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PURCHASED FOR THE

UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

FROM THE

CANADA COIINCIL SPECIAL GRANT

FOR

INTERNATIONAL RELATIONS 1968

LA ROUMANIE

VALACHIE MOLDAVIE DOBROUDJA

E. PiTTARD.

DU MEME AUTEUR

Les peuples des Balkans, esquisses anthropologiques. Un vol. in-8" avec 4 cartes et quelques figures 3 fr. »

Les races belligéranles. /. Les Alliés: les Français, les Belges, les Anglais, les Russes, les Italiens, les Serbes, les Monténégrins. Une broch. avec 3 cartes et quelques figures 2 fr. »

Dans la Dobroudja, notes de voyages, igoi, tiré à très petit nombre. épuisé

Crania lleivelica. Un vol. de 622 pages ia-li" avec 25 graphiques, 26 figures et 5 planches 4o fr. »

Recherches d'Anthropologie da\s la Roumame.

Sur des crânes déformés, macrocéphaliqnes, trouvés dans un iumulus de la Dobroudja.

Bull. soc. des Sciences, Bucarest, 1901. Étude de 3o crânes roumains provenant de la Dobroudja. Rev. École d'Anthrop.,

Paris, 1902. Contribution à l'étude anthropologique des T:iganes dits Roumains. L'Anthropologie,

Paris, rgo2. Contribution à l'étude anthropologique des Roumains du royaume. L'Anthropologie,

Paris, 1903. Etude de 3o crânes roumains provenant de la Moldavie. Rev. Ecole d'Anthropologie,

Paris, 1903. Ossements humains néolithiques provenant de Cucuteni (^Moldavie) Bull. soc. des Se,

Bucarest, igo4. Uindice céphalique chez les Tziganes de la Péninsule des Balkans. Bull. soc. An-

throp,, Lyon, 190/1. Contribution à l'étude anthropologique des populations sporadiques de la Dobroudja :

les Lazes. Bull. soc. des Se, Bucarest, 1910. Etude de 5o crânes roumains déposés au monastère de Varatic (Moldavie) . Bull. soc.

des Se, Bucarest, 1910. Etude de 36 crânes roumains déposés au monastère d'Agapia (Moldavie). Bull. soc.

des Se, Bucarest, 191 1. Contribution à l'étude anthropologique des populations sporadiques de la Dobroudja :

les Kurdes. Bull. soc. des Se, Bucarest, 191 1. Etude de 100 crânes roumains déposés au monastère de Nia/itz (Moldavie), Bull. soc.

des Se, Bucarest, 191 1. Anthropologie de la Roumanie : Contribution à l'étude anthropologique des Tares

Osmunlis. Bull. soc. des Se, Bucarest, 191 1- Etude de //o crânes roumains déposés au monastère de Cernica. Bull. soc. des Se,

Bucarest, 1912. Etude de quelques crânes moldaves. Bull. soc. des Se, Bucarest, 1912. Anthropologie de la Roumanie. Les peuples sporadiques de la Dobroudja : les Serbes.

Bull. soc. des Se, Bucarest, 1913. Anthropologie de la Roumanie. Les peuples sporadiques de la Dobroudja : les Tcher-

kes.'ses, les Arabes, les Nègres. Bull. soc. des Se, Bucarest, igiS. Anthropologie de la Roumanie. Les peuples de la Dobroudja : les Tatars. Bull. soc.

des Se, Bucarest, 191 4. Anthropologie de la Roumanie. Les peuples de la Dobroudja : les Bulgares. Bull. soc.

des Se, Bucarest, igiS. Etude anthropométr'ique des Juifs de Dobroudja. Rev. anthrop., Paris, 191 5. Contribution à l'élude anthropologique des Gagaoaz. Rev. anthrop., Paris, 1916, etc

EUGENE PITTARD

Professeur d'Anthropologie à l'Université de Genève.

LA ROUMANIE

VALACHIE MOLDAVIE DOBROUDJA

5o ILLUSTRATIOXS, DONT 35 HORS-TEXTE D'APRÈS DES PHOTOGRAPHIES PRISES PAR L'AUTEUR

EDITIONS BOSSARD

43, RUE MADAME, [\3

PARIS

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DEDICACE

Au Peuple roumain, que pendant mes longues campagnes d'études anthropologiques j'ai appris à connaître et à aimer.

E. P.

INTRODUCTION

\NS les pages qui vont suivre, j'ai rassemblé quelques-uns de mes souvenirs de la Rou- manie. Et dans ce moment-ci, alors que le malheur étreint si douloureusement ce pays, j'aime- rais donner à ces souvenirs la valeur d'un témoignage de sympathie.

Je n'ai pas voulu faire une œuvre de géographie on le verra bien, toutefois j'espère avoir esquissé, pour ceux qui ne la connaissent pas, un ensemble suffisamment évocateur de la nature roumaine'.

I. J';ti Hccepter la francisation d'un certnin nombre de noms

8 INTRODUCTION

Je n'ai pas voulu, non plus, faire œuvre d'historien ; mais ceux qui me liront emporteront j'imagine, de ces quelques pages, l'impression que les aventures politiques qui créèrent la Roumanie constituent un des chapitres les plus importants de l'histoire de l'Orient européen et ils auront peut-être envie de connaître plus intimement les archives mouvemen- tées de ce pays.

Enfin, je n'ai pas voulu écrire un livre d'anthro- pologie et d'ethnographie. La Roumanie, spéciale- ment la Dobroudja, est un des laboratoires d'ethno- logie comparative les plus riches qui soient. Mais les recherches que j'ai poursuivies, dans cette direction, n'ont pas à être exposées ici. J'ai publié sur les « races » de ce pays un certain nombre de mémoires adressés presque exclusivement aux spécialistes et que ceux-ci sauront trouver lorsqu'ils en auront besoin'.

On ne rencontrera aucune note au bas des pages ; et, dans le texte, à peine quelques noms d'auteurs figureront-ils, en passant. Je ne publie pas un livre d'érudition : dès lors il eût été déplacé de submerger ce petit volume sous des flots de bibliographie.

roumains et leur donner l'orthographe phonétique habituellement admise.

I. On remarquera que j'ai donné, à la Dobroudja, une place relative- ment plus considérable que celle accordée à la Yalachie et à la Moldavie. J'ai pensé bien faire, car cette région est encore très peu connue des Occidentaux et je peux le dire des Roumains eux-mêmes.

INTRODUCTION 9

Cependant on verra qu'il ne s'agit pas là, non plus, de simples souvenirs de voyage. J'ai essayé de donner une synthèse rapide de tous les éléments qui forment le pays roumain et je me suis attaché à évoquer, dans son cadre, ce peuple, ses traditions, ses coutumes, sa vie économique un peu de l'âme roumaine.

LA ROUMANIE

I

COUP D'CEIL GENERAL SUR LE ROYAUME DE ROUMANIE

LA. Roumanie actuelle, constituée par les an- ciennes principautés de Moldavie et de Vala- chie, auxquelles, en 1878, on ajouta, par le traité de Berlin, le territoire de la Dobroudja, n'est pas encore connue, comme elle devrait l'être, des Occidentaux. La variété de ses éléments géogra- phiques et le très grand intérêt de son anthropologie assurent, à toutes les disciplines des sciences natu- relles, des possibilités inépuisables de recherches et, d'autre part, l'état de son économie nationale, extraor-

i4 LA R O U M A NM E

dinairement transformée dans les cinquante années qui viennent de s'écouler, est, pour ceux qui s'oc- cupent des sciences sociales, l'un des chapitres les ])lus vivants de l'histoire économique européenne.

La Roumanie, quoique ayant une histoire ancienne, est un État essentiellement moderne. Elle est réelle- ment née à la vie européenne vers le milieu du siècle précédent.

Cette arrivée tardive dans le « concert des nations » est, pour le jeune royaume, un avantage en même temps qu'un désavantage.

S'il lui manque les traditions qui sont une des forces les plus agissantes des nations occidentales elle a, en revanche, toute l'audace des jeunes qui, se sentant robustes, actifs, intelligents, veulent, en rai- son même de ces qualités, occuper une large place au soleil.

En un demi-siècle, la Roumanie a donné un formi- dable effort : agricole, commerçant, industriel celui-ci un peu moins considérable, intellectuel. Elle l'a donné avec une rapidité qui effraie quelques- uns des Roumains eux-mêmes. Elle est peut-être tentée de brûler certaines étapes nécessaires. Mais nous, qui n'avons qu'à constater l'amplitude de cet extraordinaire vouloir, nous nous bornerons à noter

COUP D'ŒIL GENERAL

10

les bonds étonnants accomplis, sur tous les terrains, par ce peuple ardent à vivre.

La Roumanie est surtout un pays de plaines et de collines. Du grand arc carpathique, les terres s'in- clinent régulièrement vers le sud et vers l'est, sillon- nées parles cours d'eau arrangés comme les palettes d'un éventail qui, tous, vont grossir le Danube, la route vivante de l'Orient. Les chaînes des collines, par un decrescendo . à peu près semblable à lui-même partout, vont s'éteindre : vers l'est dans le plateau de Moldavie et vers le midi, dans les plaines alluviales de la Valachie.

Les Carpathes du nord, frontière de la Bukovine, sont parfois des montagnes chaotiques à caractères alpins, avec des sommets presque aigus et des val- lées profondes, que les rivières ont violemment buri- nées. Il faut descendre avec les flotteurs de bois le cours accidenté et en partie torrentiel de la Bistritza pour connaître l'allure particulière de cette chaîne, différente de ses voisines du sud. Celles-ci sont arran- gées comme une succession de larges bosses recou- vertes d'admirables forêts, aujourd'hui encore en partie inviolées.

Les Carpathes méridionales, d'une nature géolo- gique différente elles sont éruptives, tandis que

i6 LA R O U M A iN I E

les autres, le versant tourné vers la Roumanie tout au moins, sont d'origine sédimentaire ont aussi une allure dissemblable. Plus ordonnées, plus calmes, elles sont aussi le support de forêts immenses dont je garde le souvenir émerveillé. C'est par ses passes de la Tour rouge et de Prédéal que les armées rou- maines se sont avancées sur Sibiu et sur Brasso, et c'est également par ces cols que, quelques mois plus tard, les principales armées allemandes et austro-hongroises se sont écoulées vers la Vala- chie.

De cette vaste ligne de faîte - elle dépasse 2600 mètres en certains points qui se présente sur la carte comme un grand arc fortement tendu, se détache l'écharpe des monts et des collines. Leurs plissements s'avancent vers le Dauube et vers le Sireth, ayant, dans la Valachie occidentale, des prolongements de plus de 100 kilomètres, mais ne dépassant guère 3o kilomètres, plus à l'est, dans le coude carpa- thique.

Les collines roumaines, comme les montagnes roumaines, ne se ressemblent guère entre elles. Elles sont hautes dans la Valachie orientale et dans la Moldavie ; elles sont basses dans la Valachie occi- dentale. Dans cette région, elles sont séparées des montagnes par la dépression sub-carpathique, se sont entassées les alluvions fertiles. Et les hommes se sont rassemblés en grand nombre dans ces cuvettes

COUP D'ŒIL GÉNÉRAL 17

de faibles altitudes, les cultures pourraient avoir des rendements considérables.

Ces collines roumaines qui créent, par leur arran- gement architectural, un des aspects les plus riants du pays, aux flancs desquelles s'accrochent les vil- lages, dont les pentes sont sillonnées de petits cours d'eaux, renferment deux richesses naturelles inépui- sables : le pétrole et le sel.

Pour avoir une bonne idée de cette configuration générale du royaume dont le rôle est immense dans l'histoire économique de la Roumanie , il suffît de suivre la ligne du chemin de fer qui, de Buda-Pest, traverse les Carpathes dès Brasso. Les autres grandes lignes ne permettent pas le même spectacle. Rien n'est plus intéressant, pour un voyageur avisé, après avoir franchi la passe de Pré- déal (c'est à quelques pas de que se trouve la rési- dence royale de Sinaïa) que de descendre dans les gorges de la Prahova et d'atteindre les collines de Campina sous lesquelles sont entassés les im- menses réservoirs naturels de pétrole. A partir de là, les collines s'abaissent définitivement et, bientôt, la plaine se déploie. Alors ce sont les étendues de loss apportées par les vents quaternaires, ce sont les champs de blé et de maïs à perte de vue. Et c'est là,

E. PiTTARU. 2

i8 LA ROUMANIE

sur ces terres basses ou faiblement élevées, se pro- longeant sur tout le pourtour de l'arc carpathique roumain et parallèlement à celui-ci que, chaque année, les moissons préparent un des greniers les plus favo- risés de TEurope.

L'ensemble géographique composant la Roumanie actuelle s'est constitué essentiellement vers le milieu de l'ère tertiaire, comme notre relief principal de l'Europe centrale et occidentale. Jusqu'à ce moment, la terre roumaine n'était guère représentée que par quelques îles, aux contours capricieux, situées dans la région carpathique : l'ile valaque s'étendait à l'ouest de la Dambovitza et comprenait entre autres les monts des Fagarasch (Fàgàras) et du Parangu ; l'île moldave dominait la région du nord-ouest de la Moldavie que traverse aujourd'hui le cours supérieur de la Bistritza. A leurs pieds se déposèrent les sédi- ments qui créèrent, par des plissements successifs appuyés sur le massif ancien et résistant de la Dobroudja, la zone des collines et celle des plaines.

A la base de ces collines et de ces plaines, le grand collecteur d'eaux de l'Europe sud-orientale, le Da- nube, roule ses eaux grises et rapides. C'est pour la Roumanie « la route qui marche » dans les deux sens ; et cette route, de Verciorova, point d'entrée

COUP D'ŒIL GÉNÉRAL 19

sur le sol du royaume, à Sulina, point de sortie sur la mer Noire, a une longueur de S/iy kilomètres. Et malgré quelques difficultés de navigation, en hiver, du fait des glaces, c'est par que passent les quatre cinquièmes du commerce roumain.

La rive danubienne roumaine n'est pas semblable l'autre rive. Plus basse que la rive bulgare, les crues, presque partout, l'envahissent sur une largeur de plusieurs kilomètres. Et c'est à cause de cette « lunca », comme disent les Roumains, dans laquelle ont poussé de vastes forêts de saules et des étendues immenses de roseaux, que les villes sont empêchées de s'établir directement au bord du fleuve. Quelques localités cependant, par suite d'un arrangement spé- cial du relief, ont eu cet avantage, entre autres Brada et Galatz, et tout naturellement, elles sont devenues les principaux ports fluviaux.

Mais si la « lunca » interdit l'établissement des villes, elle favorise, dans toutes les dépressions, la formation de lacs considérables. Echelonnés tout le long de la rive depuis le coude de Calafat, ces lacs, très poissonneux, sont une des richesses du com- merce roumain. Ils sont aussi un moyen de défense contre les ennemis de l'autre rive...

Le climat de la Pvoumanie est un climat continental.

20 L A R O U M A N I E

Le royaume, tel qu'il est actuellement, se trouve à peu près à la latitude de la France, dans sa partie comprise entre Nantes et Avignon. Les étés y sont très chauds je les ai éprouvés maintes fois et les hivers très froids. On a constaté dans les plaines de Valachie des variations de 70 degrés (/io" en juillet et So" au début de janvier). Une des caractéris- tiques de ce climat, c'est le passage assez brusque de l'été à l'hiver. Dans certaines années, l'automne est très rude.

Malgré la chaleur parfois suffocante des mois d'été, je garde du ciel de Roumanie le souvenir d'une cons- tance de sérénité et d'une beauté de couleur que notre ciel ignore presque toujours.

Grâce à la variété de son relief, grâce à la pré- sence de son large fleuve et de la mer Noire, la Roumanie possède une richesse de plantes et d'ani- maux considérable. Les sommets des Carpathes sont le domaine de la faune et de la flore alpines supé- rieures, tandis que les steppes du Baragan et de la Dobroudja permettent aux animaux des bas pays de l'Asie antérieure et de la Russie méridionale de se donner carrière. Dans les épaisses forêts mêlées de hêtres et de sapins qui couvrent toute la chaîne car- . pathique, l'ours brun n'est pas rare, non plus que le

COUP ir ΠI L GENERAL 21

sanglier, le cerf ou le loup, et dans quelques endroits écartés, le lynx y guette encore ses proies. Sur tous les sommets, le gypaète est abondant. Dans les plaines basses, le hamster et le spermophile, ces destruc- teurs de récoltes, creusent leurs terriers, alors que les outardes, en grands troupeaux, déambulent sans beaucoup de craintes.

Quant à la « lunca », ses vastes marécages sont le paradis des oiseaux. Les canards, les oies, les cygnes sauvages s'y ébattent en troupes, les pélicans s'y gorgent de poissons et, dans les roselières qui bordent ces marais illimités, les hérons y compris l'aigrette et les cigognes celles-ci en bandes immenses ne s'effraient guère de notre passage.

Tel est, dans ses grands traits, le « tableau, de la nature » roumaine. Sur cette terre favorisée vivent sept millions d'hommes.

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II

LA POPULATION ROUMAINE

DÉMOGRAPHIE SOMMAIRE. ANTHROPOLOGIE DE LA ROU- MANIE. — Les Roumains qui sont en dehors du

ROYAUME.

ESCENDANTsdes anonymes populations néolithi- (|ues chez qui les Daces peuvent aller cher- cher l'origine la plus vraisemblable de leur « race » ; influencés, dans une mesure impossible à connaître aujourd'hui, par la conquête de Rome et par les invasions barbares, probablement très peu modifiés ethniquement par les Turcs, ces sept mil- lions de Roumains, par le souci de leur histoire, par leur facilité au travail, leur intelligence et leur ténacité, ont créé, chaque jour davantage depuis cin- quante ans, un état cohérent, solide, déjà puissant, que la destinée peut singulièrement favoriser.

La population roumaine est presque exclusivement

24 LA ROUMANIE

une population rurale. Les 83 pour loo environ des Roumains habitent la campagne.

La densité de ces ruraux n'est point partout la même. La distribution départementale montre de très grandes variations, qui peuvent s'ejqiliquer par l'inégale distribution des richesses naturelles du sol et du sous-sol. Les moindres densités s'observent dans les parties élevées des Carpathes et dans les vastes régions des plaines, en parties steppiques, du Baragan et de la Dobroudja.

Mais cette répartition départementale ne nous mon- tre qu'un état fictif delà question. Comme il en a été dans tous les pays, c'est la présence de l'eau, l'eau indispensable à la vie, qui a réglé les concentrations normales des populations. Dans les plaines privées de rivières, l'eau ne se trouve que dans les gran- des profondeurs, il faut creuser des puits dont la production n'est jamais abondante, la population roumaine est naturellement clairsemée (districts de la Dobroudja et de la Jalomitza).

Dans les larges vallées qui s'amorcent aux Carpa- thes, et qui, traversant le pays des monts et des col- lines, vont porter leurs eaux au Danube, les agglo- mérations humaines sont autrement puissantes. Alors qu'il n'y a que 22 habitants, en moyenne, par kilo- mètre carré dans la Dobroudja, il y en a io5 dans le district d'Ilfov (où se trouve Bucarest) et 79 et 78 dans ceux de la Prahova et de la Dambovitza.

POPULATION R O U M AINE 25

Lorsque, pour chaque district, on examine la pro- portion des ruraux et des urbains, on est frappé par des différences extraordinaires. Ainsi le district de Gorj renferme plus de 96 pour 100 de ruraux et celui de l'Oit plus de gS pour 100. Les districts à population urbaine la plus considérable sont : celui de rilfov (près de 5o pour 100), c'est naturel puis- que Bucarest est compris dans cette division admi- nistrative — celui de Covurlui (/40 pour 100 envi- ron) — il renferme la ville de Galatz et celui de Jassy (ào pour 100).

La population roumaine s'accroit avec rapidité (les hommes sont notablement plus nombreux que les femmes ; celles-ci sont dans la proportion de 97 pour 100). En 1869, les Principautés réunies comptaient, en gros, 3 800 000 habitants. En 1899, ^H^s en avaient 5900000. En 1906, plus de 6000000. En 19 12', 7 mil- lions. Une telle augmentation provient de l'excédent des naissances sur les décès. Dans les années igo/ià 1905, cet excédent s'éleva à i5,5 pour 100. Il est en moyenne de plus de i3 pour 100. II pourrait être facilement augmenté. 11 suffirait d'enrayer, surtout dans la population rurale, la mortalité infantile qui est (quoique proportionnellement moins grande que dans les villes) beaucoup trop considérable.

Dans sa presque totalité (91,5 pour 100) la popu- lation roumaine est ralliée au culte orthodoxe. Elle renferme 4,5 pour 100 de juifs, 2,5 pour 100 de

26 LA ROUMANIE

catholiques, 0,7 pour 100 de mahométans. Ceux-ci sont surtout les Turcs et les Tartares (Tatars) de la Dobroudja. Les protestants sont très peu nombreux.

A la période de la pierre polie, la Roumanie était habitée. Peut-être l'a-t-elle été déjà au temps de la pierre taillée? Jusqu'à ce jour, aucune découverte ne nous permet de l'afïîrmer (Je laisse de côté, en attendant un plus ample informé, un coup de poing chelléen trouvé, croit-on, dans le district de Vlasca).

Cette absence complète de documents paléolithi- ques est un des faits anthropologiques les plus sin- guliers de la Péninsule des Balkans.

Au quaternaire ancien, le solde la Roumanie était exhaussé, et aucune solution de continuité n'existait à ses frontières. Or, la Russie d'un côté, la Hongrie de l'autre, ont connu la civilisation de la pierre taillée.

Les phénomènes glaciaires qui auraient pu être un obstacle à la présence des hommes sur le sol rou- main, n'ont jamais été étendus en Roumanie. L'en- semble de la glaciation n'a jamais pris, dans ce pays, l'allure d'un inlandsis, comme dans le massif alpin, dans les Iles Britanniques ou dans le Nord européen. Il est certain que les sommets les plus éle- vés des Carpathes, condenseurs des neiges éternel-

POPULATION ROUMAINE 27

les, ont permis l'existence des glaciers ; mais ceux-ci sont restés localisés et n'ont pas irradié très loin de leurs vallées d'origines.

Dans tous les cas, si nous admettons que la Pénin- sule des Balkans, dans sa partie la plus méridionale, n'a jamais connu la civilisation paléolithique, ce qui, encore une fois, n'est nullement certain, le passage en Roumanie, pour les Préhistoriques de cette époque habitant la Russie ou la Hongrie, n'était pas impossible.

La Roumanie quaternaire possède une faune ana- logue à celle des pays voisins. Dans les grottes des Carpathes, l'ours des cavernes a été abondant. Les chasseurs moustériens qui poursuivaient ces ani- maux sur l'inlandsis de la Suisse, faisaient une beso- gne plus difficile que celle qu'auraient accomplie les chasseurs paléolithiques roumains. Alors pourquoi ceux-ci n'auraient-ils pas existé? J'ai la conviction que lorsque des fouilles intelligentes et méthodiques seront entreprises dans la Roumanie elles mettront au jour des restes de l'homme pléistocène.

A la période néolithique, les hommes parcourent les territoires du royaume actuel. Des instruments en pierre polie ont été trouvés, sporadiquement, dans divers districts. Plusieurs stations néolithiques ont même été découvertes. L'une d'entre elles, Cucuténi, en Moldavie, est entrée dans la science comme l'une des plus intéressantes de tout l'Orient européen.

28 LA ROUMANIE

Elle a fourni, notamment, des débris céramiques ornés de peintures, et des statuettes en terre cuite, dites statuettes à têtes de chouettes, considérées comme des idoles.

Ces figurines représentent des personnages nus, dont quelquefois le corps est orné de dessins géomé- triques. Or des statuettes analogues ont été trouvées dans les pays voisins : en Serbie, à Jablanica (près de Belgrade) ; en Transylvanie, à Tordos ; en Bos- nie, à Butmir et jusque dans certaines stations de l'Asie Mineure.

Et c'est pourquoi les archéologues ont pu penser, avec quelques chances de certitude, qu'une même civilisation fleurissait, au même moment, autour de la Mer Noire et de la Mer Egée.

A quel groupe ethnique appartenaient les hom- mes qui introduisirent en Roumanie la civilisation néolithique?

Les restes de squelettes humains datant de cette époque, sont très rares sur le sol roumain. Je ne connais, de cette période, que les deux ou trois sque- lettes rencontrés justement à Cucuteni et qui sont déposés à l'Université de Jassy, j'ai eu l'occasion de les étudier. 11 résulte de cet examen morphologi- que, que les hommes qui habitaient Cucuteni à l'âge de la pierre polie, ne constituaient pas une « race » pure : des Brachycéphales et des Dolichocéphales

POPULATION R O U M A I iN E 29

vivaient côte à côte. Et cette hétérogénéité ethnique est non seulement indiquée par la morphologie crâ- nienne, mais elle est encore marquée par la variété que présentait la stature.

Toutefois nous n'avons pas le droit, sur cette seule donnée, d'étendre cette affirmation à toute la Rou- manie.

Les civilisations roumaines de l'âge du bronze et de l'âge du fer, ne nous sont pas encore assez con- nues dans leurs détails, pour que nous puissions en dresser une synthèse comparative.

L'anthropologie de la Roumanie, déjà esquissée, mériterait une étude approfondie.

11 est probable, qu'à la période néolithique, dans le vaste triangle limité par le Pruth et le Danube, vivaient des individus qui étaient, en majorité, de même qualité anthropologique. Et rien ne nous empêche de supposer que ce sont ces habitants, au moins une grande partie d'entre eux, qui, plus tard, reçurent le nom de Daces et de Gètes, pour ne conserver que ces deux dénominations des géogra- phes et des historiens anciens.

Il serait d'un immense intérêt de savoir quels étaient les caractères anatomiques et descriptifs des populations primitives, des populations daciques, de

3o LA ROUMANIE

manière à les comparer à ceux des Roumains actuels. Il est probable que l'invasion romaine et la con- quête deTrajan, n'apportèrent pas beaucoup de trou- bles dans les caractères physiques de la nation dace ; héritière elle-même des autochtones. 11 est vrai que Rome appela, dit-on, de diverses régions de l'em- pire, des colons. Mais il est parfaitement possible qu'une partie de ces colons, quoique ayant des noms différents, aient appartenu à des groupes humains de même origine que les Daces. Dès lors les caracté- ristiques ethnologiques de ces derniers n'auraient pas été modifiées.

Quelle sera, sur ces populations daco-romaines, l'influence ethnique des Barbares?

On sait qu'au moment des migrations, Rome rap- pela ses légions sur la rive droite du Danube, aban- donnant la Dacia Trajana. Mais il est hors de doute que les habitants ne suivirent pas, comme le trou- peau suit le berger, les légions qui s'en retournaient. Depuis vingt ans, j'essaie de soutenir par la plume et par la parole, cette idée qu'au moment des inva- sions, le peuple conquis ne fuit pas complètement devant l'envahisseur, de même qu'il n'est pas obliga- toirement absorbé par le nouveau venu (c'est géné- ralement le contraire qui a lieu).

POPULATION ROUMAINE 3i

Dans la guerre actuelle, autrement plus dévasta- trice et peut-être plus cruelle que toutes les précé- dentes, les Belges, les Luxembourgeois, les Polonais, les Serbes, les Français des provinces envahies et, aujourd'hui, les Pioumains eux-mêmes, n'ont pas totalement abandonné les régions qu'ils auraient pu quitter. Volontairement ou non un très grand nom- bre d'habitants restent sur les territoires occupés par l'ennemi.

Les Roumains laissèrent passer les conquérants nouveaux comme ils avaient laissé passer les conqué- rants romains. Les historiens affirment que devant le flot des envahisseurs, les Roumains d'alors se réfu- gièrent dans les Carpathes. C'est tout à fait accepta- ble et, peut-être, les habitants des régions monta- gneuses représenteraient-ils le meilleur type origi- nel. Ils auraient conservé mieux que les Roumains de la plaine, plus facilement recouverte par les allu- vions humaines, la physionomie ethnique des autoch- tones.

Les Roumains, dans l'ensemble du royaume, ne sont pas des hommes de haute stature. Leur taille moyenne doit être comprise aux environs de i m. 65, ce qui est la moyenne européenne. Les hommes les plus grands habitent les hautes vallées du Jiu, de l'Oit,

32 L A R O U M A .\M E

de la Jalomitza et, en général, la région des Carpa thés méridionales. Les parties basses du pays ren- ferment les hommes les moins grands. Toutefois, dans la région des plaines alluviales, on constate encore une différence : les départements de l'ouest ont des hommes de plus haute stature que ceux de la Jalomitza inférieure ou de Braïla.

Cette concentration des hommes les plus grands dans la zone montagneuse du royaume peut être envisagée comme un fait important de géographie ethnique.

Les recherches anthropologiques entreprises sur le sol roumain semblent démontrer la présence actuelle, en Roumanie, de deux types principaux dans une proportion très différente.

La plupart des Roumains ont le crâne court et large. Ce sont des Brachycéphales. L'indice cépha- lique moyen de 25o crânes quej'ai étudiés dans diver- ses parties de la Roumanie est82,3/|. Cet indice mar- que la sous-brachycéphalie. L'examen de plusieurs centaines d'individus provenant de presque tous les districts m'a donné une conclusion semblable.

Les crânes allongés dolichocéphales, sont en petite quantité.

Les montagnards sont plus nettementbrachycépha- les que les habitants des plaines. Or, nous venons d'observer qu'en même temps, ils sont de plus hau- tes statures. Nous aurions donc le droit de supposer,

POPULATION ROUMAINE 33

le témoignage anthropologique s'appuyant sur le témoignage des historiens que ce type de grande taille, à tète courte et large, représente le vrai type roumain primitif.

La région alpestre, qui comprend la Transylvanie méridionale et les Carpathes de Roumanie, pour- raient donc être considérée comme le creuset eth- nique dans lequel, au cours des périodes qui s'éten- dent depuis le néolithique jusqu'aux temps modernes, se serait élaboré et maintenu le type anthropolo- gique du « plus pur Roumain ».

Cette popiilation brachycéphale a généralement le nez droit; les cheveux sont presque toujours foncés, souvent noirs ; les yeux sont également fortement pigmentés. Les cheveux blonds, sauf peut-être dans le nord de la Moldavie, sont exceptionnels chez ce peuple ; en tous cas ils sont beaucoup plus rares que chez ses voisins du sud, les Bulgares et chez ses voisins de l'est, les Serbes.

Si nous admettons que les Brachycéphales puis- sent être considérés comme le premier noyau de la population roumaine, celui autour duquel s'organisa, au cours des siècles, la nation actuelle, il reste néan- moins à connaître quel est le lieu d'origine des hom- mes à crânes allongés, des Dolichocéphales roumains.

Peut-être faut-il s'orienter vers l'un ou vers l'au- tre des peuples envahisseurs, aux périodes histori- ques? Peut-être faudra-t-il remonter plus haut encore

E. PiTTARD. 3

34 L A R 0 U M A ^M E

dans le passé ; parmi les habitants primitifs de la grande aire russo-balkanique, à la période de la pierre polie ? Parmi ceux qui ont édifié les Kourga- nes des bords de la Mer Noire, il y avait, autant que nous le savons, une abondante population dolicho- céphale... Ces Dolichocéphales se seraient-ils fixés dans la Roumanie pour ne plus la quitter? Une telle hypothèse n'est pas invraisemblable.

En Roumanie, on a volontiers l'habitude, lorsqu'on cherche à rattacher la population actuelle à ses origines, de s'arrêter à la période romaine. A cet égard, Trajan est un symbole. Les pâtres eux-mêmes s'imaginent que c'est lui je ne sais pas très bien comment ils se représentent l'empereur qui créa le type roumain. La population descendrait tout entière des Romains I...

Rien ne me paraît plus inexact. Si Rome a trans- mis de son sang à la Roumanie, ce doit être dans une infime proportion. Elle lui a donné sa culture celle des Daces n'est cependant pas à négliger, semble-t-il I mais elle ne lui a pas donné sa « race » . Avant l'arrivée des légions romaines sur le sol du royaume actuel, tout le pays qui s'appelle aujour- d'hui la Roumanie était habité. Il l'était, vraisembla- blement, sans interruption depuis la période néolithi-

POPULATION R O U M A I N E 35

que. Et nous venons de voir que les Daces et les Gètes, pour ne citer que ceux-là, peuvent, dans l'état actuel de nos connaissances, être considérés comme les descendants de ces autochtones.

Les Roumains qui chercheraient à leur pays des quartiers de noblesse ethnique, auraient donc le droit de remonter à une époque beaucoup plus loin- taine que celle Trajan apparut. Le peuple rou- main est d'une très ancienne origine, plus ancienne encore peut-être que nous ne le pensons aujourd'hui. Pourquoi, en l'honneur de raisons intellectuelles, raccourcir ce passé?

Les Roumains ne sont pas seulement cantonnés dans les limites géographiques du royaume actuel.

Au nord et à l'ouest de l'arc carpathique, les Rou- mains revendiquent, comme des « frères de race », les habitants de la Transylvanie et du Banat, ceux des Maramures et de la Bukovine. Les frontières fixées à la « race roumaine » dans cette direction, est marquée par le cours de la haute Tisza et la rive gauche de la rivière, jusqu'à son embouchure dans le Danube. Puis il y a la Bessarabie, que la Rouma- nie, dans le siècle qui vient de s'écouler, a possédée pendant plus de vingt ans. Elle lui fut enlevée, en 1878, par le traité de Berlin.

36 L A R O U M A NM E

En agrégeant ces territoires qui montrent, k leurs périphéries, un tracé topographique précis, généra- lement marqué par le cours des rivières, la Rouma- nie constituerait un bloc d'une incomparable unité. Les hautes terres transylvaines en formeraient la citadelle centrale et les Roumains retrouveraient le cœur de la nation dace. Au pied de la citadelle s'étendrait la vaste couronne des collines et des plai- nes, régions riches l'effort du paysan est large- ment récompensé. Et de tous les côtés, ce cœur recouvré enverrait les artères fécondantes de ses rivières dans toutes les directions d'un royaume con- sidérable. Les plaines fertiles qui sont à l'orient de la Tisza, le plateau de Moldavie et les terres basses de la Bessarabie et de la Valachie, seraient sans cesse irriguées par le a chef des eaux » transylvain. Et Sarmizagethusa, l'ancienne capitale, redeviendrait le centre de l'empire Daco-Gète reconstruit.

Mais Bucarest aurait alors une bien mauvaise posi- tion métropolitaine dans ce pays nouveau, l'équi- libre géographique aurait été si complètement trans- formé. Je sais bien que beaucoup de capitales ont une position excentrique...

Par delà les Balkans, il existe les « Roumains dis- séminés » de la Macédoine et de la Grèce et, tout au nord de l'Adriatique, ceux de l'istrie.

Cantonnés dans les massifs du Rhodope et du

POPULATION ROUMAINE 87

Pinde, les Roumains de Macédoine, ou Koutzo-Vala- ques, ou Valaques boiteux, promènent leurs trou- peaux sur ces terres que leurs ancêtres, dit-on, occu- pèrent dès le IX* siècle, alors que sous la pression des Huns qui venaient du nord, ils furent obligés à l'exode.

D'autres auteurs les considèrent comme fixés dans la Macédoine depuis plus longtemps encore. Vété- rans romains ayant conquis la Macédoine, ou colons de la Dacie trajane transportés au moment des inva- sions gothiques, les Aromani du Pinde ont joui autrefois de privilèges divers, octroyés par les Sul- tans, et les bergers nomades ont possédé des droits de pâtures qui n'étaient donnés qu'à eux.

On les appelle aussi Tzinzares ou encore, selon Lejean, Maurovlakhi. Dès i86/i, les Roumains du royaume ont relié plus intimement ces Macédo-Rou- mains à la mère patrie historique en instituant parmi eux, partout ils le pouvaient, des écoles.

Dans la chaîne méridionale du Pinde, certaines statistiques indiquent la présence de i5ooo Rou- mains, mais les statistiques balkaniques sont carac- térisées par une démesurée élasticité, par un incroya- ble pouvoir de variabilité. Et selon qu'elles sont dressées par les Grecs, ou par les Bulgares, ou les Serbes, ou les Roumains, le nombre des individus ressortissant aux diverses nationalités de la Pénin- sule, change complètement.

38 L A R O U M A X I E

Il faut mentionner enfin la petite agglomération roumaine de l'Istrie dont l'évaluation varie les statistiques sont aussi d'une extraordinaire sou- plesse — de kjo à 5 ooo individus. On cite à propos de ce groupe, ce joli trait ethnologique : en 1888 la Diète décréta, en sa faveur, la création d'écoles rou- maines, voulant ainsi maintenir vivante cette curieuse colonie, ce « document » historique.

Terres de la Transylvanie, du Banat et de la Buko- vine, terres de la Bessarabie !... Le vieux rêve natio- nal réunissait sous la même couronne toutes ces « terres roumaines ». S'il se réalisait par les faits de la guerre actuelle, la Roumanie deviendrait un des États les plus puissants de l'Orient européen. Alors douze millions de Roumains prendraient la place politique qu'ont perdue les Turcs et que sollicitaient les Bulgares. Du haut des Carpathes méridionales, l'hégémonie roumaine tiendrait sous son regard tout le sud-est balkanique, et, vers le nord et vers l'ouest, par delà les hauts cours deau qui mènent leurs flots au Danube roumain, la Hongrie serait paralysée.

^m

III

LES GARPATHES R0UK5AINES

Les Carpâthes de Rouma?îîe. Les forêts du royaume. La descente de la Bistritza.

DE la grande chaîne carpathique qui, du nord de Pressburg, décrit, dans un geste immense, un arc de cercle vers l'Est, la Roumanie ne possède qu'une partie du segment oriental. Mais elle inscrit encore, dans son domaine, tout un ver- sant des Carpâthes méridionales. Ce front carpa- thique roumain s'étend sur une longueur de iiyi kilomètres.

Les Carpâthes orientales, dont la direction géné- rale va du nord-ouest vers le sud-est, sont formées de chaînons parallèles, entrecoupés de vallées pro- fondes. C'est que passent les affluents qui, de la Bukovine et de la haute Moldavie, vont porter leurs flots aux deux principaux collecteurs de cette région: le Pruth et le Sireth.

4o L A R O U M A N I E

La partie centrale de ce massif représente une des , îles primitives autour desquelles, durant les périodes géologiques, se concentrèrent les terres roumaines. Massifs cristallins, bordés de sédiments crétaciques et tertiaires, leurs têtes ne dépassent guère, aux envi- rons de la frontière politique, une altitude de 2000 mètres [Isvor, en Transylvanie, 2o3i ; Ceahlau (Mol- davie), 1908 mètres.]

Dans leur partie nordique, ces Carpathes de la haute Moldavie accusent un relief relativement acci- denté. Au fond des gorges, dominées, en certains endroits, par des sommets presque aigus, roulent les eaux torrentielles qu'utilisent les flotteurs de bois.

Le sud de la chaîne aligne des masses moins éle- vées, aux mouvements plus doux. Et tandis qu'au nord les passages sont rendus difficiles, à cause de l'allure un peu brutale du relief, ils se font ici sans encombres. Et même au pied des monts Tarcau on a pu établir, longeant le cours du Trotus et contour- nant les monts du Ciuc, un chemin de fer qui relie la ligne principale de Moldavie, à la ligne transyl- vaine de Brasso.

Les Carpathes méridionales se dirigent de l'Est vers l'Ouest. La frontière politique, qui suit à peu près la ligne de faîte, traverse approximativement, dans le milieu de son grand axe, l'île primitive formée des terrains cristallins. Cette ancienne île valaque est autrement plus capricieuse, dans ses contours, que

C A R P A T H E s ROUMAINES ki

l'ancienne île moldave. Elle conserve les plus hautes altitudes. Le sommet du Parangu a 2 529 mètres ; le sommet du Negoi, 20^0 mètres.

Plusieurs cours d'eau roumains, venant de la Transylvanie, franchissent les passes, au pied des hauts massifs. Le principal d'entre eux, l'Oit (Aluta), s'introduit entre les monts du Fagarasch et les monts du Lotru, et, après avoir longé la Tour Rouge, coule directement vers le Sud, dans une des plus longues vallées de la Roumanie.

Sur ces hauts massifs carpathiques s'amoncellent, durant le rigoureux hiver roumain, les masses abon- dantes des neiges. C'est que s'établissent les réser- voirs permanents, dont les eaux iront fertiliser le pays des collines et celui des plaines. Et c'est aussi, que se préparent les pluies nécessaires aux somp- tueuses récoltes du blé et du maïs.

Sur tous leurs flancs, qu'ils soient à fortes pentes comme dans la haute Moldavie, ou à pentes adoucies comme dans la Valachie, les Carpathes sont vêtues d'immenses, de splendides, d'opulentes forêts. Les végétations arborescentes s'arrêtent aux environs de 1800 mètres d'altitude. Au-dessus commencent les zones des pâturages montagneux et des rochers.

Lorsqu'on descend, de cette altitude de 1 800 mètres vers la base de la chaîne, on ne rencontre que des forêts de conifères avec, comme arbres caractéris-

42 L A R O U M A NM E

tiques, l'épicéa et le sapin. Aux environs de looo mètres, on traverse les bois de hêtres. Plus bas, appa- raissent les chênes.

Dans l'ensemble du pays, ce sont les forêts de cette espèce qui sont les plus considérables (280000 hec- tares). Après elles, viennent les forêts de hêtres (240000 hectares). Les essences résineuses n'oc- cupent que 149000 hectares environ du sol roumain.

Le domaine forestier de la Roumanie, s'il est moins vaste que celui des États voisins, n'en est pas moins fort important. Le 21 pour loo de la surface entière du pays est couvert d'arbres. Les puissants grou- pements des essences feuillues sont composés de chênes, de hêtres, de charmes, auxquels se mêlent les frênes, les érables et les bouleaux. Certaines es- pèces, telles que le châtaignier, sont particulièrement rares.

Les voies d'exploitation faisant défaut en beaucoup, d'endroits, des forêts immenses sont, encore aujour- d'hui, des forêts inviolées. 11 faut, non pas les con- templer de loin, mais pénétrer sous leurs couverts et y cheminer d'une âme sylvestre, pour connaître toute la beauté d'un grand massif forestier, surtout d'un massif de hêtres.

Je me rappelle, sans omettre une minute de cette aventure, une chasse à l'ours que nous avions menée sur un versant dominant la Prahova, dans les envi-

C A R P A T H E s R 0 i; AI AINES /13

rons de Comarnic, non pas tant pour l'émotion cyné- gétique qu'elle m'avait donnée, que pour l'impression de merveilleuse solitude, profondément ressentie.

Des arbres d'une gigantesque prestance élèvent d'un geste splendide leurs troncs gris. Ils projettent des branches, noueuses comme des bras d'athlètes, que terminent des feuillages fins, frémissant au moindre souffle. De gros champignons pourrissent au pied des arbres. Quelquefois apparaît un monti- cule allongé comme une sorte de tumulus : c'est le tombeau d'un vieil arbre, las de vivre et qui s'est laissé choir. ])e son corps vermoulu et déjà trans- formé, naissent des existences nouvelles. De petits hêtres y ont pris racine, des mousses lui font un manteau ; toute espèce de plantes herbacées en sur- gissent, à qui les clairs sous-bois permettent la vie.

Ce sont les districts de Gorj et de Valcea, tous deux dans l'Olténie, qui possèdent les surfaces boi- sées les plus considérables du royaume. Le premier couvre de forêts une superficie de plus de 280000 hectares. Ensuite vient le district de Bacau, dans la Moldavie : 20G000 hectares. Les districts adossés aux Carpathes, d'une manière générale, sont les plus riches en grands domaines forestiers. Dans la Vala- chie, les seuls districts de Gorj, Valcea, Muscel, Arges et Méhédintz possèdent 874000 hectares cou- verts d'arbres.

kk LA R 0 U M A NM E

Les quatre districts moldaves de Sucéava, Neamtzii, Bacâu et Putna, qui confinent aux Carpathes, ren- ferment de leur côté 70g ooo hectares de forêts. Neuf districts, sur les trente-deux qui composent la Rou- manie, montrent ainsi, à eux seuls, une superficie boisée qui dépasse de beaucoup la moitié de la sur- face forestière du royaume tout entier: 2800000 hec- tares.

Le plus grand propriétaire de terrains boisés n'est pas, comme on pourrait le croire, l'Etat. Les parti- culiers possèdent un massif forestier de un million et demi d'hectares, soit le 54 pour 100 de la totalité. Le reste est divisé entre l'Etat, les institutions publi- ques et le domaine de la Couronne.

Jusque vers la fin du siècle dernier, au moment fut promulgué le Code forestier, l'exploitation des bois, parle propriétaire, était à peu près sans entraves: aucune restriction n'était apportée à leur destruction commerciale. Et ces vicissitudes s'aggravaient encore du fait des passants. Dans les clairières, les bergers faisaient leurs feux au pied des plus beaux hêtres, les bestiaux et les chèvres, sans respect, pâturaient parmi les jeunes plants. Chacun coupait l'arbre qu'il lui plaisait d'abattre... Ces habitudes ne sont pas complètement périmées, mais elles s'affaiblissent et la génération qui viendra comprendra mieux son intérêt.

Depuis l'introduction des lois forestières, les forêts

CARPATHES ROUMAINES 45

installées sur les pentes et servant à la protection des régions basses, ont été soumises à des règlements sévères. Les ensembles sylvains, dont l'existence est si nécessaire à l'équilibre climatique de la Roumanie, ont été placés sous la surveillance de l'Etat.

Les vides causés par les exploitations antérieures sont comblés par des reboisements. Naturellement ceux-ci ont nécessité la formation de pépinières dans les diverses parties du pays. 11 y a quelques années, les statistiques en comptaient quatre-vingts couvrant une superficie de 68 hectares. Elles ont augmenter depuis ce moment-là. Par elles, plus de 12000 hec- tares ont été reboisés. Ils ajoutent ainsi, au porte- feuille représentant la fortune immobilière du pays, une valeur considérable.

Presque partout dans les montagnes, les che- mins de dévestitures existent à peine, ce sont les rivières, lorsqu'elles s'y prêtent, qui servent au trans- port des troncs coupés.

Que tous ceux qui le pourront descendent, au moins une fois, avec les flotteurs de bois, le cours d'une rivière.

Il en est une qu'il faut recommander, parce que la contrée qu'elle traverse présente une très grande variété d'aspects, c'est la Bistritza.

/,6 LA R O U M A .\M E

Elle prend sa source dans les Carpathes septen- trionales en territoire austro-hongrois et touche le territoire roumain à Dorna. La guerre a violemment bouleversé cette région.

Dans une large vallée riante, aux pentes claires, le village espace ses maisons de bois. Sur le bord de la rivière qui servira de frontière pendant quelques kilomètres, les sapins abattus, par centaines et par milliers, sont alignés. On les rassemble en radeaux. Une vingtaine de troncs, les cimes en avant, sont solidement maintenus par une traverse et forment un premier radeau. On réunit alors plusieurs de ces appareils par une articulation mobile, faite de souples écorces, et le long train de bois, ayant à chacune de ses extrémités un gouvernail une simple rame est lancé au fil de l'eau.

Dans la liste des excursions que peut offrir la Rou- manie, figure, comme une excursion classique, la descente de la Bistritza. Mais alors les radeaux deviennent des bateaux de plaisance. Pavoises, por- tant des pavillons pour protéger du soleil leurs hôtes momentanés et délicats, ces embarcations, l'on mène joyeuse vie, ne m'ont point séduit et j'ai pris place sur le radeau fruste et nu, tel qu'il entraîne, jusqu'au bout, les seuls flotteurs de bois.

De Dorna à Piatra-Niamtz, la descente demande

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C A R P A T H E s ROUMAINES k-]

environ deux journées, durant lesquelles, au pas- sage des rapides, des aventures pourraient arriver. Mais l'habileté des pilotes surmonte tous les obsta- cles. A de certains moments, la course est vertigi- neuse; les troncs, avec force, s'écartent et se rap- prochent ; sur toute la longueur des trois radeaux on entend le gémissement des amarres tendues à se rompre. Et l'on se demande anxieusement si le train de bois résistera à la puissance du courant, quand, soudain, la Bistritza, le défilé traversé, redevient calme et muette et le radeau s'immobilise comme s'il était sur un lac.

