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L'ART
DIX-HUITIÈME SIÈCLE
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L'ART
DU
DIX-HUITIÈME SIÈCLE
PAR
EDMOND ^ JULES DE CONCOURT
DEUXIÈME EDITION
RBVOI BT AUOMBN-riB
TOéME 'DEUXIEME
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PARIS
KAPILL\, IIBRAIRK C<c MARCHAND D'FSTAMPES
5, <^UAl UKLkqjOAf, 5
1874
Droits de traduction et de reproduction risenrés.
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GRAVELOT
, E xviif siècle est le siècle de la vignette. Ce temps, qui orna tout de l'amabilité de l'art, qui éleva le joli au style et répandit ce style dans les plus petites choses de ses entours, de ses usages, de ses habitudes; ce temps, qui appliqua le talent du dessinateur et du graveur jusqu'au décor du moindre bout de papier, de ces mille petites feuilles volantes qu'une société se passe de main en main ; adresses, cartes, invitations, billets de faire part, factures de marchands, passe-ports, contre-marques de théâtre ; ce temps, qui ne voulait pas un seul imprimé sans y trouver un plaisir poiu* l'œil; le XVIII* siècle devait naturellement dépenser, pour l'embellissement et l'égayement du livre.
L'ART DU XVIIP SIECLE.
un génie, une imagination, un goût nouveau et sans exemple. Aussi le règne de Louis XV est-il le triomphe de ce qu^on appellera plus tard « ^illustration ». L^image remplit le livre, déborde dans la page, Tencadre, fait sa tête et sa fin, dévore partout le blanc : ce ne sont que frontispices, fleurons, lettres grises, culs- de-lampe, cartouches, attributs, bordures sym- boliques. Bien peu d'ouvrages osent se pré- senter sans cette recommandation et ces tableaux du texte, qui vulgarisent et font cir- culer dans la lecture la grâce artistique de l'époque. Editeiu-s, imprimeurs, auteurs luttent à qui chargera ses éditions de plus d'images, les enjolivera de plus de tailles-douces. C'est le succès, l'excuse ou le pardon de tout ce qui paraît; c'en est quelquefois le prétexte et l'idée, et la gravure dicte le livre, comme ce paquet d'estampes envoyé à Duclos pour lui faire écrire le conte à^Acajou, Le moment arrive où l'épigramme contre le plus illustré des écrivains, Dorât, qu'on accuse de « se sau- ver de planche en planche », peut s'adresser à presque toutes les publications. Et, en 1772, dans l'édition de son Diable amoureux, c'est à
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peine si Cazotte exagère la raillerie quand il écrit : « Malgré la nécessité indispensable, que tout le monde connoît, d'orner de gravures tous les ouvrages qu'on a Thonneur d'offrir au public, il s'en est peu fallu que celui-ci n'ait été forcé de s'en passer. Tous nos grands artistes sont abysmés d'ouvrages, tous nos graveurs passent les nuits et ont peine à y suf- fire ; l'auteur étoit désespéré et ne pouvoit ni pour or ni pour argent trouver ni dessin ni gravure. Donner son ouvrage sans cela, c'étoit le perdre. . . w
Art charmant après tout, et qui mérite l'apo- théose qu'en a faite Choftart à la dernière page des Métamorphoses d'Ovide ; sous un Amour assis sur un nuage, jouant avec une guirlande de fleurs qui se change dans sa main en couronnes, roule et descend, au milieu de feuilles de laurier, une chute de médailles, dont chacune porte un nom. La liste s'allonge sur un piédestal porté par une paire d'ailes, soutenant une palette, des pin- ceaux, des rouleaux de papier, une lyre avec une écharpe de roses dont la corde du milieu est une torche flambante dans un ciel de gloire
L'ART DU XVIII* SIECLE.
et comme rayonnant de Téclat de la pléiade des vignettistes dont les noms se pressent et tombent un à un, jusqu^au bas du grand cul- de-lampe, pêle-mêle, dessinateurs et graveurs: Boucher et Le Prince, Monnet et Le Mire, Augustin de Saint- Aubin, Delaunay, Simonet, Née, Ponce, Basan, Delongueil, de Ghendt, Duclos, Masquelier, Baquoy, — jusqu^aux quatre petits grands maîtres du genre : Gra^ velot, — Cochin, — Eisen, — Moreau.
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Hubert-François Bourguignon, dit Gravelot, est né à Paris, le 26 mars 1699*. ^^ ^^^ ^® deuxième fils de Hubert Bourguignon et de Charlotte Vaugon. Son père est un maître tailleur d^habits ; mais, ambitieux pour l'avenir de ses enfants d'un état plus relevé que le
I. Voici l'acte de naissance de Gravelot, relevé par M. de Manne sur les re^stres de la paroisse Saint-Germain l'Auxer- rois : a Du dimanche 29 de mars 1699, fut baptisé Hubert^ François f fils d'Hubert Bourguignon, maître tailleur d'habits, et de Charlotte Vaugon, sa femme. L'enfant est né le 26 de ce mois. »
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sien, le tailleur sacrifie ses épargnes à leur édu- cation. Les deux frères passent de la pension aux Quatre-Nations, où Taîné, qui sera le géo- graphe d'Anville, est en train de faire sa rhé- torique, quand son cadet d'un an, moins appliqué et arrivé seulement à sa troisième, abandonne le collège, prend le crayon, se voue au dessin. Il travaille, étudie. A quelques années de là, une occasion se présente pour envoyer le jeune honune à la grande école de son art : son père le fait partir pour Rome dans l'espèce de bagage domestique que traî- naient les ambassades du temps, à la suite des équipages de M. le duc de la Feuillade, dési- gné pour être ambassadeiu* là-bas. Gravelot est déjà le grand liseur et le petit poëte qu'il sera toute sa vie; à Lyon, il a déjà mangé tout son argent à acheter des hvres, et il écrit à son frère des lettres mêlées de vers que publient les « Mercures » du temps. Là- dessus l'ambassade s'arrête et le voyage manque. De retour à Paris, Gravelot tombe dans le plaisir, la dissipation, raffole de théâtre, ne s'occupe que de pièces, hante les comédies, les comédiens, les comédiennes, et roule sans
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doute à ces folies des jeunes gens d'alors que racontent les Mémoires de la Régence. Lé père de Gravelot, qui était de son temps, du temps de la paternité draconienne à lettres de cachet et à embarquement pour les îles, pensa alors à M. le chevalier de la Rochalard, qui lui faisait l^honneur de le connaître et qui par- tait pour Saint-Domingue en qualité de gou- verneur général. 11 lui remit le jeune homme, auquel heureusement n'arriva pas l'aventure d'un jeune homme de la bonne société du temps, M. de Mézières, qui, pareillement embarqué pour les îles à treize ans comme mauvais sujet, fut tatoué par les sauvages ; au retour, ses bas de soie laissaient passer les serpents inefFaçablement peints sur ses mol- lets. Pour Gravelot, son histoire fut plus simple : recommandé à M. Frégier, ingé- nieur en chef de la colonie, il fut employé, en arrivant, au dessin d'une carte de Saint- Domingue, dessin où il se montra le digne fîrère de d'Anville. Mais « l'enfant de Paris » se sentait bien loin. Puis, au bout de quelque temps, il recevait le coup d'une mauvaise nou- velle : la perte d'un bâtiment de la Rochelle
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qui lui apportait une pacotille de quatorze mille livres en marchandises pour les colonies américaines. De chagrin^ il tombait malade à en mourir. La force de son tempérament le sauvait. Mais n'espérant plus de secours de sa famille, il revenait : quatre monnaies d'or d'Espagne, voilà tout ce qu'il rapportait d'Amérique. Il avait trente ans, l'expérience, la maturité des épreuves; il entrait chez Restout*, fier plus tard de son élève, dessi- nait sérieusement, et se mettait à travailler comme un homme qui a sa vie à faire*.
Le talent de Gravelot conunençait à s'an- noncer; mais la concurrence était alors trop grande entre les artistes parisiens pour qu'il crût pouvoir faire son chemin à Paris. 11 sq
I. C'est sans doute vers ce temps de son entrée chez Res- tout qu'il publie ces petits dessins à cartel quelquefois accom- pagnés de vers, montrant déjà son goût pour les scènes enfantines : VEcoU des garçons^ V Ecole des filles, le Caféj la LaiterUy la Curiosité ^ la Parade de foire ^ V Escarpolette ^ etc., et deux grandes planches : les Petits Comédiens où des deux côtés Ton voit, comme à la vraie comédie, des rangées de petits seigneurs sur les banquettes des coulisses.
a. Nécrologe de 1774. Éloge de M. Gravelot (par d'An ville), la seule source biographique pour Gravelot.
lo L'ART DU XVIII» SIECLE.
décidait à passera Londres, vers rannée 1732*. Il y trouvait du travail dès son arrivée, grâce à son talent de dessinateur de figures et aussi d^ornemaniste. L'œuvre de la Bibliothèqiie, malheureusement bien incomplet pour les planches publiées en Angleterre*, nous fait
I. Dans deux lettres, datées de Londres, du ao août et du 2 septembre 1734, Gravelot donne à son frère des renseigne* mcnts géographiques sur l'édition d*Albuféda non achevée^ lui envoie une carte du Northumberland et lui promet la carte de tous les comtés levée géométriquement. Il attaque un certain Gordon qui a fait tous les métiers, est monté sur le théâtre, s'est fait homme de lettres en désespoir de cause, se mêle de brocanter et même de dessiner. Il devait faire pour lui « le frontispice d'un ouvrage sur les curiosités égyptiennes con- servées dans les cabinets de tous les curieux d'Angleterre : mais Gordon n'a pas voulu le payer de la moitié d'avance...! Son adresse est alors : King street Covent-Garden, at golden Cap. — Une autre lettre, également adressée à son frère, en 1736, lui annonce l'envoi d'une de ces montres d'or anglaises, alort si appréciées à Paris et qui ne valaient pas moins de soixante guinées. ( Lettres autographes de Gravelot communiquéei par M. de Manne.)
a. Nous extrayons de documents, rassemblés à notre inten- tion par M. Reed, le savant conservateur des dessins et det estampes du British Muséum, et que veut bien nous trans- mettre l'obligeance amicale de M. Wyat-Thi bandeau, le cata- logue succinct des pièces de Gravelot conservées au Brititli Muséum : Moïse descendant du Sinaij 1733 ; — une série poui une traduction de V Histoire romaine de Rollin, 1740 ; — le monument de Shakspeare à Westminster, 174 1 ; — une suite
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sauter^ après les broutilles de ses débuts^ à des images faites à Londres, dont Tune, Tallé- gorie d'un mariage, datée de 1740, laisse voir déjà, dans le couple habillé et dans le nu des figures symboliques, cette grâce spéciale qui sera plus tard sa signature. Nous possédons de lui une autre grande composition, publiée la même année, gravée par Parr et représen- tant les Divertissements de la loterie. Au milieu se voit une figure de la Folie les yeux bandés, deux marottes plantées dans le trou des
pour la mort de Sophonisbe, 1742 ; — une série nombreuse pour des pièces : the Duke de Foix^ la Prude^ Sophonisha^ So- cratesj Pandore ^ Samson^ le Droit ^ Olimpea^ Triumvirata^ Repo^ ' sitoryj Chariot j etc.; — une autre série pour des romans anglais ou des pièces : the Disappointment of Treachery^ the Réconcilia- tion^ the Faithful shepherd^ the Banquet of Love^ the Triumph of Aliire^ the Welcome intruder^the Tragical discovery^ the Death of Ariana^ the rash connexion^ the refined lover ^ the unlucky fiance the surprise^ the infortunate rescuty tht quadrille party^ the rival loyers^ etc., etc. ; une Folie tenant des balances et un fouet ^ — une série de pièces pour une histoire d'Angleterre \ — une petite planche légère : Un Soldat tenant une femme sur ses genoux. Dans les dessins, citons Deux Etudes d'un gentilhomme assis ^ Tune sur papier bleu, l'autre sur papier jaunâtre, toutes deux au crayon noir rehaussé de blanc, huit dessins d'encadrement pour les portraits des biographies de peintres d'Houbraken, et quelques autres encadrements de portraits de personnages anglais. Il existe encore de Gravelot au British Muséum et dans deux
la L'ART DU XVIII' SIECLE.
oreilles ; et de cette tête part un riche enca- drement à la Meissonier dessinant, en sa ra- muire ornementée , six compartiments : la distribution des billets, la consultation chez Tastrolog^e, le tirage de la loterie, la scène émouvante du bon et du mauvais billet, à la taverne, à la maison, touchés dans une ma- nière de dessin légère et claire, dans un esprit d'Hogarth coquet. La femme des plus charmantes illustrations de Gravelot est déjà là : elle s^y lève comme du jour pâle du pays.
autres collections, des retouches et des ajoutes d'une fine plume dans des personnages du paysagiste Châtelain, avec lequel Gravelot travailla et vécut à Londres. — Un détail ignoré, c'est que le plus grand travail de l'artiste en Angleterre fut la reproduction d'anciens monuments, églises, tombeaux, etc. Ce fut lui qui fit les dessins pour les planches de Price, d'après les tapisseries de la Chambre des lords, lui qui releva dans le Glocestershire les églises et les autres monuments avec un soin et un art tels que Vertue le comparait à Picart, et le trouvait même supérieur à son favori Hollar. Walpole, dans ses anecdotes sur la peinture, cite de lui sa planche de l'abbaye de Kirkstall comme une merveille. — Disons enfin que l'ar- tiste, dont les planches anglaises portent souvent le nom an- glaisé de Gravelottj sl été tellement adopté par l'Angleterre, que le British Muséum a l'intention, nous dit-on, de classer, dans son catalogue, notre Français et Parisien Gravelot parmi les maîtres anglais. A ce compte, l'Angleterre pourrait aussi mettre dans son école Watteau et La Tour.
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n
De tels dessins faisaient vite une place à Gravelot parmi le public anglais ; et un Shaks- peare se trouvant à illustrer, c^était lui qu'on en chargeait. Pauvre art du haut en bas et des grands aux petits, Tart du xvni* siècle, lorsqu'il se dépayse, lorsqu'il sort de la repré- sentation du temps, lorsqu'il va aux grandeurs, aux poésies, aux majestés, aux terreurs du passé, de l'histoire, ou du génie! Shakspeare et Gravelot! Rien que le rapprochement des noms et l'écrasement de l'un par l'autre fait comprendre à quel degré de ridicule l'inter- prétation de l'aimable Français devait des- cendre : elle dépasse encore ce qu'on en peut attendre. Il faut voir Hamlet dans sa grande scène, un Hamlet dans une pose d'abbé galant, la reine en costume d'une Gaussin, le roi en marquis de comédie, et dans le fond de jolis petits violons qui se trémoussent et se dégingandent comme à une tribune de musique des Fêtes roulantes! Plus tard, aux Grecs, aux Romains, au tragique classique, Gravelot s'at- taquera avec le même « papillotage ». Il y met- tra le mauvais bon goût national, la fausse couleur, le pittoresque conventionnel, la
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fadeur de tradition, rennui rond et pompeux avec lequel tous ses confrères, Eisen, Cochin, Moreau, semblent peindre diaprés les vers de Marmontel les hommes de Plutarque et les temps de Tacite ; monotone et banale anti- quité de théâtre qui nous fera regretter tout ce temps perdu par l'illustrateur sur les tragé- dies de Voltaire et tout ce qu'il nous devait à la place d'images vivantes de la vie contem- poraine !
Cependant Gravelot entrait dans la connais- sance, se poussait dans l'estime des peintres anglais les plus renommés. Il prenait auprès d'eux une assez- grande autorité pour les déci- der à former une de leurs premières sociétés artistiques possédant un local où ils se com- muniqueraient leurs productions, et des salles où ils dessineraient d'après le modèle ; et, la société fondée, il n'était pas un des moins assidus à y venir dessiner la fîgiu*e : il y mode- lait même en terre. En 1744, il publiait une série de grandes études d'hommes et de femmes, dans le goût de certaines études habillées de Boucher, mais d'un dessin plus serré, plus correct, plus près de la nature, et
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qui ressemblaient à de coquettes académies de poses et de costumes. Et quand il quittait l'Angleterre, la native élégance de son dessin, où revenait un souvenir de Watteau, avait gagné à ce long séjour comme un complément et un achèvement d'élégance anglaise. Elle y avait pris cette aristocratie, cette rareté de distinction qui se dégage des choses, des femmes et des hommes de là-bas. Elle en emportait le goût de ces jeunes costumes d'honnêteté, de ces chapeaux de paille ingé- nus, de ces robes plates, de tout ce blanc, simplicité fraîche , blanche pudeur friande de la femme, qui va devenir bientôt chez nous la mode du Unon et des fichus menteurs. Et c'est avec le souvenir de la toilette d'une Clarisse que le dessinateur va trouver le type de la Julie de Rousseau.
En 1745, lors du succès des armes fran- çaises dans les Pays-Bas, blessé dans son pa- triotisme de ce que ses oreilles étaient forcées d'entendre, Gravelot quittait Londres, après un séjour de près de vingt ans, et revenait en France par la Hollande. Il ne revenait pas complètement inconnu, son nom avait déjà
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passé la mer; et le Mercure d^aoùt 1738 annon- çait qu'il faisait à Londres les illustrations de la Dunciade. A Paris, il ne tarda pas à être occupé. Amateurs, éditeurs, reconnaissent bien vite le talent nouveau qui se révélait par ces dessins de vignettes ayant des qualités de petits tableaux ; ces mines de plomb si habile- ment et si finement caressées sur le dessous cbaud d'une première indication de sanguine; ces esquisses au crayon où les appuiements de plume reprennent, corrigent et resserrent la ligne du mouvement; ces lavis limpides, pleins de clarté, d'un léger bistre aqueux et où, d'un trait d'encre, le dessinateur grave, d'un style exquis, le contour d'une silhouette merveilleu- sement dessinée.
Par quel moyen, par quel procédé, par quelle étonnante réduction l'artiste faisait-il tenir un tel art, un art demandant et laissant voir toute l'étude d'un peintre dans un si petit cadre? Les contemporains se deman- daient son secret : on ne l'a eu que ces années- ci à la vente du général Andréossy* quand,
I. Catalogue Andrëossy (1864]. Tous les dessins de Gravelot passés à cette vente avaient été achetés par le collectionneur
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SOUS ce nom de Gravelot, ce nom qu'on n'avait jamais vu jusque-là signer que des dessins du format de ses gravures, il apparut aux enchères de grands dessins dans le faire de Lancret. Un dessinateur supérieur à lui-même et plus haut que tout son œuvre se révélait dans ces esquisses de si belle tournure sur papier cha- mois, frottées de sauce, rehaussées de blanc, arrêtées de crayon noir. Le dessinateur, comme respirant à Taise, y avait bâti ses per- sonnages à grandes lignes, chiffonnant puis- samment la rocaille des jupes, mêlant les frot- tis d'estompé aux raies grasses du crayon, laissant les repentirs d'ébauche, et indi- quant seulement les têtes avec le rond d'une tête d'après la bosse, en croisant dessus la ligne des yeux sur la ligne du profil. A dis- tance, tout y vivait, la lumière, les visages, les personnages, le jour sur les grands plis charbonnés des étoffes ; et le relief en deve- nait tournant comme d'un dessin qui a pris son moule sur la nature. De ces dessins, l'un passé au carreau et que nous retrouvons réduit dans
lors de son ambassade u Londres sous l'Empire. Presque tous font maintenant partie de notre collection.
n. a
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une vignette minuscule de Tom Jones, mon- trait que Gravelot avait la conscience de faire ainsi un grand carton de sa vignette. Et sait- on encore une autre de ses inventions, et comment il réalisait une autre illusion^ ce mensonge charmant du vrai de ses person- nages et de ses ajustements? 11 se servait pour cela de trois mannequins, modèles du trio ordinaire de ses scènes : c'étaient des manne- quins fabriqués en Angleterre, hauts de deux pieds et demi, ayant des corps matelassés dans un tissu de soie tricoté, pourvus d'articulations en cuivre flexibles jusqu'au bout des doigts, et d'une garde-robe allant de la mode de ville à celle du théâtre, et jusqu'à la toge romaine.
La vérité de l'ensemble et du détail ainsi obtenu par Gravelot, le plein, le naturel que donnaient ces grandes études à ces petites planches, cet air tableau de ses vignettes, cette âme d'une composition libre et étoffée qui leur reste, cette fleur d'art galant qu'elles sont seules à avoir, arrivaient à faire mettre l'artiste, par les fins connaisseurs, au rang du premier vignettiste de son temps. Et ce n'était que justice : Gravelot est l'artiste complet et
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parfait de son genre ; il en réunit toutes les aptitudes ; Tintelligence de la composition qui lui fait presque toujours abandonner le motif commandé de l'estampe, une lecture immense qui l'aide à trouver le milieu et toutes les con- venances de la scène. Il a la science perspec- tive, une imagination d'architecture riche, égayante, et fleiuîssant les fonds, le goût de meubler, de décorer l'appartement, de faire courir les élégances autour des personnages comme les serpentements de l'or et de l'argent autour d'une gouache de tabatière, avec l'effet du point de vue sur chaque objet. 11 connaît encore le métier du graveur, en homme qui a eu la pointe en main ', écrit son dessin, aide
I. L'œuvre de Gravelot ne se compose guère que de deux eaux-fortes signées de lui et qui semblent des premiers essais montrant une intention de s'y adonner plus tard : la première, un Griffonnisj représentant un zéphir enlevant une apparence de nymphe; la seconde, une Feuille de croquis^ toute couverte et encombrée d'études de tètes, de mains, de casques, de chiens, de dragons fantastiques, de vieille à besicles, dont se détache, sur le gris d'une première morsure le trait fortement mordu d'un chasseur tirant un coup de fiisil, et la rocaille d'un charmant étui chantourné oh un Amour joue en haut avec un cygne, tandis qu'en bas une naïade trône dans une conque en avant d'un château d'eau, — vrai modèle à être ciselé par Duplessis ou Martincourt.
ao L'ART DU XVIII» SIECLE.
d'avance à la réussite de son interprétation. En un mot, dans sa spécialité, il est Tartiste vraiment unique, reconnu pour tel, indiqué par Boucher, qui lui renvoie ainsi qu^au plus digne tous les sujets à trop petits cadres dont il ne veut pas se donner Tennui.
Gravelot a peint. Et il n^a pas peint seule- ment ces panneaux que Tindustrie artistique du temps demandait aux peintres, les jolités à la mode, des dessus de boites, des clavecins, ce clavecin de Rukert qui se vendait à la vente de Blondel d'Azincourt. Il a peint des tableaux ainsi que le témoigne le n** 5 de son catalogue, — « plusieurs tableaux peints par feu M. Gra- velot à Londres et à Paris, » — et comme le prouve la gravure du Lecteur ^ par Gaillard, au bas de laquelle est écrit : Gravelot pinxit. La charmante planche représente : une femme assise de profil en tête à tète avec un jeune homme penché vers elle, le regard baissé sur le livre dont il lui fait lecture. Assis à contre -jour, il semble dans une ombre d'amour. Un rayon d'une fenêtre derrière lui frise en passant et va éclairer en plein le profil écoutant de la femme. C'est un effet in-
GRAVELOT. ai
time, tendre et discret, une scène de chambre qui, dans le gracieux, donne Timpression unique, presque recueillie, que Ton ressent devant la graviu-e d'un tableau de Chardin. Ce tableau, notre ami M. Philippe Burty croit ravoir vu à Londres, en 1867, à une exposi- tion du Burlington-Club, où il avait été envoyé par son propriétaire, M. Woman. Il nous donne la toile : Thomme en veste marron, en gilet bleu, en culotte rouge, la femme en jupon rose, en robe grise, poiu- une peinture sans harmonie, sèche et sans éclat, et n'ayant de valeur que la curiosité de la scène, du cos- mme. Mais était-ce bien Toriginal? 11 faut dire cependant qu'il y a contre notre doute la phrase du Nécrologe : « Gravelot prit plusieurs fois la palette, mais quoique les essais de son pinceau eussent l'approbation de M. Boucher, il y renonça parce qu'il lui coûtait trop de peindre, et qu'il ne s'y était pas exercé d'assez bonne heure. » Et l'on pourrait encore oppo- ser à une velléité d'illusion sur sa peinture le prix dérisoire auquel se vendit à sa mort ce lot de toiles que nous citions tout à l'heure : les contemporains l'estimèrent 16 livres 18 sous.
aa L'ART DU XVIII» SIECLE.
D'un autre de ses tableaux, tout à fait perdu celui-ci, d'un tableau de société qui nous eût montré le goût du monde d'alors à grouper la famille et ses amitiés dans le cadre d'une réu- nion intime et d'un salon des affections, il nous reste l'histoire et la trace dans une curieuse lettre. L'artiste s'y révèle avec sa délicatesse, sa dignité, sa paresse, son éloi- gnement du portrait; il nous y donne aussi d'intéressants renseignements sur l'influence des dîners du lundi de madame Geoffrin, leur autorité dans les choses de l'art, la crainte et le respect qu'avaient tous les artistes, dans leurs affaires avec le public, de l'opinion, des juge- ments exprimés là, à ce tribunal du goût, par les illustres amis de la maîtresse de maison. Lady Hervey, cette Anglaise, la seule étran- gère qui figure dans le petit nombre des por- traits de femmes de Cochin, a chargé d'abord Liotard, puis Gravelot, de la peindre avec son fils^ les Fitz-Gerald, quelques amis. Elle n'est pas satisfaite du tableau de son peintre, s'en plaint tout haut, et le bruit qu'elle fait arrive jusqu'à remplir une soirée de lundi. C'est sur cette espèce de scandale que Gravelot se
GRAVELOT.
décide à écrire à lady Hervey et envoie à ma- dame Geoftrin la copie de la lettre que voici :
Madame^
J'apprends avec quelque étonnement^ je vous Vavoue, que vous vous plaignej vivement au sujet de votre tableau. Pet" mettei^moi une exposition simple des faits,
M. Lioiart devoit peindre les six têtes à dix louis cha^ cune. Je fis marché avec vous à trente * pour trouver la dis^ position du tableau et le finir. Malgré les représentations que je vous fis dans le temps ^ combien le talent de la ressem^ blance était peu le mien^ vous m'engageâtes à risquer celle de M, et de AV^ Fiti^Gerald, Vous eûtes alors la bonté de paraître contente ainsi qu^eux de ce que j' avais osé les entrer prendre. jusqueS'là qu'à votre insçu ils voulurent absolument me payer leurs têtes le prix de M, Liotart : ce que Ai, Fiti" Gerald fit à un louis pres^ parce que dans le moment il ne s^en trouva avoir que dix^neuf sur lui. J'ai depuis peint votre tête^ qu'à la vérité je ne comptais pas finir ^ et j'ai disposé le tableau. Si dès le commencement l'exécution en a été retardée j ce fut Monsieur votre fils qui l'a suspendue ^ devant revenir ^ disoit^il^ ici avec son uniforme et un dessin exact de son vaisseau qu'en attendant il traça lui-même sur la toile tel qu'il s'y voit encore^ mais il n'est pas revenu. Cependant f ai eu deux séances pour votre tête^ j'ai fait la disposition du tableau^ je l'ai ébauché^ et je n'ai rien reçu là^dessus. Vous l'avej souhaité tel qu'il était ^ et je
I. Sur les prix du dessinateur, nous trouvons ce renseigne- ment dans Favart, qu'il lui en coûta cinq louis pour un des- sin de Gravelot : le frontispice de Y Amitié à l'épreuve, — Les Archives de l'art français ont aussi donné un reçu de Gravelot.
24 L'ART DU XVIII» SIECLE.
vous Vai envoyé, Oserois^je à présent, madame^ demander de ce que vous pourriei tant vous plaindre? C'est cependant ce qu'indirectement J'entends dire que vous avei fait^ et même devant des personnes dont Vestime doit être précieuse à tout homme qui a quelque délicatesse. Aussi ai^je peine à me le persuader et surtout que vous m'avei mis dans le cas d'avoir besoin d'une justification vis^à^^vis d'elles.
Si J'ai remis le tableau à quelqu'un pour l'avancer ^ c'a été dans l'envie de remplir mes engagements et après que M. Boucher m'a eu assuré que je m'adressois bien. Je ne comptois vous le livrer que satisfait moi-même de l'exécU" tion et qu'après y avoir mis ce que j'aurois pu encore y dési" rer. Il semble donc que ce seroit à moy à me plaindre de ce que dans le temps que j'avois pris un arrangement convenable pour vous satisfaire^ vous m'en ayei tout d'un coup été le moyen ^ par la lettre que j'ai reçue de vous et que j'ai gardée.
Mais encore un 'coup^ madame^ je vous crois trop judi- cieuse et trop équitable pour penser qu'en vous plaignant peut-être d'un peu de négligence de ma part y vous ayei exposé les choses autrement que je viens d* avoir l'honneur de le faire, Quan4 est de les mettre en arbitrage^ et sur quel fondement ^ lorsque je n'ai rien reçu de vous^ et que malgré la répu- gnance naturelle que j'ai de sentir à vous délivrer le tableau dans l'état d'imperfection oà j'avoue qu^il est^ cela ne m'a pas empêché de le faire dès que vous avei paru le souhaiter avec quelque chaleur. En tout cas permettez-moi de prévoir la décision des arbitres dans cette affaire, ce seroit de vous proposer de me renvoyer le tableau et à moi de tenir mes con- ventions. J'ai l'honneur^ etc, *
I. Cette lettre nous a été communiquée par M. de Manne. Elle ne porte pas de suscription d'envoi à miadame Geofirin ;
f
GRAVELOT. 2$
Il ajoute à la copie de sa lettre la proposi- tion de déposer entre les mains de quelqu'un pour être remis à M. de Fitz-Gerald Targent qu'il a reçu de lui, à condition que le tableau lui soit renvoyé pour y couvrir ce qui est de lui, n'y laissant absolument que ce qui ne lui appartient pas. Du reste, il s'en rapporte « à un sage ménagement et espère de son équité qu'elle voudra bien effacer les idées désavan- tageuses de ses illustres amis. »
Bientôt, presque tous les livres lui deman- daient un frontispice, une vignette, un fleuron, un rien signé de lui qui fut le passe-port de l'imprimé, lui donnât sa place sur une toilette de duchesse, à côté de deux pots de vieux saint- cloud, entre l'essence de bergamote et la poudre à la maréchale. Gravelot, paresseux et avare de son talent, accordait aux éditeurs un bout de dessin, souvent une planche, rare- ment beaucoup plus ; en sorte que ce fut un événement de le voir illustrer entièrement le
mais la meation de • l'affaire du tableau traitée chez vous lundi dernier », le jour du dîner des artistes, et la dernière phrase du post-scriptum : « les idées désavantageuses des illus- tres amis », ne laissent aucun doute sur le nom de la desti- nataire.
26 L'ART DU XVIII- SIECLE.
Décaméronde 1757, se vouer à ce grand travail, s^y prodiguer en frontispices, vignettes, fleu- rons, culs-de-lampe, le long de cinq volumes. Charmante fantaisie où le crayon et l'imagi- nation du dessinateur, se jouant cette fois dans du passé qui n'était que le passé des contes, habille les Pampinées au goût de la rue Saint-Honoré, transporte sur le fond d'ar- chitecture de Saint-Sulpice les rendez-vous de Santa-Maria-Novella, l'horizon de Florence sur une terrasse du Grand-Trianon, et fait ainsi une traduction à la française où Boccace est arrangé à la mode de l'idéal que s'en fait la France de Louis XV. Assemblées, prome- nades, festins, petites personnes pimpantes, minois fripons, fines nudités ciselées, petit peuple de ballet enrubanné, fleuri, étincelant dans la vive lumière de la gravure ainsi qu'à la lumière d'une scène, tout cela défile comme une féerie badine de Cythère à Lilliput*. Et
I. Pour ce Boccace, Gravelot fit quelques estampes libres dont il choisissait lui-même les épreuves pour les amateurs (Favart, vol. 1*'), quoiqu'il répugnât à ce genre, ainsi que le témoigne ce fragment de lettre inédite :
« ... Ce que vous me demandés peut se faire, mais pour rendre les choses suivant votre idée, cela exige de votre part une explication
GRAVELOT. vj
la jolie fin de toutes ces Journées que ces jeux d'amour semés par Gravelot, petites figures symboliques du conte, tantôt jouant dans des cornes de maris trompés, ici portant dans une châsse de cristal TAmour mort, qui semble Cupidon enterré, dans une tabatière de cristal de roche!
A la suite de ce grand succès, Voltaire voulait avoir le nom et le talent de Gravelot pour les royales éditions que Cramer élevait à ses œuvres. Et sur les flatteuses ouvertures de Cramer, Gravelot s'empressait d'envoyer à
flus décidée et que je scusse bien jusqu'à quel point il s'agirait de pousser la gaillardise; car quoique dans ces sortes de compositions la gentillesse soit préférable à la grossièreté, il y a des gens comme 90US sçdve{ â qui il faut des perdrix et d'autres qui aiment mieux la pièce de boucherie. Est-ce donc par la seule expression de la tête du jeune capucin que son action se doit faire connaître? Et la main sous sa robe fera-t-il asse^ sentir â quoi il s'occupe? En un mot, le bout de tabac doit-il paraître? Une autre réflexion : c'est de sçavoir si cette façon de couper les figures aux genoux, qui peut convenir au sujet que vous me marque^, irait aussi bien à d'autres ; tandis que la grandeur que vous m'envoyés me paraît suffisante pour des figures entières. Cependant à cet égard je me conformerai à votre dernière décision. Quant au fini que vous désirés, je vous promets rfy apporter mes soins et enfin de mettre à ces dessins toute la cor- rection et l'expression dont je puis être capable; moyennant quoi je ne vois pas que je puisse demander moins de soixante francs pour chacun. » (Lettre possédée par nous.)
28 L'ART DU XVIII" SIECLE.
Voltaire un échantillon de ses dessins* avec cette lettre d'hommage ;
Extrêmement Jlatté^ monsieur^ du choix que Aï, Cramer fait de moi pour les dessins de la grande édition qu'il pro- jette de vos ouvrages^ si quelque chose pouvoit me Jlatter encore plus ce seroit vous satisfaire. C'est dans cette vue que je soumets à votre révision le choix que fai fait des sujets pour votre Henriade, En pensant qu'il falloit retroU' ver dans les tableaux la marche du poëme^ j*ai eu égard aussi à la variété qui pouvoit les rendre plus piquants. Quant au talent que Je puis apporter à l'exécution^ vous en Juger ei sur les deux dessins que J'ai remis à M. Cramer, Concevei^ monsieur^ à quel point Je souhaite qu'ils se trouvent à votre gré, puisque ce me seroit un moyen de par- ticiper en quelque façon à cette immortalité qui vous est si décidément acquise.
C'est avec les sentiments d'un de vos plus vifs admira- teurs que Je suis^ monsieur^ votre très-humble et très- obéissant serviteur.
I. Cette illustration est la grande nouvelle d'une lettre de Favart du 24 avril 1761. a... Rien ne surpassera l'édition de Voltaire in-4**, que Cramer, libraire de Genève, a entreprise, Gravelot, Tun des plus célèbres de nos dessinateurs, est chargé des figures; il m'a déjà montré une vingtaine de dessins... On n'a rien fait de plus élégant. • — Cramer écrivait à Gravelot : « M. de Voltaire, qui a été enchanté de vos dessins, m'a donné un petit mémoire des sujets pour ses tragédies, • et lui parlant de l'embarras survenu dans la gravure des petits des- sins, il lui contait ce trait piquant : « M. Baléchou, à qui
GRAYELOT. 29
Et Voltaire était si enchanté de la lettre et des dessins^ que par Cramer il s'adressait au dessinateur pour une vengeance contre Fré* ron * . Gravelot, répétons-le, se faisait illusion :
j'avoîs envoyé le premier, m'a promis de Tachever ; mais un dominicain de ses amis l'ayant vu travailler s'est douté de ce que ce pouvoit être et l'a prié de ne pas aller plus loin. » H termine en lui annonçant que les quinze autres dessins ont été remis à M. de Florian, qui vient de partir avec madame Fon- taine et qui doit prendre le conseil de Gravelot pour savoir à qui il £iut s'adresser pour les gravures. (Papiers de Gravelot, communiqués par M. de Manne.)
I. Lettre de Cramer l'aîné, du i" novembre 1760, qui lui annonce que Voltaire est enchanté des dessins de son théâtre, lui abandonne la direction de la gravure, et lui demande une planche de forme in-12, qu'il adressera par la diligence à M. Camp, associé de M. Tronchin, quai de Saint-Clair à Lyon : c II faut dessiner une lyre, suspendue agréablement avec des guirlandes de fleurs, et un âne qui brait de toute sa force en la regardant, avec ces mots au bas :
Que veut dire
Cette lyre ? C'est Mclpomcnc ou Clairon. Et ce Monsieur qui soupire
Et fait rire, N'est-ce pas Martm F ?
« Cette plaisanterie doit se mettre à la tête d'un petit ou- vrage qui n'attend que cette estampe pour paroître et que je vous envoierai d'abord. Si vous ne pouvez pas faire cette pe- tite commission, qui feroit grand plaisir à notre cher philo- sophe, mandez-le-moi d'abord...» — Le dessin fut fait. La gravure, par Choffard, existe dans l'œuvre de Gravelot.
îo L'ART DU XVIII» SIECLE.
c'est sa mauvaise immortalité que celle qu'il espérait de Voltaire, de la tragédie et du poëme épique. 11 lui en était réservé une meilleure et qui durera plus : celle que lui donnera Texpression la plus délicate de son temps, soit dans l'illustration d'un roman anglais ou français, soit dans une vignette unique comme celle qu'il a jetée en tète des Amusements d'un convalescent. Le joli cabinet d'épicurien ! le coin de feu tiède ! les rayons de livres aimables, la table avec ses gorges de bronze , la tasse de tisane refroidissant sur la cheminée contournée, et là dedans le char- mant homme, maigri sous l'ampleur de la robe de chambre du lever, regardant une idée au bout de sa plume prête à écrire, tandis que la basse dont il vient de jouer glisse, avec l'archet, le long de sa cuisse. . . L'artiste donne là tout son charme comme il donnera tout son siècle dans ses Contes de Marmontel tournant autour de l'histoire et des caractères du jour : le Scrupule^ Heureusement ^ les Deux Infortunés, la Bonne Mère, le Connaisseur. Et dans tous les livres auxquels il apporte la parure d'une de ses petites scènes contemporaines, il
GRAVELOT. 31
surprend, il émerveille par ce qu'on pourrait appeler chez lui le naturel de Télégance, par le coquet décor de Tappartement, par le goût des colifichets meublants, par tout ce fin et microscopique rococo amusant le fond d'où se détachent si bien ses duos et ses trios de per- sonnages d'amour, ces comtes, ces marquis, ces Lindors aux habits étoffés, pochant siu- la poitrine, à la taille pincée, aux basques épa- nouies, tout charmant de l'air vainqueur de Fronsac et de Lovelace. Et ces femmes, ces petites créatiu-es que le temps appelait divines, Gravelot n'est-il pas le plus artiste à les peindre? Elles sont à lui et ne sont qu'à lui, ces petites personnes si vivement plantées au- devant de ses scènes, les cheveux tignonnés sous un soupçon de bonnet-papillon, le chi- gnon retroussé et découvrant la nuque fine, les épaules filantes, la gorge ramassée, la taille yowc^e, comme on disait, longues, sveltes et fluettes, la chair de la poitrine et des bras battue de dentelles, de garnitures, d'échelles de nœuds, d'engageantes de point d'Alenço n : Gravelot les fait légères jusqu'à la pointe de la mule sous les fanfreluches et les rubans
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envolés de leur costume; il les transfigure avec cet idéal de mode qui va du déshabillé à la Pompadour à la robe à l'anglaise. Le dessi- nateur^ qui a modelé, semble les sculpter pour ainsi dire au crayon, il les sort d une rocaille de plis, pareilles à ces figurines de Saxe qui lui en montrent dans son atelier le dessin de porcelaine et le relief éclairé ; et il les anime encore comme d'une pointe de poésie au- dessus de la réalité du temps, d'une petite grâce intéressante qui met en elles de l'hé- roïne de roman, les rapproche de Paméla.
Gravelot sort rarement de son cadre. C'est un hasard dans son œuvre qu'une grande planche. Nous n'en connaissons guère qu'une, la Fondation pour marier dix filles, renouvelée en iqsi par les soiîis de M. le marquis de r Hôpital, seigneur de Chateauneuf-sur-Cher, et dont Moreau a fait l'eau-forte : une grande pièce qui a l'air d'un dénoùment d'opéra- comique de Sedaine faisant défiler la proces- sion des couples villageois montant à l'église et saluant leur seigneur, violons en tête. Il est rarement le vignettiste de l'in-quarto, de l'in-octavo même, il est le vignettiste de Tin-
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douze. Son dessin semble avoir besoin de la petitesse du format pour être à son aise et sur son vrai terrain S et même dans Tin- vingt- quatre il s'amuse à un tour de force de crayon qui ne pouvait réussir qu'à lui. Son Almanach de la loterie de l'Ecole royale militaire est un vrai petit livre bijou et joujou. Qu'on imagine, au-dessus des niunéros de la loterie, quatre- vingt-dix petites scènes, toutes se passant entre enfants, comme si les grandes personnes avaient été trop grandes pour y figurer ; toutes consacrées à la petite fille, la faisant repasser, avec le bourrelet des Amusements de l'âge de Watteau, par tous les plaisirs, tous les carac- tères et tous les états de la femme, l'avertis- sant de la vie par quatre-vingt-dix petites moralités rimées dans le cartouche et pour les- quelles le dessinateur-poëte sollicite à la fin l'indulgence du pubbc.
Son frère d'Anville dit : « Deux mariages
I. Un de ses seuls dessins sortant du petit format a été gravé à Teau-forte par Saint-Non. C'est un concert d'amateurs caricatural, où tous les concertants emperruqués font rage, le batteur de mesure frappant du pied, Tabbé raclant la basse, les violons se démenant dans le fond, en présence de deux péronnelles , le bouquet au corsage et les dentelles évaporées.
II. 3
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contractés par fantaisie^ et à Tinsu de ses proches, ne lui avaient pas donné d'enfant. » Mariages de fantaisie, mariages d'amour; ce sont alors les ordinaires mariages entre les artistes pauvres, jeunes ou vieux, et les jeunes filles de la petite bourgeoisie. Leur histoire se ressemble : d'abord une longue cour, et, de la part des écrivassiers et faiseurs de vers, comme Gravelot, force lettres amoureuses, galantes, poétiques, sans compter les petits envois de dessins, de gravures. L'alliance est retardée, s'éloigne, sourit de loin plus chère- ment, par le refus des parents, la ruine des espérances, l'argent pour s'établir qu'on croyait tenir et qui échappe. Vient enfin le grand jour, et l'artiste peut écrire ces lignes où parle le sage bonheur : « Nous allons donc être heureux tous deux par notre amour, par une honnête médiocrité, des désirs modestes, un petit ménage décent, mon crayon, mes burins, mes livres, quelques amis, et, plaise à Dieu! une bonne santé surtout. » Telles, ces jolies unions, celle du graveur Miger avec demoi- selle Griois, où, l'accord fait, Miger se rend chaque matin place Vendôme à la foire Sainte-
GRAVELOT. 35
Ovide, pour monter, pièce à pièce, le ménage de tout ce qui lui manque par quelque emplette expédiée à la future madame Miger dans une missive dont la collection s'appelle les Foires^. Et de Gravelot aussi nous possédons quelques lettres d'intimité conjugale qui nous font entrer dans le ménage niodeste et content du dessi- nateiu- avec sa première femme, Marie-Anne Luneau*. C'est la correspondance du mari pendant les années 1755, 1756, 1758, le temps où madame Gravelot, pour remettre sa santé délicate, va passer dans sa famille, chez l'épi- cier Laurencin à Châteaudun, un mois de printemps, un mois d'automne. Gravelot y envoie à sa femme les riens du logis, les rares et petites nouvelles de la maison de travail, les menus cancans, les ragots, les noms de ses visiteiu-s, les compliments dont il est
1. Biographie de Miger j par M. Bellier de la Chavignerie. Paris, Dumoulin, 1856.
2. Malgré nos recherches à l'état civil de Paris et à celui de Châteaudun, il nous a été impossible de découvrir l'acte de mariage de cette première femme de Gravelot. Nous savons seulement qu'elle est la sixième enfant des treize enfants de Luneau, huissier royal du présidial de Blois, née le 5 août 17 10, et morte en 1759, d'après les papiers annexés à l'acte du second mariage de Gravelot.
36 L'ART DU XVIII' SIÈCLE.
chargé pour elle par M"' Hay, M™' Dixi, M°" Belricourt, M. Vimart, M. Cattier, le petit abbé, le docteur; et encore les santés que Ton a portées à son honneur chez le comte d'Epinville : le tout assaisonné de gron- deries sur sa paresse, tempérées par Taffirma- tion qu'il ne peut garder de rancune contre Naine. Le post-scriptum est souvent une bon- homie comme celle-ci : A lajin, je crois que notre chatte n^est pas pleine. Il travaille au Voltaire, ou bien il a reçu deux pièces de vin que le tonnelier nous assure être de grand vin et le meilleur qu'il ait encore bu. 11 la presse de revenir, « quelque bien que le pays lui fasse ». Et il insiste par des vers comme
ceux-ci :
L'hiver, ses rumes, ses frimats Couvriront bientôt nos climats. Puis, à croire ton écriture, L'ennui te tient, si ce n'est pas De ta part flatteuse imposture.
Ailleurs, il la console de l'ingratitude de son amie Goton, par une traduction poétique d'une fable d'Esope cruellement allusive aux procédés de la perfide, et, au bout de sa fable.
GRAVELOT. yi
Tenragé lecteur, oubliant que c'est à sa femme qu'il écrit, lui apprend doctement que c'est le moine Planude à qui nous devons la vie d'Esope. Ce qu'elles montrent, ces lettres ouvertes, c'est la simplicité ouvrière d'un arti- san liseur, simplicité singulière, inattendue, contradictoire, chez un artiste de tant d'élé- gance, dans un dessinateur de si rare délica- tesse. Dans son ménage, comme dans toute sa vie, il reste l'homme de son portrait de La Tour : le bonhomme aux gros traits, aux yeux vifs, à l'air lourd, rustique, anglaisé, à la physionomie d'un patriarche villageois de Greuze, — ce paysan, c'est Gravelot*. Son frère nous le peindra désintéressé, sans intrigue, sans mouvement d'ambition, sans occupation ni souci de sa carrière, modeste jusqu'à courir, au grand scandale de Boucher',
I. On connaît deux portraits de Gravelot : Tun d'après La Tour, gravé par Massard ; l'autre d'après lui-même, dans un médaillon, avec une figure allégorique à côté, gravé par Hen- riquez.
a. Gravelot ne fut jamais riche. « L'idée qu'on s'était faite dans un certain monde que M. Gravelot devait être riche dans son état s'est évanouie au moment de sa mort. Il n'avait pas été moins occupé ici que dans un pays étranger, il avait même
38 L'ART DU XVIII- SIECLE.
pour donner des leçons, caché, s'efFaçant, ne se montrant presque nulle part, se dérobant aux sociétés, fuyant le bruit. Point de livre, point de journal, point de brochure qui parle de lui. Dans ce temps où Tartiste tient tou- jours à une association, à un corps, il n^est membre de rienj il n^est que professeur de MM. les ingénieurs du Roy. Il n'est pas de TAcadémie, il ne songe seulement pas à s'y présenter. Son nom manque aux livrets de l'Académie de Saint- Luc. Incapable d'une sol- licitation, répugnant à la moindre démarche, ayant débarrassé sa vie des devoirs de poli- tesse et de bienséance, il demeure, se tenant compagnie à lui-même, casanier, enfermé, sans aller voir parents ni amis. Son frère, auquel pourtant il était fort attaché , raconte qu'il n'axu-ait point eu de coimnerce avec lui, s'il n'avait fait, quoique l'aîné, les frais de toutes les visites. Une espèce de paresse, un goût d'indépendance qui s'était fortifié aux leçons de la libre vie de Londres, semble le
touché la part qui lui revenait dans la succession de son père. Une vie assez unie, sans luxe et sans suite, pouvait favoriser cette opinion. » (Eloge de Gravelot,)
GRAVELOT. 39
tenir à Técart de tout, plongé, absorbé dans les livres, dans la passion de lire, de feuilleter, de bouquiner, qui lui prend son temps, l'enlève à son art, lui met à toutes les heures un vo- lume à la main, un volume sous son che- vet, lui fait emporter une lecture à la pro- menade, et presque toujours un Montaigne dans sa poche. 11 lit seul, il lit devant ceux qui viennent le voir, et quand il est forcé de causer, sa conversation retourne à ce qu'il vient de lire. Doux philosophe sauvage! Surprenons-le dans cet intérieur dont il a tant de peine à s'ar- racher, dans cet atelier de la rue Saint- Honoré, entre ces miu-s où rient un Boucher, deux Desportes, des singes de Peyrotte, des figures pastorales en plâtre et des statuettes de Saxe ' : nous le verrons avancer la main
I. c Vente consistant en tableaux, dessins, estampes de dif- férents maîtres, mannequins et autres e£fet8 à Tusage de la peinture et du dessin, après le décès de M. Gravelot, dessina- teur et ancien professeur de MM. les ingénieurs du Royi laquelle commencera le mercredi 19 mars 1773 de relevée et continuera les jours suivants rue Saint-Honoré, au coin du cul-de-sac de l'Oratoire. » Nous avons dit le prix des tableaux de Gravelot dans cette vente ; les 40 dessins pour Voltaire furent retirés; les 34 dessins pour le Corneille eurent le même
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vers ses porte-crayons d'argent, travailler une heure devant ces petits mannequins, petit modèle de duchesse ou de personnage tra- gique à la Voltaire, laisser cela, griffonner des vers, travailler à un traité de perspective, et toujours revenir à un volume quelconque de sa bibliothèque pour en relever les fautes d'impression, ou bien pour en ressentir Témo- tion, comme Tartiste ressentait Témotion du Uvre et du théâtre, à en suffoquer, à en pleurer, à en étouffer de sanglots !
Les dernières années de Gravelot devaient apporter au liseur, au dessinateur, la priva- tion de ces chers passe-temps. La petitesse, la délicatesse de ses travaux de dessinateur, lui affaiblissaient la vue, lui défendaient presque tout travail. L'oisiveté, Tennui, le vide d'un foyer solitaire, depuis la mort de sa première femme, arrivée en 1759, ce commencement d'aveuglement, peut-être le besoin des soins et du dévouement d'une garde-malade, lui fai-
8ort. On vendit 1 10 petits dessins 129 livres, et un porte- feuille rempli d'esquisses, de croquis, de divers dessins de perspective, avec un Traité manuscrit par Tartiste, monta à 367 livres.
GRAVELOT.
salent; à plus de soixante et onze ans^ épouser une fille de trente-quatre ans, Jeanne Méné- trier *. On voit, au bas de son acte de mariage, la jolie écritiu-e de la signature de ses dessins trembler dans ses deux noms : Bourguignon Gravelot.
Trois ans après, le 19 avril 1771, une mala- die de huit joiws, une indigestion, Tenlevait dans le premier mois de sa soixante-quinzième année*.
1. a Paroisse Saint - Germain rAuxerrois, novembre 1770. « Dh mercredi vingt-huitième, sieur Hubert-François BouT'
guignonj dit Gravelot, ancien professeur des ingénieurs du Roy, âgé de soixante et onze ans et demi passés, veuf de dame Marie-Anne Luneaux, d'une part, et Jeanne MènêtrUr, âgée de trente-quatre ans et demi passés, fille des défunts Simon Ménétrier, manouvrier, et Anne Monginot, d'autre part; tous deux rue Saint-Honoré de cette paroisse, ont été mariés, de leur mutuel consentement, par nous soussigné prê- tre, docteur en théologie de la sacrée faculté de Paris, et vicaire de cette paroisse... en présence du sieur Jean Baron, bourgeois de Paris, de sieur Jean-Baptiste Antoine^ peintre au pavillon des Quatre-Nations, tous deux amis du marié, de sieur Georges, maître de sieur Georges, bourgeois de Paris, de sieur Nicolas Dupré, marchand tailleur, amis de la mariée. »
2. Donnons ici, d'après les registres de la paroisse Saint- Germain - l'Auxerrois, l'acte de décès de Gravelot : « Du mardy ao avril, Hubert-François Bourguignon dit Gravelot ancien professeur de messieurs les ingénieurs du Roy âgé
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d'environ soixante et quatorze ans époux de Jeanne Ménétrier décédé à cinq heures du matin au cul- de-sac de l'Oratoire a été inhumé en cette église en présence de Pierre-Paul Car- tron bourgeois de Paris et de Zacharie Boivin lequel a déclaré ne sçavoir signer.»
COCHIN
COCHIN
I HARLEs-NicoLAs CocHiN £ls est né à Paris le 22 février 171$ '.
11 sort d'une famille de gra- veurs, d'une de ces familles où se conrinuaît et se perpétuait, pendant des centaines d'années, à travers la succession des générations, comme dans les corporations et les maîtrises, la profession d'un métier, la transmission et l'héritage d'un art. 11 a pour mère Madeleine Horthemels, la sœur de Marie Horthemels qui épousa Nicolas-Henri Tar- dieu, graveur ordinaire du roi, la sœur de Marie-Nicolle Horthemels qui épousa Alexis- Simon Belle, peintre ordinaire du roi : triple
I . Malgré toute* nos recherches à l'état civil, il nous a été imponible de retrouver l'acte de nai»sance de C,-N. Cochîn.
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alliance qui, par les trois sœurs, fait de trois familles d'artistes une seule famille à laquelle se rattacheront encore par des mariages les Cheron, les Rousselet, les Duvivier, les Ave- line, les Saint- Aubin, et qui entourera le jeune graveiu- d'une parenté de graveurs ^ Sa mère grave; les trois sœurs sont artistes, graveurs, peintres, comme leurs maris; et Madeleine Horthemels aura plus tard la joie de travailler d'après les dessins de son fils, de mettre son nom de mère à côté du nom de Cochin fils sur les planches du Don Quichotte, de la Char- mante Catin, du Chanteur de cantiques; et de finir au burin, sous le voile et la modestie de l'anonyme, quelques-unes de ses plus capitales eaux-fortes des fêtes de la cour.
11 a poiw père Charles-Nicolas Cochin père, cet admirable interprète des deux grands pein- tres de son temps, de Watteau et de Chardin ; le graveiu- rare, sérieux, souple, ferme, coloré, qui a su, avec la pointe et le burin, s'appro- cher de leurs tableaux, rendre la touche des deux maîtres, exprimer le piquant magistral
I. Archives de Vart français ^ vol. IV. Notice de M. Tardieu sur les Cochin, les Tardieu, les Belle.
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de Tun, le grand style bourgeois de Tautre. Charles-Nicolas fils est élevé dans cette rue Saint-Jacques dont le baptême est resté à notre imagerie moderne, dans cette rue glo- rieuse de renseigne des Deux Piliers d'or de Gérard Audran, de renseigne de Charlemagne Quis major Carolo de son père, de l'enseigne Au Mœcenas de son oncle Tardieu, de l'en- seigne A la belle image de Poilly, de l'enseigne de la Veuve Chereau et des autres. 11 grandit au milieu de ce quartier de la gravure et de l'enluminure, dont l'affichage et le conmierce se répandent et rayonnent dans les rues du Mont-Saint-Etienne, des Noyers, du Plâtre, de la Harpe, du Foiw, des Mathiu-ins, partout où se promène son enfance. Un tel milieu, une pareille famille, l'intérieiw avec l'exemple du père et de la mère toujours courbés sur l'éta- bli du graveur, la rue avec ses estampes par- lantes, durent bien vite mettre aux mains du petit homme, comme son premier jeu, l'amu- sement d'une pointe à demi guidée par les doigts des parents. De là des essais enfantins sur des bouts de planche, des rognures de cuivre, aboutissant à deux petites copies
48 L'ART DU XVIIP SIECLE.
d'eaux-fortes de Gillot, V Audience du lion, les Moineaux, portant l2i date de 1727*. Cochin avait alors douze ans. L'enfant était précoce en tout, avec une aptitude singulière pour les lettres, les sciences, Tétude des langues étran- gères qu'il s'apprenait tout seul de manière à comprendre les auteurs latins, italiens, an- glais * :
Déjà il est apprenti graveur sous la direc- tion sévère de son père, qui le tient au logis. Mais il s'en échappe tous les joiws au grand matin, et, courant à l'atelier de Le Bas, il va y gagner en deux heures le petit écu de ses menus plaisirs, puis revient à la maison, où son père croit lui faire conunencer sa jour- née *, et l'apphque à de sérieuses études, à de laborieuses copies de Bolswert, de Goltzius, de François de Poilly; à de pénibles travaux
1. Voir Tœuvre en six volumes in-folio de Cochin au Cabi- net des estampes de la Bibliothèque impériale ; — le Catalogue de l'/tttvre de Charles-Nicolas Cochin fils ^ par Charles-Antoine Jombert (Paris, 1770), catalogue si curieux par ses notes; — et le vol. IV du Dictionnaire des graveurs ^ par le baron Heinecken.
2. Journal de Paris ^ 2 juin 1790. Notice sur Cochin.
3. Portraits intimes du xvili" si^cUy par Edmond et Jules de Concourt, série II, Le Bas.
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qui lui apprennent durement, pour Tavenir, la science du buriniste. A cette école, le jeune homme finit par prendre à la longue tant d'ennui et de dégoût que son père, craignant un découragement complet, lui permet la dis- traction qu'appelle sa vocation : Teau-forte. Et dans Tœuvre du jeune homme apparaissent une Fuite en Egypte, un Christ guérissant les malades, pièces fort peu retouchées de biwin, et qui se font jour à travers nombre de gra- viu-ettes de commerce. Mais c'est seulement en 173$ que Cochin s'annonce par une petite estampe, une Vénus semant le corail et les bijoux dans un encadrement de roseaux et de madrépores, petite figurine pour l'adresse de Stras, le marchand joyalier du Roi, qui promet déjà le dessinateur et l'ornemaniste ; planche curieuse pour l'histoire du talent de Cochin : c'est la première gravure qu'il exécute d'après un dessin de sa composition, car le jeune ar- tiste est déjà depuis longtemps un dessina- teur. 11 crayonnait à Tâge oii il gravait, presque enfant, copiait les estampes, les académies, ce qui lui tombait sous la main, sous les yeux,
surtout laj rue vivante, les jeux du pavé, le n. 4
jo L'ART DU XVIII- SIECLE.
Spectacle des passants. Jombert gardait de lui une suite de dessins, déjà très-habiles, que le précoce petit observateur avait faits en 1731, à l'âge de seize ans, et auxquels il avait donné le titre de : Diverses charges des rues de Paris. Cette espèce d'école buissonnière de son crayon, hors de Tatelier, entre les heures du travail d'interprétation et de commande, devint une habitude à laquelle Cochin resta fidèle. Avec le temps, il se fortifia dans le goût de ces croquis d'enfance. 11 y revint, les reprit, les continua avec un talent plus mûr; et en 1737, alors qu'on ne le connaissait que comme le dessinateur de quelques sujets des Contes de la Fontaine, estropiés par des graveiu-s médiocres, mal payés par un marchand vitrier nommé Célis, le public s'arrêtait étonné devant une suite d'estampes dessinées parle graveur: la Ravaudeuse, la Charbonnière, le Maçon, V Ou- vrière en dentelle, la Blanchisseuse, le Tailleur pour femme, cette curieuse planche de l'his- toire de la mode, montrant la main du tailleur qui mesure le buste d'une jolie femme pour la confection d'un corps. Et d'autres planches de mœurs suivront : la Charmante Catin montrant
COCHIN. Çî
la marmotte, et le Chanteur de cantiques, le Retour du bal où la fatigue chatouille de som- meil tous les yeux d'une société. Malheu- reusement Cochin ne s'arrêtera pas là. Le succès des Chardin et de ses enfants à mi- corps l'entraîneront à de malheureuses imi- tations de la Maîtresse d^école et du Joueur de toton; il signera ces maladroites et gauches compositions : le Camouflet et le Château de cartes.
L'année même de cette enseigne de Stras, en 1735, Cochin rencontre sa fortune et sa veine dans la chance qui lui vient de graver à l'eau-forte le tableau de Panini chargé d'im- mortaliser le feu d'artifice donné par le cardi- nal de Polignac à Rome, le 30 novembre 1729, pour la naissance de monseigneur le dauphin. La gravure de ce tableau était poiw Cochin la révélation de sa vocation. Sa pointe, en con- tournant la spirituelle et galante silhouette des personnages du peintre, apprenait à son crayon l'esprit, l'élégance d'une foule, le joli et le léger du bel air, ce piquant que le pin- ceau de l'Italien savait jeter et faire circuler dans une fête. Cochin devenait un Panini ,
ja L'ART DU XVIIP SIECLE.
mais un Panini de Versailles , vraiment maître dans le goût et la science des représentations de cour, dans la croquade microscopique de son public. Et presque aussitôt, en 1736, com- mence dans son œuvre la longue suite de ces illustrations des fêtes et des deuils royaux, princiers ou publics : d'abord la Décoration de V illumination et du feu d' artifice donné à Mon^ seigneur le Dauphin à Meudon le 3 février 1735, puis V Illumination de la rue de la Ferronnerie donnée le 29 août 1739 par les soins des six corps de marchands à l'occasion du mariage de Madame Première avec V infant don Philippe, et en 1745 pour la Convalescence duR^r; \ Audience donnée par le Roy à l'ambassadeur de Turquie dans la grande galerie de Versailles en janvier 1 740 ; la Pompe funèbre de la reine de Sar daigne célébrée en V église Notre-Dame de Paris le 22 septem- bre 1741. En 1745 eti746,Cochin est Thistorio- graphe de la courte existence de cette infante d'Espagne devenue dauphine de France, et de la brusque aventure de sa vie et de sa mort, dans ces planches qui se suivent et se pres- sent : la Cérémonie du mariage du Dauphin de France célébrée dans la chapelle de Versailles le
COCHIN* 53
^'i février 1745; — '^ Décoration de la salle de spectacle construite dans le manège couvert de la grande écurie de Versailles pour les fêtes du mariage du Dauphin fc 23 février 1745; -^ la Décoration du Bal paré donné par le Roy ' le 1^ février 1745; —la Décoration du Bal mas^ que donné par le Roy dans la nuit du 2^ au 26 février 1745 ; — et enfin la Pompe funèbre de la Dauphine dans l'église de Notre-Dame le 24 novembre 1746; grandes « machines » aux- quelles Cochin ajoute encore^ en se jouant^ la gravure de ces jolis billets d'entrée aux fêtes qui semblent des contre-marques pour un spec- tacle d'Olympe.
C'est vers ces années que Cochin devient Tartiste couru, demandé, recherché par la cour et la ville, tourmenté par les intendants des Menus et les libraires pour toutes les grandes et les petites choses du dessin et de la graviire, alors si mêlés au luxe courant de la vie sociale. Sa facilité^ son abondance, triomphent du temps, du nombre des com- mandes, de la variété et de la multiplicité des travaux. LTieure va venir où les vignettes ne s'appelleront plus des vignettes, mais des
54 L'ART DU XVIIM SIECLE.
Cochin ^ Un en-tête, un fleuron, Tartiste arrive à les enlever en quelques heures à Teau-forte et au burin, en attaquant sa planche d'après une esquisse croquée et lavée du premier coup à Tencre de Chine. Jamais il n'est à court, et sa verve ne se lasse pas. De son ima- gination, comme d'une corne d'abondance d'illustrations, sortent intarissablement tous les genres de vignettes : des cartels baro- ques, des adresses d'orfèvres, des premières pages d'almanach , des lettres grises , des Flore, des Neptune, des Diane, des Bacchus, miniatures de dieux^ — et pêle-mêle : un fron- tispice pour le diocèse de Bayeux, des es- tampes de Don Quichotte, des images pour les Nouvelles ecclésiastiques, des titres pour les cartes publiées par les fameux marchands de cartes Nolin et Bénard, des gracieusetés ai- mables pour orner les classiques de Coustel- lier et faire rêver les yeux des collèges d'alors, jusqu'à de petites planches amusantes pour le Calcul différentiel et intégral, jusqu'à de petites figurines égayant une Démonstration des pro~
I. VAn deux mille quatre cent quarante ^ 1786.
COCHIN. 55
priétés de la Cycloïde! Car c'est par excellence l'enjoliveur de la science, que Cochin. Il a Tesprit, la légèreté d'ingéniosité d'une espèce de Fontenelle. C'est l'homme inimitable, dans ce siècle de M"" du Châtelet, pour faire esca- lader un compas par des gamineries d'amours, semer leurs jeux des nuages et des fleurs, dans la géométrie de Leclerc, égayer de petits culs de lampe les horreurs même de la guerre, et faire de l'éclat d'un obus ou de l'explosion d'une mine un dessin amusant à l'œil comme un dessus de boite du temps.
Cependant, au milieu de cette production énorme et parfois un peu lâchée de Cochin, les artistes remarquaient quelques œuvres tra- vaillées, des morceaux d'ambition plus sé- rieuse, parmi lesquels il faut placer au pre- mier rang des académies encore un peu tail- lées dans le type de Boucher, mais d'une étude carrée et ressentie, remarquables par l'accen- tuation des méplats, l'indication à la fois nette et grasse des attaches de muscles, une savante distribution des lumières, le détaillé des plans dans la masse : excellents, sains et agréables dessins de nature, dont Cochin a fait les plus
L'ART DU XVIII« SIECLE.
Spirituelles et les plus savantes eaux-fortes avec un travail simple et brillant, des tailles larges et souples mourant en traînées de poin- tillé sur le renflement de la forme, un modelé de pointe qui donne à ces figures, à distance, le relief et comme le coup d'ébauchoir d^une terre. C'est au moment de ce succès et de cette reconnaissance générale que Cochin fai- sait un grand dessin sur papier bleu au crayon noir : on y voyait le génie du Dessin au milieu des Arts, s'élevant au temple de l'Immortalité, sous la protection du Roy, pendant que dans le lointain des vieillards décidaient du mérite des ouvrages qu'on leur présentait. Sur ce dessin l'Académie s'empressait de l'agréer le 29 avril 1741 *, et lui en commandait la gra- vure pour son morceau de réception. L'hon- neur de cet agrément si rarement accordé à un dessinateur augmente les commandes et les travaux du graveur à la mode, à ce point que les années se passent sans qu'il trouve le
I. Cochin expose en 1741, 174a, 1743, 17455 i750j i755> 1765, 1767, 1769, 1771, 1773, ^775> 178 1. Nous renvoyons au catalogue Jombert pour les dessins et les estampes exposés à ces salons.
COCHIN. 57
temps de graver ce morceau de réception : en 1 761, il prie TAcadémie de vouloir bien accep- ter, au lieu et place de la gravure comman- dée, son dessin de Lycurgue blessé dans une sédition. Plus de repos : il faut du Cochin à tous les livres qui paraissent. L'infatigable et intarissable artiste illustre \?l Religion, le poëme de M. Racine fils, Bossuet, VHistoire de l'Aca- démie française, par Pellisson et d^Olivet, Sal- lustius, Cornélius Nepos, Virgilius Maro, la Bible de Royaumont, le Règlement pour VOpéra, V Abrégé chronologique de VHistoire de France par le président Hénault, la Gierusalemme libe- rata, la Manière de graver à Veau - forte par Abraham Bosse, une édition des Contes de la Fontaine, Angola, VHistoire des Voyages de Tabbé Prévost, etc.; et ne croyez pas encore qu'il s'arrête? — Tous les jours après son travail, venant passer quelques heures de récréation chez Jombert, il jette en s'amusant, sur la table, un dessin dont il fait, chaque soirée, cadeau à son ami.
Ce labeur infini, incessant, ne Tempêche pas de se pousser dans le monde avec ce qu'il a pour y plaire et y réussir : de la gaieté, de
58. L'ART DU XVIII* SIECLE.
Tesprit, du parlage d'art, une instruction su- périeure à ses pareils, de la tournure, une jolie mine fine, cet air que Diderot lui voit, dans le portrait de Vanloo, à toujours vouloir dire « une malice ou une ordure*», et encore de la souplesse, du « manège » dans la con- duite, à en croire le peu bienveillant Mariette*. Il est entré en relations avec les gens de la cour par son talent, son genre de dessin, les commandes officielles. Il est en rapports sym- pathiques avec le parti des dévots qui semble rhonorer du monopole de toutes leurs illustra- tions, de tous les petits dessins dont la reli- gion d'alors fait le passe-port du livre de piété. Il est assez attaché de ce côté-là pour avoir osé, presque seul parmi les artistes, une cari- cature contre Voltaire dans la Malebosse, Il est intime avec Diderot^ qui Tadmire, le gronde, lui emprunte souvent son expérience, et dé-
I. Le portrait de G)chin a été peint par Vanloo, Roslin, etc., gravé en petit médaillon d'après lui-même, par J. Daullé,
1754.
a. Ahecedario de Mariette, article de Cochin.
3. Salon de Diderot, — Supplément aux œuvres de Diderot,
Belin, 18 18. — Mémoires^ Correspondance^ etc,^ de Diderot,
Garnier, 1841. Vol. II.
COCHIN. 59
molit ses allégories pour les refaire à la plume. Il est apprécié des amateurs d'art tels que Bachaumont^ auquel il dédie le portrait de Nyert, valet de chambre du roi, — bienvenu de Caylus, le grand seigneur antiquaire, — généralement aimé et estimé de ses confrères, capable et digne d'avoir avec quelques-uns d'entre eux, comme avec Wille, cinquante- deux ans d'amitié sans nuage *. Il est lié avec les parlementaires dont il accompagne l'un, l'abbé Pommier, dans son exil en 1771, à son abbaye de Gandelu. Il est le camarade des grandes comédiennes qu'il mène chez le gra- veiu- de leur portrait*. Chez M"® GeofFrinj il est un des plus assidus dîneurs de ses lundis d'artistes, l'oracle de la table et de la maison \ Et de l'amitié familière qui le liait à M'"* du DefFand, il nous reste un curieux souvenir, une petite gravure tirée sans doute à quelques exemplaires pour les intimes, la seule image qui nous fasse entrer dans l'intérieur de Tépis-
1 . Mémoires et Jourruil de Jean- Georges Wille^ Renouard, 1857, Vol. II.
2. Id.
3. Archives de l'Art français. Notice de M. Tardieu.
6o L'ART DU XVIII* SIECLE.
tolaire aveygle. La planche s'appelle, dans le catalogue de Tœuvre de Cochin les Chats an^ gola de M"** la marquise [du Deffand (dessinés et gravés en 1746). Un coin de cheminée à côté duquel s'évase une ample bergère aux pieds de bois, aux bras rustiques, aux larges coussins mollets; sous la bergère, un panier à laine, en osier, à l'apparence de charpagne; contre la cheminée, une petite servante, au- dessus une petite étagère-bibliothèque à trois planchettes de livres; dans Tangle de la pièce, une encoignure avec quelques porcelaines; au fond, dans la boiserie unie et plate, sans ornement et sans moulure, une porte vitrée donnant sur le noir d'un cabinet; et dans l'al- côve qui suit, la tête d'un lit qui parait recou- vert d'une perse à ramages, garnissant égale- ment le mur où l'on aperçoit un petit cartel : telle est la chambre à coucher de M"* du Deftand ; Chardin n'arrangerait pas plus sim- plement celle d'une de ses plus simples bour- geoises. Et pour tous habitants, la tranquille pièce n'a que deux chats, deux chats ayant au cou l'énorme collier de faveiu* qu'ils portent gravés en or sur le dos des livres possédés par
COCHIN. 6i
la marquise : Tun, tout noir, prêt à descendre de la bergère pour disputer à l'autre, tout blanc, une aile de poulet posée à terre siu: une assiette.
Cochin avait bientôt ce qu'on appelait « ses entrances » à la cour même et chez M"** de Pompadour, à laquelle il offrait Tépître dédi- catoire des œuvres de Métastase, où il Pavait représentée sous la figure de Minerve, pro- tectrice des arts. M"* de Pompadour était alors fort occupée de préparer la position et Tave- nir de son frère. Dès 1746, elle Tavait fait nommer à la survivance de la place de direc- teur et ordonnateur général des bâtiments, alors remplie par M. deTournehem; et, quand plus tard, après les trois ans d'apprentissage et d'étude qu'elle imposait à M. de Vandières pour le rendre digne de sa place, elle pensait à lui faire compléter son éducation de connais- seur par un voyage en Italie, c'était sur Cochin qu'elle jetait les yeux pour servir de Mentor à son goût; et Cochin accompagnait avec Souf- flot et l'abbé Leblanc, le futur surintendant des Beaux-Arts « à cette source, conune il l'appelle, où se puise la connaissance des
6a L'ART DU XVIII- SIECLE.
vraies beautés de Tart * » . Les voyageurs par- taient le 20 décembre 1749. Ils revenaient à la fin de septembre 1751, Cochin si chargé de notes et si bourré de descriptions, qu'il en remplira trois volumes.
Au retour, Cochin se trouve être Tami de Tex-marquis de Vandières devenu M. de Mari- gny, lié à lui par tous les rapprochements du voyage ; et la faveur que lui accordent le frère et la sœur ne tarde pas à éclater. Presque au débotté, le 27 novembre 175 1, Cochin est reçu par acclamation à FAcadémie ; et Coypel venant à mourir Tannée suivante, il est aussitôt nommé garde des dessins du roi (23 juin 1752). La marquise lui ouvre le spectacle des petits ap- partements, lui en fait exécuter la carte d'en- trée badine, se laisse peindre par lui à l'aqua- relle, montée sur ce petit théâtre intime et royal de ses talents, dans une représentation à'Acis et Galathée * ; elle le choisit encore pour retoucher à ses eaux-fortes , pour mener au fini l'estampe commencée par elle pour cette
I. Voyage d^ Italie ou Recueil de notes j par M. Cochin. Jom- bert, 1769,
a. Dessin possédé par M. le comte de la Beraudière.
COCHIN. 63
édition de Rodogune imprimée sous ses yeux, avec Tindication Versailles, au Nord,
Pour M. de Marigny, Cochin en était de- venu rinséparable , Thomme de compagnie attaché à sa personne, le suivant habituel, ne manquant jamais dans ce groupe de familiers escortant le frère de M"' de Pompadour à Tou- verture des expositions du Salon. Une suffisait pas à M. de Marigny de Ta voir sous sa main au Louvre ; il Temmenait dans son voyage de Flandre et de Hollande. Et à la vente de sa succession, on vit passer le souvenir de tous les séjours de Tartiste à Marigny, dans cette série de vues de tous les côtés du château, du marché, des environs et du joli hameau au joli nom : Ecoute s'il pleut * . Si près des bontés du frère, si près des grâces de la sœur, Cochin ne pouvait manquer d'accumuler les places, les honneurs, les bénéfices. Le 25 janvier 1755, il était nommé secrétaire et historiographe de i'Académie royale de peinture et de sculpture. Depuis longtemps déjà, logé au Louvre, il y
I. Catalo^e de différents objets de curiosité dans les sciences et arts qui composaient le cabinet de feu M. le marquis de Menars, par Basan et JouUin. Paris, 178 1.
64 L'ART DU XVIII» SIECLE.
occupait deux logements * . Au mois de mars 1757, ses protecteurs lui faisaient con- férer des lettres de noblesse*, et plus tard le cordon royal de Saint-Michel. Tout] douce- ment, par Tascension naturelle de sa position, il devenait le conseiller de la surintendance, lliomme entièrement chargé du détail des arts, — cette dépendance ordinaire de la place de premier peintre dont s'était fait décharger Carie Vanloo, — Tarbitre des récompenses et des encouragements, l'examinateur des pro- jets, le rapporteur bienveillant des requêtes, ainsi que le témoigne cette longue lettre :
Monsieur^
Vous me permettei de vous présenter mes idées sur les bienfaits que vous avei à répandre. Cette confiance que vous me faites l'honneur de m* accorder est ce qui pouvoit m'arriver de plus Jlatteur^ mais elle m' alarme sur mes lumières ; et je ne puis m'empécher de craindre de ne pas réfléchir avec asseï de justesse. Je ne me rassure qû*en pensant que vous me pardonneriei si je n'envisageois pas toujours les choses du côté le plus convenable^ et que vous redresserei mon jugement en ne lui donnant que le degré de valeur qu'il pourra avoir
1. Les numéros 26 et 27. Archives de l'Art français. Vol. I.
2. Archives de l'Empire, Ordonn. X. 8752.
COCHIN. 6$
par lui-même et sans égard à Vaffection dont vous m'ho^ norej.
Vous m'ordonne^, monsieur, de vous parler au sujet du sieur Loriot , qui a trouvé le secret de fixer les pastels et qui vous Va confié ; je me garde bien de prétendre imaginer ce qu'il vous convient de faire à son égard : vous seul pouvej combiner le rapport de sa découverte et son utilité avec la magnificence du Roy, Je ne puis vous marquer que Vidée que
•
J'ai de ce monsieur. J'ay de l'estime pour lui, non^seulement à cause de l'utilité de son secret, mais encore parce qn'il me paroist que c'est un homme très^industrieux et qui applique ses talents à des découvertes vraiment utiles. Je scay qu'il vous a supplié de lui accorder une pension de douie cents livres et la continuation de l'usage de son secret pendant sa ne. Je ne trouve point sa prière excessive, et voici quelles sont mes raisons. Si toute son industrie s'étoit bornée à la découverte de ce secret qui peut avoir été trouvé par hasard, peut'^tre n'est^il pas en soi asseï important pour mériter une telle récompense; mais si l'on y Joint la découverte d'un moyen dUtamer les glaces (qui a de grands avantages sur celui qui est en usage) de la perfection duquel il est asseï près pour qu'on pût dès à présent le préférer. Si d'ailleurs je considère l'histoire de sa vie, Je vois qu'il avoit trouvé un moyen de perfectionner les fers blancs, dont il a de bons cer~ rificats. De plus, diverses améliorations dans les métiers à faire des étoffes et des rubans, qui les faisoient opérer avec plus de vitesse. Toutes ces choses sont assej bien prouvées, et, quoiqu'elles n'ayent servi de rien à sa fortune par diffé^ rentes causes, elles prouvent du moins que son industrie est très-utile et qu'il est important d'empêcher qiielle ne tourne au prqfit de l'étranger. Par conséquent il paroist qu'il seroit
n, K
66 L'ART DU XVIII» SIECLE.
utile de lui procurer le moyen de vivre honnestement et de continuer des recherches qu'il tourne â Futilité générale. Je ne vois qu'une objection qu'on puisse faire au bien que vous lui feriein Quelques artistes au premier coup d*ail trouveront peut'-etre étonnant qu'on donne une pension plus forte pour avoir trouvé un secret^ qu'on ne leur en donne en récompense de leurs talents. Mais cette même objectiony les militaires la leur font tous les jours y et ne trouvent pas moins étonnant qu'un homme à talents ait des récompenses plus fortes qu'un qui expose sa vie pour l'Etat ; ils ne font pas attention que leur nombre empêche qu'ils ne soient récompensés à l'égal de l'estime qu'on leur doit. Ce cas est â peu près le même^ le nombre des artistes est assej grand pour forcer â borner leurs récompenses, le y c'est un homme seul qui est ingénieux et qui étant encouragé peut perfectionner différentes choses qui le rendroient peut-^tre plus utile à l'Etat que ce que le Roy feroit en sa faveur ne seroit considérable. De plus, cette pen^ sion T^a pas de succession comme en ont celles données â l'Académie^ et retourne au Roy même quand vous lui accor^ deriei la grâce qu'il désireroit en en laissant quelque partie â sa veuve. Après sa mort^ tout cela s'éteindra.
Quant à ce que vous m'ordonnes de le charger de fixer ceux d'entre les dessins du Roy qui pourront en avoir besoin^ je commencerai par un portefeuille d'environ deux cents deS' sins de Boels, études d'animaux ^ très^belles. Cette opération y est d'autant plus nécessaire^ qu'ils sont mêlés d'un peu de pastel qui ne subsisteroit pas longtemps sans ce secours. Ainsip monsieur^ je vous prie de me donner l'ordre de lui confier les dessins du Roy sur son récépissé.
Quant au prix y il a toujours déclaré qu'il en passeroi^ par la loy qu'on voudroit lui imposer ^ et qu'il les feroit même
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volontiers gratis en reconnoissance du bien que vous voudriez bien lui faire ; mais comme le Roy ne vend point les grâces qu'il accorde^ je pense qu'il est mieux de convenir d'un prix, il fait payer chaque dessin aux particuliers dix sols, Je crois qu^on peut les réduire pour le Roy â six sols à raison de la quantité ^.
Les sculpteurs qui peuvent prétendre â la pension vacante par la mort de Aï. Vinache sont principalement M. A, Slodtj et Aï, Falconnet; Us sont tous les deux très-^iistingués dans la sculpture, et Je vous avoueray, monsieur, que la modicité de la pension de 200 francs me paroît peu digne de leur mérite, s'ils n'avoient pas l'espérance de pouvoir faire le troque lorsqu'il viendra à en vacquer quelque autre, ils se trouveroient qi^ils auraient une moindre récompense que les autres sculp^ teurs, dont quelques'^wts ne les valent pas. Je crois donc, si vous le Jugei à propos, monsieur, que cette pension ne doit être regardée que comme une introduction à en avoir une meil~ leure par la suitte, et qu'elle devroit toujours rester au der~ nier à qui elle serait seulement une marque qu'il entre en rang pour avoir part aux bienfaits du Roy.
A l'égard de la préférence qu'il vous plaira donner â l'un d'eux, Je ne vois d'autre moyen de se déterminer que la difr férence de leurs talents. Ils ne sont pas plus avancés du coté de la fortune l'un que l'autre, et puisque Je dois vous parler avec vérité, je crois que quoique Aï. Falconnet soit un excel^ ^ '
I. On lit en marge de cette lettre que nous possédons : ff Demande au Roy : 1000 * de P'" au S' Loriot de fixer ses dessins à raison de 6 sols pièce. Que son secret sera déposé au bureau des Bâtiments pour n'en estre fait usage public qu'après sa mort. »
68 L'ART DU XVIII* SIECLE.
lent sculpteur, M, A, Slodti lui est encore supérieur en beaucoup de choses et principalement par la grandeur de sa manière^ la beauté de ses caractères de teste et Part de traiter les draperies. Ainsi, monsieur^ je pense que c'est à lui de passer le premier.
Je suis très-respectueusement^
Monsieur,
Votre très humble et très-obéissant serviteur,
C.-N. COCHIN.
A mesure que les années passent, que les deux hommes s'unissent par un peu plus de leurs jours passés ensemble, que la graisse envahit ce charmant bel homme de M. de Ma- rigny, Talourdit de paresse et d'insouciance, rinfluence de Cochin grandit, et elle finit par être, derrière le surintendant et sous sa signa- ture, le vrai gouvernement de Tart et de l'Aca- démie jusqu'au bout du règne de Louis XV, — un gouvernement de bon camarade, après tout, pour les artistes.
Parvenu à cette fortune, à cette faveur, à cette grande place par un charme d'agrément personnel, une certaine souplesse et son ta- lent, Cochin s^y consolide et s'y établit par une autorité qu'on ne rencontre presque jamais
COCHIN. 69
chez les artistes de son temps, Tautorité de récrivain, et de récrivain d^art. Cochin, il ne faut pas Toublier, est le professeur du goût public dans le Mercure de France. Il est Tes- théticien de l'art contemporain. 11 en formule les principes, les règles de jugement, la doc- trine. Il fixe et arrête les tendances, les préfé- rences de Tartiste, de l'amateur et du connais- seur du XVIII* siècle français. Il rédige le caté- chisme des admirations de l'époque, dérange l'ordre et la consécration des chefs-d'œuvre italiens. Il représente l'indifférence de la pein- ture française pour les maîtres trop hauts et trop sévères, son aveuglement complet pour toutes les origines des écoles d'Italie, l'entraî- nement général alors vers le Guide. Dans sa Lettre à un jeune artiste peintre y sous les louanges froides données aux noms divinisés par le culte des siècles, l'on sent la ten- dresse de sa critique aller à Piètre de Cor- tone, le maître de Boucher, et à tous les ta- bleaux de sa descendance. Pourtant avec l'illusion de ses autres confrères qui s'y trompent pendant tout le siècle, Cochin croit avoir rapporté d'Italie le « grand goût ». Il
70 L'ART DU XVIII» SIECLE.
est persuadé que tant de notes, de dessins, d'études d'après les décadents, lui ont révélé la pureté du style|; et le voilà, — curieuse con- tradiction, — lui, Tartiste dont toute la valeur est de crayonner les grâces de son siècle, le voilà qui se fait, de tous les juges grondeurs d'alors, le plus injuste aux grâces dont il sort et dont il est le talent gâté. Il se drape en régent pédant, en censeur de la Rocaille. Il oublie tout ce qu'il a pris à cette ornementation qui fait le cadre de toutes ses compositions; et, embrassant dans ses anathèmes et ses attaques orfèvres, ciseleurs, sculpteurs pour les appar- tements, il dénonce au public l'abondance, la folie des ornements extravagants et déraison- nables, les artichauts, les pieds de céleri, les herbages, les ailes de chauve-souris, les mon- tées de palmiers contre les boiseries, le tour- menté des flambeaux, le tortuage des choses faites pour être carrées, le couronnement de tous les contours en S qui semblent avoir ap- pris d'un maître d^écriture leurs mauvaises formes, l'arrondissement de tout empêchant de placer un meuble ou une chaise, la mono- tonie ennuyeuse d'une maison aux portes et
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aux fenêtres cintrées depuis le bas jusqu'aux mansardes. Et ne lui parlez du prétendu maî- tre de ce décor, Meissonnier : bombeur de toutes corniches, cintreur de toute ouverture, inventeur de contrastes, faisant rondir et ser- penter toute forme dans un cartel, — Cochin ne trouve pas assez de qualifications mépri- santes poiu- cet assassin de la ligne droite*. A ces explosions de bon goût se mêlent à tra- vers les volumes et brochures d^art du peintre, des dissertations sur TefFet de la lumière dans les ombres relativement à la peinture; sur les portraits, sur Tillusion, sur la connaissance des arts du dessin, sur le costiune, sur la cou- pole de Sainte-Geneviève: des biographies de Slodtz, de Massé, de Deshayes; des ironies contre les donneurs d'idées, une nuée de pen- seurs pour tableaux qui commençait à s^abat- tre sur l'art et Tassommait déjà. Cochin écrit encore des revues, des critiques de Salon (1753 et 1755), vives attaques contre les brochiu-iers où il se fait le vengeur des colères et des
I . Supplication aux orfèvres^ ciseleurs ^ sculpteurs en bois pour les appartements et autres^ par une société à' artistes, (Recueil de quelques pièces concernant les arts, 177 1.)
