Lies) 2 A DopRONESSEUR À L'ATHÈNÉE ROYAL DR GRARLERO! | RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE sé | PARIS : L. BAILLIÈRE er H. MESSAGER ÉDITEURS ?, RUE DE L'ANCIENNE COMÉDIE, 12 LA RUSSIE DÉVOILÉE rt MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE h Le Te: LT LS Cu , A _ ver: Ï Pr PTE fose (a ' Ar SORT à 7 % 0 EL, Le 5 à CI R , È F EE = = 2 Æ G 8 E = F1 Ë = | SAINT- DENIS. EUGÈNE HINS PROFESSEUR A L'ATHÈNÉE ROYAL DE CHARLEROI! LA RUSSIE DEVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE L'ÉPOPÉE ANIMALE DR TPS CM NP ECS DN I TL ON PARTIS L. BAILLIÈRE er H. MESSAGER EDITEURS 12, RUE DE L’ANCIENNE COMÉDIE, 12 1883 à JUNLS 1068 rs NZ SE or 7 \ * re - PRÉFACE. Un des plus puissants agents de civilisation est sans contredit cette soif de l'inconnu qui pousse l’homme en avant dans la voie des découvertes nouvelles, lui donne le désir de pénétrer dans les parties encore inexplorées de son domaine, et, la terre ne suffisant pas à son ardeur d'investigation, de s'élancer dans les abîimes de l'infini. Ainsi, tandis que l'Afrique et les régions polaires sont sillonnées par desexplorateurs intrépides qui arra- chent un à un les voiles dont ces contrées sont encore couvertes, nos astronomes scrutent les profondeurs du ciel et si nous n’en sommes pas encore à étudier la géographie des planètes, il ne faut s’en prendre qu’à l'insuffisance de nos moyens optiques. «. VI PRÉFACE, Aspirations nobles et fécondes, sans doute; mais tandis que nous nous élancons au loin, il nous arrive de négliger un peu trop ce qui se trouve à notre portée: tel pour qui les régions alpestres, voire même les mas- sifs de l'Himalaya n'ont point de secrets, n’a jamais eu l’idée de parcourir le coin de terre qui lui a donné naissance et qui pourtant ne manque pas de beautés naturelles. Ainsi, peut-être ne serait-il pas téméraire de dire que la Russie est moins connue que l'Afrique: on pourrait citer par douzaines les noms des explorateurs de ce continent ; combien en compterait-on qui ont étudié la Russie ? Pour ma part, je ne connais que deux savants qui se soient donné pour mission de révéler ce pays au public français : Messieurs Alfred Rambaud et Anatole Leroy-Beaulieu. Les causes de cet éloignement de la Russie sont multiples. D'abord, il en est une raison historique, c’est que cette puissance a eu son développement pro- pre et n’est entrée que fort tard dans le concert euro- péen. Il y a ensuite les causes actuelles, dont les prin- cipales sont : La politique extérieure anti-libérale et en même temps anti-nationale d'Alexandre I‘et de Nicolas, qui ont consacré les forces de leur pays à soutenir le des- potisme en Europe. Le juste châtiment de cette politique a été la guerre de Crimée, où l’autocrate a été aban- donné par ceux-là même auxquels il avait tout sacrifié, PRÉFACE. VII Ces temps sont loin de nous, la Russie a cessé d’être cet épouvantail de la liberté des peuples ; mais ceux-ci n’ont pas encore oublié. Appelés à prendre part au gouvernement, ils font payer à la Russie d'aujourd’hui les fautes de la Russie d’autrefois. La presse, bien loin d'éclairer l'opinion publique, continue à se servir de ses vieux clichés, ce qui est plus commode que d’étu- dier une situation nouvelle. Les mieux intentionnés même pèchent par ignorance. Ensuite, et ceci est plus grave, tandis que tous les autres Etats de l’Europe se sont plus ou moins consti- tutionnalisés, la Russie s’obstine à conserver une forme de gouvernement autocratique, sans aucun des tempé- raments qu'avaient autrefois les monarchies absolues. Ces institutions d’un autre âge, qui contrastentsi étran- gement avec tout l'appareil de civilisation que cet État a emprunté à ses voisins, sont d'autant plus lourdes à supporter par la partie intelligente de la population, que son développement intellectuel ne le cède en rien à celui des nations plus favorisées sous le rapport des libertés politiques. Il en résulte un état de malaise qui a produit toutes les conséquences que l’on sait : autre sujet de défiances pour l’Europe. J'ai tâché de caractériser la situation intérieure de la Russie dans une étude intitulée : Alexandre II et le Nihilisme, qui a paru dans le numéro de mai 1881, de Ja Revue de Belgique : Ge n’est pas le lieu d’y revenirici. Nous pensons que cette situation, qui met en antago- VIII PRÉFACE. nisme le gouvernement avec la partie la plus éclairée de son peuple, et qui soulève contre lui tous les esprits libéraux en Europe, ne peut pas se prolonger. Toute- fois, ceux qui croient à une révolution, et surtout ceux qui y comptent pour amener une transformation, sont dans une profonde erreur. La nation russe est formée de deux peuples séparés, qui vivent parallèlement, n'ayant entre eux que des rapports officiels: d’un côté, la noblesse et les profes- sions libérales, petit groupe insignifiant comme nom- bre ; de l’autre, l'immense masse de la nation, les paysans, auxquels on peut joindre les marchands et la plus grande partie des industriels. Le seul trait d’union entre ces deux groupes, séparés par des siècles d'un développement bi-latéral, c’est le tsar, qui seul peut faire accepter par le second ce qui est réclamé par le premier. Or, si les paysans aspirent à des réformes économiques, ils sont parfaitement indifférents aux ré- formes politiques que revendiquent seules les classes éclairées. Si celles-ci voulaient imposer leurs idées à la fois au gouvernement et au peuple, elles seraient bri- sées comme un fétu de paille. Il ne reste donc que l'initiative du souverain. Heu- reusement qu’en Russie, cetteinitiative est dans les tra- ditions de la dynastie régnante. L'œuvre de l'émanci- pation des serfs, effectuée par Alexandre IT, malgré ses conseillers, suffirait à le démontrer et cette entre- prise, qui frappait dans les sources de sa richesse la ns rt at its tinsn a noté him > > PRÉFACE. IX classe privilégiée, était bien autrement ardue qu’une réforme politique qui serait aceclamée par tout le monde à l'exception de quelques hauts personnages et d’un petit cercle de fanatiques de l’obscurantisme. L’empe- reur actuel, alors qu’il n’était encore que tsécarévitch (prince héritier), passait pour partisan du système constitutionnel. Malheureusement, jusqu’à présent, nous ne voyons encore rien venir: bien au contraire, il s’entoure de personnages justement détestés de la Rus- sie à cause de leurs tendances rétrogrades. Mais il faut avouer aussi que les tristes circonstances qui ont amené son avènement au trône expliquent, si elles ne la jus- tifient pas, l’inaction du souverain. Espérons qu'il re- viendra, avec le temps, aux idées de sa jeunesse. Un système libéral contribuerait beaucoup à faire cesser l’isolément de la Russie. Le principal obstacle au rapprochement esi enfin la langue, très peu connue en Europe. La France n’a de chaires de langue russe qu’à Paris ; la Belgique n’en a pas. Or, on ne peut arriver à connaître un peuple si l'on ignore sa langue ou, du moins, si l’on n’a pas sous la main un nombre d’interprètes suffisants pour éta- blir des rapports suivis. Jusque-là, on en est réduit aux racontars caractérisés par le proverbe : « À beau mentir qui vient de loin.» La langue russe offre sans doute de grandes difficultés, et pour un Français, apprendre l'italien, par exemple, n’est qu'un jeu en comparaison de la première étude. Mais le russe ne lui donnera pas X PRÉFACE, plus de peine que l'allemand, que beaucoup étudient aujourd’hui et je suis persuadé que s’il se rencontrait des maîtres en nombre suffisant, on trouverait, en France comme en Belgique, un nombre suffisant de disciples. C’est que, à se placer simplement au point de vue pratique, la vulgarisation de cette langue devient de plus en plus une question importante. En effet, la Russie, pays presque exclusivement agri- cole, est l’objet” de la convoitise des divers centres in- dustriels européens qui luttent pour s'assurer ce riche marché. D'un autre côté, et ceci concerne la Belgique spécialement, bon nombre de jeunes gens qui trouve- raient difficilement place dans un pays où les carrières libérales sont encombrées, pourraient se créer une position en Russie où il n’y a pas, où il n’y aura pas peut-être de longtemps, surabondance de forces in- tellectuelles. Du reste, l'exportation des choses va de pair avec celle des hommes et les deux n’en font qu’une. Si vous voulez écouler vos produits, il faut avoir, au lieu d'écoulement, des hommes de votre nation, qui en assurent le placement, et qui vous fournissent des ren- seisnements sûrs. Or, il faut que l’on sache à l'étranger une chose bien simple et dont on ne semble pas se douter : c’est que les Russes parlent russe et pas autre chose. Pour quel- ques arisiocrates, élevés par des précepteurs étrangers, que l’on a vus partout s'exprimer avec la plus grande PRÉFACE, XI aisance dans la langue des pays où ils venaient étaler leur luxe et satisfaire leurs fantaisies, il y a la masse de la nation, même la partie la plus intelligente, qui ne s'exprime que dans sa langue maternelle. L’étranger qui ne parle pas le russe, à l’exception des Allemands, ne pourra rien connaître ni des hommes, ni des choses de la Russie. Il sera réduit à la société de la colonie étrangère et des quelques russes qui la fréquentent et sont généralement les moins à même de donner des renseignements précis sur leur propre pays. De sorte que cet étranger, voulût-il s’employer en faveur de l’industrie de sa patrie, ne pourrait lui être que d’un faible secours. Il en est de même des agents politiques, qui n’ont jamais pu renseigner sérieusement leurs gouvernements sur l'opinion publique du pays où ils sont accrédités; car il y a une opinion publique dans les autocraties comme ailleurs, seulement elle est plus difficile à saisir. Au point de vue politique donc, comme au point de vue commercial, si l’on veut s'assurer des débouchés en Russie comme si l’on désire le rapprochement de son peuple avec celui-là, l'étude de la langue russe ne saurait être trop recommandée. Le point de vue de l'échange intellectuel n’est pas non plus à dédaigner. Certes la Russie, qui ne fait que débuter dans la carrière, ne peut mettre en ligne une pléïade de savants comme on en rencontre dans les autres états de l’Europe; mais elle a cependant quelques XII PRÉFACE. hommes de génie, dont l’Europe savante ne connait pas assez les travaux. Je me contenterai de citer le phy- sicien Mendéléief et le physiologue Kovalevsky. Mais c’est la littérature russe qui récompensera de ses efforts celui qui cherchera dans celte langue autre chose que lutilité pratique. Jusqu'à présent, trois ro- manciers seulement étaient connus par des traductions dans les pays de langue française : c’étaient Pouchkine, Gogol et Tourguénief; il vient de s’y adjoindre un qua- trième: Tolstoï. C’est peu en présence de la masse de talents qu'a produits la Russie contemporaine : il y a là un épanouissement littéraire comme n’en présente aucune autre nalion de l’Europe. Mais c'est moins le nombre des écrivains de talent que l'essence même de cettte littérature qui nous frappe d'admiration. Elle est ethnographique encore plus que littéraire. Ouvrez un numéro quelconque d’une des nombreuses revues qui se publient en Russie el vous êtes certain de trouver quelque chose à apprendre pré- cisément dans cette partie où l’on ne cherche d’ordi- naire qu'un passe-temps, frivole plus souvent encore qu'agréable. Vous voyez défiler devant vous, sous forme d’études et de nouvelles, toutes les classes de la société, tous ces petits milieux divers dans lesquels elle se fractionne : et cela, non pas seulement comme cadre de-l’intrigue, mais avec l'intention de vous les faire connaître comme si vous vous y trouviez. Nul mieux que les écrivains russes ne sait non seulement vous dé- PRÉFACE, XII peindre la réalité extérieure, mais encore se pénétrer des idées et des sentiments d’une collectivité quelconque et y initier ses lecteurs. Il y aurait là, pour nos écri- vains, riche matière à enseignements. Certes, les ro- mans français, par exemple, sont souvent des plus in- téressants ; il en est, dans le nombre, qui dénotent une profonde étude de l’homme, mais peut-on dire, à part de rares exceptions, qu'ils apprennent à connaître la France ? Après un séjour de huit années en Russie, j'ai voulu contribuer, pour ma part, à faire connaître ce pays. Ne disposant pas des loisirs que nécessiterait une étude originale, j'ai dû me contenter d’une traduction. J'ai choisi les contes populaires, parce qu'ils nous initient à la vie de la partie de la nation la plus nombreuse et la plus ignorée, les paysans. J'aurais pu choisir un ou- vrage racontant, ex-professo, les conditions d'existence de cette classe; mais dans les contes, nous voyons le peuple peint par lui-même; il s’y révèle tel qu'il est : avec ses habitudes, ses croyances, ses idées ; et je crois que celui qui lira attentivement le recueil entier des contes russes, en saura plus long sur le peuple que s'il avait étudié un ouvrage didactique sur la ma- ère, La litérature populaire offre à celui qui l’étudie un double avantage que l’on ne rencontre point dans la littérature des beaux esprits. Ce n’est pas une person- L XIV PRÉFACE. 1 aiilé isolée qui ouvre devant nous les trésors de son sénie, c'est lout un peuple et non pas seulement dans une génération, mais dans une série de générations, qui nous a légué un monument de ses croyances, de ses pensées, de ses douleurs etde ses joies. La critique moderne nous fait pénétrer dans l’âme d’un écrivain par l’examen de ses œuvres. Ici c’est dans l'âme d’un peuple que nous pénétrons. À D'un autre côté, vu l'ancienneté de ses origines, la littérature populaire, non seulement nous fait connaître un peuple, mais jette un grand jour sur ces époques éloignées, antérieures à l’histoire, où des peuples au- jourd'hui distincts ne formaient qu'un seul peuple, où des langues, aujourd'hui si différentes, ne formaient qu'une seule langue. Leur étude recule de beaucoup les limites de l'histoire. Longtemps l'importance de la littérature populaire a été méconnue. On ne voyait dans les contes que des sujets propres à amuser les enfants, à faire sourire les grandes personnes. Aussi ne se génait-on pas avec eux. On ajoutait, retranchait, combinait; le style et l'esprit de l’arrangeur se substituaient au style et à l'esprit populaires. Les contes ainsi arrangés perdent toute leur valeur. Ils n’ont plus leur saveur populaire et comme documents scientifiques, ils ne peuvent plus inspirer aucune confiance. Dans l’entre-temps, l'instruction se répand, le livre pénètre partout, et Là où le livre apparaît, la tradition di de mit ht nl PRÉFACE. XV orale disparaît. C'est surtout à ce cas que l’on peut appliquer le fameux : « Ceci tuera cela. » Et si vous entendez encore narrer des contes, ce ne seront pas des contes authentiques, mais seulement un écho de ce que la littérature écrite les a faits : une retraduction d'une traduction. On s’est mis à l’œuvre un peu tard en France : en Belgique, tout est encore à faire. Peut-être pourtant ne serait-il pas trop tard pour sauver quelques vieux débris des récits populaires, en s'adressant aux endroits, de plus en plus rares, où fleurit encore l'heureuse igno- rance, mais il faudrait se hâter. Il ne s’agit pas ici de faire œuvre de rédaction; il faudrait publier ces contes en patois, wallon ou fla- mand, avec la traduction littérale en regard. Il faut se borner au rôle ingrat de collectionneur et de sténo- graphe. C’est un rôle auquel on se fût résigné difficile- ment autrefois; maintenant que l’on comprend mieux l'importance de ces monuments de l'esprit humain, peut-être serait-il facile de trouver des hommes de bonne volonté, si une fois l'impulsion était donnée. En même temps une pareille œuvre aurait une grande im- portance linguistique : nos pâtois s’en vont, le français littéraire les envahit de plus en plus. C’est pourtant là qu’on aurait dû s'adresser depuis longtemps pour re- monter aux sources de notrelangue. Malheureusement, tant que régnera l’école qui ne veut voir dans les lan- gues romanes qu'un latin corrompu, l'étude sériense XVI PRÉFACE, des patois sera négligée, et quand on reviendra de cette théorie qui pêche contre toute saine logique et qui n’a aucun argument sérieux en sa faveur, les patois auront disparu, Tandis que la France et surtout la Belgique se trou- vent actuellement dans les plus mauvaises conditions possibles, pour recueillir les épaves de leur littérature populaire, la Russie s'est trouvée dans les conditions les plus favorables pour accomplir cette œuvre. Si un peu- ple illettré en masse fait le désespoir du penseur, en re- vanche, il fait les délices de l’ethnographe : aucune in- fluence étrangère, aucun mélange artificiel n’est encore venu altérer la pureté des traditions. Et de même que le botaniste donnerait toutes les roses du Bengale pour quelque plante naturelle, insignifiante en apparence, de même le collecteur de traditions populaires donne- raitles chefs-d’œuvre de la littérature contemporaine pour une poignée de contes, recueillis de la bouche de quelque paysan illettré. Et la science lui donnera raison, et qui sait? peut-être aussi l'esthétique. En lit- térature, c'est ce qui est le plus populaire qui vieillit le moins. De tous les grands écrivains du xvur siècle, La Fontaine est le seul qui n’ait souffert en rien des atteintes du temps; c’est aussi celui qui a le plus puisé ! Ce n'est pas que je veuille contester la valeur des travaux de l’école de Diez ; mais je crois que si elle a établi d'une manière incontestable l’étroite parenté des diverses langues romanés, elle à tort d'en conclure à une filiation. PRÉFACE. XVII aux sources populaires. C'est à leur origine purement populaire que les poèmes d'Homère doivent leur éter- nelle jeunesse. La littérature qui divorce avec le peuple produira des Énéides et des Henriades au lieu de l’Iliade et de l'Odyssée. Voilà quarante ans que les collectionneurs se sont mis à l'œuvre en Russie. Il n’a pas manqué sans doute ici de littérateurs qui ont fait comme ailleurs, qui ont retravaillé la donnée populaire. Mais à côté d'eux, il s’est trouvé des collectionneurs conscien- cieux qui se sont fait un devoir d'écrire les contes tels qu'ils leur étaient racontés, en conservant le dialecte local et en indiquant soigneusement le lieu de prove- nance, comme moyen de contrôle. De la sorte se sont formés des recueils qui offrent également une grande valeur comme documents linguistiques. Parmi ces recueils, le plus complet, le plus conscien- cieux et celui qui peut servir de guide le plus sûr, est celui d'Afanasief qui a servi de base à mon travail. Mais comme il est presque exclusivement composé de contes écrits dans les divers dialectes grands-russiens, je me suis servi, pour les contes en dialecte petit- russien, du recueil de Roudtchenko. Ces termes de grand-russien et pelit-russien nous amènent à parler de la langue russe. Il y a quelquefois avantage à arriver le dernier : cela permet d'éviter les fautes de ceux qui vous ont précédés, La langue russe a eu la bonne chance d’arri- b. XVHIT PRÉFACE. ver la dernière à la période de littérature écrite. Elle y a gagné de ne pas être estropiée par des praticiens aussi savants dans leur art que les médecins du temps de Molière dans le leur, et qui ne traitaient pas mieux la langue que les autres ne traitaient leurs malades. C'est une terrible chose que la science, quand elle n'est pas encore arrivée à une phase quelque peu positive, et on peut dire que dans cet état, elle fait pis que l'ignorance. Regardant la langue comme un produit arbitraire de la volonté humaine que l’on pouvait traiter selon son bon plaisir et réformer au gré de son caprice, et partant de l’idée préconcue que la langue française n’était qu'un latin dégénéré, les savants et les littérateurs ont formé notre langue littéraire en opérant sur notre vieux lan- gage gaulois comme in animd vili. Ils ont formé direc- tement du latin des mots nouveaux qu’ils auraient pu former au moyen des racines françaises, et ils onttâché de redresser le plus que possible les mots de la langue populaire afin de leur donner la figure latine : de là, les bizarreries de notre orthographe. Qu'importe, dira-t- on, la manière dont s’est formée notre langue littéraire, pourvu qu’elle soit apte à rendre nos idées et nos sen- timents. Mais le linguiste ne raisonne pas ainsi : le cœur lui saigne quand il voit les mots de sa pauvre langue arrangés à la manière de la peinture dont parle Horace dans son £pitre aux Pisons. Il en résulte que la langue francaise ne peut être étudiée qu'au point de vue grammatical et logique et a perdu presque toute ’ PRÉFACE. XIX empreinte des idées du peuple qui la parlait avant sa métamorphose. Avec une langue qui, comme la langue russe, a Conservé à chaque mot son certificat d’origine, on peut remonter, en décomposant les mots dans leurs racines, aux idées, aux croyances des anciens âges. Les mots francais actuels vous renvoient à des mots latins, d’où suit la nécessité d'étudier la langue latine pour comprendre le francais. Et la langue latine a été tellement travaillée avant d’arriver à être ce que nous connaissons, qu’elle ne livre pas facilement le secret de ses origines. La langue française doit à peu près tout ce qu’elle est actuellement à la culture. La langue russe ne lui doit rien ou presque rien : elle se présente parée seule- ment de ses grâces naturelles. Laissant de côté la question de savoir à laquelle des deux langues donner la préférence en général, vu que toute question de ce genre nous paraît insoluble, nous pensons que le linguiste portera toujours sa prédilec- tion sur les langues dont le développement a été le plus exempt d'influences perturbatrices. C'est le crand attrait que présente l'étude de la langue russe. Ce n’est pas que les savants ne se soient aussi exercés sur celle-ci. Au siècle dernier, ils ont fait tous leurs efforts pour la gâter, sous prétexte de l’ennoblir. Heu- reusement que le temps leur a manqué : dès le com- mencement de ce siècle, avec Karamzine, Krylof et Pouchkine, la litiérature revenait à la langue populaire XX PRÉFACE, et cette tendance allant toujours en s’accroissant, il n’y a pas eu cette scission entre la langue du peuple et celle des lettrés que l’on rencontre partout ailleurs. La langue littéraire n'étant pas fermée, et sa grammaire n'étant pas Voël-et-Chapsalisée, qu'on nous passe cette expression (nous voulons désigner par là le procédé injustifiable qui fait traiter une langue vivante comme s’il s'agissait d’une langue morte), elle peut s'enrichir chaque jour de nouveaux mots et de nouvelles expres- sions populaires, ce qui lui permet de conserver une fraicheur et un pittoresque d’expressions qu’on cher- cherait en vain dans une autre langue. Il est vrai de dire que cette union intime des deux langues a été facilitée par la grande homogénéité des divers dialectes de la langue russe. Les dialectes parlés au nord, au centre et à l’est de la Russie, ainsi qu'en Sibérie, et qui portent le nom de grands-russiens, n'ont entre eux, à part un nombre restreint de mots locaux, que des différences de prononciation (par exemple o au lieu d'a, ds au lieu de d, x au lieu dej, ete.). j'est de ces dialectes qu'est sortie la langue littéraire russe, et c'est en eux qu'elle puise encore constam- ment. Le petit-russien est parlé dans les gouvernements de Kief, Tchernigof, Kharkof et Poltava, qui forment ce que l’on appelle la Petite-Russie ou l'Ukraine; outre cela, dans le gouvernement de Kherson, la Volynie et la Podolie. Il est parlé en partie dans les gouverne- RÉ td de és PRÉFACE, XXI ments d'Ekatérinoslaf, Koursk, Voronège, Tauride, et chez les Cosaques du Don et du Kouban; enfin, en Au- triche, dans la Gallicie et la Boukovine. C’est l’ancienne langue littéraire de la Russie. Avec la translation du siège de l'empire russe du sud-ouest au centre, cette langue a perdu sa prépondérance. Elle a encore main- tenant ses littérateurs; mais le gouvernement russe, craignant que la culture de cet idiome ne serve de point de départ à des tendances séparatistes, met toute espèce d'entraves au développement de la littérature petite-russienne. Tôt ou tard cependant, il faudra bien céder au courant. Ce n’est pas à coups d'ordonnances et de mesures arbitraires qu'on extirpera une langue parlée par vingt-cinq millions d'hommes; et sans doute le temps n’est pas loin où la Russie aura deux lan- gues littéraires, la grande-russienne et la petite-rus- sienne. Pour donner quelque idée de la différence qui existe entre ces deux langues, je dirai qu'on peut la com- parer à celle qui existe entre le français et le patois de Liège. Le bl'anc-russien est parlé dans les provinces russes autrefois soumises à la Pologne : Smolensk, Vitepsk, Mohilof et Minsk et dans les provinces lithuaniennes de Grodno, Vilna et Kovno. Il se distingue par le grand nombre de mots polonais qui y sont mêlés, nombre qui va toujours en grossissant jusqu'aux frontières de la Pologne. C’est un de ces idiomes mixtes dans le genre XXII PRÉFACE. du marollien ‘, avec celte différence que le polonais et le russe sont deux langues sœurs. Il me reste à parler des principes qui m'ont guidé dans le choix et l'emploi des matériaux qui composent ce volume. Les auteurs des recueils qui ont servi de base à mon travail reproduisent les principales ver- sions de chaque conte qu'ils ont recueilli. J'ai choisi parmi ces versions Celle qui m'a paru la plus inté- ressante, en empruntant aux autres des extraits qui valaient la peine d’être reproduits à côté de la ver- sion principale. Quelquefois, quand deux versions me paraissaient également intéressantes, je les ai re- produites côte à côte. Désirant conserver à ma traduc- tion une valeur scientifique, je n’ai rien ajouté ni rien retranché. Souvent, en présence de répétitions intermi- nables, j'étais bien tenté de raccourcir, mais j'ai résisté à cette tentation parce qu'une fois entré dans cette voie, on ne sait où l’on s’arrêtera. Le seul petit remaniement que je me sois permis, C'est dans le premier conte: « la petite sœur Renarde et le Loup, » où j'ai pris le commencement dans une version et la fin dans unc ‘autre pour me dispenser de citer au long les deux ver- sions. Le même désir d’être le plus fidèle que possible m’a en- gagé à serrer le texte russe de plus près que ne le permet la langue francaise : j'espère que le lecteur me pardon- 1 Patois mêlé de français et de flamand, parlé dans certains quartiers populaires de Bruxelles, me PRÉFACE. XXII! nera la barbarie de ma traduction en faveur de ce qu’elle me permet de douner une idée plus exacte des tournures et de la manière de parler russes. En ce qui concerne l'orthographe des mots russes, je les écris comme ils se prononcent, en mettant de côté certaines habitudes d'orthographe empruntées aux Allemands et qu'il n'y a pas de raison de maintenir. Les Allemands terminent en o/} et eff les noms russes en ov et ev (le v final se prononce / en russe) : il faut écrire of et ef. Le ch russe se prononce comme dans chou; les Allemands ne peuvent le rendre que par les lettres sch, mais nous n’avons aucun motif de les suivre sur ce terrain. Ainsi, en français, il faut écrire Chou- valof et non Schouvaloff, comme on l’a fait jusqu'à présent. De même, il n y a pas en russe de lettre sch{sch, mais bien chtch. La lettre que nous représentons par #h doit se pro- noncer comme le À ou xh des Liégois, comme dans Huy et Fexhe. Pour ceux qui ne connaissent pas cet idiome, nous les renvoyons au ; grec ou au jola espagnol. Les voyelles nasales n’existant pas en russe, nous doublons les n partout où elles formeraient sans cela avec la voyelle précédente un son nasal, ou bien nous ajoutons un e muet final. Toutes les consonnes finales doivent être prononcées. Là où la consonne finale est suivie du signe de la pro- nonciation douce, nous avons remplacé ce signe par ÿ ty Let: .… 71 en XXEV PRÉFACE. un e muel; c'est plutôt un à muet qu'il faudrait, si pa- reille lettre existait dans notre alphabet. ds à Er Enfin l’y représente une voyelle qui n'existe dans aucune autre langue indo-européenne, une espèce d'à | guttural. Avant d'en venir au sujet du présent volume, l’Épopée | animale, nous croyons utile de consacrer quelques pages | aux origines de la littérature populaire. LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. ORIGINES DE LA LITTÉRATURE POPULAIRE. Aujourd'hui l'histoire de l'humanité ne s'arrête plus aux premiers monuments historiques, mais elle remonte à une antiquité beaucoup plus reculée. Après avoir in- terrogé les ruines qui couvrent le sol, on a fouillé Île sous-sol et de dessous la poussière des siècles, on a retiré les vestiges des civilisations disparues. Ces ves- tiges ne sont que peu de chose en apparence: des éclats de silex, des ossements, des fragments de poterie, etc., mais habilement interrogés, ces débris donnent des ré- ponses de plus en plus explicites. À cette source de renseignements, viennent se joindre ceux que l'on tire de l'étude des peuples sauvages de l'époque actuelle. On a le droit de croire que, menant la même vie matérielle que les peuples anté-historiques, ils ne doivent guère en différer non plus sous le rapport intellectuel. g LA RUSSIE DÉVOILÉE Enfin l'étude des langues donne de précieux rensei- gnements sur les temps où se sont formées les racines des langues actuelles. Tout cela réuni permettra de reconstituer peu à peu nos origines. | J'ai été amené à dire tout ceci, pour faire comprendre comment on peut raisonner de ce qu'était l’homme à une époque dont il ne nous reste aucun monument écrit. La littérature populaire, dont je m'occupe en ce moment, doit, étant bien interprétée, fournir une nou- velle source de renseignements. Commençons par nous rendre compte de ce qu'était l'homme à l’époque de la formation de ses premières idées générales. Pour cela nous ne recourrons à aucune des sources d'informations précitées, mais nous pren- drons un terme de comparaison à la portée de tous : l'enfant. On a longtemps comparé les sauvages à des enfants, mais aujourd’hui la comparaison prend de plus en plus une apparence scientifique. On sait que la science ac- tuelle tend à prouver que l’homme, dans le cours de sa vie intra-utérine, répète en raccourci les évolutions qu’a suivies la vie animale dans le cours de longs siè- cles. À son tour, l'enfant répète, jusqu’à un certain point, s'entend, l'histoire de la civilisation. Le sauvage, c’est l'enfant qui est arrivé à avoir cons- cience de lui-même, à se distinguer de ce qui l'entoure, mais qui ne conçoit pas les objets extérieurs autrement qu'il ne se conçoit lui-même, dont les jugements sont élus à émane à de. de died dm ne | AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 3 essentiellement subjectifs. Puisque lui-même vit, pense et veut, tout ce qui l'entoure est revêtu par lui de vie, de pensée et de volonté. Tel l'enfant frappe le meuble contre lequel il s’est cogné, en disant : « Méchante table !»; tel il prête à sa poupée toute espèce d'idées et de sentiments. Le chien qui aboïe au vent semble juger | de la même manière. Dès lors, non seulement tous les êtres animés, mais les corps célestes, les phénomènes météorologiques de- viennent des êtres doués de vie et de volonté : le ciel et la terre se peuplent de divinités bienfaisantes ou malfaisantes, suivant que les phénomènes de la nature sont favorables ou défavorables à l'homme. Une autre source de la mythologie, c’est la langue. Les noms communs, quand la signification primitive s'en est perdue, deviennent des noms propres; les com- paraisons se transforment en faits positifs. Si les rayons brülants du soleil ont d’abord été comparés à des flèches, plus tard, le Soleil, devenu Phœæbus, de brillant (90505) qu'il était d’abord, lancera de véritables flèches. Et c’est ainsi qu’en personnifiant d'un côté les forces de la nature, de l’autre en donnant un corps à des épi- thètes dont ils avaient perdu le sens, les hommes ont formé les mythes qui sont à la fois la religion, la science et la littérature primitives. Ces croyances forment d’abord un trésor commun au peuple-ancètre; puis, lorsqu'il s’est séparé en plusieurs branches, le même travail est continué par chacune 4 LA RUSSIE DÉVOILÉE séparément ; de nouvelles observations amènent des ex- plications nouvelles: de nouvelles métaphores se trans- forment en nouveaux faits. Les mythologies se différen- cient tout en conservant un fonds de croyances com- munes, une sorte de plan commun dû à leur commu- “nauté d'origine. Le fractionnement devenant de plus en plus considérable, on finit par avoir une foule de reli- gions locales : chaque cité a son mythe dominant. Mais à une époque d’individualisme excessif succède une époque de concentration : les petits États se fon- dent en États plus grands et il s'établit entre les dieux comme une espèce de lutte pour l'existence. Des mythes anciens sont délaissés el remplacés par d’autres, anciens aussi, mais venant d’ailleurs. La matière mythique est en perpétuelle fermentation. Mais si les noms des dieux changent, au fond la légende reste à peu près la même : le dieu nouveau ne fait que se couler dans le moule de l’ancien. Pour ne citer qu’un exemple, nous voyons Ju- piter, le dieu du jour, s’effacer peu à peu devant Apollon, qui finit par remplir tout l'Olympe de son éclat, ne laissant au Père des dieux qu'une royauté toute plato- nique. Mais voici que le jeune Bacchus grandit à son tour et son mythe se moule si bien dans celui d’Apol- lon, que ce dernier se trouve, en quelque sorte, dépouillé : de son emploi. Comme nous l'avons dit plus haut, la littérature et la religion ne font qu’un. Comment la première s’est-elle détachée de la seconde et en est-elle venue à se former a * AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 5 un domaine à part? Par un accroissement du sentiment de la personnalité. Au début, faible et craintif, l'homme se sent comme écrasé par la puissance de ces êtres sur- naturels, dont il craint encore plus les colères qu’il ne ressent les bienfaits, car son ignorance ne lui permet detirer des forces naturelles qu'un faible parti. Mais à mesure qu’il acquiert de nouvelles armes pour lutter et contre les bêtes fauves et contre les éléments, son au- dace va toujours croissant et il ose enfin regarder le ciel en face. À côté des dieux, dans ses fictions, il se place lui-même, non tel qu'il est, il a encore trop petite opinion de lui-même pour cela, mais agrandi jusqu'aux proportions divines. Ce ne sont pas les dieux qui sont forgés à l’image des hommes; c'est l'homme, au con- traire, qui forge ses héros à l'image des dieux. Nous ne sommes plus ici dans le domaine de la fic- tion pure : l'histoire commence à se mêler à la fiction. Les demi-dieux ont existé, mais ils ont été tellement agrandis et ornés par la fiction, qu'on ne voit pas bien ce qui pourrait leur appartenir en propre dans tout ce qu’on rapporte d'eux. La légende d'Hercule, par exem- ple, a fini par se mouler dans la légende des dieux- soleils, alors que quelques-uns des hauts faits qu’on lui attribue pourraient bien avoir eu lieu dans la réa- lité. En tous cas, ici, on ne peut déjà plus tout expliquer par le mythe et nous devons considérer les légendes qui concernent les demi-dieux comme l'embryon du premier genre littéraire. Diminuez les proportions du : 1° 6 LA RUSSIE DÉVOILÉE héros, donnez une plus large place à l'histoire et le poème épique sera créé. L'épopée forme l’époque déci- sive où la littérature se sépare de la religion. Mais la séparation n'est pas encore complète; c'est une œuvre de transition ayant par conséquent un caractère mixte, L'œuvre d'Homère, pour les Grecs, n'est pas seulement un chef-d'œuvre littéraire, elle porte encore un carac- tère sacré !. Encore un pas et l'homme se mettra en scène tel qu'il est, et le conte sera créé. Le merveilleux y abonde tou- jours, car il forme le fonds des croyances et de la science du conteur, mais l’homme y est réduit à ses propor- tions ordinaires, tandis que les dangers contre lesquels il a à lutter sont restés les mêmes. Terribles sont les circonstances au milieu desquelles il doit agir, mais, personnification de la lutte triomphante de l’homme contre la nature, l'humble héros vient à bout de tous les obstacles, tantôt en suppléant à la force par la ruse, tantôt avec l’aide de divinités bienfaisantes. Car tout n’est pas ennemi dans la nature : les mêmes agents ‘amènent tour à tour la douleur et la joie. Le soleil brûle et anéantit, mais aussi réchauffe et vivifie; l’eau détruit et l'eau féconde, etc. Donc l'homme, placé au milieu de la lutte des éléments, se sert des bons côtés pour combattre les mauvais. Chose étonnante et qui marque A ce propos, nous renvoyons à la Russie épique, de M. Rambaud, où l'on peut voir un chanteur populaire fermement convaincu de l'ori- gine divine des poèmes héroïques qu'il chante. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 4 le progrès que l’homme a faits dans sa confiance en lui- même, bien loin cette fois de donner à ses héros les proportions et la force des divinités, il aime à choisir son principal personnage parmi les plus chétifs repré- sentants de l'espèce humaine : son héros favori est lo sot, le pauvre diable; souvent même sa force physique est au-dessous de la moyenne : le résultat final n’en est que plus frappant. Enfin nous arrivons à un genre où le merveilleux, sans disparaitre complètement, ne forme plus qu'un accessoire. Le sujet du conte n'est plus la lutte de l'homme contre la nature, mais bien l'homme lui-même avec ses faiblesses et ses ridicules, comme avec ses bonnes qualités, avec ses mœurs et ses institutions, Le règne de l'analyse a commencé dans la littérature : l'épopée a fait place à la satire. Le premier monument que nous rencontrerons dans cette nouvelle voie, ce sera l'épopée animale qui fournira les premiers types généraux. Puis l'animal cède sa place à l'homme et nous avons le conte réaliste, dont la verve satirique se dirige principalement contre les femmes. A côté de la satire, les puissances occultes fournissent un élément tragique. C'est que l'humanité n’est pas encore complètement sortie de l’état d'enfance, c’est qu’elle attribue encore une foule de faits à des causes surnaturelles. Si l’on voulait donner un recueil complet de contes, il serait préférable de les classer dans l’ordre chrono- logique que nous avons exposé: en premier lieu, les 8 LA RUSSIE DÉVOILÉE contes merveilleux, et en dernier, les contes réalistes. Mais comme ce volume n’est qu’une sorte de ballon d'essai, et que nous ne savons pas s’il sera suivi d’autres, nous avons pensé qu'il valait mieux commencer par un volume formant un tout complet, et nous avons choisi l'Épopée animale. Les différentes catégories de contes dont je viens de parler remontent à une haute antiquité. Une première preuve en est, qu’ils sont à peu près les mèmes chez les différentes branches de la race aryenne : les différences ne concernent que les points de détail; les lignes prin- cipales restent les mèmes : les thèmes en ont donc été inventés avant la dispersion. Une autre preuve consiste dans le fond mème des contes. Si l'on fait abstraction de petits détails qui, d’une génération à l’autre sont ajoutés par les conteurs, comme les armes à feu, la dé- signation de villes récemment fondées, etc., on re- marquera que le contenu est bien antérieur à l'époque chrétienne. Prenons les contes merveilleux, les contes de fées, par exemple. L'idée de Dieu même en est ab- sente; de même qu’elle est absente des contes plus récents, des contes réalistes, à part une catégorie par- ticulière, que nous désignerons sous le nom de lé- gendes chrétiennes. Encore ces dernières ne forment- elles qu’un décalque de légendes païennes antérieures. Il y en a une de ce genre dans ce recueil. C'est celle où le loup s'adresse à Dieu pour lui demander sa nourri- ture : on voit que Dieu est mis ici en place d'un dieu dietetobet té té à à à AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 4 païen, protecteur des animaux. Dans les légendes chré- tiennes, c’est ordinairement saint Georges qui remplit cette fonction. Un autre conte, la renarde-confesseur, porte un cachet moderne ; mais ce n’est qu'un remanie- ment d’une fable plus ancienne, dans le genre de celle qui suit : « La renarde et le coq de bruyère. » Les changements politiques et économiques n'ont guère non plus affecté les contes. Croirait-on que dans ce vaste assemblage de contes russes, on ne trouve que fort peu de traces du servage. Le fils de paysan qui veut aller tenter les aventures demande la bénédiction de son père et se met en route, tout comme s'il n'avait pas de seigneur avec lequel il lui fallüt compter. Le paysan qui figure dans les contes se permet de naître, de se marier, de commercer, de mourir, tout cela sans en demander l'autorisation à qui que ce soit. Par-ci par là seulement, un trait de satire à l'égard du barine (seigneur) fait penser à un ordre de choses qui n'existait pas à l'époque de formation des contes. On dirait que l'imagination populaire, après une époque d’enfantement d'où sont sortis les mythes, les légendes héroïques et les contes, soit devenue inca- pable d’inventions nouvelles et se contente de repro- duire, avec de légères variations, ce que lui ont transmis les générations créatrices. Ainsi se retrouverait dans le domaine de l'esprit ce qui s’est passé dans le domaine de la matière. Sous d’autres conditions climatériques que celles où nous vivons ont apparu des organismes 10 LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE, et des types qui, en se développant, ont produit les or- ganismes et les types actuels. De nouveaux organismes ne se produisent plus, la force créatrice ayant disparu avec les conditions qui l'avaient provoquée. Nous voilà loin du temps où l’on considérait les contes uniquement comme une récréation pour les en- fants. Ils deviennent le plus précieux des monuments historiques : ce sont nos archives de famille à nous autres Aryas. Leur étude comparative, jointe aux re- cherches linguistiques et ethnographiques, fournira les matériaux d’un monument d’une hardiesse incompa- rable : il s’agit de la reconstruction des mœurs, des usages, des croyances, de la langue même de nos an- cètres les plus reculés. Quand la race aryenne aura ainsi retrouvé son passé, y aura-t-il lieu et possibilité d'établir sa parenté avec les autres races et de nous les dépeindre, en cas d’aflirmative, telles qu’elles étaient avant leur séparation? C’est ce que la science n’est pas encore en état d'affirmer, mais c’est ce qu'elle tentera, sans aucun doute. ss Éd Sn © L'ÉPOPÉE ANIMALE, Longtemps la fable a été considérée comme un genre littéraire purement artificiel. C'était, pensait-on, un masque pour la satire, afin qu'on ne s’y reconnût pas trop, tout en s’y reconnaissant; c'était une espèce de caramel, servant de laisser-passer à une devise dont la morale eût paru sans cela trop sèche et trop austère : Utile dulcil On donnait des préceptes sur la manière de préparer le bonbon et de tourner élégamment la devise et des gens de trop d'esprit s’y sont essayés. Les sujets de ces fables étaient considérés comme la pro- priété des auteurs de recueils, sauf aux auteurs plus anciens à faire valoir leurs droits par la bouche de leurs admirateurs qui criaient à la contrefaçon. Il y avait les fables de Pilpaïi, d'Ésope, de Phèdre, de La Fon: taine, etc. Maintenant, nous savons qui a le droit de se déclarer l'auteur de toute cette comédie animale : c’est la race 12 LA RUSSIE DÉVOILÉE aryenne tout entière. Nous savons qu'il ne faut attri- buer sa création ni au besoin de cacher une critique trop hardie, suivant la tactique attribuée à Ésope, ni au désir de faire de la morale : celle-ci s'accorde, du reste, si mal avec la fable que seuls les auteurs sans talent peuvent avoir cet objet en vue etque notre grand fabuliste est accusé avec raison par La Mothe, Jean- Jacques Rousseau et autres d’immoralité au premier chef, car la vérité sera toujours suspecte aux mora- listes Ad Majorem Dei gloriam. Lorsque le littérateur primitif, autrement dit le peu- ple, en est arrivé à la représentation réelle de la vie hu- maine, il a dû avant tout créer des types. Or, où pou- vait-il mieux les trouver que dans le monde des ani- maux? Ce monde n'était pas encore alors séparé de l'homme par la barrière qui s'élève entre eux aujour- d'hui. Non seulement on ne connaissait alors ni l'ani- mal religiosum, ni l’homo sapiens, mais même le lan- gage, cette distinction la plus universellement admise entre l'homme et les animaux, n’était pas refusé à ces ‘ derniers. Quand notre bon La Fontaine écrivait : « Au temps où les bêtes parlaient, » il ne savait pas si bien dire. En effet, l'action de toutes les fables peut ètre reportée à ce moment-là. Il fut un temps où, si les bêtes ne parlaient pas, du moins on croyait qu'elles parlaient, ce qui revient au même pour notre sujet. Maintenant encore les nègres sont convaincus que si les singes ne parlent pas, c’est de crainte qu'on ne les NT OUT 9 AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 13 fasse travailler. Il ne manque pas de contes et mème d'histoires d'origine presque moderne, dont le héros a reçu le don de comprendre le langage des divers ani- maux. Et n’y a-t-il pas, dans les cris de certains ani- maux, variant suivant la passion qui les anime, ou les indications qu'ils veulent donner à leurs pareils, tout ce qu'il faut pour faire croire à des sauvages que les animaux ont un langage qui ne diffère de celui de l’homme que comme une langue diffère d’une autre langue. Il n’y a, du reste, rien d'étonnant à ce que l’homme qui prêtait sa vie et ses sentiments à des êtres inanimés ait vu dans les animaux des êtres semblables à lui. Les fables pour lui ne sont pas une fiction, mais bien une réalité. Ayant à peindre des caractères, à mettre la vie en action, il a choisi, de préférence à l'homme, des per- sonnages dont les types ont l’avantage d’être universel- lement connus. Leur nom dispense de bien des explica- tions et avertit du coup l'auditoire à qui il va avoir à faire. La ruse du renard, la gloutonnerie du loup, la poltronnerie du lièvre, la lenteur de la tortue, interpré- tée à prudence, voilà des caractères qui s'indiquent d’un seul trait. On incarne dans ces personnages les ca- ractères des hommes qui leur ressemblent, on les fait agir comme ceux-ci agiraient et voilà l’action eréée. On ne.s’inquiète pas de conserver aux animaux leurs ha- bitudes, leurs mœurs, leurs lieux de résidence. Il suffit qu'ils gardent fidèlement jusqu’au bout le rôle que leur 9 … i4 LA RUSSIE DÉVOILÉE a fait indiquer le trait principal de leur caractère et quant à la vraisemblance, le naïf auteur n’en a cure. Il ne lui en coûte rien, comme le lecteur le verra plus loin, de faire voyager des poissons en traineau, encore moins de faire vivre des harengs dans un lac d’eau douce n’ayant aucune communication avec la mer, etc. Mais ces petits péchés contre toutes les règles d’une saine rhétorique, les fables les font bien vite oublier par des qualités que ne donneront pas tous les pré- ceptes d’un Quintilien. Quelle charmante naïveté, quelle profonde connaissance de l'homme, quelle vérité au milieu de la fiction! Ici point d'idée préconçue d'arriver à tel résultat, de démontrer telle thèse de morale; rien de tendu, d’apprèté. Aussi, parmi les fabulistes, ceux- là seulement ont-ils réussi dans ce genre, qui ont su se pénétrer de l’esprit populaire. Y a-t-il rien de plus sec et de plus pédant que les fables d'Ésope? Y a-t-il rien de plus prétentieux, de moins naturel que les productions de beaucoup de fabulistes modernes qui ne montrent que de l'esprit dans un genre dont la naïveté et la vérité font tout le prix ? Où est le secret du charme de La Fon- taine, sinon dans ce qu’il a puisé à la vraie source? Non qu'il ait pris ses fables directement au peuple, mais le contenu en est profondément populaire : dans une so- ciété toute spirituelle, il a su rester naïf. Aussi ses fables sont-elles plus près de la littérature populaire que s'il les avait empruntées directement au peuple et arrangées en bel esprit. Kryloff, le fabuliste russe, est dans le tale tn à te Éd D à be | rs EL TT Tv AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 15 même cas : il a pris la plus grande partie de ses sujets à La Fontaine, et cependant ses fables ne sont pas des traductions plus ou moins libres de La Fontaine. Il n’a fait que reprendre à ce dernier le bien commun de la race : dans ce moule il a versé la langue, l'esprit, les manières de voir, les sentiments de sa nation et il en est sorti de vrais poèmes populaires russes. Lui et La Fon- taine sontles seuls fabulistesquiexistentparmileslettrés. En dehors d'eux et des recueils populaires, il n’y a pas de vraies fables, il n’y a que des productions sans cou- leur qui sont à la fable ce que la Henriade est à l’Iliade. Je dois expliquer ici pourquoi j'ai intitulé ce livre l'Épopée animale. Comme je l'ai déjà dit, la première littérature a consisté dans les chants épiques. Or ces chants ont tendu chez tous les peuples à former un vaste poème national. Chez les uns, comme pour l’Iliade, - l'Odyssée et les Niebelungen, le poème a resserré son unité. Cliez les autres, comme chez les Russes et les Français, il n’y pas d’unité formelle, mais cependant les héros gravitent autour d’un centre commun :il y a le cycle de Vladimir et le cycle de Charlemagne, il y a comme une tendance à former un poème unique; les arrangeurs seuls ont manqué. N'’est-il pas permis de supposer que les contes concernant les animaux for- maient autrefois un seul poème, une espèce d’épopée animale. En France, en Hollande et en Allemagne, nous nous trouvons en présence d'un poème complet : le Roman du Renard, que nous considérons comme un PTS ES CETTE s # _ # + * a [ Ù 16 LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE, reste d’une œuvre plus complète et où entraient encore beaucoup d’autres récits qui existent maintenant sépa- rément. L'unité n’était sans doute pas aussi complète que dans une Iliade ou une Odyssée; mais cependant, comme d’un récit à l’autre les mêmes personnages se rencontraient constamment avec les méimes caractères, ces récits formaient un tout dans le sens des cycles pré- cités. Nous diviserons notre ouvrage en trois parties. Sous le titre de Roman du Renard, nous grouperons tout ce qui concerne le cycle de cet animal. La seconde partie sera consacrée à une œuvre essentiellement russe : « Le Roman de la Grémille, » Enfin, dans notre troisième partie, sous le titre de Varia, nous donnerons les frag- ments de la comédie animale, qui n'ont pu être ratta- chés à la première partie. PREMIERE PARTIE. LE ROMAN DU RENARD. Dans le roman du Renard, tel qu’il a été popularisé par Gœthe, nous voyons tous les animaux former une vaste monarchie : en tête le lion, entouré de sa cour, où le degré dans la hiérarchie se mesure à la force des ongles et des griffes. C’est le même tableau que nous trouvons en raccourci dans « les Animaux malades de la peste » de La Fontaine. La force n'y figure pas seule, il est vrai, et l'esprit v est aussi admis, ce que montre la présence du renard : tels les gens de lettres ornent de leur présence la cour des rois absolus. Mais dans un tel milieu la gent littéraire n’est jamais que tolérée et il lui faut déployer autant de souplesse que d'esprit pour s’y maintenir. D'où vient pourtant que cette Épopée des bêtes ne s'appelle pas le Roman du Lion? d'où vient que le Renard occupe la première place et dans le titre o {S LA RUSSIE DÉVOILÉE et dans le roman, c'est ce que nous allons tàcher d’ex- pliquer à propos des contes russes. Ici, nous ne rencontrons pas cette profusion d’ani- maux que l’on trouve dans le Roman du Renard : nous n'avons en présence, comme principaux acteurs, que le tenard et le Loup. Il faut y ajouter l'Ours, mais ce dernier, comme nous le verrons, fait double emploi avec le Loup. Ces contes diffèrent donc de ceux de l'Occident en ce qu'ils ont pris leur forme actuelle alors que les uniques bêtes fauves connues du peuple étaient le renard, le loup et l'ours. Tandis que le poème occi- dental doit être attribué aux temps fortunés où les races habitant la France et l'Allemagne vivaient dans le voisinage des lions et des tigres, la version russe a dû être composée dans la Russie actuelle, ou dans un pays qui n’en différait guère par le climat. De ces deux bètes fauves de la Russie, le renard re- présente la ruse, et le loup, la force. Que le renard ait été choisi comme le type de la ruse par excellence, cela est tout naturel; non seulement le renard est très rusé, mais encore la ruse est son unique ressource. Il est plus difficile de comprendre que la voix populaire ait fait du loup une espèce de brutal imbécile: c’est une criante injustice. Dans un pays aussi favorisé en loups que l’est la Russie, et où par conséquent cet animal n’est que trop connu, il est encore plus éton- nant qu’on lui ait fait jouer le même rôle que partout ailleurs, Au fond le loup est très rusé. Pour ne pas PT AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 19 entamer une dissertation à fond sur cet objet, nous nous contenterons de parler de la façon dont il fait sa proie des mâtins qui sont « de taille à se défendre har- diment. » Si le loup, envoyé la nuit comme émissaire dans un village, aperçoit un chien qui lui parait un trop rude adversaire, il s’en fait poursuivre en imitant la tactique de l'oiseau qui veut écarter le chasseur de son nid. Il l'amène ainsi tout doucement jusqu’à l'embuscade de sa bande, qui en a bientôt raison. Qui sait mieux cela que le peuple lui-même ? Ce n’est pas pourtant sans rai- son que l'on fait jouer au loup ce rôle ingrat. C'est qu'il n’a pas la ruse pour unique ressource, comme le renard ; il peut au besoin employer la force. En opposition avec le renard qui représente la ruse pure, il deviendra le symbole de la force pure. L’ima- gination populaire, mettant en présence ces deux prin- cipes de la force et de la ruse, de la matière et de l'esprit, donnera naturellement la palme à ce dernier. Car l'homme a ses raisons de moins priser la force pure et simple : il a appris ce que valait la force intellec- tuelle alors que lui, chétif, luttait avec avantage contre les animaux formidables dont il était entouré : c’est de par son intelligence qu’il est devenu le roi de la créa- tion. Aussi, bien que, dans ses poèmes épiques, il aime à donner à ses héros une force plus qu'humaine, il es- time avant tout ceux qui ne font appel à leur bras qu’en dernier recours. C'est Ulysse et non Achille qui est le 20 LA RUSSIE DÉVOILÉE héros préféré d'Homère et des Grecs: Achille ne fait que passer, Ulysse reste jusqu'au bout. C'est lui qui lève tous les obstacles qui s’opposaient à la prise de Troie ; c’est lui qui invente le sitratagème final. Enfin, tandis que beaucoup de héros, au bras plus vigoureux que le sien, ne revoient point leur patrie, ou, comme Agamemnon, ne la revoient que pour tomber sous les coups de la trahison, Ulysse triomphe de ses compa- triotes comme il a triomphé des Troyens et, heureux en tout, retrouve une Pénélope là où un autre n’a ren- contré qu une Clytemnestre. Voilà comment le loup, qui pourtant n’est pas bête, s’est trouvé sacrifié sans pitié au triomphe du renard. Non seulement ce dernier le bafoue à tout propos, mais ce pauvre loup finit par tomber si bas, qu’il devient la risée de tous les autres animaux. Ce que nous disons du loup s'applique également à l'ours. La plupart des contes où le loup est en scène, offrent une variante où celui-ci est remplacé par l'ours. Mais il est temps que nous présentions à nos lecteurs les principaux personnages du roman : Le renard apparaitra dans notre traduction avec le genre qu'il a en russe : je l’appellerai partout la renarde. Elle a reçu pour prénom, celui de Lisa ou de Lisavéta. A ce propos, nous ouvrirons ici une parenthèse : Nous voyons ici les animaux revêtus de noms de baptème : qu'est-ce qui a guidé le peuple dans le choix de ces noms ? Probablement la ressemblance de queique AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 21 prénom avec le nom commun lui-même. Ainsi renard se dit en russe lica, mais le diminutif Licitsa est usité de préférence. Ce mot liça, a fait songer aux noms propres Lisa (Lise) Lisavéta (Élisabeth}, et on a affublé le re- nard de ceux-ci. Mais le prénom ne suffit pas: on le complète d'un nom patronymique {. Pour le renard, c’est Patrikéeuna (fille de Patrik); j'ignore pourquoi. On lui donne aussi pour patronymique Jvanovna (fille d'Ivan), commun à tous les animaux, [van étant le nom populaire par ex- cellence. Presque tous les animaux lappellent com- mère; cela se comprend, une personne de cet esprit doit être recherchée comme marraine! On l'appelle aussi sœurette-renardette, à cause de la rime, qui guide souvent le paysan russe dans le choix des surnoms et des épithètes. Le loup s'appelle Lévon Icanovitch. Lévon est un dimi- nutif de Liéf (qui s'écrit Lev) qui veut dire à la fois Léon et lion. Peut-être ce nom est-il un souvenir du temps où c'était le lion qui était le représentant de la force. L'Ours s'appelle Wikhaïlo ? Ivanorilch et sa femelle 1 Le nom patronymique se forme en ajoutant au prénom du père la terminaison ovitch, évitch, ou, plus familièrement, ytch ou itch, pour les hommes, et orna ou evna pour les femmes. On désigne les personnes par leur prénom suivi de leur nom patronymique. Le nom de famille est un luxe auquel on n’a recours que lorsqu'il faut donner sa signature. Les paysans se désignent entre eux par leur prénom; c'est seulement lorsqu'ils veulent se montrer cérémonieux, qu'ils ajoutent au prérom un nom patronymique en of pour les hommes et ova pour les femmes. ? En diminutif, Micha et Michka. Ce prénom ne serait-il pas le nom 29 LA RUSSIE DÉVOILÉE Anna Ivanovna. Il a même le luxe d’un nom de famille : Toptyguine (du verbe toptate, fouler aux pieds). En fait de surnoms, on lui donne de préférence ceux d’ébou- riffé et de cagneux. Le chat s'appelle Kotoféi, Kotaï ou Kotonaïl. (Tous ces noms dérivent de Kot, matou) {vanovitch. On l'appelle aussi Mourlyko (du verbe mourlykate, ronronner). On le nomme familièrement Vaska (diminutif de Basile) et la chatte, Machhka (diminutif de Marie). Le coq s'appelle Kotchét Kotchétovitch. Kotchét est un des noms communs du coq, qui se rapproche du mot français surtout dans le diminutif cochet, employé par La Fontaine. Le nom commun le plus usité est piéloukh, qui veut dire chanteur. Dans un des contes que nous donnons ici, on lui donne le nom de Pierre : ne serait-ce pas en mémoire du reniement de l’apôtre? Ou bien, d'après la théorie que nous avons énoncée plus haut, parce que le nom commun se rapproche de Pélia, dimi- nutif de Piotr (Pierre). Le bouc s'appelle Cosme (à cause de la ressemblance de ce prénom avec le mot Kaziol (qui s'écrit Kozel) (qui veut dire bouc); Mikititch [pour WNikititch, fils de Ni- kita). Le lièvre n'apparait presque jamais sans être flanqué de l’épithète de louche. commun primitif altéré ? Dans la lengue lithuanienne, cette cousine ger maine des langues slaves, ours se dit méchka. Le nom commun russe actuel est medviède, ce qui veut dire : connaisseur de miel, BARON n AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 23 Enfin, le cochon s'appelle Khavronia (Févronie) nom qui rappelle le grognement de l'animal. On remarquera l'absence de l'âne, qui ne se ren- contre qu’exceptionnellement en Russie. Le Roman du Renard ne présentant pas en russe un tout complet, mais bien une série d'épisodes détachés, je les ai groupés en cinq chapitres. Le lecteur verra, par la suite, quelles idées ont présidé à ce groupement. CHAPITRE PREMIER. LE |, RENARD; LETR LE MO LA SŒUR RENARDE ET LE LOUP. [IT y'avait un vieux qui vivait avec sa femme. Et le vieux dit à sa femme : « Toi, femme, cuis des pâtés et moi j'irai au poisson.» Il pêcha du poisson et voilà qu'il s’en retourne à la maison avec toute une charretée. En route, il voit une renarde étendue sur le chemin, toute roulée sur elle-mème. Le vieux descend de sa charrette, s'approche de la renarde, et elle ne bouge pas et elle est là comme morte. « Voilà un beau cadeau pour la femme! » dit le vieux ; il prit la renarde, la plaça sur sa charrette et continua sa route. La renarde saisit le bon moment et se mit à jeter tout doucettement hors de la charrette poisson à poisson, et poisson à poisson. Ayant jeté tous les poissons, elle détala. « Hé! la vieille, dit le vieux, je t'ai apporté un fameux collet pour ta pelisse. » — « Où est-il? » — « Là,.dans la LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE. 29 charrette, — et le poisson, et le collet! » La femme s'en alla à la charrette : ni collet, ni poisson! et se mit à gronder : « Vieux barbon! vieux ceci et cela! et ça veut encore vous tromper! » Alors le vieux comprit que la renarde n'était pas morte : il s’affligea, s’affligea, mais le mal était fait! Dans l’entretemps, la renarde ayant rassemblé tout le poisson qu'elle avait jeté sur la route, s'assit et se mit à manger. Le loup, qui avaiterré partout sans rien trouver, vit la renarde à ce somptueux festin : « Petite sœur re- narde, donne-moi seulement un tout petit poisson ! » — « Petit frère loup, pêches-en comme j'en ai pêché, et alors manges-en autant qu’il plaira à ton âme.»—« Petite sœur renarde, donne-moi seulement une petite tête! » — « Petit frère loup, pas seulement une petite arète ! Je me suis fatiguée en les pêchant et je suis très affamée.» — « Où, comment et avec quoi les as-tu pèchés? »— « Ce n'est qu'une bagatelle ! voilà la rivière qui n’est pas loin! vas-y, passe ta queue dans le trou qui est dans la glace, assieds-toi et dis : « Pêche-toi poisson, et petit et grand! Pêche-toi poisson, et petit et grand! et puis retire ta queue et tu verras combien tu retireras de poisson! » Comme la renarde avait déjà fini son diner, elle s’offrit à conduire le loup jusqu’au trou. Le loup y mit la queue et commença à répéter : « Pêche-toi pois- son, et petit et grand ! » et la renarde, courant tout autour de lui, disait : « Gèle, gèle, queue de loup! » — « Qu'est- ce que tu dis-là, petite sœur renarde? « « C'est pour 5: eo) 26 - LA RUSSIE DÉVOILÉE t'aider! » et elle répétait à chaque instant : « Gèle, gèle, queue de loup ». Chaque fois que le loup dit : « Pèche-toi poisson, et petit et grand! » la renarde dit : « Gèle, gèle, queue de loup. » Le loup dit de nouveau : « Pêche-toi poisson, et petit et grand! » et la renarde de nouveau: « Gèle, gèle, queue de loup » — « Qu'est-ce que tu dis-là, petite sœur renarde? » —« C'est pour t'aider! » Le loup pense déjà à retirer sa queue du trou, mais la renarde l'en empèche : « Attends, il n’y en a pas encore beau- coup de pêchés! » Et de nouveau ils recommencent à répéter les mêmes paroles. Dès que le loup essaie de retirer sa queue, la renarde dit: « Attends, c’est encore trop tôt! » Il gelait alors à pierre fendre. La renarde, ayant calculé son temps, cria au loup: « Tire! » Il tira, mais il eut beau tirer, sa queue était prise dans la glace, et le loup ne put la dégager et se trouva prisonnier. Alors la renarde courut au village et se mit à crier à gorge déployée : « Ici les gens! dépèchez-vous de tuer le loup, il est pris dans la glace! » Tous se jetèrent sur le loup : les hommes avec des bâtons et des haches, les femmes avec des peignes à tisser; les voilà tous sur le loup; ils le frappèrent et le battirent tellement que le loup n’eut pas égard à sa queue, l’arracha et, sans queue, courut où les yeux regardent (c'est-à-dire droit devant lui). Comme tous se jetaient sur lui, un paysan avait laissé là son cheval et son traineau pour se joindre à eux ; le loup, fuyant, sauta dans le traîneau, et, excitant le cheval, parvint à s'échapper du village. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 21 Et la renarde, au milieu du désarroi général, comme tous se précipitaient pour battre le loup, sauta dans une chaumière déserte, et, voyant un pétrin avec de la pâte, sauta dedans, s'empâta, puis courut sur la route et s'y étendit. Non loin du'village, le loup vit la petite sœur renarde battue, blessée et vivant à peine. Plein de com- passion, il courut à elle et elle commença à se plaindre qu'on l'avait battue si cruellement que la moelle était sortie de tous les os. « Prends patience, petite sœur re- narde, j'ai bien perdu ma queue, moi; mais qu'y faire? Suis-moi, je suis encore plus fort que toi, jete défendrai.» La renarde se mit à prier le loup de lui faire place dans son traineau, mais le loup refusa et fit voir qu'il y avait à peine de la place pour un. Il n’y avait rien à faire, elle suivit tout doucement le traineau. Après un bout de chemin, elle demanda qu’on lui permit d'appuyer sur le traineau une patte, la plus blessée, rien qu'une patte seulement! Le loup refusa longtemps; à la fin il con- sentit. Ayant placé une patte, la renarde, après de longs pourparlers, obtint d'y placer une deuxième, une troi- sième, une quatrième; ensuite elle supplia le loup d'avoir aussi compassion de sa queue qui trainait si pi- toyablement, et elle s'installa tout à fait dans le traineau. Le loup, entendant que le traîneau craquait, commença à lui faire des reproches : « Petit frère loup, c’est des noiseites que je croque ! » Ils allèrent plus loin ; le loup, entendant que le traîneau craque encore une fois, adresse de nouveau des reproches à la renarde. « Petit frère 28 LA RUSSIE DÉVOILÉE loup! c’est des noisettes que je croque! » A la fin le traineau se disloqua entièrement. Le loup s’en fut couper du bois pour réparer le trai- neau et la renarde resta paitre le cheval. D’ennui, elle mangea tout l’intérieur du cheval et le remplit ensuite de moineaux vivants, puis ferma avec un bouchon de paille le trou sous la queue. Dans l’entretemps, le loup avait apprèté le traineau et il attela le cheval : « Hue! hue! » le cheval ne bouge pas. Le loup vit la paille qui passsait de dessous la queue du cheval et dit : « En voilà un qui s’est tellement empiffré que la paille sort par derrière ! » Il tira la paille, les moineaux s’envolèrent et la peau du cheval tomba. La renarde feignit d’être encore malade des coups qu’elle avait reçus et après une longue discussion, elle persuada le loup de s’atteler au traineau et de la mener. Le loup, tout en la trainant, répète : « Le battu mène la battue! » Et la renarde chu- chotte : « Le battu mène la non-battue ! «— « Que dis-tu, petite sœur renarde ? » — « Je dis, petit frère loup : le battu mène la battue. »..... Ici finit cette version. Une autre fait tuer le loup sur place par les paysans. Dans une troisième le loup périt d'une autre manière; il échappe aux paysans, rencontre la renarde occupée à lécher la pâte dont elle s’est enve- loppée : …… «Commère, dit-il, comme tu es méchante! tu m'as trompé. Au moins pour cela donne-moi quelque AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 29 chose à manger. » — Eh bien, lèche une fois, dit la re- narde, et elle lui permit de lécher une fois. Le loup ayant léché eut envie d’en goûter une seconde fois et se mit à en demander encore. « Je ne t'en donnerai plus, parce que cela me fait mal, car c'est ma cervelle que je mange. Si tu veux en manger, frappe-toi la tête contre un pin et casse-la, et puis mange. » Le loup écouta de nouveau la rusée renarde, s’en fut dans la forêt et donna si fort de la tête contre un pin, qu'il se tua. La renarde, voyant le loup mort, lui man- gea toute la cervelle, puis regagna son terrier. Une autre version commence dans le genre macaro- nique, si fréquent dans la littérature populaire russe : Il y avait un vieux et sa femme. Le vieux avait un coq, et sa femme, une poule. Un jour qu’ils cherchaient leur nourriture dans un tas de balayures, le coq trouva un épi de froment, et la poule, une tête de pavot. Le vieux battit les grains de cet épi, puis les moulut; et la femme, ayant vidé la tête de pavot, en broya les graines qu’elle mèla avec du miel! et avec la farine du vieux, elle fit un pâté au pavot; et n'ayant, par suite de sa pau- vreté, ni poêle, ni feu, elle plaça ce pâté sur la fenêtre de sa chaumière, pour qu’il cuisit au soleil. En ce moment passait la renarde avec le loup. Et la renarde dit : « Petit frère loup, si nous volions ce pâté ‘ Une des friandises chères aux paysans russes; goût qui leur est commun avee les Romains. Ef sardo cum melle paparer, a dit Ho- race, 9 Je 30 LA RUSSIE DÉVOILÉE et si nous le partagions entre nous fraternellement? » — « Bien, petite sœur renarde, volons ! » — La renarde vola le pâté. S'étant écartés, elle fit observer que le pâté n'était pas encore tout à fait cuit et qu’il fallait, pour achever la cuisson, l’exposer encore au soleil : « Et dans l’entretemps, nous dormirons, et quand nous nous réveillerons, nous déjeunerons succulemment.» Ainsi, la petite sœur renarde berça d’espérances le petit frère loup et il s’endormit bientôt. Et elle de courir aussitôt au pâté; elle le rompit, en mangea la garniture douce et à la place déposa avec votre permission... vous devi- nez quoi! et, l'ayant refermé, le remit à sa place. Le loup se réveilla, et la renarde après lui. Ils partagèrent le pâté et la renarde fut la première à remarquer que le pâté n'avait plus la même garniture, et tança vertement le loup. Le loup a beau jurer, faire serment, manger de la terre!, la renarde ne le croit pas. A la fin elle propose une épreuve : de se coucher tous les deux en face du soleil, et celui auquel la chaleur fera sortir de la cire du corps, c’est celui-là qui a mangé le miel. Ils tombèrent d'accord. Le loup s’endormit insouciamment et la renarde courut au rucher voisin, vola un rayon de miel, et de la cire enduisit tout le corps du loup. S’étant réveillé et se trouvant convaincu, le loup s’excusa, di- sant que lui-même ne se souvenait pas comment cela était arrivé et qu'il se soumettait très volontiers à la { Dans l'Ukraine, anciennement, on baisait la terre pour confirmer un serment. "4 AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 31 sentence de la petite sœur renarde, qu'il renoncait à sa part de la prochaine trouvaille et cédait tout à la re- narde. (Suit l'histoire de la pèche.) Sous le titre suivant, commence une nouvelle série de mésaventures du loup, victime des ruses du renard : LA RENARDE ACCOUCHEUSE,. Il y avait un compère et une commère : le loup et la renarde. Ils pensèrent à se construire une hutte de neige et à y bien vivre. Aussitôt pensé et imaginé, aus- sitôt fait. Un conte se raconte vite, mais une affaire ne se fait pas vite. Voilà qu'ils se construisirent une hutte près d'un village. Le compère nourrissait sa commère de veau et de mouton, et la commère le nourrissait de poule et de poulet. Un jour la commère dit à son com- père : « Compère, allons ensemble au village et réga- lons-nous. Je veillerai et tu emporteras. » Voilà qu'ils partirent en chasse et arrivèrent au village; etau village tous les hommes et les femmes sont aux foins, et les petits enfants dans les pois f. « Eh! bien, compère, nous pourrons agir à notre guise : le village est à nous; nous pourrons piller à ! Les pois crus sont une des grandes friandises des enfants du village. Tout cela n’est pas bien d'accord avec la hutte de neige, maisle conteur populaire ne se préoccupe généralement pas de la vraisemblance. 