Défilés étroits et flexueux, tournant entre les parois abruptes des montagnes, vallées s'ouvrant tout à coup et le flot brusquement s'apaise dans un lit élargi, forêts sauvages venant tremper leurs pieds dans la rivière et l'assombrissant de toutes leurs masses de sapins, campements de Tziganes entrevus sur la rive, villages blancs groupés à la sortie d'un vallon latéral et autour desquels s'étendent les prai- ries et les cultures... Ce voyage sur la Bistritza, nous donne une image en raccourci de l'aspect général des Carpathes septentrionales.

Et deux journées entières, passées en commun avec les bûcherons de Moldavie, nous aident à mieux sentir l'âme du paysan roumain.

48 LA ROUMANIE

A l'altitude de i 700 à i 800 mètres environ, s'ar- rêtent les végétations forestières, et nous entrons dans la région alpine. Dans la belle saison, elle est extrêmement peu peuplée et lorsqu'on la parcourt, on est frappé de l'absence presque complète des habi- tations. Elle débute par une zone intermédiaire croissent les rhododendrons et les genévriers, vivent encore, sous la menace des vents violents, venus du Nord-Est, les pins rampants. C'est la région des pâturages d'été pour les troupeaux de moutons. Ces prairies parfumées l'herbe est courte et ser- rée, rappellent les pâturages des Alpes suisses et lorsque nous les avons foulées, nous avons retrouvé l'image et l'odeur de la patrie...

Pendant l'été tous les pâturages carpathiques sont envahis par le peuple des brebis que gardent les ber- gers, vêtus de peaux de bêtes : bergers allant à pied, selon le mode antique, appuyés sur leur gros bâton, bergers à cheval tenant en main, pour rassembler leurs troupeaux, le long fouet à manche court orné de pompons de laines multicolores.

Six millions de moutons quittent, au printemps, les vastes plaines alluviales et la Balta la plaine marécageuse du bas Danube et, par de lentes étapes, se dirigent vers les pâturages alpins. Ils y

à

C A R P A T H E s ROUMAINES 49

resteront jusqu'à rautonme. Après quoi, pour échap- per aux rigueurs de l'hiver, ils redescendront dans les plaines.

Cette transhumance s'accomplissant sur des par- cours considérables est une des caractéristiques de la Roumanie. C'est la perpétuation jusqu'à nos jours, et sans y rien changer, de l'état pastoral primitif, aboli dans la plupart des Etats européens, à cause de la division toujours plus grande du sol cultivable.

La Roumanie puisse-t-elle conserver toujours un tel parfum d'archaïsme et de poésie 1...

E. P

IV

LA REGION DES COLLINES ET LA REGION DES PLAINES

Les collines et les plaines de Roumanie. Le sol cultivable. petites et grandes proprietes.

L'ÉCHARPE des collines, dont les hauteurs sont comprises entre 700 et 200 mètres, forment, en prolongement des Carpathes, une série d'ondulations conduisant au seuil des plaines.

Le passage de la montagne à la colline n'est pas précédé d'une dépression séparatrice. Le raccord est général, sauf dans certaines parties de l'occident valaque la dépression subcarpathique crée une rupture dans le profil régulièrement dégradé.

Dansl'Olténie et dans la Valachie occidentale, les Carpathes inférieures envoient de puissants promon- toires. En cet endroit, la zone des collines se déve- loppe considérablement vers le Sud. Elles s'avancent, avec des contours capricieux, dessinant des baies et

52 LA R O U M A N I E

des caps d'un heureux aspect, jvisque très près du Danube, à l'endroit son cours fait limite avec la Bulgarie, dès Vidin.

Parallèlement à l'Oit elles s'éloignent de près de loo kilomètres de la frontière transylvaine. Les lignes de chemins de fer descendent dans leurs cou- pées.

Mais à mesure que l'on se dirige vers l'orient valaque, dans la direction de Braïla et de Galatz, la zone des collines se rétrécit pour n'avoir plus guère, dans le district de Ramnicu-Sarat et à partir de la ligne de faîte, que 3o à /io kilomètres d'extension.

Dans la Moldavie, si nous les regardons seule- ment dans la région comprise à l'ouest du Sireth, les collines s'éloignent encore moins des sommets car- pathiques. Les districts de Bacau et de Putna mon- trent, de tout le royaume, les plus faibles avancées.

Les collines moldaves élèvent leurs crêtes plus haut que les collines valaques.

La zone des plaines moldaves, d'ailleurs très courte, est bornée par un bastion beaucoup plus saillant que la zone des plaines valaques, surtout cel- les de l'occident.

Vers la fin du Pliocène on voit combien la Roumanie est un pays jeune , les argiles, les grès,

J

COLLINES ET PLAINES 53

les conglomérats, les sables, qui composent la matière des collines, se soulevèrent définitivement. Les Carpathes dessinant leur dernière architecture, plissèrent en de nombreuses rides, les sédiments de leur base. La morphologie de la Roumanie était ainsi presque totalement achevée.

Il n'y avait plus qu'à la compléter par l'adjonction du plateau moldave à l'est du Sireth et du plateau de la Dobroudja.

Ce plateau moldave est aussi un ancien fond marin. Dans la période précédente, vers la fin du Miocène, alors que, par de merveilleux progrès, la faune des mammifères poursuivait son évolution et créait, gra- duellement, les formes actuelles, alors qu'autour des lacs méditerranéens paissaient les grands troupeaux d'herbivores, la mer Eurasique, qui baignait la Mol- davie actuelle, accumulait des dépôts de grès et d'ar- gile. En se soulevant tout d'une pièce, ces fonds marins ajoutèrent le plateau moldave au domaine déjà émergé.

Cette région bossuée, à laquelle les géographes attribuent une hauteur moyenne de 3oo mètres, et que les eaux divisèrent en terrasses fertiles, est une riche terre à blé et à maïs.

L'arrangement initial du relief moldave a été assez différent de celui du relief valaque pour que la direc- tion des cours d'eau ne se ressemble pas dans ces

54 LA ROUMANIE

deux régions. Au lieu de couler perpendiculaire- ment à la chaîne maîtresse, les rivières moldaves y coulent parallèlement. Elles suivent les sillons les plus profonds creusés aux temps quaternaires, et toutes, par l'entremise du Sireth et du Pruth, elles mènent leurs eaux au Danube.

Les collines de Roumanie, comme les flancs des montagnes, sont couvertes de forêts. Dans la termi- nologie des sylviculteurs roumains, on trouve, sur ces rides et sur ces plateaux, la zone des forêts mix- tes et la zone du chêne. Mais les formations végéta- les n'y sont pas précisées et le hêtre et le chêne ainsi que le frêne et l'érable, s'y mêlent volontiers.

La région des collines a permis, par son arrange- ment en vallées doucement inclinées, et grâce à ses eaux permanentes, la concentration des hommes ; mais aujourd'hui encore, on ne trouve, nulle part, sur cette surface ridée, de grandes villes. 11 faut eh excepter toutefois le nord du plateau moldave qui, pour des raisons politiques diverses : aggloméra- tion de Jassy, ancienne capitale ; voisinage d'Etats à fortes densités limitrophes, représente, après le dis- trict d'Ilfov qui renferme Bucarest et la vallée de la Prahova, les industries sont nombreuses, l'une des parties du royaume les habitants sont les moins espacés.

La région des collines est la partie la plus riante de la Roumanie. Entre les montagnes aux forêts

COLLINES ET PLAINES 55

puissantes et solitaires, l'homme n'est qu'un pas- sant, et les plaines infinies accablées de soleil l'eau est rare, les arbres ne semblent pas avoir la force de vivre, la zone des collines déploie la variété de son relief, la fraîcheur de ses rivières et la richesse de sa végétation.

Lorsqu'on la parcourt, on y savoure, à chaque étape, le charme des choses inattendues. Les villa- ges ont des physionomies personnelles, que ceux de la plaine ne montrent pas au même degré. Des jar- dins fleuris enclosent les maisons, certains élé- ments d'architecture et de décorations révèlent des préoccupations d'art que les habitations de la plaine ne marquent pas autant. Dans les intérieurs, des détails nous indiquent un souci du bien-être, tel qu'en réclament les sédentaires, dont les ancêtres sont fixés depuis de longues générations.

On a aussi, chez ces gens des collines, le goût des belles broderies et je garde précieusement le souve- nir de fêtes champêtres j'aurais voulu collection- ner, pour un musée ethnographique, toutes les fotas (jupes) et toutes les chemisettes brodées des femmes, tous les cojocs (gilets) mosaïques des hommes.

Mais si je reconnais tout le charme des collines valaques et des plateaux moldaves, j'aime particuliè-

56 LA ROUMANIE

rement, j'aime d'un amour de nomade, les grandes plaines de Roumanie, les plaines les accidents de terrains sont si rares et si atténués, qu'on peut fran- chir des dizaines de kilomètres sans apercevoir autre chose que l'étendue plate, sans rencontrer un ressaut assez accentué pour arrêter notre regard : l'éten- due verte, ou grise, ou rousse, des steppes, l'étendue des maïs aux aigrettes hrunes, les grands champs d'or des blés.

Ces immenses surfaces, le ciel se repose avec plénitude, que sillonnent encore les transhumances des bergers Mocanes, laissent émerger, de temps en temps, en dehors des zones relativement habitées, les hommes sont groupés en bourgades, des hameaux couleur de terre. Et dans l'air transparent qui enveloppe ces plaines d'un tissu délicat, on voit, de place en place, se dresser comme un appel, les bras des puits à balanciers.

Si, de Turnu-Severin, franchissant les hauteurs qui séparent le Danube du Jiu, et du Motru, son affluent, on suit la ligne du chemin de fer conduisant à Craïova, on entre dans la zone des plaines presque tout de suite. Mais d'abord dans une plaine étroite, qu'enserrent, comme les bras d'un poulpe, les pro- longements les plus méridionaux des collines de l'Olténie. De Craïova, vous pouvez rayonner dans tous les sens : vers l'Occident, les plaines de Dolj

COLLINES ET PLAINES 57

sont traversées par la ligne de Calafat-Vidin ; vers le Midi, le cours du Jiu indique la route du Danube ; vers l'Orient, plus rien, jusqu'en pleine Moldavie, n'arrêtera la plaine, que limitera cependant l'écharpe des collines à gauche, et le Danube à droite. La ligne du chemin de fer qui longe la base des collines permet au voyageur allant à Bucarest de saisir les grands traits de ce paysage, très simple, que la Hon- grie, s'il vient du Nord, lui aura déjà, en partie, montré.

Cette grande surface des plaines est légèrement inclinée vers le Danube. Sa pente générale n'est guère que de un pour mille. Elle est coupée par les eaux qui, venant des Carpathes, traversant la région des collines, et passant dans des lits ordinairement très larges et peu profonds, se rendent au ,]3anube : le Jiu, rOlt, l'Arges, la Jalomitza, le Sireth et tous ses affluents. Et leurs affluents eux-mêmes scient la plaine dans le même sens.

Entre Ploesti et Braïla, à Buzeu, elle étale sa plus grande largeur. Elle dépasse alors 120 kilomètres, et, comme à l'Ouest, la lio-ne des collines est très étroite à la base des monts, ce relief des avant-Car- pathes semble sortir brusquement du sol. De place en place, quelques lacs salés rappellent les souvenirs géologiques.

Sur toute son étendue, cette plaine qui descend si doucement vers le fleuve montre encore, répartis sur

58 LA R O U >.I A ^M E

toute sa surface, de nombreux tumulus. Ces cônes de terre semblent avoir une double origine : les uns sont des tombeaux, les autres paraissent être des repères topographiques.

A quelle époque, et par qui ont-ils été édifiés? Cette question, souvent discutée, n'est point encore résolue.

La plaine valaque n'atteint pas le Danube. Elle s'arrête ordinairement à quelques kilomètres de celui-ci, qu'elle domine alors en falaises. Entre cette muraille et le fleuve, s'étend la dépression les eaux des crues viennent s'entasser, la « lunca », la série de ses lacs, de ses marécages temporaires, de ses saulaies et de ses roselières.

C'est au milieu de cette plaine immense que se trouve la capitale du royaume : Bucarest.

Sur ces terres fécondes aux horizons illimités, qui rappellent par leur richesse, les terres de la Russie méridionale, le régime de la grande propriété sub- siste encore presque partout. Le paysan roumain n'a point participé au même degré que le paysan serbe aux morcellements du sol. Il faut ajouter que l'Etat fait des tentatives généreuses pour augmenter les lots des paysans et multiplier ainsi le nombre des petits propriétaires, de ceux qui, aux heures des

COLLINES ET PLAINES 69

alarmes, sauront le mieux protéger la terre natio- nale, parce qu'elle leur appartiendra.

Le 80 pour 100 du sol cultivable est divisé pres- que également en petites propriétés, dont la superfi- cie peut aller jusqu'à 10 hectares ; et en grandes pro- priétés, dont la superficie dépasse 5oo hectares. Certains citoyens roumains jouissent de richesses terriennes fabuleuses. 11 y a quelques années, la sta- tistique relevait la présence de i 563 propriétaires qui, à eux seuls, possédaient plus de trois millions d'hectares !

Il faut dire qu'à la tête de cette liste figurent les institutions de bienfaisance qui trouvent, dans ces terres, des revenus indispensables. 11 n'en reste pas moins, qu'en Roumanie, plusieurs particuliers, pour faire le tovir de leurs champs, doivent mettre pendant longtemps leur cheval au trot. La plupart de ces vas- tes domaines sont affermés. L'ouvrier agricole devient ainsi facilement un prolétaire. Le paysan et le pos- sesseur du sol ne se connaissent pas. Et du fait de cette méconnaissance, bien des progrès sociaux sont retardés.

II y a une dizaine d'années, la statistique elle n'a guère changé indiquait, pour les propriétés au-dessous de 100 hectares une proportion de 82 pour 100 de terres afi'ermées. Cette proportion s'élevait à plus de 61 pour 100 lorsqu'on considérait les exploitations qui dépassaient 100 hectares. C'est la

6o LA ROUMANIE

région de la Dobroudja et des Carpathes moldaves qui renferment la plus petite proportion (environ 29 pour 100 dans les deux cas) de terres affermées, et ce sont les régions riveraines du Danube et les plaines du Sireth et du Pruth qui en accusent le plus (premier groupe géographique : environ 49 pour 100 ; second groupe 48 pour 100 environ).

Un coup d'oeil sur les utilisations agricoles des districts selon les grandes ou les petites propriétés, pour la surface entière du sol roumain, et sans tenir compte si ces propriétés sont ou non affermées montre des différences extrêmement instructives. Dans l'année 191 1, que nous pouvons prendre comme type de cette comparaison, on constate que le dis- trict de la Jalomitza se trouve l'ancienne steppe du Baragan, vient en tète avec un peu plus de 128000 hectares cultivés par les grands propriétai- res, tandis que les petits propriétaires ne travaillent que 71 000 hectares. Par contre, dans le district de Dolj (Olténie occidentale), la proportion se renverse : la surface cultivée attribuée aux petits propriétaires est de plus de i3i 000 hectares et les grands proprié- taires n'ont à leur disposition, pour y traîner leurs charrues, qu'une étendue inférieure, de plus de la moitié, à celle de leurs voisins.

Dans certaines subdivisions de la Moldavie, l'op- position est encore bien plus manifeste, mais elle

COLLINES ET PLAINES 6i

est au profit des gros cultivateurs. Le district de Botochani (Botosani) assigne 33ooo hectares aux grands propriétaires et un peu plus de i ooo aux petits cultivateurs, et ceux de Neamtzu et de Sucéava, indiquent respectivement et dans le même ordre : 8 4oo et 677 hectares; 7800 et 5/^2 hectares.

D'année en année la Roumanie développe davan- tage son agriculture. Par un enseignement spécial répandu un peu partout, parla pénétration de métho- des éprouvées, empruntées à l'Occident européen ou à l'Amérique, par l'introduction de nouvelles cultures, le royaume ne cesse de progresser dans ce magnifi- que domaine rural qu'il étend journellement, grâce à l'utilisation des steppes et des « mauvaises terres ».

A côté de l'agriculture, l'élevage du bétail emploie une partie des forces agricoles du royaume. Il fut un temps la Roumanie, moins cultivée qu'aujour- d'hui, et jouissant dès lors de plus grands pâturages, exportait davantage de bétes à cornes, de porcs et de chevaux. Dans ces dernières années cependant, après un fléchissement très marqué, on peut constater une recrudescence dans l'élevage des chevaux, des bœufs et des moutons.

Ainsi, bien davantage que la région des collines, la zone des plaines représente, pour les Roumains,

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LA ROUMANIE

le sol nourricier. La Roumanie, réduite à ses monta- gnes et à ses collines, ne serait guère davantage qu'un pays pauvre. Son économie générale, complè- tement déplacée, n'aurait plus guère que le pétrole comme aliment d'exportation, les forêts, quelques carrières, et les pâturages alpins.

C'est de la terre des plaines que sort le plus clair des revenus nationaux, parce qu'aujourd'hui encore, malgré de très honorables efforts dans le domaine industriel, la Roumanie reste un pays essentiellement agricole.

DANS LA \ALACH1E

DE LA FRONTIERE DE TRANSYLVANIE A BUCAREST

La. vallée de la Prahova.

Le pétrole et le sel.

DANS un halètement continu, la machine franchit la pente septentrionale des Carpathes, au mi- lieu des bois qui sentent le sapin et la fram- boise, au milieu d'une verdure touffue, humide et envahissante. On touche des stations dont les noms hongrois tintent bizarrement à nos oreilles latines :

E. PiTTARD. 5

66 LA ROUMANIE

Derestye-Hetfalu, Tomôs, et, bientôt, par le col de Prédéal, on entre en territoire roumain.

Maintenant, c'est la descente le long de la vallée sauvage, dans laquelle la Prahova qui n'est pas toujours une rivière pacifique, roule ses flots gris.

Ce n'est pas précisément dans cette vallée que la Prahova prend sa source. Elle vient des environs de l'Altschanz-Pass, située un peu à l'Est. D'abord son lit est exigu ; mais, dans l'étroit couloir qu'elle a creusé, la rivière s'avance avec entrain. Dans son cours supérieur, elle disloque ses rives, mordant à droite et à gauche, attaquant de front les obstacles, désagrégeant la roche, enlevant de la terre et des cailloux. Et transportant tous ces débris, elle fait route vers la plaine.

Ses eaux limoneuses charrient aussi de l'or. Suffi- samment même, nous a-t-on dit, pour que, jadis, un certain nombre d'esclaves Tziganes se soient rache- tés à leurs maîtres, en exploitant les sables auri- fères.

Le long de la vallée, h partir de Prédéal, les loca- lités se succèdent rapidement: Azuga, Busteni, des industries se sont implantées : verreries, fabri- ques de clous, de draps, de papiers, scieries, elles sont presque toutes entre les mains des étrangers ; Sinaïa, la résidence d'été de la famille royale, cachée

VALLÉE DE LA PRAHOVA 67

dans Lépaisse verdure de la forêt; Comarnic, avec ses fours à chaux; Campina, au milieu des puits de pétrole. C'est de que l'on part pour aller visiter les mines de sel de Doftana et de Slanic. Et bientôt la vallée s'entr'ouvre. Aux exploitations de forêts et aux nombreuses fabriques de ciment qui jalonnent la rivière, succèdent maintenant les grandes cultures de maïs et de blé. C'est comme un éventail qu'on a étalé. Réfrénée dans sa course par la pente qui s'at- ténue, la Prahova s'apaise ; ses eaux troubles s'en vont fureter dans les buissons bas, découpent des festons dans les rives gazonnées, se chauffent pares- seusement au soleil.

Là-bas, sur la gauche, c'est Ploesti ; puis la rivière, grossie par des affluents, venus, comme elle, des Carpathes, se réunit à la Jalomitza, traverse la plaine du Baragan et se rend au Danube.

De Comarnic nous nous sommes arrêtés, nous regardons la Prahova, aux sinuosités nombreuses, se dérouler, comme un long serpent gris, entre des collines légères s'accrochent quelques hêtres et quelques broussailles. Ici ce sont des argiles bleu- tées, d'une teinte si douce qu'on croirait voir une grande fourrure étalée. Plus loin il y a des argiles rouges, riches en fer, qui prennent, après la pluie, l'aspect de nappes de sang. Plus loin encore, au der- nier coude visible de la vallée, un pan de chaîne

68 LA ROUMANIE

pelée abandonne au crépuscule sa terre nue. Quatre ou cinq vautours planent au-dessus de nos tètes, esquissant des orbes démesurés, puis disparaissent derrière la montagne.

Le coucher de soleil, ce soir, est d'une langueur émotionnante. Tout à coup, dans un geste de projec- teur lumineux, un rayon rose couvre le ciel, puis le bleu réapparaît par gradations insensibles, un bleu perlé, un bleu velouté, qui semble venir à vous comme une caresse. Des rayons rouges le barrent par en- droits. Un toit au bord de l'eau brille encore. Un oiseau traverse la vallée avec un cri.

Il y a une trentaine d'années, la vallée de la Prahova n'attirait guère les visiteurs. Elle était ce que sont encore aujourd'hui beaucoup de vallées roumaines, sans industrie, autre que le débitage, assez restreint d'ailleurs, des bois. Mais sa position géographique favorable, sur la route de Bucarest, route de chemin de fer, et l'installation du roi Carol P' à Sinaïa, en 1880, lui assurèrent, dès ce moment, un bel ave- nir.

Sinaïa s'est complètement transformée. Autrefois il n'existait guère, en ces lieux, qu'un ancien monas- tère, blotti entre les arbres. Aujourd'hui, au pied de la forêt qui protège la résidence royale, l'aristocratie

VALLÉE DE LA PRAHOVA 69

roumaine a successivement construit de nombreuses villas. Elles sont, presque toutes, comme les hôtels établis dans leur voisinage, d'un style quelconque qui détonne dans cette atmosphère montagnarde qu'on aimerait trouver plus nationale.

A un quart d'heure environ de Sinaïa, le château royal, le Castel Pelesch, élève ses clochetons de goût germanique.

Dans cette puissante et magnique forêt du Pelesch, au milieu d'une ceinture d'arbres centenaires, dans ce voisinage apaisant, ont vécu pendant trente-cinq étés, la reine Carmen Sylva Elisabeth de Rou- manie — et le roi Carol I", fondateur de la dynastie actuelle: les rénovateurs de la Roumanie.

La vallée de la Prahova, la plus industrieuse et la plus riche du pays roumain, exploite à Campina, des sources très importantes de pétrole. Lorsqu'on monte sur la falaise, dont le bord extrême représente .l'ancien niveau supérieur du lit de la Prahova, à l'époque elle était une puissante rivière quater- naire, on domine la région pétrolifère. C'est un étrange paysage et la bizarrerie de son aspect en fait un peu oublier la laideur. De tous les côtés on a creusé des puits. Il y en a au milieu même de la rivière.

70 LA ROUMANIE

Le pétrole se trouve dans les niveaux moyens et supérieurs des terrains tertiaires et les poches du précieux liquide occupent les axes des voûtes anticli- nales. Les couches à pétrole de Moldavie sont d'un âge plus ancien que celles de Valachie.

On a signalé, dans le royaume de Roumanie, une centaine de localités pétrolifères. Les puits sont creusés à des profondeurs qui varient, de quelques mètres, à six cents et même huit cents mètres.

Jusqu'aux environs de 1867, le pétrole n'était exploité que par quelques paysans qui l'utilisaient au graissage de leurs instruments, qui s'en servaient pour lubrifier les essieux de leurs chars. A ce mo- ment-là débutèrent les premières entreprises. D'abord fructueuses, elles diminuèrent bientôt au point de ne plus rien fournir à l'exploitation. Mais, à la suite du trust du pétrole en Amérique, qui éleva considé- rablement le prix de ce combustible, un apport de capitaux renouvela cette industrie en Roumanie. Et, depuis 1897, ^^^^ ^st en pleine floraison.

Le district de la Prahova fournit le 90 pour 100 environ de la production globale du pétrole rou- main. Il reste, dans cette vallée, de nombreux puits à forer, et le gouvernement s'est réservé de vastes terrains pétrolifères déjà reconnus comme tels, dans tout l'arc carpathique.

La production du pétrole roumain n'a cessé de

PETROLE ET SEL 71

s'accroître dans ces dernières années. Le district de la Prahova qui fournissait, en 1899, 207000000 de kilo- grammes de pétrole, en enregistrait 1280000000 de kilogrammes en 1910. Le district de Buzàu faisait un effort autrement plus puissant. 11 produisait, aux mêmes époques, 929000 kilogrammes (en 1899), puis ^2 620000 kilogrammes (en 19 10), augmentant de près de cinquante fois son rendement. En 191 1, les quatre districts pétrolifères : Prahova, Dambovitza, Buzeu et Bacàu, annonçaient à la statistique du royaume 1 826000000 de kilogrammes de pétrole puisés dans leurs sous-sols tertiaires, et, dans le même laps de temps, l'extraction de la benzine passait de 7600 à 120600 tonnes.

Les capitaux étrangers avaient, depuis quinze ans, trouvé dans l'exploitation du pétrole de Roumanie, une source considérable de revenus. En 1908, /i6 mil- lions de francs étrangers maintenaient en activité les puits des divers districts; en 1908, seulement cinq ans après, ces capitaux se chiffraient déjà par 191 millions.

Et tandis que les Français ne figuraient, dans cette somme, que pour 88 millions, et les Hollandais pour 22 millions, l'Allemagne venait en tête des divers pays intéressés avec 87 millions de francs. Les Rou- mains, au même moment, avaient un capital de 3i millions engagés dans cette industrie, ce qui, dans

72 LA ROUMANIE

l'état actuel de leur économie générale, est une somme comparativement élevée.

Presque tout le pétrole exploité en Roumanie pro- vient des propriété particulières. Au dire des spécia- listes, l'avenir des extractions pétrolileres est loin de sa course. Les grandes réserves de terrains, consti- tuées par l'Etat, permettront une prolongation consi- dérable de cette activité économique, dans laquelle des fortunes considérables ont déjà été édifiées.

A quelque distance à l'est de Campina, se trouvent deux mines de sel gemme : Doftana et Slanic.

On sait que, dans les Carpathes, le sel accompagne le pétrole dans les terrains miocènes. La Roumanie est extraordinairement riche en sel, souvenir laissé par les océans d'autrefois, et ce n'est pas dans la vallée de la Prahova, que les gisements sont les plus importants.

Pour avoir une idée de la puissance des massifs de sel, en Roumanie, il suffira de citer deux évalua- tions volumétriques. Le gisement valaque de Ocnele- Mari dans le district de Valcea, sur le cours de l'Oit, est considéré comme représentant 33o millions de ton- nes. Le gisement moldave de Targu-Ocna, dans le dis- trict de Bacau, est évalué à 26/i millions de tonnes. De telles quantités, auxquelles s'ajoutent celles qu'on

PETROLE ET SEL 73

pourrait tirer d'une multitude d'autres salines, exploi- tées ou non, montrent que la terre roumaine possède des massifs salins qui ne s'épuiseront jamais. On a calculé que tout le sel retiré à ce jour du sol de la Roumanie ne représente pas encore deux millions de tonnes. La comparaison de ces divers chiffres rendent inutiles tous commentaires.

Le sel roumain est très pur. Il est constitué presque uniquement par du chlorure de sodium et la propor- tion de ce corps est à peu près la même dans les dif- férentes salines. Une analyse que j'ai sous les yeux indique, pour les sels de première qualité, les chiffres de 99,80 Ocnele-Mari à 99,22 Targu-Ocna pour 100 de cette substance.

L'exploitation du sel était autrefois, dans les deux principautés anciennes, monopole du Prince. Aujour- d'hui elle est monopole de l'Etat. Elle se fait en régie et la plupart des travailleurs sont des forçats.

Le sel roumain peut s'exploiter en blocs énormes. Dans le palais royal à Bucarest, on montre une table, ornée de sculptures, taillée tout entière dans un seul morceau de sel. Dans les hauts pâturages des Carpathes, les bergers, pour retenir leurs troupeaux dans des territoires restreints, placent, en pleine Alpe, de gros blocs de sel dans des chevalets. Les vaches, les chèvres, les moutons, très friands de sel, ne s'écartent guère de ce lieu de délices.

Lorsque nous étions à Doftana, en 1901, l'exploi-

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tation de cette mine de sel avait cessé. Je crois qu'elle n'a pas encore recommencé. L'offre dépassait à tel point la demande que le gouvernement avait jugé inutile de continuer le travail. Les forçats étaient alors employés à des travaux de terrassements. Us fabriquaient aussi, car quelques-uns étaient habiles toutes sortes d'objets en bois ou en corne ; ils ornaient avec des grains de verre des ceintures et des colliers, et tous ces produits étaient vendus dans un bazar, à l'entrée du pénitencier.

Les salines actuellement en exploitation sont celles de Slanic, de Targu-Ocna et de Ocnele-Mari. La Rou- manie peut en tirer de très grands avantages écono- miques. Ses deux voisins de l'Ouest et du Sud, les Serbes et les Bulgares, ne possèdent pas de sel sur leurs territoires. En outre plusieurs grandes indus- tries ont besoin des dérivés du sel, la soude, l'acide chlorhydrique, et nul doute que l'avenir industriel de la Roumanie ne trouve, dans ce pro- duit du sous-sol, les causes d'un nouvel élan.

VI

LA CAPITALE DU ROYAUIVIE: BUCAREST

Physionomie de Bucarest. Les progrès de cin- quante ANS. L'armée et la marine. Les postes et télégraphes. L'instruction publique en Roumanie. Le commerce extérieur.

A

PARTIR de Campina, les collines s'abaissent défi- nitivement. Leurs dernières ondulations vont mourir dans la plaine au bout de laquelle Ploechti (Ploesti) dresse ses coupoles au-dessus de la mer mouvante des blés, qui se prolongera jusqu'au Danube. On traverse la Prahova, puis la Jalomitza, au trois quarts desséchée, ne conservant au milieu de son lit qu'un très faible courant.

Bien avant de l'atteindre, on voit Bucarest appa- raître : elle découpe à l'horizon le profil de ses égli- ses et de ses plus hauts monuments.

Bucarest n'est pas identique à l'image que mes

76 LA ROUMANIE

yeux prévenus attendaient. Elle est à la fois une belle grande ville, semblable à celles de notre Occident et une succession de bourgades orientales, qui s'éten- dent paresseusement sur d'interminables faubourgs. Et pour le voyageur, il est certain que la seconde est infiniment plus intéressante que la première. Il n'en reste pas moins que la ville moderne, la Caléa Vic- toriei, avec ses magasins brillants, ses grands hôtels, ses cafés, chaque fin d'après-midi stationne la foule des consommateurs, pourrait symboliser les transformations matérielles de la Roumanie dans la fin du dernier siècle. Ses monuments publics sont ceux d'une grande capitale, le luxe s'y étale, peut- être trop.

Vous le retrouverez ce luxe, si vous allez le soir, vous promener à la Chaussée Kisseleff, les Champs- Elysées de Bucarest et si vous regardez défiler les nombreuses voitures conduites par les cochers aux robes de velours.

Et cette ville qui compte aujourd'hui 3oo ooo habi- tants, n'était encore, dans le premier tiers du xix* siè- cle, qu'une bourgade malsaine, groupée autour de la cuvette du Cismegiu. Elle commença à prendre quelque importance politique et commerçante, lors- qu'en 1698, elle devint chef-lieu de la principauté de Valachie. Mais sa fortune véritable date de l'union des deux principautés, en i858. Trente ans avant cette époque, les rues les plus fréquentées étaient

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BUCAREST 77

encore de tels bourbiers que, pour les rendre prati- cables aux piétons, on était obligé de les recouvrir de planches. Au-dessous, s'écoulaient les eaux de pluie et les détritus. Des Roumains âgés se rappellent que les paysans de l'Ilfov se baignaient, aussi nus que le jour de leur naissance, tout le long de la Dani- bovitza, à l'endroit s'élèvent aujourd'hui des palais.

La Roumanie latine a, pour expliquer les origines de sa capitale, une légende, où, comme dans la légende de la métropole de la latinité, il est ques- tion de bergers. Et cela, du point de vue de la psy- chologie ethnique, est assez naturel. Peuples de pâtres, les Romains légendaires et les Roumains historiques, devaient naturellement faire jouer, dans les aventures primitives qui créèrent leurs pays res- pectifs, un rôle prépondérant aux bergers.

Et c'est ainsi qu'à Bucarest (Bucuresti), sur la rive droite de la Dambovitza, le berger Boucour (Bucur) fonde une colonie et la met sous la protection d'une petite église, qui existe encore, et que les paysans vénèrent comme le sanctuaire de leur nationalité.

C'est probablement vers le xiii^ siècle que la bour- gade primitive réellement se constitua. D'abord, semble-t-il, elle agrégea ses maisons autour de l'en- droit où Boucour avait planté son bâton de berger. Sa position géographique, la plaçant sur la route des

78 LA ROUMANIE

commerçants venant de FEurope septentrionale et se dirigeant vers Constantinople et le Levant, elle se développa rapidement.

La place Saint-Georges, qui, les jours de marché, donne encore aujourd'hui l'image variée de l'ethno- graphie paysanne des Roumains du Royaume et de la Transylvanie, paraît avoir rempli, dans l'histoire topographique de Bucarest, une fonction essentielle. Les Génois, ces négociants émérites, dont les comp- toirs étaient par toute la Péninsule, avaient dans la Roumanie d'alors, jalonné de leurs établissements le bord du Danube et le littoral de la Mer Noire jus- qu'au Razelm. Ils créèrent jadis, sur cette place, qui était une de leurs étapes principales, d'impor- tants entrepôts.

Le Bucarest de la rive gauche, me dit un ami roumain qui me conduit dans la ville, est parti de cet endroit. De cette place, campèrent les marchands caravaniers qui traversaient la Valachie, se dégagè- rent, à mesure, les avenues commerciales : celle des Transylvains, celle des Juifs, qui n'ont pas cessé d'occuper la Strada Lipscani que nous allons suivre, et cette Caléa Mochilor (Mosilor) dont vous ne regret- terez pas, si vous aimez le pittoresque, les trois kilo- mètres de parcours.

La superficie de Bucarest est immense. Elle dépasse de beaucoup celle des villes occidentales ayant le

BUCAREST 79

même nombre d'habitants. C'est qvie la formation de cette capitale fut toute différente de celle des autres villes métropolitaines. On parle beaucoup aujour- d'hui des Cités-Jardins. Bucarest est une vaste Cité- Jardin, et cela lui donne, au point de vue de la cir- culation de Tair et de l'insolation, des avantages dont, à notre connaissance, peu de villes peuvent bénéficier à un pareil degré. Le long d'avenues qui n'en finissent pas, s'alignent des maisons basses, entourées de verdures. Montez sur la colline de Fila- rète le tramway y conduit la Strada Chibri- turilor laisse pousser en paix les herbes de ses trot- toirs, et vous aurez la vue panoramique de Bucarest et vous serez frappés par la quantité des arbres inter- calés entre les maisons. Que Bucarest maintienne le plus longtemps possible ce type de ville,, l'hy- giène a tout à gagner, puisque le soleil pénètre par- tout largement.

Bucarest, posée au milieu de la plaine alluviale immense de l'Ilfov, et qui, autrefois, bâtissait ses établissements publics et les demeures de ses boyards en briques et leur donnait des façades de stuc, imi- tant plus ou moins les belles demeures françaises, aujourd'hui amène à grands frais les pierres de taille. Elle a construit des édifices considérables que de très grandes villes de l'Europe occidentale seraient heureuses de posséder.

8o LA ROUMANIE

Les bâtiments publics de Bucarest surprennent par leurs vastes proportions, surtout ceux qui ont été édifiés dans les vingt ou trente ans qui sont derrière nous. On dirait qu'ils ont été prévus pour une cité destinée à doubler ou à tripler rapidement le nom- bre de ses habitants.

Parmi les plus formidables palais établis par l'État, il faut citer le bâtiment des Postes et Télégra- phes, la Caisse des Dépôts et Consignations, le Musée d'Histoire naturelle, le Palais de Justice, l'Université, et d'autres encore.

Les hôpitaux sont une des gloires de Bucarest. Plusieurs d'entre eux alignent, sur la rue, des faça- des imposantes, comme l'hôpital de la Fondation Brâncovan, ou l'hôpital Coltza.

Les services hospitaliers de la Roumanie contem- poraine marquent admirablement les eft'orts accom- plis par les Roumains pour mettre leur pays au niveau des Etats les plus civilisés.

Sans doute, au commencement du xix^ siècle, les principales villes roumaines avaient des hôpitaux permanents, mais c'étaient des hôpitaux modes- tes.

Et plusieurs étaient des fondations particulières : certaines familles riches, en Roumanie, ont, à diver- ses époques, largement contribué à créer des œuvres d'assistance. C'est ainsi que les trois plus grandes fondations : l'Ephorie des hôpitaux civils de Buca-

BUCAREST 8i

rest, la Fondation Brâncovan et l'administration des Hôpitaux de Saint-Spiridon à Jassy (lasi) ont été instituées par la libéralité de quelques per- sonnes.

Le service sanitaire roumain comprend aujour- d'hui un grand nombre d'hôpitaux : ruraux, départe- mentaux, communaux, répandus dans tout le pays. L'administration de Saint-Spiridon entretient, pour son compte, onze hôpitaux ; l'Ephorie des hôpitaux civils, douze. En outre, il y a les hôpitaux créés par des fonds particuliers ; les hôpitaux Israélites et les deux hôpitaux de la Commission européenne du Danube à Sulina, dont l'un sert à l'isolement des maladies infectieuses que peuvent apporter les navi- res étrangers. 11 faut encore citer deux créations hospitalières récentes, parce qu'elles ne se rencon- trent pas partout : la léproserie de Tichilesti et la fondation, en lSr)^, par le ministère de l'Agriculture, d'un hôpital pour les individus atteint de la pellagre cette abominable maladie causée par le maïs ava- rié — à Pàucesti Dragomire§ti, dans le district de Roman (Moldavie).

Lorsque, venus de la gare, vous enfilez la Caléa Victoriei, vous avez bientôt, à main gauche, l'Athé- née — vous pourrez admirer de beaux tableaux

E. PiTTARD. 6

82 LA ROUMAxNIE

de Grigoresco et un peu plus loin, à droite, la rési- dence royale.

Ceux qui chercheraient à Bucarest, pour les appar- tements royaux, une de ces vastes et somptueuses constructions, comme en ont la plupart des cours européennes, serait bien étonné, en arrivant auprès de ces simples corps de bâtiments.

Carol I" et ceci est tout à sa louange a tenu à garder la maison qui servit de résidence à son pré- décesseur, le prince Couza, et dans laquelle il vécut lui-même ses premières années de règne. On raconte que lorsqu'il y parvint pour la première fois, des Tziganes campaient au pied des murs en même temps que des cochons y cherchaient les premières chaleurs du printemps. Le prince demanda au géné- ral Golesco ce qu'était ce bâtiment, au devant duquel l'attendait une garde d'honneur. Et le géné- ral répondit : « Sire, c'est le Palais ! »

Aujourd'hui, deux ailes ont été ajoutées à ce palais primitif. Le corps central renferme la salle du trône et la salle des fêtes. Et dans l'intérieur des appar- tements royaux, qu'il est facile de visiter, on trouve de riches bibliothèques et de remarquables œuvres d'art.

Charles de Hohenzollern-Sigmaringen, prince de Roumanie, avait vingt-sept ans lorsqu'il se mit à la

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tête des Principautés réunies. A cette époque ce riche pays qui devenait le sien, allait à l'abandon. Il s'était un peu relevé depuis le moment, très rappro- ché cependant, les voyageurs qui l'avaient tra- versé — comme Moltke et Thouvenel avaient emporté de ses terres en friche, de ses sillons délais- sés et de ses maisons en ruines, des impressions si désespérées. Le Prince Charles, les premières années de son séjour, n'échappa pas à la tristesse que le spectacle de ce délabrement donnait à tous les visi- teurs et dont on trouve tant d'expressions dans les livres de cette époque.

Tout était à créer : les routes, les ponts, les che- mins de fer, les canaux. Il fallait réorganiser et déve- lopper l'enseignement à tous les degrés, les indus- tries, les cidtures et les finances.

La réorganisation de l'Université de Bucarest date de 1870 et celle de Jassy de 1879. En 1S66, le total des exportations et des importations, était, en gros, de 187 millions. Quarante années plus tard il attei- gnait 800 millions. A l'élection du roi, les revenus de l'État étaient de 56 millions. En 190G, lorsque dans un accord unanime, on fêta le jubilé de qua- rante ans de règne, ils étaient d'environ 3oo millions. Et ceux qui, en cette année 1906, ont visité l'exposi- tion de Bucarest ont pu juger de la quantité et de la qualité des progrès réalisés par la Pioumanie dans toutes les directions.

8^ LA ROUMANIE

Il fallait enfin, sur ce pays neuf, sur ce pays qui pouvait devenir très opulent, tant de convoitises avaient posé leurs regards, constituer une armée capable de défendre le sol national. Pour ce dernier objet, le roi fit des efforts extraordinaires. A son avè- nement, l'armée roumaine se composait de àb /io4 soldats avec 5 97/i chevaux. Aujourd'hui, elle peut mettre sur pied environ 600000 hommes.

L'armée roumaine est surtout une armée de paysans. Elle est semblable, comme qualité, à l'ar- mée serbe, ou à l'armée bulgare. Les troupiers rou- mains sont de bons soldats, patients, sobres, tenaces, endurants, capables de très grands efforts.

L'organisation de l'armée roumaine est basée sur le principe du service militaire personnel et obliga- toire. La Constitution porte expressément que cha- que habitant (sauf les étrangers), en état de porter les armes, doit être incorporé, à partir de vingt et un ans, dans un des éléments de l'armée. Le rem- placement n'est pas admis. Sont exemptés du ser- vice militaire, les infirmes, et les membres du clergé de tous les cultes, reconnus par l'Etat rou- main. Sont dispensés, en temps de paix seulement, les jeunes gens qui sont l'unique soutien de leur famille, soit qu'ils entretiennent des parents infir- mes, soit qu'ils aient des frères mineurs, orphe- lins, et sans moyens d'existence.

L'ARMÉE ROUMAINE 85

Les engagements volontaires sont acceptés pour les jeunes gens de i8 ans accomplis, et pour les sous- officiers qui ont terminé leur service militaire, mais qui désirent demeurer dans l'armée.

L'armée roumaine se compose de deux éléments : i) L'armée active et sa réserve. 2) Les milices (armée territoriale).

Tout soldat sert sept ans dans l'armée active et douze ans dans la réserve. 11 reste sous les drapeaux de trois à quatre ans suivant l'arme.

Le mode d'instruction des soldats crée, dans cette armée active, deux parties : l'armée permanente et l'armée territoriale. Le contingent de chacune de ces parties est fixé chaque année par les Chambres. C'est le tirage au sort qui décide de l'entrée dans l'une ou dans l'autre. Les petits numéros sont appelés dans l'armée permanente, les gros dans l'armée ter- ritoriale. Les soldats de l'armée permanente sont casernes pendant deux ou trois ans. La durée du ser- vice dans l'armée territoriale, les hommes entrent à quarante ans, est de six années.

Cet arrangement convient à un pays agricole comme la Roumanie ; il rend moins coûteux l'entre- tien de l'armée, il n'enlève pas au sol un nombre de bras trop important.

Qu'on n'imagine pas, à priori, que les hommes de l'armée territoriale, s'ils ont une instruction mili- taire moins complète que les hommes de l'active,

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sont pour cela de, moins bons soldats. Dans la guerre de 1877-1878 les territoriaux composaient les deux tiers de l'infanterie c'est-à-dire seize régiments et la presque totalité de la cavalerie. Ces régiments appe- lés à combattre contre une des meilleures armées de l'époque, les Turcs d'Osman Pacha, se montrèrent de solides troupes, et la prise de Plewna demeurera toujours pour elles un titre de gloire.

Depuis le Traité de Berlin la Roumanie a obtenu de nouveau un débouché sur la mer. Et elle a pris assez au sérieux sa situation de pays maritime pour se mettre aussitôt à créer une flotte de guerre, capa- ble de protéger ses bateaux de commerce et ses côtes, surtout son port de Constanza, pour le développe- ment duquel on suscita tant d'énergies. Cette flotte maritime ajoutait ses unités d'ailleurs pas bien considérables à la flotte fluviale déjà existante.

La marine de la Roumanie comprend une division de mer dont les éléments principaux sont : un croi- seur, un brick-école, une canonnière, trois torpil- leurs, — et une division du ]3anube. La flotte du Danube est composée d'un plus grand nombre d'élé- ments. On prévoyait, il y a quelques années, quatre monitors cuirassés, dix torpilleurs, et un assez grand nombre de canonnières, de chaloupes vedettes, cha- loupes canonnières, pontons, péniches, etc. En réa- lité ce nombre n'a pas encore été atteint.

L'ARMÉE ROUMAINE 87

La longueur du Danube roumain et la rivalité qui depuis tant d'années existe entre la Roumanie et la Bulgarie, expliquent la raison de ce déploiement de forces fluviales. Toutefois cette flotte est encore bien modeste, et nul doute qu'après la guerre, elle ne soit augmentée.

Le développement intensif de l'armée roumaine est en correspondance étroite avec le développement général du royaume. A Bucarest, plus que partout ailleurs, vous saisissez, sous toutes espèces de for- mes, le déploiement des énergies qui ont créé la Roumanie contemporaine.

Et comme nous sommes arrêtés devant l'immense façade du Palais des Postes, je me rappelle une sta- tistique qu'on me montra quelques heures aupara- vant au Ministère. En nous faisant remarquer qu'en Occident, nous utilisons volontiers le trafic postal pour mesurer le degré d'activité d'un pays, mon interlocuteur mit un doigt sur une des colonnes de chiffres. Et je lus qu'en 1 891-1892 le trafic roumain des lettres, cartes postales, imprimés, etc., atteignait un total de 3o millions d'objets. A cette époque-là, la Roumanie était déjà en pleine ascension économi- que. Et pour me prouver que cette marche ne s'était pas ralentie, on m'indiqua le total de l'année dans

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laquelle nous étions : 1910-1911. Et je lus : 167 mil- lions. Evidemment il n'y avait pas recul. Et il n'y avait pas non plus stagnation.

Plusieurs années auparavant, au moment de l'ex- position nationale de Bucarest, ce trafic postal avait fait un bond formidable qui l'avait mené à 228 mil- lions. Mais il s'agissait d'un fait exceptionnel, et l'année d'après, la statistique ne marquait plus, dans cette colonne, que le chifiVe, plus modeste, de i5i millions.

Dans le même laps de temps (de 1898 à 191 1) la longueur des lignes télégraphiques passait de 5 5oo à 7 3oo kilomètres et le nombre des télégrammes internationaux de /i86 000 à i 286000. Et comme l'on voulait absolument me convaincre de l'intensité des progrès réalisés par le royaume, on me montra encore qu'en quinze années, les postes d'abonnés téléphoniques avaient passé de 600 à 1 5 000. Je n'avais pas à supposer que tous ces abonnés sont simple- ment des bavards 1

Et l'instruction publique, hasardais-je? Ses pro- grès ont-ils suivi une courbe pareillement ascen- dante?

Certainement. D'ailleurs, pour que vous soyez mieux informé, nous allons nous adresser au mi-

INSTRUCTION PUBLIQUE 89

nistre même de l'Instruction publique, M. Spiru Haret.

M. Haret m'a reçu avec l'amabilité la plus parfaite. Cet homme, calme, modeste, réservé, d'une cour- toisie charmante, ancien professeur de mathéma- tiques à l'Université de Bucarest, a rendu de très grands services au royaume. J'ai revu M. Haret à plu- sieurs reprises depuis ce jour-là, et il a bien voulu s'inté- resser très vivement à l'enquête anthropologique que je poursuivais dans son pays. J'ai appris dernière- ment — et indirectement sa mort. Je saisis l'occa- sion de rappeler ici la mémoire de cet homme dis- tingué, dont la Roumanie doit regretter sincèrement la fin prématurée.

M. Haret nous a reçu dans son appartement per- sonnel de la Strada Verde. Je lui dis que ce qui m'inté- resse le plus, c'est de connaître comment a progressé l'instruction primaire chez le peuple roumain à la fois si intelligent et, jusqu'au milieu du xix* siècle, si négligé.

J'indique ici, le mieux possible, le résumé de notre conversation, prenant tout naturellement à ma charge ce qu'il pourrait contenir d'erreiirs.