72 L'ART DU XVIII» SIECLE.
blessures de ses confrères, de tout ce suscep- tible monde de Tart fort étonné de voir cette nouveauté inouïe : les gens de lettres se mê- lant de leurs affaires, jugeant leurs talents, et s'enhardissant à leur distribuer depuis quelques années le blâme et Téloge dans le plus petit bout de journal qui paraissait. Les ripostes ne tardèrent pas; et Tattaqueur eut bientôt à se défendre contre VObservateur littéraire de Fré- ron. Grande bataille alors, la première des peintres et de la critique. On persifle Cochin, on se moque de sa prétention à récuser le ju- gement des gens de lettres, « trop éclairés et trop pénétrants pour certaines petites charla- taneries ». On se moque des écrivains de ha- sard qui n^admettent de juges compétents que ceux qui savent le jargon et les petites conven- tions des ateliers. On rit du peu que les ar- tistes demandent pour faire un écrivain, et de tout ce qu'ils demandent pour reconnaître « un connaisseur pour les arts ». Enfin, ce sont tant de morsures et de tous les côtés que Co- chin s'impatiente et lance les Misotechnites aux enfey^s *, joli petit volume illustré de satiri-
I. L,es Misotechnites aux enfers ^ ou examen des observations sur Us artSjpar une société d^amateurs. Amsterdam, 1773.
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ques têtes de pages et bourré de traits allusifs vieillis depuis^ mais foudroyants alors pour Philakei, M. de Lagarde, le rédacteur des Ob- servations, qui du coup fiit guéri de l'envie de toucher à Cochin. Ainsi maître du terrain, le peintre écrivain ne reprendra plus sa plume que pour un badinage. Quand paraîtra la Let-- tre de Raphaël, entrepreneur général des ensei- gnes de la ville, faubourgs et banlieue de Paris, cette poissarderie à la Caylus qu'on dirait sor- tir de la (c Société du bout du banc », Thisto- riographe de TAcadémie, sous le pseudonyme de Jérôme, râpeur de tabac, fera une spiri- tuelle réponse à Tentrepreneur d'enseignes dans la même langue forte en gueule ^
I. Lettre sur les peintures j gravures et sculptures qui ont été exposées cette année au Louvre^ par M. Raphaël^ peintre de V Aca- démie de Saint-Luc, entrepreneur général des enseignes de la ville j faubourgs et banlieue de Paris ^ à M. Jérôme^ son amij râpeur de tabac et ribotteur. Septembre 1769. — Réponse de M. Jérôme^ râpeur de tabac ^ à M» Raphaël^ peintre de V Académie de Saint-- Luc^ etc. — Cochin a beaucoup écrit sur toutes choses. Indé- pendamment de ses travaux d'art très-nombreux et fort incomplètement catalogués dans la France littéraire de Qué- rard, il a publié des lettres sur TOpéra, des projets de salle de spectacle, etc. H a encore publié une comédie : Les Amours rivaux j ou l'Homme du monde, Paris, 1774.— Un article du Ma- gasin Encyclopédique de Tannée 1795 mentionne un manuscrit
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Les travaux de récrivain, les occupations de secrétaire de TAcadémie, — une charge qu'il prend un peu plus à la légère que son prédé- cesseur Lépicié, — mais qui pourtant lui fait rédiger de temps en temps quelque vie d'aca- démicien défunt, ou lire quelque mémoire sur le costume ou les arts du dessin à l'Académie, la direction de la surintendance, la vie de la cour, mêlée à une vie de plaisir que nous indique Diderot, ce vif et actif Cochin, si répandu, mène tout cela de front, sans que sa produc- tion de graveur s'arrête, souffre même — mal- gré ce que dit Mariette — le moindre ralentis-
lëg^é par Cochin et existant alors à la Bibliothèque nationale, un manuscrit de cinq cents pages entièrement de sa main. Ce manuscrit contenait des anecdotes sur les Slodtz, sur Bou- chardon, sur la tyrannie de M. de Caylus; des espèces de mémoires de l'art du temps, où, d'après l'analyse du Magasin Encyclopédique^ perçait une amertume à la Chamfort, Tamer- tume d'une vie d'homme de talent vécue dans la société des grands, une vengeance contre ces importants riches^ contre ces Mécènes de cour et leur bas valets, si bien peints déjà par le vers de Gresset : « Des protégés si bas, des protecteurs si bétes...» Les catalogues des manuscrits de la Bibliothèque impériale ne contiennent nulle trace de ce manuscrit, et les recherches qu'a bien voulu en faire, sur nos indications, M. Mabille, dans le fonds français, n'ont malheureusement abouti à aucun résultat.
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sèment ^ Dans le feu de la faveur, il achève entièrement à Teau-forte cette œuvre d^im- mense patience, la terrible planche si chargée de la grande galerie de Versailles, manquée par Laurent; il redessine et fait les traits des 276 planches du La Fontaine d'Oudry ; il dirige et retouche les 16 grandes estampes chinoises ; et des ports de Vernet, des 14 grandes es- tampes panoramiques de nos villes maritimes, il grave àTeau-forte toutes les figures et même une partie du paysage*. Et le dessinateur ne chôme pas plus que le graveiu". Il jette sur le papier ces grands dessins de fêtes, de specta- cles, de divertissements, de ballets, pour quel- ques-uns desquels on n'a pas osé faire la dé-
I. Mariette, dans sa note critique, fait à Cochin un reproche mieux fondé. Il lui reproche sa seconde manière de dessin, ambitieuse et tendue, bien inférieure, à son sens, à la gentil- lesse de la première, perdue, croyons-nous, par le dessinateur dans ce voyage d'Italie, fatal et comme écrasant pour presque tous les talents français au xviii* siècle, leur ôtant leur qua- lité d'originalité, l'esprit, et ne leur donnant rien de la force et de la moelle des chefs-d'œuvre.
a. L'œuvre de Cochin est immense : il compte près de quinze cents pièces, dont nous mentionnons ici encore quel- ques-unes, comme des documents pour l'histoire des mœurs du temps : — La décoration du théâtre pour la représentation des tragédies du collège des Jésuites à Rennes ^ à l'occasion de la distri-
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pense de la gravure, et qui étonnent par la grandeur, le fourmillement du détail. Précieux et délicats dessins, de la touche- la plus vive et la plus charmante : le coup de crayon, le coup de plume, semblent y jouer, toujours adroits, avec de petites indications courantes et brèves, relevant et exphquant partout l'es- prit de la composition, de l'architecture, des personnages. Et que leur manque-t-il à ces spirituelles miniatures pochées, d'assemblées et de foules? Un peu du rayon d'une main de peintre, un jeu plus vif d'ombre et de lumière. Cochin a le tort de les laver du lavis du temps, de cette aquarelle froide, sale, inharmonieuse, toujours transpercée par le gris de Tencre de
htaion des prix; — Le frontispice du Catalogue raisonné des cu- riosités du cabinet de M, Quentin de Lorengere; — Billet de bal paré à Versailles pour le second mariage du Dauphin^ 9 fi- vr'ur 1747; — petit trophée mortuaire gravé au bas des billets d'invitation pour les services des morts de la loge de Sainte-Geneviève; — Pantin et Pantine^ deux figures à mi- corps dont les bras et les jambes étaient postiches, d'après Boucher et Natoire; — les Armes de madame de Pompadour pour être collées sur les livres de la bibliothèque de la mar- quise; — madame Jombert couchée dans son lit^ madame B.,,^ son amiCj assise au pied du lit, dessinée diaprés nature par Co- chin fils en 1750, et gravée par Tabbé de Saint-Non; — une Dame faisant un médiueur^etc.y etc.
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Chine ou Tépargne jaunâtre du papier, plate, sans effet, sans coup de jour ni teinte envelop- pante, et devenant, dans les groupes où Cochin veut la pousser au vif, un bariolage criard d'imageries de Basset et de vues d'optique co- loriées de répoque. En dehors de ces grands dessins, il est un sujet auquel son crayon semble revenir avec amour, avec une espèce de reconnaissance. 11 le répète, il le cherche, il le retourne. Il en fait des vignettes in-folio. Il en orne des lettres grises. Il y met sa pensée comme à un souvenir d'un lieu de son enfance, à une école aimée où il a trouvé ses talents et la gloire, à un berceau de sa carrière et de sa fortune. Ce sujet est VAcadémiey la représenta- tion du travail des élèves d'après la nature ou la bosse. Les dessins qu'il se plaît à en faire à la pierre d'Italie sur papier jaunâtre sont des meilleurs de son œuvre, de ceux que nous avons eu le plus de plaisir à rassembler. L'un, bien connu par la gravure, portant au bas : le Concours pour le prix d'expression fondé dans l'Académie de peinture et de sculpture, par le comte de Ca/luSy montre, sur le mur disparais- sant sous les esquisses, le modèle de femme
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en grand habit de ville, des lauriers dans les cheveux, posant devant les élèves qui dessi- nent, leur carton sur les genoux, sous l'in- spection d'une ligne de professeurs, tête nue, la main sur la pomme de leurs cannes, dont se détache très-reconnaissable le profil de Co* chin. A côté de ce dessin achevé, caressé et demeuré léger sous l'application, un autre, un peu moins fait, représente encore le modèle de femme, mais cette fois dans des draperies, le dos presque tout à fait tourné, un bout de profil couronné de roses ; tandis qu'étages sur trois rangs, les élèves, le crayon à la main, garnissent les bancs de toutes les poses appli- quées, pliées, penchées, de l'attention et du travail. Enfin un troisième, simplement es- quissé, mais non moins curieux, nous fait as- sister à la séance du modèle d'homme nu, couché sur la table à modèle, entouré d'un large cercle d'élèves habillés de Thabit carré du Dessinateur de Chardin et dessinant comme lui, les jambes sous eux, assis à terre*
Et ce n'est pas encore là tout l'œuvre du dessinateur : Cochin complète de jour en jour sa collection de médaillons. 11 poursuit son
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iconographie du siècle, ajoute à cette longue série de petits profils des célébrités contem- poraines, à ce défilé en buste des hommes, des femmes de la société, de la coiu*, de TAcadémie, des lettres, de la médecine, de la science, des amis de M""*" GeofFrin, des pas- sants étrangers de distinction, de tout visage d^alors qui portait un nom, un talent ou une grâce. Et combien en a fait Cochin, de ces petites efiîgies frappées comme des petites médailles, bien souvent échappées à la gra- vure *, et dont le dessinateur envoie d'un seul coup deux douzaines à TExposition, tant il lui coûte peu de saisir, dans le rond d'un écu de six livres, avec quelques coups de pierre d'Italie, un crayonnage à la fois miniatiu-é et large, rarement rougi d'un rien de sanguine, ces physionomies dont il attrape, d'un tour de main, la ressemblance, — une ressemblance merveilleuse, au dire des contemporains. Au Salon de 1753, des gens qui n'avaient pas vu M. de Troy et le père Jaquier depuis quinze
I. Le Catalogue de V œuvre de Cochin ^ par Jombert, qui s'ar- rête en 1770, en indique 121.
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ans^ les reconnaissaient à première vue*. Les applaudissements du temps ne man- quent pas à Tartiste. La critique le comble d'éloges; chacune de ses expositions est un triomphe. Dès 1741, ses productions sont dé- clarées inestimables. Le public y passe des heiu-es d'amusement, et s'écrie : « Que fera- t-il donc dans la suite, s'il produit des choses si finies à Tâge qu'il a*? » Fertilité, justesse, exactitude de la main, on lui reconnaît la per- fection dans tous les genres auxquels il touche. Les amateurs parlent, comme de merveilles, des exactes, exquises et agréables copies d'après les plus grands maîtres, qu'il a rap- portées de Rome*. D'année en année, l'en- thousiasme croît, s'exclame plus haut, éclate. En 1769, devant « le neuf, la précision, les traits de flamme de l'Histoire de France », on l'appelle le dessinateur de l'esprit, du goût, de
1. Observations sur les ouvrages de Messieurs de V Académie de peinture et de sculpture exposes au Salon du Louvre en Van- née 1753.
2. Lettre à M. de Poires son Chamarande au sujet des tableaux exposés au Salon du Louvre^ I74i«
3. 1755. Seconde lettre à un partisan du bon goût* — Senti- ment sur plusieurs des tableaux exposés au Louvre cette année.
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la science; de la pensée*. Les vers travaillent à sa gloire. La Muse errante au Salon (1771) l'appelle : « Grand artiste, éclairé d'un céleste rayon... » En 1775, les Observations sur les ouvrages exposés au Louvre commencent ainsi : « Quelque rassasié que M. Cochin puisse être des éloges reçus en tant d'expositions...' » Et Diderot lui-même, emporté par l'éblouisse- ment public, finit par le reconnaître pour le « premier dessinateur français » .
Cochin pourtant est loin d'être ce grand artiste que se figurait le temps. Ce sont au- jourd'hui, pour nous, de bien faibles dessins que ses dessins les plus sérieux, les plus loués par le goût de son siècle ; et le vignettiste, s'atta- quant aux chefs-d'œuvre de Rome, semble un interprète bien mince et bien petitement cor- rompu. Ses compositions académiques, dont le bruit fiit presque égal à la révolution future de David : le Brutus qui fait mourir ses JilSy le Virginius qui tue sa Jille, le Lycurgue blessé dans une sédition, ne nous donnent la sensa- tion des mâles terreurs de l'antiquité qu'af-
1. Lettre sur le Salon de peinture de 1769.
2. Observations sur les ouvrages exposés au Louvre j 1775.
II. 6
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fadie et profanée dans une molle traduction. Et quoi de plus passé, de plus mort à présent dans cette œuvre, que ce genre auquel Co- chin s'était spécialement voué, et qui lui valut, dans Testime de Tart, une si haute place, une reconnaissance de grand peintre d'idées, presque un brevet de génie? C'est pourtant là, dans le bel esprit de la vignette, dans la plus mauvaise poésie du xviii* siècle, c'est dans VAl- légorie que Cochin a dépensé le plus d'effort et de travail. C'est par là qu'il espérait la gloire que le râpeur de tabac Jérôme promet à ses dessins pour l'abrégé de M. le prési- dent Hénault : « de vivre les années de cet immortel ouvrage. » UAllégorie lui semble, comme à tous les faux délicats d'alors, « le voile délicat sous lequel la morale présente aux hommes des vérités consolantes, des pré- ceptes utiles » . A tout moment, avec Diderot, il s'enflamme sur des tableaux emblématiques, des symbolismes d'urnes, de Mort foulée aux pieds, de Temps à la faux brisée, de figures parlantes '. Cochin passe maître dans ce genre
I. Mémoires de Diderot. Vol. IV. — Correspondarue de Grimm. Vol. V.
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si goûté, qui va jusqu'à habiller dans Vlcono- logie tous les mouvements de Pâme humaine. Ce ne sont, dans son imagination, qu'incarna- tions d'idées abstraites et métaphysiques. Sa tête travaille à des Apothéoses de Roi protec- teur des arts et des sciences. Il précipite les Religions pour recevoir, dans des gloires, les âmes de princes portées sur des lits de têtes d'anges à collerettes d'ailes. Pour la fausse convalescence de la Pompadour, il grave une sorte d'ex-voto à Hygie chassant avec un ca- ducée une Parque aux ailes de phalène. Au- tour des funérailles, il personnifie les Vertus, la Valeur, la Justice, la Vigilance, TEtude, la Prudence, la Pudeur, la Tendresse conjugale. 11 fait déchirer par un squelette le voile de la modestie d'une vie, écrire par l'Histoire dans un livre placé sur la poitrine de Saturne, qui a les mains enchaînées derrière le dos. Dans ses Temples de Mémoire, il mêle l'ex-voto au ma- drigal, le Paradis à l'Olympe, les rayons chré- tiens à la foudre païenne, les champs Elysées de Fénelon aux nuages de l'Encyclopédie ; fait planer Minerve avec son hibou à coté de la Foi avec sa croix. Il illustre une histoire de France
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en rébus avec des fonds où Ton voit Tlgno- rance du moyen âge aller dans la nuit, en bon- net d^âne, les yeux bandés ; il peint en groupes amphigouriques les règnes des rois à cuirasse, entourés d^uu tourbillonnement d'éclairs et de Renommées sonnant la trompette des événe- ments. Jeux puérils d'ingéniosité, imbroglios de finesse, d'attributs, d'allusions, charades sentant la poésie jésuite et la dictée d'im abbé de Marsy, où reviennent toujours les lourdes Vertus, les rondes et niaises figures d'Idéal, les bovines tètes de femmes du dessinateur monotone. Sur cette pente, Cochin ne s'arrê- tera pas. n ira jusqu'à cette Iconologie qui re- présente : V Affabilité, par une jeune fille simple, modeste, coiffée d'un voile très-clair, tenant des roses et une guirlande de fleurs ; V Affec- tion, sous les traits d'une femme habillée en vert, une poule et un lézard à ses pieds, des ailes au dos pour signifier sa célérité à voler au secours des personnes ; le Scrupule enfin, comme un vieillard inquiet, regardant le ciel, en tenant un crible d'où s'envole la paille qu'il sépare du grain *.
I. Iconologuou traité complet des AlUgorUsj Emblèmes j etc.;
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Le vrai talent de Cochin est d'avoir été le dessinateur-décorateur des fêtes et des pom- pes de Louis XV. L'artiste en donne Tesprit, le mouvement, la grâce tortillée. Il nous donne la politesse courant dans les saluts, la car- rure des petits habits, la vivacité des ren- contres, le gonflement des révérences, la désinvolture des gentilshommes, la main dans le gilet bombé; les petits seigneurs bien cam- brés, bien campés, Thabit carré, Tépée en brette ; les figurines de petites fenunes avec leur taille de poupée et leur envergure de robe à la Watteau. 11 nous montre les sociétés décrois- sant dans la perspective des plans, et arrivant à des proportions de quelques lignes qui gar- dent le geste, la tournure, l'expression, la physionomie. Feuilletez ces pages où il a fixé le souvenir des réjouissances ou des tristesses publiques du temps, vous verrez quel habile artiste est le dessinateur-graveur pour grou- per des bourgeois devant Tillumination de la rue de la Ferronnerie. Et jette-t-il une cour de Meudon devant un feu d'artifice, comme il
ouvrage utile aux artistes, aux amateurs, et pouvant servir à l'éducation des jeunes personnes. »
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sait semer un public de duchesses et de grands cordons sur des chaises ou sur l'herbe, mêler des groupes, pencher des têtes, renverser sur le gazon, des paniers aux cerceaux à demi sou- levés, faire tendre des mains d'homme à des spectatrices assises, distribuer harmonieuse- ment toute une pyramide de têtes dans Tom- bre! Partout, dans ces assemblées de beau monde, quel balancement et quelle variété des attitudes! Quelle vie dans toutes ces petites marionnettes de l'attention, dans ces curieuses, le nez en l'air! Voyez-vous ces petites femmes poussées et traînées sur des fauteuils à para- sol en baldaquin, ces autres en mantelet et en fanchon noire, bouffantes et rengorgées, se promenant sur le sable du jardin, toutes un éventail à la main. Les abbés, leur petit man- teau envolé du dos, passent en saluant. Des ducs causent appuyés sur leurs cannes. A la marge de marbre des bassins, la paresse s^étend et s'accoude. 11 y a des pas de sei- gneurs qui se tendent comme pour un qua- drille, et des marches tendres de couples qui vont doucement, la jambe de l'homme chaus- sée de soie, poussée par le ballon de la robe
COCHIN. 87
de. la femme : c^est le jardin de Versailles qui revient par un jour de fête. Et voulez-vous les cérémonies du Palais, de sa grande Galerie, de sa grande Ecxirie, son Théâtre, sa Chapelle, avec leurs majestueux événements d'un jour, voulez- vous les messes, les danses, les jeux? Peu d'hommes aussi adroits que Cochin pour vous donner l'illusion et Téblouissement de ces déploiements de luxe royal, ordonnés par le premier gentilhomme de la chambre. 11 sait spirituellement remplir ces estrades, ces tribunes, de femmes de la cour, il les groupe conune en bouquets, il les penche Tune siu- l'autre en médisances chuchotantes ; il excelle à ces rampes de tètes, à ces premiers plans de dos de seigneurs battus des larges bourses de leurs perruques, et montrant des bouts de . manchon; et encore à ces jeux dans la grande Galerie, encombrée de tables, où le Roi et la Reine « tiennent appartement », le Roi jouant au lansquenet, la Reine au cavagnol.
Il a des planches, comme le mariage du Dau- phin dans la chapelle de Versailles, où toute la cour semble éclater de richesse et de magnifi- cence. Sous la coupole, entre les deux colon-
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nades de Féglise, dans le chœur, on sent se presser tous les grands noms, toutes les charges, toutes les dignités, toutes les beautés et toutes les grandeurs de la cour : les officiers du Roi , les dames de la Reine, dans ces habits d'or et de broderie, ces robes sur grand panier, ces corsages busqués de pierres précieuses, ces grappes de têtes de femmes aux cheveux ruis- selants de diamants, le repentir sur une épaule; — armée de duchesses qui font cercle sur trois rangs autour de la bénédiction de Panneau nuptial que le Dauphin passe au quatrième doigt delà main gauche delà Dauphine. Quelle grandeur encore, quel éclat, quelles perspec- tives de minois, quel rappel, quelle présence, pour ainsi dire, du spectacle et des spectateurs, dans ces figurations d'un spectacle à la grande Ecurie : le théâtre de cinquante-six pieds de profondeur où résonnent les vers de Voltaire et la voix de Clairon ; la salle prodigieusement ornée, tarabiscotée, ses galeries en portique, aveuglées du feu des milliers de bougies, de ses girandoles, de ses candélabres chantournés ; les loges à ventre regorgeant de spectatrices, inondées de lumières, et en bas, devant la
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balustrade de Porchestre, le grand carré vide et respectueux bordé de quatre lignes de femmes en grand habit^ qui s'étend, — conune le tapis d'un trône, aux pieds des deux fau- teuils du Roi et de la Reine, des deux tabou- rets du Dauphin et de la Dauphine !
Où retrouver la solennité superbe d'un Bal paré de 1745, sinon dans cette vue de la salle du Manège couvert, montrant tout ce resplendis- sement de lustres pendus au plafond par des Amours avec des guirlandes de fleurs, sous le feu des milliers de flambeaux à branches , à pen- deloques de cristal, reflétés dans les glaces ; — une espèce de théâtre à estrade, laissant une sorte de grande scène solennelle à la majesté du menuet dansé par le Dauphin et la Dauphine ? Et comme il déroule les panoramas de fête, les ordonnances réglées par M. de Richelieu ou M. de Bonneval, il déroule aussi, avec la même entente des foules, le même goût d'arrangement, le même sentiment de somptuosité ornemen- tale, les grandes pompes funèbres qu'inventent les Perot et les Slodtz, pour être les apothéoses du néant royal ou princier. Cochin est le spé- cialiste sans égal pour] donner l'impression de
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ces grandes basiliques, Saint-Denis ou Notre- Dame, sombrées dans le noir des vastes ten- tures trouées du feu blanc des cierges gré- sillant de lumière, sur un fond de nuit. Il se montre le vrai dessinateur de la Mort-Pom- padour dans ces grandes planches d^enterre- ments ou de pompes funèbres qui ressemblent aux opéras du tombeau, avec le dais fleurde- lisé à la voûte ; le nuage de ballet sur lequel flotte le squelette armé de sa faux; le cercueil ronflant, sur le soubassement orné d^une mytho- logie de fontaine de Versailles; la grotte de TEternité ornée de nymphes, d'Amours et d'un vieux Fleuve ; la chaire empanachée comme un lit à la polonaise; le prélat en dentelles gesti- culant Toraison funèbre ; les « Princesses du deuil » faisant porter la queue de leur mante à trois gentilshommes; les tribunes emplies de femmes et d'abbés. Archevêques, évêques, une ligne de prélats en chape, des hérauts d'armes encapuchonnés de noir sur leur tuni- que à fleurs de lis, les gardes de la porte, leur mousqueton sur l'épaule, et les deux files immenses de robes, — Parlement, Chambre des comptes. Cour des aides, Université,
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Coq>s de ville, — dont la moitié veille et dont Tautre dort.
En si haute position, assis à la droite de M. de Marigny, gouvernant sous son nom et à son ombre Tart du temps , . riche d^uné aisance éclatante qui le fait traiter, avec un luxe presque princier, ses camarades à la sortie des apurements de comptes de TAcadémie ; zélé à la défense de ses confrères et des droits de son corps, champion des privilèges acadé- miques au service 4^squels il met sa plume, des livres, des brochures, des articles de jour- naux, jusqu'à des dessins allégoriques échappés à son indignation et offerts par lui à la Justice % lors du procès intenté par les maîtres peintres de l'Académie de Saint-Luc à l'Académie royale de peinture, Cochin, l'académicien influent et militant, l'adversaire en vue des premières
I. ha Justice protège les arts^ a composé et dessine par Cochin fils, qui a fait présent de ce dessin à M. Séguier, avocat général du parlement de Paris, rapporteur de cette affaire, gravé en manière de crayon par Demarteau eni764». L^z Just'ut fait prendre la plume ^ la Raison dicte ^ 0 estampe dessinée et gravée par Cochin fils, qui a fait présent de ce dessin au secrétaire de M. Séguier, en reconnaissance des soins qu*il s'est donnés à l'occasion de ce procès gagné par l'Académie royale, gravé en manière de crayon par Demarteau en 1765 » .
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tentatives révolutionnaires de Tart, ne pouvait échapper aux jalousies, aux haines, aux colè- res qui commençaient à se lever du bas de la peinture et de la sculpture contre les privi- lèges et les prétentions exorbitantes d'une aristocratie de confrères. Ce sourd déchaîne- ment contre sa personne éclata en 1767, à l'oc- casion du prix de sculpture, lors de sa lâche déférence pour les exigences de Pigalle, qui avait osé dire : « Si Von ne couronne pas mon élève, je quitterai TAcadémie. «L'injustice faite, Moitte, couronné à la place de Milon : sifflets, mépris, injures, toute l'exaspération des élèves se tourna contre lui. Vainement il criait que les mécontents vinssent s'inscrire chez lui ; il n'apaisa rien. Et le samedi suivant, en sortant du Louvre, il lui fallut passer entre la haie des dos de tous les jeunes gens. Un moment même, sur le bruit d'une proposition de les décimer, ils firent menace, rapporte Diderot, de le cribler de coups d'épée*. Et, tandis que sa personne se dépopularise, son talent, ce talent si bruyamment et si largement louange, se
I. Mémoires et correspondance de Diderot, Vol. II. — Salon de 1767,
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discrédite. Les sévérités commencent. On juge, on attaque Tardste ; on jette le dédain sur ces dessins allégoriques de Thistoire de France auxquels il attache tant de prix. Vient l'heure de la réaction déjà indiquée contre les estampiers, contre Gravelot, contre Eisen. Çà et là, dans les livres d^art, se lèvent les insi- nuations, les récriminations contre la gra- vure en petity accusée d'éteindre le feu du génie, de tuer le grand art de la graviu-e, de répandre dans la multitude un goût bizarre, d'être enfin cet abaissement : un misérable moyen de gain pour les nouveaux besoins de luxe des artistes. L'abbé Lebrun, dans son réquisitoire contre la vignette, désigne claire- ment Cochin comme le plus grand coupable, lorsqu'il flétrit ce genre sec et maigre, enfant de l'intérêt, vrai passe-partout des Uvres médiocres, genre pauvre qui, avec des traits mesquins, a la folle prétention de représenter de grandes choses, « genre qui ne fît jamais la gloire d'un académicien * » . L'attaque sem-
I. Lettre par un amateur dans VAlmanach historique et rai- sonné des architectes^ peintres, sculpteurs ^ graveurs et ciseleurs. Paris, chez la V* Duchesne. Année 1776.
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ble ayoir touché Cochin, qui ne répondit pas cette fois, mais qui se laissa défendre par son élève et ami Gaucher dans le Désopeu des artistes, servant de réAitadon à VAlmanack kis^ torique, une brochure moqueuse à travers laquelle on sent passer le dépit de llioinme qu'elle défend. Dès lors on ne voit plus Cochin exposer qu'une seule fois ; et quoiqu'il ait eu cette fortune de pouvoir travailler jusqu'au jour de sa mort, et que sa main reste ferme, sûre et fine, dans les portraits signés des toutes der- nières années de sa vie, il a l'air de bouder le public et de vouloir se retirer de lui, voyant et laissant venir ce qui vient, le triomphe de l'anti- quité de Vien et la naissante gloire de David, avec un peu de l'aigreur d un oubUé et d'un vaincu. Donnons ici une lettre de lui, vraie Revue du Salon de 1785, qui nous montrera cette attitude de sa vieillesse, le trouble de ces vieux artistes de Louis XV, les yeux éblouis malgré eux et un peu blessés par la régéné- ration de l'art :
Aîon cher amiy
JUtois à la campagne lorsque vous m'avés adressé la lettre de change ; je n^ay pu la recevoir qu'à mon retour. J'ai payé
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la pension^ et je joins ici la quittance. M. Belle, qui a dîné chei moy hier^ m'a dit qu'il avoit fait ce que vous aviés désiré; que le jeune homme lui avoit fait dire quril devoit encore avoir entre les mains telle et telle chose; qu'il avoit fait répondre qu'il les lui rendrait en temps et lieu^ quand il en auroit V ordre ; nous n'avons pas pu nous expliquer davan^ toge y étant un nombre de personnes que Je ne voulois pas qui nous comprissent.
J'ay vu un moment M, Goeslin, et j'ay été bien fâché de ne m' être pas trouvé en liberté de le prier d'accepter une soupe, pour boire ensemble; mais j'étois engagé de manière à ne pouvoir m* en débarrasser.
Je suis bien fâché que vous ne soyés pas venu à Paris ^ mais peut-être aurois^^je eu de plus le déplaisir de ne pouvoir jouir de votre présence^ par les engagements de campagne que je ne pouvois rompre parce qu'ils étoient forcés par la reconnaissance d'un bienfait. Je suis fâché aussi que vous frayés pas pu voir le Salon^ car il y avoit des choses qui vous auraient donné de la satisfaction. M, Vien sUtoit un peu sur* passéj et son grand tableau (i'Hector rapporté à Troye étoit fort bien composé. Vous jugés bien qu'il y avoit ^ comme de coutume, quelques figures qui, à force de chercher le simple et le naif, approchent de la bêtise; des draperies bridées et collées sur le nud^ etc . ; mais P ordonnance étoit belle et asses noble, et heureusement il a évité de tomber dans cette obscurité triste et fausse qui avoit déparé son tableau du Salon précédent. Lagrenée, l'aîné, rra pas brûlé autant qu'il y a deux ans. Sa composition étoit dispersée, ses figures paroissoient petites et mesquines. Il y avoit des beautés de détail, mais le tout étoit cruellement déparé par un ton général d'ombres bleuâtres qu'on avoit déjà eu lieu de lui reprocher il y a deux ans, mais qu'il a encore plus outrées cette fois^y.
96 L'ART DU XVIII* SIECLE.
Lagrenée, le jeune, son frère^ avoit un tableau qui étoit obscuTy où toutes les couleurs locales étoient perdues : les arbres n'étoient pas verds^ ou plutôt tout le tableau Fétoit, Il n^a rien gagné à être rapproché de la vue, car rien n'y étoit rendu avec soin et vérité,
David a été le véritable vainqueur au Salon ^ non qu'il ri y eût à désirer, surtout dans la disposition des figures et des grouppes, dans le choix des caractères de tête, etc. Mais une exécution si belle et si ferme, une sûreté de dessin et des détails excellemment rendus ont, avec justice ^ mis ce tableau au-^ssus de tous les autres, d^autant plus qu*il a abandonné cette couleur noire qu'il avoit mise à la mode^ et que les autres n'ont saisie qv^à son imitation. C'est un piège qt^il leur a tendu involontairement. Il s'en est tiré et les y a laissés. A la vérité, je ne crois pas que ce soit pour long" temps, car ils ont bien vu^ à ce salon, leur erreur, et le public y d'ailleurs^ le leur a assés reproché,
Vincent et Peiron ont été principalement les victimes de cette mauvaise mode. Vincent avoit, à la vérité^ P excuse de ce que son sujet se passe dans une prison. Mais on n^est pas obligé de supposer une prison noire. Son tableau a beaucoup gagné à avoir été redescendu. On y a vu une belle correction et une exécution vraye et soignée.
Celui qui perdait le plus étoit Peiron, qui, sans néces" site et dans une scène qui se passe dans un palais ^ s* étoit avisé de rembrunir tout son tableau au point qu'à peine voyoit^ on ce que faisoient les figures ^ mais il a infiniment gagné à être vu de près. On y a vu de belles têtes ^ de l'expression^ une composition ingénieuse^ des draperies excellemment exé» cutées; quantité de beautés de détail; enfin quelques artistes m'ont dit qu'ils ne sçavoient quel tableau ils aimeroient mieux
COCHIN. 97
avoir fait de celui-là ou de celui de David. C^est trop dire. Celui de David l'emporte^ mais Peiron est bien méritant.
Renaud avoit un tableau oii il avoit de la chaleur ; des figures traitées avec fermeté et hardiesse^ mais dans le ji>- tème de couleur noire ^ (f ombres forcées, d'une perspective de mauvais choix, etc. Il a gagné à quelques égards à avoir été descendu en bas, et perdu à d'autres,
M enageoc et Berthelemy r^ ont fait que de mauvais tableaux. Celui de Menageoc bien noir et quelques lumières par tache, d^ailleurs mal dessiné; celui de Berthelemy bien composé^ mais du coloris le plus triste et le plus monotone.
Les tableaux de Suvée, beaucoup de mérite de détail, mais secs, plats et sans aucun effet,
Taraval, Le Barbier, Taillasson, etc, tout cela ne vaut pas Vhonneur âHétre nommé. Espérons qu'ils acquerreront ce qui leur manque. Ils auront beaucoup à travailler.
Je n*ay point encore entendu rien dire, ni même parler de M, Tierce; je seray au guet pour sçavoir si l'on hasarde légèrement des reproches contre lui.
A propos de Taraval, il est mort hier. Ce n'est pas une perte pour l'art, mais c'en est une pour son épouse. Il s^étoit marié, il y a environ six mois; d'ailleurs c^étoit un homme estimable à tous autres égards que ceux de la peinture. On meurt à tout âge. Rendons grâces au ciel de ce que nous existons encore, et soyons prêts à tout événement. Je suis, de tout mon cœur.
Votre serviteur et ami,
COCHINK
I. Lettre autographe signée de Cochin, communiquée par M. J. Boilly.
II. 7
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L'ART DU XVIII- SIÈCLE.
L'homme de plaisir ne s'était pas marié. Point de femme^ point d'enfants dans son logis. L'artiste n'y met guère que son travail, y dînant à peine une fois par mois, passant toutes ses soirées dans un cercle d'amis avec lesquels il soupe quotidiennement pendant des années. Triste logis, que nous peint de cou- leurs sombres le graveur Miger, son commis à deux cents livres par an. « La maison de mon maître, dit-il, se composait de M. Cochin, de sa mère, âgée de quatre-vingts ans ; de sa sœur, personne de quarante ans ; d'une cou- sine de cinquante ans, trois femmes bien dévotes et jansénistes par-dessus le marché ; d'un domestique femelle pour ce trio et d'un laquais pour le chevalier *. » De ce trio de sem- piternelles, comme les appelle Miger, la vieille mère de Cochin, dont Wille vante l'extrême douceur, meurt en 1767, laissant cette belle mémoire qui met derrière son convoi le con- cours d'un monde infini. Et la maison reste plus vide et plus triste. Pour le mondain, le brillant chevalier, les jours s'allongent sans
I. Biographie de Âligerj par Bellier de la Chavignerie. Du- moulin, 1866.
COCHIN. 99
finir, vont au delà de la Révolution. Cochin mourait le 29 avril 1790*.
I. Extrait da registre mortuaire de la paroisse Saint-Ger- main-rAuxerrois pour l'année 1790: « Le vendredi trente avril 1790, Charles-Nicolas Cochin, écuyer, chevalier de Tordre du Roi, graveur et dessinateur de Sa Majesté en son Académie de peinture et sculpture, garde des dessins du cabi- net du Roi aux galeries du Louvre, secrétaire perpétuel de l'Académie de peinture et sculpture, censeur royal et membre de plusieurs académies, garçon, âgé d'environ soixante-dix- sept ans, décédé d'hier à six heures du matin aux galeries du Louvre, a été inhumé en cette église en présence du sieur Clé- nient-Loui»-Marie-Anne Belle, peintre du Roi, recteur en son Académie royale de peinture et sculpture, surinspecteur des ouvrages de la couronne aux Gobelins, et de maître Antoine- Alexis Belle, avocat en parlement, conseiller du Roi, commis- saire honoraire au Châtelet de Paris, ses cousins. Signé : Belle et Tardieu. » Archives de V art français. Vol. IV. — Le marquis de Laborde nous communique un rare catalogue de la vente de Cochin après son décès : « Notice des différents objets de curiosité de feu M. Cochin, écuyer, chevalier de l'ordre du Roi, graveur et dessinateur de S. M. en son Académie de peinture et sculpture dont il était secrétaire, garde des des- sins du cabinet du Roi aux galeries du Louvre, censeur royal pour la parrie des arts et membre de plusieurs académies ; dont la vente en sera faite le lundi 21 juin et jours suivants, de relevée, dans son logement aux galeries du Louvre. 1790. Tableaux et médailles. N*' i. Deux par Joseph Vernet ^its avec tout l'art et l'esprit possible : dans l'un on représente un naufrage au bord de la mer et diverses figures analogues au sujet; dans l'autre, non moins intéressant, on voit de hauts rochers, et sur le devant plusieurs groupes de figures ; ils sont
loo L'ART DU XVIII- SIECLE.
Belle^ son cousin germain et son exécu-
peints sur toile, portant 15 pouces de haut sur la de large^ non compris leurs bordures. — a. Quatre sujets représentant différents arts, exécutés d'après les dessins du sieur Cochin par feu Lépicié, représentant la peinture, sculpture, gravure et musique; ils sont peints sur bois de 4 pieds de haut sur 2 et demi de large, avec de simples baguettes dorées à l'entour. — 3. Un autre, peint par le même Lépicié, et de sa composi- tion, représentant la mort d'Adonis, sur toile de 18 pouces sur 13 de haut, dans sa bordure dorée. — 4. Deux charmants tableaux en dessus de portes, peints par Chardin, en grisailles, imitant le bas-relief supérieurement, et représentant des enfants jouant avec un satyre, une chèvre, etc., sur toile de 33 pouces sur 15 de haut, entourés de simples baguettes dorées. — 5. Un très-petit, par le même, de forme ronde, représentant des livres et papiers posés sur une table, de 10 pouces de diamètre. — 6. Un sujet d'enfant. Génies des Arts, peints en camaïeux, par feu sieur Cochin, sur toile, de aa pou- ces sur 18 de haut. — 7. Quelques tableaux de différents maî- tres qui sont divisés en plusieurs lots. — 8. Saint-Michel, en émail, par Durand, avec cercle et ornements en or, destiné pour les chevaliers de l'ordre. — 9. Divers portraits en émail, la plupart par Bouquet. — 10. Un étui de mathématiques, plu- sieurs porte-crayons en argent et crayons divers. — 11. Plu- sieurs médailles en or et argent, dont une grande en or de 3 pouces de diamètre, envoyée au défunt par l'impératrice de Russie. — la. Une boîte contenant un nombre d'empreintes en soufre de pierres gravées antiques, et de plus quarante empreintes en plomb, de différentes médailles gravées par Duvivier sur divers événements du règne de Louis XV, le tout dans deux bordures sous verre. — 13. Plusieurs plaques de fer-blanc battu et planches de bois de diverses grandeurs, couvertes en papier blanc propre à dessiner. — 13 his. Di ver-
COCHIN. loi
teur testamentaire^ disait de lui dans sa nécro- logie du Journal de Paris ^ :
ses figures en plâtre et terre cuite, etc. — Dessins : 14. Vingt- quatre petits sujets divers dans leurs bordures, dorés, faits en Italie par feu sieur G)chin, d'après différents tableaux célèbres de plusieurs grands peintres italiens, dont on fera des lots. — 15. Un projet fait pour le tombeau du Dauphin, père du roi, élevé à Sens, exécuté à la sanguine par le même. — 16. Un portefeuille contenant un grand nombre de croquis et pre- mières pensées de divers dessins exécutés par le même, ainsi que diverses contre-épreuves à la sanguine, dont il sera fait plusieurs lots. — 17. Un autre contenant diverses académies et études par différents artistes, qui sera divisé. Estampes en- cadrées, des ports de mer de Vernet, des estampes d'après ces dessins Lycargae hUssé^ etc. » Une nombreuse série de plan- ches gravées dans la suite des ports de mer de Vernet ; et du n* 37 au n*' 183, une immense collection d'estampes en feuilles et de livres à figures, parmi lesquels figure : l'œuvre de feu sieur Cochin, gravé par lui-même dès son adolescence, et suc- cessivement d'après ses propres dessins, ainsi que par différents artistes, formant deux volumes in-folio, composés de plus de 1,300 morceaux tant grands que petits, sujets et portraits; le tout, en premières épreuves.
I. Journal de Paris ^ n° du 4 juin 1790. La Feuille des affiches ^ annonces et avis divers du 18 mai 1790 déplorait vivement ce la perte d'une vie si remplie ». — La notice de Belle se termi- nait par cette réclamation d'une simplicité presque touchante : « Les personnes auxquelles le défunt avait prêté des livres sont priées de les rapporter chez M. Belle. » Cette notice de Belle respire un sentiment d'amitié, la reconnaissance que le souvenir de Cochin méritait de toute la famille, aidée, obligée toujours par lui. Auprès de tous les siens, il joua ce rôle d'ami et de patron, dont M. Tardieu rend témoignage et qu'at-
loa L'ART DU XVIII- SlÈCLE.
« J'ai montré jusqu'ici M. Cochin célèbre dans son art, mais il ne Tétait pas moins du
teste cette lettre de la collection Boilly, adressée à Clément- Louis-Marie-Aimé Belle, au moment où celui-ci débarquait d'Italie et revenait à Paris :
« De Marseille, le i6 septembre i7sx.
« Mon cher cousin et amy,
« Depuis longtemps je n*ay pu avoir le plaisir de f écrire etj'avois remis cette occupation agréable après mon retour â Paris, oùj'es' père jouir d'un peu plus de loisir et de tranquUité, mais les nouvelles quej'ay reçues icy à ton sujet m*otent cette tranquUité et m*afligent. On dit que tu te dispose à te marier avec la demoiselle fille de la dame chés qui tu demeure. Je suis, je te l'avoue, bien surpris que ru ayes cette pensée et que tu ne voyes pas V embarras effroyable où tu vas te précipiter. Je ne te conteste point que ce sont de très-kon^ nestes gens, mais si tu trouve bon que je te dise ma pensée, leur état ny leur fortune ne me paraissent point propres â former une alliance dont tu puisses retirer ny avantage ny agrément, par la suitte. D'ailleurs la demoiselle est si jeune qu'on peut dire que ce n'est qu'une enfant, elle ne peut fetre d'aucune utilité. Je ne pense pas que tu sois assis fou pour faire quelque fonds sur les talents que tu espères lui donner dont elle est encore fort loin et qu'il est bien douteux qu'elle acquière jamais. Quand elle les aurait effectivement, quel profit tire-t-on des travaux d'une femme qui est toujours ou grosse ou en couche. L'exemple de ta mère et de la mienne ne fait rien icy, elles avoient des talents tout acquis et elles n'étoient pas nées en Italie où tout le monde est paresseux, particulièrement les femmes; je te prie de considérer que ton bien est asse{ borné pour ne pouvoir faire un état heureux â deux personnes et à une famille, ou peut être il faudroit commencer par comprendre plusieurs parents de ta femme. Qu'à l'égard du fruit que tu peux espérer de l'usage de tes talents à Paris (car tu sçaisbien qu'en Italie à peine ces talents suffisent-ils pour se procurer le simple nécessaire), le fruit qu'ils peuvent te procurer â Paris t'est inconnu puisque pour en être certain il faudroit que tu en eusses fait l'essay, il y a beaucoup de gens de mérite dans cette ville et pour y aller de pair avec eux, il faut beaucoup de talents. Il est vrai que tu as lieu d'espérer d'y réussir, mais pour ne te rien cacher il te faut encore du travail et
COCHIN. 103
côté des vertus morales : charitable et sensible envers les pauvres^ ou les personnes dans la détresse, il n'eût ambitionné de fortune que
di Fitude, étude facile à la vérité et qui, au point oà tu en est, ne semble demander que de l'assiduité et de la santé. Tu t'es fait asse^ habile dessinateur, mais il est bon que tu taches de te fortifier dans la couleur, FintelUgence de lumière et le pinceau. C'est pourquoi aiant bien considéré ce que j'ay vu de belles choses en Italie et rayant encore plus examiné dans l'intention de t'en écrire d'une manière qui te put être utile (car je te prie de me regarder plutost comme ton amy que comme ton parentj j'avois dessein de te presser d'aUer achever d'étudier à Denise. Rome ne suffit pas pour faire un peintre malgré la quantité de belles choses qui y sont. C'est Paul Veronèse peut être le plus grand et le plus étonnant de tous les peintres qui ont jamais existé qu'il te seroit maintenant nécessaire d'étudier, grand et admirable génie, dessinateur excellent et plein de vérités et de grâces quoique quelquefois incorrect, couleur admi- rable, pinceau merveilleux, La quantité et la beauté des chefs d'auvre de ce maistre est digne d^ admiration dans cette même ville, encore d^ autres hardis coloristes bons à étudier dont je ne te parler ay point icyy les peintres de Florence ne sont que des dessinateurs gris et sans couleur quoiqu'il y ait bien des choses admirables â Bologne,
FEcole de la couleur est Venise
« Rends toy habile homme et alors on te pardonnera tout ce que tu voudras faire pourvu que je sois assuré que tu pourras te faire un sort agréable, c'est tout ce que je demande. De la ville ou tu seras, tu peux aider ou secourir cette famille à qui tu prends inté- rest, mai4 absolument n'y reste point ni même dans l'état du pape jusqu'à ce que tu sois tout à fait formé. Cette demoiselle trop jeune peut fort bien attendre et même le doit pour son propre bonheur : puisque de tes talents dépendra son bien ou mal être. Je suis fâché d'être obligé de te dire qu'il te manque encore quelque chose pour être habile homme, mais je te le dis en amy et pour ton bien. Je m'embarrasse moins de sçavoir qui tu épouse que de te sçavoir habile homme. Tu le peux, mais pour cet effet il faut rompre ou suspendre cet engagement qui t'a empêché de presque rien faire pendant tout le temps que j'ay été à Rome, Tu ne peux point travailler tranquile dans cette maison, sors en, laisse y plutost tout ce que tu y as,
I04 LVART DU XVIII» SIECLE.
pour venir plus efficacement à leur secours. Protecteur et soutien de ceux qui se livraient aux arts, non-seulement il était toujours dis- posé à aider les jeunes artistes de ses conseils^ mais il en a aidé plusieurs de sa bourse^ et, ce qui est encore plus caractérisé, il en a appelé plusieiu*s auprès de lui et a subvenu à tous leiu-s besoins par le seul désir de soutenir leurs efforts et sans aucune vue d'intérêt per- sonnel. Si M. Cochin s'est livré à des entre- prises, jamais son intérêt personnel n'a été sa boussole, jamais il n'a grossi sa portion légi- time aux dépens de celle des artistes qu'il employait, et s'il a rencontré dans sa vie des ingrats, leur ingratitude n'a jamais pu altérer en lui son penchant décidé à vouloir faire le bien même ; c'est la seule passion qui l'a accompagné dans son tombeau et qui se trouve retracée dans son testament. »
c*est une bagatelle en comparaison de Vembarras ou tu te vas mettre. Vas à Naples plutost, enfin fais-toy un habile homme je te le répète, adieu mon cher amy, réfléchis bien, décide-toi promp- tement, je suis de tout mon cœur ton serviteur et amy,
u G. N. Cochin. « Je ne t'écris cecy qu'en supposant que la nouvelle est vraie, »
EISEN
EISEN
A.RMI les livres d'art et de luxe I du xviii' siècle, il en est un qui est une merveille et un chef- I d'œuvre, l'exemple sans égal de la richesse d'un livre. Cet ouvrage, le grand monument et le triomphe de la vignette, qui domine et couronne toutes les illustrations du temps, nous l'avons nommé pour tous les amateurs. Ce sont les « Contes de La Fon- taine a : l'édition dite des Fermiers généraux et méritant ce baptême de leiirs noms, vrai livre royal des derniers financiers Mécènes, une des plus belles dépenses de l'Argent intel- ligent et sensuel du règne de Louis XV. De ce livre pour lequel nulle dépense n'a
io8 L'ART DU XVIII- SIECLE.
été ménagée, de ce livre où il y a des images pour chaque petit poëme , où les meilleurs graveurs se sont disputé les plan- ches, où ChofFard a jeté presque à toute page ses ingénieux culs-de-lampe; de ce livre, le modèle inimitable de la gravure galante dé- corant le conte libre, — une page, la pre- mière d'un des deux volumes, montre, conune un pendant du portrait de La Fontaine, le portrait du dessinateur Charles Eisen *.
Ce dessinateur français sort de souche fla- mande, de peintres flamands. Il a pour père François Eisen, qui était venu de Bruxelles chercher fortune à Valenciennes, dans cette province encore annexée à Tart de la Flandre. Marié là en 1716, François Eisen y peignait des Saintetés pour les églises du Béguinage, des Brigittines, des Ursulines, de Tabbaye de Vicoigne. En 1745, des difficultés avec Tadmi- nistration de Valenciennes, et une rivalité avec son confrère, le peintre Gilis, le déterminaient à repasser à Bruxelles, dont le chassaient bientôt la guerre dans les provinces belges et
I . Ce portrait a été gravé par Ficquet, d'après une peinture de Vispré.
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la prise de Bruxelles par le maréchal de Saxe. Il rentrait en France et venait se fixer à Paris. A Paris, il se mettait à peindre de petits tableaux, où il alliait le précieux de Miéris à la mode d'espagnolerie que Vanloo essayait d'in- troduire dans rhistoire et dont plus tard Fra- gonard allait faire sa fantaisie. Badinages, scènes d'espièglerie et de polissonnerie gami- nante entre filles et garçons : les petits gar- çons en tuniques à crevés, au chapeau à la Henri IV; les petites filles à collerettes, à col- liers de perles, à coiffures de plumes; le tout mêlé de chiens, de chats, de perrocjuets, des camarades domestiques de Tenfance. Telles étaient ces plaisantes compositions, marquées de ce germanisme qui s'épanouira à la fin du siècle dans les petites peintures de Wille et de Schenau. Elles eurent un grand succès, et elles lui eussent ouvert les portes de l'Aca- démie, nous dit Hécart, s'il avait voxilu s'y présenter. Au bout de longues années, le genre ayant vieilli avec le peintre dont la main deve- nait moins preste, François Eisen était forcé de rogner siu- ses dépenses et de se réduire à un pauvre petit logement rue de la Huchette.
no L'ART DU XVIII- SIECLE.
Hécart, qui y fit sa connaissance en 1770, nous dit que le peintre avait alors quatre-vingt- cinq ou quatre-vingt-six ans, et sa femme presque autant de vieillesse que lui. « Il s'était assujetti au goût des marchands de tableaux; qui lui donnaient de l'ouvrage, il peignait pour eux des tabagies, des caricatures, des bambo- chades. Les tableaux avaient six et sept pouces
de hauteur, il en faisait deux ou trois par mois et on les lui payait trois louis chaque. Ce gain suffisait à ses besoins. Il était encore alors d'une vivacité pétulante et ne se servait pas de lunettes... Ses organes s'étant affaiblis à l'âge de quatre-vingt-dix ans, il fut reçu avec sa femme aux Incurables et ils moururent dans cet hospice *. » UAlmanach des Artistes de 1776 dit de François Eisen : « Il se fût immortalisé, si l'histoire avait eu plus d'attraits pour lui. »
Pendant son séjour à Valenciennes, Fran- çois Eisen avait eu de sa première femme, Marguerite Gainze, sept enfants, dont le troi-
I. BiographU vaUncUnnoise (par Hécart), recueil de notices extraites de la FeidlU de Valenciennes, de 1821 à 1826. Valen- ciennes, imprimerie de J.-B. Henry, i8a6.
£IS£N. ixx
sième^ né en 1720, fîit Charles Eisen ^ L'édu- cation de ce fils fîit celle d'un artiste. Son père réleva à Técole de Tart naturiste flamand, l'astreignant^ tout petit, à un dessin exact et serré d'un linge, d'un manteau, d'une couver- ture, d'une robe de soie jetée sur une chaise, le formant à l'art si difficile des draperies, et d'autres fois exigeant de lui le rendu conscien- cieux et minutieux d'un animal, d'une plante, d'un meuble même. Puis, poiu* compléter le goût du jeune homme, ainsi tenu longuement le crayon à la main en face de la nature et devenu un bon dessinateur, il le menait dans des cabinets de tableaux, l'arrêtait devant une toile, lui en faisait remarquer les beautés et les défauts, et, de retoiu- au logis, il exigeait de lui une répétition de la composition qu'il lui
I. Voici l'acte de naissance de Charles Eisen, que nous empruntons à là brochure de M. Cellier : Antoine Watttau^ son enfance j ses contemporains, Valenciennes, 1867 •
« Le même jour (17 août 1720) fiit baptisé Charles-Domi- nique-Joseph, né ce ;ourd'hui, à dix heures du matin, fils de François Eisen, peintre, demeurant au Fossart, et Marie-Mar- guerite Gainze, sa légitime épouse. Parein fut Charles Du Bois, de la paroisse de la Chaussée; mareine, Marie-Marguerite Michez. Le père estant présent. Ont signé François Eisen, Charles Dubois, Marie-Margverite Miche, t
lia L'ART DU XVIII- SIECLE.
avait fait voir. Ce que sa mémoire ne se rappe- lait plus^ rimagination du jeune Eisen était bien forcée de le créer. Il apprenait ainsi l'in- vention ; et a c'était par ce moyen, et petit à petit, disait le père Eisen à Hécart, qu'il avait amené son fils à devenir compositeur » •
A vingt-deux ans, en 1742, le jeune Valen- ciennois est déjà à Paris. Il entre dans cet atelier de Le Bas, la véritable académie et la grande pension de la gravxire contemporaine * où nous avons déjà trouvé Cochin, où nous retrouverons Moreau, où passent tout ce monde et tous ces noms de Fart : Aliamet, Bacheley, Cathelin, Chenu, David, Duret, Ficquet, Gau- cher, Godefroy, Guibert, Elmann, JuUen, Lau- rent, Lemaire, Baquoy, Ouvrier, Filleul, Lemire, Lemoine, Longueil, Malœuvre, Mar- tinasie^ Née, Riland, le Suédois Rehn, l'Ecos- sais Strange. Joyeux atelier sous ce joyeux
I. Eisen a gravé dans ses commencements à Teau-forte dans le goût de Boucher et du Bachiche. M. de Baudicourt cite de lui neuf pièces : la FUrge allaitant l'Enfant Jîsusy Saint Jérôme j Saint Èloi prêchant, la Madeleine^ V Amour ramo^ nmty Hercule et HomphaUj l'adresse du sieur Magny^ terminée au burin par Ingram. Mais la liste n'est pas complète ; il en est d'autres, parmi lesquels un enfant couché , etc.
EISEN. 113
maître^ rond, bonhomme et narquois, qui, sans gronder ni discuter, corrigeait et châtiait ses élèves avec un mot, un geste, une mine, une farce : « Vous méritez bien que je vous em- brasse. . . » était sa punition d^un mauvais dessin, d^une mauvaise planche ; et Tembras- sade comique ne manquait jamais son eûet^. Bonne école, bonne famille, où les élèves étaient comme les fils adoptifs de la maison ouvrière et animée de toutes ces jeunesses tra- vailleuses. Le patron ne s^épargnait pas à Fouvrage, et demandait que chacun /?/oc/ra^ le cuivre comme lui. Mais, le travail fini, Thiver, une estrade s'improvisait pour les violons, on dansait dans Tatelier démeublé ; et il fallait voir la fête : la replète personne de Le Bas faisant vis-à-vis à M"* Le Bas en belle robe, Lemire avec les demoiselles Chenu, et dans le fond M°* Le Bas, regardant de son fauteuil le plaisir des autres. Etait-ce Tété, un jour de vacance, tout Tatelier partait monté sur des rosses, galopant vers les verdures de Nanterre. Et voilà précisément Eisen dans la cavalcade :
I. Portraits intimes du xviii* siècle j par Edmond et Jules de Concourt. 2* série. 1858.
H. 8
114 L'ART DU XVIII» SIECLE.
il figure dans cette lettre de Le Bas datée de 1746, et illustrée, à la mode des lettres d'ar- tistes d'alors, de ces croquis qui jettent en marge Timage du récit. C'est lui, ce chevau- cheur à la débandade, ce maigre dégingandé perdu dans une immense houppelande, sous lequel Le Bas a pris la peine d'écrire: M. Esin (sic) y peintre en redingote^. L'année suivante, en 1747, il est déjà assez connu poiu- obtenir l'illustration du Boileau édité par Saint -Marc, il fait là ses débuts par des vignettes oii il s'essaie et commence.
Il était temps qu'il gagnât sa vie. Marié depuis deux ans, il était chargé de deux enfants. Une assez singulière histoire que celle de son mariage : à son arrivée à Paris, en 174 1, dans la rue de la Huche tte où il logeait, il avait avisé une voisine, la fille de Jean Aubert, mar- chand apothicaire ; le père était mort, la fille vivait sous la garde de sa mère. Mal gardée, mal défendue par treize ans de plus que son soupi- rant, elle mettait au monde, le 4 octobre 1 744, un fils reconnu un peu moins d'un an après
I. Portraits inédits d* artistes français, psir Philippe de Chen- iievières. Le Bas.
EISEN.
l'î
par ses auteurs, que le vicaire de Saint- Sé vérin mariait le 20 septembre 174Ç. Ce mariage, auquel son père, François Eîsen, n'assistait pas, et qui avait pour témoins un sculpteur nommé Vincenot et un peintre nommé Jean Chevalier, donnait au jeune honmie de vingt-cinq ans tme femme de trente- sept*. Tout en donnant son temps, les années suivantes, à des illustrations de livres, Eisen faisait paraître « une œuvre suivie » % une
1. Dictionnaire critique de biographie et à^ histoire ^ par A. Jal. Paris, 1867, article Eisen.
a. Premier livre d'une œuvre suivie^ contenant différents sajets de décorations et d'ornements, comme vases, tombeaux, niches, fontaines, groupes de figures, statues, à Tusage des architectes, sculpteurs, ciseleurs, par Charles Eisen, peintre et dessinateur, associé de TAcadémie des beaux-arts de Rouen et adjoint à professeur à l'Académie de peinture de Paris. Au petit hôtel de Braque, place Maubert, 1753. Dédié à M. Voyer d'Argenson. — Il a encore publié dans ce genre : Divers sujets de chasse pour les tabatières utils (sic) à différents artistes j des- sinés par Vigilex et Eisen. Paris, Demarteau Taîné, avec pri- vilège du Roy, 6 planches. Avant Gravelot, qui publiait plus tard les Soldats conformément à l'ordonnance de 1766 , Eisen publiait en 1750 : Nouveau recueil des troupes qui forment la garde et maison du Roy^ gravé à l'eau -forte par Le Bas, série curieuse des costumes magnifiques de la monarchie , où se voient le Garde de la Manche avec l'uniforme, revêtu d'une cotte d'armes à fond blanc semés de fleurs de lys d'or.
ii6 L'ART DU XVIII* SIECLE,
suite de livres de décorations et d Wnements : vases, tombeaux, niches, fontaines, groupes de figures, statues à Tusage des architectes, des sculpteurs, ciseleurs. C^est un vrai porte- feuille pour Tartiste et un vrai manuel de Tart industriel du temps. De page en page, l'ima- gination féconde et facile d'Eisen y répand les idées, les sujets, les frontispices à déesses et à Romains casqués, les cartouches empanachés et couronnés, les armoiries flamboyantes or- nées de grands anges et ^de pluies d'attributs, des statues pédestres, des groupes d'Hercule et de Vénus descendant de Lemoine, des Flores dans des niches de verdure, des caria- tides de femmes soutenant des écussons dans
avec la devise du Roy brodée en plein, la pertuisane à lame dorée et la main frangée de soie blanche et d'argent ; le Garde de la Prhotéy culotte et bas rouges , le hoqueton sur l'épaule droite, à bouillons d'orfèvrerie, les fleurs de lys et L couronnés d'or, dont le fond est des couleurs du Roy, incarnat blanc et bleu, couvert d'ancienne broderie, une masse d'Hercule et deux épées nues au côté, avec ces mots : Hœc quoque cognita monstris, — Il aborde tous les genres, et l'on a encore de lui des Principes de paisage pour apprendre à dessiner à la plume ^ dédiés à mademoiselle de MaUiieux^ et gravés d^aprh les dessins de M. Eisenjpar M, M. C. P. D, G. ; — et V Amour du Dessin ou Cours de dessin dans le goût du crayon. 1757, gravé par François.
ETSEN. . 117
des architectures coquillageuses, des tombeaux de triomphe, des jeux d'Amours dessinés pour des feux ou des bronzes de meubles, des fon- taines à congélation aux vasques portées par des torsions de sirènes, des luttes d'Antée, toutes prêtes au modelage, de petits groupes des trois Grâces faits pour porter la boule d'une pendule de boudoir. Rien ne manque des dessins, des modèles, des attributs que réclament le goût et la mode : mufles de lions en portoir, fenunes-sphinx, bustes d'empe- reurs, motifs de pots à oille, projets de taba- tières, brûle-parfums dignes d'être exécutés à Sèvres. Eisen a véritablement donné là comme l'album complet des croquis de la Rocaille.
Insistons sur ce côté du talent d'Eisen. Il est un des signes de l'art du temps qui réclame de ses petits peintres d'être, à l'imitation de leur maître Boucher, ce grand touche-à-tout, non-seulement des peintres, mais encore des ornemanistes. L'artiste, tel que le veut et tel que le fait le xvm* siècle, ne doit pas avoir uni- quement la science de l'homme et de la femme, du personnage ; il faut qu'il y joigne le sens du pittoresque et du caractéristique de cette
ii8 L'AKT DU XVIII» SIECLE.
ligne générale des choses, le style d'une épo- que. Il feut qu'il ait Timagination du change- ment, du renouvellement, du rajeunissement que demande une société au décor de sa vie; qu^il soit Tinspirateur des formes à donner au bronze, à Targent, à Tor, au bois, à la porce- laine, à la faïence d'un siècle, l'inventeur de ce que l'industrie, alors assimilée à l'art, exige des artistes, pour la façon de la matière, le guide enfin du bronzier, du ciseleur, du bijou- tier, de tous les métiers du goût. Et l'art ne croit pas déchoir en se livrant à ce genre pra- tique du dessin : c'est le gagne-pain de Gra- velot en Angleterre à ses débuts, c'est plus tard la fortune européenne du nom de ceux qui y touchent. Parmi tous, Eisen eut le don de cette invention, passant, avec son génie de motifs toujours nouveaux, de l'enflure opulente de Meissonnier aux profils droits deGoutières. 11 est d'ailleurs de pays d'orfèvres. Tout jeune, à Valenciennes, il a dû s'inspirer des grands ouvrages de Moyenneville et de son école, morceaux de ciselure aussi beaux que des Balin : ces chefs-d'œuvre en vermeil, en argent et en cuivre, ces châsses du saint Cordon, de
EISEN. 119
saint Pierre^ de saint Paul^ de saint Druon ^ qui^ promenées aux fêtes, étaient Thonneur et la magnificence des promenades de la ville ^ Et voyez-le dans ses moindres vignettes, quelle science, quelle entente de Tornemaniste mon- trent ces culs-de-lampe, ronds comme ces tabatières en coquille ou ces boites de montre à bas-relief repoussé, d^où se lèvent les scènes delà Fable; ces petits tableaux, pareils à des émaux dans les ciselures d'un cadre rubané ; ces plaques ovales que Ton voit encadrées dans le bois de violette d'un « bonheur du jour » ; ces médaillons qui enserrent avec des guir- landes de verdure des Amours dont le baiser se pâme sur des roses; — tant de compositions minuscules accompagnées d'arabesques mêlant Pompéi à Trianon. Comme il sait enchâsser son dessin, le monter dans une sertissure à grifFe, à biseau, à feuille, dans des trophées de fleurs, des rinceaux, des entrelacs, des chutes de lauriers, de guirlandes, de rosettes, dans le serpentement, le contournement, le caprice guilloché qui court sur un « sou-
I. BiûgraphU vaUncUnnoise.
lao L'ART DU XVIII» SIECLE.
venir Louis XV! » — Eisen est le bijoutier, c'est le Germain de la vignette.
Cette double aptitude, une main courante, un crayon toujours en verve, une facilité qui tient à la fois d^un jet de source et d'une pro- duction mécanique, permettent à Eisen d'illus- trer presque tous les livres qui paraissent, de jeter au public des dessins de toutes sortes, paysages, études de chevaux, costumes de militaires, entrées d'ambassadeurs, sujets sa- crés, mythologiques, antiques, contemporains, dont les titres suffisent à remplir chaque année des pages entières du livret de TAcadémie de Saint-Luc *. Et qu'on ne croie pas que tous ces
I . Nous donnons ici la liste complète des expositions d'Eisen mentionnées dans les huit livrets imprimés de l'Académie de Saint-Luc, en respectant les explications, souvent amphigou- riques, de l'artiste. Cette longue liste pourra servir à mettre sur la trace d'un de ses tableaux ou de ses dessins.
EXPLICATION DES OUVRAGES DE PEINTURE ET DE SCULPTURE DE MESSIEURS DE L'ACADÉMIE DE SAINT-LUC.
1751.
Par M. Eisen, peintre de cette Académie et de celle des beaux-arts de Rouen :
8a. Un tableau représentant Icare et Dédale, fait pour la réception de l'auteur.
83. Un plafond allégorique, représentant la Nature qui
EISEN. 131
dessins n'aient qu'un format de vignette : quel- ques-uns atteignent la hauteur de six pieds sur
tient une corne d'abondance d'une main et de l'autre retient le Génie par une de ses ailes, qui semble toujours s'écarter du vrai. On y voit les attributs de l'Architecture, de la Sculpture et de la Peinture. Plusieurs dessins et esquisses sous le même numéro.
Par M. Eisen, conseiller :
50. Un tableau, toile de 3 pieds en hauteur, représentant l'atelier d'un peintre occupé à faire le portrait d'un jeune homme qui vient d'être tué, et qui est son fils, ce qu'on recon- naît à l'inspection d'un vieillard, où la douleur et la fermeté se confondent. Ce sujet est tiré de l'histoire abrégée des peintres.
51. L'histoire de Lucas Sinorelly.
5a. Une esquisse du Serpent d'airain, qui a été exécutée en grand.
-53. Deux dessins faits pour M™« la marquise de Pompa- dour, de la composition du sieur Eisen.
54. Un Printemps et un Automne, d'après un bas-relief d'ivoire, tous deux de même grandeur. Ces deux dessins ont été gravés pour M°** la marquise de Pompadour, lesquels deux bas-relie& lui appartiennent.
55. Deux dessins qui avaient été faits pour servir d'orne- ment à l'Oraison funèbre de Madame Henriette de France.
56. Plusieurs esquisses sous le même numéro.
1753-
Par M. Eisen, adjoint et professeur, rue du Foin : 32. Un dessin d'une vue de Paris du pont Royal au Pont- Neuf. Les figures représentent l'entrée de Son Excellence
laa L'ART DU XVIII» SIECLE.
une largeur de quatre. Il expose aussi nombre de tableaux ; car contrairement à ses confrères,
M. le comte Kaunitz-Ritzberg, ambassadeur de rEmpereur. Le dessin a environ 3 pieds et demi de large sur 2 de haut.
33. Plusieurs autres dessins tirés des Contes de La Fontaine.
34. D'autres qui doivent servir d'ornement au poëme de la Chrisdade.
35. Le dessin du frontispice fait pour la nouvelle édition d'Alphonse du Fresnoy.
36. Autre pour la nouvelle édition du Pufiendorff. Plusieurs vignettes pour le même ouvrage.
37. Plusieurs autres dessins d'un Œuvre suivi, à l'usage de différents artistes, architecture, sculpture, ciselure, orfèvre- rie, bijouterie, que l'auteur fait graver pour lui, contenant six feuilles chaque livre, dont il vient de mettre le premier au jour, qu'il a eu l'honneur de dédier à M. le marquis Voyer d'Argenson, maréchal des camps et armées du Roy, etc.
38. Le portrait d'une demoiselle, peint à Thuile, de gran- deur de tabatière.
1756.
Par M. Eisen, adjoint professeur, quai des Miramionnes :
48. Un frontispice de l'Histoire militaire de Flandre. L'on voit dans ce dessin Minerve tenant une médaille qui repré- sente le Roy ; elle ordonne à la Renommée d'aller publier les exploits guerriers de ce prince et de le couronner de lauriers. Cette médaille est soutenue par le Temps, que des en£ïnu enchaînent, et dont ils arrachent la faux, pour retarder l'in- stant où ce monarque bien-aimé doit être placé avec ses ayeux au Temple de Mémoire ; c'est le vœu que fait l'auteur, comme le plus respectueux et fidel sujet de Sa Majesté. Hauteur de II pouces 8 lignes, sur 7 pouces de large.
49. Un frontispice qui doit servir en cour d'Hollande. L'on
EISEN. i»3
tout en étant dessinateur et vignettiste, il sort souvent du cadre étroit de son genre, il conti- nue rhabitude du commencement de sa car-
voit dans ce dessein une figure qui caractérise la Hollande sur son trône, tenant d'une main une couronne d'abondance, de l'autre un caducée; un Indien qui lui présente les tributs de la nation ; à côté, un Génie tenant les armes de la maison de Nassau ; deux autres sont occupés à tenir un gouvernail, Tautre met la boussole autour du tronc; plusieurs ballots de mar- chandises caractérisent le commerce; le fond représente un combat naval. De 7 pouces 8 lignes de hauteur sur 4 pouces 8 lignes de largeur.
50. La vignette de Tépitre dédicatoire du même ouvrage représente les armes de Monseigneur le duc d'Orléans, que Minerve couronne; on voit à côté les Génies qui caractérisent la Guerre et les Arts. Ce dessein a 8 pouces de long sur 3 pouces de haut.
51. Le premier sujet de Pastor Phido représente Neve du grand Zèle (sic) montant, prêchant au bord du fleuve Alphe, à l'ombre d'une plaine, lorsqu'un habitant des eaux, lui remet- tant son fils entre les mains, lui recommande d'en avoir soin, devant être le bien et l'appui de sa patrie ; l'on voit dans le fond le temple de ce dieu, et dans un côté du lointain un orage se préparer. Ce dessein a 6 pouces de haut sur 4 pouces de large.
^a. La Poésie. L*on voit dans ce sujet des poëtes et des philosophes appliqués à étudier cet art, et les autres s'em- presser de montrer leur ouvrage à Appollon pour avoir les iumièrei.
53. La Peinture, la Sculpture et l'Architecture. L'on y voit la Peinture avec ses attributs; la Sculpture appliquée à faire on buste du Roi ; l'Architecture achevant un modèle en éleva-
124 L'ART DU XVIII» SIECLE.
rière et reste peintre. On le voit brosser de grandes toiles pieuses ou profanes : Icare et Dédale, le Serpent d'airain, Signorelli peignant sonjils mort, Diane et Endj^mion, des esquisses
don ; Ton voit au bas des Génies occupés à dessiner d*après la bosse.
54. L'Astronomie. L'on y voit des étudiants aux astres ; un tient' un papier, sur lequel est tracée une mappemonde; dans le fond, des ingénieurs qui travaillent sur le terrain ; au-des- sus de ce sujet est Appollon qui préside.
^^. La statue pédestre du Roi, des jeunes militaires faisant l'exercice, auquel préside Minerve. Ces quatre desseins ont chacun 10 pouces 1 1 lignes sur 8 pouces 8 lignes de long.
Deux desseins allégoriques de même grandeur.
56. Un jeune militaire étudiant l'art de la guerre, tandis qu'un officier de ses amis entre doucement dans le cabinet, accompagné de la Générosité voilée ; elle pose sur la table un dépôt, et elle semble appréhender d'être apperçue dans l'action généreuse qu'elle fait. Ces figures sont historiquement habil- lées, cependant représentent le jeune guerrier entrant dans le cabinet du Firmacie (sic)^ son bienfaiteur, accompagné de la Reconnaissance, qui vient pour lever le voile de la Générosité^ qui accompagne toujours ce philosophe, qui, se levant preste- ment d'une main pour aller prendre le bras de la Reconnais- sance, et accueillant de l'autre le jeune militaire, qui s'en saisit et la baise. Ces deux desseins ont chacun 6 pieds de haut sur 4 pieds de long.
57. Deux desseins de même grandeur. Le premier représente Hercule qui étouffe Antée. L'autre représente Bellerofon qui combat Chienne.
^8. Deux autres desseins représentant saint Sébastien, faits
EISEN. 12$
pour des salles de communion^ des plafonds représentant la Nature, des sainte Geneviève pour des chapelles de château. De la première
pour servir d^esquisse à un tableau d'autel, de 8 pouces de haut sur 4 de large.
59. Un jeune seigneur au berceau, entouré des Arts, de iz pouces de hauteur sur 5 de large.
60. Une étude d'un cheval, de i pied i pouce de long sur 8 pouces de haut.
Trois paysages dessinés au crayon rouge.
61. Un représentant l'entrée d'une forêt déserte, des ani- maux que des gens mènent. Ce dessein a 14 pouces 10 lignes de long sur lo pouces de haut.
6a. Les deux autres représentent une tempête sur mer, de chacun i pied de haut sur 10 pouces de large.
63. Une pastorale lavée à l'encre de la Chine, de la longueur de 7 pouces sur $ pouces de haut.
64. Une estampe représentant la Gallerie du Roy de Polo- gne. Le génie des beaux -arts ordonne de placer la Nuit du Corrége, qui est le principal tableau que possède vos remar- ques (^if). Au bas sont des génies qui s'amusent à chercher l'avis du peintre, dont il examine les tableaux. Le fond représente la galerie où sont attachés les tableaux. Cette estampe a 8 pouces de long sur 6 de haut.
65. Plusieurs desseins de différentes grandeurs.
176a.
Par M. Eisen le fils, professeur, quai des Miramionnes :
16. Un tableau de 4 pieds sur 3 pieds, représentant Lucas Signiorelli qui peint son fils qui vient d'être tué.
17. Un projet dessiné pour une chapelle de communion.
18. Une esquisse du tableau d'autel de ce même projet,
126 L'ART DU XVIII» SIECLE.
éducation de sa jeunesse il garde un fonds d'aspiration à la peinture noble^ à la peinture d'histoire ; et d'un de ses bons jours, il nous
représentant Notre-Seigneur qui fait la Cène avec set apôtres.
19. Autre esquisse représentant TAnnonciation^de la Vierge, exécutée en grand. Ce tableau a 1 3 pieds et demi de haut sur 10 pieds de large, fait pour Téglise collégiale de Douay, en Flandre.
20. Autre esquisse, représentant le mariage de la Vierge.
21. Le portrait de M""« Vincent.
22. Le portrait de M. Tabbé de *♦♦.
23. Quelques esquisses et plusieurs desseins.
1764.
Par M. Charles Eisen, professeur :
9. Sainte Geneviève assise dans la campagne, faisant la lecture. Ce tableau est destiné pour la chapelle d'un château, n porte 6 pieds de haut sur 4 pieds de large.
10. L'enlèvement de Proserpine.
1 1 . Plusieurs desseins à la mine de plomb et lavés à l'encre de la Chine, représentant dififérents sujets sous le même numéro.
Ï774-
Par M. Eisen, adjoint à recteur :
9. Le Triomphe de Cybèle et les Forges de Vulcain, repré- sentés tous deux par des enfants. Ces tableaux portent 12 pou- ces de haut sur 15 de large.
10. Diane et Endimion. Ce tableau est de la même gran- deur que le précédent.
11. Érigone etTAmour sous la forme d'une grappe de raisin. Hauteur, 14 pouceé ; largeur, 16 pouces.
EISEN, lay
reste une composition appliquée et réussie, Henri IV et Gabrielle enchaînés par des rondes d'Amour. Eisen dans ce tableau atteint la grâce d'un petit Boucher historique *. Puis, à Timi- tation de son père, il peint encore de petits tableaux de genre, de mœurs et de société : V Accord du mariage, la curieuse image de la bourse remise par le fiancé, le Bouquet^ scène enfantine, le Trictrac et la Comète gravée par son maître Le Bas , V Amour européen y une déclaration dans un merveilleux décor d'ap- partement, la Dame de charité, toutes plan- ta. L'Aurore semant des fleurs et chassant les ombres de la nuit. Hauteur, i^ pouces; largeur, i6 pouces.
13. Sainte Famille, et pour pendant le Songe de saint Joseph.
Ces deux desseins sont à la sanguine, rehaussés de blanc*
14. La Chanté, représentée par une femme entourée d'en- fants. Dessein à la plume et au bistre.
15. Les Trois Grâces, petit dessein colorié, de forme ronde.
16. Deux desseins coloriés, dont un représente un marché. Us font pendant.
17. Des enfents jouant avec une chèvre. Dessein à la plume et à l'encre de la Chine.
18. Plusieurs desseins sous le même numéro.
I. Nous possédons un petit dessin de ce tableau crayonnage très-étudié, qui, recouvert presque partout de petits traits de fine plume, joue, avec ses oppositions d'encre de Chine et de crayon, l'efifet d'une eau-forte soumise à deux morsures.
ia8 L'ART DU XVIII» SIECLE.
ches agréables, coquettes, mais parfaitement froides * .
Ces tableaux sur lesquels Eisen plaçait une partie de son orgueil et de sa petite gloire, que sont-ils devenus? qui les connaît? qui les a vus? qui peut en dire la valeur? Avec les pertes faites par la France de tant d'œuvres origi- nales, les fausses attributions et les substitu- tions si fréquentes des copies si nombreuses du temps, la difficulté est devenue bien grande pour établir, quand il s'agit de tableaux de peintres secondaires comme Eisen, Tauthen- ticité qui demande, pour être affirmée, la com- paraison de deux ou trois originaux positifs.
I . Citons encore , parmi les pièces gravées d'après ses tableaux et ses dessins, en dehors de l'illustration du livre : le Concert méchamque^ inventé par Richard en 1769, gravé par de Longueil ; le Jour et la Nu'u de mariage, par Patas ; le Bal chinois chez François, la Vertu sous la garde de la Fidélité ^ les Désirs satisfaits^ par Patas ; le Modèle enchanteur^ les Premiers Aveux, la Ramasseuse de cerises^ la Vieille de bonne humeur^ la Cuisinière charitable ^ la Double Fécondité^ la Belle Nourrice j la Jolie Fermièrej le Petit Donneur d'avis ^ le Lever des enfants^ le Sabot cassé j le Vieux Débeauché (sic), planche rare, etc. ; les Amu- sements champêtres, le Bal champêtre^ les Plaisirs champêtres j par Delongueil, qui a encore gravé les deux jolies suites de quatre pièces : le Matin ^ le Midij V Après-Midi^ le Soir et le Printemps j VEté^ V Automne, V Hiver,
EISEN.
laç
Parfois, dans le coin d une pauvre collection, ou dans le mauvais jour d'une exposition pro- vinciale, il vous apparaît une esquisse noyée et blonde, s'enfonçant dans un verdâtre chaud, où le gras pinceau a vivement posé des tons rouges, bleus, jaunes, relevés, de blancs qui laissent des traînées sèches siu* des person- nages bàtonnés, ainsi que Watteau bâtoiïne ses
bonshommes à la sanguine, sur des silhouettes de second plan, croquées dans le bitume, per- dues dans une poussière et une chaleiu- étouf- fée de bal. La mémoire vague et instinctive, qui reste à Pœil, d'un artiste qu'on a fouillé, étudié, dont on a poursuivi la signature et le caractère à travers les gravures, les dessins, vous arrête et vous fait dire, comme par un pressentiment : Ce doit être un Eisen. Mais la certitude manque. Et quelle autre œuvre simi- laire et bien signée, pour vous la donner? Au- cune. Le hasard vous fait-il rencontrer une toile plus terminée, d'un faire plus froid! Autre écueil. Vous êtes exposé, par la ressemblance du sujet, à prendre pour une œuvre du fils une œuvre du père *. M. de Pujol dit que l'on voit
I. Le Magasin pittoresque a donné, en 1841, le croquis d'un n. 9
13© L'ART DV XVin» SIECLE.
à Douai^ dans la chapelle de la Vierge^ à Péglise Saint -Pierre, une Annonciation pleine d'expression et de grâce, mais d'un mauvais ton de couleur. M. Cellier ajoute qu'elle porte le millésime de 1776. Il y a sans doute erreur de sa part : cette Annonciation doit être le tableau exécuté pour la collégiale de Douai et exposé à l'exposition de l'Académie de Saint-Luc en 1772.
Si les tableaux d'Eisen nous manquent à peu près, ses dessins nous restent, et ils sont nombreux. La plupart sont des plus séduisants. Ils ont par excellence le charme du dessin : l'esprit. Eisen les a exécutés, tantôt à l'encre de Chine relevée de plume, ou bien il les tou- che d'une aquarelle légère ; le plus souvent il les crayonne à la mine de plomb. Ceux-ci sur- prétendu tableau de Charles Eisen, représentant des jeunes filles et un perroquet, tableau de la collection de M. de Saint- Rem y au Mans, qui possède encore du même artiste un enfant qui presse le robinet d'une fontaine et en fait jaillir Teau sur deux jeunes filles épouvantées. Nous n'avons pas vu ces tableaux; mais le premier est assurément un sujet du père, que nous croyons même avoir vu gravé d'après lui ; et pour le second, la méprise est manifeste : il a été positivement gravé par Henriquez, avec le nom d'Eisen père, sous le titre de : VEspiigUrU.
EI9EN.
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tcmt révèlent toute sa grâce. Inspiré de Bou- cher, sorti de son enflure ronde, de son style douillet, Eisen s'en dégage par raffinement, la délicatesse de sa manière, et, même en rappe- lant le maître, il reste toujours Eisen. Qu'on regarde ses moindres crayonnements, ces grif- fonnages courants, improvisés et courants; qu'on rétudie dans ce que le temps appelait si joliment et si justement des « pensées ^ » ces premières idées de peintre, jetées à la volée, à demi nées et encore flottantes, destinées à être soumises à Téditeiu-. De la feuille de papier blanc teinté maintenant par lesf années d'un ton de Chine, où il semble qu'il n'y ait qu'un nuage gris, se lèvent peu à peu ces petites aubes de sujets, ces ondulations de formes, ces indications pâles, claires, légères, réveillées et repiquées çà et là, où l'œil poursuit et trouve des corps, des amours, de petites apo- théoses, la silhouette d'une scène coquette. Rien d'égal à l'adresse, à la facile inspiration dian^ le badinage et le tâtonnement de ce crayonnage autour des profils, des figures, des habits et des lignes. Ces souffles de dessin ont le mouvement de l'attitude et des person-
132 L'ART DU XVIII» SIECLE.
nages, la liberté des étoffes, rame de toute une composition. Un volume entier, acheté par nous, de ces Pensées d'Eisen pour les Con^ tes de La Fontaine, la Henriade^ les Métamor- phoses d'Ovide, les Almanachs de la musique du roi y etc., éclaire tout ce côté de son talent: brouillis oîi le trait rondit et joue autour d'ap- parences de formes, scènes vaporeuses de mythologie ou d^histoire, croquis microscopi- ques, essaims d'Amours dans une poussière de mine de plomb, contours qu'on dirait estompés avec le reste du noir d'un tortillon d'atelier, harmonies effacées, douces, presque lointaines de ces demi-rêves du crayon. C'est là qu'ap- paraît le vrai génie du dessinateur rapetissé et calomnié par ses autres dessins, délices des bibliophiles, ces dessins terminés, abêtis pour l'intelligence et le travail du graveur, poussés au dernier fini sur le vélin du papier ou de la peau.
En 1762 paraissent les Contes de La Fon- taine ^; magnifique publicité pour le vignettiste
I. Il existe de ces Contes des exemplaires avec des planches doubles de nudités pour les contes de Richard Minutolo^ les Lunettes et le Rossignol, Dans ces exemplaires^ le Cas de cons-
EISEN. 133
et qui montre quel goût a pour lui le grand public de ces années, et en quel honneur le tiennent les éditeurs. Voltaire daigne lui écrire et le féliciter '. L^artiste semble dans le che- min de la fortune. Il est maître à dessiner des pages et des chevau-légers de la Garde du Roi. Il est mieux que cela, maître de dessin de M"* de Pompadour, il touche 7,500 livres de traitement pour l'occupation d'un jour ou deux par semaine. 11 est, en outre, dessinateur du Roi. Comment cette carrière si bien com- mencée s'arrête -t -elle conmie brisée tout à coup ? Comment n'a-t-elle point l'achèvement et le couronnement presque promis? Comment Eisen n'arrive-t-il pas, ainsi que Cochin, à l'Académie? Pourquoi cette main de M*"^ de
cience et le DlahU de Papefiguière sont ce qu'on appelle, en termes d'amateurs^ « découverts ».
I. « Je commence à croire, monsieur, que ] a. Henriade psis- sera à la postérité en voyant les estampes dont vous l'embel- lissez : l'idée et l'exécution doit vous faire également honneur. Je suis sûr que l'édition où elles se trouveront sera la plus recherchée. Personne ne s'intéresse plus que moi au progrès des arts, et plus mon âge et mes maladies m'empêchent de les cultiver, plus je les aime dans ceux qui les font fleurir. » (Lettre de Voltaire à Eiscn, insérée à la page 4 du volume I" de la Hen- riadcj édition de la veuve Duchesne.)
134 L'ART DU XVIII- SIÈCLE.
Pompadour, volontaire et toute-puissante pour Tavancement de ses familiers d^art, se retire- t-elle si brusquement de lui? D^où vient ce néant soudain, cette ruine d^ambition après cette faveiu» de cour ? D'une insolence, au dire de Pujol qui la raconte ainsi : u Eisen avait de Tesprit, mais il n'en fit pas toujours un bon usage. L'anecdote suivante prouve qu'il était bien impudent, ou qu'il eut des absences de raison qui dégénéraient en folie. M'"* de Pom- padour, qu'il apprenait à dessiner, lui avait commandé le dessin d'un habit pour le roi dans un goût simple, mais nouveau, désirant que Sa Majesté jouît d'un vêtement qui n*eût point encore paru. Qu'imagine Eisen? 11 s'en fait faire un semblable et se montre à Versailles, avec cet habit, le jour même qu'on avait en- gagé le roi à porter le sien en lui disant qu'il était l'unique. U encourut la disgrâce de sa protectrice * » .
Est-ce là une histoire vraie ou une légende? N'est-il pas à croire bien plutôt qu'Eisen s'est
I. GaUrU historique universelle^ par M. de Pujol, 1786. (Charles Eisen.)
EISEN. 1)5
perdu à Versailles par ce qui était resté en lui de Touvrier dans Fartiste, par les façons et l'âme peuple qu^on devine dans la tète carrée et mâtinée de son portrait où le rus- taud habillé passe sous le velours et les den- telles de rhomme de cour ? Sa carrière man- quée, il faut Tattribuer à cette grossièreté de l'homme sans lettres et sans éducation ^ qui écrivait au dos d'une gravure : « Je suis on peu pas plus contant don monsieur Massard à rendu ce cuq de lempe, ce lo janvier 1771^ Ch. Eisen * . » Son abaissement^ il le dut à la bas- sesse de ses habitudes, de ses goûts, de ses passions, à des mœurs scandaleuses même pour ce temps peu sévère, à une jeunesse de sens que Tâge ne corrigea pas, et qui ne fit que s'exaspérer avec les années. A quarante- sept ans, il déloge du domicile conjugal où il laisse sa femme sexagénaire, abandonnant ses enfants, au mariage desquels il ne figure que par son absence ; et il emménage rue Saint- Hyacinthe avec la veuve d'un valet de cham- bre, une femme Martin, dont il fait sa gouver-
I. Vente d'autographes du 12 novembre z86o.
136 L'ART DU XVIII" SIÈCLE.
nante et sa maîtresse^ mettant la Seine et les ponts entre son domicile de la rue du Fau- bourg-Saint-Denis * .
Cela et le reste, voilà bien plus vraisem- blablement ce qui lui ferme les portes de FAca- démie royale et le rejette forcément à la sous-Académie du temps, la démocratique Aca- démie de Saint-Luc, dont il fut, avec Gabriel de Saint- Aubin, une illustration et dont il parcou- rut et monta tous les obscurs honneurs, succes- sivement conseiller, adjoint à professeur, pro- fesseur, et enfin, en 1774, adjoint à recteur*.
Après les illustrations de livres de toutes
1. Diaionnaire critique de biographie ^ par Jal.
2. Livrets de rAcadémie dé Saint-Luc. Eisen a fait le grand dessin de la gravure : Indulgence plénière donnée à perpétuité par le pape dément XI aux fidèles qui visiteront l'église de Saint-Luc en la Cité, Planche faite avec les deniers de ladite confrérie en Vannée 1760. Il semble, du reste, le dessinateur ordinaire des brevets et convocations de T Académie de Saint-Luc. Nous avons là une curieuse gravure, non signée, mais où se retrouve son dessin. De Tencadrement des choses de l'atelier, une selle de sculpteur, une palette, des pinceaux, une tète de Niobé, un torse que dessine un groupe d'Amours ; se détache, tendu sur un chevalet, comme à un étal de boucher, avec sa tête et les pieds pendus sur le montant, la peau d'un bœuf, l'animal évan- gélique de saint Luc, dans le cadre de laquelle le Bâtonnier invite ses confrères aux premières vêpres qui se disent en la
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sortes', Eisen illustrait; en 1770, les Baisers de Dorât, ce livre typique de sa vignette, le petit volume débordant de gravures, où l'ar- tiste jette et prodigue son double talent de dessinateur et d'ornemaniste. Et qui mieux que lui était fait poiu- enguirlander d'images cette poésie de Dorât, jetée naïvement par le petit poëte comme le sursum corda de la galanterie et de Tamour au libertinage du siècle ? Eisen y sème les médaillons et les allégories du Plaisir; les autels où les colombes se becquet- tent sous les colonnades de palmier; les petits temples aux colonnes torses, aux chapiteaux d'acanthe, au dôme diadème de fleurs, effleuré de coups d'ailes d'Amours. L'érotisme despetits
chapelle Saint-Luc, de l'église des R. P. Jacobins, à quatre heures du soir, le 17 du mois d'octobre.
