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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY

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CANADA COUNCIL SPECIAL GEANT FOR

HISTORY OF ART

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63" ANNÉE 1893

NOUVELLE PÉRIODE

V

TYPOGRAPHIE

EDMOND MONNOYER

LE MANS (Sartiie)

LARTISTE

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HISTOIRE DE L'ART CONTEMPORAIN

SOIXANTE-TROISIEME ANNEE

NOUVELLE PERIODE TOME V

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44, QUAI DES ORFÈVRES

1893

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REMBRANDT

yOTES A PROPOS D'UN LIVRE RECENT

LE beau livre publié par la librairie Hachette : Rembrandt, sa rie, son auirre et son temps, qui a pour auteur M. Emile Michel, membre de l'Institut, et Rembrandt lui-même pour illustra- teur, puisque l'ouvrage contient trois cent qua- rante-trois reproductions directes d'après les œu- vres peintes et gravées, ce livre représentera sans doute longtemps le plus grand effort d'érudition qui aura été entrepris pour raconter l'histoire in- time et mystérieuse du grand artiste de Hol- lande. Il faudrait des trouvailles bien inat-

iSgS l'artistl nouvelle période : t. v.

L'ARTISTE

tendues, la mise au jour de documents excessivement improbables, pour défaire la trame à peu près établie de cette biographie incertaine. Tout le sérieux des noms et des dates, avec les variantes, M. Emile Michel l'a fixé. Toutes les intuitions et les suppositions que les pièces rares et incomplètes ont pu autoriser, il les a relatées, toutes les pistes, il les a suivies. C'est un travail considérable et consciencieux, qu'il serait bien impossible d'examiner en détail dans les limites d'un article. Mieux vaut, le livre fermé, après avoir lu le texte, après avoir regardé les illustrations, après être retourné aux peintures et aux eaux-fortes, essayer d'entrevoir l'essentiel de cette existence de Rembrandt, la vie profonde signifiée par les œuvres en dehors des événements mal connus et des dates illisibles.

Cette histoire qui nous importe, c'est l'histoire de l'esprit et du cœur de l'homme. Les documents biographiques sont ensuite ce qu'ils peuvent, ils deviennent les pièces justificatives des peintures et des gravures, et lorsqu'ils manquent, les peintures et les gravures parlent toutes seules, deviennent les pages de mémoires, les échos des paroles évanouies, les chuchottements des suprêmes confidences, tout ce que l'artiste, en somme, a surtout voulu transmettre de lui ù travers les siècles. C'est là, d'ailleurs, à n'en pas douter, l'opinion du biographe nouveau de Rembrandt. C'est pour arriver à montrer l'épanouisse- ment de l'œuvre qu'il s'est donné à cette laborieuse reconstitution. Il a fait, je crois, en ce résumé des travaux sur Rembrandt, tout ce qu'il était possible de faire. S'il n'a pas toujours été le maître d'élucider complètement l'existence du grand artiste, c'est aussi que la matière des renseignements manque par trop. Comment, à une telle distance des événements, devant de telles solutions de continuité, comment comparer des documents, découvrir de l'inconnu, établir rigoureuse- ment la biographie d'un homme et la genèse d'une œuvre ?

Pour Rembrandt, lorsqu'on relit ce qui a été retrouvé sur lui et ce qui a été dit de lui, il vient presque immédiatement à l'esprit ce décou- ragement que doivent connaître les fouilleurs de bibliothèques, cette lassitude qui naît de l'impossible et inutile poursuite de la vérité. A part les sept lettres autographes à peu près insignifiantes, à part quel- ques actes légaux, à part l'inventaire qui fut fait des biens lors de la proclamation de l'insolvabilité, c'est le tâtonnement dans la nuit, c'est le trébuchemcnt dans le doute. Las d'ergoter sans cesse, sur Rembrandt,

REMBRANDT

on a fini par se mettre d'accord sur son nom et sur son lieu de naissance, quoique quelques-uns continuent à imprimer que son prénom était Paul, alors que ce prénom était Rembrandt, et qu'il était dans la banlieue de Leyde, alors que l'on a cru aussi constater cette naissance dans la ville même, en deçà des remparts. Pour le reste, c'est le chaos. Son père était-il meunier ou possédait-il seulement un moulin? Eut- il oui ou non pour maîtres van Swanenburg, Lastman, Pinas, Schoo- ten ; Cherchez. Quelle était sa première femme dont on écrit le nom de dix manières, Saskia Uvlenburg, si l'on veut s'en tenir à l'une de ces orthographes ? Etait-elle bourgeoise ou paysanne, en situation médiocre ou fort riche? On a fini par opter pour la richesse, en réflé- chissant sur les difficultés testamentaires auxquelles s'est trouvé en butte le peintre veuf. Eut-il ensuite deux femmes ou une seule? Garda-t-il auprès de lui comme une inaîtresse sa servante Hendrickie Stoffels, ou contracta-t-il avec elle les liens du légitime mariage ? Cher- chez encore. Et ce sont les faits principaux de cette existence, ceux qui devraient être visibles, affirmés, fixés aux dates d'une chronologie exacte. Que sera-ce donc lorsqu'on entreprendra, partant de ces événements mal définis, d'aborder l'âme déjà lointaine et de jour en jour plus fuyante, de Rembrandt, et de dire les complexités de son caractère, les origines de ses idées, ses intérieurs soulève- ments de passions, le nuancement journalier de ses sentiments.

Il est resté jusqu'à l'âge de vingt-deux ans au musée de Leyde, et de toute cette adolescence et de ce commencement de jeunesse, il ne reste que quelques dates sur les eaux-fortes premières. Il a épousé en 1634 la frêle Saskia, l'anémique Frisonne qu'il devait huit ans après conduire au tombeau, et il ne nous reste pas une confidence des jours de fiançailles, des projets de vie, de la croyance à un avenir d'amour établi, de prospérité familiale. Il a eu pour clients et pour amis les gens respectés d'Amsterdam, les hauts bourgeois, les fins collection- neurs, le ministre prédicant Jan Cornelisz, le courtier d'art Piéterzôon Goômer, le poète secrétaire du stathouder, Constantin Huygens, le ministre mennonite Renier Anslo, le médecin Tulp, professeur d'anatomie, et son gendre, Jan Six, l'amateur d'estampes Abraham France, l'orfèvre Janus Lutma, le théologien Manasseh ben Israël, le receveur des Etats Uijtenboogaerd, le bourgmestre Corneille Witzen. Et rien n'est resté des conversations familières et des échanges de

L'ARTISTE

remarques esthétiques. Il a vécu dans l'intimité charnelle et dans les habitudes d'esprit et de ménage de la tille qu'il prit à son service et qui éleva le seul de ses fils survivants, et il sera à jamais impossible de savoir si l'homme de génie vieilli, réfugié dans une solitude de travail, fut assisté en ses mûres années par une créature compatis- sante ou disputé par une commère acariâtre. Ce que l'on sait, c'est qu'il dut enterrer tout son monde, tous ceu.x qui avaient vécu près de son cœur et dans le rayonnement de son intelligence, que peut-être ils ne virent pas. Après son père Harmen Gerritsz, dit van Ryn, et sa mère, Cornélie van Zuitbroeck, la chère vieille au visage d'une dou- ceur vigilante qu'il a éternisée de sa brosse de peintre et de sa pointe de graveur, il voit mourir trois de ses enfants en bas âge, et sa femme Saskia, et puis, plus tard, Titus son fils et la femme de Titus, et Hendrickie aussi s'en va avant lui. Il reste seul, fatigué, silencieux, dans son réduit désert, et il meurt, ne laissant que ses vêtements, le lit il expire, et ses outils de peintre.

On sait encore autre chose, pourtant. On sait son œuvre.

Les biographes ont pu travailler, les raconteurs d'anecdotes ont pu survenir, supposer des péripéties, inventer des traits, s'ingénier à représenter un Rembrandt avare, discuteur de prix, se nourrissant sordidement. Tout cela n'a évidemment été dit que parce que l'on n'avait pas grand chose à dire. Si Rembrandt a aimé l'or, c'est, je pense, à la façon de Balzac. «Madame de Balzac aimait l'argent, et Balzac aimait l'or », dit un jour Barbey d'Aurevilly. Les documents certains, ce sont les trois cent cinquante eaux-fortes dont les collec- tions sont gardées aux bibliothèques, dans les cabinets d'estampes, ce sont les quatre cents toiles qui éclairent de leurs lueurs vives les galeries des musées de l'Europe.

Dans l'inventaire qui a été retrouvé, et qui énumère les collections de toiles, de statues, de dessins, de gravures, des maîtres de l'Italie et des Flandres, qui renseigne sur l'ameublement du logis et sur les goûts de l'entasseur de curiosités, porcelaines de la Chine et des Indes, armes japonaises, verres de Venise, bois sculptés, costumes, flacons ouvragés, oiseaux empaillés, coraux, plantes marines, miné- raux, au milieu de tout ce fouillis de formes et de colorations, appa- •Taissent la table et lu presse en bois de chêne, les quatre abat-jour et

REMBRANDT

le chaudron de cuivre qui constituent l'indispensable mobilier du graveur à l'eau-forte. Depuis les années passées au moulin de Leyde jusqu'à l'heure de ruine et de vieillesse il semble que Rembrandt ait renoncer à ce qui avait été la passionnante occupation de sa vie, on peut croire qu'il n'a guère passé de jour sans entrer dans ce mystérieux cabinet de sorcellerie il incisait le cuivre, il surveil- lait le bain d'eau-forte, il imprimait lui-même ses épreuves. C'est qu'il a dressé le répertoire de ses observations et de ses sensations, c'est qu'il a inscrit, par de fins linéaments tracés dans la lumière, par des épaississements d'ombres de ce noir profond, transparent, délicieux, il est maître inimitable, son contact de la journée, sa biblique lecture du soir, l'invention qui avait surgi en sa cervelle pendant une promenade, l'être rencontré, le paysage entrevu.

Il scrute et interprète l'Ancien et le Nouveau Testament, il évoque les patriarches aux barbes neigeuses, la maternité de la Vierge, l'enfance, la vie et la mort du Christ, il illumine de ra3'ons inoublia- bles le drame de la Passion, il fait saigner une chétive et triste huma- nité dans une lumière d'une étrangeté nouvelle, il assemble les expressions individuelles autour d'une telle tragédie, il fait grouiller et hurler les foules sordides désireuses de la contemplation des sup- plices. Il quitte Jérusalem pour Amsterdam, et il devient l'historien extraordinaire du peuple des gueux. Assis, éreintés de misère, debout et marchant dans l'effort pénible de leurs jambes rhumatismales, dis- courant de leurs piètres intérêts, de leurs invraisemblables bonnes fortunes, avec leurs lamentables femelles, mendiants, estropiés, lépreux, marchands de mort-aux-rats, il les a fixés pour toujours, dans leurs maladies, leurs instincts et leurs vagabondages, par quelques traits égratignant le cuivre.

Il les quitte et il les reprend, il va aussi aux personnages consi- dérés qui sont ses amis, aux personnages illustres qui occupent les premières places en Hollande. Il s'éprend de la chair, il modèle de son fin burin devenu caressant des corps de femmes qui entrent au bain ou qui en sortent, des amoureuses et des courtisanes qui se livrent à l'homme dans leur lit professionnel ou dans l'air libre des champs. La campagne, il la parcourt en tous les sens, il sort de la ville pour aller faire le portrait d'un arbre, il erre autour des chau- mières, au long des canaux, il observe une grange, un chariot, un

L'ART! s TE

animal, il pénètre les lointains horizons, les brumes humides, les pâles atmosphères, il rend visible la tombée de la lumière épandue sous le ciel à travers les nuées. Lorsqu'il revient à son logis de la ville, et qu'après les amateurs dont il se plaît à éterniser le nom, il a donné une vie anonyme à des amis obscurs, à des voisins, à de curieuses silhouettes rencontrées, il lui reste encore les siens et lui- même comme perpétuels sujets d'études. La famille de l'artiste est une famille de modèles, toujours prête, toujours sous la main. Il pare sa femme de colliers et de brillants, il l'enveloppe de voiles, il la drape de velours et de soie, il en fait l'actrice principale de ce drame de la vie se complaît sa cervelle.

Et quand la complaisance de Saskia est empêchée par les fréquentes maternités et par les soins réguliers de la maison, le graveur se prend lui-même pour modèle, se couvre aussi de somptueuses étoffes et de bijoux éclatants, grimace devant son miroir et nous transmet les chan- geantes physionomies voulues par sa volonté d'artiste. Il élargit, allonge son visage, modifie sa bouche, agrandit ou rétrécit son regard, hérisse ses cheveux, rit, joue l'épouvante. Il est pour lui-même un comédien toujours disposé à l'action, un sujet toujours prêt, et si nous ne savons pas grand chose de ses manières d'être et de son inti- mité de pensée, nous voilà renseignés sur son âpreté au travail et sur les inventions de vie factice il exaspérait son art. Ses pensées, il les a peut-être exprimées surtout en ces allégories il met aux prises la Jeunesse et la Mort, il édifie le Tombeau" allégorique, il combat l'ironie de la Fortune contraire, encore qu'il soit un peu, dans ces estampes, philosophe à la suite de Durer et de Holbein. Au moins, il est Rembrandt dans l'évocation de lumière qu'il fait surgir devant les yeux attentifs du docteur Faustus.

Cette lumière, il l'a sans cesse cherchée, poursuivie, dans ses eaux- fortes, dans ses tableaux. Quand il Ta atteinte et possédée, il a montré t mtôt des plénitudes de satisfaction, tantôt des ivresses inquiètes. C'est là, en quelques mots, tout le certain de la bio;^raphie intellec- tuelle de Rembrandt. C'est toujours un jeu hors de propos que d'établir des comparaisons entre les maîtres plastiques et les écrivains qui ont mêlé la philosophie des idées générales à la représentation de la vie. Les parallèles, impossibles ne seront donc pas essayés. La peinture n'a pas à tenter, après la terrible besogne de donner le com-

REMBRANDT

ment des choses, cette atïreuse tentative, toujours repoussée, d'en dire le pourquoi. Spinoza, le voisin de Hollande de Rembrandt, de'- duit logiquement l'ordre inéluctable du monde des phénomènes qu'il aperçoit au dehors et en lui-même, et son intuition va plus loin que son observation, descend jusqu'aux extraordinaires profondeurs du chapitre sur les Passions. Le peintre se met en face des apparences, et la nécessité de créer l'œuvre d'art lui donne le droit de faire son choix, d'admettre et de rejeter, de subordonner le spectacle des choses au rêve intérieur éclos en lui. Rembrandt n'a pas failli à cette besogne, et l'on peut dire de lui qu'il a été en même temps le peintre qui a le mieux observé, qui a catalogué les observations les plus nombreuses, et qui s'est ajouté sans cesse à son œuvre par une opération perpétuel- lement renouvelée.

Ce Rembrandt là, il est au Louvre comme il est partout oij l'on a rassemblé quelques toiles de lui. Il y est présent avec l'équivalent des fulgurances allumées dans la Rotide de unit, de la clarté souve- raine des Syndics. Ses Philosophes en méditation sont perdus dans des spirales d'obscurité, dans de souterraines profondeurs de réflexions. Ils ont cessé de lire, et bientôt vont cesser de penser. La lumière, toutefois, descend jusqu'à eux, les trouve, les enveloppe, console leur puéril savoir, leur ignorance vaincue. La révélation du jour se fait de nouveau à Tobie guéri de la cécité, en même temps que l'ange de lumière remonte triomphalement dans l'élan d'un coup de jarret victorieux. Le seul rayon de soleil d'un jour de brume joue en feu follet, en flamme subtile et douce, dans les ombres du Ménage du menuisier. Le soleil disparu laisse une réverbération dans le ciel, et les reflets de l'astre qu'on ne voit pas éclairent en lueurs de caresse le Samaritain qui fait conduire le blessé à l'hôtellerie. Le visage du Christ, assis entre les pèlerins d'Emmaiis, rayonne et éclaire, mais c'est un rayonnement funèbre : sous la clarté, la physionomie est livide et terreuse, elle a gardé le souvenir du tombeau et la couleur de la mort. Et voici, dans ces quatre portraits, datés de i633 à i6ôo, l'homme qui portait en lui cette conception de l'éclairage des choses, Rembrandt, jeune homme, les cheveux en crinière, Fœil aigu, la bouche gourmande, ici, ardent et volontaire, les regards fixés sur la vie comme pour la pénétrer tout entière, là, élégant, calme, rassé- réné : c'est l'année de son mariage. Et le voici encore, trois ans

L ARTISTE

après, dans tout l'cclat de sa gloire certaine, mais caclTee au logis de Breestaet et qui s'affirme pour les initiés, acheteurs et élèves qu'il admet dans sa maison assombrie de tentures, éclairée de miroirs. En ibbo, il a cinquante deux ans, il habite quelque chambre de pauvre dans le Roosgracht, il semble avoir plus que son âge, il n'est plus le seigneur aux chaînes d'or, aux boucles d'oreilles, aux pourpoints de velours. Délabré, négligé, l'œil fixe et triste, de profonds sillons au visage, abimé dans une douleur morne, il va peindre pourtant, il tient en mains sa palette et sa brosse. Un tardif ra3'on de lumière vient le visiter, flotte en auréole de clarté autour du mouchoir blanc qui enserre la tête du vieil homme jadis heureux et expansif, aujourd'hui renfermé et solitaire.

Pourquoi ne peindrait-il pas! Il va commencer le tableau des Syn- dics et il n'y a pas si longtemps qu'il a pétri dans la lumière de la chair de femme. La Bethsabée luit comme un astre nouveau de l'art, son corps resplendit dans l'ombre rousse, son demi-sourire énigma- tique est fixé pour des siècles. C'est la même femme, Hendrickie, dit- on, qu'il peint aussi en de riches costumes, sous les bijoux, ressou- vcnirs de Saskia. Elle est également au Louvre, non loin du dernier portrait de Rembrandt. Oui, c'est peut-être la servante maîtresse, une populaire fille qui s'est affinée, un visage restent des traces épaisses d'origine paysanne ou ouvrière, inais qui est armé de pru- dence et défendu par une ironie alerte. Les }'eux aux lueurs errantes sont profonds, réfléchis, prévoyants, le sourire est retenu, et cette Hendrickie possible pourrait devenir aussi inquiétante que son aris- tocratique voisine la Joconde, sans une certaine grâce de bonté, de maternelle condescendance, qui détend le visage au repos dans l'indé- chilTrable réflexion. Les perles, les joyaux du poignet, des oreilles, de la gorge, la broderie guillochée d'or du vêtement, la fauve fourrure qui brille, ont des luisances discrètes et apaisées auprès de ce visage et de cette gorge, mélangés d'or et de rose. Eclat et douceur! chimérique alliage enfin réalisé par le prodigieux et obstiné alchimiste qui avait voulu faire éclore sur ses toiles, dans le travail de ses couleurs, une lumière concentrée prise dans Péparse nature, une lumière qui fut à la fois véridiquc et inventée, il y eût en même temps l'ardent éclat du soleil et la poésie mélancolique de la nuit.

GUSTAVE GEFFROY.

ESSAIS SUR L'HISTOIRE

PEINTURE FRANÇAISE

(0

XXIX

Nicolas Poussin {Siiile)

L'entourage de Poussin dans ses dernières années

§ I

'en serait-ce pas, pour aujourd'hui, plus qu'as- sez de ces interminables chapitres de com- mentaires radoteurs sur les Lettres de Pous- sin ? De ces chapitres, en voilà presqu'un gros livre; et si je m'y laissais aller, d'autres suivraient sans nombre, ni mesure. Tous ces personnages qui tournent autour du Poussin, même les moindres amateurs, protégés et protecteurs, voire marchands de tableaux, utiles serviteurs et courtisans fidèles de son oeuvre, sollicitent égale- ment notre curiosité et vaudraient qu'on les mît en lumière. Il faut en finir pourtant et couper court à la tentation de reprendre imperturba- blement ma tâche et d'y ajouter sans relâche des chapitres nouveaux. Ma littérature a toujours été myope, se perdant, malgré elle, en mille détails encombrants. Quand je relis trois pages du présent essai, je prends moi-même en horreur la confusion et les broussailles et les disproportions et les enchevêtrements d'un tel travail dont la pre-

(0 V. l'Artiste de 1890 et 1891, passini, janvier, février, mai, juillet et août 1892.

L'ARTISTE

mière vertu, je le répète, devait être l'ordre, la clarté et la simplicité à l'image du grand esprit que je prétendais étudier. A ces conditions seules, il eût pu être utile en dessinant sobrement dans ses princi- pales lignes le caractère et la marche, et les évolutions et les aboutis- sements de notre école nationale.

Le Poussin, surtout dans ses derniers ans, nous apparaît sous la figure d'un sage austère, à la mode antique, autour duquel on se groupe volontiers, toujours intraitable sur les grands principes de son art, point rébarbatif d'ailleurs, ni à ses compatriotes, ni aux étrangers, travaillant comme lui à Rome ou dans la campagne romaine. J'ai dit que de bonne heure il avait eu pour amis les sculp- teurs l'Algarde et Duquesno}^ les peintres Valentin, Testa (i), les Lemaire, Snelles, Stella et aussi le bon Claude Lorrain (2).

(1) J'ai dit ailleurs l'affinité particulière qui unissait les œuvres de Pietro Testa à celles de notre Poussin ; les deux hommes s'entendaient assez pour que dans une heure difficile, en septembre 1637, le peintre-graveur Lucquois, qui, je ne sais à quel propos de manque à ses engagements, s'est mis en passe d'être logé dans la prison de Tor di Nona, fasse appel en sa propre faveur au cava- lier del Pezzo, en invoquant le témoignage du « signor Niccolo Pussino », et, au bout de ses vagues explications à leur commun protecteur, ajoute : « lo corne accennai a Monsù Pussino, e corne dico adesso a V. S. Illustr., mené venivo a farle riverenza il giorno che fui preso, per pigliar espresso comando délie due pitture, e con avvisarle la mia partita, pregarla a volersi contentare, ch'io facessi almeno semplice lucido di moite cose rare, ch'EUa ha, cioè di carte stampate vecchie, come di cio anche il detto Monsù Pussino mi ha favorito... » Il me plait mieux de donner en notes les citations de Testa, de Sandrart et du P. Ferrari dans leur langue italienne ou latine que de les dénaturer par des traductions; mêlées au texte courant, elles fatigueraient notre lecteur; au bas de la page, elles gardent mieux dans leur accent contemporain la sincérité des témoignages.

(2) Le noble auteur de VAcadamia artis pictoricv (Nuremberg, i6S3), Joachim de Sandrart, tient fort à ce qu'on n'ignore point qu'il a connu intimement notre Poussin à Rome, et même il donnerait volontiers h croire que, préoccupé jus- qu'en cela de l'imitation du Valentin, Nicolas préférait la société des Flamands et des Allemands à celle de ses compatriotes; ne dit-il pas à propos du Valen- tin : Pr.-e coeteris nationem colebat germanicam atque belgicam, cumque tali- bus liberius conversabatur quam cum sympatriotis propriis t, et il ouvre les colonnes qu'il consacre au Poussin par ces mots : « /Emulator erat Valentini, quem ipse tanto imitabatur studio, quo ille Vovetum. » Plus loin, il ajoute : « Primis temporibus suis magnam nobiscum, qui peregrini ibidem eramus, servabat familiaritntem ; ita ut sœpius, quando P'ranciscus Quesnoius statuarius, Claudiusque Lotharingus et ego conveneramus, nos visitaret; cum in more nobis positum csset, propoâita no^tra invicem communicandi. Gœterum coUoquia erat

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE

Entre les personnages qui se meuvent dans les lettres du Poussin et ne nous sont point des inconnus, nous savons tous quelle tendresse intime il avait pour Jac. Stella, lequel était presque de son âge, puis- que celui-ci était à Lyon en ibqG et arriva à Rome en 1623, un an avant notre Normand; ils devaient se retrouvera Paris, Stella s'était fixé depuis 1634 et il mourut en iGSy, huit ans avant le Poussin. Félibien nous a assez longuement raconté son histoire, et on trouve ici et mention de tableaux excellents que Jacques sut conquérir entre les mieux venus de Nicolas; mais il ne nous dit pas combien fut inaltérable l'attachement du Poussin pour la famille des Stella et quelle piété garda celle-ci pour Poussin.

Combien donc il me plairait de m'éterniser chez l'honnête tribu de ces Lyonnais fidèles, vouée d'oncle en nièces et en neveux, au culte du Poussin, de Jacques Stella à Antoine Bouzonnet-Stella dont j'ai publié jadis une lettre si pieusement déférente au vieil ami de son oncle : « A Monsieur Monsieur le Poussin premier peintre du Roy franche à Rome. De Paris, ce 17 aoû iGSj. Mon- sieur,— La cognoissance que jay des grâces que vous auez faitte à feu mons"" Stella mon oncle de l'auoir honoré de vostre amitié m'a donné la liberté de uous faire ces lignes pour vous supplier très humble- ment d'agréer les offres que je vous fais de mes petis seruise qui uous sont offert aucq soubmission. Je saybien que ces une témérité àmoy que dotTrir si peu de chose à une personne de vostre mérite; la con- fiance que jay en uostre bonté men faict espérer le pardon. Puis- qu'auez faict la grâce à l'oncle, soufrez que cette mesme bonté la fasse rejaillir sur le nepueu. . . (signé) ^. Bon\onnet-Slella. » Et en travers

argutus, semperque libellum secum gerebat, cui omnia necessaria sive deli- neando, sive des;ribendo inserebar... Prout ego eumdem semper deprehendi quotiescumque sive visitandorum operum quorumque causa circa Romam, sive alibi convenimus... » Et ce brave Claude Lorrain, que l'on est heureux de ren- contrer là, devisant à l'aise avec Nicolas Poussin, Sandrart qui a fait souvent échange d'études qu'ils allaient peindre de compagnie dans la campagne de Rome (et Sandrart n'était point pour perdre au troc), l'Allemand dessine son honnête figure en quelques lignes : In vita civili aulicis quidem haud adeo fucatus erat civilitatibus, beneficus tamen et candidus gaudiumque nuUum quœrebat aliud quam quod e sua pronasceretur vocatione : unde amore nos inviccm prosequebamur mutuo haud levi, Romceque contubernii jure diu ute- bamur, ut et in campo juxta ipsissima naturœ prototypa creberrime pingendi instiiueremus societatem... u

L'ARTISTE

de la marge : « Ma mère grand uous salue et tous ceux de nostrc famille et uous remersion tous et mo\' particulièrement de la faucur que uous nous faitte de nous promettre un de uos chef-d'œuurc. Je vous prie si uous nous faite l'honneur de nous escrire de mettre la dresse sous le nom de Stella parce que la uostre dernière il ure de la pesne à trouuer le lieu parce quil ne cognoissoit pas le nom. »

Voyez-vous ce jouvenceau de dix-neuf ans, promu, il est vrai, chef de famille, par la mort toute récente de son oncle, faisant offre de ses « petits services » à celui dont l'amitié glorieuse est demeurée l'orgueil et la religion de leur maison patriarcale. Connaissez-vous rien de plus charmant et de plus touchant que cet acte de filiale sou- mission, d'une forme si naïve, dicté, pour bien dire, par cette mère- grand, en laquelle il faut reconnaître la sœur de Jacques Stella, mariée, à Lyon, à un orfèvre nommé Etienne Bouzonnet, de qui elle eut plusieurs enfants, que leur oncle fit venir auprès de lui; il leur mit à tous le crayon à la main; il les regarda comme ses enfants, et par reconnaissance ils prirent son nom et ne furent plus appelés autrement... «Le premier des quatre enfants de la sœur de Stella, dit encore Mariette, se nommoit Antoine Bouzonnet-Stella; il se poussa dans la peinture et il y avoit lieu d'espérer qu'il y auroit fait des pro- grès, mais il mourut jeune ayant été en Italie il avoit beaucoup étudié les ouvrages de Jules Romain ...»

Guillet de Saint-Georges, en son Mémoire historique des princi- paux ouvrages d'Antoine Bou:[onnet, raconte que « AL Stella étant venu à mourir en 1657, cette perte très nuisible à la fortune et à l'ins- truction d'Antoine, lui fit entreprendre (l'année même qui suit la date de la lettre que nous venons de transcrire) le voyage de Rome, pour y continuer ses études et se ménager quelque établissement à Paris. D'abord il eut l'avantage, à Rome, d'y être reçu favorablement de M. Poussin qui, ayant toujours eu beaucoup d'amitié pour l'oncle, combla de bons offices le neveu, lui donnant à toute heure une libre entrée chez lui (faveur qu'il communiquait rarement), ce qui était une grâce bien singulière, et même l'obligeant à loger auprès de sa maison pour y venir chercher plus facilement les préceptes dont il avait besoin... Les excellents ouvrages de l'antique et du moderne, qu'il admirait chaque jour à Rome, l'animèrent extrêmement à l'étude. Sa vigilance y fut redoublée par une clause du testament de

ESSAIS SUR L'HISTOIIŒ DE LA PEINTURE FRANÇAISE

son oncle qui, lui ayant laisse une pension pour son entretien à Rome, en cas qu'il en lit le vo\'agc, lui prescrivait de n'y demeurer que cinq années, de sorte qu'il ménagea ce temps avec prudence et l'employa à se former dans l'art du dessin et à se remplir l'imagination de toutes les belles idées que lui pouvaient inspirer la vue de tant de belles choses et les excellents conseils de M. Poussin... »

('. Les trois sœurs d'Antoine Bouzonnet Stella, reprend Mariette, s'attachèrent toutes trois à la gravure. Claudine Bouzonnet Stella, l'aînée, avoit instruit ses deux sœurs, Antoinette et Françoise... Pres- que toujours, occupée à graver d'après les desseins de son oncle ou d'après les merveilleux tableaux du Poussin qui luy appartenoient, Claudine s'est particulièrement attachée à en conserver le caractère, et, ce qui ne se peut presque jamais dire des graveurs et en général des imitateurs, bien loin d'affaiblir les beautés de ses originaux, elle leur en a prêté de nouvelles, de façon que le Poussin, quelque grand, quelque majestueux, quelque correct qu'il soit, le paroît peut-être encore davantage dans les estampes de Claudia Stella que dans ses propres tableaux, et il règne dans les sujets champêtres qu'elle a gravé d'après les desseins de son oncle, un caractère naïf et de simplicité que l'on ne trouve point ailleurs. C'est que Claudine Stella étoit fon- cièrement habile dans la partie du dessein; l'on en peut juger parce qu'elle a gravé d'après les desseins de son invention qui sont dignes du Poussin. Le goût sage et solide de ce grand peintre etoit devenu le sien ; en l'étudiant avec autant de réflexion qu'elle avoit fait, elle se l'étoit rendu familier et l'on peut adjouter qu'il n'y a eu personne à qui il ait appartenu pluslegitimement qu'à cette scavante fille. Autant qu'elle étoit recommandable par ses talents, autant elle étoit éloignée d'en tirer de la vanité; un esprit simple et remply de bon sens, une piété sans fard, une rare modestie et un désintéressement encore plus rare faisoient son caractère, et luy attiroient l'estime et le respect de tous ceux qui la connoissoient. » Rien à ajouter à cette belle page de Mariette. Il est certain que nul n'a égalé Claudine Stella dans la tra- duction et la pénétration profonde du génie du Poussin, si ce n'est son quasi-compatriote de la province de Normandie, le Rouennais Jean Pesne ; et le grand maître était homme à comprendre la recon- naissance qu'il devait, de son côté, à qui l'interprétait de la sorte, et

14 L'ARTISTE

que les Stella payoient de la bonne monnaie, de la seule digne de lui, l'intarissable amitié dont il les avait honorés de génération en généra- tion.

Oui, certes, j'en aurais encore pour des mois et des années, si, dans mon ambition d'annoter dignement les Lettres, ]q m'entêtais à étudier avec quelque détail, tout ce monde d'amateurs qui gravitent autour du Poussin et l'assaillent incessamment de leurs sollicitations, se prêtant volomiers à ceux-ci qu'il préfère et dont il sent le goût mieux ouvert à ses œuvres ; puis ceux-là qu'il ajourne et dont il se défend et qui, par leurs importunités, le vaincront à la longue; car vous entendez bien que tous les amateurs qui là-bas, à Paris, admirent son génie et désirent passionnément avoir un tableau de sa main, ne lui sont pas toujours également sympathiques : c'est le sort de tous les grands artistes. Ainsi Scarron, le cul-de-jatte, que Nicolas méprise souverainement (et vous verrez plus loin en quels termes), Scarron le poète a ridicule », qui traduit en vers burlesques ce Virgile que Pous- sin adore, lui fait demander instamment l'une de ses toiles et le pein- tre, après s'être fait prier, et par égard pour M. de Chantelou, demi- compatriote de ce demi-Manceau, finira de guerre lasse, par le servir à la longue. Cela ne vous rappelle-t-il pas le désespoir de Delacroix sachant qu'une de ses œuvres, commandée par le duc d'Orléans, était destinée par le prince à Victor Hugo dont il avait le génie en hor- reur?

Dans la série de notes reportée aux dernières pages des Lettres de Poussin, Quatremère dit de « Paul Scarron, en 1610, mort en 1660 : son nom et ses ouvrages ne sont pas encore oubliés ; mais on ne sait pas généralement que, dans sa jeunesse, il avait cultivé la peinture avec assez de succès, et que c'est à Rome, en 1634, qu'il fit la connaissance de Poussin, et qu'il prit pour ses ouvrages le goût assez remarquable qu'il conserva depuis. » Certes, Scarron se fût fait plus grand honneur si, en 1634, il eût rapporté de Rome une jolie Bacchanale de ce Poussin alors quasi méconnu de ses compatriotes. Mais il ne fallait pas demander à un joyeux amateur de 24 ans de ne point préférer la société et l'humeur moins grave d'un Mignard, la même année que lui et qui arrivait peu après lui dans Rome. Et tant que vécut Scarron, ils durent échanger leurs impressions de par delà les monts, témoin les stances légères que nous allons trans-

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE i5

crirc(i)-, et M"» Scarron hérita de cette amitié jusqu'aux jours des grandeurs de M"" de Maintenon. Le souvenir de la rencontre du

(i) Toutefois sa partiale et familière amitié pour Mignard dominait tout en Scarron, et ses œuvres sont pleines d'épitres, de billets et de madrigaux o à M. Mignart », qu'il n'avait nulle honte, même du vivant du Poussin, d'appeler « le plus grand peintre de notre siècle ».

Inimitable Mignart, Qui mènae dans l'Italie As fait admirer ton art Malgré la haine et l'envie;

Depuis que loin de ces lieux Qu'embellissoient tes ouvrages Tu charmes ici nos yeux Et mérites nos hommages,

Mille peintres forcenés

De voir ta gloire monte,

Contre toi sont déchaînés

Et ne le sont qu'à leur honte...

Les plus insolens d'entre eux Les plus hardis à te mordre Se trouveront bien heureux De travailler sous ton ordre.

N'ayant plus à travailler Si ce n'est avec des brosses. Nous leur verrons barbouiller Des tripots et des carosses ;

Tandis qu'estimé de tous Des Rois, Princes et Satrapes, Tu boiras parfois chez nous La liqueur qui vient desgrapes;

Près d'un feu qui sera bon, Quoique le feu d'un pauvre homme, Nous ferons le parangon De Paris et de ta Rome.

De succulentes perdrix Et des chapons gras du Maine Te donneront du mépris Pour tes mets à la Romaine.

Les nôtres bien apprêtés Surpassent les veaux monganes. Comme nos rares beautés Effacent ses courtisanes.

Tu te lasseras un jour De vivre à la pittoresque, Et croiras que notre cour Vaut bien la cour Romanesque.

Tu la mettras en oubli Ou tu n'y songeras guère Quand tu seras établi En riche à la financière.

Une autre fois à loisir Je t'en dirai davantage ; Cependant j'ai granddésir De te donner un potage.

Tu sais bien que le crayon Qui se gâte à la poussière N'est encore qu'un rayon De sa future lumière (*).

Viens, viens donc demain chez moi Finir cet ouvrage rare ; Pour te remener chez toi, Un convoi je te prépare:

Ce seront des hommes forts. Armés de bonnes bombardes, Qui répondront corps pour corps De Mignart et de ses hardes.

Autre billet à M. Mignart :

Dimanche, Mignart, si tu veux,

Nous mangerons un bon potage,

Suivi d'un ragoût ou de deux,

De rôti, dessert et fromage :

Nous boirons d'un vin excellent...

Et contre le froid violent,

Nous aurons grand feu dans ma chambre;

Nous aurons des vms de liqueur,

Des compotes avec de l'ambre,

Et je serai de bonne humeur.

Cet agréable courtisan Mignard, qui ne fut jamais tendre pour ses confrères

{•) 11 doit s'agir de quelque ébauche d'un portrait de M»' Scarron au pastel, à moins qu'il ne faille penser à ce portrait de Scarron lui-nicmc, pour lequel Gilles Ménage composa l'inscription que l'on retrouve dans ses poésies latines (Courbé, i658) : « Subscriptum imagini Pauli Scarronis, spastici et poêla; facelissimi. »

L'ARTISTE

Poussin au Monte Pincio n'en chatouillait pas moins à distance, semble-t-il, la vanité de celui qui jadis s'était exercé au maniement de la palette. C'est pourquoi, douze ans après son gai pèlerinage en Italie, le pauvre cul-de-jatte qui, par les Chantelou et autour des Chantelou, et à la cour et à la ville, et avant et depuis le fameux voyage à Paris, n'entendait parler que de cet éternel Poussin dont les œuvres encombraient l'hôtel de son ami et compatriote, se sentit pris, lui aussi, de la folle envie de posséder un morceau de ce peintre qu'il avait été l'un des premiers à pouvoir apprécier. Il harcela Chantelou de son idée fixe, et, par tenace insistance, amena celui-ci à intervenir en sa faveur. Mais il faut avouer que l'accueil ne fut pas chaleureux, rogue même et parfois injurieux ; l'autre ne se lassa point, il y mit la patience d'un infirme. Le siège fut long; il dura plus de quatre ans, de février 1646 à mai i65o.

Dans la lettre du 4 février 1646, Poussin disait à M. de Chantelou « le jeune « alors secrétaire de Monseigneur le Duc d'Enghien : « J'es- cris à Monsieur Scaron un mot en réponse de la siene je le prie de m'excuser si je ne peus le seruir pour le présent; je vous jure, Monsieur, qu'il m'est impossible. » Et le ? juin : « En la seconde (de vos lettres) vous me voules disposera fere un tableau pour M. Scaron, vostre bon ami et compatriotte condition touttefois que ce nouuel ouvrage ne retarde point vos Sacrements). Je vous jure. Monsieur, que cela ne se peut pas fère, et il est nécessaire que vostre ami se résolue à une longue patiense... » Le 4 février 1647, le ton change,

du monde des arts, et les traitait de haut et à distance, sans vouloir jamais céder le pas à aucun, portait en lui je ne sais quel aurait singulier pour les lettrés, pour Molière avant tous, mais aussi pour La Fontaine et La Bruyère, pour Chapelle et pour Scarron, pour Racine et pour Boileau, voire pour Bos- suet. Je ne parle pas des grands et des grandes de la cour, dont il fut la coqueluche d'un bout à l'autre de son siècle et à Rome aussi bien qu'à Paris. Il fit bien d'ailleurs de ne point trop frayer avec les peintres; peut-être leur trop proche voisinage l'aurait-il diminué, faute de taille très supérieure, et cela se devine par ce que l'on sent qu'en pense Poussin, sauf le mot, et qu'il ne faut point exagérer, sur son talent de portraitiste. Mais les poètes entre nous, ne sont point exempts du goût le plus bourgeois de leur temps, ils aiment qui ne les heurte pas et ne fuient point cette lecca'.ura que Poussin reprochait douce- ment au goiàt de son ami Chantelou. Rappelez-vous la phrase : " Ilmefasche de despenser une dixaine de pistoles pour une teste de la taçon du sieur Mignard qui est celuy que je cognois qui les fet le mieux, quoyquc frois, piles, fardés et sans aucune facillité ni vigeur > (2 août 1648).

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 17

mais point pour s'adoucir : c Jei repseu du maistre de la poste de France un liure ridicule des frénésies de Monsieur Scarron sans lettre et sans scauoir qui me l'enuoye. J'ai parcoureu le susdit liure une seuUe fois pour tousiours. Si j'cstois obbligé de dire mon sentiment des œuures de se bon malade, je dirois sauf vostre respect qu'il fet des merueilles, car il a le cul rond et fet les estrons carre's. Pardonnes à ma liberté. » Quand je vous disais que ce Normand était un fieflé Gaulois. 11 paye d'un coup Scarron en monnaie de sa pièce, et le voilà, en un vomissement, soulagé des frénésies dic Typhon burles- que ; car c'est bien par cet échantillon de sa muse contrefaite que Scarron a commencé à assaillir le pauvre Poussin qui n'en peut mais, et l'autre n'est pas d'humeur à le laisser en repos. Le 12 janvier i648, Nicolas navré prévient Chantelou de ce qu'il en doit encore atten- dre : « J'auois desià escrit à Monsieur Scarron en response de celle que je repsus auec son Tiphon bourlcsque ; mais celle que j'ei repsue auec la vostre me met en nouuelle peine. Je voudrois bien que l'cnuic quil luy est venue luy fust passée, et quema peinture neluy plustnon plus que me plest son bourlesque. Je suis marri de la peine qu'il a prins de me l'enuoyer, mais se qui me fasche dauantage, il me menasse d'un sien Virgille trauesti, et d'une epitre qu'il m'a destinée dans le premier liure qu'il imprimera. Il prétend me faire rire comme les estropiés comme lu}', mais, au contraire, j'en debuerois pleurer, voyant que son nouueau Herostrate se trouue en nostre pais. Je vous dis cesi en confiense, ne désirant pas qu'il le sache. Je luy escrirei tout autrement que je ne fets à vous. Jesseierai à le contenter au moins de paroles. » Le 2 août 1648 : « Auec le temps je pourrei seruir Mon- sieur Scarron, mais pour maintenant je suis trop engagé. » Cependant le tenace ami de M. de Chantelou ne se découragera jamais et dans la lettre du [7 janvier 1649, l'on sent que le peintre va céder : «Mon- sieur Scarron m'a escrit un mot pour me faire souuenirdela promesse que je luy ay fette, auquel j'ei respondu et promis derechef de m'ef- forcer de le satisfaire, à vostre solicitation plus qu'à la sienne, car il n'i a rien en quoy je ne m'engageasse pour vostre respect.. . » Cette fois Poussin pense tout de bon à se soulager de l'importun, par un morceau selon son goût, et le 7 février il écrit : » J'ai trouué la dis- position d'un subiect bachique plaisant pour M. Scarron ; si les tur- bulanses de Paris ne luy font point changer d'oppinion, je le com-

1893 l'artiste .NOUVELLE PÉRIODE : T. V 2

i8 L'ARTISTE

mencerei cette anée à mettre en bon estât. » Quinze mois se passent encore, mais enfin, l'obstiné a gagné sa cause. Il ne s'agit plus de sujet bachique; Poussin s'est souvenu que Scarron avait même patron que Chantelou et par surcroît qu'il était chanoine du Mans, et qu'ainsi un Saint Paul lui convenait mieux qu'une Bac- chanale ; ce Saint Paul s'en ira d'ailleurs à Paris en bonne compagnie, avec le fameux portrait du maître par lui-même. Le 29 mai i65o, Poussin écrit à Chantelou : «... Je pourai enuoyer en mesme temps a Monsieur l'Abé Scarron son tableau du Rauissement de Saint Paul que vous verres et vous prirésde m'en dire vostre sentiment. »

Et maintenant c'est à nous de remercier ce burlesque Scarron pour son héroïque entêtement, car c'est à lui que nous devons d'admirer aujourd'hui dans le Louvre cet excellent tableau de la plus haute manière du maître, et qui ne se sent pas plus des peines qu'il eut à naître, que des répugnances quasi-invincibles de l'auteur pour le desti- nataire. On sait par une jolie phrase de Florent Le Comte comment le Ravissement de Saint Paul « sortit des mains de Poussin pourfaire la curiosité de ^L Scarron, de qui le sieur Jabach l'ayant eu, il se fit un plaisir de le lâcher à M. le duc de Richelieu, qui, tout d'un coup, le jugea digne d'être placé dans le cabinet de Sa Majesté. » En ce temps là, nul ne se faisait scrupule de se séparer de la maîtresse toile de son cabinet, de celle qu'il avait eu le plus de peine à obtenir de l'amitié et des efforts du maître, et de la céder, sans façons, soit à quelqu'un de ses amis, soit au ministre en faveur, qui lui-même la fera passer dans le cabinet du Roi.

[A suivre.) PH. DE CHENNEVIÈRES.

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LE PAYSAGE DANS L'ART

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Encore un jour de plus levé sur l'univers !

Que j'en ai vu depuis que mes yeux sont ouverts!

Que d'aurores depuis cette joyeuse aurore !...

Louis de Roiichaud, la Mort du Cenlaure

ETTE humaine amertume du vieil- lard divin las d'immortalité, l'humble critique d'art veut la bannir, souhaitant, malgré la dure vie, plusieurs existences de patriarche, afin de pouvoir suivre le plus longtemps possible les pé- ripéties du duel pacifique entre la Nature et TArt. Au déclin déjà d'une nouvelle année, pendant que l'automnale symphonie des gris subtils revient évoquer le souvenir plus aigu des jours de soleil, la vie artistique doit repren- dre son examen de conscience; sous le ciel glacial, la mémoire s'exalte : c'est l'heure de noter les insensibles nuances de l'évolu- tion progressive, le progrès de la mouvante et fatale Histoire qui ne conclut jamais. Et puisque le bon accueil de VArlistc nous ramène à ces Vues d'ensemble, écrites l'an dernier à pareille date, l'occasion

20 L'ARTISTE

s'offre de formuler, impartialement toujours, l'accentuation des ten- dances nouvelles.

Le i"" septembre 1890, nous écrivions : « Bref, le Paysage français actuel a l'air et la vie; il manque d'intérêt, d'àme et de st3'le : trop d' « études » et peu de tableaux. Qu'il note une « impression » ou qu'il vise à la science, qu'il bâcle ou qu'il détaille, une facture étourdissante, vulgarisée; TArt bien rare. En janvier 1795, une lettre de Chateaubriand, datée de Londres, devançait les modernes : le futur Ivrique d'Atala reprochait aux paysagistes de son temps « d'ignorer la nature ». Au lendemain de 1889, après un siècle de paysage français, le problème est inverse. Un Corot peut-il venir ?(i)))

Et le 2 mai i8qi : « Un maître indépendant, joyeux et tourmenté de la mélancolie des choses, qui saura « sentir » même ce vivant chef-d'œuvre : sous un ciel d'améthyste, un bout de rue qui monte, désert et pâle, à la fin d'un beau jour d'hiver, découvrira peut- être, en restant « clair » et a vrai », une nouvelle harmonie, une nouvelle largeur vigoureuse, un nouveau style. Un « tableau » vivra. Or le Symbole hante les fronts; le Réel, sans l'âme, nous paraît déjà insuffisant ; et « l'impression » fut un premier pas dans un art sub- jectif. Le (t néo-traditionisme » est partout en germe : Tesprit ressai- sit la lettre... Notre Paysage français, dans les divers chapitres de sa vie complexe depuis Georges Michel jusqu'à Lebourg, restera comme le chef-d'œuvre du siècle : mais n'hésitons pas à conseiller aux plein- airistes d'accrocher dans l'atelier (s'ils en ont un) la magnifique Suite qu'Etienne Baudet grava pour Louis XIV d'après Poussin, non pour la plagier, certes ! mais afin de ne pas oublier qu'auprès de la Nature, au-dessus, peut-être, l'Art existe, que la matière ne vaut que par l'idée. Heureux ceux qui naîtront dans vingt ans, car ils verront sinon de belles choses, au moins la captivante continuation d'un «por- trait» sans cesse repris, jamais achevé ! Arslonga^vitabrcvis.[2) ^y

Or, aujourd'hui plus qu'hier, il est évident c^n après l'Impression- nisme, un nouveau chapitre de l'histoire esthétique comm nce. L'Art veut s'affirmer une fois de plus en face de la Nature. Donc l'observation s'impose. L'idée entre sous le front par les 3'eux, comme

(ij Esquisse d'iiiij Histoire du P.iysaf^c d.vis l'An (Revue d'Histoire Contem- poraine. 1890-91). , (2) Ibid.

LE PAYSAGE DANS L'ART

l'amour : et puisque tout amour a sa mélancolie, c'est avec une poi- gnante amertume qu'on ajoute : « De tous ces noms d'artistes qui espèrent, qui luttent et qui cherchent, combien survivront dans un siècle ? » cependant que monte une pure sensation d'art de plu- sieurs petits cadres palpite harmonieusement l'alle'gresse des choses. Et que restera-t-il, en ig3o, de toutes nos effervescences intellectuelles et pittoresques? A peine deux ou trois noms, sans doute; mais Aujourd'hui n'est jamais méprisable, car il recèle Demain. L'inconnu sera bientôt du passé.

Depuis trois ans, devant la nature ou les œuvres, le double pro- blème de la Lumière et du Style étroitement lié à V Evolution d'un Art nous tient au cœur. Et compléter notre essai en exposant le plan d'une Exposition historique du Paysage, c'est non seulement définir un projet qui nous est cher, mais grouper des témoins pour formuler avec plus de précision la complexité d'un présent gros de l'avenir.

Un 'bel arbre et de calmes pensées, qu'ya-t-il de meilleur au monde ? Anatole France.

La Lumière : § i. Une année d'art. § 2. Les maîtres de la collection Rœdc- rer et « la peinture claire » aux deux Salons. § 3. Confrontations sugges- tives pour servir à l'histoire de la Lumière.

A travers une année d'art, chaque nouveau voyage dans le temps contient une leçon. Les yeux apprennent quelque chose à la pensée. Parmi la foule des exhibitions, vaste désert d'œuvres, expositions in- dépendantes, internationales ou particulières, ventes médiocres ou grandes collections, petits Salons ou grands Salons, de février à juillet, c'est la fête éphémère des sens artistes, car, malgré la fati- gante cohue des « passants » qui composent cette galerie éparse, on peut sourire à quelques visages amis, on est arrêté par quelques physionomies parlantes qui mettent leur chère empreinte dans le souvenir. C'est ainsi qu'en furetant, qu'en glanant ici et là, qu'en

L'ARTISTE

rêvant au bord des cymaises l'on s'accoude, la passion du Beau qui savoure la campagne dans les toiles des maîtres, dresse chaque année son catalogue aussi bref que libéral : en i-^gi, par exemple, la vente E. Dodé nous offrit deux petites pages saisissantes par le con- traste, le Pêcheur de Jules Dupré, au crépuscule vermeil et vert, dramatiquement enfiévré, du bon temps le bitume était poète, en face d'un délicieux coin d'églogue, A Ville-d' Ai'vay^ par Corot petit-fils de Claude, d'une caresse aussi laiteusement lumineuse que ses « sensations d'Italie ». Chez Georges Petit, à la place naguère occupée par une exquise vesprée mauve-rose de RoU, les Chênes du Champ de courses d'Auïeuil, pastel de Nozal, renouvelaient sur la pâte citrine d'un soir pluvieux les poétiques assombrissements du Romantisme, ces soirs noirs qui sont si vrais. Et passim, un Sisley matinal (i), un Dagnan-Bouveret méticuleusement préraphaélite et très vert (2) ; chez Durand-Ruel, les précurseurs lumineux Boudin et Lépine (3); les « impressions /. voyageuses du Hollandais Ten Cate aussi poignant sous la lune d'Har/Ieur que dans le bleu frisson des nocturnes faubouriens : à côté, le fait capital de la saison, les quinze Meules de Monet. C'est avec les toiles saillantes qu'il faut apprendre à voir, à constater les divergences tant historiques que naturelles, comme l'œil du peintre remarque l'étrange rousseur ou le bleuissement subit des feuillages sous certains ciels de cuivre ou d'acier. De même, en i8q2, on a consulté d'excellents maîtres : Corot, dans les idylliques blancheurs de VEntrée en Foret (4) ; Théodore Rousseau, en la pénombre intense et glauque de Fontaine- bleau^ bér\i et saphir (5); Troyon, parmi l'émeraude noircie par Y Approche de V Orage {6) \ Millet, sous l'obscur azur du Parc à inoutons^ la nuit (7) : tous les peintres qui ont ramené les yeux de

(1) La Seine à Boughutl (vente Arosa, 1891 et v. Bellino. 1S92).

(2) Union artistique, 1S91.

(3) Du 28 novembre au 17 décembre 1892 (galeries Durand-Ruel| Exposition rétrospective de Lépine. Des vues de Paris, des banlieues, des rivières, des champs de blé, des clairs de lune, des jours de neige. Mort le 29 septembre 1892, ce vrai maître si modestement obscur tient de Corot pour l'atmosphère, de Daubigny pour la qualité du ton.

(4) Collection Daupias.

(5) Vente John Saulnier, 1892.

(6) Vente Daupias, mai 1892.

(7) 18G7 ; Centennalc de 18S9 ; vente Bellino, mai 1S92.

LE PAYSAGE DANS L'ART aS

la peinture à la nature; et aussi, dans la paix violâtre d'un grand Soir lunaire à la prunelle énorme, Daubigny, « cette trace ardente et forte », qui pourra peut-être nous ramener à temps « de la nature à la peinture (i). )>

Depuis de'cembre i8qi, à la vente Jongkind, si varie'e, comme à l'exposition Camille Pissarro, si homogène, aux Cent chefs-d'œuvre (2) comme au Louvre enrichi de trois spécimens typiques de Téniers, Pynacker et J. Ruysdael (3), aux Indépendants, aux Pastellistes, aux deux Salons, devant une chaude esquisse de feu Pelouse ou d'Emile Breton, aussi distante des crépuscules taciturnes ou des automnes versicolores de Claude Monet (4) qu'un sonnet pur d'Armand Sil- vestre diffère de la métrique polymorphe, quel essaim de pensées détiennent les œuvres ! Et, 47, rue Le Peletier, dans une simple boutique (5), cohabitent Néo-Impressionnistes et Symbolistes, c'est-à-dire, représentés par les bizarreries les plus avancées, ce qu'on voit et ce qu'on rêve, la Lumière et le St\'le.

S'il faut ajouter à la liste des survivants du souvenir, quelques belles gravures adorées au passage, comme le Lac de Corot (il n'est même pas défendu à un moderne de passer par la Chalcographie du ; Louvre pour consulter Poussin, ou Daubigny interprète de Ruysdael), une année artistique prend l'aspect d'un musée fugitif l'histoire émane du plaisir des yeux, parmi les comparaisons qui s'imposent.

Et ces œuvres de choix, voilà les autorités qu'il faut « interviewer», si l'on veut entreprendre une enquête sur le moderne et captivant problème de la Palette éclaircie ; sont les documents sûrs et les consultations impartiales, car Taveu des faits est exempt de haine et de zèle : siiw ira et studio.

S 2.

Dans le cours de l'année i8qi, précisément, un grand contraste nous fut offert. En juin, à distance inégale des deux Salons rivaux, la

(i) Fromentin, Revue des Deux-Mondes : les Maîtres d'Autrefois, 1876. Le Soir de Daubigny : Exposition universelle de 1878; vente Bellino, 1892.

(2) Galerie Georges Petit, 8 juin 1892.

(3) Don A. Moreaux, 1892.

(4) Dans la Série de Peupliers (Durand-Ruel, mars 1892).

(5) Chez Le Barcq de Boutteville, 3^ exposition, i5 novembre 1892.

24 L'ARTISTE

collection Rœderer, un fait esthétique de premier ordre, reporta l'ùme et la vue en pleine Renaissance rustique : quarante numéros, une vingtaine d'œuvres intéressantes, quatre ou cinq pièces magis- trales ; et il y avait de quoi lutter contre la détrempe contempo- raine. Dans les batailles de FArt, la quantité se replie devant la qualité. C'était Daubigny, ce Corot villageois, plus ferme et plus som- bre, détachant sur un fin ciel pommelé les talus olivâtres que nos modernes matineux effleurent sous le voile nuptial des brumes : Portijoic ([) ; c'était Millet, l'héritier du Rembrandt rural, subs- tituant l'odeur de la vie à la bergamote des fades bergers enrubannés : le pastel de V Angélus, avec ses poignantes silhouettes brunes sur la turquoise des soirs, et le Sentier les toisons s'emmêlent aux ver- dures;— c'était Decamps, avec une rareté! une i^/arme glauque, bosselée d'empâtements; c'était Fromentin, avec les délicatesses cuivrées d'un Campement Arabe; c'était Troyon, avec sa Nor- mandie bien portante ; enfin et surtout, Théodore Rousseau et Corot, expressive antithèse! La Mare au Chêne, auprès du Passeur; la Passerelle entre le Cavalier et un Souvenir d'Italie.

On ne pourra guère accuser notre fin de siècle de sécheresse d'âme, car elle manifeste un double engouement pour l'art libre : pendant que ses critiques couvrent de fleurs les révolutionnaires de l'Impressionnisme, ses millionnaires couvrent d'or les vivaces reli- ques des révolutions d'autrefois ; les prix les plus forts vont à Théodore Rousseau, toujours, à la conscience quasi hollandaise de la Passe- relle, au grand accent linéaire de la Mare au Chêne [i^ que moder- nise le safran vigoureux de la tombée du jour : mais rcnsorccllcment vient de Corot. D'aucuns trouvent son partenaire romantique un peu sec et mince, auprès de l'enchanteur qui est en même temps le der- nier des antiques et le premier des modernes, qui, toujours ample et profond, marie la splendeur au style comme la Nature, et plus ma- nifestement. Fixant la tendresse aérienne des lacs italiens qu'avait pressentie le vieux maître Adam Pynacker, souffiant l'air sur son rêve, le créateur apparaît le plus nature de tous ces vrais artistes, excellents ouvriers qui entendirent la poésie des choses. Au scr-

(i) La Berge à Portijoic, par Baillet (Salon de iSoi).

(2) Vendues 43,000 fr. et 90,000 fr. (galerie G. Petit, 3 juin 1S91I.

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vice de leur émotion, improvisait le métier sûr de soi, qui dit ce qu'il veut; et si l'exécution romantique, prime sautière et vive, sug- gère des craintes pour la future conservation des œuvres, les con- temporains seraient coupables d'incriminer la géniale indiscipline de ces procédés qui furent le langage naturel et fatal du lyrisme. Un frottis, une touche à plat, de Corot, de près incertaine et puérile, apporte a\'ec le recul nécessaire la frissonnante illusion des clairières fumeuses. Théodore Rousseau précise les branchages, élargit les premiers plans, empâte les nuées. Et cette crànerie débordante de caractère à la fois local et grandiose décèle l'ivresse ingénue de ces premiers explorateurs de la Nature découverte.

L'harmoniste Daubigny va fournir la transition cherchée entre ces poètes et notre plein-air. Déjà impressionniste, comme Constable, par la tourmente de ses pochades, il demeure dans une gamme très montée, très solide, robuste, presque lourde et noire auprès de nos vapeurs empoussiérées : affaire de rapports. Et si l'on quittait brus- quement la vente Rœderer pour les Champs-Elysées ou pour le Champs-de-Mars, on obtenait immédiatement, de 7'isu^ la sensation nette de la marche du temps. Chaque toile émouvante conserve en elle un fragment d'histoire : de les contrastes évocateurs d'idées.

Aux deux Salons, nouveau spectacle, nouvelle nature : ce n'est pas qu'un Salon ne soit un domicile hétérogène, meublé par une série d'acquisitions successives; tous les éléments y affluent : passé clas- sique ou romantique, représenté par les vieillards ou par les morts (comme Benouville), insignifiances courantes, sécheresses photogra- phiques, contrefaçons intransigeantes, tendances d'avenir timide- ment audacieuses. Vertement discuté, le Champs-de-Mars brille à l'avant-garde : et quelle meilleure opposition au vernis romantique que ces matités extra-claires ? Les Marines de Verstraete, de Moore et de Harrisson qui donneraient fort à réfléchir à Diderot sur son culte pour les images de Joseph Vernet ; la Marine de Whistler Valparaiso, 1866) réalité vaporeuse comme un songe et peinture amortie comme un pastel ; le Soir d'octobre de Saintain, le Soir d'été de Mesdag, le Dégel de Barau, le Clair de lune très septen- trional de Fritz Thaulow, la Carrière et le Chemin de la Folie de René Billotte, une Etude de Harrisson, toute joyeuse d'air matinal, montraient diversement la couleur s'absorbant dans la lumière.

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Au Palais de l'Industrij, même prédilection, moins caractéris- tique, pour la symphonie pâlissante; et aussi, deux courants paral- lèles, assez sensibles dans le grand courant de la couleur lumineuse : d'une part, vigueur ensoleillée ou crépusculaire dans les Regains de Quignon, dans la Solitude au petit jour levant de Max Leenhardt, dans le Soir de Tanzi ; de l'autre, délicatesse du jour ou du brouillard dans Un quai de Toulon au soleil couchant de Nardi, dans les Bords de Seine de Baillet ou de Clary, dans le Soir d'été lunaire et cam- pagnard de Harry van der Weyden. Et la noirceur minutieuse de la Fi)! d'une journée^ après l'ai'erse, de Rouse, que l'érudition de M. Paul Mantz rapprochait d'un beau poème britannique de William Leader (1889) (i), chantait encore, sous les reflets du verre, quelque refrain de Hollande ou du vieux romantisme d'Outre-Manche.

Quels principes dégager de tous ces contrastes?

L'Histoire écrite se modifie sans cesse, comme l'Histoire vivante: relatives toutes deux. Il est évident que nous ne percevons plus les paysages d'il y a quarante ans comme les témoins défiants ou fiévreux de leur apparition : tout l'avenir qui devait les suivre, aujourd'hui présent et passé, déjà ! a influé sur les points de vue. Les géants roiTiantiques, les Colombs du poème champêtre, Ruysdael ou Rous- seau, nous semblent même arriérés, par certains côtés de palette : c'est la loi humaine; ils sont si grands que le temps n'a pu les dimi- nuer dans notre admiration, mais il les a déplacés dans notre juge- ment. Je ne parle pas de ceux que leur idolâtrie pour la craie rend injustes pour le bitume : toute évolution, comme toute révolution, a ses fanatiques ; ils sont intolérants et intolérables, mais, sans eux, rien ne se produirait peut-être ; réalistes et impressionnistes nous auront appris quelque chose sur la couleur et sur la vie ; l'intransi- geance est un mal nécessaire. Et ce qui peut consoler les admirateurs du Paysage romantique, c'est que les maîtres autoritaires de i83o ne jugeraient pas plus sainement que les partisans de la tache ou du pointillé, si nous avions le surnaturel bonheur de les voir sortir de la tombe. Ces ancêtres aussi furent des révolutionnaires, et les révo- lutionnaires « s'étonnent seuls qu'on fasse des révolutions après

(1) Grande-Bretagne, n" 83 : <■ Ce soir viendra la lumière.

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eux(i) » ; fort durs pour les devanciers de leur jeunesse, ils ne peu- vent guère souffrir les jeunes qui les reculent dans l'histoire ; la peur de vieillir leur fait oublier que l'Art est une chose vivante. Membre du jury, Théodore Rousseau « le grand refusé » eut un mot sublime : « Prenons garde, messieurs ; nous ne sommes peut-être plus que des ganaches romantiques, classiques à notre façon. »

Certes, il faut prendre garde; les faits sont là, qui réclament une enquête impartiale de leurs adversaires mêmes. Mais il est un autre écueil que l'époque acariâtre de Rousseau ne soupçonnait pas : tout admirer de confiance, ou plutôt rabaisser les précurseurs au profit des novateurs qui ne seraient rien sans leur divination. Tout n'est pas or dans notre éclaircissement systématique des tons et des teintes ; et le souvenir de i83. peut arracher i^g. à son infatuation de lui- même.

Et d'abord, en est-on? va-t-on? Par quelle série de con- quêtes successives l'invasion du blanc a-t-elle transformé le Paysage et, par lui, toute la peinture? Si elle apporte, telle une parole révé- lée, la vérité absolue, pourquoi s'est-elle produite si tard dans l'his- toire ? Quelle durée l'avenir semble-t-il lui promettre ? Nous sommes aujourd'hui trop rapprochés encore des origines de l'évolution lumi- neuse pour dominer le problème. En plein champ de bataille, on distingue mal à travers la poudre penche la victoire. Et le com- battant ne se fait pas tout de suite historien. Mais la salutaire inves- tigation du passé peut nous fournir quelques conseils pour le présent et quelques éclairs sur la nuit du futur.

D'abord, il est hors de doute que ce sont les Romantiques eux- mêmes qui ont préparé la seconde révolution qui s'est faite contre leurs imitateurs, lorsqu'il ont donné l'essor au Paysage : de à repla- cer la figure humaine dans son milieu changeant, en pleine atmos- phère diffuse, il n'y avait qu'un pas. De même, quelques jeunes com- positeurs aux dissonances équivoques relèvent, par Wagner, de Berlioz qu'ils mettent déjà dans le panthéon des valeurs archéolo- giques. Les morts s'éloignent vite, au xix*^ siècle...

Pour l'éclairage des sites, la vitalité coloriste de Daubigny a d'a-

(i) Anatole France, Temps du 21 de'cembre 1890; à propos de la versification symboliste et du Pèlerin passionné de Jean Moréas.

a8 L'AR TIS TE

bord victorieusement combattu les déliquescences bolonaises que les amis de Stendhal admiraient à Rome en 1820; à Tharmonieuse visueur de Daubignv a succédé le blafard émiettcment des hachures nuancées; il est dans la force des choses que l'outrance dans l'irisa- tion de la symphonie polychrome ou dans l'inutilité anémique des détails vrais soit suivie d'une floraison nouvelle. Après le carnaval, le carême (et celui-ci est observé déjà par quelques nihilistes mysti- ques), mais après le carême de la palette, un renouveau sans obsta- cles. Cette harmonie, cette nouvelle largeur vigoureuse, ce regain de la couleur, vivante poésie, nous l'appelons de tous nos vœux. On ne recommence pas impunément l'histoire : il faut un progrès, s'il est possible; une réaction jamais.

Aujourd'hui, la question de l'enveloppe aérienne a vite absorbé la question du Réalisme. Mais l'histoire du Paysage s'est trouvée par- tagée en deux parties inégales par l'avènement de la méthode claire, comme elle l'était déjà par la lutte du Vrai et du Beau. L'œil moderne, romantique d'abord, puis impressionniste, a réagi contre les Pay- sages noirs de l'atelier menteur : or, toute tentative de réforme doit commencer par anal3ser les groupes divers qui composent l'armée du Plein- Air : l'impressionnisme proprement dit, de Manet,dc Claude Monet, des chromo-luminaristes de la dernière heure; la pein- ture grise, issue des scènes vécues de Bastien-Lepage ou des poéti- ques impressions de Cazin ; enfin, la fresque idéaliste de Puvis de Chavannes qui renoue la tradition du décor antique et des recueille- ments primitifs, comme eux pensive et pâle. Les cyprès qui sillonnent le fond très italien de VInspiration chrétienne (1886) rappellent les « obélisques noirs m dont Léonard de "Vinci a encadré son ^«7/o«aa//oH; et ce qu'on ignore trop, c'est qu'avant les modernes alchimistes de la « couleur lumineuse «, avant Chevreul, avant Gœthe, le clair-obscu- riste florentin a observé dans son Traité de la Peinture plusieursdes « nouveaux effets » dont la pleine réalisation nous tourmente : l'in- fluence des brouillards crépusculaires sur le ton, les ombres bleues sur un mur blanc à la tombée du jour, les valeurs de la fumée et de la poussière, le mélange des couleurs aux feux du soleil, la forme et l'intensité de l'ombre en plein air, l'azur du ciel k dans la lumière universelle de la campagne », la marque locale du climat et du sol, la pluie et le vent, l'influence des saisons et des heures, etc. Ce sera

LE PAYSAGE DANS L'ART 29

l'absolution des novateurs que d'avoir tenté ces nuances dans la pra- tique du Paysage : les beaux tempéraments de Camille Pissarro et de Whistlcr, de Lebourg et de Ten Cate, de René Billotte et de Skreds- vig, de Lepère et de Thaulow, de Boudin et de Harrisson n'auront pas cherché en vain. Mais par la décomposition brutale du ton, l'im- pressionniste se heurte à toutes les excentricités du prisme; visant à l'art absolu malgré la relativité constante de l'histoire, le plein-airiste court après la « vraie » lumière et aboutit à la « toile blanche « ; réa- gissant contre l'ombre opaque, le décorateur menace d'anéantir dans une froide monotonie de pastel les « ditierences w, objet de nos solli- citudes.

Quant au néo-impressionnisme, c'est-à-dire la science appliquée à l'art, Félix Fénéon le définit ainsi : « Dans un milieu soumis aux lois conjuguées du contraste des tons et du contraste des teintes, un fourmillement de paillettes prismatiques en concurrence vitale pour une harmonie d'ensemble : ainsi les néo-impressionnistes conçurent le spectacle du monde et l'objectivèrent. » Mais ce paysage molécu- laire est plus facile à définir qu'à faire vivre. Certes, le chimiste pour- ra 1 enseigner le peintre, comme le psychologue nous découvre à nous-mêmes; mais la variété des applications individuelles montre combien la science des Complâncntaires doit transiger avec l'art, et ce triomphe de la science serait l'uniformité d'une recette.

Donc, papillotage ou décoloration, brutalité ou myopie, mélange d'ignorance et de raffinement, tels sont les périls qui entourent l'en- fance maladive de l'art nouveau. Le sens des couleurs qui allait tou- jours en s'affinant depuis les lointains bleus des ancêtres jusqu'aux délicates complexités de la lumière diffuse, est menacéd'une névrose; notre rétine souffre; l'œil veut épeler les couleurs, et la franchise de J.-K. Huysmans en convient : « Les meilleurs... ont longtemps ba- fouillé »... et « bariolé, sous prétexte d'impressions, d'obscures toiles. . . » (i). De l'adroite polychromie au « hurlement des reflets » il n'y a qu'une nuance.

'L'air est, sans doute, aussi bon b.voir dans un cadre qu'à respirer dans une prairie; mais, précisément, si l'on jette un regard équitable sur la nature, on demeure frappé de l'insistance du « ton local » à

(I) L'Art Moderne, i883.

3o LA RTISTE

travers la poudreuse enveloppe aérienne; la couleur naturelle s'af- firme avec une since'rité de valeur, avec une résolution d'accent qui manque le plus souvent à l'anémie du Plein-Air : en plein soleil, les arbres des fins d'été jaunissent et s'empoussièrent, sans tourner au vert-de-gris; en plein soleil, à contre-jour, un pauvre terrain sablon- neux semble violeté, mais sans tourner au violet cru; en plein soleil, l'eau miroite étrangement, sans tourner au kaléidoscope ; et qui n'a pas senti la réelle « vigueur fraîche de soudaines éclaircies d'azur, avant ou après l'ondée, quand l'ombre du nuage obscurcit le sol, évo- quant Huysmans de Malines, Old Crome ou Daubigny, la vigueur même? Cet effet manque aux veules paysages « sans ombres », qu'une comparaison mentale fait alors apparaître comme des tru- meaux déteints.

Ce n'est pas ainsi que les précurseurs du Plein-Air entendirent la claire intensité des notes réelles, Bonington, sous les grises rafales des plages; Millet, Jules Breton, dans la magie du soir dont on dé- daigne trop les énergiques secrets; Corot surtout, qui excelle aux grasses lumières, aux froides ombres, aux verdures poudreuses des grands jours clairs. Certes, il était légitime d'essayer quelque chose de plus, et c'était fatal : le catalogue des physionomies successives et mobiles de la Lumière était incomplet, il l'est encore, et il le sera tou- jours. Le Réel aussi est un idéal impossible à atteindre. . . Il faudrait être un pur philistin pour méconnaître le charme rare du Noclurue d'Achille-Cesbron ( i),une nuit bleue mate et diaphane, avec le seul reflet de la lune dans l'eau ; pour oublier le Jardin de Thévenot(2), une co- quetterie d'impressionniste dont la délicatesse sait exprimer les au- daces du soleil : mais Quignon (.î), récompensé comme Baillet, nous avertit que le Plein-Air doit peiner encore pour retrouver la santé du ton dans l'éparpîllement de la blancheur. Qui sait si l'avenir ne dé- clarera point que la peinture blanche ne fut pas plus l'raie à sa manière que les écoles précédentes ? Les systèmes ne sont rien sans les œuvres : et le grand tort des novateurs contemporains, c'est de trop savoir qu'ils innovent; rien ne prévaut sur l'instinct du peintre.

(i) Salon de 1891.

(2) Id.

(3) Les Regains et la Matinée de septembre en Seine, Herqueville (Salon de 1S91 , méd. de 2e classe); cf. G. Pissarro, Hyde-Park : The Serpentine, Londres, 1S91

LE PAYSAGE DANS L'ART

L'impressionnisme, comme tout art humain, sera venu à son iieure pour marquer un temps dans l'histoire, pour appuyer sur un coté de la Nature. Autant les précurseurs sont utiles, autant les imitateurs abusent de 'la recette, oubliant qu'on honore les maîtres en ne les imitant point; s'éloigner du Louvre pour doubler Manet, c'est insuf- fisant... Mais ce qu'il est bon de rappeler à tous les petit-fils du Ro- mantisme, ou trop injustes pour leur aïeul, ou trop durs pour leur entourage, c'est que les formules d'un procédé s'usent vite par l'usage, transitoires toujours; ce n'est pas la faute de la révolution du Pay- sage si Camille Pissarro n'a pas l'autorité de Richard Wagner. Les chercheurs sont toujours niés d'abord, et dans les mêmes termes : les premiers romantiques furent traités comme les premiers impres- sionnistes; il y a des clichés vivaces. Et cependant, si les maîtres ont droit au respect, c'est un devoir que de s'intéresser curieusement à tous ceux qui cherchent avec conscience ; il est aussi puéril de lever des 3'eux las vers l'insouciante immortalité des étoiles en s'abandon- nant au scepticisme que de crier sans trêve à la décadence, en pleu- rant un passé que son nom seul caractérise. La lumière est une beauté sans contour : et l'effort vers la vie lumineuse est la maî- tresse ambition d'un paysagiste.

Aujourd'hui plus que jamais, il est malaisé d'être original. Mais le secret du talent consiste à se servir de son époque pour la dépasser. Exemple : Corot.

S 3.

Et, comme nous l'exposerons plus tard en détail, l'enseignement le plus sûr, la plus saisissante opposition à l'art vivant de l'inclé- mente Nature serait une Exposition historique du Paysage.

Les impressions procurées par quelques tentatives restreintes du passé indiquent suffisamment ce que l'initiative de l'avenir pourrait apprendre à la pensée par les yeux. Aux cent Chefs-d'œuvre de i883, la Forêt hollandaise du vieil Hobbema dominait toutes les chan- sons plus joyeuses par le m.âle accent de son romantisme austère ; à la Centennale de i88g,où, non loin de tous les conflits amusants de l'archaïsme, de l'exotisme et de la moderne indépendance, revivait la sombre ardeur des premiers révolutionnaires du Paysage, spontanés

32 L'ARTISTE

comme Lamartine et chercheurs comme Balzac; tout récemment à la vente Rœderer, si tièrement robuste à côté des Salons pâles, l'inté- rêt inattendu d'un pareil Musée nous apparut plus vivement que jamais. Il serait utile, ce musée de pa3'sage comparé, car en nous mon- trant l'homme dans la Nature ou plutôt la Nature dans le regard de l'homme, il nous offrirait l'évolution logique des divers costumes que TArt impose à l'apparence des spectacles visibles: les paysages, imi- tation de la Nature, sont plus que la Nature même, « des phe'no- mènes cérébraux » et « des hallucinations vraies »; l'Idéal est un fait intellectuel dont l'historien peut mesurer les métamorphoses. Et dans cette belle galerie de sites qui serait en même temps une belle galerie de songes, l'ennui serait inconnu; l'intérêt sortirait de l'uti- lité même.

Dans un artoia le sujet n'est presque rien, toute la séduction ré- sulte d'une secrète parenté du moyen avec l'efl'et, ne serait-il pas cap- tivant, par exemple, de suivre la marche du soleil sur la toile, d'en dé- finir les étapes par la tonalité de l'ombre, vers le Midi ou vers le Nord, depuis les Hollandais jusqu'aux Impressionnistes, en passant par Decamps, par Troyon, par Corot, par Millet, par Daubigny, par Courbet ? Et cela sans effort, sans recherche péniblement discursive de rapprochements incertains, par le seul rendez-vous de quelques chefs-d'œuvre que la vie de l'Art consacre et désigne.

En attendant une pareille exposition, source fécondante de compa- raisons décisives, que l'œil intérieur se figure l'effet que produirait une Marine de Claude et le Puits-Noir de Courbet transportés du Louvre et du Luxembourg en plein Salon! Sans doute, sur la cy- maise de nos songes, l'idyllique 5o/r d'été d'Alexandre Séon (1888), ou les délicatesses de Roll, ou le midi grec aux oliviers blêmes de Montenard accuseraient davantage les classiques ténèbres, œuvre du tetnps. Mais, par contre, Claude et Cuyp, Crome et Rousseau, Huysmans et Courbet accentueraient les vices d'une convention nou- velle, parfois délicate, parfois brutale, trop souvent chlorotique, exsangue, crayeuse, veule, extra-pâle, dont l'idéal semble devenir de jour en jour « une toile blanche » dans l'or d'un cadre ou bien un chaos polychrome dans un cadre blanc. Nous entendons répéter que l'on ne sait plus peindre, que la peinture est un art fini, et, par ail- leurs, qu'elle a enfin trouvé son lumineux chemin de Damas, qu'au-

LE paysage; dans L'ART 33

jourJ'hiii, seulement, elle commence. Deux cloches, deux sons. Sans doute, les maîtres ont été définitivement dépassés sur quelques points de réalisme technique ; mais la lourdeur d'un Courbet n'est pas une excuse à l'inconsistance. Tardive, la clarté fut un bienfait dont on abuse : le sens des valeurs, le sens de l'atmosphère et du ton local est en péril. Et surtout, parmi les luttes et les conquêtes, sans parler des anciens, sans revenir aux « paysages noirs », il serait inique d'oublier que la Cliarrcttc ào. Corot (i), que le Rappel des Gla- neuses de Jules Breton (2), que le frissonnant pastel de VAugeliis (très supérieur à la toile), Millet, admirateur de Théocrite, a compris la puissante harmonie d'un pur soir, sont d'une époque oii Manet lui-même, encore espagnol et sombre, ne se sentait pas impres- sionniste.

Si l'on regarde un même fragment de ciel à diflerentes heures, chacune des différentes physionomies du paysage naturel n'évoque- t-elie pas tel maître, telle époque ou telle œuvre, dans la série des paysages peints ? On s'écrie : voilà un vivant Ruysdael, un clair de lune sinistre comme un Salvator, etc. Au crépuscule d'octo- bre, l'orient est paie, froid et mauve comme un Cazin, à la minute même le couchant est d'un velours tragiquement obscur à la Jules Dupré. C'est qu'en effet, la Nature est tout, qu'elle informe et manifeste en quelques heures toutes les grandes expressions morales et pittoresques que l'Art saisit successivement, tour à tour. Oui, la Nature apparaît classique en certains après-midi d'été, hollandaise par les automnes pluvieux, romantique dans la vigueur légendaire des soirs fauves, impressionniste dans le miroite- ment de l'eau diaprée : et cependant ni assombrie, ni fuligineuse, ni sèche, ni vague, ni bariolée, ni blanchâtre, ni démente, ni banale. Et l'ensemble des comparaisons offertes par une sélection de paysages ra- conterait l'histoire de la Lumière : toute la Nature vue par toutes les phases de l'Art.

Au Louvre, il est un merveilleux petit Paysage anonyme de Claude (n° 23o) dont chacun de nos automnes contemporains ressuscite au moins une fois, vers le soir, l'essaim de légers cirro-siatus dentelés,

(t) Centenale de 18S9.

(2) Salon de iSSget, depuis, au Luxembourg.

1893 l'artiste NOUVELLE PÉRIODE : T. V 3

34 L'ARTISTE

arrondis, fugaces, modelés ou fondus par la brise, d'un vieux rose exquisément orangé par places, dont les ailes de nacre plongent dans l'azur vert, doré par l'heure : quelle vérité en l'observation d'un vieil idéaliste français! « C'est le soir d'un beau jour. » Mais la terre et le ciel ne se tiennent pas encore absolument, dans tout le strict détail des valeurs et des teintes. Le réel étant plus exigeant que le rêve, le métier vieillit plus vite que le style. Mais Claude et Ruysdael peu- vent vieillir : car l'émotion supplée au trompe-l'œil. Et après Claude, après les harmonies un peu monotones de l'anacréontique et lamarti- nien Corot,

Clair, à l'ombre, épandu sur l'herbe qui revit,

après le romantisme un peu voulu des rouges Soirs de i83o, déjà

Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige,

après les néants nocturnes, faits avec rien, de Whistler qui réalise un vœu formulé par le peintre de la rustique et limpide Nuit d'Août (i), combien suggestif apparaîtrait ce contraste : Claude Monet et ses au- dacieux instantanés de couleur lumineuse, la météorologie pittores- que d'un téméraire Improvisatore qui conjugue l'atmosphère, l'heure et la saison dans une synthèse papillotante, le travail dissimulé de l'atomiste qui décompose le jour afin d'en recomposer sur la rétine les rapports exacts, qui sabre les hachures savantes, évoquant, de très loin^ la nuance et la forme, la sensation vivante, l'aspect physi- que. Meules ou Peupliers^ c'est un même coin de nature vu, observé, traduit à travers toutes les métamorphoses des heures, des mois, de l'atmosphère, de l'orientation, des ciels fugaces. Dans un recul, ces en- luminures volontairement japonaises font de l'air et de la vie : des Géorgiques très rurales en quinze chants. Monet, comme Whistler, doit être un témoin souvent heureux et vrai, puisque la réalité des heures confirme ses dires et suggère son nom. Image rapide, émoi du Vrai, Vimpression^ c'est la nature vue par un « moderne ». L'expres- sion est recueil. Ce n'est plus l'impressionnisme moral du poète lor- rain, ni le Beau permanent que le normand Poussin rêvait pour ses

(ij E. Harcux; la Auit d'Aoùi (Salon de 1S91), au Luxembourg.

LE PAYSAGE DANS L'ART 35

visions antiques, ni le burin hollandais qui s'attarde, ni la sombre exaltation du Romantisme, ni la luxuriante tonalité des Courbet. A Givern}-, en 1891, l'œil moderne exaspéré cherche à fixer ce que pressentit à Fontainebleau le Crescent des Concourt (1). Devant la Série des Meules, rutilantes photographies de l'instant, l'historien comprend mieux que l'évolution de la Lumière fait sans cesse un effort pour redescendre des généralités conventionnelles jusqu'aux particularités fugitives de telle synthèse aérienne. Si peut-être, comme on l'a soutenu, les Grecs d'Homère ne distinguaient pas les couleurs, la rétine contemporaine en vibre, parfois affolée. L'analyse spectrale nous hante. Il y a rnaintenant le cas Chevreul, comme il y a le cas "Wagner. Et, depuis près d'un siècle, la liberté de la palette ne s'est pas démentie, perpétuelle menace pour la conservation des œu- vres. Les toiles romantiques ont craquelé : sous l'influence délétère des ans, que deviendront bientôt nos amalgames chimiques ?...

Mais « un grain de folie vaut mieux que la mort» (2) : et en pré- sence de cette intuition d'artiste, un même Paysage intensément noté dans ses multiples métamorphoses de profil et d'aspect, Cha- teaubriand, confident de la Nature, eût applaudi : « Le Paysagiste, écrivait-il en i']()b, apprendra V influence des divers hori:{ons sur la couleur des tableaux : si vous suppose'- deux vallons parfaitement identiques, dont l'un regarde le midi et l'autre le nord, les tons, la physionomie, l'expression morale de ces deux vues semblables seront dissemblables (3). »

Pour être complet, notre « catalogue » pittoresque des différents por- traits de la Nature par l'Art devrait contenir la même5t'r/e de Meules interprétée simultanément par plusieurs natures d'artistes. Un élé- ment nouveau s'imposerait.

(.1 suivre) RAYMOND BOUYER.

(i) Manette Salomon, ch. 83.

(2) Avoue le poète Jules Breton, mais re'solument hostile à rimpressioniiisnic. (La Vie d'un Artiste, Art et \ature, 1890).

(3) Lettre de Londres, 1795 : Sur l'art du dessin dans les paysages.

^W^

E. FRÉMIET

Suite (i)

'est par l'étude fine et précise du ca- ractère dans la vie, dans le geste de la vie, que M. Frémiet s'ouvrit une car- rière personnelle parmi les animaliers de son temps. D'autres autour de lui marchèrent à l'appel de Barye comme on marche à la victoire gagnée d'avance, et trouvèrent dans des redites heu- reuses la récompense de leurs efforts. M. Frémiet portait en lui la marque d'un homme à part. Il fut hors rang avant de passer hors de pair. Son droit de parler une langue nouvelle, sa langue à lui, c'était son talent à se faire entendre. Il s'imposait, on l'accepta; et le goût public le suivit avec intérêt dans l'inédit de ses recherches, jusqu'au jour il accueillit par ses applaudissements la victoire de ce maitre unique, victoire toute nouvelle dans un genre peu commun. Les animaux de

(i) V. l'Artiste, nouv. période, t. IV, pp. 77, 173 et 338 (août, septembre et novembre 1892)

E. FREMIET 3/

M. Frémiet, petits ou grands, sauvages ou domestiques, n'e'taient plus les sujets de'coratifs, de facture vague, groupés sans ph3rsionomie spécifique sur des socles sans art, le plus souvent des socles achetés chez l'horloger. On était étonné de les retrouver vivants dans le bronze, animés du geste de la vie réelle, rehaussés néanmoins de ce filet de mystère qui fait passer le courant de TArt dans la matière ouvrée par la main de l'homme. Personne n'avait encore poussé si avant et avec plus de sûreté que M. Frémiet, l'investigation du détail caractéristique; et l'on n'avait pas encore vu un artiste mettre en lumière avec plus de justesse l'estampille individuelle cachée sous le signe de la race, enveloppée dans l'air de famille. La précision minu- tieuse et attentive de son faire dénote chez ce maître une admirable entente de l'observation. La forme sous ses doigts répond en termes très nets à l'intention qui la lui fait rechercher et caresser. Certaines bestioles signées de ce nom donnent l'impression d'un conte d'Al- phonse Daudet, une page courte, résumée, pleine et enluminée, une de ces pages oij l'on sent que tout est sa à place, que rien ne manque, que les mots sont pris dans leur valeur générique, les effets mesurés comme au métronome, les images fines et finies, cadencées pour le mieux dans leur marche de pleins et de déliés. Les caractères sont saisis par le relief de leur intime essence, dans l'instantané de ce qui les désigne le plus. C'est de l'art vif et ingénieux, très vu, très senti, très vécu, plus que réel, très vrai parce qu'il est pétri de vie inté- rieure; cela se prend dans la main et se pèse en même temps dans l'esprit. C'est mieux que spirituel, c'est intelligent; c'est net et bril- lant, concis et complet, comme du Tacite pittoresque, du Tacite devenu La Fontaine. J'ai entendu M. .Alphonse Daudet conter à sa table la vie des oiseaux de son jardin. Certes La Fontaine ne fut ja- mais plus parfait quand il contait, ayant à s'excuser d'arriver en retard à un dîner prié, qu'il s'était arrêté en route pour suivre l'en- terrement d'une fourmi. C'était dans la bouche de iVÏ. Daudet comme une féerie de paroles; les mots en passant par l'image avaient des airs de prismes enchantés. Non seulement ils distinguaient la fau- vette du pinson, mais ils faisaient reconnaître une fauvette d'une autre fauvette, et ne permettaient pas qu'on prît un pinson pour un autre. Le maître, en les étudiant avec son oreille de mage, les dis- tinguait à la voix entre frères du même nid, il avait noté leurs habi-

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tudes et savait rheure de la leçon de chant, il distinguait le professeur et l'élève, et pour un peu les eût baptisés d'un petit nom pour nous aider à les reconnaître avec lui.

On est tenté de dire que chez M. Alphonse Daudet c'est la pensée qui regarde. Chez l'artiste du relief, comme M. Frémiet, c'est à coup sûr le regard qui pense. L'ébauchoir du statuaire est aussi savant que la sensibilité du lettré, à pénétrer jusqu'au plus profond de son type individuel le caractère de la bête qu'il représente. Ce maître est de la bonne école des chercheurs qui peuvent mettre une émotion de l'âme au service d'une impression extérieure. Son observation n'est pas seulement un acte géométrique, qui relève le point et s'en con- tente. Elle veut davantage. En même temps qu'elle note l'effet visi- ble, elle pénètre la cause intime. L'imagination chez lui n'est pas la folle du logis, elle est la maîtresse de maison qui traite à demeure la psychologie et l'Esprit de vérité. M. Frémiet envoyant Pan et Ours au Salon de 1864 (i), c'était un écrivain des mœurs animales mar- chant de pair avec le sculpteur. L'artiste faisait oeuvre de fabuliste, au même titre que La Fontaine. La poésie de son faire, mordante et bonne enfant, prend sous ses doigts de praticien émérite une espèce de tournure « sociale », qui remet en mémoire la verve malicieuse et saine des moralités du grand Bonhomme de Château-Thierry. Comme son devancier il sait le rire, la douleur, la malice et la fureur des bêtes. Il sait cela à tous les degrés, comme à tous les âges. Il sait leur loyauté et leur obéissance. Il sait les limites de leurs qualités et de leurs défauts. Il sait commencent leurs vertus de race ou d'es- pèce, comme il sait s'arrêtent leurs crises d'humeur ou leurs accès de folie. Pan et Oiirs^ par e.xemple, est joli comme un Conte de mon moulin ; c'est aussi net, aussi clair, aussi rapide dans le récit et aussi agréable dans le pittoresque, qu'une page de ce livre, outre que c'est souple et avisé comme un apologue de La Fontaine :

L'apologue est un don qui vient des immortels ;

Ou, si c'est un présent des hommes, Quiconque nous l'a fiiit mc'rite des autels.

Nous devons tous tant que nous sommes.

Ériger en ^iviniti- Le sage par qui ce bel art fut inventé. C'est proprement un charme : il rend l'àme attentive...

(1) Aujourd'hui au Luxembourg.

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Évidemment l'artiste eut le projet de nous peindre au naturel, par le type de ses habitants, les légendaires pays d'Arcadie. Rien n'y pouvait mieux réussir que ce petit panisque, ironique et taquin, ser- vant par malice du miel à deux oursons patauds. Recroquevillés, indécis et comme très inquiets sur la véritable nature du mets qui leur est otïert un peu comme on leur tendrait un piège, les deux petits plantigrades hésitent et semblent se consulter du fond de leur pelisse fourrée. Ce charmeur au front cornu les trouble. C'est pour- tant lui le dieu des troupeaux d'Arcadie, personnage amphibolo- gique, mi-bestial, mi-divinité, pétri de ruse et de malice, source éternelle d'effrois devenus terreurs paniques. « Quel charmant sau- vage, dit Paul de Saint-Victor, que ce jeune dieu couché à plat ventre, qui du bout de sa baguette, agace deux oursons en train de dévorer des débris de ruche. Rien de plus étrange que ce ricanement qui retrousse ses lèvres : une malice d'Enchanteur reluit dans ses yeux riants. On sent que ce gamin fauve est le Génie du monde. Peut-être en se soulevant, découvrirait-il cette poitrine d'azur le firmament se reflète. Les petits ours grognent, se pelotonnent et baillent aux morceaux de miel qui chatouillent leurs museaux froncés, avec des tnouvements d'une vérité surprenante. Pan qui est la Nature incar- née, a inspiré à M. Frémiet un chef-d'œuvre de vie et de naturel. »

M. Frémiet est avant tout un statuaire, un artiste. C'est un maître dans l'art de traduire dans ses reliefs plastiques la pensée humaine, et point un spécialiste. L'animalier en lui souligne une des formes, des curiosités de son esprit ingénieux autant quehardi. L'étude des bêtes semble avoir été pour lui conime un moyen de pénétrer plus avant dans les mystères de la vie. ALiis il a vu quelque chose de plus qu'un moyen d'attirer l'attention, ou de plaire par l'étrangeté de ses aperçus ou la fantaisie de son imagination. Il était arrivé à Barye que les envieux de son temps l'avaient déclaré incapable de modeler la figure humaine. De ce que ce grand animalier avait excellé à décrire la légende du monde animal, on inféra vite que se bornait tout son art. Barye prit mal la plaisanterie, et pour se garer des offenses

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d'en bas. il la qualifia comme il convenait à un artiste de son enver- gure ; « En me reléguant parmi les animaux, dit-il, mes adversaires se sont mis au-dessous des bêtes. »

Averti sans doute par l'exemple de son grand devancier, M. Fré- miet ne donna guère le temps à ses détracteurs de le parquer dans la spécialité d'animalier. L'année même il remportait un si grand succès avec son Ours blessé {iS^q'^^W commençait une intéressante série des tvpes de l'armée française. C'était déclarer, peu d'années après ses débuts, que son ébauchoir trouvait autant d'attraits à fouiller la figure humaine qu'à faire vivre les nuances qui distin- guent les animaux entre eux, et constituent ce que Toussenel appela l'esprit des bêtes. Jamais il ne cessera ses recherches dans le monde animal, mais à dater de cette époque on verra toujours la figure humaine tenir son rang de premier sujet de la Création parmi ses innombrables études de chiens qui ont des j-eux de métemps3'cose, et au milieu des chats qu'il paraît tant aimer pour leur mine silen- cieuse, comme enveloppée de la nostalgie du désert. M. Frémiet est un chercheur avant tout, un inquiet de l'inédit. Il aime l'effort pour lui-même, ce dur effort d'où sort une audace, une innovation, tout au moins une tentative. Rien ne se manifeste autour de lui qu'il n'y arrête ses j'eux attentifs pour étudier comment tourner la chose au profit de l'art, de son art. Le siècle nous vivons, sans être la mon- tagne qui accouche d'une souris, s'est pris néanmoins pour le plus savant des siècles. Il se peut qu'un jour ou l'autre tout ce fracas de matière triomphante qui nous environne avorte dans la trop fameuse idée dy progrès déjà des esprits lumineux n'aperçoivent plus le germe de l'avenir. L'orgueil humain a battu l'estrade pendant de longs jours de misère morale, l'empire de la Science a sup- pléé le règne plus doux de l'Espérance. Il est vrai que Platon jadis démontra aux sophistes que la science n'est que le souvenir endormi dans la mémoire de l'homme, et qu'il se réveille lorsqu'on lui fait un appel. J'ignore si M. Frémiet a pris cette maxime pour devise de sa vie de producteur. Toujours est-il que le jour ce maître dans l'art d'exprimer l'effigie animale va demander à la science de son temps des ressources nouvelles pour son ciseau de statuaire, il puise à pleines mains dans le monde des reconstitutions. Cuvier d'un monde plastique, il rétabh't sur des données qu'on croit précises des figures

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vivantes qui ont pour elles tout au moins l'audace de l'inédit et l'attrait de l'inattendu.

Comme ses grands précurseurs, les tailleurs de pierres dont les chefs-d'œuvre sont appendus aux flancs de nos cathédrales, M. Frémiet s'arrête aux monstres nantis de la célébrité du jour. C'est ainsi que je m'explique ses soins à nous montrer toute l'hor- reur qui est au fond du gorille, du singe anthropomorphe. J'ignore tout à fait quelles peuvent être les pensées de M. Frémiet sur l'œu- vre darwinienne. Et je n'ai jamais eu de conversation sur les mérites ou les méfaits de cette théorie scientifique. Il me plaît de ne pas voir autre chose en ce grand artiste qu'un esprit curieux, scrutateur de de son temps, contemporain comme nous de l'homme-singe, la gloire de la science de nos jours. Selon moi, ce prétendu ancêtre de l'homme est le monstre de notre siècle, la gargouille de la cathédrale laïque de notre science officielle. La conception de Darwin est une épouvantable grimace, une ironie de l'Enfer qui avilit l'homme qu'elle séduit sous prétexte de l'éclairer. Jusqu'à plus ample informé je n'ai pas qualité pour rechercher les intentions de M. Frémiet en traitant cette figure épouvantable sur le pied d'égalité avec les figures plus douces et plus sereines de nos annales historiques, comme Jeanne d'Arc, V Aïeul, le Credo^ Saint Micliel, qui vont à leur tour occuper tout son talent. Cet artiste qui est le grand imagier de notre temps, l'imagier qui aborde tous les sujets avec une égale aisance et une même dextérité de doigts, avait, il me semble, le regard trop aiguisé, trop « sculpteur », pour ne pas apercevoir dans la rumeur de son temps cette gargouille monumentale, l'avenir reconnaîtra le blasphème darwinien. Le Gorille du Salon de 1887 est la gar- gouille de ce maître tailleur de pierres. On a pu s'étonner que ses contemporains aient choisi l'année de cet envoi étrange plutôt que grand, pour lui donner la médaille d'honneur. Il est certain que l'ar- tiste ne l'avait pas envoj'é au Salon sans une certaine inquiétude. C'était la deuxième fois qu'il soumettait à l'appréciation de ses con- temporains cet étrange essai d'art plastique.

En 1859, l'année même il envoyait son Citerai saltimbanque, cette rapsodie de la misère, il y joignait le groupe étrange, drama- tique et terrifiant que nous avons revu perfectionné en 1887, Gorille femelle emportant une négresse. Ce gorille était de l'espèce

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immensément caricaturale, férocement ironique des singes troglo- dytes du Gabon, de ceux qui portent sur leurs épaules d'atlantes le misérable cchafaud du transformisme impie. Pour la première fois que le sculpteur des animaux spirituels envoyait un singe, on était endroit d'espérer autre chose qu'un singe de cauchemar. M. Frémiet, il faut croire, pensait au contraire qu'il fallait parler du singe sérieusement, pour de bon, non pour rire. Il apportait du premier coup le frontis- pice du livre de la science nouvelle. Ce fut une épouvante et une ter- reur pour le jury. L'œuvre ne figura pas au Salon ; on lui fit une place à côté. Non qu'elle fut refusée; elle ne fut pas admise. L'œuvre était de grande valeur, bien que l'artiste aujourd'hui déclare qu'elle était moins selon son goût que la répétition qui lui valut la médaille d'honneur en 1887. Il n'empêche qu'elle pouvait être défendue. Par l'atrocité même de la scène et par l'inspiration elle appartenait au public. C'est ainsi qu'elle fut exposée sans l'être. Elle fut livrée aux suffrages du public, malgré le jury que la hideuse bête au masque prognathe avait épouvanté de son cri rauque venu d'un estomac affamé. Ce gorille étouffant dans ses bras herculéens une négresse frêle et délicate donna très vite aux juges trop pressés l'idée d'une scène de luxure épouvantable. L'artiste avait cependant insisté, pour que nul n'en ignore, sur le caractère anthropophage de ces troglo- dytes du Gabon ; et les apparences étaient sauves, puisque le monstre était femelle.

Le jury repoussant l'œuvre, c'était un grand effort perdu. M. de Nieuwerkerke, esprit délié et en posture d'être hardi, était alors directeur des Beaux-Arts. Il prit l'envoi de M. Frémiet sous sa pro- tection. Il s'en déclara responsable, et ainsi ordonna qu'on le plaçât dans les travées latérales du Salon des Champs-Elysées, derrière ces longues murailles de serge verte qu'il fallait soulever pour voir le terrifiant groupe. Le jury recevait ainsi satisfaction puisque le Gorille de M. Frémiet n'avait point sa place parmi les envois agréés. Et néanmoins il suffisait que le public siît se passer de permission pour l'examiner tout à son aise. Il faut bien dire que le succès fut immense. Théophile Gautier, jeune alors, écrivit que c'était un chef-d'œuvre. Il le voulait bientôt coulé en bronze et placé dans quelque musée zoologique. Ce n'est point dans un musée zoolo- gique que fut porté ce groupe fait d'eflroi et de carnage. Il fut

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détruit, mis en pièces. A l'issue du Salon, malgré le succès, maigre la protection du surintendant des Beaux-Arts de l'Empire, le tro- glodyte du Gabon fut livré aux hasards de la vie de Paris. M. Fré- miet avait donné des instructions pour que son groupe fût trans- porté à un atelier qu'il avait dans un terrain vague qui lui servait de dépôt au Trocadéro, à l'endroit même se trouve aujourd'hui le bassin qu'ornent ses animaux diluviens. Un matin, on ne trouva plus que des débris informes ; des plâtras jonchaient le sol. Des ouvriers, dont la plupart étaient belges, emportés par un sentiment qu'ils n'expliquèrent pas, mais qu'ils exprimèrent, avaient brisé à coups de pioche ce monument hardi de la statuaire moderne. Ce groupe formidable et cruel, issu d'une fantaisie d'artiste audacieux et habile, cette conception nouvelle qui poussait un cri féroce contre l'humanité, avait interloqué ces esprits simplistes, ces hommes de la foule, et d'un revers de main ils avaient fait voler en éclats cette fauve image ils avaient vu sans doute quelque chose comme l'effigie orgueilleuse du siècle debout sur son piédestal de matière glorifiée à l'égal de Dieu. La peur les avait pris, une peur d'enfants devant cette bête à grimace humaine en train d'accomplir un meur- tre. Ils avaient tapé sur ce fantôme lugubre à coups redoublés, comme l'enfant bat l'objet qui l'effraye; il le bat jusqu'cà le casser; car il ne se sent en paix que devant les morceaux brisés du vilain bonhomme qui le fit tant pleurer.

Ici il convient de reconnaître, à la louange de l'artiste, que son gorille n'avait rien de bien noble. M. Frémiet semble bien l'avoir traduit au naturel dans l'horreur de sa face hideuse et vorace. Dans le grand mouvement d'idées à l'envers qui est la frappe de ce siècle matérialiste, le singe est devenu une espèce de personnage sympa- thique et dont la laideur nous intéresse parce qu'on nous a dit qu'elle nous touche de près. La philosophie transformiste a mis du liant dans les rapports de l'homme avec le quadrumane. On s'est comme fait à l'idée que le blasphème darwinien pouvait être la face vraie de la vérité tant cherchée. Et le quadrumane a été soudain intronisé parmi les mortels à deux mains, comme une sorte d'an- cêtre inavoué mais indéniable. Cela devenait une question de sang, presque une affaire de famille. Quelles que soient les opinions de M. Frémiet dessus, il est évident que ses gorilles n'ont rien de

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familial, ni de sympathique. Ils sont conçus dans toute la bestia- lité de leur destinc'e, dans le plein exercice de leurs instincts dégoû- tants. Ce Gorille qui emporte ime négresse est anthropophage. Cette chair humaine il va la dévorer, en alimenter sa férocité; et cet être doué de pa;ole, dont le dernier cri dans les bras du monstre fut un appel au recours, une prière, va disparaître tout à l'heure, englouti dans cette bouche qui est gueule, déchiré par ces dents qui sifflent l'appétit le plus bas et la haine la plus noire. Quoi qu'on en ait, le Gorille de M. Frémiet sort de l'abîme sombre. Il se peut qu'on ait voulu pour nous abaisser, souder cette vie brutale à la destinée de notre conscience. Je n'aperçois rien de ces sacrilèges dans le monstre tel que nous le présente l'imagier qui nous occupe. Ce monstre m'apparaît comme un survivant d'un monde éteint, un revenant de l'abîme s'engloutirent les cycles précédents, et la grimace de sa colère est un dernier écho des fureurs du Chaos.

Un autre jour, M. Frémiet désireux encore de prouver la sou- plesse de son doigté, la sûreté de sa science infinie des musculatures de ces anthropomorphes, enverra au Salon Retiaire et Gorille^ groupe imposant par son énergie et sa verve tumultuaire. Cet artiste ne s'en tiendra pas à ces transcriptions féroces de la vie des gorilles anthropophages. Il se sent attiré plus loin encore par les investigations de la science moderne dans l'archéologie animale. Ses quadrum.Tnes géants sont en tout cas des êtres encore vivants. On en trouve tous les jours des spécimens sur les côtes d'Afrique. Mais voir.! venir, sous son ciseau si ferme et si adroit, la figure incon- nue, recomposée de VHomme de VAge de pierre. M. Frémiet l'exposa au Salon de 1872, en même temps qu'une colossale figure de la Guerre qui déconcerta l'opinion. Si tant il est vrai de dire qu'on est le plus souvent jugé par l'ignorance contemporaine, quand ce n'est pas la jalousie qui prône le jugement, il convient de rappe- ler que cette figure préhistorique reçut un assez mauvais accueil. L'esprit juste-milieu se fâcha presque de ne pas comprendre, essaya de s'en tirer par une pirouette. Légèrement décontenancé par cette oeuvre sérieuse et terrifiante, pour se réconforter on essaya de rire. On liait jaune, car chacun troublé malgré tout parle murmure dar- winien se demandait si d'aventure M. Frémiet ne disait pas la vérité. Le rire ne pouvait pas donner le dernier mot de cette œuvre

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vigoureuse, écrite de conscience avec la volonté d'avoir raison. En 1875, cet homme préhistorique selon la thèse du siècle, reparut en bronze, d'où il gagna le Muséum d'histoire naturelle il est chez lui désormais, sous son toit.

M. Emile Bergerat qui n'était pas encore Caliban mais qui était déjà un brave homme, écrivait dans le Journal officiel (i) cette cri- tique où les darwinistes ne trouvaient pas leur compte : « Cet homme encore voisin de son origine, est d'une beauté étrange, presque simiesque, et l'attitude dansante que lui a prêtée l'auteur accentue le caractère sauvage de ses formes. Il ne nous appartient pas de décider ici de la portée physiologique de cette étude qui doit ravir d'aise les darwinistes ; mais nous pouvons du moins établir que le travail de sculpture en est fort remarquable, et que M. Fré- miet ne s'est jamais montré meilleur animalier que dans la repré- sentation de cet animal humain qui date de notre peu tlatteuse bifur- cation. » De fait, si les prétentions de la science moderne doivent être acceptées comme des définitions, jamais on ne trouvera une image plus conforme que cette figure d'homme primitif au catéchisme de la nouvelle vérité. Pour mieux prouver qu'il n'a rien inventé, l'ar- tiste a pris soin d'inscrire sur le socle que les armes et le crâne ont été copiés sur des fragments retrouvés dans les couches géolo- giques de notre globe terrestre.

L'homme fossile de M. Frémiet, qui danse devant nous, donne l'impression d'un être grossier, obtus, presque muet, ne possédant pour tout verbe qu'un sourd grognement au fond de sa gorge. Sa lèvre qui ricane n'est pas encore dessinée pour le rire. C'est un appé- tit, un élan de bestialité épaisse qui brille dans le coin de sa bouche ouverte pour accompagner d'une mélopée sans mélodie sa gigue imbécile. Sa voix n'est pas apte encore aux arabesques du chant. Et aucune pensée humaine ne se forme dans la masse lourde de ces muscles qui se trémoussent. Tout son être est physique; aucune vie intérieure ne luit au fond de ce regard, vague comme ceux qui errent sur les murailles des maisons de santé. Son haleine est comme une oppression, une dyspnée s'étouff"ent la faim, la soif, et toutes les forces animales de l'être avant la grâce, avant la conscience.

(i) i3 juillet 1875.

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Cet amas de chairs, d'une résistance solide et mate, danse avec vigueur et comme au bastringue, une danse lourde, pesante, la plus basse de toutes les danses, celle qui se réduit chez les êtres primitifs à une grossière imitation des mouvements et des allures du gibier habituel, la danse de la chasse (i). Ce danseur de M. Frémiet est le chasseur à l'état de nature. Son excuse est qu'il est ainsi par néces- sité. La chasse n'est pas son passe-temps ; pour lui c'est un besoin, le besoin de vivre, le plus implacable de tous. Ce Persée de l'âge de pierre, qui fera son repas tout à l'heure du cadavre de Méduse dont il tient la tête d'un geste de bourreau, exécute devant nous la gigue de l'estomac. Sa joie est parfaite. Il avait faim. Voici de quoi apaiser son appétit d'individu qui ne possède encore que des appétits. C'est un butor, dont la vie aboutit dans la satisfaction de sa voracité. Plus tard, il aura des prétentions à l'élégance. Ce besoin il est réduit en ce moment de tuer pour vivre, deviendra un jour sous le nom de sport un divertissement distingué. Ce gentleman de l'âge de pierre est encore sans vêtements, aussi déshabillé dans sa personne phy- siques que dévêtu dans sa personne morale. Son corps vide d'âme est un désert dans une forêt vierge. C'est le corps de l'homme des bois, locataire maudit des broussailles et des fourrés. Sa victoire est celle d'un fauve à face humaine sur un fauve plantigrade. Ce chef sanglant d'ours vaincu est le butin de cette guerre. Mieux que cela c'est une dépouille opime. L'affaire s'est passée entre des adver- saires de haut rang. Il y a fête dans le ventre de ce vainqueur qui va enfin manger à sa faim. L'énigme de son rire bestial s'arrête à l'en- droit précis commence la crampe d'estomac. Plus tard, lorsque ce chasseur brutal sera entouré de chiens, de valets, de chevaux et de flatteurs, on le trouvera odieu.x, pour tremper ainsi ses mains dans le sang des bêtes sans autre besoin que celui de se divertir. Aujourd'hui pauvre chasseur sauvage, on le plaint de ne point connaître de vie meilleure que celle du chasseur affamé qui tue pour manger, et n'a pas d'autre distraction. Lui aussi est une lugubre épave du Chaos. M. Frémiet l'a trouvé dans le monde hypothétique d'avant l'histoire non loin du quadrumane son contemporain éternel, comme ces Kamtschadales dont la danse est la copie des mouvements de l'ours,

(ij Voir : t.etourncau, Sociologie.

E. FREMI ET ^7

sa gaîté est informe, sans rythme et sans mélope'e, comme la voix d'un Bogutudos de l'Amérique du Sud, ces JTommes qui vivent de nos jours, mais semblent dater d'avant l'humanité, avant l'esprit et la conscience, pauvres êtres dont l'ethgie humaine est comme la survie du néant dorment les durs châtiments de l'au-delà.

Il y a encore un homme à signaler dans M. Frémiet, c'est celui qui transporta ses facultés d'investigation, du domaine des sciences natu- relles dans celui des sciences historiques. Tout le pittoresque de la nature est à sa portée. Il y touche avec une égale assurance, et tra- duit les reliefs de son enquête d'une main également souple et rapide. L'historien que nous voyons en M. Frémiet n'est pas un des moins grands côtés de son esprit à rayonnement. Ceux qui avaient accou- tumé, pour des raisons à eux, de ne voir en M. Frémiet qu'un ani- malier aimable, furent sans doute fort étonnés quand ils le virent paraître un jour avec les airs et les droits d'un maître sur les marches du temple de l'histoire. Et il s'y montre un peu comme un roi qui paraît au balcon, dans des proportions qui ne laissaient aucun doute sur l'étendue de ses efforts et de son savoir. Il entra dans l'histoire par la porte magique de l'évocation. II raconta ce qu'on ne savait plus. Son récit, qui reconstituait un passé énorme, prenait du coup l'ampleur de la légende. Légende réelle qui était la vie armée, héroïque du moyen âge aux pieds de fer, que le statuaire a tracée en auréole autour de l'image sacrée de Jeanne d'Arc.

M. Frémiet, entré dans la vie comme un curieux des anecdotes zoologiques qui soulignent l'esprit des bêtes, s'installe dans la recons- titution historique comme un savant à qui rien n'a échappé. Cette précision qui rendait si amusantes et si vivantes ses figures animales va lui être d'un secours inoui. Son œil soudain s'accommode aux caractères de l'archéologie historique, avec la netteté qui est sa mar- que naturelle. Son attentive perspicacité a retrouvé les documents sur cet âge oublié de la féodalité guerrière. Il en exprime le pitto- resque par l'exactitude , non pour nous le montrer tel qu'on le sup- pose, mais tel qu'il fut en réalité. Les armes, les gantelets, les solerets, les cuissards, les llancards, les écus concaves, les bassinets, sont autant

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de pièces de fer dont il a pénétré le jeu et Taspect jusqu'à nous en donner l'illusion. L'art avant lui vivait beaucoup d'hypothèses lors- qu'il avait à reproduire ce passé de la France quelque peu englouti sous les alluvions de la Renaissance. M. Frémiet ira plus loin encore que de mettre dans ses doigts de statuaire la forme précise et spéciale des quatorzième et quinzième siècles de notre vie française. Il soulè- vera la visière abaissée des armures, et sous le blindage il nous mon- trera l'homme d'alors, un homme réfléchi et décidé, au profil bien écrit dans les lignes de la fermeté et du vouloir, le profil de l'homme d'action. Cet homme à qui l'artiste donnera un nom de figure histo- rique, figure dont nous ne savons plus guère que ce nom, sera néan- moins quelque chose comme un portrait, tant le statuaire aura su graver sur un masque supposé, l'expression de l'époque et le signe visible de cette âme envolée. Un tel portrait ne saurait être regardé comme une reproduction, plus ou moins ressemblante. On devra y chercher pour le comprendre tout le contenu de l'évocation. Telle la figure de Louis d'Orléans de Pierrefonds, dont la mine est d'un cava- lier élégant et aimé. Tel le visage de la Jeanne d'Arc de la rue de Rivoli, attentive et reposée dans la certitude du concours céleste, soucieuse du souci des autres qui ne sont point comme elle lumineux de la lueur intérieure. S'il est vrai que le nom de chrétien soit le signe de tout un état d'âme collectif, on doit dire de ces images du moyen âge sorties du ciseau de M. Frémiet, qu'elles sont bien des figures chrétiennes. Leur harnais comme leur regard peignent au naturel un système de vie commune qui n'est point celui des fils de Mahomet. On sent bien à les voir qu'elles sont de ce côté-ci des Croi- sades. Les soldats de Mahomet avaient d'autres figures, sur des che- vaux tout autres. L'art de M. Frémiet ne permet pas qu'on se mé- prenne sur l'espèce d'hommes qu'il reproduit.

Comment M. Frémiet passa-t-il de la fable à l'histoire, ou plutôt comment ajouta-t-il un admirable bagage d'historien à sa renommée déjà brillante d'animalier accompli ? La genèse de cette évolution qui est comme un agrandissement de l'esprit, est simple.

Très ami de AL Penguilly l'Haridon, conservateur du musée d'artil- lerie, le voilà un beau jour entreprenant une excursion dans ce monde des armures. Cet artiste réfléchi et très chercheur voit se lever de- vant SCS yeux des inquiétudes nouvelles et le désir de recherches

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pleines de promesses. Il a mis les pieds sur un continent nouveau et va l'explorer en savant, en artiste, en grand artiste. Ses doigts d'habile virtuose vont polir à ravir ces cuirasses d'acier. L'artiste s'est épris soudain de ces siècles blindés, pour leur grand air et la fierté de leur raideur articulée. L'armure l'attire soudain par l'inipeccabilité de son tissu sonore. Déjà on l'a vu avec son Cavalier gaulois si pimpant et si fier, et son Cavalier romain, si rude, du musée de Saint-Germain, exprimer en termes clairs tout le drame de l'épopée gallo-romaine, la Gaule confiante et noble succomba sous l'astuce des mercenaires de César. Jamais la préoccupation du sens intime de ses personnages ne l'abandonne. Ce maître imagier possède une langue à soi pour exprimer l'âme humaine. Il aura beau varier sa forme à l'infini sui- vant le style du sujet ou de l'être, sa pensée personnelle de faire valoir en relief le moule intérieur de la pensée est toujours là.

A-t-il à décrire, comme on l'a vu dans des figurines aujourd'hui détruites, l'esprit de l'armée française du second Empire, il emploie tousses soins à le traduire par ce qu'il a de plus caractéristique et de plus exact, l'esprit de corps. L'esprit de corps est quelque chose comme l'esprit de famille. Il grandit toujours un peu en raison de ce que diminue l'admiration pour le voisin. Il est fait d'émulation et de sentiment de soi, deux formes de l'ambition sans lesquelles il n'y a guère de bonne armée. Le prestige de l'uniforme est pour beaucoup dans la solidité de l'esprit de corps. L'uniforme distingue celui qui en est revêtu. L'homme qu'on distingue est très près de se voir plus haut que son voisin. Le soldat couvert d'habits plus brillants qu'un troupier d'un corps plus simple se considère dans la rue ou au combat au-dessus des autres. Il se passe en lui quelque chose comme cette émo- tion altière qui exagère chez le cavalier le sentiment de sa supériorité sur le fantassin. Quand M. Frémiet résolut sous l'Empire de com- mencer une série de statuettes habillées de drap pareil à celui des uni- formes, il ne laissa point échapper ces nuances spontanées qui diffé- rencient {^Gendarme sévère, inflexible et digne, de V Artilleur sérieux et massif. Le Carabinier majestueux et long gardait sa place auprès du G«ùYe coquetj mondain, finement botté, chargé du service de Sa Majesté l'Impératrice. Venait le Voltigeur^ leste et gouailleur, meilleur gymnaste encore que le Chasseur à pied si alerte et si

vivant.

i8q3 l'artiste— nouvelle période : t. V 4

5o L'ARTISTE

Sous le pelage changeant de l'uniforme, l'artiste aimait à retrouver cette variété d'état d'âme qui est le fond du pittoresque humain. Nous retrouverons toutes ces précautions d'un esprit attentif dans les études que M. Frémiet signera sur le moyen âge. Il serrera de près la nature des métaux dont il traduira la trempe et le brillant. Le grain du fer prendra, sous son pouce de maître modeleur, l'aspect qu'il trouve entre l'enclume et le marteau. Mais l'attrait de la plastique, le charme d'exprimer le fer de la cuirasse et d'en faire chanter sous l'œil le du- vet sonore, ne fera pas dévier un instant cet esprit toujours attentif à trouver l'art sous le relief de la matière. Celle-ci est rendue sous le doigt selon qu'elle est chair, bois ou fer. Mais sous la vision métal- lique de cet âge d'airain, l'artiste excelle toujours à laisser trans- paraître la sérénité des âmes chevaleresques de ces âges de foi puissante.

Voyez ce Chevalier errant^ Saint Michel, Jeanne d'Arc. Louis d'Orléans. Toute une vie spéciale alimente ces carapaces de métal. Nous entrons avec ces statues dans le souvenir de tout ce qu'elles signifient. Ce Saint Michel est une figure hiératique, dont le bras levé dans un geste qui sera éternellement celui de la victoire par les armes, attend les prières des milliers de pèlerins qui l'invoquaient à genoux, pour le salut de la France guerrière. Lui, comme toutes ces figures cuirassées, signées de M. Frémiet, porte sur soi l'écho reten- tissant des coups d'estoc et de taille qui frappaient ces corps blindes d'alors. Ces cuirasses sont mieux que des enveloppes. Elles sont elles- mêmes comme vivantes, animées. Elles sont faites en quelque sorte de la chair de l'homme qui pense au dedans pour elles, et dirige leurs coups. Battez cette enclume, frappez-la, pourvu que ce soit avec une épée ou une masse d'armes, une voix se fera entendre sous cette visière abaissée, et jettera le cri de ses armes.

La victoire alors était le marteau batteur d'hommes, les gens de guerre retentissaient, sonores comme des enclumes.

(.1 suivre) JACQUES DE BIEZ.

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SAINT MICHEL

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LE MOIS DRAMATIQUE

Théâtre Français : Un Père prodigue, comédie en 5 actes, en prose, de M. Alexandre Dumas tils. Gymnase : Cliarles Dcmailly, pièce en 4 actes et 5 tableaux, de MM. E. et J. de Concourt, Paul Alexis et O. Méténier. Théâtre Libre : Le Ménage Brcsile, pièce en i acte, en prose, de M. Romain Coolus; A bas le progrès! bouffonnerie- satirique en I acte, en prose, de M. E. de Concourt -.Mademoiselle Julie, tragédie en prose, de M. Auguste Strindberg.

i; Père prodigue, reprcsentc pour la première fois au Gymnase le 3onovem- bre 1 85g, rejoué au Vaudeville en 1880, a été repris l'autre soir par la Comédie- Française, à la satisfaction générale. Le succès a été considérable. M. Ale- xandre Dumas fils a tous les dons. Une netteté de plan qui ne recule devant rien, qui, pendant 5 actes, ne faillit jamais, une clarté d'intrigue, une pré- cision de mots, une simplicité de moyens scéniques, une phraséologie sobre mais large aussi, enveloppée, enveloppante, qui caresse l'oreille comme l'esprit, entre en vous, s'impose; enfin, un art admirable d'arranger un sujet, de le faire courir à travers le temps, les circonstances, le milieu. Ce qui lui manquerait, à notre modeste avis, ce serait un peu de cette bonhomie, de cette humanité qui

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rend un sujet plus qu'intéressant, vivant. Ses personnages, d'une conven- tion affecte'e, d'une sécheresse voulue, sont d'un monde que nous ne connaissons pas et que nous ne connaîtrons jamais, car il n'existe que dans l'esprit de l'auteur. 11 n'y a pas, dans les pièces de M. Dumas fils, ce je ne sais quoi qui vous remue profondément, qui vous bouleverse. Ah! ce n'est pas de sa part impuissance ! Personne, au contraire, n'égale en puis- sance ce maître que nous admirons tous. C'est, chez lui. un parti-pris. Une seule fois il s'en est dégagé d'une façon superbe. « Je me suis trompé », dirait-il? « Vous vous êtes surpassé », lui répondrions-nous. Nous faisons ici allusion à la Femme de Claude. Ceci dit, son Père prodigue est la meilleure, la plus parfaite de toutes ses oeuvres. C'est son chef-d'œuvre; un chef-d'œuvre travaillé, soigné comme un bibelot précieux qui rappelle des souvenirs de famille. D'un bout à l'autre de la pièce, la donnée se déroule, nette, claire, sans scènes inutiles, avec une logique superbe de mathématicien en résolution de problème. Quelquefois même cette logique implacable, dont nous avons appris à nous passer dans le théâtre nouveau que nous croyons avoir créé, nous ennuie, nous irrite, tant ce qu'elle entraîne nous surprend peu, tant elle fait de nous, malgré nous, ce qu'elle veut, tant elle nous conduit elle veut.

Nous ne raconterons pas la pièce. Elle a été vue ou du moins lue par tous. A ceux qui n'en connaîtraient pas le premier mot, nous dirons : tant pis, et nous passerons, histoire de leur faire honte.

Les deux premiers actes du Père prodigue nous ont paru ternes, gris, légèrement monotones. Mais nous sommes persuadé que cela tenait au jeu des acteurs qui ont beaucoup trop ralenti le mouvement. Les trois derniers, par contre, ont été enlevés avec un brio, une verve distinguée et de bon ton qu'on ne peut trouver qu'à la Comédie-Française. C'est un théâtre qui sent sa race. L'interprétation est de tous points parfaite. Nous voudrions même trouver une expression plus forte pour exprimer notre admiration. Quel soin! quel ensemble ! quelle maestria!

M. Febvre a été le roi de la soirée. Il est bien, de la tête aux pieds, le comte de la Rivonnière, ce viveur sympathique, charmant, charmeur, grand enfant, aussi prodigue de sa vie que de son argent, et chez lequel toujours l'esprit fut la dupe du cœur. Et comme il trouve une émotion véritable et des larmes, de vraies bonnes larmes de père, quand il se préci- pite dans les bras de son fils avant d'aller se battre! Et comme il est fier, digne, gentilhomme, quand il dit à ce même fils : « Comment ! tu t'aper- çois un beau matin que ton père fait trop de dépenses, et tu écris au notaire : Suspendez la pension! Et ainsi, armé delà sorte, tu viens m'im- poser tes conditions! Mais ce sont des mœurs de laquais, çà. Va-t-en, va-t-en ! »

Cette scène surtout a été superbement jouée par M. Febvre et M. Lebargy que nous trouvons un peu trop sec dans les autres parties de

LE MOIS DRAMATIQUE 53

son long rôle. Mais disons bien vite qu'il a beaucoup de talent et que sa création d'André de la Rivonnière est excellente.

M. Coquelin cadet grimace à souliaits dans le personnage du parasite Tournas. La note caricaturale n'est pas exagére'e : elle est sur la limite du grotesque et du vrai; elle est amusante. M. Coquelin cadet a surtout une façon d'aider son ami André de la Rivonnière (celui-ci vient de lui prêter 5 louis) à mettre son pardessus, qui est une trouvaille. M. Coquelin cadet, dans les rôles épisodiques, est plein de ces trouvailles-là. Les autres hommes, MM. Truffier, Prudhon, Berr, etc., méritent tous nos éloges.

Passons aux femmes. Citons d'abord M"° Marsy. Il est impossible de ne pas avoir été frappé, jusqu'à l'extase, de sa beauté, de son élégance, de sa manière très juste, très approfondie de comprendre la cocotte intrigante et rouée qui a nom Madame de la Borde. Elle abuse, selon nous, d'un accessoire qui n'ajoute rien à l'allure du personnage : c'est le jeu continuel du pince-nez. Elle en joue à chaque instant, à chaque mot, à chaque mouvement, croyant se donner (ce qui est une erreur) un air plus bour- geois, plus posé, plus institutrice.

M"" Reichemberg est une jeune mariée comme nous en souhaitons à tous les hommes, douce, tendre, pleine d'une volupté naïve quand elle se blottit dans les bras de son cher petit époux. Elle est mignonne à croquer en son négligé blanc de nouvelle petite femme qui tout à l'heure encore n'était qu'une enfant. M'"^ Pierson, dans un rôle très ingrat, très difficile, a obtenu un grand succès par la sobriété, le sérieux tranquille et bon dont elle a dit sa grande tirade du troisième acte, qui ne compte pas moins de 54 lignes. Un petit reproche à faire en général à tous les interprètes : ils ont parlé trop bas. Les mots n'arrivaient pas tous à nos oreilles, et bien des détails, des inflexions ont eu le mauvais sort de ne pas franchir la rampe.

Au Gymnase, Charles Demailly, pièce en 4 actes, de MM. Paul Alexis et Oscar Méténier (tirée du roman de MM. E. et J. de Concourt) n'a pas obtenu le succès auquel les auteurs s'attendaient et, somme toute, étaient en droit de s'attendre, car, n'en déplaise à certains critiques d'une sévé- rité excessive, la pièce était intéressante et valait la peine d'être discutée. On a beaucoup parlé, beaucoup écrit sur le livre des Concourt, sur les Concourt eux-mêmes, sur les adaptateurs. Tout recommencement serait donc inutile. Parlons du drame, car c'en est un, et des plus poignants, des plus terribles.

Charles Demailly, écrivain de talent, collaborateur à intervalles irrégu- liers du Scandale, journal quotidien très répandu dans la capitale, s'est amouraché d'une petite femme de théâtre appelée Marthe Mance. Il y avait dans cet amour un tas de petites raisons, de causes incidentes qui ne se sont précisées pour lui qu'après le mariage, trop tard malheureusement.

54 L'ARTISTE

D'abord l'air candide, simple, raisonnable de Marthe, ses intonations douces et amusantes de comédienne, de cabotine plutôt, sa distinction de demoiselle qui joue à la fille honnête, qui se prive d'amants pour trouver un mari, le charmèrent. Puis son intelligence et son talent d'artiste applau- die et fêtée tous les soirs sur une des premières scènes de Paris (elle faisait partie delà troupe du Gymnase) achevèrent bien vite de le conquérir.

Et Charles Demailly épousa Marthe Mance.

Le mari d'une cabotine ! L'enfer! surtout pour lui, un délicat, un cher- cheur de petites bêtes, un difficile, dont le corps était peu solide et chez qui les nerfs prenaient facilement le dessus.

Au bout de quelques mois, il sait à quoi s'en tenir sur la valeur de sa femme. Elle ne sait rien, n'est rien, qu'une jolie poupée; de la vie, elle ne connaît que ce que les auteurs joués à son théâtre lui ont mis sur les lèvres. Chose plus grave, elle n'a pas de cœur. Les illusions de Charles s'envolent, emportant son talent, son repos, sa santé. Son rêve se crève au bruit des sottises de sa femme, de ses querelles stupides et niaises, de ses scènes à propos de tout et de rien, de son manque de tact, d'éducation, d'affection. Leur vie devient intenable. Un jour, dans un moment de colère, rageusement elle remet à Nachette, un rédacteur du Scandale, un ami de Charles, un ami d'elle, qui voudrait devenir son amant, un paquet de lettres pour les publier dans le journal. Elle veut se venger ainsi de son mari et elle veut se venger terriblement, atrocement, car ces lettres sont celles que lui écrivait Demailly pendant leurs fiançailles et dans lesquelles il bêche ses copains, ses collègues, ses amis, des amis importants, bien cotés, bien placés, dans lesquelles il lâche des vérités mordantes, flagel- lantes, qu'on ne lui pardonnera jamais.

Ce qui se passe, vous le devinez. Nachette, qui déteste Charles, s'empare des lettres, s'empresse de les faire insérer dans le premier numéro du Scandale. Demailly apprend la chose, court au bureau de rédaction, affolé, furieux, voulant tuer ; il y voit sa femme qui est venue, poussée par le remords, pour redemander les lettres à Nachette; il devine tout, se préci- pite sur elle, la saisit brusquement dans ses bras pour la jeter par la fenê- tre, puis, n'ayant pas le courage de le faire, la laisse retomber et s'enfuir. Quelques jours après, Demailly tombe dans un état de prostration inquié- tante, le délire le prend; on est obligé de l'enfermer dans une maison de santé. Un traitement énergique semble le rétablir. Puis, un jour, comme la guérison paraît proche, on le laisse reprendre sa liberté, sa vie. Un soir d'été, pour se distraire, il entre dans un des cafés-concerts des Champs- Elysées. Brusquement surgit devant lui cette horrible vision : sa femme en maillot rose, décolletée du haut jusqu'en bas, montrant en pleine scène, en pleine lumière, sa chair fatiguée, fanée, chantant d'ignobles grivoiseries, levant la jambe. . . Et tandis que la foule applaudit, rit, se pâme, il tombe foudroyé, la face contre terre.

LE MOIS DRAMATIQUE 55

M. Duflos est remarquable dans le rôle de Demailly. M'" Sizos a fait ce qu'elle a pu de Marthe Mance, un personnage désagréable, antipathique, inexplicable. Tout le reste de l'interprétation (MM. Nertann, Colombey, Numès, Burguet, MM"" Demarsy, Damaury) a été très convenable.

Nous devrions également rendre compte ici de Tout pour V honneur^ un drame de M. Hugues Le Roux. Mais la pièce vient, au bout de sept repré- sentations, de disparaître de l'affiche. On comprend ce que cela veut dire. Il est donc inutile de parler d'une œuvre qui a complètement échoué Tout pour l'honneur est l'erreur d'un homme de talent qui prendra, nous en sommes persuadé, vite et bien sa revanche. Mais vraiment M. Koning n'a pas de chance : après Charles Demailly qui n'a eu qu'un maigre succès, Tout pour l'honneur qui n'en a pas du tout! Aussi le Gymnase pris à court a-t-il été obligé de reprendre Musotte en attendant des jours meilleurs.

Le Théâtre-Libre nous a donné, ce mois-ci, un spectacle des plus variés et des plus corsés. En lever de rideau, un paradoxe très drôle sur le cocuage, Le Ménage Brésile. Ce ménage-là n'est pas précisément celui que nous nous souhaitons, ni celui que les mamans et papas rêvent pour leurs enfants. Madame est une affreuse gourgandine qui passe ses nuits dehors et qui rentre au matin dans l'état que vous supposez. Son mari, parfait de correction en cela, flegmatique, laisse faire, sans rien dire. Il a depuis longtemps fermé les yeux sur ces peccadilles; ce ne sont que des pecca- dilles pour lui. Ne croyez pourtant pas qu'il soit de la race des maris lâches, imbéciles ou complaisants. Non, c'est un homme qui a là-dessus des théories très originales, très personnelles : il n'a jamais compris que, pour ce si peu de chose appelé adultère, il y eût des scènes, des drames, des crimes. Il comprend la famille et la vie à sa façon. Il n'a pas à ce sujet les idées fausses, arriérées des bourgeois de notre temps. Sa morale est large. Il excuse les fautes... A chacun ses passions. Sa femme a des amants, lui a le cercle il perd tout ce qu'il veut (ce que les proverbes sont menteurs!) Pour toute vengeance, pour toutes compensations aux petits ennuis que comporte sa situation de cocu impassible, il « tape » de temps en temps sa belle-maman de quelques louis pour se refaire au jeu. Et voilà tout.

Le ménage Brésile est une pièce amusante, non par l'intrigue qui fait totalement défaut, mais par le style, un style coloré, imagé, très verveux. Peut-être pourrait-on reprocher à l'auteur une certaine prétention d'écri- ture qui nuit par instants à la gaîté et à la clarté de la scène; mais les qualités dramatiques de l'œuvre étant de beaucoup supérieures aux défauts, nous ne nous arrêterons pas à ces derniers.

A bas le progrès venait ensuite. Certains bruits nous avaient fait croire aune satire très forte, très violente, mordante à enlever le morceau. Hélas! le petit acte de M. E. de Concourt n'est qu'une blague d'atelier. Pourtant

5C L'ARTISTE

la donnée de la piécette était originale. Un voleur, tout ce qu'il y a de mieux en fait de voleur, un licencié ès-lettres qui aurait mal tourné, par exemple, et qu'il ne faudrait pas confondre avec un de ces vulgaires cam- brioleurs que la police arrête. . . pardon, n'arrête pas tous les jours, est en train, au moment oîi se lève le rideau, de faire une rafle soignée dans un atelier de peintre. Soudain, la fille du logis, entendant du bruit, arrive. . . Notre homme, dérangé, bondit sur elle, prêt à l'étrangler pour l'empê- cher de crier, mais devant l'air effrayé de la jeune fille, devant ses jolis yeux bleus tout remplis de peur, il s'arrête, laisse retomber ses bras, attend. .

Celle-ci, le premier moment de terreur passé, se calme, voit que ce voleur n'est pas un être ordinaire, elle devine en lui quclqiCun. un mon- sieur qui a du monde, de l'éducation, de la délicatesse (il aurait pu la tuer). Enfin, au bout de quelques minutes, les voilà bons amis, faisant causette. Mais le peintre, lui aussi, a entendu du bruit : il arrive, le revolver au poing; la jeune fille le lui fait doucement déposer sur une table, explique les choses, présente son nouvel ami.

. Tout comme sa fille, le père est séduit par l'originalité, la bonne grâce, l'humour du voleur; il lui offre un siège et le voilà discutant, avec cet hôte inattendu, des êtres et des choses de son temps. « Ah ! mon cher monsieur, dit le peintre, le progrès, c'est çà qui nous tue, qui a tout tué, l'art, les artistes, les idées, les esprits... Ah! qu'on nous ramène donc en arrière! qu'au lieu du neuf on nous redonne du vieux! » Le voleur est de cet avis; il fait chorus, et tous deux se mettent à éreinter le gouvernement, les ins- titutions, les mœurs, la vie moderne et ce qu'elle entraîne avec elle de changements, de nouveautés, de révolutions; et comme refrain, chaque tirade se termine par ces mots : « A bas le progrès ! »

Vojlàl'acte de M. E. de Concourt. Ce n'est que cela. Rien que cela. 11 y a des mots, de l'esprit. C'a été écouté avec une respectueuse attention. La pièce a été très bien jouée par Antoine, un très correct gentleman-filou. M"'= Valdey a une figure très riante, très vivante. Elle n'a malheureuse- ment que fort peu de choses à dire et son rôle n'est pas bon.

Arrivons maintenant à la pièce de Strindberg, Mademoiselle Julie; ce drame noir, dont le succès avait été immense en Suède, est venu échouer piteusement chez nous, sur la scène du Théâtre-Libre, au milieu des rires et des sifflets de l'assistance. Nous regrettons, quant à nous, cette intem- pestive gaîté et cette sévérité outrée, extraordinaire. La pièce de M. Strind- berg est étrange, âpre, déconcertante, mais très intéressante.

La première partie de cette tragédie en prose (l'auteur la désigne ainsi) est même supérieurement menée, enlevée. Les caractères sont tracés de main de maître. Puis, tout à coup, voilà que, sans que nous nous en puis- sions douter, les mots, les idées dansent une sarabande infernale. C'est un gâchis incompréhensible, pire que cela, ridicule. A part cela, il y a dans

LE MOIS DRAMATIQUE

-7

cet acte un talent original, personnel, qui surprend, qui fait dire : L'homme qui a écrit cela n'est pas le premier venu, loin de là.

L'histoire de la pièce est simple. Une jeune fille hystérique, nympho- mane, devient la maîtresse de son domestique. Puis, craignant les consé- quences de leur faute, les deux amants se coupent la gorge sous l'empire d'une terreur folle, suggestionnante. L'interprétation est mauvaise. Mais nous ne croyons pas qu'elle eût pu être meilleure sur un autre théâtre, avec d'autres acteurs. C'était de l'impossible à mettre en scène, et malgré la bonne volonté de M. Gremicr, malgré le talent de M"' Nau, l'œuvre de M. Strindberg a obtenu le peu de succès que vous savez.

ANDRÉ DE LORDE.

LE MOIS MUSICAL

LETTRE DE QUEEN MAB

Mon cher Directeur,

La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre...

« L'hiver, saison de l'art serein, de l'art lucide », ajouterait Stéphane Mallarmé avec l'ivresse d'un scalde sur la pente rêvée d'une blanche Acropole.

Par la silencieuse neige, sous le déluge blanc qui, silencieusement, s'es- pace, où suls-je ? à Paris ou à Wetzlar ?... Au fait, je perçois des habits noirs qui me désillusionnent...