- Au xvi^ siècle, me dit M. Haret, en Roumanie, comme dans tout l'Occident, les moines et les prêtres répandaient autour d'eux quelques rudiments d'ins- truction. Ils enseignaient à leurs élèves la lecture et

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l'écriture, mais n'allaient guère au delà. L'enseigne- ment était inculqué en langue slavonne. C'était la lan- gue liturgique et vous comprenez tout de suite le danger que courait, par ce fait, notre langue nationale.

Au xvii^ siècle, les fils des grands boyards allaient volontiers étudier à l'étranger, notamment en Polo- gne, à deux pas de la Moldavie. Toutefois il existait, à Jassy et à Bucarest, des écoles, ébauches d'écoles secondaires, fondées par les Princes. Leur clientèle se recrutait parmi les petits bourgeois, mais le peu- ple demeurait confiné dans une complète ignorance. Au surplus, ces écoles mêmes abandonnèrent assez rapidement le roumain pour employer le grec. Nous sommes encore à nous demander, quand nous nous rappelons ces événements, comment notre culture latine survécut à de telles vicissitudes...

Il nous faut arriver au xix* siècle pour voir s'accom- plir les progrès décisifs.

Je vous fais grâce de l'historique détaillé qui rap- pellerait les étapes par lesquelles passa notre ins- truction publique, au cours de ce siècle. Je vous signale simplement qu'en i86/i la loi proclamait la liberté de renseignement en même temps qu'elle décrétait l'instruction primaire obligatoire. Vous voyez que nous n'étions pas en retard sur les autres Etats européens.

Venons-en à la chose qui vous intéresse, à l'en- seignement primaire actuel.

INSTRUCTION PUBLIQUE 91

Il est obligatoire pour les enfants de 7 à id ans. Nos écoles primaires rurales gardent les élèves pen- dantcinq ans; nos écoles primaires urbaines pendant quatre ans.

Vous avez vu combien, dans notre pays, les habi- tations sont disséminées. Lorsque les hameaux sont éloignés de plus de trois kilomètres de toute école rurale et que cette agglomération excentrique, compte au moins lio enfants de 7 ans et au-dessus, on crée ce que nous appelons une école de hameau. Elle pourra devenir une école rurale.

Cependant nous n'arrivons pas encore à atteindre tous les enfants du pays à cause de la dispersion de la population. Mais les jeunes hommes illettrés leur nombre est encore malheureusement très consi- dérable — trouvent, en arrivant à l'armée, des écoles annexes des corps de troupe.

En 1866 remarquez que je ne remonte pas bien loin nous avions 2 i53 écoles primaires urbaines et rurales dans tout le royaume. En i885, on comptait déjà 2 669 écoles rurales et 288 écoles primaires urbaines, soit 800 écoles de plus. En 1909 le nombre en était presque doublé. En i885, 95 000 enfants des deux sexes étaient inscrits dans ces écoles ; quatorze ans plus tard, il y en avait plus de 5ooooo. Accordez-moi que nous avons fait quel- ques progrès...

L'enseignement primaire urbain, plus répandu dès

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l'origine, ne pouvait naturellement pas suivre une pareille courbe de croissance, cependant lui aussi s'est développé.

Mais nous ne sommes pas au bout de notre tâche. Nous devons considérer que l'effort accompli n'est qu'un commencement. Proportionnellement, nous avons beaucoup moins d'écoles que vous, beaucoup moins que la plupart des pays d'Europe, moins que la plupart de nos voisins. En Roumanie, je vous l'ai dit, le grand ennemi de l'école primaire rurale, c'est la distance que les enfants doivent parcourir, de la maison à la salle d'étude. En hiver les difficultés deviennent insurmontables. Nous remédierons à tout cela petit à petit. Il faut avoir confiance.

Ce qui pourra encore vous intéresser, c'est l'action sociale exercée par nos instituteurs dans les campagnes : ils ont créé des écoles d'adidtes, des cantines scolaires, inauguré des conférences contre l'alcoolisme, et ces jolies veillées de village les institutrices, rassemblant autour d'elles les mères de leurs élèves, parlent de l'hygiène de l'alimentation et de l'habitation, et suscitent ainsi une foule de questions utiles qui n'auraient jamais été posées.

Pendant longtemps encore M. Haret me parla avec chaleur de ses chères écoles, de toutes les école dont il avait la garde.

Au sujet de l'enseignement supérieur, j'étais déjà

INSTRUCTIOiN PUBLIQUE 93

informé, par des visites, à l'Université et dans quel- ques-uns des instituts scientiiîques, j'avais admiré des installations intérieures dont pourraient s'enorgueillir beaucoup de villes occidentales. Dans le domaine de l'instruction universitaire, la Rouma- nie a fait magnifiquement les gestes nécessaires. Elle s'apprête d'ailleurs, sachant le profit qu'elle en peut tirer, à mettre toujours plus ses hautes Ecoles au niveau des obligations de la science moderne. non plus, elle ne veut pas ralentir son effort

Les influences étrangères à Bucarest c'est-à-dire en Roumanie ont subi, dans les vingt ans qui viennent de s'écouler, et dans toutes les directions, d'importantes transformations. 11 est hors de doute, par exemple, que dans la dernière décade au moins, l'empire allemand n'ait pris, en Roumanie, le pas sur les autres pays. L'ascendant de l'Allemagne se lisait visiblement un peu partout : dans l'armée, dans l'industrie, dans le commerce. En 1914, le fils d'un de mes amis roumains passait me serrer la main avant d'aller, me disait-il, à l'École de guerre. Et comme je m'apprêtais à lui donner quelques recom- mandations, ne doutant pas, connaissant les tradi- tions de sa famille, qu'il allait à Paris, il me répondit: Mais je vais à Berlin 1...

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Cette réponse, elle était devenue naturelle chez les industriels aussi et chez les commerçants. Dans les chemins de fer et dans les restaurants où, jadis, en dehors du roumain on ne parlait que le français, l'al- lemand était de plus en plus employé. Il faut ajouter que l'iVllemagne et l'Autriche-Hongrie également développaient plus d'énergie dans leurs efforts pour accaparer économiquement la Roumanie et plus de stabilité dans leurs relations que les autres Etats. Ils récoltaient largement; mais ils s'étaient donné beaucoup de peine pour semer. En outre, la régularité dans les échanges était mieux assu- rée, me disait-on, par les représentants des em- pires germaniques que par ceux des autres pays...

Un coup d'œil jeté sur les relations économiques internationales suffit pour être convaincu de l'impor- tance qu'avait prise l'Allemagne dans la vie commer- ciale de la Roumanie.

Le commerce du royaume, qui n'a jamais cessé de s'accroître depuis cinquante ans, a subi, au cours des quinze dernières années, de singulières fluc- tuations dans sa quantité même et dans la direction de ses exportations et de ses importations. La der- nière statistique publiée, du commerce de la Rou- manie, est celle de igiS. Elle a paru pendant la guerre générale, en igiô. On y voit l'Allemagne figurer en tête du commerce extérieur de la Rou-

RELATIONS ÉCONOMIQUES gb

manie avec 290226709 de leis (francs). Elle est sui- vie par l'Autriche-Hongrie etla Belgique. Jusqu'alors, la Belgique venait fréquemment au premier rang de tous les pays européens à qui la Roumanie vend et achète. Une grande partie des céréales, cultivées sous le ciel roumain, étaient exportées dans la Belgique qui les revendait un peu par- tout, notamment à l'Allemagne, à la Hollande et à la Suisse.

Avec une extraordinaire ténacité, qui est extrême- ment intéressante à suivre, année après année parce qu'elle peut être une leçon l'Allemagne a régulièrement augmenté ses affaires avec la Rou- manie. En 1903, elle figurait au bilan général du royaume pour gS millions de francs. Dix ans plus tard elle inscrivait, dans la même colonne,, 206 mil- lions de francs, soit une augmentation de 21 2 pour t 00. C'est là, semble-t-il, un remarquable exemple de l'activité commerciale d'un pays qui n'a pas craint nous l'avons déjà vu, à propos de l'exploitation du pétrole d'aller, au loin, « brasser » de grandes affaires. Pendant les onze dernières années, les quan- tités de marchandises importées d'Allemagne en Roumanie sont montées de 168 55o tonnes à 646925 tonnes, ce qui équivaut à une progression de 283 pour 100.

Dans le même laps de temps, les relations com- merciales de la Roumanie avec l'Autriche-Hongrie

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doublaient et les quantités de marchandises échan- gées subissaient une augmentation de ii6 pour loo. La statistique la plus récente assigne aux autres pays les rangs suivants. Après l'Allemagne, l'Au- triche-Hongrie et la Belgique, viennent l'Angle- terre, la France, l'Italie, la Turquie, la Hollande. Les États-Unis d'Amérique n'arrivent qu'au neu- vième rang.

Quand on a beaucoup circulé dans le pays rou- main, on a le sentiment que l'exploitation commer- ciale de ce pays n'est qu'ébauchée. Les chiffres que nous avons donnés et nous nous sommes efforcés d'en diminuer le nombre autant que possible, dans un texte qui n'est pas celui d'une Revue économique montrent, dans toutes les directions, l'extraordi- naire ascension du commerce de la Roumanie. 11 est hors de doute que celle-ci n'est pas au bout de son terme.

L'intelligence et l'opiniâtreté que l'Allemagne a tendues depuis moins d'un quart de siècle, pour accaparer une grande partie du commerce roumain, devraient être un stimulant aux industriels et aux commerçants des autres pays. Nul doute qu'après la guerre, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie ne soient éliminées dans une grande mesure, dans toute la mesure du possible, des statistiques commerciales roumaines. Or, à eux deux ils possédaient leài,^^ pour lOo, soit presque la moitié, de la valeur totale

RELATIONS ÉCONOMIQUES 97

du commerce de la Roumanie. Aux autres pays à prendre la place que ces deux Etats qui sont de- venus aujourd'hui les ennemis les plus rigoureux des Roumains avaient su occuper dans l'économie générale du jeune royaume.

A chaque pas que vous faites dans les rues de Buca- rest vous recueillez de nouveaux témoignages de la rénovation roumaine. Et les Bucarestois se donnent le plaisir, compréhensible d'ailleurs, de vous en faire saisir toutes les formes tangibles. Ils tiennent à prou- ver l'inanité de certains préjugés ayant parfois encore créance en Occident, au sujet de la Roumanie, de certaines défiances qui s'attachent aux pays neufs.

Celui qui les professe ou les propage disent- ils n'a jamais aperçu, même de loin, les frontières du royaume. Ils vous promènent devant leurs palais, vous font toucher du doigt la richesse et la variété de leurs « instituts » et de leurs fondations. Ils font des comparaisons avec d'autres pays européens nés presque en même temps qu'eux à la vie politique, citent des chiffres, supputent l'avenir. Ils vous disent que l'incroyable développement du Japon n'a rien qui les surprenne, eux qui savent ce que leur petit pays a été capable d'accomplir.

Cet orgueil est sans doute légitime. Mais les mécon-

E. PlTTARD. 1

98 LA ROUMANIE

tents il y en a toujours reprochent à Bucarest d'avoir centralisé trop intensément toutes les forces vives de l'intellectualisme roumain, et cela au détri- ment de villes comme Jassy qui méritait mieux que le demi-abandon dans lequel elle est tombée. Nous avons entendu fréquemment des Moldaves se plain- dre de cette sorte d'impérialisme bucarestois et le déclarer dangereux pour l'esprit national. Les mécontents disent aussi : oui, de ces palais nom- breux et splendides, de ces instituts magnifiques, rayonne-t-il, au profit du pays tout entier, toute la science qu'on pourrait en attendre, tous les perfec- tionnements d'administration intérieure et tous les progrès sociaux désirables?...

Nous n'avons pas à prendre parti dans ce débat.

Les voitures conduites par les cochers russes cir- culent à grande allure. Les réverbères s'allument. Les magasins éclairent leurs devantures. Dans la fraîcheur qui vient avec le crépuscule, les citadins arpentent les trottoirs. Au-devant des cafés, il y a foule. Le jardin de l'Athénée est envahi par les pro- meneurs. Et dans le quartier central nous som- mes, l'absence complète des costumes indigènes nous fait croire un instant que nous habitons la capitale d'un grand pays d'Occident.

RELATIONS ÉCONOMIQUES 99

Ce que j'aime surtout à Bucarest, que mes amis roumains me le pardonnent, ce sont ses ban- lieues, ses longues rues bordées de verdures, les passants sont rares ; ses avenues qui s'enfoncent vers les campagnes et l'on glisse graduellement, presque sans s'en apercevoir, de la vie citadine intense, avec ses automobiles, ses tramways, son bruit d'usine, ses magasins somptueux et sa multi- tude affairée, à la vie rurale l'indolence naturelle du paysan n'est plus troublée, sa fantaisie peut se donner libre cours. Le long de ces avenues et sur le bord de ces places, vous vous croyez transporté dans un village de l'Olténie ou de la Munténie. Vous y retrouvez les vrais Roumains dans leur costume national, avec leur large ceinture de cuir apparais- sant sous le cojoc brodé, leur tête bien carrément coiffée de la caciula, le bonnet en peau de mouton. Au lieu des bottes vernies de leurs concitoyens de la Caléa Victoriei, ils ont à leurs pieds, les opintches (opinca) de cuir, que chacun fabrique : le soulier antique intégralement conservé et tel que vous pou- vez en voir un exemplaire au Musée de Cluny. Et vous assisterez, le long de votre promenade, à toutes les scènes typiques de la vie paysanne.

Qu'il me soit permis de vous recommander, à vous

lOO

LA ROUMANIE

les voyageurs pressés, débarqués à Bucarest, cette première vision de la Roumanie orientale. Elle vous donnera une impression que vous n'attendez pas; et je suis sûr que, ayant mesuré son intérêt, vous allon- gerez de quelques semaines votre séjour dans le pays.

VII

LE DANUBE, LA ROUTE VIVANTE DE L'ORIENT

Le cours du fleuve. Le Danube, fleuve rou- main. — Quelques souvenirs d'histoire. Braila ET Galatz.

Sur toute son étendue, Timmense plaine de Vala- chie est bordée par le Danube. Ce vaste fleuve, qui rassemble en un cours majestueux les eaux d'une grande partie de l'Europe centrale et orientale, dont le bassin a une superficie de 800 000 kilomètres carrés, décrit, sur la carte de Roumanie, une courbe qui suit presque régulièrement celle de l'arc carpathique. 11 est pour le royaume, comme le Nil pour l'Egypte et toutes proportions gardées, un « don précieux ». Il est la voie la plus importante pour les échanges ; il donne à l'atmosphère une par- tie de l'humidité nécessaire aux pluies fécondantes ; il crée le chapelet des lacs de Valachie dont l'abon- dance en poissons est une fortune ; il est, enfin,

I02 LA ROUMANIE

pour tout le sud de la Roumanie, une admirable défense naturelle : une tranchée qui dépasse, dans les points les plus étroits, 600 mètres de largeur.

Après avoir franchi avec impétuosité les défilés creusés entre les montagnes, servant de frontière au Banat et à la Serbie, et qui aux Portes de Fer sont encore plus resserrées, il touche le sol roumain à Verciorova, et, presque tout de suite, sa vitesse ayant diminué, il étalera son flot.

On sait que la rive bulgare est différente de la rive roumaine. Cette dernière arrête un peu en arrière du fleuve les dernières pentes de sa plaine. Entre celle-ci et le Danube, la « lunca », d'une étendue qui varie, reçoit les eaux déversées par les crues.

La profondeur du Danube se modifie beaucoup selon les lieux. Dans la partie terminale du fleuve, elle peut dépasser vingt-cinq mètres, mais elle pré- sente aussi des chiffres très faibles : trois mètres à Calaragi, quatre à Giurgiu, et l'histoire a signalé les régions les moins profondes, sortes de gués, parse- més d'iles sableuses, que passèrent, à l'époque de la grandeur politique des Osmanlis, les armées turques.

Le régime du Danube montre de grandes varia-

L E D A i\ U B E io3

tions. Pendant la sécheresse des mois d'été et d'au- tomne, les eaux sont basses. Elles le sont même tel- lement que les navires de grains qui prennent leurs marchandises à Braïla et à Galatz, ne peuvent partir à plein chargement et sont obligés de compléter leur cargaison à l'embouchure, à Sulina. Au prin- temps, les eaux accourues de tous les côtés, depuis la région de son cours initial, alors que les neiges fondent sur les sommets, lui apportent une telle quantité d'affluents que le débit du fleuve passe de 9 200 mètres à 28 000 mètres et que son niveau s'élève de cinq à neuf mètres au-dessus de l'étiage.

Alors les débords s'étendent partout, les lacs tem- poraires se remplissent, la « lunca » s'élargit au point de donner l'illusion, lorsqu'on est sur la rive gauche, qu'à la place du fleuve on a devant soi un lac sinueux considérablement allongé. C'est à ce moment qu'on s'explique la raison pour laquelle les villes roumaines, à l'exception de deux ou trois, ne peuvent pas être assises au bord même du Danube.

Les lacs danubiens commencent à la frontière des districts de Méhédintz (Mehedinti) et de Dolj. Un peu au sud de Cétatéa, presque en face de Vidin, alors que le fleuve accomplit son dernier méandre et que les soulèvements du sol roumain ne gêneront plus sa marche, les premières cuvettes de la « lunca » se remplissent. Ce sont d'abord de petits marécages

lo/i LA ROUMANIE

égrenés, puis après avoir passé la ville bulgare de Lom Palanka, apparaît le lac Nédéia, aux contours tortueux et, à égale distance entre les embouchures du Jiu et de l'Oit, les lacs Potel. Plus loin vers rOrient, on trouve le lac Suhaia et, un peu avant d'atteindre le cours terminal de l'Arges, le lac Gréaca. Presque en face, commence la nouvelle frontière de la Dobroudja, cédée en igiS par la Bulgarie. C'est qu'est Turtucaia (Tutrukan) se livra la première grande bataille de la guerre roumano-bulgarede 1916. Enfin, au sud du Baragan, s'étale une série de nappes, dont le lac Calarasi, aux dessins capricieux, est le plus grand.

A partir de Silistrie, le Danube se sépare en deux bras, enserrant entre eux une île étendue, maréca- geuse, semée de bouquets d'arbres, qui se termine à Hârsova. Puis la fantaisie du relief oblige le fleuve à de nouvelles subdivisions. A Braïla, le cours rede- vient unique, jusqu'un peu en amont de Toulcha (Tulcea), le bras de Kilia s'est détaché. A quel- ques kilomètres à l'est, la dernière bifurcation crée les deux embouchures de Sulina et de Saint-Georges.

Nous sommes en plein Delta. Nous le retrouverons, lorsque nous parcourerons la Dobroudja.

Depuis Verciorova, jusqu'à la mer, on peut dire

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LE DANUBE io5

que le Danube est vraiment un fleuve roumain. Les pays voisins ne lui envoient que très peu de leurs eaux. La Serbie lui donne le flot du Timok et la Bul- garie ceux - principalement de l'Isker et de la Jantra. Un seul coup d'œil sur la carte nous montre la difli'érence des apports respectifs. Des Carpathes, les sillons au fond desquels coulent les rivières, sont ininterrompus. Toutes les neiges qui tombent l'hiver sur le versant roumain, toutes les pluies qui glissent sur les pentes des monts et des collines, vont au Danube. Depuis la Bahna, qui se jette en aval de Turnu-Severin et qui ne parcourt qu'un très bref che- min, jusqu'au Pruth qui limite la frontière de Russie, toutes les rivières roumaines collectent pour le Danube.

Il est donc légitime que le cours terminal 4u fleuve appartienne aux Roumains ; et c'est d'autant plus légitime, que les alluvions charriées par le Danube ont été, en grande partie, enlevées au sol de leur pays. En s'entassant aux embouchures, les limons sont d'honnêtes limons. Le Delta n'est presque pas autre chose que de la terre roumaine arrachée, trans- portée et déposée. 11 est, en somme, une restitution.

De Verciorova à Zimnitcha.

Lorsque, venant de Vienne, on descend le Danube, la dernière localité austro-hongroise que le bateau

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accoste, est Orsova, tête de ligne d'un chemin de fer qui, parTemesvar et Buda-Pest, rejoint la capitale de l'empire. On nous montre, à côté de la petite ville, l'emplacement fut, dit-on, enterrée en 18^9, par les patriotes magyars, la couronne royale de Hongrie que le gouvernement révolutionnaire ne voulait pas laisser tomber aux mains de François-Joseph. Retrou- vés quelques années plus tard, ces ornements royaux furent ramenés à Buda-Pest et, par une de ces ironies du sort dont l'histoire n'est pas avare, ils servirent, en 1868, au couronnement de l'empereur-roi qu'on avait déclaré déchu, vingt ans auparavant, du trône de Saint Etienne !

La route qui nous conduit à la frontière roumaine suit le bord du Danube, dont les eaux irrésistibles, relativement calmes en cet endroit, iront bientôt tourbillonner, en mugissant, dans le Dolni-Demir- Kapou, la Porte de Fer intérieure. Des saulaies, qui sont les compagnes presque inévitables du fleuve, trempent leurs branches flexibles dans l'eau grise.

Au milieu du Danube, comme un navire qui serait ancré, l'ile d'Adah-Kaleh dresse sa ceinture de ver- dures et ses vieilles murailles turques. Les sul- tans avaient mis là, autrefois, une importante garni- son. C'est que l'ile surveillait à la fois le défilé fluvial, la Serbie, la Valachie et l'Autriche. Les

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Osmanlis et les Autrichiens y luttèrent à bien des reprises et Léopold I" y construisit, alors que, par fortune, l'ile, momentanément, appartenait à son empire, une forteresse dont les ruines s'aperçoivent encore et qu'avec un bateau de pêcheur nous allons visiter.

A peu près perdue pour la Turquie dès le mois de mai 1878, l'empereur François-Joseph mit la main sur elle, Adah-Kaleh était restée, jusqu'à la guerre de 1912-1913, nominalement au moins, la propriété de la Porte. A ce moment, l'Autriche-Hongrie, pro- fitant des circonstances, l'annexa définitivement. Auparavant elle était un port franc, et les habitants, qui vivaient de pêche et de contrebande, ne faisaient pas de service militaire.

Au-dessus des rues dallées et bordées d'arbres, le minaret marque encore la présence des propriétaires anciens et le vieux cimetière enfouit ses stèles orne- mentées sous des touffes de plantes poussées à l'aven- ture.

Après avoir longuement erré sur ce seuil del'Orient, souvenir tangible d'une fabuleuse histoire, survivant au milieu d'une civilisation complètement renouvelée, nous reprenons notre bateau qui nous ramène à Orsova.

Le soir même, nous franchissions la frontière de Roumanie.

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A quelque distance de Verciorova, Turnu-Severin, placée en amphithéâtre, présente une activité de commerce fluvial dont nous ne retrouverons un équi- valent que fort loin en aval.

Ce petit port, sa population est d'environ 20 000 âmes se rappelle avec orgueil les première pages de son histoire : alors que Trajan la prit, comme appui, pour sa marche vers le Nord ; alors qu'elle s'appelait Drobeta et que l'empereur Septime Sévère y avait établi son camp retranché. La pioche des manœuvres, et les charrues des paysans, ramènent au jour, à chaque instant, les souvenirs de cette époque.

C'est aussi que, mil huit cents ans plus tard, un autre conquérant de la Roumanie, un conquérant pacifique Charles de Hohenzollern, convié par les Roumains, enfin lassés de leurs disputes intes- tines, à devenir leur prince, parvenait sur le terri- toire de sa nouvelle patrie. On a raconté ce voyage au travers de l'Autriche se préparant à la guerre, la triste impression de l'arrivée sur le sol roumain et ce que furent les premiers temps de ce règne. Ce prince, de mœurs et de goûts germaniques, péné- trant dans cette civilisation orientale pour laquelle il était si mal préparé, pour laquelle il se sentit

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presque de la répugnance, ne s'y accoutuma que fort difficilement. Mais on sait que, petit à petit, il finit par aimer profondément cette terre qui lui donna, par surcroît et il y fut très sensible , la cou- ronne royale.

Lorsque, quelque temps après, Charles de Hohen- zollern amena sa femme, Elisabeth de Wied, l'en- trée dans la Valachie fut, au moins pour la jeune princesse, autrement plus accueillante.

Les paysans acclamant leur souverain, la beauté des costumes, l'expansion d'un enthousiasme tout méridional que l'Allemagne ne lui avait jamais fait pressentir, l'étrangeté même du pays qu'elle abor- dait, déterminèrent chez la future reine, si vibrante à toute émotion artistique, un sentiment de recon- naissance qu'elle garda toute sa vie, et qu'on retrouve au travers de son œuvre littéraire. Cette femme remarquable, au cœur pur, à la générosité toujours en éveil, douée d'une simplicité charmante, fut, par la compréhension qu'elle eut instantanément de l'âme de la Roumanie, un appui extrêmement pré- cieux pour le roi, appui qui lui permit, à diverses reprises, de franchir de redoutables obstacles contre lesquels sa ténacité, pourtant proverbiale, faillit se lasser.

Certaines régions du monde paraissent être pré-

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destinées aux drames historiques. Et je pense, ce soir, alors que le crépuscule verdit les eaux du fleuve, à toutes les aventures qui, aussi loin que la vue s'étend sur le passé, n'ont cessé de se dérouler sur ces rivages.

Les Préhistoriques et les Protohistoriques dont les noms sont ignorés, ont longé ou ont traversé le Danube : les fonds de cabanes néolithiques, les tumulus plus tardifs, les sépultures de types divers, ont jalonné leurs passages.

A l'âge du bronze et à l'âge du fer, la vallée danu- bienne est la voie des échanges entre la Scandinavie et l'Archipel. Trente siècles avant Jésus-Christ, elle voit fleurir la civilisation égéenne, puis la civilisation mycénienne. Ensuite sont venus ceux que nous appe- lons les Barbares. Ils arrivèrent de divers côtés : les uns de l'ouest comme les Gaulois ; les autres, écou- lés des étendues de la Scythie, s'avancèrent gra- duellement vers le Balkan. Scythes, Thraces, Gètes, Daces, précédèrent l'occupation romaine. Et après les Romains, dont l'autorité puissante se retrouve partout dans ces régions, ces terres sont encore les témoins de l'extraordinaire ruée des peuples les plus bigarrés, jusqu'à Iheure le Turc dressera sa digue ; elles verront enfin les descendants de ces peuples s'émanciper du Turc...

Ainsi sur ces bords, glissent depuis des mil- lions d'années les eaux pressées, combien d'hommes,

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différents par l'aspect physique, par la culture, par les costumes, par la manière d'envisager la vie, sont venus se heurter I

Dans ce cadre identique, depuis le plus lointain des âges, les batailles ont succédé aux batailles, les peuples, les uns après les autres, ont vu leur sort se décider. Les armées qui se sont arrêtées devant le Danube ou qui l'ont suivi dans sa course, ont écrit sur ces rivages quelques-unes des pages les plus poignantes de l'histoire universelle. Ce n'est pas fini. Aujourd'hui le Danube continue son rôle de témoin impassible au milieu du choc effroyable des peuples et l'écho de tant de batailles passées se perd dans le tumulte de l'heure présente.

Après avoir passé l'embouchure du Timok, le Danube prend une direction nettement à l'est, touche Cétatéa, puis, marchant vers le Sud, coule entre Vidin, à droite, et Calafat, à gauche.

Les souvenirs de Rome sont encore ici en foule. Vidin est l'ancienne Bononia que Justinien rebâtit après l'invasion des Huns. Elle ne cessa, au cours de toute l'histoire de la Péninsule, de jouer un rôle important: sous les Byzantins, sous les Bulgares, sous les Turcs.

En 1877, les batteries roumaines installées à

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Calafat bombardèrent la ville, que l'année d'avant, les Serbes avaient essayé de conquérir. Dans le mois de janvier 1878, les troupes roumaines, ayant in- vesti Vidin, se préparaient à l'assaut, lorsqu'on apprit l'armistice d'Andrinople qui stipulait l'éva- cuation de la ville par les Turcs.

Cette région de Calafat- Vidin fut toujours une tête de pont militaire. Dans le début de la guerre de 1916, les Roumains avaient de fortes batteries instal- lées sur leur versant, et l'aigle de bronze de Calafat, symbolisant la victoire de 1878, regarde encore, par delà le Danube, les collines du Timok...

Toute la rive, jusqu'à Silistrie, porte l'empreinte de la civilisation romaine et de batailles sans nombre. Dans le coude que fait le Danube, entre Calafat et Lom Palanka (sur le côté bulgare), la petite localité roumaine de Deasa, contemple vis-à-vis d'elle, à l'em- bouchure de l'Aktschar, le profil crénelé des murs ruinés qui défendaient Ratiaria, le quartier général d'une légion romaine, la capitale d'une ancienne portion de la Mésie, la Dacia Ripensis, d'Aurélien. Station de la flotte danubienne, Ratiaria après avoir vécu d'une vie active et rayonnante, fut en- vahie par les Huns, détruite de fond en comble. Elle ne se releva jamais, ni sous Justinien, qui la re- construisit, ni sous les tzars bulgares, qui lui préfé- rèrent Vidin.

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En cet endroit le Danube tourne définitivement ses flots vers l'Orient.

Avant d'atteindre l'embouchure du Jiu, Nédéia, nous remet en mémoire la présence au xiii" siècle, d'une colonie vénitienne florissante, le trafic de l'or et du sel, l'industrie et le commerce, avaient créé un centre assez influent et assez cultivé pour que des princes de Valachie y envoyassent étudier leurs enfants.

En face de la bourgade roumaine de Bechet, le port bulgare de Rahova se souvient des armées de Rome et des combats de Michel le Brave, au xvi* siècle, et plus près de nous, des attaques russes de 1829, des assauts roumains de 1877.

Les grandes plaines de Romanatz déploient leurs champs de céréales. Le lac Potel étale ses eaux claires et les maisons de Tchéléi (Celei) marquent, disent les archéologues roumains, l'emplacement de Malva, la capitale de la Dacia Malvense. Constantin le Grand, en cet endroit, aurait relié par un pont la Dacie à la Mésie. Les archéologues roumains font partir de ce point la chaussée de Trajan qui, par Romula et Rusidava marchait vers le Nord, le long de la rive droite de l'Alutus (l'Oit).

Après avoir passé Islaz et les îles qui sont à l'em-

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bovichure du Vid, rivière bulgare, on atteint un carre- four de flots : sur la rive roumaine, l'Oit, la grande artère carpathique, qui a drainé les eaux de nom- breuses rivières, et que suivaient les caravanes venant d'au delà des monts, apportant les objets de l'Occi- dent que les marchands de Venise, de Gênes ou de Raguse recevaient dans leurs comptoirs du Danube; sur la rive bulgare, l'Osmen (Osma), dont le cours, venu du Ralkan, est comme une réplique de l'Oit sur ce versant opposé. Et le petit port de Turnu-Magurele précède la ville, bâtie sur l'extrême promontoire de la plaine roumaine, au bord même de la « lunca ». C'est que passa l'une des routes principales des invasions et les Romains y avaient établi des rem- parts. Sous la domination turque, les princes de Roumanie y combattirent avec ardeur les sultans. C'est que défilèrent, revenant de Plew^na, les troupes victorieuses de Carol 1".

L'importance stratégique de ce coin de terre, nous la retrouvons de l'autre côté du fleuve Nicopoli, que Trajan fonda après sa victoire sur les Daces, enregistra les succès de Bayezid en 1870 et, vingt-six ans plus tard, la défaite décisive de Sigismond par le même Sultan. Cette formidable bataille, dans les rangs des confédérés conduits par Sigismond, marchaient les 6 000 Français du comte de Nevers, depuis Jean sans Peur, les Chevaliers de Saint- Jean de Jérusalem et les guerriers de Bavière et de

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Styrie, se termina presque amicalement par le spec- tacle opulent d'une chasse au faucon. Les chevaliers français, seuls graciés par le vainqueur, purent con- naître la magnificence orientale : des colliers de dia- mants entouraient le cou des guépards et les lévriers étaient revêtus de housses de satins, brodées de pierres précieuses...

Le lac étroit et sinueux de Suhaia est à peu près à égale distance entre Turnu Magurele et Zimnicea (Zimnitcha). Cette dernière localité est en face de la ville bulgare de Sistow. En ce lieu, dit-on, les Goths passèrent le Danube.

Les colons valaques de la rive droite, continuelle- ment soumis aux déprédations des Turcs, puis des Russes, dès que ceux-ci commencèrent cette marche vers Constantinople qu'ils reprennent aujourd'hui, découragés d'être sans cesse en butte aux avanies, traversèrent le fleuve après la guerre de 1828-1829, et, marchant vers le Nord, en remontant la rive droite de la Védéa, allèrent fonder la ville d'Alexandria.

Le 27 juin 1877, les Russes avaient jeté un double pont sur le Danube, entre Zimnicea et Sistow par lequel le prince Alexandre de Battenberg, à la tête du i3^ bataillon de tirailleurs russes, pénétra pour la première fois sur ce pays bulgare qui devenait le sol de son futur royaume. Le 1" août, la nouvelle de la défaite de Plewna, Osman-Pacha avait vaincu

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l'armée russe, arrivait à Sistow et y causait une épou- vantable panique. Une foule énorme de Bulgares fugi- tifs et de soldats repassaient le pont en cohue. C'est que les Bulgares de Sistow avaient tout à craindre. Dans le mois précédent, se sentant protégés par le camp russe, ils avaient pillé toutes les maisons tur- ques, et, au surplus, ils en avaient démoli plus de quatre cents.

De Zimnitcha à Galatz.

De Zimnicea à Giurgiu, il y a soixante kilomètres environ. Le Danube, sans cesse grossi par les affluents des deux rives, s'étale comme un lac gris. Les Génois, dont nous retrouvons maintes fois le sou- venir, avait construit, sur l'îlot de Saint-Georges, un château qu'on dit avoir été imposant. Il fallait sur- veiller les passages sur cette route commerciale importante que plus tard les chemins de fer ont suivie. C'est que les flux et les reflux des invasions ont peut-être été les plus répétés. On raconte qu'en cinq cents ans Giurgiu vit quatorze fois ses églises changées en mosquées. C'est au nord de Giurgiu, qu'eut lieu la grande bataille de Calugareni, Michel le Brave battit l'armée de Sinan Pacha. Cette aventure elle paraît avoir joué un rôle important pour l'avenir de la Péninsule balkanique et peut-être de l'Europe entière eut lieu le mercredi i3 août

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iBgS, dans un défilé qui faisait partie de la route de Giurgiu à Bucarest. C'est que les chroniqueurs roumains, placent les Thermopyles de leur histoire : 16000 hommes arrêtant looooo ennemis...

Sur l'autre rive, Roustchouk, à l'embouchure du Lom, a été identifiée comme étant la Prisca (Prista) de la Table de Peutinger ; des trouvailles nom- breuses de débris romains semblent avoir confirmé cette hypothèse.

Vers le confluent de l'Arges, après avoir longé le lac Gréaca, la petite ville roumaine d'Oltenitza rappelle la victoire des Turcs commandés par le serdar Omer-Pacha, sur les Russes en i853. Comme elle rappelle aussi le souvenir, beaucoup plus ancien, de Constantin, qui y fit construire le castellum de Daphne, chargé de maintenir la sécurité du gué. Et vis-à-vis d'Oltenitza, on distingue les maisons blan- ches de Turtucaia qui fut la Transmarisca romaine et où, jusqu'à ces derniers temps, les Roumains habi- taient en majorité.

Depuis Zimnicea, mais surtout depuis Giurgiu, le Danube a obliqué vers le nord-est. A partir de Silis- trie, obéissant à un relief onduleux, il dédoublera son cours.

A la fin du XVI' siècle, Mircéa le Grand, prince de Valachie, s'intitulait « Seigneur des deux rives de tout le pays du Danube, jusqu'à la grande mer, et

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souverain de la ville de Derstr ». Cette ville de Derstr est celle que les Romains appelaient Durostorum et que les Byzantins nommèrent Durostolus. Ce nom se changea en Dristria, dont les Bulgares firent Derstr et les Turcs Silvistria. C est aujourd'hui Silistrie, la digue contre laquelle l'ambition russe se brisa presque continuellement jusqu'en 1878.

Au moment de ses voyages dans les Balkans, Moltke qui n'était encore que capitaine, examina de près Silistrie. C'était en 1887. Il assure qu'à cette époque, la ville ne comptait guère plus de A 000 habi- tants. Cependant huit années auparavant, époque du siège fameux, que les Turcs soutinrent avec une vaillance admirable contre les Russes, elle comptait 2/1000 âmes...

Depuis le jour les chroniques ont commencé à inscrire l'histoire de la Péninsule des Balkans, le nom de Silistrie apparaît. Lorsqu'à la fin du ix*" siècle les hordes magyares, venues de la Russie orientale, s'abattirent sur la vallée danubienne, le grand tzar bulgare Siméon, trouva un abri derrière les murailles de Derstr. Cent ans plus tard, les Varègues prennent d'assaut la ville que l'empereur Jean I" Zimiscès recouvre deux années plus tard.

A l'époque turque, Raguse avait à Silistrie, comme Gênes ou Venise avaient ailleurs sur le Danube, un comptoir commercial important. Et l'on prétend qu'au XVII* siècle, on ne trouvait pas, de Buda-Pest jusqu'à

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la mer, une ville de l'importance de Silistrie. Elle était alors le chef-lieu d'un grand sandjak s'étendant jusqu'à Cétatéa Alba (Ackermann) en Bessarabie. En 1878, Selim Pacha évacuait cette ville fameuse qui, cette fois-ci, échappait aux mains du sultan sans chance de retour.

Jusqu'en igiS, Silistrie appartenait aux Bulgares. La frontière passait dans la banlieue orientale de la ville et les Roumains possédaient la colline d'Arab- Tabia qui domine la cité. Le traité de Berlin avait donné, au pays du roi Carol, des champs et des jar- dins qui étaient les dépendances naturelles de Silis- trie, et la possession des terrasses de l'Arab-Tabia faillit amener des complications avec la Russie. A ce moment l'empire moscovite assurait l'avenir poli- tique de la Bulgarie!... 11 n'y a pas quarante ans de cela !...

A trente-huit kilomètres environ au delà dOstrow, le Danube tourne résolument vers le nord, touche Tchernavoda aboutit le grand pont qui conduit à Constanza (Kustendje), puis il côtoie les collines de Ilàrsova. L'embouchure de la Jalomitza a été fran- chie et, dès l'endroit se rassembleront toutes les eaux dérivées du Danube, pour ne plus former qu'un seul cours, l'absence de la « lunca » et les condi- tions géographiques favorables, ont permis l'établis- sement de deux grandes villes : Braïia et Galatz.

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Il serait difficile d'imaginer, du point de vue rou- main, une situation plus heureuse que celle de ces deux villes, placées au confluent de la Moldavie et de la Valachie, à l'endroit où, naturellement, devaient aboutir les lignes de chemin de fer des deux anciennes principautés, au lieu favorisé tout un essaim de vallées convergent : vallées de Munténie, comme celle de Buzeu et de Ramnic ; vallées de Moldavie surtout, les grands chemins d'eau du Sireth, du Berlad et du Pruth, et les routes nombreuses qui y mènent, conduisent vers le coude du Danube,

Braïla et Galatz ont pu construire leurs maisons au bord même du fleuve et si ces villes n'ont guère d in- térêt pour le voyageur Galatz en a bien davantage que Braïla , elles en ont infiniment pour le négo- ciant en céréales qui voit aboutir en ce point les récoltes des plaines valaques et les blés renommés des plateaux de Moldavie.

Il n'est pas besoin de parcourir longtemps Braïla pour s'apercevoir que toute la vie de la cité est liée intimement à la vie du Danube. L'arrangement même des rues nous le démontre. Elles figurent assez bien une demi-roue dont les rayons convergent tous vers le fleuve.

LE DANUBE 121

Vous pouvez vous promener longtemps dans les rues et, dans le beau jardin de la ville, aller contem- pler la mosquée Tunique rappel de la domination turque , sans vous douter que Braïla recèle, dans un point de sa périphérie, une débordante activité, et que, dans une seule de ses rues, il se fait, chaque matin, des affaires assez importantes pour édifier en peu de temps des fortunes énormes, pour que le travail qui résulte de ce trafic si parfaitement loca- lisé, soit le facteur dominant dans l'économie de la cité.

Allez, dès le petit matin, dans la Strada Misicii, voir opérer les commissionnaires en céréales. Tous ces Grecs, ces Juifs, ces Arméniens, ces Italiens, qui, chaque jour, soupèsent, palpent et subodorent les blés de la Roumanie, dont les échantillons arrivent là, venus dans la nuit, de tous les coins du royaume. Ensuite vous irez sur les quais assister au charge- ment des bateaux. Le spectacle est impressionnant. Sur les planches fragiles qui conduisent aux navires, des hommes appartenant à toutes les nations de l'Orient européen et de l'Asie antérieure, courent, un sac de blé ployant leur épaule. Ils se détachent sur le gris de l'eau, ou sur le ciel, et montent, dans vin rythme admirablement précis, jusqu'aux plats- bords. D'un mouvement qui vous paraît facile, ils versent la pluie de blé dans les cales et redescendent en courant. A faire ce dur métier, qui réclame à la

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fois de la force et de la souplesse, un sens incroyable de l'équilibre, ces hommes ont supprimé de leur corps toute gaucherie, lui ont donné une harmonie, une grâce dans l'activité, qui nous retiennent long- temps émerveillés.

Galatz, commerçante comme Braïla, et comme elle marchande de blé, de ces blés moldaves qui passent pour être les meilleurs du monde, n'oublie pas, cependant, que son nom est maintes fois cité dans les annales historiques de la Roumanie. Elle vous le rappelle dans les noms de ses rues. Et les citoyens de cette ville n'omettent pas de signaler que, lorsque les Principautés, marchant par leur alliance vers l'unité de la Roumanie, préludèrent à la cohésion définitive du royaume actuel, c'est un des leurs, Alexandre Jean Couza qui, grâce au désintéressement du prince Bibesco, en Valachie, fut élu, au début de l'année i85g, prince de Moldavie et de Valachie. Il accomplissait ainsi l'union que le roi Carol, sept ans plus tard, devait sceller définitivement, pour le plus grand bien d'un pays que, jusqu'alors, les dissen- sions politiques avaient singulièrement déchiré.

M. Gr. Antipa, directeur du Muséum d'Histoire naturelle de Bucarest, est en même temps quelque

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chose comme le régisseur du Danube. Jusqu'au mo- ment où il intervint, son règlement à la main, les 800000 hectares d'eau douce que possède la Rou- manie, livraient leurs poissons au bon vouloir de ceux qui les péchaient. Les entrepreneurs de pêche- ries employaient des filets à mailles trop petites et utilisaient trop souvent des substances toxiques qui tuaient toutes les espèces animales. Ils péchaient sans relâche au moment du frai.

Les richesses en poissons de la Roumanie, pour- tant immenses, commençaient à diminuer et, du même coup, la misère menaçait d'entrer dans la hutte du simple pêcheur. En 1896, le Parlement vote la loi sur la pèche et introduit de l'ordre dans ce désordre. Les règlements ont été internationalisés, pour ce qui concerne le Danube, jusqu'à la hauteur de Pressburg. En outre, l'État roumain a mis en régie l'exploitation poissonnière de ses eaux. 11 en retire un revenu qui, il y a dix ans, dépassait 2 700000 francs, c'est-à-dire deux millions de plus qu'en i8g6. L'État vend à la criée, sans intermédiaire, directement au consomma- teur, le poisson que ses pêcheurs ont capturé. On en prend chaque année de 12 à 18 millions de kilogram- mes. C'est la Carpe qui est l'espèce la plus abondante. Certaines années, en 1908- 1909 par exemple, les filets des seuls pécheurs des lacs de Dobroudja, de Bratesh (au nord de Galatz), et du domaine de Braïla, en ont pris plus de 6000000 de kilogrammes.

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La diversité des poissons péchés dans le Danube et dans les lagunes de la mer Noire est très grande. A côté des variétés d'Esturgeons, dont les Lipovans de la Dobroudja recueillent environ 600000 kilo- grammes par an, on voit figurer, sur le marché, une trentaine d'espèces. Il en est qui sont rarement rete- nues dans les filets, comme Fanguille. Le Danube renferme, en quantité, un poisson qui, dans ce fleuve, atteint des dimensions exceptionnelles : c'est le Si- lure. On en pêche de 600000 à i million de kilo- grammes, annuellement. Les œufs de poissons sont aussi l'occasion de gros revenus. En 1908, on a vendu pour plus de âooooo francs de caviar d'Estur- geons. On récolte aussi, en abondance, des œufs de Carpes et de Brochets.

A maintes reprises j'ai visité les villages des pê- cheurs dans la réo;ion des lacunes et dans les vastes marécages du Danube inférieur, et sous leurs huttes sommaires, j'ai mangé avec eux, en bonne amitié, la soupe aux poissons.

L'existence de ces pêcheurs s'écoule tout entière au bord du fleuve. Ils sont nés sur ces rives et leurs premiers regards ont été vers les flots mouvementés. La lutte contre le courant, lorsqu'ils aidaient leurs pères, a développé leurs corps d'adolescents. Puis, à l'âge d'homme, le Danube leur a donné, comme à leurs parents, le pain quotidien. A leur tour ils ont

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construit leur maison sur pilotis en vue de l'eau qui glisse et qui, le soir, les endort de son bruit mono- tone et assourdi. Je crois que ces pêcheurs ne dési- reraient pas vivre ailleurs que dans cette « lunca », au bord de ces marécages qui nous paraissent inhos- pitaliers, à nous qui ne faisons que les traverser et n'en saisissons pas, évidemment, toute la poésie. Sans doute mourraient-ils de nostalgie s'ils n'avaient plus, devant eux, le fleuve vivant, que descendent ou que remontent sans cesse les bateaux de commerce. Ils ne s'inquiètent guère d'où viennent et vont ces bateaux, comme ils ne s'inquiètent guère, non plus, des souvenirs historiques qu'éveille le fleuve. Ils sont indifférents à ces choses...

Ces idées-là sont laissées aux gens des villes. C'est à ceux-ci qu'il appartient de philosopher...

VIII

DANS L'OLTENIE ET LA MUMTENIE

Historique de l\ Roumanie. Formation des prin- cipautés. — Influence sociale des monastères de Valachie.

OUAND, des chaînes du Fagarasch (Fagaras), qui font à la Roumanie actuelle, sa plus haute -^^ barrière naturelle, on se tourne vers le Sud, le regard, s'il pouvait s'étendre jusqu'au Danube, s'appuierait d'abord sur les montagnes qui, à gau- che, donnent leurs eaux à l'Arges et à la haute Jalo- mitza et, à droite, envoient quelques flots à l'Oit et au Jiu. Il franchirait ensuite la région des collines, Pitesti, dont l'avenir commercial paraît devoir être très grand, s'est installé, au carrefour de quatre lignes ferrées, et, par delà les plaines immenses qui s'allongent jusqu'à Bucarest, il atteindrait la « lunca » et le ruban gris du fleuve. Ce morceau de terre roumaine, compris entre

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deux grandes rivières, est comme une synthèse du pays tout entier : synthèse géographique, puisqu'il renferme tous les éléments du sol national; synthèse historique, car plusieurs pages des aventures qui créèrent la Roumanie contemporaine s'inscrivirent en ces lieux ; S3'nthèse anthropologique ; synthèse religieuse, puisque nous pourrons demander à des monastères célèbres comme ceux de Tismana, de Gurtéa de Arges ou de Tirgoviste, de nous faire comprendre l'âme mystique de la Roumanie.

La Roumanie des montagnes et la Roumanie des plaines, ont vu se succéder, comme les autres pays de l'Europe, dans le même ordre, les diverses civi- lisations. Le protohistorique est, aujourd'hui encore, enseveli dans les stations ignorées des collines et sous les tumulus des plaines. Et lorsqu'on descend l'une ou l'autre des vallées qui, des Carpathes, con- duisent au Danube, les faits de l'histoire roumaine se dressent devant nous : histoire des Daces ; his- toire de Rome ; histoire des invasions, alors que les Roumains réfugiés dans les montagnes, survécurent à tous les flots envahisseurs; histoire des voïvodats, alors que les seigneurs territoriaux gouvernaient sous la suzeraineté hongroise ; histoire des princi- pautés ; histoire du royaume.

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Et à saisir ainsi cette âme multiple, toute cette âme du passé, nous comprendrons mieux, en consta- tant les attaches nombreuses : historiques, ethno- graphiques, religieuses, qui lient les Roumains du royaume aux Roumains du Banat et à ceux de Tran- sylvanie, les raisons que la Roumanie actuelle invo- que pour associer ses « frères de race » de l'autre côté du Fagarasch à ses propres destinées.

Lorsque les Daco-Roumains eurent accepté le joug de Rome, imposé à leurs libertés séculaires par Trajan et ses successeurs, ils vécurent tranquille- ment sous cette administration, dont on aimerait bien connaître l'impression exacte qu'elle faisait sur les peuples vaincus.

Sous les coups répétés des Goths qui, avec une incroyable insistance, frappaient l'empire romain, Aurélien, en 271, abandonne le Dacie. La route des invasions est maintenant ouverte et les Barbares la martelleront, pendant plusieurs siècles, de leurs pas pressés.

U est fort probable que les Roumains d'alors demeurèrent simples spectateurs de cette aventure. A l'écart, dans leifrs hautes vallées, et sur les flancs de leurs collines, à deux pas de leurs forêts protec- trices, ils continuèrent, car il faut vivre, à cultiver

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i3o LA ROUMANIE

leurs terres, à élever leurs bestiaux, à mener paître leurs troupeaux de moutons. Ils ne furent pas entraî- nés, comme auraient pu l'être et encore I les gens des plaines, par cette mise en marche des na- tions. Peut-être quelques groupes, amoureux des entreprises hasardeuses, se joignirent-ils à l'un ou à l'autre contingent des Barbares?...

Il semble, à voir le point en sont arrivées les études historiques, que les Goths s'établirent dans les régions basses de chaque côté des Carpathes. Il est resté, en Roumanie, un souvenir précieux de leur présence : le merveilleux trésor, en or massif il pèse plus de 17 kilogrammes attribué au roi Atha- naric, retrouvé en 1887, à Pétrossa, dans le district de Buzeu, et déposé aujourd'hui, avec des précau- tions infinies, au musée de Bucarest.

A considérer le nombre des mots slaves associés aux mots roumains, les linguistes admettent que les Slaves (le ternie est pris seulement dans le sens lin- guistique) eurent, sur les destinées ethniques de l'ancienne nation roumaine, une influence assez considérable. Anthropologiquement, il est encore impossible de déceler cette influence, d'autant que nous ne savons pas d'une façon certaine quels sont les groupes slaves qui ont envahi la Dacie.

Jusqu'à la fin du ix* siècle, jusqu'au moment commenceront les invasions hongroises, les Rou-

OLTÉNIE ET MUNTENIE i3i

mains semblent avoir mis à profit la tranquillité relative dans laquelle ils vivaient, pour s'organiser administrativement. Et sur ce versant méridional des Carpathes se prépare, au milieu de vicissitudes diverses, l'établissement de la féodalité.

Jusqu'à cette époque, les Roumains paraissent avoir été assez mal connus de leurs contemporains. On les croit des nomades parce que quelques-uns d'entre eux, continuant les habitudes primitives, pro- mènent leurs troupeaux dans des pâturages très distants... Mais l'image de la vie rovimaine contem- poraine — j'entends de la vie rurale peut nous renseigner assez bien en partie, sur ce qu'était l'existence des hommes à cette époque. La grande majorité de la population, l'agriculture étant sa prin- cipale nourrice, devait être sédentaire.

Sur cette masse paysanne, on voit bientôt surgir, (jomme partout en Europe à ce moment-là, des « or- ganisateurs » qui deviennent, petit à petit, des voï- vodes, ou seigneurs territoriaux, ou des knèzes qui sont des chefs militaires. Et soit à l'intérieur, soit à l'extérieur de la boucle des Carpathes, il se crée des comtés et des duchés, des voïvodats et des kné- ziats roumains. 11 en sortira, avec d'autres, le clan des Bassaraba, premier fondateur d'une dynastie nationale, lignée illustre, qui dominera pendant longtemps, de ses hauts faits, l'histoire roumaine.

i32 LA ROUMANIE

A Curtéa de Arges, Bassaraba le Grand (i3io-i338) vainqueur des Byzantins, des Serbes et des Hongrois, établit sa résidence. C'est lui qui affranchit la Princi- pauté de Valachie de la suzeraineté hongroise ; c'est Yinfidelis Olachus (Valaque) noster, comme l'appelle, en i332, le roi de Hongrie. Dans le district actuel de Valcea, un comte nommé Conrad est à la tête du banat de Lotrou.

Ce sont ces voïvodats de l'Olténie et de la Munté- nie occidentale qui, agrégeant les éléments jus- qu'alors disparates et disséminés du concept natio- nal, devinrent comme le noyau de cristallisation autour duquel, plus jtard, devait se former la pre- mière principauté de Valachie.

Peut-être, chez ces descendants des Daces, survi- vait-il encore quelques souvenirs de la patrie primi- tive, et de sa gloire, que l'emprise romaine n'avait pu effacer? Instinctivement, ces laboureurs et ces pâtres, chez qui les traditions orales, comme aujour- d'hui encore, perpétuaient la mémoire des aïeux, sentirent-ils la nécessité de se grouper pour ne pas disparaître ?

Les chansons de geste, qu'on redisait le soir, à la veillée, alors que l'hiver mettait sur toute l'étendue de l'ancien pays dacique un uniforme manteau de neige, entretenaient-elles, après mille ans écoulés, l'image vivante des ancêtres qui brisèrent, à plu-

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sieurs reprises, les forces de Rome? Et Torgueil d'avoir de tels ascendants tendait-il les caractères vers plus de liberté politique?

Le fait est que lorsque les rois de Hongrie voulu- rent accaparer définitivement le versant méridional des Carpathes, ils trouvèrent devant eux un grand voïvodat roumain, constitué vers la fin du xiii" siècle par l'union des voïvodats créés sur les deux rives de l'Oit. Et ce grand voïvodat devint la principauté de Valachie qui, bientôt, devait s'étendre jusqu'au Da- nube, et jusqu'à la mer Noire.

C'est à peu près à cette époque que la Moldavie affirma son individualité. Dans le nord des Car- pathes orientales, un voivode des Maramures, Bogdan, s'affranchit de la suzeraineté des rois de Hongrie, traverse les monts et, culbutant les sujets fidèles du roi Louis, se libère de toute vassalité. Nous sommes, disent les historiens roumains, aux environs de l'année iS/jg. L'ancien voïvodat dépen- dant de Moldavie, qui durait depuis soixante ans, fit place à cet Etat indépendant. Aussitôt Bogdan, comme si les Roumains de ce versant attendaient cette heure pour aider ses desseins, grossit ses for- ces. 11 réunit, sous son pouvoir, tous les knéziats moldaves, chasse les Tartares et les Koumanes, et son prestige devient tel, que la Hongrie n'ose pour- suivre sur lui ses espoirs de conqviête

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Ce chef, qui paraît avoir été très grand, établit des liens politiques avec ses voisins, notamment avec la Pologne. Il frappe la première monnaie roumaine de Moldavie et, comme tous les princes de son épo- que, il fonde des monastères des chroniqueurs s'appliqueront à raconter sa vie, et dans l'un d'eux, celui de Radautzi en Bukovine, il demandera à dor- mir son dernier sommeil.

Ainsi, dans ces xiii" et xiv" siècles, alors que les invasions tartares sont à peine arrêtées, court, tout le long des collines carpathiques, un souffle natio- nal. Presque à la même heure, deux pays, qui devaient s'unir un jour, naissent à la vie poli- tique. C'est comme si le même signal réveillait les morts.

Dans l'occident de l'Europe, le vieil arbre des dogmes religieux commence à être ébranlé par les schismatiques ; la Confédération suisse se libère définitivement de l'Autriche par des batailles san- glantes; la Jacquerie s'allume dans les campagnes de France. L'édifice social, péniblement élevé sur la souf- france des peuples, se lézarde un peu partout. Et les voïvodats moldaves et valaques, se secouant du joug hongrois, s'ils n'assurent pas l'indépendance indivi- duelle aux populations de ces pays, mettent néan-

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moins, dans l'atmosphère de la Péninsule et de cette époque, comme une note de délivrance.

Mais, par delà le Danube et la mer Noire, s'amasse un formidable orage. Les Turcs ont fondé leur em- pire. Les janissaires vont s'emparer d'Andrinople et les Moldo-Valaques qui, jusqu'alors, avaient tourné leurs défenses vers le Nord et vers l'Ouest, vont être obligés de faire front vers le Midi. Pendant plu- sieurs centaines d'années, ils lutteront contre les Osmanlis.

Tous les ruisseaux qui mènent au Danube auront, sans répit, leurs eaux ensanglantées. Chaque gué du fleuve sera passé sur des ponts de cadavres. Le blé n'aura plus le temps de mûrir dans les plaines, et les champs qui, bientôt, ne seront plus labourés, retourneront aux steppes primitives.

Toutefois, aucun effort ne sera perdu. Ces batail- les où, coude à coude, les Valaques et les Moldaves auront combattu, seront pour eux le prélude d'une union plus intime ; le sang versé en commun cimen- tera les alliances. Et lorsque, plus tard, les Princi- pautés se souderont en un seul bloc, elles accom- pliront tout simplement un geste commandé par le passé, un geste naturel.

La vallée de l'Oit est comme la route nationale des

i3() LA R O U M A N I E

Roumains transylvains et des Roumains de Valachie. La rivière elle-même a un cours à peu près égal dans les deux pays. Et si le long de ses rives, les légions de Trajan remontèrent pour aller combattre les Daces, c'est par que descendirent les Rou- mains des Carpathes septentrionales qui ne suppor- taient plus la domination hongroise.

Les Roumains qui habitent à l'ouest de l'Oit se décernent un brevet d'authenticité ethnique qu'ils déclarent volontiers être supérieur à celui des autres Roumains. C'est surtout dans ce pays, disent-ils, que préservés par les frontières naturelles des Carpathes, de la rivière et du Danube, les descendants des Daco-Roumains purent continuer, sans troubles trop graves, leur évolution historique. Ils ont gardé plus fidèlement leur type, leur costume, leurs mœurs. Le dernier pâtre de l'Olténie se déclare de race plus pure que le descendant d'un ban moldave. Et si vous allez à Tirgou-Jiu, on vous rappellera, non sans fierté, que cette petite ville paisible eut l'honneur de voir naître George Bibesco qui devint, de par la volonté des représentants de la nation c'est-à-dire de par une volonté libre, comme aiment à en mani- fester les hommes de l'Olténie le premier prince élu de Valachie.

Tismana, Curtéa de Arges, Campulung, et vous,

O L T E x^M E ET M U iN T E N I E 187

les monastères plus simples, ignorés des touristes vulgaires, qui vous cachez aux creux des vallons carpathiques, personne ne doit oublier que vous fûtes un des éléments prépondérants de la civilisa- tion roumaine. A l'abri des Barbares et des indis- crets, à l'ombre de vos cloîtres, dans la paix de vos cellules blanchies à la chaux et de vos jardinets fleu- ris, les hommes de foi qui vous ont habités ont apporté et cultivé le penchant à la lecture et à l'écri- ture, et leurs mains pieuses, ayant enluminé la paroi de vos chapelles, ont ainsi propagé le goût de l'idéal.

Dans l'histoire de l'art roumain, la part qui revient au monachisme est une part qui n'est pas négligea- ble. Les premières œuvres architecturales et pictu- rales avaient pour objet l'expression d'un sentiment religieux, et les plus belles pièces d'orfèvrerie que montre le musée national de Bucarest sont des reli- quaires, des encensoirs ou des châsses, des croix et des tiares.

Des monastères, l'art, sous toutes ses formes, rayonna sur le pays. Pendant longtemps, il gardera l'influence byzantine qu'il ne pouvait pas ne pas avoir et qu'il a d'ailleurs, en partie, conservé et, en certains lieux, l'influence de l'école vénitienne, car des artistes vénitiens furent appelés, du xvi® au xviii* siècles, en Roumanie, pour exercer leur art non seulement au bénéfice des églises, mais encore à celui des particuliers.

i38 LA ROUMANIE

Mais l'art décoratif de la Roumanie possède de nombreuses manifestations qui sont personnelles au pays même et qui ne relèvent plus des traditions étrangères. Il me semble qu'il y aurait, pour un ethnographe national, un beau livre à écrire sur l'art populaire roumain. Les illustrations reproduisant les tissus et les broderies des vêtements paysans ou des costumes religieux, les pyrogravures des donitza et autres ustensiles en bois, les sculptures des por- tails et des maisons, les décorations des croix plan- tées aux carrefours, affirmeraient l'existence de cet art populaire, de cet art autochtone.

L'art décoratif indigène remonte d'ailleurs assez haut, ainsi qu'en témoignent certaines constructions du XV* et du xvi'' siècles, ornées de ces disques de faïences émaillées et disposés en frises dont les sujets représentent généralement des animaux, plus ou moins stylisés et héraldisés et que les collection- neurs, aujourd'hui, recueillent pieusement.

Mais l'influence du monachisme en Roumanie ne fut pas seulement sensible dans le domaine de l'art, elle le fut aussi dans celui de la culture générale, par la diffusion de l'imprimerie.

Il faut se rappeler que, parmi les monuments les plus anciens de la langue roumaine, se tiennent, à la place d'honneur, les récits religieux. Parmi les premiers livres imprimés que possèdent les collée-

O L T É N I E ET M U N T É N I E 189

tions roumaines figurent les Evangiles, et l'on croit que, déjà au début du xvi' siècle, 1607 et i5i2 le moine Macaire imprimait en Valachie, avec ses presses apportées du Monténégro. C'est à Tirgoviste que, dans le courant du même siècle, le Prince Mihnéa fait imprimer les Actes des Apôtres, des rituels de fêtes, des livres de prières, des recueils d'hymnes. Et l'on peut remonter, disent les spécia- listes roumains, plus haut encore.

A partir du xvii* siècle, les monastères multi- plièrent leurs productions typographiques. Et Cam- pulung et Tirgoviste rivalisent dans l'ardeur de publier.

Mais l'Église, qui donnait ainsi un peu de sa cul- ture au peuple, la donnait en langue slave. Sans doute s'en est-il fallu de peu que le néo-latin, qui est la langue roumaine, ne fût absorbé par la langue liturgique, car le peuple s'imaginait que les prières prononcées avec d'autres mots que ceux de la lan- gue religieuse étaient sans efficacité.

Les historiens de la Roumanie pensent que leur idiome était déjà formé au vi' siècle et que c'est parce qu'il était solidement constitué, parce qu'il était déjà une langue réellement nationale, qu'il résista, du ix^ au xvn^ siècle, à la langue religieuse.

C'est de l'autre côté des Carpathes, dans les lieux

ao LA ROUMANIE

l'on place volontiers les débuts de la nation rou- maine, dans la Transylvanie, que les premiers caté- chismes roumains paraissent avoir été imprimés. C'est également de la Transylvanie que provien- draient les textes sacrés les plus anciens écrits en langue roumaine. Et ces 'faits aussi, s'ajoutant aux faits de l'histoire elle-même, permettent de com- prendre l'amertume des Roumains lorsqu'ils consta- tent que leur patrie ne renferme pas dans son sein ceux qui en ont été, somme toute, les premiers ani- mateurs et ceux qui, plus tard, ont été parmi les plus ardents propagandistes de la pensée roumaine.

i^^i

IX LE BARAGAN

Les grandes plaines du Baragan. La culture

DES céréales en ROUMANIE. LeS RESSOURCES

nationales : le maïs et le blé.

LE Baraganestla plus grande plaine du royaume. Les géographes lui donnent pour limites la Mostistéa, au sud-ouest, petite rivière au cours assez peu affermi, débouchant dans les lacs danu- biens proches du Calarasch et le Buzeu, affluent du Sireth, au nord. A l'orient, c'est le Danube. La Jalo- mitza franchit cette plaine immense que le chemin de fer [de Bucarest à Constanza traverse dans la région la plus pauvre en habitations.

Toute la surface du Baragan est couverte de lôss. A l'époque quaternaire, sur cette étendue plate, les innombrables poussières charriées par les vents que n'arrêtait aucun obstacle, se sont accumulées. Elles ont donné à ce pays une teinte uniforme et l'ont

xki L A R O U M A X I E

totalement nivelé. La végétation herbacée des steppes s y installa. Et tel il était, à l'époque les glaciers s'amassaient dans les hautes vallées des Carpathes, au moment les espèces animales, aujourd'hui éteintes, parcouraient le sol de la Roumanie, tel il était resté jusqu'à ces derniers temps.

Ce territoire considérable, pas un arbre n'appa- raissait sur l'horizon, n'avait alors, au sud de la Jalo- mitza, aucune localité digne de figurer sur une carte à grande échelle. Les hommes s'étaient obligatoire- ment groupés le long de la rivière et le long du Danube, c'est-à-dire dans les lieux l'eau promet- tait la vie. Et tous les voyageurs qui traversèrent le Baragan d'alors, l'ont décrit comme une terre déso- lée.

Sur les pistes qui sillonnent ce pays et où, de place en place, on trouvait un puits et une maison, une partie de l'histoire du monde a passé. Les Gètes, dont Hérodote a dit qu'ils étaient « les plus nobles et les plus justes des Thraces » ont possédé ces terres qu'Alexandre le Grand leur enleva.

Sur ces mêmes chemins, au milieu des végétations desséchées, l'armée de Bajazet, qui avait franchi le Danube à Calarasch, pour châtier les Roumains de Mircéa le Grand, fut vaincue et obligée à une retraite précipitée.

Dans sa partie méridionale et sur toute sa frontière

LE B A R A G A N US

à l'orient, le Baragan est limité par la « lunca » et par le Danube. A l'ouest du Calarasch, les lacs, en chapelet, prolongent l'étendue plate. Aussi loin que le regard s'étend, il semble que le terrain garde un niveau exactement pareil. Les roselièresdela «lunca » continuent, comme une formation végétale annexe, les plantes de la steppe, et donnent simplement, à cette marge de la plaine, une couleur plus uni- forme.

Sur cette « table de billard » que n'interrompt ainsi aucune aspérité, dans laquelle la Jalomitza s'est burinée un lit peu profond, les souffles venus de la Russie passent avec la violence qu'on devine : leur vitesse a dépassé 25 mètres à la seconde. En été, ce (( crivatz », comme on l'appelle là-bas, fait monter la température à des degrés insupportables. Au début delà mauvaise saison, ces vents rapidement accourus des plaines glacées de la Sibérie, font subir au ther- momètre un brusque abaissement de lo" à i5° et déterminent la congélation du Danube.

A quelques kilomètres de Silistrie, le bras de Bor- céa s'est détaché, à gauche du grand Danube. Jus- qu'au bout, il sera la limite du Baragan.

Celui qui ne connaîtrait pas la géographie particu- lière du Baragan s'étonnerait de ne rencontrer, sur cette rive de la Borcéa aucune ville, aucun port fluvial ; d'autant plus que, sur une cinquantaine de kilomè-

i44 LA ROUMANIE

très, la « liinca » est absente. Tout le long du fleuve court un chemin reliant les hameaux des pêcheurs.

Les villages de la berge danubienne du Baragan n'ont guère d'avenir. Le chemin de fer de Bucarest à Fetesti drainera toujours plus le commerce de la région et la ligne secondaire qui va de Calarasch à Slobozia conduira toujours davantage vers la ligne principale, vers le point central de Ciulnitza, les pistes que suivront les carroutzas (chariots) de blés.

Car les plaines du Baragan, où, jadis, le vent ne trouvait, sur son passage, que les graminées et les fleurs des steppes, ou encore les lacs amers, sont au- jourd'hui des territoires cultivés. A grands frais, on a creusé des puits. Des installations agricoles se sont établies en plusieurs points et sont devenues des cen- tres rayonnants de cultures diverses. Et lorsqu'on suit, à la saison des moissons, la ligne ferrée, toute droite, aboutissant à Fetesti. on voit arriver, à chaque petite station, les files ininterrompues des chariots qui viennent déverser, au bord delà voie, leurs maïs et leurs blés. A l'ombre menue des acacias plantés en rangs, l'unique végétation arborescente, les paysans entassent les sacs innombrables dont le con- tenu, par des routes diverses, Constanza ou Galatz, iront fournir de pain des millions d'hommes en Occident.

LE MAIS ET LE BLE 1^5

Le Baragan, terres de labours ! Cela sonne comme une antithèse I Naguère, ces mots eussent paru inas- sociables I Aujourd'hui ils ont la vertu d'un sym- bole : celui des progrès agricoles formidables accom- plis par la Roumanie dans les cinquante années qui viennent de s'écouler.

En 1860, dans le royaume, la proportion des ter- rains soumis au labourage représentait le 20 pour 100 environ de la superficie totale du sol. En 1906, cette proportion avait doublé. La charrue éventre la terre roumaine sur cinq millions et demi d'hectares, quelques mois après, pousseront le maïs et le blé, l'orge et l'avoine.

Les céréales constituent le fonds même de la cul- ture en Roumanie. Peut-être aucun pays européen ne réserve-t-il autant de surface utile aux céréales. Dans la plaine delà Valachie, le 62 pour 100 du territoire total leur est affecté.

Pour avoir une idée de l'importance donnée par le paysan roumain à cette culture, il suffira de rappeler qu'en France, les céréales occupent le 68 pour loo environ des terres labourées, tandis qu'en Roumanie elles en occupent le 85 pour 100.

Le blé, le blé des basses collines et des plaines,

E. PiTTARD. 10

i/i6 LA ROUMANIE

qui fait pendant l'été une ceinture dorée sur le pour- tour entier de la Roumanie est, de toutes les cultures, la culture la plus importante. En 1862, 697000 hec- tares étaient couverts de blés ; il y en a aujourd'hui près de 2 millions. De la bonne ou de la mauvaise récolte du blé dépend, en grande partie, la bonne ou la mauvaise situation économique du pays. Pour s'en convaincre, il suffît de consulter les recettes annuelles des chemins de fer.

A lui seul le blé ensemence 33 pour 100 des terres labourées. L'orge, l'avoine, le seigle et le millet réu- nis, ne représentent qu'environ 21 pour 100 de cette surface. Dans les districts danubiens de la Valachie, le quart du sol total est attribué au blé, tandis que dans la Moldavie les terres à blé ne représentent que le 8 pour 100 de cette surface.

Le sol moldave, quoique très fertile est, en moyenne, d'une altitude plus élevée que le sol vala- que, et le climat nécessaire à la vie des céréales y est moins favorable.

Ce sont les régions basses qui naturellement sont les plus accueillantes à ce point de vue et les huit districts valaques, riverains du Danube, à eux seuls, sèment plus de blé que tous les autres districts du royaume.

Bon an mal an, 26 millions d'hectolitres de blé sont ensachés par les cultivateurs roumains. Dans les années de sécheresse, ou de pluies trop prolon-

LE MAIS ET LE BLÉ 1/17

gées, la production totale peut descendre au-des- sous de cette moyenne et s'abaisser jusqu'à 10 mil- lions d'hectolitres. Mais dans les années favorables, elle quadruple son minimum et peut dépasser do mil- lions d'hectolitres. Ce tas formidable de grains, mûris sous le soleil de Roumanie, coulera, comme par des fleuves, dans toutes les directions d'exporta- tions. Sur le Danube, les caravelles, en files, le des- cendront jusqu'à Sulina il prendra la mer ; et, sur toutes les voies ferrées du royaume, des milliers de wagons, chargés de céréales, assureront la santé du trafic roumain.

Le maïs occupe encore davantage de superficie cultivée que le blé. Le 16 pour 100 du territoire rou- main est couvert de maïs, dont les aigrettes stami- nées flambent au soleil couchant.

Le maïs est la nourriture fondamentale du peuple roumain. que ce soit que vous alliez, dans la montagne ou dans la plaine, vos hôtes vous apporte- ront la bouillie jaune, la « mamaliga » nationale. Dans le dernier demi-siècle, la culture du maïs a doublé, comme a doublé celle du blé. Cette courbe de croissance a suivi exactement celle de la popula- tion roumaine et ce triple parallélisme indique à quel point ces deux céréales sont inséparables de l'exis- tence même de la nation : l'une, pour la nourrir, l'autre, pour lui fournir ses moyens de commercer.

i48 LA R O U M A NM E

Un coup d'œil jeté sur la répartition des cultures à la surface du sol roumain prouve immédiatement la liaison qui existe entre la présence du mais et l'alimentation du peuple. La culture de cette plante n'est pas localisée comme celle du blé. Elle est répandue partout, parce que partout, le paysan se nourrit de « mamaliga ». Les petites exploitations agricoles de la montagne montrent, sans exception, du maïs, alors qu'en bien des endroits, elles ne pour- raient nous offrir le moindre carré de blé.

Les semailles de mais se font, en Roumanie, sur plus de 2 millions d'hectares. Elles permettent d'en- granger, en automne, environ 26 millions d'hecto- litres de grains. Cette moyenne est comprise entre des limites extrêmement variables. On en aura une idée en se rappelant qu'en 1904 la récolte ne fut que de 6900000 hectolitres seulement, mais qu'elle dépassa, d'autres années, /16 millions d'hectolitres. C'est encore la Valachie qui laboure le plus de terre pour le maïs.

Le paysan roumain ne fait guère de provisions, c'est pourquoi son existence alimentaire est si inti- mement attachée à la présence du maïs. Si les pluies printanières nécessaires aux plantules, viennent à manquer, et si la sécheresse de l'été est prématurée, la récolte est irrémédiablement perdue. Le paysan, quasiment, meurt de faim. Dans les vingt dernières années, des aventures comme celles-là se sont pro-

LE MAIS ET LE BLE iV)

duites, notamment en 1899 et en 1904, et le gouver- nement, pour enrayer la famine, dut faire à l'étranger d'immense8 achats de grains.

« Que peu de temps suffît pour changer toutes choses »...

Le Baragan du maïs et du blé, ce riche grenier de la Roumanie, ne rappelle plus que sporadiquement le Baragan d'il y a quarante ans, alors que les rares chariots qui traversaient ses steppes, ne rencontraient que des bandes d'outardes ou des troupeaux de mou- tons conduits par les Mocanes de Transylvanie. Entre la rive de la Borcéa, à peine habitée et les bords de la Jalomitza, le paysage offrait l'aspect de ce que dut être, au moment la Valachie se conso- lida définitivement, l'image des terres quaternaires, recouvertes de leur première végétation. Paysage primitif, paysage semblable à ceux des premiers temps du monde, il n'était animé que par la marche des pâtres. Sur un horizon que Tœil était impuissant à embrasser, ils dressaient leur silhouette que le mirage des plaines toutes nues démesurait. La vie exacte des premiers peuples pasteurs apparaissait ainsi sous nos yeux qui, aujourd'hui, n'ont plus guère l'occasion de s'émerveiller.

i5o LA ROUMANIE

Maintenant ces tableaux s'effacent. Le Baragan s'est animé au bruit des charrues et sous les cris des bouviers. Les machines américaines qui sèment, qui coupent, qui javellent, qui lient en gerbes, par- courent en tous sens ce sol où, jadis, ne poussaient que les herbes pauvres en feuilles de la steppe. Les batteuses y font un bruit d'usine et leurs fumées noires souillent le ciel. Une ligne de chemin de fer absolument droite traverse le Baragan et tend ses rails jusqu'au Danube. Des hameaux ont surgi par- tout, comme, après la pluie, surgissent, dans les bois, les champignons. l'air ne portait que l'appel des bergers, on entend crier les noms des gares et dans la trépidation de ses locomotives et de ses wagons lourdement chargés de grains, le Pro- grès passe en vitesse et continue, sans se soucier de la beauté, sa marche vers l'Orient. Et cette vision de la vie moderne allant avec une pareille puissance et une telle vélocité dans cette direction, est un sym- bole douloureux.

Ce soir, dans un ciel irrémissiblement pur, la lune éclaire le Baragan jusqu'aux extrêmes limites de la visibilité. Au loin de la plaine immense pas un arbre ne dresse son profd, et comme la qualité de la végé- tation nous est voilée par la demi-obscurité, et que les hommes sont endormis, nous avons l'illusion que nous retrouvons le Baragan de jadis...

LE MAIS ET LE BLE

IDI

Et notre imagination le repeuple des pasteurs pré- historiques qui, pour la première fois, y entraînèrent leurs troupeaux. Ils y tracèrent innocemment le che- min des invasions. Aujourd'hui encore, s sont-elles bien arrêtées ?...

DANS LA MOLDAVIE

X

DANS LA r/!OLDAVIE

De Bacau a Pustiana. Monastères de Moldavie. Influence du clergé grec. Les chemins de

FER roumains.

LE chemin de fer nous a débarqués à Bacau. Nous voulons parcourir la région comprise entre la Bistritza et le Sireth : pays de hautes montagnes et de collines boisées, pays de forêts et de flotteurs de bois, pays d'alpicoles, les hommes

i56 LA ROUMANIE

vivent d'une vie si différente de ceux de la plaine; pays de monastères.

Nous avons fait une partie du trajet avec un ancien ministre, l'un de ceux qui nous a le plus aidé à connaître la Roumanie, Moldave lui-même, patriote très fier de son pays. Et tout le long du chemin nous avons causé :

Noubliez pas, nous a-t-il dit, d'aller visiter les lieux se maintinrent jadis les républiques mili- taires confédérées qui, me semble-t-il, doivent assez bien rappeler vos communautés libres de la Suisse à cette époque ; anciennes organisations gouvernées par des knèzes et qui, jusque vers le xvi* et le xvii* siècles, résistèrent à tous ceux qui essayèrent de les accaparer. Les détails de leur existence nous ont été révélés par une Descriptio Moldaviae, du prince Can- témyr que l'Académie roumaine a publiée il y a quelques années, et que vous trouverez facilement à Bucarest. Ces républiques peuvent être considérées comme un des centres les plus vivants du nationa- lisme roumain primitif. Ces knéziats sont ceux de Vrantchéa (Vrancéa), de Tigheciu et de Campulung. Ce dernier est aujourd'hui, en dehors de nos fron- tières.

A Berlad, sur la rivière du même nom, il existait aussi une très ancienne principauté, que les documents du début du xii siècle mentionnent déjà.

DANS LA MOLDAVIE 167

Vous connaissez le blason de la Moldavie et la tête d'auroch qui y figure ! Connaissez-vous la légende qui raconte à côté de l'histoire la fondation de cette principauté ?Elle est assez poétique et mérite d'être narrée.

Vers la fin du xiii* siècle, un certain Dragos (il serait antérieur à Bogdan) que les traditions consi- dèrent comme le chef d'une communauté de Rou- mains des Maramures, dans la Transylvanie septen- trionale, avait passé les monts. Un jour de chasse, poursuivant un auroch, il arriva, au crépus- cule, sur le versant qui regarde notre pays, au mo- ment même la chasse se terminait par la mort du gibier. Tout le panorama des monts et des collines se déroulait devant ses yeux éblouis. Le soleil mou- rant éclairait encore les dernières courbes des riviè- res, parmi les dernières ondulations du plateau. Dragos trouva ce pays si beau qu'il décida aussitôt qu'il lui appartiendrait. Et c'est en souvenir de cette heure solennelle que la tête de l'auroch, tué par le prince, de l'auroch qui avait guidé ses pas vers la Moldova, est inscrite dans notre écusson.

Et comme nous étions entre Ramnicu-Sarat et Adjud, notre aimable cicérone nous rappela que les territoires montagneux qui étaient à notre gauche, recelaient justement les souvenirs de Vrantchéa. Il nous dit à quel degré les habitants de ces lieux,

i58 L A R O U M A N I E

ne passent jamais les voyageurs, ont conservé le sens de leur noblesse militaire d'autrefois et combien leur ethnographie et leur folklore se sont peu altérés.

C'est au milieu de ces montagnes que le monas- tère de Sovéja rappelle le souvenir d'une période abominable de notre histoire : la compétition de Basile le Loup, prince de Moldavie, et de Mathieu Bassaraba, prince de Valachie ; période de crimes et de trahisons, notre nationalité faillit sombrer. Dans les années lô/j^ et i645, une accalmie étant survenue dans les relations des deux adversaires, ils eurent, l'un pour l'autre, un geste élégant, destiné à sanctifier la paix conclue. Basile le Loup fit cons- truire, à ses frais, l'église Stéléa, de Tirgoviste, en Valachie, tandis que Mathieu Bassaraba fondait « sur la terre moldave de Vrantchéa », le monastère de Sovéja. Ce pieux échange, d'ailleurs, n'empêcha pas la lutte de reprendre de plus belle.

Lisez dans Xénopol les détails de cette guerre fratricide. Entre autre misères de ce temps, Basile le Loup avait à tel point favorisé les Grecs dont ses prédécesseurs s'étaient imprudemment entourés que la Roumanie d'alors fut littéralement envahie par ces étrangers. Ils allaient bientôt apporter chez nous la domination phanariote qui, sans aucun doute, dans les siècles suivants, absorba une partie de nos énergies nationales et créa, dans la psychologie rou- maine, une tare qui n'est pas encore entièrement

DANS LA MOLDAVIE 169

effacée. Si vous habitiez longtemps notre pays vous en trouveriez facilement des survivances.

A Bacau, c'est jour de marché. Les paysans descen- dus des monts environnants ont apporté le beurre battu dans la semaine et les fruits de leurs vergers. Ils sont accroupis le long des trottoirs, ayant au devant d'eux, des corbeilles, voisinent les melons et les tomates, les aubergines et les poivrons. Sur toute la chaussée, bordée de petites maisons basses, ornées d'arbres, c'est une fête pour les yeux : cou- leurs des costumes, couleur des fruits, rutilant sous le grand soleil d'août.

Bâcau est précédée de villas entourées de jardins et les derniers contreforts des Carpathes, à l'occi- dent, lui font une ceinture bleue.

Nous projetons de remonter la Bistritza et le Tas- lau et, par les montagnes confinant à la Transylvanie, nous irons rejoindre les monastères qui s'échelon- nent jusqu'à la frontière de la Bukovine.

En iSSg, Alexandre Bassaraba, prince de Valachie, crée le premier évêque métropolitain avec siège à Curtéa de Arges. En iZioi, Alexandre le Bon, intro-

i6o LA ROUMANIE

nise le premier métropolitain moldave, à Sucéava. C'est le moment les Princes et les grands boyards animés d'une ardente piété, fondent les églises et les monastères dont nous retrouvons aujourd'hui les ruines ou les communautés bien vivantes dans toute la Roumanie, principalement dans les pays de montagnes les religieux étaient mieux protégés. Neamtzu, que nous irons voir, date de 1892.

Et je me souvins, en songeant à ces monastères^ de notre conversation, avec l'ancien ministre ; de ses paroles amères dans le wagon qui nous amenait à Bacau.

Les Grecs de Constantinople devenus, grâce à leur intelligence et à leur habileté, souvent dépour- vues de scrupules, très influents auprès de la Porte, envoyèrent en Roumanie de nombreux moines que les pieux habitants des Principautés, les Princes et les boyards, recevaient chaleureusement. Ils cons- truisirent, pour ces hôtes indésirables, comme nous dirions aujourd'hui , des églises et des monas- tères et, par surcroît de négligence nationale, ils les dédiaient à des patriarcats grecs, du Mont Athos ou d'ailleurs.

Petit à petit, les abbés grecs désignés par le Pa- triarcat, s'installèrent en maîtres dans les maisons religieuses. Ils en totalisèrent, à leur profit, les reve- nus, parfois très grands ils s'élevèrent jusqu'à plusieurs dizaines de millions annuellement qu'ils

DANS LA MOLDAVIE i6i

distrayaient ainsi de la fortune roumaine. Et bientôt des territoires immenses du sol roumain furent pos- sédés par eux. Au surplus ils occupaient tous les échelons de la hiérarchie ecclésiastique. La langue liturgique, en slavon, avait été remplacée par la lan- gue grecque. Et les historiens roumains tombent d'accord que le Phanar faillit compromettre à tout jamais l'existence non seulement de la langue rou- maine mais encore de l'unité nationale.

Pendant de nombreuses générations, à l'abri des luttes intestines qui divisaient les Roumains, l'Église grecque continua de s'épanouir.

C'est au Prince Couza, Monsieur, m'avait dit mon interlocuteur, que nous devons notre liberté religieuse. Notre Eglise tout en restant fidèle aux dogmes de l'Église orthodoxe, l'ut déclarée autocé- phale et le Patriarche de Constantinople fut déchu de son autorité.

Vous connaissez la réponse violente de celui-ci, d'ailleurs compréhensible. Notre Église fut consi- dérée comme schismatique, et pendant vingt ans, nous fûmes mis hors la loi religieuse. Toutefois, un arrangement intervint et, en i885, le Patriarcat reconnut l'indépendance de l'Église orthodoxe rou- maine.

Et vous savez aussi, sans doute, que c'est le même Prince Couza qui sécularisa les biens des mo- nastères. Ils devinrent ainsi propriété de l'État. En

E. PirTARD. Il

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contre partie, le gouvernement les entretient. Il y a quelques jours, le ministre des Cultes a fait visite aux monastères de Moldavie que vous allez voir, visite d'administrateur qui va surveiller les biens recouvrés par la nation.

Il existe encore en Roumanie un assez grand nom- bre de monastères et de couvents. Soixante-dix envi- ron sont entretenus par le gouvernement. Le district de Neamtzu dans lequel nous allons entrer en possède onze ; c'est le plus riche de tous. Les particuliers en ont à leur charge de vingt à vingt-cinq. Le personnel des moines et des frères compte un peu plus de huit cents hommes. Mais le nombre des nonnes et des sœurs qui habitent ces couvents dépasse certai- nement deux mille.

Nous sommes partis à midi sous un soleil acca- blant. Bacàu semblait tout entière assoupie. Nous avons marché vers l'occident, entre de longues colli- nes vertes, des maisons, aux toits de lattes, étaient accrochées. Leurs jardins dévalaient, jusqu'à la route, des cascades de fleurs, parmi lesquelles de très gran- des passeroses, aux tiges rigides, dressaient des bar- res lumineuses de couleurs diverses. Au devant des

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enclos, de hauts portails, ornés de sculptures, dont les montants, parfois, étaient terminés par des tètes taillées en plein bois.

Maisons propres, maisons coquettes, avec leurs fenêtres voilées de mousselines et leurs cheminées bizarres, leurs fleurs en caisses et la décoration de leurs façades, comme on sent qu'il y a ici une conti- nuité d'habitation, qui a permis au confort d'appro- cher et aux traditions de se maintenir I

A l'horizon, les sapins commencent à mêler leurs verdures plus foncées aux clairs taillis. Nous arri- vons à Friimose. Les petites maisons blanches sont coiflees de toits immenses. Nous allons demander l'hospitalité à de braves gens qui ont la mauvaise habitude de ne jamais ouvrir leurs fenêtres et dont la peau, évidemment, est plus habituée que la nôtre à la piqûre de certains insectes, car malgré la fati- gue et notre bon vouloir, nous n'avons pas dormi un seul instant.

Nous parcourons les villages environnants : Scor- tzéni, Nadesch, et nous partons pour Pustiana l'une des localités principales habitées par les Roumains catholiques.

La route passe au milieu des maïs, que dominent, par places, les têtes éclatantes des tournesols. Au bord du chemin, les ciguës et les chicorées font une haie blanche et bleue. Et voici, tout à coup,

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le clocher blanc de Pustiana, qui jaillit des ver- dures.

En arrivant sur la place, nous sommes étreints par une intense émotion. Une foule d'hommes, de femmes et d'enfants, dans leur costume national, sont groupés au pied de l'église et lui font comme un soubassement animé. Des femmes en blouses blanches brodées de couleurs vives, avec leurs fotas rouges et noires; les hommes en pantalons blancs, les reins serrés par une ceinture de cuir ornée de clous de laiton ou de petits morceaux d'acier, avec sur la tête leurs chapeaux de feutre noir parés de plu- mes et de fleurs, font à l'église une barrière vivante et chatoyante. Les femmes tiennent à la main des bouquets éclatants de dahlias, de reine-marguerites, de glaïeuls et leurs cous sont ornés de multiples col- liers de couleurs diverses qui retombent jusque sur la poitrine.

Les filles à marier portent une sorte de couronne ornée de perles, de fils d'or et de roses qui enser- rent leurs cheveux. Les jeunes épouses ont, sur la tête, leur long voile de mariage courent des roses minuscules. Et, comme ces voiles sont faits d'étoffes blondes et diaphanes, ils dessinent, à chaque mouve- ment, des plis qu'un sculpteur se hâterait de fixer amoureusement. Des femmes depuis longtemps ma- riées portent, les unes des mouchoirs souples, oran-

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ges ou rouges, ou jaunes ; les autres une sorte de capote bordée d'une large ruche noire.

Comment décrire ce spectacle ? Comment trouver les mots susceptibles de rendre ce tableau? Des lar- mes montent à nos yeux. C'est si inattendu, si beau, si complètement harmonieux que, cherchant dans nos souvenirs, nous ne retrouvons avicune image comparable.

Longtemps nous sommes restés sans paroles, inca- pables de remercier le prêtre qui nous avait donné une telle vision d'art, et qui venait, à nous, les mains tendues.

Nous laissons derrière nous le monastère de Tas- lau et les ruines de ses murailles et, par des bois touffus, des collines basses, et des hameaux clairs, nous abordons la Bistritza, que nous traversons sur un immense pont de bois, pour aller chercher l'hos- pitalité du beau village de Rosnov.

A l'horizon les montagnes tendent une longue ligne monotone, avec des cimes bleues qui pâlissent dans l'éloignement.

De Piatra-Niamtz à Falticeni.

Nous voici sur la route de Piatra-Niamtz. La petite ville est située dans une sorte de baie, à la base des monts. Et, vers midi, quatre boules, sur les quatre

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tours grêles d'une église, apparaissant sur un fond de collines boisées, nous disent que nous sommes arrivés.

Nous retrouvons à Piatra la physionomie des petites villes moldaves : les maisons basses entou- rées de verdures et ce quartier juif nous aimons flâner. Devant ces accumulations de baraques, de hangars, de bâtisses invraisemblables, auxquelles s'accotent des échoppes indescriptibles, vous aurez déjà l'idée de ce qui vous attendra lorsque, poussant plus loin votre voyage, vous irez visiter, dans les villes du nord, à Jassy par exemple, les banlieues Israélites, sortes de ghettos persistants.

Piatra, formidablementjudaïsée dans ces dernières années, fait un grand commerce de bois. Toutes les rovites qui conduisent à la ville sont bordées de planches. C'est que la Bistritza apporte, chaque jour, les contingents de troncs d'arbres qui, depuis Dorna, frontière de la Bukovine, sont descendus en radeaux, au fil de la rivière.

En parcourant les forêts du haut Taslau ou de la Bistritza et de toute la Moldavie on trouve, partout il y a des chemins de dévestitures, des exploitations forestières intenses pour lesquelles on fait, parfois, venir d'Asie, des Lazes, ces spécialistes émérites des bois ouvrés.

BACAU PUSTIANA 167

Une avenue de cerisiers. A droite, un bois de bou- leaux, dont les troncs minces sont encore éclairés dans le crépuscule. Au travers des feuillages légers qui flottent en grisailles, on aperçoit de longues lignes de montagnes bleuâtres. Au delà, le mystère des lointains. Et l'on distingue, au-dessus des arbres, les tours surmontées de boules du monastère de Varatic.

Des voitures se suivent sur le chemin. Des groupes de promeneurs. Des femmes en toilettes et en grands chapeaux. Des officiers. Et maintenant, voici, de chaque côté du chemin, des villas. Encore blanches dans le soir commençant, elles ont des galeries, des gens élégants dînent aux bougies. On a l'im- pression non d'une communauté dont la vie doit se passer en prières et en méditations, mais d'une villé- giature à la mode.

11 en est bien ainsi. Beaucoup de Roumains laissent écouler leurs vacances d'été dans ce coin de mon- tagnes moldaves, qu'ils trouvent plus agréable et plus frais que les rues de Bucarest.

La longue bâtisse blanche du monastère se dresse, avec sa galerie supportée par des colonnes blanches. Tout est fraîchement recrépi. Les maisonnettes des nonnes entourent l'église qui est au milieu du jardin. Elle est vaste et sombre. A la lueur des cierges un prêtre officie. A quelques pas, dans un grand man- teau noir, une sœur est à genoux.

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Au matin, un marché de fruits et de légumes s'est installé dans la cour et le monastère a plus que jamais l'aspect d'un quartier de ville d'eau. Décidément les âmes moroses ne doivent pas aller visiter ces lieux...

Entre Varatic et la frontière bukovinienne il y a encore quatre monastères échelonnés : Agapia, Neamtzu, Rasca, Slatina.

Mon travail m'oblige à des zig-zags nombreux et après avoir touché Agapia, au lieu de prendre par la montagne, nous avons rejoint la petite rivière Ozana, affluent de la Moldova, proche de Neamtzu.

Sur le lit do graviers que les crues répandent très loin du thalweg, nous avons campé, ayant, en face de nous, posées à pic au sommet d'un raide dévaloir déchiqueté, raviné par les pluies, les ruines encore imposantes de la citadelle de Neamtzu. Elles rap- pellent aussi les batailles, qui marquèrent sans relâche, le règne de Stéphane le Grand, le « très pieux Seigneur, par la grâce de Dieu, prince de la terre moldave, fils de Bogdan voévode, fondateur et patron de ce lieu sacré, passé aux lieux célestes Tan [i5o/j] du mois de Juillet le deuxième jour (în a 7012 luna Julie 2) », ainsi que le dit l'épitaphe de sa pierre tombale, dans le monastère de Putna.

Nous avons suivi longtemps une large vallée dénu- dée, qui commence au sortir de Neamtzu. La route

B A C A U P U s T I A N A 169

montait lentement et aux chênes avaient succédé les sapins. Le crépuscule noircissait les montagnes lorsque nous avons vu apparaître les tours blanches et les coupoles rouges du monastère de Neamtzu, au milieu d'une vaste solitude. La route s'arrête là.

La longue façade est trouée d'une porte en arc, et d'anciennes meurtrières rappellent que le couvent fut une maison forte. Peut-être existait-il déjà à la fin du xiv^ siècle? Dans tous les cas la plupart des bâtiments datent du xv* siècle. Des moines traversent les cours. M. l'Archimandrite nous reçoit avec la plus grande afl'abilité.

Dans l'église obscure où, seules les images saintes, encloses dans des gaines d'argent, renvoyent les der- niers rayons, les moines, leurs grands voiles noirs retombant sur leurs épaules, semblent, à cause de l'immobilité de leurs corps, sommeiller dans leurs stalles. Les barbes épaisses qui sortent de ces voiles féminins donnent à ces hommes des aspects étranges, presque pénibles à regarder, comme s'il s'agissait d'êtres mythologiques, à sexe indéterminé.

Ce soir, dans un clair de lune intense, le monas- tère, tout blanc, avec ses églises, ses pans de murs éclairés, vous donne l'impression d'une cité de rêve : une vision très méridionale que nos souvenirs, s'ils devaient évoquer quelque image réelle, reporteraient en Italie...

I70 L A R O U M A N I E

Dans la crypte d'une petite église fondée par Alexan- dre le Bon, restaurée il y a quelques années, se trouve l'ossuaire pour l'étude duquel je suis venu. A côté de chaque moine enterré, on a disposé une brique, sur laquelle sont gravés le nom et les qualités du mort, et la date du décès. Elle est comme un « double ». Quelques années plus tard le squelette est repris à la terre et la brique gravée est placée dans une petite boîte, auprès du crâne et des autres os.

Nous marchons vers Falticeni, sous un soleil d'orage énervant les chevaux. Et nous laissons der- rière nous la ligne bleue des montagnes, les vallons élus par les monastères.

Et derrière ces montagnes, d'autres montagnes se lèvent. Et leurs formes s'entrecroisent et se super- posent.

Devant nous, s'étend un immense pays bleu, des champs blonds, des ondulations légères, les nuages promènent des ombres bleues. Ce plateau brûlant que nos chevaux lassés martèlent de leurs sabots, semble interminable, car la menace de l'orage s'accentue. Enfin la pluie, violente, diluvienne, s'abat sur nous et nous la recevons presque avec joie, car elle a détendu l'atmosphère. D'ailleurs elle ne dure pas et le soleil reparaît, au moment nous tou- chons Falticeni, mollement posée dans un pli de terrain dénudé.