I. Mentionnons, de 1747 à sa mort, les OEuvres de M"* Deshoulières, 1747; VArt d^ aimer ^ 1751 ; Angola j 175 1 ; Voyage dans Vautre monde ^ 1752 ; la Christiade, 1753 ; V Eloge de la folie ^ d'Érasme, 1757 ; les Lettres péruviennes ^ Lucrèce^ 1754 ; la Thériacade^ les Saisons^ 1759 ; les Œuvres de Grêcourt^ 17^4 ; iç%Sens^ 1766 ; les Wroides^ de Blain de Sainmore, 1768; Narcisse dans Vile de Vénus ^ les Quatre Parties du jour et les Jeux de la petite TkalU, 1769 ; la Henriade et le Théâtre de Vol- tairey 1770; le Tableau de la Volupté ^ 1771 ; la Pipe cassée ^ les Géorgiquesj etc , etc.
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vers brûle et pétille dans ces en-têtes et ces culs-de-lampe qui montrent, du recto au verso des pages, des apothéoses de volupté, des cou- ples sur des ottomanes, encensés par la fumée des brûle-parfums, des Cupidons foulant aux pieds toutes les couronnes de la terre, des Aurores, de la petitesse et de la finesse d'une pierre gravée par Guay, repoussant le voile d'une nuit heureuse au bas de la dernière rime d'un baiser. Et partout, dans cette sorte d'illumination et de pétillement de la graviu'e, dans le feu de joie des ciels et des paysages, brillent ces petites déesses mignardes, debout ou couchées, les petites Vénus qui pourraient se faire une conque d'une foliole de rose, ces figures microscopiques de femmes en forme de poire, qui tiennent à la fois de la pendeloque et de la perle baroque. Car Eisen est- l'homme du nu féminin infiniment petit, du nu de l'in-ii. Il excelle à faire tenir sur un rien de papier la nudité de la Fable telle que la comprend la poésie et l'art du temps. Et il n'a point d'égal quand il enferme dans la grandeur d'un chaton de bague le déshabillé de la Mythologie du xviii'' siècle.
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Là est son vrai petit talent, un talent qu'il faut, après tout, se garder d'exagérer, et qu'il serait injuste de mettre sur la même ligne que le talent de son rival et de son maître Gra- velot. Ne confondons pas, ne comparons même pas les deux artistes : Tun, avec son fond de Flamand, l'ouvrier mécanique et à la tâche, le pacotilleiu* de la vignette ; l'autre, plus que Français, Parisien, plein de la conscience et de l'amoiu* de son art, ne travaillant qu'à son heure, ne produisant qu'à sa satisfaction. Gravelot est un sérieux dessinateiu». Sa vignette atteint au style du galant. Il donne en petit cette note absolue du charme de son temps, un rien de cet idéal de coquetterie que Wat- teau donne en grand. Eisen n'a presque tou- jours qu'une grâce inférieure. Son dessin mou, rond, sans étude, ne tient pas à côté de ce dessin de Gravelot serré, délicat, fini et vivant jusqu'au bout des extrémités des doigts d'une main. Ses personnages sont marqués au signe d'une vulgarité courante. Ses seigneurs, ses amoureux auraient besoin de prendre des leçons du marquis de Polainville, de la comédie de Boissy, pour porter leur chapeau « comme on
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le porte à la cour de France » : ils ont une face de Jeannot^ Tair de farauds et de garçons- marchands endimanchés, ou de laquais gênés dans les habits de leurs maîtres. La femme, chez Eisen, dans toutes les figures qu'il a improvisées d'elle, ne semble que le type banal, égrillard, souriant et inerte de quelque modèle de la rue sur laquelle il a jeté une robe de dame ; une sorte de poupée à grosse mouche à la tempe, décolletée et falbalassée, la jupe courte, le corsage à Tair, à laquelle le dessi- nateur ne fait prêter que la fadeur d'une mono- tone afféterie. Car Eisen, — regardez ses Contes de La Fontaine, ses grandes vignettes de la vie familière, — Eisen est toujours inex- pressif presque inanimé. C'est vainement qu'on chercherait chez lui ce qu'exprime et ce que respire de la femme du temps le dessin de Gravelot, les délicates attaches de corps, les fins emmanchements de col, d'épaules, de bras, de poignets, l'air, la tournure, le costume même, l'envolement étoffé de ce petit être fragile, divin et jamais crotté, qui touche à peine terre dans telle des vignettes pour les Contes de Marmontel, ou la miss Jennj^ de
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M°* Riccoboni. Le plus subtil, le plus aima- ble de la délicieuse créature du siècle, sa physionomie espiègle, mutine, ou tendre ; le piquant honnête de sa volupté, Taristocratie de toute sa personne, tous les raffinements que lui avait donnés, comme à l'objet d'art par excellence, une civilisation extrême, cela a toujours échappé à Eisen : Texquis et le suprême lui ont manqué dans son genre.
La vignette est alors triomphante, elle règne. Eisen est à l'apogée de son talent, dans ces années où il fait suivre les Baisers d'Ana- créon du Tableau de la Volupté, de Phrosine et Mélidor, du Temple de Gnide, de Tarsis et Zélie, des Fables et du Recueil de Poèmes de Dorât. Il devient l'illustrateur patenté de la poésie, et ses dessins font passer jusqu'aux vers de M. de Pezay *. Ace moment une réaction éclate, dans un grand parti de l'art, contre la vignette, et les attaques contre lesquelles Cochin lui-même
I. Grimm dit à ce propos : a Messieurs, vous vous faites trop imprimer. Si vous ne finissez, nous dirons incessamment que vous nous vendez les jolies images de M. Eisen pour faire passer vos vers, qui ne le sont point du tout. » (Correspon- darue làtéraire^ vol. IV.)
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n'est pas protégé par sa position officielle, sa réputation consacrée, ses écrits, Teffort du grand style de ses derniers dessins ; ces atta- ques se déchaînent, s'emportent à Finjure contre les vignettistes moins autorisés, contre les dessinateurs qui sont purement artistes, contre les talents de ces hommes qui ne sont rien, comme Gravelot, ou tout au plus obscurs professeurs de TAcadémie de Saint-Luc, comme Eisen. Donnons ici des duretés, des injustices soudaines de l'opinion publique, la mesure et le ton, d'après ce singulier et cu- rieux volume : Dialogues sur la Peinture, Tar- touillis, 1773, qui met en scène le fameux marchand de tableaux Rémi, un mylord et Fabretti. Ecoutez cette exécution :
« M. Rémi... Notre gravure va un peu nous venger de la sculpture italienne.
Mylord. Ah parbleu. Monsieur Rémi, vous vous y prenez mal dans ce moment-ci, et je deviens partie.
M. Remi. Comment, Mylord! ce début est brusque.
Mylord. U ne Test pas encore assez. Notre belle édition de VArioste de Baskerville, eh bien,
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ils Tont polluée par de maudîtes vignettes de ce pitoyable Eis.., (en), j'avois défendu expressément qu'on Fenrployât ; mais je me suis si fort fâché que pour les derniers chants il n'y aura rien de sa façon, il y a longtemps qu'il nous infecte de ses dessins, mais nous venons de le bannir honteusement de toutes nos presses.
M. Rémi. N'en parlons plus, il y a d'autres dessinateurs.
Mylord. N'allez-vous pas encore me citer votre Grav... (elot), son Tasse, son Corneille et ses nombreuses infamies?
M. Rémi. Il est défunt, le pauvre homme, son âme est en paradis.
Mylord. Le purgatoire ne sert donc de rien en France, et ses vignettes et ses tristes culs- de-lampe auront donc été faits impunément? Mais ne troublons pas les cendres des morts.
M. Fabretti. Je suis tout étonné de vous entendre. Je croyois qu'il n'y avoit que la France pour les vignettes et la gravure.
M. Rémi. Pour la fécondité, on ne peut pas nous la contester. Tout est plein de nos
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vignettes. Eisen en une serée en rempliroit un in-folio.
Mylord. Je croyois que cet Eisen ne reparoîtroit pas. Qu^il remplisse, s'il veut, les almanachs et les livres bleus... »
Cette vive attaque était un symptôme. L'heure de la lassitude venait. A peu de temps de là, l'illustration du livre s'arrêtait avec l'af- folement passé du siècle : le regain de la mode ne devait lui revenir que quelques années plus tard avec Moreau. Mais, dans la période qui suit la mort de Louir XV, la vignette tombe en discrédit; et les vignettistes qui survivent à sa vogue n'ont plus guère de dé- bouchés. Eisen devait être un de ceux qui perdaient le plus à cette petite révolution. Est-il à penser qu'à un moment les éditeurs de Paris se montrèrent aussi dégoûtés de ses dessins que les éditeurs de Londres, et qu'il se trouva sans ouvrage en France? Fut-il chassé par le manque d'argent ou par ses dettes? Quoi qu'il en soit, en 1777, il quittait Paris et se rendait à Bruxelles ; il y allait « pour ses affaires, » selon une déclaration de sa femme. Il s'établit rue au Beiu-re, chez
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un quincaillier nommé Jean-Jacques Clause^ où il meubla une chambre, a 11 arrivait à Bruxelles^ dit son compatriote Hécart, rongé de goutte et tourmenté par les maux qu'en- traînent le libertinage et la débauche. » On le voit : le libertin resta libertin jusqu'à la fin, à l'exemple de tous les maîtres, petits ou grands, du xvni* siècle, qui ont eu le sentiment du nu féminin en étant des amoureux de la chair de la fenune : Boucher, Greuze, Baudoin. Et la vie crapideuse que le vieil artiste menait en Belgique accélérait sa fin. Il mourait le 4 jan- vier 1778*. En mourant, il n'avait pas dit un mot au quincaillier de sa femme ni des deux enfants lui restant encore des cinq qu'il avait eus ; il lui avait seulement laissé l'adresse de sa maîtresse Charlotte Martin, veuve de René de Coudray, « M"* de Saint-Martin, » comme l'appelait noblement Eisen en pays étranger.
I. Les Mémoires secrets de la République des lettres (vol. Xï) enregistrèrent ainsi la nouvelle de cette mort : « i8 janvier. Charles Eisen, fameux dessinateur, et ayant le titre de peintre du Cabinet du Roij est mort à Bruxelles le 4 de ce mois. On connoit surtout ses dessins pour les Métamorphoses d^Ovide^ ceux des Contes de La Fontaine et ceux pour une édition de la Henriade, On lui reproche d'avoir abusé de la fécondité de son
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Le Belge se dépêchait d'envoyer à cette adresse l'annonce de la mort de son hôte dans ce français de son pays : a ...Mais grâce à Dieu^ c( il s'est bien converti pour mourir. Le curé de <f Saint-Nicolas lui a confessai et qu'il en a été « bien contens. 11 est enterré sur le simetierre « de Saint -Gudule le 6 du coiuant, je Vay a fait enterrer joliment. » Puis il arrivait au triste de'sa position, déclarait que, tant dettes que déboursés, le défunt lui était redevable de 376 florins, faisant en argent de France 752 hvres, sans compter ce qu'il devait aux au- tres, ce qui pouvait bien porter la somme à mille livres. Il craignait que les meubles et la biblio- thèque dont son hôte, de son vivant, avait vendu une grande partie sans l'en prévenir, ne payassent pas la moitié des dettes. Le défunt l'avait assuré qu'il serait^payé sur ses meubles à Paris, au cas qu'il n'y eût pas assez chez lui pour le payer ; et le quincaillier terminait sa
imagination et de sa facilité, d'avoir gâté sa manière, et, pour courir trop après les grâces et Télégance, de s'être souvent écarté de la vérité ; d'avoir donné dans le gigantesque et le tortillage. » Cette note est répétée mot pour mot dans la petite notice nécrologique que le Journal de Paris consacre à la mémoire d'Eisen.
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lettre en priant M""* de Saint-Martin d'avertir le père du mort. Mais ce n^étaient là que les dettes de Belgique. La veuve en trouva bien d'autres après avoir fait renvoyer la Saint- Martin de la garde du scellé apposé aux deux chambres occupées par Eisen dans la maison de la rue Saint-Hyacinthe ; elle voulut le faire lever pour l'inventaire : une nuée de dettes se leva de cette ouverture. Et pour s'arracher le peu que laissait le misérable insolvable^ accou- rurent le chirurgien, le boulanger, le per- ruquier, le fruitier, le frotteur, auquel Eisen devait 45 livres depuis 1774, le propriétaire, maître Wasselin Desfossés, professeur en droit, enfin le graveur Patusse, qui réclamait 240 livres données à Eisen sur deux dessins qu'il devait lui livrer en 1773, et 36 livres don- nées à compte le 7 février 1777 sur ces mêmes dessins « toujours promis et jamais faits* ».
I. Dictionnaire critique de biographie^ par Jal.
MOREAU
MOREAU
I EAN-MicHEL MoREAU, plus connu sous le nom de Moreau le jeune, naquit à Paris, le 16 mars 1741. Son père était un perruquier de la rue de Bussy, qui prit plus tard une manufac- ture de faïence. L'enfant, qui devait être le dessinateur des dernières fêtes de cour et des suprêmes élégances du xvin' siècle, eut pour parrain un camarade de son père, perruquier comme lui, et pour marraine la femme d'un marchand de vin '.
Dans la notice manuscrite, mise en tête de l'œuvre de l'artiste à la Bibliothèque impériale
I. Noua devons à l'obligeance de M. Mahdrault les acte* de l'ëtatcivUde J.-M. Moreau. Voici ion acte de naissance, ettraic de« registres de baptême de la paroisse Saint-Su Ipice, 1741 :
< Le 37 mars 1741 a été baptisé Jean-Michel, né hier, fils de Gabriel Moreau, perruquier, et de Marie-Catherine Villo- minot, ton épouse, demeurant rue de Busiy j le parrain Jean- Batiste Yvernault, maître perruquier, la marraine Michelle ViUeminot, fsmme de Remy Darlot, marchand de vin. ■
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par la piété de sa fille*, M"** Vemet dit en parlant de son père : « U serait difficile de dire à quel âge il entra dans la carrière des arts. Sa mémoire, quelque bonne qu'elle fût, ne le lui rappelait pas, et, pour lui, avoir commencé de vivre et avoir dessiné étaient exactement une seule et même chose. » L'a- mour instinctif du dessin, l'occupation du crayon, ont pu être, chez Moreau, aussi pré- coces ; mais, chose bizarre, des témoignages amicaux attestent que le développement de son goût, la formation de son talent, furent pénibles et longs. L'artiste s'arracha labo- rieusement à lui-même. Il fut obligé de dis- puter le succès à une sorte de premier som- meil de ses facultés, à un engourdissement qui donnait à son travail un effort ressemblant à un ruminement lourd. Lui-même racontait et confessait à Lemonnier la dureté de ses efforts longtemps infructueux, les déboires du com- mencement de sa carrière, et l'injurieux bap- tême que lui avait valu de ses camarades le
I. Cette notice, publiée par les Archivas de VJn français ^ ne diffère guère que par quelques phrases insignifiantes de la notice de Feuillet, insérée au Moniteur de 1813, n° 355.
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malheureux labeur de sa patience : on l'appe- lait le boeuf \ Sa première jeunesse se passa ainsi dans la lutte^ mais dans une lutte où il fut soutenu^ encouragé, entr'aidé, poussé et porté en avant par Témulation fraternelle avec un frère de deux ans plus âgé que lui, qui sera plus tard le gouacheur, Taquarelliste, le peintre méconnu, un des inspirateurs de la couleur future du paysage anglais sur la toile et le papier : Moreau Taîné.
Il avait dix-sept ans quand son maître, le peintre Le Lorrain*, était nommé directeur de l'Académie des Beaux-Arts de Saint-Péters- bourg. Il le suivit en Russie, allant chercher
1. Nous biographiques sur Charles Norry et sur Moreati le feune^ par Lemonnier (écrites à la sollicitation de la société philocechnique dont Moreau faisait partie).
2. Les renseignements sont assez maigres sur ce peintre fort peu connu. Un catalogue de vente, sans date, donne la description des tableaux, dessins, estampes, bronzes, marbres, stucs, bras de cheminée et feux dorés d'or moulu, dont il est obligé de se défaire, ayant en l'honneur d'être choisi par l'Im- pératrice de Russie pour être son peintre. La filancherie dit qu'à son retour de Russie il fit plusieurs plafonds en cire colo- rée pour le comte de Caylus et des dessins de meubles dans le goût antique pour M. de Lalive de JuUy, qu'on préférait aux ouvrages de Bœle. Il a peint pour Saint-Roch une sainte Irène. Et à la vente du marquis de Menars passent sous son nom
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la fortune dans le pays, oh son petit-fils devait un jour. être reçu avec tant de gloire. Moreau était nommé là, professeur de dessin à TAca- démie impériale de peinture et de sculpture. Mais en 1759, après dix-huit mois de séjour, son maître était venu à mourir. Moreau, se trouvant isolé et dépaysé, renonçait à sa place, à Tavenir qu'assuraient en ce temps- là les pays de glace aux Français de talent ; et il revenait à Paris ^ Le voyage, du reste, lui avait profité : le long trajet à travers la variété des peuples, la nouveauté de ces pays lointains , le caractère de ce bout du monde de TEurope, les curiosités du sol, des mœurs, des usages, des monuments, des costumes, en
quarante dessins d'études et compositions faites pendant sou voyage de Russie, les uns lavés à la sanguine, les autres à la pierre noire, avec un portrait de l'impératrice de Russie, fait en 17518, à la pierre noire.
I. Quel argent rapporta Moreau de Russie? Fut-il chargé de quelque mission ou commission près du gouvernement français ? On ne trouve nul renseignement là -dessus ; et cepen- dant dans le registre des dépenses de la cour, connu sous le nom de Livre rouge, Paris, 1793, "^"* relevons l'inexplicable mention suivante, à la date du 30 septembre 1790 : « Une somme de 30,000 livres pour rentes viagères au sieur Moreau, peintre du Roi. »
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frappant son attention^ commençaient en lui réveil de Tesprit d'observation.
A Paris, ne pouva;it réussir à devenir peintre, ou plutôt peut-être forcé par la néces- sité d'abandonner une carrière aux commen- cements si longs et si coûteux, il se décidait à entrer chez Le Bas. Le Bas commençait par lui confier une partie des planches de l'ouvrage de Caylus sur les antiquités grecques, romai- nes, étrusques. De sa première année dressai dans la gravure, de cette année où il expose modestement à la place Dauphine, nous avons une très-petite pièce en hauteur, une Appari- tion de la Trinité au-dessus d'une foule de petites bonnes gens, assez maladroitement gribouillée et signée : M. Moreau invenit et sculpsity 1761. En 1763, on le voit encore à l'apprentissage de son métier dans un espèce de fac-similé de Rembrandt, d'après Rem- brandt : La Femme d'Uri au bain, qui res- semble à un mauvais Norblin. Les années sui- vantes, il faisait l'eau-forte de quelques Greuze, entre autres de la ^onne Education, sur la marge de laquelle sa pointe, déjà habile et se jouant avec le cuivre, jetait un joli petit portrait
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de femme et des croquis ayant déjà la signa- ture et la hardiesse de main d'un talent pres- que formé*. Suivaient de nombreuses eaux- fortes pour les compositions de Vemet, des épisodes de ses ports de mer^ des dessous de gravure pour ses grands paysages^ une Joute sur le Tibre, entre autres, curieuse poiu* l'as- pect du Tibre d'alors et la mémoire d'îlots sombres depuis. Au bout de toutes ses plan- ches, petites ou grandes, nous le trouvons qui donne, en i768,reau-forte du Coucher de la Ma- riée, d'après Baudouin, une planche qui révèle dans rélève de Le Bas un aquafortiste tout à fait supérieur, essentiellement léger et clair, dégagé de la sécheresse et de la lourdeur du métier, la pointe spirituelle à la façon d'une pointe de peintre mordant au cuivre, la taille brillante, lumineuse, piquante, touchant les figures de femme comme avec un ton de crayon relevé d'un trait de plume, ayant enfin
I. Dans le nombre de ces jeux d'eaux-fortes de Moreau, il faut citer de petites fantaisies, de vrais grifFonnis de peintre, des fontaines jaillissantes égratignées d'une pointe vive et fine, et quelques petites bandes de têtes d'homme et de femme aiguillées qu'il a signées, je ne sais par quel caprice, J.-M. Moreau Parigino.
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cette qualité artiste de Feau-f orte . le croquant qui fait aujourdliui rechercher ce que Moreau a ainsi gravé^ d'après les autres^ comme des eaux-fortes originales de maître, tant ces in- terprétations lui sont personnelles. N'en citons que ces quelques exemples : le Modèle honnête, d'après Baudouin^ cette Philosophie endormie, qui est M"' Greuze d'après Greuze, et la Fon- dation desjilles à marier, de Gravelot.
Cependant^ du joiu- où il s'était fait gra- veur, interprète du dessin, de la pensée des autres, Moreau n'avait pas cessé de dessiner, de composer ; il n'avait pas renoncé à l'ambi- tion d'inventer et de créer. Heureusement il était chez Le Bas, ce maître qui avait comme les encouragements et les soucis d'un père pour les vocations et l'avenir de ses élèves. Le Bas aida Moreau à devenir dessinateiu*. Le samedi, il lui donnait la besogne qu'il devait faire le dimanche, et ne lui en redonnait que le samedi suivant, afin de ne pas le détourner des études de sa semaine. Avec cela, il le payait assez poiu- qu'il pût suffire aux dé- penses de ses huit jours. Moreau avait ainsi la liberté de son temps pour dessiner d'après
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nature, chercher sur le papier les composi- tions qu'entrevoyait déjà son imagination , acquérir les aptitudes, les connaissances, toutes les sortes de mémoires qui devaient lui donner sa science future. Ses commencements sont timides ; et il faut aller chercher les pre- mières figures sorties de son crayon dans des planches dont l'ensemble est dessiné par d'autres que lui, mais qu'il n'a pas oublié poiutant de recueillir dans son œuvre. Petits essais qui devaient plus tard faire soimre le maître parvenu à son développement : ce sont des homuncules, des diminutifs déjà spirituels de figurines, honunes et femmes en costume héroïque ou parisien, meublant et peuplant maigrement des dessins d'architecture, des épures géométrales et pompeuses : projet de place au Roi, Temple des arts, Arc de triomphe, décoration du théâtre des Italiens 1763, si- gnées de Le Lorrain, de Dumont, de l'archi- tecte Louis. 11 va jusqu'à jeter des person- nages à travers des élévations et des profils de machines projetés par Sendrier de Bièvre, charpentier du roi, pour transporter la statue du Roi dans la place Louis XV ; et par ces
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années oii il semble passer par Tépreuve d'une misère que ni Le Bas ni Caylus ne purent tout à fait soulager, il est réduit à bâcler des dessins pour l'entreprise de V Encyclopédie, un travail ouvrier « auquel, dit Ponce, il gagnait moins que le plus mince journalier ». Des cartes à jouer, oui, il y a des cartes à jouer dans son œuvre. Enfin, en 1766, il arrive à sortir ses personnages du cadre et de la signa- ture des autres, dans les deux dessins : VIllu- minât ion de r hôtel de Son Excellence VAmbassa^ ieur Plénipotentiaire de Son Altesse Electorale Palatine et les Réjouissances à Reims, annon- ces de son genre où, son talent se montre non encore dégrossi, pataud, maladroit à remuer les foules, leurs joies, leurs danses.
La transformation de Moreau est une explo- sion subite, étonnante. A trois ans de là, son talent éclate, entier et triomphant, dans un dessin qui le met au premier rang. Tout à coup l'artiste a atteint la perfection du genre qu'il tâtonnait. Ses défauts de lourdeur et de mal- adresse ont disparu : ils ont fait place à une merveilleuse plénitude, à \m accord admirable de toutes les qualités du plus savant^ du plus
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charmant, du plus spirituel et du plus compo- siteur des dessinateurs . La Revue du Roi à la plaine des Sablons^ y ainsi s^appelle cette grande page. Moreau s'y révèle tout entier avec sa délicatesse et sa force. Il s'y montre déjà en pleine possession du dessin de Thonmie et de la femme, maître d'un vaste sujet, admirable manœuvrier du mouvement des foules. Quel premier plan heureux, bien trouvé, ombré du passage d'un nuage : cette mêlée de carrosses à glaces et à baldaquins, à caisses sculptées, de vis-à-vis et de berlines à quatre portières, de chevaux piétinants, de badauds, de tinteurs
I. Ce dessin, acquis par nous chez un chemisier du quar- tier Saint-Germain-rAuxerrois, avait passé à la vente Le fias, 1783, où il était catalogué sous le n^ 25. Un curieux historique manuscrit de la vente, relié à la suite d'un exemplaire du cata- logue Le fias, acheté à la vente Duchesne, et qui semble rédigé par Joullain, l'expert du catalogue, nous apprend que ce dessin avait été commandé à Moreau par Le Bas, et que le prix con- venu avait été de 600 livres payées comptant au dessinateur, avec la promesse de deux douzaines d'épreuves de la gravure, dont moitié avant la lettre et moitié après. Les épreuves ne lui ayant pas été livrées, Moreau exigeait de la succession 480 livres, qui faisaient monter le dessin à 1,080 livres. Nous possédons également le traité manuscrit passé entre Le Bas et le libraire Lamy pour la gravure de ce dessin. — Ce dessin a été exposé par Moreau au salon de 1781.
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de tisane^ de femmes en grandes toilettes^ épouvantées des fusils de soldats qui mettent la foule à Talignement! Comme Moreau a su toucher la petite figure du Roi à cheval, fai- sant aux troupes Thonneur de les suivre sur les pages du livret qu^il tient à la main! Et Famusant défilé des troupes dont on compte- rait les soldats! L^ingénieuse idée que ce trouble-fête de coup de vent, polissonnant partout, jusque dans les drapeaux, animant et balayant toute la scène, lutinant les toilettes de fenunes, jouant avec le ballon des jupes et la pudeur des fichus, décoiffant les hommes qui courent après leur chapeau, plaquant ou soulevant les robes, fouettant les petites sil- houettes presque envolées des chambrières, montées sur le haut des carrosses! Et quel espace, que d'air, quel tourbillon, que de monde sur le papier ! Sont-ils loin les chevaux qui là-bas font des voltes et des courbettes! L'infini détail dans la masse ! Quels tours de force dans la marche de ses petits soldats qui n'ont pas un pouce, dans ce carré de musi- ciens hauts comme des moitiés d'épingles! Quelle magie dans tout ce vivant panorama,
II. IX
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décroissant^ arrivant pour les personnes et les choses à une minusculité qui semble insaisis- sable au dessin de la main humaine^ à un dé- ûléy au plus loin de la grande plaine^ de petits carrosses et de petits canons, si petits qu'ils vous font venir l'idée de ces petits chars aux- quels l'antiquité attelait une puce !
L'année qui suivait, en 1770, à la demande de Cochin qui se retirait et qui avait pu juger du mérite et de l'avenir du jeune artiste, Moreau était nommé dessinateur des Menus- Plaisirs, chargé de dessiner et de graver les fêtes célébrées pour le mariage de Monisei- gneur le Dauphin et des Princes ses frères.
Il était marié depuis cinq ans. En 1765, Moreau, âgé de vingt-quatre ans, avait épousé Françoise-Nicole Pineau*, fille de ce Domi- nique Pineau, maître sculpteur, dont il lais-
I. Voici l'acte de ce mariage : « Extrait des registres de la paroisse Saint-Nicolas-des-Champs. Le 14 septembre 1765, mariage de Jean-Michel Moreau, graveur, âgé de vingt- quatre ans, fîls de Gabriel Moreau, manufacturier de feïence, et de Marie-Catherine Yilleminot, demeurant de fait paroisse Saint-Sulpice, de tout temps de droit de la paroisse Sainte- Marguerite, avec Françoise-Nicole Pineau, âgée d'environ vingt-cinq ans, baptisée céans le 6 décembre 1740, fille de
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sera le portrait. Sa femme parait tenir par sa mère à la famille Prault, au grand imprimeur du temps qui, par l'entreprise de ses grandes affaires; pouvait être utile au marié. Moreau en avait eu dans la première année de son mariage une fille, son seul enfant, la petite Catherine-Françoise, qu'il nous semble revoir dans ce double dessin si paternel, si bien signé du lavis d'encre de Chine et du trait de plume du père, dessinant deux fois, d'après nature, la dormeuse dans son grand lit : ici, dans son petit bonnet tuyauté, ses cheveux en houppe sur son front, joufflue et reposant de profil, les bras allongés sur les couvertures, les mains mortes sur le ventre ; là, la tête renversée dans l'oreiller, la bouche en avant et respirante dans la ronde figure, les menottes
Dominique Pineau, maître sculpteur, et de Jeanne-Marie Prault, inhumée céans, le 8 novembre 1748, demeurant rue Notre-Dame de Nazareth; — furent témoins Louis-Gabriel Moreau, peintre, demeurant rue de la Harpe, paroisse Saint- Séverin ; François-Didier Moreau, ingénieur, demeurant même rue, tous deux frères de l'époux ; Laurent-François Prault, libraire-imprimeur, demeurant quai de Gèvres, paroisse Saint- Jacques-la-Boucherie, et Jacques Ledoux, marchand joaillier, demeurant même quai, tous deux oncles de Tëpouse. »
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allongées comme pour dormir à poings fer- més. C'est cette enfant qui, plus tard, resser- rera les liens d'amitié qui attachent Moreau aux Vernet : elle épousera Carie en 1787, à rage de dix-sept ans et demi, et elle sera la mère d'Horace.
En 1773, l'illustrateur de livres* se déga- geait chez Moreau, un illustrateur nouveau et de premier ordre, qui devait voir pendant cin- quante ans la seule annonce de ses u figures » assurer dans la librairie de toute l'Europe le débit et la fortune d'un ouvrage. 'C'était un livre de luxe, entièrement gravé, musique et paroles, les Chansons du premier valet de chambre du roi, de M. de Laborde* dédiées à la Dauphine, qui fournissait à l'artiste l'oc- casion de se révéler comme le vignettiste unique de la romance. La romance amoureuse, pastorale et badine du temps, mêlant Ber- quin, Bouilly et G récourt, n'a point eu en
I. Moreau avait déjà illustré plusieurs livres, entre autres une série d'auteurs italiens, imprimés par Prault, le Tasse j Pétrarque^ Boccace^ etc., et ornés de ses frontispices.
a. Les dessins des Chansons de Laborde se sont vendus à la vente Radziwill, faite à Paris en janvier 1866.
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effet d'interprète plus inspiré que Moreau : il en est le vrai maître et le poétique imagier. Rien de plus accompli dans son œuvre que cette série de scènes gracieuses dessinées et gravées par lui en 1772 et en 1773 : petits ta- bleaux rustiques^ bergeries dans un décor de Demarne, pastourelles virginales^ Colins et Luciles^ horizons blancs de troupeaux de mou- tons, défilés de bestiaux, chevauchements de laitière dans une aube de Joseph Vernet, fêtes de seigneurs sous un Mai, foires de Gonesse, jeux de quatre coins, mélancoUes d'un Tircis au bord d'un ruisseau, danses' de village autour d'un feu de Saint- Jean, maison de Collette à la treille de vieille vigne, soupirs d'ingé- nuité, brises de désir, peur d'orage favorable à l'amour; — l'éternel sujet des paroliers du temps, toute cette volupté aux champs chantée par la musique et les vers d'alors comme le renouveau du siècle, Moreau l'exprime avec une fraîcheur, un lumineux qui ne sont qu'à lui. La sentimentalité de son époque revit, comme à son matin, dans ces planches où les Amours ne sont plus des Amours de mythologie, mais des enfants de Greuze avec des ailes.
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Et déjà s^annoncela nouveauté, Toriginalité de la vignette de Moreau. Même avant son voyage d'Italie *, il la dégage légèrement de la tradition du siècle; il Taflranchit des leçons de Watteau, de Tiniitation de Boucher, dont des- cendent jusqu'à lui presque tous les vignet- tistes. Entraîné peut-être presque inconsciem- ment par le mouvement de Tart de Louis XVI, une Renaissance dans la rocaille, il cherche dans sa ligne une sorte de gracilité antique. On rencontre parfois dans ses allégories une académie d'homme qui vise à la statue grecque et qui sous Tesprit de ses doigts devient un Apollon en biscuit de Sèvres. Mais surtout étudiez ces corps de femmes qu'il sait si bien jeter volantes, planantes, balayées d'écharpes, chatouillées sur les cuisses de lambeaux de
I . Moreau fit en Italie un voyage que Feuillet, dans sa no- tice du Moniteur j place en 1784, que M™« Vernet, Ponce, Lemonnier, mettent à la date de 1785^ et qui dut, en tout cas, se continuer au delà de ces années ; car on lit au bas de la gravure d'une scène de Sophonishe: J.-M, Moreau fecit in RomAj 1786. Il y alla avec un Dumont, sans doute Tami dont il fit le portrait en 1767 : Gabriel Pi. Martin Dumont, profes- seur d'architecture, membre des Académies de Rome, de Bologne, de Florence.
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nuages de gaze^ dans ces pièces de la Fable, dans ces entourages de portraits royaux^ dans ces encadrements magnifiques des spectacles de Louis XV et de Louis XVI * ; Vertus et Muses vous feront penser à des Grâces des- sinées par Saint-Non à Pompéi. Avec leur svel- tesse, rallongement de leur torse, leur gorge attachée haut, petite et drue, leur jeunesse virginale, presque éphébique, leur poitrine de Psyché, et leur élancement de nymphes, toutes ces figures vous paraîtront comme la un du xvm* siècle se renouvelant, allant d'Eisen à Girodet,' annonçant la mode de corps des fenunes du Directoire et de TEmpire, la Fran- çaise déjà toute prête, avec ses seins remon-
I. Ce sont trois merveilles que les trois encadrements pour les affichages des spectacles dans les châteaux royaux, le Réper" toire des spectacles de la cour comme le temps les appelait. Le premier dans un cadre oblong, surmonté de la tête de Louis XV, coupant de longs corps de femmes et enjambé par des jeux d'Amours qui y suspendent des guirlandes de fleurs. Le second, carré et arrondi en coquille dans la partie supérieure, surmonté de l'effigie de Louis XVI entre un satyre et un génie féminin qui tient une palette, avec une chute d^^mours musiciens* Enfin un troisième , le plus rare , gravé par Ponce en 1770 surmonté de la tète du tout à fait vieux roi Louis XV, avec le Tragédie et la Comédie accoudées à la tablette, deux figures qu'on prendrait pour des Muses de Prudhon.
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tés, à porter la ceinture sous la taille, au retour prochain des modes grecques et romaines.
L'année 1775 allait donner à Moreau l'occa- sion de faire paraître toute la science, toute la force, toute la délicatesse, toute la pleine ma- turité de son talent dans la grande représenta- tion de la plus majestueuse cérémonie de l'an- cienne France et de l'ancienne Monarchie, étudiée, exprimée, figurée avec une fidélité et tout à la fois un charme qu'aucune représen- tation de fête chez aucun peuple, dans aucun temps, n'avait atteint. Ce sujet populaire, où se déploie le génie le plus heureux du dessina- teur, c'est le Sacre dans la basilique de Reims, le Sacr« antique mêlant dans ses rites, son décor, ses ordonnances, ses costumes et ses pompes, le moyen âge au xvm® siècle. Voilà le chœur, et sous le dais pendu à la voûte, voilà le roi Louis, seizième du nom. Sur Tautel l'at- tendent la couronne de Charlemagne, l'épée, le sceptre, la main de justice, les éperons, la tunique, la dalmatique, les bottines et le manteau royal de velours violet semé de fleurs de lis d'or, doublé d'hermine; assis dans le
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premier de ses trois habillements, coiffé de la toque de velours à plumes blanches, à aigrette de plumes noires de héron, il n^a encore que la grande robe de toile d'argent en forme de sou- tane. A sa droite, à sa gauche, les pairs laïques du royaume, avec leurs couronnes de duc ou de comte sur la tête, dans leur man- teau long de drap violet doublé et bordé d'her- mine , Fépitoge toute d'hermine sous le man- teau, en robe longue de drap d'or ; à sa droite plus près de lui le grand écuyer de France. Derrière lui, le grand maître de la maison du Roi, debout, tenant le bâton bleu semé de fleurs de lis d'or et sommé de la couronne royale ; et par derrière encore, un peu sur la gauche, le connétable assis, portant la pointe haute, l'épée de Charlemagne, entre deux huissiers de la Chambre, la masse à l'épaule; et le chancelier après le connétable, entre le grand chambellan, le premier gentilhomme de la Chambre et le grand maître de la garde-robe. Ici, sur les quatre stalles hautes du côté de l'Evangile, sont les quatre seigneurs otages, qui le matin ont été à l'abbaye et à l'archi- monastère de Saint-Remy, se portant cautions
ijo L'ART DU XVIIP SIECLE.
solidaires ) en présence du procureur fiscal de la sainte ampoule ^ dont tout à Theure Tarche- vêque de Reims va prendre une goutte avec une aiguille d'or pour faire les neuf onctions au Roi : ils s*appellent le vicomte de Laroche- foucauld, le comte de Talleyrand, le marquis de Rochechouart et le comte de la Roche- Aymon; tous quatre vêtus d'habit, veste, cu- lotte, manteau de brocart d'or légèrement rayé de noir, les bas blancs à fleurs brodés d'or, les souliers ornés de rosettes coxdeur de feu avec réseaux d'or. Sous eux, les écuyers ont en main leurs guidons blancs chargés des armes de France et de Navarre d'un côté, des armes de leurs maîtres de l'autre. Près des pi- liers du chœur, dans leurs habits de chevalerie, pourpoints et chausses retroussés de satin blanc, manteaux de satin noir, la croix de la sainte ampoule brodée en or et en argent sur le côté gauche du pourpoint et du manteau, se tiennent les trois chevaliers barons de la sainte ampoule, à cause de leurs seigneuries de Terrier, Bellestre, Neuvizy, Souastre, mou- vantes et relevantes en plein fief de l'abbaye de Saint-Remy. Et les manteaux de Saint-Esprit,
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toutes les marques d'ordres , toutes les hiérar- chies et toutes les dignités, et la Cour, et TEglise, et les chanoines procédants et assis- tants, et les tambours, et les trompettes et les hautbois placés entre les escaliers ^
Le moment choisi par le dessinateur est le moment d'émotion du sacre, le moment du 0 serment du royaume » , la minute qui • suit celle où, après avoir soulevé le Roi de son fau- teuil, les deux évéques de Laon et de Beau- vais demandent, suivant Tancienne formule, aux seigneurs assistants et au peuple s'ils acceptent Louis XVI pour Roi. Le Roi vient de se rasseoir, la tête couverte, dans la majesté presque papale de sa robe blanche ; et devant l'archevêque dressé debout devant lui comme le témoin de Dieu, sa main royale posée sur l'Evangile, il Ut tout haut en latin sur le livre que lui tiennent les deux évêques : « Je pro- mets au nom de Jésus-Christ, au peuple chrétien qui m'est soumis, défaire conserver en tout temps à l'Eglise de Dieu..,, » serment que vont suivre le serment de chef et souverain du grand ordre
I.. Le Sacre et Couronnement de Louis XVI, Paris, chez Vente, 1775. — Mémoires de la République des lettres y 1775.
17» L'ART DU XVIII» SIECLE.
du Saint-Esprit, le serment de grand maître de Tordre militaire de Saint-Louis, le serment de Tobservation des édits contre les duels.
Un chef-d'œuvre, ce chef-d'œuvre de Mo- reau, ce grand dessin dessiné et gravé par lui, qui par l'ordonnance décorative, l'arrangement perspectif, l'animation des personnages, est le plus vivant et le plus spirituel tableau de la cérémonie officielle, la vision même du Sacre. Il faut voir, étudier, admirer chaque partie de la composition : ce côté droit, ces tabourets, ces banquettes, encombrés de seigneurs, cet habile désordre, cette variété d'attitudes, ces apartés et ces groupes qui se détachent de la masse, tout ce coin traversé et remué par l'impression de la cérémonie, — une cérémonie où pleurera l'envoyé de Tripoh; ce coudoie- ment de manteaux courts, d'habits brodés, de coUiers, de croix en sautoir, d'étoffes à fleurs d'or, cette haie de perruques et de têtes sur- montées par les pertuisanes des gardes écos- sais; en face toute cette belle et grande ligne assise de prélats, d'évêques, de pairs ecclésias- tiques, les chasubles d'orfèvrerie, les chappes d'étoffe d'or, les chaperons et les orfrois bro-
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dés d'or, les mitres d'or, les camails d'hermine, les rochers de dentelles, d'où se lève la grande silhouette du grand maître des cérémonies appuyé sur son bâton de commandement. Et derrière les prélats, ces loges en retraite sous une voussure où une pénombre d'avant-scène met sa douceur sur le visage des femmes, tan- dis qu'au-dessus, sous le feu des lustres, des bougies, des torchères, allumant un jour de théâtre dans le sombre des vieux vitraux, s'étagent toutes les . grâces féminines que Moreau a voulu faire planer sur le Sacre, toute cette coquetterie de grandes dames, toutes ces légères désinvoltures, toutes ces petites mines fouettées de Ixunière , toutes ces poses de ca- quetage et de curiosité émue, tous ces petits échafaudages de coifiures, de poufs et de plumes, tous ces petits décolletages à collier de dentelle mouvant entre les deux seins nus éventés par tous les éventails que la chaleur fait jouer; — un escaher d'Opéra qui descend jusqu'au balcon où la Reine trône, un bouquet au côté, Madame à sa droite. Mesdames Clo- tilde et Elisabeth à sa gauche ^ .
I. Nous possédons le dessin de la première idée de cette
174 L'ART DU XVIII» SIÈCLE.
En ces années où Esnault et Rapilly, rue Saint- Jacques ; A la ville de CoutanceSj com- mencent cette immense publication, par livrai- sons, de costimies et de coiffures, qui comptera plus de cinq cents planches in-folio et dont peut-être il n'existe plus aujourd'hui en Eu- rope un exemplaire complet ; en ces années qui voient paraître ces images où tout se réu- nit, la grandeur, la fi délité , le coloriage soigné, l'enluminure gouachée, le talent des artistes, les noms de Leclerc, de Saint-Aubin, de Wat- teau de Lille, etc., pour donner la plus pro- digieuse et la plus complète reproduction des habillements d'un temps, il semble que le XVIII* siècle soit pris d'un grand orgueil de lui- même. Devant le spectacle des raffinements, des perfections, des jouissances et des parures de sa civilisation, le poli de sa société, l'orné de toutes choses autour de lui, le suprême
composidon, un dessin fait largement et prestement lavé au bistre, avec une indication des personnages qui n'est pas sans analogie avec le spirituel pochage de Guardi. Pour la gravure, il agrandissait très» heureusement le dessin, allongeait et meu- blait de seigneurs le coin de droite. A la vente Tondu, on a vu passer ce second dessin, très-terminé, mais par malheur déplo- rablement piqué par l'humidité.
MOREAU. 17;
moment de ce goût galant qui fait de la France l'arbitre^ le modèle et le maître du monde pour les élégances de la vie^ il semble que le siècle ait eu le désir de laisser un souvenir exacte artistique et en même temps rigoureusement historique de ses modes^ de ses ameublements^ de tous ses milieux. Les usages du bon ton^ il veut les fixer dans des attitudes et des actions gravées sur le cuivre et dontTestampe gardera la mémoire. Il veut faire survivre, pour les historiens, les peintres, les comédiens même de l'avenir, tout ce qu'il a imaginé dans la grâce et dans la délicieuse corruption de la fin de toutes les recherches, de tous les luxes et de tous les arts. C'est alors que l'ambition se lève dans quelques imaginations d'éditeurs de léguer à la postérité un livre qui manque aux sociétés anciennes , un livre-monument qu'on puisse appeler le Code des Modes et des Manières de la France du xviii* siècle. Et bientôt paraît le livre splendide, royal, de Prault, imprimeur du Roi, édité par Ebertz. 11 s'annonce par un pre- mier cahier, dessiné par Freudeberg, donnant comme la chronique intime et imagée de « l'extrémement bonne compagnie » pendant
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les années 1773 et 1774. Mais Téditeur n'est pas content de cette première suite, et il promet une nouvelle série pour Tannée 1775. C'est Moreau qu'il a l'intelligence de charger de cette seconde suite , qui parait seulement en 1777.
La première série offrait le tableau de la vie d'une jeune fenune livrée aux amusements de la société jusqu'à l'époque de la maternité. La série de Moreau la prend à ce moment, et dans une série de douze planches, continuant l'his- toire des Elégantes qui deviennent mères au milieu des occupations et des dissipations de la mode, il la relève et la couronne par la mater- nité, nouvelle dans le siècle, de la femme « du bon ton » • Ces douze planches s'appellent : Les Adieux; V Accord parfait ; la Rencontre au bois de Boulogne; la Dame du Palais de la Reine; les Rende^-vous pour Marly; la Déclaration de la grossesse ; N'ayei pas peur, ma bonne amie; T en accepte l'heureux présage; les Précautions; C'est un fils, monsieur; les Petits parrains ; les Délices de la maternité.
Les Adieux se passent à l'Opéra. « La ma- jestueuse Présidente, »> en grande toilette, la
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haute coifFiire empanachée de plumes^ le bou- quet au côté , le parfait contentement au cor- sage, des barrières de fleurs aux parements de la robe et aux volants de sa jupe, — se retourne sur le seuil de la loge n*" 1 3 dont vient de lui ouvrir la porte Touvreuse Dumas, à moins que ce ne soit Fouvreuse Pigoreau, avec son pauvre bonnet battant -rœil et sa fanchon. Sa main droite, tenant mollement Téventail entre le pouce et l'index, pose sur le poing du Prési- dent déjà entré dans la loge ; et elle abandonne sa main gauche au baiser d'un joli homme qui, ce soir-là même, à minuit, part pour son régi- ment. Planche coquette et magnifique, que remplit la splendeur de cette femme et Topu- lence ballonnante de cette toilette.
De la musique, voilà l'instrument le plus en vogue dans V Accord parfait : la harpe qui gra- cieuse Tattitude, penche ou renverse volup- tueusement, arrondit moelleusement le bras, relève la jupe , découvre le pied, fait ressortir la blancheiu- de la peau d'une main sur la cou- leiu- puce, de son bois. Aussi quelle attention de Tamateur assis, les jambes croisées, la main appuyée sur sa haute canne, le chapeau
II. la
lyS L'ART DU XVIII» SIECLE.
renversé sur le genou, devant la leçon de la femme qui a yeté sur sa gorge et sa robe ce peignoir de fine mousseline et de garniture si recherchée que la mode vient de le mettre au nombre des déshabillés galants.
La Rencojttre au bais de Boulogne nous montre, sur un cheval caracolant, à la crinière tressée, la femme en feutre à plumes blanches, les cheveux noués en queue de flambeau d^amour battant à son dos, avec un habit et une grande jupe nouée à la ceinture par une écharpe.
Une autre de ces toilettes est dessinée, avec une exactitude de patron, dans les Ren^ de:{-vous pour Marly, où deux femmes , atten- dues par leur carrosse au Pont-Toiu-nant, pro- mènent aux Tuileries leur chapeau à la Henri IV et leur robe à la Polonaise, Tuniforme libre et large de la campagne.
Ici rayonne la femme à la cour, sous la figure de la Dame du palais de la Reine, traver- sant un vestibule de Versailles, deux pages devant elle, un Brissac et un d'Ayen derrière, dans une mise de « Reine des cœurs », plumes et diamants aux cheveux, esclavage de dia-
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mants au cou, robe nichée, falbalassée, bouil- lonnée de guirlandes et de petits bouquets de fleurs, contre laquelle gbsse un éventail : un éblouissement de costume, un édifice de parure, le rêve extravagant et charmant des imaginations d'une demoiselle Bertin ou d'une demoiselle Roussaud.
Mais arrivons à cette suite charmante où Moreau déroule les joies maternelles. « Croyez- vous, maman? — Oui, ma fille, ce que vous éprouvez est le symptôme ordinaire. — Cer- tainement, madame... » fait le vieux médecin ami de la maison, qui vient de prendre sa tasse de chocolat, et qui tient déjà, pour s'en aller, sa canne à bec-de-corbin. Et la jeune femme, en bonnet à la laitière, sans corset, la taille dénouée, Une main dans la main de sa mère, la regarde avec des yeux heureux, pudiques et souriants, tandis que, sur la porte du fond, une jeune sœur renvoyée fait signe qu'elle a deviné. Rien de plus délicat que cette composition : la Déclaration de la grossesse, si doucement émue du premier tressaillement de la mère.
N'aj^ei pas peur, ma bonne amie : cela est dit par deux femmes dans un petit salon à alcôve,
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garni d'un lit de repos sur lequel est allongée Céphise, en robe lâche. Adossé au montant de Talcôve , où un socle de bronze porte un vase de Sèvres plein de fleurs, un abbé, un merveilleux abbé sourit en taquinant d'une main son jabot. Et Tune des femmes répond : « Vous vous faites un fantôme de cela, et c'est la plus petite chose du monde. On souffre un peu, et quand tout est passé, on n'y pense plus. Comme vous, j'ai d'abord fait l'enfant, cela me tracassait, m'inquiétait, et jugez si avec la délicatesse dont je suis... — L'abbé. D'honneur, mesdames, vous êtes incroyables... Vous êtes l'objet de l'adoration de tous les mortels, et vous avez la noble et importante commission de fournir des hommes à la société... — Céphise. A la société ? Cela vous est bien aise à dire, à vous autres... Vous en avez tous les bénéfices sans participer aux charges. — La marquise. Mais, en vérité, ces abbés sont admirables... Et de quoi cela se mèle-t-il? »
Passons dans la chambre à coucher. Devant le lit empanaché, la marchande de layettes a ouvert son joli coffre rose, garni de rubans, de gazes et de dentelles. — « C'est une layette de
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garçon, madame ? a demandé le mari. — Oui, monsieur. » Et la marchande a présenté un bonnet que le mari a pris sur son poing et qu'il montre à Céphise, qui gaiement lui dit : Ten accepte V heureux augure.
La planche des Précautions nous amène sous la colonnade du vestibule ouvert de la maison. Céphise, un bras sous celui de son mari, laisse sa main s'appuyer sur celle d'un parent en élégante « chenille » et coiffé « en crapaud ». Elle essaye, sur la marche à des- cendre, un pied timide, devant la portière de la chaise à porteurs, qu'ont avancée deux grands laquais picards. Un dôme à croix, dans le ciel à jour, indique une sortie de dévotion, une visite à Dieu et à une église où elle va trouver un prie-Dieu de velours, des coussins de duvet brodés de franges d'or, un grand sac cramoisi couvert de broderies et renfermant des Heures de l'édition la plus belle et du plus gros volume.
Maintenant, le dessinateur nous fait entrer dans le cabinet du père, un cabinet de curieux, marquant « le goût qui caractérise et honore le siècle », rempli de Claude Lorrain, de Van
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Uden, de Teniers, d'Ostade et de Greuze. On voit, devant un bureau de Riesener, le père se soulever à demi, lever les bras au ciel, au cri de la fenune de chambre, découvrant dans des langes de dentelles Théritier tenu en main par la grosse Bourguignote de nourrice , une vraie madame Poitrine : — C'est un fis. Monsieur!
Le baptême suit naturellement ; et les par- rains sont des enfants, les Petits Parrains, la petite fille, gonflée dans sa jupe « dont la gar- niture et les frivolités sont immenses », jouant aux grands airs, et posant en dame, la main sur le gant de son petit compère, Tépée au côté, un nœud de rubans à Tépaule ; tous deux prêts à monter avec le nouveau-né dans une reten- tissante voiture « à Tanglaise », qu^éclaire un valet avec une torche.
Et la série se termine par une douce apo- théose dn bonheur donné par Tenfant, dans la planche si bien appelée les Délices de la ma- ternité, un des plus frais, des plus heureux, des plus ensoleillés dessins de Moreau.
En avant d'un de ces bosquets de treillage, tout garnis de ces légers feuillages à pointes de lance dont il aime le décor, sous une statue
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d'une Vénus fouettant l'Amour avec des roses, Tartiste a assis sur un banc de jardin la félicité des époux. Ils sont là, tous les deux, le père penché siu- sa fenune derrière le cou de la- quelle il passe un grelot ; la mère un peu ren- versée sur lui, pour mieux laisser grimper après elle Tenfant en chemise écourtée, avec le petit ventre et les jambes nues, qui tend sa main au joujou. Ils sont là, le père souriant, la mère, tout le visage noyé de bonheur, la robe à demi ouverte encore, et le bouton de sein de la nourrice oubliée à l'air. Autour d'eux, la joie du midi d'un jardin brûle dans les fleurs. La « remueuse » arrange la bercelonnette sur le sable de l'allée ; et une fille de chambre, une main appuyée sur le bois du banc, toute dans une ombre claire sous la soie d'une ombrelle, regarde cela*.
1. Citons, comme documents et comme autorités de ces descriptions, le texte rarissime des exemplaires de souscrip- tion. Prault, 1777 ; le TahUau de la vie ou les Mœurs du dix- huitième siècle j Neuwied : c'est un texte tout différent de celui qu'écrivit Rétif de la Bretonne pour la réédition de 1789 du livre de Prault, sous le titre de Monument du costume j et repro- duit dans le format in-i8 ; — Tahleau de la bonne cômpor- gnie^ 1787.
i84 L'ART DU XVIII* SlÈCLE.
La seconde série de Moreau expose la vie d'un seigneur à la mode. C'est : le Lever; la Petite Toilette ;\b. Grande Toilette; la Course des chevaux; la Petite Loge; le Souper fin; Oui ou Non; la Sortie de l'Opéra; le Seigneur che^ son fermier; le Pari gagné; la Partie de whist; le Vrai Bonheur.
Le Lever, la première planche, nous intro- duit dans la chambre à coucher d'un jeune duc, encore en bonnet de nuit à fontanges, en robe de chambre, abandonnant indolemment sa jambe à un valet de chambre qui lui passe son bas. Son maître d'hôtel lui apporte son choco- lat; son secrétaire, petit abbé coquet, écrit à une table les billets doux de M. le duc. Une joUe parfumeuse, son carton de parfums et de savonnettes posé à terre, présente des gants à monseigneiu- qui, la lutinant, lui dit : « Com- bien?... Mais je badine, ces marchés-là se font tète à tête... »
Puis c'est la Petite Toilette dans le cabinet orné d'un galant portrait de femme dans un cadre à nœud de torches, de deux petits ta- bleautins polissons, masqués de rideaux, avec des fleurs, et quelques livres badins posés
MOREAU. i8;
sur le marbre d'une armoire de garde -robe. Monseigneur se fait coiffer, dans un manteau à poudrer, par deux valets coiffeurs ; un tail- leur étale et déploie devant lui, sur un fau- teuil, « un chef-d'œuvre de goût » , un habit dont il montre la manche, tandis que son gar- çon en étale les basques. Et derrière son maître, le coureur, appuyé sur la pomme dorée de sa canne, coiffé de son casque à pliune, tout galonné et chamarré, une écharpe, un tablier frangé tombant sur son gilet, le coureur se tient prêt à porter les billets du matin.
Monseigneur est habillé dans la Grande Toilette : il a passé son cordon bleu ; son épée à nœuds et son chapeau bordé de plumes l'at- tendent sur son fauteuil. On lui attache sa bourse et il a son bouquet. Une jolie femme en négligé du matin, la pelisse garnie et la robe rayée, est assise auprès du feu. L'ordre de laisser entrer est donné. Déjà deux officiers, la croix de Saint-Louis à l'habit, « ont été admis à faire leur cour, et l'on annonce un auteur qui vient présenter son livre relié en maroquin doré sur tranche, avec les armes de mon- seigneur sur le plat » .
î86 L'ART DU XVIII* SIECLE.
Le voilà faisant de « l'anglomanie »; et, dans un costume d'anglomane, pariant pour M. de Lauzun à la Course des chevaux sur la route de Vincennes.
Nous le retrouvons le soir à 1-Opéra dans la Petite Loge à Tombre discrète, le dos toiuné à la lumière de la salle, le bras sur l'appui de velours, la lorgnette à la main, en face d'un autre « agréable » . Une ouvreuse a été inviter de sa part une Guimard débutante à venir dans sa loge ; et présentée par une mère fausse ou vraie qui la pousse par la taille vers le duc, la déesse encore dansante dans la robe volante de Boquet, montant sur ses pointes et faisant un rond de bras, sourit à la main du duc qui lui prend légèrement le menton en lui « rama- geant » quelques compliments du jour.
Et après l'Opéra, à la petite maison sur les boidevards du Temple : le Souper fin avec un partenaire et deux femmes « divines », la par- tie carrée dans la salle à manger à médaillons d'amours, à guirlandes de fleurs, éclairée d'un feu doux de candélabres et d'une lanterne de cristal de Bohème ne donnant de joiu* qu'à la table et à la poitrine des soupeuses. Chaque
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couple voisine et se rapproche : le vin pedUe dans les yeux, sur les lèvres : une fenune verse à boire, une autre lit une lettre en riant. Au- tour de la table où Tambigu a pour milieu le groupe des trois Grâces portant un ananas, point d'indiscret, point de domestique : « toutes les commodités, » conune dit le temps, rien que deux servantes où se glace le Champagne et où les verres se lavent dans le rafràîchissoir de Sèvres.
Parfois, une fois... de l'amour, de Tamour comme dans le Oui ou Non : délicieuse image d'un caprice passionné ! Le décor est fait d'un bosquet, d'un mélange d'arbrisseaux, qui a le fouillis d'une nature vierge où seraient tombés des vases, et des statues d'amour, un doigt sur la bouche : siu- un banc rustique, la femme, la grande dame à la beauté souveraine, le buste un peu en retraite, montre d'une main une lettre à terre, et de l'autre semble arrêter le suppliant tout rapproché d'elle et les mains jointes dans un mouvement d'imploration adorante.
Arrive la fin ordinaire de ce désordre de grand seigneur : le mariage représenté ici par la Sortie de l'Opéra, un vendredi, le soir de la
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présentation de la femme au monde de Paris. Dans le grand vestibule à pilastres , sur le pavé de marbre blanc et noir, pendant que Taboyeur appelle les voitures et que les femmes atten- dent au milieu de la foule brillante des lor- gneurs, la jeune duchesse qui a le chapeau et le bouquet de la huitaine du mariage, dans une toilette de dentelle toute blanche, semée de roses blanches, un fil de perles rattaché aux fleurs de son côté, les bras gantés de blanc jusqu'au coude, passe, rayonnante, écoutant un peu derrière son éventail les propos qu'un joli homme murmure à son oreille. Elle donne la main à son mari, qui, frappant sur l'épaule d'un ami devant lui, paraît lui chuchoter quel- que chose dont ils sourient tous deux. Et, pen- dant ce temps, au premier plan, comme si l'adultère s'ébauchait déjà, un cavalier glisse par derrière une lettre à la fameuse bouquetière de l'Opéra, qui va peut-être la remettre à la toute jeune mariée dans un paquet de roses, avec la phrase consacrée : « Ne lui mettez pas les pieds dans l'eau ! »
La série se continue par des scènes de la vie de château : le Seigneur chei son fermier.
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le Pari gagné, une image de cette nouvelle chasse à Tare mise en honneur et en pratique par M. de Monville dans son « Désert » ; et la Partie de whist à quatre avec un couple s'inté- ressant au jeu : car « c'est ainsi que s'amu- saient nos amants du xviii* siècle * »> .
Et il n'y a pas seulement à admirer dans ces planches le dessinateur^ le spirituel arrangeur de scènes^ le peintre ingénieux de société ; Mo- reau a encore un talent^ un génie rare et qui lui est absolimient personnel : il est exacte fidèle^ attaché au vrai de l'ameublement^ du miheu, consciencieux observateur de la réalité, de la spécialité et^ pour ainsi dire, de l'actualité des objets et des choses. Il ne donne pas seulement la scène, mais ce qui l'encadre, la physionomie et le caractère du lieu où elle se passe. Ses meuJ)les sont de l'année même, ses modes sont du jour. De là, cette précieuse illusion et les inappréciables renseignements de ses planches. Il n'invente ni un cabinet ni un salon : il les prend sur nature ; on pourrait exécuter à Beau- vais un paravent dont il dessine dans un fond
I. Tableaux de la vie y Neuwied. — Tableaux de la bonne compagnie j Paris, 1787. — Lettres Juives y par d'Argens.
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de chambre les arabesques Louis XVI. Tail- leur^ modiste, tapissier, il se fait tout cela pour donner comme Timpression nette, absolue, rigoureuse de son temps fixé dans la chambre noire d^une gravure. Tandis que les autres vignettistes se laissent aller à la fantaisie de leur imagination, à Tornementation qui vient au bout de leurs doigts, Moreau étudie, copie, prend ses modèles ; il fait poser une bergère ou une table de marqueterie. C'est par cette étude patiente, scrupuleuse, appliquée, pous- sée à la dernière limite de l'observation et de la précision, que Moreau est un historien. La particidarité, ce qu'on appelle aujourd'hui la coideur locale , — il faut appuyer sur cette quahté du dessinateur, — il la porte jusque dans la compréhension du pittoresque étran- ger, un sens qui a fait totalement défaut à l'art si français et si exclusif du xyiii** siècle. L'Orient, par exemple, cet Orient qui en est resté pour les artistes du temps au Mamamou- chi de Molière, et qui ne leur semble bon que pour les costumes d'ime mascarade à l'école de Rome, ce pays falot, baroque et invraisem- blable, le décor de Tançai Qt Néadarné, l'Orient
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a fourni à Moreau le sujet d'un dessin, la Réception de M. de Choiseul à la Sublime Porte; et Ton est tout étonné de trouver un dessin sérieux, ressenti, des silhouettes de Turcs et des profils d'Amautes que ne désavouerait pas un peintre ethnographique de TOrient. En tout, chez Moreau, c'est la même exactitude. On le voit, malgré les difficultés qu'il y trouve, imposer à l'Opéra, à l'administration, aux acteurs, la révolution du costume, et dans la représentation du 17 septembre 1781, ce n'étaient ni l'air de bravoure de M"* Lebœuf, ni le jeu passionné de la Saint-Huberty, ni la danse de la Guimard en Terpsichore qui fai- saient le succès de la pièce ; on applaudissait le caractère des costimies, « une améUoration, nous dit le Journal de la République des lettres, dont le public rapportait l'honneur aux soins du sieur Moreau, qui en a donné les des- sins ».
Moreau continue à dessiner tous les grands événements du temps. L'événement de 1778, un autre Sacre, le Couronnement de Voltaire *
I. Le Couronnement de Voltaire sl été gravé par Gaucher en 1782. Un croquis de ce dessin a passé à la vente Greverat.
iça L'ART DU XVIII» SIÈCLE.
après la sixième représentation d^Irène; il le représente dans cette vue de la Comédie-Fran- çaise^ les deux côtés de la salle, ce tumulte du parterre poussé jusqu'à la rampe, ces loges pleines de femmes debout. Le Dieu est là-haut aux secondes, avec sa perruque grisâtre à la vieille mode de Bachaumont, dans la loge des gentilshonunes de la chambre, entre M"* Denis et M"* de Villette; sur le théâtre, plein du monde refoulé des coulisses et des soldats de la tragédie, devant le décor 6^ Irène, le buste de l'auteur trône au milieu des acteiu*s, des actrices, rangés avec des guirlandes et des cou- ronnes aux mains. M"* Vestris déclamant sur un papier les vers improvisés par le marquis de Saint-Marc :
«Aux yeux de Paris enchanté... »
A quelques années de là, arrive la nais- sance du Dauphin. Aux fêtes qui la suivent, à ces fêtes que Louis XVI, dans l'excès de sa joie de père, commande au prévôt des mar- chands « les plus brillantes », à ces fêtes aux- quelles s'associent l'allégresse publique et toutes les espérances de la France, à ce grand
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événement de la Reine et du Roi honorant de leur présence la capitale où Louis XV, dans toute sa longue vie, n^était venu que cinq fois, Moreau consacre toute une série d^images où revivent les journées du 21 et du 23 janvier.
Ce sont d'abord deux grandes planches en hauteur. La première est le Festin Royal à THôtel de ville, offert à Leurs Majestés. Moreau, avec un admirable sens perspectif, a pris en enfilade la grande salle de cent trente- deux pieds de long ; il a fait fuir jusqu'au fond la hauteur des colonnades, le cintre de leurs arcades, la double rangée des lustres; et sa gravure fait planer le regard sur la table immense, chargée d'un surtout de trois temples, et ne finissant que là-bas, au haut bout où sont placés le Roi, la reine et les deux frères du Roi, les seuls hommes, avec le Roi, dînant à ce dîner de soixante-dix-huit couverts, où sont assises, après le sang royal, soixante-dix dames les plus nommées de France. Et avec quel art, quelle ingéniosité et quelle variété de détails, de poses, de groupes, tout autour de la table, derrière les chignons endiamantés et les épaules nues, le dessinateur a jeté une n. 13
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foule choisie qui circule^ un monde de curieux, traversé de valets qui courent, encombrant les buffets de desserts, la haie pressée du service d'honneur fait par le sieur Caumartin auprès du Roi, par le procureiu* du roi , le receveinr de la ville, les échevins servant les princes et princesses, tout le corps de ville en gala, — la robe du magistrat coudoyant Thabit de cour et le rabat de l'édile penché sur des dentelles. Le pendant du Festin est le Bat, le Bal à l'Hôtel de ville, le 2) janvier. De la grande colonnade qui fait un bas côté d'ombre, on aperçoit la salle inondée de lumière, houleuse de masques, regorgeant de spectateurs placés aux grandes fenêtres devenues des loges. Sur le premier plan, escorté d'arlequins, de poli- chinelles, de pierrots gesticidant qu'ont peine à repousser les gardes, devant un flot de foule qui semble respirer l'amour monarchique en goguette et le royalisme des halles au mardi gras, le Roi s'avance tête nue, en large domino blanc qu'il retrousse pour marcher. La Reine, qui vient de souper gaiement avec lui au Temple, et de s'habiller chez le sieur BufFaut, trésorier de la ville, marche un peu en arrière,
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coiffée d'uîi grand chapeau à plumes et enve- loj^e d'une espèce de chemise nichée et flottante^ qui lui laisse la naissance du cou et les bras nus. Pressée par le peuple, elle vâ dire tout à l'heure : « J'étouffe!... » Et le roi sera obligé de se faire faire place à coups da coude.
Mais ce n'était pas assez que les fêtes de l'Hôtel de ville : Moreau voulut aussi immor- taliserles joies de la rue, le spectacle du défilé. n donnait une très-grande planche représen- tant la place de THôtel-de- Ville à une heure un quarts Theure juste deTarrivéede la Reine, partie de la Muette vers les neuf heures. On y voit cette place de toutes les curiosités, par- fois féroces, de Paris, la Grève avec toutes ses maisons qui regardent, toutes ses fenêtres, toutes ses mansardes ouvertes, du monde par- tout ; tout le fond de la place rempli et masqué par Farcfaitecture improvisée de la riche gale- rie aux colonnes corinthiennes chargées de tentiu'es^ au fronton de cartels et d'écussons aux armes de France, et la loge pour Leurs Majestés faisant avant-corps, rotonde et cou- pole^ surmontée par un dauphin ; en bas, sur
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le pavé, — le peuple, non plus le petit peuple en promenade qu'égrène Cochin groupe à groupe, ou dont il fait un mur de comparses comme au théâtre, mais du peuple à poignée, un grand peuple mouvant, remuant, vivant, profond, le Paris qui, à huit ans de là, sera Quatre-vingt-neuf. Moreau est, en effet, à un
degré supérieur et sans exemple, le peintre de la foule : il la noie et la détaille. Au vague qu'ont les multitudes au loin, il oppose comme repoussoir le détachement, la netteté des silhouettes de premier plan. Voyez dans cette planche : quel ondoiement dans ces masses de petits ronds de têtes vitalisés par l'éclairage de l'ombre et du jour, par de petits points qui sont, pour ainsi dire, les repères d'imper- ceptibles figures! Comme le dessinateur rend l'espèce de commotion électrique qui passe dans tous ces corps de curieux ! quelle frénésie pour voir! quel tumulte! quelle précipitation en avant des galopins, des décrotteurs, au milieu de Javottes ébahies, de petites sociétés isolées du mouvement, de petites femmes bouffantes, le mantelet noir serré aux épaules, à côté de lorgneurs philosophes ! Partout on se
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presse, on se pousse, on se mêle. Des femmes de la halle agitent des branches d'arbre y les chiens courent, la foule se tasse derrière la haie des soldats, les voitures de la cour ont de la peine à marcher au pas solennel et balancé de leurs huit chevaux blancs, la crinière nat- tée, la tête empanachée. C'est le moment où le carrosse de la Reine tourne devant THôtel de ville : la portière s'ouvre, Marie-Antoinette descend, coiffée de plumes, la jupe sur grand panier; et son regard semble embrasser la foule.
Tout ce spectacle, Moreau le fait voir conune il Ta vu ; et il se sépare encore ici de Cochin et de son ordonnance à l'italienne par une ordonnance essentiellement française et nationale; car c'est le dessinateur de la pure observation et de la nature, du spectacle évo- qué et saisi sur le vif. Étudiez son estampe : sur le côté, dans Tombre, sur la base même d'une des deux colonnes triomphales qui se dressent à côté d'une vasque et se couronnent d'un globe fleurdelisé porté par des dauphins, vous découvrirez, assis, son épée et son cha- peau remis à un ami derrière lui, un artiste
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qui dessine» un canon sur ses genoux. Évi- demment^ c'est Tartiste lui-même, Tardste consciencieux qui prenait tous $es dociunents devant le mouvement de la vie, et cette réalité d'un moment qu'ont les choses. N était-ce pas Moreau qui mettait sur toutes ses planches : Dessiné d'après nature, pour affirmer le sérieux et la vérité de son étude ?
Une quatrième planche complétait cette suite des fêtes de la naissance du Dauphin : la vue du feu d'artifice tiré le 23 janvier. Les illu- minations éclatent le long de la galerie où la Reine parait au balcon de la tribune. Toutes les fenêtres de l'Hôtel de ville resplendissent de lustres éclairant en bas des estrades. Des triangles blancs, des ifs brûlent devant l'hôtel- lerie de V Image de Notre-Dame et les maisons qui vont au quai. Sur le quai, le Temple de l'Hymen avec ses deux colonnes enguirlandées de flammes-lance, dans le noir profond du ciel, la pluie de lumière d'un volcan ; et l'on devine, sur tout le pavé de la Grève, la foule qui y pié- tine, obscure et perdue, sombre et grouillante dans les ténèbres que déchirent çà et là, d'un accroc de lumière, des reflets d'incendie ou la
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fumée blanche de coups de canon. Et là encore on peut constater tout le u vu » de TefFët par MoreaU; monté sans doute sur cet échafaud signalé par Bachaumont^ « des ' dessinateurs chargés de perpétuer aux yeux de la postérité la mémoire des diverses parties de ce spec- tacle * » .
Cette année*là il terminait Touvrage où devait se montrer et se répandre, comme la poésie, la tendresse même de son talent. Pour ce livre, comme pour les livres qu'il aime et
I. Galette de France, Supplément à la Galette du mardi 29 janvier 1782. Relation de la fête que la ville de Paris a donnée à Leart Majestés le Roi et la Reine. Mercure de France^ jan- vier 178a. Mémoires dit la République des Uures^ id. — Moreau fit d'autres dessins de ces fêtes, mais sans doute devant les frais de gravure, les Menus reculèrent. Nous en possédons un d'une largeur de 10^ centimètres sur 45 centimètres de luiu- teur> exécuté à Taquarelle sur un trait de plume, représentant la reine Marie-Antoinette allant rendre grâce à Notre-Dame et à Sainte-Geneviève. Ayant pris ses voitures de cérémonie au rond du Cour, la Reine passe sur la place Louis XV daos un carrosse attelé de huit chevaux blancs et suivie de cent gardes du corps. Le dessin est pris du jardin en terrasse du palais Bourbon, où des curieux pressés contre la balustrade regardent le défilé et la foule immense de l'autre côté de la Seine. Dans le coin à gauche, le prince de Condé et le duc de Bourbon causent, les mains dans des manchons, avec un groupe de femmes.
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qu'il veut dignement honorer, il abandonne les formats ordinairement .choisis par le temps. L'in-octavo même ne lui suffit pas. Sa vignette aspire au développement de la scène , à l'am- bition du tableau ; il veut l'in-quarto ; et c'est dans cette grandeur qu'ildonne cette illustra- tion de la Nouvelle Héloïse, vraiment admirable au milieu de toutes ses illustrations.
Nul artiste du temps n'a senti et compris Rousseau comme lui ; nul n'est entré en pareille communion avec le charme nouveau et sym- pathique de ses personnages, avec l'âme de ses héroïnes. Elles resteront toujours attachées au livre, ces scènes animées, vivantes, palpi- tantes, attendries ou dramatiques, coquettes ou pathétiques, éclairées par le peintre de la vignette, avec le romanesque de la lumière, tantôt d'un jour en écharpe frappant le centre de la composition d'une filtrée de soleil, tantôt de la lueur et du jeu doux, voluptueux, dis- cret d'une bougie. C'est le roman qui vit et prend corps sous le crayon de l'artiste. Le je ne sais quoi de tendre qui s'en exhale, au milieu des sécheresses du temps, le grand cri de la sensibilité nouvelle qui en sort a comme
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son écho dans les planches émues, dans les pantomimes passionnées du dessinateur, dans les émotions des bouches entr^ouvertes de femmes, dans ces figures à sentiment, ces gestes qui parlent, ces regards profonds, ces tètes pénétrées. Moreau semble avoir au bout de son crayon Tâme et la flamme de ces pages inspirées, et ce qui brûle dans le livre, brûle aussi dans ses gravures. Sa délicieuse Julie n'est-elle pas la Julie même de Rousseau, celle dont Saint-Preux voulait « le portrait modeste comme elle-même? — La douce, la modeste^ V enchanteresse Julie, élégante, simple, « la gorge couverte en fille modeste et non pas en dévote » . Comme Moreau a su incarner le type du romancier dans un type de Greuze honnête, en faire un modèle de goût et de can- deur, une créature ravissante, printanière sous son costume de campagne, une femme qui garde comme la clarté de la jeune fille sous son petit chapeau de paille gondolé ! Quel inno- cent envolement d'amour, quel feu pur de la vierge, quand elle se précipite au baiser de Saint-Preux et cache sa figure sur les lèvres de Tami! Ici quel bonheur tendre, sur cette
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petite figiire de blonde, mouvante et sensible , changeante au moindre soiuire, quand la tète à demi détoiirnée, le regard k demi p&mé, le souffle suspendu, elle abandonne une main, sur le bord d'un piano, à celui qui Tembrasse, com- primant de Tautre, dans son petit corsage sou- levé, rémotion du doux moment et les batte- ments de sa félicité... Et plus loin encore, cet autre baiser de Saint-Preux à genoux sur cette main de la touchante inoculée, qui, le profil perdu siu: son oreiller, fait de ses deux bras étonnés comme le mouvement d'embrasser un rêve... Le dessinateur est arrivé à peindre mieux que Rousseau lui-même ce baiser swr une main qui passe sur un coeur.
On peut reconnaître là le grand composi- teur qu'est Moreau. Il possède une flexibilité, une fécondité qui ne se répète jamais, une étonnante facilité à concevoir une scène, avec Tart d'en combiner les effets , de varier en les équilibrant les attitudes, de leur donner un naturel, une justesse et un aplomb rares dans les grands tableaux, une netteté des plans, une intelligence de l'arrangement, une vérité des figures, de leur pose, de leur expression
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qui vous font toucher raction représentée.
C'eat qu'à ces facultés personnelles, il )oi- g^nait Tacquis, le jugement, la solidité d'une lecture immense. Car Moreau était un liseur : chez lui, l'étude accompagnait le métier; il avait une bibliothèque, cette bibliothèque que Lemonnier reproche aux artistes sans lettres du nouveau siècle de ne plus avoir, de ne plus consulter. De là cette autorité à laquelle ses confrères rendaient pleine justice ; il était sou- vent leur conseiller, et David même ne dédai- gnera pas ses avis ^ .
Moreau a donc lu Rousseau, il Ta relu, et il apporte à cette illustration plus encore que son talent, la fièvre et la poésie de cette prose, mais encore une espèce de religion pour les idées du philosophe, un culte pour la per- sonne de récrivain. L'admiration de l'œuvre qu'il avait l'honneur et le bonheur de traduire; voilà ce qui le fit entrer si avant dans le roman de l'homme de génie à la mémoire duquel il resta toujours fidèle, dévot. 11 conserve et célèbre dans une pieuse image le souvenir de
I. Notice de Lemonnier.
ao4 L'ART DU XVIll» SIECLE.
cette agonie du 27 juillet 1778, cherchant à s'envoler dans du soleil : « Ma chère femme, rendez-moi le service d'ouvrir la fenêtre, afin que j'aie le bonheur de voir encore une fois la verdure. Comme elle est belle! que le jour est pur et serein! que la nature est grande!...» Il le grave dans une petite planche qui le repré- sente herborisant à Ermenonville, en juin 1778. De rîle des Peupliers, de son tombeau, il fait une eau-forte dans laquelle il agenouille, sur la rive, la prière, l'invocation d'une vieille femme aux mânes du grand homme ; prière jugée impie par la Sorbonne, et effacée après la première et unique épreuve connue de la planche terminée. Enfin, lui décernant l'immor- talité, qu'il donnera plus tard à Mirabeau, il le représente arrivant aux Champs-Elysées, et reçu par Socrate, Platon, Plutarque, Mon- taigne, tandis que de petits Génies sortent de la barque de Caron les livres immortels du philosophe. On le voit : Rousseau est le Dieu de l'artiste, un Dieu que les années ne lui font pas oublier. Nous trouvons en effet dans un catalogue de lettres autographes une demande de Bernardin de Saint-Pierre, à la date de
M OR EAU. ao;
1792^ faite par son ami Moreau^ d'un passage d'une lettre adressée à un lord anglais où Jean-Jacques prédit notre révolution : Moreau veut rinscrire mot pour mot, au bas de son estampe.
Tournez les feuilles, allez en avant^ en arrière de ces graviu-es, Tœuvre de Moreau est un piquant pêle-mêle de planches de toutes sortes : adresses de marchands, cartes d'en- trée pour les expériences du globe aérosta- tique de MM. Charles et Robert, feuilles d'écran, la planche si brillante d'un renouvel- lement de ménage à la Cinquantaine, avec les deux couples, l'un à vingt ans et l'autre à soixante-dix, montant au même autel, des coif- fures à la Mappemonde, à la Hérisson, poiu- « le Manuel des Toilettes » , des allégories comme pour le rétablissement de la comtesse d'Artois, où Chirac tout nu, changé en Esculape, enlève la faux au Temps, tandis que les ducs d'An- goulême et de Berry lui coupent les ailes, une caricature sur le partage de la Pologne, le Gâteau des Rois, que grave Lemire, des modèles de nez, de bouches, d'oreilles, des figures pour des Voyages à des terres sauvages et extrava-
aô6 L'ART DV XVIII* SIECLE.
gantes devant amener entre Taiti^te et le chç^ valier Mouradgea des difFérends aplanis par Wille, ' de charmantes eaux-fortes pour une espèce de mécanique orthopédique à redresser le cou des jeunes personnes ; enfin, des petits bonshommes pour la coupe d'un Vauxhall, et mille autres menues pièces.
Car, quand il le veut, Moreau est aussi uti maître dans le petit. L'homme et la femme^ il sait les réduire à une proportion presque imper* ceptible, à une taille d'insecte, en leur gardant leur tournure, leurs gestes, leur grâce, leur physionomie. Et pour cela, il n'use point de l'escamotage spirituel mis en pratique par cer- tains de ses confrères, il ne se sauve pas par rà peu près de l'indication ou l'intention de l'élégance : il réalise ses bonshommes avec l'adresse d'une main magique qui se jouerait de leur mesure. Et ce n'est pas seulement par le contour de la ligne extérieure, le dehors qu'il les exprime ; c'est aussi par ce que les peintres appellent « le dedans » . On peiit en juger par ces en*téte des A-propos de Société, grands au
plus comme de petits billets de visite et où il fait tenir â l'aise tout le public d'une soirée de
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buiteme magique, des salons de femmes où l'on peut compter vingt dames ou cavaliers parfaitement figurés et dont on retrouverait à la loupe le moindre détail de costume. Dans un autre genre, il a de petites planches d'anec*^ dotes antiques, des statues de Pygn[ialion dans des ateliers grecs, nettes et incisées comme la taille de la plus fine pierre gravée. Quand il liii plaît, il dépasse les microcosmes de Blaren* bergh, comme dans cette prodigieuse gravure de la place Louis XV, qu'il remplit de person-» nages«^mouches d'une exiguïté que n'atteignit pas Callot lui-même, de sociétés, de groupes, d'un petit peuple éparpillé, à perte d'horizon, dans le mouvement des carrosses et des voi^ tures. Ce rendu va jusqu'aux tètes : Cochin a pour les visages trois points qu'il sait placer; Moreau, lui, met des traits dans un rien de place. C'est ainsi qu'on reconnaît à première vue, dans l'aquarelle du Louvre % la tête mutine
I. Le Musée du Louvre possède quatre autres dessins de Mo0tau : TmUU faisant passir son char êur Ucorps de sonpire, son morceau de réception i rAcadémie, plume et bistre ; -* Réceptwa dâ M.ie ChoiseuL, amibassaàiur d< Francs à la SiAUma Font y 1779, bistre; — Grande Illumination du parc et du canal
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de M°** du Barry, le beau vieux profil cassé de Louis XV. Ses plus petites Marie-Antoinette sont vivantes : et s'il lui avait plu, Moreau était homme à faire le portrait d'une femme dans le rond d'une des mouches de sa figure.
En dehors de ces tours de force, de ces jeux de son dessin • auxquels il ne fait que s'amuser et dont il sort à tout moment par ses grandes illustrations, on a encore de lui un certain nombre de portraits. Citons un portrait de M"' Fanier, de la Comédie-FranÇaise, gravé par M"* Saugrain, cette élève des deux frères Moreau qui grava d'une pointe si spirituelle les gouaches et les paysages de l'aîné ; un portrait de Joseph Vernet, de Papillon de la Ferté, de de La Borde, de Grétry, le médecin Guillotin, au bas duquel on lit cette dédicace : Ctpt optimo, un tout petit portrait de M. de Choi- seul, dont le masque de doguin pétille de la malice d'un Figaro ministre sous le trait vif de l'eau-forte; un portrait du sculpteur Pineau,
du château de Versailles, à Voccasion du mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette d^ Autriche ^ encre de Chine ; — V Assemblée des Notables en 1789, encre de Chine. (Note communiquée par M. Reiset.)
MOREAU. ao9
celui de Louis-Auguste, dauphin de France, celui d'Elisabeth de Russie, ayant comme armes la médaille poiu- l'installation de TAcadémie de Moscou en 1754 ; enfin, le plus grand nombre des portraits de la Société académique d'Apollon. Et nous ne relevons ici que les portraits gra- vés de Moreau. Il y aiu'ait toute une liste à faire de ceux qu'il a dessinés spécialement à . l'encre de Chine; par exemple, ce portrait si artistiquement éclairé, ce lavis que nous avons là à notre mur ; si étudié et si vivant, si nuancé dans les plans de chair : une vieille femme avec son grand bonnet de linge, son mantelet de soie noire, assise sur une chaise de bois, près d'un chat qui fait le gros dos, et ayant derrière elle la gravure du Concours de la tête d'expression par Cochin, qui doit indiquer quelque parente du graveur, et qui sait ? peut- être sa vieille mère Horthemels.
Disons-le ici bien haut, on ne saurait rendre trop pleine justice aux dessins de Moreau. Suivons-le donc dans toutes ces feuilles épar- pillées à droite et à gauche, dans cette coUec* tion si intelligemment ramassée depuis tant d'années par le zèle pieux d'un de ses derniers II. 14
aïo L'ART DU XVIII* SIECLE.
élèves, M. Mahérault, et qui nous le montre depuis ses débuts jusqu^à sa mort, depuis ses durs et criards lavis grecs ou romains de 1760 à 1 770, auxquels il revint dans cette académie de société établie chez le duc de Chabot, jusqu'à ces dessins miniatiu*és de la fin de sa vie, que M. Mahérault lui voyait faire en Tannée 1810 avec la prestesse courante de ses vieux doigts, un pinceau chargé, Tautre trempé dans le go- det d'eau, toujours prêt à effacer, à éponger. Après ses dessins de la Mort de Cléopâtre, ses dessins de sacrifices antiques, les uns bistrés à la Vien, les autres lavés à Tencre de Chine siu* papier jaune et rehaussés de blanc, allons à ce dessin qui sort tout à coup de ces tâtonne- ments sans originalité, à la Repue du Roi, une de ses encres de Chine les plus réaUsées, les plus fondues, les plus douces à Tœil dans le con- tour ; là dedans il y a toutes les adresses, toutes les habiletés, toutes les caresses du lavis, des ombres comme peintes qui n'ont jamais Topa- cité du noir et gardent de Tencre le brillant d'un ton mouillé, un infini des plans obtenu par Tinfini de la dégradation des teintes, des miroi- tements de jour dans les masses et les remue*
MOREAU. an
ments des foules grises, enfin ce miracle d'une encre étalée et si bien graduée, nuancée, qu'elle amène Tœil qui cligne à l'illimité de la perspective, à l'illusion dioramique. La science et la distribution de la lumière dans le dessin, voilà le plus grand art du dessinateur : on la retrouve dans ses moindres ébauches d'après nature pour ses foules et ses fêtes ; c'est tou- jours le croquis de l'ombre et de la lumière qu'il prend. Voyez cette légère esquisse : l'en- lèvement du ballon de Robert ; sur ce bout de papier à peine teinté où les personnages ne sont guère que des bâtons et les tètes de petits o, on voit déjà toutes les grandes lignes vivantes et ondidantes de la terrasse des Tuileries, du jardin ; tout l'effet y est. Mais une plus curieuse maquette de Moreau, prise au vol, prise sur un genou, est cet autre bout de papier que l'on reconnaît pour être l'ouvertxu-e des états généraux, où l'on sent, pour ainsi dire, la voûte, le dais, la famille royale, les rangées de banquettes dans le rien d'indication des lignes graphiques, un fouettage de mine de plomb, un peu de noir à des rideaux, et des coups de crayon écrasés pour toutes les têtes.
313 L'ART DU XVin» SIECLE.
Moreau use aussi habilement du bistre que de Tencre de Chine; le bistre arec la chaleur qu^ donne à ses dessins est même son procédé fàyoriy celui qu'il emploie pour le Sacre de Louis XVI, les Afonuments du costume, la plus grande partie de ses suites de risettes scin- tillantes d'un papillotage de lumière. Il en a, selon les années, de divers tons allant du foncé au clair, au pâle, à une espèce de jaune de soleil charmant et lumineux dans ses bei^g^ries et ses marches de troupeaux du Midi. Avec le bistre, il arrive presque à fragonardiser, mais de si près que Fattribution devient souvent presque embarrassante, comme dans ce volume d'illustrations de la Pucelle, ce curieux volume de brouillons qu'il a abandonné au Chant V, après trente dessins balayés de verve. C'est encore au bistre qu'il a fait nombre de petits paysages sur nature d'un feuille très-étudié, et des ruines à la pierraille si bien touchée. Moreau a, du reste, essayé avec succès de tous les genres de dessin ; de la mine de plomb pour des portraits, quelquefois d'un mélange de crayon et de sanguine qui, sous le précieux de son travail, fait prendre au visage l'apparence
MOREAU. an
d'une jaune plaque d^i voire rougie des premiers tons de la chair. Souvent il recourt à une dure sanguine taillée très -fine, avec laquelle il obtient tous les traits déliés de la pierre d'Ita- lie. J'ai vu de lui dans ce genre l'étude de la danseuse pour la Petite Loge. Il fait d'autres ébauches du « Monument du costume » avec des rehauts de crayon rouge et blanc siu* une très-légère indication de crayon noir, de façon à presque dessiner son dessin par les lumières : de cette manière est la femme du Rendei-^vous pour Marly, dont la tradition veut faire une étude du mari d'après sa fenune, son modèle ordinaire. — Quelquefois encore le dessina- teur, auquel on ne saurait guère reprocher par moments qu'un dessin trop fait, trop écrit, trop souligné pour le graveur, une conception trop définie, et où ne flotte pas assez du dessin d'un peintre, le dessinateur a des fougues d'emportement, d'inspiration. Sur une feuille in-folio de ce gros papier d'un gris jaunâtre, le papier à dessin du temps, il jette dans un contour puissant, répandu au pinceau, des taches fortes et expressives que boit le plu- cheux du papier, des heurts d'ombres, de
ai4 L'ART DU XVIII» SIECLE.
ténèbres noyées et de lumières fouettées de blanc gouache, d'où se lèvent des effets rem- branesques, les coups de clarté dans le clair- obscur dont la magie restera à sa planche. Ce sont là les plus forts, les plus grands, les plus magistraux dessins de Moreau, ceux qui donnent de lui la plus haute idée, ces esquisses de la Nouvelle Héloïse : l'Inoculation et la Dispute.
