aper- cevoir la portée de certaines institutions, de certaines entra- ves, de certaines mesures fiscales d'inquisition ou de dépres- sion, se préoccupe moins des embarras qui peuvent, à un moment donné, contrarier ses vues que de la possibilité immédiate qui s'offre à elle de s'élever d'un degré, par la propriété, dans la hiérarchie sociale. Le désir d'arriver à la possession d'une parcelle de cette terre qui produit tout et qui est le signe de la richesse est instinctif chez l'homme le plus inculte; il semble qu'il com- prenne, par une sorte d'intuition atavique, que possesseur autrefois, par ses ancêtres, de ces biens qu'il convoite, dépossédé par les hasards de l'existence, il ne fait, s'il par- vient à devenir propriétaire, que rentrer en possession de son patrimoine perdu. Il a comme la notion confuse d'un droit primitif qu'il ne peut revendiquer, ses titres ayant disparu, mais que son labeur, son zèle, sa patience, lui méritent à nouveau , et qu'en somme il aura payé deux fois. L'existence d'une classe nombreuse privée de toute pro- priété et vivant en quelque sorte dans un état de dénûment héréditaire est un fait nouveau et accidentel '. La propriété est le régime normal de l'humanité ; et partout, cependant, il y a des populations entières qui n'ont plus de foyer ^ qui vivent d'un salaire capricieux, exposées à toutes les consé- quences des chômages qu'elles subissent^ ou des grèves 1. Depuis l'état de paix de ISio à 1870, l'extension subite du régime manufacturier a changé les conditions de la vie rurale. Enlevant les' populations au lieu natal, il les priva du patronage des voisins, des riches, les isola, les accumula dans des localités dépourvues d'institu- tions propres à conjurer les effets de la pauvreté, du vice et de l'impré- voyance. (Le Play, La Réforme sociale en France, 1866, 11,2 ^LIX.) 2. D'après le dénombrement de 1891, plus de 630 000 individus ont quitté leur commune d'origine; par rapport à la population totale, l'émigration à l'étranger n'est que de 1,77 p. 1000; mais l'émigration des campagnes dans les villes atteint 24 p. 1000. 3. Les chômages varient suivant les industries et les régions. Ainsi, pour les cordonniers de Fougères, la journée est réduite de 1/4 et sou- vent de 1/2, de mars à novembre; les tisseurs de Fresnoy-le-Grand 208 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE qu'elles provoquent ' ; c'est la preuve d'une désorganisation sociale dont les racines sont profondes, qui n'a pas surgi spontanément, dont les conséquences dissolvantes s'accrois- sent avec le temps et à laquelle on ne pourra remédier par le procédé impuissant de la spoliation des riches mais par le relèvement continu, au moral et au matériel, des classes laborieuses. Ce relèvement ne peut avoir pour levier que lattrait de la propriété, le retour à la vie de famille, à la fixité des entreprises; pour ramener l'ouvrier industriel, ce déraciné, vers l'existence régulière qu'il abandonne en déser- tant les villages pour les villes, il faut tirer parti de cette passion de la terre qui sommeille en lui, mais qui ne meurt ni ne s'éteint, et dont la vivacité peut renaître soudain pour peu que l'occasion s'en présente et que l'intérêt dans son esprit s'accorde avec le sentiment. C'est dans la vie rurale que l'intérêt privé de chacun s'identifie le mieux avec l'intérêt général; il semble que les harmonies de la nature y préparent, sans effort, un équilibre dont les conditions sont faites de besoins semblables et de services mutuels où la réciprocité est plus souvent offerte que réclamée. La médiocrité de la vie rurale n'est pas un obstacle à l'aisance, quoi que prétende une Ecole qui a le niveau pour idéal, et qui souhaite pour autrui la somnolence des abdications et la triste habitude des partages. Les crises économiques sont fréquentes dans les pays riches, faisait remarquer, en 1892, la Réforme économique^ et c'est dans les pays pauvres que règne le plus habituellement, par une sorte d'ironie sociale, une prospérité relative. Un économiste disait récemment : Nous regorgeons de métaux précieux, de vivres, de bétail, de marchandises de (Aisne) cliômenl du l" octobre au 31 décembre; les mégissiers d'Annonay chôment de septembre à fin mars, etc. [Office du travail : Salaires el durée du travail dans l'industrie française, II, 1894.) 1. En 1898, il y a eu 368 grèves comprenant 82 065 grévistes qui mit cessé le travail pendant 1 216 306 journées, y compris l.'JU 934 journées perdues par Jj 900 ouvriers non grévistes, contraints au chômage par la grève. [Office du travail, statistique des gi^èves, 1899.) LA GRISE AGRAIRE 209 toutes sortes et nous sommes, paraît-il, plus pauvres que Job. Cet or, ces vivres, sont plus sacrés que le voile de Tanit auquel nul ne pouvait toucher. Les marchés de l'étranger se ferment pour nous et notre marché s'ouvre pour l'étranger seul. Les industriels se plai- gnent, les commerçants se plaignent, et aussi les produc- teurs, et aussi les consommateurs. Oui a tort et qui a raison? Qui expliquera ces contradictions? Les blés russes arrivent à Marseille avec une prime de cent sous par quintal, les vins d'Espagne et d'Italie inondent nos entrepôts, et nos chaix sont pleins. J'ai lu quelque part qu'à Lille, à Roubaix, une ouvrière fabrique à elle seule, par jour, 78 paires de bas au métier, et qu'elle marche pieds nus. Laboureur et vigneron trouvent la ruine dans l'abondance, de même qu'en 1692 les paysans de Bourgogne, dont les greniers craquaient sous le poids du blé, n'avaient pas deux pistoles pour acheter du drap. Quelle est la cause de la crise agraire en Sicile, avec ce feu qui couve sous la cendre et, de temps à autre, comme l'Etna, se révèle par de subites secousses? La suppression des petits propriétaires; les syndicats de travailleurs et de révoltés [Fasci dei lavoratori) n'y sont qu'un expédient dan- gereux. Le régime féodal, aboli de droit en 1812, n'a pas cessé d'y subsister de fait. Pour le Barone^ la terre n'est qu'un fief, le paysan qu'un instrument de gain. Pareil au fellah d'Egypte, le rural sicilien, pressuré par d'âpres fer- miers, s'épuise pour les propriétaires dont les vastes domai- nes demeurent en partie incultes et gagne à peine du pain. Et cependant, la Sicile a nourri des millions d'hommes, le sol y garde sa fécondité proverbiale; les céréales, la vigne, les arbres fruitiers, les mines de soufre, devraient garantir la richesse et le bonheur à cette île privilégiée. On y meurt de misère, et le meurtre n'y est plus traité comme un crime mais comme une revanche un peu brutale '. 1. L'Italie, depuis les lois agraires de l'ancienne Rome, peut être con- sidérée comme l'un des champs d'activité où. se sont le plus accentués, et avec le moins de succès, les efforts des populations rurales pour par- LA PBOPnlÉTÉ RUR.4LE EN FRANCE. 1 i. 210 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE L'Irlande avec ses tenanciers, l'Allemagne du Nord avec ses paysans cantonnés par les hobereaux ' sont-elles, à ce point de vue particulier, beaucoup plus favorisées que la malhevireuse Sicile? Les habitants se hâtent d'émigrer aussitôt qu'ils ont réuni assez d'argent pour payer leur pas- sage outre mer et s'expatrier-. Le paysan français émigré peu; il se sent à l'aise; il se sait chez lui, et celui qui n'est pas encore propriétaire attend avec patience de pouvoir l'être ^ Dans nos traditions françaises, et il faut les maintenir, la propriété c'est l'héritage, c'est-à-dire le domaine de la famille; celui qui le possède n'en est que le dépositaire, même s'il l'a créé, à plus forte raison s'il lui vient de ses ascendants; il le doit à ses enfants. Notre vieux droit disait: Le mort saisit le vif. En matière d'héritage foncier, le mort venir à la possession de la terre. Les actes publics, pour ne parler que de l'époque contemporaine, se sont multipliés pour distribuer le sol aux mains de prolétaires laborieux. Mais, déclare déjà, en 1812, un document napolitain ofnciel, il arrive 9 fois sur 10 que les lots prove- nant de la division des propriétés communales tombent en des mains si misérables, si dépourvues de ressources ou de patience, que sans en tirer nul profit elles ont fini par les abandonner. En 1894, on consta- tait, à Home, que la bonne volonté des paysans se heurtait à l'indiffé- rence des riches propriétaires et au défaut de capitaux et de débouchés. Le salarié agricole, y dit-on, peut quelquefois manger un morceau de pain blanc, mais le petit propriétaire rural meurt de faim. Voir, sur l'état delà grande propriété dans les Calabres, un article de M. G. Goyau dans la Revue des Deux Mondes (1898, I, 89). 1. God. Cavaignac, L'évolution arjraire eii Prusse au XIX° sircle {Revue des Deux Mondes, 1" novembre 1892). 2. D'après les dernières enquêtes en Prusse, on y compte, pour 2() mil- lions d'hectares, 3 millions d'exploitations rurales, dont 1/3 seulement (1 232 168 avec 2i millions d'hectares) constituent la profession unique des propriétaires et suffisent à leur existence; les autres, au nombre de 1808 028 cultivant seulement 2 millions 1/2 d'hectares, sont l'accessoire et l'appoint d'autres professions. 3. Les chiffres officiels des émigrants français à l'étranger, d'après les statistiques du ministère de l'Intérieur sont les suivants : 1886 7 311 1889 31351 1887 1 1 170 1890 'JO SCO 1888 23 339 1891 17 116 La population rurale ne figure dans ces chiffres que pour une moyenne de n p. 100. LA GRISE AGRAIRE 211 ne disparaît pas tout entier, il se continue, il revit dans ses enfants. Mais la famille d'aujourd'hui, et c'est un facteur important de l'état social nouveau, n'est plus la famille étendue d'avant 1789, alors qu'on se déplaçait peu et que le cousinage ramifiait les branches de la gens latine et en fai- sait comme une collectivité dans la paroisse et ses environs, ce n'est môme plus la famille du Code civil dont l'article 755 étend la vocation héréditaire jusqu'au 12° degré; elle se réduit aclucllement au père, à la mère et aux enfants. Aussi la loi de 1891 l'a-t-elle resserrée légalement en écartant les collatéraux pour faire une place à l'époux survivant et, depuis, on a reconnu à l'enfant naturel les droits que l'équité lui accordait. En mesurant, depuis plusieurs siècles, la volatihsation du capital, sous l'action combinée de la diminution de valeur de l'or et de l'argent, de la dépréciation de la mon- naie, de la baisse continue du taux de l'intérêt, on s'aper- çoit que la richesse la moins variable, la moins aléatoire est la terre, parce que ses produits vaudront toujours leur prix proportionnellement aux besoins de la consommation, et qu'on peut en vivre, même sans les vendre. Toutes les fois qu'on a parlé de réforme agraire, à quels expédients s'est-on arrête? Aux seuls qui sont connus pour être d'une appropriation immédiate : ou donner de la terre aux prolétaires sans travail, ou donner du crédit aux pro- priétaires obérés. Le premier n'est pas d'une exécution facile. Faudrait-il partager entre les ouvriers qui ne sont pas du métier et dont l'apprentissage serait onéreux, en admettant qu'ils y prissent goût, les friches et terres incultes du Domaine ^ ou exproprier les terrains stériles appartenant à des particuliers qui ne les utilisent pas^, pour les allotir à 1. Les terres domaniales cultivées, y compris les bois et forêts, sont d'une superficie de 1116708 hectares; les landes, friches, etc., de 103 730 hectares. Les terres stériles ou incultes appartenant à des col- lectivités (départements, communes et hospices) ont une superficie de 1463 616 hectares. 2. Les particuliers possédaient, en 1892, 4 605 166 hectares qui n'étaient pas mis en valeur. 212 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE des journaliers agricoles? On a pu l'essayer, dans de très petites proportions, en Sicile - ; mais les conditions écono- miques ne sont pas les mêmes, heureusement, dans notre pays, et mieux vaut se borner à ne pas entraver le mouve- ment incessant qui, par le travail et Tépargne, crée, chez nous, de nouveaux propriétaires d'autant plus attachés à leur entreprise qu'elle est une œuvre d'énergie et de volonté. Le crédit se mérite, a-t-on dit, et la caution type, le véritable gage de n'importe quelle espèce de crédit, c'est le crédit personnel; il en est de même de la propriété, elle se mérite autant quelle se paie. Là est le secret de sa force. Le siècle qui a précédé la Révolution fut, au dire des économistes et des historiens du temps*, l'un des plus misérables de notre histoire rurale. Tout était en surface et en façade; si Ton creusait, si l'on entrait, ruine et misère. Et cependant la France a vécu, et durant cette période, elle a accumulé les énergies qui lui permirent de faire 1789 et de conduire les grandes guerres de 1792 à 1815. L'aurait elle pu si, comme en Irlande, comme en Italie, comme dans les provinces baltiques entre le Niémen et l'Oder, elle n'avait eu pour citoyens que des cultivateurs faméliques, des déra- cinés ayant perdu jusqu'aux attaches morales qui lient le cœur au sol natal? Depuis les xii^ et xni'' siècles où l'accensemcnt et l'affran- chissement reconstituèrent la très petite propriété, l'effort du paysan propriétaire fut de s'agrandir, l'effort de l'ouvrier agricole de posséder. Mais le groupe des prolétaires ruraux, à cette époque, était quasi négligeable, et celui qui écrira V Histoire de la propriété en s'aidant des terriers, des enquêtes, des minutes notariales et des registres paroissiaux, pourra prouver que jusqu'au xV siècle il n'était pas un culti- vateur, en France, qui ne fût propriétaire. 1. En 189:), M. Crispi a partagé à litre provisoire les terres doma- niales de Calatabiano (Sicile) entre 279 pères de famille, moyennant une très modif|ue redevance pour les dix premières années. 2. Taine en a reproduit et résumé les appréciations. [L'Ancien Hégime, livre V, ch. i.) LA GRISE AGRAIRE 213 Le prolétariat rural est né des destructions et des pillages du XV'' siècle, des guerres civiles du xvi% de la crise écono- mique du xvm^, enfin du développement industriel du xix<^ provoquant l'émigration des campagnes et la dislocation des familles agricoles. Mais toujours, dans la bonne fortune comme dans la mauvaise, appauvri ou à Taise, le paysan a conservé le goût de la terre, la passion de posséder et, quand il possède, d'acquérir encore. Du xv'= au xvn" siècle, le paysan a beaucoup acquis par achat de parcelles et surtout par empiétement et par usur- pation. Les géomètres connaissent encore le phénomène des haies qui marchent et des forets qui s'échancrent; mais une circonstance était particulièrement favorable à ce que la terre se dégageât par désuétude, et l'homme avec elle, de ses derniers liens avec le propriétaire primitif. Beaucoup de morcellements datant des temps seigneuriaux, les tène- ments, divisés et subdivisés par les partages, les ventes, les échanges, devaient se reconstituer une fois l'an pour le paiement du cens et des redevances ; peu à peu, la trace de ces divisions s'était effacée, le souvenir de la dette s'était perdu. On ne savait où retrouver le débiteur, souvent même il se montrait récalcitrant, demandait la production des titres *, et, de guerre lasse, cens et redevances s'évanouis- saient sans que le cultivateur pût arguer d'un autre titre que de celui de la possession. Au xvi*" siècle surtout, les grands domaines furent désertés et le paysan s'empara de tout ce qui n'était ni gardé ni défendu. Puis, tandis que les nouveaux riches, nobles ou roturiers, se créent, de IGOO à 1789, de vastes domaines, en rachetant parcelle à parcelle tout ce qu'avaient aliéné les détenteurs du sol au temps de saint Louis, quantité de châ- teaux s'écroulent, faute d'argent pour les réparer, et les laboureui's riverains mordent sur les dépendances, les jar- dins, les chènevières, les courtils abandonnés. La rente de la 1. Tel le procès interminable que firent les paysans de Toutry et autres paroisses au maréchal de Bourdillon, marquis d'Époisses. (Archives du Parlement de Dijon.) 214 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE terre, les droits féodaux, n'étaient plus qu'un reste de taille sur les gens, selon l'expression de Forbonnais, plutôt ({ue le produit direct des choses. Dès 1750, nombre d'anciens nobles et même d'anoblis se trouvèrent réduits à la pau- vreté avec des titres de propriété immenses; ils n'avaient que la nue propriété stérile de terres dont le paysan exploi- tait la pleine jouissance; de là ces nombreuses acquisitions que les paysans , si misérables qu'ils nous apparaissent, firent auprès de gens ruinés * et qui n'avaient pas, comme eux , la ressource de la culture directe. Toutes les épar- gnes des basses classes, dit Turgot , qui ailleurs sont placées sur des particuliers et dans les fonds publics, sont destinées en France à l'achat des terres. Entre mille preuves, on peut rappeler la déclaration de l'intendant de Caen trou- vant que, sur l'ensemble des cotes foncières du vingtième, 1/3 n'excède pas cinq sous et un autre tiers vingt sous'. Michelet a vu de môme; mais, en généralisant trop, il prêle à l'équivoque; ce qu'il dit du propriétaire, trop aisé à décourager, et quil fallait ramener vers la propriété, pour qu'il se reprît à l'aimer, à la cultiver, à la faire produire^, ne s'applique pas, dans sa pensée, au paysan, au petit pro- priétaire, mais au noble, au bourgeois, au capitaliste, au forain, qui ne résidait pas et n'avait, sauf des cas très rares *, ni vues économiques, ni théories humanitaires, ni même le souci de ce ([ui se passait chez lui. La terre ne voulait plus produire, dil-il, on semait le moins possible. Le sol pesait à ses -propriétaires, la terre leur était odieuse. On la don- nait presque pour rien; déjà un quart du sol de France était aux mains des laboureurs; circonstance heureuse, ce semble, pour la production; eh bien, on ne produisait pas. L'école économique liâta le mouvement qui dans cette France encore agricole, où la manufacture était fort secondaire, devait à tout prix défricher, augmenter la culture du seul aliment de la population d'alors. 1. Taine, U Ancien Béf/ime, liv. V, chap. i. — G. d'Avenel, Histoire éco- nomique, I, liv. II, chap. in. 2. Lettre de M. de Fontettc du IG novembre 1772 [Arc'Uwes nationales, H, n» 1463). 3. Histoire de France (Louis XV et Louis -WI), t. XVII, chap. xn. 4. Montesquieu, le duc d'Harcourt, BufTon, d'Argenson, le bailli de Mirabeau, etc. LA CRISE AGRAIRE 215 La nécessité de multiplier le nombre des propriétaires décidés à l'exploitation directe et comprenant que l'industrie agricole vaut les autres, n'est pas une nouveauté dans l'esprit des économistes; on en trouve déjà la préoccupation dans Olivier de Serres, et certains écrits du xvr siècle nous apprennent que le goût de la propriété, en Normandie par exemple, conduisait facilement à l'appropriation illégitime. C'étaient de petits propriétaires qui en donnaient l'exemple, empiétant les uns sur les autres et sur le domaine commun, labourant (Vcnidace la terre du voisin, déplaçant les bornes ou en posant à leur gré \ plantant des poiriers dans un chemin communal ^ Le marquis de Mirabeau, dans sa Philosophie rurale, en 1764, ripostait à Ouesnay, faisant de la terre la source unique de toute richesse, que c'était l'homme qui fécondait la terre par le travail et que la stérilité de l'un causait la sécheresse de l'autre puisque leurs fécondités étaient soli- daires. Quant au moyen d'associer le travail et la terre pour leur profit commun, M. de ]\Iontyon en donnait la formule. Puisque l'abondance des produits nécessaires à la vie influe sur la densité de la population, disait-il, il faut que chaque individu ait la possibilité de les obtenir par la propriété du sol ou par le travail. Il y a trop de grandes propriétés, ajoutait-il; il est essentiel que la propriété des terres soit distribuée de telle sorte qu'il n'r/ ait presque aucun habitant qui n'en possède quelque portion. Ce retour à l'idéal qu'avait réalisé le xin'^ siècle sous la pression de l'intérêt n'a cessé d'être l'objectif principal des populations agricoles. Le paysan, qu'il fût de Bretagne, de Bourgogne, de Lor- raine, de Languedoc ou de Provence, tel qu'il sortit du ■1. La roture ne faisait qu'imiter les procédés de certains nobles; avant que le sire de Gouberville, en Normandie, vers 1533, eût à mo- dérer l'ardeur de paysans trop entreprenants, un arrêt des commis- saires de la Chambre des comptes de Dijon, condamne le sire de Thoisy (18 mai 1502) à arracher six bornes qu'il a plantées sans droit sur les chemins publics du village de Cernois. 2. H. Baudrillart, Gentilshommes ruraux de la France, i, 45. 216 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE régime féodal, forma deux groupes. Les uns, plus hardis ou plus ambitieux, cherchèrent à s'agrandir, à transformer leurs censives originelles en petits fîefs; le changement de condition n'est pas toujours un élément de durée, et bien peu de ceux qui firent souche de seigneurs ont vu leur lignée se prolonger '. Les autres, satisfaits d'être devenus propriétaires et maîtres d'eux-mêmes^ n'ayant pour prétention que de perpétuer d'honnêtes familles travaillant lliéritage des anciens , se groupant en communautés d'habitants pour résister aux entreprises des seigneurs voisins, cherchant uniquement à libérer leur terre de toute charge, à diminuer ou à racheter leur rente, à payer le moins d'impôts possible, ceux-là ont duré. Il suffit, pour s'en assurer, de comparer les contrats, les rôles d'impôts, les registres des paroisses; on y retrouvera , parmi les notables de nos communes rurales, les vieilles familles d'il y a quatre siècles. Cette noblesse là ne vaut-elle pas les autres? Par l'abolition des droits féodaux, la Révolution porta un coup décisif à ce qui restait de propriété collective; elle incorpora à la propriété individuelle, au domaine privé, une masse de territoires qui jusque-là y étaient réfractaires et, sans avoir créé le morcellement, l'étendit. C'est moins la vente des biens nationaux qui a grossi le nombre des petits pro- priétaires que l'extension de la culture, l'augmentation de la surface cultivée, l'immensité des landes, pâtures et forêts indivises qui furent envahies par les habitants des villages voisins et vinrent accroître les lots que possédait déjà la petite propriété paysanne ''. Ricardo et Stuart Mill font du propriétaire foncier un être 1. M. de Saint-Genis, Histoire du fief rural de la Rodieite {Bulletin du Comité des travaux historiques, 1885, 70; 1892, 70 et 182). 2. A partir du 10 août 1792, chaque commune ou particulier se croit le droit de s'approprier ce qui lui convient des propriétés publiques, produit ou sol. Les biens communaux ne sont pas plus res])cctés que les biens nationaux. 11 suffit que le tiers des habitants demande le par- tage pour qu'il s'exécute, en petits lots et par tête (Décrets des li août 1792 et 10 juin 1793). En moins de deux ans 90 p. 100 des communes dilapidèrent ainsi (en dehors des bois) leur réserve territoriale. MORCELLEMENT 217 privilégié, en ce sens que tous les progrès de la civilisation lui profitent, une sorte de parasite des sociétés avancées, qui tire à lui le profit net du travail collectif et des amélio- rations sociales, sans qu'il ait besoin de s'y associer par son activité personnelle, par son industrie, ni même par cette abstinence d'une genre particulier que l'on appelle l'épargne. L'observation des économistes anglais, vraie dans le passé, le deviendra de moins en moins, à mesure que la concur- rence étrangère annulera les ressources naturelles de notre sol et que l'impôt exercera sur ses produits un prélèvement de plus en plus lourd. Ce n'est plus à la nature seule que la propriété rurale devra désormais les préférences qui lui étaient acquises jus- qu'ici; il faudra qu'au travail le propriétaire sache associer l'industrie, la prévoyance et le calcul. La hausse des salaires, la baisse des prix de vente, peuvent déprécier la propriété rurale et ramener des crises semblables à celles du xv" siècle (1430 à 1480), du xvii<= (1635 à ICoo et 1690 à 1710) ; mais, en France, le but certain de l'épargne est l'acquisition de la terre et rien ne prévaudra contre un sentiment qui est dans le sang de notre race gauloise. L — Pourquoi il faut distinguer, en matière écono- mique, entre le morcellement, le fractionnement et la dispersion de la terre. La division de la propriété se présente sous trois formes diverses que l'on a souvent confondues, ce qui conduit à des équivoques et à des erreurs. Si l'on entend par propriété l'ensemble d'un héritage ou d'un domaine, fût-il divisé en plusieurs exploitations (fermes, métairies ou réserves), on peut l'envisager au point de vue du morcellement du sol, c'est- à-dire de son étendue globale, soit qu'on la compare à la superficie du territoire de la commune, soit qu'on la rap- proche des autres propriétés similaires pour la classer dans une des catégories de la grande, de la moyenne ou de la 218 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE petite propriété. On peut ensuite l'étudier à deux autres points de vue, le fractionnement et la dispersion. Le frac- tionnement, si au lieu d'être d'une seule pièce, la propriété se compose de parcelles agglomérées formant une ou plu- sieurs exploitations; la dispersion si, et c'est le cas le plus fréquent, la propriété , au lieu d'être d'un seul tenant, est formée de plusieurs parcelles éparses, souvent éloignées les unes des autres ou formant enclave au milieu de propriétés voisines. Il semblerait que la statistique des propriétés et par con- séquent leur classement dussent être des plus simples, si l'on s'en réfère au cadastre et à l'impôt foncier, éléments apparents de toute recherche. Malheureusement il n'en est rien, et les différents services publics qui ont pour mission principale de constituer et de consolider le droit de propriété, pour mission accessoire d'en suivre les mouvements et de les taxer pour l'impôt, ne font s'accorder ni leurs définitions ni leurs procédés, de telle sorte que la plupart des chiffres ne sont pas comparables, et que la cote foncière, le domaine, l'héritage, l'exploitation, ne figurent que les formes arbi- traires et fuyantes d'une entité qui se transforme en Protéc à mesure qu'on croit en saisir et en fixer l'unité logique. Si chaque propriété était comprise tout entière dans le périmètre d'une seule et même commune, le nombre des cotes foncières donnerait le nombre exact des propriétés foncières avec leur étendue, puisqu'une cote est la part de l'impôt foncier que chaque propriété doit acquitter dans la commune, à raison de son revenu. Mais les propriétés ne s'arrêtent pas toutes aux limites de la commune ; leur super- ficie s'étend quelquefois sur plusieurs communes limi- trophes, soit par la simple juxtaposition des parcelles, soit par leur fractionnement ou leur dispersion, de sorte que tel propriétaire, qui n'a qu'une propriété sur les confins de la commune, peut avoir une portion de sa terre sur la com- mune qu'il habite et l'autre sur une ou plusieurs communes voisines. Si la propriété se compose de nombreuses par- celles, elle peut avoir des parcelles éparpillées sur plusieurs FRACTIONNEMENT 219 communes; il y a dans ce cas, pour cette propriété, autant de cotes qu'il y a de communes sur lesquelles elle s'étend ^ En d'autres termes, le fractionnement et le chevauche- ment ou la dispersion d'un certain nombre de propriétés sur une ou plusieurs communes, bien que se compensant dans une certaine mesure pour une circonscription plus grande, comme le département, par exemple, constituent, pour les statistiques, le principal obstacle en ce qui concerne le relevé du nombre et de l'étendue des propriétés. La difficulté devient plus grande encore si l'on calcule par exploitation, comme dans lenquêle de 1892 % au lieu de calculer par propriété, parce qu'alors il peut se rencon- trer plusieurs modes de culture (culture directe ou réserve, fermage, métayage) dans une même propriété et que la statistique établie sur ces principes compte 7 ou 8 exploita- tions, c'est-à-dire 7 à 8 unités de culture, là où il n'y a en réalité qu'une seule propriété au sens de l'économie sociale. Ces divergences d'appréciation et de classement sont de nature à vicier toutes les conjectures qu'on peut tirer de la classi- fication officielle en grande, moyenne et petite propriété. Les mêmes inconvénients se reproduisent dans les statis- tiques antérieures où l'on se base, tantôt sur la notion de valeur, tantôt sur la notion d'étendue, de telle sorte que le contrôle de ces chiffres par les statistiques de l'Enregistre- ment devient impossible; ces dernières, en effet, ne subdi- visent pas arbitrairement une propriété, comme le fait le service des Contributions directes, et considèrent comme pro- priété ayant son individualité et en quelque sorte son état civil, tout domaine connu sous un nom et dont l'ensemble, plutôt juridique que cultural, représente en réalité la pro- priété, l'héritage. M. de Foville a donc raison, pour élucider les éléments d'appréciation du morcellement et en déterminer la valeur relative, de poser les deux formules : 1° // ■yaen France plus 1. Statistique agricole décennale de ISSi', Introduction, p. 27() et 277. 2. Statistique agricole décennale de 1S93, Introduction, p. 34G. 220 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE de propriétés que de cotes foncières^ puisque la même cote doit comprendre les diverses propriétés qu'une seule per- sonne, ou un même ménage, a dans la même commune*; 2°// ]i a en France plus de cotes foncières que de projjriétaires, puisque la même personne est souvent propriétaire dans plusieurs communes et annule ainsi plusieurs cotes. En attendant qu'on se décide à surveiller le service des muta- tions, en souffrance depuis 1830, et à créer, en fait, l'unité de cote par contribuable dans chaque commune -, les éco- nomistes devront se résigner à raisonner sur des à-peu- près. Aussi M. Levasseur dit-il avec raison que les statistiques ne sont pas toujours l'expression exacte des faits dont elles cherchent à déterminer la quantité et que le devoir des statisticiens, qui ont pour mission d'éclairer le public et non de le tromper par de fausses apparences, est de pré- senter leurs chiffres comme des approximations ou même comme de simples vraisemblances numériques, quand ils n'ont pas assez d'éléments sérieux pour être plus affirmatifs ". Si l'on ne peut déterminer que d'une manière conjecturale le nombre des propriétaires fonciers, urbains et ruraux *, on ne peut pas non plus arriver à une précision même relative quanta l'importance des différentes catégories de propriétés. i. Se reporter aux prescriptions du titre IV de la loi du 3 frimaire an VII relatives à la répartition, à l'assietle et au recouvrement de la contribution foncière, prescriptions si étrangement méconnues depuis par l'irresponsabilité où a glissé la routine administrative. 2. L'inexactitude des statistiques du service des Contributions directes tient à la négligence du contrôle; à la non-exécution du service des mutations malgré l'énorme crédit qui figure, chaque année, au budget pour cet objet; à la mauvaise gestion des percepteurs qui, ayant une rétribution par cote, les multiplient au lieu de les fusionner quand il y a lieu, comme c'est leur devoir. Tout ceci est de notoriété publique, et pas un ministre n'a paru le savoir. 3. Note xur la valeur de la production agricole, présentée à la Société nationale d'Agriculture de France, dans la séance du 15 avril 1891. 4. Il serait aisé de dresser avec une précision absolue, avec une mise à jour automatique, le terrier général de la France si l'on se décidait à voter le projet de loi sur la réforme hypothécaire déposé par le ministre de la Justice au Sénat, le 27 octobre 18'J6, en attendant la création des Livres fonciers. DISPERSION 221 L'administration a fait à cinq reprises, dans le courant du xix" siècle, le classement des cotes foncières d'après leur chiffre, en 1816, en 1826, en 1835, en 1842, en 1858; en 1876, nouvelle enquête; les mômes recherches ont été faites, non plus d'après le chiffre de l'impôt mais d'après la contenance des cotes du cadastre primitif, en 1851, en 1861, en 1871, en 1881; les enquêtes pour le recensement des propriétés bâties et des propriétés non bâties, fort discutées d'ailleurs quant à l'exactitude de leur exécution et à la sincérité de leurs résultats ', n'ont pas donné les certitudes qu'on en attendait. On y peut trouver cependant des renseig'nements intéres- sants; ainsi la commune du Vésinet (Seine-et-Oise) qui, en 1824, couverte par une forêt depuis allotie et non pas défrichée mais bâtie, ne comptait que H hectares imposables avec son unique propriétaire, possède, d'après le cadastre de 1883, 392 hectares cotisés, 1766 parcelles et 759 proprié- taires -. L'arrondissement d'Avesnes (Nord) présente les change- ments ci-après, si l'on compare le cadastre primitif au nou- veau : NOMBRE d'hectares de de CADASTRE imposables parcelles propriétaires Primitif de 1826 35 616 75 664 9 314 Nouveau de 1862 à 1883. 36 683 77 393 11 502 En cinquante-sept ans, le morcellement a donc produit, dans les 41 communes recadastrées, 1729 parcelles de plus, et une augmentation de 2 188 dans le nombre des proprié- taires inscrits au rôle de l'impôt foncier. Le morcellement, dans le langage ordinaire, s'entend de la division de la propriété, de sa répartition entre un nombre 1. Dans la commune que j'habite, j'ai 5 cotes pour une somme d'impôts de 369 fr. 71, portant sur une propriété très dispersée de 40 hectares seulement. 2. Bulletin de statistique du ministère des Finances, décembre 1883 p. 669 et 681. ' 222 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE de propriétaires plus ou moins considérable. Ce mouvement est la conséquence des évolutions économiques; nul ne peut avoir la prétention de le régler, et sa mesure, toujours variable, peut être considérée comme l'expression de circon- stances dont rincidence se produit dans tel ou tel sens. Nos préférences n'hésitent pas entre la grande et la petite pro- priété, car il faut voir dans les progrès de celle-ci une influence morale dont l'effet social est infiniment supérieur aux avantages matériels qui découlent de l'extension de la culture intensive. La question du fractionnement parcellaire est aussi dis- tincte de celle de la division de la propriété que de celle de la dispersion des propriétés. La parcelle n'est pas l'unité foncière. Son existence administrative' et cadastrale n'im- plique pas nécessairement une discontinuité dans la pro- priété du sol ; le domaine le plus compact, aggloméré avec méthode, peut fournir au cadastre cent unités distinctes, et, dans la pratique des bureaux chaque propriété bâtie fournit deux parcelles, une pour la construction, une pour le sol qui la porte, ce qui est déjà en contradiction avec la définition du règlement. On admet actuellement pour la France une moyenne de 140 millions de parcelles de 27 à 34 ares et même moins. Cet émiettement apparent n'a rien d'inquié- tant et il suffirait de quelques mesures administratives pour fusionner les parcelles parasites et en réduire le nombre au chiffre normal; on voit déjà, par la comparaison de l'ancien et du nouveau cadastre que, là où le nombre des propriétaires a augmenté de 10 p. 400 (Eure, Seine-et-Marne, Haute- Marne, etc.), de 1825 à 1880, celui des parcelles a diminué de 7 à 8 p. 100. Le problème de la dispersion des parcelles est tout autre; ses origines historiques sont fort anciennes -, on est unanime à en déplorer les inconvénients et l'on n'y peut porter remède 1. Recueil méthodique des lois, décrets, règlements, instructions et déci- sions sur le cadastre de la France. 2. Mémoire sur la propriété rurale en Bourgogne au moyen âge {Bul- letin du Comité des travaux historiques, 1806). DISPERSION 223 que par Forganisalion de syndicats de remembrement. Le nombre est infini de ces domaines discontinus dont les par- celles petites ou grandes sont éparses comme des îlots sur le territoire d'une commune. Cet état de choses quasi uni- versel crée à l'exploitation agricole des embarras sans nombre, difficultés de voisinage et d'accès, difficultés de clôture, d'aménagement et de culture, difficultés de surveil- lance et de récolte. François de Neufchâteau écrivait en 1800 : Avec les territoires hachés, ci=;aiUés, sans chemins pour arriver aux lambeaux qui les constituent, l'agriculture, froissée par les entraves que le parcours et la vaine pàlure multiplient autour d'elle, ne peut pas plus grandir qu'un enfant qu'on garrotterait au berceau avec des liens de fer i. On évalue à 40 p. 100 la moins-value pour la culture des propriétés disséminées, par comparaison aux domaines com- pacts où le laboureur peut se retourner librement. Le mal ne s'étend pas, comme on l'a dit après un examen superficiel, et il n'a point pour origine la loi des partages. Dans notre société démocratique issue de 1789, affirmait un député dans une proposition de loi sur les échanges-, la division des héritages a fini par en amener la dispersion. Ils se sont fractionnés, enchevêtrés parfois, en damiers irrégu- lièrement découpés, bizarrement déchiquetés. C'est un mal qui est sorti d'un bien. Le mal ne vient pas du Code civil : il est plus ancien ; on le trouve à l'étranger comme en France, et le législateur, chez nous comme ailleurs, s'est efforcé de faciliter les grou- pements ^ Bien avant 1789, les propriétaires ruraux de cer- taines provinces se sont syndiqués pour procéder à des remaniements collectifs, et l'on y trouve le témoignage du développementde la très petite propriété autant que de la dis- persion excessive des parcelles et de leur enchevêtrement. On a surtout cité ceux de Rouvres en Bourgogne (de 1697 1. Voyage agronomique dans la sénatorerie de Dijon. 2. Séance de la Chambre des députés du 14 janvier 1S82. 3. M. de Foville, Le morcellement, chap. xv. 224 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE à 1701), ceux de Lorraine (de 1763 à 1768), etc. Les règles de ces remaniements territoriaux, appropriées à nos lois actuelles et basées sur la pratique et l'expérience, ont été formulées par M. Freyssinaud '. L'étude de ces nuances du morcellement est nécessaire parce qu'elle fournit la réponse aux pessimistes et aux avo- cats de l'utopie sociale. Les programmes collectivistes, tout en flattant les paysans propriétaires de la dislocation et du partage des grands domaines, ne cachent point l'espérance que la marche plus ou moins rapide des circonstances amè- nera dans l'état de la propriété agraire la même unité que dans le régime industriel, et qu'alors il sera facile de faire intervenir dans toute son intégrité la solution communiste. Il reste donc vrai que la plus solide barrière à opposer à cette évolution, c'est le maintien et l'extension de la petite propriété. Le morcellement, c'est-à-dire la décentralisation agricole, est la meilleure faconde ralentir l'intrusion de l'État, d'arrêter le pouvoir envahissant et déprimant qui se mani- feste par l'autocratie anonyme et irresponsable d'un réseau de plus en plus serré de fonctionnaires, qui décourage les initiatives et démoralise lindividu. La France est merveilleusement préparée à être la citadelle de cette résistance légale au bouleversement social, au ren- versement calculé des vraies conditions du travail. Ses mœurs qui sont celles de la famille et n'ont pas de goût pour le phalanstère, ses traditions qui associent l'individualité romaine à l'indépendance celtique, son climat qui favorise les productions privilégiées de la petite culture, tout, chez elle, contredit les principes de cette fausse démocratie qui met au sommet une apparence de liberté et la servitude à la base, transformant les citoyens en administrés serviles et en contribuables dociles. La configuration même de notre sol, avec peu de vastes plaines et de plateaux étendus, mais des A'allons arrosés et des coteaux abrités, réunit toutes les con(h- tions physiques, ethniques, historiques qui font de la France 1. Le bornage cadastrai par V initiative des propriétaires ruraux, 1899. LES LOIS DICTÉES PAR LES MŒURS 225 le patrimoine de la petite propriété et de la petite culture, gage des libertés civiles et du progrès moral. Ce n'est pas aux pouvoirs publics qu'il faut demander la sauvegarde de cette organisation tutélaire, dont la tradition est une des forces, c'est à nous-mêmes. II. — La distribution inég-ale du sol dépend moins des lois que des mœurs. L'Agriculture est une école de travail, ce doit être aussi une école de liberté; or, on ne défend bien que ce qu'on possède. L'état actuel de la division de la propriété atteste que le nombre des très petits propriétaires est infiniment plus grand que le nombre des capitalistes, des financiers et des spécula- teurs qui possèdent de vastes domaines et même des héri- tages d'une valeur moyenne. Les statistiques officielles font l'aveu, par surcroît, qu'on néglige d'y compter ces infini- ment petits où, entre quatre murs ou quatre haies, l'ouvrier des banlieues cultive des légumes, des fleurs, des fruits, ces minuscules potagers, vergers, le courtil d'autrefois, con- tigus à la maison et qui se perdent, faute d'être classés, dans la masse des propriétés urbaines. En 1895, sur 8 mil- lions de maisons, on en trouve 4 millions n'ayant qu'un rez- de-chaussée, ce sont les maisons rurales par excellence, et 2 millions 1/2 à un étage; en 1892, sur 2 235 405 exploitations de moins d'un hectare embrassant une superficie de 1 327 milliers d'hectares, près du tiers (environ 435 millions d'hec- tares) est cultivé en jardins maraîchers, potagers et fleu- ristes, d'un rapport de plus de 272 millions de francs. Point n'est besoin de légiférer, de changer les habitudes et les mœurs, pour que chaque salarié rêve de posséder quelque jour sa maisonnette et son jardin; l'instinct national l'y mène, il suffit, pour rendre plus rapide son accession à la propriété, de mettre à sa portée les moyens de garantir son LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 15 226 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE épargne et de s'assurer lui-même contre les accidents du tra- vail et les risques de la vie ' . Il ne faut pas croire, d'ailleurs, que la France ait le mono- pole de la petite propriété; la Belgique, la Suisse, les Pro- vinces rhénanes, se rapprochent du type territorial français; la Hollande, les États Scandinaves, certaines régions de l'Allemagne occidentale abondent en petits héritages dont le maître peut chanter, comme nos paysans de Bretagne, la chanson de Botrel : Dans le mitan de mon verger Je possède un fameux pommier'. L'Angleterre s'efforce de multiplier les petits tènements qu'elle possède ^; l'Autriche et la Hongrie, malgré leurs vastes étendues, comptent une quantité d'héritages exploités par leurs propriétaires, et les Etats-Unis eux-mêmes com- mencent à morceler les concessions primitives ^. Dans tous ces pays, comme en France, le morcellement des terres entre le plus grand nombre possible de détenteurs pratiquant la culture directe, a été l'un des facteurs princi- paux de la richesse publique et de l'indépendance nationale. Partout où la population se fait dense et jouit de la liberté, où la terre est affranchie des liens d'une législation restric- tive, d'une procédure obscure et coûteuse, de droits de transfert élevés, elle se subdivise, elle change de mains, elle se mobilise, se met à l'enchère, revêt successivement, suivant les variations des circonstances économiques, les formes qui conviennent le mieux au service essentiel qu'on réclame d'elle : fournir au consommateur la plus grande somme de produits et de jouissances. Ce rôle de matérialité pure, en apparence, s'associe étroitement à l'inlluence qui lui permet de consolider la famille et de moraliser lindividu. 1. Mais par d'autres principes et par d'autres moyens que ceux ima- ginés avec une regrettable précipitation dans la loi sur la responsabilité des accidents du travail, du 9 avril 1ien ne serait plus favorable à une division de la terre dans le sens qu'indique le mouvement économique, rien ne serait plus propice à l'harmonie des classes et à la liberté du travail. V. — La Fiscalité. La fiscalité est une des formes de l'absentéisme, et la plus détestable. Elle crée des embarras sans nombre à la consti- tution du droit de propriété et à la facilité de ses trans- I. D'après lo dénombrement de 1891, dans la journée du 12 avril, sur les 6 216 660 Français qui se trouvaient en déplacement hors de leur commune d'origine, il s'en est recensé 1 659 390 dans le seul départe- ment de la Seine. A Paris, le nombre des hôtes de passage varie, sui- vant les saisons, de 40 000 à 70 000. 246 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE ferts; elle est un obstacle invincible, au dire des spécialistes, à la division de la propriété et à la sécurité des titres des- tinés à perpétuer l'héritage dans les mains de la famille rurale. Et, tout d'abord, Fimpôt prélevé sur les produits de la terre et même sur ses dettes ' ne lui profite pas et on l'emploie ailleurs. Les voies de transport elles-mêmes, cet élément indispensable de l'outillage agricole, sont entrete- nues par les habitants, à leurs frais exclusifs, sans que l'impôt prélevé par l'État pour les besoins généraux du pays y contribue pour une part appréciable. Les chemins ruraux et de grande communication sont payés par les centimes additionnels des communes et des départements, et par les prestations; les chemins de fer ont pour bailleurs de fonds les particuliers qui souscrivent à leurs émissions. Il est opportun de signaler, à ce propos, l'erreur de ceux qui rapprochent sans cesse l'Angleterre de la France, com- parant leurs conditions agricoles si peu semblables, et s'in- géniant à découvrir des analogies là où il ne peut y en avoir, aussi bien pour la division de la propriété entre les divers occupants que pour la mesure de l'intervention de l'État sur notre territoire ou dans les Iles Britanniques. L'impôt, qui est, en France, pour les campagnes, une machine à épuisement, n'a pas du tout, en Angleterre, le même caractère. Tout l'impôt direct s'y dépense sur les lieux mêmes où il est payé, et cette appropriation n'est que naturelle. La taxe des pauvres, la dîme de l'église, sont à peine sorties des mains du cultivateur qu'elles y rentrent par l'achat de ses denrées; les autres taxes servent unique- ment à des travaux d'intérêt local. La moitié des impôts indirects étant absorbée par le paiement des arrérages de la dette publique, dont les titres appartiennent en grande partie aux propriétaires du sol, il en revient une grosse somme à la vie rurale. Quand un tiers au moins du budget 1. Article 15, § VII de la loi du 22 frimaire an VII et article 60 de la même loi {Annales de VEnrerjislrement 1899, 218). LE DÉMON FISCAL 247 français se condense à Paris et un autre tiers dans les grandes villes de province, en Angleterre, les trois quarts des dépenses publiques se dispersent sur les populations rurales et contribuent avec les revenus des propriétaires et des fermiers, à y répandre Tabondance et la vie par une intelligente décentralisation. Il serait difficile de détourner le courant qui porte l'em- ploi des produits de l'impôt vers les grands centres; mais si quelque chose peut ralentir l'effort de cette pompe aspirante toujours avide, c'est la résidence sur leurs terres, au milieu de leurs intérêts ruraux, de propriétaires influents qui défen- draient mieux leurs voisins et leurs compatriotes s'ils les voyaient habituellement de plus près K Novicow, dans la sévérité de sa doctrine", a fait le procès des gouvernements contemporains qui, imprégnés pour la plupart des fausses doctrines de l'État touche à tout, semblent rivaliser pour ouvrir les voies toutes larges aux appétits col- lectivistes. Le démon fiscal, dit-il, apporte le trouble dans la société et se plaît à rompre les harmonies préparées avec art. Si les sociétés modernes s'enrichissent, ce n'est pas grâce à l'inter- vention du gouvernement dans le domaine économique, c'est malgré cette intervention. Le gouvernement peut étouffer sans remède possible une nationalité par l'accumulation méthodique et raffinée de ses exigences fiscales. Le gouvernement dont la sérieuse intention est de favo- riser le développement national, ajoute-t-il, doit en premier lieu ne point prélever de salaires excessifs pour prix des ser- vices qu'il rend ; en second lieu, il doit confier à l'initiative privée quantité de services dont il croit avantageux de se réserver le monopole et que cette initiative accomplirait mieux et à meilleur marché. Par malheur, les gouvernements contemporains s'obsti- nent à l'opposé et accomplissent leurs fonctions normales 1. C'est ce que disait déjà M. Léonce de Lavergne, en 1853, dans une élude sur l'économie rurale en Angleterre. 2. Les luttes entre les sociétés humaines, Paris, 1893 (p. 346 et suiv.). 248 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE de la façon la plus détestable. Ils procurent aux citoyens le mmimum de sécurité avec le mnxivium de dépense et compli- quent tout en se mêlant de besognes qui sont absolument hors de leur compétence. En réalité, sous le régime quasi général actuel, un grand nombre de citoyens, en Europe, sont réduits à la condition de serfs de l'État. Proudhon avait dit l'équivalent avec plus de force et de précision : L'Etat, la police (ou l'administration), c'est le nom officiel de la classe qu'on désigne en économie poli- tique sous le nom d'improductifs, en un mot de la domesti- cité sociale, et qui a pour moyen d'existence l'impôt prélevé sur le travail des producteurs. Le pouvoir qui par essence est, comme le capital, l'auxiliaire et le subordonné du travail, devient, par l'antagonisme de la société, l'espion, le juge et le tyran des fonctions productrices; le pouvoir, simple man- dataire, à qui son infériorité originelle commande l'obéis- sance, s'est fait prince et souverain. L'impôt d'après J.-B. Say, est ime privation qu'il faut cher- cher à diminuer le plus possible, en le limitant jusqu'à con- currence des besoins de la société. L'impôt, avait dit Turgot, est la contribution que la société entière se doit à elle-même pour subvenir aux dépenses publiques. L'impôt est Vabus du prince, proclamait avant eux Machiavel; c'est une violente atteinte au droit de propriété, avouent les économistes con- temporains, mais une atteinte nécessaire, puisqu'il y a con- trat entre la société et les citoyens, ceux-ci payant celle-là pour être administrés et défendus par elle. Limpôt est un mal nécessaire, concluait Léon Say, et il en résumait ainsi les règles : L'idéal, en matière d'impôt, consiste à demander le moins possible, par les procédés les moins coûteux, les moins désagréables, les moins gênants pour la production. La fiscalité est l'abus de l'impôt, qu'il s'agisse de son assiette, de sa répartition ou de sa perception. Or, à l'extrême limite du xix" siècle, en France, l'impôt est devenu, par l'arbitraire de la répartition et l'exagération des tarifs, un élément démoralisateur par excellence. Il excite à la fraude, aussi bien le contribuable qui se LE DEMON FISCAL 249 dérobe à la perception que le ministre qui maquille son budget'; il est inégal et déconcerte toute idée de justice*; très lourd pour les citoyens payés à l'heure, parce qu'il s'ac- croît pour eux de toutes sortes de frais accessoires et vexa- toires, il reste à peine appréciable pour les grosses fortunes, les sociétés de crédit, les syndicats, pour tous ceux dont la puissance capitaliste, centuplée par le groupement, exploite les individus. La propriété rurale, plus que toute autre, est la matière imposable qui a toujours souffert des raffinements de la fis- calité. Moins écrasée qu'on ne le dit d'ordinaire sous le poids des impôts directs, elle souffre surtout des formalités, des procédures, des lenteurs que crée l'impôt par le désir qu'on a de multiplier les faits ou les actes pour multiplier les taxes. L'esprit fiscal poussé à l'excès, plus que la fraude et la mobilité de la jurisprudence, remarque un des organes les plus autorisés du Notariat^, contribue à perpétuer le désordre qui tourmente la perception des droits d'enregistrement; il importe de réagir contre un mal qui empire chaque jour et de barrer résolument la route aux audaces d'une fiscalité qui bientôt n'aurait plus de bornes. Cette fiscalité s'étend à tous les impôts, et il faudrait un volume, seulement avec les aveux des propositions officielles de réforme, pour en analyser les graves inconvénients. Je ne retiendrai que ceux de ces abus qui affligent directement le i^égime de la propriété foncière et les conditions de sa division. Je passerai rapidement sur les critiques adressées, non pas au principe de l'impôt foncier, mais aux interprétations de plus en plus arbitraires qui dirigent son application. Nul n'ignore que, chaque année, la cote des contribuables aug- mente d'une petite quantité et que les bureaux tiennent 1. Documents parlementaires. — Rapport général de M. Boudenoot sur le budget de 1900 (4 juillet 1899, n" 1158, p. 41 et 61, etc.). 