LES CHEMINS DE FER 171

De Falticeni nous pourrions par une ligne secon- daire rejoindre la ligne principale de Bucarest-Cer- novitz et passer ainsi en Bukovine. Cette voie suit, tout le long, la vallée du Sireth, qu'elle n'abandonne qu'au nord de Falticeni, àVeresti. Sur elle, s'embran- chent, dès qu'on a passé le Milcov, qui est, au mo- ment oùj'écris, le front de défense des Roumains la ligne de Galatz et celle de Jassy. D'Adjud, une trans- versale, passant par Ocna, franchit les Carpathes, pour aller rejoindre, après un formidable contour, la voie de Brasso-Prédéal-Bucarest.

La Roumanie possède un réseau ferré déjà remar- quablement développé. Evidemment, il est incompa- rablement plus pauvre que celui de la plupart des pays occidentaux dans lesquels existe une grande activité industrielle et commerçante. Tandis que, parmi ces derniers, on trouve facilement des terri- toires où, par I 000 kilomètres carrés, la proportion des voies ferrées dépasse 100 kilomètres, en Rou- manie, cette proportion tombe à 26 kilomètres environ.

C'est en 1860 que la première ligne de chemin de fer fut établie sur le territoire actuel de la Roumanie. Une compagnie anglaise avait relié Constanza (c'était encore Kustendje) sur la mer Noire, à Tchernavoda

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sur la rive droite du Danube. La Dobroudja apparte- nait alors à la Turquie. En 1882, quatre années après le traité de Berlin, qui enlevait aux Turcs la Do- broudja, cette ligne fut rachetée par l'Etat roumain.

En r866, on avait commencé, sous le règne du prince Gouza, la construction de la ligne Bucarest- Giurgiu. Cette voie ferrée, qui fut la première ligne de chemin de fer sur le sol roumain proprement dit, fut ouverte à la circulation en 1869.

Ce n'était qu'un pauvre petit tronçon, long de 67 kilomètres. Dès Tavènement du prince Carol I", on se mit à l'œuvre et l'on eut tant de cœur à l'ou- vrage que, la même année 1869, ^^^ inaugurait le tronçon moldave Roman-Burdujeni. Dès lors, on ne s'arrêta plus et dans toutes les directions du royaume, des équipes d'ouvriers plaçaient des voies. Et si, en 1869, le total des rails atteignait seulement 172 kilo- mètres, il était dix ans plus tard, de i 3i3 kilomètres. En 1889 on comptait 2 /iôg kilomètres de voies ferrées et, en 1899, ce total était porté à 8092. Arrêtée en 190:^, cette activité, reprise en 19 10, n'a cessé de grandir.

Au début du règne de Carol P', la Roumanie n'ayant point de techniciens, s'adressait à des constructeurs en dehors du royaume. Quelques rares lignes furent installées directement pour le compte de l'Etat. D'autres voies ferrées, cédées à des entrepreneurs étrangers, étaient exploitées par ceux-ci, avec la

LES CHEMINS DE FER 178

garantie d'un revenu minimum, de la part du gou- vernement roumain.

Deux compagnies allemandes construisirent les principales lignes. Mais des difficultés survinrent entre le gouvernement et ces deux compagnies et les noms de leurs directeurs retentirent souvent à la tribune parlementaire. En 1888, après bien des pourparlers et quelques coups de force, la Rou- manie acquerrait les dernières voies qui lui restaient à acheter.

Aujourd'hui, l'Etat roumain s'est réservé le droit de construire et d'exploiter les lignes d'intérêt géné- ral. Les lignes d'intérêts secondaires peuvent encore être concédées à des particuliers.

La plus longue voie de chemin de fer en sol rou- main part de Verciorova pour aboutir à Burdujéni. Elle a 820 kilomètres de rail.

Autrefois la Roumanie chauffait ses locomotives avec des charbons étrangers. Aujourd'hui elle emploie presque exclusivement des combustibles indigènes : des bois, des lignites et des résidus de pétrole. A cet égard, les statistiques sont très intéressantes à consulter. La proportion des combustibles étran- gers est devenue tellement minime qu'autant dire qu'elle n'intervient plus dans la consommation rou- maine, etles résidus de pétrole, production nationale, prennent de plus en plus l'avance.

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LA R O U M A N 1 E

En 1895, en période de tâtonnements, les locomo- tives roumaines brûlaient 2000 tonnes de ces résidus. Dix ans plus tard, elles consommaient 66820 tonnes. En 1910 cette quantité était portée à 167000 tonnes. Ce dernier chiffre montre l'effort accompli dans le sens d'une concentration économique toujours plus grande des productions du royaume. Et il s'aug- mente tous les ans.

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XI

L'ANCIENNE CAPITALE DE LA MOLDAVIE : JASSY

La physionomie de Jassy (Iasi). DE Roumanie

Les Juifs

ASSYestune grande ville. Ses 78000 habitants se rappellent, non sans mélancolie, que leur cité fut, pendant presque tout le xix" siècle, le centre intellectuel de la Roumanie. Ils possédèrent la pre- mière université du pays. Les cercles littéraires et les sociétés savantes avaient fait de Jassy, un foyer de culture, de recherches, de libre discussion, et l'on y réchauffait, sans cesse, toutes les causes natio- nales.

Jassy se rappelle aussi, non sans fierté, qu'elle fut la capitale de la Moldavie. En i565, le prince Alexandre Lapusneanu quitte Sucéava, jusqu'alors métropole, pour s'installer à Jassy. Justement, la ville se relevait de ses ruines. Cinquante ans aupa- ravant les Tartares l'avaient brûlée et saccagée.

176 LA ROUMANIE

Aujourd'hui Jassy fait un peu l'impression, non d'une cité morte car elle n'est pas morte du moins d'une ville somnolente. Le passant n'est pas distrait pas l'activité de ses rues. Et si ce n'était la rencontre de beaux monuments publics et d'églises nombreuses, on se croirait dans une de ces villes à la fois mi-cité et mi-campagne comme les pays neufs de l'Orient européen en offrent aux voya- geurs.

La position excentrique de Jassy depuis 1878, à deux pas de la frontière russe l'empire que l'on considérait volontiers comme un dangereux ennemi et la concentration de tous les services adminis- tratifs à Bucarest, sont les raisons pour lesquelles l'ancienne capitale de la Moldavie a peu de chance, si les conditions politiques et géographiques restent ce qu'elles sont actuellement, de retrouver jamais une place en vue dans le roj^aume et de poursuivre son développement.

Mais telle qu'elle est aujourd'hui, avec le calme de ses rues et la paix de ses jardins, Jassy, ré- sidence du métropolitain de Moldavie, est une ville que j'aime. Les maisons des anciennes familles moldaves, l'église Saint-Nicolas fondée par Sté- phane le Grand, la tour de Golïa, édifiée par Basile le Loup, et surtout surtout l'admirable bijou épiscopal : l'église des Trois-Hiérarques dont, en i64o, les architectes du même Basile, ornèrent somp-

J A s s Y 177

tueusement la cité, donnent à cette ville silencieuse, parfois l'herbe envahit les trottoirs, une attitude de gravité, de noblesse et de dignité, comme en montrent encore certaines villes déchues de l'Italie.

L'église des Trois-Hiérarques, restaurée par Lecomte du IVouy celui-là même qui restaura Curtéa de Arges à elle seule, mérite qu'on s'ar- rête à Jassy.

Si d'aucuns peuvent lui préférer l'église Saint- Nicolas, avec sa façade haute en couleur et ses faïences enluminées parce qu'elle a peut-être plus de personnalité roumaine, il n'en reste pas moins que les Trois-Hiérarques est un bijou d'église. A quel style exactement appartient-elle ? Les profes- sionnels de l'art prétendent qu'elle est byzantine et arménienne à la fois, et persane aussi par quelques- uns de ses caractères. Je ne sais pas. Je me contente de l'admirer comme une joaillerie de pierres, comme une des belles œuvres construites par la main des hommes qui en font par ailleurs tant de laides, et je laisse aux gens compétents le loisir d'en discu- ter scientifiquement.

Si l'on me demandait : « Que faut-il voir à Jassy Je répondrais : « Les deux églises, puis les cochers Skoptzy, sur la place, et le quar- tier Juif. »

E. PiTTARD.

178 LA ROUMANIE

On sait le rôle considérable que jouent les Juifs dans la Roumanie contemporaine, et les diflicultés auxquelles se sont butés tous ceux qui ont essayé de régler ce que, dans le royaume, on appelle « la question Israélite ».

Le Roumain reproche au Juif de son pays, son amour immodéré du lucre, et il lui reproche aussi de considérer le sol qu'il habite comme seulement une colonie d'exploitation I Le Juif répond au Rou- main qu'il lui est impossible de s'intéresser sociale- ment à un pays qui lui refuse les droits du citoyen. Il faudrait un volume pour indiquer les plaintes des deux parties. Dans son livre sur la Roumanie, M. André Bellessort a parfaitement exposé la double face de ce douloureux problème.

Dans le nord de la Moldavie, les Juifs sont extrê- mement nombreux. ^A Jassy même, tout le petit com- merce est entre leurs mains, toutes les boutiques leur appartiennent, tout ce que vous achetez vous est vendu par un Juif. Dans les bourgades agricoles proches delà Russie, le Juif est, non seulement négo- ciant, et trafique de toutes les marchandises qui peuvent se vendre, mais il est encore l'intermédiaire obligatoire entre le propriétaire foncier, qui n'a pas toujours de l'argent liquide, et le paysan qui en a fréquemment besoin. Les Juifs roumains ne labou- rent pas la terre, ils ne retournent aucun sillon. Et pourtant, dans le royaume de Roumanie, ils sont

L E s J U I F s 179

parfois les maîtres occultes de cette glèbe, sur laquelle ils ne se courbent jamais.

On l'a remarqué souvent : en Roumanie, le Juif n'est ni domestique, ni ouvrier rural. Ce n'est pas que la force physique lui manque pour conduire la charrue ou pour lier les gerbes il est au moins aussi bien nourri que le paysan à qui sa religion impose tant de jeûnes mais ce travail son intelligence particulière n'interviendrait pas, il ne pourrait pas, il ne peut pas l'accomplir. Ce qu'il lui faut, c'est une besogne son initiative puisse entrer en jeu.

Et l'on reproche aussi aux Juifs de Roumanie leur incroyable discipline'^sociale, leur sens corporatif si étendu tel un « sens ethnique », qu'aucun d'entre eux, si lointain soit-il, ne peut être exclu de cette sorte de syndicat théocratique. Leur organisa- tion religieuse a des liens si nombreux et si solides qu'elle tisse, autour des six cents synagogues et maisons de prières, comme une robuste et souple chaîne rabbinique qui retient chaque Israélite dans le giron d'une Eglise unique, sans avoir l'apparence d'enrayer sa liberté individuelle.

Et cependant les Juifs de Roumanie n'ont pas, comme les autres Églises une autorité supérieure chargée d'ordonner et de surveiller l'exercice du culte dans tout le pays. Individualistes à outrance dans le domaine de leur vie matérielle, et centralisa-

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teiirs décidés pour leur vie spirituelle, ils réussissent, grâce à leur extraordinaire intelligence, à associer ces deux conceptions presque antagonistes de la vie sociale.

Le problème juif est passionnant.

J'ai visité les quartiers israélites des villes que je traversais : à Bacâu, à Piatra, à Jassy, à Galatz, à Bucarest, et même dans les bourgades de la Dobroudja les Juifs ont réussi à se faufiler. Avec cordialité ils m'ont reçu dans leurs maisons de prières. Et quelques-uns d'entre eux m'ont fait leurs doléances qui étaient celles de leurs trois cent mille coreligionnaires, car, partout vous le rencontre- rez, le Juif de Roumanie vous dira, et nous n'avons pas le droit de douter de sa parole, à quel point il déplore la situation « d'outlaw » qui lui est faite, à lui qui ne demande qu'à allier ses forces à celles des autres habitants du royaume.

Du point de vue ethnique les Juifs de la Roumanie ne sont qu'en partie de véritables Juifs. La plupart d'entre eux sont seulement des judaïsés.

Toute la banlieue autour de Jassy est comme un terrain vague, s'entassent les boutiques les plus hétéroclites, s'associent les métiers les plus invrai- semblables. Le Juif, qui n'est pas citoyen, n'édifie

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pas une maison durable. Il ne plonge pas des racines matérielles dans une terre qui n'est pas sienne. Et ce quartier dont les bicoques vont à diu et à dia, au devant desquelles il n'y a jamais un jardin, pas un arbre même n'étend ses branches, me parait être le symbole de ce groupe humain qui, dans ce pays, pourtant hospitalier, n'a pas trouvé une patrie. On sent qu'il y est entreposé.

Les Israélites ne sont guère mieux installés, socia- lement, sur le sol roumain que ne sont installés tous ces hangars en planches dressées, ces bâtisses en torchis, édifiées en quelques jours par leurs pro- priétaires juifs, et que quelques heures suffiront à transporter ailleurs...

Nous rentrons dans le centre de la ville par des rues presque désertes, paisibles comme des rues de béguinages. Et nous retrouvons l'impression de calme qui nous a frappé dès notre arrivée.

Mais l'apparence endormie de Jassy n'est qu'une apparence. Nous savons qu'au fond de ces verts jar- dins, que derrière ces persiennes closes, on cherche, on travaille, on pense. Comme au temps de sa gloire, Jassy est restée une ville studieuse. Son université et ses cénacles scientifiques font, sans beaucoup de bruit, de la besogne utile. Les traditions intellec-

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LA ROUMANIE

tuelles, malgré des conditions défavorables, se sont maintenues. Et si la Roumanie fait, dans le monde, figure d'un pays cultivé, Jassy peut revendiquer une bonne part de cet honneur. La statistique des hommes illustres du royaume nous le démontrerait facilement.

XII

DANS LES MONTAGNES DE SUCEAVA

La vallée du Sireth. Le long de la frontière

BUKOVINIENNE. Au MONASTÈRE DE SlATINA.

Le paysan roumain.

-T— -p ous rejoignons par Târgu Frumos, la vallée

^L du Sireth. -L ^ Cette longue vallée, à la fois chemin d'eau et chemin de fer, et qui, sur 4oo kilomètres de trajet en terre de Roumanie, draine toutes les eaux des Carpathes moldaves et presque toutes les eaux du plateau de Vaslui, a possédé la première route réelle de Roumanie. Jusqu'en i832, date du Règlement Organique, il n'existait pas de routes proprement dites dans les Principautés. Le passage répété des carroutzas, dans la direction la plus favorable aux chevaux, traçait des pistes régulières que tout le monde suivait. Aujourd'hui encore le Baragan et la Dobroudja montrent partout de tels chemins.

i8/4 LA ROUMANIE

A partir du Règlement Organique, on appliqua les prestations de trois jours, dues par chaque habitant, à la construction des routes. Mais celles-ci ne proje- tèrent pas bien loin leur macadam. En 1866 il y avait dans le pays, i 096 kilomètres de routes empierrées. Aujourd'hui il y en a 3oooo kilomètres.

Falticeni se trouve justement sur cette vieille route du Sireth qui, de là, pénètre en Bukovine, dans le cœur de l'ancienne Moldavie, vers Sucéava qui fut sa capitale et vers Campulung. Nous la suivons jusqu'à deux pas de la frontière, puis nos chevaux, tournant leurs têtes à gauche, reprennent la direction des montagnes.

Elles grandissent à l'horizon, superposant leurs plans, de plus en plus pâles. Nous entrons dans la forêt. La Moldava, au flot perdu dans un immense lit de cailloux et de roseaux, est passée sur un pont interminable et à la nuit, nous arrivons à Mâlini, nous goûtons, chez l'instituteur du village, le charme de l'hospitalité gracieuse et dévoviée qu'en général les Roumains savent offrir à leurs hôtes.

Ce matin, le soleil se lève sur le jour de la Trans- figuration de Notre-Seigneur. De Mâlini partent des carroutzas chargées de paysans, vêtus de leurs ma-

MONTAGNES MOLDAVES i85

gnifiques gilets, ces cojocs en peau d'agneau, dont les broderies et les incrustations de cuirs multicolo- res, aux thèmes ingénieusementvariés,fontle bonheur des yeux et dont un examen comparatif serait un intéressant sujet d'études ethnographiques.

Les femmes, leurs hanches étroitement moulées dans la fota, ont mis leurs plus belles chemisettes abondamment brodées et pailletées.

Et notre chariot, affreusement secoué par d'invrai- semblables ornières, prend la file.

Les bois de bouleaux commencent à jaunir. Us éclairent les forêts de hêtres auxquels ils sont mêlés. Un long clocher blanc se dresse au-dessus des ver- dures.

Il est flanqué de trois tours basses à doubles boules qui s'édifient à chaque angle du mur de fortification. Au-dessus de la porte d'entrée, une tour blanche. Tout autour de nous, les forêts de sapins dont les arbres descendent jusqu'aux murailles d'enceinte.

De nombreux montagnards sont déjà là, les uns, venus comme nous, de la Roumanie, les autres de la Bukovine. Ceux-ci viennent rafraîchir leur nationa- lisme ethnique au contact des Roumains du royaume. D'ailleurs ils arrivent d'une région l'histoire ancienne de la Roumanie se lit dans chaque nom de village et l'on pourrait dire que chaque pierre de la montagne, que chaque arbre delà forêt se souvient des luttes héroïques du passé : Sucéava, Campulung,

i86 LA ROUMANIE

Piitnal Tous les échos répètent encore le nom de Stéphane le Grand, le voïvode célèbre de Moldavie dont le visage mystique rayonne encore dans ce pays. Les paysans qui ne savent pas grand'chose de l'his- toire de ce prince, ont comme une intuition de sa grandeur. Et si vous leur demandez pourquoi ils lais- sent pousser leurs cheveux qu'ils portent en ondes sur les épaules, ils vous diront, non sans orgueil, que c'est une coutume, datant d'Etienne, qu'ils ont con- servée.

Ces Roumains des deux pays n'oublient pas qu'en- semble leurs ancêtres, qui n'étaient pas séparés par les frontières actuelles, ont marché dans les armées de Stéphane, lorsqu'il combattait contre le Turc, con- tre le Hongrois, contre le Polonais, contre le Tar- tare.

Ils parlent la même langue, ils chantent les mêmes chansons, ils portent les mêmes vêtements, ce cos- tume ancien qui semble remonter aux Daces de la colonne Trajane et qui ne se modifie guère chez les hommes. Les femmes hélas, ces destructrices de toute ethnographie, c'est aussi la faute des Juifs qui leur apportent des confections occidentales commen- cent à abandonner leurs costumes nationaux pour les remplacer par les inintelligentes et laides modes de chez nous.

En ce jour de fête religieuse, ceux de Moldavie et ceux venus de l'autre côté, fraternisent comme si les

MONTAGNES MOLDAVES 187

bornes politiques ne les séparaient pas. Et l'étran- ger qui les regarde avec sympathie et qui constate cette unité ethnographique, comprend les désirs des nationalistes roumains de rattacher à leur couronne si les Bukoviniens y consentent ce fleuron légi- time.

Le soleil caniculaire coule à flots. Les groupes assis sur l'herbe mangent leurs provisions, rassem- blés près du puits dont ils tirent l'eau dans des seaux suspendus à des poulies; d'autres font cercle autour d'un Juif qui débite des pains ; ils entrent et ils sor- tent d'un local obscur un prêtre distribue des assiettes de soupe : ces réjouissances modestes sont celles se plaît le paysan roumain, réservé dans sa tenue, simple dans ses goûts, « bon enfant » pres- que toujours.

Dans ce décor de murs blancs auxquels sont accro- chées des galeries supportées par des colonnes blan- ches, ce va-et-vient continuel des costumes blancs semble une harmonie volontairement composée. Sur ce fond éblouissant, les gilets aux cuirs mosaïques, les ceintures ornementées, les blouses pailletées des femmes, leurs riches fotas, toutes ces broderies, ces perles des colliers, les soies et les laines, les cha- peaux noirs des hommes, les fichus divers et cha- toyants, les passementeries, tous ces paillons d'or et d'argent, font une merveilleuse symphonie de tons que Théophile Gautier aurait aimé décrire.

i88 L A R O U M A N I E

Le roi possède, dans les environs de Mâlini, de grands domaines appartenant à la Couronne, et que gère, tel un dieu agricole et sylvestre, un homme que tout le monde connaît en Roumanie et sur lequel chose rare dans ce pays les luttes politiques dégénèrent rapidement en invectives il n'y a qu'une voix et c'est une voix de louanges. Cet homme est M. Kalindéro. J'emporte le regret de n'avoir pu le rejoindre. Mais, à peine de retour chez moi, M. Kalindéro m'envoyait une série de brochures, toutes plus instructives les unes que les autres, et dont j'extrairais, si j'en avais la place, une foule de renseignements utiles pour celui qui voudrait con- naître le développement économique de la Rouma- nie dans quelques-uns de ses détails.

Nous dépassons les dernières maisons du bourg de Mâlini, petites maisons de bois, aux toits pointus, aux fenêtres minuscules. Elles sont espacées et soi- gneusement encloses de palissades. Je suis frappé de constater, chez les hommes qui sont auprès, com- bien ils ont fréquemment les yeux clairs et combien leurs petits enfants sont souvent blonds.

Et je me rappelle qu'il y eut, au xiii* siècle, dans le nord delà Transylvanie et en Bukovine, des colonies de Saxons dont les membres passèrent, à maintes

MONTAGNES MOLDAVES 189

reprises, sur le territoire de la Moldavie et s'y fixè- rent. La forteresse de Neamtzu fut, dit-on, cons- truite par les Saxons venus de la bourgade de Bis- tritza, en Transylvanie. Peut-être faut-il chercher dans cette direction l'origine ethnique de ces gens dont les cheveux et les yeux sont si clairs?...

Au grand trot, nous allons vers l'occident retrou- ver la vallée de la haute Bistritza, et, bientôt, nous entrons dans une zone boisée, extraordinairement touffue, composée des deux éléments classiques de la grande forêt montagneuse : le hêtre et le sapin.

Une fraîcheur enveloppe le paysage. Dans un ciel gris de plomb, un soleil sans éclat décline vers la haute barrière verte qui ferme l'horizon.

A huit heures du soir nous tombons dans une vaste exploitation forestière, d'immenses scieries débitent des planches de sapins par milliers, et un sylviculteur du roi, nous offre, pour la nuit, le con- fort de sa maison blanche.

Dans le matin rasséréné, nous montons en lacets au travers de l'énorme forêt, dont les sous-bois, rem- plis de fougères, rappellent les forêts de l'Europe centrale. Des sorbiers, dont les baies rouges éclatent au milieu des verdures, bordent le chemin. Notre

iQo LA ROUMANIE

regard franchit à l'horizon des séries de montagnes dominant de molles ondulations, semblables à celles de la Bosnie.

Des sapins. Encore des sapins. Ils s'élèvent très haut, s'efforçant de dresser leurs cîmes dans la lumière. Et comme ils tendent toutes leurs forces vers ce but, ils n'ont donné que peu de vitalité à leurs branches qui paraissent inertes, à côté des troncs jaillissants.

Sur cette masse sombre des arbres résineux, de place en place, des taches couleur de rouille. Ce sont les hêtres condamnés à mort, dont les feuilles desséchées, en plein été, marquent la fin préma- turée d'une existence qui pouvait être encore longue. Dans ces territoires, les hêtres, beaucoup plus diffi- ciles à débiter que les sapins, sont des arbres sans valeur marchande ; et comme ils prennent une place qui pourrait être donnée au sapin, les sylviculteurs, sans merci, les entaillent à la base et l'arbre ainsi mutilé meurt lentement. Dans la forêt puissante, d'ap- parence éternelle, ils mettent une note de maladie et de tristesse.

Ces arbres, dont la morphologie est une des plus belles qui soient et qui interrompent si heureuse- ment, par la légèreté et la clarté de leurs feuillages, la lourde monotonie des conifères, sont considérés par les forestiers comme des parasites. Messieurs les sylvicuteurs, au nom de la beauté des arbres, au

MONTAGNES MOLDAVES 191

nom de Sylvain dieu des champs et des forêts, pitié pour les hêtres de Sa Majesté le Roi...

Aujourd'hui, nous avons passé dans la vallée de la Néagra, et suivi une rivière étroite, dont l'onde était transparente comme un cristal. La vallée, très resserrée, laisse descendre la forêt jusqu'à la route. Nous montons toujours. Dans les clairières croissent abondamment des fleurs parmi lesquelles je recon- nais celles de mon pays : des aconits, des gentianes bleues. Les pâturages sont enclos de barrières, comme les alpages de la Suisse.

Un petit village aux maisons de bois. C'est diman- che. Les paysans sont assis sur des troncs d'arbres et composent un groupe pittoresque qui se profile sur le bleu lointain des plus hautes montagnes. Ils sont immobiles, les plus vieux appuyés sur leurs bâtons. Ils échangent de rares propos.

On nous dit que dans les environs habite un Fran- çais. Nous allons voir. Dans une maison propre, entourée d'un clos bien cultivé et tout fleuri, nous rencontrons la famille d'un Suisse du canton de Fri- bourg. Malheureusement M. C. est dans la montagne. Nous lui envoyons une salutation fraternelle.

La route devient trop rapide pour les chevaux. Nous descendons et faisons à pied les derniers kilo-

192 LA ROUMANIE

mètres. Des pâturages veloutés ondulent au soleil. Devant nous, entre deux sommets arrondis, un col tend sur le ciel, une ligne verte mêlée de jaune.

Un vent pur, un vent frais, nous souffle au visage. Nous arrivons dans une prairie aussi fleurie qu'un pâturage de nos Alpes et nous nous étendons avec délices dans l'herbe drue, dans 1 herbe parfumée. De chaque côté, les chaînes carpathiques se succè- dent de plus en plus bleues, dans le lointain. Nous sommes à l'extrême frontière, dans l'endroit même se livrent aujourd'huides rencontres sanglantes...

A Dorna, devant les auberges s'attablent des grou- pes endimanchés. Au pied du village se forment de longs radeaux de bois qui descendront la Bistritza.

Nous allons nous mêler aux habitants. Ils nous accueillent avec bonne grâce, et nous font une place sur les bancs, à côté d'eux. Et malgré la disparité de nos costumes (comme ils sont laids comparés aux leurs I) de notre langage, de nos habitudes, qu'ils devinent différentes aussi de leurs habitudes, nous arrivons très vite à nous comprendre.

Sur la place, les paysans dansent la calme, la me- surée, la mélancolique hora. Des vieillards aux mous- taches tombantes et aux longs cheveux, coiffés du chapeau rond, regardent leurs fils et leurs filles, se

LE PAYSAN ROUMAIN 198

donnant la main, et tournant lentement aux sons d'une grêle musique.

Cette hora, nous l'avons vue danser par tout le pays roumain : dans la plaine et dans la montagne et chez, les colons des bords de la mer Noire. Elle est comme un geste symbolique. Tous les hommes et toutes les femmes du royaume, ceux des Carpathes et ceux du Danube, ceux de la Dobroudja et ceux qui habitent au bord du Pruth, entourent ainsi la patrie roumaine en se donnant la main.

Ici, sur ces montagnes, comme à Slatina, comme partout dans la Munténie ou dans la Valachie, comme dans la Dobroudja nous avons longue- ment vécu, et nous avons connu l'homme de la glèbe de très près, nous avons chaque fois, senti grandir notre affection pour le paysan de Roumanie.

Sous un aspect indolent, le paysan roumain cache un esprit vif, une intelligence éveillée. A maintes reprises, j'en ai eu la preuve. Mes recherches anthro- pologiques, il ne pouvait pas les comprendre com- plètement. Toutefois la partie qui était saisissable pour un esprit non préparé, mais lucide, il la devi- nait aisément et il s'y intéressait tout de suite.

Les voyageurs ont souvent noté la méfiance du paysan roumain. On a même dit qu'il était rusé et

E. PiTTARD. l3

ig/î LA ROUMANIE

sournois. Je ne crois pas qu'une telle définition soit juste. Elle le serait, que ces hommes auraient pour excuses le long passé de leurs souffrances et la quasi- servitude économique dans laquelle ils ont presque toujours été tenus.

Le paysan roumain, s'il n'a pas inventé et c'est à savoir l'art charmant qui distingue ses objets familiers, sa maison de bois, souvent si joliment sculptée, les pièces ornées de son costume, ou les broderies de son intérieur, a su, par un miracle qui n'a pas, hélas, touché les paysans de l'Occident, con- server cet art et le transmettre à ses descendants. Les hameaux si simples de la Roumanie ont été le conservatoire de l'art véritablement roumain, comme ils ont été le conservatoire de la poésie roumaine et des traditions nationales.

Le paysan roumain, tout illettré qu'il soit en géné- ral, est un artiste et un poète. Allez au musée ethno- graphique de Bucarest et vous verrez son sûr ins- tinct de la beauté : lisez les nombreux volumes, sont consignés les légendes, les contes, les balla- des, les rapsodies populaires, et vous comprendrez la profondeur, la mélancolie, la grâce de son inspi- ration.

Le paysan roumain a, comme on dit, de l'allure. Bien pris, souple, ses mouvements ont une élégance

LE P x\ Y S A N R O U M A ï iN 196

naturelle que les bourgeois, avec leur élégance apprise, sont loin d'égaler.

Le sang qui coule dans les veines du berger et du laboureur de Roumanie demeure le plus pur sang roumain. Les pâtres n'ont pas connu, comme les gens des villes, les mésalliances. Tels ils étaient lorsque l'histoire a enregistré leur présence pour la pre- mière fois, tels ils sont restés. Et la bourgeoisie rou- maine, qui est en train de s'élaborer, puisera, au fur et à mesure de sa formation, à ce fonds si gé- néreux, le meilleur d'elle-même.

Le Roumain de la campagne cultivateur ou ber- ger — est très attaché à son sol, à la terre ses aïeux ont tant peiné et tant guerroyé. 11 sait que la maison qu'il habite, cachée au creux du vallon ou plantée à l'orée du bois, protecteur en cas d'alarme, si elle a été plusieurs fois rebâtie, n'en est pas moins la maison des ancêtres. Les murs blanchis à la chaux, ornés de tapis que les femmes ont tissés et de brode- ries, s'ils ne sont pas les murs qui ont vu les arrière- parents, ont été, cependant, édifiés à la place même ceux-ci avaient construit leur maison. L'âme des aïeux les habite, comme elle habite la forêt, également renouvelée, et les rochers d'alentour. Elle erre avec le ruisseau qui descend la colline. Elle n'a jamais quitté la crête des monts sur laquelle nous sommes et d'où l'on distingue le dévalement des montagnes.

196 LA ROUMANIE

Par delà ce relief accidenté il y a le plateau, il y a la plaine, il y a le Danube : il y a toute la patrie rou- maine. L'âme des ancêtres n'a jamais déserté cet horizon.

Le paysan roumain a faitle royaume de Roumanie, cette Roumanie qu'il nourrit de son travail journa- lier. La patrie qu'il habite, depuis l'aube de son his- toire, a été généreusement arrosée de son sang. L'Europe chrétienne peut lui vouer une reconnais- sance sans bornes car il fut un rempart courageux contre la vague irrésistiblement lancée, des Osmanlis.

Je n'ai pas à juger la politique de ses dirigeants, à quelle époque que ce soit des aventures historiques du pays roumain, mais je sais que les gloires de la Roumanie ont été écrites avec la vaillance du paysan, de l'homme^à cojoc, et à opintches, de l'homme à caciula...

DANS LA DOBROUDJA

 mon cher compagnon de route.

E. P.

i

XIII

COUP D'ŒIL GENERAL SUR LA DOBROUDJA

La Dobroudja. Coup d'œil général sur ses élé- ments GÉOGRAPHIQUES. LeS AALLUMS DITS DE TrAJAN. La MANIÈRE DE VOYAGER. LeS CHEVAUX

DE Dobroudja.

^----- ATLAGEAK, Kara Murât, Parachioi, Babadagh,

1 dont les noms sont tous les jours estropiés par

-*- les journaux, petites bourgades posées au ras

du sol ou blotties dans un pli de terrain, je revis les

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LA ROUMANIE

heures que j'ai vécues chez vous, au cours de mes longues randonnées. Et Mangalia toute blanche, sur sa falaise, au bord de la mer Noire, souffle sans cesse le vent du large, faisant frissonner ses maigres acacias, petite ville exquise, restée d'aspect turc, avec, en arrière d'elle, le lac étroit et sinueux ou trempe le pied des collines pelées. Et voici encore, sur le front de bataille des premiers jours, llanlik, habité par les Gagaoutz, considérés comme les descendants des Koumanes, Kara Omer, Enisemli et Doua Maiu, le village des mutilés volontaires. Que de fois, dans toute cette région qui va de la mer Noire à Silistrie, à Tchernavoda et à Mahmudia, j'ai passé et repassé !

Pendant des mois vous m'avez donné le spectacle opulent, journalier et toujours nouveau des levers et des couchers de soleil sur les étendues blondes ou grises, que ne peuvent connaître ceux qui n'ont jamais habité les grandes plaines. Dans cette terre aux lignes simples, au milieu de ces hommes peu com- pliqués, vivant encore la vie patriarcale du pasteur et du laboureur, j'ai senti couler quelques-unes de mes meilleures heures. Les départs au petit matin, dans l'air léger qui faisait se lever les vagues bleues ou jaunes des steppes, le travail de la journée sur une terre accablée de soleil caniculaire, les retours, le soir, alors qu'un dernier rayon cernait les dos arrondis des moutons qui se groupaient pour la nuit

D ANS LA D 0 B R O U D J A :20i

et que la silhouette du berger s'agrandissait sur l'horizon, remontent à mon souvenir avec une net- teté émotionnante. C'est que cette terre, au bord de laquelle « mon cœur n'a jamais cessé d'errer », est en ce moment-ci en proie à la misère sans nom de la fuite et de l'épouvante. Je me représente les files de chariots partant pour le Nord, emportant toute la fortune des pauvres paysans, et je vois toutes les petites maisons, de boue séchée et de pierre, aban- données... Villages aux noms turcs, villages aux noms roumains, villages aux noms bulgares, villages aux noms tartares, qu'êtes-vous devenus?

Le territoire de la f)obroudja cédé à la Roumanie par le traité de Berlin constitue une petite unité géographique.

Après avoir été, grâce au soulèvement de quelques masses éruptives, un chapelet d'iles que l'océan secondaire enveloppa et aux pieds desquelles il déposa les sédiments jurassiques et crétaciques qu'on retrouve sur leurs bords, elle est encore au- jourd'hui une sorte d'ile. Elle est plus élevée que tout son entourage. A l'Ouest, elle domine, par- des- sus la coupure passe le Danube, les grandes zones plates du Baragan et de la basse Jalomitza. Au sep- tentrion, ce sont les étendues deltaïques, et les

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LA ROUMANIE

grands lacs de la Bessarabie ; à l'Est, la mer Noire. Et, presque partout, sauf au Midi, ses frontières sont limitées par la crête d'une falaise, d'où l'on domine de vastes horizons.

Avec quelques lambeaux des Carpathes de Vala- chie, la Dobroudja est, en partie, la terre la plus ancienne du royaume roumain. Émergée à la période primaire, elle subit encore, au début de l'ère secon- daire, un soulèvement. Dès lors elle s'isole dans sa partie septentrionale presque complètement.

Mais elle jouera néanmoins, dans l'histoire de la Roumanie, un rôle considérable. Lorsqu'au tertiaire l'écorce terrestre commencera les plissements qui conduiront à créer le relief carpathique comme celui, d'ailleurs, de l'Europe centrale et occidentale elle trouvera, dans le bloc ancien et résistant de la Dobroudja, l'appui sans lequel elle ne peut rien. La Moldavie et la Valachie sont redevables de leur exis- tence architecturale à la Dobroudja.

Le nord de la Dobroudja est un enchevêtrement de collines (on les appelle quelquefois les petits Bal- kans de Dobroudja) qui, vers l'occident, sont consti- tuées par des granits sérieusement exploités au- jourd'hui, à Greci, et, vers l'Est, par des terrains jurassiques et crétaciques arrangés en une suite de mamelons arrondis, et de faibles hauteurs. Tandis que les premières sont nues et, lorsque vient le

i) ANS LA D O B R 0 U I) J A 2o3

soir, le soleil y déploie toutes les richesses de ses teintes les secondes sont couvertes d'épaisses forêts de chênes. Ces dernières se [)rolongent jus- qu'aux bords du Razelm et naguère, lorsque nous les traversions, elles étaient encore le refuge de quelques brigands de marque.

A l'est de cette région montueuse, dont l'altitude atteint /i56 mètres au sud d'isakcea, presque en face de Reni s'embarquèrent les troupes russes, se trouve la région des lagunes. Elle occupe d'im- menses espaces au sud du bras danubien de Saint- Georges. Elle est surtout représentée par le Razelm, et le lac Sinoé, qui s'étendent sur un espace de 80000 hectares. Ces lagunes vont en se rétrécissant vers le Midi ; elles sont séparées de la mer Noire par d'étroites bandes de terre : levées de sable formées par les vagues et qui, en s'accumulant sans arrêt, augmentent la superficie du sol roumain. Par de petits goulets coupant ces langues de terre, d'ailleurs très basses, les lagunes communiquent avec la mer.

Ces masses d'eau, anciens golfes aujourd'hui pius ou moins enfermés et transformés en eau douce, possèdent beaucoup de poissons. Sur leurs rives, les villages des pêcheurs Lipovans se sont installés et ils fournissent à l'Etat roumain, qui en a le mono- pole, non seulement le produit direct de leur pêche, mais encore des quantités notables de caviar.

En certains endroits, ces lagunes sont bordées par

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des roselières immenses. Elles abritent tout un monde d'oiseaux aquatiques.

Le sud de la Dobroudja a l'aspect général d'un plateau, coupé, dans les différents sens, par des dépressions coulaient jadis des cours d'eau. Ce plateau, dont l'altitude maximum oscille de 200 à 3oo mètres, est formé par des couches secondaires et tertiaires, recouvertes par un épais manteau de lôss. Cette poussière jaunâtre qui, en certains points, s'est déposée sur d'énormes épaisseurs est venue du Nord et du Nord-Est. Les vents de la Russie méri- dionale, ramassant au passage les fins limons laissés par le départ des glaciers quaternaires, les appor- tèrent sur le plateau dobroudjien et les répandirent presque partout, comblant les dépressions, nivelant le sol petit à petit, adoucissant le relief. Les graines des plantes steppiques trouvèrent un terrain favo- rable. La végétation gagna les étendues et les fixa. Mais aujourd'hui encore ce lôss est en continuel remaniement. Sur les pistes qui sillonnent la Do- broudja, les pieds des chevaux et les roues des cha- riots rendent mobiles des millions de particules qu'aussitôt le vent soulève et transporte en pous- sières aveuglantes.

Si le lôss était arrosé en suffisance et avec régula- rité, il constituerait des terres extrêmement fertiles. Dans la Dobroudja du Sud l'eau est très rare. Elle

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DANS LA D O B R O U D J A 2o5

ne court jamais libre sous le ciel. 11 faut la chercher loin de la surface et partout creuser des puits. Et ces puits quelquefois ne fournissent de l'eau qu'à une telle profondeur que la remonte des seaux est tout un problème de mécanique : corde passant sur une poulie et qu'on tire en horizontale, corde s'enroulant autour d'un immense dévidoir que tourne un cheval, balanciers installés à grands frais dans ce pays qui, presque partout, ne possède pas un arbre : tous les procédés ont été employés pour capter l'eau rare, l'eau précieuse, l'eau vivifiante. On pourrait appli- quer à cette Dobroudja du Sud, et dans toute sa signification, le proverbe canarien : « Qui trouve un filet d'eau trouve un filon d'argent. »

Lorsque le printemps apporte au sol le contingent nécessaire de pluie, le loss laisse épanouir la plus merveilleuse des floraisons steppiques. Alors les plantes dépassent la hauteur de l'étrier et si loin que la vue peut s'étendre ce ne sont que des ondulations bleues, jaunes, violettes, rouges, qu'aucun arbre n'interrompt, et le vent creuse des vagues par- fumées.

Aujourd'hui une grande partie de ces steppes sont devenues des terrains de cultures et les Dobroud- jiens y font de larges moissons de blé, de mais, d'orge et de lin.

Entre Tchernavoda et Gonstanza (l'ancienne Kus-

2o6 LA ROUMANIE

tendje turque, l'ancienne Tomes des Romains c'est qu'Ovide fut exilé ) court la profonde dépression du Karasou, que remplissent en partie les grands marécages de Medjidié. C'est la ligne que Trajan fortifia.

Il existe sur ce trajet, passe le rail du chemin de fer, trois lignes de fortifications, établies : l'une pro- bablement par les Daces, les autres par les Romains. Deux sont en terre ; la troisième est un mur de pierre. A quatre kilomètres environ de Constanza, les trois vallums se croisent et paraissent se confon- dre, puis ils se séparent et marchent parallèlement vers le Danube. Leur longueur est de 60 à 70 kilo- mètres. Le petit vallum en terre est celui qui est situé le plus au sud (vallum des Daces).

Le grand vallum de terre seul est, croit-on, l'œuvre de Trajan; il est situé le plus au Nord. 11 est adossé à une chaîne serrée de camps retranchés ou castella en pierres. Le troisième vallum est construit en pierres cubiques et fortifié, de distance en distance, par des castella en maçonnerie. Il est, paraît-il, l'œu- vre de Constantin. Ces deux derniers vallums pro- tégeaient les frontières septentrionales de l'empire contre les invasions des Barbares, et leur force dé- fensive était augmentée par la présence des marais.

Sur les hauteurs qui sont au Sud de ces vallums, les Alliés de la guerre de Crimée avaient établi des campements. En 1877-1878, les Turcs y installèrent

DANS LA D O B R O U D J A 207

des batteries contre les Russes. Tous ces emplace- ments sont encore visibles aujourd'hui.

C'est dans ce triangle qui va de Silistrie à Con- stanza et à Mangalia qu'une division française de la guerre de Crimée perdit un si grand nombre d'hom- mes atteints du choléra...

La Dobroudja est une extraordinaire mosaïque de races. Les Turcs et les Tartares y coudoient les Rou- mains et les Bulgares et, tous, ils sont groupés en villages ethniquement compacts. Point de rencontre de l'Asie antérieure et de l'Europe orientale, la Do- broudja pût être pour les uns une escale et pour les autres un abri. Les premiers y rencontrèrent la large vallée du Danube, qui laisse apparaître, sur la rive gauche, les terres basses de la Valachie orientale, et leurs désirs purent se donner carrière. Les seconds, après avoir passé le fleuve ou abordé par la mer, se sont arrêtés dans cette presqu'île qui assurait leur vie et ils y sont demeurés. Lazes, Kurdes, Armé- niens, Tcherkesses, Tartares, colons allemands et colons russes. Roumains de Transylvanie ou du royaume, Bulgares, Serbes, Turcs, Grecs, Albanais, Tziganes nomades, et combien d'autres : ceux qui disparaissent petit à petit, comme les Arabes, les Tcherkesses et les Nègres, et ceux qui ont prospéré,

2o8 LA ROUMANIE

ayant tous gardé leurs mœurs, leurs costumes et leurs langues, ils constituent le microcosme eura- sique, le magnifique laboratoire d'ethnologie com- parative dans lequel, pendant cinq années de recher- ches assidues, j'ai tendu mon efFort anthropologique.

Pour pénétrer en Dobroudja, deux chemins s'of- frent à nous ; ce sont d'abord les voies ferrées qui aboutissent à Galatz ou à Braïla, c'est ensuite le che- min de fer qui traverse le Baragan et dont la halte de Fetesti est la dernière station valaque. Des deux premières villes danubiennes ce sont les termi- nus des Moldaves, il faut traverser le fleuve en bateau et pointer vers Macin ; de Fetesti, le rail con- tinue sa route par Tchernavoda sur Constanza ; c'est la voie directe lorsqu'on arrive de Bucarest.

Peu de temps après avoir quitté la capitale de la Roumanie, on aborde les vastes plaines du Baragan et, presque tout de suite après la gare de Fetesti, on trouve le Danube. En cet endroit, il forme deux bras principaux : le plus important, celui de l'est, est le Danube proprement dit ou Dunârea ; au bras le plus petit, on a donné le nom de Borcéa. Entre eux, s'étend une plaine d'inondation. En été, elle est couverte d'une maigre végétation grise formant des

DANS LA DOBROUDJA 209

bouquets espacés, et coupée par de nombreux maré- cages. Il en émerge des toufl'es de roseaux qui, de la distance nous sommes, forment des îles noires. Une foule d'oiseaux aquatiques s'abattent sur ces eaux calmes : on en voit des troupes nager ; des hérons et des cigognes s'envolent bruyamment au passage du train.

Au moment des grandes crues le fleuve remplit ce lit majeur, complètement, et couvre alors de ses eaux troubles toute la plaine d'inondation ; celle-ci a quatorze kilomètres de largeur.

La Borcéa et le Danube proprement dit sont passés sur deux ponts et la plaine d'inondation sur un via- duc. L'ensemble il a coûté 35 millions de francs, constitue une des plus grandes construc- tions de ce genre. Le pont sur la Dunârea, qui abou- tit à Tchernavoda, a 77^ mètres de longueur. Inau- guré en 1895, il est tout entier en fer. 11 a été établi par la société Fives-Lille, sur les plans de l'in- génieur roumain A. Saligny. Il est porté sur quatre piliers en maçonnerie, extrêmement forts et le tablier domine le fleuve de trente mètres de hauteur. La puissance exceptionnelle des piles est nécessaire à cause de la débâcle des glaces, au printemps.

Lorsqu'on approche de Tchernavoda (Cernavoda), et qu'on se retourne vers la Valachie, on se rend compte de l'isolement géographique de la Dobroudja.

E. PiTTARD. l4

2IO LA ROUMANIE

Les petites iiiaisous roumaines et tartares escala- dent une falaise dont l'altitude, au-dessus du fleuve, dépasse loo mètres, tandis que de l'autre côté, c'est la basse plaine. La dislocation du sol qui a créé la coupure passe le Danube, sépare nettement la Valachie du plateau dobroudjien.

Malgré le voisinage de la mer, qui la borde sur une longueur de plus de trois cents kilomètres, la Dobroudja possède un climat extrême : très chaud en été, très froid en hiver. L'influence régulatrice de la Mer Noire est anéantie par les grands vents qui viennent du nord, des plaines glacées de la Rus- sie, Ovide exilé à Tomes (Constanza) ne pouvait s'habituer à la dureté de ce pays. Pour essayer de rentrer en grâce et revenir dans cette Italie, dont le souvenir nostalgique le faisait mourir, il envoyait des descriptions lamentables qui nous font un peu sourire. Il prétendait que la neige demeurait plu- sieurs années sur les bords de lister (Danube), sans fondre...

« Vous ne verriez en Dobroudja disait-il que des terres toutes nues, sans arbres, sans ver- dures. On n'y connaît ni le printemps, ni l'au- tomne ; on n'y voit ni moissons, ni vendanges ; on n'y entend jamais le chant des oiseaux. La cam- pagne, où l'on aperçoit ni ombres, ni maisons, ne semble être qu'une continuation de la mer. Qu'on regarde le Pont Euxin ou la terre ferme, on n'a

DANS LA DOBROUDJA 211

jamais devant soi qu'une plaine immense, nue et ondulée. Quel triste spectacle pour des yeux accou- tumés à la nature gracieuse et accidentée de l'Ita- lie et aux ombrages des villas romaines... »

L'étymologie définitive de la Dobroudja n'a pas encore été trouvée. Quelques auteurs pensent que ce nom proviendrait de la réunion d'un mot slave : dobro (bon) et d'un mot tartare : bujeac (lieu inex- ploré) ou, encore mieux, du mot ogeac (lieu habite une horde) ; d'où, par altération partielle : dobroodjac, le bon endroit habitent les Tartares. Il est certain que les Tartares y ont toujours été assez nombreux. On croit même que les groupes Tartares établis du v" au i"^ siècle avant l'ère chré- tienne « à l'est du pays des Gaulois, au delà du Dniestr, dans le Kherson actuel », poussaient déjà des incursions dans la Dacie et la Mésie. Au XIII* siècle, des contingents s'établirent définitive- ment dans la Dobroudja et ils y demeurèrent fidèle- ment. L'élément roumain n'aurait commencé à peu- pler ce pays qu'au xiv* siècle, après la formation des principautés, à une époque la Dobroudja même paraît avoir appartenu, politiquement, à cette ancienne Roumanie.