39 LA RUSSIE DÉVOILÉE notre aise. » Et la renarde se glissa dans une étable et étrangla deux poules. Elle apportason butin et dit à son compère : « Compère, va maintenant, c'est ton tour! Je veillerai et je regarderai de tous les côtés. » Le loup, arrivé au milieu du village, entendit les aboïements d'un chien, enfermé dans une chaumière; il courut jusqu’au bout du village et s'arrêta devant une cave. Voyant qu'il n’était pas poursuivi, qu'il n’y avait ni bruit, ni vacarme dans le village, que sa commère la renarde ne donnait pas l’alarme, le loup ouvrit tout doucement la cave, saisit un pot de beurre et se retira vivement. Ils arrivèrent à la maison, firent rôtir leur ‘butin, le mangèrent et se reposèrent. Le beurre avait paru très bon à la renarde et elle vou- lut encore le lécher, et le goûter à mème. Voilà qu’elle se leva tout doucement et s’approcha du pot; en ce mo- ment le loup se réveilla et commença à se retourner de côté et d'autre. La renarde sauta loin du pot et se cou- cha de nouveau. Le loup devina que la commère re- narde voulait se régaler de beurre; il se leva et porta le pot dans le vestibule et le plaça très haut sur une planche, de facon que la commère ne püt y atteindre. Quelle ruse inventer pour tromper le compère et goûter de ce beurre? Voilà que le loup est parti dans la forêt pour chercher du bois, afin de chauffer le poêle; en ce moment Lisa Patrikéevna î approcha une échelle du { Surnom du renard. 5° 0) AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. plafond, sauta dans le grenier, de là, sur la planche, flaira le beurre, voulut le lécher, mais craignit que le compère ne la surprit. Elle s’en retourna vite à sa place auprès du poêle et attendit le compère; et le compère tarda longtemps; il fut poursuivi par des chiens, revint fort tard, se plaignit qu’il était très fatigué et se coucha sans avoir mangé. La nuit, la renarde, couchée sous la fenêtre, frappe le mur de sa queue et dit, contrefaisant sa voix : « Notre mère nourricière !, aide-nous dans notre malheur,nenouslaisse pas mourir! » — « Qui est là, dit le loup, qu'est-ce? » — « Ah! compère, c'est le lapin qui me demande comme accoucheuse. » — « Eh! bien, va, mais reviens au jour! » — « Si Dieu nous donne une heureuse issue, je raccourrai tout de suite. Elle fit cla- quer les portes, fit du bruit avec le loquet, mais ne sor- tit pas du vestibule. Dès que tout se tut et que le loup ronfla, la renarde sauta au grenier, du grenier sur la planche, et au beurre! L'aurore est à la porte et notre renarde, devant le loup, dans la chaumière : « Eh! bien, commère, qui Dieu a-t-il donné? »? — « Entamé, com- père, entamé » 3%. La nuit suivante, la renarde répéta la même ruse et, ayant retiré bruyamment le loquet, apparut devant le loup : « Eh! bien, commère, qui Dieu a-t-il donné? » — « Continué, compère, conti- l Flatterie que l’on adresse à ceux dont on veut obtenir l'appui: « Sois notre père nourricier, notre mère nourricière, ) 2? C'est-à-dire : un garçon ou une fille? 3 C'est-à-dire : un garcon que nous avons nommé Entamé. 34 LA RUSSIE DÉVOILÉE nué ! » La troisième nuit, la commère fit encore la même chose et répondit au loup: « Achevé, compère,achevé!» Un jour le loup dit à la renarde : « Ma commère, ré- servons maintenant le beurre pour la fète, et quand viendra la fête, nous ferons un festin pour toute notre société et pour nous faire louer de toutes les bonnes gens. » — « Eh bien! compère, gardons-le, gardons-le! Cest toi-même qui l’as caché et personne ne pourrait le prendre. » A la veille de la fête, tous les deux parti- rent pour la chasse. Le loup traina par les oreilles un porc et un agneau ; la renarde, une poule et un poulet, et ils se mirent à tout apprêter. Tout est prêt, il faut seulement faire une sauce au beurre et servir les hôtes: c’est qu'un jour de fête, on ne peut pas se passer de sauce. — « Compère, dit la renarde, va donc et apporte du beurre, » — « Tout de suite, tout de suite, commère » et il sortit. Le loup prit de la planche le pot, mais le pot est vide et pas de beurre! Le loup s’étonna et cria : « Commère, où est le beurre? Qui l’a mangé? Commère, tu l'as mangé! » — « Que dis-tu là compère? Je n’ai pas vu le beurre devant mes yeux et je n’en ai pas approché. Tu as placé le beurre très haut et tu sais que je ne pourrais pas l’atteindre. N'est-ce pas toi qui l'as mangé et qui rejettes la faute sur moi? » — « Alors qui donc l'a mangé! » — « Toi-mème, sans doute, compère, et tu veux m'en faire accroire ; mais cesse de plaisanter, tu ne me tromperas pas. » Le loup commence à se fâcher et à AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 39 jurer qu’il n’a pas mangé le beurre et que c’est la renarde qui l'a mangé : « Voyons, compère, assez plaisanté. Voici comme nous saurons qui a mangé le beurre. Chez celui qui l’a mangé, la chaleur le fera sortir; il faut se coucher le ventre au feu, essayons! Donne-moi d’abord le pot que je le lave et le mette de côté. » Le loup donna le pot et la renarde en gratta tout l'intérieur avec sa patte. Voilà nos personnages, couchés devant le feu. Le loup s’endormit à la chaleur et se mit à ronfler. La renarde, de sa patte, graissa le plancher devant le loup, et passa sa patte sur le ventre du loup. Le loup demanda : « Commère, que fais-tu? » — « Mais voilà, je regarde comment la chaleur fait sortir le beurre de ton corps; regarde donc, tu as même graissé tout le plancher, Vois-tu que j'ai eu raison de dire que chez celui qui a mangé le beurre, il sortira par la chaleur! » Le loup passa sa patte sur son ventre et le trouva tout beurré ! « Eh bien ! compère, n'est-ce pas honteux de rejeter son péché sur les autres? Nie, maintenant, voleur, quand les preuves sont là! » Le loup se fàcha, et de dépit et de chagrin s'enfuit et ne revint pas à la maison. Arriva l'été, et la chaumière fondit. Le loup m'a raconté lui- mème cette histoire et m'a affirmé qu’à l'avenir, plus jamais il ne vivrait avec la renarde, Autre tour pendable : Cette fois, par exemple, le loup ne l’a pas volé; il est tombé dans le piège qu'il tendait à autrui : 20 LA RUSSIE DÉVOILÉE LA BREBIS, LA RENARDE ET LE LOUP. Une brebis s'était enfuie du troupeau d’un paysan. La renarde la rencontre et lui demande : « Où donc, ma petite commère, Dieu te conduit-il? » — « Hélas, com- mère, j'étais dans le troupeau d’un paysan, mais il n°y avait plus moyen d'y vivre : si le bélier faisait quelque sottise, c'était toujours moi, la brebis, qui en répon- dais! et j'ai pensé à m'en aller — où les yeux regar- dent! » — « Et moi aussi, répondit la renarde: si mon mari attrape quelque poule, c'est toujours moi, la re- narde, qui suis coupable. Fuyons ensemble. » Au bout de quelque temps, ils rencontrent le loup : « Tu te portes bien, commère? » — « Sois bien portant, compère, » répondit la renarde. — « Vas-tu loin? » Elle en réponse : « Où les yeux regardent », et comme elle racontait son malheur, le loup dit : « Et moi aussi! Si la louve égorge quelque agneau, c’est toujours moi, le loup, qui suis coupable. Allons ensemble, » Et ils s’en allèrent. En route, le loup dit à la brebis : « Qu'est-ce que cela veut dire, brebis? tu as endossé mon touloupe!! » La renarde l’entendit et intervint : « Pour de vrai, compère, c'est le tien? » — « En vérité, c’est le mien! » — « Tu le ‘ Pelisse en peau de mouton. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 37 jures? » — « Je le jure. » — « Tu es prêt à en faire ser- ment? » — Je suis prêt. » — « Eh bien! baise le ser- ment!» La renarde avait remarqué que sur le sentier les paysans avaient tendu un piège ; elle conduisit le loup droit au piège et lui dit : « Voilà, baise ici! » A peine le loup, dans sa bêtise, eut-il touché le piège, que le piège joua et lui prit le museau. La renarde et la brebis s’enfuirent aussitôt de lui en toute hâte. Si expert en toute sorte de ruses, le renard ne peut manquer d'appeler à l’occasion l'hypocrisie à son aide. En attendant que nous arrivions à un chef-d'œuvre de tartuferie, quand nous parlerons du coq, en voici une petite scène jouée aux dépens du loup. Nous donnerons à ce récit le titre de : LA RENARDE QUI FAIT MAIGRE. Un jour la renarde vit un morceau de viande auprès d'un arbre recourbé jusqu’à terre. Ayant pensé que cette viande devait servir d’appât à quelque piège, elle ne se décida pas à en approcher. Dans ce moment passa le loup qui demanda à sa commère, pourquoi elle ne tâtait pas de ce succulent déjeuner? La rusée renarde ! C'est-à-dire baise l’objet sur lequel on prète serment. Ordinairemnent on prèle serment sur l'Evangile; on peut aussi le faire sur Ja croix ou sur quelque sainte image. U + 38 LA RUSSIE DÉVOILÉE répondit : « J'en mangerais bien, compère, malheureu- sement, c'est aujourd'hui Mercredi » !. « Mais moi, je ne fais pas attention aux Mercredis » dit le loup et il se Jeta avec avidité sur Ja viande. Mais il fut pris à la gorge par le nœud coulant ; l'arbre aussitôt se redressa et le souleva en l'air; et le renard se mit à ramasser la viande restée à terre. Le loup, voyant cela du haut de sa potence , lui rappela : « Et le jour maigre, commère ? » — « Hé, compère, répondit la renarde, que celui-là fasse maigre, qui regarde le ciel! » Ce n’est pas le loup seul qui est victime des mauvais tours de la renarde : il succombe quelquefois en nom- breuse compagnie, comme le montre le récit ci-dessous: LES ANIMAUX DANS LA FOSSE. Un cochon s’en allait à Piter ?, pour y prier Dieu. Il rencontre en chemin le loup: « Cochon, cochon ! où vas-tu ? » « — A Piter, prier Dieu. » — « Prends-moi avec toi. » — « Allons, compère ! » Ils vont, ils vont et rencontrent en chemin la renarde : « Cochon, cochon! où vas-tu? » — «A Piter, prier Dieu. » — « Prends- moi avec toi. » — « Viens, commère ! » — Ils vont, ils ! Jour de jeüne. 2 C’est ainsi que le peuple désigne Pétersbourg. dt dis . AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 39 vont et rencontrent le lièvre: « Cochon, cochon, où vas-tu ? » — « À Piter, prier Dieu. » — « Prends-moi avec toi. » — « Marche, louche ! » — Ensuite l’écureuil demanda encore à les accompagner, et voilà qu'ils vont, ils vont... Tout à coup — un trou profond et large barre la route; le cochon sauta et tomba dans le trou. et après lui et le loup, et la renarde, et le lièvre, ct l'écureuil. Longtemps ils y restèrent, et ils devinrent fort affamés ; rien à manger ! Et la renarde eut cette idée : « Mettons-nous tous à chanter : celui qui chantera le plus fin, celui-là nous le mangerons. » Le loup en- tonna de sa voix de basse: «0 — 0 —o!>» Le cochon un peu plus haut : « ou — ou — ou! » Le renard, plus haut encore : « é — é —é! » et le lièvre et l’écureuil, d’une petite voix fluette: «i—i— il » — Aussitôt, on mit en pièces le lièvre et l'écureuil et on les mangea avec tous leurs os. Le jour suivant, la renarde dit de nouveau : « Qui chantera avec la plus grosse voix, celui-là nous le mangerons. » Le loup entonna son «0 —0— 0!» de la voix la plus basse ! et on le man- gea. La renarde mangea sa part de viande et cacha les entrailles sous elle, Trois jours après, comme elle mangeait tout doucement les entrailles, le cochon lui demande : « Qu'est-ce que tu manges, commère? donne m'en un peu ? »— « Hé, cochon! ce sont mes entrailles que j'arrache; déchire, toi aussi, ton ventre, retire tes entrailles et mange. Le cochon fit ce qu’on lui disait, déchira son ventre, et servit de diner à la renarde. La 40 LA RUSSIE DÉVOILÉE renarde resta seule-seulette dans le trou; en est-elle sortie, ou y est-elle encore maintenant? En vérité, je n’en sais rien. Une autre version nous apprend que Île renard en est sorti et comment : … Au-dessus de ce trou, s'élevait un arbre ; sur cet arbre un merle avait tressé son nid. La renarde était assise dans le trou, et regardait toujours le merle. A la fin, elle lui dit: « Merle, .merle, que fais-tu ? » — « Je tresse mon nid!» — « Pourquoi le tresses-tu ? » — « Pour les enfants que je vais avoir. » — « Merle, nourris-moi; si tu ne me nourris pas, je mangerai tes enfants ! » — Le merle de s’attrister, le merle de s’in- quiéter, comment nourrir la renarde. Il vola au village et lui apporta une poule. La renarde s’accommoda de la poule et dit ensuite : « Merle, merle, tu m'as nourrie? » — « Je t'ai nourrie » — « Eh ! bien, abreuve-moi. » Le merle de s’attrister, le merle de s'inquiéter, comment abreuver la renarde. Il vola au village et lui apporta de l'eau. La renarde se désaltéra et dit : — « Merle, merle, tu m'as nourrie ? » — « Je t'ai nourrie. » — « Tu m'as abreuvée ? » — « Je t'ai abreuvée. » — « Tire-moi donc du trou. » — Le merle de s’attrister, le merle de s’in- quiéter, comment retirer la renarde. Voilà qu'il com- mença à jeter des bâtons dans le trou; il en jeta si bien, que, par ces bâtons, la renarde sortit à la liberté — et tout près de l'arbre se coucha, s'étendit.…. PC D AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 41 Après cela, il ne resterait plus au renard que de re- mercier son bienfaiteur et de s’en retourner à son logis ; mais il s’est si bien trouvé des services du merle, qu'il veut continuer à l'exploiter. Cette noire ingratitude causera sa perte. Il continue : « Eh! bien, dit-elle, tu m'as nourrie, merle? » — « Je t'ai nourrie » — « Tu m'as abreuvée? » — « Je l'ai abreuvée » — « Tu m'as retirée de la fosse ? » — « Je t'ai retirée » —— « Eh ! bien, amuse-moi maintenant. » Le merle de s’attrister, le merle de s'inquiéter, com- ment amuser la renarde : « Je volerai, dit-il, et toi, renarde, suis-moi.» Bien ! le merle vola au village et s’assit sur la porte charretière d'un riche paysan et la renarde se coucha près de la porte. Le merle se mit à crier : « Femme, femme, apporte-moi un morceau de lard, femme, femme! apporte-moi un morceau de lard! » Les chiens s'élancèrent et déchirèrent la re- narde. Une variante petite-russienne qui rappelle, en minia- ture : « Les animaux malades de la peste : » Un homme creusa une fosse à loups et y fit tomber un ours, un loup, un renard et un lièvre. Les voilà qui sont assis là un jour et encore un autre et au troisième, ils disent : « Allons, il faut bien que nous mangions le plus jeune, autrement nous périrons ! » — Et le lièvre, sachant qu’il était le plus jeune de tous, dit: « Jai quatre-vingts ans. » Et la renarde dit : « Et moi, qua- 4. 42 LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE. rante. » Et le loup dit : « Et moi trente. » Et l'ours dit: « Et moi, voilà un mois que je suis né, un mois que j'ai été baptisé, et je suis tombé avec vous, et voilà! » Et eux comprennent bien qu’ils ne peuvent prendre l'ours et s’étant consultés, ils mangèrent tout de même le lièvre, parce qu'il était le plus faible et ne pouvait lutter avec personne. CHAPITRE DEUXIÈME. LES MÉSAVENTURES DU LOUP. Ayant une fois fait du loup la dupe perpétuelle du renard, l’imagination populaire ne s'arrête pas en che- min : du moment qu'il est décidé que le loup doit jouer le rôle de sot, on en fera un sot complet. Il finit par de- venir la risée de tous les animaux, sans que le renard ait besoin de s’en mêler : LE LOUP SOT. Dans un village vivait un paysan qui avait un chien. Dans sa jeunesse, il gardait la maison, mais quand vint la pesante vieillesse, il cessa mème d’aboyer. Le maitre en devint las ; voilà qu’il fait ses préparatifs, prend une corde, l’attache au eou du chien et le conduit au bois. 44 LA RUSSIE DÉVOILÉE Là, il l’amena au pied d'un tremble et il s’apprètait à l'y pendre, quand il vit de grosses larmes couler sur le . museau du chien. Il en eut pitié et l’ayant attaché au tremble, il retourna à la maison. Le pauvre chien, resté seul dans la forêt, se mit à pleurer et à maudire son sort. Tout à coup un énorme loup sort des buissons, le voit etdit: « Bonjour, chien bigarré, tu m'as fait bien longtemps attendre ta visite. Il fut un temps où tu me chassais de ta maison; maintenant, tu es tombé toi- même sous ma patte ; je puis faire de toi ce que je veux. Attends, tu vas me payer tout! » — « Et que veux-tu faire de moi, loup gris? » — « Pas grand'chose: te manger avec toute la peau et les os! » — « Ah! sot de loup gris, va! Ta graisse t'empêche de réfléchir à ce que tu fais ! comment, après celte excellente viande de bœuf, iras-tu manger de vieille et mauvaise viande de chien? Pourquoi veux-tu, sans profit, casser sur moi tes vieilles dents ? Ma viande, à présent, ne vaut pas mieux que du bois pourri. Attends, je t’apprendrai à faire mieux que cela : va t’en me chercher trois pouds ! d'excellente viande de jument, refais-moi un peu et alors fais de moi ce que tu veux. » Le loup obéit et rapporta au chien toute une moitié de jument : « Voilà de la viande, rétablis-toi bien vite. » Ayant ainsi parlé, il s'en alla. Le chien se jeta sur la viande et mangea tout. Deux jours après, le sot gris ‘ Le poud équivaut à environ seize kilogrammex. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 45 revient et demande au chien : « Eh! bien, frère ! es-tu rétabli ou non?» — « Tout doucement; si tu m'ap- portais maintenant quelque brebis, ma chair en aurait bien plus de goût! » Le loup y consentit encore, courut aux champs et s'étant caché dans un creux, se mit à guetter le moment où le berger chasserait devant lui son troupeau. Voilà que le berger chasse son troupeau ; le loup, de derrière son buisson, ayant choisi la brebis la plus grande et la plus grasse, d’un bond se jeta sur elle, la saisit au collet et l’apporta au chien : « Voici une brebis; refais-toi. » Et le chien se remettait en effet ; il mangea la brebis et se sentit de la force. Le loup arrive et demande : « Eh ! bien, frère, com- ment te trouves-tu à présent ? » — « Pas encore tout à fait bien, mais si tu m’apportais quelque sanglier, alors j'engraisserais comme un porc. » Le loup se mit en chasse d’un sanglier, l’apporta et dit: « C’est mon dernier service; dans deux jours tu auras ma visite. » — « Bien, pensa le chien, tu me ser- viras à me rétablir tout à fait! » Deux jours après, le loup vint trouver le chien qu'il avait engraissé, mais dès que celui-ci le vit, il commença à abover. « Com- ment ! canaille de chien, dit le loup gris, tu oses m’in- jurier ! » et aussitôt il se jeta sur le chien pour le mettre en pièces. Mais le chien, qui avait déjà retrouvé ses forces, se dressa comme le loup et vous le servit de telle 1 Comme qui dirait : mon vieux ! 46 LA RUSSIE DÉVOILÉE sorte, que les touffes de poils volaient de tous côtés. Le loup de se dégager et de fuir au plus vite; après avoir bien couru, il voulut s'arrêter, mais ayant entendu aboyer un chien, il se remit à courir. Arrivé dans un bois, 1l s'étendit sous un buisson et commença à lécher les plaies que le chien lui avait faites : « Voyez-vous, comme il m'a trompé, cette canaille de chien, s’écria- t-il! Si jamais maintenant je tombe sur quelqu'un, il n'échappera pas à mes dents! » Ayant léché ses plaies, le loup se mit en quête de vibier. Voilà qu’au haut d'une montagne, il aperçoit un grand bouc ; il y court et lui dit : « Bouc ! hé ! bouc! je suis venu te manger.» — « Hé! loup gris, à quoi bon casser inutilement tes vieilles dents sur moi? Tiens- toi plutôt au pied de la montagne et ouvre ta large gueule ; je prendrai mon élan et je me jetterai droit dedans; tu n’auras qu'à m'avaler. Le loup s’en fut au pied de la montagne et ouvrit son énorme gueule et le bouc, pas bête, s’élança de la montagne comme une flèche et frappa le loup au front, mais si fort, que celui-ci s’étendit tout de son long. Et le bouc de dé- taler. Au bout de trois heures, le loup revient à lui et éprouve d'horribles maux de tête. Il se mit à réfléchir! « Ai-je avalé le bouc, ou non? » Il réfléchit, réfléchit, conjectura, conjectura : « Si j'avais mangé le bouc, j'aurais le ventre plein ; faut croire que le fripon m'aura trompé! Allons, à présent je saurai quoi faire ! » AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 41 Ainsi dit le loup et il se dirigea vers le village. Il aperçut une truie avec ses pourceaux et voulut en sai- sir un, mais la truie l’en empècha : « Hé! vilaine trogne, lui dit le loup, comment oses-tu m'offenser? Sais-tu bien que je te mettrai en pièces et t’avalerai d’une fois avec tous tes pourceaux? » La truie répondit : « Jusqu'à présent, je ne t'ai pas offensé, mais maintenant je te dirai que tu es un grand sot. » — « Comment? » — « Comment? juges-en toi-même, grison : comment pourrais-tu manger mes pourceaux ? ils viennent seule- ment de naïître; il faut les laver ‘. Sois mon compère, je serai ta commère: nous les baptiserons, ces petits enfants. » Le loup consentit. Bien! voilà qu'ils arrivent à un grand moulin (à eau). La truie dit au loup : « Toi, cher compère, tiens-toi de lPautre côté de l’écluse, où il n'y a pas d’eau et moi je me tiendrai de ce côté, je plon- gerai mes pourceaux dans l’eau pure et je te les passerai l'un après l’autre. » Le loup se réjouit et pense : « C’est alors que la proie va me tomber sous la dent! » Le sot gris s’en fut sous l'écluse et la truie saisit aussitôt la barrière, la souleva et donna passage à l’eau. L'eau jaillit, entraîna le loup et le fit pirouetter. Cependant la truie avec ses pourceaux s’en retourna au logis; arrivée là, elle se rassasia et avec ses petits s’étendit pour dormir sur sa couche moëlleuse,. # Tant qu'ils n’ont pas été lavés, ils sont impurs. 48 LA RUSSIE DÉVOILÉE Le loup comprit la malice de la truie ; à grand’peine il parvint à regagner la rive et le ventre affamé, il se mit à battre le bois. Longtemps il soupira la faim; enfin, n'y tenant plus, il se dirigea à nouveau vers le village et vit à côté de l’aire une sorte de charogne. « Bien! pensa-t-il, quand viendra la nuit, je me rassa- sierai, ne füt-ce que de cette charogne ! » Se trouvant dans une période de disette, il était encore heureux de tirer parti d'une charogne. Cela vaut toujours mieux que de claquer des dents de faim et de chanter des chansons à la loup! | Vint la nuit; le loup s’approcha de l'aire et se mit à dévorer la charogne. Mais un chasseur l’attendait depuis longtemps et avait préparé pour notre ami une paire de bonnes noisettes. Il déchargea son fusil et le loup cul- buta, la tête cassée. Ainsi le loup gris termina sa vie. Nous donnerons maintenant une des versions petites- russiennes de ce même conte. Elle a pour titre : LE LOUP PAUVRE. Il y avait un loup si pauvre, qu'il mourait presque de faim; il ne trouvait nulle part rien à preudre. Voilà qu'il alla trouver Dieu pour lui demander de la nourri- ture. Il arriva vers Dieu et se présenta si pauvre, si pauvre, encore pis qu’il n'était. — « Dieu bon, dit-il, donne-moi quelque chose à manger, autrement je péri- AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 49 rai de faim! » — « Et que te donnerai-je à manger ? » dit Dieu. « Tu donneras, ce que tu donneras! » —« Voilà dans la prairie la jument du pope! qui pait; elle ne s'enfuira pas, mange-la... » Et voilà le loup qui s'éloigne au plus vite de Dieu : Trioukh! trioukh ! ? comme il court! Le voilà près de la jument : « Sois bien portante, jument! Dieu a dit que je te mange. » — « Qui es-tu, toi, qui vas me manger?» — « Un loup, » dit-il. L'autre : « Tu mens, tu es un chien! » — « De par Dieu, dit-il, un loup! » — « Eh! bien, si tu es un loup, par où commenceras-tu à me manger?» — « Mais, par la tête, » dit-il. — « Ah! petit loup, dit-elle, petit loup, si tu as envie de me manger, commence-moi de la queue; pendant quetume mangeras jusqu’au milieu, je continuerai à paître et ainsi J'achè- verai de me rassasier ; et alors tu pourras manger à sa- tiété. » — « Si c’est ainsi, que ce soit ainsi » dit le loup et d’un coup il se jeta sur la queue. Comme il la tirait par la queue, la jument souleva son arrière-train et lui déchargea une telle ruade sur le museau, que le loup ne savait plus s'ilétait dans ce monde ou dans l’autre. Et la jument de courir, que la poussière s'élevait ! Et le loupest là étendu et pense : « Est-ce que je ne suis pas sot! est-ce que je ne suis pas fou! pourquoi ne l’ai-je pas saisie à la gorge? » 1 Les paysans appellent ainsi le prêtre; mais ce mot n’est pas usitéen bonne compagnie. 2 Notre tra-tra. 50 LA RUSSIE DÉVOILÉE Et le voilà qui s'en va de nouveau vers Dieu deman- der de la nourriture : « Dieu bon, dit-il, donne-moi ne fût-ce qu'un peu de quelque chose à manger, autrement je crèverai de faim. » — « Est-ce que, dit-il, c'est peu pour toi de la jument? » Il aboie : « Qu'on l’écorche vive pour faire des bourses de sa peau! Non seulement je n’en ai pas mangé, mais elle m'a presque fracassé le museau! » — « Si c'est ainsi, dit Dieu, eh! bien, va; là-bas, sur les bords escarpés de la rivière, pait un mou- ton si gras! mange-le. » Le loup y alla. Le mouton paît sur le bord. « Sois-bien portant, mouton! » — « Sois- bien portant » — « Dieu a dit que je te mange. » — «Et qui es-tu, toi qui vas me manger? » [dit : « Un loup.» L'autre : « Tu mens, tu es un chien! » — « Non, depar Dieu, dit-il, un loup!» — « Eh! bien, si tu es un loup, comment me mangeras-tu ? » — « Comment je te man- gerai? Je commencerai par la tête, puis tu seras tout mien, je pense ! » — « Eh! petit loup, dit-il, petit loup! si tu as envie de me manger, tiens-toi plutôt ici au bord et ouvre la bouche et moi-même je me précipiterai de- dans. « Eh! bien, fais! » Voilà qu'il se plaça juste au haut de l'escarpement — et quel escarpement! — etil ouvrit la bouche tellement grande que la gueule était béante : comme il va l’avaler! Et le mouton prend si bien son élan et lui donne un tel coup sur le front qu'il le culbute dans la rivière. (Bon régal!) Alors, le pau- vre s'étend et pleure : « Est-ce que je ne suis pas sot! est-ce que je ne suis pas fou! A-t-on jamais vu que PT TS tt ont. à us à à AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 51 la viande vivante sautât d'elle-même dans la bouche ? » Ii pensa, il pensa! Et il s’en fut de nouveau vers Dieu demander de la nourriture. « Dieu bon, dit-il, Dieu mi- séricordieux, donne-moi à manger ce que tu donneras, autrement, je périrai de faim! » Dieu dit : « Quel man- geur tu fais! il faut que la nourriture te saute d’elle- mème dans la bouche !... Mais, en vérité, qu'y a-t:il à parler avec toi! Va là, sur la route, un homme a laissé tomber un morceau de lard, c’est pour toi : il ne se sauvera nulle part! » Il obéit et arriva à la place : le morceau de lard est là à terre. Il s'assit et pensa : « Bon, dit-il, je le mangerai, et comme il est salé, j'aurai soif. J'irai d’abord m'abreuver et puis... » Il alla, Pendant qu'il va à la rivière et en revient, l'homme s'aperçoit qu'il n’a pas son lard; il se retourne et le voit à terre. Il ramassa le lard. Le loup revient, — pas de lard. Alors il s’assied et pleure : « Est-ce que je ne suis pas sot! est-ce que je ne suis pas fou! Qui est-ce qui boit avant d’avoir mangé? » Il est assis, assis et comme il a faim, aj! aj! aj! (aïe). Il va de nouveau vers Dieu demander de la nourriture : « Dieu bon, dit-il, Dieu miséricordieux, donne-moi à manger ce que tu donneras, autrement je ne vivrai pas ma vie jusqu’au bout! » — « En vérité, tu m'ennuies, dit-il, avec ta nourriture! Mais qu'y a-t-il à parler avec toi : va là, pas loin du village, paît un cochon, mange-le! — Ïl alla. — « Sois bien portant, cochon! » — « Sois bien portant! » — « Dieu à dit que je te mange, » — 092 LA RUSSIE DÉVOILÉE « Et qui es-tu, toi, qui va me manger? » Il dit : « Un loup. » — « Tu mers, tu es un chien! » — Non, dit-il, un loup! »— Est-ce que, dit-il, le loup n'a rien à manger?» — « Rien, dit-il.» — « Si tu n'as rien, dit-il, monte sur moi, je te conduirai au village. On élit maintenant chez nous toute espèce d’autorités, peut-être qu'on t'élira. » — Si c'est ainsi, que ce soit ainsi, mène-moi! » I} s'assit sur le cochon, il arriva au village; le cochon se mit à hurler tellement que le loup s’effraya : « Pourquoi done, dit-il, cries-tu? » — « Mais, dit-il, j'appelle l'assemblée pour qu’on te choisisse vite comme autorité. » Et voilà que les gens se précipitent hors des chaumières avec des tisonniers, des épieux, des bêches, suivant ce qui est tombé sous la main. L'haleine manqua au loup, tellement il était effrayé (c'est que ce n'était pas une plaisanterie !) et il demanda au cochon : « Dis-moi, pourquoi donc le peuple accourt-11? » — « Mais, dit-il, c'est pour toi! » Voilà que le peuple tomba sur le loup et commença à le poivrer si bien que l’autre n'en voulait plus; à grand’- peine il s’en arracha vivant! S'étant échappé, il va droit à Dieu : « Dieu bon, dit-il, Dieu miséricordieux! donne-moi de quelque chose, ne füt-ce qu'un petit morceau à manger, autrement ce sera la fin du loup. » Dieu dit : « Va, voilà un tailleur qui marche là-bas, tombe sur lui et fais-en ton profit. » Ils'v traina avec peine. Il le rencontra sur la route : « Sois bien portant, l'homme! » — « Sois bien portant! » — Dieu dit que je te mange. « — « Etquies tu, toi, qui vas » PPT a. métiemms D.. à. mé. tin … AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE 09 me manger?» dit: «Un loup.» — « Tu mens, tu esun chien! » — « Non, dit-il, de par Dieu, un loup!» — « Mais tu es bien petit, dit-il, pas plus grand qu'un diable, voyons-çà que je te mesure. » Et voilà qu'il en- tortille la queue autour de sa main et de mesurer! I le mesura et le mesura si bien que le loup en perd la res- piration, etil le mesure encore, toujours. «Une archine ! en long et en large! » [lle mesura jusqu'à ce que la queue lui restât dans la main... Et comme le loup détale! mais cette fois il ne va plus à Dieu, il s'enfuit vers les loups : « Petits loups, mes frères, on m'a fait ceci et cela! » Les voilà qui se mettent à la poursuite de ce tailleur. Que faire en cette occasion? Il se voit perdu! Voilà qu'un arbre se présente; il monte sur cet arbre, il grimpe jusqu’à la cime même. Et les loups entourent l'arbre et le grignottent de leurs dents. Et le loup dit: Non, dit-il, mes frères, vous n’arriverez à rien ainsi! Voilà comme nous ferons : je me mettrai à terre, et vous, tous sur moi, l’un sur l’autre, et ainsi nous atteindrons cetils dep... Ils se mirent l’un au-dessus de l’autre : quelle échelle! Alors celui d’au-dessus : « Eh bien! descends, fils de p..…., nous allons te manger!» — «Ah! dit-il, petits loups mes frères, ayez pitié de moi, ne me mangez pas!» — « Non, dit-il, cela ne se peut pas, descends! » — « Attendez donc, dit-il, que je prise du moins un peu 1 L'archine mesure 71 centimètres. 54 LA RUSSIE DÉVOILÉE de tabac pour aider mon âme à sortir ! » A peine eut-il prisé, que. atchkhi!! Et celui d'en dessous pensa qu'il mesurait celui d’au-dessus et disait : «archine! » et il s’aplatit de telle sorte que tous dégringolèrent… un fameux tas! Et l’autre s'enfuit. Eux le poursuivirent, l'attrapèrent et le mirent en pièces. Et l'homme alors descendit de l'arbre : « Merci à Dieu, dit-il, qu'il n’a pas livré. une âme chrétienne à une bête féroce! » Il s’en retourna sans souci à sa maison, et il y vit encore avec sa jeune femme ; il mange des galettes au beurre et du pain de froment. J'y ai été, j’y ai bu de l’hydromel et du vin; cela a coulé sur ma barbe et rien n’est entré dans ma bouche*. Nous avons en français un conte analogue à la der- nière partie de celui-ci. Seulement au lieu de «archine » ce sont les mots de « Catherine verse » qui mettent en fuite le loup, ce dernier ayant été échaudé par ladite Catherine. Le conte suivant est sur le même sujet que la fable de La Fontaine qui porte le même titre, seulement ici le loup réussit dans son entreprise, et si en dernier lieu il finit par succomber, ce n’est pas sans la coopération de ce traître de renard que l’on retrouve partout où il y a un mauvais tour à jouer : ! Désigne l’éternuement comme notre hatchi. 2? Une de ces rengaines par lesquelles les conteurs russes aiment à ter- miner leurs récits. bané osé > À d'os ais AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 59 LE LOUP ET LA CHÈVRE. N'importe où, n'importe quand allait une chèvre pleine. Elle s'approcha du pommier et lui dit : « Pom- mier, pommier ! laisse-moi mettre bas sous ton abri. » — Le pommier ne le permit pas, disant : « Si une pomme tombe, elle meurtrira un chevreau; cela te sera désavantageux. » La chèvre s’approcha du noiï- setier et lui demanda la permission de mettre bas. Le noisetier ne le permit pas non plus, disant : « Siune noisette tombe, elle meurtrira un chevreau. » Il n'y avait rien à faire; la chèvre s’en alla ayant mangé ces choux sans sel (ayant reçu cet affront). Elle va, elle va et voit une chaumière, la devanture tournée vers la forêt et les derrières vers elle. Alors la chèvre dit : « Petite chaumière, petite chaumière, tourne-toi le devant vers moi et le derrière vers la forêt; j'entrerai en toit, » La chaumière se retourna et la chèvre y entra pour mettre bas et elle mit bas. La chèvre s’y établit comme chez elle ; et commença à laisser les chevreaux tout seuls dans la chaumière après l'avoir fermée au loquet, et aller dans la forêt manger de l'herbe. 