2. Chambre des députés, séance du 4 mars 1898 (Discours de M. Ga- mard sur la fiscalité). — Annales de l'Enregistrement (1898, 361, Les ini- quités légales). 3. Revue du Notariat, 41^ année, mars 1900, n° 10 4a3, p. 161. 250 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE en particulière estime les contrôleurs assez habiles pour accroître le produit de l'impôt sans provoquer trop de récla- mations. Les sociétés d'agriculture ont protesté avec énergie contre les procédés et les résultats de l'enquête sur les nou- velles évaluations de la propriété rurale ^; les mêmes récla- mations sont formulées contre les évaluations de la propriété bâtie actuellement en cours et qui touchent à leur achève- ment^. Parmi les prétentions administratives les plus con- testées, est celle qui, en exécution de l'article 8 de la loi du 8 août 1890 ordonnant la revision décennale des évaluations, considère comme immeubles par destination de nature à motiver la plus-value de la valeur locative servant de base à l'impôt, non seulement les moteurs et les transmissions, mais uniformément toutes les machines fixées au sol, ne serait-ce que par un simple boulon, et celles même n'adhé- rant que par leur propre poids aux installations spécialement destinées à les recevoir. Cet excès de zèle, vouloir faire payer l'impôt foncier sur le matériel d'exploitation, équivaut à une seconde patente de superposition^. Ce procédé a sa répercussion sur l'industrie rurale, car il n'affecte pas seulement les usines et locaux industriels, au nombre de 137 019 en 1891, mais toutes les fermes de la grande et de la moyenne culture où sont installés des appa- reils élévatoires pour l'eau, des machines à vapeur mobiles ou fixes d'un emploi temporaire, des distilleries, des barattes mécaniques, etc. Plus encore que l'industrie proprement dite l'exploitation agricole serait entravée dans son essor par l'évaluation fiscale de tout son matériel au moment où il lui est plus nécessaire que jamais de se munir d'un outillage 1. Les résultats de cette enquête, ordonnée par la loi du 9 août 1879, ont été condensés dans le magnifique Atlas publié par les soins de M. Boutin, superbe travail de statistique économicjue en 82 planches in-folio mais hors de proportion avec son objet. 2. Les résultats généraux du recensement des propriétés bâties et de leur valeur locative, prescrit par l'article 34 de la loi du 8 août 1885, n'ont pas été publiés dans leur intégralité comme ceux du recensement rural. Leur exactitude est contestée partout. 3. Protestation de la Chambre de commerce du Havre (13 mai 1900) LE DEMON FISCAL 251 coûteux et perfectionné pour soutenir la lutte contre la con- currence étrangère. Ce serait reprendre d'une main ce qu'on a l'air de donner de l'autre par des dégrèvements fictifs. Les taxes indirectes sont toutefois infiniment plus pesantes pour la propriété foncière que ne peuvent l'être les impôts directs, dont le chiffre est connu d'avance, au moins pour l'année en cours, et qui ne déconcertent pas le contribuable par de brusques surprises et des exigences inattendues, comme les autres. De tous les fléaux qui menacent l'agriculture, écrivait en 1893, M. Georges Michel dans V Économiste Français, le plus redoutable est, sans contredit, le Code civil combiné avec le Gode de procédure. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que notre système d'impôts date d'un temps où l'on ne connaissait guère d'au- tres formes de la richesse acquise que la terre et les prêts hypothécaires qui la mobilisent; les grandes sociétés de crédit, les compagnies de chemins de fer, les compagnies d'assurances, les commandites industrielles n'existaient pas. Depuis l'an XI, les rapports entre la fortune territoriale et la richesse mobilière se sont renversés ; les besoins de l'État ont grandi et le chiffre de l'impôt a suivi leur accroissement; les intermédiaires, courtiers, fonctionnaires, officiers minis- tériels, se sont multipliés et leurs exigences ont crû avec leur nombre. L'équilibre est détruit et, malgré les ingé- nieuses démonstrations de quelques publicistes, tout porte à croire qu'il le sera de plus en plus au détriment de la pro- priété agricole. La fiscalité frappe la propriété foncière dans les manifes- tations les plus naturelles de sa constitution et de son acti- vité : l'héritage, l'acquisition, l'emprunt. Ce dernier cas ayant une importance particulière dans l'étude de la divi- sion de la propriété, je lui réserve un paragraphe spécial et, pour abréger, je ne donnerai qu'une analyse rapide des condi- tions déplorables qui sont imposées par la fiscalité contem- poraine à l'héritage et à l'acquisition, c'est-à-dire aux deux moyens par lesquels le droit de propriété se transmet de 232 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE mains en mains, soit à titre gratuit par la dévolution succes- sorale, soit à titre onéreux par la vente, volontaire ou forcée. La véritable unité sociale, ce n'est pas l'individu mais la famille, de même que l'unité cadastrale et foncière ne doit pas être la parcelle mais l'exploitation, le domaine dont le dossier juridique forme le titre constitutif, l'état civil, tandis que le plan parcellaire n'en est que la photographie plus ou moins exacte. Tout ce qui touche à la famille, c'est-à-dire à l'héritage, doit être particulièrement étudié. Le droit de mutation par décès est la juste compensation, d'après les jurisconsultes, de la protection que l'État accorde aux transmissions héréditaires, de la garantie donnée à la conservation et à l'égale répartition des biens de la famille, ainsi qu'à la possession tranquille des fruits du travail et de l'activité domestiques, origine de la propriété patrimoniale. Les économistes lui accordent cet avantage de frapper le transfert de la fortune acquise dans d'autres mains que celles qui l'ont créée, augmentée ou seulement conservée, sans que celles-ci aient fait aucun elîort pour la produire. Par des tarifs gradués suivant le degré de parenté et croissant à mesure que l'héritier s'éloigne de l'auteur commun, en même temps que proportionnels aux valeurs transmises, l'Etat mani- feste la faveur dont il entoure la famille; mais ces principes ne sont pas toujours appliqués avec un égal discernement et le droit civil ne se trouve que trop souvent contredit par le droit fiscal '. Certains principes généraux do la fiscalité ont motivé sans succès, depuis un siècle, des propositions de réforme qui demeurent encore en suspens, l'équilibre budgétaire exi- geant le maintien de règles qui ne sont d'accord ni avec le bon sens ni avec l'équité. Telles étaient la non-déduction des dettes de l'actif successoral -, qui faisait payer l'impôt sur des 1. Aîinales de l' Enregistrement, IS'JM, p. o46. 2. La réparation de celle iniquité est contenue dans la loi sur le tarif successoral votée par la Chamhre des députés le 22 novembre 1895, demeurée en suspens au Sénat depuis le 9 juillet 1896, date du dépôt du rapport n" 171, et enfin devenue définitive par son insertion dans la loi de finances du 25 février 1901. LE DEMON FISCAL 253 valeurs qui n'existent pas; la non-restitution des droits sur un acte déclaré nul postérieurement en justice'; la l'acuité d'exiger la taxe de mutation non pas sur le prix réel, valeur vénale ou déclaration", mais sur une évaluation arbitraire à établir par voie d'expertise, etc. Même en ne tenant pas compte de ces énormités de la jurisprudence fiscale^, si l'on considère uniquement le résul- tat de l'application régulière des tarifs en matière de succes- sion en ligne directe, catégorie de mutations particulière- ment intéressante pour la division de la propriété*, on est effrayé des conséquences économiques de l'incidence fis- cale. Le père de famille meurt, il laisse à sa veuve, avec une exploitation agricole, industrielle ou commerciale sans chef et qui va péricliter pendant un temps plus ou moins long, la lourde charge de nourrir et d'élever plusieurs enfants en bas âge^. Les frais de maladie, les frais funéraires, ont entamé sinon épuisé les ressources d'épargne; l'État vient à son tour prélever 1,25 p. 100 sur l'actif brut, sans déduire les dettes qui, dans toute industrie, sont un élément néces- saire d'exploitation. On ne sait que trop la mortalité qui décime les enfants; l'un d'eux meurt, c'est souvent un enfant de quelques jours dont la mort a pu être amenée par la maladie dune mère affaiblie par le chagrin et les fatigues, quand ce n'est pas cette mère elle-même qui meurt en le mettant au jour. Il disparaît, nanti sans qu'il s'en doute de sa part indivise dans l'hérédité paternelle ou maternelle. Sa succession est dévolue pour 1/4 à son père ou à sa mère sur- vivant, pour 3/4 à ses frères et sœurs. Sur le premier lot, le, trésor prélève de nouveau 1,2.5 p. 100 comme il l'a fait, quel- 1. Article 60 de la loi du 22 frimaire an VII. 2. Articles 17 de la loi de l'an VII et 13 de celle du 23 août 1871. 3. M. Bisseuil, La fiscalité {Nouvelle Revue du l""" février 1898). 4. En 1S98, sur 430 810 déclarations de successions, celles en ligne directe figurent pour presque les 2/3 (exactement 281353). {Bulleliii de statistique de VEnreçiistrement, 1899, p. 182 et 191.) 5. En 1898, sur 281 353 successions en ligne directe, on en trouve plus du quart, soit 62 592 concernant des familles de 4 enfants et au-dessus {Loco citato.) 234 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE ques jours ou quelques mois plus tôt, sur Fintégralité de l'hoirie; mais, sur les 3/4 attribués, le plus souvent sans qu'ils s'en doutent, aux petits frères et aux petites sœurs, le taux s'élève subitement à 8,13 p. 100. La mort frappe rare- ment des coups isolés, un autre des enfants, deux peut-être, meurent ; et le receveur de diviser et de taxer derechef, ici à 1,25 p. 100, là à 8,13 p. 100, n'oubliant pas, dans sa liquida- tion aveugle, muette et sourde, qui nivelle automatique- ment, que le second enfant transmet, outre sa part virile, la portion de celle dont il a hérité de son frère, et que le troi- sième petit défunt avait déjà, à l'âge de quinze mois peut- être, réalisé trois héritages dont les droits accumulés ont fait une forte brèche à son capital souvent plus nominal que réel. Supposez un paysan laissant un petit domaine évalué 12 000 francs et six jeunes enfants*. Sa succession donne ouverture à 150 francs de droits (abstraction faite des frais accessoires plus considérables encore de notaire, greffier, inventaire, tutelle, etc.); celle du premier enfant qui décède après lui, nanti d'une part légale de 2 000 francs à 128 fr. 13; celle du second, nanti de 2 300 francs à 148 fr. 63; celle du troisième, nanti de 2 731 francs à 176 francs; au total, 602 fr. 76. La mutation est réelle, la perception est logique; mais on ne peut s'empêcher de penser qu'avant 1789 et même pendant les premières années de la Révolution, les mutations par décès en ligne directe étaient affranchies de toute taxe fiscale ^ J'ai noté la taxe en ligne collatérale de 8,13 p. 100 dans l'hypothèse d'un actif non grevé de dettes; mais si l'on sup- pose le cas infiniment plus fréquent où le patrimoine du petit propriétaire est enchaîné par l'hypothèque, soit pour des prix d'acquisition encore dus, soit dans les pays à domaines agglomérés et à famille fixe (Béarn, Auvergne, 1. En 1898, il s'est trouvé 9 275 successions dans ces conditions, pour des valeurs dépassant 90 millions de francs. 2. lléforme sociale du 16 novembre 1890. LE DÉMON FISCAL 235 Provence, Savoie) par des soultes de partage * ou des prix de cession de droits successifs, le droit de 8,13 p. 100 se transformait, en raison de la non-déduction du passif, en un droit eflectif de 12 ou de 16 p. 100. Que de fois même le droit de mort, suivant Ténergique expression des paysans, est-il perçu sur une valeur absolument fictive, telle la dot de la mère employée à dégrever l'immeuble paternel qui n'en sera pas moins un jour taxée sur sa valeur entière. Ce n'est pas tout. Les conséquences de la mort du père ou de la mère propriétaire de biens fonciers sont radicale- ment destructives du droit de propriété, par la combinaison du droit civil, du droit fiscal et de la procédure, si le défunt laisse des enfants mineurs. Les articles 826 [partage forcé en nature) et 827 (vente par licitation) du Code civil ont soulevé de violentes critiques; mais les articles 838 et 839 qui prescrivent, lorsqu'un ou plusieurs des héritiers sont mineurs, le partage ou la vente en justice, sont autrement dangereux pour les familles car ils ont pour effet immédiat la dislocation et l'évanouissement du petit patrimoine rural. Le petit domaine d'une valeur vénale de oOO francs laissé par un paysan à ses enfants mineurs ne peut pas être confié à la mère qui en continuerait l'exploitation; il doit forcé- ment être mis en adjudication devant le tribunal, exposé aux enchères et vendu dans les plus mauvaises conditions ; même, par un heureux concours de circonstances, se vendrait-il bien, il est établi par les statistiques du ministère de la jus- tice que les frais non seulement absorbent mais dépassent le prix de la vente, de telle sorte que Théritier, dépossédé de son héritage, reste le débiteur des intermédiaires chargés juridiquement de le ruiner. Le nombre des licitations et soultes de partage varie de 99 404 (en 1880) à 70 091 (en 1890)'-; celui des ventes forcées 1. D'après la loi de l'an VII, ledroitsur les retours de lot est perçu au taux réglé pour les ventes ; s'il s'agit d'immeubles, il est aujourd'hui de 5 p. 100 y compris les 2 décimes et demi. (Dictionnaire des Rédacteurs, iv, 580.) 2. Bulletin de statistique de l'Enregistrement, 1898, p. 166. 256 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE de biens de mineurs de 12 140 (en 1865) à 17 152 (en 1891) * et les héritages estimés d'une valeur de moins de 500 francs y figurent pour 8 à 10 p. 100. La loi du 25 octobre 1884 a affranchi des taxes fiscales les ventes judiciaires au-dessous de 2 000 francs et a voulu réduire les frais ; elle n'y a pas réussi dans une proportion appréciable et les rapports de la Chancellerie en dénoncent la cause. Les officiers ministériels coalisés ont multiplié les incidents et les formalités à ce point que la moyenne des frais pour les ventes de 500 francs et au-dessous, qui était de 146,72 p. 100 avant 1884 est encore de 123,72 p. 100 en 1894. Les incidents soulevés sont de 25 p. 100 devant les notaires commis et de 69 p. 100 à la barre; cet écart donne un certain intérêt au choix des deux procédés puisque le premier est infiniment moins coûteux que le second. L'usage de confier aux officiers publics les adjudications d'immeu- bles est beaucoup plus répandu dans le nord de la France que dans le sud. Ainsi, pendant la période antérieure à 1887, les tribunaux des 13 ressorts de la région nord ont renvoyé les 3/5 des ventes (60 p. lOOj devant des notaires, tandis que, pour les 13 ressorts du Midi, la proportion des renvois n'atteint pas 14 p. 100 -. La situation n'a pas sensiblement changé de 1887 à 1897. Il faut noter, à la charge des len- teurs traditionnelles des tribunaux, que le nombre des affaires terminées dans le délai de trois mois est de 69 p. 100 à la barre, de 83 p. 100 devant notaire*. La moyenne de la pro- portion des frais est de 132 p. 100 pour les ventes au-des- sous de 500 francs, de 53 p. 100 au-dessous de 1000 francs, et de seulement 2 p. 100 au-dessus de 10 000 francs. Cela seul est la condamnation du système. Aux mineurs ruinés par la loi, remarquait à ce propos 1. Bulletin des sciences économiques et sociales du Comité des ti'avaux historiques, 1895 (Mémoire sur le droit de saisie). 2. Bulletin de statistique du ministère des Finances, 1887, p. 170. 3. 11 y aurait un rapprochement topique à faire entre ces trois étapes de la vente judiciaire : estimation ou valeur vénale de l'immeuble mis en vente, mise à prix, pri.x d'adJiHlicalion. LE DÉMON FISCAL 257 M. Georges Michel, il ne reste qu'une vaine consolation, c'est de savoir que les débiteurs hypothécaires, les victimes de la saisie immobilière, sont encore plus malheureux qu'eux. N'est-il pas déplorable de voir la classe des très petits pro- priétaires, dont les familles sont les plus riches d'enfants', si rudement atteinte par l'impôt? La propriété n'est plus la récompense du travail, de la patience et de l'épargne : c'est le tonneau des Danaïdes, un vase que le paysan remplit à la sueur de son front et que le Fisc vide dès qu'il est plein. N'est-elle pas admirable, cette race de travailleurs qui, en dépit des obstacles, des déceptions, persiste, grandit, se perpétue, semblable à ces ruches dont on coupe périodique- ment le meilleur du miel et qui ne se lassent pas de produire pour autrui. Si l'héritage est fort maltraité par la fiscalité, et surtout par la procédure, les acquisitions volontaires, les mutations entre vifs à titre onéreux, pour parler le langage fiscal, ne le sont pas moins. Supposons quatre actes d'acquisition de menues parcelles de terre, du prix de 20 francs, 100 francs, 300 francs et 500 francs. Dans les quatre cas, les honoraires du notaire pour la rédaction du contrat seront de 5 francs, minimum fixé par le tarif de 1898 (non compris les frais d'expédition) ; le Trésor percevra le droit proportionnel sur le prix, plus une série de droits fixes frappant aveuglément la convention quelle que soit son importance (timbre de la minute, de l'expé- dition, du dépôt, du récipissé, du registre, droits fixes de transcription, salaires du conservateur); tout cela se solde^ par 8 fr. 74 qu'il faut ajouter au droit proportionnel de vente sur 20 francs et à l'honoraire du notaire, 5 francs; total 15 fr. 12 pour une vente de 20 francs, soit plus de 75 p. 100 de frais*. 1. Bulletin du Comité des travaux historiques, 1S90, i, p. 95. 2. La loi du 27 juillet 1900 sur les taxes hypothécaires, d'ailleurs incomplète et mal préparée, semble avoir diminué ces proportions; il n'en est rien, la charge est seulement déplacée; comme pour la loi suc- cessorale de 1901, ce ne sont pas les particuliers qui profiteront du changement, mais les notaires. LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 1 7 258 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANGE Pour 100 francs on paiera 20 fr. 62; la proportion tombera à 11,55 pour 300 francs et à 9,62 pour 500 francs. A partir de ce chiffre, le poids des droits fixes va naturellement en s'atténuant; à mesure que le prix grossit, que le droit pro- portionnel augmente, la somme invariable de 8 fr. 74 se perd, en quelque sorte, dans le total général. Ne retenons finalement que deux chiffres, négligeons pour un instant les honoraires de l'officier ministériel, nous constatons que lors- qu'un paysan achète à son voisin un lopin de terre de 20 fr., il paie un impôt de 50, 60 p. 100, tandis que l'acquéreur d'un domaine de 100000 francs ne paie pas 7 p. 100. C'est la pro- portionnalité à rebours. On conçoit l'horreur du paysan pour le Fisc et l'empressement qu'il met à se dérober à l'impôt, dès qu'il croit pouvoir s'y soustraire sans payer l'amende. Il serait pourtant si facile, si l'on voulait avoir le courage de se dégager des coteries et de la politique mesquine, de mieux répartir l'impôt sur les actes et le droit de mutation, afin de supprimer de notre législation fiscale les iniquités qui la discréditent. Tout a été dit, tout a été étudié; les pro- jets pratiques de refonte sont rares, car la simplicité est le dernier terme de l'art, en finances comme pour le reste, mais il y en a qui ont subi la double épreuve de la critique et de l'expérience; il suffit de faire un choix. Un homme d'esprit ' a récemment publié sous ce titre suggestif : L'obsession fiscale, le résumé des différentes pro- positions offertes au Parlement pour reviser notre système d'impôts^. Il pense que lorsque les taxes sont productives et d'un recouvrement facile, il n'y faut toucher qu'avec précau- tion, il affirme que l'établissement de l'impôt sur le revenu ne donnerait que des dégrèvements illusoires; qu'avec de légères retouches ^ il faut maintenir l'ensemble des contri- 1. M. A. Neymarck, janvier 1900. 2. M. Guillemet en 1898 {Impôt sur les revenus), M. JacoiD {Impôl pro- gressif sur le revenu), M. Klotz (Impôt global sur le revenu), M. Rose [impôt sur le capital), M. Ménier {Impôt sur les capitaux fixes), M. Mas- sabuau {Impôt progressif sur le revente aggloméré), etc. 3. Projet de M. Ribot, du 22 octobre 1895, sur la transformation de la contribution personnelle-mobilière. LE DÉMON FISCAL 259 butions directes, mais dégrever la propriété rurale des taxes indirectes qui en entravent la jouissance ou en gênent la circulation. Ses conclusions sont fortement motivées. Il n'est pas juste, avouons-le, que par l'eiïet combiné de la contribution personnelle-mobilière et de celle des portes et fenèlres, pour un même loyer de 500 francs, le contri- buable parisien paie :23 fr. lo et le contribuable rural 40 fr. 75. En rétablissant l'égalité fiscale entre les différentes sources de la fortune publique on aidera puissamment à la réparti- tion économique de la propriété foncière. Les arbres portent des fruits plus abondants lorsqu'ils sont taillés par une main compétente, ils n'en portent plus lorsqu'une main maladroite a fait tomber les pousses qui en contenaient les germes. Or, en tous sens, disait récemment un économiste, le législateur contemporain a méconnu le caractère, la portée et l'incidence des impôts; il a dépassé la mesure, aussi bien dans les taxes directes que dans les indi- rectes, aussi bien au dedans du pays qu'à la frontière. La diminution graduelle (relative) de la richesse de la France a été la conséquence de ces erreurs. Plus l'impôt est arbitraire, plus la confiance diminue, et le mauvais emploi des ressources communes finit toujours par influencer les contribuables; ils protestent, ils réclament, ils s'indignent, puis, de guerre lasse, ils finissent par imiter dans la gestion de leurs affaires privées le mauvais exemple que leur donne l'État. Bref, l'impôt, par le chiffre excessif des frais dont il empoi- sonne les formalités élémentaires de la vie civile*, arrête le développement de la famille, entrave les transactions, frappe les besoigneux dans des proportions inouïes, transforme l'administration de la justice en un laminoir inconscient qui crée un niveau de misère. C'est un ferment d'iniquités et 1. Soit qu'il les provoque, soit qu'il les tolère. L'exemple le plus récent est l'établissement du tarif légal des notaires qui, décrété en principe dans un but d'économie par la loi du 20 juin 1896, est devenu par les décrets du 25 août 1898, une surtaxe injustifiée et une charge' écrasante pour la propriété foncière, urbaine ou rurale. 260 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANGE si Ton recherche les causes premières de ce vent de socia- lisme qui souffle plus que jamais en tempête sur le monde, la plus apparente, la plus actuelle, sera l'excès d'impôts. D'une part, en effet, il froisse l'instinct d'équité du citoyen ; de l'autre, il surexcite chez les utopistes l'illusion de l'État se substituant à l'individu au détriment de la liberté. VI. — La dette agraire. La question foncière reste la plus délicate et la plus obscure de toutes nos équivoques économiques et sociales; en lui cherchant une solution pratique, on peut espérer une accalmie dans les esprits et une amélioration dans l'acuité des conilits matériels qui exaspèrent les capitalistes autant que les industriels et les ouvriers, et menacent la fortune en voie de formation autant que la fortune acquise. C'est le petit propriétaire rural qui dénouera, en France, le nœud gordien; mais à la condition qu'au lieu de l'entraver et de le ruiner, la législation le dégagera du filet qui l'en- serre et rendra son élasticité à sa naturelle expansion, si vivace et si féconde. La fiscalité et la dette agraire, celle-ci engendrée par celle-là, voilà les ennemies irréconciliables de la propriété foncière, parce qu'elles l'exploitent, parce qu'elles en vivent, et qu'elle-même ne peut renaître qu'en les jetant hors de sa roule. Le poids de l'impôt sur les propriétés rurales est tel qu'on a la pensée, sitôt que les populations agricoles sont éprou- vées par quelque sinistre d'une étendue régionale, ou de demander le dégrèvement, ou de réclamer des secours. Ces deux remèdes, aussi inefficaces l'un que l'autre, ont de plus rinconvénient de déprimer les initiatives et d'engourdir les énergies; une solide mutualité vaut mieux que le recours à l'État. Le propriétaire rural n'a point de crédit? Pourquoi? Quel est l'obstacle à la véritable et définitive lil)ération du terri- L'HYPOTHÈQUE 261 toire? La dette agraire. Il est enfermé dans ce double cercle de l'impôt et de la dette d'où les parasites de l'État l'empê- chent de sortir parce que c'est ce prisonnier qui les nourrit. Si 1790 Ta délivré des servitudes féodales, nous le voyons, en 1900, tout entier couvert d'hypothèques, et retomber sous des chaînes financières qui, pour ne sembler que volon- tairement acceptées, n'en sont pas moins pesantes et irré- ductibles. En 1900, sur 100 propriétaires terriens, il n'en est pas 4 qui soient leurs maîtres et dont les profits puissent grossir l'épargne patrimoniale; aux servitudes féodales abolies en 1789, la spéculation et la procédure ont substitué une auto- cratie financière inexorable. La plupart des propriétaires ruraux, a dit un spécialiste', ne travaillent plus pour eux, ils sont passés à l'état de simples exploitants pour le compte d'autrui; ce ne sont même plus les métayers du xviii® siècle, ils sont retombés dans l'esclavage irrémédiable des colons du Bas-Empire, ce sont les salariés du capital, avec cette aggravation qu'ils ne sont pas libres de faire grève. Ce sombre tableau, vrai pour certaines régions de la France, ne serait pas tout à fait exact si on l'appliquait à l'ensemble du territoire; il suffît de quelques bonnes récoltes succes- sives pour permettre aux paysans de se libérer, au moins en partie, surtout dans les pays de vignobles (les vallées du Rhône et de la Garonne, les Charentes) ou d'élevage (la Nor- mandie, la Nièvre). La vérité ne sera tout à fait connue que lorsque le service de l'Enregistrement se décidera à recueillir et à publier les statistiques hypothécaires; c'est un des côtés - essentiels de notre état économique sur lesquels on est le moins renseigné, et la Commission extra-parlementaire du cadastre, elle-même, depuis tantôt dix ans qu'elle existe, n'a pu obtenir satisfaction sur ce point. La situation hypothécaire de la France, si imparfaitement connue qu'elle soit -, ne paraît pas brillante. Dans la seule 1. M. de Saint-Genis, La dette agraire et Vhévitage foncier, 1894. 2. Bulletin de statistique de VEnregistrement^ HI, 1899, 212 262 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE année 1898, il a été pris 770 494 inscriptions nouvelles et il n'en a disparu, à la suite de radiations totales ou partielles (les relevés ne marquant pas la différence) que moins de 380 957; il y aurait donc chaque année, dans la dette hypo- thécaire , un accroissement régulier d'environ 400000 créances, 4 millions en nombre de dettes nouvelles pour la période décennale qui est leur vie juridique, prélevant le pro- duit le plus clair de la culture pour le paiement des intérêts et des frais. Il est impossible de distinguer avec précision dans cette masse passive la part de la propriété rurale et celle de la propriété urbaine '. On ne peut même pas en évaluer le chiffre. Pour les 770494 inscriptions de l'année 1898, les hypothèques con- ventionnelles et judiciaires, au nombre de 465 473, ont leur montant déterminé par la perception de la taxe de 1,25 p. 1000; elles garantissent une dette nouvelle de 2 mil- liards de francs; mais il en reste 305021 dont le chiffre est indéterminé et, parmi celles-ci, 293 780 inscriptions d'office représentant le total inconnu des prix d'acquisition payables à des échéances plus ou moins éloignées. Le nombre des ventes de 1898 n'a pas encore été publié; mais, en 1894, on en comptait 713 604 dont 574175 d'immeubles ruraux; si l'on remarque que sur ce nombre 544 902 sont inférieures à 5 000 francs, que, sur cette catégorie, la moyenne des prix payés comptant ne dépasse guère 25 p. 100, et que la valeur de ces acquisitions monte à 378 millions de francs, on peut admettre que la dette rurale s'accroît, de ce chef, de 95 à 100 millions de plus en capital. Faut-il une révolution agraire pour tirer le paysan, le fer- mier, le propriétaire foncier de celle voie, sans issue puisque son capital n'acquiert pas, chaque année, une plus-value égale à sa dette ni son revenu net une majoration de 5 p. 100 de celte même dette? Non. Faut-il bouleverser nos codes, exproprier les créanciers de la terre, déposséder les capita- 1. Celles des statistiques du Crédit foncier qui sont publiées ne per- mettent pas une étude approfondie et complète de la question. L'HYPOTHÈQUE 263 listes? Nullement. Le remède est plus simple, il est à notre portée, on le connaît depuis nombre d'années, il est préco- nisé par les esprits les plus pondérés, par les politiques les moins aventureux. Mais où est le Ministre qui osera porter le premier coup de hache dans cette forêt enchantée des abus? Qui possède le talisman au contact duquel s'évanoui- ront les mauvais génies de la terre? La Révolution, d'une part, a consolidé le droit de la pro- priété acquise par la suppression des droits féodaux ; d'autre part, elle a ouvert à tous le litige accès de la propriété par la réforme des lois successorales. La résultante générale des principes et des actes de la Révolution a donc été l'affran- chissement et l'extension du droit de propriété, dans le sens delà propriété individuelle. Mais, depuis 1798, il semble que la réaction qui suit les grands mouvements ait accumulé les obstacles devant cet entraînement libéral. Les contradictions d'un code de transition, les subtilités de la doctrine, les chi- canes de la jurisprudence ont, petit à petit, reconstitué autour de l'individu le domaine obscur des équivoques juridiques, et la sécurité du titre foncier est devenue aussi douteuse que son acquisition paraît facile. En France, répète-t-on avec un certain orgueil, le respect de la liberté individuelle est tel que, en matière de droits immobiliers, le seul consentement suffît à rendre les con- ventions parfaites. Le plus misérable des hommes, s'il est laborieux, économe, peut, en France, c'est vrai, devenir pro- priétaire foncier. Mais le droit qu'il achète lui est-il à tout jamais garanti? Est-il à l'abri des revendications et des procès sur cette parcelle de terre qu'il a loyalement payée? J'affirme que non. Depuis 1798, rien n'a été fait pour les quatre millions de petits propriétaires fonciers émancipés par la Révolution. Rien n'a été essayé sérieusement pour consolider dans leurs mains ce titre foncier qu'ils poursuivaient avec une impa- tience légitime et dont l'accession légale leur était désormais assurée. Le Code civil, considérant la richesse territoriale comme le patrimoine par excellence, mais comme un patri- 2G4 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE moine à laisser intact entre les mains des riches et ne voyant dans l'emprunt hypothécaire que le préliminaire de la vente forcée, n"a favorisé ni les mutations, ni les prêts. Il a, au contraire, accumulé les restrictions et les entraves, plutôt par prétérition qu'autrement ', de telle façon que l'exercice du droit de propriété est redevenu une sorte de privilège accessible aux capitalistes seulement, et dont le paysan, l'artisan, l'homme vivant de son travail, le prolé- taire, ne peuvent utiliser les libertés apparentes qu'en cou- rant les risques — faute d'argent pour payer la purge — de l'éviction ou de la forclusion -. Que réclame le crédit territorial pour jouir de son élasti- cité théorique, et que manque-t-il au propriétaire foncier, pour se dégager des exigences des marchands d'argent? La simplification de la procédure et l'abaissement des tarifs. La solution de la crise agraire, crise dont la répercussion se fait rudement sentir dans le commerce et l'industrie et dont la complexité permet, suivant le point de vue auquel on se place, de la nier ou de l'affirmer, ne se trouvera ni dans des palliatifs ni dans des expédients; il ne faut pas sur- tout, comme en Angleterre et en Allemagne, créer des classes ennemies dans le quatrième état et opposer les paysans aux ouvriers. Tous sortent de la môme souche, et ces classifications arbitraires sont pleines de dangers. Le quatrième état se compose des travailleurs, dira-t-on; mais oîi est l'homme qui ne travaille pas? Et, abstraction faite de quelques familles qui dépensent le fruit des travaux de leur chef disparu, quel est le chef de famille assez aveugle pour 1. La simple promesse de vente par acte sous seing privé (art. 1582^ C. civ.) équivaut à une vente parfaite (Cassation, 23 août 1843); mais le droit de suite (art. 2114, C. civ.) maintient l'immeuble vendu comme le gage des tiers sans que la publicité de leurs droits avertisse l'acqué- reur (art. 2135, C. civ.) et le tiers détenteur, même s'il a payé son prix, même si la liberté de l'immeuble a été régulièrement certifiée (art. 2197), ne peut se considérer comme propriétaire définitif qu'après avoir rempli les lentes et coûteuses formalités de la double purge (art. 2167, 2181 et 2193, C. civ.). 2. M. de Sainl-Genis, Le Crédit lerrilorinl en France clla Béforme hypo- thécaire, 2° édition, 1889, p. 8 de Vliitroduction. L HYPOTHEQUE 263 ne pas comprendre qu'à bref délai ce qu'on appelle le capi- taliste ne pourra plus vivre de ses rentes et retombera de nouveau sous le joug salutaire du travail. En ce moment même, le patron n'est-il pas presque toujours le premier ouvrier de l'atelier? Et qui saurait dire où commence le bourgeois, où s'arrête l'ouvrier? Si le malaise foncier, père de la crise économique, n'avait pas jeté les ouvriers agri- coles dans les centres industriels, verriez-vous les variations du salaire, l'abaissement de la main-d'œuvre, le fléau des grèves? La Nation n'a que faire des étiquettes de la politique; les hommes de France se partagent uniquement en deux grandes catégories : ceux qui possèdent, ceux qui ne possè- dent pas. L'idéal d'un gouvernement démocratique n'est pas de recommencer la propriété collective et de nationaliser les propriétés privées, selon l'expression à la mode, mais de rendre la propriété individuelle accessible à tous, et d'y maintenir en possession les acquéreurs ou les héritiers, sans gêner leur liberté, mais en les protégeant à la fois contre leur propre imprudence et contre les surprises d'autrui. La division de la propriété, son fractionnement en un grand nombre de mains, cette concurrence pour l'acquisition qui fait les petits domaines relativement plus chers que les grands, sont des tendances qui marquent la véritable voie du progrès économique. A toutes les époques, le tenancier, le métayer, le labou- reur ont été le nombre; jamais ils ne sont devenus la force, parce que le fléau de la dette s'est toujours abattu sur eux, et qu'en exigeant d'eux des devoirs innombrables, on leur a sans cesse refusé ou disputé les droits les plus élémen- taires. Le droit de mutation qui frappe les transferts de droits réels, soit entre vifs, soit par décès, est trop élevé, il devient surtout onéreux par les accessoires qui s'y ajoutent, ainsi que je l'ai noté à propos de la fiscalité pour la matière des successions. Le droit de mutation sur les acquisitions fon- 266 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE cières à titre onéreux est de 6,88 p. 100 qui se décomposent ainsi : Droit de mutation 4 p. 100 Droit de transcription 1,50 — Deux décimes et demi 1,38 — Et, chose bizarre, ce droit proportionnel de transcription qui taxe à Favance la formalité facultative de la publicité des contrats translatifs de droits réels, prévue par l'ar- ticle :2181 du Gode civil et les articles 1 et 2 de la loi du 23 mars 1855, ne dispense pas des divers droits dus lors du dépôt au bureau des hypothèques. Quant aux honoraires des notaires, ils sont de 1 p. 100 jusqu'à 100 000 francs (ventes volontaires) et de 2 p. 100 jusqu'à 20 000 francs (ventes judiciaires et adjudications volontaires) avec réduc- tion graduée pour les sommes plus fortes ^ Dans certaines études, le prix à forfait varie de 11 à 14 p. 100. Même si le petit propriétaire a fait la dépense d'un titre devenu incontestable, ce petit domaine qu'il a créé à la sueur de son front, trop petit pour être divisé, ne va-t-il pas sombrer, disparaître entre ces deux fléaux de nos codes : la saisie (Art. 2 071, 2092, 2095 du Gode civil; art.(>73 du Code de procédure civile), la licitalion (Art. 815, 826 et 827 du Code civil; art. 953 du Code de procédure civile)? Qu'il s'endette, ce qui est probable, qu'il meure, ce qui est certain, le chef de famille est impuissant à transmettre intact à ses enfants le champ sur lequel il a vécu, le toit qu'il a bâti. Souvent, il ne leur lègue que des charges, et le petit héritage, source de bien-être s'il vit, devient, quand il meurt, l'origine de la dette agraire qui pèsera peut-être sur cette famille durant plusieurs générations. Les récents débats sur la preuve juridique du droit de pro- priété, sur le cadastre, le bornage, si approfondis, si pro- longés qu'ils aient été, n'ont rien conclu de pratique ni d'efficace pour attribuer aux petits propriétaires un titre 1. Tarif légal du 25 août 1898 pour les ressorts des Cours d'appel de la région de l'Ouest (Angers, Bourges, Limoges, Orléans, Poitiers, Rennes). L'HYPOTHEQUE 267 régulier et définitif çui dégage le passé, les exonère des récla- mations fiscales et les libère des dangers d'éviction '. Dans certaines régions, on possède de père en fils, sans titres notariés, et sans même que la loi des partages ait contrarié en fait les combinaisons de famille traditionnelles en Champagne, en Savoie, en Languedoc, dans le Pays Basque. Si la terre provient d'héritages, elle se transmet sans complications, sauf le cas toujours à craindre d'un procès provoqué par des héritiers mécontents; si elle a été achetée ou échangée, c'est neuf fois sur dix au moyen d'un sous-seing privé irrégulier ou adiré, et le fait d'être en pos- session supplée au titre d'acquisition. L'absence de titres rend les emprunts difficiles ; le Crédit foncier, particulière- ment, ne prête que sur des origines de propriété justifiées pour une période d'au moins trente ans, ce qui lui permet de rebuter dédaigneusement tous les petits prêts ruraux. Le prêt hypothécaire par lui-même, même dans les condi- tions les plus favorables, est très onéreux. Non seulement, pour la très grande majorité des cas, la sécurité du titre fon- cier est équivoque, mais l'emploi du crédit qui découle de la propriété est discuté. Qu'on me permette de signaler ici un danger réel pour l'avenir de la petite propriété, erreur causée par l'esprit de généralisation trop absolu qui veut comparer des situations dissemblables. Dans les pays neufs et mal peuplés, au Far West des États-Unis, en Tunisie, à la Nouvelle-Calédonie, à Madagascar, la vaste étendue des concessions à exploiter permet d'utiliser le droit de propriété comme un moyen de crédit, et la dette hypothécaire est la condition même du peuplement et de la culture de ces déserts. Dans ces contrées, Vhypothèque, ainsi que l'a dit M. Levasseur avec un rare bonheur d'expression, est le pont qui conduit du prolétariat à la propriété. Il n'en est pas de même en Europe, et surtout en France 1. Rapport sur les privilèges et hypothèques présenté avec un projet de loi à la commission du cadastre par M. Challamel en janvier 1900. — Rapport sur le projet d'institution de Livres fonciers présenté à la même date par M. Massigli. 268 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE en ce qui concerne la petite propriété, celle qui n'a point de titres authentiques et qui, par sa valeur médiocre, ne peut devenir utilement un gage hypothécaire. L'hypothèque n'est plus l'auxiliaire du droit de propriété, c'est une brèche à la propriété elle-même, et les expédients qu'on offre comme remède ne peuvent qu'aggraver le mal. Sous prétexte de créer le crédit, on excite à l'emprunt. C'est un immense danger économique; le mot spirituel de Law et de Galonné : La dette pi'ouve le crédit^ a causé bien des déceptions et, dans un pays comme le nôtre surtout, il paraît plus sage de con- seiller au très petit propriétaire le travail, l'économie, l'épargne, que de le solliciter par les séduisantes tentations d'un crédit éphémère. L'étude de la dette agraire dans les différents pays serait des plus instructives mais dépasserait le cadre limité de cette étude. Il me suffira de signaler l'état économique, sur ce point spécial, de deux contrées dont la comparaison constitue a priori une antinomie : l'Italie, qu'on représente comme achevant sa propre ruine, les États-Unis, dont la richesse est plus envahissante que jamais. En Italie, l'en- semble des prêts sur hypothèque a passé de 12 milliards 1/2 en 1871, à 17 miUiards en 1893, à 22 milliards en 1898; les 2/3 de ces prêts ont pour gage des biens ruraux, et sur ces 2/3 ils ont pour origine, dans la proportion d'environ 60 p. 100, l'acquisition de parts indivises ou des soultes de partage. On estime à iOO millions l'accroissement annuel de la dette agraire '. Aux Etats-Unis, c'est l'inverse. M. Levasscur estimait que la dette hypothécaire, en 1891, y dépassait 2G milliards, dont 17 milliards de francs à la charge de la propriété urbaine (Lots) et 9 milliards à la charge de la propriété rurale (Acres). La charge de la propriété urbaine est donc, en bloc, double 1. Indications fournies par les déiégiiés italiens au Congrès inlerna- lional de la propriété foncière en 1900. En 1893, sur 136 321 contrats do prêts, s'élevant à près de Sol millions, les créances inscrites sur des biens ruraux (terrains et bâtiments) dépassaient le chiffre de 402 mil- lions de francs. LA SAISIE 269 de celle de la propriété rurale; mais celle-ci est endettée jusqu'au tiers de sa valeur vénale '. La dette agraire y a été contractée, dans la proportion de 68 p. 100, pour l'acquisi- tion de la terre et l'achat du cheptel; sur 100 fermes, on en trouve 32 qui sont lourdement grevées et 68 qui ne le sont pas. Un document officiel de 1889 avouait que, de notoriété publique, l'hypothèque était effroyablement étendue et dan- gereusement onéreuse; et M. Levasseur ajoute, d'après l'expérience de cinq années de plus : L'hypothèque est une ombre qui se projette sur le tableau de la prospérité agricole de ce pays. Tous les témoignages sont unanimes à déclarer que la dette agraire est le ver rongeur du droit de propriété, et que, toutes les fois que l'emprunt n'a pas pour unique emploi l'amélioration de la culture, mieux vaut dissuader le pro- priétaire d'user de son crédit que de l'y provoquer. La mise en gage d'un immeuble pour garantir un emprunt se caractérise par l'hypothèque. Le droit d'hypothèque se décompose lui-même en deux droits distincts : 1° le droit de suite, c'est-à-dire le droit pour le créancier de réclamer son dû de quiconque détient, à titre de propriétaire, l'immeuble donné en garantie ; 2° le droit de priorité, c'est-à-dire le droit de se faire payer sur le prix de l'immeuble grevé d'après le rang qu'assigne à la créance, la date, la loi ou le titre. Mais l'hypothèque a à se défendre elle-même contre d'autres causes de préférence, les hypothèques légales et les privi- lèges; parmi ceux-ci, le plus favorisé est celui du vendeur, dégagé de l'inscription, puisque la transcription y supplée,, grevant indéfiniment la propriété d'une manière latente, et forcé seulement de se produire à la clôture de la purge. La dette a pour sanction l'exécution sur les biens donnés en gage, et même sur tous autres si les biens hypothéqués sont insuffisants (Article 2 092 du Code civil) , par la saisie. 1. U agriculture aux Etats-Unis, p. 303. — Bulletin de statistique du ministère des Finances, 1894, p. 623. 270 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE Il n'est peut-être pas de pays où l'individu soit moins pro- tégé qu'en France contre l'âpreté d'un créancier et les sur- prises de la procédure. Dans nos codes, qui ont une certaine prétention à la man- suétude, à la protection, à côté d'immunités inouïes, comme celles qui laissent indemnes l'escroquerie foncière et le crime de Stellionat, on ne trouve que rigueurs inexorables contre le débiteur simplement gêné qui ne peut payer à l'échéance. Le plus honnête homme, s'il est en voyage et qu'il oublie le percepteur, peut apprendre, au retour, que son domicile a été envahi, ses portes ouvertes, son mobilier saisi, bouleversé, vendu, pour une cote de quelques francs. En matière d'immeubles, on va moins vite et avec moins de sans-gêne, car il faut le temps d'espacer les formalités et de les multiplier, mais les délais et les frais n'en sont que plus oppressifs et plus ruineux. Si l'on s'en tient au texte de la loi, la saisie équivaut à une véritable éviction et peut entraîner, par le désarroi qu'elle apporte dans la vie de famille, les plus graves conséquences sociales, surtout s'il s'agit de propriétés rurales, celles à qui l'on devrait le plus de ménagements. Ainsi, l'article 592 du Code de procédure civile protège contre la saisie les meubles et les vêtements indispensables, ainsi que les outils de toute nature néces- saires à l'exercice de la profession; mais, par une étrange inconséquence, le législateur moderne permet qu'on expulse le débiteur du toit familial, de l'atelier où il emploie ses outils, du sol qu'il exploite pour vivre. Si les immeubles saisis ne sont pas loués ou affermés à des tiers, par actes ayant acquis date certaine avant le début de la procédure, ou vSi le saisi les habite ou les exploite, il restera en possession jusqu'à la vente, comme séquestre judi- ciaire, à moins qu'il nen sait aulremenl ordotmé par le prési- dent du tribunal. Pendant ce temps, les créanciers pourront néanmoins faire procéder à la coupe et à la vente des fruits pendants par les racines (Art. G81 du Code de procédure civile). Quant aux loyers et fermages, ils seront immobilises, ainsi que les fruits naturels et industriels, etc. {Ibidem, LA SAISIE 271 art. 682 à 685). En d'autres termes, la saisie coupe les vivres au débiteur et lui arrache les aliments. Ce n'est pas tout, le droit au travail lui est interdit ; il n'a plus la liberté d'achever son labourage ou sa fenaison; tout au plus peut-il louer ses bras à son voisin, pour ne pas mourir de faim. En cas de saisie d'animaux ou d'ustensiles servant à l'exploitation des terres, le juge de paix, siu- la demande du saisissant, peut, en effet, établir xin gérant à V exploitation, indépendamment du gardien {Ibid., art. 594 et 596). Les ventes d'immeubles sur saisie étaient au nombre de 5 538 en 1865, de 6 267 en 1869, de 9 305 en 1872, de 14 278 en 1889, de 11 753 en 1891*. En 1894, elles avaient augmenté de 84 p. 100 depuis 1875, et les 7/10 des ordres sont ouverts sur des propriétés d'une valeur vénale minime -; en 1896, il a été transcrit aux hypothèques 20 390 procès-verbaux de saisie immobilière. Il est fâcheux que les statistiques du service de l'Enregis- trement, quoique plus détaillées et plus précises que celles de la Chancellerie, ne fassent pas connaître la nature des biens saisis et vendus et de quels capitaux prêtés à l'origine les immeubles étaient le gage. Ce serait une précieuse con- tribution à l'histoire de la division du sol. On y a suppléé en une certaine mesure par des travaux personnels^ auxquels j'emprunte les chiffres qui suivent et qui sont les derniers connus. Il faut en conclure, remarque l'auteur, ou que l'ap- préciation de la valeur du gage au moment du prêt est faite par les notaires avec une constante légèreté, ce qui est peu probable ; ou que l'on ne prête qu'à des gens à demi-ruinés avec l'arrière-pensée de les évincer, ce qui est possible; ou que le seul fait des poursuites déprécie instantanément le gage, ce qui n'est que trop exact. 1. La distinction n'est plus faite dans les statistiques entre les ventes judiciaires ordinaires et les ventes sur saisie, au total 26 193 en 1894. {Bulletin de statistique du ministère des Finances, mars 1897, p. 246.) 2. M. de Saint-Genis, Mémoire sur te droit de saisie en France, 1895 (tableaux A et D). 3. La dette aç/raire, 1894 {loco citato). 272 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE L'écaii entre les productions faites par les créanciers et l'actif à distribuer augmente à chaque période, ainsi que le nombre des créanciers. En 1881, la perte pour 57 352 créan- ciers, après la réalisation du gage, dépasse 104 millions et demi de francs; en 1891, cette perte, pour 93 217 produi- sants, arrive à près de 247 millions. Des renseignements que nous avons des motifs particuliers de croire exacts font sup- poser que de 1892 à 1899 la situation ne s'est pas sensible- ment améliorée; on peut calculer la brèche que fait la saisie dans le capital des prêts fonciers en rappelant que le chiffre moyen des créances hypothécaires déclarées annuellement dans l'actif des successions ' dépasse 800 millions de francs, ce qui porterait la perte à plus de 30 p. 100. Le Midi, le Sud-Ouest, le Nord et le Centre sont les régions les plus éprouvées; les grandes villes le sont très peu; tout le poids de la procédure porte sur la propriété rurale, et c'est dans les départements où la propriété pré- sente Taccroissement le plus marqué que sévit avec le plus d'intensité le fléau de la saisie, conséquence quasi iné- vitable de la dette agraire. Le morcellement est-il, dans ce cas particulier, une cause ou un effet? Des statistiques bien établies pourraient seules fixer sur ce point essentiel. Les départements les plus atteints sont ceux où la popu- lation est la plus nombreuse; densité de la population et grand nombre des très petits propriétaires sont des faits cor- rélatifs. De 1876 à 1891, le nombre des saisies suivies d'exé- cution a triplé dans le Gers, les Hautes-Pyrénées, le Pas-de- Calais, la Creuse, la Haute-Vienne, la Haute-Loire, le Puy-de- Dôme; il a décuplé dans l'Aude, y passant de 30 en 1870, à 60 en 1881, à 260 en 1886, à 336 en 1891. En 1898, le nombre des saisies transcrites au bureau des hypothèques a été de 1 7 002 ^ Le nombre des affaires au-dessous de 1 000 francs, quoique toujours considérable, reste stationnaire; celui des ordres 1. Bulletin de statistique de VEnrer/islrement, 1899, p. 188. 2. Ibid., 1899, p. 212. LA SAISIE 273 de i 000 à 5 000 francs a presque doublé et les distributions de 5 000 à 10000 francs ont augmenté des deux cinquièmes; les grosses affaires se sont accrues d'un tiers seulement. L'exagération des frais', en dehors des abus de la procédure proprement dite ^ conduit à un impôt sur la gêne inverse- ment proportionnel à la valeur imposée, c'est l'impôt pro- gressif à rebours, avec la ruine pour résultat ^ Je note, pour mémoire, que dans la masse des frais la part de l'impôt est de un tiers, celle des officiers ministériels des deux tiers. La dette agraire ne mord que rarement sur la très grande propriété qui a d'autres ressources que les produits du sol; elle est parfois inquiétante pour la grande (telle que la définit la terminologie officielle, de 40 à 100 hectares), sur- tout lorsqu'il y a partage et liquidation; toujours menaçante, sauf dans des cas exceptionnels, pour la moyenne propriété, elle est absolument destructive de la petite. En 1889, sur 736 000 ventes immobilières portant sur plus de un milliard deux tiers, on trouve 579000 contrats infé- rieurs à 5 000 francs, pour une valeur totale de 526 millions; en 1894, on en compte 647 505 (sur un total de 713604), en augmentation quoique le total général ait diminué, et qui se répartissent ainsi : Immeubles ruraux 344 902 377 millions — urbains 81634 110 — — mixtes 21049 31 — 1. Je retrouve dans le Réveil des campagnes du 3 avril 1892 (publié à Melle, département des Deux-Sèvres) l'analyse d'un procès où, pour avoir paiement d'une créance de 1 000 francs on fit vendre 7 000 francs un immeuble qui en valait 30 000; les frais dépassèrent 6 000 francs. Le créancier fut condamné à 3 000 francs de dommages-intérêts, les avoués et les huissiers réprimandés. ■2. Journal du Notarial, janvier 1897. — Circulaires du ministre de la Justice des 1" mars 1898 et 7 décembre 1899. 