Or donc, à chaque ^re;«/ère, je vais cheminant légère et discrète sur les crânes plus ou moins vastes de nos bons juges musicaux en mal d'articles, les épanouis et les grincheux, M. X..., contredisant déjà M. Z..., les uns chantant la conviction, les autres criant à l'artifice (et cela en présence d'un même ouvrage !) Et Voltaire a conclu : « Mon Dieu ! préservez-moi de mes amis ! » mot soi-disant cruel ; mais, à Paris, les amis du talent sont légion : ennemis de la veille, courtisans de la gloire et vassaux de la mode, Panurges du succès et wagnériens de salon, palinodistes, puffistes, reporters, intervieweurs, échotiers, philistins et snobs, tous comédiens ambulants de l'admiration, qui quêtent un demi-sourire et une bonne loge. C'est la chaleur factice des uns qui provoque les froids parti-pris des autres. Les prudents réservent leurs bravos à l'homme arrivé; les envieux ne voient partout que ficelles, sans avoir l'esprit d'en élire une

LE MOIS MUSICAL 5y

pour s'y pendre. La comédie de la critique : se'rie d'affiches versicolores... Et combien vous devez rire, jolie Muse moderne qui habitez sous le front de l'artiste, ô bienveillante ironique, quelle doit être votre pitié joyeuse pour nos mélomanes qui détaillent seulement vos toilettes !... L'ami véri- table, — et moins rare qu'on ne suppose, c'est l'ami inconnu qui aime assez l'auteur pour étudier d'abord son œuvre, qui n'a point la hâtive opi- nion de ses journaux, vu qu'il n'en lit aucun d'avance, et qui pourrait dire, dans l'espèce :

Pour juger Werther, il faut le sentir ; pour le sentir, c'est peu d'être critique, il faut être amoureux. Amoureux ou poète: ce qui est tout un. Werther lui-même n'est-il pas un divin poète, et qui ne fait point de vers ?...

Le poète mort jeune à qui l'homme survit

dans la réalité glaciale l'on diffère de mourir. De nos jours affairés, pressés, moralises, les Souffrances du jeune Werther nous semblent une déclamation paradoxale : nous sommes si corrects ! Ce fils égaré de Jean- Jacques ne nous est plus qu'une tragique énigme. Et cependant, cependant, âmes rassises en qui le souvenir des vingt ans sommeille, même encore à présent rouvrez le petit livre du grand Goethe, relisez les rêveuses lettres d'une âme malade : une première lettre vous ennuiera, une seconde vous aiguillonnera, à la troisième, « vous frémirez »... puis la gorge s'angoisse, les paupières battent, et peu à peu, un revenant, un fantôme, une ombre vient vers le soir se pencher tristement sur votre épaule... O les vieilles journées de la vieille Europe! ô le souffle aboli des anciens jours! ô, parmi les pimpants costumes et les monumentales demeures, ce premier frisson de bleu clair de lune qui effleure amicalement la poudre frivole des jeunes chevelures ! Les paysanneries vieillottes de Moreau l'aîné ou de l'abbé Delille s'emplissent d'un murmure ; l'urne funéraire s'élève sous la char- mille humide. Là-bas, très loin, sous les tilleuls, rêve l'homme sensible ; et la spirituelle fantaisie voltairienne de Wieland-Mozart (i) s'illumine d'une amoureuse flamme. Des pages de roman vibrent en la douloureuse volupté de la lumière. De la vieille auberge ou de la grand'route monte le tressaillement sacré de la vie : être poète, c'est sentir les vérités subtiles ; et voici déjà la poésie vécue, la délicieuse amertume, le simple drame intense des rencontres, des voyages, des séparations, des longs départs : la diligence monotone emporte des souvenirs et des joies. Le soir a parlé, le cœur écoute, la mélancolie dialogue avec ton mystère, ô Nature ! Déjà romantique dans un milieu sentimental, c'est Vdtne moderne qui est née. Et cette âme s'appelle Werther.

« Levez-vous vite, orages désirés I... » Au printemps, chez le bailli, à

(i) La Flûte enchantée, d'après un conte de Wieland. l'auteur d'Ohéron.

6o L'ARTISTE

l'heure du goûter des enfants, Werther rencontre Charlotte : il l'aime ; Charlotte épouse Albert : Werther s'éloigne ; à la Noël, il revient et il se tue.

Gœthe, l'artiste philosophe qui procéda toujours « objectivement », avant aimé sans en mourir, écrit lui-même : « Werther fut une étincelle jetée sur une mine fortement chargée : c'était l'expression du malaise général; l'explosion fut donc rapide et terrible... » Collaboration d'un génie avec son temps.

Aujourd'hui, nous célébrons un centenaire. Notre siècle composite a du goût pour les expositions rétrospectives, pour les restaurations archéolo- giques des frêles architectures éphémères de l'âme. Et un poète s'est ren- contré qui eut la divination de ressusciter musicalement les deux âmes du précédent siècle : après Manon^ Werther. Une époque, la vie même évo- quée dans ses deux physionomies parlantes. Ce clair de lune élégiaque, ami des vieilles murailles solitaires, qui se pose, au retour du bal, sur le trouble ineffablement jeune de Werther donnant le bras à Charlotte, c'est la même lueur qui était descendue sur la longue route poudreuse du Havre, le beau diamant d'une étoile qui limpide séduisait Manon mou- rante, toujours coquette... Manon., Werther !

Manon, sphinx étonnant, véritable sirène. Cœur trois fois féminin, Cléopàtre en paniers!.

Comme toute la vie

Est dans tes moindres mots ! ah ! folle que tu es. Comme je t'aimerais demain, si tu vivais !

(pardon, mon cher Directeur, c'est Musset qui parle...) Et toi, Werther, figure non moins vivante et non moins humaine, portrait de notre ving- tième année, quelle déclamatoire et nerveuse et vague violence (et si réelle) dans le fracas cuivré de ton désespoir., cet orchestre invisible qui clame en chacun de nous suivant l'heure: puis un calme profond... (i) Quelle poésie lunaire dans l'aveu du lent violoncelle que répète à l'octave, à un demi-temps d'intervalle, la flûte sertie dans une note de harpe (2) ! Quel délicieux mensonge dans ton loyal appel à la seule amitié, parmi l'écho pastoral, demi-sonore, du bon vieux temps qui s'éloigne... (3) Quelle grâce exquisément déchirante exhale le parfum d'âme de tes lettres d'absent, puisqu'elles émeuvent la droiture même de Charlotte ! Les larmes qu'on ne pleure pas sont d'exquises prisonnières dans la merveilleuse voix grave de M"° Delna (une « artiste », sans phrases)... Voici le clavecin à jamais fermé ; voici les livres, les vieux saxe, les mille riens que Werther éperdu,

(i) Le beau Prélude de Werther, dont les 16 premières mesures en rc mineur.

(ï) Fin du i"' acte.

(3) Au 11« acte, Soits les tilleuls, explication entre Albert et Werther.

LE MOIS MUSICAL 6i

haletant, retrouve ; le souvenir est un savoureux poison : et, aussitôt, de l'idylle monte le drame, la convention et la nature qui se heurtent, l'être qui s'exalte, la nuit qui s'éplore (i), tout un noir poème de décembre, jusqu'à la neige muette comme la mort, jusqu'à la mort placide comme la

neige... Et les enfants chantent Noël Tel est le poème d'hiver qu'une

soirée nous fait revivre (Ne m'en veuillez pas de mes formules exclama- tives qui sont à l'intention du temps, comme certaines rafales orchestrales que l'archet impérieux de Danbé souligne trop brusque). J'oubliais de vous dire que le poète intime, plus haut désigné, s'appelle J. Massenet: mais répéter l'adjectif « exquis », n'est-ce pas écrire ses initiales ?

Depuis 1S73, depuis l'aube vive des débuts, j'ai de l'amitié (une Fée peut tout dire) pour le coloriste ému des Erinnyes^ du Poème d'Avril^ d'iTi'C, du Roi de Lahore, de ï Ouverture de Phèdre, un frère par l'art des Regnault, des Daudet, des Anatole France et Catulle Mendès poètes, les jeunes maîtres de ce lointain hier. Dans le silence clair du home, en mes interviews du matin avec les bonnes partitions, souvent je reviens à ce juvénile et trop dédaigné Roi de Lahore qui combattait à l'avant-garde. Et maintenant, chers Aristarques pour ou contre, pourquoi venir sans trêve jeter ce pavé traditionnel, le nom de Richard Wagner ? L'ample nuit verte du grand chêne empûchera-t-elle les rosiers de sourire ? Ce que j'admire le plus dans la nouvelle œuvre qui remonte presque à la décisive époque àe Manon, c'est l'ingénieuse inspiration qui était requise pour vivifier un libretto fatalement restreint, fragmentaire et monochrome, assez décousu, parfois peu musical, et qui porte un titre redoutable. Malgré certaines lacunes, les Allemands qui savent leur Werther, ont applaudi. Une œuvre tient du milieu par ses défauts, de l'auteur par ses qualités. Le théâtre porte insensiblement le plus lin poète à faire la grosse voix, à frapper fort, à peindre quelquefois à l'effet, comme pour le Salon. C'est dommage. Et l'art musical, si apte à ensoleiller la fête intérieure qui transfigure l'instant, se prête mal aux subtilités discursives de l'analyse intellectuelle. Donc le Werf/zer français de 1886 ne pouvait être le Werther allemand de 1774. Mais de scène en scène, le vivant crescendo de passion est très juste. Il y a une sincère tendance à l'unité. Peut-être notre Werther est-il joué quelques années trop tard : plus tôt, l'on eût mieux senti le vouloir ori- ginal qui l'a créé tel. Sensibilité, chaleur, maîtrise. Peu ou point de hors- d'œuvre, pas d'ensembles et de ciselures parasites. Sur la trame sympho- nique si délicatement diaprée, la pensée se dessine, les dialogues passent, les motifs contrastent. Aucun Allemand n'a musique Werther : or, je m'étonne que ce drame d'âme n'ait jamais tenté le profond rêveur Schumann.

Le mardi 16 février 1892, Vienne applaudissait Van Dyck et Mlle Re-

{1) Dans l'interlude qui relie le llle acte au 1V«, la nuit de Noël.

62 L'AR TIS TE

nard. Remercions aujourd'hui Mlle Delna, MM. Ibos et Bouvet, sans oublier la gentille sœur espiègle, la gazouillante Sophie (Mlle Laisnc) : car, dans Tà-peu-près de leurs costumes, ils comprennent et font com- prendre (i).

Plaisir poignant ! Mais, malgré l'éclat deviné des pistolets fatals, je ne sais pourquoi Werther morose me bouleverse moins que l'insouciante Manon. C'est que le vrai deuil, ce n'est pas la mort, c'est l'existence : la vraie douleur humaine, c'est le souvenirplacide des lointaines souffrances, la froide constatation des larmes taries ; c'est Don Juan vieilli qui se sou- vient, ou qui noie le lyrisme éphémère d'un nouvel amour dans ce muet sarcasme : « A combien d'autres, oubliées ou défuntes, ai-je dit la même chose ?... »

S'il ne sont pas divins, ces moments sont horribles...

Ici-bas, rien d'éternel ; connaître est l'adversaire d'aimer. Et la mélan- colie n'appartient-elle pas, par droit de conquête, au seul penseur ? Ché- rubin tragique, Werther poète est mort au seuil de son premier poème. Bienheureux ! puisque tout passe...

Je suis femme et le cas Werther me captive. Mais le temps et l'espace me manquent à présent pour vous parler dignement des concerts. Le dimanche 8 janvier, par exemple, trois grandes œuvres furent jouées simultanément: au Châtelet, V Enfance du Christ de Berlioz, noël sublime (1854) ; au Conservatoire, la Messe solennelle en de Beethoven, géante prière que Rubinstein met au-dessous de la Symphonie avec chœur (18 18); au Concert-Lamoureux, le Chant de la Cloche (1886) de notre plus bel espoir musical, Vincent d'Indy : œuvre sévère bien dite par M. Gibert et par M"° Gherlsen, et dont le roi des orchestres a largement épandu la native puissance. La Vision., VIncendie., la Mort sont des tableaux frap- pants comme des rêves. Tandis que Massenet mariait larmes et sourires en son Werther., D'Indy composait son beau Wallenstein elle Chant de la Cloche: Gœthe et Schiller, la romantique Allemagne dans sa névrose xvni° siècle ou dans son étrangeté moyen-àgeuse, le drame devant la légende, le réel auprès du songe, l'art et la vie. Et, à l'heure même la flamme épique du dieu Wagner vient emprisonner la Walkyrie qui s'en- dort, maintenant mortelle, la Vie du Poète de Gustave Charpentier (1891), [Enthousiasme., Doute, Impuissance, Ivresse) nous montre, en 'pleine nuit décadente, or et saphir, à la Chéret, comment finit la poésie...

Pour copie terrestre et conforme :

RAYMOND BOUYER.

(i) La première représentation, à Paris, est du lundi 16 janvier iSy3. La partition a paru chez Heugel, au Ménestrel, en 1892.

CHRONIQUE

N jeune artiste de talem et d'avenir. M. Ernest Baillet, a exposé, dans le courant de ce mois, à la galerie Geor- ges Petit, une cinquantaine de pay- sages bretons ou normands, études fort intéressantes par leurs qualités de consciencieuse observation, comme par la fraîcheur de leur coloris. L'auteur s'est appliqué par- ticulièrement à rendre les divers sites, les aspects familiers de la

région pittoresque comprise entre

Pont-de-l'Arche et Louviers, au confluent de la Seine et de l'Eure. Retiré pendant la moitié de l'année en cette contrée encore à peu près ignorée des peintres aussi bien que des touristes, M. Baillet a noté, inter- prété, souvent avec un rare bonheur, les impressions fugitives de cette luxuriante nature qui lui offrait, du printemps à l'automne, un spectacle incessamment renouvelé. Clos herbeux, picorent les poules à l'ombre des pommiers en fleurs; potagers rustiques, les ruches bourdonnantes

64 L'ARTISTE

émergent çà et des carrés de choux et des citrouilles pansues ; berges de la Seine, bordées de hauts chardons et de grandes sauges violâtres; jeunes saules au pâle feuillage printanier; prairies émaillées de coquelicots, envahies par les herbes folles; carottes et chicorées sauvages, aux tiges sveltes, aux gracieuses ombelles : toute cette humble poésie des champs se reflète dans les jolies toiles de M. Baillet avec une sincérité d'accent, une franche saveur agreste qui ravit et qui émeut. L'artiste s'est complu notam- ment à peindre les Oies de la ferme traversant la rivière, aux beaux jours d'été, dans les brumes matinales ou les derniers rayonnements du soleil couchant; les curieux effets d'aube, obombrant de voiles vaporeux les coteaux boisés, les grands peupliers de la rive, sont exprimés par son délicat pinceau avec une légèreté de touche, une finesse de palette vrai- ment remarquables. Nous citerons en outre le Clos normand, qui figu- rait au dernier Salon des Champs-Elysées; le Lever de lune, à Herque- ville, en août; le Soir d'été' en Seine ; l'Ile, à Portejoie ; les Hauteurs de Saint-Pierre du Vauvray ; le Pré du moulin d'Andé, enfoui parmi l'épaisse verdure, etc.

H'&uxïQ ^3iV\.,\ts Sardiniers rentrant au port, par un temps calme; les pêcheurs causant le soir, accoudés aux parapets de la Jetée de Concarneau évoquent non moins heureusement le souvenir de la mer armoricaine, dont M. Baillet a la compréhension profonde, et pour laquelle il garde un fidèle et filial amour. A. T.-R.

Par un décret en date du 6 décembre dernier, M. Charles Dupuy, député, a été nommé ministre de l'Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, succédante M. Léon Bourgeois qui, dans le nouveau cabinet, a été chargé du portefeuille de la Justice.

Depuis i885, M. Charles Dupuy représente à la Chambre le départe- ment de la Haute-Loire. 11 est au Puy, en i85i. Appartenant à l'Uni- versité, il a eu, dans l'enseignement une brillante carrière : successive- ment professeur à Nantua, à Aurillac, à Auch, au Puy et à Saint-Etienne, il tut ensuite inspecteur d'Académie dans la Lozère, puis dans le Calvados, et devint, en 1884, vice-recteur de l'Académie d'Ajaccio. A la Chambre des députés, M. Dupuy était, depuis plusieurs années, rapporteur du budget de l'Instruction publique.

L'Académie a procédé à l'élection d'un membre titulaire de la section de peinture, en remplacement de M. Signol, décédé. Cinq candidatures s'étaient produites ; c'étaient celles de MM. Joseph Blanc, Benjamin Cons- tant, Carolus Duran, Maillart et Luc-Olivier Merson. Après trois tours

CHRONIQUE 65

de scrutin, M. Luc-Olivier Mersoa a été élu par 24 suffrages sur 38 vo- tants.

Pour le concours Bordiii dont le sujet était, cette année : « Rechercher l'influence des mœurs politiques, sociales ou religieuses sur les évolutions de l'architecture en France depuis la période gallo-romaine jusqu'à nos jours », quatre mémoires ont été adressés à l'Académie. Pour le concours Rossini (composition musicale) sept partitions ont été présentées.

On sait que le directeur de l'Opéra est tenu, aux termes de son cahier des charges, de représenter tous les deux ans, un opéra ou un ballet en un ou deux actes dont la partition doit être écrite par un lauréat, ancien prix de Rome, choisi par le ministre de l'Instruction publique et des Beaux- Arts sur une liste de cinq noms, qui lui est présentée par l'Académie des Beaux-Arts. Sur l'invitation du ministre, l'Académie a présenté comme candidats, sur la proposition de la section de musique : en i'" ligne, M. Charles Letebvre (prix de Rome en 1870); en 2% M. Samuel Rousseau (1878); en 3% M. Gabriel Pierné (1872); en 4», M. André 'Wormser (1875), en 5% M. Charpentier (1887).

M. Edouard Détaille a communiqué à l'Académie une notice qu'il a écrite sur la vie et les œuvres de son prédécesseur M. Muller.

L'Académie a procédé à l'élection des membres de son bureau pour l'année 1893: M. Gerôme qui, l'année dernière occupait la vice-prési- denre, passe, aux termes du règlement, à la présidence oia il succède à M. Paul Dubois ; M. Daumet, de la section d'architecture, est élu vice- président.

Après le remaniement annuel, qui avait nécessité sa fermeture pendant un mois environ, le musée du Luxembourg a rouvert ses portes au public. Quelques modifications heureuses ont été introduites dans la disposition de la galerie d'entrée, réservée à la sculpture : afin de rompre la monoto* nie des rangées de statues, on a pratiqué au milieu une sorte de rond- point dont le centre est occupé par un vase de céramique, exécuté par les élèves de l'école des arts décoratifs de Limoges, du plus gracieux effet; pour compléter l'ornementation de la galerie, quatre vases, provenant de la manufacture de Sèvres, ont été placés aux angles. Nous avons dit précédemment que le conservateur du Luxembourg avait fait le projet de placer sur les murs de la galerie de la sculpture, des tapisseries des Gobe- lins, destinées à égayer le ton uniforme de rouge brique qui les recouvre. Les essais qui ont été faits n'ont pas donné le résultat espéré, les dimen- sions de la salle ne permettant pas de laisser entre les sculptures et le fond un recul suffisant. Entre autres œuvres nouvelles, en sculpture, on trouve le Repos, marbre de Boucher, un buste d'enfant, de Verlet, VEnlève-

1893. l'artiste -=- NOUVELLE PÉRIODE : T. V. 5

CG . L' ARTISTE

ment dVphigénie, de Soulès, la Danaïde, de Redin, ei le Vase aux cnjants^ poterie de Dalou.

Dans la grande salle de la peinture, dispose's dans des vitrines, figurent les émaux, grès, faïences, poteries, étains, bijoux, etc., acquis par FEtat au Salon du Champ-de-Mars et à diverses autres expositions. Occupant le centre de la salle, sur un socle se dresse un buste en ivoire, or, argent et pierres fines, Gallia, par Moreau-Vauihier et Falize, œuvre fort médiocre et d'un assez pauvre caractère en dépit des matières précieuses employées, peu digne, en somme, de la place d'honneur qui lui a été attribuée dans le musée. Sur le panneau principal de la même salle, le Caïn de Cormon remplace très heureusement les Vainqueurs de Salamine du même peintre. Une autre paroi a reçu un portrait d'homme par Baudry, un portrait de femme par Delaunay, et deux toiles léguées par Meissonier, VHomme à la fenêtre^ et la Chanteuse^ cette dernière restée inachevée. Parmi les œuvres récemment entrées au musée, ce sont encore, dans les autres salles : de Fantin-Latour, le tableau acheté par l'État en Angleterre, Un atelier aux Batignolles^ dont nous avons, il y a quelques mois, annoncé l'acquisition et donné la description, œuvre de premier ordre et incontestablement l'une de celles qui sont l'honneur du Luxembourg; le Carpeaux, de M. Albert Maignan, qui, au dernier Salon, valut la médaille d'honneur à son auteur; la Vérite\ de Paul Baudry, une de ses peintures les plus exquises; les Environs de Menton, de Lansyer; le Juiy de peinture au Salon, de Gervex; un portrait de femme, par Aman Jean, fort apprécié au dernier Salon du Champ-de-Mars, et dont le charme semble encore s'être accru dans le milieu plus calme et plus recueilli du Luxembourg; la Reddition de Huningue, de Détaille; Maternité, d'Eug. Carrière, commandée par l'État et ayant figuré au Champ-de-Mars; les Convalescents, une des meilleures œuvres de Raffaëlli; la Femme qui se chauffe, de Besnard, et les Jeunes filles au piano, de Renoir. Dans une salle distincte ont été groupés les tableaux d'artistes étrangers : l'admirable Portrait de ma mère, de Whistler; la Carmencita, de Sargent; le Portrait de M. Gladstone, par John. M. L. Hamilton, etc. Citons en outre la curieuse série des aquarelles originales de Carlos Schwabe pour illustrer le Rêve de Zola, et le remarquable portrait de jeune fille, par Marie Bashkirtseff, offert au musée par la mère de la regrettée artiste.

Les dons suivants ont été faits au musée du Louvre : par M. Emile Lion, le modèle original, en plâtre, du monument de Watteau à Valenciennes. Ce monument, placé au centre d'une fontaine dont les vasques sont ornées de cygnes de bronze, se compose d'un premier piédestal, aux quatre angles duquel sont assis, dans des attitudes bien vivantes, les quatre personnages principaux de la comédie italienne. Arlequin, Colombine, etc. Sur ce premier piédestal, un second porte la statue de Watteau, une des

CHRONIQUE 67

oeuvres les plus gracieuses de Carpeaux. Cette esquisse complétera heureusement la série déjà importante des œuvres de Carpeaux que possède le Louvre.

Une maquette en plâtre, offerte par M. Marchand et représentant un projet de fronton, peut-être par Rude, pour l'église de la Madeleine.

Deux fragments de bas-relief assyrien. Guerrier poussant la roue du char royal, don de M. Jules Manet; de petits fragments de bronzes prim.iiifs de Tilc de Crète, trois petites terres cuites vernissées de Camiros et deux vases primitifs de Chypre, dons de M. Joubin.

M. Nuitter, archiviste de l'Opéra, a offert au musée des miniatures de Muneret, dont le Louvre ne possédait encore aucune œuvre, ainsi qu'un portrait de Muneret par Mauzaisse, qui prendra place parmi les portraits historiques de Versailles.

Enfin, Edward Burne-Jones, associé de l'Académie royale de Londres, vient d'offrir gracieusement au musée du Luxembourg trois dessins qui avaient figuré au Salon du Champ-de-Mars et dont l'administration lui avait proposé l'acquisition.

Par arrêté du ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, M. Pératé, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, agrégé des lettres, ancien membre de l'école française de Rome, est nommé attaché à la conservation du musée national de Versailles.

M. Emile Molinier est nommé conservateur-adjoint du musée du Louvre.

Le statuaire Hector Lemaire est nommé professeur à l'École nationale des arts décoratifs, en remplacement de M. Moreau-Vauthier, décédé.

Par suite de la démission donnée par M. Antonin Proust, député, de ses fonctions de commissaire général de la section française des Beaux-Arts à l'Exposition universelle de Chicago, le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts a rattaché ce service au commissariat principal des expositions des Beaux-Arts en France et à l'étranger, dont il ressortit naturellement.

La commission des finances du Sénat, après avoir examiné le projet de loi tendant à la cession des terrains de l'ancienne Cour des comptes à l'Union centrale des arts décoratifs, a repoussé ce projet-.

Elle estime qu'il vaut mieux que les services de la Cour des comptes, actuellement installés au Palais-Royal, retournent à leur ancien édifice restauré, et elle juge que les frais ne seraient point supérieurs à ceux que nécessiterait l'installation au pavillon de Marsan.

G8 L'ARTISTE

Au nombre des nominations rccentes faites dans la Légion d'iionneur, nous relevons les suivantes :

Sur la proposition du ministre des Travaux publics, a été promu au grade d'officier, M. Moyaux, architecte, inspecteur général des Bâtiments civils.

Sur la proposition du ministre de l'Instruction publique et des Beaux- Arts, ont été nommés chevaliers : MM. Valadon et Franc Lamy, artistes peintres; Gaudez, statuaire; Guilmant, compositeur de musique; Albert Carré, directeur du théâtre du Vaudeville; Laroche, sociétaire de la Comédie-Française; Destable, inspecteur de l'école nationale et spéciale des Beaux-Arts.

Ont été nommés chevaliers, au titre étranger, sur la proposition du ministre des Affaires étrangères : MM. Auguste Baud-Bovy et Burnand, artistes peintres suisses, et Hagborg, artiste peintre suédois.

La classe des Beaux-Arts de l'Académie royale de Belgique a élu en qualité d'associés étrangers : MM. Paul Dubois et Antonin Mercié dans la section de sculpture, et M. J. Massenet dans la section de musique.

La Société nationale des Beaux-Arts (Salon du Champ-de-Mars) a tenu son assemblée générale annuelle, sous la présidence de M. Puvis de Cha- vannes. Lecture a été donnée du rapport financier pour l'année 1892.

On a ensuite procédé à la réélection d'un tiers des membres de la délé- gation. MM. Rixens, Tony Noël, Billotte, Carrière, Bracquemond, Gui- gnard, Boilvin, Desbois, Gervex, Béraud ont été réélus; M. de Saint-Mar- ceaux a été désigné pour remplacer M. Dalou, qui se retire momentané- ment, et l'on a nommé deux membres adjoints et un membre supplémen- taire à la section des objets d'art : MM. Thesmar, Delaherche et Chaplet.

L'assemblée a décidé, en outre, qu'il serait créé, cette année, une section d'architecture.

M. Dalou, en même temps qu'il faisait partie de la délégation de la Société, exerçait aussi les fonctions de président de la section de sculpture. En cette dernière qualité, il a été remplacé par M. Auguste Rodin, désigné par le comité.

La Société des artistes français (Salon des Champs-Elysées) s'est réunie également en assemblée générale annuelle. Elle a reçu communication du compte rendu financier. Le secrétaire a fait connaître ensuite les modifica- tions que le comité des go avait apportées cette année, dans le règlement du Salon. Ces modifications, mises aux voix, ont été adoptées parl'asscm-

CHRONIQUE 69

blée générale; voici en quoi elles consistent : Tclection du jury sera faite dorénavant par les seuls artistes récompensés ou ayant exposé depuis cinq années au moins.

Le vote pour la constitution du bureau a donné les résultats suivants :

A l'unanimité, M. Léon Bonnat, membre de l'Institut, a été renommé président, MM. Daumet et Cavelier, de l'Institut, vice-présidents, de Vuil- lefroy, Thomas, Ch. Garnier, Lamotte, secrétaires, Boisseau, trésorier; T. -Robert Fleury, rapporteur.

Membres du conseil d'administration : MM. Bernier, Cormon, Détaille, Busson, Humhert, Raphaël CoUin, Dawant, H. Lévy, Gagliardini, Zuber, Bartholdi, Blanchard, Barrias, Guilbert, Vaudremer, Normand, H. Lefort et Maurou.

Présidents de section: peinture : MM. Jules Letebvre, Albert Maignan; sculpture : MM. Thomas, Bartholdi; architecture : MM. Vaudremer, Normand; gravure : MM. Ach. Jacquet, Robert, Sirouy.

La Société centrale des architectes français a renouvelé son bureau ainsi qu'il suit :

Président : M. Daumet, membre de l'Institut; vice-présidents : MM. Gua- det, Ach. Hermant; secrétaire principal : M. F. Roux; secrétaire adjoint: M. L.-C. Boileau; secrétaire rédacteur : M. Poupinel; archiviste : M. Bar- taumieux; trésorier : M. David de Penanrun; censeurs : MM. Paul Sédille, Alfred Normand, Lucien Etienne.

Conseiller d'honneur : M. Ch. Garnier.

Membres du conseil : MM. Paul Wallon, Deslignières, Roussi, G. Hénard, Ch. Gautier, Laloux, Deménieux, Davoust, Héret, Delaire.

Un concours est ouvert entre les peintres verriers français pour l'exécu- tion de vitraux retraçant les actes principaux de la vie de Jeanne d'Arc, destinés à être placés dans les dix fenêtres des bas-côtés delà cathédrale d'Orléans.

Le programme de ce concours sera communiqué à l'administration des cultes, 66, rue Bellechasse, aux personnes qui désireront le consulter.

Les projets devront être déposés au palais du Trocadéro, à Paris, avant le !«■■ octobre prochain.

La Ville de Paris vient d'ouvrir un nouveau concours pour la décora- tion artistique picturale de la grande salle à manger de l'Hôtel de Ville, décoration qui comprendra un plafond avec accessoires et huit dessus de portes. Les concurrents devront déposer leurs esquisses à l'Hôtel de Ville

70 L'ARTISTE

ou en tout autre endroit qui pourra être indique, le i^' mars au plus tard. Les projets présentés seront réunis en une exposition, qui sera ouverte au public.

II sera alloué à l'artiste dont le projet aura été choisi pour être exécuté, une somme de 49,000 francs. L'artiste classé le second touchera une prime de 3,5oo francs et le troisième 2,5oo francs.

Le conseil municipal de Paris se préoccupait de trouver un emplace- ment qui conviendrait mieux que le dépôt ou musée d'Autcuil pour rece- voir les collections artistiques appartenant à la Ville de Paris. Dans sa séance du 3i décembre dernier, il a décidé que ces collections seront transférées au Champ-de-Mars, dans le palais dit des Arts libéraux, elles seront plus à la portée du public que l'éloignemeiit du musée d'Au- teuil décourageait manifestement de les visiter.

Dans la même séance a été votée l'acquisition d'un groupe du sculpteur Hébert, le Chevalier de la Barre. Sur la proposition de M. Cochin, il a été résolu que le portrait de M. Alphand, peint par Roll, appartenant à la Ville, sera placé dans l'une des salles de l'Hôtel de Ville.

Le portrait de Félix Pyat par Edouard Chantalat, dont l'acquisition a été faite par le Conseil municipal, a été placé au musée Carnavalet.

A la suite du pèlerinage à Nogent-sur-Marne en l'honneur de Watteau, une souscription a été décidée pour élever au grand peintre français une statue digne de lui à Nogent, il a vécu ses dernières années et il est mort. Un comité d'honneur et un comité d'action ont été formés. Voici leur composition :

MM. le directeur des Beaux-Arts, Bonnat, Bracquemond, Boucher- Cadart, Breton, Carolus Duran, A. Dumas, P. Foucart, Groult, Ed. Guil- laume, Henner, A. Houssaye, J. Lefebvre, le maire de Valenciennes, P. Mantz, E. Mascart, Nadaud, le président de la Betterave, le président de l'Union valenciennoise, Puvis de Chavannes, Roll, Wallon.

Comité d'action : président, M. Carolus Duran; secrétaire général-tré- sorier, M. Emile Blémont; secrétaires : MM. Ernest Lauth et Maurice Thierry; membres : MM. Alboizc, Bertaux, Carnoy, Dutert, Ph.Gille, Gonse, Le Cholleux, Lefranc, le maire de Nogent, Mairesse, H. Malot, Moyaux, Pontsevrez, A. Renaud, Rogcr-Ballu, E. Sain, Armand Silves- tre, V. de Swarte, G. Tattegrain, Weerts.

Le monument élevé à Théodore de Banville par ses admirateurs et ses amis, dans le jardin du Luxembourg, a été inauguré sous la présidence de

CHRONIQUE 71

M. Leconte de Lisle. M. François Coppée a prononcé l'éloge du poète dont on fêtait la mémoire; il s'est exprimé en ces termes :

Au lendemain de la mort de Théodore de Banville, notre ami Catulle MendJs, tou- jours si noblement passionné pour la poésie et pour les maîtres, exprima aussitôt ce pieux et charmant désir de voirie buste du poète disparu orner le jardin du Luxem- bourg. Ce désir a été réalisé sans retard. Entre amis, discrètement, une souscription fut ouverte, à laquelle ont contribué généreusement l'administration des Beaux-Arts, les sociétés littéraires dont Banville faisait partie, la Société des gens de lettres, la Société dés auteurs dramatiques, la Comédie-Française dont il a enrichi le répertoire, VEcho de Paris qui s'honorait de sa collaboration, bien d'autres encore. MM. les questeurs du Sénat s'empressèrent d'accorder l'emplacement que nous désirions. Deux artistes de grand mérite nous prêtèrent, avec un entier désintéressement, leur précieux concours. 11 nous suffisait de prononcer le nom de Théodore de Banville pour grouper autour de notre entreprise toutes les bonnes volontés. Celui au nom de qui nous nous présentions était si bon! 11 avait laissé à tous un si tendre souvenir! C'est le propre de la bonté, non seulement de se faire aimer, mais d'obtenir qu'on s'aime autour d'elle et de répan- dre dans tous les cœurs qui l'approchent un germe de bienveillance et de sympathie. Nous n'avions, je le répète, qu'à prononcer le nom de notre maître et ami, et chacun nous souriait. Nous demandions service et on nous disait merci. Et, aujourd'hui que notre œuvre est achevée, il me semble que j'ai à peine besoin d'exprimer notre recon- naissance, pourtant si sincère, à ceux qui nous ont aidés, et que ce sont eux, au con- traire, qui nous savent gré une fois de plus d'honorer la mémoire de Théodore de Ban- ville et de les réunir devant sa douce et glorieuse image.

Il fut un vrai poète, et c'est à dessein que j'emploie, d'abord, pour le louer, cette simple épithète. Certes, nous avons, dans la circonstance présente, le droit et le devoir de n'être pas modestes pour celui qui fit toujours preuve de la plus exquise modestie. Mais on a tellement abusé des expressions élogieuses qu'elles sont dépréciées comme les anciens assignats. Cène sont pas les termes excessifs qui peuvent flatter la délicate mémoire de Banville; c'est le mot juste. 11 fut un vrai poète, et rien n'est plus rare. Tel peut faire figure de grand artiste et donner même l'illusion du sublime, qui n'est pas un vrai poète Car on obtient beaucoup, à force de volonté. Les secrets de la métri- que sont loin d'être impénétrables. L'éloquence n'est souvent que de la rhétorique. L'émotion elle-même, l'émotion sacrée peut être feinte, et il y a de fausses larmes comme il y a de faux diamants. Mais ce qui ne s'acquiert pas, ce qui est au-dessus du travail, de l'effort, de la patience, de l'art même, c'est le don, le « génie », dans le sens latin du mot. Cette puissance mystérieuse, Théodore de Banville l'a possédée au degré suprême, cette flamme intime a brûlé en lui sans jamais diminuer ni s'éteindre. Et c'est pourquoi il est un vrai poète; c'est pourquoi, chez lui, l'inspiration et la forme sont d'une égale originalité; c'est pourquoi l'on ne peut ouvrir son livre, à n'importe quelle page, sans s'écrier: « C'est du Banville! » et sans y admirer cette verve de feu, ce lyrisme qui court et bondit avec la liberté d'un torrent, ces cris de folle allégresse, ces pathétiques sanglots de douleur et d'amour, cette aisance joyeuse dans la production, les rythmes et les verbes semblent lui obéir comme des oiseaux charmés.

Mais à ses élus, à ses préférés, la muse n'accorde pas seulement l'inspiration; elle leur donne aussi la candeur des sentiments, l'ingénuité du cœur. Elle fait d'eux des êtres singuliers que n'endurcissent pas les coups du sort, et qui gardent, jusque sous les cheveux blancs, leur indignation devant le mal et l'injustice, leur pitié devant la souf- france, leur enivrement devant la beauté, l'héroïsme et le génie. Théodore de Banville fut, au premier rang, dans cette élite de l'humanité. Oui, ce Parisien, qui avait vu tant de gens et de choses, traversé tant.de milieux, qui connaissait toutes les ironies et toutes les misères de l'existence, ce sage qui n'était dupe d'aucune grimace et d'aucune hypocrisie, ce causeur incomparable qui, d'un mot, faisait tomber tous les masques de la comédie sociale, avait conservé l'enthousiasme juvénile pour tout ce que la nature et l'homme offrent de spectacles sublimes ou touchants. Toute son œuvre en est la preuve. 11 admirait la beauté avec les yeux ravis d'un enfant ; il s'exaltait devant la grandeur et

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L'A R TIS TE

la vertu avec la généreuse chaleur de la jeunesse. Et ce n'était pas chez lui l'indulgence sereine de l'homme qui a beaucoup vécu et senti, mais qui, ayant le cœur bon, est encore rendu meilleur par l'expérience et par l'âge. Non, c'étaient, en vérité, les atten- drissements, les colères, les émotiotfs du jeune homme dans toute leur fraîcheur et toute leur naïveté ! Par le divin privilège de la poésie, son esprit et son cœur ont toujours eu vingt ans.

C'est ainsi que fut Théodore de Banville. 11 a travaillé sans relâche, seulement pour l'amour du laurier, comme il l'a dit lui-même; il a cru à tous les beaux mythes, à toutes les nobles chimères, et il a vécu une vie enchantée devant la radieuse féerie qui se jouait dans son cerveau. Dans ses Cariatides et dans ses Exiles, il a été l'égal des plus grands; il a créé un comique nouveau dans ses Odes funambulesques, il a donné, avec son Gringoire, un chef-d'œuvre à la scène française. Rien de plus parfait que ses poèmes à forme fixe, charmants jeux de rimes qui n'appartiennent qu'à nous, qu'à notre génie national. Enfin, dans ses vers, dans son théâtre comme dans ses innombrables poèmes en prose, il a semé en prodigue l'invention, la couleur, le pittoresque, l'esprit et la grâce. Certes, en ce dix-neuvième siècle français, qui est vraiment trop modeste, car il est incontestablement le premier dans l'ordre lyrique, la postérité choisira pour Théodore de Banville une place d'honneur. Mais je sais déjà celle qu'il occupe au milieu du groupe fraternel de tous les maîtres de la parole rythmée. Celui qui chanta si divi- nement l'amour et qui dompta selon sa fantaisie les mètres rebelles est assis désormais, dans le paradis des poètes, à côté d'Ovide et de Ronsard.

Maître bien-aimé, qui gardas un culte si touchant pour tes aînés, c'est avec un tendre respect que te rendent hommage aujourd'hui ceux qui sont venus après toi et pour qui ta vie et ton œuvre resteront une leçon et un exemple. Quant à moi, dont tu savais le sentiment filial, j'éprouve une émotion très douce et très profonde en saluant le premier ton image dans ce beau parc, tu as promené si souvent tes rêveries, tous les lilas te connaissent. C'est le jardin des amoureux, Près de ton monument, au mois de mai, ils se donneront leurs rendez-vous, et trouveront que la place est bien choisie pour leur pqète, devant les fleurs, ses amies, entouré de ses frères, les oiseaux.

Enfin, par les nuits claires, quand ton buste rêvera parmi le frais silence et la solitude parfumée de roses, il verra passer dans le ciel une constellation qui a la forme et qui porte le nom de la Lyre. O poète ingénu qui n'as vécu que pour elle, les astres te recon- naîtront; et la Lyre caressera plus doucement ce marbre pur du sourire de toutes ses étoiles!

Après M. François Coppée, est venu M. Catulle Mendès qui, en strophes précieuses, a célébré le génie délicat du poète des Odelettes.

Loin des doutes et des périls, ■Vers le palais de tes Attentes, Bâti d'améthystes chantantes Et de chantants chrysobéryls,

Tes odes sont des avenues passe en l'azur enchanté La céleste réalité De tes songes de Psychés nues.

Dans les Edens tu renais Tes rimes, baisers et querelles. Se posent, anges-tourterelles. Au laurier rose des sonnets.

Croisant sous les flambantes zones Les éclairs, les éclairs encor, La nuée aux armures d'or Rue un duel pompeux d'amazones,

CHRONIQUE

Et, fougueuses, tes passions Vers tous les augustes mystères Bouillonnent en lave aux cratères Des rouges constellations !

Tu vois aussi, mêlant la frange De leurs traînes aux fleurs d'été, Dans un paysage inventé Par un Watteau qui serait ange,

Tes CIvmènes d'or violet, Tes Sylvanires zinzolines S'enlacer en danses câlines Dans la ronde d'un triolet

Et, tandis que les coccinelles Mettent du corail aux jasmins, Tes Amintes nouer leurs mains Dans le sentier des villanelles!

Ensuite M. Jean Richepin a apporté son tribut d'hommages à Banville, en une ode dont les strophes qui suivent suffiront à montrer la belle envolée poétique :

O maître, dernier fils d'Orphée, Depuis ton départ des humains. C'est d'une voix basse, étouffée Que sonne la lyre à nos mains. Mais toi, qu'elle chantât lanlaire, L'amour, l'extase ou la colère. Toi, lu la tenais haute et claire Au-dessus des fronts du troupeau. Enseignant à ton humble élève Qu'il faut en plein ciel qu'on la lève, Étincelante comme un glaive. Radieuse comme un drapeau.

C'est pourquoi ton œuvre demeure. Car son impérissable los, Ce qui le garde qu'il ne meure, C'est la lyre aux divins sanglots, C'est la lyre dont l'écho passe A travers le temps et l'espace Et ravit à l'oubli rapace Les poètes de pur renom. Ainsi plus assurés de vivre Que bien des rois se faisant suivre Par des tintamarres de cuivre Et des fracas de tympanon.

Quels mots, d'ailleurs, sont d'envergure A te sembler hors de propos, Maître dont l'auguste figure A l'air, dans l'éternel repos,

74: L'ARTISTE

D'ouïr l'hymne par excellence, . L'hymne qui de là-haut s'élance Quand s'y balance le silence Et qu'au fond des gouffres vermeils, Par delà les nocturnes voiles, Chante, en faisant fondre nos moelles. L'ode les vers sont des étoiles, Sur la Ivre d"or des soleils I

C'est à quelques mètres de la fontaine de Médicis, au milieu de massifs d'arbustes, que s'élève le monument, dominant une pelouse fleurie qui descend en pente douce jusqu'à un lac minuscule oîi des bandes de ces petits canards exotiques, que Banville a chantés, prennent leurs joyeux ébats. Le buste en marbre du poète, drapé à l'antique, repose sur un socle de marbre blanc, orné de motifs dans le style grec et supportant sur sa face antérieure, comme un poétique trophée, le gracieux emblème d'une lyre que décorent une palme et une guirlande de roses; au-dessus s'inscrit, en lettres d'or, le nom du poète. Ce petit monument, à la collaboration du statuaire RouUeau et de l'architecte Courtois-Suffit, sera du plus charmant effet quand le printemps revenu fleurira les lilas d'alentour et mettra aux blancheurs du marbre un cadre verdoyant et paré des couleurs tendres de leurs grappes.

C'est aussi dans le jardin du Luxembourg que le comité du monument de Baudelaire, que préside M. Félicien Rops, souhaite d'obtenir un emplacement. Le sculpteur Rodin a été chargé de l'exécution et laissé seul juge de la forme du monument.

Le monument de Raffet, dont le comité, présidé par le peintre Gérôme, a confié l'exécution au statuaire Frémiet, n'est toujours qu'à l'état d'esquisse. Les sommes que 'la souscription et l'exposition rétrospective ont fournies ne suffisent pas à en couvrir les frais. En présence de cette situation regrettable, M. Gérôme a écrit au préfet de la Seine pour le prier de demander à la ville de Paris une subvention de 3.ooo francs, nécessaire pour mener à bien le projet.

Pourtant, par mesure d'économie, ce projet déjà a être amendé et ne réalisera pas la conception grandiose que M. Frémiet avait imaginée dans son esquisse primitive. La voici telle que la décrivait le journal le Temps :

« Nous avons vu dans l'atelier de Frémiet cette esquisse : elle est charmante et donne tout lieu d'espérer que l'œuvre définitive sera digne et du maître qui l'a conçue et du maître qu'elle doit honorer.

« Sur un large soubassement, qui dans le monument définitif aura un mètre de haut, deux mètres de côté, une colonne, surmontée du buste en

CHRONIQUE 75

marbre de Tartiste. Cette colonne, en pierre d'Euville, d'un joli ton doré, comme le soubassement, sera de deux mètres et se dressera sur une base cubique haute de 80 centimètres. Le fût est composé de deux tronçons, Fun, dans la partie inférieure, creusé de cannelures verticales, l'autre cannelé en spirale. Les deux tronçons seront séparés par une bande ornée de quatre masques en relief, deux comiques et deux tragiques alternés. On sait en effet que Raffet, s'il doit surtout sa renommée à des pages d'une grandeur épique, n'a pas dédaigné le petit mot pour rire.

« Rien d'inédit jusqu'ici; mais ce qui donne, à la conception de Frémiet, une saveur vraiment originale, c'est une figure de soldat de la Grande Armée campé sur le soubassement, au pied de la colonne, et battant avec une furieuse énergie le rappel, le rappel de la Revue nocturne. Ajoutons que la base qui porte la colonne sera posée de quart en coin sur le soubassement et que le tambour sera planté de l'autre côté de la base. Celle-ci sera décorée, sur sa partie antérieure, d'un trophée composé d'un album grand ouvert, d'un crayon, de l'aigle qui a plané sur les étendards de la Grande Armée, du coq de la monarchie de Juillet, de la pique dont les drapeaux républicains furent surmontés jadis et qui les surmonte encore aujourd'hui.

« Telle est la pensée définitive de l'artiste, celle qui a été ratifiée dernièrement par le comité du monument Raffet; mais l'artiste ne cache pas son regret d'avoir vu écarter, parce qu'on la trouvait trop littéraire, sans doute, sa première conception. Le monument, dans sa partie architecturale (soubassement, colonne cannelée portant le buste), était le même. Mais la partie sculpturale, au lieu d'une figure, en comportait deux, le cuirassier fantomal de la Revue nocturne, et son cheval. Derrière la colonne, la bête, hâve, efflanquée, tendant le cou; par devant, le cavalier, debout, fixant au fût de la colonne une palme. L'ensemble avait une allure héroïque que l'exécution, à l'échelle de deux mètres pour l'homme, eût immanquablement accentuée.

« Le comité a préféré autre chose. Frémiet résolut alors de grouper autour de la colonne trois figures caractérisant les diverses époques dont Raffet immortalisa les gloires militaires, un soldat de la première République, un grenadier de la Grande Armée, un voltigeur du second Empire. Tous trois, dans des poses différentes, s'appuyant au canon de leur fusil. Le comité se déclara enchanté du projet; mais le calcul une fois fait des frais que la mise à exécution comportait, on reconnut que les sommes recueillies seraient insuffisantes. Frémiet fut sollicité d'un nouveau sacrifice : on lui demanda de réduire les trois figures à une seule. Il l'a fait, mais l'unique personnage du troisième projet s'est entièrement transformé. 11 est devenu ce tambour de la Grande Armée qui bat le rappel, en une vivante et tragique attitude, pour les morts de la Revue nocturne... »

76 L'ARTISTE

Beaucoup regretteront, et nous sommes de ceux-là, que les circonstances n'aient pas permis à M. Frcmiet d'exécuter, en sa complète intégralité', le plan originel tel qu'il l'avait conçu : le maître statuaire eût compté à son actif une belle œuvre de plus, superbe et d'allure épique. Mais, si nous osions dire toute notre pensée, nous avouerions que, à notre humble avis, ceux qui ont pris l'initiative de ce monument qui doit s'élever à l'ombre du Louvre, ont peut-être trop présumé de l'admiration de nos contemporains pour Raffet, et que l'hommage projeté peut paraître à bien des gens hors de proportion avec l'œuvre de l'artiste, quelque admirable qu'il soit. Enfin nous déclarerions que, si Rafl'et a des droits à une aussi magnifique apothéose, un autre artiste a existé, de quelque envergure, qui eut nom Géricault, et auquel on eût pu songer tout d'abord puisqu'il s'agissait de glorifier la peinture militaire dans ce qu'elle a eu de plus héroïque et de plus génial.

On vient de vendre aux enchères, à New-York, deux collections célèbres : celles de MM. Charles Osborne et William Thorne, composées en grande partie de tableaux dus à des maîtres français.

Voici les prix réalisés par les œuvres les plus importantes : .Iules Breton, le Départ pour les champs, vendu, il y a quelques années, 35.ooo fr., est monté à 85.000 fr.; Gérôme, Marchand de tapis en Orient, 75.000 fr.; Troyon, Paysage et animaux, 39.000 fr.; Meissonier, un Cavalier^ 35.000 fr.; Bouguereau, V Aurore, 34.000 fr.; Jules Lefebvre, VAube^ 10.000 fr.; de Neuville, Convoi de prisonniers, 33. 000 fr.; Rosa Bonheur, le Roi de la forêt, 23.5oo fr. ; Détaille, un Cuirassier, 23.000 fr. ; Vibert, Discussion théologique, 21.000 fr. ; Van Marcke, Troupeau de bœufs, 20.000 fr.; Munkacsy, Dans l'atelier, 14.000 fr.; Leloir, le Papillon, 13.750 francs.

Depuis bien des années, les passants de la rue Chaptal s'arrêtaient de- vant une vitrine étaient exposés et fréquemment renouvelés des pein- tures et, plus souvent, des dessins à la mine de plomb, représentant des scènes antiques, inspirées de la mythologie ou de l'histoire, parfois des sujets plus modernes, mais toujours traités sobrement, avec une mani- feste préoccupation du style, un respect opiniâtre de la ligne, qui attes- taient hautement les convictions de l'artiste, et, par-dessus tout, une foi sereine dans lestraditions classiques, unefoiquel'évolution de l'art contem- porain n'avait nullement troublée dans son évidente et souveraine indiffé- rence à l'égard de ce qu'il est convenu d'appeler les nouvelles formules. C'est par que Signol, ayant renoncé, il y a déjà longtemps, à exposer

CHRONIQUE 77

aux Salons annuels, révélait au public qu'en dépit de son grand âge il n'avait pas déserté la carrière et qu'il demeurait fermement attaché à ses convictions artistiques.

Emile Signol, récemment décédé à Montmorency, était âgé de quatre- vingt-huit ans. Il avait été élève de Gros et remporté le prix de Rome en i83o. Son œuvre la plus réputée est encore la. Femme adultère, qui appartient au musée du Luxembourg, tableau d'un grand caractère mal- gré ses dimensions restreintes, d'un beau sentiment et de composition vraiment magistrale. Il a exécuté nombre de tableaux historiques pour les galeries de Versailles, et de sujets religieux pour plusieurs églises de Paris, la Madeleine, Saint-Roch, Saint-Eustache, Saint-Séverin et Saint- Augustin ; ses dernières productions en ce genre sont quatre vastes tableaux qu'il peignit en 1876, pour l'église Saint-Sulpice.

Depuis 1S60, Signol faisait partie de l'Institut oii il avait succédé à Hersent. A ses obsèques son éloge funèbre a été prononcé par M. le comte Delaborde, secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts.

Avec P. V. Galland vient de disparaître le maîti e décorateur par excel- lence de notre époque, un artiste dont la notoriété n'égalait pas le mérite et dont l'œuvre, d'ailleurs, n'était guère connue du public, dispersée qu'elle est dans les palais et les somptueux hôtels de Paris, de Madrid, de Londres, de Stuttgart, de New-York, qu'il a décorés de compositions ornementales du goût le plus rare, de l'invention la plus riche et la plus exquise. On lui doit, à l'Hôtel de Ville de Paris, ce bel ensemble décoratif de la galerie parallèle aux salons du bord de l'eau, qui a pour sujet la Glo- rification du Travail, une de ses dernières œuvres importantes; il a peint autrefois les tympans de l'église Saint-Eustache.

Galland était professeur d'art décoratif à l'école des Beaux-Arts, et direc- teur des travaux d'art à la manufacture des Gobelins.

LES LIVRES

Les Dessous de l'histoire, par le comte A. de Saint-Aulaire (Paris, Calmann-Lévy).

Le nouveau volume que M. le comte de"Saint-Aulaire vient de publier et qui a pour titre les Dessous de l'histoire, est le récit très émouvant de la mort de Gustave III, de Suède. Cette douce fissure d'un roi amou- reux d'une de ses sujettes est présentée avec un talent remarquable. Le monarque inconnu a dû, pendant un orage, demander l'hospitalité au châ- teau de Maëlsborg, appartenant à un de ses ennemis, le baron d'Ehrensward ; il est reçu par la femme et la fille de celui-ci sous le nom de comte de Romsdal. Hedwige a dix-neuf ans. C'est une belle créature à la chevelure d'un blond pâle, aux grands yeux rêveurs et alanguis, aux lèvres roses, avec un air de bonté et de mélancolie qui donne un grand attrait à son gracieux visage. Le roi passe une délicieuse soirée dont il emporte un radieux sou- venir et la jeune fille ne dort pas en pensant au visiteur.

Hedwige est mariée contre sa volonté au comte Anckarstroëm, ami et chambellan du roi. Le comte présente sa femme au souverain : Hedwige reconnaît en lui l'inconnu, le comte de Romsdal qu'elle n'a cessé d'aimer. Gustave III est malheureux et persécuté, elle jure de se dévouer entièrement à lui, de le sauver, car ses jours sont menacés. Le roi lui pro- pose un rendez-vous qu'elle accorde sur-le-champ; c'est un être de beauté et de bonté spontanée et elle devient la maîtresse du monarque. Le comte Anckarstroëm ne tarde pas à découvrir l'horrible vérité, il tue son maître dans un bal masqué sous les yeux d'Hedwige.

Cette sèche analyse ne donne qu'une idée incomplète de cet émouvant récit qu'il faut lire en entier dans le volume. M. de Saint-Aulaire s'y révèle historien par la clarté de la pensée et la précision du style, et ro- mancier habile par l'imagination qu'il déploie pour présenter et arranger les événements. s'arrête la vérité, commence la fiction ? je l'ignore,

LES LIVRES

mais le récit est écrit de main de maître. Hedwige a-t-elle réellement existé ? Cela n'est pas douteux. Après la mort de son mari qui fut décapité, elle se retira dans la solitude et elle est morte le 22 mars 1857, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Dans son roman, M. de Saint-Aulaire en a fait une créature idéale. Elle aime avec une tendresse infinie. Elle se donne sans que sa chute provoque en elle quelque regret. Son excuse est dans son amour; elle ne sait qu'une chose, c'est qu'elle aime. Sa passion n'a rien de sensuel, et c'est ce qui frappe quand on lit celte histoire.

M. de Saint-Aulaire nous fait pénétrer dans les replis de cette âme Scandi- nave, il nous la montre dans toute sa beauté naïve et charmante. On plaint certainement Hedwige, mais on lui en veut un peu d'avoir vécu, après de telles secousses, jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Quels sont les événements qui ont traversé sa vie? M. de Saint-Aulaire paraît les con- naître. Il nous les dévoilera quelque jour, nous l'espérons. Il possède un souvenir précieux de cette aventure, c'est un cachet en ivoire jauni, dont le manche terminé par une couronne finement ciselée représente une main d'homme et une main de femme étroitement entrelacées avec cette devise: Toujours. C'est un cadeau du roi à Hedwige, Gustave III en avait tracé lui-même le dessin. Cet objet a donné à l'auteur l'idée d'écrire les Dessous de l'histoire. C'est un heureux début dans un genre que M. de Saint-Aulaire aborde pour la première fois. Jusqu'ici l'aimable écrivain s'était contenté de nous charmer par des nouvelles et des œuvres d'imagi- nation ; désormais c'est à l'histoire qu'il empruntera le sujet de ses romans : son esprit curieux et chercheur nous réserve plus d'une surprise. L. DE Vevran.

Jeun-Antonin Injalbert, l'artiste et fœuvre, par Charles Ponsonailhe

(Paris, Flammarion). L'œuvre du statuaire Injalbert est déjà assez vaste et varié, assez séduisant aussi pour qu'un critique d'art ait songé à l'étudier en son ensemble, et à montrer la puissante personnalité qui s'en dégage. S'il est un artiste dont on puisse affirmer en pleine assurance, qu'il est, suivant le moderne jargon actuellement en faveur, « un tempérament », c'est bien incontestablement ce vaillant sculpteur. D'imagination vive, de conviction ardente, passionné pour son art, il réalise à merveille le type du pétrisseur de glaise tel qu'on se plaît à se le figurer d'après l'idée que l'on se fait des artistes de la Renaissance; et rien, dans sa brillante carrière, n'est fait pour démentir ce rapprochement. Le mouvement, la vie, l'expression, voilà la caractéristique de ses productions. A ce litre, plus qu'aucun autre cies sculpteurs contemporains, on peut dire hautement qu'il continue la tradition de Carpeaux. Nous ne rappellerons pas ici toutes les audaces de son talent, depuis le Christ en croix où, encore élève

So L'ARI ISTE

de l'école de Rome, il donna du divin crucifié une image aussi hardie dans sa nouveauté qu'impressionnante, jusqu'à sa Fontaine du Titan, cette œuvre colossale dont il a doté sa ville natale. M. Ponsonailhe a excellemment décrit et analysé l'œuvre entier d'Injalbert : son livre est de ceux qu'il est de notre devoir de signaler parce qu'il présente l'étude sincère et approfondie d'un artiste, et que cet artiste est l'un des plus originaux et l'un des premiers dans l'école française contemporaine.

Réunion des Sociétés des Beaux-Arts des départements en iSg2, publication du ministère de l'Instruction publique et des Beaux-Arts (Paris, Pion).

Le nouveau volume de ce précieux recueil, sont consignés les travaux de la seizième session annuelle, montre bien par son importance que le zèle des érudits de province est loin de se ralentir et que leurs recherches s'exercent avec l'activité et l'ardeur la plus louable sur tous les sujets qui touchent à l'histoire de l'art en France. 11 atteste, en outre, combien féconde a été la pensée de celui qui institua ces réunions périodiques l'effort individuel des érudits que passionnent les questions d'art, loin d'être exposé à demeurer stérile, ne peut que stimuler les investigations, restreindre de plus en plus le domaine ignoré du passé artistique de notre pays, et, comme le disait M. Roujon à la séance d'ouverture, « gagner définitivement devant les esprits impartiaux la cause de notre génie national ».

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Le directeur gérant, Jean Alboize.

LE MA.NS. IMPRIMERIE EDMOND MONNOYER

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FRAGMENT DE L'ANNÉE 1847 (0

ig janvier 1847. A dix heures et demie chez Gisors, pour le pro- jet de l'escalier du Luxembourg. Ensuite à la galerie retrouver M. Masson : il renonce de lui-même à graver le tableau. Chez Leleux; causé d'un projet d'exposition. Temps superbe : gelée. Panthéon : coupole de Gros ; hélas ! maigreur, inutilité. Les pendentifs de Gérard que je ne connaissais pas. La Mort^ la Gloire, avec Napoléon dans ses bras, et je ne sais quel sauvage à genoux sur le devant. La Patrie^ une grande femme armée et environnée de crêpes près d'un tombeau ; gens prosternés, une figure volante sur le tombeau, qui est la seule belle chose de tout cet ouvrage : belle tournure, beau mouvement, l'œil poché par je ne sais quel accident. La Justice : il m'est impos- sible de me rappeler la moindre chose de ce tableau. La A^ort : une

(1) Sous ce titre : « Eugène Delacroix, ses ide'es sur la vie et sur l'art, d'après son Journ.il inédit j, l'Artiste a insère' en octobre et novembre derniers (Nou- velle période, t. IV, pp. 233 et 327) l'importante e'tude de notre collaborateur, M. Paul Fiat, qui doit former la préface du Journal d'Eugène Delacroix. Avant d'en publier le premier volume, les éditeurs, MM. Pion et C'"^, ont bien voulu nous donner également la primeur d'un fragment du Journal.

i8g3 l'artiste nouvelle période : t. v 6

82 L'ARTISTE

femme soutient ou frappe, on ne sait lequel, un homme encore jeune, qui cherche à se retenir à un monument dont le caractère est incertain ; sa pose n'est pas mauvaise. Sur le devant, autres gens prosternés incompréhensibles. Tout cela d'une couleur affreuse : des ciels ardoise, des tons qui percent les uns avecles autres, de tous côtés. Le luisant de la peinture achève de choquer et donne une maigreur insupportable à tout cela. Un cadre doré d'un caractère peu assorti à celui du monument, prenant trop de place pour la peinture, etc. Ensuite chez Vimont, mon élève. Vu un Prométhée^ sur son rocher, avec des nymphes qui le consolent ; l'idéal manque. De chez Vimont au Jardin des plantes, à travers un quartier que je n'ai jamais vu ; petits passages occupés par des brocanteurs ; toute une famille logée dans une échoppe qui est à la fois la boutique, la cuisine, la cham- bre à coucher. Cabinet d'histoire naturelle public. Eléphants, rhinocéros, hippopotames, animaux étrangers, Rubens l'a rendu à merveille. J'ai été pénétré, en entrant dans cette collection, d'un sen- timent de bonheur. A mesure que j'avançais, ce sentiment augmen- tait ; il me semblait que mon être s'élevait au-dessus des vulgarités ou des petites idées, ou des petites inquiétudes du moment. Quelle variété prodigieuse d'animaux, et quelle variété d'espèces, de for- mes, de destination ! A chaque instant, ce qui nous paraît la difformité à côté de ce qui nous semble la grâce. Ici les troupeaux de Neptune, les phoques, les morses, les baleines, l'immensité du poisson, à l'œil insensible, à la bouche stupidement ouverte ; les crus- tacés, les araignées de mer, les tortues; puis la famille hideuse des serpents, le corps énorme du boa, avec sa petite tête ; l'élégance de ses anneaux roulés autour de l'arbre ; le hideux dragon, les lézards, les crocodiles, les caïrnans, le gavial monstrueux, dont les mâchoires deviennent tout à coup effilées et terminées à l'endroit du nez par une saillie bizarre. Puis les aniinaux qui se rapprochent de notre nature : les innombrables cerfs, gazelles, élans, daims, chèvres, moutons, pieds fourchus, têtes cornues, cornes droites, tordues en anneaux ; l'auroch, race bovine ; le bison, les dromadaires et les chameaux ; les lamas, les cigognes qui y touchent ; enfin la girafe, celles de Levail- lant, recousues, rapiécées; mais celle de 1827 qui, après avoir fait le bonheur des badauds et brillé d'un éclat incomparable, a payé à son tour le funèbre tribut, mort aussi obscure que son entrée dans

JOURNAL INEDIT DE DELACROIX 83

le monde avait été brillante ; elle est toute raide et toute gauche, comme la nature l'a faite. Celles qui l'ont précédée dans ces cata- combes avaient été empaillées, sans doute par des gens qui n'avaient pas vu l'allure de l'animal pendant sa vie : on leur a redressé fière- ment le col, ne pouvant imaginer la bizarre tournure de cette tête portée en avant, comme l'enseigne d'une créature vivante. Les tigres, les panthères, les jaguars, les lions. D'où vient le mouvement que la vue de tout cela a produit chez moi ? De ce que je suis sorti de mes idées de tous les jours qui sont tout mon monde, de ma rue qui est mon univers. Combien il est nécessaire de se secouer de temps en temps, de mettre la tête dehors, de chercher à lire dans la création, qui n'a rien de commun avec nos villes et avec les ouvrages des hommes. Certes, cette vue rend meilleur et plus tranquille. En sortant de là, les arbres ont eu leur part d'admiration, et ils ont été pour quelque chose dans le sentiment de plaisir que cette journée m'a donné. Je suis revenu par l'extrémité du jardin sur le quai. A pied une partie du chemin et l'autre dans les omnibus. J'écris ceci au coin de mon feu, enchanté d'avoir été, avant de rentrer, acheter cet agenda, que je commence un jour heureux. Puissé-je conti- nuer souvent à me rendre compte ainsi de mes impressions. J'y verrai souvent ce qu'on gagne à noter ses impressions et à les creu- ser, en se les rappelant. Statue de ButTon pas mauvaise, pas trop ricicule. Bustes des grands naturalistes français, Daubenton, Cuvier, Lacépède, etc., etc.

20 janvier. Travaillé au tableau de Valcntiii ; fait le fond le soir chez J... M. Auguste m'a prêté une aquarelle. Cheval 7ioir, plus deux volumes des Soui'cnirs de la Terreur ; il m'a rendu la petite galerie d'Alger (tablette) et un porte-manteau. En rentrant le soir, j'ai trouvé la pièce de Ponsard qu'il avait pris la peine d'ap- porter.

Il janvier. Resté chez moi toute la journée. Le pastel du Lion, pour les inondés. Composé trois sujets : le Clirist portant sa croix, d'après une ancienne sépia ; le Christ au jardin des Oliviers., pour M. Roche ; le Christ étendu sur une pierre., reçu par les saintes femmes. Je lis les Souvenirs de la Terreur, de G. Duval. Les frais de mise en scène, les conversations supposées, imaginées pour donner de la couleur et de la réalité, ôtent toute confiance. La haine

S4 L'ARTISTE

systématique contre la révolution se nnontre trop à découvert. L'his- torien cependant aurait à profiter dans cette lecture, non pour les petits faits qui y sont rapportes, mais il y verrait, à travers la partia- lité de l'écrivain, qu'il y a fort à rabattre de l'enthousiasme et de la spontanéité dans les mouvements que l'on admire le plus à cette époque. Ce qu'on y voit des rouages subalternes réduit à la propor- tion de complots, ce qui paraît souvent dans l'histoire l'effet du sentiment national.

22 janvier. Commencé et avancé beaucoup le pastel représen- tant le Christ aux Oliviers. Robert Bruce (i), le soir, avec Mme de Forget. Quand j'irai voir le tableau de Rubens, rue Taranne, aller chez M™*^ Cave (2).

23 janvier. Composé le Portement de Croix. Continué le pastel du Christ. Dans le transept de Saint-Sulpice (3) sujets qui pour- raient convenir : Assomption., Ascension. Moïse recevant les ta- bles de la loi., le peuple au bas de la montagne, les anciens à mi-che- min, en bas et groupés, en s'étageant, armée, chevaux, femmes, camp. Moïse sur la 7H0«/a^«e, tenant ses bras élevés pendant la bataille. Déluge. Tour de Babel. Apocalypse, Crucifi-

(i) Robert Bruce, opéra en trois actes, musique de Rossini, repre'senté à l'O- péra pour la première fois le 3o décembre 1846.

(2) Mme Cave, artiste née à Paris, vers 1810 ; elle étudia l'aquarelle avec Camille Roqueplan, et exposa aux Salons de i835 et i836. Elle avait épousé le peintre Clément Boulanger, sous la direction duquel elle aborda la peinture de genre. Veuve en 1842, elle épousa, quelques années après, François Cave, qui fut inspecteur des Beaux-Arts. En dehors des Salons, elle se fit connaître par une Méthode de dessin sans maître, qui parut en i853, et qui eut l'honneur de fixer l'attention de Delacroix. Le peintre fit sur cette méthode un rapport qui fut publié par le Moniteur officiel et reproduit par les journaux d'art. Il écrivait à ce propos en 1861 : » Je suis persuadé que la simplicité de cette méthode por- terait la conviction dans tous les esprits, abrégerait beaucoup nos travaux et amènerait une décision plus prompte. » Les écrits de Mme Cave l'avaient assez frappé pour qu'à plusieurs reprises dans son Journal, on trouve des réflexions sur la technique de la peinture, qui lui avaient été suggérées par elle. « Voilà. la première méthode de dessin qui enseigne quelque chose » : tel était le début de l'article de Delacroix sur M"'» Cave.

(3) Au moment une chapelle de Saint-Sulpice fut donnée à Delacroix pour la décorer, on parlait encore de lui confier le mur du transept de l'église. Ce projet fut abandonné et la chapelle des Anges livrée à Delacroix qui commença son travail en i85q et ne le termina qu'en iSGi.

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ment^ les morts ressuscitant dans le bas de la composition ; soldats partageant les habits ; anges dans le haut, recueillant le précieux sang et retournant au ciel. Dans le Portement de Croix, sur le plan en dessous du Christ, saintes femmes montant péniblement. Penser, pour ces tableaux, à la belle exage'ration des chevaux et des hommes de Rubens, surtout dans la Chasse de Soutman (i). L'Atige exterminant l'armée des Assyriens. Quatre beaux sujets pour le transept de Saint-Sulpice seraient quant à présent : Le Portement de Croix. Le Christ vers le milieu de la composition succombant sous le faix ; sainte Véronique, etc. ; en avant, les larrons montant ; plus bas la Vierge, ses amies, le peuple et soldats. En pendant la Mise an sépulcre. La croix en haut, avec bour- reaux, soldats emportant les échelles et instruments ; le corps des larrons resté sur la croix ; anges versant des parfums sur la croix du Christ, ou pleurant ; au milieu, le Christ porté par les hommes et suivi par les saintes femmes ; le groupe descendant vers une caverne des disciples préparent le tombeau. Hommes levant la pierre ; anges tenant une torche. Le dessous de la montagne, effet de lu- mière, etc. Apocalypse. Le sujet déjà médité. L'Ange renver- sant l'armée des Assyriens. L'armée montant dans les roches ; che- vaux et chars renversés. Venu M. Wertheimber ; il me demande la Course dArabes. Le soir, chez Deforge. Vu Laurent Jan. Chez Pierret. Villot et sa femme. Temps magnifique. Lune. Re- venu à pied très tard, avec plaisir. Travaillé aux Femmes d'Al- ger (2). Villot me parle du papier transparent pour lithographies. 24. fani'ier Le soir, chez M. Thiers. Revu d'Aragon. Quand il n'y avait plus que quelques personnes, il nous a parlé du maréchal Soult. II nous a dit qu'il mettait au défi de lui trouver une seule action d'éclat dans sa vie. Très laborieux, etc. Au camp de Boulogne,

(i) Soutman, peintre et graveur hoUandais, en i58o, mort en i653, e'iève de Rubens.

(2) Il s'agit ici d'une variante du tableau : Femmes d'Alger, qui fut exposé au Salon de 1834 et qui appartient au musée du Louvre. Le tableau dont il est question ici, et qui est mentionné au catalogue Robaut sous le titre : Femmes d'Alger dans leur intérieur, fut envoyé par Delacroix au Salon de 1S49. La disposition des bras de la négresse n'est pas tout à fait la même que dans le tableau du Louvre. Il fait partie maintenant de la galerie Bruyas au musée de Montpellier.

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il fut un des instruments de l'élévation à l'Empire. On ne savait comment s'y prendre. L'armée, tout attachée qu'elle était au premier Consul, le Sénat s'y seraient probablement refusés. On eut l'idée, et Je pense que ce fut le général Soult, de faire signer une pétition à un corps désorganisé de dragons, lequel étant mis à pied et désoeuvré, était tout voisin de la démoralisation qu'entraîne l'oisiveté chez les soldats. Ils signèrent la pétition, qui fut présentée au Sénat comme le vœu de l'armée. Cambacérès était contre. Foucher, voulant égale- ment rentrer en grâce, se remua beaucoup. Le Sénat imita dans cette circonstance l'exemple du Sénat de Rome, dans le temps des empe- reurs. Ils s'empressaient de nommer à l'avance celui qu'ils V03'aient sur le point de l'être par les soldats.

25 janvier. L'influence des lignes principales est immense dans une composition. J'ai sous les yeux les Chasses de Rubens ; une entre autres, celle aux lions, gravée à l'eau-forte par Soutman, une lionne s'élançant du fond du tableau, est arrêtée par la lance d'un cavalier qui se retourne ; on voit la lance plier en s'enfonçant dans le poitrail de la bête furieuse. Sur le devant, un cavalier maure renversé ; son cheval, renversé également, est déjà saisi par un énorme lion, mais l'animal se retourne avec une grimace horrible vers un autre combattant étendu tout à fait par terre, qui, dans un dernier effort, enfonce dans le corps du monstre un poignard d'une largeur effrayante : il est comme cloué à terre par une des pattes de derrière de l'animal qui lui laboure affreusement la face en se sentant percer. Les chevaux cabrés, les crins hérissés, mille accessoires, les boucliers détachés, les brides entortillées, tout cela est fait pour frapper l'imagination, et l'exécution est admirable. Mais l'aspect est confus, l'œil ne sait se fixer, il a le sentiment d'un affreux désor- dre ; il semble que l'art n'j' a pas assez présidé, pour augmenter par une prudente distribution ou par des sacrifices l'effet de tant d'inven- tions de génie. Au contraire, dans la chasse à l'hippopotame, les détails n'offrent point le même effort d'imagination ; on voit sur le devant un crocodile qui doit être assurément dans la peinture un chef-d'œuvre d'exécution ; mais son action eût pu être plus intéres- sante. L'hippopotame qui est le héros de l'action est une bête in- forme qu'aucune exécution ne pourrait rendre supportable. L'action des chiens qui s'élancent est très énergique, mais Rubens a répété

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souvent cette intention. Par la description, ce tableau semblera de tout point infe'rieur au pre'cédent ; cependant, par la manière dont les groupes sont disposés, ou plutôt du seul et unique groupe qui forme le tableau tout entier, l'imagination reçoit un choc, qui se renouvelle toutes les fois qu'on 3' jette les yeux, de même que dans la chasse aux lions, elle est toujours jete'e dans la même incertitude par la dispersion de la lumière et l'incertitude des lignes. Dans la chasse à l'hippopotame, le monstre amphibie occupe le centre ; cava- liers, chevaux, chiens, tous se précipitent sur lui avec fureur. La composition offre à peu près la disposition d'une croix de Saint- André, avec l'hippopotame au milieu. L'homme renversé à terre et étendu dans les roseaux sous les pattes du crocodile, prolonge par en bas une ligne de lumière qui empêche la composition d'avoir trop d'importance dans la partie supérieure, et, ce qui est d'un effet in- comparable, c'est cette grande partie du ciel qui encadre le tout de deux côtés, surtout dans la partie gauche qui est entièrement nue, et donne à l'ensemble, par la simplicité de ce contraste, un mouve- ment, une variété, et en même temps une unité incomparables.

26 Janvier. Travaillé à la Course arabe. Dîné chez M. Thiers. Je ne sais que dire aux gens que je rencontre chez lui, et ils ne savent que me dire. De temps en temps, on me parle peinture, en s'apercevant de l'ennui que me causent ces conversations des hommes politiques, la Chambre, etc. Que ce genre moderne, pour le dîner, est froid et ennuyeux ! Ces laquais, qui font tous les frais, en quelque sorte, et vous donnent véritablement à dîner. . . Le dîner est la chose dont on s'occupe le moins : on le dépêche, comme on s'acquitte d'une désagréable fonction. Plus de cordialité, de bonhomie. Ces verreries si fragiles. . . luxe sot ! Je ne puis toucher à mon verre sans le renverser et jeter, sur la nappe, la moitié de ce qu'il contient. Je me suis échappé aussitôt que j'ai pu. La princesse Demidoff y est venue. M. de Rémusat y dînait; c'est un homme charmant, mais après bonjour et bonsoir, je ne sais que lui dire.

2-] janvier. Tv&vsiiWé auTi Arabes en course et au Valentin. Le soir, été voir Labbé, puis Leblond. Garcia (i) y était. Parlé de

(i) Manuel Garcia musicien français, fils du célèbre chanteur Manuel Garcia. Formé par son père â l'enseignement du chant, il s'y consacra lui-même exclusi- vement, et fut attaché vers iS35 au Conservatoire de Paris. Ses sœurs Marie et

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l'opinion de Diderot sur le comédien. Il prétend que le comédien, tout en se possédant, doit être passionné. Je lui soutiens que tout se passe dans l'imagination. Diderot, en refusant toute sensibilité à l'acteur, ne dit pas assez que l'imagination y supplée. Ce que j'ai entendu dire àTalma explique assez bien les deux effets combinés de l'espèce d'inspiration nécessaire au comédien et de l'empire qu'il doit en même temps conserver sur lui-même. Il disait être en scène parfaitement le maître de diriger son inspiration et de se juger, tout en aj'ant l'air de se livrer; mais il ajoutait que si, dans ce moment, on était venu lui annoncer que sa maison était en feu, il n'eût pu s'arracher à la situation ; c'est le fait de tout homme en train d'un travail qui occupe toutes ses facultés, mais dont l'âme n'est pas, pour cela, bouleversée par une émotion. Garcia, en défendant le parti de la sensibilité et de la vraie passion, pense à sa sœur, la Malibran. Il nous a dit, comme preuve de son grand talent de comé- dienne, qu'elle ne savait jamais comment elle jouerait. Ainsi dans le i?o?Héo, quand elle arrive au tombeau de Juliette, tantôt elle s'arrêtait en entrant, contre un pilier, dans un abattement douloureux, tantôt elle se prosternait en sanglotant, devant la pierre, etc.; elle arrivait ainsi à des effets très énergiques et qui semblaient très vrais, mais il lui arrivait aussi d'être exagérée et déplacée, par conséquent insup- portable. Je ne me rappelle pas l'avoir jamais vue noble. Quand elle arrivait le plus près du sublime, ce n'était jamais que celui que peut atteindre une bourgeoise; en un mot, elle manquait complètement d'idéal. Elle était comme les jeunes gens qui ont du talent, mais dont l'âge plus bouillant et l'inexpérience leur persuadent toujours qu'ils n'en feront jamais -assez; il semblait qu'elle cherchât toujours des effets nouveaux dans une situation. Si l'on s'engage dans cette voie, on n'a jamais fini : ce n'est jamais celle du talent consommé; une fois ses études faites et le point trouvé, il ne s'en départ plus... C'était le propre du talent de la Pasta. C'est ainsi qu'ont fait Rubens, Raphaël, tous les grands compositeurs. Outre qu'avec l'autre méthode l'esprit se trouve toujours dans une perpétuelle incertitude, la vie se passerait en essais sur un seul sujet. Quand la Malibran avait fini sa

Pauline Garcia se sont toutes deux rendues célèbres comme cantatrices, la première (morte en i836 à Bruxelles), sous le nom de Mme Malibran; la seconde sous le nom de M'ucViardot.

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soirée, elle était épuisée ; la fatigue morale se joignait à la fatigue physique, et son frère convient qu'elle n'eût pu vivre longtemps ainsi. Je luis dis que Garcia, son père, était un grand comédien, cons- tamment le même dans tous ses rôles, malgré son inspiration apparente. Il lui avait vu, pour VOlhello, étudier une grimace devant la glace ; la sensibilité ne procéderait pas ainsi. Garcia nous contait encore que la Malibran était embarrassée de l'effet qu'elle devrait chercher pour le moment l'arrivée imprévue de son père suspend les transports de sa joie, et quand elle vient d'apprendre qu'Othello est vivant. Elle consultait à cet égard M™"' Naldi, la femme du Naldi qui périt par l'explosion d'une marmite, et mère de M'"" de Sparre. Cette femme avait été une excellente actrice; elle lui dit qu'ayant à jouer le rôle de Galatée dans Pj'gmalion, et ayant conservé pendant tout le temps nécessaire une immobilité tout à fait étonnante, elle avait produit le plus grand effet, au moment elle fait le premier mouvement qui semble l'étincelle de la vie. La Malibran, dans A/ar/e 5/z;^7-/, est amenée devant sa rivale Elisabeth par Leicester, qui la conjure de s'humilier devant sa rivale. Elle y consent enfin, et, s'agenouillant complètement, elle implore tout de bon; mais outrée de l'inflexible rigueur d'Elisabeth, elle se relevait avec impétuosité et se livrait à une fureur qui faisait, disait-il, le plus grand effet. Elle mettait en lambeaux son mouchoir et jusqu'à ses gants; voilà encore de ces effets auxquels un grand artiste ne descendra jamais. Ce sont ceux-là qui ravissent les loges et font à ceux qui se les permettent une réputation éphémère. Le talent de l'acteur a cela de fâcheux qu'il est impossible, après sa mort, d'établir aucune comparaison entre lui et les rivaux qui lui disputaient les applaudissements de son vivant. La postérité ne connaît d'un acteur que la réputation que lui ont faite ses contemporains, et pour nos descendants, la Malibran sera mise sur la même ligne que la Pasta, et peut-être lui sera-t-elle préférée, si on tient compte des éloges outrés de ses contemporains. Garcia, en parlant de cette dernière, la classait dans les talents froids et compassés, plastiques, disait-il. Ce plastique, c'était l'idéal qu'il eût dire. A Milan, elle avait créé la Norma ; M™" Malibran arrive, elle veut débuter par ce rôle; cet enfantillage lui réussit. Le public, partagé d'abord, la mit aux nues et la Pasta fut oubliée. C'était la Malibran qui était devenue ja A^'o/v/w, et je n'ai pas de peine

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à le croire. Les gens de peu d'élévation, et point difficiles en matière de goût, et c'est malheureusement le plus grand nombre, préféreront toujours les talents de la nature de celui de la Malibran. Si le peintre ne laissait rien de lui-même, et qu'on fût obligé de le juger, comme l'acteur, sur la foi des gens de son temps, combien les réputations seraient différentes de ce que la postérité les fait ! Que de noms obscurs aujourd'hui ont dû, dans leur temps, jeter d'éclat, grâce au caprice de la mode et au mauvais goût des contemporains ! Heureusement que, toute fragile qu'elle est, la peinture, et à son défaut la gravure, conserve et met sous les j-eux de la postérité les pièces du procès et permet de remettre à sa place l'homme éminent peu estimé du sot public passager, qui ne s'attache qu'au clinquant et à l'écorce du vrai. Je ne crois pas qu'onpuisse établir une similitude satisfaisante entre l'exécution de l'ac- teur et celle du peintre. Le premier a eu son moment d'inspiration vio- lente et presque passionnée, dans lequel il a pu se mettre, toujours par l'imagination, à la place du personnage: mais une fois ses effets fixés, il doit, à chaque représentation, devenir de plus en plus froid, en rendant ses effets. Une fait en quelque sorte que donner chaque soir une épreuve nouvelle de sa conception première, et plus il s'éloigne du moment son idéal, encore mal débrouillé, peut lui apparaître encore avec quel- que confusion, plus il s'approche de la perfection : il calque, pour ainsi dire. Le peintre a bien cette première vue passionnée sur son sujet, mais cet essai de lui-même est plus informe que celui du comédien. Plus il aura de talent, plus le calme de l'étude ajoutera debeautés, non pas en se conformant le plus exactement possible à sa première idée, mais en la secondant par la chaleur de son exécution. L'exécution, dans le peintre, doit toujours tenir de l'improvisation, et c'est en ceci qu'est la différence capitale avec celle du comédien. L'e.xécution du peintre ne sera belle qu'à la condition qu'il se sera réservé de s'abandonner un peu. Travaillé a\i\ Arabes en course et au Valentin.

•i'S) janvier. Que la nature musicale est rare chez les Français! Travaillé au Valentin et à la copie du petit portrait de mon neveu. Éclairs, tonnerre vers quatre heures, avec grêle violente. Dîner chez M™^ Marliani (i) ; elle va passer un mois dans le Midi. J'ai revu

(i) Delacroix avait connu la comtesse Marliani chez George Sand. Son mari, le comte Marliani, compositeur et professeur de chant, fit repre'senter au Théâtre Italien plusieurs opéras, notamment le Bravo.

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chez elle Poirel, avec lequel je me suis plu. Chopin y était; il m'a parlé de son nouveau traitement par le massage, cela serait bien heureux. Le soir, un M. Ameilher a joué d'une guitare bizarre, qu'il a fait faire suivant ses idées particulières. Il n'en tire pas, à mon avis, le parti nécessaire pour faire de l'effet, il joue trop faiblement. C'est la manière de tous les guitaristes de ne faire que de petites trilles,etc. Revenu avec Petetin (i), qui m'a parlé économie et placement d'argent. Il m'a dit qu'il est surprenant combien en peu de temps avec ces deux moyens, bien entendus, on peut augmenter sa fortune.

^(^ janvier. Fatigué de ma soirée d'hier. Leleux et Hédouin sont venus me voir. Il est probable qu'en faisant souvent sans modèle, quelque heureuse que soit la conception, on n'arrive pas à ces effets frappants qui sont obtenus simplement dans les grands maîtres, uniquement parce qu'ils ont rendu naïvement un effet de la nature, même ordinaire. Au reste, ce sera toujours l'écueil ; les effets la Prud'hon, à la Corrège, ne seront jamais ceux à la Rubens, par exemple. Dans le petit Saint Martin, de Van Dyck, copié par Géri- cault, la composition est très ordinaire, cependant l'effet de ce cheval et de ce cavalier sont immenses. Il est très probable que cet effet est à ce que le motif a été vu sur nature par l'artiste. Mon petit Grec (le comte Palatino) a le même accent. On pourrait dire que, par le procédé contraire, on arrive à des effets plus tendres et plus pénétrants, s'ils n'ont pas cet air frappant et magistral qui emporte tout de suite l'admiration. Le cheval blanc de Saint Benoit, de Rubens, semble une chose tout à fait idéale et fait un effet bien puissant. Dîné chez M"« de Forget.

3i janvier. Travaillé aux Femmes d'Alger. Le soir, chez J . . . Elle a vu Vieillard ; il est toujours inconsolable. Elle me donne un article de Gautier, sur le Luxembourg, qui est par-dessus les toits.

2 février. Le matin chez Millier. Chez Gaultron. Dupré et Rousseau venus dans la journée; ils m'ont répété beaucoup d'argu- ments en faveur de la fameuse société; mais j'avais pris mon parti, et leur ai déclaré ma complète aversion pour le projet. Que faire après une journée, ou plutôt une matinée pareille ? La sortie le matin

(i) Anselme Petetin administrateur et publiciste. Il fut successivement pre'fet et directeur de l'Imprimerie Nationale.

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et'puis la venue de ces deux parleurs, au moment j'eusse pu retrouver quelque disposition au travail, m'ont complètement abattu jusqu'au soir.

?) février. Millier m'a rendu visite prestement; l'aplomb de ce jeune coq est remarquable. J'avais critiqué certaines parties de ses tableaux avec une réserve extrême; je ne puis m'empêcher, en général, de le faire, et je n'aime pas à affliger. Chez moi, il m'a paru tout à son aise : « Ceci est bien, ceci me déplaît. » Telles étaient les formes de son discours. Hédouin est furieux. 11 m'a parlé de l'extrême confiance en lui-même de Couture. C'est assez le cachet de cette école, dans laquelle Millier se confond; l'autre cachet, c'est cet éternel blanc partout et cette lumière qui semble faite avec de la farine. J'ai effacé, sur ce que m'ont dit ces messieurs, la fenêtre du fond des Marocains endormis. Henry m'apprend l'accouchement de sa sœur Claire. Travaillé aux Arabes en course : l'obscurité me force d'y renoncer. Je commence alors à ébaucher le Christ au tombeau (toWc loo), leciel seulement. Rivet est arrivé à quatre heures. J'ai été heureux de le voir, et sa prévenance m'a charmé. Nous avons été bientôt comme autrefois. Je le trouve changé et ce changement m'afflige. Il est très satisfait de mon article sur Prud'hon (i). Resté le soir chez moi. Situation d'esprit mélanco- lique, si je puis dire, et point triste. Les diverses personnes que j'ai vues aujourd'hui ont causé sans doute cet état. J'ai fait d'amères réflexions sur la profession d'artiste ; cet isolement, ce sacrifice de presque tous les sentiments qui animent le commun des hommes.

4 février. Au moment de partir pour la Chambre des députés, M. Clément de Ris est venu : aimable jeune homme. Laurent Jan est survenu; j'ai frémi en le voyant ramasser le gant aussitôt, sur quelques mots de l'interlocuteur qui, heureusement, est parti peu à près. Laurent n'est pas resté non plus. Arrivé à la Chambre à onze heures et demie. Vu, en arrivant, les voussures de Vernet; il y a un volume à écrire sur l'aflYeuse décadence que cet ouvrage montre dans l'art du dix-neuvième siècle. Je ne parle pas seulement du mauvais goût et de la mesquine exécution des figures coloriées, mais les grisailles et ornements sont déplorables. Dans le dernier village,

(i) Cet article sur Prud'hon avait paru dans la Revue des Deux-Mondes, du iC'- novembre 18;-.

JOURNAl. INEDIT DE DE1,ACR0IX f)3

et du temps de Vanloo, elles eussent encore paru de'testables. J'ai revu avec plaisir mon hémicycle (i); j'ai vu tout de suite ce qu'il fallait pour rétablir l'effet; le seul changement de la draperie de l'Orphée adonné de la vigueur au tout. Quel dommage que l'expé- rience arrive tout juste à l'âge les forces s'en vont ! C'est une cruelle dérision de la nature que ce don du talent, qui n'arrive jamais qu'à force de temps et d'études qui usent la vigueur nécessaire à l'exécution. J'ai observé dans l'omnibus, à mon retour, l'effet delà demi-teinte dans les chevaux, comme les bais, les noirs, enfin à peau luisante; il faut les masser, comme le reste, avec un ton local, qui tient le milieu entre le luisant et le ton chaud coloré. Sur cette pré- paration il suffit d'un glacis chaud et transparent pour le changement de plan de la partie ombrée ou reflétée, et sur les sommités de ce même ton de demi-teinte, les luisants se marquent avec des tons clairs et froids. Dans le cheval bai, cela est très remarquable.

5 février. J'ai passé toute la journée à me reposer et à lire dans ma chambre. Commencé Monte-Cristo : c'est fort amusant, sauf cependant les immenses dialogues qui remplissent les pages ; mais quand on a lu cela, on n'a rien lu. Je me disais qu'en littérature, la piemière impression est la plus forte ; comme preuve, les Mémoires de Casanova, qui m'ont fait un effet immense quand je les ai lus pour la première fois dans l'édition écourtée, en 1829. J'ai eu occasion depuis d'en parcourir des passages de l'édition plus complète, et j'ai éprouvé une impression différente. Le jeune Soulié me dit que M. N'icl, ayant \n Iq Neveu de Rameau dans la traduction française faite d'après celle que Goethe avait faite en allemand, le préférait à

(i) Les peintures décoratives de la bibliothèque du Palais-Bourbon furent commencées par E. Delacroix en i83Set terminées en 1847. Elles se cemposent de deux hémicycles et de cinq coupoles divisées chacune en quatre pendentifs. Les deux hémicycles sont peints à la cire directement sur le mur, ils représen- tent: le premier, Orphée apportant la civilisation à la Grèce; le second, Attila ramenant la barbarie sur l'Italie ravagée. Les coupoles sont peintes à l'huile sur toile marouflée sur enduit; chaque coupole se compose de quatre pendentifs et comprend, par conséquent quatre sujets, que le maître a choisis dans un même ordre d'idées : la Poésie; la Théologie; la Législation; 4.° \a Philo- sophie; 5° les Sciences. (V . Catalogue de l'œuvre de Delacroix, par Robaut.) Delacroix avait déjà exécuté des peintures décoratives au Palais-Bourbon, en i833, par l'entremise de M.Thiers; il fut chargé de décorer le salon du roi qu'il acheva en cinq ans.

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l'original; nul douic que ce ne soit l'elVet de cette vive impression de certaines formes sur Tesprit qui, sur le même objet, n'en peut plus recevoir de semblables. (Je relis ceci en 1857. Je relis les Mémoires de Casanova, pendant ma maladie, je les trouve plus adorables que jamais; doncils sont bons.)

6 février. Peu de travail, le matin. L'après-midi, ébauché entièrement les figures du Christ an tombeau. Dîné et passé la soirée avec J. . . Planet (i) est venu à quatre heures ; il a paru très frappé de mon ébauche; il eût voulu la voir en grand : l'admiration sincère qu'il me montre me fait grand plaisir. Il est de ceux qui me réconcilient avec moi-même. Que le ciel le lui rende !• Le pauvre garçon manque tout à fait de confiance, et c'est dommage, car il montre des qualités supérieures.

'j février. Malaise. Je n'ai rien fait de toute la journée. Ce bon Fleury (2) est venu me voir avec un diable d'enfant qui touchait atout. Il m'a donné sa recette pour imprimer les panneaux, cartons ou toiles : colle de peau et blanc d'Espagne, appliqués à la brosse et unis au papier de verre. Le soir, quand je me délassais après le bain que j'avais fait venir avant dîner, Riesener est venu. Resté une partie de la soirée : il m'a conté que Scheffer avait réuni les membres de la future société et s'était prononcé pour un système tellement exclusif, que peu s'en est fallu qu'il n'exclût tout le monde. Il a consterné l'auditoire. Riesener me parle toujours de ses projets admirables de travail et de procédés propres à les faciliter.

^février. Excellente journée. J'ai débuté par aller voir, rue Taranne, le tableau de Saint Jtist., de Rubens ; admirable peinture. Les deux figures des assistants, de son gros dessin, mais d'une franchise de clair-obscur et de couleur qui n'appartiennent qu'à

(1) Planet, de Toulouse, peintre, élève de Delacroix. M. Lassalle Bordes prétend que Planet fit dans l'atelier de Delacroix les quatre pendentifs suivants, qui font partie de la décoration de la voûte de la Bibliothèque de la Chambre des députés : Aristote décrit les animaux que lui envoie Alexandre; Lycurgue consulte la Pythie ; Démosthène harangue les flots de la mer; La drachme du tribut. (Corresp., t. IL p. IX.)

(2) Probablement Joseph-Nicolas-Robert Fleury, dit Robert-Fleury. Le diable d'enfant dont il est question ici doit être son fils, Tony Robert-Fleury; à moins que ce ne soit le fils du paysagiste Léon Fleury (1S04-1S58) qui eut son heure de célébrité et dont il existe quelques œuvres au château de Compiègne.

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l'homme qui ne cherche pas, et qui a mis sous les pieds les folles recherches et les exigences plus sottes encore. Puis à la Chambre des députés. Travaillé à la femme portant le petit enfant et à l'enfant par terre; puis à l'homme couché au-dessus du Centaure; je crois que J'ai fort avancé. Séance très longue. Revenu sans fatigue. Pour compléter la journée, j'apprends en rentrant que M""^ Sand est de retour et me l'a envo3'é dire. Je suis heureux de la revoir. Resté chez moi le soir; j'ai eu tort. La journée du lendemain s'en est ressentie. J'aurais faire quelques pas dehors. L'air seul contribue peut-être à accélérer la circulation; aussi, le lendemain, je n'ai rien fait. L'estomac dérangé commande en maître, mais en maître bien indi- gne de régner, car il remplit mal ses fonctions, et arrête tout le reste. (^février. Donc mal disposé. Venu Demay. Pendant qu'il y était, M. Haussoulier. Tous les jeunes gens de cette école d'Ingres ont quelque chose de pédant : il semble qu'il y ait déjà un très grand mérite de leur part à s'être rangé du parti de la peinture sérieuse : c'est un des mots du parti. Je disais à Demay qu'une foule de gens de talent n'avaient rien fait qui vaille, à cause de cette foule de partis pris qu'on s'impose ou que le préjugé du moment vous impose. Ainsi par exemple, de cette fameuse beauté, qui est, au dire de tout le monde, le but des arts; si c'est l'unique but, que deviennent les gens qui comme Rubens, Rembrandt, et généralement toutes les natures du Nord, préfèrent d'autres qualités ? Demandez la pureté, la beauté, en un mot, au Puget, adieu sa verve!... Développer tout cela.... En général, les hommes du Nord y sont moins portés; l'Italien préfère l'ornement; cela se retrouve dans la musiqucVu Don Juan [i) le soir. Sensation pareille, en voyant la pièce. Le mauvais Don Juan (l'acteur) ! Est-ce l'exécution, le décousu qu'on met dans un ouvrage ancien ? Mais comme il grandit par le souvenir, et que, le lendemain, je me le suis rappelé avec bonheur ! Quel chef-d'œuvre de romantisme ! Et cela en 1785 ! L'acteur qui fait Don Juan ôte son manteau pour se battre avec le père; à la fin, ne sachant quelle contenance tenir, il se met à genoux devant le Commandeur; je suis sûr qu'il n'y a pas deux personnes dans la salle qui s'en soient aperçues. Je pensais à la dose d'imagination nécessaire au spectateur pour être digne d'entendre

(i) En 1S47, -Oo'! Juiin était chante au Théâtre-Italien par Lablache, Tagliafico, Coletti, Mario, M^'es Grisi, Persiani et Corbari.

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un tel ouvrage. Il me paraissait évident que presque tous les gens qui étaient écoutaient avec distraction. Ce serait peu de chose; mais les parties les plus faites pour frapper l'imagination ne les arrêtaient pas davantage. Il faut beaucoup d'imagination pour être saisi vive- ment au spectacle. . . Le combat avec le père, l'entrée du spectacle frapperont toujours un homme d'imagination; la plus grande partie des spectateurs n'y voient rien de plus intéressant que dans le reste.

lo février'. Hier 9, à quatre heures, j'ai été voir M"" Sand; elle était souffrante. Revu sa fille et son gendre futur. Aujourd'hui il était plus de midi quand je suis parti pour le Palais-Bourbon. Il a fait un temps affreux : neige, gâchis. Il faut aller en voiture à mon travail, et on y reste si longtemps qu'il y a des maladies à prendre. J'ai travaillé aux hommes du milieu. Revenu de bonne heure et resté également très longtemps en voiture. Demeuré chez moi le soir, fatigué et souffrant. Ton local de la nymphe debout dans VOrpIiée, vert émeraude, vermillon et blanc ; plus de blancs dans les clairs. Deuxième nymphe, ton orangé et vert émeraude.

1 1 février. Je devais retourner à la Chambre. J'écrirai à Henry, pour suspendre jusqu'à la semaine prochaine. Le froid est trop incommode. J'ai besoin de repos.

12 février. Mis au net la composition de Foscari. Essa_vé avec unetoile deSo; je crois que cela ira ainsi. Vu M"° Sand à quatre heures et dîné chez Piron. Don Juan avec lui. J. J. . . y était.

14 février. Le Beau est assurément la rencontre de toutes les convenances... Développer ceci, en se rappelant le Don Juan que j'ai vu hier. Quelle admirable fusion de l'élégance, de l'expression, du bouffon, du terrible, du tendre, de l'ironique ! chacun dans sa nature. Cuncta fecit in pondère., numéro et mensura. Chez Rossini, l'Italien l'emporte, c'est-à-dire que l'ornement domine l'expression. Dans beaucoup d'opéras de Mozart, le contraire n'a pas lieu, car il est toujours orné et élégant; mais l'expression des sentiments tendres prend une mesure mélancolique qui ne va pas indifféremment à tous les sujets. DansleZ)o« Jiian^ il ne tombe pas dans cet inconvénient; le sujet, au reste, était merveilleusement choisi, à cause de la variété des caractères. D. Anna, Octavio, Elvira sont des caractères sérieux, les deux premiers sutout. Chez Elvira, déjà on voit une nuance moins sombre. Don Juan tour à tour bouffon, insolent, insinuant,

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tendre même; la paysanne, d'une coquetterie inimitable; Leporello, parfait d'un bout à l'autre. Rossini ne varie pas autant les caractères.

ïb février. Levé en mauvaise disposition, je me suis mis à reprendre l'ébauche du Christ an tombeau. L'attrait que j'y ai trouvé a vaincu le malaise, mais je l'ai payé par une courbature le soir et le lendemain. Mon ébauche est très bien; elle a perdu de son mystère, c'est l'inconvénient de l'ébauche méthodique. Avec un bon dessin pour les lignes de la composition et la place des figures, on peut supprimer l'esquisse, qui devient presque un double emploi. Elle se fait sur le tableau même, au moyen du vague on laisse les détails. Le ton local du Christ est terre d'ombre naturelle, jaune de Naples et blanc; là-dessus, quelques tons de noir et de blanc glissés çà et là, les ombres avec un ton chaud. Le ton local des nuances de la Vierge: un gris légèrement roussàtre, les clairs avec jaune de Naples et noir. Essayé Foscari, sur la toile de 80. Décidément, cela est trop noyé. J'essayerai sur toile de 60.

iS février. Aujourd'hui été voir le Christ de Préault, à Saint- Gervais. J'avais été au Luxembourg auparavant pour m'informer de la cause des refus d'entrée.

ig février. T... médit très justement que le modèle rabaisse son homme. Une personne sotte vous assottit. L'homme d'imagina- tion, dans son travail pour élever le modèle jusqu'à l'idéal qu'il a conçu, fait aussi, malgré lui, des pas vers la vulgarité qui le presse

et qu'il a sous l'œil. Vu deux actes des /f«<^//e«o/5 est

Mozart ? est la grâce, l'expression, l'énergie, l'inspiration et la science ? le bouffon et le terrible.... ? Il sort de cette musique tour- mentée des efforts qui surprennent, mais c'est l'éloquence d'un fié- vreux, des lueurs suivies d'un chaos. Piron m'y a donné des nou- velles de M"*^ Mars qui est bien mal. Charles très affligé.

20 février. Les moralistes, les philosophes, j'entends les vérita» blés, tels que Marc-Aurèle, le Christ, en ne le considérant que sous le rapport humain, n'ont jamais parlé politique. L'égalité des droits et vingt autres chimères ne les ont pas occupés, ils n'ont recom' mandé aux hommes que la résignation à la destinée, non pas à cet obscur fatum des anciens, mais à cette nécessité éternelle que per- sonne ne peut nier, et contre laquelle les philanthropes ne prévau- dront point, de se soumettre aux arrêts de la sévère nature. Ils n'ont

1893. l'artiste NOUVELLE PÉRIODE ; T. V. 7

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demandé autre chose au sage que de s'y conformer et de jouer son rôle à la place qui lui a été assignée au milieu de l'harmonie générale. La maladie, la mort, la pauvreté, les peines de l'àme sont éternelles et tourmenteront l'humanité sous tous les régimes ; la forme, démo- cratique ou monarchique, n'}' fait rien. Dîné chez M. Moreau ; revenu avec Couture. Il raisonne très bien, il est surprenant... Quel regard nous avons pour caractériser les défauts les uns des autres ! Tout ce qu'il m'a dit de chacun est très vrai et très fin, mais il ne tient pas compte des qualités ; surtout il ne voit et n'anal3'se, comme tous les autres, que des qualités d'exécution. Il me dit, et je le crois bien, qu'il se sent surtout propre à faire d'après nature. Il fait, dit-il, des études préparatoires pour apprendre par cœur, en quelque sorte, le morceau qu'il veut peindre et s'y met ensuite avec chaleur : ce moyen est excellent à son point de vue. Je lui ai dit comment Géri- cault se servait du modèle ; c'est-à-dire librement, et cepen- dant faisant poser rigoureusement. Nous nous sommes récriés l'un et l'autre sur son immense talent. Quelle force que celle qu'une grande nature tire d'elle même ! Nouvel argument contre la sottise qu'il y a ày résister et à se modeler sur autrui.

2 1 février. Aujourd'hui, fermé ma porte par excès d'ennui des visiteurs. Repris les Comédiens arabes de bonne heure, à cause du concert de Franchomme, je devais aller à deux heures. En y allant, trouvé M"" Sand, qui m'a fait achever la route dans sa voi- ture. Je l'ai revue avec un vrai plaisir. Excellente musique. Quatuor d'Haydn, des derniers qu'il ait faits ; Chopin me dit que l'expérience y a donné cette perfection que nous y admirons. Mozart, a-t-il ajouté, n'a pas eu besoin de l'expérience ; la science s'est toujours trouvée chez lui au niveau de l'inspiration. Quintettes de lui, déjà entendus chez Boissard.Le xno àQ Rodolphe àe Beethoven : passages communs, à côté de sublimes beautés. Résisté à dîner chez M""^ Sand, pour rentrer et me reposer. Le soir chez M. Thiers ; il n'y avait que M"" Dosne.

22 février. Continué les Comédiens arabes et avancé beau- coup.— Chez Asseline à sept heures et demie, pour aller à Vin- cennes ; le prince devient fort aimable. Revenus de bonne heure ; nous étions étions avec Decamps et Jadin. Ce dernier m'a dit que M™" D... remarquait avec mécontentement que je n'allasse pas la

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voir, et cela m'a beaucoup affligé. Asselîne m'a présenté à sa femme : elle a l'air très simple et bonne enfant. Decamps était arrivé chez Asseline, pour aller chez le prince, avec une cravate noire fripée, à dessins, et un gilet de couleur fané : on lui a prêté une cravate blan- che. — J'ai intercédé, mais inutilement, pour qu'il ne fumât pas dans la voiture, en allant à Vincennes. J'ai rencontré, chez le prince, Ch. His (i), en grand sautoir de commandeur, l'Auxerrois, mon ancien camarade, bardé d'ordres turcs ; j'y ai vu Boulanger, L'Haridon, qui m'a l'air d'un fort aimable garçon.

i?) février. Travaillé aux Comédiens arabes [i). Préault est venu. Chez Alberthe, le soir ; petite réunion. Je l'ai revue avec grand plaisir, cette chère amie ; elle était rajeunie dans sa toilette et a été infatigable toute la soirée; sa fille aussi était très bien, elle danse avec grâce, surtout l'insipide polka. Vu M. de Lyonne et M. de la Baume. Cet homme ne vieillit pas. Marcste nous cite la lettre de Sophie Arnould au ministre Lucien : « Citoyen Ministre, j'ai allumé beau- coup de feux dans ma vie, je n'ai pas un fagot à mettre dans le mien ; le fait est que je meurs de faim. » Signé : « Une vieille actrice qui n'est pas de votre temps. » « M"'^ de Châteauvieux.... M"^ de Châteauneuf... Qu'est-ce, lui disait-on, que toutes ces demoiselles- ! » Elle répondit : « Autant de châteaux branlants ! » Au plus fort de !a Terreur, M"'' Clairon était retirée à Saint-Germain, et dans le dernier besoin. Un soir, on heurte violemment à sa porte; elle ouvre après quelques hésitations ; un homme vêtu en charbon- nier se présente : c'était son camarade Larive, qui dépose un sac con- tenant du riz et de la farine et s'en va sans mot dire.

24. février. Travaillé aux Arabes comédiens. Le soir, chez M. le duc de Nenours : vu Pelletan, qui m'a fait des éloges de mon plafond, Philarète, Rivet. Désordre en sortant.

2b février. Chez madame de Forget, le soir, M"'' Henri m'a joué d'infâme musique moderne, entre autres, comme régal, les deux morceaux que les voisines du jardin ont écorchés tout l'été.

26 février. ~ Dauzats m'avait prévenu la veille que M"'= la du-

(i) Charles His, publiciste, en 1772, mort en i85i. D'abord attache' à la re'- daction du Moniteur, puis proscrit, il se fit soldat après le i3 vendémiaire. En 181 1 il entra à la direction de la librairie il resta attaché jusqu'en 184S.

(2) Salon de 1S4S. Appartient au Musée de Tours.

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chesse d'Orléans irait à l'exposition de la rue Saint- Lazare et désirait m'y voir. Elle a été fort aimable pour moi. En sortant, j'ai été rejoindre Villot, qui était venu le matin à une exposition, rue Grange-Batelière : un Titien magnifique, Lucrèce et Tarquin^ et la Vierge ds. Raphaël levant le voile. Gaucherie et magnificence de Titien ! Admirable balancement des lignes de Raphaël ! Je me suis aperçu tout à fait de ce jour, que c'est sans doute à cela qu'il doit sa plus grande beauté. Hardiesses et incorrections que lui fait faire le besoin d'obéir à son st3ie et à l'habitude de sa main. Exécution, vue à la loupe : à petit coups de pinceau.

2j février. Lassalle(i), puis Arnoux (2) sont venus. Ce der- nier cherche à se caser, après le naufrage de l'époque. J'ai écrit à Bu- loz pour lui. Grenier est venu faire une étude au pastel d'après le Marc-Aur'ele. Nous avons parlé de Mozart et de Beethoven ; il trouve dans ce dernier cette verve de misanthropie et de désespoir, surtout une peinture de la nature, qui n'est pas à ce degré chez les autres ; nous lui comparons Shakespeare. Il me fait l'honneur de me ranger dans la classe de ces sauvages contemplateurs de la nature humaine. Il faut avouer que, malgré sa céleste perfection, Mozart n'ouvre pas cet horizon-là à l'esprit. Cela viendrait-il de ce que Beethoven est le dernier venu ? Je crois qu'on peut dire qu'il a vraiment reflété da- vantage le caractère moderne des arts, tourné à l'expression de la mélancolie et de ce qu'à tort ou à raison on appelle romantisme ; cependant, Don Juan est plein de ce sentiment. Dîné chez M"'" de

(i) Emile Lassalle, peintre, élève de Delacroix. Il faisait partie des élèves que Delacroix avait réunis dans son atelier de la rue Neuve-Guillemin. Il se distin- gua surtout comme lithographe; il exécuta une grande lithographie d'après la Médée de Delacroix. « C'est un homme que j'aime beaucoup, écrivait Delacroix à propos de lui, et qui avait entrepris avec beaucoup d'ardeur cet ouvrage... Je pense que, comme moi, vous serez surpris de certaines parties, le carac- tère est très bien rendu.»

(2) Arnoux, homme de lettres et peintre, a rendu compte à plusieurs reprises, et dans des termes élogieux, des expositions de Delacroix. Celui-ci le recomman- dait en ces termes dans une lettre adressée à M. Michaux, chef des services d'art à la Ville Je prends la liberté de vous recommander M. Arnoux, dont les travaux sur les arts sont bien connus, et qui a entrepris des études sur les monuments de Paris, leurs tableaux et leurs statues. ..J'ai compté sur votre extrême complaisance pour aider le travail remarquable d'un homme de talent pour qui j'ai beaucoup d'affection. » {Correspondance, t. II, p. i35. Note de Burty.)

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Forget et passé la soirée avec elle. Elle souffre encore et je voudrais bien la voir se soigner mieux. Rêvé de M"'" de L... Décidément il ne se passe pas de nuit que je ne la voie ou que je ne sois heureux près d'elle, et je la néglige bien sottement : c'est un être char- mant !

28 féi'7'ier. Tracé au blanc le Foscari et couvert la toile avec grisaille, noir de pêche et blanc ; ce serait une assez bonne prépara- tion pour éviter les tons roses et roux. La grande copie de Saint Benoit, que j'ai faite ainsi, a une fraîcheur difficile à obtenir par un autre moyen ; ma composition me paraît offrir des difficultés de pers- pective, que je n'attendais pas. En somme, journée mal employée, quoique je n'aie pas été interrompu. Gaultron est venu un seul mo- ment pour l'affaire de Bordeaux. Dîné chez M. Thiers ; j'éprouve pour lui la même amitié et le même ennui dans son salon. A dix heures avec d'Aragon chez M"" Sand; il nous parle d'un ouvrage très intéressant, traduit par un M. Cazalis : La douloureuse passion de N.-S., par la Sœur Catherine Emmerich, extatique allemande. Lire cela. Ce sont des détails très singuliers sur la Passion, qui sont révélés à cette fille.

1" mars. U Afrique vaincue, nos soldats se jetant à la mer pour en prendre possession. La bataille d'Isly traitée poétique- ment. — UEgypte soumise au génie de Bonaparte., etc. Je me suis mis, après mon déjeuner, à reprendre le Clirist au tombeau. C'est la troisième séance d'ébauche ; et, dans ma journée, je l'ai re- monté vigoureusement et mis en état d'attendre une quatrième re- prise. — Je suis satisfait de cette ébauche, mais comment conserver, en ajoutant des détails, cette impression d'ensemble qui résulte des masses très simples ? La plupart des peintres, et j'ai fait ainsi autre- fois, commencent par les détails et donnent l'effet à la fin. Quel que soit le chagrin que l'on éprouve à voir l'impression de simplicité d'une belle ébauche disparaître à mesure qu'on y ajoute des détails, il reste encore beaucoup plus de cette impression que vous ne par- viendrez à en mettre quand vous avez procédé d'une façon inverse. Projeté toute la journée d'aller m'enterrer dans une loge en haut, au Mariage secret. Après dîner, le courage m'a manqué et je suis resté lisant Monte-Cristo qui ne m'a pas préservé du sommeil.

2 mars. Le ton des rochers du fond, dans le Christ au tom-

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beau. Clairs : terre d'ombre et blanc à côté de jaune de Naples et noir ; ce dernier ton ôte la teinte rose. Autres clairs ciore* exprimant de l'herbe : le ton d'ocre jaune et noir, modifié en sombre ou en clair. Ombre : terre d'ombre et terre verte brûlée. La terre verte naturelle se mêle également à tous les tons ci-dessus, suivant le besoin. Ce matin, s'est présenté un modèle qui m'a rappelé la nature de la pauvre M™° Vieillard (c'est M""-' Labarre, rue Vivienne, 38 bis). Elle n'est pas bien et a cependant quelque chose de piquant ; c'est une nature originale. Dufays est venu ; puis Colin. Le premier des deux est frappé de la nécessité d'une révolution ; l'immoralité générale le frappe, il croit à l'avènement d'un état de choses les coquins seront tenus en bride par les honnêtes gens. Le jeune Knepfler est venu me montrer des esquisses et compositions. Mal disposé. J'ai essayé très tard de travailler au fond du Christ. Retra- vaillé les montagnes. Un des grands avantages de l'ébauche par ton et l'effet, sans inquiétude des détails, c'est qu'on est forcément amené à ne mettre que ceux qui sont absolument nécessaires. Com- mençant ici par finir les fonds, je les ai faits le plus simples possible, pour ne pas paraître surchargés, à côté des masses simples que pré- sentent encore les figures. Réciproquement, quand j'achèverai les figures, la simplicité des fonds me permettra, me forcera même de n'y mettre que ce qu'il faut absolument. Ce serait bien le cas, une fois l'ébauche amenée à ce point, de faire autant que possible chaque morceau, en s'abstenant d'avancer le tableau en entier : je suppose toujours que l'effet et le ton sont trouvés partout. Je dis donc que la figure qu'on s'attacherait à finir parmi toutes les autres qui ne sont que massées, conserverait forcément de la simplicité dans les détails, pour ne pas la faire trop jurer avec les voisines, qni ne seraient qu'à l'ébauche. Il est évident que si, le tableau arrivé par l'ébauche à un état satisfaisant pour l'esprit, comme lignes, couleur et effet, ou cou- leur et effet, on continue à travailler jusqu'au bout dans le même sens, c'est-à-dire en ébauchant toujours en quelque sorte, on perd, en grande partie, le bénéfice de cette grande simplicité d'impression qu'on a trouvée dans le principe ; l'œil s'accoutume aux détails qui se sont introduits de proche en proche dans chacune des figures et dans toutes en même temps ; le tableau ne semble jamais fini. Pre- mier inconvénient : les détails étouflent les masses ; deuxième incon-

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vénient : le travail devient beaucoup plus long. Bornot (i) le soir.

3 mars. Ce mercredi, repris les rochers du fond du Christ et achevé l'ébauche de la Madeleine. La figure nue du devant. Je regrette que cette ébauche manque un peu d'empiîtement. Le temps lisse incroyablement les tableaux ; ma Sibylle (2) me paraissait déjà toute rentrée en quelque sorte dans la toile. C'est une chose à obser- ver avec soin. Vu les Puritains (3) le mardi soir, avec M™*^ de Forget Cette musique m'a fait grand plaisir. Le clair de lune de la fin est magnifique, comme ceux que fait le décorateur au théâtre. Ce sont des teintes très simples, je pense, du noir, du bleu et peut-être de la terre d'ombre, seulement bien entendu de plans, les uns sur les autres. La terrasse qui figure le dessus des remparts, ton très simple, avec rehauts très vifs de blanc, figurant les intervalles du mortier dans les pierres. La détrempe prête admirablement à cette simplicité d'effets, les teintes ne se mêlant pas comme dans l'huile. Sur le ciel très sim- plement peint, il y a plusieurs tours ou bâtiments crénelés, se déta- chant les uns sur les autres par la seule intensité du ton, les reflets bien marqués, et il suffit de quelques touches de blanc à peine modi- fié, pour toucher les clairs.

j[.mars. Ce .matin, Villot venu; je l'ai vu avec plaisir. M. Geoffroy, de la part de Buloz. Villot ne lève jamais le siège, quand vient un étranger ; c'est incroyable d'indiscrétion. Re- tourné à la Chambre et pris la résolution de faire mon ménage de peintre moi-même ; je m'en suis fort bien tiré et j'y gagnerai de la liberté. C'était la onzième fois que j'y retournais et le tableau est déjà bien avancé. Travaillé surtout à VOrphée. Ces ébauches avec le ton et la masse seule sont vraiement admirables pour ce genre de travaux sur parties comme des têtes, par exemple, préparées par une

(1) Cousin de Delacroix, propriétaire de l'abbaye de Valmont, aux environs de Fécamp. Le peintre y fit de nombreuses études et notamment de délicieuses aquarelles.

(2) La Sybillc au rame^iu d'or fax envoyée par Delacroix au Salon de 1845. (c Cette Sybille avait les yeux ardents, la bouche hautaine, le geste noble, la sou- ple allure de Mademoiselle Rachel, que Delacroix admirait passionnément. » (Note du catalogue Robaut, p. 240).

(3) Les Pin-itains d'Ecosse, opéra de Bellini, représente au Théâtre Italien en iS35. Ce fut le dernier ouvrage de Bellini.

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seule tache à peine modelée. Quand les tons sont justes, les traits se dessinent comme d'eux-mêmes. Ce tableau prend de la grandeur et de la simplicité ; je crois que c'est ce que j'ai fait de mieux dans le genre. Le soir, un instant chez Leblond, qui était venu après sa maladie. Vieillard est venu aussi pendant la journée. J'ai bien re- gretté d'être absent.

5 mars. Hier, en travaillant à l'enfant qui est près de la femme de gauche dans VOrphée, je me souvins de ces petites touches multi- pliées faites avec le pinceau et comme dans une miniature, dans la Vierge de Raphaël, que j'ai vue rue Grange-Batelière, avec Villot. Dans ces objets l'on sacrifie au style avant tout, le beau pinceau libre et fier deVanloo ne mène qu'à des à peu près. Le st3'le ne peut résulter que d'une grande recherche et la belle brosse est forcée de s'arrêter quand la touche est heureuse. Tâché de voir au Musée les grandes gouaches du Corrège : je crois qu'elles sont faites à très petites touches. Arnoux sort d'ici ce matin. Nous parlions des artistes qui se trouvent dans la position d'écrire sur leurs confrères et il me rapporte le mot d'un M. Gabriel, vaudevilliste, qui dit à ce sujet : « On ne peut à la fois tenir les étrivières et montrer son der- rière. » Je reçois une invitation pour dîner lundi chez le duc de Montpensier. Fatigue...

EUGENE DELACROIX.

QJD

DEUX

MAITRES JAPONAIS

Jusqu'ici, l'on nous avait toujours présenté l'art japonais en bloc, ou du moins on nous en avait montré d'un seul coup de si larges provinces que forcément nous en pre- nions des impressions d'ensemble, et rien déplus. On s'en allait ébloui et charmé, se disant que ces gens de l'Extrême-Orient ont fait de bien jolies choses, et qu'ils avaient des instincts de coloristes surprenants ; mais on les voyait à peu près tous sous les mêmes traits, ou plutôt on n'en distinguait aucun. Leurs

noms étranges, mis au bas de leurs ouvrages, ne laissaient pas

Tortue, par Hiroshighé

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L'ARTISTE

de souvenirs. C'est tout au juste si celui d'Holcousaï était retenu par quelques personnes. M. Bing, en organisant l'exposition récem- ment ouverte dans les galeries Durand-Ruel, est parti d'une idée tout opposée. Il s'est dit que cet enseignement à vue de pays res- tait, en somme, bien stérile, et qu'il était temps de nous faire voir, dans la diversité de leurs génies, les maîtres principaux de cet art extraordinaire. Renouvelant à notre profit une tentative qu'il avait déjà faite à Londres il y a deux ans (i), il a donc pris deux maîtres extrêmement caractérisés et tout diflerents l'un de l'autre. Il a choisi dans leur production une série de pièces hors li- gne et représentatives. Du tout il a composé une exposition d'un intérêt frappant, aussi claire pour l'esprit que séduisante pour les yeux. Il me sem- ble à présent, grâce à lui, voir la ph3'sionomie d'Outamaro et d'Hiroshighé aussi nettement que les plus connues de notre art occidental.

Outamaro met dans ses figure? une grâce dont il a le secret. Son dessin, épuré de toute insigni- fiance, résumé, presque abstrait, est d'une indi- cible flexibilité. Cependant il ne le contourne jamais, ainsi qu'il arrive à nos maîtres de Fontainebleau, avec lesquels on l'a voulu comparer. Sa ligne plie comme une hampe de fleur quand le vent souffle; toujours on sent sous ses inflexions l'équilibre des ré- sistances et la rec- titude du jet. 11 n'a nul parti pris, nul maniérisme : il fait ainsi parce qu'il voit ainsi, et

Oiseau, pai HinosHicHÉ CCtte faÇOU dc VOir

(i) V. Gustave Geffroy, La Vie artistique, p. 126 : Hokousaï à Londres.

DEUX MAITRES JAPONAIS

107

ne lui vient que de lui-même ; il ne l'a héritée d'aucune école. Son coloris, d'où les tons éclatants sont presque bannis, est cepen- dant d'une vivacité merveil- leuse, grâce à la science des gradations ; mais cette vi- vacité ne fait jamais obsta- cle à l'absolue douceur des ensembles. De ces éléments divers et de bien d'autres résulte une impression de naïveté savante et d'ado- rable jeunesse, telle qu'i faut, pour en retrouver l'é- quivalent, aller jusqu'à cer- taines fresques de la primi- tive Renaissance italienne. Les femmes, les jeunes filles prennent surtout sous ses ^^^^^ pinceaux un je ne \I

sais quoi auquel ^"^~~'~~^;/ les autres produc- tions de l'art ja- ponais ne nous avaient nullement préparés. Il met dans leurs mou- vements une dé- licatesse exquise, il va jusqu'à don- ner une expres- sion, d'autant plus pénétrante qu'elle est dis- crète, aux tradi-

tionnels visages. Il faut connaître

Sur /.i terrasse, par Outamaro

10 s

L'ARTISTE

Lu neige, par Hirûshighk

ses grandes pièces trip- tyques où il nous re- présente ses compa- triotes en leurs plaisirs aux champs ou sur l'eau : la Chasse aux lucioles, les Fêles sur la Sou)}iida, la Pêche an filet, VAverse; il faut avoir vu surtout ce chef d'œuvre, la Promenade dans les iris : elles sont là, six ou sept jeunes femmes groupées li- brement dans des atti- tudes tranquilles, tou- tes sveltes et gracieu- ses, toutes vêtues de robes aux tons légers, harmonie use ment combinés à ceux des longues feuilles qui se dressent, mêlées de

fleurs pâles, à leurs pieds. La scène a quelque chose de dantesque tant elle est à la fuis idéale en ses intentions et ressentie en ses moindres traits :

E m'apparve, si com' egli nppare

Subitamente cosa che disvia

Per maraviglia tutt'altro pensarc, Una donna soletta, che si gia

Cantando, ed iscegliendo fior da fiore,

Ond' era pinta tutta la sua via. [Purgatorio, C. 28.)

De valeur presque égale et plus curieuses encore sont les scènes le nu apparaît. Tout le monde a remarque que le nu, surtout féminin, est comparativement très rare dans l'art de l'Extrême-Orient. Il a fallu les mœurs particulières de la Grèce antique pour lui faire la

DEUX MAITRES JAPONAIS

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place qu'il tient dans notre art europe'en. En réalité partout, sous nos latitudes, l'homme vit habille, et dès lors qu'aucune tradition ne s'y oppose, on est amené à le représenter vêtu, sauf exceptions. Outa- maro nous dévoile des coins de nudité dans ses scènes maternelles,

empreintes d'une exquise tendres- se. « Ce sont les penchements de tête de notre Vier- ge sur le divin Bambiiio^ c'est la contemplation ex- tatique de la mère nourrice; ce sont les enveloppe- ments amoureux de ses bras, l'en- roulement délicat d'une main au- tour d'une che- ville, en même temps que la ca- resse de l'autre derrière la nuque de l'enfant sus- pendu à son sein (i). » Il nous en fait voir encore dans ses repré- sentations de fem- mes au bain ou de Pêcheuses, et notamment dans les trois admira-

Batclicr, par Hiuoshighé bles grOUpCS dcS

(i) Edmond de Goncourt, Ôutamaro, p. 56.

L'ARTISTE

Pêcheuses d'aivabi. Partout, à ce nu il donne le même caractère, peut-être encore accentué par la nature des modèles qu'il avait sous les yeux : à l'inverse de nous qui, sous la chair, laissons percer toujours des souvenirs anatomiques, lui ne veut exprimer que ce qu'il voit, c'est-à-dire la chair elle-même, avec la variété de ses sou- plesses et de ses tensions, avec ses rondeurs enveloppées et ses sinuosités mouvantes, avec son poids, sa consistance et sa vie pro- pre. Le résultat est pour nous, imbus des vieilles traditions classiques, d'une telle nouveauté que bien des gens en sont déconcer- tés ; mais, avec un peu d'accoutumance et surtout de réflexion, on s'y fait vite, et bientôt l'attrait se joint à la curiosité.

Hiroshighé nous est, au premier abord, un peu gâté par le souve- nir des imitations qu'il a suggérées chez nous. C'est lui qui, de tous ses compatriotes, était pour les esprits de notre race le plus intelligi- ble et le plus abordable. C'est à lui aussi qu'on a tout de suite essayé de prendre ses formules, sans trop songer que de Paris au Japon il y a loin, et que des formules en elles-mêmes ne sont rien quand on n'a pas en même temps l'esprit qui, les ayant fait naître, peut aussi leur maintenir la vie. Cependant, grâce au nombre des pièces exposées et à leur choix, le maître japonais reprend vite son charme. Il est de langage courant de l'appeler le plus grand paysagiste de son pays. Peut-être à ce sujet pourrait-on faire quelques réserves, car d'autres que lui, qui n'étaient pas voués exclusivement au paysage, ont aussi laissé d'admirables représentations de leur contrée, à commencer par Outamaro. Mais Hiroshighé avait reçu comme don de nature un œil d'une clarté sans égale. A ce qu'il produit Outamaro ajoute beaucoup de lui-même, et c'est surtout sa propre vision qu'il nous fait voir tou- jours. Hiroshighé paraît traduire celle de tout le monde, tant ses ou- vrages sont empreints d'évidente vérité. Comme notre grand Th. Rousseau, il est, on le sent, un amant passionné de la nature : il l'observe à tous les instants, il voudrait la connaître sous tous ses aspects et pour ainsi dire la surprendre dans toutes ses attitudes. Mais ce qu'il y a de grave, de presque mystique dans l'âme de Th. Rous- seau est absent de la sienne. Il s'égaye plutôt à cette incessante recher- che, il la poursuit comme un jeu, triomphant des difficultés ainsi qu'un enfant escalade un obstacle, par plaisir d'essayer sa propre sou- plesse. A certains jours il lui prend envie de faire quelque vaste et

DEUX MAITRES JAPONAIS

J.ipoiurise par HinosHiGHÉ

brillante composition : alors il choisit une de ces lètes où, dans les environs de Yédo, tout un peu- ple se répand sous les arbres en ticurs ou sur la grève marine, ou encore en bateau, sur les eaux de la Soumida. Et personne ne sait mieux que lui disposer une scène immense, y faire grouiller la foule; personne ne donne un aspect plus cha- toyant au foisonnement des beaux costumes et des parasols bariolés. Plus souvent il veut ren- dre vite un fugitif aspect de paysage. Alors la science instinctive des sacrifices n'a pas de lignes assez concises, ni la palette de couleurs assez em- portées pour traduire ces rapides et toujours jus- tes impressions. La neige qui tombe silencieu- sement en blancs flocons et la neige tombée qui met sur toutes choses sa molle ouate blanche, les canaux bleus qui circulent entre des rives vertes, les ponts en bois avec leur charpente compliquée et leur mouvante couronne de passants, la lune se levant sur la mer calme et les barques côte à côte endormies trouvent en lui l'interprète le plus subtil. Avec une décroissance de ton bleu il fait fuir à l'infini un hori- zon marin; avec un peu de rouge ou de jaune fondus dans un ciel, il rend sensible une chaude atmosphère de soir d'été ; avec je ne sais quoi d'éteint dans toutes les couleurs vraies d'un paysage, il y fait la nuit et le mystère. Ces croquis construits de rien sont même peut-être plus précieux que les pièces plus achevées. Ils sont d'une tournure, d'un éclat, d'un jet que l'exécution détaillée amortit toujours. L'esprit y scintille dans tous les traits et quelques-uns sont d'une superbe am- pleur. Les voyageurs qui ont vu le Japon sont unanimes à dire que rien n'en peut donner l'idée comme les ouvrages d'Hiroshighé. Nous n'aurions pas besoin de leur témoignage pour l'affirmer. Dans ses albums, dans ses pièces petites et grandes, dans l'innombrable multi- tude d'images qui portent sa signature, il peut y avoir, et il existe en effet d'extrêmes différences : tout ce qui est sorti de ses mains alertes et de son vif esprit possède au plus haut point une qualité caractéristi- que, la franchise.

Dois-je ajouter que les deux maîtres dont je viens de parler ont été

112 L'ARTISTE

en même temps, comme presque tous les grands artistes de leur paj's, des animaliers extraordinaires? Dans ses oiseaux, Hiroshighé met les mêmes qualités d'aisance que dans ses pa3'sages. Il cherche parfois l'éclat, et plus souvent Textrême douceur de l'edet. En tout cas il atteint son but avec une sûreté qui ne se dément jamais. Dans ses animaux et dans ses fleurs, Outamaro se montre aussi curieux, aussi délicat, aussi épris que dans ses figures. « Et quand je me souviens d'autrefois, je me rappelle que dès l'enfance le petit Outa observait le plus infime détail des choses. Ainsi, à l'automne, quand il était dans le jardin, il se mettait en chasse des insectes, et qu'il s'agit d'un criquet ou d'une sauterelle, avait-il fait une prise, il gardait la bestiole dans sa main et s'amusait à l'étudier. Et combien de fois je l'ai grondé, dans l'ap- préhension qu'il ne prît l'habitude de donner la mort à des êtres vivants! y> Ainsi parle, entête d'un des albums d'Outamaro, son vieux maître Torijama Sekiyen, et ce lointain témoignage en dit plus, à mon gré, que tous les commentaires. Même à côté des grandes compositions féminines auxquelles on les avait entremêlées, des pièces telles que les Pavots, les Canards mandarins^ \aPoule d'eau plongeant vous attiraient et vous retenaient, non-seulement comme des miracles d'exécution, mais comme des merveilles d'intelligence et de style, de ces oeuvres dont on dit : c'est beau comme la nature. Et d'où vient cela ? de ce que l'interprète de ces choses vivantes les a d'abord profondé- ment aimées, sachant que « reproduire la vie par le cœur et en des- siner la structure au pinceau est la loi de la peinture (i). »

Je m'arrête : sur Outamaro, le lecteur trouvera tout ce qu'on peut savoir dans le livre de M. Edmond de Concourt; sur Hiroshighé, il pourra consulter l'excellent article de M. Anderson dans la publication de M. Bing (2). Je n'ai point ici prétendu parler comme un de ceux qui savent : c'est un rôle auquel je ne suis aucunement préparé. Ce que j'ai voulu, c'est, en passant, noter mes propres impressions et montrer le fruit qu'un profane peut tirer d'une exposition bien faite. Celle-ci sera-t-elle suivie d'autres organisées sur le même plan et d'un égal intérêt ? On me l'a dit. Il n'est rien que je souhaite davantage, pour mon plaisir, pour l'avantage de ceux qui veulent apprendre, pour la

gloire du japonisme.

GERMAIN HEDIARD.

(i) MGme préface, citée par Edmond de Concourt, Outamaro, p. 116. (2) Le Japon artistique, N»* i5 et 16.

LE PAYSAGE DANS L'ART

(0

II

L'Evolution d'un art .■'^ I. Le Paysage dans ses rapports nécessaires avec le mi- lieu historique : l'Homme et la Nature. §2 Double développement paral- lèle des procédés de l'art (évolution technique), § 3. et du sentiment de la nature (évolution expressive) : comparaison des paysages écrits et des paysa- ges peints à chacune des grandes époques depuis l'antiquité jusqu'à nos jours.

S I.

défaut du musée inédit qui raconterait l'évolution de la Nature imitée par les artistes, il nous faut faire appel une fois encore au faisceau de nos observa- tions et de nos souvenirs, afin d'en tirer quelquesaperçus d'ensemble capa- bles de nous conduire à une succincte philosophie de l'histoire du paysage dans l'art. Impartialement, sans esprit de secte, notre amour de l'art a jeté les yeux sur le mouvement contem- porain, sur ce présent nourri du passé et gros de l'avenir. L'art, pas plus que la nature, ne fait de saut brusque : non facit salliim\ aujourd'hui prépare demain. Et c'est encore à l'esthé- tique des faits, à l'esthétique indépendante et positive qne nous demanderons les éléments d'une dernière analyse.

(i) V. VAi-tistc de janvier.

1S93 l'artiste NOUVELLE PERIODE : T. V.

114 L'ARTISTE

La méthode rigoureusement scientifique des sciences naturelles n'est peut-être pas strictement applicable, avec l'absolu d'un calque, à l'évolution de l'art, de mîme que l'emploi rigoureusement scienti- fique des principes phj'sico-chimiques de la lumière colorée est malaisément praticable sur la toile du peintre. C'est qu'en effet, l'histoire se meut dans le temps selon le rythme indéfini d'un perpé- tuel devenir, au lieu que la nature est astreinte dans l'espace au cer- cle périodique des lois immuables. Zones et saisons se succèdent ou se renouvellent suivant des termes fixes; les arbres croissent et meu- rent comme les êtres pensants, mais, chaque année, depuis Nico- las Poussin, le même soleil vient resplendir sur une verdoyante renaissance; et depuis, combien de fois l'interprétation des lumineux feuillages ne s'est-elle pas modifiée ?... L'homme et l'humanité mar- chent vers l'obscur avenir.

Mais c'est à l'observation loyale des faits, bien plus qu'aux vagues formules métaphysiques d'un dogmatisme abstrait, qu'il faut emprunter les grandes lignes d'une méthode, s'il est possible d'en- chaîner et d'expliquer dans le temps les physionomies successives de l'art paysagiste, miroir fatalement versatile de la nature. Lesyà//5, ce sont les paysages peints des maîtres, et aussi les paysages écrits des écrivains d'élite, double série perpétuellement transformée, qu'il est loisible de comparer avec l'immuable diversité des paysages natu- rels.

Ce qui frappe à première vue, c'est la variété des œuvres; et comme l'esprit classificateur n'est pas long à les ranger par vastes groupes, plusieurs familles de paysages apparaissent, avec des carac- tères saillants et distincts. Ces caractères ressortent si fort, qu'on pourrait déjà se reconnaître au milieu de cette flore artificielle et suggestive, quand même les noms d'artistes ou les désignations d'époques seraient inconnues ; qu'un ignorant de l'histoire saurait y pressentir divers lieux d'origine et diverses dates de naissance; et que l'historien, d'autre part, pourrait délimiter les étapes du senti- ment de la nature, rien que par l'examen chronologique des maîtres- ses toiles. Les œuvres parlent, comme les pierres.

Et ne sont-elles point surprenantes, ces divergences de résultats et d'aspects dans un art qui semble avoir pour but d'imiter la nature, une et immortelle ? Comme dans l'univers lui-même, les seules

LE PAYSAGE DANS L'ART n3

différences pittoresques ne devraient-elles pas dépendre de la géo- graphie et de la météorologie? Sans doute, un même paysage, repro- duit plusieurs fois par un même artiste, change selon la saison, l'heure, l'état du ciel ; mais un même site, fixé dans ses contours généraux par plusieurs artistes, divers d'époque et de patrie, offre des oppositions non moins évidentes : Rome, par exemple, le C/iâ- teaii Saint A)ige ou lo-Forum^ «pourtraicturés» depuis Claude, Poussin et Joseph Vernet jusqu'à Corot, jusqu'au plein-airiste Louis Dumou- lin, en passant par les transfuges hollandais du xvii^ siècle, Berck- Heyde, Van derUlft, Breenbergh, Vanvitelli. La Hollande moderne de Roqueplan, de Daubigny, de Delpy (i), de Gabriel et de Jettel est assez distante de la Hollande classique des vieux maîtres indigènes.

Les paysages d'une même école représentant des régions différen- tes se ressemblent plus entre eux que les paysages d'écoles différentes, reproductions des mêmes sites : les orientah'stes en Orient démon- trent cette loi. On dit un Corot ^ avant de désigner une Vue de Rome-, on dit un Cuyp, avant de désigner un pâturage de Hollande-, c'est qu'apparaît la présence de l'artiste, du regard magistral servi par une main et conduit par une âme, la présence de l'homme ajouté a la nature.

Si donc le caractère essentiel du paysage, l'imitation d'un aspect du monde extérieur, en fait un des arts les plus concrets, les plus objectifs, les plus réels, sinon des plus réalistes, qui soient, si donc cette parenté avec la nature lui assigne d'étroits rapports avec l'apparence des choses et lui impose des devoirs de justesse et de vérité, la production d'une oeuvre d'art de ce genre est intime- ment liée au milieu humain d'où elle a pris naissance. La forte méthode de M. Taine, qui défend d'isoler le fait artistique de son milieu pensant, trouverait une application nouvelle dans l'évolution nécessaire du paysage. L'art du paysage relève donc autant de l'his- toire que de la nature; l'homme et la matière y jouent simultané- ment leur rôle respectif et varié, en proportions variables; le temps est une nouvelle cause de diversité : et qu'un musée historique des paysages serait curieux à étudier sous ces deux points de vue paral- lèles !

(i) Esquisses très colorées de la vente Ph. Georges, iSgi. Songer aussi à Jongkind et à Ten Gâte et à Claude Monet.

iiG L'ARTISTE

Tout paysage, occupant une place précise sur l'échelle indéfinie de l'Art vivant, révèle trois causes : une naliire^ un moi^ un inilieii.

Une composition de Poussin, empruntée à la vallée romaine qui garde son nom, tout comme une impression de Claude Monet saisie sur le vif d'un site actuel et voisin, tient son rang chronologique dans l'œuvre total de l'artiste ; la toile appartient à tel groupe, classique ou impressionniste ; elle se rattache à tel milieu, manifestant par ses qualités d'art éminentes tels plis de la race, de l'individualité du pein- tre, du moment technique de l'art, du sentiment expressif de l'épo- que. Mais l'histoire atteste seulement les ressemblances fatales, traits d'éducation ou d'hérédité; la méthode historique note et démon- tre au passage les subtiles affinités que font deviner les physionomies mêmes de la nature vues par l'art, éloquentes comme les visages humains; et l'éclosion de la beauté géniale au sein de la mystérieuse et mouvante synthèse reste une énigme, comme la naissance d'un être. Dans l'artiste, plus encore que dans l'homme, vit le secret inviolé d'une âme.