4 Cette chaumière tournante joue un grand rôle dans les contes. C’est la demeure de ce Croquemitaine femelle appelé Baba Yaga. 06 LA RUSSIE DÉVOILÉE Voilà qu'un jour, la chèvre venait seulement de quitter ses chevreaux, quand le loup vint à la porte de la chau- mière et cria d’une grosse voix : « Petits chevreaux, petits enfants, ouvrez-moi la porte; votre mère est venue, elle a apporté du lait; le lait coule par le pis, du pis sur les sabots, des sabots sur la terre humide. » Les chevreaux reconnurent que ce n'était pas la voix de leur mère et n'ouvrirent pas la porte : « Notre petite maman, dirent-ils, n’a pas une pareille voix ; elle a une voix fine et tendre. » Bientôt après que le loup fut parti, leur mère s’approcha de la porte et cria : « Hé, mes petits enfants, ouvrez-moi la porte; votre mère est venue ; elle a apporté du lait; j'ai été dans la sapinière, j'ai mangé de l’oignon; le lait coule par le pis; du pis, sur les sabots ; des sabots, sur la terre humide. » Les chevreaux lui ouvrirent et se mirent à boire le lait. Cependant le loup alla trouver un forgeron et lui dit : « Forgeron, forgeron! fais-moi une petite langue mince.» Le forgeron lui en fitune. Quand les chevreaux eurent bien mangé et bien bu, la chèvre s’en alla de nouveau dans la forêt, après avoir sévèrement défendu à ses enfants de laisser entrer personne. A peine la chèvre fut-elle sortie, que le loup s’approcha de la porte et se mit à crier d’une voix semblable à la voix de leur mère : « Hé! mes petits enfants, ouvrez-moi la porte! votre mère est venue, elle a apporté du lait ; le lait coule par le pis; du pis, sur les sabots; des sabots, sur la terre humide. » Les chevreaux ne devinèrent pas que c'était AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. Sp: la voix du loup et lui ouvrirent. Le loup les mangea presque tous, hors un petit chevreau qui se cacha sous le poêle; il ne laissa que la laine et les os et s'en fut dans la forêt. La chèvre vint, cria à la porte et le petit chevreau lui ouvrit. Alors elle rassembla la laine, la sécha sur le poële et la moulut comme de la farine; le jour suivant, elle fit des crêpes et elle pensa à inviter le loup qu'elle voyait chez sa commère la renarde. Ayant préparé ses crêpes, la chèvre alla trouver sa commère et l’invita chez elle pour le lendemain, en la priant de venir avec le loup. La renarde lui donna sa parole vraie et la chèvre s’en retourna à la maison. Voilà que tout au matin, vers cinq heures, la renarde vient trouver la chèvre avec le loup et le loup est devenu tellement luisant de graisse, que la chèvre ne le reconnait pas. [ls se mirent à table; la chèvre leur donna des assiettes, des couteaux et des fourchettes, du beurre et de la crème etils se mirent à manger des crèpes. Entre-temps, la chèvre était descendue sous le plancher pour chercher de la crème aigre, ce n'était pas cela qu'elle avait dans l'esprit : elle avait pris avec elle des charbons ardents; elle alluma du feu et autour du feu elle ficha beaucoup de pointes de fer. Quand les hôtes eurent mangé leurs crêpes, la chèvre leur dit: « Ne voulez-vous pas jouer à mon jeu favori? » Ils v consentirent. Aussitôt la chèvre retira une planche du plancher et leur ayant dit de ne pas s’approcher trop près, elle dit : « Voici mon jeu — c'est de sauter à 98 LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE. travers ce trou, vite et sans prendre le temps de res- pirer. » La renarde et la chèvre sautèrent aussitôt et le gros loup s’apprêta à sauter après elles. Mais il ne toucha que d'une patte la planche de l’autre bord et tomba dans le trou, sur les pointes de fer et le brasier. La chèvre et la renarde replacèrent la planche et le loup brüla. Alors la chèvre et la renarde firent un merveilleux repas de funérailles‘ en l'honneur du loup; elles man- gèrent et burent, puis elles sortirent. La chèvre, ayant reconduit la renarde, se mit à vivre avec son chevreau et à se procurer du lait pour lui. Dans une autre version, la chèvre obtientune revanche plus complète encore : par suite de la chaleur, le ventre du loup éclate et les chevreaux en sortent vi- vants. ! Le repas des funérailles existe encore partout en Russie. Le mort est d'abord exposé sur la table de la salle à manger; après l’enterrement, les personnes qui y ont assisté dinent à cette même table. CHAPITRE TROISIÈME. MER ENARD, ET... Ie OMME: Nous avons dit, dans notre préambule, que ce qui avait d'abord fait donner la préférence aux animaux dans les contes réalistes, c'est qu'ils offraient des types universellement connus. Les animaux re faisant que représenter la comédie humaine, il n’y a done pas licu d'introduire l'homme en scène : c’est ainsi que le Roman du Renard se passe exclusivement entre animaux. Mais cette logique n’a pas été suivie partout et c'est d'autant plus compréhensible que, comme nous l'avons déjà dit, l'homme primitif voyait dans les animaux des sembla- bles, et par conséquent trouvait tout naturel de les faire figurer dans une action commune avec l’homme. Mais, une fois l'homme introduit dans la comédie animale, il ne tarde pas à occuper la première place. D'abord, comme nous l'avons vu dans la « Petite sœur 60 LA RUSSIE DÉVOILÉE Renarde » comme nous le verrons encore ci-dessous dins la « Renarde pleureuse » et les « Trocs de la Re- narde » le renard conserve la prépondérance qui lui est due comme per:onnification de la ruse, mais bientôt l'idée de la prééminence de l'homme l'emporte, et dans « Les vieux bienfaits s’oublient » et « l'Ours, le Paysan et la Renarde » le renard, après avoir aidé l’homme à triompher des autres animaux, est à son tour victime de la ruse de celui-ci. Enfin, dans « Cosme le Vite en- richi » le renard se met tout simplement au service de l’homme auquel il livre tous ses confrères. C’est quel- que chose dans le genre de la « Dernière Incarnation de Vautrin, » où le brigand met sa ruse au service de la société. | Le rôle de l’homme dans toute cette dernière partie n’est pas brillant, mais il est vrai. Que l’on consulte l'histoire, et l’on verra comment la plus noire ingrati- tude, la trahison, le mépris de la foi jurée, ont valu aux auteurs de ces forfaits une réputation d’habileté et l’ad- miration de leurs contemporains. Ces contes nous mon- treront que l’homme n’a pas attendu Machiavel, pour faire du Machiavélisme. LA RENARDE PLEUREUSE. Ceci, pour être compris, demande un léger préam- bule. Pour le paysan russe, pleurer ses morts, d'après bts hate de été M Os SE nn ne DT», AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 61 une certaine formule, c'est une partie obligée de la cérémonie des funérailles. Savoir bien pleurer, c'est-à- dire, énoncer à grands cris toute sorte de plaintes au sujet de la perte éprouvée par la famille, est une qua- lité qui vaut une invitation à tous les enterrements à beaucoup de verstes à la ronde. Il ne faut pas grands frais d'imagination pour cela. Il suffit de savoir par cœur le plus grand nombre possible de lamentations rythmées, en faisant les changements nécessités par les circonstances. C'est ce qui se pratiquait chez les Grecs sous le nom de 69%vos. Mais venons-en à notre conte : Il y avait un vieux et une vieille, La vieille mourut; le vieux en fut très affligé et s’en alla chercher une pleureuse. En route, il rencontre l'ours : « Où vas-tu, vieux? » — «Chercher une pleureuse; ma vieille est morte. » — « Prends-moi comme pleureuse. » — « Le vieux demande : « Sais-tu pleurer ? » — Il pleura : « Mmêe ! » — Le vieux dit: « Tu ne sais pas, je n'ai pas besoin de toi, ta voix n'est pas bonne! » Il va plus loin; la renarde accourt: &« Où vas-tu, vieux? » de- mande-t-eile. — « Chercher une pleureuse ; ma vieille est morte ! » — « Prends-moi. » — « Sais-tu pleurer? pleure un peu ! » Et elle se mit à pleurer ! : « Chez un paysan, il y avait une vieille ; elle se levait le matin de bonne heure, filait beaucoup de lin ; préparait la soupe aux choux et le gruau, et nourrissait le vieux. » Le ‘ Tout ceci se dit en glapissant et en trainant sur chaque syllabe, (i 62 LA RUSSIE DÉVOILÉE vieux dit à la renarde : « Viens, tu es une maitresse pleureuse! » etil la conduisit chez lui, la mit aux pieds de la vieille. La renarde commença ses lamentations et le vieux sortit faire un cercueil. Avant que le vieux fût rentré, il n’y avait plus dans la chaumière ni renarde, ni vieille : la renarde avait mangé la vieille et s'était enfuie. Le vieux pleura, pleura et se mit à vivre seul. D'autres fois c’est en médecin que le renard se dé- guise, avec le même résultat. Dans une des variantes de la renarde pleureuse, le conte finit d’une manière originale. La renarde, en ré- compense de ses fonctions de pleureuse, cette fois cons- cieucieusement remplies, reçoit plusieurs sacs, renfer- mant chacun une paire de poulets. Mais le septième et dernier sac renfermait deux chiens qui se mirent à lui donner la chasse : ……. Et la renarde de fuir. Elle courut, courut et se cacha sous un tronc d'arbre, et s'étant cachée, elle se mit à demander : « Petites oreilles, petites oreilles, qu'avez-vous fait? » — « Nous avons écouté et écouté, pour que les chiens ne mangeassent pas la petite re- narde. » — « Petits yeux, petits yeux, qu'avez-vous fait ? » — « Nous avons regardé et regardé, pour que les chiens ne mangeassent pas la petite renarde. » — « Petites jambes, petites jambes, qu’avez-vous fait ? » — « Nous avons couru et couru, pour que les chiens ne prissent pas la petite renarde. » — Et toi, énorme queue, qu'as-tu fait? » — « Je me suis accrochée aux AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 63 buissons et aux troncs d'arbres, pour que les chiens prissent la petite renarde et la missent en pièces, » — « Ah! c’est comme ca! eh! bien, voilà pour vous, chiens, mangez ma queue. » Et elle sortit sa queue. Les chiens saisirent la queue et ainsi tirèrent à eux la re- narde qu’ils mirent en pièces. Ce final est répété dans un autre conte : « Le Paysan, l'Ours et la Renarde » avec cette réflexion : « Il arrive souvent ainsi: à cause de la queue, la tête succombe. » On peut voir dans cet épisode une invitation à faire cesser les dissensions en face de l'ennemi. Le conte qui suit n’a pas de titre particulier dans le recueil auquel il est emprunté. Nous lui donnerons pour titre : LES TROCS DE LA RENARDE. La renarde va, portant dans ses pattes un rouleau (à rouler le linge) et demande à un paysan de la laisser entrer dans sa chaumière : « Laisse entrer la petite sœur renarde pour passer la nuit. » — « Chez nous, même sans toi, il fait serré. » — « Je ne vous génerai pas : je me coucherai sur le banc, la queue sous le banc, le rouleau sous le poêle. » On la laissa entrer. Elle se coucha sur le banc, la queue sous le banc, le rouleau sous le poêle. Le matin, de bonne heure, la renarde se 6% LA RUSSIE DÉVOILÉE leva, brüla son rouleau, et après demanda : « Où donc est mon rouleau ? Je ne l'échangerais pas même pour une oie! » Le paysan, — il n’y avait rien à faire, lui donna pour son rouleau une oie ; la renarde prit l'oie et s’en fut en chantant : « La petite sœur renarde allait par la route, — por- tant un rouleau; — pour le rouleau, une ciel! » Stouk ! stouk! stouk ! (Pan ! pan! pan!) elle frappe à la porte chez un autre paysan. — « Qui est 1à? » « Moi, la petite sœur renarde, laissez-moi entrer pour passer la nuit! » — « Chez nous, même sans toi, il fait serré! » — «Je ne vous gênerai pas ; je me coucherai sur le banc, la queue sous le banc, l’oie sous le poêle. » On la laissa entrer. Elle se coucha sur le banc, la queue sous le banc, l’oie sous le poèle. Le matin de bonne heure, elle sauta, saisit l’oie, la pluma, la mangea et dit: « Où donc est mon oie? Je ne l'échangerais pas pour une dinde! » Le paysan — il n’y avait rien à faire — lui donna pour l’oie une dinde; la renarde prit la dinde et s'en fut en chantant: « La petite sœur renarde allait par la route — Por- tant un rouleau — Pour le rouleau, une oie — Pour l'oie, une dinde! » Stouk! stouk! stouk ! elle frappe à la porte d’un troi- sième paysan. — « Qui est là? » — « Moi, la petite sœur renarde, laissez-moi entrer pour passer la nuit. » — « Chez nous, même sans toi, il fait serré. » — « Je ne vous gènerai pas! je me coucherai sur le banc, la queue tie dut tt. be ne cé nn RE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 65 sous le banc, la dinde sous le poële. » On la laissa entrer. Elle se coucha sur le banc, la queue sous le banc, la dinde sous le poële. Le matin de bonne heure, la renarde sauta, saisit la dinde, la pluma, la mangea et dit: « Où donc est ma dinde? Je ne la donnerais pas pour une fillette (en âge d'être mariée) ! » Le paysan — il n’y avait rien à faire, — lui donna pour sa dinde une fillette; la renarde la mit dans un sac, et s’en fut en chantant : « La petite sœur renarde allait par la route — Por- tant un rouleau — Pour le rouleau, une oie — Pour l'oie, une dinde — Pour la dinde, une fillette. » Stouk ! stouk! stouk! elle frappe à la porte d’un qua- trième paysan. — « Qui est 1à? » — « Moi, la petite sœur renarde, laissez-moi entrer pour passer la nuit, » — « Chez nous, sans toi, il fait serré. » — « Je ne vous gênerai pas ; je me coucherai sur le banc, la queue sous le banc, et le sac sous le poêle. » On la laissa entrer. Elle se coucha sur le banc, la queue sous le banc, et le sac sous le poële. Le paysan fit tout doucement sortir la fillette du sac, et y fourra un chien. Voilà que le matin, la petite sœur renarde s'apprêta à se mettre en route, prit son sac et s’en fut, en disant : « Fillette, chante des chansons! » Et le chien se mit à aboyer. La renarde s’effraya, lança au loin le sac avec le chien et s'enfuit. La version petite-russienne du même conte, que nous donnons ci-après ne diffère peut-être pas assez de la 6. 66 LA RUSSIE DÉVOILÉE première pour justifier cette double insertion. Mais nous avons cru devoir la donner quand même, pour grossir le nombre restreint des pièces petites-russiennes de notre recueil, et servir au lecteur de point de com- paraison entre les deux littératures. Il y avait une renarde. Voilà qu’elle va à la forêt et qu'elle voit des gens qui abattent des platanes pour le palais du tsar. Voilà qu'elle vint vers eux et dit : « Soyez bien-portants, artisans de la Jisière du bois! » Ceux-ci : « Dieu te donne la santé! » — « Qu'abattez-vous? » — Des platanes. » — « Des platanes, pour quoi? » — «Pour le palais du tsar. » — « Abattez-moi aussi un platane et je me construirai aussi un palais. » Voilà que ceux-ci lui abattirent un platane, et ils lui disent : « Voilà pour toi un platane. » Voilà qu'elle prend ce platane; elle le porte et le porte, elle le porte etle porte; entretemps le soir arrive. Elle regarde : devant elle s'élève une chaumière. Voilà qu’elle entre dans cette chaumière et dit : « Bonsoir, bonnes gens! » — « Dieu te donne une bonne petite santé! » — « Laissez-moi entrer pour la nuit. » — « Notre chaumière est petite et étroite, tu n'auras pas de place pour te coucher. » — « Ce n’est rien, je me pelotonnerai sous le banc, je me couvrirai de ma queue, et je passerai ainsi la nuit. » Ils disent : « Bien, passe la nuit. » — « Et où mettrai-je mon pla- tane? — Mets-le sous le poêle. » Et elle fit ainsi. Le jour suivant, elle se leva de bonne heure, se lava blanchement, dit le bonjour au maître de la maison. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 67 « Oïe! où donc est mon platane? » — « Regarde sous le poêle! » — Elle regarda. — Il n’y est pas; elle s’assit et pleura. Cependant le maitre de la maison s’appro- che : « Pourquoi pleures-tu, petite sœur renarde? » — « Oïe ! comment ne pleurerais-je pas? mon platane n’est plus là! » — « C'est que la poule blanche à couru par- là, peut-être qu’elle l'a balayé en grattant la terre, » — « [n'y a pas à dire, maître, mais donne-moi la poule. » Elle prit la poule et s’en alla. Voilà qu'elle a pris cette poule : elle la porte et la porte; cependant la nuit l’atteignit en route. Voilà qu'elle regarde : une chaumière est là devant elle. Elle entra dans cette chaumière et dit : « Soyez bien-por- tants, bonnes gens! » Ceux-ci : « Dieu te donne la santé! » — « Laissez-moi entrer pour la nuit. » — « On ne peut pas, petite sœur renarde, notre chaumière est étroite, tu n'auras pas de place pour te coucher. » — « Ce n’est rien, je me pelotonnerai sous le banc, je me couvrirai de ma queue et je passerai ainsi la nuit. » — « Eh bien! passe la nuit. » — « Mais où donc mettrai-je ma poule? » — « Làche-là sous le poêle. » Et elle fit ainsi. Elle se leva de bonne heure, se lava blanchement et dit le bonjour au maître de la maison. « Mais où donc est ma poule? » — « C’est qu’il y a un trou dans le poêle ; peut-être a-t-elle passé par le trou. » — « Main- tenant, 1l n’y a pas à dire, maitre, mais donne-moi le poêle. » Elle prit le poêle dans son sac et s’en alla, GS LA RUSSIE DÉVOILÉE Voilà qu’elle va et elle va, et de nouveau survient le soir. Voilà qu'elle voit que devant elle s’élève une chau- mière., Elle y entra etdit: « Laissez-moi passer la nuit. » — « On ne peut pas, petite sœur renarde; notre chau- mière est étroite et petite, tu n'auras pas de place pour te coucher. » — « Ce n’est rien, je me pelotonnerai sous le banc, je me couvrirai de ma queue et je passe- rai ainsi la nuit. » [ls disent : « Eh! bien, passe la nuit. » — «Mais où donc mettrai-je mon poêle? » — «Mets-le dans l'écurie. » — « Et elle fit ainsi. Le lendemain, elle se leva de bonne heure, se lava blanchement, dit le bonjour au maitre de la maison; elle regarde, plus de poële! Et voilà qu’elle dit au maître de la maison: « Où que j'aie été, il ne m'était jamais ar- rivé pareil malheur, qu'on me volât quelque chose! » — Et le maître dit : « Peut-être les bœufs, qui étaient dans l'écurie, l’ont-ils démoli. » Voilà que la renarde lui dit de nouveau : «Iln’y a pas à dire, maître, mais donne-moi les bœufs. » Voilà qu’elle prit les six bœufs. Elle va et va, elle va et va. Et la nuit la surprend de nouveau. Voilà qu'ayant aperçu une chaumière, elle se mit à demander d'y passer la nuit; de nouveau la voilà qui dit: « Bonnes gens, laissez-moi pour la nuit!» Ceux-ci : « On ne peut pas, petite sœur renarde; notre chaumière est étroite et petite, tu n'auras pas de place pour te coucher. » — «Ce n’est rien; je me pelotonne- rai sous le banc, je me couvrirai de ma queue et je pas- serai ainsi la nuit.» — « Bien, passe la nuit!» — « Mais CU A AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 69 où done mettrai-je mes bœufs? » — « Lâche-les dans l'enclos. » Et elle fit ainsi. Le lendemain, elle se leva de bonne heure, se lava blanchement et dit le bonjour au maitre de la maison. Elle regarda au loin; pas de bœufs! Et voilà qu'elle s'assit, se mit de nouveau à pleurer et dit : « Où que } j'aie été, un pareil malheur ne m'est pas encore arrivé; mes bœufs n’y sont plus! » Etle maitre de la maison dit : « C’est ma belle-fille qui les a menés, peut-être les a-t-elle laissés échapper. » Voilà qu'elle lui dit : « Il n'y a pas à dire, maitre, mais donne-moi ta belle-fille. » Le beau-père pleure, la belle-mère pleure, le fils pleure, les enfants pleurent. Et la renarde prit la belle-fille dans son sac et s’en alla. Voilà qu’elle porte cette belle-fille dans son sac; elle porte et porte, elle porte et porte. et la nuit l'atteignit en route. Voilà qu’elle voit une chaumière et elle se mit à demander qu'on l’y laissät pour la nuit. « On ne peut pas, notre chaumière est basse et petite, tu n'auras pas de place pour te coucher. » — « Ce n’est rien, je me pelotonnerai sous le banc, je me couvrirai de ma queue, et je passerai ‘ainsi la nuit. » — « C’est bien, passe la nuit. » — « Mais où donc mettrai-je ma belle-fille? » — « Mets-là sous le poële. « Etelle fit ainsi. Le lendemain, elle se leva de bonne heure, se lava blanchement et dit le bonjour au maitre de la maison. « Et où donc est ma belle-fille? » — « Sous le poêle. » Elle regarde : « Merci de ce que ma belle-fille est restée 70 LA RUSSIE DÉVOILÉE saine et sauve ici! Attendez, je courrai au bois, je cou- perai un bâton et je vous sauterai une danse. » Voilà qu'elle s’en alla au bois et coupa un bâton. Et le fils prit le sac, délivra la belle-fille et mit une chienne à la place. Elle revint, prit le sac avec la chienne et le jeta jus- qu'au plafond avec son bâton, en disant : « Pour un pla- tane — une poule, pour six bœufs — une belle-fille aboyeuse ! » Et elle la jeta encore une fois au plafond si fort, que la chienne fit : « Avourr! » — « Ah! belle- fille aboyeuse du diable, tu t'es faite chienne ! » Et elle la prend et la jette de nouveau, et celle-ci aboiïe. Voilà qu’elle lança et lança cette chienne, et à la fin, dénoua le sac. Dès qu’elle l’eut délié, la chienne se jeta aussitôt sur elle. Elle s'enfuit, et la chienne après elle; elle courut jusqu’à son terrier, où elle se cacha. S’étant couchée là, voilà qu’elle se mit à interroger ses oreilles : « À quoi donc pensiez-songiez-vous, quand vous vous sauviez de ce diable maudit? » — « Nous pen- sions-songions, petite sœur, à ce que le diable ne t'at- teignit pas, ne mit pas en pièces ta pelisse dorée.» — « At- tendez-done, mes petites oreilles, je vous achèterai des boucles. » Puis elle dit : « Vous, mes petites jambes, que pensiez-songiez-vous, quand vous vous sauviez de ce diable maudit? » — « Petite sœur renarde, nous pen- sions-songions et nous tendions nos petites jambes, pour que le diable ne {atteignit pas, ne mit pas en pièces ta pelisse dorée. » — « Attendez, mes chères et aimées petites jambes, je vous achèterai des bottines does 0 out on ne à À. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 71 rouges avec des semelles d'or. » — « Vous, mes petits yeux chers et aimés, que pensiez-songiez-vous, quand vous vous sauviez de ce diable maudit? » — « Petite sœur-renarde, nous pensions-songions, quand nous nous sauvions de ce diable maudit, à ce qu'il ne t'attei- gnit pas, n’arrachàt pas ta petite pelisse dorée.» — « Bien; attendez-donc, mes petits yeux, je vous achè- terai des lunettes d'or. Et toi, queue balayeuse, que pensais-songeais-tu, quand tu te sauvais de ce diable maudit? » — « Je pensais-songeais, et je m'embarras- sais entre tes jambes, pour que le diable t'arrachât ta pelisse dorée. » — « Voilà pour toi, diable de chien, ma queue, mais ne mords pas la partie jaune, mords la partie blanche. » Etle diable mordit si bien, qu'il enleva la queue jusqu’au tronçon. Voilà qu’elle alla parmi les lièvres. Ceux-ci, ayant vu qu'elle était sans queue, commencèrent à se moquer d'elle, Elle dit : « Hé! ce n’est rien que je sois sans queue, mais en revanche, je sais sauter une danse. » Elle alla dans le bois et coupa un bâton, monta sur un tertre et en mème temps elle leur lia les queues toutes ensemble et dit : « Sauvez-vous, car voilà qu'arrive le loup balayeur! » Et voilà qu'ils tirent de tous les côtés, si bien qu'ils arrachèrent leurs queues. Après cela, quand les lièvres se trouvèrent de nouveau rassemblés, ils se voient tous sans queue et voilà qu'ils se mettent à se demander l’un à l’autre : « Tu étais avec la renarde? » — « J'y étais. » Voilà qu'ils s’entendirent pour se vengei 12 LA RUSSIE DÉVOILÉE de quelque manière. Is se réunirent tous, arrivèrent chez elle, fermèrent les portes pour qu’elle ne sortit pas et 1ls la brülèrent là mème. Suivent les contes où l’homme prend le dessus sur le renard; nous commencerons par : LES VIEUX BIENFAITS S'OUBLIENT “. Un loup s'était pris au piège, mais ayant réussi à se dégager tant bien que mal, il cherchait à gagner un en- droit écarté. Des chasseurs le virent et se mirent à le poursuivre. Le loup, fuyant, dut traverser la route, et en ce moment passe un paysan avec un sac et un fléau. Le loup s'adresse à lui: « Fais-moi cette grâce, petit paysan, cache-moi dans le sac, des chasseurs me poursuivent. » Le paysan y consentit et le cacha dans le sac qu'il referma et chargea sur ses épaules. Il va plus loin et se rencontre avec les chasseurs : « N'as-tu pas vu le loup, petit paysan ? » — « Non, je ne l'ai pas vu, répondit le paysan. Les chasseurs galopèrent plus loin et furent bientôt hors de vue. « Est-ce que mes malfaiteurs sont partis, demanda le loup? » — «Ils sont partis. » — « Eh bien! mets-moi en liberté, mainte- En russe : le vieux pain-sel s'oublie. Le pain et le sel sont les sym- boles de l'hospitalité. Maintenant encore, quand de hauts personnages visitent une ville, on leur offre le pain et le sel en guise de bienvenue. JL UNE EE L PEN à AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 13 nant. » Le paysan délia le sac et lui rendit la liberté. Le loup dit : « Sais-tu bien, paysan, je te mangerai ! » — « Ah ! loup, loup ! de quel embarras je t'ai retiré et tu veux me manger ! » — « Les vieux bienfaits s'oublient, répondit le loup.» Le paysan voit que l'affaire tourne mai et dit au loup : « Si c’est ainsi, allons plus loin, et si le premier que nous rencontrerons dit, comme toi, que les vieux bienfaits s’oublient, alors il n’y aura rien à faire, tu me mangeras! » Ils allèrent plus loin. Is rencontrèrent une vieille jument. Le paysan lui adresse cette question : « Fais-nous ce plaisir, petite mère jument, juge entre nous : J'ai retiré le loup d'un grand embarras et il veut me manger ! » etillui raconta comment tout cela s'était passé. La jument pensa, pensa et dit : « J'ai vécu douze ans chez mon maitre, je lui ai donné douze poulains, j'ai travaillé pour lui de toutes mes forces et quand je suis devenue vieille et que je n'ai plus eu la force de travailler, il m'a prise et m'a jetée d'un endroit escarpé à la rivière; et j'ai grimpé, grimpé! j'ai eu bien de la peine à en sortir et maintenant je me traine où les yeux regardent (àl'aventure). Oui, les vieux Quelle leçon cette jument donne à l’homme et que d'applications on pourrait faire de cet apologue ! « Vois-tu, c’est moi qui ai raison! » dit le loup. Le paysan s’attrista et se mit à prier le loup d'attendre une autre rencontre. Le loup y consentit encore. Ils ren- contrèrent un vieux chien. Le paysan lui adressa la — Î 74 LA RUSSIE DÉVOILÉE même question. Le chien pensa, pensa et dit: « J'ai servi mon maître vingt ans, j'ai gardé sa maison et son bétail, et maintenant que j'ai vieilli et que j'ai cessé d'abovyer, il m'a chassé de sa cour et voilà que je me traîne où les yeux regardent. Oui, les vieux bienfaits s’oublient! » — « Eh bien! tu vois que c’est moi qui ai raison ! » Le paysan s’attrista plus que jamais et il pria le loup d'attendre une troisième rencontre, et après, « fais de moi ce que tu veux, si tu ne te souviens plus de mon bienfait. » A la troisième fois, ils rencontrèrent une renarde. Le paysan lui répéta sa question. La renarde se mit à discuter : « Mais comment est-il possible que le loup, cette grosse masse de chair, ait pu trouver place dans un si petit sac? » Et le loupet le paysan jurèrent que c'était la vérité vraie; mais la renarde ne voulut pas le croire et dit : « Eh bien! voyons petit paysan, montre-nous comment tu l'as fourré dans le sac! » Le paysan ouvrit le sac tout grand et le loup y fourra la tête. La renarde se mit à crier : « Mais est-ce seulement la tète que tu as cachée dans le sac ? » Le loup y entra tout à fait. « Eh bien, petit paysan, continua la renarde, montre-nous comment tu as lié le sac? » Le paysan le lia. « Eh bien! petit paysan, montre-nous comment tu as battu le blé aux champs? » Le paysan commença à battre le sac de son fléau. « Eh bien ! petit paysan, comment retournais-tu les gerbes? » — Le paysan retourna le sac et se remit à battre, puis il atteignit la renarde à la tête et la frappa à + PARLE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 75 mort, en disant : « Les vieux bienfaits s’oublient ! » Le début du conte suivant rappelle un récit de Pa- belais où c'est le diable qui joue le rôle de l'ours et la femme celui du renard : LE PAYSAN, L'OURS ET LA RENARDE. Un paysan et un ours étaient grands amis. Voilà qu'ils pensèrent à semer des navets ; ils en semèrent et firent un accord à savoir ce qui reviendrait à chacun. Le paysan dit: « A moi la racine, et à toi, Micha!, le dessus. » Leurs navets poussèrent; le paysan prit les racines et Micha le dessus. Micha vit qu’il était trompé et dit au paysan: « Frère, tu m'as floué! Quand nous sèmerons encore quelque chose, tu ne m'attraperas plus ainsi. » Un an se passe. Le paysan dit à l'ours: « Allons, Micha, semer du froment ! » — « Allons! » dit Micha. Et voilà qu'ils semèrent du froment. Le froment mürit et le paysan dit : « Que prendras-tu maintenant, Micha, la racine ou le dessus? » — « Non, frère, cette fois tu ne me floueras pas, donne-moi la racine et prends le dessus. Voilà qu'ils moissonnèrent le froment et parta- gèrent. Le paysan battit le froment, fit cuire du pain blanc, vint trouver Micha et lui dit: « Voilà, Micha, ce que c’est que le dessus ! » — « Paysan, dit l'ours, je ! Diminutif de Mikhaïlo, nom de l'ours. 76 LA RUSSIE DÉVOILÉE suis furieux contre toi maintenant : je te mangerai ! » Le paysan s’en alla et se mit à pleurer. Voilà que la renarde passe et dit au paysan : « Pourquoi pleures-tu ? » — « Comment ne pas pleurer, comment ne pas m'af- fliger ? L’ours veut me manger. » — « Ne crains rien, mon oncle, il ne te mangera pas. » Et elle se cacha dans les buissons et ordonna au paysan de rester où il était. Elle sortit des buissons et demanda : « Paysan, n’y a-t-il pas ici de loups, ou d'ours? » Et l'ours s’approcha du paysan et dit: « Oïe! paysan, ne le dis pas, je ne te mangerai pas. » Le paysan dit à la renarde: « Il n’y en a pas ! » La renarde se mit à rire et dit: « Et qu'est-ce qui est couché auprès de la charrette ? » L’ours dit tout doucement au paysan: « Dis que c’est un billot. » — « Si c'était un billot, dit la renarde, il serait lié sur la charrette ! » et elle-même se sauva de nouveau dans les buissons. L’ours dit au paysan: « Lie-moi et place-moi dans la charrette. » Le paysan fit ainsi. Voilà que la renarde s'en revint de nouveau et demanda au paysan: « Paysan, n’as-tu pas ici de loups, ni d'ours?» — « Non, » dit le paysan. « Et qu'est-ce qui est couché dans la charrette? » — « Un billot. » — « Si c'était un billot, la hache y serait fichée. » Et l'ours dit au paysan : « Fiche en moi la hache. » Le paysan lui ficha la hache dans le dos et l'ours creva. Voilà que la renarde dit au paysan: « Que me donneras-tu, paysan, pour mon travail? » — Je te donnerai une couple de poules blanches, et toi, emporte-les sans regarder. Elle prit le sac que lui donna AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 71 le paysan et s’en alla; elle le porte, porte et pense : « Ça, voyons ! » elle regarda et vit deux chiens. Les chiens sautèrent du sac et coururent après elle... Ce conte finit par un interrogatoire du mème genre que celui de la renarde pleureuse et des trocs de la renarde. Les autres versions de ce conte expliquent mieux les motifs de la peur de l’ours. Le renard joue du cor et fait dire au paysan que c’est une chasse au loup et à l'ours. Dans une d'elles, c’est le loup qui remplace l'ours : nous avons expliqué déjà comme quoi ces deux animaux font double emploi. Dans le conte suivant nos lecteurs reconnaîtront bien vite notre chat botté: COSME VITE-ENRICHI. Cosme vivait seulet dans une sombre forèt ; il avait une pauvre maïsonnette, un coq et cinq poules. Par surcroît, une renarde se mit à lui faire visite : un jour il s’en alla à la chasse et à peine fut-il hors de la maison, que la renarde est là ; elle accourt, égorge une poule, la fait rôtir et la mange. Cosme s’en revient : une poule manque ! il pensa : « Sans doute un milan l’a enlevée. » Le lendemain, il s’en fut de nouveau à la chasse. Il ren- contre en chemin la renarde, qui lui demande: « Où = [A 18 LA RUSSIE DÉVOILÉE vas-tu, petit Cosme ? » — « A la chasse; renarde ! » — «Eh bien ! aurevoir ! » et aussitôt elle courut à sa chaumière, égorgea une poule, la fit rôtir et la mangea. Cosme s’en revint à la maison — encore une poule qui manque! Il lui vint à l'esprit un soupçon : « N'est-ce pas la renarde qui mange mes poules? » Voilà que, le troisième jour, il encloua bien solidement les portes et les fenêtres de sa chaumière, et lui-même s’en fut à son commerce (à la chasse). On ne sait d’où apparaît la renarde, qui lui demande : « Où vas-tu, petit Cosme? » — «A la chasse, renarde ! » La renarde, aussitôt, courut à la maison de Cosme, et lui, revint sur ses pas et la suivit. La renarde, arrivée là, fit le tour de la chaumière et vit que portes et fenêtres étaient solidement enclouées : Comment pé- nétrer dans la chaumière ? L'idée lui vint de descendre par la cheminée. C’est ici que Cosme attrapa la renarde: « Ah! bah! dit-il, voilà quel voleur me rend visite! Attends ça, ma petite dame, je ne te làcherai pas cette fois vivante de mes mains ! » La renarde se mit à prier Cosme : « Ne me tue pas! je ferai de toi Cosme vite-en- richi, seulement rôtis-moi une poule avec du beurre, aussi gras que possible ! » Cosme consentit, et notre re- narde, ayant mangé un diner si gras, s’en fut dans les prairies réservées du tsar et se mit à se rouler dans ces prairies réservées. Accourt le loup qui dit: « Hé ça! maudite renarde, où t’es-tu empiffrée si grassement?» , — « Ah! cher petit compère loup, c’est que j'ai été à un festin chez le tsar. Est-ce qu'on ne t'avait pas invité, AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 79 petit compère ? Nous étions là toutes sortes d'animaux, des martres, des zibelines, à ne pas les compter. » Et le loup demande : « Petite renarde, ne me conduiras-tu pas diner chez letsar? » La renarde promitetluiordonna de réunir quarante quarantaines ! de loups gris et de les amener avec lui. Le loup rassembla quarante quaran- taines de loups gris. La renarde les conduisit au tsar; comme elle les amenait, elle entra aussitôt dansle palais de pierre blanche et fit hommage au tsar des quarante quarantaines de loups gris de la part de Cosme Vite- Enrichi. Le tsar s’en réjouit beaucoup et ordonna de faire entrer tous les loups dans un enclos et de les bien enfermer. Et la renarde courut chez Cosme ; elle arriva et lui dit de faire rôtir encore une poule ; elle dina co- pieusement et s’en fut dans les prairies réservées et se mit à se rouler sur l'herbe. L’ours vint à passer: il vit la renarde et lui dit : « Voyez-vous ça, la maudite balayeuse de queue, comme elle s’est empiffrée ! » Elle répond : « J'ai été diner chez le tsar; nous étions là toutes sortes d'animaux, des martres, des zibelines, à ne pas les compter ! et maintenant encore, il y en a qui sont restés — les loups festinent. Tu sais, aimable petit compère, quels goinfres ce sont ! ils dinent encore tou- jours maintenant. » Et Michka demande: « Petite re- Quarante quarantaines est l'expression favorite du paysan russe pour désigner une grande quantité. Ainsi le peuple dit que Moscou a quarante quarantaines d'églises et beaucoup prennent ce chiffre à la lettre. $S0 LA RUSSIE DÉVOILÉE narde, ne me conduiras-tu pas, moi aussi, au diner du tsar ? La renarde consentit et lui ordonna de rassembler quarante quarantaines d'ours noirs : « Pour toi tout seul, en vérité, le tsar ne voudra pas se déranger. » Michka rassembla quarante quarantaines d'ours noirs. La re- narde les conduisit au tsar; elle les amena et fit hom- mage des quarante quarantaines d'ours noirs de la part de Cosme Vite-Enrichi. Le tsar s’en réjouit, ordonna de les faire entrer dans un enclos et de les bien enfermer. Et Ja renardes’en alla chez Cosme; elle accourut etordonna de faire rôtir la dernière poule avec le coq. Cosme ne fit point l’avare etlui fitrôtirla dernière poule avecle coq; la renarde mangea pour sa santé (c'est-à-dire avec appétit) et s’en fut dans les prairies réservées, et se mit à se rou- ler sur l'herbe verte. Vient à passer la zibeline avec la martre et elle demande: « Hé! malicieuse renarde, où as-tu si grassement mangé? » — « C'est que, voyez-vous, zibeline et martre, je suis en grand honneur au près du tsar! Il donne maintenant un festin et un diner à toute espèce d'animaux: je m'y suis bien employée et j'ai fameusement mangé de gras ; et ce qu'il y avait d’ani- maux à ce diner ! à ne pas les compter; il n’y manquait que vous. Vous connaissez les loups, comme ils sont avides, comme si de toute leur vie, ils n'avaient jamais rien mangé de gras !, maintenant encore ils s’'empiffrent ! Ce mot qui revient sans cesse à propos de festin, nous donne une idée de la gastronomie du paysan russe; pour