Il a touché aussi, mais plus rarement, à Faquarelle. Laissons ses grandes débauches de lavis teinté sur papier gris, ces bacchanales de nymphes en espèces de camaïeux sales qu'il bâcle en ses commencements. Prenons Taqua- reUiste dans cette grande aquarelle du défilé de la Reine sur la place Louis XV, le 21 janvier 1782. Prenons-le dans la fête de 1771, donnée à Louis XV à Louveciennes par M"*' du Barry, — aquarelle qui porte au dos les armes et la devise de la comtesse, — sa plus agréable page en couleur, d'une couleur encore un peu timide comme celle du temps, et non dégagée tout à fait du lavis d'architecture, mais tout à fait supérieure à celle de Cochin par la pro- preté, la clarté, la gaieté, la transparence. On
MOREAU. ai5
en connaît d'autres, par exemple le Projet d'un monument à ériger pour le Roi, gravé en fac-similé de couleur par Janinet, où des bronzes, des marbres, étonnent par le trompe- rœil. Moreau a encore lavé spirituellement de cette façon à plusieurs teintes des dessins de costumes pour TOpéra, datés de 1784.
Moreau a gagné, il gagne beaucoup d^ar- gent avec Tillustration de presque tous les livres du temps, des classiques, des ouvrages remuant les esprits : le Télémaque, la Vie de Marie^ Thérèse, le Molière, agréable interpré- tation à la mode de 1770, traduction un peu mince, manquant de l'envergure de celle de Boucher, et sans rien de ce large caractère louisquatorzien que Coypel, seul, a su rendre ; les Incas, les Saisons de Saint-Lambert, le Code noir j V Histoire philosophique des Indes, enfin la Henriade, et cette immense série d^estampes, dédiée à S. A Monseigneur le prince de Prusse, destinée à orner les œuvres de Voltaire, se vendant chez Tauteur rue du Coq-Saint-Honoré et dont s'occupa Tartiste près de dix ans. Moreau n'est point à la merci des éditeurs; il peut, avec ses ressources
ai6 L'ART DV XVIII» SIECLE.
propres, aborder les opérations de la vente sans intermédiaire, exploiter lui-même son talent, et s'en faire les gros revenus d'une grande entreprise. A en croire les notices écrites sous Tinspiration de sa fille, point d'homme moins capable que lui de pareilles idées d'intérêt. On y lit : « Il s'en faut beau- coup que M. Moreau se soit occupé de sa fortune autant qu'on pourrait le croire d'après ses immenses travaux. Jamais peut-être on ne porta plus loin le désintéressement personnel, même l'incurie et surtout l'éloignement pour tout ce qui ressemblait à des entreprises dans un genre où il faut cependant en faire ou du moins y prendre part si l'on veut s'assurer quelque portion des bénéfices. Sous ce rap- port il fut encore artiste dans toute l'étendue du terme. Il semblait trouver tout simple que, puisque les plaisirs et l'honneur du travail étaient pour lui, les profits fussent pour les autres. » Malheureusement, un dociunent ma- nuscrit du temps vient durement contredire ici l'éloge de la piété filiale. C'est à propos de Le Bas, du maître si paternel pour Moreau, de Le Bas qu'avaient ruiné les figures de
MOREAU* 217
VHistoire de France de son ancien élève, et ses lenteurs interminables. Le Bas aux der- niers jours de sa vie avait jeté dans Taffaire la garde-robe de sa femme, son argenterie, ses meubles. Le pauvre homme mort, arrive sa vente en décembre 1783, cette vente qu'at- tendait depuis longtemps Moreau poiu* rattra- per et exploiter les figures dont il avait fourni les dessinSy et fait traîner la livraison, comp- tant bien que Tâge de Le Bas ne lui permet- trait pas de pousser Touvrage à sa fin. A Tan- nonce de la vente, Moreau de crier partout et de faire crier qu'il ne continuera les des- sins de VHistoire de France à aucun prix. A toutes les vacations même serment. Le matin même de la vente des planches, il va trouver le libraire Lamy et le prévient que, sachant son projet d'enchérir, il ne veut pas lui laisser ignorer qu'il ne fera plus un dessin. Lamy lui demande s'il a le projet de surenchérir. Mo- reau lui répond que non; qu'il est trop sur- chargé; qu'il n'achètera qu'autant que la chose se vendra à bas prix. On met l'ouvrage siu* table. Les libraires et les marchands sont sous le coup de la menace faite par Moreau
ai8 L'ART DU XVIII' SIECLE.
de ne plus livrer de dessins. Lamy seul couvre les enchères d'un inconnu^ mais il se laisse gagner au découragement et à la crainte de ses confrères. Et le nom de Moreau est jeté par cet inconnu à Thuissier priseur comme adjudicataire. Moreau devenait propriétaire pour 8,960 livres de 1 54 planches dont 5 n'a- vaient pas encore servi; de 5,598 épreuves dont 2,352 avant la lettre, et de 959 épreuves d'eau-forte. Et précisément à cette vente, la conduite de Cochin faisait contraste avec celle de Moreau. Cochin avait gravé les ports de mer en société avec Le Bas. Aux termes de l'acte de société, Cochin pouvait prendre la moitié des planches appartenant à Le Bas d'après l'estimation d'académiciens. Sa déli- catesse se refusa à l'usage de son droit. Co- chin ne voulut pas qu'on soupçonnât ses con- frères de l'avoir favorisé. 11 doubla la première enchère de prisée*.
Les années 1788 et 1789 demandaient à Moreau les deux grands dessins de leurs
I. Historique manuscrit de la vente de Le Bas, par Joullain.
MOREAU. 219
grands événements : rAssemblée des notables et rOuverture des états généraxix. Et dans le commencement de la dernière année, Tartiste était nommé académicien, après avoir été agréé en ijSo\ Il lui avait fallu attendre ce titre neuf années; et ce n^étaitpas sans débats
I. Voici les expositions de Moreau a partir de 178 1 :
SALON DE 1781.
Mo RE AU LE JEUNE, agréé graveur du cabinet du Roi.
299. Cérémonie du sacre de Louis XVI.
Ce dessin a été ordonné par M. le maréchal duc de Duras; c'est le moment où Sa Majesté prononce le serment.
Estampe gravée d'après le même dessin.
L'estampe, de même grandeur que le dessin, a 30 pouces de long sur 19 de haut.
Dessin de Tillumination ordonnée par M. le duc d'Aumont pour le mariage du Roi.
Cette vue est prise du bas du tapis vert, d'où l'on voit toute l'étendue du canal.
Dessin représentant Louis XV à la plaine des Sablons, pas- sant en revue les gardes françaises et suisses ; l'instant est celui où les troupes défilent devant sa Majesté.
Ce dessin a i pied de haut sur a pieds 3 pouces de long.
Trois études au pastel sous le même numéro, une tête de femme et deux de vieillard.
Le portrait de Paul Jones, dessiné d'après nature en 1780.
Vingt-neuf dessins in-40 des œuvres de J.-J. Rousseau, pour l'édition de Bruxelles.
Un cadre renfermant plusieurs dessins pour l'Histoire de
aao L'ART DU XVIII» SIECLE.
et sans contestations que se faisait son élec- tion. Le dessin qu^il avait présenté dans la
France, gravés sous la direction de M. Le Bas, à qui ils appar- tiennent.
Autre cadre contenant cinq dessins in-8® pour les œuvres de l'abbé Métastase et une grande vignette pour mettre à la tète de la Description générale de la France ; le sujet est Téta- blissement de l'ordre de la Toison d'or par Philippe le Bon, duc de Bourgogne.
Une vue de l'Orangerie de Saint-Cloud.
Plusieurs dessins in-4<», sujets de la Henriaàe^ qui forme- ront la première livraison des estampes proposées par sous- cription pour l'ornement des éditions de M. de Voltaire. Cette livraison paraîtra en janvier 1782.
Arrivée de Rousseau au séjour des grands hommes : sur le devant Diogène soufïe sa lanterne. Cette estampe paraîtra au jour dans trois mois.
Plusieurs dessins et esquisses sous le même numéro.
SALON DE 1783.
306. Quatre dessins des fêtes de la ville à l'occasion de la naissanee de Monseigneur le Dauphin.
Le premier, l'Arrivée de la Reine à l'Hôtel de ville. Le second, le Feu d'artifice.
Ces deux dessins ont 37 pouces de long sur 17 de haut.
Le troisième, le Repas donné par la Ville à Leurs Majestés.
Le quatrième, le bal masqué.
Dessins allégoriques pour la convalescence de Madame^ comtesse d'Artois.
la pouces de haut sur 9 de large.
Autre dessin allégorique. 14 pouces de long sur 10 de haut.
Douze dessins pour les œuvres de Voltaire, dont la coU
MOREAU. aai
séance du lo janvier ne satisfaisait pas les académiciens^ qui s^ajournaient pour pronon-
lection est dédiée à S. A. R. Frédéric-Guillaume, prince de Prusse.
Fabricius recevant des députés au moment qu'il fait cuire des légumes.
Ce dessin appartient à M. le duc de Chabot.
Fête projetée sur l'emplacement de l'Orangerie et de la pièce des Suisses pour la naissance de Monseigneur \ç Dauphin, en deux dessins de 33 pouces sur 13 de haut; le premier repré- sente le plan et la coupe sur la plus grande longueur, le second la vue perspective prise de l'Orangerie.
Portrait de Madame de la Ferté.
SALON DE 1785^. 285. Dix-huit dessins pour les œuvres de Voltaire.
PortraitSj Dessins.
M. Renou, adjoint et secrétaire de l'Académie de Rouen, conseiller de cour, et dessinateur du prince royal de Prusse. M. Martini, graveur.
M. Guillotin, docteur en médecine de la Faculté de Paris. M"« Le Prince. M"* Saugrain, graveur. M"« de Corancès.
Dessins,
Caïus Marius qui, par son seul regard, arrête le soldat qui veut le tuer.
Mort de Caton d'Utique.
Un cadre contenant quinze dessins pour les figures de l'Histoire de France, ouvrage dédié au Roi.
aaa L'ART DU XVIII» SIECLE.
cer . Il en apportait alors le 1 9 avril un autre : Tullie faisant passer son char sur le corps de
SALON DE 1787.
316. Un grand dessin représentant TAssemblée des Notables. — Dessin ordonné par le Roi.
Autre représentant TuUie faisant passer son char sur le corps de son père : il doit être gravé pour la réception de l'auteur. — Ce dessin appartient à M"* des Entelles.
Sept dessins destinés à orner l'édition de Voltaire.
SALON DE 1789. Quatre estampes pour les fêtes de la ville.
Dessins,
Ouverture des états généraux du 5 mai 1789.
Constitution de l'Assemblée nationale du 17 juin suivant.
Tullie faisant passer son char sur le corps de son père.
C'est le morceau de réception de l'auteur.
Patriotisme et fidélité au roi. — Le 24 février 1525, Jean le Sénéchal, seigneur de Molac et de Caxcado, capitaine de cent hommes d'armes, gentilhomme de la chambre de Fran- çois I**", sauva la vie à ce prince par le sacrifice de la sienne. Voyant un arquebusier prêt à tirer sur le roi, il se précipita au-devant du coup et fut tué. Estampe dédiée à M. le marquis de Molac, chef de nouvel-armes des grands sénéchaux féodés et héréditaires en Bretagne.
SALON DE 1791.
Deux cadres contenant dix dessins. Sujet tiré du Nouveau Testament. Autre cadre représentant la procession d'isis. Les dessins du frontispice des Cérémonies religieuses.
MOREAU. aa3
son père, que tous s'accordaient à regarder comme très-supérieur au premier ; et il était
Deux estampes représentant les états généraux. Un cadre contenant dix dessins. Sujet tiré du Nouveau Testament.
Une tète de femme, dessin.
SALON DE 1793.
Deux cadres contenant chacun dix dessins pour les Évan- giles.
SALON DE 1798.
Cadre contenant quarante-sept dessins faits pour une édi- tion de Gesner.
Cadre contenant dix-huit dessins, Actes des apôtres, pour l'édition in-8<* du Nouveau Testament de Saugrain.
Un dessin pour Anacharsis.
Un dessin représentant Régulus retournant u Carthage, pour les œuvres de Montesquieu
SALON DE 1801.
Deux cadres renfermant plusieurs dessins in-8° pour les oeuvres de Voltaire, édition de Renouard.
SALON DE 1804.
Trois cadres contenant quarante dessins de la collection des œuvres de Voltaire.
Cadre renfermant 12 dessins, sujets tirés des Métamor- phoses d'Ovide.
Cadre renfermant sept dessins, sujets de l'Enéide.
Séparation de Paul et Virginie, vignette.
aa4 L'ART DU XVIII» SIECLE.
reçu^ le 25 avril, sur la présentation de son parrain Wille; encore lui manqua-t-il deux
Sara présente Agar à Abraham. La maladie d'Antiochus.
SALON DE 1806.
Deux cadres renfermant douze dessins pour les œuvres de Racine. '
Six dessins pour les œuvres de Boileau.
Trois dessins pour les Contes d'Hamilton : le Bélier^ Fleur d^ Épine et les quatre Facardins,
Cinq dessins pour les Confessions de J.-J. Rousseau.
Un portrait.
Stratonice, ou la Maladie d'Antiochus.
Les Adieux de Coriolan à sa famille.
SALON DE 1808.
Un cadre contenant soixante-huit dessins : trente pour Molière, douze pour Corneille, six pour Gresset, deux pour Werther, quatre pour la nouvelle édition in-4° des Métamor- phoses d'Ovide, deux pour le Musée français de Laurent et Robillard ; Tun représente la peinture moderne, l'autre la gra- vure ; douze dessins pour l'Histoire de France.
SALON DE 1810.
Réception de S. M. l'Empereur, à l'Hôtel de ville, le 4 dé- cembre 1809.
Fête donnée par la ville de Paris, le 10 juin, à l'occasion du mariage de Leurs Majestés Impériales.
Ces deux dessins appartiennent à l'auteur.
MOREAU. aaj
voix pour runanimité. Avec la Révolution, Tacadémicien de fraîche date devenait Tora-? teur des idées révolutionnaires de l'art dans les turbulentes séances de l'Académie. Il était de ceux qui le 6 février 1790 y parlaient,
entre David et Giraud, avec le plus d'anima-
•
tion pour la révision des statuts et Tégalité absolue de tous les membres du corps acadé* mique. On le retrouve, s'exprimant avec la même énergie d'opinion, à l'orageuse assem- blée du 6 septembre 1790, où il emporte la nomination de la commission composée de Pajou, Vincent, Miger, Lebarbier, Renou, et l'adjonction de seize associés libres. Il est encore parmi les quatre membres choisis parmi les « mieux parlants » qui doivent pré- senter les statuts et règlements nouveaux au Comité de Constitution. La République de Voltaire, la République de Rousseau passe; et Moreau reste un révolutionnaire. Ce nom qu'il a mis au-dessous du Sacre, des Fêtes de 1782, de « l'Exemple d'humanité de la Dauphine » du médaillon de la Reine soutenu par les Tendresses et la Bonté, son nom de dessinateur de cour, il n'a pas de scrupule II. ij
aa6 L'ART DU XVIII» SIECLE.
à le mettre au bas de la médaille gravée pour la Commune des arts de peinture^ sculp- ture, architecture et gravure, constituée le i8 juillet 1793 en vertu de la loi du 4 juil- let 1793, de Tan II de la République française. Il signe la Minerve qu^^un génie s'apprête à coifFer du bonnet rouge qu'elle tient sur son poing. On trouve dans la collection de M. Mahérault un curieux dessin de Moreau vers cette époque : le costume « du Français républicain » en redingote à crevés, chapeau à plumes, bottes molles, et le glaive sur la culotte * .
De ce patriotisme, Moreau ne fut guère récompensé par la Révolution. La Terreur lui fit perdre ses places, anéantit le capital ra- massé par ses économies, tarit ses revenus et sa soxu-ce de fortune en arrêtant les entre- prises de librairie; et en 1797, ^^ ^^^^^ obligé
I. Rattachons à ses œuvres républicaines deux dessins vendus à la vente du Descamps (1868). Ces deux dessins, exé- cutés sur papier brun, avec le ciel complètement sabré de blanc et la foule noire indiquée à la Prudhon, représentaient la Fête de l'Etre suprême, Tun devant le palais des Tuileries, l'autre près du grand bassin du c^té du Pont-Tournant.
M OR EAU. 237
de prendre une place de professeiir de dessin aux écoles centrales*.
Cette place modeste et astreignante, l'ar- tiste la remplit consciencieusement. Il mit le porte-crayon à la main de plus de deux mille élèves ; et en sa qualité de grand-père profes- seur, il eut la satisfaction de commencer au milieu de tant d^éducations celle du talent précoce d^un petit-fils, Horace Vemet, dont il montrait à tout le monde sur sa tabatière un fixé : un cavalier tirant un coup de pistolet, — œuvre des douze ans de Tenfant.
I. A ce temps de son professorat se rapporte une lettre de Moreau, qu'a bien voulu nous communiquer M. J. Boilly :
« Ce 33 brumaire an V* de la République françoise. a Citoyen Président,
« Je viens de lire la liste des objets d^art que les commissaires françois envoyés à Rome ont choisis pour être transportés en France, et les instructions qui leur ont été adressées â ce sujet par la classe de Vlnstitut que vous présidiez : je n'ai point vu que dans cette nomenclature d*ouvrages célèbres on ait désigné aucun de ceux qui sont sortis du pinceau de Jules Romain; et cependant, le nom de cet artiste figure avec asses^ de distinction dans l'histoire des grands maîtres pour que l'on regrette de ne posséder de lui au Muséum françois qu'un tableau peu capital. Aujourd'hui que ce Muséum va s'enrichir de tant de chefs-d'œuvre des écoles d'Italie, ne conviens droit'il pas d'y placer Jules Romain au rang qui donneroit une grande et juste idée de ses talents? Les membres de la classe des Arts de l'Institut se rappelleront sans doute des tableaux de ce maître dignes de fixer le choix de la commission ; j'oserais cependant leur en indiquer un qui m'a particulièrement frappé et qui d'ailleurs est
aa8 L'ART DU XVIII» SIECLE.
Mais sa place était supprimée. Il restait sans traitement; sans indemnité; ce n'était que trois ans plus tard qu'une très-modique pen- sion lui était. accordée. Il revenait alors forcé- ment à son crayon, à son métier de vignet- tiste. Mais la Révolution avait passé sur lui. Elle avait été pour Moreau comme pour tous les autres la mauvaise magicienne qui d'un coup de baguette lui avait enlevé son talent du xvin* siècle. La décadence de l'artiste, sa chute soudaine, elle n'apparaît pas trop encore dans cet interminable Nouveau Testament, auquel il consacre une partie des années révolution- naires^ et qu'il n'aurait pas avant ces années plus réussi que son Histoire de France; mais elle étonne, elle afflige presque dans ces des- sins au courant de son goût et de son illustra-
à la disposition du gouvernement romain : c'est le tableau du maître-autel de Vêglise Sainte-Marie àeW Ânima^ il représente une Vierge couronnée far les anges, avec saint Joseph et saint Jacques et un autre saint qui Vinvoquent,
« Je finirai ma lettre, citoyen président, par cette réflexion qui m* a encouragé à V écrire : c'est qu'elle ne peut être mal reçue des membres d'une société qui fait profession d'accueillir Us idées bonnes et utiles, et qui, en rejetant celles qui ne le sont pas, sait encore gré â leurs auteurs des motifs qui les leur ont inspirées.
« Je suis, avec respect et fraternité, votre concitoyen,
a MoKEAu le jeane, « Professeur aux écoles centrales, »
MOREAU. 239
tion ordinaire : ce ne sont plus des Moreau, . ce sont des bistres maigres, peines^ miniatures, qui ont la minceiu* et le fini pénible des Que- verdo, des Chasselat même. Sa tendance à arrêter sa forme dans la cernée d'un petit trait de plume, autrefois dissimulé, sauvé par Tesprit et le moelleux, en s'accusant chez lui de plus en plus avec les années, arrive à la sécheresse de ces dessins linéaires dont deiix, datés de Tan III, ont pour sujet le Départ d'un volontaire pour V armée et un Enfant jouant avec un bonnet rouge. Viennent des dessins toujoiu's plus laborieux, des Enéides, se traînant de loin derrière David ou derrière Prudhon. Et il va descendant à de petites suites d'images, où il semble voir tomber en enfance la sénilité de l'artiste : un Florian, un La Fontaine, dé- lices des éditions de Renouard, que se dispute le goût ignare des bibliophiles. Et enfin, comme si le malheureux avait perdu tout sou- venir de lui-même, toute mémoire de ses petits chefs-d'œuvre, il osait recommencer son Molière, ses Métamorphoses! Il osait re- commencer sa Julie! — Un moment il fait un effort, s'essaye une dernière fois à de grands
230 L'ART DU XVIIP SIECLE.
dessins de cérémonies. Au salon de 1804, i^ expose les fêtes données par la ville pour la paix de Vienne et le mariage de Napoléon , des fêtes qui^ le catalogue nous l'apprend^ ne sont plus commandées^ ni achetées.
En 1814^ un des premiers actes du retour de Louis XVIII était de rétablir Moreau dans son ancienne place de dessinateur du cabinet du Roi. C'était faire remonter le temps à Tar- tiste; et comme rajeuni par cette faveur, sa vieille tête se montant, il rêvait de rentrer en fonctions par un ouvrage qui serait au bout de sa vie le pendant de son sacre de Louis XVI : le sacre de Louis XVIIl. Mais il était attaqué depuis deux ans d'un mal inciu^able, d'un squirre cancéreux au bras droit. Après deux douloureuses opérations, une troisième fut jugée impraticable ; et Moreau passa les der- niers mois de sa vie, n'ayant plus même la chère occupation de sa main pour se distraire des approches de la mort. Il mourait le 30 no- vembre 18 14*.
I. La Russie n'avait pas oublié Tartiste qui avait fait ses débuts chez elle. A sa mort, elle acquérait la plupart de ses planches. L'œuvre qu'il avait formée et qui remplit sept vo-
MOREAU. 231
L'artiste, — son éloge est dans un mot, le mot dit par les artistes sur sa tombe : « G^est un homme qu'on ne remplacera pas. »
L'honmie, — il serait injuste de le juger sur la figure de son portrait*, avec sa petite tête renfrognée et rogue, son front entêté, sa bouche en avant et faisant la moue, son phy- sique grognon, la laideur de la ténacité dé- coupée siu- son profil. Il était un père tendre, un ami chaud, un homme de bonté et de cœur, mais d'enveloppe dure tet rugueuse, d'apparence brusque, hérissé des vivacités, des brutahtés d'une franchise qui ne savait
lûmes à la Bibliothèque impériale, déjà reliée aux armes de l'empereur de Russie, allait partir à sa destination sans l'in- tervention de la fille de l'artiste. De Russie sont également re- venus les dessins pour le Monument du Costume vendus par M. Gigoux ces années dernières.
I. Il n'existe de Moreau qu'un portrait dessiné par Cochin et gravé par Saint-Aubin, dans la suite de la Société académique des Enfants d^ Apollon j société composée de musiciens, de peintres mélomanes, dont Moreau a fait presque tous les por- traits : il a dessiné en outre, avec le symbole d'une tête de soleil rayonnante, le billet d'entrée des concerts que la Société donnait le jeudi à l'hôtel Lubert, rue de Cléry, 96. M. Viliers, dans sa notice sur Jean-Baptiste Ninij indique, mais avec ré- serve, un médaillon en terre cuite du modeleur comme le por- trait de Moreau le jeune.
ap L'ART DU XVIII* SIECLE.
rien cacher ni adoucir chez lui de l'impression ni de la pensée. Le charme social ne lui man- quait pourtant pas ; d'immenses lectures avec lesquelles il avait refait une éducation un peu négligée, l'espèce de bibliothèque vivante qu'il était, cette mémoire extraordinaire et natu- relle dans laquelle se rangeaient sans confu- sion les noms, les événements, les moindres dates; son amour de l'anecdote, des petits faits de l'histoire qui lui avaient valu de ses intimes le nom de l'anecdotier, le tour original qu'il prétait aux choses en les racontant, le plaisir qu'il se voyait donner aux autres, l'ani- mation qui lui en venait, dissipaient les restes de sa pesanteur trompeuse d'autrefois et le certain air bourru qu'il avait à froid : ses aspé- rités s'effaçaient, le causeur original arrivait à plaire, et l'on touchait dans cet esprit attrayant une âme sympathique.
DEBUCOURT
DEBUCOURT
Palais -Royal, la capitale de I Paris; le Palais- Royal, le " Salon des nations », le rendez-vous de I l'Allemand, de l'Espagnol, de l'Anglais, du Portugais, du Suédois; le Palais- Royal, « un diminutif du charmant tourbillon que Fontenelle apercevait dans la planète de Vénus i> ; le Palais-Royal que l'on devait visi- ter au moins une fois par jour, sous peine de heurter la mode et le bon ton; le Palais- Royal où le fameux médecin Dumoulin en- voyait ses malades, par ordonnance, tous les matins, jusqu'à parfaite guérison;le Palais- Royal des cafés, du café du Caveau, du café de Chartres, du café Italien, du café méca-
a36 L'ART DU XVIII» SIECLE.
nique^ du café de Foy, du café de Valois; le Palais-Royal des hôtels^ des billards^ des res- taurateurS; de la Taverne anglaise et de la Grotte flamande^ du couvert espagnol et du salon chinois de Beauvilliers j le Palais- Royal, cet « abrégé de Tunivers pour les nou- veautés » ; le Palais-Royal des brochures et des Etrennes mignonnes, des colifichets et des bijoux, des estampes et des tableaux, de Lenoir, d^Hamond, de Poixmenu, des fantoc- cini et de la collection Âdanson, des horlo- gers, des fleuristes, des faiseurs de portraits en silhouette; le Palais-Royal des Ombres chinoises de Séraphin et du cabinet de figures de Curtius ; le Palais-Royal des comédiens de Beaujolais et des Variétés amusantes; le Palais-Royal des entre-sols à sept louis par mois et des trous de colombier ; le Palais-Royal du marchand de marrons de Monseigneiu* le duc d'Orléans et de la bouquetière de Madame la duchesse d^Orléans; le Palais-Royal de Tarbre de Cracovie, arbre de Dodone boiu:- donnant des nouvelles du monde, dont l'écri- vain public du Palais-Royal, M. de Longue- ville, faisait son Hamadrvade; le Palais-Royal
DEBUCOURT. 337
OÙ le vieux suisse Fribourg poursuivait les polissons jouant à la cligne-musette, et chas- sait parfois à coups de fouet « les ambulantes à la brune »; ce Palais- Royal-là, le Palais- royal du XVIII® siècle; — où le retrouver?
Dans deux planches du peintre -graveur Debucourt.
La première de ces deux planches a pour titre : ^Promenade de la gallerie du Palais^ Royal (1787) *. C'est le « promenoir en bois » avec ses pilastres, ses arcades cintrées, ses réverbères fleurdelisés, les petits carreaux des cintres laissant passer le bleu du jour, et au-
I. Cette gravure, que Debucourt n'a pas signée, porte au bas, au-dessus de la mention : Vicq sculpt. Imprimé par Chapuy^ l'adresse suivante : Cour du Louvre ^ la, 5* porte à gauche en entrant par la Colonadej au premier. C'est l'adresse du dessinateur et graveur de la planche. Un état du Louvre, dressé vers 1794, nous donne le renseignement suivant : « Sixième département, angle de la cour à droite adossé à la colonnade : Debucourt, trente-neuf ans, peintre et graveur, trois pièces et une petite antichambre occupées par lui depuis douze ans et demi, obte-» nues à la sollicitation de M. d'Angivilliers, » sans doute à la suite de son mariage avec la fille du sculpteur Mouchy. — Le Mercure de France (juin 1787) annonce ainsi la publication de la Promenade du Palais-Royal au prix de 1 2 livres : « Cette estampe, du genre grotesque, a du piquant et de l'originalité. Les figures en sont nombreuses, variées et divertissantes. »
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dessous, de feintes draperies rouges aux cré- pines dorées retombant sur des châssis de vitre. Là dedans, des boutiques de toutes sortes : fripiers, libraires, marchands de jouets, de portefeuilles, de saucissons; Tesca- moteur et le fruitier, le faïencier et la lingère, sans compter les spectacles forains : la Belle Zidima, et Judith tranchant la tête d'Holo- pherne. Mais la gravure ne nous montre que les numéros 162, 163, 164, 165, 166, étalant sous la main toutes les frivolités que vendent les petites Lolo : bijouterie, clincaillerie, éven- tails, jarretières, houppes, pouponnes, au mi- lieu desquels vaguement s'aperçoivent des silhouettes de petits-collets rajustant leur per- ruque auprès du comptoir. Devant les bouti- ques, c'est ce qu'on appelait « la bigarrure » du Palais-Royal : le chevalier de Saint-Louis à côté du jeune officier, le clerc tonsuré au- près du commis, les quadrilles de familles provinciales et les vieux libertins à lorgnon, l'homme du bel air et le tout neuf débarqué de la turgotine, tous les allants et les venants de ce grand passage de l'étranger et de la France, des personnages ridicules, des figures
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hétéroclites, de ces caricatures qu'attrape et qu'affectionne le crayon du dessinateur ; Tim- pertinence des petits bouts d^hommes faisant jabot; les élégants à doubles breloques, le manchon sous le bras, se caressant complai- samment lé menton ; Vanglomane au tricorne insolent, cambré dans sa longue redingote à collet rouge, la cuisse dans une culotte de peau de daim tendue, un fouet de baleine à la main, et Téperon d'argent à la botte; des financiers « à col apoplectique », à grosses perruques, à cannes à ponmie d'or, à souliers carrés; des farauds campés dans leur habit de chyprienne zébré des rayures au goût du temps, vertes et jaunes, et boutonné de ces grands boutons carrés qui portent, d'habitude, les lettres de l'alphabet. Des femmes passent dans tout cela, à travers tous ces hommes, avec des regards quêteurs, des provocations, des mots qu'elles jettent, la bouche ouverte, aux passants, des signes de doigt qui sont une menace ou un appel, des attaques qu'elles lancent avec un coup d'éventail, des rires qu'elles étouffent dans la fourrure de leurs manchons blancs de poils de mouton de Sibé-
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rie... Tableau mouvant comme une optique que « ce Camp des Tartares » au fond duquel rôdent, au bras d^une vieille, ces jeunesses à jeun qu'on appelle des cherche-dîners. Mais au premier plan passent les triomphantes, celles qui marchent à côté de la Bacchante, de la Thevenin, de la Sultane. On croit voir s'avan- cer dans la gravure toutes les célébrités de « Tallée Cythérée » , la grosse Tonton-Minette, Dunkerque-la-Bique,Sainte-Marie-la-Pauvressej si bonne, si donnante qu'elle est réduite à emprunter des jupons à ses camarades. Ma- non-Gogo, la fille de la blanchisseuse, Latierce, qu'on appelle la Cavale, au bras de Beaujour- la-Boucaneuse, Aspasie Citron, la blonde aux yeux bleus, ainsi baptisée poiu: avoir ruiné le fournisseur des orangères. Celle-ci en redin- gote brune, coiffée d'un haut chapeau de feutre, fait son marché, une badine à la main. L'une, en grande perruque poudrée et lui flot- tant dans le dos à la Conseillère, s'en va, mutine et se rengorgeant dans sa pelisse bleu de ciel garnie de cygne ; un laquais à la mode du temps la suit, un de ces ridicules petits jockeys, dont ne peut se passer une fille, un jockey en
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veste rouge, cheveux courts et rabattus sur le front, tenant sous le bras un carton presque aussi grand que lui. Trois autres, bras dessus, bras dessous, forment un groupe enlacé qui se balance en toutes sortes de poses aga- çantes et de gracieux penchements, et d'où part rœillade de six yeux noirs : trio charmant d'où se détache, en avant, toute la personne de la plus jolie, en demi-redingote de taffetas couleur queue de serin, le grand chapeau de taffetas noir couronné de plumes au-dessus de son échelle de rubans ; vraie figurine de la « demoiselle du bon ton n d'alors, la mouche au coin de Tœil, le décoUetage voilé, le bouquet de roses au sein, le corsage coupé voluptueu- sement en pointe, la taille guêpée, les deux chaînes de montres battant à la jupe, le petit soulier de gros-de-Naples bleu au pied. Toutes sont roses du rouge léger de la cour- tisane, et leurs petites mines apparaissent per- dues sous les chapeaux bonnettes, dans la folie de la mode, dans l'extravagance des boucles de leurs perruques et des poufs à la chinoise, l'ampleur blanche des grands fichus menteiu*s, le voltigement des plumes et des rubans, le u. 16
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nuage des gazes, le bouillonné des fanfrelu- ches, le falbalassé du linon.
La seconde planche de Debucourt repré- sentant le Palais-Royal s'appelle la Promenade publique ^ Elle est signée D. B. et datée 92. Cette fois nous sommes dans le jardin '. Bien des choses s'y sont passées depuis 1787. Les maisons de jeu y ont apporté leur fièvre, leur folie, Targent qui roule à la débauche. Le
I. On sait le prix auquel la mode, revenant à ces planches historiques, les a ^it monter en ces dernières années dans les ventes d'estampes. La Promenade publique j en état ordinaire, a dépassé des enchères de aoo francs. Une épreuve avant la lettre a été vendue 955 firancs à la vente de M. Fossé d'Arcosse. Il nous avait dit l'avoir payée quinze sous sur le pont Neuf!
a. Une vue du jardin gravée en couleur et intitulée Pro- menade du jardin du Palais-Royal avait déjà paru en 1787. Elle représente deux des quatre pavillons ovales en treillages qui existaient alors au bord du bassin rond, au milieu du quinconce de tilleuls. De Tun de ces pavillons qui était une succursale du café de Foy à l'autre qui lui servait de laboratoire, une tente de coutil à rayures bleues est tendue et donne de l'ombre aux consommateurs attablés, aux personnes d'âge habituées à venir goûter la fraîcheur, regarder les poissons rouges du bassin et les promeneurs. Moins fine, moins nuancée de teintes que la Promenade de la Gallerie^ cette gravure un peu grossière, pous- sée à la caricature, et où les groupes mal liés ne font pas foule, ne saurait être avec justice attribuée à Debucourt, dont elle ne porte du reste ni la signature ni l'adresse.
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Cirque s'e8t élevé sur le miroir du gazon : on le voit dans le fond avec ses pilastres et ses jardins suspendus^ ses vasques et ses jets d'eau. Et sous les arbres plantés à la place des vieux arbres^ confidents des rendez^vous de rOpéra, dont on a fait des bières, sous les arbres où Camille Desmoulins a cueilli la verte cocarde de la liberté, c'est une foule, un cou- doiement, le Longchamps à pied du plaisir. L'allée de marronniers fourmille de monde, et jusque sous les ombrages du fond on aper- çoit une presse de promeneurs, des groupes mêlés d'où se détachent des perruques de robin et des calottes d'abbé. Au premier plan, les petits maîtres en catogan font la roue dans leur haut collet noir, dans leur cravate de mousseline à trois tours, dans leur frac collant de Casimir écarlate, envoient des baisers du bout des doigts, comme celui-ci qui est le duc de Chartres *, ou bien regardent en souriant
I. La supposition que tous les personnages de ces deux planches de Debucourt doivent être des portraits et des types a une espèce de confirmation dans ce passage de V Ermite de la Chaussée^' Antifij que veut biciî nous indiquer M. H. Vienne : c ... n y a quelques joues qu'assis au coin de mon feu je m'a- musais à regarder deux anciennes gravures de 1778, dont une
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comme celui-là, en habit d'amour, en frac rose, en culotte rose, un éventail à la main, si indolemment allongé sur quatre chaises. Des fouets se plient sous tous les bras, des nœuds de rubans fleurissent la tige des bottes. Des nabots, haussés sur leurs pointes, font les jolis cœurs. Des jeannots en bonne fortune vont, béant, le tricorne étonné. Une rose oubliée sur la paille d'une chaise marque un rendez- vous. Les nouvellistes, autour d'une table, écoutent un habitué de l'assemblée mi- litaire. Veste rouge et la serviette sous le
représente une Promenade auPalûis-Royal et l'autre une Soirée du Boulevard. Au nombre de certains originaux qui se faisaient re- marquer ù cette époque dans tous les lieux publics, j'eus la bonne foi de me reconnaître dans un petit groupe de jeunes gens passablement ridicules. L'intention maligne du peintre était pour moi d'autant plus facile à saisir qu'il n'y avait alors en France que M. de Conflans et moi qui portassions nos che- veux coupés et sans poudre, comme on les porte aujourd'hui. Cette petite découverte me fit un plaisir extrême et me remit en mémoire une foule de circonstances et de personnages qui auraient fort bien pu ne s'y jamais représenter. Les figures principales de ces anciennes caricatures avaient été touchées avec tant d'esprit par Debucourt, que je retrouvais sans diffi- culté les noms de tous ceux qu*il avait mis en scène... » Cette page de M. de Jouy a un autre intérêt que le renseignement qu'elle donne : elle édifie sur la façon dont les yeux des écri-
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bras, un petit garçon du café de Foy apporte deux glaces sur un plateau. Tout le Palais- Royal est là, le Palais-Royal des six cent trente-trois filles : le sérail est lâché. Les femmes entretenues , les courtisanes , les filles, lasses de fredonner en se balançant sur une chaise à Técart, défilent une à une, deux à deux, trois à trois. Elles sont à la nouvelle mode : les robes à queue, « vrais balais du Palais-Royal » , laissent voir mainte- nant, écourtées, les fins bas de soie ; Textra- vagance des chapeaux a presque disparu; il y
vains et des peintres de mœurs de la Restauration regardaient et étudiaient une gravure. La date de 1778 est fausse. Une Soirée du Boulevard n'est pas une soirée du boulevard, mais la promenade dans le jardin du Palais-Royal. Enfîn, malgré la plus consciencieuse recherche, il nous a été impossible de dé- couvrir, dans Tune ou l'autre de ces deux planches, une seule tête à cheveux coupés.
Ce qu'il y a de sûr et de vrai, c'est à côté de quelques por- traits d'habitués historiques et populaires du jardin, tels que le duc de Chartres et le petit nain, il y a dans cette planche de Debucourt des souvenirs d'amitié; par exemple, ce dernier groupe attablé, à droite, est un ménage avec lequel l'artiste vécut dans l'intimité une partie de sa vie. Il y a aussi des ven- geances. Ce petit vieillot si ridicule, entre ces deux caricatures de femmes, derrière l'habit écarlate, c'est la revanche du gra- veur contre l'ennui dont l'avait lassé une famille provinciale.
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a des bonnets de linge, et des cheveux natu* rels frisés à Fantique, que relève seulement un ruban bleu. Partout, des toilettes envolées, légères, aériennes, gazes, linons, robes à transparents, couleurs gaies, vivantes, cé- lestes, qui avec du blanc, du rose, du bleu, font éclater la mode tricolore. Vraie foire de volupté où des tètes d'honunes se penchent sur le cou des femmes, où des matrones, pareilles à des spectres, promènent des petites filles, où Ton voit, comme dans un musée du vice, un échantillon de tous les costumes et de tous les pays : là-bas, la grande belle Cau- choise; ici, une petite fenune à la jupe jaune, au corsage de dentelle noire, qu'on prendrait pour une manola de Goya ; plus loin, une né- gresse qui est peut-être VEsther, « la noire parfaite » dont parle Rétif*.
I. Le Palais^Royal. A Paris, 1790. — TabUau du nouveau Palais-Royal. Londres, 1788. — Almanach du Palais-Royal pour Vannée 1785. Paris, Royer. — Observations sur la destruction de la promenade du Palais-Royal^ lettre d'un Anglais établi à Paris, Amsterdam, 1781. — Tableau de Paris j par Mercier, vol. VI et X, 1782-1789. — Les Soirées du Palais-Royal,., contenant quelques lettres à une amie avec la conversation des chaiaea du Palais-Royal. — Sous l'arbre de Cracovii^ 176a. — Lettre écrite
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II.
Ces deux planches en couleur, on pour- rait les appeler la bonne fortune de Tœuvre de Debucourt; et elles seront la fortune de son nom. Par là il aura sa petite immortalité; par là il survivra à bien des petits peintres de son temps. 11 leur survivra pour avoir sauvé et conservé Vamusa?it de la vie d^un temps, dans un genre de gravure peinte oii passe, à tra- vers la mécanique du procédé, la main d^un artiste, la touche qui fait jouer, sur le travail de Toutil, Tesprit de la gouache française.
du Palais-Royal aux quatre parties du monde. Paris, 1785. — L'Hamadryade du Palais-Roy al jp3Lr M. de Longueville, écrivain public. Amsterdam, 1780. — Entretiens du Palais-Royal j par Caraccioli, 1786. — Requête adressée à Monseigneur le duc d'Or- lions ^ par les demoiselles de Launay^ LatUrce^ La Bacchante et autres y pour obtenir Ventrée du Palais-Royal^ qui leur a été inter- dite. — Réponse à V auteur du scandale du duc d^ Orléans^ 1789» — Nouveau tableau de Paris ^ 1790- — Almanach des adresses des de- moiselles de Paris y ou Calendrier du plaisir. A Paphos, de l'im- primerie de l'Amour, 1791. — Les Sérails de Paris j an X. — Magasin de modes nouvelles et anglaises^ 1787- 1788. — Journal de la mode et du goutj ou les Amusements du salon et de la toilette j par M. Le Brun, 1 790-1791.
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L'agrément égayé qu'il demandait aux œuvres et aux traductions de l'art, le xvni* siècle Tarait, dès ses premières années, cherché dans la gravure en couleur. Repre- nant la tentative d'un maître de Rembrandt, Lastman, un Allemand du nom de Leblond, après des essais en Hollande et en Angleterre, était venu à Paris apporter son procédé basé sur la théorie de Newton, et réduisant les couleurs à trois couleurs primitives, leur im- pression à trois cuivres. En 1735, il faisait graver par Tardieu une Vierge de Carie Ma- ratte qu'il ne voulait pas mignaturery c'est-à- dire finir au pinceau avec des couleurs à l'huile comme les planches qu'il apportait d'Angleterre. Cet essai ne réussissait pas. La tentative était reprise par un homme qui avait travaillé sous Leblond, un Marseillais qui avait vu le travail des manufactures d'in- diennes dans les rues de Marseille, l'ennemi des théories newtoniennes et l'auteur de la Chroagénésie, Gautier Dagoty, qui se mettait à chercher l'impression des tableaux en cou- leur au moyen de quatre planches et d'une palette de quatre couleurs : le noir, le bleu, le
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jaune et le rouge. Il gravait ainsi des paysages^ des fruits, des fleurs, des coquilles, le Dessina- teur et VOuvrière en dentelle, d'après Chardin ; puis, comme son rival Robert, il se vouait exclusivement à la gravure de planches colo- rées d'anatomie. L'aspect triste et désagréable de ces planches, le noir de leur trame em- bouée comme d'essuiements de couleurs à Thuile, leur vernissage enfumée, leur ton ver- dâtre et jaunâtre de majolique, les condam- naient auprès du public. La plus grande cause de leur insuccès était attribuée, par le^ spécia- hstes, au peu d'habileté des graveurs français dans la me^^o tinte, cet art que Cochin avouait n'être pratiqué supérieurement qu'en Angle- terre, et que M. deMondorge disait abandonné depuis longtemps par nos artistes et nos im- primeurs français. C'est alors que Janinet, s'appliquant « à ce principe du nouvel art », jetait dans le public des planches d'un aspect tout nouveau, entre autres le portrait de Marie- Antoinette (1774), très-supérieur à tout ce qu'avaient tenté dans ce genre Leblond et Gautier. Dès lors ce n'est plus à la vulgarisa- tion du tableau, de la peinture à l'huile, que
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tend Teffort de la gravure : c'est à la miildpli- cation du dessin colorié, au rendu du lavis qui avait trouvé déjà, pour ses manières mono- chromes de bistre ou d'encre de Chine, des fac-similé si exacts dans les nouveaux pro- cédés de gravure au pinceau. La découverte des premiers inventeurs est alors reprise et perfectionnéç : le graveur en couleur a quatre ou cinq planches de cuivre d'égale grandeur, qu'il a soin de faire raccorder exactement par le moyen de pointes fixées sur les marges en dehors de la gravure. Sur la première planche, il grave à l'aquatinte son sujet avec toutes ses valeurs. Les autres cuivres reçoivent les tra- vaux qui doivent, cuivre par cuivre, imprimer les couleurs de la planche : un cuivre le rouge, un cuivre le bleu, un cuivre le jaune ; le vert sera fait par la superposition du bleu et du jaune, et ainsi des autres coideurs composées. Les noirs, les demi-teintes étant fournis par la première planche, les lumières pures seront données par le fond du papier laissé blanc *.
I . Lettres concernant le nouvel art de graver et d^ imprimer les tableaux^ par Gautier, graveur du roi en ce genre, Paris, 1749. — Mercure de France ^ juillet 1749. — Dictionnaire des arts de peinture^ etc., par Watelet Prault, 179a.
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C'est à cet art si compliqué que Debu- court touchait avec la science d'un maître. Presque du premier coup, avec ses premières planches à cinq cuivres, il efface son prédé- cesseur, son rival Janinet, les Descourtis à la suite, et il défie d'avance toute la série ftiture de ses imitateurs. Avec lui, le sec de la gra- vure disparaît. Il dissimule ce grain plat et mécanique, cette espèce de canevas de poin- tillé qui jusqu'à lui fait ces vilains dessous, froids, tristes, sales, transperçant l'enlumi- nure et le coloriage des tirages. Le travail, le procédé, la manière et la peine de l'effet obtenu, échappent et se cachent chez lui ; ce qu'il grave, les scènes qu'il jette sur le cui- vre, ont la légèreté, le jet du pinceau. Rien de dur ni de lourd dans ses ombres, dans ses fonds d'intérieur pastelleux, dans le nuageux de ses ciels : une fraîcheur d'aquarelle court à travers ses tons de fleiu-s et de satin, les roses, les jaune-de-paille, les gorge-de-pigeon. Les petites têtes délicatement modelées ont des taches de rouge éteintes comme sur un papier mouillé. Du moelleux des costiunes et des pelisses, de la douceur des blancs, il tire
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des tendresses et des satinages de ton qu'on dirait prises à une robe de Netscher. Les piqûres de lumière, les petits réveillons, les gais coups de joiu-, Tesprit, le pétillement, le joli et le vif de la touche, il les jette, il les sème par toute sa planche, avec le gras d'em- pâtement et la vivacité d'éclaboussure d'une gouache ; si bien que l'illusion est complète et que sa gravure, regardez-la encadrée à un mur ; elle n'est plus pour vous une gravure imprimée; vos yeux croient s'amuser d'un dessin, et voient dans l'épreuve quelque chose de la main même de l'artiste.
Il y a là un grand art de petit graveur. L'agrément de ces planches, l'illusion qu'elles donnent, cette harmonie qu'elles ont dans la vivacité et le bariolage, révèlent une science bien remarquable, un maniement bien habile et bien délicat des outils du graveur. Debu- court, en effet, a poussé plus loin que per- sonne le travail de ses dessous. Il s'y est appli- qué avec un soin, une légèreté de main, une maîtrise dans l'infiniment petit du procédé, qu'il est intéressant d'étudier, si Ton veut lui rendre toute justice, dans les essais bien
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rares à rencontrer de ses épreuves en noir. Il existe un de ces tirages de la Noce de village, où Ton peut voir, à l'état vierge, la finesse des travaux, la transparence des tons dégra- dés, tout le piquant des petites touches dont les physionomies sont éclairées. Mais peut- être où toute la délicatesse, toute la spiri- tuelle et consciencieuse dextérité de Tadroit graveur, se révèlent le mieux, c'est dans ces commencements de planches gardés par M. Jazet, travaux fragmentaires, parcelles de scène, qui nous font voir, pour ainsi dire, Debucourt gravant. C'est d'abord un trait, un simple trait mordu à Teau-forte, fin comme le dessin d'une plume de corbeau. Dans ce trait, le berceau du graveiu-, auquel succédera plus tard la lourde roulette, s'attaque à un petit bonhomme, à une figure de femme, la ca- resse, la modèle, avec toutes les délicatesses et toutes les dégradations de l'ombre; etreber- çant et regrattant, l'outil délicat et magique finit par étendre sur toute la planche une douceur d'estompage. C'est la manière noire, le procédé d'où sont sorties ses planches les plus réussies, les plus peintes : le Menuet de la
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Mariée, la Noce au château, VAlmanach natta- naL Mais Debucoiirt ne s'en tient pas toujours à ce seul procédé : il le mêle et Tassocie à d'autres S Ainsi^ dans la Promenade publique, après avoir fait les figures au berceau^ il jette les grains résineux de Taquatinte sur les masses, les terrains, les ciels; puis il fait mordre au pinceau les accessoires, le feuille, tout ce à quoi il veut donner le cerné d'une morsiure à la teinte; heureux et dangereux mélange, qui fait merveille dans cette planche, mais qui, en envahissant les gravures sui- vantes, en s'y heurtant d'une façon trop vive et trop dure, en étouffant sous des morsures les demi-teintes de la manière noire, finit par perdre le talent de Debucourt.
La manière noire, c'est, au fond, le triomphe et la supériorité de sa gravure. Voyez dans ses essais, chezM. Jazet, la petite femme sur une chaise du Menuet de la Mariée. Du repoussoir d'une tache de noir, elle sort
I. M. Renouvier, dans son Histoire de V art pendant la. Rtvo-^ lutionj parle des planches de Debucourt comme de planches gravées au pinceau. Debucourt n*a usé qu'accidentellement et partiellement de ce procédé.
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sur le blanc du papier avec le fini, le rendu^ la suprême et artistique finesse du plus fin lavis à Tencre de Chine : imaginez la réduc- tion microscopique d'un Reynolds. Car le grareur, chez Debucourt, rappelle Fart anglais et en vient. Il s'est formé, on le devine, à l'école des gravures anglaises. Comme la mode du xvni* siècle français, il descend et s'inspire du xviii^ siècle anglais. Et, — détail curieux et inconnu, — n'est-ce pas dans une planche en couleiu- du Vauxhall de Londres qu'il trouva l'idée de peindre le Palais-Royal de Paris*?
111.
Debucourt avait commencé vers 1785 cette série d'images de son temps, images dont il est à la fois le créateur, le peintre et le gra- veur. Trois rarissimes planches datées de cette année-là, — la Porte enfoncée, les Amants poursuivis. Sujette mal cachée, ou les Amants
1. Drawn by Rolandson, aquatinta by Jukes, engraved by PoUard, 1785.
2$6 L'ART DU XVIII- SIECLE.
découverts, et la Fille enlevée, pittoresque bar- bouillis passé à la vente Raifé (1864), — nous montrent ses débuts.
En 1786, il publiait les Deux Baisers, gravés d'après son tableau de la Feinte Caresse exposé au salon de peinture de Tannée précédente, et le Menuet de la Mariée^ un de ses chefs- d'œuvre. C'est une joie foraine, une espèce de kermesse à Salency, un petit tableau bien riant, bien clair, où un petit attendrissement à la Greuze se mêle à un fond de buveurs d'Ostade ; les belles dames de Tendroit sont assises ou debout avec leiu- petite figiu-e ba- layée de Tombre des dentelles de leur cha- peau; Jeannot le marguillier, Thomas le caril- lonneur, Lucas le magister et jusqu'au bon Guillaume, le père du joli Colin, tout le vil- lage fait cercle autour du gros et court bailli emperruqué, tout de noir vêtu, qui, rondissant la jambe pour la première danse, présente, sous son manteau, le poing à la main timide de la mariée, fluette, blanche, éblouissante, transparente, dans sa virginale toilette de vil- lageoise d'opéra-comique.
En 1 787, grande année de travail du gra-
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vèur, outre la Promenade de la gai 1er te du Pa- laiS'Royal, Debucourt donnait au public la voluptueuse image de V Oiseau ranimé ^ — un serin qu'une femme, en compagnie d'une amie qui lui rit sur Tépaule, s'amuse à faire revivre dans l'entrebâillement de son corset et la cha- leur de son sein. Une autre de ses planches était VEscalade ou les Adieux du matin; une autre Heur et Malheur ou la Cruche cassée, l'éternelle allégorie du joli péché, représentée ici par une Nicette à la fontaine, en chapeau de paille, rougissant dans l'ombre des bois et n'ayant plus de soidier qu'à un pied. Puis, la famille prenait place dans l'œuvre gravé de Debucourt avec le Compliment ou la Matinée du jour de Van, une composition dédiée aux pères, qui montre le petit-fils en matelot, soufflé et poussé par sa mère, récitant sa le- çon aux grands parents, en regardant du coin de l'œil le polichinelle des étrennes à demi glissé de l'armoire * .
I. M. Renouvier [Histoire de V art pendant la Révolution) cite, à la date de cette année, une allégorie à la mémoire de feu M. de Vergennes, que nous n'avons pas vue. L'incroyable ra- reté de quelques planches de Debucourt rend bien difficile un
II. 17
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En T788, les joies de la famille reparais- saient dans le pendant pour les mères de la Matinée du jour de l'an : les Bouquets ou la Fête de la grand'fnaman qu'embrasse^ pendue à son cou, une petite fille ^ tandis que le petit garçon cache un bouquet derrière la jupe de sa jeune mère ^ Puis venaient la Main et la Rose : les deux jardins ai berceaux, à jets d'eau, à sta- tues, les deux déclarations par de charmants honunes à de blondes amoureuses, mêlées de Paméla et d'Héloïse, déjà douces à leurs vain- queurs conune le mouton auquel en bas, dans le cul-de-lampe, un Amour met un bandeau sur les yeux.
Debucourt datait de Tannée 1789 la Noce au château, un de ces divertissements de châte- laine à la mode des proverbes de Carmontelle.
catalogue absolument complet de son œuvre en couleur. No- tons, parmi les pièces sans date et que les ventes ont vu passer une fois : le Songe réalisé^ et un c Recueil de têtes et de coif- « fures modernes à l'usage des jeunes personnes qui dessinent », dans la manière de François et de Demarteau (les numéros i, j, 7, seulement). Vente de Lavalette, 1861.
I. Une première idée de cette gravure, une esquisse peinte avec la touche grasse, libre, fouettée, de Fragonard, a été sauvée, par M. Jazet fils, d'un feu de châssis et de vieilles toiles brûlées par un domestique après la mort de Debucourt.
DEBUCOURT.
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Au bas de Tescalier d^une terrasse^ pleine de saluts d'abbés et du jet des eaux sautantes , que garnit toute la société, la dame du châ- teau ouvre le bal avec le grand dadais de ma- rié au gilet rose, en s'amusant et en souriant, au fond d'elle, de la gène du villageois. 11 donnait encore cette année la planche d'An^ nette et Lubin, souvenir du conte de Marmontel et de la comédie de M'"^ Favart, qui porte en médaillon le portrait d'après nature des deux vieux amoiu-eux de Cormeil en Parisis.
En 1791, tout le joU qu'il a su tirer de la gravure en coideur, il le met au service de la Révolution * dans VAlmanach national dédié aux amis de la Constitution, une de ses plan-
I . La pente naturelle de l'artiste à la nouveauté et à la li- berté, la reconnaissance pour le nouvel état de choses qui avait élevé son père au commandement de la milice nationale de la Chapelle, font de Debucourt un des dessinateurs et des graveurs des hommes et des choses de la Révolution. Il publie le portrait de Louis XVI, du Louis XYI de la patrie, en pied et en buste, le portrait de Lafayette, le brillant portrait en habit écarlate de Louis-Philippe d'Orléans. Il donne, en mes- aidor de Tan II, les figures de la Liberté, de l'Egalité, de l'Unité et de la Fraternité. Indépendamment de VAlmanach national dédié aux amis de la Constitution^ il invente le décor du Calendrier républicain de Tan i//^la Philosophie, sur une mon-
a6o L'ART DU XVIII» SIÈCLE.
ches capitales^ et Tune des plus artistiques de toute rimagerie révolutionnaire. Qu'on se figure un grand socle construit avec les débris de la Bastille; des deux côtés du socle^ une chute de médailles de bronze où se lisent les noms des constituants législateurs ; au milieu une plaque de marbre d'où se détache un bas- relief bronzé, rappelant les Hgnes de Prud'hon, où Ton voit TAssemblée nationale en Minerve, assise sur une chaise curule et traçant les lois constitutionnelles sur des tables soutenues par un cube, « emblème de Tégalité ; » au bas de la Minerve, le génie de la Liberté brûle les papiers, les parchemins, les ruines de l'an- cienne France, et, de l'autre côté, des enfants prêtent le serment civique. Sous le socle est
tagne, au bas de laquelle retombent les grenouilles du Marais, présidant à l'année qui commence par ces nouveaux saints : Raisin j Safran j Châtaigne,,, (l dédie aux Français le jeune Barra. Il grave la montre des dix nouvelles heures républicaines, le cadran de la nouvelle division du jour décrétée par la Con- vention nationale, au bas duquel il donne son adresse, Cour du Vieux Louvre, la porte rouge^ au a^^. Et même, dans les scènes de famille, où la morale de la République cloître les artistes, il introduit le patriotisme, met Técho de la patrie dans Tenfance, place dans ses mains le fiisil des pères, et coiffe les petites filles du bonnet de grenadier dans le rire des mères.
DEBUCOURT. a6i
Talmanach de Tannée 1791, III* de la Liberté. Et devant ralmanach, de petits groupes sur lesquels Debucourt a mis tout son esprit de dessin et toute sa gaieté de couleur, |figu- rent le peuple et Tutopie, la rue et Tidée du temps : ici un Français en uniforme national et un Anglais, pressés dans une embrassade amicale, invitent à une confédération frater- nelle un Turc et un Indien, au milieu de Ten- thousiasme qui agite les chapeaux au bout des cannes et des épées ; de Tautre côté, un vieux vilain ménage d^aristocrates, médusé et faisant la grimace, tourne le dos à deux en- fants, dont Tun est en petit grenadier de la milice, et qui montre sur Talmanach la date du 14 juillet; et le vieux ménage, en s'en allant, va donner dans un jeune ménage patriote, un mari en uniforme de la garde citoyenne donnant le bras à sa femme en lisant quelque catéchisme du citoyen. C'est là, dans ce petit coin charmant et pétillant de sa gra- vure, que Debucourt a jeté, en jolie poissarde, la Presse de la Révolution. Au milieu de tous les journaux exposés sur deux bancs, au mi- lieu d'un étalage de rubans, de fleurs, d'in^si-
a6a L'ART DU XVIII« SIECLE.
gnes patriotiques enroulés à des baguettes ^ pareils à des thyrses de cocardes, une mar- chande de papiers-nouvelles est campée; co- quette et débraillée, la fanchon jetée sur le bonnet dénoué, le fichu entr'ouvert, le tablier blanc sur la jupe, la jupe retroussée sur le jupon bleu, les pieds sur des brochures anti- patriotiques déchirées, elle aboie le journal, elle tend le papier : on Tentend crier le Décret pour l'émission des nouveaux assignats.
IV.
Là s'arrête et finit le Debucourt du x vin* siè- cle, le Debucourt de la gravure- gouache. Les planches qu'il continue à publier, comme V Heureuse famille, la Bénédiction paternelle ( 1 79 5 ) , etc . , ne semblent plus lavées ni peintes. D'autres, comme la Rose mal défendue, dessinée en 1 791, comme /a Croisée, comme II est pris, et au bas de laquelle il met : « Gravé par un pro- cédé nouveau découvert par Tauteur en 1 792, » ne ressemblent plus, avec leur pointillé de cou-
DEBUCOURT. a6j
leur, qu^à de mauvais Bartolozzi ^ Debucouit n'est plus dès lors que le Debucourt du Direc- toire et de rEmpfre. De la gaieté qu'il avait jetée dans ses tableaux de mœurs^ il glisse à la bouffonnerie, au grotesque. Il descend et tombe dans la mode et le rire de Tépoque, en pleine caricature.
Tout alors, disons -le, poussait à cette grosse ironie du dessin la main d'un artiste doué comme Debucourt de la malice de l'ob- servation. Le sens dessus dessous d'une révo- lution, le pêle-mêle de la société, l'aventure inouïe des fortunes, faisaient de ce monde un carnaval de gens, de figures, d'habits, de tour- nures. On evit dit que le corps humain avait perdu l'harmonie et le sérieux de ses lignes. Les salons ressemblaient à un gros mardi gras de statues antiques, à une parodie de modèles de David. Les modes caricatiu*aient encore la caricatiu*e de ces silhouettes de parvenus : les tailles sous le sein, les collants à l'EUeviou, les fracs, les culottes écourtées, les robes pla-
X. Citons ce pauvre retour à la gravure en couleur, en 1801, par huit planches pour Hiro et Uanire^ de son ami le cheva- lier de Querelles.
304 L'ART DU XVIII- SIECLE.
quéeS; étaient là pour accuser impitoyable- ment le contraste des gras et des maigres, mouler la pléthore et Tétlsie, dessiner sans pudeur le cauchemar d'un Trénis accroché à une madame Angot. A peine si Debucourt eut besoin d'un verre grossissant poiu- jeter la charge de cela au milieu de l'épidémie carica- turale qui sévissait alors en France *.
Dans cet entraînement à la grosse farce gravée, Debucourt ne revient guère à la vraie peinture de mœurs que dans sa planche de Frascati, le café des élégances de l'Empire. 11 nous a gardé là ce spectacle perdu d'un lieu de plaisir légendaire ; le grand salon avec son décor pompéien, les frises à hippogriffes, les victoires volantes en char au-dessus des por-
I. Il publiait dans ce gfenre le Turcarn au jour y la Prome- naàty les Cerises ^ V Escarpolette^ Au soir^ le Prétexte^ la Corres- pondance secrète j les Visites ^Ic Premier Jour du xix^ siècle (1801),
#
la Femme et le Mari ou les Epoux à la mode (1803), les Courses du matin ou la Porte d^un riche (ventôse an m\)^V Orange ou le Nouveau Jugement de Paris, la Dansomanie, la Musique (1809), le Carnaval (18 10), les Gastronomes affamés, la Fin des Gastronomes, et encore V Hiver ou le Mari, le Printemps ou les Amants, la Coquette et ses Filles, les Petits Messieurs, les Galants surannés ou les Petits Papas; V Innocence du jour, le Baiser à propos de hottes, le Coiffeur, le Tailleur, etc , etc.
DEBUCOURT. i6$
tes, les lambrequins de théâtre, les statues de flûteuses, les tuyaux de poêle mosaïques, les lustres avec leur maigre quinquet au milieu des cristaux, les garçons en poudre et en ta- blier blanc apportant des glaces, les chaises du dos desquels retombent des écharpes rigi- des avec un plissé droit de chlamyde, des hommes en bottes molles, des hommes en chapeau rond avec des habits carrés encore taillés par les ciseaux du Directoire , des femmes vêtues de lâches et de libres étoffes collées et filant sur elles en plis mouillés, des femmes au bras de grands personnages en bas de soie et en habit brodé, la taille courte, le diadème dans les cheveux, de longs gants blancs jusqu'au coude, traînant leur queue avec une majesté de tragédie, — tout est des- siné d'après nature ; Debucourt n'a pas besoin de le dire au bas de la planche : on sent le temps, et c'est une page de la petite histoire que son Frascati.
Un hasard que cette planche ; car l'artiste original ne s'appartient presque plus depuis longtemps déjà. Le graveur-peintre n^est plus guère, depuis le Directoire, que le vulgarisa-
266 L'ART DU XVIII» SIECLE.
teur de son ami Vernet, le graveur de ses fa- ciles improvisations, le graveur qui interpré- tera jusqu'à la fin, avec ses doigts de vieillard, les dessins et les scènes, les caricatures et les chasses, les militaires, les attelages, les che- vaux, les routes, presque tout l'œuvre de ce Carie qui savait bien devoir tant à son gra- veur, lorsqu'il lui écrivait : «... Croyez au vé- ritable attachement que je porte à votre per- sonne et à la vénération reconnaissante que î'ai pour votre talent, je dis reconnaissante, car sans vous mon faible savoir-faire serait resté dans un cercle étroit dont vous avez cen- tuplé la circonférence *. » Le reste, la fin de son talent, Debucoiu-t l'use à ce métier. Et ce n'est pas sans tristesse qu'au bout de cet œuvre, commencé avec tant d'esprit, et si pimpant aux premières pages, vous trouvez de séniles imageries, des scènes de brigands dans la neige, qui ont l'air d'illustrations pour un mélodrame de Ducray-Duménil.
I. Carie Vernet finit cette lettre en lui parlant de deux dessins qui sont terminés, et lui demande 8*il veut les prendre dans ses promenades à Paris, ou bien s'il ^ut qu'il les laisse au café de Foy, c où leur ami M. Lenoir aura la complaisance « de les garder ». (Lettre communiquée par M. Jazet.)
DEBUCOURT. 267
V.
Une étude sur Debucourt ne serait pas complète si elle ne s'arrêtait un moment à sa peinture. Nous savons bien que dans la dé- considération où était tombée^ sous l'Em- pire et sous la Restauration^ la peinture du xvm* siècle, Debucourt n'osait plus se quali- fier du nom de peintre, et qu'il prenait l'hum- ble titre de Debucourt le graveiu-. Mais devons- nous oublier comme lui et retrancher de son talent ces productions qui le faisaient agréer dès son début par l'Académie, et dont la critique du temps disait : « Petits tableaux de grande manière, d'une touche savante et d'un fini précieux ; ils réunissent une grande connais- sance du clair-obscur, la lumière y est discrè- tement ménagée et les effets en sont doux, harmonieux *. » Et c'était encore la même année les Réflexions joyeuses d'un garçon de bonne humeur qui, trouvant les débuts du jeune
I. Panard au Salon ^ 178 1.
i68 L'ART DU XVIII» SIECLE.
peintre aussi heureux que ceux de Hue^ ajou- taient : a Ses tableaux sont d'un ton qui dent aux g^nds maîtres qu'il a envie d'imiter, mais les figures ressemblent un peu à la porcelaine et ne sont pas toujours correctement dessi- nées. Au reste, le public attend beaucoup de ce jeune artiste, qui n'a que vingt-six ans. » Le peintre, on le voit, si méconnu, si ignoré aujourd'hui, attirait l'attention dès sa première exposition % et à l'exposition suivante, au Sa- lon de 1783, sa « Vue de la Halle à l'instant
I. Voici la liste des expositions de Debucourt :
178 1. Le Gifuilhomme bienfaisant, — Un seigneur ouvre sa bourse pour soulager une famille dont le père expire dans rinstant que l'on vient, pour dettes, enlever les meubles de la maison (ao pouces de large sur 17 de haut).
V Instruction villageoise (15 pouces de large sur la de haut).
Le Juge de village (même grandeur).
La Consultation redoutée (de 13 pouces sur 11).
Plusieurs petits tableaux sous le même numéro.
1783. — Vue de la Halle j prise à l'instant des réjouissances publiques données par la ville, le ai janvier 1782, à Toccasion de la naissance de Monseigneur le Dauphin (3 pieds et 8 pouces de large, sur a pieds 9 pouces de haut).
Un Charlatan (6 pouces de large, sur 6 de haut).
Deux Petites Fêtes (même grandeur).
Plusieurs petits tableaux sous le même numéro.
(Il exposait la même année au salon de la Correspondance
DEBUCOURT. 269
des réjouissances publiques données en 1781 à Toccasion de la naissance de Monseigneur le Dauphin » obtenait des brochures et des cri- tiques, rhonneur d'une discussion accordée aux peintres les plus connus, aux morceaux
de la Blancherie : Intérieur â*un ménage flamand^ du cabinet de M. le comte de Cossé.)
1785. — La Feinte Caresse, — Un vieillard sourit en regar- dant le portrait de sa jeune épouse qu'il fait peindre tirant le sien en médaillon, tandis qu'appuyée sur son épaule, elle lui caresse la joue et profite de sa folle confiance pour glisser un billet au jeune artiste qui lui baise la main (15 pouces de large, sur 12 de haut).
Autres tableaux sous le même numéro,
Debucourt, tout entier ù la gravure en couleur, n'expose pas les années suivantes. 11 ne reparaît au Salon qu'en l'an XII (1804), avec une gravure : le Chasseur au tir^ d'après Carie Vernet. Dans les Salons qui suivent, outre ses gravures et un essai de lithographie (1819), voici les tableaux qu'il expose :
18 10. — La Consultation j les Voyageurs ^ le Colin ^Maillard y un Ermite distribuant des chapelets à de jeunes filles,
1814. — Un Médecin consulté par une jeune fille ^ une Fête de village^ un Charlatan (dessin).
1817. — Une Procession dans un village aux environs de Paris ^ dessin.
1824. — Le Lendemain d'une noce de village ou la Présence de la Mariée j intérieur d'une ferme : danse de paysans.
En 1829, il expose à la salle Lebrun un trait d'humanité de Louis XVI, peint en 1785. Guyot a gravé en couleur ce ta- bleau de Debucourt. Debucourt a encore été gravé par Legrand : Réception du décret du i^ Jloréal avec les trois états apportés par
aTo L'ART DU XVIII- SIECLE.
les plus en vogue. Changeai -moi cette tête ou Lustucru au Salon lui reconnaissait une grande facilité, une touche spirituelle, et ne blâmait dans son tableau qu'une infinité d'échos de lumière du même ton sur tous les plans, un dessin mesquin dans les figures, et surtout
les trois changements de gouvernement; par Moitte : les Vot" sines iahorUuses;psiT Robinson : V Heureuse Famille; par Leveau : le Juge ou la Cruche cassée y sujet dont Debucourt s'est amusé â fidre une eau-forte, la seule qu'on connaisse de lui.
Debucourt, on le voit, n'expose de dessins que sur la fin de sa vie. Ses jolies planches du xvili* siècle font rêver des gouaches qu'il aurait traduites par la gravure ; mais les ventes depuis vingt ans, toutes les collections ne nous ont pas montré luà seul dessin de ce genre et de ce temps. Faut-il croire que c^était sur ces tableaux qu'il se gravait, comme la planche des Deux Baisers gravée d'après la Feèmê Caresse donnerait à le penser } ou bien ne faisait-il que des croquis } Quoi qu'il en soit, les dessins de Debucourt d*avant le Directoire et l'Em- pire, les dessins entièrement purs, assez signés par le faire pour n*étre pas confondus avec des Greuze ou des Fragonard, ces dessins sont d'une singulière rareté; et nous ne saurions en citer que trois : une étude de la vieille y^nnette pour le petit médaillon en bas à^Annette et Ijihinj chez M. Jazet; une es- quisse à l'encre de Chine, chez M. de Chennevières, qui semble la première idée de la gouache de Paignon-Dijonval : une femme assise près d'un poêle, aveuglée par la fumée, tandis qu'un jeune homme embrasse sa fille; et un autre grand dessin gouache : les travaux pour la Fédération du Champ de Mars, chez M. Delbergue-Cormont, présentant tous les caractères de dessin et de colons du petit maître.
DEBUCOURT. ayi
dans les extrémités. Sans quartier au Salon trouvait la scène pleine de détails intéres- sants ^ les figures fines et spirituelles. Mais il en critiquait la couleur générale froide « quand on la consulte dans le miroir convexe » • Il re- prochait à Debucoiu*t; après avoir fait une si grande étude de Téniers, « de ne rien rappe- ler de sa palette », de nVvoir que Fesprit de sa touche, et d'abuser de cet esprit. Du reste il reconnaissait le succès de la composition, faite pour amuser tout le monde et pour don- ner au public rillusion d'être à Vaugirard, ou dans une rue de la Courtille. Le Songe faisait une allusion moqueuse à Thabitude du peintre de peindre ses figures d'après des petites pou- pées en bois ; et interrogeant les personnages du tableau, il leiu* mettait dans la bouche cette satire : « Not' maître a été au chantier de la Boule-Rouge acheter une voie de bois noir ; il en a fait de petits bonshommes, tant bien que mal, quelques-uns d'après un bon vivant qui est mort depuis longtemps qui s^appelait Te... Téniers; quelques autres d'après son imagination ; il les a pris pour modèles, et nous via. De cette affaire, j 'avons des maisons de
aya L'ART DU XVIII» SIECLE.
bois, des têtes de bois^ des habits de bois, des voix de bois... » Enfin le critique de la bro- chure Messieurs, ami de tout le monde, écri- vait : t( Ses petits tableaux sont toujours char- mants; efFets de lumière piquants , touche hardiC; fini du précieux le plus séduisant, tout se joint au faire le plus agréable et souvent très-savant. La Halle renferme des vérités de détails sans nombre ec sûrs de plaire; mais toutes ses maisons ont Tair de tomber. Au reste, il serait cruel de traiter sévèrement un artiste estimable qui donne de si belles preuves de ses talents. Quel est celui qui eût fait d'aussi charmants tableaux, après avoir perdu une épouse aimable et chérie, qu'il a possédée si peu de temps ? Je m'étonne même que l'ar- tiste ait pu être assez maître de sa douleur, pour donner encore à son art des moments si bien employés. »
Tel est l'ensemble des jugements sur la peinture de Debucourt. Sans doute il y a à
#
rabattre des éloges donnés par le goût du temps à ces petits tableaux de cabinet qui ont la minceiu" des procédés de l'artiste, la peti- tesse des pinceaux microscopiques, des ves-
DEBUCOURT. 273
sies minuscules que Debucourt faisait préparer pour son usage particulier. Mais s^il est de récole porcelainée des BoiUy, des Wille, des Taunay, des Defrance, si le vernissé de sa peinture la fait comparer par une critique du temps à un panneau de carrosse ^, il est juste de reconnaître qu^il sait conserver là-dessous un peu de la blonde chaleur du coloris fran- çais, un fond de claire harmonie^ siu* lequel il fait agréablement tapager le bouquet de tons de révantailliste et le papillotage des fraîches couleurs. Dans presque tous les tableaux des petits peintres de son école, en dépit du lui- sant, de la recherche du brillant, la couleiu* est noirâtre ; il y a une froideur et une sécheresse de lumière qui n'a jamais le jour ni la tiédeiu* du ciel : Debucourt, lui, est lumineux. Il est lumineux comme s'il y avait du lait dans sa pâte. 11 cherche et trouve la blancheur, qui est sa note favorite, dans une sorte de rayon- nement crémeiix qu'il endort ou fait éclater toujoiu'S sur du blanc, sur le blanc d'une femme, d'une robe, dont il aime à faire le miUeu
I. Entretiens sur les tableaux eiq;x>sës au Salon de 1785. II. t8
274 L'ART DU XVIII» SIECLE.
et comme le cœur de son tableau. Cet éclairage nacré avec des bleuissements si fins^ est sa si- gnature ; c^est ce qui le fait reconnaître à pre- mière vue, et ce qui le distingue de ses cama- rades et de ses confrères en pastiche flamand. Un caractère encore le particularise : Taccent de ce Français qui refait des Téniers à la mode du xviii* siècle n'est pas tout à fait fran- çais. Quelque chose encore là, ' dans les ta- bleaux de Debucourt, sent FAngleterre, et quand on les regarde, il vous revient peu à peu involontairement un souvenir de Willde. 11 est bien entendu qu'ici nous ne jugeons pas Debucoiut sur ces grandes mauvaises toiles de TEmpire, sur ses grossissements lâ- chés de ses premières kermesses, toiles vides et plates qu'on dirait délavées des tons de la peinture à la colle et maigrement relevées çà et là comme par des piqûres de traits de plume. Pour le goûter, l'apprécier, il faut le voir dans son bon temps, dans son vrai cadre, dans ces petits morceaux, assemblées de vil- lages, danses, scènes de charlatans, à peine grands souvent conune un dessus de tabatière. Il faut aller le retrouver dans un petit bijou
DEBUCOURT. 375
entrevu par nous^ sous le marteau du commis- saire-priseur à une vente près du Château- d'Eau, et que nous avons été heureux de re- voir chez M. Jazet. Dans un porcelainage gras, doux et large, sous un ciel dWe limpidité émaillée, rosé de petits nuages volant sur des pâleurs de bleu, une noce de village joue, chante, danse et boit. Une goutte de lumière semble tomber du verre d'eau de Rembrandt dans le fond du cabaret svx les buveurs; une ontibre molle gUsse d'une tente swr le méné- trier, sur les groupes attablés; et du fond plein de foule se lève un petit coup de jour argenté qui rappelle, en écho moiu'ant, cette clarté d'un lis dont la déhcieuse petite fenune du premier plan a sa robe toute pleine. Une petite perle, — voilà ce tableau.
VI.
Debucourt était né en 17$$ * d'une hon- nête famille bourgeoise. Sa mère avait ses
I. a Paroisse Saint-Nicolas-dea-Cbamps. Le 1 3 février 1755, ff a été baptisé Philibert-Louis, né d'aujourd'hui, fils de
276 L'ART DU XVIII» SIECLE.
parents dans le commerce. Son père était huissier à cheval au Châtelet. En 1789, il se trouvait procureur fiscal à la Chapelle-Saint- Denis. L'on a de lui^ datée du lendemain de la prise de la Bastille, le 15 juillet, à huit heiures du matin, une demande, comme com- mandant en chef de la milice bourgeoise, à Messieurs les électeurs de Paris, de deux cents fusils pour armer ses hommes et assurer l'ap- provisionnement de la capitale. Poussé par le goût de la peinture, son fils Philibert était entré dans Tatelier de Vien; mais ime cer- taine indépendance de caractère, une vivacité d'originaUté, un précoce entraînement vers les petits maîtres flamands, faisaient vite aban- donner au jeune homme les leçons et TateUer du précurseur de David.
Il épousait à vingt-six ans ime fille du
« Jean -Louis Debucourt, huissier à cheval au Châcelet « de Paris, et de Marie-Luce Dieu, son épouse, demeurant rue a Saint-Martin, le parrain Philibert Petit, marchand galonnier, • demeurant rue Saint-Denis, de cette paroisse ; la marraine 0 Marie-Edmée Dieu, épouse de Judocus Couvent, marchand « fabricant d'étoffes, demeurant rue Saint-Sébastien, paroisse « Sainte-Marguerite, cousine de l'enfant, lesquels ont signé. » (Communiqué par M. E. Bellier de la Chavignerie.)
DEBUCOURT. 377
sculpteur Mouchy *, qui Tapparentait avec ses deux oncles Pigalle et Allegrain. Courte union que brisait au bout de quinze mois la mort de
I. « Paroisse S^Germain-rAuxerrois. Du 39 janvier 178a, a sieur Philibert-Louis de Bucourt, peintre, âgé de vingt- c six ans et demi passés, fils de sieur Jean-Louis de Bucourt, « procureur fiscal, et de dame Marie-Luce Dieu, d'une part; et ff demoiselle Marie-Elisabeth-Sophie Mouchy, âgée de dix- < neuf ans et demi passés, fille de sieur Louis-Philippe Mou- « chy, sculpteur du roi, et de demoiselle Elisabeth-Rosalie a Pigale, d'autre part, de droit et tous deux de fait aux gale- (X ries du Louvre de cette paroisse, ont été mariés de leur mu- a tuel consentement par moi, soussigné, prêtre vicaire de cette a paroisse, après que les fiançailles et publications de trois « bans ont été faites en cette église, du consentement et en a présence des père et mère du mari. Et encore du consente- <r ment et en présence des père et mère de la mariée, comme a aussi en présence de sieur Adrien de Bucourt, marchand a mercier, rue Saint-Honoré de cette paroisse, cousin du « marié ; de sieur Charles Le Dreux, bourgeois de Paris, rue « Saint-Germain de cette paroisse, cousin du marié; de sieur c Jean-Baptiste Pigalle, chevalier de Tordre royal de peinture c et de sculpture, rue Saint-Lazare, paroisse de Saint-Pierre a de Montmartre; de sieur Christophe -Gabriel Allegrain, « adjoint-recteur de TAcadémie royale de peinture et sculp- « ture, rue Meslée, paroisse Saint-Nicolas-des-Champs, tous c deux oncles de la mariée, lesquels nous ont attesté le domi- a cile, la liberté et la catholicité des contractants sous les c peines portées par les ordonnances et déclarations du roi. Et « ont signé : Debucourt, Mouchy, Pigalle, Le Dreux, Allegrain, a Granchez, vicaire. » (Archives de l'état civil de Paris.)
a78 L'ART DU XVIIl- SIÈCLE.
la jeune femme % lui laissant un fils. Ce fils, dont Debucourt a dessiné le portrait aimé et la silhouette élégante dans le jeune honmie à Torange du Jugement de Paris, mourait en 1801 dans l'apprentissage de son art et le dé- but d'un talent qui s'annonçait déjà. L'isole- ment où cette mort laissait le père lui faisait épouser, près de la cinquantaine , M"'' Mar- quant ^y tante de M. Jazet, qui entrait alors dans l'atelier de Debucourt pour apprendre l'aquatinte. La famille Jazet conserve de cette seconde fenune de Debucourt un curieux por-
I. $ avril 1783. Paroisse Saint-Germain-rAuxerrois.
a. ff Du seizième jour du mois de ventôse, l'an XI de la « République française. Acte de mariage de Philibert-Louis ff Debucourt, âgé de quarante-huit ans, né à Paris, le 13 du « mois de février 1755, profession d'artiste peintre, demeu- « rant à Passy, département de la Seine, fils majeur de Jean- « Louis Debucourt et de Marie-Luce Dieu, son épouse, tous f deux décédés, et veuf de Marie-Élisabeth-Sophie Mouchy ; ff et de Suzanne -Françoise Marquant, âgée de quarante fl et un ans, née à Arcy, département de l'Oise, le 13 du mois a de septembre mil sept cent soixante-un, demeurant à Passy, ff fille majeure de Louis Marquant et de Suzanne-Louise Letel- « lier, son épouse. En présence d'Antoine -Henri Denoroy, « propriétaire; Louis Gauthier, officier de santé; Emmanuel f Michel Querelles, homme de lettres ; Paul Bonnemain, gra- « veur. 11 (Archives de l'état civil de Paris.)
DEBUCOURT. 279
trait à la mode du Directoire, dessiné et pas- telle par le mari futur. C^est une figure de femme de quarante ans, l'œil noir, le nez aqui- lin, les coins de bouche retroussés, avec cet air de bonhomie fine et de ntialicieuse bonté qui semble le sourire et Texpérience de Tàge. La tête sort d'une perruque à mille boucles frisées, blanchie d'un œil de poudre, sur la-* quelle est jeté im bonnet à grands tuyaux où court un ruban bleu. Le buste est empaqueté par un grand fichu blanc tombant sur une robe bleu noué par un ruban rose. Et d'une main gantée d'un long gant, celle qui sera M"' Debucourt tient une lettre sur laquelle le dessinateur a écrit : Mon amie... pour la pie y ton ami Debucourt , an VII.
Pendant ces cinquante années, Debucourt est l'homme peint par ce trait que nous racon- tait le marchand d'estampes Guichardot. « Ma femme, nous sortons, disait-il à sa femme un jour qu'il pleuvait à verse. — Par quel temps! Et pourquoi, mon ami? — J'ai envie de sortir. Où va monsieur? demandait le fiacre. — Ah! diable... Tenez! menez-moi voir la statue de mon oncle au Luxembourg, disait le neveu de
a8o L'ART DU XVIII* SIÈCLE.
Pigalle. — Mais pourquoi sommes-nous donc sortis ? lui demandait sa femme au retour. — Pourquoi?... c'est que ça me crevait le cœur de voir de la fenêtre ce pauvre diable de co- cher qui restait là et qui avait Tair si malheu- reux siu* son siège... C'était pour lui faire faire une coiu-se. » L'homme de cette charité et de ce cœiu- demeure^ toute sa vie, — toute cette vie qui doit finir par un procès-verbal de ca- rence, — le type parfait et complet de l'ar- tiste insoucieux du lendemain, ignorant de l'épargne, enfant avec l'argent, la bourse tou- joiirs ouverte à ses fantaisies, à ses caprices, la main toujoiu-s prête à donner, empruntant, s'engageant, faisant des billets, se fiant à la vie et ne comptant pas avec elle. Ordre, pré- voyance, soucis bourgeois, il regardait tout cela comme incompatible avec le tempéra- ment, la carrière et le talent d'un homme d'art. Et c'est à lui qu'échappa, dans un sou- rire de dédain, ce beau mot, — le mot d'un siècle à un autre : son neveu venait lui annon- cer que sa publication du colonel Moncey avait eu quelque succès et qu'il pourrait placer quelques fonds, a Mon cher ami.
DEBU COURT. d8i
lui dit Debucourt, vous ne serez jamais un artiste ! »
D'ailleurs, il faut bien le dire, ce n'était guère le temps des âmes, des idées et des le- çons bourgeoises, que ces années où vivait Debucourt. C'était le Directoire, c'était l'Em- pire; c'étaient des années déréglées, vives, étourdies, violentes aux plaisirs, héroïques et gargantuesques, poussées à la distraction, à la jouissance, à la dépense, par l'imprévu du lendemain; des années où les ateliers fer- maient, aussitôt un tableau ou un portrait vendu se sauvaient dans quelque banlieue, et là s'oubliaient à s'amuser, à boire, à griser des calembours, jusqu'à ce que l'argent fût mangé. Debucourt avait-il gravé une planche d'après Vernet qui se vendait bien , on par- tait pour la campagne, et le plus souvent on s'arrêtait au Palais-Royal, où Debucoiut lais- sait l'argent des éditeurs. Même un jour il y laissa l'enseigne du Gourmand, l'affiche de ses faiblesses, qui, jointe à ses gravures de gueide à fond de gros pâtés en ruine et de bataillons de bouteilles vides, devait lui faire accorder par Fayot le titre de gastronome, côte à côte
jta L'ART DU XVIIf SIECLE.
avec Vemet, dans la liste d'honneur des Clos-- siques de la table.
En i8o^, Debucourt arait quitté Passy qu'il avait longtemps habité et où il s'était remarié, pour aller s'installer dans une maison de cam- pagne qu'il possédait barrière de La Chapelle, n** 85 et 86. Là, à la tête de deux chevaux, de deux carrioles, il se mit à mener largement et heureusement le grand train villageois d'un gentilhomme campagnard. Il s'entoura d'ani- maux; il eut des lapins, des pigeons, des poules, mais qu'on ne tuait pas : ils étaient dans sa basse-cour pour y mourir de vieil- lesse. Dans son jardin il laissait tout fleurir et mûrir à la grâce de Dieu, tout cueillir à la maraude des enfants du voisinage. N'y a-t-il pas la une charmante et douce tendresse à la nature? On se figurerait ainsi la maison des champs d'un La Fontaine.