En ce réseau d'influences qui modifient la composition ou le por- trait du peintre paysagiste, les rapports de l'œuvre avec la Nature, son modèle, n'apparaissent pas difficiles à constater. Si la pensée de l'homme transfigure l'apparence des choses, le décor influe sur la pensée. La même année, en 1648, Poussin peint le Dioghie au soleil de Rome, et Rembrandt le Bon Samaritain sous les brumes d'Ams- terdam. A une même époque, au xvn'^ siècle, la région italienne imprime une trace visible sur les inventions champêtres du Hollan- dais Berchem, du Flamand Jan Miel et du Français Claude. Le sol modifie la ligne; le climat, la teinte. Parallèlement, sous une tnême latitude, l'Italie sauvage des Abruzzes forme le Guaspre, l'Italie suave du littoral enchante le Lorrain. La campagne de Rome a fortement imprégné tous les talents qui lui ont demandé conseil. Le paysage de style n'a jamais pu s'acclimater en Hollande. Mais un fait capital mon- tre combien l'influence réelle de la nature est contrebalancée par l'influence première, moins perceptible, de la race et du milieu éduca- teur : l'Ecole italianisée d'Utrecht, rivale de Haarlem, reste hollan- daise en plein agro roinano, et en dépit des surnoms académiques : Polidoro, Myrtillus, Oriionte, Ordonan^a, les frères Glauber, Bloe- men. Moucheron ne peuvent complètement oublier sous l'azur

LE PAYSAGE DANS L'ART 117

fastueux la rustique familiarité du Nord (i). Le dieu s'est fait pàtrc : de cette peinture hybride de Paul Bril, de Jan Both, et jusqu'à un certain point, de Claude, très-italien, toujours français, art mixte que Fromentin dérive du « voyage d'Italie ». L'œuvre s'élabore dans la complexité des causes.

Telle âme, tel langage. L'œuvre d'art est un organisme vivant, Icoov £v dit profondément Platon (2) au sujet d'un beau discours : et dans un paysage, comme dans un poème, le fond est inséparable de la forme, l'idée ne vit que par le signe, et le signe ne vaut que par l'idée. Etre artiste, c'est précisément découvrir d'instinct cette appropriation merveilleuse, c'est conjuguer dans la chaleur spontanée de la création deux éléments qui se pénètrent comme l'organe et la fonction, comme le son de voix et la pensée. Et le paysagiste, même Courbet qui s'assied devant un paysage tout fait par la réalité luxuriante, crée en fixant son choix. Le sentiment recompose la nature.

Mais, dans une poésie, un beau vers a sa beauté propre ; le mot sonne, la période s'équilibre, en dehors de leur latente affinité avec la nuance d'inspiration ;un beau paysage, de même, possède une beauté intrinsèque, géométrique et pittoresque, qu'il tire de l'eury- thmie cadencée des lignes, de l'hymen harmonieux des tons. De loin, le chant du cj'gne de Poussin, Apollon amoureux de Daphné, offre une baie de saphir échancréepar la mâle ordonnance des cimes glau- ques ; et le moyen d'expression, le visible instrument de la poésie picturale, ayant sa beauté propre, doit avoir son histoire propre. Par abstraction, on peut donc étudier d'abord l'histoire du vers et l'histoire de la palette rustique-, puis ensuite, remonter à l'analj'se même du sentiment poétique delà nature. De là, deux parts dans l'influence du milieu sur l'œuvre : le moment de l'art oi!i le paysage apparaît, sous telle forme; le sentiment général de l'époque qui le façonne, avec telle expression.

Chaque phase importante de l'histoire traduit un éiat de l'art et un état de rame. Et dans la réalité concrète, dans cette longue évolution d'un genre, du paysage- ressemblant à l'humanité de Pascal, qui ne meurt pas et qui apprend continuellement, les deux états

(i) Le Flamand Swanevelt, dit Herman d'Italie, imite Claude. (2) Dans le Phèdre, dialogue socratique sur l'éloquence.

ii8 L'ARTISTE

reagissent l'un sur l'autre, comme, dans l'être, le physique et le moral . Parcourons \Qsfaits.

Le développement technique de l'art paysagiste suit son invisible pente, logiquement, ainsi que la statuaire hellénique qui se dégage peu à peu de l'archaïsme oriental, comme la tragédie grecque qui sort du dithyrambe pour aboutir aux mimes, comme la tragédie classique qui devient drame romantique, comme l'opéra italien qui se jette dans le drame lyrique allemand de Richard Wagner héritier de Gliick, avec la docilité du fleuve vers la mer.

Sous l'apparent caprice des modes, toute évolution, forme et sentiment, est régulière comme uneexistence et captivante comme une épopée. Depuis les /bz/i^ primitifs jusqu'aux zV^/re^^/o/w de 1889, l'art a traversé bien des péripéties et bien des âges. L'enfance devait se manifester dans les horizons gauches et méticuleux de la peinture encore gothique et déjà renaissante; et quand Venise eût émancipé l'arbre et le ciel avec Titien, c'était le paysage idéal, historique ou simplement composé, qui devait apparaître le premier en date, issu de la grande peinture : et il parut en effet à Bologne, à Rome ensuite, au seuil même delà décadence. A l'origine de l'art, après les fonds, le paysage historique est la transition naturelle, l'intermé- diaire nécessaire entre la peinture humaine et le vrai paysage. C'est un tableau de figures dont les termes sont renversés ; et le galbe des groupes d'arbres héroïques tient encore de la ligne assouplie des mem- bres divins :1a nymphe respire encore sous la dure écorce. Arsnonfacit salliim : le révolutionnaire même garde en lui tout un passé ; et le genre se développe régulièrement à travers et malgré les révolutions d'art, consécutives aux révolutions d'âme ; il progresse et marche, en dépit de l'hostilité des deux paysages rivaux, style et réalisme, ou plutôt grâce à l'antagonisme de ces deux courants inverses et parallèles : car l'opposition entre l'idéal et le vrai, entre l'art qui cherche la beauté plus haut que la nature et l'art qui veut la découvrir dans la nature même, cette lutte morale ricoche sur révolution matérielle de la technique, et la couleur prend conscience de ses forces dans le Nord, tandis que la ligne atteint dans le Midi l'heure brève delà perfection entrevue.

LE PAYSAGE DANS L'ART

119

Ce moment d'apogée est celui Nicolas Poussin (i) médite auprès des ruines de VAgro romano : il est court, et s'incarne dans le Z)/o^èHe (Rome 1648). Chaque œuvre de génie marque ainsi un « mo- ment » de Fart, en apportant quelque chose de définitif ; celle-ci résume tout un monde de formes et de pensées, elle ajoute, elle re- tranche, elle affirme, elle généralise, elle concilie deux contraires: la ligne noble et la chose exacte ; elle trouve dans cette conciliation vibrante une harmonie originale ; elle s'impose et dure ; c'est le Cid du paysage : mais bientôt la formule pittoresque va s'user, ressassée par l'inerte collectivité des obscurs imitateurs ; le sommet conquis, il faut redescendre l'autre versant ; entre deux dates éminentes, toute décadence contient les vestiges de ce qui meurt et les germes de ce qui naît. Et c'est ainsi qu'on cheminera dans les vallées du mé- diocre et du pompeux depuis le Diogcne jusqu'à V Embarquement pour Cythère, invention badine et géniale, nouveau fronton élevé sur le sentier du beau, paysage coquettement historique d'une Régence galante et rouée, qui compromet la nature et rapetisse le paysage. La ligne trop longtemps soutenue, s'estompe, se brise et s'émiette, comme la période classique ; la forme, la phrase et la mélodie cou- rent alertes, avant que, par une réaction fatale et par un contraste prévu, la mollesse opaque du poncif revienne imposer sa froide con- signe aux feuillages émondés par les latinistes de la nature. Le faux classique n'était pas défunt. Mais De Boissieu qui a étudié les Hol- landais, De Marne qui a échoué dans le style de Valenciennes, n'ou- blient pas tout à fait le bon air des grandes routes -, mais, parmi ses élèves, J. V. Bertin comptera Corot !

Parallèlement à l'apogée méridionale du contour, langage du style, le sens véridique de la réalité colorée s'était éveillé dans le Nord.

Le paysage composé, qui s'est épanoui le premier, languit, s'altère et meurt le premier, dès avant la complète floraison du paj'sage rusti- que,— la tradition s'étant faite convention. Et c'est dans l'évolution sincère du vrai paysage de la nature, c'est dans sa marche presque ininterrompue vers les particularités réelles de la lumière et de la forme, que l'on peut constater de visu la logique secrète et la conti- nuité de l'art éternel. Telle la musique en Allemagne, c'est dans les Pa3's-Bas qu'une indépendante interprétation du vrai pouvait

(i) Comparer l'avènement de Corneille (iG36) et de Descartes (1637).

L'ARTISTE

naître, car la Hollande n'avait pas à recueillir le lourd héritage de plusieurs siècles de grande peinture murale ni les troublantes épaves de l'antiquité. Race et climat la réservaient au réalisme ins- piré comme aux réalités touchantes. Après Paul Bril, Jan Van Goyen devine un art nouveau devant l'intimité des brumes indécises. Mais par la fermeté du dessin, par la sobriété de la pâte, par une recherche de la composition, par quelques redites un peu bourgeoi- ses, par certaines conventions proli.xes et générales d'un métier un peu lent, par la présence de figurines au premier plan, l'art hollandais ne marque qu'un premier temps dans l'évolution nouvelle, c'est un intermédiaire encore, un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera ; et quand un génie paraît, Ru3'sdael, tel Phidias, ou Beethoven, ou Corot, l'opinion distingue bientôt plusieurs manières dans leur vie artistique, car ils collaborent avec leur époque et rapidement emplissent à eux seuls tout un fragment d'histoire. Ils ont l'heur d'arriver à l'instant précis, savant déjà, certaines formules d'art simples, robustes et neuves, sont encore inédites et possibles, et ils puisent dans leur instinct fécond l'admirable volonté de les découvrir peu à peu. Après eux, il faut imiter ou découvrir encore. La Chasse d^ Dresde, comme le Z)î'o^è;:e, est l'expression d'un « moment »; c'est une date, et, dans la relativité perpétuelle, comme un éclair d'absolu.

Nous citions Beethoven. La musique, « art qui n'imite point «, art jeune qui n'a point à compter avec l'antique perfection, s'est déve- loppée lentement,tardivement,mais suivant une progression très-régu- lière,sansà-coups,depuisPalestrina jusqu'à Beethoven, et de Beethoven à Wagner. Or, rien ne ressemble plus au lent crescendo de cet orches- tre symphonique,s'enrichissant, se diaprant, se compliquant sans trêve aux dépens des contours précis, que le développement continu du paysage rustique depuis les premiers Flamands jusqu'à Ruysdael, depuis Ruysdael jusqu'à l'école moderne. Après la docte et sage patience des Hollandais, les Anglais du xviu'= siècle inaugurent ce faire lâché dont la liberté d'impression et d'expression ira toujours s'accen- tuant, au xix^ siècle, avec les frottis romantiques, le couteau de Courbet, la tache impressionniste et le pointillé des chercheurs. La pâte a détruit l'ordonnance. Et l'art, devenu prépondérant, fait des trouvailles, avec le sous-bois de Diaz, le terrain de Bastien-Lepage ou la marine de

LE PAYSAGE DANS L'ART 121

Claude Monet : autant de « moments », dans la vaste phase contem- poraine.

Et à l'intersection du double courant de l'art humain, c'est le nom de Corot que ramène Thistoire. Trait d'union entre ce qui finit et ce qui commence, rajeunissant l'antique nymphée d'une lueur matinale, ce Grec en exil continue le passé en gardant la ligne transfi- gurée, il devance l'avenir en fixant la lumière idéalisée ; de même, un siècle et demi auparavant, à Malines, l'héroïque forestier Huysmans avait projeté sur l'ombre inquiétante des automnes réels la splendeur du style : inspiration complexe, aussi vivifiante que l'éclectisme est glacial. Et ces grands artistes de transition font de l'art en mariant les données « complémentaires », ligne et couleur, qui résident va- guement dans la diffuse beauté de la nature.

§ 3.

En art, sans doute, \a forme est tout, car elle seule est perceptible aux sens, elle seule peut mettre en valeur le sentiment évoqué par le portrait ou par le rêve. Otez le rayonnement de la forme : au lieu de Ruysdael, vous avez une chromo-lithographie ; au lieu de Claude, vous avez Joseph Vernet ; au lieu de Poussin, vous avez Bidault. Mais le procédé n'existe qu'en vue de quelque chose à traduire ; et, indépendamment de son éloquence propre, il tire son plus grand mérite de son intime S3'mpathie avec l'émotion intérieure dont le paysagiste doit épandre autour de soi la contagion. Bien plus, dans la synthèse de l'œuvre et dans l'évolution d'un art à travers l'histoire, la forme est avec le sentiment individuel du paysagiste ou le sentiment général de l'époque, dans le rapport d'un effet avec sa cause. Assu- rément, les conditions présentes et matérielles du procédé influent sinon sur le sentiment, du moins sur sa traduction pittoresque ; mais l'évolution du sentiment influe davantage encore sur le progrès de l'art.

La forme est un langage. Dans la nature transposée par l'art, tout devient signe d'idée ; et la façon de traduire les choses ne peut être seulement une copie fidèle : elle fait connaître l'objet, mais elle con- tient aussi quelque particularité qui renseigne sur le copiste ; telle fleur précieuse d'un préraphaélite dénote un sentiment de la nature ;

L'ARTISTE

telle de'coupure de feuillage est éloquente, comme une belle alliance de mots, comme une harmonie savante et neuve.

Chaque œuvre immortelle est donc une double date, qui marque un moment dans le progrès de l'art, qui manifeste une situation dans la vie de l'âme ; et le développement sensible de la technique du pay- sage, parallèle au développement expressif du sentiment de la nature, et traversant avec lui les milieux successifs de l'espace et du temps, ne peut entièrement s'expliquer que par sa durable concordance avec les phases diverses de Vimpression que l'homme, peintre ou écrivain, ressent en face de l'univers : laquelle impression mobile et fugace, mais se dégageant en même temps semblable de la page ou du cadre, s'explique à son tour par l'atmosphère morale de telle société.

Maintenant, une suite de grandes périodes intellectuelles s'offre à nos yeux qui parcourent les tableaux et les livres : la civilisation grecque antique, la Renaissance, la période classique du xvii" siècle, le xvni'= siècle, le I" Empire, et enfin toute la période contemporaine dans ses vives métamorphoses.

Certes, loin de nous l'intention de refaire ce qui a été si bien fait par la poésie de Victor de Laprade et par la logique de M. Taine ; nous vou- lons seulement étudier dans ses grandes lignes l'histoire de la nature dans l'art par la confrontation toute nouvelle de quelques artistes et de quelques poètes (tous ceux qui aiment les apparences extérieures sont des poètes) •, et cet examen des deux paysages parallèles définira la psj'- chologie correspondante qu'ils suggèrent et qui les explique.

i" Le paysage dans V Antiquité gréco-romaine : Interrogeons d'abord la déesse grecque. Le paysage dans V art ancien (i), presque inconnu, existe à peine : pourquoi cette absence notable ?

L'obscurité planant sur la musiquegrecque a fait l'indépendance de la musique moderne. En musique, point de dispute entre les « an- ciens » et les « modernes », mais seulement entre écoles rivales : de même, le paysage de la Renaissance n'a pu presque rien emprunter aux anciens modèles. Sans doute, aucun fragment capital ne nous est parvenu de la musique ou de la peinture antique : les grandes com- positions murales, peintes à la cire dans la Lcskhé de Delphes ou le Pœcile d'Athènes, et qui ne pouvaient « mourir que de mort vio-

(i) Titre d'un ouvrage allemand de Woermnnn.

LE PAYSAGE DANS L'ART

lente», les barbares les ont abolies, comme les dieux de Phidias. Mais remarquons surtout ce fait établi : arrêtées dans leur crois- sance régulière, musique et peinture de paysage n'ont jamais, chez les Grecs, dépassé l'enfance; dans l'œuvre d'art, elles ont constam- ment joué le rôle de la partie à l'égard d'un ensemble. Donc pas de tradition transmise.

Pourquoi cette infériorité d'un art, pourquoi cette omission à peu près complète de la nature dans l'œuvre humaine, chez une race qui mit la perfection dans le rythme du vers ou le galbe du marbre ? La sobriété de la palette antique, bornée aux quatre couleurs primi- tives, n'est pas seule en cause : et cette simplicité des moyens tient elle-même à des racines plus profondes. La peinture grecque, comme l'idéal grec, que l'artiste en travaillant contemplait, c'est la. ligue seule. Dans l'art et dans la vie d'Athènes, l'eurythmie primait tout. «Nulladies sine linea », dit le peintre ancien : et sa religion humanise les forces divines de l'univers. Peignant la Prise de Troie, Polygnote, au Pœcile, tel, plus tard, Shakespeare sur son théâtre, symbolise une forêt dans un arbre, un temple dans une colonne, une montagne dans un profil de rocher : la beauté de la forme est la mère des Dieux. Aristote fait une place au dessin dans l'éducation : et de simples artisans immortalisaient au trait rouge d'exquises figures linéaires sur la blancheur des lécythes funèbres. Un peuple entier vivait le Beau ; la beauté était une vertu : mais la convention poétique dans le sens idéalisé de la nature ne pouvait enfanter cet art si réel, le paysage.

La prépondérance morale de l'Homme dans l'art et la vie antiques a restreint le paysage au paysage décoratif, entrevu comme fond linéaire dans une fresque : et ce caractère sobrement plastique est d'accord avec le songe harmonieusement borné de V anthropomor- phisme. Aux regards du poète grec, la Nature était pleine de Dieux; l'arbre, du genre féminin, recèle une divine blancheur; nymphes et faunes accaparent dans leurs formes humaines et divines la légèreté des hautaines feuillées, la robustesse des antres sourds et l'éclat des grands cieux clairs; l'autel consacre le bois sacré; l'univers est un décor discret aux invisibles et vivantes statues.

A défaut àe paysages peints, c'est dans les paysages écrits des au- teurs qu'il faut retrouver le portrait embelli de la Grèce réelle : le

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vrai paysage de Tantique Hellas est peint dans les vers de ses poètes, dans Homère dénombrant les fruits mûrs du verger d'Alkinoos, dans Sophocle vantant le narcisse aux belles grappes qui fleurit à travers le bois sacré de Colone, dans Pindarc saluant le mamelon blanchissant de Cyrène ou la pierreuse Athènes, dans Platon, plus poète que les poètes qu'il bannit, des fleurs aux tempes, donnant un dccor enchan- teur au dialogue de Socrate et de Phèdre, dans Théocrite racontant la rude vie des chevriers voisins des nymphes amies des fontaines, plus tard, dans le docte imitateur Virgile, invoquant Tempe. C'est grâce à leur exactitude, aussi nette que belle, que l'œil moderne peut entrevoir cette Grèce radieuse et noblement épanouie, l'Attique lim- pide, le collier blanc des îles dans le saphir des mers, et la verte Arcadie, et le noir Erj'manthe oi!i la brise sonore inclinait mollement les palmes, toute la plastique ivresse de cette nature, pure comme une déesse et précise comme un temple, le soleil rit sur la pierre comme l'or sur l'ivoire.

Mais au siècle, à la grande époque pensante, tragique et sculptu- rale, telle description d'un Sophocle accuse les lignes marmoréennes, idéalement vraies, de ce paysage « objectif », bonheur des j-eux, qui n'a pressenti ni les subtiles colorations de la palette future, ni le poignant unisson de l'âme mélancolique avec le glorieux crépuscule : « Étranger » , chantent les vieillards blancs de Colone, « te voici dans le plus délicieux séjour de cette contrée riche en chevaux : c'est Colone aux claires demeures. gémissent, au fond de vcrdo3'antes vallées, une foule de rossignols à la voix mélodieuse, caches sous le sombre lierre, sous l'épaisse ramure de mille arbres chargés de fruits différents, oiî ne pénètrent jamais les flèches du soleil, oij ne souf- flent jamais les rafales glacées. se promène sans cesse le joyeux Dionysos, escorté des nymphes ses nourrices... Ni les chœurs des Muses ne dédaignent ce pays, ni Aphrodite aux rênes d'or... »

C'est la beauté de la forme dégagée par un regard d'artiste du chaos sublime de l'univers; un nocturne dorien du vieil Alkman notait la « morne sérénité » de l'ombre avec le même contour ferme ; et la campagne familière devient, sous le style de Platon, un beau jardin de philosophes : « Mais à propos, mon ami », dit Socrate à Phèdre, « n'est-ce point Tarbre tu me conduisais ? Oui, c'est lui-même. Par Héra, le bel endroit pour se reposer ! Que ce pla-

LE PAYSAGE DANS L'ART I25

tane est large et haut ! et cet agnus-castus, que ses rameaux sont élancés et son ombrage magnifique ! Il semble être tout couvert de fleurs pour embaumer ces lieux. Une source délicieuse coule sous ce platane, et nos pieds peuvent attester la fraîcheur de Teau. On dirait que ce séjour est consacré à des nymphes ou au fleuve Akhélôos, à en juger par ces oflVandes et ces statues. Vois encore comme l'air que Ton respire ici est doux et suave ; il y a même dans le chœur des cigales quelque chose de mélodieux et qui présage Tété. Mais ce qui me plaît le plus, c'est cette herbe touffue : parce qu'elle nous per- met de reposer mollement notre tête en nous étendant sur la pelouse inclinée. Mon cher Phèdre, tu ne pouvais mieux choisir. Merveilleux Socrate, tu semblés le plus dépaysé des hommes : vraiment, à t'en- tendre, on dirait que tu es un étranger, et nullement un habitant d'ici. Apparemment tu n'as point dépassé les frontières, et même tu n'es jamais sorti de la ville? Pardonne-moi, mon ami. C'est que j'ai à m'instruire, et les champs et les arbres n'ont pas d'instruction à m'offrir ; tandis que j'en trouve à la ville, parmi les hommes. » Ici le Grec se dévoile : et dans ce paysage liisior'ique vécu, l'homme est au premier plan.

Un siècle et demi après Phidias, quand l'érudition alexandrine ferme l'ère de la création héroïque, timidement le paysage se montre, rapprochement notable, juste à l'heure l'art grec se fait familier avec les Idylles de Théocrite, réaliste presque, avec les dialogues réels de l'Hilarotragédie, des mimes de Sophron et de la Comédie Nou- velle, avec les scènes bourgeoises ou paysannes des Ryparographes. Dans la grasse et volcanique Sicile, royaume de Polyphème, un art de genre, mais vivant et fort, s'inspire d'après nature des existences agrestes, et le paysage intime d'un Théocrite ne sert plus de cadre aux exploits divins des boucliers d'Homère : « C'était une vaste coupe rustique en bois de lierre {Kissybion), artistement faite, à deux anses, et toute neuve... Des guirlandes de lierre doré courent sur les bords... On y voit représenté un vieux pêcheur sur un rocher abrupt, près de la mer ; il ramasse toutes ses forces pour lancer le filet, comme un jeune homme... Un peu plus loin, une belle vigne, chargée de grappes vermeilles, que garde un enfant grimpé sur un mur ; à côté, deux renards rôdent et guettent dans le fossé ; mais l'enfant s'ingénie à tresser un beau piège à sauterelles avec des épis

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qu'il attache avec un jonc, très préoccupé du massacre qu'il pré- pare (i) » Toujours même sobriété hellénique dans le tableau

du réel.

Rome et Pompéi continuent la décoration alexandrine : et « Lu- dius le premier, dit Pline (2), commença, sous Auguste, à décorer les murs des appartements de portiques, de bosquets, de coteaux, de rivières, de sites très agréables à voir, des person- nages chassent, rament ou pèchent, bref de scènes fort plaisantes. » Et le Romain ajoute : « Ces peintures ne coûtent pas cher ». Mais le paysage, toujours décoratifs est toujours tenu pour suspect ; après Pline, après Vitruve, même à l'époque pervertie des sophistes, Lucien, psychologue, blâme les paysagistes purs : « Ce ne sont pas des vallées et des montagnes que je cherche dans les tableaux, ce sont des hommes qui agissent et qui pensent. »

Il était réservé aux peintres modernes de mieux sentir et de rendre plus vivement que les anciens Grecs la pure séduction « de cette divine feuille de mûrier jetée au milieu des mers (3) ». Parmi les ruines silencieuses, Byron interrogera la lumière immortelle :

Eternal summer gilds them yet, But ail, except their sim, isset...

et maintenant que la bleuissante Cythère n'est plus qu'un rocher perfide, ainsi chante le symbolisme profond du plus poète des poètes :

La terre a Ce'rigo, mais le ciel a Ve'nus. ..

Le Paysage de la Renaissance. Cent ans après le tragique voyage qu'un soir de jubilé, Dante a entrepris dans l'autre monde, à l'époque la peinture gothique balbutie les premières syllabes du moderne sentiment de la Nature dans les fonds primitifs, le paysage naît au début du xv'^ siècle de deux sources parallèles, des Flandres bourgeoises et de l'aristocratique Italie : Nord et Midi.

C'est encore d'un art familier, mais déjà plus réaliste et plus ému tout ensemble, c'est de la mystérieuse intimité de la race et du climat

(i) Une lettre de Millet admire la ve'rité de cette l'i Idylle.

(2) Hist. nat., livre XXXV, 3/ : « Blandissimo aspectu, minimoque impendio... u

(3) K&aTxn, Études d'histoire religieuse, -pa^e 01.

LE PAYSAGE DANS L'ART

septentrional que le paysage devait éclore, cette fois destiné à une floraison complète. Les Grecs, artistes et païens, n'avaient remarqué dans la nature qu'un sanctuaire de nymphes, dans le paysage qu'un motif harmonieux de décoration picturale ; l'homme moderne, par sa race, par l'atmosphère qu'il respire, par les croyances qui l'ani- ment, est tenté de bonne heure d'approfondir l'univers et de l'expri- mer par le pa\'sage. Dès la païenne Renaissance, même l'amant de l'antiquité ne peut abdiquer sa sincérité rustique et pensive ; la Grèce refleurit, mais la palette s'enrichit et l'âme s'avive; on ne peut se refaire antique; Titien ne redouble pas Phidias.

A première vue, sans analyser le détail des caractères, la seule apparition du paysage est un sur garant de l'évolution lente qui se déroule. De là, de ce complexe état dame, le double caractère de la Renaissance en général, et en particulier du paysage d'alors, écrit ou peint. Le sens de la réalité se marie à l'intuition de l'antique : dans un opulent paysage se redresse le marbre grec. Telle est l'union florissante que symbolise largement le Satyi-e de notre Victor Hugo, cette image de la Grèce qui la résume et qui la dépasse : Pan n'était pas mort, et gigantesque, il humilie Jupiter. C'est le panthéisme latent, retrouvant une voix plus forte à Venise et à Anvers, qui dé- ploie les frondaisons sereines sur la liberté des Bacchanales, qui mêle la nature champêtre aux truculences de la Kermesse, poème charnel d'un Rabelais flamand.

Mais réclusion ne s'est pas produite en un jour : au xvi'^ siècle, à côté du paysage païen, entrevu déjà par Lorenzo Costa, par Andréa Mantegna, par Bernardino Luini, et qui s'épanouit bientôt dans les beaux songes voluptueusement vénitiens de Giorgione, de Titien, de Campagnola et de Muziano, le paysage gothique des Flandres reste vivace même dans les œuvres hybrides des artistes voyageurs (l'original Albrecht Durer ne doit rien à la Grèce que devine Luini (i) et que recompose Raphaël) ; et un Triptyque de l'école de Bernard Van Orley (1480 ?-i 55o ?), V Adoration des Mages (2), a pour fond un « paysage » étrange avec ses fins castels pâles, ses massifs glauques ou bleu paon, ses branchages grêles, ses lointains mysté-

(i) Fresques profanes du Muse'e Brera, Milan. (2) Vente Hecht, juin 1891 (Galerie G. Petit).

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rieux, et l'énigme de ses symboles chrétiens : à l'aube, près d'une vasque ombreuse, les Mages rencontrent une antique statue brisée : « Cette statue tombera quand une Vierge aura enfanté... »

Avec l'Italien Lorenzo Costa, après i5io, à Mantouc, patrie de Virgile, c'est l'allégorie mythologique qui prend pour décor subtil un délicieux paysage d'azur un lent fleuve de saphir se perd à l'horizon, sous les saules (i).

Les deux tendances rivales de l'époque, antique et moyen-âgeuse, païenne et rurale, se conjugueront encore dans le premier paysa- giste, Paul Bril d'Anvers, ami de Rubens et d'Annibale Carracci ; ses larges et trop vertes frondaisons abritent des dryades flamandes : Diane et ses nymphes; comme pendant, la Chasse aux canards. Notre Ronsard, de même, est un génie mixte : l'Olympe en exil sous son front ne lui fait pas délaisser les chères rives du Loir •, son oeuvre poétique e.xhale les jumelles senteurs de la vieille Gaule et de la Grèce immortelle. Le sylvain Paul Bril serait à l'aise dans sa Forêt de Gasiine, et les vers du poète commentent les feuillées du peintre :

Forêt, haute maison des oiseaux bocagers, Plus le cerf solitaire et les chevreuils le'gers Ne paîtront sous ton ombre, et ta verte crinière Plus du soleil d'e'te' ne rompra la lumière ; Plus l'amoureux pasteur, sur un tronc adosse', Enflant son flageolet à quatre trous percé, Son mâtin à ses pieds, à son flanc la houlette, Ne dira plus l'ardeur de sa belle Janette : Tout deviendra muet ; Écho sera sans vois ; Tu deviendras campagne, et, en lieu de tes bois Dont l'ombrage incertain lentement se remue. Tu sentiras le soc, le coutre et la charrue, Tu perdras ton silence ; et, haletant d'effroi. Ni Satires ni Pans ne viendront plus chez toi. Adieu, vieille forêt, le jouet de Zéphyre, premier j'accordai les langues de ma lyre; premier j'entendis les flèches re'sonner D'Apollon, qui me vint tout le cœur e'tonner; Où, premier admirant la belle Calliope, Je devins amoureux de sa neuvaine trope.

', i) Scène mythologique, s.\x Louvre, salle des Primitifs.

LE PAYSAGE DANS L'ART

12()

Quand sa main sur le front cent roses me jeta, Et de son propre lait Euterpe m'allaita. Adieu, vieille forêt, adieu, têtes sacrées

La matière demeure et la forme se perd.

La Renaissance a de ces alliances charmantes; Du Bellay aime Rome et sa « poudreuse plaine », sans oublier son humble village de l'Anjou, son petit Lire dont les toits fument : et les vieu.x maîtres furent les vrais jeunes, naïvement érudits comme Euphorion, fils de P'aust et d'Hélène.

{A suivre.)

RAYMOND BOUYER.

1893

L ÀRTIStE NOUVELLE PERIOtJE : T. V

« LA VIE ARTISTIQUE »

DE M. GUSTAVE GEFFROY

N recueillant, pour les publier en vo- lumes, les articles de critique d'art parus à l'occasion des Salons et les notices écrites pour certaines exposi- tions particulières, M.Gustave Geffroy a composé pour les délicats et les lettrés un véritable livre d'art. M. Gef- froy est journaliste, et pourtant il n'est pas un de ces articles, si court et si bref qu'il pa- raisse, qui donne l'impression d'un article de journal :

je ne sache pas de plus véritable éloge pour un livre de cette nature.

Aussi bien cela exige-t-il quelques explications.

a LA VIE ARTISTIQUE »

A notre époque d'information rapide, la réclame s'est imposée avec l'indéfectible rigueur d'une nécessité sociale, cette réclame a terriblement organisée, étonnamment sérieuse, àprement métho- dique », le journalisme, qui est sa plus puissante expression, a subi la transformation commandée par le nouvel état de choses : il n'a plus qu'un souci, faire vite; arriver avant les autres : tel est son unique but, peu importent les moyens. Si la nouvelle méthode n'avait pas dépassé dans son application le domaine des événements réels, celui de la politique par exemple, le mal en vérité n'eût pas été grand et nous nous en serions aisément consolés ; mais il en devait être autrement, car un même soufïïe emporte l'immense majorité de ceux qui tiennent une plume et qui n'ont pas assez de courage ou de tempéramment pour résister : l'esprit journalistique envahit le domaine des choses de l'esprit^ des choses qui veulent être pensées et méditées longuement, qui ne sauraient s'accommoder de la hâte, puisqu'elles n'existent que par la réflexion, par le repliement sur soi-même.

La critique a subi le contrecoup, critique littéraire aussi bien que critique d'art. De la première on peut bien dire, sans être taxé de pessimisme, qu'elle a totalement disparu; elle consiste aujourd'hui à tt lancer » un livre, moyennant une somme plus ou moins forte, dont l'importance est proportionnée, dans la pensée de l'éditeur, à ce que rendra la vente : c'est une avance mathématiquement calculée sur le tirage des éditions. Quant à la critique d'art, les journaux les plus lus ont répandu l'usage d'une manière de guide-âne à l'usage des nigauds qui, livrés à leurs seules ressources, seraient incapables de se diriger eux-mêmes dans le dédale des expositions : ils ont mer- veilleusement compris ce que voulait le public, et grâce à ce flair parti- culier et infaillible qui guide les chiens de race, les critiques d'art ont saisi la bonne piste.

Ce ne pouvait être, la preuve en a été faite et surabondamment,— qu'aux dépens de l'art lui-même et de la littérature. Ce qu'il s'est écrit d'insanités, de platitudes et d'insignifiances à propos des dernières expositions de peinture est vraiment inimaginable. Pour emprunter une comparaison à un sport aujourd'hui très en faveur, qui fournit, semble-t-il,une image très appropriée à mon raisonnement, n'y aurait-il point quelque analogie entre ces reporters faméliques, parcourant

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ahuris les galeries des Salons, et les infortunés et ridicules bicyclistes qui traversent en hâte les campagnes de notre beau pays, insensibles à tout ce qui n'est point distance kilométrique et chemin parcouru : Encore ne puis-je prétendre, cela serait trop injurieux pour les beautés naturelles, comparer la séduction perpétuellement rajeu- nie et changeante de la nature, à l'intérêt trop souvent monotone et médiocre des Salons de peinture ! Il n'en reste pas moins que le procédé est identique et que le rôle du critique d'art est aujour- d'hui presque toujours purement machinal.

Il faut donc savoir gré à ceux, infiniment rares, qui tentent autre chose que ce qui se fait autour d'eux, surtout quand ils y réussis- sent, et M. Gustave GefTroy est du nombre. Lui aussi, il fait des Salons; il rédige des notes destinées à éclairer le visiteur sur la valeur d'art des objets exposés; mais ce n'est pour lui qu'un prétexte à nous faite toucher du doigt sa sensibilité, la réaction exercée par l'œuvre sur cette sensibilité, d'une nature drlicate et tout particulièrement fine. La Vie artistique {\) contient les deux Salons de 1890 et 1891, aux Champs-Elysées et au Champ-de-Mars; dans l'examen minutieux auquel il se livre, se tenant uniquement aux œuvres qui lui « suggèrent » quelque chose, M. Geffroy s'arrête et sait nous arrêter aux tableaux vraiment dignes de fixer l'attention, de même qu'il se défend et sait aussi nous défendre des médisances et des platitudes. On voitsurtout qu'il a, chevillée à Tàme, l'horreur, la sainte horreur de l'art officiel, de la peinture de commande, du tableau-réclame, en un mot de tout ce qui attire le badaud et qui n'est que la grimace et la caricature de la Beauté.

Chaque fois que M. Geffroy se trouve en face d'une œuvre d'art qui s'adapte parfaitement à son tempéramment, il convient de le suivre et de s'arrêter avec lui. Je ne crois pas me tromper en disant que le critérium de cette convenance est la modernité de l'œuvre, entendant par «modernité » tout élément de beauté susceptible de faire naître en nous une émotion de vie intérieure. Tels par exemple, pour ne citer que deux noms, des artistes comme Puvis de Chavannes et Whistler. 11 a écrit sur le peintre américain, à propos de l'admirable

(i) Première série, i vol. in-iG, avec une pointe- sèche d'Eugène Carrière et une préface d'Edmond de Concourt (Paris, Dcntu éditeur).

« LA VIE ARTISTIQUE » i33

toile qui se trouve maintenant au musée du Luxembourg, des pages qui demeureront toujours belles et d'actualité, précisément parce que l'émotion esthétique qui lésa suggérées ne date point. Et de fait, en présence de ce chef-d'œuvre, de la plus sévère et de la plus noble inspiration, comment un écrivain du tempérament de M. GefFroy aurait-il pu ne pas se trouver impressionné jusqu'en ses fibres les plus délicates, lui qui va d'instinct aux œuvres suggestives, auxiliatrices du rêve et révélatrices d'une forte vie intérieure ? Nous aurions presque mauvaise grâce à trop vanter cette méthode de critique, puisque c'est la seule que nous comprenions et à laquelle nous ratta- chent nos sympathies et nos admirations. Par elle .AI. Gustave Geffroy se relie à la tradition des maîtres qui l'ont pratiquée: il descend d'euxen ligne directe, tout en la renouvelant à la faveur de son tempérament personnel.

Nous écrivions plus haut ce mot de modet'ni dont on a tant abusé, tellement abusé qu'on est arrivé à en fausser la signification véritable. La modernité, comme l'a fort bien expliqué AL Paul Bourget, n'a rien à voir avec le caractère actuel ou récent du sujet traité. M. GefFroy nous en apporte une preuve nouvelle et irréfutable dans un des chapitres de ce livre, le premier, qu'il intitule \q Sarcophage égyptien^ le plus accompli peut-être au point de vue de la forme, pour lequel je ne cache pas ma préférence. Ce chapitre n'est autre chose que le récit d'une promenade solitaire dans la galerie des Antiquités égyptiennes, et des rêveries intimes que suggère à l'auteur la contem- plation d'une des œuvres qui s'y trouvent exposées, le chef-d'œuvre de la gravure ég3^ptienne de l'époque saïte : vous voyez que ce n'est pas d'aujourd'hui. Et pourtant M. Gefîroy a écrit sur ce sujet une page qui nous touche par sa modernité; je veux la transcrire ici, car cela donne exactement l'idée de sa manière : « Dans ces dimensions restreintes, toute une race revit, une conception de la vie et de la mort s'affirme, une leçon d'humanité, de nature et d'art se mêle fièrement à l'ardeur mélancolique de la fine poussière du passé. Ce qu'elle donne à entendre, cette leçon, c'est qu'il peut exister un art fait, non pour être vu, mais pour être caché, dérobé à tous les regards, enfoui aux profondeurs, et que cet art peut être aussi tendre et aussi grandiose, aussi profondément expressif, aussi hautement significatif que les œuvres d'orgueil exhibées en pleine lumière, érigées devant les foules

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en succès d'apothéose. Jamais, non jamais, il n'a été fourni une preuve plus évidente de repliement de pensée, de forte vie intérieure. Jamais ne sont mieux apparues la passion désintéressée de la beauté, la jouissance intime, ressenties par le faiseur de chefs-d'œuvre.»

Nous trouvons, dans ce livre de la \'ic artistique, de nombreuses pages aussi accomplies, aussi nourries de pensée et de rêverie que celle-là; j'éprouve pour ma part d'autant plus de plaisir h. l'écrire, que je conserve toute ma liberté d'appréciation et que je fais toutes mes réserves sur certains jugements de M. Gustave Gelïroy. L'article qu'il a écrit sur rO/;-/«/7W de Manet déborde d'un enthousiasme que je ne me sens pas la force de partager. Que M. Geffro}' ait été profon- dément sincère en l'écrivant, cela ne fait pas le moindre doute. Cela seul importe d'ailleurs. Manet, certes, fut un artiste d'exceptionnel talent; je le préfère, pour ma part, dans mainte œuvre inconnue du public et appartenant à des collections particulières. M. Geffroy met Olj-mpia au premier rang : c'est une question d'appréciation person- nelle.

Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons que répéter en terminant ce que nous avons déjà dit au début. M. Geffroy a bien fait de réunir en volume cette série d'études : la lecture en est, depuis la première jusqu'à la dernière page, savoureuse, fertile en évocations de beauté ; elle fait réfléchir et souvent rêver. De combien de critiques d'art aujourd'hui pourrait-on en dire autant ?

PAUL FLAT

A côté des judicieuses appréciations de notre collaborateur sur le livre de M. Geffroy, il nous est particulièrement agréable de donner une lithographie originale, Tête de femme, que M. Eugène Carrière vient de dessiner pour l'Artiste et qu'il dédie à l'auteur de la Vie artistique. Le lecteur comprendra que nous nous abstenions ici de tout commentaire sur le caractère et le style aussi bien que sur l'exécution de cette pièce; il lui paraîtrait purement oiseux, d'ailleurs, que nous prétendions insister sur le rare mérite de cette lithographie du maitre-artiste. (N. D. L. D.)

LE MOIS DRAMATIQUE

Odéon : L'Argent d'autnii, pièce en 4 actes, on prose, de M. Léon Hennique. Vaudeville : L'Invitée, pièce en 3 actes, en prose, de M. François de Curel. Théâtre Libre : Le Devoir, pièce en 4 actes, en prose, de M. Louis Bruyerre. Palais-Royal : Le Veglionc (Bal masque], comédie en 3 actes, de MM. A. Bisson et A. Carré.

i:ciDÉMENT certains théâtres ont une guigne persis- tante, tous leurs efforts sont couronnés d'insuccès. Après le Gymnase (Koning re^wan^e) c'est mainte- nant rOdcon qui tient la série noire. C'est triste et injuste, car la nouvelle direction est intelligente, habile, pleine de bonne volonté ; jusqu'à ce jour, Aâ^W elle a fait son possible pour contenter sa clientèle, elle nous a monté des pièces qui valent bien celles qui réussissent sur les boulevards. Et voyez un peu ce que c'est que la destinée, l'amère destinée ! La plus médiocre des œuvres données cette saison à l'Odéon fut la plus applaudie, la plus courue ; elle atteignit la centième, chiffre respectable et presque légendaire dans les annales du second Théâtre-Français : le quartier du Luxembourg en fut révolutionné ; une agitation extraordinaire entourait ces parages ordinairement déserts. C'était comme une vie nouvelle qu'apportait M. Jannet avec son Mariage d'hier. On criait au miracle et MM. Mark et Desbeaux grandissaient en estime aux yeux de leurs concitoyens.

C'est autre chose maintenant. On a beau lancer des pièces intéressantes comme la Fille à Blanchard^ V Argent d'aiitrui, elles échouent ; elles échoueront toutes. Pourquoi ? 11 y aurait pour répondre à ce pourquoi une foule de raisons très bonnes (éloignement du théâtre, mauvaise renommée.

i3G

L'ARTISTE

légendes ridicules, grandeur démesure'e d'une salle difficile à remplir, etc. ..) Mais on les a données trop souvent et avec trop d'esprit pour que nous les reprenions ici. Pourtant, parmi ces raisons, il en est une qui a été mise de côté et qui nous semble devoir être justement la meilleure, la plus impor- tante. Si rOdéon est en proie depuis quelques années à un abandon stupide, ridicule, c'est en grande partie parce que les places n'y sont pas assez chères. Pas assez chères?... oui, certainement la modicité du prix donne au théâtre un air populaire, pas « chic », et, vous le savez, le public a toujours honte d'entrer dans un endroit ouvert à toutes les bourses; il tient en sainte horreur les plaisirs qui sont à la portée de tous. Il lui semble, à ce brave public qu'un spectacle de cinq francs ne lui donnera pas autant d'agrément qu'un autre de sept et au-dessus : il s'effraie à la pensée de trouver, en la salle il entre, des gens comme lui, de la même race, de la même provenance, plus il est d'humble origine, plus il désire un monde sélect et choisi. C'est beaucoup cela qui a perdu notre malheu- reux Odéon. Il serait facile à MM. les directeurs de remédier à la chose.

ha Fille à Blanchard, \in bon méloàra^me. bien fait, à gros effets sûrs, dont la réputation avait été consacrée par de nombreuses représentations à l'étranger, a été un four. Pourtant si une pièce devait attirer la foule, c'était bien celle-là. La Fille à Blanchard était un spectacle des plus curieux, des plus empoignants. L'interprétation en la personne de M™" Second-Véber valait à elle seule la peine de se déranger. M""' Second-Véber a déployé dans le rôle de Françoise le talent que nous lui connaissons. Tout cela n'était pas assez sans doute, puisque la pièce a eu à peine quelques repré- sentations.

Autre insuccès pour V Argent d' autrui de M. Léon Hennique, et encore plus déroutant que le précédent. C'est à n'y plus rien comprendre. M. Hennique est un auteur dramatique de grand et solide talent. Il a autrefois donné au Théâtre-Libre deux belles pièces : la Mort du duc d'Enghien et Esther Brandès. Son Argent d'autrui n'est pas inférieur à ses œuvres précédentes. C'est bien charpenté, bien mené, d'une clarté et d'une simplicité parfaites et, ce qui ne gâte rien, fort dramatiquement mis à la scène. M. Hennique, et c'est à notre avis sa qualité première et maî- tresse, a l'art de faire dire à ses personnages ce qu'il faut et juste ce qu'il faut. Sa pensée et sa phrase ne s'embarassent point, ne s'entravent point de détails accessoires inutiles. Peut-être cela donne-t-il à sa pièce, en certains endroits, une apparence un peu sèche de scénario dont les déve- loppements auraient été volontairement négligés. Mais le reste du temps on est heureux de se trouver face à face avec une idée précise, une intrigue claire, une action qui se déroule avec une aisance et une logique superbes. L'accueil fait ixï Argent d'autrui a donc été des plus froids. N'allez pas croire que certaines allusions y soient pour quelque chose. Quelques

LE MOIS DRAMATIQUE 137

critiques ont prétendu que l'argent était maintenant un thème trop rebattu, trop ressassé pour être repris. n'est point la cause, nous en sommes persuadé, de la non réussite. La chute de V Argent d'aittrui tient à l'inter- prétation qui a été des plus médiocres en général. Le plus beau des ouvrages ne peut résister à un écorchement semblable. La représentation eût pu même être encore plus déplorable si une jeune étrangère, miss Kaloun, engagée tout spécialement à l'Odéon pour jouer un rôle d'Améri- caine, n'avait fait de son personnage une création si remarquable, si étonnante que c'a été une véritable révélation. Pas une comédienne de Paris n'aurait été capable de rendre avec cette sûreté, cette ingéniosité étourdissante (miss Kaloun débute seulement) l'être délicat et complexe qu'est cette espèce de courtisane exotique, cette fille que l'amour fait redevenir femme à certains moments. Le succès de miss Kaloun s'est changé en triomphe. On était si content d'applaudir quelqu'un ! Ah ! M. Hennique lui doit un fameux cierge ! Sans elle, sûrement, la pièce n'aurait pas eu dix représentations.

L'Argent d'autrui peut se résumer en quelques lignes. Plusieurs amis ont résolu de fonder une banque catholique pour faire concurrence à la fameuse banque juive. Mais pour toute entreprise il faut des bailleurs de fonds, et ils manquent. Or, le proverbe dit : en toute chose, cherchez la femme. Nos associés le connaissent : ils cherchent et ils la découvrent bientôt. C'est une Américaine à la beauté diabolique, à la rouerie suffisante, au désir violent de s'enrichir. Elle se vend à l'association qui s'en servira de la façon suivante : on la fera passer pour la femme de l'un d'eux. Une

femme mariée a toujours plus de charmes dangereux. Ça transforme

presque une drôlesse en honnête femme. On donnera des fêtes, quelque vieux banquier, riche, viendra rôder autour de la belle. Elle laissera dire, toucher au besoin, attirera l'homme dans ses filets il laissera l'argent nécessaire à fonder la banque. Cette comédie réussit à merveille. L'Amé- ricaine trouve un amant millionnaire ; les associés, leur bailleur de fonds. Tout marche donc admirablement.

La « Catholique » est fondée ; ses actions montent rapidement à des taux insensés. Mais le directeur, tenté par les offres séduisantes (trois millions) de la concurrente, la « Juive », qui, ennuyée du succès de l'autre banque est décidée à s'en débarrasser à tout prix, se laisse peu à peu entraîner à une vilaine action ; il vend sa maison et ses trucs aux juifs. Aussitôt, en un coup de spéculation, les titres de la « Catholique » baissent rapidement, la faillite arrive, entraînant avec elle, dans ce terrible écroulement, les amis du directeur et des milliers de pauvres diables qui ont eu confiance. L'un de ces ruinés, le rencontrant à la Bourse, le traite de voleur, le gifïle. On va sur le terrain. Notre homme est blessé.

Un instant pendant le délire que donne la fièvre, il a des remords, envoie chercher un confesseur, soulage sa conscience, parle de rendre

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l'argent volé. Puis la fièvre s'en va, le prêtre quitte son chevet, la santJ revient et avec elle les désirs et les passions impérieuses qui ont fait de cet homme, autrefois honnête, un misérable. Lorsqu'il sera hors de danger, il épousera l'Américaine et gardera l'argent, ce qui lui parait plus raisonnable que de le rendre. Moralité: dans les affaires d'argent nul n'est blanc; ou encore : l'argent n'a pas d'odeur.

La pièce vaut la peine d'être vue. L'intrigue est amusante, originale ; le dialogue âpre et vivant; l'exécution est surtout parfaite.

Le personnage de l'Américaine seul nous semble mal en place, et poussé à l'outrance. Il nous aurait fallu sur cette nature bizarre un peu plus d'explications. A part miss Kaloun dont nous avons dit le talent incontes- tablement merveilleux, les autres acteurs et actrices ont été mauvais. Que MM. Mark et Desbeaux ne doutent pas de notre bienveillance. C'est en raison même de la sympathie qu'ils ont su se créer autour d'eux que nous les prions de surveiller la mise en scène qui est négligée, la décoration qui sent le vieux, la troupe, oh! la troupe par-dessus tout, qui est de tout point à refaire ; elle est vraiment indigne des œuvres jouées à l'Odéon.

M. François de Curel a le front dans les cieux. Son Invitée a réussi au Vaudeville d'une façon inouïe. M. de Curel avait débuté au Théâtre-Libre avec une pièce de valeur, l'Envers d'une Sainte^ qui attira tout de suite sur lui l'attention de la presse et du public. Quelque temps après M. Antoine montait de lui les Fossiles qui le mirent au premier rang de nos jeunes dramaturges. Il ne lui restait plus qu'à se lancer dans le monde, dans le grand. C'est ce qu'il a fait. Il a été frapper au Vaudeville. L'aimable M. Carré (il passe pour tel du moins] le reçut à bras ouverts, lut bien vite sa pièce et la joua plus vite encore.

L'Invitée a été pour son auteur l'occasion d'un nouveau succès, succès incontesté, incontestable (lire les journaux du lendemain).

La comédie de M. de Curel est en effet remarquable et aussi remarqua- blement ennuyeuse. Au risque de passer pour tout ce que l'on voudra,

nous confesserons, à voix bien basse, que nous nous sommes ennuyé à périr pendant ces trois actes. Aussi il fallait voir le public, non de la première, celui-là ne compte pas, mais des représentations suivantes ! Il n'y a rien compris du tout. Tous ces sentiments subtils, tourmentés, tirés par l'esprit et le cœur, fabriqués en chambre avec un peu d'observation et beaucoup de convention, l'ont laissé insensible ; vous allez voir qu'il n'avait pas tout à fait tort.

Certaine grande dame. M"" de Grécourt, ayant appris que son mari la trompait, a, dans un moment de colère et de douleur, déserté le foyer conjugal, abandonnant son mari et ses deux petites filles en bas âge. Une vingtaine d'années se sont écoulées lorsque le premier acte commence.

LE iMOIS DRAMATIQUE iSg

M"" de Grécourt vit à Vienne, seule, face à face avec elle-même, sans autre société' qu'un vieux diplomate qui l'a beaucoup aimée avant son mariage et qui continue à lui faire une cour aimable et discrète. De temps à autre, elle est informée de ce que deviennent son mari et ses filles, mais s'arrêtent ses préoccupations maritales et maternelles. Le passé n'existe plus pour elle, le présent la laisse indifférente ; son cœur s'est lentement desséché. Elle en est même arrivée à une placidité, à un calme féroce. Tout à coup surgit dans cet isolement un ami, encore un ancien amoureux de M"' de Grécourt. Il a beaucoup fréquenté le ménage autrefois ; il est même resté le camarade de M. de Grécourt. Ce dernier l'a chargé d'une mission délicate. Il doit décider M"« de Grécourt à rendre visite à son mari, à venir embrasser ses filles. Etrange invitation au bout de ce long temps de séparation ! Elle accepte par simple curiosité de dillettante et pour se distraire. Ce sera drôle de voir si son mari est toujours le même ou s'il a vieilli, si la maîtresse avec laquelle il est a bon air, si ses filles sont intelligentes, bien éduquées. Mais à son départ elle met une condi- tion, celle d'arriver à Timproviste chez M. de Grécourt et surtout de laisser complètement ignorer aux jeunes filles qui elle est.

Deux jours après, elle est chez M. de Grécourt. Elle retrouve ses filles : ce sont d'aimables et belles enfants, mal élevées, qui souffrent de la vie stupide qu'elles mènent et qui, sans s'en rendre compte, sont profondement humiliées de l'intimité qui e.xiste entre elles, leur père et sa maîtresse qui habite sous le même toit. Elle retrouve son mari bien changé, avec l'âge il est devenu ridicule. Elle fait aussi la connaissance de l'amie de M. de Grécourt. Sa petite visite semble terminée. Elle a voulu voir, elle a vu. Il ne lui reste plus qu'à s'en retourner. Mais une indiscrétion a appris aux jeunes filles que cette dame qui les interroge sur leur vie est leur mère, et voilà qu'un « maman! » très tendre, très ému sort de leurs lèvres. Elle a beau s'en défendre, elle sent qu'elle est vaincue, que toute sa raideur, toute son indifférence s'en va. Ses filles, à genoux, la supplient de mettre fin à l'existence anormale qu'elles mènent chez leur père, de les emmener avec elle à Vienne. M. de Grécourt qui sait que ça ne se fait pas d'élever ses filles auprès de sa maîtresse, et qui d'un autre côté préfère sa maîtresse à ses enfants, joint ses prières aux leurs. Après bien des hésitations la mère finit par céder. Elle reprendra les deux petites, refera leur éducation, apprendra à redevenir mère.

Telle est cette étrange pièce. Des situations les plus inexpliquées, les plus compliquées, sont jetées en abondance dans les trois actes. Le grand mérite de M. de Curel est de s'attaquer à ce qu'il y a de plus difficile, de plus délicat, de plus scabreux à traiter à la scène. II s'efforce même de ne rechercher que cela. A chaque instant il accomplit de véritables tours de force qui montrent la solidité de ses reins, la profondeur et la force de son talent; mais, tout en nous surprenant, son théâtre ne nous émeut pas.

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L'interprétation quoi qu'on ait pu dire, nous a paru des plus ordinaires. M""' Pasca est pre'tentieuse à l'excès; on sent chez elle un tel effort pour arriver à l'effet que cela finit par porter sur les nerfs. Certains prétendent que M"' Pasca est une comédienne hors ligne, que personne à Paris n'aurait « vécu » comme elle le rôle de M'"'^ de Grécourt. On nous per- mettra de ne pas penser ainsi; vingt actrices pour une lui eussent été supé- rieures. Mais M"" Pasca revient de l'étranger, et c'est son plus beau titre de gloire. Quant aux hommes ils sont franchement mauvais, eux aussi. M. Dieudonne en amoureux, en séducteur est stupéfiant. Il nous donne la sensation d'un marchand de vin endimanché qui fait une visite de cérémonie à l'épicière du coin. Et quelle diction déplorable! On n'entend pas un mot de ce qu'il dit. Ajoutez à cela son air prodigieusement ennuyé de paraître en public, et vous aurez l'impression produite par M. Dieu- donné dans cette pièce. M. Boisselot est excellent... dans les vaudevilles de M. Bisson; il est très drôle dans les grotesques, mais pour représenter M. de Grécourt, le mari de cette grande dame distinguée jusqu'à la raideur et à la dureté, si fière et si hautaine qu'au premier froissement de son amour propre et de son amour elle plante tout ce qu'elle a de plus cher, il n'a rien de ce qu'il faut. Pourquoi, diable! M. Carré mettez-vous donc ce pauvre M. Boisselot à cette sauce? M"" Marguerite Caron, Yahne, Orcelle sont gentilles dans des rôles insignifiants.

M. Louis Bruyerre est doué du meilleur vouloir du monde. Il a voulu faire une pièce et tout comme un autre il y est arrivé. Reste à savoir si le Devoir (quatre actes représentés l'autre soir au Théâtre-Libre] est bien l'œuvre sérieuse et travaillée que l'auteur croit avoir écrite. Il y a dans ce drame tous les éléments essentiels : les caractères sont justes, assez fouillés pour intéresser sans lasser, l'action est suffisamment noire et palpitante; il y a même, par-ci par-là, des scènes entières bien tournées. Mais, à côté détour cela, nous voyons apparaître des trous énormes, des naïvetés d'enfant, des inexpériences qui gâtent toute la bonne impression ressentie par moments. C'est fâcheux.

Le Devoir- c'est cette étiquette sociale, qui masque les infamies les plus monstrueuses; c'est la lâcheté et c'est aussi l'égoïsme. Deux magistrats de province, MM. Guérignyet Désormes, l'un procureur, l'autre président du tribunal, se sont compromis dans des histoires de femmes. Désormes fut jadis l'amant de la femme du colonel; Guérigny est encore celui d'une petite grisette qui vient le relancer en la ville il occupe une si impor- tante situation. Ces deux hommes sont des ambitieux qui veulent à tout prix arriver dans la carrière. Mais quelqu'un les gène; ce quelqu'un sait les petites bêtises qu'ils ont faites et qu'ils font encore; ce quelqu'un est un certain Donker, décoré, riche, puissant, qui tient tout le département dans sa main, tous les électeurs, tous les journaux. Or ce Donker est

LE MOIS DRAMATIQUE 14!

compromis lui aussi dans une vilaine histoire de faux qui pourrait l'en- voyer au bagne. Le dossier de l'affaire est entre les mains de Guérignyqui l'a soumis au président Désormes. En homme avisé, Donker propose un arrangement : il lui serait facile, n'est-ce pas? avec ce qu'il sait de la vie des deux magistrats, de les déconsidérer aux yeux de tous en faisant im- primer le récit de leurs aventures galantes dans les journaux de la localité qui sont sous ses ordres; il pourrait donner en pâture à dix mille lecteurs de petits faits-divers bien vrais, bien scandaleux. Mais il est bon diable et cherche à traitera l'amiable : qu'on détruise le terrible dossier et il s'abs- tiendra de rien faire imprimer; son silence esta ce prix. Cette première infamie est commise d'un cœur léger par les deux magistrats.

A cet endroit de l'action nous voyons disparaître Désormes. Guérigny continue seul à évoluer sous nos yeux. Sa maîtresse, qui était restée quel- que temps éloignée de lui, lui revient un beau matin. Guérigny a pris l'énergique résolution d'en finir avec cette femme, de cesser cette liaison qui n'a que trop duré, qui lui a causé déjà des ennuis et coûté une infamie. Et sans ménagements, brutalement, il signifie cette décision à sa maîtresse. Celle-ci est attérée, sanglotte, supplie, mais vainement. Alors elle crie à son amant : « Je suis enceinte ». Guérigny bondit. Enceinte! de lui! allons donc, quelle plaisanterie!... Mais il s'aperçoit bientôt qu'elle ne plaisante pas. Que faire?... Ah! tant pis pour elle! Et il lâchasse.

Un mois se passe, puis un beau matin, elle frappe à la porte du cabinet de travail de son amant; elle entre, inerte, la figure cadavéreuse, lui tend une lettre. Dans cette lettre elle s'accuse de s'être fait avorter. Dans son premier mouvement Guérigny veut faire arrêter sa maîtresse. Elle a com- mis un crime horrible, dégoûtant. S'il n'a pas fait son devoir autrefois, aujourd'hui il le fera. Son devoir est du reste conforme à ses intérêts, car en punissant une coupable il se débarassera en même temps pour jamais d'une femme gênante. Mais un ami, le personnage sympathique delà pièce, écœuré par ce qui se passe, élevé la voix, menace Guérigny de tout dire si jamais ce dernier a l'audace de faire arrêter sa maîtresse. N'est-ce pas lui qui a réduit cette femme au désespoir, qui lui a fait commettre cette action ignoble? Guérigny comprend qu'il vaut mieux cette fois encore étouffer l'affaire. Et pour la deuxième fois il manque à son devoir, bien malgré lui pourtant, il faut l'avouer. Ah! le vilain monde qui grouille en ces quatre actes! Sauf l'ami qui a de l'honnêteté et la femme qui a de l'a- mour pour son gredin d'amant, le reste « ne vaut pas tripette ». M. Antoine est excellent dans le rôle de Guérigny; M"° Besnier, la seule femme de la pièce, a été très légitimememt applaudie.

Changeons de milieu voulez-vous? Nous voici au gai théâtre du Palais- Royal, dans l'arrière boutique de la pharmacie Poulard à Grasse, de l'in- venteur de l'excellent miel purgatif Poulard, cette médecine merveilleuse

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qui, lancée avec les capitaux du docteur Blanchon devenu l'associé du pharmacien, a eu presque autant de vogue que les pastilles Géraudel. Or, autant le couple Foulard est hargneux, grincheux, toujours en continuelles disputes, autant les Blanchon s'aiment et se le prouvent chaque jour. Du reste, le mariage de ces derniers est tout un petit roman. Blanchon chargé par son ami Justaret, amoureux de la jolie Suzanne Berjonnat, de prendre des informations sur la famille de cette dernière, en devient lui même fort épris et demande sa main pour son propre compte, pendant un voyage que Justaret est forcé de faire en lointain pays. Blanchon écrit à son ami, par acquit de conscience et pour rendre moins pénible sa trahison, que les renseignements qu'il a pu recueillir sont déplorables, que le père Ber- jonnat est un vieil ivrogne, que la mère Berjonnat est une ancienne chan- teuse de café-concert, et que malheureusement la jeune personne aimée a hérité des mauvais penchants, des manières défectueuses de ses parents. Tout irait pour le mieux et les Blanchon nouvellement unis pourraient aller en partie fine au véglione de Nice, si Justaret, arrivant à l'improviste, ne venait demander l'hospitalité à son bon ami Blanchon.

Ce dernier veut éviter à tout prix une rencontre entre sa femme et Jus- taret; aussi, prétextant un client dangereusement malade, il expédie son épouse chez sa belle-mère sous la protection et la conduite de l'honnête Poulard. Mais Suzanne, elle, se faisait une fête d'aller à ce bal masqué. Il lui serait vrainement trop cruel d'être privée d'une partie de plaisir promise depuis si longtemps. Décidément elle ira quand même au véglione. Et elle n'hésite pas à griser complètement ce malheureux Poulard qui, incapable de résister à cette fantaisie, l'accompagne au véglione en costume de Pierrot. Après une nuit de danse, de Champagne, de plaisirs échevelés, Poulard rentre chez lui, éreinté, le palais en bois, les cheveux sensibles. M"" Poulard toujours soupçonneuse, fouille dans les poches de son mari : elle y découvre des bottines et des bas de femme... Pou- lard a fait des farces et, ce qui est plus horrible encore, il les a faites avec M"^ Blanchon!... Or, celle-ci revient, mais accompagnée de Justaret qu'elle a rencontré au véglione. Pendant le trajet ils se sont fait des con- fidences : Suzanne est furieuse de la façon dont ses parents ont été jugés et traités; Justaret regrette amèrement la trahison de son ami. Mais tout s'arrange comme dans le meilleur des vaudevilles. M™° Poulard rend sa con- fiance à son Joseph et les Blanchon tombent dans les bras l'un de l'autre.

Le premier acte a semble languissant et quelque peu terne. Le second est plus gai, plus amusant et très bien venu. Le dernier est tout entier rempli par le dénouement. M. Milher a été excellent dans le rôle du phar- macien. Après lui il faut citer M. Raimond et M'"'^ Grassot. Nous conseil- lerons à M. Huguenet de surveiller son articulation qui laisse à désirer. Sur M"° Dariel, pas d'appréciation; comme dit la chanson, « avec les dames, faut toujours être galant... »

ANDRÉ DE LORDE.

MBM

9 "■

LE MOIS MUSICAL

LETTRE DE QUEEN MAB

Mon cher Directeur,

M. Renan, ce grand musicien de la pensée que l'Harmonie pleure à l'égal de Théodore de Banville, remerciait l'Eternel du charmant voyage qu'il lui avait permis d'entreprendre au plus amusant de tous les siècles. C'était parler d'or. Amusant, le siècle xix l'est au degré suprême. Et quelle comêdie-ballet de Molière vaudra Jamais l'histoire de ses « jugements»? Pourceaugnac et M. Jourdain sont de pâles ombres à côté du mélomane very selcct qui sitflait chez Pasdeloup, vers 1868, V Ouverture du Vaisseau- Fantôme comme avancée, ne voulant plus applaudir aujourd'hui cette œuvre réactionnaire. On change d'idée comme de mode; mais les œuvres demeurent. A l'époque préhistorique, plus qu'antédiluvienne, des trois concerts donnés par Richard Wagner à Paris (janvier 1860), Scudo, l'ina- movible Scudo, pontifiait ainsi : « IJ Ouverture du Vaisseau-Fantôme^ c'est le chaos peignant le chaos d'où il ne surgit que quelques bouffées d'accords exhalés par les trompettes dont l'auteur fait grand abus dans toutes ses compositions... » Fiorentino renchérissait : « IJ'Ouverture du Vaisseau- Fantôme est une série d'accords stridents, de sifflements aigus, de grince- ments de cuivres enragés, sans aucune trêve, aucun repos pour l'oreille. Si l'auteur a voulu peindre une tempête, il en a du moins rendu l'effet le plus pénible; cela donne le mal de mer (i) ». (O esprit de blague, que de

(i) Cité dans Richard \\'af;ner jugé en France, par Georges Servières, 1886.

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crimes on commet gaiement en ton nom! j'en appelle à ton ennemi juré, Catulle Mendès, qui nous a donné une si prodigieuse transcription écrite de cette marine orageuse et noire se tordent « les mille couleuvres de la mer »). Chroniqueur des concerts de 1860, Ernest Fillonneau déclarait s'en rapporter « au savant critique de la Revue des Deux-Mondes^ M. P. Scudo ». C'était prudent. Le sempiternel « ça n'est pas de la musique» volait sur la bouche des auditeurs. Et, qui le croirait? Hector Berlioz lui- même qui ne découvrait pas de <i phrase proprement dite » dans l'immense crescendo lent du scraphique Prélude de Lohengrin, Berlioz qui avouait n'avoir rien compris au Prélude de Tristan et Yseult, page étrange « sans autre thème qu'une sorte de gémissement chromatique » (!), Berlioz, le romantique de tous les essors et de toutes les audaces, écrivit : « Le concert commençait par l'Ouverture du Vaisseau-Fantôme... Le début est magni- fique; il s'empare impérieusement de l'auditeur et l'entraîne; mais, le même procédé de composition étant ensuite constamment employé, le trémolo succédant au trémolo, les gammes chromatiques n'aboutissant qu'à d'autres gammes chromatiques, sans qu'un seul rayon de soleil vienne se faire jour au travers de ces sombres nuées gorgées de fluide électrique et versant sans fin ni trêve leurs torrents, sans que le moindre dessin mélodieux vienne colorer ces noires harmonies, l'attention de l'auditeur se lasse, se décourage et finit par succomber... » Étrange chose que la sensa- tion, même sincère, mais troublée dans ses habitudes! C'était ici prendre la partie pour le tout, l'accessoire pour le substratum, le fond du tableau pour le sujet du poème! Un philistin mal préparé ne « jugerait » pas mieux... Et peut-être y a-t-il une parcelle de prévention native au fond de l'impression la plus indépendante? Le poète juge mal le poète.

Mais aussi, combien heureux les premiers wagnériens français, Colombs des divines sonorités fugaces, dont l'adolescence a tressailli de cette magna- nime et hautaine musique, à travers l'italianisme de 1860, parmi les injures ouïes rires! En ce lointain avril, l'art nouveau était vraiment alors une tour d'ivoire interdite aux snobs. C'est le petit nombre des élus qui divinise le Paradis... et rares voyageurs au pays des Songes, comme ils durent plus savoureusement détailler VOuverture du Vaisseau-Fantôme., une œuvre de jeunesse, rêve germanique éclos à Meudon, en 1842, dont tant de maturités seraient fières ! En pleine mer ! Sur les diluviennes malédictions des vagues plaintives, une phrase brille comme une larme d'étoile : et je sais plus d'une auditrice qui voudrait oser pleurer du chant consolateur de la Scan- dinave Eloa... Brusquement, rompant le rhythmeobsesseur de l'âpre bise, croule dans l'ombre l'hosanna lumineusement cuivré des voix rédemp- trices : et s'épand sur la blanchissante atmosphère d'apothéose le chant divin, le chant passionnément épars comme la belle chevelure miséricor- dieuse d'un fantôme virginal aux grands yeux tristes... Oh! l'admirable fin! Voilà bien le bleu frisson nocturne du Nord, le saphir de Henri

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Heine. Et Berlioz, qui admirait en connaisseur la quinte nue^ la quinte farouche du début, ne percevait plus ensuite que du chromatisme! Victor Hugo taquinait Racine...

Admiration n'est pas servitude. Mais, pour bien admirer, il faut com- prendre, il faut revivre le milieu qui servit à l'œuvre de premier cadre, se reporter maintenant à cinquante ans en arrière, en 1843,3 l'heure Victor Hugo, Delacroix et Berlioz illuminaient toutes les fièvres. Écrite une douzaine d'années seulement après la Muette^ après Guillaume Tell, après Robert le Diable, ï Ouverture du Vaisseau-Fantôme, essentiellement romantique, est sans doute « admirablement webérienne » (i); mais elle est déjà quelque chose de plus. A côté des rhythmes allègres, refrains des matelots paisibles, qui font pressentir les charmants méandres du Chœur des Pileuses, la tempête opiniâtre se déchaîne déjà le plus wagnériennement du monde,. L'originalité se dégage de l'italianisme de Rien^i. Le génie croit. Et, dans une lettre à Ernst (Dresde, 1843), Berlioz en voyage avait rendu meilleure justice à la partition totale de ce Fliegendc Hol- lânder, premier jalon vers l'avenir : « Elle m'a semblé remarquable, disait-il, par son coloris sombre et certains effets orageux parfaitement motivés par le sujet ; mais j'ai y reconnaître aussi un abus du trémolo. . . » Et VOuverture, dans ses qualités comme dans ses défauts, apparaît encore aujourd'hui telle qu'un vivant péristyle qui semble le raccourci glorifié de l'œuvre entière, art de transition, inégal, mais génial. D'ailleurs, depuis cet allegro pathétique jusqu'à .l'ample amertume de Tristan, jusqu'à la sereine extase de Parsi/al, ne pourrait-on pas mesurer l'évolution du créateur Richard Wagner d'après les seuls «mouvements » de ses Ouver- tures et Préludes ?

Issu, comme Wagner, de Gluck, de Beethoven et de Weber, qu'il appelait ses dieux, notre Berlioz, âme paroxyste et prime-sautière, est sorti des mêmes origines pour suivre une route tout opposée, terminant sa carrière par l'« opéra » des Troj-cns. En face des purs artistes, Beethoven, Hugo, Wagner, qui s'acheminèrent consciemment, sur le déclin, vers l'olympienne intransigeance des troisièmes manières, le cœur incandescent du vieil Hector usé par la lutte rencontra le Léthé dans l'onde assagie des antiques souvenirs. Il se refit classique, en restant vivant. Surtout chez Berlioz, l'Art s'explique par la Vie. Voilà peut-être pourquoi de nobles esprits (2) se montrent aujourd'hui trop sévères pour cet élève « si grand que personne n'aurait pu lui servir de maître », pour le précurseur roman- tique par excellence auquel Richard Wagner écrivait, malgré la rivalité : a Au cher et grand auteur de Roméo et Juliette : l'auteur reconnaissant de Tristan et Yscult. » Et ces réflexions nous arrivent à propos de la toujours

(1) Heureuse expression de notre confrère H. Gauthier-Villars.

(2) Dont M. Catulle Mendés, citant les paroles de Wagner sur Berlioz.

1893 l'artiste NOUVELLE TÉRIODE : T. V 10

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']Q\.\nc Damnation de Faust m\SQ a la. seine à Monte-Carlo, sous rintelli- gcnte direction de M. Raoul Gûnzbourg : tentative des plus curieuses, dont on avait déjà dit un mot à Paris, lors du triomphe posthume de Berlioz au Chàtelet, pendant l'hiver 1877-78, et qui, peut-être, ne vaudra jamais, comme « prétexte de rêve », l'éphémère et spontané décor que le haschich de Berlioz évoque sous le front d'un fervent auditeur obscur. L'audition colorée du génie musical est si impérieuse qu'elle rayonne d'elle-même alentour : et n'est-ce pas cette suggestion baudelairienne qui transfigurait naguère la pensive Damnation de Faust (i) du peintre mélomane Fantin-Latour? Ouvrez les Fleurs du mal et relisez les Phares.

Et, caractéristiques antithèses, tandis que le théâtre de Monte-Carlo prête la vie scénique à la Damnation de Faust^ à Paris, la Société des Concerts exécute en oratorio, fort dignement, ma foi ! le IIP' acte entier d'un opéra, son aîné d'un an, Tannhàuser ; tandis que Lille adapte et applaudit le Vaisseau-Fantôme^ création semi-italienne du génie allemand juvénile, peu de jours après la Scala de Milan donne la première de Falstaff. « comédie musicale » le vieil interprète latin de Shakespeare se souvient sur le tard des Maitres-Chanteurs. Bayreuth triomphe : la Thuringe n'est plus la forêt des Barbares. Nous entendrons Falstaff à Paris. Mais, si le mystère est la loi du rêve, la franchise est la parure de la vie : et, sans rien préjuger, me sera-t-il permis d'oser cet aveu rétrospectif: malgré de tragiques éclairs, la stérile abondance du maestro ne m'a jamais subjuguée; et, séance tenante, je donnerais tout Verdi pour un ar/a de Mozart, pour une Mélodie de Schumann, pour la Cavatina du Quatuor XIIL op. i3o de Beethoven, pour les tierces finales du Ballet des Sylphes^ pour la divine Procession de César Franck, avant tout pour la virginale volupté de ma bien aimée Mort d'Yseult (je ne sais rien de plus beau). Habemus conjîtentem rcum.

Et j'effleurais plus haut la question du décor : mais quel spectacle vaudra jamais le Musée intime des songeries fugitives qui naissent des chefs-d'œuvre symphoniques ressuscites par un maître orchestre? Au Cirque d'été, je voudrais introduire un phonographe pour immortaliser de tels instants évocateurs. Quelle pâte orchestrale généreuse, ferme, opulente, souple et grasse, parfois si fine, altière sans violence, étoffée sans lourdeur ! Chaque fois que j'écoute ce vivant orchestre redire la Siegfried- Idyll ou les Murmures de la Forêt., échos de la Légende, je songe invinciblement à un grand Paysage de Courbet aux verts sonores, sombre et clair, fort comme le Réel, beau comme l'Arcadie, trère par l'art des bleus de Deck ou des Trophées de Heredia, qui, toutà coup s'animant,

(t) Salon de iSSS, avec VOf du Rliit, et le mervailleux pastel du duo nocturne de BéJtnce et BéiiéJict.

LE MOIS MUSICAL 147

épancherait de ses roches puissantes, comme le murmure d'une grande âme,

Une ample symphonie aux cent timbres divers.

Telle la forêt wagnérienne l'Oiseau chante, Fafner gronde; parmi les verdoyantes mélopées de la futaie divine, deux soleils énormes dominent les rayons obliques des cuivres : ces timbales étincelantes qui a sonnent et font bondir le cœur ! » Et notre héros Siegfried, dont la fougue précise recrée, sur l'enclume de l'Art, l'or génial des chants immortels, c'est notre chef d'orchestre. Quel rhythmelJe n'ai pu connaître Habeneck; je ne connais pas encore Richter; mais Charles Lamoureux appartient à la grande famille. Son bras est un métronome poète et qui pense.

Fin octobre, dans le froid noir des premiers jours courts, nous avons applaudi un délicat poème : la Symphonie en de Johannès Brahms ; en février, dans la prime tiédeur des longues lumières, voici, du même, un poème robuste : la Symphonie en fa (i). C'est la troisième. Elle a dix ans d'existence. A son Andante songeur, un mien voisin trouvait une réminiscence initiale de Zampa (!), je préfère le merveilleux Adagio ma non troppo de la 11° Symphonie; tenant lieu de scherzo, \e poco allegretto a le sourire en pleurs, digne pendant de V allegretto g-;-<7cfo50 villageois; mais, comme musique absolue, rien ne me dompte plus sûrement que la sobre vigueur de Vallegro con brio, passe encore un souffle du premier allegro de la Rhénane; c'est superbe : et, dans le finale, après l'activité quasi fantastique, des sourdines vaporeuses remonte pacifié ce premier thème énergique. Il m'est impossible de voir une réaction voulue contre l'éloquence des Wagner et des Schumann, une stricte et littérale appli- cation des théories du Viennois Hanslick sur le « Beau dans la musique » réduite au rôle passif d'une arabesque sans âme. Wagner disait étrange- ment que Mendelssohn avait rendu le calme à l'art des sons terrorisé par Beethoven : Brahms, au milieu des orgies descriptives, a voulu faire avant tout de la bonne musique. Qu'il soit remercié.

Après Brahms, Beethoven : la Symphonie en la (œuvre « populaire », dirait Wagner, à côté des sonates et des derniers quatuors), le contem- plateur a chanté la Nature comme dans la Pastorale, l'ineffable quatuor vocal de la Neuvième et VAgniis de la Messe en (2). Après Beethoven, Schumann : nouvelle âme et nouveau style. Aérien dans le Paradis et la Péri, passionné dans Manfrcd, mystique dans le second Faust il rend la voix aux esprits de la nature, aux enfants bienheureux, au chœur

(i) I" audition à Paris, concert Lamoureux, 5 et 13 février iSg3. (2) Lire la belle analyse de NL Julien Tiersot (Société des Concerts, programme du 8 janvier iSgS).

148 L'ARTISTE

des saints anachorètes ivres de Dieu, Schumann symphoniste reste fidèle au type classique en l'amplifiant. Dès la Y'^^rmère Symphonie en si bémol (1841), les trombones jouent un rôle. Comme Mendelssohn, continuateur de Beethoven, Schumann afiirme à vingt-cinq ans la personnalité de sa nature impressionnable qui connaît les langueurs et les fougues; le chercheur risque le triangle dans Vallegro champêtre et cuivre' ; lourd parfois, très allemand toujours; bruyant et charmant; le poète intime triomphe dans le larghetto en mi bémol, digne précurseur de la romance de la III' Symphonie en mineur^ effusion d'un Mozart romantique, dont l'idée caresse, intelligente et délicate, comme certains regards du Nord. C'est le Printemps triste. Et l'art est parent de l'amour :

Le plus exquis de l'art, c'est ce que l'on devine

Or, devant cette page, je note ce rêve : un matin d'avril, parmi les joies douloureuses et les sourires inexpliqués, à l'époque déjà

On vend du lilas blanc sous les portes cochères,

n'avez-vous pas ressenti le charme indicible de cette rencontre : un jeune couple en grand deuil, elle pâle rose en un flot de crêpe, et si blonde?... Deux anges planent sur leurs têtes.

Doux et cruels tous deux, la Mort, la Volupté. . .

Eh bien ! je « revois » toujours cette impression-là, chaque fois que j'entends le divin larghetto de la Symphonie du Printemps, cher à mon aînée la comtesse Viviane de Brocélyande, chaque fois que je salue cette fine passante dont la parole grave et douce a la mélancolie du bonheur... ô cette phrase! Deuil vernal qui soupire au fond de toute âme veuve d'un passé ou d'un avenir pressenti ! Et loin des petites intrigues et des grandes réclames, n'cst-il pas sage de rêver un peu ?... Renan germanique, Nietzsche définit notre siècle « l'âge d'or du cabotin »; c'est assez ressem- blant : mais pour être philosophe, on n'en est pas moins homme, mais en s'attaquant à Wagner, je crains qu'il n'ait pris un vrai dieu pour tête de turc.

Pour copie terrestre et conforme :

R.WMOND BOUYER.

)y

CHRONIQUE

KNDANT la discussion du budget des Beaux-Arts à la Chambre des députés, la question de l'admission des élèves femmes à l'Ecole Nationale des Beaux- Arts a été portée à la tribune par M. Gerville-Réa- che. Celui-ci a protesté contre leur exclusion, con- traire, a-t-il dit, aux traditions de la France, à ce Sj qui se passe en divers pays, à l'équité et au bon sens. Quand on y accueille des jeunes gens étrangers, pourquoi en exclure les jeunes femmes françaises ? L'orateur a rappelé que, sous l'an- cien régime, les femmes étaient admises à l'Académie royale de peinture et de sculpture; il a cité l'exemple des Etats-Unis, de l'Angleterre, de la Russie, et l'avis unanime du conseil supérieur des Beaux-Arts auquel s'est rangé le conseil supérieur de l'Ecole, favorables l'un et l'autre, en principe, à leur admission et concluant à la création d'une section spéciale pour les femmes.

Je dois reconnaître, a ajouté M. Gerville-Réache, que ces diverses assemblées ont exprimé une réserve : elles ont déclaré qu'il était impossible de donner satisfaction aux femmes à l'école des Beaux-Arts actuelle, mais elles ont conclu, en somme, à ce qu'on donnât aux femmes les mêmes facilités qu'aux hommes.

Si la Chambre et le Gouvernement veulent créer une école spéciale pour les femmes, on leurdonnera le même enseignement, on leur appliquera les mêmes program- mes, où on leur donnera les mêmes professeurs, je n'y fais, quant à moi, absolument aucune objection. Mais si c'est un moyen dilatoire ponr repousser une revendication très légitime, je repousse absolument ce procédé comme indigne du Gouvernement et de la Chambre. Si l'on veut faire aboutir la création d'une école nouvelle spéciale pour les femmes, j'y souscris d'avance; mais s'il y a un empêchement quelconque à la création de cette école, alors je me tourne vers le Gouvernement et je lui dis : Admettez purement et simplement les femmes à l'école actuelle. En effet, quelles bonnes raisons peut-on avoir d'écarter les femmes de l'école des Beaux- Arts? Le motif qu'on en donne et qui sera peut-être indiqué à cette tribune, a été formulé au sein de l'une des assem- blées que j'ai nommées tout à l'heure, par M. Alexandre Dumas. Voici comment le pro- cès-verbal de la commission du conseil supérieur des Beaux-Arts fait parler M. Dumas;

i5o L'ARTISTE

«M. Dumas fail observer que s'il est juste d'accorder aux femmes le même privilège qu'aux hommes, il sera prudent, lors de la réglementation des cours, de tenir compte du caractère du tempérament et des habitudes des femmes françaises, qu'on ne saurait comparer à ceux des Anglaises ou des Américaines; il ne croit pas, si l'on admet la proposition, qu'il soit possible d'ouvrir les ateliers et les cours de l'école des Beaux-Arts aux jeunes tîUes en commun avec des jeunes gens qui ont jusqu'à présent alTecté de de vivre avec une extrême liberté, inconciliable avec le contact des femmes. »

Je suis véritablement surpris de trouver une pareille argumentation dans la bouche d'un homme d'autant d'esprit que M. Alexandre Dumas. J'estime qu'il est bien dur pour les femmes françaises, comme aussi pour les élèves de l'école des Beaux-Arts. Quel danger y a-t-il à associer les femmes artistes aux travaux des hommes artistes? En quoi ces rapprochements seraient-ils comprom.'ttants ? Est-ceque les femmes françaises diffè- rent des femmes anglaises, américaines, suédoises ou autres .' Seraient-elles moins réservées que ces étrangères; Les él.-ves des Beaux-Arts, en France, sont-ils moins bien élevés que ceux des autres pays r Si le danger que l'on prétend résulter de l'admission des femmes à l'école des Beaux-Arts était réel, je me tournerais vers le Gouvernement et je lui dirais : Prenez alors l'engagement à cette tribune de créer une école qui offrirait aux femmes les mêmes garanties que celles que trouvent les jeunes gens à l'école des Beaux-Arts.

Ainsi donc il y a deux solutions : ou bien la création d'une école annexe spéciale avec le même programme, les mêmes professeurs ;ou bien l'admission, dès maintenant, des femmes à l'école des Beaux-Arts actuelle.

M. Ch. Dupuy, ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, a re'pondu qu'il était partisan d'accorder aux femmes, dans l'enseignement public de l'art, les mêmes avantages qu'aux jeunes gens, mais non de les admettre à recevoir cet enseignement dans recelé actuellement existante. Reste l'autre solution : créer une école nouvelle, spéciale aux femmes. Le ministre estime qu'une telle institution ne doit pas être exactement le pen- dant de celle qui existe déjà pour les jeunes gens :

Il me semble que !es tendances artistiques de la femme s'orienteraient d'une manière plus heureuse, plus utile, plus pratique et pourelle et pour nous, non pas vers ce qu'on appelle les Beaux-Arts, mais vers cet art décoratif qui n'a pas encore atteint dans ce pays tout le développement désirable, vers cet art qui peut être caractérisé par la for- mule que voici : une étude à la suite de laquelle chaque artisan peut être en même temps une sorte d'artiste, c'est-à-dire une étude ne séparant jamais, même dans les préoccupations les plus usuelles et les plus matérielles de l'utilisation des choses, cette notion d'art, ce sentiment de distinction et d'élégance qui est une des caractéristi- ques du génie français. J'aimerais mieux voiries jeunes filles se tourner de ce côté; elles auraient tout à y gagner, et la société également, car, lorsqu'au sortir de la préparation esthétique dont je parle elles deviendraient mères de famille, elles trouveraient dans cet enseignement, non pas moins artistique, mais plus pratique ou mieux plus susceptible d'applications, le moyen de rester des artistes tout en étant des mères de famille, tout en apportant au foyer domestique un ensemble de ressources qu'elles n'y apporteront peut- être pas au même degré si elles se sont livrées à ce qu'on appelle "l'Art » tout court.

Ayant, comme membre du Gouvernement et comme philosophe, permettez-moi de le dire, le profond souci de l'utilisation des capacités de la femme dans la société moderne, mais au profit de la femme et du foyer de la famille, je demande la permission de ne pas m'engager à créer simplement un double de ce qui existe actuellement ; je demande qu'on me laisse chercher quelque chose qui ait un caractère plus profitable pour la femme elle-même, dont le sort me préoccupe plus encore que celui de l'art en cette matière. Nous aurons toujours la certitude de trouver, soit en jupons, soit en culotte?, des sculpteurs, des peintres et des architectes; je voudrais que la France eût un plus

CHRONIQUE i5i

grand nombre de ces artistes que d'autres nations ou d'autres générations ont connus et qui ont si bien su mêler le culte de l'utile et celui du beau, dont l'union convient si bien à notre pays. Dans ces conditions, je réponds à M. GerviUe-Réache : Oui, s'il ne tient qu'à nous, c'est une simple question d'argent, et cet argent nous vous le demande- rons, — il sera fait à l'enseignement esthétique de la femme la part qui lui convient dans la société française. Il faut que nul ne puisse plus dire, si nos efforts aboutissent, que l'on admet gratuitement dans les écoles françaises des jeunes gens étrangers, alors qu'on n'y reçoit pas les femmes et les filles françaises. Alors il ne sera pas permis de dire non plus que l'ancienne France recevait les femmes dans les écoles des Beaux-Arts, tandis que la France nouvelle se refuse à les y admettre.

M. Georges Laguerre a félicité le Gouvernement et la commission du budget de s'être mis d'accord pour la suppression de la manufacture natio- nale de mosaïque. Il a vivement critiqué la décoration de l'escalier Daru au Louvre, qu'il a qualifiée d'« effroyable », déclarant en outre que c'est la seule production par laquelle la manufecture de mosaïque ait révélé son existence au public.

A côté de l'admirable Victoi>-e de Samothrcice à côté des fresques de Botticelli, on a appliqué une sorte de décoration de hammam de mauvais goût. On y relève même une grave inexactitude historique, ainsi que le faisait remarquer l'autre jour l'un de nos éminents collègues de celte Chambre. Dans les attributs de la mosaïque qui représente l'Allemagne, l'auteur a fait inexactement figurer une cathédrale gothique, alors qu'il est absolument établi que l'ogive est partie de France, de l'île de France, et que ce sont des ouvriers français qui ont été la porter sur les bords du Rhin et jusqu'aux cathédrales de Prague et d'Upsal.

En faisant aussi sévèrement le procès de la manufacture de mosaïque et en affirmant qu'elle n'a été connue du public que par la décoration de l'escalier Daru, M. Laguerre oubliait que précédemment cette manufacture a exécuté la vaste décoration de l'abside du Panthéon, d'après le carton de M. Hébert. Il ne songeait pas, au surplus, que les mosaïstes ne font que reproduire, dans leur procédé spécial, les compositions qui leur sont four- nies par les peintres qui en ont été chargés par l'administration des Beaux- Arts; que, par conséquent, si la décoration en question est aussi (' effroyable » qu'il veut bien le dire, ce n'est pas la manufactare de mosaïque qu'il faut en rendre exclusivement responsable, mais plutôt l'auteur des cartons originaux. Quant à la prétendue ogive figurant parmi les attributs de la figure qui personnifie l'Allemagne, nous avouons en toute sincérité ne l'avoir guère reconnue dans l'édicule qui accompagne l'allégorie incri- minée. En somme, la Chambre s'est peut-être un peu trop hâtée de ratifier la condamnation d'une institution capable de rendre quelques services à l'art décoratif, tant prôné aujourd'hui dans notre pays.

Une autre question sur laquelle les critiques de M. Laguerre nous ont semblé mieux fondées, c'est lorsqu'il a réclamé l'achèvement de ce même escalier Daru, dont la maçonnerie, depuis un temps immémorial, est encore à l'état brut, et qui, donnant accès aux galeries de peinture du Louvre, est peu digne de notre grand musée national.

L'ARTISTE

En réponse à ces diverses observations, le ministre des Beaux-Arts a déclaré qu'il partageait les regrets de M. Laguerre et demandait pardon à la Victoire de Samothrace du voisinage qu'on lui a imposé. Au sujet de cette malencontreuse décoration en mosaïque qu'on a tant blâmée, il a ajouté :

On me demande : Qu'allez-vous décider? Je réponds : Le mal est t'ait. Le fameux escalier est terminé ou à peu près. Il y a encore deux médaillons dont la commande est ancienne, et qui doivent être bientôt posés; mais je doisdire à l'honorable M. Laguerre qu'au fur et à mesure que ces travaux ont été admis, ils ont été transférés à l'adminis- tration des bâtiments civils et qu'aujourd'hui ils ne relèvent plus de la direction des Beaux-.\rts. On apercevra ici les inconvénients d'une séparation qui n'a pas toujours existé et qui, si mes collègues ne connaissaient pas mon sentiment sur ce point, four- nirait une trop facile défaite au ministre des Beaux-Arts. Tout ce que je puis dire, c'est que je m'efforcerai de faire en sorte, avec mon honorable collègue dos Travaux publics, que le mal soit réparé ou du moins qu'il ne s'aggrave pas davantage.

Nous avions déjà mentionné, l'an dernier, les fort légitimes réclamations qu'avait apportées à la tribune M. Henri Lavertujon en faveur du musée céramique de Limoges. En dépit d'un contrat intervenu entre cette ville et l'État en 1881, contrat par lequel l'école municipale des Beaux-Arts et le musée céramique de Limoges devinrent la propriété de l'Etat, ce dernier s'engageant à construire pour ce musée et cette école, devenus nationaux, un bâtiment convenable, et la ville de Limoges offrant le terrain nécessaire et une somme de 240,000 francs pour sa part contributive dans cette cons- truction; en dépit de la promesse formelle faite par le ministre des Beaux- Arts lors de la discussion du précédent budget, la ville de Limoges attend encore, depuis douze ans, que l'Etat remplisse ses engagements comme elle a rempli les siens par l'offre des terrains et par le versement de la somme promise.

Il y a douze ans de cela, messieurs, a dit le député de Limoges, et depuis douze ans l'État n'a pas encore tenu sa promesse. Depuis douze ans l'Etat se moque de nous, depuis douze ans l'Etat berne la ville de Limoges. Je n'accuse pas l'administration des Beaux-.\rts. Je m'empresse de reconnaître même que cette administration a fait tousses efforts pour arrivera une solution; mais le problème apparemment ne dépendait pas d'elle seule, puisque nous en sommes toujours au même point. Ce musée qui contient des richesses artistiques considérables, était déjà assez délabré en 1881 ; depuis cette époque il n'a été qu'insuffisamment réparé, aussi se trouve-t-il actuellement dans un état de ruine tel que si une tempête violente venait à souffler, tout le bâtiment risquerait de s'effondrer, entraînant la perte de toutes les richesses qu'il contient. Tel est le fait que j'ai déjà porté à la tribune. Il y a un an, M. Bourgeois m'a répondu, et sa réponse, je dois le reconnaître, a été très nette, très catégorique.

Et M. Lavertujon cite les termes très précis dans lesquels le ministre d'alors lui donnait l'assurance qu'un projet de loi serait déposé au Parle- ment pour la reconstruction de l'école nationale des arts décoratifs de Limoges, la situation faite à cette école n'étant « ni digne, ni conve- nable, ni sûre ».

CHRONIQUE i53

Quatorze mois et demi se sont écoulés depuis que l'honorable M. Bourgeois me don- nait ces assurances, qui, je dois le reconnaître, dussit'zvous sourire encore de mon ingé- nuité, m'avaient rempli de satisfaction. Je voyais déjà l'accord fait entre les ministères compétents, les devis déhnitivement arrêtés, le premier coup de pioche donné, un tra vail important pour les ouvriers de Limoges, et enfin toutes ces richesses artistiques- abritées dans un écrin digne d'elles. Hélas! messieurs, rien n'a encore été fait, la ques- tion en est toujours au même point, elle n'a pas fait un pas. C'est pourquoi je viens, cette année, comme l'année dernière, mais avec une pointe de septicisme en plus, demander respectueusement à l'honorable M. Dupuy, comme je l'ai déjà demandé à l'honorable M. Bourgeois, s'il ne trouve pas que la plaisanterie a assez duré ; je viens demander à l'Etat s'il veut, oui ou non, tenir les engagements qu'il a formellement et solennellement pris, ou bien si nous devons lui faire un procès comme on en fait aux mauvais payeurs.

M. le ministre de l'Iistruction publique et des Beaux-Arts. Messieurs, la façon dont l'honorable M. Lavertujon vient de me questionner m'inspire quelques doutes sur la foi qu'il accordera à ce que je vais lui répondre ; le scepticisme avec lequel il est monté à la tribune m'ôteune partie de mes moyens pour lui affirmer des choses auxquelles je crois très sincèrement. Mais cntîn, je reconnaîtrai tout d'abord qu'il a raison : en eflet, depuis depuis 1881, la ville de Limoges attend, à travers beaucoup de promesses, une réalité. Or, messieurs, pour que ces promesses deviennent une réalité, il faut le concours de trois personnages, et l'honorable M. Lavertujon ne ne vous en a indiqué que deux. Je n'aperçois pas deux de ces personnages à leur banc; le troisième, c'est moi. Les deux autres sont M. le ministre des Travaux publics et surtout M. le ministre des Finances. J'assure M. Lavertujon que je ferai tous mes efforts, et je m'applique à promettre peu pour essayer de tenir un peu plus, pour convamcre mon collègue des Travaux publics ce qui, je crois, est presque fait; quant à M. Tirard, si je le voyais à son banc, je le le compromettrais tout à fait en disant que je m'efforcerai de le persuader, lui sur- tout; pour moi, je m'engage bien volontiers à déposer à cette tribune, je dis pas pour demain, je ne veux promettre que ce que je suis sûr de tenir, mais un peu plus tard, le projet de loi que vous attendez et qui dégagera la parole de l'Etat à l'égard de la ville de Limoges.

M. Lavertujon. Je ne puis que remercier l'honorable ministre des Beaux-Arts de la déclaration qu'il vient d'apporter à cette tribune. Je l'attendais; d'ailleurs, je l'ai reconnue : elle ressemble comme une sœur à celle que me faisait l'an dernier M. Bour- geois. Elle ne m'apporte, en somme, rien de nouveau, peut-être même un peu moins que celle de l'année dernière, et voilà pourquoi j'éprouve un peu de méfiance. Je n'incri- mine nullement, je tiens à le répéter, l'administration des Beaux-Arts; je déclare même, parce que j'en suis convaincu, que si cette administration avait été la seule en cause, la solution serait déjà intervenue depuis longtemps. Mais, comme l'a très bien dit l'hono- rable M. Dupuy, il faut le concours de trois ministres : de M. le ministre des Travaux publics, de M. le ministre des Beaux-Arts et de M. le ministre des Finances. Or, par le temps qui court, mettre trois ministres d'accord sur un point quelconque est une besogne difficile. Voilà pourquoi nous attendons depuis douze ans et pourquoi nous attendrons probablement encore pendant quelques semaines. Enfin, bien que les illusions d'antan se soient envolées, il n'est pas défendu d'espérer; j'espère donc que le nouveau ministre des Beaux-Arts sera plus énergique, plus tenace ou simplement plus heureux que ses prédécesseurs, et je le remercie d'avance des efforts qu'il va tenter.

Puisse la constance de l'honorable député de Limoges ne pas être mise à une nouvelle épreuve, et les administrations complexes, desquelles dépend la solution souhaitée, ne pas obliger M. Lavertujon à reitérer ses objurgations quand le prochain budget viendra en discussion devant la Chambre des députés !

i54 L'ARTISTE

Le prix Rossini a été décerne, par l'Académie des Beaux-Arts, à M. Henri Hirsciimann, élève de composition musicale au Conservatoire dans la classe de M. Massenet.

L'Académie a nommé une commission mixte de douze membres, char- gée de dresser le programme et de fixer les conditions du prix Houilivigne. Ce prix, d'une valeur de 5.ooo francs, sera, suivant les volontés du testa- teur, décerné alternativement par l'Académie française et par l'Académie des Beaux-Ans.

La Compagnie a été informée du décès de M. Francisco Frontera de Valldemosa, correspondant de l'Académie depuis i863 pour la section de composition musicale, en Espagne. M. de Valldemosa avait été, durant de longues années, le maître de' chapelle et le directeur des concerts de la cour, de la reine Isabelle.

Le peintre Elle Delaunay avait légué à l'administration des Beaux-Arts un nombre important de ses dessins et esquisses. Ces ouvrages viennent d'être répartis entre les musées du Luxembourg, de Lille, d'Amiens, de Dijon, d'Angers, de Grenoble, de Montpellier, de Nantes, et la bibliothèque de l'école nationale des Beaux-Arts.

On vient de placer dans l'une des galeries du musée de marine, au Lou- vre, le Départ des pirogues pour la pèche à Guet-N\1an {Sénégal], tableau de M. Marius Perret, acquis par l'Etat au dernier Salon des Champs- Elysées.

Un vase d'argent, datant du \' siècle et découvert dans les fouilles d'Ephèse, a été offert au Louvre par M. Durighello. D'autre part, M. Georges Donaldson a fait don au même musée d'un buste de femme, en marbre, de l'école italienne (xV siècle), attribué à Desiderio da Cetti- gnano, et dans lequel on croit reconnaître le portrait de la femme de Malatesta, tyran de Rimini; cette œuvre a pris place dans la salle Michel- Ange.

Le musée Carnavalet vient de faire l'acquisition d'un charmant petit tableau de Boilly, le Porte-drapeau de lafète civique^ représentant l'acteur Chenard, du théâtre Favart, chantant ia Marseillaise, costumé en Savoi- sien, à la fête donnée par la Convention, le 14 octobre 1792, pour célébrer la réunion de la Savoie à la France.

M. Jules Guiffrey, archiviste aux .archives nationales, est nommé, pour une période de cinq années à compter du i"^' mars prochain, administra- teur de la manufacture nationale des Gobelins, en remplacement de M. Gerspach, admis à la retraite.

M. Gerspach est nommé administrateur honoraire de la manufacture des Gobelins.

CHRONIQUE i55

M. Mayeux, architecte du gouvernement, a été nommé professeur de composition décorative à l'Ecole des Beaux-Arts, en remplacement de M. Galland, décédé.

Nous avons fait connaître la composition d'un comité d'action constitué, sous la présidence de M. Carolus Duran, pour ériger une statue à Watteau à Nogent-sur-Marne. La souscription est maintenant ouverte. On peut adresser son offrande pour cette œuvre artistique et nationale à M. Emile Blémont, trésorier du comité, 3o, rue de Verneuil, à Paris.

Le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts a commandé à M. Falguière une statue de la République destinée à être placée dans la la section française de l'Exposition de Chicago. M, Falguière s'est engagé à livrer son oeuvre dans un délai de deux mois. Ce sera une statue en plâtre qui mesurera 5 mètres de hauteur, y compris le piédestal.

Ainsi que nous l'avons déjà annoncé, la Société nationale des Beaux- Arts ouvrira cette année, pour la première fois, au Champ de Mars, une section d'architecture.

Ce fait a une grande importance car il offre une excellente et unique occasion de se produire aux architectes qui, d'accord avec les représentants des diverses branches de l'art, cherchent à entrer dans des voies nouvelles. Depuis longtemps beaucoup d'entre eux ne trouvent dans les expositions ni l'encouragement moral, ni les conditions matérielles qu'ils réclament et qui leur sont indispensables pour exposer leurs idées en toute liberté. Au Champ de Mars, au contraire, à côté de leurs dessins ils pourront exposer des motifs en nature, se rattachant à leurs travaux et composés par eux ou inspirés à leurs collaborateurs de la section des objets d'art.

En vue de cette première exposition un groupe d'architectes s'est cons- titué, qui ne demande qu'à accueillir toutes les adhésions intéressantes. Le succès de cette section est assuré. Avec ses exposants des arts appliqués et ses architectes, la Société nationale aura véritablement groupé toutes les productions des arts et dans des conditions nouvelles pour les artistes et pour le public.

Le Gouvernement a autorisé le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts à déposer un projet de loi par lequel l'Etat concédera gratui- tement à la ville de Toulouse les bâtiments de l'ancienne manufacture des

i5G L- ARTISTE

tabacs pour y installer lY-cole des Beaux-Arts, qui occupe actuelle- ment, dans les dépendances du musée de Toulouse, des locaux très insuf- fisants.

La ville de Bruges se propose de céle'hrer, l'an prochain, le quatrième centenaire la mort du grand peintre Memling, dont les œuvres forment le musée particulier de l'hôpital Saint-Jean. Dans une exposition générale de l'œuvre de Memling on s'efforcerait de réunir tous les ouvrages du mer- veilleux artiste, disséminés dans diverses collections. A cette occasion on organiserait un cortège historique seraient représentées toutes les gloires artistiques de Bruges.

Le peintre Charles Giraud est mort à Sannois, dans sa soixante-trei- zième année. Il était le frère d'Eugène Giraud et l'oncle de Victor Giraud, deux artistes qui ont contribué, avec lui, à la notoriété du nom parmi les peintres contemporains. Ch. Giraud avait fait partie de la mission qui, sous Louis-Philippe, fut envoyée aux îles Marquises, et dont le passage à Tahiti donna naissance à la fameuse affaire Pritchard. En i856, il accom- pagna la commission artistique conduite par le prince Napoléon au pôle Nord.

Il s'est fait une réputation comme peintre de genre. Le musée du Luxembourg a de lui le Jeu de boules à Pont-Aven (Salon de 1869). II a laissé également un grand nombre de toiles dont les sujets furent pris dans ses voyages, ainsi que des tableaux d'intérieurs : Musée Napoléon III au Louvre, Galerie du château de Pierrefonds, Galerie des armes au musée de Cluny, etc.

Un peintre et graveur de talent, le paysagiste Eugène Baudouin, vient de mourir à Paris, à l'âge de cinquante ans. Il y a quelques années, il avait été chargé pour la préfecture de Montpellier, sa ville natale, d'une impor- tante décoration consistant en une suite de toiles représentant les vues des principales villes du département de l'Hérault, et s'était acquitté de ce travail considérable avec une rare habileté. Naguère une commande analogue lui fut faite pour l'école d'agriculture de la même ville, mais sa mort prématurée l'a empêché de l'exécuter. Aux Salons annuels on remar- quait de lui d'intéressants paysages empruntés aux sites méridionaux qu'il excellait à interpréter. Comme dessinateur, il collaborait régulièrement à V Univers illustré.

Nous rappellerons que c'est à Eugène Baudouin qui, un jour qu'il était allé faire quelque étude de paysage dans les bois de Meudon, découvrit,

CHRONIQUE i57

en une toute jeune tille de la localité qu'il entendit chanter par hasard, une voix magnifique; il s'employa dès lors activement à l'éducation musi- cale de la jeune tille qui est devenue la cantatrice acclamée de l'Opéra- Comique, M"° Delna, la superbe Didon des Trqj-cns, l'admirable Charlotte de Wertlier.

Le statuaire Moreau-Vauthier, qui vient de mourir à l'âge de soixante- trois ans, était le fils d'un commerçant en ivoire, et ce fut par le travail de l'ivoire qu'il fit ses premiers essais de sculpture. Du reste, pendant toute sa carrière d'artiste, il n'a pas cessé, depuis ses débuts, de façonner dans l'ivoire de charmantes tigurines et de s'y montrer artiste de goût et de talent. Comme le disait M. Roger Marx, au jour de ses obsèques, « quel- les que soient la matière adoptée et les dimensions du modèle, toute création de Moreau-Vauthier demeurera par le style essentiellement décorative ».

Plusieurs monuments de Paris sont ornés de statues exécutées par lui : la Néréide au pavillon de Flore, Pythagore au nouveau Louvre, Molière à l'Hôtel de Ville, etc. L'une de ses œuvres les plus gracieuses, c'est la Fortune, dont le marbre orne l'un des salons du palais de l'Elysée, et qui peut être considérée comme le chef-d'œuvre de Moreau-Vauthier. Le musée du Luxembourg contient de lui, depuis peu, un buste en ivoire et métaux, Gallia^ d'un travail délicat mais sans grand caractère.

Depuis i885, Moreau-Vauthier était professeur à l'école des Arts décoratifs.

Un peintre estimé, Jules Garipuy, qui était également directeur de l'école des Beaux-Arts de Toulouse et conservateur du musée, vient de mourir dans cette ville, à l'âge de soixante-seize ans. Plusieurs œuvres de lui

figurent au musée de Toulouse.

Nous empruntons au journal Le Temps les renseignements biographiques qui suivent sur le statuaire anglais, Thomas Woolner, dont on annonçait la mort récemment:

Un des rares sculpteurs de l'Angleterre vient de mourir, presque en même temps qu'elle perdait son plus grand poète actuel, M. Thomas Woolner, qui avait illustré par son art plusieurs des conceptions de Tennyson, son Elaine, sa Guinevère, sa lady Godiva, est décédé subitement à Londres, en sa soixante-septième année.

Poète autant que sculpteur, Woolner avait débuté par s'associer à ce petit groupe d'artistes et de littérateurs, sir John Millais, Holman Hunt, Dante-Gabriel Rossetti, qui instituèrent la « confraternité préra-

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phaélite !> et fondèrent le Germe : dans cette revue de courte durJe, il publia des poèmes de jeunesse qui furent réunis plus tard en volume.

Après ces premiers essais littéraires, Woolner se consacra entièrement, pendant une assez loni;ue période de sa vie, à la sculpture, et il acquit dans la pratique de cet art une réelle habileté de main, en même temps qu'il y développait son grand talent de physionomiste. C'est ce talent qui constime sa qualité dominante. Aussi sa valeur s'affirme-t-elle davantage dans ses bustes de Tennyson, de Dickens, de Carlylc, de Macaulay, de Kini^sley, de Newman, de Darwin, de Cobden et dans son beau médaillon de lord Frederick Cavendish, l'assassiné de Phœnix park, que dans les ouvrages il cherche à traduire plastiquement des fantaisies de son ima- aination : ses représentations d'héroïnes tennysoniennes, son groupe d'Achille et Pallas, son Ophelie, etc.

I es mérites de Woolner avaient trouvé leur récompense, encore qu il ne l'eût pas cherchée. Associé dès 187, à la Royal Academy, il en devenait membre trois ans plus tard, et à la mort du professeur Weekes il était appelé à lui succéder dans la chaire de sculpture de cette institution.

I e sculpteur Dubray vient de mourir à l'âge de soixante-quatorze ans. Vital-Gabriel Dubray, qui était à Paris en 18.8, avait étudié son art sous la direction de Ramey fils. En 1844, il débuta par une statue, Joueur de trottala, qui fut très remarquée. Le fronton du théâtre de la Ga.te a Paris est son œuvre, ainsi que la statue du poète Jasmin à Agen. Il a exé- cuté nombre de statues, notamment celles de Sully, de Clodion, du maréchal Lannes, de Jeanne Hachette (érigée à Beauvais), les bas-reliefs de la statue de Jeanne d'Arc à Orléans, et enfin la statue de Napoléon V' à Rouen. Cette année même, il avait exposé au Salon des Champs-Elysées la maquette d'un monument de Germain Pilon destiné à la ville du Mans.

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LES LIVRES

L'A}t et la Province, le Comité des socictcs des Bea}ix-Arts, les sessions iiiuiucllcs des délégués des départements, suivis des Rapports généraux lus à l'issue de ces sessions, par Henry Jouin (Paris, Dumoulin).

F, nouvel ouvrage de M. Henry Jouin ne le

î'^S^y^ W 'îw^Nr" K''^' '^^'^^ P^^ ^" intérêt et en érudition aux \Lv ^ f ,^C^^ Îj\r77 importantes monographies de David d'An- gers, de Charles Le Brun, de Coy^evox, signées par le même auteur. L'Art et la Province est le tableau des relations de l'administration centrale avec les sociétés des départements qui, chaque année, tien- nent à Paris une session d'études, de com- munications verbales et de lectures ayant l'art français pour objet. Secrétaire-rapporteur du Comité central, Fau- teur était plus que personne en mesure de suivre ce mouvement intellec- tuel et artistique dans ses moindres détails, et d'en faire ressortir l'origi- nalité et le bienfait. Les Rapports officiels présentés chaque année à l'issue des sessions par M. Jouin mettent en lumière les efforts, le mérite des historiens d'art dispersés dans toutes les régions. Les anecdotes, les cita- tions heureuses abondent sous la plume de M. Jouin, qui ne laisse rien en oubli des découvertes, des restitutions dignes de remarque, faites par les érudits ou les amateurs de nos départements, La Table analytique placée à la fin de l'ouvrage ne comporte pas moins de i,3oo noms se rattachant aux collaborateurs provinciaux du ministère des Beaux-Arts; aux maîtres peintres, sculpteurs, architectes, céramistes, émailleurs, orfèvres, minia-

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turistcs, etc., qui se sont illustrés sur tous les points du territoire; aux monuments, aux œuvres d'art, patrimoine de l'ancienne France, que la France de nos jours s'honore de conserver et de bien connaître.

Ce volume, qui contient les Rapports lus par M. Jouin pendant les sessions qui ont été tenues de 1877 à i885, forme la première série de cette utile publication qui sera continuée et dont l'importance se peut apprécier d'après l'importance elle-même qu'ont prise les réunions annuelles des sociétés des Beaux- Arts des départements.

Le dessin et la peinture, par Edouard Cuyer (Paris, J.-B. Bailliére).

Aujourd'hui que tout le monde sait écrire, ne faudrait-il pas souhaiter que tout le monde sût également dessiner? et partant accueillir avec sym- pathie tout ouvrage pratique, capable d'enseigner utilement les notions du dessin? Le traité que publie M. Ed. Cuyer remplit excellemment ce but; il n'a pas l'ambition de le dépasser, au reste, et il s'en tient aux notions essentielles, basées sur une longue expérience et sur de nom- breuses observations personnelles : l'auteur, en effet, s'est occupé de l'enseignement du dessin depuis 1877, époque à laquelle il inaugura ses cours d'anatomie destinés aux femmes artistes.

Le plan suivi dans ce petit ouvrage va du dessin linéaire géométrique au dessin perspectif, en passant par le dessin géométral; il se complète par l'exposé de la perspective d'observation, qui s'applique à la représentation d'objets obtenue sans le secours des instruments de précision ordinaires. Un grand nombre de figures dessinées par l'auteur viennent à l'appui de ses démonstrations.

Sur l'étude des couleurs au double point de vue physique et chimi- que, M. Cuyer donne d'utiles renseignements, ainsi que sur les différents procédés de la gouache, du pastel, de l'aquarelle et de la peinture à l'huile.

Le directeur gérant, Jean Alboize.

LE MANS. IMPRIMERIE EDMOND MONNOYER

LES ARTISTES DE BALZAC

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E quel amour Balzac ne devait-il pas le chérir, ce type de l'artiste complet, tel qu'il le rêvait, tel qu'il l'était lui-même ! Il en a donné à maintes reprises dans ses œuvres de brèves et rapides esquisses; jamais il n'en a tenté une repré- sentation totale avec l'importance et le développement que comporte un personnage de premier plan. En revanche, est-ce par esprit de contraste? il a fait mieux qu'esquisser l'artiste incomplet, celui qu'une tare quelconque de sa nature, faiblesse de volonté, défaut d'énergie intellectuelle, empêche d'atteindre à son entière réussite. Lucien de Rubempré en est le plus saisissant exemple, le plus curieux à étudier, parce que Balzac le place dans un milieu qui lui

(i) Cette étude est extraite d'un ouvrage inédit, Essais sur Bal'^ac, qui a pour auteur l'un de nos collaborateurs, M. Paul Fiat, et dont le premier volume paraîtra prochainement à la librairie Pion.

1893. l'artiste NOUVELLE PÉRIODE : T. V. Il

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fournit l'occasion de produire au jour ses plus chères the'ories, d'ex- primer ses idées et ses cro3'ances sur mille points qui nous inté- ressent.

Par la délicatesse de sa complexion, par sa finesse et sa distinc- tion aristocratique, Lucien de Rubempré a pu rentrer en partie dans la catégorie des jeunes gens chers à Balzac; mais il y a en lui quelque chose de plus qui nous le fait placer parmi les artistes et nous con- traint à l'y maintenir : « Son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique : c'était un front et un nez grecs, la blancheur ve- loutée des femmes, des yeux noirs, tant ils étaient bleus, des yeux pleins d'amour. » Il faut noter avant tout chez lui ce caractère de féminéité qui perce à travers toutes les indications physiologiques que donne Balzac. Cette complexion féminine, vous en trouverez le con- trecoup dans les faiblesses et les infériorités morales, qui se manifes- teront au cours de sa vie : « A voir ses pieds, un homme aurait été d'autant plus tenté de le prendre pour une jeune fille déguisée que, semblable à la plupart des hommes fins, pour ne pas dire astucieux, il avait les hanches conformées comme celles d'une femme. » Toute l'explication de sa conduite, de ses faiblesses intellectuelles et morales est contenue dans ces quelques lignes qui se trouvent à la fin du por- trait et complètent la physionomie de cet artiste, l'opposé de ce que pouvait être Balzac lui-même, l'opposé du type qu'il aimait et qu'il a peint avec amour dans d'Arthez et Joseph Bridau. Joignez à cette dé- licatesse de complexion la vive et pénétrante intelligence que Balzac prête à Lucien, vous comprendrez alors comment, plus tard, ce jeune esprit sans défense apparente, qui semble devoir être la victime de la société au milieu de laquelle il se trouve jeté, justifie par sa conduite le portrait qu'en fait le romancier, surtout si l'on ajoute cette obser- vation finale : « L'un des malheurs auxquels sont soumises les grandes intelligences, c'est de comprendre forcément toutes choses, les vices aussi bien que les vertus. »

Sa première initiation à la vie se fait en province, grâce à l'amour d'une femme de province, M'"^ de Bargeton, qui trouve, dans l'aJo- ration de Lucien, les consolations d'une existence en constante oppo- sition avec ses rêves. Vivant dans un pays qu'elle déteste, entourée de la rancune jalouse, des mesquineries et des bassesses d'un milieu exécré, M""' de Bargeton, supérieure à ce milieu plus encore par ses

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aspirations que par ses mérites réels, distingue Lucien dès l'abord et lui donne les premiers acomptes de l'amour sans s'abandonner. Quant au poète, enivré de bonheur, aspirant à la possession de la femme avec cette ardeur du désir qui caractérise la première jeunesse, il lui semble que la présence seule de M"° de Bargeton soit le ciel ouvert devant lui. Il ne voit ni la différence d'âge qui les sépare, ni les ridicules de la femme de province, ni l'impossibilité d'une telle liaison dans une ville tout se sait et se répète. Bien entendu il n'obtiendra rien. « Les cheveux ne cachaient pas entièrement le cou ; la robe négligemment croisée laissait voir une poitrine de neige oii l'œil devinait une gorge intacte et bien placée. De ses doigts effilés et soignés, mais un peu secs, M"° de Bargeton fit au jeune poète un geste amical pour lui indiquer la place qui était près d'elle... La con- versation de M"" de Bargeton enivra le poète de VHouineaii. Les trois heures passées près d'elle furent pour Lucien un de ces rêves que l'on voudrait rendre éternels. » Et plus loin, quand il l'a vue à plusieurs reprises et que sa tendresse s'est accrue : << Lucien prit une main qu'on lui laissa prendre et la baisa avec la furie du poète, du jeune homme, de l'amant. Louise alla jusqu'à permettre au fils de l'apothi- caire d'atteindre à son front et d'y imprimer ses lèvres palpitantes. Enfant, enfant, si l'on vous voyait, je serais bien ridicule. »

Les choses n'iront jamais plus loin, car M™* de Bargeton ignorera toujours l'amour véritable, celui-là précisément qui ne craint pas le ridicule. Quelles joies et quelles voluptés exquises elle eût connues, quelles tendresses d'une âme prête à s'épancher, si, se laissant aller à l'amour de Lucien, elle avait su jouir d'un tel sentiment! elle l'eût gardé pour elle, elle en eût fait l'objet de ses plus chères préférences, et l'eût cultivé comme une fleur rare. Mais sa conduite sera le con- traire de ce qu'une saine entente des jouissances de l'amour avait la décider à choisir comme la seule voie à suivre. Lucien pourtant, mal- gré son apparente timidité, exigera plus qu'elle ne veut lui accorder : elle refuse de se donner et persiste dans une froideur voulue. Il ou- blie tout et quitte les siens pour la suivre à Paris. C'est alors que commencent les épreuves qui nous apparaissent comme le résumé des souffrances attendant le jeune homme qui affronte cette lutte tra- gique pour la vie. Les premières déceptions l'atteignent dans son amour. Il a tout quitté pour suivre M"'^ de Bargeton, et elle se refuse

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toujours. « Louise, je suis effrayé de te voir si sage. Songe que je suis un enfant, que je me suis abandonné tout entier à ta chère volonté. » Non seulement elle se refuse, mais encore elle l'éloigné, elle l'écarté de sa personne, comprenant le ridicule qui s'attacherait à leurs rela- tions. Le ridicule, toujours le ridicule ! Ce sentiment si vif et si cuisant poursuit Lucien dans tout ce qu'il voit : les élégances et les raffinements de la vie parisienne lui sont révélés tout à coup ; il sent son infériorité et son provincialisme ; il en souffre d'autant plus cruellement que son intelligence est plus fine, son tact plus dé- licat.

Ses désillusions sont générales, et Balzac en les peignant va nous montrer les différentes couches sociales, depuis le monde le plus élé- gant jusqu'aux coulisses des petits théâtres : ce sera une occasion d'étudier et de peindre les milieux qu'il traversera. Lucien de Ru- bempré va présenter un manuscrit au libraire Porchon, et lui offre de lui vendre son ouvrage : « De la poésie ! s'écria Porchon en colère. Et pour qui me prenez-vous ? ajouta-t-il en lui riant au nez et dispa- raissant dans son arrière-boutique. » Pourtant, comme la plupart des artistes, âmes faibles mais enthousiastes, se rattachant au premier espoir qui se présente, promptes à succomber, mais se relevant avec une égale rapidité, il s'en revient rêvant la gloire, sur la simple pro- messe que son manuscrit sera lu.

Ici Balzac, lassé sans doute des incertitudes et des faiblesses de Lucien, place en face de lui, comme son vivant contraste, le type d'artiste qu'il admire et qu'il aime, celui qu'il était sans doute lui-même, sinon par la parfaite beauté morale, du moins par la volonté constam' ment tendue vers le but à atteindre, par cette inébranlable énergie qui lui faisait briser tous les obstacles et édifier son oeuvre avec l'assu- rance et la force des infatigables travailleurs. Par opposition avec l'artiste féminin, il a voulu créer l'artiste viril ; il a conçu Daniel d'Arthez, celui que rien ne saurait détourner de sa voie, n'ayant qu'un but : l'œuvre à créer, celui qu'il résume en en donnant cette magni- fique définition : -< Ce jeune homme était Daniel d'Arthez, aujourd'hui l'un des plus illustres écrivains de notre époque et l'un des génies rares qui selon la belle pensée d'un poète offrent l'accord d'un beau talent et d'un beau caractère. » Chez lui, pas de doute, pas d'illusions sur les réalités de la vie ; il sait ce qu'elle est, il sait ce que valent les

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hommes : il les a toisés. Il n'ignore pas le cas qu'on en peut faire. Mais il sait aussi qu'il a une œuvre à faire, et fort de son intelligence et de sa volonté, il marche droit devant lui, armé pour la lutte.

A Lucien, qui lui demande des conseils pour diriger sa conduite, il ne cache pas la vérité. Ces conseils sont empreints de la plus haute sagesse, de la plus parfaite connaissance de l'humanité. C'est Balzac qui parle par la bouche de d'Arthez : l'expérience de d'Arthez, croyez- le bien, c'est l'expérience de Balzac même, comme la fermeté de d'Arthez, son courage à toute épreuve, c'est la fermeté, c'est le cou- rage de Balzac : « On ne peut pas être grand homme à bon marché, lui dit Daniel de sa voix douce. Le génie arrose ses œuvres de ses larmes. Le talent est une créature morale qui a, comme tous les êtres, une enfance sujette à des maladies. La société repousse les talents incomplets, comme la nature emporte les créatures faibles ou mal conformées. » Quelle vivante opposition avec l'esprit de Lucien ! quel contraste et quelle différence ! Lucien pourtant se sent attiré à lui, fasciné sans doute par cette énergique volonté, par cette pénétra- tion complète de la vie : sa s3'mpathie pour lui est également pro- fonde ; en cela il a bien l'exquise sensibilité de l'artiste : c'est sa grâce et son charme.

Il ne suffft pas à Balzac de créer et de représenter avec Daniel d'Arthez l'idéal de l'artiste, tel qu'il le conçoit, c'est-à-dire grand par l'intelligence, par la volonté et par le caractère. Il éprouve le besoin de généraliser et de nous montrer ce type en groupe : il fait la des- cription d'un cénacle, d'une réunion d'esprits vibrant tous à l'unis- son et poursuivant la recherche du Beau avec une entière noblesse d'âme. L'idée de Balzac est assurément grande et haute : vouloir réhabiliter l'artiste, aux yeux de ceux qui voient en lui un être plutôt dangereux ; montrer que parmi ces personnalités dont s'écartent avec crainte la plupart de ceux qui suivent la routine de la vie, il en peut exister qui réunissent la noblesse du caractère à l'élévation de la pen- sée. D'Arthez est le plus accompli d'entre eux. Ajoutons qu'en vou- lant trop prouver Balzac n'a rien prouvé du tout, et que ses portraits, pour beaux qu'ils nous paraissent, s'éloignent sensiblement de la réalité. Que d'Arthez ait existé à l'état d'exception, nul n'en doute; qu'il en existe d'autres que lui, nous le croyons également, hélas ! séparés par les exigences et les rudes nécessités de la vie : âmes faites

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pour se comprendre et pour s'aimer, qui se cherchent et voudraient confondre leurs pensées. Mais que, dans la réalité, les choses se passent de telle manière que neuf artistes se rencontrent, également assoiffés de vérité et de beauté, tous nobles par le cœur comme ils le sont par l'esprit, voilà oiî nous touchons à l'invraisemblance. Balzac a peint ce qui devrait être : il n'a pas peint ce qui est ; il a représenté, ou plutôt transporté dans le domaine de la fiction romanesque un rêve séduisant de sa puissante imagination . Ce sont de belles pages, des pages éloquentes, dans lesquelles l'écrivain, porté par l'élévation du sujet, soutenu par l'enthousiasme propre aux natures généreuses, s'est leurré lui-même, espérant nous leurrer également : « Tous dis- cutaient sans disputer. Ils n'avaient pas de vanité, étant eux-mêmes leur auditoire. Ils se communiquaient leurs travaux et se consultaient avec l'adorable bonne foi de la jeunesse. S'agissaitil d'une affaire sé- rieuse, l'opposant quittait son opinion pour entrer dans les idées de son ami, d'autant plus apte à l'aider qu'il était impartial dans une cause ou dans une oeuvre en dehors de ses idées... Tous doués de cette beauté morale qui réagit sur la forme, et qui non moins que les travaux et les veilles dore les jeunes visages d'une teinte divine, ils offraient ces traits un peu tourmentés que la pureté de la vie et le feu de la pensée régularisent et purifient. » On le voit, Balzac ici touche au lyrisme; la haute idée qu'il se faisait de l'art, cette idée partagée par tous ceux qui voient en lui le plus noble effort de l'esprit humain, le trompait sur le compte des artistes. Ce qu'ils sont en réa- lité, il suffit de les avoir vus de près, de les avoir examinés dans leurs rapports, pour s'en rendre un compte exact. Envieux et jaloux les uns des autres, ils attaquent les réputations naissantes avec une àpreté d'autant plus vive que celles-ci portent ombrage à leur propre renom- mée. Les plus grands même n'échappent pas aux petitesses et aux infériorités morales et c'est un des plus pénibles spectacles de la vie artistique que ce contraste trop fréquent entre la supériorité intellec- tuelle et la bassesse morale. Rien n'est plus rare que celui dont on deutdire ce que Balzac écrivait de d'Arthez : « Il oflYait l'accord d'un beau talent et d'un beau caractère. »

Il nous semble que Balzac fut poussé à cette peinture idéale d'une société d'artistes par le besoin d'une antithèse favorable à l'idée qui domine l'œuvre entière, qui en est, si j'ose ainsi parler, la raison

LES ARTISTES DE BALZAC ,167

d'être : la peinture du journalisme, auquel il avait voué la haine la plus violente et dont il avait résolu de se venger. Il n'est pas surpre- nant que, dans son ardent désir de présenter au public le monde du journalisme sous ses faces les plus viles et les plus méprisables, pour former une opposition plus parfaite avec le tableau qu'il allait pein- dre, Balzac se soit laissé entraîner une fois en dehors et au delà des limites de l'observation dans lesquelles il enfermait sa vision du monde, si originale et si puissante. Il lui fallait ce repoussoir à cette société idéale d'artistes. Et quel repoussoir que celui qu'il va nous montrer! En d'Arthez il a incarné tout ce que le véritable artiste pou- vait offrir de sincérité généreuse et d'ardent amour; en Lousteau il réunira toutes les bassesses, toutes les lâchetés, toutes les compromis- sions, toutes les trahisons de l'intelligence et du cœur. Et c'est ainsi que dans cette étude qui devait être une des plus chères à Balzac, le romancier nous a montré les deux extrémités, les deux pôles de l'art : d'une part, l'artiste convaincu et généreux; de l'autre, le journaliste sceptique et vendu.

Dans toutes les épigrammes dont il va les cribler, dans toutes les attaques qu'il dirigera contre eux, attaques violentes, pourtant méri- tées, vous sentirez la haine du producteur contre le critique, cet im- mortel désaccord qui durera autant que la pensée. Lorsqu'il s'agit pour Lucien de suivre la voie de d'Arthez, cette voie siîre mais longue, rude mais honnête, ou de s'abandonner à la vie facile et attirante du monde parisien, écoutez Balzac qui parle par la bouche de Daniel d'Arthez : « Tu ne résisteras pas à la constante opposition de plaisir et de travail qui se trouve dans la vie des journalistes, et résister, c'est le fond de la vertu... Le journalisme est un enfer, un abîme d'iniquités, de mensonges, de trahisons, que l'on ne peut traverser et d'où l'on ne peut sortir que protégé comme Dante par le divin laurier de Virgile... Pour faire de belles oeuvres, vous puiserez à pleines plumées d'encre dans votre cœur la tendresse, la sève, l'énergie, et vous l'étalerez en passions, en sentiments, en phrases. Oui, vous écrirez au lieu d'agir, vous chanterez au lieu de combattre, vous aimerez, vous haïrez, vous vivrez dans vos livres ; mais quand vous aurez réservé vos richesses pour votre style, votre or, votre pourpre pour vos personnages, que vous vous promènerez en guenilles dans les rues de Paris, heureux d'avoir lancé, en rivalisant avec l'état civil, un être nommé Adolphe,

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Corinne, Clarisse, René ou Manon, que vous aurez gâté votre vie et votre estomac pour donner la vie à cette création, vous la verrez calomniée, traliie, vendue, déportée dans les lagunes de l'oubli par les journalistes, ensevelie par vos meilleurs amis. « A l'éloquence de la plainte vous sentez la profondeur de la blessure et combien était cruelle la rancune qui dictait de telles paroles !

Entre le travail et la vie facile, Lucien qui a hésité un instant suc- combera vite. Rien ne pourra le retenir dans la voie il s'engagera, ni la connaissance qui lui est révélée des dessous du journalisme, ni celle des dessous de la vie parisienne que Balzac indique et souligne, profitant de cette circonstance pour opposer au travail consciencieux du cénacle les inconsistances de la vie du journaliste, comme il se plaît à opposer le caractère d'un d'Arthez à celui d'un Rubempré. Tout lui sert dans cette œuvre à indiquer son idée et à marquer ses préférences. Il nous montre la « cuisine » des journaux, aussi bien que celle des libraires ; mais c'est aux journalistes qu'il a voué sa haine la plus implacable ; c'est à eux qu'il reviendra sans trêve. Après un triomphe de Lousteau, et comme Lucien s'en étonne, écoutez-le : « La conscience, mon cher, est un de ces bâtons que chacun prend pour battre son voisin et dont il ne se sert jamais pour lui. Ah çà ! à qui diable en avez-vous ? Le hasard fait pour vous en un jour un miracle que j'ai attendu pendant deux ans, et vous vous amusez à en discuter les moyens ? Comment, vous qui me paraissez avoir de l'es- prit, vous barbotez dans des scrupules de religieux qui s'accuse d'avoir mangé son œuf avec concupiscence! » Et comme il sait le point vulnérable de Lucien, comme il a vu que cette âme autrefois pure et qui conserve encore des scrupules, sera impuissante contre les difficultés matérielles de l'existence, comme il a merveilleusement débrouillé les fils de cette conscience faible et féminine, il ajoute : <i Soyez dur et spirituel, pendant un ou deux mois ; vous serez accablé d'invitations, de parties avec les actrices; vous serez courtisé par leurs amants ; vous ne dînerez chez Fricoteau qu'aux jours vous n'aurez pas trente sous dans votre poche. »

La satire est cruelle et saisissante. Il faut que la blessure ait été bien profonde pour que la vengeance soit si âpre. En vérité, l'on se demande quel fut le plus grand bonheur que goûta Balzac en compo- sant cette œuvre : créer les situations qu'il nous dépeint ou bien dire

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son fait au monde qu'il déteste : « Le journal, au lieu d'être un sacer- doce, est devenu un moyen pour les partis; de moyen il s'est fait commerce, et comme tous les commerces il est sans foi ni loi. Tout journal est une boutique Ton vend au public des paroles de la cou- leur dont il les veut... Nous savons tous, tant que nous sommes, que les journaux iront plus loin que les rois en ingratitude, plus loin que le plus sale commerce en spéculations et en calculs, qu'ils dévoreront nos intelligences à vendre tous les matins leur trois-six cérébral ; mais nous y écrirons tous, comme ces gens qui exploitent une mine de vif- argent en sachant qu'ils y mourront. » En même temps qu'il indique le danger, et avec quelle puissance de prophète ! il montre l'atti- rance du goutfre, ces facilités de succès qui dévorèrent et par la suite devaient dévorer tant de talents, jeunes et consciencieux, ardents et pleins d'avenir, mais faibles et sans ressources, sans ressorts pour la lutte, séduits par les avantages du moment.

De plus forts que Rubempré y ont succombé. Comment pourrait-il résister ? Tout contribuera à l'entraîner : la facilité du succès, l'amour qui se présente à lui dans la personne d'une actrice follement éprise de sa jeunesse et de son talent ; enfin et surtout les jouissances et les séductions de l'existence mondaine : « Travailler n'est-ce pas la mort pour les âmes avides de jouissances ? aussi avec quelle facilité les écrivains ne glissent-ils pas dans le farniente, dans la bonne chère et les délices de la vie luxueuse des artistes et des femmes faciles ! » Le châtiment n'est pas éloigné de la faute: l'effet est voisin de la cause; les conséquences fatales y touchent de près : elles sont résumées tout entières dans cette phrase de Lousteau, dans ce portrait du journa- liste, d'une éternelle vérité, dont nous retrouvons à chaque pas le modèle et le type : « Il a de l'esprit, c'est un articlier. "Vernou porte des articles, fera toujours des articles et rien que des articles. Le tra- vail le plus obstiné ne pourra jamais greffer un livre sur sa prose. Félicien est incapable de concevoir une œuvre, d'en disposer les masses, d'en réunir harmonieusement les personnages dans un plan qui commence et se noue. » Lucien comprend cet affreux châtiment des succès trop faciles, cette tare irrémédiable de l'esprit, cette maladie mentale que Balzac expose avec une si éloquente virulence ; mais comment résister, hélas ! aux succès qui se pressent, à l'argent qui lui vient, aux félicitations qui l'environnent ? Un jour, poussé par un

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mouvement de sincérité, il veut dire ce qu'il pense, à propos d'une œuvre qu'il aime ; il veut laisser sa conscience s'exprimer en liberté. C'est alors qu'il comprend la servitude qui l'opprime : il faudrait écrire dans un sens contraire à l'idée du journal, et cela est impos- sible ! Enrégimentement et servitude, termes égaux et convertibles, qui expriment dans sa cruelle vérité la philosophie du journalisme et des basses besognes qu'implique le métier !

Entraîné dans un monde pour lequel il n'est point fait, Lucien se livre au jeu et à la débauche ; il gaspille ses forces cérébrales. Ainsi se termine la première partie de cette vie, brillante mais inconsis- tante, pleine de promesses à son début mais aboutissant à la ruine et à un désastre intellectuel. Illusions perdues ! Existence perdue ! Assurément l'œuvre a vieilli par certains de ses détails -, mais si la forme en est démodée, si la contexture du roman n'est plus de notre époque, Vesprit en est immortel, et le souffle qui l'a inspiré passe au- dessus des générations de lecteurs qui y chercheront des enseigne- ments et des modèles.

Nous avons vu en Daniel d'Arthez un type accompli de l'artiste grand par l'esprit, car il n'y a chez lui aucune tare ni aucune dé- faillance, — grand par le cœur et le sentiment, bref un de ces héros intellectuels dont on doit admirer en même temps, comme Balzac le faisait dire à l'un de ses personnages, l'intelligence et le caractère. Mais, comme tous les exemplaires typiques et achevés, les d'Arthez sont rares, exceptionnels, surtout dans un monde la vie est pleine de pièges et de dangers, et la nature même de ceux qui le fréquen- tent constitue le plus redoutable des périls. Les Lucien de Rubempré, les Wenceslas Steinbock y sont plus fréquents, même les Raoul Nathan .

Il est rare qu'un artiste ne marque pas dans ses ouvrages, si impar- tial qu'il s'y manifeste, si discrètement caché derrière ce voile d'im- personnalité que G. Flaubert recommandait aux écrivains, les pré- férences de son esprit et les tendresses de son âme. C'est ainsi que dans cette peinture de la vie de province qui s'appelle la Rabouilleuse, peinture pleine de lâchetés et de bassesses, de turpitudes et de crimes, un type nous apparaît vraiment pur et noble, noble par l'intelligence et le talent, pur par le cœur : Joseph Bridau, le frère de Philippe. Ce n'est pas un personnage de premier plan, en ce sens que Balzac

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n'a pas voulu lui donner trop d'importance pour laisser leur « valeur » aux types principaux, Philippe Bridau et Flore Brazier; mais, par son caractère de contraste, il mérite qu'on s'y arrête. Si Balzac, en effet, a concentré en Philippe Brideau toute la haine et le mépris que lui inspiraient la force brutale et la grossièreté du soldat, le romancier, aux yeux duquel la production intellectuelle représentait la suprême gloire, a incarné en Joseph Bridau l'artiste cher à son cœur. Il est bien l'idéal de l'artiste tel que le comprenait Balzac, et il est clair que l'écrivain a mis beaucoup de lui-même dans cette ébauche rapide mais puissante. On trouve chez ce jeune peintre la vocation précoce, apparue dès le jeune âge, résistant aux objurgations des parents et aux dilHcultés des débuts d'autant plus pénibles que la mi- sère est proche. On y trouve ce sérieux et cette haute tenue d'une existence vouée tout entière au labeur, l'existence des véritables artistes. On y rencontre enfin cette générosité du cœur, cette impé- tuosité de sentiments, preuve de force et de surabondance de vie, digne accompagnement de la volonté tenace, le travail opiniâtre que nous avons observé déjà chez d'Arthez.

Vo)'ez avec quel soin Balzac le pare de toutes les curiosités qui sont de nature à parfaire son éducation, à nous donner une haute idée de son intelligence : « Il lisait beaucoup, il se donnait cette profonde et sérieuse instruction que l'on ne tient que de soi-même et à laquelle tous les gens de talent se sont livrés entre vingt et trente ans. » Il se plaît à le différencier des rapins vulgaires, des spécialistes cloîtrés dans leur atelier, qui se refusent à ouvrir les yeux sur la scène perpétuellement transformée du monde.

Voilà pour sa supériorité intellectuelle ; quant à sa supériorité mo- rale, elle éclate en toutes les parties de l'œuvre, non point seulement par opposition avec la bassesse de Philippe, mais d'une manière absolue, telle qu'elle brillerait dans un milieu tout différent. Méconnu longtemps de sa mère qui ne pouvait comprendre sa valeur, il ne lui en a pas voulu un instant, se rendant compte que les choses étaient telles parce que telles elles devaient être, et le jour la pauvre femme, à bout de tortures morales, voit enfin la vérité et qu'en somme elle n'a jamais eu qu'un enfant, le jour elle comprend ses injustices et en demande pardon à Joseph, il répond avec la bon- homie des grands cœurs : « En voilà une charge ! Vous ne m'avez

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pas aimé! Depuis sept ans ne vivons-nous pas ensemble? Depuis sept ans n'es-tu pas ma femme de me'nage ? Est-ce que je ne te vois pas tous les jours ? Est-ce que je n'entends pas ta voix ? Est-ce que tu n'es pas la douce et indulgente compagne de ma vie misérable ? Tu ne comprends pas la peinture ? Mais ça ne se donne pas. » Tel il sem- ble qu'aurait été Balzac en des circonstances analogues ; tel nous paraît le véritable artiste, noble et désintéressé, bourru quelquefois dans ses manières, mais de cœur haut et délicat.