D'autres croient encore que le mot Dobroudja peut être rattaché axi nom du prince bulgare Dobrotitch, souverain de cette région maritime au xiv" siècle, ou

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encore au terme de dobritcha que les Bulgares don- nent, dit-on, à tous les lieux arides.

L'orthographe du mot Dobroudja n'est pas fixée. Elle a subi bien des vicissitudes. On trouve, selon les atlas, et selon les époques : Dobrodja, Dobro- géa, Dobrogée, Dobroutscha, Dobrudscha, etc..

Un voyage dans l'intérieur de la Dobroudja n'est pas un voyage d'agrément. Les difficultés qu'il pré- sente expliquent pourquoi le nombre est si restreint de ceux qui se sont longuement égarés au delà de la ligne du chemin de fer Tchernavoda-Constanza. Nulle part, en dehors de Constanza, on ne trouve un hôtel digne de ce nom. Les grandes bourgades, comme Mangalia, Tulcea, Macin, Babadagh, etc., possèdent toutes, il est vrai, des auberges, mais le moins qu'on en puisse dire est qu'elles sont fort dif- férentes de ce qu'on aimerait rencontrer.

Le manque d'eau pour la boisson et pour les ablu- tions, et les parasites de la couchée à peu près par- tout — rebutent les voyageurs que ne retiennent pas, dans ce territoire, la passion des recherches scientifi- ques. Le cheminement sur les pistes delôss, a vite fait de recouvrir votre corps d'une couche épaisse de pous- sière dont, à l'étape, il est très difficile de se défaire.

Et puis, il y a la nourriture... le plus grave pro- blème à résoudre lorsqu'on doit séjourner plusieurs mois dans le pays.

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Après avoir essayé divers moyens de transports, nous avons fini par revenir au chariot national, à l'araba du Tartare, le char en bois, sans ressorts, la carroutza du paysan roumain. Seule, la carroutza est capable de passer partout. Comme le roseau de la fable, elle a résolu le problème de se plier toujours sans se rompre jamais. Mais le pauvre voyageur sait ce qu'il lui en coûte d'employer un tel véhicule. 11 faut des reins solides, des intestins bien suspendus, un cerveau qui ne ballotte pas dans son crâne...

Une carroutza qui se respecte, ne doit connaître aucun obstacle. Les ravins ne l'arrêtent pas, non plus que les rivières il n'y en a guère dans la Dobroudja que nous traversons tout droit. Quand, par aventure, on rencontre une route véritable, le conducteur passe à côté, dans la steppe, dans les champs, dans les buissons qui forment l'orée de la forêt. Les routes construites par les ingénieurs abî- ment les pieds des chevaux ! La poussière tassée du loss fait un plancher autrement plus élastique que le macadam! Pour enrayer ce sans-façon, les proprié- taires de champs cultivés creusent, sur les bords de leurs terrains, de profondes ornières transversales et rapprochées. Mais ce travail de défense n'a qu'une durée éphémère. L'érosion parles pluies, s'ajoute à l'usure causée sur les bords des fossés par les pas- sages répétés des roues. Et bientôt la défense devient inutile. Gomme nous allons presque toujours au

2i/i L A R O U M A ^M E

trot, et souvent au grand trot, le passage de ces ornières n'est pas loin d'être un martyre. On se cram- ponne désespérément au bord du chariot, on serre les mâchoires pour n'avoir pas la langue coupée. La (•arroutza se désarticule, grince, craque, plie de toutes parts et, imperturbable, continue sa marche... Pour tirer un tel véhicule dans de telles condi- tions, il faut des chevaux de sorte. Les petits che- vaux dobroudjiens sont des bêtes admirables. Certes, leur aspect ne rappelle en rien les trotteurs russes de Bucarest, la gloire des cochers Skoptzy. Ils sont petits de corps et de forme assez fruste, mais ils sont d'une résistance qui étonne. Originaires de la Tur- quie, ils constituent dans la Dobroudja un contingent particulier, très différent des chevaux moldaves ou valaques importés surtout delà Hongrie ou de la Rus- sie occidentale. Nourris avec l'herbe sèche des steppes ou avec les durs chaumes des céréales l'orge en grains est un repas de luxe - ils sont capables d'invraisemblables efforts. Lorsqu'ils don- nent des signes de fatigue, le conducteur leur siffle un air connu et les braves bêtes ainsi suggestion- nées repartent avec entrain. On a aussi une autre manière de les réconforter : au lieu de leur donner un picotin d'avoine on leur frictionne vigoureuse- ment les yeux et les oreilles...

L'État roumain entretient à Anadolkioi, près de

DANS LA D O B R O L I) J A 2i5

Gonstanza, un dépôt de chevaux de race anglo- arabe, en vue d'améliorer la race de Dobroudja. Et, dans ce but, chaque année, une exposition et des courses avec primes sont organisées à Gonstanza. On peut se demander si l'évidente amélioration mor- phologique qu'on obtiendra ne conduira pas à une diminution de la valeur utile de ces animaux, spé- cialisés aux nécessités de la Dobroudja. Depuis des siècles, parmi les chevaux turco-tartares, il s'est fait une sélection naturelle qu'il ne faut pas perdre de vue.

XIV

LA DOBROUDJA DU NORD

I. De Constanza à Bahadagh : Colonies allemandes. Le défilé d'Ester. Les Bulgares. Les

BRIGANDS de DoBROUDJA.

IL De Babadagh à Macin: Les Juifs. Les Tcher- kesses. Tulcea. Isakcea. Les Lazes. Le monastère de Cocosu. Magin.

LE territoire dobroudjien, frontière de la Russie, côtoyé la rive droite du Danube le plus septen- trional, le bras de Kilia. En face, sur tout le parcours de la rive bessarabienne, se succèdent des limans, ces lacs immenses dont les formes, générale- ment allongées dans le sens du nord au sud, sont encadrées par les bords supérieurs de vallées termi- nales. Les eaux viennent du plateau compris entre le Pruth et le Dniestr et accumulent leurs flots dans ces bas-fonds. Le soleil fait miroiter ces nappes parai-

2i8 LA ROUMANIE

lèles entre lesquelles les forêts de saules et les roselières se sont puissamment établies.

Les plus considérables de ces lacs sont l'Ezeru Kogarlui, FEzeru Jalpugh, l'Ezeru Kahul. Leurs sur- faces qui paraissent sans berges donnent l'image infi- nie des grands chotts tunisiens.

Entre le bras de Kilia et la lagune du Razelm, les embouchures de Sidina et de Saint-Georges déversent dans la mer Noire leurs eaux grises. Par des allu- vionnements considérables, s'ajoutant à ceux de Kilia, elles augmentent journellement le delta.

Dans l'espace compris entre ces subdivisions du Danube, dans les endroits que les hasards des cou- rants ont surélevé, des forêts de chênes déploient leurs ombrages et les plantes marécageuses et les saulaies, ces dernières sont souvent composées d'arbres merveilleux font des barrières puissantes aux empiétements humains.

Dans ces abris, les troupeaux de sangliers errent en toute liberté et les bandes de sauterelles peuvent se multiplier en paix. Il arrive même qu'elles font des incursions sur les terres de la Bessarabie ou dans les champs valaques. Dans les endroits propices aux habitations se sont installés les pêcheurs Lipo- vans, et, en certains points, des groupes de Cosaques Zaporogues obligés à l'exil par l'incorporation défi- nitive de l'Ukraine à l'empire russe.

Vers l'angle que décrit le Danube entre Hârsova et

D O B R O U D J A \) V NORD 'juj

Tulcea, les Monts de Dobrouclja, dont la base est trempée par le fleuve, élèvent les sommets nus de leurs formations éruptives et les crêtes boisées des terrains plus récents. Aux pieds de ces monts, et dans les vallonnements, les hommes se sont groupés : tailleurs de granit de Greci, cultivateurs de nom- breux petits villages aux noms bizarres et charmants, qui nous l'ont souvenir de la Turquie.

La Roumanie, lorsqu'elle ajouta, en 1878, ce terri- toire à la Couronne, a trouvé des colons d'origines ethniques très diverses : Tartares, Turcs, Allemands, Russes, Bulgares, et des « disséminés » de nationa- lités non moins diverses : Arméniens, Lazes, Juifs, Tcherkesses et quelques autres.

La plupart de ces « étrangers » sont agriculteurs, d'autres sont négociants, pêcheurs ou cultivateurs de tabac. Je crois qu'aucun de ces groupes n'a eu à se plaindre réellement du nouveau maître que les hasards de la guerre et de la politique leur don- naient.

De Co/isfanca à Baôadagh.

Au cours de zigzags nombreux et répétés, j'ai parcouru presque tous les villages de cette partie de la Dobroudja. Pour aller de Constanza point ter-

220 LA ROUMANIE

minus de la ligne Bucarest-Mer Noire à Tulcea, qui est à l'entrée du delta, un peu en amont de la séparation des deux bras de Sulina et de Saint- Georges, on suit la chaussée principale, en laissant à droite la lagune Siut-Ghiol. On va d'abord jusqu'à Canara, village roumain l'on exploite des pierres calcaires. Ce chemin, évoque le souvenir de ma pre- mière vision réelle de l'Orient.

Nous allions, comme aujourd'hui, vers le nord. Derrière un pli de terrain qui, jusque-là, nous l'avait caché, apparut un long chariot traîné par des bœufs blancs, au pas mesuré. 11 était conduit par un Turc à barbe blanche. Le turban vert des Vieux croyants encerclait sa tète. A la main, il tenait un bâton. Et il marchait, majestueux, au devant de son attelage, sans un regard pour nous, comme un patriarche des âges disparus. Dans la charrette, deux ou trois femmes, vêtues de longues robes foncées, voilées à la turque, ne montrant que les yeux, se tenaient accroupies dans des poses nonchalantes. A côté d'elles, de beaux enfants, aux prunelles noires, nous dévisagèrent au passage.

Le groupe arrivait au tournant de la route. A l'ex- trémité de la plaine inculte, le soleil déclinait. Son disque de pourpre, au ras du sol, était caché plus qu'à moitié. Tout à coup, après quelques tours de roues, le chariot se découpa sur le soleil. 11 marcha dans la lumière. Les bœufs blancs, le vieux Turc, les

D 0 B R O U D J A DU NORD 221

femmes voilées semblèrent baignés dans un bain de métal fluide et leurs silhouettes noires, à peine mo- biles, se cernèrent d'or comme les icônes byzan- tines...

A une portée de fusil des bords de la lagune, l'ile d'Ovide allonge sur la mer son radeau de feuillage. Elle est basse, plate, de faible étendue, bordée par une épaisse ceinture de roseaux. De vieux chênes y abritent une pauvre maison de pécheur. Quelques mètres de cultures, çà et là, sont envahies par des lianes et par les plantes sauvages dont les graines, sans cesse, sont apportées par les vents de terre et les oiseaux.

Une légende fait croire que cette île servit de refuge au poète exilé. D'autres imaginent qu'elle abrite son tombeau Q...

A quelques kilomètres au nord de Canara, nous obliquons vers l'ouest, pour aller coucher à Kara Murât. L'heure est étrange. De grandes nuées vio- lettes se traînent dans le ciel. Par un curieux effet d'optique, elles semblent s'abaisser lourdement vers la steppe. Les chatons des mais, naguère encore

(i) On m'a dit, à Constanza, que celte île a été ainsi baptisée par les officiers français de la guerre de Crimée, alors cantonnés à Kustendje. Ce point serait facile à vérifier sur une carte détaillée si elle existe antérieure à la guerre.

;^22 LA ROUMANIE

imprégnés de clartés, sont éteints. L'herbe plus grise, la dure herbe des terrains secs, accentue la mélan- colie de cette fin de jour. Des tas de blés, fauchés depuis le mois de juin, pourrissent sur place, faute de bras pour les recueillir. Nous ne rencontrons per- sonne. Bientôt un clocher pointu, le clocher d'une église orthodoxe, apparaît, posé sur l'horizon.

Le village de Kara Murât a groupé trois nationa- lités principales: Roumains. Tartares, Allemands. Le seul aspect des maisons nous renseigne immé- diatement sur la qualité ethnique des habitants. Les Allemands occupent l'un des bouts du village, les Tartares sont à l'autre extrémité. Les maisons tar- tares, aux toits couverts de roseaux, sont encloses d'un mur de boue séchée. Presque partout, devant ces huttes, un crâne de cheval, blanchi par la pluie et par le soleil, est fiché au bout d'une perche : fétiche destiné à effrayer les esprits...

Le village allemand de Kara Murât, comme tous les villages allemands de la Dobroudja, forme un quartier à part. Les demeures se suivent toutes, comme si elles avaient un occulte besoin de cohé- sion, comme si, par ce moyen, l'unité du groupe ethnique pouvait être mieux sauvegardée. Les mai- sons ont toutes la même grandeur, la même physio- nomie et la même orientation. Les enclos sont sem-

D O B R O U I) A I) U N O R 1) 228

blables, plantés de quelques acacias ; les couleurs des murailles sont identiques d'un bout de la rue à l'autre.

Autrefois, au xiii* siècle, les Allemands émigrés des pays rhénans et de la Souabe et fixés au nord des Carpathes méridionales et dans la Hongrie, ne fai- saient pas autrement. Ils se rassemblaient en un seid groupe et leur unité était tellement réelle qu'on leur reprocha de constituer des États dans l'Etat. On cite toujours les vingt quatre paroisses allemandes de la Sépasie ou pays de Szepes, au pied du Tatra et leur organisation en une véritable confédération politique. Il y a, dans le pays hongrois, un proverbe, qui, à lui seul, indique la puissance de cette fixation au sol et la vitalité de ces colons : « Les Hongrois ont fondé l'État, mais ce sont les Allemands qui ont fondé les villes. )) Dans les comitats austro-hongrois du Sud de la monarchie dualiste, les Allemands sont surtout des Souabes. Ceux de Transylvanie viennent proba- blement de la région rhénane et des Flandres. Presque partout on les appelle « Saxons ». Dans la Hongrie et la Transylvanie, un grand nombre de ces « Saxons » se sont magyarisés, peut-être par force, probablement pour échapper au mépris des Hon- grois : « il y a un Allemand, il y a un chien », dit un autre proverbe magyar.

Des îlots de ces Allemands, de ces « Saxons », font une traînée qui va, par le bord de la mer Noire, jus-

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224 LA ROUMANIE

qu'au cours de la Volga et jusqu'au Caucase. Dans la Dobroudja, ils constituaient, il y a quinze ans, une communauté de près de loooo âmes. Quelques groupes sont fixés dans le pays depuis longtemps : mais presque tous sont venus de la Russie, dans le cours du xix^ siècle.

Ils ont conservé leur type physique, leur costume, leur langue, leurs coutumes, leur religion. Avec un entêtement ethnique remarquable, ils maintiennent leur originalité : les uns sont catholiques, les autres protestants. Les Allemands de Kara Murât sont catholiques. A quelque distance au Nord, Cogealak est un village d'Allemands protestants. Bons agricul- teurs, travailleurs, économes, sobres, ils ont, géné- ralement, une situation aisée. Ils sont extrêmement prolifiques. J'ai consulté les registres de l'état civil à Kara Murât. Les ménages qui ont cinq ou six enfants sont les très mal favorisés. Cette abondante repro- duction a été leur sauvegarde économique, politique et sociale dans les pays qu'ils habitèrent.

Lorsqu'on voit leur barbe et leurs cheveux clairs, leurs yeux bleus, leur stature élevée, on constate que ces Allemands ont résisté victorieusement à toutes les vicissitudes biologiques que créent les milieux géographiques différents. Ils ont gardé, parmi les populations un peu nonchalantes de l'Orient, pour qui le « home » n'a pas la même signification que pour nous, les soins minutieux de la vie quotidienne.

D O B R O U D J A DU NORD 226

le souci de la propreté et le goût d'orner leurs maisons.

Au nord de Kara-Murat, le chemin traverse l'îlot rocheux d'Ester. Nous l'abordons par Pazarli nous trouverons des chevaux frais. Nous souhaitions aussi y trouver un repas... Celui-ci se résuma en un morceau de pain et un oignon cru.

Le massif d'Ester, dominant de son soulèvement plus puissant la surface horizontale du plateau envi- ronnant, montre ses calcaires presque complètement dénudés. Sur le sommet du mamelon, et dans quel- ques excavations l'humidité se maintient, de maigres buissons se sont accrochés. Des tortues terrestres s'y faufilent à notre approche.

Les eaux pluviales ont profondément travaillé la roche tendre, et par le jeu des résistances de valeurs diverses, elles ont créé d'étranges couloirs, façonné des arcs-boutants et des voûtes, sculpté de mille manières des rondes bosses.

Dans le défilé d'Ester, passait, autrefois, un cours d'eau. 11 a scié son chemin vers le plan le plus incliné et, pénétrant latéralement dans des fissures préexistantes, il a fouillé le calcaire, et a creusé quelques grottes profondes.

Dans l'une d'elles, j'ai recueilli, par une recherche

E. PiTTAKD. l5

226 L A R O U M A N I E

malheureusement insuffisante, deux ou trois débris de poteries anciennes, probablement néolithiques, divers fragments d'os et, au milieu des couches supé- rieures, des restes de civilisation romaine.

Dans ce désert, viennent pâturer quelques moutons, les Romains avaient certainement édifié des habitations. Un village ?... Je ne sais I Parmi les chardons, j'ai retrouvé l'emplacement et les débris de plusieurs constructions et même, j'ai pu déposer, le lendemain, à la mairie la plus voisine, un mor- ceau de marbre avec une inscription latine. A l'époque romaine, le thalweg d'Ester devait encore renfermer de l'eau courante. C'est pourquoi les hommes s'y étaient établis. Aujourd'hui encore, grâce au ruissellement et à l'infiltration venus des pentes voisines, un mince filet coule lentement dans le lit de l'ancienne rivière.

Au cours des périodes préhistoriques, cette région était sans doute habitée d'une manière permanente, car alors elle présentait de multiples avantages pour ceux qui s'y installèrent. Il y aurait lieu d'étudier tous les abris sous rochers et les grottes que le mas- sif renferme. Les fouilles qu'on y pratiquerait, appor- teraient peut-être, à propos des civilisations dont pour cette région nous ne savons rien, des ren- seignements inattendus.

Le défilé d'Ester est aujourd hui d'une sécurité

LES BULGARES 227

absolue.' Il paraît qu'au début de l'occupation rou- maine, il n'en était pas ainsi. Un ancien reviseur scolaire de Constanza me raconta l'histoire sui- vante :

11 était, comme nous aujourd'hui, sur la route de Cogealak. Tout à coup, dans un endroit resserré, entre les parois burinées des calcaires, les chevaux de sa carroutza s'arrêtèrent, frémissants. Le con- ducteur Tartare se pencha, puis il se mit à crier : « Allah I i\.llah I » Une tête, fraîchement coupée, gisait sur le sol, à deux pas des chevaux. Quelque brigand on en trouvait encore, il y a peu d'an- nées — avait passé par là...

Presque tout le pays qui est au nord d'Ester, en allant dans la direction de Babadagh, est habité par des Bulgares. L'ancienne Dobroudja, celle d'avant la guerre de igiS, renfermait plus de ^2000 Bul- gares. Depuis, de forts contingents ont été ajoutés. Inam Cesme, Poturu, les deux Ciamurli, sur le che- min que nous parcourons, nous feront connaître cette « race » solide et tenace, pas toujours d'un contact agréable, et dont la position morale, dans la guerre actuelle, doit être singulièrement difficile. Agrégés au royavime roumain, ils sont restés Bul- gares par leur langue, leur costume, leurs traditions,

•22S LA R O U M A N I E

leur mentalité. Plusieurs fois, on les accusa de menées séparatrices. Avec leur costume sombre, leurs pantalons « à la turque », serrés à la cheville, leur veste matelassée, aux piqûres en losange, leurs gilets souvent rouges, leur bonnet cylindrique de peau d'agneau, ils se distinguent, de leurs voisins, au premier coup d'œil.

Descendants des bandes d'Asparuch, ou petits-fils de groupes envahisseurs encore plus anciens, ils se sentent obscurément, car ils n'ont guère d'histoire, sur un sol que leurs ancêtres foulèrent dans les pre- mières centaines d'années de l'ère chrétienne, et cela semble leur donner l'autorité d'un propriétaire.

J'ai étudié un grand nombre de Bulgares dans la Dobroudja et je dirai plus tard et ailleurs, ce qu'il faut penser de leurs origines. Nous verrons alors, s'il est possible de les rattacher aux groupes humains venus autrefois de la région de la Volga. Pour beaucoup d'auteurs, les Bulgares sont un important rameau du tronc turc.

Sans entrer dans aucun détail, on peut affirmer que, au point de vue anthropologique, les^ Bulgares ne constituent nulle part, pas davantage dans le royaume que dans la Dobroudja, une « race » pure. Par tous leurs caractères morphologiques : la sta- ture, le crâne, la face, ils marquent une hétérogénéité que les autres Etats balkaniques ne montrent pas au

LES BULGARES 229

même degré. La nation bulgare est un complexe eth- nique qui semble avoir été formé avec les éléments humains de toute la Péninsule.

Dans la Dobroudja, les Bulgares sont d'admirables maraîchers. Leur ténacité proverbiale réussit à trou- ver de l'eau d'autres n'en pourraient faire apparaître. Leurs jardins sont connus comme les plus prospères, et leurs poivrons, leurs « pépéné » (melons divers) et leurs oignons, ont été souvent, pour nous, des nourritures inespérées.

A Inam Cesme, le conseiller municipal bulgare, à qui nous nous adressons, ne sait pas lire : il prend à l'envers l'ordre que nous lui présentons et, après l'avoir contemplé d'un air entendu, il nous le rend avec gravité.

Les villages bulgares, ils sont à peu près les mêmes partout dans la Dobroudja se différen- cient nettement des autres villages. Ils sont généra- lement bien construits. Les toits sont souvent cou- verts de tuiles ; quelquefois de chaume. Le long des murs sèchent des cliapelets de poivrons rouges et. sur les toits, des courges luisent comme des ors. Fréquemment, les maisons d'agriculteurs possèdent, comme dépendances, des sortes de cases rondes en bois tressé, couvertes de paille et portées sur des pilotis. Ces greniers à céréales, je les ai déjà notés dans la Bosnie et sur les bords du lac de Scutari :

23o LA R O U M A N I E

ils sont un document ethnographique intéressant de l'Orient européen. On sait d'ailleurs qu'une telle façon de conserver les grains se rencontre dans beaucoup d'endroits. Une partie des habitants de l'Afrique centrale possèdent de semblables greniers. Des paysannes traversent la rue, intriguées par notre présence. Elles portent des tabliers brodés sur fonds rouges ou noirs. Ces broderies sont faites aujourd'hui avec des laines de mauvaises qualités, à couleurs criardes, que les négociants juifs ou grecs ont répandues dans le pays. Autrefois, on n'employait que de la soie provenant des vers à soie élevés sur place ; et les fds en étaient teints avec des couleurs qui ne venaient pas des laboratoires de chimie. Cer- taines familles conservent d'anciennes broderies : des tapis, des tabliers, des épaulettes de chemises, que des Musées ethnographiques seraient heureux de posséder. Mais ces objets se font de plus en plus rares. Des rabatteurs commencent à parcourir les villages pour le compte des marchands de Bucarest et raflent toutes les pièces de valeur.

A Poturu nous nous rapprochons des lagunes. Dans le lointain, on voit briller l'étendue bleue du lac Zmeica, une dépendance du Razelm, que cou- pent, çà et là, des bancs de sable. Sur les crêtes environnantes, les moulins à vent tendent leurs ailes de toiles.

LES BRIGANDS 281

Pour la première fois, à Poturu, j'ai vu utiliser le tribulum antique. La persistance, jusqu'à nous, dans la Dobroudja, de cet instrument préhistorique, avec ses silex taillés en coupoirs paléolithiques, m'avait vivement intéressé. J'ai retrouvé le tribulum dans d'autres villages et manié par d'autres hommes que les Bulgares, entre autres par les Tartares.

Mes études m'ont retenu à Poturu plus longtemps que je ne le prévoyais.

Le soir approche. Nous avons encore une forte traite à parcourir et l'immense forêt de Babadagh à traverser. Pendant que nous expédions un frugal souper, composé de quelques noix et d'un morceau de pain, on nous raconte, qu'il y a peu de jours, les brigands ont surpris, dans cette forêt, le consul turc de Tulcea. 11 y a un mois à peine, qu'un chef de bande, célèbre dans la contrée, Pamphile, a été arrêté, ou plus exactement, s'est constitué prison- nier, parce qu'il était grièvement blessé.

Et l'homme qui doit me fournir notre attelage n'arrive pas...

Enfin nous partons. A quelques kilomètres, nos chevaux semblent fatigués : j'apprends qu'ils ont foulé l'aire toute la jovirnée... Ils seraient éreintés à moins...

Devant nous la terre se soulève en bosses, et ces

23u L A R O U M A N I E

vallonnements, assez doux, sont dominés par des sortes de montagnes basses vêtues d'arbres. Lorsque nous nous retournons, c'est l'espace immense cou- vert d'herbes grises avec, de loin en loin, des vil- lages que le couchant enveloppe de lumière rose.

Nous abordons la forêt, la forêt dont la présence étonne lorsqu'on vient du sud si généralement dépourvu d'arbres, la forêt inextricable, débordant sur la route. L'ombre l'envahit déjà. De longues clé- matites s'enroulent aux troncs comme des serpents, s'accrochent de branches en branches, développant des guirlandes. Les extrémités des rameaux montrent des feuilles jaunies, rouillées, rougies prématuré- ment. La nuit tombe tout à fait et, avec elle, semble- t-il, encore plus de silence. Et la grande solitude noire de la forêt immense, immédiatement, devient inquiétante.

M. le curé de Kara Murât nous avait dit, quelques jours auparavant : « Vous verrez en passant, à quelque distance l'une de l'autre, deux anciennes fontaines turques. C'est entre ces deux fontaines, qu'en général, les brigands font leurs coups : c'est dans les environs que se postait Pamphile »... Nous avons la tête pleine de ces récits ; et nous maugréons un peu, pas beaucoup, car il faut s'habituer à toutes choses quand on voyage contre la lenteur des chevaux. Voici la première fontaine. Attention ! L'obscurité est complète à gauche et à droite parmi

LES BRIGANDS 233

les taillis débordants. Sur la route, la carroutza roule avec un bruit infernal, capable d'annoncer notre présence à tous les brigands de l'univers. Au ciel, les étoiles ont d'intenses scintillations. De la grande forêt qui sommeille, il s'exhale un frisson d'humidité et l'impression d'un émotionnant mystère. Nous par- lons peu et nous ne disons que des choses absolu- ment banales. Nous savons que nos armes ne nous serviraient à rien dans un pareil moment. Et recro- quevillés, à cause du petit froid de la nuit, nous regardons osciller, en cadence, les têtes de nos che- vaux. Notre conducteur est muet. C'est un Bulgare qui ne nous comprendrait pas I Lui, d'ailleurs, ne risque rien I Voici la seconde fontaine. Les brigands, évidemment, nous dédaignent... Peut-être sommes- nous un trop maigre gibier?...

A la descente, le Bulgare lance ses chevaux fati- gués. Les braves bêtes accomplissent un miracle ! Nous apercevons des lumières lointaines : c'est Babadagh.

Dans le petit jardin de l'unique auberge nous sommes descendus, M. le sous-préfet et M. le chef de la police, nous parlent aussi des brigands. Ily a trois jours, un percepteur fiscal qui se rendait à Tul- cea, siège de la préfecture, a été attaqué sur la route que nous venons de parcourir... Nous parlons de Pamphile. Nous parlons surtout de Leczinski, dont

234 L A R O U M A N I E

j'ai vu naguère le crâne à l'Institut de médecine lé- gale de Bucarest. Celui-là est célèbre parmi les cé- lèbres. C'était une sorte de Mandrin dobroudjien qui a laissé le souvenir d'exploits invraisemblables quelquefois chevaleresques et aussi de meurtres que les deux mains ne suffisent pas à compter. 11 se crée autour de son souvenir une légende de har- diesses, de cruautés et de générosités qui me paraît difficile à accepter telle quelle, mais dont le relevé ferait un livre singulièrement vivant.

Et c'est ainsi que sous le ciel, la voie lactée, la « voie de Trajan » dessinait une écharpe laiteuse, au milieu des maisons depuis longtemps endormies, nous avons passé notre première nuit à Babadagh « la Vieille Montagne », à tranquillement deviser. De temps en temps, un coup de sifflet du guet déchi- rait l'air assoupi.

Et les histoires de bandits fameux défdaient...

De Bahadagh à Macin par Tulcea et le monastère de

Cocosu.

Depuis l'occupation roumaine, Babadagh a changé de caractère. Elle subit le sort de tous les pays con- quis. La partie turque de l'ancienne petite cité est bien diminuée. Dans les quartiers extérieurs, surtout ceux qui sont du côté du Sud, le côté regardant la grande Turquie, on ne trouve que des ruines, des

B A B A I.) A G H 235

amas de pierres s'accroche encore quelque pauvre masure, qu'envahissent rapidement les végétations. L'ancienne Babadagh est une bourgade muette. Elle s'éteint lentement. Et devant ce passé qu'on efface et dont l'histoire ne gardera aucun souvenir, à qui aucune page ne sera consacrée parles chroniqueurs, on ne peut se défendre d'un sentiment de mélan- colie.

La Babadagh nouvelle devient une petite ville cosmopolite. Les Roumains, les Lipovans, les Armé- niens, les Juifs, peu à peu remplacent les Turcs. Ils ont hâte de s'installer; et du côté du Nord, sur le chemin qui conduit au lac, la « Vieille Montagne » est déjà devenue un assemblage quelconque d'habi- tations humaines.

Pourtant, au cœur de la petite cité, que domine encore la pointe effilée d'un minaret, les maisons musulmanes qui sont demeurées gardent fidèlement le caractère ancien. Elles sont claires. Leurs portes fermées et leurs fenêtres à moucharabieh leur assu- rent un air de discrétion et de distinction que les maisons bruyantes d'à côté ne donnent pas. Des échoppes en occupent les rez-de-chaussée : débi- tants de café, boulangers, marchands de fruits, cor- donniers : tous les petits négoces indispensables à la vie simple.

Et lorsque vous circulez dans ce quartier, n'im- porte à quel moment des vingt-quatre heures, vous

236 LA R 0 U M A N I E

constatez que personne n'y gesticule plus qu'il ne convient, personne ne s'y saoule, personne n'y crie ou n'y chante des insanités, il ne renferme pas un beuglant, personne, une bave d'alcool à la lèvre, ne s'y dresse en levant un couteau. Le respect des au- tres y habite, et le silence, propice à la vie inté- rieure, n'y est pas troublé. J'aime ce quartier de Babadagh. Survivant au milieu des quartiers euro- péens, il est, pour nous, Occidentaux, par la diffé- rence de son attitude, par, le mot est-il trop gros? la tenue morale de la plupart de ceux qui l'habitent, un symbole et un exemple.

Et tous les jours, autour de moi, j'entends de bra- ves gens se réjouir de l'exode des Turcs, de leur refoulement en Asie, vers leur patrie ancienne!..

Babadagh est assise à quelques pas de son lac, un lac bleu, miroitant, bordé de végétations et qui n'est qu'une dépendance du Razelm. Des levées de sable se sont accumulées entre le cap de Yénisala et celui de Sarichioi. Au milieu de ces jeunes terres circule une passe aux contours capricieux qu'on peut traverser sur une digue et que barre la petite île de Gradiste. Dans toute cette région, il est facile d'étudier l'emprise graduelle de la terre sur la mer, et l'augmentation journalière du territoire roumain.

Ce matin, au réveil, la rue principale de Babadagh,

B A B A 1) A G H 287

baignée de lumière, nous appelle et nous charme. C'est dimanche. C'est jour de marché. Et pour moi, cela est une aubaine ethnographique. De Satu Nou, de Slava Rusesca, de Visterna, et des campagnes environnantes, les paysannes sont venues. Assises, en lignes, le long des trottoirs, elles étalent de beaux fruits, des légumes, des poissons. Et la foule bariolée des acheteurs circule : Lipovans barbus, Bulgares aux bonnets de fourrure, graves Turcs, majestueux sous leurs turbans, Juifs blonds venus récemment de l'autre côté de la frontière.

Et la lumière d'Orient, la lumière flatteuse qui, ce matin, nous semble rajeunie, avive toutes les cou- leurs, les costumes blancs des Roumains, les [fez rouges et les ceintures voyantes des musulmans, les costumes sombres des Bulgares et les tabliers mul- ticolores de leurs femmes, les haillons éclatants des Tziganes. Et les verts, les écarlates, les ors, les vio- lets des légumes et des fruits, sur lesquels s'arrêtent les rayons, font, pour nos yeux d'Occidentaux, une merveilleuse symphonie.

Dans la Dobroudja du Ps^ord, Babadagh est déjà un petit centre juif. Les Grecs, les Arméniens et les Israélites accaparent le commerce entier de la bour- gade. Mais ce ne sont pas des Juifs véritables.

:>38 LA ROUMANIE

Descendants de populations slaves ou germaniques, ces négociants sont simplement des Judaïsés. Tandis que les Juifs véritables, les Spanioles, tels qu'on les rencontre dans quelques grandes villes d'Orient : Constantinople, Salonique, Sarajewo, et, sporadique- ment, dans la Moldavie, sont des Dolichocéphales aux cheveux et aux yeux noirs, au nez convexe typi- que, et dont le faciès général rappelle facilement certains bas-reliefs assyriens, les Judaïsés de la Do- broudja sont dépourvus de type anthropologique défini. On rencontre chez eux des formes crâniennes variées ; leurs cheveux sont fréquemment blonds ou châtains, leurs yeux souvent bleus.

Ces Askhanazims sont, personne n'en doute, d'habiles commerçants, mais je crois qu'ils trouvent leurs maîtres chez les Grecs et chez les Arméniens. Quelques-uns d'entre eux, ils sont clairsemés, portent, comme les Juifs de Moldavie, la longue redingote, et, sous le chapeau haut de forme, ou, sous le melon plus ou moins graisseux, passent, de chaque côté des tempes, les cheveux en tire-bou- chons que les caricatures anti-juives ont populari- sés.

A une quinzaine de kilomètres à l'Occident de Babadagh, nous allons voir le village de Slava-

LES TCHERK ESSES 289

Tcherkescesca. C'est le souvenir d'une lamentable aventure historique qui nous conduit dans cette petite localité, par ailleurs sans intérêt.

Vers 186^ et dans les années suivantes, environ 400000 Tcherkesses, fuyant les Russes, ou bannis par eux, demandèrent un refuge à la Turquie. On prépara, dans la Péninsule des Balkans et dans l'Asie antérieure, à cette magnifique population, des vil- lages. On prétend que 1 00000 d'entre eux furent pla- cés à l'ouest de la Bulgarie. Et Ton vit une inten- tion très machiavélique de la Porte : couper la cohésion des Serbes et des Bulgares. A cette époque, la politique balkanique n'était pas tout à fait la même qu'aujourd'hui 1... Mais ces expatriés ne surent pas se fixer au sol.

En même temps que la Bulgarie, la Dobroudja reçut des contingents de Tcherkesses En 1877-1878, dans la guerre contre la Russie, la Turquie employa, avec succès, les Tcherkesses contre les Cosaques. Ces Caucasiens paraissent n'avoir fait souche nulle part. Dans la Dobroudja, les cimetières il y en a de très vastes des localités qu'ils occupèrent sont complètement abandonnés. Petit à petit, les pierres tumulaires sont prises pour les constructions des nouveaux colons, et, sur ces champs des disparus, débarrassés de leurs stèles, j'ai vu les chevaux, en lignes onduleuses et splendides, écraser de leurs sabots les épis de blé.

2/io LA R O U M A iN I E

On m'affirma qu'il reste de tout petits groupes de Tcherkesses entre Babadagh et Macin. Je n'ai pu le vérifier.

A Mangalia, mon ami Ahmed Efifendi il est mort aujourd'hui était Tcherkesse et il me disait qu'il était le seul représentant de ce groupe humain de toute la région.

La disparition à peu près complète, non par mi- gration totale, mais principalement par extinction naturelle, dans un espace de temps aussi court, d'une si grande masse d'individus, est un phénomène eth- nologique qu'il est rare d'enregistrer.

Peut-être la nostalgie des montagnes qu'ils avaient abandonnées, peut-être les souflrances indicibles que causent les migrations obligatoires avaient-elles détendu dans l'âme de ces déracinés les ressorts qui permettent de vivre?...

Au sud de Slava-Tcherkescesca, au pied d'un mamelon, derrière lequel se cache Bas-Punar, des Lipovans ont construit, au milieu d'opulentes ver- dures, un riant village : Slava-Rusesca. Les agricul- teurs habitant là, voisinent avec deux couvents, éga- lement lipovans: l'un, réservé aux femmes; l'autre, aux hommes. Nous avons trouvé, dans ces deux communautés monastiques, une cordiale réception.

DOBROUDJA DU NORD i!xi

Le couvent des femmes est dans le village même. Il hospitalise deux ou trois lépreuses, atteintes d'une lèpre bénigne, bien différente de celle que j'avais vue, naguère, dans la Bosnie, à Sarajewo.

Le couvent des hommes est à quelques kilomètres, au pied d'un mont couvert de forêts.

Pendant qu'il nous fait visiter l'église, le supé- rieur nous montre, dans la porte, un trou par lequel la balle d'un brigand a tué (il y a de cette aventure une quinzaine d'années) un des moines qui était en prières. Dans la nuit, quatre bandits attirés sans doute par les richesses que les moines, supposaient- ils, devaient posséder, attaquèrent le couvent. Après avoir pénétré dans l'église, ils attachèrent les cordes des cloches, pour empêcher tout signal d'alarme. Deux moines étaient aux offices : ils furent tués. Le supérieur, réveillé par les coups de feu, sortit, un revolver à la main, et tira dans la nuit, au jugé. Au moment il refermait sa porte, elle fut criblée de chevrotines ; les balles y sont encore.

Dans les deux couvents, on aime les fleurs. Au- devant de chacune des chambres occupées par les nonnes ce ne sont pas des cellules revêches des jardinets mettent dans l'air des corolles et des par- fums. Des plantes grimpantes suspendent des festons aux fenêtres, se glissent le long des toits bas, retom- bent en stalactites fleuries, s'accrochant les unes aux autres, mêlant leurs pétales. Au-dessus des barriè-

E, PiTTAHD. ï6

ih- L A R O U M A N I E

res, des vignes courent en espaliers et laissent pen- dre de lourdes grappes.

Sous un gros noyer, trois ou quatre nonnes cui- saient, en plein air, des pastèques juteuses. C'est un mets national lipovan. Elles en fabriquaient une sorte de miel pour l'hiver. Sous un auvent, deux vieilles, tout à fait ratatinées, triaient des hari- cots.

Nous quittons Babadagh. Et, laissant à notre droite le lac, dont nous verrons longtemps des ij échappées au travers des verdures, nous allons tout droit vers le Nord, pour atteindre Tulcea.

La difïerence de niveau entre les deux villes n'est pas considérable. Le chemin s'enfonce dans les ter- res. Le lac est maintenant derrière nous ; en tour- nant la tête nous distinguons encore sa surface miroitante. Par de molles ondulations, le sol s'élève lentement. Sur quelques crêtes, des moulins à vent agrandissent sur l'immense horizon leurs silhouettes dégingandées.

Définitivement nous abandonnons la région boisée proche du Razelm pour aller vers les plaines basses du Danube terminal. Il faut franchir toute une série de ces légers ressauts que créa le plissement tertiaire, au moment de l'émersion définitive de la Dobroudja. Ceux que nous traversons dominent, au septentrion,

D O B R O L' I) J A DU iN O R I) 243

de leurs roches calcaires, la coupée passe le Danube.

Le paysage est d'une étonnante simplicité. Il donne une impression de grandeur illimitée. Dans tout l'es- pace offert à nos yeux, on ne dislingue aucun village, et le chemin ne porte aucune charrette. Nous sommes seuls. Isolés sur cette terre à végétation uniforme, qui depuis des millions d'années ne doit pas avoir beau- coup changé son aspect, nous pourrions nous croire

lorsque nous tournons le dos aux moulins à vent

reportés aux temps qui suivirent les derniers sou- lèvements géologiques.

Le soir est tout proche lorsque nous atteignons le sommet des ondulations. Nous nous arrêtons. Sur l'étendue qui va vers le Sud, semblables à des vagues de terre, les rides de la steppe descendent vers le Razelm qu'on aperçoit, dessiné nettement, en avant de la mer qu'on devine. Elles paraissent plus resserrées à mesure qu'elles s'éloignent de nous. Elles ont entre elles des bandes d'ombres vio- lettes qui, au plus loin, semblent des stries parallè- les. Elles vont mourir au pied de la grande lagune, encore à cette heure d'un bleu ardent, les der- niers rayons allument à la crête des vagues, des milliers de petits éclairs.

Nous longeons des mamelons roses et gris, com- plètement pelés, et bientôt commence la descente vers Tulcea, parmi de nouvelles collines. Enfin, la

ikk LA ROUMANIE

ville apparaît, toute blanche encore dans le soleil couchant, dominée par un minaret aigu, fin, délié, s'élançant avec autorité, droit vers le ciel, comme un souvenir qu'on ne veut pas laisser perdre, ou comme une protestation.

Toulcha (Tulcea), siège de la préfecture, est au bord du Danube, à l'endroit même où, dit-on, à l'époque d'Hérodote, le fleuve s'arrêtait. La mer commençait là, dominée par le promontoire au bord duquel s'est établie la petite ville de Mahmudia.

A partir de Tulcea, le Danube fait une inflexion ] vers le Sud-Est. 11 donne naissance, à une dizaine de | kilomètres en amont, au bras de Kilia. A une égale distance en aval, le fleuve se séparera de nouveau. La plus forte masse de ses eaux se déverse par l'émissaire de Saint-Georges, le reste coule dans le bras de Sulina, le seul qui soit vraiment navigable.

Tulcea est une cité pittoresque. Du pied des monts la bourgade turque était groupée, la ville nou- velle insinue ses quartiers neufs entre le lac Zaghen et le Danube. Et selon ses divers quartiers, Tulcea montre une physionomie changeante. Les rues ne sont pas tirées au cordeau. Certaines d'entre elles sont bor- dées d'arcades, sous lesquelles les négociants étalent leurs marchandises ; et comme nous sommes sur un

TOULCHA (TULCEA) 2/i5

trajet international, les objets exposés sont d'une variété d'espèces et de couleurs qui enchante.

L'ancienne ville turque est bâtie en amphithéâtre. Des bords du lac, au sommet de la croupe rocheuse dominant l'étendue deltaïque, les maisons se super- posent au milieu des arbres auxquels l'humidité du fleuve donne d'épaisses frondaisons.

Sur les deux rives, des bordures puissantes de saules longent le Danube. Entre elles, il étale ses eaux grises, d'un volume énorme, et qui paraissent avan- cer lentement, dessinant en ce point une courbe ma- jestueuse. Des bateaux à vapeur le sillonnent sans cesse : chargements de céréales venus de tous les points de la Roumanie, qu'envoient surtout Brada et Galatz, et aussi les ports plus modestes de la Do- broudja du nord. Ils descendent le courant vers Sulina.

Le fleuve, en cet endroit et les marécages qui en dérivent, sont extrêmement poissonneux. A Tulcea même, on sale, on fume et on expédie chaque jour des quantités considérables de carpes et d'estur- geons.

Au moment j'écris, les canonnières russes, qui ont remonté le bras de Sulina, bombardentles cam- pements bulgaro-turcs installés à Tulcea. Et je pense, avec douleur, à tous les ravages que l'invasion a causés dans cette Dobroudja que j'aime. Lorsque les

246 LA ROUMANIE

armées ennemies l'auront abandonnée, après la vic- toire des Roumains, dans quel état retrouverais-je tous ces villages ?

De Tulcea, deux chemins se présentent au voya- geur qui voudrait quitter la Dobroudja pour attein- dre Braïla : le chemin du fleuve, qu'il faudra remon- ter, et celui de la terre. A deux années de distance, nous avons suivi Tun et l'autre.

Entre Tulcea et le promontoire qui fait face à Galatz, le Danube a déversé sur les bas pa3^s de sa rive gauche, d'importantes masses d'eau. Ce sont des frayères merveilleuses pour les carpes et c'est aussi le paradis des moustiques. Rien qu'à les voir de loin, ces flaques traîtresses amènent sous notre peau, le frisson des fièvres paludéennes.

Sur la rive droite du fleuve, les marécages, moins vastes que ceux de l'autre rive parce que le dessin du sol est difierent sont envahis par les forêts impénétrables des roselières et des saulaies.

Malgré tous les dangers qu'on devine, on admire, lorsqu'on les côtoie, ces étendues liquides, le ciel se mire. Dans le bleu perlé du matin, qui enveloppe déjà le paysage humide de la première mélancolie des jours d'automne, ces marécages ont des reflets d'azur délicats, que hachent d'ombre les hampes des

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roseaux, des transparences comme en ont seules les gemmes rares. Et malgré les pestilences qu'ils recè- lent, nos yeux, pour un instant, les aiment.

Isakcea, à une petite distance son débarcadère il y a un prolongement de la « lunca » qui em- pêche la ville d'être au bord du fleuve est comme Tulcea, bâtie en amphithéâtre sur un promontoire rocheux, entre deux zones de marécages. Une falaise domine le Danube, en ce moment-ci couleur d'opale, une falaise nous trouvons des débris nombreux d'anciennes civilisations. Dans les environs immé- diats, subsistent quelques restes des fortifications turques. La bourgade elle-même est composée d'une seule rue principale. Au-devant des échoppes, dans l'ombre des maisons basses et des clairs acacias, fouettés parle vent, des groupes silencieux de Turcs hument savamment leur café. Deux petites filles éta- lent sur le trottoir des pastèques et des raisins.

Dans les environs d'Isakcea, il y a de grandes plantations de tabac. La culture, la préparation et la vente de la « plante à Nicot » sont faites par l'État roumain. Le tabac rapporte gros au Trésor. Il faut dire, sans que ce soit une réclame, qu'il est d'excel- lente qualité.

a48 L A R O U M A N I E

Je savais que les employés de ces plantations étaient, en grande partie, des Lazes. Ces Asiatiques, dont je désirais étudier les caractères anthropologi- ques, ne forment guère, dans la Dobroudja, qu'une population flottante. Ils sont disséminés par petits groupes. Comme leurs voisins en Asie, les Kurdes également nombreux dans la Dobroudja ils ne constituent nulle part, dans le territoire que nous traversons, de villages proprement dits.

Les Lazes sont des frères de langue et de race des Géorgiens. Leur patrie, située sur le littoral sud- oriental de la Mer Noire, a fait, de beaucoup de ses ressortissants, de hardis marins. Ces caboteurs qui connaissent toutes les anfractuosités de la côte d'Asie, traversent la mer pour apporter à la Dobroudja du sud le bois qui lui manque. A Constanza et à Man- galia, accostent leurs bateaux à coques évasées, et le spectacle des matelots Lazes, débarquant, sur une mince passerelle, les planches qu'ils ont transpor- tées au travers du Pont Euxin, est un des spectacles humains que j'aimais admirer. A Medjidié, tous les marchands et les scieurs de bois sont des Lazes.

Ces marins, débitants de bois, et ces cultivateurs de tabac, sont de très beaux échantillons d'hommes. Leurs figures régulières, leur nez droit et allongé, leurs cheveux et leurs yeux foncés, leur stature éle- vée et mince, leur allure souple, les difïerencient des populations balkaniques européennes au milieu des-

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quelles ils viennent s'établir. Ils ne portent pas le turban comme les Turcs, mais une sorte de capu- chon très caractéristique, fait d'une pièce d'étoffe pliée plusieurs fois.

Au sud d'Isakcea, au delà de la grande forêt de Nicolitzel, se trouve le couvent orthodoxe de Cocosu.

Un jour, lassés de circuler au milieu des maréca- ges danubiens, fatigués par le travail ininterrompu sous un ciel de feu, profondément dégoûtés des auberges grecques ou arméniennes, de leurs cham- bres à punaises, et de leur cuisine la même sauce enveloppe, identiquement toute l'année, les mets les plus disparates, nous sommes allés chercher vingt-quatre heures de repos chez les bons moines de Cocosu.