lui, manger gras est synonyme de faire bonne chère. "RS : AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 81 chez le tsar! Et quand au cagneux Michks, cela va sans dire : il a tellement mangé qu'il respire à peine ! La zibe- line et la martre se mirent à prier la renarde ! « Petite commère, conduis-nous au tsar, ne fût-ce que pour re- garder. » La renarde consentit et leur .ordonna de ras- sembler quarante quarantaines de zibelines et de mar- tres. Elles les rassemblèrent; la renarde les conduisit au palais et fit hommage au tsar des quarante quaran- taines de zibelines et de martres de la part de Cosme Vite-Enrichi. Le tsar ne peut assez s'étonner de la ri- chesse de Cosme Vite-Enrichi ; il accepte le cadeau avec joie et ordonne de tuer tous ces animaux et d'enlever les peaux. Le lendemain la renarde courut de nouveau chez le tsar et lui dit : « Votre Majesté Impériale ! Cosme Vite- Eorichi m'a ordonné de vous saluer profondément et de vous demander un jboisseau : il lui faut mesurer ses monnaies d'argent et tous ses boisseaux sont remplis d'or. » Le tsar, sans refus, donna à la renarde un bois- seau. Elle accourut chez Cosme et lui ordonna de me- surer du sable dans le boisseau, pour en faire reluire les faces !. Quand le boisseau fut reluisant, elle enfonça dans les jointures quelques petites pièces de monnaies et le rapporta au tsar. Elle arriva et lui demanda la main de sa belle tsarevna * pour Cosme Vite-Enrichi. Le tsar ne refuse pas et ordonne à Cosme de se préparer tout à fait 4 Pour montrer qu'on s’en était beaucoup ser vi. ? Fille du tsar. 82 LA RUSSIE DÉVOILÉE et de venir se présenter. Cosme se mit en route vers le tsar et la renarde courut en avant et engagea des ou- vriers pour scier les supports du pont. À peine Cosme fut-il arrivé sur le pont, que le pont tomba à l’eau avec lui. La renarde se mit à crier : « Hélas! Cosme Vite- Enrichi périt ! » Le tsar l’entendit et envoya aussitôt des gens retirer Cosme. Ils le retirèrent, le revêtirent d'habits de parade et le conduisirent au tsar. Il épousa la tsarevna et vécut chez le tsar une ou deux semaines, « Eh! bien, dit le tsar, allons maintenant, mon cher gendre, en visite chez toi. Il n’y avait rien à faire pour Cosme, il lui fallait bien se mettre en route. Ils atte- lèrent les chevaux et partirent. Et la renarde partit en avant. Elle courut, courut ct voilà des pâtres qui pais- sent un troupeau de brebis; elle leur demande : « Pâtres, pâtres! quel troupeau paissez-vous ? » Les pâtres répon- dent : « Le troupeau du tsar Zmioulane t. » La renarde se mit à leur faire la leçon : « Dites à tous que c’est le troupeau de Cosme Vite-Enrichi, et non du tsar Zmiou- lane ; car le tsar Feu et la tsaritsa ? Foudre arrivent ; si vous ne leur dites pas que c’est le troupeau de Cosme Vite-Enrichi, ils vous brüleront et vous flamberont tous, vous et vos brebis. » Les bergers voient que l'af- faire est inévitable, qu’il faut obéir, et ils promettent de parler à tous de Cosme Vite-Enrichi, comme la renarde le leur ordonnait. Et la renarde alla plus loin ; elle voit De zméia, serpent ou dragon. Femme du tsar. L o es ae ne. à AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 55 des pâtres qui gardent les cochons et leur demande : « Pâtres, pâtres ! quel troupeau paissez-vous ? »—« Du tsar Zmioulane. » — « Dites que ce troupeau est de Cosme Vite-Enrichi, car le tsar Feu et la tsaritsa Foudre arrivent ; ils vous brüleront et vous flamberont tous, si vous prononcez le nom du tsar Zmioulane. » Les ber- gers consentirent. La renarde de nouveau courut en avant ; elle arrive au troupeau de vaches du tsar Zmiou- lane, ensuite à son troupeau de chevaux et ordonne aux pètres de dire que ces troupeaux sont à Cosme Vite- Enrichi et de ne pas parler du tsar Zmioulane. La re- narde arrive ensuite au troupeau de chameaux: « Pâtres, patres ! quel troupeau paissez-vous ? » — « Du tsar Zmioulane. » La renarde leur défendit sévèrement de parler du tsar Zmioulane, et ordonna de dire que ce troupeau était à Cosme Vite-Enrichi ; autrement le tsar Feu et la tsaritsa Foudre brüleront et flamberont tout le troupeau ! La renarde courut de nouveau en avant, entra dans le royaume du tsar Zmioulane, et s’en fut tout droit dans le palais de pierre blanche. « Que diras- tu, petite renarde? » — « Eh! bien, tsar Zmioulane, maintenant il faut vous cacher au plus vite. Arrive le redoutable tsar Feu, avec la tsaritsa Foudre ; ils brülent et flambent tout ! Ils ont brûlé tous tes troupeaux avec les pâtres : d’abord les brebis, puis les cochons, enfin les vaches et les chevaux. Je n'ai pas tardé, je suis accourue te le dire, et j'ai failli être étouffée par la fumée ! » S4 LA RUSSIE DÉVOILÉE Le tsar Zmioulane s’attrista — s'afligea: « Ah! petite renarde, où donc me fourrerai-je? » — « Il y a dans ton jardin un vieux chène sacré !, dont tout l'in- térieur est pourri; cours et cache-toi dans le creux, jusqu'à ce qu'ils soient passés. » Le tsar Zmioulane fut prèt en un moment et d'après ce qui avait été dit, comme si cela avait été écrit, il tit ce que la renarde lui avait enseigné. Et Cosme Vite-Enrichi s’avance et s’avance avec sa femme et son beau-père. Ils arrivent jusqu’au troupeau de brebis. La jeune princesse demande : « Pastoureaux, pastoureaux! quel troupeau paissez-vous ? » — « De Cosme Vite-Enrichi, » répondent les pâtres. « Hé, mon cher gendre, tu as, en vérité, beaucoup de brebis! » Ils vont plus loin, ils arrivent au troupeau de cochons. « Pastoureaux, pastoureaux ! demande la jeune prin- cesse, quel troupeau paissez-vous ? » — « De Cosme Vite-Enrichi. » — « Hé, mon cher gendre, tu as, en vé- rité, beaucoup de cochons. » [ls vont toujours plus loin et plus loin ; ici paît un troupeau de vaches ; là, de chevaux et là de chameaux. On demande aux pâtres : « Quel troupeau paissez-vous ? » Ils répondent invaria- blement : « De Cosme Vite-Enrichi. » Voilà qu'ils sont arrivés au palais du tsar ; la renarde les reçoit et les conduit dans le palais de pierre blanche. Le tsar entra 1 Le mot zapotiédnoi, que nous traduisons ici par sacré signifie plutôt interzit. Il semblerait indiquer une coutume analogue au tabou des Océaniens, AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 55 et admira comme la table était bien servie. Et de fes- tiner, manger, boire et se réjouir ! Ils vivent ainsi un jour, ils vivent une semaine. « Ça, petit Cosme, dit la renarde, cesse de nocer, il faut agir. Va avec ton beau- père dans le jardin vert ; dans ce jardin s'élève un vieux chène et dans ce chène est assis le tsar Zmioulane — il s'est caché de vous. Tirez (à coups de fusil) l'arbre en petits morceaux! » Alors Cosme, d’après ce qui lui avait été dit, comme si ç'avait été écrit, s’en fut avec son beau-père dans le jardin vert et ils se mirent à tirer sur ce chêne et ils tuèrent le tsar Zmioulane à mort. Cosme Vite-Enrichi s'intronisa dans ce royaume et il se mit à vivre avec sa tsarevna et à jouir de la vie ; et maintenant encore ils vivent et madchent du pain‘. Ils régalaient tous les jours la renarde de poules et elle resta leur hôtesse, jusqu'à ce qu'elle eut exterminé toutes les poules. Une des nombreuses variantes de ce conte renferme un passage d’une naïveté charmante, qui dépeint très bien l'embarras d’un pauvre paysan qui, n'ayant jamais rien vu, se trouve tout à coup revêtu de riches habits et transporté dans un milieu où tout le frappe de sur- prise : «. [ls arrivèrent chez le tsar. La table était déjà mise. Boukhtane-Boukhtanovitch ne regarde nulle part 1 Cette expression, qui revient souvent dans la littérature populaire x ,* « n ns 3, A \ me S russe, peut être comparée à celle d'Homère : 87! 40ovt otrov dovres. 8 S6 LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE, que sur lui — de sa vie il n'avait vu pareil habit! Le tsar cligna de l’œil à la renarde : « Renarde, qu'est-ce donc que Boukhtane-Boukhtanovitch ne regarde nulle part que sur lui? » — « Tsar, homme libre! I lui paraît honteux d’avoir sur soi un tel habit ; Boukhtane- Boukhtanovitch de sa vie n’a porté un habit si misé- rable, Tsar, homme libre, donne-lui l'habit que tu portes à Pâques. » — « Et elle dit à l'oreille à Boukh- tane-Boukhtanovitch: « Ne regarde pas sur toi! » Boukh- tane-Boukhtanovitch ne regarde de nouveau nulle part que sur une chaise : Là chaise était dorée! Le tsar dit à l'oreille à la renarde : « Renarde, qu'est-ce done que Boukhtane-Boukhtanovitch ne regarde nulle part que sur une chaise ? » — « Tsar, homme libre! c’est que chez eux *, ils ont beaucoup de chaises comme cela dans les bains! » Le tsar, khlop ! (vlan !)jette la chaise dehors ! La renarde dit à l'oreille à Boukhtane-Boukh- tanovitch : « Ne regarde pas à la mème place ; regarde de ci et de là. « Mais alors on se mit à parler d'une bonne chose, des accordailles. En fin de compte, on célébra le mariage ; faut-il longtemps pour cela chez un tsar ? Ni bière à brasser, ni eau-de-vie à distiller, tout estprét..s.:» 1 C'est-à-dire libre de faire ce qu’il lui plaît, ® La renarde parle ici au pluriel en signe de respect. FT CHAPITRE QUATRIÈME. EAN RENARDE. ET. LE, CHAT. Pas plus que l'Épopie mythique, l'épopée animale ne restera immobile : depuis la création de cette branche de la littérature populaire, l'humanité a subi de grands changements qui doivent fatalement se refléter dans la littérature. Le renard jusqu'à présent a été revêtu de la royauté de la ruse, grâce à laquelle il domine tous les animaux et n’est dominé que par l’homme lui-même : il va être détrôné par un nouvel arrivant. Celui-ci est le représentant d'une nouvelle civilisa- tion. Au renard, personnification de la ruse parmi les animaux sauvages, succédera le chat qui joue le même rôle parmi les animaux domestiques. La lutte entre ces deux éléments doit se terminer à l'avantage du dernier. A mesure que la vie sédentaire l'emporte sur la vie no- made, les animaux sauvages reculent; les animaux s8 : LA RUSSIE DÉVOILÉE domestiques apparaissent de plus en plus au premier plan. Le conte populaire nous montre ce changement s'opérant d’une manière graduelle; nous voyons d'abord apparaître le renard côte à côte avec le chat et lui servir comme d'introducteur. Puis, dans ce premier conte du « chat et la renarde » nous trouvons une variante où le chat agit seul et où la renarde est au nombre des ani- maux auxquels l’arrivée du chat inspire la terreur. Enfin, dans les diverses variantes du conte : « Comme quoi l'ours et les loups ont eu peur » le chat apparaît accompagné du bouc et du bélier. C’est comme un nou- veau règne qui commence : Major rerum nascitur ordo : la vie nomade a fait place à la vie sédentaire. LE CHAT ET LA RENARDE,. [était un paysan qui avait un chat, mais si méchant, que c'était une calamité. Le paysan s’en ennuya, pensa, pensa longtemps, puis le prit, le fourra dans un sac qu’il ferma et l’'emporta dans le bois. L’ayant apporté là, il le làcha : « Qu'il s’égare! » Le chat marcha, marcha longtemps et finit par tomber sur une chaumière, habitée par un garde forestier. Il grimpe au grenier et s'y couche à l'aise; s'il a faim, il s’en va par la forêt attraper des oiseaux et des souris, s’en repaît à satiété, puis regagne son grenier, exempt de soucis! Voilà qu’un jour le chat s’en va se promener et rencontre la renarde nd AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 89 qui le voit et s'étonne : « Voilà tant d'années que je vis dans les bois et je n'ai point encore vu pareil animal!» Elle salue le chat et lui demande : « Dis-moi, bon jeune homme, qui es-tu? par quel hasard es-tu venu ici et de quel nom t’appeler? » Le chat hérisse son poil et répond: « Je suis envoyé des forêts de Sibérie pour être votre bourmistre! et je m'appelle Kotofei [vanovitch?, » — « Ah! Kotofei Ivanovitch, je n'avais pas entendu parler de toi, je ne te connaissais pas ; à présent, sois mon hôte,» Le chat suivit la renarde ; elle le conduisit dans sa tanière et se mit à le régaler de différent gibier, puis l'interrogea : « Dis-moi, Kotofei [vanovitch, es-tu marié ou célibataire? » — « Célibataire » dit le chat. — « Et moi, je suis renarde demoiselle, prends-moi pour femme. » Le chat consentit et joie et festin d'aller leur train. Le jour suivant, la renarde s’en alla aux provisions, afin d'avoir de quoi vivre avec son jeune mari et le chat resta à la maison. La renarde court et voilà qu’en chemin elle rencontre le loup, qui se met à faire le galant : « Laisse-moi, sot, qu'as-tu à faire le galant ? Autrefois j'étais demoiselle; mais maintenant je suis femme mariée, » — « Qui as-tu épousé, Lisavéta Iva- novna? » — « Est-ce que tu n'as pas entendu dire que 1 C'est-à-dire burgmeister, bourgmestre. Ce nom était souvent em- ployé autrefois pour désigner le chef du village, qui était nommé par le seigneur. Le nom russe est séarosta. 2 Nom fabriqué du mot Kot, matou. Ivanovitch, fils d'Ivan. 8. 90 LA RUSSIE DÉVOILÉE des forèts de Sibérie nous a été envoyé comme bour- mistre Kotofei Ivanovitch? Je suis maintenant la femme du bourmistre! » — « Non, je n’en ai rien entendu, Lisavéta [vanovna ; ne pourrait-on le voir? » — « Hum! mon Kotofei Ivanovitch est si méchant! Si quelqu'un ne lui plaît pas, il le dévore aussitôt! Aie soin dè lui pré- parer un mouton et de le lui apporter en hommage; tu déposeras le mouton, puis tu te cachéras, pour qu’il ne te voie pas, autrement, frère, il t'en cuirait! » Le loup s’en fut chercher un mouton. La renarde va son chemin et rencontre l’ours qui se met à faire le galant. « Qu'as-tu à me toucher, sot Michka aux pattes torses? Autrefois, j'étais demoiselle, mais à présent, je suis femme mariée. » — «Qui donc as-tu épousé, Lisa- véta Ivanovna? » — « Mais celui qui nous est envoyé des forêts de Sibérie comme bourmistre; on l’appelle Kotofei Ivanovitch: c'est lui que j'ai épousé. » — « Ne pourrait-on le voir, Lisavéta Ivanovna? » — « Hum! mon Kotofei Ivanovitch est si méchant! Si quelqu'un ne lui plait pas, il le dévore aussitôt. Va, prépare un bœuf et apporte-le lui en hommage ; le loup, de son côté, apportera un mouton. Mais aie bien soin de te cacher après avoir déposé le bœuf, pour que Kotofei Ivanoÿitch ne te voie pas; autrement, frère, il t'en cui- rait! » L’ours s’en alla chercher un bœuf. Le loup apporte un mouton, le dépouille et reste là pensif. Il voit l'ours apportant un bœuf : — « Bonjour, frère Mikhaïlo Ivanytch! » — « Bonjour, frère Lévon, Rs AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 91 n'as-{u pas vu la renarde avec son mari? » — « Non, frère, voilà longtemps que je les attends. » — « Va donc les appeler. » — « Non, je n'irai pas, Mikhaïlo Ivanytch, vas-y toi-même, tu es plus hardi que moi. » — « Non, frère Lévon, je n’irai pas non plus. » Tout à coup, on ne sait d'où accourt un lièvre et l'ours de lui crier : « Viens donc ici, diable louche! » Le lièvre cfrayé s'approcha au plus vite. « Dis donc, louche gamin, sais-tu où demeure la renarde ? » — « Je le sais, Mikhaïlo [vanovitch! » — « Va donc au plus vite et dis- lui que Mikhaïlo Ivanovitch avec son frère Lévon Iva- nytch sont déjà prêts depuis longtemps; ils l'attendent, dis-lui, avec son mari; ils veulent lui faire hommage d’un mouton et d’un bœuf. » Le lièvre s’en alla chez la renarde de toute sa vitesse et l’ours et le loup se mirent à penser où ils se cacheraient. L’ours dit : « Je monterai sur un pin.» — « Et moi, que ferai-je ? où me fourrer? demande le loup. Pour rien au monde je ne pourrais grimper sur un arbre; Mikhaïlo Ivanovitch, erfouis-moi, je te prie, quelque part, viens-moi en aide! » L'ours le place dans des buissons et le couvre de feuilles sèches, puis lui-mème monte sur un pin, tout au sommet et regarde s’il ne voit pas venir Kotofei avec la renarde. Dans l’entretemps, le lièvre était arrivé à la tanière de la renarde. Il frappe et dit à la renarde : « Mikhaïlo Ivanovitch avec son frère Lévon Ivanytch m'ont envoyé dire qu'ils sont prêts depuis longtemps, qu'ilst'attendent avec ton mari, qu’ils veulent vous faire 99 LA RUSSIE DÉVOILÉE hommage d’un bœuf et d’un mouton. » — « Va, louche, nous viendrons tout de suite. » Voilà que le chat arrive avec la renarde. L’ours les voit et dit au loup: « Enfin, frère Lévon Ivanytch, voici la renarde avec son mari; comme il est petit! » À peine arrivé, le chat se jeta sur le bœuf, le poil hérissé, et il se mit à arracher la chair et des dents et des pattes, tout en grommelant, comme en colère : « Cest peu! c'est peu! » Et l'ours dit: «Il n’est pas grand, mais il est fameusement glouton ! à quatre, nous ne mangerions pas tout cela et c'est peu pour lui tout seul ! C’est qu'il est capable de se jeter sur nous après! » Le loup voulut regarder Kotofei Ivanovitch, mais à travers les feuilles on ne voyait rien; il se mit à écarter les feuilles qui étaient devant ses veux. Le chat, entendant les feuilles s’agiter, pensa que c'était une souris : voilà qu'il s'élance et tombe tout juste sur la gueule du loup, à laquelle il s'accroche avec ses ongles. Le loup bondit et de jouer des jambes! Le chat, effrayé à son tour, se jette droit sur l’arbre où l'ours était perché. « Bon, pensa l'ours, voilà qu'il m'a vu!» Il était trop tard pour penser à descendre et s'en remet- tant à la volonté de Dieu, il se laissa tomber de l'arbre si lourdement que son foie en sauta; puis, à peine sur pied, il se mit à fuir. Cependant la renarde leur crie : « [l va vous en donner, attendez! » Depuis ce temps, tous les animaux eurent peur du chat; et le chat et la renarde, ayant fait provision de } AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 93 chair pour tout l'hiver, vécurent dans la bonne chère, et maintenant encore ils vivent et mâchent du pain. Nous avons parlé plus haut d'une version où le chat agit seul. Nous en donnons un passage qui vaut la peine d'être cité et qui rappelle le Conseil des rats dans La Fontaine. Le bruit de l'arrivée du chat s’est répandu dans les forêts : …. L'ours, le loup, le cerf, la renarde et le lièvre se réunirent en conseil à savoir comment engager à un festin le fort et puissant chat. Ils préparèrent toute sorte de comestibles et se mirent à penser qui envoyer au chat: «Eh bien! va toi, ours! » L'ours commença à s'excuser : « Je suis ébouriffé et j'ai les pattes de travers, comment irais-je? que le loup aille plutôt! » Et le loup dit : « Je suis maladroit, il ne m'écoutera pas; que le cerf aille plutôt!» Le cerf refuse aussi : « Je suis peu- reux et craintif, je ne saurai pas répondre comme il faut, le chat pourrait bien à cause de cela me mettre à mort. Va toi, gaillarde, dit-il à la renarde; tu es bien faite et adroite. » — « J'ai la queue longue, je ne pourrai pas courir vite; que le lièvre y aille » répond la renarde, Alors tous se mirent à charger le lièvre de la commission : « Va, louche, ne crains rien! Tu es adroit et rapide à la course ; s’il se jette sur toi, tu t'échapperas aussitôt. » Le lièvre — que faire! — s'en fut vers le chat... D'un pareil envoyé, on ne pouvait exiger un rapport 94 LA RUSSIE DÉVOILÉE bien fidèle; la peur grossit les objets : aussi le lièvre, revenu sain et sauf de sa mission, fait-il une descrip- tion si effrayante du monstre, que tous les animaux se cachent. Le reste est connu. COMME QUOI L'OURS ET LES LOUPS ONT EU PEUR, Dans une même étable vivaient un bouc et un bélier; ils vivaient entre eux très cordialement ; ils partageaient entre eux chaque poignée de foin, et s’il y avait quelque coup de fourche à recevoir, ils le laissaient tout entier au chat Vacia (Basile). C'était un fameux voleur et brigand : à toute heure en campagne, et dès qu'il voit quelque butin mal gardé, le ventre commence à lui faire malt. Voilà qu’un jour, le bouc et le bélier sont couchés et causent entre eux; on ne sait d'où arrive le chat Mourlyko® et il gémit d'une manière si plaintive. Le bouc et le bélier lui demandent : « Chat-chaton, au gris front, — de quoi pleures-tu, venant, — sur trois pattes sautant? » — «Comment ne pleurerais-je pas? La vieille m'a battu et rebattu, m'a arraché les oreilles, m'a cassé les jambes et a encore préparé pour moi un nœud cou- lant, » — « Et pour quel méfait t’a-t-on arrangé ainsi? » « Hé, on m'a arrangé ainsi parce que je me suis oublié 1 C'est-à-dire, l'appétit lui vient. ? Ronronnant, En Russie, on fait dire au chat mour-mour au lieu de ron-ron. |: in et Te Vs e É. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE PUPULAIRE. VB) et que j'ai léché la crème. » Et de nouveau le chat Mourlyko se mit à pleurer. « Chat-chaton, au gris front pourquoi pleures-tu encore? » — « Comment ne pas pleurer ? La vieille, tout en me battant, marmottait : « Mon gendre viendra, où prendre de la crème pour le régaler? Il faudra bien égorger le bouc et le bélier ! » Le bouc et le bélier se mirent à gueuler : « Ah! chat gris au stupide front ! pourquoi nous as-tu perdus? Attends, nous te frapperons de nos cornes! » Alors Mourlyko reconnut sa faute et demanda pardon. Ils lui pardon- nèrent et ils se mirent à trois à penser une pensée : comment être et que faire : « Eh bien! frère moyen, moutonneau ! demanda Mourlyko, ton front est-il solide? essaie un peu contre la porte. » Le bélier de tout son élan, frappa la porte du front; la porte s'ébranla, mais ne s’ouvrit pas. Le frère ainé, le gros mauvais sujet de bouc, se leva, prit son élan, frappa et la porte s'ou- vrit. La poussière se soulève en colonne, l'herbe se penche vers la terre, le bouc et le bélier fuient, et derrière eux saute sur ses trois pattes le chat au gris front. Ilse fatigua et dit à-ses frères par adoption : « Ni toi, frère ainé, ni toi frère moyen, ne laissez votre moindre frère en pâture aux bêtes fauves! » . Le bouc le prit, le mit sur son dos, et ils s’élancèrent de nouveau par monts, par vaux, par les sables mou- + vants. Ils coururent longtemps, et jour, et nuit, aussi longtemps qu’ils eurent de la force dans leurs jambes, 96 LA RUSSIE DÉVOILÉE Voilà qu'ils arrivèrent à un escarpement escarpé, à un empêchement empêchant; sous l'escarpement, un pré fauché, et dans ce pré, des meules comme des villes. Le bouc, le bélier et le chat s’arrêtèrent pour se reposer et c'était une froide nuit d'automne. Où se procurer du feu? pensent le bouc et le mouton ; et Mourlyko a déjà arraché de l'écorce de bouleau, en a entouré les cornes du bouc et lui commande de heurter son front contre celui du bélier. Le loup et bélier se heurtèrent, et si fortement, que les étincelles jaillirent de leurs veux et que l'écorce de bouleau prit feu: « A la bonne heure, dit le chat gris, maintenant nous nous réchaufferons! » et à ces mots, il alluma une meule de foin. Ils n'avaient pas encore réussi à se chauffer convena- blement, qu'apparaît un hôte inattendu, le paysan gris Mikhaïlo Ivanovitch (l'ours) : « Laissez-moi, dit-il, me chauffer et me reposer, je ne me sens pas bien! » — « Sois le bien venu, paysan gris, mangeur de fourmis, d'où viens-tu, frère? » — « J'ai été au rucher et je me suis battu avec les paysans, c’est de là que vient ma maladie; je vais chez la renarde pour me guérir. » Etils partagèrent à quatre la nuit sombre: l'ours, sous la meule; le chat, sur la meule, et le bouc et le bélier autour du feu. Arrivent sept loups gris et un blanc, et ils vont droit à la meule. « Fou-fou?! dit le loup blane, il ‘ On se rappellera que le méme procédé est attribué également au baron de Munchhausen, ahâs, M. de Crac. 2 [l flaire. tree AU MOYEN DE SA LITIÉRATURE POPULAIRE. 97 sent ici une odeur non russe. Quel peuple êtes-vous ici? Voyons, essayons votre force! » Le bouc et le bélier se mirent à bèler de peur, et Mourlyko tint ce discours : « O toi, loup blanc, prince des loups, n’irrite pas notre frère ainé; il est très méchant, Dieu nous fasse grâce ! Quand il s'emporte, malheur à tous. Ne voyez-vous pas sa barbe : en elle est sa force; c’est de sa barbe qu’il tue les animaux, et avec les cornes, il ne fait que leur ôter la peau. Approchez-vous plutôt honnètement de lui: Nous voulons jouer avec ton plus jeune frère, qui est sous la meule. » Les loups firent cette demande au bouc eu s’inclinant, puis ils entourèrent Micha et se mirent à l’agacer. Il se contint, se contint, mais à la fin, il em- poigna un loup de chaque patte. Ceux-ci se mirent à chanter Lazare !, se dégagèrent tellement-quellement, et, serrant la queue : — « Dieu, nous donne des jambes! » Et le bouc et le bélier, pendant ce temps, avaient pris avec eux Mourlyko et s'étaient sauvés dans la forêt; là, ils se rencontrèrent de nouveau avec les loups gris. Le chat grimpa jusqu’à la cime d’un sapin, et le bouc et le bélier saisirent, avec les pattes de devant, une branche de sapin et s’y suspendirent. Les loups sont là, sous le sapin, ils grincent des dents et hurlent, en regardant le bouc et le bélier. Le chat au front gris voit que l'affaire devient mauvaise ; il se met à jeter des pommes de sapin sur les loups et à dire : « Un loup, deux loups, trois 1 A demander grâce. 95 LA RUSSIE DÉVOILÉE loups! cela faitun loup par frère (par tête).Moï, Mourlyko, je viens de manger deux loups, avec les os, de sorte que je suis encore repu, mais toi, grand frère, tu as chassé aux ours, mais tu n’as rien attrapé, prends aussi ma part ! » À peine avait-il dit cela, que le bouc se détacha ettomba droit avec ses cornes sur un loup. Et Mourlyko, qui connait con affaire, de crier: « Tiens-le, attrape-le! » Alors une telle épouvante saisit les loups, qu'ils se mirent à fuir à toutes jambes, sans regarder derrière eux. Et ainsi ils s’en allèrent. Dans cette version, il n'y a d’effrayés que les loups; dans celle que nous donnons ei-dessous, et qui corres- pond mieux au titre, non seulement l'ours est effrayé tout comme les loups, mais même la renarde est en- traînée dans la panique générale : Il y avait un vieux et une vieille, qui avaient un chat et un bélier. La vieille ramassait de la crème pour faire du beurre et le chat friponnait: « Vieux, dit la vieille, il ne fait pas sain dans notre cave ! » — « Il faut voir, lui dit le vieux, s’il ne vient pas quelque fripon. » Voilà que la vieille alla à la cave et vit que le chat ôtait de sa patie le couvercle du pot et lèchait la crème; elle chassa le chat de la cave et rentra dans la chambre; le chat y ävait couru avant elle et s’était caché sur le poêle, dans uñ coin : « Mon homme, dit la vieille, nous ne voulions pas croire que le. chat friponnät, et c’est lui le voleur ; ça, tuons-le ! » Quand le chat entendit ce discours, il se jeta en bas du poële, courut retrouver le bélier dans AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 14 l'étable et commença à le tromper: «Frère mouton, on veut demain me tuer et t’égorger. » Et ils convin- rent de fuir tous deux dans la nuit de chez leur maître: Comment être (comment faire) dit le mouton, je serais heureux d’aiguiser mes patins de neige (de fuir) avec toi, mais c’est que l'étable est fermée ! » — « Ce n’est rien ! Le chat aussitôt grimpa sur la porte, détacha la corde du clou et relächa le mouton. Voilà qu'ils vont leur chemin ; ils trouvent une tête de loup et la pren- nent avec eux. Ils vont, ils vont et voient : bien loin dans la forêt, un feu brille ; ils se dirigent droit vers ce feu. Ils s'approchent : autour du feu se chauffent douze loups. « Dieu vous aide, les loups! » — Soyez les bien venus, chat et bélier! » — « Frère, demande le bélier au chat, qu’aurons-nous à souper?» — « Et nos douze têtes de loup, donc? va et choisis la plus grasse. » Le mouton s’en fut dans les buissons, souleva bien haut la tête de loup qu'ils avaient trouvée en chemin et demanda : « Celle-ci, frère chat? » — « Non, pas celle-là, choisis- en une meilleure. » Le mouton souleva de nouveau la même tête et demanda de nouveau : Celle-ci? » Les loups s’effrayèrent tellement qu'ils se fussent volontiers sauvés, mais ils n’osaient pas sans permission. Alors, quatre loups se mirent à demander au chat et au mou- ton: « Laissez-nous aller au bois, nous vous en appor- terons. » Et ils partirent. Les autres huit loups se mi- rent à craindre encore plus fort le chat et le mouton: « S'ils ont pu en manger douze, à plus forte raison en 100 LA RUSSIE DÉVOILÉE mangeront-ils huit.» Quatre encore demandèrent à aller chercher de l’eau. Le chat les laissa partir: « Allez, mais revenez au plus vite! » Les quatre derniers loups demandèrent à aller à la recherche des autres, savoir pourquoi ils ne revenaient pas. Le chat les laissa partir, leur commandant plus sévèrement encore de revenir au plus vite; et lui et le mouton étaient heureux qu'ils fussent partis. Les loups se réunirent et s’en allèrent plus loin dans la forêt. [ls rencontrent l’ours Mikhaïl Ivanovitch: « As- tu entendu dire, Mikhaïl [vanovitch, demandèrent les loups, qu'un chat et un mouton aient mangé douze loups? » — « Non, mes petits enfants, je ne l'ai pas en- tendu dire.» — « Eh bien! nous avons vu un tel chat et un tel mouton. » — « Comme je voudrais bien, mes petits enfants, voir par moi-même quel est leur cou- rage. » — « Eh, Mikhaïl Ivanytch, c’est qu’il est dian- trement vif, ce chat; on ne peut pas essayer de capter sa bienveillance, c'est qu'il vous mettrait en pièces ! Nous avons beau être adroits avec les chiens et les lièvres, mais ici on perdrait sa peine. Invitons-les plutôt à diner. » Ils se mirent à y envoyer la renarde : « Va, invite le chat et le mouton. « La renarde commença à alléguer des prétextes : « Je suis agile, c'est vrai, mais je ne me retourne pas facilement ; ils pourraient bien me manger! — « Va!» Il n'y avait rien à faire, la re- narde courut trouver le chat et le mouton. Elle revint et dit: «ls ont promis de venir. Ah! Mikhaïl Tvano- br D ” AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 101 vitch, qu’il est méchant ce chat ! Il est assis sur un tronc d'arbre et le déchire de ses griffes : c’est contre nous qu'il aiguise ses couteaux ! et comme il roulait ses yeux !...» L’ours prit peur et plaça aussitôt un loup en sentinelle sur un tronc d'arbre; il lui mit dansles pattes un essuie-mains et lui donna cet ordre: « Quard tu verras le chat avec le mouton, agite l’essuie-mains:; nous viendrons à leur rencontre. » On se mit à préparer le diner : quatre loups trainèrent quatre vaches, et l’ours chargea la marmotte des fonctions de cuisinier. Voilà que le chat et le bélier se rendent à l'invitation ; ils virent la sentinelle et se concertèrent : « Moi, dit le chat, je ramperai tout doucettement sur l'herbe et je m'assiérai auprès du tronc en face de la frimousse du loup, et toi, frère bélier, prends ton élan et de toute ta force, frappe-le de ton front ! » Le bélier prit son élan, frappa le loup de toute sa force, et le culbuta; et le chat se précipita droit sur son museau, s’y accrocha de ses griffes, et l'égratigna jusqu’au sang. L'ours et les loups, voyant cela, commencèrent à parler entre eux: « Hé, mes petits enfants, voyez quel chat Iynx et quel mouton ! Ils ont su jeter le loup Eustache en bas d'un tronc si élevé et le défigurer ; comment nous qui som- mes à terre, pourrons-nous tenir contre eux ! À savoir, qu'ils ne tiennent aucun compte de notre régal ; ils vien- nent non pour se régaler, mais pour nous flétrir. Dites- donc, frères, ne vaut-il pas mieux nous mettre à l'abri?» Les loups se dispersèrent tous dans la forêt; lPours 9 Je 102 LA RUSSIE DÉVOILÉE grimpa sur un pin ; la marmotte se cacha dans un trou et la renarde se tapit sous un tronc renversé. Le chat et le mouton se mirent à manger les mets préparés. Le chat, tout en mangeant, ronronne: « C’est peu! c’est peu ! » S'étant retourné par hasard, il vit la queue de la marmotte qui passait hors du trou, il s’effraya et le voilà qui escalade le pin. L'ours s'effraya, se précipita tout droit du pin à terre et faillit écraser la renarde sous le tronc. L'ours s'enfuit et la renarde aussi: A savoir, compère, tu t'es meurtri? » demanda la renarde. » — « Non, commère, si je n’avais pas sauté, le chat m'au- rait mangé depuis longtemps. » Le petit dialogue suivant nous montrera que le chat ne le cède pas en hypocrisie à la renarde : c’est le Ro- minagrobis de La Fontaine : — « Chat Eustache, tu t'es tonsuré ? » — « Je me suis tonsuré. » — « Et tu as pris le froc? » — « Et j'ai pris le froc. » — «On peut passer devant toi? » — « On peut. » La souris courut et le chat la happa. « Mais ce sera faire gras, chat Eustache ! » — « Pour les autres, c'est gras; mais pour nous autres, c’est sain! » Que de commentaires appellent ces quelques lignes ! C’est tout ce que nous trouvons sur le chat dans la littérature populaire russe, beaucoup plus pauvre sous ce rapport que toutes les autres. Du moment que le chat remplaçait le renard, on pouvait attendre qu'à la AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 103 longue, on lui attribuerait toutes les prouesses dont on avait fait d’abord honneur au renard. Ce n’est pourtant pas le cas, et même comme serviteur de l'homme, le chat ne remplace pas le renard. Pas de chat botté. Car l’unique version de ce conte où le chat remplace la re- narde, et qui est donnée par Roudtchenko, n’est évi- demment qu'un mauvais décalque du conte français. Ce n’est qu'incidemment, dans « le chat, le coq et la renarde » que nous trouvons le chat comme serviteur de l’homme. Il est probable que le temps aura manqué au chat pour prendre toute la place qui lui revenait. Comme nous l'avons expliqué, la force de création va toujours en s'appauvrissant dans la littérature popu- laire. Le chat étant venu après les autres, n’a pu fournir une légende aussi riche que celle du renard. CHAPITRE CINQUIÈME. EE MRENARD". ET LE ICE Le coq est partout l'emblème de la vigilance. A sa voix s’éveillent les travailleurs ; à sa voix aussis’enfuient lesapparitions de la nuit. On comprend qu'il doive jouer un grand rôle dans cette lutte dont nous avons parlé au chapitre précédent ; aussi le trouvons-nous dans les contes face à face avec le renard, et il s'engage entre eux une lutte dans laquelle le coq l'emporte définitive- ment. Dans le premier conte que nous reproduisons ici, le coq, malgré la toute-puissante protection du chat, devient la victime du renard ; dans le second, il se laisse d’abord prendre aux ruses de son adversaire, mais il rachète ce moment de faiblesse en dupant le renard à son tour. Enfin, dans le troisième, son succès est complet : là où tous les autres animaux ont échoué, il EST: L': LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE. 105 parvient à triompher du renard. Enfin dans le dernier (l'Ours et le Coq), le coq apparaît comme le protecteur de tous les animaux domestiques. LE CHAT, LE COQ ET LA RENARDE. Il y avait un vieux, qui avait un chat et un coq. Le vieux s’en fut au travail dans la forêt; le chat lui porta à manger et on laissa le coq pour garder la maison. En ce moment arriva la renarde : « Koukourékou — coq, — à la crête d'or, — regarde à la fenêtre, — je te donnerai des pois. » Ainsi chantait la renarde, assise sous la fenêtre. Le coq ouvrit la fenêtre, passa la tête et regarda qui chan- tait 1à. La renarde saisit le coq dans ses griffes et l'em- mena en visite chez elle. Le coq criait: « La renarde m'emporte, elle emporte le coq, au delà des sombres forèts, dans les pays lointains, dans les terres étran- gères, au delà des trois fois neuf terres, dans le trois dixième empire’. Kot Kotovitch ?, délivre-moi. » Le chat, dans les champs, entendit la voix du coq, se mit à la poursuite de la renarde, l’atteignit, lui arracha le coq et le rapporta à la maison. « Fais attention, Pierre coq ! lui dit le chat, ne regarde pas par la fenêtre; ne ! Expression consacrée pour désigner un pays très éloigné. 