Vers 1824, il abandonne la campagne ou il avait laissé coider sa vie, et, sa maison ven- due, il vient habiter le n* 3 du boulevard Saint-Denis. Mais en revenant à Paris, il y transporte et y emménage ses chères bétes, une famille de chiens et de chats, vrais en-
DEBUCOURT. 283
fants gâtés du logis, habitués à n'être nourris que de poidet, de poisson, de biscuit, et pour lesquels chaque soir le salon se transforme en dortoir où le chat favori a un petit Ut avec des rideaux. Ses toutes dernières années, le vieillard allait les vivre à Belleville dans Thos- pitahère et affectueuse maison de son neveu, travaillant toujours, s'occupant jusqu'au bout de son art. Il mourait * en pleine illusion, déli- catement trompé par M. Jazet, croyant jusqu'à la dernière heure qu'il devait le bien-être de sa vieillesse à ce pauvre crayon que tenaient
I. f L'an mil huit cent trente-deux, le vingt-trois septem- ff bre, à onze heures du matin, par-devant nous François-Denis « Grebauval, maire de la commune de Belleville, officier de « l'état civil, chevalier de la Légion d'honneur, sont comparus « M. Etienne-Joseph Chevrier, graveur, demeurant à Paris, « rue de Lancry, d? 7, âgé de trente-neuf ans, et M. Jean- « Pierre-Marie Jazet, propriétaire, demeurant à Belleville, rue « des Bois, n<* 18 bisj âgé de quarante-quatre ans, lesquels c nous ont déclaré que le sieur Philibert-Louis Debucourt, a peintre et graveur, était décédé hier en son domicile, à « trois heures de relevée, rue des Bois, n<* 18, né au sixième c arrondissement de Paris, le 1 3 février mil sept cent cinquante- « cinq, veuf en deuxièmes noces de demoiselle Susanne-Fran- « çoise Marquant, décédée à la Chapelle-Saint-Denis (Seine), « et les attestants, alliés du défunt, ont signé avec nous après « lecture. 0 (Communiqué par M.E.Bellier de la Chavignerie.)
FRAGONARD
L
I BS poëtes manquent au siècle der- nier. Je ne dis pas les rimeura, les versificateurs, les aligneurs de
I mots; je dislespoëtes. La poésie, à prendre l'expression dans la vérité et la hau- teur de son sens^ la poésie qui est la création par l'image, une élévation ou un enchante- ment d'imagination, l'apport d'un idéal de rê- verie ou de soiunre à la pensée humaine, la poésie qui emporte et balance au-dessus de terre Tàme d'un temps et l'esprit d'un peuple, la France du xvm' siècle ne l'a pas connue ; et ses deux seuls poëtes ont été deux peintres : Watteau et Fragonard.
a88 L'ART DU XVIII* SIECLE.
Watteau, Thomme du Nord, Tenfant des Flandres, le grand poëte de TAmour! le maître des sérénités douces et des paradis tendres, dont Tœuvre ressemble aux Champs-Elysées de la Passion ! Watteau, le mélancolicpe en- chanteur, qui met un si grand soupir de nature dans ses bois d'automne pleins de regrets, au- toiu- de la Volupté songeuse! Watteau, le Pe«- seroso de la Régence ! — Fragonard, lui, est le petit poëte de VArt d'aimer du temps.
Voyea&-vous dans V Embarquement de Cy^ thère, en haut du ciel, à demi perdus, tous ces petits cids nus d'Amour, efirontés, polisson- nants ? Où vont-ils ? Ils vont jouer chez Fra- gonard, et mettre sur sa palette la poussière de leurs ailes de papillon.
Fragonard, c'est le conteur libre, Vamo^ roso galant, païen, badin, de malice gaidoise, de génie prescpe italien, d'esprit français; l'homme des mythologies plafonnantes et des déshabillés fripons, des ciels rosés par la chair des déesses et des alcôves éclairées d'une nudité de femme ! Sur une table, à côté d'un bouquet de roses, laissez le vent d'un beau jour feuilleter son œuvre : des campagnes où
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se sauvent, dans une fuite coquette, les robes de satin, le regard saute à des champs gardés par des Annettes de quinze ans, à des granges où la culbute de TAmour renverse le chevalet du peintre, à des prés où la laitière du pot au lait montre ses jambes nues, et pleure, conune une naïade sur son urne brisée, ses moutons, son troupeau, son rêve qui s^envole. A Tautre feuille, une amoureuse, par un soir d^été, écrit un nom chéri sur Técorce d^un arbre. Le vent tourne toujours : un berger et une bergère s'embrassent devant le cadran des heures, dont de petits Cupidons font le cadran des plaisirs. Il tourne encore : et c'est le joli songe d'un pèlerin endormi à côté de son bâton et de sa gourde, et auquel apparaît un essaim de jeunes fées écumant ime grosse marmite... Ne semble-t-il pas qu'on ait l'œil à une opti- que d'une fête de Boucher, montrée par son élève dans les jardins du Tasse? Lanterne ma- gique adorable! où Clorinde suit Flammette, où des lueurs d'épopée se mêlent au sourire des novellieri! Contes de la fée Urgèle, petits badinages comiques, rayons de gaieté et de soleil qu'on dirait projetés sur le drap où II. 19
a90 L'ART DU XVïII* SIECLE.
m
Béroalde de Verville promène sa chercheuse de cerises, — voilà la peinture de Fragonard. Le Tasse, Cervantes, Boccace, TArioste, VArioste tel qu'il Ta dessiné, inspiré par TAmour et l^a FoUe, elle rappelle tous ces gé- nies de bonheur. Elle rit avec les libertés de La Foutaioe. Elle va de Properce à Grécourt, de Longus à Favart, de Gentil -Bernard à André Chénier. Elle a comme le cœur d'un amoureux et comme la main d'un charmant mauvais sujet. Le souffle d'un soupir y passe dans un baiser. Et elle est jeune d'une éter- nelle jeunesse : elle est le poëme du Désir^ poëme divin! Il suffit de l'avoir écrit conune Fragojaard, pour rester ce qu'il sera toujours : le Chérubin de la peinture erotique.
II.
Jeaa-Honoré Fragonard est né à Grasse en Provence (5 avril 1732) *. Riante patrie! un
I. Voici l'acte de naissance de Fragonard, dont M. Séné- quier veut bien nous envoyer la copie prise par lui sur les registres conservés à la mairie de Grasse :
« Année mille sept cent trente-deux.
« Le sixième avril, a été baptisé Jean-Honoré Friagonard,
FRAGONARD. 391
verger de lauriers, d'orangers, de citronniers, de grenadiers, d'amandiers, de cédratiers, d'ar- bousiers, de myrtes, de bergamotiers, d'ar- bres à parfum ; un jardin de tulipes, d'oeillets éblouissants de couleurs inconnues du Nord, et poussant seulement dans le parterre des Alpes ; une campagne embaumée des arômes du thym, du romarin, de la sauge, du nard, de la men- the, de la lavande, et toute murmurante du jet de ses innombrables fontaines ; une terre a entre-tissue de vignes », — c'est le mot dont la peint le prêtre de Marseille, Salvien, — de vignes sous lesquelles passent et repassent les grands troupeaux promenés de la basse à la haute Provence; une terre ayant cet horizon d'azur : la Méditerranée ! Nature de joie, pays de plaisir, égayé de bruit, de rires, de musi- ques et de musettes, plein du bonheur gai, bavard, chantant et dansant, de ce peuple qu'on voit, au xvm* siècle, mener la vie comme
né le jour précédent, fils du sieur François, marchand, et de demoiselle Françoise Petit, son épouse; le parrain : sieur Jean- Honoré Fragonard, son aïeul, et la marraine demoiselle Ga- brielle Petit, sa tante, tous de cette paroisse.
« Signé qui a su : Fragonard, Fragonard, Martin, curé. 9
^^2 L'ART DU XVIII* SIECLE.
une fête de Pan, sous le ciel le plus pur et le plus doux de TEurope! Et quel berceau, dans ce jardin, que le berceau du peintre, sa ville nourricière : Grasse! cette distillerie dans un paradis; la Grasse des odeurs, des sucres et des essences, de la parfumerie et de la bon- bonnerie; Grasse avec ses étages de jardins, les fruits d'or et les floraisons d'argent de ses hautes forêts d'orangers libres, et le serpen- tement de la Foux dans la verdure de ses im- menses prairies, et sa vue au midi, dont le large embrassement touche Monans, la Mou- gins, Châteauneuf, la plaine de Laval, le sombre Esterel, et s'en va mourir au loin, dans cette infinie douceur de bleu, — qui est la mer où baigne l'Italie!
Fragonard naît là, et il naît de là. Il puise à cette terre, dont il sort, sa nature, son tempérament. Il grandit en s'imprégnant de cette atmosphère des pays chauds, de ce cli- mat qui remplit le pauvre et le nourrit pres- que de sa sérénité. Et l'on reconnaît dans tout son œuvre le peintre qui a reçu tout jeune la bénédiction d'un ciel méridional, le coup de jour de la Provence. Il reflète la gaieté, le
FRAGONARD. 293
bonheur de la lumière, comme un homme qui y a trempé pendant toute son enfance. Rien qu'à voir une esquisse de lui, on sent une cha- leur, presque un parfum, Fodeur du pays dont il vient. Il a dans la main le reflet, dans Tes- prit la flamme de son soleil. Sa palette ne joue que sur le blanc, le bleu, lé bnin rouge du Midi. L'éclair de ses tableaux, c'est l'éclair qui court sur les orangers ; et qu'il ouvre une fenêtre dans un de ses intérieurs ou dans le fond d'un conte de La Fontaine, sa fenêtre semble toujours donner sur un paysage de Provence et s'ouvrir à l'Italie. Ses personnages rustiques ont le déshabillé de la vie en plein air, la demi-nudité des pays bénis où l'on foule le blé en plein champ. Ici et là, dans un coin de son œuvre, passe le chapeau blanc proven- çal, le bonnet du marin de la Méditerranée. Ses scènes, il aime à les placer, à les grouper sous ces architectures cintrées, ces voûtes basses, ces cavées, ces antres romans où le Midi cherche l'ombre et le frais. Ses fonds, il les meuble de la vaisselle de terre cuite que re- trouvent ses souvenirs, et, le plus souvent, il y dresse les grandes jarres qui, là-bas, gar-
a94 L'ART DU XVIII- SIÈCLE.
dent le vin et Thuile. Peint-il une scène de nature, il y jette sa patrie, il y brouille, il y enlace la végcétation vive, les broussaiUes folles et fortes ; il y emmêle le fouillis vert et fleuri qui croit et se mouille aux fontaines de Traconnade, de la Foux, de Merveilles ; et sa plante bien-aimée, la plante qui revient tou- jours dans ses compositions avec le caprice et le retour qu^elle a dans un album japonais, c'est la grande herbe frissonnante, légère, échevelée, d'élancement oriental, qui frappa ses yeux d'enfant aux bords des canaux de la Provence : le roseau. Il semble en avoir rapporté des brassées pour en encadrer son œuvre.
Tout ainsi chez lui, sa palette, son imagi- nation, sa fleur d'idées, de sentiments, de couleurs, vient du Midi ; et ne dirait-on pas que toute sa peinture a été improvisée, sous l'azur du ciel, sur un chevalet posé dans un jardin, entouré du bonheur de l'air, de la res- piration de l'été, de musiques et d'échos où s'éteignaient ensemble une chanson de trou- badour, un can!(one de Pétrarque, le dernier soupir des Cours d'Amours et le bruit d'har- monie des eaux de Vaucluse ?
FRAGONARD. agj
Mais ce n'est pas seulement le peintre, c'est aussi Thomme que je veux retrouver dans son acte de naissance. Son pays, — la Pro- vence, qu'on appelait la Gueuse parfumée, — n'est-ce pas la fée qui le baptise ? Il me parait tenir encore du sol natal autre chose que son talent ; sa race, son humeur, la grâce de sa destinée, sa bienveillance*, une nature heu- reuse de vivre, une gaieté qui flotte sur le sé- rieux de la vie, un doux entêtement à faire son chemin, une activité sans hâte, une orga- nisation paresseusement travailleuse, l'ambi- tion de ne cueillir que le plaisir de l'art et de la vie, l'amour d'une existence coulante et sans effort, le sans-souci de Tavenir, — tOHt cela relevé, soutenu d'audace, et de cette gaie confiance dans la Providence qui lui fai- sait répondre plaisamment, quand on l'in- terrogeait sur ses débuts et la façon dont il
I. Il avait, à travers cette bienveillance, des boutades, des lubies, des originalités d'artiste. Un jour qu'il entrait dans le salon de Saint-Non, qui l'attendait au milieu d'une nombreuse compagnie, Saint-Non, l'apercevant, lève les bras pour le ser* rer contre lui, en criant : a Voilà mon roi, mon prince ! » Fragonard lui passe sous le bras, tourne derrière lui, gagne la porte et s'en va.
a96 L'ART DU XVIII- SIECLE.
s'était formé : « Tire-toi 'd'affaire comme tu pourras, m'a dit la Nature en me poussant à la vie. »
IIL
Le père de Fragonard était négociant à Grasse. Il mit toute sa petite fortune dans la spéculation des frères Périer, l'établissement de la première pompe à feu à Paris. La spécu- lation ayant complètement échoué, il vint à Paris avec sa femme, pour tâcher de rattraper quelque chose de ses fonds engagés dans la malheureuse affaire. Mais il eut, à cette pour- suite, si peu de succès, qu'il se vit réduit à entrer comme commis chez un mercier. Son fils avait alors près de quinze ans. Ne sachant comment Télever, il le plaça petit clerc chez un notaire. Mais le petit clerc, au lieu de gros- soyer, ne faisait que des caricatures. A la fin le notaire engageait les parents à le placer chez un peintre. Sa mère, un beau matin, le menait chez Boucher; mais Boucher lui disait qu'il ne montrait pas TA B G, qu'il prendrait
FRAGONARD. 297
son fils quand il aurait appris les premiers élé- ments de la peinture. Sa mère alors allait le présenter à Chardin, qui le prenait pour char- ger sa palette, et ne lui donnait, tout Chardin qu'il était, que des estampes du temps à des- siner, seule éducation que Télève trouvait alors dans les ateliers. Là, Fragonard, sans goût pour la peinture et les sujets de son maître, ne fit rien que paresser, et annonça si peu son talent, que Chardin déclara à ses pa- rents qu'il n'y avait rien à en faire et qu'il ne réussirait jamais. Mais, tout en étudiant si mal chez Chardin, Fragonard passait une partie de son temps, qu'on croyait perdu, dans les églises de Paris, regardait les tableaux, les emportait dans sa mémoire, et chez lui les re- peignait de souvenir. Un jour il se décida, muni de quelques esquisses ainsi peintes, à se présenter chez Boucher, qui, cette fois éton- né, l'accepta et l'occupa à ses grandes pein- tures commandées par la manufacture des Gobelins, auxquelles il faisait travailler ses élèves. Tel tut le véritable apprentissage de Fragonard. Sa palette se forma à l'école de la peinture de tapisserie. Au bout de deux ou
1^8 L'ART DU XVIIP SIECLE.
trois ans, Boucher lui dit : « Concours pour le prix de Rome » ; et comme Fragonard lui objectait que, n'ayant pas suivi les cours de FAcadémie, il ne pouvait concourir : n Ça ne fait rien, tu es mon élève », répondait pé- remptoirement Boucher. Sur le mot de sbn maître, Fragonard concourait en 17$!, et il remportait le prix à Tâge de vingt ans, sans avoir été admis aux cours de l'Académie, fait extraordinaire et sans doute unique dans l'his- toire des prix de Rome. Il avait eu à lutter contre Gabriel de Saint- Aubin, qui n'eut que le second prix. Le sujet du concours était /<f- roboam sacrifiant aux idoles. On voit ce tableau à l'Ecole des Beaux -Arts. L'animation des groupes, la fougue des draperies, la pompe nuageuse des architectures, les blancs, les rouges, la couleur d'un de Troy plus vaporeux, plus gouacheux, promettent déjà beaucoup du peintre que fera Fragonard.
Le voilà aussitôt en Italie ; mais ce joli peintre de pratique, jeté à Rome en face du modèle, perd tout à coup la tète, et si bien, que Natoire, surpris de la faiblesse de ce qu'il fait d'après nature, en vient à l'accuser d'avoir
FRAGONARD. 299
trompé les académiciens, de n*être pas Fau- teur du tableau qui Ta fait envoyer à Rome. Il le menace d'écrire à Paris, et Fragonard obtient à grand'peine de lui un délai, un sursis de trois mois. Ces trois mois il les emploie à travaiUer jour et nuit, d'après le modèle, d'a- près récorché. Natoire voit bientôt qu'il s'est trompé, lui accorde son amitié ; et c'est à lui que Fragonard devra la prolongation de son séjour à Rome * .
Au fond, en ces commencements, l'élève de Boucher se trouvait dépaysé à Rome. Les grands maîtres lui parlaient une langue trop sévère et qu'il ne comprenait pas. 11 l'avouait à son retour : les peintures les plus renommées lui parurent d'abord tristes et monotones, et le découragèrent entièrement. « L'énergie de Michel-Ange m'effrayait, disait-il; j'éprouvais un sentiment que je ne pouvais rendre ; en voyant les beautés de Raphaël, j'étais ému
I. Nous devons ces détails sur Tenfance et la jeunesse d'Honoré Fragonard, ainsi que les autres renseignements in- times sur sa vie, à Tobligeance de son petit-fils, M. Théo- phile Fragonard, le peintre sur porcelaine, que s*est attaché la Manufacture de Sèvres, et qui continue la tradition de grâce et rhonneur artistique du nom de Fragonard.
300 L'ART DU XVIII* SIÈCLE.
jusqu'aux larmes, et le crayon me tombait des mains ; enfin je restai quelques mois dans utf état d'indolence que je n'étais plus le maître de siuinonter, lorsque je m'attachai à Tétude des peintres qui me donnaient l'espérance de rivaliser un jour avec eux : c'est ainsi que Ba- roche, Piètre de Cortone, Solimène et Tiepolo fixèrent mon attention *. »
Une fois que Fragonard a trouvé ces déca- dents de grâce plus accessible, il vit avec eux. Il les étudie, les interroge. Il les copie, il les pénètre. Il entre dans leurs toiles, et les dé- pouille presque. Il prend à Tiepolo son esprit, son pétillement; à Solimène, il emprunte la volupté de son pinceau ; à Piètre de Cortone, ses rayons tremblants, sa lumière indécise et dansante ; à Baroche, son barbotement céleste et la vaguesse de sa peinture flottante. Ce tra- vail passionné où il presse les maîtres qu'il aime et les serre de tout près, lui apprend à saisir leurs secrets, leur manière, à retrouver leur faire, leurs procédés, leur main même sous sa main. Et c'est ainsi qu'il devient le
I . Biographie universelle.
FRAGONARD. 301
peintre qui un jour jettera sur la toile un Rem- brandt dans Tor fumé de sa lumière, ou bien y mettra la vie pourprée d'un Luca Giordano ; pasticheur inspiré qui aura toujours, même dans sa peinture personnelle, le souvenir et le secours de cette familiarité avec la technique de ses maîtres \
Ce sont des copies, ce sont des dessins. Fragonard dessine dans les palais, dans les églises, dans les musées, allant de Raphaël à Lanfranc, et de Corrège au Caravage, amas- sant ces milliers d'études, ces bistres enlevés en courant, quelquefois carminés de laque^ ces sanguines roulantes, ces pierres d'Italie fouettées et sabrées de crayonnage, toutes ces croquades joliment francisées et pimpantes de ce flamboyant apporté de l'atelier de Paris. Mais ce n'est pas assez : en concurrence avec Hubert Robert, Fragonard court et bat les vignes, les villas, les fabriques ; et là encore, sa grasse sanguine trouve à tout coin de che-
I. La collection de M. Walferdin, cet amateur qui a passé sa vie à aimer, ù retrouver, à sauver Fragonard, est pleine de ces tours de force du pinceau de Fragonard et de ces étonnants emprunts à presque tous les grands coloristes.
joa L'ART DU XVIII- SIECLE.
min de quoi couvrir le papier. Sous ses crayons^ sous ceux de Robert, la désoladon de cette grande terre de Rome se met à sou- rire comme ce qu'on appelait le Désert dans les parcs du xvni** siècle. Plus rien de ma|es- tueux; mais plus rien de triste : sous le badi- nage et la légèreté de leur étude, la ruine joue avec la verdure ; la tombe antique égayé le paysage; Tarchéologie ne reconnaît plus ses reliques; les monuments deviennent un décor. L'esprit des deux peintres français met à tout ce qu'ils voient cette imagination du joli qu'a leur temps ; et pour leur temps, il n'y a point d'autre Rome que celle qu'ils ont peinte, pareille à un poulailler de Boucher dans des démolitions d'arc de triomphe. Aussi est-ce à eux que va l'abbé de Saint-Non dès qu'il arrive en Italie. De 1759 à 176 1, ils de- viennent les dessinateurs en titre de tout ce qui arrête en route l'admiration ou la curio- sité de l'abbé. Ils sont ses commensaux, ses hôtes, le crayon toujours en main^ dans ses séjours de plusieurs mois à Tivoli, à la villa d'Est, que lui prête l'envoyé de Modène. Ils sont ses compagnons de voyage dans le
FRAGONARP. ^03
midi de l'Italie^ les amis qui lui dessinent^ pour la gravure de son grand livr^, Hubert Robert la campagne, Fragonard les musées de Naples.
Au milieu de ce travail passionné; de cette production incessante^ au travers de ces étv4es diaprés nature^ de ces esquisses^ de ces vues^ de ces paysages, de ces copies, de ces cro- quis, cette main de Fragonard, toujours al- lante, toujours vive, attaque encore le cuivre^ à Timitation des maîtres italiens se reposant du pinceau avec la pointe, et peut-être à Ten- CQuragement de Saint-Non, Taimable aqua^ fbrtiste. Il y avait alors à Rome comme un petit foyer de spirituelle gravure, qui invitait à Teau-forte nos peintres français si longtemps rebelles à jeter leurs caprices sur le cuivre.. C'est là que Vien, en 1748, immortalisait dans sa série de planches Fingénieuse mascarade de Técole de Rome ', qui avait arraché aux an^assadeurs des puissances en guerre avec
I. Caravane du sultan à la Mecque, Mascarade turque donnée à Rome par Messieurs les pensionnaires de V Académie de France et leurs amis au carnaval de Vannée 1848. A Paris, chez Bazan et Poignant^ marchands d'estampes, rue et hôtel Serpente.
304 L'ART DU XVIII- SIECLE.
la France la reconnaissance de notre goiH et le cri de : Vive la France! De Rome encore sera daté en 1764 ce joli livre gravé *, hom- mage des pensionnaires du roi saluant Tarri- vée de madame Lecomte, la maîtresse de Watelet. Tous s'y mettront, Weirotter, Du- rameau, Hubert Robert, Radel, pour jeter les allégories où flotte dans le ciel, au-dessus de la voyageuse, un Amour chargé d'un carton de dessins; Subleyras et Lavallée Poussin, pour entourer les sonnets italiens d'encadre- ments d'idylles, d'arabesques tombant dans des vues de Rome, de frises courantes où se dessinent des nymphes grandes comme l'on- gle, où sourient des minois d'Amours sous la tiare papale. C'est entre ces deux livres et tout près du dernier que Fragonard s'essaye et se trouve avoir, du premier coup, la pointe libre et griffonnante des Vénitiens. Il grave des Tintoret, des Lanfranc, des Ricci, des Carrache. 11 grave et regrave des Tiepolo, son maître de gravure, tout cela en petites
I. Nella venuta in Roma di Madana Le Comte e deP signori Wattelet e Copette, Figure de Stephano délia Vallée Poussin, s, L, 1764.
FRAGONARD. 305
planches^ grattées au vol, qui ressemblent au croquis fixant un souvenir et une impres- sion sur une page d'album. Puis, dans le format et Tespace d'un billet de visite, il jette quelque jardin de villa abandonnée, un dôme d'arbres, une épaisseur d'ombre avec un trou de jour, une terrasse où dort, caressée de verdures pendantes, la statue ou- bliée d'un dieu; et sous le travail brouillé de son aiguille, son grignotis, comme dirait le temps, le petit paysage pétille de lumière et de vie, avec ses cascades de branches, son fouillis d'herbe, et ces rampes à balustres que gardent allongés deux sphinx. Mais ne le jugez pas encore là : il faut le voir où il est adorable, dans ces quatre planches de satyres, dans cette suite d'eaux-fortes gravées en Italie en 1763 *. Ici deux satyres accroupis sur leurs pieds de bouc font un siège de leiu-s bras noués à une nymphe qui enjambe, avec un écart de volupté, en se soutenant de ses fines petites mains sur les muscles de leurs biceps.
I . Un second état de ces eaux-fortes porte : Suite idéaux- fortes gravées en Italie, A Paris, chez Jombert, rue des Mathu- rins, Aux deux Piliers d'or,
II. 20
3o6 L'ART DU XVIIl- SIECLE.
Là, à Tombre, et comme sous le penchement d'un roseau incUné laissant pendre les lances brisées de ses feuilles, un satyre soulève une enfant et lui fait donner sa petite main à un faunin que tient une petite nymphe agenouil- lée d'un genou, une cuisse chatouillée du sa- bot du faunin, toute riante de Tingénuité d'un jeune corps antique. Puis c'est, dans un ovale, un satyre élancé, les mains appuyées au dos d'un jeune homme; il se retourne pour em- brasser une nymphe qui le chevauche et qui se retient à lui de ses jambes croisées autour de ses reins. Dans le cadre écorné par les branchages que Ton voit après, une satyre ithy- phallique, une jambe levée et le sabot piaffant la mesure d'une cordace, serre contre lui deux enfants dormant sur ses épaules et dont les petites tètes laissent passer son sourire de nourrice ivre ; devant lui, précédé d'un faunin, les jambes, les bras en l'air, folle de tout son petit corps, une nymphe, comme envolée dans sa danse, un pied jeté en avant, la poitrine et la tête retournée en arrière, élève des deux bras en l'air la musique d'un cistre. Idées lé- gères comme les plus légères de l'Anthologie !
FRAGONARD. 307
Bas-reliefs délicieux auxquels la pointe du graveur a fait un si joli cadre de verdure, de nature, d'abandon et de désordre! Ne dirait-on pas de divines terres cuites tombées dans rherbe du socle d'un Priape? Ou plutôt, avec leur entourage de mousse, de liserons, de ro- seaux, de fraîcheur aquatique, ne font-elles pas penser à des pierres gravées ramassées par le peintre français dans la grotte* des nymphes où se baignait Chloé ?
Sorti d'Italie, revenu à Paris, Fragonard ne trouve plus le temps de toucher à la pointe. Il n'a plus le loisir ni la patience de Teau-forte. Il n'y revient guère que pour aider de son adresse et de son expérience la main de sa belle-sœur. Une seule grande planche lui échappe en 1778, l'Armoire *, où, sous un travail serré et léger de fine vermicellure , dans une harmonie claire, sur des fonds endormis de grandes teintes plates, il lance un père et une mère irrités, le père avec un gourdin à la main, contre le jeune homme surpris, et tout pe- naud, risquant un pied hors du bahut rustique
I. On lit au bas : Fragonard^ i??^, sculp. invertit ^ chez Naudet.
3o8 L'ART DU XVIII- SIÈCLE.
auprès duquel une fille de campagne pleure niaisement dans son tablier ; drame de yiUage que regarde^ au delà d'un grand lit de ferme^ par une porte entr'ouverte, une bande de marmots curieux, le nez en Tair dans un coup de soleil.
L'étude de Tltalie, copies, dessins^ eaux- fortes, n'empêchait pas Fragonard de créer et de peindre. Nous trouvons dans le Journal du duc de Luynes, à la date du 29 avril 1755, mention d'un tableau de Fragonard, envoyé de Rome : Le Sauveur lavant les pieds à ses apo^ très, exposé dans l'appartement du roi, selon l'usage, avec les autres envois des élèves de l'Académie *. 11 composait encore, terminait patiemment quelques petits tableaux, quel- ques jolies scènes d'intérieur, dont l'une pas- sait en 178c à laventedeM.leBaillideBreteuil. On y voyait, dans une chambre rustique, un jeune garçon cherchant à embrasser une jeune fille, à lui prendre le baiser qu'il lui avait gagné au jeu, sur le coup de cartes étalé sur la table. La jeune fille se débattait, mais une
I. Ce tableau se trouve aujourd'hui dans l'église paroissiale de Grasse.
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amie, en riant, lui prenant les bras, la forçait à payer sa dette. Une note du catalogueur di- sait le tableau peint en Italie par Fragonard, et sans doute acquis par M. le Bailli dans son séjour de vingt ans là-bas. Ce tableau, V Enjeu perdu, repassait Tan dernier, sans que Ton en sût la provenance, à la vente du docteur Aus- sant, et il étonnait le public par le précieux, le moelleux, le fini d\in faire rare chez Fra- gonard *, contraire à ses habitudes et presque à son tempérament. La petite toile se jouait finement sur la gamme de suavité des violets pâles, des jaunes paille, des verts de mousse, des roses tendres expirant dans Tadorable dé- faillance de la rose thé ; elle semblait sur la palette nuée du maître du sfumato, du grand peintre des Assomptions et des Nativités. Fragonard avait cherché la fonte du moelleux espagnol, la vapeur de ses lumières, ces tons comme enveloppés d'une gaze. Le corsage, les manches blanches de la femme embrassée,
I. Cest sans doute ù cette première manière de Fragonard que Mariette, dans son AheadarLoy fait allusion quand il parle de la timidité de la main de Fragonard, toujours mécontent de lui, effaçant, retouchant.
jio L'ART DU XVIII* SIECLE.
sa jupe jaune, son jupon rouge, les visages et les chairs, toute cette gaieté de couleur doucement flambante dans une lumière de groseille faisait penser à une miniature de Murillo.
Murillo, on le voit clairement dans ce petit tableau, est alors l'admiration, la séduction du jeune peintre, une séduction dont il ne se dé- tachera jamais tout à fait, même à Theure de sa peinture pochée et cursive. Il lui restera toujours l'amour de ces couleurs volatilisées, de ces tons aspirant à une tendresse céleste ; toujours ce goût de Murillo qui lui inspire en- core en Italie sa peinture religieuse, cette Visitation de la Vierge achetée par Randon de Boisset, et cette Adoration des Bergers faisant accourir Paris à la galerie du marquis de Veri.
IV.
En dépit de tout ce travail, de tout cet art quMl semait là-bas, des mille dessins de « ses crayons flatteurs » , le jeune artiste n'était
FRAGONARD. 311
guère connu au delà de Tltalie, au delà de cette patrie d^adoption où il s^oubliait presque douze ans*. Son nom, Paris Tignorait presque. Mais Fragonard ne lui donnait pas le temps de rapprendre. Il enlevait le succès et la cé- lébrité d^un coup, avec son tableau de Cal- lirhoé, le tableau « d^agrément » qui le faisait recevoir à TAcadémie par acclamation % ce tableau qui, au Salon du mois d^août, enthou- siasmait tout le public et avait l'honneur d'une commande royale de reproduction en tapisse- rie des Gobelins.
Imaginez un vaste tableau de neuf pied^ de hauteur sur douze pieds de largeur, où les figures humaines ont leur grandeur, Tarchi-
I . Mariette écrit dans son Ahecedario que Fragonard reve- nait d'italie en 1771, ramené par Saint-Non. Mais Diderot assure d'un autre côté qu'il ne revint que quelques mois avant la présentation de son tableau. Il y a tout lieu de croire ici Diderot ; car sa version a pour elle la date de plusieurs eaux- fortes de Fragonard d'après les tableaux italiens, une entre autres datée à Venise du 28 février 1864.
2» Voici la liste des envois de Fragonard, aux deux seuls Salons 011 il a exposé :
1765.
Le grand prhre Corêsus se sacrifie pour sauver Callirhoé,
Ce tableau est au Roi et destiné à être exécuté en tapisserie
3ia L'ART DU XVIII* SIECLE.
tecture son déploiement, la foule et le ciel leur espace. Entre deux colonnes d'un marbre miroitant et de reflets presque irisés , au-des- sus de la pourpre sourde d'un tapis à franges d'or, étendu et cassé à Tarète de deux mar- ches, s'ouvre cette scène de drame antique qui semble avoir sous les pieds un rideau de théâtre. Sur le tapis, sur cette nappe de l'au- tel païen, s'enlève un cratère de cuivre, près d'une iu*ne de marbre noir à demi voilée de la blancheur d'un linge. Une colonne coupe par la moitié un grand candélabre fumant d'en- cens et orné de tètes de bouc, bronze superbe qu'on dirait arraché à la lave d'Herculanum.
dans la manufacture royale des Gobelins. Il a 9 pieds 6 pouces de haut sur 12 pieds 6 pouces de large.
Un paysage.
Ce tableau de 22 pouces appartient à M. Bergeret de Grancour.
Deux vues de la villa d'Est à Tivoli.
Appartient à M. Tabbé de Saint-Non.
1767.
Groupes â* enfants dans le ciel.
Tableau ovale tiré du cabinet de M. Bergeret.
Une tête de vieillard.
Tableau de forme ovale.
Plusieurs destins.
FRAGONARD. 313
Contre le candélabre, un jeune prêtre se précipite et s'agenouille, embrassant son pié- destal ; de terreur il a laissé tomber son en- censoir à terre, A côté de lui, debout, est le grand prêtre Corésus, couronné de lierre, en- veloppé de draperies, et comme flottant dans la blancheur sacerdotale de ses vêtements; un prêtre imberbe, de sexe douteux, de grâce hermaphrodite, un énervé d'Adonis,' une ombre d'homme. D'une main retournée, il s'enfonce le couteau dans la poitrine; de l'autre il a l'air de jeter sa vie aux cieux, tan- dis que sur son visage de demi-femme passe la faiblesse de l'agonie et la douleur de la mort violente. Contre le grand prêtre qui mexut, est la victime vivante, mais évanouie, presque morte de croire qu'elle va mourir. La tête abandonnée sur l'épaule, elle a glissé de- vant l'autel qui fume. Son corps a molli sur ses jambes pliées, ses bras ont roulé le long d'elle, son regard s'est perdu, là volonté de ses membres est brisée ; et elle est là, affais- sée, sans mouvement, la gorge à peine soule- vée par un souffle, pâlissante sous la couronne de roses que le pinceau du peintre fait pâlir
314 L'ART DU XVIII* SIECLE.
avec elle. Entre son corps et Tautel, un jeune prêtre se penche dans une curiosité d'horreur. Un autre qui tenait sur un genou, devant la jeune fille, le bassin attendant le sang des victimes, demeure épouvanté, le regard fixe, la bouche béante. Par derrière, des figures de vieux prêtres à barbe grise se montrent, effarés, Taffreux spectacle. Au-dessus d^eux, les fumées du temple, les flammes, les par- fums, les évaporations d'autel, se rejoignent dans le ciel à des nuées, à une nuit de miracle et d'enfer, agitée et roulante, au tourbillon ardent et sombre où un génie, brandissant une torche et un poignard, emporte l'amour dans le sillon de son vol sombre et de son manteau noir. De cette ombre, allez à l'ombre du bas du tableau : deux femmes s'y tordent de peur, reculent, se voilent la face; un petit garçon se sauve contre leurs genoux, se cramponne à elles, et un coup de soleil, accrochant le bras de l'uiîe des femmes, allume la cheve- lure et les deux petites mains roses de l'en- fant.
Telle est cette grande composition de Fra- gonard, ce coup de théâtre dont il a dû pren*
FRAGONARD. ^i^
dre ridée et peut-être TefFet même à une des reprises de la Callirhoé du poëte Roy; vraie peinture d'opéra, demandant à Topera son âme et sa lumière. Et pourtant quelle magni- fique illusion que ce tableau ! Il faut le voir, embrasser de Toeil au Louvre la claire et chaude splendeur de la toile, le rayonnement laiteux de tous ces blancs habits de prêtres, la lumière virginale inondant le miUeu de la scène, mourant et palpitant sur la Callirhoé, enveloppant ce corps défaillant comme d'un évanouissement de jour, caressant cette gorge qui s'éteint. Les rayons, les fumées, tout se mêle; le temple fume ; les vapeurs de l'encens montent de partout. La nuit roule sur le jour du ciel. Le soleil tombe dans Tombre et fait des ricochets de flamme. Les réverbérations d'un feu de soufre illuminent les visages et la foule. Fragonard jette à poignées, sur son coup de théâtre, les éclairs de la féerie : c'est Rem- brandt chez Ruggieri.
Et quel mouvement, quel envolement, dans cette peinture agitée, bouleversée ! Les nuages, les étoffes tourbillonnent ; les gestes se préci- pitent ; les attitudes sont éperdues ; l'horreiu-
3i6 L'ART DU XVIII» SIECLE.
tremble dans les poses, sur les bouches^ et il y a comme un grand cri muet qui se lève de tout ce temple et de cette composition ly- rique.
Ce cri d'un tableau si nouveau pour le xvm* siècle, c'est la Passion. Fragonard l'ap- porte à son temps dans ce tableau, plein d'une tendresse tragique, où l'on croirait voir la mise au tombeau d'iphigcnie. La fantasma- gorie de sa Callirhoé fait remonter l'art à l'émotion de l'Alceste d'Euripide ; elle montre à la peinture française un avenir : le pathé- tique.
V.
Le Salon fermé, la curiosité s'occupe et s'inquiète du tableau que le « nouvel auteur n apportera au prochain Salon. C'est un grand sujet de questions, d'interrogations; et le pu- blic est fort désappointé quand, en 1767, il se trouve en face d'un tableau ovale représen- tant des groupes d'enfants dans le ciel. Ce tableau que Diderot compare « à une belle
FRAGONARD. 317
omelette bien douillette^ bien jaune et bien brûlée », nous pouvons le deviner, le revoir dans ce groupe de trois Amours conservés à Oisème chez M. C. Marcille, et dont M. Wal- ferdin possède une répétition. Imaginez un Boucher fricassé, rissolé, recuit, teinté de pourpre vénitienne, battu d'ailes de saphir. Car Fragonard a beau vouloir lui échapper : son maître remonte sur lui. La manière, le coloris, le lait de Boucher, le dominent, alors que Fra- gonard croit l'oublier. Boucher perce, trans- parait, surnage au milieu de ces spirituels emprunts aux petits maîtres italiens, et même délaye chez lui aux derniers temps la roussis- sure de Rembrandt. Combien d'incertit:udes siu* nombre d'esquisses indécises, comme indi- vises entre les deux peintres! Certains tableaux de Fragonard, la Bascule et le Colin-Maillard par exemple, qui ne les donnerait à Boucher, sans la signature que le graveur a mise au bas des planches? La mode du goût actuel a beau chercher à rabaisser le maître au profit de rélève : Boucher, ne l'oublions pas, reste le père de la palette de Fragonard. C'est desi en- trailles roses de la peinture de Boucher qu'est
3i8 L*ART DU XVIII* SIECLE.
sorti le charmant peintre qui devait mettre de là vie dans ses ordonnances, animer Timmo- bilité de ses compositions, passionner ses my- thologies, les enflammer de sa verve méridio- nale et presque gasconne.
Grande est la déception devant Tenvoi du peintre dont le travail de deux ans promettait quelque grande machine, un tableau dliis- toire, une nouvelle tragédie. On se demande quelle est la cause du renoncement, de la dé- mission d'un artiste s'annonçant avec tant de fracas; on la cherche dans le goût du plaisir. Bachaumont veut que Fragonard ait le même motif de paresse que Doyen amoiu-eux de M"* Hus. Ne serait-il pas plus juste d'attribuer cette abdication du grand peintre de l'histoire à un retour de Fragonard sur lui-même, à une reconnaissance modeste et sage de son génie et de sa véritable vocation? Il avait fait le tour de force de Callirhoé; il s'y tenait et ne jugeait pas à propos de le recommencer. Au fond, la grande peinture, il le sentait, n'était pas son vrai domaine. Il l'avait abordée avec des qualités plus saisissantes, plus éblouissantes que solides. Une plus petite scène convenait
FRAGONARD.
319
mieux à son talent de premier mouvement, à son dessin jeté, à ses jeux de lumière. De na- tiu-e, il se reconnaissait improvisateur. Son grand succès, son triomphe, au lieu de Tabu- ser, lui avait donné sa mesure : sa vraie gloire^ il la vit, tenant à Taise, avec ses imaginations, dans le cadre d'un tableau de chevalet.
Ajoutez à ce qui décida le peintre *, ce qui lia rhomme à la petite peinture et le fit deve- nir le peintre des fermiers généraux : un peu de mollesse, une sorte de doux lazzaronisme, la fatigue et Tennui du grand effort, cette belle insouciance que le temps donne à ces artistes et surtout à Fragonard, l'insouciance de la grande fortune d'argent ou de nom, de l'avenir, de la postérité, de tout ce qui fouette l'activité moderne et la brûle de fièvre. Agréé, il ne se donne même pas la peine de devenir académicien : voilà Fragonard et son ambi- tion. Son œuvre lui échappe sans luttes, sans
I. Fragonard fut peut-être encore dégoûté de la grande peinture par la difficulté de se faire payer son tableau de C^- Urhoéj dont il n'eut l'argent qu'au bout de trois ans ; peut-être aussi par la froideur hostile de la critique, froideur alors fort préjudiciable aux artistes et qui faisait dire à Greuze : a Cha- que exposition me prive d'une année de commandes, »
3ao L'ART DU XVIII* SIECLE.
tourment d'amour-propre. Ce qu'il produit lui coûte si peu, que Tart est son amusement plus que sa vanité. L'immortalité, y pensait-il ? Il n'a pas songé seulement à lui donner tout son nom : il lui en jette seulement la moitié à To- reille : Frago, — c'est sa signature négligente et familière.
Donc plus de peinture d'histoire, Frago- nard y renonce pour ressusciter, dans des toiles moindres, le joli monde de convention, né d'un conseil de M"* de Pompadour, sous les pinceaux de Vanloo, dans la Conversation espagnole ^ Et tout l'esprit du siècle ne re- vient-il pas à cette fausse et charmante Es-
I. Une brochure [Lettre sur le Salon de 1755, à Amsterdam, chez Arkstëe et Merkus, 1755) donne la preuve bien positive de cette initiative de M™' de Pompadour : « L'amour des arts a inspiré à une dame qui les aime pour eux-mêmes une idée qui peut être utile à perpétuer les succès de la peinture. En- nuyée de ne voir que des Alexandre, des César, des Scipion, des héros grecs et romains, eUe a proposé aux artistes qu'elle accueille en amis et non en protégés, de chercher dans les habillements européens quelque sujet qui pût faire eifet. En vain lui a-t-on objecté que la plupart de nos habits courts, ne drapant point, ne pouvaient pas prêter au pittoresque... Elle a levé elle-même la difficulté en engageant M. Vanloo à traiter pour elle le sujet espagnol qu'on voit si agréablement rendu. »
FRAGONARD. 321
pagne de Vanloo? La mise en scène de sa Conversation, Beaumarchais la reprend pour son délicieux tableau de la chanson à Ma- dame *. Fragonard badine avec cette espagno- lerie flottante dans la mode de tout le siècle, sautant des productions d'Eisen père à l'hon- neur d'habiller Figaro. Il en jette les couleurs, les pompons, les rubans au dos de ses per- sonnages, comme une mante d'incognito et un habit de théâtre retrouvés par le costu- mier des Menus dans une garde-robe du châ- teau d'Aguas Frescas. Rien d'aussi léger, d'aussi piquant, de la façon dont il joue avec les soies chatoyantes, les miroitements du sa- tin, les plumes des toques, les manteaux, les pourpoints , les crevés éclatants , les cor- sages marron aux manches jaunes de soufre ; vestiaire d'un carnaval du Séville des romans, où le peintre mêle une opulente friperie XVI* siècle au clinquant de topaze brûlée que Rembrandt fait rayonner au corsage de ses portraits de femme. C'est dans ce goût plein de brio que Fragonard exécute ses Le-
I. Le Mariage de Figaro j acte II, scène iv.
n. 21
322 L'ART DU XVriM SIECLE.
çons de clat^eciriy ses scènes d'intérieur, ébau- ches et débauches de couleur tendres, où il déguise et dépayse si joliment Famour du temps, que la peinture, les jolis meubliers d'art d'alors aiment tant à montrer, dans la vérité de son costume, la couleur locale de son mi- lieu, sa mode de la minute.
Fragonard pourtant ne met là que son esprit. Son génie est ailleurs, plus haut, dans le nuage de la Fable. Ses petits tableaux s'élèvent au ciel du xvm* siècle, un ciel de plafond : l'Olympe de Louis XV.
VI.
Le temps de Louis XV, par ses sens, ses goûts, ses aventures, retourne à la mytho- logie. Du volume comme du meuble, de la métaphore comme de l'ornement, de l'art comme de l'archéologie, des événements de la cour comme des mœurs de la nation, se lève un souffle de paganisme. Le nuage de Psyché, et Psyché elle-même reparaît à Versailles. Toutes les colombes de la Grèce reprennent
FRAGONARD. 333
leur vol, au bout des rimes, au coin des toiles, au chevet des lits. Paris s'efface et signe ses livres deCnide. Gythère touche à tout, baptise tout, plane sur tout. Un moment dans le siècle, il semble entendre chantera tous les arts delà France, à toutes ses pensées, un prodigieux cantique de volupté, une immense Pervigilium Veneris. Et c'est vraiment Vénus dont on sa- lue le retoiu". La science raconte son culte *, et son culte recommence. L'imagination des corruptions de l'époque l'entoure d'une reli- gion. Comme autrefois de l'écume des mers, elle jaillit de la légèreté des cœurs. Sa figure presque sacrée représente la fortune des Pompadour et des Du Barry. A force d'être célébré, son corps charmant devient comme la forme adorée de l'idéal du siècle. Elle re- vient, elle renaît, déesse et maîtresse, souve- raine des aspirations, des illusions et des pas- sions de ce monde. Elle ressuscite et s'incarne dans une divinité nouvelle, spirituelle et fran- çaise, galante et folâtre. Et il semble qu'elle
I. Mmoirâ sur Vénus qui a remporté le prix à l* Académie royale des Inscriptions et Belles-Lettres , par Larcher. Vallade,
324 L'ART DU XVIII» SIÈCLE.
revive réellement dans Tœuvre de Fragonard, lumineuse^ rayonnante, avec le sourire et le le soleil de son dernier triomphe, telle que le maître la montre dans Tesquisse où elle des- cend remplir la coupe d'Anacréon, épuisée par la colombe du poëte.
Et ne sont-ce pas des apparitions, des Vi- sitations de Vénus, que ces deux tableaux de Fragonard? Dans le bas de celui-ci tout est nuit. Sur un lit antique un jeune guerrier sommeille, accoudé, une main à la joue, un pied glissé à terre dans une pose de paix vir- gilienne. Près de lui, sur les marches d'om- bre, à côté de son casque et de son bouclier, un Amour'dort la tête plongée dans les bras, le glaive du dormeur entre ses petites jambes ; puis ce sont des chiens et un autre Amour dont on voit le dos sur lequel glisse un cornet de chasse. De là, de ce sommeil et de cette nuit, se dresse comme une échelle de Jacob d'Amours portant et soulevant TAssomption d'une Vénus. C'est une lumière où semblent mourir toutes les fleurs que sèment les Cupi- dons, où paraissent brûler toutes les flammes que secouent leurs torches. La Vénus sou-
FRAGONARD.
3^5
riante et blanche de la gaze chiffonnée au- tour d'elle, les chairs d'enfants des petits dieux, les nuages colorés comme du feu des trépieds, tout avance suspendu dans une fumée radieuse... La scène change, et ce n'est plus le Songe d'Amour, mais c'est encore la nuit, une nuit de mystère et d'orage, pesant sur des arbres noirs et des massifs aux parfums lourds. Un couple couronné de roses est lancé en avant. Le vent que fendit la course d'Ata- lante bat la gorge de la femme et repousse sa tunique. Elle et son compagnon n'ont encore qu'un pied posé sur la margelle de marbre du bassin, — le bassin de la Fontaine d'Amour; et, affamés tous deux, l'œil brûlant, ils tendent la soif et le désir de leurs lèvres à la coupe enchantée que soutiennent des Amours volants ou renversés dans la vasque, mêlant leurs mains, croisant leurs doigts, trempant leurs ailes au breuvage qu'ils offrent. De la fontaine, l'eau tombe; du bassin, le nuage monte; et ce ne sont qu'Amours, Amours à demi perdus dans la nuée. Amours à demi trempés de pluie. Amours ruisselants de lumière, Amours sur le dos desquels le ruisseau qui tombe et les ondes
3^6 L'ART DU XVIIl» SIKCLE.
vaporeuses qui roulent^ se hrisent en casca-* des, en gouttelettes de perles * !
De ces beaux songes, Timagination de Fragonard s'élève à de miraculeuses visions, à des tableaux de ravissement et de suavité brûlante, à une sorte d'extase ^ Il y a de lui des adorations de la passion presque mysti- ques de flamme et d'élan. Çà et là, dans un coin de son œuvre, dans un jour tendre, se dressent des autels Au premier baiser, où le sang d'une colombe aux ailes déchi- rées a le symbolisme d'un doux crucifie- ment, d'un culte au Sacré-Cœur, au Cœur sanglant de l'Amour, la rosée d'une blessure divine s'égoucte sur des calices de fleurs, des carquois, des coiuronnes, des guirlandes dé- nouées ; partout ce sont des ailes et des pé- tales de roses. Poussée, presque soulevée et détachée de terre par de petits Amours qui s'essayent à la porter et jouent dans la trans- parence 'de ces voiles, une femme s'avance
I . Le Songe d* Amour ^ la Fontaine d* Amour j gravés à i'aqua- dnte, par Regnauld.
a. Le Discours sur Vètat actuel de la peinture en France ^ 1785, lui reproche « le délire de Timagination ».
FRAGONARD. 327
entre deux rayons y deux rampes de jour montant devant elle^ et sur lesquelles trem- blent des vols d'Amours dans des immobi- lités frémissantes. Elle sourit ^ elle faiblit^ et, comme accablée sous la caresse de la lu- mière, elle laisse échapper une rose à la- quelle un génie ailé met le feu avec sa torche : c'est le Sacrifice de la Rose \ — un souffle de sainte Thérèse dans une image de Parny !
Et comme sa pensée, la palette de Frago- nard s'enflamme. Elle s'allume à ces autels brûlants. Elle flambe dans la lumière d'apo- théose dont il entoure l'Amour, dont il peint le Désir. Quelle vapeur, quel embrasement dans ces firmaments clairs, ardemment lim- pides, palpitants de chairs de Cupidons, ruis- selants de bouquets d'artifice, trempés de ces lueurs que les gravures en couleur de Janinet nous montrent, pareilles à des lueurs d'eau
I. M. Walferdin possède, de ce sujet, une petite mer- veille ; M. Eudoxe Marcille, un dessin des plus caressés, des plus achevés qu'ait jamais produits Fragonard. — Il a été gravé, d'après un tableau aujourd'hui inconnu, par Marguerite Gérard.
328 L'ART DU XVIIP SIECLE.
dans un incendie ^ ! Ciels de triomphe, trans- parents de feu, où rougeoient des fumées gorge de pigeon, où pleuvent des fleurs et des plumes^ où la pourpre et Tazur s'embrassent et se mêlent sur le corps transfiguré des petits anges de la volupté !
L'amour, toujours Tamour! Prenez un peu plus bas le poëme du peintre, juste entre ciel et terre, entre le Rêve d'Amour et le Serment d'Amour, ce qu'il chante c'est le Baiser, le Baiser dangereux, le Baiser amoureux, le Bai- ser à la dérobée... Tous les baisers, morts chez Dorât, vivent chez Fragonard. Deux têtes qui se penchent, deux lèvres qui se rencontrent, il lui suffit de jeter cela sur la toile pour trou- ver un tableau. Thème toujours charmant, et d'un dessin qui renaît sous ses doigts! 11 le varie, il le retourne, le caresse, il fait de ces deux bouches qui se cherchent deux âmes qui s'approchent. Rien qu'un baiser — à peine si, dans l'ovale où il l'encadre, il met deux corps pour le porter. Ses personnages coupés à la hauteur du cœur ont l'air de cette sculpture
I. M. Eudoxe Marcille possède la peinture et Taquarelle d*uii des sujets gravés par Janinet : la FolU.
FRAGONARD. 329
volante du sculpteur lorrain^ — ce baiser sus- pendu qui n'a qu'un piédestal pour soutenir deux bonheurs et deux amours ^ !
Fragonard reprend-il tout à fait pied, re- tombe-t-il dans son temps? Sur son chevalet posé en plein xvm* siècle, que trouve-t-il? L'Amour encore ; l'Amour à la mode, galant, badin, ravisseur; l'Amour dans une élégance de polissonnerie ou dans un triomphe de vio- lence. Au milieu d'un jardin de délices, il lance une petite marquise de Crébillon sur une escarpolette, et si haut que sa mule glisse du bout de son pied, si haut que sa jupe s'ou- vre devant un charmant indiscret à demi cou- ché devant elle dans un parterre de fleurs. Heu- reusement qu'au-dessus de lui est un Amour dont le geste dit : Chut*! Ou bien c'est la
I . Parmi ces baisers de Fragonard, citons cette Muse em- brassée par TAmour, gravée par M^^* Papavoine, sous le titre de Saphoj et dont M. Marcille possède une délicieuse grisaille où les lumières d'argent font courir sur le corps de la Muse comme un baiser de clair de lune.
a. Les Hasards heureux de l'Escarpolette^ gravés par Delau- nay. Donnons ici la très-curieuse origine de ce tableau racon- tée par Collé, à la date d'octobre 1766 : « Croirait-on, me disait Doyen, que peu de jours après l'exposition de mon ta- bleau au Salon (sainte Geneviève des Ardents), un homme de
330 L'ART DU XVIII» SIECLE.
comppsitiotx si connue, ce groupe çnlacé d'ar* deur et de faiblesse^ rhomme en chemise, en caleçon 9 allongeant un bras nu et musçiileu3( jusqu'au verrou de la porte qu'il pousse du bout des doigts ; la tête retournée, il enve* toppe d'un regard de désir la femme qu'il eoi* brasse de son bras droit, la femme éperdue,
la Cour m'a envoyé chercher pour m'en commander un, dans le ^nre que je vais vous dire? Ce seigneur était à sa petite maison avec sa maîtresse, lorsque je me présentai à lui pour savoir ce qu'il me voulait. Il m'accabla d'abord de politesses et d'éloges, et finit par m'avouer qu'il se mourait d'envie d'avoir, de ma façon, le tableau dont il allait me tracer l'idée. — « Je désirerais, continua-t-il, que vous peignissiez Madame (en me montrant sa maîtresse) sur une escarpolette qu'un évèqne mettrait en branle. Vous me placerez de façon, moi, que je sois à portée de voir les jambes de cette belle enfant, et mieux même si vous voulez égayer davantage votre tableau, etc. » — J'avoue, me dit M. Doyen, que cette proposition, à laquelle je n'aurais jamais dû m'attendre, vu la nature du tableau d'oè il partait pour me la faire, me confondit et me pétrifia d'a- bord. Je me remis pourtant assez pour lui dire presque sur- le-champ : c Ah ! monsieur, il faut ajouter au fond de l'idée de votre tableau, en faisant voler en l'air les pantoufles de Madame, et que des Amours les retiennent. » Mais, comme j'étais bien éloigné de vouloir traiter un pareil sujet, si op- posé au genre dans lequel je travaille, j'ai adressé ce seigneur à M. Fagonat (sic) qui l'a entrepris et qui fait actuellement cet ouvrage singulier. — Extrait de la partie inédite du Journal de Colley communiqué par M. Honoré Bonhomme, auquel nous devrons bientôt un journal complet de Collé.
FKAGONARI>. 33*
le visage renversé, les yeux effrayés et sup- pliants, désespérant d^elle-méme et repous- sant d'une main déjà mpUe }a bpuche de son amant *... Sa chute, on la voit. Fragonard n'est pas homme à oublier dans le fond du tableau ce qu*il sait si bien ouvrir et défaire ; le lit.
Et ne faut-il pas chercher Fragonard jus- que-là? Là est blotti son génie. C'est le nid
I. Le VerrQu^ gravé par Blot. Ce tableau faisait partie de la collection du marquis de Veri, collection presque uniquement composée de Français et de Français du XYili*" siècle. Il fut le pendant très-imprévu, raconte la Biographie, d'un pastiche de Rembrandt. Au Verrou ^ Fragonard donnait bientôt un pen* dant plus convenable : le Contrat que gravait Blot pour être acheté avec le Verrou^ lui faire vis-à-vis, et de le faire par- donner. Au Contrat commence, chez Fragonard, cette mau- vaise et froide mode de son temps, l'imitation des petits- maîtres hollandais si en faveur à la fin du siècle dans l'école appauvrie. Voici les manteaux garnis d'hermine de Metzu, et la robe de satin blanc de Terburg, Téternelle robe que tous vont bientôt se disputer et sur laquelle on ne saura plus quelle signature lire : Fragonard ou Boilly. Là aussi commence, au- tant qu'on en peut juger par la 'gravure, la manière fVoide, léchée, miniaturée, de Fragonard, si contraire à la vivacité de touche de ses tableaux-esquisses qu'on a peine à y reconnaître son faire original, et qu'elle vous fait venir l'idée de copie. — Du Verrou^ M. Walferdin possède un dessin d'une pâleur déli- cieuse.
33a L'ART DU XVIII* SIECLE.
du peintre et le rendez-vous de ses pinceaux. Le lit, — n'est-ce pas pour lui la scène déli- cieuse de la femme, le théâtre adoré, le trône douillet de son corps? 11 le trahit, il le reflète en tableaux toujours nouveaux dont il encadre Tovale dans le cercle de fleurs d'un miroir d'al- côve. 11 fait jouer dessus ce que le xvni* siècle appelait « ses gaietés » ; il lâche et fait envo- ler à son ciel Tessaim de ses Cupidons. Il y enlève la nudité des dormeuses dans le nuage du linge. Sitôt qu'il touche à la batiste des draps, à l'oreiller foulé, aux rideaux indiscrets, à la couche en désordre, il a la flamme, la lumière, la vie, l'ivresse j il a toutes les bonnes fortunes de l'attaque vive, de l'esquisse brusque et courante. 11 est sur son terrain de victoire. Il a le feu sacré du xviii* siècle, le diable au corps, le Diable au corps même du temps, et ce qu'il jette tout chaud à la toile est comme une caresse du Corrège, dans une page d'An- dréa de Nerciat.
Le lit et tous les secrets qu'il a de la femme, la chemise et ses indiscrétions, les effarements du réveil, les culbutes des courtes-pointes, la siu-prise qui renverse les tètes, les cache der-
FRAGONARD. 333
rière le charmant mouvement du bras levé, les peurs qui courent à demi nues, ce premier sursaut de si jolie impudeur mettant sur pied une chambrée de femmes, le vent qui joue, le linge qui fuit, un visage qui se voile, un dos qui se montre tout du long, — comme Frago- nard touche cela! Sa verve pétille avec le paquet de pétards passant par une trappe de plafond, qui éclate, jette son bruit, son nuage, sa fumée, darde son jour çà et là, sur une épaule, une cuisse, une jambe, fouette tout le lit des trois amies, leur court en éclairs sur la peau^ Ici encore Ton se sauve, Ton court, Ton crie : Ma chemise brûle^... c'est le feu. Voici Teau, deux jets partant d'une trappe du plancher, et trois femmes encore : Tune fuyant, la chemise au vent, les reins fustigés; une autre dans le lit, les jambes levées, essayant de se défendre avec le drap qu'elle tend et retient du bout de son orteil ; la der- nière, toute nue d'angoisse, les pieds siu* le tabouret de lit, et se penchant poiu* voir d'où
I . I es Pétards^ gravés par Auvray.
a. Ma chemise brûle ^ gravée par Augustin Legrand.
4H L'ART DU XVIII» SIECLE.
jaillit ce déluge ^ Fragonard adore ces e«J)iè*- gleries du temps qui éclaboussent de lumière un corps de fenune surpris dans Tinconscience du premier mouvement. La niche des jets d'eau recommence dans le verre d'eau ^e tient au pied du lit une jeune fillette^ guettant en souriant la jolie réveillée^ les reins à Tair et au jour, une jambe repliée, l'antre tout allongée nerveusement sur les draps qu'on lui retire, le haut du corps et les yeux encore engourdis et pesants de sommeil, les doigts de la main retournés dans la ruche de l'oreiller'. Mais surtout Fragonard est charmé par les jeux de la fenune, le matin, avec elle- même, dans la blancheur et la chaleur du lit, alors qu'elle se renverse, s'allonge et se tiraille dans le réveil. Il aime ces moments abandon- nés où sa chair respire le soleil, s'oublie à la lumière, où son corps échappe aux draps, reprend ses élasticités, où sa chemise roulée sous elle par la nuit ne la voile plus qu'à moitié. C'est la volupté ingénue de cette
1. Les Jets d*faii, gravés par Auvray.
2, Le ycm deoMy gravé par Pont.
FRAGONARD. 3^5
heure badine^ les ébats libres et souriants dti réveil, qu'il a voulu peindre dans ce joli ta- bleau : le bonnet échappé^ les yéuit gais et pleins de ses seize ans, un large sourire à la bouche, une fillette sans souci dô ce que montre sa chemise plissée en ceinture^ sou- tient en Tair, au bout de ses pieds, un caniche frisé à figure de conseiller en perruque ; et toute riante, elle enfonce la plante de ses pieds dans les poils du chien qu'elle tient sus- pendu et auquel elle tend d'une main Tan- neau de la Gimblette, pendant qu'un coup de lumière venu du pied du lit file en écharpe entre les rideaux, bat les couvertures, polis- sonne en sautant sur toute cette chair rosée où le jour semble heureux : c'est la Gimblette^ une fleur d'érotisme toute fraîche, toute fran- çaise, dont vous ne trouverez le germe en ce siècle que dans le fumier du livre des Moeurs de la Popelinière aux premières scènes. C'est le chef-d'œuvre des Fragonard en chemise,
I. La GimbUttij gravée par Bertony. Fragonard e«t souvent revenu à ce motif dont on connaît plusieurs e^empkires. Le plus charmant est Tun de ceux que possède M. Walferdin, Fesquisse en hauteur, aux rideaux jaunes, toute différente du sujet gravé.
336 L'ART DU XVIII» SIECLE.
après lequel vous ne rencontrerez que cet autre chef-d'œuvre, le plus suave peut-être des tableaux voluptueux.
Au bas du lit, tombée et brûlante encore, est la torche de FAmour. Vue de tout le dos, une jambe pendante hors du lit, une autre re- poussant le drap, la tète retournée sur l'épaule, les cheveux dénoués et leurs boucles épandues par derrière dans le creux de l'oreiller, une femme ayant l'ombre de ses cils sur ses yeux fermés, à sa bouche un sourire endormi, essaye de retenir mollement des deux mains la che- mise déjà ravie à son corps, glissant sur ses bras allongés, fuyant de ses coudes, et qixe tire en l'enroulant sur ses bras un Amour renversé en arrière dans TefFort de l'arracher, un Amour volant et qui frôle presque du pied le sein qu'il laisse sans voile. Image charmante et poétique, si délicieusement balancée par la lutte! pensée de grâce et de nudité presque antique qui semble montrer le petit Eros colère, violant la pudeur vaincue et défaillante entre les bras du Songe qui la dépouille*!
i. La Chemise enlevée a été délicieusement gravée par Guer- sant.
FRAGONARD. 337
Ces médaillons de nudité ^ ces petits ta- bleaux si vifs, ces poëmes libres, comment Fragonard les sauve-t-il? Quel charme met-il en eux pour être leur excuse et leur pardon? un charme unique : il les montre à demi. La légèreté est sa décence*. Ses brosses n'appuient pas. Ses couleurs ne sont pas des couleiu-s de peintre, mais des touches de poëte.
Il jette le mouvement, il indique lerhythme d'un corps. 11 semble peindre avec la palette du rêve. Le lit chez lui est presque un voile comme le nuage, et la femme est une appa- rition. Sur la batiste bleutée, roulante, presque céleste des draps, entre les vagues de soie que font en bouillonnant les lourds rideaux, il ne renverse que des corps de lait à peine rougis aux joues, aux coudes, aux genoux, à tous les
I. Dans cet ordre de composition, no\is ne connaissons guère qu'une toile où Fragonard ait poussé le travail au delà* de l'esquisse : c'est le Verre à'eaUj possédé par M. de Villars. D'un cadre largement indiqué pour la gravure, d'un fond sabré de bitume, de rideaux maçonnés à grands coups, se détache un corps de femme patiemment beurré, et d'une pâte plus remaniée et plus polie que les autres nudités de Fra- gonard.
u. ââ
338 L'ART DU XVIIP SIECLE.
endroits fleuris de la peau ; il ne montre que des chairs blanches qu'on dirait éclairées de la lumière d'une veilleuse d'albâtre. Apparences voluptueuses ; à la fois confuses et rayon- nanteS; vagues et magiques diffusions de lu- mière^ académies d'aurore se levant dans un étincelant brouillard matinal^ voilà ses ta- bleaux : une vision féerique^ rien de plus. Avec leur sang si paiement rosé, la vie déli- cate et argentée de leur peau, leurs membres rondissants dans la fluidité du contour, le des- sin de leur visage mourant dans Thuile grasse, les femmes de Fragonard ne semblent vivre que d'un souffle de désir. Tout son œuvre, même brûlant, reste flottant, balancé entre ciel et terre. Qu'il dépasse la Chemise enlevée, qu'il aille jusqu'à montrer tous les embrasements de l'amour dans cette débauche baptisée par son possesseur : « Le feu aux poudres », — l'impureté même chez lui n'a ni ordure, ni dégoût, ni honte; le tableau demeure une inspiration lumineuse, une mêlée de torches, un vague essaim de corps d'Amours devinés dans des frottis de terre de Sienne, un incen- die d'Olympe d'où s'envole, à demi entrevue,
FRAGONARD.
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la flamme d^une idée. Tout chez Fragonard se sauve ainsi, tout s'enfuit, frissonne, se cache à demi, dans cette pudeur de sa pein- ture : Tesquisse, qui fait trembler le nu devant les yeux, et voile la femme avec un éblouis- sement d'incertitude.
Mais Tiesquisse est plus encore que le voile et que Fexcuse de Tœuvre de Frago- nard : elle en fait en quelque sorte l'idéal. Un écrivain qui est, lui aussi, un peintre et un poëte, M. Paul de Saint- Victor, a dit d'une façon charmante : « La touche de Fragonard rappelle ces accents qui, dans certaines lan- gues, donnent à des mots muets un son mélo- dieux. Ces figures à peine indiquées vivent, respirent, sourient et enchantent. Leur indéci- sion même a l'attrait d'un tendre mystère. Elles parlent à voix basse, elles glissent sur la pointe du pied ; leurs gestes ressemblent à des signes furtifs échangés par des amants dans l'obscurité. On dirait les Mânes volup- tueux du xvm* siècle*. »
I. Article de \si Presse du 19 octobre 1860.
340 L'ART DU XVIII» SIECLE.
VIL
Un esquisseur de génie, voilà le peintre chez Fragonard. 11 éclate dans l'ébauche. Il est un maître dans le premier jet, dans la pré- paration; lorsqu'il improvise des Grâces, des Nymphes, lorsqu'il fait jaillir les nudités ondu- lantes de la toile qn'il frappe et touche au vol. De l'huile délavée, des égratigniu-es de pâte sèche qui semblent promener les rayures d'un peigne dans le sens de tous les muscles, de la poussière de pastel dont il parait pou- drer et brillanter ses tons, du maquillage ado- rable de sa peinture aux ombres bleutées, il sort des bouquets de chair , des morceaux de corps de femme, des rayonnements de peau blondissante, qui ont le charme, la douceur, l'harmonieux assoupissement d'une tapisserie de Beauvais passée; c'est le blanc difFus, la fonte nuageuse, le demi-évanouissement des tons qui ne laissent à une trame de soie que le souvenir, la pâle et délicieuse mémoire des couleurs. Peinture mourante, expirante, et
FRAGONARD. 341
comme pâmée, toute pleine de la caresse cherchée par les décadences et les plus exqui- ses corruptions d'art ! Quelquefois aussi dans ses corps de femme, Fragonard fait passer un ressouvenir de Rubens à travers Téclat de Boucher : alors ce ne sont plus ces molles paresseuses perdues dans la blancheur des draps et la dernière ombre du sommeil ; ce ne sont plus ces blanches Vénus qu'on dirait sor- ties tout à la fois de Técume de la mer et de la neige de blanc d'œufs fouettés, ces déesses blondes et moutonnières dont Tapothéose cou- leur de matin ressemble au Lever de la Duthé : ce sont des corps vivants, sanguins, ensoleil- lés ; des corps où le pinceau pose, sans les fondre, le vermillon, le bleu de Prusse, le jaune de chrome, pour faire la lumière, Tom- bre et le reflet d*un bras ; des corps dont le coude est fait d'un coup de vermillon nageant dans un reflet de pur jaune d'or; des corps dont le peintre transperce à demi la peau des rouges, des bruns, des verts de l'écorché, de tous les dessous de la vie *. Car c'est le miracle
I. Voir les Baigneuses de la collection Lacaze.
34^ L'ART DU XVIII* SIECLE.
de Fragonard : cet accoucheur de songes, avec sa palette de nuage , Thomme de ces tendres esquisses, qui donne aux chairs le glacis bleuâtre ou verdâtre de chairs qu'on voit au travers de Teau, qui fait de ces femmes nues des fleurs noyées, ce même Fra- gonard jette tout à coup des tons animés, le coquelicot, le soufre, la cendre verte, s'em- porte dans une gamme de tapage, met le feu à ses couleurs, pique sa toile d'éclairs ; et de cette main qui tout à l'heure glissait et cou- lait, empâte de telle façon que la trace de son pinceau reste comme l'indication de l'ébau- choir sur la glaise. Dans cette manière il a laissé des esquisses d'une verve et d'une cha- leur inouïes, si carrément touchées qu'elles font penser à la cuiller à pot dont Goya se servait pour ses fresques, des déclarations de berger à bergère d'un coloris brûlé, d'une so- lidité qui touche au bas-relief, des coins d'in- térieur recuits, troués d'un bleu de ciel, d'un azur cru perçant une broussaille fauve, — fu- rieux embryons de tableaux où l'on retrouve le soleil des Vénitiens, les rouges sourds, les bruns puissants du Bassan.
FRAGONARD. 343
C'est de cette façon vive, puissante, char- geant la toile, que Fragonard attaque et en- lève ses paysages ; je ne parle pas de ses paysages froids, septentrionaux, oii il n'est qu'un pasticheur adroit, épris d'Hohbéma et et de Ruysdaël, mais de ceux où il est lui, peint la nature qu'il sent, son pays, les cam- pagnes de son souvenir qu'il revoit tempé- tueuses, toutes sillonnées de ces « orages d'eau » dont la Provence, déboisée de ses sa- pins et de ses chênes, est dévastée pendant tout le xvni* siècle *. Quelle fougue, quelle tempête de pinceau dans VOrage, ce chef- d'œuvre possédé par M. Lacaze! Le ciel fu- meux, sinistre, électrique, traversé de coups de jour blafards, l'air lourd, l'haleine de la terre accablée, soupirante, l'agitation trépidante, la panique de la Nature, l'effarement des mou- tons éperdus, des grands bœufs qui mugissent, le tourbillon qui rase l'herbe, tord en écharpe la grande toile du chariot que poussent des hommes en rouge, — tout est saisi dans le
I. Essai sur V histoire de Provence^ par Boucher. Marseille, 178J.
344 L'ART DU XVIII» SIECLE.
mouvement, et la brosse roule dans toute la scène avec le vent qui y passe.
Fragonard a été plus loin que personne dans cette peinture enlevée qui saisit Fimpres- sion des choses et en jette sur la toile conmie une image instantanée. On a de lui, dans ce genre, des tours de force, des merveilles, des figures où il se révèle comme un prodigieux Fa Presto. On voit dans la galerie Lacaze quatre portraits de grandeur naturelle à mi- corps. Au dos de Tim je lis ceci écrit, me semble-t-il de sa main : Portrait de M. de La Breteche, peint par Fragonard en 1 76g, en une heure de temps. Une heure! rien de plus. Il lui suffisait d'une heure pour camper, bâcler et trousser si fièrement ces grands portraits où se déploie et s'étale toute cette fantaisie à l'es- pagnole dont la peinture d'alors habille et ano- blit les contemporains. Une heure poiu* cou- vrir toute cette toile! A peine s'il jette ses touches ; il dégrossit à grands coups les visa- ges, les indique avec les plans d'un buste commencé, tire les traits comme d'un fond de bile. Son pinceau étend les couleurs, en la- nières à la façon d'un couteau à palette. Sous
FRAGONARD. 345
sa brosse enfiévrée qui va et vient, les colle- rettes bouillonnent et se guindent, les plis ser- pentent, les manteaux se tordent, les vestes se cambrent, les étofFes s'enflent et ronflent en grands plis matamoresques. Le bleu, le ver- millon, Torange coule sur les collets et les toques ; les fonds, sous les frottis de bitume, font autour des têtes un encadrement d^écaille ; et les têtes elles-mêmes jaillissent de la toile, s'élancent de cette balayure furibonde, de ce gâchis dépossédé et d'inspiré.
Vlll.
Ce peintre de magie, qui créait si vite du soleil, du jour et de la limiière, était fait pour peindre ces murs où le siècle ne voulait pas la nudité du blanc, pour faire un mensonge de ciel aux plafonds sous lesquels les finan- ciers et les courtisanes d'alors se sauvaient du ciel gris de Paris. Fragonard fiit bientôt le décorateur à la mode, recherché, appelé, fêté par la Chaussée-d'Antin naissante, les folies d'hôtels du quartier neuf. On le voit,
346 L'ART DU XVIII» SIECLE.
en 1773, occupé à couvrir de peintures tout le salon du petit palais de volupté de la Gui- mard. Et déjà il a donné sur le panneau d'hon- neur Tapothéose, les traits, les attributs et les séductions de Terpsichore à la divinité du logis, quand; sur une brouille et sur un congé qu'elle lui donne, il se venge par ce tour, une charge d'atelier où se montre son esprit et toute sa malice. Un beau jour il se faufile jusqu'au salon, et avec la palette et le pin- ceau de son successeur absent, il touche, en un rien de temps, au sourire de la déesse, l'enlève, lui fait une bouche de colère, un visage de Tisiphone à laquelle M"* Guimard ressemble tout à fait, lorsque, arrivant pour montrer son salon à des amis, elle entre en fureur devant la vengeance du peintre *.
I . Corresfondance littéraire de Grimm^ vol. viii; Fume, 183 1. — Le récit que >!•"• Fragonard faisait à son petit-fils n'était pas tout à fait semblable au récit de Grimm. Selon elle, et elle devait être la-dessus mieux informée que Grimm, ce fut Frngonard qui donna son congé au lieu de le recevoir. Il était fatigué des grands airs et du peu d'égards de la princesse. Un jour qu*elle lui répétait pour la centième fois : Monsieur le peintre, ça ne finira-t-il pas ? C'est impossible ! — C'est tout fini, lui dit Fragonard. Il prit la porte, et jamais la Guimard ne put le décider à revenir. Un détail fort curieux, c'est que
FRAGONARD. 347
Déjà, à cette époque, madame du Barry avait voulu de lui quatre dessus de portes pour Luciennes : les Grâces, TAmour qui embrase l'univers, la Nuit, et Vénus et r Amour * .
Une anecdote, la mention d'une quittance,
des traditions, c'est à peu près tout ce qui
reste de ces travaux décoratifs de Fragonard.
Us ont disparu avec les murs où ils étaient,
avec les maisons qu'ils éclairaient. Ils ont eu la courte éternité que la démolition fait aux
pierres mêmes dans Paris.
plus tard, à Theure 011 David n'était pas encore à Rome et vanloonsaic à Paris, il vint trouver Fragonard et lui demanda son autorisation pour finir les peintures commencées par lui et dont la Guimard venait de lui commander Tachèvement. Fragonard se hâta de lui accorder sa demande, avec une grâce que n'oublia jamais, il faut le dire, la reconnaissance de David.
I . Mémoires des ouvrages de peinture de Drouais^ mélange des bibliophiles^ 1857. Ce fut Drouais qui céda ces quatre Frago- nard à M"»* du Barry moyennant 1,200 livres. — M"« du Barry commandait à Fragonard quatre autres tableaux où Fra- gonard représentait les quatre âges de la vie. Mais, à la suite d'un désaccord avec la favorite, le peintre roulait les quatre toiles qu'il emporta plus tard à Grasse, et les mit en place dans la maison qu'il y habita, en complétant son idée par une cinquième toile restée inachevée : VAge delà désillusion. Frago- nard eut toujours le goût de décorer ses habitations. Il fit des
348 L'ART DU XVIII- SIECLE.
IX.
Le souvenir de Fragonard est presque tout entier dans les œuvres qui nous restent de lui. Derrière le peintre, Thomme paraît à peine. Qu'en sait-on? Presque rien. Qu'a-t-il laissé? Que reste-t-il de lui dans les mémoires et les indiscrétions du temps? L'anecdote de Grimm sur la Guimard, et c'est à peu près
peintures dans sa maison de campagne de Carrières, puis dans celle de Petit-Bourg, à la décoration de laquelle il fit travailler son fils avec lui. — A Grasse, dans la maison de son parrain qu'il habita vers 179a, et où il passa le temps de la Terreur, il peignit des toiles et des dessus de porte pour accompagner sur les murs les toiles faites pour M"** du Barry. Son pinceau remplit même Tescalier des emblèmes de la République, d*insignes révolu- tionnaires, de signes franc-maçonniques, de symboles de liberté et d'images de la loi, au milieu desquels se détachent deux portraits où Ton croit voir Robespierre et Tabbé Grégoire. Nous devons ces renseignements à l'obligeance de MM. Piho- ret et Malvilan. — Il faut joindre à ces travaux décoratoires de Fragonard une série de quarante deux portraits des princes et princesses de la branche royale de Bourbon et de la branche de Condé, exécutés pour le château de Chantilly diaprés les portraits originaux. Parmi ces portraits figurent Louis XVI, Marie-Antoinette, Louis XVII. Ils appartiennent au duc d'Au- male et ont été exposés pour la visite du Fine Arcs Club, le 21 mai i86a.
FRAGONARO. 349
tout. Les notices, les journaux, les nécrologes se taisent sur le gracieux artiste qui a trouvé la gloire sans chercher le bruit. Avec lui, la biographie est déroutée ; elle cherche vaine- ment, ne trouve que quelques dates, des traces et conune des lueurs de sa personne. Mais quoi! Ne nous plaignons pas tant. Trop de documents, trop de faits, pèseraient, il nous semble, siu- cette mémoire légère. Un rien d^histoire qui fasse aimer le peintre, ne de- mandons pas plus. Que son existence flotte conune dans une de ses esquisses : le demi- jour sied à cette vie de poëte, et la person- nalité de Fragonard est de celles qu'il plaît de voir, ainsi qu'une ombre heureuse, ayant un doigt siu- la bouche.
Sa figure même échappe. Ses traits ont le vague charmant de sa vie. Sa souriante res- semblance est répandue et conune errante dans tout son œuvre, sous le visage éveillé, amoiu-eux de ses jeunes foxurageurs d'appas, du joli garçon frisé qu'il tire de l* Armoire. Et pour tout portrait il n'a qu'un médaillon : l'eau-forte où Lecarpentier le montre en che- veux blancs, et qui laisse à deviner, sous la
I50 L'ART DU XVHf SIECLK.
verdeur du vieillard « toute la jeunesse de rhomme ' .
On sait que Fragonard, après une jeunesse de peintre, une jeunesse galante dont fl garda toujours le culte de la femme, — vieux^ on disait de lui que a c'était un jeune homme dans une vieille peau «, — on sait que Fra- gonard se maria à près de quarante ans*.
1. Oa ne connaît point de portrait, du moins de poitnîc gravé, de la jeunesse de Fragonard. Le seul portrait peint que nous ayons vu de lui, portrait de la même époque que l'ean- ferte de Lecarpentier, est une peinture où ta main semble s*ètre mêlée à la main de M"* Gérard. C'est une toile toute noire et toute sombre, toute rembranesque, d*où ne sort que la blancheur d*un grand jabot et la fraîcheur souriante de son vieux visage. Ce portrait appartient à M. Théophile Frago- nard.
2. Nous publioris i«.i pour la première fois Tacte de mariage de Fragonard, copié par nous sur les registres de la paroisse de Saint-Lambert, de Vaugirard, pour Tannée 1769 :
a L*an mil sept cent soixante-neuf, le dix-sept juin, vu la permission à nous adressée par messire Chapeau, curé de Saint- Germain de Lauxerrois en datte du quinze de ce mois de cé- lébrer le présent mariage, vu la publication d'un ban £ûtte pour répoux et Tépouse en Téglise cathédrale et paroisiale de Grasse en Provence le troisième dimanche après la Pentecôte sans opposition comme il nous appert par le certificat por- tant les extraits des parties en date du cinq juin dernier, léga- lisé le même jour, dispense des deux autres bans accordée par Mgr Tévêque de Grasse en datte du quatre juin dernier insi-
FRAGONARD. 3^1
Voici rhistoire de son mariage ^ telle que nous Ta racontée son petit-fils. M"' Gérard, Taînée des douze enfants d'une famille de distillateurs de Grasse, avait été envoyée et placée par ses ^parents à Paris chez un de leurs confrères, du nom d'Isnard, pour se for- mer au commerce et gagner là sa vie. Mais la jeune fille n'avait aucun goût pour cet état. Elle s'amusait de peinture à Teau, de colo- riage, peignait des éventails. Bientôt elle re- connut qu'il lui manquait les conseils et les leçons d'un peintre. Comme elle s'enquérait
nué et contrôlé le cinq, vu aussi la publication d'un ban faite pour répoux et pour Tépouse en la paroisse de Saint-Germain de Lauxerrois le vingt et un mai dernier sans opposition comme il nous appert par le certificat de Monsieur Armery vicaire de laditte paroisse en datte du quinze du présent, dis- pense des deux autres bans accordée par MgrTArchevesque de Paris, en datte du vingt-sept mai dernier portant permission de fiancer le même jour signé Christophe arche vesque de Paris, insinué le même jour signé Chauveau, vu le consentement des père et mère de la future passé devant le conseiller du Roy notaire garde notte à Grasse du septième de septembre de l'année dernière, légalisé par M. Defaudon conseiller du Roy lieutenant général en la sénéchaussée de la ditte ville de Grasse en date du cinqjuin dernier, cejourd'huy ont été mariés avec notre permission et ont reçu la bénédiction nuptiale de M'* Jean-Baptiste-Augustin Granchier prêtre licencié es loix et vicaire de Saint-Germain de Lauxerrois, sieur Jean-Honoré
3ja L'ART DU XVIII* SIÈCLE,
à qui elle pourrait s'adresser, on lui parla d'un compatriote, de Fragonardj et Frago- nard à qui on s'adressa dit qu'elle n'avait qu'à venir chez lui. Les leçons amenèrent l'amour et le mariage. La femme de Fragonard n'était point jolie. Un portrait d'elle, que possède M. Théophile Fragonard, nous la montre vers la quarantaine, avec des traits forts, des mé- plats sensuels, de perçants yeux noirs sous d'épais sourcils, un nez gros et court, une grande bouche, une coloration brune, des cheveux d'un brun ardent, je ne sais quel air
Fragonard, peintre de racademie royalle, fils majeur de François et de défunte Françoise Petit ses père et mère d'une part, et D"« Marie-Anne Gérard fille mineure de Claude et de Marie Gilette ses père et mère d'autre part, tous deux de fait domiciliés au Louvre paroisse Saint-Germain Lauxerrois et de droit de leglise cathédrale et paroisiale de Grasse en Pro- vence, ont assisté du cdté de lépoux François Fragonard son père bourgeois de Paris demeurant au Louvre, François Gro- gnet de cette paroisse et du côté de l'épouse Jean Gérard son frère bourgeois de Paris y demeurant marché Neuf paroisse Saint-Germain le vieux. M'* Denis Martial Cochemer prêtre de Saint-Germain Lauxerrois y demeurant, lesquels témoins nous ont certifiés des âges, domiciles, libertés et catholicité des parties ainsi que dessus et au désir de l'ordonnance ont signé : Fragonard, Gérard, Cochemer, Fragonard, Grognet, Granchier, A. Rousselle, curé. »
FRAGONAKD. 353
réjoui et passionné de forte commère hol- landaise chauffée au soleil du Midi^ Quand M"** Fragonard accoucha de son premier enfant, d'une fille qui devait mourir à dix-huit ans, elle dit à son mari qu'elle avait au pays une petite sœur de quatorze ans, qui lui serait bien utile pour Taider à élever et à soigner son enfant; et c'est ainsi que M"* Gérard entra dans la famille pour n'en plus sortir. Au bout de peu de temps, Paris lui donna son coup de baguette ; elle dépouilla sa naïveté, sa gaucherie provinciales ; et de laide qu'elle était comme sa sœur, elle se fît, en devenant femme, jolie, même belle. Les plus beaux yeux noirs, l'ovale le plus pur, un des- sin de figure romain, la faisaient comparer à une tète de Minerve, et dans les premières années qui suivirent la mode pour les femmes de ne plus porter de poudre, elle faisait sen- sation au théâtre avec le style de sa beauté.
Tout naturellement, l'ancienne peintresse d'éventails n'avait pas quitté ses pinceaux,
I . Un autre portrait de M™* Fragonard, dessiné à Tencre de Chine par son mari, existe au musée de Besançon, prove- nant du legs de l'architecte Paris.
II. 23
354 L'ART DU XVIII- SIECLE.
aux côtés de son mari. Elle s'était mise, sous sa direction, à peindre des miniatures, asseï difficiles à reconnaître des miniatures de Fra- gonard, du moins quand Fragonard y a mis sa retouche et sa griffe ^ Il se trouva que la petite sœur aima, elle aussi, la peinture, qu'elle en avait un gqût encore plus décidé et plus heureux : charmante rencontre qui fit de M"* Gérard, à Timitation de M"* Mayer et de M"' Ledoux, les élèves de Prudhon et de Greuze, comme la pupille des leçons de son beau-frère, la filleule du talent de Fragonard. Sur cette fraîche liaison de goûts et de sympathies, je trouve cette note presque tou- chante au bas de Tépreuve du Franklin que possède M. Walferdin : Gravé par Marguerite Gérard, à Vâge de sei^e ans, en 1772. Hommage à mon maître et bon ami Frago. Marguerite
I. On trouve mention de miniatures de M°** Fragonard dans plusieurs ventes du xviir siècle, et spécialement dans la vente du marquis de Veri. Le catalogue annonce de M"* Fra- gonard, au n° 81 : a Huit miniatures très-précieuses et tou- chées avec toute la légèreté et la grâce possibles; elles repré- sentent des têtes de jeunes fîlles et de jeunes garçons, toutes d'une vérité et d*une fraîcheur de ton qui ne laisse rien à dé- sirer, elles seront vendues par couples. »
FRAGONARD. 355
Gérard. « Le bon ami, » c'est ainsi qu'elle appelle le maître qui a mis à ses tout jeunes doigts la pointe de Teau-forte, menant sa main d'écolière, lui jetant, par-dessus Tépaule, le conseil, Tavis, l'encouragement ; initiation charmante où le professeur touchait à tout moment à l'émotion d'une main de femme, au remercîment de son sourire, doux travail en commun auquel Fragonard apportait ses retouches et donnait parfois tout son talent, comme pour la planche de Fanfan jouant avec M. Polichinelle * , une planche que l'élève croyait avoir faite, et que le maître lui faisait signer pour l'en convaincre. Voilà le fond de la vie de Fragonard chez lui : l'éducation d'art d'une femme dont il fait un aqua-fortiste, dont il fait un peintre, et qui a pour lui un culte d'affection, une vénération enjouée et tendre. Le maître et l'élève mêlent leurs occupations, leurs plaisirs, leurs études, comme ils mêle- ront leurs deux noms sur la toile du Premier Pas de l'enfance.
I. Mosuu Fanfan jouant avec Monsieur Polichinelle et corn-- pagnie, Mosieu Fanfan est le portrait en chemise du fils du peintre, Alexandre-Evariste, né en 1780.
356 L'ART DV XVIII* SIECLE.
Entre cette belle- sœur et sa femme, dans cette douce et caressante atmosphère de fa- mille, Fragonard s'oublie aux joies de Tinté- rieur et laisse couler le temps. Son existence s'enferme et s'enfonce dans son atelier^ un atelier animé et réjoui de plaisirs, un atelier où roule l'argent si facilement gagné, où la table est toujours servie, où l'appétissante odeur du pot-au-feu tente le gourmand Lan- tara; véritable salon d'art décoré de pein- tures de la main du maître, rempli de tapis- series, de meubles de Boule , de curiosités, * fier du vase d'argent de Cellini passé de chez M"** Lange chez Rothschild ; musée des goûts de Fragonard, au milieu duquel on croirait entendre rire et chanter une vie largement bourgeoise dans un atelier de Solimène !
Pour achever ce crayonnage de la vie de Fragonard, qu'y mettre? Ses amis : Hubert Robert, Saint-Non, son camarade intime de- puis le voyage d'Italie, Greuze, Taunay dont il aide les débuts et achète le premier tableau. Qui encore? Bergeret, le receveur général des finances, l'ancien ami de Boucher, le Turcaret amateur qui emmène Fragonard et
FRAGONARD. 357
sa femme en Italie \ C'est lui qui possède la première idée du sacrifice de Callirhoé, et c'est
I. Fragonard avait une fort belle collection d'estampes de son temps. Un jour, — c'était après le triomphe de David, — il voit de la fumée s'échapper de la porte d'une chambre, et il trouve son fils devant un feu de joie de papier : — Misé- rable ! qu'est-ce que tu fais là } lui dit le père. — Je fais un holocauste au bon goût, répond sérieusement le fils : il brûlait la collection d'estampes de son père.
Grâce au journal manuscrit de Bergeret, possédé par M. Bonsergent, et que nous communique avec une gracieuse obligeance M. Benjamin Fillon, nous pouvons suivre les voya- geurs à la trace et jour par jour, du 5 octobre 1773 au 7 sep- tembre 1774. Et d'abord laissons la parole à Bergeret pour décrire la bande et l'équipage : « Notre bagage est composé d'une berline dans laquelle nous sommes quatre; M. et M"" Fragonard, peintre excellent pour son talent qui m'est nécessaire surtout, mais d'ailleurs très-commode pour voyager et toujours égal. Madame se trouve de même et comme il m'est très-utile, j'ai voulu le payer de reconnaissance en lui procurant sa femme qui a du talent et est en état de goûter un pareil voyage rare pour une femme. » La quatrième per- sonne était une gouvernante. Le fils Bergeret suivait dans un cabriolet avec un cuisinier ; deux grands cochers étaient assis sur le siège de Bergeret, et son valet de chambre courait la poste avec le domestique de son fils. Grand train, comme on voit, auquel rien ne manquait, ni les provisions de toutes sortes, ni les livres, ni même les portefeuilles remplis de des- sins de choix. On va de poste en poste ; « le laborieux et actif Fragonard » dessinant, sitôt qu'on s'arrête, jusqu'à l'heure du souper. Près de Montauban, on se repose quinze jours dans la terre de Bergeret, à Négrepelisse ; et j'ai là, dans un carton,
358 L'ART DV XVIIl* SIECLE.
à lui que le peintre adresse ces feuilles de papier du cabinet Walferdin, bàtonnées de
U Four hanal de Nèçrepelisse^ dessiné à ce passage par Fngo- nard. On repart, on marche, malgré les di£Scultés de poète et de chevaux que fait le mariage du comte d'Artois, et l'on gagne Marseille par Toulouse, Carcassonne, Béziers, Lunel, Tarascon, Aix. Puis, on felouque d*Antibes à San-Remo. Et la cavalcade jusqu'à Gènes, de douze mulets couverts de peaux de tigre. Voici Pise, et bientôt on est à Florence, à la grande auberge de Yanini, où Ton vous reçoit le soir à l'arrivée avec un gros flambeau de poing, et où Ton a toujours à ses ordres trois espèces de valets de chambre. De là, à Sienne, et au 5 décembre (1773) on est à Rome, au bout de deux mois de voyage. Aussitôt visite de la société à Natoire, invitation à diner chez le cardinal de Bernis, à son petit ordinaire de vingt couverts, à son grand ordinaire de quarante couverts, à sa conversation du vendredi que Bergeret esquisse, toute étouffée de prélats, de cardinaux, de nobles, de dames, superbement illuminée, gorgée de rafraîchissements ; invitation à la conver- sation de la marquise de Puismonbrun, nièce du cardinal de Bernis, à la conversation de la princesse Doria, à la conversa-^ tion du cardinal Orsini, renommé pour la beauté de ses invi- tées et la bonté de son chocolat. Toute la matinée de la bande, de huit heures du matin jusqu'à trois heures, se passe en course à Taventure, en polissons , ou bien en visite de palais et d'églises que guide l'architecte Paris, le grand anec- dotier historique. L^on rentre pour diner et l'on a toujours à dîner quelque pensionnaire de l'école de Rome^ Ménageot, Berthélemy, avec leurs cartons et leurs portefeuilles. Le len- demain, on recommence à aller se rajouter ^ selon l'expression de Bergeret, en allant dans chaque étude de pensionnaire de l'Académie voir ce qu^il fait. Les soirées, quand il pleut, on
FRAGONARD. 359
dessins à la diable y si amusantes et si cu- rieuses, où le peintre en déshabillé, le gai
les use à regarder des gravures que les marchands envoient par mannes, à étudier des empreintes de soufre. Un jour la société Bergeret donne un concert au palais de l'Académie ; un autre jour elle imagine d'avoir sa conversation chez elle, à sûn auberge qu'on appelait déjà a le petit Paris »^ et elle fonde ses dimanches, — une nouvelle dans Rome, — ses matinées de dix heures auxquelles se presse toute l'Académie, accourent tous les artistes, les Romains, les étrangers; matinées bruyan* tes, et toutes amusées, enchantées d'art, où les brocanteurs, les revendeurs, les marbriers se pressent, avec les objets qu'ils apportent, dans ce salon où se fait l'exposition de tout ce que Bergeret a acheté et de tout ce que Fragonard a des- siné dans la semaine. On s'arrache de Rome à la moitié d'avril (1774), l'on va à Naples, l'on revient à Rome au mois de juin, et l'on en repart, après une bénédiction du pape, pour Florence, Bologne, Padoue, Venise, Vienne, Dresde, Franc- fort et Strasbourg. — Ce beau voyage devait désunir ces deux grands amis, le peintre et le fermier général qui l'avait em- mené, lui et sa femme. Au retour, comme Fragonard récla- mait une malle pleine de ses dessins, qu'on avait déposée avec les autres bagages à l'hôtel de Bergeret, Bergeret prétendit la retenir, pour se rembourser des frais du voyage du peintre. Là-dessus, fureur de Fragonard, procès, nomination d*ex- perts, et condamnation de Bergeret à rendre les dessins à Fragonard ou à les lui payer 30,000 livres. Bergeret paya, mais se vengea assez lâchement en rayant sur son journal manuscrit l'éloge du ménage Fragonard, et en le remplaçant par cette note en marge : a Observation faite au retour avec connaissance de cause, on peut prouver les bornes de son talent dont moi-même je me suis trop enthousiasmé; ses
360 L'ART DV XVIII* SIÈCLE.
farceur, « Taimable Frago », comme il s'ap- pelle lui-même, se montre si drôlement dans le piquant bulletin d'une entorse. Dans un premier croquis, on le voit tombant : M Frago qui se trompe de porte et tombe dans un endroit où il n^y avait point de chaise percé et se fait
connaissances qu'on peut encore borner sont de peu de res- source à un amateur, étant noyées dans beaucoup de ^ntai- sies; — toujours égal parce qu'il avait joué cette égalité, et toute la souplesse qu'il parait avoir ne vient que de lâcheté et poltronnerie, ayant peur de tout le monde et n'osant donner un avis franc en négative, disant toujours ce qu'il ne pente pas, il çn est convenu lui-même. — Pour madame, il ne vaut pas la peine d'en parler, cela pourrait gâter mon papier. » A ces injures de colère qui ne méritent pas de peser sur la mé« moire du mari et de la femme, hâtons-nous d'opposer la sin- cère et curieuse note que nous communique M. Th. Frago- nard : a II n'y a rien d'étonnant ù ce que M. Bergeret en voulût davantage à M*"* Fragonard qu'à son mari. Elle seule était chargée des affaires d'intérêt de la maison, c*est ma cois- sure y disait en parlant d elle, l'artiste qui avait les chitfres en horreur, adressez-vous à elle. Et en effet les questions d'ar- gent le touchaient peu ; cela est tellement vrai que le jour où Ton apprit que les rentiers perdaient les deux tiers de leur revenu, il se mit à battre des entrechats. — Ah! lui dit sa femme, est-ce que tu deviens fou? — Nullement; mais je me réjouis. — De quoi? que pouvait-il arriver de pire? — Dame! si on avait tout pris. — Mais cette philosophie l'abandonna quand il perdit sa fille Rosalie, jeune personne de la plus grande espérance, morte a dix-huit ans ; il fut si violemment
FRAGONARD. 361
une entorse cruelle à huit heures et demie el deux secondes. Dans une autre, des dames lèvent de surprise et de douleur leurs bras au ciel : Retour des dames à dix heures, effets douloureux et bien doux pour l'aimable Frago, Le voici sur un lit couché : Situation d'ordonnance pour quinze jours. Sur une autre feuille, c'est une
affecté qu'il éprouva une grave atteinte de choléra - morbus, maladie rare alors, et c'est à la suite de cette épreuve que, sur l'avis des médecins, il alla passer une année dans le pays natal. Cependant, peu de temps après sa brouille avec Berge- ret le financier, un autre financier célèbre, le fameux Beaujon voulut créer quelque chose comme les jardins dWrmide dans . l'immense propriété qu'il possédait sur l'emplacement qu'oc- cupe aujourd'hui tout un quartier des Champs-Elysées; pour cela faire, il s'adressa ù notre artiste qui remua à plaisir l'eau et la terre du financier, et l'on parlait partout des mer- veilles de la folie Beaujon. Bergeret, qui possédait à Cassan, près de l'Isle-Adam, une assez belle propriété dont il faisait ses délices, devint jaloux de son confrère, il regretta ce qui s'était passé autrefois ; il fit tant qu'il obtint sa grâce, il put enfin emmener à Cassan l'artiste et toute la famille. Cassan prit alors une physionomie nouvelle; mais de tant de mer- veilles il ne reste plus rien. Cassan, abandonné à l'Etat par Bergeret, qui, pour sauver sa tête, se dépouilla de son im- mense fortune à l'époque de la Révolution, et se réduisit pour vivre à une rente viagère de 1,500 francs, Cassan, di»-je, tomba vite en ruine. — Bergeret ne vécut pas longtemps après cela; mais jusqu'à sa mort il resta lié d'amitié avec Fragonard. n
36a L'ART DU XVIIM SIECLE.
enfilade de gens vus de dos sur un banc; d'abord deux enfants ; Rosalie, Fan/an, puis Frago et sa femme, et au-dessus : Confidence de Frago à sa femme à huit heures et demie. Puis M. de la Gervaisais. Puis M"' Gérard.
X.
Le dessin, chez Fragonard, est sa plume d'écrivain. C'est, comme on le voit, sa manière de correspondance, sa forme de billet. Cest * plus encore : on pourrait dire que le dessin est le journal de son imagination. Tout ce qu'il pense lui échappe par là : il s'y confesse et s'y envole. La complète collection de ses des- sins serait l'histoire légère et poétique de sa vie, de ses idées, de ses goûts, de ses opi- nions, de ses humeurs : on y aurait les mé- moires du peintre et de l'homme. L'on ver- rait son culte pour Rousseau, ses larmes sur tt l'homme de la nature » dans tous ses des- sins religieux de Tîle des Peupliers à Erme- nonville. Ses amours en musique, on les re- trouverait dans ce dessin de Gluck, couronné
FRAGONARD. 363
de lauriers 9 assis à un pupitre idéal, entre le buste d^Homère et celui de Virgile, la main sur une feuille de papier où Fragonard a jeté : Et mon cœur et mes œuvres. Son admiration pour Franklin, qui venait apprendre les se- crets de Feau-forte chez l'ami Saint-Non, elle éclate, elle bouillonne dans ce dessin tita- nesque, Tapothéose allégorique de Tarra- cheur de foudre. Ses tableaux n'en disent pas autant sur lui : dans sa peintiu*e, il est Fragonard; dans ses dessins, il est moins et plus : il est Frago tout court et tout intime- ment.
Suivez-le dans le premier coup d'aile d'une idée, lorsqu'il jette au papier l'âme d'une com- position, lorsqu'il cherche et tâtonne à travers le miage ; surprenez-le dans ces dessins de matin, ces crayonnages qui s'éveillent; regar- dez ces lavis faits de si peu, ces semis de jolies taches, ces souffles» hélas! ces riens charmants, enviés du jour, dévorés de soleil, pâlissant, s'effaçant, plus adorables, semble- t-il, à mesure qu'ils meurent un peu * : si petit
I. Les bistres de Fragonard ont contre eux le soleil. Ses tableaux, et surtout ses tableaux finis, souffrent d*autre chose :
364 L'ART DU XVIII» SIECLE.
que soit leur cadre, le maître est là tout entier. Le plus souvent, il use du bistre, un bistre qu'il jette vivement sur un trait de mine de plomb. C'est son procédé préféré pour essayer un effet, avoir la vision d'un tableau futur, faire flotter sa lumière à demi fixée sur le papier mouillé qui boit les contours ; et quel parti Fragonard sait en tirer ! Chez lui le bistre n'est jamais noir, n'est jamais lourd ni pâteux; il s'anime de la légèreté, de la transparence, de la chaleur fauve qui l'avait fait adopter à Rembrandt pour ses dessins. Le travail sur le papier mouillé, qui enlève la sécheresse même aux frottis de premier plan, qui estompe et noie les plus grandes vigueurs dans la fonte d'une tache de marbre; le délavage des fonds, Tab-
ils se sablent déplorablemeiit de licharge. Ceci vient de l'ha- bitude qu'avait Fragonard de se servir de stil de grain d'An- gleterre en guise de bitume, qui ne séchait pas assez vite pour lui. Puis les glacis sur le stil de grain lui donnaient d^agréables tons blonds. Mais ce procédé avait l'inconvénient de faire repercer, comme on le voit aujourd'hui, le stil de grain. Au fond, en dehors de ses couleurs de préparation, la grande cause de la détérioration de sa peinture est son impatience de peindre ; il ne voulait pas attendre, il jetait des tons sur des tons non encore secs. De lu, la volatilisation des dessous écar- tant les dessus de sa peinture.
FRAGONARD. 365
sence de teintes cernées; ce pinceau qui ne semble prendre d'une couleur que la vapeur; au milieu des bruns de Tombre l'admirable éparpillement du jour, ces rayons courant dans toute la composition avec les réfractions du soleil dans une glace, ces nimbes de clarté dans lesquels le dessinateur fait resplendir les tètes et les épaules nues, ces coups de midi frappant le milieu de son dessin, faisant expi- rer le bistre en teintes imperceptibles et ne laissant plus sur le papier que la douceur grise du crayon, tout fait sortir de ces bistres de Fragonard une amoureuse liunière blanche, un éblouissement gai de visages, de chairs, d'étoffes.
Et de là, quelles divines petites figu- rines de femmes se lèvent, fines, spirituelles, délicates, avec leurs bouquets de cheveux noués d'un ruban et noirs d une goutte de cou- leur, leur profil de statuettes de porcelaine ombré et tournant sous un soupçon de lavis, la vie mutine que leur donne, à la façon de mouches de bistre, une piqûre de pinceau à la prunelle de l'œil, à la narine, au coin retroussé de leurs petites bouches en cœur !
366 L'ART DU XYIII* SIÈCLE.
Comment ne pas parler ici de la Lecture du Louvre ? A côté d'une femme dont on ne yoit que le dos, un fichu, un chignon, un bonnet| un hout de livre où elle lit, d'un plâtras de bistre se détache une femme de profil, un pouf noir sur ses cheveux légers comme de la soie, un collier de ruban au cou ; elle est assise de côté, un bras replié sur le dossier du fauteuil, un autre abandonné dans le creux de sa jupe ouverte, ballonnante, argentée, cassée à grands plis de satin blanc. Jamais, avec si peu de chose, Fragonard n'a fait une fenune. Elle s'avance toute claire, toute svelte, presque diaphane, du fond noir et solide du dessin : c'est une ombre de coquetterie, et « une petite reine », conune disait le temps, l'élégance et la grâce même du peintre. Ici, sous les zigzags d'un bouquet d'arbres, c'est un taureau blanc levant la tète d'un bassin, et, le muffle encore baveux de filets d'eau, regardant un couple d'amoureux qui s'em- brasse au fond du dessin, dans la chaleur d'été du bistre. Fragonard s'amuse : prenez garde, il va polissonner! Le voilà qui jette un Maître de danse dans un salon du temps. Tan-
FRAGONARD. 367
dis que des dames s'amusent, auprès de la cheminée, d'un petit chien qui fait le heau, à côté du tabouret où pose la pochette, le ravis- sant petit-maître, enlevant et faisant pirouet- ter entre ses bras sa belle élève, montre, sans le vouloir, un peu de ses jolies jambes au fin matois d'abbé lisant son bréviaire, là-bas, dans l'embrasure de la fenêtre. Et que cela est dé- licieusement troussé ! Le pinceau a la vivacité du geste et de l'envolée de la scène : un peu d'eau, un peu de bistre, un coup de main, — et le tour est fait !
Des bistres, — Fragonard en sème, en ré- pand, il en laisse aller au papier de toutes les sortes, quelques-uns d'un tel flou, si noyés, qu'ils semblent tremper dans l'eau ; d'autres puissants, d'accusation vigoureuse et violen- tée. Ce sont des études de taureau dans l'étable, des ouvrières vaguant en manteau de lit dans leur dortoir, des danses de marion- nettes, des portraits de femmes du temps dans le trifouillis de leurs fanfreluches, des scènes d'évocation inspirées par la magie de Caglios- tro, des foules grouillant dans des jardins, sous les grands pins d'Italie , des paysages où
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le piétiné et le tremblé du pinceau fait un fourmillement d'herbes, d'animaux, d'arbres. Plus rarement Fragonard, pour la claire et transparente incarnation de ses idées, use de l'aquarelle, d'une aquarelle à peine tein- tée : lavis charmant de douceur et de lueurs délicates. Parfois pourtant, échappant à ces timidités de coloriage du temps, il risque, en les relevant d'un travail de plume, des valeurs vives, hardies, brillantes, une vraie peinture à l'eau qui peut servir d'esquisse à son tableau. Cette audace de main qui lui fait violenter l'aquarelle, on la retrouve dans ces gouaches, dans ces orages qu'il maçonne avec des soli- dités d'ébauche à l'huile, et où il jette tou- jours en quelque coin, comme sa signature et sa fanfare, quelque note éclatante de rouge. Au pastel encore, il arrache l'effet avec ses dessins brutalement crayonnés de noir, bala- frés d'écrasis de crayons de couleur, de blanc, de bleu, de rouge, ayant la largeur, la traînée d'une large brosse.
Mais où le dessinateur est inimitable, c'est dans le maniement de la sanguine. Là il l'emporte sur tous, et sur Hubert Robert
FRAGONARD. 369
même, qui devient froid, maigre et mince auprès de lui. Badinages des ciels, échevè- lement pittoresque des parcs, massifs pro- fonds, fines architectures perdues dans le frottis rose des fonds, — quels jeux de sa san- guine ! Il semble qu'il ait entre ses mains son crayon rouge sans porte-crayon : il le frotte à plat pour couvrir ses masses ; il le fait sans cesse tourner entre son pouce et son index en virevoltes hasardées et inspirées. Il le roule, il le tord, avec les branches qu'il indique ; il le casse aux zigzags de ses verdures. De son crayon qu'il ne taille pas, tout lui est bon. Avec son épointage, il fait gras, large, appuie sur les parties ressenties ; avec Taiguisage du frottement, il touche les finesses, les lignes, la lumière, — tout cela avec un art fiévreux, enragé, attrapant le caractère du paysage, le faisant copieux, chevelu, feuillu, croquant, emmêlant la nature aux balustres et le nuage aux cimes des bois. Plus vaillantes encore sont d'autres sanguines de lui : des études de femmes, d'après nature, faites de premier coup, où la sanguine presque écrasée, sabrant les fonds de ses tirebouchonnements, brutalise les II. 24
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L'ART DU XVIM' SlÈCLF.
étofFeS; les garnitures de robes, chifibnne vic- torieusement la fantaisie et les brimborions de la toilette y attaque aussi vivement la ûgure, la hache d'ombre, et fait ce miracle d'y lais- ser sous le crayonnage emporté le sourire d'une jolie femme.
Feuilletez tous ces dessins de Fragonard % feuilles éparses, pensées volantes que nous montre cette chapelle de son œuvre : la col- lection Walferdin, les collections de MM. Mar- cille, de M"' de Conantre, etc., le souvenir des ventes Saint, Norblin, Villot, les gravures, les fac-similé, — l'enfance y revient à tout moment, l'enfance y rit presque partout. Elle est la fraîcheur, la jeunesse, l'innocence de- tous ces petits tableaux. L'enfant, le petit enfant à la brassière écourtée, piétinant et dansant dans le soleil avec un peu de l'envo- lée et de la nudité d'un petit dieu, l'enfant avec ses petites mains de caresse errantes siu- la figure et le sein des mères, l'enfant avec
I. Fragonard a fait un très-grand nombre de dessins, entre autres des séries d'illustrations pour le Don Quichotte, le Roland Furieux, les contes de La Fontaine. De cette der- nière série, un petit nombre seulement ont été gravés.
FRAGONARD. 371
sa bouche en cœur, Tenfant dans son compa- gnonnage avec le chien et Tâne, monté sur leur dos ou pendu à leur cou, Fenfant tout blanc dans sa grande petite chemise de nuit, en haut de la pyramide d'enfants qui guettent la poêle des beignets, Tenfant blondi n et frisé, une poupée dans les bras, qui prêche sur un buffet avec Tair d'un petit saint Jean de cire *, — toutes ces petites bonnes gens-là font une lumière et un tapage de Paradis dans les scènes de Fragonard. Quand ils sont trop petits, il endort la vie de ces petits êtres, au milieu d'un jardin en fleur, sous les ten- dresses penchées d'une mère, dans un ber- ceau qu'on dirait poussé avec les bouquefs de roses qui s'effeuillent dessus*. Plus grands, il les montre debout sur une caisse d'oranger emmaillottés par des mains maternelles dans une couverture dont ne sort que leur petit visage. Ou bien, il les fait monter sur les genoux de leur mère en ascension d'anges. A les grouper, à les rassembler, à faire jouer, à
1 . Voyez V Heureuse Fécondité^ les Beignets^ le Petit PrèâicU" teuty gravés par Dclaunay, etc.
2. La Bonne Mère, gravé par Delaunay.
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culbuter tous ces fanfans il semble que le dessinateur ait des joies de père, et ron dirait qu'il fait sauter ses compositions sur ses ge- noux. Comme il les dessine de leur âge, g^s> vivants, roses et fous, ces tout petits garçons, ces jolis petits bouts de filles, ces brins de femmes ! Ce ne sont pas les enfants que peint Chardin, déjà petit bourgeois, sérieux, gran- dis dans le sombre des pièces à petits car- reaux, dans les leçons graves de la vie res- treinte et sévère : c'est vraiment la famille de Fragonard, les enfants de son génie, que ces petits démons libres, épanouis, rayonnants, montrant des genoux de Cupidons entre leur culotte et leurs bas roulés, enfants gâtés du bonheur et de la campagne, de Tamour et de la nature, bâtards bénis de bergères et de grands seigneurs, que Ton s'imagine nés des scènes vives du peintre, des couples d'amants que ses pinceaux renversent sur des bottes de foin.
L'enfance porte bonheur à Fragonard. Elle lui inspire tous ces dessins charmants dont je ne veux citer que quelques-uns : le chien que coiffe une petite fille devant une
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glace, le grand et magnifique morceau de la femme qui distribue à ses enfants du pain qu'elle tire d'une huche, — et celui-là '.Dites donc, s'il vous plaît, qui prête, avec un peu de bistré, tant d'embarras et une si jolie moue au bambino en chemise courte.
Mais pour mettre Tenfance toute vivante dans son œuvre, ce .n'est pas assez pour Fra- gonard du dessin, de la peinture même ; il lui faut un procédé, un art particulier, nouveau par la manière dont il y touche, un art où il fera oublier tous ses devanciers et défiera tous les imitateurs : la miniatxu^e.
Une miniature de Fragonard, c'est l'ex- quis du joli, la merveille du petit art, une chose enchantée, et qu'il ne faut comparer à rien dans le xvni^ siècle, pour le fin et déli- cieux chatouillement du regard, qu'à une terre cuite de Clodion. Placez à côté toutes les mi- niatxu-es du temps : elles pâliront, elle noirci- ront, elles laisseront voir la peine de leur travail, leur petitesse, leur minceur. Les plus brillantes, les plus fraîches, les plus libres, celles qui auront le plus cherché la vie, celles qui auront le mieux échappé à la sécheresse
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du métier, à l'ingratitude du procédé, paraî- tront des miniatures; et rien que des minia- tures. Même celles de Hall, aujourd'hui si chères, ces petites peintures égayées, vivi- fiées, avec leurs badinages et leurs pétille- ments si fins, leurs aiguillures de gouache, vous les verrez, malgré la science et Tesprit du travail, s'effacer devant un Fragonard. Plus de charme, plus de brillant. Ses petites figures se violacent. Il est froid, il est menu, et on ne voit plus en lui qu'un homme habile, spirituel à coups d'épingle. Mais le rayonne- ment de la peau, l'ébloui ssement du teint, la lumière de la vie sur un visage, — et d'une vie toute jeune, de cette vie blanche de l'en- fance, pleine d'une santé d'innocence, et comme baignée encore du lait qui Ta nourrie, — Fragonard seul atteint cela dans ses minia- tures. Et c'est son grand triomphe de donner de l'enfance cette figuration animée, presque idéale, qui semble l'image où une mère re- garde le portrait de son enfant, et le rêve plus qu'elle ne le voit.
Des enfants, Fragonard a peint là les yeux de diamant noir humides. 11 a su rendre cette
FRAGONARD. 375
flamme des jeunes regards, la mouiller, Tal- lumer, mieux que n'ont fait, avec les res- sources de rhuile, Greuze et le peintre anglais Lawrence. Il a peint le nuage de leurs traits, la molle et délicate indécision de leurs con- tours joufflus, leur chair douillette et soufflée, la fine porcelaine de leur front, le bleuissement d'azur de leurs tempes, la moue ou le sourire épanouissant ou fermant la fleur rouge de leiu: bouche. Vraies miniatures de soleil où vous chercherez vainement le travail, les hachures, le pointillé, les sécheresses des autres minia- tures. Une goutte d'eau dans laquelle serait tombé un rayon, voilà le mystère et l'enchan- tement de ces légers chefs-d'œuvre. Des colo- rations qui ont la pâleiu* et l'effacement de tons noyés dans un verre d'aquarelliste, c'est tout le procédé de Fragonard. Son pinceau ne laisse pas une trace. A peine s'il couvre toute la feuille. Partout il laisse revenir la chaleur et le blanc crémeux de l'ivoire, transperçant de ses dessous ces petites mines rosées, fai- sant le fond et la tiède clarté de tous ces petits teints.
Ainsi faits de rien, d'un badinage et d'un
376 L'ART DU XVIII» SIECLE.
sourire du peintre, sont-ils assez jolis, tous ces petits enfants frisés, avec leurs boucles de cheveux si fins, si blonds, presque couleur de jour, leurs collerettes bouillonnées, le cha- peau et la veste flottante de Pierrot, qui les fait sortir de leur cadre avec l'air de petits anges de carnaval revenant d'un bal costumé d'enfants! Sont-elles assez ravissantes, ces petites filles, ces petites femmes, un nœud bleu au corsage, le fil de perles au cou, la collerette Médicis à la nuque, la poitrine décol- letée dans un corsage à l'espagnole, petites Belles aux cheveux d'or, petites Infantes de féerie, séduisantes de la séduction de l'en- fance de la femme , jolies de cette grâce presque céleste qui tremble encore en elle et semble à peine avoir touché la terre ! Jamais l'aube, les premières douceurs d'un visage féminin, les transparences de chair d'une toute jeune fille, l'ambre de ces ombres tom- bées du dessous de l'aile d'une colombe blanche, la lueur de nacre courant aux épaules frissonnantes d'un premier décolletage, jamais les blanches tendresses vierges de la peau de la femme n'ont eu un peintre pareil à ce mi-
FRAGONARD. 377
niaturiste dont les petits portraits, si larges, si moelleux, si vivants, si radieux, font penser à ces grands peintres de la chair, Van Dyck et Rubens, réduits à un format de médail- lon, ou bien encore regardés par le petit bout d'une lorgnette achetée au Petit-Dun- kerque * .
XI.
La Révolution arrive. Les premières et généreuses illusions d'une rénovation, les grandes perspectives de la liberté remplissent le ménage de l'enthousiasme qui court les ateliers et passionne les tètes d'artistes. Le
I. Il est curieux d'étudier chez M. Carrier, l'habile peintre en miniatures, trois de ces miniatures de Fragonard, des moins avancées, légères à ce point que le crayon s'aperçoit encore dans les collerettes et les boucles de cheveux. On voit là comme la palette de ses dessous, la chaude éclosion de ses miniatures plus achevées, le lever de ces petites figures tapotées, de ces petits fronts bossues, de ces petits yeux po- chés, dans un premier barbouillis vibrant et tremblant de soleil.
378 L'ART DU XVIII» SIECLE.
7 septembre 1 789, M"' Fragonard fig^re^ avec MM"" Vien, Moitte Lagrenée la jeune^ Su- vée^ David ^ dans Tambassade des femmes d'artistes qui viennent offrir à la patrie^ sur les bureaux de l'Assemblée nationale, leurs bracelets, leurs anneaux d'oreilles, leurs bagues, leurs étuis, leurs aiguilles à tamboiur, leurs bijoux d'or et d'argent. Et n'est-ce pas dans son costume de patriotisme que nous la fait voir la miniature possédée par M. Théo- phile Fragonard? Le petit bonnet de gaze entricoloré de rubans et surmonté de la co- carde, les cheveux sans poudre tombant à la garçon , la taille prise dans un pierrot blanc à petit collet, les revers larges et rabattus, un œillet rouge au corsage, — rien ne lui manque de la mode nationale.
Fragonard, lui, pendant ce temps, dédie la Bonne Mère à la Patrie. L'influence de David, qui est resté son ami * et chez lequel il envoie
I. L'amitié de David pour Fragonard ne se démentit jamais. Voici en quels termes il le proposa pour la conserva- tion du Musée, en le mettant en tôtc de la liste des candi- dats : VL Fragonard a pour lui de nombreux ouvrages ; chaleur et originalité, c'est ce qui le caractérise ; ù la fois connaisseur et grand artiste, il consacrera ses vioux ans à la garde des
FRAGONARD. 379
étudier son fils Évariste, le fait nommer con- servateur du Musée, et plus tard membre du jury des arts, constitué en brumaire de l'an II de la République, sous la présidence de Pache, pour juger les ouvrages de peinture, sculpture et architecture mis au concours. Le triomphe de la nouvelle école semble Técraser et r éblouir : il parait vouloir faire amende ho- norable de son genre, de sa vive peinture ; et de ses vieux doigts, si hardis à saisir les fan- chefs-d'œuvre dont il a concouru dans sa jeunesse à augmen- ter le nombre. » {Histoire des Peintres par M. Charles Blanc.) Plus tard, en réponse à Tenvoi d*un ouvrage d'Evariste Fra- gonard, David lui écrivait cette lettre d'un large esprit : « Je suis bien sensible, mon bon ami, à votre tendre souvenir, il me prouve que je suis présent a votre mémoire. J'ai reçu avec bien de la satisfaction votre ouvrage, et j'ai eu un plaisir iacroyable à le parcourir. Continuez, mon bon ami, vous êtes né pour aller loin ; quand on fait à vingt-quatre ans une pa- reille œuvre, on doit s'estimer heureux. Je félicite votre brave père et je me mets à sa place. Qu'il jouisse complètement de la liberté qu'il vous a laissée dans les arts; car il a senti, en habile homme, qu'il n'y avait point qu'une seule route pour arriver au but, et le nom de Fragonard sera distingué dans tous les genres. J'embrasse bien votre mère, et je n'oublie pas M"« Gérard ; la postérité m'en ferait trop de reproches. Votre ami sincère, David. — Ce 23 vendémiaire an XIV. » (Copie d'une lettre autographe de David faisant partie de la collection de M. Moulin.)
380 L'ART DU XVIIM SIECLE.
taisies dans le nuage, il travaille à des dessins pénibles , ennuyeuses imitations de Tennui des lignes d'alors ; que lui achète quelque amateur arriéré, quelque banquier bruxellois ayant encore dans Toreille le bruit de son
nom*
Cependant bientôt arrivent les déceptions, les retranchements, la gène. Fragonard avait 18,000 Uvres de rente sur TÉtat; avec les réductions, les consoU dations, ses 18,000 livres de rente tombent à 6,ooo. 11 se trouve si pauvre avec cela, qu'il les place en viager sur la tête des siens. A demi ruiné, il perd encore cette place de conservateur, où, mal- gré une vive opposition, il avait fait adopter la séparation des écoles. Les ennemis que lui fait, parmi les gens de Tart de 1790, le passé de son talent, circonviennent le ministre, qui lui envoie sa démission sous le prétexte iro-
I. On trouve dans le catalogue de la vente du prince de Ligne (Vienne, 1814) deux dessins grisaille : l'un représen- tant a le Sénat assemblé pour décider la paix et la guerre > ; l'autre, « la Fermeture du temple Janus ». Ces deux dessins avaient été envoyés par Fragonard à M. d'Aoust, banquier à Bruxelles, qui les avait payés 400 livres.
FRAGONARD. 381
nique de le rendre à ses importants travaux*. Perte de son argent, perte de sa place, oubli de sa vieille gloire, Fragonard supporta toutes ces tristesses de la fin de sa vie avec de la jeunesse d'esprit, une patience allègre, un courage gai, un heureux fond de belle santé. 11 tenait de son père, mort à quatre-vingt-dix ans de la courbature d'une chasse où il avait voulu aller tuer du gibier pour le diner du baptême de son petit -fils Evariste. Leste, ingambe, il promettait la même carrière, lors- qu'un jour, en revenant à pied d'une course
I. Voici, d'après le» Archives du Louvre, l'historique des fonctions remplies par Fragonard dans Tadministration de Tart. Le la pluviôse de l'an II, il figure parmi les membres du Muséum national des arts, lors de son installation. Le 19 plu- viôse, il est élu président du Conservatoire du Muséum. Le 24 ventôse, il est délégué avec Lesueur pour la plantation d'un arbre de liberté, et son nom figure dans toutes les com- missions nommées par le Conservatoire. Le 15 thermidor, Fragonard, cessant de faire partie du Conservatoire, continue à être de la commission temporaire des arts. En l'an III, il figure parmi les cinq membres du Conservatoire. La même année, il est nommé président. Puis, en l'an Y, il ne fait plus partie de Tadministration du Musée national, et en Tan VIII, 23 prairial, sa place d'inspecteur des convois d'objets d'art en- voyés du musée spécial de Versailles au musée central de Paris est supprimée.
38a L'ART DU XVIII» SIECLE.
au champ de Mars^ ayant soif et chaud, 3 entra prendre une glace dans un café : une congestion cérébrale suivît et l'emporta. 11 avait soixante-quatorze ans'.
11 mourut obscur^ oublié. Il n'eut pas même la courte nécrologie que le Journal de VEm" pire donne à Greuze^ la ligne dont il annonce la mort des artistes. Et rien ne le rappela à ses contemporains qu'un souvenir, un tableau exposé au Salon de cette année-là même, où M"* Gérard avait mis pieusement dans la tête du Bailli les traits et la ressemblance « du bon ami Frago ' » .
1. Fragonard mourait le 22 août 1806. Voici l'acte de dé- cès tel que le Cukinet de l'Amateur de M. Piot Ta relevé sur les registres du ii« arrondissement. — a Du vendredy, aa août 1806. Acte de décès de M. Jean-Honoré Fragonard, peintre de la ci-devant académie, âgé de soixante -quatorze ans cinq mois, né à Grasse, département du Var, décédé aujourd'hui à cinq heures du matin, palais du Tribunat, maison de Véri, restaurateur, division de la Butte des Moulins, époux de d* Marie Gérard. — Les témoins ont été MM. Alexandre-Éva- riste Fragonard, peintre d'histoire, demeurant rue Verdelet, n° 4, division de la Halle au Bled, fils du défunt, et Jean- Baptiste Alezard, propriétaire. » — M™* Fragonard mou- rait en 1824 à Vâge de soixante-dix-sept ans; et M"* Gérard en 1837, à peu près au même âge que sa sœur.
2. Le Pausanias français^ 1806,
FRAGONARD. 383
XII.
Pour décrire le grand tableau de Frago- nard, Diderot a imaginé de le rêver. Il ne pouvait mieux faire : Fragonard est le maître du songe. Sa peinture est un rêve, — le rêve d^un homme endormi dans une loge d'Opéra.
La scène s'efFace, la salle s'éteint. Le coin du Roi et le coin de la Reine disparaissent. L'orchestre s'éloigne. La musique expire, et dans un murmure ailé d'instruments invisibles, un air de Gluck soupire, voltige et meurt. Peu à peu, tout se tait, tout finit, — puis dou- cement tout revient. Le sommeil relève en silence la toile du théâtre. Et l'opéra recom- mence devant le dormeur, un opéra céleste et triomphal. Les palais, les temples, les cam- pagnes, les colonnades de marbre et de ver- dure, se lèvent dans une vapeur. Les chan- gements à vue se jouent dans les feux de Bengale. Les métamorphoses de la Fable se succèdent. Les allégories rayonnent. La cor- beille de Flore se vide dans le ciel, et fait
384 L'ART DU XVIII* SIECLE.
pleuvoir le printemps. Les nuages de carton se changent en nuages de gloire. Les pots à feu répandent des aiu'éoles. Les massifs de roses deviennent des buissons ardents. Les robes d'actrices^ fendues et volantes^ laissent paraître des corps de déesses. Les cascades, les jets d'eau brillent, se brisent et sautent, lançant en Tair leur poudre de diamants. Puis, tout à coup, ce n'est plus que Cupidons cou- rant avec des torches dans une forêt de cyprès; et tout au fond, monte et grandit, dans un éblouissement de flamme, le Temple de r Amour, l'Amour même de Bouchardon, illuminé comme de l'immense flambée de bois de cette fête de Trianon, — le dernier feu de joie du xviir siècle !
PRUDHON
II.
25
V
9
i
r.
PRUDHON
[ UAND l'inspiration de Watteau disparut de notre école ; quand le xviii' siècle fut rejeté dans le
I passé, avec ses mœurs, ses idées, ses modes et ses goûts ; quand ce grand renou- vellement de l'âme d'une nation et de la pen- sée d'un peuple, une révolution sociale, appela les arts à un nouvel avenir en déplaçant leur idéal, deux hommes se rencontrèrent en France qui, avec des aptitudes opposées, un tempérament contraire , des fortunes diffé- rentes, tentèrent de ramener la peinture aux leçons de l'antiquité rappelée ou plagiée par
388 L'ART DU XVilI- SIECLE.
les hommes^ parles événements même de leur temps.
Le premier retournait au génie antique par Winckelmann^ aux lignes antiques par des académies anatomiques. Il peignait les Horaces et Brutus, il croyait retrouver Rome en resti- tuant une forme de fauteuil ou le dessin d'un glaive ; c^ctait là ce qu'il appelait lui-même « le style antique ». Plus tard il reconnaissait que les Romains n'avaient été que des demi- barbares auprès des Grecs : il quittait le style romain, il cherchait le grec pur en copiant des statues qu'il ne se cachait pas de reproduire re- ligieusement dans ses tableaux. De ce « grec pur » sortait V Enlèvement des Sabines. Plus tard encore, entraîné à la suite de la petite société des « penseurs » de son atelier, il se tournait vers les primitifs grecs, vers les primitifs go- thiques ; et quel tableau sortait de cette inspi- ration du sentiment naïf, si innocemment anti- académique, des œuvres qui dans toute école annoncent le beau en semblant l'enfanter ? Le'onidas aux Thermopj'les. Imagination sèche et déclamatoire, main patiente mais non in- spirée, conscience hésitante, dessinateur pé-
PRUDHON. .389
nible et matériel, incapable de rien dessiner sans le modèle, et auquel rien n^apparaissait dans l'ensemble de la vision intérieure, c'était toujours par le décalque et la copie qu'il s'approchait de l'art antique, dont il croyait embrasser l'âme lorsqu'il n'en embrassait que le squelette .
Cet homme, gâté par les adorations de l'ad- miration publique, immortel de son vivant, était proclamé, par le goût et aussi par les passions des contemporains, le restaurateur de l'antiquité : c'était David.
A l'écart, dans l'ombre, il y avait un pein- tre que David appelait avec mépris « le Bou- cher de son temps ». Cependant celui-ci portait dans la tète la Grèce et les Dieux. Il n'arra- chait pas lambeau à lambeau les beautés de l'art antique ; il les trouvait dans son âme, elles rayonnaient sous sa main. L'intuition était sa science. Sans modèle, il animait ses créations avec le mouvement et la lumière de la vie, il faisait courir le sang sous la chair, et la divi- nité dans ses personnages. Les statues sacrées marchaient et respiraient sous ses pinceaux, comme des marbres sortis de terre qui pren-
390 L'ART DU XVIII» SIECLE,
draient leur essor dans la peinture d'une Renaissance. Et le génie de Tantiquité allait une dernière fois revivre dans son œuvre. Mais le nom de ce peintre ne devait être populaire que dans la postérité : il s'appelait P^udhon^
II.
Le 4 avril 1758, Pierre Moreau, marchand épicier de la ville de Cluny, et dame Ursule Mutin, épouse de François Biais, marchand de ladite ville, présentaient au baptême un pau- vre enfant né le jour même : c^était le dixième fils de Christophe Prudhon, tailleur de pierres, et de Françoise Piremol, Pierre Prudhon*, qui plus tard, sur son acte de mariage, signera
I. Je conserve Torthographe consacrée du nom de Prudhon qui n'a pas plus de raison de s'écrire Prud'hon que Prudon.
a. Voici Tacte de baptême de Prudhon :
« Ce jourd'hui (4 avril 1758), je prêtre curé de la paroisse de Saint-Marcel-de-Cluny, ai baptisé Pierre fils de Christophe Prudon, tailleur de pierre, et de Françoise Piremol sa femme, né ce même jour. Son parrain Pierre Moreau, marchand épi- cier, et sa marraine dame Ursule Mutin, épouse de François Biais, marchand de drap. Tous de la dite ville. »
PRUDHON. 391
Pierre-Paul, du nom de son second parrain : Rubens.
L^enfant du tailleur de pierres grandit comme les enfants du peuple, à la dure, au froid, au chaud, et faisant de misère bonne santé. Mais il grandit aussi, couvé par le cœur d^une mère qui apportait dans son affec- tion maternelle, dans ses caresses pour le dernier venu de ses enfants, les plus rares délicatesses de sentiment, les plus douces tendresses, et ces baisers qu^ignorent d'ordi- naire les enfants du pauvre. Toute sa vie, Prudhon devait se ressentir de cette éducation d'amour qui, en donnant à son âme^ natu- rellement sensible, la tendresse, l'expan- sion, la douceur, le dévouement d'une âme de femme, le livra, sans défense, aux blessures de la vie, aux déceptions des illusions et aux tourments des affections humaines*. Les années
T. Une lettre que Prudhon écrira en 178^ à Fauconnier pour le consoler de la mort de sa mère est une révélation de la douceur de son enfance et du retour qu'y faisaient bien sou- vent ses souvenirs :
«... Que vous dirai'je, mon ami! fai éprouvé comme vous le même malheur, fai perdu en quatre mois un pire et une men qui
39a L'ART DU XVIII- SIECLE.
passaient^ et le petit garçon allait, avec les autres enfants pauvres de la ville, dans les forêts des Bénédictins, ramasser le bois mort pour le feu du souper ; éveillé, mutin, hardi entre tous, et montrant sous ses haillons, dans Tombre des grands bois, une physionomie où rintelligence commençait à s'éveiller, où Tavenir semblait déjà mettre une promesse.
Souvent le prêtre s'attache à Tenfànt par une protection paternelle, par une paternité morale. Beaucoup des gloires de l'ancienne France, la France les doit à ce besoin d'adop- tion de l'homme qui vit dans le célibat et ne peut être père. Le curé de Cluny était un de ces hommes d'Eglise qui se font les pères du
m'aimaient tendrement. Bien plus, il ne m*est resté que des frères et des sœurs en qui /ai trouvé moins d'affection et plus d'indifférence que dans des étrangers. A Vàge où j'étais alors^ il m'était bien dur de n avoir plus personne qui s'intéressât a ma jeunesse; cependant il a fallu boire le calice jusqua la lie ! D* autres malheurs surwin- rent ; on retira ma pension. Je restai donc sans fortune, sans secours,- sans talent; de plus ingénu, timide, confiant, ne connaissant point U monde, et enfin abandonné â moi-même. Que de petites misères et qui étaient bien grandes pour moi, il m'a fallu essuyer. Par com- bien de situations embarrassantes il m'a fallu passer. Combien de fois il m'a fallu être dupe de ma bonté et combien j'ai trouvé qui en ont abusé! Quelle comparaison de ce temps avec celui que j'ai passé dans la maison paternelle. » (Lettre appartenant a M. Pelée, publiée par M. Clément.)
PRUDHON. 393
génie d^un enfant. Voyez son portrait : ses cheveux gris, son beau front que les rides rayent sans le creuser, son regard clair tem- péré de bienveillance, son nez large et bien ouvert, cette bouche qui sourit tranquillement, cette face intelligente de Bourguignon qui dit, par toutes ses lignes, santé, bonté, droitiu-e , vous devinerez quel protecteur et quel ami ce dut être pour le petit Pierre Prudhon que le euro Besson. Il fit de l'enfant son enfant de chœur et son élève, il lui donna lui-même les principes rudimentaires de toutes choses ; puis, se défiant de lui-même et sentant s'agi- ter quelque chose d^inconnu dans cette petite cervelle, il envoya le fils du tailleur de pierres à l'abbaye, et obtint pour lui des leçons des moines de Cluny. Prudhon entre donc dans cette abbaye de Cluny dont la double église était grande, à vingt pieds près, comme Saint-Pierre de Rome. Il vit dans ce monde de pierre et de marbre, de colonnettes histo- riées, de vitraux, de statues, de boiseries, de tapisseries. Il demeure ébloui devant cette chapelle de Bourbon, un trésor de magnifi- cence, dont les chapiteaux portaient douze
394 L*ART DV XVIII* SIECLE.
st2tnes d'arg^ent. Sa pensée et ses jeux se perdent dans cette coupcde de Tabside où le drame et le peuple de la BiUe s'auraient sur un fond d'or. Et soudain, au fond du pauvre enfant, c'est comme une lumière confuse, comme un lointain appel, une aspiration encore inconsciente, une volonté pleine de trouble qui remue en lui. A mesure qu'il s'abime dans la contemplation de toutes ces choses animées par la main de llionune, sous ces voûtes rayonnantes d'images, au milieu de ces murs peuplés de formes, il sent monter en lui, impérieuse, indomptable, l'ambition d'être, lui aussi, un sculpteur, un peintre : sa voca- tion lui apparaît. Alors ses cahiers d'étude se couvrent de croquis qui prennent la place du latin : de son canif il fouille et travaille le bois et tout ce qui lui tombe sous la main, — le savon même d'où il fait un jour sortir toute une Passion qui l'étonnera plus tard, à son retour d'Italie. La peinture surtout le tentait. Il pressait le suc des plantes et des fleurs, il se fabriquait des pinceaux avec des poils ramassés sur les harnais des chevaux, et il peignait. Mais quel dépit, quel désespoir de
PRUDHON. 395
ne pouvoir arriver au ton, à la vigueur des tableaux de Tabbaye! jusqu'au jour où ce mot d^un moine : « Vous ne réussirez pas : ils sont peints à Thuile, » Féclairait comme une révé- lation. Il retrouvait, il inventait la peinture à rhuile.
Chez M. Marcille, dans cette collec- tion qui est l'histoire du talent de l'homme depuis ses bégayements jusqu'à sa maturité triomphante, on retrouve une des premières peintures à Thuile du jeune peintre. Cela représente, enguirlandés de grosses roses rouges, et s 'échappant des deux côtés d'un mascaron, tous les chapeaux qui coiffaient en ce temps la Bourgogne civile et militaire, en négligé du matin ou en tenue de gala. Sur le devant, chapeaux et tricornes galonnés d'or; à droite, couvre-chefs noirs à larges bords lisérés d'un ruban blanc et rouge, et grands chapeaux clabauds ; à gauche, chapeaux ronds et feutres blancs emboîtés les uns dans les autres en pyramide. Au milieu du cadre de tous ces chapeaux, l'on voit une espèce d'antre où deux ouvriers farouches, en bras de chemise et dans la vapeur de l'eau.
396 L'ART DU XVIII» SIECLE.
raides comme des figures de Tart byzantin^ travaillent et apprêtent le feutre... Le peintre, qui ne devait, plus tard, tracer au bas de ses toiles que la légende des fables de l'Olympe et des allégories morales, a écrit : Charton, marchand chapelier, t*end toutes sortes de cha^ peaux Jins et autres, au bas de ce panneau, peint brutalement selon les plus naïves et les plus grossières traditions de la peinture d'en- seigne. A peine si, en cherchant bien, Ton débrouille les premiers tâtonnements du futur coloriste argentin dans quelques égratignures de lumière, quelques minces traînées de blanc sur les chemises des deux hommes. Cette curieuse peinture, et encore deux griffonnages, pauvres croquis de commençant dont la main hésite et tremble devant la na- ture, et que Ton donnerait à un misérable élève de Schenau : une femme qui file au rouet, et une petite fille qui donne la bouillie à sa poupée, gravés qïï fac-similé par le baron de Joursanvault, — tels sont les premiers essais où Prudhon se cherche lui-même, et poursuit, avant Theure, son génie. Regret- tons deux tableaux perdus de ces premiers
PRUDHON. 397
commencements. Peut-être la veine de Callot nous eût-elle été révélée dans Prudhon par ces deux portraits de Pierrot le Bavoux et de Gothon Bibi, deux mendiants, vieux compa- gnons de ses courses dans les bois, qui devaient, yen réponds rien qu'à la couleur de leurs noms, être de glorieux gueux, des types de ces mendiants de la grande race vivant du pain de nos anciennes abbayes.
Ces premiers travaux de Prudhon, Tobsti- nationde ses efforts, sa furie de dessin, éton- naient et intéressaient les moines, qui par- laient de lui à M^*^ Moreau, évêque de Mâcon ; et le jeune homme était envoyé par M*^^ Mo- reau à Dijon, à Técole de dessin de M. De- vosge , dont les quelques tableaux gravés montrent, chose bizarre, tout à la fois l'in- spirateur et rélève du genre de Prudhon.
Puis, au bout de longues et patientes études, quand il commençait à ramasser ses forces et à mesurer son élan, Prudhon était rappelé à Cluny. Le jeune homme avait laissé derrière lui une de ces liaisons que nouent, en dehors de la sympathie et de la parité des âmes, rage et le tempérament. Quand Thomme
398 L'ART DU XVIII» SIECLE.
eut reconnu tout ce qui manquait à celle qu'il avait aimée^ pour être à la mesure de son cœur, à la portée de ses rêves, quand il eut compris son infériorité morale, et l'impos- sibilité d'élever jusqu'à lui cette créature vul- gaire, il ne se crut pas délié d'un devoir de réparation, il ne voulut pas se dérober au ma-" riage. Le bon curé Besson^ bénit donc, le 17 février 1778, le mariage de son protégé avec la fille d'un notaire royal, qui ne donnait rien à sa fille pour se marier, et qui ne devait lui laisser guère plus à sa mort. Pauvre ma- riage*, oîi l'élève de l'Académie de peinture et de sculpture de la ville de Dijon n'eut pour témoins qu'un tissier en toile et les trois clercs de l'étude de son beau-père.
Cette malheureuse union semblait briser
I. Ce portrait est dans la collection de M. Eudoxe Marcille. M. Clément le croit peint pendant le passage de Prudhon à Cluny, en revenant de Rome et avant d'aller à Paris. Dans le même temps, il aurait peint un portrait de M. Landel, indus- triel dijonnais qui le paya en nature, avec deux couvertures de laine de sa fabrication. {Prud^hon, Sa V'u^ ses OEuvres n sa Cor- respondance, par Charles Clément. Didier et C'*, 1872.)
a. Prudhon eut de son mariage avec Jeanne Pennet, de 1778 à 1796, cinq enfants : quatre garçons et une fille.
PRUDHON. 399
Tavenir de Prudhon. Enlevé à ses études de Dijon, cloué dans sa petite ville natale, lié à son ménage^ découragé de toute grande espé- rance^ abaissé à un métier de gagne-pain^ ne voyant d'autre carrière devant lui que la car- rière d'un pauvre peintre de portraits et d'en- seignes, il rencontrait par bonheur une pro- tection qui le sauvait du désespoir, un protec- teur qui, en l'encourageant, en le soutenant de compliments, en lui commandant des dessins, en mettant un prix à tout ce qui sortait de sa main, le défendait contre les tentations du doute et lui rendait la confiance en lui-même : j'ai nommé le baron de Jour- sanvault, chevau-léger de la garde du roi à Beaune, cette belle et noble fîgiu-e d'amateur provincial esquissée dans ces lignes du gra- veur Wille : « 11 a établi une espèce d'acadé- mie dans sa maison, il s'exerce dans les arts, et il fait du bien aux jeunes gens qui marquent de l'inclination pour les talents*. » Digne pa- tron de Prudhon *, ce protecteur de tant
1. Mémoires et Journal de Wille, 1857. Vol. II.
2. La maison de Cluny, habitée par Prudhon, a gardé jus- qu'à ces années dernières, au-dessus de sa grande cheminée,
400 L'ART DU XVIII» SIECLE.
de cœur^ qui appelait mes enfants adoptifs les jeunes artistes qu'il aimait! C'est auprès de lui que Pnidhon vient chercher ses consola- tions : c'est à lui qu'il confie ses tristesses^ ses luttes, ses embarras^ ses aspirations et ses pro- jets décrus : c'est à M. de Joursanvault cpie le peintre écrit :
Monsieur,
4 I otts ^urfs jTjffjr douu Je ia petme à me pardemMer «os êitJnyuieM^iNe p^jresse J répondre j Ai lettre dont nyms ai onr; A**«n*'^jf ; y'jivi^ ":i»»î tcrt et mer:r*' t^^^^tt rctre ressevrîmewt à *vf i-j;',:'»/: cepe^sijuft djn^^ne^ <'uNte'^ rzj jaste et rjppeie^
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PRUDHON. 401
menacei dans votre dernière lettre de la perte de votre amitié^ ce serait pour moi le dernier des malheurs^ fai plus que Jamais à cœur de me conserver votre bienveillance^ de grâce ne me la refuseï pas! laissej-vous Jléchir à mes prières^ rap~ pelej vous la promesse que vous m'avés fait de ne m'aban^ donner Jamais ! ,, , Que Je regrette bien sincèrement de n'avoir pas suivi vos sages conseûs! qu'ils m'étoient utils ! que J'étois aveugle ! et que J'en ai peu 'profité : si du moins Je pouvois encore réparer ma faute! mais il n'est peut-être plus tenu,,,; que Je suis malheureux! ayant amassé quelque argent ^ J'avois projeté d'aller continuer mes études à Dijon jusqu'au temps du concours pour l'Italie ^ mais malheureusement une personne m' ayant prié de le lui prêter pour quelques Jours je n'osai le lui refuser et actuellement Je ne puis rien en retirer. Je me vois par là hors d'état d'effectuer mon projet et con^ train t de passer le gros de l'hiver dans mon maudit pais; si vous voulés monsieur my envoyer des planches^ quelques pointes et du vernis dont on se sert pour Veau forte ^ Je vous y graver es des sujets de ma composition ou autres^ enfin tout ce qu'il vous plaira^ ce sera si vous souhairej à conte de la somme dont Je vous suis redevable^ car Je ne suis pas présent' tement à même de vous la rendre en argent^ ou si vous aimej mieux des dessins lavés ou à la mine de plomb Je vous en ferai,,,
t Je réitère mes prières pour obtenir mon pardon de votre bontéj monsieur accordés moi le^ Je vous conjure ^ et croies que Je suis avec les sentiments les plus respectueux et le plus parfait dévouement
« Votre très humble et très obéissant serviteur^
« Prudhok p.
II. a6
409 L'ART DU XVIII* SIECLE.
« Je vous prie tf assurer mesdemoiselles Dembnuu de mes respectueux devoirs et de leur souhaiter de ma part tout ce qui peut remplir leur souhait,
M A Cluny, ce 9 janvier r/8o, »»
« Cluny, ce 4. mars iyi: u Aïonsieury
« J 'otre charmante lettre m* a comblé de Joie et de plaisir; ivus m'assurei donc que je suis redevenu votre bon amij que vous sertej peiné de rompre le vœu que vous en /ai tes. et bien moi pour vous en témoigner ma vive reeonnoissance. Je veux faire mon possible pour m'en conserver éternellement le titre,
c( // faudrait que je fus singulièrement bigarre pour me brouiller avec vous pour les justes raisons que vous avei de ne m* aider ni de me conseiller dans mon voyage projeté à DiJ<m, assurément je me voudrais mal d'en avoir eu seulement Vidée. Cependant je crois y Alonsieur, vos craintes pour Naigeon un peu hajardées, et votre prévention pour mon médiocre et très médiocre talent un peu forte, car rrai je pas tout lieu de craindre qu'un travail de trois ans après d^excellents models et sous un maître éclairé, ne l'ait mis ainsi que beaucoup d'autres bien au-<Lessus des faibles efforts que je pourrai faire pour me distinguer dans le concour : Je ne vois pas il est vrai de moyen quoique tres^iouteux plus prompt pour sortir de ma situation actuelle que ce concour de Dijon; mais ne crains-je pas aussi et avec raison de nry faire que des tentatives infructueuses et trois années perdues ne me donnent elles pas de justes aprehensions et malheureusement trop bien fondées : la seule raison qui m* engage fortement â ce voyage ce sont les études que je serai dans le cas et â portée de faire et qui je crois ne me seront pas inutiles.
PRUDHON. 403
• Parlons un peu d'autres choses. Vous m' enhardisse j^ Monsieur^ et Je redoublerais avec ardeur mes instances peur vous engager â venir à Cluny si je ne consultais que mon cœur et si je ne craignais aussi de vous incommoder ^ car je préférerai toujours quoiqu'il rr^en coûte votre commodité et vos goûts à mes désirs quelques violents qi^ils puissent étre^ cependant y je ne puis m'en tenir là quand je pense au plaisir de voir deux amis et un bienfaiteur; allons monsieur et made^ moiselie faite moi cette grâce sans répugnance^ venei X/ mon beau père^ ma belle mère^ mon épouse la désirent égale^ ment et joignent leurs instances aux miennes pour obtenir de vous cette grande faveur ^ vous voyei monsieur ^ mon cœur Vemporte et me fait déjà oublier que vos goûts et votre volonté doivent être les miens.
c Je commence aujourd'hui votre gravure que je soignerai du mieux qu'il me sera possible ^ vos observations à l'égard de Cipris et de la tombe sont fort justes et je m'y confor^ mer ai dans l'exécution de la planche,
• Donnei moi s'il vous plaît et au plus tôt les nouvelles de votre santé qui m'intéresse infiniment. Je crois que ces diables de rumes tiennent tout le monde^ car à Cluny on en est assommé,
c Je suis y Monsieur^ avec tout le dévouement et le respect possible^
• Votre tres^humble et trhnybéissant servi teur^
i Prudhon, peintre. « Mille choses de ma part à mademoiselle Dembrun *. •
Cette liaison de patronage et de reconnais-
I. Archives de l'Art français.
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ï^ 404 L'ART DU XVIIM SIECLE.
sance dura ainsi pendant des années enti M. de Joursanvault et Prudhon, qui cont nuait à s'occuper, pour son protecteur^ d menus travaux de dessin * et de peinture doz on retrouve un échantillon dans la coUectio de M. Grand. C'est un petit tableautin, touch comme la plus fine miniature, qui représent M. de Joursanvault en habit militaire, coii ronnc par la Beauté, au milieu d'une Olymp allégorique : TOlympe des allégories commen çait déjà à visiter Timaginadon de Prudhon. On ne baptiserait guère la toile du nom ai Prudhon sans cette lettre d'envoi, si curieusi à tant d'autres titres pour la biographie di peintre. C'est la confession des pensées, L confidence de l'àme de Prudhon en i -80, e ne semble-t-il pas qu on y entende le cri d<
I. A ce temps d'intimité de Prudhon avec M. de Joursan vault, se rattache une curieuse illustration. M. de JourftanTaui avait écrit une Mrh^t pour U h^se; Prudhon fit à l*encTc d Chine une série de douze petits dessins où, prenant xzntA pour modèle M. de Joursanvault pore, tant<5t M. de Joursas vault fils, tantôt le curé de l'endroit, il donr.e consciencieuse ment et spirituellement figurés la j>osition d? Tavant-Sraj « les mouvements des doigts sur les cordes de i'instnimest. Ce dessins, saut un seul q'ji est en posse»ion de M. Mouiileron appartenaient j M. Teinturier.
PRUDHON. 405
ses ambitions et de son génie qui étouffent à Cluny et appellent Paris?
• Monsieur^
« Je ne suis point de votre sentiment^ je trouve votre charmante lettre trop courte ^ et (fautant plus qi/il y avoit déjà longtemps qu'il me tardoit d^en recevoir j^ n'ayant pas de plaisir plus sensible que l'honneur de votre entretien^ ne fut" il que d'une ligne ou d'un instant, Voulej^vous me permettre de vous dire^ Monsieur^ que vous me Jlattej un peu trop^ soit au sujet du tableau que Je vous ai fait^ soit à celuy des gravures que J'ai eu et que J'aurai l'honneur de vous faire; Je suis bien charmé que votre indulgence trouve passables les petits ouvrages qui sortent de ma main; mais qui me répon^ dera que Je ne me laisserais pas éblouir des choses trop Jlat^ teuses que vous dites en ma faveur ^ surtout en me les répétant à moi-même : Je crains bien ma foiblesse^ et si mon peu de mérite ne métoit bien connu, c^en seroit peut-^tre déjà fait.
i Scavej'vous que J'ai aussi une grâce à vous demander; toujours des grâces! Je crains bien de vous fatiguer ^ mais non celle-ci est d'un genre soutenable, c^est de me. laisser sortir de mon maudit pais après que J'aurai exécuté les ou" vragesy soit peints, soit gravés, prescrits dans votre lettre, outre que J'y perd un tems précieux que Je regrette, Je m'y ennuis au delà de tout ce qu'on peut dire, et Je ne puis y rester plus longtemps sans prendre sur mes jours, Laissej^ moi aller à Paris, Monsieur, c'est là où non seulement Je pourrois vous faire des ouvrages plus dignes de vous et de moi, mais oà je serai à même de ne perdre aucun moment et de me perfectionner de plus en plus; j'oserai seulement vous de^
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mander pour ce pais là votre protection et quelques-unes de vos connoissances ^ et y espère bien que vous n^aurei P^ ^ regret'^ ter de m'avoir accordé l'une et procuré l'autre. Voici quelles seront les études que J'y ferai le plus particulièrement :J'y dessinerai beaucoup i^ diaprés l'antique pour prendre de belles formes^ l'anatomie pour en connoître les précisions^ diaprés nature pour en saisir les finesses et réduire^ si je le puis y le tout dans mon dessin; 2^ je comparerai ensuite l'un avec l'autre^ soit pour en connoître les raportSj soit pour en démêler les défectuosités. Outre ce^ je consulterai souvent les grands maîtres^ tels que Raphaël^ Titien^ Rubensj etc.^ les uns pour les grâces ^ V élégance du dessein^ la finesse et le naturel sublime de l'expression; les autres pour l'art ravis^ sont du coloris^ la belle ordonnance de la composition^ la magie du clair obscur etc. , etc. Enfin je tâcherai de tirer parti du toutj suivant la portée de mon génie. Qu'en pensés^vous. Monsieur ? il me tarde de mettre à exécution toutes ces choses; plus la violence de mon désir me presse, plus je m'en-' nuis à Cluny.
Ici Prudhon fait, en dix points longuement déduits, la critique du petit tableau en minia- ture qu'il envoie à M. de Joursanvault, et dont nous avons parlé. Il en parle sans feinte modestie et comme avec un pressentiment de ce qu'il pourra faire plus tard. Il reprend :
c( Je me réserve de vous en faire un autre de même gran^ deur et plus présentable, car je suis jaloux qu'une perso/me
PRUDHON. 407
qui m'honore de son amitié ait de moi quelque chose de paS" sable : ce ne sera point à Cluni^ ou le regret de perdre mon temps et Vennuy d'y rester m'excèdent^ ce qui me renderoit incapable, si j'y demeurois plus longtemps^ de rien faire de bon ; mais ce sera à Paris ou je verrai de belles choses qui me renderont tout de feu et que je tâcherai d'imiter dans mes ouvrages ; je me réjouis de vous en envoyer ^ lorsque j'y serai ^ vous verres mes progrès,
« Quand je pense à ce pais ou à Rome^ V impatience et le désir d'être dans l'une ou dans Vautre ville m'emporte. En allant à Paris et passant par Beaune, f y ferai ^ si vous voulei me le permettre y votre buste seulement et celui de mademoi^ selle y pour emporter avec moi^ afin de les copier sur le tableau que j'exécuterai. Vous me permetterès aussi^ Monsieur^ de vous faire cadeau de ce tableau pour pouvoir vous témoigner de quelque façon ma reconnaissance,
i Vous nous faites donc espérer que nous aurons le bon^ heur de vous posséder à Cluny : quel sensible plaisir pour moi de voir un ami (permettei moi ce terme) pour qui j'ai l'attachement le plus intime^ mais je suis bien aussi mortifié d'être privé de mademoiselle Dembrun; ma joie auroit été entière si vous étiès venus tous les deux,
i Vous me parlei de payement ; qui sait mieux f i/e vous^ Monsieur j le prix qu'on met à ces sortes d'ouvrages; per- mettej^moi de me rapporter â ce que vous trouvères bon^ cette demande de prix de votre part me peine à Vir^fini^ et si ce n' et oit le besoin je ne souffrir ois pas seulement que vous m'en parlassiej^ car réellement c'est me peiner de me le dire et je m'estimerois trop heureux de faire quelque chose qui put vous faire plaisir,
« Votre petit Jannot est en bonne main, c'est sa maman
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qui le nourrit j il est gras comme un petit cochon et mécham comme un petit diable, •
La lettre finit par ces lignes^ où l'on retrouve^ sous la plume de l'ancien élève des moines de Cluny^ l'esprit de Fopinion publique du tempS; et les premiers murmures de la Révolution contre les ordres religieux :
f Ce frère Placide^ c'est un vilain; je n'en suis pas étonné j il ne tiendroit pas de la race monastique^ je lui ai dit cent fois de faire vos clefs ^ le drôle n^a jamais eu le tems^ il a bien eu celui de boire votre vin. Je vais lui faire voir votre lettre à cet article et lui demander absolument vos clefs ^ je l'avertirai d'ailleurs que vous venei bientôt à Cluny et que vous ne manqueres pas de lui chanter la grêle,
• A l'égard des vieux papiers et parchemins^ ils ne sont point communs à Cluny; pour peu qu'on en ait^ on en fait des couvertures de pots ; on ne pourroit en trouver que ches Messieurs les Bénédictins qui non contents de leurs titres et de leurs droits ont usurpé tous ceux de la ville ^ mais les coquins ne relâchent rien,,, *. »
Les prières, les impatiences de Prudhon, la vivacité et l'élan de ses jeunes espérances touchaient et gagnaient bien vite M. de Jour- sanvault, qui fournissait au jeune peintre les
I. Archives de l'Art français.
PRUDHON. 409
moyens d^aller à Paris, et Prudhon partait pour cette terre promise de la fortune et de la gloire. 11 arrivait à Paris précédé d'une lettre de recommandation adressée par l'excellent baron à son ami Wille, et qui montre la patiente et Tintelligente étude que le protecteur avait faite de son protégé, l'intérêt paternel avec lequel il avait interrogé son caractère, les craintes, les terreurs avec lesquelles il confiait à Paris cette nature tendre et facile aux tentations, cette âme faible, impressionnable, sensible, sans défense contre Tentraînement. Et de quelle voix pleine d'émotion il adjurait et priait Wille d'accueillir, de guider, de s'attacher et de sauver des périls de la grande ville le jeune Bourguignon, « cet enfant », comme il l'appelle !
u 1$ octobre 1710.
« M. Prudhon, né avec un caractère moins fort que (Naigeon), se livrant avec facilité à l'amitié, sans deffianee de ceux qu'il aime^ peut tomber dans le précipice le plus affreux, et des sociétés qu'il se fera à Paris dépend le bonheur ou le malheur de sa vie. Son goût dominant est l'ambition de sortir delà foule des peintres
4IO L'ART DU XVIII* SIECLE.
médiocres ; il travaille avec ardeur, mais i faut que quelqu^un lui dise de travailler. S quelque sujet médiocre s'empare de son esprit ce qui est très-facile^ il gagnera son cœur avec aisance et M. Prudhon courera à la débauche avec moins de plaisir qu'au travail mais avec autant de docilité. Il est incapable de dérègle- ment par lui-même, mais, s'il y est conduit, il peut y être extrême, et cette idée me ferait frémir si je n'osais me flatter que, par amour pour le bien, par amitié pour moi, par pitié pour cet enfant, déjà marié depuis trois ans, vous daignerez vous l'attacher, lui permettre de vous parler avec confiance, de vous consul- ter, de ne rien faire sans votre aveu et votre avis. Je lui ai montré vos lettres, je lui ai laissa voir la vénération que vous m'avez inspirée son cœur a été attendri, il vous a nonrnu son père, il vous aime et vous respecte dej comme tel. »
Voilà Prudhon à Paris. Aussitôt arrivé, écrit à M. de Joursanvault :
« Monsieur. « Apres quelques fatigues et un peu de pîuye essuy dans une longue route nous sommes enfin arrive j bien par tan
PRUDHON. 41"
à Paris chej Madame de Mandre tante de Naigeon. Cette dame nous a reçu avec toute la politesse et l'honnêteté possi" ble^ il paroit que Naigeon sera très-^ieureux chej elle^ elle lui a témoigné beaucoup d'amitié et d'affection et semble prendre ses intérréts avec grand lele; pour Ramey et moi nous allons chercher à nous procurer une chambre, monter notre très petit ménage et un endroit pour vivre â peu de frais. N'en étant encore qu'à ce point là^ je ne puis rien vous dire d'intéressant de Paris j des tableaux ou de ma propre situation. Cet apres" midy ou demain au plus tard nous irons rendre les visites les plus intéressantes premièrement à Monsieur ff^ille^ Monsieur Vatelet, etc., et ensuite les autres. De là nous irons voir les galeries et églises et moi sortant de la et n'ayant point de temps à perdre J'irai acheter un châssis ^ de la toile et des couleurs y composer mon sujet et le peindre ensuite,
« Monsieur le Marquis Papchiei a donc la bonté de s'in» teresser à moy auprès de son Eminence, Je désirerois bien savoir si Monsieur a fait tenir à Madame de Menecer une lettre de recommandation quelle m'avoit fait espérer de luy; j'oserai dans ce cas vous prier Monsieur de la demander à cette dame pour me la faire tenir car la protection de Son Eminence me seroit sûrement très utile et d'un grand poid et j'ai très à cœur d'avoir accès auprès d'elle.
• N'ayant encore rien vu et ne sachant rien sur quoi m' étendre, je m'arrête. Je reprendrai bientôt la plume ^ car j'aurai sûrement dans peu quelque chose â vous dire.
« Je suis avec les sentiments que vous me connaisses plein de lèle et d'attachement j'ose dire aussi d'amitié sincère • Votre très humble et très obéissant serviteur.
• Prudhon, peintre. « Messieurs Naigeon et Ramey vous assurent de leurs
4ia( L'ART DU XVIII» SIECLE.
très humbles respects^ et tous ensemble^ (^esi^à'^re moi avec eux y nous osons vous prier de dire mille choses charmamies de notre part à Mademoiselle d'Embrun et lui présenter iêos respectueux hommages,
« Paris, ce tS octobre t/io *. »
MaiSy à PariS; Prudhon se fatiguait en efForts infructueux, en tentatives vaines ; le manque de travail, la misère, le renvoyaient dans sa province.
Au fond, ces années de 1780, 1781, 1781, qu'est-ce qui les remplit ? Un roman de cœur, que nous raconte, d'une manière charmante, M. Alfred Sensier avec la mémoire de ses souvenirs d'enfance et les lettres qu'avait eues en sa possession M. Pelée.
Prudhon s'était logé à Paris, rue du Bac, dans la maison de M. Louvier « à la porte cochère entre un marchand de vins et un sel- lier » . Dans cette maison habitait Jean-Baptiste- Raphaël Fauconnier, entrepreneur de bro- deries et fournisseur des toilettes de dentelles de la cour, vivant en famille avec une belle-
I. Lettre autographe possédée par M. Kudoxe Manille.
PRUDHON. 4^3
mère, une aimable femme, et deux sœurs, M"" Nanette et Marie.
Dans cette famille de bourgeois aisés, le jeune peintre bourguignon trouvait Taccueil le plus secourable et le plus aimable. M"* Marie avait dix-huit ans, était fort jolie avec une physionomie de grâce et de malice dans des traits réguliers. Toujours entourée de bambins pendus à sa robe blanche, ainsi qu'une rieuse maîtresse d'école d'amours, elle fut l'inspira- trice de ces jolies représentations de l'Enfance qui marquent le début de l'œuvre de Prudhon : Les Enfants jouant avec des lapins, et son pen- dant : Les Enfants caressant des petits chiens ; deux gravures conservées dans la famille, comme ayant été possédées par M"* Marie.
Prudhon était jeune, était sensible, et de plus très-mal défendu contre les entraînements par les attaches de son malheureux mariage ; il s'abandonna au bonheur d'aimer, de se laisser peut-être aimer, ne parla pas de son mariage, encore moins de sa paternité, laissant supposer à la famille Fauconnier et à M*** Ma- rie qu'il était libre, soupirant timide et discret du reste, faisant sa cour surtout avec des
414 L'ART DU XVIII» SIECLE,
peintures de scènes amoureuses, des por- traits à la ressemblance caressée, des dessins allégoriques où TAmour grave avec sa flèche sur un autel les initiales M. F. (Marie Fau- connier).
Cet amour secret, tout voilé qu'il est du nom d'amitié, s'échappera plus tard dans cette lettre de la fin de 1783, datée de Dijon où Prudhon a été forcé de revenir.
• Venons maintenant à ce qui se passe au dedans de moi. Eloigné des personnes qu'une douce amitié rendait chères à mon cœWj mon existence ne me semble plus qu'un rêve pé~ nible dont je voudrais m' efforcer de sortir si l'illusion pour' çaity pour un moment ^ tenir la place de la réalité. Eh ! mom ami^ faut-il avoir une âme sensible pour n'éprouver que des sensations douloureuses? Livré à moi-même^ je me retrace vivement la vie heureuse que je goittais avec vous; mais il ne me reste que le regret d'être hors de la portée d'en jouir encore. Et vous^ aimable demoiselle, dont la douce amitié semait de Jleurs les Jours épineux de ma vie^ les charmes de votre amitié n apporteront plus de soulagement à ma détresse. La sérénité ne trouvera plus à séjourner dans mon âme^ et le poison de Fennui me minera tout à son aise. C'est que^ encore dans ces jours cruels, tout ajoute à ma mélancolie. Si je fouille au dedans de moi^ Je rty trouve qvcun vide affreux. Si j'envisage ma situation présente, toutes les idées d'hon» neurSj de fortune et de gloire disparaissent et deviennent chi^ mériques à mes yeux. Eh! mon aimable demoiselle et amie^
PRUDHON. 415
un instant de votre présence dissiperait bientôt les sombres vapeurs et rendrait le calme à mon esprit agité ^ car V amitié est aux âmes sensibles un aliment qui purge Pâme de ses faiblesses et la fait sortir de cet abattement où Vennui la plonge lorsqu'elle se trouve dénuée des secours de cette même amitié... •
Quand Prudhon revenait à Paris, il y reve- nait avec sa femme. Il fallait avouer son état de mari. Est-ce à propos de cet aveu que Fauconnier se fâcha avec lui ? Cela ne semble pas invraisemblable. Quant à M"* Marie, elle ne lui dit que ces indulgentes paroles ; « Voyez- vous ce Prudhon qui ne m'avait jamais dit qu'il était marié. »
M"* Marie ne se maria jamais, se faisant une maternité avec les enfants de sa famille et de son voisinage, aimant jusqu'à sa mort, autour d'elle, la gaieté de leurs jeux et le doux épèlement qu'elle leur faisait faire de la Civi- li té puérile et honnête *.
I. Le roman de Prudhon {Revue internationale de VArt et de la Curiosité^ 15 décembre 1869).
4i6 L'ART DU XVIII*' SIECLE.
IIL
A la fin de novembre 1783, Prudhon par- tait pour Dijon^ mettait quatre jours par le coche à gagner Auxerre, où le manque d'eau le forçait à s'arrêter^ gagnait dans une auberge, avec sa conversation, les bonnes grâces d'un Américain qui lui laissait faire une partie de son chemin dans sa chaise de poste, enfin gagnait Dijon avec un peu de fatigue, en deux étapes de neuf lieues. II recevait au débotté la proposition du professeur de TAcadémie de prendre comme écolier l'évéque de Dijon. Il acceptait avec joie ; en province, ainsi qu'il récrit, « un évêque étant quelque chose ». Et il faisait au sortir de Fentrevue avec Devosge la connaissance d'une espèce d'amateur désireux de posséder quelques tableaux de sa façon.
Mais, hélas! le lendemain de cette lettre datée du 27 novembre, tout était à vau-l'eau. Il n'était plus question de l'amateur ; un fre^ liiquet avait été choisi pour être le professeur de dessin de M^' Tévêque, et il n'y avait plus
PRUDHON. 417
à rhorizon pour Prudhon que la promesse encore incertaine d'un plafond pour les Élus de la Province.
De ce jour, le noir rentrait dans sa pensée si facilement portée à la mélancolie. Il prenait en horreur Dijon. Il ne vivait plus que par Tenvolée de ses souvenirs rue du Bac, dans Taimable intérieur Fauconnier, tout plein de crainte que la mémoire de sa personne « ne s^ affaiblisse dans V affection de ses amis », appe- lant leurs douces lettres, qui seules, disait-il, le vivifiaient et ^empêchaient de n'être qu'un automate. Au milieu de cela, gagnant à peine le nécessaire, — de quoi payer sa pension, — à Taide de quelques portraits, de quelque commande charitable de Tami Fauconnier, dépité de voir remettre de mois en mois le concours, et malade des fièvres; travaillant cependant et finissant son plafond à la satis- faction de son professeur.
Enfin le concours tant de fois remis s'ou- vrait dans la seconde moitié de Tannée 1784. C'est dans ce concours que Tâme généreuse de Prudhon se laissa aller à ce beau trait de dévouement que Voiart raconte dans sa notice. II. 27
I •t.
418 L'ART DU XVIII* SIECLE.
(I Voisin d'un de ses concurrents (celui sai doute sur lequel il s'exprime ainsi dans ui de ses lettres : concurrent pas bien à craind\ pour le talent, il ne pourroit l'être que par faveur) dont il n'était séparé que par une clo son^ il Tentendit gémir de l'insuffisance de s< moyens : quittant alors spontanément se propre ouvrage, il détache une planche ( vole au secours de son compagnon ; il termia son travail, sans songer qu'il se nuit à lui même, et son concurrent obtient le prii Touché de l'injustice faite à Prudhon, 1 jeune vainqueur avoue franchement qu'il li doit son succès. Les états de Bourgogn réparent l'erreur, la pension à Rome eî accordie à Prudhon ; et ses émules, pénétré d'admiration, le portent en triomphe dar toute la ville de Dijon.
Et Prudhon est à Marseille au commence ment de novembre 1 784, prêt à s'embarque ayant fait prix de deux louis pour la travers* et de quarante sols par jour pour la nourri tur Les retards et les lenteurs d'un capitaine q le fait attendre trois semaines épuisent
PRUDHON. 419
pauvre bourse, cette bourse qu'il dit ménager avec une très-grande et stricte économie, qu'il pèse avec angoisse, et où il voit à peine la somme nécessaire pour arriver à Rome. Enfin il part ; mais le vent est contraire. A peine sorti du port de Marseille, le bâtiment est obligé de se mettre à Tabri dans la rade de Toulon. Au bout de dix grands jours, le vent redevient bon, le bâtiment sort du port, et Prudhon croit finie l'épreuve de ses impatien- ces. Mais, à dix lieues au large, le vent rede- vient contraire et force le bâtiment à se réfugier à Porto-Ferrajo, où le malheureux Prudhon est encore retenu dix-neuf jours. L'on finit par se remettre en mer la veille de Noël, et Prudhon débarque à Civita-Vecchia, maudissant la mer et cette traversée de trente- six jours. Le lendemain, il est à Rome, non sans avoir embrassé, à la façon du Romain, cette terre qu'il va conquérir : en route, il était tombé de voiture. Il s'installait; le dimanche suivant, il était chez le cardinal de Bernis, au milieu de ces peintres, de ces sculpteurs, de ces architectes, de ces musiciens venus des quatre coins du monde et réunis, tous les
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i 4ao L'ART DU XVIII* SIECLE.
dimanches^ à la table de l'ambassadeur i France. Il courait et errait dans les rues d Rome * ; les projets et les résolutions aboii daient et se pressaient en lui ; il se promenai de beaucoup dessiner d'après les statues and ques, d'après la nature, d'après Raphaël sur tout; dont les peintures exécutées en tapisse rie emportaient son admiration^ à ce poim qu'il voulait un moment remplacer la copie di
1. Une lettre de 1785, adressée à Fauconnier et publiée par M. Clément, donne ces renseignements sur la vie romaioi de Prudhon.
« ... Pour le présent, je n*ai rien de nouveau à vous dire. La. wù monotone qu'on mène ici en exclut toute variation. Le matin je mu lève pour aller dessiner d'après f antique. A midi, je dîne et corn- tinue après dîner Vouvrage du matin. Le soir, lorsque lu nuit tomhe^ ie vais seul me promener dans quelque endroit peu fréquenté jusqm'i Vheure de l'académie, où je me trouve tout aussi seul que s'il n'y avait que moi. L'envie en général que les Français portent à ceux qui ont quelque talent fait que le parti le plus sage est de n'avoir communication avec aucun. Il m'en coûte bien peu à moi, mon ami, qui ne me suis jamais soucié de ces gens qui se disent vos amis, et qui sont loin de Vitre en effet.
« ... // est à Rome certain café où s'assemble une partie des ar- tistes français, et où je me suis trouvé trois ou quatre fois dans Us commencements. Là chacun cherche un point de dispute, qui se ren- contre bientôt, pour faire étalage de son éloquence. Là tous les maîtres passent en revue et ne sont point épargnés. On critique celui-ci, on déchire celui-là. Tous ceux qui ne peuvent entrer en comparaison avec Raphaël sont proscrits, Raphaël lui-même est blâmé de ne s'être pas asse^ asservi à l'antique. Le mieux de tout
PRUDHON. 4ai
plafond du Guide^ que lui avaient conunandée les états de Bourgogne, par la copie d'une de pes tapisseries merveilleuses. Puis ce premier feu d'amour poiu- Raphaël passait, et Léonard de Vinci s'emparait de l'enthousiasme du jeune peintre, qui écrivait en s'agenouillant sous le charme et la possession d'une tapisserie de la Cène :
cela, c'est que tous ces messieurs les beaux parleurs n'étudient ni Raphaël ni l'antique, et s'amusent che^ eux à ne rien faire qui vaille. »
Dans une autre lettre également adressée à Fauconnier, et qui nous avait été communiquée par Laperlier, son possesseur, Prudhon donnait ainsi son adresse :
« M. Prud'hon, peintre, pensionnaire des états de Bourgogne, accanto San Lorenzo in panispema ai menti a Roma » Et il ajoute: « Car j'ai changé de maison et je me suis mis dans mes meubles, ma maison et mon quartier sont en bon air, mais un peu éloignés du centre de Rome ; l'avantage de cela est que je suis plus tranquille. Entre trois qui étions du même sentiment à cet égard, nous avons loué la moitié d'un hôtel, ou d'un palais, en terme romain, dans lequel nous avons chacun deux grandes chambres, notre entrée par^ ticulière, et en commun plusieurs mansardes, une cuisine et un jardin. A ma part, je paye 60 livres. Je fais venir mon dîner pour n'avoir pas â sortir dans le mauvais temps. Enfin, mon ami, il ne manque que de vous avoir avec moi pour être heureux; car, qu'est- ce que sont les commodités de la vie si le cœur n'est pas content? le mien exhale souvent des soupirs du côté de Paris, mais en vain; dans le long espace qui nous sépare, ils n'ont que trop le temps de se perdre. »
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-{ sans contredit^ c^esty selon moi^ ce qi^il a fait de plus h
de mieux senti et de plus expressif; mais quelqu'un qu
surpassé bien au delà dans la pensée^ la Justesse de L
fiexion et du sentiment et de plus dans le précis^ le mom
j et la force d'exécution^ et dans l'entente du clair obscur t
I -il la perspective^ etc. y c'est l'inimitable Léonard de Vim
^*v, père y le prince et le premier de tous les peintres, da^
^ ' ' lequel on voit également une seule tapisserie exécutée su
.'î fameuse Cane peinte à Alilan dans un réfectoire de De
nicains. Ce tableau est le premier tableau du monde e chef 'Pauvre de la peinture; toutes les parties de Fan trouvent réunies au degré le plus sublime; lorsqu'on devant, on ne se lasse pas d'admirer, soit le tout ensemi soit chaque détail en particulier. C'est une source intan sable d'études et de réjlexion; la vue de ce seul tabl suffiroit à perfectionner un homme de génie au point d^égi ou de surpasser Raphaël même, puisque tout y est réi cependant peu de personnes y font attention non-seulemcK f ce tableau, mais en général à tout ce qu'on voit de JLéona
ou le mérite de ce grand homme est trop au-dessus de i
intelligence, ou ce qu'il a fait est trop parfait pour qu'il i
vienne à la pensée d^oser Jamais approcher de sa mani
leur paraissant comme une chose absolument impossible.
homme rare joignoit au génie le plus sublime, un raisonnen
juste et une spéculation profonde, choses qui se renconti
rarement en une même tete^ puisque le premier semble api
tenir à un homme sanguin et le second paroît être le fait c
homme froid et réfléchi : aussi a-t-il emploie neuf annét
peindre cette admirable Cœnc dans laquelle on voit dans
PRUDHON. 433
diversité étonnante de caractères différents ^ le trouble et l'agi* tation qi£ excita j parmi les apôtres^ cette parole de Jésus* Chrit : 1 Je vous dis en vérité qu'un d'entre vous cette nuit même doit me trahir. •
Et il finit en disant du Vinci :
t Pour moi je r^y vois que perfection^ et crest là mon maître et mon héros.,, •
Il fallait pourtant sacrifier ces admirations et redescendre du Raphaël et du Vinci au Guide. MM. les Elus de Boiu-gogne ne se souciaient guère d^un tableau religieux ; ils tenaient au plafond de TAurore. Prudhon se décidait à aller frapper à la porte du palais Rospigliosi. Mais le prince, auquel un copiste maladroit venait tout récemment de casser deux vases d^albâtre oriental, refusait en ce moment Tentrée de son palais à tout le monde. Cela ne fâcha guère Prudhon qui, par instants, songeait que le plafond était bien grand, et que six cents livres étaient un prix médiocre pour une toile de vingt-six à vingt-huit pieds de long sur une vingtaine de haut. Il voulait se rabattre siu- le Festin des Dieux de la Farne-
424 L'ART DU XVIIP SlÈCLE.
sine ou sur le triomphe de Bacchus peint par le Carrache au plafond du palais Barberini, quand lui arrivait Tordre de copier le plafond de Pierre de Cortone.
c Je suis occupé y écTViM^A à son ami Fauconnier, â faire les préparatifs pour peindre un tableau de vingr~cirtq pieds pour la province^ et comme J'ai été obligé d'employer dm monde cela m'a pris tout mon tenu et nta déjà donmé beam» coup de fatigue^ demain Je commence â le dessiner et à monter et descendre par conséquent très-souvent d'un échafand de vint et un pies de haut. Ce tableau est une copie d'après Piètre de Cortone qui est un assés mauvais peintre des tenu passés et que Je ne suis guère content de faire, mais après cela Je pourrai travailler pour moi en toute liberté et chercher à commencer ma réputation^ heureux mon ami, si dams ce tenu lâj vous entendes parler de moi avantagetuement ou avec envie, ce sera bon signe,,. *. •
Attelé à ce grand travail, Prudhon n'en est distrait que par les soucis et les inquié- tudes de la vie matérielle, des fièvres qui le jettent quinze jours au lit, et le tourment insupportable des continuelles demandes d'ar- gent de sa femme. C'est en vain que le peintre adresse remontrances sur remontrances à la
I. Lettre autographe possédée par M. Boilly.
PRUDHON. 435
misérable femme. Réduite, à la mort de son père, le notaire, à une maison et un jardin valant en tout mille francs, grugée par un frère, sergent au régiment de la Colonelle, logé chez elle, y mangeant, y buvant sans souci de la dépense, M'"* Prudhon fatigue de ses importunités le bon M. Devosge, tous les pro- tecteurs, tous les amis du pauvre Prudhon, qui n^ouvre ses lettres qu^en s'armant de patience contre un nouvel ennui, et se laisse arracher par elle, de mois en mois, des cin- quante, des soixante livres sur sa pension.