3. S'il s'agit d'un petit bien rural de 300 francs de valeur vénale, les frais s'élèvent à 126 p. 100; si l'immeuble se vend 2 000 francs les frais tombent à 50 p. 100; s'il se vend 3 000 francs à 16 p. 100. (Voir StoUon et Henricet, Les victimes des lois de l'Enregistrement, 1892 Giard et Brière, à Paris.) LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 18 274 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE Les petites ventes rurales sont donc très nombreuses et leur masse compacte ne fait que s'accroître. Est-ce à dire que ce déplacement incessant de propriétaires sur des exploi- tations où la continuité des méthodes et la persévérance du labeur sont une condition de succès doive être considéré comme une preuve absolue de prospérité? Il serait bien aventuré de le prétendre. Les économistes feront ressortir la contre-partie de ce fait en parlant d'acquisitions au lieu de ventes; mais il faudrait prouver que ces acquisitions ont été faites par d'autres que des capitalistes ou des spéculateurs. Je crois pouvoir affirmer, sauf la preuve contraire que j'ai vainement cherchée, que la majorité de ces vendeurs sont de petits propriétaires désormais dépossédés, réduits à devenir ou à redevenir fermiers ou simples salariés ou à émigrer dans les villes. Ce résultat de la dette agraire stérilisant la fortune acquise est, il est vrai, compensé par le nombre des acquisitions, puisque l'étendue de la petite propriété augmente avec le chiffre des exploitants, preuve que non seulement il y a échange entre petits terriens, les uns ruinés, les autres à l'aise, mais que les petits mordent sur les moyens et sur les gros. Le rêve serait, tout en s'applau- dissant de la marée montante des très petites propriétés, de les fixer toutes, de maintenir le plus possible la permanence de l'héritage, de mettre un frein à eette extrême mobilité, de telle sorte que les acquisitions nouvelles ne se fassent pas au détriment des propriétés minuscules mais par le morcel- lement des grandes plutôt que des moyennes, et surtout par la mise en valeur des six millions d'hectares qui restent encore stériles sur notre territoire continental et dont les deux tiers appartiennent à des particuliers. CHAPITRE IV Conditions économiques et juridiques particulières à ciiaque groupe de propriétés et qui entravent ou facilitent leur exploitation. Si l'on a coutume de distinguer trois sortes de propriétés : la grande, la moyenne, la petite, il est malaisé de les classer avec précision dans chaque catégorie. De Tune à l'autre, sauf pour la très grande, les limites sont indécises, et la science de la statistique voudrait des tranches plus nom- breuses, car il est certain que les lois générales qui règlent la condition de la propriété territoriale ne l'affectent pas uniformément et que leurs incidences sont inégales d'après les caractères qui distinguent chaque nature de propriété. Les lois civiles et fiscales édictées pour l'ensemble d'une nation, ne peuvent mesurer leur action probable sur des cas particuliers, et l'effet des lois économiques vient souvent contrarier leurs prévisions. Elles font, bon gré mal gré, des conditions différentes à chaque catégorie de propriétés, et il en résulte que ce qu'on offrait à celle-ci à titre de protection ou d'encouragement risque de devenir pour les autres une gêne et une entrave. Le véritable esprit économique doit moins se préoccuper, à cet égard, de rechercher à des maux avérés des palliatifs ou des expédients, que d'établir ou plutôt de permettre l'équilibre par la pratique de la liberté et la discrétion de l'Etat. 276 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE Le morcellement, la fiscalité, la dette agraire sont les causes qui entravent le développement de la richesse agri- cole; elles le l'ont à des degrés inégaux, dans des mesures différentes, suivant qu'il s'agit de la petite, de la moyenne ou de la grande propriété. On peut, à ce point de vue spécial seulement, je me hûte de le dire, se désintéresser de la grande propriété qui, repré- sentant l'une des formes les plus enviées de la fortune capi- taliste apparaît, en somme, comme une exploitation indus- trielle avec les chances et les risques habituels de toute industrie. Les dettes des millionnaires ne sont qu'un des éléments de l'activité sociale. La moyenne propriété comporte à peine 20 p. 100 de pro- priétaires exploitant personnellement leur propriété; dans la proportion de 80 p. 100, elle est cultivée par des intermé- diaires, fermiers, métayers, colons partiaires, et appartient ou à des bourgeois (rentiers, industriels, commerçants) qui ont trouvé quelque satisfaction de vanité ou quelque profit à placer en terres une partie de leurs capitaux, ou à des héritiers qui ne peuvent ou no veulent se dessaisir de biens qu'ils risqueraient de vendre à perte. Bien rares sont les domaines (sauf de 10 à 30 hectares peut-être) appartenant à des agriculteurs de profession, soit qu'ils aient été hérilés, soit qu'ils représentent des propriétés peu importantes à l'origine et qui se sont successivement agrandies par la pru- dence, le savoir-faire et l'industrie de leurs détenteurs. Il s'agit donc ici, pour la majorité, de propriétaires fon- ciers qui n'ont que l'apparence de véritables terriens et qui restent, en réalité, des capitalistes ou des possesseurs acci- dentels, sans esprit de possession durable. Cette sorte d'aris- tocratie territoriale, à laquelle songeait sans doute le comte de Falloux quand il souhaitait de la voir habiter ses domaines, au moins une partie de l'année, est relativement riche; elle a les moyens de se protéger et de rendre ses titres définitifs. C'est moins son élément le plus à l'aise, celui que j'appellerai l'élément forain, que le plus modeste, celui du faire-valoir, qui utilise le gage foncier et fait usage LA DETTE AGRAIRE 277 du crédit hypothécaire. Mais, à n'envisager que l'ensemble et à ne raisonner que d'après l'état actuel de notre législa- tion foncière, c'est à la moyenne propriété que profitera la réforme hypothécaire, lorsqu'on se décidera à la réaliser, car c'est elle qui désire, non seulement un titre bien assis et la possibilité de rendre les mutations rapides, mais par- dessus tout la quasi mobilisation de son crédit par la faci- lité des emprunts et plus de simplicité dans la réalisation du gage. Il y aurait beaucoup à dire sur ce courant d'idées, car si la dette agraire pèse d'un poids si lourd sur la propriété ter- ritoriale, moyenne, petite ou grande, ce ne seront ni la réforme hypothécaire ni môme l'institution des Livres fon- ciers et le retour aux cédules de messidor qui supprimeront l'hypothèque et la balayeront du sol où elle joue le rôle de l'ivraie. Quels sont les trois cas où le propriétaire foncier ou celui qui veut le devenir a besoin d'argent? Quand il hérite, et qu'il doit payer en même temps des droits de succession fort lourds' et des soulles de partage*; quand il achète un domaine sans pouvoir en payer intégralement le prix^; enfin, quand il manque des capitaux suffisants pour exploiter sa terre dans de bonnes conditions, par l'achat de cheptels, d'un train de culture, etc*. Chacune de ces catégories d'emprunt répond à des besoins déterminés et l'on comprend que les garanties qu'exige le créancier soient calculées en raison des risques à courir. Ce 1. En 1898, le droit de mutation par décès sur les immeubles ruraux & porté sur une valeur de 1 milliard 520 millions; en 1897, la masse suc- cessorale a dépassé 6 milliards 1/2 sur lesquels le Trésor a prélevé 186 millions de droits. 2. En 1897, les soultes de partage entre cohéritiers et copropriétaires ont dépassé 221 millions de francs auxquels il faut ajouter, sans compter les frais, M millions de droits perçus au profit du Trésor. 3. En 1898, on a pris l'inscription d'office dans les bureaux d'hypo- thèques (Art. 2108 du Code civil) pour 293 786 prix d'acquisition non payés. 4. Les statistiques de l'Enregistrement ne distinguent pas les baux à cheptel, ni les autres conventions spéciales à l'agriculture. 278 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE qui n'est pas douteux, c'est que les banquiers qui consen- tent de petits prêts hypothécaires ont tout à perdre à réa- liser judiciairement leur gage. Pendant l'année 1890, près de 3 000 immeubles d'une valeur inférieure à 500 francs ont été exécutés; les frais ont toujours dépassé le prix obtenu; la moyenne des ventes se soldait par 293 francs de frais déboursés contre 260 francs de prix réalisé. Le prêteur a perdu sa créance et le débiteur a été dépossédé à vil prix de son patrimoine. Cet état de choses durera tant que les offi- ciers ministériels et les courtiers d'affaires ne vivront que de ce qu'ils prélèvent sur les procès des autres. La prospérité des classes rurales est en raison directe des progrès de la culture; la division de la propriété est éminem- ment favorable à ce progrès, mais celte division ne serait plus qu'un danger au lieu d'être un ferment d'initiative et d'activité si, d'une part, le propriétaire qui n'a point payé son prix d'acquisition demeurait indéfiniment le débiteur de la rente, le fermier à vrai dire du précédent détenteur et si, d'autre part, le nouvel exploitant ne pouvait, sans risquer la saisie, c'est-à-dire l'éviction et la ruine, se procurer les capitaux nécessaires pour la mise en train de son entreprise. Ce ne sont pas les lois mais les moeurs, ce n'est pas la spéculation des banquiers ou la protection toujours pesante de l'Etat mais la mutualité par les syndicats qui peuvent résoudre le problème. Syndicats et mutualité, cela veut dire association, mais variété. Les moyens de guérir un mal dont les symptômes paraissent semblables mais dont les causes sont difierentes doivent être appropriés à l'objet et aussi diversifiés que le sont les caractères du malaise. Pour s'en convaincre, à défaut d'expérience personnelle, il suffit de lire l'enquête que fit M. H. Baudrillart, de 1881 à 1885, sur les indications de l'Académie des sciences morales et politiques, pour étudier l'état économique et moral des populations rurales de la France. On y voit les dilïérences profondes qui séparent les paysans de Normandie ou de Bretagne de ceux du Languedoc ou de la Provence, et LA DETTE AGRAIRE 279 combien on serait dupe de ses propres utopies si l'on essayait de généraliser, si Ton avait la prétention de tout centraliser, d'assujettir à la môme règle, écrite dans un bureau de Paris, le Lorrain ou le Basque, de condamner au lit de Procuste des exigences qui ne sont ni capricieuses ni arbitraires mais qui, nées du sol, des traditions, des habitudes, dégagent d'elles-mêmes la loi qui leur convient. Rien, par exemple, de plus démonstratif, quand on lui compare celui de la Bourgogne ou du Dauphiné, que le tableau que fait M. Baudrillart de la division du sol en Artois, après 1789. Lorsque la liberté fut rendue aux achats et aux ventes, dit-il * et qu'une grande quantité du sol fut mise à la disposition des acquéreurs, l'essor vers la propriété se fit tantôt dans le sens de la petite, qui d'ail- leurs existait déjà, tantôt, et dans des proportions plus étendues, dans le sens de la moyenne, ce qui fut alors dans le reste de la France un fait beaucoup plus rare. Toute une population de moyens propriétaires sembla sortir du sol dans les circonscriptions d'Arras, de Saint-Pol, de Saint-Omer. Le capital était prêt; l'esprit qui le mettait en jeu fit voir qu'il ne l'était pas moins. Ces derniers mots donnent en quelque sorte la formule de cette étude. Ce n'est pas la division du sol qui vaut par elle-même; ce qui la rend efficace et productive, quelle que soit sa mesure, c'est le capital qu'on y met, c'est l'esprit avec lequel on l'exploite. I. — La grande propriété peut multiplier sa produc- tion par la combinaison de la science et du crédit. Il n'est pas aisé d'évaluer la fortune de la France, les plus compétents ne sont pas d'accord, à quelques milliards près; mais le pays qui paie sans effort, sans poursuites ni saisies fiscales, sur le simple avis de quelques papiers mul- ticolores, près de cinq milliards par an d'impôts de toutes sortes (à l'État, aux départements et aux communes), sans 1. Revue des Deux Mondes, 18S2, IV, page 832. 280 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE parler des honoraires des officiers ministériels, impôt de surtaxe qui est le plus lourd, n'est pas un pays pauvre. Est-il plus facile de déterminer quel est le nombre des riches sur une population de plus de 38 millions 1/2 d'habi- tants (dénombrement de 1895)? Est-il possible, ensuite, d'établir quels sont les détenteurs actuels de la grande pro- priété territoriale? M. Levasseur pour les différentes classes de la population, M. de Foville pour le morcellement de la propriété foncière, M. Neymarck pour le fractionnement plus moléculaire encore des valeurs mobilières, ont fourni pour cette étude des matériaux précieux et qui en rendent la synthèse d'au- tant plus délicate. La France, en résumé, compte très peu de gens riches, beaucoup de gens à l'aise, un nombre infini- ment plus grand de gens gênés, surtout dans la classe moyenne et dans celle des fonctionnaires, et une infinité de familles qui ne vivent que de leur travail salarié par autrui. Ane considérer que les valeurs successorales, comme l'ont fait quelques économistes, on pourrait croire au bien-être universel, et la répartition de ces valeurs par nature de biens marque dans les combinaisons de l'épargne française une méthode bien raisonnée; mais cette fortune se disperse en tant de mains qu'elle apparaît comme une nappe d'eau très étendue mais peu profonde. En 1898, les mutations par décès en ligne directe seule- ment ont porté sur un ensemble de capitaux dépassant 3 milhards 469 millions, mais répartis entre 092 883 héri- tiers, ce qui fait à peine 5 000 francs par tête. Si l'on calcule sur l'ensemble, pour la même année, et qu'au lieu du nombre des héritiers directs, collatéraux et étrangers, qui n'est pas connu, on s'arrête au nombre des successions \ on trouve que la moyenne de chacune d'elles atteint à peine 15 362 francs. 1. Les valeurs successorales de 1898 dépassent 6 621 millions de francs, et le nombre des successions déclarées a été de 430 810. [Bulletin de statistique de V Enregistrement, 1899; p. 181 à 196.) LA DETTE AGRAIRE 281 Il faut noter que quantité de très minimes successions, indépendamment de celles des indigents notoires, ne sont pas déclarées et que cette proportion serait vraisemblable- ment réduite de moitié si l'on prenait pour Tun des termes de comparaison le nombre des décès (831 986 en 1893) au lieu du nombre des déclarations. Les valeurs successorales de 1898 se répartissent ainsi par nature : Valeurs .mobilières : En millions de francs. Valeurs françaises 1 640 \ Valeurs étrangères 442 > 3 531 Meubles et créances 1 449 ) )> 6 621 Immeubles : Urbains 1570 ) 3 q^q Ruraux 1 520 ) Combien de riches se partagent ces 6 milliards 1/2 qui composent l'annuité successorale de 1898? Combien de grands propriétaires peut-on compter parmi les héritiers du capital rural de 1 milhard 1/2 dont la propriété se déplace? A défaut de statistiques précises, on ne peut raisonner que sur des hypothèses. Le dénombrement de 1891 a compté 936 729 personnes vivant exclusivement de leurs revenus, soit à titre de pro- priétaires d'immeubles ou de valeurs mobilières, soit à titre de pensionnaires ou retraités. L'ensemble des personnes vivant exclusivement de leurs revenus, y compris leurs familles et leurs domestiques, comporte 2 169 730 individus et constitue près de 6 p. 100 seulement du total de la popu- lation classée. Les départements dans lesquels on rencontre plus de rentiers (au sens vulgaire du mot) sont ceux de Seine-et-Oise, 13 p. 100, Seine-et-Marne, 10,3 p. 100, Alpes- Maritimes, 10 p. 100, Bouches-du-Rhône, 9,8 p. 100, Eure- et-Loir, 9,3 p. 100. La Seine ne figure que pour 10 p. 100; l'impôt des loyers révèle qu'à Paris, sur 100 familles (en 1894), 68 ont un budget inférieur à 2400 francs, 23 pos- sèdent un revenu de 2 400 à 7 300 francs et 9 seulement 282 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE dépassent ce dernier chiffre. La statistique successorale de 1893, en province, établit que 50 p. 100 du nombre des héri- tages ne dépassent pas 1 000 francs, que sur oOOOOO succes- sions on en trouve 7 000 de plus de 100000 francs et une moyenne de 250 à 300 atteignant le capital brut d'un million (dettes non déduites). Le nombre des riches est donc très peu considérable, et l'argument tiré de l'énormité des impôts prouve uniquement que la charge est disséminée sur la masse de la nation et non sur une classe de privilégiés. Quant aux propriétaires des grandes exploitations territo- toriales, on ne peut en connaître le nombre que par approximation. L'enquête agricole de 1892 accusait comme suit la répartition de la grande propriété par catégorie de superficie. Catégories îs^ombre de superficie. des exploitations. De 100 à 200 hectares 22 777 De 200 à 300 — 6 223 De plus de 300 — 4 280 Total 33 280 Le relevé, exécuté en 1884, par département, des cotes foncières de plus de 100 hectares, donnait le résultat sui- vant : 49 243 cotes d'une contenance totale de 12 355 782 hectares. La répartition par nombre et par contenance en était fort inégale suivant les régions '. Nombre de cotes Contenance DÉPARTEMENTS de plus moyonno de 100 liectares. par cote. Allier 1336 225 Hautes-Alpes 2i2 1176 Cher 1423 257 Landes 1558 280 Nièvre 1168 257 Var 748 328 Étant donné le nombre relativement restreint des déten- teurs de la grande propriété, examinons ce qu'est leur 1. Bulletin de statistique du ministère des Finances, octobre 1884. LA SCIENCE RURALE 283 influence et ce que pourrait être leur rôle, aux points de vue multiples de la science agricole, de l'outillage, de l'industrie et de la commandite financière. I. La Science. — Il ne l'aut pas médire du xviu" siècle, car c'est avant 1789 que de bons Français ont donné l'exemple que réclamaient Yauban, Letrosne, Ouesnay, Turgot, et appliqué les méthodes scientifiques au développement de l'industrie agricole. Le progrès matériel se résume dans la manière nouvelle dont une population se loge, s'habille et se nourrit; à ce point de vue, le xviii« siècle ne peut se com- parer au xix° et celui-ci n'a avancé aussi vite que parce que la France n'a plus dans son sein que des citoyens libres de vendre, d'acheter, de travailler, de cultiver, égaux devant les lois civiles, politiques et fiscales. Mais, avant et depuis 1789, hâtons-nous de le reconnaître, c'est aux grands pro- priétaires qu'on doit la lutte contre les préjugés, contre la routine, l'essai des machines, l'acclimatation de races pro- ductives, les tentatives coûteuses qui ont permis des expé- riences, combattu les fléaux, ouvert la voie à la moyenne et à la petite culture. Nos grands propriétaires, pareils aux moines défricheurs et initiateurs du moyen âge, entrepris et continué leur rôle, dans la mesure qu'autorisait la difl'érence des temps; ils furent, surtout depuis la Restauration, les pionniers de la civilisation agricole. Les Dailly, les Béhague, les Tracy, les Bugeaud, les Dupin, les Falloux, les Lavergne, et mille autres, à des degrés divers, par des moyens différents, ont consacré leur talent et leur fortune à restaurer en province le goût de la culture et à ramener vers la terre toutes ces énergies sans but qui se consumaient dans l'indolence et la paresse. Et, tout d'abord, leur principal mérite a été de démontrer qu'il fallait être intelligent, hardi, instruit, pour devenir bon agriculteur et que l'industrie agricole concentrait toutes les sciences. En rehaussant dans l'opinion le travail de la cul- ture, trop longtemps considéré comme de pur labeur maté- riel, en y utilisant depuis la chimie jusqu'à l'économie sociale, ces hommes ont bien mérité du pays car ils ont pris 284 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE le moyen le plus efficace de recruter des successeurs dignes d'eux. Ce n'est plus la qualité de la personne ou de la terre qui fixe les rangs de la population agricole, c'est l'influence naturelle du capital et du travail. Ce qu'on peut attendre de l'association volontaire de ces deux forces apparaît dans les syndicats agricoles, types du vrai syndicat mixte, oîi le patron coudoie l'ouvrier, où le grand éleveur et le modeste métayer délibèrent en commun sur des intérêts qu'ils ne croyaient pas aussi solidarisés par la nature même des choses. Le jour où la classe éclairée s'occupera réellement de l'agriculture, disait-on il y a trente ans, les progrès ne tar- deront pas à se manifester dans toutes les directions; on verra les cultures mieux réparties, les montagnes reboisées, les prairies irriguées et la production des céréales restreinte aux localités où elle est avantageuse, tandis qu'on lui substi- tuera, là où elle produit peu ou mal, d'autres cultures et d'autres industries. L'enseignement agricole est le corollaire de la direction qu'un grand propriétaire peut utilement donner dans sa région, par ses conseils et par son exemple. Pour la masse des petits propriétaires, des fermiers, des métayers, la grande propriété devient une école permanente de leçons de choses , un vaste champ d'essai , un terrain d'expé- riences gratuites. La vue des machines en action, la com- préhension de certains procédés, l'étude de l'hygiène rurale, la comparaison des semences, des engrais, des procédés d'exploitation, la propagation des espèces utiles, animales et végétales, tout cela rentre dans le rôle de la grande pro- priété qui, seule, peut utiliser avec profit les découvertes de la science à l'amélioration de l'exploitation rurale et faire participer ses voisins aux avantages de ce qu'elle sait, de ce qu'elle apprend et de ce qu'elle possède '. 1. L'école de Le Play pense que le devoir de patronage qui existait à la charge des classes riches, dans les régimes du travail oii elles avaient la puissance politique entre les mains, et où leur supériorité LA SCIENCE RURALE 285 Frédéric Bastiat disait que les forces naturelles sont tou- jours gratuites et qu'il n'y a d'autre valeur que celle pro- duite, sous n'importe quelle forme, par le travail. A ce titre, la grande propriété restera l'un des facteurs importants de la richesse publique, car elle est seule en état de faire les avances et les sacrifices d'où dépendent les découvertes et les innovations rémunératrices. La terre doit appartenir à ceux qui l'ont rendue productive, déclarait le droit coutu- mier; c'est la justification de l'existence de la grande pro- priété. II. L'Outillage. — Le problème agricole, dit-on, consiste dans l'abaissement indéfini des prix de revient. C'est vrai surtout pour la grande culture oii les vastes espaces dont on dispose permettent l'emploi d'un outillage perfectionné et de machines coûteuses que les petits pro- priétaires ne peuvent se procurer qu'en s'associant et dont la plupart, en dehors des charrues et des batteuses, ne sont pas utilisables par eux en raison de l'exiguïté de leurs domaines ou du morcellement de leurs pièces de terre. Réduire la main-d'œuvre à sa plus simple expression, telle est la préoccupation de ceux qui, dans tous les métiers, peuvent substituer au travail manuel le travail plus régulier et plus expéditif des machines. La tendance à éliminer le plus possible les frais de la main-d'œuvre est très accentuée chez les cultivateurs auxquels la science de l'ingénieur permet désormais d'abattre beaucoup d'ouvrage en écono- misant les forces. On a cru longtemps que la machine agri- cole resterait le monopole de la grande propriété; mais les inventeurs ont compris que cette clientèle restreinte ne valait pas celle de millions de travailleurs, et ils se sont ingéniés à approprier leurs engins à toutes les mesures de la propriété sociale, était sanctionnée par les lois, n'a point disparu et qu'il doit s'exercer librement sous les régimes qui donnent à l'ouvrier la liberté civile et politique. La tâche des classes riches, des grands propriétaires fonciers, est rendue plus facile par les immenses progrès qu'a réalisés la science dans ses innombrables applications à tous les détails de l'industrie agricole. 286 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE et du crédit. Aussi est-on frappé, dans les concours agri- coles et les expositions, du développement croissant qu'il faut donner aux emplacements réservés pour les machines qu'on destine à faciliter et à abréger le travail des champs. Aujourd'hui, avec la machinerie moderne, le cultivateur qui ne se tirait autrefois d'affaire qu'avec les bandes d'ou- vriers nomades ou trois ou quatre auxiliaires permanents à son service, arrive à exploiter son héritage avec la seule assistance de sa famille, et il l'exploite beaucoup mieux qu'avec l'aide d'un personnel salarié. Là est certainement une des causes de la diminution du nombre des journaliers et de la conti- nuité du mouvement d'émigration des campagnes vers les villes. Mais, qu'adviendrait-il si, ne profitant pas de la science du constructeur, nous revenions à l'ancienne routine et à l'outillage primitif? Nos prix de revient sont encore trop élevés puisque nous fléchissons, malgré nos progrès, sous la concurrence des Américains , un recul ou même un simple arrêt nous forcerait à vendre à perte ou nous réduirait à ne plus vendre. Tout ce que la machine peut faire plus économiquement que l'homme, il faut que la machine le fasse. La grande propriété a montré l'utilité des machines et, peu à peu, son exemple s'est propagé autour d'elle, dans la moyenne propriété d'abord puis même dans la petite pour tout ce qu'elle a pu approprier à ses besoins ou se procurer par l'association. Cependant, on trouve encore dans la plupart des départements une certaine obsti- nation à ne rien changer à des procédés qui, théoriquement, doivent être rayés du programme des travaux réservés à la force musculaire. En moins d'une heure, certaines machines exécutent un travail que la main de l'homme n'achèverait pas en plusieurs mois. Lorsque l'outillage agricole aura atteint sa perfection et que le problème de la transmission de la force motrice sera résolu, il deviendra possible aux familles rurales d'abréger assez la durée des travaux agri- coles pour consacrer plusieurs heures par jour à des travaux industriels aujourd'hui centralisés dans les usines. La question du machinisme et de ses avantages économi- LES MACHINES 287 ques a été l'objet de vifs débats; elle paraît désormais résolue en faveur du progrès. M. Levasseur en a récemment fourni les conclusions à propos d'une enquête sur le travail à la main et le travail à la machine, confirmant le théorème que depuis longtemps il a démontré sous le nom de paradoxe économique, et d'oii il résulte qu'avec un outillage perfectionné par la science il est possible de livrer le produit à meilleur marché, tout en payant des salaires plus élevés à l'ouvrier et en réservant plus de profit à l'entrepreneur. Ce qui est vrai de la mécanique industrielle l'est égale- ment, réserve faite des nuances que comporte la diflerence des sujets, de la mécanique agricole. La grande propriété n'a donc sur ce point qu'à continuer son rôle d'initiatrice et d'éducatrice, en vulgarisant dans ses fermes et ses métai- ries tous les appareils de nature à simplifier le travail manuel et à substituer, par la conduite de machines, petites ou grandes, depuis la moissonneuse à vapeur jusqu'à la baratte articulée, l'intelligence et le raisonnement à la force musculaire. M. Levasseur a démontré que, étant donné que le prix de vente d'un produit se compose du salaire des ouvriers, du prix des matières premières, de l'intérêt des capitaux et du profit de l'entrepreneur, il est possible, grâce à la science, de créer un produit à meilleur marché, avec des matières plus chères, des salaires plus élevés, plus d'in- térêt pour le capital et, en définitive, avec un profit plus considérable pour l'entrepreneur. Grâce à l'emploi des machines, l'ouvrier agricole aussi bien que l'ouvrier indus- triel bénéficie doublement du progrès scientifique, parce qu'il vend son travail plus cher et parce qu'il achète moins cher certains objets de consommation courante. Les chifïres qu'il a produits à l'appui de son affirmation sont des plus suggestifs et des plus curieux. En ce qui concerne spécialement l'agriculture, si l'on com- pare la fabrication de 10 charrues par les deux procédés, les charrues faites à la main étant en bois et les charrues faites à la machine étant en fonte, on trouve : à la main 288 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE 1180 heures de travail pour le prix de o4 dollars 46, à la machine, 37 heures 28 minutes pour 7 dollars 90. Avec la machine, la division du travail a été plus grande; il a fallu 52 ouvriers et 97 opérations au lieu de 2 ouvriers faisant 11 opérations; cependant, la dépense de temps a été trente et une fois moindre et la dépense en salaires sept fois moindre ; on a employé 52 ouvriers au lieu de 2, et le taux du prix de l'heure à la machine est de 21 cents au lieu de 5 à la main. Pour la culture d'un acre de blé, depuis le labour jusqu'au battage et à la mise en sac du grain, on économise 57 heures et 3 dollars; on fabrique 500 livres de fromage en 5 heures au lieu de 75, pour 85 cents au lieu de 7 dollars 50. Si l'on objecte la dépense de l'outillage et le capital qu'elle exige, on répond que le prix des machines diminue à mesure qu'elles se perfectionnent, que l'outillage scientifique est un cheptel comme le bétail, et que l'économie réalisée couvre vite l'avance faite. Le produit à bon marché est peut-être inférieur, dira-t-on; mais il n'en résulte pas moins un pro- grès économique considérable, et surtout un progrès social, parce que l'économie de temps et de dépense musculaire profite à l'intelligence et par suite à la moralité. III. L'Industrie agricole. — La grande propriété, dont les ressources et les conditions de volonté et de pouvoir sont si favorables à l'application de la science aux procédés et à l'outillage agricoles, est aussi le terrain sur lequel peuvent le mieux naître et se développer les industries variées qui se greffent aujourd'hui sur la culture proprement dite, telle qu'on la comprenait à ses origines primitives. L'homme n'est plus un simple laboureur qui moissonne des récoltes en quelque sorte spontanées ; il provoque la terre, il lui impose des productions nouvelles, il en corrige la pauvreté, il en modifie les éléments, mais le paysan isolé ne peut ni inventer ni appliquer ces nouveautés; c'est encore, là comme ailleurs, le grand propriétaire qui ouvrira la voie et déblaiera la route. Le droit de douane n'est qu'un expédient dont la protec- tion, en dehors môme de ses défauts économiques, est une LES MACHINES 289 pure illusion. L'unique moyen de résister à la concurrence étrangère et au déclin continu des prix est l'usage scien- tifique des engrais et la vulgarisation des meilleurs modes de culture. Le perfectionnement de nos méthodes agricoles est une question d'intérêt national. La grande propriété a provoqué l'établissement des droits protecteurs *; son rôle est aujourd'hui d'y suppléer en aug- mentant le rendement du sol. Fortune oblige, comme autre- fois noblesse. Le droit commun, c'est-à-dire la liberté pour tous, tel doit être le mot de ralliement des agriculteurs, quelle que soit l'étendue de leurs domaines; quant au légis- lateur, on ne saurait admettre qu'il pût sacrifier le bien-être du consommateur, c'est-à-dire de la masse de la nation, à l'intérêt de telle ou telle industrie, à la protection de telle ou telle catégorie de producteurs. Le blé comme produit alimentaire intéresse toutes les régions de la France, car la consommation du pain est plus considérable chez nous que dans n'importe quelle partie de l'Europe; le blé comme objet d'échange doit être considéré tout autrement. Les gros fer- miers de la Beauce, de la Brie, de la Picardie concentrent à peu près tout le commerce des céréales; la très nombreuse classe des petits propriétaires qui cultivent eux-mêmes et qui consomment personnellement leurs récoltes ou les échangent contre d'autres denrées dans un rayon limité, est hors de cause, et l'on a affirmé qu'en général il lui importe peu que le blé soit cher ou bon marché, puisqu'elle ne le vend pas et le réserve pour son usage. Les industries agricoles de la France sont, par rang d'im- portance, le blé, le vin, l'élevage. La désertion de la cam- 1. Ce fut en 4819 que, pour donner satisfaction aux réclamations des grands propriétaires, on imagina de frapper de droits à l'entrée les blés étrangers et d'établir ce qu'on appela l'échelle mobile, dont le mécanisme, très compliqué, consistait à faire varier le droit de façon à ce que les blés du dehors pussent entrer quand les prix sur les marchés intérieurs s'élevaient et fussent écartés lorsque les prix s'abaissaient. La loi de 1861 supprima l'échelle mobile et le régime du libre échange n'a été modifié que par des lois récentes qui n'ont pas donné les résul- tats promis. LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 19 290 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE pagne, disait-on en 1894', a été accrue par l'invasion du phylloxéra dans la vallée du Rhône, et par la transformation des cultures en Normandie; tel serait, sur une bien autre échelle, le résultat de l'abandon même partiel de nos deux grandes cultures, car si nos agriculteurs cessaient de pro- duire du blé et du vin, dix millions de paysans quitteraient les champs et, si les centres industriels ne pouvaient les utiliser et les retenir, sortiraient de France. Les céréales ont de tout temps été en France la base de la nourriture de la population, et par conséquent la culture principale du pays; à mesure que l'aisance se répand, les grains inférieurs sont remplacés par le froment. Le rende- ment du blé à l'hectare a fait de sérieux progrès grâce aux mille formes que prend aujourd'hui l'enseignement agricole. La moyenne a passé de 10 hectolitres en 1830 à 14 en 1881, à 15 en 1886, à 18 en 1897. Supérieur au rendement des pays jeunes, quoique le produit des défrichements dans les États de l'Amérique du Nord, la République Argentine, l'Inde, la Russie, ne cesse de croître, il est bien inférieur à ceux des pays d'Europe oîi la culture est perfectionnée : 21 hectolitres et plus pour la Belgique, la Hollande, le Dane- mark et jusqu'à 29 pour l'Angleterre. On cite exceptionnel- lement en France, dans certaines régions à culture inten- sive, et surtout dans certaines exploitations oîi l'on a fait emploi, à grands frais, des méthodes fertilisantes, des ren- dements de 25 et de 30 hectolitres, mais on peut les assi- miler, comme pour quelques résultats industriels étonnants mais trop coûteux, à des expériences de laboratoire^, hors de la portée de la pratique courante. Si le rendement en blé du sol français atteignait seulement le rendement belge, il en résulterait un prodigieux accrois- 1. Congrès des Syndicats agricoles à Lyon, en août 1894. 2. En 1895, M. Grandeau obtenait, dans ses essais au parc des Princes, une récolte moyenne de 45 hectolitres, presque le double de la récolte moyenne de la région du Nord, mais il se défendait de toute illusion en déclarant que de pareils résultats ne pouvaient être atteints qu'à titre exceptionnel, même dans la grande culture. LES MACHINES 291 sèment de richesse dont Tincidence économique ne se peut calculer. Les résultats immédiats seraient un gros bénéfice pour Tag-riculteur puisque, avec des labours moins étendus et de moindres frais de main-d'œuvre, il recevrait, à prix égal, par hectolitre, une somme plus forte de 25 à 40 p. 100 que celle qu'il obtient aujourd'hui. L'étendue emblavée de nos terres, grâce à la culture intensive et au meilleur choix des semences, pourrait être réduite, soit au profit de l'éle- vage pour la grande propriété, soit au profit de l'industrie maraîchère pour la petite, et un mouvement de reflux se produirait inévitablement des villes dans les campagnes, surtout à la suite des crises industrielles dont il est aisé de prévoir dès à présent la future acuité. Ce n'est pas seule- ment pour le froment, que les rendements pourraient être élevés dans une forte proportion, mais pour toutes les autres cultures : avoine, pommes de terres, raves, maïs, lentilles, légumes, plantes industrielles, fruits et primeurs. La consommation générale en blé, viande, légumes, s'ac- croîtrait d'autant au grand profit des qualités de vigueur et d'endurance de la race, que débilitent chaque jour davan- tage l'alcool, le tabac et la tuberculose, et nous économise- rions chaque année le milliard que coûte l'importation des denrées alimentaires. La supériorité de la France pour la production des vins est incontestable; nul pays au monde n'en donne de meil- leurs ni plus abondamment. La culture de la vigne, depuis la reconstitution des vignobles dans le Midi, le Sud-Est et l'Ouest, fournit de nouveau des profits abondants; mais ce n'est pas contre la concurrence étrangère que nos viticul- teurs auraient le plus besoin d'être protégés, c'est principa- lement contre le mélange et la falsification des spiritueux de toute nature qui discréditent les producteurs et avilissent les prix, en ruinant la santé publique. D'autres industries précieuses ont disparu, comme la cul- ture de la garance qui fit la fortune du Vaucluse et s'évanouit par la concurrence des produits chimiques tirés de la houille, l'élevage des vers à soie qui enrichissait la vallée du Rhône 292 LA PROPRIETE RURALE EN PRAxNGE et depuis 1853, malgré les découvertes de Pasteur, a perdu 75 p. 100, etc. On les a remplacées; le travail de l'homme possède une souplesse incomparable et la science, pareille à la lance d'Achille, sait guérir les blessures qu'elle fait. L'élevage paraît être le monopole naturel de la grande propriété, possédant de vastes espaces, qui peut clore de grandes étendues de prés, capter les eaux, diriger les irri- gations, repeupler les déboisements. Le bétail n'a cessé, depuis trente années surtout, d'augmenter en France; les bœufs, les moutons, les porcs, ont crû en nombre et en qualité; malheureusement, la race chevaline, sous la coali- tion de diverses causes, a perdu du terrain, et ce n'est pas l'expédient immoral du Pari Mutuel qui aidera à son relève- ment. La viande, la laine et les peaux, indépendamment du travail des transports et du labourage, sont les produits immédiats de l'élevage. Les grands propriétaires ont beau- coup aidé à l'augmentation des cheptels de culture et sur- tout à l'amélioration des races précoces et rustiques qui alimentent nos boucheries. L'espace est une des conditions nécessaires de l'industrie pastorale; cependant, si la petite propriété est moins propre que la grande à l'élevage du bétail, il ne faut pas supposer qu'elle soit privée de cette ressource. Sur le sol le plus mor- celé, remarque M. de Foville, le bétail trouve sa place. Il y est même plus nécessaire qu'ailleurs, car sa présence est l'une des causes de l'extrême fécondité relative de la petite culture; si le bétail prend sa large part des récoltes, ce n'est qu'une restitution, et les moindres champs sont souvent ceux qui reçoivent le plus de fumier. L'élevage du porc est la ressource des plus humbles ménages, et l'utilisation pour la pâture raisonnée des milliers d'hectares que la grande propriété laisse sans emploi procurerait aux ouvriers agri- coles de la viande à bon marché, meilleure pour l'hygiène des familles paysannes que les importations des viandes et des poissons salés ou fumés. Le mouton peut être considéré comme l'élevage de la moyenne propriété, tandis que le porc est celui de la très LES MACHINES 293 petite et le cheval et le bœuf les apanages de la grande. On faisait remarquer dès 1853 ' que les fermiers anglais en avaient tiré un merveilleux parti, même dans les exploita- tions d'une étendue médiocre, sachant que, de tous les ani- maux, le mouton est plus facile à nourrir, celui qui tire le meilleur parti des aliments qu'il consomme, et en môme temps celui qui donne, pour entretenir la fertihté de la terre, le fumier le plus actif et le plus chaud. Il y a, dans la Grande-Bretagne, d'immenses fermes qui n'ont pas d'autre bétail, et, tandis que nos agriculteurs, petits et grands, divisent leur attention et se laissent distraire par la variété de leurs essais, l'élève du mouton est apprécié par nos voi- sins d'outre Manche comme la plus rémunératrice des indus- tries agricoles. Depuis le moyen âge, le chancelier d'Angle- terre préside la Chambre des Lords assis sur un sac de laine, symbole pittoresque de cette étroite association de l'agriculture et du commerce qui fit la richesse et la fierté de la nation. La grande propriété est également mieux préparée que les autres à prendre l'initiative des industries accessoires qui dérivent de l'exploitation du sol par la culture ou de l'élevage, et dont les principales sont les laiteries, les froma- geries, les distilleries, les scieries, etc. Et c'est à ce point de vue que se révèlent avec le plus de force les inconvénients de l'absentéisme et les avantages d'une classe moyenne de propriétaires, instruits et aisés, venant habiter leur domaine et y dépenser leur revenu. Que de facilités locales immédiates apporte dans une commune la résidence habituelle d'un propriétaire foncier riche ou influent ! Il veut arriver facilement chez lui et rece- voir régulièrement sa correspondance, il fera en sorte par ses relations et ses subventions en argent qu'il s'établisse de bonnes routes, un service rapide de la poste, un bureau de télégraphe au besoin ; voilà le canton sorti de son isole- ment et relié au reste du monde. Il fait venir des outils et 1. Léonce de Lavergne, L'économie rurale en Angleterre, 1853. 294 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE des machines de la meilleure marque; ils sont imités et se répandent autour de lui. Pour les entretenir, il faut un charron habile; les autres besoins du château et du domaine exigent la présence d'artisans, d'ouvriers de métier; le voi- sinage de ces ouvriers crée des besoins qu'on ignorait, dont on ne s'apercevait pas faute de pouvoir les satisfaire. Le village se développe, le bien-être s'y accuse d'abord sous ses formes élémentaires, l'hygiène, la propreté, le confort. Le goût du luxe utile, celui de l'intérieur, que la mère de famille crée à peu de frais, gagne de proche en proche et le village est transformé. Le paysan, en effet, imite plus volon- tiers ce que fera l'un de ses pareils que les innovations d'un homme riche, dont les habitudes ne sont pas les siennes et qui peut dépenser sans compter. lY. Les Sociétés financières. — La question d'argent, de l'avis unanime des publicistes, domine la question agraire. La tendance à la concentration qui se manifeste dans toutes les branches de l'industrie et du commerce est en voie de pénétrer dans l'agriculture et, si elle dépassait une certaine limite, ce pourrait être un grand malheur. La grande propriété, si elle veut remplir son rôle ou seu- lement mettre en valeur le capital terrien dont elle dispose, capital relativement improductif si on ne l'alimente pas, a besoin, comme toute industrie, d'un fonds de roulement, d'un capital additionnel incessamment renouvelé. On a institué dans ce but des sociétés financières qui générale- menl ont avorté, entraînant dans leur ruine les spéculateurs qui leur avaient confié leurs fonds; celles qui ont résisté ne l'ont pu que par l'intervention directe de l'Etat et l'octroi de privilèges exceptionnels. Depuis sa création en 1853, le Crédit Foncier a réalisé 4 milliards 1/2 de prêts fonciers, particulièrement sur des immeubles urbains, et près de 3 milliards de prêts com- munaux. Malheureusement, la plupart de ces prêts à longue échéance, surtout en ce qui concerne les propriétés rurales, devenus trop onéreux par le poids des annuités, ont pro- voqué de très nombreux remboursements par anticipa- LA COMMANDITE 295 tion 1, effectués par la vente forcée des immeubles donnés en garantie ou par un délaissement qui a constitué au profit de l'établissement un domaine de mainmorte dont l'accrois- sement devient un embarras économique ^ En raison des conditions particulières dans lesquelles le Crédit Foncier exerce son monopole, on a pu dire, sans être démenti, que le Crédit Foncier ne prête qu'aux riches et qu'il achève de les ruiner; c'est d'ailleurs, dans l'état actuel de notre légis- lation foncière, le résultat presque toujours inévitable de l'emprunt hypothécaire. D'autres sociétés se sont formées avec le dessein de parti- ciper d'une manière effective à l'exploitation de la grande propriété, non plus par un simple prêt sur hypothèque, non pas même par une commandite, mais par une ingérence active et personnelle dans la conduite de la culture et des industries qui en dérivent. Partout, en effet, sous l'influence de la spéculation à outrance qui tend à remplacer le travail par le jeu, l'épargne laborieuse par les gains faciles, l'action collective cherche à se substituer à l'action individuelle, et l'anonymat à la res- ponsabilité. Partout le capital tend à se grouper pour acquérir une force plus grande, et les groupements de capi- taux donnent nécessairement lieu à des émissions de papier et, par voie de conséquence, à l'agio. On a vu, dès 1889, des capitalistes se réunir pour posséder en commun des lots d'immeubles au lieu de rester isolés et de posséder individuellement un seul immeuble. Les com- pagnies immobilières se sont multipliées dans les villes, toutes n'ont pas eu un égal succès. Ce système d'exploita- tion s'est étendu à la province et s'est exercé sur les propriétés rurales. Les arguments des promoteurs de ces entreprises ne sont ni variés ni péremptoires ^. 1. De 113 millions en 1890, les remboursements anticipés se sont élevés à 134 millions 1/2 en 1895, pour retomber à 91 millions en 1899. 2. Rapport aux actio?maires du Crédit Foncier dans l'assemblée géné- rale du 11 avril 1900. 3. Avoir une part dans un groupe d'immeubles est une situation moins aléatoire que celle que l'on se crée en opérant sur un immeuble unique 296 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Tout cela serait acceptable si l'on trouvait des formules offrant toutes garanties contre Tesprit de spéculation ; mais le problème est encore à résoudre. Les pratiques de l'asso- ciation immobilière ne sont pas encore entrées dans nos mœurs, malgré les valeurs à lots, et l'image de cette pro- priété collective est trop en contradiction avec le principe de l'héritage, avec la conception de son unité, de sa fixité. L'idée de l'exploitation agricole sous la forme industrielle ne peut être pratique que dans des cas très rares, tels qu'on en rencontre dans les départements du Nord où des fabri- cants de sucre et des raffîneurs, pour se passer d'intermé- diaires, entreprennent dans de grandes proportions la cul- ture des betteraves ; encore ces associations constituent-elles des groupes isolés en commandite plutôt que des sociétés anonymes ^ L'utopie qui suppose que le succès des entreprises agri- coles réside uniquement dans la puissance des capitaux engagés^ et ne voit dans l'unité de direction, la prévoyance, la patience et le travail, que des éléments accessoires, rap- pelle, par l'étroitesse du raisonnement, la théorie qui fait de l'influence des changes la cause unique des crises écono- miques et particulièrement de ce qu'on appelle la crise agri- cole. Particulariser n'est pas simplifier. Certes, la question des prix joue le plus grand rôle dans la plupart des questions économiques, mais il n'y faut pas tout ramener, et faire dépendre le progrès agricole et le qui peut causer des mécomptes. Avoir une participation dans une vaste exploitation agricole, cela ne vaut-il pas mieux que d'exploiter directe- ment une petite propriété, et n'en acquiert-on pas plus de loisir et plus de sécurité? 1. En 1836, de grands banquiers mirent en commandite la terre de Beauny-Saint-Hippolytc, dans le Midi, et répartirent ses 3 SoO arpents en 31 fermes. Le capital social se divisait en 4 000 actions do 4 000 francs. On s'aperçut que pour payer seulement l'intérêt de ce capital il fallait industrialiser l'exploitation pour profiler du bénéfice des intermédiaires qui font métier de transformer les produits; on bâtit des moulins, des féculeries, des distilleries, des fours à chaux, etc. On liquida au bout de trois ans d'essais. 2. Loi sur les sociétés du 24 juillet 1867. LA COMMANDITE 297 sort de la propriété rurale de l'issue de la querelle entre le métal blanc et le métal jaune. C'est pure fantaisie. La mise en société des grands domaines n'offre que des inconvénients sans compensation et serait un péril écono- mique et social de plus si elle se généralisait. C'est une erreur de dire qu'en divisant la propriété territoriale en actions, et surtout en coupures accessibles aux plus petites épargnes, comme les I/o de titres du Crédit Foncier, on mul- tiplierait avec profit le nombre des propriétaires fonciers, car la division de la propriété n'entraînerait plus le morcel- lement du sol'. Ce système est aussi utopique qu'est peu sérieuse l'opinion que rien ne serait changé à l'harmonie de l'exploitation, soit que les titres fussent dispersés entre des milliers de détenteurs, soit qu'ils fussent réunis dans trois ou quatre gros portefeuilles. Ce n'est pas la grande propriété qu'il faut diviser et réduire à d'infiniment petits lots en papier; c'est la petite qu'il est utile d'associer et de syndiquer, non pas pour l'absorber dans une unité fictive, mais pour la fortifier par la mutualité sans lui faire perdre sa personnalité ni sa responsabilité. Ce sont les financiers et les spéculateurs qui ont discrédité le crédit agricole et le crédit foncier en en faisant la matière de leurs combinaisons, presque toujours trop ingénieuses, et visant moins le bien des agriculteurs que la poursuite des primes et des dividendes. C'est le vice originel des théories exposées et des tentatives faites. Il en coûterait trop cher d'exproprier la grande propriété au profit d'un syndicat de banquiers, on a imaginé de syndiquer les petits propriétaires et de constituer par l'agglomération de leurs parcelles une autre grande propriété, rivale de la première; les promo- teurs de ces banques d'accaparement appellent ironique- ment nos paysans les forçats du morceAlemenl. A cette association des petits sous la main des financiers, 1. La doctrine saint-simonienne qui mit ces idées dans la circulation de 1834 à 1840, a pour émules les différentes sectes socialistes, commu- nistes, collectivistes, etc., qui rêvent de nationaliser le sol et la pro- duction en supprimant, de fait ou fictivement, la propriété individuelle. 