2 Matou, fils de matou. 106 LA RUSSIE DÉVOILÉE et fie pas à la renarde ; elle te mangerait, et ne laisserait pas même tes os! » Le vieux s’en fut de nouveau au travail dans la forêt et le chat lui porta à manger. Le vieillard, en sortant, ordonna au coq de garder la maison et de ne pas re- garder par la fenêtre. Mais la renarde était aux aguets ; elle avait si grande envie de manger le coq! Elle s’ap- procha de la chaumière et chanta : «a Koukourékou — coq, — à la crête d’or ! — Regarde à la fenêtre, — je te donnerai des pois, — je te donnerai des grains. » Le coq allait par la chaumière et se taisait. La renarde se mit de nouveau à chanter sa chanson et jeta des pois par la fenêtre. Le coq mangea les pois et dit: « Non, renarde, tu ne me tromperas pas ! Tu veux me manger, et tu ne laisseras pas même mes 05.» — « Ne dis pas cela, Pierre coq! est-ce que je voudrais te manger ? Je voudrais t'avoir chez moi comme hôte, te faire voir comment je vis, te montrer mon bien.» Et de nouveau elle se mit à chanter : « Koukourékou — coq, — à la crête d'or ! à la tête huilée ! — Regarde à la fenêtre. — Je t'ai donné des pois, — je te donnerai aussi des grains. » À peine le-coq eut-il mis la tête à la fenêtre que la renarde le saisit dans ses griffes. Le coq se mit à crier à pleine gorge : «a La renarde m'emporte, elle emporte le coq, au delà des forêts sombres, au-delà des sapi- nières épaisses, par les bords escarpés, par les hautes montagnes ; la renarde veut me manger et ne pas lais- LA 2 AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 107 ser mes os! » Le chat, dans les champs, l’entendit, se mit à la poursuite, délivra le coq et le rapporta à la maison : « Ne t'avais-je pas dit de ne pas ouvrir la fenêtre, de ne pas regarder par la fenêtre; que la re- narde te mangerait et ne laisserait pas mème tes os. Fais attention, obéis-moi! Demain, nous irons plus loin. » Voilà que de nouveau le vieux va au travail, et le chat lui porte du pain. La renarde se glissa sous. la fenêtre et se mit à chanter la même chanson; trois fois elle chanta et le coq se taisait toujours. La renarde dit: « Qu'est-ce que cela veut dire ? est-ce que Pierre serait devenu muet ? » — « Non, renarde, tu ne me tromperas pas, je ne regarderai pas par la fenêtre ! » La renarde jeta par la fenêtre des pois et des grains de froment et de nouveau se mit à chanter : « Koukourékou — coq, — à la crête d'or ! — à la tète huilée ! — Regarde à la fenêtre. — J'ai de grands salons. — Dans chaque coin, — il y a une mesure de froment. — Tu en mangeras à satiété ! » Ensuite elle ajouta : « Si tu voyais, Pierre, combien de curiosités j'ai chez moi! mais montre-toi donc, Pierre ! ne crois pas à ce que dit le chat. Si j'avais voulu te manger, je t'aurais mangé depuis longtemps ; mais c'est que je t'aime, je veux te faire voir le monde, te mettre sur le chemin de Ia raison, t’'apprendre comme il faut vivre. Mais montre-toi donc, Pierre ; tiens ! je me retire jusqu’au coin de la maison. » Et la renarde se 103 LA RUSSIE DÉVOILÉE serra encore plus contre le mur. Le coq sauta sur le banc et regarda de loin; il aurait bien voulu savoir si la renarde était partie. Voilà qu'il passa la tête à la fe- nôtre ; la renarde le prit dans ses griffes et s'enfuit. Le coq chanta alors la même chanson; mais le chat ne l'entendit pas. La renarde emporta le coq et le mangea dans la sapinière ; seules, la queue et les plumes furent emportées par le vent. Le chat et le vieux revinrent à la maison et ne trouvèrent pas le coq. Ils s’afiligèrent, mais ne purent s'empêcher d’ajouter : « Voilà ce que c’est que de ne pas obéir. » Les fins tragiques ne plaisent pas en général. Combien de lecteurs et de lectrices font la-moue au roman qui se termine par une Catastrophe : il en est de même beau- coup qui, avant dese décider à lire un livre, s’informent « si Ça finit bien. » Aussi, pour une version où le coq subit la peine de sa crédulité, il en est plusieurs où le chat entreprend une expédition pour le sauver, et au moyen de la ruse employée par la renarde et qu'il re- tourne contre elle, il lui enlève tous ses enfants et la tue elle-même; après quoi il délivre le coq, qui n'a pas été mangé, à l’instar des romans, où l’infâme ravisseur ne touche pas à l'héroïne, que l’auteur veut garder intacte jusqu’à l'heure de la délivrance. On le voit, les procédés littéraires ne varient guère d’un milieu à l’autre. Le conte suivant est sur le mème thème que « le Coq et le Renard » de La Fontaine. AU MOYEN DE SA LITILRATURE POPULAIRE. 199 LA RENARDE-CONFESSEUR. Chose étonnante : la renarde revenait des déserts lointains. Ayant vu le coq sur un arbre élevé, elle lui dit ces douces paroles: « Ô mon cher enfant, mon chantre ! tu es assis sur un arbre élevé et tu penses des pensées mauvaises, maudites : vous autres coqs, vous tenez beaucoup de femmes, qui, dix; qui, vingt; un un autre, trente, et cela va quelquelois jusqu’à qua- rante ! Quand vous vous rencontrez, vous vous battez pour vos femmes, comme pour des concubines ! Des- cends à terre, mon cher enfant, et fais pénitence! Je viens des déserts lointains, je n'ai ni mangé, ni bu, j'ai supporté bien des misères, tout cela pour toi, mon cher enfant, pour veuir te confesser. » — «Oh ma mère la renarde, je n'ai encore ni jeüné, ni prié !; reviens une autre fois. » — «O0 mon cher enfant, mon chanire ! tu n'as ni jeüné, ni prié; mais descends à terre, fais péni- tence et ne meurs pas en état de péché. — «0 ma mère la renarde, aux lèvres de sucre, aux douces paroles, ta langue est flatteuse. Ne jugez pas les autres et vous- mêmes ne serez pas jugés ; chacun récoltera ce qu'il aura semé. Tu veux m'amener de force au repentir et non me sauver, mais dévorer mon corps ! » — « OÔ mon cher 1 Les Russes jeünent pendant plusieur: jours avant de s’approcker des Sacrements. 10 110 LA RUSSIE DÉVOILÉÉ enfant, mon chantre, pourquoi tiens-tu un tel discours ? Pourquoi est-ce que j'agirais ainsi? As-tu lu la parabole du publicain et du pharisien ? Comment le publicain fut sauvé et le pharisien périt par suite de son orgueil. Toi, mon cher enfant, tu périras dans l’impénitence sur ton arbre élevé. Descends plus bas, à terre, tu seras plus près du repentir ; tu seras pardonné et absous, et admis au royaume du ciel ! » Le coq, ayant reconnu Île lourd péché qui pesait sur son âme, s’attendrit, versa des larmes et se mit à descendre de rameau en rameau, de branche en branche, de tronc en tronc ; le chantre à la fin se trouva à terre et s’assit devant la renarde. La renarde sauta, comme un oiseau malin, saisit le coq dans ses griffes aiguës, le regarda avec des yeux féroces et grinça ses dents aiguës : elle yeut le dévorer tout vif, comme impie. Et le chantre dit à la renarde : « OÔ ma mère la renarde, aux lèvres de sucre, aux douces paroles, ta langue est flatteuse ! Est- ce que tu me sauveras en mangeant mOn COrps ? » — «de ne tiens pas à ton corps et à tes habits bariolés, mais je tiens à te payer pour certain bon service d'ami. Te rappelles-tu ? Un jour, j'allai chez un paysan : je vou- lais manger un petit poulet; et toi, sot, mauvais sujet ! assis sur ton haut perchoir, tu crias, tu vociféras à pleine gorge, tu frappas des pieds, tu battis des ailes ; alors les poules se mirent à jaser, les oies à barbotter, les chiens à aboyer, les poulains à hennir, les vaches à beugler. Tous les paysans et les femmes, entendant ce tapage, MU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 11 accoururent : les femmes, avec des balais; les paysans, avec leurs cognées. Ils voulaient me donner la mortpour un petit poulet, tandis que le hibou vit chez eux de père en fils, et dévore leurs poulets. A ton tour, à pré- sent, sot, mauvais sujet! tu ne sortiras pas vivant de mes pattes. » Et le coq dit à la renarde : « O ma mère la renarde, aux lèvres de sucre, aux douces paroles, flatteuse est ta langue ! Hier le métropolitain m’a invité à occuper la place de diacre. Tout le chœur et tout le chapitre font mon éloge : C’est un beau garçon, bien soigné, qui sait lire dans les livres, la voix est bonne! Ne puis-je, ma mère la renarde, obtenir mon pardon en t’offrant une place de faiseuse de pain bénit!? Nous aurons là de bons profits; on nous donnera de bon pain, de grandes crèpes et du beurre et des œufs et du fro- mage. La renarde desserra ses griffes d’autour du coq; le coq se dégagea, s’envola sur un arbre élevé et se mit à crier et vociférer à pleine gorge : « Chère grande dame, faiseuse de pain bénit, salut ! Le profit est-il grand ? Le pain est-il doux ? N'as-tu pas usé ta bosse à porter des crèpes ? Ne veux-tu pas des noisettes? Maïs peut-être n'as-tu pas de dents ? » La renärde s’en fut dans la forêt, comme un long diable et sanglota amèrement : « Combien de temps je suis sur la terre, et jamais, depuis ma naissance, je 1 Chez les Russes, l'hosiie est remplacée jar un pain dont la fabrica- tion est confiée à des femmes attachées à l’église. Ce mème pain sert à la distribution du pain bénit. 112 LA RUSSIE DÉVOILÉE n'ai vu pareille honte. Depuis quand fait-on les coqs diacres et les renardes faiseuses de pain bénit ? » Je croirais faire injure à mes lecteurs, en les invitant à admirer cette comédie de haute tartuferie. Je me suis contenté de souligner ces paroles du coq: « Tu veux m'amener de force au repentir et non me sauver, mais dévorer mon corps » qui sont caractéristiques. On s’éton- nera sans doute de rencontrer une phrase de ce genre dans un pays où la lutte clérico-libérale est inconnue. C’est que ce conte, dans sa forme actuelle, est dû aux sectaires russes ; c'est de la bouche d’un de ces sectaires, àgé de cent ans, qu'il a été recueilli. Or, ces sectaires, pour lesquels la liberté de conscience n’a jamais existé, et qui, même à présent, ne sont que tolérés, ont toute espèce de raisons de ne pas aimer le ciergé russe. Celui- ci, en effet, s'inquiète beaucoup moins de ramener au bercail ces brebis égarées, que de les mettre à contribu- tion, en menaçant de les dénoncer. La fable qui suit est encore sur le même thème. Comme on le verra, elle se rapproche davantage de la fable française. LA RENARDE ET LE COQ DE BRUYÈRE. . La renarde courait par la forêt; elle vit sur un arbre un coq de bruvère et lui dit: « Térenty, Térenty, AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 115 (Térence), j'ai été à la ville. » — « Bouboubou, boubou- bou, tu as été, soit, tu as été! » — « Térenty, Térenty, j'ai obenu un oukaze!., » — « Bouboubou, bouboubou, tu as obtenu, soit, tu as obtenu! » — « Que vous, coqs de bruyères, n'ayez plus à vous asseoir sur les arbres, mais à vous promener toujours par les prairies vertes! » — « Bouboubou, bouboubou, nous promener, soit, nous promener ! » — « Térenty, qui vient là? » demande la renarde, entendant le galop d’un cheval et l’aboiement d'un chien. — « Un paysan. » — « Qui est-ce qui court derrière lui? » — « Un petit poulain, » — Comment tient-il la queue? » — « En croc. » — « Alors, adieu, Térenty! je n'ai pas le temps, je dois être à la maison, » LA RENARDE, LE LIÈVRE ET LE COQ. Il y avait une renarde et un lièvre. La renarde avait une chaumière de glace, et le lièvre, d’écorce : vint le rouge (beau) printemps, la chaumière de la reuarde fondit et celle du lièvre resta comme devant. La renarde demanda au lièvre la permission d'entrer chez lui pour se réchauffer, et elle chassa le lièvre. Le lièvre va par le chemin et pleure; voilà qu'il rencontre des chiens : « Tiaf! tiaf! tiaf! pourquoi pleures-tu, petit lièvre? » Et le lièvre répondit : « Laissez-moi, chiens ! comment ! Décret. 10. 112 LA RUSSIE DÉVOILÉE ne pleurerais-je pas? J'avais une chaumière d’écoree et la renarde en avait une de glace; elle m'a prié de Ja laisser entrer, puis elle m'a chassé. » — « Ne pleure pas, petit lièvre, dirent les chiens, nous la chasserons. » — « Non, vous ne la chasserez pas! » — « Si, nous la chasserons! » [ls arrivèrent à la chaumière : « Tiaf! tiaf! tiaf! va t'en, renarde! » Et elle leur répond du haut du poêle! : « Attendez seulement que je saute, que je bondisse et vos morceaux voleront par les ruelles ! » Les chiens s’effrayèrent et s’en allèrent. Le lièvre s’en va de nouveau et pleure. A sa rencontre s'avance l'ours: « Pourquoi pleures-tu, petit lièvre?» Et le lièvre répond : « Laisse-moi, ours ! comment ne pleurerais-je pas? J'avais une chaumière d’écorce et la renarde en avait une de glace; elle m'a prié de la laisser entrer, puis elle m'a chassé. » — « Ne pleure pas, petit lièvre, dit l'ours, je la chasserai! » « Non tu ne la chasseras pas : les chiens ont voulu la chasser et n’ont pas pu; toi non plus tu ne pourras pas. » — « Si, je la chasserai! » Ils s'en furent la chasser : « Va-t'en, re- narde ! » Et elle, du haut du poèle: « Attendez seule- ment que je saute, que je bondisse, et vos morceaux voleront par les ruelles!» L'ours s’effraya et s'en alla. Le lièvre s’en va de nouveau et pleure. A sa rencontre s'avance le bœuf : « Pourquoi pleures-tu, petit lièvre ? 1 Le poë!e de la chaumière russe est un four, au-dessus duquel aime à s'étendre le paysan, qui ne craint pas plus la chaleur que le froid et répète volontiers ce dieton : « La chaleur ne rompt pas les os. » AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 115 Laisse-moi, bœuf! comment ne pleurerais-je pas? J'avais une chaumière d’écorce et la renarde en avait une de glace; elle m'a prié de la laisser entrer, puis elle m'a chassé.» — « Allons, je la chasserai. » — «Non, bœuf, tu ne la chasseras pas : les chiens ont voulu la chasser et n'ont pas pu, l'ours a voulu la chasser et n’a pas pu et toi non plus, tu ne pourras pas! » — « Si, je la chas- serai! » — {ls s’approchèrent de la chaumière : « Va-t'en, renarde! » Et elle, du haut du poële : « Attendez seule- ment que je saute, que je bondisse, et vos morceaux voleront par les ruelles! » Le bœuf s’effraya et s’en alla, Le lièvre s'en va de nouveau et pleure. A sa rencontre s'avance le coq avec sa faux : «Koukourékou ! pourquoi pleures-tu, petit lièvre?» — « Laisse-moi, coq? comment ne pleurerais-je pas? J'avais une chaumière d’écorce et la renarde en avait une de glace; elle m'a prié de la laisser entrer, puis elle m'a chassé. » — « Allons, je la chasserai, » — « Non, tu ne la chasseras pas ! Les chiens ont voulu la chasser et n’ont pas pu; l'ours a voulu la chasser et n’a pas pu ; le bœuf a voulu la chasser et n’a pas pu et toi non plus tu ne pourras pas! » — « Si, je la chasserai! » [ls arrivèrent à la chaumière : « Koukou- rékou! — Je porte la faux sur l'épaule. — Je veux tran- cher la renarde ! — Va-t'en renarde! » — Et elle, l’en- tendant, s’effraya et dit : « Tout de suite, je m'habille!» — Le coq de nouveau : « Koukourékou. — Je porte la faux sur l'épaule. — Je veux trancher la renarde. — Va-L'en renarde!» Etelle dit: — «Je passe ma pelisse. » 116 LA RUSSIE DÉVOILÉE Et le coq, pour la troisième fois : « Koukourékou. — Je porte la faux sur l'épaule. — Je veux trancher la renarde. — Va-t'en, renarde ! » La renarde s'enfuit et le coq la sabra de sa faux. Et avec le lièvre ils se mirent à vivre heureusement et à amasser du bien. Une version petite-russienne de ce conte porte encore plus haut la gloire du coq. Ce n’est pas cette fois le lièvre qu’il est appelé à secourir, mais bien le renard lui-même, chassé de son domicile par la chèvre. Cette version à pour titre : LA CHÈVRE ÉCORCHÉE. Il y avait un homme et une femme. L'homme, étant allé à la foire, acheta une chèvre. Il l’amena à la maison et envoya son fils ainé paitre la chèvre. Voilà que ce garçon s’en fut paitre la chèvre. Il la ramenait seule- ment que le vieux est déjà sous la porte cochère avec un bâton et demande : « Ma chevrette chérie, ma che- vrette aimée ! qu'as-tu bu, qu'as-tu mangé? » — « Grand- père, je n'ai ni bu, ni mangé : seulement en courant par le pont, j'ai attrapé une petite feuille d'érable; seule- ment en courant par la digue, j'ai lapé une petite goutte d’eau : c’est tout ce que j'ai bu, tout ce que j'ai mangé ! » — Voilà qu'il prit ce fils et le tua, et l'enterra sous une auge. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 447 Le lendemain, il envoie son autre fils, le cadet, Et ce fils venait seulement de ramener la chèvre que le vieux est déjà sous la porte cochère, en bottes rouges avec un bâton. Voilà qu'il demande : « Ma chevrette aimée! qu'as-tu bu, qu'as-tu mangé? » — «Grand-père, je n’ai ni bu, ni mangé; seulement en courant par le pont, j'ai attrapé une petite feuille d'érable ; seulement en courant par la digue, j'ai lapé une petite goutte d’eau : c’est tout ce que j'ai bu, tout ce que j'ai mangé. » — Voilà qu’il prit ce fils, le tua aussi et l’enterra sous une auge. Le troisième jour, il envoie cette fois sa femme. Voilà qu'elle s'en alla paitre la chèvre, et le soir elle la ra- mène à l’étable et le vieux est déjà sous la porte cochère, en bottes rouges, avec un bâton et demande : « Ma che- vrette aimée, ma chevrette chérie, qu'as-tu bu, qu’as-tu mangé? » — « Grand-père, je n'ai ni bu, ni mangé; en courant par le pont, j'ai attrapé une petite feuille d'érable; en courant par la digue, j'ai lapé une petite goutte d’eau — c'est tout ce que j'ai bu, tout ce que j'ai mangé! » — Voilà que le vieux tua aussi sa femme et l'enterra sous une auge. Le quatrième jour, il s'en alla cette fois lui-même paitre la chèvre. Puis l’ayant mise sur la route, il s'en retourna par le plus court chemin et s'étant mis sous la porte cochère, en bottes rouges, il lui demande :« Ma che- vrette aimée, ma chevrette chérie, qu’as-tu bu, qu'as-tu mangé? » — «Grand'père, je n'ai ni bu, ni mangé; en courant par le pont, j'ai attrapé une petite feuille d’éra- 118 LA RUSSIE DÉVOILÉE ble ; en courant par la digue, j'ailapé une petite goutte d’eau : c'est tout ce que j'ai bu, tout ce que j'ai mangé! — Voilà qu'alorsil se fâcha, alla chez le forgeron, aiguisa son couteau et se mit à l’'égorger, mais le couteau se cassa. Il s’en alla de nouveau chez le forgeron aiguiser son couteau. Voilà que la chèvre se détacha et se sauva dans la chaumière de la renarde. Voilà que la renarde l’aperçut sur le poêle qui chan- tait : Je suis la chèvre écorchée — Achetée pour trois pié- cettes — À moitié écorchée — Je frappe du pied...— Je te percerai de mes cornes — Je te balayerai de ma queue — Je te foulerai de mes pattes. Voilà que la renarde s’effraya, se sauva de sa chau- mière et s’assit sous un chène..……. Le reste comme dans le conte précédent. L'OURS ET LE COQ. Un vieux avait un fils sot. Le sot demande que son père le marie : « Et si tu ne me maries point, je démo- lirai tout le poêle. » — « Comment te marier? nous n'avons pas d'argent. » — « Nous n’avons pas d’argent, mais nous avons un bœuf; vends-le à la boucherie. » Le bœuf l’entendit et se sauva dans la forêt. Le sot insiste de nouveau auprès de son père : « Marie-moiï, autrement je démolirai tout le poêle! » Le père dit : «Je te ma- AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 119 rierais volontiers, mais je n'ai pas d'argent. » — « Pas d'argent, mais il y a un mouton, vends-le à la bou- cherie. » Le mouton l'entendit et se sauva dans la forêt, Le sot ne laisse pas son père en repos: « Marie-moi», on n'entend que cela. « Mais je te dis que je n’ai pas d’ar- gent! » — « Pas d'argent, mais il y a un coq, coupe-lui la gorge, fais-en un pâté et vends-le. » Le coq l’entendit et s’envoia dans la forèt. Le bœuf, le mouton et le coq se réunirent tous ensemble et se construisirent une petite chaumière dans la forêt. L'ours apprit cela, voulut les manger et s’en vint vers la chaumière. Le coq le vit et sauta sur le perchoir; il agite ses ailes et crie: « Kouda, kouda, kouda! donnez-le moi ici : je le foulerai de mes jambes, je le hacherai de ma cognée! et nous avons ici un petit couteau, et nous avons ici une petite corde; et nous l’égorgerons ici, et nous le pendrons ici!» L’ours s’effraya et rebroussa chemin, il courut, courut, tomba de peur et se tua. Le sot s’en fut dans la forêt, tua l'ours, lui enleva sa peau et la vendit. Avec cet argent on maria le sot. Le bœuf, le mouton et le coq s’en revinrent de la forèt à la maison. CHAPITRE SIXIÈME. AT LIGUE "DESLFATBRES Le chapitre précédent nous a déjà fourni un exemple d'union entre les faibles pour résister au fort (le Coq et l'Ours). Il est vrai qu'ici le coq seul agit, mais dans ce qui suit nous verrons que tous prennent part à la dé- fense commune. Un fait remarquable, c’est que les animaux associés sont tous domestiques, ce qui est une preuve de plus en faveur de mon interprétation qu'il s'agit ici d’une victoire remportée par la civilisation contre la barbarie. Avant de passer outre, je mentionnerai, comme trouvant plutôt sa place ici, une variante du conte «comme quoi l'ours et les loups ont eu peur. » Dans cette variante, il n’est pas question du chat. » C'est le bouc et le bélier seuls qui parviennent à mettre en fuite leurs redoutables adversaires. "AS LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE. 121 L'HIVERNAGE DES ANIMAUX. Le bœuf allait par le bois ; il rencontre le mouton : « Où vas-tu, mouton ? » demanda le bœuf. — « Je fuis l'hiver et cherche Pété, » dit le mouton.— « Viens avec moi.» — Voilà qu'ils vont ensemble ; ils rencontrent le porc : « Où vas-tu, porc?» demanda le bœuf. — « Jefuis l'hiver et cherche l'été, » répondit le porc.—« Viens avec nous. » Et tous trois ensemble ils allèrent plus loin ; voilà qu'ils rencontrent l'oie : « Où vas-tu, oie? » de- manda le bœuf, — « Je fuis l'hiver et cherche lété, » répondit l’oie. » — « Eh bien! suis-nous. » Et l'oie les suivit. En route, ils rencontrent le coq: « Où vas-tu, coq?» demanda le bœuf. — « Je fuis l'hiver et cherche l'été, » répondit le coq. — « Suis-nous.» Et voilà qu'ils vont leur chemin et causent entre eux : « Comment donc, frères compagnons, passer la saison froide ? Où chercher ia chaleur? » Et le bœuf de répon- dre : « Allons, construisons une chaumière, autrement, en vérité, nous gèlerons tout à fait ! » Le mouton dit : « J’ai une pelisse chaude ; regardez quelle laine ! je pas- serai bien l'hiver ainsi. » Le porc dit: «Qu'il gèle autant qu'il voudra, je ne crains rien: je m'enfouirai dans la terre et je passerai bien l'hiver sans chaumière. » L'oie dit : « Je me percherai au beau milieu d’un sapin : d'une aile je ferai mon lit, de l’autre, ma couverture ; aucun 11 122 LA RUSSIE DÉVOILÉE froid ne pourra m'atteindre, je passerai bien l'hiver ainsi. » Le coq dit : « Et moi aussi !» Le bœuf voit que les affaires vont mal, qu'il faudra qu'il travaille seul: « Eh! bien dit-il, faites comme vous voulez ; quand à moi je construirai une chaumière. » Il se construisit une chaumière et s’y installa. Survint un froid hiver : la gelée commença à se faire sentir. Le mouton — il le fallait bien — vint trouver le bœuf: « Laisse-moi entrer, frère, pour me réchaufler. » — « Non, mouton, tu as une pelisse chaude, tu passeras bien l'hiver ainsi. Je ne te laisserai pas entrer. » — « Eh bien, si tu ne me laisses pas entrer, je prendrai mon élan et je ferai sauter une poutre de ta chaumière; tant pis pour toi, tu auras plus froid !» Le bœuf pensa, pensa : « Laissons le entrer, autrement, en vérité, ilme fera geler de froid, » et il laissa entrer le mouton. Le porc s’engela à son tour, et vint trouver le bœuf : « Laisse-moi entrer, frère, pour me réchauffer. » — « Non, je ne te laisserai pas entrer : enfouis-toi dans la terre, tu passeras bien l'hiver ainsi. » — Eh! bien, si tu ne me laisses pas entrer, je fouillerai la terre avec mon groin tout autour des supports ét je ferai tomber ta chaumière. » Il fallut bien laisser entrer le porc. A leur tour, l'oie et le coq vinrent trouver le bœuf : « Laisse-nous entrer, frère, pour rous réchauffer. » — « No, je ne vous laisserai pas entrer ; vous avez deux ailes : de l’une vous vous ferez un lit, del’autre une cou- verture, et vous passerez bien Phiver ainsi. » — « Eh! AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. Â23 bien, si tu ne me laisses pas entrer, dit l'oie, j'arracherai avee mon bec toute la mousse dont ta chaumière est calfeutrée ; tant pis pour toi, tu auras plus froid, » — « Et moi, dit le coq, je m’envolerai sur ton toit et j'en gratterai toute la terre ; tant pis pour toi, tu auras plus froid. » Qu’eüt fait le bœuf? II laissa entrer chez lui l'eie et le coq. Etils se mirent à vivre ensemble dans la chaumière, Le coq, se sentant réchauffé, commença à chanter des | chansons. La renarde, entendant le coq chanter des chansons, eut envie de se régaler du coq, mais com- nent se le procurer ? La renarde eut recours à la ruse, alla trouver l'ours et le loup et leur dit: « Mes chers compères, j'ai trouvé du butin pour tous: pour toi, ours, un bœuf; pour toi, loup, un mouton et pour moi, un coq.» — « C’est bien, commère, dirent l'ours et le loup, nous n'oublierons jamais ce service! Allons-v, tuons et mangeons ! » La renarde les conduisit à la chaumière : « Compère, dit la renarde à l'ours, ouvre la porte : j'entrerai la pre- mière et je mangerai le coq. » L'ours ouvrit la porte et la renarde sauta dans la chaumière. Le bœuf la vit et la eloua au mur avec ses cornes, tandis que le mouton lui travaillait les côtés. La renarde rendit l'âme. « Comme elle est longtemps à en finir avec le coq, dit le loup. Ouvre, frère Mikhaïlo Ivanovitch, j’entrerai. » — « Eh bien, va! » L'ours ouvrit la porte et le loup sauta dans la chaumière, Et le bœuf de le clouer au 494 LA RUSSIE DÉVOILÉE inur avec ses cornes, et le mouton de lui travailler les côtés ; enfin on le reçut si bien qu’il cessa bientôt de respirer. Et l'ours attend, attend toujours : « Comment . n'ést-il pas encore venu à bout du mouton ? allons-y. » Il entra dans la chaumière ; mais le bœuf et le mouton le reçurent de même. À grand peine il leur échappa et se mit à fuir sans regarder derrière lui. Nous avons choisi, de préférence, cette version ; pour- tant, sur un point, elle n'est pas complète: trois des associés ne prennent aucune part à l'action. Nous em- prunterons à une autre version de quoi combler cette lacune : «……… À peine est il entré (l'ours), que le taureau le fixe au mur avec ses cornes ; le mouton prend son élan et frappe l'ours si fort dans le flane qu'il le fait tomber ; le porc le déchire, l’oie lui pique les yeux et le coq, perché sur une solive, crie : « Donnez-le moi ici, don- nez-le moi ici... » Cette fable offre plus d’une application: outre les avantages de l'association, elle montre aussi qu’on ne perd rien à être charitable, et forme ainsi, en quelque sorte, la contre-partie de « la Cigale et la Fourmi. » Il est vrai que la charité du bœuf n’est pas précisément spontanée, mais il aurait pu montrer plus de mauvaise volonté. Nous voyons aussi ici une indication de ce qui a donné naissance à l'industrie. C’est le plus mal pourvu des animaux qui construit la chaumière, de même que AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 425 ce sont les peuples qui avaient le plus à souffrir des in- tempéries qui ont fourni les premiers éléments de la civilisation. Les habitants des contrées plus favorisées se sont contentés, comme le mouton et ses compagnons de paresse, de profiter des inventions des autres, lors- qu'ils se sont trouvés en contact avec eux. Dans le cas contraire, ils n'ont pas progressé. Le conte suivant offre beaucoup d’analogie avec le précédent : LE MOUTON A UN SEUL COTÉ. [y avait un seigneur qui avait beaucoup de bétail. Un jour il fit égorger cinq moutons, et fit préparer leurs toisons pour s’en faire une pelisse. IT fit appeler un tail- leur. « Ça, dit-il, couds moi une pelisse : » Le tailleur mesura, mesura,et vit qu'il manquait une demi-archine pour la pelisse : « Il y a trop peu de toison, dit-il, ilen manquera pour les chanteaux.» — «On peut remédier à cela» dit le seigneur, et ilordonna à son laquais d’écor- cher un mouton d’un côté. Le laquais fit comme le sei- gneur avait dit. Alors ce mouton se fàächa contre le sei- gneur, appela le bouc: « Allons nous-en, dit-il, de ce malfaiteur; pour le moment, on peut vivre dans la forêt : il y a de l'herbe, nous trouverons de l’eau, nous serons rassassiés. » Voilà qu'ils s’en allèrent, [ls arri- vèrent dans la forêt, ils s’y firent une hutte, où ils pas- 14 rat al E NY PAP Le + UE 126 LA RUSSIE DÉVOILÉE saient la nuit. Etils vivaient contents et mangeaient de l'herbe. Mais ils n'étaient pas les seuls à qui il ne plut pas de vivre chez ce seigneur. S’enfuirent encore de chez lui, une vache, un cochon,un coq et un jars. Voilà que, tant qu'il fit chaud, ils vécurent en liberté, mais quand vint l'hiver, ils cherchèrent à s'abriter du froid. Voilà qu'ils marchèrent, marchèrent par la forêt, et enfin trouvè- rent la hutte du mouton... Ici se repète la scène du conte précédent et les nou- veaux venusobtiennentl'hospitalité de la même manière. Véeurent-ils ainsi longtemps ou peut? Mais un jour, des brigands passèrent devant et entendant des cris et du bruit, ils s’approchèrent et écoutèrent : ils ne savent pas ce que c’est et envoient un de leurs camarades : « Va, disent-ils, autrement la corde au cou et à l'eau!» Il n’y avait rien à faire, il alla. Dès qu’il entra, on tomba sur Jui de tous les côtés. Il n’y avait rien à faire, il s'en retira. « Eh bien, frères, dit-il, faites de moi ce que vous voulez, mais je.n'irai plus pour rien au monde. Jamais de ma vie, je n'ai eu pareille peur! A peine suis-je entré, que je ne sais d’où saute une femme avec un fourgon, et de me cogner et de me cogner ! et puis encore une demoiselle toute furieuse ! et puis vient un cordonnier avec son alène, et il me pique! et il me pique dans le derrière ! Et puis encore un tailleur avec ! Sous-entendu : on n’en sait rien. title tes d'a à ET AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 4927 ses ciseaux ; et puis encore un soldat avec des éperons et il se jeta sur moi avec une telle furie que ses cheveux se dressaient sur sa tête : « Attends, je t'en donnerai, » dit-il. Et là, dessus encore, leur chef, il faut croire, qui crie: & Attends, je L’'arrangerai vivement ! » Frères, dit- il, j'ai eu peur! » — « Eh bien, disent les brigands, il n'y a rien à faire, allons-nous-en, autrement on pour- rait bien nous lier tous! » Ils s’en allèrent. Et ils vivent en attendant et vivent à leur aise. Tout à coup des loups s’approchent de leur hutte et à l'odeur ils reconnaissent qui est là: « Eh bien, disent-ils à un loup, va-t-en, toi, en avant!» A peine celui-ci fut-il entré, que tous commencèrent à le rouler vivement ; il eut peine à retirer ses pattes de là. Ils ne savent quoi faire. Mais là avec eux était un hérisson, et il dit : « At- tendez, je m'en vaisessayer, peut-être Ça ira-t-il mieux !» C'est qu'il savait que le mouton n'avait qu’un côté. Voilà qu'il se roula et piqua le mouton ; et celui-ci de sauter au-dessus de tous et de se sauver. Après lui, tous les autres se sauvèrent de différents côtés. Et à leur place les loups s’installèrent. Ce conte offre, comme on le voit, beaucoup de res- semblance avec le conte allemand si connu « Die Bremer Stadimusikanten. » Avec le conte suivant nous faisons un pas de plus dans le perfectionnement moral. Il s’agit ici non pas d'une alliance offensive et défensive, mais d’un lien 198 LA RUSSIE DÉVOILÉE d'amitié si vif, qu'il survit à la mort. L'ami venge la mort de son ami. Enfin, dans « l’Ours, le Chien et le Chat, » nous voyons apparaître la charité la plus frater- nelle. Non-seulement l’obligé se montre reconnaissant, mais encore il paie une deuxième fois sa dette de grati- tude en exerçant à son tour la charité vis-à-vis d’un autre misérable. [ei, point de distinction entre animaux sauvages et domestiques : c'est la fraternité universelle. LE CHIEN ET LE PIVERT. Un paysan chassa de sa cour son vieux. chien: il pensa à aller dans les champs et à s’y nourrir de souris. Il s’en fut dans les champs; le pivert le vit et le prit pour compagnon. « Jai faim, » dit le chien. — « Allons dans le village, répond le pivert; on y fète un mariage, il y aura de quoi faire notre profit.» L'oiseau vola dans la chaumière ou on fêtait le mariage, et commença à courir par les tables, et les invités se mirent à jeter après lui chacun ce qui lui tomba sous la main; tout fut cassé et jeté sous la table; et le chien, pendant cette bagarre, se glissa, sans être aperçu, dans la chaumière, se faufila sous la table, mangea autant qu'il plut à son àme et sortit. « Eh bien, es-tu rassasié ? » demanda le pivert. » — « Pour rassassié, je le suis, mais j'ai soif » répondit le chien. « Entre dans cette autre chaumière, là, un vieux met le vin en bouteilles. » Le pivert entra ; AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 129 en volant par la fenêtre, s’accrocha au tonneau et se mit à le défoncer à coups de bec. Le vieux, voulant frapper le pivert, jeta l'entonnoir après lui, mais ne latteignit pas ; l'entonnoir roula quelque part et le vieux le cher- che par-ci et par-là, et ne peut le trouver, et pendant ce temps là, le vin coule du tonneau à terre. Le chien se glissa dans la chaumière, but à satiété et sortit. Il rejoi- gnit le pivert et lui dit: « Maintenant, je suis rassasié ct ivre, je veux rire tout mon saoûl !» — «Bien!» répond le pivert, Voilà qu'ils virent des ouvriers qui battaient le blé. Le pivert se percha aussitôt sur l'épaule d'un ouvrier et se mit à lui donner des coups de bec sur la nuque; un autre gars saisit un bâton, voulut frapper l'oiseau et étendit l'ouvrier à terre. Et le chien se roule par terre à force de rire! Après cela, le pivert et le chien s’en allèrent dans les champs et rencontrèrent une renarde. Le pivert commença à leurrer la renarde : il s'élève à peine au-dessus du sol et s'abaisse de nouveau; et la renarde de se mettre à sa poursuite à travers champs. Cependant le chien, ram- pant sur le ventre, se glissa derrière la renarde, la saisit et se mit à la mordre. En ce moment passe un paysan qui allait à la ville avec une charretée de pots à vendre; il voit le chien étranglant la renarde, il accourt à eux avee une büche, la lance à pleine volée et les tue l’un et l’autre. Le pivert se fächa contre le vieux, se percha sur la tête de son cheval et se mit à lui becqueter les veux. Le paysan accourut avec une büûche, pour tuer le 130 LA RUSSIE DÉVOILÉE pivert. Il frappa un tel coup, que le cheval resta étendu mort sur la place. Le pivert qui s'était garé à temps, vola sur la Charrette et se mit à courir sur les pots, en battant des ailes. Le paysan le poursuit, et de donner de grands coups de büches sur la charretée et encore sur la charretée. Il cassa tous les pots et s’en retourna à Ja maison à vide, et le pivert s'envola dans la forèt. : OURS, LE CHIEN ET LE CHAT. bn Il y avait un paysan qui avait un bon chien; mais quand celui-ci devint vieux, il cessa d'aboyer et de garder la cour et les granges. Le paysan ne voulut pas le nourrir de pain, et le chassa de la cour. Le chien s'en alla dans la forêtet se coucha sous un arbre pour mourir. Tout à coup arrive l'ours et il demande : « Pourquoi, chien, t’es-tu couché ici? » — « Je suis venu crever de faim ! Vois-tu, maintenant, il y a chez les hommes une telle justice: tant que vous avez de force, ils vous nour- rissent et vous abreuvent et quand votre force s'en va à cause de la vieillesse, ils vous chassent ! » — «Eh bien, chien, veux-tu manger ? » — « Si je le veux! » — « Alors, viens avec moi, je te nourrirai. » Et ils allè- rent. Ils rencontrent un poulain. « Regarde-moi » dit l'ours au chien et il se mit à gratter la terre de ses pattes : « Chien, hé! chien ? » — « Eh! bien, quoi? » — « Regarde mes veux, sont-ils rouges?» — « Ils sont PTT PAT AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 131 rouges, Ours! » L'ours se mit à gratter la terre avec plus de fureur encore : «Chien, hé! chien, mon poil se hérisse-t-il ?» — « Il se hérisse, ours! — « Chien, hé! chien, ma queue se soulève-t-elle? » — «Elle se soulève!» Alors l'ours saisit le poulain par le ventre ; le poulain tomba à terre. L’ours le mit en pièces et dit: « Eh bien, chien ! mange autant que tu veux. Et quand tu auras tout consommé, viens me trouver. » Le chien se met à vivre, sans s'inquiéter de rien, et quand il eut tout mangé et se sentit de nouveau affamé, il courut chez l'ours. « Eh bien, frère, tu as tout mangé ? » — « Tout ; mainte- nant, ilfaut que je souffre de nouveau la faim. » —«Pour- quoi souffrir la faim ? Sais-tu où vos femmes moisson- nent ? » — « Je le sais. » — « Eh bien, allons ; je me glis- serai jJusqu'auprès de ta maitresse et je saisirai l'enfant hors de son berceau !, et toi tu te metiras à ma pour- suite et tu me l’enlèveras. Quand tu l’auras enlevé, tu le lui rapporteras; pour cela, elle te nourrira de pain comme autrefois.» Bien, l’ours courut, s’approcha fur- tivement du berceau et enleva l'enfant. L'enfant se mit à crier, les femmes s’élancèrent après l'ours, le pour- suivirent, le poursuivirent, mais ne purent l’atteindre et s'en revinrent dinsi; la mère pleure, les femmes s’aflli- gent. Le chien survint on ne sait d'où, il atteignit l'ours, lui enleva l'enfant et le rapporta. « Voyez, dirent les femmes, le vieux chien a repris l'enfant!» On courut 1 Les moissonneuses por'ent avec elles aux champs leurs enfants à la mamelle. 