Peu mêlé à ses compatriotes, fuyant les camaraderies banales, vivant presque dans Tunique compagnie de son ami Bertrand le statuaire, Prudhon se dérobait et se refusait aux protections qui venaient à lui. Il écrivait que « les protectiofis ^embarrassaient plus qu'elles ne lui plaisaient ». 11 disait qu^un artiste ne devait avoir de protection que son talent, ajou- tant qu'il ne sentait pas le sien assez avancé pour qu'il fût produit. Il déclinait les offres de service de M. Lagrenée, directeur de Técole de Rome, dont il reconnaissait les aimables qualités, mais qu'il se refusait à prendre pour
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g^ide de son talent ^ H y avait dans sa nature un peu ombrageuse des pudeurs et des suscep- tibilités d'orgueil auxquelles il prétait la for- mule rigoureuse d'une théorie et cju'il érigeait en règles de conduite. Son humeur s'accordait avec ses ambitions pour ce renoncement au monde, pour ce vœu du travail austère et soli- taire que l'homme imposait à l'artiste pour la dignité de son caractère, poiu* le salut de sa
I. Le programme d'art que son jeune talent s'était tracé : il est dans cette lettre adressée à Devosge où Prudhon £ût la leçon au fils Devosge, au petit NatoUe^ comme il l'appelle familièrement.
« Montrez-leur dans la manière de faire votre tahUau qtu Rome n*est point faite pour être vue par des aveugles ou des petits sMt- tres; du nerf, de l'expression, un dessin ferme et grandement senti, des draperies avec des plis grands et décidés et du repos dans Us parties larges. Joigne^ à cela un effet vigoureux et tranquille, afin défaire briller davantage le mouvement de vos figures. Point de ces clinquants de lumière qui fatiguent Vœil et empêchent le spectateur de jouir doucement de V objet qu^on lui présente. Laisse^, laisse^ le clinquant et le brillant â ceux qui privent leurs figures d'âme et de sentiment, et qui ne savent ni émouvoir ni intéresser, n (Lettre du 26 février 1787, publiée par les Archives des Arts.)
Et voulez-vous avoir Texplication, toute Texplication de l'œuvre de Prudhon, lisez encore cette lettre :
« ... Pour m'expliquer, mon ami, je dirai qu'on s'occupe trop i« ce qui fait le tableau et pas asse{ de ce qui donne l*âme et Fénerfri
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conscience et pour la liberté de son génie. C'est à cette époque qu'il écrit :
f Lorsqu'on connaît beaucoup de gens auxquels on est obligé de faire sa cour^ on se gâte^ on perd son caractère^ sa façon de voir ; on devient uniforme^ petit ^ mesquin^ en les fréquentant^ on ne veut chercher qw'â leur plaire^ et on ne fait plus que comme tout le monde j triste dénouement ^ si les grands maîtres avaient agi de la sorte nous rr aurions rien â puiser dans leurs ouvrages. Un artiste qui étudie doit être libre; il doit opérer d'après ses principes et d'après ses ré^ JlectionSy qui pour être profondes et solides ont besoin de solitude. Après cela lorsquril y est affermi et qu'il a acquis e degré de talent dont il se croit capable^ il peut se produire
â ce qu*il doit représenter. On pense au brillant du coloris, à Veffet magique du clair-obscur, à la variété goustueuse des teintes, un peu au dessin, mais mesquinement. On s* occupe même des passions que présente le sujet ; mais ce à quoi on ne pense plus, et qui est le but principal de ces maitres sublimes qui voulaient faire impression sur rame, c*est de marquer avec force le caractère dû â chaque figure, et qui, venant à être émue dans le sentiment de ce même caractère, porte avec elle une vie et une vérité qui frappent et ébranlent le spectateur. On voit dans les tableaux et sur les théâtres des hommes qui montrent des passions, mais qui, faute d*avoir U caractère propre de ceux qu'ils représentent, nont toujours l'air que de jouer la comédie ou de singer ceux qu'ils devraient être ; de plus, au lieu de ce charme de couleur et de ce beau contraste de teintes qui ne sont que clinquant et qui ne font V effet que d'un mensonge et non de la vérité, il doit régner dans un tableau un ton doux et tranquille, mais vigoureux, qui plaise au spectateur sans V éblouir et laisse l'âme jouir de tout ce qui l affecte. » (Lettre à Fauconnier, possédée par M. Pelée et citée par M. Clément.)
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428 UART DU XVIII* SIECLE.
avec retenu; car il risquerait encore de nuadérer son géai Léonard de Vincij cet Homère de la peinture qui avû donné des leçons à Raphaël, Michel-Ange et à tous l maîtres qui sont venus avant et après lui y dit luMnême qiii artiste a besoin d'être tout entier à luy^ que la solitude L est absolument nécessaire pour observer plus attentivement 1 nature. Enfin ce qu'il y a de certain^ c^est qu'il faut , résoudre à ne rien scavoir en voyant le monde j fesant sa an et perdant son temps ^ ou sacrifier le monde et ses Jlatteru pernicieuses à la science et au plaisir de devenir un homm de talent, »
Le travail et la solitude^ c'est la vie d< Prudhon à Rome. Il se repose du labeur ini' posé, des ennuis et des fatigues de sa copie en dessinant les marbres^ en notant^ avec le crayon et la plume, Tharmonie des lignes anti- ques. Et toute rhistoire de son séjour, noui f la possédons et nous pouvons la suivre dan;
son album, sauvé par M. Marcille : un mauvai: cahier, relié par la papeterie romaine du siècli dernier, en grossier vélin, dont le fermoir es une lanière de cuir. Ce sont d'abord des cro quis, des figurines d'après Fantique, indiquée d'un trait maigre et où rien ne se lit de 1 signature de Prudhon. A la trente et unièm page seulement, une statue de Paris com
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mence à révéler le dessin et le modelage du peintre. Viennent ensuite un Génie, une étude de Romain portant un fardeau, qui font déjà penser au maître qui formera Copia. Ici quel- ques pages manquent : elles montraient des académies microscopiques, des homuncules qui semblaient musclés par le Bandinelli. Pru- dhon fils les a laissé déchirer et emporter par Devéria, pour quelque argent qu'il lui devait. L'album reprend avec V Amour désarmé, d'après le Corrége ; et de cette plume avec laquelle il vient de dessiner, le peintre écrit le titre des œuvres qu'il promet à son avenir : V Amour, la Frivolité, le Léger Badinage et le Repentir qui le suit, r Amour et Psyché, Joseph et Puiiphar... C'est comme la confidence de son imagination, comme l'Annonciation de son œuvre *. Et ça
I. Un autre album du même temps, à côté des sujets que Prudhon a réalisés, indique un assez grand nombre de sujets qu*il n'a pas traités ou qu'il a modifiés depuis; c'est une curieuse confidence de son imagination. Nous y remarquons : r Amour d'Antiochus pour Stratonice; — Coriolan et VéturU; — les Athéniens s* emh arquant lors de V invasion de Xerxès; — l'His^ toire de Lucrèce; — l'Histoire de Mucius Scœvola; — Junon à la prière de Minerve^ donne ses divines mamelles à Hercule; — V Amour réduit à la raison; — la Vertu avilie par V Amour ; — la Faveur suivie de V Envie; — V Amour séduit VlnnocencCy le Plaisir l'en-
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et là, il y a encore, sur les feuillets du cahier jauni, des croquis de femmes caressées d'un crayon léger, et dont les poses ondulantes rappellent le balancement des Noces Aldobran-
trcânty et bien souvent le Repentir les suitj etc, projets de tableaux et de dessins au milieu desquels se trouve oublié et non déchiré un brouillon d'une lettre d'amour que le roman publié par M. Sensier fait supposer à l'adresse de M"* Fauconnier.
« ... Pourrais-tu croire qu'ayant mis tout mon bonheur en toi je pourrais encore le trouver ailleurs : quelque chose qui m* arrive ou pourraient être les amis qui me seraient aussi chers que toi. Ah l si tu m'avais cru ingrat, aurais-tu si facilement résolu de sacrifier mon amour»,, le plus cher a mon cœur. II.., ma chère amie.»., ne sacrifier qu*au bonheur et au repos de ton ami. C'est lui-même qui est... victime de... sacrifice. Oui tu as douté de mon amour, tu n'as pas balancé d me retirer ton cœur et ta tendresse. H est cependant si doux d'être aimé, un ami tendre sincère est une chose si rare! L'amour fait passer des moments si délicieux que je ne conçois pas comment on peut quitter un ami pour livrer son cœur à l'indiffé- rence. iWxf-i7 donc pas permis d'être heureux? Faut-il pour être sage passer sa vie sans jouissance, et pour être vertueux, est-il dit qu'il faille enfouir la source du bonheur, et sacrifier les goûts les plus chers? Oh l je suis bien loin de le croire, et la vie ne nous est pas donnée pour ne la passer que dans la froide langueur. Le plaisir n'est-il pas un présent de cette sage nature, et rejetterons-nous ce précieux sentiment de la félicité qui nous indemnise de nos dégoûts, de nos ennuis, qui sème quelques fleurs sur le passage rapide de la vie, et qui place le bonheur à côté de la peine. Pour n'adopter que ce qui nous chagrine et nous tourmente... Impossible un tel système, il ne peut être reçu que par les cœurs froids : La sensibilité le rejette puisqu'elle croit n'avoir reçu un cœur que pour s'ouvrir au senti- ment du bonheur. » (Album et lettre communiqués par MM. Mar- cille.)
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dines, cette admirable frise de la peinture antique qui devait être une des inspirations familières de Prudhon.
Mais avant tout le jeune artiste contem- plait. Il vivait dans la communion du Beau. Il nourrissait son âme de Tâme des chefs-d^œuvre : et c'était au fond de lui qu'il fixait tant d'images. Comme Bruun-Neergaard lui demandait un jour Tobjet de ses études en Italie : « Je m'oc- cupais à regarder et à admirer les chefs-d'œu- vre, » lui répondit Prudhon.
Sa copie de Cortone, enfin terminée, était envoyée à Dijon, vers le milieu de Tété de 1787; et Devosge lui obtenait une conti- nuation de trois ans de séjoiu* en Italie, et la commande de deux tableaux de son invention et à son gré. Mais Prudhon avait le mal du pays. 11 venait de se refuser aux offres de Tamitié de Canova, qui lui proposait de par- tager son atelier ec de bénéficier de ses rela- tions et de sa gloire naissante. Il suppliait en grâce Devosge de travailler à lui obtenir la permission, ses deux tableaux faits, de revenir et de jouir de sa pension à Paris au moins pen- dant un an. 11 appuyait auprès de lui sur Tétat
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misérable de son pauvre enfant, qu'il regrettait de ne point avoir emmené en Italie, sur l'indi- gence de sa femme^ à laquelle, malgré tout, il devait du pain. 11 lui parlait de sa santé, mise en si mauvais point par le climat de Rome. U l'entretenait de ses craintes de se retrouver, après ses trois ans^ une seconde fois à Paris sans ressources et dans l'impossibilité, comme la première, de se faire connaître par quelque ouvrage d*importance. Il lui déclarait encore que^ malgré toute son admiration pour les maîtres anciens, il n'imaginait guère de quelle utilité pourrait lui être un nouveau séjour de trois ans en Italie. Le bonhonune Devosge se rendait aux raisons et aux sollicitations de son élève. Et nous retrouvons Prudhon à la mi-novembre 1 789.
IV
Établi à Paris, rue Cadet, n* 18, avec sa femme et son enfant : chargé de cette famille bientôt augmentée d'un second garçon et d une petite rille, Pradhon, pendant ces premières
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années de la Révolution, était de jour en jour arraché aux tentations de son génie par les nécessités et les misères de la vie. Obligé de faire à ses besoins, aux besoins des siens, le sacrifice de ses ambitions, il étouffait ses pro- jets, il renonçait aux grandes choses dont il sentait le souffle en lui, et que les rêves de ses nuits d^insomnie poursuivaient dans un nuage. Il se mit héroïquement à faire des portraits en miniature, trop heureux quand la commande d'un portrait à Thuile laissait à sa main un champ plus large et le sortait de la pratique menue de Taquarelle au pointillé. Cependant ce fut en ces années besogneuses, où le gagne- pain défendait à Prudhon la grande peinture, que Prudhon devint un maître : il devint obscu- rément, à rinsu de tous, dans cette pauvre retraite, Tadmirable dessinateur que Técole française peut opposer aux plus grands des plus grandes écoles. Aux instants de repos, entre deux portraits, dans les courts loisirs de sa tâche, dans une heure du jour, ou le soir à la lampe, il jette, sur un bout de papier que Tenfant déchire et que la femme balaye, la pen- sée qui le tourmente , la ligne qu^il entrevoit, la
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434 L'ART DU XVIH» SIECLE.
composition qui flotte dans sa tête. Voilà^ sous sa main d'abord hésitante^ les jeux charmants, les jeux vivants de la lumière et de l'ombre, des figures, des groupes, des tableaux essayés et comme cherchés à tâtons par le crayon. Puis, de croquis en croquis, c'est une accentuation plus osée, plus magistrale, un modelage plus étudié, plus savant et plus simple, jusqu'à ce qu'enfin le plein rayon de la création éclate sous sa main victorieuse, éclairant la troupe de Grâces décentes, et le chœur de ces allé- gories morales déjà indiquées siu* son album dltaUe.
Déjà, en 1791, Prudhon avait envoyé au Salon de Paris un dessin à la pierre noire, représentant un jeune homme appuyé sur un dieu Terme. Le Salon de 1793, qui. montrait de lui trois peintures, un portrait d'honune, un portrait de femme et l'Union de V Amour et de l'Amitié, montrait aussi deux dessins du peintre, tous deux à la plume. Le sujet de Tun était tiré du premier acte d^Andromaque. L'autre était l'Amour réduit à la Raison, « faisant partie de la collection du citoyen d'Arlet », nous dit la gravure de Copia, ce qui semblerait indi-
PRUDHON. 435
quer que le dessinateur était déjà apprécié par les. amateurs et les collectionneurs.
Etrange œuvre pour un tel temps, V Amour réduit à la Raison Ilmsiginez dans un coin de ce salon^ envahi par la tragédie, la déclamation, le tumulte et Forage, un eidulion de la poésie grecque , un petit tableau d^Anacréon ; et n'est-ce pas le luth même du poëte, ce luth rebelle à chanter les Atrides et les travaux d'Hercule, ce luth qui ne veut chanter que l'amour, dont le peintre a retrouvé les cordes divines et l'immortelle harmonie?
A un anneau scellé dans une gaine qui porte la tête de Minerve casquée, l'enfant Amour est lié par les deux mains. Dépité, furieux et vaincu, se débattant contre ses liens, il retourne et renverse en arrière son joli visage, crispé par la colère et les larmes. La plainte et la rage d'un enfant gâté se mêlent dans le cri de sa bouche entr'ouyerte. Vainement il bat de l'aile, vainement, du pied gauche, il bat impatiemment la terre. Assise en face de la Minerve, les bras nus et le sein à demi dévoilé, le chiton aux plis fins et serrés noué au-des- sus de la taille, une draperie aux grandes
436 L'ART DU XVIII» SIECLE.
ligne» jetées sur les genoux^ le corps balancé par Tavance d'une jambe et la retraite de Tautre, une femme, les deux bras levés en Tair, approche Tune de l'autre ses mains pour applaudir : c'est la Raison qui sourit avec une douce moquerie en penchant sa tète sur son épaule.
L'Amour réduit à la Raison n'attendait pas longtemps son pendant : Le Cruel rit des pleurs qu'il fait verser, La femme ici courbe la tête, et ses cheveux, dont les tresses se dénouent, pleurent sur ses épaules. Tout son corps s'af- faisse. EUe se soutient d'un bras, laissant pendre l'autre dont le mouvement vient mourir sur sa jambe. Une larme tremble à son œil. Auprès d'elle, une rose effeuillée gît sur le sol, — ruine et débris d'un rêve qui semblent, semés çà et là, les morceaux du passé et les parfums d'hier. Et devant l'Ariane, voilà le même en- fant, mais cette fois c'est l'Amour libre, maître et vainqueur. Immobile et léger, une jambe passée sur l'autre, les deux bras noués sur son arc droit et qui le porte sans plier, le menton posé sur les mains, il avance et semble balancer narquoisement sa petite tète serpentine où la
PRUDHON. 437
bouche rayonne d'ironie, dont ToBil est noir de vengeance, et qui montre, dans Féclair du triomphe, une malice de faune, une joie d'en- fant, un rire de dieu!
Puis c'étaient tant de dessins immortels! Un jour, d'une page déchirée d'Ovide, le crayon de Prudhon faisait une page de Michel- Ange. C'était ce sujet longtemps cherché par Prudhon, et dont le baron de Joursanvault a gravé à l'eau-forte la première idée. Cérès à la recherche de sa fiUe, Cérès attablée et affa- mée, penchée sur la bouiUie dont une vieille fenrnie lui fait la charité, la cuiUer suspendue aux lèvres, foudroyant de son regard et du
froncement de son sourcil de déesse le petit
•
Stellion dont la bouche se fend déjà en rire batracien. Un autre joiu-, il allait chercher la volupté dans l'Ancien Testament, et dessinait ce beau torse de la Passion qui se penche sur Joseph et semble s'enrouler autour de lui. Ou bien c'était la vierge de l'Ile-de-France qu'il montrait sur le pont du vaisseau, violée par le vent et la mort, moiu-ante, et, d'un geste de modestie suprême, voilant son agonie. Puis, ses crayons revenaient à la patrie de ses idées.
4}8 L'ART DV XVIII» SIECLE.
à la Grèce ; et Ton eût dit que le dessinateur tirait du jardin de ses temples écroulés les sta- tuettes de ses dieux^ un petit Panthéon où le blanc caresse le papier bleu comme un rayon de lune caresserait une frise de marbre. Ici c'est Pallas, ici Minerve; là c'est la troupe des MuseSy menée par Apollon; partout c'est la bande libre et mutine des Amours allumant des torches^ aiguisant des flèches^ petits dieux aux membres arrondis^ que Prudhon répand dans son œuvre pour l'animer du mouvement et des jeux de l'enfance.
Rien de plus intéressant que de surprendre la main de Prudhon et de suivre les enfante- ments de son dessin dans les études possédées par M. E. Marcille, M. Laperlier, M. de Bois- fremont, véritables révélations, précieuses con- fidences de son faire, qui nous permettent de regarder par -dessus l'épaule du peintre la marche de son crayon, et d'assister pour ainsi dire à son travail. L'originalité, la force, la marque du génie de Prudhon est d'aller tou- jours de l'intérieur à l'extérieur de sa figure. C'est le dessin de la lumière qu'il cherche avant tout sur le corps humain : le rayon, voilà sa
PRUDHON. 439
ligne. Aussitôt qu'il a jeté sur le papier bleu le tracé léger du contour et des ombres, mar- qué ses places, embrassé ses proportions, il donne sur ces premières indications un coup de mouchoir qui fait fuir le crayon noir dans le nuage d'une préparation de fusain. Il com- mence à sortir son académie du fond tendre et de la nuit claire de son papier avec des traits droits de crayon, largement espacés, qu'il con- duit dans le sens du courant des muscles, et qu'il ne croise qu'à la rencontre des emman- chements. Dans ce réseau, sous cette arma- ture de blanc, vous croiriez voir se lever dans un crépuscule un écorché de lumière ; puis les ombres se renforcent de sauce ; d'un trait gras et large le dessinateur enveloppe, plutôt qu'il n'arrête, le contour de sa figure, et le laisse flotter dans le linéament indécis, baigné de la lumière ambiante, avec lequel la nature accuse, en les caressant, les extrémités d'une forme. Et le voilà revenu à son modelé de lumière ; il recharge ses valeurs, il masse et presse les raies de crayon blanc, qui se rencontrent en losanges aux reliefs des attaches, aux ressauts des membres et promènent en traînées d'ar-
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gent, sur les pectoraux, le relief rayonnant c cavaliers du Parthénon ; puis une estompe mousseline Tlnde amortit tout ce travail ds une fonte générale. La sauce frottée a laissé reflet sourd çt moelleux du velours gris a parties d^ombres auxquelles Prudhon ne touc plus que pour les accentuer dans les valeurs rayures de crayon noir qui vergent le papic Le moment du dernier travail est venu : crayon blanc est repris, et ses raies recon mencent ; mais, cette fois, Prudhon le pous^ à petits coups sur cette figure, qu*il semb^ lisser et polir amoureusement; il nuance 1( plus petites indications de lumières, il fait sei tir la moindre dégradation des plans, et il r j : s'arrête que lorsque Timage humaine vit i
t -• palpite sous les mille petites lignes juxtapc
sées de son crayon comme sous une trame ( jour*.
•^ !" I. Sur la signature des dessins de Prudhon, une lettre
«
^^ 1 Prudhon à Constantin, publiée par M. Qéraent, est toute u
.;...+ * révélation :
■ l : « ... Ton père signait pour moi les dessins de moi qui lui tombui
*\ .. dans les mains, car jamais je n'en ai signé aucun. Si ceux dont
\*.*- me parles, tu les reconnais de moi, rien ne t*empêche d*en faire .
tant, de plus tu as ma signature au bas de ma lettre : elle peut
servir de type. »
PRUDHON. 441
Esquisses, projets de tableaux, de portraits, de vignettes, Prudhon les traite de même, presque toujoiu-s sur ce papier bleu où les pre- mières pensées de ses conceptions semblent se débattre dans une aube; car, à ce grand maître, Tidée du mouvement, le projet de la composition apparaissent, aussi bien que la ligne du dessin, dans une vision lumineuse. Du blanc, du noir, des balafres de crayon, des hachures brutales, cela lui suffit pour fixer le premier éclair de son imagination. Rien qu'un barbouillage, et vous verrez déjà s'agiter sous un baiser du soleil le groupe d'Innocence et Amour; rien qu'un nuage, et vous aiirez réblouissement de TOlympe, cette voûte toute rayonnante d'un fourmillement de dieux, sur laquelle se détache la Diane aérienne et vo- lante qui pose ses mains sur les genoux de Jupiter.
Prudhon vécut longtemps de ses crayons. Il demanda son pain à des dessins de circon- stance. Sous la République, il dessina des Lois, des Libertés ; il fit une allégorie de la Consti- tution française de 1793, rêve de bonheur du patriotisme qui semble le fronton d'une uto-
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pie; et, dans tous ces dessins^ il sut prêt ridéal d'une force sereine ou d'une gria monumentale aux passions comme aux illi sions de son temps. Pendant des années, usa ses crayons sur des vignettes banales, d( \ fleurons d'imprimés, des tètes de lettres adin
nistratives, illustrations microscopiques, figure d'un pouce, qu'il savait signer de son s^le c où il enfermait sans effort la grandeur et 1 mouvement qu'un Pyrgotelès fait jouer dans 1 cercle d'une pierre gravée. Quoi encore? de culs-de-lampe minuscules, des en-tétes d( factures et de traites conunerciales, des sceau: de maisons de commerce, les plus misérable petites œuvres du métier, tout cela sortait d( sa main, comme un Olympe de Lilliput, en nobli d'une vénusté magistrale. Les carton des amateurs, les reliquaires des curieux m gardent-ils pas de lui des cartes d'adresse oi Prudhon fit tenir son génie? N'a -t- il poin laissé tomber de ses crayons cette adress d'un bijoutier du Palais-Egalité, dont il répé tait le dessin sur le verre de la boutique? Vou retrouverez les morceaux brisés de l'enseign chez M. de la Salle. Et pour la veuve du bijou
PRUDHON. 443
• tier, c'était cette autre adresse, un tableau de Parrhasius retrouvé dans un carré de papier : cet Amour faisant briller entre ses doigts les bijoux de ce cofFret ouvert, d'où la Tentation s'envole comme d'une autre boîte de Pandore, tandis qu'une femme au torse nu attache à son oreille les tryglèmes d'or avec une coquetterie de bacchante. Et ne met-il pas l'immortalité de sa grâce jusqu'en des images de confiserie, jusqu'en cette Léda dont il plia les reins et roula l'écharpe dans le cadre d'une bonbon- nière? Imaginez des vers d'André Chénier tombés dans une boîte du Fidèle Berger!
V.
La misère, la famine de 1794 chassaient Prudhon de Paris. 11 se réfugiait et s'établis- sait en Franche-Comté, à Rigny, près de Gray, où il avait la bonne fortune de trouver à faire des portraits au pastel, portraits à la grosse, mais où le peintre, qui ne pouvait toucher à rien sans y mettre son originalité, essayait déjà ces tons laqueux et sans mélange de jaune, ce
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martellement de la touche, ceis égratignures hardies de bleu dans les ombres, qui devaient donner plus tard à ses pastels cette fraîcheur humide et cette sorte de clapotement de lumière avec lesquelles ses crayons peignent la chair. Prudhon quittait la Franche-Comté avec Targent de ses portraits et la protection de M. Frochot, dont il avait fait la connais- sance ; il revenait à Paris sans doute vers le commencement de Tannée 1796 *. On ne voit rien de lui au Salon de Tan IV (1795), et au Salon de Tan V, qui est Tannée de son retour, son envoi, le portrait du citoyen C..., n'est point terminé : une note du livret dit que le temps n^a pas permis à Tartiste de finir les
I. A son retour à Paris, Prudhon fit quelques visites a ses confrères, visites que M. Clément raconte ainsi : « David et Girodet le reçurent assez mal. Seul parmi les peintres en renom, Greuze Taccueillit d*une manière bienveillante. Avec sa brusquerie habituelle, il lui dit : c Avez-vous du talent^ — Oui, répondit le candide Prudhon. — Tant pis, reprit Greuze. De la famille et du talent, c'est plus qu'il n*en faut pour mourir à la peine. Que voulez -vous faire avec du talent, aujourd'hui qu'il n'y a plus ni Dieu, ni diable, ni roi, ni cour, ni pauvres, ni riches? Moi qui vous parle, vous savez que je suis tout aussi grand peintre qu'un autre ; voyez mes manchettes ! »
PRUDHON. 445
mains ni les vêtements. Cependant les dessins qu'il exposait^ les trois dessins de Daphnis et Chloé, commencés en 1793, pour l'édition de Didot, et les dessins de VArt d'aimer de Ber- nard, faisaient prendre aux éditeurs le chemin de son atelier, et le voilà gagnant, par-ci par- là, quelque six louis avec les Renouard du temps \ Au Salon de Tan Vil (1798), Prudhon exposait un projet de frise représentant une bacchanale : ne serait-ce pas le dessin qui est en si belle compagnie de dessins du maître dans la collection de M. G. Marcille, cette Vendange qui chante Vepilemios avec le rire du vin nouveau? Cette année-là, Prudhon expo- sait encore la belle gravure de Phrosine et Melidor; car ce talent souple et multiple, qui se plie à toutes les formes de l'art, manie d'in- spiration tous ses outils. Il y a un graveur dans Prudhon, un graveur qui s'est bien peu témoi- gné, mais qui a formé Copia et Roger, et qui a dicté à leur burin le procédé tout à la fois
I. M. Laperlier nous communique la quittance suivante de Prudhon : a J'ai reçu du cUoyen Roger pour le citoyen Renouard , la somme de 6 louis pour un dessin de Daphnis et Chloè, que )e lui ai livré à Paris ^ ce f messidor an IX, Prudhon, peintre. »
t1
446 L'ART DU XVIIP SIECLE.
gras^ moelleux et ferme, qui convenait à 1
traducrion de ces dessins. C'est le maître qu
a donné à ces hommes habiles le goût et ridé<
de tant de charmantes interprétations ^ don
vous trouverez le modèle et le type dans cei
dessins à la pliune de Prudhon, qui ne laissen
au burin que la peine de la copie. Ce pointillé.
^ qui^ dans les planches des deux graveurs, rend
\* avec tant de vaguesse et d'une façon si volup-
|; tueuse les nus de Prudhon, n'est-il point tout
indiqué dans cet Enlèvement (VEurope, où la
'r plume de Prudhon pique si doucement les
j^ chairs d'un semis de points, et entre-croise si
•• •
? finement les menues tailles dans les ombres?
*
Ou bien, prenons cette figure de La RéveiUère, le Pape des ThéophilanthropeSy dans laquelle Pru- dhon a retrouvé la grande caricature du Vinci : que fera Copia, sinon de suivre fidèlement ce caressé précieux du modelé et ces accentua- tions de la face, estompées par la plume avec un travail si ressenti et si patient, qu'elle ne laisse guère à la pointe du graveur que le mé- rite d'un instrument de précision?
Enfin, en l'an VIII (1799), Prudhon expo- sait un grand tableau allégorique de plus de
PRUDHON. 447
trois mètres : La Sagesse et la Vérité descen- dant sur la terre, et les ténèbres qui la couvrent se dissipant à leur approche. C'était le tableau pour Texécution duquel il avait obtenu, sur un dessin, à son retour de Franche-Comté, un logement et un atelier au Louvre. Avec ce tableau, Prudhon envoyait quatre frises, com- mandées par le riche fournisseur Delonois pour orner un petit salon de son hôtel, Fancien hô- tel Saint- Julien, rue Céruti. Ces frises devaient accompagner la décoration d'un autre salon où Prudhon avait représenté, en quatre grandes figures, la Richesse, les Arts, les Plaisirs, la Philosophie, avec des bas-reliefs imitant le bronze et quatre dessus de porte : le Matin, le Midi, r Après-Midi, le Soir, personnifiés par des femmes peintes en grisailles. Cette décoration, qui fut la nouvelle et le bruit de Paris en Tan VIII et en Fan IX, ce grand tableau de la Vérité et de la Sagesse, auquel Bruun-Neergaard ne re- prochait qu'un peu de lourdeur dans la tête de la Minerve, sortaient tout à coup Prudhon de Tobscurité où il s'était si longtemps débattu. Aussitôt des voix s'élevaient contre cette for- tune subite d'un nouveau nom ; des critiques
448 L'ART DU XVIII» SIECLE.
jalouses proclamaient que le peintre n'avait pas d^avenir, et le renvoyaient à ses vignettes avec une brutale insolence. Prudhon était devenu un rival.
Neuf ans après, Prudhon était un maître. Le grand peintre qu'annonçait le beau plafond de Diane au musée des Antiques arrivait à se posséder tout entier. Prudhon envoyait au Salon de 1808 la Justice et la Vengeance divine poursuivant le Crime, et l'Enlèvement de Psyché par les Zéphyrs. Bientôt le Zéphj^r et Vt^nus et Adonis faisaient reconnaître par le public un talent qui n'avait eu guère jusque-là d'autre consécration que l'applaudissement sans écho de quelques gens du métier.
Le beau et mâle tableau, cette Justice di%*ine poursuivant le Crime! quelle grandeur simple de composition ! quelle sérénité pathétique, dont la terreur semble l'horreur divine des anciens et n'ôte rien à la majesté de l'idée morale! Et quelle exécution large, franche, vigoureuse! quelle science dans les luttes du clair de lune et de la lueur de la torche dans les ombres et les reflets! Rappelez-vous ce sauvage paysage, et que d'air! ces belles
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figures volantes, ce corps d^Abel!... C'est le chef-d'œuvre de Prudhon.
Une légende rapporte à M. Frochot l'hon- neur d'avoir inspiré à Prudhon la première idée de son tableau. C'était dans un dîner à l'Hôtel de ville ; sur cette citation faite par M. Frochot des vers d'Horace :
Raro antecedentem scelestum Deseruit pœna...
Prudhon se levait de table, et, au bout d'un quart d'heure passé dans le cabinet du préfet, il rapportait le dessin de la Justice divine. Il n'est point à croire que cette grande image apparut ainsi à Prudhon tout à coup et toute formée. 11 la tourna et la retourna, au con- traire, longuement dans sa tète; il la chercha, sans se lasser, sur le papier. Et c'est à cette poursuite passionnée, à l'obsession de cette inspiration, qu'il faut rattacher le magnifique dessin du Louvre*, où Prudhon semble cher- cher la Calomnie d'Apelles. Un ange vengeur,
I. L'admirable dessin donné par Constantin fils à Ledru- Rollin et acheté par le Musée 3,500 francs.
II. 29
450 L'ART DU XVIII» SIECLE.
les mains plantées dans les cheveux du meur- trier^ le traîne aux pieds de la Justice, armée du glaive. Au bas du tribunal , . sur les degrés, un corps Me femme, jeté en travers d un petit enfant, un corps affaissé^ gisant^ évanoui dans la mort, fait reculer le regard du meurtrier, qui se voile la face de ses mains éperdues. C'est ainsi que Prudhon comprenait, en 1805, le tableau de la Justice, qu'il destinait à la salle du tribunal criminel au Palais. Et quoi de plus curieux que de Fentendre lui-même proposer, expliquer et commenter son idée, dans cette lettre d'un si grand accent et d'un huigage si élevé?
A MONSIEUR LE CONSEILLER d'ÉTAT
VKÛFr.T DU DEPARTEMENT DE LA SRIKE.
« /o fioréal an XIU.
« Apperçu du tableau destiné pour la salle du tribunal criminel au Palais de Justice.
« Trouver un sujet qui soit en rapport avec la destination d'une salle de justice criminelle, et les fonctions des fnapis- trats qui doivent y siéger; présenter à la fois des victimes, des Juges, et des coupables, rendre ces objets avec cette énergie d'expression qui donne à l'âme une commotion forte et Y laisse une trace profonde, seroit. si Je ne me trompe.
PRUDHON. 451
atteindre le but que l'on se propose dans l'exécution du ta^ bleau qui doit être placé dans cette salle,
f Plein de cette idée^ mais peu satisfait de tout ce que l'histoire nous donne sur cette matière^ qui ne consisteroit d'ailleurs que dans des faits usés ou obscurs ; je m'arrête à la nature de la chose même qui y remplissant en tout point les convenances^ fournit le tableau le plus énergique : il est de tous les tems; appartient à tous les peuples; s'annonce et s'explique de lui-même et présente en même tems la cause et son effet.
f Figurés vous la vengeance publique, Némésis à l'aile de vautour^ chargée de la poursuite des coupables, traînant au pied du tribunal de la Justice le crime et la scélératesse : La Justice armée du glaive^ entourée de la Force^ la Pru" dence et la Modération, prononce Varrêt foudroiant qui les frappe de mort, ha victime ensanglantée du crime ^ le poignard dans le sein, gissant sans mouvement sur les marches du tribunal même, est sous les yeux de l'hommicide : il est saisi de crainte, et frissonne d'horreur, , , Ajoutés pour sentir V effet de ce tableau terrible , la présence des Juges ^ l'arrivée des coupables, V éloquence mâle des orateurs^ les émotions diverses peintes sur les visages d^une assemblée nombreuse; et vous avourés qu'il seroit difficile à V imagination de n*être pas vivement frappé d^un tel ensemble.
« Ce tableau composé de huit figures , de la largeur de dix pieds, sur huit de hauteur, destiné pour la salle princi" pale du tribunal criminel, seroit du prix de quinie mille francs. Il seroit payé par tiers de cinq mille francs chaque, à trois époques différentes ; la première à la présentation de l'esquisse; la seconde lorsque le tableau seroit ébauché; la troisième lorsqu'il seroit entièrement terminé.
45a L'ART DU XVIIM SIECLE.
« Je me charge de le finir dans Vespace de dix mois, à dater du jour de la présentation de l'esquisse.
c Dans remplacement de la salle du bas qui est de la hauteur de huit pieds ^ sur six de largeur^ on pourrait y mettre un fait historique ou autre analogue â la justice cri- minelle, et subordonné au ^ujet du haut.
« Le sujet arrêté; on en déterminerai e le prix, et il seroit exécuté de suite aux mêmes clauses que le précédent.
« Pour ce qui me regarde personnellement ^ vous deva croire que l'amour de Vart^ et le désir de me distinguer u me feront rien négliger de ce qui pourra contribuer à u perfection j et le rendre digne de Vautorité qui m'en a chargé.
• Prudhon, peintre*. »
Une seconde lettre, également adressée au préfet de la Seine, précise mieux le tableau qui va sortir des pinceaux de Prudhon :
f Précis du tableau destiné pour la grande salle du tri- bunal criminel au Palais de Justice. La Justice divine pov- siiit constamment le crime, il ne lui échappe jamais,
f Couvert des voiles de la nuit, dans un lieu écartt ti s.iuvagc. le crime cupide égorge une victime, s'empare de sat or et regarde encore si un reste de vie ne servirait pas à df- cclcr son forfati. L'insensé! il ne voit pas que Nénusis ctttt a^ente terrible de la justice, comme un vautour fondant sv sa proie, le poursuit, va l'atteindre et le livrer à son inMexitit
I. Lettre autographe signée, possédée par M. F. Marcilîe. c publiée par la Galette des Beaux- Arts.
PRUDHON. 4J3
compagne. Tel est le sujet du tableau qui doit être placé dans la salle du tribunal criminel du département de la Seine,
< Ce tableau de huit pieds de hauteur sur dix de largeur^ serait du prix de 1*^,000 francs. Il serait payé par tiers de ^,000 francs à trois époques différentes : la première à la présentation de l'esquisse^ la seconde lorsque le tableau serait ébauché, et la troisième lorsqu^il serait entièrement terminé.
« Je me charge de finir dans Vespace de dix mois, à dater du Jour où je recevrai V arrêté du préfet qui décide irré^ vocablement son exécution,
i Tous mes efforts seront employés dans ce tableau à ré"
pondre aux intentions du conseiller d'Etat^ préfet de la Seine,
et â le rendre, par son énergie ^ digne du local qu'il doit oc-
cuper,
« Prudhon, peintre.
i Musée des artistes d'avant Sorbonne, i Paris ce 5 messidor an XIII * . »
Prudhon ne conçut que plus tard Tidée de faire planer la Justice et la Vengeance divine sur le premier crime et le premier remords, et de donner à la belle pensée du poëte païen la grandeur du drame de la Bible, en personni- fiant le meurtre dans cette brute et sauvage figure de Caïn, dont on dit que le modèle était,
I. Lettre appartenant à M. Feuillet de Conches, publiée par M. Clément.
4J4 L'ART DU XVIIM SIECLE.
hélas! bien près de lui. Arrivé à cette compo- sition définitive^ Prudhon se mit à peindre; et, comme emporté par son sujet, il attaqua la toile d'une main délibérée; il peig'nit de pre- mier jety avec des touches fermes et des tons rompus sans mollesse, cette toile où il échappe avec tant de force et de liberté à l'abus des glacisy à la fonte trop précieuse des couleurs, au porcelainage à\x faire, qui seront plus tard les défauts de sa manière.
Et puisque nous sommes devant la plus belle toile de Prudhon, arrêtons-nous un moment à l'étude des procédés du peintre, qui sont, dans leur principe, les procédés du dessi- nateur. Sous son pinceau, comme sous son crayon, la lumière rayonne du centre des figures. Des glacis transparents Témoussent et rendorment sur les ombres grises. Malheureu- sement ce travail, lorsqu'il est poussé au fini, ôte trop souvent le relief et le gras aux empâ- tements de la lumière; il débarrasse l'esquisse, qu'il amaigrit, des indications fortes et écla- tantes, de ces plâtras éblouissants qui l'enlè- vent si victorieusement du fond de la toile ; et l'on voit à regret la chaude couleur argentine
PRUDHON. 455
de Velasquez ou de Van Dyck s'éteindre peu à peu dans des camaïeux d'une coloration triste et froide. Outre cette manière de pein- dre, l'abstention absolue et systématique de tout chrome, de tout jaune, que Prudhon jugeait inutile pour rendre le teint de nos races, et qui, selon ses observations, noircis- sait vite, tenait sa palette et la gamme de ses chairs dans des tons trop exclusivement laqueux*. D'autres préjugés, d'autres recher-
I. Prudhon fut, il est vrai, un coloriste inégal, hardi, sin- gulier et quelquefois trompé dans ses effets, tantôt pâle au point de n'accuser que des ombres, tantôt formant ses clairs- obscurs par des moyens fantastiques, et, dans certaines occa- sions, malheureux par les transparences violacées survenues à ses toiles et par les gerçures causées par du vernis trop tôt appliqué. Mais, quand on regarde ses tableaux réussis, il est frais et vif dans ses carnations, enchanteur dans ses effets de lumière, hardi, passant sur des fonds mystérieux et laissant tous les tons locaux subordonnés à la teinte principale. Celle que Prudhon a le plus affectionnée a été nommée clair de lune. Ceux qui Tont vu peindre nous disent qu'il préparait ses figures d'un ton uniforme gris azuré, en les empâtant vigou- reusement, qu'il passait par-dessus les tons foncés plus légère- ment, de manière à rehausser peu à peu sa couleur en lui lais- sant une grande harmonie et un éclat argentin. On croit que le peintre avait été amené là par l'imitation des procédés qu'il croyait avoir été employés -par le Corrége. (Histoire de VArt pendant la Révolution, par Renouvier, 1863.)
456 L'ART DU XYIII- SIECLE.
ches qui devaient, d'après ses espérances, assurer la fraîcheur et la conservation de ses tableaux, trompèrent le maître. Se défiant de rhuile, il substitua à son emploi l'emploi d'une ponunade qu'il faisait lui-même avec une grosse molette de buis dans le bois de laquelle il avait grossièrement enchâssé un morceau de cristal. Loin de garder dans sa fleur et sa fraîcheur la peinture de Prudhon, cette pom- made, dont nous donnons ici-bas la recette \ a désagrégé les substances de certaines couleurs; elle a volatilisé les bitiunes, et eUe a fait dans les tableaux du peintre, peut-être aussi ver- nis trop tôt, un travail de décomposition qui avertit des dangers de Tinnovation des procédés. Très-préoccupé de la première préparation, Pnidhon peignait souvent sur des toiles au
I. Un quarteron de mastic en larmes que Ton tait fondre dans Tesprit-de-vin : quand il est fondu, on le passe à travers un linge bien fin ; après, on le lave dans plusieurs eaux jusqu'à ce que Teau ne soit plus blanche en le pétrissant; après quoi, on le fait fondre dans Thuile, en y ajoutant un quart d*un rond de cire vierge.
Combiner la quantité d*huile propre ù produire une gelée puis on la broie bien pour pouvoir s'en servir.
Quand on a fait l'opération avec Tesprit-de-vin, il faut faire fondre avec Thuile au bain-marie.
PRUDHON. 457
fond brun rouge qu'il frottait à peine d'une ombre violacée dans Tombre des figures, et qui, avec leur ton vierge et épargné par le pin- ceau, modelaient miraculeusement, et comme d'elles-mêmes, la paupière, la prunelle de Toeil, la retraite du nez, les lèvres, le dessous du cou. Cette toile imprimée brun rouge est le dessous habituel des derniers et des plus beaux portraits du maître, de ces portraits de femme qui me semblent mettre Prudhon, dans le genre du portrait, je ne dis pas au premier rang des peintres français, mais au-dessus de récole française. Vous retrouverez dans ces portraits, que la postérité admirera, — le por- trait de M"* Jarre, le portrait de M™* Péan de Saint-Gilles, le portrait de M"*Frochot jeune, — ces caractères de grandeur spirituelle, d'animation morale, d'idéalité intime, de beauté pénétrante, cette profondeur de l'expression, ce mystère du regard, cette étrangeté délicieuse du sourire, tous les signes des inimitables por- traits de la grande école italienne.
La gloire de Prudhon est dans ces portraits. Elle est dans ce tableau de la Justice divine. Elle est peut-être avant tout dans ces esquisses
458 L'ART DU XVIII* SIÈCLE.
éclairées du premier feu de sa main^ dans ces cartons peints, dans ces petites toiles frappées de rayons, éclaboussées de soleil^ ébauches qui furent le berceau et Técole des plus étin- celants coloristes de l'école française d'aujour- d'hui. Le génie de Prudhon, le voilà dans ces petites figures du musée de Montpellier : Minerve, Euterpe, Vénus, Pandore; dans cette petite figure de T Abondance, chez M. de Bois- fremont. Le voilà tout entier, ce génie du peintre, dans l'admirable esquisse de Vénus et Adonis possidée par M. E. Marcille. L'ombre de ces grands arbres, ce bois obscur et baigné de jour où flotte, sous la tiède haleine de midi, comme un fluide d'or ; ce corps de Vénus, ce ventre et ces cuisses dans le soleil, qui font penser à Tivoire légèrement teinté de pourpre auquel Homère compare les membres des dieux : ce rayon qui jette entre deux branches son baiser à Vénus, lui mord Tépaule, lui caresse le ventre, lui danse sur les genoux; cotte tèie, ces bras, cette poitrine, cette gorge, qui flottent dans Tombre délicate et tendre d'un voile d\i/ur et de gaze : ces tons chauds, ardents, ambrés, du chasseur nu auquel h
PRUDUON. 459
déesse prête le reflet lumineux de sa divinité ; ces Amours, aux pieds du couple, pêle-mêle avec les chiens de Laconie, fouettés de soleil et de Tombre errante des feuilles ; cette volée d^enfants ailés perdus dans la nuit rousse des lointains, et dont un coup de jour vermillonne le talon ; ce fond sourd et transparent, taché de lueurs d^écaille, au travers duquel éclatent les réveillons de carmin d^une grenade ouverte; ce rayonnement fauve où pétille et papillonne, çà et là, comme un éclair de pierre pré- cieuse, — cela seul suffirait à l'immortalité du peintre.
VI.
La gloire s^approchail donc enfin de lui, et il la sentait venir. L^ambition de ses jeunes espérances se réalisait. La mauvaise fortime semblait passée, et cependant Thomme n'était pas heureux. Il avait eu à subir toutes les dou- leurs, le long martyre d'un mari lié à une femme indigne de lui. Encore si cette femme inférieure avait racheté, auprès de Prudhon,
46o L'ART DU XVIII* SIECLE.
la pauvreté de son esprit et la bassesse de ses goûts par les grâces de cœur attachées à son sexe^ par ces vertus de caractère qui font le pardon des femmes inférieures!... Mais la malheureuse avait torturé Prudhon. C'étaient des scènes continuelles, des colères où écb- taient les violences de la paysanne^ des empor- tements et des querelles qui troublaient le silence et la paix de son laborieux atelier de h Sorbonne. Prudhon en était venu à fuir son intérieur après son travail : il se sauvait et allait respirer tous les soirs chez son ami Constantin. A bout de patience, il se décidait à une entière séparation (avril 1803), et il se croyait délivré ; mais la terrible femme venait encore apporter à la Sorbonne le trouble de ses visites, le scandale de ses colères. Prudhon était obligé de solliciter contre elle, au nom de son repos, l'amitié et le secours de Denon» dans la triste lettre qui suit :
« Monsieur^
1 C'est une peine pour ma délicatesse de vous entretenir de choses qui me révoltent et me font rougir, je suis outré et humilié tout à la fois quand Je parle d'une femme qui ^ rtayant ny fierté ny amour propre. n\i pas crainte de montrer la bas'
PRUDHON. 461
sesst de son ame par les scènes atroces dégoûtantes et scan- daleuses qu'elle n'a cessé de me faire; par ses propos infâmes contre toutes les personnes qui m' avois inoient et par la ma- nière insupportable dont elle a agit avec tout le monde : Sans la considération particulière qu'ont pour moi mes confrères^ ils auroient dans le temps portés des plaintes au ministre de r intérieur pour écarter quelqu'un^ dont la méchanceté sou^ tenue recidivoit journellement tout ce qui pouvoit leur être dé- sagréable et incommode. Messieurs Giraudet et Meynier ne Vont que trop éprouvé, puisque le premier s^ est vu for ce y étant au Louvre y de transporter son travail et son atelier aux Ca-- pucines. place Vendôme : il étoit temps pour le second^ dont l'extrême bonté a soutenu la patience n que je la mis hors de chej moi; car il étoit excédé de ses invectives^ de ses criail- leries et du tapage qu'elle ne cessoit de faire au-dessus de chej lui; et combien n'étoit-il pas désagréable et fâcheux pour moi qui suis sensible et aime la paix d'avoir à repondre à des plaintes trop justes réitérées à chaque instant, auxquelles il n' étoit pas possible de faire droit avec un être de l'humeur et du caractère de celui-là.
« D'après ce^ l'on sent combien une telle femme est un objet insupportable et scandaleux dans un lieu comme la Sor- bonne et combien j'ai de raisons de solliciter un ordre du ministre pour l'empêcher d'y remettre le pied.
« Le gouvernement qui considère les arts, loge les talens ; dans le local qu'il leur accorde il est nécessaire pour l'ordre et la tranquillité qu'il y ait une police qui puisse en exclure quiconque oseroit la troubler. Ma femme est dans ce cas^ elle n'est point artiste, elle nuit à la tranquillité de mes voisins, elle nuit à mon repos ^ à l'exercice de mes talens et à l'édu- cation de mes enfans; je suis fermement décidé à ne plus
46a L'ART DU XVIII» SIECLE.
avoir rien de commun avec elle. Depuis six mois die est hors de ma maison; Je lui donne toui ce qui lui est nécessaire, agréable mime; une pension que je lui fais pourvoit à ses besoins, mais il lui manque sur qui exercer son humeur acre et pour se satisfaire sur ce point, elle votidroit tenter sca retour â la Sorbonne; je demande donc qt^il ne lui soit plus permis, défendu rne me de rentrer dans un local où elle Me rapporterait que le trouble et le scandale,
• Je m'arrête, Alonsieur, n'en voilà que trop sur ce sujet. Pardon mille fois si j'abuse de votre condescendance; à peim ai^je Vavantage de vous approcher que je %*ous demande des grâces et sollicite votre interrct, mais c^est un artiste, cest un compatriote qui vous prie de lui rendre un service bien important et bien urgent. Si vous daignej vous emploier eu u faveur, il ne doute pas de la réussite^ et il en conservera toau sa vie le souvenir de la reconnaissance.
f J'ai P honneur d'être avec un entier dévouement.
f Monsieur.
« Votre trl's-humble serviteur et compatriote.
« Prudhok, peintre.
M l.e 7 vfnJèmidirean XII i^o septembre tSof) ». •
Sous CCS coups, le cœur de rhomme sai- gnait encore. Blessé par de si dures déceptions,
I. Archives de r Art français, M. Clément raconte que la lettre n'eut pas reflet désiré. « M'"' Prudhon, de plus en pluf violente et insatiable, continua à abreuver son mari d*avanies et à le harceler de ses continuelles demandes d'argent. Cet eut de choses dura pendant plusieurs années encore, jusqu'au mo-
PRUDHON. 463
refoulant les tendresses de sa nature, renon- çant, non sans déchirement, à ces belles chimères, les besoins de son âme et de son caractère, une vie d'intérieur, intime, douce, bercée par la main, égayée parle sourire d'une femme, Prudhon vivait isolé, et il se sentait seul, quand les sollicitations d'un ami, surmon- tant ses vives répugnances, le décidèrent à donner des leçons à une élève de Greuze, que la mort de Greuze laissait sans maître. Et M"* Mayer entrait dans la vie de Prudhon.
Ce n'était point une jolie femme que M""" Mayer. Une peau très-brune, un nez pres- que épaté, une grande bouche, rappelaient en elle, au premier regard, le type de la mulâ- tresse. Pourtant regardez ce portrait, passé de l'alcôve où Prudhon le garda jusqu'à sa mort dans les mains de l'heureux M. Laperlier : c'est une enchanteresse que cette femme sans beauté. Dans ce visage que la vie et l'âme de
ment où la malheureuse, étant parvenue jusqu'à Tlmpëratrice, fit devant elle une scène tellement scandaleuse qu'on l'enferma dans une maison de santé, sous l'œil de la police, tenue par M. Deodore de Piron, et où l'on mettait les fous et les ennemis politiques. Elle n'en sortit que pour aller demeurer chez son fils Eudamidas à Toul, où elle mourut en 1834. »
464 L'ART DU XVIII* SIECLE.
la physionomie illuminent, tout est channe, jusqu'à ce nez épaté et cette grande bouche. Sous mille petites boucles noires, folles et libres, qui font jouer sur le front les anneaux de leurs ombres légères, et battent les joues de leurs tortillons défrisés, un sourire errant voile de tendresse deux grands yeux noirs, allongés et fendus coimne les yeux de TOrient. La lumière accuse un méplat charnu et sen- suel sur le petit nez dont les deux narines se retroussent dans Tombre. Le rire semble cha- touiller la bouche au coin malicieux, qui s'en- tr'ouvre et montre à demi les dents. Le dessous des yeux, du nez, cette bouche et tout le bas du visage éclairé, selon Thabitude de Prudhon. avec les grands partis pris d'un jour d'atelier, s'enfoncent dans des ombres étranges où le regard se perd en rêveries. Amoureuse, moqueuse, sentimentale, ardente, pensive, voluptueuse, passionnée, telle est cette tète mystérieuse et fascinatrice dans sa mutinerie, où Ton retrouve Ténigme du sourire de la Joconde. Approchez-vous du portrait : vous ne distinguerez pas les tons. Ce n'est qu'une ébauche, qu'une vapeur, le travail hâté et béni
PRUDHON. 465
d^une heure d'inspiration. A peine si Prudhon a voilé d'un mauvais châle lie de vin les épau- les et la gorge de son buste. Sur le fond brun rouge de la toile, qui reparaît ici et là, ce n'est dans les ombres qu'un frottis qui semble un lavis d'encre ; sur les lumières de la chair, ce ne sont que les glacis transparents de quelques teintes laqueuses. Mais l'âme du maître a passé dans cette image, faite à si peu de frais, avec si peu d'efforts, légère comme un souffle, immortelle comme un baiser du génie! Cette figure vous parle, elle vous ravit avec ce je ne sais quoi de magique qui, dans les chefs-d'œu- vre, est au-dessus et au delà de la peinture, et semble échapper à la matérialité des moyens du peintre, à l'épaisseur des couleiu-s, aux liens des lignes ; et ce n'est plus une femme que l'on croit voir, mais le type même de Prudhon*, sa muse familière et bien-aimée, incarnée dans la grâce et la volupté de son œuvre.
1. Le type de Prudhon c avec ces arcades sourcilières pro- fondes et ces grandes bouches qui prêtent à la fois à la force, à la rêverie, à la tendresse », — ainsi que le définit très-jus- tement M. Renouvier; — d'où vient-il? du mélange de Tétude des bas-reliefs grecs avec l'étude de figures amies ou aimées, de
ir. 30
466 L'ART DU XVIII» SIÈCLE.
M"* Mayer avait Tenjouenient de sa phy- sionomie^ les profondeurs et les contrastes de l'expression de son visage. Sur un fond de sentimentalité, des ardeurs de passion^ une gaieté piquante, l'exaltation d'une nature ner- veuse, la malice de l'esprit, luttaient et se mariaient en elle d'une façon délicieuse, comme les ombres et' les liunières de son por- trait. La femme avait tous les dévouements et toutes les séductions capables de consoler, de réchauffer et de rattacher au bonheur le triste cœur de Prudhon. Le maître et l'élève s'aimè- rent ; et avec cet amour l'horizon d'une nou- velle vie s'ouvrit devant Prudhon, Auprès de cette compagne, amusé par l'originalité de sa causerie, ranimé par la vivacité un peu méri- dionale de son humeur et de sa parole, retrou- vant son orgueil d'artiste sous la flatterie de ce culte et de cette adoration, Prudhon s'aban- donnait à cette liaison qui lui donnait le repos,
M"« Copia, de M"' Mayer, de Marguerite, le modèle préféré du peintre, — et peut-être aussi de son type à lui du type retracé dans le portrait envoyé d'itajie à Dagoumer ce por- trait à l'œil plein d'ombre, à la lèvre boudeuse, à la physio- nomie de douceur et de rêverie.
PRUDHON. 467
Foubli et la caresse d'un beau soir ; ou plutôt il s'y précipitait avec une passion de jeune homme et toutes les ferveurs amassées depuis si longtemps au fond de lui. Maîtresse d'elle- même par la mort de son père, M"* Mayer venait loger auprès de Prudhon ; son atelier à la Sorbonne n'était séparé que par un palier de l'atelier de son maître et de son ami. Tout le jour elle était chez lui, travaillant à ses côtés; elle prenait ses repas avec lui ; elle tenait sa maison ; elle s'occupait de l'éducation de sa fille, pour laquelle elle était tout à la fois une mère et une sœur aînée. Prudhon, qui n'avait eu que sa mère pour l'aimer, ne savait comment payer M"* Mayer de tant de dévouement et de tant de bonheur. Dans sa reconnaissance, il rêvait de partager son talent avec cette « amie de son cœur » ; il voulait l'associera sa gloire. La preuve de cette générosité du peintre, nous la trouvons dans cette suite de neuf dessins, conservée par M. de Boisfremont et qu'on pourrait appeler l'histoire d'un tableau de M"* Mayer. Ce sont toutes les études d'une Naïade lutinée par les Amours et qui, poussée à bout, ne sachant comment s'en débarrasser,
468 L'ART DU XVIII* SIÈCLE.
leur jette Peau de son urne. Il faut voir avec quelle patiente application^ avec quel cœur Prudhon a mis, pour ainsi dire, toute la com- position sous la main de M*** ISlajer. 11 y a des croquis d'ensemble, puis des études séparées où tous les détails sont cherchés et fixés, le mouvement de la Naïade, la débandade de la petite troupe y le culbutis des polissons nus que Teau cingle ; puis enfin, c'est le corps de la Naïade, une des académies les plus finies, les plus parfaites qui soient sorties du crayon de Prudhon. Mais ce n'est point assez que toutes ces indications qui dictent à M"* Mayer toutes les lignes de son tableau : Prudhon veut fisdre passer son pinceau même dans les doigts de M"* Mayer ; à côté des études dessinées il y a l'esquisse peinte du tableau, où Prudhon donne à M"* Mayer Taccord des tons, les couleurs de sa palette, tant il met de soins à la guider, à lui souffler son inspiration, à l'approcher de son génie, tant il met d'ardeur et de patience à essayer de lui donner un peu de son immorta- lité!
PRUDHON. 469
VIL
En 1808, devant le tableau de la Vengeance divine, TEmpereur donnait à Prudhon la croix de la Légion d'honneur.
Le dessinateur républicain ardent et con- vaincu de la Constitution de 1793 et des sym- boles patriotiques* s'était vite rallié à Topinion publique. Facile à l'enthousiasme , il fut des premiers à saluer la jeune gloire du vainqueur
I . Prudhon, ainsi que presque tous les artistes de son temps, s*était donné entièrement aux idées nouvelles. Nous avons son vote motivé pour le tableau de Brutus d'Harriet, comme membre du jury dans le concours des prix de peinture de Van n. Quand le jury se transforme en club révolutionnaire' des Arts, Prudhon en devient le secrétaire adjoint et, dans la séance du 4 germinal, lit un discours où il « considérait les Arts sous des rapports philosophiques et en parlait dans le genre de Rousseau v.Il terminait en développant les idées d'Hassenfratz, à savoir que les Arts, jusqu'alors tournés vers le goûi de la classe des hommes paresseux ^ devaient maintenant* parler au goût des hommes laborieux. C'était le dessinateur de ces dessins : la Constitution, la Loi, l'Égalité, la Liberté, au bas de laquelle il écrivait : Elle a renversé l'hydre de la tyran' nie et brisé le joug du despotisme. C'était le peintre de ces tableaux perdus, représentant les journées glorieuses de la Révolution, pour lesquels il eut une fois le prix de 5,000 francs, une autre
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470 L'ART DU XVIII' SIECLE.
d'Italie. Au Salon de Tan IX, il traduisait la pensée de la France et Tadmiration de la patrie dans cette belle allégorie de la Paix* achetée par Brun-Neergaard, où Bonaparte, entre la Victoire et la Paix, est debout sur un char de triomphe que précèdent les Jeux et les Ris, que suivent les Muses, les Arts et les Sciences. Napoléon avait gardé souvenir de Tallégorie; il apprécia bientôt le peintre. Et si Prudhon ne fut pas le peintre officiel de la nouvelle cour, il en fut du moins le peintre
fois le prix de 2,000, — et dont peut-être le tableau de la prise de la Bastille, composé de plus de cent cinquante petites figures, que mentionne M. Lacroix, serait le sujet d'un de ses deux concours. C'était enfin, comme le raconte M. Le Sensier, d'après des traditions conservées dans la famille Fauconnier, l'habitué des Jacobins et des Cordeliers, l'homme qui rappor- tait chez lui, de l'éloquence de Tlncorruptible, une espèce de délire patriotique.
I. Sous le Directoire, dans une première composition, dont la gravure exécutée par Picot est assez rare, Prudhon avait témoigné son enthousiasme pour le vainqueur de l'Italie. Il avait fait monter dans le ciel, par un groupe d'Amours, un portrait du général aux cheveux longs, qu'une Renommée volante désignait du doigt, tandis qu'une figure de l'Anarchie, les mains enchaînées derrière le dos, le carcan au cou, était agenouillée dans un coin de son dessin. La composition portait pour titre: AUégorU relative à Buonuparte^ gérurrul des armées françaises, eu.
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intime : il fut le portraitiste ordinaire et fami- lier des femmes de la famille impériale. A lui revenait Thonneur de peindre Timpératrice Joséphine dans le frais décor de la Malmaison. On retrouve, dans les collections, des études, des esquisses, des ébauches à Thuile, toutes sortes de projets de portraits de la reine Hor- tense et des sœurs de TEmpereur. Et s^il laisse les portraits, c'est pour donner Taide de son pinceau et de son imagination de décorateur aux pompes des fêtes publiques de TEmpire^ à la célébration des victoires, ou pour illustrer de son crayon de vignettiste un roman de Lucien Bonaparte. Le divorce de Joséphine n'enlevait à Prudhon rien de cette faveur. La protection impériale continuait poiu- le peintre, qui obtenait de commencer le portrait de la nouvelle Impératrice. Il en a laissé un déli-
I. Dans une lettre du a2 mai 18 10, que nous comnoiunique M. Laperlier, Prudhon réclame du préfet de la Seine, pour les dessins des peintures coloriées en transparent et représentant le sujet des Noces d'Hébé et d'Hercule, figures de six pieds et demi, au nombre de quarante et un, et de deux groupes de sculp- ture, composés de six autres figures de même proportion, placés sur les avant-corps de la loge de Leurs Majestés, une somme de 8,000 francs, ainsi qu'une somme de 9,000 francs pour les sculptures ornant le trône de Leurs Majestés.
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cieux profil, surmonté d'un diadème à demi perdu dans les tresses et les boucles des che- veux, et dont là ligne a le style et la sévérité gracieuse d'un médaillon antique. Il arrivait même que le goût de la nouvelle Impératrice pour le dessin, le besoin d'une distraction qui l'occupât, approchaient encore Prudhon des grâces de la cour. Marie-Louise ayant témoi- gné le désir d'avoir un maître de dessin, TEm- pereur, siu- la liste des candidats, nommait Prudhon que la liste avait oublié^ et qui, fort étonné de recevoir son brevet, était obligé d'aller s'acheter le chapeau et l'habit à la fran- çaise pour aller donner la première leçon à rimpératrice-Reine. J'ai vu un curieux sou- venir de ces leçons de Prudhon : c'est un pas- tel copié par Marie-Louise d'après une vierge du Guide, où le corrigé du maître perce par- tout, sous les lourdeurs, les tremblements et les maladresses de cette main d'impératrice jouant à la peinture. En 1810, quand la ville de Paris songea à offrir ce berceau et cette toilette dont elle voulait faire les dignes ca- deaux d'un peuple à un empereur, c'était au maître de dessin de l'Impératrice, au peintre
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choisi entre tous pour faire le portrait du roi de Rome, que la ville recourait, comme à Phomme dont le talent et Tinvention devaient être le plus particulièrement agréables à Leurs Ma- jestés. Et c^était Prudhon qui imaginait tout ce mobilier. Il dessinait Técran exécuté en ver- meil et en lapis, et ses barques égyptiennes surmontées de figures d^Isis, emblème de la ville, portant les autels de Thymen enguirlan- dés de fleurs, et ses colonnes de laurier et de lierre enserrant la glace, et son entablement corinthien où deux Amours, aux deux côtés de Mars et de Minerve, rapprochent Taigle d^ Au- triche de Taigle de France. Il dessinait la table à miroir dont le miroir était encadré de fleurs liées par le Plaisir volant, et couronné d^une Flore entourée des génies du Commerce, de rindustrie, du Goût, de THarmonie. L^allé- gorie du peintre animait ainsi tout le mobilier par des personnifications et des images. Cette ingénue de la fable antique qui occupa si long- temps sa pensée. Psyché, enchaînait TAmour dans la ligne ondulante d^un bras de fauteuil ; et sur le berceau, le berceau impérial, dessiné pour être exécuté en vermeil, burgau et nacre,
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Prudhon montrait la Gloire planant sur le monde et soutenant u la couronne de triomphe et d'immortalité »'; au milieu de cette couronne brillait l'astre Napoléon, tandis qu'au pied du berceau un jeune aiglon^ prêta s'envoler, sem- blait essayer ses forces et aspirer à Tespace.
VIII.
Cette liaison avec M"* Mayer semblait porter bonheur à Prudhon. M. de SonunariTa qui lui avait acheté son Zephj^r lui comman- dait d'autres tableaux. M. de Talleyrand lui demandait son portrait et venait se faire peindre dans son atelier*. La critique était forcée de s'incliner devant son nom et de saluer ses œuvres. L'Institut lui ouvrait ses portes. La mode adoptait sa gloire. L'argent
I. Prudhon ayant fait une répétition de ce portrait de M. de Talleyrand pour la duchesse de Courlande, et réclaroast pour cette répétition une somme de 7,000 francs, écrivait i il duchesse, en 18 17, à propos d'une difficulté sur ce prix, • q« CCS sortes de discussions irétaient faites ni pour son talent ti pour sa personne »; et il demandait à reprendre son portrait ^Lettres de Prudhon, co.iimuniquées par M. Laperlier.)
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venait le trouver. Il avait à son foyer la douce et enthousiaste adoration d'une femme à la- quelle il rapportait tous ses actes, toutes ses pensées, toutes ses espérances. Le présent et Tavenir, la vieillesse elle-même, lui souriaient, quand un coup de foudre brisa sa vie et son cœur.
Impressionnable et exaltée de nature, M"' Mayer était arrivée à Tâge où souvent, chez la femme, Tâme cède à Tinquiétude et au tourment des agitations nerveuses, et semble perdre, à la plus misérable contrariété, la mesure des choses de la vie, au moindre chagrin, le sang-froid de la raison. Déjà, sur des soupçons sans motif, elle avait éclaté en scènes de jalousie*, et par moments son esprit
I. Les études historiques et artistiques publiées par MM. Fillon et Rochebrune racontent qu'en 1818 M'*« Mayer trouvant sur le chevalet un portrait de visiteuse dont la beauté avait entraîné Prudhon u solliciter la permission de faire une esquisse, — esquisse faite con amore^ — elle mit en pièces le portrait et du même coup détériora le dessin de la médaille destinée à rappeler la victoire de Manuel aux élections. Du reste, la pleine lumière ne sera faite sur cette liaison que lorsque M. Laperlier se décidera à publier les lettres amoureuses de cette liaison, que par un délicat scrupule il conserve cache- tées.
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ardent et qui se troublait se répandait en paroles étranges. M"* Mayer se trouvait dans cet état d^irritation et d'excitation maladive^ quand le renvoi des artistes de la Sorbonne était réclamé et obtenu par la Faculté de théo- logie. Mille craintes aussitôt montaient à son esprit, affluaient à son cœur. Préoccupée de sa situation fausse, sur laquelle elle croyait fixés les yeux du monde, elle voulut voir dans ce déménagement forcé un éclat, la publicité de sa liaison avec Prudhon. Peut-être la né- cessité d'une rupture lui apparut-elle...
« Son imagination s*échauf{a — dit M. Charles Blanc dans sa charmante et déli- cate notice, — et tant d'inquiétudes, se joi- gnant à l'altération de sa santé, achevèrent de troubler sa raison. Le matin du 26 mars 1821, M. Brâle lui trouva le front horriblement plissé, l'œil hagard. Elle avait auprès d'elle une petite fille de douze ans, nommée Sophie, qui était son élève ; elle eut la présence d'es- prit de lui donner congé ce jour-là; mais, comme l'enfant s'éloignait, M"' Mayer, dit-on, la rappela, se mit à l'embrasser avec efFusion, et, prenant une bague, elle lui en fit cadeau.
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avec prière de la bien conserver, sans s'aper- cevoir que la petite Sophie était tout étonnée de cette expansion subite, de cet adieu inex- pliqué. Peu de temps après, on entend la chute d'un corps ; on accourt, on trouve M"* Mayer étendue par terre et baignée dans son sang. Elle avait pris les rasoirs de Prudhon, et, après avoir essayé le tranchant sur sa main, elle s'était placée devant la glace et s'était coupé la gorge. L'hémorrhagie n'avait duré que quel- ques minutes : elle était morte*. Prudhon tra-
I. Toutes sortes de causes amenèrent au suicide cette créa- ture passionnée et inquiète : de méchants cancans, et à la fois la crainte d'être abandonnée et des scrupules donnés à la der- nière heure par une amie; peut-être même aussi un tardif éveil sur sa ruine, — toute sa petite fortune, 80,000 francs, s'étaient fondus dans le désordre de la maison de l'artiste. Mais le suicide n'était encore qu'une tentation lointaine, le rêve du noir de ses idées pendant une heure, quand un mot cruel de Prudhon en fit une résolution subite. M"* Belloc racontait à M. Clément que le matin du jour où Brâle avait été frappé de l'air hagard de M^'* Mayer, on avait apporté une lettre à Prudhon qui lui apprenait une maladie de M"» Prudhon dont l'annonce semblait mortelle. Tout à coup M"* Mayer dit à son amant : « M. Prudhon, si vous devenez veuf, vous remarie- rez-vous? » Prudhon, tout à la pensée de ce qu'il avait souffert avec sa femme, s'écria avec un geste d'effroi. « Ah ! jamais ! » Sur ce jamais j sans un mot. M"* Mayer passe dans le cabinet où Prudhon avait coutume de s'habiller, prend un rasoir, des-
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raillait dans son atelier. Devant aller ce jour- là à rinstitut; il se leva pour s'habiller sans doute; mais, apercevant des visages pâles et une légère rumeur qui s'apaisait à son ap- proche^ il eut le pressentiment de son mal- heur. En vain M. Pajou voulut Tentraîner^ on ne put le retenir, et il sut tout de ses yeux... »
cend, traverse la cour, remonte dans l'appartement, entre dans
le petit salon, se met devant une glace et
Un procès -verbal, dressé par Monyer, commissaire de police, en présence de M. Cloquet, médecin, et donné par M. Jal, dans son DlctionnMU critique de biogru^-AU et d'hisioin^ s'exprime ainsi :
c La demoiselle Mayer (G>ii8tance), étant dans Tapparte- ment de M. Prud'hon, artiste peintre, où elle avait une partie de ses effets, M"*" Sophie Duprat, élève en peinture de la def- funte, venant de la quitter, vers les onze heures, et de la laisser seule dans cet appartement... se porta deux coups de rasoir, dont le dernier pénétra jusqu'au vertèbre cervical [sic^,,. elle dut mourir sur le champ. Elle s'é.ait placée devant une glace pour se porter le deuxième coup et était tombée sur le dos, les pieds tournés du côté de la porte de communication. »
Il résulte encore de cette pièce que M*'* Mayer, au dire de xM. Trézel, qui la connaissait depuis dix-huit ans, était atteinte d'une maladie noire, dont les caractères avaient paru plus graves depuis quinze jours, et que cette gravité s'était mani- festée par un débordement extraordinaire de bile dont elle avait été traitée par le docteur Dagommer. {Archives de la police carton des événements, an 1821, n" 9863-8400.)
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Arraché de ce corps sanglant qu'il tenait embrassé, Prudhon fut enunené chez M, de Boisfremont. Il vécut encore deux années, deux années longues comme im exil. Ce sang, cette mort, le 26 mars 1821, lui étaient tou- jours présents; et replié sur lui-même, soli- taire, enfermé dans ses souvenirs et ses regrets, embrassant cette ombre qu^on ne pouvait lui ravir, détaché des orgueils de Tartiste, insen- sible au bruit de son nom, de sa gloire, aban- donnant son corps à Taccablement de son âme, lassé de vivre, peut-être tenté par l'exemple et sollicité par le suicide, il écrivait à sa fille :
«... Oh! que la chaîne de la vie est pesante ; seul sur la terre y qui m'y retient encore? Je n'y tenais que par les liens du cœur ; la mort a tout détruit,,. Ma vie est le niant,,, V es- pérance ne détruit point V horreur des ténèbres qui m'environ- nent!,,. Elle r^cst plus, celle qui devait me survivre.,, La mort que J'attends viendrait-elle bientôt me donner le calme où J'aspire,,, C'est à la tombe, à mon amie, que rattachent toutes mes pensées, tous mes vœux!,,, »
Il n^y avait plus, pour donner à Prudhon la patience de vivre et la force de souffrir, que
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les choses qui lui parlaient de ceUe qui n'était plus, que les reliques qui lui faisaient toucher sa mémoire. Le courage de peindre ne lui revenait que pour reprendre la Famille mal- heureuse, laissée inachevée sur le chevalet par M"'' Mayer. Revenant sur ces traits qu'il am tracés, repassant sur ces tons qu'elle am poses, promenant le pinceau partout oùlesieo s'était promené, Prudhon trouvait un acre plai- sir, une douloureuse et chère volupté à se rap- procher ainsi de la morte. Il travaillait lente- ment, s'attardant à finir cette scène désolée, où il mettait les plus pieuses caresses de son pinceau. On eût dit qu'il prolongeait un der- nier tète -à- tête, un suprême adieu. Et le tableau fini, il ne voulait pas encore le quitter: il le dessinait sur pierre lui-même, et donnait cette lithographie qui fit presque une émeute chez Engelmann.
Puis ce furent des jours que Prudhon com- parait lui-môme à un demi-sommeil oppressif': ce fut une vie lourde, lente, monotone et lugubre. Enfermé dans la retraite sauvage de son atelier, agenouillé à toute heure devant cette chère et sainte mémoire vers laquelle sa
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pensée montait comme une prière et comme une litanie, déjà souffrant de cette maladie du chagrin, un squirre au foie, donnant le matin, par habitude, une heure ou deux au dessin, Prudhon ne sortait plus que pour visiter la tombe du Père-Lachaise, ou errer sur les bou- levards extérieurs du haut de la rue du Rocher, La mort enfin avait pitié de lui ; mais^ comme elle approchait, Prudhon fut tout à coup pris d'une fièvre de travail. Le peintre de V Assomp- tion se mit à jeter, avec feu et en hâte, comme s'il se savait attendu, le reste de ses forces, le dernier effort de sa vie sur un Christ en croix, commandé par la ville de Metz. G^est le Christ qu'on admire aujourd'hui au Louvre, cette toile désespérée qu'emplissent les ténèbres de la troisième heure et le gémissement du Lamma Sabbactani, ce martyre d'un Dieu que Prudhon mourant semble avoir peint avec les souf- frances de son corps et les crucifiements de son cœur...
Puis les pinceaux lui échappèrent des mains. De son lit de mort, il dit à ses amis: Ne me pleure^ pas, c'est mon bonheur. On eût dit qu'il s'envolait de la vie.
n. 31
48a L'ART DU XVIII» SIECLE.
Le i6 février 1823 ^, la France avait perdu Prudhon*.
I. Le 3 janvier, Pnidhon répondait à l'invitation à diner d'une amie :
« «.. Je ne puis, comme jy comptais, awoir U plaisir d^ aller demain dîner che^ vous. Une douleur au coté gauche, tr^s^sensiUe quand je respire, plus vive encore quand je tousse, est précisémunt venue U premier de Van me clouer dans ma chambre et s'opposer au plaisir que je me promettais pour le samedi suivant. Le mal n*est que musculaire, comme par exemple un torticolis, Tespkre donc qu'il ne passera pas son quatrième jour. » ( Lettre publiée par M. Clé- ment. )
a. Le portrait de Prudhon, gravé par son fils, serait, M. Eu- doxe l'affirme, un portrait de M. Viardot père. Les deux por- traits qui nous donnent le mieux l'image de la jeunesse et de la vieillesse du peintre sont : la miniature donnée à M. Fau- connier et dont a hérité M. Pelée, et la miniature de Boilly que possède M. Eudoxe Marcille. La miniature de M. Faucon- nier, exécutée par Tartiste et malheureusement pas encore gra- vée, le représente à vingt ans, dit M. Sensier, « le teint frais et légèrement coloré, les yeux d'un gris limpide comme ceux d'un enfant, le front placide et les cheveux blonds un peu poudrés, la bouche souriante et voluptueuse ». La miniature de M. Boilly, qui est une copie d'une première miniature, a été faite d'après nature au moment où le peintre commençait a avoir les cheveux gris. Elle a été gravée par M. Hillemacher et par mon frère.
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IX.
Parcourez Tœuvre de Prudhon : c'est un rêve, c'est le songe d'une nuit d'Ionie. Il semble 4'abord que ce soit l'éveil d'un Olympe, et que l'on entende des voix, des lyres invi- sibles, des chansons milésiennes, le pas volant d'une déesse, la course ailée d'un dieu, le bruii d'oiseau du zéphyr, toutes les harmonies mati- nales et voilées de cette première heure du ciel antique où l'Amour brisant l'œuf de la Nuit déposé dans l'Érèbe, s'accouple au Chaos et donne l'être au monde. Bientôt la lumière sereine, le jour céleste de l'allégorie se lève sur le poëme du peintre et sur ce chœur de figurations divines qui semblent à la fois l'âme et la statue d'une idée. Les Saisons volent, les Heures jouent, lesjeimes Hyménées dansent, les Muses se joignent aux Muses, l'Immortalité couronne la Poésie... L'ombre de la Grèce est devant vous, son génie rayonne à vos yeux dans une douce lueur, dans une expression tendre : ainsi se montrerait un dieu de Phidias
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SOUS un vers de Virgile. Le charme d'un sou- rire ému, la caresse du sentiment^ voilà dans Prudhon la grâce nouvelle des divinités immor- telles de la Fable. Il y a dans tout son Œuvre, d'une passion si suave, le souffle et le rajoo de TAmour; et Ton croirait y voir lâchée, comme un essaim de petits génies familiers, toute la couvée de petits Cupidons que le poète grec disait logés dans son sein. Quelle jeu- nesse, quelle première fleur de rimaginadon du poëte, dans tous ces petits tableaux, bai- gnés du soleil de Mitylène, où le peintre, avec la grâce de Longus, donne au premier baiser l'ingénuité pour pudeur! Cependant son génie mûri l'appelle à un plus haut idéal ; et c'est dans la plus fraîche, la plus pure et la plus in- génieuse légende de la Fable qu'il va chercher le plus éthéré et le plus attique symbole de l'amour : il peint cette figure mystique où se mêlent l'innocence et la curiosité de la vierge, cette transparente image, lame sous un voile de gaze, — Psyché. Puis, sous l'ombre des illu- sions et des années qui s'envolent, l'imagina- tion du peintre se recueille et s'attriste. Les amoureuses images des mythes et des romans
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du paganisme s^éloignent de lui. La mélancolie, puis une désolation religieuse envahissent son Œuvre comme son cœur. Et voilà qu^à la fin de ce poëme voluptueux du peintre, la Psyché qu^il a peinte, enlevée par le Zéphyr sur Toreiller des Amours, Psyché, retombée à terre, se spiritualise et se transfigure. Purifiée par répreuve et la douleur, déchirant son voile, elle devient Tâme, cette âme nue et ailée, dé- gagée des liens terrestres, repoussant du pied la vie, — ce rocher battu par une mer impla- cable,— et montant à la lumière, les mains ten- dues au ciel. Elle est Tâme chrétienne dont Prudhon jette Taspiration dans une toile im- mense, en répétant à ses amis ces paroles du Psalmiste : « Oh ! qui donnera à mon âme, comme à la colombe^ des ailes pour s'envoler ait lieu de mon repos! »
NOTULES,
ADDITIONS, ERRATAS
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WATTEAU
Bien des après-minuit, au milieu de la fumée de la der- nière cigarette, dans ce moment de paresse du corps et d'activité rêveuse de Tesprit, qui retarde le coucher après une journée de travail, mon frère et moi, nous nous étions dit : « Un jour nous reprendrons Watteau, nous ne nous sarisferons pas du morceau littéraire jeté en tête, nous ne subordonnerons pas notre biographie à la biographie de Cay- lus, nous tenterons une longue et détaillée notice du peintre galant, nous y mettrons tout ce que de longues heures devant son œuvre nous ont appris, tout ce que donne l'at- tentive et passionnée étude de ses tableaux, de ses dessins, de ses gravures. Watteau, nous irons le rechercher en Angleterre et en Prusse! Enfin pour ce Maître que nous aimons, que nous sentons, nous nous efforcerons d'écrire une biographie pareille à celle que nous avons écrite pour Chardin, pour Latour, pour Fragonard. • Hélas ! il fut de ce projet comme de bien d'autres restés à l'état de rêve, et aujourd'hui je n'apporte à notre travail sur Watteau que des notes, beaucoup de notes, confirmant, contredisant, complétant la biographie de Caylus.
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Un mot sur le manuscrit découvert, un jour faste, chez le bouquiniste de l'arcade Colbert, M. Lefévre, le maniucrit dont nous avons extrait la vie de Wacceau.
C'est un in-quarto, relié en veau, fleurdelisé sur le dos et les plats. Il porte pour titre : Conférences et detaus d'Administration de l'Académie Roiale de Peiktuei ET DE Sculpture. Rédigé et mis en ordre par Hulst. Année mdccxlviii.
Il ouvre par un journal des séances de TAcadémie pen- dant ladite année, du plus grand intérêt pour la connaissaoce de rhistoire intime du vieux corps académique. Puis se succèdent péle-méme, avec des biographies d'académidess, des Observations sur les avantages des Cimféreucts acêàt' miques par Desportes, des Dissertations sur la Poésie diMs l'art de la Peinture par Watelet, des Discours de CorfÀ sur les devoirs d'un digne Premier Peintre du Roi^ des Dis' sertations sur les devoirs de l'Amateur académique par k comte de Caylus; biographies, observations, disseradoos toutes certifiées à la fin par la signature de Lepicié. Les biographies d'académiciens contenues dans ce volume sont celles d'Eustache Lesueur, de Lemoyne, de Trémolières, de François Desportes, de Robert le Lorrain, de Waneau. Li biographie de Watteau était la seule qui, manquant aux papiers de l'Ecole des Beaux-Arts, n'avait pu être comprise par MM. Dussieux et Soulié dans leurs Mémoires inédâs sur la vie et les ouvrages des membres de l'Académie rovaît de peinture et de sculpture.
Le peintre très -médiocre, au dire de Caylus, de Ger- saint, d'Argenville, chez lequel fut placé Watteau par son
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père, était un peintre du nom de Jacques- Albert Gérin, une espèce de peintre officiel de la municipalité valenciennoise dont Hécart, tout en vantant, dans un patriotisme de clo- cher, « la correction du dessin, la sagesse des compositions, la belle ordonnance des tableaux d'histoire • , déplore l'ab- sence de couleur ; un peintre dont Valenciennes ne possède, à rheure qu'il est, que quelques œuvres insignifiantes. Croirait-on que les écrivains du crû ont Tambition de vou- loir faire croire à un Watteau formé par ce maître et par l'enseignement de l'art valenciennois, quand on sait que le manœuvre du pont Notre-Dame, c'est Gersaint qui l'af- firme, ne se débrouilla que chez Gillot.
Watteau était, ainsi que l'a imprimé Gersaint, le fils d'un maître couvreur et charpentier de Valenciennes, et non d'un couvreur comme le dit Caylus. M. Cellier {Antoine ff^atteau^ son enfance, ses contemporains)^ qui, dans l'orgueil de son patriotisme valenciennois, semble afiecté qu'on puisse croire son illustre compatriote le fils d'un simple couvreur, a fait des recherches sur la famille. Il nous énumère les Wat- teau (Wattiau en rouchi) exerçant des positions lucratives à Valenciennes au xvii« siècle ; il nous montre Jean-Philippe Watteau, père du peintre, chargé d'importantes entreprises comme de la couverture de la petite boucherie, de l'école dominicale, des casernes, de la citadelle, etc.; il nous le fait voir dans sa bourgeoisie aisée (Gersaint dit mal aisée) possesseurd'unimmeuble rue des Cardinaux, et habitant une maison neuve bâtie au pourtour de l'abbaye de Saint- Jean.
Où est la vérité sur les facilités ou les difficultés dans lesquelles se développa la vocation de Watteau^ Est-ce dans
4ya L'ART DU XVIII» SIECLE.
la version de M. de Caylus, qui déclare formeUemenc la vocacion de Watceau entravée par son pére^ Esc-ce dans le cexce des Figures de différents Caractères de Paysages et d^ Etudes Dessinées d^ Apres Nature, où M. de Julienne, un aucre ami, un autre confident, s'exprime ainsi : c Ses pa- rents, quoique d'une fortune et d'une condition médiocres, ne négligèrent rien pour son éducation. Ils ne consultèrent même que son penchant dans le choix de la profession qu'il vouloit embrasser; ainsi, comme il avoit déjà donné des marques de l'inclinaison naturelle qu'il avoit pour la pein- ture, son père, qui n'avoit aucune connaissance de cet art, mais qui vouloit seconder l'envie que son fils avoit de s'y appliquer, le mit pour en apprendre les premiers principes chez un assez mauvais peintre de la même ville, t Pour moi, j'aurais une tendance à croire Caylus dont les alléga- tions sont confirmées par Gersaint qui nous montre le père, après quelque temps d'apprentissage, se refusant à payer plus longtemps, et laissant partir son enfant sans argent, sans hardes. N'y a-t-il pas une preuve encore plus pro- bante, c'est la misère incontestable et non secourue de Watteau pendant toutes ses premières années de Paris.
• D'Argenville, dans V Abrégé de la vie des plus fameux Peintres, après avoir dit que Watteau, par Tardeur de son travail s'étant rendu assez habile pour connaître le faible mérite de son maître, l'avait quitté pour en suivre un autre qui avait du talent pour les décorations de théâtre, ajoute : en 1702 (remarquons que c'est l'année où Watteau a dix- huit ans et où Gérin meurt) Watteau vint avec lui à Paris où l'Opéra l'avait mandé, et travailla à ce genre de peinture;
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mais son maître, étant retourné en son pays, le laissa en cette ville. Et le récit est confirmé par M. de Julienne, qui déclare que Watteau à son arrivée à Paris « travailla d*abord sous ce peintre à ce genre d'ouvrage » .
C'est sans doute à ses premiers travaux décoratifs que la peinture de Watteau prit le goût du théâtre, dont son pinceau savant tira plus tard tant de plaisantes représenta- tions, tant de curieux tableaux, que ce pinceau mette en scàne les comédiens italiens ou les comédiens français.
Les Comédiens François! qui n'a vu cette glorieuse estampe donnant la solennelle image de la tragédie, telle qu'elle fut conçue dans le cerveau d'un Racine, et déclamée, et chantée, et dansée par une Champmeslé ; la tragédie dans le grandiose de sa pompe, de sa mimique, de sa mélopée; la tragédie sous ce portique ordonnancé par un Perrault; la tragédie figurée par ce quatuor, d'où les tirades semblent sortir des révérences d'un menuet; la tragédie avec ce Roi- Soleil de l'Alexandrin, en grand habit, en cuissards de bro- derie, couronné d'une ample perruque; la tragédie avec cette reine tragique au superbe panier, au corsage ocellé d'une queue de paon; la tragédie avec son confident et sa confidente, à l'atrcndrissement si noble et si perspectif?
Les comédiens français, Watteau y revient, par-ci par- là, moins souvent cependant qu'aux comédiens italiens. Les comédiens italiens, les vrais amis et les familiers de son pin- ceau, il en peint la famille bariolée dans cette belle et tapa- geuse composition qui fait le pendant des comédiens fran- çais. Il peint leur débandade pittoresque quand la Maintenon les chasse de France. Il peint leurs AmusemiiNts. Il peint.
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sous la lumière des torches, leurs amours nocturnes mêlées de sérénades. Il peint leurs Vacances, leurs ébats en pleine nature, effarouchant les canards d'une paisible mare. Il peint et repeint, sur cent panneaux, leur Mezzetin et leur Colom- bine. Mais tout chatoyants que soient ses tableaux, il ny aurait guéres à remercier le hasard, qui a fidt travailler Watteau au début de sa carrière chez un obscur décorateur, s'il n'avait pris que la soie de leurs habits, et s'il n'avait pas eu ridée de faire de ces types transalpins le peuple poétique de ses scènes galantes et champêtres. En effet, par l'intro- duction de ces baladins aériens, de ces mimes gracieux, de ces créatures musicantes, de ces élégantes incarnations du rire délicat et de la fine comédie; de ces femmes, de ces hommes d'une matérialité si vague, d'une réalité si effacée sous le symbole et le mythe, les compositions du peintre n'apparaissent plus comme des compositions du monde réel. Le gazon de ses Scènes Galantes semble foulé par des êtres allégoriques, chez lesquels l'esprit et la légèreté de touche de Watteau n'ont rien laissé de l'acteur qui a servi de modèle, et Ton a Tillusion d'un Pays Vert habité par une création de caprice et de fantaisie.
Sur la séparation de Watteau avec Gillot, joignons le récit de Gersaint au récit de Caylus. f Jamais caractères et humeurs n'eurent plus de ressemblance; mais comme ils avoient les mêmes défauts, jamais aussi il ne s'en trouva de plus incompatibles : ils ne purent vivre longtemps ensemble avec intelligence ; aucune faute ne se passoit ni d'un côté ni de l'autre, et ils furent enfin obligés de se séparer tous les deux d'une manière assez désobligeante des deux
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parcs ; quelques-uns même veulent que ce fut une jalouiiie mal entendue que Gillot prit contre son disciple qui occa- sionna cette séparation ; mais ce qui est vrai, c'est qu'ils se quittèrent au moins avec autant de satisfaction quUls s'étoient auparavant unis. »
Watteau ne sortit pas seul de chez Gillot. Il semble avoir entraîné Lancret auquel il conseilla, écrit Gersaint, fl de se former sur la nature même ainsi qu'il l'avait fait. » £c si Lancret ne fut pas son élève dans le sens rigoureux d'un élève qui travaille dans l'atelier d'un peintre, il fut entière- ment formé par l'étude de la manière de Watteau, les con- versations du maître, ses savantes réflexions sur son art.
A propos de ces grands arbres du Luxembourg, que Watteau, pendant son séjour chez Audran dessinait sans cesse, disons que Watteau est un grand paysagiste, un paysagiste dont l'originalité n'a pas été encore mise en relief. Le peintre qui, de la maison de campagne de Crozat à Montmorency, a fait le tableau gravé sous le nom de La Perspective, esc un créateur qui a inventé un genre neuf. Le paysage académique, autrement dit le paysage en quête d'une noblesse, d'une beauté extranaturelles, Wat- teau l'a réalisé avec des qualités et des secrets qui n'ont rien des procédés et des éliminations de ses prédéces- seurs et de ses contemporains. Avec ses arbres à rameaux ruisselant et cascadant jusqu'à terre, avec ses bouquets de charmille ouverts en éventail derrière une sieste d'amou- reux, avec ses arcs de verdure s'ouvrant comme entre des portants de coulisses , avec ses clairières foulées par un
496 L'ART DU XVIIM SIÈCLE.
menuec dans un rayon de soleil, avec ces grandes tucaies imitant derrière les baigneuses un rideau à moitié déroulé avec toute cette légère frondaison, touchée de sa fluide cou- leur et meublée de balustres, de termes, de statues, de femmes de marbre, d'enfants de pierre, de fontaines enve- loppées de pluie, Watteau a fait une nature plus belle que la nature. Mais est-ce seulement ce mélange de la vraie nature associée à un cenain arrangement opéradique, qui a fait obtenir à Watteau cette victoire? Non. Wacteau la doit, cette victoire, au poëte dont est doublé le peintre. Regardez, dans tous ces dessous de bois, ces berceaux, ces bocages, dans toute cette ombre feuillue, regardez les trous, les jours, les percées, qui mènent toujours Tœil à du ciel, à des perspectives, à des horizons, à du lointain, à de Tin- fini, à de l'espace lumineux et vide qui fait rêver... L'en- noblissement dont Watteau revêt son paysage académfque à lui, c'est la poésie du peintre-poëte, poésie avec laquelle il surnaruralise, pour ainsi dire, le coin de terre que son pin- ceau peint. Des paysages idéalisés, des paysages atteignant dans leur composition poétique un certain surnaturel auquel l'art matériel de la peinture ne semble pas pouvoir monter : c'est là le caractère du paysage de Wacteau. C'est là le carac- tère de cette Ilh enchantée, où, au bord d'une eau morte et rayonnante, et se perdant sous des arbres transpercés d'un soleil couchant, des hommes et des femmes sont assis sur rherbc, les yeux aux montagnes neigeuses de l'autre rive, à la plaine immense, à l'étendue sans borne et sans limite, et tout accidentée des mirages de la lumière ra- sante des heures qui précèdent le crépuscule.
Cette gravure reste dans la mémoire, non comme le sou- venir net d'une image, mais bien plus réellement, comme la
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. 497
réminiscence flottante d'une description d'île enchantée, lue dans quelque livre d'imagination.
A sa sortie de chez Audran, après avoir fait à Valen- ciennes, indépendamment du tableau de Sirois, t plusieurs études de campements et de soldats d'après nature • , qui servirent à composer toute cette pimpante série de pein- tures militaires, Watreau était pris du désir de revenir à Paris. Gersaint dit : t Le caractère inconstant de Watceau, joint au peu d'émulation qu'il trouvoit à Valenciennes , où il n'avoit rien devant les yeux qui fut capable de l'animer et de l'instruire, le déterminèrent à revenir à Paris : sa réputation commençoit à s'y établir ; les deux tableaux que mon beau-père possédait furent vus de plusieurs curieux qui désirèrent en acquérir, et en peu de tems son mérite éclata et fut connu de tous les connoisseurs. »
L'ironie naturelle de l'esprit de Watteau a mis sa marque à quelques-unes de ses compositions. Il a repré- senté la Peinture et la Sculpture sous des figures de singe. Une planche ayant pour titre le Départ pour les IsLES nous montre, avec une intention évidemment carica- turale, la presse des filles de joie. Ses tableaux et ses des- sins ont encore plusieurs fois attaqué la médecine et les médecins. Ce serait là toute l'œuvre satirique de Watteau, œuvre sans grande originalité, si nous n'avions dans une note, doucement railleuse, un petit chef-d'œuvre familier. Un médecin, le médecin solennel à la calotte noire, aux longs cheveux blanchis, à la houppelande faisant de grands
II. 3a
49» L'A ET DU XVI II« SIECLE.
pîis sur uya corps maigre, eue. iduc jiinwiiinnéy le pouls
d*32 ccac erxreîoppé dans one coaTCfXzire^ dressé ec appafé
coan%!es seins blancs d'une jeuze gorge décoUecée. Le duc se
rebiife. j jre. ca^ir préc à gnSer le ridicule personnage de la
Facoloé; pendant que sa mairresse, Isl céce renrersée, les
yeua écar^-iillés. Les narines an venL» la bocyhr grande
ouverce, les cécoos retnoncés, se hausse poor Toîr ce qui ra
se passer encre ie chac ec le docteur coosiilcuic. Dans un
coin, une céce narquoise de vaiet se rie du sérieux de Tépi-
sode. L'invention n'esc presque rien, mais Iris esc si nam-
relle dans sa cendre alarme pour sou minée ec si drôkmenc
charmance, mais le raHea» esc si jolimcnc arrangé, mais li
lumière esc si bien discribuée, mais le comique de la scène-
bou^ a cane de délicacesse, de légèreté, de grâce, que je ne
connais pas une scène £unilière du temps qui aie le genre
de charme de cecce petite créacion. Même le vague de cet
appartement, de ces costumes, de ces gens qui n'appar-
tiennent^ bien nectemenc, par rien de désignateur, à un
temps, à une époque, à un pays, ajoute à raterait de cène
gravure ratmi: des choses d'arc qui ne sont pas trop
écrices, crop arrécées, trop définies. Disons aussi que cette
plar.che a écé gravée par Liocard, qui l'a enlevée avec un
entrain, une liberté, une originalicé, une bizarrerie presque
de pointe qui fait de cecce esumpe : Le Chat malade,
une des rares escampes qui prennent le regard, le reciennenc,
— qui parlent à la pensée.
Gersaint écrit, après Tentréc de Watteau à l'Académie : f Watteau ne senfia point de sa nouvelle dignité et du nou- veau lustre dont il venoit d'êcre décoré : il coneinua à vou-
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. 499
loir vivre dans Tobscurité; et, loin de se croire du mérite, il s'appliqua encore plus à Tétude et devint encore plus mé- content de ce qu'il faisoit. J'ai été souvent le témoin de son impatience et du dégoût qu'il avoit pour ses propres ou- vrages ; quelquefois je l'ai vu effacer totalement des tableaux achevés qui lui déplaisoient, croyant y apercevoir des dé- fauts, malgré le prix honnête que je lui en offrois ; et même je lui en arrachai un des mains contre son gré, ce qui le mortifia beaucoup. »
Caylus est dans l'erreur quand il avance que les pein- tures exécutées par Watteau dans la salle à manger de Crozat Tont été d'après des esquisses de Lafosse. Des quatre saisons, je possède les dessins des figures du Prin- temps et de F Automne. Ces académies sont du dessin le plus accentué et le plus caractérisé de Watteau.
c Une des causes déterminantes de l'entrée de Watteau chez M. Crozat, dit Gersaint, c'était la connaissance qu'a- vait Watteau des trésors en desseins que possédait ce curieux; il en profita avec avidité, et il ne connoissoit d'autres plaisirs que celui d'examiner continuellement et même de copier tous les morceaux des plus grands maîtres. »
Pour les dessins de Watteau, dit Gersaint, « pour ses desseins, quand ils sont de son bon tems, c'est-à-dire depuis qu'il est sorti de chez M. de Crozat, rien n'est au-dessus dans ce genre ; la finesse, les grâces, la légèreté, la correc-
$oo
L'ART DU XVIII» SIECLE.
tion, la facilité, Texpression, enfin on n'y désire rien, et il passera toujours pour un des plus grands et un des meilleurs dessinateurs que la France ait donnés ••
£c Gersaint a eu le courage, devant les attaques, de ne rien abandonner de son admiration. Le Dictionnaire abrégé de Peinture et de Sculpture publié en ij^S lui reproche-t-il son engouement pour son ancien ami? Gersaint répond dans le Catalogue Fonspertuis qu*il s'étonne d'un déni de justice à l'endroit de dessins auxquels il n'a jamais vu personne refuser son suffrage, personne parmi les gens les plus oppo- sés au genre de Watteau,qui, tout en critiquant ses tableaux, le déclarent i admirable dans ses dessins i . Il parle du prix où on les pousse dans les ventes quand ils sont de son bon tems, £t concédant à son adversaire que quelques-uns de ses tableaux sont négligés, qu'on y trouve des défauts, déjà signalés par lui, et provenant de l'impatience avec laquelle Wacceau les peignait en même temps que du dégoût qu'il avait de ses propres ouvrages, il finit par déclarer sa préfé- rence pour ses dessins sur q^% tableaux, même les plus par- faics. « Watteau, ajoute-t-il, conformément à ce qu'a déjà dit Caylus, pensoicde même à son égard. Il étoit plus con- tent de ses Desseins que de ses Tableaux, et je puis assurer que de ce côté-là, l'amour-propre ne lui cachoit rien de ses défauts. Il trouvoit plus d'agrément à Dessiner qu'à Peindre. Je Tai vu souvent se dépiter contre lui-même, de ce qu'il ne pouvoit point rendre en Peinture l'esprit et la vérité qu'il sçavoit donner à son Crayon. •
Quel dessinateur, en effet, a mis en des dessins rapides et de premier coup le je ne sais quoi indicible qu'y met Watteau? Qui a sa grâce de crayonnage piquante? qui a sa science spirituelle d'un profil perdu, d'un bout de nez, d'une
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oreille, d'une main ? Les mains de Watteau ! tout le monde les connaît, ces mains tactiles, si bellement allongées, si coquettement contournées autour d'un manche d'éventail ou de mandoline, et dont le crayon du maître traduit amou- reusement la vie nerveuse : — des mains, dirait Henri Heine, qui ont quelque chose d'intellectuel.
Un coup de crayon, disons-le hautement, qui n'appar- tient qu'à Watteau, à Watteau seul, un coup de crayon dont Pesprit n'a pas besoin de signature ! Voyez, sur toutes ces têtes d'hommes et de femmes, l'espèce de piétinement qu'y fait ce crayon, revenant sur l'estompage, avec des sabrures^ des petits traits géminés, des accentuations époin- tées, des tailles rondissantes dans le sens d'un muscle, des riens et des bonheurs d'art qui sont tout, — un tas enfin de petits travaux de verve et d'inspiration trouvés devant le modèle, animant le dessin de mille détails de nature, vivifiant presque la teinte plate du plat papier, du relief et de l'épais- seur d'une touche. Et ces coiffures de femmes, charbonnées à plat, avec le gros bout d'une pierre noire, dont le large égrenage rend le laineux et le frisottant d'une chevelure. Et ces robes galantes, ces négligés aux plis cassés, à la rocaille tantôt précieusement détaillée avec la pointe de la plus aiguë mine de plomb, tantôt superbement indiquée dans la carrure d'un trait large, comme un trait fusiné. Et toujours ce beau trait sinueux, courant, serpentant, ondulant, où s'écrase, aux ressauts de la forme, une grasse sanguine. Car la sanguine est le procédé de prédilection de Watteau, il ne l'aime pas seulement parce que, grâce à elle, « il obtient des contre-épreuves qui lui donnent pour ses tableaux les deux côtés de ses personnages • , il l'aime, le Vénitien Fran- çais, pour sa tonalité, pour sa chaleur; il a même une san-
5oa L'ART DU XVIII* SIECLE.
guine qui semble lui appartenir en propre, une sanguine d'un ton de pourpre, qui se distingue de la sanguine bru- nâtre de tous, et qui prend sa couleur charmante ec son incarnat de vie de Thabileté des oppositions du gris et du noir. Sanguine, du reste, que je croirais cette sanguine d'An- gleterre, dont les manuels technologiques vancenc la supé- riorité^ dont une boite se vendait comme une rareté, à la vente du peintre Vennevault. Et peut-être Watteau en manquait-il quand^ mentionnant dans sa lettre à M. de Julienne la dureté de sa pierre de sanguine et l'impossibilité de s'en procurer d'autre, il se plaignait de ne pouvoir en faire ce qu'il voulait dans ses pensées : ces pensées, qui semblent, dans les dernières années de la vie du peintre, l'unique œuvre de ses matinées, — des bonnes heures de sa vie malade.
Des merveilles que les sanguines de Watteau, mais des merveilles moins charmeresses que ses dessins aux trois crayons, ces dessins qu'on peut dire peints. J'ai là, sous les yeux, une étude de bras et de mains, où les tons et les transparences de l'épiderme, — c'est à ne pas y croire, — sont rendus avec la fonte au pouce d'un peu de sanguine, d'un peu de plombagine. Dessins peints : c'est le mot. Watteau fait sur une figure, avec des entre-croisements de hachures noires et de hachures rouges, les passages de ton d'une face humaine. Watteau fait, avec du blanc mourant dans le crayon rouge d'un tournant de pommette, de la vraie chair lumineuse. Qu'on s'arrête au Louvre devant le n<* 1326, le dessin provenant de la vente d'Imecourt, et qu'on regarde ces têtes de femmes en toque, crayonnées avec de la sanguine, de la pierre d'Italie, de la craie, sur le jaunissement d'un vieux papier gris, baptisé papier chamois
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. Ç03
dans les catalogues de vente ; on sera étonné de voir ces té ces colorées de la lumière ambrée, que Rubensfait sur une toile avec sa palette.
Du reste, ces dessins, les plus beaux de ces dessins, ont leur Liber veritatis dans une des plus somptueuses publi- cations du XYiu* siècle. Un ami, un enthousiaste, un fidèle de la mémoire du peintre, l'homme qui, au dire de Ma- riette, posséda un moment presque tous ses tableaux; l'homme qui, du vivant du peintre, s'est fait représenter jouant de la basse de viole aux côtés de Watteau à son che- valet; l'homme qui, après sa mort, s'est fait peindre par Detroy, tenant dans ses mains l'estampe du portrait de Watteau; le bon, l'aimable, l'aimant M. de Julienne, non content de s'instituer comme le directeur de la gravure de tous les tableaux du peintre, eut l'inspiration délicate et charmante de conserver à la postérité quelque chose de ces bouts de papier éparpillés et périssables.
£t c'est ainsi que M. de Julienne s'exprime en téce des :
FIGURES
De différents caractères De Paysages et d'Etudes
DESSINÉES d'après NATURE
par Antoine Watteau.
f On ne s'est guères avisé de faire graver les études des peintres... Cependant on espère que le public verra d'un œil favorable les desseins du Célèbre Wateau,
504 L'ART DU XVIII- SIÈCLE.
qu'on luy présente ici. Ils sonc d'un gousc nouveau, ils ont des grâces tellemenc attachées à l'esprit de l'auteur, qu'on peut avancer qu'ils sont inimitables... D'ailleurs, la réputa- tion qu'il s'est acquise, tant en France que dans les pais étrangers, fait croire avec raison que les moindres morceaux qu'il a produit, sont précieux, et ne peuvent être recherchez avec trop de soin.
t La personne qui met ce recueil en lumière, n'a rien négligé pour joindre aux desseins qu'il avoit reçu du S' Wa- teau, qui étoit son ami, tous ceux qu'il ti pu trouver dans les Cabinets des Curieux, et pour que les habiles Graveur.^ qui les ont exécutez ne leur fissent rien perdre du feu et de l'esprit de Tauteur, et les rendissent avec toute la justesse ec la précision possibles. »
Les graveurs : ce sont, Jean et Benoit Audran son fiis. Boucher, Cars, TremoUère, Ch. Nicolas Cochin, le comte <le Caylus et M. de Julienne lui-même, affirme Mariette dans une note manuscrite de V Abecedario.
Le nombre des dessins reproduits s'élève à trois cent cinquante, répartis dans deux volumes in-folio, qui furent mis en vente au prix de 500 livres, prix énorme pour le temps, et que nous voyons réduit quelques années après à 250 livres par la veuve Chereau, propriétaire de l'ou- vrage.
Le reproche sur Tabus de l'huile grasse est unanime chez les biographes contemporains. Il se rencontre chez d'Argenville, chez Mariette, etc. Gersaint, après une déplo- ration sur la mauvaise direction des premières études de Watceau, digne de M. de Caylus, s'exprime ainsi : c A
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. 505
l'égard de ses ouvrages, il auroic été à souhaiter que ses premières études eussent été pour le genre historique, et qu'il eut vécu plus longtemps ; il est à présumer qu'il seroit devenu un des plus grands Peintres de la France; ses Tableaux se ressentent un peu de l'impatience et de l'inconstance qui formoient son caractère ; un objet qu'il voyoit quelque tems devant lui, Tennuyoit : il ne cherchoit qu'à voltiger de sujets en sujets ; souvent même il commençoit une ordonnance, et il en étoit déjà las à moitié de sa perfection ; pour se débar- rasser plus promptement d'un ouvrage commencé et qu'il étoit obligé de finir, il mettoit beaucoup d'huile grasse à son pinceau afin d'étendre plus facilement sa couleur; il faut avouer que quelques-uns de ses Tableaux périssent par là de jour en jour; qu'ils ont totalement changé de couleur ou qu'ils deviennent treialés^ sans aucune ressource ; mais aussi ceux qui se trouvent exempts de ce défaut, sont admi- rables et se soutiendront toujours dans les plus grands cabi- nets. >•
M. de Julienne dit que Watteau resta chez Wleughels jusqu'en 171 8.
Le pis aller ^ rtest^e pas l'hôpital? On n'y refuse per- sonne. Cette réponse de Watteau à M. de Caylus, s'inquié- tant de l'avenir du peintre; quand il n'y aurait que cette réponse seule dans toute la pédante et agressive biographie de l'académicien honoraire, elle suffirait à rendre cette biographie précieuse. Par elle on a la clef de ce caractère qui n'est point un caractère du temps, qui n'a rien des
5o6 L'ART DU XYIII* SIÈCLE.
préoccupactons matérielles ec ouvrières du peintre français d'alors. Wacteau commence Tartisce moderne dans la belle ec désintéressée acception du mot, Fartlsce moderne avec sa recherche d'idéal, son mépris de l'argent, son insouciance du lendemain, sa vie de hasard, de bohème, allais-je dire, si le mot n'était pas tombé si bas.
Au sujet du désintéressement de Watteau, Gersainc ajoute cependant que f dans le voyage d'Angleterre, où ses ouvrages étaient courus et bien payés, Watteau commença à prendre du goût pour l'argent donc il n'avoic fait jus- ques alors aucun cas^ le méprisant même jusques à le laisser avec indifférence, ec trouvant toujours que ses ouvrages étoienc payés beaucoup plus qu'ils ne valoienc ».
La maladie de Watteau remontait plus haut que ne l'in^ dique Caylus. L'originalité de ses humeurs et la misan- thropie de son caractère disent assez que Watteau a été un malade toute sa vie. Dans tous les portraits, dans toutes les études que le maître a laissés de son osseuse personne et de sa silhouette dégingandée, — apparaît le phthisique. Il est même un portrait saisissant, terrible, presque macabre du poitrinaire, que personne n'a signalé. C'est le portrait de Watteau donné dans la planche 213 du recueil de M. de Ju- lienne. Cette espèce de Démocrite en bonnet de nuit, regar- dez-le, dans cette estampe, qui sans conteste est la gravure du dessin désigné dans le catalogue de la Roque sous le n<* 559 : f Watteau riant et fait par luù-meme .» Regar- dez-le, et il vous semble voir une tête d'hôpital, convulsée dans une agonie sardonique!
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. 507
L'enseigne de Gersaint cerminée, Watteau tombe dans une langueur qui lui fait appréhender d'incommoder Ger- saint, chez lequel il habitait depuis six mois; il le prie de lui chercher un logement convenable. « J'aurois résisté inu- tilement, dit Gersaint, il étoit volontaire, et il ne fallut pas répliquer ; je le satisfis donc, mais il ne jouit pas longtemps de cette nouvelle demeure, sa maladie augmenta, son ennui redoubla; ,son inconstance se ranima; il crut qu^il seroit beaucoup mieux à la campagne ; Pimpatience s'en mêla, et enfin il ne devint tranquille que quand il apprit que M. le Febvre, alors intendant des Menus, lui avoit accordé dans sa maison de Nogent, au-dessus de Vincennes, une retraite, à la sollicitation de feu M. Tabbé Haranger, cha- noine de Saint-Germain de TAuxerrois, son ami; je l'y conduisis, et j'allois le voir et le consoler tous les deux ou trois jours.
t Le désir de changer le tourmenta encore de nouveau ; il crut pouvoir se tirer de cette maladie en prenant le parti de retourner dans son air natal; il me communiqua ses idées, et, pour en venir à bout, il me pria de faire faire un inventaire du peu d'effets qu'il avoit et d'en faire la vente, qui monta environ à 3,000 livres dont il me fît le gardien. C'étoit là tout le fruit de ses travaux avec 6,000 livres que M. de Julienne lui avoit sauvées du naufrage dans le tems qu'il partit pour l'Ai^leterre, et qui furent rendues à sa famille après sa mort, ainsi que les 3^000 livres que j'avois entre les mains. Watteau espéroit de jour en jour gagner assez de force pour pouvoir entreprendre ce voyage, où je devois l'accompagner; mais sa défaillance augmentant de plus en plus, et la nature manquant chez lui tout à coup, il mourut entre mes bras audit Nogent. »
5o8 L'ART DU XVIII* SIECLE.
Dans ce coure et dernier séjour de Wacoeau à Nogeot, sous Tinfluence des idées de pardon qu'amènent les approches de la mort, Wacceau eue un remords de sa conduite enven son compatriote et son élève Pater, qu'il avait eu la durât de renvoyer de chez lui, où son père Tavair placé • trop impatient, dit Gersaint, pour se prêter à la fbiblesse et à Tavancement d'un élève •. Il se iaisoit des reproches de n'avoir pas rendu assez justice aux dispositions naturelles qu'il avait reconnues dans Pater, et avouait même à Ger- saint « qu'il Vavoit redouté •• Mais laissons la parole à Gersaint, qui nous montre le mourant, dans un touchant et sublime repentir d'artiste, racheter avec les dernières heures de sa vie, toutes entières données à Pacer, la mauvaise acdon de son passé. « Il me pria de le faire venir à Nogent, pour réparer en quelque sorte le tort qu'il lui avoit fait en le négligeant, et pour qu'il put du moins profiter â^s instruc- tions qu'il étoit encore en état de lui donner. Watteau le fit travailler devant lui et lui abandonna les derniers jours de sa vie; mais Pater ne put profiter que pendant un mois de cette occasion si favorable : la mort enleva Watteau trop promptement. Il m'a avoué depuis, qu'il devoit tout ce qu'il sçavoit à ce peu de tems, qu'il avoit mis à profit. Il oublia totalement les fâcheux moments qu'il avoit essuyés chez ce maître pendant sa jeunesse, et il a toujours eu pour lui une reconnoissance parfaite; il a éçu rendre justice à son mérite, toutes les fois qu'il trouvoit occasion d'en parler. • (Catalogue Lorangere, Notice de Pater,)
Un tableau passé sous le n^ 530 à la vente de l'abbé de Gevigney, garde des titres et généalogies de la Bibliothèque du Roi, tableau dont la plus grande partie « des figures éioient peintes par Watteau et le reste par Pater » , donne-
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. 509
raie à supposer que les tableaux laissés inachevés par Wac* teau furent terminés par Pater.
Le fait d'un Christ en croix peint par Watteau pour le curé de Nogene, fait affirmé par Caylus, est confirmé par le passage, en 1779, ^^^^ ^^ vente Marchand de ce tableau ou d'une esquisse de ce tableau ainsi catalogué par Paillet : « Watteau, le Christ en croix entouré d'anges (H. 46 pouc. L. 35). » Il fut vendu 130 livres.
Indépendamment des dessins légués en mourant à MM. de Julienne, Henin, Gersaint et à l'abbé Haranger, Watteau aurait laissé quelques autres dessins aux amis qu'il avait faits pendant son séjour en Angleterre. Un dessin, un portrait d'homme passé à la vente de Samuel Rogers le poëte^ faite en 1856 à Londres, portait : f Dessein que ff^atteau a laissé en mourant à moy son ami Payleur, Juliet 1/21, »
Un renseignement sur les prix misérables qui payèrent la peinture de Watteau toute sa vie durant : c'est la quit- tance donnée en 1 719 au Régent de France par le grand peintre pour un tableau de huit figures :
J'ay reçu de Monseigneur le duc d'Orléans^ 260 livres pour un petit tableau qui représente un jardin avec huit figures.
Fayt à Paris, le 14 aoust 1719.
Antoine Wateau.
( Quittance tirée des papiers du baron Hoschild, publiée par les Archives des Arts,)
510 L'ART DU XVIII* SIECLE.
Watceau (peintre flamand de l'Académie royale), ainsi q« rappelle M. de Julienne dans le second volume du dragi de son Œuvre fixé à cent exemplaires de premières épreitm imprimées sur grand papier, esc bien un Flamand de oaii- sance et de début. Avant son séjour chez Audran, avant sa fréquenution de la galerie du Luxembourg, les tableaux de Wacteau qui ne portent pas encore la marque visible de a descendance de Rubens attestent une filiation avec les pecia maîtres flamands. Au moment où d'un pinceau sec sembla- ble à une plume de corbeau, Watteau découpe encore dans une tache d'huile vermillonnée ses tortils de cheveux, ses yeux, ses nez, ses bouches, au moment où dans ses négligés galants il éclaire les cassures de sa rocaille, des filets de blanc avec lesquels le xvi* siècle découpe les plis de ses draperies ; à ce premier moment de son talent, çà et là dans sa peinture, de petits morceaux se fi^nt remarquer par la touche des petits toucheurs flamands. Je citerai comme exemple, dans le tableau de l'Esc amoteur, de It collection La Caze, cette tête casquée de l'homme appu)-ée sur la chaise à gauche, qui est comme un trompe-rœil du faire de Teniers. Cette touche change bientôt, elle change dans le passage des études de Watteau des petits aux grands flamands, et bientôt nous le voyons enfermer dans des tableautins de quelques pouces toute la largeur des pro- cédés et la belle traine des pinceaux de Rubens.
Alors Watceau mériterait le titre sous lequel le désigric M. de Julienne, si simultanément à cette appropriation de Rubens, son talent ne s'assimilait pas d'une manière aussi habile, aussi intelligente, aussi complète, la manière d'autres maîtres, Testhétique d'une autre école. Un curieux rensei- gnement nous est donné à cet égard par le n" 268 de la
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. J"
collection La Caze. Ce tableau de Jupiter kt d'Antiopk vous mec sous les yeux une des plus étonnantes conquêtes d'un peintre par un autre. Ce sont les jambes laqueuses du Titien^ le noir fauve des ombres s'allongeant sous les bras de SCS dormeuses, Tempâtemenc de ses visages de lumière, la molle blondeur de ses ventres, le bel emportement de tons mettant une vie violente sous une chair qui n'a rien du joli de la chair d'un tableau français. Ce tableau n'est qu'un pastiche, je le sais ; mais de ce pastiche du Titien, et d'autres pastiches de Veronèse mêlés de pastiches de Ru- bens, Watteau s'élève au faire du tableau de I'Automne, à la peinture de ces chairs dorées et pourprées semblables aux grenades que tient l'Amour dans le pan de sa chemise relevée, — Watteau s'élève à l'invention de cette pâte, pour ainsi dire à lui, cette pâte à la fois fluide et cristallisée.
C'est ainsi que chez Watteau les appropriations véni- tiennes corrigent, atténuent, dissimulent ce que sa peinture a d'instinctivement flamand, lui créent un procédé, une cui- sine d'art qui n'est ni italienne ni flamande, une palette d'éblouissement meublée de l'exquis des tons des coloristes des deux pays, une palette qu'il fait française par tout ce qui se reflète d'un pays dans un tableau fait sous son ciel, ce je ne sais quoi de léger, de spirituel, de galant, dirai-je presque, que prend sa touche matérielle dans la patrie de la vie civilisée. Alors Watteau n'est plus un peintre flamand, c'est un peintre trançais, et un français par le faire, qu'on l'entende bien, et sans tenir compte de sa création et de sa poétique toute française. £n effet, de quelle école sort tel ou tel des tableaux de Watteau peint avec une originalité de couleur qui semble n'avoir ni précédent ni avant-coureur, une fantaisie de tons qui semble chercher quelque chose
5ia
L'ART DU XVIII» SIECLE.
au delà de ce que peut donner la madère colorante? Voici la Finette du Louvre, voici ce tableau dont le ciel, la robe, la femme, apparaissent comme le caprice et la veine d*un marbre. Rien qu'un ton verdâtre un peu chauffé dans le fond du rouge d'un orage, un ton verdâtre qui met sa teinte glauque jusque sur les cheveux de la guitariste, et vous laisse entrevoir la femme au visage rose, dans une cou- leur, pour ainsi dire dans un clapotement d'eau de mer, sillonné de remous scintillants.
Mais parlons de ce chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre français, de cette toile qui a sa place marquée avant cin- quante ans sur l'un des murs du salon carré : L'Embar- quement DE Cythère.
Voyez tout ce terrain à peine recouvert d'une huile transparente et mordorée, tout ce terrain gâché d'un bar- botage rapide, effleuré d'un frottis léger. Voyez ce vert des arbres transpercé des tons roux, pénétré de l'air ventilant, de la lumière aqueuse de Pautomne. Voyez sur le délicat aqua- rellage d'huile grasse, sur le lisse général de la toile le reliet de cette pannetière, de ce capuchon, voyez la pleine pâte des petites figures avec leur regard dans le contour noyé d'un œil, avec leur sourire dans le contour noyé d'une bou- che. La belle et coulante fluidité de pinceau sur ces décolle- tages et ces morceaux de nu semant leur rose voluptueux dans l'ombre du bois ! Les jolis entre-croisements de pinceau pour faire rondir une nuque! Les beaux plis ondulants aux cassures molles, pareils à ceux que Tébauchoir fait dans la glaise! Et l'esprit et la galantise de touche que met aux fanfioles, aux chignons, aux bouts de doigts, à tout ce qu'at- taque le pinceau de Watteau! Et l'harmonie de ces loin- tains ensoleillés, de ces montagnes à la neige rose, de ces
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eaux reflétées de verdures; ec encore ces rayons de soleil courant sur les robes roses, les robes jaunes, les jupes zin- zolin, les camails bleus, les vestes gorge-de-pigeon, les petits chiens blancs aux taches de feu! Car nul peintre n'a rendu comme Watteau la transfiguration des choses joli- ment colorées sous un rayon de soleil, leur doux palisse- ment, l'espèce d'évanouissement diffus de leur éclat dans la pleine lumière. Arrêtez un moment vos regards sur cette bande de pèlerins et de pèlerines se pressant sous le soleil couchant, près de la galère d'amour prête à appareiller : c'est la gaieté des plus adorables couleurs de la terre sur- prises dans un rayon de soleil, et toute cette soie nuée et tendre dans le fluide rayonnant vous fait involontairement vous ressouvenir de ces brillants insectes qu'on retrouve morts, avec leurs couleurs encore vivantes, dans la lumière d'or d'un morceau d'ambre.
Ce ubleau, Tëmbarquemi-nt de Cythere, est la mer- veille des merveilles du maître. Cependant tout Watteau n'est pas là. Il est un Watteau inconnu en France, avec lequel il est bon que les amis de Watteau fassent connais- sance. Le peintre des fonds moirés d'une chaude écaille, des dels embrasés par l'orage, des arbres frottés de terre de Sienne brûlée, des carnations semblables à cette main du Faux pas, qui semblent refléter du feu sur les jupes de femmes qu'elles attouchent, ce peintre bitumineux a exécuté les ubleaux les plus clairs, les plus délicieusement froids qu'il soit possible d'imaginer. Tout le monde connaît la peinture de Pater, son harmonie gris-perle et ses canto- nades aux petites taches bleu, cendre verte, jaune soufre. Cela semble l'originalité du petit maître. Le musée de Dresde vous détrompe, vous apprend que toute cette
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L'ART DU XVIII' SIECLE.
gamme clairette^ coût ce cliquetis de tons /rigidement papil- lotants, descendent de la palette qui a peint les deux u* bleaux figurant dans le Musée allemand. Watteau n'a pas même laissé à son meilleur élève la propriété de deux ou trois taches en peinture.
Watteau est le maître dominateur qui as^servit à sa ma- nière, à son goût, à son optique, toute la peinture du xvin* siècle. Je ne parle pas seulement ici f de ses sin- ges 1, de ses continuateurs serviles : Pater et Lancret. Je parle de tous les autres peintres, des grands et des petits. Je parle de Troy, qui dans ses planches familières, les Passe-temps et les Bals de la Régence, se contente d*enfler les grâces et les encapuchonnages de Watteau. Je parle de Charles Co/pel qui lui dérobe, avec Vaigu spirituel de ses profils, la laque vénitienne de ses chairs. Je parle de Bou- cher... Vraiment il semble qu'en ses vingt-^ix ans de pein- ture Watteau ait tout épuisé ! La chinoiserie que Boucher exploite comme en vertu d'un brevet d'invention, n'est-ce pas Watteau qui l'a inaugurée sur les lambris de la Muette? Et plus tard encore Tespagnolerie de Vanloo, ne sera-ce pas le manteau de mezzecin, reparaissant au milieu des cours d'amour à collerettes des fêtes galantes?
Les tableaux de Chardin seuls exceptés, tous les tableaux du siècle qui ne sont pas consacrés aux Grecs et aux Ro- mains ressuscitent les attitudes, les airs de tête, le goût de coiffure, le coloris, le dessin, la touche du maître mort. Watteau s'impose, Watteau règne partout. Cet Olivier, ce gentil peintre du prince de Conti, que fait-il autre chose que répéter dans sa peinture et ses eaux-fortes les Figures
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de caractère de fF'atreau? Où prend ses premières leçons Fragonard^ dans les copies des Fatigues et des Delasse- MENTS DE LA GUERRE, qul se Vendent en vente comme une curiosité. Parlerai-je de Liotard^. . Mais cette influence toute-puissante, elle s'exerce sur les plus rebelles aux tradi- tions, sur les plus jaloux de leur originalité, sur Gabriel de Saint-Aubin, qui expose au salon de la Blancherie des pay- sages avec figures dans le genre de Watteau, Enfin ne voilà-t-il pas qu au bout, tout au bout du siècle, dans les années qui précèdent la révolution, il se trouve un bonhomme Portail, un crayonneur à La Watteau, pour fixer et peindre les grâces mourantes du siècle, avec ces mêmes trois crayons de l'illustre artiste de la Régence. Que dire encore! les artistes ont si avant dans les yeux la créa- tion de Watteau, que dans les petits voyages que le gra- veur Wille fait faire à ses élèves pour étudier la nature, les élèves de Wille, en leur croquis de la sauvage vallée de Chevreuse d'alors, — où ils couchaient sur des traversins faits de coquilles d'œufs, — les élèves de Wille peuplent le paysage de petits paysans et de petites paysannes qui sont des enfants de Watteau.
BOUCHER ET BAUDOUIN
Une lettre de Berch, secrétaire du comte de Tessin, publiée par M. de Chenneviéres dans ses Portraits médit s d'Artistes^ nous renseigne sur le goût de la Suéde pour la peinture de Boucher, sur le prix de ses tableaux, sur le mode de composidon et de travail du maître. Voici le para- graphe de cette lettre (octobre 1745) consacré à Boucher :
f Boucher va plus vite ; les quatre tableaux sont promis pour la fin du mois de mars. Le prix restera un secret entre Votre Excellence et lui à cause de la coutume qu'il a établie de se faire donner 600 livres pour ces grandeurs, quand il y a du fini. Il ne veut de l'argent qu'à mesure que chaque pièce sera livrée ; mais il m'a conjuré de faire en sorte que cela aille plus régulièrement qu'avec les précédentes (S, B. ce sont celles pour le château) qui l'ont bien fait languir. Encore une couple de jours de poste : si messieurs les ban- quiers ne permettent pas qu'on tire sur la Suède pour payer les ouvrages faits, il accepte à regret de prendre l'argent d'avance pour la moitié des ouvrages à faire...
« J'ai communiqué à M. Boucher mes idées sur la dispo- sition des sujets \ il ne les a pas désapprouvées, et a paru en
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être fore content. Le Matin sera une femme qui a fini avec son friseur, gardant encore son peignoir, et s'amusant à regarder des brimborions qu'une marchande de modes étale. Le Midy, une conversation au Palais-Royal entre une dame et un bel esprit qui fait la lecture de quelque mauvaise poésie, capable d'ennuyer la dame, qui fait voir l'heure à sa montre ; la méridienne dans l'éloignement. L'Après-dîner ou le Soir nous embarrasse le plus; des billets apportés pour donner un rendez-vous, ou des mantelets, des gants, etc., que la femme de chambre donne à sa maîtresse qui veut aller en visite. La Nuit peut être représentée par des folles qui vont en habit de bal, et se moquent de quelqu'un qui est endormi. On tâchera de caractériser les sujets de manière qu'avec les Quatre Points du Jour, cela fasse aussi les Quatre Saisons. Voilà, Monseigneur, les'premiers projets que M. Boucher et moy nous avons formés; avant que le matin soit entièrement passé, on aura des moments pour réfléchir comment bien remplir le reste de la journée. J'espère par la suite du temps d'avoir quelques croquis pour envoyer à Votre Excellence ; M. Boucher paraît vouloir sy prêter. » Ces projets de tableaux sont-ils devenus les peintures du Matin, du Midy, du Soir, gravés par Petit? Auraient- ils donné lieu sur les mêmes idées à des compositions plus étendues qui n'ont pas été gravées et seraient cachées daas quelque château royal de Suède?
Nombre de têtes aux crayons de couleur des ventes Sireuil, Randon de Boisset, Conti, Blondel d'Azincourt et que Bou- cher avait l'habitude de pasteller sur papier de soie, ainsi que nous l'indique le catalogue Trudaine, sont assez souvent des
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portraits déguisés sous la fantaisie d'un ajustement pastoral, des portraits dont le nom n'était inscrit que dans la mémoire des amants ou des amis du modèle. C'est ainsi que dans ses Lettres sur différents sujets^ imprimées à Berlin, Bernouilli raconte avoir vu en 1777, dans le magasin de ubleaux et d'estampes de Michel à Bâle, neuf têtes pascellées par Bou- cher d'une hauteur d'un pied trois pouces, sur une largeur d'un pied. • Cette petite suite, écrit-il, choisie et variée entre les pastels connus de cette célèbre main, peut s'ap- peler le Cabinet des Beautés. Ce sont tous des beautés d'après nature, et d'après les plus beaux modèles qui bril- laient à Paris; il y a entre autres le portrait de M**^ de Pompadour. Le pastel en est fixé. *
Baillet de Saint-Julien, dans sa Lettre sur la pein- ture 17^9^ tout en préférant Servandoni comme décorateur de théâtre, dit qu'on n'a jamais vu de plus beaux tableaux que les fermes de Boucher. Il parle de ses beaux jardins, de ses belles grottes, de ses beaux paysages, où les vues de Rome et de Tivoli se mêlent heureusement aux vues de Sceaux et d'Arcueil. Il vante sa décoration du palais du fleuve Sangar, le jeu perpétuel de la voûte d'eau, l'éclat de sa lumière reflété sur les colonnes du fond, le ton mat et reposant du devant de la décoration, le pittoresque àoz colonnes à demi taillées dans le roc avec leur prodigieuse ornementation de coquillages et de plantes marines.
Boucher a laissé un certain nombre de tableaux ero- tiques. Thoré parle quelque part d'une série de peintures
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exécutées pour éveiller les jeunes sens du roi Louis XV. Ces peintures existaient encore sous l'Empire dans quelque coin caché de château royal. Je ne sais ce qu'elles sont devenues, et ne puis juger leur valeur, ne les ayant jamais vues ; mais j'ai été à même d'étudier, il y a quel- ques années, chez le baron de Schviter, un échantillon de cette peinture erotique qui est, certes bien, le morceau le plus franc, le plus gras, le plus harmonieusement décoratoire.
C'est une femme sur son bidet. Du fond de rideaux de lit jaunâtres, semblables à une perse de l'Inde, la femme se détache ; la tête un peu tournée de profil, et faisant face au spectateur. Ses cheveux sont entourés d'une fanchon, couleur de soufre; sa robe très-décolletée est rose, et la chair de sa poitrine, de ses bras, joliment nacrée, jaillit du désordre d'un rien de linge blanc, du violet pâle de la ruche qui garnit son corsage, du violet pâle de ses engageantes. Dans la demi- teinte qui enveloppe le bas de son corps, un coup de lumière sur une rondeur de cuisse semble du vrai soleil dormant sur la peau. £t reviennent encore dans toute cette ombre de volupté, la note violette aux jarretières qui attachent ses bas, la note rose aux mules qui chaussent ses pieds. Une chambrière, masquée par un dos de chaise, apporte du linge noyé dans une tonalité ambrée, sur lequel se détache le vert tendre de son corsage et le fard de ses joues. Un chat fait le gros dos sous le bidet.
A ces peintures se rattache, presque décemment, La
FeX£M£ KVE et COUCHEE SUR UN SOFA AVEC DE GROS
OREILLERS DE SOIE, gravée en couleur par Demarteau, qui faisait pendant à une lo de Pierre, à une Antiope endormie de Vanloo dans ce cabinet de travail, dont M. de Menars indique si originalement la destination à Natoire dans une de
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ces lettres, c Je dois vous ajouter que comme ce cabinet est fort petit et fort chaud ^ je n'y ai voulu que des nudités. ■ {Lettre du i^f mars 17^3 > publiée par M. Lecoy de la Marche.)
Sur le Salon de 1769, la dernière exposition de Boucher, Diderot s'exprime ainsi : f Le vieil athlète n'a pas voulu mourir sans se montrer encore une fois sur l'arène...
c On aurait dû placer au bas de ce tableau un de ces polissons qu'on voit à l'entrée des jeux de foire, il aurait crié : c Approchez, messieurs, c*est ici qu'on voit le grand « tapageur. • (Salon de 1769, publié par la Revue de Paris.)
Devosge étant encore dans l'atelier de Deshayes, rap- porte qu'un jour, comme il regardait I'Enlevement des Sabines du Poussin, Boucher, beau-père de Deshayes, et qui avait connu Devosge chez Coustou, s'approcha du jeune artiste en contemplation devant l'ouvrage du maître, t Fous trouve^ donc cela bien beau? lui dit Boucher. — Je ne puis me lasser de l'admirer, répondit le jeune artiste. — Alon amiy repartit Boucher, tâchei ^^^ mieux profiter que moi, (Eloge de Devosge, par Bremiet-Monnier. Dijon, 1813.)
Baudouin, — son œuvre! n'est-ce point le portefeuille d'estampes libertines qu'au milieu de la vraie Manon Les- caut du XVIII* siècle, Themidore, le héros galant du livre, se fait apporter dans son lit, pour se distraire et se consoler de Tinfidélité de sa maîtresse Rozetce?
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•
Les moralistes n'ont pas manqué à Baudouin, depuis Tauteur de la Religieuse^ jusqu'au dernier écrivassier d'art. Tous à Tenvi ont flétri par des paroles indignées l'immo- ralité de son œuvre. Pourquoi tant d'indulgence pour l'éro- cisme de la peinture mythologique, et une si grande sévérité pour l'érotisme de la peinture de genre ^ Et pourquoi encore la violence de cette indignation pour des méfaits d'un genre que ces mêmes moralistes pardonnent si facilement à La Fontaine, aux novellieri^ — que le même Diderot par- donne si facilement à sa prose?
Pour moi, je suis reconnaissant à Baudouin de nous avoir peint l'Amour dans la robe de chambre de Clitandre, de nous avoir fait toucher mieux qu^avec les descriptions de l'imprimé, les passades, les fantaisies, les épreuves, les arrangements^ les rencontres, les liaisons qui n'ont point de lendemain, et semblent nouées entre les membres d'une société du Moment. Pour moi, je lui sais gré de nous faire assister, dans une certaine réalité, au spectacle de l'Amour du temps en z^i^ molles scènes^ en son milieu sensuel. Et, je le dis sans pudeur, si Tœuvre de Baudouin manquait, si les images friponnes des quatre Parties du Jour, de I'Epouse
INDISCRETE, de I'EnlÈVEMENT NOCTURNE, du FrUIT DE
L'Amour secret^ etc., n'existaient pas, il y aurait une grande lacune dans l'histoire des mœurs du xviii" siècle. Et encore, si l'on n'avait plus les planches du Danger du TÉTE-A-TiTE et du Carquois épuisé, où pourrait-on se faire une idée de l'atmosphère de volupté qui se dégage des tentures, des soieries, des meubles contournés, de la nuit tiède de ces chambres éclairées par un feu mourant de che- minée, devant laquelle se meuvent des silhouettes amou- reuses dans des lueurs de rampe?
$22 L'ART DU XVIII» SIECLE.
Le talent avec lequel Baudouin, d'un procédé commun a &it un art original, n'est pas si méprisable qu'on voudrait le faire croire, et le corps léger donné avec la gouache aux imaginanons amoureuses du peintre, est presque une créa- don originale. Avoir enlevé la gua^e à l'emplâtrement des peintres à l'eau italiens, l'avoir renouvelée par la légèreté ec l'esprit de la touche, la tenir dans la vaghesse d'une ébauche de peintre et de coloriste qui n'a rien du fini froid de la miniature^ la vivifier, l'accidenter des badinages d*un pin- ceau capriolant, la rayer de petits filets de lumière cassée et ressautante, semblables aux rayures d'un patin sur la glace, l'éclabousser d'un pétillement de tons jusqu'alors inconnu, en un mot, en faire cette peinture si bien appro- priée aux choses et aux couleurs tendres ec gaies du siècle, qu'elle meurt avec lui ; c'est là le mérite de Baudouin, et ce qui valut à la gouache française du xvin« siècle de forcer les portes de l'Académie en 1763. De Baudouin le premier et le plus peintre de tous les gouacheurs, descend tout cet aimable petit peuple d'artistes français et suédois, tout cet atelier parisien d'ouvriers délicats travaillant avec àt^ couleurs de fleurs, et Lavrence, ec Hoin, ce talent tout nouvellement retrouvé, et Taunay, et Moreau l'aîné, ce paysagiste aux parcs si joliment vercs, ec comme emplis de l'artifice d'une Flore. N'oublions pas enfin Hall, que nous voyons dans sa jeunesse s'étudier sur des traits d'eau-forte pure à colorier, à gouacher des compositions de Baudouin, et qui prend à ce travail l'usage claquant de ces morceaux gouaches qu'il introduira plus tard dans la miniature de ses portraits.
Le Philotechne français ou recueil d'Éloges, de critiques
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et d'anecdoces remarquables, 1766, vance la beauté des deux filles de Boucher : la femme du peintre Deshayes, la femme du peintre Baudouin.
Baudouin a une qualité à un degré supérieur : c'est la mise en scène de ses petits sujets. Personne comme lui dans k monde de la petite peinture pour agencer, arranger, com- biner les lignes d'une composition, lui donner l'équilibre, l'harmonie, l'heureux groupement. Cela du reste, Baudouin k cherche et le cherche longtemps j témoin le petit croquis tout couvert de repentirs du Fruit de l'Amour secret, conservé dans les portefeuilles du Louvre; témoin cette gouache que je possède de TEpouse indiscrète, où l'épouse debout est beaucoup moins heureuse de mouvement que l'épouse agenouillée, par lui substituée dans la gouache gravée. Et le meilleur compositeur parmi les vignettistes, Moreau, on peut affirmer qu'il doit ce côté de son talent à l'étude et aux eaux-fortes qu'il fit dans sa jeunesse, des com- positions de Baudouin. On retrouve chez lui, et le balance- ment particulier aux duos de Baudouin, et même cet éclai- rage à mi-hauteur, fouettant de côté tout ie milieu d'une scène, comme du triangle rayonnant d* une lanterne magique.
L'estampe du Modèle honkète nous ouvre la porte des ateliers dans lesquels se travaille la peinture de genre du temps. Ateliers qui n'ont rien de sévère, ateliers pleins de mépris par les murs nus, et d'insouciance pour la triste lumière du Nord. Ce sont bien plutôt d'aimables chambres
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d'amour à la corniche sculptée, où le soleil a ses entrées par la grande fenêtre, où le modèle a pour sa pose un canapé en bois doré, et où, sur un bonheur du jour de Riesener, des roses trempent dans un vase de Sèvres., monté en or mat par un Gouthière.
Disons, en terminant, qu'il n'est pas de peintre plus calomnié par les choses vendues sous son nom, que Bau- douin. Il ne se fait pas une vente borgne où des peintures à l'huile ne soient cataloguées sous le nom de ce gouacheur qui a été toute sa vie uniquement un gouacheur, et qui n'a laissé la mention dans aucun ancien catalogue, d'une œuvre peinte autrement qu'à l'eau. Mais, qui sait cela? Le piquant, c'est que des amateurs graves acceptent pour authentiques ces petites peintures fadasses, et vous en entretiennent avec une commisération dédaigneuse pour votre goût, votre pauvre goût. Les malheureux ! ils n'ont jamais vu un Baudouin ; et pas plus un Baudouin à la gouache qu'à Thuile. Sans cela, ils sauraient que ce coloriste français n'a jamais fait rose, fait miniature, qu'il a eu toujours le vouloir d'atteindre dans son procédé la vigueur, la chaleur, la solidité, le barbotage même d'une esquisse à l'huile. Ils sauraient qu'il n'a jamais donné que des ébauches , que des pochades ambitieuses des effets de couleur d'un tableau, que àts premières idées jetées dans la pleine pâte de la gouache et où rien ne se voit du petit pinceau de Lavreince. C'est d'après ces ébauches à la diable qu'étaient gravées les voluptueuses estampes, si plai- santes en leur fini, — un miracle auquel il faut se rendre, — depuis qu'on a vu passer ces années dernières, à la vente Gigoux, les dessins du Monument du Costume de
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Moreau : ces courantes indications de scènes, ces vagues bistres, ces rêves, ces nuages, auxquels l'adroite et intelli- gence gravure du xviii* siècle donnait la ligne, le modelage, le corps.
Maintenant un fait curieux. C'est qu'en dehors des pein- tures quelconques qui ne sont pas du tout de Baudouin, les peintures qui émanent vraiment de lui ne sont pour la plu- parc du temps presque plus de lui, tant elles sonc rema- niées, repinochées, enjolivées. On y crouve bien encore dans un coin un détail de meuble, de costume signé de son pinceau, mais tout le reste et toujours les figures sont d'une autre main, et de la plus misérable main. L'explication en esc facile. Dans le discrédit où était tombée l'école fran- çaise, la gouache, la plus délicate de toutes les peintures, ne s'est pas tirée de l'exposition du plein air, aussi bien qu'une sanguine, ou une pierre d'Italie. Elle n'en a pas été quitte pour la cernée d'une mouillure, ou d'une piqûre d'humidité ; la gouache a eu souvent des parties écaillées, détachées, détruites. De là des restaurations , et des restaurations s'adressant au goût des amateurs, qui dans les premières années du siècle n'étaient pas des amateurs d'art, mais des amateurs de polissonneries. Or ces gens 'aiment les choses crès-faites, et n'auraient jamais acheté un vrai Baudouin laissé dans sa brutalité de coloriste, dans l'artistique de son faire. Il y eut donc un pourléchage qui s'étendit de la par- tie à restaurer à couce la délicate peinture, la miniaturant à l'image de toutes les miniatures. Cette observation, je l'avais déjà faite à propos du Coucher de la Mariée, qu'a- vait acheté Roqueplan à la vente Tondu. J'y trouvais un vrai dessous de Baudouin avec quelques détails, comme la pendule de la cheminée, transperçant le travail appliqué du
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restaurateur. Aujourd'hui, la vente du baron Vincent a fait de cette observation une conviction.
Dans cette vente, la première du siècle contenant une suite de Baudouin, je n'en ai trouvé qu'un seul qui soit tout entier et sans retouche incontesublement de lui ': L'Epouse Ikdisc&ete. Dans la Soirée des Thuilebjes, il n'y a fran- chement de Baudouin que la main du Seigneur tenant la rose et les longs gants de la femme qui se lève du banc. Dans la Nuit, appartient seulement au gouacheur la jolie statue d'Amour, à la couleur glaiseuse; les deux petites figurines sont abominablement refaites. £t ainsi des autres.
Pour me résumer, depuis que je collectionne, depuis que je cours les marchands et les ventes, je n'ai jamais vu un Baudouin terminé, ou, si vous aimez mieux, poussé au point d'un Lavreince, d'un Hoin, d'un Freudeberg.
En second lieu, parmi tous les Baudouin que j'ai vus, je n'en ai rencontré que cinq, que cinq, à l'entière authendcité desquels je crois. Les voici : i» Un crayonnage des cartons du Musée du Louvre, qui est la croquadc de la pensée du Fruit de l'Amour secret ; 2° L'Epouse indiscrète, de la vente du baron Vincent; 3° Une répétition que je possède du même sujet, mais avec l'épouse debout derrière le mate- las, annonçant un premier essai de composition ; 4*» Le Pré- cepteur, gravé sous le nom du Matik, le plus joli nuage d'aquarelle qui soit; 5» Les Soiks tardifs, gouache curieuse par la préoccupation des effets de l'huile dans la couleur à l'eau. Le Matin et les Soins tardifs me viennent de la vente Tondu.
LATOUR
M. Desmaze a découvert chez M"« Varcnne, une descen- dance de La Tour, et publié dans la Petite Revue de Saint- Quentin^ un certain nombre de lettres adressées à La Tour. Ces lettres confirment la liaison de La Tour avec M*^ Fel, dont M. Desmaze publie trois lettres. Une première, qui semble adressée au peintre relativement à un dîner donné en commun, finit par ce post-scriptum : t J'ai pris de la mane ce matin pour me délivrer de mes lanterneries, je me trouve mieux. • Une seconde lettre, adressée le ç janvier 1783 au frère de La Tour, remercie le chevalier de la confirmation faite par lui de l'usufruit des meubles du peintre sa vie durant. Dans la jouissance des meubles semble comprise la jouissance des pastels ainsi que l'indique cette phrase : « M. Dorizon a dû vous mander que, d'après Tavis qu'a donné M. Paquier, pour les dangers et le domage que la fumée pourrait causer aux pastels de M. de La Tour, il est instant que vous veniés faire fermer les écartemens du mur. • Une troisième, datée du 5 janvier 1788, donne de tristes détails sur la folie dn peintre : c Je suis charmée que la santé de votre pauvre frère se soutienne, il ne faut pas s'étonner si les forces diminuent à son âge ; le temps mec à tout des pro-
5a8 L'ART DU XVIII» SIECLE.
portions; il fiaut compter sur cela. Je crois pourtant quil serait à propos de lui persuader que la Ulerte trouve mau- vais qu'il boive de son urine et qu'il reste deux jours sans manger. ■
M. Desmaze possède une autre lettre de M*^* Fel, non publiée encore, qui est une réponse de M*'* Fel, du reste sans intérêt biographique, à une demande de renseignements de l'historien d'Argenville.
Parmi les autres correspondants, il y a des billets de l'évéque de Verdun, à propos d'un changement de séance demandé par le cardinal du Tencin; des billets du comte d'Ëgmont, qui donne au peintre rendez-vous à l'Opéra comique pour le mener souper à Passy, sans doute chez la Popeliniére; des billets du duc d'Aumont, de l'abbé Pom- myer, de Voltaire; d'une M"' Thellenon, qui, pour remer- cier La Tour de son portrait, lui écrit : < Mon mari part demain matin et vous ferez, monsieur, très bonne œuvre en me faisant l'amitié de venir dîner avec moi. >
Terminons ces citations par ce fragment de lettre de La Tour, du 6 novembre 1770. a Je viens d* essuyer deux maladies consécutives^ l'une causée par un accident sur l'ail. Vautre par une transpiration interceptée dans laquelle il s'est mêlé de la goutte. Tai vu deux fois mon dernier moment dans Vespace d'un mois, n
M. Mantz me fait observer avec toute ustice que les relations de La Tour avec Rigaud et Largillière sont anté- rieures à la date que je leur assigne. La Tour a eu son loge- ment au Louvre en 1750, sept ans après la mort de Rigaud, trois ans après la mort de Largillière. M. Mantz me signale,
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parmi les amis du peintre, le sculpteur Pajou, au mariage duquel {2j janvier 1761) Lacour assiste comme témoin.
Dans son art^ La Tour affectionnait les tours de force. Un jour, ne s'imagina-t-il pas de vouloir faire, avec les dé- tails les plus minutieux, les plus détaillés, les plus précis, le portrait d'une femme habitant la province? Le curieux de ce tour de force, c'est que le portrait n'était pas le moin- drement du monde ressemblant. (Mélanges de Suard, vol. L)
n. H
GREUZE
Grécry, qui avait épousé une fille de Grandon et non Gromdon, comme l'appelle M"* de Valori, donne dans ses Essaù sur la Musique une curieuse anecdote sur le tem- pérament amoureux de Greuze, pendant son passage dans l'atelier du peintre Lyonnais. Greuze brûlait en secret pour la femme de son maître, qui était fort belle. Et un jour la femme de Grétry, encore toute jeune, le trouvant couché par terre dans l'atelier, lui demanda ce qu'il faisait : i Je cherche quelque chose ^ • dit-il ; mais elle avait vu un soulier de sa mère qu'il dévorait de baisers.
« 28 janvier 1756.
« M. l'abbé Gougenot, conseiller au grand conseil,
vient d'arriver à Rome, après son voyage de ISaples, accom- pagné de M. Greuse, nouvellement agréé à l'Académie, et dont la réputation nous annonce les talens. Il les fera voir dans ce païs-cy par quelques morceaux qu'il compte y faire. »
« 22 février 1737.
« J'ai fait part à M. Greuse de la lettre que vous m'avez fait Thonneur de m'écrire le 13 janvier à son sujet.
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. 53X
touchant les deux tableaux que vous lui demandiez et que vous consantez à attendre son retour en France pour qu'il les fiisse. Il est toujours sensible aux bontés que vous avez pour luy. Il vient de finir le pendant d'un ubleau pour M. l'abbé Gougenot, où il y a beaucoup de mérite, ce sera presque son dernier ouvrage de Rome, t
Voici la lettre intéressante où se trouve cette com- mande, que Greuze, conformément à l'ordre du 13 janvier, n'exécuta qu'à son retour :
« A Versailles, le 28 novembre 1756.
• J'apprends, Monsieur, avec bien du plaisir, que le S' de Greuze s'applique entièrement à cultiver ses talents pour la peinture; et j'ay vu à Paris des tableaux qu'il a envoyé de Rome et dont j'ay été si content, que sachant que ses facultés du coté de la fortune, sont extrêmement bornées, j'ay résolu de lui procurer les occasions de se sou- tenir par son travail, et par ce moyen de se perfectionner dans son art. Voyez, je vous prie, à détacher du logement qu'occupait à l'Académie feu M'™' de Wleugelles une chambre qu'il put habiter et dans laquelle il eut le jour nécessaire à son travail, et donnez-la luy : il épargnera son loyer, dont la dépense, quelque mince qu'elle puisse être, sera un petit soulagement pour luy. Vous trouverez icy inclus, coupé en ovale, une mesure que vous aurez agréable de luy remettre, afin qu'il fasse deux tableaux de la même grandeur que cet ovale. Je luy laisse la liberté de son génie pour choisir le sujet qu'il voudra. Ces deux tableaux sont destinés à être placés dans l'appartement de M""* de Pompadour au château de Versailles. Exhortez le à y donner toute son application.
53a L'ART DU XVIIP SIECLE.
Us seront veus de toute la cour, et il pourroit en naistre de gros avantages pour luy s'ils sont trouvés bons. Recom- mandez-lui aussy ces deux tableaux et assurez -le que je saisirai avec plaisir les occasions de son avancement lors- qu'elles se présenteront.
< Le marquis de Marignt. »
Greuze partit de Rome au mois d'avril suivant (lettre du 20 avril 1757).
Académie de France à Rome par Lecoy de la Marche. Gaiette des Beaux^Arts (septembre iSyo^iS^i).
M. Renouvier cite, d'après « la Revue universelle des Arts, 1855 » une note de Tabbé Gougenot, qui est une révé- lation sur le caractère et le travail de Greuze à Rome : « Greuze était le plus capricieux des artistes. Pour le satis- faire, il fallait réunir en toute hâte les personnages néces- saires à la composition du tableau dont il s'occupait dans le moment. Puis, une fois les personnages rassemblés, sa verve, disait-il, était éteinte; il ne se sentait plus en état de travailler, et il congédiait ses modèles, qui recevaient cepen- dant le prix convenu pour la séance. De pareilles fantaisies étaient fréquentes chez cet honune bizarre. «
Une caricature curieuse du temps satirise les méchants ridicules de la femme de Greuze , en même temps qu'elle égratigne la vanité du peintre et moque la rapacité de Levasseur, le graveur préféré du ménage. C'est à propos de la publication de Testampe de la Belle^mère, L'eau-forte représente un obélisque où se voit au-dessus de Testampe
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. 533
une céce sans cervelle avec ce nom : Creuse. L^obélisque esc rendu tout branlanc. par le remuement sous son piédestal d'une tête fumant une pipe, dont la fumée trace le phylactère suivant : la bourse et mes écus J^^*, Derrière se dresse dans une verticalité inébranlable, un autre obélisque avec le mé- daillon de Flipart, surmonté du mot virtus couronné. Voici ce que la pointe du pamphlétaire aqua-fortiste a tracé :
Dédié à très haute^ très puissante^ très ridicule dame femme de J B Greuie, reçu jadis peintre de genre sur un tableau d'histoire — par son historiographe.
Un jour près de sa vieille haquenée^ poussé par un reste de vent^ G,,, dit à Jeannette, Je veux te couvrir de gloire, je veux enfanter un sujet qui fasse horreur aux honnêtes gens. Tu me serviras de modèle^ ma mie^ je veux peindre une mé-^ chante femme,
EXPLICATION DE l'oBELISQUE
AI, le Vasseur (qui a gravé la bellc'-mère) écrasé par la chute de l'obélisque élevé à la défunte gloire de Greuie — accident causé par une piqûre d'épingle faite à l'une des vessies qui servaient de base à l'édifice sur lequel on voit le portrait de Greuie couronné de chardon, plumes de paon,,, le tout ter- miné par un sifflet.
Nouvelle édition revue, corrigée et augmentée ^ la pre- mière ayant été épuisée en trois jours.
Miger trace un curieux portrait de la vanité de Greuze. • Il n'y a donc, écrit-il, que des sots remplis de vanité qui puissent se croire des êtres parfaits. Tel était le peintre Greuze, des tableaux duquel on n'avait pas le plus petit
534 L'ART DV XVIII« SIECLE.
éloge à risquer, parce qu'il se chargeait d*en faire les hon- neurs en personne. Il ne manquait chez cet artiste qu'une cassolette avec de l'encens pour en brûler devant lui en .son honneur et gloire. Voici un petit propos de lui. Dans le temps qu'il y avait des expositions générales de tableaux, il disait qu'un amateur devait courir le Salon comme en poste, le fouet à la main, et dire s'il le voulait : Ah ! que €^tst beau! mais qu'un vrai connaisseur devait, dès le nutin, aller en robe de chambre et pour ainsi dire en bonnet de nuit, s'arrêter devant ses tableaux et passer toute la jour- née en extase* Ecce homo, (Biographie du graveur Aliger par Bellier de la Chavignerie, 1856.^
Dans les toutes dernières années de sa vie, Greuze, qui n'avait plus exposé à partir de l'année 1769, se décide à reparaître au Salon.
Salon db l'an VIII.
173. Le Départ pour la Chasse.
Portrait du C**' dans un pajsagc avec sa femme. Deux tableaux faisant pendans. Même numéro,
1 74. Un enfant hésitant de toucher un oiseau dans la crainte qu'il
ne soit mort. Une jeune femme se disposant à écrire une lettre d'amour. Ces deux tableaux appartiennent au C de Lepine, horloger. 17$. Portrait. Une jeune femme préludant sur on forte piano.
176. Deux portraits d'hommes. 3Iême numéro.
177. Trois têtes de difllerents caractères. Même numéro, La Peur de l'orage.
La Crainte et le Désir. Le Sommeil.
178. Deux pendans. Même numéro, L'Innocence tenant deux pigeons.
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. 535
Une jeune fille bouchant ses oreilles pour ne pas entendre ce qu'on lui dit.
Salon de l'an IX.
158. Le Repentir de sainte Marie TÉgypricnne dans le désert.
159. Un cultivateur remettant la charrue à son fils, en présence de
sa famille.
160. Un enfant.
161. Portrait d'homme.
162. Portrait d'un vieillard.
Salon de l'an XII.
919. Le Repentir de sainte Marie l'Égyptienne.
aao. Ariane dans l'Ile de Naxos.
39 1. Le portrait de l'auteur.
929. Un portrait de femme.
99]. Deux têtes de jeunes filles : la Timidité, la Gaieté,
Salon de 1808.
Greoie (feu).
971. Sainte Marie, Égyptienne.
Ce tableau appartient à M. Lami, libraire, quai des Augustins.
Greuze avait une espèce d'horreur pour les vieilles femmes, et une coquette de son voisinage lui faisait tomber la palette des mains en se montrant à sa fenêtre avec ses minauderies et son visage fardé. M. Pillet ajoute qu'il aimait la parure et les habits voyants, et qu'on l'a vu se promener en pleine révolution avec un habit écarlate et l'épée au côté.
LES SAINT-AUBIN
J'ai dît que je ne connaissais pas de peinture authentique de Gabriel de Saint-Aubin. Cependant il est une petice toile où il me semble reconnaître le maître que j'ai si longtemps étudié. C'est un tableautin appartenant à M. de la Bérau- diére et vendu à la vente Denon comme un Panini. Ce tableautin représente une féce, un bal masqué bien français, dans les architectures italiennes d'un Col/sée, d'un Vaux- hall, d'une Redoute du temps. Des coups de p'mceau jetés à la manière de son crayonnage, des bâtonnements de jambes semblables à ceux de ses dessins, des fuites de profil perdu qu'il affectionnait pour ses femmes, une couleur à la fois blonde et barboteuse, des musiciens et des petits person- nages imitant les taches diffuses de la tapisserie, font de cette peinture, si elle n'est de Gabriel, la peinture qu'on imagine échappée des pinceaux du petit maître.
Je dois à l'obligeance de M. Herluison, d'Orléans, l'acte de décès de Gabriel de Saint- Aubin :
€ Le jeudi lo (février 1780), Gabriel-Jacques de Saint-
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. 537
Aubin, garçon, âgé d'environ 51 ans, maître peintre, demeu- rant rue des Prouvaires, décédé d'hier, a été inhumé au cimetière, en présence de Charles-Germain de Saint-Aubin, dessinateur du Roi, son frère, et de Raimond Delpech, marchand mercier bijoutier, ami... De Saint- Aubin, Del- pech. » (S t- Eus tache.)
Les actes de mariage et de décès d'Augustin de Saint- Aubin ont été retrouvés par M. Herluison, qui veut bien m'en communiquer les épreuves :
f Du mardy 27' 9^" 1764. Augustin de S'-Aubin, grar- veur en taille-douce, âgé de 28 ans passés, fils des deff. Gabriel-Germain de Saint-Aubin, brodeur du Roy, et Jeanne-Catherine Himbert, paroisse S*-Et.-du-Mont, d'une part; et Louise-Nicolle Godeau, âgée de 22 ans passés, fille de Jean-B** Godeau, officier chés M' le c'° de Caylus, et de Etiennette Girardot, dmt de droit et de fait à l'orangerie des Thuilleries, de cette psse, d'autre part, ont été mariés de leur mutuel consentement... en pnce des père et mère de la mariée; de Germain de Saint-Aubin, dessinateur du Roy, rue du Four, paroisse S*-Eustache; de Louis-Michel de Saint-Aubin, peintre, paroisse de Sève, de ce diocèse, tous deux frères du marié... • (St.^Germ.^VAux,)
t L'an 1807, ^^ ïo 9^^^i ^ "^^^^ sonné. Par devant n., adj' au maire du y arrond* de Paris, soussigné, sont com- parus les S" Claude-René Débonnaire, commissaire-priseur, âgé de 48 ans, dmt à Paris, rue N^«-S*-Eustache, n° 30, neveu du deffunt, et Hippolyte-Marcelin Villemain, tailleur, âgé de 57 ans, dmt à Paris, rue des Prouvaires, 31, ami.
538 L'ART DU XVIII» SIECLE.
Lesq. n. oac déclaré que Augustin Saint- Aubin, graveur, âgé de 71 ans, natif de Paris, époux de Louise -Nicole Godeau^ est décédé hier, à 4^ du soir à Paris^ r. des Prou- vaires, n^* 31, division du Contrat-Social... Lesquels... •
{Reg. du IIP arrond'.)
COCHIN
Beaucoup d'affaires ^ écrit Cochin en i^8ij des maux d'yeux, des soupers en ville^ on se couche tard^ on ne se lève pas matin y des dessins à faire qui sont pressés ^ où l'on emploie les parties de la journée qu^on ne passe pas à table; car vous savej que qui veut se livrer à la société de Paris ne manque par d'occasion de gueule,
Cecce lettre est adressée à Desfriches, le commerçant paysagiste, l'inventeur du papier tablette aux lumières égra- tignées avec un grattoir, le collectionneur de tableaux, l'ami de Vernet, de Descamps, de Boucher, de La Tour, de Char- din, de Houdon, de Watelet, et leur fournisseur de vin blanc, de vinaigre, voire même de mouchoirs; le courtois, l'hospitalier Desfriches, le propriétaire, le long « des méan- dres charmants du Loiret, de cette Cartaudière au beau bois de chênes verts, droits et bien ombrés », où Cochin trouvait si doux de riboter avec de bons amis.
Cette lettre et les autres publiées par M. Dumesnil dans le volume des Amateurs français consacré à Desfriches doivent être lues par qui veut faire connaissance intime avec Cochin. Ces lettres présentent Tartiste dans le déshabillé
540 L'ART DU XVIII* SIECLE.
(le sa pensée, dans le cour vif ec original de son esprit, dans le train-train de sa vie de travail et de plaisir, dans la con- fidence de ses bobos^ de ses fluxions sur les yeux, de ses continuels embarras d'argent.
Voici en 1758, au début des relations entre les deux hommes, le remerciment de Cochin à Desfriches, pour les souscriptions aux Ports de France^ par lui récoltées dans l'Orléanais un remercîment qui ressemble à un passage du Neveu de Rameau.
Dieu vous bénira^ i^en doutei point; vous avei travaillé pour la propagation des écus des Cochin et des Le Bas y si que leurs bourses deviennent grasses à lard. Que de jouissances s'en suivront : car voulej-^vous de bons soupers^ ayei des écus; voulei^vous de bonne musique ^ ayei des écus; voulej^vous de belles filles y idem : Jugei donc combien vous allei prospérer. Afin que vous puissiei rendre compte aux bonnes âmes qui ont souscrit j apprenei^leur que nous avons déjà deux estampes à VeaU'^fortey dont les curieux paraissent satisfaits^ voire mime sont ébahis, Aion camarade^ comme vous me le mar^ queiy s'était un peu discrédité auprès du public. Ce n'est pas que le drôle n^ait pas les plus grands talents y mais il courait après l'argent et voulait le gagner à son aise; quand maître Cochin est venu le prêcher qu'avant toutes choses il fallait bien faire,..
Dans une lettre, à propos de vin d'Orléans qu'il de- mande à Desfriches pour en faire faire la connaissance à ses amis, Cochin écrit : 5i je n'ai pas d'argent pour le payer aussitôt^ vous voudrei bien me faire crédit , car les pauvres diables d'artistes qui travaillent pour le Roi et qui ont des places qui prennent une partie de leur temps ^ qui ne sont payés ni d'un côté ni de l'autre^ sont gueux comme rats
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. 541
d'église. Une autre fois il renonce à des mouchoirs qu'il avait prié Desfriches d'acheter sous le coup de la redevance de deux vingtièmes sur une maison appartenant au roi et dans laquelle il logeait ; impôt inattendu et tout neuf. Une autre fois encore il mande à Desfriches f étonné de le trouver queU quefois si court d'argent » que toute sa petite fortune, due aux bienfaits du Roi par l'entremise de M. de Marigny, son ami et protecteur, et qui s'élève à près de 25,000 1., ne lui est pas payée, et qu'il ne se soutient que par ses travaux qui ne lui rapportent pas beaucoup, à cause, dit-il, de la quantité de corvées gratuites que je me trouve engagé à faire ^ parce que suis bon diable.
Enfin dans la dernière lettre de la correspondance des deux amis, datée 1784, le vieux Cochin écrit au vieux Des- friches malade.
,,, A notre âge on a bien de ces petits désagréments; il faut nous défendre le mieux que nous pourrons. Quant à moi, je me porte asse\ bien, mais ce n'est pas cependant sans avoir quelque fer qui cloche; il faut que nous prenions patience ou de force ou de gré, heureux de conserver le moule du pour^ point.
DEBUCOURT
Un curieux ubleau de Debucourc passait à la vente de M. Papin (mars 1773). C'est Le Jug£ ou la Cruchb cas- sÉfi; dont Debucourt a fait Teau-forte de la gravure, la seule eau-forte qu'on connaisse du petit maître. Un tableau d'une claire, jolie et pétillante couleur. Le juge, dans son accou- trement rembranesque, a sa robe rouge et son bonnet de fourrure finement touchés. La coupable est toute lumineuse de ces petits blancs qui sont personnels à Debucourt. Mais au fond ce tableau est fort inférieur au ubleau possédé par M. Jazet et gravé par mon frère. La touche poussée à Tespric est très-souvent maladroite, et le papillocage des cou- leurs nacrées dans le lisse luisant de la peinture vous donne l'idée d'une copie de Teniers exécutée sur un buvard écossais.
FRAGONARD
Sur le rouleau des études de Fragonard, envoyées de Rome par Natoire, à Paris, en 1758, voici le jugement de l'Académie en date du 31 juillet 1758 : t La figure acadé- mique d'homme, peinte par le s"^ Fragonard, a paru moins satisfaisante que si on n'avait pas connu les dispositions brillantes qu'il fit paraître à Paris... Il en est de même de sa tête de prêtresse qu'on trouve peinte d'une manière un peu trop doucereuse, mais on a été plus satisfait de ses des- sins qu'on trouve dessinés avec finesse et vérité. » L'année suivante (11 octobre 1759), l'Académie semble plus contente de Fragonard, t bien que l'excès de soin parût remplacer avec peu d'avantage la facilité du pinceau qu'il portait peut- être cy devant à l'excès » . Académie de France à Rome^ par Lecoy de la Marche. Gaiette des Beaux^Arts, février 1872.
Les lettres de Natoire confirment l'intimité qui s'établit de suite entre l'abbé de Saint-Non et le pensionnaire. Natoire écrit à la date du 2j août 1760 : • M. l'abbé de Saint-Non est depuis un mois et demi à Tivoli avec le pensionnaire Fra- gonard, peintre. Cet amateur s'amuse infiniment et s'occupe beaucoup. Notre jeune artiste fait de très-belles études qui ne peuvent que luy être utiles et luy faire beaucoup d'hon-
544 L'ART DU XVIII» SIECLE.
neur. Il a un goût très-piquant pour ce genre de paysage, où il introduit des sujets champêtres qui lui réussissent. » Natoire écrit encore à la date du i8 mars 1761 : t Le s*" Fragonard est bien prés de son départ, M. l'abbé de Saint-Non, tou- jours porté à rendre service à ce pensionnaire, puisqu'il l'emmène avec lui, vient de l'envoyer à Naples pour voir les belles choses que renferme cette ville, avant de commen- cer leur voyage. Cet amateur porte avec lui une quantité de jolis morceaux de ce jeune artiste qui, je crois, vous feront plaisir à voir, t
Fragonard, qui éuit arrivé à Rome en 1756 avec Brenet, en repartait le 4. avril 1761. {Académie de France â Rome, par Lecoy de la Marche. Gaiette des Beaux^Arts , fé- vrier 1872.)
A propos de la r^éception de Fragonard à TAcadémie, M. de Marigny écrivait à Natoire le 2j mars 1765 : f M. Fragonard vient d'être reçu à l'Académie avec une unanimité et un applaudissement dont il y avait peu d'exemple ; on espère qu'il contribuera à consoler de la perte de Deshaies. » Académie de France à Rome^ par Lecoy de la Marche.
Dans les nombreux tableaux et dessins que le miniaturiste Hall possédait de Fragonard, il y a, mentionné par lui, dans son catalogue manuscrit, cette curieuse indication.
Fragonard, — Une tête d'après moi, dans le temps qu'il faisait les portraits au premier coup pour un louis. . . 24
(HalL sa vie, ses auvres^ sa correspondance^ par Villot, 1867.)
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. f4S
A l'histoire au crayon de Tentorse de Fragonard se raccaciie, dans la colleccion de M. Fragonard, un croque- ton représenunt Frago, assis de face, la tête appuyée sur une main avec au bas : Se ipsum delineabat Frago apud de Bergerety anno tyS^,
M. Lagrange, au retour d'un voyage dans le Midi, a donné dans la Ga\étte des Beaux-Arts du i^' août 1867 une longue description de la maison de Fragonard à Grasse, cette maison où le peintre s'était réfugié pendant la Ter- reur, et dont il avait peinturluré ou fait peinturlurer si révolutionnairement l'escalier. Le salon, dont un bas-relief en marbre à la Clodion surmonte la porte^ a tous ses murs couverts de peintures, et jusque dans les angles étroits des encoignures, des langues de toile cachent sous leurs fleurs peintes les lambris. Une décoration complète à laquelle il ne manque que les cadres de boiseries. Ce sont de grands tableaux de plus de deux mètres entre les portes, et de petits tableaux au-dessus des portes, où se développe un poëme d'amour; les grands panneaux racontant le drame humain et l'aventure galante; les petits panneaux faisant planer au-dessus l'Olympe ironique des Cupidons. Le premier panneau représente une rencontre de garçonnets et de fillettes près d'une fontaine d'Amour; — au-des- sus un Cupidon fait la chasse à une colombe. Dans le second panneau, les amoureux échangent au-dessous d'une statue de Psyché un serment d'amour dans un mol baiser. Dans le troisième panneau, sur la terrasse où rêve l'amou- reuse, apparaît au haut d'une échelle l'amoureux ; — au-
n. 35
.J46 l'ART DU XVIII- SIECLE.
dessus, ua Çupidon savoure l'odeur d'une rose épanouie. Le quatrième panneau vous montre la jeune victime tombée, traînée au pied d'un autel à l'Amant; — au-dessus, cabriole un Cupidon, une marotte à la main. Le cinquième pan- neau, lé panneau final : c'est, sous la feuillée d'un bosquet, au milieu d'orangers jonchés de guitares, de cahiers de musique, l'agenouillement de l'Amour que Pâmante cou- ronne, pendant que dans un coin Frago, Frago lui-même, crayonne, un portefeuille sur les genoux. Et comme apo- théose à ce cinquième acte, un Amour-Hymen, tenant une torche dans chaque main, rayonne et fulgure sur le panneau de la cheminée, au milieu d'un ciel embrasé que sillonnent des Cupidons.
Deux des grands panneaux seuls sont signés, mais M. La- gnmge ne doutait pas que toute la peinture du salon ne fût de la main 4e Fragonard, — mais à des années de dis- tance, — des panneaux étant exécutés dans la tonalité bleuâtre des Haiards de VEscarpclêtte, d'autres dans la tona- lité blonde et chaude de la première manière du peintre.
A propos du tempérament de peintre de Fragonard et de tout l'organisme de son être tourné vers l'art, Renouvier cite ce mot caractéristique du peintre : f Je peindrais avec mon cul! t (Histoire de VArt pendant la Révolution,)
PRUDHON
M. Eudoxe Marcille, le pieux amateur de Prudhon, le possesseur de ses tableaux et de ses dessins de choix, et qui prépare en ce moment la publication de la correspondance complète du Maître, veut bien détacher de son travail, en ma faveur, cette lettre adressée par Prudhoh, sept mois avant sa mon, à M ■"• Duval, sa fille. Cette lettre peine, mieux que tout ce qu'on peut écrife, le néant douloureux dans lequel l'amant et le peintre étaient tombés après le suicide de M"' Mayer :
Paris, ce tj juin 1822, Ma chère fille ^
Je ne suis pas excusable de te négliger comme Je U fais j malgré que Je n'aie rien de gai â te dire* J'ai coirif^ mencé plusieurs lettres sans les finir ^ parce quelles n'étaient remplies que de choses tristes : Je ne voulais pas que tu en ressentisses les effets^ et pourtant il m'était impossible de ne pas retomber dans les causes qui me rendaient mélancolique : tu vois mime que^ tout en recommençant celle-ci^ J'y reviens malgré moi, 0 ma chère enfant! cette cause cruelle est tour jours là : Je ne pourrai Jamais l'éloigner de mon imagina'^
548 L'ART DU XVIII' SIECLE.
tiok tant que la plaie du cœur ne sera pas fermée^ et elle ne le sera jamais. Le temps ruse dans la douleur j et liy remédie pas. Le moins que je puisse éprouver est une sorte d^existence sans ressort^ sans vie. Je vas y je viens y fo^gis avec une intention qui se perd^ que j'oublie : je fais et je sais â peine ce que j* ai fait. Tout est machinal chei moi : le ressort moral est brisé. La seule douleur fait sentir la vie^ et Vimagination n^est forte que pour les idées sombres ^ tristes et déchirantes. C'est trop fen dire et je m'arrête : autrement il faudrait recommencer encore cette lettre^i.
Tu me parles tableaux^ Salon^ etc., 6 ma pauvre fille ^ je suis bien insensible à tout cela. Tout ce que Von en peut dire ne me touche guère, et même nullement. Seul, je i^y tiens pas» Lorsque j^avais une amie^ l'intérêt quelle prenait à mon talent^ la joie qi^elle ressentait de quelques succès que je pouvais avoir ^ réfléchissait sur moi et me rendait con- tent ; dans le sentiment du bonheur que je tenais d'elle^ je souriais à un plaisir qui fiattait son cœur : j'étais plus heu-^ reux puisque je pouvais ajouter quelque chose au sentiment qui l'attachait à moi. Toutes ces joies j tous ces plaisirs ^ toutes ces sensations si douces sont passés! Un instant offreux les a anéantis ^ et ils le sont pour toujours... L'ami- tié si consolante y si attentive^ si prévenante ^ l'amitié elle- même me trouve insensible; le dirai-je! quelquefois même ses attentions me gênent : la diversion quelle apporte à ce qui m'occupe me contrarie : cest de la solitude qi^il me faut : cest ce qui nourrit ma douleur qui me convient : ce sont des pleurs qu^elle demande ^ et dont elle a besoin, tout autre aliment la soulève et l'aigrit!... Mais encore une fois ^ m'y voilà revenu. Vois si je pourrai tirer de moi quelque chose de gracieux, pour f entretenir !.., Non, non... J'ai
NOTULES, ADDITIONS, ERRATAS. J49
besoin de dire que je souffre. Mon mal^ trop renfermé au dedans cherche une issue pour se répandre^ et se communia quer à qui peut le sentir et y prendre part,,,^ et à qui puis- Je mieux m^ adresser qu'à ma Jille^ qui doit être qffectée des mêmes regrets^ qui a fait la même perte. Du moins ^ en exposant sous ses yeux ce tableau déchirant^ Je lui rappelle soutes les bontés de cette amie dévouée^ de cette mère tou^ Jours attentive, toujours prévenante ^ toujours pleine de soins. Qui trouveras^tu Jamais qui la remplace ! Ma chère fille j ma chère fille ^ qu^une amie comme celle-là est rare^ qiûelle est précieuse quand on la possède , quel vide affreux lorsqu'on en est privé m et pour toujours!!!
Dans la société où est la franchise? où est l'affection? Oit rencontre-t-on l'effusion^ Vépanchementj Vabandon d^une amitié sincère? Le masque d'une hypocrite Jlatterie est sur tous les visages. Présent j aucune vérité n'attaque vos défauts. Venei^vous à disparaître? la médisance vous déchire^ l'iro- nie vous tourne en ridicule. Tous vos défauts provoquent le blâme ou la dérision : vous n'avei pas même le froid avantage de ^indifférence; heureux encore si la calomnie ne distille pas sur vous son venin corrosif. Voilà Vesprit du monde au milieu des prétendus agréments qv^il vous offre : il ne faut pas iy tromper. Si l'apparence vous séduit^ l'expérience dément bientôt l'illusion qui vous en imposait par les chagrins amers qui vous restent^ et troublent une tranquillité que votre trop de confiance vous a fait perdre.
Je finis j mes chers enfants, <Pest vous entretenir trop longtemps sur le même ton. J'aurais voulu faire autrement ^ il ne rr^a pas été possible; mes rechutes sont continuelles. La volonté ne suffit pas pour détruire le sentiment d^un mal qui est en nous : la force de caractère en pareil cas ne serait
jjo L'ART DU XVIII» SIECLE.
suivant moi q^ insensibilité ^ et il n*est pas dans ma natnrt de ne rien sentir.
Tant que le cœur me battraj ce sera pour mon amie, pour celle qui m*a tant aimé,.. Ah,,, Je ne suis pas fait pour l'in~ gratitude,
AdieUj adieu^ soyei heureux, mes chers enfants. C'est à vous à envisager le bonheur : il doit être pour vous dans le présent^ et Vespoir doit vous le montrer dans l'avenir : puisse^ t^il être continuellement en tiers avec vous^ c'est le vif désir de votre bon père,
PRUDHOK.
FIN.
TABLE
Pâget.
Gravelot I
COCHIN 43
ElSEN lO^
MOREAU 149
Debucourt 333 •
Fragonard 285
Prudhon 385
«
Notules, Additions, Erratas 487
iVAKIS. — J. CLAYB, INVRIMBUR, 7, ftUB SAINT-BENOIT. -^ (652]
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