Le propre des créateurs de génie est de s'intéresser à toutes les manifestations de la vie, de s'attacher non seulement aux généralités, mais encore aux exceptions, aux exceptions avec plus d'amour peut- être parce que la rareté leur prête un regain d'intérêt. Entre toutes, une des plus saisissantes est la supériorité intellectuelle chez la femme, celle-là surtout qui se manifeste dans le domaine de la vie contemplative par la production artistique. Depuis que l'humanité pense et traduit sa pensée sous forme écrite, l'infériorité spirituelle de la femme a servi de thème aux observations des écrivains et aux déclamations des philosophes ; ces déclamations, elles peuvent toutes se résumer dans la phrase fameuse que le plus illustre des misogynes, aimait tant à répéter : « Les femmes ont les cheveux longs et les idées courtes. » Montrer que les lois ps3-chologiques les plus uni- versellement vérifiées comportent des exceptions, montrer que parmi ces exceptions la plus rare et la plus intéressante, une femme de génie, peut se rencontrer et faire de cette création l'objet d'une oeuvre d'art, il }' avait de quoi tenter Balzac : la figure de Camille Maupin dans le roman de Béatrix a été le fruit de ses méditations sur ce sujet.

Une idée à priori devait nécessairement dominer cette concep- tion et la rendre vraisemblable, comme elle la domine en fait et constitue la pensée maîtresse de l'œuvre : cette idée c'était la virili- sation à son maximum de la femme qu'il nous montrera supérieure aux autres êtres de son sexe. Elle ne pouvait exister psychologique- ment vraie, c'est-à-dire s'élevant au-dessus de la pure abstraction, que grâce à cette déformation voulue de sa nature intime et à condi- tion de rélever au rang supérieur qu'occupe l'homme intellectuel dans l'ordre social. Tous les efforts de Balzac tendent en eflet à la dégager de son sexe, à l'expliquer par des tendances, une éducation.

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un milieu qui sont en tous points la contre-partie des tendances, de l'éducation, du milieu, des circonstances habituelles de la femme. Elle s'élève seule, en garçon, parmi les livres, surveillée par un vieux parent archéologue qui l'abandonne à ses instincts. La vie lui est révélée tout en théorie ; mais si son esprit perd son innocence et sa pureté, l'âme et le sentiment demeurent vierges chez elle : c'est un développement purenient spirituel, qui donne naissance au.\ idées et comprime les sentiments. La nature lui apparaît donc en sa chasteté première, et ces révélations sont exemptes du trouble inséparable de l'initiation sentimentale.

C'est exactement, vous le vo3'ez, l'inverse de l'éducation habituelle des femmes, qui arrivent aux idées par le sentiment, chez lesquelles le développement du cœur est généralement exclusif du développe- ment intellectuel, et pour qui à l'ignorance entière des réalités de la vie succède brutalement une initiation soudaine, d'autant plus dan- gereuse qu'elle froisse en elles toutes les notions acquises. Nous n'avons pas à insister sur ce point, l'ayant déjà fait dans des études antérieures ; rappelons simplement que la plupart des personnages féminins étudiés dans le chapitre des Femmes malheureuses subissent une crise dont les causes sont précisément celles-là.

La virginité du sentiment est donc chez la future Camille Maupin le résultat de sa nature et de son éducation. » Félicité n'avait aucune pente au mal : elle concevait tout par la pensée et s'abstenait du fait. » La première conséquence d'une telle éducation est une conscience de sa supériorité, d'autant plus nette que la jeune fille a vécu dans un milieu provincial. La seconde est la crainte, l'horreur du mariage qui ne peut lui sembler qu'un joug, le plus insupportable de tous puis- qu'il implique l'abdication de la volonté et de l'énergie féminine. La virilisation chez elle est même physique; Balzac la présente comme une beauté presque masculine : « Elle a ce teint olivâtre au jour, et blanc aux lumières, qui distingue les belles Italiennes : vous diriez de l'ivoire animé. Ce visage plus long qu'ovale ressemble à celui de quelque belle Isis de bas-reliefs éginétiques... Le front est plein, large, renflé aux tempes, illuminé par des méplats s'arrête la lumière, coupé comme celui de la Diane chasseresse, un front puis- sant et volontaire, silencieux et calme. La chute des reins est magni- fique et rappelle plus le Bachus que la \^énus Callipyge... se voit

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la nuance qui sépare de leur sexe presque toutes les femmes célèbres, elles ont comme une vague similitude avec l'homme ; elles n'ont ni la souplesse ni l'abandon des femmes que la nature a destinées à la maternité. »

Si nous nous arrêtions ici, la virilisation du personnage, tant au physique qu'au moral, serait complète et exclusive de toute féminéité. Mais Balzac n'a pas voulu qu'il en fût ainsi. Quelque virile qu'appa- raisse Camille Maupin par l'intelligence et l'éducation, la nature ne l'a pas moins créée femme par le sentiment : c'est du contraste de ce sentiment et de cette intelligence que naîtra le drame intime qui est la raison d'exister du personnage. Car, en dernière analyse, c'est bien une femme et une femme malheureuse, cette Camille Maupin. Si nous l'avons rangée parmi les artistes, c'est que sa valeur intellec- tuelle et la haute portée de son esprit permettaient difficilement de l'assimiler aux autres. Par la puissance du sentiment, qui devient un motif de cruelles tortures, elle mériterait une place entre M™^ de Mort- sauf et M'"'= Graslin.

Quelles différences pourtant dans l'origine et la manifestation pre- mière du besoin d'aimer entre Camille Maupin et celles-ci ! Tandis que chez les héroïnes du Lys et du Curé de village la vie sentimen- tale a coexisté avec les premiers phénomènes de l'existence consciente, tandis qu'elle en a été la manifestation originale et unique, chez Camille Maupin, et c'est le propre des natures intellectuelles, la prépondérance de l'esprit et la faculté d'observation ont étouffé le reste. Dès qu'elle a commencé à vivre, elle s'est regardée vivre, elle en a oublié de sentir. Contresens manifeste pour une âme de femme, mais contresens nécessaire parce qu'il est la marque distinctive de cette créature d'exception. Aussi par quelle cruelle revanche la nature qui a toujours raison devait-elle reprendre ses droits ! c'est là, à notre sens, la vue la plus originale de l'œuvre, la plus vivante assurément et la mieux comprise comme psychologie. Balzac résume les causes de la crise et la fait pressentir en des pages qui méritent le premier rang dans ses créations. Camille aime d'abord un homme simplement beau; la supériorité de son esprit l'en dégoûte vite et elle s'éprend d'un artiste qui complète son éducation, l'em- mène avec lui, puis l'abandonne : est l'origine de son talent et de sa puissance d'écrivain ; elle raconte sa passion et compose un chef-

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d'œuvre : « Elle était dans les plus violentes convulsions qui puis- sent agiter une àme aussi forte que la sienne, en se trouvant la dupe de son esprit, en voyant la vie éclairée trop tard par le soleil de l'amour, brillant comme il brille dans les cœurs à vingt ans. »

Alors prend place dans son existence l'amour deCal^yste de Guénic, tendre et timide, ardent et généreux, sorte de Chérubin, mais plus noble que Chérubin, qui s'attache à elle passionnément et donnerait sa vie pour un instant d'amour. Ah ! si, répondant naïvement à cette naïve tendresse, repoussant loin d'elle toutes les raisons que lui sug- gère son esprit d'analyse, elle s'était abandonnée, si, entr'ouvrant les bras pour l'y recevoir, elle s'était donné simplement la peine de vivre et de goûter la vie, nul doute qu'en des instants de délices suprêmes elle eût connu de l'amour ce qu'il a de plus tendre et de plus innocent. Mais, ici encore, son cœur est victime de son esprit : elle raisonne et réfléchit, alors qu'il lui suftirait de sentir : « Je vous ai repoussé par égoïsme, lui dit-elle ; tôt ou tard, l'âge nous eût sépa- rés. )) Avec lui elle joue comme autrefois la comtesse jouait avec Chérubin. « Une pureté comme la vôtre est si rare. Il me semble que pour caresser le duvet satiné de vos joues, il faut la main d'une Eve sortie des mains de Dieu. » Mais la comtesse était plus osée qu'elle ; elle était plus femme, n'étant que femme; peut-être aussi Chérubin était-il plus hardi ?

De tels jeux néanmoins ne se continuent pas sans danger. Le cœur s'est illusionné un instant : il a cru qu'il s'agissait de protection et de maternité, alors que c'était bien d'amour; il s'est dérobé à la réalité et quand il veut désespérément s'y rattacher, voici qu'il est trop tard et que l'image d'une rivale plus habile s'interpose entre lui et l'être aimé. N'est-ce pas l'histoire de bien des femmes qui, n'ayant pas aimé alors qu'elles étaient jeunes, puis a^'ant rencontré aux approches de la quarantaine une âme vierge s'offrant naïvement à elles, ont tremblé de la prendre et regretteront éternellement un bonheur qui, dans la vie, ne s'offre pas deux fois ? Avec sa brutale et incisive fran- chise, Claude Vignon retourne le poignard dans la plaie de Camille: « Quand hier je vous ai fait l'éloge des femmes de votire âge, en vous expliquant pourquoi Calyste vous aimait, croyez-vous que )'aie pris pour moi vos regards ravis, brillants, enchantés .' N'avais-je pas déjà lu dans votre àme ? Les yeux étaient bien tournés sur moi, mais le

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cœur battait pour Calyste. Vous n'avez jamais été aimée, ma pauvre Maupin, et vous ne le serez jamais après vous être refusé le beau fruit que le hasard vous a offert aux portes de Tenfer des femmes, qui tournent sur leurs gonds poussées par le chiffre 5o. »

Elle joue un rôle sublime, presque impossible et qui dépasse la portée de ce que conçoit le dévouement féminin. N'ayant pas su être l'amante, ne pouvant plus l'être maintenant, elle entreprend de rester la mère que, dans ses illusions d'autrefois, elle s'imaginait être uni- quement. Calyste aime Béatrix de Rochefideet n'a plus qu'un désir : être aimé d'elle. Mais Béatrix, en coquette accomplie, ne voit dans la passion du jeune homme qu'une occasisn de faire souffrir un nou- vel amant et de le désespérer en irritant ses désirs. Camille Maupin se sacrifie à cet amour : elle conseille Calyste et lui montre comment il pourra parvenir à ses fins. Quelque opinion que l'on puisse avoir, au point de vue de la vérité ps3'chologique, d'un pareil dénouement, et j'avoue pour ma part qu'il me semble être la partie contestable de l'œuvre, il faut y voir encore une affirmation nouvelle de la l'irilisation du personnage de Camille. Une telle conduite n'est point le fait d'une femme : elle est trop noble et trop peu personnelle.

Dans mainte œuvre de Balzac, au travers de ses nombreuses et complexes créations, le portrait du « poète » se trouve esquissé ; en inscrivant ici ce mot « poète », nous entendons l'employer non dans son sens étroit, mais dans sa plus large acception, dans son acception étymologique, comme synonyme de créateur, en quelque ordre que ce soit. Précisons davantage encore et disons que Balzac désigne ainsi tout être avec des facultés peu communes, en disproportion avec son milieu, en lutte par conséquent avec lui, et ne devant attri- buer ses souffrances à d'autre cause qu'à ces facultés mêmes. Au cours de cette étude, nous avons vu l'artiste que la faiblesse de sa volonté empêche d'atteindre au but que semblaient présager ses brillantes facultés, Lucien de Rubempré et Wencelas Steinbock ; nous avons vu celui qui, joignant à la supériorité intellectuelle une valeur morale encore plus rare, présente l'exemplaire achevé d'un grand esprit : Joseph Bridau, et mieux encore Daniel d'Arthez. Qu'ils réussissent ou succombent dans leur destinée, un point leur est commun à tous ; pour exprimer mon idée, il me suffira de dire, employant l'expression de Stendhal, qu'ils sont différents du milieu dans lequel ils se pro-

LES ARTISTES DE BALZAC

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duisent ; leurs aspirations sont en perpétuel désaccord avec ce milieu, et c'est un germe de douleur qu'aucune puissance humaine ne saurait étouffer, puisqu'il faudrait pour cela ou modifier leur esprit ou refaire le milieu social dans lequel ils sont appelés à vivre.

Toutes les époques ont connu ce divorce, et si l'on peut dire que les littératures de tous les âges s'en sont préoccupées, il n'est pas moins juste d'ajouter que les écrivains modernes se sont complus à renchérir sur leurs devanciers. Depuis Chateaubriand jusqu'à Bau- delaire, pour ne citer que des artistes de ce siècle, en passant par Shelley, Alfred de Vigny et Edgar Poë, ce thème a été repris et développé avec une éloquence plus ou moins grande. Nul mieux que ce dernier n'a précisé la cause de cette disproportion, et c'est à lui qu'il faut revenir quand on en veut connaître les origines et préciser la portée .■ « Un artiste, a-t-il écrit, n'est un artiste que grâce à son sens exquis du Beau, sens qui lui procure des jouissances enivrantes, mais qui, en même temps, implique un sens également exquis de toute difformité et de toute disproportion. Ainsi un tort, une injustice faite à un poète qui est vraiment un poète, l'exaspère à un degré qui apparaît à un jugement ordinaire en complète disproportion avec l'injustice commise. Les poètes voient l'injustice, jamais elle n'existe pas, inais des yeux non poétiques n'en voient pas du tout. »

Balzac n'a certes pas connu cette délicate analyse du célèbre conteur américain ; mais il ne paraît pas téméraire d'affirmer que, s'il l'avait connue, il se la fût appropriée sans hésitation, comme exprimant une de ses plus intimes convictions. La précision de formule, la brève concision d'Edgar Poë ne pouvait être le fait de ce cerveau puissant mais lourd, ayant besoin, pour se produire, de vastes étendues ; il devait néanmoins arriver aux mêmes affirmations dans l'analyse des personnages du roman auquel nous faisons allusion; il devait y abou- tir plus impérieusement encore lorsque dans une œuvre de longue haleine, uniquement consacrée à la mise en oeuvre de cette idée, il allait pouvoir la prendre et la développer : j'ai nommé Louis Lam- bert.

Cette création, long martyrologe du « poète », est en même temps une autobiographie. Mais, à cet égard, il convient de s'expliquer et de

lSq3 l'artiste NOUVELLE PÉRIODE : T. V 12

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ne pas donner à ce mot plus de portée qu'il n"en doit avoir. C'est une autobiographie avec dédoublement de personnalilé. En effet, si la plupart des traits moraux prêtés à Louis Lambert peuvent être reven- diqués par le biographe comme appartenant en propre à Balzac, il faut avouer qu'à plus d'un point de vue Louis Lambert diffère du Balzac que nous connaissons, que ses œuvres nous ont fait connaître. Chose curieuse, ces parties complémentaires de son esprit se re- trouvent très nettement dans l'esquisse du poète dont il fait le « famulus », Valter ego de Louis ; c'est ce qui justifie notre expres- sion : dédoublement de personnalité. De l'homme extraordinaire, de l'être marqué par le sort pour une destinée peu commune. Louis Lambert présente l'enfance solitaire et rêveuse, ennemie des jeux habituels à son âge, subissant la fatigue d'un développement cérébral exceptionnel, car il manifeste dès ses premières années une précocité intellectuelle et des facultés d'assimilation peu communes. Comme son père, ou si vous aimez mieux son frère spirituel Balzac. Louis Lam- bert a une intelligence de philosophe et de poète ; du philosophe il a l'intense curiosité, le souci des causes et le don d'associer les idées ; du poète, l'ardente et suave imagination. Ses facultés Imaginatives nous semblent même les dignes rivales de celles que nous admirons le plus dans l'histoire littéraire, et ses confidences nous rappellent les confidences analogues d'écrivains illustres : « Quand je le veux... je tire un voile sur mes yeux... Soudain je rentre en moi-même et j'y trouve une chambre noire les accidents de la nature viennent se reproduire sous une forme plus pure que la forme sous laquelle ils sont d'abord apparus à mes sens extérieurs. » Ne reconnaissez-vous pas dans une telle déclaration ce don de résurrection et d'obsession des images, cette forme particulière de vision psychologique qui constituait la qualité maîtresse d'un Flaubert et sur l'intensité de laquelle certaines confidences par lui faites, lorsqu'il écrivit l'empoi- sonnement d'Emma Bovary, ne peuvent laisser de doute : « En lisant le récit de la bataille d'Austerlitz, j'en ai vu tous les incidents ; les volées de canon, les cris des combattants retentissaient à mes oreilles et m'agitaient les entrailles : je sentais la poudre, j'entendais le bruit des chevaux et la voix des hommes... ce spectacle me semblait ef- frayant comme un passage de l'Apocalypse. » Dans les Confessions d'un mangeur d'opium de l'essayiste de Quincey, vous trouverez une

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déclaration exactement pareille, ainsi qu'en maint passage des œuvres d'Edgard Poë, avec cette différence toutefois que ces derniers n'attei- gnaient à cette prodigieuse obsession qu'à l'aide d'excitants artificiels, tandis que Louis Lambert, ici lisons Balzac, y arrivait natu- rellement et par le jeu normal de ses facultés. Joignez à ce trait psy- chologique l'amour du merveilleux, du surnaturel, « ce goût pour les choses du ciel », comme dit éloquemment Balzac, et vous posséderez les traits les plus saillants de son esprit.

Que pouvait devenir une organisation de cette nature dans l'épaisse et lourde atmosphère des collèges ? Qu'y pouvait-elle faire, sinon s'étioler et souffrir ? Tous ceux qui ont le sens de ce qu'on a si juste- ment nommé l'aristocratie intellectuelle, et qui, arrivés à l'âge d'homme, après avoir mûri leur esprit sous l'influence d'une culture personnelle, se reportent vers ces années de jeunesse que le vulgaire appelle les plus heureuses de la vie, tous ceux-là se rappellent avec tristesse, sinon avec dégoût, cette promiscuité, cet enseignement éga- litaire qui ne tient compte ni des tendances ni des aptitudes indivi- duelles, cette grossière férule de maîtres aveugles, accomplissant leur besogne d'éducateurs comme une tâche de manœuvres. Tout ce qu'il y a dans l'enfant de délicat et de pur s'en trouve froissé ; tout ce qui peut être la personnalité et la spontanéité d'un esprit s'ouvrant à la vie en est atteint. Dans ce milieu, un maître par hasard se révèle-t-il moins pédant, moins inintelligent que les autres, son influence est étouffée ; elle demeure sans effet parce qu'elle est trop exception- nelle.

Si des natures simplement distinguées ou plus délicates que la masse ont souffert cruellement de cette éducation artificielle, quelles intolé- rables blessures s"imagine-t-on qu'ait pu endurer un esprit comme celui de Louis Lambert ! Toute la première partie de l'œuvre est une peinture de la vie de collège avec ses misères et ses lâchetés, comme il n'en existe, que je sache, aucune autre plus exacte. La vile cruauté de l'enfant, la lourde inintelligence des maîtres, enfin et surtout l'iso- lement horrible du poète, tout cela est peint avec une vigueur et un relief qui nous prouvent à quel point l'illustre romancier avait lui- même l'expérience de cette vie, combien il en avait souffert et avec quelle rancœur ses souvenirs le reportaient à cette période de son existence.

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Les renseignements (i) que nous possédons sur cette existence d'enfant correspondent aux traits les plus saisissants sur lesquels Balzac insiste dans l'analyse du caractère de Louis Lambert ; ils peuvent se résumer par le mot que nous inscrivions au début : diffé- rence. Différence entre Louis Lambert et les maîtres qui l'oppriment : « Notre indépendance, nos occupations illicites, notre fainéantise apparente, nous valurent la réputation incontestée d'être des enfants lâches et incorrigibles. Nos maîtres nous méprisèrent. » Différence avec les camarades qui deviennent des instruments d'oppression : « L'instinct si pénétrant, l'amour-propre si délicat des écoliers leur fît pressentir en nous des esprits situés plus haut ou plus bas que n'étaient les leurs. De là, chez les uns, haine de notre muette aristo- cratie ; chez les autres, mépris de notre inutilité. »

Au milieu de ces souffrances et comme première compensation, nous découvrons ce sentiment de supériorité fait de la conscience d'une réelle valeur, sentiment qui a suffi pour soutenir bien des âmes nobles. Eût-il suffi pour soutenir Louis Lambert parmi les crises de ces années d'enfance et pour le réconforter dans l'abandon moral il vivait ? Cela n'est guère probable, et s'il fût alors demeuré seul et sans appui le suicide eût été sans doute l'aboutissement logique de sa destinée. De semblables natures ne vivent pas uniquement par l'in- telligence. Si hautes et si puissantes que soient leurs facultés spiri- tuelles, il faut à ces âmes d'élite un objet digne de leur affection. Lambert est un philosophe, mais il est aussi, ne l'oublions pas, un poète doublé d'un artiste; à ce titre, et tel que Balzac nous le dépeint,

(i) Nous avons sur toute cette pe'riode, et pour confirmer l'hypothèse d'auto- biographie qui paraît si vraisemblable, des renseignements intéressants, recueil- lis par M. de Lovenjoul auprès du directeur du collège Balzac fut élevé. Aux questions posées par lui sur les aptitudes de Balzac, il fut ainsi répondu : « Pendant les deux premières années on ne pouvait rien tirer de lui, ni leçons ni devoirs : répugnance invincible à s'occuper d'aucun travail commande. Il a passé la plus grande partie de ce temps en pénitence, soit dans sa cellule, soit dans un bûcher il fut enfermé une semaine entière. On le regardait comme l'inventeur, du moins pour le collège de Vendôme, de la plume à trois becs, avec laquelle il avait coutume de faire ses pensums... 11 lui vint ensuite la pensée de devancer les occupations des classes de grammaire, par des compo- sitions anticipées, telles qu'il en voyait faire, en entendait lire aux séances publi- ques par les seconds et les rhétoriciens. Aussi dès la quatrième sa réputation d'auteur était faite ; son pupitre était encombré de paperasses. »

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il ne peut se passer d'aimer ; il ne peut se passer d'une âme véritable- ment sœur et qui vibre à l'unisson de la sienne. Dans son isolement, il la rencontra cette ame, et entre eux il se fit des e'changes intellec- tuels tels que l'histoire littéraire nous en offre de rares et magnifiques exemples. Entre eux s'opéra cette communion spirituelle qui compte parmi les biens les plus précieux d'ici-bas, parmi les plus nobles aussi, puisqu'elle est exempte de tout intérêt ; quelque chose de ce que ressentirent l'un pour l'autre Montaigne et la Boëtie, Flaubert et Lepoittevin. Pythagore et le poète, également solitaires, également désolés, allèrent l'un à l'autre avec cette spontanéité qui attire lés esprits semblables : ils ne pouvaient faire autrement que de penser ensemble, de se communiquer leurs rêveries.

Ne sont-ce point les légitimes compensations du poète? et de même qu'à certaines heures les enivrantes délices de la volupté peuvent consoler du mal d'aimer, de telles joies inconnues du vulgaire lui font oublier la douleur de vivre. Joignez-y, si vous voulez avoir une idée complète du personnage, la faculté de contemplation portée à sa plus haute puissance, cette faculté souveraine de sortir de soi-même, de se dédoubler et de vivre dans le rêve grâce à ce pouvoir qu'on a si justement nommé l'imagination sympathique. De à la création artistique il n'y a qu'un pas, puisque cette imagination est la condi- tion de la naissance et de la persistance en notre cerveau des éléments affectifs dont l'harmonieuse combinaison produit les œuvres d'art. Il y a une phrase au cours du roman qui en dit long sur cet état d'âme propre aux poètes et aux artistes : « Sens-tu comme moi, me demanda- t-il un jour, s'accomplir en toi, malgré toi, de fantasques souffrances ? Si, par exemple, je pense vivement à l'effet que produirait la lame de mon canif en entrant dans ma chair, j'y ressens tout à coup une douleur aiguë, comme si je m'étais réellement coupé : il n'y a de moins que le sang. »

L'examen des doctrines philosophiques de Louis Lambert trouvera sa place dans une autre étude, nous l'envisagerons à un point de vue exclusivement intellectuel, car si difficile qu'il puisse paraître de séparer l'homme du penseur, la chose est pourtant nécessaire, si l'on veut avoir des deux une idée complète et d'ensemble. Une fois sorti du collège, Lambert aborde le monde, et l'on sent, dès ses premiers essais, qu'il sera aussi malhabile à s'y frayer une route qu'il a été

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malhabile à le faire dans cette petite société en réduction qui est l'intérieur d'un collège. Le divorce continue entre sa nature et la société, et la principale cause en est l'impossibilité pour lui de se plier à Vaction. En cela, il est bien de son siècle et nous apparaît la preuve vivante d'une vérité depuis longtemps démontrée : plus nous allons, en effet, et plus s'accentue la différence entre les hommes de pensée et les hommes d'action. Ce beau rêve si souvent caressé et réalisé autrefois, en des temps d'énergie plus intense, d'une vie également grande par la pensée et par l'action, ce rêve que fît Balzac lui-même, car en cela, il faut bien le dire, il diffère essentiellement de Louis Lambert, nous semble aujourd'hui complètement irréalisable. L'homme qui agit et l'homme qui pense se rencontrent et ne se recon- naissent plus, quand ils ne se vouent pas mutuellement à l'anathème. Le mépris de celui-ci pour celui-là n'a d'égal que le dédain du pre- mier pour le second. Cet état de choses a des causes profondes qu'il serait intéressant d'étudier, qui d'ailleurs ont été déjà examinées. Quoi qu'il en soit et pour revenir à Louis Lambert, l'action ne pouvait être son fait ; dès l'abord, il y a renoncé. De même qu'il étouffait dans la lourde atmosphère des collèges, il se sent mal à l'aise au milieu du combat pour la vie. L'existence des villes, avec ses conditions artifi- cielles, répugne à sa nature : « L'homme qui combat et qui soufîre en marchant vers un noble but, présente certes un beau spectacle ; mais, ici, qui se sent la force de lutter? Je ne me craindrais pas dans une grotte au désert, et je me crains ici... Le monde est impito3'able pour l'inventeur, pour tout homme qui médite. Ici tout doit avoir un résultat immédiat, réel : l'on s'y moque des essais d'abord infructueux qui peuvent mener aux plus grandes découvertes, et l'on n'y estime pas cette étude constante et profonde qui veut une longue concentra- tion des forces. »

Que de vérités lumineuses dans ces vues d'ensemble sur la vie en société ! Que de vérités dont les artistes sincères, Bakac tout le premier, ont fait et feront éternellement l'expérience ! Mais, il faut bien dire le mot, Lambert n'était pas pour la lutte, même pour cette lutte sourde et silencieuse que soutient l'artiste en vue du triomphe de son œuvre. Ici encore Louis Lambert n'est plus Balzac. Il n'a pas ces qualités de résistance tenace qui ont permis à l'un de s'affirmer et de vaincre, faute desquelles l'autre succombera, malgré la supériorité

LES ARTISTES DE BALZAC i83

de son esprit. Louis Lambert était mal armé pour la vie, et la vie implacable le repousse comme un organisme incomplet.

C'est qu'ils furent toujours rares et exceptionnels, ajoutons : c'est qu'ils apparaissent de moins en moins fréquents, les artistes présen- tant cet harmonieux équilibre des facultés mentales, dont les époques de grande production nous ont laissé l'exemple. A mesure que s'est affiné le sens de la vie, à mesure que la sensibilité frémissante de ces êtres anormaux, qui ont pour mission d'exprimer la Beauté, s'est trouvée en contact plus direct avec les épreuves journalières, leur fa- culté de résistance et de vouloir s'est atrophiée et comme émiettée. Il en est résulté une manière toute spéciale et particulièrement fine de goûter l'existence, toute une sensibilité intellectuelle se manifestant en des œuvres que les vrais artistes auraient mauvaise grâce à regretter puisqu'elles représentent la plus précise comme la plus délicate no- tation de leur façon d'aimer et de sentir. Il est permis néanmoins de regarder vers l'avenir puisque l'œuvre du grand romancier nous y convie, et tout en chérissant ce qui fut d'une tendresse peu suspecte, nous avons l'obligation de nous demander ce qui sera. Il n'est pas besoin d'être grand prophète pour marquer quelques-unes au moins des conditions qui paraissent indispensables à un mouvement d'art réformateur. Il semble qu'une des premières, sinon des plus impor- tantes, doive être de se retremper aux sources vivifiantes d'énergies nouvelles, et parmi ces énergies il n'en sera peut-être pas de plus fécondes que celles dont nous voyons poindre les premiers résultats dans les transformations sociales. Il peut sembler difficile, pour ne pas dire plus, à des esprits dont les croyances se rattachèrent obsti- nément à un idéal d'art aristocratique, d'entrevoir comme possible un avenir aussi directement contraire à ce qui fut la religion de leur jeunesse enthousiaste, et pourtant ils ne sauraient, sans encourir le reproche de tenir les yeux volontairement fermés sur ce qui est, mé- connaître des transformations dont les conséquences s'étendront, n'en doutons pas, à la production même de l'œuvre d'art, comme aux conditions de sa durée.

PAUL FLAT.

^2Bs^

ESSAIS SUR L'HISTOIRE

PEINTURE FRANÇAISE

XXX

Nicolas Poussin {Suite)

L'entourage de Poussin dans ses dernières années

§ 2

1 de « l'abbé Scarron », comme l'appelait Poussin, nous venons à l'abbé Nicaise, chanoine de la Sainte-Chapelle de Dijon, qui pas- sait pour fort lié avec Poussin en ses dernières années et qui se donna l'honneur de composera la gloire du peintre une longue ins- cription funéraire, à nous conser- vée par Félibien, ne pourrait-on du moins citer ce qu'on en trouve dans le Meiiagiana [t. l", p. 35i)? Félibien, qui était, lui aussi, en fort bons rapports d'archéologie et de belles-lettres et de souvenirs communs sur le Poussin, avec ce chanoine, témoin les lettres que nous avons publiées dans la première livraison des Archives de l'Art français, a prétendu que l'abbé Nicaise se trouvait à Rome au

(i) V. VArtiste de 1S90, 1891 et iSgi passim, et janvier i8q3.

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE iS5

moment de la mort du Poussin. J'ai dit ailleurs qu'il n'en était rien et l'ai prouvé par la citation curieuse d'une lettre adressée au cha- noine lui-même par le P. Quesnel, qui lui rend compte des obsèques du Poussin, auxquelles il assistait.

S'il fallait prendre au pied de la lettre les lignes de Félibien, on s'imaginerait que l'inscription funéraire de l'abbé Nicaise décora pompeusement la tombe du grand peintre à San-Lorenzo in Lucina. Mais nous avons toujours pensé que '< ce Monument qu'il fit pour lui » n'avait jamais été qu'un pieux exercice littéraire à la mode du temps, et dans lequel ce bon chanoine n'était pas fâché de faire montre d'une intimité qu'il s'exagérait peut-être un peu, au moins du côté du Poussin, et de profiter de cette occasion solennelle pour mêler désormais son nom à celui du maître dans les rayons d'une gloire qu'il savait impérissable :

CLiudius Nicasius Divionensis

Regii sacelli canonicus Dum amico singulari parentaret

Veteris amicitiœ memor, Monumentum hoc posuit £Ere perennius.

Félibien s'y prêta complaisamment en insérant « le monument » dans ses Entretiens, comme il y insérait les deux distiques de son autre ami Bellori. Mais peut-être en ai-je dit assez, sans trop cher- cher ailleurs, sur l'abbé Nicaise et sa correspondance, de la page 4 à la page 38 du tome \" des Archives de l'Art français.

Nous savons tous par cœur, et l'on se plaît toujours à la relire, cette pags des MélaJiges if histoire et de littérature par de Vigneul-Marville, dom Bonaventure d'Argonne raconte qu'il a connu et entendu le Poussin : « Durant mon séjour à Rome, j'ai souvent vu le Poussin chez lui et chez M. le Chevalier del Poso, l'un des plus galants et des plus accomplis cavaliers de toute l'Italie. Le portrait qu'on nous a donné du Poussin, dans les Hommes illustres de M. Perrault, est horrible et ne ressemble guère à ce grand peintre. Il est beaucoup plus ressemblant dans quelques estampes gravées d'après son portrait tiré par lui-même, qui est un très bon morceau. On y voit le Pous- sin tout vivant, son esprit, sa physionomie, ses traits, etc. J'ai souvent admiré l'amour extrême que cet excellent peintre avoit pour la perfection de son art. A l'âge il étoit, je l'ai rencontré parmi les

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débris de l'ancienne Rome, et quelquefois dans la campagne et sur le bord du Tibre, qu'il dessinoit ce qu'il remarquoit le plus à son goust. Je l'ai vu aussi qu'il rapportoit dans son mouchoir des cailloux, de la mousse, des fleurs et d'autres choses semblables, qu'il vouloit pein- dre exactement d'après nature. Je lui demandai, un jour, par quelle voie il étoit arrivé à ce haut point d'élévation qui lui donnoit un rang considérable entre les plus grands peintres d'Italie, il me repondit modestement : Je n'ai rien négligé. En effet, il paroit dans ses tableaux qu'il n'a rien négligé de ce qui sert à former un des meil- leurs peintres du monde. » Suivent vingt lignes qui sont la glorifica- tion en latin, glorification diserte et pompeuse du génie du Poussin sous toutes ses faces, et que j'avais cru tout d'abord imaginées par Bonaventure d'Argonne pour servir au besoin de trop longue épita- phe au maître dans le genre de celle de l'abbé Nicaise. Mais je me suis aperçu que ce n'était qu'une copie partielle du panégyrique à grandes phrases du Poussin inséré par le P. Ferrari à la page 99 de son livre des Hespérides, au revers de la feuille décorée par le peintre de l'une de ses plus gracieuses compositions (i).

(i) Voir sur la négociation pour obtenir, en faveur du P. Ferrari, le droit de dédier à Louis XIII son livre des Hespérides, et le Poussin servit de chaleu- reux intermédiaire entre le commandeur del Pozzo et M. de Noyers par M. de Chantelou, les lettres du Poussin à Cassiano del Pozzo, 17 et 24 janvier, 27 mars, 4 avril, 9 mai 1642, à Chantelou le 7 avril. Dans la première, il disait : n Le 6 janvier, j'ai reçu, par un facteur de la poste de Lyon, un paquet dans lequel étoient le frontispice et le titre du lïyrt àt% Hespérides du P. Ferrari et quatre feuilles de miniature, représentant un citron de différentes manières, avec l'explication de la formation de ce fruit. >■ Le 7 avril : a Le sieur Angel- loni vous supplie très humblement de luy faire cette faueur qu'il puisse rece- puoir quelque lettres touchans l'agrément de son livre (Historia Augusta da Giiilio Cesare a Costantino) . . . Le bon Père Ferrari est atendans le comman- demens de Monseigneur touchans la dedication de son livre des Hespérides au Roy; vous en aues donné des espérances asses grandes pour oser vous en faire souuenir. S'il vous plaist, Monsieur, me donner un mot de responce, vous sou- lageres extrêmement vostre très humble seruiteur pour vous seruir à jamais, u Enfin, le 9 mai, il écrit au commandeur ces mots découragés : « Je ne pour- rais que vous repeter. Monsieur, ce que je vous ai marqué dans ma dernière relativement au Père Ferrari, M. de Chantelou m'ayant répondu à cette occasion en ces termes : « Il faut remettre l'affaire de ces messieurs, c'est-à-dire du Père Ferrari et d'Angeloni, à l'époque de mon départ pour Rome, qui sera vers la tin de mai. » Je ne sais s'il dit vrai, ne pouvant conjecturer ce que l'on peut en attendre... Le fait est qu'entre les deux postulants, entre Angeloni et son

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 1S7

Passeri nous a tracé, en trois lignes, un portrait du Poussin qui complète le vivant croquis de Bonaventure d'Argonne. Passeri avait beaucoup fréquenté et interrogé le grand maître français, et la longue vie qu'il a pris le soin d'en écrire contient mainte anecdote que l'on ne trouve que et qu'il tenait sûrement de la bouche même du Poussin. Je ne parle pas du mot sur la maladie qui affligea si longtemps la

Historia Atigusta et le P. Ferrari et son Hespérides, le livre du premier seul eut gain de cause et parut à Rome avec sa dédicace à Louis XIII et ses vers à Richelieu. Quant au pauvre Père Jésuite, toutes les recommandations du Pous- sin et de Cassiano del Pozzo furent inutiles et n'aboutirent point. Au reste, les dernières lignes de la lettre que je viens de citer ne le font que trop pressentir par leur étrange amertume contre la vanité des promesses de tous ces gens de cour, « que rien ne tourmente autant que d'être obligés de penser plus d'une fois à la même affaire ». Il n'est pourtant guère de plus beau livre publié à Rome, au milieu du xyii» siècle, que celui des Hespérides, sive de malorum aureorum culturel et usu libri quatuor Jo. Baplistœ Ferrarii Senensis a Societate Jesit. 1646. Le bon Père Ferrari, faute d'être autorisé à le dédier au roi de France, le dédia à Sienne, sa chère ville natale. Pour l'illustrer dignement, il avait fait appel à tout ce que Rome possédait alors de plus célèbres peintres : le Dominiquin, le Guide, l'Albane, Piètre de Cortone, Romanelli, André Sacchi, Lanfranc, et avait fait graver par Corn. Bloemaert et J. Greuter leurs composi- tions dessinées, aussi importantes que des tableaux. De plus, il s'était attaché à payer une part de la peine de ces grands artistes par un magnifique éloge des talents de chacun d'eux, imprimé à la page qui suivait leur estampe. Quand le tour était venu de notre Poussin, lequel avait représenté trois jeunes femmes ou nymphes offrant les fruits des Hespérides au vieux dieu du Lac Benacus (le lac de Garde), voici ce que le P. Ferrari avait trouvé à en dire ; je me garde bien de traduire un tel latin mi-Cicéron, mi-Sénèque, et dont notre français ne ren- drait jamais les redondantes ampleurs : « Hortos Hesperidum Salodienses, quibus se totam induisit amœnitas, quis decentius expinxerit quam Nicolas Pusinus cui pingendi se totam infuditars? Magna enim pictoris hujus eximii cum ijs hortis affinitas est. Tria illos ad)umenta reddunt amœnissimos, clemens inter frigora cisalpina cœlum. fertilis Benaci liquor, docilisque soli cultura. Totidem prœsidia Pusinum ad singularem picturœ laudem provexeront, nempe cœlestis ingenii temperies, affluentis disciplina; corrivatio, exercitationis inde- fessa diuturnitas. Quis in ejus pictura non suscipit numeris omnibus absoluto pictori pernecessariam historiae fabularumque,optices et architecturœ omni cura perquisitam cognitionem, rerum expingendarum decoram dispositionem, idem ad punctum figurarum accuratam deductionem, et gradatam corporum colorum que immunitionem, constantem symm.etriam, inductos naturalis temperatura; colores, extantia in œquo corpora, restitutam vetoris artificii dignitatem? Credas ab illo pictas fluere undas, germinare terras, eventilari silvas, ipsas vivere animantes, œdes urbes que habitari. Cceterum adhuc sub judice lis est, utrum elegantius corpora nudet, an convestiat : adeo utroque praestat. Nam pingi ab

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santé de Nicolas ; mais de cette rencontre avec les soldats du Pape exaspérés contre les Français, alors que vers les Quatre-Fontaines, il se promène, son carton sous le bras, en compagnie de deux compa- triotes, attaque à l'épée levée contre des inoflensifs et qui faillit lui coûter quelques doigts de sa main droite; aventure qui lui fit aban- donner le costume français conservé par lui jusque-là pour adopter désormais le costume romain; et de maint autre détail, qui prouve dans Passer! la curiosité intime, presque indiscrète, avec laquelle il tournait autour de son modèle :

« C'était un homme de bonne mine et très remarquablement pro- portionné; sur son visage, ce qui frappait, c'était plutôt la sévérité que la placidité; mais pourtant toujours affable dans ses façons d'a- gir. » Bellori, le premier en date de ses biographes, ne l'avait-il pas, lui aussi, pourtrait en deux coups de crayon : « // naso affllato, la fronte spa^iosa rejuievano nobile il siio volto, con aspctto modesto. »

Pourquoi recommencerais-je ce chapitre sur les singuliers esthé- ticiens qui troublèrent de leurs bizarres et fatigantes dissertations à propos de Léonard, et de quelques phrases émises par Poussin, les dernières années de celui-ci, ces Chambray, ces Abraham Bosse, ces Errard, ces Hilaire Pader, dont j'ai rempli déjà jadis des volumes entiers à^s Peintres provinciaux? Il est certes curieux de voir com- ment un grand maître est jugé, analysé, pénétré par ses contempo- rains, comment il s'accorde avec l'idéal de son siècle ou s'en détache, ce qu'il traduit, satisfait ou domine, de ses besoins d'art courants et de l'air qu'on respire autour de lui. Encore ne faut-il pas tenir trop compte de l'interprétation vide et creuse des médiocres, et il doit nous

eo, quœ non possunt, perturbationes animi, omnium, qui ejusdem opéra viderint, est confessione vulgatum. Roma miratrix hospiti mirandam orbi pic- turam ejus Vaticana in Basilica proposuit. Sed nullum habet admiratorem lau- datorem que liberaliorem, quam Equitem Cassianum à Puteo, cum eruditione universa, tara œstimandœ picturœ prudentia clarissimum, et aliénas virtutis prœconio ac patrocinio sua décora cumulantem. Neque vero solùm commcn- dat pictorem prœstantissimum, sed etiam compluribus ejusdem picturis domum suam perornat, eximiorum pictis tabulis aniiicum, omnique alia elegantissima supellectile instructissimam. Sed illa pictoris hujus par meritis gloria, quod Ludovicus tertius decimus Galliarum Rex è Romane théâtre patriam in Galliam suamque in aulam litteris amplissimis revocatum, summorum que virorum occursu perhonorifico exceptum, ad regias picturas evexit, prœfecit que picto- ribus aula; universis : ne Gallico Alexandre suus deesset Apelles. »

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE ïS.j

suffire pour Poussin d'entendre ce qu'ont dit pour lui les Entretiens de Félibien et les Dialogues de Fenelon, contre lui les Conversations de De Piles, sans trop nous soucier inutilement de ce que Vidée de la perfection de la peinture de M. de Chambray inspirera d'extravagan- ces au Songe énigmatique sur la peinture universelle d'Hilaire Pader, et plus tard à la Réforme de la Peinture, de l'honnête Jacques Res- tout.

L'esthe'tique de Poussin, c'est toute l'esthétique de l'école française, de même que l'esthétique de Rubens est toute l'esthétique de la fla- mande. Et il faut que cet homme soit bien attirant par sa forte et dominante prestance pour que notre esprit croie devoir se tourmenter encore dans l'explication de cette esthétique. Elle est assez claire pourtant et assez simplement conforme au génie de sa nation et au sens du beau éternel, et lui-même n'en a pas fait mystère dans les quelques lignes qu'il a tracées en sa vieillesse. Ces lignes ne sont que des indications sommaires, comme il convient aux oracles lumi- neux et débonnaires sortis de la bouche d'un chef d'école; mais Félibien nous en a servi le plus parfait commentaire qui nous importât désormais, pour l'avoir recueilli des lèvres et des œuvres du maître, dans l'air même qu'il respirait. J'ajouterai que si la façon de dire de Nicolas Poussin ne portait en soi une autorité et une beauté particulières, qui nous sont comme une face nouvelle de son génie, la publication intégrale de ses lettres nous serait inutile; car Féli- bien nous en a gardé, dans les Entretiens^ tout ce qui peut inté- resser la vie de l'homme, expliquer ses ouvrages et caractériser sa grande figure.

Ce Poussin, en effet, a tout dit en disant que « la fin de la pein- ture est la délectation jj. Et, pour ma part, je voudrais tout bonne- ment effacer du livre des Pensées l'étrange boutade de Pascal, si courte de vue et si bourgeoise pour un si grand esprit et qui ne vaut que par la forme vague et mystérieuse, laquelle fait que l'on cherche je crois bien qu'il n'y a rien : « Quelle vanité que la peinture, qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux ! » Réflexion passablement enfantine à laquelle on a voulu donner à tort une certaine profondeur à la mesure de l'homme. Ce n'est pas une pensée, c'est une saillie ; c'est un propos de mathématicien, dont les yeux n'ont jamais connu dès l'enfance

igo L'ARTISTE

que les calculs précis de physique et de géométrie, et qui a toujours vécu à distance des peintres. Le seul qu'il ait jamais rencontré semble être Philippe de Champaigne. S'ils eussent, à Port-Royal, échangé d'autres reflexions que sur le jansénisme, Champaigne, quoique Flamand, et partant naturaliste, c'est-à-dire préoccupé, par ins- tinct d'école, de la « ressemblance des choses », n'eût pas man- qué de lui répondre : comment pouvez-vous, grand philosophe, vous arrêter un moment à l'idée que la fin de la peinture puisse être une question mesquine et assez basse d'équivalence de copies et d'originaux vulgaires? Et notre Poussin n'est-il pas plus juste que' vous quand il prétend que cette fin n'est pas « l'admiration «, mais « la délectation », c'est-à-dire la satisfaction supérieure de l'esprit par le sens des 3-eux, le triomphe de l'intelligence sur la nature, inter- prétée et domptée, et qui fait que le peintre nous élève et nous charme par l'amour du beau et du vrai, et par l'expression des plus fortes passions humaines, au mo3'en de combinaisons de formes et de cou- leurs, aussi profondes, aussi savantes, que celles dont use l'orateur, le poète ou le musicien pour nous prendre par les sons. Dieu qui a fait la lumière et l'ombre, Dieu qui a fait le soleil par qui toutes choses sont colorées. Dieu ce jour-là a créé la peinture et le peintre et n'a point jugé faire œuvre de vanité. Que si la peinture était une vanité, les peintres ne seraient que des êtres de vanité, et je ne sache rien de moins vain dans l'histoire du monde que ces grands cer- veaux qui s'appellent Léonard, Michel-Ange et Raphaël, et notre Poussin à côté d'eux. Quelques années après celle Pascal jetait sur la peinture, en un instant d'humeur distraite, son anathême sacrilège, Boileau, qui, pour n'être guère, en ces matières, un plus grand clerc que lui, savait pourtant reconnaître au peintre une puissance non tout à fait vaine, car il disait :

D'un pinceau délicat l'artifice agréable

Du plus affreux objet fait un objet aimable.

Ce n'était guère en accorder beaucoup plus long que Pascal; cepen- dant tous deux étaient de l'une de ces époques sacrées nous aper* cevons à distance les peintres rivalisant en souveraine influence avec les plus illustres philosophes, lettrés et savants, et où, pour échauffer

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE igi

l'enthousiasme des âmes, un pinceau de maître valait les plumes les plus éloquentes. L'Italie après Dante n'avait rien connu de plus grave que ses artistes ; au temps de Pascal, les Poussin et les Le Sueur travaillaient de hauteur égale avec les plus austères docteurs chrétiens à anoblir les coeurs et la pensée de leurs contemporains ; enfin, dans notre siècle même, n'avons-nous pas vu nos peintres marcher, pour la gloire de la patrie, en tête de la légion brillante de nos poètes ? Ce que nous pouvons concéder c'est que le xvu<* siècle. Poussin et Le Sueur ont cherché avant tout la délectation de l'esprit ; le xviii* siècle moins austère s'est contenté de la délectation des yeux : Watteau, Boucher, Chardin ; encore fallait-il que l'esprit con- trôlât le plaisir des yeux ; c'est le grand principe de l'école fran- çaise.

Il serait fort injuste de dire que Le Sueur est au Poussin ce que Flandrin est à M. Ingres. Le Poussin n'a rien créé de plus grand ni de plus inspiré que le Saint Paul à Eplièsc ; ni de mythologie plus noble et plus antique par certaine grâce charmante de simplicité poétique, que la décoration de l'hôtel Lambert, le Salon des Muses et la Salle des Bains. Mais je parle de ce côté tendre, chaste et pieux, qui était dans Le Sueur plus instinctif que chez Le Poussin ; car celui-ci avait une horreur naturelle que dans ses Christ on pût reconnaître « le Père Douillet », et ne voyait dans les sujets chrétiens que l'austère, le puissant et le robuste; plus fait en somme pour représenter les sujets de la Bible que ceux du Nouveau Testament et les tendresses de la Loi Nouvelle.

Aussi qu'est-il advenu : c'est que peu à peu l'on s'est senti plus fermement attaché à un homme qui, à force de peindre des person- nages de la Bible et de Plutarque, avait atteint lui-même, sans y songer, la stature d'un homme de Plutarque, et que l'on se trouvait, à l'ombre de sa grande figure, plus tranquille et plus viril et plus assuré de la vérité. Noble privilège d'ailleurs de la peinture nor- mande, d'avoir en ses quatre mâles principau.x, Poussin, Jouvenet, Géricault, J.-Fr. Millet, gardé ce caractère de virilité à larges épaules, vaillante et gaillarde, d'humeur saine, loyale et sans mignar- dise, fière et franche, tandis que les autres chefs patentés de l'école parisienne, de Vouet à Le Brun, de Boucher à David, restent enta- chés, dans leur humanité, de je ne sais quelle tare de courtisanerie

102 L'ARTISTE

et de dignité douteuse qui liumilient en eux la valeur de l'artiste.

En vérité, c'est éternel plaisir de regarder cet homme, tant il est un, de pied en cap. Pour nous, sans que nous y pensions, l'intégrité imperturbable de sa vie fait piédestal à la beauté de son œuvre. Per- sonne entre les modernes ne fut jamais par son génie plus grec et plus romain que ce Normand; personne, sans y songer, ne sut, dans sa conduite, parer d'un caractère plus naturellement antique les vertus de sa province. Il est le grand istoriatore et le grand favo- leggiatore que Le Bernin a admiré chez Chantelou ; il est doué par nature de cette simplicité sereine et forte qu'on n'a plus revue depuis les Grecs ; mais il est aussi, et nous l'en aimons presque autant, l'ami solide et fidèle de ceux qui l'ont servi, et qui, le 24 décembre 1657, ne laissera à nul autre le soin de « travailler à faire la sépul- ture » du cavalier del Pozzo, patron de ses débuts; qui sait ce qu'il vaut, et maintient sans morgue mais fermement sa place devant les plus grands; ce franc parleur que rien ne détourne en ses propos de la justice et de la vérité; l'honnête homme sans mollesse, probe sans effort et désintéressé, qui dans ses affaires de tous les jours et dans ses règlements de famille portera cette droiture et ce « juge- ment partout » qu'il estimait lui-même une partie essentielle du génie. C'est pourquoi je l'aime, non seulement comme la fleur la plus superbe de ma province, et pour la « délectation » dont ses œuvres ont réjoui ma vie ; je Taime comme homme, comme ami et comme conseil, et les années de sa vieillesse me sont plus sacrées et plus émouvantes si possible que celles de sa maturité féconde. Il faut dire aussi que Nicolas Poussin était d'un siècle qui honora d'instinct toutes les choses saintes. Il garda toujours la religion de la famille, bien qu'il n'eût point revu la sienne depuis l'année qu'au temps de sa jeunesse il passa chez son père pour s'y remettre de l'épuisement, des peines et fatigues endurées, au retour de son cruel voyage à Blois.

Quand je relis la lettre du 21 septembre 1642, Poussin examine avec tant d'attention et de savoir les dessins de Levau et d'Adam pour la chapelle de Dangu, que lui a envoyés M. de Chantelou, je ne peux point ne pas songer que ce château de Dangu, si cher à M. de Noyers, qui allait y vivre ses tristes années de disgrâce poli- tique, dans une solitude charmée par les plus doctes entretiens sur

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE igS

l'art antique entre Errard et Chambray et les nouvelles de Rome que transmettait à Chantelou la correspondance du Poussin, Dangu se trouve à une lieue de Gisors, dans ce que nous appelons aujourd'hui l'arrondissement des Andelys. Si Poussin eût prolongé de quelques mois seulement son séjour en France, il est certain que M. de Noyers n'eût pu se défendre de détacher à si petite distance du Louvre son peintre et son oracle en matière de goût, pour juger à Dangu même des travaux qui devaient s'exécuter là; et Poussin avait sa part réservée dans « les dessins de l'ornement de la voûte », et il vous est, comme à moi, impossible de croire que se sentant, ce jour-là, à portée des Andelys, ce grand homme au cœur si vaillant, et si amoureux de sa ville natale qu'il ne perdit jamais l'occasion d'en écrire le nom à la suite du sien, n'eût point, ne fût-ce que pour quelques heures, éperonné de ce côté sa monture, pour revoir les clochers et les maisons de son enfance, et les braves gens de sa famille, neveux, nièces et cousins qui étaient restés fidèles à la terre d'origine.

{A suivre.)

PH. DE CHENNEVIERES.

1893 —l'artiste —nouvelle période : t. v

LE PAYSAGE DANS L'ART *"'

III

L'cvolution d'un art (Suite) : § i. Le sentiment de la nature et Je paysage au xviie siècle classique. g i. Le xvju' siècle paysagiste. § 3. Période de transition (1780-1820). § 4. Évolution du sentiment de la nature chez les peintres paysagistes et chez les écrivains du xix' siècle.

HOM.ME a regardé la nature, et la nature a suscité le paysage. L'amour de la Grèce renaissante a vite modifié ce sentiment nou- veau, sans l'éteindre. Sobrement riche avec Arioste et Titien, plus conventionnel avec Tasse et les Bolonais qui développent le paysage en pleine décadence de l'art, plus luxuriant avec Shakes- peare et Rubens, le sens de la nature extérieure, encore timide à l'orée d'un vers ou sur les confins de la toile, s'asservit d'abord aux traditions de la grande peinture ainsi qu'à l'engouement pour l'antiquité reconquise : de le paysage

(i) V. l'Artiste de janvier et février.

LE PAYSAGE DANS L'ART igS

historique, composition hybride et transitoire, le ciel et la terre dépendent de la présence de l'homme.

Et au printemps sensuel de la Renaissance succède une saison intellectuelle plus majestueuse et moins géniale, qui fait de l'ordre la beauté morale des pensées et le visible agrément des jardins.

A une époque la raison prime les sens, ce n'est guère chez les auteurs à perruque citadine que les mers et les forêts confondront leurs sauvages concerts; la nature, pour Boileau, comme pour Socrate, n'est qu'un lieu de repos qui rafraîchit des veilles, un « épi- sode », une aimable digression : malheureusement le poète français n'a pas les yeux du prosateur athénien. Aussi n'est-ce point chez les écrivains du siècle de Louis XIV, ni dans l'avare pauvreté de leurs paysages écrits qu'il faut chercher des équivalents aux paysages peints d'une époque qui a produit Poussin et Ruysdael, Claude et Hob- bema, Salvator et Cuyp, et Téniers, Le Guaspre, Huysmans de Malines, Yriarte, Canaletto. Les bergeries de Racan ou les Idylles de Segrais ne nous apprennent rien sur la vie rurale, sinon le dédain raffiné que la marquise de Rambouillet professait pour la vraie cam- pagne où « les amateurs de Belles-Lettres ne trouvent jamais leur compte ». Les géorgiques latines (i) des Rapin et des Vanière font songer à la rondeur molle de ces arbres conventionnels qui compo- sent le premier plan des mauvais paysages classiques : le sens de l'antique s'est guindé jusqu'à la froideur, et, La Fontaine à part, le tableau champêtre, ébauché par le xvi^ siècle, retombe à l'oubli ; il est vrai que, si l'on en croit La Bruyère, la réalité n'avait rien d'attrayant, et Claude fut prudent de lui préférer la splendeur de ses poèmes d'Italie : « L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides, et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible... »

Chaque époque se fait de l'univers une idée qu'elle personnifie dans le caractère saillant de ses traductions pittoresques : c'est l'or- donnance que manifeste la nature régentée par l'art du xvn« siècle. Oubliant la vérité trop cruelle, la cour du Grand Roy prolonge l'étiquette du palais de Versailles dans les jardins de Le Nôtre. De

(i) Hortoruin libri IV, i665, et Prœdium rusticum, 17 lo.

igô L'ARTISTE

même que l'antique Villa Hadriana, ces parcs royaux, peuplés de statues et de fontaines monumentales, sont des décors naturels l'essor de la sève est astreint au compas ; l'arbre, qui n'en peut mais, est émondé au nom du style ; Le Nôtre, d'abord peintre, avait étu- dié Poussin. Et cependant des ifs coniques, des rectangles ver- doyants, des quinconces parallèles, une poésie se dégage, imprévue; poésie rétrospective, ajoutée à la solennité grandiose, qui s'exhale de la solitude et de la mort : les broussailles sont la revanche des choses sur l'esprit. Despréaux y verrait peut-être « un beau désordre » ; et, avant Musset ou Verlaine, Victor Hugo a gravement raconté les vestiges d'un style (Chateaubriand ajouterait : Suni lacrymœ rerum) :

Un groupe aux beaux contours s'écrie : En nous touchant, Poussin nous a donné la noblesse et la force ; Le pinceau de Ruysdael a poli notre écorce, Claude nous a baignés dans le soleil couchant.

Ailleurs il conclut :

O soleils descendus derrière l'horizon !

Même évocation touchante qu'en face de ces vieux paysages noirs la ferveur d'un vieux classique croyait ranimer Virgile ! Mais un fait remarquable, c'est la grande supériorité des paysages peints, même analogues. Dans la première moitié du xvii^ siècle, venu à temps entre deux mauvais goûts, entre l'enflure et la froideur, le Français Nicolas Poussin acclimate à Rome, loin de la cour, le génie mixte de la France qui surpasse dès lors les Italiens dégénérés dans la robuste familiarité du Beau. Aucun auteur contemporain n'a écrit un paysage de style comparable au merveilleux Diogcne ; Fénelon lui-même garnira de « rocailles » la grotte de Calypso : le clinquant ajouté à la nature.

Poussin qui dessinait d'après nature, sous le cintre délabré des thermes sombres, de mâles croquis rehaussés de bistre, voyait dans l'univers un auxiliaire docile pour créer : et le Diogène est la plus ample « composition » du virgilien géomètre. Sous ses ombres fuli- gineuses, injure du temps, cet admirable reflet de la Grèce devinée atteste, doucement et sévèrement, un sens profond de la nature, de la beauté dans la nature, de l'art vivant qu'elle recèle : le vieux vail-

LE PAYSAGE DANS L'ART 197

lant maître s'est fait une âme presque antique dans l'ivresse calme de son rêve plastique et la joie spontanée de la création. Ce songe est étonnant de réalité, et peu d'artistes plus modernes ont mieux perçu le galbe des nobles feuillées arrondies aux flancs lumineux des colli- nes : l'onde bleuâtre est un miroir pacifique ; le bonheur s'est réfu- gié dans ce sanctuaire de sages : voici la vérité dans la beauté ; et si l'art est invention, c'est l'art suprême.

Transplanté dans le Nord, le paysage historique des Glauber et des Van Huysum a langui ; mais encore, le paysage du xvii« siècle est en avance, et supérieur au livre. Issu de ce courant véridique qui remonte aux Van Eyck, et toujours sincère par le détail, même dans VAge d'or de Goltzius (i), même dans les Quatre Eléments (2) du mythologique Brueghel de Velours, le paysage septentrional s'inspire de la nature qu'ignore Versailles. Dans Haarlem, comme dans Rome, une poésie du monde extérieur s'épanouit; mais une poésie qui se contente de refléter la réalité locale et présente : le Buisson de Jakob Van Ruysdael doit au climat du Nord ce roman- tisme amer qui devance les siècles, profilant les convulsions des feuilles brunes sous la rafale qui tombe des nuées blêmes. Mais en fixant « un moment de sa vie », ce paysagiste « automnal » (3) prête la perfection de son âme douloureuse à une nature vulgaire et à un an qui commence.

§ 2.

Le Paris de la Régence a un tout autre idéal rustique : le grand style l'excède, et la tristesse poétique lui paraîtrait muette. Pour lui, la nature doit être un bosquet pimpant, une charmille discrète oij s'égayent les couples ; c'est un « jardin » frémit l'escarpolette, oii le perron de marbre brille entre les branches flexibles. Manon res- pire, oublieuse, dans un décor de Pater.

Les matins et les soirs versaient alors la poésie éternelle, mais sans réveiller l'écho dans une âme ; le plein air, qui défrisait la perruque, aurait gâté la poudre. On pourrait dire que cette époque des fêtes

(i) Musée d'Arras \Album des Musées, 2).

(2) L'Air et la Terre (le Paradis terrestre), au Louvre.

(3) A. Houssaye.

198 L'ARTISTE

galantes a méconnu le paj'sage (car on ne peut appeler de ce nom les fantaisies azurées de Lancret, les pigeonniers rococo de Boucher, les trumeaux décolorés d'Hubert Robert, tout supérieurs qu'ils soient aux petits vers libertins du temps) si Watteau n'avait pas écrit ce subtil et spirituel discours de réception à l'Académie : VEmbar- qiiement pour Cjthère (28 août 1717). La sveltesse cavalière des pèlerins amoureux s'enlève sur les mystérieuses vapeurs blondes et bleues, d'oià surgit une nef d'or, jonchée de fleurettes et fleurie de rose :

La chose fut exquise et fort bien ordonne'e.

Qui veut épier l'âme d'un siècle, n'a qu'à s'accouder devant la toile : et l'œuvre, que nous avons vue marquer un « moment » dans la technique d'un art, exprime concurremment l'heure fugace la grâce de VIndifférent chiffonnait avec coquetterie la nature, comme le poète Marivaux travestissait l'âme. Le Rubens frêle des fêtes galantes ne nous a rien avoué de ses tristesses : mais le temps approchait la mélancolie de Ruysdael allait refleurir dans un cœur blessé, invoquant la nature consolatrice. Au xvni'^ siècle, le sentiment intime que n'évoquent ni le jardin anglais de Pope, ni le Bain de Diane de Boucher, ni la comédie rustique de Trianon, ni la facilité de Vernet, ni les déclamations des poètes descriptifs et des philosophes mondains, ce souffle pur de grand air glisse sur quelques pages du citoyen de Genève : au siècle solennel de Le Nôtre, la fierté recueillie de Ruysdael et la lueur troublante de Rem- brandt tranchaient sur la bonhomie hollandaise ; au siècle pseudo- champêtre de Florian, la rêveuse gravité de Jean-Jacques étonne la légèreté française ; quelque chose de nouveau a surgi : l'âme mo- derne. Aux Charmettes, à Venise, sur les beaux rochers « roman- tiques » de Meillerie, plus profondément encore que sur les brumeuses rives de l'Amstel ou dans les bois noirs de Bentheim, l'humaine souffrance a puisé dans l'amertume pittoresque de la nature cette « volupté des larmes » et cette morbidesse des souvenirs que pressen- tit l'ingénieuse sensibilité de Virgile.

C'est la mélancolie qui a transfiguré le paysage en découvrant la nature, en percevant dans sa trivialité silencieuse un écho d'amer- tume sublime. En même temps, la musique grandit : « Un hymne

LE PAYSAGE DANS L'ART 199

sort du monde ». Douce magie d'une àme-sœur. De cet art intime, à la fois élégiaque et coloriste, que n'avaient réalisé ni le paysage ornemental et décoratif des anciens, ni le naturalisme idéal de la Renaissance, ni le décor inspiré de Poussin, ni la fantaisie frivole de Watteau. « En partant », dit Jean-Jacques voyageur (1732), « je ne songeais qu'à bien marcher. Je sentais qu'un nouveau paradis m'at- tendait à la porte. Je ne songeais qu'à l'aller chercher... Je dispose en maître de la nature entière ; mon cœur, errant d'objet en objet, s'unit, s'identifie à ceux qui le flattent, s'entoure d'images char- mantes, s'enivre de sentiments délicieux... Dans ce voyage de Vevey, je me livrais, en suivant ce beau rivage, à la plus douce mélancolie : mon cœur s'élançait avec ardeur à mille félicités innocentes ; je m'attendrissais, je soupirais et pleurais comme un enfant. Combien de fois, m'arrêtant pour pleurer à mon aise, assis sur une grosse pierre, je me suis amusé à voir tomber mes larmes dans l'eau !.. »

Cette note inédite, dans sa largeur très sentimentale, un peu démo- dée pour nous, aucune bergerie Louis XV ne la suggère. Avant Beethoven, l'ami de M""^ de Warens fut instinctivement paysagiste et musicien, parce qu'il était poète.

§3.

Au moment la nature va conquérir le cœur de l'homme jusque-là prépondérant dans un décor de convention, le pa3'sage littéraire devient supérieur au paysage peint correspondant : si l'on excepte la palette anglaise contemporaine de Burns le fermier-poète, la période de transition qui va s'ouvrir (règne de Louis XVI, Révo- lution, Premier Empire, et début de la Restauration) produit une sorte de paysage composite, pâle reflet des instincts multiples et paral- lèles qui s'éveillent, en retard sur le sentiment moderne des disciples de Jean-Jacques et retardé par la réaction classique du Convention- nel David parent de Boucher. L'art demeure captif de la formule.

Ce paysage quelconque se résume dans un nom : Delille. Abbé, latiniste et traducteur, il n'a que trop suivi

Ces froids décorateurs Qui ne veulent jamais que des objets flatteurs. Jamais rien de hardi dans ses froids paysages,

soit qu'il conseille d'offrir dans les Jardins la tristesse des urnes et

200 L'ARTISTE

des tombeaux, soit qu'il exhorte l'artiste à imiter le Poussin, soit qu'il prêche la morale sensible des bergeries à la mode avec une candeur qui l'excuse :

Qui fait aimer les champs fait aimer la vertu.

Ce poncif à la fois traditionnel et novateur se retrouve dans le paysage fantaisiste de Châtelet bleuissant Vile des peupliers d'Erme- nonville (i), dans le paysage rustique de De Marne, portraitiste de l'ancienne France d'après la recette flamande, égarant une vieille roue dans l'eau verte d'un vieil abreuvoir (2) ; dans le paysage com- posé de J. V. Bertin, contemporain d'André Chénier, de Chateau- briand, d'Old Crome et de Beethoven!... Van der Burch est infidèle à l'antique pour peindre la Vallée du Rhône, séjour favori d'Ober- mann ; Taunay ne rapporte pas du Brésil les couleurs à'Atala ; jus- qu'en Russie, on retrouve alors « les Bidault des mauvais jours » et M™^ de Staël préfère encore, à la Suisse de Manfred, à l'Amérique de René^ à tous les lointains pays, « le ruisseau de la rue du Bac. »

Et c'est surtout lorsqu'on se rappelle les hymnes fiers de Shelley, de John Keats, de Lord Byron, trouvant une société dans les sen- tiers vierges, quand on songe aux visions antiques et aux modernes pressentiments de Goethe, que l'on prend en pitié le paysage histo- rique des pseudo-virgiliens : dès 1801, Chateaubriand, admirateur d'Homère au Nouveau-Monde, écrivait : « Libres de ce troupeau de dieux ridicules qui les bornaient de toutes parts, les bois se sont remplis d'une divinité immense. Le don de prophétie et de sagesse, le mystère et la religion semblent résider éternellement dans leurs profondeurs sacrées. . . Il y a dans l'homme un instinct qui le met en rapport avec les scènes de la nature. » Revoici Dodone, incomprise des classiques d'académie et des paysagistes d'atelier. Et un Beethoven est possible.

Dès 1804, Obermann solitaire tirait de sa rêverie douloureuse cette exaltation pittoresque qui lit dans le grand livre ouvert du monde, courbée sur le torrent ou redressée vers l'étoile: « L'éloquence des choses n'est rien que l'éloquence de l'homme. Si les fleurs n'étaient

(i) Toile de la vente de La Be'raudière, avril 1889, hôtel Drouot. (2) Au Louvre, dans Une foire à la porte d'une auberge (1814).

LE PAYSAGE DANS L'ART

que belles sous nos 3'eux, elles séduiraient encore ; mais les couleurs aussi doivent avoir leur éloquence : tout peut être symbole, t Voilà bien un moderne. Devant la majesté de Fontainebleau ou delà Suisse, son de'senchantement se passionne pour « les monts superbes, l'écrou- lement des neiges amoncelées, la pai.x solitaire du vallon dans la forêt, les feuilles jaunies qu'emporte le ruisseau silencieux... » « Dans le calme d'une nuit encore ardente et éclairée par la lune qui finit, » son émotion vague s'élance plus désespérément vers l'énigme, 0 accablante et impénétrable » : il savoure Tineffabld mélancolie des dernières lueurs, il sympathise avec le vaste univers, « il n'aime que la nature. » Le doute a réhabilité la couleur ; poète, le mal du siècle a peint des paysages avant les paysagistes.

§4-

Mais l'Art ne perdra rien pour attendre : et la palette rustique chantera ses « s)'mphonies pastorales ».

Les premiers romantiques ont d'abord exprimé l'idée que va reflé- ter l'image ; le livre a devancé la toile ; mais la toile développera le livre ; et Ruysdaelest dépassé, sinon surpassé.

Et quel attachant panorama que de suivre, à travers cent ans de paysage moderne, depuis Trianon, les métamorphoses logiques du nouveau sentiment de la nature qu'atteste l'évolution du paysage peint ou écrit, désormais prépondérant : tour à tour classique, romantique, réaliste, préraphaélite, rural, impressionniste : Bruan- det, Rémond, Théodore Rousseau, Courbet, J. E. Millais, Bastien- Lepage, Claude Monet; le siècle du paysage.

D'abord, après 1 827, c'est l'influence littéraire qui prévaut, soufflant sa mélancolie sur le paysage et sur la musique ; c'est la sombre et chaleureuse incertitude d'Obermann, mariée à la libre floraison de la palette anglaise, qui revit dans la synthèse morose et sauvage de Paul Huet ; c'est à Fontainebleau, sur les pas d'Obermann, que son lyrisme attristé va surprendre n dans une langue que la foule ne sait point, le soleil d'octobre qui paraît dans les brouillards sur les bois jaunis », ou a le filet d'eau qui coule et tombe dans un pré fermé d'arbres, au coucher de la lune », ou « les premiers moments noctur-

L'ARTISTE

nés, l'heure du repos et de la tristesse sublime ». Le rêveur ajoutait : « Même ici, je n'aime que le soir (i). »

Ni Lantara, ni Bruandet n'avaient su démêler ces vivants détails. Mais ce que l'orgueil préoccupé d'Obermann n'avait pu qu'ébaucher ou entrevoir, en marchant « dans la fougère encore humide, dans les ronces, parmi les biches, sous les bouleaux du Mont-Chauvet », trente ans plus tard, le peintre, le poète, le musicien le traduiront dans sa plénitude indépendante: le progrès de l'art revêt ce bonheur vague d'une resplendissante parure ; à l'inquiétude des âmes, à la familiarité des sites, le romantisme impose l'éclatante audace de la forme. La nature n'est plus un clavecin vieillot oii la religiosité du songeur essaie timidement quelques accords élégiaques : elle est devenue un incommensurable orchestre, le roseau pensant mêle et sa conscience et sa voix, oia l'homme rapetissé prête l'oreille et toute son âme au frisson de la vie universelle. C'est la seconde Renais- sance, au mélancolique renouveau : et c'est la beauté sensible ajoutée au sentiment qui vivifie l'ombre des hautes frondaisons, chez Théo- dore Rousseau et Jules Dupré, qui enfle la sonorité panthéistique de V Invocation de Faust à la Nature, chez Hector Berlioz, qui insuffle au mystère la sculpturale ampleur du vers antique, chez Victor Hugo, prêtre du Dieu inconnu :

L'étang mystérieux, suaire aux blanches moires.

Frissonne ; au fond du bois, la clairière apparaît ;

Les arbres sont profonds et les branches sont noires ;

Avez-vous vu Vénus à travers la forêt ?

Avez-vous vu Vénus au sommet des collines ?

Vous qui passez dans l'ombre, êtes-vous des amants ?

Les sentiers bruns sont pleins de blanches mousselines;

L'herbe s'éveille et parle aux sépulcres dormants

La forme d'un toit noir dessine une chaumière ; On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ; L'étoile aux cieux, ainsi qu'une fleur de lumière, Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur. Aimez-vous ! C'est le mois les fraises sont mûres. L'ange du soir rêveur, qui flotte dans les vents, Mêle, en les emportant sur ses ailes obscures. Les prières des morts aux baisers des vivants.

(Contemplations, II, 26.)

(i) Obermann, />4755i;7i (Senancour, 1770-1846).

LE PAYSAGE DANS L'ART 2o3

Vue par l'oeil moderne, l'immuable nature s'anime ; les figures ont disparu du cadre ou ne sont plus qu'une tache harmonieuse; les mots se multiplient pour exprimer les couleurs dont s'enorgueillissent les palettes ; et pour faire sentir l'infini sous la suggestive draperie du réel, l'artiste n'a plus besoin de recourir ni à la Suisse emphatique, oîi le ranz des vaches est poésie, ni à l'idéale et lointaine réalité d'un voyage en Orient : le plus humble coin delà France appelle l'inspi- ration. A Paris, le soir, sur les quais, Joseph Delorme fut poète.

Théophile Gautier, magicien comme Decamps, visite la Nature che:{ elle après avoir suivi les Hirondelles a^nx métopes du Parthénon:

Des ailes ! des ailes ! des ailes! Comme dans le chant de Ruckert, Pour voler là-bas avec elles Au soleil d'or, au printemps vert !

Le pur artiste se montre. Et la Muse rustique, George Sand paraît choisir une féerie verdoyante de Diaz pour y noter les sympathies nouvelles de la pensée avec l'univers : « Léonce s'enfonça dans une gorge sauvage... Sa mauvaise humeur se dissipa bientôt à l'aspect des beautés de la nature. Il avait tourné plusieurs rochers, et il se trouvait au bord d'un lac microscopique ou plutôt d'une flaque d'eau cristalline enfouie et comme cachée dans un entonnoir de granit... Il regarda longtemps les insectes au corsage de turquoise et de rubis qui effleuraient les plantes fontinales ; puis il vit passer, dans le miroir du lac, une bande de ramiers qui traversait les airs et qui disparut comme une vision, avec la rapidité de la pensée. Léonce se dit que les joies de la vie passaient aussi rapides, aussi insaisissables, et que, comme cette réflexion de l'image voyageuse, elles n'étaient que des ombres. Puis il se trouva ridicule de faire ainsi des métaphores ger- maniques, et envia la tranquillité d'âme du curé, qui, dans ce beau lac, n'eût vu qu'un beau réservoir de truites... » [Teverino). Ce curé de campagne, n'est-ce pas l'esprit positif qui menace déjà cette belle flamme ?

Toute révolution d'art n'est qu'une affirmation fatale d'une force latente, d'un principe jusque-là secondaire ou effacé, qui passe au premier rang laissé libre par la déchéance des autres principes. Ce qui apparaît réaction ou contraste n'est qu'évolution régulière : 1848

204 L'ARTISTE

est issu de i83o-, des trois éléments du paj'sage romantique, la fer- vente mélancolie, le sens rustique, la couleur expression naturelle de ce double penchant, c'est le lyrisme, le premier né, qui devait fatalement s'altérer d'abord; mais Courbet, cet Arcadien qui s'ignore, doit quelque chose au fi'igus opacum de Paul Huet, de même que Flaubert continue le romantisme transformé qu'il croit combattre.

Si la passion se tempère, la sincérité s'affine : et l'analyse des détails n'abolit point l'émoi rustique. Daubigny n'a rien de plus frais que cette matinée normande :

« Les six hommes, trois de chaque côté, marchaient au petit pas et en haletant un peu. Les prêtres, les chantres et les deux enfants de chœur récitaient le Z)e profiindis ; et leurs voix s'en allaient sur la campagne, montant et s'abaissant avec des ondulations. Parfois ils disparaissaient aux détours du sentier ; mais la grande croix d'argent se dressait toujours entre les arbres.

« Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu; elles portaient à la main un gros cierge qui brûlait... Une brise fraîche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, des gout- telettes de rosée tremblaient au bord du chemin, sur les haies d'épi- nes. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l'horizon : le claque- ment d'une charrette roulant au loin dans les ornières, le cri d'un coq qui se répétait ou la galopade d'un poulain que l'on voyait s'enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses ; des lumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières couvertes d'iris...

« Le drap noir, semé de larmes blanches, se levait de temps à autre en découvrant la bière. Les porteurs fatigués se ralentissaient, et elle avançait par saccades continues, comme une chaloupe qui tangue à chaque flot.

« On arriva... » {Madame Bovary^ 1857).

Voilà qui est vu par un peintre ; le paysage n'est plus une ode, une idylle, une élégie : il est réel et beau comme un fragment d'épopée contemporaine et impersonnelle. Le mot embellit la chose ; et lim- pide, l'air brille, l'air qui fait encore défaut à VE^iten-ement d'Or- 7ians.

La Remise de Chevreuils évoque le Paradou de Zola dans sa nudité capiteuse et verte. Au cœur des « sous-bois » de Courbet

LE PAYSAGE DANS L'ART 2o5

comme dans les notations plastiques de ces artistes littéraires (i), ce n'est plus ni la glaciale description du xviii" siècle, ni l'aveu poi- gnant de i83o : c'est le décor objectif de Sophocle, l'art éblouissement des yeux, mais la réalité prenant le pas sur l'idéal, « l'observation » sur l'inspiration, le ton sur la ligne; c'est la véracité nouvelle, dans toute sa vigoureuse et rigoureuse certitude. La nature alors est moins un orchestre qu'une palette; l'instinct pittoresque triomphe : les sens modèrent le cœur; le peintre a vaincu le poète sans l'anéantir.

Et un contraste vient prouver la richesse novatrice du siècle : en face de Courbet viride, la nymphée d'opale de Corot, ce Théocrite vaporeux, qui se fait insensiblement moderne pour mieux affirmer son paganisme, au point qu'un critique le commente avec V Idylle grecque :

« Suivi de mes deux amis, j'allai chez Phrasidamos, qui nous fit reposer sur des lits de joncs et de pampres frais. Sur nos tètes, les peupliers et les ormeaux balançaient mollement leurs cimes, et près de là, une source sacrée s'échappait, avec un doux murmure, de la grotte des Nymphes. Libres sous des rameaux touffus, les cigales chantaient avec ardeur, et au loin, parmi les buissons verts, la chouette faisait entendre son cri noir... Et les abeilles d'or voltigeaient en bourdonnant autour des fontaines... L'automne embaumait... »

Jamais les palmes compassées du bon Valenciennes n'avaient sug- géré cette vie divine.

Et d'abord, au siècle de Victor Hugo, toutes les oeuvres ne sont- elles plus ou moins des poèmes, même le roman naturaliste, de la science, le paysage empourpre la forme? Tous les talents, même les plus attachés à la terre, ne sont-ils pas des poètes? poètes par la couleur, comme Courbet, poètes par l'ombre, comme Millet, poètes par le détail éloquent, comme le préraphaélite John Ruskin, poètes par la synthèse exaspérée, comme les impressionnistes amis de J. K. Huysmans ?

Servile ou créatrice, toute interprétation originale est poésie, même quand le je ou le moi des tourments élégiaques n'assombrit déjà plus le paysage pleure la cloche... Et peu à peu, chacun de ces poètes- successifs accentue librement, à son gré, l'affirmation de

(i) G. Flaubert et H. Taine au premier rang, vers 1857.

2o6 L'ARTISTE

l'humble vérité, fille de Ruysdael, contre les formules usées de l'école ; la vérité se dégageant du poème : telle sera la signature de notre art.

Mais ce qui est plus compliqué, c'est de répondre à cette question : parmi la diffusion de l'adresse technique et le nombre croissant des paysages, quel est le sentiment contemporain de la nature ? Est-il déjà possible de dégager une signification générale de rémicttemcnt des tentatives et des groupes ?

A une époque de liberté, après Lamartine et George Sand, après l'ombre romantique et l'églogue de Corot, après Dieu et l'àme, après le sentiment et la passion, devait logiquement apparaître le règne de la vision saine et bornée, qui fit acquérir à tous le sens exact du réel environnant : l'infîuence d'un novateur rendant avec usure à son époque ce que celle-ci lui a fourni, les paysages de Courbet et de Flaubert ont porté leur enseignement. Mais comme voir l'objet ne suffit pointa la pensée, à défaut d'exaltation lyrique c'est la sensation qui apporte à l'Art les fleurs maladives de son nervosisme étrange.

Amoureux des Primitifs, et préférant l'art humain à la nature divine, les Concourt ont devancé l'impressionisme ; dès i85i, leur maestria excelle Jongkind tâtonne encore ; le paysage littéraire est une fois de plus en avance sur le paysage peint. Uécriture artiste était inventée pour analyser subtilement la complexité de nos « impressions » rudimentaires et fugitives, des paysages déformés qui vont se peindre sur la rétine; pour noter librement cette manière indépendante, individuelle, enfantine, fragmentaire, comme japo- naise, consciemment naïve, dont nous percevons l'apparence colorée du monde extérieur.

C'est la sensation, avec ses taches mouvantes et ses gaucheries spontanées de point de vue, que cherchent à fixer, depuis trente ans, sur la blancheur redoutable de la page ou de la toile, réalistes ou décadents, peintres de la vie ou peintres du songe, poètes du laid ou poètes de la légende; c'est la sensation que veut raconter la « brutalité voulue » ou le « ramage obscur », que veut fixer l'ébauche compliquée d'analyse spectrale; à travers champs ou dans la vieille rue, c'est la sensation de l'observateur qui choisit les sites les moins héroïques et les localités les plus saillantes, qui les morcelle, qui les différencie, qui les individualise à son image; c'est la sensation de l'artiste qui

LE PAYSAGE DANS L'ART

disloque la syntaxe et divise la teinte, demandant le document ou l'extase à la seule réalité ; mais le nouveau paysage littéraire ne fut pas seulement en avance sur la traduction picturale : les notations écrites sur le vif, plus vibrantes, plus larges et plus sages, l'empor- tent généralement sur la banalité des « natures mortes » courantes ou sur la démence des toiles d'avant-garde.

C'est que le paysagiste écrivain fait deviner la lumière du jour, sans la peindre: s'il a du génie, il chante Midi, roi des étés ou les Tristesses de la Lune ; tandis que le peintre lutte corps à corps avec le soleil, qu'il cherche à le fixer directement sur la toile, au moyen d'une convention trop enfumée ou blafarde. Et, à ce moment précis, l'écri- vain, même néologiste, ne fut pas absorbé par l'évolution de la pein- ture claire qui a révolutionné les palettes, ni distrait par la préoccu- pation d'une technique nouvelle qui tend à l'analyse des « complé- mentaires ».

Le Claude de l'Œuvre (i) se perd dans la science, compromettant la théorie par sa pratique, aboutissant à la folie optique : « Un fiacre cahotait, au cocher somnolent... Les Tuileries, au fond, s'évanouis- saient en nuée d'or, les pavés saignaient, les passants n'étaient plus que des indications, des taches sombres mangées par la clarté trop vive. )) La sensation mène à la dépravation : et les meilleures palettes n'ont pas toujours évité le mal.

Mais les vrais artistes voient plus haut que les exigences du procédé ou les .servitudes du décor : aujourd'hui même, ils visent toujours à exprimer Vdme des choses, et, bien que le néant du pessimisme sup- plante la religiosité des romantiques et perçoive dans la nature un glorieux mensonge, s'il y a moins de croyants, il y a toujours des poètes. La philosophie naturelle a perdu le parfum de la musique céleste : mais les nerfs du vieux siècle inconstant vibrent encore. L'ar- bre ou la mare échangent leurs muettes confidences avec toute adora- ration sincère, espoir ou résignation. Depuis l'abîme verdoyant qu'Eugène Delacroix a fait palpiter sur les murs de Saint-Sulpice, jusqu'à l'abîme sonore que l'évocateur du légendaire Siegfried a découvert dans les Murmures de la Foret, le sentiment de la nature réveille en nous quelquechosede plus qu'une heureuse et gigantesque

(i) Emile Zola, 188G.

2oS L- ARTISTE

harmonie de nuances et de timbres ; et, d'autre part, inutile d'inter- roger le peintre ému sur sa mctaph\'sique précise, quand on rencontre la singularité du magistral Baudelaire, la délicatesse de Tlieuriet, la clairvoyance de F'romentin, l'atticisme de Paul Arène, l'émotion de Pierre Loti, la force de Guy de Maupassant qui pétrit l'impression comme un Courbet enfiévré, le souffle d'Armand Silvestre qui, de même que George Sandet que Français, a su revoir dans la vie des choses « le sublime paganisme grec, père de toute poésie et de tout art immortel ».

Sentir est un art, une poésie, une foi. Et ces amants de la nature, rattachant l'inspiration moderne au vieux romantisme, ont préparé le renouveau d'un paysage psychologique qui par les yeux pénètre jusqu'à l'àme, d'oLi s'exhale un sentiment humain, sinon divin, du concert persuasif des couleurs et des formes.

Dans les champs stérilisés du réalisme, c'est comme un regain de subjectivité poignante qui s'ajoute au sens aérien du vrai ; le mot rêvecsi à la mode, nouvelle incarnation très atténuée de Vidcal de i83o. La sensation quintessenciée devait reconduire l'artiste au sen- timent : sur le secret de la matière omnipotente refleurit douloureu- sement l'illusion. Maya inspire ses fidèles. L'intimité moderne a ses mystiques : une plainte monte de la douceur des jours gris.

De nos jours, en effet, quelques stylistes et quelques peintres ont retrouvé la clef de ces mystérieux échanges d'allégresse et d'amer- tume. Parmi les quartiers pauvres la laideur s'estompe dans l'air nocturne, la lumière sourit à la déchéance humaine, lorsqu'au ciel, un vol de nuages blancs « nage avec une lenteur de C3'gne (i) i, la réalité la plus désespérante communique ce frisson nouveau, et les impressions incisives et mates de J.-Fr. Raffaelli se condensent en ce croquis de Banville (2) :

C'était dans une rue affreuse, dont les murs, Éventrés et pourris comme des fruits trop mûrs, Sont envahis par l'eau dormante qui les mine, Et s'affaissent, mangés de lèpre et de vermine.

(i) Zola, l'Assommoir; 1877.

(2) Dans la Fournaise, œuvre posthume.

LE PAYSAGE DANS L'ART

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le soleil sinistre, épouvante', hagard, Éclaire tristement de son vague regard Des pavés, des tessons et des écailles d'huîtres, Et des torchons pendus aux fenêtres sans vitres.

La sensation attendrie s'appelle mystère dans la Marine de Whistler, fumeuse harmonie en vert et opale, l'onde et le ciel se confondent, au loin, très loin, au royaume du silence; dans les vesprées amor- ties de Cazin plus classique : luie Route en Flandre, le Pont de pierre ; dans Minuit, blême sommeil d'une Venise du Nord ; et « cette langueur faite de pitié et de songe (i) », aussi charmante que perfide, trouve sa glose la plus sûre dans les vers magiques de Georges Rodenbach, ce Pointelin flamand :

Oh ! les vieux quais dormants dans le soir solennel,

Sentant passer soudain sur leurs faces de pierre

Les baisers et l'adieu glacé de la rivière

Qui s'en va tout là-bas sous les ponts en tunnel...

Et l'on devine au loin le musicien sombre.

Pauvre, morne, qui joue au bord croulant des toits ;

La tristesse du soir a passé dans ses doigts.

Et dans sa flûte à trous il fait chanter de l'ombre.

Autre nuance de la même gamme : la froideur exquise et grisâtre des Ports de mer de Boudin, c'est Jean Lorrain qui la commente :

« donc ai-je vu la charmante et vieille estampe, dans laquelle était peuplé et figuré ainsi le beau Havre de Grâce ?

« Là-bas, sur le ciel délicatement rosé, les vergues très fines et les toits du quartier Saint-François montent en dents de scie, silhouet- tées en gris bleu dans l'air incandescent et si triste du soir.

« Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir. Oh ! cet air saturé de poivre et de goudron, oh ! l'atmosphère d'ambre et d'or de ce Havre crépusculaire ! »

Quelque songeuse remarque de Francis Poictevin le symboliste sur les « ruines » du Parc-Monceau rappelle une impression rapide et vive de Lebourg ou de Ten Cate. Et la sensation enivrée du voya- geur Claude Monet, la polychromie lumineuse de feu Van Gogh passent dans ces rhythmes d'Octave Mirbeau qui prête une sorte de sensualité humaine à l'indifférente nature :

(i) Paul Bourget, à propos d'un primitif italien {Sensations d'Italie).

1893 l'artiste NOUVELLE PERIODE : T. V I4

MO L'ARTISTE

« Il va s'accouder à la fenêtre ouverte.

« La nature est en joie ; la terre est heureuse. Dans les champs, sous le soleil, partout, la vie revenue de son exil éclate et sourit. Les arbres s'illuminent de fruits rouges; et les gerbes de blé, promet- teuses de pain, partout se pavanent, dansent, étalent sur le sol réchauffé leurs bouffantes jupes d'or, le grain de vie s'égrène, parmi la paille, et sonne gaîment, comme de l'espoir, dans les champs, sous le soleil... »

Même incantation de simple et vibrante lumière dans le Petit paysage de Pierre Quillard [la Gloire du Verbe, 1890) :

Une écume de fleurs, blanche et rose, s'étale Sur la mer onduleuse et mouvante des prés ruisselle le flot des trèfles empourprés. Tandis que montent vers la nue orientale Le meuglement des bœufs et la rumeur des blés.

En tous ces lambeaux d'émotion morose ou violente vit obscurément l'histoire intellectuelle de notre époque indécise. La façon d'entendre le paysage est un critérium et un aveu.

Et, dans la paisible France du Nord, le spiritualisme du maître Jules Breton a récemment jeté sur la réalité rurale l'éclair de ce nou- vel hymne :

<f L'ensemble sombre que formaient les gens et les choses, glissaient encore quelques lueurs d'or, se détachait avec une presti- gieuse puissance du ciel safrané et des flammes mourantes irradiant derrière la vigueur des chaumes.

« De grandes filles brunes passaient, gardant encore, dans leurs cheveux emmêlés, des ardeurs du jour attardées en auréoles et cer- nant d'un fil clair leurs silhouettes diffuses. Elles semblaient plus belles et plus graves dans le sombre mystère du crépuscule, avec leurs faucilles de froids éclats de ciel luisaient comme des lueurs de lune.

0 Un souffle pacifique soulevait par instants leurs hardes usées.

« Et je sentais mon coeur se fondre dans les voluptueux transports du rêve attendri.

a "Volupté ! volupté des yeux, volupté de l'âme ! Apaisement de l'être dans l'effusion de l'amour universel ! Je respirais tous les

LE PAYSAGE DANS L'ART au

effluves de vie qu'exhale la nature : effervescence des plantes hu- mectées d'aurore, frissons de l'aube courant sur les blés, ivresse des alouettes chantant Tazur ; incendie des pavots, regards ingénus des bleuets ; m3'stère amoureux des lointains perdus dans le ciel, trou- blantes senteurs, émanations capiteuses, épanouissement de la libre et pure lumière, splendeur des rayons filtrés à travers les arbres et criblant d'or la transparence fauve des eaux endormies ! Et ce fond de grand silence oiî éclatent des voix sonores, frémit le froufrou des murmures ! Volupté ! volupté des choses, volupté de l'être ! O charme divin ! O Dieu de bonté que pressent le cœur à travers tant d'ineffables bienfaits !... » [La Vie d'un artiste^ 1890).

Au crépuscule ému la laideur même est belle, Car le mystère est l'Art. .. (i)

Pas un Grec n'a senti ce visible poème. Mais l'on peut rencontrer quand même l'éveil d'un poignant au-delà et le charme du réel pro- longé dans le rêve, en s'arrêtant auprès des paysages de ces âmes muettes qui ont entendu la Nature murmurer au pensif Alfred de Vigny :

On me dit une mère et je suis une tombe.

Des profondeurs de l'univers, au cours des années sceptiques, peut- être la poésie est-elle remontée vers la multiplicité des surfaces ; mais, de i83oà 1889, elle s'est déplacée seulement : car elle est ce qui ne meurt pas.

{A suivre.) RAYMOND BOUYER.

(i) Jules Breton, les Champs et la Mer.

^

DIVINITÉS MODERNES

Si nous rencontrions dans larue une seule des figures de femmes de Raphaël, elle nous arrêterait tout à coup; nous tomberions dans l'admiration la plus profonde; nous nous attacherions à ses pas et nous la sui- vrions jusqu'à ce qu'elle se fût dùrobe'e. Diderot.

I

Au temps jadis, les dieux et les déesses,

Vers qui partout fumaient de blancs autels.

Pour accomplir de charmantes prouesses

Daignaient souvent visiter les mortels.

Chez Danaé, chez Léda, chez Alcniène,

S'humanisait Jupiter. Apollon,

Non moins sensible à la tendresse humaine,

Suivait Daphne' sur les fleurs du vallon.

Les yeux baissés sous les plis de son voile,

Mainte prêtresse avait des visions

Qui, de son cœur ardent comme une étoile.

Précipitaient les palpitations.

A l'heure exquise et pleine de magie

mollement luit l'astre du berger,

Vénus quittait son nuage léger

Pour apparaître au pâtre de Phrygie;

DIVINITÉS MODERNES 2i3

Et la coquette, en un transport joyeux, S'abandonnait sur un lit de feuillage Aux longs baisers, avec l'enfantillage D'une beauté' s'ennuyant fort aux cieux.

Un peu plus tard, quand Ginévra la blonde Ensorcelait de ses regards d'azur Les Chevaliers de cette Table-Ronde Que présidait le fabuleux Arthur. Les enchanteurs et les enchanteresses, Les nains larrons et les malins sorciers Avaient au loin des vergers pleins d'ivresses l'air, ému d'invincibles caresses, Faisait pâmer les mystiques rosiers. Au fond des bois, ainsi qu'une liane S'enroule autour d'un chêne à son déclin, Légèrement la jeune Viviane Dans ses bras nus serrait le vieux Merlin. Alcine, Armide et bien d'autres sirènes. De leur clef d'or, ouvraient aux paladins Les palais clairs, les grottes souterraines, Et le trésor des extases sereines Que parfumaient les lis de leurs jardins.

H.

Mais aujourd'hui les conteurs réalistes,

Les boutiquiers, les manieurs d'argent,

Les manieurs d'amour, les analystes,

Affirment tous d'un air désobligeant

Qu'on ne voit plus passer parmi les hommes

Ni diables noirs ni satyres cornus.

Ni chérubins, ni sylphides, ni gnomes,

Ni dieux masqués, ni déesses pieds nus.

Je ne prends pas sur moi de contredire

Ces fiers savants, ces profonds écrivains.

Et d'eux, tout haut, je n'ose pas trop rire,

Sauf quand je nage entre deux ou trois vins.

Dans leurs jolis jardinets à l'anglaise.

Les bons Sylvains ne seraient point à l'aise;

Donc ces messieurs peuvent, ne vous déplaise,

N'avoir jamais rencontré de Sylvains.

Ils ont raison, ces ergoteurs insignes,

214 L'ARTISTE

Pour qui d'ailleurs plaident leurs sacs d'écus. verraient-ils des dieux changés en cygnes ? Les tripoteurs qui font des vins sans vignes Peuvent-ils croire à Silène et Bacchus ?

III.

Vous qui raillez, est-ce qu'en ce bas monde, Me répondra quelque fin magister.

Vous auriez vu Saturne ou Jupiter,

Ou simplement Vénus sortant de l'onde?

Peut-être bien ! Vous, Vénus ? Justement 1

Vous rêviez donc ? Pas plus qu'en ce moment.

Oui, je t'ai vue, ô divine Aphrodite, O charmeresse adorée et maudite, O svelte enfant de récume des mers ! Oui... Mais pardon ! je crois que je déraille En plein lyrisme, emporté par mes vers; J'allais sauter la haie et la muraille Et retomber la cervelle à l'envers. Modérons-nous ! C'est vrai, je le répète, J'ai vu Vénus, reine de l'univers. Et la voyant, n'ai rien vu de travers ; Mais à quoi bon emboucher la trompette Pour annoncer un aussi simple cas, Lequel hier, sans le moindre fracas, Le moindre esclandre et la moindre tempête. En plein Paris, en plein jour, bonnement, Se produisit, vous allez voir comment.

IV.

J'allais tout droit devant moi dans la rue, Flananttout seul, loin du monde bavard, Quand tout à coup Vénus m'est apparue. La rue était peut-être un boulevard. Je ne sais plus. Ce que je me rappelle. C'est que Vénus était follement belle ; C'est à cela que je la reconnus. Je n'en pouvais douter, c'était Vénus. La veille encor, j'avais avec ivresse Vu le portrait de la blonde déesse

DIVINITES MODERNES 2i5

Dans un tableau signé d'un maître ancien,

Du Tintoret, je crois, ou de Titien.

Sans m'expliquer par quel charmant prodige,

Sous le velours du moderne manteau

s'esquissait sa beauté callipyge,

'Vénus par passait incognito :

« O jour heureux, trois fois heureux ! me dis-je;

Oui, voilà bien ce front petit et pur.

Ces deux grands yeux baignés de clair-obscur,

Ces traits exquis et cette allure agile.

Jadis chantés par le divin Virgile! »

Et je restai, surpris, ravi, béant.

Cloué sur place; et de tout mon néant

J'aspirai, sombre, à cette ardente aurore.

J'aurais voulu lui crier : « Je t'adore ! »

J'aurais voulu l'emporter dans mes bras.

Le comprit-elle ? Au bout de quelques pas.

Mystérieuse avec un beau sourire.

Vers moi, deux fois, Vénus se retourna.

Je m'élançai, pris d'un plus fort délire;

Mais un ami, juste alors, m'empoigna

Et me retint, malgré mes yeux pleins d'ire.

Pour un sonnet qu'il avait à me dire.

Quand je me fus débarrassé de lui.

J'eus beau courir, fendre la foule infâme,

Chercher, rôder, regarder chaque femme;

L'Olympienne au front pur avait fui.

Longtemps, j'en eus au cœur un vague ennui.

V.

Quoi ? rien de plus, rien que ces bagatelles ? Vont riposter les sceptiques en chœur ; N'auriez-vous pas vu d'autres immortelles ?

Si fait ! j'ai vu Diane au Iront vainqueur.

Diane ? ? quand ? Au bois, au crépuscule.

Vous divaguez. Monsieur. Non, par Hercule ! Une autre fois j'ai vu Flore et Cèrès;

Mais celles-ci j'ai pu les voir de près. Elles ont eu pour moi quelque indulgence.

Flore et Cérès ! on n'est pas plus Régence: Continuez. Une autre fois encor.

J'ai reconnu sous l'auréole d'or

2i6 L'ARTISTE

Sainte Marie et sainte Catherine.

En quel pays ? Là-bas, devant la mer. Elles étaient debout sur un steamer,

Qui s'envolait dans la brise marine.

Mais à quoi donc les reconnûtes-vous

A leur teint fait de soleil et de neige, A leur regard souverainement doux

Si bien rendus par le tendre Corrège.

C'est fort subtil. Fre'quentez-vous aussi Le Pérugin, Léonard de Vinci

Et Raphaël, dieu de la beauté blonde

Tout récemment, un vendredi, je crois, A l'Opéra j'aperçus la Joconde :

La gorge nue, elle avait une croix En diamants, et des boucles d'oreilles En diamants aussi, toutes pareilles; Elle écoutait vaguement le ténor Qui célébrait Lucie ou Léonor ; Enigmatique et transparente flamme, Son chaud sourire, amical, fin, joyeux, Vous pénétrait jusques au fond de Fàme, Même aux moments l'on fermait les yeux.

Ah ! Dans un bal, j'ai fait, la nuit dernière, Valser un peu la Belle-Jardinière;

Elle a vraiment la voix de sa beauté.

Mais c'est de la démence, en vérité !

Si vous voulez, je mérite des douches.

Oui, les beaux yeux, oui, l'incarnat des bouches,

Oui, les fronts mats, lesseins étincelants,

Les grands cheveux tordus ou ruisselants

Sous l'or fluide et l'azur d'Italie,

Ont dans mon cœur mis un grain de folie.

Oui, Léonard et Raphaël souvent

Me font errer, le regard triomphant,

Loin des laideurs et des villes de boue,

Dans l'idéal leur rêve se joue.

Oui, je le sais, tout est fabuleux,

Mais tout est beau d'une beauté suprême ;

C'est vraiment qu'on vit, c'est qu'on aime.

Laissez moi fuir vers les horizons bleus !

EMILE BLÉMONT.

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LE MOIS DRAMATIQUE

Théâtre-Français : Le Mariage de Victorine (reprise), Don Japhet d'Arménie. Odéon : Utie page d'amour, drame en 5 actes, tiré du roman de M. Zola, par M. Samson. Porte-Saint-Martin : Le Bossu (reprise). Cluny : La boite à Bibi (reprise). Théâtre d'application (Cercle dramatique des « Gaulois ») : Voyage d'cte', comédie en un acte, de MM. Autigeon et Philibert; Germaine, pièce en 3 actes, de M. L. Schmoll.

™=s, h! si la pièce de George Sand, dontlaComédie-Fran- çaise vient de donner une reprise, n était pas signée de ce grand nom sympathique, comme on aurait la franchise de dire tout ce que l'on pense et comme on avouerait le plus sincèrement du monde que l'œuvre est souverainement ennuyeuse ! La pièce s'appelle le Mariage de Victorine,, et on doit nécessairement y parler de Victorine et de son mariage; mais trois actes consacrés à savoir si la jeune fille épousera ou n'épousera pas cet assommant Fulgence qui grogne toujours, c'est beaucoup, c'est trop. 11 y a de quoi fatiguer le plus robuste des spectateurs. L'intrigue est des plus ordinaires et ne rachète pas la fadeur des sentiments et la monotonie précieuse du dia- logue.

Victorine, dont le père, le brave Antoine, est de la race, désormais per- due, des serviteurs dévoués et en même temps le caissier et le bras droit d'un riche financier, essaie de résister à l'amour qu'elle sent naître en son cœur pour le fils de la maison. Elle est d'ailleurs fortement encouragée dans cette lutte contre elle même par son papa qui, à aucun prix, ne vou- drait qu'une pareille énormité fût mise au jour. Victorine prise entre sa passion, largement partagée par le jeune homme, et le devoir si hautement et si loyalement prêché par son père, combat et souffre, pendant trois

2i8 L'ARTISTE

actes, hélas ! et finit, avec l'aide occulte de son futur beau-père, homme sage, intelligent, pondéré, généreux, un financier comme on n'en verra plus, par épouser celui qu'elle adore et qui l'adore, à la grande joie des intéressés et surtout à celle du public qui pousse un double soupir de satis- faction et de soulagement.

M°"= Baretta (Victorine), toujours exquise d'ingénuité et de charme, donne la note exacte de ce rôle difficile; elle dit juste, et avec quelle grâce ! Syl- vain compose on ne peut mieux la figure placide, respectable et autoritaire sans dureté, du patron. De Féraudy excelle dans ces rôles de vieux; il a été une fois de plus fidèle à ses habitudes. M""== Persoons et du Minil ont bien tenu l'emploi très mince qui leur est réservé, cette dernière particulière- ment, charmante sous la poudre, dans son déshabillé de pékin à raies roses et blanches. Leitner possède une belle voix cuivrée et c'est tout ce que l'on peut citer de meilleur à son actif dans le personnage horripilant du grincheux Fulgence : ah ! comme Victorine a du être heureuse de ne pas l'avoir épousé !

Presque en même temps que la pièce de George Sand on a monté Don Japliet d'Arménie de Scarron. Pourquoi diable avoir été taquiner l'ombre de ce brave homme en corrigeant et en remettant à la scène son Japhetl Pourquoi avoir exhumé, devant un public blasé comme le nôtre, cette grosse farce. Curiosité? 11 est, en effet, curieux d'écouter la langue que parlait le prédécesseur de Louis XIV alors qu'il protégeait la « dernière chaufferette » du grand roi; mais, quand on songe que Molière est venu dix ans à peine après l'auteur du Roman Cotnique, on mesure une fois de plus l'abîme qui sépare notre Poquelin du mari de Françoise d'Aubi- gné.

Mais, nous objecterez-vous,DonJflp/z(?f est une plaisanterie : on a rire, et quand on rit. . . Don Japhet est une farce de carnaval ; vous ne nous la présentez que comme telle, c'est entendu. Mais n'y avait-il pas à remettre à la scène d'autres œuvres anciennes plus intéressantes, plus originales, plus gaies ? Que nous font les aventures de ce déséquilibré dont les armes cou- ronnées sont brodées jusque sur les pans de sa chemise; les effarements de ses valets, les tours qu'on lui joue, et le guet-apent dont il est victime? Il paraît qu'au milieu de ce fatras extraordinaire, parmi ces noms extrava- gants et ces discours d'aliénés, il y a quelques jolis vers : c'est possible, mais cela ne suffit pas.

Le prologue, écrit par Truffier en vers fort joliment tournés, a seul fait plaisir, surtout récité par Berr qui détache le vers admirablement. Coque- lin cadet, empanaché et tumultueux, est désopilant dans Don Japhet. Truffier dessine à la sanguine la silhouette du valet fidèle, réverbérant les insanités de son maître. Les autres rôles sont bien joués en général.

Nous ne sommes pas de ceux qui, de parti pris, dédaignent l'adaptatioii

LE MOIS DRAMATIQUE 219

d'un roman à la scène. La tentative, si elle n'est pas toujours heureuse, est du moins souvent curieuse et parfois digne d'encouragement. Certes, le Pag-e d'amour, découpée par M. Samson (un nouvel e.xécuteur des hautes-œuvres de M. Zola) ne vaut pas celle du romancier, mais la pièce est habilement construite et par instants très émouvante.

Une jeune femme, Hélène Grandjean, restée veuve d'un mari adoré, avec une petite fille maladive, a trouvé dans l'amitié de deux braves cœurs, l'abbé Jouve et son frère M. Rambaut, dans leur dévouement de chaque jour, un apaisement à ses tristesses premières. Choyée par ces deux êtres qui veillent sur elle comme sur une sœur plus jeune, elle en arrive à se reprendre à l'existence, à la trouver presque douce, et elle en suit douce- ment la route dont ils écartent pour elle les moindres épines. Ils lui ont installé, sur les hauteurs de Passy, une jolie demeure d'où l'on découvre Paris tout entier. Dans le roman, cette vue donne lieu à des descriptions merveilleuses dont toute la magnificence se résout au théâtre en un char- mant décor.

Au milieu de cette tranquillité reconquise, Hélène serait relativement heureuse si elle ne voyait à chaque heure la fièvre dévorer son enfant, une fillette débile, à l'intelligence trop précoce, dont une maladie nerveuse a fatalement aiguisé les facultés. Cette enfant, insupportable selon nous avec ses yeux cernés, ses mouvements fébriles, son air de petite femme, aime sa mère d'une ardeur inconsciemment amoureuse. Elle ne permet à personne de l'approcher, et lorsque l'abbé demande à Hélène sa main pour le brave Rambaut, la fillette consultée par sa mère, qui tout d'abord consent à cette union, réfléchit quelques instants puis s'écrie tout à coup : « Est-ce qu'il t'embrassera? Mais oui, ma mignonne. Oh ! alors, je ne veux pas! Attendons, mon ami, dit alors la jeune femme à son fidèle prétendant. » Mais tandis qu'elle le fait attendre, ne l'aimant pas d'amour, elle se sent troublée en songeant au docteur Deberle, son voisin qui, une fois déjà, a sauvé la petite d'une violente crise et auquel elle a voué une éternelle reconnaissance.

L'abbé Jouve a deviné la sympathie de M"' Grandjean pour le docteur, il a surtout pressenti que cette sympathie deviendrait, peu à peu, involon- tairement, de l'amour. Aussi exhorte-t-il Hélène à accepter sans plus tarder les propositions de son frère : « 11 faut vous remarier, ma fille; la solitude est mauvaise pour une personne de votre âge. » Et il a bien raison, le brave homme. Un jour, dans le parc des Deberle, tandis que M"" Deberle est absente et que les enfants jouent dans les allées, Hélène, venue en visite, travaille seule, assise au milieu des fleurs, sous un grand parasol. Le doc- teur Deberle arrive, va à elle, lui confesse l'adoration respectueuse qu'il a pour elle, lui confie ses souffrances, ses angoisses... Elle l'écoute, pâle, tremblante, ne sachant que répondre, sentant son cœur battre à la fois d'une crainte folle et d'une joie immense. Après quelques mots, un baiser

220 L'ARTISTE

est échangé. Ce baiser a été vu par la petite Jeanne qui tombe raide sur le sol. Rechute très grave de l'enfant que le docteur sauve une seconde fois.

Quelque temps après, Hélène intervient dans les affaires intimes des Deberle. Elle sait que la femme du docteur, petite cervelle vide, cœur fri- vole et inconscient, se laisse faire une cour assidue par un gommeux imbé- cile qui lui a donné rendez-vous dans son appartement de garçon. Hélène sait aussi que le mari a reçu une lettre anonyme l'avertissant de tout cela.

Pour éviter un scandale, Hélène prend la résolution d'empêcher ce ren- dez-vous. Fiévreuse, elle se hâte... Saillie se précipite dans ses bras : «Tu sors, maman? Mais oui, chérie. Tu sors toujours maintenant. Je sors quand il me plaît. » Et agacée, elle repousse Jeanne. Arrivée à l'endroit indiqué, elle trouve les tourtereaux, les affole par ses révélations. Ils s'échappent, peureux, honteux, ridicules. Hélène reste seule une minute. Puis le docteur entre, blême, il la voit. « Quoi ! vous ? c'était vous ? Mais alors, cette lettre anonyme ?... Ah! je comprends maintenant : vous vou- liez me voir, vous aviez besoin de me parler, n'est-ce pas que vous l'accep- tez cette tendresse dont je vous entoure. ? » 11 se rapproche d'elle : « Oh ! comme je vous aime! Et vous, vous m'aimez aussi Sur ce, la toile tombe. En rentrant chez elle, Hélène trouve sa fille morte dans les bras de Rambaut. Elle pousse des cris affreux et la toile tombe derechef.

Nous avons dit que la pièce était curieuse. Ily a même un « clou » qui n'existe pas dans le roman : tandis que le docteur pénètre dans la cham- bre où la fillette agonise, alors qu'il va tout essayer pour la sauver, il dit à Hélène : « Ne venez pas, madame, je vous en supplie. » Hélène lui obéit et demeure dans l'obscurité du salon, sur le seuil de la chambre son en- fant se meurt. Que va-t-elle faire? maudire? blasphémer?... Elle s'age- nouille; et de ses lèvres tremblantes sort cette ardente prière que toutes les mères ont récitée : « Souvenez-vous, ô très pieuse Vierge Marie... » L'effet obtenu a été intense. A cet instant tous les yeux se sont mouillés.

Le reste est bien inférieur au livre de M. Zola. La pièce est d'ailleurs montée avec un art qui fait honneur au goût des directeurs de l'Odéon; il convient de signaler surtout le décor de la maison de Passy les quatre amis prennent leur repas, autour de la table de famille, doucement éclairée par le cercle intime de la lampe, pendant que, par la fenêtre ouverte, on aperçoit Paris dont l'immense panorama se déroule sous la nuit qui des- cend.

M. Brémond a donné au personnage du docteur Deberle un cachet de parfaite distinction et de profonde émotion. MM. Albert Lambert et Cor- naglia, celui-ci en abbé Jouve, celui-là en Rambaut sont excellents dans des rôles effacés. M. Albert Lambert est bien le brave homme un peu empêtré, dont le cœur exquis et délicat se désole sous la vulgarité de l'enveloppe.

LE MOIS DRAMATIQUE

Nous ne contestons pas certains bons côtés de la manière de Mme Brin- deau, quoique, en général, peu compréhensible, et prétentieuse; mais quelle sécheresse de diction, quelle insensibilité, pas l'ombre de sincérité, pas plus au premier acte lorsqu'elle remercie ses amis de leur sollicitude, qu'au dernier lorsqu'elle prie pour son enfant : elle se contente de la dire cette prière, et delà dire fort mal. Au lieu du souffle puissant qui pourrait animer cette scène très belle, c'est à peine une petite brise qui passe, et même une bise. « Nous n'aimons pas les enfants au théâtre », a-t-on répété de toutes parts. Mais alors n'en mettez pas dans vos pièces, ou si vous en mettez, tenez-vous pour satisfaits de trouver une interprète telle que la petite Gaudy. Nous ignorons si la jeunesse tiendra les promesses de l'enfance, mais pour l'heure présente c'est merveilleux, c'est même inquiétant. M^'^ Pège et Piernold sont charmantes. M"" Raucourt très amusante en mère Fétu, M. Duard a esquissé d'une originale façon la silhouette du jeune gommeux.

N'oublions pas M"" Basset qui joue Rosalie la bonne, avec un naturel parfait et une vérité saisissante.

La direction de la Porte-Saint-Martin a eu la bonne idée de reprendre un à un les grands drames de l'ancien répertoire, qui sont restés les chefs- d'œuvre du genre. C'est ainsi qu'elle a donné une brillante reprise du Bossu.

Il serait superflu de vous raconter la pièce la plus populaire de Paul Féval, dont le nom seul évoque en notre esprit une littérature spéciale, d'une poésie extravagante, d'une imagination ardente, avec ses héros, ses spadassins, sescapitans, qui se démènent avec de grands gestes, de grands mots, de grands sentiments, lançant des tirades sans nombre; superbe création d'une vie factice.

Le Bossu est fort bien joué, M. Gravier est un superbe Lagardère, très vibrant, très ému; tous les autres hommes, MM. Duquesne, Fontanes, Rosny, Péricaud, etc., méritent nos compliments. Parmi les femmes M"« Lecomte doit être citée en première ligne ; nous l'avons remarquée dans les Deux Orphelines elle obtint un succès considérable : c'est une artiste de grande valeur; toute jeune, elle s'est déjà fait un nom au théâtre.

A Cluny, on a repris, en attendant mieux, un joyeux vaudeville de MM. Chivot et Duru, La Boite à Bibi, vraiment fort drôle : on rit beau- coup, voilà ce qu'on peut en dire. La troupe enlève avec entrain des situa- tions d'un burlesque fou; mais, pour Dieu ! Monsieur le directeur, que votre salle est pleine d'odeurs insupportables! Un bon nettoyage là-de- dans, s'il vous plaît. Et si, par hasard, vous teniez à faire du luxe, alors

L'ARTISTE

arrangez un peu le foyer du public, que vous semblez avoir tenu à assimi- ler à une salle d'attente de ehemin de fer, avec les balances automa- tiques.

Avant de terminer, disons un mot de la très intéressante repre'sentation donne'e par le cercle « Les Gaulois i) au Théâtre d'Application. Nous ne pouvons malheureusement accorder ici une grande place à des tentatives de ce genre. Le nombre des Sociétés dramatiques augmente de jour en jour, [Cercle des Escholiers, Cercle éclectique, Cercle des Mathurins, etc. Çà n'en finit plus.

Cependant parmi ceux dont les développements sont le plus curieux à étudier, le plus digne de notre intérêt est incontestablement le cercle « Les Gaulois «, composé d'amateurs (auteurs et acteurs) qui donnent tous les mois à la Bodinière des spectacles inédits, souvent charmants, et très bien montés. Les Jeunes gens qui composent ce cercle sont intelligents et pleins de bonne volonté, et ce petit comité dirigé par un comédien amateur, de goût et de talent, M. Christian, nous semble mériter tous les encourage- ments.

La dernière soirée a été très brillante. En lever de rideau, une amusante saynète Voyage d'Eté de MM. L. Autigeon et Philibert, qui a été jouée dans la perfection par MM. Philibert, Théo, Fusan et M'"'^ Roy et Esmo- ni. Nous avouerons même que cette dernière, que nous n'avons pas l'hon- neur d'avoir jamais vue au théâtre, a été tout à fait remarquable dans un bout de rôle : amateur ou comédienne, M"° Esmoni est destinée à se faire vite remarquer par la presse. Citons encore le succès remporté par Germaine, une comédie en 3 actes, de M. Louis Schmoll, qui a été on ne peut mieux interprétée par MM. Levanz, Christian, Renard, et M"" Jane Dalbien,une jeune et jolie comédienne d'avenir, et Barbier.

Nous souhaitons au Cercle des « Gaulois » longue vie et heureuse chance.

ANDRÉ DE LORDE.

LE MOIS MUSICAL

LETTRE DE QUE EN MAB

Mon cher Directeur,

« Nul n'est venu ; pourtant quelqu'un est », dit Siegmund enlaçant Sieglinde: et, rassérènes, raillant leur peur, ils admirent par la vaste porte- soudainement ouverte la blonde nuit de printemps qui rit à la misère huniaine. Quelle merveille que ce finale du i" acte de la Walkûre qu'on nous promet pour avril ! Et déjà, par un beau matin de mars froidement clair, on s'identifie mieux au souvenir de Richard Wagner qui est en même temps le plus éthéré des poètes et le plus humain des dramaturges. Lohen- grin, si pur, peint admirablement le doute et l'adieu, ces deux amertumes souveraines de notre néant vécu : Eisa, c'est la curiosité veuve de l'idéal par sa faute ; Sieglinde, c'est la vie, la dure vie symbolisée : et l'un des plus éloquents silences de Wagner n'est-il pas, au seuil douloureux de ce l" acte, le long duo muet des yeux éblouis, ce thème du Regard, digne d'un Mozart épique, qui déroule irrésistiblement l'amoureuse brise des renouveaux intérieurs ? (Ah ! Rose Caron que je devine dès aujourd'hui dans cette scène, et le muet collier de ses beaux bras nus!)

Ce pur fragment du divin poème, de la Légende embellie par la douleur, c'est par la docte initiative de Charles Lamoureux que nous l'avons connu, il y a sept ans. De même, en mars 1884 et i885, au Chàteau-d'Eau, un petit Bayreuth ces dimanches-là, le vivant orchestre évoqua le I''"' acte emicT de Tristan et Yseult, puis Vimmense Hj'-mne à la nuit du 11° acte, Tristan en habit noir, Yseult en blanche robe de bal (i), nul décor, et qu'importe ?... Et quels paysages intérieurs exhalés du torrent sonore !

(i) Tristan, M. Van-Dyck ; Yseult, M"" Montalba (1884-85).

324 L'ARTISTE

Pour les définir, il me faudrait, au pouce, l'ample et solide palette alourdie de gemmes pensives du regretté philosophe-artiste M. H. Taine, qui colo- rait et vivifiait de si robustes pages.

Tr/it^H, ma partition favorite! Aussi bien, ce mois-ci, Je me sens auréolée d'un demi -sourire, et nul rayonnement vernal ne m'illumine plus éloquem- ment qu'une pareille promesse d'une petite affiche anxieusement consultée :

Prélude du /"■ acte La Mort d'Yseult, 111'= acte.

YsEULT : M""" Materna.

de Tristan et Yseult, R. Wagner.

Le bon Horace, en son Art poétique^ parle d'une œuvre, mulier fonnosa supcrne, ravissant buste de femme, mais qui finit comme on sait. Et, toujours en latin, Félicien Rops ajouterait, en se rappelant un de ses plus capiteux ex-libris : non hicpiscis omnium... Eh bien, c'est absolu- ment tout le contraire de ce joyau musical: le Prélude de Tristan et Yseult rattaché par Wagner lui-même à la Mort d^ Yseult. Maladroitement soudé, pontifia Zoïle. En effet, cette soudure soi-disant si maladroite, gratuite- ment attribuée par l'ignorance à notre chef d'orchestre, est une intention de l'auteur. Les pèlerins de Bayreuth ouïes familiers de la partition savent tous qu'après un decrescendo de quelques mesures plaintives, le Prélude, à la scène, se lie directement à la chanson du jeune mousse (pendant sug- gestif au Prélude du IIP acte la vieille mélodie du vieu.x pâtre répond, solitaire, aux tierces sourdement espacées du désespoirj.Envue du concert, Wagner donna deux conclusions possibles à son Prélude : une première, orchestrale, dans la nuance de la demi-sonorité, composée sur le thème extatique de la transfiguration par la mort, thème qui apparaît à plein souffle vers la fin du long duo d'amour, au I Pacte, et aux dernières pages de l'œuvre; c'est sous cette première forme que le Prélude est entré au répertoire symphonique et qu'il fut méconnu de Berlioz lui-même aux trois concerts parisiens de janvier 1860. La seconde version, tout un poème, relie intégralement le Prélude à la scène finale de la Mort d'Yseult bâtie sur les mêmes leitmotive que la conclusion précédente. C'est comme un raccourci de tout l'ouvrage. L'effet total est fort beau.

Qui ne connaît et n'admire, ou n'applaudit tout au moins, à présent, l'amer Prélude de Tristan et Yseult ? Qui se rappelle l'effarement causé par cette « langue toute nouvelle » qui déconcertait Berlioz, agaçait Rcyer, intimidait Gaspérini prêt à l'enthousiasme, suggérait à Scudo la sentence: « Le Prélude est un entassement de sons discordants », et dictait à l'un de nos plus spirituels critiques, écœuré de la monotomie de la musique et de la sensualité du poème, cette comparaison : « On dirait des amours de deux chats miaulant sur les gouttières... « Les Fées sont plus indulgentes que les femmes : je tairai son nom. Maintenant, les dissonances initiales des bois passent comme de vieilles connaissances ; mais il y a telles phrases cvoca-

LE MOIS MUSICAL 225

trices qui recèlent tout un fragment d'histoire et d'existence ; et, des pre- mières plaintes chromatiques vaguement poignantes comme la lointaine le'gende bretonne dans l'air pâle au bord des vagues, quand s'essore, vapo- reuse et lente, l'incantation déroulée des violoncelles affirmant la puissance du philtre^ ce qui chante en nous, ce n'est pas seulement l'ivresse hallu- cinée des amants, naguère ennemis, symbole du désir sublime, mais c'est encore la strophe la plus éperdue de la désespérance contemporaine, c'est aussi la hautaine aspiration de l'Allemagne de i865, incarnée dans Wagner, avec ses complexités, ses nuages et ses fougues. A travers toutes les pro- gressives métamorphoses de la nuance orchestrale, nocturne angoisse des bois et des basses, gammes fébriles des violons, lyrisme éphémère des cuivres, elle monte, la lente phrase, serpentine, enlaçante, tendre, timide, douloureuse, triomphale, inéluctable : ô l'envolée brève vers la cime inac- cessible!... Ti-istan et Yseult de Wagner, comme Roméo et Juliette de Berlioz, c'est l'amour vécu par le génie. Ici, chez Wagner en exil, contem- porain de Schopenhauer, l'amour est bien le frère de la mort (i); voilà bien le « douloureux bonheur » du poète : merveilleux prélude, fronton chan- teur au seuil de l'œuvre si humaine, saisissante image de la volupté, du moment et de la vie...

Le thème déroulé du philtre s'est englouti dans l'abîme de son paroxysme sonore : et délicatement penchée vers le cadavre du bonheur, une cantilène mourante s'élève : « Quelle auguste sérénité sur son visage !... Quel fier et suave sourire! Oh! comme il brille! Comme son front se couronne d'étoiles ! Le voyez-vous ?... Dans l'espace, il monte, il plane comme un esprit subtil et pur! Un torrent de clarté sourd de tout son être et fait pâlir l'or du soleil! Célestes harmonies dans la limpidité de l'air, qui nous emportez sur des ailes d'aube en un tourbillon sonore, sons et chants har- monieux, êtes-vous la voix des brises ou des flots d'exquise vapeur? Dans les grandes ondes parfumées, dans les grandes vagues d'une mer délicieuse, je m'élance, je me plonge, je me noie, dans le gouffre adorable de l'éther, dans ton âme infinie, immense immensité, je m'abîme sans conscience, ô volupté !... »

Sous le tremolando léger d'un frémissement d'ailes, elle s'épanouit la subtile fleur mélodieuse, et c'est bien ta voix, frêle Isolde, cette voix qui soupire la joie de mourir, aussi profonde et moins fugitive que la joie d'aimer, cette voix de la volupté sublime qui invoque la Mort comme elle invoquait la Nuit, sa sœur tragique et douce ; c'était le même sourire ! en me résorbant dans ton hymne, je perçois ton regard altéré d'au-delà, ta forme blanche d'extase, ta forme évoquant le beau cygne expirant des divins mensonges :

(i) Seal, le critique anglais, M. H. St. Chamberlain conteste ici l'influence de Scho- penhauer.

1S93 l'artiste NOUVELLE PÉRIODE : T. V. l5

226 L'ARTISTE

L'àme, de ce beau corps à demi fugitive, S'avançant pas à pas vers un monde enchante, Voit poindre le jour pur de l'immortalité, Et, dans la douce extase ce regard la noie. Sur la terre en mourant elle exhale sa joie !... (i)

Donc tu meurs joyeuse, immortelle Amante, mais est-ce mourir ? Les célestes plages tu t'élances tressaillent du remous des flots lumineux comme l'onde de tes cheveux épars ; suave, tout l'orchestre se gonfle insen- siblement comme ton allégresse, l'âme de Tristan te rappelle, adéquate à la Nature qui te jalouse et te désire, les harpes tintent, les violons bruis- sent, le quatuor déferle, un grand trait des basses désigne l'instant qui transfigure, les timbales tremblent fluides, les cuivres clairs submergent de leurs effluves un cor anglais douloureux, tout s'exalte et tout s'apaise, et l'aérien grupetto plane et se perd, souffle pur, dans l'anéantissement des longs accords...

Quel contraste, cette fin d'Yseult l'Amante, chantée par un Lamartine panthéiste, avec la fin de Brûnnhilde la Guerrière, dont la divination triom- phale respire la farouche ivresse d'un Leconte de Lislc enfiévré! Même impression d'autre chose, qu'en abandonnant le songe pour la légende, la nuit pour l'automne, Prud'hon pour Delacroix, un pastel lilial de Fantin- Latour pourl'écrin sanglant de Gustave Moreau. Ce double ^^'agner, tou- jours conséquent avec lui-même dans la multiple et victorieuse floraison de sa grande/orme unitaire, a mis en émoi l'orchestre, le drame : par lui, l'Art cherche aujourd'hui les conditions d'une vie nouvelle ; et l'aube des révolutions ne se lève jamais sans brouillards.

Les femmes du poète Richard Wagner ! Quelle captivante galerie de poétiques portraits! Auprès d'Eisa la vierge et de Sieglinde la femme, auprès de Senta et d'Elisabeth les pâles rédemptrices, de Kundry la damnée repentante et de Brûnnhilde, l'altièreprophetesse, quimiséricordieusement s'élève de la divinité jusqu'à l'humanité, voici la frêle magicienne Yseult, qui consent à mourir, avide de s'évader dans le néant consolateur, de restituer à l'âme universelle des choses toutes les séductions accaparées pour un jour (2), de confondre la vie avec la nature, de revivre éparse et sans pensée, invisible et présente dans la renaissance lumineuse de chaque printemps le rêveur retrouve l'immortel parfum de son être, de sa passion, de son délire, de sa chevelure voluptueusement eplorée comme son cantique suprême, de ses grands yeux brûlants voilés d'une défaillance céleste en la complicité des ténèbres, de sa voix qui aime comme on meurt, qui meurt comme on aime, ineffablement. Chère et lointaine Yseult! Voyageuse ici-bas, chacune des âmes délicates peut ajouter :

Et je t'aimais toujours dans la splendeur des choses... {3)

(1) Lamartine, La Mort de Socratc.

(2) Thème de Restitutions, poème de V. d'Auriac (1889).

(3) Ibid.

LE MOIS MUSICAL

Par un miracle de Fart, que l'âme explique, la voix de la géniale Materna ressuscite sans effort le romantisme des deux morts Joyeuses, éthérée comme un sourire dans le nirvana d'Yseult, tragique comme un présage sur le bûcher de Briinnhilde. Après l'amoureuse éloquence de l'extase, souveraine est son autorité, quand elle vient déclamer en allemand la Scène finale du Crépuscule des Dieux. Ce crépuscule n'a rien de commun que le titre avec celui qu'Elémir Bourges décrivit à Samois (i) parmi les jeunes naturalistes férus du document : c'est primitif, archaïque, large, monumental, énorme, tels, à la nuit tombante, les arbres noirs des vieilles forêts mérovingiennes chassaient nos pères; à travers un impérieux rythme, la hautaine Walkyrie, sereine comme l'Amazone grecque, inspirée comme Velléda, entre et commande : sur son ordre, un bûcher se dresse, Grane est amené, le cheval du héros mort. Et quelle douceur amère en cette longue effusion des vivants souvenirs auprès d'un cadavre ! Les timbres discrets jettent leur plainte, la gloire et l'amour pleurent dans la mémoire, et Richard Wagner a toujours excellé dans l'aveu de la conju- gale tendresse. Mais le tuba vient de lancer le thème arrogant du Walhalla, et quand l'épouse reprend l'Anneau longuement contemplé, le dramatique orchestre redit, avec quelle sombre insistance, le crime de Wotan, puis le symbole de l'anneau fatal, et le chant des trois filles du Rhin, les fluides blancheurs bleues qui scintillaient dans l'eau profonde, et la malédiction du nain grotesque Albérich qui s'était consolé des blonds cheveux moqueurs par l'Or! (ah! Rheiîigold !) Brunnhilde allume le bûcher: parmi les prédictions de cette sœur altière d'Yseult, les corbeaux messaaers de Wotan montent vers les dieux menacés, le feu pétille et rampe, la rou- geur gronde, Lôgue exulte, et, dans le tourbillon strident du thème des Guerrières, la Walkyrie mortelle se précipite vers la flamme avec Grane en saluant Siegfried !

JesuisàBayreuth, le 17 août 1876... Après vingt-quatre heures d'un rôle assidu, c'est l'orchestre seul qui achève la quadruple épopée wagné- rienne, le feu siffle, le bûcher croule, le Rhin déborde, lesondines joyeuses reprennent l'anneau fatidique, et la robustesse des cuivres chante les san- glantes rafales, et la gloire de Siegfried, et le Walhalla lointain qui tombe. Dans une éclaircie, les violons murmurent l'Amour immortel, et tout s'enfle pour un prodigieux et final accord ! L'aurore, auprès du crépuscule : à moi, Victor Hugo !

L'aube et ses pleurs, le soir et ses grands incendies Flottent dans un réseau de vagues mélodies. . . .

Et, à la fin du concert, les audacieuses Danses hongroises de J. Brahms me font redescendre sur la terre, à 'Vienne, en pleine modernité pittores- que.

(i) Le Crépuscule des Dieux, roman contemporain (Paris, 18S4).

228 L'ARTISTE

En 1993, que pensera-t-on de la III' manière de Richard Wagner? Connaîtra-t-on, au moins par le titre, V Anneau de Niebelung ou Tristan et Yseult, la fresque colossale clame la Légende, et l'ardente méta- physique amoureuse de cette tragédie classique que l'auteur, de son propre aveu (i), e'crivitdans la spontanéité d'une franchise farouche ?

Vous savez, sans doute, mon cher Directeur) que Gluck, Mozart et Beethoven sont dorénavant démodés, finis, mûrs pour l'archéologie, que la Symphonie pastorale^ par exemple, n'est qu'une œuvre « d'une portée contestable » [sic]. Je plains de tout mon cœur le barbare qui juge ainsi, mais qui sait si un stupide avenir ne parlera pas de même?... Ici- bas, tout arrive ; l'absolu n'est qu'un rêve bien fait. Pour un génie, être contesté, méconnu, n'est que peu de chose auprès de cette amertuné, assis- ter soi-même aux funérailles de sa formule et de sa foi. Voyez-vous main- tenant Berlioz nonagénaire, parmi les railleries de ceux qui viennent ?. .. Quant à en appeler à la postérité, c'est croire ingénuement que demain vaudra mieux qu'aujourd'hui.

Heureusement qu'il y a toujours une petite église de fidèles pour applau- dir parallèlement l'Ouverture de Coriolan et VOuverture de Manfrcd^ ces drames intérieurs au dénoument taciturne ; pour sentir ce qu'il y eut de force originale dans la création de la Symphonie en la ou du Prélude de Lohengrin ; pour comprendre l'éloquence des chiffres et se rappeler que la ']\x\ém\t Ouverture du Freischtitin3i(]u\i le i3 mai 1S20! Une date est une revanche contre l'injustice. O coloristes, vous rappelez-vous, en mé- prisant l'orientalisme loyal du Désert, que son apparition au Conserva- toire remonte au 8 décembre 1844? L'avenir de la Musique embarrasse mes songes : et, si l'agressive incompétence française du passé s'explique, je rêve avec une respectueuse épouvante au crescendo futur auprès duquel l'envergure orchestrale (et si mélodique ! ) de Tristan et Yseult (2) ou de la gigantesque Marche funèbre, héroïque, nocturne, de la Gôtter- ddmmerung{3) pourra paraître aussi chétive que la Dame Blanche....

Le carnaval s'en va : ies roses vont éclore.

Pour copie terrestre et conforme :

RAYMOND BOUYER.

(i) Quatre poèmes d'opéra, précédés d'une Lettre sur la Musique à M. Frédéric Villot (Paris, janvier 1861).

(2) Composé en iSSg, représenté à Munich le 10 juin iS65.

(3) Bayreuth, 17 août 1876 ; sifllée chez Pasdeloup, le 29 octobre 1S76.

CHRONIQUE

N Tune de ses dernières livraisons, V Artiste enregistrait le décès du peintre décorateur, P.-V. Galland ; mais c'était trop peu de ces quelques lignes sommaires pour rendre hommage au mérite de l'artiste défunt, aussi croyons- nous bien faire en publiant ici le discours qui a été pro- noncé à ses obsèques par M. Henry Jouin au nom de l'Ecole des Beaux- Arts, à laquelle Galland appartenait comme professeur de composition décorative. M. Jouin y a caractérisé en excellents termes le talent du maître et apprécié fort justement l'importance de son œuvre.

L'homme éminent qui vient de nous être soudainement enlevé, le peintre fertile et distingue^ dont nous conduisons le deuil appartenait à l'Ecole des Beaux-Arts. Délégué de M. Paul Dubois, membre de l'Institut, directeur de l'Ecole, empêché de porter la parole aux obsèques de Pierre-Victor Galland, j'ai la mission douloureuse d'élever la voix sur le bord de cette tombe. Galland avait été nommé professeur de la « classe supé- rieure d'art décoratif » à l'Ecole, le mai iSyS, sur la proposition de M. Eugène Guil- laume. L'ancienne a classe supérieure » est devenue le « cours de composition décora- tive 1), et Galland avait pris place dans le groupe restreint des professeurs chargés de «l'enseignement simultané des trois arts». Ce rattachement voulu de l'étude de la composi- tion décorative à l'initiation des trois arts démontre la logique des programmes suivis dans notre Maison, mais il démontre bien plus éloquemment encore la valeur du maî- tre, l'estime universelle dont il jouissait. Si Victor Galland n'avait pas été l'artiste impeccable que nous applaudissions depuis plus de trente années, si la sijreté de sa main n'avait révélé le disciple savant et convaincu des grands décorateurs de la Renais- sance, si l'originalité de sa pensée, la netteté de sa vision ne lui avaient permis d'être un artiste essentiellement français et notre contemporain dans ses conceptions presque innombrables et toujours élevées, le droit de maîtrise, dont il était investi en quelque sorte à son insu, ne lui aurait pas été spontanément conféré par ses pairs. Epris de Raphaël, de Jules Romain, de Jean d'Udine, il savait donner à ses personnages quel- que chose de la grâce attendrie qui distingue les œuvres de Prud'hon. Et tel d'entre vous, Messieurs, chargé par l'Etat de décorer un vaste plafond dans l'un de nos palais, oublia volontiers son âge ou ses titres acquis et s'en fut frapper à la porte de Galland pour recevoir de lui une dernière leçon que jamais il ne refusa. Qui mieux que lui posséda l'art difficile de couvrir de larges surfaces à l'aide d'allégories souriantes ? II çut le don d'animer les parois des temples et des demeures somptueuses. En face de ses

23o L'ARTISTE

ensembles harmonieux il devenait visible que Galland avait, au plus haut point, le respect du décor, terme vague peut-être pour des esprits mal prépares, mais détinition superbe d'un art magnifique, car elle dérive d'un mot qui chez les Latins était syno- nyme de convenance et d'honneur (i).

Vous me pardonnerez. Messieurs, de n'avoir pu me défendre d'une parole d'éloge sur le maître et son œuvre alors que j'ai le devoir de parler seulement du professeur à l'Ecole des Beaux-Arts. Certes, sa mémoire vivra dans cette Maison. Il y était entré à 18 ans, le i" octobre 1840, comme élève de Drolling. Tel l'avait connu la génération qui nous a précédés, laborieux, doux, affable et dévoué, tel nous l'avons retrouvé à l'épo- que de sa maturité. 11 y a moins d'une semaine, ce vaillant maître s'excusait auprès du Directeur de l'Ecole de céder à la fatigue du surmenage, conséquence des travaux mul- tiples qui l'occupaient. Le jour même de sa mort, il reprenait la plume, et sa lettre, la dernière sans doute qu'il ait écrite, renferme l'expression de sa gratitude affec- tueuse au sujet de dispositions prises pour lui faciliter son enseignement dans l'Hôtel de Chimay. « Je suis très heureux, écrivait-il, de ce que vous avez fait pour moi. Tout est pour le mieux ». Cette lettre terminée, Galland s'est endormi du dernier sommeil. Il convenait peut-être que l'homme de bien, toujours modeste et courtois dont nous pleurons la perte, ne quittât pas cette terre sans nous avoir donné l'assurance de sa quié- tude, de la sérénité de son esprit. Mais ses dernières paroles ne laissent aucun doute sue sa pensée. « Tout est pour le mieux ! » Que d'espérance, de travail, que de promesses d'activité dans ce mot souriant et satisfait! Dieu n'a pas permis que l'existence du maître courageux se rouvrit pour une étape nouvelle. Sa vie était remplie. Quels regrets. Messieurs, ne laisse pas un tel mort au cœur de ses enfants et de ses proches ! Associons- nous au deuil d'une famille cruellement frappée et que les jours de haut labeur de Pierre-Victor Galland soient pour tous un exemple.

A l'Académie des Beaux-Arts, M. Frémiet a donné communication de la notice qu'il a écrite sur la vie et les œuvres de M. Bonnassieux, son prédécesseur.

M. Lebreton, membre correspondant, a fait une lecture sur la Sculpture en cire ; M. Germain Bapst a été autorisé à communiquer à la Compagnie un travail dont il est l'auteur sur les Tombeaux des Conde à Chantilly.

Le musée du Louvre vient d'acquérir un portrait de femme attribué au peintre italien Vittore Pisano, qui n'était pas encore représente dans les galeries du musée. On s'accorde à reconnaître dans cette peinture l'image de la duchesse de Ferrare, femme de Lionel d'Esté. La jeune femme est représentée de profil, ses cheveux blonds relevés au sommet de la tête, suivant la mode du quinzième siècle ; le costume est rouge et blanc. Sur le fond du paysage se détachent des touffes de fleurs au-dessus desquelles voltigent des papillons.

Un buste en bronze de Pigalle, représentant le comte de Guérin, a été acquis par le département de la sculpture moderne.

M. François Sabatier a légué au Louvre une série de 369 dessins exé- cutés par Papety au cours de son voyage en Grèce et qui sont pour la

(i) Decere, decus.

CHRONIQUE 23i

plupart soit des reproductions de monuments antiques, soit des souvenirs du mont Athos.

Le peintre Harpignies vient d'offrir également au musée un vase antique en bronze émaillé. trouvé à Famars, près de Valenciennes. M. Corroyer, architecte, a fait don d'une bague en or du douzième siècle, d'un très beau travail, trouvée à Notre-Dame. On croit que c'était la bague de Maurice de Sully, évèque de Paris.

M. Charles Meissonier a fait don à l'État de huit études peintes par son père, paysages, chevaux, cavaliers, etc.

La Société nationale des Beaux-Arts (Salon du Champ de Mars) a procédé au tirage au sort des membres qui doivent former les diverses commissions d'examen pour la prochaine exposition. En voici la com- position :

Section de peinture : M''° Breslau, MM. Béraud, Boudin, Blanche, Courant, Courtens, Claude, Edelfelt, Dinet, Fourié, Jarraud, Libermann, Roll,Sain, Sisley, Stetten, Salmson, Vierge, Werts.Zakarian. Supplémen- taires : MM. Boldini, Roger Jourdain, Iwill, Lambert, Latouche, M"" Le- maire, Jacob Maris, Louis Picard, Raffaelli, Rosset-Granger.

Sculpture : MM. Bartholomé, Carriès, Injalbert, Lanson, de Saint- Marceaux, Meunier, de Vigne. Supplémentaires : Desbois, C. Lefeb- vre.

Gravure : MM. Bracquemond, Fernand Desmoulins, Desboutin, Lunois, Mordant. Supplémentaires : Guérard, Waltner.

Objets d'art : MM. Carabin, Carot, Chaplet, Dammouse, Delaherche. Supplémentaires : Galle, Garnier-Grand'homme.

La nomination du jury de peinture de la Société des artistes français (Salon des Champs-Elysées) a eu lieu ces jours derniers. Ce jury, élu pour les années i8g3, 1094 et 1895, comprend soixante membres parmi lesquels vingt sont désignés chaque année par voie de tirage au sort pour former le jury, i .024 votants ont pris part au scrutin. Ont été élus :

M-\L Bonnat, Gérome, Français, Détaille, Jean-Paul Laurens, Olivier Merson, Albert Maignan, Jules Breton, Cormon, Harpignies, Jules Lefeb- vre. Benjamin Constant, Henner, Bouguereau, Aimé Morot, Tattegrain, Vayson, Tony Robert-Fleury, Raphaël Collin, Vallon, Guillemet, Luminais, Bernier, Busson, Doucet, Yon, Pille, Humbert, Davant, Ga- gliardini, Gabriel Ferrier, Zuber, Barias, de Vuillefroy, Renouf, Pelez, Julien Dupré, Le Blant, Dantan, Léon Glaize, Demont, Saintpierre, François Flameng, Gustave Moreau, Henri Lévy, Renard, Rochegrosse,

232 L'ARTISTE

Wencker, Chartran, Dameron, Richemont, Barillot, Victor Gilbert, Henri Martin, Petitjean, Hébert, Adam Lagarde, Tliirion et Roybet.

Sur cette liste, vingt noms ont été tiré au sort ; ce sont les noms des artistes qui constituent le jury pour cette année :

i" groupe: MM. Albert Maignan, Benjamin Constant, Bouguereau, Cormon, Henner. Les cinq jurés supplémentaires sont MM. Français, Jules Breton, Gérome, Jules Lefebvre, Merson.

groupe : MM. Guillemet, Dawant^ Doucet, Humbert, Busson. Supplémentaires : MM. Bernier, Raphaël Collin, Yen, Robert Flcury, Pille.

groupe : MM. Henri Lévy, Renouf,Le Blant, Gustave Moreau, Saint- pierre. Supplémentaires : MM. de Vuillefroy, Zuber, Flameng, Pelez, Glaize.

4' groupe : MM. Roybet, Thirion, Hébert, Chartran, Adam. Supplé- mentaires : MM. Renard, Henri Martin, Lagarde, Barillot, Wencker.

Une commission a été constituée parle ministre des Travaux publics pour préparer les conditions du concours pour la reconstruction du théâ- tre de rOpéra-Comique. M. Jules Comte, directeur des bâtiments civils, a présenté à la commission un programme qui, après avoir fait l'objet d'un rapport rédigé par M. Charles Garnier, a été approuvé à l'unanimité.

Voici les lignes essentielles de ce programme :

Le concours sera à un seul degré.

A partir de l'ouverture du concours, un délai de deux mois sera donné aux concurrents pour l'exécution et la présentation de leurs projets.

Des primes d'une valeur totale de 3o,ooo francs seront allouées aux au- teurs des huit projets classés les premiers. Elles seront, pour le premier de 10,000 francs; pour le second de 6,ooo ; pour le troisième de 4,000 ; pour les cinq suivants, de 2,000.

Il sera demandé à chaque concurrent : un plan du rez-de-chaussée, un plan du premier étage, un plan de l'étage des combles, deux coupes, une dans chaque sens, la façade principale, et une des deux façades latérales.

L'exposition des projets durera cinq jours. Puis les opérations du jury auront lieu. Quand elles seront terminées, l'exposition sera rouverte pen- dant une durée de trois jours. Le rapport du jury sera publié avant la réouverture.

Le concurrent classé le premier sera chargé de l'exécution, si le jury le propose au ministre. Dans ce cas, il devra étudier son projet et ses devis en détail. Le tout sera soumis, avant tout commencement d'exécution, à l'examen du conseil général des bâtiments civils.

Un délai de deux mois étant accordé aux concurrents, on estime qu'il en faudra trois environ à l'auteur du projet primé pour l'étude définitive.

CHRONIQUE 233

Un mois sera nécessaire pour les adjudications. La construction pourra donc être commencée en octobre et les fouilles et fondations terminées avant les grandes gelées. Par conséquent, si le Parlement vote les fonds nécessaires, rien ne s'oppose à ce que le travail soit mené rapidement et la construction terminée dans un assez court délai.

Un comité vient de se constituer pour organisera Paris, au mois d'août prochain, une exposition de l'art musulman. Cette exposition aura lieu dans les galeries du palais de l'Industrie ; elle se prolongera jusqu'au mois de novembre.

M. Jean-Paul Laurens a été désigné parla municipalité de Toulouse pour succéder au peintre Garipuy, récemment décédé,comme directeur de l'Ecole des Beaux-Arts de cette ville. Les fonctions de sous-directeur se- ront remplies par M. Jules Galinier.

Pour les fonctions de conservateur du musée, qui étaient également exercées par feu Garipuy, la municipalité a choisi M. Laborde.

A la demande d'une association artistique de Chicago, l'Art Institiite, les administrations des Beaux-Arts de l'Etat et de la Ville de Paris ont autorisé le moulage des principales œuvresde sculpture des maîtres français contemporains, pour figurer à la section française des Beaux-Arts de l'exposition de Chicago. Ces moulages .sont achetés par VArt Institute et les frais d'emballage et de transport sont à la charge du commissariat des Beaux-Arts, avec cette condition qu'ils orneront la section française pen- dant toute la durée de l'exposition américaine.

C'est ainsi qu à la République de Falguière, commandée spécialement par le ministre des Beaux-Arts pour l'exposition de Chicago, vient se joindre la Diane du même artiste, VAge de pierre et la Jeanne d'Arc, de Frémiet; le Mozart enfant et les Dernières funérailles, de Barrias; Quand même ! et Gloria victis, deMercié; les quatre ûgures du Monument de Lamoricière, de Paul Dubois; les Bourgeois de Calais, de Rodin; laSalammbô, d'Idrac; la Jeanne d'Arc, de Chapu ; le Rhinocéros attaqué par des tigres, de Cain, etc.

D'autre part, les spécimens les plus importants du musée de l'histoire de la sculpture française au Trocadéro ont été reproduits par des moulages et envoyés à Chicago. Par seront représentées toutes les époques de notre art sculptural du onzième au dix-neuvième siècles. Quelques-unes

234 L'ARTISTE

de ces pièces n'ont pas exigé une de'pense de moulages inférieure à 10.000 francs. Cette magnifique collection, après avoir figuré à l'exposition, restera la propriété de l'Amérique qui possédera ainsi le noyau d'un admi- rable musée de sculpture comparée.

Nos manufactures nationales de Sèvres, des Gohelins et de Beauvais seront représentées à Chicago par un certain nombre d'ouvrages choisis parmi les plus remarquables de ceux qui y ont été produits en ces derniers temps.

Au carrefour formé par l'intersection des boulevards Saint-Germain et d'Enfer et de la rue du Bac, on a commencé les travaux pour l'érection de la statue de Chappe, l'inventeur du télégraphe aérien. Cette statue est l'œuvre du sculpteur Damé et représente Chappe debout auprès de l'appa- reil dont il est l'inventeur. C'est M. Farcy, architecte, qui a été chargé d'exécuter le piédestal.

On prépare également, sur la rue de Lutèce, dans l'axe de la façade du palais de Justice, près du marché aux Fleurs, l'érection de la statue de Théophraste Renaudot, exécutée par M.Alfred Boucher, et dont l'inaugu- ration est annoncée pour les premiers jours de juin.

Il est une autre statue qui, depuis de longs mois, semble se morfondre piteusement sous les voiles qui la recouvrent et lui donnent l'aspect d'un paquet informe, échoué au coin d'un carrefour : c'est le bronze de Fran- çois Arago, érigé à l'intersection du boulevard qui porte son nom et de la rue du faubourg Saint-Jacques. Est-ce à l'initiative de l'Etat, de l'Institut, de l'Observatoire ou bien de tout autre corps savant qu'est due l'érection de ce monument en l'honneur du grand astronome? Nous ne saurions le dire. Mais ce que nous pouvons affirmer, c'est qu'il est peu décent qu'on ait oublié là, derrière une palissade d'où elle émerge lamentablement, la statue d'un homme qu'on avait dessein apparemment de glorifier.

L'architecte Emile Reiber est mort à Paris à l'âge de soixante-sept ans. Il était à Schlestadt (Bas-Rhin); élève d'Abel Blouet, il collabora aux grands travaux d'édilité qui à cette époque transformèrent la physionomie de Paris : construction de la mairie du premier arrondissement, des ponts d'Arcole, des Invalides, d'Iéna. Il se voua ensuite à la composition décora- tive et y fit preuve de goût et d'originalité. Il fut le collaborateur du céra- miste Deck et le directeur des ateliers de dessin de l'orfèvrerie Christophle.

En 1874, le grand prix de l'Union centrale des arts décoratifs lui fut décerné.

Reiber était l'auteur de divers ouvrages de vulgarisation pour l'enseigne- ment du dessin et le fondateur de V Art pour tous.

CHRONIQUE 235

Un peintre de genre, Georges Bretegnier, qui avait acquis une certaine réputation par la représentation de scènes familières ou patriarcales empruntées aux mœurs du Jura et du Doubs, et aussi par des sujets rap- portés d'une excursion au Maroc, vient de mourir à Paris. Au dernier Salon du Champ de Mars, sa Lecture de la Bible avait été remarquée par la critique.

Henri Schlésinger, mort récemment à Paris, était à Francfort-sur-le- Mein, en 1814. Après avoir étudié la peinture à l'Académie de Vienne, il vint se fixer à Paris il ne tarda pas à se faire une réputation dans la peinture anecdotique. La plupart de ses tableaux ont été popularisés par l'estampe et par la photographie. En ces dernières années, la grande vogue dont ses oeuvres avaient joui jadis s'était singulièrement ralentie, aussi depuis longtemps avait-il renoncé aux Salons annuels dont il avait été, sous le second Empire, l'un des hôtes les plus fêtés par le public. En 1 870, Schlésinger s'était fait naturaliser français.

Un autre artiste, bien oublié également par la génération présente en dépit d'un talent de premier ordre, d'un rare tempéramment et des discus- sions retentissantes que soulevèrent ses œuvres au temps de sa jeunesse, le paysagiste Louis Cabat vient de disparaître à l'âge de quatre-vingt-un ans. Parmi les fervents du « réalisme » il fut l'un des premiers en date comme en^mérite; on ne saurait contester le grand caractère et la magis- trale exécution de ses paysages, non plus que la grande sincérité de l'artiste en présence de la nature et sa vision très personnelle. Quant à ses audaces d'antan, elles sembleraient bien timides aux jeunes paysagistes d'aujour- d'hui.

Cabat appartenait, depuis 1867, à l'Académie des Beaux-Arts il avait succédé à Brascassat. En 1878, il fut nommé directeur de l'école de Rome ; dans cette fonction, il eut pour successeur M. Ernest Hébert.

LES LIVRES

L'Année des Polichinelles, lithographies par H. -P. Dillon; poésies par Ernest d'Hervillv, Jules Lévy, Léonce Benedite, Emile Goudeau, Henri Degron, André Lemoyne, Henri Second, Hugues Le Roux, Clovis Hugues, Léon Deschamps, Théodore Maurer et Charles Frémine (Paris, Belfond).

'ingénieuse fantaisie d'un artiste souverainement expert aux choses de la lithographie et dont les connaisseurs prisent à bon droit les délicates com- positions, a merveilleusement rajeuni l'antique pré- texte de l'almanach, dans une suite de sujets lithographies, dont le non moins antique Polichi- nelle a presque exclusivement fait les frais. D'où le titre, que le lecteur pre'venu pourrait estimer irrévérencieux à l'égard de ses contemporains de V ' ,''-^ l'an de grâce iSgS. En ce recueil, nul esprit de

satire n'a guidé le crayon de M. Dillon, mais à la fois le caprice le plus imprévu et l'invention la plus originale. La dodécade de poètes qui fait cortège à l'artiste a égrené à Tenvi, autour des charmants dessins, les rimes les plus précieuses.

Mon bel amour, prends-moi la main Avant que le soleil se lève; Nous marcherons jusqu'à demain. Mêlant le ciel à notre rêve.

Je te montrerai des sentiers Tapissés de menthe sauvage, les houx et les églantiers, Jaloux, vous barrent le passage.

LES LIVRES 237

Nous irons aussi tout exprès

Parmi les champs pour que tu cueilles

Avec les fleurs jaunes des prés

Un peu de trèfle à quatre feuilles.

Puis nous reviendrons par les bois Quand la nuit étendra ses voiles, Et nous compterons sur nos doigts Et sur nos lèvres les étoiles.

Ce joli nocturne, signé : Léonce Benedite, accompagne la lithographie insérée ici. D'Emile Goudeau, citons aussi le sonnet pessimiste intitulé Avril :

Quantes fois l'avez-vous chanté Votre Avril, sa brise, ses sèves, Poètes, ô marchands de rêves Que' dissout la Réalité!

Les trente-deux vents ont des glaives

Pour couper votre faux été,

Et sur le printemps dévasté

Les pêchers complotent des grèves.

Car, malgré vos belles chansons Que l'Avril susurre aux buissons, Chacun craint son dur coup de pouce,

Quand il livrera, l'enjôleur, L'espoir précoce : fille ou fleur, A sa goule, la Lune Rousse.

Les poésies autographes, reproduites en fac-similé, les lithographies de M. Dillon, tirées en couleurs par le maître imprimeur Belfond, font de VAnnée des Polichinelles un album essentiellement précieux, d'une élé- gance qui n'est rien moins que banale, et dont le tirage restreint ajoute encore à la valeur artistique. J. A.

Œuvres de Molière, illustrées par Jacques Léman et Maurice Leloir : L'Avare (Paris, Testard).

On a déjà apprécié ici, avec quelque détail, cette superbe édition illus- trée du théâtre de Molière (i), publiée par la librairie Testard. Elle vient de s'augmenter d'une nouvelle pièce, ï Avare, précédée d'une remarquable étude de M. Anatole de Montaiglon.

L'illustration, nombreuse, variée, étincelante d'esprit et de naturel,

(0 V. l'Artiste, nouvelle période, t. IV, p. 365 (nov. 1892).

238 L'ARTISTE

d'une facture soignée, d'une composition toujours originale, est de M. Maurice Leloir. Les morceaux ne manquent pas qui seraient à citer : lettres orne'es, en-têtes, culs-de-lampe, titres et faux-titres. Les de'crire tous nous entraînerait trop loin. Contentons-nous de signaler tout parti- culièrement la grande composition hors texte, prise dans la scène IX de l'acte III. Elle nous montre par un mouvement plein de grâce et de ma- lice, Cléante obligeant Marianne à garder la bague qu"il a ôte'e du doigt de son père. Derrière lui. Harpagon, furieux, est en train de lui dire : « J'en- rage, traître, bourreau que tu es ! » Il est très réussi avec sa figure sèche, jaune comme le vieux parchemin qui recouvre son carnet de comptes, les cheveux gris, rares et ébourifés. Vêtu comme un riche bourgeois du temps de Louis XIII puisqu'il continue, par principe, à garder la mode d'il y a trente ans, il fait contraste avec son blondin de fils mis au dernier goût du marquis. La jolie Marianne, blonde, un peu pâle, a toutes les grâces de la jeunesse en fleur. A gauche, en arrière du groupe de ces charmants amou- reux, Elise et la vieille Frosine se retiennent de rire en voyant la colère d'Harpagon. C'est aussi ingénieusement composé qu habilement exé- cuté.

Quant aux ornements du texte de VAvare^ ils ne le cèdent en rien, comme invention et arrangement, aux dessins que M. Leloir a exécutés pour celles des pièces précédentes qu'il a déjà illustrées et il a montré un goût exquis, une extrême dextérité à s'assimiler, non sans un tour de main vraiment personnel, la manière et le style des xvn' et xvni" siècles : il est telles de ses vignettes qui, certes, ne dépareraient pas l'œuvre décora- tive de Bernard Picart; en outre, elles ont le mérite d'avoir toujours une signification précise et une corrélation directe avec le sujet, sans rien per- dre pour cela de leur caractère ornemental. En résumé, l'ouvrage con- tinue à se présenter avec la même tenue et la belle ordonnance depuis le début, et si la publication se poursuit avec quelque lenteur, ce n'est qu'au profit d'une irréprochable exécution. Assurément ni les artistes ni les bibliophiles ne songeront à s'en plaindre.

Les BouUe (collection des Artistes célèbres)^ par Henry Havard (Paris,

AUison et Cie).

Nul plus que l'auteur de tant d'ouvrages estimés sur l'histoire de l'art de l'ameublement n'avait qualité pour écrire la monographie de l'illustre ébéniste et de ses fils, dans cette collection des Artistes célèbres dont l'im- portance s'accroît chaque jour et qui constitue l'une des publications de vulgarisation artistique les plus utiles de ce temps. Les documents biogra- phiques que l'on connaît sur André-Charles Boulle, dont le merveilleux talent a fait au nom l'universelle notoriété que l'on sait, et sur ses

LES LIVRES

239

quatre fils qui furent ses collaborateurs assidus, sont, du reste, pour la plupart assez peu probants; bien des incertitudes subsistent, qui ne seront vraisemblablement jamais éclaircies ; aussi bien sur leur vie que sur la part personnelle de chacun d'eux dans la production des œuvres qui ont fait la gloire de leur nom. Avec une rare sagacité, M. Havard a contrôlé, aussi exactement qu'il était possible de le faire, les renseignements épars, il a discuté les preuves et donné, en somme, sur ce sujet, le travail le plus complet qui ait été publié jusqu'ici.

Ce travail a été l'occasion, pour l'auteur, de traiter, avec sa compétence spéciale en ces matières, quelques questions qui, pour être accessoires, n'en ont pas moins une importance réelle, et qu'il était bon d'exposer en un livre de vulgarisation. Telles sont les considérations sur les successi- ves transformations du mobilier français avant le xvn' siècle; pareillement l'ingénieuse explication, peut-être aussi un peu spécieuse, qu'il donne

Panneau en marqueterie de Boulle

de la célébrité et de la popularité qui a été faite au nom de Boulle. M. Ha- vard estime, en effet, que le succès d'André-Charles Boulle fut tel parce que cet artiste vint à son heure : le milieu elles circonstances, déclare-t-il, furent particulièrement favorables à la production de ses belles œuvres. « De ces circonstances, la plus frappante réside assurément dans le rapport in- time, dans la concordance parfaite qui existent entre la beauté fastueuse des meubles créés par notre artiste, et le majestueux apparat de l'époque il vécut... Une autre circonstance qui favorisa singulièrement la carrière d'André-Charles Boulle, c'est qu'au moment ce grand ébéniste débuta dans la carrière, il s'opéra dans l'ameublement français une des trois évo- lutions principales qui marquent notre histoire. La période que nous pou- vons qualifier de moderne commençait à se manifester par une transforma- tion radicale dans l'ornementation des meubles à panneaux. » Mais n'est- ce pas, en argumentant ainsi, prendre la cause pour l'effet? Et ne serait-il

240 L'ARTISTE

pas au moins aussi exact d'affirmer que ce furent précisément les meubles de Boulle qui contribuèrent pour beaucoup à la somptuosité des intérieurs de Versailles; que cette décisive évolution qui se produisit dans l'ameuble- ment fut essentiellement le résultat des créations de l'incomparable artiste? D'ailleurs, l'auteur n'hésite pas à le reconnaître expressément quand, quel- ques lignes plus loin, il mentionne « l'importance du rôle joué par cet illustre artiste dans la transformation de notre mobilier national. » Ce rôle eût-il été méconnu de son vivant, ses chefs-d'œuvre eussent-ils été méconnus de ses contemporains, il n'est pas douteux que, pour Boulle comme pour tant d'autres artistes, l'heure glorieuse de la réparation eût sonné, tardive peut-être, mais assurée par l'admiration de la postérité. Si la célébrité et la popularité de ce nom sont aussi exceptionnelles, c'est bien plutôt, croyons-nous, parce que, dans l'histoire de l'ameublement, aucun autre nom ne mérite d'être mis au même rang que le sien.

Mais nous n'aurions garde de vouloir faire, sur ce simple détail, un semblant de querelle à l'auteur et apporter la moindre restriction à l'éloge sans réserve que mérite son travail, l'un des plus complets et des plus intéressants parmi ceux qui composent l'importante série des Artistes célèbres.

Le directeur gérant, Jean Ai.Dcizt.

LE MANS. IMPRIMERIE EDMOND MONNOYER

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JOURNAL INEDIT

DELACROIX

NOUVEAUX FRAGMENTS (i)

i" juillet 1854. Journée de travail sans interruption. Grand sentiment et délicieux de la solitude et de la tranquillité, du bonheur profond qu'elles donnent. Il n'est point d'homme plus sociable que moi. Une fois en présence de gens qui me plaisent, même mêlés aux premiers venus, pourvu qu'aucun motif irritant ne m'inspire contre eux de l'aversion, je me sens gagner par le plaisir de me répandre ; je prends tous les hommes pour des amis, je vais au-devant de la bienveillance, j'ai le désir de leur plaire, d'être aimé. Cette disposi- tion singulière a donner une fausse idée de mon caractère. Rien ne ressemble autant à la fausseté et à la flatterie que cette envie de se mettre bien avec les gens, qui est une pure inclination de nature. J'attribue à ma constitution nerveuse et irritable cette singulière pas- sion pour la solitude, qui semble si fort en opposition avec des disposi- tions bienveillantes poussées à un degré presque ridicule. Je veux plaire à un ouvrier qui m'apporte un meuble ; je veux renvoyer satisfait

(j) V. l'Artiste de février i^gS.

l8o3 l'artiste NOUVELLE PERIODE : T. V

16

242

L'ARTISTE

l'homme avec lequel le hasard me fait rencontrer, que ce soit un paysan ou un grand seigneur ; et, avec l'envie d'être agréable et de bien vivre avec les gens, il y a en moi une fierté presque sotte qui m'a fait presque toujours éviter de voir les gens qui pouvaient m'ctre utiles, craignant d'avoir l'air de les flatter. La peur d'être interrompu, quand je suis seul, vient ordinairement, quand je suis chez moi, de ce que je suis occupé de mon affaire, qui est la peinture : je n'en ai pas d'autre qui soit importante. Cette peur, qui me poursuit également quand je me promène seul, est un effet de ce désir même d'être aussi sociable que possible dans la société de mes semblables. Mon tempérament ner- veux me fait redouter la fatigue que va m'imposer telle rencontre bien- veillante ; je suis comme ce Gascon qui disait, en allant à une action : « Je tremble des périls va m'exposer mon courage. »

b juillet. Mauvaise journée. J'ai essayé d'écrire et n'ai rien pu faire. Sorti à trois heures avec Jenny pour aller voir le logement de la rue du 29 Juillet. Ensuite à Saint-Eustache, voir les peintures de Glaize. En rentrant, mes yeux se portent sur leZ.o//ide Rubens, dont j'ai fait une petite copie. Je suis étonné de la froideur de cette composition et du peu d'intérêt qu'elle présente, si on en excepte le talent de peindre les figures. Véritablement ce n'est qu'à Rembrandt qu'on voit commencer, dans les tableaux, cet accord des accessoires et du sujet principal, qui me paraît à moi une des parties les plus impor- tantes, si ce n'est la plus importante. On pourrait faire à ce sujet une comparaison entre les maîtres fameux.

ig juillet. Andrieu me dit que le temps qu'il faut pour \? vigne c'est le contraire de celui qu'il faut pour le blé : il faut un temps frais et net pour ce dernier; pour la vigne, il faut le temps étouffant, le mistral, le siroco. Rapporter ceci à ma réflexion sur les malheurs nécessaires.

Non seulement nous voyons cette apparente contradiction dans la nature, qui semble satisfaire ceux-ci aux dépens de ceux-là : mais nous sommes nous-mêmes pleins de contradictions, de fluctuations, de mouvements en sens divers, qui rendent agréable ou détestable la situation nous sommes et qui ne change pas, tandis que nous changeons. Nous désirons un certain état de bonheur, qui cesse d'en être un quand nous l'avons obtenu. Cette situation que nous avons désirée est souvent pire, effectivement, que celle nous nous trou-

JOURNAL INÉDIT DE DELACROIX 243

vons. L homme est si bizarre qu'il trouve dans le malheur même des sujets de consolation et presque de plaisir, comme celui, par exemple, de se sentir injustement persécuté et d'avoir en soi la conscience d'un mérite supérieur à sa fortune présente : mais il lui arrive bien plus souvent de s'ennuyer dans la prospérité et même de s'y trouver très malheureux. Le berger de La Fontaine, devenu premier ministre, entouré dans son poste élevé de jalousie et d'embûches, devait être et se trouvait à plaindre : il dut éprouver un vif moment de bonheur quand il reprit ses simples habits de berger et qu'il s'en empara en quelque sorte aux 3'eux de tous, pour retourner dans les lieux et au milieu de la vie il goûtait sous ces habits le bonheur le plus vraiment fait pour l'homme, celui d'une vie simple et adonnée au travail. L'homme ne place presque jamais son bonheur dans les biens réels : il le met presque toujours dans la vanité, dans le sot plaisir d'attirer sur soi les regards et par conséquent l'envie : mais, dans cette vaine carrière, il n'en atteint point ordinairement l'objet; au moment il se réjouit de se voir sur un théâtre il attire les regards, il regarde encore plus haut : ses désirs montent à mesure qu'il s'élève, il envie lui-même autant qu'il est envié ; quant aux vrais biens, il s'en éloigne toujours davantage ; la tranquillité d'esprit, l'indé- pendance fondée sur des désirs modestes et facilement satisfaits, lui sont interdits. Son temps appartient atout le monde, il gaspille sa vie dans de sottes occupations. Pourvu qu'il se sente sous l'hermine et sous la moire, pourvu que le vent de la faveur le pousse et le sou- tienne, il dévore les ennuis d'une charge, il consume sa vie dans les paperasses, il la donne sans regret aux aflaires de tout le monde. Etre ministre, être président, situations scabreuses qui ne compromettent pas seulement la tranquillité, mais la réputation, qui mettent un caractère à des épreuves difficiles, qui exposent au naufrage, au milieu d'écueils sans cesse renaissants, une conscience peu assurée d'elle- même.

Le plus grand nombre des hommes se compose de malheureux, qui sont privés des choses les plus nécessaires à la vie. La première de toutes les satisfactions serait pour eux la possibilité de se procurer ce qui leur manque; le comble du bonheur, d'y joindre ce degré d'ai-^ sance et de superflu qui complète la jouissance des facultés physiques et morales.

24+ L'ARTISTE

■2 1 juillet Dîne aujourd'hui avec Mme de Forger, qui part demain pour Ems. Mme Lavalette lui disait que les saisons n'étaient plus comme autrefois.

Il faut mettre ceci avec les réflexions du mercredi sur les malheurs nécessaires. Je disais, dans ces réflexions, que tout doit changer et subir des révolutions autour de l'homme, mais que son esprit chan- geait aussi et voyait les mêmes objets d'un œil différent. A mesure que son corps se modifie par Tàge et les accidents, il ne sent plus de la même manière. La morosité des vieillards est un eflct de ce com- mencement de destruction de leur machine; ils ne trouvent plus de saveur ni d'intérêt dans rien. Il leur semble que c'est la nature qui décline et que les éléments vont se confondre parce qu'ils ne voient plus, ne sentent plus, qu'ils sont offensés par ce qui autrefois leur plaisait.

Il est des accidents qui dans certains pays sont considérés comme d'affreux malheurs et qui ne font dans d'autres nulle impression. L'opinion place l'homme même et le déshonore dans les choses les plus diverses. Un Arabe ne peut supporter l'idée qu'un étranger ait aperçu, même fortuitement, le visage de sa femme. Une femme arabe mettra son point d'honneur à se cacher soigneusement : elle relèverait volontiers sa robe en découvrant le reste de son corps pour s'en voiler la tête. Il en est de même des accidents dont on tire des présages heureux ou malheureux. En France et, je crois, chez les peuples européens, c'est un présage des plus funestes pour un cavalier et sur- tout pour un militaire de monter un cheval dont les quatre pieds sont marqués de blanc : le fameux général Lassalle, qui avait la religion de ce préjugé, n'avait jamais voulu monter un pareil cheval. Le jour qui fut celui de sa mort, après plusieursaugures funestes, qui l'avaient frappé toute la matinée, miroir brisé, pipe cassée, portrait de sa femme brisé également, au moment il allait la regarder pour la dernière fois, il monte sur un cheval qui n'était pas le sien, et sans prendre garde aux pieds de sa monture. Le cheval avait le funeste signe : c'est, monté sur ce cheval, qu'il reçoit, peu de moments après, le coup de feu dont il mourut au bout de quelques heures, qui lui fut tiré dans un moment l'on ne se battait plus, par un Croate, je crois, qui se trouvait au nombre des prisonniers qu'on venait de faire après Wa- gram... Ces quatre pieds blancs sont, au contraire, une remarque et

JOURNAL INEDIT DE DELACROIX 245

un signe de considération chez les Orientaux, qui ne manquent pas de le mentionner dans les généalogies des chevaux : j'en vois la preuve dans la pièce authentique certifiée par les anciens des pays qui accom- pagne l'envoi qu'Abd-el-Kader vient de faire à l'Empereur, d'un certain nombre de chevaux de prix. Je passe sur mille exemples de la sorte.

Combien d'hommes n'ont pas désiré comme un refuge et comme un bien, cette mort qui est l'objet de l'épouvante universelle et le plus véritablement sans remède de tous les malheurs considérés comme un malheur! et quand même on la regarderait comme un mal- heur, de manière à en faire un sujet d'affliction de quelque permanence dans l'ordinaire de la vie. Ne faut-il pas à toute force s'accoutumera cette solution nécessaire, à cet affranchissement des autres maux dont nous nous plaignons et qui sont, à juste titre, des maux, puisque nous les sentons, tandis qu'avec la mort c'est-à-dire la fin, il n'y a plus ni conscience, ni sentiment. Nous ne vivons nous-mêmes que de cette multitude innombrable des morts que nous entassons autour de nous. Notre bien-être, c'est-à-dire notre bonheur, ne s'établit que sur ces ruines de la nature vivante que nous sacrifions, non pas seule- ment à nos besoins, mais souvent à un plaisir passager, tel que celui de la chasse, par exemple, qui est pour la plupart des hommes un simple délassement.

2S juillet. Je pense aux romans de Voltaire, aux tragédies de Racine, à mille et mille chefs-d'œuvre. Comment ! tout cela aurait été fait pour que les hommes soient éternellement, à chaque quart de siècle, à demander s'il n'y a pas quelque chose pour les amuser dans les oeuvres de l'esprit ! Cette incroyable consommation de chefs- d'œuvre, produits pour cette tourbe humaine, par les plus brillants esprits et les génies les plus sublimes, n'eflVaye-t-elle pas la partie délicate de cette triste humanité; cette soif insatiable de nouveauté ne donnera-t-elle à personne le désir de revoir si, par hasard, ces chefs-d'œuvre vieillis ne seraient pas plus neufs, plus jeunes, que les rapsodies dont se contente notre oisiveté, et qu'elle préfère aux chefs-d'œuvre ? Quoi ! ces miracles d'invention, d'esprit, de bon sens, de gaieté ou de pathétique auront été produits, auront coûté à ces grands esprits des sueurs, des veilles si rarement, hélas! récompen- sées par la louange banale du moment qui les a vus naître, pour

24f^ L'ARTISTE

retomber, après une courte apparition suivie de rares éloges, dans la poussière des bibliothèques et dans l'estime infertile et presque déshonorante de ce qu'on appelle les savants et les antiquaires. Quoi! ce seront des pédants de collège qui viendront nous tirer par la manche, pour nous avertir que Racine est simple du moins, que La Fontaine a vu dans la nature autant que Lamartine, que Lesage a peint les hommes comme ils sont , pendant que les cor3'phées de la civilisation, les hommes qu'on fait ministres ou pasteurs des peuples, de simples pédants qu'ils étaient, parce qu'ils ont eu un quart d'heure d'inspiration à la hauteur des lumières du jour, ce seront les hommes qui feront une littérature, du nouveau, enfin ! Quelle nouveauté?...

2q Juillet. Sur le portrait. Sur le paysage, comme accompa- gnement des sujets. Du mépris des modernes pour cet élément d'inté- rêt. — De l'ignorance ont été presque tous les grands maîtres de l'efTet qu'on pouvait en tirer: Rubens, par exemple, qui faisait très bien le paysage, ne s'inquiétait pas de le mettre en rapport avec ses figures, de manière à les rendre plus frappantes. Je dis frappantes pour l'esprit, car pour l'œil, ses fonds sont calculés en général pour outrer plutôt par le contraste, la couleur des figures. Les pa}-sages du Titien, de Rembrandt, du Poussin, sont en général en harmonie avec leurs figures. Chez Rembrandt même, et ceci est la perfec- tion, — le fond et les figures ne font qu'un. L'intérêt est partout : vous ne divisez rien, comme dans une belle vue que vous offre la nature et tout concourt à vous enchanter. Chez 'NVatteau, les arbres sont de pratique : ce sont toujours les mêmes et des arbres qui rappel- lent les décorations de théâtre plus que ceux des forêts. Un tableau de Watteau mis à côté d'un Ruj'sdaèl ou d'un Ostade perd beaucoup. Le factice saute aux 3'eux. ^'ous vous lassez vite de la convention qu'ils présentent et vous ne pouvez vous détacher des Flamands. La plupart des maîtres ont pris l'habitude, imitée servilement par les écoles qui les ont suivis, d'exagérer l'obscurité des fonds qu'ils mettent aux portraits ; ils ont pensé ainsi à rendre les têtes plus intéressantes, mais cette obscurité des fonds, à côté de figures éclairées comme nous les voyons, ôte ces portraits le caractère de simplicité qui devrait être le principal. Elle met les objets qu'on veut mettre en relief dans des conditions tout à fait extraordinaires. Est-il naturel,

JOURNAL INEDIT DE DELACROIX 247

en effet, qu'une figure éclairée se détache sur un fond très obscur, c'est-à-dire non éclairé ? La lumière qui arrive sur la personne ne doit-elle pas logiquement arriver sur le mur ou sur la tapisserie sur laquelle elle se détache? A moins de supposer que la figure se détache fortuitement sur une draperie extrêmement foncée, mais cette condi- tion est fort rare, ou sur l'entrée d'une caverne ou d'une cave entière- ment privée de jour, circonstance encore plus rare, le moyen ne peut paraître que factice.

Ce qui fait le charme principal des portraits, c'est la simplicité. Je ne mets pas au nombre des portraits, ceux on cherche à idéaliser les traits d'un homme célèbre qu'on n'aura pas vu et d'après des images transmises : l'invention a droit de se mêler à de semblables représentations; les vrais portraits sont ceux qu'on fait d'après des contemporains: on aime à les voir sur la toile, comme nous les ren- controns autour de nous, quand même ce seraient des personnes illustres. C'est même à l'égard de ces dernières que la vérité complète d'un portrait vous offre plus d'attrait. Notre esprit, quand ils sont loin de notre vue, se plaît à agrandir leur image comme les qualités qui les distinguent ; quand cette image est fixée et qu'elle est sous nos yeux, nous trouvons un charme infini à comparer la réalité à ce que nous nous sommes figuré : nous aimons à trouver l'homme à côté ou à la place du héros. L'exagération du fond dans le sens de l'obscurité fait bien ressortir, si l'on veut, un visage très éclairé, mais cette grande lumière devient presque de la crudité : en un mot, c'est un effet extraordinaire qui est sous nos yeux plutôt qu'un objet surna- turel. Ces figures détachées si singulièrement ressemblent à des fantômes et à des apparitions plus qu'à des hommes. Cet effet ne se produit que trop de lui-même, par l'effet du rembrunissement des couleurs par le temps. Les couleurs obscures deviennent plus obscures encore en proportion des couleurs claires qui conservent plus d'em- pire surtout si les tableaux ont été fréquemment dévernis et revernis. Le vernis s'attache aux parties sombres et ne s'en détache pas facile- ment : l'intensité dans les parties noires va donc toujours en s'augmen- tant ; de sorte qu'un fond qui n'aura présenté, dans la nouveauté de l'ouvrage, qu'une médiocre obscurité, deviendra avec le temps d'une obscurité complète. Nous croyons, en copiant ces Titien, ces Rembrandt, faire les ombres et les clairs dans le rapport le maître

24S L'ARTISTE

les avait tenus: nous reproduisons pieusement l'ouvrage ou plutôt l'injure du temps. Ces grands hommes seraient bien douloureusement surpris en retrouvant des croûtes enfumées, au lieu de leurs ouvrages, comme ils les ont faits. Le fond de la Descente de croix de Rubens, qui devait être un ciel très obscur à la vérité, mais tel que le peintre a pu se le figurer dans la représentation de la scène, est devenu telle- ment noir qu'il est impossible d'y distinguer un seul détail...

On s'étonne quelquefois qu'il ne reste rien de la peinture antique ; il faudrait s'étonner d'en retrouver encore quelques vestiges dans les barbouillages de troisième ordre qui décorent encore les murailles d'Herculanum, lesquels étaient dans des conditions de conservation un peu meilleures, étant exécutés sur les murs et n'étant pas expo- sés à autant d'accidents que les tableaux des grands maîtres, peints sur des toiles ou sur des panneaux, et que leur mobilité exposait à plus d'accidents. On s'étonnerait moins de leur destruction si Ton réfléchissait que la plupart des tableaux produits depuis la renais- sance des arts, c'est-à-dire très récents, sont déjcà méconnaissables, et qu'un grand nombre déjà a péri par mille causes. Ces causes vont se multipliant, grâce au progrès de \s. friponnerie en tous genres, qui falsifie les matières qui entrent dans la composition des couleurs, des huiles, des vernis •, grâce à l'industrie, qui substitue dans les toiles, le coton au chanvre, et des bois de mauvaise qualité aux bois éprouvés que l'on emplo3'ait autrefois pour les panneaux. Les restaurations maladroites achèvent cette œuvre de destruction. Beaucoup de gens s'imaginent avoir beaucoup fait pour les tableaux quand ils les ont fait restaurer : ils croient qu'il en est de la peinture comme d'une maison qu'on répare, et qui est toujours une maison, comme tout ce qui est à notre usage que le temps détruit, mais que notre industrie fait encore durer et servir, en le replâtrant, en le réparant de mille manières. Une femme, à la rigueur, peut, grâce à la toilette, cacher quelques rides pour produire une certaine illusion et paraître un peu plus jeune qu'elle n'est; mais pour les tableaux, c'est autre chose, chaque restauration prétendue est un outrage mille fois plus regret- table que celui du temps: ce n'est pas un tableau restauré qu'on vous donne, mais un autre tableau, celui du misérable barbouilleur qui s'est substitué à l'auteur du tableau véritable qui disparaît sous les retouches.

JOURNAL INÉDIT DE DELACROIX 249

Les restaurations dans la sculpture n'ont pas le même inconvénient. Sur le gothique neuf.

i" août. Trouvé Chevanard en cabriolet, comme je sortais de chez Halévy, je l'ai ramené chez moi. Il avait l'exaltation d'un homme qui vient de faire un bon déjeuner, ce qu'il a eu la bonté de me dire et qui se voyait ou se sentait, du reste ; sa sensibilité était aussi excitée que son imagination, et il m'a fait beaucoup de tendresses qui m'ont plu pour le moins autant que ses systèmes sur l'origine et la lin du monde. Il m'a exposé des idées très ingénieuses là-dessus, et il me promet une carte explicative mise au net. Je lui ai donné un croquis qui est la première idée du Tigre attaquant le cheval, que j'ai fait pour Weill. Je lui en ai promis encore : ils seront en bonnes mains. Il me dit en avoir vu des quantités énormes chez Riesener, à qui j'en savais bien quelques-uns, mais non pas dans les proportions qu'il m'a dites.

3 août. Le matin, rendez-vous chez l'abbc Coquant pour lui demander de me laisser travailler le dimanche Saint-Sulpice). Impossibilité sur impossibilité. L'Empereur, l'Impératrice, Monsei- gneur conspirent pour qu'un peintre comme moi ne commette pas le sacrilège de donner cours, le dimanche comme les autres jours, à des idées qu'il tire du cerveau pour glorifier le Seigneur. J'aimais beau- coup au contraire à travailler de préférence le dimanche dans les églises : la musique des offices m'exaltait beaucoup. J'ai beaucoup fait ainsi à Saint-Denis du Saint-Sacrement.

4 août. En sortant du conseil, à l'Instruction publique pour M. Perret ; à déjeuner sur la place de l'Hôtel de Ville, lu dans l'Indé- pendance belge un article sur une traduction de VEnfer, d'un M. Ratisbonne. C'est la première fois qu'un moderne ose dire son avis sur cet illustre barbare. Il dit que ce poème n'est pas un poème, qu'il n'est point ce qu'Aristote appelle une unité, c'est-à-dire aj'ant com- mencement, milieu et fin, qu'il pourrait y avoir aussi bien dix que vingt, que trente-trois chants; que l'intérêt n'est nulle part; que ce ne sont qu'épisodes cousus les uns aux autres, étincelants par moments par les sauvages peintures de tourments, souvent plus bizarres que frappantes, sans qu'il y ait gradation dans l'horreur que ces épisodes inspirent, sans que l'invention de ces divers supplices ou de ces punitions soit en rapport avec les crimes des damnés. Ce que

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l'article ne dit pas, c'est que le traducteur gâte encore, par la bizar- rerie du langage, ce que ces imaginations ont de singulier : il critique toutefois certaines expressions outrées, tout en approuvant le système de traduire pour ainsi dire mot à mot et de se coller sur son auteur qu'il traduit tercet par tercet et vers par vers. Comment l'auteur ne serait-il pas tout ce qu'il y a de plus baroque avec cette sotte prétention ? Comment joindre à la difficulté de rendre dans une langue si différente par son tour et par son génie, tout imprégnée de notre allure moderne, un vieil auteur à moitié inintelligible, même pour ses compatriotes, concis , elliptique, obscur et s'entendant à peine lui- même ? J'estime déjà que traduire en ne l'entendant que comme le plus grand nombre des traducteurs, c'est-à-dire dans un langage humain et acceptable par les hommes à qui on s'adresse, est une œuvre assez difficile : faire passer dans le génie d'une langue, surtout en exposant les idées d'une époque entièrement différente, est un tour de force que je regarde comme presque inutile à tenter. M. Ratisbonne écorche le français et les oreilles, et il ne rend ni l'esprit, ni l'har- monie, ni par conséquent le vrai sens de son poète. 11 faut mettre cela avec les traductions de Viardot et autres qui font du français espagnol en traduisant Cervantes, comme on fait ailleurs du français anglais en traduisant Shakespeare.

5 août. Que chaque talent original présente dans son cours les mêmes phases que l'art parcourt dans ses évolutions différentes : savoir, timidité et sécheresse au commencement, et largeur ou négli- gence des détails à la fin. Le comte Palatiano comparé à mes récentes peintures.

Loi singulière ! Ce qui se produit ici se produit en tout. Je serais conduit à inférer que chaque objet est en lui-même un monde com- plet. L'homme, a-t-on dit, est un jue/// monde. Non seulement il est dans son unité un tout complet, avec un ensemble de lois conformes à celles du grand tout, mais une partie même d'un objet est une espèce d'unité complète ; ainsi une branche détachée d'un arbre présente les conditions de l'arbre tout entier. C'est ainsi que le talent d'un homme isolé présente dans la suite de son développement les phases différentes que présente l'histoire de l'art dans lequel il s'exerce (ceci peut encore se rapporter au système de Chenavard sur l'enfance et la vieillesse du monde).

JOURNAL INEDIT DE DELACROIX aSi

On plante une branche de peuplier, qui devient bientôt un peu- plier. Où ai-je vu qu'il 3' a des animaux, et cela est probable, qui, coupés en morceaux, font autant d'êtres distincts, ayant autant d'existences propres qu'il y a de fragments ? J'ai remarqué souvent en dessinant des arbres que telle branche séparée est elle-même un petit arbre : il suffirait, pour le voir ainsi, que les feuilles fussent propor- tionnées. La nature est singulièrement conséquente avec elle-même : j'ai dessiné à Trouville des rochers au bord de la mer, dont tous les accidents étaient proportionnés, de manière à donner sur le papier l'idée d'une falaise immense. Il ne manquait qu'un objet propre à établir l'échelle de grandeur. Dans cet instant, j'écris à côté d'une grande fourmilière, formée au pied d'un arbre, moitié par de petits accidents de terrain, moitié par les travaux patients des fourmis : ce sont des talus, des parties qui surplombent etforment de petits défilés, dans lesquels passent et repassent les habitants d'un air affairé et comme le petit peuple d'un petit pa^-s, que l'imagination peut grandir dans un instant. Ce qui n'est qu'une taupinière, je le vois à volonté comme une vaste étendue entrecoupée de rocs escarpés, de pentes rapides, grâce à la taille diminuée de ses habitants. Un fragment de charbon de terre ou de silex, ou d'une pierre quelconque, pourra présenter dans une proportion réduite les formes d'immenses rochers.

Je remarque à Dieppe la même chose dans les rochers à fleur d'eau, que la mer recouvre à chaque marée : j'}' voyais des golfes, des bras de mer, des pics sourcilleux suspendus au-dessus des abîmes, des vallées divisant, par leurs sinuosités, toute une contrée présentant les accidents que nous remarquons autour de nous. Il en est de même pour les vagues de la mer, qui sont divisées elles-mêmes en petites vagues, se subdivisant encore et présentant individuellement les mêmes accidents de lumière et le même dessin. Les grandes vagues de certaines mers, du Cap, par exemple, dont on dit qu'elles ont quelquefois une demi-lieue de large, sont composées de cette multi- tude de vagues, dont le plus grand nombre est aussi petit que celles que nous voyons dans le bassin de notre jardin.

Fuir les méchants, même quand ils sont agréables, instructifs, séduisants. Chose étrange! un penchant, autant que le hasard aveugle, vous rapproche souvent d'une perverse nature. Il faut combattre ce penchant, puisque l'on ne peut fuir le hasard des rencontres.

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Lu dans la Revue un article de Saint-Marc Girardin, au sujet de la Lettre sur les spectacles, de Rousseau. Il discute longuement si les spectacles sont dangereux; je suis de cet avis, mais ils ne le sont pas plus que toutes nos autres distractions. Tout ce que nous imaginons pour nous tirer du spectacle constant de notre misère et des ennuis qu'engendre notre vie telle qu'elle est, tourne les esprits vers ce qui est plus ou moins défendu parla stricte morale. Vous n'intéressez que par le spectacle des passions et de leurs agitations : ce n'est guère le moyen d'inspirer la résignation et la vertu. Nos arts ne sont qu'allè- chements pour la passion. Toutes ces femmes nues dans les tableaux, toutes ces amoureuses, dans les romans et dans les pièces, tous ces maris ou ces tuteurs trompés ne sont rien moins que des excitations à la chasteté et à la vie de famille. Rousseau eût été révolté cent fois davantage par le théâtre et le roman modernes. A très peu d'excep- tions près, on ne trouvait dans l'un et dans l'autre, autrefois, que des exemples de passions dont le triomphe ou la défaite tournait jusqu'à un certain point, au profit de la morale. Le théâtre ne montrait guère le tableau de l'adultère [Phèdre, la Mère coupable). L'amour était une passion contrariée, mais dont la fin était légitime dans nos mœurs. On était à cent lieues de ces excentricités romanesques qui font le thème ordinaire des drames modernes et la pâture des esprits désœu- vrés... Quels germes de vertu ou seulement de convenance apparente peuvent laisser dans les cœurs, des Antony, des Lélia et tant d'autres parmi lesquels le choix est difficile pour l'exagération d'une part, et pour le cynisme de l'autre ?

12 août. Balancer les avantages de la vie chez l'homme qui réfléchit et chez l'homme qui ne réfléchit pas : le gentilhomme cam- pagnard né au milieu de l'abondance champêtre de ses champs et de son manoir, passant sa vie à chasser et à voir ses voisins, avec celle de l'homme adonné aux distractions modernes, lisant, produisant, vivant d'amour-propre; ses rares jouissances, celles des belles choses peuvent-elles se comparer ! Malheureusement, il sent à merveille ce qui lui manque : au sein de l'aridité qu'il trouve quelquefois dans son bonheur abstrait, il sent vivement la jouissance que ce serait pour lui de vivre en plein air, dans une famille, dans une vieille maison et un domaine antique, il a vu ses pères. Par contre, le campagnard qui n'est que cela, jouit grossièrement, s'enivre, vit de commérages, et

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n'apprécie pas le côté noble et vraiment heureux de son exis- tence.

Contradiction de l'opinion des hommes sur ce qui fait le malheur : chapitre des malheurs ne'cessaires.

Le vrai malheur, pour le campagnard, qui n'évite l'ennui après la chasse qu'en allant dormir comme ses chiens, comme pour le philo- sophe qui soupire après le bonheur des champs, c'est la soulïrance, la maladie; ni l'un ni l'autre, alors qu'il est malade, ne se trouve mal- heureux de la vie qu'il est forcé de mener; et, qu'il souffre de l'ennui ou de maux véritables, l'un comme l'autre n'a pas moins une horreur égale de la mort, c'est-à-dire de la fm de cet ennui ou de cette souffrance.

Heureux qui se contente de la surface des choses ! J'admire et j'en- vie les hommes comme Berryer, qui a l'air de ne rien approfondir. 'Vous me le donnez, je le prends : ne pesons sur rien. Que de fois j'ai désiré lire dans les cœurs, uniquement pour savoir ce que contenaient de bonheur ces visages satisfaits... comme tous ces fils d'Adam, héritiers des mêmes ennuis que je supporte!

Comment ces Halév}^ ces Gautier, ces gens couverts de dettes et d'exigences de famille ou de vanité, ont-ils un air souriant et calme, à travers tous les ennuis? Ils ne peuvent être heureux qu'en s'étour- dissant et en se cachant les écueils au milieu desquels ils conduisent leur barque, souvent en désespérés, et ils font naufrage quel- quefois.

14 août. L'Académie des sciences morales et politiques avait mis au concours, en 1S47, la question suivante : Rechercher quelle influence le progrès et le goût du bien-être matériel exercent sur la moralité du peuple. Je trouve ceci dans mon petit agenda de 1847. Je serais curieux de savoir les conclusions qui ont été couronnées par la docte Académie, composée presque exclusivement de ces moralistes que nous connaissons, qui ont fait la révolution de iS3o et celle de 1848 ; ce prix, proposé avant cette dernière, avait sans doute en vue de glorifier ce progrès et ce goût du bien-être qui n"est que trop naturel, à mon avis, et n'a nul besoin d'être encouragé dans les cœurs, d'où il serait plutôt difficile de le déloger. Le beau chef-d'œuvre de découvrir que l'homme, à tous les degrés de l'échelle, désire être mieux qu'il n'est! Passe encore si on découvrait en même temps un moyen de le

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rendre satisfait quand il est monté d'un degré ou de plusieurs degrés vers les objets de son ambition. Cette ambition, malheureusement, est insatiable, et il arrive que celui qui, au milieu d'une vie pauvre, entretenait le ressort de son âme en résistant aux malheurs ou h l'em- barras, perd le sentiment du devoir au sein d'une situation qu'il améliore facilement et qu'il veut améliorer sans fin. (Au chapitre du labourage à la mécanique, etc., Girardin, etc.)

17 août. Parti pour Dieppe à neuf heures du matin. Mille embarras pour s'embarquer et bonheur délicieux une fois parti. Je suis à côté d'un gros et grand gaillard qui a l'air d'un Flamand, mais dans une tenue de voyage irréprochable : chapeau de feutre anglais, gants serrés et boutonnés, canne délicieuse. Il lit dédaigneusement un journal et adresse de temps en temps la parole à un homme, en face de lui, proprement vêtu, mais sans recherche, figure assez sérieuse, qui médite de son côté sur le journal et que je prends pour un homme de mérite. Mon gros élégant demande à l'homme de mérite en noir des nouvelles de l'endroit qu'il va habiter. « C'est un trou, dit-il, vous allez périr d'ennui. » Je me dis que c'était un homme difficile à amuser, nouvelle confirmation de sa supériorité. Après avoir épuisé l'un et l'autre cette lecture qui les empêchait sans doute de jeter les ji'eux sur toute cette nature au milieu de laquelle nous nous sentions emportés, et dont la vue me remplissait de bonheur, mes deux hommes se mettent à causer. L'homme en noir demande à l'homme en manchettes et à canne ce que devient Un tel., s'il y a long- temps qu'il ne l'a vu. Cet Un tel, c'est un boucher : on raconte en style d'arrière-boutique des anecdotes sur ce boucher. J'apprends alors que le prétendu homme de mérite, savant ou professeur, tient dans un faubourg une boutique de nouveautés, confections, etc. ; Madame son épouse en tient une petite dans la rue Saint-Honoré: la conversation s'anime sur le calicot, sur des parties de châles et de cretonne... Mes idées s'éclaircissent tout à coup à leur tour. Je retrouve parfaitement dans les traits et dans la carrure de mon boucher enrichi et mis à la dernière mode, un gaillard qui a posséder le sang-froid nécessaire pour saigner un veau et détailler de la viande ; les plaisanteries de son interlocuteur et l'expression ignoble de ses petits j^eux qui disparaissent dans son rire niais sont en harmonie avec les gestes d'un commis habitué à auner de l'étoffe. Je suis moins surpris du peu d'attention

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qu'ils ont donne au spectacle des champs... Ils nous quittent l'un et l'autre avant Rouen.

La seconde partie du voyage s'accomplit avec une lenteur extrême; petite tromperie de MM. les administrateurs, qui nous promettent un trajet direct et qui, de Rouen à Dieppe, s'arrêtent à chaque pas. La pluie achève le mécontentement. Quand nous arrivons, elle est dilu- viale. Un de nos compagnons de voiture que j'avais pris en goût me dit qu'il n'y a pas un logement à louer : qu'il arrive tous les jours huit cents personnes.

18 août. Un peu de fainéantise, sommeil sur un canapé, malgré le beau soleil; pourtant j'avais été faire un tour; entré même à Saint- Jacques.

Si la vue d'objets nouveaux a pour notre pauvre esprit, si avide de changements, un charme qu'on ne peut nier, il faut avouer aussi que la douceur de retrouver des objets déjà connus est très grande. On se rappelle les plaisirs qu'on y a éprouvés déjà et dont l'imagination augmente le charme à distance.

J'ai de la peine à surmonter cette langueur et ce vide qui me pèsent quand je n'ai pas encore pris mes habitudes dans un lieu j'arrive. Les seuls plaisirs que je trouve ici dans ces premiers jours sont uni- quement de revoir un lieu que j'aime et oiî je me suis trouvé heureux Mon bonheur d'autrefois me semble plus grand que celui d'aujour- d'hui. Le défaut d'occupations capables de m'intéresser en dehors de la vue des objets qui m'environnent et malgré leur intérêt pour moi, en est la cause.

J'ai remarqué, comme je ne l'avais point fait jusqu'ici, la vérité des expressions dans le 5az«/-5t5^«/cre qui est à Saint-Jacques. Je ne sais j'ai écrit ces jours-ci ce que cette vue me confirmait aussi cette idée de Chenavard, à savoir que le christianisme aime le pit- toresque. La peinture s'allie mieux que la sculpture avec ses pompes et s'accorde plus intimement avec les sentiments chrétiens.

19 août. Installation dans le logement qui présente mille inconvénients : nous le croyons horrible et insupportable, et nous finissons par nous y habituer. Les plus petits événements de ma vie présentent, comme ce qui m'est arrivé de plus important, les mêmes phases et les mêmes accidents. Un projet se présente avec toutes les séductions : à peine embarqué, mille contrariétés surgissent qui sera-

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blent devoir tout arrêter et rendre tout détestable. La volonté ou le hasard fait que les difficultés s'aplanissent et que la situation devient tolérable d'abord et quelquefois excellente. Chaque homme a-t-il sa des- tinée réellement écrite et tracée, comme il a sa figure et son tempéra- ment? Quant à moi. et jusqu'ici, je n'hésite pas à en être convaincu. Je suis un homme très heureux au demeurant, et il a toujours fallu acheter chaque avantage par quelque combat. J'ai recueilli par quelques faveurs du destin, accordées à la vérité d'une main avare, mais pré- sentant aussi quelque chose de plus certain : c'est comme ces arbres qui croissent dans de maigres terrains ils poussent lentement et difficilement et dont les branches sont tordues et noueuses, grâce à cette difficulté d'exister; le bois de ces arbres passe pour être plus dur que celui de ces beaux arbres venus en peu de temps dans une terre abondante et dont les troncs droits et lisses semblent avoir crû sans peine.

La destinée de ma pauvre Jenny offre une fixité semblable (elle ne s'est jamais démentie), mais qui n'est guère en harmonie avec celle qu'eussent méritée ses vertus. Jamais plus noble et plus ferme nature ne fut mise à des épreuves plus cruelles. Que le ciel au moins lui donne maintenant des jours heureux et moins de cruelles souffrances pour le prix de cette noble misère supportée d'un front si serein et pour des motifs si généreux! Est-ce que les lois morales n'auraient pas leur privilège, comme les lois qui ne regardent que le physique, d'être invariables?

23 août. Vers quatre heures, promenade du côté du PoUet avec Jenny. Nous sommes entrés dans la nouvelle église. Elle est complètement sur un modèle italien que les architectes affectionnent dans ce moment. Elle présente la nudité la plus complète : ces gens- prennent pour une austère simplicité ce qui n'est que barbarie chez les inventeurs de ce t\"pe d'architecture qui conviendrait peut-être à des protestants, qui ont horreur de la pompe romaine ; mais ces grands murs tout nus et ces jours ménagés, qui distillent à peine un peu de lumière dans ce pays il fait sombre pendant les trois quarts de l'année, ne conviennent guère au culte catholique. Je ne peux assez me récrier sur la sottise des architectes et je n'excepte ici personne sur ce point. Chacun des caprices que la mode a consacrés à son tour dans chaque siècle devient sacramentel pour eux. Il semble que ceux-

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seulement qui les ont précèdes étaient des hommes doués de la liberté d'inventer ce qui leur plaît pour orner leurs demeures. Ils s'in- terdisent de produire autre chose que ce qu'ils trouvent ailleurs tout fait et approuvé parles livres. Les castors inventeront une nouvelle manière de faire leurs maisons avant qu'un architecte se permette un nouveau mode et un nouveau style dans son art, lequel, par paren- thèse, est le plus conventionnel de tous, et celui qui, par conséquent, admet le plus le caprice et le changement.

25 août. Le soir chez M'"'^ Scheppard, que j'avais rencontrée il y a cinq ou six jours : elle partait, ainsi que sa fille, pour aller entendre les chansonnettes de Levassor, qu'elle appelait un concert. J'ai résisté à son invitation de l'accompagner et ai été promener, sur la jetée et dans l'obscurité, la toilette dont j'avais fait les frais contre mon ordi- naire depuis que je suis ici et qui était à son intention.

Dans la promenade de ce matin, étudié longuement la mer. Le soleil étant derrière moi, la face des vagues qui se dressait devant moi était jaune et celle qui regardait le fond réfléchissait le ciel. Des om- bres de nuages ont couru sur tout cela et ont produit des effets char- mants : dans le fond, à l'endroit la mer était bleue et verte, les ombres paraissaient comme violettes -, un ton violet et doré s'étendait aussi sur les parties plus rapprochées quand l'ombre les couvrait. Les vagues étaient comme d'agate. Dans ces parties ombrées on retrouvait le même rapport de vagues jaune, regardant le côté du soleil, et de parties bleues et métalliques réfléchissant le ciel.

Lettre à M""^ de F... et qui a du rapport avec ce que j'ai écrit le i 2 août courant :

« Je vous écris bien tard : j'ai été ballotté de logement en logement, avant de me fixer; enfin, me voici sur le quai Duquesnc, en pleine marine ! Je vois le port et les collines du côté d'Arqués : c'est une vue charmante et dont la variété donne des distractions continuelles, quand on ne sort pas. Je suis ici, comme à mon ordinaire, ne voyant personne, évitant de me trouver je puis rencontrer des gens ennuyeux. J'en ai trouvé deux ou trois en débarquant; nous nous sommes promis, juré même de nous voir tous les jours ; mais comme je ne mets jamais le pied dans l'établissement, qui est le rendez-vous de tout le monde, il y a de grandes chances que je ne les rencontrerai pas. J'ai eu recours à ma ressource ordinaire, pour bannir Tcnnui des

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moments je ne sais que faire. J'ai loué un roman de Dumas, et avec cela j'oublie quelquefois d'aller voir la mer. Elle est superbe depuis hier : les vents vont commencer à souffler, et nous aurons de belles vagues. Je vous plains d'avoir déjà fini vos excursions, moi qui suis au commencement des miennes : mais Paris vous plaît plus qu'à moi. Hors de Paris, je me sens plus homme; à Paris je ne suis qu'un monsieur. On n'y trouve que des messieurs et des dames, c'est-à-dire des poupées; ici je vois des matelots, des laboureurs, des soldats, des marchands de poisson.

« La grande toilette de ces dames, toutes à la dernière mode, con- traste avec les grosses bottes des pêcheurs du Pollet et les robes courtes des Normandes, qui ne manquent pas d'un certain charme, malgré leurs coifîures, qui ressemblent à des bonnets de coton.

« Je fais une cuisine excellente. J'ai trouvé dans mon logement un fourneau dans le genre du vôtre, et j'ai pris une passion pour tout ce qui sort de ce fourneau. Quant au poisson et aux huîtres, aux tour- teaux et aux homards, ils sont incomparables. Vous ne mangez à Paris que le rebut en comparaison. Je me vautre, comme vous le voyez, dans la matière : il n'est point jusqu'au cidre que je ne trouve excel- lent. Je bâille quelquefois de n'avoir rien à faire de suivi. Les petits dessins que je fais principalement ne suffisent point pour m'occuper l'esprit : alors je reprends mon roman, ou je vais à la jetée voir rentrer ou sortir les bateaux.

« Voilà la vie que je vais mener encore quelque temps : je ferai sans doute quelques excursions aux environs, mais mon quartier général sera toujours sur le quai Duquesne. Il faut conjurer comme on peut les fantômes de cette diable de vie qu'on nous a donnée, je ne sais pourquoi, et qui devient amère si facilement, quand on ne pré- sente pas à l'ennui et aux ennuis un front d'acier. Il faut agiter en un mot ce corps et cet esprit, qui se rongent l'un l'autre dans la stagna- tion, dans une indolence qui n'est plus que de la torpeur. Il faut absolument passer du repos au travail et réciproquement : ils parais- sent alors également agréables et salutaires. Le malheureux acca- blé de travaux rigoureux et qui travaille sans relâche est sans doute horriblement malheureux, mais celui qui est obligé de s'amuser toujours ne trouve pas dans ses distractions le bonheur ni même la tranquillité ; il sent qu'il combat cet ennui qui le

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prend aux cheveux; le fantôme se place toujours à côté de la distraction et se montre par-dessus son épaule. Ne croyez pas, chère amie, que parce que je travaille à mes heures, je sois exempt des atteintes de ce terrible ennemi : ma conviction est qu'avec une certaine tournure d'esprit, il faudrait une énergie inconcevable pour ne pas s'ennuyer, et savoir se tirer, à force de volonté, de cette lan- gueur où nous tombons à chaque instant. Le plaisir que je trouve dans ce moment même à m'étendre avec vous sur ce sentiment est une preuve que je saisis avidement, quand j'en ai la force, les occa- sions de m'occuper l'esprit, même pour parler de cet ennui que je cherche à conjurer. J'ai, toute ma vie, trouvé le temps trop long. J'attribue, pour une bonne partie, cette disposition au plaisir que j'ai presque toujours trouvé dans le travail lui-même : les plaisirs vrais ou prétendus, qui lui succédaient, Refaisaient peut-être pas un assez grand contraste avec la fatigue que me donnait le travail, fati- gue qui est très durement éprouvée par la plupart des hommes. Je me figure à merveille la jouissance que trouve dans le repos cette foule d'hommes que nous voyons accablés de travaux rebutants : et je ne parle pas seulement des pauvres gens qui travaillent pour le pain de chaque jour : je parle aussi de ces avocats, de ces hommes de bureau, noyés dans les paperasses et occupés sans cesse d'afiaires fas- tidieuses ou qui ne les concernent pas. Il est vrai que la plupart c!e ces gens-là ne sont guère tourmentés par l'imagination : ils trouvent même dans leurs machinales occupations une manière comme une autre de remplir leurs heures. Plus ils sont bêtes, moins ils sont malheureux.

« Je finis en me consolant avec ce dernier axiome, que c'est à force d'avoir de l'esprit que je m'ennuie, non pas à présent au moins et en vous écrivant ; je viens au contraire de passer une demi-heure agréable en m'adressant à vous, chère amie, et en vous parlant à ma manière de ce sujet qui intéresse tout le monde. Ces idées, à leur tour, vous feront peut-être passer cinq minutes avec quelque plaisir, quand vous les lirez, surtout en souvenir de la véritable affection que je vous porte. »

26 août. Le soir, en me promenaut sur la plage, rencontré Che- vanard que je n'attendais guère là. Sa vue m'a fait plaisir et sa con- versation m'est d'une grande ressource. Il m'accompagne jusque chez

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M""* Scheppard, j'allais passer la soirée et je me suis ennuyé excessivement.

En sortant vers dix heures et demie, j'ai été jusqu'à la Douane, sur le quai, pour secouer toute cette insipidité. J'ai vu ces bateaux à vapeur anglais dont la forme est si mesquine. Grande indignation contre ces races qui ne connaissent plus qu'une chose : aller vite; qu'elles aillent donc au diable et plus vite encore avec leurs machines et tous leurs perfectionnements, qui font de l'homme une autre ma- chine!

EUGÈNE DELACROIX

ESSAIS SUR L'HISTOIRE

PEINTURE FRANÇAISE

;o

XXXI

Nicolas Poussin (Sicile)

L'entourage de Poussin dans ses dernières annéls

§ 3

LLE touchait à sa fin, cette vie si pleine d'œuvres et de grands exemples. La vieillesse était venue avec son cortège d'implacables épreuves. Sa femme, sa bonne femme, à laquelle il ne doit sur- vivre que quelques mois, il la voit partir avant lui, et l'on se rappelle assez, quand elle mourut en novembre 1664, en quels termes navrants et désolés le pauvre vieillard abandonné laissait voir à Chantelou les affres cruelles oij le laissait cette séparation.

« A Rome, le 16 nouembre 1664. Monsieur, je vous prie de ne pas vous étonner sil i a tant de temps que je ne me suis pas donné i'bonneur de vous faire scauoir de mes nouuelles ; quand vous en scaures l'occasion vous ne m'escuseres pas seulement mais vous aures

(I) V. ÏArtisie de 1S90, 1891 et iSgz pjssim, janvier et mars 1893.

263 L'ARTISTE

compation de mes misères. Il i a neuf mois que jai tenu ma bonne famé au lit malade d'une tousse de fieure clique, qui après mille remèdes inutiles laiant consommée jusques aus os, et m'auoir extra- ordinairement inquiété est morte, quand j'auois plus besoin de son secours, maiant laissé chargé d'anées, paralitique, plain d'infirmités de touttes sortes, étranger et sans amis (car en cette Ville il ne s'en trouue point). Voilà l'état je me trouue. Vous pouues vous imaginer le demourant; l'om me presche la patiense qui est le remède à tous maus, laquelle je prens comme une médecine qui ne couste guère, mais aussi qui ne guérit de rien. Me voiant en cet état qui ne peut durer, j'ai voulu me disposer au départ ; j'ai fait, pour cet effet, un peu de testament , par lequel je laisse plus de dix mille escus de cette monnoie à mes panures parens habitans à Andel}', qui sont gens grossiers et ignorant, lesquels ayant après ma mort a recepuoir cette somme, auront grand besoin du secours et aide de quelque personne fidelle et charitable. Je vous viens suplier en cette nécessité de leur prêter main et les conseiller et prendre leur protexion afin qu'ils ne soient trompés ou volés; ils vous en viendront humblement requérir; je m'assure, sur l'expériense que j'ai de vostre bonté, que vous le ferez volontiers pour eux comme vous avesfait de vostre pauure Poussin en l'espase de vingt cinq ans. J'ai si grande dificulté à escrire, pour le grand tremblement de ma main, que je n'écris point présentement à M. de Chambray que je prie de tout mon cœur me pardonner. Il me faut huit jours pour escrire une méchante lettre, à peu à peu, deus ou trois lignes à la fois, et le morceau à la bouche : hors de cette heure qui dure fort peu, (mais qui mofense l'estomac débile) il m'est impos- sible de former une lettre qui se puisse lire. Voiez, je vous suplie, en quoy je vous peus seruir en cette Ville et commandes moi qui suis de toute mon ame, monsieur, vostre très humble et très obéissant seruiteur. Le Poussin. »

Et Chantelou écrit en haut de la lettre ces trois mots qui marquent l'inquiétude de l'ami : tremblement de main.

Cinq mois après cette lettre du iG novembre, il recommandait à Chantelou ses héritiers, Poussin, répondant, dit celui-ci, « à l'assu- rance que je luy ay donnée de seruir son héritier à sa prière, se plaint de ce qu'il l'est allé trouuer à Rome. » Et ce fidèle patron ne devait plus revoir d'autre billet de cette main tremblante qui avait tant tra-

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 263

vaille pour lui : « A monsieur monsieur de Chantelou, Conseiller du Roy et Maistre ordinaire de son hôstel, rue Saint Thomas du Louvre. « Monsieur, le contentement que j'ai repceu par votre dernière du Château du Loir ne se peut esprimer ; mais se contentement a trop peu duré aiant esté trauersé par l'impertinense de ce misérable étourdi nepueu pour le subiet duquel je vous ai importuné et prié de protéger après mon trépas, ce que vostre bonté m'a bien voulu acorder et pro- mettre. Je vous suplie de rechef de vous en souuenir quand il sera temps. Se misérable rustique sans cerueau et ignorant m'est venu troubler le repos oià je viuois, de sorte que je n'ai peu vous venir remercier plus tost me trouuant quasi hors de moi mesme pour le déplaisir que j'ai repsu de sa part. Je vous viens demander escuse d'auoir tant tardé à confesser que vous estes selu\'àqui je suis le plus obligé et redeuable, qui estes mon refuge, mon appui et à qui je serai tant que je viurai, monsieur, vostre très humble et très obligé ser- uiteur. Le Poussin. Le 28 mars i665, à Rome. Je baise très humblement les mains à madame de Chantelou. »

Il avait encore, jusqu'au 19 novembre, près de huit mois à vivre, mais c'en était fait, la ruine allait croulant de jour en jour. Lui même l'avouait trois semaines plutôt à M. de Chambray : « Quand je m'échauffe maintenant le deuantdela teste par quelque forte attention je m'en trouue mal. » Rome d'ailleurs tout entière, avec son monde d'artistes de tous pays, observait avec une respectueuse pitié cette lente agonie, cette pénible destruction que rien désormais ne pouvait plus arrêter, d'un grand peintre qui, bien qu'étranger, faisait dès longtemps partie de sa propre gloire, de ce pauvre corps à qui sa main avait peu à peu refusé le travail à mesure que son génie allait, semblait-il, gran- dissant et survivait jusqu'à la fin l'un des plus puissants cerveaux d'artistes que le monde eût connus. Salvator Rosa, son plus proche voisin sur le Pincio, et dont la maison regardait la sienne de l'autre côté de la rue, écrivait, le dernier jour d'octobre i665, à Gio-Batista Ricciardi : « qui teniamo monsù Possino più daWaltro,che da qtiesto mondo. »

La visite si inattendue et saugrenue de son neveu n'avait pas manqué d'émouvoir un scandale dans le quartier du Pincio et parmi tous les Romains attentifs aux derniers jours de l'illustre vieillard; car Passeri rend ce malencontreux personnage pour bien dire respon-

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sable de la crise finale qui devait emporter notre pauvre Poussin : 0 Au printemps de i6b5,vint à Rome un sien neveu, amené, autant qu'il le laissa paraître, par le désir avide d'être l'héritier de ce que son oncle avait acquis, et qui se conduisit de façon si indiscrète et impertinente que celui-ci, n'en recevant que peu de satisfaction, le renvoya aux Andelys en septembre de la même année. »

(Il s'offrait, j'aime à le croire, pour remplacer dans ses soins, la « bonne femme » que le bonhomme venait de perdre. Je dis « le bonhomme Poussin », comme, vers le même temps, on disait « le bonhomme Corneille. »)

« Dans ce même mois, poursuit Passeri, lui survinrent quelques attaques de fièvre, causées sans doute par l'indiscrétion de ce sien neveu, lesquelles, le travaillant beaucoup, lui suscitèrent un flux d'urine fréquente et sanguinolente, qui lui dura l'espace de vingt jours. Le sang s'arrêta, mais ce fut pour faire place à un perpétuel relâchement des reins, de sorte qu'il urinait continuellement sans rétention, et cela dura nombre de jours. Peu après s'ouvrit sous son bras gauche uneaposthème qui vint à crever et le purgea grandement. A la fin, exténué par tant de souflrances, et tout son mal se tournant à l'état de malignité, le 19 novembre ib65, juste comme midi sonnait, il rendit l'âme à son créateur après s'être conforté de tous les sacre- ments de l'Eglise comme parfait chrétien et catholique. »

« Ce peu de testament », dont Poussin parle dans sa lettre du 16 novembre 1664, et « par lequel il laisse plus de dix mille escus de cette monnoie à ses pauvres parents habitans à Andelys, qui sont gens grossiers et ignorants », ce n'est point, devons nous penser tout d'abord, avec son « tremblement de main » noté au crayon par Chantelou en haut de cette lettre, qu'il a pu en écrire les longs détails. Il vient lui-même de dire pourquoi : « Il me faut huit jours pour écrire une méchante lettre, à peu à peu, deux ou trois lignes à la fois, et le morceau à la bouche. Hors de cette heure-là qui dure fort peu, mais qui m'ofense l'estomac débile, il m'est impossible de former une lettre qui se puisse lire. « Aussi scmblc-t-il naturel que pour une telle œuvre de longue haleine, d'abondante rédaction et de prolixe écriture, un notaire ait été mandé, dès le mois de novembre 1664. Encore cette affaire des multiples testaments, même de ceux notariés, n'est-elle pas elle-même très claire. A la date du iG novembre 1G64, le Poussin

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 2G5

dit nettement : ce J'ai fait un peu de testament » ; et dans le dernier et détînitif testament, daté du 2 1 septembre iG65, et rédigé par J.-B. Rondini, ce même notaire parle d'un autre testament déjà rédigé par lui pour le Poussin à la date du 25 novembre 1G04, c'est-à-dire pos- térieur de quelques jours à ce « peu de testament » dont Nicolas parle à Chantelou. Je serais donc porté à croire que le grand artiste a com- mencé par écrire de sa propre main, toute tremblante qu'elle fût, un premier testament succinct, « un peu de testament », qu'il jugea d'abord suffisant pour assurer ses dix mille écus à ses parents des Andelys. Mais, bientôt, se ravisant et voulant donner à ses disposi- tions testamentaires une forme plus légale et plus complète, et \' faire une répartition plus équitable en somme et mieux équilibrée entre tous ceux de ses proches qui l'avaient aimé et servi, il appelle le notaire le 25 novembre 1G64, et pendant dix mois le second testament est tenu par Poussin pour bon et valable. Est-ce le voyage de ce terrible neveu et héritier, Jean Le Tellier, de ce « misérable étourdi », dont est pleine sa lettre du 28 mars i6G5, qui est venu troubler et déranger les dispositions du vieillard surexcité ?

Le début de ce testament que je transcris d'après la copie conservée par Chantelou. prouve combien dans ces sortes d'actes solennels les plus graves notaires romains se préoccupaient peu de l'orthographe du nom de leurs clients et des personnages de leur famille intéressés dans ce document faisant loi : « In nomine Domiiii. Amen. Preseiili piiblico instrumento cnnctis ubique patcat evidenter et sit notum^ quod anno a Nativitate D. N. Jésus Cliristi Millesiino sexcenlesimo sexage- siino qiiinto, indictione tcrtia rero vigesinia prima septembris, Pon- tificatusaiitem SS"^' in (Zhristo Pah-is et D. N. D. Alexandri Dii'ina Providentia Papœ Septimi anno ejiis iindecimo. Il AP" ill" sig. Nicolû Piïssyn Jîgliolo del D. Giovanni del Borgo d'AiideliJ Diocèse Roto- magense, me notaro benissimo conosciulo^ sano per gratia di Dio di menteet allri sensi, benche di corpo in/e'-mo, giace?ido in letto et volendo provedere alli siioi interessi, acciô doppo la sua morte, J'rà loroposleri e successori soprai boni conceduteli da S. D. AI. non liabbia da nascere lite alcuna ha diliberato spontaneamente et in ogni miglior modo die puo e deve fare il pute sua testamento nuncupativo sen\a scritti... »

Dans cet « instrument public » rédigé dans les formules les plus

266 L'ARTISTE

détaillées par le notaire J.-B. Rudini, le 21 septembre i665, Poussin « déclare qu'ayant fait un autre testament à la date du 25 novembre 1664, il révoque présentement et annulle tant ce testament-là que tout autre qui puisse estre, codicille et autre disposition que l'on pourra trouver en quelque temps et quelque lieu, de quelque manière et par quels actes et par quel notaire ils ayent estez faits en faveur de qui que ce soit

« Commençant donc par l'âme, comme plus noble et plus digne que le corps, il la recommande à Dieu tout puissant, à la glorieuse Vierge Marie, aux glorieux Saints Pierre et Paul, au Saint Ange gardien, et à toute la Cour Céleste, lesquels il prie de toute son affection, et de cœur et d'humilité profonde, qu'ils veuillent intercéder près de la divine Miséricorde de Dieu bénit pour le salut de son âme, et veult et dispose qu'après sa mort soit habillé avec un de ses habits, et qu'ainsy vêtu il soit porté à l'église paroissiale sans aucune pompe et que il soit exposé avec quatre torches allumées et qu'après on luy donne la sépulture dans ladite église paroissiale, à laquelle il laisse tout ce qu'on luy devra raisonnablement et pas autre chose, et pour le repos de son âme il ordonne que son corps estant comme cy- dessus exposé, on fasse célébrer une grande messe chantée dans la même église paroissiale, et pendant qu'on la célébrera, on allume quatre cierges à l'autel, et en cas d'empeschement dans le jour que son corps sera comme cy-dessus exposé, on fasse célébrer ladite grande messe dans le jour suivant il n'y aura pas d'empesche- ment ...»

Ce testament nous fait connaître, mieux que les biographes, non seulement les parents survivants des Andelys, mais le groupe, plus nombreux qu'on ne pense, de la famille de sa bonne femme, dont le Poussin vivait entouré à Rome: « Il laisse au Seigneur Louis Dou- quei (Dughet, prononcé à l'italienne), son beau frère, pour une seule fois, huit cents écus de monnaie romaine. //t'/«, il laisse à la dame Jeanne Douquei, femme de Bastien Cherabitto, sa belle sœur, mille écus de monnaie romaine... Outre cela il laisse à Barbe Cherabitto, fille du dit Bastien et nièce de la dame Anne-Marie Douquei sa femme, dix luoghi del monte (actions de la banque). Outre cela il lui laisse tous les biens meubles meublants, ustensiles, linges et hardes, que le dit testateur aura au moment de sa mort, dans la maison la succès-

ESSAIS SUR L'HISTOIRE DE LA PEINTURE FRANÇAISE 267

sion s'ouvrira, compris tout l'or, l'argent et les deniers comptants jus- ques pourtant à la somme de vingt écus romains... Item^ il laisse à Catherine Cherabitto, fille du dit Bastien et nièce comme ci-dessus de la dit dame Anne-Marie, mille écus de monnaie romaine de dix pauls par ccu, pour se les faire payer librement après sa mort par son héritier universel... Item^ à Léonard Cherabitto, fils du dit Bas- tien, 3oo écus de monnaie romaine, une fois payez comme ci-dessus par son héritier souscrit... Itevi^ à François Cherabitto, 200 écus une fois payés par son héritier souscrit. Item, il laisse au sieur Jean Douquei mil trois cents écus de monnaie romaine pour une seule fois payés après sa mort par son héritier universel souscrit. Outre cela, remet et donne au dit s'' Jean Douquei tout ce que le dit testateur peut ou puisse prétendre de luy, ordonnant que pour cette chose il ne soit pas molesté. Itein^ il laisse au sieur Jean Retrou, banquier et expéditionnaire en cette cour, cinquante pistolles (doublons) d'Es- pagne une fois payés après sa mort par son héritier souscrit. Item, il laisse à Madame Françoise Le Tellier veuve d'Antoine Posterla, mille écus de monnoye de France, une fois payés en France, dans sa propre patrie, par son héritier souscrit, si la dite Françoise est vivante au temps de sa mort; et si elle est morte avant le dit testateur, ou si elle est morte présentement, il ordonne que les dits mille écus soient payez comme ci-dessus aux enfants de la dite Françoise à partager également entre eux par égale portion et ordonne que du payement actuel fait comme ci-dessus ou à la dite Françoise ou à ses enfants doive le dit héritier universel dans le terme d'un an du jour de la mort en envoyer les actes publics aux exécuteurs testamentaires souscrits. Pour tout le reste de ses biens particuliers, tant meubles qu'im- meubles, titres, créances, deniers, lieux des morts, et toutes actions, sauf seulement les susdits legs du testateur, de quelque espèce qu'ils soient et en quelque lieu qu'ils soient déposés et existans, il fait, députe, et veut que soit, comme s'il le nommait de sa propre bouche, son héri- tier universel, le sieur Jean Letellier, fils du sieur Nicolas Letellier et de dame ^Liria Honorati; et si le sieur Jean Letellier est mort avant le dit testateur, dans ce cas et non autrement, ni en autre manière, il lui substitue et institue respectivement les enfants de la susdite dame Françoise Letellier, par égale portion, voulant que son dit héritier institué ou les autres héritiers substitués en sa place en cas de mort,

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exceptes seulement les le'gataires susdits, succèdent en tout à son patrimoine et à ses biens meubles et immeubles, rentes, changes, lieux de mont, créances, titres, actions, deniers, existans eten dépôt en quel- ques maisons et lieux qu'il sera de son bien... Il fait ensuite exécu- teurs de son présent testament et dernière volonté et prie le dit sieur Jean Retrou, banquier et expéditionnaire et le dit sieur Jean Douquei de vouloir l'estre... Et parce qu'il peut arriver le cas de mort de l'un des deux auparavant la mort du dit testateur, ou encore après, mais pourtant avant la totale exécution et accomplissement de ce qu'il a disposé et ordonné, il veut en tel cas que toutes les susdites facultés et autorités se consolident et s'unissent dans l'autre survivant... »

On est quelque peu surpris de ne point trouver dans ce testament, à côté des noms de Louis Dughet qui ne figure nulle part dans les Lettres, et qui ne me semble pas s'être mêlé des choses d'art, de Jean Dughet, de Jeanne Dughet et de sa fille Barbe Cherabitto, le nom de Gaspard Dughet, celui des trois beaux frères du Poussin qui est resté le plus intimement lié à sa renommée, et qui ne mourut qu'en 1675. D'où vient qu'il ne lui attribue pas à lui aussi, comme à ses frères et sœurs et nièces, une part quelconque de son héritage ? Les biographes ne parlent point de désunion entre Nicolas et Gaspard, entre le maître et l'élève ; mais le Guaspre avait, peut-on croire, acquis par son abon- dant pinceau une assez grande aisance pour que son beau frère pût l'estimer à l'abri de tout besoin, et réservât les économies de sa vie laborieuse à ceux de ses deux familles, des Andelys et de Rome, qui devaient par lui être mis hors des inquiétudes de l'avenir. Quant à Jean Dughet, Poussin on a fait dès longtemps son homme de confiance intime, son homme d'affaires en tout genre. Il l'a initié de bonne heure aux secrets de son génie de peintre, dont Jean est devenu par l'exercice de l'eau forte, l'un des plus intelligents interprètes. Il l'a mis en relation avec tous ses amis et avec tous les amateurs de France et d'Italie pour lesquels il travaille; il s'en fait suivre partout, même» semble-t-il, dans son voyage de Paris. Jean est au courant de tous ses intérêts et plus capable que nul autre d'apprécier ce qu'il laisse après lui dans son atelier. C'est ainsi que plus tard Jean pourra répondre sans hésister aux questions de l'abbé Nicaise et des Fréart sur les manuscrits et les dessins du Poussin et dresser l'inventaire des estam- pes et autres objets d'art demeurés dans les portefeuilles à la maison

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du maître et que les curieux de France semblent de prime abord se disputer. Mais, sans plus attendre, à peine les restes de Nicolas Pous- sin sont-ils dépose's dans San-Lorenzo, J. Dughet remplissant son premier devoir d'exécuteur testamentaire, faisait parvenir à M. de Chan- telou la lettre suivante que nous transcrivons avec la note d'entète de celui-ci :

« Premier décembre i665. Cette lettre est du Seg'' Jouanne, beau-frère de l'unique peintre deffuntM. Poussin, laquelle accompagne son testament qu'il avoit donné ordre qui me fust envoyé pour avoir soing de son exécution. Il mande sa mort. Requiescat in pace. » Et plus bas, Chantelou a ajouté cet aphorisme mélancolique: <■<. Spes es nojnen incerti boni. »

« Air 111™° mio Sig'" et Prôn mio Sing"'" il Sig'' de Chantelou, in Parigi. 111™° Sig'' mio Pron Oss""" Haveva senza dubbio V. S. Ill""' intesa la nova délia morte del famoso Sig"" Poussin, anzi dclla Pittura istessa, laquale successe il 19 novembre circa il mezzo giorno con sentimenti tanto devoti, che li Sacerdoti che l'assistevano mosti da cordoglioinnusitato compianseroanch'essi il fine di cosi 111" ingegno. Copatira V. S. 111™" se sino al présente sono stato a dargliene parti li affari che in tali occasioni succedono ne causarono Fimpedimento Tre giorni avanti ch'il detto Sig'' Poussin passasse al altra vita, mi commando ch'io non solo scrivessi a V. S. 111™, ma che ancora li mandessi la copia del suo testamento, acciô de V. S. 111"" si potesse ricever gratia mandar la al suo herede, il quale si nomina Giovanni le Tellier figliolo di Nicolo le Tellieret di Maria Honorati. Inscuserà dunque V. S. 111™* S'io prendo ardire con tanta libertà eseguire il commando deldefunto, il quale anco seggiunse che io scrivessi à V. S. 111'"" come li chiedeva humilmente perdono et che se non fosse stato un estremo bisogno non haverebbe aggiunto iiuest'ultima obbligatione à tante altre infinité cheàV. S. 111'°' disse eglidi havere.Glil'invio incluso in questo piegoil quale V. S. Ill""" si compiacerà aprirlo è leggerlo ed inviarlo piu presto che sià possibile à V. S. 111"°" comespero dalla sua estrema gentilezza, accioche più tosto che si potrà possiamo effettuare gl'ordini del testatore. Supplice auco ardentementeV. S. 111"°' volermi favorire per honore del defunto fare in qualche modo che l'herede con- descenda alla spesa del Deposito per memoria di tanto grand huomo, et questo sarebbe in circa 5o doppie, et per il resto saro contentissimo

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aggiunger lo io che saranno 5o altre doppic. Il sudetto Sig'" lascio che non si dovesse spendere nel suo funerale altro che 20 scudi corne lei potrà legger ncl suo testamento, ma parende mi poco rispetto al suo gran merito io spesii 60 scudi et di questo non occorre parlarne cosa alcuna. V. S. 111™' ricevera dentro il piego, il Testamento, una lettera per V. S. 111"" et un'altra lettera pcr l'hcrede, gli sarà reso in mano propria Mons. Lemaire, ch'è il corrispondente di Mons. Retrou, esecutore testamentare in mia compagnia, al quai Mons. Lemaire farà gratia V. S. 111™" dar le sue che se farà recapitar in Roma nelle nostre mani. Per concludere 111™° Sig"' mio, riverente la supp" inscusar la mia prosuntione laquale mi viene avvalorata da quello al quale in perpetuo haverô obbligationi infinité, et qui rcsto D. S. V. S. 111™' mio sig. sing™° il devotiss""' et obbligatiss"" Ser : Giovanni Diighet. Di Roma, i<tX'"'° i665. »

Un correspondant de l'abbé Nicaise, que l'on suppose être le P. Quesnel, lui écrivait de Rome, le 24 novembre i665 : « Je n'ay rien à vous mander sinon la triste nouvelle de la mort de l'Apelles de ce siècle, l'illustre M. Poussin. Il fust enterré vendredy à Saint Lau- rent in Lucina, assistèrent tous les vertueux, architectes, peintres et sculpteurs; je me trouvé parmi eux. Il y avoit deux prélats signalés, monsieur Salviati et un autre. On me ht l'honneur de me donner un cierge aussi bien qu'à eux; il a esté plus de six semaines languissant et quasi à l'agonie. Je vous envcyeray par le prochain courrier l'épi- taphe qu'on luy a faite. « {Archives de l'art français^ t. P'' p. 4.) Il s'agit ici, à n'en pas douter, de l'épitaphe de Bellori.

(A suivre) PH. DE CHENNEVIÈRES.

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ON peut se demander si, dans ce siècle emporté sur tant de courants divers, certains des plus parfaits artistes ne furent pas ceux qui surent vi- vre à l'écart et s'obstinèrent aux recherches de l'art personnel et secret. Claudius Popelin fut de ceux-là. Ses œuvres ne se révélaient qu'à de rares amis. Fidèle aux traditions originelles du génie français, il faisait servir l'expérience d'un maître du xvi' siècle et la puissance d'une technique impeccable, aux figures les plus modernes de

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L'ARTISTE

forme et d'inspiration. Si l'on veut savoir ce que peut la connais- sance d'un art ancien, retrouve', comme recréé par l'étude et la vo- lonté, lorsqu'un esprit subtil l'applique aux travaux de la vie con- temporaine, il convient d'aller s'instruire à cette exposition que vient de donner l'Union centrale des Arts décoratifs. Il y a bien du monde, à la foire des tableaux, de l'autre côté du Palais de l'Indus- trie, mais cette exposition-ci, d'oeuvres singulièrement belles, et que l'on ne reverra plus, enferme à elle seule une plus précieuse somme de génie que toute la cohue des images entassées ailleurs.

Un petit portrait, peint ou plutôt poché par Pils, nous montre un adolescent aux longs cheveux, à l'attitude souple et rêveuse, bien fait pour nous représenter un Florentin de la Renaissance; une autre figure, celle de l'artiste parvenu à la maturité, et, malheureusement aussi, presque au terme de sa carrière, dresse un vmagicr français, familier des 'Valois. Ces deux toiles font bien comprendre l'artiste et soupçonner ce que va nous montrer son œuvre. D'un bout à l'autre de sa vie, qui fut trop courte, il garda ce culte profond de la beauté, qui était celui des vieux maîtres, et grandit dans la connaissance du métier, qui lui permit de fixer son rêve.

Savant, et vraiment poète (car lui seul eut le droit de se dire seule- ment « un peu poète, aliqiiantidum poetan)^ Popelin rajeunit les vieux secrets des Penicaud et des Limousin. Il avait patiemment surpris cet art dont les procédés rudes, l'austère méthode, font l'éclat même et la probité. Car on ne triche pas avec l'émail. Les dangers qui me- nacent la plaque presque achevée déjà sont assez grands pour que l'artiste cherche à mettre de son côté, par la préparation fervente, toutes les chances de succès. Popelin se montrait merveilleusement apte à ces tâches difficiles. Un dessin magistral, qui apparaît dans ses allégories aussi bien que dans ses portraits, fondait solidement l'en- semble : voyez cette figure équestre du Henri IV, si fortement « à cheval » ; le César aussi, d'une majesté païenne, inspiré de Rome et non moins du Triomphe de Mantegna, sur ce fond d'azur éclatant, rival des violets pourprés que l'émailleur semblait avoir retrouvés et renouvelés de la Grèce antique. La couleur du Bacon, si chaude dans son opulente douceur, et VEnfant au papillon, la boîte, un précieux miroir, des objets presque familiers, qui seront pour les décorateurs comme une leçon posthume d'un précurseur glorieu.x, toutes ces

UN MAITRE ÉMAILLEUR 273

œuvres révèlent la maîtrise qui naît uniquement de la conviction pro- fonde, du labeur, unis au génie qui crée. Un profil de Pedro de Heredia fait songer, par droit de naissance et par l'impression d'ar- tiste, à ces Trophées d'un autre Heredia, notre fête depuis longtemps, à nous tous qui les connaissions avant leur brillante renommée.

Des émaux allégoriques, nous en trouverions de fort beaux dans l'histoire de l'art français : des émaux-portraits, de la touche et du caractère qu'y mettait Popelin, je ne sais nous en verrions. Cette manière, si naturellement apte à reproduire les figures des hommes les plus récents, nous laisse découvrir une incomparable valeur; c'est comme si, sublimant la lumière du soleil, la concentrant, en ces camaïeux d'or, sur le visage du modèle, l'artiste imprégnait de rayons subtils, uniquement la forme qu'il veut représenter, afin d'y faire épanouir l'essence et la substance même de la vie. Ce même pouvoir d'un style absolument souverain, qui fit de Napoléon III une image épique, sinon historique, reprend ici tous les cléments d'un visage, les fixe, les allie dans un médaillon aussi précieux, aussi ferme que le métal dont il en a fait le soutien.

L'intelligence du modèle, nous la retrouvons dans ces belles com- positions, que des écrivains, des amis, des amateurs choisis parmi l'élite encastrèrent aux plats de leurs livres. Les traductions surtout qu'avait faites Popelin des écrits italiens eurent pour ornement naturel ces plaquettes aux ors si riches, au galbe moelleux et ferme. J'ai longtemps admiré combien le François Rabelais, avec sa face sculptée par les passions et par l'esprit, son œil large ouvert sur le monde, sa bouche au pli songeur et bon, est le vrai Rabelais.

Les petites gravures rendront perplexes les siècles prochains, et leur feront chercher quel est l'élève d'Albert Durer ou de Lucas de Leyde qui signait ainsi. Quant aux aquarelles, la touche en est riche, à déconcerter; les fonds manquent, c'est un système. A peine, dans le grand paravent, si chaud de tons, un semis de paillettes d'or. C'est une façon de vouloir l'aquarelle, elle est discutable, ainsi que tous les partis pris. Les études à la mine de plomb, les chardons surtout, semblent encadrer la dernière perfection du dessin. Elles font saisir le procédé scrupuleux dont se soutenait le coloris éblouissant ou pro- fond d'un tel maître.

Popelin, comme il sied aux artistes de cette foi et de ce large pa^a-

1S93. l'artiste NOUVELLE PÉRIODE : T. V. iS

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L'ARTISTE

nisme, aimait les devises latines. J'ai lu, dans une de celles-ci, deux mots : iN'coRRUPTVM MANET. Cest, il me semble bien, le mot et la devise de cet art, parfait, sévère, tout formé des éléments les plus rares et les plus fermes à la fois, fondé sur l'or, et, comme lui, comme l'esprit qui Téclairait et l'animait, incorruptible!

PIERRE GAUTHIEZ.

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L'AME ARTISTE

ET LA CRITIQUE LITTÉRAIRE

A PROPOS DES « ESSAIS SUR BALZAC » DE PAUL FLAT

OMME toutes les formes d'art que la vie ^^N n'a point déserte'es, la critique littéraire ' ^^ se renouvelle par un incessant travail intérieur. Les âmes changent et les façons de goûter le beau se subtilisent, si bien qu'aux vieilles générations des critiques dogmatiques ont succédé de jeunes fervents qui raffinent leurs jouissances d'art, étranges héritiers des antiques grands-prêtres du goût, et moins curieux des moissons profitables que des merveilleuses fleurs d'inutile beauté.

Songez un peu quelle stupeur eût ébahi le décisif et convaincu Nisard,ou Saint-René-Taillandier, devant telle page énervée de Paul Bourget. De quelle sincère indignation ils eussent refusé d'y recon- naître la mode dernière de vêtir leur austère divinité ! se déroule

276 L'ARTISTE

une évolution qui n'est pas encore alentie, faite de la poussée multiple des nouvelles œuvres, et par laquelle de plus en plus la critique litté- raire devient une besogne d'artiste. Car chaque jour s'y réduit davan- tage la part de raisonnements et d'argumentations logiques, et s'y développe la part des émotions délicates et des vibrations longuement savourées. La critique littéraire ne peut pas plus disparaître que la littérature elle-même ; et tant que les âmes artistes seront éprises des beaux livres, certaines d'entre elles voudront redoubler leur plaisir en l'exprimant, comme d'autres aimeront à ciseler leurs admirations en face des toiles souveraines, et d'autres ù fixer en phrases d'intime exactitude les contrecoups de la vie au fond de leur sensibilité. Mais l'emploi du livre et la sorte d'ébriété dont il enivre varient selon les mains qui le feuillettent et les cervelles qu'il ébranle, tout comme la magie des couleurs et le goût même de la vie. Il n'est presque point de volume, parmi ceux que de jeunes écrivains consacrent à noter leurs réminiscences à propos d'un grand artiste littéraire, qui ne nous donne cette piquante impression d'inédit sentimental, de novation du goût. Un contraste immédiat s'établit en nous, qui oppose aux vieilles pages solennelles dont les lainbeaux traînent dans nos mémoires, ces commentaires alertes et très audacieusement person- nels.

A creuser un peu cette impression, on se donne le plaisir très vif de participer par sympathie compréhensive à une jeune poussée de vie fraîche. Plus d'un lecteur de V Artiste a savouré des impressions de cet ordre en parcourant quelques pages extraites de l'ouvrage récent de M. Paul Fiat, les Essais sur Bal:{ac.

L'étrange livre de critique, à prendre le mot dans ce vieux sens un peu répulsif et professoral. Tout plein de sensations d'art, d'émois jolis et d'extases nuancées, mais très vide d'axiomes sentencieux et de verdicts judiciaires. C'est proprement un herbier d'émotions fleuries dans une âme artiste au soleil de Balzac, mais un herbier vivant, les délicates végétations restent verdoyantes. Par réaction, on refait pour soi le volume, tel que l'eût conçu le critique de classique tradi- tion. On voit le bref début sur la vie de Balzac, une biographie flatteuse comme une photographie retouchée ; puis l'énumération descriptive de ses livres; l'étude séparée des principaux romans, l'étude d'ensemble des principaux types ; l'appréciation des tendances

L'AME ARTISTE ET LA CRITIQUE LITTÉRAIRE

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de Balzac et de la valeur morale de son œuvre, et les conclu- sions sur la place du maître dans le roman français, sur l'espèce et la dignité du prix à lui conférer. Sans ironie, c'est bien comme une sentence judiciaire, à rédiger au nom d'une sorte de magistrature, avec un bon nombre de considérants solides, c'est bien comme une œuvre de juge et de logicien que les critiques du temps passé compri- rent leur tâche. Comment, sur cette noueuse branche de chêne, noire de froid, des bourgeons éclosent-ils qui l'animent d'une verdure touffue ? et comment cette triste tâche scolastique devient-elle, ouvrée par des âmes artistes, une délectation seulement voluptueuse ?

C'est affaire de rigueur ou de souplesse d'âme, de simplesse ou de multiplicité mentale. Au fond, l'opération essentielle, la chimie du laboratoire intérieur reste la même. Prenez le plus sec et le plus pédant des professeurs, assis devant son anguleux pupitre, et lisant Balzac avec méthode et scrupule. Comprimez en lui l'âme de Villemain, celle de Nisard et celle de Brunetière. Malgré l'ignomi- nieuse promiscuité du rapprochement, il faut s'avouer que ce cuistre est traversé dans son coriace épiderme par des tressaillements gros- siers d'espèce identique, en somme, à nos plus exquis frissonnements. Il savoure, lui aussi, des plaisirs de littérature, comme un paysan qui boit du johannisberg, si vous voulez, mais esthétiques tout de même et qui s'étiquettent sensations artistes. Mais ces sensations, au lieu de se fondre mielleusement sur un palais aux papilles épanouies, et de s'écouler en ondes voluptueuses, s'aheurtent à de lourds appa- reils cérébraux, à toute une mécanique de ferrailles compliquées. Quand le critique dogmatique a joui littérairement d'une secousse brève, il trouve son vrai plaisir à raisonner sa jouissance, à l'aligner symétriquement avec d'autres, à la dissimuler écrasée sous une gangue de chaux et de ciments propres aux constructions des temples de goût. Construire des chapelles et des stalles, assigner des rangs, consacrer des hiérarchies, voilà l'idéal de ces gens -là. Leur goût n'est pas uniquement la façon dont ils jouissent, et l'espèce d'excitation que requièrent leurs sensualités esthétiques. Leur goût se hausse jusqu'au dogme et domine tous les autres. Il devient le bon goût, la règle supérieure qui sert de mètre à mesurer le talent ; et très vite cette critique arrive à négliger la sensation primitive, la vibration initiale de plaisir d'art, le seul élément réel et vrai. Le livre, l'œuvre

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littéraire devient prétexte aux longues dissertations sur les époques successives du goût, aux excommunications des époques décadentes, aux apothéoses des grands siècles.

M. Nisard, par exemple, écrira l'histoire de la littérature romaine avec l'obsession monomaniaque d'exalter le xvii^ siècle français et de flétrir nos romantiques. Le pompeux insincère et tout l'officiel men- songe de Virgile ne Tempêchent point d'être sublime puisqu'il faut assimiler l'époque d'Auguste à celle de Louis XIV. Les infortunés poètes de la décadence sont sabrés sans merci, flétris comme artistes et comme caractères, ces amoUis et luxuriants poètes, tout gonflés d'humide sève de vie, êtres ondo3fants des phases troubles de l'évolu- tion mentale, vers lesquels pieusement sont revenus les plus modernes d'entre nous, avec Huysmans et Maeterlinck.

Que pourra faire Sainte-Beuve, écœuré de l'insignifiance d'une pareille critique, et qui veut s'élever jusqu'à des cimes solides et sublimes ? Averti, par son tact si délié, de la frivolité pesante de ces exercices, et par sa pénétrante analyse, de leur peu de valeur ration- nelle, il s'évade en pensée bien au-dessus de ces codes rebutants, et formule son souhait idéal : travailler à l'histoire naturelle des esprits. Le malheur est que, pour écrire l'histoire naturelle des esprits, deux ou trois sciences encore à créer sont préalablement nécessaires. Sa haute vue prophétique ne lui sert de rien dans le domaine présent de l'art, et il ne doit sa réussite personnelle qu'à l'ondulante sou- plesse de son intelligence serpentine, habile à tout envelopper.

Mieux que cet esprit si fin et si perspicace, Taine, le perçant philo- sophe qui, sans être un pur artiste, distilla des œuvres esthétiques leur quintessence abstraite, renouvela la critique littéraire et creusa pour ces eaux éternelles un lit nouveau. Devant ses prunelles intelli- gentes, les apparences deviennent translucides, et, derrière le fait sensible, s'étage toute la série causale des faits générateurs. L'œuvre littéraire est le produit d'une sensibilité créée par l'hérédité de race et fouettée par les réactions du milieu. Découvrir dans le livre de quoi reconstituer exactement cette sensibilité, de quoi atteindre par elle l'âme d'une race et l'influence d'un milieu, voilà, pour Taine, le but de la critique. Il la fait donc marcher en terre ferme et sur un sol de roc. La critique devient presque une branche des sciences morales, et c'est pour elle, au dire des penseurs, une dignité suprême.

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Mais pour les artistes ? l'art s'est enfui, chassé par ces analyses trop méthodiques, par toute cette lumière crue qui effraie le clair- obscur des rêves. Un abîme se creuse entre le psychologue attentif à ses déductions, et l'esthète palpitant, amoureux des seules chimères. Puis les plus subtils parmi les écrivains, ceux-là même dont le pou- voir d'enchantement enveloppe plus sûrement les raffinés, demeurent incompris, échappent aux expériences comme un gaz trop volatil. L'art prend toujours de ces revanches. Laurence Sterne et Shelley s'obstinent à ne pas répondre à l'évocateur de la Littérature anglaise.

Dans l'entourage même et presque dans la famille de Taine, un disciple restaure l'art dans la critique. Paul Bourget, le précieux des névroses esthétiques, vibrant complaisamment aux plus récentes émo- tions, en cherche les types exemplaires dans les livres dominateurs de nos cervelles. Mais plutôt il caresse et flatte lui-même de ses doigts souples et câlins, nos fièvres tressaillantes.

Inscrire ces fièvres elles-mêmes, ces tressaillements, dans l'ingé- nuité d'un livre; noter pour soi, par conséquent pour ses pareils, la gamme d'excitations dont une àme est touchée et parcourue par l'efEeurement d'un grand artiste, n'est-ce pas innover une sorte de critique très moderne et très rafiînée ? La littérature, ici, jaillit directement de la sensation. La phrase écrite moule comme une peau vivante les mouvements d'àme qui sont la chair et le sang de toute oeuvre forte et vraie, et qu'on sent tout proches, et palpitants comme le pouls sous l'épiderme. L'extase esthétique qui doit être le premier moment de toute critique sincère nous demeure ici dans sa pureté native et sans adultération.

Tout dépend alors de l'âme du critique artiste et de ses puissan- ces. Pour le goûter, livrez-vous à telle de ses puissances d'extase.

Entre toutes choses, Paul Fiat aime et comprend l'âme féminine. Il faut entendre de quel accent charmé il murmure ces syllabes qui remuent le tréfonds de son cœur : le sens de la féminéité. Jamais telle félicité littéraire ne l'épanouit qu'aux occasions de se bercer dans ces rêveries énamourées. Il est le perpétuel épris de l'abstrait féminin, de l'harmonieux poème d'images qui s'entrelacent sous cette étiquette gracieuse. La femme, c'est pour lui le charme souple du mouvement onduleux, l'attirance du col incliné languissamment, la magnétique

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séduction des prunelles caressantes, Tarome de la peau vivante, de ces peaux satinées des blondes, de ces peaux luxurieusement blanches des rousses. C'est aussi l'inflexion tendre des mi-voix, l'aimante into- nation des causeries lentes du tête à tête, l'intuition, la divination des phrases, cet adorable secret d'amour et de double vue qui attire aux lèvres sucrées de la femme toutes les flatteries et toutes les blandices se délecte un esprit d'homme.

Mais la femme est un monde, et toute âme dévote à cette catégorie du divin fait dans ce monde un choix qui manifeste ses préférences. Les préférences de Paul Fiat s'en vont d'elles-mêmes aux féminéités attendries. Le pompeux triomphe et l'opulent éclat des brunes l'éblouit, mais l'enchante moins et l'envoûte d'une possession moins définitive que l'irrésistible douceur et la discrète souveraineté des femmes délicates et soupirantes. Soupirs légers d'amour à peine éclos et préconscient, soupirs étouffés des secrètes angoisses, soupirs mélancoliques de nostalgies passionnelles , car l'innocence à peine effleurée par l'amour, les aspirations insatisfaites des poitrines sevrées d'air sentimental, les tortures déchirantes des âmes foulées courbent la femme d'un même pli de douceur infléchie et de molle tendresse. Quel flot infini d'émotion sympathique cette douceur et cette ten- dresse ouvrent dans l'âme de Paul Fiat, on l'éprouve soi-même rien qu'à lire l'étrange et troublant intitulé de ce chapitre, l'un des plus beaux certes de ce volume, les Femmes malheureuses. Un musical sanglot ne pleure-t-il pas au fond de ces consonnances plaintives ? Sous chaque trouvaille d'artiste, sous toute création esthétique, se cache une palpitation d'entrailles qui est le principe même de cette création, et dont l'œuvre d'art n'est que la transfiguration plus ou moins atténuée. Ici, la commotion vibre encore, toute fraîche et toute saignante, et transparaît à travers l'épiderme littéraire. Comme il faut qu'elle ait été poignante, la prise qui lui étreignit le cœur, pour qu'il ait eu l'inconsciente sincérité de l'avouer si nùment et de l'étaler sans voile. Comme il faut que le sourd murmure gémi par elles toutes, la longue plainte des héroïnes dolentes agenouillées par Balzac au long de toute son œuvre aient éveillé en son âme un écho de lamen- tation désolée.

Et si vous admettez avec lui qu'il n'est qu'une manière de com- prendre les femmes de Balzac, les aimer, mesurez maintenant le

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degré de sa pénétration sympathique et de son intelligente ado- ration.

Attiré par l'aimant des âmes féminines, il s'est complu fervemment dans le culte des divines figures sculptées en pulpe vive par le grand romancier. Par-dessus tout, celles dont la bouche se crispe légèrement d'un pli d'amertume lui prennent le cœur d'une étreinte douloureu- sement extasiée.

« Leur unique faute, s'écrie-t-il, fut d'avoir demandé à la vie plus que la vie ne peut donner; de n'avoir pu se résigner à mourir sans amour lorsqu'elles sentaient que l'amour seul pouvait satisfaire les puissances inassouvies de leur être, de nous apparaître enfin comme une démonstration de l'antinomie qui persiste, éternelle, entre les aspirations secrètes des créatures d'élite et les conventions sociales auxquelles elle sont contraintes de subordonner ces aspirations! Il n'est qu'une manière de les comprendre, c'est de les envelopper d'une tendresse égale à celle qu'éprouvait pour elles le poète qui les créa, (i) ».

Madame de Beauséant, madame d'Aiglemont, madame Graslin, madame de Mortsauf, toutes ces figures qui vécurent pour Balzac d'un^ existence obsédante de succubes adorés, revivent pour son dis- ciple pieux dans leur suprême réalité. Comme Balzac, il les défend, les justifie, les adore surtout, connaît pour certaines des préférences instinctives, se prosterne éperdument devant Henriette de Mortsauf, la grande Madone de ces paradis. C'est bien ainsi que Balzac eût souhaité qu'on ressuscitât les chères créatures nées du fond de son cœur, et qu'on le comprit lui-même. Aucune façon meilleure de com- munier avec son génie, de s'identifier avec sa substance. A rassembler ainsi de tous les points de l'œuvre de Balzac toutes ces délicates sil- houettes, processionnelle théorie de fantômes d'art, une impression générale singulièrement captivante amollit le cœur d'une e.xquise tendresse. Au charme particulier dont s'enveloppe telle divine figure, celle du Lys de la vallée^ elle surajoute une brume poétique qui nimbe délicieusement le contour de la déesse. Toutes ses sœurs malheureuses détachent de leur propre lumière un pâle ra3-on qui l'illumine. Cette caressante lueur, cette aube se divinise l'être

(n Essais sur Balzac : Les femmes malheureuses, p. 74.

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esthétique est l'apport spécial du critique de Balzac, et son œuvre très personnelle.

a Elles ont toutes, écrit-il en les réunissant dans une souveraine dilection, cette grâce et ce charme innommables qu'à défaut d'autre mot nous qualifions de faiblesse et dont les poètes de tous les temps ont fait l'auréole de la féminéité. Elles nous apparaissent comme des vaincues de la vie et la souffrance est le principe de leur ennoblisse- ment.

« Faibles, elles le sont d'origine, par leur complexion délicate, par leur nervosité maladive, par tout cet ensemble de causes destruc- trices qui constituent leur infériorité comme types sociaux mais, en même temps, leur supériorité comme éléments de rêve. Entre les mainsdu poète qui sut les aimer et les comprendre, vient s'adjoindre au charme de leur originelle faiblesse celui de leur destinée irrémé- diablement douloureuse (i) ».

Ainsi comprise, la critique littéraire ne devient-elle pas une besogne d'art particulièrement raffinée? Ouvrir les volumes d'un auteur ensor- celant, s'abandonner aux spasmes délicats d'une sensibilité chatouillée, puis savourer longuement ces voluptés exquises, s'y complaire et les renouveler en y insistant, voilà tout le secret. Les professeurs de jadis eussent trouvé ce procédé trop simple et trop relâché. Elle est, en effet, cette critique moderne, simple et modeste comme la science et comme la réalité. Elle n'ajoute rien à l'essence des choses et ne sur- charge point le ressort intime d'un fatras superflu de prétentions encombrantes. Que lui faut-il? tout uniment une âme artiste en train de vibrer, et sa valeur est exactement mesurée à la valeur et à la qualité de l'âme qui frissonne et tressaille au fluidique attouchement des créations esthétiques.

Mais en alla-t-il jamais autrement? et la valeur de l'artiste, c'est-à- dire au vrai son aptitude à s'émouvoir, l'espèce et l'intensité de ses jouissances, ne fut-elle pas toujours la mesure, à la fois et la source. de ses oeuvres et de ses réussites?

Pourquoi donc à la chose essentielle, à la valeur réactive de l'âme artiste, surajouter un amas d'exigences et d'ambitions présomptueuses ? C'est se torturer d'une gêne inutile que d'arranger ces frêles et char-

(i) Femmes malheureuses, p. ni.

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mants matériaux, les saveurs d'une œuvre d'art sur un goût délecté, en constructions monumentales. Le lecteur ému de tout à l'heure refuse de se peiner lourdement à transcrire ses impressions fines en formules pénales, en articles de code littéraire. Quant à les jeter à l'alambic de Taine, pour en distiller un extrait scientifique, cette chimie cesserait d'intéresser les artistes et ce serait affaire aux savants d'en relever le caractère d'hypothèse fantaisiste. Comme je l'aime mieux, s'il se laisse aller, comme le Bourget précosmopolite, aux con- fidences d'idées personnelles! Il me prend par le bras, sous l'allée des marronniers, et m'entretient de Baudelaire et d'Amiel, de Stendhal et de Renan; mais ce que j'entends, et qui me ravit, c'est l'accent dont il me parle du Mysticisme, du mal d'être et du Rêve germanique. A propos des auteurs qu'il a choisispour maîtres, avec cette science raffinée d'élire ses professeurs qui fut un grand secret de Paul Bourget, il m'entraîne en ses propres sentiers, et m'enveloppe des conceptions de sa cervelle. Besogne d'art, certes, et qui me plaît tant!

Mais comme je préfère encore l'accent direct et spontané du lecteur aux yeux un peu luisants de larmes; le cri jeté brusquement, dans la sincérité des entrailles remuées; l'exclamation brève qui s'interjecte. Connaissez-vous beaucoup d'heures plus douces que les heures vécues au fond d'un fauteuil près d'un ami rare, à savourer des pages de haut goût, ensemblement?

La cause du plaisir, la voici. Toute émotion forte est contagieuse, toute excessive tension d'une machine nerveuse se propage d'elle- même jusqu'aux nerfs voisins, et les sature d'électricité pareille. On est gagné d'abord, et sans lutte, par la vibration voluptueuse qui secoue d'un frisson violent l'artiste de notre race. A ce contact on vibre soi- même d'une commotion pareille. Ainsi se rajeunissent d'une fraîcheur renouvelée, nos émotions d'art. Une source d'enthousiasme s'ouvre et sourd au fond de nous, par le communicatif émoi des sensibilités analogues.

Peut-on nous rendre un plus précieux service et nous faire un plus royal cadeau r C'est de la vie même qui nous est ainsi donnée de sur- croit, c'est une augmentation de nos capacités vitales, un accroisse- ment de nos pouvoirs d'être.

Caduque vieillesse et dégénérescence épuisée sont deux grandes causes d'apathie et d'insensibilité. Pour mieux dire, l'insensibilité et

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l'apathie sont l'essence même de la vieillesse et rapproche de la mort finale, de la suprême inertie s'insensibilisent définitivement nos nerfs lassés par la vie et devenus incapables de réagir jamais plus. Or, ne faut-il pas rendre grâce, comme à l'idéal médecin, à quiconque recrée en nous un peu de cette force vitale qui se dépense trop vite et s'écoule d'une trop rapide fuite hors de nos cellules nerveuses d'ultra- civilisés. Qu'on nous restitue un peu d'énergie, qu'on nous rende le pouvoir d'admirer, qu'on réchauffe nos enthousiasmes, voilà le vœu de nos cœurs usés. Vous rappelez-vous comme Barrés, à la fin de son admirable et délicieux livret. Sons Pœil des Barbares^ réclamait non pas une leçon mais un cordial, un feu nou\eau qui l'échauffàt, un régénérateur d'énergie ? Il nous faut un ami, non pas un professeur, un ami qui nous entraîne aux cimes, dont l'ardeur nous pénètre, dont la puissance esthétique nous galvanise.

Il s'est assis au fond de son fauteuil, les jambes croisées, et com- mence à nous lire, d'une voix un peu chantante, des pages de Balzac. Par instants, au bout d'une page enflammée s'évoque en traits de feu la silhouette héro'i'que de Vautrin, ou le profil divin d'Henriette de Mortsauf, il appelle en phrases brûlantes tout l'essaim des créa- tures analogues créées par Balzac, il épanche le flot éruptif de ses admirations extasiées. Ce sont alors de larges envolées conceptuelles qui embrassent tous les anges féminins échappés du cœur de Balzac, tous les personnages excessifs forgés par sa forte cervelle. L'âme même du grand créateur, ses facettes multiples et brillantes, son sens de la féminéité, son ardent besoin d'énergie deviennent tangibles au travers de l'œuvre. Le fonds éternel de l'humaine poésie, le fo3'er central qui tout le long des siècles échauffe les génies, tout l'éternel féminin , tout l'idéal esthétique, tout le mystère des adolescences vierges, toute la poussée des énergies productrices, abstractions enflammées, zones d'éther supérieur rarement on accède, s'ouvrent au vol de l'esprit ailé que soulève l'enthousiasme.

L'enthousiasme est le moteur initial qui lance cette critique dans les voies supérieures. La défaillance ou l'ascension triomphale dépen- dent de son intensité première. Le critique excelle quand il entre en extase, et l'artiste vaut dans le domaine l'induisit sa sensi- bilité.

Si délicate que soit notre âme et si richement douée de nervosités

L'AME ARTISTE ET LA CRITIQUE LITTERAIRE 285

précieuses, il reste toujours à la surface des points inertes et morts, des anesthésies partielles, des régions engourdies. Des choses nous plaisent, qui ne touchent pas nos voisins, et ceux-ci s'émeuvent à des félicités pour nous inconnues et mystérieuses. Mais, dans le champ de nos jouissances, il est des modes nouveaux dont l'épreuve nous peut être apprise par des initiés.

Cette initiation à des nuances particulières d'esthétique béatitude n'est-elle pas pour la critique littéraire un emploi très inédit, d'une valeur d'art délicate et raffinée ? L'âme artiste n'a-t-elle pas trans- formé d'une totale métamorphose la lourde et vaine tâche de jadis? Et quant à la force de contagion des belles pâmoisons frémissantes, il suffit pour l'éprouver de s'abandonner, comme tout à l'heure pour les puissances d'adoration féminine, aux sympathies violentes de Paul Fiat pour les Personnages excessifs, les êtres de relief aux poétiques saillies passionnelles; ou bien aux profondes émotions dont l'emplissent des réminiscences anciennes, aux émotions autobiogra- phiques de collège et d'adolescence qui lui firent adorer Louis Lam- bert. Plus d'un lecteur dévot de la Comédie humaine s'étonnera de s'y délecter en suavités nouvelles, après telle page des Essais.

Vaut-il pas mieux tendre les nerfs d'une secousse voluptueuse que d'inscrire dans la cervelle quelque verdict solennel et suspect ? et tel artiste, déplorant comme Théophile Gautier l'absence de péchés nouveaux, n'aimera-t-il pas cette jeune critique, ni pédante ni gour- mée, toute chaude de vie, toute pantelante de frissons d'art, et qui suggère à notre âme des façons neuves d'être heureux?

MARCEL SEMBAT.

SIMPLES NOTES

LES PEINTRES GRAVEURS

E fut un beau témoignage du pro- grès constant de la Société des Pcititres-Graveiirs français , cette cinquième exposition, ouverte en avril, à la galerie Durand-RueL On désignera tout à l'heure quelles créations firent ce sa- lonnet, plus que ses aînés, si- gnificatif; mais, au préalable et sans délai, il faut insister sur la réalisation d'un projet va- guement indiqué Tan passé avec une réunion d'eaux-fortes de Keene et qui tend à accompagner par la reconstitution d'un oeuvre posthume la mise au jour d'es- tampes nouvelles. L'initiative est heureuse de recueillir les feuilles, ci et làéparsesdans les cartons des amateurs, de les grouper, de faire revivre un instant, comme pour un adieu glorifiant, la carrière de quelque maître disparu. Tant d'entre eux ont vu l'originalité payée

SIMPLES NOTES SUR LES PEINTRES GRAVEURS 287

par le mépris, par l'insulte ou l'oubli ! Dans cette tâche de redresseuse de torts, d'évocatrice du passé, la Société se devait tout d'abord aux victimes nationales; après, il lui appartiendrait de s'occuper des étran- gers, moins souvent méconnus d'ailleurs. Restreint à la mise en lumière des seuls graveurs originaux français du siècle, le programme comporte déjà une assez longue suite d'obligations. Se souvient-on par exemple qu'Henri Monnier ait jamais obtenu l'exposition rétrospective à laquelle il a tant de droits.? La même consécration, nous le remarquions dès 1891,3 été refusée à Méryon,àMéryon exalté de l'autre côté du détroit ou de l'Océan. Et Bonvin? Et Hervier? Et Bresdin ? Et tous ces honnis que les catalogographes du temps présent traitent avec une étonnante désinvolture, avec une ignare indifférence!

La Société a inauguré cette section rétrospective par la montre de l'œuvre gravé de Manet. Pour un début, nul choix n'eût pu sembler préférable. Manet a excellé à faire de tout outil l'inscripteur de son observation, de toute matière le confident de sa pensée. L'exposition du quaiMalaquais l'avait montré abordant tour à tour, en maître, les procédés les plus divers, l'huile, le pastel, l'aquarelle. Qu'on apprenne l'aquafortiste et le lithographe de haut style qu'il sut être à son heure. Un aquafortiste jaloux comme toujours de l'instantanéité, un aqua- fortiste énergique, rayant précipitamment le métal, opposant les blancs absolus aux noirs francs, d'autres fois faisant éclater l'alerte et la sûreté de son dessin, par de brèves indications au trait sur un fond sans travail, ou par un simple contour ingriste. Plus fiévreuse- ment encore que le cuivre, la main malmène la pierre. C'est plaisir de voir Manet user du pinceau avec la même aisance que les Japonais dans leur croquis à l'encre de Chine, et employer, pour ses tra- giques évocations de la guerre civile, le crayon dont les jets libres, emportés, filent comme des fusées dans la vertigineuse planche de Courses. Ainsi, ces eaux-fortes, ces lithographies disent à merveille la toute puissance victorieuse et violente, l'extraordinaire faculté de fixer un spectacle, au passage, dans sa vie, dans sa lumière et sa couleur.

Ce nouvel et significatif hommage a été rendu à Manet par un des artistes dont il goûtait fort le talent primesautier, par Henri Guérard. C'est Henri Guérard qui a extrait libéralement de ses cartons les pièces nécessaires à cette exposition spéciale ; c'est lui qui l'a organisée avec

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des soins pieux et c'est lui vraiment qui est l'âme de cette Société. Outre qu'il préside à ses destinées, il démontre à plaisir l'étendue du moyen d'expression, la variété d'efîets à laquelle la gravure peut pré- tendre. Fantaisiste ingénieux, mille sujets lui traversent l'esprit et, pour les traduire, peu lui importe la technique, car il n'en ignore aucune. Cette fois, surtout des souvenirs d'Italie, de Normandie l'ont hanté, un mélange heureux d'eau-forte et d'aqua-tinte l'a aide à rendre les vapeurs du matin à Venise ou le déchaînement du mistral sur les vagues qui se poursuivent et viennent se briser contre la falaise, furieuses, écumeuses.

La plupart de ces planches sont tirées avec une encre appropriée, verte, violette ou grise, et une des caractéristiques de l'exposition est la tendance de l'estampe à se parer des séductions de la couleur, voire même de la diaprure de la polychromie. S'il est hors de doute qu'ici encore les leçons du Nippon aient été suggestives, qu'elles aient entraîné les artistes à de nouvelles recherches et à de nouveaux progrès, on ne saurait oublier et l'exemple de Debucourt et le rôle joué depuis bientôt trente années par Jules Chéret. Ses lithographies murales ont pris, au regard des esthètes désillépar J.-K. Huysmans, la valeur d'estampes essentielles et, à la suite de Chéret, plus d'un a convoité pour enrichir le dessin, la parure des rehauts. Hors les dons si français de grâce, d'esprit, d'humour amoureux et tendre, ce qui défie l'éloge à l'endroit de Chéret, c'est l'éclat du résultat comparé à la simplicité des moyens, c'est l'illusion toujours donnée d'une palette étendue, variée, quand quatre pierres suffisent à créer une affiche vibrante, étincelante au suprême, telle les Pantomimes lumineuses. Le rénovateur de l'affiche, le pastelliste exquis, il faudrait les oublier un instant pour dire comment Chéret illustrateur a continué glorieu- sement, le crayon lithographique à la main, la tradition française du xviii' siècle, comment son imagination féconde s'est répandue en mille inventions, ennoblissant du charme de l'élégance, couvertures de livre ou de partition, avis de naissance, tout au monde...

Mais voici qu'à l'affiche nous ramène encore M. deTouIouse-Lautrec. Intégralement neuf, son art n'offre avec celui de Chéret que des con- trastes. Ce n'est plus la vision enchantée, riante, qui se joue de tous les soucis, c'est l'analyse pénétrante, aiguë, s'exerçant sur la réalité avec un inexorable scrupule. Que si donc les applications sont identiques,

SIMPLES NOTES SUR LES PEINTRES GRAVEURS 289

M. de Toulouse-Lautrec ayant signé également des titres d'albums {['Estampe originale), de chansons {A Saint-La:[are, Petit Trottiti), des menus, du dessin simplifié le plus admirablement personnel, il demeure entendu que les thèmes différents à l'extrême, éloignés de l'allégorie, seront tous de réalité. A Saint- La:[are, c'est la prisonnière en bonnet, penchée sur la lettre péniblement tracée ; V Estampe ori- ginale montrera auprès de la presse que le vieil ouvrier manœuvre, une jeune femme tenant à la main et interrogeant quelque épreuve fraîche tirée ; un menu s'encadre de la silhouette élancée d'une modiste disposant sur un pied un chapeau aîlé, prêt à s'envoler, semble-t-il. Deux lithographies en couleurs [Flirt, la Goulue et sa sœur), initient aux saisissantes notations moulin-rougesques qui fondèrent la réputa- tion de M. de Toulouse-Lautrec; elles s'ajoutent aux affiches (le Divan japonais. Bruant) pour accuser à l'évidence une maîtrise aujourd'hui superbement possédée et chère entre toutes.

Un autre artiste, de talent original, s'est fait entre tous une belle place dans la moderne école de gravure, avec ses lithographies noires ou en couleurs: M. Alexandre Lunois. Les scènes retenues lors des promenades dans la capitale, lors des séjours en Hollande, sont d'un observateur avisé et elles se font aimer aussi par la beauté de la technique, la curiosité des recherches. M. Lunois caresse, effleure la pierre avec son pinceau, et les inouïes transparences auxquelles il parvient ne sont jamais si bien mises en valeur que parla teinte d'une encre doucement nuancée.

La gravure sur bois a suivi une évolution parallèle à celle de la litho- graphie, et nous possédons bel et bien aujourd'hui le bois en couleurs. L'honneur de la dotation nouvelle revient pour la plus large part à M. Henri Rivière. L'an dernier, il s'était imposé d'emblée et on avait pu dire de sa suite de vingt vues de Bretagne quelle constituait tme exposition dans l'exposition. « M. Henri Rivière, continuions-nous a taillé le poirier de fil et par des planches superposées ou juxtaposées, il est arrivé à des effets d'une délicatesse indicible,où le métier disparaît, se laisse oublier , le résultat seul frappe et trouble doucement. On voudrait insister sur la difficulté et la lenteur du travail, sur le long temps exigé par ces entailles, sur les soins demandés par le tirage, chaque planche étant encrée à la main sur le bois même, car ici l'artiste à la fois compose, grave et imprime. » Ce sont aujourd'hui, dix autres

1893 l'artiste NOUVELLE PÉRIODE : T. V. I9

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paysages encore plus fins, encore mieux baignés, s'il est possible, dans l'atmosphère ambiante, des études de vagues houleuses ou qui vien- nent mourir sur le sable, puis une entreprise de longue haleine le Pardon de Sainte-Annc-la-Palud : autour de l'église au mur gris près duquel se tiennent les mendiants perclus, défilent, graves et recueillis, des Bretons dans le traditionnel costume. Quel gré je sais à M. Rivière de sa franchise et combien il a eu raison de faire choix de la Bretagne pour ces chromoxylographies dont la technique simple, fruste, répond si bien au caractère du sol et de ses habitants! Personne n'a laissé d'être frappé par les couvertures de M. Auriol, par ses programmes ; on y relevait tout à la fois un instinct pressant du décoratif, un goût infini pour la flore. L'iris a été pour lui le thème d'une série d'éven- tails de l'invention la plus séduisante, la plus libre; et loin, bien loin de toutes les conventions haïssables, M. Auriol nous entraîne avec ces fleurs vivant de leur pleine vie, silhouettant, avec de douces inflexions, l'élancement de leurs tiges, le balancement de leurs corolles.

A la même époque que M. Henri Rivière et dans le même sens s'efforçait M. A. Lepère. Pour la première fois, il nous met dans la confidence de son labeur, intitulant, avec trop de modestie, ses envois « 3% 4" et 5^ essais de bois imprimés à l'eau, m L'apport est considérable et l'application inédite du procédé à des scènes familiales : la Partie de jacquet^ le Goûter. Xylographe expert, il s'atteste prodigieux bu- rineur de cuivre avec une série d'eaux-fortes rapportées de Vendée : marines, maisons de village, sortie d'école, intérieur de cabaret, enlevées par une pointe alerte, dédaigneuse du superflu, avide de caractérisation forte. M. Jeanniot, M. Renouard dans ses rapides croquis d'animaux, donnent l'exemple d'une enviable aptitude à saisir, à noter vivement, synthétiquement. Au détail s'arrête davantage M. Duez, hormis en des fleurs joliment jetées ; elles sont gravées à la pointe sèche, procédé dont M. Goeneutte s'est triomphalement servi pour son Portrait de M. Alidor Del:iant, pour ses Paysages de Dinan et pour sa Parisienne si parisiennante.

La femme, on n'y a point songé en ce lieu, qu'aussitôt M. Helleu vous sollicite, impérieusement vous conquiert; entre les artistes modernes, je n'en sais point pour posséder davantage le tact, le sens spécial delaféminilité. Ce sont des surprises d'état d'esprit, des pour- suites de pensée distraite ou méditative, des consignations d'attitudes.

SIMPLES NOTES SUR LES PEINTRES GRAVEURS 291

de repos, de coquetterie ou de nonchaloir, et c'est, en somme, par la surprise des allures spontanées, des gestes inconscients, échappés, une vaste enquête, une révélation du tréfonds de l'âme féminine.

Naguère dans un travail il marquait les différences qui se'pa- rent le néo-christianisme du mysticisme, un des plus clairvoyants penseurs de l'heure présente, M. Ledrain s'exprimait de la sorte: « Chez presque tous les mystiques, l'imagination a pris le dessus. Elle mène tout leur être, elle remplit leur âme de mirages tristes, de plaines de neige, d'espaces sans bornes l'on aperçoit des fantômes avec de grands yeux et des visages qui n'ont pas grand'chose de com- mun avec les visages réels. » A lire M. Ledrain, ne dirait-on pas quelque explication, quelque définition de l'art de M. Odilon Redon ? De fait, notre Goya français n'obéit qu'aux postulations de ses hantises, tirant de son cerveau et le sujet et la forme, créant de toutes pièces son œuvre. Mais que l'invention altière et intime à la fois, noble toujours, n'aille pas empêcher de reconnaître la science du métier qui fait du Pégase captif, par exemple, une lithographie hors pair, pour la qualité des noirs veloutés et profonds.

Félix Buhot, autre rêveur, s'essaie avec succès à dessiner sur la pierre, tandis que Bracquemond montre un état de VArc-en-cie!, Béjot de pittoresques J''ues des quais, Delavallée des ressemblances de vieux, de vieilles aux visages creusés de rides. A la présence de Zorn, d'Israëls, de Whistler, se mesure l'attrait de la contribution étrangère : Zorn, adroit à miracle, obtient l'image sans contour par le rapprochement ou l'éloignement de hachures diagonales; avec J.-F. Millet, Isracls rivalise pour la philosophie âpre et résignée des symboles comme pour l'expression des types généralisateurs ; de la pierre, Whistler tire des indications d'horizon se perdant à l'infini ou de sublimes portraits comme celui de Stéphane Mallarmé, effigie grandement valable par le reflet de l'intellect et la vérité physiono- mique, le maître poète est évoqué tel qu'il nous paraît en sa cau- serie, le port de tête élevé et fier, le regard brillant, perçant, ironique presque.

Puisse la Société des Pcinlrcs-Gi-arcurs français ne point s'arrêter en si beau chemin et surtout se garder de convoiter le succès banal et tapageur pour ses expositions renseignantes ! Mieux que les

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acclamations du vulgaire, leur convient le suffrage de l'élite; seul il compte, seul il est désirable. Puis, pour tout dire, il n'en va pas de l'estampe originale comme du tableau ; émanation spontanée, immé- diate du génie de l'artiste, elle requiert d'être accueillie, goûtée un peu à la manière d'une confidence, sans foule, dans l'intimité du calme, avec la dévotion du silence.

ROGER MARX.

NE TOUCHEZ PAS A LA SORBONNE

Pf(iié à M. Greaid, membre de l'Acadcmic française, vice-recteur de l'Académie

de Paris.

oMME nous sommes dans un temps les architectes, mis en vedette par les concours, ne pouvant faire beau, s'ef- forcent de faire énorme, on est en train de doubler le « pourpris » de l'antique Sorbonne. Elle s'étend ac- tuellement de la rue des Ecoles à la rue Cujas, et de la rue Victor-Cousin à la rue Saint-Jacques ! Dans cet im- mense quadrilatère ont disparu les rues Gerson, Touiller, des Poi- rées, et cet hôtel borgne de la rue des Cordiers, oij demeurèrent Gresset, Condillac, Mably et Jean-Jacques; disparu également, ce qui restait de l'église et du cloître Saint-Benoît, le plus charmeur des poètes précurseurs de la Renaissance grandit chez son indulgent pro- tecteur, son « plus que père », le bon chanoine Guillaume de Villon.

Nous avons perdu ce sentiment du pittoresque, ce je ne sais quoi

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de gai, de vif, d'amusant, d'inattendu, d'admirablement proportionné, qui caractérisa notre architecture, du xiri" au xvn^ siècle. Ce qui pèse sur nous aujourd'hui, c'est le seul genre qui ne soit pas bon, le genre ennu3'eux. Regardez la façade principale, élevée à grands frais sur la rue des Ecoles, si banale et si lourde. Plus loin, immédiatement après l'église, l'artiste s'est révélé un instant dans un fragment, vrai- ment gracieux. Que n'a-t-il continué ? Non, la fatigue l'a pris aussitôt, et nous ne voyons plus qu'une suite incohérente d'édicules qui s'en vont de guingois tout le long de la rue Cujas et de la rue Saint- Jacques.

Etranglée dans le bizarre assemblage de ces diverses bâtisses, la Sorbonne de Richelieu subsiste encore intacte, correcte et majes- tueuse, avec ses pavillons aigus entourant de trois côtés une vaste cour rectangulaire dont les plans successifs sont séparés par de larges degrés en pierre. Le quatrième côté est dominé par le portique septen- trional de la chapelle, formé de dix colonnes corinthiennes sur un perron de quinze marches. C'est de la cour qu'il faut contempler l'élégance du dôme et de son campanile, ingénieuse imitation du dôme de Saint-Pierre.

Demain, malgré les belles promesses faites jadis par l'administra- tion à mon ami Cernesson et à moi, devant le Conseil municipal, mais sont les neiges d'antan ! les maîtres-maçons diplômés porteront la pioche sur ce remarquable ensemble, l'un des plus beaux spécimens de l'art architectural au temps de Louis XIIL On nous fera la charité de conserver la chapelle, en l'étouffant de toutes parts, et l'on maçonnera ferme sur l'emplacement de cette cour légendaire que Paris et toute la France connaissent; toute la jeunesse des Ecoles a passé, attendant fiévreusement les résultats du grand concours ou des examens ; l'on entendait les appariteurs glapir : les candidats de la première série ! d'interminables discussions s'engageaient à la fin des leçons entre les vieux auditeurs de Villemain, Guizot, Cousin, Jouffroy ou Saint-Marc-Girardin.

C'est dans l'espoir, bien vague, hélas ! qu'il est peut-être encore possible d'arrêter ces cambrioleurs d'une nouvelle espèce , de les garrotter et de les mettre dans l'impuissance de nuire, que je confie cette protestation à la Société des amis des Monuments parisiens, et surtout à celui qui, je le sais, gémit sur les ruines que l'on va

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amonceler devant lui, à M. Gréard, dont un mot suffirait pour empê- cher la destruction idiote de s'accomplir.

J'avoue que ce ne sont pas les souvenirs du passé qui défendent le beau monument dont je demande la conservation. La Sorbonne a été le plus exécrable instrument d'oppression de la pensée ; depuis saint Louis jusqu'à la veille de la Révolution , toujours on la trouve au service des causes détestables. Bourguignonne avec Jean sans Peur contre Louis d'Orléans ; Anglaise avec Bedford et Henri V contre le dauphin Charles, elle sollicite l'extradition de Jeanne d'Arc et veut la faire brûler à la place Maubert. Elle condamne Luther ; elle demande à François P'' d'abolir à jamais l'imprimerie « qui enfante journellement des livres pernicieux. » Guisarde avec les princes lor- rains; Italienne avec Sixte-Quint; Espagnole avec Philippe II, elle passe constamment à l'ennemi et fulmine les décrets les pluscontraires aux traditions de l'Eglise gallicane. « Trente ou quarante docteurs, pédans crottés, marmitons et soupiers, qui, après grâces, traitent des sceptres et des couronnes, » déclarent qu'il est permis aux sujets de se révolter contre un souverain hérétique et même de l'assassiner ; délient le peuple du serment de fidélité au roi, et défendent de recevoir Henri IV, « lors même qu'il se ferait catholique et qu'il serait absous par le pape. » La Sorbonne a persécuté Arnould ; elle a poursuivi de ses dangereuses colères Dolet, Ramus, Vanini, Descartes, et même au xvni« siècle Buflbn, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Helvétius, Marmontel, Baill}', Mably, Diderot, tous plus ou moins complices de l'Encjxlopédie.

Un rayon de soleil brille pourtant une fois dans ces ténèbres. Au commencement de 1470, deux hommes de bien, unis par un égal amour des lettres, Guillaume Fichet et Jean de la Pierre, docteurs en théologie, formèrent le projet d'ouvrir, dans la Sorbonne même, une imprimerie , et firent venir de Bâle trois ouvriers déjà renommés : Ulrich Gering, Michel Friburger, Martin Crantz; ils se mirent à l'œuvre, eurent vite raison des premières difficuhés, et, dans le cours même de l'année, donnèrent le premier livre paru à Paris : Lettres de Gasparini de Bergame, bientôt suivies d'une édition de Salliiste.

En 1622, Richelieu, nommé cardinal, fut élu grand-maître de la Sorbonne par les suffrages de la société des docteurs, et, pour leur montrer sa reconnaissance, il entreprit de reconstruire entièrement le

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vieux collège, fondé par Robert de Sorbon vers i253. Il confia l'exé- cution de ses projets à l'habile architecte du Louvre , Jacques Lemercier ; la première pierre de la chapelle, Richelieu voulait être inhumé, fut posée le ih mai iG33; déjà, depuis six ans, les travaux de la maison étaient commencés et trente-six appartements y étaient ménagés pour les plus anciens docteurs. A l'étage supérieur était située la bibliothèque, et, au rez-de-chaussée, la Salle des Actes.

C'est que tous les vendredis, entre la Saint-Pierre et l'A vent, les aspirants au doctorat soutenaient les fameuses roberttnes., qui duraient de six heures du matin à six heures du soir, à peine interrompues à midi par une légère collation. Le candidat devait argumenter en latin contre tous les ergoteurs qui le harcelaient et se relayaient de demi- heure en demi-heure. Cet étrange spectacle attirait un nombreux public de cardinaux, de prélats, de ducs et pairs, de maréchaux, de savants. Si le soutenant appartenait à une famille princière, il discu- tait la tête couverte, les mains gantées et le président le traitait de « sérénissime prince. »

Le 5 avril 1792, un décret de l'Assemblée législative supprime la Sorbonne en même temps que toutes les autres congrégations. Les nombreux artistes, obligés de quitter le Louvre, quand Bonaparte entreprit de l'achever, envahirent les logements vides de la Sorbonne et s'y installèrent jusqu'en 1820. A cette époque, une section de l'école de droit occupait le chœur de l'église et des sculpteurs avaient leurs ateliers dans les chapelles et dans la nef. Prud'hon habitait depuis i8o3 l'un des appartements sur la cour \ il avait pour compagne une femme charmante, peintre de mérite, Mlle Constance Mayer, et tous deux vivaient heureux, confondant leur gloire et leurs existences. Malheureusement lorsque l'ordonnance du 3 janvier (82r affecta tous les logis aux services de l'Université, Mlle Mayer, dont l'esprit était déjà malade, s'imagina que sa liaison avec Prud'hon était la cause du congé qu'il avait reçu, et, le 26 mai, elle se coupa la gorge de deux coups de rasoir. Son ami ne se consola jamais de cette terrible fin, termina les tableaux qu'elle laissait inachevés et s'éteignit après de longues souffrances moins de deux ans après elle.

Par un contraste singulier, c'est dans les salles mêmes tant d'obscurs théologiens avaient dogmatisé et lancé leurs excommunica-

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lions que l'esprit nouveau brilla alors de tout son e'clat et qu'une foule enthousiaste vint chaque jour, dès 181 1, écouter Laromiguièrc, Boissonade, Guizot, Villemain, Cousin, Thénard, Gay-Lussac, Geoffroy Saint-Hilaire.

Ce n'est qu'en 1825 que l'église fut restaurée et rendue au culte. On y admire le remarquable mausolée du cardinal , érigé en 1604 par Girardon sur les dessins de Lebrun. Ce tombeau a subi bien des vicissitudes et n'a été conservé que grâce au courage d^Alexandre Lenoir. Lui-même a raconté comment, dans le cours de 1793, il fut

Tombeau de Richelieu, par Girardon. Eglise de la Sorbonne

blessé à la main droite d'un coup de baïonnette en défendant le monu- ment contre les énergumènes qui voulaient en exhumer le cadavre, a Le cardinal offrait l'aspect d'une momie sèche et bien conservée ; la peau était livide, les pommettes saillantes, les lèvres minces, le poil roux , les cheveux blanchis par l'âge. » Un homme coupa la tête, la montra aux spectateurs et l'emporta. Lenoir préserva des outrages des furieux ce qui restait du corps, et fit rétablir l'œuvre de Girardon dans son Musée des mommieyits français. Après la disper- sion du Musée, sous la Restauration, le tombeau reprit son ancienne place dans l'église.

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L'inconnu qui avait dérobé la tête semble avoir été embarrassé de son larcin. Elle passa en diverses mains, et fut enfin restituée à M. Duruy, ministre de l'instruction publique en 1867. On l'a rajustée au corps avec solennité, non sans une grande émotion des nombreux assistants de la cérémonie. Pourquoi faut-il que leur piété ait été troublée par quelques sceptiques qui ont osé douter de l'authenticité des ossements si artistement rapportés !

E. DE MÉNORVAL.

CHEZ LES SHAKERS

La Demi-Lune, par Moulin-Galant, Essonnes (S.-et-O.), 12 avril iSgS.

Mon cher Alboize,

Par suite de toutes sortes de circonstances dominées par l'imprévu , et dans lesquelles l'incendie de la forêt de Fontainebleau, noire pauvre aima mater, joue un grand rôle, je n'ai pu répondre à votre lettre que je trouve ici, en rentrant à La Demi-Lune.

Les « Shakers », mon ami, sont tout simplement les quakers de l'Amérique du Nord ; les hommes y ont des principes et des faux- cols encore plus rigides, et les femmes encore moins de poitrine, que leurs frères et sœurs d'Europe. En voilà qui vont faire regretter les gorges d'Apremont ! Vêtues de noir, comme le corbeau dont elles ont la couleur

Sans en avoir la perfidie,

comme dit Nadar en une vieille chanson, les dames qui aident les Shakers à reproduire leur sous-genre, passent leur dimanche à chan- ter de terribles psaumes, tristes à faire pleurer les oiseaux, et qui célèbrent les futures voluptés et les petites folies d'outre-tombe. C'est moins gai que le Moulin-Rouge, mais à Philadelphie c'est déjà de la « festivité ». Je suis arrivé, avec l'astuce particulière aux aquafortistes, à péné-

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trer dans un de ces salons piétistes, et j'en ai gardé une mélancolie que la lecture des articles du joyeux Brunetière n'a pu dissiper, depuis.

J'y ai croqué la Chanteuse de psaumes, car cela se chante, ou bien on les dit « mélopéiquement » comme à la Comédie-Française, et cela n'en est pas plus joli. Voilà tout !

A vous bien, mon cher ami, et à bientôt.

FÉLICIEN ROPS.

P. S. Il est sain, pour la conservation de la bonne gaieté de nos pères, de faire, chaque fois qu'on en a l'occasion, quelque plai- santerie de bon goût sur M. Brunetière. Il a remplacé les notaires et les épiciers de la période romantique. Cela conserve la tradition, sans laquelle notre belle France n'existerait plus.

J'oubliais : « Shaker » veut dire : trembleur. Ils ont peur, non que la terre manque sous eux, mais que le ciel leur échappe au-dessus !

F. R.

LE MOIS DRAMATIQUE

Théâtre du Palais-Royal : Le sous-préfet de Château- Busard, comédie-vaudeville en trois actes, de M. Léon Gandillot. Odéon : Reprises de l'Héritage de M. Plumet et de Charles VII che^ ses grands vassaux. Théâtre-Libre : Mirages, pièce en cinq actes de M. Georges Lecomte; Valet de cœur, comédie en trois actes, en prose, de M. Maurice Vaucaire; Boubouroche, pièce en deux actes, de M. Georges Courteline. Cluny : Corignan contre Corignan, vaudeville en trois actes, de MM. Rolle et Gas- cogne.

Sur les scènes de vaudeville, la vogue est à la marque Gandillot ; la mar- que Gandillot est la meilleure marque du moment. Mais soit que le four- nisseur à la mode produise trop ou trop vite, sa dernière fabrication est quelque peu inférieure aux précédentes. C'est toujours très amusant, très trouvé comme effets scéniques; mais, dans la nouvelle pièce du Palais- Royal, le Sous-préfet de Chdteau-Bu\ard, ce n'est plus la drôlerie simple, coulant de source et bonne enfant, de la Tournée Ernestin, des Femmes collantes, de Ferdinand le noceur, etc....

Ce sous-préfet est un petit « fêtard » qui s'ennuie dans le trou le gou- vernement l'a envoyé. Aussi songe-t-il souvent à aller passer un jour ou deux à Paris. Ce qui est fort grave, car lorsqu'on s'absente il faut en avertir son chef hiérarchique, le préfet; et puis, sous peu doit passer à Château- Buzard le général de corps d'armée en tournée d'inspection. Mais le désir d'aller prendre l'air des boulevards et de revoir une blonde amie qu'il a laissée à Paris l'emporte sur le devoir, et notre sous-préfet prend la clé des champs, laissant à son domestique pour le tirer d'embarras, si embarras il y a. Du reste, il rentrera le lendemain matin de bonne heure et personne ne s'apercevra même de son escapade. C'est bien le diable s'il arrivait quel- que chose !...

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Ah ! je crois bien qu'il arrive quelque chose.

C'est d'abord la blonde Simonette qui, ayant eu, elle aussi, l'envie de revoir le jeune fonctionnaire dont elle partage les tendres sentiments, arrive quelques minutes après le départ de celui-ci. Et le géne'ral aussi, naturellement. Pour faire face à cette situation compliquée, le domestique, surpris en train d'essayer l'habit brodé de son maître (çà, c'est une ficelle bien peu digue de vous, M. Gandillot!) se fait carrément passer pour le sous-préfet.

Et voilà les quiproquos qui se suivent en longue ribambelle. La jeune Simonette et une amie qui l'a accompagnée, le général et son aide de camp, le domestique et sa femme, l'oncle du sous-préfet, un employé grincheux, tout ce monde se démène, s'agite en un mic-mac indescriptible : on entre, on sort, on se dispute, on s'embrasse, on se trompe pendant trois actes. Le général prend Simonette pour la femme légitime du sous-préfet, et le domestique pour le mari de Simonette, et la femme du faux sous-préfet pour la maîtresse du vrai sous-préfet, et ce dernier, revenu à l'improviste et rentré par la fenêtre, pour l'amant de la femme du faux-sous-préfet, et cette plaisanterie ne cesse qu'au bon moment, alors que, après s'être expliqué, on va se coucher. Et le public peut s'en aller content; il a ri pour son argent. Mais il faut bien avouer que l'auteur de Ménage à quatre a été souvent mieux inspiré. Nous savons qu a la longue les meilleures sources se tarissent, si l'on vient y puiser trop fréquemment, mais M. Gan- dillot n'est pas homme à avoir si vite vidé son sac : nous l'attendons à sa prochaine pièce pour l'applaudir comme nous le souhaitons.

A rOdéon, deux reprises : V Héritage de M. Plumet et Charles VII che^ ses grands vassaux. C'est maigre ; mais en cette saison d'été, exception- nellement précoce, les pièces nouvelles seraient fort mal venues et M. Mark fait fort sagement de finir ainsi son année qui aura on somme donné d'excellents résultats au point de vue de l'art dramatique.

Constatons le succès du joyeux Dailly engagé pour créer Plumet et de MM. Clerget, Cornaglia, Janvier.

Dans Charles VII, M"° Dux a fait preuve d'habileté et de talent. Cette jeune artiste a bien le masque tragique et sait son métier comme peu de comédiennes à Paris; c'est plus qu'il n'en faut pour réussir non plus seule- ment au second Théâtre-Français elle est très aimée et très fêtée par le public, mais encore au premier sa place est marquée dès maintenant.

Avec Mirages., de M. Georges Lecomte, le Théâtre-Libre a donné une des plus remarquables soirées de sa saison, nous pouvons même affirmer, la plus remarquable. Déjà chez Antoine, M. Georges Lecomte avait obtenu un grand succès avec la Meule dont la donnée était la proche parente de celle de Mirages.

LE MOIS DRAMATIQUE 3o3

Le sujet de ce drame est pénible, épouvantablement triste, angoissant jusqu'à la crispation; il fait naître en l'esprit un profond découragement, vous enveloppe de son atmosphère lugubre, vous étouffe, vous tient pen- dant des heures sous son obsession poignante. On a fait à M. Georges Lecomte le reproche d'avoir expliqué un cas pathologique et non un cas physiologique. Cela nous fait penser à M. Coquelin aîné qui écrivait un jour dans certaine revue que le théâtre doit être l'école des mœurs et non l'école de médecine. M. Coquelin éprouvait ce jour-là le besoin de faire un mot. On ne saurait nier, en effet, et ceci même, au théâtre, est devenu un lieu commun, que l'hérédité est une des bases de l'humanité, que certaines crises physiques entraînent fatalement certaines crises morales. Sur ces données il s'est déjà produit des œuvres dramatiques de premier ordre, les Revenants d'Ibsen, Genninie Lacerteux de Concourt et bien d'autres. La pièce de M. Georges Lecomte, Mirages^ a été bien près de ces œuvres-là.

En quelques lignes voici le sujet. M""" Hamelin est restée veuve avec un fils d'une trentaine d'années, qui s'est adonné au métier littéraire. Pauvres, ils mènent une existence plus que modeste. Paul Hamelin n'a pas encore percé; en dépit et peut-être à cause de l'originalité et de la probité de son talent, aucun journal, aucune revue ne lui a encore ouvert ses colonnes. Ceux qui lisent sa prose la trouvent trop personnelle. Aussi vit-il solitaire, découragé, presque désespéré. De plus, il souffre d'une névrose dont son père lui a légué le triste héritage. La tête, le cœur, l'estomac, tout en lui est déjà fatigué. La mauvaise fortune s'acharne sur cet être malade qui aurait besoin de courage, de forces, de joie. Il aime une jeune fille, elle ne l'aime pas et elle le lui dit avec une naïveté brutale à briser le cœur le mieux trempé.

Il voudrait aider sa vieille mère qui travaille jour et nuit pour donner à la maison un peu plus de confortable, et nulle part il ne peut trouver à gagner sa vie. Un jour, il croit avoir placé un roman dans une revue cotée, qui paie bien et le fera connaître sûrement. Le lendemain, une lettre lui enlève cette dernière illusion. Enfin, partout il marche, il écrase de l'amertume; de quelque côté qu'il se tourne, il se cogne la tête; cette tête n'était pas très solide par elle-même, elle finit par se détraquer complète- ment,et ce pauvre honnête garçon, à la haute intelligence, au cœur géné- reux, meurt, vaincu, broyé par la vie.

Tel est l'argument de la pièce. A côté de M™" Hamelin et de Paul, un autre caractère y est développé de main de maître; c'est celui de l'ami Nattier, un homme d'action, lui, qui se moque du rêve et des désillusions qu'il apporte avec lui. L'action, prétend-t-il, est la seule condition de l'être humain qui veut vivre et prospérer. Cet « actif » finit du reste plus misérablement que le rêveur : au même moment agonise Paul, les gendarmes viennent arrêter Nattier pour banqueroute frauduleuse.

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M. Antoine a été excellent dans Paul Hamelin; il a eu une agonie déchirante. M. Gémier a bien dessiné le personnage ingrat de Nattier. M°" Barnv a été touchante dans son rôle de mère et M"' Clem exquise dans Marcelle, la sœur de Nattier.

Le spectacle qui a suivi Mirages de quelques semaines, au Théâtre- Libre, se composait de Valet de cœur, pièce en trois actes de M. Maurice Vaucaire, et de Boubouroche, pièce en deux actes de M. Georges Cour- teline. La première a médiocrement réussi; la seconde a été la joie de la représentation.

Dans Valet de cœur, M. Vaucaire nous a montré, en une allure monotone et plate, un certain rêveur tourmenté par le besoin d'un amour vrai. Amant d'une cocotte, il la quitte parce qu'il voit qu'elle le trompe et épouse une jeune fille avec laquelle il croit pouvoir être heureux. Mais l'humeur difficile de Madame, ses goûts prononcés pour la toilette et le monde, son égoïsme, sa légèreté le découragent tout de suite et il divorce. Ne trouvant pas cet amour véritable qu'il a cherché toute sa vie, las, malheureux, il revient chez son ancienne maîtresse. La vie continuera entre eux comme par le passé; elle le trompera autant, davantage peut-être; lui, il essaiera de s'accoutumer, de faire des concessions, de fermer les yeux et de mettre à la raison son grand fou de cœur auquel il espère un jour apprendre à vivre et à bien se tenir dans le monde,

Boubouroche a été un triomphe. M. Georges Courteline, jusqu'ici connu par des romans amusants, est un fantaisiste de haut vol. L'observation se mêle chez lui à la verve la plus exubérante, la plus folle, la plus délicieuse. Et puis son rire est distingué, intelligent, c'est un rire qui a du tact et de l'a propos; on est à l'aise avec lui, car il ne sent ni la foire, ni les tréteaux.

Boubouroche est un bon garçon, bien naïf, qui a une maîtresse bien rouée, ce qui arrive souvent, laquelle maîtresse le trompe ce qui arrive toujours. Etant au café dont il est un des plus sérieux piliers, en train de jouer à la manille, un monsieur, un vieux monsieur s'approche de lui et se permet de lui dire à l'oreille : « Votre maîtresse vous trompe et elle vous trompe dans le moment présent. » Explication de part et d'autre; Bou- bouroche convaincu par de solides raisons, sort furieux, après avoir réglé ses bocks. Au domicile concubinal il arrive essoufflé, rouge de colère; il sonne : Adèle ouvre. 11 se précipite dans la chambre à coucher. Rien d'insolite. Aux premiers mots échangés, la femme se met à rire, le traite d'imbécile, et, goguenarde, lui tend la chandelle pour qu'il examine avec soin les lieux. Tout à coup, un courant d'air éteint la lumière et Bou- bouroche aperçoit, filtrant du buffet, un petit filet de lumière qui dore le plancher. Il bondit, ouvre, en retire le complice. Mais Adèle a trouvé un moyen de tout arranger; sans se laisser démonter, une fois seule avec Boubouroche, le prenant de haut avec lui, elle lui raconte que c'est un secret de famille. Et après quelques jérémiades de sa maîtresse, Bou-

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bouroche attendri, bcte comme tous les amants, se laisse conter cette douce baliverne et finit par la croire. ;< Cet homme est un secret de famille », pense-t-il content en redescendant l'escalier, et apercevant le vieux monsieur qui rentre chez lui, il saute dessus et lui administre une formidable raclée.

Bouboiiroche ou la Bêtise humaine a été supérieurement enlevé par MM. Antoine, Pons-Arlès (Boubouroche) et M"" Irma Perrot.

Nous reverrons du reste la pièce de M. Gourteline l'hiver prochain sur une scène régulière, ce qui nous changera quelque peu des vandevilleries ordinaires.

M. Francisque Sarcey affirme que Corignan contre Corignan, vaude- ville joué au Théâtre Cluny, est un chef-d'œuvre de drôlerie, qu'on y rit à en mourir. Notre avis est tout différent : nous avons trouvé la pièce d'une stupidité inouie. Pendant trois actes pas un mot, pas une phrase, pas une scène qui soit trouvée. Et les gens qui l'ont écrite sont deux écrivains de talent et d'esprit!... Tous les vieux trucs du vaudeville sont entassés pèle mêle dans cette farce; on y voit des gens qui se déguisent en kan- gourou ou en ours, des avocats qui font des frasques dans leurs garçon- nières, et qui se font pincer par leurs futurs beaux-pères; il s'y trouve aussi une somnambule extra-lucide, un dompteur, un bègue (c'est nou- veau, hein!), un président de tribunal aphone. Et çà fait de l'argent, et le directeur a raison de mettre en gros caractères sur ses affiches : Immense succès !

ANDRÉ DE LORDE.

1893 l'artiste NOUVELLE PÉRIODE : T. V 20

LE MOIS MUSICAL

LETTRE DE QUEEN MAB

Mon cher Directeur,

Minuit passé. Lueurs de blanc renouveau. A travers l'ombre diaphane d'un frais nocturne shakespearien, dans le noir des rues désertes ainsi que des voies romaines, je revins seule, joyeuse et mélancolique : joyeuse, parce que mon être chantait encore ce que je venais d'applaudir, parce que tout un orchestre intérieur, aussi subtil qu'un songe d'aveugle, me rappe- lait l'ardente poésie de Berlioz et la poésie sublime de Wagner ; mélan- colique, parce que l'heure du printemps amer avait sonné : toute fin est une amertume. Le dernier concert avait vécu : notre âme, l'Enchantée du Vendredi-Saint tout à l'heure, se tendait vers le bonheur perdu, veuve d'un art, comme Eisa vers la fuite immaculée du Cygne... Et, plus tard, en la splendeur tiède.

Par un couchant d'or du beau rêve antique,

la frileuse remembrance de l'hiver chanteur apparaîtra dans la pensée sous la forme d'une frêle vierge mélodieuse, fille de Schumann ou de Vincent d'Indy, quand nous reviendrons les yeux las des salons de peinture, les concerts d'été... Mais quelle réalité meilleure qu'un vivant souvenir ? C'était le soir du \'endredi-Saini : sous la nuit bleue scintillante, par ce printemps vert sans pareil, malgré les pieuses réminiscences de la Marche des Pèlerins d Harold, pure comme la blanche Italie des cloîtres, et du Prélude de Lohengrin plus immatériel que l'essor des flèches gothiques, je ne sais quelle sonore ,et limpide fraîcheur sans doute éclose des

LE MOIS MUSICAL

Waldiueben ii) parfumait le resplendissant décor et l'humble moi^ son miroir; et, comme insensiblement, je me récitais à voix basse le Soir d'un Vendredi-Saint du somptueux philosophe oriental de Vlllusion. .lean Lahor :

L'air est chaud à troubler la pureté d'un ange ; Et la lune, montant dans le ciel lourd du soir, Comme la lampe d'or qui veille en un boudoir, Verse à nos sens émus une langueur étrange.

Ce soir, la jeune lîlle, en sa chair ignorante Sentant frémir l'appel de désirs inconnus. Laissera ses cheveux couler sur ses bras nus, Et pâlira, troublée à leur caresse errante.

Le ciel est tout chargé de subtiles senteurs, Que les acacias de leurs rameaux en fleurs Jettent comme un poison aux souffles de la brise.

Et la chair triomphante, ainsi qu'aux jours anciens. Malgré que .lésus-Christ se meure dans l'Eglise, Se damne, appartenant ce soir aux Dieux païens.

O poésie wagnérienne 1 ô duplicité de la poésie ! Le Beau rassérène ; l'art épure : mais, comment donc, cet enchanteur, perfide confident de l'incantation vernale, c'était ce même Wagner qui venait de ressusciter le désespoir au seuil de l'infini morne (2), d'exalter la juvénile ivresse du chaste poète énamouré d'un vieux livre (3), de clore pieusement nos pau- pières mystiques sur la contemplation rêvée du beau Graal d'emeraude saigna la pourpre divine (4) ? Et je vous signale aussitôt ses complices : la fougue magistrale de l'orchestre Lamoureux, la vibrante et précise décla- mation de Van-Dyck, interprétant, suggestive, V Invocation de Faust à la Nature ou le fin Récit de Lôgiie (5), ruse et flamme, subtile louange de la Beauté plus rare que For, sur le rire d'une lueur insidieuse et spirituelle : et tandis que le dieu voyageur avoue gaîment sa mésaventure, revenant les mains vides, de l'orchestre en demi-teinte s'essore l'enchanteresse phrase de Freia, la phrase qui chantera plus tard, parmi les murmures de la forêt verte, aux oreilles de Siei;fried adolescent, et l'exquis dessin des basses qui l'accom.pagne !. . . C'est la Wellenbetuegung, symbole des renou- veaux, me glisse en un sourire une plus qu'érudite Ouvreuse.

Et n'est-ce pas la grâce d'épithalame du 111= acte de Lohengrin. au grupetto virginal, qui revit dans le Liebeslied du Wiilsung ? Voilà pour-

(i) Les Murmures de la Forêt du 11' acte de Siegfried ; C™° n" du programme : Cirque d'Eté, 3i mars iSgS.

(2) Prélude du llli^ acte de Tristan et Yseult.

(3) !"■ chant de VValther, des Maitres-Chantews.

(4) Prélude et Récit du Graal, de Lohengrin .

(3) I" audition ; Hhcingold, 11° acte, au pied du Wallialla.

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quoi le printemps de ce soir-là me parut plus beau que jamais ! Dans le néant de tout, l'amour, c'est l'absolu, comme la nature même. Ce chant d'amour de Siegmund, cette jeune lumière qui chante, entrée sur un souffle par la porte subitement ouverte pour unir la tendresse au printemps, cette poétique notation de la Vie, nous la retrouverons bientôt dans son cadre, vers la fin de ce torrentueux crescendo de passion lumineuse qui s'appelle le I'^'' acte de la Walkyrie. Le Lied du Printemps, synthèse et symbole, est comme le raccourci du chef-d'œuvre total ; et sa grâce fleurie s'avive d'une ivresse. Un art qui exprime ainsi l'existence est un grand art : malheur aux pauvres chétifs imitateurs qui oseront draguer dans ces solitudes hauturières !

« J'ai peur d'Avril », avoue la philosophie du poète (i) : eh bien ! croi- riez-vous que mon désir de l'œuvre en appréhende l'approche ? Je redoute ce drame, vaste mer d'harmonie, surtout pour les faux engouements qu'il va faire naître ! Le Beau est le Beau, et la vogue même ne peut lui nuire. \3n Y>\Siloïù.cien paysage du Poussin sera toujours, aux yeux d'une élite, sublime, quand même la mode capricieuse en médite la reprise de posses- sion prochaine . Et, toutes choses inégales d'ailleurs, il est bon qu'une telle symphonie dramatique de haute raison et d'imagination florissante, d'humanité douloureuse et de féerie surhumaine, paraisse enfin sur notre première scène, en regard de nos chers Tr-oyens, parallèlement. Mais, après un passé de blasphèmes, quel avenir de pseudo-ferveur ! Compen- sation, pour le wagnérien qui n'est pas wagnéromane, n'ayant jamais été wagnérophobe : il sera curieux d'étudier, au soir le soir, les nouveaux rapports du géant Wagner avec les Lilliputiens du boulevard nocturne. L'inédit n'est jamais un document méprisable. Et nous, sans renier devant la Flamme surnaturelle la virgilienne tendresse des Troyens, ni la poi- gnante intimité de Werther (on peut estimer le vieux saxe au sortir de Michel-Ange), nous donnerons d'abord notre impression, une fée n'ose dire: son jugement... Demanderez-vous à une fourmi son opinion sur le grand Sphynx? Ne forçons point notre talent... C'est déjà si malaisé sans cela !

Vous connaissez sans doute, au moins de réputation, mes chers lecteurs, cet homme d'Argos qui se croyait toujours au théâtre. Le pauvre fou, mais l'heureux mortel ! Or, avec un tant soit peu de mémoire, il serait aujour- d'hui facile de l'imiter, vu la pléthore de musique :

Tendre et si bonne à ceux qu'un grand deuil a brisés, La musique parfois prend la voix d'une morte : Elle a cette douceur qu'avaient d'anciens baisers, Volupté qui souvent fait mal, étant trop forte. . .

Ainsi parle notre poète du Vendredi-Saint : et je le comprends, si je

, [\) M. SuUy-Prudhomme.

LE MOIS MUSICAL 309

récapitule la galerie défunte des principales auditions de l'hiver 1892-93 ; la musique est une architecture éphémère, une œuvre d'art capiteuse et fragile comme l'amour, et quel essaim de souvenirs autour de ces seuls noms : la Symphonie avec Chœur, le Chant de la Cloche, les Impressions d'Italie, deux Symphonies de J. Brahms, la Mort d'Yseult, au concert Lamoureux ; au Châtelet, VEnfance du Christ, et la Vie du Poète contraste !), et les Béatitudes de César Franck, plus d'une fois sublimes, qui ont mis à nu plus d'une hypocrisie critique ; au Conservatoire, toute une série d'œuvres verveusement conduites par Paul Taffanel qui a suivi, dans le chemin courageux des innovations, les pas du trop modeste et très artiste Jules Garcin. Oyez plutôt cette simple liste : Roméo et Juliette de Berlioz, la Messe solennelle de Beethoven, la Lyre et la Harpe et la ///= Symphonie en ut mineur àc C. Sa.\ntSa:<ins, la première audition du 111 = acte de Tannhauser, enfin Manfred, intégralement, sans détailler l'ordinaire des festins habituels : les symphonies de Beethoven, parure du sanctuaire depuis soixante-six ans, et la Rhénane si poétiquement vivante de Robert Schumann, dédaignée (pourquoi ?) depuis dix-sept ans !

Combien intéressante, entre toutes, l'exécution de Manfred ! (i) Car l'œuvre est l'évocation la plus éloquente de l'âme défunte de Schumann. Schumann ! Dans ce nom seul, que de rêve ! Ce n'est plus le sang géné- reux de Beethoven, ce n'est pas encore la fulgurante complexité de Richard Wagner. En attendant VHojotoho guerrier de la Walkiire pour escalader joyeusement les cimes, quel douloureux charme de suivre l'exquis poète de la pensée dans la pénombre d'une romantique Allemagne chère à notre Gérard de Nerval ! Depuis la tragique Ouverture jusqu'au froid Requiem final monte un espoir, sa tendresse inquiète et crépusculaire chante irrésistiblement. On dirait d'un Lamartine germanique interprétant Lord Byron. Non seulement le Raji:{ des vaches, mais le style même du maître suggère un site tout alpestre (2). La Suisse est son domaine. Et, dans le vague irisé des soirs, passe sa Muse aux pâles cheveux blond cendré que nimbe la lune pâle : c'est la Fée des Alpes. Qui connaît, en France, le Schumann des Kreisleriana, des Mélodies, des Novellettes, du Requiem pour Mignon, de VHistoire d'une rose ? Mais il serait absurde d'empri- sonner le génie dans ses miniatures musicales ; et Manfred, comme Elie pour Mendelssohn, prouve que la grâce enfante la vigueur. Ici le songe est terrible, puisqu'il est des songes dont on meurt. « Sois maudit ! » clame le quatuor des voix graves ; et Manfred défaille. Manfred, c'est Schumann, témoin cette citation, par M. Julien Tiersot, de son plus ancien biographe, J. W. de Wasielewski :

o La musique de Manfred semble avoir une signification particulière

(i) Op. ii5 ; octobre-novembre 1848.

(2) Exemples : VEntr'acte; les apparitions du Génie de l'Air, de la Fce des Alpes ; le Coucher de soleil.

3io L'ARTISTE

dans l'existence de Schumann : en l'écoutant, on ne peut se défendre d'y voir un reflet de rame du compositeur, et d'y découvrir comme un pres- sentiment du sort terrible que l'avenir lui réservait. Qu'est-ce que le Manfred de Byron, sinon un homme inquiet, irrésolu, malade du cerveau, tourmenté d'idées bizarres ? Et ce commerce insensé et inalsain avec les esprits, qui n'est que symbolique dans le poème, était en réalité le symp- tôme caractéristique de la maladie de Schumann. 11 est incontestable que le compositeur fut attiré vers ce sujet par des affinités secrètes. Il dit un jour, dans une conversation : « .Jamais je ne me suis encore livré avec autant de force et d'ardeur à une composition qu'à celle de Manfred [\]. » Il lui arriva, à Dusseldorf, de lire le poème dans une réunion intime : la voix lui manqua tout à coup, des larmes jaillirent de ses yeux, et une émotion si violente s'empara de lui qu'il lui fut impossible de continuer. Il ne se plongea malheureusement que trop profondément dans ce sujet sinistre, qui finit par devenir pour lui une idée fixe. »

ISAstarté àc Schumann, n'est-ce pas l'intime aspiration vers le mieux qui hante, qui ronge et qui tue ?..

Comme post-scriptum, donnons un souvenir à la malheureuse orpheline Kassya qui, sans avoir rien d'immortel, ne méritait pas une fin si préma- turée (2). La perle de la partition, c'était assurément la grâce fluette, ironique et sombre de M""' de Nuovina qui exprimait à merveille l'insou- ciance passionnée de cette Manon tzigane, préférant l'or à l'amour. Volup- tueuse pâleur, cheveux débène, voix incisive, elle excellait, au IV" acte, dans la Dumka, élégie brumeuse au refrain cavalièrement brutal comme l'oubli. L'acte, une fête troublée par la révolte, débutait par une étincelante Polonaise reliée par la Diimka aux rythmes étranges d'un ballet très pitto- resque que feu Léo Delibes rapporta du pays de Sacher Masoch. Paix à vos cendres, petite Kassya ! Que de plus cruels que vous condamnent votre cruauté. Vous avez su mourir; et puis, quand on naît femme, ne faut-il pas, avant tout, devenir comtesse ?..

Pour copie terrestre et conforme :

RAYMOND BOUYER.

(i) L'Ouverture, toute psychologique, est le chef-d'œuvre orchestral de Schumann. (2) A l'Opéra-Comique 'première représentation du 24 mars iSgS).

CHRONIQUE

E dernier changement ministériel a amené M. Poincaré au ministère de l'Instruction publique, des Beaux- Arts et des Cultes, en remplacement de M. Charles Dupuy, auquel a été confié dans le nouveau cabinet le portefeuille de l'Intérieur avec la présidence du Conseil. M. Poincaré est député de la Meuse depuis 1887. à Bar-le-Duc en 1860, il était avocat à la Cour d'appel de Paris et rédacteur judiciaire au Voltaire lorsque M. Develle, alors ministre de l'Agriculture, le prit pour chef de cabinet. Le nouveau ministre des Beaux-Arts s'est déjà fait, à la Cham- bre, une situation parlementaire importante, d'abord comme rapporteur du- budget des Finances de 1892, puis comme rapporteur général du budget de 1893.

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Le prix biennal, fondé par l'architecte Duc pour encourager les hautes études architectoniques, a été décerné, par l'Académie des Beaux-Arts, à

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M. Emile Camut, architecte, pour son travail, Agrandissement et restau- ration de rétablissement du Mont-Dore, projet exe'cute'. Deux travaux seulement avaient été présentés pour ce concours : l'autre avait pour auteur M. Lépouzé et consistait en un Projet de salle de reunions artisti- ques et académiques.

Le lauréat du concours Rossini en 1893 est M. Henri Hirschmann. Sa cantate a été exécutée au Conservatoire de musique dans le même concert que celle de M. Honoré, lauréat du concours de 1891.

On sait que l'Académie des Beaux-Arts dresse tous les deux ans, sur l'invitation du ministre, une liste de cinq compositeurs ayant eu le prix de Rome, parmi lesquels il en est désigné un pour écrire la partition d'un ouvrage en deux actes qui doit être représenté sur la scène de l'Opéra. Le choix du ministre s'est porté sur M. Lefebvre dont le nom figurait en première ligne sur la liste dressée par l'Académie. Ajoutons, à titre de renseignement, que le livret adopté par M. Lefebvre, avec l'assentiment du directeur de l'Opéra, est de M. Charles Lomon et intitulé Djelma.

D'après une communication faite par M. Ravaisson à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, l'original du portrait de femme attribué à Vittore Pisano, dont nous annoncions, le mois dernier, l'acquisition par le musée du Louvre, ne serait pas la princesse d'Esté, comme on le croit, mais une princesse de la maison de Gonzague, Cecilia, fille du premier marquis de Mantoue, déjà représentée par le Pisano dans un médaillon.

Les musées nationaux sont autorisés à accepter les dons faits par M. Destouches et consistant en trois dessins de Géricault ; un portrait de la mère du donateur par Ingres ; une esquisse peinte du tableau de Guérin, Didon et Ene'e ; une allégorie de Forestier ; un Cloître de Granet, et une collection de porcelaines.

M. Léonce Benedite, conservateur du musée du Luxembourg, s'est rendu acquéreur, au nom de l'Etat, d'un fort beau tableau de Daumier, les Voleurs et Pâne^ d'après la fable de La Fontaine, qui faisait partie de la collection du sculpteur Geoffroy-Dechaume, vendue après décès : cette œuvre a été adjugée au prix de 12,100 francs. La somme a été fournie en partie par la caisse des musées nationaux, en partie par un donateur ano- nyme, celui-là même qui, l'an dernier, fit don à l'Etat du tableau de M. Edouard Détaille, la Reddition de Huninguc.

La direction des Beaux-Arts vient d'acheter, pour le même musée, la Cène., du peintre allemand Frédéric de Uhde. Ce remarquable tableau a figuré, on s'en souvient, au Salon de 1887.

CHRONIQUE

Le plafond peint par M. Weerts pour l'Hôtel des Monnaies et exposé, l'an dernier, au Salon du Champ-de-Mars, vient d'être mis en place. La remise officielle faite par M. Henry Roujon, directeur des Beaux-Arts, à M. de Liron d'Airolles, directeur de l'Hôtel des Monnaies, a été l'occasion d'une petite cérémonie pendant laquelle le directeur des Beaux-Arts a prononcé une allocution il a d'abord fait l'éloge des précieuses collec- tions qui forment le musée des Monnaies, puis rendu hommage aux artistes français, depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, qui ont donné la preuve de talents délicats et rares dans la pratique de l'art du médailleur.

S'il sied d'admirer les chefs-d'œuvre de l'antiquité hellénique et du quinzième siècle italien, nous avons le droit et le devoir de rappeler ici avec orgueil le souvenir de Michel Colomb, médailleur du roi Louis XII, de Guillaume Duprc, de Warin, de Duvivier, d'Augustin Dupré et d'Oudiné. Cet art monétaire, art sévère, délicat, et probe, qui vit de concision et de clarté, la grâce doit rester robuste et la force élégante, convenait, plus qu'aucun autre, au tempérament même de notre race. J'ose dire que nous sommes désormais les seuls dans le monde à le pratiquer avec éclat. Depuis quelques années, les médailleurs de France prodiguent les merveilles ; cette renaissance, qui a commencé avec le regretté Chapu, vous la voyez continuer aujourd'hui par les grands artistes dont vous avez tous les noms sur les lèvres, les Chaplain, les Roty, les Daniel Dupuis et leurs dignes émules. Je craindrais d'être trop long en les citant tous...

En terminant, M. Roujon a félicité l'auteur du plafond, M. Weerts, dont l'œuvre fait, en effet, très belle figure dans la grande salle du musée des Monnaies. Le sujet traité par l'artiste est un souvenir de l'Exposition universelle de 1889 : Paris conviant les Arts à ses fêtes, sous la protection du Travail et de la Paix. La composition a une belle allure; l'exécution bril- lante garde, dans le cadre que lui fait le musée, une heureuse harmonie. La destination définitive de son œuvre consacre hautement le succès de M. Weerts.

Dans le salon d'honneur du ministère de la Guerre, on vient de placer une statue en marbre de Lazare Carnot, sculptée par Cougny, pour rem- placer une autre statue de « l'organisateur de la victoire », qui doit être envoyée au musée de Versailles.

Sur la façade de la maison de la rue des Gloriettes, à la Croix-Rousse, que Joséphin Soulary habita pendant de longues années et il mourut, le propriétaire actuel a fait placer le médaillon du poète lyonnais, sculpté par Pierre Devaux.

LES LIVRES

Les Hûet : Jcan-Baptistc et ses trois fils, par E. Gabillot collection dos Artistes célèbres] ; Paris, L. Allison et C°.

UET avait étc, jusqu'à présent, fort négligé, ou même, pour mieux dire, à peu près ignoré par la critique contemporaine. A part quelques rares et fragmentaires études publiées dans des ouvrages spéciaux, à part l'obli- gatoire et vague notice insérée dans les recueils à prétentions encyclopé- diques, mis au jour par des spécula- tions de librairie, l'œuvre de Hûet n'avait été l'objet d'aucune recherche sérieuse avant que M. Gabillot eùi ajouté, à la série déjà longue des Artistes célèbres, la suhstamielle mono- graphie que nous signalons à nos lecteurs. 11 faut dire, à la vérité, que si l'œuvre gravé de Hiiet est assez nombreux, soit original, soit interprété, les dessins qu'on connaît de lui sont rares, et plus rares encore ses peintures. Au Louvre, une toile et un dessin ; une toile au musée d'Orléans, et cinq dessins dans d'autres musées de province : tel est le maigre contingent d'œuvres en ces deux genres que possèdent les collections publiques, d'après le catalogue établi par M. Gabillot. Dans les collections particulières, ce même catalogue relève à peine trois tableaux et une vingtaine de dessins de quelque importance, exécutés par divers procédés. Cependant, de 1769 à 1802, presque tous les Salons ont compté de nombreux envois de Hûet.

3i6 L'ARTISTE

Quel témoignage plus flagrant pourrait-on invoquer de la profonde indiffé- rence et de l'oubli prolongé en lesquels sont tombées ses œuvres ?

Indifférence fâcheuse, oubli souverainement immérité. Que si on ne considère en lui que le disciple de Boucher, il serait injuste de lui dénier un remarquable talent de composition et une facture toujours intéressante et souvent magistrale dans les animaux et le paysage, parfois critiquable dans ses figures féminines si on les veut comparer à celles de Boucher, dans les allégories et les pastorales il imite ce dernier : là, il peut passer, sans injustice, pour un artiste d'ordre secondaire, et le dessin aux trois crayons, La Source, reproduit ici, n'est pas pour infirmer cette apprécia- tion.

Mais, dans l'œuvre de Hûet, un départ est à établir, que son historien fait avec une très sûre pénétration, entre les productions de « l'homme qu'ont façonné l'éducation et le milieu, le Parisien à l'esprit très ouvert, ami de la nouveauté, qui se laisse, par conséquent, pénétrer par les idées et les sentiments des temps qu'il traverse, suit ces idées et ces sentiments dans leurs transformations, et les exprime toujours avec talent », et, d'autre part, les études et tableaux de l'artiste animalier. Tout autre est, en effet, et combien plus original et puissant, combien plus « moderne » dirons- nous après M. Gabillot, le peintre d'animaux. « Dans notre école fran- çaise, déclare hautement l'auteur, je cherche vainement, avant Jean-Baptiste Hûet, un peintre de son envergure, qui ait comme lui consacré sa vie à l'étude et à la représentation des animaux domestiques : il a eu, on peut le dire, la passion, presque le culte, de ces animaux. Surtout, chose qui a échappé à tous ceux qui en ont parlé, il les a traités tout naïvement, avec un réalisme presque absolument moderne, en tout cas, infiniment plus marqué que chez Oudry et Desportes. Aussi, jusqu'à la Révolution, les contemporains ont bien apprécié Jean-Baptiste ; quoique d'autres de son temps aient fait aussi des animaux, il est le seul qu'ils appellent le célèbre peintre d'animaux.

« Il m'est arrivé souvent, dit M. Charles Blanc, le seul écrivain qui de « nos jours ait un peu connu Hùet, quoique bien mal, de prendre ses des- « sins pour des Géricault, quand il représentait les lions du Jardin des « Plantes, tant il en avait bien saisi le caractère, les mâles contours, la tran- « quille majesté. » Je dirai, moi, que les lions de Géricault ne valent pas ceux de Hûet, et qu'il faut venir jusqu'à Barye pour trouver un lion traité comme celui dont nous publions le croquis. »

Avouons que le puissant caractère de ce croquis si largement tracé dénote sans nul doute un maître animalier et justifie l'élogieuse conviction qui a rapproché ici le nom de Hûet du grand nom de Barye. Rapprochement accidentel toutefois, car si les préférences de Barye étaient pour les grands fauves, celles de Hûet furent plutôt pour les animaux domestiques : la basse-cour et la ferme ont fourni à celui-ci ses modèles de prédilection,

Lion, croquis dessiné par J.-B. Huet

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il les a étudiés dans leur milieu, il a vécu dans leur intimité, il les a rendus avec cet accent de vérité qu'attestent ses cahiers d'eaux-fortes originales et les nombreuses reproductions de ses dessins interprétés par divers graveurs au premier rang desquels il faut citer les Demarteau. « 11 doit être regardé, conclut son biographe, je ne dirai pas comme un initiateur, car il est dou- teux que nos animaliers modernes l'aient beaucoup étudié, mais comme un précurseur de ceux-ci ; comme eux, il a représenté les animaux naïvement, sans convention et sans parti pris. » Cet artiste est donc bien digne du rang que réclame pour lui M. Gabillot dans l'école française. L'ouvrage qu'il vient de lui consacrer, soigneusement documenté et d'une parfaite justesse dans ses appréciations, n'v contribuera pas peu : quand on voudra être édifié sur l'ensemble de l'œuvre de Hiiet, on aura, grâce à cet excellent travail, tous les renseignements que l'on pourra souhaiter, et l'on n'en sera plus réduit aux jugements sommaires, épars dans les Salons de Diderot et dans les écrits du temps.

Les trois fils de Jean-Baptiste Hiiet, Nicolas, François et Jean-Baptiste, étudièrent avec leur père la peinture, le dessin et la gravure. Le premier fut dessinateur du Muséum ; il a laisse une importante série d'aquarelles qui se trouvent dans les collections de cet établissement, animaux, fleurs et insectes. François se fit un certain renom comme miniaturiste. Quant au troisième, Jean-Baptiste, qui s'était enrôlé en 1792, comme ses deux frères d'ailleurs, il fut blessé au siège de Maubeuge et fut amputé du bras droit ; mais il s'exerça à graver de la main gauche, au pointillé, procédé par lequel il a reproduit une partie des ouvrages de son père et de son frère Nicolas. Le livre de M. Gabillot donne, sur ces divers artistes de la même famille, des indications très précises et non moins détaillées sur le cata- logue de leur œuvre respectif, les Salons ils exposèrent et les diffé- rents graveurs qui ont reproduit les œuvres de J.-B. Hiiet.

Une mention spéciale est due au soin et à la quasi perfection apportés à l'illustration très riche et très variée de ce volume ; tout y est réussi à souhait, sur ce point, qui n'est pas sans importance pour une publica- tion de cette sorte. comme sur tous les autres.

Jacques Germain, par François Deschamps ; Paris, OUendorff.

Après le Coq d'Or et le Plat d'Étain, François Deschamps publie chez OUendorff, Jacques Germain. L'auteur en est à sa troisième étape, et nous sommes heureux de constater un progrès sérieux dans cette œuvre, attrayante de style et d'observation. Ici, nous sommes loin assurément du lyrisme de George Sand et de la sèche analyse du grand maître Balzac ; mais nous respirons à l'aise au milieu de scènes reposantes, l'auteur fait évoluer tout un monde bariolé de paysans et de villageoises comme dans un joyeux souvenir de David Téniers. Ce sont de simples briards de Seine-et-

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Marne, pris sur nature, sans exagération de critique ou d'éloges. Nous vous recommandons tout particulièrement un portrait de vieille grand'mère, une vendange et un chaud paysage au coucher du soleil. Quelques lecteurs rébarbatifs trouveront peut-être que l'héroïne, Solange, qui n'est pas Bre- tonne, mais Limousine, soit aussi longue à laisser vaincre son cœur que la belle mariée de Pêcheur d'Islande^ mais la reddition n'en est que plus glorieuse, et à la dernière page on se dit en souriant d'aise : « Tout est bien qui finit bien. » Pierre Garin.

Le dessin simplifié^ par A. Roucole ; Paris, Delagrave.

Il n'est guère besoin de faire ressortir l'importance qu'a prise aujourd'hui l'étude du dessin dans les différents programmes d'enseignement, en dehors même des études purement artistiques ou professionnelles. Aussi faut-il signaler, comme répondant à une réelle nécessité, un livre sérieux et prati- que et d'une conception pédagogique très remarquable, l'excellente mé- thode de M. Roucole, professeur à l'école des Beaux-Arts de Toulouse. Nous ne pourrions nous étendre avec les détails suffisants sur le plan de cet ouvrage; disons seulement que l'auteur prouve jusqu'à l'évidence qu'en possédant seulement quelques notions élémentaires de géométrie il est pos- sible de mettre sûrement et promptement un dessin en place.

Voici, d'ailleurs, en quels termes, le sculpteur Falguière a apprécié, avec sa grande autorité, la méthode de l'auteur du Dessin simplifié, dans une lettre reproduite au début de l'ouvrage : « Le service que vous allez rendre aux enfants de nos écoles méritera la reconnaissance des maîtres non moins que celle des élèves. Votre méthode, claire, précise, simple, facili- tera la tâche des premiers, le travail des seconds. Elle fait disparaître le plus grand obstacle à la formation de l'enfant, rebuté d'ordinaire par l'in- certitude des indications qu'on lui donne et les résultats informes aux- quels elles le conduisent. En apprenant aux débutants à savoir regarder leur modèle, vous formez leur jugement par le contrôle que votre règle de précision met à leur disposition. Vous les prémunissez contre le danger de ne s'attacher qu'aux détails. Vous leur évitez les tâtonnements, les retou- ches infructueuses et décourageantes, par l'exactitude des mesures. Avec votre méthode, tout élève peut, à coup sûr, devenir dessinateur et ce ne sera pas votre faute s'il ne devient pas artiste. »

Ajoutons que M. Roucole a déjà doté l'enseignement du dessin de la Règle de précision qui sert à mettre en perspective, d'une façon pour ainsi dire mécanique, tous les objets, quels qu'ils soient, que l'on puisse avoir à dessiner.

Le directeur gérant, Jean Alboize.

LE MANS. IMPRIMERIE EDMOND MONNOYER

LA SCULPTURE

AU SALOX DES CHAAIPS-HLYSHES

ALOx copieux, mais sans éclat; une cohue d'œuvres, d\)ù émerge, ça et là, l'œuvre d'un maître connu et aimé; un peuple de sta- tues correctes et banales, nous reconnaîtrons à peine quelques lîi:;ures originales. Nos maîtres préférés semblent eux-mêmes avoir renoncé aux grands ellbrts ou s'être réservés pour l'an pro- chain; quant aux nouveaux venus, ils ont pour eux le nombre à défaut de la valeur.

A quoi attribuer cette l'aiblesse générale de la sculpture ? Des esprits malveillants. le monde en est plein, ne s'avisent-ils pas de prétendre que les sculpteurs ont moins de talent depuis que leur ai't les nourrit? C'est là, évidemment, le paradoxe d'un homme qui a bien dîné. Cependant, remarquons-le, la multitude des commandes gouvernementales et municipales, la multipli- cité des concours qui demandent des statues pour tous les monu- ments, toutes les places, tous les coins de rue; le goût général pour la sculpture décorative ou intime, statues d'antichambre ou bustes de cheminée, tout cela coïncide d'une curieuse taçon

1893. l'artiste. XOUVELI.E PÉRIODE : T. V. 21

I.WRTISTI-

avec l'alTaisscmcnt de la statuaire. C'est là, assurément, un pur effet du hasard, (^'pendant, il faut v prendre garde. Tout art s'éteint quand il enrichit, parce que tout le monde veut s'enrichir et par conséquent tout le monde veut être artiste. I.a vocation n'est plus nécessaire, le travail acharné devient inutile : on produit un ouvrage quelconque comme on fabriquerait un article de commerce: et alors.... une rapide visite aux salles de peinture nous renseigne pleinement sur ce que devient un art dont tout le monde se mêle.

Il en est un pourtant, voisin de la sculpture et qui ne mène pas à la fortune, 11 faut pour s'y livrer toutes les qualités qui font l'artiste; aussi v rencontre-t-on de véritables maîtres. C'est la gravure sur médailles. Cet art. délaissé depuis longtemps, a été restauré en France par M. (>haplain. un artiste de premier rang, dont certaines œuvres peuvent être mises à côté des plus belles médailles de la Renaissance, ha mode n'a rien à voir avec de pa- reils ouvrages: ils sont nés pour durer. M. ('haplain s'est abstenu cette année; mais .M. Roty. son élève, expose des médailles du relief le plus fin et le plus distingué. .\i. Chaplain est un homme du xV^ siècle, original et vigoureux; M. Rot\- est un homme du XIX"^ siècle, qui cherche aut:mt la couleur que le dessin et qui réussit la rencontrer. La médaille de .\1. Pasteur, la médaille de la Maicnnlc ont la force et te charme. Il v a plus de vie et de vérité sur cette petite surface et dans ce fin reliel que dans les trois quarts des blocs de marbre qui encombrent le Salon.

A côté des médailles, une statuette exquise : ./ Doiiiycuix, par M. Frémict. C'est une petite Jeanne d'.\rc qui porte sa quenouille au côté, comme une épée. 1,'idée est originale et l'exécution est admirable. .\t. l'rèmiet est un des premiers sculpteurs de notre époque; il a l'èlèNation, la singularité de la pensée et la science de l'exécution. Il n'a jamais fait de sculpture « prix de Roitie ». aussi lui a-t-il fallu quarante ans de production continue, pour arriver l'élève de l'hicole des Beaux-Arts se trouve porté par la force toute puissante de la banalité et de l'.Vdministration.

Non loin de la Jeanne d'Arc de Frémiet. un bronze remar- quable : llrrciih- Iciuhtnl l'arc par .\1. AIar/.t)in'. Jl est placé dans un des coins les plus obscurs de cette salle immense qui semble

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LA SCUFTURK AUX CH AiMl'S-Hl.VSHES 323

inondée de iLniiicrc. 11 est accole à une boiserie. ce qui empêche qu'on tourne autour de lui, dans ce coin était logé jadis le St Jcaii-Baplislc de Rodin, sorte de purgatoire que les commissions de classement réservent aux œuvres originales. Mais, si bien cachée que soit une œuvre d'art, il v a toujours quelqu'un pour la voir et pour en parler. J.e bron/e de .AI. .Mar/ollT est des plus remarquables; il dénonce un artiste rare que nous espérf)ns bien revoir l'an prochain en meilleure place, à moins qu'il n'ait émigré de l'autre côté de l'eau.

Que dire des LiilU'iirs de .M. Charpentier: Ils ont obtenu la médaille d'honneur et nous nous associons à la joie de l'artiste qui a reçu la récompense d'un travail considérable. Mais nous scra-t-il permis de souhaiter que l'institution des médailles tombe en désuétude? La médaille a la prétention de reconnaître le mérite; malheureusement elle n'atteint pas toujours son but. L'expérience nous montre ce que deviennent, après quelques années, et les œuvres et les hommes couverts de lauriers par leurs contemporains. Xous ne pouvons oublier que les trois quarts des maîtres reconnus actuellement ont commencé par être honnis par leurs confrères. .Mlons au Louvre et au Luxembourg, et nous y constaterons la présence triomphante d'œ-uvres autrelois méconnues ou méprisées. Le système des médailles pouvait se défendre dans un temps il fallait éclairer le vil bourgeois sur le mérite des œaivres qu'on lui présentait. Les artistes avaient en quelque sorte le privilège des vovages en Italie, en Orient, en Hollande. Ils avaient contemplé les chefs-d'œaivre et ils avaient le droit de juger seuls, parce que, seuls, ils pouvaient comparer. Mais, aujourd'hui, le vil bourgeois a vovagé à son tour. 11 a vu l'Italie, l'Orient, la Hollande. Grâce aux circulaires à bon marché, il a fait son éducation artistique; il a \u. il a comparé et il juge. Lt quand il assiste à la distribution des médailles que les artistes se décernent entre eux, il se permet de sourire Passons.

M. I-alguière donne une suite aux jolies statuettes qu'il expose depuis plusieurs années. Cette petite gamine qui a été tour à tour Diane, Junon, etc., symbolise aujourd'hui la Pocsit' hcro'iquc. Le mou- vement est volontaire et entraînant : il lait songer à ce chef-d'œuvre de l'art antique qui s'appelle Polie grec incomin et qui se voit au

324 I.WRTISTH

Louvre. C'est déjà un mérite. Il faut le lai.s.ser à un sculpteur de talent, qui a eu d'heureuses inspirations. L'Archiicclurc de AI. Barrias est assise sur un débris d'entablement. Elle tient une cou- ronne à la main ; son attitude est douloureuse ; que pleurc-t-elle ? hst-ce la décadence de l'architecture contemporaine ? Peut-être. Alors nous comprenons son chagrin. M. Barrias, qui avait sculpté pour le tombeau de Guillaumet une si adorable figure de jeune fille arabe, a été inoins bien inspiré cette année. Mais, avec un artiste de cette valeur, les mécomptes ne durent jamais bien long- temps.

La nudité féminine conserve toujours ses fidèles. C'est le plus beau thème que se soit jamais proposé la statuaire. Malheureuse- ment l'art antique est toujours là. qui nous rend terriblement exigeants. Les hommes et les femmes de l'ancienne Hellade étaient beaux comme de jeunes arbustes, d'une beauté qui s'ignore, et les artistes en allant au gymnase n'y trouvaient que d'admirables modèles. .Mais nous, hélas ! pauvres modernes, nous sommes si platement laids ! Nous possédons, en revanche, une intelligence supérieure, quoique nous ne comptions parmi nous ni Homère, ni Eschyle, ni Phidias, ni Socrate, ni cent autres. Mais la plastique se soucie peu de l'intelligence, et nos artistes en sont réduits, pour trouver la beauté, à regarder l'antique. La J'citua de M. H. Lemaire est correcte, VAiiiphilyitc de M. Depléchin est élégante mais a quelque chose de déjà vu ; ceci dit aussi pour hi Scvc de M Larche. Circc de .M. Mackcnnal est plus intéressante. Mettons à part Su:^aiiiic de .M. Aizelin, qui est une jolie figure dans le goût de l'école française du xvni"' siècle. Passons, en jetant un regard chargé d'étonnement devant deux femmes en plâtre que la Suède nous envoie et dont l'attitude relève plus de l'acro- batie que de la statuaire. Le génie de la plastique appartient décidément aux peuples du Midi, aux peuples qui peuvent mar- cher nus.

La sculpture commémorative compte un Casimir Péricr par Al Alarqucste, œuvre digne et solide. Le Chevalier Bayard de AI. Croisy connaît M. Frémiet et nous l'en félicitons. Af"'^ Roland par M. Lallier fera sans doute le plus valable effet dans l'emplace- ment qui lui est destiné. .Mais la meilleure de ces œuvres décora-

LA SCULPTURE AUX CHAMPS-ELYSÉES ^î-^

tivcs est, sans contrcdil, la Callii^niphic de M. Coutan. Regardons à plusieurs reprises cette gracieuse figure de iemme drapée, d'un art si français : elle a le charme et l'élégance ; elle écrit attentive- ment, avec le geste délicat d'une abbesse. L'État, qui n'est pas toujours heureux dans ses commandes, a lieu d'être satisfait de celle-là. Nous lui souhaitons d'en trouver souvent de pareilles.

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LA PEINTURE

AU SALON DES CHAMPS-ELYSÉES

,.E catalogue du Salon de peinture des Champs- Elysées est particulièrement instructif cette année et témoigne une fois de plus en faveur de la pauvreté d'imagination de l'espèce arUsIc. Cette infériorité que la critique constate à chaque Salon nouveau, se traduit, ou par le choix, de jets en complète disproportion avec le talent du îintrc qui se donne mission de les traiter, ou par incroyable naïveté, j'allais écrire : niaiserie, de ceux li devraient avoir d'eux-mêmes une plus haute idée ne point rabaisser leur fonction d'artiste jusqu'au le d'imagiers d'Epinal. Dans le premier ordre idées, qui ne se rappelle les Salons d'il y a cinq ou

six ans, défilait, le \o\mi des intermi- y/ ' .

-^.y nables murailles, la série des vieux

^^' sujets mvlhologiques, usés et rebattus,

CCS Jiipilcr, ces Diaiic, ces IJihi. il y en avait presque toujours

une dizaine à chaque Salon, en des attitudes diverses? Puis

c'étaient les sujets patriotiques, les scènes empruntées à la guerre

de 1870, de plantureuses Alsaciennes au bonnet démesuré, pour

bien préciser l'intention du peintre, donnant l'accolade à de petits

troupiers français, ou repoussant avec indignation les avances de

A PHIXTIRH ATX ( 1 1 A M l'S-HLYSHES -,27

quelque grand gaillard bavarois, bref toute la réclame patriotique mise au service de la peinture. Cette année, chose ciuicuse. il semble que l'idéal de nos artistes ait subi une transformation : ils ont presque tous abandonné la vieille mvthologie, dont M. Jules Lefebvre lui-même ne veut plus, la trouvant démodée, et ils ont fait remonter leur idéal patriotique aux guerres du premier Empire, suivant en ceci la mode qui s'accuse jusque dans le costume féminin. L'inexplicable faveur dont jouit actuellement la période napoléonienne, a fait décrocher des cadres ils moisis- saient les portraits de quelques généraux du temps, et les peintres, fraîchement imbus des .Mémoires de .Marhot, nous en ofl'rcnt des extraits illustrés. Nous touchons déjà à l'aiictLloU'. Mais voulez- vous la voir s'épanouir en sa Heur de beauté ? Ouvre/ le catalogue : vous v trouverez des légendes d'une brièveté précise, faites pour inquiéter et troubler l'àme du visiteur, comme celle-ci : « Il ne revint jamais! (Pierre Loti, l'àintir d'Islande^ « ; ou cette autre : « Ils n'iront pas le chercher » (suit un fragment du Drapeau de M. .^Lli/eroy) : d'autres encore qui prouvent l'insondable pro- tondeur de... l'etrangeté humaine, comme celle-ci : Ylî.scargot SYiiipalhiijUC. Je termine par la plus frappante, une invention de toutes pièces, un trait de génie, la création d'un nouveau genre : le/?^riWi,'c///////(;/'/'r. Lisez en elfet la légende du numéro 1188. et vous

V verrez ceci : (h'cis pal iiratyc : vallée de la Touques. « Messieurs, je « suis heureux d'être \enu ; j'ai constaté qu'environnés de tous les « présents et de tous les dons de la nature... adossés à cette « merveilleuse vallée l'on voit presque l'herbe pousser tant « elle va vite et tant elle est drue, vous avez trouvé le moyen

V d'ajouter à toutes ces richesses. (Ciaiiibella) » Le plus solennel des préfets en tournée de comices agricoles n'eût pas trouvé celle- là, et l'admirable discours du conseiller Lieuvain dans Madame Bovary, ce discours imaginé par G. Flaubert, est manifestement inférieur à la trop véridique harangue du grand tribun. Un seul les dépasse, et ce n'est pas un mince éloge. le peintre qui sut faire fraterniser ces deux arts.

Mais sovons sérieux, et pour aborder de suite les grandes machines, parlons de la peinture d'histoire, sur laquelle se con- centre toujours obstinément l'attention du public. A celle-là.

:!2S LWRTISrP.

nous sommes en droit de demander beaucoup, car il faut que les œuvres qu'elle nous présente soient en rapport avec les préten- tions qu'elle affiche. On ne saurait juger avec des dispositions d'esprit identiques l'artiste n'ayant d'autre souci que d'ofl'rir aux regards un savoureux morceau de peinture et celui chez lequel vient s'ajouter à cette première préoccupation la légitime mais redoutable ambition de nous hausser jusqu'à l'émotion drama- tique. Le Salon de cette année va justement nous offrir à ce point de vue deux remarquables exemples, d'autant plus saisissants qu'ils se réfèrent à l'œuvre de deux peintres inégalement célèbres jusqu'alors, mais également mis en lumière cette fois par fiiiipor- lancc de leur tentative. Montrer à ce propos la disproportion existant entre le résultat atteint et le but poursuivi, voilà, nous semble-t-il, qui serait d'autant plus instructif que nous pourrions, à ce sujet, effleurer quelques idées générales sur l'art, qu'il est toujours inté- ressant de rappeler.

C'est presque une banalité de dire que les deux principaux moyens d'expression de la peinture résident dans Varahesque et Ybar- nionie ou aceord des Ions. -Mais le développement de cette idée n'est-il pas fécond en observations se rattachant aux plus intimes mvstères de cet art dont certains théoriciens esthètes voudraient faire un art plus subtil encore et plus raffiné que la divine musique?

Premier moven d'expression : l'arabesque. La seule pro- portion des personnages constitue dans une composition un moyen d'expression, c'est-à-dire que toute belle œuvre, avant d'être exécutée, a été vue par son auteur dans une dimension propre, telle qu'on ne saurait se la représenter autrement. La raison en est dans la vision personnelle du peintre, et le rapport apparaît avec un caractère de rigueur si précis entre la vision de chaque artiste et les compositions dans lesquelles elle se manifeste, que nous avons quelque peine à nous figurer un changement dans leurs proportions. Vous imaginez-vous par exemple ce que pourrait être cette sublime inspiration des Disciples d'Eniinaiis de Rembrandt, si

LA PHINTl'RE Al'X CHAMPS-ELYSEES

les personnages, au heu d avou' quelque vingt (lu trente cen- timètres, étaient seulement demi- nature ? Il semble bien que toutes les qualités d'intime et douloureuse poésie, qui devant ce chef dreuvrc suggèrent la rêverie, disparaîtraient du même coup, en un mot que le génie du maître hollandais qui se manifeste surtout dans la « mystérieuse conception du sujet », aurait, cette fois et par une étrange exception, failli. Ht encore ne peut-on pas dire, quand on nomme Rembrandt, que les représentations qu'il nous a laissées de la vie soient invariablement liées à d'uniformes proportions ; bien au contraire, elles sont infiniment diverses, depuis les minuscules compositions des Philosophes de la galerie du Louvre ou de la l'Ciuvic cidiillcrr de la galerie de Londres, jusqu'aux toiles grandeur nature comme la liclbsubcc de la salle Lacaze, qui pourtant nous laisse une impression identique de tris- tesse et de rêverie. N'y a-t-il pas une preuve des rapports néces- saires qui, dans la pensée du peintre, et au temps de sa conception première, existent entre la dimension matérielle de l'œuvre et cette conception ? De même et inversement, les gigantesques com- positions d'un Tintoret ou d'un Véronèse, pour celui-là qui les a vues dans leur vrai cadre, dans les palais et les églises de Venise, sont une nouvelle vérification de cette loi. Il y apparaît clairement que les illustres décorateurs de ces somptueuses demeures avaient besoin des vastes espaces des murailles de leurs palais pour fixer avec l'éclat convenable la gloire de la patrie vénitienne.

Ceci nous est une transition naturelle pour arriver à ce que nous appellerons Yarahcsquc de roiiiposilioii. ou disposition harmo- nieuse des lignes principales du tableau, indépendamment du sujet lui-même, et surtout en dehors de l'expression que peut avoir tel geste des personnages représentés. C'est un point capital, d'autant plus intéressant que la majorité des personnes ayant la prétention de goûter la peinture, que la majorité des peintres eux-mêmes n'en tiennent aucun compte. Ce qui frappe et fixe l'attention, je ne dis pas seulement du vulgaire, dans une composition à plusieurs personnages, c'est Yc.xpn'ssioii physionomique de ces personnages, c'est leur gesticidation indivi- duelle, en un mot l'attitude ou mouvement dramatique par lequel ils expriment et rendent tangible le drame intérieur qu'ils ont

IVi

I.WRTISTH

mission de représenter. Dans celle voie, il t'aul bien le recon- naître, les peintres de l'école dite lillcniiic ou iDiiunilIqur . à com- mencer par le plus illustre de tous, l-.ugène Delacroix, ont contri- bué à fausser étrangement l'idéal véritable de l'art. Pour nous en tenir au seul exemple de ce dernier, car il est assurément le plus caractéristique, l'extraordinaire tension dramatique de ses person- nages, la fougue impétueuse de leurs gestes, leur signification purement expressive, habituèrent le public, dmant de longues années, à ne tenir compte dans une a'UNre peinte, que des qualités qu'on pourrait appeler à cùlc. Comme il s'agissait d un artiste d'extraordinaire génie, son o.uvre n'en reste pas moins inatta- quable et précieuse par ses défauts mêmes ; mais les disciples qui vinrent .1 la suite en n'empruntant au maître que ses défauts, lassèrent vite de cette peinture exclusivement littéraire, et ame- nèrent la réaction inévitable, (l'est pour avoir noblehient et hautement contribué à cette reaction qu'un maître comme M. Puvis de Chavannes s'est attiré l'admiration des artistes épris d'originalité. X'v a-t-il pas, en ellet. indépendamment du sujet représenté par le peintre, des lignes loiinnciilccs, des lignes liisics et poi^naïUcs. d'autres éloquentes, d'autres héroïques. Dans l'accord et l'heureuse distribution de ces lignes, dans leur harmonieux balancement, correspondant à l'intime signification de l'œuvre, résidera la virtualité spéciale de l'artiste. 11 sullit, poiu' se bien pénétrer de cette \érité esthétique, si simple et si élémentaire c]uand on v réiléchit, si méconnue pourtant de la plupart des artistes, de se rappeler certaines toiles de maîtres, comme l'es- quisse du Cnicificinciit de P. ^'éronèse, comme Whlonllioti tics Mc{qcs du Poussin dans laquelle tous les mouvements des Mages sont des horizontales qui s'élancent comme des llèches d'amour vers la \'ierge, enfin comme la Monlrc du (.Ailviiiii de Rubens, toutes les lignes s'élèvent obliquement dans un mouvement héroïque.

Second moyen d'expression : la couleur. Il serait étrange que la loi qui régit la ligne, ne s'étendît pas au second moyen d'expression de la peinture, la couleur. Ce serait une olTense à l'eurythmie, et de fait l'eurythmie se manifeste ici encore. De délicats et subtils rapports existent entre les associations de

I.A PEINTURE AUX CHAMPS-ELYSÉES ^^i

couleurs, aussi subtils cl aussi dclicals pour l'œil exercé qui sait « déguster la lumière » que sont délicieuses à l'oreille du unisicien raffiné certaines successions d'accords. Il y a une source de jouissances rares que certaines personnes pourront qualifier de techniques, mais qui n'en sont pas moins le critérium indiscutable d'un tempérament doué. De même que ces successions d'accords peuvent éveiller et éveillercTiit nécessairement chez une telle nature des sensations de douceur, ou de tendresse, ou d'amour, de irerté, d'héroïsme ou de grandeur, de même que les rapports et les balancements de lignes d'une composition décorative, ne fût-elle encore qu'ébauchée, contiendront en germe la série des émotions esthétiques que donnera l'œuvre une fois terminée, de même enfin des tons placés les uns à côté des autres pourront être ou tragiques ou tendres, ou graves ou gais, ou sévères ou doux... Mais, en outre de ce point de vue. et suivant la manière dont iiidivicltic'llcniciil ils seront traités par le peintre, leur moyen d'expression se modifiera et leur action se transformera. Ici l'histoire de l'art et l'évolution des écoles qui se sont succédé, fournissent de précieux renseignements. A l'époque de ses origines, c'est-à-dire au moment ou la peinture se confond presque encore avec le vitrail et les cuniux, ses moyens d'expression sont, semble-t-il, les suivants ; on sent très nettement un champ blanc lumineux sur lequel se se trouvent des glacis très transparents et très éclatants en vibration. A cette époque elle se confond avec le vitrait, et, en efl'et, s'efforçant d'atteindre à un résultat identique à celui du vitrail, elle remplace par le champ blanc d'argent poli et éclatant comme une glace, la lumière du jour qui transparaît derrière le vitrail et lui donne tout son éclat. Cette peinture sans air, sans clair obscur, sans demi- teinte, toute sur un premier plan, comme dans Cimabue et Giotto, est éminemment propre à rendre l'héroïsme.

\'oici pourtant que le pittoresque apparaît : c'est une nouvelle étape dans l'histoire de l'art et une étape nouvelle aussi dans ses moyens d'expression. Avec l'apparition du pittoresque, la peinture cesse d'être exclusivement héroïque et commence à devenir iutijiic. Alors, le ton se trausj'orme, c'est-à-dire que l'artiste tient compte de 1 air ambiant qui baigne toutes choses et qui noie les couleurs; la peinture devient apte à rendre les impressions d'amour, de pitié,

i: ARTISTE

de douceur et de tendresse profonde. L'artiste recherche les longues perspectives, l'intimité des tons d'un intérieur. L'école holhmdaisc est la plus saisissante illustration de cette évolution artistique, tout comme Rembrandt nous semble le plus grand Iraiisforiuateiir. il sullit de se rappeler le Bon SiiniiiriUiiii avec ses longues ombres, qui communiquent à l'àme, pour peu qu'on s'y abandonne, une impression de paix reposante, le Ménage du iiiciiitisicr et presque toutes les compositions de ce maître unique en l'art de peindre les côtés m^'stérieux et inquiétants de la vie.

Même en tirant ses arguments d'une école toute opposée, la théorie de la transformation de la couleur aboutirait à des conclusions identiques. Arrêtez-vous devant le Concert champêtre de Giorgione : c'est une des gloires de notre vieux Louvre, et la patrie même de l'artiste ne saurait rien nous offrir de supérieur à ce chef-d'œuvre ; emplissez vos yeux de cette savoureuse peinture, et dites si son charme souverain, si son aspect amoureux ne tiennent pas à l'enNeloppement des détails, à l'harmonie du ton transformé. Le plus grand peintre de l'école, celui qu'on ne peut connaître qu'en le voyant chez lui, Tintoret, n'a fait qu'accentuer encore les qualités propres à Giorgione dans ses adorables compositions de la Salle de l'anti-collège à Venise, j'en trouve la transcription littéraire dans le beau chapitre sur la peinture vénitienne du J'ovagc en Ilalie , car cette simple description, sortie de la plume d'un écrivain qui ce jour-là sentit en peintre, me semble pleinement révélatrice de l'intimité de cet art. Il s'agit du Bacctnis et Ariane du Tintoret : « La Déesse nage « dans une lumière liquide, et son dos tordu, son flanc, ses « rondeurs palpitent, à demi enveloppés dans un voile blanc « diaphane. Avec quels mots peut-on peindre la beauté d'une « attitude, d'un ton et d'un contour? Qui montrera la chair saine « et rosée sous la transparence ambrée d'une gaze ? Gomment « représenter la plénitude moelleuse d'une forme vivante et « l'ondoiement des membres qui se continuent dans le corps « penché ? Elle nage véritablement dans la clarté, comme un « poisson dans son lac, et l'air, fourmillant de reflets vagues, « l'embrasse et la caresse. »

LA PHINTI'RH AUX CHA.Ml'S-liLVSHES 333

Nous voici bien loin du Salon des Champs-Él3'sées, et avec quelque plaisir que nous l'ayons quitté pour des régions plus pures, il nous v i'aut revenir par obligation de métier. D'ailleurs les détails que nous nous sommes laissé entraîner à donner ne sont pas de pures digressions, on va le voir : ils se rattachent étroitement au sujet.

Si la bonne peinture consistait dans le trompe-l'œil, on pourrait affirmer que M. Royhet a exécuté le chef-d'œuvre du genre, comme en écoutant la majorité des appréciations formulées devant sa toile, l'auteur se laisserait aisément convaincre qu'il est le dernier représentant de la grande peinture. Ht de fait comme on comprend aisément que ce genre de peinture attire le public ! Xon pas que je veuille appliquer au mot: public, son sous-entendu un peu méprisant de non iiiilir. désignant par le brave homme commer- çant qui s'en vient au Salon un jour de fête ou un dimanche et s'abandonne ingénument à ses admirations. De plus malins ou de plus forts s'y sont laissé prendre et s'y laisseront prendre encore. M. Roybet donne si parfaitement l'illusion d'avoir fait une grande œuvre! \'ous connaissez le sujet, Charles le Tcnicniirc à Xcslcs : une nef de cathédrale pour décor; des soldats en armes, avec leurs cottes de mailles et leurs cuirasses, y pénètrent à cheval ; au premier plan des femmes renversées, des enfants égorgés ; des hauteurs de l'église des groupes humains précipités. Voilà, certes, un beau sujet, fait pour inspirer un peintre. l:h bien, il faut avoir le courage de le dire : il n'v a dans cette toile ni composition, ni dessin, ni couleur, bien qu'elle donne au premier abord l'illusion d'une composition savante, d'un dessin irréprochable et d'une couleur éclatante. Je dis qu'il n'y a pas de composition et je m'ex- plique ; vous vous attende/, sans doute à voir des lointains fuyants, des plans successifs et progressivement étages. Détrompez-vous : tous les personnages sont également faits et la perspective est absente. J'ajoute qu'il n'y a pas de dessin, et j'entends par que, si consciencieuse que soit la ligne qui limite les personnages, il n'y paraît aucune véritable compréhension du dessin, justement parce que l'arabesque Je la eoniposilion dont nous parlions plus haut,

334 LARTISTI:

cette disposition harmonieuse des grandes lignes du tableau, n est pas même soupçonnée. On sent la composition faite de morceaux juxtaposés après coup, qui n'a pas été vue dans son ensemble et qui nous semble, dans le domaine de la peinture comme dans le domaine littéraire, une composition à laquelle auctme idée maîtresse n'aurait présidé. Je termine en disant qu'il n'v a pas de couleur, car l'art de la couleur ne consiste pas à emplover des tons éclatants ; il est tout entier d.uis l'hiiniKJiiir ou accord des t(Mis voisins. Il réside aussi dans l'emploi des viiJciirs et il n'y a pas une valeur dans le tableau de AI. Roybet. M. Roybet fait constamment usage du Ion pur, dans ce qu'il a de plus criard et de plus tapageur. Bref, et si pénible que ce soit à dire, il n'y a qu'un grand eflbrt, un travail matériel que personne ne contestera, mais qui n'a pas abouti.

Le cas de M. .Munkacsy. qui expose en face de .M. Rovhct et tient autant de place que lui. est fait d'un habile mélange de « rastaquouérisme » et de cabotinage. On s'imagine difficilement le résultat qu'on peut atteindre en France par une savante combinaison de ces deux éléments, j'incline à croire que. par ce seul fait que M. Munkacsv opère en qualité d'étranger, il dépassera les résultats atteints par notre portraitiste illustre .M. Carolus-Duran, qui pourtant n'a pas trop mal réussi. Le talent de M. Munkacsv avait consisté jusqu'alors dans une entente merveilleuse du décor, destiné à frapper l'imagination. a\ant même la \iie du chcf- d'aanre. Personne n'a oublié sa première réclame : le O.uisI dcvaiil PiUtIc. cette mélodramatique et grossière interprétation de la divine légende. Il était environné de tant d'étoiles et de draperies, si discrète filtrait la lumière qui le caressait, qu'une pieuse émotion factice envahissait l'âme niaise des badauds: « Faut-il que ce soit beau, pensait-on, pour qu'on lui ait tait tant d'honneur! » Mais ce n'était qu'une première tentative : aux jouissances de l'œil M. Munkacsv rêvait d'associer celles de l'oreille, et quelques années plus tard, il enveloppait ini autre tableau d'une atmosphère musicale. Au fond, ne l'avais-je pas dit? .\I. .Munkacsy est un homme de théâtre, tui remarquable metteur en scène qui connaît les points faibles de son public, et sait comme personne en tirer parti. Hélas! au palais des Champs-Elysées, ce qui manque ce sont

LA PHINTURE AUX CHAMPS-HLVSKES y^^

les draperies somptueuses el les suaves harmonies. Le principal a disparu ; l'ace'essoire seul demeure. IX'cidement M. Munkaes\- fera bien d'imaginer un truc nouveau.

Je passe sous silence les autres grandes compositions, même la Barque de M. H. 1:. Delacroix, pour arriver à un véritable artiste, à l'un de ceux qui, le plus noblement et le plus fièrement, ont voué leur existence au culte du beau : je veux parler de M. Fantin-Latour. C'est un devoir pour le critique, comme ce doit être un plaisir aussi pour lui. lorsqu'il a parcouru ces longues galeries témoignant d'une complète absence de préoccupation d'art, que de s'arrêter devant une aaivre de .M. l'antin-Latour. Il est connu surtout comme portraitiste : il a une manière solide et puissante, intime et discrète de grouper ses personnages dans un intérieur et de les faire \'ivre d'une existence reposée. C'est tout un art de rcali^iiic. prenant le mot dans son vrai sens, qui forme le plus curieux et le plus piquant contraste avec ses com- positions de rêve, presque ignorées du grand public. Les artistes se rappellent son bel HoiiiiiiUi^i' à Di-ldiroix. composé au lende- main de la mort du grand homme, dans lequel il avait groupé autour du portrait du maître quelques-uns des artistes et des critiques de l'époque. D'une ficture identique et d'un talent égal, le tableau de Y Alclicr iiii.x J'Hilit;ih>lli's nous a été rendu, et le nou- veau directeur du Luxembourg a fait preuve de goût en donnant à cette belle œuvre la place qu'elle doit occuper, c'est-à-dire une place d'honneur.

Depuis quelques années AL L'antin-Latour semble a\on aban- donné le portrait pour se consacrer exclusivement à des composi- tions allégoriques, inspirées soit de l'antiquité grecque comme son attirante Hclnic de l'an dernier, soit des plus hautes conceptions poétiques modernes, si l'on peut qualifier de modernes les légendes empruntées au .Moven-Age ou à la poésie Scandinave, auxquelles le génie souverain d'un R. Wagner a communiqué une vie nouvelle. Il expose cette année un Parsijal au luilicn des nilcs-Flcurs. Dans le jardin enchanté, l'adolescent naïf et vierge

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s'iirrêtc extasié devant les jeunes filles qui l'entourent et l'étour- dissent de leurs pressants appels :

Parure des jardins.

Esprits odoriférants.

Au printemps le maître nous cueille.

Nous croissons ici

En été et au soleil,

Pour toi fleurissant en délices.

Donc sois-nous gracieux et ami.

Ne marchande pas aux fleurs le tribut.

Si tu ne peux nous aimer et nous chérir,

Nous nous fanons et mourons ( r).

Tous ccuK qui ont entendu sur le théâtre de Bayreuth l'œuvre du maître allemand conservent le souvenir des harmonies enchan- teresses formant l'atmosphère musicale de cette scène inouhliahle, dans laquelle Wagner, qui pourtant avait atteint le seuil de la vieillesse au moment de l'écrire, fournit l'attestation solennelle de de l'immortelle fraîcheur de son inspiration. Ahtis ils se rappellent aussi, ceux qui l'ont vue. le malencontreux décor voulu et com- mandé par ^\'agner lui-même. Il faut savoir gré à ,M. l'antin- Latour d'avoir fixé l'image de cette poétique légende et suhstitué son rêve charmant aux pénibles réalités scéniques de Bayreuth.

Pourtant, si je m'en tenais là. je n'aurais exprimé qu'une partie de ma pensée, car on en pourrait conclure qu'il faut envisager le tableau du peintre comme une illustration de l'œuvre du musi- cien. Or, ce serait aller contre ma pensée même : ce tableau a une vie propre, personnelle comme tvuvre de peinture, avec de savou- reuses qualités de lumière. Indépendamment de la conception d'ensemble, éminemment poétique et inspiratrice de rêve, c'est la qualité dominante de AI. Fantin-Latour, il y a toute une science des harmonies de couleur, dont nous constations plus haut la complète méconnaissance chez .\I. Ro}'bet, science puisée dans l'étude patiente et réiléchie des maîtres vénitiens (2). M. Fantin-

(i; 'l'r.iduction publicc récemment par M""^ Judith Gautier.

(21 Puisque nous touclions .1 cette question Je l'imit.uion des maîtres, il nous parait curieux de transcrire ici l'opinion que professait à cet égard Mcissonier. On y retrouvera lu magnifique suffisance et la vaniteuse prétention du peintre : " Dans la journée, ceci

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L'ARTISTE

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LA PEINTURE AUX CHAMPS-ELYSÉES 337

Latour les a aimés et pratiqués : il a su leur prendre ce qui dans leur génie était en accord avec son tempérament personnel, seule manière de s'assimiler les maîtres, et il en est résulté de séduisants morceaux de peinture comme ce groupe des Filles-Fleurs dans le Parsifal de cette année, et de délicieux pastels comme son Bai)i de l'année dernière.

M. Henner, lui aussi, a su tirer de la fréquentation des anciens maîtres tout ce que cette fréquentation pouvait ajouter à son tem- pérament propre. Rien n'est révélateur, lorsqu'on veut analyser les éléments qui composent le talent d'un artiste ayant donné sa note originale, comme de chercher les influences premières qu'il a subies dans sa jeunesse. A ce titre, les études d'atelier et les copies sont de précieux documents. De même que chez M. Fantin- Latour l'étude patiente et l'interprétation personnelle des peintres de l'apogée de l'école vénitienne, Véronése surtout, ont influé directement sur la formation de son talent, de même aussi chez M. Henner, et je suis sûr que lui-même ne ferait aucune dif- ficulté pour en convenir, l'amour du Corrège poussé jusqu'à l'adoration, l'étude des premiers maîtres vénitiens, de Giorgione surtout, ont façonné son esprit et lui ont communiqué une impul- sion décisive. Par et à travers eux M. Henner, lors de son séjour en Italie, car il les a certainement étudiés à Parme, à Venise, à Florence et à Rome, a goûté le délicieux enveloppement des détails, dont nous parlions plus haut, le modelé savant des chairs, tout cet ensemble de qualités qui font que l'on peut dire d'un artiste : celui-là est peintre, et rien que peintre, car sa vocation était indiscutable. Vous connaissez l'objection ; que de fois n'a-t-elle pas été faite ! M. Henner, dit-on, est un peintre de morceaux, et il faut entendre le ton méprisant avec lequel certains artistes, qui ne sont pas peintres du tout, proclament cette opinion. Sans doute M. Henner est un peintre de morceaux, si l'on entend par qu'à l'exemple de tous les vrais peintres il aime la peinture pour elle-

0 est extrait d'une conversation avec Burty, je lui demandais s'il avait fait au Louvre (' des copies peintes. Jamais, jamais! s'est-il écrié. Et puis d'ailleurs, et le temps de copier « la peinture des autres ! i {Croquis d'après nature. Notes sur quelques artistes contem- porains par Burty, publiées par M. Maurice Tourncux.)

1893. l'artiste. NOUVELLE PÉRIODE : T. V. 22

;vS i: ARTISTE

même, et traite avec amour le passage d'une lumière à une ombre. En vérité, il serait étrange d'adresser à un artiste le reproche d'être trop bien pourvu des qualités inhérentes à son art. Mais si l'on veut dire que ce sont les seules qualités qui caractérisent son talent, j'écarte l'expression de peintre de ntorceaiix. la considérant comme insuffisante, incapable de donner la véritable idée de ce talent. Je l'entendais un jour, commentant l'opinion d'un des plus grands artistes de ce siècle au sujet de la préférence à accorder aux qualités d'imagiiialiou sur les qualilés d'excculioii. « Hst-il bien sûr, disait-il, que ce maître ait ainsi pensé ? » Et il éprouvait comme un secret dépit à cette idée qu'il différait d'opinion avec lui sur un point d'esthétique d'une importance en somme plus apparente que réelle. Que M. Henner soit bien convaincu d'une chose : c'est que, si dans sa peinture les qualités d'exécution sont prépondé- rantes, elles ne sont pas exclusives. L'artiste qui a su nous donner la suave interprétation que l'on sait de la chair ieminine, un tel artiste, quoi qu'on puisse dire, a eu sa vision personnelle de beauté : il a trouvé et exprimé quelque chose que l'on n'avait pas dit avant lui : son étude de femme de cette année en fait foi.

.\I. Henner est un nom consacré et qui mérite de l'être. .Mais que penser de certains autres noms, consacrés également, dont les envois sont au moins inquiétants ? Je veux parler de ces trois artistes : MM. Bonnat, Benjamin-Constant et Jean-Paul l.aurens.

Nous exprimions cette crainte, l'an dernier, .'i propos du por- trait de Renan par M. Bonnat, que ce portrait fût la dernière image qui nous restât de l'illustre écrivain, et nous ne pensions pas prévoir si juste. Cette toile, généralement assez mal traitée par les critiques les plus favorables au talent de M. Bonnat. ne fut pas encore accueillie comme elle aurait mérité de l'être, car elle inaugurait chez ce peintre une manière dont l'exagération s'accen- tue de plus en plus. Personne assurément n'a jamais songé à demander à M. Bonnat autre chose qu'une reproduction fidèle et consciencieuse de son modèle. Son art, même dans ses meilleures productions, est un aride réalité précise, légèrement étroite. Le dan-

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LA PHl.XTLRH AUX CHAMPS-ELYSEES 339

ger consistait justement en ce qu'il dégénérât en un ràilisiiic brutal. Le portrait de Renan a marqué la transition. On pouvait croire que ce n'était qu'une erreur momentanée dans la carrière du peintre ; l'exposition de cette année nous prouve que c'est une manière défiuilivc. Peut-être la personne qui a posé pour ^L Bonnat cette année, je ne parle pas de son grand portrait, n'est-elle pas l'incarnation de la grâce et du charme féminin. Mais je me refuse à croire que la nature l'ait faite aussi exsangue et aussi décolorée que M. Bonnat l'a peinte.

De M. Benjamin-Constant, nous avions conservé le souvenir d'un assez bon peintre, non pas certes d'un maître de la couleur, car il lui manqua toujours le sens de l'harmonie des tons, mais d'un artiste qui savait à l'occasion faire vibrer une étolïe, taire scintiller un bijou, souvent même avec exagération, qui du moins se connaissait au rouhi des accessoires, je ne dis pas à la coniprchciisioii de ces accessoires, car il en surchargeait trop sou- vent ses sujets. Il ne paraît rien de ces qualités d'autrefois dans le portrait de « Son Excellence lord Dufterin et Ava, ambassadeur d'Angleterre. »

Quant à M. Jean-Paul Laurens, on avait pris l'habitude de lui pardonner sa couleur en faveur du sérieux et de l'érudition dont témoignait sa peinture. Il demeurait en effet le seul ou à peu près des peintres d'histoire, et nous apparaissait, comme autrefois Che- navard dut apparaître à ses contemporains, une manière de hciicdicthi égaré parmi les artistes. Tous ceux qui ont la sainte horreur du rapin, du peintre ignorant et vaniteux, savaient gré à M. Jean-Paul Laurens d'incarner un type justement opposé et de n'avoir rien du genre artiste, si profondément haïssable. Mais ses qualités d'autrefois il paraît difficile de les retrouver dans ses deux envois de cette année, l'on ne découvre plus le même sens du groupement et de l'ordonnance des personnages.

Une chose me frappe entre toutes, en parcourant les galeries de peinture du Salon des Champs-Elysées : c'est l'absence de sincérité et d'émotion personnelle chez les artistes qui se donnent pour

340 L'ARTISTE

mission de rendre la nature, cliez les paysagistes, que Ion désigne ainsi ceux qui s'en tiennent à la réprésentation de la nature inani- mée, ou bien que Ton comprenne en outre dans cette dénomination ceux qui placent des êtres vivants dans un décor de plein air. Nous avons dit autre part que le paysage, en dépit des apparences trompeuses, et contrairement à l'opinion de ceux qui se contentent de ces apparences, était l'art dans lequel la sensibilité particulière du peintre, sa vision propre, ou, si vous aimez mieux, l'interpré- tation originale résultant de la manière dont il est affecté par les jeux perpétuellement transformés de la lumière et de l'ombre, pouvaient le mieux lui permettre de manifester sa personnalité, Vintimité de son être. Sans remonter, à l'appui de cette thèse, jus- qu'aux exemples de maîtres illustres quoique récents, car c'est toujours une posture quelque peu pédante que celle du critique invoquant le passé, sans en appeler au divin Corot, ce maître éternellement jeune par la fraîcheur et la sincérité de ses impres- sions, je veux m'en tenir au plus moderne des paysagistes. Le jour M. Claude Monet réunissait dans une salle d'exposition particulière, les douze ou quinze études de Meules qui frappèrent tous les vrais artistes, il donnait la plus éclatante confirmation à la théorie que nous soutenons, et réalisait en même temps cet étrange tour de force de nous intéresser à une chose qui, exécutée par tout autre que lui, eût été d'une insupportable monotonie : c'est qu'il apportait précisément dans cette tentative des qualités d'interprétation tout à fait exceptionnelles, un don de vision hors pair, bref un vrai tempérament de paj^sagistc : chacune des toiles qu'il nous montrait était un instant de nature vu par un œil de peintre, et interprété par une main d'artiste.

En vain chercherions-nous ici, je ne dis pas quelque chose d'analogue, mais seulement quelque chose d'approchant. Serait-ce M. Harpignies? Il a réussi à nous donner une très curieuse caricature de Corot, quelque chose comme un Corot sans lumière et sans couleur. Vous voyez ce qui reste. M. Bouchor? Un parti pris de coloration bizarre, qu'il croit sans doute une originalité, gâte tout ce qu'il fait et dénote la plus complète absence de sincérité. M. Jacque est peut-être le mieux doué de tous. Mais chez lui encore l'influence directe de Millet se fait sentir, et, comme il

LA PEINTURE AUX CHAMPS-ELYSEES

541

arrive toujours en semblable occurrence, ce sont les défauts du maître qui prédominent dans l'ouvrage du disciple, notamment la « tournure ambitieuse » des personnages. Encore une fois, ces qualités irremplaçables, la spontanéité et la jeunesse, sont absentes, et la nature veut des tempéraments autrement vigoureux pour déchiffrer ses énigmes.

PAUL FLAT.

LA BELGIQUE ANTIQUE

L est peu de pays les sciences archéologiques soient aussi en honneur qu'en h'rance. (irâce aux fouilles entreprises depuis trente ans, et continuées de toutes parts a\ec ardeur, aux nombreuses sociétés savantes qui les dirigent ou en recueillent et en publient les résultats, l'his- toire de l'homme sur notre sol est bien connue de nos savants, non seulement pour la région qu'ils explorent, mais encore pour tout le reste du pavs. Beaucoup, cependant, s'arrêtent là. et, à l'inverse des savants étrangers si au courant de l'archéologie fran- çaise, ne s'enquièrent même pas des découvertes réalisées dans des pays qui, à l'époque romaine, faisaient partie intégrante de la Gaule, la civilisation a suivi la même marche.

C'est une lacune f.îcheuse, car, si on n'étudie pas les étapes de l'homme autour de la bVance, on ne peut comprendre aussi bien ce qu'il est devenu chez nous. Cependant les matériaux abondent pour écrire cette histoire. l:n France, comme on sait, le musée des Antiquités nationales de Saint-Ciermain-en-Laye en centralise tous les éléments. La Belgique ne possède pas de musée conçu d'après le même plan, mais les divers musées pro- vinciaux recueillent tous les éléments de l'histoire de l'homme depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours, chacun pour la région qui le concerne.

Les antiquités sont plus particulièrement nombreuses dans les provinces du sud. et ce sont les musées de (>harleroi, Xamur, Liège, et enfui Bruxelles, on peut le mieux les étudier. Cette

LA BELGIQUE ANTIQUE :; p

répartition surtout nK'ridit)nak', la faible proportion des vestiges du premier à^e de la pierre, la richesse du pays en objets gallo- romains de basse époque et mérovingiens imposent cette conclu- sion que, dans les temps les plus anciens, l'énorme développe- ment des forêts et les marécages, conséquence inévitable de l'humidité que les arbres condensent, laissaient à l'homme bien peu de place il pût s'établir. On ne doit pas sétonner que la population la plus dense et la plus civilisée ait vécu à l'époque l'homme était sullisamment armé pour entreprendre avec succès de grands travaux de défrichement.

Les silex, les plus curieux, ceux que l'on peut comparer à nos haches en amande de la Seine et de la Somme, sont rares ; il en existe cependant, mais ils n'olfrent qu'exceptionnellement la même élégance de lorme que ceux des gisements français. A côté des haches en amande, il convient de placer des lances, des poinçons, des grattoirs, de tormes variées, parfois ingénieuses, et dont il V a de nombreux spéciinens au .Muséum de Bruxelles et à Liège, dans les collections du .Musée archéologique, de l'Univer- sité, et surtout chez M. Marcel de Puvdt. auteur de presque toutes les fouilles qui les ont fait découvrir. La plupart viennent de stations des plateaux, sont taillés dans les petits rognons du silex gris local et n'ont pas de lustre.

La période trogloditique est plus largement représentée ; mais cela lient surtout à ce que l'homme, à la recherche de refuges, en trouvait de nombreux le long de la Meuse, dont le cours lui assurait des communications faciles avec des districts éloignés (le sauvage est en général bon nageur), une pêche abondante, un espace découvert d'une suflisante étendue. Il faut ajouter enfin que les fouilles des cavernes de la haute Belgique sont dues à des naturalistes et à des archéologues aussi habiles que consciencieux, qui dirigeaient toujours eux-mêmes les travaux, lorsqu'ils ne ma- niaient pas personnellement la pioche, et qui n'ont laissé perdre aucune pierre, aucun ossement pouvant ofl'rir quelque intérêt. Des travaux comme ceux de M. Schmerling, Dupont, Spring dispen- sent d'insister sur les cavernes de Belgique. Signalons cependant que c'est la paléontologie plus encore que l'archéologie qui a pro- fité de leurs explorations; on ne saurait comparer les produits de

344 L'ARTISTE

l'industrie humaine découverts par eux à ceux rencontrés dans la Lozère par Lartet et Christy. Les objets qui ont le plus attiré l'at- tention sont des ossements humains, et des trouvailles analogues auraient sans doute été faites dans beaucoup de cavernes françaises, si tous les explorateurs avaient eu les connaissances nécessaires pour s'en rendre compte. La moindre richesse effective des caver- nes de la Belgique est encore une conséquence du boisement exces- sif du pays, et on peut croire qu'en France, les forêts étaient moins épaisses, la même somme de science et d'cftbrts aurait pro- duit des résultats scientifiques supérieurs. On en a la preuve par les fouilles méthodiques de AL Piette au Mas d'Azil et de M. Ri- vière à Menton. Aucune caverne belge n'a fourni la moindre trace de ces sculptures sur os qui caractérisent dans les cavernes de la Lozère l'époque du renne, et qui abondent au Mas d'Azil.

Le tableau devient beaucoup plus intéressant dès que l'on arrive à l'époque néolithique ; mais, encore, faut-il en faire honneur à la richesse archéologique du sol ou à l'habileté d'explorateurs tels que MM. de Puydt, Lohest, Davin Rigot, docteur Nuel et autres. MM. de Puydt et Lohest ont publié en 1886 un relevé avec carte de localités qui, dans la région de Namur à Liège, ont fourni des objets néolithiques. Presque toutes sont au bord des cours d'eau, et une trentaine, qui semblent faire exception, sont peut-être voi- sines de sources. Soixante-huit bordent la Sambre, la Meuse et rOurthe, c'est-à-dire des voies de communication fluviale, et les autres en sont fort peu distantes, si on en excepte les deux groupes importants de la Méhaigne et du Hoyaux. Les stations véritables sont moins nombreuses : les unes sont des ateliers de taille, comme Sainte-Gertrude, les autres de véritables villages préhistoriques tels que les cités Cartuyvels et Galland, explorées en Hesbaye par M. de Puydt.

A Sainte-Gertrude, l'atelier principal, car il y en a trois, occupe le centre d'une cuvette naturelle ou artificielle, de forme ovale, ayant 54 mètres sur 37. L'extraction des silex se faisait dans le voisinage à l'aide de pics en bois de cerf, dont plusieurs ont été retrouvés.

L'existence de villages préhistoriques est indiquée par les fonds de cabanes. Les matériaux ayant servi à la construction des huttes

LA BELGIQUE ANTIQUE i^s

de bois ont disparu, mais leur emplacement et leur forme restent marques dans le sol. Ces demeures, de forme ovale, étaient à demi-souterraines ; les constructeurscommençaient par creuser une fosse profonde de quarante centimètres à un mètre cinquante, sa longueur variait d'un mètre cinquante à six mètres, et sa largeur d'un mètre vingt à deux mètres. Parfois une seconde hutte venait s'accoter à la première et la fosse prenait alors la forme d'un 8 ou celle d'un L. Dans l'excavation antique se trouve une masse noirâtre, très difîerente d'aspect des terres voisines, formée de tous les débris abandonnés par l'homme : charbon de bois et cendres, argile brûlée, os d'animaux, silex, fragments de poterie. Comme dans les stations néolithiques françaises, les poteries appartiennent à deux espèces ; l'une épaisse et grossière, rougeâtre et mêlée de cailloux, l'autre plus fine, noirâtre et ornée de dessins géométriques, chevrons, lignes, points, ogives. Au village de Tourinne (cité Galland), les huttes étaient situées dans un certain ordre. Plusieurs des vases que l'on y a découverts ont été restaurés dans les ateliers du musée de Saint-Germain.

Ces demeures, à demi souterraines, déroutent nos idées de confort et d'hygiène; elles devaient être humides autant que sombres, et, cependant, on les construisait en vue d'un confort autrement compris que de nos jours. A peine visibles du dehors, elles constituaient une retraite assez sûre ; leur exiguïté et leur enfoncement garantissaient du froid et permettaient de conserver longtemps la chaleur du foyer; l'humidité n'y devait pas être plus grande que sur le sol nu, ou dans les bois, et l'homme, n'y séjournant probablement que la nuit, devait en souffrir moins qu'il n'aurait soufTert du vent, du froid et de la pluie. Tacite ÇGcruianic, ch. xvi) signale l'existence de refuges de ce genre, utilisés de son temps chez les Germains ; c'étaient à la fois des demeures d'hiver et des magasins pour garder les récoltes. M. Emile de Laveleye a vu en Bulgarie des maisons partiellement souterraines. Les Boschemans se creusent encore des tanières du même genre ; on peut aussi en rapprocher les ouUaa des Kamt- chadales et des Groënlandais, telles qu'ont pu les voir en 1776 les auteurs de la description de toutes les Russies, ou encore le village décrit par Xénophon {Anahase, iv, 5).

,46 LARTISTH

Les objets de la belle époque du bronze sont rares dans les musées, et on ne peut guère citer que quelques pièces conservées à Namur et à Liège. Ce sont des haches plates de Filée, des haches à rebord de Wachenne, un torque et une hache à douille, provenant de Dave. Il tant v joindre une très belle faucille à boutons et lame fortement recourbée et un couteau à soie, de type lacustre, pour lesquels je n'ai pas l'indication de provenance. Les fouilles pratiquées à la caverne de Sinsin ont enrichi le même musée de divers objets, notamment deux pendants d'oreilles en or, en forme de gouttière et un rasoir de bronze; mais ces objets sont peut-être de date plus récente.

Dans les diverses collections de Belgique que l'on peut visiter, il V a peu de choses, en dehors de la céramique, qui soient de nature à fixer l'attenticin sur la période purement gauloise. Les premières années de la domination romaine elle-même sont peu représentées. 11 faut citer cependant la portion supérieure d'une statue d'homme, qui devait avoir environ un mètre et qui est en magasin au musée de \amur. Ce fragment, d'exécution assez médiocre, mais on peut reconnaître les traits de (X'sar, a été longtemps engagé dans une muraille : de là, les cinq badi- geons successifs dont il est recouvert. Le seul monument du haut empire réellement important est une inscription de Bruxelles, dédicace d'un portique au Dieu i;xak.\iîvs, t'aite par .\i,Lon.\(-,vs SOL.vxivs. La forme des caractères permet de la rapporter au règne d'Auguste.

La pauvreté du pays en antiquités du premier siècle de notre ère contraste étrangement avec son extrême richesse pour ce qui appartient aux deux sui\-ants. La Belgique était alors couverte de grandes et belles villas, dont les fouilles ne cessent d'enrichir ses musées en objets ou en renseignements archéologiques. C étaient non-seulement des demeures de personnes riches, mais encore des centres d'exploitation industrielle et agricole. Près du château du maître ou villa urhami. on \oyait la maison de l'intendant, et les bâtiments nombreux de la ;'///(/ nislirci : logement des ouvriers, ateliers ils travaillaient les métaux, le bois, exécutaient des travaux d'.u't. comme l'émaillerie ou la céramique, constructions agricoles, etc. Enfin, à peu de dislance, existait un cimetière, et le

I.A BKLGIQUR ANTIOIR ,47

iKimbrc des tombes prouve combien était nombreuse la population libre ou servile qui vivait sur le domaine.

Le seul musée de Charleroi possède le produit des fouilles de onze villas et de cinq cimetières. Les deux splendides villas de Bcruvelz et d'Anthée. et leurs nécropoles, ^'rilIée et Llavion. ont sufli pour faire du musée de Xamur une collection sans rivale. A Liège, il y a les trouvailles de Justenville, d'Anglaur, de l'on- gres, de L"auron-le-Comte.

A Charleroi, la villa de Grosselie est datée par un bronze de Faustine ; celle d'Aiseau par un autre d'Antonin et de nombreuses pièces des empereurs précédents, à partir de Xéron. Toutes ces habitations ont fourni des antiquités de même slvle et de même époque. lîUes sont plutôt belgo-romaines que gallo-romaines, car elles représentent une ci\-ilisation qui, bien que faisant partie du monde romain, avait une phvsionomie propre et l'a partiellement transmise à la période franque.

Ix mieux, pour faire comprendre ce qu'était un domaine de ce genre, est de décrire sommairement la villa d'Anthée. dont les touilles poursuivies dix ans durant par le chanoine (irosjean, avec une patience sans égale, ont été résumées par .\1. Del Marmol. La demeure du maître, composée d'un bâtiment rectangu- laire, long de 107 mètres environ, avait ses deux façades à l'est et à l'ouest. Chacune était pourvue de deux pavillons à peu près symétriques. Les deux ailes de l'ouest semblent avoir l'une et l'autre renfermé des bains, mais dans celle du nord, la plus importante des deux, se trouvaient en outre les cuisines. ],es ailes de Test et le bâtiment central renfermaient, semble-t-il, les appartements d'habitation et devaient avoir deux étages. ]^lu- sieurs des pièces centrales du rez-de-chaussée étaient ornées de mosaïques, en grande partie détruites par la culture. Les pièces dont on a pu relever la forme sont au nombre de quatre-vingt-dix et il tant y joindre celles des étages qui nous sont inconnues. Le mur d'enceinte du château laissait â l'ouest un jardin, on a relevé les traces de petits bâtiments, kiosques ou maisons de jardiniers, et à l'est une grande cour. Lhi bassin carré de sept mètres de céné était au centre, contre la façade, et le côté nord était occupé en entier par une villa moins importante, quoique luxueuse

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encore, peut-être la demeure de l'intendant, également pourvue de bains. Dans l'axe central du château, le mur d'enceinte de la viUa iirhaiia était percé d'une porte conduisant à la ■villa nislica, vaste cour exactement orientée de l'ouest à l'est, longue de quatre cent soixante-quinze mètres, large de deux cent douze, et vingt bâtiments, isolés les uns des autres, s'alignaient le long du mur d'enceinte. Les neuf placés au nord semblent avoir servi au logement et à l'exploitation rurale, tandis que ceux du sud étaient plus spécialement réservés aux travaux industriels. Le premier groupe du nord n'est qu'un prolongement de la demeure de l'intendant, et l'une des deux entrées de la villa rusiica le séparait du suivant, on découvrit une mosaïque et de nombreux fragments de ces vases connus sous le nom de vases samiens. Dans les ruines informes du quatrième groupe, détruit par l'incendie comme les trois précédents, on rencontra plusieurs bronzes d'art, d'autres fragments de poterie ou de verre, et des outils de métal : le tout dans une cave, car les caves étaient aussi nombreuses dans la villa rusiica que rares dans la villa itrhana. Le dixième groupe, le plus occidental de ceux du côté sud, devait être l'atelier des ouvriers en bronze; on y découvrit une série de lampes, deux doigts en marbre, de nom- breux débris de métal, des petits bronzes extrêmement grossiers et une sorte de table en plomb ayant un mètre trente sur quarante- trois centimètres de largeur et onze centimètres d'épaisseur : c'était bien une table d'atelier. Un beau buste de Mercure en bronze, haut de douze centimètres et de travail italien, avait servir de modèle aux fondeurs belges. Si le bâtiment numéro onze ne four- nit rien de nature à en faire connaître exactement la destination, il n'en est pas de même pour le numéro douze, on put recon- naître un fourneau pour fondre le cuivre, de nombreux outils, des crasses de cuivre, des scories de fer, un compas de bronze, etc. La cave fort bien conservée du groupe quinze renfermait des outils de maçon et de menuisier. Les groupes suivants n'ont donné lieu à aucune remarque intéressante.

Un établissement aussi considérable devait avoir des besoins nombreux : de là, la route qui le desservait, les deux canalisations qui amenaient l'eau de source après un parcours de seize cent

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soixante-quinze et de deux mille cent quarante-deux mètres. En dehors des ateliers dont la destination semble établie, on a ren- contré des instruments qui permettent de croire que Ion travaillait aussi les tissus et le cuir fourni probablement par le bét, domaine.

Cette disposition des bâtiments isolés dans une enceinte a été reproduite dans les plus anciens monastères, construits, sans doute, sur le modèle de ces grandes villas isolées, véritables petites villes qui devaient s/ par elles-mêmes à tous les

besoins de leurs nombreux habitants. Parmi les objets provenant de ces touilles, on peut citer des poteries en grand nombre, surtout samiennes, toutes en fragments; quatre-'vingt-dix-sept monnaies depuis Auguste jusqu'à Valens ; beaucoup de fibules simples ou émaillées, ainsi que d'autres bijoux, des instruments de toilette ou de chirurgie, des navettes, des outils de toutes sortes en bronze ou en fer, clochettes pour les bestiaux, ferrures d'appar- tements, telles que charnières, pentures. clefs, fers de chevaux, fragments dune petite statue.

Si, quittant les vill:".?. roiis reprenons l'étude d'ensemble des objets d'époque r cs dans les musées belges, nous

trouvons de nombreuses terres cuites ; mais, considérées dans leur ensemble, elles n'offrent peut-être pas tout à fait les mêmes caractères qu'en France. Alors que, chez nous, il y a beaucoup de poteries samiennes et peu de vases noirs à reUefs, en Belgique la proportion semble renversée et à côté d'assez nombreux vases noirs, on ne trouve dans les musées que quatre moules samiens, deux à Bruxelles, deux à Liège, signés belsvs et verecx^dvs. et un nombre très limité de fragments. Cependant la poterie samienne est souvent mentionnée dans les procès-verbaux de fouilles. Peut-être, a-t-on négligé d'en recueillir tous les fragments. Cet abandon serait fâcheux, car en Belgique elle est généralement signée et faite avec beaucoup plus de soin que dans nombre de stations françaises. La localité de Justen\-ille d'où proviennent les, deux moules signés, a fourni également des fragments de vase avec la signature br.\rl\t\"S, tuilier important dont les produits se rencontrent dans toute la Belgique. On y a trouvé encore un singe assis dans un fauteuil ; la tête seule est achevée et prouve

y^o L'ARTISTE

par son expression qnc 1 auteur de ce morceau rapidement ébau- ché était un véritable artiste.

Les figurines en terre blanche de l'Allier sont très rares, on n'en peut citer que des fragments découverts à Strée.

La céramique industrielle comprend comme partout les grandes tuiles à rebord, des carreaux, des tuyaux rectangulaires pour canalisation d'eau ou d'air chaud. 11 \' a en outre, au musée de Liège, de nombreux coins rectangulaires, percés d'un trou dans leur longueur. Ils ont servir d'évent dans des fours. Les carreaux de terre et parfois les tuiles plates offrent souvent une particularité qui n'a encore semblé fréquente qu'en 13elgique. (^e sont des empreintes de pattes d'animaux marquées sur la terre avant sa cuisson. Toutes celles que j'ai vues appartenaient à des chiens, sauf quelques-unes dues à un animal au pied fendu, porc ou mouton. Ces traces étaient surtout nombreuses à Anthée; on ne peut mieux faire que de reproduire sur ce point le passage de .M. Del Marmol, dans le récit qu'il fait des fouilles de la villa (soc. de Xamur, \v, p. 2(S) : « Un assez grand nombre de tuiles et de « carreaux portaient des empreintes de pattes de chiens de toutes « tailles, de porc, de chèvre, de chevreau et de félins. On remar- « quait aussi sur des morceaux de tuiles des traces de sandales: « l'une avait un seul rang de clous de moyenne grandeur, qui « contournait tout le bord de la semelle; sous la plante du pied, « les clous étaient placés en forme de cœur; du talon à l'extrémité « du pied, la distance entre les clous était de vingt-deux centimètres, « tandis que la largeur à la plante en mesurait huit. L'n autre « fragment d'empreinte de sandale était entièrement couvert de « traces de gros clous usés, il était trop petit pour pouvoir mesurer « la grandeur du pied. » .\ Arquennes plusieurs briques portent des empreintes de fougères. On ne peut soutenir que ces traces ont été accidentellement produites par des animaux vagabonds, elles sont trop nombreuses, placées trop sou\enl de même au centre ou à l'angle supérieur gauche, le fait est trop général dans des constructions contemporaines pour qu'il n'y ait pas un et^et voulu. Peut-être v attachait-on une intention superstitieuse.

La verrerie offre des spécimens beaucoup plus beaux que la céramique. On ne saurait s'arrêter trop longtemps aux vitrines du

LA BELGIQUE ANT1Q.UE 351

musée de Namuroùils sont exposés : mais beaucoLi)! apparlieiineni déjà à l'époque franque. Il est cependant des \ erres purement beli^o- romains extrêmement remarqtiables. notamment trois jilateaux conservés à Bruxelles, des cônes de verre de couleurs \i\es. emboîtés les uns dans les autres, sont no\'és dans le \erre plus foncé qui forme la coupe et ne laissent \'oir que leur section. C'est un travail voisin de celui des perles rubannées, mais il est plus diflicile et d'un elïet plus artistique. Les artistes qui s'y livraient étaient peut-être les mêmes qui exécutaient les émaux si remarquables et si nombreux des musées belges. (>omme preuve, on peut citer une perle de verre entrée récemment au musée de Namur, et encore inédite. Il s'v trouve trois têtes humaines vues de face, leurs traits noirs sur fond blanc sont un travail d'émaillerie exécutée sur une perle iondue par le verrier. C'est un spécimen encore unique.

La même fouille a fait découvrir un vase à reliefs, sont repro- duits des chevaux de course et des inscriptit)ns. L'aspect est tout-à- fait celui d'un vase samien ; mais le verre ne donne malheureuse- ment pas aux iigures la même finesse que la terre cuite. On peut voir au Louvre un objet analogue.

Les émaux, presque tous d'une grande beauté et d'une rare conservation, sont innombrables, surtout à \amur, les cime- tières de \'illées et de Flavion semblent être une mine inépuisable.

La plupart ornent des libulcs, les unes en forme de cercle évidé au centre, entouré d'appendices délicats et gracieux, les autres pleines et entièrement circulaires; d'autres enhn. présentant les formes les plus variées, surtout celles d'ammaux naturels ou fan- tastiques.

11 serait intéressant de s'arrêter à l'étude des fibules zoomor- phes, car elles offrent de nombreux rapports avec les motiis de la céramique samicnne et les terres blanches de l'Allier, les ani- maux naturels prennent une importance toujours croissante et ne tardent pas à se transformer en animaux fantastiques. HUes for- ment aussi une transition entre l'art classique et celui des bar- bares, et contiennent en germe beaucoup des motii's de l'art romain, restés après lui dans la sculpture gothique et jusque dans le blason. C'est le cas pour le lion héraldique, le cheval marin, la

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guivrc, la mclusinc, la salamandre, surtout le dauphin, dont la forme est la même sur les vases samiens, les fibules, et le blason du Dauphiné.

Les fibules ne sont pas les seuls objets ornés demaux; à côté d'elles peut se placer une petite boîte de bronze du musée de Liège, se trouvait un minuscule d"os, identique aux nôtres.

L'émaillerie, art d'origine gauloise, comme l'argenture et l'étamage, semble avoir eu plus d'importance dans le nord que dans le centre et le sud. Il ne sortait guère des ateliers du mont Beuvray que des pièces utilisées dans la décoration d'objets plus considérables, alors que ceux du nord produisaient des bijoux l'émail était l'objet principal. Les émailleurs ne devaient aux Romains qu'une augmentation de clientèle et des motifs nou- veaux; mais, même en utilisant des motifs reçus, ils savaient con- server leur originalité ; leurs œuvres sont bien à eux. Ils ont atteint une perfection qui n'a pas été égalée depuis, et qui, de nos jours, ferait la fortune de l'artiste qui saurait découvrir certains de leurs procédés; celui, par exemple, qui donnait ces minuscules échiquetés du cimetière de Flavion ou de la boîte à dés de Liège.

Les Belges, si habiles, à l'époque romaine, dans la pratique d'un art national, étaient beaucoup moins heureux dans le travail du bronze, lorsqu'il n'était pas l'accessoire d'une autre industrie. Leurs statuettes sont rares, et en général d'assez mauvais style. Les seules que l'on ait trouvées ayant de la valeur, sont manifes- tement de provenance italienne. Liège, cependant, possède deux silènes, des appliques, deux danseuses et un lion, le tout provenant d'une fontaine, et deux extrémités de brancard représentant des têtes d'aigle. Les fouilles de Thuillies ont fait arriver à Charleroi une statuette armée et casquée. Divers bronzes indigènes ou ita- liens ont aussi été découverts à Anthée.

Divers objets peuvent se mettre hors série : les couteaux pliants, dont la forme est déjà celle de nos couteaux de poche modernes; leur lame est de fer et le manche de bronze. A Charleroi une bague a pour chaton un buste d'ambre. Un petit encrier portatif du musée de Liège est formé d'un cylindre de bronze; le dessus est muni d'un disque tournant. Avec l'encrier se trouve une plume de métal. C'est une lame de bronze roulée sur elle-même et taillée à l'extré-

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mité. Un volumineux bloc d'ambre du musée de Bruxelles est sculpté en chimère. Dans cette pièce hors ligne, la beauté et le fini du travail rivalisent avec la transparence de la matière et sa parfaite conservation. Elle appartient à la belle époque de l'art ita- lien. Au même musée, un hanarchement de cheval, complet, en bronze repoussé et doré, est qualifié belgo-romain. Cette garniture, très belle en elle-même, n'est pas sans offrir une très grande ana- logie avec les trésors de date sensiblement plus récente rencon- trés en Autriche et avec diverses antiquités danoises, notamment le grand vase d'argent trouvé récemment à Gundestrap. Peut-être faudrait-il Tattribuer au v^ ou au vr^ siècle.

Certains vases d'un type tout spécial, et dont il existe un spéci- men à Liège et un autre à la Bibliothèque Nationale de Paris (trouvé, dit-on, à Mons) sont, eux aussi, une énigme pour les arché- ologues. La grossièreté de la décoration, l'absence de toute gla- çure, contrastent avec les connaissances que suppose la réussite de pièces aussi grandes et aussi régulières. Le type physique des masques qui ornent les sept faces font penser à l'art chypriote; et, cependant, ce n'est qu'en Belgique que l'on a rencontré ces vases étranges, assez semblables entre eux pour qu'on n'ait pu se guider sur d'autres pour restaurer celui de Liège. Quelques personnes inclinent à leur attribuer une origine franque ; c'est une opinion qui ne peut plus se soutenir après les découvertes de plusieurs fragments de ce style dans des milieux purement romains. Ils sont du n'= siècle. La terre, du reste, n'a pas de rapports avec celle des vases francs, et ces masques archaïques ne ressemblent en rien à ce que les musées belges nous font connaître du style propre aux autres arts mérovingiens.

C'est en Belgique, en effet, que l'on est le mieux à même de juger l'art barbare au iv^ siècle et de se rendre compte de ce qu'il était devenu dans la confédération franque.

Avec les barbares, on voit disparaître complètement les bijoux émaillés; ils font place aux bijoux d'or ou d'argent, parfois de bronze, incrustés de pierres ou de verres de couleur et ornés de filigranes. Les pierres les plus fréquentes sont les rubis et leurs imitations. Les objets cloisonnés ont été en usage, à la même époque, depuis la Sibérie méridionale jusqu'en Espagne, les

1893. l'artiste. NOUVELLE PÉRIODE : T. V. 23

L'ARTISTE

Goths les avaient transportés. On ne les qualifie plus de bysantins, depuis qu'on en a découvert dans des régions qui ont échapper à l'influence bysantine, et datant d'une époque antérieure à l'apparition de cet art dans la capitale de l'Empire d'Orient ; mais on n'en connaît pas encore avec certitude le lieu d'origine. Leur ornement le plus caractéristique est celui improprement appelé perroquet ; on peut y reconnaître un oiseau au repos, au bec recourbé. Une nombreuse série de types intermédiaires, qui commence avec les bijoux scythiques, également ornés de pierres ou verres de couleur et contemporains d'objets grecs de la belle époque, montre que l'on a voulu représenter des aigles.

Les tombes avec bijoux barbares, cloisonnés et filigranes, perroquets ou têtes de perroquets , fibules digitées , épées , scramasax, plaques et boucles de ceinturon de type mérovingien, apparaissent dans le Caucase à la vallée du Kouban, en Crimée, puis au centre de l'Europe à Sackrau, identiques à ce que nous les voyons en Belgique dans les cimetières francs.

La comparaison entre les musées belges et ceux des pays voisins permet d'affirmer que les Goths portaient de préférence les fibules digitées dont la forme rappelle les arbalètes du moyen-âge et qui ont cinq boutons au sommet, au lieu que les fibules circulaires , quelques pierres rouges sont séparées par de gracieuses arabesques en filigrane d'or, étaient spéciales aux francs. Les deux fibules du musée de Saint-Germain (n° 32.644), découvertes à Bailleur (Meurthe-et-Moselle), en sont probablement les deux plus beaux spécimens connus, après celle qui se trouve à Namur, venant de Rogné ; mais les musées de Charleroi, Namur, Liège, en possèdent beaucoup de ce même type, contre une seule digitée qui se trouve à Liège, et un très petit nombre de bijoux cloisonnés de formes diverses.

Les cimetières francs qui ont fourni ces intéressants bijoux ont soulevé en Belgique, par leur distribution géographique, un inté- ressant problème. La population actuelle comprend un élément gallo-romain, population française ou wallonne, et un autre d'ori- gine germanique, les Flamands. Le pays est lui-même divisé entre les deux langues. N'y a-t-il pas lieu de voir dans les Flamands la descendance des Francs, et de tracer la carte de l'invasion d'après

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celle des langues ? C'est ce qu'a voulu faire M. Kurth, mais la fré- quence plus grande des nécropoles franques en pays wallon ne permet pas d'admettre une opinion aussi absolue.

Celles dont les fouilles ont enrichi le musée de Namur sont au nombre de douze ; ce sont les seules il ait été fait des recher- ches régulières, mais elles sont bien plus nombreuses dans la pro- vince. A celui de Charleroi on en compte huit. Dans la province de Liège les fouilles ont été moins suivies. Pour tous ces cime- tières situés en pays wallon, on n'a même pas la ressource de sou- tenir qu'ils ont reçu des restes de Belgo-Romains ayant adopté les mœurs des vainqueurs, car les caractères anthropologiques du squelette confirment les données fournies par le mobilier funéraire. Si toutes ces nécropoles renferment des individus de même race, et ayant vécu à peu près à la même époque, toutes ne sont pas de même richesse. Celles d'Epraves et de Samson ont fourni une nom- breuse et belle verrerie ; à Belvaux, on a trouvé une petite balance ayant servir au pesage des monnaies; à Namur, une épingle en or à tête de perroquet ; à Epraves, deux angons ou javelots francs, bien conservés, un fermoir d'aumôniérc, une bague à mono- gramme, une épingle dont la tête représentait une hache d'armes ; à Franchimont, un ornement de ceinture de femme, formé de trois chaînettes terminées par des croix, des colliers de verroterie et d'ambre ; à Furfooz, de très beaux vases, des appliques de cour- roies et des peignes d'os fort bien conservés ; à Révoque, un scra- masax ou coutelas avec inscription vicsvs ficit, et une lame brisée de scramasax réparée à l'aide d'une pièce rivée. Les tombes de la Buissière et des Hautes-Wicheries ont donné des briquets munis de leurs silex, et dont la forme est celle des briquets du wiii"^ siècle, des ciseaux à ressort, des plaques et contre-plaques de ceinturon incrustées d'argent, que rappellent les meubles de Boule.

En résumé, comme pour les périodes précédentes, les antiquités franques de Belgique offrent un caractère un peu différent de leurs analogues de France, et on ne doit pas en être surpris. Chez nous les bandes franques n'ont fait longtemps que des incursions sur le territoire de l'empire romain, et ce n'est que sous Clovis qu'il s'est créé un empire franc. Même alors, le nombre des envahisseurs

356 L'ARTISTE

était suffisamment restreint pour qu'ils aient pu être absorbés par la population gallo-romaine. En Belgique, au contraire, les Francs, beaucoup plus nombreux, ont été maîtres du pays deux siècles plus tôt, ils ont pu y fonder des établissements fixes, y échanger petit à petit leurs habitudes belliqueuses contre celles d'une popu- lation devenue sédentaire. Ils se sont assimilé pour partie les usages de leurs sujets gallo-romains, et pour le reste ils ont perfectionné leur mobilier national et leurs mœurs propres. De cette belle verrerie franque, plus parfaite souvent que la verrerie gallo-romaine; ces fibules rondes à filigranes, chefs d'oeuvre d'orfè- vrerie, où l'on ne retrouve presque plus la trace de leur origine orientale; tous ces objets nouveaux dont le besoin ne s'est fait sentir que tard, dont la forme est née sur le sol de la monarchie mérovingienne, et qui renferment déjà en germe la plupart des motifs de l'art roman.

A tous ces points de vue les musées belges méritent l'attention des savants français, non pas qu'ils offi^ent des objets absolument nouveaux; dans ce pays les antiquités romaines et franques sont analogues à ce qu'elles sont en France, mais parce que les types qui les y représentent sont restés plus purs et plus exempts d'in- fluence étrangère,

F. DE VILLENOISY.

GUSTAVE NADAUD

On reste jeune tant qu'on aime Puis on rajeunit d'être aimii.

L est resté jeune jusqu'à la tombe, malgré ses soixante-quinze ans, celui qui chantait ces vers charmants dédiés aux grands parents. Qjui n'a connu cet aimable vieillard au sourire si fin et si bon, au regard pétillant de verve et de malice ? C'était un vrai Gaulois de la race des Rabelais, des Clément Marot, des Villon et aussi de notre grand chanson- nier Béranger, une des physionomies les plus populaires de notre temps. Il était de ceux qui ne vieillissent pas, dont le cœur et l'esprit demeurent verts en dépit des années. Il est d'hier et aussi d'aujourd'hui. Nos pères l'ont chanté, nous le chantons encore et nos fils le chanteront après nous. La mort cruelle vient de frapper Nadaud, mais sa muse est immortelle, car elle s'appelle la jeunesse et la vieille gaieté française. Il avait, à l'égal de Bonhoniiiic, son héros de prédilection, gardé la fraîcheur des sentiments qui dore la vie d'un si doux reflet. Sa chanson n'est pas seulement joyeuse, elle sait aussi s'élever vers les pensées les plus hautes et les plus nobles. Aux heures graves de la France, elle s'est transformée, et dans ses couplets fiers et vibrants, elle a ranimé les cœurs, portant à tous la bonne parole, celle qui élève l'homme vers les purs .sommets de l'idéal. Puis, sa mission remplie, le chansonnier repre- nait ses droits, et, dans une ironie charmante, sans fiel et sans colère, il raillait la vanité ridicule et la lâche poltronnerie.

358 V ARTISTE

Il y a quarante ans, les combattants de i8[8 acclamaient déjà avec Nadaud la Liberté. Avec lui aussi on riait de ce ^îo!nicllr Bourgeois, qui n'est autre que l'éternel Joseph Prudhomme :

Monsieur Bourgeois est un brave homme Bon époux, bon père et marchand ; Simple, rangé, sobre, économe, Peu vaniteux et pas méchant. Mais quand il parle politique Il devient amer et caustique.

Ce type si finement esquissé est de tous les temps. Combien en connaissons -nous de semblables ! Monsieur Bourgeois fait les révolutions et les défait avec une égale ardeur. Il élève les barri- cades et deux ans après réclame un maître. Déjà, aux jours ter- ribles de la grande époque, il était le plus acharné des monta- gnards; il est vrai qu'après le 18 brumaire, il n'était pas moins empressé à se parer de la clef d'or de chambellan, endossant fière+ ment la livrée du dictateur. Nous l'avons connu aussi, en février 1848, plus bouillant que jamais.

Monsieur Bourgeois a l'habitude D'aller au café tous les soirs. C'est qu'il a fait une étude De ses droits et de ses devoirs. Il parle, s'agite, raisonne, Manifeste et pétitionne.

Dans les clubs, il n'y avait pas d'orateur plus fougueux que lui. Il fallait l'entendre s'époumonner contre la tyrannie. Il partait comme une giboulée. Puis, quand la maison brûlait, tremblant de tous ses membres, il criait au feu, réclamant un sauveur. L'énergumène des clubs allait alors dévotement chanter à Notre- Dame le Te Deiiiii du deux-décembre. Il revit encore de nos jours, ce bon Monsieur Bourgeois. Nouveau phénix, il renaît sans cesse de ses cendres. Ne le voyez-vous pas dans nos assemblées poli- tiques :

Il passe sa journée à faire Ce qu'il regrettera demain Pour le moindre mot, il se cabre, Il prend son fusil et son sabre.

Il est très proche parent du Marseillais de Déroulède, qui atten- dait les Prussiens de pied ferme... sur la Cannebièrc. Et quand un

GUSTAVE NADAUD ,,0

beau soir, aux réunions tumultueuses de la salle Lcvis, quelque aimable anarchiste le jette en bas de la tribune, il se couvre la tête de cendres, pleure et gémit :

II revient dans sa boutique Penaud mais turbulent toujours.

C'est alors qu'on peut lui dire avec Nadaud :

Qu'avez-vous fait, Monsieur Bourgeois ? ^■ous vous êtes brùlé les doigts.

N'est-ce pas toujours l'éternelle histoire ? Le chansonnier est à ses heures un moraliste. Sa muse légère et joyeuse sait aussi railler les hommes, leurs travers et leurs faiblesses. La chanson est, comme le théâtre ou le roman, le reflet d'une époque et ses gais refrains sont souvent une critique ou un enseignement. Par- courez l'œuvre si longue de Nadaud. Elle est le miroir fidèle de notre temps, depuis ces jours de foi et de générosité sublime de février 1848 jusqu'à nos jours plus positifs et moins désintéressés. Nadaud s'écriait alors dans ses vers enthousiastes (i) :

Puissent nos fils saluer ton midi,

Astre brillant dont nous voyons l'aurore.

Cet enthousiasme des premiers jours s'est, hélas ! bientôt éteint au souffle de la haine et de l'envie. Les heures magnifiques, aussi pures et nobles que celles de la première Fédération, réunis dans une même foi, soldats, prêtres, ouvriers et bourgeois, plan- taient l'arbre de la Liberté, ont fait place aux sombres jours de discorde et de massacre. L'égalité et la fraternité seraient-elles donc de vains mots ? Trois ans à peine avaient passé et déjà l'on demandait un maître. Le chansonnier, écho des âmes hautes et fiéres, s'arma alors du fouet de Juvénal. Lui aussi, il fut comme tous, en 185 1, dans l'attente anxieuse de la 5o/«h'o« du problème social (2) :

On nous promet des merveilles ;

Nous interrogeons les deux. Nous ouvrons les deux oreilles. Nous écarquillons les yeux.

(1) Les peuples, 1848.

(2) La solution.

36o LARTISTE

Q.u"ctait devenue cette union si touchante des premiers jours, confondus dans un même élan, tous les partis, toutes les castes célébraient la fraternité humaine ? sont les neiges d'antan ? Les odieuses rivalités ont pris le dessus :

Par les passions contraires Les hommes sont désunis Et nous avons tant de frères Que nous n'avons plus d'amis.

Ses strophes deviennent prophétiques. Déjà il voit les trem- bleurs se jeter dans les bras d'un despote et il s'écrie ironique- ment :

Nommons tous Croquemitaine Pour qu'il ne nous mange pas.

Et alors, lorsque dans sa tristesse patriotique, il pressent le lendemain et voit cette foule se ruer à la servitude, il tourne son espoir vers la jeunesse éternelle. Essuyant les larmes qui rem- plissent ses yeux il redevient le dou.x chansonnier, le Français descendant de Ronsard et de Villon :

La nature est immortelle, Il est encore de beaux jours ; Ma maîtresse est toujours belle, Mes amis m'aiment toujours.

Tels étaient jadis les stoïciens de l'ancienne Rome. César avait proscrit la Liberté. Bannis, ils s'en allaient aux rives divines du golfe de Naplcs, la mer est radieuse et le ciel d'azur. ils vivaient doucement, loin de Rome, loin des hommes, dans le com- merce consolant des maîtres de l'antiquité. Ils se préparaient, de même que les héros de la Grèce, à bien mourir, le jour il plairait à Tibère ou à Néron de leur envoyer le bourreau.

Est-il donc vrai que l'humanité tourne sans cesse dans le même cercle et que les lois de l'histoire aboutissent fatalement au même résultat? Toujours d'un extrême à l'autre. C'est peut-être parce qu'ils se touchent. Faut-il dire avec le compère de Nadaud (i) :

(i) La réformes, 185 1.

GUSTAN'E XADAUD ,6i

Je vois que nous ne changeons rien ; Alors, laissons tourner la terre Et proclamons que tout est bien.

Le monde est fait comme cela Commençons par savoir nous taire ; Tâchons d'avoir cette réforme-là !

Sous leur forme badine, ces vers respirent les sentiments de lassitude générale et de profond découragement qui à certains moments de défaillance pénètrent dans un peuple. L'heure du silence était en effet venue. La presse fut bâillonnée et la chanson dut elle-même abdiquer ses allures franches et libres. Il lui était permis d'être légère et grivoise, mais la censure avait l'œil sur elle et lui interdisait tout autre répertoire.

Cependant, en 1859, la chanson retrouve son souffle généreux pour envoyer à l'Italie le salut fraternel de la France et fêter sa délivrance (i) :

Libre, libre. Tu vas donc être libre , Notre sœur d'au delà les monts. C'est ton nom, c'est ta voix qui vibre Dans l'air que poussent nos poumons !

La politique d'alors était toute chevaleresque. On caressait d'étranges utopies, qui préparaient peu à peu les désastres de 1870. L'enthousiasme était général et, sauf les prophéties de M. Thiers, il n'y avait qu'une voix pour acclamer la guerre d'Italie. La France, la sublime désintéressée, avait foi en sa mission libératrice. Elle redisait avec Nadaud :

Nous avons encore la fibre Des vaillants et des généreux... due de nos veines soit tirée La mesure de ta rançon !

Le sang français a noblement arrosé les champs de Magenta et de Solférino. Dix ans après, l'Itahe avait déjà oublié cette dette sacrée ; elle nous laissait égorger sans merci et alors nous apprenions à nos dépens quelle folie était notre beau rêve des nationalités.

(1) Libre, 1859.

362 L'ARTISTE

Seuls, les fils de la Savoie, rendus depuis 1860 à la France, se battaient sous notre drapeau avec le même courage qu'autrefois la légion des Allobroges. « D'or pour le cœur, d'acier pour le jarret (i). » C'est ainsi qu'ils sont tous. Rude et brave race, qui a d'admirables qualités et qu'on aime plus on la connaît. Avec quel entrain ce petit peuple s'est donné à nous. Voilà une annexion faite librement et toute d'enthousiasme. Elle n'a point brisé les coeurs comme cette conquête brutale faite là-bas au-delà des Vosges. La blessure saigne toujours ; elle est de celle que rien ne peut fermer.

Quand la terrible tourmente de 1870 s'abattit sur la France, le chansonnier se tut. Ce n'était plus l'heure du rire. Comment redire les douces joies du cœur, comment fêter l'amour et la jeunesse! La patrie était en deuil, mutilée, outragée. Les jeunes gens de France étaient fauchés par les obus prussiens comme des épis que le moissonneur abat sans pitié. La muse gauloise était muette. Pouvait-elle chanter quand les âmes étaient brisées et les yeux pleins de larmes?

Quand elle retrouva ses accents, ce fut pour rappeler le glorieux passé : « Je ne sais, a dit Dante, de douleur plus amère que de se souvenir dans l'adversité des jours heureux. » Oui, c'est une soufifrancc, mais de celles qui fortifient et consolent. Les larmes sont une douce rosée, qui rend souvent l'espoir et la vie. Après nos revers, songer aux immortelles victoires de nos pères, c'était rendre la fierté et la confiance aux cœurs abattus. C'était aussi narguer le vainqueur. La Vieille Histoire de Nadaud est un des chefs-d'œuvre du maître. Au coin du feu , la grand'mère rêve aux souvenirs qui bercèrent ses premiers jours, à sa jeunesse, à l'heureux temps des amours où...

Les hommes cherchaient à pl.iire, Les femmes plaisaient toujours.

Puis elle évoque le passé de la grande époque, de l'épopée glorieuse :

(i) A propos d'annexion, 1860.

GUSTAVE NADAUD 563

Mes enfants, si vous saviez ! Nous avions toutes les gloires, Les poétiques lauriers Et la palme des victoires. Tout s'inclinait devant nous Et les peuples de la terre Nous admiraient à genoux... Vieille histoire, ma grand'mère !

N'y a-t-il pas quelque chose de poignant dans cette reprise du refrain : J'ieille histoire ma grand'mère! C'est Valmy, Jcmmapes, Marengo, Austerlitz, léna. C'est la France faisant face à l'Europe entière, dictant sa loi au monde, entrant victorieuse à Vienne et à Berlin. Vieille histoire! Je l'ai souvent entendu dire au maître lui- même, cette chanson ! Il mettait toute son âme dans ces deux simples mots: J'ieille histoire! Et à travers nos yeux voilés, nous voyions, comme dans un douloureux lointain, le glorieux drapeau, qui avait fait le tour du monde, flétri à Sedan, et là-bas sur la ligne argentée du Rhin la vieille cathédrale de Strasbourg, sur laquelle flotte l'étendard allemand. La chanson a son âme. Elle pense. Ses cou- plets vibrent. Elle sait soulever les cœurs, car elle est aussi la patrie.

Nadaud a tout chanté, la patrie, la liberté, l'amour, la jeunesse, la nature. La gaieté gauloise, cette gaieté de nos pères, colore son oeuvre d'un rayon charmant. C'est un moraliste, disais-je tout à l'heure. Le mot n'est pas de trop. Ses chansons sont pleines de leçons et de fines observations. Souvent son joyeux couplet est tout un enseignement, une étude de mœurs à la touche légère et humoristique. Nadaud est dans son genre un moraliste comme Balzac l'a été dans le sien. Il effleure dans ses strophes les senti- ments les plus délicats, les plus tendres et les plus élevés, mais il les effleure de telle façon qu'une simple parole éveille souvent tout un monde de pensées et de souvenirs exquis. L'arbuste, fleurit sa chanson, ne porte ombrage à personne ;

Ses fruits tombent dans leur saison,

Le premier venu les ramasse

Et se désaltère un instant.

Le bon Dieu m'a fait cette gr.ice

Et je le bénis en chantant.

Voilà sa mission toute définie. Elle en vaut bien une autre. Consoler aux jours de tristesse, chanter la gaieté aux heures de

364 L'ARTISTE

joie, soutenir et encourager aux moments de lutte. C'est la plus sage des philosophies. Que de douces larmes a fait verser cette chanson au charme si mélancolique, la Maison blanche.

Nous irons dimanche A la maison blanche.

Ce vieux refrain lui revenait toujours. Pourquoi rie chansonnier n'en sait rien et pourtant il le chante.

C'est que le cœur est un clavier vivant,

Un air joyeux y fait souvent

Vibrer une corde touchante,

Comme à travers le jour d'une cloison

On aperçoit un horizon immense

Ainsi je revois mon enfance

Dans une ligne ou dans un son.

Qui n'a eu cette impression si vraie et si vécue ! Parfois un parfum subtil, un son lointain, un air chanté par un passant inconnu réveillent dans le cœur une foule de souvenirs, rouvrent, hélas ! bien des blessures à peine fermées. Cet air ne l'avcz-vous pas entendu, un soir, au chevet d'un être adoré ? Dans la rue par la fenêtre entr'ouverte, on entendait des groupes joyeux qui passaient. C'était un dimanche. Ils revenaient heureux et contents, chantant je ne sais quel vieux refrain. Et vous anxieux, le cœur déchiré, vous serriez dans vos bras la chère créature, dont l'âme allait bientôt s'envoler. Ce chant vous faisait mal. Malheur à vous si longtemps après, bien loin des mêmes lieux, vous avez entendu, par hasard, ce même air ! Le douloureux passé se réveille soudain, plus vivant que jamais. Il semble que tout se brise en vous et l'on met la main au cœ'ur comme pour l'empêcher de se rompre.

Je m'en souviens encore. C'est une des émotions les plus atroces de ma vie. Un soir, c'était en 1865, j'étais avec des amis à Baden-Baden. La soirée était radieuse. Tout Paris, toute l'Europe élégante se donnaient rendez-vous sur cette admirable terrasse. Les montagnes étaient doucement estompées dans la clarté d'une nuit de septembre. Les grands bois de sapin remplissaient l'air de leurs senteurs exquises. La musique de Kœnneman venait de préluder au concert du soir par un de ces pas redoublés entraînants, dont les Autrichiens ont le secret. Nous étions jeunes, heureux,

GUSTAVE NADAUD 365

jouissant de la vie, tout enivres de cette atmosphère de grâce, de charme et d'élégance, applaudissant avec enthousiasme les valses de Gung'l et de Strauss, les marches du Lohengrin et du Tannhaiiscr. Cinq ans après, j'étais dans une des villes d'Alsace. Le tocsin sonnait. L'armée française se repliait, glorieuse vaincue, au-delà des Vosges. Soudain, j'entends les tambours et les fifres du premier régiment allemand. Ils se rapprochent et tout- à-coup la musique éclate joyeuse. C'était le même pas redoublé. Je fondis en larmes. Singulier et lugubre rapprochement, auquel je ne puis encore songer aujourd'hui sans avoir froid au cœur « ce clavier vivant «.

De même, le vieil air de la Maison blanche rappelait au poète sa jeunesse, son premier et doux amour, les tendres serments qui ont des ailes. Ils s'étaient envolés! Un jour, il la revit sous le voile blanc de l'épousée. Elle l'avait oublié:

Et moi caché sous les arceaux gothiques, Je croyais parmi les cantiques Entendre le chant d'autrefois. Nous irons dimanche, A la maison blanche !

Plus tard, il pénètre encore dans l'église, cette fois tendue de noir. L'orgue pleurait la morte si jeune et si belle :

Et la lugubre mélopée

Me répétait toujours, toujours : Nous irons dimanche A la maison blanche.

Écoutez cette dernière strophe d'une adorable mélancolie :

Et depuis lors, je la revois souvent ;

Le temps, dont rien ne ralentit la course Remonte pour nous vers sa source. Elle vit et je suis enfant ;

Elle est encor ma jeune fiancée ;

Elle s'enfuit dès que revient le jour ; Mais chaque nuit, à son retour Reprend l'histoire commencée.

Ses yeux sont d'or et sa voix est de miel ;

Sa lèvre a pris l'angélique sourire,

Et je crois l'entendre me dire,

En levant un doigt vers le ciel :

Nous irons dimanche

A la maison blanche.

366 L'ARTISTE

A ces heures-là les êtres aimés reviennent sur les ailes de la vieille chanson d'autrefois, sur le souffle du vent d'automne, à travers les murmures duquel le grand poète entendait, dans sa solitude de Guernesey, la voix de sa fille morte là-bas à Harfleur. Dans cette nuit d'octobre à jamais célèbre, Musset n'entendait-il pas la voix de cette maîtresse «la mère de ses premières douleurs»? C'est à lui que la muse venait, comme une mère vigilante au chevet d'un lils bien-aimé, et qu'elle lui disait ces paroles sublimes :

Aimerais-tu les fleurs, les prés et la verdure, Les sonnets de Pétrarque et le chant des oiseaux, Michel-Ange et les arts, Shakeaspeare et l.i nature, Si tu n'y retrouvais quelques anciens sanglots !

Ne retrouvez-vous pas cet ancien sanglot dans la J 'aise des adieux de Nadaud? Cet air vif et tendre, la valse du revoir, c'était le signal harmonieux de la femme aimée qui, chaque jour, annonçait son retour. Ils la chantaient, tous deux, cette valse charmante, dans la joie de leurs vingt ans. Un jour elle ne revint plus!

Un air nouveau remplace un air ancien Sans le savoir et surtout sans le dire Chacun de nous avait changé le sien, Le souvenir même d'une folie A quelquefois des larmes dans les yeux. J'ai retenu la valse qu'elle oublie Pour l'appeler «la valse des adieux».

Hélas! dans son tourbillon la J'alse des adieux n'entraine-t-elle pas tous nos souvenirs, nos illusions, nos espérances comme le vent d'automne soulève les feuilles des grands arbres dépouillés par les premiers frimas. L'homme dit, lui aussi, adieu à ce qu'il a adoré, à ses beaux rêves de jeunesse. La vie réelle arrache une à une nos plus douces croyances; elle brise impitoyablement autour de nous nos plus chères idoles et laisse au cœur une indicible détresse. Que reste-t-il, à peine la moitié du chemin parcourue? le souvenir. Gardons pieusement du moins «ces reliques du cœur». Dans notre temps de pessimisme, il ne reste même plus cette douce gaieté de nos pères, celle qui inspirait les chansons d'autrefois, que les jeunes gens disaient le soir sous la charmille, que les vieillards redisaient encore, au dessert, en choquant les verres.

GUSTAVE NADAUD 367

«Ma gaieté c'est mon trésor! » Telle est la devise de Bonhomme une des plus fines et des plus charmantes créations de Xadaud. Bonhomme c'est le Français de la vieille roche, toujours heureux et toujours content. Il n'a pas lu Schopenhauer, il n'analyse pas l'âme jusque dans ses plus intimes replis, il ne dissèque pas le cœur humain. C'est un optimiste, un descendant du Caveau, petit-fils de ces aimables gentilshommes du win"' siècle et fils de ces admirables soldats qui firent le tour du monde en chantant, aussi bien sous le ciel torridc de l'Egypte que sous les neiges de la Russie. Quelle bonne et consolante philosophie que la sienne!

Il pleut, j"ai mon parapluie; Il fait froid, j'ai mon manteau. Si par hasard je m'ennuie, Je m'en vais voir couler l'eau. La nature tutélaire Veille sur les passereaux. Je laisse tourner la terre. Je ne lis pas les journaux.

Bonhomme, c'est Xadaud lui-même. Cette chanson, c'est son Évangile, qui, dans son admirable simplicité, vaut bien mieux que certains volumes indigestes de quintessence transcendantale. L'art de vivre ne s'enseigne pas à grands fracas de doctrine. Une bonne recette, bien simple, est cent fois préférable à toutes les thèses de nos empiriques d'outre-Rhin. Prouvent-elles quelque chose, et après avoir pâli toute sa vie sur les gros livres, le docteur Faust n'aboutit- il pas au doute le plus décourageant? A quoi bon la recherche de l'absolu? Le problème est de ceux qui ne se résoudront jamais. Prenez la vie telle qu'elle est, le sort tel qu'il vient. Le carpe diciii d'Horace a du bon.

A quoi pourrais-je prétendre, Les petits vivent de peu, J'ai du vin et du pain tendre Et le soleil du bon Dieu !

C'est Nadaud qui vous le dit. Vivons au soleil du bon Dieu. Profitons bien du présent. Soyons tolérants et bons pour tous, surtout pour les humbles. Aimons les arts et la nature, tout ce qui est noble et beau. Aimons surtout avec passion notre France, vieille terre de Gaule, pavs de la chanson, de la franche gaieté, du

368 L'ARTISTE

bon sens et des idées généreuses. Bannissons entre nous les haines impies et stupides. Ne sommes-nous pas enfants de la même mère ?

Surtout n'augmentez pas le nombre De nos politiques étroits ; Vivez en paix, restez à l'ombre, Les devoirs sont avant les droits ; Bravez l'opinion fragile Et marchez d'un pas affermi ; Quand vous n'auriez qu'un seul ami, C'en est assez pour être utile (i).

La profession de foi de Nadaud est tout entière dans ses deux chansons : Bonhomme et Ma Philosophie. La gaieté est pour lui le remède à tous les maux, de même que l'èlixir de son illustre docteur Grégoire.

Mes amis voilà Ma philosophie; Heureux qui se fie A ces chansons-là.

En chantant, « il a fondé une école », celle d'Horace, de Mon- taigne, de Rabelais, de La Fontaine, de Désaugiers. C'est à bon droit qu'il peut nous dire :

Socrate à mes yeux est un sage, J'honore Aristote et Platon, Epicure plaît davantage. J'admire et Voltaire et Newton Après eux je prends la parole.

Et c'est la bonne parole qu'il nous a chantée ainsi depuis bientôt un demi-siècle; c'est la bonne parole qui se dit en gais refrains à l'atelier, au régiment, dans les salons, et, ma foi ! aussi chez Mimi Pinson. J'aime mieux, pour ma part, cette philosophie, si vraiment humaine et fortifiante, que les décevantes doctrines de l'école actuelle. N'allez pas croire que la gaieté de Nadaud soit de mauvais aloi. Il y a dans son œuvre une moralité qui perce partout, à travers les plus gais refrains. Elle est tempérée par une gaieté naturelle et par une sensibilité charmante, qui dénotent une âme douce et sincère. Les chansons de Nadaud sont sans apprêts ni

(i) Afa Philosophie.

GUSTAVE NADAUD 369

prclL'nlion ; elles sont le rellet d'une émotion vraie. Sa gaieté n'a pas seulement l'entrain de Désaugiers et du Caveau; c'est un mélange de finesse et de sensibilité, un enjouement en quelque sorte inné de sa pensée, une satisfitction de son cœur, résultat d'une vie simple, sans fracas et sans envie.

La gaieté de Nadaud ne consiste pas à chanter à tort et à travers, à rire de tout, à se draper dans une indifférence commode, en. prenant la vie avec l'insouciance absolue. Il ne faut pas s'y méprendre, cette doctrine chantée est une philosophie, l'inspi- ration morale est palpable, le sentiment du beau et du juste est aussi profond que dans n'importe quelle autre œuvre, le culte du devoir, de la patrie, de la famille, est honoré aussi vive- ment que partout ailleurs.

Nadaud ne prêche pas les joies grossières, la bouteille, l'éternel plaisir. Il apprend à aimer la vie en ce qu'elle a de bon, de doux et de consolant. Il réagit contre la désespérance et les doctrines décevantes des incompris ou des blasés avant l'âge. Sa doctrine laisse dans noire esprit une impression réconfortante, un doux contentement de vivre. Elle soutient, raffermit, en nous faisant voir les beaux lendemains et en faisant aussi revivre les tendres souvenirs qui embaument l'existence. Elle ramène en nos cœuu's l'espérance aux ailes d'or.

De chaque fruit, fùt-il amer, On exprime une nouvelle essence Et je la recueille d'avance Pour plus tard embaumer mon air Des parfums de la souvenance (i).

La philosophie de Nadaud, ne souriez pas si je reviens avec persistance sur ce mot, peut se résumer très simplement : vivre doucement et honnêtement, sans trop songer au lendemain, sans envier personne, en regardant avec tout son cœur au-dessous de soi les malheureux aux j-eux desquels notre existence paraît une félicité. Être satisfait de son sort en remerciant Dieu qui nous donne la vie, et en voyant sans cesse le bon côté des choses. Rester toujours le même à travers les luttes, les mécomptes ou les

( I ) Eloge Je la vie.

1893. l'artiste. NOUVELLE PÉRIODE : T. V.

370 i: ARTISTE

amèrcs désillusions, demeurer simple, bon et droit, sans autre ambition que de rendre heureux ceux qui vivent autour de nous, d'autre souci que de bien vivre et de bien mourir. Xadaud disait à un ami qui se plaignait de son sort :

Faut-il que ta voix m'importune Des peines que nous souffrons tous, Quand de ta mauvaise fortune Tant de pauvres seraient jaloux '; Le pain manque-t-il .'i ta bouche r Ton foyer est-il ténébreux ? Le froid est dur, Li faim farouche. Pensons aux malheureux (i) 1

Hst-il une leçon de tolérance et de charité plus chrétienne et plus haute? C'est de la véritable égalité et de la sage démocratie. Ecoutez ces fiers et nobles conseils, ils viennent d'un grand cœur:

Nous p.itissons par notre fciute Lorsque nous voulons nous hausser ; C'est l'âme qu'il faut porter haute, Ce sont les yeux qu'il faut baisser. Ainsi pour la riche insolence Tu deviendras moins rigoureux Et plus sensible ,i l'indigence. Pensons aux malheureux.

Tout en ayant au cœur une douce gaieté, et en aimant le joyeux rire, Bonhomme n'en est pas moins un philanthrope. 11 aime le peuple, il compatit à ses misères. Il a loi en un avenir meilleur. Il pense à ceux qui pâtissent pour les autres et il souflrc des injustices du sort. Le bien-être des uns le fait songer aux pri- vations des autres. Par ces rudes jours d'hiver « le thermo- mètre Chevalier marque dix degrés sur la glace » il voit dans leur bureau des employés se chauffant autour d'un grand poêle: S(jn cœair s'écrie :

Je pensais aux porteurs d'eau

Qui sont mouillés jusqu'à la moelle

. . . . aux malheureux Qui n'ont pas de feu dans leurs bouges (2) !

( I ) La malheureux. (2) Le froid à Taris.

GUSTAVE NADAUD

571

Puis il rencontre une élégante au pied cambré «dont le corps paraissait enterré dans le velours et la fourrure » :

Et je pensais aux bohémiens dui couchent à la belle étoile.

Son âme généreuse salue avec une émotion communicative ces enfants du peuple, vaillants serviteurs de la science et de l'huma- nité, qui meurent obscurément dans la noble abnégation du devoir accompli. Le siècle marche. La science fait chaque jour un nou- veau pas en avant :

L'aiguilleur est l'intelligence

Du siècle nouveau ; Il commande à la force immense Du fer et de l"cau. Saluez cette Providence à trois francs par jour, Qui tient le fil de vos chimères De vos espoirs, de vos tourments. Les larmes de tous les amants Et le cœur de toutes mères fi).

Pauvre aiguilleur, veille toujours ! Pour toi. comme pour le soldat de grand'garde en face de l'ennemi, le sommeil est un crime. Tu es l'image de l'humanité, le symbole de la science sans cesse plus surprenante dans ses progrès.

(J suivre).

ROGER LIGNKRES.

( I ) L'aiguiUiur.

UN TRAITÉ PRATIQUE

DE

LITHOGRAPHIE"

y=?*<^^^^ E ne sont pas les traités de lithographie qui manquent: /'♦^^|y^-^ on ne les compte plus depuis ceux que publièrent, à Càlîr'''^ k-» l'origine, l'inventeur Senefelder et Engelmann. Mais ^^^y^^l) ''^^ ouvrages, diversement estimables, sont tous des ^vW5><t manuels professionnels, destinés aux imprimeurs. Ils traitent in extenso du clioix des pierres et de leur grenage, de la tabrication des crayons, de leur qualité, de l'acidulation, des encres, des rouleaux, des presses. Un dessinateur, un peintre, un aquafortiste, qui n'ont jamais fait de lithographie et qui veulent en faire, se perdent au milieu de tant de dissertations pour eux superflues, et n'y trouvent guère ce qui les con- cerne.

M. Duchâtel s'est placé à un point de vue différent. Attaclié depuis vingt-deux ans à la maison Lemercier, il remplit aujourd'iiui les déli- cates fonctions d'essayeur, appelé par conséquent à renseigner journelle- ment les artistes sur l'usage des produits lithographiques, sur les moyens d'obtenir tel effet ou d'éviter tel mécompte, il s'est dit qu'en mettant par écrit ses observations il les rendrait plus largement utiles. Et telle est l'origine du livre qu'il fait paraître aujourd'hui.

Sa méthode d'exposition est fort simple et d'autant meilleure. Au lieu de se répandre en explications, il a jugé qu'il fallait surtout parler par exemples. Il a commencé par faire une série de planches l'on peut suivre les résultats variés des divers procédés lithographiques : dessin directement fait sur la pierre, et dessin sur papier autographique, crayon, estompe, flanelle, lavis, crachis, tirages en couleur. Le texte commente ensuite une à une ces figures, faisant connaître la valeur et

(l) Traité de lithogral'hie arlisli<]ue, p.ir E. Ducliâtel ; Paris, ;'i la Société des imprimeries Lemercier.

UN TRAITÉ DE l.ITHOGRAPHIF

l'usage de chaque procédé, indiquant les inconvénients, signalant les difficultés, prévenant des précautions à prendre, mettant, en un mot, au service du lecteur tout ce que l'auteur a pu acquérir d'expérience en sa longue pratique. Le caractère profitable d'une telle série de conseils saute aux yeux. Dans la préface, M. Benedite insiste sur l'extrême liberté que comporte la pierre, et sur le peu d'apprentissage qu'elle exige. Les pré- ceptes de M. Duchâtel, envisagés dans leur ensemble, démontrent d'une manière saisissante à quel point ces affirmations sont exactes; et, à cet égard, ils ne peuvent manquer de rendre service à la cause de la litho- graphie; on souhaiterait qu'ils fussent lus de tous les peintres, afin de leur suggérer le désir d'éprouver un procédé si rapide et si souple, si riche en ressources de toute nature.

Les amateurs rechercheront aussi l'ouvrage de M. Duchâtel. Leur curio- sité n'y trouvera pas seulement les secrets de métier des maîtres, elle y rencontrera leurs oeuvres mêmes. Aux planches de démonstration, dessi- nées par lui-même, AL Duchâtel a pu joindre toute une série de véri- tables exemples d'art : douze pièces originales, tracées à son expresse intention par les plus en renom de nos lithographes contemporains. Je n'en citerai que deux ou trois : de M. Fantin-Latour, une charmante figure exécutée en report sur papier autographique, sans aucune retouche; de M. Buhot, un paysage londonien se retrouve la note intense et particulière de ses belles eaux-fortes; de M. Dillon, une sorte de frontis- pice si joli qu'il n'existe pas, je crois, de plus jolie pièce dans toute son œuvre.

Ainsi ce traité technique rempli d'utiles renseignements se trouve être en même temps un livre de bel aspect, un album d'art désirable pour tous ceux qui s'intéressent au renouveau de la lithographie.

GERMAIN HEDIARD.

LE MOIS DRAMATIQUE

Odéon : L'Hàilagc de M. Pluiiicl ( reprise). Théâtre des Poètes : Prologue d'ouver- ture par M. Charles Fuster ; Le Lai d'Arislolt, par Paul Erasme ; Sous un chêne, un acte en vers, de M. François Fabié ; LaXuit, scène lyrique, de M. Maurice Vaucaire ; Myirha, scène lyrique de M. Armand Silvestre. Variétés : Reprise de Ma comme.

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ous n'avons accordé, le mois dernier, qu'une mention sommaire au succès de la reprise de V Héritage de M. Plumet sur la scène de l'Odéon. Cette comédie, d'ailleurs fort intéressante , paraît faire la joie de la clientèle ordinaire du second Théâtre-Français. En quelques mots \oici le sujet : M. Plumetjest lui parvenu dont l'héritage est convoité par un nombre incalculable de gens ; ce qui enlève au brave homme tout bonheur, toute tranquillité. Il faut dire que ce M. Plumet a été doué, par les auteurs de la pièce, d'une dose par trop forte, nous semble-t-il, de foiblesse et même de bêtise. Une girouette n'est pas plus docile à l'effleurement du moindre souffle : avec lui le dernier [venu a toujours raison. Aussi chacun de ses quatres neveux se joue de lui à qui mieux mieux ; tel un x'olant qu'on se renvoie à coups de raquette. Et cela menacerait de durer indéfiniment sans l'intervention des deux oncles de Clémence. Qu'est-ce que Clémence ? que viennent iaire ici ces deux

octogénaires ?

M. Plumet, excellemment interprêté par Dailly, a donc gagné une fort honnête aisance dans sa maison de commerce. Il a vendu son fonds, la veille, à l'instigation d'un de ses neveux. Les susdits neveux sont au nombre de quatre, avons-nous dit : Robineau et Mariel, mariés à des fenunes qui leur ressemblent, c'est-à-dire ne valant pas grand chose ; Philippe et Lucien Verneuil , célibataires et... bons garçons. L'oncle, après avoir promis à. Lucien de lui donner loo.ooo francs pour acheter

LE .MOIS DRAMATIQUE -,7=,

une étude de notaire, retire eette promesse stu" une méchante obser\a- tion d'un autre de ses futurs héritiers. Du reste, toute son existence à ce bon M. Plumet se passe à offrir par ci, à retirer par là, à affirmer, à nier, à se dédire. Ce que voyant, la gentille Pauline Protat, la fiancée de l'aspirant notaire, se dit, ce qui est tort sensé, que tant que cet oncle excellent, mais si indécis et si iaible, restera célibataire, leurs atiaires n'avanceront guère et qu'il faut à tout prix le marier à tme créature bonne, intelligente, qui protégera les amoureux. Elle tait part de ses projets à Lucien, entortille si délicieusement papa Plumet qu'elle arrive presque à ses fins. Elle lui présente son amie Clémence, qui a toutes les qualités requises pour être une parfaite épouse ; Plumet \oit Clémence, elle lui plaît, il la demande en mariage, les deux oncles de Clémence acceptent, et la pièce serait finie si Philippe, son autre neveu, célibataire comme lui, ne lui déconseillait très vivement cette union. Alors Plumet, redevenu incertain, se tâte, change encore une fois de résolution. Mais il a compté sans les deux oncles de Clémence, qui, se trouvant offensés par ce changement subit, l'apostrophent avec véhémence. M. Plumet qui a le défaut, il est vrai, de se laisser gouverner par chacun, est aussi d'une bonté extrême : il reconnaît ses torts, oublie les injures qu'on a pu lui adresser, et, les larmes aux yeux, se jette aux pieds de Clémence. Il l'épousera à la barbe de ses deux neveux envieux et furieux, donnera les 100.000 trancs promis à Lucien, et fera detix heureux en taisant son propre bonheiu'.

En plusieurs endroits, les situations et les personnages de la pièce frisent la caricature et la charge. L'oncle est d'une stupidité outrée et les neveux d'une hvpocrisie et d'une fourberie qui passent les limites ; quoi qu'il en soit, cette comédie est fort amusante. Dailly y est imcompa- rable d'ahurissement et de bonhomie. L'épisode des deux oncles de Clé- mence, ses pères adoptits, se chamaillant entre eux à qui l'aimera le plus, et l'étude délicate de cette nièce dévouée et douce dont la vie se passe à faire le bien, est d'tm détail charmant, attendrissant jusqu'aux larmes. Signalons MM. Cornaglia, Jan\ier, très en valeur dans les rôles de Sar- razin et Dutocq ; M. Clerget rend bien le personnage de Philippe, un viveur débraillé mais bon enfant ; M. Amaury est mieux dans Robineau que M. Laroche dans Mariel. Ce dernier manque absolument d'ori- ginalité. M"= Rose Syma est très bien dans Pauline ; M'"" Roybet, Eège et Vincent complètent un ensemble des plus satisfaisants.

Un nouveau théâtre s'est fondé. Le besoin s'en faisait-il sentir ? On le croit aisément quand on lit la préface, si joliment écrite en tête du pro- gramme, par M. François Coppée, qui a accepté d'être le parrain du Théâtre des Poètes.

376 L'ARTISTE

L'inauguration s'est foite devant une superbe chambrée. Le prologue d'ouverture de M. Charles Fùster a reçu du pubUc l'accueil qu'il méritait à tous les titres, car l'idée en est aussi originale que les vers en sont frais et pimpants. La scène représente l'envers d'un thé.itre, portants, châssis, etc., éclairés par un seul quinquet. On entend à la cantonade les applaudissements du public, et Pierrot paraît, un Pierrot moderne, la figure fatale, aux vêtements noirs, les yeux cernés sous son masque blême. Il entre, navré d'avoir à mimer des meurtres et des états d'ivresse invraisemblable, .i tituber sur la scène, à raconter des choses lamentables, lui, le gai Pierrot de jadis. Mais, hélas ! il y est bien contraint, car toute cette laideur est ce qu'aime le public. Le rêve est mort, et avec lui toutes ces grandes figures que créèrent les poètes : plus ne revivront ni Qidipe, ni Phèdre, ni Viviane, ni, tel qu'il fut autrefois. Pierrot lui-même,

Le vrai Pierrot, celui qui n"ass.issinait pas.

Mais que voit-il au loin ? Soudain, par la toile de fond qui s'entrouve apparaissent groupées, immobiles ainsi que des statues, les grandes figures évoquées tout à l'heure : Pierrot, le grand Pierrot de jadis. Des Grieux près du corps de Manon, Viviane, Phèdre, Œdipe s'appuyant sur sa fille. Don Quichotte, les mains croisées sur son épée. Chacun semble s'éveiller d'un long sommeil. Non, disent-ils, rien n'est changé ici-bas ; on y aime toujours, on s'y dévoue toujours, on y souffre toujous. Phèdre ajoute :

Croyez-vous que depuis le jour mon àme s'est exhalée Nulle femme ne fut brûlée D'un vain et criminel amour ?

Puis sur les derniers mots de Don Quichotte :

Malgré les sottises du mal, Un siècle qui se grime et qui se déshonore, L'homme a toujours son idéal,

tout disparaît. Le Pierrot lugubre reste seul, réfléchissant aux choses entendues.

MM. Laudner, Léger, M'"'' Anne RatcIiB" (''•'-"'■' '■l" ^^hàteau d'Udolphe) ont bien rendu leurs personnages ; les autres interprètes se sont bornés à réciter leurs rôles. Après ce prologue, le Lai d'Arislote de Paul Erasme {aliàs M""^ Marc de Montitaud), fantaisie médiocre aux vers médiocres, nous a permis d'admirer le profil impérial de |M. de Max en Alexandre.

Sous un Chêne de M. François Fabié a été le « clou » de la soirée, un clou d'or. Quelle poésie ! des vers superbes, chauds, colorés, sentant bon la forêt, les mousses et les ruisseaux ; il n'y a qu'un reproche à faire au poète, c'est la ténuité du sujet et l'invraisemblance du dénouement.

LE MOIS MUSICAL

Que le vieux grand-père soit n.ivré du départ de l'enfant à qui il a consacré sa vie, c'est très vraisemblable; mais qu'il se refuse à jamais la revoir parce qu'elle va en Algérie soigner son père, qui est le fils ingrat du vieux bûcheron, c'est archi-fliux. M. Fabié aurait pu nous montrer le vieillard devenant subitement tbu en vovant s'éloigner celle qui seule le rattachait à l'existence, celle pour qui il allait faire le sacrifice de vendre son vieux chêne, cet ami si fidèle, si aimé, afin d'acheter pour la noce de sa petite-fille des dentelles et des bijoux. A part cette critique, nous n'avons plus qu'à donner libre cours à notre admiration : c'est d'une envergure magnifique, d'une grande allure, d'une simplicité poignante, la mort du vieux bûcheron se faisant écraser sous cet arbre, compa- gnon de tcïute sa vie, qui a abrité tant de générations d'aïeux. Si M. François Fabié n'est pas encore £iit pour le théâtre, c'est assurément un poète que nous applaudissons de tout cœur.

M. Charles Léger a été remarquable dans le rôle du vieux bûcheron ; il lui a donné une physionomie juste, ne négligeant aucun des petits côtés du personnage. M"'' Ratcliff est mieux dans le tragique que dans le moderne ; sa haute taille s'accommode plus aisément du péplum que de la robe. MM Laudner et Depas ont été convenables, rien de plus.

La Nuit de M. Maurice Vaucaire, l'auteur du Carrosse du Saint-Sacrement joué cet hiver à l'Odéon, est une assez maladroite imitation de Musset. II y a dans cette pièce des gens qui se lamentent sans cesse et qui sont bien insupportables. « Je voudrais être mort », dit un poète rêveur et macabre, écroulé sur un banc et fumant une cigarette. « Je voudrais être morte », dit à son tour une femme voilée, qu'éclaire la lune et qui personnifie la nature. Et le rideau tombe. Mourez, morbleu ! et nous laissez en paix.

Le spectacle s'est terminé fort tardivement, par Mvrrba de M. Armand Silvestre, dialogue en vers, qui n'a aucun intérêt et que nous n'entre- prendrons pas de raconter.

Les Variétés ont repris Ma Cousine, la jolie comédie de M. Meilhac. On ne saurait être un plus excellent gâteux que M. Baron et une plus piquante Parisienne que M"° Rcjane. Ils ont tous les deux une verve endiablée, une souplesse incomparable. Cette reprise a été accueillie avec un très grand plaisir par le public, qui serait vraiment dilBcile si un tel spectacle, pièce et interprètes, ne le satisfaisait pas à souhait.

ANDRE DE LORDE.

LE MOIS MUSICAL

LETTRE DE QUEEN MAB

Mo\ ciiHR Directeur,

LA Valkyrie, opéra eu ) actes de Richard ]]'a>^ucr : c'est au grand Opéra de Paris, le vendredi 12 mai 1893 ; '-'f' devant l'affiche, sans attendre les premières sensations dit prélude, le wagnérien pur s'indigne, le public impur exulte. Tel restera le bilan de cette soirée qui lut une date.

Le temps est un grand révolutionnaire, un créateur presque : et n'eut-on pas bien raison de prévoir une nouvelle période dans les rapports du wagnérisme avec l'ironie française ? Déjà Loheui^rin dc\\vnt populaire, et par triviales bouflees de cuivre, sous les verdures poudreuses de nos jardins publics encanaillés du parfum des filles , la parodie nous arrive de son livmne sublime... O mélancolie des triomphes! Sans remonter aux insultantes inepties du 13 mars 1861, aux sifflets de chez Pasdeloup, aux chauvines clameurs d'après la guerre, sont les pierres des patronnets en délire qui ensanglantaient ton beau cygne de neige, ô Saint-Graal (i) ? Quel soleil imprévu d'enthousiasme ! Mais sont les neiges d'autan ? Malheiu' aux rares fidèles venus trop tard pour admirer : et l'ivresse con\entionnelle de nos « ralliés » ne me dit rien qui vaille. Nous vivons dans un temps d'in pocrisie esthétique : puffisme et snobisme. Qui nous rendra le bourgeois stupide et le critique obtus ? C'est si beau, la sincérité ! L'autre matin, seule, j'en étais de mes réflexions, quand accourt Viviane, l'air elfaré sous la voilette, l'œil noir : « Savcz-vous, dear Qnecn, que la Valkyrie (avec un V) a tait 22.650 fr., puis 22.711 IV., les plus tortes recettes du palais Garnier ?

(ij Première et unique représentation de Lohengrin, à l'Éden, le } mai 1887, sous la direction de Cli. Lamoureux.

LE MOIS MUSICAL

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Elle serait donc irrcniédi.ibicmcnt bien italicniiL' ?... Rassurez-vous, chère intransigeante ! lui dis-je ; et connaissez mieux vos semblables. Or, voici un petit précepte de morale pratique : méfiez-vous d'abord des néo-wagnériens qui exalteront principalement le IP acte, le trouvant trop court. C'est l'espèce la plus dangereuse ; et ce sont les mêmes qui ont bâillé au IP acte de Lohcngrin, l'ayant stigmatisé « crevant ». Ce soir, allons parmi les convertis, les tartufes et les transfuges et les jeunes, et, malgré la barbarie de leurs bravos intempestifs, tâchons de ressusciter en nous Die Walhûre. »

Ainsi dit, ainsi fait : et le soir, nous voici blotties au tond d'une loge, toutes sérieuses. Tiède soirée de printemps. Salle comble. Huit heures : au lieu de la fanfare de Bayreuth, les trois coups vieux jeu ; et le lustre ne baisse pas assez. Mais le bien intentionné Colonne lève l'archet. Hale- tante, éperdue, brusquement une terreur s'élève : violoncelles et contre- basses dessinent un rhythme obstiné, les traits essoufflés d'une course qui devient une fuite ; et de sourds pizzicati parcourent le quatuor. Bientôt les bois, les cors, les cuivres gémissent et clament l'ouragan, la noire tempête aux rafales pluvieuses : poignant frisson d'un décor lointain. Enfin, les tubas rugissent l'incantation du dieu Donner qui si majes- tueusement s'épandait sous l'arc-en-ciel pâle, à la fin de Rbeingohi : les timbales croulent, la foudre tombe ; le reste est silence... Au seuil d'une préhistorique demeure soutenue par un frêne, un fugitif s'aflaisse, éva- noui. Et lorsque doucement se penche vers lui la miséricordieuse blan- cheur d'une inconnue, ô le thème divin qui s'essore du violoncelle-solo ! C'est le pouvoir des yeux, si puissant chez le poète Richard Wagner, le long regard muet qui s'échange, éveillant les affinités latentes. La caresse lente du leitmotiv se voile, insiste, reparait sous les premières paroles banales, dans le silence éloquemment timide. Poésie intime et toute nou- velle, qui l'emporte en puissance sur tous les débuts d'opéras futiles, emphatiques et costumatoires. On vit en pleine action, en plein drame, in médias res, à l'impressionniste. Mais contre-basses et tubas annoncent le chasseur Hunding : et, dans la scène suivante, pendant le long récit de l'hôte contemplé par l'épouse, quelle fierté surgissante en le double thème des Walsuugeu, grandeur et misère ! En se retirant avec Hunding, l'exquise femme a regardé fixement le tronc du frêne ; nouveau leitmotiv ébauché très-bas par la clarinette plaintive et vaillante : c'est la fanfare de l'Épée qui bientôt éclate brusquement avec le monologue du héros invoquant le dieu Loup son père, qui monte dans le déterlement des timbales grandioses comme l'éclair jailli du frêne à la lueur du brasier rouge, qui frémissant ne s'efi'ace que pour permettre aux harpes de nim- ber le cher souvenir des grands yeux de l'inconnue... Mais elle vient : une blancheur glisse, une voix conseille ; c'est elle ! C'est la femme simplement parée de douleur et de grâce, qui évoque le passé de son

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existence de femme avec ses longues amertumes et ses courtes joies ; le quatuor s'anime, la passion grandit, quand la porte violemment ouverte inonde le beau couple d'un bleu frisson nocturne de blonde lumière émergeant de la transparence joyeuse des feuillages : après la tempête, la souffrance et l'ombre, c'est le Printemps ! Du poétique murmure des cbanterelles s'élève le Liebeslied du héros pour unir le jeune Avril à la Tendresse en un souffle de lyrisme irrésistible. A l'amant répond l'amante, l'inconnue naguère ; l'amour vernal s'exalte et triomphe, et commence l'ineffable dialogue qui fait pâlir tous les duos conventionnels de toute la splendeur souriante de la vie tuant le poncif. Le ihcine du Regard est devenu la parole d'amour, l'orchestre et les voix alternées suivent le long crescendo génial couronné par le thème aguerri des Walsungen : Siegmund enlace Sieglinde, Sieglinde reconnaît Siegmund !

Puisque Wœlse est ton pcre, à toi seul cette lame !

Siegmund a bondi vers le Irène : deux lois les cuivres saluent l'épée Nothung qu'invoquait sa prière, que brandit son bras. Le thème du Regard s'enorgueillit du héros comme le sourire de l'amante heu- reuse : « O mon Siegmund, soleil de mes songes, ton bras conquiert aujourd'hui et ta femme et ton glaive! » « Viens, ô sœur et chère femme ! Refleurisse le sang des aïeux ! » Et le couple éperdu s'enfuit dans la forêt verte.

Au H' acte, le prélude chante encore le thème de l'hpée, force épique et jeunesse humaine, qui par degrés fait place à un nouveau thème : le cri des Vierges guerrières que va pousser la Walkûre, fille de Wotan, en escaladant un site sauvage. L'amour terrestre a ému jusqu'au Walhall : à la rigide Fricka, le Dieu suprême répond que l'amour se rit de l'antique sagesse : avec quelle grâce susurrent les cors sur un rappel fugace des regards de Sieglinde ! Mais ils sont proches les thèmes de désespérance et de colère : ravisseur de l'Anneau maudit, le dieu coupable sera contraint de sacrifier son fils, malgré lui, malgré le salut qu'il en espère, malgré son indignation chaleureuse affirmée par le souvenir de Nothung :

Mon fils ! l'immoler ? Il a trouvé mon glaive !

Le père doit expier pour le dieu : 6 la ps3xhologie profonde. Et toujours le drame si humain dans son féerique décor! A Brûnnhilde revenue joyeuse, le divin père ordonne amèrement de courir annoncer la mort prochaine à son bien-aimé fils. Le destin plane sur les dieux. Crescendo : une rumeur agite l'orchestre : sur la montagne solitaire se précipite le couple misérable. C'est déjà la détresse des Walsungen ; et comme il pleure au fond des timbres mélancoliques l'imperdable thème du Regard ! L'amour sourit au malheur. Scène adorable et poignante : c'est la Vie

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transfigurée par l'Art. Poème et musique, synthèse sublime, innnortel baiser ! Brisée, inquiète, hallucinée, Sieglinde s'endort, la tète sur les genoux de Siegmund. Et parait, solennel et fatal dans une lueur, le manteau rouge de la Walkure :

Siegmund, regarde-moi ; tu me suivras bientôt !

O la voix caverneuse de la Fatalité, les trois sombres notes du thème de mort ! Puis, scandée sur un thème héroïque, la belle prédiction de l'impassible Brunnhilde promet religieusenient au héros la prochaine ivresse du Walliall : mais l'amant refuse ; les altos pleurent le thème du Regard, Siegmund se penche, oh ! si tendrement ! vers Sieglinde : « Sieglinde vivra, triste ou joyeuse, répond-il, Siegmund veut vivre. » L'amour humain a touché la vierge céleste : dans un sublime essor de tendresse héroïque, sa pitié naissante promet la victoire à la tendresse. L'action s'avive, l'orchestre s'émeut d'une vie surnaturelle, l'humanité resplendit, le cher thème du Regard semble défier l'appel de mort, Siegmund confiant disparaît dans les nuages amoncelés, Sieglinde folle d'épouvante se réveille sur un cauchemar d'entance, l'éclair brille, le cyclone approche, Hunding est là, le combat s'engage, le thème de l'Ëpée s'appuie sur le chant de la Walkure, mais silence : l'épieu divin brise le fer du mortel. Wotan a perdu son fils. Dans la foudre le père s'eflace, le

Dieu commande

Hojotoho ! Heiaha ! Heiaha !

Au seuil du iii^ acte, à travers la symphonie fltrouche des trilles stridents des bois conimc l'orage sur la sapinière, des violons onduleux comme l'éternel devenir des ciels, des cuivres évocateurs des brutales mêlées, des timbales furieuses martelant les galops furieux, des intervalles rauques soulignant l'hymne héroïque et pittoresque des vierges, sur les rochers, sous les nuages, le fier dialogue shakespearien des filles de Wotan constate l'absence de Brunnhilde. Les lances étincellent, les rires déchirent la brume, les cris montent dans l'éclair. Prestigieux paysage sonore d'un grand peintre de figures et d'âmes ! Dans une accalmie, pianissimo, Brunnhilde accourt, soutenant Sieglinde mi-morte. Pour sauver l'humble mortelle, la vierge divine implore ses insensibles sœurs, avec quel héroïsme tendre ! Les huit Walkyries s'étonnent ; Brunnhilde supplie ; Sieglinde, qui voulait mourir, rayonnante veut vivre pour le fils de Siegmund, mais là-bas, à la pointe du roc fittidique, un nouvel ouragan chevauche dans l'air lourd et à l'instant la gloire future de Siegfried chante cuivrée aux oreilles de la mère en extase qui rit dans ses pleurs : « Malheur à toi! » clame le dieu invisible et prochain. La vie scénique est à l'apogée ; l'orchestre s'enfle comme la vague ; la grande iorme unitaire marie le style à la fièvre. Qu'adviendra-t-il ?... Le cataclysme tout-à-coup s'apaise : Wotan réclame la coupable ; le dieu

382 L'ARTISTE

parle. Puis un silence : Sicglinde sauvée, Briinnhilde paraît : « Ordonne, mon père ». Les rhythmes saccadés, inflexibles, violents, fleurissent parfois d'exquises fleurs, bannissent pour l'éternité la rebelle :

Pour toujours je t'exclus de la race des Dieux.

Dans un rapide ensemble de compassion i'amiliale, les huit Walkyries voudraient fléchir l'éclat de la puissance divine : mais en vain ! Le courroux s'exhale ; et lorsqu'elles ont disparu sous le tempétueux crépuscule, Briinnhilde un instant évanouie oppose à l'ire paternelle un nouveau soupir de supplication merveilleuse. Or commence la grande scène finale, cime de l'œuvre ! La miséricordieuse et hautaine vierge sait bien que sa désobéissance n'est qu'une secrète obéissance au plus profond désir de W'otan : dès la fuite de Siegmund, c'est Wotan qui fit luire l'âtre sur la poignée du mystérieux fer, c'est Wotan qui enveloppa le beau couple de rédemptrice lumière ; et les sourdes basses du désespoir divin enhardissent le cœur de la vierge. De la plainte monte une fierté, la supplication peu à peu se fait justification, la déesse plaide devant le dieu : et toujours impassible, Wotan prédit les ombres prochaines du sommeil à la Walkyrie désormais mortelle... Mais c'est trop longtemps lutter contre la nature et contre soi-même : et quand la fille supplie encore, en invoquant la flamme protectrice, dans le dieu le père se révèle. Un grand trait magnanime soulève l'orchestre : Wotan relève Briinnhilde dans une ample déclamation attendrie et superbe qu'enveloppe passionné- ment l'orgueil des thèmes héroïques, des thèmes flamboyants, gloire défunte et gloire future : et sur le silence des voix, sur l'étreinte des cœurs, roule à plein soufile le leitmotiv pardonné de la fille chérie (nul Italien ne soupçonna ce torrent d'amour).

L'or du soir est éteint ; déjà la nuit bleue s'étale. Et l'adieu paternel salue héroïquement ces beaux yeux aimés qui ne se rouvriront plus que sous le baiser d'un autre... Les artistes Saint-Saèns et Catulle Mendès ont dit vrai : ce n'est qu'avec des larmes qu'on applaudit pareils accents ! Déjà le thème tlital du sommeil se balance en un murmure, le cor anglais pleure le renoncement à l'amour clamé jadis par Albérich, voleur de l'Or, la vierge pâlit et défùlle, le sommeil s'impose, et sur quelle enchanteresse progression de timbres, de harpes et de cuivres clairs scandés pianissimo par le frisson des timbales, tandis que le violoncelle redit avec âme les adieux de Wotan limités par le destin... A haute voix invoquant le dieu Loge, Wotan marche vers le roc et le frappe du fer : passive, une lumière jaillit, qui devient un incendie immense. Loge embrase et l'orchestre et la scène, la rougeur chante, les étincelles bruis- sent ; au moment le Dieu s'écrie : « Qui tremblera devant ma lance jamais ne franchira ce feu », le soleil sonore des cuivres entonne le thème i'utur de Siegfried ; et cependant que l'immortel voyageur s'é-

LE MOIS MUSICAL 383

loignc, marclKint à son crépuscule, l'impcricux sommeil de Brimnliildc plane mélancolique à travers l'ondoiement des flammes victorieuses.

Telle est notre idée de la JValhiirc : mais ce n'est pas tout à fait l'image que la Valkyric nous a rendue... Toute interprétation, comme toute création d'ailleurs, n'est c]ue la déformation d'un rêve : et nous devons constater qu'au grand Opéra on déforme beaucoup. Passons vite sur les saignées trop vives des coupures, sur l'anémie trop fréquente de la version française, sur les hésitations d'une mise en scène toute nouvelle, sur l'horrible verdure du printemps et la philistine rumeur de la flamme rose étouffant les timbres. Colonne est dans le ton. \'an-Dvck, simple et fier, est beaucoup mieux disant que le journalisme du lendemain ne l'a soutenu ; Delmas se révèle artiste. M""" Bréval est une vaillante Walkùre ; quant à Rose Caron, c'est Rose Caron , incarnant la poésie dans une inflexion, dans un geste ; voilà bien la fille de Wotan, la sœur du Walsung : mais, dans un art si nouveau pour elle, plus que jamais sa voix la trahit ! Déjà ! Et l'ingratitude des foules fait son œuvre. Mais l'orcliestre ? Il est désespérant : mauvaise acoustique, mauvaise disposi- tion, sonorité sèche et grêle, cuivres amortis ou criards, timbales dures et mates, mauvais vouloir des exécutants. L'orchestrale chevauchée parait nulle ; au prélude, la foudre ne tombe pas ; et les mêmes timbales som- meillent durant le monologue épique de Siegmund ; la conclusion du premier acte ne sonne pas, etc., etc.

« Cruelle reine Mab, c'est parce que vous vivez sur vos souvenirs du Cirque... » Et au deuxième acte, en la jolie pénombre de pourpre de la loge, se tournant vers l'auditoire béant d'attention : « Sont-ils sages ! » ajouta Viviane.

« Eh bien ! ô wagnéricnne ! si par impossible ils étaient sincères ? Le wagnérien pur s'indigne de tout, des bravos comme des sifflets. Et l'atfàche rassurante a dit opéra. C'est un désastre pour les snobs, mais quel encouragement pour les timides ! C'est égal, si un Français, si un jeune avait fait cela... On le méconnaîtrait, voilà tout. D'abord, un Français, même académicien, aurait glissé quelque bon petit duo bien en règle. Peut-être pas, vous oubliez que partout l'intelligence fait des progrès... et je ne reproche aux jeunes que de n'être pas encore assez wagnériens. Allons donc ! Sans doute, Viviane : dans quel symbolisme juvénile rencontrez-vous, je vous prie, cette passion, cette tendresse, cette adorable humanité, cette vérité si robuste et large ? donc maintenant tant de vie parmi tant de rêve ? Le père poétique Je Sieglinde est un divin poêle, un artiste éta3'ant son art sacré sur la religion de la souffrance humaine ; il est une conviction magnifiée par le savoir ; et sans être ni Allemande, ni harmoniste, je voudrais seulement être l'auteur de ce misérable libretto français l'âme renaît des mau- vaises rimes ! La tendresse est mère du génie : Sieglinde enfantera

3^4 L'ARTISTE

Siegfried. » Et longtemps après le dernier accord expiré, sous la nuit bleue du réel, nous cheminions, Viviane et moi, exilées oublieuses des ambiantes laideurs, et une poésie nous transfigurait, pareilles aux son- geuses passantes de ce duo-nocturne de Berlioz : la poésie de l'âme wagné- rienne, grandiose, héroïque et tendre. Wagnéromanes et wagnérophobes étaient oubliés : pourquoi se préoccuper des juges ? A Munich, en 1870(1), Wagner assura que les Français comprenaient plus délicate- ment son œuvre que le public allemand : il est vrai que ces Parisiens s'appelaient alors MM. Saint-Saëns, Lascoux, Duparc, M. et M""" Catulle Mendès ; mais cent wagnériens d'élite ne feront jamais un Richard 'Wagner. Le génie, c'est l'inconnaissable.

Pour vivifier YAnneau du Niebelung, pour construire ces nobles Rougon-Macquart de l'épopée musicale, document et symbole, pour enchanter cette comédie céleste et cette tragédie humaine, il fallait non-seulement avoir déchiffré les Sagas, et la vieille EdJa de l'Islande brumeuse, et le fier Niehelungenlicd, mais encore posséder sous le front les linéaments inédits de cette draperie sonore et décorative qui, moulée sur le drame, réalise l'inédite synthèse la musique apparaît maîtresse en se faisant esclave. En vue de notre initiation, le choix de la IVaJkiire fut heureux (c'est toujours cela) : car elle est la plus connue des partitions de la troisième manière, elle en est aussi la plus passionnée, la plus vibrante, la plus humaine ; profond et vivant, le 11' acte lui-même, à la scène, ne paraît long que si l'auditeur tire sa montre après l'accord final. Et, même détachée du colossal ensemble, l'œuvre forme un cadre harmonieux et complet. Dans la synthèse du Ring, contraste au féerique prologue de Heingold, la lyrique Walld'ire, c'est l'avril de l'âme et des choses, le printemps dont l'agreste Siegfried sera l'été, dont la fatale Goiterdaminerimgscr3.Ya\iWi\\\\c. Cette idéale saison du poème est également la saison technique de l'œuvre dont la première esquisse remonte à 1853. Que d'enseignement dans une date (2)! C'est alors que le futur abbé Franz Liszt applau- dissait généreusement par lettres amicales aux libres amours printanières de Siegmund et de Sieglinde, amours pas plus immorales que la passion d'Yseult, si l'on pénètre la légende ; et le « style » de la JValldire se ressent du voisinage de Lohengrin : sans parler des derniers vestiges d'opéra souvent encore dénoncés par la phrase et surtout par l'accompa- gnement, le seul Liebeslied est une preuve évidente. Mais l'ensemble

(i) Première représentation isolée de la IVaïkûre à Munich, le 26 juin 1870; avec VAimeaii, à Bayreuth, le 14 août 1876; et à Berlin le 7 mai 1881 ; la Walkûre seule, Munich, 1886, Bruxelles, 9 mars 1887; avec V Anneau, Londres, juin 1892; la Walkûre seule, Paris, 12 mai 1895.

(2) Vingt-six ans d'une vie d'artiste consacrée à V Anneau du J>!iebdung, trilogie avec une soirée de prologue ( 1848- 18 74 ).

LE MOIS MUSICAL ^»j

avoue la troisième manière, qui prend forme et conscience; voici déjà le rêve réalisé du grand romantique : verser dans une légendaire adaptation du drame grec la symphonie maîtresse de Beethoven. Le chœur antique, qui jouait un rôle, est absorbé par l'orchestre agrandi. L'orchestre est l'interprète de l'àme. L'élément primordial réside non plus dans un air, mais dans un acte ininterrompu, à la fois dépendant et homogène. A ses risques et périls, la beauté brise ses vieilles geôles. L'art vise à l'unité complexe d'un vaste fragment de nature, idées, sons et couleurs; ce n'est plus la fonnc de Sophocle, d'Ictinos et de Phidias, ni la sérénité du Poussin, ni le beau de Mozart : c'est bien l'art précurseur d'une époque nerveuse qui devait aimer Delacroix, Baudelaire et Swinburne et Rodin.

L'Allemand Richard Wagner lui-même fut un passionné, un passionné comme notre Hector Berlioz (mais autrement, nous le verrons bientôt), un vrai fils du siècle de Victor Hugo : et quand je me plonge, inquiète et ravie, dans les amples ondes du Drame musical, l'orchestre évoque tou- jours en ma chétive obscurité la splendeur fluide d'un vaste fleuve, d'un Rhin gigantesque, sonore, symbolique, indéfini ( i ), miroir à la fois actif et passif comme la volonté du Dieu soumis aux Nornes, miroir un e: varié, homogène et complexe, antique et pur, sombre et clair, impérieux et primitif, parfois monotone, la pensée, comme l'éphémère nuage, se nuance, s'estompe ou s'avive en son image parallèle, le mot ricoche sur la note en larges cercles concentriques comme la pierre qui tombe, les frémissantes broussailles de la Légende se reflètent vaguement et passionnément dans un impalpable pavsage. La nue se mire embellie dans l'onde; l'onde prend un sens en profilant la nue; sur ses bords, au pied du burg, le rude Siegfried dialogue avec les Ondines graciles (2). Et le grand fleuve, tantôt plus impétueux qu'un torrent, tantôt plus gazouil- leur qu'un ruisselet ou plus uni qu'un lac nocturne, bondit joyeux sur les rochers qui s'y mirent, nourrit de sa robuste fraîcheur le printemps vert qu'il répète, rafraîchit la brise qui le ride et l'âme qui l'accueille, courant toujours indéfiniment, docile ou débordé sur ses rives, vers l'avenir brumeux de la grande mer...

Mais, pour nous rappeler Paris, voici la néo-grecque Pijryiic qui nous fait signe.

Pour copie terrestre et conforme :

RAYMOND BOUYER.

(i) Rien de l'allégorie de Boileau.

(2) Gotterdammcrung, acte III, scène f' ; pastel Je Fantin-Latour, 1886.

1893. l'artiste. NOUVELLE PÉRIODE : T. V. 25

CHRONIQUE

N' vient de décerner les récompenses aux exposants du Salon des Champs-Elysées. Dans la section de peinture, la médaille d'honneur, après deux tours de scrutin, a été attribuée à M. Ferdinand Roybet, par 194 voix sur 341 votants. Les deux envois de M. Roybet, que l'un de nos collaborateurs apprécie plus haut dans la critique du Salon, sont : Charles le Téméraire à Nesie et Propos galants.

Le vote de la médaille d'honneur dans la section de sculpture a attribué cette récompense .1 \[. l-élix Charpentier qui a exposé un groupe en marbre. Lutteurs, dont le plâtre avait figuré au Salon il y a trois ans, et une statue en plâtre, les Hirondelles. C'est au second tour de scrutin que M. Charpentier, par 63 voix sur 148 suffrages exprimés, a été proclamé titulaire de la médaille d'honneur pour la sculpture.

Dans la section d'architecture, la suprême récompense a été décernée à M. Detrasse, à la majorité de 36 suffrages sur 71 votants. L'envoi de M. Detrasse est une Restauration de l'enceinte sacrée d'Epidaure.

M. Lamotte a obtenu la médaille d'honneur dans la section de gravure pour sa planche au burin d'après Poussin, les Bergers d'Arcadie, par 31 voix sur 37 votants.

Un aussi petit nombre de suffrages exprimés dans le vote de la médaille d'honneur pour la gravure serait fait pour surprendre si, depuis que l'or- ganisation du Salon appartient à la Société des Artistes français, on n'avait constaté tous les ans que, dans les diverses sections, et plus parti- culièrement dans la section de gravure, les intéressés s'évertuent à com- pliquer leur règlement et à en transformer sans cesse les dispositions de la taçon la plus bizarre et qui serait inexplicable pour quiconque ignore- rait les intrigues, les compromissions et les marchandages dont le vote

CHRONIQUE 387

des récompenses, et celui de l.i médaille d'hoiineuf spécialement, est l'ob- jet à chaque Salon, dans cette section. Cette dernière est di\isée présen- tement, — et jusqu'à ce qu'une nouvelle combinaison vienne modifier l'état de choses, ce qui sans doute ne tardera guère, en quatre sous- sections : gravure au burin, 2" gravure à l'eau-forte, gravure sur sur bois, lithographie. Dans chacune .des sous-sections, les exposants élisent dix délégués : ces quarante délégués se réunissent aux membres du jury d'admission, au nombre de douze, pour constituer le collège élec- toral chargé de voter la médaille d'honneur. Cette lois, tous ces préli- minaires complexes avaient marché sans encombre jusqu'au moment du vote définitif, le groupe des aquafortistes a adressé à M. Bonnat, président de la Société des Artistes français, la lettre suivante :

Monsieur le président,

Elus délégués pour le vote de la médaille d'honneur dans la section de gravure, nous avons l'iionneur de vous adresser notre démission. Nous avons le regret de vous annoncer que nous ne prendrons pas part au scrutin du 25.

Nous n'admettons pas comme équitable le règlement en vigueur en ce qui concerne le mode de votation de cette haute récompense. Nous pensons qu'il est plus juste qu'elle soit attribuée par la majorité des récompensés, sans tenir compte de la séparation par sous-sec- tions.

Les peintres admettraient-ils que l.i section de peinture, composée de genres différant parles moyens: peinture à l'huile, en détrempe, pastel, aquarelle, miniature, émail, etc., fût scindée en autant de sous-sections et qu'un nombre égal de voix fût réparti à chacune d'elles, sous prétexte que le jury n"a pas donné autant de récompenses à l'une qu'.i l'autre ?

En sculpture, en architecture, une telle combinaison serait-elle admise ?

Voilà pourtant ce qui existe chez nous dans la gravure.

D'ailleurs, le système actuel donne lieu ,i des compromis et i des ententes qui entachent la moralité de l'élection.

Nous citerons seulement ce fait indéniable qui suffit à faire invalider le scrutin du 25 mai, s'il a lieu, à savoir que presque tous les candidats A des médailles, dans plu- sieurs sous-sections, sont nommés délégués, tandis que des artistes consacrés (bien qu'ils ambitionnassent cette fonction) ont été éliminés.

En conséquence, nous protestons énergiquement contre de tels agissements et nous espérons qu'ils seront signalés au comité .

Veuillez agréer, etc.

Les membres du jury de l'eau-forte :

CHAUVEL, MONGIN, LEFORT

Les délégués de l'eau-forte :

COURTRY, RICHARD, LE COUTEUX, OREUX, ARDAIL, GRAVIER, TOUSSAINT, DESBROSSES, DE BILLY, FONFAYE DE LA PRANDIE.

Cette protestation était vraiment un peu tardive, se produisant au moment le scrutin allait s'ouvrir et émanant d'artistes qui avaient, tacitement au moins, adhéré au système actuellement en vigueur puis-

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qu'ils avaient pris part à son élaboration lorsqu'il l'ut institue et à son application, en concourant par leur vote à la nomination des délégués. PaUre legein quam ipse tiilisli, peut-on répondre à chacun des signataires de la lettre ci-dessus, en se plaçant sur le seul terrain de la légalité. Quant à la question de moralité, nous n'avons pas qualité pour l'exa- miner, peu enclin que nous sommes à intervenir dans la « cuisine » des exposants et moins -encore à nous immiscer dans leurs querelles. On nous dit encore que les réclamations des aquafortistes auraient pour but de substituer au vote « par ordre » le vote « par tète » parce qu'ils sont les plus nombreux : cela ne fait-il pas songer aux préludes de quelque révolution ?

Énumérons maintenant la série des autres récompenses.

PEINTURE

Il n'a pas été déce'rné de premières médailles.

TDeuxièmes médailles : MM. Paul Sain, de Pochwalsky, Maurice Orange, Tito Lessi, Camille Dufour, Danger, Thurner, Arus, Paul Buflet, Paul Thomas, Calbet, Garaud, Bréauté, Noirot.

Troisièmes médailles : MM. Simonnet, Sabin, Mitreccy, Soubès, Desval- lières, Duvent, Charpin, Paul Blanchard, Pinta, Albert Laurens, Enders, Fail, Wallet, SoroUa-Bastida, de Bengy, Jobert, Emile Maillart, Morisset, Bondoux, Washington, Lcquesne, Massé, Leménorel, Desmarquais, Carl- Rosa, de Clermont, Balouzet.

Mentions honorables : MM. André, Robinson, Chantron, Calderini, Du Mond, Stiévenard, Leempoels, Mlle Abran, Mme Sonrel, MM. Guinier, Geets, Stretton, Mlle Carlisle, MM. Altson, Bussière, Biva, Mlle Le Roux, MM. Girardot, Larock-Evert, Dutriac, Legrand, Mme Vallet ( Frédé- rique), M. Duhem, Mme Jourdier, MM. Adlcr, Rovel, Mme Mac Rit- chie, MM. Thiroux, Rousseau, Mme Duhem, MM. Sattler, Dambeza, Apoil, Cachoud, Renard-Brault, Fraser, David, Bisson, Artigue, Beau- duin, Braut.

SCULPTURE

Premières médailles : MM. Larche, Labatut, Georges Tonnelier (gra- veur en médailles),

Deuxièmes médailles : MM. Peène, Boverie, Gasq, Saulo, Fouques, Hohveck, Larroux, Henri Dubois (graveur en médailles).

Troisièmes médailles : MM. Fontaine, Depléchin, Bareau, Gaussé, Durn- bauer, Bernard, Godet, Balloni, Bonval, Hildebrand (graveur en pierres lines).

Mentions honorables : MM. Desruelles, Virion, Bernstein, Sinayeff, Mackennal, R. de Gontaut-Biron, Saint-Lanne, Canonica, Liénard, Mme Nyberg, MM. Ebbe, Barcet, Lefebvre, Hamar, Boudet, Trentacoste,

CHRONIQUE ,89

Weigèle, Soliva, Thompson, Riff.ird, Lcbas, Dclgrin, Champcil, Mme Kjelberg, MM. Sporrcr, Croizct, Lcmarquier, Passage, Vallet, Bénédicks- Bence, Gonzalès, Jespers, Docchino, Marzoltf, Lavergnc, Fcinbcrg,

ARCHITECTURE

Première vicdaiUe : M. Camut.

Deuxièmes inèdailks : MM. Godcfroy, lluihain , Kodct, Nomianil, Bobin.

Troisièiih'S médailles : MM. llives, Bernard, Naudin, Petit, Héneux, Majou, Yperman.

Mentions honorables: MM. Antoine et Arfvidson, Balle, Binet, Boisseau, Boutron, Chanssepied, Cravio, Delmas, Desbois, Eschbaecher, Portier, Koch, Le Grand, Malo, Massa et Henry, Mignan, Monclos, Monjauze, Mouré, Pillette.

GR.WURE

Il n'a pas été décerné de premières médailles.

Deuxièmes médailles : MM. Corpet, Audebcrt (lithographie)) ; Derbier, Vintraut, Ruffe (bois).

Troisièmes médailles : MM. lîuland, Barbotin, Journot ( burin ) ; Rudaux, Pelicier (eau-forte) ; Léonard, Richard, Etienne David (litho- graphie) ; Giiardi (bois)

Mentions hùUûrabks : MM. Kruger, Crauck, Ragot, Rose Maircau, Quidor (burin); Bernier, Mallet, Marbé, de Beaupré, Serrier (eau-forte) ; de Vuillefroy, Georges Sauvage, Honer, Juillerat, Gottlob (lithograghie) ; Vincent, Crosbie, Horrie, Mmes Jeanne \^intraut, Simon (bois).

Le vote des récompenses dans la section de gravure a été l'occasion d'un nouvel incident, suite de celui que nous relatons plus haut au sujet du vote de la médaille d'honneur dans la même section : avant l'ouverture du scrutin, MM. Mongln et Lefort, membres du jury pour l'eau-forte, ont demandé qu'un vote eût lieu, fixant préalablement le nombre de récompenses à attribuer à chaque sous-section, ce qui a eu lieu. Mais, le résultat n'ayant pas satisfait, parait-il, les aquaforistes, ceux-ci ont demandé que le vote fût annulé : refus de la part du jury de la section, sur quoi MM. Chauvel, Mongin et Lefort, jurés des aquaforistes, se sont retirés, déclarant qu'ils refusaient de prendre part aux opérations du jury. Le vote des récompenses n'en a pas moins eu lieu ainsi que, d'ailleurs, cela s'était produit la veille pour le vote de la médaille d'honneur de la sravure.

390 L ARTISTE

Les candidats nu fauteuil devenu vacant, dans la section de peinture de l'Académie des Beaux-Arts, par suite du décès de M. Cabat, ont été classés par la section compétente dans l'ordre suivant : en première ligne M. Benjamin Constant ; en deuxième M. Aimé Morot ; en troisième M. Roybet ; en quatrième M. Joseph Blanc ; en cinquième M. de Cur- zon. A ces noms l'Académie a ajouté ceux de MM. Harpignies et Maillart.

Au sixième tour de scrutin, sur 33 votants, la majorité requuise étant de 17 suffrages, M. Benjamin Constant a obtenu 19 voix et a été déclaré élu en remplacement de M. Cabat.

Ont été élus correspondants de l'Académie : dans le section d'architec- ture en remplacement de M. Lou\icr, décédé, M. W'atechouse, de Londres ; dans la section de gravure, en remplacement de M. Girardet, M. Biot de Bruxelles, dans la section de composition musicale en rem- placement de M. Valdemosa, décédé à Palma de Mallorca (Espagne), M. Peter Benoît, d'Anvers.

M. le comte Delaborde, secrétaire perpétuel, a donné lecture à l'Aca- démie de son travail sur ÏOriginc ci les destinations successives du Talais actuel de l'Institut.

M. Jules Jacquet, membre de la section de gravure, a lu la notice qu'il a écrite sur la vie et les ouvrages de M. Henriquel-Dupont, son prédé- cesseur.

Le prix Chartier (musique de chambre) a été attribué par l'Académie à M. Gabriel Fauré.

L'Académie a désigné le poème de la cantate qui, cette année, sera donné aux concurrents au prix de Rome pour la composition musicale. Il a pour titre : ^ntigoue, et pour auteur M. Beissier. Six concurrents ont été définitivement admis en loges. Ce sont : MM. Busser, premier second grand prix en 1892, élève de M. Guiraud ; Levadé, élève de M. Massenet ; Bloch, deuxième second grand prix en 1892, élève de iM. Guiraud et de M. Massenet; Lethorey, élève de M. Th. Dubois; Bouval et Berge, élèves de M. Massenet.

Le jugement préparatoire de cette épreuve aura lieu le 50 juin pro- chaain, au Conservatoire, et le jugement définitif à l'Institut en séance plénièrc de l'Académie des Beaux- Arts, le samedi i'^'' juillet.

Le directeur de l'ËcoIc française d'Athènes, M. HomoUe, a informé l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, de la découverte à Delphes, dans les fouilles faites par le personnel de l'Ecole, d'un édifice considéré comme le trésor des Athéniens, mentionné par Pausanias. L'édifice, qui avait la forme d'un temple dorique, était décoré de métopes. Sur les murailles de l'édifice étaient gravés des inscriptions antiques. Les fragments de cinq métopes ont été rétrouvés. Elles appartiennent à l'art

CHRONIQUE

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archaïque et sont très élégantes. Cent cinquante fragments de texte ont été également recueillis. Cette découverte, pleine de promesses, démon- tre que les monuments antiques de Delphes n'ont été ni dépouillés ni emportés. Elle e.Kcite un vif intérêt et constiue déjà un grand succès pour l'École française.

Par décret, le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts est autorisé à accepter, pour les musées nationaux, un tableau de Corot, Souvenir d'Italie, légué .1 ces étabhssements par M. Lallemand. Ladite œuvre est évaluée approximativeinent .1 60,000 francs. Elle portera, ins- crit sur un cartouche, le nom du donateur.

M. Louis de Fourcaud, écrivain d'art, est nommé professeur d'esthé- tique et d'histoire de l'art à l'école des Beaux-Arts, en remplacement de M. H. Taine, décédé. M. de Fourcaud était présenté en première ligne au choix du ministre par le conseil de l'école des Beaux-Arts qui, en seconde ligne, présentait M. Eugène Muntz suppléant de M. Taine depuis neuf ans.

Le portrait de Michelet par Couture, oHert à la ville de Paris, pour le musée Carnavalet, par la veuve du grand historien, sera placé dans la salle de lecture de la bibliothèque.

Le même musée a tait récemment l'acquisition de deux porcelaines peintes, datées de 1842, représentant la maison de la route de la Révolte fut transporté le duc d'Orléans, fils aîné de Louis Philippe, après l'ac- cident de voiture qui lui coûta la vie, et la chambre de cette maison il rendit le dernier soupir.

A propos du musée Carnavalet, dont les collections s'augmentent rapi- dement sous l'active direction de M. J. Cousin, et dont les locaux seront bientôt trop étroits, il a été question d'un projet d'agrandissement, com- portant l'achat des quatre immeubles voisins, parmi lesquels, notam- ment, les numéros 25 et 27 de la rue Sévigné. Cependant, il se pour- rait que le plan de l'administration ne puisse pas, avant longtemps, être mis à exécution. En effet, les représentants du ministère de l'Instruc- tion publique, ignorant sans doute les projets de la Mlle, se sont récem- ment rendus acquéreurs de l'immeuble portant le 27 de la rue Sévi- gné dans le but d'y installer un nouveau lycée de jeunes filles. Mis par hasard au courant de cette acquisition, M. Cousin a fait prier le ministre de vouloir bien jeter son dévolu sur un autre local, après avoir rétrocédé l'immeuble qu'il désire à la Ville. Mais on n'a pas cru devoir faire droit à cette demande. Des ouvriers viennent de commencer les travaux de

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démolition de la maison sur l'emplacement de laquelle il est toujours décidé qu'un lycée sera construit, et l'administration du musée prévoit qu'elle sera, dans un avenir prochain, fort empêchée par le défaut de place.

L'an dernier, un vote du Conseil municipal de Paris, que nous avons relaté en son temps, décida que le musée des collections artistiques de la Mlle, installé à Auteuil, rue La Fontaine, serait transféré dans le palais des Arts libéraux, au Champ-de-Mars. Le but de cette translation était de rendre ces collections plus accessibles aux visiteurs, les parages du Champ- de-Mars étant moins excentriques que ceux d'Auteuil et constituant déjà un centre d'attractions pour le public. Mais voici que le Conseil municipal a présentement à se préoccuper d'un emplacement pour l'Exposition uni- verselle de 1900. Si, conformément à l'opinion qui, parait-il, tendrait à prévaloir, le Champ-de-Mars est compris dans l'emplacement choisi, un nouveau transfert du musée municipal deviendra nécessaire à bref délai. En ces circonstances, la commission des Beaux-Arts du Conseil municipal a émis un vœu demandant que l'aménagement projeté et déjà entrepris du palais des Arts libéraux soit abandonné, et ces conclusions ont été adoptées. Dès lors, le musée d'Auteuil, fermé depuis quelques mois, vient d'être rouvert au public.

Du reste, cette réouverture ne saurait être que provisoire : en renon- çant à transporter au Champ-de-Mars les collections municipales, le Con- seil municipal n'a pas, en effet, définitivement abandonné le projet de les installer en un local plus central que ne l'est le dépôt de la rue La Fon- taine. Pour cela il a flrit choix d'un local lui appartenant et tel, par sa situation, qu'il n'en saurait trouver un plus favorable : c'est le pavillon de la ville de Paris, aux Champs-Elysées, voisin du palais de l'Industrie.

En attendant que les travaux d'aménagement y soient exécutés et le déplacement des collections opéré, le public est de nouveau admis à les visiter dans le local primitif, 15, rue La Fontaine, de midi à quatre heures, tous les dimanches.

La Ville va faire procéder à l'installation, dans ses jardins publics, de trois œuvres de sculpture dont elle a fait l'acquisition aux précédents Salons. Ce sont : \q Jardinier, de M. Baffier, destiné au square de l'ave- nue de la République ; de M. Moncel, Alain Charlier, qui sera érigé sur terre-plein formant l'intersection des rues de Tocqueville et du Bac-d'As- nières ; de M. Pierre, le Botteleiir, qui ornera une pelouse du parc Mont- souris.

CHRONIQUE -,9-

La restauration de la fontaine Saint-Micliel, commencée depuis plus de six mois, vient d'être terminée. C'est surtout en la réfection des mou- lures et des motifs d'ornementation sculptés sur la pierre qu'a consisté la réparation ; du reste, lorsque fut construit le monument, l'architecte, M. Davioud, eut le bon esprit de taire la part la moins large possible au marbre et à la pierre, estimant avec raison que le bronze convenait autre- ment mieux pour résister aux intempéries, la fontaine étant orientée en plein nord et par même plus exposée aux injures de l'air. On a profité de l'occasion pour nettoyer les quatre statues en bronze qui la décorent, les belles colonnes de marbre incarnat du Languedoc, qu'elles sur- montent, et le groupe monumental de saint Michel terrassant le démon, œuvre d'assez pauvre caractère en dépit de ses proportions considérables et des flagrantes réminiscences du tableau de Raphaël, dont manifestement s'inspira le statuaire Duret. Se souvient-on des critiques que soulevèrent le nionmnent tout entier et aussi le fameux groupe ? Une épigramme conçue en ces termes fit le tour du quartier Latin :

Dans ce monument exécrable On ne voit ni talent ni goût ; Saint Michel ne vaut pas le diable. Le diable ne vaut rien du tout.

Dans la grande galerie du Palais de Justice, du côté de la place Dau- phine, on a placé ces jours derniers, le buste en marbre de l'architecte Duc, par Chapu. L'éminent architecte, mort en 1879, est l'auteur de la taçade de la Cour de cassation sur le quai de l'Horloge, de l'escalier monumental du Palais sur la rue de Harlay et des vastes travaux de reconstruction exécutés dans les diverses parties de l'édifice. C'est Duc également qui a construit la colonne de la place de la Bastille.

Un comité s'est formé sous la présidence de M. Charles Gounod, pour élever à Paris, par souscription publique, un monument à la mémoire d'Emile Augier. Les membres de ce comité sont : MM. Jules Barbier, Georges Berger, Jules Claretie, Camille Doucet, Alexandre Dumas, Gérôme, baron Edmond de Rothschild, Rousse, Victorien Sardou.

Les souscriptions sont reçues tous les jours, de dix heures à quatre heures, au siège de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques.

On annonce pour le 10 juin, l'ouverture de l'exposition de portraits d'écrivains et de journalistes du siècle, organisée par l'Association des journalistes parisiens. C'est à la salle Melpomène que, primitivement.

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devait avoir lieu cette curieuse exposition, mais en raison de la date des envois de Rome, le local de l'école des Beaux-Arts ne pourra être dispo- nible à l'époque voulue, et elle aura lieu dans la galerie Georges Petit, ce qui permettra de la prolonger jusqu'au milieu d'août.

La Société des artistes lithographes français organise, pour le i" juin, dans les galeries Durand-Ruel, une exposition de l'œuvre de Charlet. Le produit des entrées sera affecté à Térection d'un monument au grand artiste.

A côté des lithographies, des sépias, des aquarelles et des peintures du maître, on verra exposée une série de lithographies des principaux artis- tes contemporains.

Deux arrêtés du préfet de Vaucluse, en date du 5 décembre 1890, por- tant mise à la retraite du conservateur du musée Calvct, à Avignon, et nommant un nouveau conservateur, viennent d'être annulés pour excès de pouvoir, par le Conseil d'Etat.

La bibliothèque et le musée légués par François Calvet à la ville d'Avi- gnon, par son testament du 10 janvier 18 10, sont soumis à des règles particulières établies par la volonté du défunt et par un règlement du Conseil d'Etat de 1833 aux termes duquel le préfet, pour les nomina- tions ou révocations, doit prendre l'avis du Conseil municipal d'Avignon. Cette formalité n'avait pas été remplie.

Nous complétons les renseignements que nous avons déjà donnés sur sur le concours ouvert entre les architectes irançais pour la reconstruction du théâtre de l'Opéra-Comique.

Le théâtre comporte deux divisions distinctes: celle qui se rapporte au public et celle qui se rapporte au théâtre et à l'administration.

Pour la partie aifectée au public, la plus grande liberté est donnée aux concurrents; sauf l'indication que la salle devra comprendre environ quinze cents places. Ainsi les concurrents disposeront, à leur gré et au mieux des services, les vestibules d'encrée ou de contrôle, les escaliers grands ou moyens, les foyers, les galeries, buffets, vestiaires, dépendances, etc., de façon à donner à cette partie du monument le meilleur aspect et la meilleure disposition et à établir les dégagements faciles, tant pour la circulation normale que pour celle qui pourrait se présenter en cas d'éva- cuation rapide.

On devra établir une loge spéciale communiquant avec la rue.

Il faudra également réserver des corps de garde pour les sergents de ville et la garde républicaine, ainsi que des cabinets pour les contrôles, le

CHRONIQUE 3QS

médecin, le commissaire de police; mais une partie de ces services peut, au besoin, être installée, si la composition s'y prête, dans la partie anté- rieure des caves convertie en sous-sols.

En résumé, quels que soient les emplacements qu'on assigne à ces dépendances utiles, mais d'un ordre secondaire, il ne faut pas qu'elles encombrent la partie monumentale de l'édifice, c'est-à-dire les vestibules, escaliers et foyers, ni qu'elles gênent en rien la libre circulation.

La scène, d'après les renseignements iournis et pour utiliser les décora- tions exilantes, devra avoir, au cadre du rideau, une longueur de lo à ii mètres et sa profondeur devra dépasser 13 mètres. Elle comportera sept plans de coulisses. Ces données doivent être prises en sérieuse considéra- tion par les concurrents.

Dans les rez-de-chaussée, on installera le logement du concierge, le bureau de location, le foyer des musiciens (70 à 90 mètres superficiels) et une dizaine de petites pièces servant à divers bureaux.

Au-dessus de ces locaux, on agenceia le cabinet du directeur avec anti- chambre, le cabinet de l'administrateur et quelques autres petits bureaux; puis le foyer des artistes et, à proximité de la scène, le foyer pour les chœurs; puis à la volonté des concurrents et aux étages qui leur paraî- tront le plus convenables, les installations suivantes :

25 à 30 loges pour les artistes;

6 ou 8 loges omnibus'pour les choristes, danseuses, figurants, etc., qui pourront contenir chacune 20 à 25 personnes;

I foyer d'études pour la danse, d'environ 100 mètres superficiels;

I petit théâtre (scène) pour les études ;

4 ou 5 salles de répétition ;

1 magasin d'armures et de dépôt de costumes ;

2 ateliers de tailleurs et de couturières avec un petit cabinet; Diverses pièces pour la réception des marchandises, le dessinateur, le

bureau de musique, les coiffeurs, etc.

Il sera bien de ménager aux étages supérieurs un grand magasin central de costumes.

Il est de la plus grande importance d'établir à proximité et à l'étage de la scène des réserves de décors aussi vastes que le permettra le terrain, puis une entrée spéciale pour ces décors qui exigent une manutention facile pour être introduits sur la scène. Il est également indispensable que le transport des feuilles de décoration de cette scène aux réserves et vice versa, puisse se faire pratiquement et sans diffi- culté.

La scène comprendra trois dessous et au moins deux grils. La commu- nication entre les dessous et les grils, indépendamment des échelles verti- cales installées dans ces aménagements, devra se taire par un ou deux escaliers établis de façon ù ne pas empiéter sur la scène.

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On se prcoccupcra aussi des water-closets et des urinoirs, tant pour la partie publique que pour l'administration.

Les escaliers desservant les services du théâtre devront être installés des deux côtés, cour et jardin, et otîrir des issues assez nombreuses pour sauvegarder le personnel en cas d'incendie.

Les concurrents auront à produire : le plan du rez-de-chauuée, celui du premier étage, celui des localités installées dans les parties supérieures du bâtiment. Ils produiront, en outre, la façade sur la place Boieldieu, une des fliçades latérales du côté de l'entrée des décors, et la coupe transver- sale sur la scène, mais avec vue sur la salle.

Tous ces dessins seront dressés à l'échelle de un centimètre par mètre. Ils y joindront un devis descriptif indiquant la nature des matériaux, les emplacements affectés aux divers services et le nombre approximatif des places par étage.

Ils auront également à fournir un devis sommaire au mètre cube, afin que la comparaison de la dépense maximum de 3,500,000 francs avec ce nombre de mètres cubes donne le rapport du prix de revient des divers projets et permette au jury de se rendre compte s'ils sont exécutables dans les limites du crédit alloué.

Le concours sera clos le samedi 8 juillet 1893.

Les dessins produits par les concurrents et les pièces annexées devront, pour les architectes habitant Paris, être déposés le dimanche 9 juillet, de dix heures du matin à cinq heures du soir, dernier délai à l'école des Beaux-Arts ; et pour les concurrents habitant la province, ils devront être remis à la même date aux diverses administrations chargées du tranport.

Les bulletins de vote des concurrents pour la nomination des cinq archi- tectes qui seront adjoints au jury officiel devront être déposés en même temps que leurs projets, soit personnellement, soit par lettre adressée à M. le président du jury.

Le dépouillement aura lieu sous la présidence du président du jury ou de son délégué, assisté de trois membres au moins du jury et en présence des concurrents qui voudraient assister à ces opérations.

L'élection aura lieu à la majorité relative.

Ajoutons que le plan du terrain sur lequel doit s'élever l'Opéra-Comique sera remis aux concurrents qui en feront la demande à la Direction des Bâtiments civils, 3, rue de Valois.

Un concours est ouvert entre les peintres verriers français pour l'exé- cution des vitraux retraçant les actes principaux de la vie de Jeanne d'Arc, destinés à être placés dans les dix fenêtres des bas-côtés de la cathédrale d'Orléans.

Sur les dix compositions à présenter, neuf seront faites au dixième d'exécution, lavées et coloriées, et la composition portant le numéro 7

CHRONIQUE 397

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sera produite grandeur d'exécution et accompagnée d'un panneau de verre de cette verrière prêt à être posé, mesurant, environ i mètre de grandeur.

Le programme du dit concours sera communiqué à l'administration des cultes, 66, rue de Bellechasse, aux personnes qui désireront le consulter.

Les projets devront être déposés au Palais du Trocadéro, à Paris, avant le I" octobre prochain.

La Société d'encouragement à l'art et à l'industrie, fondée sous le patronage de la direction des Beaux-Arts, vient d'organiser le troisième concours annuel entre tous les élèves des deux sexes, foisant partie de toutes les écoles françaises de dessin, de Beaux-Arts, d'art décoratif et d'art industriel, à l'exception des élèves de l'école nationale des Beaux- Arts ; exception qui s'explique par cette considération que le règlement de ce concours dispose expressément que le sujet doit toujours en être une composition décorative susceptible de recevoir tout spécialement une application industrielle.

Le sujet du concours de cette année était : « Un cadre qui entoure- rait un objet précieux : plaque d'ivoire, de métal, ou fragment d'étoffe ancienne, etc, au choix des concurrents ; deux volets tenant au cadre par des charnières et destinés à protéger cet objet précieux contre l'action destructive du temps. ». Les élèves devaient fxire l'esquisse en huit heures et exécuter le rendu en quatre jours. L'objet précieux devait être figuré à l'esquisse et au rendu. Les matières les plus riches pouvaient entrer dans l'ornementation du cadre et des volets.

233 concurrents ont pris part au concours de cette année, dont 98 fournis par les écoles de Paris et 135 par celles de la province.

Les récompenses suivantes ont été décernées : i" prix, à M. Dontre- ligne, de l'école des Arts industriels de Roubaix ; 2"' à M"*" Chauvin de l'école normale de dessin de la rue Vavin à Paris ; 3'' à M. Rudniki, de l'école nationale des Arts décoratifs de Paris ; 4= à M"'= de Laharpe, de l'école normale de dessin de la rue Vavin ; 5^ à M. Celos, de l'école nationale des Arts décoratifs de Paris ; G'= à M. Plumeau de l'école Ber- nard Palissy de Paris; i'^ mention à M. Rault de l'école des Beaux- Arts de Rennes ; 2' à M. Lesieur de l'école des Arts industriels ; 3^ à M""" Hervegh, de l'école normale de dessin la la rue Vavin ; 4"= à M. Boi- lot de l'école Bernard Palissy de Paris ; 5*^ à M. Rousseau, de l'école de dessin de la rue Vavin ; 6"^ à M. Zo, de l'école des Beaux-Arts de Bordeaux.

Les oeuvres des élèves de l'Académie de France à Rome, avant l'envoi qui en est fait à Paris, sont exposées, chaque année, à la Villa Médicis.

598 L'ARTISTE

Ces jours derniers, la reine d'Italie a visité, suivant son iiabitude, cette exposition. Sa Majesté a été reçue par M. Guillaume, directeur de l'Aca- démie, et M. Billot, ambassadeur de France. Elle a également assisté à un concert pendant lequel ont été exécutées des compositions des pen- sionnaires de l'Académie.

Les compatriotes du charmant et délicat compositeur Ferdinand Poise ont résolu de lui élever, par souscription, un monument à Nîmes, sa ville natale, sur le square de la place d'Assas.

A l'occasion de son jubilé épiscopal, le pape Léon XIII a formé un nouveau musée archéologique il a réuni les divers objets d'art, ayant trait à l'assyriologie, épars jusqu'alors dans les diverses collections du \'atican.

Dans le concours au second degré, ouvert par la Ville de Paris pour la décoration picturale des deux salons d'introduction nord et sud, à l'Hôtel de Ville, le jury a décerné les deux prix d'exécution, d'une part à MM. Henri Martin et Louis Bigaux, et d'autre part à MM. Bonis et Mouré. Les deux premières primes ont été attribuées à MM. Danger et Ferry, et les deux secondes primes à MM. Delance et Simas.

Un mouvement vient d'avoir lieu dans le service d'architecture de la Ville de Paris. Quatre architectes sectionnaires : MM. Ginain, membre de l'Institut, Train, Varcollier et Vaudremer, membre de l'Institut, ont été admis à faire valoir leurs droits à la retraite. Ont été nommés pour les remplacer : MM. Calinaud, Dabernat, Durand et Ulmann.

Le jury du concours ouvert par la Ville de Paris pour la composition, sous forme symphonique ou dramatique, d'une œuvre musicale avec soli, chœurs et orchestre, a rendu son jugement : il a décidé qu'il n'y avait pas lieu de décerner le prix, mais il a accordé une prime à M. Georges Marty, auteur de la partition ayant pour titre : le Duc de Fcriarc.

Au cours de l'Assemblée générale annuelle de l'Union centrale des Arts décoratifs, les dix membres sortants du Conseil d'administration ont été réélus.

CHRONIQUE 399

A la vente, après décès, des objets d'art ayant appartenu à Armand Gouzien, une série d'eaux-fortes de Félicien Rops, composée de 377 pièces, a atteint le prix de 6,800 francs. On a adjugé à 1,920 francs une Fille de brasserie en Belgique, peinture gravée par Rops; à 590 francs la Comédie, gravée par Rops; à 650 francs Flore, aquarelle également gravée par Rops.

s

Le vice-amiral Paris, conservateur du musée de marine au Louvre, vient de mourir à l'âge de quatre-vint-sept ans. Il était entré au service en 1820 et avait fiiit partie comme aspirant, de l'expédion de Dumont d'Urville à travers les archipels du Pacifique. Pendant la guerre de Crimée, il était capitaine de vaisseau, et il assista au bombardement de Sébastopol. Nommé vice-amiral en 1864, il fut attaché au dépôt des cartes et plans jusqu'en 1871, époque à laquelle il passa dans la cadre de réserve et entra au Louvre, il réorganisa le musée de marine.

C'est à cette œuvre qu'il a consacré la fin de sa carrière, et il a apporté une activité et une persévérance qu'on ne saurait trop louer, employant ses connaissances de marin et de savant à la reconstitution, sous la forme de modèles réduits, des différents types de vaisseaux connus, depuis la trirème antique jusqu'au cuirassé. Il a ainsi tormé une collection histo- rique tort instructive. II a publié sur l'iiistoire des constructions navales depuis les temps les plus reculés, une série d'albums et divers ouvragess spéciaux.

Le vice-amiral Paris était membre de l'Académie des sciences depuis 1863. Il était le doyen des conservateurs des musées nationaux.

Comme tant d'autres artistes de son époque, le peintre Charles Voil- lemot, qui vient de mourn-, connut longtemps la vogue et la réputation, puis, avec l'avènement des écoles nouvelles, il avait vu la faveur du public délaisser peu à peu un genre il était d'ailleurs passé maître. Au temps du second Empire, il avait obtenu de brillants succès avec ses portraits de femmes et de nombreuses toiles parmi lesquelles les plus connues sont : le Rêve, Une Fêle galante, Ciipidon, le Nid, Jeunesse, la Cigale et la Fourmi, etc.

Voillemot était à Paris en 1822 ; il avait été l'élève de Drolling.

Le sculpteur Didier Début vient de mourir à soixante-neuf ans. Élève de David d'Angers, il avait obtenu le deuxième grand prix de Rome. Divers édifices publics de Paris possèdent de lui des statues et des

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morceaux décoratits. Il était un des exposants assidus du Salon des Champs-hlysées.

M"*^ Dujardin-Bcaumetz, plus connue, comme artiste, sous son nom de jeune fille, Marie Petiet, vient de mourir prématurément à Limoux (Aude). Elle exposait fréquemment aux Salons annuels ; les musées de Carcassonne et de Limoux renferment d'elle quelques toiles intéressantes. Elle était la femme de M. Dujardin-Beaumetz, député de l'Aude qui, lui-même, avant d'entrer dans la carrière politique, s'est fltit connaître comme peintre militaire.

L'éminent directeur du musée de Cluny, M. Alfred Darcel, vient de mourir à l'âge de soixante-quinze ans. Après avoir exercé la profession d'ingénieur, il fut attaché au musée du Louvre en 1862. Appelé, en 1871 à la direction de la manufltcture nationale des Gobelins, il quitta ces fonctions pour entrer, en 1885, au musée de Cluny son administra- tion laissera des traces durables, grâce à la profonde érudition qu'il appor- tait dans l'étude et le classement des collections, aussi bien qu'au goût et à la compétence dont il faisait preuve dans les acquisitions. Il a été par le digne continuateur de l'œuvre de Du Sommerard.

M. Darcel laisse des travaux remarquables parmi lesquels nous citerons une histoire de la Tapisserie, et des Mannfaeliires nationales de tapisserie et ties tapis de la Savonnerie, l'Inventaire des Gobelins, sa collaboration à Y Inventaire général des richesses de l'art de la France, le Catalogue de l'expo- sition rétrospective de l'art français an Trocadéro (1889), enfin une série de notices pour les catalogues du Louvre, sur les émaux, l'orfèvrerie, les faïences italiennes.

M. Darcel était à Rouen. Jusqu'à ces derniers jours il collabora au Journal de Rouen, il publiait des articles de critique littéraire et de critique d'art.

Le Dircctcur-Gi'rant : Jean Alboize.

CHATEAUDUN. IMP. J. PIGELET

LA SCULPTURE Se LES OBJETS D'ART

AU SALON DU CHAAIP-DE-MARS

EAUCoup d'artistes, et des plus con- sidérables, reprochent non sans une pointe d'amertume, au Salon du Champ-de-Mars d'accueillir avec em- pressement les objets d'art. Pourquoi cette critique ? pourquoi cette petite amertume ? l'art iînit-il ? l'industrie commence-t-elle? On dirait que, pour eux, l'art dépend du procédé employé. Une œuvre est de grand art quand elle est dessinée sur une toile préparée de certaine manière et peinte avec des couleurs cuisinées à l'huile; quand l'artiste emploie le papier et les couleurs à l'eau, l'art est moins grand et l'œuvre se relègue dans des salles spéciales , quand il dessine au simple -crayon, ce n'est plus de l'art, c'est de l'illustration, ce n'est plus rien du tout.

Dans la sculpture, la mesure est la même. Pour appartenir au grand art, il faut que cela soit en marbre et très grand ; quand c'est en bronze, c'est déjà de l'art décoratif; quand c'est en un autre métal, c'est de l'industrie. Par exemple, le Jupiter Olym- pien et la Minerve de Phidias, merveilles de l'art grec, étant faits d'or et d'ivoire, seraient classés de droit dans la section des arts

1893. l'artiste. NOUVELLE PÉRIODE : T. V. 26

402 i: ARTISTE

industriels, en même temps que ces llgurines de Tanagra, ex-voto fabriqués à grand nombre, dont le moindre contient plus de vraie beauté que le grand Michel-Ange n'en a jamais soupçonné.

Les Anciens, nos maîtres, n'ont fait aucune diflérence entre l'artiste et l'artisan. Ils étaient plus simples que nous et se contentaient d'avoir du génie. Ils ne dédaignaient rien ni per- sonne et ne cherchaient dans une œuvre que sa beauté. Ils ignoraient totalement la théorie de l'art pour l'art, et leurs œuvres étaient aussi bien fondées en utilité qu'en raison.

Pourquoi donc ce dédain pour les objets d'art? Nous avouons humblement avoir éprouvé plus de satisfaction intime devant les vases de AI. Galle, les coupes de M. Thesmar. les étains de M. Desbois, que dans la contemplation de certaines élucubrations monumentales : l'extraordinaire République du Pont des Arts, le prodigieux Louis Blanc de la rue Monge, et cet étonnant huguenot qui s'appelle Elicuuc Dolct à la place Maubert, Shakespeare au bou- levard Haussmann. Coliony rue de Rivoli et Tlnvphrasle Kenaiulol rue de Lutèce.

11 y a un malentendu dans cette secrète hostilité envers de modestes objets dont l'unique crime est de plaire à beaucoup d'amateurs. Du jour nos meilleurs artistes voudront bien appliquer leur talent à des conceptions moins rares et moins pro- fondes que celles ils sont accoutumés de vivre, du jour ils consentiront à descendre de l'Olympe ils habitent, la glace sera rompue, et on s'apercevra de cette vérité prudhommesque qu'en art tout est indilTérent excepte l'œuvre même.

Nous chercherons d'autant moins de transition, pour passer de la sculpture aux objets d'art, qu'une même influence les dirige tous. Il semble que les trois quarts des sculpteurs aient puisé leur inspiration à la même source, aient subi la domination invincible d'un même homme: M. Auguste Rodin. On la trouve aussi bien dans \'I:ve de M. Dampt, que dans les figurines des vases de M. Vallgren ; dans le porte-bouquets de AI. Prouvé, la Soif. dans les bois de .M. Carabin, dans les lilaiiis de AI. Desbois, que dans les llhules de AI. Bartholomé. Certes, il vaudrait mieux que tout artiste ne bût que dans son verre, nous serions plus heureux de ne rencontrer que des œ'uvres personnelles; mais il est toujours

SCULPTURE ET OBJETS DART AU CHAMI'-DKMARS 40-,

plaisant, au point de vue philosophique, de constater la victoire définitive de ce qui a commencé par être honni et méprisé. Si M. Rodin se souvient encore de l'animosité qu'il a rencontrée jadis chez certains de ses confrères et, en même temps, de l'appui qu'il a trouvé chez certains peintres, et des plus grands, il doit bien rire de l'opinion qu'avaient de lui les hommes autorisés de son art.

Qiioi qu'il en soit, le Salon de sculpture du Champ-de-Mars est des plus intéressants. Nous y trouvons des œuvres plus ou moins complètes, mais presque rien n'y est banal , de cette banalité correcte dont on ne peut dire qu'une chose, c'est qu'il n'y a rien à en dire.

L'école belc;e, elle est notre hôte, marche tout doucement vers une sorte de Renaissance qui s'inspirerait du W^ siècle, c'est- à-dire reviendrait à ses propres origines. Sans doute, elle ne nous apporte ni gentilhommes ni manants de cette époque, mais c'est le même esprit de réalisme hardi, la même tendance à prendre pour thème des sujets qui feraient pousser des cris d'horreur à nos modernes classiques. Les Piidlciirs, le Plciix cheval de mine, de AL Meunier sont dignes des vieux maîtres flamands par leur A'érité humble et pénétrante. La Misère de M. Challier, la Fcnve de M. Braecke, appartiennent à l'école qui a rempli les cathédrales gothiques de ces groupes de statues qui s'appellent les Mise an loiiibeiiii. les Piela, etc. Les Bdlisseiirs de ville de AL Yim der Stappen sont également de la même famille que les mineurs de M. Aleu- nier, avec moins de noblesse et moins de poésie, mais avec une énergie plus sauvage. Ces Bdlisseiirs de ville, c'est-à-dire les deux brutes qui dorment, leur ouvrage fait, ont la puissance de la bête primitive. Sont-ce des hommes ou des anthropoïdes? on ne sait. On devine seulement qu'il y a, dans les entrailles de la terre ou dans les bas-fonds des villes, des êtres pareils dont l'existence res- semble à celle de l'animal, et qui ont travaillé toute leur vie sans avoir connu le calme et la douceur du ciel.

AL Rodin n'a envoyé cette année qu'un médaillon de Bastien- Lepage modelé avec la largeur habituelle à cet artiste. Il tient encore par bien des côtés à l'ébauche, mais à une ébauche qui promet une belle œuvre. AL BafTier possède au plus haut degré, le

404 L'ARTISTE

sentiment de la force rustique. Ses paysans et ses paysannes sentent le terroir; ce ne sont pas des figures d'opéra-comique. Son Jardinier arrosant des fleurs est d'un art puissant et savoureux. Il n'était pas aisé de donner du style à une figure dans ce costume et dans cette attitude. M. Baffier est arrivé au style par la franchise de son parti pris. Sa Conpc à fruits en élain est remarquable : ces deux paysannes qui portent un panier sont traitées avec la même ampleur que si elles avaient deux mètres de haut. Qui oserait dire qu'elles ne sont pas de l'art ? ceux-là, peut-être, qui ont pris si longtemps les bronzes de Barye pour de vulgaires presse-papiers.

VEve de M. Injalbert est certainement gracieuse , mais nous avons le souvenir d'une étude de M. Rodin à laquelle cette figure nous fait penser. Ceci soit dit, non pour diminuer le mérite de cet artiste, mais pour confirmer l'assertion que nous avons émise plus haut. Cette même étude de M. Rodin a également hanté l'imagination de Al Bartholomé dont les premières œuvres avaient montré une personnalité plus marquée. Les Etudes de mouvement en bronze ne sont pas sans mérite, cependant, et le buste de M"' Salle, de l'Opéra, manifeste une habileté croissante dans le technique du sculpteur. Pour en revenir à M. Injalbert, les deux bas-reliefs. Poèmes idylliques, nous plaisent mieux que ses bustes. Les Poèmes idylliques sont deux bacchanales dans le goût décoratif de la fin du xviii^ siècle, mais avec un sentiment plus païen, moins édulcoré. Nous aurons beau faire : lorsqu'il s'agit d'art décoratif, nous devrons toujours revenir au xviii'' siècle qui nous a donné tout ce qui pouvait se concilier de notre tempérament, de nos goûts, avec l'art antique. Nos sculpteurs croient avec la meilleure foi du monde, créer du moderne, et lorsque leur œuvre est digne d'applaudis- sement, on s'aperçoit qu'on pourrait la classer dans cette suite de merveilles décoratives que nous a léguées le siècle précédent.

Les envois de M. Dampt peuvent compter parmi les meilleurs de ce Salon. Ce sont trois bustes, à proprement parler. Le Baiser de l'aïeule est d'une expression très délicate. Le portrait de M. Aman- Jean donne la sensation des œuvres de ce peintre, celle d'une sen- sibilité extrême, presque maladive, en tous cas distinguée. Un autre portrait de peintre, de M. Dagnan-Bouveret par M. de Saint-Marceaux,

LARTISTE

Grave par NariSec'

amiUe Lefévre

BONHEUR

SCULPTURE ET OBJETS D'ART AU CHAMP-DE-MARS 405

nous attire également. Autre modèle, autre artiste, autre exécu- cution; celle-ci dure et robuste autant que la première est fine. M. de Saint-Marceaux est un habile dans son art et le tour de force ne l'effraye pas. C'en est un que de vouloir rendre avec du marbre lourd et opaque, la légèreté transparente des mousselines. La tête de la Prciiiicrc communiante est expressive, attirante par son extase absolue ; c'est la seule partie intéressante de ce marbre ; la draperie, si adroit que soit le procédé, reste toujours un peu lourde. Dès lors, des dimensions moindres eussent suffi à une figure qui n'avait rien à gagner à être exécutée dans son ensemble.

Notre confrère et ami Henry Bauer est superbement portraicturé par M. Fromental, ainsi que le graveur Lunois par M. Bloch. M. Bourdelle envoie une série de bustes qui ont tous du carac- tère. L'exécution en est fougueuse, mais avec une pointe d'exagé- ration qui donne à certains un aspect caricatural. Le buste du peintre Henri Xazan est, sans doute, très intéressant, comme celui de Coquclin aîné. Tout y est, comme force et comme vérité; un peu plus de modération n'eût rien enlevé à la signification de l'ouvrage et lui eût ajouté une qualité.

Ne quittons pas la sculpture sans citer un joli buste de femme de M"'= Besnard, un portrait par M. Jacques, le Poiirail de M"' D., en cire par M. Vernhes, et surtout un groupe de M. Camille Lefèvre : Bonheur. C'est une mère qui joue avec son enfant. Le thème prêtait à la mièvrerie, M. Lefèvre y a mis une vigueur rare. Le torse nu de la mère a l'ampleur et la solidité de ces Néréides de Rubens qui soulèvent des vaisseaux sur leurs épaules. C'est un mor- ceau des plus intéressants qui fait grand honneur à l'artiste.

Nous ne reviendrons pas sur les réflexions que nous avons faites plus haut sur les objets d'art. Après en avoir constaté les partis pris décoratifs, il ne nous reste plus qu'à en signaler la valeur d'exécution. Pour la plupart, elle est extrême. Nous ne croyons pas qu'à aucune époque en France on ait manié la terre, le verre, le métal, avec plus d'habileté. Le dressoir de bois poly- chromes de M Emile Galle nous plaît à moitié ; il lui manque ce qui manque à tous les essais de rénovation du mobilier : une architecture originale. Malgré nous, nous retombons toujours dans des formes connues, et ce que nous tentons d'y ajouter ne réussit

4o6 LWRTISTE

qu'à les enlaidir. M. Galle triomphe, c'est dans l'art de mode- ler le verre. Sa vitrine renferme des objets exquis. Laissons de côté la partie littéraire de ces œuvres d'art. Il est inutile de faire honneur à la poésie de ce qui constitue la valeur vraie d'une coupe, par exemple, et qui est la proportion de ses deux dimen- sions et la l'orme de sa courbe. Ce sont des matières qui relèvent de la géométrie pure. La (loupe ojfcrlc à M. Paslcur est un objet digne de l'homme illustre à qui elle a été présentée. Nous vou- drions énumérer chacune des pièces de cette vitrine. Il faudrait, s'il y avait une justice dans ce monde, louer abondamment le Coudrier, les Orchidées, la Chaïuielle roiiuiine, etc. Xous ne pouvons qu'admirer en bloc.

M. Charpentier et M. Desbois manient Tétain avec une égale maestria. Le Pot à vin nouveau et le iVri'ùr^hv?/?, de M. Charpentier, sont dignes d'une table princière. Mais notre préférence va à deux simples serrures en bronze du même artiste .Le Clnvil et le J'iolou. La vitrine de AI. Desbois est tout entière à citer; c'est le régal des yeux et de l'imagination. Les meubles de M. Carabin sont origi- naux assurément, mais la sculpture expressive n'est pas de la sculpture décorative. Celle-ci n'a sa raison d'être que dans la pureté de ses formes, dans leur élégance, dans leur charme. On ne demande à un objet d'art que de réjouir l'œil, on ne lui demande pas de faire penser.

Cette réilexion s'adresse également à .M. Prouvé, dont les deux vases, d'une parfaite exécution, ont l'ambition de la sculpture d'expression, AL Delaherche est dans le vrai, lui qui ne cherche que la pureté des formes et l'éclat des couleurs. Ses grès, si connus et si dignes de l'être, font toujours notre envie et notre admi- ration. C'est de la décoration du plus beau style : heureux qui peut mettre une fleur à demi épanouie dans un de ces vases d'un éclat sombre, ou suspendre à son mur ces plats flamboyants comme des armures! La vitrine de M. Thesmar semble le trésor d'un joaillier: ce ne sont que richesses rares: c'est l'émail tranchant sur l'or, sur la porcelaine, des vases précieux, des brace- lets ciselés, tout cela plein de goûl et d'originalité. Les verres de M. Leveillé ont la solidité et la force d'un marbre qui serait trans- lucide. Hnlin, nous vovons dans toutes ces collections d'objets les

SCULPTURE ET OBJETS D'ART AU CHAMP-DE-MARS (07

éléments des futures Expositions rétrospectives. Si notre époque n'a pas de style, ou plutôt en a un que nous n'apercevons pas, elle a, du moins, l'étonnante compréhension des styles du passé. On contestera peut-être sa puissance de créatrice, mais on lui accordera du moins l'intelligence ; tout ce qu'on voit au Champ- de-Mars le démontre.

LA PEINTURE

AU SALON DU CHAMP-DE-MARS

membres de la Société des artistes du Champ-de- lars sont victimes d'une étrange illusion que ontribuent à entretenir leurs réciproques admira- ons : ils paraissent se considérer comme seuls détenteurs des formes d'art nouvelles, comme seuls investis de la haute et noble mission de rajeunir et de vivi- )^ fier la peinture. Un des plus auto- risés d'entre eux (i), j'entends comme critique, car, chez lui, l'écri- vain prime le peintre déclarait, dans un compte-rendu, qu'en de- hors de la Société du Champ-de-Mars, il n'y avait plus de salut pour l'art français. Le malheur est qu'il en fasse partie de cette Société, et surtout qu'on le sache, car son autorité s'en trouve singulièrement amoindrie. Pour se faire dire toutes ces douceurs, les membres de la Société du Champ-de-Mars auraient se garder de choisir un des leurs : ils en eussent facilement décou- vert un autre, ou, ce qui eût été bien plus fort, ils auraient

( i) M. Ary Renan, dans le journal Le Temps,

LA PEINTURE AU CHA.MPS-DE-MARS

409

trouver un ancien partisan du Salon adverse. Tout cela pour conclure qu'il ne faut pas vouloir nous en donner à garder, que celui qui veut trop prouver ne prouve rien, et qu'en fin de compte, l'eflort d'art de la Société du Champ-de-Mars, pour être plus apparent, n'en est pas plus durable. Il y a des dehors plus attirants, une science de présentation plus consommée; mais, si l'on gratte ce vernis soigneusement disposé, pour pénétrer jusqu'à l'œuvre même, on est surpris du peu qu'il reste et de de l'insuffisance de ce qui reste.

Certes, on ne saurait nous accuser de partialité en faveur du Salon des Champs-Elysées. Une société dont les chefs de file s'appellent M. Gérômc, M. Jules Lefebvre, surtout M. William Bouguereau, « ce faux mythologue des Vénus en caoutchouc et des bambini en sucre », comme l'appelait spirituellement un de nos plus délicats critiques, artiste et philosophe en même temps (i), un tel Salon, on le comprend, n'est pas fait pour nous plaire. Mais, en conscience, vous sentez-vous de vives tendresses pour l'autre clan, et, s'il vous fallait opter entre MM. Bouguereau. Lefebvre et Gérôme d'une part, MM. Duez, Gervex, Béraud et Carolus-Duran de l'autre, n'auriez-vous pas d'hésitation pour marquer vos préférences ? Quelque différent qu'apparaisse l'idéal d'art de ces derniers, si toutefois ce n'est pas profaner ce mot d'idéal que l'appliquer à de tels peintres, leurs tendances ne té- moignent pas de préoccupations esthétiques d'un ordre plus élevé, et la vulgarité de leur faire nous semble tout aussi négligeable pour l'historien du mouvement artistique contemporain que la fausse distinction et l'artificielle élégance des peintres académiques. On voit qu'^z dessein, dans chacun des deux camps, nous avons omis de citer les vrais artistes, un Paul Dubois, un Henner, un Fantin-Latour, d'une part; un Puvis, un Carrière, un ^^''histler, de l'autre. Il importe peu, en effet, que de tels peintres exposent sur la rive droite ou sur la rive gauche ; il importe même fort peu qu'ils envoient leurs tableaux aux Salons annuels, sauf pour ces Salons qui n'auraient plus de raison d'être, étant ainsi découronnés ; ils sont assurés d'être toujours suivis de la sympathie des vrais

(i) M. Gustave Geffroy.

410 i: ARTISTE

amateurs, et leur personnalité doit s'imposer à l'attention, en quelque lieu qu'elle se manifeste.

Aussi bien ce mot pcrsouualili' nous ramène-t-il au Salon du Champ-de-Mars. car il nous paraît intéressant autant que caracté- ristique d"y marquer la réciproque iniluence des membres de cette société les uns sur les autres, comme une preuve nouvelle de ce que peuvent l'esprit de coterie et l'influence des foiiindes. En vérité, ce serait trop aisé de fournir des exemples de ces imitations poussées jusqu'au plus incroyablepastiche, de montrer par exemple comment M. Gandara sort de M. Whistler; AI. Deschamps, du regretté Ribot; .\I. Tournés et M. Berton, de M. Eug. Carrière: cela saute aux veux et s'explique d'ailleurs surabondamment par la fascination bien naturelle que doivent exercer sur leurs élèves, ou simplement sur leurs admirateurs plus jeunes, des talents comme ceux que nous venons d'indiquer. Ce qui se comprend moinsaisément, et devient, par cela même, beaucoup plus significatif, c'est la réaction exercée par certains manœuvres de l'art qui trouvent encore des sou.s- ordre pour emboîter le pas et marcher à leur suite : chose dange- reuse, non pas seulement pour les imitateurs, mais encore pour ceux qui servent de modèles, car il devient désormais difficile de leur persuader qu'ils n'offrent rien de ce qui caractérise un maître. N'ont-ils pas un argument tout prêt, qui semble irrésistible ? Comment ne serais-je pas un maître, puisque j'ai des disciples? .\I. l^lanchc lui-même, qui le croirait? ce pasticheur exsangue de l'art anglais, trouve des imitateurs qui auraient encore moins que lui le sens de la couleur et de la lumière, si toutefois la chose n'était pas impossible.

Il n'entre pas dans nos intentions d'étudier ici les transforma- tions de manières auxquelles préside cet esprit d'imitation et de coterie. Nous avons voulu seulement en prendre occasion pour toucher à une question d'autant plus intéressante qu'elle offre un haut caractère de généralité, s'étendant à tout ordre de production artistique : dans quelle mesure l'esprit de groupe ou de coterie réagit-il sur l'œuvre d'art et quelle peut être son influence bienfai- sante ou pernicieuse ?

LA PEINTURE AU CHAMPS-DE-.MARS 411

La Société du ('.hamp-dc-Mars en c'st, dans la peinture, déjà nous l'avons observé, le plus décisif exemple. Ajoutons de suite qu'il ne pouvait en advenir autrement : les conditions dans lesquelles cette société s'est constituée, prétendant rompre avec d'anciennes traditions et aspirant au rôle glorieux de communiquer une jeunesse nouvelle à l'art contemporain, rendaient inévitable ce groupement en coterie aiUour de quelques noms plus autorisés ou plus célèbres que les autres. Malheureusement, ce n'est pas avec des règlements et des statuts, mais bien avec des talents nouveaux, qu'on vivifie un art. Or, les chefs de lile demeuraient les mêmes, et comme ils étaient moins nombreux, les pcinlrcs à la siiilr éprouvaient le besoin de se sentir les coudes et de se rapprocher. Ajoutons que l'espace étant plus restreint, et l'organi- sation matérielle du lieu volontairement dill'érente, les influences se firent d'autant mieux remarquer : tel imitateur de AI. Puvis de Chavannes, qui passait inaperçu autrefois dans l'incroyable profusion de choses peintes encombrant les ('dtamps-Elysées, s'imposa désormais à l'attention du visiteur, d'autant plus infail- liblement que, semblable à l'un de ces petits satellites qui forment le cortège des grandes constellations, il était placé non loin du maître. Ajoutons encore que la Société du Champ-de- Mars, qui dans son principe devait être ouverte à tous les talents, devient, en vieillissant, plus étroite encore et plus fermée que sa rivale : c'est l'éternelle histoire de toutes les coteries, histoire vieille comme le monde et qui durera autant que lui.

Grandes coteries ou petites églises, institutions en apparence protectrices de l'art, les plus nuisibles en réalité à la véritable émancipation de l'esprit qui favorise l'éclosion des œuvres. Dans un art voisin, la musique, quelques personnes connaissent, pour y être allées une fois, rarement deux, les concerts d'une société qui s'intitule: Sociclc millondh'. 1:11e est composée d'un certain nombre de musiciens de métier et de plus nombreux amateurs partageant leurs loisirs entre l'étude de l'hannonie et la direction spirituelle de quelques groupes de femmes du monde, car elles aussi ont leurs syndicats artistiques, en vue de la plus rapide initiation wagnérienne possible. Chaque année, à une époque précise de la saison, toutes portes closes, je veux dire le public n'étant pas

.(12 L'ARTISTE

admis, précaution d'ailleurs bien inutile, les sociétaires imposent à leurs parents et connaissances la rude tâche d'écouter trois heures durant leurs tentatives musicales. Ici, le maître est le plus grand artiste des temps modernes, terrible et redoutable modèle qui courbe sous son joug despotique tous ceux qui ont l'audace de l'approcher de trop près : envahis et débordés par le dieu, ces jeunes donnent, pour la plupart, l'impression d'une vieillesse préma- turée,

La littérature, elle aussi, a ses cénacles et ses petites églises ; nous en savons les résultats : la grande erreur d'une foule de gens est de s'imaginer que dans l'ordre spirituel les résultats de l'association et de l'effort collectif peuvent être en quelque façon comparables à ce qu'ils sont dans le domaine positif et pratique. Ils sont en cela victimes d'une conception par trop simpliste et qui est l'antipode de l'exacte vérité. Quelques-uns se figurent qu'ils trouveront parmi leurs rivaux en art un appui et des conseils précieux. Il semble qu'ils en soient encore à cette conception d'un cénacle idéal, tel que Balzac dans son admirable roman des Illusions perdues, en une heure d'imagination délirante nous en a décrit la fascinante mais par trop invraisemblable image. Ils devraient pourtant savoir, quand bien même l'histoire de l'art ne serait pas tout entière avec ses innombrables exemples pour le leur enseigner, que les vrais talents n'ont pas eu d'autres éducateurs qu'eux-mêmes, et que les hautes personnalités grandissent exclusi- vement dans la solitude.

A côté des inconvénients, et comme compensation, examinons les avantages, car il serait injuste de n'en point reconnaître à la Société du Champ-de-Mars. Son organisation même en groupes présentant une solidarité plus étroite qu'au temps il n'y avait qu'une exposition, et le désir fort légitime d'acquérir une réputation de modernisme en ouvrant ses portes toutes grandes aux talents étrangers, ont donné des résultats heureux. Quand on devrait simplement à cette société, je ne dis pas la découverte de M. Whistler, car M. Whistler n'était plus à découvrir, étant déjà connu et apprécié depuis quelque vingt-cinq années par les

LA PEINTURE AU CHAMPS-DE-MARS 413

vrais amateurs, mais sa mise en place, sa coiiscmilioii aux yeux du grand public parisien, l'effort de la Société nouvelle n'eût pas été vain. Il s'est produit, en effet, pour cet artiste ce qui advient presque toujours pour les originalités très tranchées : lors de ses premières expositions, il est passé inaperçu; la réputation dont il jouissait dans son pa3'S a été impuissante à le faire accepter chez nous, et l'on peut bien dire que sa renommée en France ne date que d'hier. Pour lui, comme pour tant d'autres de nos peintres nationaux, le public, ce bon public qui ne demande qu'à admirer, mais qui a besoin, comme les enfants, qu'on lui précise l'objet digne d'admiration, a joué son rôle de mouton de Panurge et suivi l'impulsion donnée. L'administration des Beaux-Arts a marché ensuite, car l'administration se conforme aux indications du public, ce qui est parfaitement logique puisqu'elle ne vit que par lui, et l'État, en achetant pour le Luxembourg la toile que l'on connaît, a doté de son plus précieux joyau le musée de nos peintres vivants.

M. Whistler n'a pas exposé cette année, et son absence fait un grand vide, qui serait plus sensible encore si l'un de ses compa- triotes, de talent tout différent mais non moindre, n'avait été, cette année même et la place qu'il occupait , révélé à notre public français : je veux parler de M. Burne Jones. Nous disons que M. Burne Joncs est de talent tout différent : ceci vaut une explication. M. Whistler, en effet, est avant tout et par dessus tout un peintre, c'est-à-dire qu'indépendamment de la haute culture et de l'élévation de pensée dont témoignent ses admirables portraits, les qualités picturales prédominent dans son oeuvre. De lui on peut dire très justement, employant une expression trop souvent faussée par l'abus qu'on en a fait, qu'il est m' peintre: pour préciser son cas par un exemple, il est impossible qu'en présence d'une de ses toiles exécutées avec cette sobriété et cette science de composition apparaissant jusque dans les moindres détails, un œil artiste, particulièrement doué pour les jouis- sances de la couleur, ne reçoive pas une impression directe et toute puissante. Tel est le critérium indiscutable : dans le portrait de sa mère un spécialiste de la couleur ne manquera pas de vous dire que l'harmonie de noir qui s'y trouve est pour ses yeux une

414 UARTISTE

sudisiintc volupté. Bref, si je ne craignais que l'expression ne comportât pour certains esprits une part de défaveur, je dirais que dans son talent les ijiuilili-s il'cxcciilioii sont prépondérantes. C'est exactement le contraire qu'il l'aut dire pour caractériser le talent de .M. Hurne Jones, et cette simple énonciation suffit à marquer la place de ce dernier parmi les peintres à tendances littéraires.

Ici je voudrais ouvrir une parenthèse pour appuyer ce que j'avance sur l'autorité d'un maître incontestable, qui précisément touche à cette question de la façon la plus nette. Dans son projet de JJiiiioiiinairc ilcs Briiiix-.^rls. voulant marquer la différence entre les peintres chez lesquels l'imagination est prépondérante, et ceux qui par contre doivent le plus aux qualités d'exécution, Eugène Delacroix écrit au mot. pciisà' : « Les premiers linéaments par lesquels un maître habile indique sa pensée contiennent le germe de tout ce que l'ouvrage présentera de saillant. Raphaël, Rembrandt, Poussin, je nomme exprès ceux-là parce qu'ils ont brillé surtout par ht pciiscc. jettent sur le papier quelques traits : il semble que pas un ne soit indiflercnt.... II est des talents accom- plis, qui ne présentent pas la même vivacité ni surtout la même clarté dans cette espèce d'éveil de la pensée à la lumière : chez ces derniers, Vcxccntion est nécessaire pour arriver à l'imagination du spectateur. En général, ils doivent beaucoup à YiiiiiUilion. La présence du modèle leur est indispensable pour assurer leur marche. Ils arrivent par une autre voie à l'une des perfections de l'art (i) ».

Encore une fois, il ne faut retenir, de ces réflexions du grand artiste, qui ont une portée bien plus générale dans le cadre du JoiiriiiiL que ce qui s'applique au cas particulier de M. Burne Jones et des peintres à lendauees littéraires, appartenant à la pre- mière catégorie d'artistes signalée par Delacroix. Dans leurs toiles, en effet, le spectateur sera beaucoup moins sensible aux défail- lances de l'exécution, s'il y en a, son attention se concentrant avant tout sur Viilée ou le sviiiljole dont l'œuvre peinte n'est que l'expression visible. Ira-t-il leur demander le lini du détail et l'exécution minutieuse qu'il est en droit d'exiger du peintre de

(\) Journal d'Eug. Delacroix, 3.nnéc 1857, encoa- inédite.

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L' ARTISTE

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LA PEINTURE AU CHAMPS-DE-MARS 415

morceaux ? Ce serait presque un contre-sens, d'autant plus que l'esprit, sollicité par Vcuxniihlc de la composition serait alors plutôt distrait de la vraie impression qu'il doit subir. Des réflexions de cet ordre nous venaient en présence des trois toiles de M. Burne Jones, et nous saisissions en même temps les raisons qui doivent en détourner les spécialistes du morceau. Pour nous, qui recherchons avant tout dans une œuvre d'art sa signification profonde et sa puissance d'évocation, nous avons vivement goûté ces peintures, surtout le portrait d'eniant, à l'expression haute et lière, qui laisse déjà percer dans son regard les préoccupations d'une âme inquiète et qui apparaît le descen- dant non dégénéré d'une race de preux. L'artiste français dont on pourrait, semble-t-il, le plus justement rapprocher M. Burne Jones, est AI. Gustave Moreau, au point de vue des tendances seulement. Le peu que nous connaissons de ces deux cspriLs nous interdit d'en dire d'avantage mais nous permet de dire cela.

M. Puvis de Chavannes, lui aussi, est un iiiUilctliicl de la pein- ture, mais à tendances très différentes de celles que nous venons d'observer chez AL Burne Jones. C'est un intellectuel, parce qu'il n'y a pas une de ses œuvres ne se manifeste le souci d'un idéal d'ordre supérieur, la préoccupation du sens S3'mbolique et de la puissance évocatrice de la peinture : l'admirable dessinateur qui était en lui et qu'il a su nous révéler autrefois dans les études à la sanguine préparatoires de ses grandes compositions, ne fut jamais distinct du poète actif et fécond qui sut les imaginer et les disposer. Nous ajoutions que pourtant ses Iciidanccs étaient dijfcrcntcs. En effet, et telle est sa distinctive originalité parmi les artistes modernes, seul ou à peu près entre tous, il tenta de restituera la peinture le caractère dccoral if qui fut, aux origines de cet art, sa véritable raison d'être, et qui demeure, à travers toutes ses métamorphoses, sa suprême et décisive beauté. Nous avons eu l'occasion, en de précédentes études, de marquer notre admiration pour ce maître, et dans les observations que nous présentions ici même sur l'arahcsquc, nous avons indique l'influence bienfaisante

4i6 L'ARTISTE

et rénovatrice de cet art apaisé, apparu comme une réaction néces- saire (i). L'auteur des peintures décoratives de la Sorbonne, de VEté et de tant d'autres œuvres durables a donné la mesure de ce qu'il pouvait faire ; il ne faudrait pas le juger d'après son exposi- tion de cette année : cette sorte d'apothéose de Victor Hugo ne convenait guère à son talent, et les plus grands artistes sont ceux qui perdent le plus à subir un sujet. La maîtrise incontestable de AL Puvis de Chavannes s'exerce d'autant mieux que le choix de son sujet l'a plus complètement détaché au préalable des entraves de la réalité : il lui faut le champ illimité du rêve et du symbole; alors seulement son originalité se fait jour et ses facultés inven- tives prennent leur essor. Il y reviendra, nous n'en doutons pas, pour la plus grande joie de ses admirateurs et le plus grand profit de l'art. Victor Hugo encore une fois n'était pas fait pour inspirer M. Puvis de Chavannes.

On ne saurait mieux revenir à la peinture ini'nuc et expressive qu'en parlant de M. Eugène Carrière. Celle-là aussi a des droits incontestables, car si la peinture décorative apparaît plus conforme aux grandes traditions de l'art envisagé dans ses origines histori- ques, il est une part de nos âmes modernes, éprise de complexités psychologiques et de sentimentalisme raffiné, qui ne saurait trouver sa pleine satisfaction qu'à la faveur de manifestations esthétiques d'un ordre plus restreint et plus intime. Dans ce domaine, et après les longues contestations auxquelles doivent se résigner les originalités très tranchées, M. Eugène Carrière a su apporter sa note personnelle et s'est affirmé de façon définitive. Il importe peu, en effet, que l'atmosphère spéciale dont il enveloppe comme d'une brume les personnages de ses compositions, passe, aux 3^eux de certains juges prévenus, pour un parti pris d'obstina- tion, et un procédé artificiellement prémédité. On ne peut mécon- naître la part d'exactitude enfermée dans de telles critiques, et nous- même, qui professons à l'endroit de cet artiste une sympathie peu

( I ) Voii- dans le Salon des Champi-Èlysccs, le développement sur l'Arabesque ( ï Artiste, mai 1895 ).

LA PEINTURE AU CHAMPS-DE-MARS 417

suspecte, nous sommes le premier à convenir que son exposition de cette année contient une exagération resrrettable de sa manière. 11 n'en reste pas moins que l"auteur d'une toile comme la Malrniilc, qui figure maintenant au musée du Luxembourg, a exprimé quel- que chose qui avant lui n'avait pas été exprimé, ce qui demeure en dernière analyse le critérium décisif du talent ; il n'en reste pas moins que dans certains de ses portraits, je ne parle pas de ceux de cette année, mais dans celui de M. Alph. Daudet par exemple, dans son admirable J'crJaiuc surtout, il a pénétré jusqu'à l'âme du modèle, il a su, comme personne, dégager la vie intérieure, il a été, en un mot, aussi complètement iiidiscni que doit l'être un vrai portraitiste. En vérité, quand on songe à ce qu'est devenu l'art du portrait, sous le pinceau des manœuvres qui l'exercent, ou se sent pris d'une réelle sympathie pour l'artiste qui, dédai- gneux des procédés faciles et des trucs ingénieux qui concilient la faveur du public, ne s'est montré soucieux que de la beauté inté- rieure de son modèle et de la signification expressive de ses traits.

Et maintenant que pourrions-nous ajouter aux précédentes observations? Nous entendons bien les objections qu'on va nous adresser: est-ce donc un Sillon, ou quelque chose qui y ressem- ble? Non, certes; aussi bien n'avons-nous jamais eu la pensée de nous conformer aux usages d'autrefois, en donnant une analvse raisonnée et détaillée des tableaux. L'état actuel de l'art et l'incroyable quantité de choses insignifiantes qui encombrent les galeries, rendent chaque année plus difficile l'ancienne forme de critique, et ne laissent plus de place que pour le guide-âne des journaux, bâclé la veille de l'ouverture, ou pour les réflexions d'ordre général, nécessairement limitées. Si ingénieux que se montre un esprit de critique, quels commentaires, en conscience, voulez-vous qu'il donne des dix ou douze portraits de M. Carolus Duran, qui ressemblent à s'y méprendre aux dix portraits de l'an dernier, lesquels étaient déjà la répétition de ceux de 1891 ? Tout est artificiel chez ce peintre, jusqu'à l'apparente fécondité : car ce

1893. L'aRTISTK. NOUVELLE Tl-RIODE : T. V. 2J

4iS L'ARTISTE

n'est pas la quantité des productions qui fait la fécondité d'un artiste, mais leur variété et surtout la valeur de leur signification. A ce point de vue il est bien permis de dire qu'en dépit de ses succès renouvelés, cette signification est nulle, par conséquent toujours identique à elle-même. Trouvez-vous bien suggestive la peinture de M. Gervcx et celle de M. Roll ? Quand l'art ne dépasse pas ce niveau, il est pour le moins inutile, et l'on doit s'en garder, pour reporter toute son adoration sur la nature qui n'est jamais indiscrète ni encombrante. On n'en saurait dire autant de toutes les toiles. Il s'est trouvé des artistes pour se plaindre de l'insuffi- sance des critiques; il me semble que c'est une interversion des rôles : que messieurs les artistes commencent, et les critiques viendront après.

PAUL FLAT.

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LES CONCOURT & L'ART MODERNE

r:S auteurs de ÏJil du ilix-bnitiiiik' siècle, de Miiiii'llt' Sdloiiioii, de G^;- :'(//7//, Jules de Concourt, mort voici plus de vingt ans, AI. lidmond de Concourt, qui, de sa triste solitude, se plaît à évoquer ses souvenirs et les grâces des filles de l'Opéra d'antan, viennent de publier des Eludes d'art (i) dont l'apparition sera hautement célébrée par les peintres et par les poètes, par les esthètes, par tous les artistes de la matière et du verbe. L'apparition, peut-on dire, car M.Roger Mar.K a, pour cet ouvrage, écrit une préface sont supérieurement analysés le génie des Concourt, l'effort de l'art et de la critique modernes ; car, en ce livre luxueusement édité, se trouvent attestés par quatre planches héliogravées, les dons de peintre et d'aquafortiste de ces « graveurs sur pierre fine de la prose », comme disait le joailler à'Einaiix et Camées. De ces deux études pour la première fois réunies, le Salon de iS)2 publié à deux cents exemplaires jadis, et la Peinture à l'exposition de iSjj, à quarante-deux seulement, peu de lettrés connaissaient autre chose que le radieux éloge de

{\) Ètuiki il'art, par Edmond lit Jules de Concourt; préface de Roger Marx. (Paris, librairie des Bibliopliiles.)

420 LWRTISTE

Dcciimps, naguère recueilli dans les Pages rdnmvécs. Et c'est un beau spectacle de voir, à chaque réimpression d'un livre de ces probes artistes, l'admiration se faire en même temps plus infor- mée cl plus respectueuse; de voir vaincre le temps et l'oubli, s'imposer à des générations nouvelles, à des âmes renouvelées, ces pages prodigieuses de clairvoyance, de beauté rare, fleuries de jeunesse, initiatrices toujours, toujours hardies.

« Ces études sur l'école contemporaine, il sied, dit M. Roger Marx, de les replacer à leur date dans l'œuvre d'Edmond et de Iules de Concourt. Ce n'est pas un début négligeable, inattendu, l'extraordinaire prélude donné par un Guizot ou un l'hiers à leurs peu valables histoires; ce n'est pas davantage une gageure d'écri- vain, une escrime littéraire à la Saint-Victor, l'aventure d'Alfred de Musset s'improvisant, par caprice, juge d'art pour une heure. Elles ne prétendent ni constituer le premier terme d'une série, ni mar- quer le point de départ d'archi\'es spéciales, chaque printemps reprises, tenues à jour avec la fidélité, la clairvoyance d'un Bùrger- Thoré ou d'un Castagnary. En inaugurant par un Salon leur leur œuvre critique, Edmond et Jules de Concourt, tels jadis Charles Baudelaire et naguère Emile Zola. J.-K. Huysmans, cèdent au tourment qui les presse de déclarer le sens de leurs aspirations, de protester au nom de la vérité, de réagir contre le mensonge des acclamations routinières. Journalistes en 1832. les ouvrages réunis au Palais-Royal leur sont un prétexte pour émettre leur doctrine, affirmer leur foi. et au public de l'arl sera dédié superbement le recueil des articles publiés dans XEelair. Vienne l'Exposition universelle de 1835,... la compréhension élargie, on les verra instruire le procès des célèbres, dépister les tendances, se hausser dans un examen d'ensemble aux généralisa- lions de la svn thèse. »

Comme 'l'h. Gautier, comme tant d'autres, c'est le crayon et le pinceau à la main que les Concourt ont fait leur apprentissage d'écrivains. Eeur vocation littéraire ne s'était pas encore éveillée quand ils entreprirent, en 1849, sac au dos, leur tour de Erance à la conquête du pittoresque. Sur un carnet, chaque jour, ils notaient le nombre de kilomètres parcourus, les repas et les étapes de leur vovage d'aquarellistes. Mais si pénétrante était leur

LES CONCOURT ET LWRT MODERNE

4=1

vision, déjà, que le dessin et les couleurs ne leur sullirent bienl(')l plus à traduire leurs impressions; ils en vinrent à esquisser, dans ces notes, de précieux tableautins, à rehausser leurs croquis hâtifs, leurs prestes lavis, de touches idccllcs. De leur voyage en Algérie qui eut lieu la même année, datent des pages où, pour la pre- mière fois, ils se révèlent écrivains de race, plus soucieux, à vrai dire, d'analyser les « eftets » que de décrire les spectacles, mais

Jules de Goiiconrt

D'après une aquarelle J'Edmond de Gon'Court.

stylistes souples, précis, conscients des valeurs ; des pages lumi- neuses, à l'épithètc certaine, à la svntaxe galante, à la phrase menue, d'un faire tantôt singulièrement lâché, tantôt nerveux et brutal, avec comme des hachures de burin et des'morsures d'eau- forte ( I ).

Médiocrement avisés de leur vocation, les deux artistes, de retour en France, ne quittèrent pas la tâche qu'ils avaient élue : « Sur une grande table à modèle, aux deux bouts de laquelle, du matin à la tombée du jour, mon frère et moi faisions de l'aqua- relle, dans un obscur entresol de la rue Saint-Georges, un soir d'automne de l'année icS^o, en ces heures la lumière de la

( I ) Pages retrouvici, Alger.

422 L'ARTISTE

lampe met fin aux lavis de couleurs, poussés par je ne sais quelle inspiration, nous nous mettions à écrire un vaudeville, avec un pinceau trempé dans l'encre de chine. »

C'est avec un pinceau qu'ils continuèrent d'écrire. Mais, tandis que dans En 18.., dans Maïuilc Salomoii. dans Iilccs et sensations, ils proclamaient leur esthétique, qu'ils étudiaient dans Y Art du dix-huitième siècle les « vrais fils de l'esprit et du génie de la France », dans Gavanii son « grand peintre de mœurs », qu'ils convertissaient à leurs sentiments « anarchistes » les lecteurs de l'Eclair, du Paris, de l'Jrlisle, de la Gar^elle des Beaux- Jets, du Temps, du î'oltaire; tandis que, resté seul, l'aîné qui avait débuté par un travail demeuré inédit sur les châteaux d'architecture féodale, rédi- geait le Cataloi^ue ile l'Œuvre de JEatteau et celui de l'Œuvre de Prudbon, décrivait lii Maison d'un arlisle. et, naiiuére encore, signait une prestigieuse étude sur ce peintre Carrière, dont M. Roger Marx avait, le premier, mis les débuts en lumière, leurs jeunes travaux ne demeuraient jamais par eux abandonnés. M. Edmond de Concourt fixait, en une plaisante et vive aquarelle, l'image de son frère, gravait pour illustrer l'.-lrt du dix-huitième siècle des planches d'après Watteau, Saint-Aubin et La Tour. Jules de Con- court, en Italie, en Belgique, au cours de ses excursions en France, troussait d'énergiques croquis, décelait dans ses lavis, au témoi- gnage de Burty, « sa connaissance de toutes les ficelles du métier, des essuyages, des frottis, des lavages à grandes eaux, des salissures au crayon lithographique », peignait d'après nature des études puissantes et vraies, telle la Fosse commuiu' du cimetière de Montmartre, dont le décor de l'épilogue de Geruiiuie Lacerlenx. le beau drame d'Edmond, est l'exacte reproduction ; et dans son œuvre gravé, il affirmait ses préférences, qu'il fixât sur le cuivre les tableaux de Decamps ou les croquis de Cavarni, qu'il fît des pastels de La Tour « une traduction franche », qu'il choisît, pour interpréter Fragonard, « un grignotis à la Saint-Non », que, pour les Prud'hon, il procédât « par petits points qui, plus ou moins pressés, donnent un modelé très doux (i) », graveur cou- rageux, intelligent et divers.

(i ) Philippe Bl'rty, MaUra et pelils inaUrcs ; Les eaiix-fortcs de J ides de Gonconit (Char- pentier, 1877.)

LES CONCOURT ET L'ART MODERNE

De ce travail, les Concourt ont exprimé les angoisses dans Maihilc Siiloiiioii, « qui demeure, dit M. Roger Marx, le classique de l'atelier, le livre sans lequel l'intimité de l'artiste se trouvait ignorée, livre documentaire à ce point qu'une revue spéciale en publiait naguère les chapitres didactiques, trouvant là, consi- gnées, les idées, la physionomie esthétique d'un temps, l'histoire de ce qui, d'ordinaire, n'a pas d'historien ».

« L'eau-fortc l'empoignait (Coriolis) avec son intérêt, son absorption passionnée, l'oubli qu'elle lui donnait de tout, du repas, du cigare. Penché sur sa planche, à gratter le cuivre, à découvrir

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Hdiiioitd de Goiiconrf D'après une eau-forte de Jui.cs de Concourt.

sous les tailles et les égratignures, l'or rouge du trait dans le vernis noir, il passait des journées. Au bout de cela, la morsure, ce travail de l'acide qui, selon le degré, la température, des lois incon- nues, une chance, un hasard, va réussir ou manquer la planche, faire ou défaire son caractère, creuser ou émousser son st3-le, la morsure le prenait aux émotions de son mystère et de sa chimie magique. Il était enlevé à lui-même quand, baissé sur les fumées rousses, les bulles d'air crevant à la surface, il suivait l'eau mor- dante, les changements du cuivre, les pâlissements, les bouillon- nements verts qui moussaient sur les traits de la pointe... «

Coriolis, le peintre, est, comme Charles Demailly, l'homme de lettres, le porte-parole, le porte-douleurs des Concourt. Et ceux-là

424 L'ARTISTE

qui si licvrcuscnu'iit avaient lutlé contre la matière, qui, comme Flaubert, avaient connu les « alTres du style », artistes allinés, écrivains puissants, devaient être à leur début, des maîtres critiques.

« Critique heureuse, prompte à l'enthousiasme, facile à la louange, celle de ces débutants ! dit le préfacier... Critique géné- reuse qui ne se défendra point d'embellir la peinture aimée, de lui prêter le prestige, l'illusion du beau langage, et qui versera les pierreries rutilantes d'une prose à la Gautier dans la description du Coucher de soleil sur l'Anisld de Ziem ! De ci, de là, pourront encore surgir ces enviés défauts de jeunesse dont M. Edmond de Concourt charge avec tant de rigueur le livre initial En iS..., et le grand dommage, si parfois il arrive aux rédacteurs de VHchiir de viser à l'esprit, s'ils s'abandonnent à ne point cacher assez la richesse de leur culture, le profit tiré des voyages, des veilles dans les bibliothèques, des visites aux collections, aux musées ».

La critique de la critique se poursuit, ingénieuse. Les révoltes, les audaces, les luttes contre les poncifs ne sont pas pour déplaire à AL Roger Marx, due les « paravents » d'Horace Vernet, que le « galimatias » de Hamon, « Anacréon de la petite Provence », que les « bonshommes » de Meissonier, « à l'épiderme en tapisserie au petit point, sous laquelle n'a jamais couru le sang », soient disqua- lifiés, il n'en appellera pas de ce jugement. Pour Ingres, le préfacier remarque qu' « en spécifiant le terre à terre de la figuration, l'im- portance excessive de l'accessoire, le peiné du travail, l'enluminure par teintes plates, en indiquant le régal sensuel de certains nus », Edmond et Jules de Concourt ont préparé l'exacte détermination de ce génie païen, « indifli'ércnt au par dedans moral, de ce natu- ralisme patient, volontaire, visant à l'intégrale transcription des apparences avec la fidélité opiniâtre des primitifs, avec la naïve dévotion des Lidiens, des Persans en leurs miniatures ». Les critiques marquent-ils chez le peintre de Dante et J'irgile l'emploi habituel du pointillé multicolore qui s'assemble à distance, il s'aperçoit que c'est dévoiler « l'application de la loi du mélange qui fait de Delacroix avec 'l'urner l'aïeul, le promoteur de l'impres- sionnisme ». S'il s'étonne de l'espoir mis en Couture, il salue avec les Concourt, l'avènement du paysage, célèbre avec eux Dupré, Rousseau, Daubigny, Barye, se réjouit de voir « mis en pleine et

LES CONCOURT ET L'ART MODERNE 42-,

belle lumière ces petits maîtres ignorés, méconnus. Hervier. le Dccamps des ports de mer, et l'amusant peintre des moulins. Hoguet ». Il note que « la brutalité pataude, grossière, de Q)urbei, praticien secondaire, sauf en certains paysages et en ses tableaux de fange forestière, est pour répugner à leur délicatesse originelle... Pour répondre à l'ambition du renouveau, à la soif de lumière éclatante, pour satisfaire l'appétit d'exotisme, il fallait un explorateur de pays ignorés, et la logique du tempérament portait l'admiration des Concourt au plus original des peintres d'alors, à Decamps. l'achimiste des triturations de la pâte... »

Ces Etudes d'arl sont comme une préface .'1 l'ojuvre entière des Concourt. « Attentifs aux filiations, écrit encore joliment .M. Roger Marx, ils retrouvent dans le dix-neuvième siècle, le dix-huitième siècle oublié; ils évoquent et restaurent Watteau, Chardin, La Tour; ils s'émeuvent de la transparence des bols de Chine en porcelaine coquille et du décor bigarré d'une assiette japonaise ; ils exaltent Cavarni et voici que l'aveu des instinctives, inaliénables prédilec- tions présage à l'origine la carrière entière, et voici que s'indique comme en une ébauche, le sujet des glorieuses études à venir, le thème des admirations dont ne se départiront jamais Edmond et Jules de Concourt ».

Leurs thèses, ils les proclament, au seuil même de l'œuvre. Plus tard ils diront que « le beau est ce qui paraît abominable aux yeux sans éducation », critère presque infaillible sous sa forme paradoxale. Déjà ils poussent droit au prétendu arl populaire; ils le nient. « L'inaccessibilité du beau constitue leur charte fonda- mentale. » Ils rappellent le mot de M"'= Dumesnil à M"'' Clairon : « Dans une salle, il y a deux personnes de goût. » La peinture est-elle un art spiritualiste ? se demandent-ils. N'est-ellc pas plutôt un art matérialiste, vivifiant la forme par la couleur, incapable de vivifier par les intentions du dessin, le pardessus moral et le spirituel de la créature ? »

Peut-être cette théorie paraîtra-t-ellc trop absolue à quelques- uns ? Sans doute, au temps ces pages furent écrites, « la ten- tative faite pour remplacer par un élément laïque, par une ins- piration humaine, l'inspiration et l'élément divin de la peinture ancienne » ne fut « qu'une erreur ingénieuse ». La peinture

4=6 L'ARTISTE

religieuse nVtait plus, tuée par l'esprit du siècle. « Contrariée, comprimée par lunitormité des costumes, l'économie des acces- soires, la monotonie et la monochromie des scènes contem- poraines », la peinture d'histoire avait été « forcée de se réfugier dans le passé ». « Devenue une illustration de la tactique, la mise en scène panoramique d'un rapport militaire », la peinture de batailles « était descendue au trompe-l'œil des boutons d'un régiment ou des dessous de la botte d'un général ». La peinture de genre « amenée comme la grande peinture à vivre dans le vestiaire ancien » ; la peinture de portraits insouciante d'intellec- tualité, il ne restait plus désormais au peintre que le paysage, le paysage, « la victoire de lame moderne ». Elle n'était pas témérairement déclarée, cette faillite des vieux genres. Cinq ans plus tard, dans sa Philosophie du Salon de i8)j. Castagnary la cons- tatait définitive.

A l'homme, trop longtemps considéré comme le centre du monde, succède la nature. Les Concourt la veulent respectée et chère. Ce qu'ils demandent au peintre, ce n'est pas une vérité en soi, inacessible à qui même la pourrait concevoir ; c'est l'in- telligence du paysage, c'est avec la nature « une communion sincère ». A la sculpture du nu, vénéré des temps antiques, succède de même la sculpture des animaux. Et quelque grand que semble l'éloge, les Concourt restent judicieux critiques quand ils ont « peine à croire que jamais, en aucun temps, on ait égalé le prodigieux bestiaire de Barye », à la gloire de qui est écrite une page qui restera parmi les plus robustes de leur œuvre.

Mais s'il n'apparaît pas que l'histoire, les batailles aient, depuis, trouvé d'habiles metteurs en scène, des peintres inspirés, ne convient-il pas de protester, aujourd'hui, contre la rigueur d'un jugement qui voulait à jamais condamner la peinture religieuse ? Le temps est venu d'une foi nouvelle, indécise, mais qui s'efforce d'être ardente ; et cet effort même trahit étrangement le besoin l'on est de croire, la détresse de l'âme moderne. Malgré que ce fût sous l'étreinte d'ennuis particuliers qu'un poète personnel et rare, Paul \'erlaine, se fût tourné vers Dieu, ait clamé :

V'a, mon finie, à l'espoir immense !

LES CONCOURT ET L'ART MODERNE 4:7

sa prière émut. Le temple nouveau, pour beaucoup, n'est qu'une école, mais une école l'on fréquente fiévreusement. Ht n'est-il pas curieux de voir les romans de deux écrivains naturalistes con- courir à ce mouvement ? De songer que Scriir Pbilomcue et La faille de l'abbé Moiirel ont, par le charme qui en émane, hâté chez plusieurs l'éclosion des Heurs p;lles du néo-mvsticisme ?

En cet âge troublé, comme au temps de Fart gothique, d'aspira- tion incertaine et de fantaisies maladives, avide, comme alors, de symboles, délicat et brutal, d'une féminilité déréglée, il n'est pas un art qu'un artiste ne tourmente, qu'il idéalise la matière, ou qu'il procède de l'idéal à sa figuration matérielle. Une peinture religieuse est née, aflfranchie des dogmes classiques qui avaient dégénéré en de honteuses saint-sulpiceries, inspirée plus de la manière des primitifs, souvent, que de leur âme, mais originale parfois et troublante. Et s'il n'est donné qu'à peu d'artistes d'être touchés de cette grâce, plus nombreux sont ceux-là pour qui non- seulement le monde moral existe, mais que l'idée libre inquiète. Leur tentative est-elle condamnable ? Y a-t-il « l'inspiration demandée à une autre inspiration » un « art qui s'emprunte à un autre art » ? L'Art n'est-il pas un au contraire, au point que les techniques du peintre, du musicien, du sculpteur, du poète ne sont que des applications diverses de mêmes lois inéluctables ? Les chants de l'âme, les longues pensées et les rêves qui peuplent nos yeux, n'est-ce pas la tâche bénie de l'artiste, quel qu'il soit, de les immortaliser ?

Cette thèse peut surprendre chez les Concourt, ces créateurs d'une écriture picturale, dont l'influence sur notre langue, après celles de Chateaubriand, de Victor Hugo, de Flaubert et de Gautier, demeure en ce siècle, heureuse et décisive. Les antholo- gistes futurs extrairont peut-être, de ces l-l iules d'art, des pages d'un relief et d'un coloris surprenants: les Concourt aèrent, animent, ensoleillent les tableaux qu'ils décrivent, se vengent de la médiocrité en traçant, en tripotant sur les toiles des sujets et des tons nouveaux; ils ont, devant la nature, des coquetteries à rendre jaloux les maîtres dont ils analysent l'art. Sous leur plume, les choses s'éclairent, les êtres s'émeuvent. Ils s'exaltent au jeu des « brumes lumineuses » , du « jour trempé de lueurs

42S L'ARTISTE

empcrlces », de « la lumière endormie », des épis « aux vivacités sèches du soufre », des « blancs poudroiements du midi » ; ils observent « le soleil sans hâle (d'Angleterre) qui semble laisser tremper tout ce qu'il n'éclaire pas dans le mol azur d'un clair de lune », « les cœurs jeunes des roses blanches qui transparaissent et chaullent les tons argent de la fleur , la moiteur des demi- teintes, le chillbnné de cette fleur, l'épanoui de celle-là..., l'amou- reux balancé de la grappe », la « verdure fraîchie de rose », « l'herbe feutrée », la mêlée a qui se jalonne en masses sanglantes ». Ils s'enivrent « d'épithètes peintes en bleu, en rouge, en vert, comme les chiens de chasse de la Nouvelle-Calédonie » ( i ). Car ils sont peintres autant que psychologues, ceux qui ont, en des romans parallèles, créé sur leur modèle ces deux « écorchés », Coriolis et Charles Demailly; ceux dont l'œuvre pourrait paraître sous ces titres : Idées cl sciisalioiis. Portraits et paysages.

C'est pour avoir, dans les écrits de M. Roger Marx, découvert la poursuite de son enquête, l'accomplissement de son espoir, que AI. Edmond de Concourt lui a, sans doute, demandé de présenter les Eludes d'art au public. Aussi est-ce avec une grande autorité que le préfacier, formulant lui-même ses aspirations, admire « ce programme d'une critique planant au-dessus du compte-rendu, d'une critique qui, loin de se restreindre à la définition des apparences et à la controverse plastique, veut remonter du visible

à l'au-delà, de la main qui obéit au cerveau qui commande

Conception de vaste envergure, légalement issue des préférences de méditation, d'analyse des Concourt, et qui d'un Salon vient à faire un roman réel se confondent en une seule et même étude l'Œuvre et l'Homme, l'Art et l'Artiste, l'Esthétique et la

Psychologie. »

(l) Charles Demailly, p.ige 120.

JULES RAIS.

LES MAITRES DE LA LITHOGRAPHIE

HORACE VERNET

E premier embarras, quand on veut parler des !^J lithographies d'Horace \'^ernct. est de savoir par commencer. Elles se répandent sur une période de ?v dix-huit ans environ, de 1816 à US34; mais l'ordre chronologique, si instructif quand il s'agit de voir des idées se développer ou un talent s'acheminer vers la perfection, ici n'aurait point de sens. La plus ancienne pièce de l'œuvre est fort jolie, la dernière ne vaut guère moins, et d'un bout à l'autre ce sont les mêmes qualités qui brillent ou s'éclipsent suivant les jours; le crayon d'Horace Vernet produit des lithographies comme un pru- nier donne des prunes. Il s'agit seulement que l'année soit bonne.

On ne peut pourtant se dispenser de faire un choix parmi ces deux cents pièces et plus il y a de tout : des militaires, du genre, des portraits, des illustrations, des pièces isolées, des suites, du bon, du mauvais, du médiocre, et même de l'excellent, ainsi que je prétends le démontrer; on ne peut non plus se passer d'un certain ordre d'exposition, fût-il arbitraire. Je vais donc faire des groupements par nature de sujets, et surtout ne prendre que le dessus du panier.

Nous commençons par les militaires, puisque c'est le peintre de batailles qui reste encore dans la mémoire de tous. On a dit que les lithographies d'Horace Vernet représentent plutôt le troupier que le soldat; et de fait, laissant de côté cinq ou six pièces d'ex-

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ception, non sans beauté, ce qu'il a vu dans la vie des armes, c'est le côté des petites aventures. Ses guerriers peuvent être graine de héros : en attendant, ce sont surtout de bons vivants, ne demandant qu'à rire. Cette gaieté, toujours la même, H. 'Vernet l'a traduite un peu sous toutes les formes, multipliant les anecdotes avec un visible plaisir. La maraude lui fournit « Petits, petits! » Deux chercheurs de rôti ont trouvé la porte du poulailler solide- ment close : que faire ? Heureusement, au milieu existe une petite trappe, destinée à laisser sortir les habitants quand il leur plaît. Un des deux gaillards se tient là, un sac de graines à la main, appelant de sa voix la plus douce. Un coq a déjà mis la tête dehors. L'infortuné ! son cou va répondre de sa confiance. Un grand sabre nu, levé de l'autre côté, n'attend que le moment précis pour le guillotiner.

Dans II Mon lieutenant, c'est un conscrit ! » une grosse bête a servi de victime ; mais le propriétaire a porté plainte : le voici qui arrive avec l'officier, et qui montre, étendu par terre, le corps du délit. Qui l'eût reconnu, hormis son maître, en un pareil accou- trement ? Pour mieux le faire échapper aux recherches, on lui a passé une capote, un pantalon d'uniforme, on lui a même enfoncé un shako sur la tête. C'est au point que l'auteur du travertissement ose encore indiquer du geste le faux conscrit à son supérieur : triste sort d'une opération si bien menée jusque-là, car ce n'est pas toujours chose commode que de venir à bout d'un cochon. « Tiens ferme! » nous f;iit justement assister à la capture, et le cuirassier a beau tenir à deux mains la queue de la bête, en dépit de ses efforts et des exhortations de son camarade qui même le retient par la basque de sa tunique, ce n'est point lui qui va il veut. De telles images peuvent indigner un critique de mœurs austères comme Silvestre ; quant à moi, j'avoue humblement qu'elles me font rire.

Ce qui est amusant dans la Cuisine au hivonac, c'est de voir avec quelle ingéniosité fantaisiste ce grand beau garçon qui a si peu l'air d'une ménagère, trouve moyen pourtant de se préparer, avec les éléments les plus inattendus, un excellent déjeuner. Une vache est attachée à un arbre : c'est elle qui donnera le lait, peut- être avant de fournir le pot-au-feu. Un canard pendu par le cou

HORACE VERNET 431

tourne et rôtit devant le feu, sur lequel mijote la gamelle. Brave comme Achille devant l'ennemi, le Français est bon à tout dans les intervalles.

Il y a une nuance entre les pièces que je viens de décrire et la Grâce de Dieu. Nous n'avions que de la gaieté : nous trouvons ici presque de la poésie. Tel lied allemand qui passe pour un chef- d'œuvre en dit autant et n'en dit pas davantage. Mais regardez plutôt : l'heure est matinale ; au-dessus de la porte de l'auberge est le bouchon traditionnel et l'enseigne : J hi tardée de Dieu ; sur le seuil, la jeune servante encore en marmotte, une bouteille à la main ; un beau soldat lui saisit la taille avant de remonter en selle et va l'embrasser : on prend ce qu'on peut le long de la route et ni l'un ni l'autre ne sont tristes, quoique le départ ait sonné et que sans doute ils ne se reverront jamais. En de pareilles choses, l'impression rapide est tout : ici elle est subite.

Le jeu est l'occupation naturelle des loisirs de la chambrée ou du bivouac. Vers 181 7, on jouait beaucoup à la drogue, amuse- ment aujourd'hui si bien oublié qu'il veut un mot d'explication. La drogue était un petit morceau de bois fendu que le perdant devait garder à cheval sur son nez pendant toute la partie suivante; on avait avec cela, outre l'envie de loucher, un air le plus drôle du monde. De ce jeu de la drogue, H.V^ernet a tiré trois pièces faisant suite. La première nous montre les deux joueurs en présence : l'un et l'autre sont à cheval sur un tronc d'arbre et le sérieux des mines, le naturel des gestes, le pittoresque des uniformes, donnent à la scène une valeur exceptionnelle. Une aussi chaude partie ne peut aboutir qu'à un duel : c'est le sujet de la seconde pièce qui n'est pas la meilleure. La troisième, intitulée JaRéconcUiatioii, peut sans excès être qualifiée de chef-d'œuvre. Le duel, on le pense bien, n'a point amené de malheur ; et, l'honneur étant satisfait, la paix se célèbre à la porte d'un cabaret, autour de la table. On l'a même célébrée. Dieu sait jusqu'à quel point, et les effets en sont variés suivant les personnages ; les deux champions sont, de ce dernier coup, à peu près hors de combat ; l'un s'écroule de son tabouret dépaillé, si étroit qu'il a tourné sous lui tandis qu'il voulait verser le fond de la bouteille à son ancien ennemi. Celui-ci tente de se lever avec un beau geste de

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tendresse, prêt à embrasser toute l'humanité ; en attendant, il embrasse son témoin debout aussi et qui lève son verre. L'autre témoin a déjà tourné derrière la palissade, et comment dire ce qu'il fait ? on le devine assez ; sans perdre de temps, il regarde les autres d'un œil terne par dessus l'échancrure des planches. C'est de l'ivresse complète, mais ce n'est point de l'ivrognerie, car ils sont jeunes tous, et suivant le mot du vieux Tyrtée : « A la jeunesse tout sied. »

J'ai choisi jusqu'ici les pièces l'esprit de Vernct me paraît donner sa plus franche saveur. Il serait aisé d'en trouver d'autres il se rapproche de ses rivaux sans désavantage. Voulez- vous, par exemple, du Charlet r Le Bivouac français, daté de 1818, représente ce pêle-mêle des camps que tout le monde alors avait vu et dont le pittoresque était si bien fait pour tenter les peintres : prétexte à souhait pour mêler des figures de grognards debout, des faisceaux d'armes, des chevaux au piquet, des tentes, des groupes d'hommes dormant sur la dure, et par derrière un horizon nu, mais non sans caractère, un paysage de champ de bataille. De pareilles scènes abondent parmi les grandes lithographies de la première manière de Charlet. En voici deux qu'on croirait tombées des Alhniiis. C'est d'abord le Fifre, amusante figure de conscrit musicien, tout absorbé dans son étude et dans son bonheur ; c'est surtout l'Invalide faisant sauter un enfant sur sa jambe de bois. Tout à côté sous la tonnelle on aperçoit les groupes de valseurs, on croit entendre la musique du bal, lui, jeune et beau garçon comme il est encore, n'ira plus jamais prendre sa part de mouvement et de plaisir.

Tout le monde connaît la pièce de Raffet : Ih gvognaieul et le suivaient toujours. C'est l'image héroïque de l'étape sous la pluie et la neige, alors qu'on allait à pied de Cadix à Moscou. Un quart de siècle avant, « Coquin de temps ! » offrait déjà la même idée, et presque la même disposition. Comment la lithographie d'Horace "Vernet n'est-elle pas plus célèbre ni plus recherchée ? J'entends encore le marchand qui venait de me la vendre son prix, quelques sous, l'admirer avec surprise. H. Vernet n'eut jamais ces qualités de réflexion qui font mûrir une idée, c'est entendu ; que d'idées sont

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pourtant venues dans cette cervelle légère, et vingt ans avant de rapporter à d'autres le succès.

Mais revenons aux pièces franchement sérieuses, qui, pour être en petit nombre, ne méritent ni moins d'attention ni moins de place. Plusieurs sont d'un caractère plus facile à comprendre qu'à définir. Toute anecdote en est absente. Ce sont des scènes de la vie militaire, comme elle en ofire à chaque instant et choisies pour le seul intérêt de la vérité. Tels sont : TOfficicr d'artillerie par- lant à un soldat démonté, la Mine, l'Attaque par des soldats d'infante- rie, les Tirailleurs derrière un mur. Ces deux dernières pièces surtout sont de la plus belle franchise. Il n'en faut pas séparer une autre plus précieuse encore, ne fut-ce que par sa date, le Lancier de la garde en vedette, qui porte le millésime de 1816 ; c'est la première lithographie de V'ernet ; elle est admirable. Dans la carrière de chaque artiste individuellement comme dans l'histoire universelle de l'art, c'est toujours un instant subtil que celui la main se rend maîtresse du procédé jusque-là rebelle, et triomphe dans ses dernières luttes. H. Vernet, heureux en tout, n'eut, à l'égard de la pierre, qu'à essayer pour réussir. Dans cette esquisse de cavalier debout, au repos, son crayon ignore encore bien des secrets de métier; en revanche, il est exempt de toute routine et se montre d'une attention, d'une souplesse, d'une naïveté qu'on ne lui re- trouvera plus. Les dessins de Détaille se paient très cher aujour- d'huis; on en signalerait peu qui vaillent, et justement par leurs qualités distinctives, le rapide croquis de son devancier.

Et néanmoins, que de jolies qualités acquises un peu plus tard, avec la pratique et l'expérience ! Dans le Soldat français instruisant les Grecs, la vivacité de l'expression jointe à l'éclat du coloris ; dans l'Hommage an buste du colonel Moncey, l'art de poser, en quelques coups de crayon, des figures de grognards dignes de Charlet ; dans a Soldat, je le pleure ». cet écho du cinq mai, une simplicité précise, dont seules quelques strophes de Béranger peuvent donner l'idée. Je n'en dirais pas plus sur les sujets militaires d'Horace Vernet, si je ne voulais au moins signaler l'importante Histoire du jeune Grivet. Les cinq grandes pièces qui la composent ont été visible- ment soignées par l'auteur et résument, d'une façon assez exacte, ses qualités comme ses défauts. La pièce intitulée : Ses premiers pas 1S95. l'artiste. Nouvr.LLn période : t. v. 2S

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lUimmcml ce qu'il doit cire un jour est entachée de ce sentimenta- lisme naïf qu'on aimait alors ; elle contient pourtant un groupe amusant : celui du tambour qui démontre, avec forces gestes, à ses apprentis les gamins, comment on fait usage du noble ins- trument ; un arracheur de dents ne serait pas plus éloquent. C'est de l'outrance assurément, mais sous laquelle la vérité n'est pas loin. Le Dcparl du jcuiic Grivcf renferme une figure superbe, celle du sergent debout, en grand équipement, et qui fume sa pipe avec philosophie, attendant la fin des embrassements de famille. La troisième pièce, l'on voit le jeune (irivet recevoir les armes et l'uniformei est la plus faible de la suite avec la dernière, les .-iiuu- scincnls du jcuuc Grivcl pcudaul ht paix. Le Premier fait d'ctrmcs du jeune Grivel est, au contraire, presque héroïque. En voyant l'attitude du jeune soldat blessé, le regard fier et impatient qu'il jette der- rière à la bataille où, cette fois, il ne pourra retourner, on peut trouver que c'est classique et théâtral, on ne peut se refuser à dire que l'effet clierché est obtenu.

Les sujets de genre, qui ne font qu'amuser les contemporains, offrent, à soixante ans de distance, un intérêt d'une autre nature. La société qu'ils ont divertie s'y reflète sous ses aspects les plus variés, les plus familiers, les plus dépourvus d'artifice : ils devien- nent des matériaux d'histoire inappréciables. C'est à ce titre que l'ceuvre de Carie \'ernet est si curieux. C'est à ce point de vue aussi que les petites pièces d'actualité que nous a laissées Horace \'ernet méritent notre étude.

Nous commençons par l'extérieur. Les costumes et les physio- nomies du temps, les voici d'abord dans les deux grandes pièces capitales : .-I sUioc eoach et lu Mallc-Posic. Les véhicules compliqués et vastes d'autrefois ont été souvent représentés par les artistes de l'époque : je ne crois pas qu'on en retrouve beaucoup de reproduc- tions plus fidèles. Dans .■/ stage coacb, ce sont les personnages qu'il faut surtout regarder : toute une collection de figures dont chaque trait porte la date de 1818. Dans /(/ Malle-Poste, c'est la voiture elle- même et l'attelage, les plus beaux chevaux, je crois, entre tous ceux qu'a dessinés H. \'ernet. Ils font penser à ceux de Géricault, dont pourtant ils ne sont pas inspirés, étant de deux ou trois années antérieurs. Une pièce moins importante, mais aussi curieuse.

HORACE VERNET 43^

c'est le titre des Croquis lithographiques de 1S18. II représente un commissionnaire en tricorne et mollets, portant sur son dos une pierre à lithographie et montant les marches du quai. Des boîtes toutes pareilles à celles qu'on voit maintenant couvrent le parapet, et un amateur de ce temps-là. vêtu d"unc longue roquelaure, y cherche attentivement.

Les Forçais, c'est un thème sur lequel on peut lire de brillantes variations tout le long des dix volumes des Misérahies. On s'attend qu'Horace Vernet n'a pas vu le sujet à travers les mêmes lunettes. Les forçats qu'un monsieur visite sur les quais de Toulon, et qui se pressent autour de lui pour lui offrir des petites boîtes de leur façon, ne sont pas des martyrs de la société, grandis jusqu'au ciel dans une vision d'apothéose. A peine un d'eux, au premier plan, jeune et triste, attire-t-il la compassion. Quant aux autres, ce sont de francs gredins, bien abrutis, mais bien musclés et groupés tort adroitement pour le plaisir des yeux. Lequel a vu le plus juste, ou du grand poète ou du peintre, à qui, tant de fois, on a fait un reproche de son esprit superhciel ? Mon avis est que les magistrats se trompent moins souvent qu'on ne pense, et que pour nous faire une idée du bagne, c'est encore H. \'ernet qu'il est sage de nous adresser. Nous ne l'en croirons pas moins sur le compte des Osages, ces premiers Peaux-Rouges authentiques qui vinrent se faire voir aux Parisiens. On sait à quel degré d'autres sauvages d'Amérique, les lowais de Catlin, attirèrent l'attention d'Eug. Delacroix. Il se plaisait à les comparer aux sculptures antiques : le chef, brandissant sa lance, c'était Ajax défiant les dieux ; les femmes, dans certaines danses, reproduisaient le rythme du pas des vierges dans les Panathénées. Sans aller aussi loin dans cet ordre d'idées, H. Vernet semble aussi s'être souvenu de la Grèce ou de Rome, en présence de ces indigènes du Nouveau-Monde. Les six personnages forment un groupe ordonné comme une sculpture, et le chef du milieu, qui croise les bras, a la pose d'un Caton.

Après les gens eux-mêmes, voici leurs imaginations et leurs rêves, documents non moins précieux pour les connaître. Un moine debout en méditation, une jeune sœur à genoux, les mains jointes et les 3'eux au ciel dans un /;; paee, forment la part du drame à l'usage des assidus du boulevard du Crime. Lara, Conrad. Sclim,

456 L'ARTISTE

Manfred,Don Juan, c'est à peine s'il en manque parmi les héros de Byron. Hélas ! ils sont bien embourgeoisés par le crayon le moins byronien qui fut au monde. C'est à M'"^ Cottin qu'appartient la meilleure part. Tout bon Français, si peu rêveur qu'il soit, a le culte des dames, et dans un coin du cœur une façon d'idéal fémi- nin. Celui de \'ernet est loin d'être sans grâce et je donnerais plus d'une beauté vantée pour cette tendre Mathilde aux cheveux épars, qui pleure sur son amant avec de si beaux yeux. Le groupe qu'ils forment ensemble au milieu du désert uni et sans bornes est d'ailleurs un des plus heureux qu'ait trouvés l'auteur. Lciccstcr et Am\ Robsiirl (W. Scott, Kriiiluvrlh) et la Mort de l'aucrède nous plaisent moins aujourd'hui. C'est le genre troubadour dans toute sa pureté. Le même défaut gâte Je Rende:;^-vous. Pourtant les atti- tudes des deux personnages, sans être bien neuves, sont expressives et simples : elle à sa fenêtre, à demi retournée vers le dedans, anxieuse qu'il entre quelqu'un pendant qu'elle abandonne sa main à de rapides baisers ; lui, tout incliné vers son amante, sans pour cela cesser d'être bien en selle sur son beau cheval pommelé qui regarde; et, comme fond, un décor de grand effet : le clair de lune, la solitude des entours du château, la perspective des hautes mu- railles féodales s'enfonçant dans l'obscurité des lointains. Je ne veux pas omettre la Sœur de charité, jolie pièce qui perpétue le souvenir d'un fait vrai, advenu, paraît-il, Oulchy-lc-Château, en 1814 : une jeune sœur qui reconnaît un parent dans l'ofhcier blessé qu'on lui amène. Le lieu de la scène, c'est-à-dire l'entrée des bâti- ments du couvent, est surtout particulièrement réussi, non moins que la vieille sœur qui paraît sur le seuil, sans doute au cri de surprise de sa compagne.

Si la pièce qui précède est presque de l'histoire, le Sepokro di Rafaclo en est tout à fait. H. \'ernet se trouvait à Rome, en qua- lité de directeur de la villa Médicis, quand eut lieu, en 1833, la mémorable recherche des restes de Raphaël. Il fut présent à leur découverte et s'il ne pût prendre son croquis au moment même, ainsi qu'il l'eût voulu (i), il le lit de mémoire, en rentrant dans

d) Le sculpteur Fabris, régent de l.i Coii^rfi;ii-'ui:ie ./.-i Virluoù, sous la direction duquel se faisaient les fouilles, dès qj'il vit H. Vernet se préparer à fjire un dessin, s'y opposa.

HORACE VERNET

437

son atelier. Tous les personnages qu'on y distingue sont des portraits : le prélat qui se découvre est le cardinal Zurla, cl ;i sa droite, avançant la tête, on reconnaît H. Vernet lui-même. Repro- duction d'une esquisse peinte , la lithographie est soignée et poussée ; son effet est celui d'une excellente gravure.

Les sujets de chasse, qui sont au nombre de vingt, ne pré- sentent rien de bien saillant. H. -Vernet était-il un vrai chasseur ? je l'ignore. Ce qui est positif, c'est qu'il comprenait la chasse à peu près comme son père, y voyant surtout un sport élégant. Ses pièces de chasse n'en sont que plus amusantes : elles nous mon- trent comment on prenait ce noble et coûteux plaisir sous la Restauration, le chapeau haut de forme sur la tête, et suivant toutes les régies de la vénerie. Je signalerai particulièrement : « Allons, hoiiiic chasse! » la Battue au bois, le Départ pour la chasse au marais, le Chasseur appuyé contre un mur de parc. Quant au Lever du valet de limiers, on pourrait peut-être aussi bien le faire rentrer dans les pièces de genre, mais il sera toujours compté parmi les plus agréables inspirations de Vernet.

(A suivre.) GERMAIN HEDIARD.

déclarant que le Chevalier Camucini était seul autorisé à prendre des croquis sur les lieux. H. Vernet, quoique très surpris de cette prétention exorbitante, remit froidement son crayon dans sa poche et demanda s'il ne lui serait pas permis de taire au moins un dessin de mémoire. (Lettre de Friedrich Overbeck à Vcit, citée p.ir Passavant, ii, p. 556.)

GUSTAVE NADAUD

Fin l'i

Ai:)AL'i) aime surtout les humbles et les malheureux. Il les aime d'une tendresse profonde.

Les fripons ont la puissance, Les simples ont l'indigence, On les méprise, on en rit ; Heureux les pauvres d'esprit (2).

Quel joli portrait il nous fait de la vieille servante, compagne fidèle du logis, dont l'âge fait déjà trem- bler la main ;

Elle est prés du foyer qui brille Comme un vieux portrait de fimillc.

C'est encore une race qui s'en va, le vieux serviteur, véritable membre de la famille, qui a bercé notre enfance, souvent grognon, plus économe que ses maîtres, plus soucieux qu'eux du bien de la maison, qui dit « nous, nos enfants ». C'est le vieux domestique de Va joie I ail peur, ce type admirable, si bien dépeint par Madame de Girardin et si merveilleusement saisi par Cot. La (hulule de Xadaud est de la même race. \'ous la vo\e/. a\ec son bonnet

(1) V. l'Artiste de mai.

(2) Les pauvres d'cspiil.

GUSTAVE NADAUD ,3,,

blanc tuyaute, déjà courbée par la vie. Dès que la pendule a sonné huit heures, elle s'endort en dodelinant de la tête, rêvant au passé, à l'enfance de ce grand cuirassier qu'elle a si longtemps porté dans ses bras, ou de cette charmante jeune femme, aux bébés de laquelle elle apprend maintenant à marcher :

Gudule est quelquefois grondeuse, Surtout quand le temps va changer ; Nous écoutons sa voix pleureuse, Sans rire et sans nous corriger. Chez nous on n'oserait rien faire Sans son avis qu'on ne suit guère.

Gudule est fille de paysans, de la même souche que la pauvre Catherine (r) « qui coud les habits pris dans la toison des brebis » pendant que ses parents tout le jour restent aux champs. C'est bien le peuple de France si admirable dans ses rudes qualités, celui qui peine et souffre et qu'on ne connaît pas assez. Gros- Pierre, qui chante toujours, ne craint pas l'ouvrage. Il reçut en héritage un bon ccx'ur et deux bons bras; il ne se plaint jamais. Moins positif que le paysan de Pierre Dupont, il préfère sa femme à ses bœufs blancs :

Ta femme vaut un trésor, Elle est économe et sage ; Elle soigne son ménage Comme un avare son or. Elle a fait coûte que coûte Quatre enfants jusqu'aujourd'liui ; Si le cinquième est en route Elle aura du lait pour lui (2;.

Elle est aussi du peuple, cette mcrc l-'rauçnisc avec son grand voile croisé et son manteau couleur d'ardoise, qui s'en va, à la nuit tombante, le lontr du chemin malaisé. Son fils était soldat. Il est parti pour la guerre et n'est pas revenu. La chanson est poi- gnante. La mort a pris cet enfant unique, pauvre petit paysan mort aux lointains pays pour la patrie. La mère en a perdu la rai- son. Chaque soir, elle va au haut de la colline attendre son enfant. Hélas ! il ne reviendra jamais. Il est encore du peuple ce

( I ) Catherine.

(2) La chanson Je Gios-Piene.

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fadeur rural, à la blouse à collet rouge, qui toujours bouge d'un mouvement égal, dans sa marche éternelle :

Facteur, prends le sentier, sois preste ; 11 faut aller tant qu'il en reste,

Ici, bas, plus loin, A l'autre bout de la vallée. Jusqu'à la maison isolée

Qui blanchit dans son coin 1 1 ) .

Et ce pauvre vieux paysan, qui, toute sa dure existence, a peiné, penché sur la glèbe. Le seul rêve de sa vieillesse était de voir Carcassonne. La mort ne lui a pas même fait cette faveur. Com- bien, en songeant à ces déshérités, Nadaud remercie Dieu du sort qu'il lui a fait :

Seigneur, vous êtes généreux ;

Je vous bénis et vous implore

De mon couchant à mon aurore ;

Heureux et même malheureux,

Mon Dieu, faites-moi vivre encore (2).

Écoutez cette règle de conduite. Elle est en trois mots, mais en est-il de plus digne et de plus sage ?

Aimer dans sa jeunesse,

Penser dans sa maturité,

Se faire aimer dans sa vieillesse.

Et quand Theure fatale sonne, il faut gaiement saluer la camarde, sans peur et sans faiblesse. 11 iaut par ses bonnes actions

Se survivre encore à soi-même, Dans l'estime des gens de bien Et dans le cœur de ceux qu'on aime.

C'est toujours la morale douce et consolante de Bonhomme. Pour lui le bonheur est dans la médiocrité. Il n'envie ni les riches ni les grands de la terre. De même que le savetier de La Fontaine, il s'estime plus heureux dans son humble logis que le financier ou le grand Mogol. Combien il plaint, dans toute la sincérité de son cœur, le sultan qui règne à Bysance, enfermé dans son sérail :

(l ) Le facteur ruiat. (2) Éloge de la vie.

GUSTAVE NADAUD 44,

On s'agenouille en sa présence. On se tait devant le portail ; Depuis le lever de l'aurore Jusqu'à ce que le jour ait fui, I! regarde l'eau du Bosphore Et le sultan se meurt d'ennui (i) !

Ses domaines s'étendent de lu Perse à l'Adriatique, il a des courtisans sans nombre, des pachas, des vizirs, des ulémas et un harem. Il s'ennuie néanmoins ! En nous faisant le récit de celte puissance sans bornes, de ces richesses incommensurables, de ces froides amours, le chansonnier s'écrie : '

Écoute, ma jeune maîtresse, Tu ne sais pas, toi, simple cœur, Tous les soucis de la richesse, Tous les tourments de la grandeur. Mais c'est pour nous que l'herbe pousse, Que le soleil luit aujourd'hui Viens, l'air est pur, la vie est douce, Et le sultan se meurt d'ennui !

Combien mieux il aime son humble maison que les palais du Grand-Turc, la jolie maisonnette aux volets verts, celle déjà chan- tée par Horace, Rousseau, Topffer et tant d'autres :

On sent qu'une douce existence Doit s'abriter dans ce réduit ; Elle s'ouvre sur le silence Et se referme au premier bruit. Oui, tout me charme et me pénètre Dans ce coin de terre et de ciel.

Si j'étais fleur, j'y voudrais naitre;

Abeille, j'y ferais mon miel ;

Rossignol, je serais fidèle

Aux échos de ce site ombreux

Et je nicherais, hirondelle,

A l'angle de ce toit heureux (2).

est le bonheur calme et paisible, les douces journées passées sous la tonnelle soit avec un livre aimé, soit avec de bons amis, à Tombre de « ce vieux tilleul qui cent fois a fleuri pour nos pères et fleurira pour nos enfants ». Là, l'heure s'enfuit au murmure de

( I ) Le sultan. { 2 ) Ma maison .

44= L ARTISTE

l'onde. Là, le poète a son potager, sa vigne et aussi la paix du cœur avec les bons et charmants souvenirs. Il pêche à la ligne dans ce clair ruisseau protégé par des saules qui font un rideau d'ombre fraîche. Et, tout en péchant les frétillants goujons, il fredonne le couplet du sage :

Du choc des passions Spectateur insensible, Les révolutions Me trouvent impassible ; Rois fous, peuples légers, Pour un mot, pour un signe Vous vous entre égorgez ; Moi, je pèche à la ligne ( i ).

Il vit heureux au sein de cette nature riante et pure, qu'il aime avec passion. Les grands arbres ont pour lui, comme pour de Laprade, une àme; et à certaines heures ils gémissent ou chantent doucement la chanson de la vie universelle :

Le vent est un sublime orchestre Qui fait vibrer l'écho terrestre

Et fait l'arbre chanter. Il souffle dans les branches folles Des sons qui semblent des paroles

Et qu'on pourrait noter (2).

L'automne, cette saison adorable entre toutes, a pour Xadaud un charme infini. Quand arrivent les premiers frimas, quand les horizons s'élargissent et les arbres se dépouillent, la nature a comme un renouveau de sève avant de s'endormir. C'est l'été de la Saint-Martin. Le vieux tilleul, croyant au retour du printemps, se prend à reverdir :

Allons, par les plaines désertes. Près du tilleul qui rajeunit ; Xous verrons sous les feuilles vertes Les fauvettes faire leur nid. Témoins de leurs amours fidèles Nous ferons un retour comme elles. Vers un passé déjà lointain. C'esiJ'été de la Saint-Martin.

( I ) £n pàht à la ligne, i 2) Le pommier.

GUSTAVE NADAUD

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Quand l'hiver est venu, qu'au dehors \a neige tombe drue et blanchit les coteaux, c'est l'heure des longues veillées. De Noël la bûche est allumée. Elle pétille dans l'âtre et encore là, à travers la flamme vive, vibre l'âme de la nature :

Cendre et fumée, Adieu ma bûche de Noël, Tout rentre en terre ou monte au ciel.

Le poète songe alors au retour vers Paris, la ville enchanteresse.

Qui nous prend toutes nos amours, Paris, la belle pécheresse, Paris, l'infidèle maîtresse Qu'on veut quitter et qu'on reprend toujours.

Avec quel enthousiasme sa pensée le ramène vers la grande ville au charme invisible et puissant il est revenu pour mourir:

C'est que tu résumes la France, C'est que, de Strasbourg à Quimper Et de la Flandre à la Provence, Tout .s'assimile .i ton essence, Comme fait l'eau des fleuves à la mer !

.Mais quand revient le printemps, il retourne à la nature, l'im- mortelle amie :

Déjà l'air plus doux nous rappelle Que l'hiver bientôt finira. Ah ! que revienne l'hirondelle. Nous voyagerons avec elle. Nous reviendrons quand elle partira.

Il revient alors à son nid, à l'humble maison, qu'il nous dépei- gnait lui-même tout-à-l'heurcà ce coin de terre, tout le charme et le pénètre. Ce réduit, « calme comme le bonheur », est le doux home, plein des souvenirs qui ne s'eftacent jamais. C'est là, qu'au retour de la vie, l'homme, las des luttes et des désillusions, s'en revient. Là, au soir, assis devant le vieil arbre séculaire, à l'ombre duquel s'est écoulée son enfance, il se replie dans son âme. Il revit le passé, alors que les grandes ombres descendent lentement le long de la montagne.

Majoresque cadunt altis de montibus umbra:.

444 L'ARTISTE

Cette mélancolie du déclin et cette sérénité du repos ont leur charme ineffable aussi bien que les premières ivresses du cœur et SCS enthousiasmes de la vingtième année. Cette maisonnette n cst- -elle pas le foyer? Bâtie par l'aïeul, agrandie par le père, embellie par nous pour nos enfants. On y retrouve ce que Topffcr retrouvait dans sa maison des champs, « les traces tout ensemble de la rustique origine et de nos habitudes de citadins ; ce naturel amalgame d'objets, de meubles, d'appartements divers d'âge et de goût, qui constatent les accroissements de ûxmille ou d'aisance, sans effacer le souvenir du père grand. »

Qui n'a rêvé d'avoir sa maison des champs bien petite et modeste, abri assuré en cas d'orage, l'on va aux heures de souffrance ou de tempête se retremper au souvenir des anciens? Les murs, les meubles y parlent ; cette petite chaise, maintenant s'assied le plus jeune de nos enfants, n'est-ce pas que vous vous êtes assis entre votre mère si tendre 'et votre père grave et bon ? Ne vous semble-t-il pas que ils revivent plus près de vous? Leur âme est toujours présente, veillant sur vous. Blessé dans la bataille humaine, vous rentrez dans la mêlée plus vaillant et plus résolu, après quelques semaines de doux repos passées dans le vieux logis, d'où l'on revient fortifié par les sages conseils que vous ont donnés, aux heures de recueillement et de silence, lés- âmes des morts bien aimés.

On pourrait graver sur la porte de la chère demeure ces mots que l'Arioste avait inscrits au-dessus du porche de la maison élevée à Ferrare au prix des chants du poète :

Parva, sed apta mihi, Sed nulli obnoxia.

Petite, mais assez grande pour moi et ne portant ombrage à personne. Tel était le chalet de Nadaud à Nice. Il l'avait aussi construit au prix de ses chansons et l'avait baptisé du nom de son héros à jamais populaire, de Pandore, le légendaire gendarme. Que d'heures charmantes le poète a passées dans cette demeure toujours pleine d'amis ! Si les murs pouvaient chanter, que de fins couplets ils nous rediraient ! C'est que les amis reprenaient toujours en choeur, le refrain de Pandore :

Brigadier, vous avez raison I

GUSTAVE NADAUD

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Le brigadier c'était Xadaud, qui avait sans cesse raison en chan- tant sa philosophie sage et consolante :

Adieu printemps, voici l'automne Ht l'espérance en moi survit. Prenons ce que le sort nous donne, Sans pleurer ce qu'il nous ravit. S'il n'a pas tenu sa promesse. En quel temps m'a-t-il délaissé ? Adieu les projets de jeunesse Et les mensonges du passé ! ( l )

A ceux qui, soucieux du lendemain incertain, pleurent sur le temps présent, Xadaud répond : «Non ! tous les dieux ne sont pas partis!» La jeunesse qui s'élance vers l'avenir, la gaieté semant des roses, l'amour aussi vieux que la terre, aussi jeune que le printemps, et la sainte amitié, baume de toutes les blessures, ne sont-ils pas des dieux charmants, qui sont toujours ! Et ce Dieu unique et bon, le dieu de Socrate, de Platon et de Jésus ne veille- t-il pas sur nous de là-haut ?

Un seul maître verse à nos sphères Le soleil, la vie et l'amour. . . . Pour les grands il fit la clémence, Le courage pour les petits ; A tous il donne l'espérance : Tous les dieux ne sont pas partis (2).

II y a quelques mois à peine, dans une maison aimable et hospi- talière entre toutes, nous étions réunis une vingtaine autour de la table. C'était dans cette adorable campagne de Nice si riante et si embaumée. Par les fenêtres grandes ouvertes on voyait au loin la mer bleue qui scintillait entre les branches des grands oliviers, chers à Rosa Bonheur. Nous étions à cette heure psychologique, jadis Horace disait ses odes, inter pociila, dans cette intimité vibrante, s'échangent les propos charmants, la gaieté pétille comme le Champagne qui mousse dans les verres. Nadaud en était. On venait de toaster en l'honneur du maître et alors il se leva. Il nous chanta ces deux joyaux : Les tleiix gendarmes et Les dieux.

( I ) Lei fiojifts de jmnesa. ( 2 1 Les dieux.

446 L'ARTISTE

Jcntcnds encore les acclamations enthousiastes de l'auditoire ravi. J admirais ce vieillard, si simple et si bon, se doutant moins que tout autre de son talent. Qui nous eût dit, hélas ! que nous ne le reverrions plus ? Et ma pensée me ramenait aux jours de ma première enfance, à la table de mes parents, certain soir notre vieil ami iMoreau, l'ancien soldat de Waterloo, pleurait comme un enfant en entendant un des convives chanter le J'ieux Servent de Béranger. On chantait alors encore entre la poire et le fromage. Chacun, à son tour, disait sa chanson et la table tout entière reprenait gaie- ment le refrain de Liscltc ou du Dieu des hoinics gens. Béranger et Xadaud, ces deux noms ne se retrouvent-ils pas tout naturellement l'un à côté de l'autre. Lamartine disait de Béranger qu'il était le ménétrier national « dont chaque coup d'archet avait pour cordes les cœurs de trente millions de Français ». Nadaud est, lui aussi, le ménétrier de la France, le chansonnier qui a aimé sa patrie avec la même passion que Béranger. On sait déjà combien il chérissait aussi le peuple et les déshérités. Sa chanson ne revêt pas d'ordinaire l'allure du pamphlet, elle n'est pas politique comme l'est presque toute l'œuvre de Béranger, elle est plus philoso- phique. Les J)cii.\ gcndannes, la J'alsc des adieux et tant d'autres ont couru et courent toujours les rues aussi bien que Lisette et le Dieu des bonnes gens. Les orgues de Barbarie ne les répètent plus, mais les murs des ateliers, des casernes, des chambres du quartier Latin, des mansardes et des guinguettes de la banlieue redisent toujours le refrain de Pandore. Il en est ainsi de la chanson. L'oreille de tout un peuple la retient et la répète. C'est la littéra- ture des ignorants et c'est aussi le régal des lettrés. Elle s'en va, de maison en maison, sur .ses ailes joyeuses à travers notre cher pays de France et quelquefois même le banal couplet de la rue, du titi parisien force les portes les plus réfractaires. L'air à la mode monte du boulevard jusqu'aux hôtels du parc Monceau, traverse la Seine et pénètre dans le noble faubourg pour de obséder même la province. Il envahit l'étranger, Vienne, Londres, sans excepter Berlin. C'est bien le cas de dire avec Béranger :

Qu'il nous vienne un gai refrain Et voilà le monde en train.

GUSTAVE NADAUD

447

Qiioi qu'on fasse, la chanson restera toujours la langue de la France. Je ne veux pas entrer en guerre contre la chanson nou- velle, mais, pour Dieu ! ne délaissez pas les vieux refrains gaulois et préférez-les à certaines inepties du jour, qui corrompent le goût et dessèchent les sentiments. Dans l'admirable répertoire de Béranger et de Nadaud, vous trouverez à foison des strophes patriotiques, qui ont soulevé bien des cœurs et arraché plus d'une larme. Ils valent bien les stupides paroles qu'on répète trop sou- \ent au café-concert. Chantez les Gaulois el les l^raiirs. les luifaiits de France de Béranger, la Grande blessée de Nadaud. \'oilà le vrai cri du coq gaulois, ce brave coq, l'ami du bon Dieu (i), qui, malgré saint Pierre, entra au paradis. Après l'avoir choyé et hébergé, le bon Dieu lui dit : Retourne là-bas. Tu n'as pas iini ta tâche :

Sous le drapeau tricolore Va rccliauffer cœurs et bras. De vous j'ai besoin encore. Coq, bientôt tu chanteras Le réveil avant l'aurore.

Co, co, querico. France, remets ton shako.

Coquerico, coquerico.

Laissez-le chanter, le coq de France, dont la voix « racole des âmes de vieux héros «. La chanson a sa mission : aux heures graves, elle doit a réchauffer cœurs et bras », faire vibrer les âmes et non les avilir. Chantez donc Béranger et Nadaud, les chanson- niers de France. Avec quelle passion ils aiment la patrie, cette France « la grande blessée qui veut vivre entière ou mourir ».

Elle n'est plus entière, la patrie ! Elle est mutilée. La blessure saigne toujours et le souvenir des deux provinces héroïques et fidèles est aussi vivant qu'au premier jour. Elle songe à l'Alsace en deuil, à la jeune fille d'Henner, image admirable du cher pays perdu :

Pourquoi toujours en noir ';

O mon Alsace, ô ma Lorraine,

Je ne vous verrai plus !

Car ma patrie est morte.

Et voilà le deuil que je porte (2j!

(, I ) Notie c^q, de Béranger, (2) La jiuiie fiUi en deuil.

44^ L'ARTISTE

Depuis l'année terrible, la chanson de Nadaud a changé de style. Sans perdre son aimable humeur, son refrain cache désor- mais une leçon. La chanson, aux heures douloureuses d'un peuple, a, elle aussi, sa mission. Elle a son rôle bien défini dans l'œuvre du relèvement ; elle doit mettre son influence au service du droit et de l'humanité :

Ne sois plus satire et scandale, Xe sois plus le rire moqueur ; Fais-toi conseil, fais-toi morale. Sois saine à l'esprit comme au cœur. Sois la lueur avant-courrière Du jour qui vient se rapprochant, Et, s'il se peut, fais-toi prière : La prière est encore un chant. Il faut, sous un refrain frivole,

Cacher une leçon : Charme, élève, console,

Et vole, vole, vole Chanson (i) I

Dans ces strophes écrites au lendemain de nos revers, Nadaud assigne lui-même à la chanson son rôle. Elle doit chanter les vertus guerrières des aïeux pour rendre nos fils fiers et forts.

L'Invalide de Nadaud, le noble soldat mutilé par la gloire, est de cette génération de héros qui furent nos aïeux. Il est de la même race que le J^icnx sergent de Déranger, de ceux

Qu'une avalanche immense

Sur l'Italie a jetés triomphants ( 2),

et qui « de l'Allemagne abaissant la distance, ont du nord réveillé les enfants ». Ils semaient la France sous leurs pas, de l'Oural au Thabor. Ils avaient toutes les gloires. Hélas ! vieille histoire !

Le Fantassin de Nadaud, c'est encore le soldat français, le vaillant pioupiou :

C"est le fils de la Gaule !

Sur ses jarrets, il va d'aplomb,

Le corps dispos et l'àme nette ;

Il a Je la poudre et du plomb !

Il a sa baïonnette ( 3 ^ !

(I ) La nouvelle chanson. (2) L'invalide. (3 ) Le fantassin.

GUSTAVE NADAUD

449

C'est lui qui a fait les campagnes d'Afrique si admirables, qui a planté le drapeau français à Séhastopol et qui a délivré l'ingrate Italie :

Faut-il grimper Je bas en luiut Sous les gréions de la mitraille, Passer ravins, donner assaut.

Franchir fosse ou muraille. Le fantassin, petit de taille, C'est lui qui gagne la bataille.

Le voyez-vous d'ici, le régiment qui delile - Sac au dos, vêtus de la longue capote grise, les soldats marchent fièrement. C'est la France, c'est le peuple, c'est la patrie qui passe! Et on songe, avec une indicible émotion, au premier régiment qui rentrera là-bas :

Le fantassin avec raison N'a pas l'uniforme qui brille ; Il n'est pas de grande maison ; Le peuple est sa famille ! Son régiment sera toujours L'unique blason de sa race ; Sonnez clairons, battez tambours : C'est le drapeau qui passe!

Voici maintenant Ir Cavalier plus brillant! Son cheval a llairé la poudre des combats ;

Alerte, cavalier, alerte ! La trompette, avant le soleil. A sonné le réveil. Alerte !

Il galope comme déjà ses ancêtres galopaient avec Philippe à Bouvincs, avec Bavard à Pavie, avec Ney à 'Waterloo. Ils ont aussi galopé pour la patrie, les cuirassiers de Reischofl'en et les chasseurs d'Afrique à Sedan. En voyant cette charge héroïque, le vieux Guillaume ne pouvait lui-même maîtriser son émotion et s'écriait: « Ah! les braves gens! » Ce sont de mâles chansons qui fortifient les cœurs, font aimer la Erance et le drapeau. N'allez pas croire que pour autant la chanson abdique la gaieté française ! Non! cette gaieté n'est-ellc pas aussi une force? Mais, tout en étant la joie, elle doit aussi être « l'expression d'une pensée ou la note d'un sentiment ».

1893. l'artiste. nouvelle période : t. v. 29

4-,o L'ARTISTE

Ne crains pas de mouiller ton aile Aux pleurs des humaines amours, L'amour est la chose éternelle ; L'éternel est jeune toujours ( i ).

Oui, il faut fêter hi jeunesse, on n'en fait pas moins son devoir en gardant la gaieté au cœur, l'oin des graves docteurs avant l'âge !

Qu'en ont-ils fait de l'esprit de nos pères Ces jeunes gens austères. Ces vieillards de vingt ans ( 2) !

La gaieté n'enlève pas les sentiments élevés. 1:11e donne, au contraire, le courage, le calme, l'entrain, toutes ces qualités qui font défaut aux âmes agitées et malades de ce nervosisme de bon ton, â la mode aujourd'hui. Ce manque d'énergie et de ressort n'est pas seulement de notre temps, il existait avant Byron, avant Manfred, René et Werther. Les Allemands et les Anglais n'en peuvent pas réclamer le monopole. La Grèce, à l'heure de la décadence, connaissait aussi ce démon de la tristesse, Wuhumia qui n'est que la lassitude des blasés. C'est un poison qui pénétre lentement et qui enfante une littérature malsaine. Il faut à un peuple, il faut à toute âme l'espoir dans l'avenir.

Quoi ! mes amis, verrons-nous en silence,

Sur la terre de France

Ces grands moucherons Se rehausser sur leurs jambes raidies

Comme des tragédies

Ou comme des hérons ( 5) ?

Bénissons donc la gaieté, ce talisman de la vieille terre de Gaule.

Eh quoi ! changer la gaieté di.iphane Pour kl morgue anglicane Ou le llcgme germain.

j'aime mieux le jeune homme qui fête l'aurore de la vie avec Lisette, que le rhéteur de vingt ans, sceptique et morose. Nadaud l'a chantée aussi Lisette, la joyeuse cludianlc â laquelle il écrivait cette lettre charmante:

( I ) La gaieté fraiH'aise. {2) Le quai lier latin. (3) La noiivcUv iliaiison.

GUSTAVE XADAUD 4^1

Adieu ; je t'embrasse à pincettes, Sur ton cou blanc, sur ton œil noir Et surtout sur les deux fossettes Qui m'ont pris mon cœur un beau soir.

Un jour, il a fallu dire adieu au quartier lalin, n studieux, asile l'on travaille en s'aimant »,

Cliaque maison a sa gloire, Chaque chambre a son histoire. Chaque meuble a son roman (i).

L'âge est venu, mais le cœur a gardé la jeunesse et respérance. Il reste toujours la foi en Tidéal, et quelque chose de grand et doux, qui fait que Boiibouiiiir, malgré ses quatre-vingts ans. est encore jeune :

Aimez les lettres et les arts ; Ayez des amis véritables, Fuvez le mal, cherchez le bien. Pour le malheur de vos semblables. Mon cher ami, ne faites jamais rien.

Voilà une saine et pure morale. Nadaud chante et ne sermonne pas, mais sous son gai refrain que de sages conseils et que de sentiments fins et délicats! Sa chanson exprime toujours des pensées vraies et hautes, celles qui s'adressent au cœur de l'homme. Il y a autre chose dans ses couplets que le banal appel au plaisir. Sa chanson relève l'âme sans pour cela la rendre hautaine. Nadaud a foi dans l'avenir, il a l'espérance, la douce messagère du bon- heur. Pour vivre, l'homme comme les peuples ont besoin de cette foi en l'avenir. Pourquoi Nadaud chante-t-il toujours la jeunesse? Parce qu'elle est le lendemain consolant, elle est le réveil de la patrie. Pourquoi aime-t-il si tendrement les petits entants ? Parce que leurs chères petites têtes blondes ont cette auréole d'or de l'espérance, parce qu'ils sont la joie et qu'ils nous donnent à tous, riches ou pauvres, la force de vivre, de soufl'rir et de travailler. Nous semons pour eux, et la pensée qu'ils feront la récolte nous fortifie et nous console. II bénit Dieu des joies qu'il uous donne.

[i) La (gaieté française.

4S0 L ARTISTE

Son Dieu est celui de Héranger, mais il est plus encore le Dieu de Lamartine, celui (jui fait naître

Les petits oiseaux dans les champs. Et qui donne aux petits endmts Une âme aussi pour le connaître.

Dans le jardin du voisinage, Xadaud voyait sous sa fenêtre deux merles qui avaient fait leur nid :

Trois ii-ufs furent le I

Du doux serment qui les iinit(l^.

Que de soucis et de joie! Que de peine pour nourrir cette jeunesse printanière, la préserver du froid et du vautour. I:n extase devant cette tendresse maternelle, Xadaud s'écrie :

O vertu, tendresse immuable , O soins constants, travaux passés, Par quel amour insatiable Serez-vous donc récompensés !

Les ingrats! A peine ont-ils senti leurs ailes, ils ont fui bien loin, avides d'amitiés nouvelles, oublieux des vieilles amours. Ils abandonnent le tendre nid, les parents bons et prévoyants. Eter- nelle image de la vie!

L'affection, comme les fleuves, Descend mais ne remonte pas.

A ce mot profond d'une si mélancolique vérité, le chansonnier ajoute ce couplet, touchante morale de sa chanson :

Allez, enfants, douces chimères, Rêves menteurs qui nous charmez, Vous n'aimerez jamais vos mères .■\utant qu'elles vous ont aimés.

N'avais-je pas raison de vous dire que les sentiments les plus exquis se retrouvent dans l'cx-uvre du chansonnier: On peut tou- jours lui répondre à lui aussi: «Brigadier, vous avez raison.»

{i) Le nid abandonné.

GUSTAVE NADAUD 4^5.

Dans celte existence à toute vapeur que mène ncure génération,

cela fait du bien de trouver un sage, qui ait la douce science de

la vie.

Mais à peine respirons-nous Dans cette course haletante; La vapeur nous emporte tous Debout sur la machine ardente. L'essieu se fatigue et se rompt, Usé, vaincu par la distance ; Ainsi bientôt se briseront Les ressorts de notre existence.

Nous vivons plus dans un seul mois que nos aïeux dans une année. On peut se demander avec Nadaud si, du train dont nous allons, rhomme a même le temps de se recueillir. (A)mbien peu prennent même le soin de bien vivre. Est-il un homme qui plus que Nadaud ait rendu sa vie conforme à ses principes: Toute sa vie est dans ses chansons. Elle est un long exemple d'honneur, de bonté et de charité. Sa main secourahle est allée à toutes les infor- tunes, comme sa chanson est allée à tous les cœurs.

On trouve aussi bien qu'en un livre Ce dogme écrit au fond du cœur. Ce conseil donné par l'honneur De bien penser et de bien vivre.

Ce précepte, Xadaud l'a toujours sui\-i. Sa muse n'a jamais traîné dans la bagarre des haines et des rivalités humaines. lieu- rcux celui qui peut, au soir de la vie, dire avec lui :

Adieu, printemps ; voici l'automne Et l'espérance en moi survit. Prenons ce que le sort nous donne. Sans pleurer ce qu'il nous ravit.

Nadaud est resté ce qu'il a toujours été, conséquent avec sa doctrine, bon, simple, content de son sort. Il a récolté ce qu'il a semé toute sa vie, « la moisson de joie de ses vieux jours ». Ceux qui ont vécu dans son ombre modeste, qui ont eu le bonheur de sentir l'homme sous le poète dans sa charmante intimité, ado- raient cette nature exquise et généreuse, cet aimable vieillard au cœur toujours jeune, qui rendait à tous l'espoir quand passait le souffle du doute et de la désespérance. Fidèle à l'amitié, qui a

4M

i: ARTISTE

toujours peuplé son foyer, il redisait sans cesse à ses amis ce que, dans cette soirée d'adieu, il disait au compagnon de sa jeunesse :

Oh ! n'abaissons pas nos pensées ; Tenons-les fièrement dressées

Vers les hauts lieux ! Xous nous sommes fait la promesse De respecter notre jeunesse,

Devenus vieux ! 1 1)

Celle promesse. Xadaud Ta tenue. Il n"a jamais abaissé sa pen- sée. La foi en l'idéal, aussi nécessaire à l'homme que la lumière et l'air qu'il respire, l'honneur, la liberté, l'amour de la patrie : telles sont les vraies inspirations de Xadaud. Elles ont fait de lui un des premiers chansonniers de France. La philosophie de ses chan- sons a fait à son tour du poète un homme qui a noblement traversé la vie, en trouvant dans son cœur les plus exquises jouissances. Ce philosophe n'a pas été un égoïste. Il a pris sa large part des tristesses et des hères émotions de notre siècle; il s'est, avec la même fougue que le poète satyrique, élevé contre le culte du veau d'or, et, s'inspirant de la muse lyrique, il a chanté tous les grands sentiments qui vivifient un peuple. Par dessus tout, sa source d'inspiration la plus abondante, celle qui est bien le propre de notre race, c'a été la gaieté française, le joyeux cri du coq gaulois qui chante haut et clair, afin de relever les âmes et rendre l'espoir.

ROGER LIGXÈRES.

( I ) Adieu à un ami.

EXPOSITION

DE

L'ŒUVRE DE CHARLET

sscKiiMi'XT, une exposition de l'cviivre de Charlet était une cntre- I prise tort intéressante et aussi très délicate à tenter, si l'on songe que cet œuvre, qui comporte une période de production d'une tren- taine d'années (1817-1846), com- prend , d'après le catalogue Lacombe, 1089 pièces lithogra- phiées. Ajoutez à cela deux mille dessins au moins, les tableaux, les eaux-fortes, les vernis-mous, et vous aurez une idée de l'énorme production de Charlet. Un choix était à faire évidemment dans ce vaste ensemble, Charlet ayant fréquem- ment prodigué les variantes et multiplié les pièces sur les mêmes sujets. Il s'agissait donc, à notre avis, de choisir un certain nombre de pièces typiques, celles la pensée de l'artiste offrait le plus de fraîcheur et d'originalité ; l'exécution, le plus de franchise et de saveur : on devait, en un mol. présenter une anthologie de Charlet. Besogne longue et plus ditlicile qu'on ne croirait, il fallait à la fois du goût, du travail et une pleine connaissance de son œuvre. Cette sélection faite, il était essentiel que les pièces choisies fussent disposées d'après un ordre méthodique sur les murs des salles d'exposition, soit en se préoccupant de chercher dans le classe- ment l'effet pittoresque et la variété des impressions, soit en s'atta- chant tout ingénument à suivre la chronologie.

4^6 L ARTISTE

Est-ce ainsi que les organisateurs ont compris la mission qu'ils s'étaient donnée r II serait téméraire de l'affirmer. Cette exposition semble avoir été préparée trop hâtivement, disposée pêle-mêle, en dehors de tout plan préconçu. Aucun parti n'a été résolument adopté: on n'a ni assemblé ni dispersé les pièces trop semblables, ni tenu compte des dimensions, ni cherché à instruire le visiteur par un arrangement chronologique: au hasard, on a accroché les cadres, en se contentant de placer d'un côté les peintures, et de l'autre les dessins et les aquarelles.

Quant aux lithographies de Charlet, assez délaissées aujourd'hui. elles n'étaient pas difficiles à trouver. Pourtant beaucoup de belles pièces manquent à cette exposition : la MorI du cuiras- sier, que, sans hésiter, l'on peut déclarer la plus belle lithogra- phie de Charlet, œuvre épique, digne des chefs-d'œuvre de Géri- cault ; fJuniôuc, pièce si caractéristique du talent de Charlet, qui présente en même temps un de ses types de grognards les plus admirables, une figure de vieillard tout à fait pathétique, et un de ses meilleurs enfants (i) ; les Réjouissaiiees publiques, qu'on croirait détachées de l'œuvre de Hogarth ; les deux planches des Marau- deurs, etc. (2) sont autant de pièces de première importance, qu'il

II) C'est en voyant cette pièce chez Delpech, que Gros dis.iit, tout ému : « Je voudrais avoir fait cela. »

( 2 ) N'est-il pas également fâcheux qu'on n'ait pu faire figurer à l'exposition l'admirable tableau de Charlet, la Retraite de RussU ' Le musée de Lyon, à qui les organisateurs de l'exposition se sont adressés pour obtenir le prêt de cette toile, a refusé. A ce propos, le petit-fils de Charlet vient d'écrire au maire de Lyon la lettre suivante :

« Savigny-sur-Orge, 12 juin. « Monsieur le Maire ,

« Je viens de visiter l'exposition Charlet, et je n'ai pu dissimuler ma déception en cons- tatant que, parmi les œuvres rassemblées dans les galeries Durand-Ruel, ne figure pas l'in- contestable chef-d'œuvre de mon grand-père, la Retraite de Russie, aujourd'hui au musée de Lyon, et, si je ne me trompe, propriété de l'Etat.

« J'avoue que ma surprise aussi a été très grande, lorsque j'ai appris que la ville de Lyon avait cru devoir, malgré les instantes prières des organisateurs de cette exposition, refuser de prêter cette toile, pour quinze jours seulement.

" C'était en même temps manifester son intention de ne pas prendre part au solennel hommage rendu à la mémoire de notre grand peintre du soldat, et compromettre volon- tairement le succès de cette généreuse manifestation artistique, en privant l'exposition du chef-d'œuvre du peintre.

« L'État fut mieux inspiré, permettez-moi de vous le dire, Monsieur le Maire, lorsque, - tout dernièrement encore, il consentait à voir figurer pendant quelques semaines, dans la

EXPOSITION DE L'ŒUVRE DE CHARLET 4=17

était indispensable de faire figurer en une exposition qui a la pré- tention d'édifier le public sur le talent de l'artiste en l'honneur duquel on est censé l'avoir organisée. D'aucuns affirment, en edet. que l'œuvre de Charlet n'a été qu'un prétexte, pour un groupe de lithographes, à exhiber des œuvres de leur façon, car une sec- tion de lithographie contemporaine est annexée à l'exposition de Charlet. Mais ce sont là, sans doute, racontars d'esprits cha- grins comme on en rencontre parfois de par le monde : nous n'en voulons rien croire, d'autant moins que cette section contempo- raine présente une organisation tout aussi mal ordonnée que celle des œuvres de Charlet (i).

MOXTEFIORE.

salle Petit, à l'occasion d'une exposition méiiiorablc, les Meissonier de ses musées. Et, en cette circonstance, je ne peux m'empècher de manifester un regret qui sera, j'en ai la conviction, partagé par tous les vrais amis de l'art. C'est que la Retraite de Russie ne figure pas en bonne place, au musée du Louvre, l'on ne trouve pas un seul Cliarlet.

a Tour aller admirer ce chef-d'œuvre, le déplacement est véritablement long et coûteux.

(I Charlet. à Paris, mort à Paris, mérite d'être représenté dans notre grand musée parisien par son oeuvre capitale, aussi je ne doute pas, Monsieur le Maire, que le vif intérêt que vous portez à la mémoire de ce grand artiste ne vous fasse accepter sans peine, je dirai même avec joie, une décision officielle qui serait désormais nécessaire, et à la suite de laquelle la Retraite de Russie, que vous conservez avec un soin si jaloux, serait définiti- vement transportée à la place qui lui convient.

" Je vous prie d'accepter. Monsieur le Maire, l'expression de ma considération dis- tinguée.

« PAUL CHARLET. »

(i) Il convient de féliciter les organisateurs de l'heureuse idée qu'ils ont eue d'installer dans le local même de l'exposition, une presse sur laquelle un imprimeur tire, sous les yeux du public, les épreuves d'une charmante lithographie exécutée par M. Dillon pour la circonstance. Tous les visiteurs, à qui ces épreuves sont gracieusement offertes, tiendront certainement à conserver ce joli souvenir artistique.

LE MOIS MUSICAL

LETTRE DE OUEEN MAB

Mo\ CHER Directeur,

LE mercredi soir 13 mars 1S61, au fond du sinistre passage de l'Opéra, bourdonnant de foule, une muette physionomie s'éclairait d'une joie mauvaise : la chute de Tannhaiiser réconfortait Berlioz ! De tels éclairs de passion ne peuvent indigner que les natures aussi exemplaires que peu artistes : et s'ils sont coupables, nul ne les expia plus cruellement que notre plus beau génie musical.

Cette année-là, si Richard Wagner était le seul Allemand qui n'eût pas encore entendu Lobcngriii, Hector Berlioz était le seul Français qui connût les Troyens. Et, jusqu'alors, la critique parisienne les traitait sur un pied d'égalité : « Tanuh'àtiser a passé et la musique de l'avenir n'existe déjà plus, écrivait Paul de Saint-Victor, en 186 1. Il a mangé du tambour et bu de la cvmbale, criaient les hiérophantes des mystères orgiaques, pour désigner l'initié qui avait traversé la terrible épreuve... Si je comprends ce que je mange, je te chasse, disait un gourmet à son cuisinier. \'oilà, en deux mots, la musique de M. Wagner. L'inintelli- gible est son idéal ». Et, deux ans après, le mercredi soir 4 novembre 1863, Jouvin disait des Troyens de Berlioz : « Si ces violentes et horribles dissonances, qui se poursuivent à travers les voix de l'orchestre, sont de la musique, si ce charivari qui dépasse en mystification la pitovable et vaniteuse déconvenue de Jean-Jacques, au concert de Genève, est de l'art : je suis un barbare ! et j'en suis fier ! et je m'en vante ! >> Musique de l'avenir : telle était la rubrique sous laquelle on étiquetait la trinité maudite : Wagner, Liszt, Berlioz, en citant toujours Berlioz, pauvre disciple, le troisième. Ht Berlioz, « le virtuose de l'orchestre », qui savait bien sans ûiux

I.E MOIS MUSICAL 459

orgueil tout ce que lui devaient ses continuateurs, répudiait violemment la musique de l'avenir dans son Cirdo (i). C'était logique et fatal. Le génie n'est point la sainteté.

Le destin s'attache à certains noms. Comme son légendaire homo- nyme Hector, l'aède sublime des Troycns était promis à l'injuste et noire poussière des glorieuses défaites. En 1863, Berlioz, comme Wagner, était condamné, au nom des sages principes, comme un corybante de l'art lyrique ; trente ans après, la mode outrancière et versatile le sacrifie sans scrupule à son rival divinisé : Hoilis Imbcl iiitiivs. La guerre qu'il fit si vigoureuse et si âpre à tous les sots préjugés, n'a servi qu'à la géniale concurrence. A son tour, le révolutionnaire est devenu le vieux jeu ; en fiice de la richissime fVaIkurc, la reprise des Tivyais ne fiùt pas d'argent. Et combien fut court son triomphe ! Combien éphémère son apo- théose ! Et comme l'irascible poète aurait encore à souflrir de nos cruelles palinodies ! Lhi exemple : en ce temps-là, c'était le 20 avril 1879, malmenant le 1" acte de Lobciigriii exécuté chez Pasdeloup, le critique d'un journal populaire déclarait que Richard Wagner n'était en dernière analyse que « le singe d'Hector Berlioz » ; le temps marche : même cloche, autre son, le 7 juin 1892 : en présence des Troyens à Carthagc, presque inédits, surannés déjà, le même critique reconnaît que cette infortunée partition de 1863, transpoi'tée de la légende à la réalité de la rampe, ne donne plus « cette sensation de nouveauté » que magnifiait Lohcngrin, treize ans plus tôt, dès 1850 (!)

Les critiques me font toujours rire. Depuis Offenbach et Jouvin, la parisine et la critique n'ont changé que de robes : Gavarni reconnaîtrait bientôt ses lorettes ; et le vivant guignol est toujours drôle. L'austère critique qui pénètre une œuvre, c'est le grand cheval de bois tremble un bruit d'armes... Et ah inio discc oiinics : pauvre cher grand génie qui mourus sur une espérance, heureusement que tu n'entendras point les jeunes, déjà vieillis, qui te prennent en pitié comme un amour naïf de leur lointaine jeunesse, qui vont répétant l'injustice de Wagner : « Berlioz ne fait pas sa musique pour gagner de l'argent ; mais il ne peut écrire pour l'art pur : le sens du beau lui manque... (2) » ; petits théoriciens emphatiques qui méprisent ton ccrilitrc, en réhabilitant pres- que toutes les stupeurs des Scudo et des Lagenevais officiels à l'égard de ta cicatrice infernale, de ton rictus romantique, de tes convulsions swedenborgiennes, de tes rhythmes à cloche-pied saccageant l'antique pureté de la torêt de myrtes comme le tourbillon de tes faunes prophé- tiques sous la rafale... Il est vrai que feu Blaze de Burv ajoutait, d'après

(i) En réponse aux trois concerts de R. Wagner {A tnwtrs chants. (2) Essai biographique (trad. Camille Benoit.)

46o L'ARTISTE

Juvénal, ce correctif indigné, en notant le parti-pris agressif de Wagner : « Comment tolérer les Gracques se plaignant de l'émeute ? » Mais, à présent que les compositeurs se font écrivains, voici Rubinstein en per- sonne qui reprend le réquisitoire en un petit dialogue sur son art avec M"'" de X..., à la manière de Platon. Voulez-vous un échantillon de ce duettino ? « Maintenant, Madame, ce que je vais vous dire vous fera bondir peut-être, mais je trouve qu'avec la mort de Schumann et de Chopin, c'en a été fait de la musique : finis iniisicce. Ha 1 ha ! ha ! Quelle bonne plaisanterie ! Nullement, c'est très sérieux : et, en disant cela, j'ai en vue la création, la mélodie, la pensée musicale... Actuellement, le coloris prend le pas sur le dessin, la technique sur la pensée, le cadre sur le tableau... » Et plus loin : « Oui, Richard Wagner est un homme extraordinaire, mais cela ne change en rien mon avis sur les compositeurs modernes ; au point de vue spécialement musical, je ne trouve en lui, de quelque côté que je le tourne, ni grandeur, ni élévation, ni profondeur... L'absence de naturel et de simplicité dans sa musique me la rend peu svmpathique. Tous ses personnages marchent sur des cothurnes. Ils déclament toujours et ne parlent jamais... Du pathos partout, rien du drame de la vie. C'est le triomphe de l'alexan- drin raide et tendu. Dans sa mélodie, du lyrisme sans doute, mais rien d'autre... Son orchestre, il est vrai, est une innovation ; il impose, mais souvent aussi il est monotone dans les moyens employés, etc., etc. » \'oilà Wagner déboulonné, décapité ; mais, plus haut, tel un simple Fétis, voici comme le pianiste Rubinstein profile l'orchestral Berlioz : « Le plus intéressant parmi eux, en raison même de la date de son appa- rition,... c'est Berlioz... Il a introduit le réalisme dans la musique... Mais on cherchera vainement chez lui de véritables pensées musicales, de la mélodie, de belles formes, de la riche harmonie (sous ce dernier rapport, il est même d'une grande faiblesse). Tout est chez lui éblouis- sant, à grand effet, intéressant, intelligent, mais tout y est voulu, ni beau, ni grand, ni profond, ni majestueux. T.îchez de jouer ses œuvres au piano (r), même à quatre mains, enlevez-leur le coloris de l'instrumentation, il ne reste rien (2). » Maintenant, chers lecteurs, vous êtes fixés. Mais hélas ! moi, j'ai fort mauvaise tète et les sentences du juge ne m'apportent jamais la quiétude. Et l'autre nuit, dans le bleu silence de juin, voluptueux et grand, mon admiration balbutiait encore le beau poème, ce portrait me semblait à peine une caricature. Delacroix, d'ailleurs, l'a senti : tout génie déborde la plus ample anah'se. Il est curieux d'observer, à la fin d'un siècle multiforme et versicolore, que tous les romantiques poètes, Théodore Rousseau, Delacroix, Berlioz,

( I ) Ici le juge parle ouvertement pro dotiio. 2 La Muiiqueet sa représentants {Ménestrel, 6 décembre 1891 6 mars 1892.)

LE MOIS MUSICAL 461

Gautier, Hugo, Balzac, Baudelaire, ont encouru le reproche de réalisme : poète, l'Hector des revendications musicales le fut éminemment; jusqu'au suprême râle, ardent et jeune, mobile, spontané, voyant, songeur, affec- tueux, caustique, irritable, convaincu toujours, soufflant sur le décor ambitieux de ses rêves la tiède langueur des brises orientales ou le vent d'hiver des shakespeariennes désespérances, sans trêve notre Berlioz fut poète : et l'on pourrait définir ses Troyciis à Carlhagc un noble fragment de drame chanté par le moi d'un poète lyrique. Écoutez l'intermède. Chasse Royale et Orage : le lyrique Berlioz est vibrant et saccadé, oii l'épique Wagner serait immense et large. Jupiter et Wotan ne brandissent pas la même foudre.

Ce mouvementé paysage, cette idylle qui devient un cataclysme, stringendo tempo, parmi les clameurs des tanfares, du tonnerre et des satyres, le destin, complice dti désir, entraîne Didon et le fils de Vénus vers la grotte fatale, croiriez-vous qu'on l'exécute maintenant comme prélude symphonique du ui'= acte, après l'immortel dialogue nocturne des amours heureuses :

O nuit d'ivresse et d'extase infinie !... Fleurs des cieux, souriez à l'immortel amour !

Anachronisme ! soupire \'iviane... Et puis, les monstrueuses et récentes coupures, accusant avec cruauté le manque de cohésion de l'œuvre elle- même fragmentaire : le prologue, qui donnait un sens au Lameiito du Pré- lude suivi de la Mnrrbe Troyeniie dans le mode triomphal ; au i"' acte, les entrées de rhythmes si pittoresques des laboureurs, des constructeurs et des matelots ; au 11", les deux airs de ballet, simplement exquis, le premier surtout avec sa morbidesse orientale ; treize vers tragiques du iv= acte, la reine altière exhale sa haine digne d'Armide ; au V^, l'imprécation d'Aiiim soror et de Narbal, et la reprise si lugubrement dramatique du chœur des prêtres de Pluton, et l'apothéose finale avec le chauir furieux du premier plan ! Et la première partie du chef-d'œuvre, cette grandilo- quente et sombre Prise de Troie (i)où notre poète-musicien inspire sa noble Cassandre parmi les flammes, au chant éperdu des lyres,

Baciliaiitc aux yeux d'niitr i enivrant iVlMiinoiiie,

ne l'entendrons-nous jamais à la scène ?

On nous a rendu les strophes pastorales d'Iopas, le diicito siiakespearien des sentinelles, la chanson plaintive du pauvre Hylas, du pur Virgile. Oui, « la passion surabonde dans la partition des Troyens » (2), et la tendresse de cette âme de feu appelle les larmes brûlantes. Ce n'est plus

(i) Exécutée chez Colonne, intégralement Miiver 1879-80). (2) Lettres intimes (28 avril 1859).

4(.î V ARTISTE

ni la cordialité de Beethoven, ni l'archaïsme de Gluck, ni la candeur de Schumann, ni la majesté de Wagner, ni la sensualité de nos partitions demi-mondaines : c'est l'amour lui-même, avec une qualité de grâce noc- turne inoubliable, avec ses langueurs qui s'allument d'une fièvre, ses mélancolies qui refleurissent en sourires. Oui, les plus forts sont les plus tendres. Et quels détails! trouver ailleurs la demi-teinte im\:;a-voce du septuor crépusculaire, si triste et si beau.

Dont la mer endormie Murmure en soupirant les accords les plus doux,

autour de quelle pédale enchanteresse ? l'ineflable brise du plus amou- reux des duos d'amour les sanglots des violoncelles divisés évoquent l'auteur de Roimv et Juliette ( i ) ? les grands traits de violons du Prélude amer et triomphal, les délicieuses réponses des bois dans les confidences des deux sœurs, l'effet si simplement, si musicalement tragique de l'entrée des Troyens, de l'apparition de leur chef, et les adieux de la royale amante la déclamation mélodieuse ranime le secret du i" acte à'Alceste, et la voix sépulcrale des spectres, et l'expression si humaine, plus vraie que le langage parlé, du désespoir d'Enéc, au m"-' acte, avec sa sobriété pathé- tique, ses répétitions éloquentes, sa vie prodigieuse ? Le cœur d'un Berlioz parle en un seul vers :

Viens embrasser ton pcrc ; D'autres t'enseigneront, enfant, l'art d'être heureux . ..

Dans le chœur agité des présages, le nom d'Hector sonne en la nuit comme un spondée formidable. L'antiquité renaît. Et nulle part de poncif, contrefaçon du style. Mais l'on reprend les Troyens douze ans trop tard ! Romantique par la mélancolie passionnée, par le vague parfum, par le morceau pittoresque, le Berlioz de la vieillesse n'est plus novateur, et Paris s'étonne. Ce n'est qu'un opéra, dit-on. Oui, certes, mais un opéra vécu par un Virgile qui sut épandre son âme dans la blanche for- mule des Glucks vénérables. D'autres purs artistes, Rembrandt, Corot, Gluck, Bectho\en, Hugo, Wagner, se sont haussés sur le déclin jusqu'à l'olvmpienne intransigeance des troisièmes manières : l'esprit monte de Rieii^i \'ers Siei;frieii. Des Orientales à la Légende des siècles le crescendo fut intentionnel. Passionné réfléchi, l'allemand Wagner découvre peu à peu la froide mer de Tristan, le mystique azur de Parsifal. Le Drame musi- cal s'achemine vers la synthèse, l'orchestre s'enrichit, le poème se com- plique. L'influence de Wagner sur la note, c'est l'influence d'Hugo sur

( 1 ) La Scîiw d'amour (1859) qui est peut-être le clicf-d'ceuvre de la musique instrumen- tale.

LE MOIS MUSICAL 463

le vers. La pensée commande. Mais le cœur incandescent de notre vieux Berlioz usé par la lutte rencontra le Léthé dans l'onde assagie des antiques souvenirs. Cratère dévasté par les laves inexorables de ÏAvi, sur la pente tumultueuse du « volcan », reverdit l'imposant et voluptueux bois sacré, au souffle de la tendresse virgilienne. Loin des brumes du nord, la svmphonie s'apaise devant la gravité sereine de la muse.

Élève du classique Lesueur, ce Bertin (i) du drame sonore, le blanc vieillard retourne pieusement au culte de son avril ; il se souvient du pur poète de Rome qui lui enseigna la poésie et l'amour, « les deux ailes de l'.ime », il rouvre son \'irgile, revit son Gluck, chante les Troycns, et, dans son àme flexible, l'art s'explique par la vie. En 1863, dans cette âme, ce n'est plus la tempête de 1830 aux ciels brouillés qui inspirait à l'amant de Miss Smithson-Cordélia l'orageuse audace du Roi Lear ; mais, exquise association de lueurs d'âme ! tandis que son divin poète lopas invoque Cérès, le virgilien romantique salue « l'hamadryade de sa vallée de Tempe », l'amour qui le conduisit vers la musique : « Estelle, dit-il, fut la rose qui n fleuri ilaiis Visolciiieu! ; Henriette lut la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses, et dont, hélas ! j'ai brisé bien des cordes... (2) » O l'atmosphère vaporeuse de romantisme qu'ef- fleurent encore les shakespeariennes silhouettes de Troïlus et Cressida ! Et, l'autre soir, en savourant cette musique qui -soupire l'amour, parmi d'ho- ménques rumeurs clame le seul leiliiwliv de la Marche Troyenne en une « marine » de Claude, ma pensée volait vers l'obscure Inspiratrice, vers la triste rose éphémère, calice inconscient des parfums immortels :

'Tis the last rose of siiiiniier left hlooiiiiiig alonc... (3)

Pauvre cher grand Berlioz ! Tout est relatif, tous nos engouements sont périssables, et l'avenir se gaussera de nos caprices nouveaux.

Toujours est-il que, malgré une interprétation supérieure de la part de la vraie reine Delna, de M""' de Béridez, de MM. Latarge, Lorrain, Clément et David, le public, comme Stendhal, « quitte la tendre Didon pour des êtres plus modernes ».

Or, nous voici au pied de la blanche Acropole, chère à Pallas : mais Phryné n'est-elle pas l'immortelle contemporaine ? Sans que l'espiègle auteur l'ait calculé, je le crois du moins, le succès de Phryné (4) voisine de la Walkiire, c'est la revanche du naturel exilé, c'est un hommage que l'hypocrisie rend à la franchise. Le Parisien, le moderniste se ressaisit, et, tel le chevalier Tannhâuser en présence de l'idéal Wolfram et de la chaste Elisabeth, il entonne furieusement l'hymne païen de \'énus triom-

(i) J.-V. Berlin (1775-1842), maître classique du novateur Corot.

(2) Mémoires, II, 340-341.

( 3 ) Thomas Moore.

(4) Opéra-Comique, le 24 mai 1893.

464 L'ARTISTE

phante. La verve des répétitions ne fut dépassée que par les bravos de la première. Il y a des airs ! Puis, par définition, Phryné doit taire de l'ar- gent... Mais qu'un pseudo-puritanisme n'accuse pas le fin divertissement d'un maître. Le sacerdotal Pindare lui-même adressa des scolies au beau Théoxène de Ténédos ainsi qu'aux jeunes femmes hospitalières de la riche Corinthc, prêtresses de la persuasion, ajoutant avec une mélanco- lie subtile : « Tout s'excuse par la nécessité. Mais que vont dire les maîtres de l'Isthme en me voyant, au début d'une scolie gracieuse, ofirir mes chants à des courtisanes ?.. » Et, de plus, savez-vous bien que la IValkiirc elle-même n'a rien de plus élevé que ce thème : la justification de la Beauté par sa seule puissance ? Phryné nue devant l'Aréopage ébloui, Phryné, statue vivante, prise pour Aphrodite par de pauvres pêcheurs, atteint superbement, religieusement, à la sérénité rédemptrice des plus divins marbres, et, aux yeux émerveillés, loin de l'alleluia des Pèlerins, le vieux Vénusberg maudit se rachète par sa seule beauté ! Voilà pourquoi les bons docteurs de Cambridge ont été bien avisés de ne pas reprocher au grave auteur de la Jeunesse d'Hercule d'avoir écrit Phryné, lui disant dans leur patois : « Lœlaïunr etiam Symphoniœ scriptorem cekherri- mum Phrynes ex fabula laudis suœ corona flores novas nuper inlexuisse. » Ainsi protégée, voyageons sans crainte au pays charmant la sandale d'une belle inconnue imprimait suis-moi sur les grèves ( i ), au pays clas- sique des petits fronts, des poses harmonieuses et des brises tissées dans la soie incarnadine de Cos (soyons antique). Et qui sait ce qu'un Ban- ville eût ajouté à la mutine fantaisie de vertigineux respect pour le Beau ?

Au grand soleil, le peuple d'Athènes célèbre une vieille canaille offi- cielle, l'archonte Dicéphile ; Phryné se déclare son humble servante Mais ce fonctionnaire rigide (ils le sont tous) est un tuteur véreux; son neveu Nicias, qu'il voudrait voler, rosse les démarques venus pour l'arrê- ter, appelle les folles joueuses de flûte, implore et obtient l'appui de Phryné ; le jeune esclave Lampito s'élance pour coiffer d'une outre l'icône grotesque de l'archonte ; et commence la parodie des rires : « Dicéphile est un fripon. » Au 11^ acte, Nicias et Phryné devisent amoureusement, lorsque Lampito annonce Dicéphile 1 Altéré de vengeance, le magistrat vient confondre la courtisane, mais peu à peu le charme opère, et l'homme est vaincu par la beauté (une statue seulement, dans l'espèce), cependant que le choeur ironique immortalise l'archonte à la cantonade.

Cette pochade se colore sous la main du plus musicien de nos compo- siteurs vivants. Son étonnant dictionnaire orchestral est aussi riche en termes bouffons qu'en synonymes de coquetterie légère ; le suave quatuor

( I ) AxoÀo-J6ii ; découverte Je jM. Heuzev.

I.F. MOIS MUSICAL 46^

(prélude du 11' acte) nous fait deviner les mignardises du sanctuaire d'amour, des intentions comiques percent dans un rhytlime, dans mi timbre, dans une nuance, dans un trait de Hùte ou de hautbois, en des bassons inénarrables qui apparentent le maussade archonte au drat;on Fafner (l). La mélodie, sans être très neu\e, a du mordant ou de la i^ràce ; la forme est à la fois traditionnelle et libre. De jolies arabesques courent le long du vase et la ciselure est de main d'ouvrier. Mais le tris- son du Beau qui manque au poème s'exhale du récit (2) plane sur la mer le grand nom d'Aphrodite parmi les gammes mouvantes et le bruit sourd des vagues, le vol des alcyons, la mollesse des zéphyrs et le cres- cendo glorieux des sonorités : puis, souvenir peut-être du septuor des Tioyens, Phryné, Nicias et Lampito murmurent pieusement une prière à la déesse. C'est ravissant. Interprétation de premier ordre, qui met en valeur le gâtisme adorable de Dicéphile (M. Fugère), l'aplomb juvénile de Nicias (M. Clément), les notes piquées, dites cocottes, tout à lait de circonstance, et la sculpturale plastique de Phryné, l'auguste amie de Praxitèle (M"'= Sybil Sanderson). Et quelle aubaine d'être une fée, alin de pouvoir librement réparer l'oubli de nos soiristes béotiens dont pas un n'a décrit cette petite perle glissée de la conque de Cypris : le charme décent de Lampito, le bel esclave harmonieux comme le Bacchus ivi'e aux belles joues, des poètes, à qui la candeur du livret donne un nom de femme dans une hésitation tout athénienne :

Plein de grâce, il médite une folle chanson.

Et l'on ne sait pas trop s'il est fille ou garçon ( 3 ).

La science légère avec laquelle l'artiste déraille son ariette d'introduction:

C'est ici qu'habite Phr\né,

nous évoque une figurine de Tanagra, de Myrina plutôt, un croquis de Prudhon d'après Léonard, un doux vers de Ménandre tait de naturelle délicatesse et de mélancolique volupté. C'est le grain d'atticisme qui décèle l'art magistral du professeur. M™' Miolan-Carvalho. Voix spirituelle, subtile coitfure, lèvres moqueuses et regards de songe, M"'= Buhl est une gracieuse évocatrice d'antiquité.

La séduction de l'antique ne soufHe pas seulement de l'Ionie, elle habite au plus profond de la grâce pastorale du Dcscrlciir du bon Monsi- gny (1769), fleur vivace de pastel (4) de cet unique xvui' siècle, ami de

( I ) Acte I, scène 4, Nicias et Dicéphile. (2) Acte II, scène 2, récit de Phryné. ( 3 ) Maurice Boucher, Légende de sainte Cécile.

(4) En dépit de Grimm, aussi partial que Mozart au sujet Je la musique iiançaise. Reprise, avec les T)eux Avares de Grétry, le 21 juin 1893.

1893. l'artiste. NOUVELLE PÉRIODE : T. V. $0

46(. V ARTISTE

l.i nature, la vieillesse parait jeune. Ses yeux parlent sous la poudre. Son enfantillage même eut le style.

Et puisque je veux concluie par de charmantes images, laissez-moi vous signaler deux salutaires lectures de vacances, l'une hautaine comme un dessin de maitre italien, l'autre vibrante comme l'orchestre moderne : le Pour le Beau d'Alphonse Germain, et VArl de Richard U'a;^uer, par AHred Ernst. Avec ce double viatique, tout en illustrant intérieurement la page d'un muet souvenir de Burne Joncs (i) ou d'une réminiscence enfiévrée du dieu Beethoven, crovez-moi, vous pourrez ressusciter les bonheurs perdus, en la tristesse de la lumière, à l'heure des départs, et voguer plus calmes, tâchant de mieux choisir, sinon d'éviter, « les écueils semés de casinos... (2) » Par ce temps de maquillage cosmopolite et d'universel puffisme, M. Brunetière risque de prêcher dans une thébaïde, la recherche loyale du plaisir est un devoir : le souverain bien de l'artiste sera toujours la beauté. Mais l'ombre me rappelle : et tandis que Lampito viendra remplir les coupes, 6 mes chers convives des banquets d'au-delà, me pardonnerez-vous, en faveur de l'intention, de vous dire adieu avec le songe amical d'im inconnu que j'exhume ce matin d'un petit cimetière abandonné de blanches paperasses :

L'or du soir descendait vers la tête d'Orphée : Mélodieuse fleur soupirant sur les flots. De la lèvre livide un nom semblait éclos ; Et ce ne fut d'ahord qu'une plainte étoufiee.

Aux rivages d'Hella.s, aux cimes de Délos, Les beaux chœurs attendaient leur divin coryphée ; Les nymphes aux bras nus pleuraient dans la nymphée Solitaire, et le ciel écouta leurs sanglots.

Sonore en l'automnale ardeur du crépuscule, Au tumulte des mers dont un écho circule La cithare mêlait son imperdable amour ;

Et c'est ainsi qu'au fond des temps, feu qui ruisselle,

Ton hymne vint pourprer notre blême séjour

Et nous, passants d'un rêve, ô Musique, Immortelle !

Pour copie tfrrtslre et coiifoniic :

i^W.MOXD BOUYER.

(t) Tiiséi et les Foix Je la Mer 1 Champ-de-Mars, 1893). (2) J. Laforgue.

?^4î|:2^

CHRONIQUE

nuT ce qui touche :'i l'histoire de Paris est assuré, uous avons eu la satisfaction de le constater en maintes circonstances , d'être accueilli a\'ec intérêt par le Conseil iinmicipal. Aussi peut-on espérer qu'il mettra l'habituelle bienveil- lance dont il tait preuve en ces questions, à examiner une pétition que lui a adressée la Société des amis des monuments parisiens pour obtenir qu'il sauve de la ruine , de ce qui fut jadis la \ieille licole usqu'à la fui

définitive les vestiges, encore debout

de médecine, depuis la seconde moitié du quinzième siècle jusqu'à la fin du dix-huitième. Ce monument, devenu propriété privée, est situé dans la rue de la Bùcherie, à l'intersection de la rue de l'Hôtel-Colbert. Il y a quelques années, nos lecteurs se le rappellent peut-être, lors des opérations de voirie qui transformèrent ce vieux quartier par le percement de la rue Lagrange, nous crûmes devoir signaler, ici même, ce vénérable monu- ment à la sollicitude de la \'ille de Paris ou de l'État, et exprimer le vœu de le voir défendu contre une démolition plus ou moins prochaine. II nous plait de constater que la vigilance de la Société des amis des monuments parisiens se soit préoccupée de plaider à son toiu' la même cause auprès du Conseil municipal de Paris. Voici en quels termes elle l'a fait :

Chaque jour des spéculateurs, sans souci de l'art et de l'histoire, portent une main sacrilège sur les plus beaux monuments du vieux Paris. Nous voyons tomber les uns après les autres ces témoins d'un autre âge, à tel point que, si personne ne s'oppose à ces actes

468 L'ARTISTE

do vandalisme, notre capitale ne tardera pas à ressembler à ces villes banales du Nouveau- Monde, nées d'hier, sans passé, sans histoire.

Sachant, Messieurs, quel intérêt vous portez aux œuvres des générations passées, combien vous êtes soucieux de conserver à Paris tout ce qui peut augmenter son prestige, nous venons aujourd'hui appeler votre bienveillante attention sur un monument que les siècles nous ont légué et que la spéculation menace. Nous voulons parler de l'ancienne Faculté de médecine, située à l'angle des rues de la Bùcherie et de l'Hotel-Colbert.

Des nombreuses écoles qui fleurissaient autrefois au pied de la Montagne Sainte-Gene- viève, c'est la seule qui subsiste. Ce glorieux témoin de l'Université de Paris ne doit pas disparaître. Notre ville ne peut laisser périr cet édifice, berceau de la médecine française. Cette vieille Ecole ne se recommande pas seulement par son histoire : c'est aussi une page d'architecture que plus d'une ville serait fière de posséder et de montrer i ses visiteurs.

Le monument que nous prenons la liberté de vous signaler se compose, Messieurs, de deux parties d'époques difiérentes :

I" D'une immense salle du xv= siècle commencée en 1472 et percée sur trois de ses faces de larges baies en ogive ;

D'un amphithéâtre circulaire, couronné d'une coupole et dans un très bon état de conservation. Édifié en 1744, cet amphithé.'itre, dit « de \\'inslo\v », porte encore le nom du célèbre médecin qui l'inaugura.

Si vous nous demandez. Messieurs les conseillers, à quelle destination il conviendrait d'affecter ces bâtiments, nous vous dirons qu'il nous importe surtout de les conserver, mais nous serions désireux de les voir occupés par un service médical et rendus ainsi .1 leur destination première.

On a parlé d'un musée d'hygiène pour lequel on est, dit-on, en quête d'un local. A vous, Messieurs, de voir s'il y a une idée pratique. Nous posons la question, sans vouloir la résoudre.

En conservant l'ancienne Faculté de médecine, vous ne ferez d'ailleurs, Messieurs les conseillers, que réaliser un projet déjà formé par vos prédécesseurs. En effet, la 'Ville, désireuse de sauver ce monument historique, avait, en 1869, décidé de l'isoler au milieu d'un square et M. Lafforgue, architecte, avait été chargé par le service topographique du Vieux Paris d'en relever les plans, coupes et façades. Avec ces éléments, il avait, à cette époque, préparé un plan de restauration. Malheureusement l'année terrible est venue entraver ces beaux projets. Nous vous prions aujourd'hui de bien vouloir les reprendre.

Les photographies que nous présentons vous montreront le travail fait alors aux frais de la Ville. Elles vous donneront une idée exacte de ce que serait le monument dégagé et restauré. Et c'est ainsi que, par vos soins, l'ancienne Faculté de médecine contribuerait à l'embellissement de notre ville et perpétuerait le souvenir d'une page glorieuse de son histoire.

ActuelIeiiiLMit la grande salle, édifiée au xV siècle, renferme un lavoir public ; elle n'a pas eu trop à souffrir de l'injure des ans et des hommes. Les murs extérieurs portent encore des plaques de rnarbre noir oii sont gravées en lettres d'or les inscriptions latines, datant du wui' siècle, qui mentionnent la destination de l'édifice. L'amphithéâtre est orné de sculp- tures assez bien conservées ; la coupole qui le surmonte, à l'angle des rues de la Bùcherie et de l'Hôtel-Colbert, abrite un mauvais lieu.

L'affectation de ce monument à un service public milite encore en faveur de sa conservation. La dépense prévue pour l'acquisition ne dépasserait pas deux cent mille francs : quelle est la b.itisse, scolaire ou autre, qui ne coiite pas à la \'illc un prix notablement supérieur ? La

CHRONIQUE 469

ce il

s

possibilité d'une utilisation pratique, la conservation assurée de l'édifie qui fut le berceau de la médecine française, l'intérêt 'architectural qu'i présente pour les artistes et les archéologues, sont aLitant d'argument décisifs que le Conseil municipal ne manquera pas d'apprécier, espérons-le L'Association syndicale professionnelle des médecins de la Seine lui a également adressé une pétition dans ce but. Enfin l'Académie des Beaux- Arts et l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ont transmis, chacune de leur côté, un vœu dans le même sens au ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts. Puisse donc l'ancienne École de médecine ne pas subir le sort de la \'ieille Sorbonne ( i ) !

On annonce que M. Duret vient d'offrir au Louvre un tableau du Greco, très caractéristique talent de ce maître.

AL Benedite, conservateur du musée du Luxembourg, a acheté à la vente Meissonier, un très beau dessin au cravon noir, représentant une

(1) La démolition de la vieille Sorbonne est maintenant un fait accompli. En dépit des protestations unanimes de la presse, auxquelles nous nous sommes associé (v. dans l'Arlislc d'avril dernier, l'article de M. de Ménorval : AV louche- pas à la Sorbonne), rien ne sera épargné, que l'église qui contient le tombeau du cardinal de Richelieu ; tout le reste doit être reconstruit : il y aura donc encore de beaux jours pour la maçonnerie française. Si les anciens monuments sont, de la sorte, impitoyablement livrés aux architectes, on a le droit de se demander oij s'arrêtera le vandalisme officiel et ce qui restera debout du vieux Paris dans un avenir prochain. Ce n'était pas assez d'avoir, sous prétexte de transformation, détruit la grandiose Halle aux blés, de Philibert Delorme,dont l'immense coupole était une pure merveille, pour en faire cet odieux bâtiment qui s'appelle maintenant « la Bourse de commerce » : on est en train de raser la vieille Sorbonne, comme s'il n'eut pas suffi, puis- qu'elle était devenue trop étroite pour les exigences modernes, de l'agrandir sans détruire de fond en comble ses vénérables constructions. Détail à noter : ces jours derniers, il devait être procédé à la mise en adjudication des matériaux à provenir de cette démoli- tion ; le prix minimum exigé par l'administration était de 20.000 francs. Quatre entrepre- neurs se présentèrent, mais, les prix qu'ils offraient étant très sensiblement inférieurs .1 ce minimum, l'adjudication n'eut pas lieu, et on annonça que la date de la nouvelle adjudi- cation serait fixée dans quelques jours. Or, entre temps, l'administration informa officieusement celui des quatre entrepreneurs dont l'offre était la plus élevée , soit de ij.ooo francs, que, s'il consentait pour la forme à augmenter ce chiffre d'une somme quelque minime qu'elle fût, la démolition lui serait concédée. Ainsi fut fait : sur sa réponse qu'il portait son offre à 15.005 francs, il fut déclaré adjudicataire. Un marché aussi bizarrement conclu est-il conforme aux lois qui régissent l'aliénation des biens faisant partie du domaine de l'Etat ? Nous ne saurions l'affirmer. Ce qui n'est pas douteux, c'est que l'administration, ne se souciant guère, par une nouvelle publication d'affiches, de sou- lever à nouveau la réprobation qui avait accueilli une première fois l'annonce de la démolition de la Sorbonne, a usé d'un subterfuge plus ou moins légal pour arriver à ses fins.

^-n i: ARTISTE

ctudc pour les Joueurs de houle, et deux aquarelles, un portrait de Mme Sabatier et un dragon à cheval, qui a servi d'étude pour le tableau du Guide. Ces dessins seront prochainement exposés, ainsi que les dons dus à la générosité de M. Cli. Meissonier tils.

De plus, sir Frederick Leighton, président de l'Académie royale de Londres, a offert en don au musée du Luxembourg deux dessins : l'un est une étude pour V Audnvimque, qui a figuré à l'Exposition de 1889, l'autre est une étLide pour la médaille que cet artiste a exécutée pour le jubilé de la reine.

Mme veuve Asselin a tait don récemment au musée céramique de Sèvres d'une grande gouache, représentant la Piouicnade des auihassadeurs de Tippoo-Sa'lh duus le pare de Scfiul-Cloud, le 2 août ijSS, et peinte par Charles-Eloi Asselin, son aïeul, qui était à cette époque attaché à réta- blissement roval de Sèvres.

Sur le rapport du ministre de l'Instruction publique et des Heaux-Arts, M. Paul Dubois, statuaire, membre de l'Institut, est maintenu, pour une période de cinq années à dater du i"' juin 1893, dans ses fonctions de directeur de l'Ecole nationale des Beaux-Arts.

NL le vice-amiral Miot est nommé conservateur du musée de marine au Louvre, en remplacement de M. le vice-amiral Paris, décédé.

M Lrantz Marcou, inspecteur général adjoint des monuments histori- ques, est nommé administrateur provisoire du musée de Cluny.

Les membres de la Société nationale des Beaux-Arts (Salon du Clianip- de-Mars), présidés par M.Puvis de Chavannes, ont procédé à l'élection d'un certain nombre de sociétaires et d'associés : sont membres sociétaires, on le sait, les artistes qui adhèrent aux statuts de la société sur l'invita- tion des membres fondateurs, et membres associés ceux qui sont jugés dignes de ce titre en assemblée générale des sociétaires. Les associés peu- vent devenir sociétaires. De plus, les sociétaires exposent de droit, et le nombre de leurs œuvres n'est limite que par les exigences du local. Les associés exposent de droit une de leurs œuvres à leur choix ; leurs autres envois sont soumis à l'examen de la conuiiission.

Ont été nommés sociétaires :

CHRONIQUE 47,

Peinture. MM. Jean Am.iii, Emile Bastien-Lcpage, Burne Jones, Carricr-Bcllcusc, Davis, Eliot, Ckuulara, Grivcau, Helleu, Lebourg, Prouvé, Richon-Brunet, RonJcl et de Ulule.

Sculpture. MM. Devillez, Granet, Le Duc et Roche.

Gravure. M. Michel Caxiu.

Objets d'art. MM. Brateau et Doat.

Architecture. MM. de lliudot et Goût.

Ont été nommés associés :

Peinture. MM. Alexander, Bocquet, Bouvet, Branilev, Cassard, Chudant, Collinieres de Xordek, Goiider, Gottet, Ecrrv, de Groux, Gyp (Mme de Martel), \. de Montcourt, de Montzai<;le, Simon, ^\'illiam Stott et Mllaert.

Sculpture. MM. Braecke, Charlier, Eriksson, Hansen-Jacobsen, Mulot, \'an der Stappen, Vernhes et Vallgren.

Gravure. MM. Béjot, Jasinski, Proust, et Storm van Gravesande.

Objets d'art. MM. Chéret, Couty, Martin, de Montesquiou-Fezen- zac, Tournel et Wiener.

Architecture. MM. Benouvillc et Calinaud.

Le prix Raigecourt-Govon a été décerné, par le comité de la Société des artistes français, à M. Ravmond Allègre pour son tableau, Marscillr, matinée d'cic. exposé au Salon des Champs-Elysées.

Le jury de peinture du même Salon a décerné le prix Marie Bash- kirtseff à Mlle le Roux qui a exposé deux tableaux, Scdilia et Portrait de Mlle M. G.

Voici la nomenclature des premiers achats taits par l'Etat aux deu^ S a Ions :

Salon des Champs-Elysées. Peinture : Chciiiin d'EI-Kaiitara ii Bis- la-a (Ali^cric), de M. Bellel ; Portrait de ma mère, de M. Braut ; les Bâche- rons, de M. Denduyts ; Coap de midi en Provence, de M. Gagliardini; la Prière des humbles, de M. Geoffroy; Petite fille des champs, de M. Gui- nier ; Dormeuse, de M. Henner ; Au nu>uillni;e (baie de Cancale), de M. Le Sénéchal de Kerdréoret ; Christ mort, de M. Henri Lévy ; Avant rembarquement, de M. Luigi Loir ; les Troubadours, de M. Henri Martin ; /(• Soir en rade de Villefraiiche, de M. Olive; Côtes du Jura vues delà plaine, de M. Pointelin ; Méditation, de M. Rachou ; Brunu's du iiniliu, appareil- lage, de M. Renouf; Ville d'Avrav, de M. Simonnet ; Au coin du feu, de M. J. de Souza-Pinto; Fenise, de ^L Van-Elven. Sculpture: Héro et Léandre, bas-relief en plâtre, de AL Gasq ; l'Histoire enregistre les découvertes

47= L'ARTISTE

de l'arcbéologk, plaquette en bronze, de M. Lechevrel ; Chienne danoise allailani ses petits, groupe en plâtre, de M. Lecourtier ; Mme M., buste en marbre, de M. Piiech.

Salon du Chanip-de-Mars. Peinture : Enceinte de Pnris ii In fin dit jour, de M. Billotte ; Derrière In ferme (nnlonine), de M. Binet ; Un soir dans l'Oise, de M. C^arolus-Duran ; Kn\ons du soir (port de Camaret), de M. Cottet ; Journée de décembre (Finlande), de M. Edelfelt ; Marine, In lime, de M. A. Harrisson ; la Mort et le Bûcheron, de M. Lherniitte ; le Départ du troupeau, de M. Ménard ; la Poussière, de M. Montenard ; Fille- franche an crépuscule, de i\l. Muenier ; Sapho, de M. Ary Renan. Sculp- ture : le Baiser de l'aïeule, de M. Dampt ; Puddleiirs, bas-relief en bronze, de M. Constantin Meunier ; M. Dagnan-Bouveret , buste en bronze, de M. de Saint-Marceaux. Objets d'art : Coupe à fruits, étain, de M. Bat- fier; Fase en grès flambé, de M. Delaherche ; Pichet en étain, de M. Des- bois; Fitrail céramique, de M. Fargue ; l^ase jade feuilles de marronnier, de M. Léveillé ; Tasse en énnuix transparents cloisonnes d'or, de M. Thesmar.

Un amendement a été proposé, par M. Léon Buiu'geois, ancien minis- tre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts, au projet de budget de 1894, tendant à augmenter de 30,000 fr. et porter de 50,000 à 80,000 francs le crédit des monuments historiques en Algérie, en vue de donner pendant quatre années 50,000 francs au lieu de 20,000 aux fouilles de Timgad (département de Constantine).

Voici venir la saison classique des inaugurations de statues. A Paris, elle s'est ouverte par celle du monument élevé à Théophraste Renaudot dans la rue de Lutèce, sur l'emplacement même, ou à peu près, de la rue de la Calandre le fondateur du journalisme, comme on se plait à l'ap- peler, tenait son « bureau d'adresses ». Déjà le Comité des inscriptions parisiennes a\ait, il v a quelques années, apposé une plaque commémo- rative non loin de là, sur la façade d'une maison du quai du Marché- Neuf.

C'est sur l'iiiitiatixc de l'iiistorien de 'l'iiéopliraste Renaudot, le docteur Gilles de la Tourctte, que s'est fondé le comité qui, sous la présidence de M. Jules Claretie, a mené à bien l'érection du monument. Rappelons que la statue en bronze est l'œuvre de M. Alfred Boucher. Renaudot y est représenté assis à sa table de travail, la plume à la main ; l'attitude est vraie mais manque de désinvolture et d'aisance comme la plupart des oeuvres du même artiste dont l'ébauchoir semble s'être irrémédiablement alourdi depuis qu'il a exécuté cette massive figure, trop vantée, de la Terre. La pierre du piédestal porte sculpté, sur sa lace antérieure, en bas-reliet,

CHRONIQUE 473

un coq aux ailes cployces, motif que Renaudot avait adopté pour ensei- gne de son bureau d'adresses ; la tace postérieure du piédestal mentionne ce détail par l'inscription : Icy, nie i/i' la Calandre, ait Grand-Coii, s'ëlcvait Je bureau d'adresses Tbeopbrasie Renaudot fonda la Gazette et les consulta- lions charitables pour les pauvres malades. Les taçades latérales portent égale- ment des inscriptions empruntées à l'illustre philanthrope.

La solennité était présidée par M. Ch. Dupuv, président du Conseil, ministre de l'Intérieur, qui a, le premier, pris la parole poiu- l'éloge de Ivenaudot. M. Claretie a parlé à son tour, au nom du comité du monu- ment et de la presse ; son discours a vivement retracé la phvsionomie du journalisme depuis ses origines. C'a été ensuite M. Alphonse Humbert, président du Conseil municipal de Paris, qui a célébré éloquemment le bienfliiteur des malheureux, « le socialiste avant le mot » auquel on ne ne doit pas seulement le journal, mais encore le dispensaire, le bureau de placement et le mont-dc-piété.

Théophraste Renaudot a eu cette insigne gloire de concevoir de décisifs progrès et de les réaliser.

Dans la contusion de toutes choses, frappé par le spectacle des injustices sociales, des souffrances des humbles, de l'inefficacité de la bienfaisance officielle et privée, convaincu d'ailleurs que i< des millions d'êtres, contraints et malheureux, vivaient sur des malen- tendus t, il improvisa, en tirant l'initiale idée de son génie propre, peut-être nourri de Montaigne, le projet du journal, celui du dispeusaire, du bureau de placement, du mont- de piété. Esprit éminemment rationnel, actif, entreprenant, audacieux, il exécutait aussi vite qu'il avait conçu : la réalisation, chez lui, était la lille robuste du rêve.

Celte statue nous manquait. Si quelqu'un méritait l'apothéose de la place publique, c'est bien ce précurseur, ce génie bienfaisant et pratique, hanté par toutes les réformes sociales dont l'étude est notre pressant souci et qui, sur les bancs du Conseil, s'il y pouvait être assis, serait pour nous un guide sagace, et que nous aurions grand profit à écouter. Bien des progrés en effet, dont il a indiqué les lignes et commencé la mise en œuvre, demeu- rent inachevés et c'est notre labeur quotidien de poursuivre sa besogne vaste et féconde...

Le chôm.age, la misère, c'est l'ennemi à combattre en tout temps, nous ne sommes pas à bout des luttes. Pour soulager les malades, les vieux et les infirmes, Renaudot s'em- ploya toute sa vie, et c'est son meilleur titre à notre admiration. Il existait bien alors une manière d'assistance publique, mais que son fonctionnement était barbare ! Un honnête vouloir sans règle, un gaspillage sans frein des deniers provenant de la charité publique ! l'impéritie et l'imprévoj'ance partout, des hôpitaux qui étaient des foyers d'infection; l'ab- jection des soldats sans solde traînant dans les rues leur paresse et leurs violences ; la peste naissant des guenilles qui s'accumulaient ; et Paris devenant un charnier et un cloaque ; Il tallait aller au plus pressé. Aux hôpitaux coûteux et insuffisants Renaudot, par ses c consultations charitables «, substitua les dispensaires dont la ville de Paris qui en a reconnu la supériorité, s'efforce actuellement d'augmenter le nombre. Xe vaut-il pas inieux, en effet, augmenter ces petits centres hospitaliers le travailleur est certain de trouver en tout temps conseils et médicaments utiles, souvent on étouffe dans l'oeuf une maladie grave, que d'hospitaliser >i grands frais un malade, qui chez lui, parmi les siens, guérira rapidement. Les briques du logement de l'ouvrier sont d'un amortissement moins lourd que les pierres de taille de l'Hotel-Dicu. C'est à Renaudot que nous devons ce qu'on appelle aujourd'hui les « consultations externes » et toute l'assistance à domicile.

474 L'ARTISTE

embryon d'une organisation délicate qui portera un jour, nous l'espérons, tous ses fruits.

Lorsque le grand lutteur fut vaincu après des péripéties douloureuses, qu'il se vit dépouillé du droit de faire le bien, que sa charité fut déclarée illégitime, personne n'osa lui enlever la direction delà « Gazette », dont le peuple qui devait à coups de phamphlets laire la Fronde, n'eût pas toléré la suppression.

Créateur de génie, philanthrope pratique, socialiste avant le mot, initiateur de réformes vitales, maître et modèle, de son vivant raillé, bafoué et méconnu, un seul de ces titres suffirait à la gloire de celui dont la grandiose ligure revit en ce bronze superbe que battront désormais les vents parisiens, souffleurs de révolutions et semeurs de progrès.

Après M. Humbcrt dont le discours a eu un vif succès, M. Poubelle, préfet de la Seine, a pris la parole pour célébrer les bienfaisantes institu- tions dont Renaudot fut l'initiateur en faveur des malades et des pauvres, l'Assistance publique et le Mont-de-Piété. Puis, successivement, M. Brou- ardel, au nom de la Faculté, M. Cadet de Gassicourt, au nom de la presse scientifique, M. Grasset, délégué par l'école de médecine de Montpellier, ont célébré diversement la mémoire de Renaudot, et vanté éloquemment les mérites multiples qui ont fait de lui un des bienfaiteurs de l'huma- nité.

A la lin de la cérémoiye, M. Dupiiv a remis à M. Gilles de la Tou- rette, la décoration de la Légion d'honneur.

Quelques jours après, c'est le grand Arago que le monde savant hono- rait par l'inauguration de cette même statue que nous regrettions naguère de voir oubliée depuis de longs mois en un coin du faubourg Saint- Jacques. La mort du sculpteur Oliva, décédé l'an dernier, n'a pas été vraisemblablement étrangère au fâcheux oubli qui paraissait s'être fait autour de son œuvre ; du reste, même de son vivant, les difficultés ne furent pas épargnées à l'artiste, car ce n'est pas moins de cinq ans après que le plâtre était terminé que la statue fut coulée en bronze (i). Par la simplicité des lignes sculpturales, à laquelle s'est manifestement attaché le sculpteur, aussi bien que par la sévérité des traits de son illustre modèle, l'œuvre revêt un beau caractère.

M. Poincaré a présidé la solennité. Plusieurs discours ont été prononcés: par le ministre lui-même, qui s'est élevé contre ceu.x qui prétendent écar- ter de la politique les sa\ants et les poètes, à la manière de Platon ; par .\L Tisscrant, directeur de l'Observatoire ; par .\L de Mahv, député de La

(i) Oliva est l'auteur d'une autre statue de François Arago, érigée depuis fort longtemps sur la place du petit village d'Estagel, dans les Pyrénées-Orientales, est le grand astronome. Plus récemment, la ville de Perpignan a également honoré Arago d'une .statue, oeuvre de M. Mercié.

CHRONIQ.UE 475

Réunion, qui a éloquammcnt rappelé que c'est à Frnnçois Aim^l;o qu'on doit l'abolition de l'eschna^e.

La petite ville de Moiit-sous-\'audi'ey, était Jules Grévy, a élevé, à l'ancien président de la République, une statue dont l'inauguration a eu lieu ces jours derniers au milieu d'une afflLiencc considérable de nota- bilités du monde politique.

Le monument, dont Alexandre Falguière est l'auteur, a un grand carac- tère. Jules Grévv est debout ; la France lui rend honunage en élevant vers l'ancien président de l'Assemblée nationale, de la Chambre des députés et de la République lui drapeau dont les plis s'harmonisent avec le piédestal de la statue ; l'ensemble du monument, qLii repose sur un socle élevé, en pierre du Jura, est d'un très bel efiet.

A l'Fcole normale supéiieure, c'est un monument plus modeste qu'on a dressé, dans la salle des Actes, en souvenir de l'auteur de la Cilc anlitjiic, l'illustre historien des Iiisliliilions de Vaucienne France, Fustel de Coulanges, un simple buste en bronze, qui n'est d'ailleurs qu'une reproduction d'un buste en marbre, exécuté pour l'Institut par M. Pierre Ogé, posé sur une stèle par M. Mayeux, architecte de l'Ecole.

La cérémonie d'inauguration était présidée par M. Foincaré qui, en excellents termes, a tait l'éloge du savant historien ; s'adressant ensuite aux élèves, il a terminé ainsi :

\'ous aussi, messieurs, comme les li.ibit.uus de l.i cité antique, vous avez le culte de vos morts. « La mort, disait Fustel, fut le premier mystère, elle mit l'homme sur Li voie des autres mystères. Elle éleva sa pensée du visible à l'invisible, du passager à l'éternel, de l'humain au divin. » Entretenez soigneusement, messieurs, le l'eu sacré sur votre foyer de famille. La mémoire de vos maîtres ne peut que soutenir votre pensée et fortifier vos cœurs : et lorsque c'est à un écrivain tel que Fustel de Coulanges que vous rendez hom- mage, laissez, comme aujourd'Iuil, le gouvernement se mêler à l'exercice de votre religion domestique. Car vos morts appartiennent à la cité, je veux dire à la France, à la France intelligente et laborieuse, et vos deuils sont portés par tout ce qui travaille et tout ce qui pense dans la patrie.

A Fougères (Illc-et-Vilaine) a été inaugurée la statue équestre du géné- ral de Lariboisière. Le sculpteur, M. Georges Récipon a représenté, le général sur son cheval de bataille, au cours de la campagne de Russie à laquelle il prit mie part glorieuse. On s'est accordé à louer la belle exécu- tion de ce bronze et a en admirer la puissante allm-e.

476 L ARTISTE

Xous clorons, pour aujourd'liui, la mention de cette série d'inau- gurations par celle du monument élevé, à Nancy, à la mémoire du dessi- nateur J.-J. Grandville. Un buste de l'auteur des Animattx pciiils par cii.x- i/iàncs, dressé sur un tut, et une statue de la caricature s'adossant au tut composent ce monument, à la collaboration du sculpteur Krnest Bussière et de l'architecte Jasson.

M. Krantz, doyen de la Faculté des Lettres de Nancy, a, dans un tliscours il a fliit l'éloge du caricaturiste, excellemment caractérisé son talent si particulier, quand il a dit :

Il y avait dans Grandville du Balzac : c'était un contemplateur de la rue, des scènes comiques ou lugubres de la vie extérieure ; il saisissait avec une promptitude de coup d'oeil toujours en éveil ces mille petites misères des habitants des villes, qui sont la matière préférée de ses premiers essais. Que de révélations piquantes ! que d'impromptus ravissants de malice et de vérité dans la suite des Dimanches d'un bon bourgeois ou les Tribulations de la petite propriété ! Comme nous restons dans le cadre plaisant de l'esprit, de la satire gaie, sans amertume et sans désespérance! Comme c'est toujours le bon sens en belle humeur et le sens commun, pimpant et, pour ainsi dire, endimanché! Le trait porte, mais il est léger ; il pique et ne déchire pas. Nous sommes loin de ce pessimisme naturaliste d'aujour- d'hui, qui prend pour héros de la caricature ces têtes navrantes et hideuses d'un monde inavouable et dont la philosophie inacabre, car il n'en a point d'autre, n'est plus humaine à force de se perdre dans la boue des derniers bas-fonds de l'humanité. Grandville, comme La Fontaine, son maître et son inspirateur, nous peint des hommes et non des monstres ; il pourrait dire lui aussi ;

Je me sers d'animaux pour exprimer les hommes.

C'est à la vie normale, à la vie vivable et vécue tous les jours, si je puis ainsi dire, qu'il nous intéresse, et, en cela, il est de la famille de nos grands psychologues et de nos grands peintres de la comédie humaine.

A l'occasion de cet hommage rendu à Grandville, l'Association des artistes lorrains a organisé dans les salles du musée de Nancy, une expo- sition de dessins originaux du célèbre caricaturiste.

Après les monuments inaugurés, signalons les monuments projetés ou en cours d'exécution.

Le statuaire Dolivet vient d'achever, avec la collaboration de l'architecte Blavette, la maquette d'un monument destiné à gloritier la mémoire de Germain Pilon et qui sera élevé prochainement au Mans, l'illustre sculpteur étant né, on le sait, en 15 15, à Loué-sur-Vangre, dans la Sarthc.

Le monument se composera d'un piédestal triangulaire rappelant celui du groupe des Trois Grâces, qui se trouve au musée du Louvre. Aux angles de ce piédestal, trois cariatides, et sur chacune de ses flices, des figurines en bronze, représentant l'une la sculpture, l'autre la peinture.

CHRONIQUE 477

et la troisième l'arcliitecture. Au-dessus du piédestal, se dressera une colonne en marbre couronnée d'un chapiteau, stvle renaissance, sur- monté du buste de Germain Pilon, en bronze.

La commission executive poLir le monument de Georges Bizet s'est réunie dans l'atelier du sculpteur Falguière afin d'examiner le modèlc de l'œuvre. La composition comprend deux figures : une jeune muse, un violon à la main, d'une grâce exquise, déposant quelques fleurs au pied du buste de l'auteur de V ArJésicnni', élevé sur une stèle et une Carmen, assise devant le socle, un poing sur la hanche, comme faisant sentinelle pour la gloire de Bizet. La muse, fine et gracile, se drapera d'une gaze à grands plis, dégageant le bras et l'épaule. Elle sera l'idéal d'une scène la Carmencita, dans ses oripeaux pailletés, représentera le réel. Cet agencement a beaucoup plu à la commission executive. M. Fal- guière achèvera, à très bref délai, son modèle, qui sera immédiatement livré aux praticiens.

La ville de Moulins, patrie de Théodore de Banville, \a élever un monument à la mémoire de l'auteur des Odes funainbulcsqucs. Sur l'initia- tive de la Société d'émulation de l'Allier, un comité a été constitué pour mener à bien ce projet.

Le sculpteur Barrias vient de terminer la maquette du mouLunent qui sera élevé à Emile Augier, sur la place de l'Odéon, si le Conseil muni- cipal ratifie, par son autorisation, le choix de cet emplacement.

Le monument se compose d'une stèle en marbre de couleur, au haut de laquelle sera placé le buste drapé du maitre. Cette stèle sera entourée de trois figures : l'une personnifiant la poésie, l'autre représentant un personnage du théâtre d' Augier, soit Sapho, soit VAveutiirière, et la troi- sième, un enfant accroupi tenant d'une main une couronne et de l'autre un masque comique. Le monument aura six mètres de hauteur. La dépense est évaluée à 60,000 francs.

De son côté, Valence, la ville natale d'Emile Augier, a ouvert un concours pour lui élever une statue. Il paraîtrait que le projet classé le premier, qui est signé Anna-Manuela, serait l'œuvre de M"'" la duchesse d'Uzès.

Ce projet comporterait quatre groupes adossés à un piédestal qui sup- portera la statue du grand auteur dramatique. Il s'élèvera sur un boulevard

478 L'ARTISTE

ijui dûmine le Rliùiii.- et qui fait lace aux ruines du château de Crussol, berceau de la famille d'Uzès.

M. Arsène Houssa\e vient d'être désigné à l'unanimité poLU' présider le comité qui a pris l'initiative d'un monument à élever en l'honneur d'Henri Mùrgcr dans le jardin du Luxembourg. L'exécution en est confiée au sculpteur Henri Bouillon.

Les artistes bordelais ont décidé qu'un monument serait élevé à Bordeaux au dessinateur Maxime Lalanne ; ils ont chargé de l'exécution le statuaire Pierre Granet.

Un concours est ouvert entre tous les peintres français, pour la déco- ration artistique de la salle des fêtes de la mairie de Bagnolet. Une somme de 39,000 francs sera allouée à l'artiste désigné par le jury pour l'exécution de ce travail. Pour les conditions du concours, on peut s'adresser au bureau des Beaux-Arts, à l'Hôtel-de-Ville.

Le conseil de l'Union centrale des arts décoratifs vient de renouveler son bureau. M. Georges Berger, député, a été réélu président a l'unani- mité. Sont nommés vice-présidents : MM. Aynard, député, président de la chambre de commerce de Lyon ; Bouilhet, industriel, membre du conseil supérieur des Beaux-Arts ; Corroyer, architecte du gouvernement ; Guillaume, membre de l'Institut.

L'Union centrale vient d'organiser des concours divisés en deux sec- tions, l'une pour les artistes et industriels et l'autre pour les écoles. Une somme de 10,125 francs (7,125 francs pour les concours industriels et 3,000 francs pour ceux des écoles) a été attribuée pour prix de ces concours, qui concernent l'art du bronzier, celui de l'ortêvre et celui du relieur. Les programmes détaillés de ces concours ont été répandus dans tous les centres industriels et sont envoyés à toutes les écoles de Paris et des départements. Ils sont mis à la disposition du public, au siège de la société de l'Union centrale, au palais de l'Industrie, piirte VII, de dix heures à cinq heures.

Puisque nous nous occupons de l'Union centrale, mentionnons le projet dont M. Georges Berger, son président, \icnt de faire part à toutes les sociétés artistiques et industrielles de France, et qui consiste en un congrès des arts décoratifs qui se tiendrait à Paris au printemps de 189.]. On s'occupera, dans le congrès, de fonder une association générale, une

CHRONIQUE 47,,

sorte de tédénition toutes les sociétés seront appelées à s'entendre pour prendre en coninum toutes les mesures destinées à protéger, à servir, à encourager d'une manière etticace dans sa marclie le travail national. Parmi les mesures qui seront soumises au congrès et qui sont sures d'avance du succès, M. Berger préconise, entre les divers groupes d'ai't industriel, un échange régulier de documents, de modèles, de tvpes ori- ginaux, et la création enfin d'un musée circulant analogue à celui que le Soutli-Kensington, depuis bon nombre d'années, fait \()\ager dans toutes les grandes villes d'Angleterre. Cette innowition d'un musée circulant nous parait peu susceptible de s'acclimatei' en nt)tre pa\s, et d'ailleiu's d'une réalisation peu pratique.

Sait-on que le grand tableau de AI. Georges Jlochegrosse, la Cbiili' de Biihylone, qui a figuré l'an dernier au Salon des Champs-Hlvsées, a quitté Paris cet hiver pour taire, d'abord en Europe, ensuite en Amérique, une de ces tournées si brillamment inaugurées par M. Munkacs\- avec son Christ chc:^ Fil nie et son Christ an Calvaire ?

La CJnite de Bahylone a trou\é, dans la première partie de sa tournée, en Europe, un accueil ,'1 la lois très ilatteur et très fructueux ; il n'en a pas été de même dans la libre Amérique, ^'oici qu'on annonce, en eft'et, de New- York que le tableau, dès sa première journée d'exposition, a choqué le parti puritain. De tous côtés des protestations se sont élevées, si bruyantes, des réclamations ont été formulées, si instantes, que, nous dit-on, l'on songerait à interdire l'exposition publique de la toile.

Comment concilier l'accès de piu'itanisme, ou de pudibonderie, comme on voudra, dont témoigne, chez la vertueuse Amérique, l'information ci-dessus, avec le piquant tournoi auquel un journal des Etats-Unis, le Neiu-York Rerorder, in\ite galamment les dames du monde entier à prendre part? Le Ne-w-Yorl: Recorder convie les femmes de tous les pavs, désireuses de prendre part au concours dont il se fait le promoteur, à lui envoyer leur photographie en pied, et, si l'on veut, en toilette de bal, accompagnée de leur nom, ou d'un pseudonyme ou même de simples initiales, et de vingt-detix mesures des diverses parties du corps : le tout afin de permettre que l'on puisse juger à la fois de la beauté du visage, de l'harmonie des tormes ainsi que de la grâce de l'expression et du pt)rt. \'oici quelles sont les mesures demandées :

La hauteur totale du corps sans chaussures.

La mesure à partir du sommet de la tête jusqu'à la hauteur des épaules, perpendiculairement.

^8o V ARTISTE

3" L.i iiKsurc .1 partir «.Ili soninict Je l.i tctc jusqu'à une ligne juste au-dessous du buste.

:[" La hauteur du ijenou à partir du sdI.

)" La hauteur des hanclies à jiartir du sul.

6"' La longueur de la lete perpeiuliculairenieiu.

7" La larL;eui' des épaules.

8" La hauteur de la ceinture à partir du sol.

9" La h.uiteur des chevilles jusqu'au sol.

10" La mesure .i jiartir de l'extréinité du plus long doigt d'une main jusqu'à la même extrémité de l'autre main, les bras tendus hori/ontale- nient.

Il" L.i mesiH-e d'un coude à l'autre les bras tendus.

12" La l.u'geur des hanches.

IV' La mesiu'e d'un poignet à l'autre, les bras tendus.

I )" La circonférence du ct)U.

I ) ' Clelle des épaules.

i6" Celle du buste.

17" Le tour de taille.

18" La circonférence des hanches.

19" Celle de la cuisse.

20° Celle du mollet.

21" La circonférence du bras dans la partie la plus grosse au-dessus du coude.

22° Celle du bras dans la partie la plus grosse au-dessous du coude.

C'est le sculpteur Alexander Doyle qui, nouveau berger Paris, aura la délicate mission de désigner la \'énus moderne ; à la temme qui sera proclamée telle, une pomme d'or sera offerte ; en outre, son portrait sera publié dans le journal ne\\-\'orkais. Si même, parmi les concur- rentes, il s'en trouse plusieurs, comme c'est fort probable, dont la plas- tiqtie approche le plus de la perfection, les beautés comprises dans cette élite seront invitées à ime entrevue perstinnelle a\ec le juge du concours afin de permettre à ce dernier de prononcer, en parfaite connaissance Je cause, le jugement définitif.

Le Dircclciir-Gi'rant : Jian Aiiiour.

eH.\TtALlU;N. IMl'. J. PIGE LE T

TABLE DES MATIÈRES

JANVIF.R

Reiiihraiidi. Glstavi; Gei'fuoy i

llisais sur l'histoire de la peinture française : XKIX. Wicolas Ponsun iSuite). Pu. Di;

Chennevières 9

Le paysage dans l'art : I. Raymoxd Bouver ly

E. Frémiet (Suite) . Jacciues de Biez 36

Le mois dramatique. André de Lorde 5 '

Le mois musical. Raymond Bolver 5>i

Chronique 63

Les livres 7^^

FliVRIKR

Journal inédit. Eugène Delacroix 81

Deux maîtres japonais. Germain Hediard lOj

Le paysage dans l'art : IL Raymond Bouver 115

n La Vie artistique 0 de M. Gustave Geffroy. Paul Flat 130

Le mois dramatique. Andri* de Lorde 135

Le mois musical. Raymond Bouver. 14 >

Chronique 149

Les livres 159

.MARS

Les artistes de Balzac. Paul Flat 161

Essais sur l'histoire de la peinture française : XXX. Nicolas Poussin (Suite). Ph. de

Chennevières 184

Le paysage dans l'art : IIL Raymond Bouvlr 194

Divinités modernes. Emile Blémont 212

Le mois dramatique. André de Lorde 217

Le mois musical. Raymond Bouyer 223

Chronique 229

Les livres 236

1893. l'artiste. nouvelle ruKiGDE : T. V. 31

4S: i: ARTISTE

AVKII.

Journal inédit. El'gène Delackoix 241

Essais sur l'histoire i!c la peinture fnmcaisi- : XXXI. Xicolas Poussin (Suite). Pli. Dt

Chennevières 261

Un mailre t'maillcur : Exposition des ouvrages de Claudius Popelin . Pierre Gauthiez. 271 L'àme artiste et la critique littéraire, à propos des « Essais sur Bali^ac u de Paul Fiat.

Marcel Semb.\t 275

Simples notes sur les Peintres-Graveurs. Roger Marx 286

Ne touche^ pas à la Sorhonne. E. de Ménorval 293

Che^ les Shakers. Félicien Rops 299

Le mois dramatique. Axdrh dk I.orde 301

Le mois musical. Raymond Bouyer 506

Chronique 3 1 1

LfS livres 314

.MAI

La sculpture au Salon da Champs-Elysées. **'' 521

La peinture au Salon des Champs-Elysées . Paul Flat 326

La Belgique antique. F. de Villes'OISy 342

Gustave Nadaud. Roger Ligxères 357

Un traité pratique de lithographie. Germain Hediard 372

Le mois dramatique. André de Lorde 374

L' mois musical. Raymond Bolyer 378

Chronique 3 86

JUIN

La sculpture et les objets d'art au Salon du Champ-de-Mars. **' 401

La peinture au Salon du Champ-de-Mars. Paul Flat 408

Les Concourt et l'art moderne. Jules Rais 419

Les maîtres de la lithographie : Horace Vernet. Ghr.main Hediard 429

Gustave Kadaud (Fin). Roger Lignères' 438

Exposition de l'oeuvre de Charlet. Montefiore 455

Le mois musical. Raymond Bouyer 458

Chronique 467

TABLE DES MATIÈRES 483

TABLE DES GRAVURES HORS TEXTE

lANVIER

fia//i;d«f/(;)H«Hfo (5fVi//i'), lithograpliic originale en couleurs, par Alexandrk Lunois. i

Saint Miche!, statuette en argent, par E. Fri'miet, gravée à i'eau-forte par William JuLiAN 50

FLVRIER

Poitrail d'EuGÈNE Delacroix par lui-même (Musée du Louvre) 81

Tète de femme, lithographie originale par Eugène Carrière i ;4

Mon Bourgmestre, eau-forte originale par FÉLICIEX Rops 148

MARS

Parisienne, eau-forte originale en couleurs, par Eugène Delatre 216

Socturne, lithographie originale en couleurs, par H. -P. Dillon 236

AVRIL

Portrait d'Eugène Delacroix, dessiné par A. Masson, gravé à I'eau-forte par Eugène

Decisy 24 1

Di'.euse de psaumes chei les Shakers, gravure originale au vernis-mou, par Félicien Rops . 29g

MAI

Hercule tendant l'arc, statue par Alfred Marzoli-f, dessin de l'auteur 322

Fani/al, tableau de Fantin-Latour 556

Dormeuse, tableau de J.-J. Henner 538

JUIN

'Bonheur, groupe en plâtre de Camille Lefèvre, gravé par Adrien Nargeot.... 404

La Sirène, tableau de Burne Jones 414

4N

i:ant/stj:

TABLE DES GRAVURES DANS LE TEXTE

Torluf, dessin d'HiRosHiGHi- 105

Oiseau, dessin du même lo6

Sur la terrasse, dessin d'OuTAMARO 107

La neigi', dessin d'HiROSHiGiiÉ 108

Batelier, dessin du même 109

Japonais, dessin du même il l

Panneau en marqueterie de Bouli.e 239

Tombeau de Richelieu, par Girardok 297

La Source, dessin de J.-B. Hlet 315

Lio)!, croquis du même , 317

Le Soir, aquarelle du même 319

Jules de Concourt, d'après une aquarelle d'EoMOND de GoNXOURr 421

Eilmoml de Goiicourl, d'après une eau-forte de Jules de Concourt 423

N L'Artiste; revue de l'art

2 contemporaine

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