298 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE nous opposons l'association des petits entre eux, dans la plénitude de leur liberté, sans autre lien que celui de la mutualité, sans autre pression que celle de l'intérêt commun, abstraction faite de toute idée de lucre au profit de bailleurs de fonds inconnus. Les forces anonymes sont toujours suspectes; la saine politique sociale, comme la vraie philosophie, a son plus ferme fondement dans la compréhension complète de tous les éléments de la vie, et de tous ces éléments, le plus vivace est le sentiment du Moi. II. — La moyenne propriété végète parce qu'elle souffre d'institutions mal appropriées à ses besoins. La France a toujours été et demeure encore, malgré l'en- vahissement des entreprises industrielles, une nation agri- cole. Rien ne prouve mieux la richesse de son territoire, la solidité de son fonds social, que l'accroissement indéfini des valeurs mobilières qui n'ont d'autre gage, en somme, que la propriété territoriale et qui ne sont appréciées, qui n'ont de prix d'échange, que parce qu'elles représentent de la patience, du travail, et la continuité de l'effort'. C'est aux races énergiques et fécondes de ses campagnes qu'elle a demandé de tout temps ses défenseurs et ses colons. C'est le sang pur et jeune du paysan qui, par l'émigration régulière des foyers ruraux vers les villes, est venu sans cesse renouveler la vitalité et l'énergie des populations urbaines. Si cette source, jusqu'ici inépuisable, de la vie nationale venait à se tarir, ce serait un désastre plus grand que toutes les défaites. Il faut que les villages se repeuplent, il con- vient qu'ils ne cessent pas d'alimenter les villes qui s'étio- lent et s'appauvrissent par les fléaux qui désolent les familles 1. Voir les chiffres publiés par le Journal de la Société de statistique de Paris, décembre 1890, p. 416. l'héritage 299 ouvrières *, mais à la condition de ne point se vider eux- mêmes et d'y fixer, par un universel retour aux champs, les souches sociales. On le peut par la famille, en reconstituant le patrimoine de famille, en revisant une législation incohérente parce qu'elle a été maintes fois remaniée, au cours de ce siècle, avec des vues différentes. La propriété constitue la base sociale par excellence, la division de la propriété traduit par ses évolutions les exigences variables de chaque époque historique, c'est la moyenne propriété, trop négligée entre les infatuations de la grande et les légitimes ambitions de la petite, qui dans l'avenir servira de frein, de régulateur et d'excitant. I. L'Héritage foncier. — Qu'on veuille s'en défendre ou non, qu'on ferme les yeux pour ne pas la voir, il y a une question agraire. En France, elle se résout lentement, paci- fiquement^ par l'effet même de la division de la propriété ; ce n'est qu'une des faces de la question sociale qui partout grossit, s'étend et s'avance sur nous avec une formidable rapidité, c'est l'éternelle lutte des riches et des pauvres, de ceux qui possèdent et de ceux qui ne possèdent point. Elle se traduit dans l'industrie par le conflit des salaires, les grèves, l'arrêt du travail qui ruine à la fois ouvriers et patrons; elle se manifeste chez les travailleurs agricoles, quand ils ne parviennent pas à devenir propriétaires, par la désertion. Le vide se fait dans les villages, et le nombre croissant des prolétaires des centres industriels y réduit d'autant le salaire. A Rome, aux temps des Gracques, en Prusse de 1820 à 1830, en Irlande et en Sicile, sous nos yeux, et avec des incidents tragiques, c'est la terre qui est en jeu; et, qui ne peut en avoir, tue ou émigré. En France, depuis 1789, il n'est pas besoin de recourir à la violence ; le jeu des lois et des mœurs permet l'accès des plus pauvres à la propriété, 1. Les trois fléaux de la classe ouvrière, par Mgr Turinaz, cvèque de Nancy, 1899. 300 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE pourvu qu'ils soient laborieux et économes, et l'économiste n'a qu'à rechercher les moyens de rendre l'évolution plus rapide et ses résultats plus permanents. Pour l'ensemble du pays, la propriété immobilière urbaine est à la propriété immobilière rurale comme 47,55 esta 52,45. Limitant mon étude à la propriété rurale, je vois que la proportion de la propriété agricole par rapport à la valeur totale de la propriété immobilière de chaque département est de 87,73 p. 100 dans la Lozère, de 87,30 p. 100 dans les Côtes-du-Nord, de 89,03 dans le Cantal, et seulement de 26,70 p. 100 dans le Rhône, de 2,39 p. 100 dans la Seine. Sur cette masse foncière (urbaine et rurale) évaluée 107 247 millions 4 par les enquêtes de l'Enregistrement, à la date de 1898, la spéculation ou le crédit, comme on voudra, a gretï'é ou gagé, suivant le point de vue, des valeurs de papier que M. Neymarck estime à 125 milliards '. Il ne serait pas impossible d'évaluer la part de la propriété rurale dans cet ensemble de valeurs représentatives dont le fonds primitif est la terre, mise en valeur par toutes les formes de l'activité humaine, ce qui en a décuplé, et parfois centuplé, le prix intrinsèque; mais ce travail, qui exigerait la précision patiente d'un actuaire et les larges vues d'un économiste, n'a pas été fait. Ces données générales suffisent pour apprécier le rôle de l'héritage foncier dans la division de la propriété, c'est-à-dire dans l'état social d'un peuple. La civilisation, à mesure qu'elle se complique et se raffine, nous ramène aux origines primitives de l'humanité. Là est l'explication de l'émotion économique et philosophique qui secoue la vieille Europe à la fin du xix'= siècle. Le mouve- ment social qui tend à dégager la propriété du sol des liens publics ou privés qui en gênent la liberté, et qui rêve d'as- surer au propriétaire foncier, petit ou grand, l'absolue sécu- 1. Voir les publications du bureau du Congrès inlernalional des valeurs mobilières de 1900, tome I" de la Statistique, pape 8, note 2. Le revenu des valeurs mobilières françaises taxées par l'Enregistrement, en 1890, pour l'impôt sur le revenu, a dépassé 1 milliard 058 millions. {Bulletin gris, 1901, page 200.) l'héritage 301 rite de sa possession, ne date pas de 1789. Il a des racines profondes dans notre histoire et, si la formule de reven- dication est devenue plus nette, si Ton précise, cela prouve uniquement que la secousse produite dans le monde moral par la Révolution française a eu sur les intérêts matériels une répercussion immédiate. La terre, pour peu qu'on interroge l'histoire du monde, a toujours été le signe de la puissance, en même temps que le but de Vépargne. Ces deux idées ne sont-elles pas, en effet, solidaires l'une de l'autre? On désire ce qui domine, et le groupe des miséreux cherche fatalement à s'introduire par l'adresse ou la force dans le groupe des riches. Gomme on le remarquait récemment dans l'une des études les plus docu- mentées qui aient été faites, grâce à l'appoint de nombreux chercheurs, sur la condition de laterreà travers les âges, c'est moins la valeur intrinsèque du sol qu'on recherche que son prix relatif et la puissance apparente qu'apporte sa possession. Il y a dans notre pays certains territoires, parmi les moins productifs, qui ont trois fois passé de l'état brut à l'état civi- lisé et de l'état civilisé à l'état brut; que l'homme a succes- sivement pris, quittés et repris, qu'il s'est disputés avec achar- nement pour les abandonner plus tard avec insouciance. Aujourd'hui, la terre ne classant plus l'individu, l'homme ne cherche en elle que le produit net, le revenu, puisque c'est uniquement l'argent et non la condition qui donne les moyens d'agir, c'est-à-dire qui constitue la suprématie de l'homme riche sur celui qui n'a rien. Le domaine rural, pour être cultivé avec profit, doit être stable dans les mains de celui qui l'exploite, il doit devenir sa propriété, son bien, son héritage. Il faut la paix du pré- sent et la sécurité de l'avenir pour continuer avec lenteur et méthode les travaux ingrats qui préparent la production, pour relever les récoltes, pour en tirer profit par l'échange. Il faut la certitude d'une possession durable pour entraîner l'homme à ces travaux de longue haleine dont les résultats lointains sont exposés à mille chances mauvaises; il faut un intérêt personnel de gain, d'avenir, d'épargne, pour que l'ou- 302 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE vrier agricole se passionne pour son œuvre et y dépense les efforts nécessaires. Si le domaine rural ne se reconstitue pas, quelle que soit la mesure de son étendue, il n'y aura bientôt plus, dans notre société contemporaine, que des individus sans cohésion, des parcelles sans groupement. Avec la division actuelle du sol, et dans les conditions économiques où s'ouvre le XX* siècle, la moyenne propriété, c'est-à-dire le point inter- médiaire où la fortune acquise prend un caractère relatif de fixité et permet ce commencement de loisir qui suppose la possibilité de s'instruire, semble un terrain à souhait pour immobiliser dans l'action des aptitudes et des énergies qui se perdent faute d'objet. Le côté moral de la vie rurale est éminemment favorable à ce retour aux saines doctrines; la fixité des contrats, la stabilité de la vie sont les choses aux- quelles le paysan est le plus attaché. Sans tourner à l'idylle, on ne peut nier que les conditions habituelles de l'existence, à la campagne, ne soient meil- leures, plus salubres, plus saines qu'à la ville. L'air pur, la vie à découvert, l'activité des champs évitent aux paysans les effets d'une fermentation que développent les occupa- lions sédentaires, les lieux renfermés, le contact des voisins, les mauvaises lectures. Si, au lieu de pousser machinalement leurs enfants, les fils vers les fonctions publiques où ils deviennent presque tous serviles et routiniers, les filles vers la mode des diplômes et les éléments des arts dit d'agré- ment, les pères et les mères de famille les attiraient vers la vie rurale, les intéressaient par un enseignement profes- sionnel approprié, ils rivaliseraient avec ces fermiers anglais, ces petits propriétaires de Belgique, de Hollande, de Suisse, chez qui l'on trouve tant de confort, de bonne humeur et d'instruction, s'accommodanl à une parfaite entente du métier et avec le souci du labeur personnel. En 1764, La Ghalotais disait déjà comme nous ; 11 n'y a pas assez de laboureurs clans ce pays où il y a des terres en friches. Trop d'écrivains, trop d'académies, trop de collèges. 11 n'y a jamais eu tant d'étudiants dans unroyaumeoù toutle monde se plaint de ladépopulation. L HERITAGE 303 Le président Rolland ajoutait, en citant les doléances de la municipalité de Thouars : Une ambition mal entendue des pères de famille enlève à l'agricid- ture et au commerce d'excellents laboureurs et des maîtres ouvriers. La lourde faute sociale qu'on a commise en provoquant au déclassement, en ouvrant trop largement un enseigne- ment secondaire mal raisonné et qui reste en dehors des besoins réguliers et pratiques du pays, a été nettement et unanimement constatée par l'enquête que vient de faire la Chambre des députés à propos de la réorganisation de l'en- seignement secondaire. Les Facultés de droit et de méde- cine sont tellement engorgées*, dit un professeur, que la multitude des avocats et des médecins sans emploi est devenue un véritable danger social ^ Nous n'avons pas seulement créé un prolétariat de bache- liers, selon l'expression de M. A. Leroy-Beaulieu, nous avons fait pis, remarquent M. Buisson et M. Hanotaux. Les déclassés ne sont pas les bacheliers, ce sont ceux qui, ayant prétendu au baccalauréat, ayant passé toute leur enfance et toute leur jeunesse à s'y préparer, finalement ne s'y présen- tent pas ou n'y réussissent pas; c'est de ceux-là que le nombre est énorme et inquiétant; c'est ce nombre-là qu'il faut absolument diminuer. La vanité des pères et des mères des classes populaires et bourgeoises, voulant donner à leurs fils l'instruction la plus élevée, vanité excusable mais dange- reuse, est la cause unique du nombre croissant des ratés. Que ne leur donne-t-on l'instruction professionnelle et l'éducation rurale ' Supposez ces enfants de fonctionnaires, de commerçants, d'industriels, de cultivateurs, de propriétaires, parmi ceux qui ne veulent pas suivre la carrière de leur père, habitués dès l'enfance, au lieu de s'étioler dans ces collèges et ces 1. V Annuaire de la France accuse pour 1897 un total de 26 819 étu- diants, dont 8 147 dans les Facultés de droit, 11 638 dans celles de méde- cine. 2. Enquête, 1899, tome I, p. 214; II, 581, etc. 304 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE lycées où l'on n'apprend rien ^ à vivre aux champs, à en prendre le goût, à en saisir le charme, à en comprendre l'avenir. Ou'ds vivent sur le domaine familial, qu'ils l'exploi- tent, y dépensant leurs revenus, y utilisant leurs aptitudes et leurs initiatives, profitant de leur instruction et de leur expérience pour enseigner autour d'eux les bonnes méthodes et les idées saines. Ne serait-ce pas là de précieuses recrues pour la pratique de la science agricole, et tous ces forains déclassés jusqu'ici ne remplaceraient-ils pas, au profit commun, les fermiers et les métayers auxquels ils confient actuellement le soin de gérer leurs biens? La réforme de l'enseignement serait le point de départ rationnel du relèvement de l'agriculture; au lieu de pro- grammes uniformes surchargés de banalités, ne convien- drait-il pas de diversifier l'enseignement suivant les aptitudes et la condition des élèves, suivant l'avenir auquel ces apti- tudes et cette condition les destinent, et aussi suivant les régions? L'essai en a été fait avec un plein succès^. Ce qui manque le plus à nos campagnes, ce ne sont ni les capitaux, ni même les bras, c'est la science, non pas celle des livres mais celle de la pratique et du savoir-faire. Celle qui apprendrait aux paysans à ne pas laisser perdre leurs fumiers, à utiliser les eaux, à diriger leurs efforts vers la production du bétail, à convertir en pâturages et en bois les terres incultes, à trier les semences, à tirer parti de toutes les ressources qu'ils négligent faute d'avoir appris à les utiliser. C'est un progrès que d'enseigner dans les écoles pri- maires les notions élémentaires de l'agriculture, mais c'est insuffisant. Ce n'est pas seulement sur les paysans et sur les i. Élevé par l'Université, je sais par mon expérience personnelle et par ce que Je vois aujourd'hui qu'avec des professeurs très distingués (trop, peut-être) il n'y a pas dans chaque classe 10 élèves sur 30 dont on s'occupe utilement. 2. L'enquête de 1899 révèle que, d'après les statistiques de 30 établis- sements où les Frères des Kcoles chrétiennes distribuent l'enseignement secondaire en l'approprianl aux bpsoins des diverses régions, les carrières choisies se répartissent ainsi : commerce, 35 p. 100; agriculture, 33 p. 100; industrie, 15 p. 100; administration, 7 p. 100; marine, 5 p. 100; études, 5 p. 100. RETOUR AUX CHAMPS 305 ouvriers agricoles qu'il faut agir, c'est aussi et surtout sur les propriétaires. Il est temps que les détenteurs du sol se mettent en mesure de le cultiver eux-mêmes ou tout au moins d'inter- venir personnellement dans la direction de l'exploitation. L'habitude de se désintéresser de leurs propriétés autrement que pour en toucher les fermages les a éloignés de la terre; il faut qu'ils s'en rapprochent et qu'ils l'étudient. Ceux qui n'auront pas le courage de violenter leur insouciance en s'occupant directement de la gestion de leurs domaines, comme tant d'hommes éminentsleur en donnent l'exemple', iront en s'appauvrissant jusqu'au jour où ils seront forcés de vendre leurs biens à ceux qui sauront les mettre en valeur. Quel appoint considérable apporteraient à la fortune de la France les parents qui, au lieu de peupler les bureaux de leurs enfants, enverraient ceux-ci apprendre la vie en administrant leur futur héritage. C'est pour les jeunes gens de cette classe qu'ont été créées les Écoles pratiques de Grignon, de Grand-Jouan, de Montpellier, et l'Institut agro- nomique de Paris. Le jour où la classe éclairée s'occupera avec méthode et persévérance de l'agriculture, les progrès ne tarderont pas à se manifester dans toutes les directions; c'est alors que les sociétés départementales d'agriculture pour la théorie, les syndicats agricoles pour la pratique, les groupements de cultivateurs pour des cas particuliers de dessèchements, d'irrigations, de remembrements, prendraient un rôle pré- pondérant et exerceraient une action salutaire et vivifiante sur l'existence rurale. Les propriétaires de la moyenne propriété sont naturelle- ment désignés pour provoquer et diriger ce mouvement. Et comme résultats, du bas en haut de l'échelle adminis- trative et de la hiérarchie gouvernementale, depuis le maire de village jusqu'au ministre, n'y aurait-il pas un avantage 1. Il suffit de consulter les listes de la Société des Agriculteurs de France et de la Société nationale d'agriculture et de remarquer la con- stitution de leurs bureaux et comités. LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE. 20 306 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE social de premier ordre, dans un pays agricole et laborieux comme est la France, à être gouverné surtout par les pro- priétaires fonciers au lieu de Têtre presque exclusivement par des déracinés? II. Le Fermage. — Les forains, détenteurs de plusieurs millions d'hectares dont ils ne se préoccupent pas et que certains n'ont même jamais vus, exploitent leurs terres par intermédiaires, généralement sous la forme du fermage, plus rarement, à cause des difficultés de la surveillance, sous la forme du métayage. Le fermage est le mode d'exploitation le plus répandu dans le nord et le nord-ouest de la France; ainsi, dans la Somme, il y a 27 430 fermiers contre seulement 3516 pro- priétaires faisant valoir personnellement leur bien et 901 métayers; dans la Côte-d'Or, le seul département des autres régions où le fermage prédomine, l'écart n'est pas aussi considérable; 16434 fermes contre 11454 faire-valoir. Si l'on considère la France dans son ensemble, on y aperçoit deux îlots de métayage : les Landes au sud, l'Allier au centre ; les pays à fermiers forment une masse compacte et dont la Côte-d'Or n'est séparée que par l'Aube où les fermiers sont aux exploitants directs comme 1 est à 3. Aux conditions que l'on exige aujourd'hui d'un bon fer- mier, il serait infiniment préférable pour les propriétaires de confier cette mission à leurs enfants, quand ils le peuvent. Tandis qu'autrefois la culture de la terre était abandonnée à des paysans grossiers, ignorants, dépourvus de ressources personnelles, il faut maintenant, pour exploiter une ferme d'une certaine étendue, disposer d'un capital relativement considérable et avoir une instruction qui suppose des études et un esprit ouvert. Mais, ne traitant ici que le problème de la moyenne culture et me conformant à la définition offi- cielle, d'ailleurs très discutable (de 10 à 40 hectares), j'écarte les grosses fermes dont les conditions sont tout autres et où il faut des chefs d'exploitation riches et instruits, qui sont quelquefois, par leur mérite et leur condition sociale anté- rieure ou présente, les égaux du propriétaire. RETOUR AUX CHAMPS 307 La situation du petit fermier, de celui qui exploite les domaines de la moyenne propriété est plus que médiocre, malgré les efforts récents tentés par le législateur en sa faveur. Le fermier, sans action légale sur ses ouvriers qui peuvent le ruiner par une grève subite en pleine moisson ou en pleine vendange, est à la merci du propriétaire par la courte durée des baux ' ; s'il améliore sa terre, c'est un pré- texte, en fin de bail, pour l'augmentation du prix de ferme; s'il la laisse dans l'état où il la trouve, il perd le bénéfice immédiat que lui donneraient une culture plus soignée et des efforts plus attentifs, mais dont le résultat complet ne lui serait acquis qu'après plusieurs années d'attente. Il est naturel, dès lors, qu'un homme actif, pouvant dis- poser de quelques capitaux, hésite à cultiver la propriété d'autrui, qui peut lui être enlevée au bout de quelques années par le caprice du propriétaire, et qu'il préfère acheter et cultiver pour son propre compte une terre dont la valeur s'accroîtra en proportion des sacrifices qu'il fera pour l'amé- liorer. Il est difficile, faute de précision dans les statistiques et d'uniformité de méthode chez les différents services, ce qui empêche qu'elles soient comparables, de savoir quel est le nombre des baux à ferme. L'embarras est devenu plus grand depuis que, en subordonnant tout à l'idée fiscale, on a con- fondu sous la même rubrique les baux écrits et les locations verbales, même quand celles-ci ont pour objet une chambre dans une maison de ville ou une minuscule parcelle de jardin-. De 1878 à 1883, le nombre des baux et locations 1. D'après les statistiques agricoles qu'il faudrait contrôler par celles de l'Enregistrement, la proportion par 1000 baux est la suivante : Baux de 3 ans 170 — de 6 ans 250 — de 9 ans 508 — de plus de 9 ans 72 1 000 2. La loi du 23 août 1871 a assujetti au droit de bail les locations ver- bales de toute nature désormais soumises à l'obligation de la déclara- tion. 308 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE aurait augmenté de 34 p. 100, passant de 1877 819 à 2 630 130 ' d'après le relevé des Contributions directes; mais, si l'on ajoute foi à celui de l'Administration de l'Enregis- trement^, ce nombre se serait accru, puisqu'il s'élève à 3 334 153 en 1896, tout en s'abaissant à 3 129 231 en 1897. Ce qu'on ignore, et ce qui ôte toute valeur probante à ces comparaisons, c'est le contingent qu'apporte à ces chiffres la masse nouvelle des locations verbales. Il y a vingt ans, un observateur compétent signalait le fait de l'accroissement régulier du nombre des exploitations soumises au régime du faire-valoir direct *. En 1900, la situa- tion s'accentue dans le même sens; dans les régions où domine la moyenne propriété, sur 1000 agriculteurs on en compte 524 travaillant pour eux-mêmes, et 476 pour autrui ^; le nombre des propriétaires terriens louant leurs services parce que leur propre héritage ne suffit pas à les occuper est toujours considérable, ce sont les auxiliaires naturels du faire-valoir direct qui s'installerait au milieu d'eux. La grande et la moyenne propriété ont un intérêt de premier ordre à maintenir et à développer cette classe particulière de salariés qui tiennent au sol par les attaches les plus solides et les plus moralisantes, et ne cherchent pas à se déplacer. 11 ne faut pas se lasser de le répéter, la fonction de pro- priétaire rentier a fait son temps, et celui qui veut vivre de la terre devra désormais la cultiver lui-même, à ses risques et périls. La difficulté de trouver des fermiers devient de plus en 1. Bulletin bleu, 1884, p. 150. 2. Bulletin gris, 1899, p. 102. 3. M. Hciizé, La France agricole. A. Ce dernier chiffre se décompose ainsi : Fermiers 113 M(^tay ers 56 Journaliers 277 476 Ces proportions ne sont qu'une indication, elles varient par région, par déparlement, et même dans chaque département par canton rural. RETOUR AUX CHAMPS 309 plus générale, on ne peut plus exiger d'eux, avec les nou- velles mœurs, qu'ils reprennent les habitudes d'antan, la blouse bleue et la soupe au lard ; le capital et l'intelligence réclament une équitable rémunération, aussi bien dans la classe agricole que dans toute autre. Il faut donc réduire les prix de ferme, améliorer ou reconstruire les bâtiments d'habitation, créer des abris pour un bétail plus nombreux. Quantité de propriétaires hésitent à diminuer ainsi leur revenu et sont tentés de vendre ; leurs acquéreurs seront sans doute beaucoup des fermiers actuels, et ce morcellement serait appréciable puisqu'il remplacerait les périls économi- ques de l'absentéisme par les bienfaits du faire-valoir direct. En France, les départements oii l'on trouve le plus grand nombre de fermiers sont les Côtes-du-Nord (47 470 en 1892), l'Ille-et-Vilaine (40 029), le Finistère (39 539), le Nord (38 932), le Pas-de-Calais (34 480), le Morbihan (34 001) et la Manche (33 779). Le groupe le plus compact se trouve donc à l'extrême Ouest et se rattache au groupe du Nord par une zone intermédiaire, Calvados, Seine-Inférieure, Somme, où la population fermière est sensiblement plus élevée que sur le reste du territoire. L'ensemble des terres affermées, en France, atteint 13 millions d'hectares, mais il y aurait erreur à raisonner sur la moyenne de 12 hectares par ferme qu'ac- cepte l'enquête de 1892. A ce point de vue, il est intéressant de voir ce qu'est devenu le fermage en Prusse K Sur le chiffre global des exploitations rurales dont vivaient leurs propriétaires, il y en avait 66 p. 100 livrées au faire-valoir direct et 34 p. 100 au fermage. Parmi les exploitations totalement prises à ferme, la moyenne propriété ne figurait que pour une très faible proportion, 2 à 4 p. 100, tandis que les petites exploitations y contribuaient pour 16 p. 100 et les grandes pour 18 p. 100, par comparaison au nombre total des domaines de cette caté- gorie. Comme étendue, le fermage des petites parcelles de 1. Voir le Bulletin de statistique du ministère des Finances, jan- vier 1885, p. 87, et février 1888, p. 204. 310 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE moins de 2 hectares englobe seulement 1,52 p. 100 contre 35,79 p. 100 pour les domaines de plus de 100 hectares. Cette variété de condition se constate avec des écarts con- sidérables suivant les provinces; ce qui se produit en Saxe diffère du tout au tout de ce qui se passe dans un rayon de trente lieues de Berlin; autant il y a peu de g;randes pro- priétés à exploitation directe dans le Hanovre, la Westphalie et la Prusse rhénane, autant il s'en trouve en Poméranie et dans la Prusse de l'Ouest. III. Le Métayage. — Si tous les propriétaires forains ne veulent ou ne peuvent exploiter leurs domaines par la cul- ture directe, il leur est loisible tout au moins de s'en rap- procher le plus possible en substituant le métayage au fer- mage à prix d'argent. Le métayage, si usité autrefois, longtemps dédaigné du fait de la plaie de l'absentéisme, et qui redevient à la mode, grâce à l'exemple de quelques hommes intelhgents, repose sur le principe du partage de la récolte; il représente l'association aussi étroite que possible entre le propriétaire et le fermier, et correspond au régime de la commandite dans l'industrie. Il n'existait guère autrefois que dans les régions pauvres où les cultivateurs, manquant de capitaux, étaient obligés d'avoir recours au propriétaire pour les avances les plus modiques et les améliorations les plus indispensables. Il deviendra peut-être, surtout dans certaines régions et pour certaines cultures, le mode d'exploitation de l'avenir, parce qu'en réalité il est le seul équitable et fait une part propor- tionnelle aux intérêts engagés qu'il associe au lieu de les mettre en conflit. Aujourd'hui, il s'impose dans les pays d'où il avait disparu, pourvu que le propriétaire puisse le con- trôler ou le faire surveiller par un régisseur, ce qui est moins sûr. Tantôt, en effet, en dehors de la pauvreté du métayer, des difficultés de transport et l'éloignement des débouchés, tantôt, surtout pour certains produits, les condi- tions climatériques ou culturales de la contrée multiplient dans une telle proportion les risques que nul cultivateur ne veut s'exposer seul aux chances de l'entreprise. La Corse, la I LE MÉTAYAGE 3U Corrèze, les Bouches-du-Rhône, la Gironde, comptent beau- coup de métairies où le système de la participation a été choisi pour Tun des motifs que je viens d'énumérer. Les départements qui comptent encore plus de métayers que de fermiers ou de propriétaires cultivant exclusivement leurs biens sont l'Allier et les Landes; viennent ensuite la Dordogne, la Gironde, etc., en tout 13 départements où leur nombre dépasse 10 000. Dans les Landes, on trouve 19 592 métairies contre 19 032 faire-valoir directs; dans TAllier, 17 073 contre 12191 ; dans la Mayenne, 6 094 contre 6 780 faire-valoir et 18 329 fermes. Dans certaines régions, le métayage n'est pas choisi pour les convenances des intéressés, il est imposé par la nature même des choses ; il y persiste, et ne peut s'y transformer que lentement, par le développement des voies de communi- cation, des moyens de crédit et de la division du sol permet- tant à des métayers de morceler une métairie pour devenir propriétaires chacun d'une portion qui, grâce à la culture intensive, deviendra bientôt plus féconde à elle seule que l'ancienne métairie tout entière. Les avantages économiques du métayage ont été discutés ; certains publicistes l'ont critiqué, la plupart y ont vu un parfait exemple de la solidarité qui unit les intérêts du culti- vateur aux droits du propriétaire sans les subordonner arbi- trairement les uns aux autres. Le métayage résultant principalement de la difficulté de la location pure et simple provoque moins que le fermage les changements de personnes; ce sont d'ordinaire les mêmes familles qui possèdent et les mêmes familles qui cul- tivent, de temps immémorial, les mêmes terres, et cette con- tinuité de relations, cette permanence d'intimités, ne laissent pas que de produire d'excellents résultats ^ 1. Au point de vue moral seulement, font remarquer les spécialistes, car il s'en suit une routine fâcheuse et qui accentue le reproche qu'on fait habituellement au métayage de relarder les perfectionnements et d'affaiblir les travaux aussi bien que les avances en prévision du par- tage des bénéfices; nouvel argument en faveur du faire-valoir direct et de l'unité de direction et de responsabilité. 312 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE Le métayage n'est pas rigoureusement une exploitation à moitié fruits; il peut varier à l'infini dans ses combinaisons; c'est, en somme, une exploitation de la terre basée sur le partage proportionnel des charges et des récoltes. Tel il se produit dans les régions où domine la culture des oliviers, des mûriers, de la vigne, des arbres à fruits, là où les récoltes exigent des soins multipliés et si minutieux que ni propriétaires ni fermiers ne veulent en courir isolément les risques. C'est le premier type de la mutualité agricole. La loi du 18 juillet 1889, en donnant au métayage le nom de Bail à colonat partiaire, a déterminé sa nature juridique, complété les articles 1763 et 1764 du Code civil et légalisé toutes les modalités dont ce contrat est susceptible en les subordonnant à la convention, à la loi, à l'usage des lieux. Malheureusement, le législateur a laissé échapper l'occa- sion d'atténuer un des abus de la fiscalité en matière rurale en mettant ici le droit fiscal en harmonie avec le droit civil ; et ce n'est qu'à titre gracieux que le Fisc n'applique plus, depuis une décision du 10 juillet 1872, les dispositions for- melles de l'article 15, n" 4 de la loi du 22 frimaire an VIL Le bail à colonage ou à moitié fruits n'est qu'un contrat de société, disent Cujas, Troplong et les Parlementaires de 1871 ; c'est un bail à ferme, soutient Duvergier, c'est un contrat mixte, dit la jurisprudence (Limoges en 1848, Nîmes en 1830). En substituant à la perception séculaire du droit proportionnel de bail celle du droit gradué de société, l'En- registrement a judicieusement décidé en principe, mais, en fait, la perception du droit fixe pour l'universalité des petits métayages est plus onéreuse que ne l'était l'autre. Ce résultat est atténué par l'exonération de la taxe pour les baux par- tiaires consentis verbalement ; tous devraient bénéficier d'une immunité absolue. IV. Le Crédit. — Le sol français, s'il était cultivé comme il doit l'être, c'est-à-dire en utilisant les découvertes de la science et ses procédés, aussi bien pour la fertilisation de la terre que pour la lutte contre les parasites qui attaquent végétaux et animaux, donnerait des milliards de plus-value. 1 L ECOLE RURALE 313 Quels sont les obstacles à ce mouvement en avant? La routine et le défaut d'argent. Quels sont les remèdes? La diffusion de l'enseignement agricole et la commandite. Grâce aux expositions régionales et à l'action des syndi- cats, le paysan, même dans les contrées les plus reculées, a pu se rendre compte de l'utilité de tel ou tel instrument, de sa forme, de son emploi, de la supériorité de telle méthode de culture, de la préférence à donner à telle race de bétail; son esprit s'est ouvert au progrès et les conversations, les conférences, les images, et même les journaux, lui ont appris beaucoup de choses qu'il ignorait. Ces notions restent confuses; elles le préparent à comprendre, elles le disposent à accepter des nouveautés contre lesquelles il eût protesté jadis, mais elles ne lui feront pas renoncer à ses habitudes et à ses préjugés. C'est à l'école primaire qu'il faut prendre le petit paysan en herbe et l'engraisser, selon un mot de M. Tisserant, de leçons de choses. Ce qu'on a essayé dans ce sens est insuffisant et reste inefficace. Il est indispensable que les enfants nés au village, en pleine exploitation rurale, soient initiés de bonne heure aux notions de la science agricole et qu'ils y prennent goût. En fait, nous ne possédons pas encore, en France, l'enseignement agricole non pas classique mais pratique et expérimental, donné dans la famille, à l'école, au collège, dans le miheu où l'enfant est appelé à vivre, avec les particularités spéciales à la région. On évitera ainsi, par un apprentissage substantiel, les erreurs communes à tant de gens qui ont, avec les meil- leures intentions du monde, retardé la diffusion de la science agronomique en abusant de la science. Là est recueil pour les propriétaires qui, sans préparation rai- sonnée, ont voulu aborder le faire-valoir direct. Lorsqu'un homme qui s'est peu occupé d'agriculture pratique prend enfin la résolution de diriger la culture de ses terres, il obéit trop souvent, si ce n'est à une idée fixe, du moins à des préférences que ses lectures ou sa tournure d'esprit lui ont inspirées d'une façon abstraite. Au Heu de consulter le 314 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE climat, le sol, le milieu, les habitudes, les voisins, la terre elle-même, il ouvre ses livres, achète, construit, transforme, et n'aboutit le plus souvent qu'à de cruels mécomptes. Le paysan raille ces entreprises, le propriétaire voisin s'en effraie, et voilà un canton où la science est discréditée, oii le progrès est ajourné pour une ou deux générations. Rien ne s'improvise, surtout en agriculture : Natura non facitsaltus. On le remarque en étudiant les rapports des con- cours agricoles et des syndicats. Où rencontre-t-on le suc- cès? où admire-t-on le profit? N'est-ce pas sur les domaines que leurs propriétaires ont successivement amenés d'un état médiocre à un état passable, d'un état passable à un état fertile, en se contentant tout d'abord de faire du fro- mage dans le Cantal, du blé dans la Beauce et du vin dans le Médoc? La ferme, a dit un maître en l'art agricole, ne doit être ni un muséum ni un laboratoire expérimental ; c'est une fabrique, et quiconque l'oublie paie cher sa méprise. Le savant, s'il veut tenir la charrue ou greffer un arbre, doit s'effacer devant le praticien, et l'homme à systèmes devant l'observateur modeste et patient. Le vrai crédit agricole, c'est l'instruction professionnelle, l'entente des choses, qui permet de voir où la dépense sera profitable et où elle sera perdue. En multipliant les écoles pratiques où se distribuera l'esprit de discernement, on donnera à la propriété foncière la commandite dont elle a besoin avant tout. En matière agricole, les écoles feront plus de bien que les banques K 1. Le 1" mars 180o {Correspondance, X, 179), Napoléon dictait une note sur les encouragements à donner à l'agriculture dont il est opportun de détacher les passages suivants : « S. M. a fait disparaître l'École d'agriculture qui n'aurait donné que de la dépense et un vain fruit. Dans nombre de départements, la culture est entre les mains de colons et de métayers qui ne songent qu'à vivre et n'améliorent rien. Ce tre sont pas ces gens-là qu'il faut encourager. « Il faut aviser là oii par suite de la vente des biens nationaux les terres se trouveront dans les mains des véritables cultivateurs. « // faut exciter les riches par des éloges et des distinctions, les autres par des comparaisons et des exemples; on ne ferait rien en ce genre avec des dons d'argent. » L ECOLE RURALE 315 Certes, en agriculture comme à la guerre, l'argent est devenu le nerf des choses; mais il est aussi maladroit de dépenser mal à propos que de reculer devant une dépense utile, et ce n'est pas un compte courant dans une société de crédit qui enseigne cela. Le crédit agricole, d'ailleurs, a ses conditions propres qui découlent de la nature elle-même ; on ne peut, comme dans l'industrie ou le commerce, ni lui fixer un chiffre absolu, ni lui assigner un emploi immédiat. Toutes les prévisions peuvent être déconcertées, en dépit des assurances, par un aléa aussi incertain que sont mul- tiples les risques, par la maladie, les épidémies, la grêle, la sécheresse, l'inondation; on ne doit dépenser que peu à peu, par échelons, en proportion des pertes qu'il faut couvrir ou des profits qu'on doit préparer. La semence germe lente- ment; pas à pas, prudemment, le chef d'exploitation observe son bétail, ses labours, ses vignes. Ce n'est pas un emprunt dont il a besoin, sitôt dépensé qu'encaissé, c'est d'un compte courant K Les détenteurs de la moyenne propriété sont dans les meilleures conditions pour procéder ainsi et pour donner le bon exemple autour d'eux. Ils sont à cet égard, pour leurs voisins, par comparaison avec les grands propriétaires, ce que Grand-Jouan ou La Saulsaie sont à l'Institut agro- nomique : plus rapprochés des paysans, ils sont mieux écoutés et plus souvent compris. Ils ont, relativement tout au moins, l'argent qui permet d'agir et l'instruction qui conseille l'emploi de l'argent. Ils peuvent, par l'exemple du raisonnement, du calcul, de la modération, empêcher les emprunts immodérés, ce qu'on appelle la spéculation à l'hypothèque. Ce qui a été jusqu'ici l'écueil de toutes les tentatives faites pour organiser le crédit à l'agriculture, c'est qu'on a voulu créer un crédit spécial et uniforme, alors qu'il se 1. Sans compte-courant, le cultivateur qui n'a pas des capitaux à lui est incapable d'améliorer sa propriété scientifiquement, par des chau- lages, des amendements, des engrais. {Société nationale d'agriculture, mai 1900.) 316 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE diversifie à l'infini, et que le problème est insoluble par l'excellente raison que, posé comme il Test, il n'existe pas. Il n'y a pas plus de crédit agricole qu'il n'y a de crise agri- cole. A vouloir serrer de près les deux questions, on voit qu'elles échappent et s'évanouissent. Le crédit qu'on peut faire S et que fait depuis trente ans la Banque de France aux éleveurs de la Nièvre et du Cher, ne ressemble pas à celui qu'offre le Crédit Foncier aux grands propriétaires ruraux, pas plus qu'à celui que réclame le petit vigneron du Beaujolais ou le puissant viticulteur de Cette ou de Mont- pellier, pas plus que la modique avance négociée par le maraîcher du Vaucluse ou le rosiériste du Var n'est pareille à l'emprunt du laboureur de Bourgogne ou de Savoie. Chez tous, les besoins, les échéances, le chiffre, sont différents ; la centralisation du crédit agricole a été essayée, elle a avorté; la centralisation régionale a été décidée ^, on hésite à la traduire en fait, et l'on fera bien de s'abstenir pour ne point courir à un échec certain; il faut laisser l'initiative de ces prêts aux individualités locales. Le besoin crée l'organe, a-t-on dit; rien n'est plus exact. Partout où le propriétaire exploitant son héritage ^ aura besoin de capitaux, il les trouvera par l'intermédiaire des syndicats, des caisses d'épargne, de la mulualité. La loi du 18 juillet 1898 sur les warrants agricoles a créé, en France, le gage sans déplacement, au profit exclusif des agriculteurs. C'est une tentative dont jusqu'ici les résultats sont négatifs * et qui, vraisemblablement, comme toutes les lois d'exception, ne sera utilisée que par les gros propriétaires ou fermiers dont les greniers et les celliers sont 1. Nos législateurs ignorent sans doute la loi belge du 20 décembre 1882 organisant les prêts ayricoks par les caisses d'épargne, et le gage à domicile. 2. Loi du 31 mars 1899, ayant pour but l'institution des caisses régio- nales de crédit agricole mutuel et les encouragements à leur donner ainsi qu'aux sociétés et aux banques locales de crédit agricole mutuel. 3. Je ne parle pas, bien entendu, du propriétaire non exploitant, du forain, qui n'emprunte pas pour la culture et dont la propriété n'est, pour lui, qu'un gage banal. 4. M. H. Pascaud, Le warrantage des produits agricoles, 1899. LE COMPTE COURANT 317 encombrés; elle ne peut servir à la petite ni même à la moyenne culture. Elle mérite cependant une attention particulière en ce sens qu elle s'écarte du principe fâcheux de la tutelle de l'État pour incliner vers le droit commun, vers l'égale liberté. En jetant les yeux sur les marchés financiers ou com- merciaux, on est surpris de l'extension du crédit mobilier, qu'il s'effectue sous la forme du nantissement sur titres ou du dépôt de marchandises dans les magasins généraux. Jusqu'ici, l'agriculteur français ne voyait aucun de ces moyens s'offrir à lui, en raison des règles étroites du Code civil qui exige la remise du gage entre les mains du créan- cier, et aussi à cause du privilège du propriétaire sur tous les produits de la ferme et sur ce qui sert à son exploitation. Cependant, au moment de la récolte, l'agriculteur se trouve souvent pressé par le besoin d'argent de vendre rapidement ses produits à la grande joie de la spéculation qui le guette et profite de sa pénurie pour déprécier les cours. Depuis 1880, dans les pays qui se sont inspirés de notre Gode civil, lequel, à l'étranger, passe pour avoir créé dans le monde moderne le discrédit agricole^ un mouvement s'est produit pour libérer l'agriculture des liens qui l'enchaînent et lui restituer le droit commun de toute industrie. La Roumanie, le Portugal, l'Italie, la Belgique ont permis le prêt sur gage aux cultivateurs. De tout temps, en Angleterre, en Ecosse, aux Etats-Unis, les agriculteurs ont trouvé du crédit parce que les fermiers y sont assimilés aux commerçants, ce qui n'est que justice puisque leur métier est de produire, de vendre et d'acheter*. l. C'est cependant la France qui a donné l'impulsion aux États régis par notre Code civil; en fait, ces derniers n'ont fait que s'approprier nos travaux et prendre les devants. La loi du 14 juillet 1851, ratifiée par la loi organique du 24 juin 1874, établit dans les colonies le gage à domicile sur récoltes même pendantes; la question, posée législalive- ment en 1856 et reprise en 1878, n'aboulit qu'après vingt ans de délais, en 1898, grâce aux lenteurs et aux incohérences de notre système par- lementaire. 318 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE En admettant que le paysan s'habitue au jeu des war- rants, il ne pourra les escompter qu'auprès d'institutions de crédit qui n'existent pas encore, et jusqu'ici, comme l'avoue M. Pascaud, les notaires et les escompteurs ignorent ce genre de prêt ' . III. — La propriété, à peine constituée, succombe sous l'étreinte de trois fléaux. La petite propriété a trois ennemis : l'insécurité de son titre, l'hypothèque, le partage. Le dernier lui est imposé par la loi; les autres naissent de la liberté même qu'on lui donne d'acquérir et d'emprunter trop facilement. Parmi les questions sociales qui agiteront les premières années du xx* siècle, il en est une dont on a pris en réalité peu de souci malgré tout le bruit qu'on a fait autour d'elle ^, c'est la protection de la propriété foncière et particulière- ment de la propriété rurale. Ainsi que j'ai été amené à le démontrer dans les premiers chapitres de cette étude, l'exercice du droit de propriété a toujours été le pivot des évolutions politiques et sociales. Quand on suit, à travers l'histoire, le développement, les crises, les variations de la division de la terre, on voit que les luttes de l'humanité se concentrent, si diiîérentes qu'en soient les formes, entre ceux qui possèdent cette terre sans la cultiver et ceux qui la cultivent sans la posséder. Depuis soixante ans, la multiplication des valeurs indus- trielles et des papiers de crédit, malgré les déceptions qu'a causées cette merveilleuse extension de la fortune mobilière, a fait perdre à la propriété foncière son prestige traditionnel. 1. La question fiscale, à elle seule, suffira pour empêcher l'application de la loi. La réalisation du gage afTecté à un ivai^rant agricole de 50 000 francs coûterait 1250 francs de droits d'enregistrement; celle d'un warrant commercial ne coûte que 62 fr. 50. Pauvre législateur! 2. Témoin la Commission extra-parlementaire du cadastre qui, insti- tuée en mars 1891, n'a point encore formulé ses résolutions définitives en décembre 1901, malgré de savantes et laborieuses discussions. LES FRAIS DE JUSTICE 319 Déjà, en voulant la protéger, le Code civil l'avait garottée; les lois fiscales l'ont écrasée d'impôts; la spéculation des syndicats de capitalistes a achevé son discrédit. La Justice elle-même ne peut la défendre qu'en la ruinant, et les plus longues prescriptions, interrompues par les subtilités de la jurisprudence, sont également impuissantes à lui créer un titre définitif. La plus mauvaise hypocrisie, c'est de condamner tout le monde sous couleur de protection, a dit Bossuet * ; c'est précisément le caractère de nos lois foncières. I. La Sécurité du titre foncier. — A toutes les époques, la sécurité du titre foncier fut le privilège de la richesse; mais, aujourd'hui, l'on sent plus que jamais notre société étreinte par la double servitude de la fiscalité et du forma- lisme. Ce vice, qui n'est pas une nouveauté, car il a accom- pagné l'humanité dans toutes ses évolutions, du simple au composé, est peut-être plus agressif, plus obstiné, plus impertinent en France que partout ailleurs. Il est d'autant plus visible quand il affecte le problème de la division du sol à son étape la plus intéressante, au début de la constitu- tion de l'héritage par l'homme de labeur, à ce point précis de l'existence du prolétaire oii celui qui n'a jamais travaillé que pour autrui se sent la légitime ambition de travailler enfin pour lui-même. Il est d'autant plus inquiétant qu'il moleste des hommes la plupart sans instruction, ignorants des exigences légales, et qui ne peuvent se douter qu'un délai qui passe, une forme juridique qu'on néglige, risquent de compromettre le fruit de leurs travaux et de leurs efforts. Il faut qu'il y ait au cœur de notre peuple un fonds inalté^ rable de franchise, de loyauté, pour qu'on essaie si rarement d'exploiter la candeur des honnêtes gens, la simplicité rela- tive des paysans, en utilisant les moyens qu'offrent aux habiles les détours de la chicane et les surprises de la pro- cédure ^. 1. Méditations sur l'Évangile, 1" partie, S XXXVII. 2. Les statistiques du ministère de la Justice publiées en 1894 (tableau XVII) accusent pour les tribunaux civils, à propos de contesta- 320 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Presque toutes les nations d'Europe ont adopté nos lois; mais elles ont toutes revisé et simplifié nos formalités. Les lois de 1790 avaient libéré le propriétaire foncier et éman- cipé la terre; la fiscalité de Tan VII, de 1816, de 1824 et de 1872, exagérant par ses contingences les formules étroites ou timides du Code de 1804, a, de nouveau, enchaîné l'un et monopolisé l'autre. Cependant, tout en signalant le petit nombre relatif des procès pour cause de fraude et de lésion dont l'existence est juridiquement constatée, il faut reconnaître que l'acquisition et les transferts du droit de propriété donnent lieu à d'in- nombrables instances, les unes forcées (ventes judiciaires, licitalions), les autres volontaires, et que, tout en pouvant être plus nombreuses encore, sans l'honnêteté native de la masse, tant la procédure prête à la chicane, elles n'en constituent pas moins un danger permanent et une cause légale d'alfaiblissement et de ruine, affectant spécialement la petite propriété, c'est-à-dire celle qui offre le moins de résistance en raison de sa mobilité et de sa fragilité. Si les statistiques étaient assez détaillées ' pour permettre de distinguer la propriété rurale de la propriété urbaine et, pour la première, la valeur par catégories des immeubles objets du litige, la preuve serait faite. Elle Test, par la pra- tique des choses, aux yeux des spécialistes et des profes- sionnels qui savent combien il est difficile aux travailleurs d'accepter les transactions qui exigent un paiement immé- diat, ce qui a pour conséquence de les obliger à subir les frais autrement onéreux d'un procès; les autres, au con- traire, préfèrent transiger, même ayant le droit pour eux, pour peu qu'ils aient des ressources suffisantes pour leur permettre un sacrifice. Si l'on connaissait, par les registres lions en matière de vente, 1 (>U jugements, et, en matière d'échange, 30, sur 76 263 relatifs à l'ensemble des conflits sur la propriété foncière, dont seulement 94 pour éviction et 940 pour résolution des conven- tions. 1. Comptes fjénéraux de V administra tioji de la justice civile et commer- ciale, présentés au chef de l'État par le ministre de la Justice. LES FRAIS DE JUSTICE 321 de caisse des officiers ministériels, le nombre des réclama- lions en justice, on serait effrayé de la quantité de com- promis et de désistements dont les courtiers d'affaires profitent largement; la seule indication de l'écart normal entre les affaires portées devant les tribunaux civils, celles qui sont inscrites au rôle, et celles qui sont terminées par une décision judiciaire, montre quel est le mouvement incessant et menaçant de la procédure civile : Affaires portées devant le tribunal et qui n'ont pas été inscrites au rôle général 07 497 Affaires inscrites au rôle 185 715 Affaires terminées par jugement 109 714 Sur les affaires notées par le compte-rendu de 1894 comme inscrites au rôle, 34171 ont été radiées à la demande des parties, à la suite de désistement ou de transaction, indé- pendamment des 67 497 qui sont restées sans suite, soit 55 p. 100 du total. Si, pour la même année, on recherche le nombre par catégorie des jugements des seuls tribunaux civils (en dehors des appels) qui ont trait à la propriété foncière, on trouve des indications qui pourraient suggérer de longs commen- taires. I. — Des biens et des différentes modifications de la propriété. Revendication de biens fonciers 1 276 Restitution de fruits 70 Questions d'usufruit 255 Règlements de servitudes 1 826 Actions en bornage 182 Partages 12 005 Licitations 5 342 Homologation des partages de mineurs 5 484 Séparation de patrimoine 68 Rescision pour cause de lésion 93 II. — Des contrats d'acquisition. Exécution de vente 379 Eviction 94 Réduction de prix 97 Résolution de vente 910 Éclianges 30 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 21 322 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE IIL — Du CONTRAT DE LOUAGE DES BIENS RURAUX. Résolution, expulsion, etc 6 533 IV. — Des privilèges et hypothèques. Nullité, réduction, main-levée, etc 1 924 Devant les juges de paix, sur 1 538 969 billets d'avertisse- ment ayant donné lieu à 1 500 744 arrangements, et sur 30 153 citations, on estime que les conflits à propos de pro- priétés rurales figurent pour 47 p. 100 dans les ressorts du Nord, pour 54 p. 100 dans ceux du Midi. Malgré le dégrèvement apparent de la loi du 26 jan- vier 1892, les droits d'enregistrement sur les actes judiciaires (non compris les droits de timbre et les honoraires des officiers ministériels) ont produit 20 millions 1/2 au Trésor en 1894, 23 millions 1/3 en 1895. Les droits d'hypothèques (y compris les salaires des conservateurs dont on a le chiffre exact) ajoutent à ces frais une moyenne de 6 millions par an. C'est la propriété rurale qui paie la plus grosse part de ce prélèvement. A ce prix, la propriété est-elle protégée, constituée, garantie? Nullement. Il existe en France, d'après les statistiques les mieux étudiées, environ 4 millions de petits propriétaires fonciers; ils n'ont pas de titres, ou ces titres, sauf de bien rares exceptions, sont précaires, irréguliers, attaquables. En raison même du peu de garanties que ces droits de propriété mal assis et insuffisamment constatés offrent à l'acquéreur ou au prêteur sur hypothèque, le crédit du propriétaire est quasi nul; quand il est accepté, ce n'est qu'au prix de l'usure *. L'épargne la plus intéressante puisqu'elle a pour objet 1. La récente loi sur le taux de l'intérêt légal (7 avril 1900), en le réduisant de 5 à 4 p. 100 en matière civile et de 6 à 5 p. 100 en matiùre de commerce, ne modifie pas le droit de fixer l'intérêt conventionnel au taux qu'acceptent les débiteurs. (Loi du 12 janvier 1880, sauf la réserve en matière civile que contredit la jurisprudence actuelle.) LES FRAIS DE JUSTICE 323 d'offrir un aliment au travail, celle du paysan, celle de l'ouvrier économe, n'est donc pas protégée. Le prolétaire même, s'il a l'espoir de devenir propriétaire à son tour, sait que ce foyer domestique qu'il désire ardemment, sujet à éviction, écrasé d'impôts, deviendra pour lui une gêne plutôt qu'un abri. Ne serait-il pas digne de la démocratie française contem- poraine de supprimer ces injustices, d'effacer de nos mœurs les iniquités légales qui réservent tout à l'argent? Mais qu'elle se hâte si, après un siècle d'hésitations et de tâtonne- ments, elle se décide à compléter 1789, car, au dehors, nos voisins plus avisés nous devancent et, après nous avoir emprunté les grandes clartés de nos philosophes et de nos révolutionnaires, ils marchent plus hardiment que nous dans la large voie des libertés civiles. Une société tire sa force de l'ordre moral, a dit F. Le Play, beaucoup plus que de l'ordre matériel ; de telle sorte que le travail est plus utile que la richesse. Mais il est des cas où le travail se solidarise tellement avec une richesse relative qu'il est impossible de les séparer et que, se prêtant un mutuel appui, ils sont nécessaires l'un à l'autre. Tel est le caractère du travail rural qui ne se révèle avec toutes ses ressources et ne se développe à l'aise, se retrempant à chaque effort, que lorsqu'il agit chez soi, pour soi, dans la sécurité du présent et dans la certitude de créer l'avenir de la famille. Il faut donc encourager l'acquisition de la propriété, et surtout maintenir la propriété dans les familles qui l'ont acquise par le travail et l'épargne et qui s'appliqueront d'autant plus à la rendre productive qu'elle leur a coûté plus de labeur en réalisant leur rêve. Le fait de l'acquisition est aisé ; la loi du 27 ventôse an IX autorise même les mutations verbales ; mais s'il s'agit de régulariser le titre et de défendre son bien contre les entre- prises des voisins ou les revendications des ayants-droit des précédents détenteurs, les difficultés commencent. 11 faut d'abord rédiger l'acte, puis le faire enregistrer pour lui 324 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE donner date certaine s'il n'est pas passé devant notaire. La seule évaluation des charges fiscales frappant dans une proportion à rebours les ventes de minime importance serait pour effrayer les amateurs de terre si on leur expliquait l'engrenage dans lequel ils vont s'engager. En supposant le prix payé comptant, une vente notariée de 100 francs coûtera à l'acquéreur, pour les seuls droits du Trésor, 17 fr. 37; sous signatures privées, 14 fr. 97; une vente de 500 francs, 44 fr. 87 ou 42 fr. 47. L'écart est minime; mais il faut ajouter aux frais de la première les honoraires du notaire qui sont de 1 p. 100, au minimum de 5 francs, soit 22 fr. 37 pour une minuscule acquisition de 100 francs, tandis que pour un prix de 5 000 francs la proportion tom- bera à 7,20 p. 100 '. Si le nouvel acquéreur veut consolider son droit de pro- priété pour l'avenir vis-à-vis des tiers, en utilisant le privi- lège facultatif de la publicité hypothécaire, il doit faire transcrire son titre au bureau des hypothèques, ce qui, surtout s'il emploie, comme on le fait d'habitude, l'intermé- diaire du notaire S rapprochera sensiblement le taux des frais de 30 à 33 p. 100. Si, enfin, il veut liquider le passé et dégager cette parcelle des charges occultes qui peuvent pendant trente ans et plus (Art. 2251 et suivants du Code civil) provoquer son éviction, il doit remplir les formalités de la double purge des privi- lèges et hypothèques (Art. 2181, Code civil) et des hypo- thèques légales (/6id., art. 2193), ce qui coûte en moyenne de 300 à 400 francs. Avant de se trouver en possession définitive, le nouvel acquéreur peut donc avoir à payer, s'il veut obtenir un titre régulier, quatre à cinq fois la valeur de l'immeuble. Si le prix n'est pas payé comptant, l'opération motive d'autres formalités et des frais additionnels. Il est juste d'ajouter que ces frais, constitués en majeure partie par des droits fixes, 1. Bulletin de sto.tislique de l'Enregistrement, 1897, page 'J18. 2. Tarif légal du 25 août 1898. L'HYPOTHÈQUE 325 vont en diminuant à mesure que le prix d'acquisition s'élève, et qu'on les évalue de 10 à lî2 p. 100 seulement, contrat en mains, pour les mutations à titre onéreux de plus de 5000 francs. Mais on peut dire que, au-dessous de ce chiffre, c'est-à- dire pour la quasi généralité des cas \ l'immeuble acquis ne supporte pas les frais de la purge, à peine ceux prélimi- naires; et qu'il n'est pas étonnant, dès lors, que tant de petits acquéreurs refusent de faire la dépense d'un titre régulier et se dispensent même de l'enregistrement -, atten- dant d'y être contraints par un cas de force majeure ^ et comptant que, plus tard, la déclaration de leur succession par leurs héritiers suffira pour servir de titre et couvrir l'absence de papiers en règle. Les essais pour simplifier la procédure et supprimer les formalités inutiles ont avorté devant la résistance passive des intérêts corporatifs ; les travaux préparatoires qui peu- vent conduire à une réforme radicale sont abondants, on n'y peut rien ajouter, que la volonté d'aboutir. Peut-être parviendrait-on à suppléer à l'insuffisance des titres de la petite propriété par des procès-verbaux de bornage et leur inscription sur les futurs livres fonciers*. II. L'Hypothèque. — L'hypothèque, telle qu'elle est réglée par notre législation et comprise par la pratique, est le ver rongeur de la propriété foncière. Malgré la cherté des emprunts hypothécaires, en dépit du peu de solidité juridique de la plupart des gages offerts, surtout pour les petites affaires, la dette agraire ne cesse 1. Bulletin de statistique de l'Enregistrement, 1897, p. 213. 2. Pendant l'année 1897, les pénalités en matière de mutations immo- bilières ont produit une surtaxe de 2 millions 1/2 de francs. [Ibid., 1899, p. 113.) M. Garnier, conseiller-maître à la Cour des comptes, rédacteur en chef du Répertoire périodique de l'Enregistrement, affirmait, en 1873, avec chiffres à l'appui, que la réduction des droits dans la proportion de 50 p. 100 procurerait aussitôt une plus-value de recettes de 100 mil- lions par la suppression de la fraude. 3. Articles 41 à 47 de la loi du 22 frimaire an VII. 4. Freyssinaud, Le bornage cadastral, 1899. 326 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE d'augmenter; ses créances sont monopolisées pour la pro- priété urbaine par les sociétés de crédit et particulièrement le Crédit Foncier, pour la propriété rurale par les capita- listes de province. En 1898, il y a eu 465 473 prêts hypothé- caires pour 2 milliards 7 millions de francs *. L'Administration de l'Enregistrement établit en ce moment, pour la première fois, des statistiques hypothécaires suffi- samment détaillées pour qu'on en puisse dégager la portée économique; la question ne pourra être élucidée avec toute son ampleur que lorsqu'elles auront été publiées. Mais on sait déjà, de l'aveu des professionnels, que la proportion des très petits prêts, dans la masse du passif hypothécaire, n'a jamais cessé d'être dans une très forte mesure la plus considérable, et que l'écart, au lieu de diminuer, n'a fait que croître. La seule statistique officielle sur ce point a été fournie par l'Enregistrement en 1841, à propos de l'enquête judiciaire sur l'urgence de la réforme hypothécaire; elle se résumait en quelques chiffres : PRÊTS HYPOTHÉCAIRES QUOTITÉ DES PRÊTS Nombre Prêts urbains de l'année 1841 des prêts et ruraux De 400 fr. et au dessous 155 220 36 640 948'. De 400 à 1 000 fr 89 803 62 421267 Au-dessus de 1 000 fr 84 533 302 513 625 329 576 401 575 840 De l'année 1841 à l'année 1898, le nombre des prêts a donc augmenté de 135 897 et leur valeur, fait inouï, de plus de 1605 millions de francs; elle a quintuplé. Ce fait matériel est l'une des preuves de l'énorme plus-value acquise depuis cinquante ans par la propriété foncière. En 1892, parmi les documents fournis au Congrès de la 1. Dans son dernier compte-rendu (avril 1900) le Crédit Foncier donne en bloc le montant total de ses prêts en cours, pour les 3/4 sur immeu- bles urbains, et qui vont en croissant : En millions de francs. 1897 1 771,6 1898 1 789,9 1899 1848,9 l'hypothèque 327 propriété foncière ', il a été expliqué qu'en Normandie, dans l'arrondissement du Havre, pays de moyenne propriété, où les cotes de 100 hectares sont de 15 p. 100 à peine de l'ensemble, malgré l'appoint d'une des huit plus grandes villes de France, les prêts ruraux sont dans la proportion des trois cinquièmes. La répartition esta peu de chose près celle de 1841, sauf l'augmentation en nombre et en valeur. Le plus grand nombre des opérations de prêts porte sur de faibles capitaux mais le total des prêts dépassant 2 000 francs l'emporte sur celui des petits. Ceux au-dessous sont les trois quarts en nombre et un quart en capital ; d'où l'impossibilité d'établir une moyenne pour le poids de l'intérêt et des frais, variant de 7 à 13 p. 100, sans diviser les prêts par catégories. La terre ne rapportant net que 2 1/2 et rarement 3 p. 100, le propriétaire non exploitant est vite obéré, les intérêts qu'il paie le ruinent en cinq ou six ans, durée ordinaire des prêts. S'il exploite lui-même, il vit sur la terre, tout lui est profit, et il peut encore réussir, s'il est patient et s'il modère ses besoins, à se libérer. Mais, qu'une mauvaise année survienne, que la grêle emporte la récolte, qu'une épidémie décime le bétail, diminuant à la fois le cheptel, le travail et l'engrais, voilà l'emprunteur ruiné, s'il a épuisé son gage, et hors d'état de rétablir assez vite sa situation pour faire honneur à ses engagements. Le prêteur, de son côté, n'a pas de chances meilleures, et l'on ne s'explique que par la fâcheuse activité des officiers ministériels ce phénomène qui engage le créancier à saisir, alors qu'il sait que cette procédure déprécie le gage de 30 p. 100 et qu'il court le risque, neuf fois sur dix, de ruiner son débiteur sans rentrer dans l'intégralité de sa créance. Ainsi que j'ai été amené plusieurs fois à le signaler au cours de cette étude, la cause la plus fréquente de la dette agraire est le non-paiement au comptant du prix d'achat, et, par suite, l'inscription de l'hypothèque jusqu'à concurrence 1. Statistique des prêts hypothécaires et des saisies dans l'arrondissement du Havre, par M. de Saint-Genis, conservateur des hypothèques. 328 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE du prixd acquisition stipulé payable à terme, qu'il s'agisse du privilège du vendeur (Art. 2103 et 2100 du Code civil) ou de celui du co-partageant [Ibid., art. 2103, n° 3, et 2109). La différence est grande, sous le régime du Gode civil, entre le privilège du vendeur et celui du co-partageant quoique le but final de la transaction soit, dans les deux cas, l'acquisition de la terre. Le privilège du vendeur se conserve par la seule transcription du titre de vente, celui du co-partageant exige une inscription. Cette différence s'explique, sans se justifier, par le fait qu'avec notre régime incomplet de publicité le partage n'est pas sujet à être transcrit. Il faut souhaiter que le futur Code foncier assi- mile les divers modes d'acquisition et les assujettisse à la même large publicité, car il est illogique d'entraîner les tiers acquéreurs dans l'erreur sous le prétexte spécieux que l'acte de vente constitue, à l'égard des intéressés et du public, un état de choses nouveau, tandis que l'acte de partage con- sacre un état ancien qui date, en réalité, de l'ouverture de la succession ou de la dissolution de la communauté '. Pour tout ce qui touche, de près ou de loin, à la division de la terre, le côté juridique reste en contact permanent avec le côté économique, celui-ci presque toujours contrarié et entravé par l'autre qui, au lieu de le tyranniser, ne devrait être que son très humble serviteur. IIL Le Partage. — Après l'insécurité du titre foncier, qui est la faute des lois fiscales et de la cherté des procédures, après l'hypothèque, qui est une plaie économique, vient le par- tage qui ôte à tout petit propriétaire qui réfléchit l'espoir de faire œuvre durable en constituant un patrimoine à sa famille. Le partage est, après l'hypothèque^ un des agents les plus actifs de la division du sol, agent indépendant de la volonté de l'homme, et dont l'incidence est d'une appréciation d'autant plus délicate que son application lui échappe et que le niveau brutal de la loi ne considère ni les conditions ni les nuances. 1. Commission extra-parlementaire du cadastre. — Rapport de M. Ghal- lamel sur les Privilèges et Hypothèques, 1897, p. 15. LE PARTAGE EN NATURE 329 Sans discuter, après tant d'autres, les théories socialistes qui nient la légitimité de l'héritage, prétendant que l'appro- priation primitive du sol a toujours commencé par une usurpation et que le travailleur seul a droit de posséder, tant qu'il travaille, on ne peut nier que le partage forcé ne soit une atteinte à la liberté individuelle et au droit de pro- priété. Et n'est-ce pas une des plus étranges contradictions de notre époque de voir, simultanément appliquées, les lois qui interdisent l'indivision dans la famille et les lois qui invitent les étrangers à s'associer en étroites mutualités? Pour concilier ces antinomies, ne serait-il pas à propos de tout ramener au droit commun et de laisser à chacun la liberté de ses contrats? Examinons, en dehors des théories et par les chiffres, quelle est l'influence du partage sur la division de la propriété. D'après les statistiques de l'Enregistrement, auxquelles il faudra toujours se reporter quand on cherchera des indi- cations exactes, parce que ces statistiques, reposant sur des articles de recettes, ne sont ni arbitraires, ni arrangées, ni calculées avec des moyennes, il y a eu, en 1896, 83 877 actes de partage simple et 85 161 en 1897, auxquels il faut ajouter, pour les mêmes époques, 84 532 ou 80 516 licitations avec soulte entre cohéritiers ou co-propriétaires et environ autant de donations à titre de partage anticipé. NATURE DES PARTAGES Nombre 96 Valeur 18 Nombre 97 Valeur 18' Nombre )8 Valeur Partages simples.... Partages avec soulte. Partages anticipés... 83 877 84 552 49 090 millions 2 984 230 321 85 161 80 516 51 873 millions 3 077 221 328 891571 millions 274 217 519 3 535 217 550 3 626 89 157 ^ 274 1. Ce chiffre paraît excessif et doit être plutôt ramené au chiffre du nombre des actes de l'espèce qui était de 27 732 seulement en 1898. {Bulletin, 1899, p. 174.) 2. Bulletin de 1899, p. 96, 104 et 177. Sous toutes réserves pour les partages anticipés dont le détail n'est donné qu'à partir de 1898. 330 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE En prenant pour terme de comparaison le nombre des successions déclarées (438 810 en 1898), on voit qu'il y aurait un peu plus d'un acte de partage pour deux successions. Pour la même année, le nombre des héritiers en ligne directe seulement a été de 692 833, pour 281333 déclara- tions de succession. Il existait des immeubles ruraux dans 246 554 déclarations. Enfin, si l'on décompose le résultat des 27 732 contrats de donation à titre de partage anticipé enregistrés au cours de Tannée 1898, on voit que pour cette seule catégorie de mutations qui n'est guère usitée que dans la population agricole et surtout parmi les détenteurs de la petite propriété, des immeubles ruraux estimés 223 mil- lions de francs, ont été répartis entre 76 257 bénéficiaires, soit une moyenne de 2 662 francs par lot ; pour les immeu- bles urbains, 51 millions de francs se subdivisent en 12 900 parts. On voit dès lors quel est le résultat de l'article 815 du Code civil qui interdit l'indivision mais permet de suspendre le partage pour des périodes de cinq ans renou- velables (entre majeurs seulement), et surtout de l'article 826 ordonnant le partage en nature, sans même aller jusqu'à la vente forcée prescrite par les articles 827 et 838. Les pro- priétés se fractionnent en un très grand nombre de lots, et même, si l'héritage est très petit et ne peut se partager, il disparaît par la vente et n'est plus représenté que par une somme d'argent singulièrement ébréchée par les frais de toutes sortes qui écrasent la famille, riche ou pauvre, à la mort de son chef. Ce n'est pas tout; même dans le cas le plus favorable, celui où les héritiers sont majeurs, où le chiffre de la dette hypothécaire n'oblige pas à liquider d'office, où les lots sont assez importants pour servir de centre à une exploitation ou les soultes assez modérées pour ne point écraser le nou- veau possesseur sous le poids des intérêts dus aux colici- tants, le partage ne crée pas^ ipso fado, un titre définitif de propriété, et tous ces frais, toutes ces charges, peuvent être en pure perte. Il arrive assez souvent, en effet, surtout dans les familles LE PARTAGE EN NATURE 331 rurales, habituellement nombreuses et dont plusieurs mem- bres ont pu émigrer à l'intérieur, à l'étranger, aux colonies, que lorsqu'une succession vient de s'ouvrir, les héritiers apparents, les héritiers connus au premier moment ne sont pas les véritables héritiers ou ne sont pas les seuls héritiers ayant droit à la dévolution successorale. Ils procèdent tou- tefois à la liquidation et au partage avec la plus parfaite bonne foi. Plus tard, survient un véritable héritier qui justifie de ses droits et évince en tout ou en partie les héritiers appa- rents co-partageants. Le droit à la revendication, la pétition d'hérédité, ne prescrit que par trente ans et l'héritier oublié ou inconnu a toujours le droit jusqu'à cette lointaine échéance de réclamer l'intégralité, en nature, de la part qui lui était légalement dévolue, à lui ou à l'héritier qu'il représente ^ La petite propriété est donc menacée à chacun de ses transferts; et il n'est pas une seule de ses modifications même légales, qui ne soit pour elle un risque de mort. La moyenne propriété, dont l'étendue se prête d'autant mieux à la subdivision intégrale, n'est pas moins atteinte. On discutait récemment, à la Société nationale d'agricul- ture*, les révélations des cartes agronomiques; on y citait le canton de Redon (llle-et- Vilaine) oîi certains propriétaires possèdent, pour constituer des domaines de 25 à 30 hec- tares, jusqu'à 100 et 230 parcelles, la plupart éparses, et l'on déclarait que, dans de telles conditions, aucune améliora- tion agricole méthodique et scientifique n'était possible, même à l'état d'essai. En faut-il conclure, d'une manière absolue, que la loi du partage est un fléau économique? Et ne doit-on pas plutôt attribuer certains de ses résultats fâcheux, en France, aux formalités coûteuses de notre procédure civile et à l'ingé- rence obligatoire d'intermédiaires officiels dans nos règle- ments de famille? 1. On a proposé de rendre définitifs les partages faits de bonne foi et dans les formes légales, en complétant l'article 840 du Code civil. (Sénat, séance du 1" avril 1892. Rapport de M. Thézard, n° 36.) 2. Journal officiel du 7 mai 1900, p. 2 863. 332 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Nous avons dans une de nos provinces encore séparées de la métropole par la politique, dans nos îles normandes, un plaidoyer vivant et plusieurs fois séculaire en faveur de l'innocuité du partage forcé. Les lois de la vieille Norman- die, qui prescrivent le partage égal des terres entre les enfants, n'ont pas cessé d'être en vigueur dans l'île de Jersey et ses annexes. L'effet inévitable de cette coutume, remarque le jurisconsulte David Low, agissant depuis plus de neuf cents ans dans les étroites limites de cette petite île, a été de réduire tout le sol du pays en petites possessions. A peine pourrait-on trouver dans l'île entière une propriété de 10 hectares, beaucoup varient de 5 à 15 acres, et le plus grand nombre ne dépasse pas cette étendue (15 acres ou 6 hectares). L'agriculture n'en est pas plus pauvre, la terre ainsi divisée est cultivée comme un jardin, et il n'y en a pas pour tout le monde puisqu'elle s'aftérme dans les environs de Saint-Hélier jusqu'à 12 livres sterling par acre, ce qui équivaut à 750 francs l'hectare. En France, les mariages refont par la dot des filles ce que la loi de succession défait * ; à Jersey, et l'on peut en citer d'autres exemples, le morcellement du sol se limite de lui- même en vertu d'arrangements que prennent les familles pour l'arrêter aussitôt qu'il devient nuisible aux intérêts de l'exploitation rurale. Les mœurs sont plus fortes que les lois, le jeu des néces- sités économiques rétablit toujours l'équilibre qui paraît un instant le plus compromis; l'essentiel est de ne point entra- ver par des mesures fiscales le mouvement des mutations et l'élasticité de l'initiative et du travail de l'homme. 1. Le désir de proporlionner entre eux les dilTérenls chapitres de cette étude m'empêche de développer des points suggestifs et dont je ne puis que signaler l'intérêt. En 1898, les apports des futurs époux constates dans les contrats de mariage se sont élevés à la somme de 1 166 857 800 francs. Les donations pour cause de mariage à 458 287 900 francs. Au total 1 625146 iOO francs. Sur le chiffre des donations faites aux futurs époux par le contrat de mariage, on trouve 12 358 immeubles ruraux estimés 51 millions 1/2. Le nombre total des contrats s'élevant à 82 346. (Bulletin de statist. de l'Enregistrement, 1899, 149 et 161.) DEUXIEME PARTIE AVENIR DE LA PROPRIÉTÉ TERRITORIALE EN FRANCE, D'APRÈS LES TENDANCES QUE MARQUENT LES MŒURS, LES LOIS ET L'ESPRIT DE LA PHILOSOPHIE SOCIALE CHAPITRE I L'avenir de la propriété rurale a pour termes corrélatifs la coexistence de la grande et de la petite propriété et l'exploitation intensive de la moyenne. La grande propriété est répartie entre environ 138 671 pro- priétaires dont les vastes domaines couvrent 23 millions d'hectares; la petite propriété compte 2 617 558 détenteurs exploitant 11 millions d'hectares. Tout le problème foncier est dans la comparaison de ces deux groupes; sa solution, qui ne sera jamais qu'imparfaite et sujette à variations, consisterait à diminuer l'étendue de la grande propriété et à augmenter celle de l'unité rurale minuscule; bref, à constituer un groupe intermédiaire solide et vivace, empruntant à la grande propriété de la terre, à la petite des hommes. L'idéal serait, en même temps, en dimi- nuant le groupe négatif des forains, de ramener vers le faire- valoir direct les oisifs, les désœuvrés, les déracinés de la classe moyenne, et d'utiliser à l'accroissement de la plus- 334 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE value territoriale les aptitudes et les ressources qu'ils gas- pillent dans les villes, au grand dommage des harmonies économiques. Ce programme ne revient-il pas à la formule que j'énonçais au début de ce livre : la moyenne propriété est une région délaissée, l'avenir de l'industrie agricole est dans l'exploitation directe de cet héritage national, qui n'a qu'à exiger de ses détenteurs négligents la terre, les capi- taux et les bras dont ils disposent? Ce vœu ne tend pas, loin de là, à la suppression de la grande propriété, mais à son appropriation aux exigences contemporaines. La grande propriété et la petite sont égale- ment nécessaires à l'équilibre économique qui naît de la division du sol sous l'effet des lois naturelles; j'en ai donné les raisons. Ce sont les deux terrains extrêmes et corrélatifs de l'exploitation agricole du territoire. Lespublicistes qui condamnent les vastes domaines et ceux qui s'effraient de la multiplication des très petits héritages sont également dans l'erreur; le préjugé, la passion, l'in- térêt politique sont pour beaucoup dans les manières d'ap- précier les conséquences du groupement ou de la disloca- tion possessive des 8068 409 parcelles qui forment le terri- toire imposable, c'est-à-dire cultivé, de notre pays. Il ne faut s'en rapporter qu'aux chiffres, et ne conclure qu'avec dis- crétion. Tandis que les uns voudraient recommencer une sorte de vente de biens nationaux et démembrer les grandes propriétés en les expropriant pour les vendre aux enchères, théorie analogue à celle qui attribuerait à l'Etat les succes- sions collatérales pour les liquider comme on fait des con- cessions aux colonies *, d'autres déraisonnent en sens inverse, se plaignent des frais, des pertes de temps, des servitudes d'une culture trop morcelée et, réclamant comme les premiers le concours de l'Etat, le convient à ordonner le remembrement d'office des parcelles éparses. Pour mieux élucider la question, il conviendrait, peut- l. Journal officiel. Documents parlem., 1891, Chambre, p. 2415. GRANDE PROPRIÉTÉ 335 être, de modifier le classement administratif de la division du sol et de lui substituer une répartition plus conforme à la réalité des choses, qu'on pourrait appeler le classement économique. CLASSEMENT administratif économique Hectares. Hectares. Grande propriété De 40 à 100 De 100 à 1000 Moyenne — De 10 à 40 De 20 à 100 Petite — De 0 à 10 De 0 à 20 La grande propriété compte 33 280 exploitations de plus de 100 hectares et, parmi celles-ci, seulement 4280 de plus de 300 hectares. Sans Tutile accompagnement de petites et même de très petites propriétés qui lui fait une ceinture, d'autant plus efficace qu'elle est plus épaisse, a dit M. de Foville^ la grande languit, elle n'a plus de main-d'œuvre sur qui elle puisse compter, de débouchés immédiats pour certains de ses produits ; elle voit le vide se faire autour d'elle, elle est obligée de faire venir de loin ses ouvriers et d'envoyer au loin ses récoltes. La grande culture n'a besoin qu'à certaines époques d'un nombreux personnel, elle le trouve autour d'elle si la popu- lation est dense, elle est obligée d'avoir recours à des nomades ou à des étrangers si les villages ne possèdent pas ces groupes de cultivateurs qui, tout en exploitant leur propre héritage, s'offrent volontiers à travailler pour autrui. La grande propriété, pour satisfaire à ses besoins propres, prend l'initiative de travaux d'intérêt public dont profite toute la région dont elle est devenue le centre d'activité. Les routes, les ponts, les véhicules, la circulation qu'elle pro- voque, le mouvement vers les marchés, tout cet ensemble d'avantages dont seraient privés les petits propriétaires s'ils demeuraient dans leur isolement, constitue une plus-value ambiante qui n'a rien coûté. 1. Le morcellement, 1883. — La France économique, 1889. 336 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE La question des transports présente une double face, et il convient de l'examiner à deux points de vue différents : les débouchés, les frais de transports. Petits et grands y sont intéressés. Le problème des débouchés conduit à celui de la concur- rence. Les progrès de la science, qui, en abrégeant les dis- tances, ont diminué dans une forte proportion les frais de transport, ont modifié du tout au tout les conditions écono- miques des échanges internationaux. Notre vieille terre française, disent les agronomes, parce qu'elle nourrit depuis plusieurs siècles les populations très denses accumulées sur son sol privilégié, ne rapporte plus qu'à proportion de ce qu'on lui donne. Il faut désormais la nourrir pour qu'elle nourrisse à son tour. Elle se trouve exposée à la concur- rence de terres moins épuisées ou de terres vierges qui, à de moindres frais, donnent des rendements triples ou décu- ples. Les océans rapprochent les marchés, après avoir si longtemps séparé les peuples; et cette nouveauté écono- mique est une de ces forces majeures qu'on ne peut ni dis- cuter ni enrayera L'existence des vastes domaines incultes comme on en voyait tant avant 1789, qu'on laissait stériles pour le seul plaisir de la chasse, serait une calamité; ce n'est pins le cas. La plupart des grandes propriétés sont de véritables écoles d'enseignement agricole par l'exemple, et les 3 914 mil- liers d'hectares de landes qu'elles détiennent ne représen- tent pas une main-morte absolue mais plutôt une réserve dont l'ouvrier agricole, le prolétaire rural réclame sa part dès qu'il a économisé sur son salaire de quoi faire l'acqui- sition d'un lopin de terre, jardin d'abord, puis champ labour, métairie, à mesure qu'il s'est élargi par de petits 1. C'est ici qu'apparaît la lutte entre les deux systèmes de la protec- tion et du libre échange, et qu'on pourrait discuter les combinaisons mixtes de l'échelle mobile et de la loi du cadenas. Mais la thèse qui, par exemple, en taxant le sucre à 60 francs les 100 kilogr., porte l'impôt au double de la valeur commerciale de cet aliment, n'est-elle pas con- damnée d'avance? GRANDE PROPRIÉTÉ 337 achats successifs. Le grand propriétaire a tout intérêt à faciliter cette mise en train de valeurs inertes que féconde le travail. Le mot de M. Paul Leroy-Beaulieu est très juste : L'accroissement de valeur de la petite propriété qui confine et enveloppe la grande crée en quelque sorte le maintien de valeur de celle-ci. Les petits domaines autour des grands ressemblent, au point de vue économique, à ce que sont, en politique, les petits Etats neutralisés qui séparent les autres. Quand ils disparaissent, on s'aperçoit mieux de la place qu'ils tenaient, des services permanents qu'ils ren- daient; la Prusse en a fait la rude expérience lorsque les lois de 1807 et de 1811 permirent aux hobereaux d'acquérir à vil prix les terres paysannes et de transformer les tenan- ciers en nomades. Le cri de douleur de Pline : Latifundia perdidere Italiam^ retentit encore à travers les siècles comme un lugubre aver- tissement * ; mais ce danger a disparu en France. C'est la grande propriété, disent les historiens, qui a perdu les Empires de l'Orient et l'Empire romain lui-même; pour- quoi? Parce que c'était l'accaparement, l'immobihsation de la propriété et la stérilisation de la culture, et que le contre- poids de la petite propriété était insuffisant, en raison de l'esclavage et de la fiscalité. C'est la grande propriété qui arrêtait le développement économique de l'Irlande, de l'Es- pagne, de la Sicile, de la Russie et de l'Autriche. Soit, mais parce qu'elle y était démesurée et que le paysan s'y trouvait réduit à un salaire trop minime pour lui permettre l'épargne et par suite l'acquisition. Dans tous ces pays, l'évolution économique traduite par des lois favorise et même provoque, comme en Angleterre et en Russie, la formation de cette classe de petits proprié- taires qui fît, à toutes les époques, la force de résistance et de production de la France. Là est la preuve de l'utihté, de l'efficacité sociale de la coexistence de ces deux termes extrêmes, la grande et la petite propriété. Leurs conditions 1. Em. de Laveleye {Revue des Deux Mondes, 1867, III, 900). LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 22 338 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE de vie et leurs procédés d'exploitation se complètent par leur opposition même; l'une s'accroît et l'autre se morcelle, toutes deux en profitent sans se nuire. C'est pour des raisons analogues qu'il ne faut point déplorer comme un phénomène calamiteux le déplacement des populations rurales et leur tendance à se grouper dans les centres industriels, là où les salaires sont plus élevés et le travail plus abondant. Tant que ce n'est que le trop-plein de la population qui s'écoule, on ne peut dire qu'il y ait péril. Il n'apparaîtrait que si le dépeuplement avait pour résultat l'abandon de la culture. D'ailleurs, le seul moyen d'arrêter l'exode, c'est de fixer le paysan au sol par l'acqui- sition de la terre et de retenir au village celui qui est déjà propriétaire. Les autres, en émigrant, ne rendent-ils pas des services d'un autre genre? Les agriculteurs tomberaient dans la misère, a-t-on dit*, s'il n'y avait plus de grandes villes. Les centres d'activité, les agglomérations industrielles ne sont-ils pas les foyers de consommation des produits agricoles, depuis les œufs, les légumes, les poules, les moutons, les bœufs, jusqu'aux vins et aux fruits? N'est-ce pas là qu'on trouve le débit assuré d'une quantité de produits destinés à une consommation immédiate et qui cesseraient d'être rémunérateurs s'il fallait chercher des débouchés au loin? Dans les villes, se forment par le mouvement incessant des entreprises industrielles et commerciales ces groupements de capitaux qui refluent à un moment donné sur la propriété et sur la culture. S'il n'y avait pas tant d'ouvriers employés dans les fabriques, tant de commis dans le commerce, la banque, les transports, que deviendraient les produits de la terre? Et les résultats de la mévente ne seraient-ils pas destructifs des initiatives agricoles? Chacun serait réduit à consommer sa propre récolte et à se suffire à lui-même. Quel profit aurait le cultivateur à voir autour de lui une population plus dense, peu occupée, gagnant peu et con- 1. Roscher, Économie rurale. GRANDE PROPRIETE 339 sommant peu? Ce qu'il lui faut à lui, comme à tout produc- teur, ce sont des débouchés, des marchés aussi rapprochés que possible, et son grand client est, en premier lieu, la population urbaine. Cette thèse peut se soutenir, alors surtout que l'emploi des machines, dont Ting-éniosité des constructeurs augmente chaque jour le nombre par quelque variété, supplée à la pénurie de la main-d'œuvre et parfois provoque l'émigration, partout où le travail trouve intérêt à se transformer ou à se déplacer. On ne peut que méditer à ce propos les récentes paroles de M. Levasseur. La machine est un puissant générateur de richesse, quand on l'emploie à propos. Propriétaires fonciers, industriels, ingénieurs, vous avez à calculer cet à-propos, et sachez en profiter. Pour vous, ouvriers, la machine est un libérateur; appréciez le rude labeur qu'elle vous épargne et l'accroissement de bien-être qu'elle vous procure i. Il n'est pas de thèse qui n'ait deux faces, pas de fait économique dont les incidences ne puissent devenir détes- tables après avoir été avantageuses, et réciproquement. Ce qui ne peut être mis en doute, c'est que la grande propriété est favorable à la grande culture, à l'élevage, à l'emploi de procédés perfectionnés, et qu'au lieu de nuire à la petite propriété, qu'elle n'absorbe pas et qu'elle alimente, au con- traire, elle demeure son soutien, sa patronne et son asso- ciée naturelle. Les opposer l'une à l'autre serait une faute économique ; elles s'entr'aident, et l'une ou l'autre ne pour- rait disparaître sans rompre l'équilibre social. Les collectivistes, tantôt condamnent la grande propriété parce qu'elle est individuelle, tantôt la prônent, pour le cas où ils la nationaliseraient, suivant leur expression. Mais il ne faut pas confondre la concentration de la culture avec l'agglomération de la propriété. Que 10 à 30 propriétaires contigus , si l'exploitation exige l'emploi d'un outillage i. Académie des Sciences morales et politiques {Journal officiel du 13 avril 1900, p. 2 297). 340 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE coûteux et perfectionné, afferment leurs terres à un seul et même fermier qui cultivera dès lors 100 ou 300 hectares, cette culture concentrée n'en laissera pas moins intacts les droits individuels des propriétaires ; leur abdication n'est que temporaire ; elle n'a ni la gravité ni les dangers de celle qui les déposséderait en fait au profit d'une société financière, et ce ne sera pas une forme de la grande pro- priété mais une simple combinaison de mise en valeur. I. — Rôle pondérateur et initiateur de la moyenne propriété dans la démocratie française. La moyenne propriété, au premier abord, paraît n'être qu'un état intermédiaire entre la grande et la petite pro- priété, une de ces situations équivoques, effacées, sans relief, qui, ayant les défauts de l'une sans les mérites de l'autre, constitue une position d'attente, un objet neutre, sans individualité, sans caractère dans le présent, sans rôle dans l'avenir. A tout bien considérer, il semble, au contraire, que la moyenne propriété, qu'on prétend inexorablement vouée au triste sort d'être absorbée par la grande et dévorée par la petite, ne soit le centre normal du mouvement foncier, le régulateur de la division du sol, le pivot de l'avenir rural. Elle ne cesse de s'accroître'. C'est à la moyenne propriété que l'absentéisme a fait le plus de tort ; elle appartient pour les trois quarts à des propriétaires forains qui la font exploiter par l'intermédiaire des métayers et des fermiers, et la maintiennent par consé- quent, du fait de leur abstention voulue ou forcée, dans un état d'infériorité manifeste, tant vis-à-vis de la grande 1. Le nombre des exploitations de la moyenne culture a suivi le mou- vement progressif de hausse ci-après : 1862 036 309 1882 727 222 1892 731 118 LA CLASSE MOYENNE 341 propriété, qui abonde en moyens d'action, que vis-à-vis de la petite, où l'intensité passionnée du travail supplée au man- que de capitaux. Et cependant c'est là, parmi les détenteurs de la moyenne propriété, que se rencontrent habituellement à la fois et le capital, qui fait trop souvent défaut aux pro- priétaires inférieurs, et le goût des améliorations agricoles, l'intelligence des intérêts ruraux, que n'ont pas toujours les très grands propriétaires, faute de contact suffisant avec les populations agricoles dont ils ignorent les habitudes, les besoins et le tour d'esprit. Attribuer à la grande propriété un rôle exclusif serait aussi imprudent que de nier l'influence de la petite pro- priété parce qu'elle manque de direction et de comman- dites. Les mobiles du progrès agricole sont variés et com- plexes ; ils se retrouvent tous, à des degrés inégaux, dans les conditions où se crée, se développe ou avorte la pro- priété moyenne; point n'est besoin d'une révolution sociale pour résoudre le problème. Malheureusement c'est sur la moyenne propriété que le fardeau fiscal pèse le plus, c'est aussi celle que les filets de la procédure emmaillottent le plus étroitement; elle se débat dans un cercle vicieux. Les entraves légales la gênent dans son expansion, exploitée à demi elle se stérilise elle-même faute de pouvoir produire tout ce qu'elle contient. Il est une vérité qu'on ne saurait trop proclamer, malgré son apparence paradoxale, c'est qu'en France le droit de propriété, mal assis dans la pratique, livré sans défense aux subtilités de la chicane, est demeuré, comme sous le régime du dernier siècle, le privilège de l'homme riche. Le propriétaire est exposé à des charges, à des revendi- cations et à des responsabihtés qui, déjà très lourdes quand il exploite lui-même son domaine, le deviennent plus encore quand il se sert d'intermédiaires, et c'est là le cas à peu près général dans la moyenne propriété. N'est-ce pas un argument irréfutable pour décider le moyen propriétaire à tirer parti de son lot territorial par le faire-valoir direct, ou s'il ne le peut, à vendre son bien à de véritables cultivateurs 342 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE plutôt que de le laisser végéter et dépérir entre des mains ignorantes et mercenaires? Déjà, le propriétaire se voit préférer sur le produit delà récolte, dans les années où la récolte peut couvrir le prix de ferme ou ses propres frais, le fournisseur de semences parce que la récolte n'existerait pas sans les semences (Art. 2102, § 4, du Code civil) ; il est question d'étendre ce privilège aux marchands d'engrais, sous le prétexte de moraliser ce genre de commerce et de relever le crédit agricole en lui fournis- sant de nouveaux gages ^ On a même demandé que le fer- mier participât au droit de propriété et pût réclamer en justice, au propriétaire, à l'expiration de chacune des pério- des de son bail, une indemnité pour ceux de ses travaux de culture qui auraient amélioré le fonds -, On a même fixé cette indemnité, sans souci des conditions d'exploitation qui varient comme le sol et comme les individus, aux deux tiers de la plus-value qui serait constatée par les experts ^. Certes, les dispositions de l'article 176G du Code civil, relativement aux droits du fermier qui construit ou qui plante sont des plus équitables, mais ne serait-il pas excessif de les étendre à toutes les améliorations que peut imaginer le fermier pour augmenter le rendement de la terre. Et, avec cette porte ouverte à la fantaisie et à la fraude, ne peut-il pas arriver que le fermier ruine son propriétaire sous pré- texte de l'enrichir? D'ailleurs, ce serait créer une nouvelle matière à procès; les sources de conflits ruraux ne sont déjà que trop abondantes; la suppression des occasions de litiges servirait mieux la cause agricole que la généralisa- tion légale de contestations aujourd'hui très rares. L'inégalité que la loi crée, entre les propriétaires, suivant 1. Proposition de loi déposée à la Chambre des députés par M. Max Le- comte, lo, 2 décembre 1889. 2. Proposition de loi déposée à la Chambre des députés par M. de Poncheville le 28 novembre 1889. 3. De 1890 à 1899, il y a eu au Parlement 27 propositions déposées (et restées sans suite) concernant les rapports entre propriétaires, fermiers, métayers et ouvriers agricoles. LA CLASSE MOYENNE 343 qu'ils sont riches ou qu'ils sont pauvres, a sa répercussion dans les entreprises, compagnies et syndicats autorisés à exercer une industrie d'intérêt public au mieux des profits particuliers de leurs actionnaires. Les primes d'assurances contre l'incendie étant, par nécessité, proportionnelles aux risques, sont plus élevées dans les villages que dans les villes; le laboureur, le vigneron, le pêcheur, pour sa masure couverte en chaume, paie 60 fois plus que le rentier de Paris ou de Bordeaux; le meunier de Bourgogne ou des Vosges paie 80 fois plus que le châtelain de Seine-et-Oise. Cela se comprend à la rigueur, car l'incendie au village est moins vite et moins bien combattu qu'à la ville, bien que le résultat soit toujours pareil et que la protection des voisins soit le seul bénéfice sérieux des citadins sinistrés; mais, ce qui est inique, c'est que l'impôt ait pour base la prime, c'est-à-dire le risque. De telle sorte que la taxe établie par la loi de 1871, au lieu d'imposer la richesse frappe le dan- ger, et que deux propriétés, l'une à la ville, assurée pour 200000 francs, l'autre à la campagne, assurée pour5 000 francs, paient au taux d'environ 10 p. 100 le même chiffre d'im- pôts*. L'un des inconvénients de la moyenne propriété, d'après les agronomes et les spécialistes, c'est moins le fraction- nement illimité des parcelles que leur excessive dispersion. Sans recourir à l'expropriation comme en Allemagne, on sait que l'entente des propriétaires peut amener, sans con- trainte, des résultats analogues et provoquer avec des frais minimes des groupements rapides et fort avantageux; la loi sur les syndicats permet de procéder juridiquement par des bornages contradictoires et des remembrements généraux dont la portée serait pratique et infiniment préférable à ce que l'utopie administrative cherche vainement à réaliser par la revision cadastrale 2. 1. La situation est ainsi présentée dans les débats parlementaires {Journal officiel, mars 1890, p. 251). De récents remaniements de tarifs l'ont améliorée en une certaine mesure. 2. Pour faciliter le bornage collectif, il suffit d'invoquer l'article 646 344 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE La constitution intégrale du groupe de la moyenne pro- priété et son développement par l'extension du faire-valoir direct auraient des conséquences considérables au double point de vue économique et social. S'il arrivait qu'un jour, par suite du perfectionnement des machines agricoles et de leur baisse de prix et, amélioration qui faciliterait l'emploi des machines, par la substitution de domaines d'un seul tenant aux domaines morcelés qui mul- tiplient les pertes de temps et compliquent la main-d'œuvre, l'on économisât un quart du temps actuellement consacré aux travaux agricoles, on aurait augmenté, de ce seul fait, la production nationale de plusieurs milliards de francs*. Le plus large emploi possible de l'outillage agricole est, avec le faire-valoir direct, la condition des plus-values de la moyenne propriété sur ses produits actuels. Tout se tient en économie rurale, ainsi que l'occasion s'est maintes fois retrouvée de le rappeler, de même que l'emploi de certaines machines n'est efficace que sur de vastes étendues, ce qui suppose la suppression préalable par voie d'échange des enclaves et des écarts, ainsi la renaissance du faire-valoir obligera à des constructions, à des achats de cheptel, à des travaux d'ensemble qui exigeront la mise en dehors de nom- breux capitaux. Les syndicats, les banques de crédit mutuel local y pourvoieront. Il ne faut pas croire que la grande propriété ait le mono- du Code civil cl d'utiliser la loi du 22 décembre 1888. Un Ccadastre formé de la réunion des procès-verbaux de bornage aurait un parfait carac- tère juridique et toute la force probante; de plus, il fournirait des références exactes aux titres de propriété et serait comme une souche matérielle du Livre foncier. 1. L'emploi régulier des machines représente au bas mot une économie de 90 journées de travail, par an, pour 10 millions d'ouvriers ruraux, soit 900 millions de journées à 3 francs l'une qui, employées dans une autre branche de production, donneraient à la population rurale un revenu supplémentaire de 2 700 millions. Est-ce qu'un semblable résultat ne serait pas autrement intéressant que celui qu'on poursuit en demandant pour la propriété rurale des dégrèvements qui, si larges qu'ils soient, atteindraient difficilement 30 ou 40 millions et ne profite- raient à chaque contribuable que pour une quantité négligeable? {La Finance nouvelle, 21 février 1895.) LA CLASSE MOYENNE 345 pôle de l'élevage, en raison de l'étendue et du capital dont elle dispose. M. de Foville a démontré, dans l'un de ses cha- pitres les plus piquants* que la très petite propriété elle- même n'était pas exclusive de l'élève du bétail. La moyenne propriété serait appropriée, mieux que la grande et la petite, à ce genre d'industrie par les soins qu'elle y peut apporter et les produits accessoires qu'elle en peut tirer, en procédant toutefois sur une échelle restreinte et sans s'aventurer dans la spéculation. Il n'y a en Angleterre aucune espèce de vaches qui dépasse sensiblement nos vaches flamandes, normandes, bretonnes, pour l'abondance et la qualité du lait, non plus que pour la proportion du rendement en lait à la quantité de nourriture consommée. L'industrie du lait et des fromages, si ingénieu- sement conduite en Angleterre où le lait et le thé rempla- cent le vin, semble naturellement réservée à la moyenne propriété française, tandis que la grande conserverait pour la plus grosse part le monopole de l'élevage des races de boucherie'. Une autre condition de progrès serait, pour notre moyenne propriété réorganisée, la suppression pour le gros bétail du travail de labour et de charroi. Nous avons, en France, deux régions, l'une où le gros bétail travaille, l'autre où il ne tra- vaille pas; sa valeur par tête est bien plus élevée dans la seconde que dans la première. La substitution des races de laiterie et de boucherie aux races de travail ne peut s'improviser et exige un certain apprentissage. Je ne fais aucun reproche aux cultivateurs qui font traîner par des bœufs et même par des vaches leurs charrues et leurs chariots, disait un de nos éminents agro- nomes, je ne conseille aucune transformation brusque et 1. Le Morcellement, chapitre IX (La petite propriété et le bétail). 2. M. L. de Lavergne le conseillait déjà en 1853, prouvant que, dans des conditions semblables, mais avec des soins mieux compris, la vache anglaise donnait par an 1000 litres de lait, dont 1/3 pour les veaux, et la vache française seulement 500 litres, dont 1/2 pour les veaux; d'où, perte sur l'élevage et perte sur la vente. 346 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE irréfléchie ; je me borne à constater ce qui est ; par le seul fait de l'abandon complet du travail par les bœufs, le sol britan- nique, même y compris l'Ecosse et l'Irlande, est arrivé à un produit double du nôtre pour le gros bétail. Telle est en agri- culture la puissance d'une idée juste, quand il est possible de l'appliquer. La substitution des chevaux ou des mulets aux bœufs pour le travail aurait de plus cet avantage, inappréciable au point de vue de la défense nationale, de repeupler nos pro- vinces et de reconstituer nos races chevalines trop négligées depuis les chemins de fer et les cycles, en même temps que nos jeunes gars se réhabitueraient à l'exercice quotidien de l'équitation. Nos Percherons, nos Limousins, nos Bretons, nos Béarnais, nos Barbes d'Afrique sont des races précieuses et qu'il serait aisé de multiplier. Voilà donc quelques-uns des horizons nouveaux qui s'ou- vriraient à l'initiative des propriétaires de la nouvelle pro- priété moyenne s'ils se décidaient à utiliser les ressources qu'ils laissent sommeiller dans son sein. Il en est beaucoup d'autres. C'est comme une immense et féconde colonie dont on viendrait de faire la découverte, et quelle entreprise serait plus facile et plus rémunératrice que celle-là, quelle spécu- lation plus sûre? En est-il de plus honnête, de plus légitime, que d'acheter pour améliorer et d'améliorer pour revendre? Quant à ceux qui, déjà propriétaires, ne cherchent pas à faire le commerce des terres mais à exploiter leur héritage, à accroître son revenu, à enrichir le foyer domestique pour qu'il reste l'abri de la famille et le centre d'où ses rejetons germeront, combien leur tâche est plus intéressante et plus enviable ! En somme, la fixité de l'héritage est la règle, ou du moins devrait l'être, car si profitable que paraisse, à un examen superficiel, l'activité du marché foncier, rien ne vaudrait le maintien de la propriété dans les mêmes mains. C'est parfait, surtout en ce qui concerne la très petite propriété, si l'on ne considère que les acquisitions; mais ces acquisitions ont une contre-partie, les ventes, et l'accession de tel ou tel LA DÉMOCRATIE EN MARCHE 347 prolétaire au premier échelon de la propriété correspond trop souvent à la dégringolade, qu'on me permette ce mot, de tel ou tel qui a trop compté sur ses forces ou que la mauvaise chance à poursuivi. L'obligation de vendre, dans la propriété moyenne, est une conséquence normale de la dette agraire; c'est l'impôt de mutation qui, bien souvent, contribue à former la lourde dette de la propriété foncière, parce que, afin d'éviter une perte, on préfère emprunter que de vendre, et c'est ainsi que les deux maux conduisent au déboire final. Malgré tout, la passion de la propriété est si naturelle aux Français, et l'effort qui, dans les plus néfastes conjonctures, les fait se cramponner au sol et résister à l'orage, est si passionné que les mutations sont moins fréquentes qu'on ne le croit. D'après un document fourni par le service des Contribu- tions directes à la Commission du cadastre ', on trouve que, pour une période de vingt années, de 1876 à 1896, sur l'en- semble des propriétés foncières rurales, le mouvement des mutations se proportionnalise comme suit : Propriétés n'ayant pas chanr^é de mains 34 p. 100 Ayant été l'objet d'une seule mutation 48 — Ayant été l'objet de 2 mutations 12 — Ayant été divisées à la suite de partages on fractionnées par lotissement ^ 6 — La durée, la sécurité sont les conditions premières du progrès agricole, qui s'alimente de travaux à long terme, de préparations à échéances lointaines. La création de domaines nouveaux, si petits soient-ils, est chose excellente; mais, pour les anciens, sauf des cas exceptionnels, moins ils chan- gent de mains et mieux ils profitent. Au point de vue social, le maintien et même l'accrois- sement indéfini d'un groupe intermédiaire de propriétés 1. Séance du 12 janvier 1898. 2. D'après un relevé officiel fourni le 18 février 1895 à la Commission, on n'aurait guère, dans la plupart des communes rurales, que 5 à 6 fractionnements d'ilôts par année. — Voir Annales de V Enregistrement 1898, p. 274. 348 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE n'est pas moins désirable, en raison des conséquences mul- tiples qui s'en dégagent. Un homme d'État anglais i s'en est expliqué en termes qu'il faut retenir, car, tout en s'ap- plaudissant de la multiplication des petites fortunes et en laissant pressentir les lois qui suivirent pour créer la classe des très petits propriétaires % M. Goschen insiste sur la puissance économique et sociale que représente la classe intermédiaire. Je me propose, dit l'éminent orateur, de vous entretenir de la multi- plication, en Angleterre, depuis quelques années, des fortunes moyennes {moderate fortunes) et des petits capitalistes {small investors), en même temps que des symptômes qui semblent indiquer qu'il y a moins qu'autrefois tendance à l'accumulation de richesses considérables dans un petit nombre de mains. Je voudrais montrer combien s'élargissent les rangs inférieurs de la classe moyenne dans notre état de choses économique, social et même politique. Sans insister sur ce dernier point, je crois qu'aucun parti ne se formalisera si je dis qu'un État ne peut que gagner à voir la masse centrale de la nation se développer numériquement; et je voudrais, ici, rechercher dans quelle mesure ce développement s'effectue chez nous à l'époque actuelle. Qu'il y ait ou non accroissement dans le montant total des profits, il est certain que la diffusion en devient de plus en plus large entre tous ceux qui se livrent au commerce, à l'industrie, et même à l'agricul- ture, et que si les grands capitalistes voient leurs revenus fléchir, ceux qui gagnent de l'argent, fût-ce à petite dose, se sont considérablement multipliés. Les statistiques produites par M. Goschen sont des plus suggestives, je n'en retiendrai qu'un exemple tiré du nombre croissant des maisons d'habitation taxées (au-dessus d'une valeur locative de 20 livres ou 500 francs). De 1873 à 1880, le nombre des maisons d'une valeur loca- tive de 30 à 30 livres (de 730 à 1230 francs) a passé de 393 881 à 594 787 ; les catégories au-dessus ont peu varié, et de moins en moins à mesure que le prix locatif s'élevait. Quant aux petites maisons non imposées, l'augmentation 1. Discours de M. Goschen, chancelier de l'Échiquier, en prenant possession de la présidence de la Société de statistique de Londres, le 6 décembre 1887. 2. Loi du 27 juin 1892 sur la constitution de petits domaines agri- coles {small holdings). LA DEMOCRATIE EN MARCHE 349 proportionnelle, de 1875 à 1886, a été de 58 p. 100 pour celles de 10 à 15 livres, de 56 p. 100 pour celles de 15 à 20. Pen- dant la même période, la cote de Vinco77ie taxe a augmenté de 21 p. 100 pour les fortunes moyennes, d'un revenu de 150 à 500 livres sterling, et a baissé pour toutes les autres catégories supérieures de la cédule D. M. Goschen conclut ainsi : Alors que certaines gens réclament à grands cris la reconstitution artificielle de la société sur une base socialiste, une sorte de socialisme latent fait son chemin. La richesse tend à se répandre en surface, et, à quelque point de vue qu'on se place, on ne peut qu'en éprouver une joie patriotique. On n'a pas employé pour créer ce mouvement des spé- cifiques violents. Le travail constant des lois économiques, sous un régime de liberté commerciale et industrielle, amène le résultat que j'ai décrit. Nous le constatons de la façon la plus claire dans la classe moyenne, et aussi, bien qu'à un degré moindre, dans le haut de la classe ouvrière. Cette influence pénètre la société en suivant un mouvement descen- dant. Espérons que ce progrès continuera et finira par arriver à cette grande masse des populations ouvrières qu'il n'a pas encore atteinte et qui, si sa position s'est quelque peu adoucie, grâce à la baisse des prix de ce qu'elle achète, n'a cependant pas obtenu sa part de la richesse accumulée. Le grand avantage de ce socialisme automatique, c'est qu'il opère même en temps de crise. Il en est de même en France, on se plaint du chômage, de la rigueur des temps, de la peine qu'on a à gagner sa vie et, malgré cela, la masse cenh^ale de la nation, selon l'expres- sion de M. Goschen, voit sa situation économique s'atîermir de jour en jour. Si les statistiques des mutations foncières et celles des hypothèques étaient établies par le ministère des Finances de manière à permettre de faire pour la répartition des pro- priétés rurales ce que M. Neymarck a réalisé pour se rendre compte du morcellement des valeurs mobilières et de la condition sociale des groupes qui les possèdent, on verrait que notre classe moyenne française est déjà fort riche mais que, surtout en ce qui concerne sa part dans la fortune territoriale du pays, elle n'utihse pas toutes ses ressources. Se bornàt-elle à mettre en valeur les 1 367 milliers d'hec- tares enclavés dans ses héritages et qu'elle laisse en friche, 350 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE elle augmenterait sensiblement son capital foncier et n'aurait rien à envier aux bourgeoisies rurales d'Angleterre, de Bel- gique, de Hollande, de Suisse qui font la force de ces con- trées comme notre peuple de travailleurs économes fait la puissance de résistance de la France. En s'engageant dans un ordre d'idées parallèle et dont l'étude est plus étroitement liée à notre sujet qu'on ne le croit communément, il serait facile d'établir que notre pays, plus et mieux que tous les autres, possède les capitaux néces- saires à l'exploitation scientifique et intégrale de son terri- toire ^ Il est acquis que la possession de la terre, la création d'un chez-soi, est le dernier terme des combinaisons de l'homme qui a conscience de sa dignité personnelle, qui se sent, se sait et se veut libre. Pour les riches, c'est un luxe; pour les autres, c'est une nécessité, si tel est leur métier, ou le but de leurs efforts à travers les labeurs de l'atelier ou du bureau, assujettis à la traversée lente, pénible et trop souvent infruc- tueuse du salariat. La propriété en soi, terme unique de la plupart des ambi- tions humaines, lorsqu'elles raisonnent et, en vue de la sécu- rité ou du progrès ascendant de la famille, cherchent à fonder un héritage stable, est l'indispensable base sociale. Les Phy- siocrates du xvni^ siècle, véritables fondateurs de l'économie politique, avaient raison de faire de la terre la source prin- cipale de la richesse, ils curent tort de nier la plus-value qu'y apportent l'industrie et le commerce. La théorie de Quesnay ne vaut que par le commentaire de Turgot; elle ne se développe que par les contingents qu'y apportent Bastiat, Proudhon, Le Play. Mais la forme que prend la propriété suivant l'air ambiant et les conditions qui la restreignent ou l'élargissent, dépend de la volonté de celui qui l'acquiert ou la met en valeur, et surtout de ses possibilités d'action, c'est-à-dire des res- 1. A. Neymarck, La Statistique internationale des valeurs mobilières, 1897. LA DEMOCRATIE EN MARCHE 351 sources dont il dispose. L'utilité pratique de la propriété, toujours relative, est subordonnée à ses procédés d'exploi- tation, à son appropriation plus ou moins étendue à des besoins immédiats ou contingents, suivant que le cultiva- teur lui demande seulement le pain quotidien ou cherche, par surcroît, à en tirer un gain qu'il puisse épargner pour en faire la source d'acquisitions nouvelles et, par elles, de pro- fits accrus. De là cette répartition de la propriété en lots plus ou moins vastes, appropriés aux réserves du possesseur ou à sa puissance de travail et qui sont assujettis à l'imprévu d'une perpétuelle mobilité. De là des groupes qui, sous l'influence de nécessités sem- blables, obéissant à des exigences pareilles, finissent par prendre un air de famille, tout en se différenciant par des particularités sans nombre; de là cette classification arbi- traire que la méthode scientifique impose et qui donne à ces groupements naturels les noms de grande, moyenne et petite propriété. De là encore cette conséquence qu'il faut multiplier les distinctions pour établir, avec l'approximation la plus rap- prochée de la vérité qu'il soit possible, le rôle particulier de chacune des grandes catégories de la division de la propriété dans l'harmonie sociale. Ce n'est qu'en les étudiant sous toutes leurs faces, en s'arrêtant à tous les points de vue, qu'on peut déterminer le caractère des entraves qui en gênent le développement régulier. Ces entraves elles-mêmes varient à l'infini, non seulement pour la grande, la moyenne et la petite propriété, mais dans chacune de ces catégories, suivant les conditions différentes qui en modifient l'état, en raison des particularités de fait ou d'opinion, des influences morales et des courants écono- miques de nature à affecter, dans tel ou tel sens, telle région plutôt que telle autre, à ralentir ici le progrès et à le préci- piter là-bas, sans qu'il en apparaisse de raisons immédiate- tement appréciables. Et ici, c'est moins la qualité productive de la terre, ou l'atmosphère économique, ou le nombre des débouchés qui 352 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE pèseront sur le produit du sol et fixeront le bénéfice net du propriétaire cultivateur, que son revenu personnel, que sa condition relative de riche ou de pauvre, tant est vrai le proverbe agricole dans sa mélancolique résignation : L'eau va toujours à la rivière. Un exemple suffira pour éclaircir ma pensée. Le coût de la vie matérielle est la grosse dépense des petits budgets. D'après les statistiques les moins pessimistes, il absorbe environ les trois cinquièmes des ressources dans les foyers oîi l'on a pour vivre moins de 2 500 francs par an, c'est-à- dire dans quatre familles françaises sur cinq. Au lieu d'absorber pour sa nourriture 60 p. 100 de son salaire ou de son revenu, comme le ménage ouvrier ou le ménage paysan, le ménage bourgeois, rentier, industriel, commerçant, qui possède 10 000 livres de rentes, ne con- sacre à cet objet que 35 ou 40 p. 100 de sa dépense. Plus on s'élève parmi les couches aisées ou riches de la population, plus l'écart augmente entre le coût de la vie matérielle et la part du salaire ou du revenu disponible pour d'autres emplois. Les plus favorisés de la fortune n'ont qu'un estomac comme le rouleur des quais .^ disait l'Américain George; quels que puissent être son luxe et sa prodigalité, il ne dépensera pas pour vivre plus de 15 p. 100 de son revenu, et tout le reste vient grossir le chiffre de sa richesse acquise et accu- muler dans ses mains de nouveaux instruments de fortune. Toutes proportions gardées, de deux propriétaires culti- vateurs, dont l'un dispose sur son revenu de 40 p. 100 et l'autre de 85 p. 100, quel est celui qui pourra le mieux accroître son cheptel, fumer ses terres, élargir son effort? Les considérations économiques et philosophiques sur l'état agricole, sur la division du sol, sur les atténuations qu'il serait désirable d'apporter à certains malaises dont l'acuité n'est pas contestable, ne peuvent donc s'appliquer uniformément ni à un pays, ni à une région, ni à l'ensemble des propriétés rurales. Ce qui est exact dans les Flandres ne l'est plus en Provence, ce qui est vrai dans les plaines du Languedoc ne l'est plus dans les vallées des Alpes ou sur LE TRAVAIL ET LE CAPITAL 353 les plateaux du Larzac et de la Margeride; ce que désire le grand éleveur de la Nièvre n'est pas davantage ce que souhaite le gros fermier de la Beauce, le maraîcher du Vaucluse et le vigneron du Beaujolais. Mais, si le détail échappe à une appré- ciation synthétique, il est permis de critiquer ce qui frappe, inversement à leur valeur, les sources du travail agricole, et d'examiner les iniquités légales et les abus de la fiscalité. I. Le Travail et le Capital. — Le travail est, après la reli- gion, le mobile qui élève le plus sûrement l'humanité vers Tordre moral. C'est un moyen d'éducation en même temps que la source unique du bien-être matériel ; et si je dis unique c'est que l'époque approche où non seulement l'oisiveté sera considérée comme un vice troublant l'harmonie sociale mais où les nouvelles conditions économiques feront que nul désormais n'aura les moyens de vivre s'il ne cherche pas sa subsistance dans un salaire. Quant au capital, Frédéric Bastiat en a donné la défini- tion la plus exacte dans sa concision : c'est le blé du travail. Cela signifie, en même temps, que le capital alimente le tra- vail et qu'il en est le produit. M. Frédéric Passy, à son tour, a condensé en quelques mots * les définitions variées que les économistes ont données de ce mot : Le capital ne consiste pas uniquement, ni principalement en espèces. Il ne vaut qu'autant qu'il produit. C'est l'arbre qui donne des fruits et qui n'est bon qu'à brûler s'il n'en donne plus. C'est le champ qui porte des récoltes; c'est la charrue qui ouvre le sein de la terre; c'est le grain que le laboureur confie à cette terre pour qu'elle le lui rende l'année suivante avec accroisse- ment; c'est tout ce qui, sur les résultats du travail d'hier, a été réservé pour rendre plus facile et plus fructueux le travail de demain. C'est le produit net de la vie humaine, l'excédent de son compte de doit et avoir. Et Cobden avait dit, vingt-deux ans plus toi ^ : Le capital n'est autre chose que du travail accumulé] le travail est la semence du capital. 1. Journal des Économistes, juillet 1883. 2. Discours à Rochdale, 26 juin 1861. LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 23 3o4 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Ils sont donc bien ignorants ou bien coupables les hommes néfastes qui désorganisent les conditions de la liberté du travail en supposant entre le travail et le capital un antago- nisme d'opinion qui, s'il existait dans la réalité, serait en même temps la négation de l'un et de l'autre. Le capital et le travail ne peuvent se faire concurrence ni se nuire parce que, quoiqu'ils soient solidaires l'un de l'autre, ce ne sont pas des facteurs du même ordre, et, s'engendrant alternativement l'un l'autre, ils s'entr'aident au lieu de se contrarier. Le travail est un effort, le capital est un résultat. Puis, capitaliser, c'est utiliser des épargnes pour la pro- duction *. Le capital est le produit de l'effort antérieur, et le travail, qui représente l'effort actuel, serait le plus sou- vent désarmé s'il ne pouvait pas faire appel aux capitaux d'autrui, à défaut des siens. Cela est vrai pour toutes les industries, et l'industrie agri- cole est la première, la plus répandue et la plus nécessaire de toutes. Le problème à résoudre consiste donc à rapprocher le capital, ou la richesse acquise, du travail, c'est-à-dire de la richesse en voie de formation, et rien ne devrait être plus aisé que dans l'industrie agricole où le capital et le travail se côtoient sans cesse, sous leur forme la plus condensée, soit qu'ils s'échangent à tout instant, soit qu'ils existent dans les mêmes mains. En les opposant l'un à l'autre sous le prétexte qu'ils n'ont pas le même champ d'action, on commet la même erreur que lorsqu'on compare les campagnes aux villes, en reprochante celles-ci de faire déserter celles-là. La pratique de la vie, le déplacement démographique, la désertion rurale si l'on veut, ne comportent pas des situations aussi tranchées ; en réalité, beaucoup de gens cessent d'appartenir à la classe agricole sans devenir des citadins; de même qu'il y a des groupes industriels dans des villages, ainsi l'on trouve dans toutes les villes de province, même les plus peuplées, 1. Levasseur, Précis d'économie politique, 18S6, p. 67. LE TRAVAIL ET LE CAPITAL 355 de véritables paysans, vivant de la culture du sol. Beaucoup de propriétaires fonciers sont en même temps des capita- listes ; n'est-ce pas à eux, plutôt qu'à des syndicats de spé- culation, sans attaches avec le fonds territorial, qu'il con- viendrait de commanditer le laboureur ou le vigneron qui vit autour de lui et travaille souvent à ses gages? Le phénomène qui permet aux villes de drainer les cam- pagnes n'est point particulier à la France, on le signale en tous pays, et les causes de la fascination de la ville sur la naïve ambition paysanne sont multiples. En dehors des causes générales, vraies il y a cent ou deux cents ans comme elles le sont aujourd'hui et qui expliquent en partie le goût pour le changement de profession, d'où résultent la déser- tion des métiers agricoles et l'affluence dans les centres, il est d'autres facteurs dont la simultanéité a précipité l'évolu- tion qu'on déplore. Ces éléments nouveaux d'activité, fer- ments d'une société en fusion, sont la diffusion de l'instruc- tion, l'état d'âme particulier à la démocratie qui en est la conséquence logique, c'est-à-dire l'instinct de progression professionnelle, la multiplication des points de contact et de comparaison par la rapidité et le bas prix des transports, la science appliquée ou l'emploi des machines, la vulgarisa- tion du bien-être, enfin la rupture de l'isolement économique se traduisant par des concurrences lointaines qui aboutis- sent à la mévente des produits. Depuis 1875, le prix du blé a baissé de 40 p, 100; il est vrai que l'agriculture n'est pas vouée fatalement à la produc- tion d'une denrée unique et que, le blé coûtant plus qu'il ne rapporte, il lui reste d'autres emplois de sa terre et de son travail. C'est toutefois un changement considérable, pour les terres à labour, que de voir tomber à rien le blé, consi- déré depuis des siècles, en France, comme le rendement type d'une ferme, et la moins-value subite qui en résulte dans la valeur vénale du sol provoque une crise dont les effets réflexes sont nombreux. La routine ou le respect des traditions et des usages, souvent synonymes, ne permettent pas d'évoluer brusquement en matière agricole; il faut pour 356 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE se résigner à changer la barre de droite à gauche, l'expé- rience, la réflexion, le temps, une compréhension plus vive de l'imprévu contemporain, une certaine hardiesse d'esprit que nos paysans n'ont pas encore, pas plus d'ailleurs que les paysans de Saxe ou d'Italie. En Allemagne, depuis dix ans, le prix du sol a baissé de 25 p. 100 pour les grands domaines, de 15 p. 100 pour les petits; dans la régence d'Erfurt, la moins-value a atteint 40 p. 100 et le prix des gros fermages a diminué de 50 p. 100 avec une moyenne de 30 à 33 p. 100 pour les autres *. N'avons- nous pas vu une crise aussi violente atteindre de 1880 à 1890, nos grandes fermes du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme? La crise du phylloxéra n'a-t-elle pas, un instant, réduit à rien, de 1882 à 1894, nos riches vignobles du Midi et de l'Ouest? cela seul ne suffirait-il pas à motiver la déser- tion des campagnes, le peuplement industriel des villes aux dépens du travail agricole qui se raréfie quoique, par une incidence dont la contradiction est rassurante, il se paie plus cher ^. En Belgique, la proportion de la population agricole à la population totale est tombée de 25 p. 100 en 184G, à 22 p. 100 en 1880, à 16 p. 100 en 1898. En Suisse, de 50 p. 100 en 1848, à 42 p. 100 en 1888. En Angleterre, de 49 p. 100 en 1851, à 40 p. 100 en 1880, à 37 p. 100 en 1890. En Allemagne, où le développement industriel est si remarquable depuis trente ans, elle décline de 64 p. 100 en 1872, à 56 p. 100 en 1885, à 53 p. 100 en 1890, à 49 p. 100 en 1898. Certes, l'équilibre est rompu entre les centres urbains et les groupements ruraux, mais on aperçoit un temps d'arrêt dans le mouvement; il semble qu'il y ait flottement; certains indices font supposer qu'il se dessine un mouvement con- 1. G. Blondel, Enquête sur les populations rurales de VAllcmaçine, 1897. 2. En soi, le phénomène de hausse des salaires agricoles, qui s'ac- centue depuis plusieurs années, n'a rien que de normal el on peut même s'en féliciter, il fait partie d'un mouvement plus ample qui tend à l'amélioration de la condition des travailleurs dans leur ensemble. (L. Wuarin, Revue des Deux Mondes, l'JOO, juin, 8T3.) LE TRAVAIL ET LE CAPITAL 357 traire, et cette tendance de retour aux champs, également sensible chez les pauvres et chez les riches, provoquée par l'encombrement des carrières, par la cherté des villes, ne pourra que s'accentuer après la crise de désorganisation du travail que nous traversons, crise due à l'exploitation par les politiciens de la loi du 21 mars 1884. L'abus des grèves en efTet, si maladroitement employé au cours des années 1899 et 1900, ne peut que décourager les capitalistes par la ruine des industries qu'ils commanditaient; nos ateliers seront forcés de fermer, leurs profits passeront à l'étranger, les ouvriers sans ouvrage se rejetteront sur l'agriculture et lui infligeront, pour d'autres causes, une crise nouvelle et plus aiguë. Cette réaction probable, ce flot énorme de revenants dont il est permis de prévoir l'intrusion à bref délai dans les con- ditions actuelles de la vie agricole qu'ils troubleront en y rentrant beaucoup plus profondément, peut-être, qu'ils ne le firent par leur émigration, ne constituerait un danger réel que s'il nous surprenait sans qu'on l'eût prévu. Un des moyens de l'empêcher de nuire serait de le diriger sur notre empire colonial; mais est-ce possible avec nos procédés de colonisation? C'est à l'occasion de ce problème qu'apparaît le vice ini- tial de vouloir tout réglementer d'après les mêmes principes et avec une fâcheuse uniformité, lit de Procuste qui tasse ou écartèle, toujours à l'inverse de ce qu'il faudrait, l'Indo- Chine n'ayant pas les mœurs de la Martinique, ni la Tunisie les préjugés du Soudan. Ce vice a particulièrement influencé, en France, le régime de la propriété. 11 est imprudent, dans une vieille nation, de substituer en toutes choses les pres- criptions dune loi radicale aux coutumes traditionnelles résultante logique de besoins et d'habitudes, et de con- traindre les intérêts les plus opposés à subir l'uniformité et la symétrie. Si nécessaire que soit l'unité de législation, il y a, en matière économique, des compromis auxquels il faut se résigner. L'une des méprises administratives qui ont le plus retardé le progrès agricole est celle, notamment, d'avoir 358 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE assimilé les communes rurales et les agglomérations urbaines et d'avoir confondu en les assujettissant à des règles iden- tiques des intérêts qui, chez tous les peuples et dans notre propre tradition, ont toujours été non seulement différents, mais indépendants l'un de l'autre. Parmi les faits qui exercent llnfluence la plus immédiate sur le mouvement foncier, sur la répartition de la propriété et le déplacement incessant des fortunes agricoles, surtout dans les catégories de la moyenne et de la petite propriété, il faut signaler l'exercice des monopoles et l'emploi des machines. La division du travail est une des lois générales de l'hu- manité laborieuse. Chaque homme, s'il était réduit à son champ et à son travail pour se pourvoir de tout, a dit Tur- got, consumerait beaucoup de temps et de peines pour être très mal équipé à tous égards, et cultiverait très mal son terrain. Il faut, en effet, des laboureurs, des charpentiers, des sabotiers, des forgerons, etc. Mais les progrès de l'in- dustrie ont introduit dans chaque métier la division infinie du travail, pour fabriquer chaque pièce mieux et plus vite, de telle sorte que l'ouvrier de précision, par exemple, ne fait plus une montre mais un des rouages de cette montre; il tombe de l'état d'horloger à la condition de simple auxiliaire. Cette distribution entre ouvriers spéciaux des diverses parties d'un même ouvrage a cette conséquence commerciale d'abaisser le prix de revient, chaque collabora- teur arrivant ainsi à produire en se spécialisant des résultats de beaucoup supérieurs à ceux qu'il obtenait avec la même somme d'efforts répartis au lieu d'être concentrés. Mais le travail parcellaire est une occupation d'esclave; l'ouvrier enchaîné à un labeur spécial ne crée plus, il devient un instrument, aveugle et sourd. Comment résoudre le pro- blème? Trop peu divisé, le travail reste improductif; trop divisé, il abrutit l'homme. La science intervient et le résout par la machine. La vol- tige industrielle, selon le mot de Proudhon, faisait de l'ou- vrier un artiste mais diminuait son salaire ; l'emploi de la L INTELLECTUEL RURAL 359 machine supplée à TefTort continu et toujours identique qui rétrécit l'intelligence en l'emprisonnant dans l'étroitesse d'un cercle de plus en plus diminué; la machine est le sym- bole de la liberté humaine, de la domination de l'esprit sur la matière. Maudire les machines à cause du trouble qu'elles apportent dans les habitudes, disait Bastiat, c'est maudire l'esprit humain. M. Levasseur a démontré comment elles diminuent l'effort musculaire, abrègent le travail, réduisent l'effectif des ateliers, augmentent la production, élèvent le salaire en exigeant pour les conduire des ouvriers plus ins- truits, ayant l'esprit ouvert et de l'initiative. La science des ingénieurs commence à transformer les industries agricoles comme elle l'a fait pour l'industrie proprement dite. L'atténuation du gros travail, de celui qui exige surtout l'emploi de la force physique, labour, fenaison, moisson, vendange, battage, coupe des bois et scierie, aura sa réper- cussion immédiate sur le retour aux champs et une réparti- tion nouvelle de la propriété, en rendant le travail rural abordable pour quantité de jeunes hommes instruits , à l'aise, actifs, qui n'avaient ni la santé ni l'endurance qu'exi- geaient, en toute saison, les rudes et lents labeurs de la campagne, singulièrement abrégés et allégés par l'ingénio- sité pratique des constructeurs. Le perfectionnement des appareils, l'économie qu'ils appor- tent, leur vulgarisation par les syndicats, leur appropriation aux plus petites exploitations par les combinaisons de la mutualité, apporteront un rapide changement dans la condi- tion des ouvriers agricoles et des propriétaires cultivateurs, et par voie de conséquence dans l'accession du prolétaire rural à la propriété. Les considérations philosophiques sont d'accord avec les considérations économiques pour voir l'avenir de l'Agriculture, c'est-à-dire l'attrait croissant de la propriété rurale, intimement associé au progrès intellec- tuel et moral des cultivateurs, quelle que soit leur place dans l'échelle sociale. Petits et grands ont tous à s'amélio- rer, et c'est de leur entente de plus en plus éprouvée que sortira l'accord définitif du capital et du travail; l'écart est 360 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE trop tranché dans les villes, et l'on y perpétuera longtemps encore, pour l'exploiter, une équivoque qui disparaîtra dans le commun effort de culture lorsque le propriétaire , au milieu des populations rurales , trouvera plus honorable et plus profitable de se mêler à la vie des champs que de toucher son revenu par intermédiaire. C'est l'apathie des classes laborieuses qui engendre leur misère ; l'élévation du taux des salaires ne suffit point pour rompre le cercle fatal où se traîne leur vie. Le bien-êive sans éducation abrutit le peuple et le rend insolent, a dit la sagesse antique : Incrassatus est, et recalcitravit. Il faut que le développement successif de leurs facultés intellectuelles et morales, par une saine instruction, leur inspire l'intelli- gence, l'énergie, le vouloir du mieux d'où naissent ensuite, simultanément, l'émulation et la dignité de soi. C'est à ce rôle d'éducateurs par l'exemple, par les leçons de choses, par le contact personnel, que semblent destinés les détenteurs de la moyenne propriété, plus efficacement que ceux de la grande. Les monopoles, non moins que la misère dans l'ordre matériel et l'ignorance dans l'ordre moral, figurent parmi les entraves qui gênent le développement régulier de la pro- priété et le jeu libre de sa répartition normale entre les différentes catégories de propriétaires fonciers. Il y a, dans l'industrie agricole, des monopoles de toutes sortes, depuis celui du crédit jusqu'à ceux des transports et de la vente. Au début des civilisations, le monopole a été le pivot autour duquel s'agitent et circulent les divers éléments éco- nomiques *. C'est un moyen; son caractère est essentielle- ment d'être précaire ; et, à moins que l'État ne s'en empare et ne le rende participant de sa propre fixité, relative elle- même, il est censé ne durer qu'autant que son titulaire sait l'exploiter et le défendre '. Le privilège de gain qui est l'essence du monopole lui ôte tout caractère personnel et 1. Proudhon, Contradictions économiques, II, chap. xi (La propriété). 2. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785. L'INTELLECTUEL RURAL 361 c'est l'un des traits qui ont contribué à discréditer le capital aux yeux des travailleurs. Les monopoleurs, disait-on hier ', dévorent la substance des enfants des hommes sous prétexte de leur donner du travail ; ils exigent des autres Teffort et s'attribuent le profit ; c'est la mise en œuvre universelle du Sic vos, non vobis. Mais le bénéfice de l'usurpation est éphé- mère et contient le germe de son propre anéantissement. Le premier effet du monopole est le renchérissement des objets. Il faut des courtiers, dans la vie économique, il est indispensable que des intermédiaires avisés et actifs rappro- chent le consommateur du producteur, il est juste qu'ils prélèvent un honnête courtage; mais l'abus devient insup- portable lorsque le courtier abuse de sa situation et se fait accapareur, s'attribuant un bénéfice léonin au lieu de le débattre loyalement, et fixant les prix à son caprice au lieu de les laisser varier suivant la loi de T'offre et de la demande. On a vu les fâcheux résultats de cette tyrannie de la spécula- tion dans le syndicat des métaux, dans le syndicat des raffi- neurs, etc., qui écrasent toute concurrence par le groupe- ment irrésistible de leurs capitaux. C'est une des plaies de l'agriculture. L'Amérique est la terre privilégiée de ces Trusts ". En France , la question des tarifs de transport exerce une influence de premier ordre, et, malgré le contrôle de l'Etat, l'interprétation des compagnies peut ouvrir ou fermer des débouchés pendant assez de temps pour favoriser un coup de bourse sur les blés, les vins, le bétail ^ C'est surtout en matière de crédit que le monopole devient onéreux. Lorsque des compagnies puissantes, grâce à des privilèges juridiques exorbitants, drainent les capitaux de la petite épargne pour 1. Ernest Brelay, Revue économique de Bordeaux, novembre 1897. 2. E. Levasseur, L'agriculture aux États-Unis, p. 361. 3. Le Journal des Chambres de commerce (1899) rappelait récemment que l'ennemi du travailleur n'était pas le capitaliste mais l'intermé- diaire. Lorsque le capitaliste obtient à peine une rémunération de 3 à 4 p. 100, le parasitisme industriel prélève de 50 à 100 p. 100 sur le pro- ducteur et le consommateur. 362 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE les prêter aux propriétaires fonciers, dans des conditions dont le long terme n'est qu'une fiction S elles ne font pas œuvre salutaire; le résultat de leurs combinaisons, au lieu d'aider de leurs capitaux le véritable propriétaire-cultiva- teur, est de provoquer la spéculation et de surexciter les appétits par l'appât des valeurs à lots et du gain facile. Étreint par les forces convergentes de monopoles qui s'en- gendrent les uns par les autres et offrent, par leur coalition intéressée, une puissance de résistance inébranlable à tous les essais de réforme, le propriétaire rural est voué à la ruine. Il est écrasé, vidé, anéanti, entre le monopole du crédit qui ferme devant lui toutes les caisses sauf une, et le monopole de la procédure et des formalités que lui impose le monopole du crédit par l'absolutisme de ses règlements ^, lesquels l'épuisent par les frais accessoires. Le crédit hypothécaire exploité par les collectivités de spéculateurs n'est plus qu'un enjeu anonyme. L'homme ne tient plus au sol, il ignore quel est son créancier comme celui-ci n'a nul souci de ce que peut être son débiteur. Le gage lui-môme n'est qu'une fiction. Sa valeur intrinsèque et sa garantie morale disparaissent également dans cet anonymat universel qui transforme l'ensemble de milliers de contrats individuels en une vaste assurance mutuelle garantie, non plus par les immeubles des emprunteurs, mais par les capitaux qu'ont fournis des particuliers, actionnaires ou obligataires, dont bien peu sont propriétaires fonciers ^ La seule restriction à cette 1. Les statistiques du Crédit Foncier établissent que les prêts à long terme (trente, quarante et même soixante ans), remboursables par annuités, se liquident dans le délai moyen de cinq ans, par la vente forcée ou par le délaissement du gage. (Voir les publications du Congrès international des valeurs mobilières de l'JOO, 2° volume, Les Crédits fon- ciers en Europe.) 2. L'obligation de procéder uniquement par actes notariés. Une pro- curation pure et simple par deux époux, pour emprunlci, rédigée par un notaire de petite ville (mai 1900), a coûté 33 fr. 30. 3. La loi du 6 juillet 1S60 autorise le Crédit Foncier à prêter même sans afj'eclation hypothécaire (article 2). En représentation des prêts, c'est-à-dire pour se procurer les fonds d'emprunt, le Crédit Foncier est l'intellectuel rural 363 expansion du monopole est que le montant des émissions ne peut pas dépasser vingt fois le capital-action. Un écrivain qui, malgré la légende, a été un défenseur éloquent et convaincu du droit de propriété, Proudhon, a formulé la conséquence philosophique d'un état de fait qu'il voyait naître sous ses yeux et dont il pressentait l'exagéra- tion prochaine : e crédit, à force de dégager le capital, a fini par dégager l'homme lui-même de la Société et de la Nature. La terre n'est plus possédée de personne. Elle n'a plus que des maîtres qui la dédaignent et des serfs qui la haïssent; car ils ne la cultivent pas pour eux, mais pour un por- teur de coupons que nul ne connaît, qu'ils ne verront jamais, qui peut- être passera sur celte terre sans la regarder, sans se douter qu'elle est à lui 1. Quant au propriétaire réel de ces domaines, le détenteur exploitant par lui ou par des métayers ou des fermiers n'étant quun régisseur de biens pour autrui, quant au porteur de cou- pons, il est si détaché de cette forme de richesse qu'il en cédera volontiers le papier représentatif pour quelques cen- times de hausse. Tel est le résultat, encore localisé, que voudraient imposer à la généralité du territoire les utopistes qui rêvent l'émiettement et la mobilisation du sol. Contre l'abus des monopoles et surtout contre l'absorption de la propriété privée par les syndicats, qu'ils prennent la marque de l'État avec les socialistes ou la forme de sociétés financières avec les spéculateurs, il y a des remèdes simples et souverains. D'abord, la consolidation de la propriété entre les mains de ses détenteurs par la sécurité du titre foncier et l'extinc- tion de la dette agraire-; plus on immobilisera l'héritage et plus on y attachera l'homme, en solidarisant la terre et la famille dans une même harmonie productrice. autorisé à faire, jusqu'à concurrence, des émissions d'obligations (arti- cle 5). Chaque catégorie de prêts est gagée sur le titre de créance ou sur le gage, suivant qu'il y a eu hypothèque ou non (article 6). 1. Contradictions, II, chap. xi, 193. 2. Félix Hecht, Le désendettement de la propriété rurale (M. Block, Comptes rendus de l'Académie des sciences morales et politiques, juil- let 1899, p. 104). 364 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE Ensuite, en opposant à la coalition des spéculateurs, qui exploitent la propriété en faisant des propriétaires leurs fer- miers, Ventente des travailleurs, c'est-à-dire des propriétaires qui cultivent directement, catégorie dont il faut accroître à tout prix le nombre et les ressources. On y peut arriver, contre les divers monopoles, par Faction des syndicats agri- coles, et contre le monopole spécial du crédit par l'assu- rance et la mutualité. C'est encore ici, par la concentration des ressources locales, que le monopole absorbant de la richesse de spéculation, celle qui ne possède ni ne comman- dite mais qui agite et accapare, verra sa force contreba- lancée par le groupement des petits, l'emploi des machines, l'association tellement étroite du travail et du capital qu'on ne puisse plus distinguer ces éléments l'un de l'autre ni les séparer sans les détruire. La famille et la propriété marchent de front, appuyées l'une sur l'autre, n'ayant l'une et l'autre de signification et de valeur que par le rapport qui les unit. L'histoire de l'humanité l'atteste; elle atteste aussi que leur solidité réciproque et que leur expansion dérivent du plus ou moins de liberté avec lequel elles se meuvent dans la spirale sociale. Comme l'a dit avec autorité M. Maurice Block \ les faits, influencés par la moyenne des opinions, finissent par constituer un arbitrage que tous acceptent. L'individu peut avoir un penchant arbitraire, mais dans la vie sociale et économique les arbitraires individuels se combattent, se neutralisent et aident les lois naturelles à triompher. II. La Famille et la Loi. — Dans toutes les civilisations, la loi a fait du droit de propriété le fondement de la famille. Le droit à l'héritage est le pivot de l'histoire sociale. En France, depuis plus d'un siècle, cette question, dont l'inci- dence pèse sur tous les problèmes économiques, est livrée aux équivoques et devient un argument de parti au lieu de rester un principe que nul n'aurait à discuter. Dès le vu" siècle, l'esprit du christianisme inspirait, sous 1. Le travail en soi, 1899. LE DROIT DE TESTER 36b la plume de Marculfe, la formule de succession ' ; mais la Féodalité, substituant le principe matériel de la force à Fidée spiritualiste, crée le droit d'aînesse, l'exclusion des femmes, la prédominance de la qualité des biens sur la parenté des personnes. La Révolution décréta Végaliié des partages dans les familles ^. Le problème n'était qu'à moitié résolu, car le droit de tester demeurait intact, l'Assemblée Constituante ne pouvait le proscrire ou le limiter sans contredire à ses doctrines spiritualistes *, elle ajourna la loi à intervenir, se bornant à assurer la liberté des héritiers institués et des légataires que pouvait entraver la volonté d'un testateur imbu des principes *. Les rédacteurs du Gode civil furent fidèles à ces indica- tions. Notre objet, disent-ils *, a été de lier les mœurs aux lois et de propager Vesprit de famille, qui est si favorable, quoi qu'on en dise, à l'esprit de cité. Les sentiments s'affai- blissent en se généralisant; il faut une prise naturelle pour pouvoir former des liens de conventions. Les vertus privées peuvent seules garantir les vertus publiques ; et c'est par la petite patrie, qui est la famille, qu'on s'attache à la grande. Ce sont les bons maris, les bons fils qui font les bons citoyens. Il appartient aux institutions civiles de sanctionner les lois naturelles. De même que, de 1791 à 1804, il a paru que les règles de l'hérédité, ab intestat ou testamentaire, constituaient l'œuvre sociale par excellence et que toutes les autres lois civiles 1. Comme Dieu a donné également au père tous ses enfants, ils doi- vent avoir une part égale dans les biens du père. (Edition de Jérôme Bignon, 1613.) •2. Le décret du 15 mars 1790 abolit en premier lieu les droits d'ai- nesse et de masculinité qui représentaient au sein de la famille le prin- cipe féodal dans toute son énergie; celui du 8 avril 1791 appliqua l'éga- lité à toutes les successions. 3. Le testament, dit Quintilien, c'est la volonté de l'homme qui se prolonge au delà de son existence terrestre : voluntas ultra morlem; et Leibniz insiste : Testamenta vero, mero jure nuilius essent momenti nisi anima esset immortalis. 4. Décret du 7 avril 1791. 5. Discours préliminaire, rédigé par Portails pour servir d'exposé des motifs au projet du Code civil. 366 LA PllOPRIETE RURALE EN FRANCE n'en étaient que les accessoires ou les conséquences, ainsi, à notre époque, alors que la richesse territoriale, morcelée et mobilisée pour les trois quarts par le crédit ^ s'émiette en valeurs industrielles, il semble que la répartition de la pro- priété foncière en lots plus ou moins étendus, en exploita- tions plus ou moins rémunératrices, et dont le propriétaire demeure plus ou moins indépendant d'autrui, plus ou moins dégagé des servitudes contemporaines, doit être la princi- pale préoccupation du législateur ^. En constituant la famille par rapport aux biens, et en prohibant les substitutions, sauf une exception, le Code civil compléta et réglementa l'œuvre démocratique inaugurée par la Révolution ; toutefois, il la laissa imparfaite en vou- lant en même temps, par un parti pris trop accusé, enchaîner et libérer le contrat matrimonial. Le Code a posé comme règle fondamentale de l'hérédité al/ intestat la division des biens entre les deux lignes pater- nelle et maternelle, sans tenir compte de l'origine des biens héréditaires; quant à la succession par délégation, il a limité le droit de tester en fixant la réserve, la quotité dispo- nible, le chiffre des libéralités entre époux, etc. Le principe du partage forcé a été critiqué, et les argu- ments les plus vifs sont ainsi résumés par F. Le Play ^ : Comment un grand propriétaire se décidera-t-il à créer une vraie résidence rurale s'il doit y mourir dans l'isole- ment, après la dispersion de ses enfants, si d'ailleurs cette création doit être vendue après sa mort à un étranger ou détruite par les dépeceurs de la bande noire? Pourquoi s'épuiser à ébaucher une œuvre qui restera inachevée puis- qu'elle ne pourrait être fécondée que par la succession de plusieurs générations animées du même esprit? 1. Mines, Chemins de fer, Crédit Foncier, Sociétés financières de cons- truction, de culture, Compagnies d'assurances, etc. 2. Cela est si vrai, qu'il faudrait plusieurs pages pour dresser la liste des projets de loi déposés par le Gouvernement et des propositions dues à l'initiative parlementaire, visant le régime de la propriété rurale, sa constitution, sa consolidation, sa division, ses charges, etc. 3. La réforme sociale, I, chap. ii, S 20. LE DROIT DE TESTER 367 Quant aux moyens-propriétaires et aux petits, les suites légales de la mort du chef de famille troublent leur vie privée et. pour se rendre compte de ce désordre, il suffit d'apprécier les pertes de temps, les frais, les froissements, les chances de procès qu'impose à chaque génération la désobligeante et coûteuse procédure de la transmission des biens ^ En France, on a obéi à la préoccupation impérieuse d'effacer tous les vestiges du passé et de créer un ordre de choses nouveau; les Anglo-Saxons, moins détournés des vues économiques par l'obstiné souci de la politique, s'ins- pirent surtout, dans leur régime successoral, de la pensée que la propriété privée est le principal fondement de l'indé- pendance individuelle, et que , en conséquence, le droit absolu de transmettre ses propres biens à qui bon lui semble est l'un de ceux que chaque citoyen a le plus d'intérêt à exercer. Aussi, chez les Anglais comme chez les Américains du Nord, le propriétaire a, de son vivant comme à l'heure de sa mort, la liberté sans réserve de donner et de tester. Entre les deux systèmes en présence, laisser le père de famille libre de disposer de son bien comme il l'entendrait, ou confier à l'État centralisateur le droit de faire cette répar- tition, et par conséquent celui de procéder par voie inquisi- toriale dans lintimité des familles, le législateur de 1791 avait hésité. Mais, lorsqu'on réclama, l'expérience une fois acquise, contre les inconvénients du partage forcé, que Thuriot et Carabacérès montrèrent les héritages morcelés, la petite propriété rurale dissoute à chaque décès ^, la Con- vention coupa court à tout retour en arrière en votant, le 7 mars 1793, l'abolition du droit de tester. 1. Les exigences Légales, interprétées à l'extrême, décident presque toujours les héritiers honnêtes et scrupuleux à s'abstenir de toute inter- vention personnelle, en sorte que, par la force des choses, le plus intime intérêt des familles se trouve abandonné à la discrétion des offi- ciers ministériels; de là, pour ces derniers, des profits excessifs et une prépondérance anormale (La réforme sociale, p. 186). 2. Moniteur du 28 décembre 1793. 368 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE En 1803, lorsque Portalis essaya de faire prévaloir le prin- cipe de la liberté testamentaire sur celui du partage forcé, il ne craignait pas de s'exprimer ainsi : Le droit de disposer est un droit d'arbitrage. Là où le père est le'gîsla- teur dans sa famille, la Société se trouve déchargée d'une partie de cette sollicitude. Qu'on ne dise pas que c'est là un droit aristocratique. 11 est tellement fondé sur la raison, que c'est dans les classes inférieures que le pouvoir du père est le plus nécessaire. Un laboureur, par exemple, a eu d'abord un fils qui, se trouvant le premier élevé, est devenu le compa- gnon de ses travaux. Les enfants nés depuis, étant moins nécessaires au père, se sont répandus dans les villes et y ont poussé leur fortune. Lorsque le père mourra, sera-t-il juste que l'ainé partage également le champ amélioré par ses labeurs avec les frères qui déjà sont plus riches que lui i"? Le chef de famille pourrait, de son vivant, remédier aux inconvénients du partage forcé par les donations entre vifs et les attributions de dot dans les contrats de mariage ; mais il y a été pourvu par l'article 843 du Code civil. Ce n'est pas seulement en France que la question se pose. Les différents modes de répartition de la propriété rurale ont inquiété les législateurs étrangers par l'accentuation de la tendance au morcellement. En Allemagne, les lois de succession, depuis le commencement du groupement agra- rien jusqu'en 1874, ont eu pour objectif de permettre à la propriété rurale de lutter contre la concurrence des pays neufs. L'institution du Ilœferolle garantit la transmission intégrale des domaines dont la division compromettrait la bonne exploitation; cette combinaison s'accorde sans trou- bler les habitudes aux conditions économiques de la société moderne; aussi le partage forcé a-t-il été aboli en Autriche. Je dirai, dans le paragraphe suivant, quels sont les rap- ports de la propriété, c'est-à-dire de la famille rurale, avec l'impôt et quelles lourdes entraves, sous la double incidence de nos lois civiles et de nos conditions économiques, pèsent sur elles de ce côté. Il en est d'autres encore, en dehors de la fiscalité, qui, 1. Locré, Discussion au Conseil d'État pour la préparation du Code civil. LE DROIT DE TESTER 369 avec la prétention d'être une sauvegarde, arrêtent son essor, gênent ses mouvements et la détournent souvent de sa pente naturelle. Le caractère agricole de la France est le plus ancien et le plus grand de ses intérêts '; depuis un demi-siècle, la législa- tion, obéissant aux vues de la philosophie du droit qui domine les lois positives du présent et, par leur critique, prépare celles de l'avenir, a apporté à nos Codes des modifi- cations, des additions qui les mettent mieux en harmonie avec la situation économique, tout en ne réalisant qu'une faible partie des vœux des réformistes. Le législateur de 1804, ne pouvant prévoir l'essor des valeurs de crédit, essor pro- voqué par les impedimenta des mutations foncières, avait multiplié les règles qui devaient, dans son esprit, créer la sécurité du droit de propriété. Par l'effet du temps et du déplacement des valeurs, c'est l'inverse qui s'est produit; de simples expédients ne suffisent plus, il faut faire table rase des vieux principes pour rétablir sur ce point l'équilibre nécessaire. La fortune immobilière, en 1804, fut la préoccupation exclusive du Code civil. Mais, en voulant consolider la pro- priété foncière, il l'avait surchargée de précautions gênantes, de garanties superflues, de formes multipliées, et son système incomplet et hésitant sur les hypothèques, sur la réalisation du gage, sur la sûreté des transferts de droits immobiliers provoquait les doléances des jurisconsultes et des écono- mistes. Dès 1827, Casimir Périer faisait appel aux juristes pour réaliser la réforme hypothécaire; en 1828, Decourde- raanche proposait une combinaison de livres fonciers que l'Angleterre adopta pour ses colonies; en 1838, Rossi dénon- çait l'urgence d'approprier les lois civiles à l'évolution d'un pays agricole qui, j)'>'enant dans le sol son point d'appui pour s'élancer vivement vers l'industrie et les échanges, crée la richesse mobilière, si variable, si capricieuse, dont l'expan- sion va modifier les conditions économiques de la possession 1. Laferrière, Essai sur l'histoire du Droit fraiicais, ii, p. 415. LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 24 370 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE de la terre'; de 1841 à 18i4, une vaste enquête judiciaire constate les imperfections de la législation foncière ; la loi du 23 mars 1855 sur les transferts fonciers, le développe- ment du Crédit Foncier, appuyés d'essais partiels et infruc- tueux pour simplifier la procédure et réduire les frais, n'ap- portent à la crise agricole aucun allégement appréciable; les Congrès fonciers de 1889, 1892 et 1900 révèlent l'étendue du mal et affirment, en même temps, l'opposition des offi- ciers ministériels à toute mesure qui, en supprimant des formalités inutiles, risquerait de diminuer leurs profits; les travaux laborieusement étudiés de la Commission extra-par- lementaire du cadastre, quantité de projets de loi, déposés par les différents cabinets, des propositions, plus nombreuses encore, émanées de l'initiative parlementaire, tout cela se heurtant, se contredisant, se discutant à demi, faute de méthode, et s'ajournant, de crainte de faire fausse route en s'avançant à l'aventure, sans vues générales, sans plan d'en- semble, sont la preuve du désarroi des esprits, des incerti- tudes de la jurisprudence, du défaut de faire marcher les réformes sur des lignes parallèles, isolément, au lieu de les pénétrer l'une par l'autre et de les associer dans une partici- pation efficace et raisonnée vers un but commun. Rien ne marque mieux l'écart, né de la politique, qui sépare les courants actuels du parlementarisme que l'état d'opposition des plus importants projets en discussion. D'un côté, abondent les formules cherchant à simplifier les forma- lités; à réduire les honoraires excessifs des intermédiaires, le plus souvent inutiles, dont la loi impose les services et qui, pour gagner davantage, multiplient les incidents'^ et 1. Mémoires de VAcade'mie des sciences morales, 2e série, ii, 278. L'ouvrier agricole doit pouvoir fonder sur une base indestructible cette famille rurale qui est l'une des plus grandes forces de la nation. (G. Siegfried, Proposition de loi sur la petite propriété rurale, du 5 juil- let 1897.) 2. Nombreuses circulaires de la Chancellerie, dont l'une des plus récentes est celle du 3 mai 1900, sur les rémunérations d'à côté, faisant suite à celle du 29 décembre 1899 sur l'exagération des frais. LES VALEURS DE PAPIER 371 épuisent la matière jusqu'au fond '; à défendre le petit pro- priétaire contre le fléau de l'hypothèque; à faciliter la réali- sation du gage de façon à ce qu'il ne soit pas dévoré par la procédure en ruinant à la fois le prêteur et l'emprunteur^; à protéger l'intégrité de l'héritage contre sa dislocation juri- dique; à créer l'insaisissabilité du patrimoine de famille; à préparer l'accession du travailleur salarié à la propriété par l'épargne, l'assurance et la mutualité; à punir l'escroquerie foncière ou stellionat dont nos lois et nos règlements se font les complices inconscients; à écarter la fortune des femmes mariées des pièges du régime dotal; à supprimer l'obligation du partage en naturel A l'inverse, et, détail caractéristique, sur l'initiative non pas de novateurs imprudents mais du gouvernement établi, on exagère la centralisation, on crée de nouveaux services publics, on multiplie les emplois, on grossit le tarif des frais*, on surtaxe jusqu'à 10 p. 100 les frais de la publicité hypothécaire^; on dégrève à rebours, d'où la nécessité de créer des taxes de remplacement; on cherche à substituer à une partie de l'impôt foncier l'impôt global sur le revenu ; on frappe les successions du tarif pro- gressif; on viole à tout instant, par des mesures arbitraires, des exceptions, des exemptions et des privilèges, le principe 1. Parmi les abus criants qui, même dans la pratique du Notariat parisien, accumulent les frais qu'on peut éviter, je citerai un seul exemple que me suggère l'examen d'un état de frais que j'ai sous les yeux. 11 s'agit d'un prêt de 20 000 francs; les frais du notaire s'élèvent à 773 fr. 45. Parmi ces frais, on relève ceux de notification à la Compa- gnie d'assurances pour 36 fr. 90; or il est de jurisprudence que l'inter- vention de l'huissier est inutile; une simple lettre recommandée sufflt; l'accusé de réception de la Compagnie établit un lien de droit entre elle et le créancier. (Loi du 19 février 1889. — Revue des clercs de notaires, 10 octobre 1899, n" 6817.) Le notaire a donc fait payer à son client 36 fr. 90 pour une précaution qui ne devait coûter que 40 centimes. 2. D'après les comptes rendus annuels du ministre de la Justice, les frais des ventes judiciaires dépassent 100 p. 100 pour les petites ventes, c'est-à-dire absorbent le prix; pour les autres, la perle des créanciers a été de 983 millions en 1876, de 247 en 1891 sur 414 millions de créances, soit en moyenne de 50 à 56 p. 100. 3. Article 826 du Code civil. 4. Décrets du 25 août 1898 réglant le tarif légal des notaires. 5. Loi du 27 juillet 1900 sur la taxe hypothécaire. 372 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE dominant de la proportionnalité dans l'impôt, l'une des plus précieuses conquêtes de 1789. La loi, au lieu de protéger la sécurité de la famille par la consolidation du foyer domestique, l'ébranlé et la com- promet. Oui veut des couvées, sauve le nid. Pourquoi s'étonner de la dépopulation croissante quand on chasse les enfants du toit paternel? Les déracinés ne font pas souche, ils se disséminent et s'évanouissent. Tandis que les races germaniques et anglo-saxonnes ren- dent insaisissable et permanent le manoir familial, même sous sa forme la plus modeste, le foyer privé, le home stead, le chez-soi, il semble que nous prenions à tâche d'ôter au père la joie de penser que le nid qu'il bâtit sera durable. Rien de plus anti-social, de plus anti-démocratique. Les hommes d'État qui ont la prétention d'asseoir sur des bases nouvelles une société inquiète et dont l'impatience risque de faire avorter, en les préparant mal, les réformes les plus légitimes, ont tort de marquer tant de dédain pour le passé. Les nouveautés sont rares. On vit surtout de souvenirs, de précédents, de traditions qu'on ne renie pas sans ingratitude et qu'on n'écarterait pas sans danger. Il est toujours délicat de toucher à ce qui constitue l'essence même de la famille, à ce qui est, en même temps, son point de départ et son but final. III. La Propriété et l'Impôt. — Si certaines dispositions de la loi civile apportent des entraves au jeu normal de la diffusion du droit de propriété et de sa répartition plus ou moins étendue aux mains des exploitants du sol, la loi fis- cale, à son tour, avec plus de brutalité et des ingérences plus fréquentes, gêne et parfois arrête son développement régulier et transforme ses lois naturelles en accidents. L'œuvre de 1789, en ce qui touche à la propriété foncière, est restée inachevée. La fiscalité d'État en a aggravé les con- ditions provisoires de telle sorte qu'elle semble vouée à une infériorité sans remède en face de l'ordre économique naturel et de l'avenir des démocraties européennes. Tout ce que la Révolution de 1789 a fait pour la propriété LES VALEURS DE PAPIER 373 se résume dans l'article 537 du Code civil : Les particuliers ont la libre disposition des biens qui leur appartiennent. La Révolution, d'une part a consolidé le droit de la propriété acquise par la suppression des droits féodaux; d'autre part, elle a ouvert à tous le libre accès de la propriété, par la réforme des lois successorales. La résultante générale des principes et des actes de la Révolution a donc été l'affranchissement et l'extension du droit de propriété, dans le sens de la pro- priété individuelle. Mais, depuis 1795 et surtout 1798, il semble que la réaction qui suit les grands mouvements ait accumulé les obstacles devant cet entraînement libéral. Les contradictions de la loi, les subtilités de la doctrine, les chi- canes de la jurisprudence ont, petit à petit, reconstitué autour de l'individu le domaine obscur des équivoques juri- diques, et la sécurité du titre foncier est devenue aussi dou- teuse que son acquisition paraît facile. Le défaut de sécurité est le premier obstacle à la mobilité du droit de propriété, et par mobilité je n'entends pas ici la fréquence des mutations d'un domaine rural d'une main dans l'autre, mais la possibi- lité d'acquérir vite et sûrement. J'ai signalé, au cours de cette étude, les points faibles de notre législation foncière; ils peuvent se grouper en trois catégories : 1" défaut de précision, d'uniformité et d'authen- ticité dans la constitution du titre de propriété; 2° frais énormes qui grèvent le propriétaire, d'abord sous forme d'impôt, ensuite et surtout par les profits arbitraires que prélèvent les intermédiaires dont la loi oblige à réclamer le concours*; 3° défectuosité de la pubhcité hypothécaire, qui est coûteuse, partielle et facultative. De cet ensemble de charges très lourdes et dont le poids n'est nullement compensé par l'utilité du service rendu, ensemble dont l'étude critique exigerait à elle seule un 1. Pour le prêt de 20 000 francs que je cite à la note 1 de la page 371, l'En- registrement a perçu 250 francs, les Hypothèques 244 fr. 55 y compris des honoraires de notaire dont le diHail n'est jamais fouryii^ et le Notaire pré- lève pour ses légaux honoraires 200 francs et pour frais et prolits acces- soires d'expédition, etc., 78 fr. 80. 374 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE volume, je détacherai l'impôt, parce qu'il constitue un élé- ment distinct qu'on peut plus facilement distraire des autres pour en spécifier la valeur exacte. La part contributive de chaque citoyen dans les charges publiques ne cesse d'augmenter. De 56 francs par tête en 1869, elle a monté à 67 francs en 1872, à 86 francs en 1877, à 88 francs en 1884, à 93 francs en 1896, à 103 francs en 1900. Mais ce n'est là qu'une partie des charges du contribuable ; aux impôts d'État, il faut ajouter les centimes additionnels communaux et départementaux qui ont augmenté, depuis 1872, de 40 p. 100 pour les centimes spéciaux, de 45 à 70 p. 100 suivant les localités, pour les autres; dans quantité de communes, l'accessoire dépasse le principal. On estime à 140 francs par tète au mmimum, la taxe annuelle du Fran- çais, et, pour amortir la dette publique, chacun de nous devrait verser un capital de 1 000 francs. Quelle est, dans le total énorme de nos impôts, la part proportionnelle de la propriété foncière? L'évaluation ne peut en être qu'approximative et il serait inopportun de dis- cuter ici les statistiques plus ou moins capricieuses, les cal- culs plus ou moins arbitraires qui servent aux financiers, aux économistes et aux publicistes à justifier leurs thèses réciproques, car il y a deux écoles en présence, celle des mobilisateurs à outrance qui font du crédit une valeur effec- tive et voudraient tout convertir en papier; celle des tradi- tionnels qui ne voient pas des rivales dans l'agriculture et l'industrie, mais des sœurs dont la cadette est aventureuse et ne peut se passer du concours de l'aînée. De ces deux écoles, c'est à celle qui seplaindrale plus fort d'êtresacrifiée à l'autre. Au récent Congrès des valeurs mobilières, on a évalué à 100 milliards le capital rural de la France ' et à un minimum de 83 milhards le capital de ses valeurs mobilières-; on a î. Se décomposant ainsi, d'après le Bulletin du ministère de V Agri- culture d'août 1889 : capital foncier, 91 584 millions; capital d'exploitation 8 545; ensemble, 100 129 millions. 2. D'après les évaluations combinées de MM. Cosle (en 1895), Ney- marck (en 1896) et Théry (en 1897). LES VALEURS DE PAPIER 375 fixé à 2,89 p. 100 le revenu net du premier* et à 3,38 p. 100 celui du second. L'écart d'une richesse à l'autre s'explique par la sécurité relative de la fortune territoriale et les ris- ques des valeurs de crédit. Est-il préférable, se dit-on, de posséder 100 hectares de bonnes terres, à 3000 francs l'hectare, qu'un capital de 300 000 francs représenté par de la rente française? La terre est le plus solide élément de la propriété. Cette solidité fait son avantage et son inconvénient; car la terre ne peut se dérober et, même à l'heure des crises, lorsque les valeurs de crédit se déprécient et qu'il suffit d'un retour d'opinion pour les réduire à néant, c'est toujours à elle qu'on s'adresse, c'est elle qu'on taxe et qu'on surtaxe. La propriété foncière n'est pas, comme l'autre, une participation temporaire aux bénéfices d'une industrie qui peut disparaître; c'est une pos- session certaine, indéfinie; c'est pour ainsi dire, et sauf les lois générales de la société, un petit État dans l'État. Est-ce une raison pour l'imposer par des séries d'impôts qui attei- gnent toutes les manifestations de sa vitalité? Ne serait-il pas sage, au contraire, de la respecter comme une source intarissable de production? La molester outre mesure, n'est- ce pas risquer de tuer la poule aux œufs d'or? Les financiers à vues courtes qui voudraient qu'on dégrevât les valeurs de papier afin d'accroître leurs gains, non seule- ment prétendent que la propriété rurale n'est pas surtaxée, mais équivoquant sur les chiffres et les ajustant à leur caprice, ils écrivent qu on pourrait prétendre, d'une façon géné- rale, que la propriété non bâtie agricole ne supporte aucun mpôt^. Ces naïvetés n'ont pas besoin qu'on les réfute, mais il est nécessaire de protester contre de pareilles assertions lorsqu'on leur permet de prendre place dans un recueil quasi offîcieP. 1. Ce calcul n'est pas exact, car M. G. Manchez, qui l'établit, déduit du capital rural la valeur de l'outillage d'exploitation qui en est inséparable. 2. Publications du Congrès dos valeurs mobilières, t. II, Les valeurs mobilières et la terre devant l'impôt, p. 10. 3. Le même publiciste prétend aussi que le revenu du propriétaire 376 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Aussi ne peut-on accorder qu'une créance relative aux calculs qui établissent comme suit la proportion des charges qui pèsent sur le revenu respectif de la propriété agricole et de quelques-unes des valeurs mobilières : Propriété agricole 9,80 p. 100 Rente 3 p. 100 (ancien 5 p. 100) en assi- milant à un impôt le résultat des con- versions 30 — Obligations des sociétés financières et industrielles 12 — Actions {idem) 31 à 72 p. 100 Par contre, tout en exagérant la charge de la fortune mobilière, on diminue dans une proportion invraisemblable celle que supporte, en réalité, la fortune territoriale. Celle-ci est évaluée à seulement 259 millions de francs par an *, parce qu'on en déduit les droits de mutation, d'hypothèques, etc.; tandis qu'elle s'élève, année moyenne, au chiffre de 1 198 mil- lions de francs ^. D'après les statistiques officielles les plus exactes puisqu'elles sont tirées.d'opérations de comptabilité soumises à un triple contrôle, le seul droit de mutation sur les transferts de droits immobiliers (année 1896) s'élève à. 230 694 468 fr. Les droits d'hypothèques à 23 250 000 Les droits de timbre à environ 12 750 000 Le droit de bail à 8 212 000 Les honoraires, taxes et droits des notaires que la Chancellerie évalue, d'habitude, aux 4/5 des droits payés au Trésor Mémoire Sans tenir compte, à moins d'entrer dans un détail infini, des droits sur les actes et A reporter 274 906 468 fr. foncier non exploitant est net d'impôt parce que l'impôt foncier est à la charge du fermier. Il ignore que cette avance s'impute sur le prix de ferme ou qu'il en est tenu compte lorsqu'on fixe le fermage; en se reportant à la jurisprudence administrative qui a réglementé l'applica- tion du n" 1 de l'article 15 de la loi du 22 frimaire an VII sur les baux, il apprendrait que le paiement de l'impôt foncier par le fermier est une charge qui s'évalue d'office, le cas échéant, à 25 p. 100 du revenu net, et qui retombe toujours sur le propriétaire. 1. Manchez, loco citatu, page 10 (pour l'année 1896). 2. Le crédit territorial en France et la réforme hypothécaire, 2° édi- tion, Introduction, p. ix. l'écrasement par l'impôt 377 Report 274 906 468 des frais de réalisation du gage en matière hypothécaire, on peut évaluer, avec M. de Foville, les Intérêts de la dette agraire à 500 000 000 A quoi il faut ajouter l'impôt direct : contribu- tion foncière ' : Propriétés bâties 149 813 125 Propriétés non bâties 245 611 367 Contribution personnelle et mobi- lière lo8256615y 702760645 Contribution des portes et fenêtres. 89 873 789 Centimes additionnels Mémoire Prestations 59 205 750 Total 1 477 667 H4 fr. Ce total formidable d'impôts est à prélever sur un revenu net agricole dont la détermination exacte, à quelques cen- taines de millions près, est impossible^, mais que les spécia- listes les plus autorisés évaluent de 2095 à 2645 millions ^ On a récemment publié des chiffres plus précis indiquant la répartition par département de la propriété urbaine et de la propriété rurale d'après l'enquête administrative de 1898*. Ces indications sur la quotité de la fortune privée, par tête, dans chaque circonscription, pourront être utilement rap- prochées des charges fiscales qui y atteignent les capitaux ou les" revenus. A ce titre, elles prennent une importance particulière en devenant la preuve du poids dont l'impôt grève avec des inégalités choquantes la principale source de a fortune publique, celle d'où toutes les autres découlent. Pour l'impôt foncier, le département des Hautes-Alpes est taxé à 7,20 p. 100, celui de la Corse à 0,94 p. 100; le canton d'Archiac (Charente-Inférieure) à 14,70 p. 100, celui de Bastia à 0,37 p. 100. On répond à ces écarts que l'inégalité devient, en raison des différences de culture et de débouchés, une 1. Bulletin de statistique de l'Enregistrement, 1898. 2. Annuaire statistique de la France, 1896, p. 469 et 478. 3. D'après les travaux de la Commission extra-parlementaire de l'impôt sur les revenus (1897) et les documents produits au Sénat lors de la dis- cussion de la nouvelle loi d'évaluation du revenu des propriétés non bâties. 4. Journal de la Société de statistique de Paris, octobre et décembre 1899. 378 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE preuve de proportionnalité; la valeur taxée n'en est pas moins identique. Les dégrèvements partiels opérés depuis 1819 n'ont apporté aux propriétaires fonciers qu'un allége- ment négligeable ' , témoin celui qui fut voté en décembre 1898, qui n'a fait qu'augmenter le déficit budgétaire sans améliorer la situation des débiteurs de petites cotes. Quand on rappelle la série de ces dégrèvements, en ajoutant que c'est la fortune mobilière qui en a fait les frais par des taxes de remplacement, on oublie que le chiffre global de l'impôt direct n'a cessé de s'accroître. De 387 millions qu'il était en 1838, le produit des quatre contributions s'est élevé à 822 en 1893. Mais ce n'est point de ce côté que le bât le blesse, disait Léon Say quand il comparait le paysan à la bête de somme du budget. Mieux vaut ne point toucher à cette nature d'impôt à laquelle on est habitué et qui rentre sans frais appréciables* ; il faut réformer ailleurs. Ce sont les droits de mutation et les abus de la proccdio'e, conséquence directe de l'emploi forcé d'intermédiaires offi- ciels, toujours coûteux et le plus souvent inutiles, qui pèsent le plus lourdement sur la propriété rurale. Le seul avantage des valeurs industrielles sur la propriété foncière, avantage qui n'a pas peu contribué à leur vulgari- sation, à leur classement rapide, malgré leurs inconvénients et leurs risques, c'est la facilité de leur réalisation, si aisée grâce à l'absence de formalités accessoires au transfert, si peu coûteuse par la modicité des frais de mutation que repré- sentent le courtage de l'agent de change et l'impôt sur les opérations de bourse. Seule de toutes les représentations actuelles de la fortune 1. De 1797 à 1805, à mesure qu'on décréta les droits sur les actes, l'impôt foncier fut dégrevé de 69 millions de francs, plus de 100 de notre monnaie actuelle. 2. On sait que la moitié tout au moins des frais de poursuites dépen- sés par les percepteurs ne sont pas motivés et seraient évités si l'arbi- traire administratif se dirigeait d'après les leçons de la vieille équité latine : Summum jus, summa injuria. (Lettre du ministre des Finances du 9 août 1900, n° 4788.) L'ÉCRASEMENT PAR L'IMPÔT 379 acquise, la terre se transmet avec les procédés, les lenteurs et les taxations d'un autre siècle, procédés que leur imper- fection rend trompeurs, taxations qui sont onéreuses, len- teurs qui sont préjudiciables. Les mutations sont de deux sortes : entre vifs et par décès. Chacune de ces deux catégo- ries est assujettie depuis 1798 à une iniquité légale d'un caractère particulier. Les mutations entre vifs \ acquisitions ou échanges de droits immobiliers, sont frappées de la taxe fiscale non point sur leur prix réel, sur les sommes inscrites au contrat et qui font la loi des parties, conformément à l'article 1583 du Code civil, mais sur leur valeur vénale présumée, calculée par les agents du fisc comparativement avec les fonds voisins de même nature-. Pour la seule année 1897, l'application de cet arbitraire fiscal a ajouté au produit normal du droit de muta- tion, sous le titre de Pénalités, une surtaxe additionnelle et accidentelle de 2 753 167 francs. Les mutations par décès sont assujetties, pour leur part, à l'impôt, non point sur l'actif successoral net, mais sur l'actif brut, c'est-à-dire sans déduction des dettes et charges, de telle sorte que l'héritier paie le transfert sur une valeur fictive dont une portion plus ou moins considérable ne lui appartiendra jamais ^ Un projet de loi, destiné à supprimer cette flagrante injustice, pendant plusieurs années en dis- cussion au Parlement, adopté par le Sénat, n'a enfin été voté par la Chambre que grâce à son intercalation dans la loi de finances de 1901. Malheureusement, comme dans toutes les réformes où les exigences du budget viennent contrarier et transformer les 1. Je ne fais point la distinction liabituelle mais purement fiscale entre les mutations entre-vifs à litre onéreux et celles à titre gratuit, parce que ces dernières rentrent forcément, à un moment donné, sous les règles du droit successoral (Articles 843 à 869 du Code civil). 2. Article 17 de la loi du 22 frimaire an VII, modifié, dans le sens de l'aggravation, par les articles 12 et 13 de la loi du 23 août 1871 et 8, g 3, de celle du 28 février 1872. 3. Numéro 7 de l'article 13 de la loi du 22 frimaire an VII modifié par l'article 3 de la loi de finances du 25 février 1901. 380 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANGE meilleures intentions, la déduction des dettes fera dans l'équilibre des recettes un tel vide, vide dont la mesure est elle-même inconnue, faute de statistiques, qu'il a fallu y pourvoir un peu à l'aventure par une taxe de remplacement, et, de peur que cette compensation ne fût insuffisante, on en a exagéré le taux. Le résultat sera une détaxe à gauche par la déduction des dettes, et une surtaxe à droite par l'élé- vation du tarif; le projet reprend d'une main ce qu'il aban- donne de l'autre; l'assiette de l'impôt sera plus équitable, mais l'impôt lui-même sera plus lourd, et il est vraisemblable que, le tarif nouveau une fois appliqué, le contribuable sera plus directement atteint que par le passé. Les conséquences en seront particulièrement déplorables pour la propriété foncière; la propriété rurale sera même plus rudement frappée que la propriété urbaine parce que les deux éléments qui en permettent l'exploitation, le sol d'abord, puis l'outillage agricole, le matériel de culture, sont immobilisés, visibles, connus, et ne peuvent ni disparaître ni s'amoindrir ou se dissimuler comme les éléments fuyants de la richesse mobilière, le numéraire, le mobilier, les créan- ces, les valeurs au porteur. L'enquête de l'Enregistrement a vite raison des dissimulations tentées dans ces conditions'. Ri. Emile Faguet, examinant les incidences du nouveau régime successoral et du tarif progressif qui est son carac- tère saillant, disait quil serait bientôt ruineux d'hériter. Ce mot ironique est l'expression de la vérité. Le futur barêrae dégrève légèrement les petits héritages, mais il accroît énormément la charge des autres. L'héritier de 2 000 francs paie aujour- d'hui 25 francs de droits pour la ligne directe; demain, il ne paiera plus que 20 francs. En revanche, en ligne directe, le prélèvement de l'État sur l'héritage, aujourd'hui uniformé- ment de 1 p. 100 (plus les décimes), pourra s'élever, suivant le capital hérité, jusqu'à 2 1/2 p. 100. Entre époux, on ne paiera plus 3,75 p. 100 (décimes compris) mais 7,50 p. 100, ce 1. Article 18 de la loi du 22 frimaire an VII; articles 5 de la loi du 27 ventôse an IX, 11 et 15 de celle du 23 août 1871, etc. L'ÉCRASEMENT PAR L'IMPÔT 381 qui absorbera à peu près trois ans du revenu. Entre collaté- raux, on arrivera à 18 1/2 p. 100, ce qui fera perdre sept ans de revenu. Est-ce un régime normal que celui qui oblige l'héritier, fût-il le neveu du défunt, à vendre l'héritage pour payer les droits, ou, s'il est déjà riche, à faire des avances sur le revenu futur en se résignant à ne jouir des bénéfices de sa nouvelle fortune que sept ans après en avoir hérité? C'est un essai de collectivisme. C'est une maladresse. Cette loi, très onéreuse au point de vue de la propriété rurale, n'offre pas moins de dangers en matière économique pure, que la fortune soit immobilière ou non. La matière imposable se dissimulera. Les capitaux se déplaceront plus encore, ils abandonneront de plus en plus la terre pour se porter sur les valeurs de crédit; on choisira de préférence les titres au porteur, richesse fluide, fuyante, insaisissable, et, à l'avantage des titres nominatifs, diminuant les risques de vol et de destruction, se substitue déjà l'assurance; le déve- loppement de cette industrie neuve, visant un point spécial, doit avertir le législateur. On le pressentait déjà en 1895, lorsqu'un économiste s'exprimait ainsi : Les valeurs mobi- lières offrent aujourd'hui de si grandes facilités pour la dis- simulation des fortunes que, le jour où les fortunes seront forcées de se dissimuler pour échapper à la confiscation partielle dont on les menace par l'impôt, chacune choisira dans le groupe des valeurs étrangères celles qui risqueront le moins de subir un traitement fiscal excessif; et alors, si au lieu d'employer nos capitaux à commanditer le travail national, nous les portons à nos voisins et à nos concur- rents, il adviendra que le salaire lui-même fera vite défaut à l'ouvrier. Tout s'enchaîne. L'écrasement de la propriété rurale par l'impôt, alors que sa sécurité et sa perpétuité sociale sont déjà compromises par les lacunes de nos lois civiles, amène l'appauvrissement delà culture, la dépopulation, le discrédit du métier agricole, l'émigration des hommes et de l'argent à l'étranger. Instruits à la fois par nos propres études et par les 382 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE exemples d'antrui, nous ne pouvons larder davantage à faire pénétrer dans notre législation fiscale une conception plus démocratique de l'impôt, et à engager la France dans la voie d'un progrès où l'Europe tout entière l'a devancée ^ La politique de l'impôt n'a pas que des incidences privées, elle a des etîets publics. Elle peut ou raffermir ou désa- gréger les deux soutiens de l'ordre social : la propriété, fruit légitime du travail et de l'épargne, et l'héritage qui, reliant intimement le père aux fils, est bien la première, la plus sainte et la plus féconde des solidarités humaines. 1. Expression du rapport de M. Trouillot sur le projet de réformation de l'impôt (Chambre des députés, 12 mai 1899). CHAPITRE II Réformes nécessaires, dans le droit civil et le droit fiscal, pour que l'État n'entrave point le libre jeu de l'équilibre économique en matière de propriété foncière. L'état d'infériorité dans lequel l'Agriculture est retenue par l'ensemble de nos institutions politiques et sociales est mis en relief par un trait caractéristique des mœurs actuelles, par la tendance qu'ont, en France, les agriculteurs à quitter leur profession. Et pourtant, l'agriculture est la plus sûre, la plus féconde, la plus rémunératrice et la plus honorable des industries ; elle fournit aux hommes, directement ou par l'échange, tous les objets nécessaires à l'existence et leur assure ainsi la véritable indépendance. Malgré les maux dont elle souffre, maux qui ne sont pas inhérents à sa nature mais dérivent de préjugés et d'intérêts qui l'exploitent à outrance au lieu de s'associer avec désintéressement à son avenir, l'évolution actuelle des conditions du travail provoque une réaction dont on sent les tendances et l'esprit si l'on n'en voit pas encore les effets matériels. Déjà l'émigration des ouvriers agricoles vers les villes s'est ralentie ; il s'établit une sorte de niveau entre le net des salaires de la culture et celui des salaires industriels; l'isolement des campagnes a disparu 384 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE par le bon marché des transports et la rapidité des commu- nications ; parallèlement à l'hésitation qui retient le paysan au village, même au sortir du régiment, il se produit, parmi les jeunes gens de famille, un goût inattendu de retour aux champs, dû peut-être moins à une saine appréciation des choses qu'à l'encombrement des carrières, au nombre crois- sant des déclassés, à la difficulté toujours plus grande de trouver dans les villes et dans les services publics l'emploi de ses aptitudes et de son instruction. Ce sont d'heureuses tendances, qu'il faut développer dans l'intérêt du pays, et auxquelles les mouvements économiques dont la brusque intensité nous surprend peuvent apporter un appoint décisif. Il est certain, en effet, que l'habitude des grèves, la légè- reté avec laquelle on les accepte et la duplicité qui les pro- voque troublent la liberté du travail et découragent le patronat dont les sacrifices et le zèle sont méconnus. Il n'y a plus de sécurité dans l'industrie ; les contrats, les marchés ne sont plus seulement menacés par des causes de force majeure, prévues et rares, ils sont à la discrétion du caprice d'un agitateur. Les capitaux se trouvent engagés dans un nouveau risque devenu permanent, et le rude métier de patron sera désormais une carrière où il y aura de moins en moins de concurrents. Des millions de jeunes gens, ingé- nieurs, dessinateurs, ouvriers d'art, contremaîtres, sortis des écoles spéciales ou professionnelles, se verront fermer à bref délai les débouchés sur lesquels ils comptaient, soit que les fabriques, les usines, les ateliers soient forcés de liquider, soit que le personnel dirigeant en soit réduit, soit qu'on renonce à s'aventurer dans des entreprises dont, à tout instant, le profit peut être compromis et l'existence brisée. Cette masse d'intelligences, d'énergies, d'activités, va refluer sur l'industrie agricole qui manque précisément, dit-on partout, des deux éléments de fécondation, la science technique, les capitaux, que la faillite de l'industrie urbaine, du fait des grèves, va déverser sur elle. Le fait économique, si grave, dont les préliminaires s'ac- complissent sous nos yeux, n'est-il pas la preuve décisive ÉVOLUTION DES MŒURS 383 des incidences réciproques des mœurs sur les lois et des lois sur les conditions du travail. Les deux actes législatifs sur lesquels on comptait pour pacifier les esprits, transiger avec les opinions extrêmes, réaliser l'accord définitif du tra- vail et du capital, sont précisément devenus, par Tintransi- geance des uns et la coupable timidité des autres, des instru- . ments de désordre, des ferments de dissolution sociale. Les articles 1" et 5 de la loi du 21 mars 1884 sur les syndicats professionnels et le droit de coalition, les articles 1" à 10 de la loi du 9 avril 1898 sur la responsabilité des accidents du travail, interprétés et appliqués comme ils le sont, restent des- tructifs de toute sérieuse organisation du travail industriel. Qu'on en profite au moins dans l'intérêt de la propriété rurale et que les travailleurs instruits, chassés du travail industriel, au lieu de s'expatrier, s'attachent plus étroite- ment au sol natal et se réfugient dans le travail agricole. Comment pourrait-on aider cette migration à l'intérieur, de telle sorte qu'elle profitât en son entier à l'exploitation agricole et qu'elle consolidât, en l'élargissant et en la fécon- dant, cette répartition du sol français en petite, moyenne et grande propi'iété, dont les proportions relatives, dans leur mobilité incessante, témoignent du plus ou moins de vitalité de tel ou tel groupe de propriétaires? On le peut en combi- nant l'effet d'habitudes nouvelles avec l'action de lois rai- sonnées et prévoyantes. Les traditions des siècles passés, mal comprises, ont dis- crédité l'agriculture; ceux mômes qui s'y étaient enrichis s'en évadaient avec orgueil et engageaient leurs fils dans les emplois de bureaux, les professions bourgeoises qui conti- nuent l'ancien régime des charges vénales, les situations dites Hbérales parce qu'elles supposent l'étude du droit ou de la médecine, et même la littérature et les arts, devenus des métiers lucratifs. L'opinion courante, en fait, classait l'agriculture au dernier rang, c'était une occupation quasi servile. L'exemple de quelques familles anciennes, les leçons per- sonnelles données par de nobles esprits, la voie de progrès LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 25 386 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANGE ouverte et continuée par des gentilshommes campagnards', l'engouement de certains parvenus, quelques fortunes rapi- dement rétablies, l'imitation des mœurs anglaises, la mode enfin, relevèrent la profession agricole de son discrédit, et l'on se targua d'y revenir uniquement peut-être parce qu'une légende se forma affirmant qu'il fallait être riche pour y réussir. Depuis trente ans surtout, le mélange des classes, l'ap- point électoral des ruraux, les discussions économiques à la tribune et dans la presse, le mouvement syndical, ont accentué ce retour à une plus saine appréciation des choses. Les propriétaires fonciers se sont honorés de vivre des champs, la spéculation leur apporte son appoint et le simple cultivateur lui-même a profité de ce revirement. Nul ne rougit plus d'avoir viré la charrue ou touché les bœufs. Ce que le service militaire obligatoire a fait pour rehausser le soldat dans l'opinion se produit, et se produira plus lar- gement avec le temps, pour la profession d'agriculteur. On serait surpris, n'est-il pas vrai, qu'un banquier fît gérer sa banque par un commis, qu'un industriel abandonnât la direction de ses ateliers à un contre-maître, se contentant de passer tous les six mois à la caisse? pourquoi en serait-il autrement en matière agricole? Pourquoi le propriétaire foncier ne ferait-il pas valoir lui-même sa terre? Les mœurs peuvent beaucoup en pareil cas, et c'est aux classes diri- geantes à donner le ton. Jadis, il y a de cela une génération à peine, le bourgeois hésitait à marier sa fille à un officier ou à un artiste. C'est bien changé. Depuis que le paysan coudoie au régiment le docteur en droit ou l'oisif titré, depuis que le peintre et le musicien sont comblés des plus hautes distinctions, les pré- jugés d'antan ont disparu. Il en sera de même pour ceux ({ui, pouvant ne pas le faire surtout, se décideront à cultiver 1. H. Baudrillart, Genlilsliommes ruraux de la France, faisant suite aux pénétrantes études sur l'Êlat inoral et matériel des popululions agri- coles de la France (1883 à 1889 et 1893). EVOLUTION DES MŒURS 387 leur héritage. Tout homme distingué, s'il est avocat, médecin, député ou simple bureaucrate, peut aspirer aux plus bril- lantes alliances; pourquoi refuserait-on à l'homme qui réside sur un domaine rural ce qu'on accorde au snobisme et à la prétention? Et à quoi servirait d'avoir des lycées de filles si l'on ne corrigeait chez elles le goût des préjugés et l'abus des superfluités? Les tendances des jeunes filles de ce temps exerceront sur notre constitution sociale une influence déci- sive, soit qu'elles se détachent joyeusement des plaisirs com- pliqués et négatifs des villes, soit qu'elles s'étourdissent dans leur stérilité. Les groupes, d'origine et de destination différentes, que constitue la division normale du sol exploitable en grande, moyenne et petite propriété, exigent, pour le développement intégral de leur utilisation sociale, des moyens de conserva- tion appropriés à leur caractère particulier. Les traiter uni- formément serait une faute, leurs besoins sont aussi diffé- rents que leur nature. La petite propriété s'accroîtrait indéfiniment, aux dépens des terres incultes et de l'excédent inutilisé de la grande, si on empêchait son morcellement ou sa vente forcée à la mort du chef de famille, et si on la protégeait contre l'appât de l'emprunt hypothécaire. La moyenne propriété doublerait sa valeur intrinsèque par la généralisation des bornages collectifs et la suppres- sion des enclaves. L'abondance des parcelles détachées des domaines à demi agglomérés et enclavées au milieu des domaines voisins, est une des circonstances de fait qui met- tent le mieux en relief l'impuissance des cultivateurs à capi- taux restreints à réformer l'assiette de leur propriété sans inconvénients essentiels pour les vignobles et les petites cultures des banlieues urbaines; les enclaves, et surtout celles de dimensions médiocres, sont un obstacle permanent à toute exploitation perfectionnée des bestiaux, des céréales, des plantes fourragères et industrielles, elles empêchent les irrigations et l'emploi des machines. Quant à la réforme de la grande propriété, elle se réclame 388 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE moins de l'ordre matériel que de Tordre moral. Pour donner à ses détenteurs les habitudes de résidence sinon perma- nente au moins fréquente, il faudrait réagir contre le nivel- lement à outrance qui assure le pouvoir aux médiocres ' et les encourager à diriger les affaires locales, à s'associer à l'exercice des hautes fonctions, en vertu du principe qui fait la force politique des États européens les plus solidement constitués. I. — La liberté. L'état d'infériorité de l'Agriculture explique la fièvre de doléances qui tourmente les propriétaires ruraux et l'urgence des réformes que réclament les trois groupes principaux de propriétés, la grande, la petite et la moyenne, réformes dont certaines pourraient paraître contradictoires si Ton ne se reportait invariablement, avant toute discussion, à ce principe que les conditions d'origine et les procédés d'exploi- tation de chacun des trois groupes n'étant pas semblables, chacun a des besoins qui lui sont propres et veut des remèdes particuliers. Mais il est deux points principaux, et ce sont les seuls en réalité pour lesquels l'uniformité d'application soit possible, où l'on s'accorde en réclamations communes et où l'entente est unanime : ce sont les deux servitudes de la procédure et de la fiscalité, celle-ci moins pesante et moins ûpre que l'autre, car l'impôt peut se modérer ou se déplacer, tandis que les privilèges accordés aux intermédiaires créés par la loi pour servir et protéger les intérêts privés en sont devenus les exploiteurs intraitables et que tout essai de simplification et d'économie passe pour une atteinte aux droits acquis. 1. L'Empire et la Restauration ont voulu développer, au moyen de privilèges, l'influence de la grande propriété; les gouvernements révo- lutionnaires se sont, au contraire, appliqués à l'amoindrir; tous se sont abusés en croyant trouver un point d'appui dans la classe qu'ils pré- tendaient favoriser, dans un esprit exclusif aux dépens de la justice et de la liberté. [La réforme sociale, i, 2 34.) LA LIBERTE 389 L'un des plus puissants mobiles de riiumanité, Tintérèt personnel, est constamment mis en jeu dans les entreprises individuelles, mais si l'énergie et l'esprit d'initiative se heur- tent, dans chacune des manifestations de leur activité, à l'intérêt collectif de corporations professionnelles ou à la main-mise de l'État, elles se découragent et se dérobent. Dans un état démocratique tel qu'est, théoriquement, celui de la société française contemporaine, l'effort du législateur, au lieu de multiplier les entraves autour de l'individu, doit être de lui ouvrir toute les voies de la liberté. Plus que toute autre industrie, l'industrie agricole a besoin d'avoir les coudées franches. Précisément à cause de la complexité de ses travaux, de la variété de ses entreprises, des changements qu'elle peut être amenée à apporter, d'une saison à l'autre, dans ses procédés d'exploitation et dans le choix de ses cultures ou de ses débouchés, c'est nuire à son essor, c'est la condamner à végéter sans s'épanouir, que de l'emprisonner dans des règlements ou la contraindre à se heurter sans cesse à des formalités. La répartition utile, normale, du sol entre les catégories de propriétaires qui l'exploitent de leur personne ou par intermédiaires, ne peut être avantageuse, au sens écono- mique, que si elle s'opère librement, sous la seule influence des intérêts en jeu, en dehors de toute pression gouverne- mentale, de toute ingérence doctrinale, de toute prime fictive ou intermittente. Il convient donc, avant tout autre essai, d'alléger l'ensemble des impôts qui pèsent directement sur le propriétaire rural, notamment en ce qui concerne le droit de mutation et ses accessoires, et surtout d'abréger les for- malités de la procédure en matière civile de façon à ne point mettre à la charge quasi exclusive de la propriété rurale les 2o 000 officiers ministériels et les 30 000 rabatteurs de procès ou courtiers d'affaires qu'entretient la France. C'est à l'État à donner l'exemple en réduisant le nombre des emplois rétribués par le budget et en faisant brèche dans cette centralisation, vieille de deux siècles et demi, dont l'excès est devenu la pire cause du désordre social. 390 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Quel est le mal dont nous souffrons le plus, celui qui entrave avec le plus d'évidence le développement de l'agri- culture industrielle et qui, par conséquent, retarde indéfini- ment l'expansion du rôle spécial que doit jouer, dans l'en- semble harmonique de notre société, chacun des groupes de propriétaires fonciers? N'est-ce pas l'absorption de plus en plus entreprenante des forces individuelles, des personnalités actives par l'anonymat collectif? N'est-ce pas la substitution de plus en plus envahissante du gouvernement au citoyen pour tous les actes de la vie sociale et son intrusion dans la vie privée? Qu'en résulte-t-il , sinon l'affaiblissement progressif de toute initiative personnelle sous la tutelle dissolvante d'une centralisation administrative qui devient insupportable par son ingérence universelle'? Que faut-il désirer? Que les citoyens, cessant de solliciter à tout propos l'intervention, l'aide et les faveurs de l'État, mettent quelque fierté à se suffire à eux-mêmes et fondent sur leur propre énergie le succès de leurs entreprises. Peut- être conviendrait-il de parler ici du régime municipal, du rôle des assemblées locales, de l'utilité des chambres consul- tatives de paysans, des avantages électoraux et sociaux que mériteraient les propriétaires résidant sur leurs terres et exploitant leur héritage; mais ces considérations touchent de trop près à la politique, il suffit d'en indiquer la valeur. Certes, notre unité nationale est le fondement incontesté de la puissance du pays, mais si, en se dégageant de la servi- tude des mots et des formes, on savait joindre à l'unité sociale cette force qui naît du concours spontané des indi- vidus et des associations libres, on aurait résolu du même coup le problème posé par les réformateurs de 1789. 1. Grâce à l'appareil réglementaire que nous a légué le passé, on ne peut pas remuer une pierre, creuser un puits, exploiter une mine, élever une usine, s'associer, et, pour ainsi dire, user et abuser de son bien, sans la permission ou le contrôle du pouvoir central ; et de grands inté- rêts se trouvent ainsi retardés ou sacrifiés inconsciemment, dans les degrés inférieurs de l'échelle administrative. (Mo«i7e«r du 30 août 1838.) LA LIBERTE 391 Sous quelles formes pourrait se manifester cette li]:>erté d'agir, sans autres entraves que celles qui dérivent, en droit privé, du respect des droits d'autrui, en droit public, de Tobéissance au pouvoir dominant de l'Etat? Par quelques réformes d'ordre civil, fiscal et économique, d'une extrême simplicité pratique, ne troublant point nos mœurs juridiques, ne substituant pas la tyrannie de la forme à une prétendue faculté dans le choix, adoptant des combinaisons déjà éprouvées ailleurs, et autorisant l'individu, sans l'y con- traindre, à échapper aux monopoles et aux sujétions qui, dans notre hiérarchie de bureaucrates irresponsables, bri- dent totalement son initiative et émasculent sa volonté. Tout d'abord, au lieu de glisser sur cette pente méprisable qui, depuis que Pilatc s'en est lavé les mains, mène chacun à se désintéresser des choses et à rejeter sur autrui les con- séquences de ce qu'il fait, il faudrait restituer à quiconque agit ou décide l'honneur et la responsabilité de ses actes et de ses opinions. En Angleterre, en Allemagne, en Italie, les autorités supérieures n'attirent point à elles, pour les absorber dans leur personnalité, toutes les branches d'acti- vité placées dans leur dépendance; elles les subdivisent, au contraire, en services distincts et pour ainsi dire autonomes dans le ressort de leurs attributions, avec des chefs en rap- port direct avec les administrés et personnellement respon- sables de l'unité qu'ils dirigent. Le gouvernement et le public ont donc aflaire à des hommes dont on sait le nom au lieu de se heurter, comme en France, à l'inertie, au mau- vais vouloir, au parti pris de bureaux anonymes. Cela fait, le contrôle des services publics deviendrait facile, aussi bien dans l'exercice de la justice et dans l'assiette et le recouvrement de l'impôt que dans les actes quotidiens de l'administration proprement dite. Les juges se résigneraient à vérifier les états de frais* et les officiers ministériels, assurés d'un examen sérieux, hésiteraient peut-être à forcer l.Voir la circulaire du ministre de la Justice du 3 décembre 1899 et les discussions sur le projet de loi portant réforme du notariat, adopté par le Sénat et transmis à la Chambre des députés le 2 mai 1899. 392 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE la note '; quant aux percepteurs de Timpôt, ils seraient sans doute arrêtés dans l'exagération de cette fiscalité outrancière dont ils se font un titre à l'avancement et qu'amnistie trop facilement rautorité supérieure, préoccupée de la plus-value des recettes beaucoup plus que du souci d'empêcher les con- tribuables d'être molestés. Rien n'empêcherait alors d'aborder les grandes réformes juridiques dont le but serait de dégager l'individu du recours obligatoire aux courtiers d'affaires, et la propriété foncière du réseau de formalitéslentes et coûteuses sous lequel elle agonise. La formule vient d'en être donnée sous la forme parlemen- taire -. Elle se résume dans la Réforme htjpothécaire, en utilisant le mécanisme juridique et administratif existant, en créant la publicité absolue et obligatoire, en faisant passer dans le droit commun les procédures simphfiées de purge et de réalisation du gage dont le privilège est réservé à la société du Crédit Foncier. Cette réforme aurait le triple avantage : 1° de créer, sans frais, le grand livre de la propriété foncière, rêve depuis si longtemps caressé par les économistes et toujours éconduit grâce à la coalition des professionnels qui vivent des procès des autres; 2° d'utiliser l'instruction obligatoire et gratuite établie par la loi du IG juin 1881 pour l'exercice intégral et pratique de l'article 1134 du Code civil, de telle sorte que chaque citoyen, sauf les cas réservés par la loi, puisse gérer personnellement ses affaires privées, en dehors de tout emploi obligatoire d'intermédiaires; 3° de procéder automatique- ment, et sans imposer à la propriété rurale une dépense con- sidérable et inutile^, à la réfection du cadastre^ et à sa con- 1. Voir la lettre du 13 juin l'JOO adressée sur ce sujet par le président du tribunal civil de la Seine au président de la Chambre des notaires de Paris. {Journal du Notariat, septembre 1900, p. 570.) 2. Proposition de loi sur la sécurité du titre foncier déposée à la Chambre des députés, le 22 juin l'JOO, n° 1T41, par M. Chastenet. 3. D'après les documents publiés par la Commission extra-parlemen- taire du cadastre, la réfection générale du cadastre coûterait, au bas mot, 600 millions et durerait vingt ans. 4. Par le jeu des bornages généraux et des plans de lotissement, sur LA FIXITE DE L HERITAGE 393 servalion ', résultat inappréciable pour la très petite propriété, et même pour la petite et la moyenne -. Subsidiairement, et comme conséquence logique d'une réforme qui aurait pour résultats immédiats d'assujettir au contrôle fiscal tous les contrats de transferts immobiliers, de supprimer la fraude et d'anéantir le stellionat légal, la matière imposable s'étant accrue d'autant, il deviendrait possible d'alléger pour la propriété rurale la charge du droit de mutation, soit en le réduisant à 2 p. 100 par un retour pur et simple au tarif des 5-19 décembre 1790% soit en le transformant. La transformation du droit de mutation (entre vifs et par décès) et de l'impôt foncier en une taxe unique d'abonne- ment, a été proposée par un spécialiste dès 1884 "'; depuis, ridée a été reprise par l'initiative parlementaire, mais avec limitation aux transferts de la propriété rurale à titre oné- reux, en laissant de côté les donations entre vifs et les muta- tions par décès ^ A mon avis, la réforme, pour être efficace, doit être complète et englober toutes les mutations foncières, quelles que soient leur nature et leur origine. Ce ne serait que l'extension aux transferts fonciers du système de taxation adopté depuis la loi du 20 février 1849 l'initiative des propriétaires eux-mêmes. (Frcyssinaud, Le cadastre et les bornages généraux, 1899.) 1. En réorganisant le service des mutations foncières qui, dans son état actuel, ne se fait pas et coûte 650 000 francs par an. 2. Le cadastre fiscal se trouvant ainsi remplacé par un cadastre con- tradictoire, c'est-à-dire juridique et opposable aux tiers. Voir la loi du 17 mars 1898 sur le cadastre municipal et les articles 19 à 22 de la loi de finances du 13 avril 1900. 3. La loi du 9 pluviôse an IV, rendue à l'époque de la démonétisation des assignats et de la création des mandats territoriaux, doubla le tarif en le portant à 4 p. 100, taux maintenu par la loi du 22 frimaire an VII et qui fut accru de l,o0 p. 100, à titre de droit de transcription, par la loi du 28 avril 1816. 4. Annales de l'Enregistrement, 1897, p. 438. 0. Proposition de loi concernant la transformation de l'impôt foncier et du droit de mutation à titre onéreux des propriétés non bâties en une taxe annuelle, dénommée taxe foncière et de transmission, basée sur leur valeur en capital, déposée à la Chambre des députés, par M. Malzac, le 9 février 1897. 394 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE afin de soumettre les biens de main-morte à l'impôt de muta- tion S et Féquivalent, comme procédés d'assiette et de per- ception, du droit de transmission établi sur les valeurs mobilières (titres nominatifs et titres au porteur), sous forme de taxe d'abonnement, par l'article 6 de la loi du 23 juin 1857 et l'article 3 de celle du 29 juin 1872. Dès 1896, M. Méline exprimait le vœu de voir établir pour les mutations de la terre un régime analogue à celui qui régit les transmissions de valeurs mobilières. La mesure que je propose ne changerait pas les habitudes des populations rurales puisque ce ne serait, en somme, qu'une légère addi- tion au principal de l'impôt foncier, avec cette seule diffé- rence, avantageuse pour la propriété agricole, que le droit fusionné ne serait plus assis, partie sur le revenu, partie sur le capital, mais uniformément sur la valeur vénale, ce qui sup- prime l'arbitraire par la fixité de la matière imposable et le bénéfice de la fraude par la modicité de la prime. D'autres, plus autorisés, l'ont dit avant moi. Ce n'est pas la suppression de l'impôt foncier, si inégal qu'on le suppose, qui peut amé- liorer d'une façon sensible les conditions d'exploitation de la terre, c'est l'atténuation du droit de mutation. Cette taxe varie, dans les divers États européens, de 1 à 3 p. 100; n'est- il pas inouï de la voir atteindre, en France, 6,88 p. 100 et 10 p. 100 avec le timbre ? De là, à n'en point douter, l'état d'infériorité de notre agriculture vis-à-vis des pays voisins; la cherté des acquisi- tions et des échanges en éloigne les capitaux^ et ceux qui tentent d'échapper à l'impôt ne possèdent que des titres incomplets et discutables, qu'ils ne peuvent produire en justice sans payer de fortes amendes et qui, en raison de la longueur des délais de prescription -, restent indéfiniment exposés à la revanche fiscale. 1. Le taux de la taxe d'abonnonienl a été augmenté depuis et va l'être de nouveau par un projet de loi déposé le 12 avril 1900. 2. Le droit simple d'une mutation étant un droit principal reste sou- mis à la prescription de trente ans (cinq arrêts de Cassation du 2 dé- cembre 1873). Les droits en sus et les amendes bénéficient seuls des LA FIXITÉ DE L'HÉRITAGE 393 Le paiement d'une taxe annuelle serait moins onéreux par sa modicité relative que le déboursé immédiat d'une forte somme; en se répartissant sur des périodes étendues, l'impôt atteindrait plus équitablement les détenteurs suc- cessifs de la propriété, et ne brusquerait pas tout d'un coup, comme il le fait avec les lois actuelles, les convenances et les intérêts d'un héritier ou d'un acquéreur. Il ne faut pas se dissimuler, d'ailleurs, que les frais sont dans le prix et que, en dernière analyse, c'est le vendeur qui paie l'impôt, de même que l'emprunteur voit l'argent dont il a besoin diminué de 10 à 13 p. 100 par le prélèvement des frais, hono- raires et accessoires de l'acte. Telles sont les mesures principales que les propriétaires peuvent réclamer, en matière administrative et économique, de l'intervention de l'État '. En principe, il faut s'en passer; malheureusement, ici, elle est indispensable et ce qu'on lui demande surtout c'est de laisser le plus de liberté possible à l'activité du propriétaire. Les conditions de la culture, dans notre pays, sauf de rares exceptions, ne sont pas favo- rables aux grèves; toutefois, il est des circonstances où l'exercice du droit de coalition deviendrait nuisible aux exploitations industrielles de l'agriculture. Il faut souhaiter que le gouvernement s'attache particulièrement à assurer la liberté du travail aux ouvriers qui ne veulent pas faire grève, et qu'il n'étende pas aux risques agricoles les expé- riences de la loi de 1898 sur les accidents du travail et les utopies allemandes sur l'assurance obligatoire contre la vieil- lesse, l'invalidité et le chômage. Au droit civil, le propriétaire rural peut demander des libertés d'un autre ordre, d'une intimité non moins pratique, et qui visent notamment le partage forcé, le droit de tester, la perpétuité de l'héritage. prescriptions spéciales établies par l'article 61 de la loi du 22 frimaire an VII, l'article 14 de celle du 16 juin 1824, etc. 1. F. Le Play, La réforme sociale. Comte de Butenval, Les lois de suc- cession appréciées dans lews effets économiques, i" édition en 1884. Claudio Jannet, Le Code civil et les réformes indispensables à la liberté des familles, 3' édition, en 1884. 396 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANGE L'article 826 du Code civil autorise chaque copartageant à demander sa part en nature de chacune des catégories de biens formant l'actif; à défaut d'entente sur les conditions du partage forcé, la vente forcée». L'article 832 corrigerait ce que ce principe a de trop brutal; malheureusement, l'esprit de compromis provisoire qui caractérise les titres les plus importants du code de 1804 s'y manifeste par une contradiction flagrante. Le premier alinéa prescrit au notaire, dans la formation et la composi- tion des lots, d'éviter de morceler les héritages et de diviser les exploitations. C'est un conseil très sage mais qui ne vise que les grosses successions comprenant plusieurs domaines ou plusieurs exploitations qu'on peut répartir entre les héritiers sans avoir besoin d'en rompre l'unité; on ne semble pas avoir prévu le cas du modeste héritage qui disparaît si on le morcelé. Puis, le deuxième alinéa, corroborant l'article 826 et contredisant l'avis donné au notaire, autorise expressément chaque cohéritier à réclamer pour chaque lot la même quantité de meubles, d'immeubles, de droits ou de créances de môme nature et valeur. C'est à ces stipulations trop absolues, trop géométriques, remarque M. de Foville -, et non à la simple limitation des quotités disponibles, qu'incombe d'ordinaire la responsa- bilité des liquidations brutales qui désorganisent un héritage et en détruisent la valeur. Il conviendrait que le père de famille eût la liberté de désigner celui de ses enfants qu'il juge le plus apte à continuer son œuvre et à diriger l'exploi- tation de l'héritage, sauf à payer les parts de ses frères ou sœurs par des soultes en argent, conformément aux arti- cles 1075 et suivants du Code civil. Il conviendrait tout au moins, à défaut de cette désigna- tion, que l'article 815 fût modifié dans un sens moins impé- ratif, de façon à ce que la nécessité du partage ne restât pas à la discrétion d'un seul des intéressés, ou que, si le partage 1. La réforme sociale au Congres de 1889 (1890). 2. Le morcellement, p. 201. LA FIXITÉ DE L'HÉRITAGE 397 est décidé d'un commun accord, la vente judiciaire pût être évitée et l'un ou même plusieurs des héritiers autorisés à maintenir l'exploitation rurale dans son intégrité, même en indivision (art. 183:2 du Code civil), sauf à remplir leurs cohéritiers de leurs droits en autres valeurs ou par des soultes. La liberté de tester est toujours l'objet de controverses très délicates. Certes, le droit de tester est reconnu au père de famille, mais l'usage en est périlleux à cause des restric- tions dont il est enveloppé : insuffisance de la quotité dispo- nible, qui varie de la moitié au quart suivant le nombre des enfants, obligation d'attribuer à chaque cohéritier la même quantité de meubles et d'immeubles et, par suite, impossi- bilité de composer les lots au mieux des convenances et des intérêts communs. Les prévisions du testateur sont à tout instant déconcertées, même dans les partages d'ascendants les plus minutieusement étudiés, par les risques de l'action en nullité et de l'action en rescision et les entraves discrètes qu'amoncèlent les articles 913, 826, 832 et 1079. Quelles furent les conséquences de cet état de choses? Le paysan, a-t-on dit avec esprit', mécontent de ne pouvoir plus avantager le fils de son choix, prit le parti de faire des aînés en supprimant les cadets. Ce moyen fâcheux d'éviter le morcellement des héritages coûte cher à la France et, depuis 1889, le mal n'a fait qu'empirer. Nul ne peut penser à rétablir le droit absolu de tester, le principe de l'égalité des partages est entré si profondément dans nos mœurs qu'il fait désormais partie intégrante de notre droit public. Mais, ne pourrait- on pas réduire la réserve, sans tenir compte en aucun cas du nombre des enfants, afin de ne point faire de cette réserve une prime à la dépopulation? Le Code civil espagnol du le'" mai 1889 nous fournit une solution ingénieuse, sorte de compromis entre une liberté qui peut devenir dangereuse et une réserve trop forte. La ■1. M. Boyenval, Les ré forynes successorales, 1889. 398 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE réserve légale est d'un tiers, le père peut disposer des deux autres tiers; mais, de ces deux tiers, il ne peut disposer que du tiers au profit d'étrangers, quel que soit le nombre de ses enfants; l'autre tiers n'est répartissable qu'entre ses enfants, en faveur de l'un ou de l'autre desquels, d'ailleurs, il peut faire emploi intégral des deux tiers qui constituent la quotité disponible. Il y a, dans certains esprits, une tendance marquée sinon à réduire le nombre des degrés successibles dans les héré- dités ab intestat \ tout au moins à surtaxer la dévolution en ligne collatérale. Cette manière de voir peut se discuter, car avec les mœurs actuelles, le peu de fixité du foyer domes- tique, les déplacements continuels et la dispersion des familles, le cercle de la vraie famille se rétrécit de plus en plus, et les liens se relâchent singulièrement sitôt qu'on n'est plus entre frères et sœurs. Ce doit être un motif de plus pour consolider entre les mains des enfants l'héritage que le chef de famille a reçu de son père, ou qu'il a créé de ses mains et dont il veut perpétuer l'existence au profit des siens. Même en dehors de l'intérêt agricole, et au point de vue national le plus élevé, la fixité du foyer rural doit être le but constant des efforts du législateur. La liberté demeure l'état le plus favorable à l'exercice des aptitudes indivi- duelles, et la valeur de l'effort est doublée quand le pro- priétaire, en cultivant sa terre ou en bâtissant sa maison, se sent indépendant et possède la certitude que son labeur et ses privations profiteront à lui et aux siens. Cette convic- tion est l'un des puissants mobiles du travail. Mais la continuité dans l'effort est une condition non moins essen- tielle du succès. Cette continuité ne peut être obtenue que par la confiance du propriétaire rural dans la sécurité de l'avenir. On espère \. Voir l'exposé des motifs du projet de loi : 1° portant modification du régime fiscal en matière de transmission d'usufruit et de nue-pro- priété; 2" portant modification de l'article 755 du Code civil sur la vocation héréditaire (février 1889). LA FIXITÉ DE L'HÉRITAGE 399 la donner à la très petite propriété tout au moins en établis- sant l'insaisissabilité du bien de famille, de l'héritage patri- monial, du toit qui abrite les enfants, de l'atelier rural qui les fait vivre, de même que l'article 592 du Code de procé- dure civile protège contre la saisie les meubles et les vête- ments indispensables, ainsi que les outils de toute nature nécessaires à l'exercice de la profession. La création du chez-soi, en France, au profit des classes laborieuses, serait la plus solide barrière qu'on pût opposer aux utopies dissolvantes des socialistes-collectivistes. Quant aux classes bourgeoises, qui sont considérées comme déte- nant la moyenne propriété, elles possèdent des ressources suffisantes pour se garantir de tout accident futur par les combinaisons variées de l'assurance. Cette liberté permise par la loi au père de famille, dans une limite fixée et à certaines conditions, de mettre en quelque sorte hors du commerce une portion déterminée de son patrimoine, n'est pas une nouveauté. Les Américains du Nord, qui l'ont emprunté à la vieille Europe, l'ont vulga- risé sous le nom de hovie stead ' ; la Suisse, l'Autriche et bientôt l'Allemagne en ont accepté ou en préparent l'appro- priation pratique aux exploitations rurales ^ La question est soumise au Parlement; des propositions émanées de Tinitiative parlementaire^ ont essayé de donner la formule de l'institution nouvelle. Leur ajournement tient, peut-être, à ce que ces projets ne se sont pas assez inspirés des textes similaires, en paraissant innover au lieu de s'adap- ter à des exceptions juridiques déjà pratiquées et connues. Voici comment il serait possible de présenter le problème en l'étudiant sous son aspect véritable, qui est double : 1° création, à peu de frais, d'un titre pour la petite propriété 1. Bulletin du Comité des travaux lùstûviques, section d'économie sociale. 1893, 177 à 238. 2. M. Levasseur a expliqué [L'agriculture aux États-Unis, p. 464) com- ment il y avait deux sortes de home stead, le home stead de peuplement (loi du 20 mai 1862) et le home stead exemption ou privilège du foyer. 3. Notamment, en 1894, celles de M. Lemire et de M. Léveillé. 400 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE qui, lorsqu'elle en a, n'en possède que de défectueux; 2° consolidation de ce titre au nom de la famille, devenant une unité collective. Les discussions de la Commission extra-parlementaire du Cadastre ont montré comment il était possible de convertir en droit le fait de la possession s'il existait des livres fon- ciers ^ Le petit propriétaire rural, même dépourvu des preuves de son droit, pourrait ainsi être nanti d'un titre gratuit qui, soumis préalablement à la discussion des tiers par la publicité, deviendrait définitif et inattaquable dans le délai de deux ans, courte prescription remplaçant équita- blement les prescriptions de dix, vingt et trente ans que la chicane peut rendre indéfinies. (Art. 2242, 2262, 2265 et 2266 du Code civil.) Cela ne suffirait pas. Il faudrait que ce domaine, constitué par Ihéritage, l'épargne ou le travail, devînt un patrimoine qui, sans perdre son caractère individuel, fût maintenu à titre collectif dans la famille, et se transformât en une pro- priété d'une nature spéciale, immatriculée en quelque sorte au nom du foyer domestique comme le serait un titre de rente nominatif indivis grevé de substitution ^ Nos lois autorisent ces exceptions, et la fixité de l'héritage rural est aussi respectable, tout au moins, que le principe des majo- rats^ ou le régime facultatif de la dotalité*. Par quel moyen pratique retenir cet héritage aux mains de la famille, et empêcher qu'il ne soit détruit, du vivant du chef de famille, par son imprudence, par l'hypothèque et la saisie, après sa mort, par l'obligation du partage ou le caprice de ses héritiers? On le trouve aussi dans le Code. Il suffirait de le placer sous le régime absolu du bien dotal 1. Conformément aux articles 39 et 63 du projet sur l'institution des Livres fonciers. Le fait de la possession et de sa durée peut être constaté par une certification du juge de paix, sur enquête sommaire. 2. Articles 1048 et suivants du Code civil; loi du 17 mai 1826 abrogée parcelle du 7 mai 1849. 3. Article 896, n» 3, du Code civil. 4. Article loo4 du Code civil. LA FIXITÉ DE L'HÉRITAGE iOi mais en le préservant des modalités équivoques qui, dans la plupart des cas, grâce à des interprétations subtiles, au lieu de protéger la femme, la ruinent. En combinant ainsi Tappropriance de la coutume de Bretagne avec Tinaliéna- bilité de la dot, on obtiendrait l'immobilisation du foyer domestique et, par voie de conséquence, on ferait revivre la puissance d'expansion que l'histoire reconnaît à nos familles rurales d'autrefois. La liberté du propriétaire ne serait limi- tée que par ses obligations de chef de famille et sa volonlé n'en deviendrait que plus autorisée en réclamant l'assenti- ment de l'épouse et des enfants. Tant il est vrai que toutes les réformes économiques reposent sur la solidarité des libertés. II. — Le crédit personnel. Notre procédure civile et notre législation fiscale, a dit un maître es sciences économiques', produisent, en se com- binant, ce résultat extraordinaire que la Justice, c'est-à-dire l'autorité chargée d'assurer l'exécution des conventions privées ruine fatalement ceux dont les intérêts lui ont été confiés d'une manière spéciale et auxquels la société devait effectivement une sollicitude particulière. Cette conséquence de règlements mal faits et qu'on n'a pas coordonnés, se constate avec la plus fâcheuse évidence en matière de crédit. C'est à l'ensemble de ces causes néfastes qu'il faut attri- buer la désertion des campagnes à l'intérieur ^ et l'émigra- tion à l'étranger ^ Le déplacement des ouvriers agricoles s'accentue par la réunion de trois circonstances : l'esprit L M. de Foville, Le morcellement, 102. 2. L'enquête agricole de 1802 constate un déplacement de près d'un million d'individus afTectant 69 départements. 3. Variant de 18 809 en 1857, à 31334 en 1889, de 20 oCO en 1890, Èi seu- lement 3 300 en 1893. I,A PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE. 26 402 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE d'initiative des partants, l'attrait de réussites lointaines ' ou la proximité de centres de travail -. Le peu de rémunération que trouve le paysan dans la culture d'une terre ingrate, et le manque de capitaux pour améliorer ou transformer les exploitations défaillantes sont acceptés comme les motifs déterminants de l'abandon du sol. Il est une autre cause qu'on néglige, et dont l'influence est peut-être plus décisive, c'est la déchéance lente mais continue de la plupart des petites industries locales associées au travail des champs. A l'heure actuelle, pour citer l'une des plus précieuses, l'élevage des vers à soie, entravé par les concurrences exotiques, ne donne plus que des profits dérisoires, après avoir enrichi le bassin du bas Rhône et les vallées cévenoles. Le tissage de la toile, la saboterie, les outils élémentaires, supplantés par la grande industrie, n'apportent plus dans la famille paysanne ce contingent de travaux accessoires qui occupaient l'époque du chômage des champs, cet appoint de gains qui dédommageait d'une mau- vaise récolte ou, dans les bonnes années, accroissait le profit et l'épargne. La plupart des ouvriers de métier qui, tout en cultivant leur héritage ou en louant leurs journées d'agriculteurs, trouvaient à exercer leur profession au vil- lage, ne le pouvant plus à cause de la concurrence des ateliers urbains plaçant à meilleur marché le produit de leur fabrication, ont émigré dans les villes, croyant y rencontrer un plus fructueux emploi de leur état. L'agriculture y a perdu du même coup l'homme et le métier. Bref, beaucoup de menus travaux intermittents ou d'occasion, qui faisaient, il y a quelques années, de l'argent dans le milieu rural ne se demandent plus, quantité d'objets d'une fabrication primi- 1. En 1894, sur près de 600 000 Français résidant à l'étranger, le tiers avait émigré dans l'Amérique du Sud. Certaines communes de Savoie dans les environs de Chambéry, la vallée de Barcelonnette dans les Alpes, certaines paroisses du Béarn dans les Pyrénées, se sont dépeu- plées à l'appel de compatriotes qui lirent fortune à Buenos Ayres ou à La Plala. 2. Tels les maçons de la Creuse et les manœuvres du Cantal et du Puy-de-Dôme émigrant à Paris et à Lyon pour la campagne d'été. LES ATELIERS DE FAMILLE 403 tive ne se vendent plus; il en résulte une déperdition de forces regrettable, une brèche dans le budget campagnard, et cela à un moment où, dans certaines régions et aux heures de presse, la main-d'œuvre rurale est hors de prix. Mais, au lieu de chercher à remédier aux inconvénients de cette transformation par des expédients connus, dont le plus efficace serait la reconstitution des ateliers de famille par le transport de la force motrice à distance, on s'est uniquement préoccupé, sous la pression de spéculateurs toujours en quête d'émissions financières, de la création d'un crédit agricole. Pour quiconque a vécu à la campagne et s'est mêlé à l'industrie agricole, les thèses sur le Crédit foncier, le Crédit agricole, le Crédit rural, sont des fictions d'imagination ou des combinaisons d'agio; elles ne peuvent servir que dans des occasions très rares, dans des espèces particulières, aux progrès de l'agriculture ou aux besoins terriens du proprié- taire rural. Tous les essais tentés dans cette voie ont avorté. Les projets les plus récents, même amendés dans le sens de l'effort local et mutualiste, sont ajournés*, parce qu'on s'est heurté, dès qu'on a voulu en étudier de près les possi- bilités d'exécution, à de telles difficultés qu'on a eu le bon esprit de s'arrêter plutôt que de s'aventurer dans une entre- prise mort-née; et cependant, ce n'étaient pas les capitaux qui faisaient défaut, l'entreprise était largement dotée ^ mais, dans le retour d'opinion qui se produit, et dont il convient de féliciter l'esprit public, les institutions dont l'Etat se réserve le contrôle et la direction sont frappées de 1. Loi du 31 mars 1899, ayant pour but l'institution des Caisses régio- nales de crédit agricole mutuel et les encouragements à leur donner ainsi qu'aux sociétés et aux banques locales de crédit agricole mutuel. 2. La loi de 1899 met à la disposition des Caisses régionales, dcslinées à servi)- de trait d'uîiion naturel entre les caisses locales et l'État, non seulement 40 millions avancés à titre gratuit par la Banque de France (loi du 17 novembre 1897) et une rente annuelle de 2 à 3 millions, mais un fonds de roulement que les opérations de banque autorisées par la loi porteront au chilTre de plus de 200 millions, le jour oii les mutua- listes auront eux-mêmes souscrit des parts suffisantes pour avoir droit au maximum des avances. 404 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE discrédit et on leur préférera, avec raison, les sociétés créées par l'initiative locale, avec des vues d'indépendance et de décentralisation. La loi du 31 mars 1899 est une erreur législative et éco- nomique, parce qu'elle restreint et atténue Tesprit libéral qui avait inspiré la loi du 5 novembre 1894, favorisant la création de sociétés locales de crédit agricole mutuel en les exonérant, notamment, de la patente et des droits sur les valeurs mobilières; la loi de 1900 a corrigé en partie cette erreur; mais pourquoi mettre les sociétés agricoles en dehors de la loi organique du 24 juillet 1867 en ce qu'elle a de libéral, et pourquoi ne pas commercialiser, purement et simplement, la condition juridique des cultivateurs? L'erreur génératrice de toutes les déceptions qui ont accompagné les mesures prises jusqu'à ce jour soi-disant au profit de l'agriculture, a été de croire que l'État seul pouvait intervenir, directement ou par des sociétés inter- posées; et de prétendre, surtout, que la propriété rurale avait besoin d'un crédit spécial exclusivement destiné à des améliorations agricoles. La propriété lerriloriale ne meurt pas du défaut de crédit, au contraire, elle meurt de sa dette. Comment, affirme-t-on dans les documents parlemen- taires, obtenir de nos petits cultivateurs qu'ils donnent à leurs terres les améliorations reconnues nécessaires par la science, si on ne met entre leurs mains les capitaux indis- pensables pour elïectuer ces opérations? Ce qui a si long- temps paralysé les efïorts de l'agriculture, n'est-ce pas en effet le manque d'argent, Y insuffisance du crédit dont elle jouit pour se procurer des capitaux? Sans le crédit, c'est en vain que la science découvre chaque jour de nouveaux éléments de fertilisation, c'est en vain que la mécanique invente des engins qui suppléent au défaut des bras et accé- lèrent la rapidité du travail. Ces réflexions sont judicieuses. Mais on oublie d'ajouter que si la propriété ne trouve pas le crédit quasi illimité dont elle aurait besoin pour faire de la culture intensive, de LA PLAIE DU CREDIT FACILE 405 rexploilalion industrielle, c'est qu'elle est déjà obérée à un tel point qu'elle n'offre plus de gage suffisant pour contrac- ter de nouveaux emprunts. Le propriétaire rural cultivant son héritage exclusivement ou, avec le sien, le bien d'au- truit, entre pour Go p. 100 environ dans le nombre global des propriétaires fonciers; ceux de ces propriétaires qui n'exploitent pas sont tous très largement endettés; les autres le sont dans des proportions qui varient de 15 à 50 p. lOQ et davantage, de la valeur vénale de leurs biens *. C'est le propriétaire foncier et non pas le cultivateur pro- prement dit qui a créé la dette agraire. Les causes de la dette, les spécialistes le savent, sont exceptionnellement les avances faites à l'exploitation agri- cole ; d'une manière générale, leur origine est tout autre. Les propriétaires forains, ceux qui ne résident ni n'exploitent, ne considérant leur héritage que comme un gage, l'utilisent jusqu'à épuisement et empruntent pour leurs besoins per- sonnels, qui n'ont aucun lien avec les exigences de l'exploi- tation; certains, qui résident à intervalles ou en permanence, empruntent pour construire, se réduisant ainsi à la condition de simples locataires. Quant aux propriétaires cultivateurs, ceux-là tiennent à la terre, ils ont la passion de l'acquisition, et les deux uniques sources de leur dette hypothécaire sont, d'une part, des prix d'achat impayés', de l'autre, des soultes de partage dues à des cohéritiers ^ Cette situation n'est pas particulière à la France; l'endettement de la propriété petite et moyenne, en Autriche, a les mêmes sources, et dès 1889, le législateur y a pris des mesures radicales en faveur de la 1. Il est regrettable, à tous les points de vue. que rAdministration des finances s'obstine à ne point établir les statistiques des hypothè- ques; si l'on connaissait avec certitude la répartition de la dette agraire entre les propriétaires exploitants et ceux qui n'exploitent pas, le pro- blème foncier serait aux trois quarts résolu. 2. En 1898, on a inscrit 293186 privilèges du vendeur pour des prix d'acquisition impayés dont le chiffre n'a pas été relevé, sur une moyenne de 700 000 mutations (715 913 en 1895). 3. En 1895, les statistiques de l'Enregistrement accusent 88 510 soultes dont le montant dépasse 234 millions de francs. 406 LxV PROPRIETE RURALE EN FRANCE transmission intégrale de l'atelier agricole, le Hof; les races ont été affaiblies par la brisure du foyer rural, disait V. Kaempfe, fortifiées par sa reconstitution. Nos lois civiles et fiscales, remarque M. Alfred Fouillée pour la France', dévorent et émiettent la substance du sol. La terre qui chan- gerait de mains tous les trois ans rapporterait zéro et deviendrait pour ses possesseurs l'équivalent d'un verger planté d'arbres morts. On avoue qu'il y aurait imprudence à ouvrir inconsidé- rément du crédit à l'agriculteur si l'argent prêté devait être employé à autre chose qu'à l'amélioration de la culture ou à l'accroissement raisonné de Toutillage agricole. Ce qui se dépense ailleurs, en effet, coûte de 7 à 10 p. 100 et rapporte de 2 1/2 à 3 p. 100; si, au lieu d'acheter d'autre terre, on jette cet argent, sous forme d'engrais, de semences, de cheptels, sur la terre qu'on a, on peut en tirer 10 à 12 p. 100, et l'on y gagne au lieu d'y perdre. Cette considération met sur la voie des mesures à prendre pour ne point courir ce risque : celles qui permettent de ne faire bénéficier des prêts d'argent que les agriculteurs qui en font un bon usage et d'assurer au prêteur le rembourse- ment de sa créance sans avoir à réaliser le gage. Autrement dit, il faut, ainsi que le fait la Banque de Russie avec ses nouveaux statuts, exiger la déclaration delà destination des fonds et en surveiller l'emploi au fur et à mesure des acomptes fournis sur l'ouverture de crédit. C'est pour avoir méconnu la sagesse de cette précaution que le Crédit agri- cole de 1860 a liquidé en 1870, que la Banque de crédit au travail de 18G3, la Caisse d'escompte de 1865, la Caisse cen- trale de l'épargne et du travail de 1881, etc., ont successive- ment sombré. En disparaissant, toutes ces sociétés ont dû reconnaître que la raison de leur insuccès était dans leur centralisation excessive, dans leur éloigncment de la clien- tèle, dans leur impuissance de se procurer des renseignements précis sur les aptitudes et la moralité de leurs emprunteurs. 1. La propriété sociale et la démocratie. LA PLAIE DU CRÉDIT FACILE 407 Ce qui revient à dire qu'en matière de crédit rural, il est indispensable de se pénétrer de la connaissance locale des choses et des gens et que la solvabilité morale est une garantie plus sûre que le gage, même immobilier. Il est donc superflu de chercher, après tant d'essais infructueux, quelle pourrait être une organisation efficace du crédit agricole; la formule est trouvée, elle est simple et il faut s'y résigner, c'est le crédit personnel. Le crédit personnel est essentiellement difl*érent du crédit réel. Celui-ci ne se base point sur la moralité du débiteur mais sur la valeur et la solidité du gage. Or, la dette agraire étant déjà si absorbante qu'elle écrase la propriété territo- riale sous le poids des intérêts, il serait logique de l'en dégager avant de lui superposer une dette nouvelle d'un caractère plus spécial. Les procédés empiriques que l'on a essayés, soit par les lois limitatives de l'emprunt, soit par des amortissements à long terme demeurent inefficaces. Cependant, le système des annuités représente des avantages de plus en plus accentués, à mesure, bien entendu, qu'on en relève le taux, et à la condition de ne point annihiler le système par des remboursements anticipés. Si les intérêts sont à 4 p. 100 et qu'on amortisse à l/:2 p. 100, la dette est éteinte en cin- quante-cinq ans parce que les annuités travaillent à intérêts composés. Le vrai principe économique est : d'abord que chaque génération doit liquider ses dettes immobilières, ensuite que la dette agraire doit non pas se rembourser mais s'amortir. Dès 1893, en Allemagne, on a inauguré cette ingénieuse combinaison en garantissant l'amortisse- ment par une assurance sur la vie, ce qui permet de ne point dépasser pour la prime annuelle plus de 4,90 à o,73 p. 100, l'équivalent de l'intérêt simple des emprunts les moins onéreux*. 1. Rapport de M. Block sur le système de désendettement de la pro- priété rurale proposé par M. Félix Hecht, à Mannheim {Com-ptes-rendus de l'Académie des sciences morales, juillet 1899, p. 104). 408 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE Mais, si l'on parvient à supprimer ainsi la dette hypothé- caire qui grève la propriété rurale on n'aura résolu qu'une partie du problème, on aura dégagé le sol et le propriétaire de charges très lourdes et d'entraves fort gênantes, mais on n'aura pas mis à la disposition du cultivateur les ressources dont il a besoin pour améliorer son exploitation et tirer du sol tout ce qu'il peut produire. Lorsque le propriétaire fon- cier réunit en sa personne le double caractère de proprié- taire et d'exploitant, ce qui est le cas le plus fréquent et le plus digne de sollicitude, il se trouve gêné aussitôt qu'il a hypothéqué son bien, il s'est créé à lui-même des embarras dont il aura quelque peine à se débarrasser et qui, par la force des choses, diminueront le prestige de sa personnalité, affecteront son crédit moral. Un propriétaire exploitant, dont la situation hypothécaire est libre, trouvera plus faci- lement du crédit sur sa simple signature qu'en olîrant ses biens en gage. Il se passe en cette occurrence, à tort ou à raison, quelque chose d'analogue à l'anomalie qui fera con- fier à un négociant cent mille francs de marchandises payables à diverses échéances, tandis qu'on ne lui prêterait pas 10 000 francs d'argent à 90 jours. Le Crédit personnel restera toujours la véritable source de la confiance. Un gage minime ou déjà entamé ne peut pas ajouter grand'chose à la solidité du prêt, tandis que ce même gage, ou libre ou insaisissable, donne une assiette plus sûre au crédit personnel dont il est, en quelque sorte, la réserve. Si donc l'emprunt hypothécaire est facile au propriétaire rural qui n'est que propriétaire, celui qui est en même temps cultivateur doit l'éviter le plus possible et se contenter du crédit personnel que lui méritent, à des degrés inégaux selon l'opinion qu'on a de lui, sa situation privée, ses apti- tudes, ses précédents, sa moralité. D'où la conséquence logique que, pour s'exercer utilement, le crédit personnel implique le crédit local, la décentralisation, le rapproche- ment du prêteur et du débiteur. Le paysan n'a échappé au servage féodal, à la servitude LA PLAIE DU CREDIT FACILE 409 légale de sa terre et de sa personne, que pour tomber sous la servitude de l'argent, servitude plus dure et plus envahis- sante parce qu'elle est anonyme, et c'est ici qu'on se heurte à l'une des plus dangereuses équivoques de l'état social contemporain. Sous prétexte de créer le crédit, on excite à l'emprunt. C'est un péril économique, et, dans un pays comme le nôtre surtout, il paraît plus sage de conseiller au chef de famille, au petit et même au moyen propriétaire, le travail, l'éco- nomie, l'épargne, que de le solliciter par les séduisantes tentations d'un crédit éphémère qui le mène droit à la saisie. Il ne suffît pas, en effet, qu'on puisse devenir propriétaire; il faut, surtout, qu'on puisse le rester. Plus on olTrira au travailleur mal instruit des vaines doc- trines économiques la facilité de s'engager dans les voies néfastes de l'emprunt, plus on le provoquera à transformer en gage sa maison, ses champs, son bétail, ses récoltes, et moins on consolidera sa situation qui, si modeste fût-elle, vaudra toujours mieux que la précarité et le souci de la condition de débiteur. Il faut distinguer entre les différentes appropriations du crédit; ce qui est fécond pour les grosses affaires devient désastreux pour les petites, et c'est un danger social que d'habituer l'homme de travail à dépenser l'argent qu'il n'a pas vu s'amasser lentement et péniblement dans ses mains. Le numéraire sous forme de crédit n'est plus, à ses yeux, qu'une valeur fictive, comme le jeton sous les doigts du joueur. En voulant tout régler par le même niveau et offrir des expédients semblables à des situations qui n'ont rien de commun, on s'est aventuré dans des expériences stériles. Le mouvement d'opinion qui a cherché le crédit agricole dans les modifications partielles d'une législation qu'on a accusée de perpétuer le discrédit agricole, n'a pas été heu- reux dans ses manifestations. Telle la loi du 18 juillet 1898 sur les warrants agricoles, qui tombe en désuétude avant 410 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE d'être appliquée* et qui, même clans les cas où on pourrait l'utiliser avec avantage, ne peut profiter qu'aux très gros producteurs de blés ou de vins. Les vues du législateur étaient excellentes; mais on oublie souvent qu'il y a loin de la théorie à la pratique et que, si favorables que certaines combinaisons financières ou juridiques puissent paraître à ceux qui les imaginent, il n'est pas aisé de les imposer aux habitudes de ceux qui auraient à s'en servir. Si Ton considère, en elîet, les centres les plus actifs de l'initiative industrielle, on est surpris de l'extension crois- sante du crédit mobilier, qu'il s'elïectue sous la forme du nantissement par un dépôt de titres ou de marchandises, ou qu'il se réalise par d'autres formules de l'ingéniosité des courtiers et spéculateurs financiers. Jusqu'ici, l'agriculteur, propriétaire, métayer, ou fermier, ne voyait, en France *, aucun de ces moyens s'offrir à lui, en raison des règles étroites du Code civil (Article 2076) qui exige la remise effective du gage entre les mains du créancier, et aussi à cause du privilège du propriétaire (Article 2102, n° 1) sur tous les produits de la ferme et sur son matériel d'exploitation. Sans doute, il avait la faculté de transporter ses récoltes dans les Magasins généraux, mais les distances et les frais rendaient cet expédient imprati- cable 99 fois sur 100, et le producteur, pressé d'argent, demeurait à la discrétion de la spéculation qui le guette et profite de la précipitation des ventes pour déprécier les cours. D'où l'idée assez naturelle de constituer à domicile le warrantage des produits en établissant des règles, forcé- ment trop compliquées, pour créer la publicité, assurer lidcntité du gage et punir la fraude. 1. H. Pascaud, Le warrantage agricole, 1899. 2. La loi du li juillet 1851, maintenue par la loi organique du 24 juin 1874, a établi dans les colonies françaises le gage à domicile, même sur récoltes pendantes. Depuis, la Roumanie, le Portugal, l'Italie, la Belgique, ont organisé le privilège agricole sur les cheptels et les récoltes. LE CRÉDIT PERSONNEL 4H La loi de 1898 soulèvera de nombreux conflits dont on a remis l'arbitrage au juge de paix. Son application, res- treinte aux grandes exploitations qui ont besoin, à courte échéance, du renouvellement incessant de leurs fonds de roulement, restera en suspens jusqu'à ce que se soient établies des banques locales pour fournir des capitaux; ce n'est qu'un palliatif, une pierre d'attente. Au lieu de ces réformes partielles du Code civil, mieux vaudrait accepter franchement la situation telle qu'elle est et imiter plus sim- plement qu'en greffant des lois stériles sur des lois vieillies, l'exemple, autorisé par une expérience séculaire, de l'Angle- terre, de l'Ecosse, des États-Unis, où les propriétaires fon- ciers et les agriculteurs trouvent aisément du crédit, parce qu'ils sont assimilés aux commerçants et peuvent s'engager comme eux. C'est par un étrange abus d'interprétation par l'absurde que notre jurisprudence refuse aux cultivateurs, qu'ils soient on non propriétaires, le droit d'utiliser la procédure commerciale. Rien n'est à changer dans nos Codes. Il suffi- rait seulement de conserver à l'article premier du Code de commerce son acception normale et grammaticale : Sont commerçants, ceux qui exercent des actes de commerce et en font leur profession habituelle. Or, le commerce consistant dans l'échange des produits et se résumant dans la pratique d'acheter pour revendre, on ne comprend pas que le cultivateur soit exclu, au point de vue juridique, du groupe commercial, lui dont la vie se passe à acheter, à façonner, à transformer et à revendre des objets et des produits de toutes sortes, ce qui lui donne le double et incontestable caractère d'industriel en même temps que de commerçant '. Si donc la logique dominait et écartait les préjugés qui, en discréditant par une fausse interprétation historique la 1. Un arrêt de Cassation du 5 novembre 1812 classe dans la catégorie des commentants les artisans ou industriels qui achètent des matières premières et les revendent après les avoir façonnées. 412 LA PROPRIETE RURALE EN FRANCE condition de l'exploitant de la terre, semble refuser au pro- priétaire rural le droit de jouir de son héritage autrement que par des intermédiaires (métayage et fermage) ; si Ton restituait à l'agriculteur le priA-ilège d'agir et de contracter comme un simple commerçant; si, en dégageant le sol de la dette agraire, on faisait de la liberté du fonds et de la mora- lité de l'homme les gages véritables du crédit personnel, on aurait fait table rase de tous les obstacles qui gênent le libre développement de la propriété rurale, sa répartition et son groupement. L'initiative individuelle, sous la direction des syndicats agricoles, pourrait alors utiliser les lois du 5 novembre 1894 sur les Caisses mutuelles de crédit agricole, du 31 mars 1899 sur les encouragements à donner aux Sociétés et aux Ban- ques locales de crédit mutuel, et du 4 juillet 1900 relative à la constitution des Sociétés ou Caisses d'assurances mutuelles asrricoles. 111. — L'assTirance. Le crédit hypothécaire, qui coûte au moins 5 p. 100 alors que la terre rapporte au plus 3 p. 100, conduit à bref délai le propriétaire foncier à la ruine, à moins que celui-ci ne l'emploie exclusivement à des améliorations agricoles et ne le rembourse sur la plus-value. Le crédit personnel, gagé sur le travail et la moralité, est le seul qui puisse satisfaire aux exigences de l'exploitation foncière, si tant est qu'il n'y ait pas imprudence à solliciter, même dans les meilleures conditions, le concours des capi- talistes au lieu de limiter son ambition à l'emploi de sa propre épargne. Mais le crédit personnel, s'il reste isolé, est lui-même impuissant; trois éléments solidaires sont nécessaires à sa libre et complète expansion : la coopéra- tion, la mutualité, l'assurance'. 1. Aussi ne penl-on qu'applaudir aux mesures de faveur prises par la loi du 4 juillet l'JOU en vue de faciliter la création et le fonctionnement l'assurance 413 L'histoire de nos syndicats agricoles atteste à quels mer- veilleux résultats pourrait atteindre l'initiative privée, si l'État ne l'appauvrissait pas par la fiscalité et s'il ne l'entra- vait pas par la protection. En Angleterre, en Allemagne, en Italie, la coopération et la mutualité ont réussi au delà de toute espérance. Un observateur perspicace* a recueilli des preuves remarquables de ce que peut obtenir le plus modeste propriétaire rural, s'il s'inspire des bonnes méthodes et s'il s'associe à des groupes bien conduits. Ainsi, il existe à Glogau, en Silésie, une sucrerie qui est alimentée par les propriétaires cultivateurs du voisinage, réunis en société. Sur 21G adhérents, 98 sont engagés pour 2 hectares de culture en betteraves et 32 pour seulement 3/4 d'hectare. La cotisation pour la participation des socié- taires aux frais généraux étant de 1 000 francs à l'hectare, voilà donc 32 petits propriétaires qui ont versé chacun 750 francs et qui touchent un dividende variant de 10 à 16 p. 100. L'assolement étant de quatre ans, l'engagement pour 3/4 d'hectare suppose la possession de 3 hectares. C'est par l'association seule que d'aussi petits propriétaires peuvent profiter de la grosse entreprise industrielle d'une sucrerie, qui coûte fort cher et immobilise un capital impor- tant tout en exigeant pour la culture et pour la fabrication l'emploi des procédés scientifiques les plus perfectionnés. En dehors du bénéfice direct que retirent les associés des produits de leur culture (achetés non au poids mais d'après leur valeur saccharine), cette combinaison leur assure des avantages indirects fort appréciables, surtout au point de vue de l'avancement économique de la région. Elle associe des propriétaires très modestes à un progrès industriel remarquable; elle les amène, par persuasion ou par con- trainte, à une pratique raisonnée; elle fait leur éducation, de sociétés ou caisses d'assurances mutuelles agricoles, gérées gratuite- ment et qui. en fait, ne produisent aucun bénéfice destiné à être réparti à des actionnaires ou à des commanditaires. 1. Paul de Rousiers, La puissance commerciale de l'Allemagne; ses causes Économiques et sociales, 1900. 414 LA PROPRIETE RURALE EN FRANGE les arrache à la routine, leur donne confiance dans la cul- ture scientifique '. C'est sur ce principe d'insuffisances isolées qui réunies en faisceau deviennent une force, que Schulze-Delitzsch fonda les Caisses rurales qui portent son nom et que garantit la responsabilité solidaire illimitée des membres^. Bref, l'idéal serait que tout individu qui en a besoin pût profiter du crédit, mais que personne n'en abusât". Le con- trôle exercé dans un cercle étroit par des mutualistes qui se connaissent peut pourvoir au risque de la faillite du débi- teur, l'assurance garantit par surcroît le débiteur et ses associés contre les accidents qui ne sont pas de son fait. L'assurance peut se définir par la mutualité, et récipro- quement. Au sens économique du mot, et en ne considérant que le principe, sans s'arrêter aux nuances de détail des différents modes d'assurance contre tel ou tel risque déter- miné, on peut dire que c'est une association ayant pour objet la répartition de certains risques sur le plus grand nombre possible d'associés, afin de rendre presque insen- sible l'eflet de ces risques sur chacun d'eux ^ Jamais les applications de l'assurance ne peuvent être plus nombreuses qu'en matière d'exploitation rurale, car son principe s'applique à tout et peut tout prévoir. Il consolide et cautionne tout, depuis l'acquisition de la propriété i. Les Syndicats agricoles peuvent lutter surtout contre l'intrusion des intermédiaires qui, en raison de l'abondance de leurs capitaux, deviennent les maîtres des marches. Consommateurs et producteurs subissent le joug de quelques groupes de spéculateurs que guide seul l'intérêt personnel. Les prix ne varient plus ^elon l'abondance ou l'insuf- fisance de la récolte, devenues des éléments négligeables, v^ais suivant que s'accroissent ou que diminuent les stocks du commerce et de Vindustrie. 2. Les caisses RaifTeisen sont, au contraire, fondées sur le sentiment et dérivent de l'idée d'une solidarité charitable qui n'a point les racines solides de la réciprocité des services. 3. Maurice Block, Une crise de la propriété rurale en Allemagne, 1S9S. 4. La mutualité est l'association combinée ou conciliée avec la liberté de chacun et l'égalité de tous, quelles que soient les incompatibilités des caractères et la difTérence des intérêts; c'est le principe de l'assu- rance sous ses diverses formes. (A. Neymarck, Vocabulaire-Manuel d'éco- nomie politique, 286.) L'ASSURANCE 415 jusqu'à sa mise en valeur, il s'approprie à l'extinction de la dette agraire comme à la garantie du crédit personnel, à la vulgarisation des habitations à bon marché * comme à la protection de l'héritage contre tous les risques qui peuvent l'atteindre, incendie, grêle, contagion du bétail, accidents du travail, mort prématurée-. La répartition du territoire entre les trois groupes écono- miques de ses détenteurs assigne à l'assurance, et spéciale- ment à l'as.nirance mutuelle, qui tend à absorber les autres, un rôle particulier suivant le groupe qui sollicite son con- cours. L'exploitation de la petite propriété a pour base le travail : l'ouvrier agricole aura pour protection fraternelle et efficace l'association tant qu'il sera valide, l'assurance dès qu'il cessera de l'être. La grande et la moyenne culture ont pour moyens d'action et pour élément d'activité fécon- dante le crédit, c'est encore à l'assurance que les posses- seurs du sol demanderont une double caution : contre les risques qui menacent leur production, contre la dette qui compromet leur héritage. A ce point de vue particulier, l'expérience d'assurance obligatoire qui se poursuit en Allemagne et en Autriche est pleine d'intérêt. La théorie qui refuse à l'assurance contre les risques communs dont l'incidence affecte la collectivité le caractère de contrat privé est soutenue par de bons esprits. Si la prime d'assurance, prise comme précaution d'ordre public, était assimilée à la vaccine, ne deviendrait-elle pas une simple forme de l'impôt? La compétence absolue de l'État serait-elle alors discutable? 1. Lois du 30 novembre 189i el du 31 mars 1806. 2. L'assurance agricole peut même devenir internationale comme l'essaie le comité de Fribourg en Suisse (1899). On peut opposer trust à trust, comme le font les agrariens d'Amérique. On combine les efforts, en France, vers la production intensive mais on ne s'organise pas pour la vente dos produits en cherchant des débouchés assurés. CHAPITRE III Conclusions. Il serait présomptueux de vouloir indiquer ce que sera en France l'avenir de la grande, de la petite et de la moyenne propriété; tout au plus est-il permis de dire ce qu'elles pour- raient être pour remplir le rôle auquel chacun de ces groupes paraît destiné dans les conditions sociales et économiques où se trouve le pays. La recherche de l'exactitude dans l'état présent est déjà fort difficile, car les statistiques, en admettant leur sincé- rité, ne sont pas toujours l'expression complète des faits dont elles cherchent à déterminer la quantité; d'ailleurs le risque de se tromper sur leurs incidences est fréquent. On ne peut même pas se mettre d'accord sur les constatations les plus essentielles et, suivant les auteurs et leur point de vue, l'évaluation des forces productives agricoles de la France varie du simple au double ', ce qui interdit toute affirmation absolue. La matière en discussion n'en est pas moins du plus haut intérêt et jamais problème plus délicat que celui de la répar- tition normale de ces sources de richesse n'a retenu l'atten- tion de l'historien social et la sollicitude du législateur. 1. E. Lcvasseur, Note sur la valeur de la prodiiclion agricole de la France, 1891. SÉCURITÉ ET CONTINUITÉ 417 Il s'agit, en effet, d'un territoire de 52 millions d'hectares, dont plus de moitié en terres labourables, qui produit de 10 à 12 milliards de francs en revenu brut * et qui est habité par 38 millions d'individus. Il faut éviter les exagérations des publicistesqui évaluent le revenu agricole brut à 24 milliards comme le pessimisme des sectaires qui résument ainsi l'état rural de notre pays : Un tiers de la surface de la France nest pas cultivé^ un tiers est mal cultivé, et le reste, qui l'est mieux, coûte trop cher pour nourrir son homme *. Il est donc utile de rechercher si la répartition actuelle de la propriété entre les différentes mains qui la détiennent est en harmonie avec les besoins économiques du pays, si les conditions du groupement peuvent se modifier dans un sens progressif et si, soit par un changement dans la distribution des exploitations, soit par une extension de fintensité cultu- rale, on peut accroître dans une forte proportion ce revenu brut de 10 à 12 milliards qui se réduit à un revenu net de 3 milliards au plus, c'est-à-dire qui coûte 70 à 75 p. 100 de prix de revient, ce qui serait exorbitant si l'on ne tenait pas compte de la consommation par le producteur lui-même de la plus grande partie de ce qu'il produit. Sans la dette agraire, ne pourrait-on pas admettre, en accueillant cette théorie, que le revenu net agricole représente l'épargne de l'exploitant? Il est certain, dans tous les cas, qu'un peuple comme le nôtre, apte à vite tout comprendre, condensateur d'idées, prodigue de ses forces, assimilateur par excellence et qui se fait un sang bien à lui de chaque nourriture, ayant dans les mains un aussi puissant instrument de production que Test notre sol ^ peut en tirer, pour peu qu'on lui laisse la liberté de le faire et quon ne stérilise pas son énergie par de mauvaises lois, des sources intarissables de richesse. Il faut examiner la question de haut et fixer les lignes générales pour ne pas brouiller le point de vue par des 1. Le territoire agricole, d'après l'enquête de 1892, est de 50 467 900 hec- tares dont 25 771 41'.i en terres labourables. 2. Congrès de la reforme agraire en 1889. 3. Voir le Tableau de la France de Michelet {Histoire, livre III). LA PROPPIKTK RURALE EN FRAt;CE. v / 418 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE détails accessoires et relativement négligeables. Comme j'a cherché à le faire au cours de cette étude, il est nécessaire de distinguer l'action différente des lois et des habitudes suivant qu'elles intéressent tel ou tel groupe de propriétés, car si la réglementation paraît uniforme elle n'en pèse pas moins sur les choses à des degrés très différents. L'équivoque la plus fertile en erreurs est celle qui, faisant de la moyenne propriété une sorte de terrain vague, de grève qu'abandonne et que recouvre le flot, lui conteste une existence person- nelle, un rôle, un avenir, lui permettant à peine d'être le rêve de la petite et la victime résignée de la gz'ande, dans une mobilité incessante de groupements éphémères et de dislocations subites. De là l'opinion qu'il ne faut sérieuse- ment tenir compte que de la petite et de la grande propriété, d'une part les petits propriétaires cultivant leur héritage de leurs propres mains, de l'autre les grands propriétaires fai- sant exploiter leur domaines par des intermédiaires ou des salariés, comme si, entre ces deux termes extrêmes, il n'y avait pas une infinité de situations aussi vivaces, aussi fécondes. Quelques publicistes ont profité de cette classification trop absolue pour créer une sorte d'antagonisme social entre la petite propriété et la grande, de môme qu'on l'a fait entre le capital et le travail, et l'identité des deux situations s'im- pose. Plusieurs écoles politiques et sociales ont cru qu'il était possible de fonder exclusivement la puissance de notre pays sur le bien-être des classes ouvrières et des petits pro- priétaires ruraux, et leurs adhérents s'accorderaient à con- sidérer comme un progrès la destruction de la grande culture au profit de la petite. C'est une erreur radicale. Ces deux catégories d'exploitations sont aussi nécessaires l'une à l'autre qiie le capital au travail et le travail au capital; elles pâliraient toutes deux de leur isolement ou de leur servage si elles ne pouvaient, librement, se prêter un mutuel appui. Leur rôle actuel est défini par les conditions de temps et de lieu; il pourra se modifier dans l'avenir, mais sans trou- bler les profits de relation qui constituent la puissance SECURITE ET CONTINUITE 419 sociale et économique de diversités associées dont les con- trastes mômes deviennent féconds. C'est la coexistence de la grande, de la petite et de la moyenne propriété qui fait un faisceau de nos ressources nationales. Le dessein de Fécono- miste doit être de définir la part de chaque élément dans la résultante, celui du législateur d'en favoriser l'action pro- ductive, par abstention plutôt que par intervention. Mais la loi qui régit impérieusement la formation et l'évo- lution des trois groupes de propriétés, le principe qui leur est indispensable à tous trois, le seul peut-être qui puisse leur être appliqué uniformément malgré la diversité de leur constitution et de leur rôle, c'est l'idée de permanence, de prolongation pourrait-on dire si l'on jugeait trop ambi- tieuse l'expression de perpétuité. La propriété d'une entreprise, en effet, résulte à la fois, a-t-on dit avec justesse *, d'une accumulation de valeurs matérielles et de leur parfaite adaptation au producteur et à la production. Mais il faut que cette adaptation soit continue. Ainsi la terre, aux mains de cultivateurs intelligents qui l'exploitent de père en fils, vaut plus qu'aux mains d'un fer- mier étranger obligé de faire son apprentissage dans la con- naissance du sol, du climat, des habitudes, des débouchés. Pourquoi en serait-il autrement pour la terre, où tout est variable, intermittent, compliqué, dont l'exploitation exige tant d'observations et d'application patiente, que pour l'usine, lorsqu'elle est conduite par celui qui l'a outillée ou qui en a formé le personnel, que pour le commerce même ou le métier quelconque exercé par des industriels qui ont l'expérience consommée du pays o\x ils vivent et de la clien- tèle qu'ils ont à servir? Dans ces conditions, et toutes choses égales d'ailleurs, le fonds productif vaut plus pour l'homme qui en a la pratique journalière que pour l'étranger qui l'acquiert par caprice ou spéculation et n'en connaîtra que par son expérience person- nelle les ressources et les défauts. Aussi ai-je toujours été 1. A. Goste, Les conditions du bonheur, 1879. 420 LA PROPRIÉTÉ RURALE EN FRANCE étonné d'entendre certains économistes vanter comme un signe de prospérité le mouvement plus vif des mutations immobilières à titre onéreux. Si le fiscal peut se réjouir du nombre croissant des transactions qui apportent une plus- value aux recettes du Trésor, l'économiste doit déplorer l'instabilité de la propriété rurale dans les mêmes mains et cette déperdition de la valeur effective qui, à chaque trans- fert hors de la famille, disperse un peu du capital de combi- naison et d'expérience et réduit en fumée la plus précieuse partie de l'outillage rural, celle qu'on ne voit pas, celle qui réside dans la tradition, dans le culte du foyer, dans l'iden- tification de l'homme et de la terre. Les récentes statistiques de l'impôt ', si on les examine avec soin, établissent que les plus fortes recettes du droit de mutation sur les ventes ne correspondent pas à des périodes prospères mais suivent des époques de crise. Ce que les administrateurs des finances représentent comme un signe de bien-être et d'activité ne peut être, pour un économiste, que le résultat d'une liquidation laborieuse dégageant des fortunes compromises. C'est ce qui s'est produit de 1832 à 1836, après la révolu- tion de 1830, de 1842 à 1846 après la crise de 1840-1841, de de 1853 à 1856, après la période révolutionnaire de 1848 à 1852, se complétant par la crise de 1857 et la liquidation de 1859, de 1875 à 1880, après la guerre de 1870-1871, de 1889 à 1891, après l'Exposition de 1889 et le krach, de 1897 à 1898, après la crise des valeurs de mines en 1895. Il ne faut pas perdre de vue, en effet, que c'est envisager la question sous une seule de ses faces que de faire de la multiplicité des acquisitions une preuve do la prospérité publique; chaque acquisition est la conséquence d'une vente, et si l'acheteur, au lendemain des crises commerciales et indus- trielles dont le contre-coup se résout en crises agricoles, 1. Le mouvement des mutations immobilières à titre onéreux,