132 LA RUSSIE DÉVOILÉE à sa rencontre et la mère est d'une joie, d'une joie! « Maintenant, dit-elle, je n’abandonnerai ce chien pour rien au monde! » Elle l’amena à la maison, versa du lait, y émietta du pain et le lui donna en disant: « Tiens, mange! » Et à son homme, elle dit: « Non, petit homme ! il nous faut soigner et nourrir notre chien; il a repris mon enfant à l’ours. Et tu disais qu'il n'avait pas de force!» Le chien se rétablit, s'engraissa : « Dieu donne, disait-il, la santé à l'ours! il ne m'a pas laissé mourir de faim. » Et il devint le premier ami de Fours. Un jour, chez ce paysan, c'était la veillée; à ce moment, l'ours vint rendre visite au chien: « Salut, chien! eh bien, comment vis-tu et manges-tu le pain ? » — « Gloire à Dieu, répondit le chien, ce n’est pas une vie cela, mais un vrai mardi gras'. De quoi te régalerai-je? Entrons dans la chaumière. Les maîtres sont lancés et ne te verront pas entrer; et toi, entre dans la chambre et cache-toi au plus vite sous le poêle. Ce que j'attraperai, je t'en régalerai. » Bien, ils se glissèrent dans la chau- mière. Le chien voit qu'hôtes et maitres se sont enivrés comme il faut et le voilà qui régale son ami. L’ours but un verre, puis un autre, et l'effet commença à s’en faire sentir. Les hôtes se mirent à chanter des chansons, et l’ours voulut en faire autant et entonna la sienne. Le chien cherche à le retenir : «Ne chante pas, ou il y aura malheur! » Ah! ben ouiche, l'ours ne s'apaise pas el ? En russe : semaine à beurre. Ps, ds _p AU MOYEN DE SA LITIERATURE POPULAIRE. 153 continue sa chanson de plus fort en plus fort. Les hôtes entendirent les hurlements, saisirent des pieux et de battre l'ours ; il s’échappa et, à peine vivant, regagna son domicile. Ce paysan avait encore un chat; il cessa d'attraper des souris et se mit à friponner : partout où il grimpe, ou bien il casse quelque chose, ou bien il renverse quelque cruche. Le paysan chassa le chat de la maison et le chien, voyant comme il était misérable faute de nourri- ture, se mit à lui porter en cachette du pain et de la viande et à le nourrir. La maîtresse se mit à le sur- veiller; quand elle vit ce qui se passait, elle commença à battre le chien, le battit, battit, tout en disant : « Ne traine pas au chat de la viande, ne porte pas au chat du pain ! » Voilà que, trois jours après, le chien sortit et vit que le chat crevait tout à fait de faim. « Qu’as-tu donc? » — «Je meurs de faim; je n'ai été rassasié qu'aussi longtemps que tu m'as nourri. » — « Viens avec moi. » Et ils s’en allèrent. Le chien arriva à un troupeau de chevaux ; il se met à gratter la terre de ses pattes et demande : «Chat, hé! chat! est-ce que mes veux sont rouges? » — « Pas rouges du tout.» — « Dis qu'ils sont rouges! » Le chat dit : «Ils sont rouges.» — « Chat, hé! chat! est-ce que mon poil se hérisse?» — « Non, il ne se hérisse pas. » — « Dis donc, sot, qu'il se hérisse, » — « Eh! bien, il se hérisse. » — « Chat, hé! chat! est-ce que ma queue se redresse? » — « Elle 12 134 LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE. ne se redresse pas du tout. » — « Dis donc, sot, qu’elle se redresse. » — « Eh bien, elle se redresse. » Et le chien se jeta sur une jument et la jument le frappa si rudement de ses pieds de derrière qu'il rendit le souffle. Et le chat dit : « A présent en vérité tes yeux sont in- jectés de sang, ton poil est Lérissé et ta queue redressée. Adieu frère chien; moi aussi, je m'en vais mourir. » La fin de ce conte rappelle la fable du « Corbeau vou- lant imiter l’Aigle. » Dans d’autres variantes de ce conte, l'ours est rem- placé par le loup. 1 1 DEUXIÈME PARTIE. LE ROMAN DE LA GRÉMILLE. Il appartenait à la Russie, avec son grand réseau de fleuves et de lacs poissonneux, où la pêche occupe un grand nombre de bras et où le poisson forme une branche importante de l'alimentation — d'ajouter à l’épopée animale un chant qui lui manque ailleurs et dont tous les héros sont pris parmi les « habitants du liquide élément. » De cette œuvre, que nous intitulerons « Le roman de la grémille» le recueil d’Afanassief donne trois versions en prose que nous reproduirons toutes les trois, vu qu’elles diffèrent beaucoup entre elles et se complètent mutuellement. Les deux premières ont été recueillies de la bouche même des conteurs; la troi- sième a été imprimée d’après un manuscrit du siècle dernier. La forme de cette dernière, comme on le verra, 130 LA RUSSIE DÉVOILÉE n’est point populaire; il y a eu là un remaniement; mais les changements introduits sont purement exté- rieurs : le fond est resté populaire. D'après ce que nous avons vu à propos du roman du renard, le choix du héros ne nous étonnera pas. Nous ne devions pas nous attendre à ce que ce füt un des géants des fleuves, l’esturgeon, le corégone, ou le silure. Ici encore l'adresse aura le pas sur la force, et moins la force sera proportionnée à l'audace, plus le héros gagnera en intérêt. Le héros sera la grémille, nommée aussi la perche-goujonne. C'est un petit poisson, aux vives allures, aux nageoires armées de pi- quants, qui l'ont fait surnommer le hérissé. Il est de plus très fécond, de là laccusation portée contre lui de chasser les autres poissons de leurs domaines. Ses piquants lui ont fait attribuer une humeur querelleuse ; sa vivacité est traduite en insolence. Ce gnôme ne res- pecte rien : condamné par des juges aussi respectables que messeigneurs l’esturgeon, le grand esturgeon et le corégone, il leur crache au visage en les accusant de vénalité (troisième version). Dans la deuxième version, ayant réussi à se purger de l'accusation, il jure de tirer vengeance de tous les témoins qui ont déposé contre lui, entre autres du respectable silure, son beau-père, qu'il ne rougit pas d'appeler : « silure à la grosse panse. » Dans la première version, après avoir échappé à la mort par miracle, bien loin de songer à changer de vie, il se montre plus insolent que jamais. Rencontrant le brochet LS NS DE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 137 et l’esturgeon, deux grands, si pas de la terre, du moins de l’onde, il ne trouve rien de mieux à leur dire que : « Où le diable vous a-t-il conduits? » Et quel aplomb phénoménal! auprès de lui maitre renard ferait triste figure, s'ils appartenaient au même monde. Comme il soutient jusqu'au bout son assertion insoutenable que le lac de Rostof a brülé! Et à mesure que les témoins par lui-même invoqués, viennent dé- masquer ses menteries, il en trouve d’autres qui le renieront à leur tour, et tous ces démentis successifs ne lui font rien perdre de son aplomb. Et que de tours il a dans sa gibecière! Comme il se débarrasse adroitement du brochet; comme il sait à propos recourir au jugement de Dieu, dont il connaît le double-fond! Quels tours indignes il joue à l’estur- geon, auquel il fait accroire que lui, chétif, était autre- lois de la largeur du Volga et qu’il conduit dans la nasse. Pour la tartuferie, il en remontrerait aussi au renard et au chat. Comme il fait le modeste, quand il s’agit de s'introduire dans le lac de Rostof: il ne veut s’y pro- mener qu'une petite heure seulement! Conduit devant le tribunal, il place toute sa confiance en Dieu lui-même, qui lui envoie la pluie pour l'aider à se glisser hors du nœud coulant.(Ceci,du reste, est bien dans les croyances du peuple russe qui croit à l’efficacité des prières en dehors de tout mérite chez celui en faveur de qui elles sont dites et de l’objet de ces prières. Le marchand russe ; 12. 138 LA RUSSIE DÉVOILÉE qui fait dire des prières pour la réussite de manœuvres frauduleuses et le bandit italien qui promet des cierges à la Madone, pour qu’elle lui envoie des voyageurs à détrousser, sont de la même confrérie.) Quelle atroce plaisanterie à la tartufe quand il envoie pour adieu à l’esturgeon, mourant par sa faute, ces paroles : « Petit frère esturgeon, souffre au nom du Christ!» Et ce coquin de poisson est pourtant un héros popu- laire au même titre que le renard : c'est qu'il représente, comme le premier, le faible, qui, à force d'adresse, vient à bout du fort, qui n’a pour lui que la force bru- tale. Le peuple s’identifie en son héros. À l’esturgeon et aux autres membres de l'aristocratie poissonnière, le titre de messeigneurs et la gloire de trôner au tribunal ; puis, comme revers de la médaille, le rôle de dupes du piscicule grémille, de l’infime plébéien. Les critiques voient dans ce poème de la grémille une satire contre les formes judiciaires employées à diverses époques : d’une part, le jugement de Dieu, de l’autre les formules empesées d’une organisation judiciaire plus avancée. Il y a en outre ici des allusions peu dé- guisées à la vénalité des officiers de justice. La lotte, dans une des versions, se rachète de l'obligation de prêter main-forte; dans une autre, de comparaître comme témoin. Le brochet méconnaît ses devoirs au point de se laisser enivrer par celui qu'il doit amener devant le tribunal. Sans doute, il y a de tout cela, x mais l'erreur des critiques russes consiste à voir le AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 139 principal dans ce qui n’est que l'accessoire, L'appareil n’est ici que le cadre; le fond, comme nous l'avons déjà dit, c’est la lutte de l'adresse contre la force, du plébéien contre le patricien. Grémille lui-même pose ainsi la question : « Lavaret et Lodouga sont des personnes d'importance et Brème est un homme de la même condi- tion ; ils veulent nous ruiner, nous autres gens de peu. » Ceci montre que le peuple voit dans Grémille son champion : aussi ce dernier sort-il vainqueur de toutes les difficultés. Dans plus d’une version, il est vrai, le pêcheur met un terme à sa jactance, mais ceci est un dénouement rapporté qui ne sort pas des entrailles du sujet. Quelques mots d'explication pour faire mieux com- prendre le texte. D'abord, sur le lieu de la scène : le lac Blanc se trouve dans le gouvernement de Novgorod; le lac Koubensky, qui est en communication avec le pre- mier, dans celui de Vologda. Les lacs de Rostof, dans le gouvernement de Iaroslavl, et de Péréslaf (ou plutôt Péréiaslavl) dans celui de Vladimir, sont tous les deux isolés; mais l'imagination populaire, qui fait voyager les poissons en {raineau, ne s'arrête pas pour si peu. La rivière Kam est peut-être la Kéma, qui se jette dans le lac Blanc, peut-être aussi la Kama, un des affluents du Volga, bien que cette dernière soit loin des lacs pré- cités et n'ait aucune communication avec eux. Cette 110 LA RUSSIE DÉVOILÉE ième insouciance de la vraisemblance se rencontre à propos des habitants que l’on donne aux différents lacs. On vous loge le hareng dans un lac isolé; on fait re- monter l’esturgeon et autres poissons de mer jusqu’à des eaux intérieures qu'il leur est impossible d'’at- teindre. Malgré tous mes efforts, je ne répondrais pas que quel- que erreur ne se fût glissée dans les dénominations. I n°y a aucune unité dans la terminologie populaire des animaux et des plantes. Tantôt le même individu prend un nom différent suivant les localités; tantôt, suivant les localités aussi, le même nom sert à désigner différents individus. Il y a entre autres deux poissons, pour lesquels j'ai dû jeter ma langue aux chiens : l’un d’eux est désigné sous le nom de Kalouga, ce qui, en russe, veut dire marais et, dans le dialecte sibérien, dauphin ; malgré la singularité du fait, j'ai dû forcément adopter cette dernière traduction. A l’autre, j'ai dü laisser son nom russe de Lodouga, faute d’avoir pu découvrir quel poisson ce nom représentait. Un grand embarras que présente la traduction, c’est la différence des genres dans les deux langues. C’est ainsi que la grémille, du masculin en russe, est appelée « brave homme »; le brochet, « honnête veuve » (et la verve satirique populaire ne manque pas d'ajouter «et par surcroit pas débauchée »}, etce., etc. Il en résulte une certaine confusion que je n'ai pu éviter dans les deux premières versions. Dans la troisième, j'ai profité | AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 141 de ce que les noms de poissons sont considérés comme noms propres, pour conserver le genre russe. Outre ces versions en prose, il y a encore des versions en vers. Beaucoup de contes populaires existent sous cette double forme ; mais de l’aveu des critiques compé- tents, la version poétique n’est qu'une paraphrase moderne de la prose plus ancienne. C’est tout juste le contraire de ce qui existe pour les chants héroïques. La première version est intitulée : CONTE DE GRÉMILLE, FILS DE GRÉMILLE, LE HÉRISSÉ !. La petite grémille, qui frétille, la grémille malfai- sante, se mit dans un traineau avec ses petits enfants ; elle s’en alla dans la rivière Kam; de la rivière Kam, dans la rivière Trosse; de la rivière Trosse, dans le lac Koubensky; du lac Koubensky, dans le lac de Rostof, et dans ce lac, elle demanda à passer une nuit; d’une nuit à deux nuits, de deux nuits à deux semaines, de deux semaines à deux mois, de deux mois à deux ans et de deux ans elle y vécut jusqu'à trente ans. Elle se mit à aller et venir par tout le lac, à piquer tous les poissons grands et petits. Alors grands et petits poissons se rassemblèrent en cerele, et se choisirent un juge ! Cette épithète est arrangée ici en nom de famille. 149 LA RUSSIE DÉVOILÉE intègre, le poisson silure à la grande moustache : « Sois, lui dirent-ils, notre juge! » Le silure envoya chercher la grémille brave homme et lui dit: « Grémille, brave homme! pourquoi as-tu accaparé notre lac? » — « J'ai accaparé votre lac, dit-elle, parce que votre lac de Rostof a brülé du bas jusqu’en haut, du jour de Pierre au jour d'Élie; il a brûlé du bas jusqu'en haut et est devenu désert. » — «Jamais de la vie, dit le poisson silure, notre lac n’a brülé! as-tu des témoins de cela, des titres de possession de Moscou, des actes écrits?» — « J'ai des témoins et des titres de possession de Moscou et des actes écrits : le poisson gardon était à l'incendie; il s’y est roussi les yeux et maintenant ils sont encore rouges. » Et le poisson silure envoie chercher le poisson gardon. Le bourreau carassin, fusilier guerrier, et deux poignées de menu fretin, requis sur le lieu même, appellent le poisson gardon : «Poisson gardon, le poisson silure à la grande moustache t'appelle devant Sa Majesté. » Le poisson gardon, avant d’arriver jusqu’au poisson silure, s'inclina. Et le silure lui dit : « Salut, poisson gardon, honnête veuve! notre lac de Rostof a-t-il brûlé du jour de Pierre au jour d'Élie? » — « Jamais de la vie, dit le poisson gardon, notre lac n’a brülé! »— Le poisson silure dit : « Entends-tu, grémille brave homme! le poisson gardon t'accuse dans les veux » (c’est-à-dire en face). Et le gardon ici même ajouta : « Qui connaît la grémille et a affaire avec elle, celui-là dine sans pain. » La gré- mille ne désespère pas et se confie en Dieu : «J'ai, AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 143 dit-elle, des témoins, des titres de possession de Moscou et des actes écrits : le poisson perche était à l'incendie et a remporté des tisons, et encore maintenant, il en a les nageoires rouges. » Le bourreau carassin, fusilier guerrier, et deux poignées de menu fretin, requis sur le lieu même (ce sont les émissaires de l’État) arrivent et disent: « Poisson perche, le poisson silure, à la grande moustache, t’appelle devant Sa Majesté. » Et le poisson perche arrive. Le poisson silure lui dit : « Dis-moi, poisson perche, notre lac de Rostof a-t-il brûlé depuis le jour de Pierre jusqu’au jour d'Élie ?» — « Jamais de la vie, dit-elle, notre lac n’a brülé! celui qui connaît la grémille et a affaire à elle, celui-là dîne sans pain! » — La grémille ne désespère pas et se confie en Dieu; elle dit au poisson silure : « J'ai des témoins, des titres de possession de Moscou et des actes écrits: le poisson brochet, veuve honnête et par surcroît pas débauchée, dira la vérité vraie. Il était à l'incendie, il a porté des tisons, et en est encore noir à présent. » Le bourreau carassin, fusilier guerrier et deux poignées de menu fretin, requis sur le lieu même (ce sont les émissaires de l'État); arrivent et disent : « Poisson brochet, le poisson silure, à la grande moustache, t’appelle devant Sa Ma- jesté. » Le poisson brochet, avant d'arriver jusqu’au pois- son silure, s’inclina : « Salut, Votre Majesté ! » — «Salut poisson brochet! veuve honnête et par surcroit qui n’es pas débauchée! dit le poisson silure ; notre lac de Rostof a-t-il brûlé du jour de Pierre au jour d'Élie? » — Le 144 LA RUSSIE DÉVOILÉE poisson brochet répond : « Jamais de la vie notre lae de Rostof n'a brülé! Celui qui connaît la grémille et a affaire à elle, celui-là dine sans pain! » La grémille ne désespère pas et se confie en Dieu : « J'ai, dit-elle, des témoins, des titres de possession de Moscou et des actes écrits : le poisson lotte était à l'incendie; elle a porté des tisons et encore maintenant elle en est noire. » — Le bourreau carassin, fusilier guerrier, et deux poignées de menu fretin, requis sur le lieu mème (ce sont les émissaires de l'État), arrivent au poisson lotte et disent : « Poisson lotte, le poisson silure, à la grande moustache, t'appelle devant Sa Majesté. » — « Ah! frères, voilà pour vous une grivna! pour vos peines et vos démarches; j'ai les lèvres épaisses, le ventre gros; je n’ai jamais été à la ville, je ne me suis jamais trouvé devant les juges, je ne sais pas saluer, en vérité! » Les émissaires de l'État s’en retournèrent chez eux; ici, ils saisirent la grémille et lui passèrent la corde au cou. Mais, ensuite des prières de la grémille, Dieu envoya une pluie mêlée de neige. La grémille sauta hors du nœud coulant ; elle s’en fut dans le lac Koubensky; du lac Koubensky, dans la rivière Trosse; de la rivière Trosse, dans la rivière Kam. Dans la rivière Kam vont le brochet et l’esturgeon : « Où le diable vous a-t-il conduits? » dit la grémille. Les pècheurs entendirent la petite voix de la grémille et se mirent à la pècher. {ls attrapèrent la grémille qui fré- tille, la grémiile mallaisante. Et ici mourut la grémille, 1 Pièce de dix kopeks, c’est-à-dire environ trente centimes, AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 125 Suit la deuxième version : Dans une petite maison de seigneur, vivait la petite grémille, petite gloutonne, petite chicanière. Ses moyens s'épuisèrent, elle devint pauvre : la grémille s’en fut dans le lac de Rostof dans un mauvais petit traineau à trois petits patins. La petite grémille cria de sa grosse petite voix : « Poissons : esturgeon étoilé, dauphin, jesses!, chabots, et toi le dernier des poissons, gardonnet orphelinet?; laissez-moi me promener dans le lac, moi grémille. Mon intention n’est pas d’anner (de passer) une année chez vous, mais de festoyer ne füt-ce que pour une heure, de manger votre pain-sel et d'écouter vos discours. Et tous les esturgeons étoilés et les dauphins, tous les jesses, les chabots et le petit poisson gardonnet orphelinet consentirent à laisser entrer la grémille dans le lac pour s’y promener durant une heure. La grémille se promena une heure et se mit à offenser toute la poissonnerie, à l’acculer dans la vase. Cela parut offensant à la poissonnerie vivante et elle s'en fut demander justice contre la grémille à Pierre Esturgeon le Juste : « Pierre Esturgeon le Juste! pourquoi la grémille nous offense-t-elle ? Elle a de- mandé à rester seulement une heure dans notre lac, et elle s’est mise à nous chasser tous. Débrouille l'affaire, Pierre Esturgeon le Juste, en vérité et en 1 Grande espèce de gardon. 2 J1 s'agit d’une petite espèce de gardon. 15 146 LA RUSSIE DÉVOILÉE justice. » Pierre Esturgeon le Juste envoya le petit poisson goujon chercher la grémille. Le goujon chercha la grémille dans le lac, mais ne put la trouver. Pierre Esturgeon le juste envoya le moyen poisson le brochet chercher la grémille. Le brochet plongea dans le lac, battit l’eau de sa queue et trouva la grémille parmi les pierres du fond: « Es-tu bien portant, petite grémille? » — «Sois bien portant, petit brochet! pourquoi es-tu venu? » — « Pour que tu fasses à Pierre Esturgeon le Juste, l'honneur de comparaître devant lui, afin de savoir s’il ne te mettra pas à la chaîne; il y a des plai- gnants contre toi.» — « Et qui ça porte plainte? » — « Tous les esturgeons ctoilés et les dauphins, tous les jesses, les chabots; et mème le dernier des poissons, le gardonnet orphelinet, celui-là aussi porte plainte ; et encore le silure, simple paysan aux grosses lèvres et qui ne sait pas parler, celui-là aussi a donné une supplique contre toi; allons ça, grémille, terminons cette affaire d’après ce qu’on dira en toute vérité au tribunal. » — « Non, petit brochet; est-ce que l'affaire ne sera pas mieux ainsi : allons-nous promener! ensemble. Le brochet ne consent pas à se promener avec la grémille, mais veut trainer la grémille devant le juste tribunal, pour qu’on la condamne au plus vite. « Voyons, brochet, quoique tu sois adroit du bec, tu ne prendras pas la grémille de la queue! Voilà que c’est îi Promeéner, en russe, à aussi le sens de nocer: PO TS nn AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE, 147 aujourd’hui samedi, chez mon père il y a une veillée de jeunes filles', festin et joie; allons-v plutôt, buvons, promenons-nous toute la soirée, et demain, quoique dimanche, allons puisqu'il le faut, au juste tribunal; au moins nous n’irons pas à jeun! » Le brochet con- sentit et s’en fut se promener avec la grémille; la gré- mille l'enivra, l’emmena dans la grange, ferma la porte et la condamna avec un pieu. On attendit longtemps le brochet au tribunal et on se lassa de l’attendre. Pierre Esturgeon le Juste envoya après la grémille le grand poisson silure. Le silure plongea dans le lac, fit battre l'eau de sa queue et trouva la grémille dans les pierres du fond. « Salut, petit gendre!» — « Salut, petit beau- père! » — « Allons, grémille, au juste tribunal; il y a des pliaignants contre toi.» — « Et qui ça porte plainte?» — «Tous les esturgeons étoilés et les dau- phins, tous les jesses, les chabots et le petit poisson gardonnet orphelinet! » La grémille du silure est le gendre; le silure en mains sut le prendre? et le con- duisit en personne devant le juste tribunal. « Pierre Esturgeon, le Juste, pourquoi m’as-tu citée au plus vite?» demanda la grémille. — « Comment ne pas te citer? Tu as demandé à te promener une heure dans le lac de Rostof, et ensuite tu t'es mise à faire déloger tout le monde du lac. À la poissonnerie vivante, cela a paru 1 Chez la fiancée, la veille des noces. ? En russe, gendre et prendre riment également, de là le dicton : « Le gendre aime à prendre. » 148 LA RUSSIE DÉVOILÉE vexant; et voilà que se sont rassemblés tous les estur- geons éloilés et les dauphins, les jesses, les chabots et le petit poisson gardonnet orphelinet, et en personne ils m'ont remis un placet contre toi : « Débrouille, Pierre Esturgeon, cette affaire en toute vérité! » — « Eh bien, écoute donc, répond la grémille, mon placet aussi; eux-mêmes sont les offenseurs; les sillons bornes se sont effacés, et le bord a été lavé par l’eau; j'allais par ce bord en équipage, à la soirée avancée; je me dépêchais et je pressais mes chevaux, et du bord je suis tombée dans le lac, avec la terre éboulée! Pierre Estur- geon le Juste! ordonne de réunir les pêcheurs de l’État pour qu'ils jettent leurs filets aux fines mailles, et chassent tout le poisson dans une baie; alors tu sauras qui à droit et qui a tort; le Juste ne restera pas dans le filet, mais en sautera toujours. » Pierre Esturgeon le Juste écouta sa supplique, rassembla les pêcheurs de l'État et chassa tout le poisson dans une baie. Au début, la grémille se trouva prise dans le filet; elle s’agita, frétilla, écarquilla ses petits yeux et sauta hors du filet avant tous les autres. « Vois-tu, Pierre Esturgeon le Juste, qui a droit et qui a tort? » — « Je vois, grémille, que tu as droit; va dans le lac et promène-toi. A pré- sent, personne ne t’offensera, à moins que le lac ne se dessèche, et que le corbeau ne te retire de la boue. » La petite grémille s’en fut dans le lac et elle se vante devant tous : « C’est bon, esturgeon étoilé et dauphin, vous en aurez; et vous tous, jesses et chabots! Et je. ne par- AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 149 donnerai pas non plus au petit poisson gardonnet orphe- linet! Et il en aura aussi le silure à la grosse panse : voyez-vous Ça, il ne sait pas parler, il a les lèvres trop grosses et il a su comment présenter une supplique. Tous me le paieront! » La troisième version a pour titre : Copie de l'affaire judiciaire, mot à mot; comment fut le procès entre la Brême «t la Grémille : Aux seigneurs poissons : Esturgeon, Grand Estur- geon et Poisson Blanc !, bat du front? le fils d’un boyard du lac de Rostof, Brême avec ses compagnons. Nous portons plainte, messeigneurs, contre un méchant homme et un chicaneur, contre Grémille le hérissé! Dans les années précédentes, messeigneurs, le lac de Rostof était à nous; et ce Grémille mauvais homme, ect héritier du hérissé, nous a privé du lac de Rostof, de nos anciennes demeures plantureuses. Ce Grémille s'est multiplié par les rivières et les lacs; il est petit de sa personne, mais il a des piquants comme des pieux cruels, et s’il se rencontre avec nous au logement, de ces mêmes piquants, il nous perce les flancs et les côtes et il court par les rivières et les lacs, comme un chien enragé, ayant perdu son chemin. Et nous, seigneurs chrétiens, nous ne savons pas vivre dans la malice; { Le Corégore. 2 Présente u:e supplique. 13. 150 LA RUSSIE DÉVOILÉE nous ne voulions pas nous disputer et nous quereller avec de méchantes gens, mais nous voulons être défen- dus par vous, juges intègres! Les juges demandèrent au défendeur Grémille : « Toi, Grémille, qu’as-tu à répondre au demandeur Brême ? » Le défendeur Grémille dit : « Je réponds, messeigneurs, pour moi et mes compagnons, que le lac de Rostof était la patrie de nos ancêtres et à présent la nôtre, et que lui, Brême, vivait en voisinage avec nous au fond du lac et ne sortait pas à la lumière. Et moi, messeigneurs, Grémille par la grâce de Dieu, grâce à la bénédiction de mon père et aux prières de ma mère, je ne suis ni séditieux, ni voleur, ni larron, ni brigand; je n'ai jamais été cité en justice; on n’a jamais trouvé chez moi d'objet volé; je suis un homme bon; je vis de ma foree et non de la force d'autrui. À Moscou et dans les autres grandes villes, je suis connu des princes et.des boyards, des officiers de bouche et des nobles, des habitants de Moscou, des clercs et des copistes et des gens de tout grade, et ils m’achètent un bon prix et ils me font cuire avec du poivre et du safran, et ils me pla- cent devant eux honorablement et beaucoup de bonnes gens me mangent après boire et m'ayant mangé, ils boivent à ma santé. » Et les juges demandèrent au demandeur Brème : «Toi, Brême, par quoi le convaines-tu? » Le demandeur Brème dit: « Je le convaines par la vérité de Dieu, et par vous, juges intègres. » Les juges demandèrent au demandeur _ Pr AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 151 Brème : « Quels gens as-tu qui connaissent le lac de Rostof, ses rivières et leurs affluents, et sur qui te fon- des-tu ? » Le demandeur Brème dit: « Je me fonde, messeigneurs, comme experts en la chose, sur les bonnes gens des diverses villes et territoires. Il y à, messei- gneurs, un brave homme qui vit dans le territoire alle- mand, près d'Ivangorod, dans Ja rivière de Narva, il s'appelle le poisson Lavaret, et un autre brave homme, messeigneurs, qui demeure dans le territoire de Nov- gorod, dans la rivière Volkhof : il s'appelle le poisson Lodouga. » On demanda au défendeur Grémille : « Toi, Grémille , te fondes-tu sur la vérité de Brême, sur ces gens-là ? » Et le défendeur Grémille dit : « Nous ne pou- vons pas, messeigneurs, nous fonder sur de telles gens: Lavaret et Lodouga sont des gens riches, qui ont la vie assurée, et Brème est un homme de là même condition, il s'appuie sur leur témoignage. » Et les juges deman- dèrent au défendeur Grémille : « Pourquoi de telles gens sont-ils tes ennemis, et quelle inimitié y a-t-il entre vous ? » Le défendeur Grémille dit : « Messeigneurs mes juges ! il n’y a eu entre nous aucune inimitié, mais nous n’osons pas nous fonder sur eux, parce que Lavaret et Lodouga sont des personnes d'importance et que Brême est un homme de la même condition ; ils veulent nous ruiner, nous autres gens de peu. » Les juges demandèrent au demandeur Brême: « Quels gens as-tu encore qui connaissent le lac de Rostof, ses rivières et leurs affluents et sur qui te fondes-tu? » Le 452 LA RUSSIE DÉVOILÉE demandeur Brème dit: « Je me fonde, messeigneurs, entre les gens experts, sur un brave homme qui vit dans le lac de Péréslaf, le poisson Hareng. » Les juges de- mandèrent au défendeur Grémille: « Toi, Grémille, te fondes-tu sur la vérité de Brème ? » Et le défendeur Gré-. mille dit: » Lavaret, Lodouga et Hareng sont parents, et Brème est un homme de condition riche comme eux : ils sont voisins; et quand ils vont en justice, ils mangent et boivent ensemble et ne s'occupent pas de nous. » Et les juges envoyèrent le commissaire Perche et lui ordonnèrent de requérir l’aide de Lotte et d'amener de- vant le tribunal Hareng de Péréslaf. Le commissaire Perche requiert Lotte comme assistant et Lotte promet de grandes promesses au commissaire Perche et dit: « Monsieur Perche, je ne conviens pas pour être assis- tant : j'ai un gros ventre — je ne puis marcher; et puis, j'ai les yeux petits — je ne vois pas loin, et les lèvres épaisses — devant les braves gens, je ne sais pas parler. » Alors le commissaire Perche requiert comme assistants Chabot et Jesse. Et Perche amena devant le tribunal Hareng de Péréslaf. Et les juges demandèrent dans le tribunal à Hareng de Péréslaf : « Hareng, parle-nous de Brème et de Grémille et en outre du lac de Rostof. » Et Hareng dit dans le tribunal : « On connait Brème et ses camarades ; Brème est un brave homme; un chrétien de Dieu, il vit de sa force et non de celle d'autrui ; mais Grémille le hérissé, messeigneurs, est un méchant AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 153 s D'ORDRE RE SR RS arr ......le connais-tu ? » Et Esturgeon dit: « Messei- gneurs, je parlerai, non pour le tribunal, ni comme témoin, mais ouvertement ? : J'ai entendu dire de ce Grémille qu’on en fait une soupe, mais qu'on le mange moins qu'on ne le crache *. Et encore, messeigneurs, je vous rapporterai, en vérité de Dieu, l'affront que j'ai reçu : comme j'allais du fleuve Volga au lac de Rostof et aux rivières pour m'y refaire, il me rencontra à l'entrée du lac de Rostof et m'appela frère. Je ne con- naissais pas sa malice, etil ne se trouvait là personne à qui me renseigner sur ce méchant homme; et il me de- mande : « Frère Esturgeon , où vas-tu? » Et je lui ré- pondis : « Je vais au lac de Rostof et aux rivières pour me refaire, » Et Grémille me dit: « Frère Esturgeon, quand je suis sorti du fleuve Volga, j'étais encore plus gros et plus long que toi; de mes flancs, je frottais les deux rives du fleuve Volga; mes yeux étaient comme une tasse pleine; ma queue, comme une grande voile de vaisseau; et maintenant, frère Esturgeon, tu vois toi-même comme je suis devenu chétif: je viens du lac de Rostof. » Et moi, messeigneurs, avant entendu son !Jeiil y a une lacune dans le manuscrit d'après lequel ce conte a été imprimé. Dans ce qui suiton verra qu'Esturgeon qui siégeait d'abord parmi les juges, figure comme témoin : il est probable que le manuscrit a été composé de fragments de deux versions cousus ensemble. 2? C'est-à-dire : non parce que j'y suis obligé, mais de ma bonne vo- lonté. 3 À cause des arêtes. 