Le monastère, an milieu d'épaisses verdures, mon- tre, de loin, les coupoles rouges de son église. Pour latteindre, on escalade d'abord des vallonnements pelés, parmi lesquels, l'eau peut être recueillie, s'étalent quelques cultures.

Après sept ou huit kilomètres de cahots et de pous- sière, on descend dans un large pli couvert de forêts. Septembre touche à sa fin, et cependant ce coin de pays, qui profite largement de l'humidité danu-

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bienne lui venant de deux côtés, de l'Ouest et du Nord, est encore en pleine vie. Les arbres, vaillam- ment, ont gardé toutes leurs feuilles. Des touffes de fleurs, comme au début de l'été, jaillissent des four- rés et cachent les ornières des chemins.

Ces ornières I Elles sont, dans ce pays le lôss est si facilement entaillé par les roues, d'invraisem- blables ornières. Et notre conducteur n'a pas l'air de s'en douter I Pendant qu'à chaque tour d'essieu nos vertèbres se tassent douloureusement, il conti- nue de siffler à ses chevaux une petite chanson qui les excite.

De bonnes odeurs viennent de la forêt immobile dans le soleil. Au moment de l'active floraison, les tilleuls qui croissent ici en massifs puissants, répan- dent à profusion leur lourd parfum.

Le monastère de Cocosu date, annoncent ses hôtes, du commencement du xix* siècle. On nous aflirme qu'à plusieurs reprises il supporta les pilla- ges des Tcherkesses. Comme il convient à un monas- tère qui est en même temps une maison forte, toutes les cellules sont tournées vers la cour intérieure, au milieu de laquelle s'élèvent de beaux arbres. A leur abri, deux ou trois moines cacochymateux et bran- lants, aux gestes apaisés, trient et ensachent des noix. L'extérieur du couvent ne montre, presque par- tout, que des murailles nues, contre lesquelles

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l'effort des bandits venait se heurter. Au-devant des cellules, les reliant toutes, court une galerie de bois ajouré.

Le supérieur se [dit très heureux de pouvoir nous offrir l'hospitalité. Il nous conduit dans la chambre qui nous est destinée. Elle est blanchie à la chaux. Pendant que nous sommes là, on met des draps pro- pres à nos lits. Cela n'a l'air de rien, et cependant nous regardons avec une sorte d'attendrissement: il y a si longtemps que nous n'avons vu des draps pro- pres!... Nous aurons aussi de l'eau pour boire et pour nous laver, de l'eau de source qui vient de la montagne, et non pas Timpure eau des puits que, jusque-là, nous avons seule connue...

Et bientôt, dans le réfectoire, on nous apporte une soupe aux poissons, du pain, des œufs, des noix : un véritable festin. Sur la table, il y a une nappe blanche... Nous redevenons presque des civilisés...

Le soir approche. De la « prispa » nous sommes assis nous voyons passer dans lombre de la cour, les masses d'ombres plus noires des moines. Nous ne distinguons déjà plus leurs faces hirsutes et leurs barbes de patriarches ; non plus que leurs longs che- veux que quelques-uns tordent en tresses pour les cacher sous les bonnets. Leurs robes en loques nous paraissent des vêtements décents. Ils se rendent à la prière. Tout à l'heure, l'un d'eux a frappé sur la c tocca » de bois.

202 LA ROUMANIE

A une petite distance, en dehors des murs, un groupe de Tziganes, que le couvent emploie pour ses travaux agricoles, chantent des chants mélancoli- ques : vieux airs turcs ramassés au cours de leurs interminables randonnées dans l'empire du Sultan. Nous allons les voir. Pour se reposer de leur beso- gne, ils dansent dans la nuit, leurs habits de toile blanche font des clartés. ,

Le lendemain, à la fin de l'après-midi, nous avons rejoint Isakcea.

Un même repos, nous l'avons réclamé, l'année sui- vante, aux mêmes moines de Cocosu. Cette fois-ci, nous venions par une autre route, par Telitza et Nicolitzel.

On nous avait montré sur le chemin, des traces d'une levée de terre, à peu près parallèle au Da- nube et attribuée, comme celle du Karasou, à Trajan. Nous étions arrivés à Nicolitzel en pleine nuit, et là, les employés de la mairie qui nous attendaient, nous avaient dissuadés d'aller plus loin. Mais nous avions hâte de retrouver Cocosu et nous nous sommes enfoncés dans la forêt, dans la forêt millénaire, les chênes, rejoignant leurs cimes, empêchent de voir les étoiles.

Le Grec qui, ce jour-là, conduisait notre araba.

DOBROUDJA DU NORD 253

était un peureux. A minuit, nous montions encore dans Tobscurité. De temps à autre une clairière nous permettait de percevoir le ciel. Les roues butaient contre des pierres ou contre des branches mortes. A deux mètres devant soi, on ne distinguait rien. Tout à coup, à un tournant du chemin, une coulée de lumière s'infiltra entre les branches. La lune se levait : mais sa clarté, à cause de la masse des feuillages, nous paraissait difl'use. Au sommet du mamelon, notre conducteur se mit à trembler en nous montrant, dans les ténèbres des taillis, une forme blanche, droite, de la hauteur d'un homme. Nous sautâmes du chariot. C'était une stèle de pierre, érigée en souvenir de la construction de la route : à l'aide d'allumettes frottées à tâtons, nous lûmes l'ins- cription édilitaire.

Notre montre marquait deux heures du matin lorsque nous touchions aux portes du couvent.

Nous suivons, en marge de la « lunca », le chemin qui, presque en corniche, borde la rive droite du Da- nube depuis Isakcea. Nous nous dirigeons vers Macin. A cette époque de l'année, les eaux sont basses. Le pied de la falaise nous sommes, sert de limites aux grandes crues. Tous les saules de ce plan infé- rieur ont un aspect bizarre, qu'au premier moment

254 LA ROUMANIE

nous ne nous expliquons pas. En allant voir de près, on distingue que, depuis le sol jusqu'à environ un mètre de hauteur, des racines adventives se sont développées et couvrent la partie basse des arbres comme de longues chevelures. Elles sont nées au moment les troncs baignaient dans le trop plein du Danube.

Nous passons le hameau de Rakel, peuplé par des Roumains. Le terrain est plus accidenté. Les injec- tions des roches éruptives dominent de plus en plus la vallée fluviale. On pressent les montagnes de Macin. Vers le crépuscule, nous atteignons Lunka- vitza. Nous espérions, le matin, arriver d'une traite à Macin. Mais nos chevaux sont trop fatigués et nous passerons la nuit dans ce petit village : contre bonne fortune, bon cœur. Notre impatience d'occidentaux ne proteste plus, comme autrefois, quand survien- nent les retards, qui entravent à tout instant nos pré- visions. A quoi bon?...

A Lunkavitza, nous aurons peut-être de quoi man- ger. Des ordres ministériels nous assurent au moins un gîte, ne serait-ce qu'un toit I L'air est doux, encore tiède, le ciel est bleu. Par aventure, les mous- tiques ne sont pas trop abondants. Que faut-il de plus pour être heureux?...

Dans l'unique auberge, nous demandons une cas- serole. Comme nous arriverons demain dans une ville, nous dînerons aujourd'hui avec munificence.

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Nous mêlons des œufs au reste des conserves. Au moment de nous mettre à table, il nous arrive un cadeau. Le conseiller municipal de Lunkavitza envoie aux voyageurs inconnus un pain blanc tout chaud, du fromage de brebis et un rayon de miel qu'il a sorti exprès de son rucher. Dans notre lan- gue, mais avec des gestes compréhensifs, nous le remercions de cette biblique hospitalité.

Nous avons rapidement quitté la région des maré- cages danubiens. Par de petites voies cahoteuses, nous avons coupé l'éperon rocheux, qui oblige le fleuve à faire un brusque contour. Notre chariot gra- vit des pentes très raides au milieu d'un plateau d'herbes desséchées.

L'érosion a puissamment tailladé les masses énor- mes de lôss, entassées au point que nous traversons. Elles forment comme un palier aux montagnes de Macin, d'un profil largement dentelé et que baignent, en ce moment, des ombres bleues.

Une longue descente, une longue série de secousses brutales, au milieu des volutes de pous- sières, nous conduit à Matchine (Macin).

L'ancienne petite ville turque est au bord du Da- nube. A l'ouest, sous le même méridien, mais en ter-

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ritoire de Munténie, il y a Braïla, avec laquelle on peut facilement communiquer par un bras du fleuve. Macin étage ses maisons sur le dernier gradin mon- tagneux qui domine la « lunca » et, comme la plu- part des villes danubiennes de la Dobroudja, les groupe en amphithéâtre. Ses petites rues, que bor- dent des cafés turcs et quelques magasins, sont des rues tranquilles, siègent aussi deux ou trois auber- ges tenues par des Arméniens et des Grecs et que nous éviterons. Macin a une mosquée d'une archi- tecture parfaite, précédée, comme presque toutes les mosquées, d'un jardin. Dans un dernier reflet d'Orient en face la Valachie et la Moldavie sont presque des terres occidentales elle a les costu- mes rutilants de ses Turcs et de sesTartares. Elle a, au-devant de ses maisons basses, des confiseurs alba- nais qui, pour quelques « bani », vendent des bon- bons parsemés de graines de sésame. Elle a des res- tes de bastions, les Turcs placèrent des batteries, au début de la guerre de 1877-1878.

Nous pensions, de Macin, prolonger notre séjour en Dobroudja, et obliquer vers Harsova. Mais la poste nous remet des lettres qui nous rappellent.

Et nous nous embarquons sur le petit vapeur qui fait le service du Danube entre Macin et Braïla.

Voici quatre mois bientôt que nous circulons sur cette terre de Dobroudja où, certes, nous avons beau-

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coup travaillé, mais nous avons vécu librement, comme jamais nous ne pourrions vivre en Occident. Chaque jour qui s'écoulait nous faisait mieux aimer ce coin de pays roumain, sur lequel la « civilisation », heureusement, n'a pas encore passé son rouleau nive- leur.

Nous l'abandonnons avec l'ardent espoir d'y reve- nir.

11 pleut. Pluie d'automne insistante. Les eaux gri- ses du Danube coulent lentement, comme fatiguées du long chemin qu'elles ont déjà parcouru. A gau- che et à droite du canal, d'interminables rangées de saules quelques-uns superbes jalonnent les rives. Des bateaux de pêcheurs sont attachés à la berge et des hommes, auprès, se réchauffent devant un feu. Personne sur le pont, à cause de la pluie. Seuls, nous regardons, presque douloureusement, fuir le paysage.

A un tournant, les maisons de Macin nous envoyè- rent un dernier salut.

E. Pi

17

XV

LA DOBROUDJA DES LAGUNES

La. Dobroudja de la région des lagunes. Le delta DU Danube. Le lac Razelm. Les pêcheurs

LiPOVANS.

COMPRISE entre le /i^" et le 45° de latitude sep- tentrionale, cette région est encore en pleine jeunesse. Du Nord au Sud, le sol roumain, bor- dant la mer Noire dans ces parages, est, presque par- tout, en continuel remaniement. Le caprice du sou- lèvement qui créa la Dobroudja, a donné le dessin primitif de ces lagunes. Au pied des monts, obéis- sant à l'ordre imposé par la structure du relief, les alluvionnements ont prolongé la terre. Mais la dispo- sition de la côte n'aurait pas beaucoup changé si le Danube, au nord, ne versait pas, chaque jour, ses torrents limoneux. Depuis l'époque historique, le delta a considérablement progressé. Chaque année soixante millions de mètres cubes de débris solides

26o LA ROUMANIE

sont jetés dans la mer. Et grâce à cet apport inces- sant, le continent s'agrandit, envahissant la Mer Noire avec une vitesse moyenne d'environ un demi- mètre par an.

Au fur et à mesure qu'elles avancent dans le Pont Euxin, les alluvions du bras de Saint-Georges, reprises par le flot, sont repoussées au sud. Et c'est ainsi qu'elles ont emprisonné les vastes pièces d'eau que montre la carte.

Lorsqu'on suit la côte méridionale du delta, on coupe les dunes mobiles qui font un léger bourrelet sur la mer et à l'abri desquels se fixent les végéta- tions.

Le bras de Saint-Georges suit, à peu près paral- lèlement, le bord septentrional de la Dobroudja pri- mitive. La saillie terrestre, suffisamment accusée, domine la « lunca » jusqu'à ce cap, de forme un peu camuse, les localités de Dunavâtzu de Jos et de Sus se sont établies et au sud duquel s'installèrent entre autres endroits des colonies de Cosaques Zaporogues.

Entre ce cap, et celui qui est le plus rapproché au Midi et qui prolonge l'arête de Caramanchioi, exis- tait la baie naturelle, d'une ligne gracieusement concave, au fond de laquelle se trouve aujourd'hui Sarichioi. Elle récoltait les eaux peu abondantes qui arrivaient des montagnes et qui convergeaient vers la région de Babadagh.

D O B R O U I) J A DES L A G U N E S 261

Mais les alluvions de Saint-Georges, venant buter contre le cap de Diinavâtzu, tournaient au Sud et, bientôt, tous les bas-fonds se comblèrent. Aujour- d'hui, le lac Dranov marque le point où, en cet endroit, la cuvette était la plus profonde. Mais la structure du relief sous-marin et les hasards des cou- rants ont empêché le remplissage total de la baie de Sarichioi et la vaste surface du Razelm, encerclée par les sables, est graduellement devenue un lac fermé.

Il ne l'est pas tout à fait, cependant, du côté du Midi où, par des baies secondaires comme le Golovitza et le Zmeica, il communique virtuellement avec la mer par d'étroits goulets qu'on appelle là-bas des gura (bouches).

Depuis le Razelm jusqu'aux portes de Constanza, les bordures d'alluvionnements ont ainsi enclos les eaux marines. En face de Casapchioi, le lac Sinoé, allongé parallèlement à la côte, est séparé de la grande mer par des atterrissements dunaires d'une longueur de près de trente kilomètres. A leurs deux extrémités, se trouvent la Gura Péritéaska (au Nord) et la Gura Buazului (au Sud). Et même, à l'Ouest de la lagune, un caprice côtier a permis aux amoncel- lements de sables d'enfermer, presque complètement, le lac Tuzla.

A partir du lac Sinoé, les lagunes ont beaucoup moins d'ampleur et les débris solides ont oblitéré

262 LA ROUMANIE

leurs communications avec la mer. Le lac Gargalak, le lac Tasaul et le Siut Ghiol sont de faibles éten- dues.

Au sud de Constanza, le dessin de la rive même, beaucoup moins accidenté que celui du nord, n'a pas permis avec une telle ampleur les formations lagu- naires. Le lac Tëkir Ghiol et le lac sinueux de Mangalia sont les seuls qui méritent une mention.

Quelques-uns de ces lacs renferment de l'eau salée. Mais la plupart contiennent de l'eau douce apportée par les ruissellements. Le groupe du Razelm est compté, dans le cadastre roumain, comme repré- sentant une superficie de 80 000 hectares. Sa pro- fondeur est, en général, faible, deux à trois mètres environ. Grâce à sa richesse en poissons, il fournit un des éléments de l'économie générale de la Do- broudja.

Cet immense lac, insuffisamment alimenté par le f3anube divaguant, avait baissé de niveau et il était devenu un lac salé, délaissé par les poissons et dès lors improductif. Pour lui rendre sa valeur, on creusa un canal amorcé sur le bras de Saint-Georges, le canal Regele Carol, qui lui donne régulièrement l'eau douce du Danube. Ce conduit, débutant vers l'extrémité du cap de Dunavâtzu, débouche en face de Sarichioi.

L'orient dobroudjien qui domine la région lagu- naire, n'appartient pas, partout, à la même formation

DOBROUDJA DES LAGUNES 263

géologique. Le Razelm proprement dit est dominé par des terrains secondaires, tandis que, plus au midi, en face du Sinoé, les roches primaires mon- trent leurs affleurements. Quant aux lacs de la Do- broudja méridionale, ils ont accumulé leurs eaux dans des terrains plus récents.

La grande chaussée qui réunit Constanza à Tul- cea marche à peu près parallèlement à la côte. En quelques endroits, elle borde directement les lagunes. Nous l'avons déjà suivie, sur une certaine longueur, pour aller à Babadagh. Nous la quitterons pour pousser quelques pointes vers la mer.

A une quinzaine de kilomètres environ au sud de Babadagh, nous obliquerons à droite pour atteindre Ciamurli de Jos, petit village bulgare, à quelque dis- tance d'une vaste lagune qui donne entrée dans le Razelm méridional. Devant nous, tout un espace de steppe étend sa végétation grise. Sur les rameaux des chicorées, les feuilles, à cause du manque d'eau, sont rares, des milliers d'escargots ont fixé leurs coquilles : de loin on dirait une floraison bizarre, en petites houppes blanches.

Ciamurli de Jos, placé trop près des lagunes, n'a pas d'eau potable. Les puits creusés aux environs immédiats du village n'ont fourni qu'un liquide sau-

aU LA R O U M A iN I E

mâtre, impossible à consommer. Il faut aller à deux kilomètres chercher l'eau douce.

Par Canla Bugeac, nous nous dirigeons vers Juri- lovca. Un crépuscule violet envahissait la plaine alanguie et grandissait les silhouettes des moulins à vent. Derrière nous, les dernières ondulations des montagnes de Babadagh s'apercevaient encore et les poussières de lôss, qui les recouvraient, en épousant leurs plis, les rendaient presque vaporeuses. A droite, au-dessus des lagunes, les eaux luisaient comme une surface d'acier poli, des nuages mauves, venus de la mer, semblables à des ouates légères, flottaient. Sur le chemin, quelques chars rentraient à Ciamurli, des chars de blé qui s'avançaient en masses d'ombres, au pas tranquille des bœufs blancs.

Jurilovca est un village de pêcheurs Lipovans. II occupe une partie du golfe qu'enserre, au Nord, l'arête prolongée de Caramanchioi. Il est au bord même de la lagune poissonneuse et, bâti sur une falaise, il domine la baie. Ses maisons basses sont alignées de chaque côté d'une rue qui paraît s'avan- cer dans l'eau bleue. Des ruelles s'en détachent qui s'ouvrent toutes sur le large horizon. En avant de la côte, et sur la longueur de celle-ci, depuis Cia- murli, une étroite langue de terre, couverte de roseaux et de joncs, agrandit sans cesse le domaine continental. Sur les pentes tournées vers le Razelm,

LES L I P O V A N S 265

des ceps se chauffent au soleil. Car les habitants de Jurilovca qui sont des pêcheurs émérites et des exportateurs de caviar, cultivent aussi la vigne. Ils en retirent un « vin de Dobroudja » dont la réputa- tion méritée passera certainement un jour le Danube.

Dans toute la région lagunaire, les Lipovans sont nombreux. Cette concentration est assez naturelle puisque tous ces hommes sont des pécheurs. La Dobroudja possède environ i5ooo de ces dissidents. On sait que les Lipovans ne constituent pas un groupe ethnique. Ce sont des Russiens, appartenant à diverses régions de l'empire, principalement des Grands Russiens ou Veliko-Rousses et qui sont sortis du giron de l'église orthodoxe. Ces schis- matiques ou Raskolniks ils sont peut-être i5 mil- lions en Russie ayant à supporter fréquemment des persécutions dans l'empire, se cachent ou émi- grent. La Roumanie a donné asile à plusieurs de leurs sectes. Les Lipovans de la Dobroudja sont : les uns des Staroobriadtzi qui ont des prêtres les autres des Bezpopovtzi qui n'admettent pas le clergé régulier. On trouve aussi, dans la Dobroudja, des dissidents Skoptzy les mutilés volontaires. Il en sera question plus tard.

266 LA ROUMANIE

Les Bezpopovtzi de Jurilovca font, paraît-il, une propagande active en faveur de leurs doctrines. Par de lourds sacrifices pécuniaires, nous dit-on, ils acquièrent des prosélytes. Ils s'adressent non seule- ment à leurs compatriotes de la Russie, mais à tous les groupes ethniques, sans exception. Déjà des Rou- mains et des Bulgares, de la région nous sommes,

me raconte un conseiller municipal sont entrés dans leur secte ; ils ont épousé les filles, bien dotées, des schismatiques. Et mon hôte ajoute que le gouvernement roumain fait de grands efforts pour soumettre à ses lois, les Lipovans de la Dobroudja

comme ceux d'ailleurs qui forment dans la Mol- davie ou la Valachie de petites colonies. Mais cette population, plus ou moins abandonnée à elle-même, par le fait des circonstances géographiques, possède une force de résistance passive extraordinaire. Les Lipovans essaient d'éviter, pour leurs enfants, l'ins- truction primaire, obligatoire cependant dans toute la Roumanie. Les maîtres d'école se plaignent des résultats ridiculement insuffisants qu'ils obtiennent avec ces gens-là ! Les exigences d'une hygiène mini- mum, les obligations sociales que la vie en commun réclame actuellement, laissent les Lipovans absolu- ment indifférents. Ils ont dans leur tête dure un cerveau inapte à certaines compréhensions. On a eu toutes les peines du monde pour les contraindre à se laisser vacciner, et encore se refusent ils à ce que

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LES LIPOVANS 267

l'opération soit faite sur le bras droit : celui avec lequel on trace les signes religieux. Ils esquivent tant qu'ils peuvent les formalités de l'état civil, négligent volontairement d'annoncer les naissances et les décès. Ils baptisent et marient en secret.

Ce n'est pas une sinécure, m'avouait mon hôte, que d'administrer de telles populations. Au début de l'occupation roumaine, il y eut même, avec eux, des conflits ; l'administration eut à surmonter des difficultés plus grandes qu'aujourd'hui.

On me conta, à Sarikioi, l'anecdote suivante : Le maire du village avait appris, par hasard, le décès d'un Lipovan. 11 voulut accomplir les formalités réclamées par la loi. Il se rendit dans la maison du décédé. Les parents le conduisirent vers un lit un corps d'homme était étendu. Flairant quelque super- cherie, M. le maire regarda de plus près et vit qu'à la place du mort un individu de la famille s'était cou- ché : le cadavre avait déjà disparu. On avait eu vent de l'arrivée des autorités. Vite on avait escamoté le défunt...

Les Lipovans ne fument pas. Mais ils ne dédaignent pas les alcools de toutes nuances et de tous titrages. Ils gardent la barbe et les cheveux longs. Je me rap- pelle, à Slava Rusesca la peur affreuse de l'un d'eux à l'apparition des instruments anthropométriques. Il m'avait pris pour un barbier officiel chargé de raser les hommes de son village...

^08 LA ROUMANIE

Tous les Lipovans portent le costume russien : la blouse de couleur, serrée à la taille par une ceinture. Ils sont d'une propreté douteuse : les pêcheurs, par les senteurs qu'ils répandent, paraissent imprégnés d'huile de poisson.

Leurs communautés fermées constituent presque de petits Etats dans l'Etat. Des voyageurs mal infor- més les ont accusés de menées panslavistes : cela n'est pas croyable parce qu'ils sont eux-mêmes pour- suivis par l'Église orthodoxe impériale.

Les Lipovans de Roumanie, devenus citoyens du royaume, sont de ce fait soldats roumains. Ils sont principalement incorporés dans la marine. Tous ces pêcheurs du Razelm et des rives du Danube, compo- sent la majorité des matelots de l'Etat. Dans les équipages des navires de guerre ancrés à Constanza, j'ai examiné de nombreux Lipovans.

De Jurilovca, notre itinéraire nous conduisait à Sarichioi, par Caramanchioi et Yénisala. Le chemin coupe d'abord, à sa base, le cap Dolojman. Puis, ayant rejoint la lagune, il la longe sans interrup- tion.

Près de Caramanchioi, la côte de Razelm nous donne une belle leçon de géographie physique : une démonstration des empiétements continentaux sur la

DOBROUDJA DES LAGUNES 269

mer, grâce aux actions éoliennes. En avant de la rive, sur des bas-fonds, se sont installées les plantes des marécages, les massettes (Typha latifolia) et les roseaux (Phragmites communis). Elles entrelacent leurs racines, retiennent les débris menus charriés par les vagues, accumulent leurs tiges mortes, for- ment des feutrages et des îlots qui, sans cesse, s'agrandissent et se soudent les uns aux autres. Les poussières de loss, amenées par les vents de terre, sont retenues par ces lacis végétaux et concourent à l'exhaussement de ces petits territoires gagnés sur la mer. Ces îlots se réunissent et forment des bancs. Ceux-ci à leur tour, graduellement, s'incorporent au rivage. Le chenal qu'ils limitaient devient un lac d'eau saumâtre dont l'évaporation, puis le peuple- ment par la végétation terrestre, n'est plus qu'une question de temps.

Deux productions naturelles du delta : les joncs et les roseaux commencent à fournir leur contingent rémunérateur ; la cellulose du roseau et la filasse du jonc, servant, comme le jute, à la fabrication des ficelles, des toiles à sacs, etc.

Ainsi le vaste fleuve qui, au premier coup d'œil, paraît isoler la Dobroudja du monde occidental, apporte en réalité, sans arrêt, à cette nouvelle terre roumaine son courant commercial et sa vie fécon-

270 LA ROUMANIE

dante : il rajeunit ses lagunes qui devenaient par degrés des lacs amers et, à chaque heure, il aug- mente de ses alluvions fertiles le territoire conti- nental.

Peu de temps avant d'arriver à Yénisala, on dis- tingue sur le ciel, agrippés au mont, dominant la lagune, les restes de la citadelle d'Héraclée, On nous affirme qu'elle appartint aux Génois qui, autrefois, commercèrent intensément sur tout le littoral de la Mer Noire.

XVI

LA DEPRESSION DU KARASOU: DE TCHERNAVODj A CONSTANZA

Les Tartares. Constanza. Les Macrocéphales. Les Kurdes.

APRÈS avoir quitté Fetesti sur terre valaque, dans le Baragan, et passé les ponts du Danube, le train s'engage dans une sorte de coupée et suit à peu près l'ancienne ligne de défense romaine marquée par les vallums de Trajan.

Pour le voyageur qui ne connaît pas encore l'Orient, l'arrivée à Tchernavoda, par un jour lumineux, est la première émotion ethnographique. Déjà, à la sta- tion du chemin de fer, se montrent, à ses yeux étonnés, les premiers fez et les premiers turbans. Les petites jnaisons qui, du bord du fleuve, parsèment la colline pelée sur laquelle flottent quelques verdures d'aca- cias, lui apparaissent comme des choses exception-

272 LA ROUMANIE

nelles. Un minaret, qui semble un doigt levé, l'ap- pelle du milieu des masures tartares.

Et voici qu'après avoir passé entre de hautes mu- railles de lôss, tailladées par les ruissellements, le vallon s'ouvre un peu : nous entrons dans la longue dépression du Karasou, dans la zone des marécages dont les pestilences rendirent la Dobroudja tristement célèbre.

La vallée du Karasou marque, vraisemblablement, une ancienne voie du Danube. Les collines qui la dominent: à droite l'Amrali bair ; à gauche l'Oba bair, et qui lurent, à toutes les époques de l'histoire, les défenses naturelles de cette ligne stratégique, y conduisent les eavix de pluie comme sur les pans inclinés d'un toit.

Et, depuis Tchernavoda jusqu'au delà de Medjidié, jusqu'en face de Chiustel, dont on voit le groupe de maisons blanches se détacher sur l'horizon, ces bas- fonds, remplis d'eau, se couvrent d'une épaisse végé- tation de roseaux. 11 faut avoir circulé sur ces marais pour savoir ce que c'est que le dédale inextricable des roselières et pour savoir aussi ce qu'une région peut être riche en oiseaux aquatiques. Au moment des passages, toutes les flaques libres sont cou- vertes de ces hôtes ailés dont plusieurs, les pélicans par exemple, sont d'émérites pêcheurs de poissons.

Mais ceux qui veulent faire connaissance avec le fléau des moustiques doivent y passer la nuit.

LE K A R A S O U 278

A peu près vers le milieu du chemin à parcourir, la petite ville anciennement turco-tartare de Medjidié, sur le premier palier d'une colline élevée conduisant au plateau de Biul Biul, étage ses maisons main- tenant les Roumains dominent. Au loin, c'est Ala- capo et Murfatlar ; puis le train longe les cimetières tartares de Oumurgéa et de Hasancéa.

Je connais peu de paysages plus impressionnants que ceux-là et plus évocateurs d'une civilisation tota- lement difi'érente de la nôtre. 11 y a, entre les mai- sons de boue des Tartares, faites en un tour de main, pour ne pas durer, éphémères demeures des vivants, et leurs pierres tumulaires naturellement indestruc- tibles, une opposition qui surprend.

Sur des étendues immenses, les cimetières, sé- journent les morts de nombreuses générations, sont couverts, sans ordre, de pierres sans formes, arrachées auxflancsdescollinesvoisines. Ellesne portentaucune inscription rappelant les disparus, et au-devant d'elles il n'y a aucun de ces petits enclos ornés de fleurs et de feuillages comme dans les cimetières de nos pays. On dirait des blocs semés là, au hasard, par le geste puissant d'un géant. Au milieu d'eux la flore des steppes s'est installée en maîtresse et les hauts char- dons, plantes des terrains secs, développés en foules compactes, envahissent le sol et cachent sous leurs capitules rougeâtres les souvenirs matériels des

E. PiTTARD. 18

'j.-^k LA ROUMANIE

défunts. De tels cimetières, la vénération des vivants pour les morts s'exprime d'une façon si fruste, rendent plus faciles les exodes des Tartares. Souvent, en traversant de part en part la Do- broudja, j'ai rencontré de ces cimetières tartares abandonnés, loin de toute habitation humaine, eij pleine étendue désertique. Ils demeureront ainsi tant que de nouveaux arrivants n'auront pas besoin d'utiliser cette place.

Après avoir été les maîtres d'un immense empire, les Tartares, depuis longtemps, ne jouent plus, nulle part, aucun rôle politique. Cet affaiblissement de leur puissance autrefois, au moment de leur splendeur, les rois de France recherchaient l'alliance des Khans tartares est un des faits les plus singuliers de l'histoire universelle.

A l'époque je travaillais dans la Dobroudja, cette province renfermait plus de 3oooo Tartares. Descendants, pour la plupart, des groupes divers ayant séjourné primitivement dans la Russie méri- dionale, ils composaient un peu partout, mais surtout dans la région du sud, des villages populeux: vil- lages ethniquement purs ou villages mixtes où, sans façons, les Tartares collaient à une agglomération déjà existante leurs maisons de boue.

LES T x\ R T A R E S 276

Entre tous les villages dobroudjiens, le mahalé tartare se reconnaît aisément, à la construction de ses habitations, à son aspect temporaire, à son air de campement. 11 ne possède jamais les jardins qui ornent quelquefois les autres villages, pas même les maigres arbres que les plus misérables, que les moins favorisés des hommes, dans ce pays, essaient de faire croître.

Les maisons tartares sont construites en terre gâchée avec de la paille. Elles sont basses; la tête d'un homme touche le bord du toit.

Elles sont, selon les lieux, recouvertes de chaumes, de roseaux ou de terre. Deux ou trois petites fenêtres qu'on ne peut ouvrir laissent parcimonieusement passer la lumière. D'habitude, ces maisons sont divi- sées en trois parties : à l'entrée, une sorte de vestibule qui donne accès dans une première chambre servant d'appartement pour les hommes, en face, sur une seconde chambre utilisée par les femmes. La préparation des aliments se fait en plein vent ou dans le vestibule. Les maisons des riches ont souvent une cuisine plus vaste, servant de pièce centrale. Tous les murs sont blanchis à la chaux. Sur le plancher, fait de terre battue, des nattes de roseaux sont éten- dues.

Dans la Dobroudja, les Tartares sont presque tous agriculteurs. Ils élèvent aussi des chevaux. Dans les villes, il détiennent parfois le petit commerce : édi-

276 LA ROUMANIE

ciers, cafetiers, marchands de fruits. En général, ce sont des travailleurs économes et sobres. Grâce à ces qualités, ils acquièrent facilement une situation aisée. Plusieurs Tartares dobroudjiens sont devenus de riches propriétaires.

On m'a raconté qu'à l'époque turque les Tartares passèrent quelquefois par de mauvais moments. Pillés par les colons nouveaux que la Porte envoyait dans la Péninsule, leur misère était devenue telle- ment grave qu'ils furent obligés, après plusieurs mauvaises saisons, de dévaliser les terriers les rongeurs entassent leurs provisions.

L'agriculture des Tartares dobroudjiens est assez primitive. L'orge et le millet en constituent la base principale. Ils cultivent aussi beaucoup de haricots.

Les femmes ne travaillent pas la terre, à l'exemple des Roumaines et des Bulgares. Elles demeurent confi- nées dans la maison elles surveillent le ménage, éduquent leurs enfants, brodent de dessins étranges des voiles, des mouchoirs, des ceintures. Beaucoup élèvent aussi des volailles, particulièrement les din- dons. Les femmes tartares, vêtues d'amples robes d'une seule pièce, flottantes, portent sur la tête un long voile qui cache leurs cheveux nattés et souvent teints. Quoique musulmanes, elles gardent le visage découvert. Néanmoins, lorsque nous arrivions dans une maison tartare, les femmes s'enfuyaient au plus vite.

LES TARTARES 277

Quelquefois les maisons tartares sont presque entièrement creusées dans la terre et le toit dépasse à peine la steppe. Ce refuge de troglodytes qui semble imité des rongeurs est fréquemment utilisé dans ce pays les vents sont particulièrement violents.

Ce n'est pas ici le lieu de faire une longue disser- tation à propos de l'ethnologie des Tartares, non plus qu'à propos de leur ethnographie. Ce qu'on peut dire, en deux mots, c'est que les groupes do- broudjiens : Tartares Nogaïs, Tartares Kabaïli, etc., ne correspondent nullement à des agglomérations humaines possédant des caractères anthropologiques homogènes. Peut-être les Nogaïs, descendants de la Horde dorée, renferment-ils une plus grande quan- tité de types mongoloïdes que les autres groupes?

On sait que le nom de Tartares ou Tatars n'a pas une signification plus précise que celle d'une éti- quette. Les Tartares forment un complexe ethnique dont l'hétérogénéité peut s'expliquer sans trop de peines. Il est, entre autres, une cause qui, à l'époque de la grandeur politique des Tartares, joua un rôle dominateur : je veux parler des populations s'affu- blant du nom de Tartares pour profiter des avan- tages matériels que ce titre assurait, à cause de la puissance militaire de cette nation.

Le fonds principal des Tartares dobroudjiens est venu, à diverses reprises, de la Chersonèse Tau-

278 LA ROUMANIE

rique, ceux que Ton considère volontiers comme les vrais Tartares les Nogaïs coudoient une mixture anthropologique les Tauridiens ou Tar- tares Krimtchaks chez qui les sangs les plus divers se sont mélangés : Tartares, Kiptchaks, Kazares, Turcs, Génois, Goths, Grecs, Arméniens, etc. Pour ma part, cependant, je crois moins à des mélanges actuels (le terme est pris dans un sens relatif) qu'à des mélanges anciens, opérés en Asie, dès les débuts de l'empire tartare. J'ai publié, à ce propos, quelques pages d'explications ; les lecteurs que cette question intéresse sauront les retrouver,

Il n'en reste pas moins que l'élément mongol est encore nettement représenté chez les Tartares de la Dobroudja; et il n'est pas rare, notamment dans les villages du Sud, de retrouver ce type, à qui les pom- mettes saillantes, les yeux bridés, le nez enfoncé à la racine, la rareté des poils, des moustaches et de la barbe, constitue un faciès anthropologique tout à fait spécial.

Les résultats de la guerre de Crimée conduisirent dans la Dobroudja de nombreux contingents de Tar- tares. Mais les hommes qui passaient ainsi le delta ou qui venaient par la mer dans les caravelles n'étaient pas les premiers occupants Tartares du pays. Ils rencontrèrent des « frères de race «, des coreligionnaires, arrivés depuis des siècles, trans- portés d'Asie par les sultans.

LES TAR TARES 279

On dit volontiers, dans les villages dobroudjiens, que les Tartares Nogaïs mangent les animaux cre- vés, en particulier les chevaux pour lesquels ils auraient une prédilection marquée. Personnellement je n'ai jamais pu vérifier ce fait, mais soit à Gherin- gic, soit à Toprai-Sari, soit à Kara-Murat, soit encore en d'autres agglomérations tartares dont il est inu- tile de citer les noms, on m'a affirmé l'existence de cct*3 coutume. Si elle est certaine, cette habitude serait très intéressante pour l'ethnographie compa- rative, car son interprétation ne s'arrêterait pas à un simple fait culinaire. Voici pourquoi. On m'as- sura que lorsqu'un cheval vient à s'abattre sur le chemin, les Nogaïs, s'adjugeant l'animal, le relèvent et le soutiennent et le font bénir par un hodja. Ceux qui me racontaient ce dernier incident pensaient qu'il avait pour but d'enlever à la bête toute souil- lure.

Ne pourrait-on pas, plutôt, supposer un souvenir totémique chez cette population autrefois totalement nomade pour qui le cheval a été, dès l'aurore de sa domestication, un instrument de valeur inapprécia- ble? Je livre la chose encore une fois je n'ai jamais pu la constater à ceux pour qui ces questions ne sont pas de fastidieuses questions.

Contre les murs en pisé des maisons et des enclos tartares, le voyageur s'étonne de voir souvent de lar-

28o LA ROUMANIE

ges galettes, arrondies, épaisses, de couleur brune. Il apprendra que c'est du combustible ; le seul combustible de ces pays dépourvus de bois et de charbon de terre. C'est le tezek, mélange de fientes animales et de paille hachée, pétri par les femmes et façonné en boules et que l'on aplatit ensuite con- tre les murs pour le faire sécher. Ce combustible, qui n'a rien de recommandable, car il ne fait pas de flamme et dégage une odeur très désagréable, est celui de tous les pays désertiques, en Asie et en Afrique, tant il est vrai que les mêmes nécessités incitent aux mêmes inventions.

Après Oumurgéa, la ligne du chemin de fer, cou- pant à plusieurs reprises les vallums de Trajan, con- tinue sa route sur Constanza.

Constanza, l'antique Tomes, jusqu'en 1878 Kus- tendjé, entourée d'une ceinture de tumulus, montre, par la moindre éraflure de sa terre, les superposi- tions des diverses civilisations qui se succédèrent sur son emplacement. Les Préhistoriques, les Phéni- ciens, les Grecs, les Barbares, les Romains, les Byzantins, les Turcs, les Roumains y ont construit des monuments, laissé des tombeaux. La voie du chemin de fer, à l'entrée de la ville, entaille des

C O N s T A iN Z A 281

sépultures anciennes qui apparaissent aux yeux éton- nés du passant. C'est de Constanza qu'Ovide datait ses suppliques grandiloquentes, de cette terre à la beauté de laquelle il n'avait rien compris.

La ville qui forme une sorte de croissant au bord de la mer est extraordinairement cosmopolite, résul- tat de la position géographique qu'elle occupe à l'ex- trémité de l'Europe, le regard levé vers l'Asie et, par surcroît, de sa situation maritime. Ses rues, plus ou moins droites, bordées de maisons basses, blan- chies à la chaux, voient passer tous les représentants ethniques de l'Europe orientale et de l'Asie anté- rieure. Les constructions élevées sont rares. La ville roumaine s'est mêlée à la ville turque, mais n'a pas fait perdre à celle-ci son cachet oriental, sauf vers les quartiers neufs du bord de la mer le casino, hélas I dresse sa façade quelconque. Des bou- tiques de toutes sortes exposent leurs marchandises jusque sur les trottoirs. On cuisine en plein vent. Au cpin d'une maison un Tartare, en turban respectable et en babouches, vend de l'exquis café à un sou la tasse et grille des épis de mais, des poivrons, des saucisses, pour les petits acheteurs.

Aux diverses religions représentées dans cette tour de Babel, les diverses églises ouvrent leurs portes : cathédrale orthodoxe, églises arménienne, catholique, grecque, protestante. Les minarets turcs dressent leurs fines silhouettes sur le ciel bleu.

28y LA ROUMANIE

La rue est un kaléidoscope : des groupes de Tsi- ganes sont assis sur le trottoir étalant au soleil leurs guenilles multicolores ; des femmes tartares passent drapées en d'amples étoffes bleues ; un Juif change avec d'évidents bénéfices des monnaies étran- gères. Dans des carrioles de bois, peintes de fleurs aux tons criards, défilent tous les types de la Do- broudja, tous les costumes. Des marchands ambu- lants, les « précupetzi », débitent du lait fermenté, des fruits, une espèce de limonade, contenue dans la « donitza » jolie, en bois Ou en métal. Aux étalages, le vent de mer fait frissonner les étoffes voyantes, les gazes légères propices aux pays chauds, les sandales suspendues, les écharpes filigranées. Un très vieux Turc, à barbe blanche, le dos au mur et les jambes croisées, attend, du matin au soir, la charité des passants en marmottant quelques prières. Les « sac- cadji » (vendeurs d'eau) circulent en tous sens, con- duisant des tonneaux, et laissent secouer avec bruit leurs bidons de fer-blanc.

Constanza semble être la métropole d'une foule de petits métiers, de ceux qui ne demandent aucun travail sérieux. Marchands de pastèques assis non- chalamment devant leurs étalages, cireurs de bottes, vendeurs de substances invraisemblables, tels les pépins de courges, marchands de sucreries, de mon- naies grecques, de débris d'antiquités ramassés au bord de la mer, marchands de poissons, etc. Beau-

CONSTANZA 288

coup restent simplement au coin d'une maison, et, somnolents, attendent les acheteurs : dans la cha- leur étouffante de l'été, maintenant un ciel imper- turbablement bleu, sous le soleil qui fait flamber les maltions blanches, rien n'est pénible comme de faire un signe pour attirer le client...

Dans l'air flottent des odeurs d'huile chaude, de poivre, de tomates cuites, d'oignons frits. Toute la gamme pimentée de la cuisine d'Orient pénètre vos narines, car toutes les boutiques ouvrent sur la rue. On voit cuire son pain, rôtir sa viande, griller ses « ardei » (poivrons) ou son poisson. Cette vue n'excite pas toujours l'appétit, mais le spectacle anime sin- gulièrement la ville.

Ce qui donne encore à Constanza un cachet orien- tal bien marqué, c'est la multitude innombrable de ses chiens. 11 y en a de toutes espèces, de toutes grandeurs, de toutes couleurs, de tous poils et de tous abois. Au restaurant, vous en avez toujours trois ou quatre dans les jambes. Il y en a dans les cafés, sur les trottoirs, au bord de la mer, plein la rue. Ils se poursuivent, ils se battent pour un os ramassé, se mordent à pleine gueule. La nuit, ils font des concerts dont on se passerait. Pour nous consoler de cette engeance, on nous citait le proverbe, à nous qui aimions les Turcs : « il y a beaucoup de Turcs, il y a beaucoup de chiens. »

Un peu en dehors de la ville, du côté d'Anadol-

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chioi, le quartier tartare s'est installé et le quartier tsigane. Ce sont de pittoresques banlieues. Et c'est également dans les faubourgs qui s'allongent sur la route de Mangalia que sont groupées les indus- tries : les charrons, les débitants de bois, quelques caldarari (chaudronniers), les maréchaux-ferrants. A eux seuls, les charrons remplissent plusieurs peti- tes rues. 11 y a tant de carrioles dans ce pays l'on ne sait pas circuler à pied 1 Les charrons sont géné- ralement des Turcs.

Depuis plusieurs années, Constanza fait des efforts considérables pour créer un grand port. La Rouma- nie a poussé des travaux immenses et fort coû- teux. Mais Constanza y gagnera d'être, après Odessa, la deuxième ville maritime de la mer Noire.

Le traité de Berlin a donné à la Roumanie, par l'octroi de la Dobroudja, une destinée économique qui différait totalement de celle que les hasards géo- graphiques semblaient décerner au jeune royaume. La Roiunanie, jusqu'à ce moment, était un pays à peu près continental. L'adjonction de la Dobroudja lui donna le chemin de la mer que réclame avec tant d'énergie aujourd'hui la Serbie et qui manque si malheureusement à la Suisse. Et si l'abandon de la Bessarabie causait au royaume roumain une dou-

LES MAGROCEPHALES 285

leur profonde et justifiée, il prit courage tout de même pour mettre en valeur, aussitôt que possible, ses territoires nouveaux. Déjà le port de Constanza est iidié par des lignes maritimes régulières avec Sulina et de avec les ports fluviaux du Danube avec Constantinople, avec les Échelles du Levant et Alexandrie.

Ce qui assure à Constanza un avenir de plus en plus élargi, c'est qu'elle reste vivante toute l'année, accessible en toutes saisons, tandis que Braïla et Galatz sont obligées, du fait des glaces danubiennes, d'arrêter leur activité pendant l'hiver.

D'ailleurs la fortune de cette ville a été pressentie depuis longtemps par les accapareurs de terrains. Tous les jours Constanza étend sa superficie, crée à distance des quartiers nouveaux, sortes d'annexés qui se souderont un jour à la ville-mère. Depuis 1878 d'abord, depuis la construction du port ensuite, et, dès lors, chaque année, le prix du terrain a aug- menté.

Il y a quinze ans environ, au moment l'on créait un jardin public dans un faubourg de Constanza, les ouvriers mirent au jour une construction souter- raine qu'on ouvrit, une sorte de crypte dont la voûte, inconnue jusqu'alors, n'était guère cependant qu'à

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cinquante centimètres au-dessous du sol. Dans cette crypte, on trouva toute une série de crânes et des os longs. Il s'agissait d'une sépulture collective, au second degré, quelque chose comme nos sépultures dolméniques d'Occident. Ces restes de squelettes ine furent montrés. A côté des crânes de constitu- tion normale la majorité, il en existait quel- ques uns curieusement déformés par ce qu'on ap- pelle, en anthropologie, la déformation macrocépha- lique.

Elle est due à une constriction circulaire double, donnant naissance à deux enfoncements transver- saux : le premier s'élève près du troisième tiers du frontal, le second, au commencement des pariétaux. Elle est exercée à l'aide de bandages, lorsque la tête est en pleine croissance. La partie occipitale du crâne est alors surélevée. C'est dans cette région anatomique que devaient se réunir les engins défor- mateurs.

Le crâne ainsi modifié artificiellement prend une allure bizarre, menaçante même, comme la dé- formation belliqueuse des Caraïbes, surtout lorsqu'il est vu de face. Le front est aplati, ramené en arrière. La région pariétale fait saillie et s'élève en cône.

Cette déformation a été décrite par Hippocrate. Il pensait que cette coutume, en usage chez les Macro- céphales (les Grecs les appelaient ainsi à cause de

LES MAGROCÉPHALES 287

leurs longues têtes) de la côte orientale du Pont- Euxin, provenait de l'idée de noblesse que ces gens attachaient aux têtes allongées. Il croyait même qu'elle devenait héréditaire. On saitqu'il n'en est rien.

On a découvert un assez grand nombre de ces crânes macrocéphales dans le Caucase, notamment dans les environs de Tiflis. On en a trouvé dans le sud de la Russie, en Crimée, en Hongrie, le long de la vallée du Danube, dans la basse et la haute Autriche, en quelques points de l'Europe occiden- tale, jusque dans la région du Jura.

11 y a déjà bien des années, l'illustre anthropolo- giste français Broca, après les observations de von Baer et autres, avait tenté d'expliquer, au moyen de ces découvertes, le chemin suivi par la migration des peuples cimmériens. Ce groupe humain habitait, depuis des temps reculés, les rives septentrionales et orientales de la mer Noire. Vers 63 1 avant J.-C, il fut attaqué par les Scythes nomades et obligé d'émigrer. Alors les Cimmériens se divisèrent. Une partie d'entre eux se serait avancée vers le Caucase, tandis que l'autre partie se dirigeait vers l'Occident. Ce sont ces derniers qu'on retrouva plus tard, sous le nom de Cimbres, près des bords de la Baltique, sous le nom de Kymris dans le pays de Galles et en Angleterre. Le lieu s'effectua la séparation des deux bandes cimmériennes paraît avoir été le fleuve Tyras, le Dniepr actuel.

288 LA ROUMANIE

Historiquement, on ne savait pas grand chose au sujet de la route suivie par les Cimmériens de la migration occidentale. Pour Broca, on pouvait essayer de la tracer à l'aide des sépultures dont ils avaient jalonné leur passage.

Dans la région de Toulouse, on déforme encore la tête des enfants (aujourd'hui la déformation n'atteint guère que les petites filles). Les anthropologistes français admettent que cette coutume est la per- sistance de celle apportée par les Tectosages, une tribu des Volces fixée dans le pays au iv^ siècle avant J.-C.

Les suppositions de Broca n'ont pas été admises par tous les auteurs. Anoutchine retrouvant, dans le sud de la Russie, de nombreux tombeaux qui ren- fermaient des crânes déformés, a combattu cette théorie. Pour lui, la coutume de la déformation, répandue depuis une haute antiquité chez certains peuples de diverses régions de l'Europe, s'est con- tinuée longtemps. Et la majeure partie des crânes déformés, dit-il, se rapportent principalement aux II*- VII* siècles après J.-C.

Rien n'empêche cependant de croire que Broca ait eu raison et que la coutume de la déformation ma- crocéphalique n'ait simplement persisté dans les époques postérieures à la migration des Cimmé- riens.

Types de Kurdes (Constantzaj.

LES KURDES 289

Au moment nous habitions Constanza, la ville renfermait un fort contingent de Kurdes, engagés pour les travaux du port. J'ai pu y étudier à loisir cette race magnifique, que les historiens arméniens considèrent comme les descendants des Mèdes, mais que d'autres auteurs regardent comme « des anciens Chaldéens de l'Iran qui auraient fait irruption à une époque très ancienne dans le bassin du Tigre ».

Après avoir été soumis par Cyrus, les Parthes, les Sassanides, les Kurdes constituèrent, du xi^ au xiv" siècle, des principautés nombreuses. Salaheddin (Saladin) était un prince kurde.

Grâce aux régions montagneuses qu'ils habitaient, les Kurdes n'eurent guère à souffrir des invasions mongoles et tartares.

Les Kurdes n'ont pas encore été l'objet de recher- ches anthropologiques approfondies. Chantre, qui les a étudiés dans leur pays, a publié sur eux les documents scientifiques les plus intéressants que nous possédons. La race kurde n'est pas homogène. Dans cette population, on rencontre des groupes dolichocéphales et des groupes brachycéphales, mais ces derniers sont de beaucoup les plus nombreux, et leur brachycéphalie est très accentuée. En géné- ral, les Kurdes sont de haute stature. Leur taille

E. PiTTXRD. 19

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Elle est composée de roches secondaires, formant des îlots de contours capricieux et vers le midi, par delà l'ancienne frontière, en dehors d'un lambeau d'âge aussi secondaire, proche du Danube, il n'y a plus que des terrains tertiaires et quaternaires. Par- tout, le pays est couvert d'une nappe de lôss.

L'aspect général de la Dobroudja du Sud est celui d'un pays vallonné. Les altitudes y sont moins éle- vées que dans le Nord. D'une manière générale aussi, l'ensemble de ce territoire est plus oriental, de cou- leurs plus chaudes. On y est moins près de la Rus- sie et même de la Roumanie proprement dite. On y est très rapproché, ethnographiquement, de la Tur- quie.

A l'occident, la Dobroudja du sud est séparée de la Valachie par une série de lacs, parmi lesquels le Mârleanu, l'Oltina, le Garlitza, qui s'échelonnent entre Tchernavoda et Silistrie ; puis il y a le Danube, qui, sur presque toute cette frontière, a divisé son cours, et l'immense plaine d'inondation.

Sur la rive marine, la Dobroudja du sud possède quelques petits lacs : le Tékir Ghiol, le lac de Tat- lageak, le lac étroit et sinueux de Mangalia et deux ou trois autres nappes de moindre importance, y compris quelques flaques d'eau sur le nouveau terri- toire pris à la Bulgarie.

La vie économique de la Dobroudja du sud res- semble à celle de tout le reste du pays, avec cette dif-

D 0 B Pi O U 1) J A ]) U SUD 298

férence qu'on n'y voit pas figurer le travail des pê- cheurs Lipovans. Tous les Dobroudjiens de cette région sont des agriculteurs. Dans les steppes, les Mocanes promènent leurs troupeaux de moutons.

J'ai parcouru presque tous les villages de la Do- broudja du sud. Avec les Tartares j'ai mangé, assis à la turque, autour d'une natte de roseaux, des œufs cuits dans la graisse de brebis. Avec une pauvre famille turque d'Hoscadin, j'ai partagé fraternelle- ment la galette de maïs et la tranche de pépéné. Chez les Bulgares du lac Dulanchioi, les moustiques faisaient au-dessus de nos têtes des vols compacts, nous avons préparé les poissons pour la soupe natio- nale slave et les eunuques Skoptzy, à Doua Maiu, nous ont, à plusieurs reprises, offert le thé de leurs samo- vars et l'esturgeon séché de leurs provisions.

Hospitalité roumaine, hospitalité dobroudjienne 1 mon souvenir se rappelle avec émotion ces journées et ces nuits ! Chaque matin, nous partions sans savoir les obligations du travail nous conduiraient le soir. Presque toujours, ou nous ne plantions pas notre tente, nous trouvions un toit pour dormir. Nous som- mes arrivés chez nos hôtes temporaires à toutes les heures de la soirée et de la nuit. Quelquefois même l'aiguille de nos montres avait franchi les vingt- quatre heures ! Toujours la porte s'est ouverte devant nous. L'hospitalité orientale n'est pas seulement un thème de littérature ; c'est une réalité tangible que,

^94 LA ROUMANIE

pendant des mois, nous avons touchée. Quelle diffé- rence avec notre occident égoïste, soupçonneux, intéressé !...

Steppes du sud aux vallonnements infinis depuis cinq cents ans les chariots des Tziganes déambulent, sous le ciel éclatant de midi la seule ombre qui soit offerte est celle projetée par mon cheval, l'existence est libre, l'on oublie enfin les turpi- tudes de la vie quotidienne, j'aimerais bien vous retrouver...

Pour aller de Constanza à Mangalia, j'ai suivi tous les chemins, y compris celui de l'école...

La route la plus directe passe le long de la mer par Agigea et Tuzla.

On laisse, à droite, les vastes entrepôts de Cons- tanza et bientôt, à deux ou trois kilomètres de la ville, la steppe commence, la plaine qui n'a d'autre horizon que le ciel. En ce moment, elle est partout fleurie de chicorées sauvages, dont les pétales bleus en étoiles mettent de la gaieté parmi les herbes gri- ses. Le vent de mer soulève en tourbillons épais les poussières de lôss. Devant nous, des tumulus se dressent et forment sur le ciel comme une muraille crénelée. On passe entre le Tuzla Ghiol (Tékir Ghiol) et la mer. Il n'y a pas un arbre à l'horizon. Au bord

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M A N G A L I A 296

du lac un ourlet d'écume blanche est resté, des der- nières vagues. Entre les roseaux, qui s'avancent en promontoires, ou qui font des îles, s'ébattent des troupes d'oiseaux aquatiques. Des moires courent à la surface de l'eau.

De l'autre côté de la route, on bat de l'orge. Cinq chevaux attelés de front trament une sorte de court cylindre de pierre, à larges cannelures, qui, écrasant l'épi, séparent les grains de leurs glumes.

Aux approches de Mangalia, le vent creuse dans la steppe fleurie, des vagues bleues parmi les chicorées ou des vagues roses parmi les chardons. De longues bandes jaunes sont formées par des verbascées qui dressent, en rangs serrés, leurs tiges solides. Toute cette végétation est dure, à épiderme imperméable, à feuillages rares pour éviter l'évaporation. Les char- dons atteignent la hauteur d'un homme.

A la lisière de la steppe, la mer est comme de l'in- digo. Nous longeons des lagunes étroites d'où s'en- volent, au bruit des chevaux, des foules d'oiseaux. Nous traversons des sables mous. Et bientôt, sur la crête d'une ondulation, Mangalia montre deux ou trois de ses maisons blanches. En se dressant, on distingue le demi-cercle de tumulus qui enserre la ville.

Mangalia est une bourgade de quelque mille deux cents habitants. Elle est composée de quatre quar-

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tiers principaux : vers le sud, le quartier turc ; à côté, le quartier tartare ; en arrière du bourg, les Tziganes ont établi leurs demeures. Près de la mer, c'est le quartier roumain. Deux minarets dominent la petite cité. Les maisons blanches n'ont qu'un étage. Elles s'alignent en plusieurs rues s'ouvrent des échop- pes et que bordent les acacias, toujours secoués par le vent de mer. Elles s'arrangent aussi autour d'une place minuscule chaque soir d'été, un orchestre tzigane vient jouer.

La mosquée principale au sud de la ville, est an- cienne. Elle est dans un enclos qui enferme le cime- tière. Elle est gracieuse, légère, tout son avant corps construit en bois, avec de jolies colonnes ouvragées, que le temps a fendillées et auxquelles il a mis une patine noire. Le hatip nous a conduit dans l'inté- rieur, parce qu'il a vu que nous étions respectueux de sa religion et il nous a invité à monter dans le minaret par un étroit escalier en spirale. Sur la bar- rière de fer, le prêtre s'appuie pour chanter ses prières, des corneilles noires viennent se poser. Cinq fois par jour l'iman, de sa voix nasillarde dit, vers les points cardinaux, sa mélopée rituelle: vers la mer, vers l'orient teinté de bleu et de perle ; puis, vers la steppe violette, qui déroule ses vagues dans la direc- tion du sud ; les deux autres prières passent par des- sus les maisons basses de Mangalia.

Le cimetière qui entoure la mosquée est désaf-

LES TURCS 297

fecté. Depuis de longues années, les musulmans les Turcs elles Tartares n'y ensevelissent plus per- sonne. 11 est envahi par une végétation luxuriante se faufilent des oiseaux. De beaux arbres ont poussé entre les tombes. Sous le fouillis inextricable des plantes sauvages, les pierres funéraires disparais- sent. Seuls les monuments des personnages de dis- tinction dressent encore leurs marbres plus hauts, couverts d'inscriptions et d'arabesques et surmontés du fez ou du turban.

La population turque, considérée du point de vue anthropologique, constitue une masse hétérogène. Déjà en Asie, avant que s'ébranlent les contingents qui submergeront l'Europe du sud-est, elle est for- mée d'éléments ethniques divers.

Telle que nous la connaissons aujourd'hui, la race turque est une belle race, et dans cette Péninsule des Balkans l'on rencontre de remarquables types humains, les Turcs ne sont pas à l'arrière-plan. On ne rencontre jamais chez eux les souvenirs mongo- loïdes que l'on signale souvent chez les Tartares.

Généreux, honnêtes, paisibles, hospitaliers, les Turcs de la Dobroudja m'ont paru dignes d'une véri- table estime. Souvent, d'ailleurs, de hauts fonction- naires roumains m'ont confirmé^cette impression. Je

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me demande quelle doit être aujourd'hui l'attitude de ces hommes, agrégés depuis 1878 au corps poli- tique roumain, devenus soldats du royaume, et qui voient passer, devant eux, les régiments turcs, en- voyés au secours des Bulgares par leur ancienne patrie.

L'origine ethnique indiscutable des Turcs n'est pas encore connue. Dans certaines terminologies on les appelle des Ouralo-Altaïques, dans d'autres, des Ougro-Finnois, mais ces définitions sont tellement vagues qu'elles ne signifient rien du tout. Sous l'éti- quette de Turcs, on a enrôlé des populations asiati- ques diverses probablement apparentées par la langue qu'elles parlaient, mais qui, somatologique- ment, n'avaient aucune raison d'être confondues avec les Turcs.

On a cru aussi que les Huns étaient des Turcs, mais il y a entre la description connue de Jornandès et les caractères extérieurs d'un Turc, un abîme. Rien ne ressemble moins à un Turc qu'un des hom- mes d'Attila.

Depuis la guerre de 1877-1878 on a assisté, dans tous les pays qui furent autrefois sujets de la Porte, à un exode marqué des Turcs. Les Osmanlis ont repris, par étapes, et en sens inverse, le chemin par- couru par leurs aïeux. Qui aurait prédit, au moment cette vague immense recouvrait toute l'Europe du sud-est et menaçait Vienne, qu'il suffirait de qua-

LES SKOPTZY 299

tre cents ans pour la faire revenir à son point de départ? Le rêve prophétique d'Osman, après avoir paru se réaliser, n'est plus aujourd'hui qu'un petit amas de cendres...

Cette puissance politique et militaire, devant qui l'Eurasie trembla, et à laquelle tant de gouverne- ments européens proposèrent des alliances, repas- sera-t-elle, à la fin de cette guerre, les détroits? Je ne suis pas de ceux qui pensent que ce serait pour le plus grand bien de l'Europe.

Lorsque, de Mangalia, on continue vers le sud, on traverse le lac et, aussitôt, dans une sorte de paysage hollandais, les moulins à vent du village de Doua Maiu tournent leurs ailes.

Ils sont comme une avant-erarde. Le villaefe lui- même est à quelques kilomètres plus au midi. 11 est de fondation récente et peuplé exclusivement par des Raskolniks de la secte des Skoptzy, les mutilés volontaires.

Cette communauté religieuse, dont les adhérents exécutent à la lettre, mais pour d'autres organes, la parole biblique « si un œil te gêne, arrache-le, et jette-le dans la géhenne », est surtout composée de Russiens, de Véliko-Rousses. Mais tous ceux que rassemblent les mêmes idées religieuses peuvent

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entrer dans la secte que fonda, au xviii" siècle,

André Ivanow, paysan du gouvernement d'OrlofF(').

Cette association est rigoureusement fermée aux

(') Le vrai fondateur fut, dit-on, Kondrati Sselivanow qui, lorsque les poursuites du g-ouvernement commencèrent, réussit à se cacher dans le gouvernement de Tambow. Arrêté plus tard, il fut condamné aux tra- vaux forcés. Mais les poursuites dont il était l'objet le firent passer au rang de martyr. On en fit un « Sauveur », un « Fils de Dieu ». Paul I'''" le fit revenir de Sibérie et l'enferma dans un asile d'aliénés. Alexandre l*''' (fils de Paul) le transféra dans un liospice et plus tard lui rendit la liberté.

C'était une époque le mysticisme travaillait fortement les âmes russes. La cour même fournissait des adeptes à la secte des Skoptzy. Les premières mutilations de femmes eurent lieu, croit-on, au palais impérial Michaïloff, chez la colonelle Tatarinow.

Les entrevues que Sselivanow le « Sauveur » avait eues avec les empe- reurs Paul I^'' et Alexandre I"', suggérèrent, à quelques affiliés, l'idée de le faire passer pour l'empereur Pierre IIL

Mais on donnait ainsi une couleur politique à la secte et les poursuites commencèrent. Sselivanow fut enfermé, en 1820, au cloître de Spasso- Euphémius, il mourut douze ans après. Plusieurs de ses disciples furent aussi internés.

Mais la légende était constituée. Pour les Skoptzy, Sselivanow, le Christ, le Sauveur, le Fils de Dieu, est Pierre III Féodorowitch. Ce Sau- veur vit encore. Il reviendra un jour occuper le trône de toutes les Rus- sies. Il ouvrira le jugement dernier et opérera la castration universelle.

Avant cette nouvelle apparition du Christ, l'Antéchrist devait venir. Il s'est présenté sous la forme de Napoléon P"^, bâtard du diable et de Catherine II. Pour les Skoptzy, le Christ ne réapparaîtra que lorsque leur nombre aura atteint le chiffre apocalyptique de i/i4ooo. C'est la raison de leur prosélytisme ! « Et j'entendis le nombre de ceux qui étaient marqués. Cent quarante quatre mille étaient marqués appartenant à toutes les tribus des enfants d'Israël : de la tribu de Juda, douze mille marqués ; de la tribu de Ruben : douze mille ; de la tribu de Gad : douze mille..., etc. » L'Apocalypse, vri, 5, 6, 7, 8. Voir Eugène Pittard : Les Skoptzy. Bull. Soc. des Sciences de Bucarest, igoS.

a

LES S K O P T Z Y 3oi

« gens du dehors », mais on connaît assez bien ses mystères depuis qu'à plusieurs reprises, eurent lieu, en Russie, ils sont rigoureusement poursuivis, des arrestations de Skoptzy.

Le village aligne, de chaque côté de la route, ses maisons blanches, précédées de jardins soigneuse- ment fermés, et les acacias ombragent des mas- sifs de fleurs. Et dès l'abord, ce qui surprend, ce qui étonne profondément en cette I^obroudja où, quelque soit le groupe ethnique, les enfants abondent, c'est l'absence d'enfants. Lorsque nous approchons, l'aboi seul d'un chien annonce notre présence. La rue est solitaire, les jardins sont vides, les cours sont silen- cieuses.

Un notable Skoptzy nous a reçu. On a dressé le couvert sous les arbres et l'on nous sert, avec le thé, de petits morceaux d'esturgeon fumé.

Les voisins sont arrivés. Les hommes et les femmes ont conservé, presque tous, le costume rus- sien ; les hommes ont leurs blouses serrées à la ceinture que tout à l'heure pour la photographie, ils échangeront contre des vestons beaucoup moins seyants; les femmes portent la jupe et le tablier; leurs cheveux sont cachés par un mouchoir de cou- leur, noué sous le menton.

Les hommes chez qui l'opération produit des modi- fications physiologiques considérables sont, la plu- part, des géants. Leurs faces glabres et pâles, bouf-

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fies, poupines sous leurs bonnets de fourrure, font une étrange impression. Il est impossible de leur assigner un âge exact. Leurs mains sont allongées, souples, fraîches, douces à toucher comme des mains de femmes. Et ces géants il en est qui atteignent près de deux mètres de hauteur ont des voix de sopranistes qui détonnent singulièrement.

Toutes ces « blanches colombes » comme ils s'ap- pellent, sont de mœurs tranquilles. Ils ne boivent pas de liqueurs, ils ne fument jamais. Ils ont des sen- sibilités exagérées, des susceptibilités et des jalou- sies extraordinaires. Ils sont honnêtes. Jamais la police n'est obligée de s'occuper d'eux.

Dans le petit jardin le vent de mer arrive et courbe les hauts tournesols, nous pensons à l'inflexi- bilité de leur religion qui réclame d'eux un tel sacri- fice, qui leur interdit le foyer jouent les petits enfants. « Tout le monde n'est pas capable de cette résolution », dit l'Évangile de saint Mathieu, mais seulement ceux à qui cela est donné... « Il y a ceux qui sont eunuques dès le ventre de leur mère ; il y en a qui ont été faits eunuques par les hommes et il y en a qui se sont faits eunuques eux-mêmes pour le royaume des cieux. Que celui qui peut entendre, entende. »

Le village de Doua ^laiu est un village d'agricul- teurs. A Bucarest, à Jassy, à Galatz, les Skoptzy sont principalement cochers. Leurs attelages sont les plus

LES S K 0 P T Z Y 3o3

beaux de tous. Ils mettent leur point d'honneur pro- fessionnel à posséder non seulement des chevaux splendides, les meilleurs trotteurs de toute la ville, mais les harnais les plus brillants, la voiture la mieux suspendue, la plus belle robe de velours. Ce sont des cochers aristocratiques qui n'alignent guère leurs équipages, le matin, pour les simples pas- sants.

Ils se groupent dans certains quartiers et s'isolent de la rue au moyen de hautes palissades.

Ces Russiens mystiques qui ont mis si scrupuleu- sement d'accord leurs doctrines et leurs actes sont- ils véritablement les bienheureux dont parle l'Ecri- ture ?...

Quand nous sommes rentrés, la nuit, à Mangalia, la rue était extraordinairement animée. Dans les cafés, rien n'était servi, des bandes de Tartares chan- taient — ce qui est exceptionnel à gorge déployée. Ils s'accompagnaient d'une darboukah et d'une sorte de triple castagnette en fer et cette musique était monotone et sauvage. Elle satisfaisait ces hommes, qui, sous le rapport musical semblent en être restés à ces temps primitifs Ton constata que deux plaques métalliques froissées émettaient un bruit et qu'un coup donné sur une peau tendue pro-

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duisait un son. La Mer Noire plus consciente d'une harmonie balançait sa houle sous le vent.

Aux environs de Mangalia les tumulus sont extrê- mement nombreux. Si quelques-uns, comme on le croit les plus hauts ont pu servir pour des signaux, la plupart sont indubitablement des tom- beaux. Ils sont arrangés en demi-cercle autour de la ville, la corde de l'arc étant représentée par la mer. Il y a, dans cette région, pour les archéologues, une tâche énorme à entreprendre, et l'on peut prédire avec certitude, à leurs travaux, une abondante rému- nération scientifique.

Ilanlik, à deux pas de la frontière bulgare d'avant 1918, est habité par des Gagaouz. Personne n'est encore au clair au sujet de cette population, à qui des origines ethniques diverses ont été assignées. Aujourd'hui, on les rattache volontiers aux Koumanes, peuple de la Sarmatie européenne dont, il est vrai, la provenance ethnologique est encore inconnue. U tire son nom de la Kuma, qui jette ses eaux dans la mer Caspienne. On sait que, suivant la route des Petchénègues, les Koumanes se répandirent, du xi* au xiii' siècle, dans le sud de la Russie et sur les deux versants des Carpathes.

Le faciès général des Gagaouz que mon guide m'affirma être des Grecs de religion chrétienne, par-

D O B R O U D J A T) U SUD 3o5

lant turc, répond assez bien à celui qu'on relève chez les habitants de la Roumanie hongroise. Une étude anthropologique comparative serait ici d'un très grand intérêt.

Mangalia présente, pour nous, un avantage excep- tionnel : ceux qui n'ont jamais voyagé dans ce pays ne pourront pas comprendre. La mer, le lac d eau douce, la présence des eaux sulfureuses, nous per- mettaient les bains que tout le reste du pays nous refusait. Malgré cela, nous abandonnons Mangalia, car le travail scientifique n'admet pas le partage, et, traversant en écharpe la Dobroudja méridionale, nous allons, pour quelque temps, prendre Medjidié comme centre de nos recherches. De là, il est facile de rayonner dans toutes les directions.

Nous passerons à Hazaplar, dont on dit que les chevaux turco-tartares étaient renommés, puis par Edilchioi et Enige Mahalé, nous irons étudier les Tartares Nogaïs de Biul-Biul. Trajet à peu près tou- jours le même, au travers des steppes et des cultures, au travers des mamelons recouverts de loss et des vallons secs. Et la vie presque identique, comme la vie élémentaire, chaque jour se répète : le départ au petit matin lorsque le soleil se lève et qu'il fait aux meules de paille des ombres démesurées, les haltes

E. PiTTARD. 20

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au bord des puits, les repas pris quand il est pos- sible de les prendre. Le soir nous coiichons, au hasard des rencontres, dans la mairie, dans une école, chez l'habitant, sous la tente. Des chiens plus féroces que les loups, nous accueillent avec des hurlements et sautent à la tête des chevaux : il ne ferait pas bon être à pied à l'entrée de ces hameaux I... Lorsque la nuit arrête le travail, lassés par la besogne journa- lière comme un laboureur qui a bien rempli sa tâche, nous déplions nos lits de camp...

A trente kilomètres au sud-ouest de Medjidié, à quelque distance du village d'Enigea, se trouve un monument, célèbre dans l'Orient Balkaniqne : Adam Klissi. Le maréchal de Moltke qui avait traversé la Péninsule en i835, indique dans ses Lettres sur la Turquie, la présence de ce monu- ment qu'il considéra comme le mausolée d'un géné- ral romain.

Nous savons aujourd'hui, après des fouilles nom- breuses auxquelles participèrent surtout les archéo- logues roumains, qu'il existait dans cet endroit une ville romaine, Tropaeum Trajani. On en retrouve tous les jours des traces nombreuses. A l'époque turque, les pierres funéraires des cimetières envi- ronnants provenaient fréquemment de ces ruines et

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j'ai vu, chez un paysan grec, des cochons s'abreuver dans un tombeau sculpté, découvert au moment des labourages.

Trajan avait donné l'ordre d'édifier ce singulier monument à la limite extrême de l'empire. Et après avoir vu la reconstitution qu'en a faite Niemann, il est impossible d'admettre que cela devait être d'une esthétique à imiter. Puissant, certes il Tétait, à la méthode romaine ; bien assis sur sa base que le temps et les déprédations humaines n'ont pu démo- lir, mais de délicatesse, de grâce, d'esprit de finesse, pourrait-on dire, point I Quelle différence avec ce qu'ont laissé les Grecs !

Cette vaste tour ronde, dont la base avait 33 mètres de diamètre, à laquelle on accédait par huit gradins de pierres de taille, probablement surmontée d'un dôme en toiture, supportant lui-même un hexagone flanqué de pilastres et sur lequel s'élevait un. trophée de 7 m. 5o de hauteur, devait avoir, encore une fois si la reconstitution de Niemann est acceptée par les gens compétents, l'aspect d'un gigantesque gâteau monté. On voit une telle image dans une devanture de pâtisserie. On a traité, en Roumanie, ce monu- ment « d'épouvantail énorme, destiné à montrer aux Barbares la menace de Rome ». On comprend fort bien cette épithète. Peut-être cependant que le beau ciel d'Orient atténuait cette masse. Peut être aussi le soleil l'a-t-il assez rapidement patinée pour que

3o8 LA ROUMANIE

l'œil ne s'arrêtât plus qu'à la chaude couleur des pierres ?..,

Puis-je dire à mes amis Roumains que, pour mon goût personnel, on doit les féliciter de n'avoir, du monument d'Adam Klissi que les ruines ? Celles-ci, on ne saurait le nier, sont impressionnantes. Lorsqu'on arrive devant cet énorme noyau de maçonneries, au pied duquel se groupent encore les hauts gradins d'accès, on ne peut se défendre d'un sentiment de grandeur et de puissance, comme d'ailleurs devant tous les monuments importants que Rome a laissés sur son passage.

Ces ruines me paraissent un symbole. Les Ro mains, à plusieurs reprises, envahirent la Dacie l'antique Roumanie mais les Daces ancêtres historiques des Roumains épris de leurs li- bertés, repoussèrent l'envahisseur et de telle ma- nière que Domitien, battu, fut obligé de payer un tribut au roi Décébale. La conquête Trajane marqua la fin de la Dacie et le monument d'Adam Klissi, s'il n'était pas édifié sur la rive gauche du Danube, n'en marquait pas moins la mort politique de ce pays.

Si j'étais Roumain, je préférerais mille fois, ratta- cher le souvenir de mon origine à la Dacie, plutôt qu'à la Rome conquérante, à la Dacie, à son peuple courageux, dont l'histoire, chaque jour, semble ré-

ADAM K L I S S I 809

véler, non seulement la bravoure, mais l'intéressante civilisation.

Le monument, destiné à marquer le terme des libertés daces, était dès lors, pour les Roumains, presque une injure; le Temps s'est chargé de l'ef- facer. Soyons-lui reconnaissant de ce geste.

Tel qu'il apparaît aujourd'hui, dans la solitude des plaines, il n'est plus le trophée triomphal rappe- lant une page douloureuse, une domination par la violence, le monument d'Adam Klissi doit être soi- gneusement conservé, car il indique un chapitre important, un chapitre capital de l'histoire roumaine.

On découvrit, à côté des restes de la cité romaine, que protégeait un camp retranché muni d'épaisses murailles, flanquées de tourelles, les ruines d'une basilique chrétienne que les archéologues datent du IV* siècle de notre ère, et qu'on suppose avoir été édifiée sous Constantin le Grand.

Ces restes d'une grandiose civilisation, exhumés de ces terres vivent de rares habitants, pour qui l'histoire de Rome n'existe pas plus que celle des Araucans, prennent à nos yeux une signification émo- tionnante. Ils nous font mieux comprendre ce que nos maîtres appelaient la poussière des siècles révolus. L'homme passe et la pluie efface I C'est vrai; c'est plus vrai dans les pays nous sommes que partout

3io LA R O U M A iN I E

ailleurs : ici les souvenirs ne se perpétuent pas. Mais la pluie qui déblaie et entraîne les débris des civili- sations passées reconstitue avec ces débris des terres pour l'avenir...

Nous décidons d'aller passer quelques jours dans la Dobroudja bulgare (').

Lorsque nous quittons Mangalia, le ciel tragique, l'orage se préparait, oppressait la mer tragique. Des nuées violettes, lourdes de pluie, teintaient les vagues glauques de reflets violets plus foncés que ceux du ciel. Du côté de l'Orient, une grande barre jaune rappelait que le soleil s'était levé. Mais, très vite, les nuages 1 étreignirent et l'étouflerent dans leurs replis.

Nous galopons à travers la steppe décolorée, affais- sée dans l'attente de la tempête.

Les chevaux soufllent plus fort, comme nous oppri- més par la lourde atmosphère. Mais voici qu'après cette menace violente, l'orage passe à notre gauche en suivant la frontière de Bulgarie et bientôt reparaît le soleil. Et de nouveau la steppe s'éclaire, s'anime, sourit.

Nous suivons un long défilé envahi par des char-

(*) Notes prises avant le traité de I9i3.

l) 0 B R 0 U D J A DU SUD 3ii

dons immenses, aujourd'hui desséchés. Sur les pentes, il n'y a })as une habitation et pas une culture. Nous côtoyons des restes de hameaux turcs totale- ment ruinés, comme après un bombardement, mais la place des maisons se voit toujours, sub- sistent parfois des restes de clôtures. Que sont devenus les hommes qui habitaient là? De temps en temps un arbre, poussé par aventure en un point l'eau s'est infiltrée, se dresse encore dans ce désert. Et voici un cimetière turc abandonné, alignant ses pierres anonymes mangées par les herbes.

Kara Omer est un grand village aux maisons rou- maines et tartares disséminées. La misérable auberge nous mangeons ne nous dit rien qui vaille et nous allons dormir tout habillés sur les lits mili- taires de la caserne, l'on a bien voulu nous rece- voir.

Le lendemain matin, après les formalités néces- saires, les passeports en règle, nous entrons en Bulgarie.

Si le pays, politiquement, est changé, il reste géo- graphiquement identique. La steppe demeure la même. Après cinq ou six heures de route, d'une éminence, nous apercevons Bazardjik étalée dans un creux, enveloppée d'arbres, blottie contre le sol, d'où elle se distingue à peine.

3i2 LA ROUMANIE

Nous nous rapprochons et toute une ligne de mi- narets se dressent tandis qu'autour de la ville les ondulations font une courbe claire que dore le soleil et sur laquelle les nuages envoient des ombres courtes.

Bazardjik possède, collé à sa banlieue, un quartier tzigane : baraques posées de guingois, au hasard du terrain, poussées comme des champignons. Entre les huttes, circulent de vagues sentiers. Ces maisons de misère n'ont même pas de fenêtres. Au- tour d'elles, les chardons poussent avec entrain et envahissent les enclos que quelques Tziganes avaient eu la prétention de posséder. Une odeur inexpres- sible se dégage de ces masures au-devant desquelles flottent des nippes déchirées que le soleil fait res- plendir.

Cette petite ville où, en dehors des Tziganes, rien d'intéressant ne peut nous retenir, a été, dit-on, fondée il y a trois cents ans par le marchand turc Hadji-Oglou-Bakhal, dont le cœur était pur. Midhat- Pacha y établit le champ de foire, le panahir, dont le mur de pierres est bordé de petites boutiques.

Le 26 janvier 1878, Réchid-Pacha, qui commandait l'armée turque, défendit inutilement Bazardjik contre les armées russes du général Zimmermann.

La Dobroudja du sud, plus que la Dobroudja du

LES TZIGANES 3i3

nord, paraît avoir été la patrie élue des Tziganes. Ils sont plus près de la Turquie qui leur fut accueil- lante.

Dans les banlieues de Constanza et de Mangalia, les Tziganes turcs ont construit des demeures per- manentes et dans la steppe, il n'est pas rare de ren- contrer des bandes nomades.

J'ai voué à ces errants qui, depuis cinq ou six cents ans, promènent leurs chariots au travers de la Péninsule balkanique, le meilleur effort de mes recherches anthropologiques.

L'origine des Tziganes n'est pas encore définiti- vement précisée. Ce sont vraisemblablement des Hindous que de brutales aventures peut-être les massacres de Timour forcèrent à l'exode. Ils arrivèrent en Europe, semble-t il, par deux chemins: par l'Asie antérieure et par la région méditerra- néenne. Les descendants de ces migrateurs trouvent aujourd'hui, dans la Péninsule des Balkans, une liberté relative que nos administrations occiden- tales éprises d' « ordre » ne toléreraient pas. Pau- vres Tziganes I combien ils ont été malheureux I II faut lire dans les actes officiels des divers pays d'Europe, la manière dont on les traitait. J'en ai dit quelques mots dans plusieurs publications. Dans la Roumanie, ils ont été longtemps esclaves et chercheurs d'or dans les rivières. Et les boyards

3iA LA ROUMANIE

les échangeaient entre eux comme de simples biens mobiliers. Tout compte fait, je crois que, de la Péninside entière, de toute l'Europe même, c'est la Turquie qui a été la plus clémente à ces nomades.

Pourquoi les Tziganes nous sont-ils si sympathi- ques? Ce n'est pas seulement, j'imagine, parce qu'ils ont été misérables, honnis, persécutés. C'est aussi, c'est certainement, parce que ce sont les seuls hommes qui dans notre Europe policée et « organisée » sont res- tés libres : libres de choisir le paysage qui leur con- vient et d'y demeurer le temps qu'il leur plaît, libres de travailler ou de se reposer, libres de ne pas mettre à leur cou le dur carcan que nous impose, à nous, la vie sociale telle que l'ont comprise ceux qui, se frappant la poitrine, osent se targuer d'être « civili- sés ». O la belle civilisation I Lorsqu'on est obligé de la subir on envie les Tziganes qui lui préfèrent la pauvreté de la vie matérielle pour garder leur liberté. Lorsque dans les steppes, nous rencontrions les ban- des de Bohémiens allant à l'aventure, que de fois nous aurions aimé les suivre et mettre notre araba à la file de leurs chariots !...

Les Tziganes qui n'apparaissent en Occident, selon les chroniques, qu'au début duxv^ siècle(i4i7) semblent être fixés dans la Péninsule des Balkans depuis beaucoup plus longtemps. Déjà au covirantdu

^ I

LES TZIGANES 3i5

XIV* siècle il est question d'eux en Roumanie. Les voïvodes de Valachie, Vlad II et Mircéa P', re- nouvelaient : le premier en i386 ; le second en 1887, une donation de quarante tentes de Tziga- nes (salaschi de Çigani) faite au monastère de Saint Antoine par leur oncle Vladislas qui avait régné en 1870.

Nous n'avons aucune notion sur l'origine de l'asser- vissement auquel furent soumis les Bohémiens du royaume, non plus que sur l'arrivée de ces derniers en territoire roumain.

On sait qu'en Roumanie, les Tziganes sont volon- tiers groupés selon la nature de leurs occupations. II y a les caldarari (chaudronniers), les lingurari (fabricants d'ustensiles en bois), les oursari (mon- treurs d'ours), les spoitori (étameurs), les lautari (musiciens). Autrefois, il y avait aussi les aurari (orpailleurs) qui recueillaient dans les rivières les sables aurifères.

Une partie des Tziganes sont devenus sédentaires. On leur assigna des villages autour desquels ils cul- tivent plus ou moins la terre. Mais, souvent, ces Tzi- ganes fixés, reprenant les habitudes ancestrales, par- tent en groupes, jusque dans l'extrême Baragan, jusque dans la Dobroudja du sud et s'engagent comme travailleurs temporaires, surtout pendant les récoltes du blé et du maïs. II y a plus. Certains de ces sédentaires, de ces gens plus ou moins obliga-

3i6 LA ROUMANIE

toirement cloués au sol par l'Etat, une fois par an, font le simulacre d'une nomadisation. Chargeant leurs chariots de leurs femmes, de leurs enfants, de leur bagage, ils partent, font un grand tour c'est un voyage symbolique et reviennent au logis...

Les Tziganes sont les uns (Tziganes roumains) rattachés à l'église orthodoxe ; les autres (Tziganes turcs) à la mosquée musulmane. Mais ce sont des liens virtuels que ces pseudo-sédentaires, ou ces no- mades, font semblant d'accepter pour se mettre, au moins en apparence, à l'unisson de ceux qui les entourent et les commandent.

Dans les banlieues de Constanza, de Mangalia, de Bazardjik, les Tziganes se logent dans d'invraisembla- bles habitations: creusées dans la terre, elles ont, au- dessus de leur entrée, une construction en dôme comme un tumulus, dépassant à peine le sol : ce sont des sortes de terriers ouverts sous la steppe comme ceux des hamsters et des spermophiles. Les autres habitations sont des baraques de boue, main- tenues par quelques poutraisons. Sur les toits, la pluie a délavé la terre, les graines, apportées par les vents, ont créé des steppes en miniatures.

Les tentes des nomades, presque toujours en étof- fes sombres, ont la forme à deux pans qui caractérise les tentes bédouines, mais elles sont, en général, plus hautes que celles-ci, et dans le détail, n'ont pas

LES TZIGANES 817

tout à fait la même construction. D'autres fois, les tentes sont en roseaux nattés. J'ai même photogra- phié une tente conique qu'on prendrait tout à fait pour une tente d'Indien américain. Les édifîca- teurs de théories faciles auraient, en constatant ces variétés d'habitations, de quoi ratiociner long- temps.

Les Tziganes sont des Dolichocéphales de taille moyenne, à la peau basanée, aux yeux et aux cheveux noirs.

Je me rappelle un jour, sur l'une des hauteurs qui dominent Medjidié, nous avions été visiter un clan de Tziganes turcs campés de la veille. Sur le sommet arrondi du mamelon, ils avaient groupé leurs tentes, laissant entre elles de larges espaces par lesquels nous dominions l'étendue immense des marais et des ondulations qui, par delà Chiustel, s'en allaient vers le nord, à l'infini. Un ardent soleil faisait flamber les costumes voyants. De beaux enfants nus, couleur de bronze clair, s'ébattaient sur l'herbe. Les chevaux dételés et les buffles à l'épaisse enco- lure pâturaient. Un vieillard, en turban, assis devant une tente, raccommodait un licol ; une femme triait des haricots dans une auge de bois.

3i8 L A R 0 U M A N I E

Spectacle de la vie primitive, retour aux premiers âges, tableau biblique. 11 nous semblait que, sous nos yeux émerveillés, surgissait l'existence de nos ancêtres nomades, de nos ancêtres chasseurs et pas- teurs. Comme ces errants d'aujourd'hui, ils parcou- raient l'espace illimité des plaines de l'Eurasie. Alors les hommes ne s'étaient pas encore agglomérés dans les cités, alors le sol n'était pas possédé, alors chaque être humain avait sa liberté, sa part de l'éten- due, sa part de la lumière du ciel, et sa part aussi des fleurs du chemin...

A l'heure j'achève ces lignes, la Dobroudja est occupée par les armées ennemies, et la Valachie elle- même est tombée aux mains des envahisseurs.

Et je pense aux souffrances indicibles endurées par tous ces paysans: ces agriculteurs et ces bergers qui n'ont pas demandé la guerre et dont l'adversaire foule aujourd'hui le sol fertile, dont il ramasse les récoltes, dont il emmène les bœufs blancs.

Pour moi, cette image est certainement plus con- crète et plus douloureuse que pour d'autres. Ces ter- res, je les ai vues; ces collines, ces montagnes et ces plaines, je les ai parcourues ; ces fuyards ont un

I

EPILOGUE 3i9

nom que j'ai prononcé ; ces malheureux ont un visage que je connais. L'épouvante ou la résignation fata- liste, je les lis sur des physionomies réelles, dans des yeux dont j'ai cherché les regards...

Je me représente les ol)us démolissant les maisons paysannes j'ai reçu Thospitalité la plus simple en même temps que la plus généreuse et aux abords desquellesjouaient les petits enfants aux cheveux em- broussaillés : Roumains, Turcs, Bulgares, Tartares, qui contemplaient avec un étonnement immense notre travail scientifique.

Dans quel état, sous quel aspect retrouverais-je ce pays dobroudjien et aussi ces pays valaques lorsque j'y reviendrai? devant quelles ruines et de- vant quelles tristesses devrais-je m'arrêter ?...

Qu'il me soit permis d'espérer que les ennemis n'auront pas jeté bas les bourgades dont les noms charmants font à nos oreilles une musique nostalgi- que : Mangalia si blanche entre son lac et la mer, Tchernavoda sur sa colline, Babadagh auprès de sa forêt millénaire, Mahmoudia sur son cap rochevix, Kara Omer posé au ras de la plaine immense et les petits villages étranges : Biul Biul, Hasancea, Murfat- lar qui évoqxient, par leurs groupes ethniques, des ré- cits d'histoire asiatique et européenne, toute la « mis(î en marche» des peuples, en même temps qu'ils évo- quent l'existence patriarcale, la vie honnête de l'Orient.

320

LA ROUMANIE

Etqu'il me soit aussi permis d'espérerque dans cette terre aux lignes simples, il me sera donné un jour de retrouver et de revivre la vie pastorale que j'aime et de m'asseoir encore une fois au foyer solitaire ne brûlent que des herbes sèches, au foyer des gar- deurs de moutons transhumants, de ces Mocanes anachorètes dont les regards se remplissent de l'infini des steppes.

TABLE DES ILLUSTRATIONS

Roumaines de Moldavie (Pustiana) en costumes de fête. ... 3 Motif d'écharpe tartare brodée ancienne (Dobroudja) Fleuron. 7 Détail d'épaulette de chemise brodée ancienne (Bulgares de Do- broudja). — Cul- de-lampe g

Poteries des paysans de Roumanie (Valachie). (La quatrième

pièce est un pot à lait, en bois.) Fleuron i3

Campement de Tsiganes (Dobroudja méridionale) 16

Types de Rouniains de Moldavie ' . 24

Radeau des flotteurs de bois sur la Bistritza 40

Sur la Bistritza ; formation des radeaux pour le flottage des bois

cl Dorna (Moldavie) 46

Dans les montagnes de la haute Moldavie 62

Paysans roumains, de la haute Bistritza (Moldavie) 52

Village moldave dans la région des collines 60

Détail d'épaulette de chemise brodée ancienne (Bulgares de Do- broudja). — Cul-de-lampe 63

Motif d'écharpe tartare brodée ancienne (Dobroudja). Fleuron. 65 Berger mocane et marchand de sucreries, dans la banlieue de

Bucarest 76

Eunuques russes, de la secte des Skoptzy b2

Opintches. Cul-de-lampe. . 100

E. PlTTARD. 21

322 TABLE DES ILLUSTRATIONS

Végétation (roselières et trapa natnns) clans la région deltaïque du Danube (Cette planche est empruntée à une publication officielle roumaine, Regiunea inundabila a Dunarii, de Gr. Anttpa, Bu- carest, igio) io4

Paysans roumains de l'Olténie 128

Femmes roumaines de l'Olténie i34

Paysans roumains de l'Olténie i34

Jouets rustiques animaux eu terre cuite (Valacliie). Fleuron. i^i Troupeau de moutons dans les grandes plaines de la Valacliie

méridionale i44.

Détail d'épaulette de chemise brodée ancienne (Bulgares de Do-

broudja). Cul-de-lampe i5i

Détail d'une écharpe tartare brodée (Dobroudja). Fleuron. . i55

Types de Roumains de Moldavie (district de Bacau) i56

Roumains du district de Bacau (Moldavie) 160

Roumaines de Moldavie en costumes de fête Pustiana). . . . i64

Groupe de Moldaves catholiques Pustiana) ino

Plat rustique (Valacliie). Cul-de-lampe I'y4

Brique, « double » du mort, mise en terre avec le défunt (VIol-

davie). Cul- dé-lampe 183

Types de Roumaines (district de Sucéava, Moldavie) 186

Paysans roumains de Moldavie (district de Sucéava) 192

Détail d'épaulette de chemise brodée ancienne (Bulgares de Do- broudja). — Cul-de-lampe iq6

Broderie tartare (Dobroudja). Fleuron igg

Puits très profond à Parachioi (Dobroudja du Sud) 2o4

Puits dans une dépression de la Dobroudja du Sud 313

Bulgares de Dobroudja Gargallcu Mare) 238

Village de pêcheurs Llpovans, au bord du Razelm (Mer Noire). . 256

Types de tartares de la Dobroudja 366

Types de femmes tartares (Dobroudja du Sud) s-js

Tartares de types mongoloïdes (Blul-Biul, Dobroudja du Sud). . 276

Dans la banlieue de Gonstantza : quartier tzigane 283

Types de Kurdes, employés aux travaux du port (Gonstantza). 288 Brique, « double « du mort, mise en terre avec le défunt (Mol- davie). — Cul-de-lampe 390

Mosquée de Mangalia (Dobroudja) .... 39^

TABLE DES ILLUSTRATIONS 3:^3

Quelques types île Turcs de Dobrouilj;i (Le personnage ilu milieu

est un Laze, hodja à Mangalia) 3oo

Campement de Tsijjanes turcs dans la Dobroudja m/'i-idionale. . 3o6 Maison de Tsiganes turcs dans la banlieue de Mangaiia (Do- broudja) 3t4

Tsiganes turques (Dobroudja) 3i8

Détail d'épaulette de chemise brodée ancienne (Bulgares de Do-

bi-oudja). Cnl-de-lampe 3ao

TABLE DES MATIÈRES

Dédicace

Introduction

LA. ROUMANIE

I. Coup d'œil général sur le royaume de Roumanie

II. La population roumaine

Démographie sommaire. Anthropologie de la Rou- manie. Les Roumains qui sont en dehors du royaume.

III. Les Carpathes roumaines

Les Carpathes de Roumanie. Les forêts du royaume. La descente de la Bistritza.

IV. La région des collines et la région des plaines

Les collines. Les plaines de Roumanie. Le sol culti- vable. Petites et grandes propriétés.

DANS LA VALACHIE

V. De la frontière de Transylvanie à Bucarest

La vallée de la Prahova. Le pétrole et le sel.

VI. La capitale du royaume : Bucarest

Physionomie de Bucarest. Les progrès de cinquante

Pages.

5

7

i3

23

5i

65

75

326 T A B L E I) E S M A T l E R E S

nns. L'iU'mée et la marine. Les postes el tf^léjjraplies. Le commerce roumain. L'instruction publique en Rou- manie.

VIL Le Danube, la route vivante de l'Orient lOi

Le cours du fleuve. Le Danube, fleuve roumain. Quel- ques souvenirs d'iiistoire. Braïla et Galatz. Les pêcheries.

VIIL Dansl'OUénic 127

Historique de la Roumanie. Formation des Princi- pautés. Influence sociale des monastères de Valacbie.

IX. Le Baragan i4i

La steppe du Baragan. La culture des ct^réales en Roumanie. Le blé et le maïs.

DANS LA MOLDAVIE

X. Dans la Moldavie i55

De Bacau à Pustiana. Monastères de Moldavie. Les chemins de fer roumains.

XL L'ancienne capitale de la Moldavie: Jassy 1^5

La physionomie de Jassy. Les Juifs de Roumanie.

XII. Dans les montagnes de Sucéava i83

La vallée du Sireth. Le long de la frontière buko- vinienne. Au monastère de Slatina. Le paysan de Roumanie.

DANS LA DOBROUDJA

XIII. Coup d'œil général sur la Dobroudja 199

La Dobroudja. Coup d'œil général sur ses éléments géographiques. Les vallums dits de ïrajan. La manière de voyager. Les chevaux de Dobroudja.

XIV. La Dobroudja du Nord 217

I. De Constanza à Babadagh. Colonies allemandes. Le défilé d'Ester. Les Bulgares. Les brigands de Dobroudja.

TABLE DES MATIERES 827

II. De Babadagh à Macin. Les Juifs. LesTcherkesses Tulcea. Isakcea. LesLazes. Le monastère de Gocosu. Macin.

XV. La Dobroudja des lagunes 359

Le delta du Danube. Le lac Razelm. Les pêcheurs Lipovans.

XVI. La dépression du Karasou 371

De Tchernavoda à Constantza. Les Tartares. Constanza. Les Macrocéphales. Les Kurdes.

XVII. La Dobroudja du Sud agi

Mangalia. Les Turcs. Les eunuques Skoptzy. Les Gagaouz. Le monument d'Adam Klissi. Bazardjik. Les Tziganes.

Table des it lustrations 821

CHARTRES. IMPRIMERIE DURAND, RUE FULBERT.

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r. DEC 1 1969

DR Pittard, Eugène

209 La Roumanie

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