154 LA RUSSIE DÉVOILÉE langage menteur, je ne suis pas allé dans le lac de Rostof et les rivières pour me refaire; j'ai fait mourir de faim ma bande et mes enfants, et moi-même à la fin j'ai suc- combé à cause de lui. Et voici encore ce que je vous dirai, messeigneurs: ce même Grémille m'a trompé, moi Esturgeon, vieux paysan. Il me conduit vers la nasse et me dit: « Frère Esturgeon, entrons dans la nasse ; il y a là beaucoup de poisson. Et je commence à l'envoyer devant. Et lui, Grémille, me dit : « Frère Es- turgeon, est-ce au moindre frère à aller devant le plus grand. Et, messeigneurs, je me suis fié à sa parole men- teuse et je suis entré dans la nasse, je me suis retourné et je me suis trouvé pris, car la nasse est comme une cour de seigneur : pour entrer les portes sont larges, mais elles sont étroites pour sortir. Et ce Grémiile sauta à travers les mailles et se mit à me persiffler : « Eh! bien, frère, t’es-tu bien régalé de poisson dans la nasse ?» Et comme on me retirait de l’eau, ce Grémille s’est mis à faire ses adieux : « Petit frère, petit frère Esturgeon, pardonne-moi, ne conserve pas de moi un mauvais sOu- venir, et comme, sur le bord, les paysans commençaient à me donner des coups de bâton sur la tête, lui, Gré- mille, me dit : « Petit frère Esturgeon, souffre au nom du Christ!» Fin du procès. — Les juges entendirent l'affaire et prononcèrent : « Absoudre Brême et ses compagnons et condamner Grémille. » Et ils livrèrent au demandeur Brème la tête de Grémille et ordonnèrent de le faire NT nimes sn bmiiéninntts «die. à 2. Si LR 2e AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 195 mourir de la mort des marchands !, de le battre à coups de fouet, et après le fouet, de le pendre les jours de cha- leur en face du soleil pour sa friponnerie et sa chica- nerie. Et, en ce procès siégeaient de braves gens : Le clere était Silure, à la grande moustache; l'accusateur était Carassin; la copie du jugement a été écrite par Loche. Ecrevisse a apposé le sceau de sa pince de der- rière (sic), et auprès du sceau siégeait Éperlan de Pé- réslaf, Et contre ce Grémille fut lancé un mandat : « qui le trouvera dans son domaine, l'exécutera sans jugement. » Grémille dit aux juges : « Messeigneurs les juges ! Vous n'avez pas jugé selon la Justice, vous avez jugé par vénalité. Vous avez absous Brème et ses compa- gnons et vous m'avez condamné. » Grémille cracha dans les yeux des juges et sauta dans les broussailles ; on n'eut que le temps de l’entrevoir ! 1 Les nobles n'étaient point passibles de châtiments corporels, sauf la décapitation, TROISIÈME PARTIE. VARIA Ab Jove principium. — C’est par le renard que nous commencerons. Je donnerai d’abord la version russe de la fable si connue : le Renard et la Cigogne. La ci- gogne est ici remplacée par une grue. — Je dois faire observer préalablement que grue est un mot masculin en russe , de là le titre de compère donné à cet animal. LA RENARDE ET LA GRUE. La renarde se lia d'amitié avec la grue, et mème elle fut sa commère à certain baptème. Voilà qu'un jour la renarde pensa à régaler la grue et s’en fut l'inviter à venir diner chez elle : « Viens, compère ! viens, cher ! AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 157 quel régal je te ferai faire ! » La grue s’en vient au repas auquel on l’a invitée, et la renarde a fait cuire de la se- moule et l’a étendue sur une assiette. Elle sert et invite son hôte : « Mange, mon pigeon-compère, c'est de ma cuisine. » La grue, klop! klop! avec son bec, toque, toque et n'attrape rien let la renarde pendant ce temps lèche et relèche la semoule, jusqu’à ce qu’elle ait tout mangé à elle seule. La semoule mangée, la renarde dit: « Sois indulgent, aimabie compère, je n’ai plus rien d'autre à t'offrir. » « Merci, commère et pour cela! Viens demain deinr chez moi. » Le lendemain, la renarde arrive et la grue a préparé une okrochka *, qu'elle a versée dans une cruche au col étroit ; elle la met sur la table et dit : « Mange commère, en vérité, je n'ai rien de plus à t'offrir. » La renarde commença à tourner autour de la cruche, de côté et d'autre ; elle la flaire, et toutefois ne peut rien happer. Sa tête ne passe pas dans la cruche. Dans l’entre-temps, la grue becquète et becquète, jusqu’à ce qu'elle ait tout mangé : « Sois indulgente, commère ! je n'ai rien de plus à t’offrir. » La renarde fut bien vexée; elle avait compté manger pour toute une semaine, et elle dut s’en retourner à la maison, ayant fait un repas si peu salé ?. La réponse avait été conforme à l’appel. Depuis ce ! Soupe froide au kvas (boisson fermentée fabriquée avec du grain), dans laquelle on met de la viande hachée, des œufs durs, des oignons et du fenouil. : 2 Ne pas manger salé, c'est éprouver une mésaventure. 14 so : 2 LT 158 LA RUSSIE DEVOILEE temps-là l'amitié fut rompue entre la renarde et la grue. Sous le même titre, nous donnons ci-dessous un conte petit russien différent : La grue se rencontra avec la renarde dans la forêt, La grue dit : « Abrite-moi, renarde, pour l'hiver et je t’'apprendrai à voler. » — «Bien » dit la renarde. Elle la reçut chez elle et voilà qu'elles vivent dans la tanière de la renarde. Voilà que les streltsi ! apprirent que dans cette tanière vivaient la grue et la renarde; ils se mirent à fouir la tanière. Et la renarde dit à la grue: « Combien as-tu de pensées?» — « Dix, dit la grue, et toi, combien?» — « Une. » Et après, la renarde dit de nouveau à la grue : « Combien as-tu de pensées? » — « Neuf, et toi, combien ? » — « Une. » Après, la renarde dit de nou- veau : « Combien as-tu de pensées? » — « Huit, » et toi, combien ? » — « Une. » Et ainsi la renarde interroge toujours la grue, et celle-ci diminue toujours d'une. Et à la fin la renarde dit, quand déjà les strelisi commen- çaient à bêcher très près : « Combien, dit-elle, as-tu de pensées ? » — « Une, répondit la grue, et toi?» — « Une, et quelle est ta pensée? » Et la grue dit ainsi : «Je m'étendrai en large de la tannièreet je feindrai d’être morte, alors ils me prendront en mains et s’étonneront ! Fusiliers qui formèrent la première armée permanente russe el furent anéantis par Pierre-le-Grand. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 459 beaucoup, et toi tu te sauveras ; ils se mettront à ta poursuite et alors moi, je m'envolerai. Les streltsi arrivèrent en creusant jusqu’à la grue, la prirent en mains et dirent: « Voyez-vous ça! La re- narde a étranglé la grue... Jetons-la, car elle est déjà à nous et arrivons en creusant jusqu’à la renarde. » Comme ils disaient cela, la renarde — fit! (comme qui dirait brr !) hors du terrier et elle s’en fut dans le bois. Et la grue, prrkh! s'envola. Alors la grue et la renarde commencèrent à s'appeler pour se réunir. La renarde dit: « Compère !» La grue dit: «Commère ! » La renarde dit : « Compère ! » La grue dit: « Commère! » Et la renarde dit: « Ho!» Ils s’ap- pelèrent ainsi jusqu’à leur réunion. La renarde dit : « Apprends-moi donc à voler, puisque je t'ai abritée pendant l'hiver, comme c'était convenu entre nous.» — « Bien, dit la grue, monte sur moi.» La renarde monta sur la grue et la grue s’éleva en l'air, à la hau- teur d’une chaumière, làcha la renarde à terre et dit : « Eh ! bien, est-ce bon de voler? » — « C'est bon! » La orue s’abaissa jusqu'à elle et dit: « Monte encore sur moi.» La grue s’envola à la hauteur d’une chaumière, la làcha et demanda : «Est-ce bon de voler? » — «C'est bon ! » — « Monte donc encore sur moi. » La renarde monta et la grue s’éleva avec elle bien haut, bien haut, si bien qu'on ne pourrait la voir avec les veux, lâcha de nouveau la renarde, et demanda : « Est-ce bon de voler? » Elle regarde et ne voit que les os de la renarde 160 LA RUSSIE DÉVOILÉE dispersés à terre. La grue, ayant laissé là la renarde, s’envola toute seule. Nous retrouvons encore la grue dans la fable suivante, construite sur une donnée tout originale. Pour l’intelli- gence de ce qui suit, il faut savoir qu'en russe, les genres sont renversés : grue est du maseulin, et héron du féminin : LA GRUE ET LE HÉRON. Il y avait dans un marais une grue et un héron qui s'étaient construit une chaumière aux deux extrémités du marais. La grue trouva ennuyeux de vivre seule et pensa à prendre femme: « Allons demander le héron en mariage |! » La grue se mit en marche, tiap! tiap! et arpenta les sept verstes ! du marais. Elle arrive et demande: « Le héron est-il à la maison?» — «Il y est. » — « Prends- moi pour mari. » — « Non, grue, je ne te prendrai pas pour mari: tu as les jambes longues, lhabit court, tu voles mal et tu n'as pas de quoi me nourrir. Va t'en, grand flandrin ! » La grue, après avoir avalé cette soupe sans sel, s’en retourna chez elle. Le héron, ayant réfléchi, se dit: « Plutôt que de vivre seul, je prendrai la grue pour mari. » Il vient trouver la grue et dit: » Grue, épouse La verste vaut un peu plus d'un kilomètre. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 161 moi. » — «Non, héron, je ne veux pas de toi; je ne veux pas me marier, je ne t’'épouserai pas. Détale! » Le héron pleura de honte et s'en retourna. La grue revint cependant sur sa détermination et se dit: « J'ai eu tort de ne pas prendre le héron : c'est si ennuyeux de vivre seul! J'irai maintenant et je le prendrai pour femme.» Îl arrive et dit: « Héron, je songe à te prendre pour femme, épouse-moi.» — « Non, grue, je ne t’'épouserai pas.» La grue s'en retourna à la maison, Dans l'entretemps, le héron avait changé d'avis: « Est-ce vivre que de vivre seul? Je me marierai plutôt à la grue. » Il arrive faire sa demande et la grue refuse, Et jusqu'à présent encore, il vont se faire l’un à l’autre des propositions de mariage et ne peuvent parvenir à s'entendre. La fable suivante, comme on le verra, est, sauf le changernent de personnages, identique à celle du « lièvre et la tortue. » LA RENARDE ET L'ÉCREVISSE. La renarde et l’écrevisse sont assises ensemble et causententre elles. La renarde dit à l'écrevisse: «Voyons qui de nous courra le plus vite. » L'écrevisse : « Eh ! bien, renarde, vovons!» Et elles commencèrent la course, Dès que la renarde se mit à courir, l’écrevisse 14. 162 LA RUSSIE DÉVOILÉE s'accrocha à sa queue. La renarde courut jusqu’au but et l'écrevisse ne se décrocha pas. Mais quand la renarde se retourna pour regarder, et tourna sa queue, l’écre- visse se décrocha et dit: ? Voilà déjà longtemps que je t'attends ici. » C'est encore un crustacé qui est le héros de la fable suivante, qui n’est autre chose que « le renard et le cor- beau » sous une autre forme. Elle à pour titre: LE CORBEAU ET LE CRABE,. Le corbeau planait au-dessus de la mer, quand il en vit sortir un crabe: hap! et il l'emporta vers le bois pour en faire son régal, perché sur quelque branche. Le crabe, voyant qu'il allait périr, dit au corbeau : « Hé, corbeau, corbeau! j'ai connu ton père et ta mère, c'étaient de bien braves gens ! » — «Ouhou ! » répondit le corbeau, sans ouvrir le bec. — « Et tes frères et tes sœurs, je les ai connus aussi: quelles bonnes gens c'étaient! » — « Ouhou ! » — « Mais bien qu'ils fussent de bonnes gens, ils ne te valaient pas. Je pense que, dans tout l'univers, il n’y a pas un sage pareil à toi! » — « Ehé! » croassa le corbeau à plein bec et il laissa re- tomber le crabe dans la mer. C'est la solution vainement cherchée par La Motte. On sait que, traitant d'immorales certaines fables de La AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 163 Fontaine où le vice triomphe, il s'était donné pour mis- sion de les redresser, C'est ainsi qu'il avait imaginé d'empoisonner le fromage, pour que le renard fût chà- tié de sa coquinerie. Mais cela ne faisait que déplacer la difficulté, vu que la vanité du corbeau se trouvait alors non punie, mais récompensée. La version russe con- cilie tout en faisant de la proie et du flatteur un seul et même objet. De la sorte, suivant l'expression russe : « Les loups sont rassasiés et les brebis restent sauves, » La fable ci-dessous (petite-russienne), nous montre également une ruse employée par le faible pour échap- per au fort. Elle est empruntée au répertoire de tartu- ferie de la renarde. LA LOCHE ET LE BROCHET. Un jour le brochet surprit la loche dans un endroit si resserré, qu'il n’y avait pas moyen pour elle de s’é- chapper. Elle voit qu'un malheur l'attend et dit : « Est- ce que, ma chère dame !, vous vous êtes confessée? » Et il dit: « Non. » Alors elle lui dit: « Venez, je vous con- fesserai et alors vous me mangerez. » [l lui demande : « Et où donc me confesseras-tu? » — Elle: « Il y a ici près une église. » — Voilà qu'il l'écouta et ils s’en vont à deux jusqu'à cette église. Elle le conduisit vers une ! Brochet est du féminin en russe. 164 LA RUSSIE DÉVOILÉE nasse et dit : « Suivez-moi. » Voilà qu'ils entrèrent dans cette nasse : lui, n’en sortit pas, mais pour la lotte cette nasse avait dix-sept portes et elle en sortit d’un coup. Alors elle court autour de la nasse et lui dit : « Reste- là, saint homme, jusqu'à ce que vienne le pêcheur porte-sac. » C'est également du petit-russien que nous traduisons le conte suivant : DEUX CAMARADES. Les gens disent que même le sot doit avoir du foin jusqu’à la Saint-Georges! et que si on a pu garder son bétail jusqu’à l’Annonciation?, à l’Annonciation, Si mème il faut le porter au pré5, il ne crèvera plus. Voilà ce que je vous dirai : Un pauvre homme n'avait qu’un cheval seul-seulet, et c'est à grand’peine s’il put lui faire passer l'hiver jusqu'à l'Annonciation, et à l'Annonciation, il le traina, à peine vivant, jusqu'au pré. Voilà que ce cheval se mit à brouter l’herbe, et il reprit un peu de force. A peine fut-il sur pied, qu'il s’en alla plus loin, balancé par le vent. 1 11 s’agit ici de la Saint-Georges d'hiver, le 26 novembre, vieux style, ou, suivant notre manière de compter, le 8 décembre. 223 avril — 5 mai. 3 Tellement il est devenu faible. Tout ceci nous révèle une des plaies de l’agriculture russe : la difficulté d'amasser des fourrages en quantité suffisante jusqu’à ce qu’on puisse mettre les bêtes au vert. AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 165 Voilà qu'il va — quand le rencontre Pralo, un cheval si grand et si fort, qu'il ne craint aucun animal et il dit: « Sois bien portant, camarade! » Le cheval regarda le camarade et pensa : « Ce n’est pas un camarade pour moi » et répondit: « Bonne santé ! » Voilà que le cheval gras demande au maigre : « Et où vas-tu ? » — « Mais je vais par le monde où mes veux me conduisent. » « Et moi aussi, ainsi nous voilà camarades!» — «Mais oui! » dit le cheval maigre. Et ils s'en allèrent à deux. Voilà qu’ils vont et ils jasent et le gras dit: « Dis-moi comment t'appelle-t-on ? » Et le maigre répondit : « Pakine » — « Et moi, Pralo » dit le gras. » Allons maintenant sur l'aire en fer essayer nos forces, qui est le plus solide. » — « Allons » dit d'une voix fluette Pakine, car il était heureux de voir le monde. — Voilà que Pralo dit: «Frappe, Pakine. » Et celui-ci: «Frappe, toi! » Voilà que Pralo frappe, que l'aire se ploie, et quand Pakine frappe, le feu jaillit. Voilà que Pralo devint pensif : «Comme il est fort! ce n'est pas un ca- marade pour moi. Quand je frappe, les étincelles ne jaillissent pas, mais seulement l'aire ploie et de lui les étincelles jaillissent. « Et Pralo ne savait pas que Pakine était ferré : son maître l'avait ferré pour l'hiver', et avait oublier de lui ôter les fers quand il l'avait trainé jusqu'à la prairie. Voilà que Pralo dit à Pakine : & Allons, dit-il, cama- 1 Les paysans russes ne ferrent pas leurs chevaux. 166 LA RUSSIE DÉVOILÉE rade, encore jusqu'à la mer : qui humera le plus d’eau ?» — Allons » dit Pakine. Ils allèrent : Voilà que quand Pralo aspire, il prend presque les poissons par la queue, les ayant mis à sec. Et Pakine pencha sa tête sur l'eau et passa Ja langue, car il était à peine vivant; et un brochet pensa que c'était de la viande, et lui happa la langue et Pakine, klats! avec ses dents et dit à Pralo : « Eh bien, camarade, est-ce que tu as pris quelque chose? » — «Non, » dit Pralo. « Et moi, j'ai pris. » Voilà que Pralo regarda Pakine, et s'effraya voyant-quel grand brochet Pakine tenait entre les dents et dit : « Allons cuire, camarade, maintenant il y a de quoi. » Et lui ne fait que se gratter la tète' et regarde Pakine et pense « sur quel diable je suis tombé! » Voilà qu'ils firent du feu pour faire rôtir ce poisson. Et Pralo dit : « Reste assis, camarade, ici auprès du feu, j'apporterai du bois. » — « Bien! » dit Pakine, etil s’assit et pencha la tête — nous l'avons dit : il était à trois heures de la mort. Et une pie pensa qu'il n'était pas vivant et le happa par la langue et lui, klats! avec les dents et il la tint dans sa bouche. Voilà que Pralo arrive et Pakine lui demande : « Eh bien, camarade, est-ce que tu as pris quelque chose? » — « Non» dit Pralo. « Et moi, j'ai pris » répondit Pakine. Pralo regarde et en vérité Pakine tient une pie dans ses dents. Pralo s’étonna et dit : « Et où donc, camarade, as-tu ! Geste familier du paysan russe, quand il est embarrassé, M AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 167 pris la pie? » — « Hé! camarade, dit Pakine, j'ai volé sous les cieux, et je l'ai prise! » Pralo s'attrista forte- ment et dit: « Hé! ce n'est pas un compagnon pour moi. S'il pèche des poissons dans la mer et des oiseaux sous les cieux, comment me comparerais-je à Jui? Quoique je sois fort et que j'arrache des chênes avec leurs racines, je ne prends pas d'oiseaux, ni de-poissons dans la mer. Ainsi pensait Pralo en lui-mème et il réflé- chissait : de quelle manière se sauver de Pakine. Voilà que Pralo, ayant réfléchi, dit: « Fais cuire, compagnon, dit-il, et moi j'irai, peut-être que j'appor- terai encore du bois. » — « Bien » dit Pakine. Et Pralo s'en alla, fit quelques tours, puis s'échappa. Il fuit et regarde derrière lui et dit: «Que le père impur (le diable) soit avec toi! tu n'es pas de ma force, pourvu que je puisse me sauver de toi ! » Voilà que Pralo fuit jusqu’à ce qu'il rencontre un loup. Et le loup dit : « Sois bien por- tant, Pralo! » — « Sois bien portant, loup!» dit Pralo, Dieu sait de quelle voix (c’est-à-dire d’une voix lamen- table), « et tais-toi. » — « Mais qu'est-ce qu'il y a, dis- moi, » ditle loup à Pralo. — « Voilà quoi ! » commença à raconter Pralo : «J'ai rencontré un camarade et j'ai voulu fraterniser avec lui; et voilà que nous allàmes essayer nos forces : qui est le plus solide. Et que diras- tu? quand je frappe, l'aire de fer! se ploie, et quand il irappe, le feu jaillit. Voilà que nous allons jusqu’à la {1 est bien entendu qu'une pareille aire n’existe que dans le conte, 168 LA RUSSIE DÉVOILÉE mer humer de l’eau : quand j'aspire, c’est presque jus- qu'au sec, et lui a même pris un poisson. Voilà que nous sommes allés cuire ce poisson, et comment penses-tu, pendant que j'apportais du bois, il avait déjà pris une pie. Ainsi j'ai vu qu’il n’était pas de ma force et je me suis enfui. » — « Etcomment l'appelle-t-on ?» demanda le loup à Pralo. — « Pakine » dit Pralo. « Hé! des pareils, je sais bien les arranger, dit le loup; montre- moi seulement où il est. » — « Hé! dit Pralo, je nete conduirai pas là, mais montons sur un chêne et je te le montrerai : voilà là-bas dans la vallée, sous la tombe, un feu flambe, c’est mon camarade Pakine qui l’entre- tient.» Voilà que le loup regarda et dit : « Reste donc assis, Pralo, et regarde et moi j'irai, et je te rapporterai sa peau pour des bottes, afin que tu n’aies peur de personne, et que tu te persuades que nous savons arran- ger de tels petits frères! » Voilà que le loup vient jusqu'à Pakine, le saisit par la queue et lui retourna la peau jusqu'à la tête et en fit don à Pralo. Pralo resta et Pakine périt pour un rien. Comme on le voit, nous avons ici une des données populaires favorites. Un être faible auquel son adresse ou le hasard fait attribuer une grande force. Dans le conte ci-dessous, nous voyons l’araignée re- courir à la ruse attribuée au chat par La Fontaine. Le nom sous lequel est désignée l’araignée est du mas- eulin, c'est pourquoi elle est appelée hardi-gaillard. als i AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 169 L'ARAIGNÉE. Dans les vieilles années, dans les vieilles d'autrefois, par un rouge (beau) printemps, par un chaud été, sur- vint un fléau, qui fut à charge au monde: les cousins et les mouches apparurent, et se mirent à piquer les gens et à faire couler le sang chaud. Apparut l'araignée, le hardi gaillard, qui se mit à agiter ses jambes, à filer ses toiles et à les mettre sur les sentiers, sur les che- mins, où volent les cousins et les mouches. Une sale mouche, un vilain œstre, vola et faillit tomber et se trouva prise dans la toile de l’araignée ; alors l'araignée se mit à la frapper, à la faire périr et à lui serrer la gorge. La mouche supplia l’araignée : « Petit père arai- gnée, ne me bats pas, ne me fais pas périr ; j'ai beaucoup d'enfants qui resteront orphelins, et qui iront par les cours agacer les chiens. Alors l’araignée la lâcha ; elle s’envola, bourdonna, avertit tous les cousins et les mou- ches : « Ô vous, cousins et mouches, réfugiez-vous sous la racine du tremble ! : L’araignée est apparue, elle s’est mise à agiter ses jambes, à filer des toiles, à les mettre sur les sentiers, sur les chemins, où volent les cousins ! Le tremble jouit de propriétés anti-démoniaques; il suffit de percer d’un pieu de tremble le cœur d'un vampire pour qu'il reste à tout jamais tranquille dans sa tombe; c’est, paraît-il, à un arbre de cette espèce que s'est pendu Judas. 15 170 LA RUSSIE DÉVOILÉE et les mouches; elle vous attrapera tous ! » [ls s’envo- lèrent, se réfugièrent sous la racine du tremble et ils restent là couchés comme morts. L'araignée vint et trouva le grillon, la bête de four et la punaise : « Toi, grillon, assieds-toi sur une motte et enivre-toi de tabac; et toi, bête de four, joue du tambour; et toi punaise- crèpe ? va sous la racine du tremble et fais courir sur moi, l’araignée-lutteur, le hardi gaillard, le bruit que l'araignée-lutteur, le hardi gaillard n'est plus en vie: on l'a envoyé à Kazan ; à Kazan on lui a coupé la tête sur le billot et on a fendu le billot. » Le grillon s'assit sur une motte et s'enivra de tabac, et la bête de four joua du tambour; la punaise-crèpe s'en fut sous la racine du tremble et dit: « Pourquoi êtes-vous cachés etétendus comme morts? Sachez que l'araignée-lutteur, le hardi gaillard, n’est plus en vie, on l’a envoyé à Kazan, à Kazan on lui a coupé la tête sur le billot et on a fendu le billot. » Ils se réjouirent et s'égayèrent, se signèrent par trois fois, s'envolèrent, faillirent tomber et se trou- vèrent pris dans la toile de l’araignée. Celle-ci dit: « Que vous êtes petits! Vous devriez venir chez moi en visite, vous boiriez de la bière et du vin et vous vous en donneriez! » Pour terminer, je donnerai encore deux contes où ce ne sont pas les animaux qui jouent un rôle, mais des Ce mot est amenc par la rime. A esuse de sa forme plate, L 2 AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 471 ètres inanimés personnifiés; ce ne sera pas sortir du domaine de la fable. LE SOLEIL, LA LUNE ET LE CORBEAU. Il y avait unvieux et une vieille, qui avaient trois filles. Le vieillard s’en fut dans la grange prendre du gruau; il enprit et l'apportaàla maison; mais dansle sacil v avait un trou; et par letrou, le gruau serépandait et se répan- dait. Il arrive à la maison, la vieille lui demande:« Où est le gruau ? » et il s'était tout répandu ! Le vieux s'en alla le ramasser et dit : « Si le soleil me réchauffait, si la lune m'éclairait et si Corbeau, fils de Corbeau, m'aidait à ramasser le gruau, au soleil, je donnerais ma fille aînée; à la lune !, la moyenne; et à Corbeau fils de Corbeau, la plus jeune ! » — Le vieux se mit à ramasser le gruau; — le soleil le réchauffa, la lune Péclaira et Corbeau, fils de Corbeau l’aida à ramasser. Le vieux rentra à la maison et dit à sa fille aînée: « Habille-toi bien, et sors sur le perron. » Elle s’habilla et sortit sur le perron et le soleil l'enleva. À sa fille moyenne il ordonna aussi de bien s'habiller et de sortir sur le perron. Elle s’habilla et sortit: la lune saisit et enleva la deuxième fille. Et à la plusjeuneil dit : « Habille-toi bien et sors sur le perron.» Elle s’habilla et sortit sur le perron : Corbeau, fils de Corbeau la saisit et l’enleva. ! Lune, en russe, est du masculin. 172 LA RUSSIE DÉVOILÉE Et le vieux dit: « N'irai-je pas en visite chez un de mes gendres?» [1 alla chez le Soleil; voilà qu'il est arrivé. Le Soleil dit : « De quoi te régalerai-je? » — « Je ne veux rien! » Le Soleil dit à sa femme qu'elle fit des beignets. Voilà que la femme fit des beignets. Le Soleil s'assit au milieu du plancher; sa femme mit sur lui la poële et les beignets furent frits. On régala le vieux. Revenu à la maison, il ordonna à sa vieille de faire des beignets ; lui-même s’assit au milieu du plancher et dit qu'on mit sur lui la poêle avec les beignets : « Est-ce que tu penses qu'ils cuiront sur toi? » dit la vieille. — « Mais certainement, mets la poële, ils cuiront. » Elle mit la poêle sur lui, mais si longtemps qu'on les y tint, les beignets ne cuisirent point;ils ne firent que s’aigrir. Il n'y avait rien à faire; la vieille mit la poële dans le four, ils cuisirent et le vieux s'en régala. Le jour suivant, le vieux s’en fut en visite chez son autre gendre, la Lune. [Il arriva; la Lune dit : De quoi te régalerai-je? » — «Je ne veux rien » répondit le vieux. La lune fit chauffer pour lui le bain. Le vieux dit : «Il fera sombre dans le bain! » Et la lune répond : « Non, il fera clair, entre! » Le vieux entra et la Lune ficha son doigt dans un trou, et par suite de cela, il fit elair-clair dans le bain. Le vieux prit son bain de vapeur (en russe: se vaporisa), revint à la maison et ordonna à la vieille de chauffer le bain la nuit. La vieille chauffa le bain et il l'envoya prendre un bain de vapeur. La vieille dit : « Mais il fait trop sombre pour cela! » — « Va, il fera AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE POPULAIRE. 173 clair!» La vieille y fut, et le vieux, qui avait vu comme la lune l'avait éclairé, y alla aussi, fit un trou dans le mur du bain et y fourra son doigt. Mais dans le bain il ne fait pas clair du tout ! Et la vieille lui crie : « Il fait sombre!» Il n'y avait rien à faire, elle s’en alla chercher un copeau de pin! qu'elle alluma et elle prit son bain. Le troisième jour le vieux s’en fut chez Corbeau, fils de Corbeau. « Moi, dit le vieux, je ne veux rien. » — Eh ! bien, allons au moins dormir sur le perchoir. Le corbeau dressa une échelle et ils montèrent avec le vieux. Corbeau, fils de Corbeau, le mit sous son aile. Quand le vieillard se fut endormi, ils tombèrent tous les deux et se tuèrent. La fable suivante a son analogue chez La Fontaine : seulement il ne s'agit pas ici de prouver que « Plus fait douceur que violence » mais simplement de constater un fait trop connu, hélas! de ceux qui ont habité la Russie, un pays qui a le droit de partager avec la mer le titre de : « rovaume du vent. » LA GELÉE, LE SOLEIL ET LE VENT. Un jour un homme allait son chemin et il rencontre en route le soleil, la gelée et le vent. Voilà que s'étant des chaumières russes. 1. 4 C'est ainsi que l'on s'éclaire dans la plupart 174 LA RUSSIE DÉVOILÉE AU MOYEN DE SA LITTÉRATURE. rencontré avec eux, il leur dit : « Loué soit! ! » A qui a-t-il adressé le « Loué soit » ? Le soleil dit « C’est à moi pour que je ne le cuise pas; » et la gelée dit : « C’est à moi et pas à toi, parce qu’il ne te craint pas autant que moi. » — « Voilà comme vous mentez! ce n'est pas vrai, dit enfin le vent, cet homme a adressé le « Loué soit!» non pas à vous, mais à moi. » Ils commencèrent à se disputer, à s’injurier et ils faillirent se prendre par le toupet : « Puisque c’est ainsi, deman- dons-lui à qui il a adressé le « Loué soit ! » à moi, ou à vous. » Ils rattrapèrent cet homme et l’interrogèrent etildit: « Au vent » — « Eh bien, voyez-vous, est-ce que je n’ai pas dit que c'était à moi? » — « Attends, toi! je te cuirai comme une écrevisse, dit le soleil, tu te sou- viendras de moi! » Mais le vent dit : « N’aie pas peur, il ne te cuira pas; je soufllerai et je le refroidirai. » — « Alors moi, je tegèlerai, bourreau ! » dit la gelée.« N’aie pas peur, pauvret! alors je ne soufllerai pas et il ne te fera rien : sans vent, il ne te gèlera pas. » 1 C'est-à-dire « loné soit Jésus-Christ », on voit ici l'influence polo- naise : ee conte est en dialecte blanc-russien. FIN. TABLE DES MATIÈRES. PREMIÈRE PARTIE. — LE ROMAN DU RENARD. . ... es CHAPITRE PREMIER. — Le Renard et le Loup... ........ Passœur Renarde-et Je: Loup 2-1. 00 2 2.68 MarRenarde accoucheuse. 1... ee :4 5. «ee. SA La Brebis, la Renarde et lé Loup. ....... Re She panRenardelquitaitmaicrent cts: +. 20. Eee PeseAniMaux dansHlarfosse. M. ee INR Free CHAPITRE DEUXIÈME. — Les Mésaventures du Loup et tee MÉRÉOUD SOL MR 7 En... - rod lee Cest ee BEMBOUPI PAUVRE RE nhe lee S0LLNie ee den PerLoup et Ta#OhEvr Om Hu ie 20 0 CHAPITRE TROISIÈME. — Le Renard et } Homme. . ÉaRenar le pleureuse re ee UE Brestirocs dctla Reénarde es ee A ris ie FeSsvieux bienfaits s’oublient : =... : Le Paysan, l'Ours-et la Rénardé..! FR... 110" Cosme-Vite-Bnrichi. - . +2". + à. . Su RENTREE re 176 TABLE DES MATIÈRES. CHAPITRE QUATRIÈME. -- Le Renard et le Chat. . ...... 87 Le Chabtietilatnénarde +1" HER OR 8s Comme quoi l'Ours et les Loups ont eu peur. . . . . .. 91 CHAPITRE CINQUIÈME. — Le Renard et le Cogire Se 104 Le\Cbat Ale CometlanRenarde Re CR Re 105 Ha R'enartie COnfésSeUr CRT PEN ET EN ER 109 Éa Renarderet/le!Coq'Uctbruyvere MT En Te Pa Renarde le Lievrerct le Coq. "rame ee 113 ParChEUTE ÉCONCNEENE LATE RER SEE 116 HOUSE LAIORCOTE EE ER RTE RE A EE 118 CHAPITRE SIXIÈME. — La liguerdesfaibles. 4 1e 0 se 7 AUS HMvernareldes ANIMAUX RE NU CE 121 BetMoutontamn iseulicOREs PER CRC NE 125 MerChientetsle Pivertsr: mr ect en IEEE 128 lOurSMerGhientet le lChat PMR PR ERA 130 DEUXIÈME PARTIE. — Le RoMax DE LA G£ÉMILLE. . . 135 TROISIEME PARTIE. VARIA. .-L: . LU LR RER 156 MatRénarde eENA GTUE. 225220 2 et ne CIRE 156 La Grue et le Héron RE NT NE ANS RC AS 2e ee QU à 160 barRenardeïet \l’Hcrevisse. 2% 2-4 RC CR TIRE 161 IeCorbeausel leiCrabes tr EEE 162 Laslochetetyle BrOCReL SR ER ET TR EE 163 Deux camarades. 'ALMES MNURRS A ON ENRREE 164 TPATRRENEE 2 20e 2 Ve ie ln cn AUS EEE RC 169 Le Soleil #la-Lune“et le Corbeau" "mue 171 La Gelée, le Soleilretile Vents. 87. LANRENR 173 TA BCÉDSDESCMATIERES: 22200 ee SR TP EE 179 FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. Saint-Denis. — Imp. Cu. LAMSERT, 17, ruc de Puis. CATALOGUE DES OUVRAGES EN VENTE A la Librairie de L. BAILLIÈRE et H. MESSAGER 12, RUE DE L'ANCIENNE-COMÉDIE, PARIS. LES AVENTURES GALANTES DE LA MADONE AVEC SES DÉVOIS SUIVIES DE CELLES DE FRANÇOIS D'’ASSISE Par J.-B. RENOULT Moine renégat. 4 vol. in-18, imprimé sur beau papier avec couverture illus- (REC RE eee herve are cethi I2it. 20 Tirage d'amateurs à 150 en 30 exemplaires sur papier de Chine, titre rouge et noir. Nos 1 ROUE ere eee care Tee re sense nsc 10 fr. 120 exemplaires sur ES vergé de Hollande, titre rouge et DOIRMINP SES AMOR notes asie eee nr Mecs: iDe L'ouvrage dont nous donnons ici la réimpression a vu le jour pour la première fois à Amsterdam en 4701. Cette première édition fut suivie de plusieurs autres (4707, 1745, 1750). Ces différentes éditions furent condamnées et détruites. Les exemplaires étaient rares et se payaient fort cher, c'est pourquoi nous avons pensé à rémprimer ce livre pour les amateurs et les bibliophiles. LES CHRONIQUES DU PALAIS-ROYAL NOUVELLE EDITION Origine, splendeur, les ducs et les duchesses, la Régence. — Théâtres, cafés, restaurants, tripots, les galeries de “pois, etc., par B. SAINT-MaARcC et le marquis DE BOUBONNE. — Un beau volume in-18 jésus de 360 pages, couverture illustrée. Prix : 3 francs. La curiosité se mêle au sérieux de l'ouvrage. 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PRAT DEUXIÈME ÉDITION AO AN IS UE LD pARES EC Prix. 2.0 ose noce ce ne. 0e 3 fr. VOYAGES ET AVENTURES D'ALMANARRE DEA VO LA INAS ER A soon erce 3 fr. 50 L'INSTRUCTION SOUS LA CONVENTION ASTON IS pe NRA SR Tr, HUE VIENT DE PARAITRE : LETTRES INÉDITES DE SPINOZA Traduiles et annotées par J.-J. PRAT. lAvorumennslos sn. RARE 8 fr. 50 LA CONSTITUTION DE 1795 PUBLIÉE, ANNOTÉE Comparée avec la Constitution de 1848 et la Constitution des Etats-Unis d'Amérique. 1 joli volume in-32 sur papier de luxe......, L, fr: MAISON COCHERY ET C° POSTES ET TEÉLÉGRAPHES Par E. VAUGHAN vol: 1n-18 de 160/pages-1Prix 24.0 mile. EXTRAIT DE LA TABLE DES MATIÈRES !: Cochery père et fils. — Le personnel. — MM. les Ingénieurs. — Le public et la maison Cochery. — Garanties supprimées. — Régime intérieur et international comparés. — L'égalité devant le télégraphe. — Fusion et confusion. — Une poignée d'abus. — Cochery républicain. — Choses et autres. — C'est la faute du chemin de fer. — Qui sème le vent récolte la tempête. — Recapi- tulons. — La loi, c’est moi! — Un mea culpa. — Les aveux. — Le budget. — Casse-cou, — Apothéose. — Conclusion, — ete., etc: D) PSE CN OP EE EU ‘ dd EC bel "1 AE 180 LIBRAIRIE L. BAILLIÈRE ET H. MESSAGER. LA SITUATION ET LA RÉVISION Par S. DEYNAUD L'bréchure 18. Prin, 2 Se 2, NA RAr. EXTRAIT DE LA PRÉFACE DE L'AUTEUR !: Les questions politiques et économiques, épuisées en apparence par les débats de la presse quotidienne, ne sont presque jamais séparées des intérêts de la hante banque; rarement elles sont considérées dans leurs rapports vrais, ayec un ordre social juste, c’est-à-dire organisé conformément aux intérêts de tous. Nous tentous de combler celte lacune en écrivant cette brochure. Elle ne con- tient pas une étude approfondie des questions politiques et économiques à l'ordre du jour de l'opinion publique et des préoccupations gouvernementales; nous avons voulu en passer quelques-unes au criterium collectiviste, afin de dooner aux hommes de bonne volonté une occasion de constater que celte école socia- liste si conspuée possède des procédés critiques dignes d'attention. Nons avons pensé que la publication de nos reflexions sur des événements d'actualité serait peut-être un moyen de calmer un peu les méfiances répandues contre nos doc- trines et de donner à quelques-uns l'envie d'en faire une étude plus sérieuse. À. DE SAINT-ALBIN LES SALLES L’ARMES DE PARIS Paris, 1875. 1 vol. in-4°, papier van Gelder-Zoden. Couverture parchemin, et 20 portraits hors texte, gravés par CourTrx. 20fr. Cet ouvrage a été tiré à 500 exemplaires seulement et se vendait 30 fr. Nous ne possédons que quelques exemplaires de ce livre curieux et intéressant. Les portraits qui ornent ce livre sont ceux de MM. Poxs, comte Cnarces LE LINDE- MAN, SANCEDE, DE Borna, Carozus Duran, PoTocxi, BRINQUANT, À. DE ESPELÉTA, ALPnoxse XII, vicomte pe L'ANGLE BEaUMANOIR, Poxs neveu, RoBERT aïné, etc, 1 4 CRGANISATION DU TRAVAIL NOUVELLE ARCHITECTURE SOCIALE RÉVOLUTION PACIFIQUE DU TRAVAIL SUR LE CAPITAL SA MISE EN PRATIQUE Par H. CHABANNE 1 fort vol. in-18 de 280 pages. Prix. . . «+ .. . . . Sfr. Saint-Denis, — Imp. Cu. LAMBERT, 47, rue de Paris. L'ÉVADÉ Iilustrations de P, KAUFFMANN ef LE NATUR Un volume in-40 de 400 pages, illustré de 50 grands dead 30 entêtes, 30 culs-âe-lampes, en tout 110 gravures. Pr: S fr. L’'ABBÉEÉ * NÉGATIONS POLITIQUES RELIGIEUSES ET SOCIALES 3 Lettre à la Nièce d'un cardinal, secrétaire d'É 1re Partié. — LES PAPES, PEUPLES, BOURGEOIS. ET. PRÊTRE 2e Parlie. — LE KFANTÔME DIVIN. Un volume in-18............ RER PS PRE: Le à dé 50 A. ÉTIÈVANT ET L. LUCIPIA LE CAS DE M. DE GALLIFFE BROCHURE IN-18S : D te EPÉS PLEASE Te LT DE Re de SE NE L fr. Table des matières: États de service. — Crimée. — Italie.— Mexique. — 1870. Lee allemande. — La charge de Sedan.— 1874. — Chatou. — Le basti Le château de la Muette., — M. de Galliffet a-t1l été nommé général « gade? — Conelusion. Saint-Denis, — Imprimerie Ca. Lamgent, 17; rue de Paris ré ‘ : . n À . k . ; + ; ‘ ‘ é k . È l û LABSON + w } d Hins, Eugène La Russie dévoilée au moyen H5 de sa littérature populaire 1883 2. éd. Biclogical L à Medical Ey M Ê | PLEASE DO NOT REMOVE 4 | CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET 4 FN NS RARE PR RS UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY