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SAINT-SIÈGE

l'ITUDES DIPLOMATIQUES

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Deuxième édition

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LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURRIT et C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS

8, RUE GARANCIÈRE 6*

1906

Tous droits réseï vés

LA RUSSIE

SAINT-SIÈGE

L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leur» droit» de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège.

PARIS. TYPOGRAPHIE PLON-NOCRHIT ET C", 8, RUE CARA^CIÈRE. '641.

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ÉTUDES DIPLOMA.TIQUES

TOME PREMIER

Deuxième édition

PARIS

LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURRIT et C'% IMPRIMEURS-ÉDITEURS

8, RUE GARANCIÈRE 6*

190G

Tous droits résetvés

INTRODUCTION

Vers la fin du dernier siècle, de graves et complexes événements ont élargi les bases et modifié la nature des rapports séculaires entre Rome et la Russie. Des questions qui naguère ne s'agitaient que sur les bords de la Vistule devinrent une des plus constantes préoccupations des hommes d'État de Saint-Pétersbourg, et, grâce à l'ap- point de ces éléments nouveaux, sous la pression iné- luctable des choses, le Vatican dut parfois être saisi de ces démêlés passionnants la foi et l'avenir des peuples sont mis en jeu. Mais, quelle que soit la transformation sur- venue dans l'objectif et les limites de la politique russe, les traditions invétérées, les procédés antérieurs , les simples réminiscences, n'ont jamais cessé d'exercer leur influence sur la marche des affaires et l'issue des transac- tions diplomatiques. Aussi se flatterait-on en vain d'arra- cher à la situation actuelle son dernier mot, si l'on s'ob- stinait à ne pas remonter plus haut dans la suite des âges : le plus souvent c'est le passé qui explique les énigmes du présent.

Cette étude rétrospective est devenue plus féconde et son importance a singulièrement grandi depuis que les inappréciables archives d'Italie ont été soit ouvertes enfin au public, soit explorées avec plus de soin. A mesure que

II INTRODUCTION.

les témoins des anciens temps reparaissaient au grand jour, nous avons publié une série de monographies sur les rapports de Rome avec Moscou. Aujourd'hui, c'est un travail d'ensemble que nous abordons, après avoir, autant que possible, comblé les lacunes et essayé de réunir en un seul tableau les traits épars de divers côtés.

Avant d'entrer en matière, il importe d'esquieser à grands traits la politique des Papes vis-à-vis des tsars de Moscou et des rois de Pologne, d'élargir le cadre du récit en reprenant les faits depuis leurs premières ori- gines, d'indiquer enfin les procédés mis en œuvre et les résultats obtenus.

Si l'intérêt vital de l'histoire se concentre dans l'analyse et le rapprochement des faits , dans la recherche des puissants facteurs qui ont déterminé les courants des siècles, l'on ne pourrait impunément faire abstraction des doctrines dont s'inspire la politique. Quand il s'agit du Saint-Siège et de nations dissidentes, l'élément dogma- tique acquiert une nouvelle importance, sitôt que les affaires temporelles s'enchevêtrent avec les projets de con- ciliation religieuse. Ce phénomène se produit constam- ment à Byzance ; il se répète dans l'ancienne Moscovie, analogie frappante qui peut-être n'a pas été assez remarquée.

Déjà, à l'époque des croisades, pendant la courte exis- tence de l'empire latin d'Orient, au milieu du tumulte des armes, malgré les graves préoccupations de la con-

INTRODUCTION. III

quête de Jéruï»alem et de lu destruction de l'Islam, le mot d'union avec Rome avait retenti, et les conditions en avaient été soumises aux Byzantins. Sans remonter si haut, nous avons surtout en vue la période qui a été marquée par les deux conciles de Lyon et de Florence. Exposés aux attaques des Turcs, serrés de près par Charles d'Anjou, roi de Sicile, menacés par l'empereur détrôné Baudouin II, les césars de Byzance réclamaient les secours de l'Occident, s'adressaient aux Papes et leur exposaient le péril de la chrétienté, si le rempart du Bos- phore venait à lui manquer. Plus d'une fois, les ambassa- deurs de Michel Paléologue avaient tenu à Rome des discours de ce genre. Les Papes y prêtaient l'oreille volon- tiers, promettaient d'exciter le zèle des Latins en sauve- gardant les intérêts de Byzance, mais invitaient en même temps à oublier les Photius et les CéruJaire, à revenir aux temps des Athanase et des Ghrysostome, qui avaient professé la foi de Rome et reconnu dans le pontife romain le chef de l'Église. Grégoire X crut même le moment si favorable qu'il convoqua, en 1274, un concile général à Lyon, pour débattre principalement les questions pen- dantes avec Byzance. Le 6 juillet de la même année, la paix religieuse fut solennellement conclue entre l'Orient et l'Occident; les Grecs reconnurent la primauté du Pape et lui prêtèrent serment de fidélité. Union éphémère qui ne dura pas au delà du règne de l'empereur Michel, après quoi des polémiques acerbes et passionnées rendirent per- manent l'état d'hostilité.

Les rares moments de trêve étaient provoqués par le danger croissant du côté des Turcs; lorsqu'il n'y avait plus d'autre espoir que l'Occident, la pensée de s'entendre avec Rome revenait d'elle-même. Vers le milieu du quin- zième siècle, ce n'est pas seulement, comme autrefois, un

IV INTRODUCTION.

appel empressé, une tlemaude urgente de subsides, c'est un cri suprême d'angoisse qui se fait entendre sur le Bosphore. Les Grecs sentent déjà les étreintes meurtrières de l'Islam. Tout autour le pays est entre les mains musul- manes; la capitale résiste encore, mais des efforts prodi- gieux pourront seuls la sauver d'une ruine imminente. L'empereur Jean Paléologue redouble ses instances auprès des Papes; un concile se réunit à Ferrare et puis à Florence : Bessarionde Nicée, Isidore de Kiev, y déploient leurs talents. Eugène IV publie, en 1439, la bulle d'union et adjure les princes d'Occident de voler au secours de Byzance agonisante. Ni sa voix, ni plus tard celle de Nicolas V, ni l'héroïsme de l'empereur Constantin, ne réussirent à sauver la capitale du Bas-Empire, condamnée à devenir la capitale de l'empire turc.

Après la chute de Constantinople, lorsque la répression des Ottomans, qui menaçaient déjà l'Adriatique et l'Italie, devint la constante préoccupation des pontifes romains, j les rapports avec Moscou s'établirent par la force même des choses. Il s'agissait d'opposer aux armées des infidèles les armées chrétiennes, et d'endiguer le torrent islamique qui se déversait sur l'Europe. Les Papes cherchaient partout des alliés , et naturellement les souverains de Moscou n'échappèrent point à leurs regards. C'est ici qu'il importe de constater, du côté de Rome, l'unité du point de vue religieux au milieu des circonstances exté- rieures les plus variées. L'élément politique n'est plus le même; Moscou n'est pas, comme Byzance, menacée de près par un ennemi formidable; c'est plutôt l'alliance des Tsars que l'on recherche, car ils passent pour avoir une nombreuse armée, et les Papes l'eussent vue volontiers au service de la cause commune; en revanche, Rome ne peut offi'ir que la couronne royale et des titres honorifiques.

INTUODUCTION. V

(les facilités de rapports avec rOccident, et, à de rares intervalles, rinterventiou auprès de la Pologne. Cependant, malgré cette différence de situation, les projets d'union religieuse sont identiques avec ceux que Ton présentait autrefois à Byzance. Moins encore que les circonstances et le temps, le caractère personnel des Papes n'y apporte aucune modification intrinsèque ; que les messages partent d'un Alexandre VI ou d'un Grégoire XIII, d'un Léon X ou d'un Sixte-Quint, c'est, en substance, le même langage, car c'est toujours la même doctrine, immuable à travers les siècles.

En effet, les Papes partaient du principe de l'unité de l'Église et de l'unité de son pouvoir suprême. Si la vérité est une, il ne saurait évidemment y avoir qu'un seul dépositaire infaillible de cette doctrine unique, c'est-à- dire une seule vraie Église. Cette Église est-elle à Rome, ou à Byzance, ou peut-être à Moscou, qui aime à se dire troisième Rome? Les catholiques ne reconnaissent d'autre vraie Église que celle qui a été fondée par Jésus-Christ sur le rocher inébranlable de saint Pierre, et qui a été enrichie de promesses éternelles dans la personne du chef des apôtres et de ses successeurs légitimes, les évéques de Rome; telle est la doctrine des conciles généraux, des Pères de l'Église d'Orient et d'Occident, confirmée par la pratique des premiers siècles. Aux yeux des Papes, l'Église de Moscou, à l'égal de celle de Byzance, n'était qu une branche séparée du tronc; en vertu de leur divine mission, ils se croyaient obligés de travailler au rétablissement de l'unité primitive. Or, comme l'Orient avait conservé la hiérarchie, les sacrements, les rites d'autrefois, il n'y avait qu'à s'entendre sur quelques points de doctrine, surtout sur la primauté non seulement d'honneur, mais aussi de juridiction du Pape. De la forziiule ordinaire de conci-

VI INTRODUCTION.

lintion proposée aux Orientaux cliaque fois que l'on né(}o- ciait un rapprochement : unité dans la foi, maintien des rites respectifs. L'Église de Rome ne peut rien chan(^er au dépôt révélé, confié à sa garde pour^être conservé intact; elle doit demander l'adhésion aux vérités dogmatiques qu'elle enseigne. Par contre, elle se montre très large dans tout ce qui subit l'influence du temps, dans le domaine de la liturgie et du droit ecclésiastique. A Byzance et à Moscou, à propos des questions politiques, les Papes poursuivent en même temps la réunion des Églises dans les conditions indiquées plus haut; ce but est exprimé tantôt explicitement, tantôt à mots couverts, mais il reste toujours le plus important aux yeux des successeurs de saint Pierre. Cette tendance à réconcilier l'Orient avec l'Occident, à faire revivre l'ancienne unité, c'est ce que les historiens de certaines écoles appellent l'esprit de con- quête des Papes, leur désir de puissance et d'envahisse- ment, expressions inexactes qui produisent des équivoques regrettables.

Si les Papes insistaient de préférence sur le point reli- gieux, les Tsars n'y attachaient qu une médiocre impor- tance. Le concile de Florence avait été formellement rejeté à Moscou comme une innovation dangereuse, et l'aversion des Latins allait toujours croissant. Lorsque Mohammed eut asservi la nouvelle Rome et profané Sainte- Sophie, les Russes se complurent de plus en plus dans l'idée d'être les seuls représentants légitimes du vrai christianisme. Illusion fatale, car l'idée même de l'Église s'obscurcissait parmi eux, grâce aux empiétements succes- sifs du pouvoir temporel; les Tsars choisissaient les évoques, convoquaient les synodes, inspiraientles réformes, et le souvenir d'un pouvoir spirituel indépendant dans sa f sphère d'action, responsable devant Dieu seul, s'oblitérait

INTRODUCTION. VU

dans riiabitude d'une soumission absolue. L'omnipotence ecclésiastique n'était pas faite pour déplaire aux Tsars; la restreindre ou s'en dessaisir eût été pour eux un lourd sacrifice. Entraînés par les événements ou séduits par des calculs politiques, ils se rési(jnaient parfois à correspondre avec les Papes, pour leur demander des architectes et des artisans, comme Vasili III en requit à Clément VII, ou pour les prier d'intervenir auprès de la Pologne, ainsi que le fit Ivan IV; mais aux propositions religieuses qui sur- gissaient à ces occasions, les Tsars ne répondaient que d'une manière évasive; ou Lien, pressés de s'expliquer, ils avouaient franchement vouloir mourir dans la foi de leurs pères. La doctrine des Papes se heurtait, au Kremlin, non pas précisément contre une autre doctrine, mais contre un parti pris, une routine séculaire, un abus excessif de pouvoir; obstacle d'autant plus difficile à surmonter qu'il s'étayait sur une orgueilleuse ignorance des sciences sacrées et sur des préjugés parfois puérils : les discussions théologiques d'Ivan IV avec Possevino en sont une preuve irrécusable. En matière religieuse, à défaut d'érudition, il y avait au moins de la sincérité; les questions politiques n'offraient pas cet avantage. Les Tsars se posaient volon- tiers en champions de la chrétienté, se disaient prêts à mar- cher contre les Turcs ; mais cet étalage d'ardeur belliqueuse n'allait pas au delà d'une démonstration platonique; de fait, on préférait rester en bonne intelligence avec un souverain puissant et laisser à d'autres l'honneur de défendre la chrétienté.

Entre les Papes et les Tsars, entre les apôtres de l'unité, les ennemis déclarés de l'Islam et les habiles politiques du Kremlin, qui savaient tergiverser à propos et dissimuler avec art, les rois de Pologne occupaient une singulière position. Le plus souvent, soit pour une raison, soit pour

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une autre, ils prenaient une part plus ou moins active aux négociations entre le Vatican et Moscou. Souverains catholiques, n'auraient-ils pas se ranger résolument du côté des Papes et travailler à la réunion des Églises? Il faut avouer ici que les traditions du passé et les conditions historiques paralysaient parfois les meilleures intentions.

Et d'abord, convaincus que la paix religieuse resterait à l'état de chimère, au moindre souffle de rapprochement, les rois de Pologne supposaient des pièges tendus aux Papes par les Tsars, en vue d'obtenir des avantages temporels, des honneurs et des titres. La couronne royale que Rome faisait miroiter aux yeux des Tsars avait le don d'exciter les plus vives appréhensions. Que de fois on la crut déjà en route pour le Kremlin ! Des ordres rigoureux volaient aux frontières, on faisait bonne garde, mais les messagers suspects n'arrivaient pas; tout se réduisait à de vaines craintes. Héritiers de Monomaque, soutenus par Byzance, les Tsars se souciaient peu des couronnes romaines; tout au plus désiraient-ils que l'Occident reconnût les titres qu'ils s'arrogeaient d'eux-mêmes.

Des intérêts diamétralement opposés compliquaient encore la situation : Slaves d'origine, mais jetés les uns dans le moule de Byzance, les autres dans celui de Rome, Russes et Polonais étaient exposés aux rivalités nationales et aux querelles de frontières. Les conquêtes ouvrirent des plaies profondes : pendant que les Russes gémissaient sous le joug des Mongols, Polonais et Lithuaniens s'em- parèrent de quelques apanages de la maison de Riourik ; réunis en une seule Rzecz pospolùa, les conquérants n'ad- mettaient plus les réclamations du Kremlin, tandis que les provinces contestées gravitaient tacitement vers Moscou ; de principalement des hostilités permanentes qui se transformaient souvent en guerre ouverte.

INTRODUCTION. IX

On comprend maintenant le terrible embarras des rois de Polo{»ne, sollicités de prêter leur concours aux ambas- sades pontificales à Moscou. Persuadés que la foi n'y gagne- rait rien, que la politique y perdrait beaucoup, ne voulant ni s'aliéner le Saint-Siège, ni favoriser un ennemi, peu [)ressés de faire la guerre aux Turcs, ils trouvaient le plus souvent des prétextes spécieux pour décliner les offres romaines. Un besoin urgent de conclure la paix, ou des projets d'annexion, faisaient seuls prévaloir un système plus large, et ouvraient le champ à de nouvelles combi- naisons. A mesure que l'histoire se déroulera, les traits généraux que nous avons indiqués ici se laisseront saisir dans les événements.

II

Une mystérieuse attraction a souvent, dans le cours des siècles, rapproché du Saint-Siège les Aryas fixés en Europe dans les vastes plaines du Nord-Est. C'est le grand kniaz Vladimir, « Rouge soleil » des rhapsodes, qui a été, vers la fin du dixième siècle, le Clovis des Russes. Marchant sur les traces de son aïeule sainte Olga, « qui avait aimé la lumière et rejeté les ténèbres » , il embrassa non seule- ment lui-même le christianisme, mais, brisant l'idole de Péroune, fit baptiser le peuple dans les eaux du Dnieper. Les chroniques ont entouré ce fait de récits légendaires. Ce qui relève de l'histoire, c'est le siège de Kherson par- Vladimir, son mariage avec Anne, sœur des césars byzan- tins, et la présence des missionnaires grecs à Kiev. Désormais le futur empire faisait partie de l'Église

X ' INTRODUCTION.

d'Orient. D'autre part, l'union de Théophanie, sœur d'Anne, avec l'empereur Othon II, formait un lien avec l'Occident, et l'éclat de cette alliance rejaillissait sur le grand kniaz.

A cette époque les hostilités entre Rome et Byzance n'étaient encore qu'intermittentes. Aussi, quoique dis- ciples des Grecs, les Russes envoyaient des ambassades au tombeau des apôtres, les saints Cyrille et Méthode avaient inau^juré leur mission. A leur tour, les successeurs du pape Nicolas I" offraient des reliques aux princes de Kiev, et le peuple accueillait avec joie les mandataires romains. Ces souvenirs nous ont été conservés par des chroniqueurs russes que personne n'accusera d'être pro- lixes outre mesure. Un missionnaire d'Occident y a joint quelques traits pittoresques.

Brunon, en religion Boniface, désireux de prêcher l'Évangile aux Petchénègues, vint à passer par Kiev. Le grand kniaz Vladimir hébergea le moine latin, le retint un mois entier, et chercha à le détourner de sa périlleuse mission. Ne parvenant pas à ébranler sa constance, effrayé d'ailleurs par un songe mystérieux, Vladimir non seule- ment le laissa partir, mais encore l'accompagna pendant deux jours de marche. Arrivés à la frontière, le prince et " son hôte se firent de touchants adieux. Brunon monta sur .'^ un tertre et, élevant la croix, chanta ce verset de l'Évan- gile : « Pierre, m'aimes-tu? Pais mes brebis. » Sa voix parvint jusqu'à Vladimir qui renouvela, mais en vain, ses conseils de prudence. « Que Dieu t'ouvre le paradis, comme tu m'as ouvert l'accès vers les barbares » : telle fût la réponse du missionnaire. Au retour, Brunon put annoncer le baptême d'environ trente Petchénègues et concerter des mesures pour le maintien de la paix et la diffusion de la foi. C'est lui-même qui donne tous ces

INTRODUCTION. XI

<létails dans une lettre adressée, en 1007, au futur em- pereur Henri II, et dont il existe û Gassel une copie sur ])archemin du onzième siècle : le disciple de saint llomuald, l'ami d'Otlion III, l'apôtre des Petchénègues, n'avait qu'à se louer de l'apôtre des Russes.

Au siècle du baptême succéda le siècle des lumières, laroslav, fils de Vladimir, grand bâtisseur d'églises, fon- dateur de monastères, était en même temps un souverain éclairé et le premier législateur de sa nation. S'il n'a pas été en contact direct avec les Papes, il ne s'en est que plus rapproché des peuples soumis à la tiare. Ses alliances de famille l'ont apparenté avec les catholiques de Pologne, de Hongrie, d'Allemagne, de Norvège et de France. Le mariage français a été de tous le plus éclatant. Un jour, c'était en 1048, trois évêques, Gautier de Meaux, Gos- celin de Chalignac, Roger de Châlons, vinrent à Kiev, demander à laroslav la main de sa fille Anne pour le roi Henri I". Après avoir obtenu le consentement du prince, ils emmenèrent en France la jeune fiancée. Les noces furent célébrées vers la Pentecôte de l'année suivante ; le sacre de la Reine se fit solennellement à Reims, et, depuis ce jour, le nom de la « bonne et religieuse Anne » , pour parler le langage des chroniques, fut toujours associé à celui de Henri I" dans les fondations pieuses. Après la mort de son époux, la Reine fit construire, à Senlis, une église en l'honneur de saint Vincent, diacre et martyr de Saragosse, avec une abbaye pour les chanoines réguliers de Saint- Augustin. Un fils de cette princesse que les papes honoraient de leurs brefs, Hugues le Grand, comte de Vermandois, figure parmi les héros de la première croi- sade. Détail curieux : Odalric, prévôt de l'église Sainte- Marie de Reims, avait chargé Roger de Châlons de véri- fier les légendes sur saint Clément, dont les reliques

XII INTRODUCTION.

avalent été jadis transportées de Kherson h Kiev. Les renscifjnements recueillis par Roger ne sont pas tous égalenicnt véridiques; toujours est-il qu'il put constater, sur les bords du Dnieper, la vénération et le culte du qua- trième pape de Rome.

Renchérissant sur la reine Anne de France, Iziaslav, son frère, n'hésita pas, dans ses revers, à invoquer l'inter- vention du Pape. Chassé de Kiev à deux reprises, rétabli une première fois par Boleslaw^ de Pologne, il fut ensuite indignement abandonné par celui-ci. Ses trésors lui furent enlevés, et, selon le mot brutal de la chronique, on lui montra le chemin pour s'en aller. L'empereur Henri IV envoya une ambassade à Kiev afin de terminer le différend à l'amiable. Mais il tardait au prince fugitif de rentrer dans ses domaines, et, pour accélérer le retour, il députa son fils à Rome, avec mission d'y soumettre l'affaire au Pape. Grégoire VII venait de ceindre la tiare; sa grande âme embrassait l'univers, et, lorsqu'il y avait un tort à redresser, l'innocent pouvait compter sur son appui. Les contemporains ont négligé de raconter ce fait, mais deux lettres de Grégoire VII, datées de l'année 1075, dont l'une à Iziaslav et l'autre à Boleslav^^, rachètent, au moins en partie, ce silence. D'abord, au nom de son père, le prince russe offrit à saint Pierre la principauté de Kiev, et la mit ainsi sous la protection du Saint-Siège ; ensuite il exprima ses griefs et ses plaintes. Grégoire VII prit aussitôt en main, avec sa vigueur accoutumée, la cause d'Iziaslav, qui était, à ses yeux, celle de la justice et du droit. Il somma Boleslaw de rendre intégralement tout ce que lui ou les siens avaient ravi au « roi des Russes " , et non content d'agir avec la plume, il envoya des manda- taires auprès d'Iziaslav. L'un d'eux était personnellement connu du prince et possédait ses bonnes grâces. Le but

INTRODUCTION. xm

de la mission fut atteint. Soit par défe'rcnce envers Grégoire VII, soit en vue de nouvelles combinaisons, Bo- leslaw, changeant d'avis, vint au secours d'Iziaslav, qui rentra victorieusement à Kiev.

Tandis que les Russes en appelaient de la sorte à l'au- torité pontificale, l'éloignement de Byzance pour le Saint- Siège s'accentuait avec une telle force, qu'il devait néces- sairement aboutir à la rupture. L'année 1054 fut l'année fatale. Lorsque les légats romains eurent déposé sur les autels attristés de Sainte-Sophie l'acte qui le privait de la communion des fidèles, le patriarche de Gonstantinople, Michel Cérulaire, crut pouvoir parer le coup en lançant l'anathème contre le pape Léon IX. Ainsi furent violem- ment brisés les liens hiérarchiques entre les Églises d'Orient et d'Occident, et leur séparation complète date de cet événement. Ce nouveau ferment de discorde exerça une action aussi funeste que puissante. Transplantées sur le terrain religieux, les antipathies nationales tournèrent à la haine. En 1204, l'exaspération mutuelle atteignit son période, lorsque les croisés, au lieu de faire voile vers l'Egypte, allèrent s'emparer de Gonstantinople, pour v fonder, au milieu du pillage et des flammes, l'empire éphémère des Latins.

Jamais les Russes n'ont pris une part quelconque, soit aux luttes doctrinales, soit aux luttes politiques des Byzantins, mais, englobés dès le principe dans le patriarcat d'Orient, ils en ont partagé les vicissitudes. Aussi cher- cherait-on en vain une date précise ou un fait éclatant qui puisse être signalé comme point de départ à la séparation entre les Russes et le centre d'union. Elle s'est faite impli- citement, sans secousse, sans motif apparent, en vertu de la soumission hiérarchique au patriarche de Gonstantinople. Lorsque celui-ci rompit totalement avec Rome, tous lef

XIV INTRODUCTION.

fidèles de son ressort furent censés l'avoir suivi. Les ambassades échanjjées avec le Pape, même après 105 4, n'arrêtèrent pas le cours des idées et ne modifièrent en rien le fond des choses. D'autre part, Tijifluence des Grecs qui gouvernaient souvent les diocèses russes, leur âpre polémique contre les Latins, leurs perfides insinua- tions, creusaient les abîmes dont les siècles suivants devaient révéler la profondeur. En 1130, saint Bernard rêvait déjà la conversion des Russes et prenait langue à ce sujet auprès de Mathieu, évêque de Cracovie. Toutefois, malgré les encouragements de celui-ci, l'abbé de Clair- vaux n'a jamais attaché son nom à cette œuvre.

Au treizième siècle, les désastres militaires, se greffant sur la politique intérieure d'annexion, changèrent la face de la Russie et lui enlevèrent sa cohésion au dehors. Tri- butaire des Mongols, rongée par les luttes intestines, elle voyait son unité nationale compromise et ses plus belles provinces devenir la proie des Lithuaniens. Au milieu de ces épreuves, de ces guerres locales sans cesse renaissantes, coupées par les terribles invasions tatares sur des espaces d'une étendue immense, il n'est pas étonnant que des négociations diplomatiques, indépendantes les unes des autres, se soient engagées sur différents points du terri- toire.

Dans le Nord, c'est un Savoyard, appelé Guillaume, qui est resté célèbre. D'aucuns ne le connaissent que sous le nom d'évéque de Modène. Ce diocèse a été, en effet, pendant quelque temps, confié à ses soins, mais dans la suite Guillaume fut élevé au cardinalat et transféré sur le siège de Sabine. A maintes reprises, les Papes l'envoyèrent en Prusse et en Livonie, en Suède et en Danemark, prêcher l'Évangile, introduire des réformes, recueilhr le denier de saint Pierre, réconcilier les princes avec les

INTUODUCTION. xv

peuples. Dans un de ces voyages, il eut l'occasion de trai- ter avec les Novgorodiens. Les citoyens de cette cité marchande, en fréquents démêlés avec les chevaliers Teutoniques, venaient de conclure une trêve avec eux, lorsqu'ils apprirent l'arrivée de Guillaume à Riga. Aus- sitôt ils lui soumirent les actes de leur transaction, et le légat y ajouta la sanction pontificale.

La lettre d'Honorius III, écrite dans cette occurrence, en 1227, porte à croire que les Novgorodiens ne furent pa$ les seuls à tenter des démarches auprès de Guillaume, et que ces démarches ne se bornaient pas exclusivement aux intérêts temporels. En effet, non seulement le mes- sage est adressé à tous « les rois de Russie » , mais le Pape les met encore en demeure de confirmer les bruits par- venus jusqu'à lui, en déclarant s'ils désirent réellement se faire instruire dans la foi et recevoir un légat. Cet appel prématm'é semble n'avoir pas été entendu; au moins est-il resté sans réponse.

Le moine franciscain qui parcourut l'ouest de la Russie laissa plus de traces de son passage que l'évêque de Mo- déne. Disciple du grand illuminé de l'Alverne, Fra Gio- vanni de Piano Garpino cachait sous des dehors grossiers une âme ardente et intrépide. Chargé de prêcher la croi- sade contre les Tatars, après la catastrophe de Liegnitz, il fut, en 1245, envoyé par Innocent IV auprès du khan des Mongols, avec une miss^ion pacifique. Ce voyage ne pou- vait se faire qu'à travers la Pologne et la Russie. C'est à Cracovie que Fra Giovanni rencontra le premier prince russe, et, le prenant pour guide, ik se rendirent ensemble à GaUtch. La bure du moine italien n'y offusqua personne, et son initiative hardie fut couronnée de succès. En pleine assemblée du clergé indigène, il proposa l'union avec Rome, exhibant à l'appui de sa parole des lettres pontifi

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cales. Rendus peut-être moins hostiles par suite du voisi- nage de la Pologne, ou plus traitables à cause du danger commun, les habitants de Galitch accueillirent avec em- pressement ces paroles conciliatrices, et, s'ils ne prirent pour lors aucune décision, ce fut à cause de l'absence de leur souverain, Daniel Romanovitch, qui était parti pour la Horde d'or. L'affaire resta pendante et fut remise à la prochaine entrevue.

Lorsqu'il eut rejoint les Tatars dans leurs steppes au fuyant horizon, Fra Giovanni s'y acquitta de sa mission auprès du Khan, sans pour cela oublier les Russes. Il put constater la tradition récente de l'inébranlable courage montré par Michel de Tchernigov : en face de la mort, dont il était menacé, le kniaz avait refusé d'adorer l'image de Tchingis-Khan, et, plutôt que d'apostasier, il avait pré- féré sceller sa foi avec son sang. Un autre kniaz de Tcher- nigov, André, victime d'une fausse accusation, fut mas- sacré par les Mongols, pendant le séjour du Franciscain à la Horde. Enfin, celui-ci assista lui-même aux derniers mo- ments du grand kniaz laroslav de Souzdal, emporté rapi- dement par un mal si étrange qu'on soupçonna l'empoi- sonnement. Que s'est-il passé à cette occasion? Quelles furent les suprêmes confidences du moribond? Fra Gio- vanni n'en dit rien dans ses mémoires, mais Innocent IV ne craignit pas d'affirmer plus tard à Alexandre Nevski que son père laroslav était mort dans l'union avec l'Église catholique.

Tous ces incidents durent impressionner le vaillant mis- sionnaire et exciter son zèle à l'égard des Russes. Au re- tour, les Kiéviens le reçurent à bras ouverts, une véri- table ovation l'attendait à Galitch. Daniel, avec lequel il s'était croisé en route, ne respirant plus que la haine du Tatar et le désir de la revanche, le retint huit jours dans

INTRODUCTION. xvit

sa capitale. Les qiicslioiis na|fiièrc ('baiicliccs furent re- prises. Elles semblaient mûres pour la solution, tant ou y mettait d'entrain et de bonne volonté. L'approbation du clergé était déjà acquise aux mesures concertées anté- rieurement; maintenant prêtres et laïques manifestèrent le désir de se soumettre au Pape et de s'unir à l'Église romaine. Ces résolutions furent consignées par écrit, et des messagers les portèrent à Rome. Assurément, le kniaz Daniel dut se souvenir alors que son père avait correspondu avec le Pape; peut-être aura-t-il ressenti un accès d'ata- visme, mais la question inéluctable qui se presse est plutôt celle-ci : entraîné par sa nature ardente, acteur et témoin de cette scène, Fra Giovanni, qui, seul, nous en a gardé le souvenir, n'a-t-il pas supprimé des points gênants et prêté à son récit une nuance trop optimiste ? Ce qui est hors de doute, c'est l'existence d'une lacune. En effet, Daniel ne faisait pas seulement de la théologie, mais aussi de la politique, et, s'il montrait des sympathies idéales pour l'union, il n'en comptait que plus sûrement sur des secours pécuniaires ou militaires contre les Tatars. Ce fatal dualisme s'imposait par la crainte d'une invasion mongole. On ne l'ignorait pas à Rome, et Innocent IV songeait à la paix religieuse sans négliger la croisade. Mais, comme il est plus facile de répandre des faveurs peu coûteuses que de réunir des armées, il fit tout d'abord offrir à Daniel le titre royal. En 1253, le kniaz de Galitch accepta la couronne et attendit les renforts. Ceux-ci tar- daient naturellement à venir, et à l'enthousiasme de la première heure succéda la plus profonde indifférence. Trompé dans ses calculs téméraires, l'ambitieux Daniel oublia bien vite que l'égide papale lui avait servi de sauvegarde contre des voisins dangereux, assuré la bien- veillance des chevaliers Teutoniques, facilité même quel-

xviii INTRODUCTION.

ques conquêtes. Les anciennes relations avec Rome furent interrompues brusquement, et jamais il ne consentit à les renouer.

Quelque chose d'analogue se passait à la même époque en Litliuanie, Ltat encore en formation aux dépens de ses voisins et surtout des Russes. Mindovg se mit à la tête de cette nation belliqueuse. Homme de fer, il savait, au besoin, se plier aux circonstances pour efi tirer parti. Recourant tour à tour à la force et à la ruse, il conquit des provinces avec son sabre et, dans un moment donné, accepta le baptême. Les chevaliers Porte-glaives y virent un gage d'amitié et d'alliance; ils obtinrent pour Mindovg la couronne royale, et, en 1251, elle fut posée sur sa tête, au nom du Pape, par l'évêque de Gulm. Le diadème ne changea pas la nature du barbare : lorsque ses intérêts l'exigèrent, il n'hésita point à reprendre les armes contre les alliés de la veille, et à renier sa foi en retournant aux idoles. D'autres princes étaient destinés à devenir, dans ces régions lointaines, les hérauts du christianisme et à jeter dans la vie des Slaves un problème formidable. Un jour, la Lithuanie avec ses Russes orthodoxes se réunira à la Pologne catholique. De quelle manière des éléments si hétérogènes pourront-ils se fusionner dans une unité com- pacte et forte? Longtemps à l'avance, un synode célèbre avait indiqué les voies à suivre et les prmcipes à adopter.

III

C'est avec le concile de Florence que s'ouvrent nos études. Les grandes assises de Tannée 1439 ont traile plus

I

INTRODUCTION. xiX

(le points doctrinaux qu'ils n'ont trouvé de commentateurs. En pleine efflorescence d'humanisme, Grecs, Russes et Latins y ont discuté l'union des Églises et adopté un pro- {jramme dont les bases resteront inébranlables; aux pré- misses de Florence, qui ont déclaré le Pape docteur de 1 Éjjlise, se rattachent les conclusions vaticanes sur l'in- faillibilité, et cependant, à vrai dire, l'histoire de ce concile est encore à faire. L'œuvre est d'autant plus inyrate et difficile que les actes authentiques ne se sont pas conservés, et que les autres matériaux semblent à dessein fuir les chercheurs. Dans le cadre du présent récit, cette histoire entre pour autant que les Russes ont pris part au concile. Un seul personnage encore trop peu connu, le cardinal Isidore, parait ici sur Tavant-scène.

Des découvertes récentes nous le font voir sous un jour nouveau. M. Regel a publié, dans les Analecta byzantino- 7'ussica, six lettres grecques d'Isidore, écrites avant sa pro- motion au siège de Kiev. Les photographies des huit autres lettres et des quatre prières contenues dans le même manuscrit du Vatican nous ont été gracieusement commu- niquées par M. Emile Legrand, si connu du monde savant par ses belles études helléniques. Ces pièces ont d'autant plus de valeur qu'elles sont d'un caractère plus intime, et qu elles nous montrent les plus secrets replis de l'âme d'Isidore.

Étrange coïncidence ! Ce métropolite d'origine grecque a représenté les Russes au milieu des Latins de Florence, et c'est encore lui que le pape Eugène IV a chargé de pro- mulguer à Moscou le pacte d'union. Telle était la mission providentielle d'Isidore. Ni la science, ni le courage ne lui ont manqué pour l'accomplir, mais plutôt, dans cer- taines circonstances, la mesure. S'il a eu des succès au concile, il a complètement échoué au Kremlin. Le giand

h

XX INTRODUCTION.

kniaz Vasili rejeta, au nom do tout son peuple, l'accord projeté avec Rome. Pourtant n'était-ce pas une idée puissante et noble que celle de l'unité ecclésiastique? N'était-elle pas divinement appelée à resserrer les liens mutuels entre les peuples, à favoriser leur progrès paci- fique, à maintenir la famille humaine dans la voie de ses destinées? Pour avoir été méconnue à Moscou, elle n'en a pas moins gardé sa vitalité séculaire, et c'est elle qui menace de survivre à la séparation. Dans son principe, l'œuvre d'Isidore est immortelle.

Des prisons russes que lui avait valu sa démarche hardie, Isidore se rendit en Italie, il passa le reste de ses jours, entouré de la vénération générale et constam- ment sur la brèche. Venise, Gènes, Milan, Modène, Sienne, et bien plus encore Piome et Mantoue, ont conservé les traces de son activité. Un lien étroit l'unissait à la famille Gonzaga, lien d'autant plus cher que le souvenir et l'amour de la patrie l'avaient formé. Le cardinal s'était fait le pro- moteur d'un mariage entre Zoé Paléologue et le fils aîné du marquis Lodovico, et, quoique ce projet n'eût pas abouti, la petite cour de Mantoue resta toujours avec Isidore en relations suivies soit directement, soit par des agents diplomatiques. On devine quel précieux appoint doit offrir cette correspondance. Quant aux archives du Vatican, elles nous renseignent sur les différentes étapes de la carrière ecclésiastique du cardinal, ses bénéfices, ses affaires d'intérêt, ses procès et réclamations. C'est grâce au bienveillant concours de Mgr Pietro Wenzel et Dom Gregorio Palmieri, qui s'acquittent de leurs fonctions avec un zèle si éclairé, que toutes ces pièces, enfouies depuis des siècles, ont pu enfin être relevées.

Le séjour d'Isidore à Rome fut coupé par deux voyages en Orient. Les grandes lignes de la politique pontificale

INTRODUCTION. xxi

dans ces contrées se trahissent d'elles-mêmes : les Papes désiraient avant tout que le concile de Florence ne restât point lettre morte, et le sort de Constantinoplc, menacée par les Turcs, les préoccupait fortement. Isidore en a été l'interprète autorisé, lorsqu'il a promulgué l'hénotikon à Sainte-Sophie, et qu'il a défendu les murs de Byzance contre les Turcs; mais quelles ont été, en particulier, les instructions données au légat? quels obstacles a-t-il écarter? quelles circonstances l'ont favorisé? Tous ces détails, qui donnent aux affaires leur physionomie propre, ne seront connus à fond que lorsque les registres des papes Eugène IV, Nicolas V, Calixte III et Pie II auront été analysés. C'est un travail qui exigera une dépense con- sidérable de forces, et bien des années passeront peut-être avant qu'il soit réalisé.

Cependant, malgré ces lacunes, on peut d'ores et déjà tracer d'une main sûre la silhouette d'Isidore : il n'était ni un sceptique, ni un indifférent, ni un vulgaire apostat, moins encore un humaniste théosophe, comme d'aucuns le voudraient, ou un disciple dePléthon. La pensée domi- nante de sa vie a été une pensée de foi, et son dévoue- ment s'est toujours maintenu à la hauteur de sa foi. Nature d'élite, droite et ferme, expansive et ardente, lorsqu'il eut reconnu la tradition des anciens Pères et se fut pénétré de la conception unitaire de l'Église, Isidore les proclama sans défaillance et ne songea plus qu'à leur trouver partout des adhérents, à Moscou comme à Byzance. Telle était la profondeur de ses convictions religieuses qu'il leur subordonnait même ses sentiments patriotiques. C'est à ce point de vue qu'il faut se placer pour juger Isidore. Tout se tient alors dans sa vie, tout s'enchaîne, tout s'explique. On y découvre une admirable unité, fondée sur l'amour du vrai.

xxit INTRODUCTION.

Le souvenir du concile de Florence et de son promul- çateur était depuis longtemps effacé au Kremlin, lorsque les relations avec Rome furent reprises dans des conditions exceptionnellement curieuses. C'est un malentendu colos- sal qui s'annonce et qui dure près d'un siècle. Personne n'a encore songé à le débrouiller; à peine s'est-on aperçu qu'il y avait un départ à faire entre le vrai et le faux, l'illusion et la réalité, tant il y a eu d'artifice dans l'inven- tion, et tant les circonstances s'y prêtaient d'elles-mêmes. En effet, vers la fin du quinzième siècle, la Russie était encore à l'écart, que déjà sa position géographique l'ap- pelait à prendre rang en Europe et, victorieuse des Mon- gols, à se mettre au pas avec les nations plus avancées. Du coup, ses armées seraient devenues, à l'instar des armées polonaises et hongroises, un rempart contre les Turcs. L'avantage pour la chrétienté sautait aux yeux. Il y avait bien un petit obstacle à prévoir : des orthodoxes voudraient-ils se battre côte à côte avec des catholiques, fût-ce même contre des musulmans? C'était douteux; mais ne pouvait-on pas compter sur un rapprochement religieux, et, roi de Moscou de par le Pape, le grand Jiniaz ne deviendrait-il pas plus traitable? Toutes ces idées circulaient dans l'air; des hommes de bonne foi et des aventuriers les ont exploitées tour à tour, et il en est résulté des énigmes diplomatiques.

Le premier initiateur de cette mystification a été un citoyen de Vicence, Gian-Battista Volpe. C'est lui aussi que les circonstances ont le mieux servi. Une pauvre orpheline vivait alors à Rome aux frais du Pape. N'ayant pas de dot, elle était difficile à marier, mais son nom valait plus qu'une fortune. Le grand kniaz de Moscou, Ivan III, se laissa fasciner par la gloire des Paléologues, et Volpe vint à Rome demander, en son nom, la main de la

i

INTRODUCTION, xxiii

princesse Zoé. Pour mener à bonne fin une affaire si délicate, il fallait la souplesse d'un Italien de la Renais- sance. Sans doute, les lambeaux de témoijjnages qui nous restent ne suffisent pas pour dresser un réquisitoire com- plet, mais la preuve morale, on le verra, est accablante pour l'intermédiaire. Volpe faisait miroiter de loin une Russie catholique, un fils de Monomaque aux genoux du Pape, des rapports d'amitié et de soumission. En outre, à Rome et à Venise, il proposait, moyennant quelques sacs d'écus, l'alliance avec les Tatars contre les Turcs. Per- sonne ne voulut lui donner de l'argent, mais le représen- tant du grand kniaz put mener à l'autel la princesse byzantine, et le Vatican fut témoin de cette solennité.

Les détails que nous possédons sur ce fait sont en raison inverse de son importance. Phrantzès et Lascaris l'ont à peine mentionné. Maffei est le seul chroniqueur italien qui l'ait esquissé avec quelque soin. Fallait-il que Raynaldi tronquât le texte de Maffei, et Karamzine celui de Raynaldi ! Les écrivains postérieurs, au lieu de remonter jusqu'aux sources, ont préféré s'en remettre au célèbre historio- graphe de l'empire de Russie. Depuis quatre siècles, la question restait stationnaire, et c'est tout récemment que les archives d'Italie et d'Allemagne nous ont livré leurs secrets. Désormais, cet épisode se présente sous un nouvel aspect, avec ses vraies origines, ses antécédents et ses con- séquences. Les acteurs de ce petit drame prennent corps, leurs noms reparaissent; on les voit à l'œuvre, le contrôle devient possible, et, malgré quelques lacunes, l'ensemble du fait n'échappe plus au jugement de la critique. Cette reconstitution tardive d'une page oubliée d'histoire ne s'est faite qu'au prix de longs et persévérants efforts. Nous n'en sommes que plus reconnaissant à M. Morsolin, qui nous a fait connaître les trésors de Vicence ; à M. le mar-

XXIV INTRODUCTION.

quis Stafjlleno et à M. Schlecht, dont les indications nou> ont (juidé dans les archives de Gênes et celles du Vatican.

Un document encore peu connu de la Bibliothèque synodale de Moscou nous semble appelé à conlirmer nos conclusions. 11 a été si(;nalé naguère par Gorski et Névo- slrouëv dans leur Description des manuscrits slaves, mais les historiens, même les mieux renseignés, le passent d'ordi- naire sous silence. C'est un message adressé par les Russes du Nord à Sixte IV, «Pape universel, grand soleil, illumi- nateur du monde » , et contenant une profession de foi franchementcatholique. A lire ces pages pleines d'emphase, on dirait que le Kremlin avait depuis longtemps accepté l'union, et qu'il désirait ardemment la conservation de ce lien. Par malheur, nous n'avons pas sous les yeux le texte complet de cette pièce importante, qui réclame impérieu- sement les honneurs de l'impression.

L'apparition de la princesse byzantine a fait époque dans sa patrie d'adoption. A cet événement se rattachent la fin du joug tatar , l'expansion au dehors, les crises intérieures, le progrès artistique de Moscou. Lés Grecs et les Italiens arrivés avec Sophie Paléologue répandirent autour d'eux leurs idées, ils élargirent les horizons des gouvernants et devinrent les intermédiaires d'office avec l'Europe. Un reflet de la Renaissance illumina le Kremlin; la transfor- mation fut visible, et il est curieux de voir, sur un fond essentiellement russe, les influences récentes se croiser avec les anciens souvenirs tatars. Le nouvel essor de la vie nationale sous Ivan III, et le programme politique de ce prince avec son absolutisme byzantin, ses aspirations aux grandeurs et à l'hégémonie, mériteraient bien que l'on fît remonter jusqu'à lui la deuxième période de l'histoire de Russie, au lieu delà laisser descendre jusqu'à Pierre V.

Cependant les idées chimériques de Volpe, entretenues

INTRODUCTION. xxv

par des nfjents d'une fidéliU; douteuse, qui promettaient à Rome des ambassades solennelles et faisaient croire à l'union prochaine des Églises , se propageaient à la sour- dine non seulement en Italie, mais aussi en Allemagne. Sous le pontificat de Léon X, lorsque l'on sentait si bien la joie de vivre, il y eut à Kœnigsberg une nouvelle ce o- sion de ces projets optimistes. Dietrich Schœnberg, con- seiller du grand maître de l'ordre Teutonique, avait une vague connaissance des agissements de Volpe, et, à son tour, il se mit à rêver l'entrée dans la ligue contre les Turcs d'une Russie catholique, l'érection à Moscou d'un royaume et d'un patriarcat. A trois reprises, on le vit paraître au Kremlin, s'entourer de mystère, exposer ses combinaisons plus naïves encore qu'ingénieuses. Ce diplo- mate aventureux a été souvent confondu avec son frère Nicolas, religieux dominicain, qui s'est occupé des mêmes affaires, mais qui n'a jamais traversé la frontière russe, si ce n'est dans l'imagination de quelques écrivains. Le volume LUI du Sbornik, publié à Saint-Pétersbourg par la Société impériale d'histoire, sur les rapports de la Russie avec l'ordre Teutonique, a dissipé quelque peu les ténèbres accumulées autour de cet incident, mais la lumière complète ne s'est faite qu'à la suite de la publi- cation de M. Joachim. Dans ses trois volumes sur la poli- tique du dernier Hochmeister in Preussen, il a non seule- ment reproduit des documents de valeur, mais il en a donné aussi une étude critique faite avec beaucoup de soin. Dorénavant on ne pourra plus traiter cette matière sans consulter son livre.

Un rôle analogue à celui de Dietrich Schœnberg, quoi- que dans des conditions différentes, a été joué sous Léon X et Clément VII par Paoletto Genturione. C'est à tort qu'il passe en Russie pour un capitaine et un messager officiel

XXVI INTIiODUCTION.

(lu Pane. Loin (rcxcrcer îles fonctions militaires, le bâtard {'cnois n'a jamais été autre chose que marchand d'épices. Ceci ne l'empêchait pas de connaître à fond la cosmo^jra- phie et de risquer même des découvertes dans l'art nautique. Ses deux voyafïes en Moscovie avaient un but essentielle- ment mercantile : il s'ajjissait de trouver une nouvelle route des Indes pour faire pièce aux Portugais et tuer leur trafic. Mais les entreprises de ce genre ne pouvaient réussir parmi les Russes; ils avaient encore trop de méfiance envers les étrangers, etCenturionenc put ni explorer le cours des fleu- ves ou la situation des mers, ni organiser des compagnies de commerce. C'est alors qu'il se replia sur la théologie et l'union des Églises. Grâce à la présence de quelques étran- gers, il y eut des polémiques animées : les uns défendaient les doctrines romaines, les autres les battaient en brèche. De bons esprits furent gagnés à la cause de Centurione. On lui fit même des confidences si importantes qu'il croyait ne pouvoir les communiquer que personnellement au Pape ; tout au plus consentait-il à en souffler un mot au roi de Danemark. Quelle que soit la pointe d'exagération qui se révèle dans ces procédés, il n'en est pas moins piquant de constater à Moscou, au seizième siècle, les succès d'une propagande catholique.

D'autres conséquences se rattachent encore aux rapides excursions de Centurione. Il a renoué les rapports avec le Saint-Siège , et même réveillé l'intérêt scientifique pour Moscou. Quoiqu'il ne fût chargé d'aucune mission, il avait cependant remis des lettres pontificales à Vasili III, et le grand kniaz jugea bon de lui adjoindre, au départ, un de ses agents du nom de Guérasimov. Arrivés à Rome, tous deux, le diplomate russe et le marchand italien, eurent de fréquentes entrevues avec Paolo Giovio, et c'est en s'in- spirant de leurs conversations queilévêque de Nocera

INTRODUCTION. xxvii

écrivit son esquisse, peu connue en Russie, sur Vasili III, et son mémoire sur la Moscovie, dont la notoriété est bien plus grande, mais qui n'a jamais encore subi l'épreuve de la critique. Kn y regardant de près, on verrait peut-être que c'est Ceiiturione plutôt que Giovio (jui en est l'auteur.

A son tour, Guérasimov ne repartit pas tout seul; il était accompagné de l'évêque de Skara. Cet ancien Fran- ciscain, voyageur infatigable, qui ne devait rentrer eu Italie que pour y trouver une fin tragique, s'en allait pour lors à Moscou avec des paroles de paix à soumettre au roi de Pologne et au grand kniaz Vasili. Très restreint est le nombre de pièces qui se rapportent à cette ambassade. Elles suffisent cependant pour constater l'intervention diplomatique de l'évêque de Skara entre les deux souverains slaves. Grâce à lui, sous les auspices du Pape et de l'Empe- reur, les belligérants conclurent une trêve. Le fait ne man- que pas d'importance, et mérite d'autant plus l'attention de la postérité que les contemporains, étourdis par le sac de Rome et l'exil de Clément VII à Orvieto , l'ont laissé passer inaperçu. Durant cette période troublée, les rela- tions avec Moscou s'interrompirent pour une longue série d'aînées.

L'aurait-on jamais soupçonné? mais c'est Giovio qui a contribué puissamment à les rétablir , en suscitant des émules de Volpe et de Dietrich Schœnberg. Lecteur assidu des commentaires du prélat comasque, Hans Schlitte reprit, pour son propre compte , les projets attribués naguère à Vasili III, et, envoyé par Ivan IV en Allemagne pour y faire une levée d'artisans, il posa hardiment deux autres questions autrement graves : l'union des Églises et le couronnement du Tsar par le Pape. Elles eurent un retentissement merveilleux : l'Europe entière s'ébranla , Charles-Quint lança des messages , le Saint-Siège prêta

XXVIII INTRODUCTION.

rorelllc, le roi de PoIo{jiie s'émut. En dernière analysei" Papes et rois furent affreusement mystifiés.

Cet épisode mouvementé a été étudié à des points de vue diamétralement opposés à Vienne et à Cracovie. Con- vaincu des loyales intentions du Tsar et de la sincérité de son agent, M. Fiedler rend les Polonais responsables de l'avortementde la paix religieuse. Par contre, aux yeux de M. Zakrzewski , Schlitte n'est qu'un aventurier intelligent, moins soucieux d'apostolat que de lucre. Désormais, le doute n'est plus possible : les documents de Lûbeck, signalés par M. Forsten, ceux de Copenhague et de Kœnigs- berg, soumis à un nouvel examen, confirment en tous points l'hypothèse d'une mission élargie à l'insu d'Ivan, dans un but intéressé et d'une manière arbitraire. C'est en pleine connaissance de cause que Schlitte a ourdi ses intri- gues et qu'il a fait de ses dupes ses victimes.

A partir de 15G1, les rapports avec Ivan le Terrible, sans être encore immédiats, prennent cependant un carac- tère plus sérieux. Pendant près de vingt années consécu- tives, les Papes s'efforcèrent de parvenir jusqu'au Tsar, tantôt pour l'inviter au concile de Trente ou lui en faire présenter les décrets , tantôt pour conclure avec lui une alliance contre les Turcs et cimenter l'union religieuse sur la base du concile de Florence. Mais c'est en vain que Pie IV, Pie V, Grégoire XIII, essayèrent jusqu'à six fois d'envoyer leurs agents au Kremlin, jamais ceux-ci ne réus- sirent à y pénétrer; non pas qu'Ivan les eût repoussés, il ne se doutait même pas des ambassades qu'on lui desti- nait, — mais c'est Sigismond-Auguste, c'est Maximilien II, c'est Bathory lui-même , qui opposent tour à tour des obstacles insurmontables au passage des envoyés ponti- ficaux.

M. Zakrzewski a analysé ces projets de mission dans son

INTUODUCTION. xxix

excellent travail sur les rapports du Saint-Siège avec Ivan le Terrible. Une lumière inattendue en jaillit sur la politi- que de l'époque, et l'on apprend à en connaître les plus intimes replis. Des éléments nouveaux, provenant du Vati- can, nous ont permis de compléter ce tableau et de résou- dre sans appel quelques questions auparavant douteuses. Ainsi, l'on ignorait jusqu'ici les instructions de Pie IV à l'évéque de Stagno, celles de Pie V à Portico, le dossier du nonce de Pologne sur Ivan IV, sa correspondance avec les intéressés. L'on se perdait en hypothèses pour expliquer l'arrêt soudain de Rodolphe Glenke au moment du départ pour Moscou. Les uns l'attribuaient à la mort de l'Empe- reur survenue vers cette époque, les autres à la mort de Glenke, qui a vécu cependant jusqu'en 1578. Une note officielle conservée au Vatican tranche définitivement la question : c'est Maximilien II qui s'est opposé à l'envoi du messager papal. Enfin le dernier projet de mission, d'au- tant plus important qu'il se rapporte au règne brillant de Bathory, a jusqu'ici échappé entièrement à l'histoire. Ni Tourguénev, ni Theiner, d'ailleurs peu soucieux des lacu- nes dans leurs collections, n'ont connu les instructions du cardinal de Gôme à Galigari, nonce de Pologne, et les dépêches chiffrées de celui-ci. Témoins incorruptibles, ces correspondances nous révèlent les origines, les détails et l'issue du projet de 1579 : la mission n'eut pas lieu; pour lors Bathory resta fidèle aux traditions de Sigismond-Au- guste, sauf à inaugurer plus tard, de concert avec Possevino, une politique plus savante et plus large.

Ici, un regard jeté en arrière nous découvrira une vue d'ensemble sur les motifs étranges ou sérieux qui ont éloigné l'une de l'autre deux grandes puissances. D'abord, à partir du concile de Florence jusqu'à la réouverture de celui de Trente, les rapports mutuels n'ont jamais

XXX INTRODUCTION.

été étavés sur <les données précises ou sur une connais- sance exacte de la situation. Entre les Papes et les tsars se sont insinués des intermédiaires qui poursuivaient leur but personnel, tantôt avec une hardiesse d'aventuriers, tantôt avec une confiance naïvement loyale , toujours au détriment des principaux intéressés . Plus tard , aux équivoques séculaires s'ajoutèrent les rivalités natio- nales, les calculs politiques. Ils élevèrent des barrières infranchissables, et le contact direct, immédiat, resta long- temps impossible.

Il est permis de regretter que, par suite de ces obstacles, le génie russe soit resté plus ou moins étranger au génie latin, surtout à l'époque l'Occident tout entier était en passe de se rajeunir. Une poignée d'Italiens, rien qu'en traversant Moscou au quinzième siècle, y ont laissé des souvenirs impérissables de leur passage. Un rapproche- ment ])lus prolongé, une part persévérante et active au progrès, une connaissance approfondie du dehors, eussent certainement mieux préparé le terrain aux réformes de Pierre I". Les Russes ne pouvaient échapper à la loi histo- rique qui régit la diffusion de la civilisation, mais cette loi s'impose mieux par un développement continu que par un effort violent et hâtif. A un point de vue plus élevé, l'échange d'idées avec Rome, en se faisant dans des condi- tions normales, eût contribué à dissiper des préjugés surannés, et à frayer le chemina la conception unitaire de l'Église, qui est la seule dogmatiquement admissible, et dont la vie des peuples ne saurait ne pas se ressentir.

Au moment de conclure, notre pensée se reporte d'elle- même vers les riches et incomparables dépôts, nous avons, à pleines mains, puisé les matériaux de notre tra- vail. Que d'heures passées dans les archives d'Italie, d'An- gleterre et de France ! Que de lettres échangées avec celles

INTRODUCTION. xxx-

d'Allemagne et d'Espagne, du Danemark et de la Suède! Si nos recherches n'ont pas toujours été infructueuses, nous le devons principalement à rextréinc ohIi{jeancc des savants {}ardiens de ces trésors du passé. Ils ont droit à une reconnaissance que nous sommes heureux d'exprimer publiquement.

Un dernier mot sur le système adopté dans les notes. Nous donnerons ailleurs des indications plus complètes, des extraits et des appendices. Pour ne pas multiplier les références au bas des pages , l'on s'est borné au strict nécessaire. Les pièces inédites et nouvellement trouvées ont été soigneusement citées. Pour les autres sources, il y a des renvois à nos travaux précédents et à un grand nom- bre d'ouvrages spéciaux. Les points essentiels du récit seront de la sorte, croyons-nous, suffisamment docu- mentés.

Paris, 2 février 1896.

, I

AYANT-PROPOS

DEUXIÈME ÉDITION

Le passé ne révèle ses mystères que peu à pou, et presque chaque année qui s'écoule répand autour d'eux des lumières nouvelles.

Depuis la publication de ce volume, d'intéressantes lettres du cardinal Isidore et de ses compagnons de voyage ont été découvertes et publiées par M. Jorga.

Par contre, c'est en vain que l'on m'a signalé (Franc. Ehrle, Enr. Stevenson, Gli Affresclii del Pinturicchio neW appartamento Borgia, Roma, 1897, p. G6, note 5) le Diario di Paride de Grassis (Archives du Vatican, Arm. XII, t. XIII, f. 200) comme source à consulter pour l'histoire d'André Paléologue. A l'endroit indiqué, il est question d'un tout autre despote, témoin le titre même du chapitre : De Magnifico Domino Carlo, filio dispoti di Larte, qui voliiit sedere cum cardinalibus in capella, sed nequaquam.

L'appoint documentaire le plus considérable nous vient pour l'histoire de Hans Schlitte. Aux Archives d'Etat de Vienne, j'ai pu constater, à mon grand éton- nement, qu'une série entière de pièces sur ce célèbre aventurier n'avait pas été exploitée par M. Fiedler. Les documents de Liibeck, quoique mentionnés par

II AVANT-PROPOS

M. Forsten (Journal Min. Nar. Prosv., août 1890, p. 292), attendaient aussi leur tour d'être mis en œuvre et utilisés. Grâce à ces révélations, une phase ignorée de cette colossale mystification paraît au grand jour. Son point de départ est une lettre de recommandatioa du duc Albert de Prusse à Ivan le Terrible. Entre les mains de Schlitte elle devient talismanique. Papes et souverains en furent les victimes.

Paris, 1" novembre 1905,

L\ RUSSIE

ET

LE SAINT-SIEGE

LIVRE PREMIER

LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLOïiE.NCE

CHAPITRE PREMIER

l'union ET MOSCOU 1417-1443

L Election de Martin V. Renouveau de l'Eglise et de Rome. Né,';ocia- tions avec l'Orient. Mort de Martin V. Élection d'Eugène IV. Ses antécédents. Sympathies pour l'Orient. Difficultés. Le con- cile de Bàle. Il envoie ses délégués à Constantinople. Conditions du Pape et du concile. Mandataires de Jean Paléologue à Bàle. Isidore, hcgoumène de Saint-Démétrius. Ses lettres, sa tournure d'esprit, ses sentiments, sa foi, son patriotisme. Arrivée à Bàle. Discours de Cesarini et d'Isidore. Le concile général meilleur moyen de réunion. Décret du 7 septembre 1434. Le chanoine Fréron auprès du Pape. Eugène IV se rallie au concile. Ordres et contre- ordres. La réunion du concile en Occident est décidée. Détente à Constantinople. Accusations contre les mandataires de Bàle. Nou- velle rédaction du décret du 7 septembre. Byzance et les Russe». Le siège de Kiev. Déceptions de Jonas. Isidore nommé métropolite de Kiev. Un monde nouveau. La Russie dans sa période laborieuse.

Les fils de Kalita. Leur politique savante. Concentration à Moscou. Le grand kiiiaz Vasili II. Accueil d'Isidore au Kremlin.

Opposition au départ. Départ pour l'Italie. Incident à louriev

i

2 1 ES ursSES KT LE CONCILE DE TLOUENCE.

liiiuiest'ions de voyage. Arrivée à Ferrare. Les Grecs au cun-

(■il^., Traiislaljon du concile à riorence. IL .tenu l'aI('oli)gue à la porte San-(^.allo. Les Medicis. Leur rntou- ,.j,pj;_ iluiiianistcs à la cour ponliHcale. Désillusions au sujet des (;,.ej.|i. Luttes de l'esprit. Procédure adoptée. Synthèse du con- ,.j|,, Hites d'Orient et d'Occident mis sur le nicine pied. Questions cliiijnialiques. Le F'dioque et la primauté du Pape. Rôle d'Isidore.

Ses tendances conciliatrices. Profession de foi. Démarche auprès du Pape. Rédaction de la bulle. Sa promtdgation. Points expressément mentionnés. Nombreuses copies de la bulle. Traduc- lion russe. Epigraphes latines. Médailles. Has-relicfs de Phila- ,.,'.(c. Relation du pope Simcon. Discours de Marc d'Ephèse. Tristesse «lu pope. Avranii refuse de si{»ner la bulle. La réclusion le fait changer d'avi.s. Logique d'Isidore.

III. Les fiançailles de 1 Orient avec l'Occident. Questions militaires. .Mémoire de Torzelo. Isidore intermédiaire entre le l'ape et l'Einpe- leur. Promesses d'Eugène IV. Légation d'Isidore. Pension des Russes. Promotion cardinalice. Titre d'Isidore. Séjour à Venise.

Siméon et Fonia en fuite. Incidents étranges. Lettre circulaire d'Isidore. Réception à Cracovie par Olesnicki. Principe pacificateur.

L'union à Chelm. Lettre d'Isidore en faveur de Bobilas. Bon accueil à Kiev et à Smolensk. Disposition des esprits à Moscou. Arrivée d'Isidore. Promulgation de la bulle. Dénouement tragique.

Emprisonnement du métropolite. Griefs de Vasili. Réunion du clergé. Condamnation d'Isidore. Sa fuite. Incidents à Tver et à Novogrodek. Départ pour l'Italie.

L'élection du cardinal Colonna, qui prit le nom de Martin V en montant sur le siège de saint Pierre, mit un terme, en 1417, au schisme funeste d'Occident et aux beaux jours d'Avignon. La papauté sortait triomphante d'une lutte qui avait duré trente-neuf ans, et l'intensité même de la crise n'en prouvait que mieux la force de résistance, l'indestructibilité du suprême pouvoir spirituel. Le nouvel élu, cédant à une heureuse inspiration, reprit . le chemin de Rome, l'entrée solennelle, grâce aux

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l/nNlON ET MOSCOU. 8

étapes forcées à Manloue, Florence et ailleurs, n'eut lieu que le M) septembre l 4i20. Veuve trop longtemps de ses maîtres, victime d'un déplorable vandalisme, la cité éter- nelle attendait, pour se relever de ses ruines, le retour du pontife. Les travaux considérables de voirie et d'édilité, la restauration des basiliques et des éf|lises, les chefs- d'œuvre d un Gentile de Fabriano, d'un Vittore Pisano, d'un Masaccio enlevé à la Toscane, devinrent comme le symbole du renouveau qui s'opérait dans toute I Eglise. Les Jean XXIIl, les Benoît XllI, les Clément VIll, dispa^ furent peu à peu. S'appuyant sur sa famille pour dompter les factions politiques, aidé de ses frères et neveux, tous richement dotés et peut-être même trop, Martin V recon- stitua le patrimoine de saint Pierre, rendit à la papauté son prestige, et fit rentrer dans leurs orbites normales le monde et les affairesecclésiastiques.

Au milieu de ces soucis, tandis que l'Occident travaillé par les Hussites, troublé par dos fantômes de concile, attendait des réformes qui tardaient avenir, l'attention du Pape dut aussi se porter vers l'Orient. A mesure que les Turcs accéléraient leur marche en avant et resserraient Constantinople dans un cercle de fer, les Grecs, à bout de ressources, se rapprochaient des Latins et, pour conclure une alliance militaire plus durable, offraient à nouveau d'oublier les anciennes querelles dogmatiques et discipli- naires. Membres de la même Église, soumis à la même autorité, Grecs et Latins eussent opposé une masse plus compacte et plus homogène aux forces ottomanes qui menaçaientla presqu'île des Balkans. Le Saint-Siège, selon sa coutume traditionnelle, ne fit pas difficulté d'entrer dans cet ordre d'idées. Les négociations se poursuivaient activement, une ambassade byzantine était en route pour Rome, un concile devait se réunir, lorsque Martin V,

» LES RUSSES ET LE CONCILE DE TLORENCE.

frappé (ra|)0|)lexie, mourut suhitcmcrit le 20 février 1431.

Ueurendrc en sous-œuvre les pourparlers de son prédé- cesseur et les conduire à bon terme échut en partage à Gabriel Gondulmaro, qui, ceignant le trirègne, s'appela ICugène IV. Le neveu de Grégoire XII était un enfant de Venise, cette vieille et active intermédiaire entre l'Kurope et l'Orient, souvent plus préoccupée d'étendre ses domaines et de placer ses marchandises que de propager le règne du Christ. Toutefois le lion héraldique de Saint-Marc abritait sous ses ailes non pas seulement une marine de commerce et de guerre, mais aussi des hommes au cœur ardent, aux vues larges et profondes, aux convictions franchement chrétiennes. Eugène était de ce nombre, au témoignage de saint Antonin, bon juge en pareille matière'. D'une stature imposante, d'un port majestueux, il garda toute sa vie les habitudes d'austérité et de piété contractées au couvent de Saint-Georges in Alga. Encore simple moine augustin,il voyait souvent les navires de la Seigneurie faire voile vers le Levant, et ses vœux d'apôtre s'élançaient à leur suite dans le lointain sillage. Une mission pontifi- cale lui donna l occasion de parcourir l'Épire, la Macé- doine, la Thrace, l'Asie Mineure et l'Egypte. Dès lors, sur tous les degrés hiérarchiques qu'il eut à parcourir, la question d'Orient au point de vue religieux devint 1 objet de ses prédilections. Il s'en occupa assidûment pendant le concile de Constance, et fut initié à toutes les négociations ultérieures. Appelé à la suprême magistrature de l'Église, le pontife n'eut garde d'oublier les projets du cardinal et du moine.

A la vérité, il fallait avoir une indomptable énergie pour songer à l'union des Églises en face des épreuves qui

* Chronicorum teitia pars, p. 519.

L'UNION ET MOSCOU. 5

iissaillirent le Saint-Siège aussitôt après la mort de Mai- lin V. F^a faction des Golonna, irritée par les nnesures violentes prises en toute hâte contre elle, troublait la paix il Tintérieur. Au dehors, le duc de Milan Filippo-Maria Visconti manilestait des intentions hostiles contre le Pape, ami de Venise et de Florence, et soudoyait des condottieri, un Fortibraccio, un Sforza, qui ravageaient impunément les États de TÉglise. En 143 4, la révolte éclata à Rome même. Le Capitole fut pris d'assaut. Les fils dégénérés des Gracques proclamèrent la république. Le Pape, obligé de fuir, descendit le Tibre à fond de cale pour échapper aux pierres lancées contre lui et, passant à Ostie sur une galère, alla se réfugier à Florence, il demeura quelques années au couvent des Dominicains de Santa-Maria Novella. Entouré d'ennemis qui le serraient de près les armes à la main, Eugène devait encore compter avec des adver- saires d'un autre genre, dont les efforts tendaient à para- lyser son action pontificale. Un concile s'était improvisé à Bàle, dans des conditions assez étranges, et comme il dégé- nérait en conciliabule, le Pape lui signifia l'ordre de se dissoudre. Mais bientôt il rapporta sa décision et, pré- voyant une résistance inflexible, ébranlé par l'avis de quelques cardinaux, il reconnut, le 15 décembre 1433, la légitimité du concile. Malgré cette mesure d'indulgence, les difficultés persistèrent et prirent même parfois une tournure menaçante. En particulier, au sujet des affaires d'Orient, il y eut des réticences, des manques d'entente mutuelle, voire des divergences, qui faillirent compro- mettre le succès de la conciliation, car les Byzantins trai- taient simultanément avec Bàle et avec Piome, ce qui rendait ces relations singulièrement complexes *.

' Pour les sources du concile de Florence, voir : Hergenroether, Hand- ouch, t. m, p. 388 à 391. A citer notamment : Laebe, SïnoPoutos,

G LES UnSSES El LE COINCILE DE FLOUENP.R.

En oA'i'ci, Euy;ène IV négociait depuis longtemps la paix religieuse avec les Byzantins, que les Pères de Bûle n'y attachaient encore aucune importance. Lorsque leur exis- tence conciliaire tut menacée à cause de cette entreprise, ils la firent même dédaigneusement passer pour un « vieux retrain » et une " cantilène démodée « . Préoccupés des Hussites qu'il tardait à l'Empereur de voir désarmés, les Pères abandonnaient l'Orient aux soins charitables du Pape et ne se lançaient pas à la poursuite d'un fantôme insaisissable. Mais, sitôt qu on s'aperçut des succès d'Eu- gène, un complet revirement s opéra dans les esprits, et l'espoir de rétablir l'unité de l'Église exerça sur les Pères de Bâle une séduction fascinatrice. Ils se mirent prompte- ment en rapport avec les Grecs, sans en avertir toutefois le Pape. A l'insu de celui-ci, deux délégués se rendirent, en 1433, à Constantinople, avec mission, qu'on nous passe le mot. d'escamoter au profit de Bâle les négocia- tions déjà engagées avec Rome. Aussi devaient-ils insister sur l'importance et la grandeur du concile, mieux secondé par les princes que le Pape, et par conséquent plus à même de préparer l'union et d'organiser la croisade.

Héritier des projets religieux de son père Manuel, l'em- pereur Jean Paléologue, quoique en pourparlers très actifs avec le Pape, n'en accueillit pas moins gracieusement les délégués de Bâle, et s'empressa d'envoyer, de son côté, des mandataires dans la cité conciliaire. Les avantages de cette tactique ne pouvaient lui échapper : traitant à la fois avec deux parties également désireuses de réussir, il devait espérer de dominer la situation. A l'encontre du Pape, qui

Allacci, Cecconi, Goethe, Zhishmax, Frommann, Macaire, Chevtbey, OTTE^THAL, Delertorski, Draeseke, Carra de Vaux, Warschauer. Bibl. Laurenziana, Acquisti e Doni, 143; Strozzi. 33. Bibl. du Vatican, fonds slave, t. XII, f. 55. Bibl. Barberini, t. XVI, f. 85.

L'UNION ET MOSCOU. T

consenlait. à une réunion sur le Bosphore, les Pères du roncile plaidaient viffoureusement en laveur de liùle, et, (juoique sans argent et sans crédit, ils prenaient sur eux tous les frais de déplacement que le Pape laissait, au con- traire, à la charge des Byzantins. Les conditions des deux parties présentaient ainsi des avantages différents, et si C.onstantinople sollicitait les préférences des patriotes byzantins, peut-être était-ce encore plus urgent de ménager un trésor obéré, à moins qu'il ne fut possible d obtenir gain de cause sur les deux chefs à la fois. Jean II confia toutes ses pensées et donna ses pleins pouvoirs aux trois ambassadeurs choisis pour se rendre à Bàle : Démétrius Paléologue, son parent; Isidore, hégoumène de Saint- Démétrius; Jean Dishypato, officier de palais.

Pour la première fois, Isidore, déjà connu à la cour de Byzance, paraît ici sur la grande scène de 1 histoire. Dans la suite du récit il tiendra une place considérable, et dès à présent il ne saurait passer inaperçu. Le monastère de Saint-Démétrius, qu'ilgouvernait en qualité d'hégoumène, était de fondation impériale. Le fondateur lui-même, Michel VIII, en a conservé le souvenir dans les quelques pages d'autobiographie qu il nous a laissées ^ A la tête de la communauté se trouvait toujours un personnage plus ou moins en vue. Si ce poste important a été confié à Isidore, c est qu'il a le mériter par ses qualités person- nelles plutôt que par sa naissance. Originaire de Gonstan- tinople, rien n'indique qu'il ait appartenu à une famille illustre ; par contre, ses lettres témoignent d une intelligence cultivée et d'un noble caractère. L'époque contemporaine leur a imprimé son cachet : c'est l'humaniste qui tient la plume et se complaît dans les artifices du langage. Il ne

' Khrist. Tchténié, novembre-décembre 1885, p. 529.

8 LES UrSSES ET I.E CONCILE DE 1 l.ORENCE.

fail pas nnslc-re do son admiralion pour u l'harmonie des phrases, In justesse de la composition, la puissance du ton, la vivacité de la pensée » , et ce qu'il apprécie chez les autres, il n'a jjarde de le négllfjer dans ses propres lettres. Des pafjes entières, à notre gré trop filandreuses, sont consacrées à des excuses, des plaintes, des regrets, au sujet de quelque message perdu ou retardé ou qui n'a pas été suffisamment bien tourné. La lecture des poètes, qu'il cite volontiers, l'avait initié à la mythologie ; aussi les dieux de l'Olympe, les muses, les sirènes, l'ambroisie, le nectar, lui fournissent souvent des allusions ingénieuses. S il ne peut prendre son essor et voler vers ses amis, il s'assoit sur le rivage, et il pleure rien qu'au souvenir des causeries attachantes qui ont passé aussi vite que la fleur printanière. La note gaie n'est pas exclue : un lièvre, coupable de grands ravages dans le jardin, est soumis au jugement de Salomon et envoyé à un ami en pourvoi d'appel.

Sons ces dehors maniérés ou plaisants se cachait un esprit sérieux et pratique. Dans les deux lettres à Guarino de Vérone, il est beaucoup question de livres. Isidore envoie à son ami quelques œuvres de Xénophon, lui promet celles de Lucien et d'Athénée et entend bien être payé de retour. La préoccupation littéraire ne le quitte jamais, et lorsqu'il est obligé, à Épidaure et à Sparte, de songer aux travaux de la campagne, au labour de la terre, aux bœufs et aux chevaux, c'est à ses livres, à ses études qu'il a le plus de peine à renoncer. Les lointains voyages lui paraissaient séduisants. Lorsque Manuel Chrysoloras traversait l'Europe depuis l'Espagne jusqu'aux îles Britanniques en passant par "l'opulente» ville de Paris, Isidore l'estimait heureux de voir tant de régions nouvelles et se comparait lui-même à une taupe fatalement renfermée dans un cercle étroit. C'est qui! jugeait des voyages d'après le parti qu'il tirait

T, 'UNION ET MOSCOU. 9

même des simples (J('j)ljic(Mn(Mils. Arrivé à Vilvlo, il exa- mine la ville elle port, (léchidie les inscriptions {fravt'es ur les colonnes, constate rinfluence de riiellénisme sur les Albanais, montagnards farouches et sauva(jes que le contact avec les Grecs a rendus traitables et presque policés.

Mais ce qui frappe surtout dans les lettres d'Isidore, c'est l'élévation des sentiments. Bien qu'il se plaigne du mépris, qui est le partage des moines, lui-même jouissait d'une haute considération. Il écrit à l'empereur Manuel en homme habitué à traiter avec son maître ; il s'adresse aux despotes de la Morée, à Michel le Sacellaire, au métropo- lite de Midia, à celui de Kiev, comme on s'adresse à des égaux. L'hégoumène est un ami dévoué, s intéressant au sort d'autrui, aimant à échanger des idées, à dire des choses agréables; il est aussi l'avocat des pauvres et le refuge des malheureux. Une cruelle épreuve avait atteint les Hélicovounites : leurs vignes dévastées par l'orage res- semblaient à des pins. Privés de leur unique ressource, ces pauvres campagnards n'avaient plus de quoi payer les impôts qu'on s'obstinait à exiger. Isidore se charge de leur cause; il la plaide avec ardeur, sa voix prend des accents pathétiques, il en appelle à la pitié, à la justice, aux ordres de Dieu, à travers l'urbanité du langage se fait sentir la fermeté du défenseur. Et ce n'était pas une simple effu- sion de philanthropie ; l'hégoumène se guidait par des prin- cipes surnaturels. Bien qu'il fût humaniste, il n'a jamais donné dans les rêves du néoplatonisme : ses convictions sont restées franchement chrétiennes ; il croyait à un Dieu personnel, créateur de toutes choses et rémunérateur, à sa providence, aux mystères de l'Incarnation et de la Rédemp- tion, à la chute de l'homme, à son élévation à l'état de grâce, à ses destinées immortelles. Les prières qu'il adresse

10 1.KS RUSSES RT l.K CONCILli: DK TLOUENCE.

au « despote <les despotes » portent Tcmpreinte vivante de sa loi, (lui s'tipaiiclie surtout à Monendjasie, il avait, parait-il, une mission spéciale à remplir, en belles et graves paroles. La piété n'excluait pas chez lui le patriotisme : la terre de Pélops lui est chère, et rien que son nom fait A ibrer ses fibre? les plus intimes. Isidore n'a jamais trahi ou désavoué ses sentiments : tel il était à Byzance et en Morée, tel on le retrouve, à différentes époques, en Occident'.

Divers incidents de voyage, tempête sur mer, agression sur les grandes routes, retardèrent l'arrivée des ambassa- deurs grecs à Bàle jusqu'en juillet 1434. Le cardinal Giu- liano Cesarini présidait le concile. Ami des humanistes, il souhaita la bienvenue aux arrivants dans un de ces dis- cours, si chers à la Renaissance, la profusion des mots étouffe les idées, ou la rigueur même du raisonnement est parfois sacrifiée aux formules oratoires et aux exigences de l'effet. Après des réflexions à perte de vue sur la paix et l'union, Cesarini exposa brièvement la marche suivie jusque-là dans les afl^ires et les résultats obtenus. Pour conclure, il hasarda l'opinion qu'au fond les différences entre l'Orient et l'Occident se réduisaient à des questions de forme, et que la nouvelle de la fusion des Églises serait comme le signal d'une croisade générale : les princes chrétiens viendraient spontanément se ranger sous l'éten- dard de saint Pierre, et rien que l'effet moral de cette levée de boucliers serait désastreux pour les Turcs. Toute cette harangue respirait l'enthousiasme et la joie par suite de l'arrivée des ambassadeurs grecs, que l'orateur saluait avec des éloges sympathiques et discrets.

Chargé de la réponse, Isidore, dans un discours grec

' Regel, Analecta, p. xxxviii, 59. Bibi. du Vatican, fonds grec, n" 914, f. 56 à 62. Appendice, n" I.

L'UNION ET IVTOSCOTJ. 11

traduit en latin j)ar Aurispa, sut non seulement se main- tenir au même diapason, mais, grâce au génie oriental, pousser encore plus loin l'affectation de la phrase et 1 audace de l'hyperbole. Fatigué du voyage et peu versé dans 1 éloquence, il s'avoua tout à fait au-dessous d une lâche les plus grandes voix de l'antiquité eussent cer- tainement échoué, car le concile de Bâle, disait-il, ne sau- rait être en aucune façon dignement apprécié. L'oral eur remonta ensuite jusqu'au siège de Troie et redescendit jusqu'aux guerres récentes entre la France et l'Angleterre, afin de prouver, l'histoire à la main, les avantages de la paix et les détriments des discordes. Reprenant la thèse de Cesarini, il déclara absolument futiles les cause > de la rupture entre les deux Églises : simples malentendus, dont le démon s'est servi pour creuser des abîmes. Si cette largeur de vues trahit le futur partisan de l'union, le patriote se révèle quand vient le tour de Byzance. Nation infortunée, s'écrie l'hégoumène en parlant des Grecs, mais illustre et puissante ! Des provinces nombreuses en Europe et en Asie reconnaissent encore sa souveraineté. La juridiction du patriarche byzantin s'étend jusqu en Russie, pays immense, qui touche aux monts hyperbo- réens. Quelle gloire par conséquent de travailler à l union de Byzance avec Rome! Ne serait-ce pas, se demande le moine ébloui par cette vision, élever un monument gran- diose qui rivaliserait avec le colosse de Rhodes, dont le sommet atteindrait les cieux et dont l'éclat rejaillirait sur l'Orient et l'Occident?

Aux discours d'étiquette succédèrent les discussions. En principe, on admettait de part et d'autre qu'un concile général serait le meilleur et peut-être l'unique moyen de s'entendre. La divergence portait sur le lieu de la réunion ; tandis que les Grecs penchaient vers Gonstantinople, les

il LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

Pères (lu concile insistaient fortement pour Bàle. On dépensa beaucoup de temps en efforts stériles avant de se résoudre à des concessions mutuelles. Enfin il fut convenu qu'en toute hypothèse la préférence resterait à l'Occident, et que Tcmpereur Paléologuc y viendrait en personne avec le patriarche. Les Grecs durent se contenter de l'espoir que le concile se réunirait dans une ville plus rapprochée de l'Orient que Bàle. En revanche, les Pères se chargèrent, avec plus de hardiesse que de prudence, des frais énormes qu'entraînerait nécessairement le voyage de tant d'évéques et de princes. Ils promirent aussi, sur demande expresse des Byzantins, de soumettre ces stipulations à l'approba- tion pontificale.

Le 7 septemlïre 1434, toutes les difficultés ayant été écartées, le décret Sicutpia mater fut, en séance solennelle, promulgué dans la cathédrale, adopté par les Pères et juré par les Grecs. Ce document célèbre résume les conditions mentionnées plus haut et reproduit en latin, à leur suite, le chrysobulle de l'Empereur du 11 novembre 14-33 et la lettre du patriarche du 15 octobre de la même année. Un mot fatal, trompant la vigilance des intéressés, s'était glissé dans le texte conciliaire. Les Pères y annonçaient pompeusement qu'après avoir calmé les récentes discordes des Hussites, ils allaient s'occuper des discordes anciennes des Grecs. Mettre ainsi sur la même ligne ceux qui se croyaient archiorthodoxes avec d'odieux hérétiques était un affront qu'on aurait pu supprimer sans inconvénient. Cependant l'hégoumène Isidore, pas plus que ses collègues, ne fut choqué de ce rapprochement. Leurs compatriotes, nous le verrons bientôt, se montrèrent plus perspicaces et surtout plus susceptibles. En attendant, le chanoine d'Orléans, Simon Fréron, fut chargé de porter le décret au Pape.

L'UNION ET MOSCOU. 13

Mission délicate. Grande avait été la surprise d Kii'jène sitôt que les démarches entreprises à la sourdine par les l'ères eurent transpiré. Son désappointement s'accrut à l'arrivée du mandataire. Le Pape se fût réservé volontiers la haute direction de l'affaire by/antine. L'idée d'un con- cile à Gonstantinople lui souriait : proclamée sous les voûtes de Sainte-Sophie, l'union eût peut-être trouvé plus d'écho en Orient, et le sanctuaire national eût mieux attesté la liberté des serments de paix. Enfin la question financière elle-même réclamait un examen plus appro- fondi, car les Pères de Bàle comptaient sur des ressources très problématiques. Cependant, vis-à-vis d'un concile toujours prêt à se révolter, le Pape, déjà fu(,àtif à Florence, crut devoir se rendre aux conseils de modération qui pré- valaient dans son entourage. Le 15 novembre 1434, il envoya à Bàle un message dans lequel, après avoir motivé sa ligne de conduite, il se ralliait à l opinion du concile si celui-ci restait inébranlable.

Bientôt après, deux ambassadeurs grecs, Georges et Manuel Dishypato, arrivèrent avec de nouvelles instruc- tions. De plus en plus l'Empereur se rapprochait du Pape, insistait sur la réunion du concile à Gonstantinople, et enjoignait à Isidore et à ses collègues de réformer dans ce sens les engagements qu'ils auraient pu prendre.

Eugène IV, redevenu maître de la situation, oublia Ie.î questions personnelles pour ne songer qu'aux meilleni.^ moyens d'atteindre le but. Il n'usa point de représaille ; envers les Pères de Bàle, dont les démarches intempes- tives avaient provoqué ce chassé-croisé d'ordres et de contre-ordres; il ne reprocha pas aux Grec», excusables d'ailleurs à cause des distances et des retards, d avoir négocié en double, mais fidèle à ses engagements du 15 novembre, il ne voulut pas trancher la quesliou lui-

IV I.i:S IIUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

niëiDc et la renvoya par-devant le concile. Tout fiers de ce premier succèsctsùrs d'avance de l'approbation pontificale, les Pères n'en mirent que plus d'obstination à défendre leur plan. Force fut aux Grecs de sacrifier Gonstantinople, et d'accepter la réunion du concile en Occident '.

Désormais il ne manquait plus à ces préliminaires que la suprême ratification de Jean II. Le théâtre de l'action se transporte ainsi au palais impérial de la Corne d'or, naguère avaient germé les premiers éléments de la divi- sion. En ce moment, tandis que les projets de concile sur- excitaient les passions religieuses, l'approche du danger inspirait des sentiments conciliants. A en croire les Latins, un Traversari, un Giovanni de Raguse, un Menger, un Fréron, il y eut comme un courant de sympathie pour Rome qui traversa Byzance. Si l'Empereur craignait sur- tout les Turcs, car la paix chèrement achetée à Mourad II n'était qu'une trêve peu rassurante, le patriarche Joseph, vénérable vieillard entouré de l'estime générale, s'inspirait de motifs plus élevés. Autour de ces deux personnages se groupait un parti peu nombreux, il est vrai, mais prêt à tout sacrifier pour les grands intérêts de la patrie et de la vérité. Même dans les masses, au moins à Gonstantinople, on se plaisait à signaler une détente. Ainsi le clergé et le peuple se portèrent en foule à Sainte-Sophie pour assister aux prières solennelles, décrétées par le patriarche en vue de 1 union des Eglises. La cérémonie fut émouvante. Cependant 1 accalmie était, en général, plutôt apparente que réelle, et les proportions que prenaient certaines ques- tions secondaires légitimaient des craintes pour l'avenir. Les fastidieux détails des derniers arranofements relatifs

'Ceccosi, p. Lxvni, lxxx, xcti, cxiii. ZHiSHMAK,Z'ie Unionsv.,j>. iki.25. Haller, 1. 1, p. 336 à 370. BibL Laurenziana, St)o:.zi, n* 33. Ccgno>i, p. 15(i.

I/HNION ET MÔSCOr. 15

in concile, (lui loucliaieni suiioiil au [loint criiouneur el à 1 ar^jent, sont en dehors de notre sujet. Un seid incident figure rhégouniène Isidore mérite d'être relevé.

Aussitôt (jue les mandataires latins et grecs, chargés des préliminaires du concile, lurent réunis à Constantinople, en septembre 1 435, des bruits malveillants se répandirent sur les trois ambassadeurs de Bàle, Démétrius, Isidore et Jean. On les accusait d'avoir sacrifié doi^ intérêts majeurs à (le [utiles considérations personnelles, et d'avoir négligé de se concerter sur les mesures à prendre. L'affaire fut débattue devant l'Empereur. Démétrius présenta la défense des ambassadeurs, Isidore le soutint vigoureusement, et ils gagnèrent leur cause, mais ce ne fut que pour subir une nouvelle et plus forte attaque. Lorsque le décret du 7 septembre 143 4 tomba dans le domaine public, une véritable tempête se déchaîna parmi les Byzantins, (urieux de se voir assimilés aux Hussites. D'un commun accord, le texte outrageant fut repoussé et une réparation jugée nécessaire. De fiers et durs reproches atteignirent les ambassadeurs de Bàle : un seul mot de leur part eût suffi pour modifier la rédaction. Pourquoi ne lavaient-ils pas prononcé? Comment n'avaient-ils pas reculé devant la lourde responsabilité du silence? On se mit immédiate- ment à l'œuvre afin de régler ce différend, et il ne fallut pas moins de trois séances orageuses pour trouver un biais admissible par les deux parties. Les Latins consentirent enfin à rédiger un nouveau texte qui serait soumis aux Grecs avant d'être envoyé au concile de Bàle; mais, tandis qu'ils travaillaient à cette tâche, l'Empereur voulut que les Grecs dressassent un contre-projet, et il nomma à cet effet une commission de quatre membres, parmi lesquels se trouvait Isidore. Les commissaires en furent pour leurs frais de composition, et l'Empereur pour son excès de pru-

16 LES lUrsSKS KT LE CONCILE DE ILOUENCE.

dence, car le nouveau texte des Latins enleva tous les sut- fra'^es, et l'incident fut clos à la satisfaction générale'. L'héfjoumène Isidore, quelle qu'eût été sa conduite à Bâle, n'avait pas perdu, on le voit, la confiance de l'Empereur, qui ne tarda pas à lui en donner une nouvelle preuve en 1 envoyant à Moscou. Laissons les Grecs à leurs préparatifs en vue du concile qui s'ouvrira en Italie. Pour saisir l'im- portance de la mission confiée à Isidore, il importe de se raijpeler quelles étaient alors les relations entre Moscou et Hyzance.

Évangélisée par des missionnaires grecs, enclavée dès le dixième siècle dans le patriarcat de Constantinople, la Russie restait de loin en communion d'idées avec la métro- pole, et conservait avec elle des liens hiérarchiques. Le patriarche d'Orient nommait le chef de l'Église russe métropolite - de Kiev et de toute la Russie « , ou, pour le moins, confirmait son élection. Au point de vue politique, l'empressement des empereurs grecs variait selon les cir- constances. Lorsque les Mongols envahirent la Russie et la rendirent tributaire, Byzance n'envoya aux vaincus ni sol- dats ni argent; maintenant que les rôles semblaient vou- loir changer, on eût accepté volontiers le secours des Russes contre les Turcs. La gravitation vers Moscou s'im- posait par la Ibrce même des choses.

La vacance momentanée du premier siège de Russie offrait une occasion propice d'entrer en matière, bien que le choix du nouveau titulaire présentât de singulières diffi- cultés. Kiev, la cité sainte, le berceau de la foi des Russes, subissait alors la domiiuition des Lithuaniens, et sitôt qu il y avait un métropolite à nommer, ils opposaient leur propre candidat au candidat de Moscou. En 1431, à la

> SvROPOCLos, p. 22 à 42.

L'UNION ICT MOSCOU. 17

iDort de Photius, le (iraiid kiiiaz Vasili II lui donna immé- diatement pour successeur révoque de Riazan, Jonas. Mais tandis (jue le nouvel élu tardait à se (aire confirmer, (jé- rasime, luttant de vitesse et favorisé j)ar les Lithuaniens, parvint à obtenir du patriarche d'Orient la nomination olFicielle et définitive. Le rival de Jonas périt tra{ji<jiu;- ment sur le bûcher, en 1435, et un rayon d'espoir brilla aux yeux de l'ancien prétendant, qui se rendit en toute hâte à Gonstantinople pour n'y trouver encore qu une amère déception. Longtemps à l'avance l'Empereur eJ le patriarche avaient pris leurs mesures : il leur fallait à Moscou un homme dévoué à leur cause et capable de faire triompher une idée. Leur choix s'arrêta sur l'hégoumène Isidore, qui fut aussitôt promu au siège de Kiev et con- sacré par le patriarche. On n'accorda à l'évêque moscovite que la promesse de succession en cas de survivance. Rési- gné à son sort, quoique trompé dans son attente, Jonas, en compagnie d'Isidore, de l'ambassadeur impérial Gudela et du moine Grégoire, reprit le chemin de Moscou dans les premiers mois de l'année 1437.

En quittant le Bosphore pour se rendre sur les rives de la Moskva, l'ancien moine de Saint-Démétrius entrait dans une sphère d'action complètement neuve pour lui et encore peu connue de ses compatriotes. Le métropolite de Russie passait pour un des plus hauts dignitaires de l'Église d'Orient ; on comptait pour un bonheur d'être nommé à ce siège réputé aussi lucratif qu'honorable. Depuis l'invasion des Mongols, les Grecs n'y parvenaient plus que rarement, car les grands kniaz préféraient les Moscovites, et savaient s'y prendre pour les faire réussir. Cependant le prédécesseur immédiat d Isidore, Photius, était originaire de la Morée. Il avait échangé avec Thégou- mène des lettres qui probablement n'avaient pas beaucoup

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18 I.KS l'.rSSFîî ET l.K CONCILE DE FLORENCE.

appris à ce dernier. Aucun guide éclairé ne s'offrait pour orienter le nouveau métropolite, et la mission qu'il avait à riMnplir était des plus difficiles; car, on ne saurait en douter, il se rendait à Moscou principalement pour engager les Russes à prendre part au prochain concile ou pour avoir, au moins, un titre légitime de les y représen- ter. Les antécédent? d'Isidore à Bàle, l'insistance des BW.antins sur son choix, toute la suite de l'histoire, en fournissent des preuves inéluctables. Partisan de l'union des Églises, ardent patriote, Isidore arrivait au Kremlin avec des projets bien arrêtés et l'inébranlable résolution de les exécuter. Or, ni les conditions politiques et reli- gieuses de Moscou, ni l'homme qui détenait le pouvoir ne favonsaient ces entreprises.

En effet, la Russie traversait alors sa période laborieuse d'unification territoriale et de réaction contre les Tatars. Longtemps victime d'un système d'apanages qui 1 avait morcelée en lambeaux, durement rançonnée par la Horde d'or et <oumise à son joug, elle ne sortit victorieuse de ces épreuves que grâce à la politique savante, tenace, invariable, mais cruelle et sans scrupules, des princes de Moscou. Les fils de Monomaque et de Kalita devinrent comme les fermiers généraux du tribut à payer aux Tatars, et ils s'acquittèrent de cette charge de manière à faire prospérer leurs propres finances. Au milieu de la détresse générale, cet argent leur permit d'acheter les principautés vacantes. Des alliances avantageuses et trop 'Souvent des intrigues et des rapines arrondirent encore leurs domaines, admirablement situés au cœur même de la Russie. Ils furent préservés de léraiettement par suite de circonstances particulièrement heureuses et souvent for- tuites. Lorsque les augustes représentants de l'Église, les métropolites, vinrent v fixer leur résidence, Moscou acquit

L'UNION ET MOSCOU. 19

;iiix yeux fies croyants un prcsli.fje sans pareil. Enfin une haute et suprême const;cration lui lut doiuiée |)ar la trans- lation (le l'iniajje vénérée de la sainte Vierge de Vladimir,

laquelle se rattachent de chères et glorieuses traditions. A mesure que la jeune principauté concentrait les forces nationales, elle reprenait conscience d'elle-même et se sentait en mesure de tenir tête aux Tatars. Dmitri Donskoï, s'armant de courage, remporta sur eux une brillante vic- toire. Ses successeurs, moins hardis, s'en tinrent à une hostilité latente, mais active et persévérante.

Le grand kniaz Vasili II, qu'Isidore trouva sur le trône, appartenait à cette pléiade de princes qui savaient à mer- veille tantôt louvoyer et temporiser, tantôt prendre les armes, sans jamais perdre de vue l'hégémonie de Moscou et l'affranchissement du joug tatar. Les chroniques lui ont gardé le surnom de temny (aveugle), pour avoir eu les yeux crevés par un de ses neveux, dont il avait soumis le frère au même supplice. Les vingt premières années de son règne furent remplies de discordes et de sang. Vasili eut à défendre son titre de grand kniaz contre son oncle louri, qui s'appuyait sur les coutumes russes traditionnelles; mais, au tribunal du khan tatar, l'or de l'opulent neveu et les bassesses de ses boiars prévalurent sur les subtilités juridiques de l'oncle. Le iarlyk échut au plus offrant et au moins ûer, et la guerre intestine se ralluma immédiate- ment. A peine Vasili en était-il sorti vainqueur qu'il fut fait prisonnier par les Tatars de Kazan, et ceux qui payèrent sa rançon comprirent la grandeur du désastre. Ces revers successifs n'empêchèrent pas Vasili d'englober des apanages dans sa principauté, de faire sentir à Tver, à Riazan et même à Novgorod, la pesanteur de son bras. Quant à la Horde d'or, sans jamais l'attaquer de front, le grand kniaz minait sourdement sa puissance, en accordant

jo T.rs ni^ssES et i,e concile de Florence.

un îisile cl en ociroyant des doinaines aux Tatars tians- fiiffes, qui devenaient de précieux auxiliaires contre leurs anciens maîtres.

Mal{|ré ces guerres, ces intrigues, ces préoccupations de toutes sortes, Vasili trouvait encore des loisirs pour les affaires ecclésiastiques. La nomination d'Isidore dut nécessairement le contrarier. L'échec à doux reprises du candidat moscovite portait déjà une sensible atteinte au prestige du Kremlin, et des conséquences encore plus graves étaient à craindre dans l'ordre pratique. Jusque-là les chefs de I Eglise avaient servi d'instruments dociles aux chefs de l'État. Jonas, le malheureux candidat russe au siège métropolitain, eût sans doute fait preuve de sou- plesse envers son maître; on avait d'excellentes raisons pour le croire. Mais en serait-il de même d'Isidore? Ce prélat byzantin servirait-il le grand kniaz avec le même dévouement que Photius? saurait-il s'adapter aux mœurs de Moscou, oublier les intérêts des Paléologues pour ne penser qu'à ceux de Vasili? Cette incertitude devait inquié- ter un prince habitué de longue date à trouver dans son métropolite un allié sûr et fidèle.

Cependant, telle était encore l'autorité' dont jouissait Byzance que, par égard pour l'Empereur et le patriarche, Vasili renonça à l'homme de son choix et subit l'évêque . qui lui était imposé. Il fit même à Isidore un accueil gra- cieux. C était vers Pâques 1437. Aux solennités d'installa- tion succéda le banquet d'usage, et les présents tradition- nels furent offerts au nouveau pasteur. Le prestige de l'Orient l'entourait; il en imposait à son entourage et, parlant plusieurs langues, passait au milieu des Russes pour un phénomène de science.

Toutefois, la bonne harmonie ne dura pas plus long- temps que les cérémonies banales de réception. Le grand

L'UNION ET MOSCOU. SI

kiliaz ne dissimula point son linnicur sitôt (ju il eut vent des desseins d'Isidore. Le concile dont il a été question plus haut allait se réunir à Ferrare. Grecs et Latins s'y donnaient rendez-vous pour discuter les conditions d'un ra[)prochenient définitif. Rien n'était plus lé(jitime que d'y faire représenter la Russie. Elle formait une partie notable du patriarcat de Ryznnce, et celui-ci se {glorifiait de la compter parmi ses provinces ecclésiastiques. Isidore 1 avait proclamé à Bàle et, conséquent avec lui-même, il demanda à son nouveau maître l'autorisation de se rendre au concile.

Évidemment, tout cela avait été concerté d'avance : Isidore remplissait un programme soigneusement élaboré sur les rives du Bosphore, identique à celui qui s'exécutait à Trébizonde, en Géorgie, en Serbie et ailleurs. Mais Vasili, complètement étranger à ces nouvelles idées, élevé dans le culte superstitieux de la routine, n'en fut pas moins frappé d'une profonde stupeur. Le chef de l'Église russe au milieu des Latins, discutant avec eux sur des matières de foi, voire négociant un rapprochement, il y avait de quoi déconcerter le bon prince moscovite. Les Grecs eux-mêmes lui avaient enseigné que les sept pre- miers conciles généraux méritaient seuls d'être respectés, que tous les autres devaient passer pour nuls et non ave- nus à partir du huitième, le pape Nicolas avait con- damné le patriarche Photius ; et voilà que le métropolite, oubliant ces rancunes séculaires, songeait à une étrange innovation! Pour expliquer ce phénomène, les chroni- queurs scandalisés s'en prenaient à l'inspiration du diable, et Vasili se fit l'interprète de l'indignation générale, lorsque, renchérissant sur les théories byzantines, il parla en ces termes à Isidore : « Père, sache que le septième concile a exposé toute la doctrine des apôtres, et qu il a

22 LKS RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

voué d'inaiice aux anathcmes ceux qui songeraient à un huitième concile. " Le métropolite ne se laissa pas él)ian- 1er par celte naïve théologie, et les foudres suspendues au-dessus de sa tête ne lui inspirèrent aucune crainte. Se réclamant de la promesse faite au patriarche, il insista avec tant de vigueur et de force que Vasili se crut oblige (le lui accorder l'autorisation demandée. Pour calmer ses scrupules, le grand kniaz munit Isidore de judicieux con- seils. « Puisque tu te rends, lui disait-il, à ce huitième concile, réprouvé par nos samtes traditions, au moins reviens-nous avec l'ancienne foi de Vladimir. Garde-toi bien d'y changer quoi que ce soit, car toute innovation nous serait désagréable. » La chronique ajoute qu'Isidore s'engagea par serment à remplir cette condition en réalité illusoire, car il s'agissait précisément de constater qui des deux, de Byzance ou de Ptome, avait conservé intacte et pure la foi de Vladimir.

Lorsque tous les obstacles furent surmontés, le 8 sep- tembre 1437, Isidore se mit en route avec une suite éva- luée à plus de cent personnes. On distinguait parmi ses compagnons, outre Grégoire et Gudela, l'évêque de Souz- dal Avrami, le pope Siméon, également de Souzdal, l'archimandrite Vassian et le boïar Foma Matveïev, qu'uae autre source fait passer pour délégué par le kniaz de Tver. Jamais encore caravane si nombreuse n avait quitté Moscou avec un but de voyage si éloigné, une mission plus importante à remplir.

Au début, Isidore fut accueilli de ville en ville comme l'est un pasteur vénéré par ses ouailles. Le kniaz Boris de Tver le reçut en grande pompe. A Novgorod et à Pskov, l'enthousiasme se manifesta également dans des banquets et des processions. C'est à louriev qu'eut lieu, d'après les sources russes, le premier incident de mauvais augure.

L'UNIOJN ET MÛSCOa. 23

La ville étant habitée par des orthodoxes et des cjiIIkj- Ii(|ucs, les deux cler{jcs vinrent à la rencontre du métro- polite. Au f;rand scandale de ses compafjnons, Isidore vénéra la croix latine avant les images russes. Dès lors, il passa pour suspect.

A Riga, l'arrêt se prolongea quelques semaines. Le moine Grégoire fut envoyé à Kœnigsberg pour se rensei- gner sur la sûreté des routes et obtenir des sauf-conduits. Le grand maître de l'ordre Teutonique, Paul de Rusdorf, s'y prêta volontiers. Sur les avis qu'il ne tarda point à recueillir, on décida, afin d'éviter la Saniogitie, de s'em- barquer, et de descendre la Baltique jusqu'à Lûbeck. Désormais, les Moscovites respireront l'atmosphère occi- dentale. Leur itinéraire les conduisait à travers l'Alle- magne par Lunebourg, Leipzig, Bamberg, Nûrnberg, ils arrivèrent le 30 juin et visitèrent les fortihcations de la ville, Augsbourg, Innsbruck, jusqu'à la vallée de l'Adige et jusqu'en pleine Italie '.

Us nous ont révélé eux-mêmes les Iraiches et naïves impressions qu'a provoquées dans leurs esprits la vieille civilisation d'Europe. Ce récit, bien entendu, ne vient pas d'Isidore, initié au progrès de la Renaissance, mais d'un de ses compagnons dont le nom est resté inconnu. Une cruelle mystification, qui se rattache aux légendes du Dau- phiné et du lac de Lucerne, fit découvrir à nos voyageurs sur les bords d'un fleuve imaginaire la patrie de Ponce- Pilate qu'ils nomment hardiment la ville Pont ou Pontisk. En général, ce qui les frappe le plus, c'est l'aspect exté-

' Poln. Sobr., t. III, p. 112; t. lY, p. 122; t. V, p. 267; t. VI, p. 151; t. VIII, p. 100. Kniga step., t. II, p. 71. Ahty Jstor,, t. I, p. 73, 84, 95.— BuNGE, t. IX, n°' 252, 267, 270, 289, 309. Ropp, 2 Abtli., 2 B., p. 161, n" 200. Chroniken der cl. St., t. X, p. 155. Karck, DieEeise.

Archives de Kœnigsberg, Ordensbriefarchiv^ t. XIII, f. 486, 513, 514.

Archives de NUrnberg, Jahrcsrcqister, t. IV, f. 294.

iU l.ES nUSSES ET LE CONCILE DE I-l.OIlENCE.

rieur des villes d'Occident. L'ancienne Moscou avec ses méchante^ maisons de bois n'offrait rien de comparable auxcallïéJialesgotbiques, aux palais somptueux, ni même iiux modestes demeures bourgeoises des cités d'Allemagne. Les fontaines publiques avec leurs ornements bizarres, féants de bronze ou de marbre, monstres marins ou dieux iMvthologlques, vomissant de toutes parts des eaux abon- dantes, excitèrent la plus vive admiration des Moscovites. Leur enthousiasme ne connut plus de bornes à la vue d une antique horloge de Liibeck, qui représentait des ticènes bibliques en sonnant les heures. Us ne pouvaient détacher les yeux de ce prodigieux spectacle dont les moindres détails intéressaient leur pieuse curiosité. La visite de quelques abbayes leur suggéra des observations judicieuses : ils remarquèrent que les bibliothèques con- tenaient beaucoup de livres, qu'on servait à table du bon vin, et que les femmes n'entraient pas dans les couvents d'hommes. Le progrès occidental, on le voit, n'attirait pas les Moscovites par ses grands côtés. En vrais primi- tifs, ils se contentaient des apparences. Quant aux phéno- mènes de la nature, à la beauté des sites, à la variété des pavsages, ils v restèrent indifférents jusqu'à la vue des montagnes du Tyrol. Au pied de ces colosses, qui élèvent jusqu'aux nues leurs cimes couronnées de neige, les habi- tants des plaines ondulées du Nord ne cachèrent pas leur étonnement et leur surprise. Bientôt aux chaînes majes- tueuses des Alpes , à leurs derniers contreforts , succé- dèrent les riantes campagnes de la haute Italie. Isidore se dirigea sur Padoue et arriva, le 15 août 1438, à Fer- rare ^

Le concile était déjà réuni dans la capitale les mar-

' Sakharov, i. II, p. 81. Pavlov, p. 90. Voir aussi le récit attribué à Avramj, Popov, p. 400. Dumotjchel, passim.

L'UNION 1:T MOSCOU. 25

i|iiis tlKsle tenaient leur cour hrillantc, les lettres et les poètes se donnaient volontiers rendez-vous, et qui (levait être un jour illustrée par l'Arioste et le Tasse. Le 27 novembre 1437, les {jalères poiililicales stationnées dans la Corne d'or avaient pris le large, emmenant en Italie, avec Jean Paléologue et son frère Démétrius, le patriarche Joseph de Constantinople, et un nombre con- sidérable de métropolites, d'évêques, d'hégoumènes et de grands dignitaires de la cour. La traversée fut longue et désastreuse. Les Byzantins n'arrivèrent à Venise qu'en février 1438. Accueillis avec un grand déploiement de pompe par le doge Francesco Foscari, le Sénat et le peuple, ils furent bientôt invités à se rendre à Ferrare, où, malgré la résistance d'un petit nombre, le Pape avait transporté le concile qui siégeait à Bâle. L Empereur accepta cette proposition, et, à partir de cette époque, brisant complètement avec les récalcitrants, il s'en tint toujours au Pape.

Les Latins réunis à Ferrare avaient inauguré leur pre- mière séance, dès le 8 janvier 1438, sous la présidence du cardinal Albergati. Le 9 avril eut lieu l'ouverture solennelle du concile, en présence d'Eugène IV et des Byzantins. Après quoi le chômage des sessions générales dura jusqu'au 8 oc- tobre. En vain s'était-on flatté de voir, dans l'intervalle, arriverles ambassadeurs desprinces d'Occident. L'empereur Sigismond venait de mourir en décembre 1437, et son successeur, Albert d'Autriche, ne manifestait aucun em- pressement. L'Allemagne gardait la neutralité entre les débris schismatisants du concile de Baie et le nouveau concile de Ferrare. Charles VII taillait la plume qui devait signer la Pragmatique sanction de Bourges et défendait même aux prélats français de se rendre en Italie. Les souverains se désintéressaient de l'union religieuse avec

2G LES niTSSES ET LE CONCILE UE l'LOUENCE.

les Grecs et croyaient ne rien risquer en tergiversant.

Ce temps forcé d'arrêt fut consacré à des études préli- minaires et à des discussions privées. L'Empereur en pre- nait pliilosoj)Iuquement son parti et cherchait à utiliser ses loisirs. Mal satisfait des chevaux fournis par le Pape, il en acheta un de honne race à Gudela. Après quoi, ac- conqjagné de son frère, il se livra avec tant d'ardeur à la chasse que les habitants des environs, soucieux de con- server leur gibier, portèrent plainte au marquis Niccolo. Quant au métropolite de Kiev, il se voyait rendu à ses amis, ses collègues, ses compatriotes. L'humaniste retrou- vait à Ferrare son correspondant Guarino, ancien disciple à Byzance des deux Chrysoloras, et maintenant maître lui- même, entouré d'estime et de vénération. Giovanni Au- rispa, qui avait traduit en latin le grand discours de Bàle et jouissait en paix de gras bénéfices obtenus par faveur, devait aussi lui être connu. Le docteur de la Cour, Ugo Benzi, s'imposait de lui-même à tous les Grecs. Il se piquait d'être aussi fort en théologie et philosophie qu'en médecine et ne demandait qu'à faire preuve de ses talents. Mais ce n'était qu'un avant-goût des jouissances d'es- prit qu'allait offrir aux Pères du concile le foyer de l'hu- manisme.

A peine les travaux conciliaires furent- ils organisés qu'un projet de translation en interrompit la marche. La peste sévissait à Ferrare, et les compagnons d'Isidore, peu faits au climat d'Italie, furent, paraît-il, les plus éprou- vés • . A ce motif d'intérêt général et qui servit de pré- texte officiel s'ajoutaient, en faveur du changement, des raisons particulières aux Latins et au Pape. Niccolo Picci- nino rôdait avec sa bande autour de la ville et entretenait

' SvROPOvLOs, p. 145. Frizzi, t. III, p. 427 à 436.

L'UNION KT MOSr.O[I. 27

de secrèlcs intelli{jcnccs avec le duc de IMilan. Clia(|iic jour, raudacieux condottiere, tl('jà iiiaître de Bologne, iinola, Forli et Havenne, pouvait (enter un coup de main, s'euiparer des restes du trésor pontifical, et isoler complè- tement le Pape de ses États. Pareil voisinage n'était pas fait pour rendre le séjour de Ferrare attrayant. D'autre part, Florence, sous l'impulsion des Mcdicis, briguait de[)uis longtemps l'honneur d'héberger le concile. Elle offrait au Pape, avec une sécurité parfaite, des sommes considérables pour faire face aux dépenses qui dépassaient déjà les prévisions, et ce secours pécuniaire, malgré les conditions onéreuses de restitution, n'était pas à dédai- gner. Les Grecs résistèrent longtemps. Si la contagion les effrayait, ils craignaient beaucoup plus de s'éloigner du rivage, de pénétrer plus avant dans le continent, et de rendre plus difficile le retour dans la patrie; mais, pen- sionnaires du Pape, sous la pression de l'Empereur, la détresse les obligea à céder. Le 10 janvier 1439, dans la seizième et dernière session de Ferrare, le décret de trans- lation fut promulgué, et aussitôt Grecs et Latins partirent pour la Toscane.

II

Lorsque l'empereur d'Orient, Jean Paléologue, arriv^a, le 1() février 1439, à Florence^ avant de se rendre au palais Perruzi, assigné pour sa demeure, il fut compli- menté à la porte San-Gallo, en langue grecque, par Léo- nard l'Arétin, chancelier de la république toscane. Dès le mois précédent, Jean Dishypato, chaudement recom-

28 LES DUSSES ET LE CONCILE DE ELOLEMCE.

mandé parle cardinal Cesarini, avait inspcclé rinslallutioii des Grecs et concerté avec les autorités locales les der- nières mesures à prendre '.

Dans le yrand mouvement de la Renaissance qui se développait alors en Italie, et dont les Médicis étaient les promoteurs discrets et généreux, la rencontre des Grecs et des Latins sur le sol étrusque doit être considérée comme une date remarquable. L'échan^^e d'idées, fréquent et animé, qui se produisit en dehors des discussions conci- liaires, ouvrit nécessairement de vastes horizons aux intel- lifjences en travail, jalouses de pénétrer tous les secrets de l'antiquité, en quête d'un nouvel et plus poétique idéal.

Le génie des Médicis planait au-dessus de la pittoresque cité haignée par les eaux blondes de l'Arno et entourée de toutes parts d'un amphithéâtre de délicieuses collines. Cosimo, surnommé père de la patrie, vivement épris des souvenirs de Rome et d'Athènes, propageait autour de lui le culte des sciences et des arts. Le goût de l'antiquité, les lettres grecques et latines, la philosophie d'Aristote, non encore supplanté par Platon, exerçaient sur les esprits un charme irrésistible et acquéraient chaque jour une vogue nouvelle.

Autour de Cosimo et de son frère Lorenzo se groupait une élite de lettrés, amateurs de beaux manuscrits, infati- gables chercheurs, collectionneurs de raretés et de chefs- d'œuvre. Les uns avaient respiré l'air de Byzance, les autres, sans quitter l'Italie, avaient eu'pour maître Chryso- loras, tous cherchaient à être grécisants. L'Arétin, déjà nommé plus haut, écrivait son histoire de la république de Florence. Son successeur dans la charge de chancelier,

' Archives de Florence, Mecliceo inn. il princ, fiha XIII, n' 90.

I, UNION KT MOSCOi;. ZO

Carlo Marsuppini, ciiscijjimit I éIo(jucnce ot le grec et tour- nait les vers avec facilité. Aussi versé dans l'hébreu que dans le grec, Gianozzo Manetti, l'ancêtre des antisémites, se plaisait à confondre les ral)l)ins. Quelques autres huma- nistes, obliges tic résider ailleurs, appartenaient néan- moins à la même pléiade par leur genre d'études, leurs sympathies, leurs fréquentes relations. Aux absents non moins qu'aux présents, Niccolo de Niccoli servait de cour- tier sagace en littérature, voire de petit Mécène, et, par- tageant leurs nobles passions, savait satisfaire ses goûts de bibliomane malgré la pénurie de ses ressources.

Si Eugène IV restait lui-même étranger au renouveau de la Péninsule, l'humanisme n'en comptait pas moins de brillants représentants parmi les membres du concile et jusque dans l'entourage du pontife. Le cardinal Albergati se distinguait aussi bien par la sainteté de sa vie que par son amour éclairé des lettres, et dans la tête de son secré- taire, Tommaso Parentucelli, germaient les projets gran- dioses qui de\ aient éclope dans celle du pape Nicolas V. Gesarini, revêtu depuis longtemps de la pourpre, et Lan- driani,qui allait l'être bientôt, ne croyaient pas déchoir en revendiquant leur place au milieu des orateurs et des écri- vains. D'autres cardinaux, moins ardents, se contentaient de protéger les artistes, de faire des collections ou de soi- gner leurs bibliothèques. Personne n'eût osé se montrer ostensiblement réfractaire.

Mais c'est surtout parmi les secrétaires pontificaux et les scrittori que pénétrait le nouveau ferment littéraire. Trop souvent, surtout depuis le concile de Bàle, le pam- phlet avait servi d'arme puissante aux ennemis de l'Église. Pour lutter avec succès, il fallait désormais recourir à des plumes exercées, élégantes, trempées dans de bonne encre. Or, on ne les trouvait guère que parmi les huma-

:}0 T,ES 1\USSKS KT LE COJJCILE DE FLORENCE.

iiislcs. L'arrivée des Grecs en Italie les rendait, à un autre titre tout à fait indispensables : ils étaient les seuls à nouvoir servir d'interprètes. Aussi, Giovanni Aurispa et peut-être Guarino vinrent exprès de Ferrare à Florence. Bien auparavant, et pour d'autres motifs, Gregorio Cor- raro avait été appelé à la Cour pontificale. Moins brillant, mais plus solide que la plupart de ses collègues, Flavio Biondo les surpassait tous par son application au travail. Pof.f^io Bracciolini et Lorenzo Valla jouissaient d'une grande célébrité, bien que leur caractère fût au-dessous de leur talent. Leurs opinions risquées en matière de foi, leur frivolité, pour ne pas dire leur cynisme, les mettaient souvent en opposition avec cette même Église qu'ils pré- tendaient défendre dans leurs écrits officiels ou officieux. Celui de tous qui répondait le mieux à la situation, bien qu'il n'eût, en qualité de moine, aucune cbarge à la Cour, était Ambrogio Traversari, général des Camaldules. Il maniait le grec avec la même aisance que le latin, culti- vait les lettres sans négliger la, théologie, correspondait assidûment avec l'élite toscane et se complaisait depuis long- temps dans l'union des Églises. C'est à lui que le pape Eugène IV passait de préférence les affaires les plus déli- cates; il était confident et conseil.

Parmi les Grecs présents au concile, il y en avait un. qui éclipsait tous les autres, et dont la gloire allait grandis- sant de jour en jour : c'était l'intègre et savant Bessarion, l'adversaire de Marc d'Éphèse. Gémiste Pléthon l'avait initié à la haute spéculation et aux belles études philoso- phiques, mais le disciple surpassait le maître, égaré dans une théosophie presque païenne. Les nouveaux arrivants n'avaient guère d'autres célébrités qu'ils eussent pu faire valoir, à l'exception peut-être encore de Georges Scho- larius. La réalité ne répondait pas à l'attente, et on ne

L'ON ION ET .MOS(:(^LT. 31

tarda j)olnl à revenir sur bien des illusions. lUcn que l'aspect extérieur des Grecs avec leurs costumes étranges, lon^js et flottants, leurs barbes tantôt prolixes et touffues, taiilôt rares et courtes, leurs sourcils peints et leurs che- veux épars, excitait les sarcasmes des Italiens habitués à un autre genre d'élégance. Chacun se figurait à sa guise les petits-fils des héros chantés par Homère, les descendants de Périclès et de Démosthène, et, à les voir tels qu'ils étaient, les plus sérieux, bien à tort certainement, ne pou- vaient s empêcher de rire.

Quelles que fussent les impressions mutuelles, les luttes de l'esprit, en dehors des questions théologiques, étaient à prévoir, sitôt que les humanistes seraient en présence des Grecs. Ugo Benzi fut peut-être le premier à descendre dans l'arène, se précipitèrent après lui tous les combat- tants. Les noms d'Aristote et de Platon furent prononcés; aussitôt les opinions se partagèrent, peu à peu surgirent deux partis fortement tranchés. Les Grecs se divisèrent entre eux, et Gémiste Pléthon prit la plume pour défendre son divin Platon. Personne ne suivait ces discussions avec plus d'intérêt que Cosimo. Les premières origines de son académie datent de cette époque. Après la dissolution du concile, à Rome aussi bien qu'en Toscane, ces mêmes questions furent encore souvent agitées. C'est toute une page d'histoire littéraire qui n'a pas encore été écrite avec les curieux détails qu'elle comporte ' .

Si important qu'il soit dans les fastes de l'humanisme, le concile de Florence l'est encore plus dans l'histoire de l'Église et au point de vue théologique. Réuni en Italie, au lendemain du grand schisme d'Occident, et à la veille de

' VoiGT, Die Wiederbelebung, 1. 1, p. 287; t. lï, p. 27, 116. Reumo^t, Lorenzo, t. I, p. •''(•02. Klette, p. 59, 14G. Legrand, Bibl. helL, 1. 1, p. XXXI, xciv, etc. BiNDiKi, Sadov, Vasx, passim, Rocholl.

32 LES nUSSKS ET LE CONÇU. E DE !■ 1.0 U EiN CE.

la HrCoiine, succcdaiit ù rassemblée turbulente de lîâle, il 0 foiilribuc au prestige de la papauté en Europe et attiré vers le Saint-Siège les regards de tout l'Orient. C'est au point qu'on n'a souvent voulu voir dans la convocation de ces assises qu'un plan politique d Eugène IV pour réduire à l'impuissance les Pères de Bâle et faire éclater aux yeux du monde le triomphe de Rome. Mais s'il entrait dans les vues du Pape de maîtriser des adversaires dangereux, son zèle d'apôtre recherchait avant tout cette unité de croyances que, moine encore, il avait rêvé de rendre à la chrétienté. Aussi bien les décisions doctrinales de Flo- rence ont-elles une portée et une valeur impérissables : c'est le programme de concorde religieuse entre l'Orient et 1 Occident qui s'imposera de lui-même à tous les essais de réunion.

La rédaction des formules définitives fut excessivement laborieuse, car il fallait remonter cinq ou six siècles en arrière, toucher aux fibres les plus intimes de la vie natio- nale, pénétrer même dans le sanctuaire des consciences. La vérité faisait appel à toutes les énergies, et toutes les résis- tances devaient se produire au grand jour. Aussi les dis- cussions furent animées, prolixes, souvent fastidieuses et pleines de récriminations parfois brillantes, lorsque d'ha- biles théologiens, unTorquemada, un Giovanni de Raguse,. se livraient à leurs inspirations. Les Grecs avaient apporté avec eux un grand nombre de manuscrits : c'est dans les plus vieux parchemins qu'on voulait contrôler les textes des docteurs de l'Église. L'exégèse se mêlait ainsi à la spé- culation. La diversité des langues multipliait encore les difficultés. Dans les réunions plénières, un interprète tra- duisait les discours des orateurs du grec en latin et du latin en grec. Niccolo Sagundino , originaire d'Eubée, s'acquittait de cette tâche avec une facilité merveilleuse et

L'DMON et MOSCOU. 33

à la salisfaction générale, ne laissant rien à désirer soit pour l'exactitude, soit pour la célérité. Six notaires, trois grecs et trois latins, consignaient par écrit ce qui était prononcé de vive voix. Le gros du travail se faisait dans un comité composé successivement de quatre-vingts, puis de quarante, vingt, et enfin de seize membres, moitié grecs, moitié latins '.En remontant jusqu'à la synthèse des controverses de Florence, on peut dire que l'union des Églises s'est faite en vertu de ce principe souveraine- ment équitable et théoriquement admis des deux côtés : unité dans la foi, variété dans les rites.

La question du rite est plus importante et plus complexe qu'on ne le croiraità première vue. Les usages liturgifjues, désignés dans leur ensemble du nom de rite, se sont intro- duits dans les Églises avec l'assentiment des autorités com- pétentes, mais sous l'influence du génie populaire, des coutumes locales, des événements historiques. Grâce à ces origines, ils deviennent un élément de la vie natio- nale, surtout lorsque la langue du pays pénètre dans les livres sacrés et dans les services religieux. A la différence des subtilités dogmatiques, accessibles seulement aux intelligences d'élite, les rites sont du domaine commun; ils tombent sous les yeux du vulgaire, et un fanatisme aveugle les confond parfois avec l'essence même de la religion. Or, de tout temps, l'Orient et l'Occident ont suivi des rites différents, et, pendant de longs siècles, l'unité dans la foi n'en a pas souffert. Lorsque Photius, doué d'un esprit à large envergure, rompit ouvertement avec Rome, il insista de préférence sur le désaccord dans les hautes et subtiles controverses théologiques, sans négliger cependant les divergences rituelles. Il était

' Bibl. du Vatican, fonds Vatican, n" 4163, manuscrit de Fantino Vala- resso, archevêque de Crète, présent au concile.

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34 LES RUSSES ET LE <:ON(;iLK HE ILORENCE.

réservé à ses successeurs, nioius soucieux d'érudition, d'exa{;érer rimportance des variétés liturgiques et d'en faire un engin formidable de guerre. Sur les vingt-deux points de discordance énumérés par le patriarche Michel Gérulaire, la plupart se réduisent à des usages extérieurs d'une portée absolument secondaire, tels que les azymes, le jeûne du samedi, la coutume des prêtres de se raser la barbe, celle desévêques de porter l'anneau au doigt. A.vcc le temps, ces griefs ne firent que s'accroître et, au qua- torzième siècle, mêlant l'accessoire au principal et faisant flèche de tout bois, Byzànce accusait les Latins d'être tombés dans des « hérésies innombrables ' » .

Il importait de mettre un terme à ces funestes malen- tendus, de dégager les croyances dogmatiques, et de laisser aux différents rites, tant qu'ils n'atteignent pas le dogme, leur caractère inoffensif. Un vaste champ de con- cessions s'ouvrait ici, et on pouvait se donner des gages mutuels d'estime et de bonne volonté, car s'il fallait imposer aux Grecs le respect des usages latins, il fallait aussi leur rendre la pareille en respectant les usages grecs. Les Pères de Florence ont fait preuve dans ces débats d'une grande largeur de vues : les deux rites d'Orient et d'Occident ont été, pour ainsi dire, mis sur le même pied et revêtus d'une nouvelle sanction officielle. Le Saint- Siège approuvait si bien cette ligne de conduite qu'il ne s'en est jamais plus départi. Benoît XIV a rendu un bril- lant hommage aux rites orientaux dans un bref à jamais célèbre, et Léon XIII est animé des mêmes sentiments. Aujourd'hui, comme au lendemain du concile de Florence, les préjugés sont encore possibles dans le vulgaire, mais les hommes éclairés sauront à quoi s'en tenir et, pour

Hergenroether, Photius, t. m, p. 820 à 84.3.

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i/UNioN ET MOSCOU. :jn

décliner runité, n'essayeront |)as de se retrancher dans les rilos nationaux.

Tout autre était la nature des questions do{jmatiques. Sur ce terrain élevé, la discussion chanjjeait d'allures, et les procédés se pliaient nécessairement aux croyances. Sitôt qu'on se trouvait en présence d un do(jine enseigné par Jésus-Christ, l'entente à l'amiable devenait impos- sible. Le dépôt sacré de la révélation doit être, en effet, conservé dans son intégrité; aucune puissance humaine ne saurait y toucher. Le but de la discussion, dans chaque cas particulier, ne pouvait être que celui de fournir la preuve de la révélation du point proposé. Cette preuve une fois bien et dûment établie, il n y avait plus qu à s'incliner, et l'accord s'imposait de lui-même. D'ailleurs, c'eût été injuste et sacrilège d'exiger des membres du con- cile qu'ils se missent par avance dans la disposition d'esprit que Descartes a nommée doute méthodique, et qu'ils con- sentissent à suspendre leur assentiment à des doctrines d'après eux divinement révélées. La bonne foi et l'amour de la vérité étaient des armes suffisantes pour livrer le combat; toute autre prétention eût été déplacée.

Des deux points principaux sur lesquels il y avait dissen- sion complète, le premier se rapporte au mystère de la Sainte Trinité, qui a été dès l'origine du christianisme recueil des esprits téméraires. L'Occident a toujours cru que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils comme d'un seul principe par une éternelle et ineffable spiration. Cette croyance a été insérée dans le symbole. Une autre doctrine avait prévalu parmi les adhérents de Photius et rallié peu à peu tous les Orientaux. Ils enseignaient que le Saint-Esprit procède seulement du Père, et, poussant les choses à l'extrême, ils faisaient un crime aux Latins d'avoir ajouté le Filioque au Symbole. De même que la vie inté-

36 I.KS RUSSES ET LE CONCILE DE TLORENCE

riciiio (lo Dic.'ii, la coiislitution hiérarchique de l'Éfjlise se coiuL'vait (le part et d'autre dilTércminent. La primauté de juridiction diviueuient accordée à révétjue de Rome, reconnue jadis par l'antique Orient, l'Orient des Athanase, des liasiie, des Grégoire, des Chryso«tome, était contestée par l'Orient des Photius et des Michel Cérulaire, qui n'admettait qu un simulacre de primauté d'honneur, quitte à rendre acéphale l'Église fondée avec un caractère saillant d'unité.

Oucl a été dans les discussions conciliaires le rôle d'Isi- dore? Par le fait même de sa position élevée et de se» relations étendues, le métropolite de Kiev se trouvait appelé à occuper parmi ses collègues une place marquante. Investi de la confiance de l'empereur Jean et du patriarche Joseph, représentant d'un pays dont les Grecs ambition- naient l'alliance, vicaire du patriarche d'Antioche, dispo- sant, paraît-il, de ressources abondantes, il avait entre les mains des moyens puissants de se faire valoir, et sa haute intelligence lui permettait de s'en servir avec succès. Toutefois son rôle a été bien différent de celui de son ami TJessarion. Orateur et polémiste, passé maître dans l'art de développer un principe jusqu'à ses dernières consé- quences, sachant confondre l'adversaire sans trop l'irriter, le métropolite de Nicée donnait souvent de sa personne,, et ses discours substantiels et serrés reflètent toutes les phases du mouvement synodal. Isidore était plutôt homme d'action que rhéteur exercé ; il avait déjà insinué à Bàle que l'habitude de la parole lui manquait, et, en effet, dans les réunions de Ferrare et de Florence, il se renferma le plu& souvent dans le silence. S'il se décide à parler, c'est pour lancer quelques mots incisifs qui trahissent surtout du caractère. Aucune trace des hyperboles, des phrnses sonores et creuses prodiguées à Bàle. On dirait qu'un seul

L'UNIOiN KT MOSr.OlT. .'57

effort l'a complèle/nent (-piiisr cL (jii il est licurcMix, (|ii;m(I c'est possible, de s'en lemeHre à d antres pour les liais cl (;l()(|neiiCG ' .

Si le inétro[)oli(e de Kiev s'efface dans les {grandes luttes oratoires, il reparaît avec ses traits fortement accusés dans les réunions privées et dans les entretiens familiers. C'est qu'on le voit constamment à côté de Bcssarion, promo- teur infalifjable de la paix, j)artageant ses opinions et secondant ses efforts. Médiateur préféré entre l'Kmperc.'ur et le Pape, sitôt qu'il y avait des malentendus à dissi[)er, il ne s'écarta jamais des principes formulés à liàle. Le doute sur ses dispositions n'est pas possible : il défendait les do(jmes latins avec l'ardeur d'un homme convaincu, et avec des arguments qui témoignent d'une conviction rationnelle bien arrêtée. Aussi Silvestre Syropoulos, le Sarpi du concile de Florence, le poursuit-il de ses traits les plus acérés. Il le considère comme membre militant du triumvirat formé avec Bessarion et le protosyncelle Gré- goire, entièrement dévoué au Pape et désireux de conclure l'union. Aux yeux du fougueux stavrophore de Sainte- Sophie, c'était une trahison à la cause nationale. 11 en fait un crime à Isidore, qu'il représente comme intrigant, ambitieux, voire corrupteur de textes. Reproches très graves, qu'on ne saurait admettre sur la foi d'un adver- saire déclaré qui se dispense d'en fournir les preuves".

Les dispositions conciliatrices d'Isidore apparurent avec éclat au moment les deux plus graves questions dog- matiques furent discutées, et dans des circonstances parti- culièrement remarquables.

Et d'abord il fut du nombre de ceux qui ne voulurent pas s'éterniser dans des questions secondaires se rattachant

' Labbe, t. XIII, col. 58, 108, 392, 1172.

2 SYnopoui.os, p. 223, 230, 241.

3S MîS RUSSKS ET Mi CONCILE DE FLORENCE.

à lu procession du Saint-Esprit, et qui préférèrent engager le débat sur le fond même des choses. Comme nous l'avons déjj\ mentionné, le Filioque est non seulement un dogme dos Liilins, mais encore un article ajouté à leur Symbole. l'AÏdcniment, cette addition n'est qu'un accessoire. Si le dogme est vrai, l Église aie droit de le professer publique- ment. Telle n'était pas l'opinion de certains Grecs, qui y voyaient un sacrilège et s'attardaient sur ce point en litige. Isidore, au contraire, vota pour le passage à la discussion sur l'essence du dogme lui-même. Et, quand la fameuse lettre de saint Maxime fut proposée comme base de conci- liation, il fut un de ceux qui l'accueillirent avec le plus d'enthousiasme.

Vers la fin du concile, lorsque la lassitude s'emparait des esprits et que les Grecs, au risque de compromettre le succès, méditaient un prompt départ, le métropolite de Kiev redoubla d'activité et fit preuve de fermeté et de har- diesse. C'était le 30 mars 1439. Les Grecs, l'Empereur en tête, réunis dans la cellule du patriarche, revinrent à nouveau sur la procession du Saint-Esprit. Les preuves théologiques avaient été produites, reproduites et discu- tées à satiété. Ce n'était pas la lumière qui manquait. Il ne fallait qu'un suprême effort pour déconcerter l'opposition et entraîner les hésitants. Isidore se chargea de cette mis- sion. Avec une franchise qui lui fait honneur et une éléva- tion de vue incontestable, il se déclara publiquement en faveur de l'union avec les Latins, union des âmes et union des corps, selon son expression pittoresque, qui rattache l'alliance militaire à la paix religieuse. Et abordant la question par son côté pratique : «A moins de consommer l'union, dit-il à ses compatriotes, il faut partir. Rien de plus facile par lui-même que le départ, mais aller? quand partir et comment? C'est ce que je ne vois pas. »

I. '(IN ION ET MOSCOU. :i9

On ne j)ouvalt iairc un aveu plus complet de détresse; c(,'tlc amorce une fois jetée, Isidore revient aux principes surnaturels, à sa conception unitaire de 1 Église; il (!ii développe l'économie avec une force et une lucidité <jui trahissent un niùr examen. Se renfermant dans le sujet particulier que l'on traitait ce jour-là : « Nous admet- tons tous la tradition divine, disait-il aux Grecs, et puis- qu'elle est représentée par les Pères d'Orient et d'Occident, il ne saurait y avoir entre les uns et les autres d'opposi- tion inconciliable. Or, les Pères d'Occident enseignent catégoriquement que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils; c'est donc dans ce sens qu'il faut expliquer les textes des Pères d'Orient qui, pour être moins clairs, n'en sont pas moins susceptibles de la même interprétation, sans qu'on soit obligé de les forcer. » Ce raisonnement, dont Bessarion s'était déjà servi, n'admettait pas de répli- que; personne n'essayait plus de le réfuter, et, confiant dans sa cause, le métropolite fit un jour sa profession formelle de foi devant ses confrères byzantins. « Il faut accepter, leur dit-il, la doctrine des Pères d'Occident : l'Esprit procède du Fils, le Père et le Fils sont le principe du Saint-Esprit. Telle est ma conviction, je la confesse et je la déclare devant Dieu et devant les hommes. »

Non content de ces manifestations platoniques, le par- tisan convaincu de l'union risqua même une mesure importante d'initiative. Déjà, au grand scandale de Syro- poulos, il avait reconnu au Pape le droit déjuger en der- nier appel, de trancher les causes majeures en Orient, de lancer l'anathème contre ceux qui n'admettraient pas le concile de Florence ; cependant, toutes ces questions res- taient encore ouvertes, la sanction solennelle tardait à venir. Vers la fête de saint Jean-Baptiste, quelques oppo- sants indomptables soulevèrent même de si grosses diffi-

40 LES HUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

cultes que rEmpereur découragé sonjjca à regagner les rives du liospliore. Isidore intervint avec la ténacité d'un l)()innicqui veut résolument atteindre son but. Il raisonna rKn)pcreur et négocia avec ses collègues. Ceux-ci renon- cèrent aux discussions ultérieures, et celui-là fléchit sur toute la ligne. Le moment sembla dès lors favorable pour hâter une décision suprême. Accompagné de Dorothée de Mvtilène, Isidore s'empressa d'aller trouver le Pape. Ils le mirent au courant des dernières péripéties et insistèrent avec force sur une prompte solution. « Déjà, ajoutaient-ils, bien des solennités se sont succédé sans que l'union fût proclamée. La fête imminente des saints Pierre et Paul nous semble une indication providentielle. Ne devraient- ils pas, le jour même ils ont reçu la couronne de gloire, accorder à leur successeur légitime la couronne de l'union? Presse-toi donc, et puissions-nous, le jour de leur fête, célé!)rer ensemble les saints mystères. » Les métropolites allaient au-devant des vœux du Pape, qui n'attendait qu'une démarche de ce genre pour en venir à une solution. Il répondit par des remerciements que la Bulle d'union confirma bientôt.

La rédaction latine de cette pièce importante fut confiée à Traversari. Il en avait sous la main les éléments tout prêts dans les différentes cédules adoptées de part et d'autre. Rien n'y manquait qu'une entrée en matière et une conclusion. Bessarion assistait le moine latin pour la traduction grecque.

La solennité de la promulgation eut lieu le 6 juillet 1439 à Santa-Maria del Fiore, cathédrale de Florence, sous l'élé- gante coupole que Brunelleschi venait d'achever comme pour servir d'écho impérissable aux accents des Pères du concile. Ce jour-là, toute la ville se mit en fête. Une foule immense remplissait les vastes nefs, des flots de lumière

i/UNiON i:t Moscrm. 4i

jallllssaiciil de l'autel, la vibrante musi(jue italienne alter- nait avec les serments de paix éternelle entre Rome et liyzance. Le cardinal C.esarini Int le texte latin, Bessarion \c texte; {jrec de la hnlle Lœiciiiiir cœli. Elle mentionne expressément les décisions suivantes : 1" le Saint-Ksprit procède du Père et du Fils ou du Père par le Fils comme d'un seul et unique principe et par une seule spiration; l'addition du Filioque au Symbole a été léjiilime ; 3" FEu- charistie peut être consacrée avec du pain de froment soit azyme, soit fermenté; immédiatement après la mort, les saints jouissent de la vision de Dieu, et les réprouvés descendent aux enfers ; le Pape est le successeur de saint Pierre, sa juridiction s'étend sur l'Église universelle, il est le père et le docteur de toutes les nations. Dans l'ordre hiérarchique, le second rang après lui revient au patriarche de Constantinople, le troisième à celui d'Alexan- drie, le quatrième à celui d'Antioche, enfin le cinquième à celui de Jérusalem. Quelques Grecs refusèrent de signer la bulle. A leur tête se trouvait Marc d'Éphèse. C'était de mauvais augure.

Cependant Eugène IV voulut que non seulement le par- chemin, mais aussi la pierre et le bronze gardassent pour la postérité le souvenir de cette heureuse pacification. Et d'abord, il demanda à l'Empereur et aux Grecs de signer cinq autres exemplaires delà bulle. Ceux-ci en réduisirent le nombre à quatre ; encore fallut-il de laborieuses négo- ciations et de nouvelles largesses pour obtenir cette faveur. Après quoi il paraît que chacun des seize secrétaires apo- stoliques ou scrittori fut mis en demeure d'en tirer vingt- cinq copies, ce qui porterait le nombre total de ces pièces à quatre cents. Les signataires ne sont pas toujours les mêmes. L'exemplaire publié par Milanesi porte les noms des personnages suivants : du côté des Grecs, l'Empereur,

LES RUSSES ET LE COWCILE DE FLORENCE.

vinfjt rnétr()j)olilos v compris Isidore, (juatre dignitaires l)\/,anliiis, l'évèque russe Avrami, sept lié^joumènes ; du coté des Latins, le Pape, huit cardinaux, deux patriarches, soixante et un évoques, quatre généraux d'ordre, trente- neuf abhés. Un exemplaire de la bulle particulièrement intéressant pour les Russes est celui qui se conserve, sous le n" 4, dans le coffret en argent offert jadis par le cardinal Cesarini à la seigneurie de Florence, et confié maintenant à la garde de la Laurenziana. Il est divisé en trois colonnes, dont chacune contient le même texte, mais en langue diffé- rente, en latin, en grec et en slavon. Gomme la pièce date du concile, il est à présumer que la traduction russe a été faite par un des compagnons d'Isidore, peut-être par Avrami lui-même ^.

On fut moins prodigue de pierre que de parchemin. Dans l'intérieur de la cathédrale de Florence, deux mo- destes épigraphes latines rappellent aux visiteurs le fait de l'union. L'une est au-dessus de la porte d'entrée et, victime des injures du temps, menace de disparaître. L'autre, plus détaillée, gravée dans le marbre à côté de la sacristie, fait allusion à la longueur des discussions con- ciliaires, au grand nombre des évéques grecs et latins réunis sous la présidence du Pape et de l'Empereur, enfin au triomphe de la vraie foi , qui est celle de l'Église romaine.

Mais c'était au métal de fournir le monument le plus durable. Outre la médaille frappée en l'honneur du con- cile, le Pape fit représenter quelques scènes byzantines dans les portes de bronze de Saint-Pierre, œuvre de Phi- larète et de ses disciples. On y voit l'Empereur s'embar- quant à Constantinople pour l'Italie, fléchissant le genou devant le Pape, assistant aux séances du concile, se rem-

' MiLANESi, p. 196. Theiner et MiKLOSicu, p. 46. Le texte slavon a été publié par M. Loparev, t. I, cxli.

L'UNION KT MOSCOU. 43

Marquant ;\ Venise [)()iir rc^njjiiei' sa patrie. C'est saiii doute à la même occasion, pour le dire en passant, ([ue Vittore Pisano fit sa belle médaille de Jean Paléoloyue.

Ces œuvres d'art et ces écritures devaient t('inoi{jncr, selon la parole d'Eugène IV, que le mur qui avait si lonj;- tenips séparé l'Orient de l'Occident était toml)é. C'est ainsi que l'entendait Isidore, mais ses collègues russes ne partageaient pas son avis et ne cachaient guère leur hosti- lité. A ce point de vue, la relation du pope Sinicon est assez curieuse. Seul de toute la caravane moscovite, il a consigné par écrit ses impressions sur le concile. Ce n'est pas l'histoire qu'il faut chercher dans ce tissu d'erreurs grossières. Il s'en dégage plutôt des observations psycho- logiques qui relèvent l'étrange rudesse du prêtre de Souz- dal, subitement transporté dans un milieu lettré, impo- sant et bien au-dessus de sa sphère ordinaire.

Au gré de Siméon, le concile de Florence se résume dans des opérations financières et des mesures de police : avec l'argent et les menaces tout s'explique. Les ques- tions plus élevées ne lui apparaissent que confusément et comme à travers un brouillard épais. Marc d'Éphèse, l'adversaire implacable des Latins, est le seul qui captive son attention au point de l'absorber complètement. Et voici comment il raconte les exploits de son héros. Dès la quatrième session de Ferrare, tandis que les autres évèques gardaient le silence, Marc éleva doucement la voix, et reprocha au pontife romain de se nommer tou- jours le premier, de supprimer dans les prières la men- tion de l'Empereur, de refuser aux patriarches le nom de frères, de rejeter les sept premiers conciles et d'en réunir un huitième, afin de favoriser le latinisme aux dépens de l'orthodoxie. Le Pape, se jugeant incapable de répondre, de savants théologiens parlèrent à sa place. Après quoi,

44 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

reprenant la parole, Marc d'Éphèse s'exprima à peu près on ces ternies : « 0 Latins, jusques à quaiid rejetterez- vons dans votre démence les sept premiers conciles? Le premier a été tenu sous Silvestre, le dernier sous Adrien; jinathème à qui en supprimera ou bien y ajoutera, ne fût- ce qu'une seule syllabe. » Ce discours produisit l'effet d'un coup de foudre. Le Pape, les cardinaux, les évoques, tous les Latins, pris d'une terreur subite, s'éloi^jnèrent préci- pitamment. Les Grecs restés seuls jouirent en paix de leur Irionnilie. Et, comme Simcon ne se rendait pas compte de ces péripéties, un métropolite complaisant lui donna le mot de l'énigme : Marc, champion de l'orthodoxie, avait surpassé Chrysostome et vengé brillamment les Orien- taux. Désormais, Siméon fera répéter sans cesse à son héros le même refrain des sept conciles méconnus et du huitième convoqué en dépit des canons. Les Latins, silen- cieux et stupéfaits, seront victimes d'accidents sinistres, preuves évidentes de leur égarement et de la vertu surhu- maine de Marc. Le « philosophe Jean » tombe raide mort à ses pieds pour avoir essayé de le corrompre. A « l'ar- chimandrite AniJn'oise » il prédit, prophète véridique, la mort dans quarante jours. Inaccessible aux séductions et à la crainte, il rejette l'or qu'on lui offre, et la menace du bûcher ne le fait pas plier.

Après avoir esquissé son personnage à grands coups de pinceau, Siméon, sans transition aucune, arrive au dénouement du concile, à la dernière session, la bulle d'union fut promulguée. Insensible aux merveilles qui s'étalaient sous ses yeux, le pope moscovite s'abandonnait à une tristesse profonde, et, navré de voir les Grecs baiser la main du Pape en fléchissant le genou, il répétait du bout des lèvres la prière expiatoire : « Seigneur, nous avons péché. » Au nom de ses ouailles russes, le métro-

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L'UNION KT MOSCOU. 45

I politc cic Kiev apposa sa signature à la hiillc d'Fugène IV, mais Tévéque de Souzdal, Avraini, reriisa obstinément la sienne. Huit jours de réclusion lui inspirèrent d'autres idées, et bon gré, mal gré, il s'exécuta.

Nous avons rej)ro(hiit les points saillants du récit de Siinéon '. Inutile d'ajouter qu'ils ne s'accordent pas avec les actes du concile tels qu'ils nous sont parvenus et que, dans les détails, ils ne soutiennent pas la critique. C'eût été fastidieux de les réfuter chacun en particulier. L'impression générale qui en ressort, c'est qu'Isidore fai- sait cause commune avec les Latins : là-dessus toutes les sources sont d'accord.

Siméon s'en scandalisait, et des historiens récents par- tagent jusqu'à un certain point sa manière de voir. On reproche à Isidore, représentant du grand kniaz Vasili et de tous les Russes, d'avoir trahi son mandat et compromis arbitrairement ses mandataires. Mais la théorie du man- dat n'est pas admissible quand il s'agit d'un concile. Les droits imprescriptibles de la vérité et les devoirs impé- rieux de la conscience doivent être mis en première ligne. Ayant reconnu que l'Église de Rome est la seule vraie Église, Isidore ne pouvait lui refuser son adhésion. Et ce qu'il faisait en son propre nom, il devait le faire au nom de ses ouailles, sauf plus tard à les instruire, car c'eût été injuste de les supposer volontairement rebelles à la vérité. A la veille du concile, aucun mandat, aucune convention, ne pouvait réserver des garanties à l'erreur. Après le con- cile, la vérité seule, démontrée et reconnue, réclamait tous les suffrages. Isidore s'est tenu à cette règle de con- duite, la seule absolument logique. Il y resta fidèle pen- dant toute sa vie au milieu des plus pénibles circonstances.

» Popov, p. 337 à 359. Pavlov, p. 198 à 210. Stcuerbini.

^(i l,i:S IIUSSES ET LE CONCILE DE ILOUENCE.

III

Le grand acte que l'on a si heureusement nommé les fiançailles de l'Orient avec l'Occident étant consommé, il fallut s'occuper des conséquences pratiques amenées par le nouvel état des choses.

On se rappelle que l'union religieuse avec les Latins se confondait parfois avec l'alliance contre les Turcs. Les progrès de l'Islam sur le vieux sol européen provoquaient ce rapprochement et lui donnaient une poignante actua- lité. Menacés de plus près que les autres, les Byzantins devaient s'en préoccuper davantage. Un curieux docu- ment adressé à Philippe le Bon, duc de Bourgogne, et daté de Florence, le 16 mars 1439, nous initie aux idées courantes en cette matière parmi les optimistes. Il émane de messire Jehan Torzelo, chevalier, serviteur et cham- hellan, comme il se dit, de l'empereur de Gonstantinople, qui avait passé douze ans à la cour du Grand Turc et puisé, croyait-il, ses renseignements aux meilleures sources.

Torzelo évalue les forces des Ottomans à cent mille hommes de cavalerie, dont vingt mille d'élite et dix mille bien armés, et dix mille hommes d infanterie. C'est à ce chiffre, d'apVès lui, que se réduisait la formidable puis- sance qui faisait trembler le monde chrétien ; mais l'ave- nir lui réservait sous peu un cruel démenti. En attendant, le plan de campagne ne l'embarrassait guère. Il aurait fallu réunir quatre-vingt mille hommes en Hongrie, les embarquer sur le Danube et les diriger de trois côtés dif- férents : sur Yiddin, Belgrade et la Grèce. En route ou

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jiurait fait de nouvelles recrues : la liascic eût donne quarante mille chevaux, l'Albanie vin{;l mille, la Morc'c quinze mille. Ailleurs, parmi les sujets chrétiens du Grand Turc, cin(|uante nulle hommes auraient pris les armes. La Valachie eût envoyé quinze mille excellents cavaliers. On obtenait ainsi aisément, sur le papier, une armée de deux cent vingt mille hommes. Avec la même facilité on les faisait manœuvrer mentalement, et « en moins d'ung mois tout serait finy par la grâce de Dieu » . Torzelo ne cache pas que d'aucuns voudraient, en outre, armer vingt galères, et « suis assez, dit-il, de cette opi- nion combien qu'il ne me samble pas trop nécessaire, mais il ne peut nuyre » . Une fois en si bonne veine, il ne s'arrête plus, et ajoute encore à sa grande armée cent mille hommes qui seraient fournis par l'Allemagne, la Hongrie, la Bohême. « Et en volant faire la dite entre- prinze, conclut Torzelo, seroit chose treslegiere de la povoir faire et je diray la manière : que notre sainct Père le Pape donne la conqueste à aucun noble et vaillant prince à ce souffîssant et mette indulgences par toute chrestienté pour assambler argent tant pour souldes de gens comme pour autres choses ' . »

En regard de la réalité, ce n'était que chimère et ironie. Ceux qui traitaient sérieusement laffaire au lieu <le rédiger des mémoires, ne savaient que trop combien il y avait d'obstacles à vaincre, et quelle indifférence, quelle torpeur, envahissaient le monde chrétien. Les meilleurs esprits parmi les Latins étaient convaincus qu'il importait de ne pas laisser les Grecs en détresse. Tra- versari pressait le Pape de leur accorder des secours; malheureusement Eugène IV ne pouvait que regretter

» ScuEFEn, p. 263 à 268.

48 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

son impuissance et prodiguer des promesses. Plus d'une fois cette question épineuse avait été soulevée au concile, mais elle ne fut ré(;lce que dans les premiers jours de juin 1439. C'est encore Isidore, quoique métropolite des Russes, qui sert d'intermédiaire aux Grecs. L'Empereur l'envoya auprès du Pape pour sonder ses intentions, el" Isidore s'en revint avec trois cardinaux, porteurs des com- munications pontificales. Outre les frais de déplacement pour regagner Gonstantinople, et certains avantages à retirer des pèlerinages de Jérusalem, Eugène IV s'enga- geait à entretenir trois cents soldats pour la défense de la ville, à foinnir vingt galères pour six mois ou dix pour un an, enfin, lorsque le besoin s'en ferait sentir, de récla- mer les secours des souverains. Avec cela on était loin des chiffres fantastiques rêvés par Torzelo, et, plus modéré que son chambellan, l'Empereur se contenta de demander que ces promesses fussent mises par écrit '.

Du reste, à l'issue du concile, des préoccupations d'un autre genre revendiquèrent leur place au premier plan. Pour consolider le fait accompli, pour s'assurer de l'ave- nir, il fallait incarner dans la vie des peuples les prin- cipes d'union religieuse adoptés par le concile. A cet effet, différentes mesures furent concertées selon la diver- sité des milieux et des circonstances. En Russie, celte mission devait naturellement échoir au métropolite de Kiev. Eugène IV l'arma de son mieux en le chargeant d'une oeuvre si ardue dans un pays trop éloigné pour permettre des relations fréquentes. Isidore fut nommé, le 17 août, légat a latere pour la Lithuanie, la Livonie, toute la Russie et les provinces polonaises enclavées dans le territoire de la métropole kiévienne. Les termes du

» Labbe, t. XIII, col. 486.

L'UNION ET MOSCOU. 49

diplôme sont des plus flatteurs pour le mandataire ponti- Hcal, dont la vertu, la science, le zèle, sont comblés d'elof^es. Un saul-conduit {^garantissait la sécurité du voyage '.

Le lé{jat fut un des derniers à quitter Florence. Le 2;i octobre, on versa à son procureur Gré(joire rar(jent du voyajje jusqu'à Venise, et le restant de la pension. Celle-ci comportait quatre-vingt-onze florins par mois pour Isidore et les vingt-neuf hommes de sa suite. La somme totale s'élevait à six cent cinquante-quatre florins. Détail à relever : le même jour, mais séparément, deux cent trente-sept florins furent payés à l'évêque de Souzdal et au boiar Foma, à titre d'ambassadeurs ruthènes. Ils avaient huit compagnons sous leurs ordres et recevaient trente- cinq florins par mois ^. Cette division des bourses semble indiquer que nous sommes en présence de deux groupes indépendants. En effet, le boïar Foma, nous l'avons dit, j)asse dans certaines sources pour délégué du kniaz de Tver, mais rien de pareil n'étant mentionné au sujet d'Avrami, aucune conclusion catégorique ne saurait s'im- poser.

Plus pressé que tous les autres, l'Empereur était déjà parti depuis le 26 août. C'est surtout dans cet intervalle, entre son départ et la fin du concile que, d'après Syro- poulos, Isidore aurait brigué le siège de Constantinople, vacant depuis la mort du patriarche Joseph, et desservi un ami de la veille pour écarter le rival du lendemain. L'ennemi déclaré du métropolite de Kiev est le seul qui, en cette circonstance, l'accuse de vulgaire ambition. D'autres honneurs attendaient le partisan de l'union. Le 17 décembre, Eugène IV fit une nombreuse promotion

> Theiner, Vet. Mon. Pol., t. II, p. 41, n-" 56, 57. ' GoTTLon, Ans den Rechnitngsbûcliern, p. 64, 65.

50 T-ES RUSSES ET l.E CONCILE DE FLORENCE.

el lulinil deux (hocs dans le Sacrô Collège : Bessarioii et Isuloio. Celui-ci reçut le titre cardinalice des saints Pierre et Marcellin. L'église de ce nom est située sur la via Mcrii- lann ; ses origines remontent à Grégoire III, mais elle a été complètement rebâtie par Benoît XIV sur les plans de (liroiamo Teodoli.

Cette haute distinction trouva le légat encore en Italie. De Florence il s'était rendu avec Traversari à Pise, hisio- riœ graiia, dit celui-ci, sans mieux expliquer cette for- mule familière. Nous trouvons ensuite le métropolite à Venise, il resta assez longtemps, à cause peut-être de son indécision sur la route à prendre pour rentrer à Kiev. L'itinéraire d'Allemagne inspirait des craintes, par suite de la mort de l'empereur Albert. Isidore, d'après une lettre d'Eugène IV à Jean Paléologue, aurait songé à faire un détour par Constantinople; mais, renonçant à ce projet, il s'embarqua, le 22 décembre, pour Pola dans la direc- tion d'Agram et de Bude ^

Le séjour de la caravane russe à Venise fut signalé par des incidents caractéristiques. Fidèle à ses convictions et conséquent dans ses procédés, Isidore, tout en retenant le rite grec, officiait dans les églises latines, et entendait que ses compagnons de voyage fissent de même. En cas de résistance, il ne reculait pas devant les moyens coercitifs. C'est Siméon qui l'affirme, et lui-même fut la première victime de ces rigueurs. Les scrupules du pope se réveil- lèrent alors avec une telle violence qu'il en vint à un parti extrême : le 9 décembre, il prit secrètement la fuite, avec le boiar Foma, pour rentrer au plus tôt dans la patrie de 1 orthodoxie. Trouver son chemin de Venise jusqu'en

' Syropoulos, p. 286, 305. Traversari, llv. VII, ép. xiii. RibL du Vatican, fonds grec, 133, lettre originale d'Eugène IV à Jean Paléo- logue.

L'UNI 0^ Kl MOSCOU. 51

rais^ic, traverser des pays etranj^ers dont il ignorait les coutumes et la laii^aie, n'était pas une entreprise facile pour un Moscovite du quinzième siècle. Siinéon nous a livré ses secrets dans un récit «pii achèvera de le peindre cl fixera le dc(;ré d'autorité cpi'il faut lui accorder. Nos deux voyageurs essayèrent d'abord de tourner la difficulté (Il se joignant à des marchands ambulants, mais ils ne lardèrent pas à se trouver dans un terrible embarras. Depuis quelque temps déjà ils marchaient à travers un pays sauvage, par un chemin tortueux et étroit, suspendu entre des précipices et des montagnes inaccessibles. Les voici tout à coup en présence d'un repaire, d'une ville de brigands, dit l'auteur, qui barraient fièrement le passage aux pèlerins. Inutile de demander le nom de cette ville étrange; il faut croire sur parole. Mais que faire dans des conjonctures si critiques? La nature moscovite se laisse ici saisir dans son réalisme primitif : Siméon se mit tran- quillement à dormir, et le sommeil lui porta bonheur. Saint Serge, patron de Moscou, lui apparut en songe, et, lui reprochant ses parjures, l'adressa à dame Eugénie qui viendrait à son secours ; ensuite il ajouta : « Tu me pro- mettras de nouveau un pèlerinage, tu mentiras encore, mais je saurai te contraindre à visiter mon sanctuaire. « Malgré ces menaces, le visionnaire se réveilla la joie dans l'àme. On se remit aussitôt en route. La mystérieuse Eugénie donna l'hospitalité aux voyageurs et, sur le départ, un guide pour traverser la ville. A l'approche de la caravane, les portes de fer roulèrent sur leurs gonds et s'ouvrirent comme par enchantement. Les Moscovites pénétrèrent sans encombre dans l'enceinte fatidique et en sortirent avec la même aisance, tandis que les brigands poussaient des cris de guerre et s'agitaient sur les murs sans faire de mal à personne. Délivrés du danger, les

r>2 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

pèlerins exhalèrent leur reconnaissance dans une hymne à saint Serge'. Laissons-les poursuivre gaiement leur rotito et revenons à Isidore.

H semble avoir eu un plan prémédité et fait exprès de lonjjues étapes en pays slaves pour gagner partout des adhérents et décourager la résistance. On dirait qu'après avoir lancé l'idée de l'union, il voulait venir à Moscou comme porté sur des ailes, et marchant de succès en succès se préparer un triomphe définitif au Kremlin. Rendu à Bude, il adressa, le 5 mars 1440, une lettre circulaire aux Jlusses et aux Lithuaniens pour leur annoncer l'union de Florence et les exhorter vivement à l'accepter. Comme on rejetait à Moscou le baptême des Latins, il insiste sur la validité de ce sacrement dans les deux Églises, et déclare expressément que désormais, en pays étrangers, les Grecs pourront fréquenter les églises latines et les Latins les églises grecques. C'était l'application pratique du principe adopté à Florence : unité dans la foi, variété dans les rites. La lettre d'Isidore, consignée dans les chroniques russes, parvint à sa destination, nous ne saurions dire à quelle époque, mais ne produisit certainement pas l'effet dé- siré ^.

Cependant une réception bienveillante attendait le légat dans les provinces slaves limitrophes de Moscou. Il y arriva vers les fêtes de Pâques de l'année 1440. Malgré les invi- tations réitérées d'Eugène IV, les Polonais, fidèles au con- cile de Bâle, n'avaient point paru à Florence. A cette époque, Zbigniew Olesnicki, évêque de Cracovie, exer- çait sur ses concitoyens une influence prépondérante, imposant au pays ses propres volontés. En matière reli-

' Ces renseignements ont été écrits sous la dictée de Siméon, vers 1441 ou 1443, et intercales dans une Vie de saint Serge. (Popov, p. 339 à 344.) * Polii. Sobr., t. VI, p. 159. Harasiewicz, p. 77. Lf.wicki, Unia.

L'UNION ET MOSCOU. S.i

gieuse, sa politicjiic était hésitante entre le concile et le conciliabule, le Pape et l'Antipape, et plus d'une fois elle a varié. Élevé au cardinalat par Kujjène IV, le même jour qu'Isidore, en attendant (piil le fût à nouveau par l'usui- pateur savoyard, Olesnicki s'en tenait pour le moment à l'obédience légitime, et il pouvait saluer dans le légat ua collègue dévoué à la même cause. Il lui fit les honneurs de son diocèse, 1 hébergea à ses frais d'abord à Sandec et puis à Cracovie. Dans les deux villes, en pleine église latine, Isidore officia solennellement selon le rite grec. Olesnicki comprit mieux que personne l'importance de ce fait. Un élément d'unité était jeté au milieu des populations divi- sées. Désormais Polonais catholiques et Russes orthodoxes appartenaient à la même Église, reconnaissaient le même chef spirituel, leurs cœurs battaient à l'unisson malgré la différence extérieure des rites. Ce n'est pas que ce résultat fût obtenu d'emblée et qu'il n'y eût pas d'obstacles à sur- monter; ainsi, dans ce même passage d'Isidore, la popula- tion russe de Lvov montra, parait-il, peu d'empressement et ne voulut pas assister à la messe pontificale du légat; mais un principe fécond et pacificateur entrait par même dans la société, il n'y avait plus qu'à le fortifier et le développer, comme le fit Wladyslaw III, lorsqu il garantit, en 1443, l'égalité devant la loi à tous les catho- liques, qu'ils fussent du rite latin ou du rite grec.

L'union fut aussi proclamée à Chelm, les arrière- neveux de ces premiers unis ont prguvé de nos jours l'héroïsme de leur foi. Le légat y inspira une telle con- fiance que le pope Bobilas, de l'église du Saint-Sauveur, vint lui confier ses peines et se plaindre qu'on lui enlevait son jardin. Isidore écrivit en sa faveur, le 27 juillet, aux starostes et voïévodes de Chelm, leur inculquant que, par la grâce de Dieu , Latins et Russes ne formaient plus

54 TES RUSSES KT LK CONHILE DE I ],OUENCE.

qu'une seule l'^ilisc. Dans « la mère des villes russes » , à Kiev, la i)lus belle conquête des Lithuaniens sur Moscou, le succès fut complet. Le prince Alexandre Vladimirovitcli, (jcndre du grand kniaz Vasili, se montra plein d'cvjards envers le nouveau cardinal, témoin la charte du 5 février 1441, dans laquelle, de concert avec les grands de sa cour, il confirma « son seigneur et son père » Lsidore dans la tranquille possession des biens-fonds et des revenus atta- chés à la métropole de Kiev. Un fait d'un autre genre prouve que Tapôtre de l'union rencontra aussi des sympa- thies à Smolensk : le prince louri lui prêta main-forte contre le pope Siméon. Grâce à saint Serge, l'intéressant voyageur coulait à Novgorod une vie douce et paisible jusqu'au moment il fut cité par-devant louri et livré à Isidore, qui l'emmena prisonnier à Moscou ^.

Les triomphes à peu près constants dans la Russie méri- dionale inspirèrent à Isidore une certaine confiance dans sa cause; peut-être en conçut-il même trop de hardiesse. Car c'est à Moscou que devait se livrer la bataille décisive, autrement importante que les précédentes rencontres. C est dans la capitale de l'orthodoxie que l'union allait subir l'épreuve suprême. Il s'agissait de faire accepter le concile de Florence par un souverain habitué à des évêques complaisants, par un clergé composé de Siméon et d'Avrami, par un peuple imbu de préjugés contre les Latins. La besogne était rude.

En effet, le liea hiérarchique avec Rome, nous l'avons déjà dit, n'existait plus au quinzième siècle, et l'hostilité

» Codex Epist., t. II, p. 364. Dlugosz, t. IV, p. 624 à 626. ZuBRZYCKi, p. 101. Lewicki, Lidex, n" 2403. Bibl. du Vatican, fonds slave, t. XII, p. 18, copie de la lettre d'Isidore à Chelm, imprimée dans HàPAsiEwicz, f. 75. Akty Istor.,i. I, p. 488, 259. Popov, p. 355. La Goustinskaïa IJet. affirme qu'Isidore a été chassé de Kiev. (Poln. Sobr., t. II, p. 355.)

I/UNION ET MOSCOU. 55

( oiilrc rOccklont allait toujours croissant. Renchérissanl sur les Grecs, les Russes reprochaient aux lialius tic iloniicr à la terre le nom de mèt-e ou, selon d'autres, iH'lui de matière. On avouera qu'il n'y avait rien en cela (le trop repréhensil)Ie. Toutaussi inoffcnsivc était l'histoire d'un légendaire Pierre Gougnivy, qui aurait bouleversé les doctrines romaines et semé partout la discorde. Quoique consignés dans les chroniques, ces deux griefs furent aban- donnés par la suite, et l'on se retrancha dans ceux que Byzance ne cessait de mettre en avant. Peu à peu, en pas- sant par les épîtres des évéques et des moines, telles que celles de l'hégoumène Théodose, des métropolites Georges, Jean II, Nicépliore, ils pénétrèrent jusque dans la Koi-m- tchaïa Kniga ou livre canonique des Russes. On finit par faire des recueils spéciaux d'écrits dirigés contre les Latins. Un trait commun à toutes ces productions littéraires, c est la confusion permanente de 1 essentiel avec l'acces- soire : la discipline passe parfois avant le dogme, et il est plus criminel de se raser la barbe que d'enseigner l'hérésie. Ces élucubrations haineuses n'atteignaient naturellement qu'un petit r.ombre de lettrés, la plupart des Moscovites ne sachant encore ni lire ni écrire. Une autre circonstance impressionnait plus profondément les masses. Les ennemis politiques de la Russie, Polonais, Lithuaniens, Suédois, Porte-glaives, professaient la foi catholique selon le rite romain : adversaire devenait ainsi synonyme de Latin. Aussi, grâce à cette confusion, le Latin passait-il pour un hérétique de la pire espèce, qu'il fallait purifier et rebap- tiser avant de lui tendre la main.

Isidore ne semble pas avoir tenu suffisamment compte de ces antécédents et de cette disposition des esprits. Plus énergique que mesuré, il a trop présumé de son ascendant sur Vasili, dont il avait brisé les résistances lors du départ

56 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLOllENCE.

i)our l'Italie, et auquel il se flattait de pouvoir imposer le concile de Florence. Le Byzantin de la Henaissance ne con- naissait pas à fond la Russie et les Russes. Disons à sa décl)ar(je que les documents indigènes ne peuvent être ici contrôlés par d'autres sources.

L'arrivée d'Isidore à Moscou eut lieu dans la troisième semaine du grand carême, le 19 mars de l'année 1441. Un laps de temps considérable s'était écoulé depuis la pro- mulgation de la bulle d'Eugène IV, mais telle était alors la rareté des communications, tel aussi l'isolement des Russes, qu'ils ignoraient encore les détails du concile de Florence. Le métropolite fut reçu sans arrière-pensée d'opposition, avec les honneurs dus à son rang. Il ne ramenait que peu de ses compagnons, la plupart ayant été victimes de la peste à Ferrare. Parmi les survivants, on remarquait l'évêque Avrami, qu'Isidore, disait-on, avait contraint à signer la bulle d'union, et le pope Siméon, chargé de fers dont saint Serge ne se pressait pas de le délivrer. A supposer que ces faits soient exacts, la rentrée du métropolite se faisait sous de fâcheux auspices. Avrami et Siméon n'étaient pas hommes à comprimer leur indigna- tion au fond de leur cœur. Les chaînes elles-mêmes du malheureux pope ne manquaient pas d'éloquence '.

Isidore ne tarda pas à se rendre en pompe à la cathé- drale. Au grand scandale des orthodoxes, on portait devant lui une croix latine avec un Christ en relief, et trois massues qui désignaient, selon la chronique, sa nou- velle dignité cardinalice. Malgré cet appareil, personne ne songea à écarter le métropolite de l'autel. Les offices sui- vaient leur cours ordinaire, si ce n'est qu'au moment des commémoraisons liturgiques Isidore laissa tomber de ses

' D'après une autre source, Avrami serait arrivé avant Isidore, ce qui aurait permis d'organiser la résistance. (DELEKXonsKi, Flor. ou., p. 254.)

L'ONIOIN ET MOSCOU. 57

lèvres le nom d'Eu{;ène IV. DéjA choqué par cette innova- tion, Vasili fut au comble de l'exaspération lorsque, à l'issue de la messe, Isidore promulfjua la bulle d'union si{|née par les évêques d'Orient et d'Occident. Ce procédé justifiait les craintes du Kremlin à la veille du concile, et la réalité surpassait tout ce qu'on aurait pu appréhender. Aussi le dénouement de la scène fut-il des plus trafjiques. Le prince orthodoxe traita le métropolite de pasteur perverti, de loup ravissant, et, au lieu de recevoir, selon l'usage, sa bénédiction, il le consigna dans le cou- vent de Tchoudov pour y être gardé à vue. Le cardinal- légat n'était plus qu'un prisonnier à la merci du pouvoir séculier.

Rien ne permet d'affirmer que Vasili agissait par esprit de vengeance ou sous l'inspiration d'une rancune person- nelle. Tout erronés que fussent ses principes, ils n en étaient pas moins bien arrêtés et conformes à ses senti- ments. Son principal grief contre Isidore, comme il l'a exposé dans ses lettres, était d'avoir livré l'Église russe à 1 Église romaine, qu'il supposait apostate, et reconnu la primauté du Pape, dont il contestait les droits. La haute portée du fait ne lui échappait point, mais, à travers l'ignorance, les préjugés, les préventions, il n'en saisissait pas la grandeur et la légitimité. Les traditions byzantines, les polémiques contre les Latins, avaient obscurci la notion de l'Église fondée divinement dans l'unité et devant la conserver à tout jamais. La bulle d'Eugène IV, rédigée en latin et en grec, munie d'un sceau de cire verte, n'inspi- rait à Vasili que méfiance : il ne savait trop à quoi s'en tenir au sujet du purgatoire; dans le Filioqiie il ne voyait pas la différence entre les spirateurs et la spiration; par contre, disciple fidèle des maîtres byzantins, il avait horreur des azymes et de tout ce qui portait le cachet latin.

58 LES IIUSSKS ET LE CONCILE DE FLORENCE.

A SCS yeux, le porteur et proinulgateur de cette bulle devait être criminel.

Néanmoins 1 arrestation d'Isidore étant arbitraire, elle avait besoin d'être dissimulée par des apparences cano- niques. Vasili convoqua donc une réunion d'évêques, d'arcbimandrites, d'iicgoumènes et de moines, dans le but, disent les annales, de juger Isidore d'après les décrets des apôtres, des sept conciles et des saints Pères. Les évoques étaient au nombre de six ; parmi eux se trouvaient Avrami , signataire de la bulle de Florence, et Jonas, le malbeurcux candidat à la métropole de Kiev. Composé de la sorte, ce tribunal, selon le droit byzantin en vigueur à Moscou, n'avait point qualité pour citer h sa barre le clief suprême de l'Église russe, qui ne relevait que de ses pairs. Cepen- dant, soit ignorance des juges, soit ordre formel du grand kniaz, on ne tint aucun compte de ce vice radical de procédure. Il tardait, d'ailleurs, au clergé moscovite de manifester hautement son opinion etdejeter sur Isidore un blâme retentissant. On examina d'abord ses doctrines, qui étaient celles du concile de Florence. Elles furent rejetées en bloc comme hérétiques et scandaleuses. Les peines les plus grave's eussent été portées contre le coupable, s'il n'eût réussi à s'y soustraire. Grâce probablement aux vastes souterrains du couvent de Tchoudov, Isidore, accompagné de son inséparable Grégoire, s'échappa de sa prison, le 15 septembre 1441, et, prenant la fuite, se dirigea sur Tver. A voir la mollesse des geôliers, la non- chalance de Vasili pour se mettre sur les traces du prison- nier, on est tenté de croire que les Moscovites n'étaient pas fâchés de se débarrasser de leur métropolite sans recourir à des mesures de rigueur.

Isidore, de son côté, devait se féliciter d'avoir recouvré sa liberté. Une tardive expérience lui dessillait les yeux.

L'UNION ET MOSCOU. 59

il \'<)valt maintenaiiL (|u<; I union avec les Latins ne se lais- sait pas imposer par surprise à un j)cuple ignorant sans cloute, mais inébi'anlahlement atlaclié à ses traditions et ;;()uvcrné par un prince hostile aux doctrines romaines. La démarche mal concertée de Moscou rappelle les dis- cussions de Bàle, qui aboutirent au fameux déciet rejeté par les Byzantins. Dans ces deux occasions, la mesure et le tact ont certainement manqué à Isidore.

Le voyage ne se fit pas sans fâcheux incidents. Le métropolite retrouva à Tver le même prince qui lavait naguère gracieusement accueilli lorsqu'il se rendait au concile. Toujours chancelant dans son amitié pour Moscou, Boris n'en suivit pas moins dans ce cas particulier l'exemple de Vasili. Il ne montra que méfiance à l'égard du fugitif et le fit enfermer dans un couvent. Ici encore on seml)le lui avoir ménagé des facilités d'évasion, car cet étrange pri- sonnier parvint sans trop d'obstacles jusqu en Lithuanie. Nouvelle déception à Novogrodek, cette fois à une cour catholique, il aurait pu s'attendre aune franche cordia- lité; mais le prince Casimir favorisait l'antipape Félix Y, et un cardinal d Eugène IV ne pouvait être bien vu d'un partisan du duc de Savoie. Désormais le monde slave n'offrait plus d'asile au vaillant promoteur de l'union de Florence. Sa pensée dut naturellement se reporter vers celui qui l'avait comblé d'honneurs et encouragé dans la lutte. Il partit pour l'Italie, l'appelaient les plus chers souvenirs du passé et l'espoir de servir mieux que partout ailleurs la cause qu'il aimait tant '.

» Poln. Sobr., t. VI, p. 160 à 169; t. VIII, p. 108 à 110, et les pas- sages cités plus haut, lors de l'arrivée d'Isidore à Moscou. Akty Isior., t. I, p. 71, 83, 94, 110, 116, 118, 492, 506, 514. Ahty Arkhéogr. Exp., t. I, p. 58. Liét. Zan. Arkh. Kom., t. III, p. 33. La plupart de ces documents ont été réimprimés dans Routsk Isl. Bibl., t. VI.

CHAPITRi: Il

LE CARDINAL ISIDORE

1443-1463

Isidore et le Sacré Collège. Arrivée à Sienne. Chapeau rouf[e et apc- rition de la boucbe. L'union à Constantinople. Mission d'Isidore " en Grèce et en Russie ». Bref d'Eugène IV, Grégoire Maimnas, patriarche de Constantinople. Consécration de Daniel. La défaite de Varna. Nicolas V et ses projets. Jonas métropolite de Kiev. Reconnu par Casimir. Plaintes contre l'évêque latin de Vilna. Dio- cèse de la Sabine confié à Isidore. Nouveaux bénéfices. Situation de Constantinople. Isidore y est envoyé. Préparatifs de la mission.

Naples et Chio. Discours d'Isidore à Constantinople. L'union proclamée à Sainte-Sophie. Discordes. Les galères de Venise. Tours et murs réparés aux frais d'Isidore. Il est chargé de la défense du bastion Saint-Démétrius. Prise de la ville par les Turcs. Légende sur Isidore. La version vraie. Dn cri d'alarme. « L'homme pro- videntiel » à Venise. Isidore à Bologne. Emotion à Rome. La paix de Lodi. Lettre d'Isidore. Mort de Nicolas V. Conclave de Calixte III. Isidore à Venise. Faveur obtenue pour les Grecs. Pension pontificale. Bénéfices. Résignation de droits. Division de la métropole de Kiev. Nomination de Grégoire. Incident au conclave de Pie II. Bénéfices. Affaires de Russie. Bref du 11 sep- tembre 1458. Le roi de Pologne se déclare pour Grégoire. Le che- valier Jagubi. Le congrès de Mantoue. Isidore nommé patriarche de Constantinople. Issue du congrès. Excursion d'Isidore à Venise.

Départ pour Ancône. Projet d'une campagne dans la Morée. Retour à Rome. Maladie d'Isidore. Son genre de vie à Rome. San-Biagio et la Palazzuola. Réputation de vertu. Goût des livres et des études. Manuscrits prêtés par Calixte III. Leur conservation.

Isidore homme d'action. Entouré de Latins. Train modeste de maison. Etat des finances. Procès avec l'archevêque d'Athènes.

Autres procès. Lettre au marquis de Mantoue. Cérémonie tou- chante au Vatican. Dernières phases de la maladie. Entrevue avec Je cardinal Gonzaga. Pieuse mort d'Isidore. Ses traces dans le monde slave. Réaction à Moscou par suite du concile de Florence

LE CARDINAI, ISIDORE. 61

fiCS (irccg (léconsidérôs. Explication de la cliulc de Coiislatiti- no|)ie. Iiitiiilioii patrioti(|uc. TiCS (jloircs de I!y/,aac(j reduent vers Moscou.

Jeté en prison pour avoir promul{]ué 1 union de Flo- rence, écliap[)ant comme par prodige à la captivité, Isi- dore rentrait en Italie avec Tauréole d'un confesseur de la loi, d'un homme inébranlabicment fidèle à ses serments. Il pouvait s'attendre à être bien accueilli par le collège cardinalice, qui comptait alors dans son sein un Colonna, courbé sous le poids de son nom illustre, un Gapranica, modèle accompli du prince de l'Eglise, Albergati, l'ancien président du concile à Ferrare, le savant théologien Tor- quemada, l'infatigable Cesarini, Barbo, neveu d'Eugène IV et ardent collectionneur de pierres dures et de monnaies, Scarampo qui portait mieux la cuirasse que la pourpre, Guillaume d'Estouteville, opulent, fastueux, apparenté aux rois de France, éclipsant tous les autres par l'étalage d'un luxe raffiné. Isidore avait sa place marquée à côté de Bessa- rion : les malheurs d'une commune patrie, l'attachement à la même Église, formaient entre eux un lien indissoluble.

A cette époque, une phase d'apaisement s'annonçait pour l'Italie. Après un exil d'environ dix 9ns, Eugène IV se voyait sur le point de regagner Rome. Le 6 juillet 1443, il avait ratifié le traité de Scarampo avec le roi Alphonse de Naples, et rendu parla aux États de l'Église une pleine sécurité. Le contre-coup de cette paix se fit sentir jusqu'à Bàle siégeaient encore un certain nombre de récalci- trants. Des prélats napolitains y jouaient un rôle prépondé- rant, et lorsque, de concert avec le Pape, Alphonse les eut rappelés, l'existence ultérieure du conciliabule fut com- promise. Délivré de ces néfastes électeurs d'un antipape, rassuré sur les bonnes dispositions des Romains, Eugène IV pouvait se promettre un moment de répit.

02 LES IIUSSKS ET LE CONCILE DE FLORENCE.

A l'arrivée d'Isidore, le Pape était encore à Sienne. C'est qu'il fallait aller le trouver. Les treize cardinaux présents se rendirent, le 1 1 juillet 1443, jusqu'aux portes (le la cité à la rencontre du métropolite, et l'accompajjnè- rcnt au palais pontifical. Eu(jène IV le reçut en plein consistoire, lui donna le baiser de paix et lui imposa le chapeau roufje. Quatre jours après, eut lieu, en consis- toire secret, l'apérition de la bouche, dernière cérémonie d'u8a{i;e pour l'admission au Sacré Collège. Ordre fut aussi donné afin qu'Isidore touchât dorénavant sa part dans les distributions d'argent ',

Si le cardinal ruthène, comme l'appelaient d'ordinaire les contemporains, ne pouvait annoncer au Pape qu'un très mince succès du concile de Florence parmi les Slaves, à son tour le Pape n'avait guère de meilleurs renseigne- ments h lui donner au sujet de l'Orient. On ne put se bercer longtemps d'illusions. Bientôt après la promul- gation de la bulle du 6 juillet 1439, l'union avait été rétablie avec les Arméniens, les Éthiopiens et les Jacobites. La pièce qui concerne ces derniers porte la signature d'Isidore ^. Plus tard, les liens d'unité furent resserrés avec les Syriens, les Chaldéens, les Maronites. L'impulsion donnée à Florence semblait se propager parmi les peuples d'Orient. Malheureusement, au centre même des Églises séparées, à Constantinople, la bulle d'Eugène IV rencontra une vive résistance. Les habitants de la capitale se parta- gèrent en ddux camps ennemis. Les partisans de l'union, en dépit de la protection officielle de l'Empereur, de son frère Constantin, du nouveau patriarche Métrophane, étaient antipathiques aux masses. On leur jetait à la figure les épithètes d'azymites et de latinisants, et ces deux mots

' KORZENIOWSKl, p. 32.

* Labbe, t. Xlll, col. 1201 à 1213.

LE CARDINAL ISIDORE. «3

résumaient des haines profondes et des rancunes sécu- laires. Par contre, le su(Ira{je populaire acclamait les adversaires de l'union. Le despote Di-niétrius se mit à icur tête, Marc d'E[)lièsc leur soulïla son fanatisme dans l'àme, les moines du Sinai et du Mont-Athos se rallièrent à eux, Georges Scholarius leur prêta l'appui de ses conseils et de son nom vénéré. Devant cette opposition systéma- tique, passionnée, irréductible, les efforts de l'Empereur, hésitant et mal conseillé, restèrent frappés d'impuissance. Quoique peu satisfait de la cour byzantine, qu'il jugeait timide et craintive, Eugène IV ne perdait pas de vue lu croisade contre les Turcs et l'établissement de l'union. Il écrivait des lettres pressantes au despote Constantin et lui renouvelait les promesses de secours. Isidore venait à propos pour être associé à ces travaux. Il fut immédiate- ment chargé d'une mission «en Grèce et en Piussie » , con- firmé légat du Saint-Siège et, pour frais de déplacement, muni d'une somme de mille ducats. Sans attendre le départ du Pape pour Rome, l'entrée solennelle ne se lit que le 28 septembre, le cardinal à peine arrivé se remit en route, le 28 août, accompagné d'un servant d'armes florentin nommé Antonio Nicolai. Pendant le voyage, qui semble avoir été assez long, l'échange de lettres avec Rome fut fréquent. De toute cette correspondance, qui eût été si curieuse à connaître, il ne reste plus, que nous sachions, qu'un seul parchemin du 11 juin 1445 adressé au légat par le Pape, dernière épave des archives d'Isidore, qui s'est égarée dans un volume de la bibliothèque Vaticane. Malgré sa brièveté, ce message en dit long sur les disposi- tions d'Isidore avant et après le concile de Florence. Le Pape le remercie avec effusion des renseignements donnés sur les affaires ecclésiastiques et profanes ; il le prie, si c'est possible, de les multiplier encore afin que l'on puisse, jour

64 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

par jour, prendre les mesures opportunes pour l'union (les Ëîiliscs et la destruction des infidèles. « Quant à vous, mon fils, dit-il en finissant, nous vous exhortons en Notre-Sei{jneur à rester toujours, dans les affaires de l'union, égal à vous-même, à rivaliser avec vous-même, à vous surpasser, car si, avant d être enfant de la sacro-sainte Église romaine, vous avez déployé pour l'union le grand zèle que nous savons, vous comprendrez aisément quelles

' sont maintenant vos obligations, depuis que vous êtes devenu un membre si important de la même Église. » Le

'7 témoignage ne saurait être plus formel, ni la fidélité d'Isidore à ses principes mieux constatée *.

Sur ce vovage du cardinal les détails nous font absolu- ment défaut. A-t-il poussé une pointe jusqu'en Russie, comme l'insinuent les sources romaines? Rien ne permet de l'affirmer. D'autre part, il est sûr qu'il a visité Gonstan- tinople. Peut-être son influence n'a-t-elle pas été étrangère à la promotion de Grégoire Mammas au patriarcat. Métro- phane n'ayant pas été remplacé, le siège était vacant depuis près de trois ans. L'Empereur ne parvenait pas à se pro- noncer. Il n'aurait voulu ni décourager les partisans de l'union, ni déplaire à leurs adversaires. Enfin il se décida, vers le milieu de l'année 1446, en faveur du protosyncelle Grégoire, ancien membre du concile de Florence, ami de Bessarion, et qui avait écrit lui-même contre Marc d'Éphèse. Pareil choix n'était pas pour déplaire à Isidore. Une par- faite harmonie régnait entre lui et le nouvel élu; naguère ils avaient combiné leurs efforts pour combattre le bon combat. Réunis de nouveau à Constantinople, ils consa- crèrent ensemble l'évêque russe de Vladimir Volynski,

KoRZENiowsKi, p. 32, Archives du Vatican, Intr. et ex., 410, f. 107 V». Regesta, 433, f. 188 y\ Bibl. du Vatican, fonds grec, 133, lettre originale d'Eugène IV.

j

LE CAlUHiNAI, ISlhORE. 65

Daniel, et le métropolite de Kiev put se croire un moment rendu à ses ouailles'. Vers la même époque, d'autres évêques furent, paraît-il, convoqués dans la capitale, mais les indications se bornent ici à de vajjues allusions. Quoi qu'il en soit, Isidore ne parvint pas à briser la résistance contre Rome, ni à triompher des hésitations de l'Empe- reur : l'union ne fut pas proclamée sur les rives du Bosphore.

Les dissensions intérieures rendaient les Byzantins sourds à la voix des événements. Un terrible avertisse- ment leur avait été donné en 1444. La guerre avec le prince de Garamanie avait obligé le sultan Mourad à transporter en Asie le gros de ses troupes; les poseessions turques en deçà du Bosphore se trouvaient ainsi à découvert et presque sans défense. La flotte chrétienne, croisant dans les eaux de la mer Egée, pouvait empêcher le retour de l'ennemi, et rien que l'occupation militaire des provinces balkani- ques eût été une conquête sur l'Islam. Wladyslaw Jagel- lon, roi de Pologne etde Hongrie, eut été l'homme indiqué pour tenter ce coup de main, mais il venait de conclure une trêve avec Mourad II. Le cardinal Cesarini l'engagea à la rompre. Se croyant délié de son serment, Wladyslaw réunit une armée et marcha sur Varna : une catastrophe l'y attendait. Le Sultan avait trompé la vigilance de la Flotte et ramené ses janissaires et ses troupes en Europe ; l'inaction forcée de W^ladyslaw leur donna quelques jours de répit pour se remettre des fatigues; le 10 novembre 1444, on livra la bataille. La déroute des armées chrétiennes fut complète, les Turcs en firent une horrible boucherie. Wladyslaw et le cardinal Cesarini restèrent parmi les

' Popov, p. 332, lettre de Grégoire Maiimias à Alexandre de Kiev, il annonce l'arrivée d'Isidore. MaCAIRE, t. VI, p. 369, lettre de Daniel sur sa consécration.

f,6 LES BUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

morts. La chrétienté se ressentit longtemps de ce désastre, et les Dyzantins purent voir quel sort les attendait.

Isidore ne revint à Rome qu'après la mort d'Kugène IV. Même j)armi les électeurs du nouveau Pape le nom du cardinal ruthène n'est pas encore mentionné. Il n'avait pas prêté son concours actif à l'ère qui s'ouvrait, mais elle ne pouvait que lui être sympathique.

Les dix-huit cardinaux réunis en conclave à Santa-Maria sopra Minerva qui donnèrent leurs suffrages, le 6 mars 1 447, à Thomas Parentucelli, firent monter la Renaissance sur la chaire pontificale. Jeune encore, il avait respiré l'atmo- sphère de Florence, et l'empreinte de l'humanisme lui resta pour la vie. La foi et la piété s'alliaient chez lui à un goût exquis et à des conceptions grandioses. L'Église lui apparaissait comme l'épouse mystique du Christ que les sciences, les lettres et les arts ont mission de glorifier ici- bas. Rome devait devenir la vivante expression de cette pensée. Au-dessus du tombeau des apôtres, centre et foyer lumineux, se fût élevée une splendide basilique; tout autour, de vastes édifices eussent donné asile au Pape, à sa cour, aux cardinaux; d'autres eussent accueilli les chefs- d'œuvre de sculpture, de peinture, d'orfèvrerie, les collec- tions d'antiques, de pierres dures, de médailles, et surtout de parchemins aux lettres d'or, de manuscrits aux fines miniatures, aux reliures étincelantes de joyaux; d'im- menses galeries eussent rayonné jusqu'au Tibre et relié le Vatican à la rive opposée. La Rome de Nicolas, peuplée d'humanistes, de savants, de lettrés, d'artistes de tout genre, entourée de gros murs et défendue par des tours, eût surpassé la Rome d'Auguste. Était-ce un rêve ? Était-ce un projet sérieux? Le fait est que le Pape avait déjà rais la main à l'œuvre lorsqu'une mort prématurée vint l'enlever.

Cette brillante tournure d'esprit de Nicolas V s'accor-

LE CAUltlNAI, ISIDdl! K. 07

doit avec les dispositions d'un cardinal qui avait vécu sous le ciel de la (Jrèce et appiécic de tout temps le corurnerce des humanistes. D'autre part, les progrès alarmants des Turcs devaient faire rechercher les lumières d'un liomine versé dans les affaires d'Orient. Et, en effet, à voir l'em- pressement du Pape à ré{jler la position d'Isidore, à le combler de bénéfices, à se servir de ses talents, on ne sau- rait douter qu'il ne fût en ftiveur à la cour romaine.

Tout d'abord Isidore voyait le terrain hiérarchique se dérober sous ses pieds : il n était plus qu un pasteur sans troupeau. Un chanjjement radical était survenu dans le monde ecclésiastique depuis sa fuite de Moscou. Son siège fut réputé vacant, et le grand kniaz Vasili était bien décidé à n'y laisser plus monter qu'un vrai Moscovite dévoué à la cause nationale. Aussi, après quelques tâtonnements du côté de Gonstantinople, il recourut à un moyen extrême pour parvenir à ses fins. Un concile d'évéques, d'archi- mandrites, d'hégoumènes et de popes fut convoqué, et, le 5 décembre 1448, Jonas, candidat officiel, fut élu à l'una- nimité des suffrages. Une grande partie de sa province ecclésiastique échappait ainsi à Isidore.

Installé à Moscou, Jonas prit le titre de métropolite de Kiev et de toute la Russie, et, après quelque temps, il réussit à se faire reconnaître même par les Églises russes de Lithuanie et de Pologne. Le roi Casimir, ayant conclu un traité d'alliance et de fraternité avec Vasili, se rendit aux instances de Jonas, lui délivra, le 31 janvier 1451, un diplôme dans ce sens, et lui accorda son entière protec- tion. Désormais tous les diocèses de la métropole passaient aux mains de l'intrus, et les souverains slaves désavouaient le métropolite légitime^.

^ Macaire, t. VI, p. 20 à 26. Aktj Istor., t. I, p. 85, n" 42.

68 I.F.S RUSSES ET LE CONCILE DE TLOUENCE,

Ce fut le coup de {jràce. Isidore le ressentit viveinent el se crut victime d'odieuses iiitrifjues. De graves accusations furent élevées contre Mathieu, évêcjue latin de Vilna : c'est lui qui aurait coopéré à la déchéance d Isidore de même qu'à son emprisonnement dix ans auparavant. Mis au courant de l'affaire, le Pape cita à son tribunal révé([uc septuagénaire. Il fallut, pour lui épargner un pénil)le voyage, que le cardinal Olesnicki prît vigoureusement sa défense, envoyât un représentant à Rome avec des lettrés pressantes au Pape et au Sacré Collège. D'après l'évêque de Cracovie, toute la faute retombait sur les princes sécu- liers et leur aveugle attachement à l'ancien ordre de choses. Toujours est-il que le diplôme cité plus haut du 31 jan- vier 145 1 porte aussi la signature de Mathieu, ce qui prête le flanc aux soupçons.

Nicolas V se borna pour le moment à une demi-mesure. L'évêché de la Sabine était vacant depuis la mort, à Ripaille, le 7 janvier 1451, du duc Amédée de Savoie, l'antipape Félix V. Le pontife lui donna pour successeur le cardinal Isidore, délia celui-ci du lien qui l'attachait à l'Église russe et la lui laissa simplement en commende. Le bref est daté du 8 février 1451. Le nouveau titulaire garda sa vie durant ce beau diocèse, situé à proximité de Rome, au milieu des montagnes, dans un pays délicieux. On lui attribuelarestaurationcomplètedupalaisépiscopaldeForo- novo et l'érection en collégiale de la paroisse San-Liberatorc de Magliano. De vagues réminiscences lui décernent l'éloge de parfait administrateur, mais en vain chercherait-on lej traces de son nom soit dans les édifices, soit même dans les archives locales ; le temps a tout emporté. Le même bref qui dotait le cardinal ruthène d'un diocèse italien l'autori- sait aussi à garder le bénéfice de Sainte-Balbine, antique église de l'Aventin qui remonte à Grégoire le Grand.

I.E CAIIDINAF, ISinnitK. 60

Non contcnL de celte iioiniiiation, INicolas V conféra encore d'autres bénéfices à Isidore dans le courant de la nièiue année 1451. l^e 18 juin, il lui donna le diocèse de Gervia, résigné par le cardinal JJaiho, avec location facul- tative des propriétés diocésaines (le Bolofjne et de Ferrarc. Le IG juillet, trois bénéfices à la fois vinrent enrichir Isi- dore : Saint-Pierre des Pisans à Péra, Saint-Michel, cathé- drale des Génois à Galata, Saint-Antoine in Samona. Fnfin, le 13 septembre, une pension de cin(| cents ducats lui fut assignée sur les revenus de Santa-Maria in Pomposa; mais cette faveur dut être supprimée, dès le 17 octobre, lorsque la magnifique abbaye passa au chanoine de seize ans, Rinaldo Maria d'Esté. A une date qu'il n'est pas possible de fixer exactement, il reçut encore en commende d'abord l'abbaye de San-Biagio à Rome, et puis l'église de Gonstan- tinople avec celle de Négrepont, qui lui était associée. Ges largesses incessantes justifient le renom de générosité que Nicolas V s'est acquis dans l'histoire '.

La situation du cardinal ruthène était à peine réglée au double point de vue de la hiérarchie et des ressources matérielles qu'il fut chargé d'vme nouvelle et importante mission. Le 19 mars 1452, il avait vu la couronne de Charlemagne, posée par le pontife sur la tête de Fré- déric III, répandre ses dernières splendeurs. Lui-même avait pris part à la solennité et accompagné à l'autel le descendant des Habsbourg ^. Ce jour-là, malgré l'éclat des pompes romaines, malgré l'appareil des réjouissances populaires, on ne célébrait au fond que les magnifiques funérailles du Saint-Empire : la grande idée du moyen âge

' Codex epist., t. I, p. 121. Sperandio, p. 232. Archives du Vatican, Regesta, 404, f. 189 v"; n" 414, f. 247; n" 417, f. 30 v», 205, 206; 437, f. 274. Archives de Modcnn, 1451, 17 octobre, collation de Pomposa à Rinaldo d'Esté, parchemin non classé.

* Dlugosz, t. V, p. 121

TO LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

étail sur le point de disparaître. Bientôt Isidore devait assister à un spectacle du mênae genre, mais dans des conditions autrement dramatiques : il allait voir chanceler à plusieurs reprises et puis s'effondrer avec fracas l'empire de Constantin.

Depuis la journée de Varna, les affaires d'Orient allaient à la dérive, et les événements se précipitaient avec une effroyable rapidité. En 1448, les Turcs inscrivaient dans leurs annales avec le sang des Slaves la victoire de Kossovo. Désormais les grands boulevards de la chrétienté se trou- vaient fortement ébranlés, et Gonstantinople en était réduite à n'être plus qu'une capitale byzantine enclavée dans l'Empire ottoman. Le péril devenait de plus en plus proche. A peine monté sur le trône teint du sang fra- ternel, le belliqueux Mohammed ne crut même pas devoir dissimuler ses desseins hostiles. Tout près de Galata, sur la rive européenne du Bosphore, il fit construire la forte- resse de Bogaz-Kessen, en face de celle que son aïeul Bayezid avait élevée sur la côte d'Asie. Le but stratégique de ces constructions était trop évident pour échapper à ceux qu'elles menaçaient de si près. Le droit des gens étant audacieusement violé, il fallut se préparer à l'épreuve et accepter la lutte inégale.

De front avec les projets de guerre, Constantin Dragazès., frère et successeur de Jean Paléologue, menait les projets de paix religieuse. Cette partie de sa tâche n était pas la moins rude. La tempête soulevée par le concile de Flo- rence avait déchaîné tous les éléments d'opposition, et les esprits étaient loin d'être calmés. Telles étaient les diffi- cultés de la position que le patriarche Grégoire, débordé par ses adversaires, s'en était venu à Rome, il fut pen- sionné par le Pape. L'empereur Jean était mort sans avoir proclamé l'union. Constantin semblait y mettre plus

LE C AU DINAI, ISIKOllli. 71

d'arfleui" (]ue son IVèrc défunt. Dès l'année 1451, il envoya Andronic liryenne à Home avec des lettres et des protestations de honne volonté.

La réponse du Pape du 1 1 octobre I45I révèle la gran- deur de l'écart qu'il y avait dans les appréciations des deux cours. Elle est sincère jusqu'au reproche, et la ligne à suivre y est nettement indiquée. Nicolas V ne croyait pas que les difficultés contre la promulgation de l'union lussent insurmontables. Se renfermant dans le surnaturel, et s'étayant sur des analogies entre les Grecs et les Hébreux, il attribue tous les malheurs présents au schisme de Pho- tius, et ne voit d'autre issue qu'une rupture complète avec le passé et l'admission sans réserve du pacte de Florence. Comme premiers gages de réconciliation, il demande le rappela Constantinople du patriarche Grégoire et la men- tion du Pape dans les prières liturgiques. Jusque-là tout est clair et précis, le langage du Pape est moins affirmatif au sujet des secours à envoyer contre les Turcs : c'est qu il fallait compter avec un trésor épuisé par les bâtisses et des princes peu soucieux de se battre. Théodore Gaza traduisit en grec le message pontifical et, de son côté, supplia ses frères d'ouvrir les yeux sur les périls imminents *.

Les négociations furent poursuivies de part et d'autre. A défaut des détails restés inconnus^ les résultats en sont du domaine de l'histoire. Grégoire Mammas ne rentra jamais dans sa cité patriarcale. Par contre, on crut pou- voir transiger sur la promulgation de l'union, et, à cet effet, le cardinal Isidore fut envové à Constantinople.

Les précédents échecs ne l'avaient pas découragé. Lui- même avait peut-être inspiré la lettre de Nicolas V. C'était à lui, à plus d'un titre, de vérifier jusqu'à quel point le

' MiGNE, t. CLX, col. 1201. Legrand, Cent dix lettres, p. 32i).

%

72 LES UUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

Suint-SitVe avait été bien informé. D'ailleurs, celte fois, les chances de succès senihlaient plus favorables. La paix religieuse n'était pas l'unique but de la mission. Celle-ci n'était que l'avant-yarde d'une grosse armée. Le cardinal aj>portait des secours et amenait avec lui des soldats. L'appoint assigné par le trésor pontifical n'aura pas été suffisant, car il chercha lui-même à multiplier ses res- sources, et, Georges de Trébizonde le dit expressément, il se mit partout en quête d'argent. Rien que pour enrôler et entretenir les cinquante soldats italiens, futurs défen- seurs de Constantinople, qu'il avait à sa charge, il lui fal- lait des sommes considérables. Il partit de Rome le 20 mai 1452. Un navire génois le portait avec sa suite et sa petite troupe. Auparavant il était allé, paraît-il, trouver le roi de Naples, et avait obtenu de lui quelques bâtiments de renfort.

Après avoir côtoyé la Morée, on relâcha h Chio pour y passer quelques jours et permettre aux Génois de régler leurs affaires de commerce. Ce temps ne fut pas perdu pour Isidore : il enrôla encore cent cinquante soldats et se pourvut d un nouveau compagnon, Léonard, originaire de Chio et évêque de Mytilène, qui prit part à ses travaux et adressa dans la suite un remarquable rapport à Nicolas V. ,

Au mois de novembre eut lieu l'arrivée à Constantinople, suivie de la réception solennelle à Sainte-Sophie. A en croire Ubertino Pusculo, seul témoin qui nous ait con- servé ce souvenir, Isidore aurait parlé à cette occasion avec une franchise voisine de la rude«se . « L'espoir de voir

' KoRZEMowsKi, p. 33. TnAPEzrsTirs, c. Q. f. 2 \°. Dlicosz, t. V, p. 127. MiGXE, t. CLIX, coL 923. Les chroniqueurs indigènes con- temporains Giuliano Passero, Notar Giacomo, ?îotar Gaijo, l'auteur ano- nyme des Dturnali di Moitteleone, ne savent rien du voyage d'Isidore à ISapIes; Dlugosz est le seul à le mentionner. Jor.CA, p. 522.

LE C.VnniNAI, 1 SI DOUE. 73

ma patrie revenir à des sentiments meilleurii, aurait-il dit, est le seul motif qui m'ait déterminé, sur le déclin del'àfje, à entreprendre une si longue et p('nil)lc Iravcrsée. » Viennent ensuite d'amers reproches de traliison à l'adresse des Grecs qui s'oublient jusqu'à traiter d'hérétique et de chien le ^i(■aire du Christ. Il termina son discours par des pro- messes de secours contre les Turcs, pourvu que la récon- ciliation avec Rome fût sincère et durable. La réponse de l'Empereur, bienveillante et vague, faisait allusion aux difficultés qu il y aurait à vaincre et qui venaient surtout d'une certaine partie du clergé. Isidore comprit ce langage et se mit à l'œuvre immédiatement '. Les moines et les nonnes montraient, en effet, le plus d'animosité, et, comme la source en était dans un aveugle fanatisme, on n'avait sur eux presque pas de prise. Mais ce n'était pas seulement dans les couvents qu'il fallait agir; l'opposition se produi- sait dans toutes les classes de la société et même dans le proche entourage de l'Empereur. Lucas Notaras, le digni- taire le plus en vue et le plus important, trouvait des adhé- rents à sa devise insensée : plutôt le turban que la tiare. Cette parole impressionnait les masses.

La conduite d'Isidore fut ici bien différente de celle qu il avait tenue à Moscou. Le terrain lui étant mieux connu, il se doutait bien qu'un acte d'autorité ne servirait qu'à exaspérer les esprits. Il y eut donc des réunions préa- lables, on discuta les conditions, le cardinal se montra conciliant. Selon Ducas, il aurait même consenti à une nouvelle révision des engagements de Florence sitôt que la ville serait rendue à son état normal, ce qui, dans tous les cas, ne saurait atteindre le dogme et ne peut avoir trait qu'à des dispositions transitoires. Grâce à cette modé-

' PuscuLO, p. 21 à 2'(, 51 à 57,

74 LES lUJSSES ET 1-E CONCILE DE FLORENCE.

ration, et plus encore grâce à l'imminence du danger, Isidore parvint, au moins ostensiblement, à dominer l'opinion. Soutenu par une poignée d'hommes résolus, unTliéophile Paléologue, un Jean Argyropoulos, un Michel ApostoHos, entouré de trois cents prêtres, il proclama la paix religieuse avec les Latins, l'hénotikon. Le 12 dé- cembre, fête de saint Spiridion, des offices solennels furent célébrés à Sainte-Sophie; les noms du pape Nicolas et du patriarche Grégoire, insérés dans les diptyques, se mêlèrent aux prières de la liturgie sacrée, et les voûtes vénérables de la cathédrale byzantine recueillirent les mêmes accents qui naguère avaient retenti à Santa-Maria del Fiore. L'Empereur, une grande partie de la Cour, se déclarèrent pour l'union ; désormais elle devait être la religion d'État. Mais cette fête n'offrit pas l'aspect d'une fête populaire; le calme ne rentra pas dans les âmes, et les partis hostiles ne désarmèrent point. Au contraire, tandis que les uns se réunissaient à Sainte-Sophie, d'autres, c'était la foule, se portaient au monastère du Pantocrator pour y consulter les oracles de Scholarius, en religion Gen- nadius. On sait quelle fut sa réponse. Sans vouloir sortir de sa cellule, il afficha sur sa porte des anathèmes contre les Latins et des menaces contre les apostats. Ce langage acéré, mélange de piété et de fanatisme, plein de cha- leur et d'indignation, ne pouvait qu'attiser les passions haineuses en exaltant les esprits. A partir de ce jour, il y eut entre les deux partis des abîmes infranchissables'.

Les faits parlaient trop clairement par eux-mêmes, et l'expérience d'Isidore était trop éprouvée pour qu'il put se méprendre sur les événements qui se passaient sous ses yeux. Inutile de discuter jusqu'à quel point les partisans

» MiGNE, t. CLVII, col. 1058.

LE CAUniNAL ISIDORE. 75

de l'union étaient sincères dans leur assentiment au con- cile de Florence. Beaucoup d'entre eux n'y voyaient, selon Ducas, qu'un expédient temporaire pour échapper au (lanfjer et ne se faisaient pas faute de le proclamer. En effet, il est historiquement constaté qu'à peu d'exceptions près les bonnes dispositions des Grecs ont été de courte durée et qu'elles n'ont pas résisté à l'épreuve. Mais la gra- vité des circonstances ne permettait pas de s'attarder à ces considérations. Depuis le mois de juin, la guerre était déclarée par le Sultan, et, bien que les Turcs ne fussent pas encore entrés en campagne, Mohammed, du fond d'Andri- nople, veillait sur sa proie et redoublait d'activité avec la bouillante ardeur d'un jeune conquérant. Au milieu des luttes théologiques, des interminables querelles surl'héno- tikon, il fallut se préparer à une vigoureuse défense. Ouelques hallucinés restaient seuls dans l'inaction avec le fol espoir que les anges descendraient du ciel au secours de Byzance lorsque les Turcs seraient parvenus à la colonne de Théodose. Ces étranges aberrations n'atteignaient pas Isidore. Mesurant le danger à sa juste valeur, il consacra ses soins et ses forces à la cité compromise, mais admira- blement située pour braver les sièges. Ducas lui reproche de n'y avoir pas mis assez d'énergie. Les faits sont pour contrôler cette assertion ' .

Le jour même l'hénotikon avait été proclamé à Sainte-Sopliie, il y eut une grave affaire à décider en vue de la défense de la ville. Le conseil impérial en fut saisi, et, selon le témoignage de Léonard, Isidore était toujours du nombre des conseillers. Voici de quoi il s'agissait : cinq galères vénitiennes, trois grandes et deuxpetites, s'étaient

' Pour les sources relatives au siège de Constantinople, voir Pogodine, Pears et MoRDTMANN, passim. Les détails sur Isidore nous ont été obligeam- ment communiqués par M. Mordtmann.

76 LES RUSSES ET LE r.ONCILE DE FLORENCE.

uni'tccs pour «juelqiies jours dans le port; on résolut de les {}arder indéfiniment et de néjjocier à cet effet avec les capitaines. Dès le lendemain, Isidore, Léonard, le consul de Venise, les représentants de 1 Empereur, se rendirent à bord de la galère du commandant Diedo. Leur proposi- tion rencontra une vive résistance, et ce fut à grand'peine que Ton obtint gain de cause.

Le 23 janvier 1453, Isidore vit arriver Giovanni Giusti- niani avec sept cents Génois. Cette poignée de braves devait former le noyau de la garnison. Le nombre des hommes en état de porter les armes, étrangers et indi- gènes, était restreint. Plirantzès en fit le dénombrement, sur l'ordre de l'Empereur, et le chiffre parut si minime qu'on le tint caché comme un secret d État.

Si les détails exacts échappaient ainsi au public, personne ne pouvait ignorer qu'en général on manquait de bras. La pénurie d'hommes donnait d'autant plus d'importance aux murs d enceinte et aux tours qui devaient abriter les vail- lants, mais trop rares défenseurs. Pendant de longs siècles, depuis Constantin et Justinien jusqu'aux Comnènes et aux Paléologues, les Empereurs avaient contribué à ces ouvra- ges. En 1432, on leur avait donné de grands développe- ments. A la veille du nouveau siège, on se remit à l'œuvre, et des travaux considérables furent exécutés. Le cardinal- légat, d'après le témoignage de Léonard, fit réparer à ses frais la Xyloporte et les tours d'Anémas, dont la garde fut confiée à des Génois.

Mais déjà l'heure fatale était imminente. Le 6 avril, un vendredi, jour sacré chez les musulmans, l'armée turque s'approcha de Constantinople à la distance d'un mille, et le siège fut solennellement déclaré. Bientôt les batteries se dressèrent et les navires ennemis mouillèrent dans le Bosphore. A l'intérieur de la ville investie on prit aussi les

LE CAIllUNAI, ISIIMMU':. 77

dernières mesures. L'Empereur se; réserva la porlc Saint- Romain. Quant au car(liiial-lé{jal,(jui avait sous ses ordres les soldais amenés de Rome et de Cliio, on lui confia la Pointe du Serai, connue autrclois sous le nom d an(]le de Saint-Démétrius. Les plus chers souvenirs se rattachaient à cet endroit. s'élevaient, à côté des palais des Césars et des {jrands, ré{;lisedela Mèrede Dieu, Hodéjétria, etcelle de Saint-Démétrius, le sanctuaire des Paléolo^jues, l'em- blème de la restauration byzantine, avec le magnifique couvent Isidore avait passé ses plus belles années. Le littoral qu'il avait à défendre s'étendait jusqu'à la ])orte d Euyène, c est-à-dire jusqu'à l'endroit ou la grosse chaîne de fer s'abaissait dans la Corne d'or, roulant ses formida- bles anneaux jusqu à la rive opposée de Galata. Il avait pour consigne de suivre les mouvements de la flotte otto- mane, d empêcher les descentes et surtout de veiller à la conservation de la chaîne, seul rempart du côté du Bos- phore.

Le terrible duel entre la sombre énergie du déses- poir et le fanatisme, l'exaltation farouche, l'enthousiasme guerrier, ne tarda pas à s engager. Les phases poignantes de ce drame ont été trop souvent racontées pour qu'il soit nécessaire d'y revenir. Du reste, aucun témoin oculaire ne nous a renseignés sur la conduite d Isidore pendant le siège, ni en général sur ses aptitudes militaires. On sait quelle fut l'issue de cette lutte terrible et sanglante. Les forces étaient trop inégales pour que la victoire ne restât pas au nombre. L'empereur Constantin, retrouvant sur le bord des abîmes la fierté des Césars et l'élan des héros, fit des prodiges de valeur et succomba, percé de coups, sur les murs de la ville assiégée. Le 29 mai 1453, la Nou- velle Rome tomba haletante, épuisée, aux pieds du vain- queur et devint la capitale de l Empire ottoman. Le car-

78 LES RUSSES ET LE CONCILE DE K1,(H;ENCE.

dinal-légat fut témoin de l'horrible carnage qui suivit l'assaut et la prise de la ville, mais plus heureux que la plupart de ses compatriotes, il échappa à la captivité et à la mort.

Une légende s'est formée autour de ce fait, et c'est Pie H, dans ses commentaires, qui lui a donné la forme définitive pour en devenir ensuite le principal propagateur. Activement recherché par les Turcs, Isidore aurait revêtu un cadavre de la poupre cardinalice, et lui-même se serait déguisé en esclave. Mêlé à la masse du peuple et fait pri- sonnier, il serait parvenu à se racheter. La vérité vraie est plus simple. Isidore l'a dévoilée à Leonardo Benvoglienti, envoyé de Sienne à Venise. A peine entré dans la ville, Mohammed II, bien renseigné par ses espions, demanda, en effet, la tête du cardinal. Des amis dévoués lui en por- tèrent une autre, affublée probablement d'un chapeau rouge. Isidore bénéficia de la substitution, ne fut jamais reconnu, et, comme il le dit expressément, n'eut jamais de captivité à subir. Homme de foi, il y voyait un miracle de la Providence.

La rapidité du voyage d'Isidore parle en faveur de cette version. Le 7 juillet, il était déjà à Candie, l'ancienne Crète, d'où il écrivit une lettre qui a été souvent imj)rimée avec les adresses les plus variées ; au fond elle est destinée à toute la chrétienté. C'est un cri d'alarme. On reconnaît l'humaniste dans l'abondance des figures, la richesse des images, la hardiesse des expressions. Blessé au cœur, frappé dans ses plus chères affections, il ne pouvait s épan- cher que dans des dithyrambes. L'homme pratique repa- raît lorsqu'il touche à l'avenir : il énumère les forces des Turcs, découvre leurs desseins sur la Hongrie et l'Italie, appuie sur la nécessité d'une croisade. Quant à sa per- sonne, il se borne à dire qu'il a supporté bien des épreuves.

I.E CAllDINAL ISlhnHi:. 79

<()uru bien des danjjers, mais que Dieu l'a délivré des tiiains des impies comme il a sauvé Jouas du sein de la baleine. L'évèque de Mytilènc, Léonard, écrivit de son côté un rapport à Nicolas V sur la prise de Gonstatitiuople. Cette pièce, datée de Chio, 16 août 1453, contient de pré- cieux détails, mais ne dit rien sur les dernières péripéties d'Isidore.

Au mois de novembre, le cardinal-légat, en route pour Rome, s'arrêtait à Venise. La Seigneurie l'accueillit avec de grands égards. Une réputation intègre le précé- dait, et le malheur augmentait son prestige. Sur Ben- voglienti, qui nous fournit ces renseignements, il produisit une impression profonde. Il lui parut être l'homme pro- videntiel destiné à soulever les chrétiens contre les Turcs, et, pénétré de respect, le diplomate italien recueillait ses oracles « avec terreur et dévotion « . Plus explicite, plus incisif que dans sa lettre, Isidore prévoyait que si l'on tardait, ne fût-ce que six mois, à se mettre en campagne, c'en était fait de la Hongrie et de l'Italie. Encore sous le coup du récent désastre, il ne tarissait pas sur la cruauté des Turcs, leur haine du Giaour, leur richesse en or monnayé, leur armée, leur flotte, donnant ici des cliiF- fres quelque peu différents de ceux qu'il avait adoptés dans sa lettre.

De Venise il alla partager à Bologne ses tristesses pa- triotiques avec Bessarion qui, à titre de légat, adminis- trait le Bolonais. Le cardinal de Nicée n'avait pas attendu l'arrivée d'un témoin oculaire pour élever la voix en faveur de Byzance. Dès le 13 juillet 1453, avec des accents pathé- tiques, il avait supplié le doge Francesco Foscarini de ne pas abandonner la malheureuse cité de Constantin. N'avait- on pas le droit, en face de l'audacieux défi des Ottomans, d'espérer une prompte revanche? Mais en arrivant àRome,

80 LES lUJSSKS ET LE CONÇU. H I>K 1' I.O P. KN C E.

Is-idoie |)ul se convaincre qu on y nieltiail de la mollesse et des lenteurs '.

La première nouvelle de la prise de Constantinople retentit eu Europe comme un coup de loudre. Le boule- vard avancé de la clircticnté livrait en s'écroulant tout le passé de l'Occidenl avec ses gloirjs, son progrès et sa science à la merci des plus fiers ennemis de la Croix. Jj'Islani arborait le Croissant dans le centre d'où Constantin avait voulu gouverner le monde, dans le foyer des grandes relations internationales, 1 entrepôt du commerce asia- tique. Les peuples menacés par les Turcs ne s'y trompè- rent point : on comprit que la question d'Orient s'impo- sait tout à coup, brutalement, dans des proportions colossales. C'était comme un choc violent qui, brisant les obstacles, accumulant les ruines, annonçait les approches d'un ordre de choses nouveau.

Nicolas V avait des motifs tout particuliers pour s'émouvoir profondément. Le 28 avril, il avait envoyé au secours de Byzance dix galères avec des navires de Naples, de Gênes et de Venise. Cette petite flotte dont l'appoint eût été inappréciable était arrivée trop tard, et maintenant c'était à lui, pontife et père de la chrétienté, de prévoir l'avenir, de réunir les forces éparses, d'opposer aux armes ottomanes les armes chrétiennes. Ingrate besogne! Aux premières impressions de terreur succédèrent bien vite les calculs, les jalousies et les intrigues. Tandis que le Pape lançait sa bulle du 30 septembre 1453, et prêchait la croisade contre « l'avant-coureur de 1 Antéchrist » , Gênes et Venise faisaient la paix avec les Turcs, Naples et Milan gardaient la neutralité, et les représentants des États

' Pu SKC. Comm., p. 300. Archives de Sienne, Coiicistoro, Lettere ad ann., 1453. L'Eccy, p. 76. Muratori, t. XVIII, col. 701. JoacA, p. 518, 520, etc. Blbl. nat., fonds latin, n' 3127, f. 198 v».

LE CAI'. niNAI, ISIDOKE. SI

d'Italie, réunis à lioine pour assurer la paix intérieure avant la g^ncrre au dehors, se séparaient, on mars 145 4, sans avoir rien cohcIii. Il fallut qu'un sini|)le moine augustin, frère Simonelto, \int à la rescousse des diplo- mates. Grâce à lui, le 9 avril, la paix de Lodi fut acceptée, et, le 2 mars de l'anne'e suivante, une li{;ue offensive et défensive put être ratifiée par le Pape.

Ce n'étaient que des préliminaires pour la croisade, mais des préliminaires indispensables, et il est permis de supposer que le cardinal Isidore y coopéra activement, quoique son nom ne paraisse guère dans les correspon- dances diplomatiques du temps. Une seule fois il est fait mention de lui. La république de Gènes avait été accusée d'avoir, après la prise de Gonstantinople, abandonné ses vaisseaux au Sultan, tandis qu'ils étaient en réparation à Clîio. Le doge Pietro Gampofregoso tenait à se justifier d une manière éclatante. Il s'adressa au cardinal Isidore, et la lettre de celui-ci, très élogieuse pour les Génois, mais dont le texte ne s'est pas retrouvé, fut envoyée en France, en Bourgogne et en Angleterre ^

Quant à Nicolas V, il ne put voir les résultats de la paix qu il avait eu tant de peine à établir. Miné par la goutte, déçu dans ses espérances, aux prises avec des factieux, obsédé par le spectre islamique, ce Pape qui n'avait rêvé que 1 âge d'or pour l'Italie et se voyait menacé par le poi- gnard d'un Stefano Porcaro, expira saintement, entouré de moines, dans la nuit du 24- au 25 mars 1455. Le car- dinal rutlîène, comme bien d'autres, perdait en lui un insigne bienfaiteur.

Dans le conclave qui s'ouvrit le 4 avril, ce n'était ni le doyen d'âge Fieschi, ni le sous-doyen Isidore, mais Bessa-

ï Archives de Gènes, Rejistro lit(., t. XVIII, f. 526

82 T. ES nrSSES ET LE CONr,II,E DE FLORENCE, rion qui attirait tons les re{]^ards. Ses talents, son influence, la n'îMilarité de sa vie, sa haute compétence dans les ques- tions d'Orient, le rendaient, en face du péril ottoman, parlicnlièrement difjne de la tiare. Les électeurs le com- prirent si bien qu'ils le mirent sur les rangs. Cette candi- dature avait, en outre, un caractère très suggestif. L'élec- tion d'un Grec eût mis le sceau au concile de Florence et resserré les liens des Églises d'OrientavecrÉglisedeRome. Un vulgaire amour-propre fit, paraît-il, échouer cette combinaison : on craignait que les Latins ne parussent dépourvus d'hommes capables d'occuper le Saint-Siège. D'après le;^ bruits qui couraient autour du conclave, c'est le cardinal Alain de Coëtivy qui se serait mis à la tête de l'opposition, faisant valoir que Bessarion était un néophyte et qu'il n'avait même pas encore rasé sa barbe. Ces objec- tions eurent du succès, et par une espèce de compromis tacite, les voix se reportèrent sur un cardinal octogénaire, Alonzo Borja, qui prit le nom de Calixte III.

Rejeton d'une race illustre, il avait grandi dans l'hor- reur héréditaire des Mores, et, si on lui reproche avec rai- son de s'être trop entouré de neveux et de compatriotes, il faut lui rendre cette justice qu'il poussa son cri de guerre contre les Turcs avec la fière assurance d'un hidalgo et une ardeur qui n'avait rien ]de sénlle. Sans doute, les traditions de Nicolas V furent brusquement interrompues, on coupa les vivres aux humanistes, qui ne purent jamais s'en consoler, mais Belgrade fut arrachée au Croissant par rhéroïque Hunyadi, le Danube fut rendu à la libre circu- lation, et le Pape préparait une sérieuse campagne.

Dans ces conjonctures, on aurait pu croire que l'ancien défenseur de Bvzance occuperait une place m^arquante; mais, en réalité, durant tout le pontificat, son rôle a été plutôt terne et effacé. Tandis que Bessarion est environné

LE CARDINAL ISIDOnE. 83

d'éclat, remue les grandes al-Caires, remj)lil une mission importante auprès du roi Alphonse de Naples (jui, entouré (le lettrés et de poètes, le reçoit avec une courtoisie raf- liiiée, le cardinal ruthène reste dans la pénombre et ne seuible pas mêlé de près aux événements. En jnars I i5(), il se rendit à Venise, non dans un but politique, mais pour une affaire privée. Son caractère apparaît ici sous un jour nouveau, et quelques détails sur ce sujet ne seront point oiseux. Le patriarcat de Constantinople avait dos pro- priétés à Négrepont, flottait encore le drapeau de Saint- Marc, et elles avaient été confiées h un gérant vénitien, Bernardo Dandulo, Après trois ans d'administration, celui-ci ne versa que trois cents ducats, somme dérisoire, car les revenus étaient évalués à un minimum total de deux mille quatre cents ducats. Isidore, dont relevaient ces domaines, n'était pas d'humeur à tolérer pareil abus. Il partit pour Venise, exhiba des lettres du Pape et de ses collègues, porta plainte au Sénat, le pressa vivement et obtint trois juges spéciaux pour sa cause. Leur sentence lui fut favorable. Après avoir pris des informations et com- pulsé les livres de Dandulo, qui ressemblaient à des gri- moires, ils le condamnèrent, le 4 juin 1456, en tenant compte de certaines autres dépenses, à ajouter encore onze cent quarante-cinq ducats aux trois cents qu il avait déjà payés. Ce versement a-t-il jamais été effectué? C'est plus que douteux, car, le 8 mars 1458, toute cette procé- dure a été annulée et biffée dans les registres par la main du notaire. Cet incident n'est pas un fait isolé ; des affaires analogues se reproduiront encore bientôt.

En attendant, le cardinal profita de son voyage pour rendre service à ses compatriotes. Ils étaient nombreux à Venise et n'avaient pas de centre commun. Une église fut réclamée pour eux ils pussent célébrer leurs offices

81 LES RUSSES ET I.E r.ONCII.E DE ELOUENCE.

selon le rite oricnlal. Le Pape écrivit dans le nïéuie sens au patriarche, et celui-ci prêta volontiers son concours, car ces Grecs, d'après les documents officiels, étaient catholiques et vivaient sous Tobéissancc du Saint-Sièjje. Le Sénat n'accéda à ce.> vœux, le 18 juin 1 456, qu'à demi. Au lieu d'église, il accorda un terrain avec faculté de con- struire. Cette générosité ne manquait pas d'ironie, car, avant à peine de quoi vivre, les Grecs ne pouvaient songer à bâtir. On se vit donc obligé, pour le moment, de leur attribuer une chapelle à San-Biagio, et c'est seulement bien plus tard que fut édifiée l'église nationale de San- Giorgio ^

Si l'action d'Isidore paraissait peu au dehors, ce n'est pas que ses relations personnelles avec le Pape fussent tendues. Il est vrai qu'au début du pontificat il eut à subir un petit échec. Se prévalant d'un bref de Nicolas V, il avait nommé un vicaire pour l'île de Crète, mais, sur la plainte de l'évêque, la nomination fut cassée et le bref annulé. Ce n'était là, du reste, qu'une mesure administrative, et elle n'eut aucune conséquence fâcheuse. Au contraire, c'est à partir de cette époque que le cardinal ruthène commence à émarger au budget avec une pension mensuelle de cent ducats qu'il conserva sa vie durant. En outre, Calixte III lui conféra de nouveaux bénéfices : le 10 mai 1456, il l'investit de l'église de Nicosie, que le roi de Chypre usur- pait pour son fils, Jacques le Bâtard, dont il sera question encore plus bas, et, à une date incertaine, il lui assigna une pension de cinq cents livres sur l'abbaye de San-Bar- tholo dans le Ferrarais.

' Archives de Venise, Sen. Secr., t. XX, f. 95 v'. Sen. Terra, t. IV, f. 6 v°, f. 9 v°. La présence d'un trèi vénérable cardinal est signalée au mois d'août 1455 à Constantinople, Ilav5o)pa, t. XVIII, p. 452. Serait-ce Isidore? M. Legrand, de qui je tiens ce précieux renseignement, incline vers cette opinion.

LR CAKIHNAI. ISIlM)li IC. 85

Par contre, Isidore résigna enlie les mains du l'npe les droits qui lui revenaient encore sur la métropole de Kiev. On se rappelle que, depuis 1 45 1 , il ne l'avait j)lu8 qu'à titre de commende. Nicolas V avait eu recours à un expédient; désormais une solution définitive s'imposait : les adhérents slaves au concile de Florence ne pouvaient être sauvés qu'à ce prix. Aux yeux de Rome, .lonas, protégé par Vasili, reconnu pendant quelque temps par Casimir, décoré du titre de métropolite de Kiev, n'était qu'un intrus d'autant moins acceptable qu'il combattait [)lus ardemment le pacte d'union. On savait, d'ailleurs, qu'à Moscou son crédit était inébranlablement établi et qu'en vain essave- rait-on de négocier avec le grand kniaz. D'autre part, en Pologne et en Lithuanie, les affaires se présentaient sous un aspect plus favorable. Depuis la disparition de l'anti- pape Félix V, le roi Casimir était réconcilié avec Rome, et, au point de vue politique, il avait pu se convaincre qu'un métropolite résidant en Pologne était préférable à un métropolite résidant à Moscou. L'idée d'un partage de la vaste métropole de Kiev s'offrait donc d'elle-même, et elle fut adoptée. La partie moscovite resta sous la juridic- tion d'Isidore, quoique ses fonctions dans ces contrées fussent purement nominales. Quant aux neuf diocèses qui se trouvaient en Pologne et en Lithuanie, ils furent complètement détachés des diocèses moscovites, con- stitués en province ecclésiastique indépendante, et con- fiés à Grégoire, l'inséparable compagnon d'Isidore, qui lui avait succédé dans l'abbaye de Saint-Démétrius et le remplaçait maintenant dans une partie de sa métropole. On donna à l'élu le titre d'archevêque de Kiev, de Lithuanie et de toute la Russie inférieure. Ces mesures étaient prises depuis le 21 juillet 1458, mais les actes n'étaient pas encore rédigés lorsque Galixte vint à mourir,

86 LKS IlITSSliS ET LE CONCILE DE FLOIIENCE.

laissant à son successeur le soin de réyler cette affaire ', Le nouveau pape Pie II, qui avait porté jusque-là le grand nom d'^Eneas-Sylvius, comptait dans ses livres et même dans sa vie quelques pages qu'il desavouait franche- ment depuis qu'il prenait au sérieux son caractère sacer- dotal. S'il rappelait Nicolas V par l'amour des lettres, il égalait Calixte III par son ardeur contre les Turcs; mais, pour des raisons qui nous échappent, le cardinal Isidore nourrissait envers l'ancien secrétaire de Frédéric III des sentiments hostiles. Il en donna la preuve pendant le con- clave, qui fut assez mouvementé. Le cardinal de Rouen Guillaume d'Estouteville était le plus puissant rival du cardinal de Sienne iEneas-Sylvius. Isidore vota pour le représentant du parti français, qui n'eut jamais le nombre de voix suffisant. Ce n'est pas que les intrigues fissent défaut, mais elles furent toutes déjouées, et le futur élu s'est donné le malin plaisir de les narrer sans ménage- ment aucun pour ses collègues. Le dernier scrutin donna lieu à une scène de vivacité. A l'issue de la messe, on se réunit pour voter. Isidore était le premier des trois cardi- naux rangés autour de l'autel pour surveiller le calice d'or dans lequel les électeurs jetaient leur bulletin. iEneas eut neuf voix, d'Estouteville n'en eut que six. C'était une vic- toire, mais elle n'était pas complète, et les cardinaux fatigués de tant d'essais inutiles recoururent au vote par accession. Au milieu d'un silence solennel, Rodrigo Borja proclama le premier ^Eneas-Sylvius ; aussitôt ce nom vola de bouche en bouche. Pour empêcher l'élection, Isidore et Torquemada tentèrent de quitter la salle et d'entraîner

' Archives du Vatican, Regesta, 437, f. 274 v»; 450, f. 192 v». Archives de Milan, Pot. est., Jioma, 1461, 7 février. Pour les pensions d'Isidore, voir aux archives d'État de Rome la série des Mandati, et celle des Introitus et Exitus aux archives du Vatican. La première contient les ordres de payement, la seconde leur exécution.

LE CARDINAL ISIDORE. ^7

leurs partisans avec eux, mais il ëtait trop tard. La majo- rité (les électeurs étant déjà {ja{jnée, ils durent accepter son vote et le ratifier'.

Pie II ne tint pas rigueur à Isidore de l'opposition contre iEneas-Syivius. Sa bénévole nature semble même s'être complu à se venger noblement d'un adversaire désormais inollensif. La pension du cardinal ruthène sur le trésor fut maintenue. Dès le 5 septembre 1458, il reçut Tévêché de (lorfou qu'il résigna, le 8 mars de l'année suivante, en se réservant une rente viagère de trois cents florins sur la niense épiscopale. Deux mois après ce premier bénéfice, le 9 novembre 1458, nouvelle collation de la collégiale de Santa-Agata de'Goti. Située de nos jours dans un quartier populeux et desservie par les Irlandais, cette église était alors isolée, mais riche d'antiques souvenirs. Les Goths en avaient fait un temple arien; saint Grégoire l'avait rendue au culte catholique, et, jusque vers la fin du seizième siècle, on y voyait encore les épigraphes et les mosaïques de Flavius Ricimer.

Au cours de la même année 1458, Pie II s'appliqua sérieusement aux affaires de Russie, qui attendaient encore leur solution. Géographe et historien, passionné pour les notices curieuses et exotiques, ces contrées lointaines de- vaient rintéresser d'autant plus qu'elles étaient moins connues. Au concile de Bàle, il avait recueilli des détails sur les Lithuaniens, et ses voyages dans l'Europe centrale l'avaient mis en veine de composer un livre sur la Pologne, la Prusse et la Lithuanie. Les intérêts de la foi se greffaient maintenant sur les goûts littéraires. Calixte III avait initié le collège cardinalice aux mesures qu'il méditait pour la division de la métropole russe et la nomination d'un nou-

1 Pu SEC. Comm., p. 30. Cugnoni, p. 184.

88 LES nUSSES ET LE CONCILE DE ELOUENCE.

veau tilulaire ilan? la pailic méridionale. Ce programme fut maintenu en tous points, et Pie II ratifia le choix de Grégoire pour le siège de Kiev. Le moine basilien fut con- sacré évéque par le patriarche Grégoire Mammas, et tous les souvenirs d'un passé encore récent, Florence, Moscou, Constantinople, se confondirent dans cette cérémonie reproduisant l'image de l'unité de l'Église. Le bref ponti- fical relatif à ces dispositions est daté du II septembre 1458. Jonas, si profondément vénéré à Moscou, y est traité de moine ambitieux et rebelle, d'intrus sacrilège, de fils d'iniquité et de perdition. Le même jour, s'adres- sant au roi Casimir, Pie II lui recommande de surveiller ce dangereux sujet et, si l'occasion s'en présente, de le jeter dans les fers afin qu'il puisse être jugé. Par contre, dans les lettres aux suffragants de Kiev, au chapitre, au clergé et aux fidèles, Grégoire leur est présenté comme leur vrai pasteur auquel ils doivent respect et obéis- sance.

Désormais les équivoques devenaient impossibles. Pie II avait tranché les positions avec une rudesse dont s'inspi- raient souvent les raffinés de la Renaissance, mais que les Moscovites n'appréciaient guère. Le roi de Pologne Casimir, changeant de politique, se déclara ouvertement pour Grégoire, le prit sous sa protection, écrivit même au grand kniazVasili, naturellement sans succès, pour le faire accepter à Moscou. Les efforts de Jonas afin de sauve- garder son autorité en Pologne et en Lithuanie échouèrent aussi : peu à peu des abîmes se creusaient entre les deux fractions de l'ancienne métropole. Vers la même époque, le chevalier Nicolas Jagubi, comte du sacré palais de La- tran, fut envoyé en qualité de nonce du Saint-Siège ad parles Ruthenorum. Il est probable que cette mission n'était pas étrangère à l'installation de Grégoire, mais il n'en reste

l.E CAR DUS AL iSIDOIlE. 89

(1 autre trace i\ne le sauf-conduit délivré par le Pape, le 17 janvier l i59 '.

Pour graves et importantes qu'elles fussent, toutes ces questions ne s'en bornaient pas moins à des nations par- ticulières; il y en avait une autre qui embrassait la chré- tienté tout entière, et de laquelle Isidore ne pouvait se désintéresser. Lors de la chute de Byzance, le Pape, encore secrétaire de Frédéric III, avait entrevu les terribles con- sécjuences de celte catastrophe; c'était à lui maintenant de les conjurer et de soulever les croyants contre les infidèles. Pie II accepta sa mission. Malgré l'apathie des princes, il convoqua, pour discuter la croisade, un congrès à Mantoue, et partit dans cette direction en janvier 1459. Cinq cardi- naux seulement l'accompagnaient, les autres devaient le suivre à bref délai.

Isidore le rejoignit probablement à Sienne, car c'est qn il fut comblé d honneurs, et voici à quelle occasion. Une grande existence venait de s'éteindre. Vers lu fin de 1458, Grégoire Mammas était mort, loin de la terre natale, et les cendres du patriarche ensevelies à San-Giorgio in Velabro proclament sa fidélité aux serments de Florence jusqu'au delà du tombeau. Le siège des Chrysostome devenait vacant, et Pie II n'hésita pas à revêtir, le 20 avril 1459, de la dignité patriarcale le cardinal ruthène. A la vérité, cette promotion se réduisait principalement à un titre tant que l'Islam serait maitre du Bosphore, mais elle augmen- tait quand même le prestige du cardinal, et démontrait la confiance pontificale en lui, d'autant plus que Pie II ne renonçait pas à l'espoir de reconquérir Gonstantinople soit par les armes des croisés, soit par celles de son éloquence, témoin sa fameuse lettre au sultan Mohammed avec l'exhor-

' Archives du Vatican, Regesta, 468, f. 6, 25, 150 v», 156, 157, 321 ; n" 470, f. 144, 268 v».

'JO LKS RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

talion au baptême. Les ressources matérielles d'Isidore s'aufjmcntaient du même coup. D'abord, l'Église de Con- stantinople, qu'il avait déjà en commende, passait complè- tement sous son administration, et les propriétés patriar- cales ne relevaient plus que de lui. Ensuite, à l'occasion du même bref, l'Église de Nicosie lui était retirée et puis immédiatement rendue. Enfin, une autre pièce officielle lui donnait les plus larges facultés pour la location de ses biens-fonds '.

Le congrès de Mantoue dura près de huit mois, et ne fut, au fond, qu'une longue suite de déceptions. Si le sou- venir qui en reste à la bibliothèque de Sienne est un chef- d'œuvre, si le pinceau de Pinturicchio a rendu immortelle la harangue de Pie II, l'effet qu'elle produisit sur les auditeurs ne fut pas si durable, et toutes ces longues et fastidieuses délibérations n'aboutirent pas à une sérieuse coalition de puissances belligérantes. La bulle de croisade, publiée le 14 janvier 1460, ne suscita qu'un médiocre enthousiasme, et les échos de la voix pontificale s'en allèrent mourir au pied des Alpes.

Les questions qui se débattaient au congrès étaient les mêmes qui préoccupaient constamment Isidore, mais ici, comme à Florence et ailleurs, il s'efface à côté de Bessa- rion. Le cardinal de Nicée prononce un pathétique dis- cours, obtient le renfort demandé pour la Morée par les ambassadeurs de Thomas Paléologue; quant au patriarche de Constantinople, il semble avoir gardé le silence et tra- vaillé dans l'ombre, car il est certain qu'il n'est pas resté inactif, quand même il n'aurait pas élevé la^voix. Il est vrai qu'il s'absenta du congrès pendant quelque temps : le 27 avril et le 9 mai 1459, nous le trouvons à Venise, et la

Archives du Vatican, Regesta, 470, f. 195 y", 463, 464.

LE CAUniNAL ISIDOllK. 91

Seigneurie délibère sur les menus prc'sents à lui offrir. Mais peut-être cette excursion a-t-elle été faite en vue d'un projet qui rentrait dans la j)olitif[ne {jéncrale du con{}rès, et dont le cardinal Isidore s'était lait le promoteur attitré. Une ardeur guerrière l'animait; il voulait enrôler des sol- dats, voler au secours des Hellènes et entreprendre, à son propre compte, une campagne dans la Morée, indépen- damment de celle que patronaient Bessarion et Bianca Sforza. En effet, à peine le congrès terminé, au plus fort de l'hiver, en février 1460, il est déjà à Ancône, ache- tant des armes, préparant des embarcations, dirigeant ses regards vers les rivages de l'Hellade. En même temps, il envoie des explorateurs pour voir s'il peut s'aventurer avec sa petite troupe sans s'exposer à être massacré en route par les forces supérieures des Turcs. Les renseigne- ments durent être peu rassurants, car, au mois de mai, Isidore n'avait pas encore quitté Ancône, et Pie II nous apprend qu'il revint ensuite à Rome sans avoir risqué sa belliqueuse entreprise. Elle n'avait assurément aucune chance de succès. La même année, les Turcs envahirent la Morée ; le despote Thomas Paléologue prit la fuite et s'en vint à Rome, il eut avec le cardinal ruthène de fré- quents rapports sur lesquels nous reviendrons ailleurs '. Du reste, les jours de travail et d'activité étaient comptés pour Isidore. Depuis quelque temps déjà, sa santé était ébranlée, et il lui arrivait d'avoir des syncopes. Le 1" avril 1461, un accident de ce genre se produisit avec des carac- tères particulièrement alarmants. Ce jour-là, un mercredi, le temps était affreux, la pluie tombait à torrents et le vent soufflait avec violence. Isidore causait avec les siens

» Archives de Venise, Bazon Vecckie, t. XXV, f. 28 v% 32 v". Archives Gonzaga, Busta n" 840, Lettres d'Isidore, 1460, 8 mars, 31 mai. Pu SEC. Comni., p. 95.

92 LES RUSSES ET LE CONCILE DE 1 LOUENCE.

(hins le vestibule lorsqu'il s'alfaissa tout à coup et perdit connaissance. Transporté dans sa chambre, il revint à lui, mais ne retrouva pas la parole. Ce symptôme paraissait pour la première fois; d'ordinaire, les attaques ne produi- saient pas cette fâcheuse conséquence. Un de ses collè- j<;ucs, le cardinal Gonzaga, alla le voir dès le lendemain, et le malade lui inspira des inquiétudes. Cet état de mutisme dura jusqu'après le mois d'août. La convalescence fut longue et laborieuse; jamais la santé d'Isidore ne se réta- blit complètement, mais il y eut des hauts et des bas, voire des moments de réel soulagement '. Et c'est pen- dant cette lutte avec les assauts de la maladie, sur le déclin de sa carrière, qu'il eut encore à se défendre contre des agressions d'ordre purement matériel et financier. Va coup d'œil sur la vie d Isidore à Rome, ses habitudes, ses relations, ne sera pas ici hors de propos.

Le cardinal ruthène demeurait à San-Ciagio délia Pagnotta, dont il était, on se le rappelle, commendataire. Située dans la via Giulia, non loin du palais Sacchelti, desservie actuellement par les Arméniens, cette église doit son nom bizarre à la distribution de pain qui s'y fait, en souvenir des anciennes agapes, le 3 janvier, jour consacré au patron titulaire. Au point de vue artistique, elle n'offre rien d'intéressant, et les deux petits anges de Pietro de Cortone, en adoration sur le maître-autel, semblent n'être que pour déplorer la détresse qui les entoure. Du reste, non seulement l église, mais le quartier entier présen- taient, au quinzième siècle, un tout autre aspect. Il est d'autant plus difficile de le reconstituer que Jules II a complètement bouleversé cette partie de la ville, dont il voulait faire le centre de sa nouvelle création. Les blocs

' Archives Gonzaga, Busla 841, Rome, 1461, 2 avril.

LE C A m ) IN. VI, ISIDOHi:. 93

lie pierre que Ton \oï[ encore encastrés dans certaines maisons datent de cette <'j)oque. Kn été, il esl jjioliahle (|irisidore jiassail (jnelque temps à l'oiouovo, ilans son j)alais épiscopal, dont il n aurait pas entrepris en vain la complète restauration. Chez les Capucins d'Albano, la tra- dition s'est conservée qu'il venait souvent en villé(jiature à la Palazzuola, et l'on montrait jadis la grotte il prenait sc> repas. Ce délicieux petit couvent est à proximité de l'abbaye grecque de Grotta-Ferrata, et l'ancien moine basi- lien devait apprécier ce voisinage '.

Patriarclie, prince de lEglise, et, vers la fin de sa vie, doyen du Sacré Collège, sa réputation de vertu et d inté- grité était à la liauteur de sa position sociale. S'il n'a pas su gagner les sympathies du grand kniaz de Moscou, la bienveillance envers lui des Empereurs et des Papes ne s est jamais démentie. Les allîiires délicates, les graves missions, dont il a été chargé, n'ont servi qu'à mettre de plus en plus ses qualités en relief. Du fond de la Pologne, le cardinal Olesnicki, qui avait vu Isidore à l'œuvre, rendait pleinement justice à son zèle et à sa fermeté. Phrantzès le jugeait digne de monter sur le siège patriarcal de Constan- tinople. On sera plus étonné de retrouver le même langage dans la bouche d'un adversaire, dans celle de Jean Eugé- nikos, frère de l'irréconciliable Marc d'Éphèse. L'ode élogieuse de Francesco Filelfo ne mérite d'être citée que pour mémoire ^. Plus concluantes sont les appréciations de Venise, de Gênes, de l'ambassadeur de Sienne, déjà men- tionnées plus haut. En général, les pièces contemporaines n'expriment que des sentiments de respect, de vénération envers l'illustre confesseur de la foi. Aussi bien les recueils

' Casimiro da Roma, p, 244.

' Codex epi.il.^ t. I, p. 121. Migne, t. 136, col. 911. Lecrasd, Cent-dix lellres, p. 208, 294.

94 LES RUSSES ET LE CONCJLE DE FLORENCE.

postérieurs des seizième et dix-septième siècles abondent dans le même sens. Une tradition tardive rapporte même (lulsidore avait été surnommé, à cause de son amour pour la croix, cardinal Santa-Groce. Il est possible que ses armoiries aient servi de point de départ à cette appel- lation.

Les témoignages flatteurs sur sa portée intellectuelle ne manquent pas non plus, mais ils sont d'un caractère trop vague pour admettre des conclusions précises. Ses lettres antérieures au voyage de Russie, ses rapports avec les humanistes, son genre même d'éloquence dans le dis- cours de Bàle, prouvent assez qu'il n'était pas étranger aux courants nouveaux. Toutefois, il ne semble pas avoir cultivé avec ardeur Thumanisme à Rome, encore moins joué le rôle d'un Mécène. On ne le retrouve pas parmi les membres de l'Académie de Bessarion ; son nom n'est pas mêlé aux luttes passionnantes sur Platon et Aristote. Et c'est même absolument à tort qu'on lui attribue des com- mentaires et des homélies sur l'Évangile. Ils sont l'œuvre d'un Isidore, évêque de Thessalonique, que Marracci a été le premier à confondre avec Isidore, évêque de Sabine, et cette erreur, une fois lancée, s'est propagée de livre en livre sans que personne ait songé à remonter jusqu'aux sources pour la vérifier'. Que s'il n'a rien écrit lui- même, sauf la lettre sur Gonstantinople, il n'en a pas moins conservé, malgré sa vie errante, le goût des livres et l'amour de l'étude. On peut citer à l'appui un fait qui souleva dans son temps un grand bruit. Lorsque Calixte III devint Pape, comme il n'était pas atteint de bibliomanie, le cardinal rutliène en profita pour se faire prêter, les 10 et 25 mai 1455, des manuscrits du Vatican. Environ

' BibL (lu Vatican, fonds grec, 65L Marp. vcci, t. I, p. 832.

LE CAll^I^AI, ISinoUE. 95

soixnnte-donx volumes passèrent ainsi diins sa denienie. Le choix (ju'il a fait témoigne en faveur d'un esprit laijjc et varié : à côté des Évangiles, des Pères et Docteurs de r Église, il y a des canonistes et dos philosophes, des his- toriens et des géographes, des orateurs et des poètes, des géomètres et des médecins. Les meilleurs noms y sont représentés, et, pour n'en citer que quelques-uns, nous y trouvons Grégoire de Nazianze, Chrysostome, Thomas d'Aquin, Platon, Hérodote, Plutarque, Thucydide, Manas- sès, Zonaras, Diodore, Polybe, Démosthène, Isocrate, Homère, Euclide , Archimède, Galien et Hij)pocrate. Ce prêt de livres donna lieu à des accusations retentissantes. Filelfo et Vespasiano se sont plaints amèrement que Galixte ni ait dispersé l'incomparable bibliothèque de Nicolas V, que ces précieux volumes aient été vendus à vil prix pendant la maladie d'Isidore et qu'ils aient été perdus sans retour. Ces récriminations sont pour le moins exagé- rées, la plupart des livres empruntés par Isidore se retrou- vant encore à la Vaticane. En effet, ils ne lui avaient pas été donnés, mais seulement prêtés ad usiim vitœ. Lorsque les forces commencèrent à le trahir, Bessarion fut nommé son administrateur, et ce n'est pas lui qui aurait permis une pareille dilapidation. Enfin, l'agent du marquis de Mantoue, à la recherche d'une bible pour son maître, lui écrivait qu'Isidore en avait une, mais qu'il n'y avait pas moyen de l'avoir. Et, après la mort du cardinal, Bessarion devint l'acquéreur d'un missel et d'un bréviaire sans qu'il soit question d'autre vente de livres. Tout ceci permet de croire que les manuscrits recueillis avec tant de labeur par Nicolas V n'ont pas été livrés aux hasards des ventes et des enchères '. Mais, quoique pourvu de livres, Isi-

' MuNTZ et Fadre, p. 116 à 119, 339 à 342, 346. Archives Gonzaga, Busta 84J, /îome, l'iGi, 22 août. Bajidim, p. 137.

96 M:S russes et le CONf.II.E DE FLORENCE.

iloïc fait toujours rimpresslon d un homme plus occupé des ('vénements extérieurs fjtie des problèmes littéraires. Son élément, c'est l'action. Missions lointaines, organisa- lion d'armées, secours aux nécessiteux, tel est son cliamp de prédilection, telles sont les œuvres qui sollicitent son ardeur.

En qualité de Grec, et de Grec exilé, il eût été naturel de s'entourer de compatriotes, et l'on est étonné de voir la maison d Isidore ou, si 1 on veut, sa petite cour cardi- nalice composée en majorité de Latins, F.n tête de tous les autres se trouvait, au moins dans les deraières années, un Romain, Conrado Marcellinij ëvêque de Montefcltre et puis de Terracine : le personnel aussi bien que les affaires courantes rentraient dans sa compétence. Parmi les cha- pelains nous rencontrcns Jacques de Porto, Vincent de Montfort, Amidani de Mautoue; Pincetti figure comme secrétaire, parfois comme officier tranchant; Leus n'a pas de titre déterminé. Antoine, évéque de Cartilage, a été envoyé par Isidore en mission particulière. Jagubi, destiné naguère pour la Russie, Spandolinus et Servopou- los sont les seuls qui portent des noms grecs; encore semblent-ils avoir quitté le service de leur maître.

La position élevée qu'Isidore avait occupée en Grèce lui avait valu des relations avec les plus grands person- nages de son pays. Il en fut de même à Rome, rien que la pourpre cardinalice et la ligue contre les Turcs, dont il s'occupait, le mettaient en contact avec toutes les sommités. Malgré ces hautes attaches, son train de mai- son semble avoir toujours été très modeste, et ses revenus suffisaient à peine pour soutenir son rang avec la dignité convenable. Chaque fois que les Papes lui accordaient de nouveaux bénéfices, le motif mis en avant était les grandes dépenses qu'il avait à faire et la pénurie de ses

LE CARDINAL ISIDOUK. 97

ressources temporelles. A l'avènement de Pic II, ses reve- nus n'atteignaient certainement pas quatre mille ducals, car le conclave ayant alloué une pension mensuelle de cent ducats à tous les cardinaux qui vérifiaient cette con- dition, Isidore resta parmi les pensionnés. Oeorges de Trébizonde dit expressément que le cardinal ruthène était relativement pauvre, et il lui en fait un mérite '. Aussi, bon gré, mal gré, est-il toujours occupé de l'accroissement de ses finances : il réclame les pensions qui lui échappent, il donne en location tous les biens dont il dispose, et malgré cela, il est constamment à court d'argent, obligé d'emprunter, de renvoyer ses créanciers à ses débiteurs, et de se débattre lui-même dans des difficultés sans cesse renaissantes. Naguère, on s'en souvient, il en a appelé au Sénat de Venise pour contraindre un payeur noncha- lant à s'exécuter. Vers la fin de sa vie, cet enchevêtre- ment d'intérêts l'entraîna dans un procès auquel nous avons déjà fait allusion et qui mérite d'être exposé avec quelque détail.

Le 18 décembre 1458, le cardinal Isidore avait loué l^s biens de l'Église de Négrepont à l'archevêque d'Athènes Nicolas Prothimus, à raison de quatre cents ducats par an. Ce prélat ne jouissait pas d'une humeur conciliante et n'avait point le caractère commode. Le neveu Franco, qui le représentait le plus souvent, ne valait guère mieux que son oncle. Pour comble de malheur, Isidore avait eu l'im- prudence, lors des préparatifs pour la campagne de Morée, d'emprunter de l'argent à ces mauvais prêteurs.

Au moment de régler les comptes, en 1461, le désac- cord sur les chiffres éclata avec une telle violence qu'il fallut recourir à une action judiciaire. Le 20 novembre,

(1) Trapezumius, cahier Q, f. 2 v".

98 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

Conrndo Marcellini, quoique de la maison d'Isidore, lut autorisé par hreC pontifical à instruire et régler celle affaire, qui se résumait ainsi : Nicolas refusait non seule- ment de payer le loyer triennal de douze cents ducats, mais réclamait encore une compensation de huit cent soixante-quatorze ducats. Les bonnes raisons ne lui man- quaient pas. Il avait, disail-il, entrepris des réparations, subi des pertes, enfin avancé de l'argent en espèces son- nantes, et il piélendait rentrer dans ses droits jusqu'au dernier écu. Des témoins furent cités, des pièces furent produites. A Ancône, dans le palais de Tévéque, on avait vu des bourses se vider; il y avait des créances signées par Isidore et munies de son sceau, elles étaient irré- cusables, mais, en comptant bien et en épluchant tout, article par article, Marcellini trouva moyen de réduire la somme à quatre cent dix-neuf ducats, sauf recours en cassation. Cette décision, pour radicale qu'elle fût, ne tran- chait pas complètement l'affaire : Isidore était insolvable, et ses créanciers n'avaient prise que sur ses débiteurs. Aussi l'arclievéque d'Athènes, armé de brefs pontificaux, s en alla-t-il à leur recherche à Venise. Le patriarche lui prêta main-forte et lança des censures et des anathèmes, les notaires et autres gens du métier dénoncèrent la com- parution, et Prothimus s'empressa d'ajouter seize ducats sur le compte d'Isidore pour frais de recouvrement. A tout prendre, il doit avoir obtenu des succès pécuniaires, car il renouvela les baux et sut même se faire nommer vicaire à Négrepont. La situation ne fut liquidée qu'en Î466 par Cessarion, à travers bien des mécomptes et des avanies. L'incorrigible chicaneur Prothimus refusa, sous un prétexte quelconque, de payer les derniers cent ducats. On passa outre en réservant les droits.

Et ce n'était pas la seule épine qui par ses piqûres

LE CAUDINAL ISIDORE. 99

troublât le repos d'Isidore, il en sinv;issait de pareilles de tous côtés. Ainsi le domaine de Prino, à Néfjrepont, sédui- sait les amateurs de gros et faciles revenus, et on l'avait loué à long^ue échéance dans des conditions si iniques (jue Calixte III n'hésita pas à casser le contrat comnje trop préjudiciable aux intérêts de rÉ[}lise. Une autre propriété nommée Ligurtinum et située dans l'île de Crète, aujour- d'hui Candie, avait été donnée à des Vénitiens en eniphy- téose avec enchères, surenchères et conventions spéciales, mais tous ces actes avaient péri dans un naufrage, et, pour s'y reconnaître, il aurait fallu aller les repécher au fond de la mer. Ces quelques exemples, pris au hasard, mon- trent suffisamment jusqu'à quel point l'administration d'Isidore était compliquée, et cette série de contrats, de doléances, de revendications, eût été autrement longue si tous les papiers se fussent conservés au complet. On com- prend combien ces préoccupations matérielles devaient peser lourdement sur une nature comme celle d'Isidore, pleine d'élan, de vivacité, poursuivant sans faiblir un but élevé qui exigeait de grands sacrifices '.

C'est pendant la dernière maladie d'Isidore que se pro- duisirent les plus nombreux désagréments d'ordre finan- cier. Ils durent retomber en partie sur le cardinal Bessa- rion, nommé administrateur de son collègue le 13 dé- cembre 1461. Le malade lui-même, auquel on épargnait peut-être ces tracas, restait fidèle à ses affections et à ses idées. Le 25 février 1462, de sa main défaillante, il écri- vit au marquis de Mantoue, Federico, une lettre auto- graphe en faveur d'Emmanuel Jagubi et d'Ange Paléologue qui s'en allaient quêter pour racheter les captifs de Con-

' Archives du Vatican, Arm. XXXIV, t. VI, f. 1, 19; t. VII, f. 31, 53. 123, 127, 131 à 141. Regesta, 449, f. 213 y°; 459, f. 273; n" GG8, f. I2r. Pour la pension de Modène, voir Filelfo, p. 102.

100 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

stanlinople. « Tout ce que vous ferez pour eux, disait-il, sera agréable à Dieu et me causera la plus vive satislac- tion, et je suis prêt à rendre les mêmes services et de plus grands encore '. »

L'incident le plus touchant, et qui résume bien toute la vie d Isidore, eut lieu le 1 1 avril 1462. Ce jour-là, le cliel" de saint André, offert à Pie II par Thomas Paléologue, fui transporté du Ponte Molle au Vatican. Nous reviendrons encore sur cette remarquable solennité; ici il ne s'a^jitque d'un détail. Cloué sur sa couche de douleur, le cardinal ruthène n'avait pas retenu sa place à la procession, mais lorsqu'elle défila sous ses fenêtres, lorsqu'il entendit les chants sacrés, les pieuses exclamations du peuple, rien ne put arrêter son ardeur; il s'élança à la suite de la sainte relique, et parvint au Vatican jusque dans l'enceinte réservée au Pape et au collège pourpré. Ce vieux et infirme cardinal, à genoux sur la confession de Saint-Pierre, ani- mant du geste et du regard son ami Bessarion qui récla- mait, pour sauver Byzance, une croisade contre les Turcs, faisait, sans s'en douter, le plus éloquent éloge de lui- même. Épris d'amour pour l'unité de l'Église, il avait sacrifié sa brillante position à Moscou et accepté une vie de labeur et de privations pour rester fidèle à la primauté divinement établie et reconnue par les Grecs à Florence. Aussi ardent patriote que croyant sincère, Byzance dans la détresse l'a vu accourir à son secours, et, après la chute de la ville, sa restauration a été le principal souci du défen- seur de Saint-Démétrius. Patriotisme et union avec Pionic sont les deux traits qui donnent à la physionomie d'Isidore son caractère saillant et particulier. Sa vie durant, il n'avait jamais trahi ces deux nobles passions, et maintenant sur le

' Archive» du Vatican, Rejesta^ n* 484, f. 47. Archives Gonzaga,

LE CARDINAL ISIDOI'.E. lOt

déclin (le sa carrière, en face de réiernité, dans des cir- constances émouvantes, et par sa seule présence, il met- tait un dernier sceau à ses épreuves et rendait un suprême témoi^jnage à ses convictions. Tout le secret de sa {gran- deur est là. On pourra discuter ses talents, juger son carac- tère avec plus ou moins de rigueur, personne ne poui ra mettre en doute son inébranlable constance. Il a été l'homme d un seul serment, Tenfant d'une seule patrie; son front sera toujours éclairé de ce pur rayon de gloire. L'effort tenté par Isidore pour se rendre au Vatican semble avoir épuisé tout ce qui restait encore de vitalité dans son organisme usé par tant de fatigues et de travaux. La sève était pourtant vigoureuse, car plus d une fois, même dans la dernière période de la maladie, lorsqu'on le croyait sur le point d'expirer, il reprenait des forces et revenait à la vie. Un malin diplomate observait que ces transitions inattendues faisaient rire tout lentoarage, excepté ceux qui escomptaient les bénéfices du moribond. De ce nombre était aussi, mais sans arrière-pensée mesquine, le cardinal de Mantoue Francesco Gonzaga, et c'est lui qui nous a conservé quelques précieux détails sur les derniers jours d'Isidore. Il avait jeté son dévolu sur Santa-Agata. Le Pape voulait bien lui accorder ce bénéfice à condition qu'il bâ- tirait une maison à Pienza, cité natale d'iEneas-Sylvius. Isidore céda volontiers ses droits en se réservant les revenus, qui montaient à quarante ducats par an. Tout étant arrangé à Tiimiable, le cardinal Gonzaga prit possession de l'église, le 14 avril 1463, et quelques jours après, il alla voir une dernière fois l'ancien commendataire. Grande fut la joie du malade à la vue d'un collègue qu'il chérissait tout par- ticulièrement, plus grande encore lorsque celui-ci lui parla de croisade, et lui annonça que le marquis de Mantoue mettrait à sa disposition deux galères bien armées. Ainsi le

102 LF.S UaSSES ET LE CONCILE DE l'I-OllENCE.

cardinal luthène restait fidèle à lui-même et se berçait d espérance jusque dans les bras de la mort, car l'heure suprême était désormais imminente. Le 27 avril, il suc- comba à une nouvelle attaque de son mal, et rendit pieu- sement son âme à Dieu. Ses obsèques furent célébrées à l'église des Santi Apostoli avec le même appareil de deuil qui avait servi peu de jours auparavant pour celles du cardinal Golonna. Le choix de cette église n'a rien qui surprenne, si l'on se rappelle que le cardinal Bessarion, administrateur provisoire de la Sabine, en était commen- dataire. G est sur lui que retombaient naturellement les derniers soins à rendre à un compagnon d'exil; c'est lui aussi qui aura fait enterrer dans la même église il vou- lait reposer lui-même la dépouille mortelle de son ami, car le témoignage du cardinal Gonzaga sur le lieu de la sépul- ture est explicite, tandis que l'affirmution courante qui relègue Isidore dans les grottes du Vatican ne s'appuie sur aucune donnée authentique '.

Avec la disparition d'Isidore s'évanouissait une exis- tence qui, malgré la rapidité de son passage à Moscou, a laissé des traces durables dans le monde slave. Des événe- ments de haute portée se rattachent à ce nom qui restera célèbre dans l'histoire. Et d'abord, la division de l'Église russe en deux métropoles, nous l'avons déjà dit, date de cette époque. Les titulaires de Moscou restèrent toujours hostiles à Rome et opposés au concile de Florence. La politique russe tenait du byzantinisme, l'élément national absorbait l'élément religieux, le pouvoir civil pénétrait dans le sanctuaire, asservissant le clergé, obscurcissant les notions de liberté et d'indépendance ecclésiastique. A Kiev, et dans les diocèses qui en relevaient, les phases religieuses

* Archives Gonzaga, Busta n* 842, Rome, 1463, 18 mars, 14, 27, 28 avril.

I

LE CARDINAL ISIDORE. 103

offrirent plus de variété. Pendant quelque temps les métro- polites reconnurent la suprématie du Pape et propa/jèrent cette doctiine avec succès. Des fluctuations succédèrent aux premiers élans de ferveur, et les luttes intestines, les préoccupations patriotiques, les préjugés, oblilérèr<;iit le souvenir de la bulle d'Eugène IV. Les germes de l'imion restèrent ensevelis au fond des consciences, et ne repa- rurent au grand jour que vers la fin du seizième siècle pour s'étaler en moissons abondantes.

Que si le concile de Florence n'a pas rattaché Moscou à Piome, le seul fait de cette tentative a suffi, par un sin- gulier contre-coup, pour ébranler les liens qui unissaient la cité slave au monde grec. La chute de Constantinople, succédant aux projets d'union avortés , a puissamment contribué à ce revirement dans la disposition des esprits. Jusque-là les Grecs avaient joui parmi les Russes d'une haute considération. Le nom de saint Vladimir était insé- parable de celui de la princesse byzantine Anne, son épouse ; sous leurs auspices, Kiev avait vu poindre l'aurore du christianisme. Les missionnaires byzantins avaient bap- tisé dans le Dnieper les premiers néophytes, ils avaient fondé des écoles rudimentaires, les plus hautes dignités ecclésiastiques leur furent longtemps réservées , et les affaires religieuses étaient presque exclusivement de leur ressort. Détenteurs des choses célestes et dispensateurs de la science, les Grecs passaient pour des hommes d'élite, doués d'une piété singulière, et Tsargrad, source des lumières et de la foi, se prévalait d'un prestige incompa- rable.

Apès le concile de Florence, la réaction se manifeste et s'accentue. Les Russes le rejetèrent comme une tentative d'apostasie, et le métropolite Jonas, marchant sur les bri- sées du grand kniaz Vasili, enseignait publiquement dans

104 LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENCE.

ses leltros que la convocation d'un huitième concile élait depuis lon{jlenij)s rijjoureuserncnt interdite par les canons de l'Église, les sept premiers conciles généraux, voire les apôtres eux-mêmes ', Jonas a-t-il pu trouver de quoi justifier cette étrange théorie, et comment cette doctrine évidemment héréti(jue ne l'a-t-elle pas empêché d'être canonisé en 1 5 47 ? C'est ce que les historiens orthodoxes n'essayent pas seulement d'expliquer. Quoi qu'il en soit de l'opinion en elle-même, le fait est qu'elle était dominante à Moscou, et qu'on avait le concile de Florence en hor- reur. Aussi , lorsqu'on apprit que l'Empereur et le patriarche y avaient adhéré, le désappointement fut égal au scandale. Les Grecs eux-mêmes avaient de tout temps traité les Latins de pires hérétiques, attisé la haine contre eux, et voilà qu ils devenaient leurs alliés ! N'était-ce pas une défection de la vraie foi, un crime national capahle d'attirer les vengeances du ciel?

Lorsque Gonstantinople tomba entre les mains des Turcs, les Moscovites virent leurs craintes réalisées et ne doutèrent plus de la justesse de leur opinion. Bientôt des lettrés plus hardis que les autres se mirent à chercher de nouvelles explications dans la Bible, et les chrono- graphes, dans de bizarres combinaisons de nombres depuis Adam jusqu'au quinzième siècle et même dans les évolutions sidérales; mais Philothée, moine de Pskov, mit ses compatriotes en garde contre les solutions fallacieuses et leur indiqua quelle était la seule légitime et sûre : « Byzance, dit-il, est tombée pour avoir trahi la vraie foi et embrassé le latinisme. « A la vue de cette défection, la pensée moscovite se reportait vers une autre cité inébran- lablement fidèle à lorthodoxie. Déjà un Russe, enrôlé dans

» Afity Jstor., t. L p. 112.

LE CARDINAL LSI DO HE. 105

rarmée ottomane pendant le sièfjc «'t- (lonslantinople, avait eu des intuitions patriotiques <li- triomphe : les Russes, écrivait Iskander, succéderont jiux (Jiecs et ven{jeront la vraie foi. Nous retrouverons à Moscou cotte idée de pieuse revanche, d héritage sacré, de mission transmise et accep- tée. Elle passera du domaine restreint des lettrés dans les espaces sans limites des lé(;endes populaires, et, dans sa course aventureuse, elle trouvera un jour une hase histo- rique qui lui servira de commentaire et d'appui. Lorsque les descendants de Monomaque auront mêlé leur sang à celui des Paléologues, les gloires antiques de Byzance sembleront refluer vers Moscou, ses tsars orthodoxes et ses vénérables sanctuaires '.

' Kapterev, p. 1 à 25. Nestor-Iskander, p. 40.

LIVRE II

IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE

CHAPITRE PREMIER

MARIAGE d'iVAN III AU VATICAN

1454-1477

I. L'horizon du côté de l'Orient. Les Paléologues. Luttes fratricides.

Les Turcs et Démélrius. Thomas refuse de vendre ses Ltats. 11 se réfugie à Rome. La rose d'or. Pension et installation à Santo- Spirito. Physionomie du despote. Translation du chef de saint André. Comité cardinalice. Voyage de Thomas. Appréhensions de Venise. Mort de Pie II. Mort de Thomas. Arrivée de ses enfants à Rome. Programme de Bessarion pour leur éducation. Zoé Paléologue. Anciens projets d'union avec un Gonzaga. Fiançailles avec Garacciolo. Jacques de Lusignan. Ambassade de Gonème. Conseil matrimonial de Venise. Gonème à Rome. Consistoire animé. Mariage projeté de Zoé avec le roi de Chypre. Zoé exprime son consentement. Constitution d'une dot. Athanase Garciofilo des- tiné pour iNicosie. Brusque revirement. Lusignan épouse Catherine Cornarp. Venise s'empare de Chvpre. Malentendus des chroni- queurs chypriotes.

II. Gian-Battista Volpe. Antonio Gislardi. Émissaires de Volpe à Rome en 1468. louri revient à Moscou. Message de Bessarion. Récit du chroniqueur. Critique. Le grand kniaz Ivan JII. Impressions des Moscovites. Conseil au Kremlin. Le mariage avec Zoé approuvé. Volpe envoyé à Rome. Zoé consent au mariage avec Ivan. Gislardi propose à Venise l'alliance tatare. Trevisan destiné pour Moscou. Volpe rapporte au Kremlin les réponses de Rome. Seconde mission de Volpe en Italie. Rappel de Trevisan.

Volpe rencontre Bessarion à Bologne. Message du cardinal.

108 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

Sixte IV. Se» projets de rroi»a<le. Son onloiirage. Hécit de Maffei. Critique. Conjecture» eur le contrat bilatéral. Silhouette de Zoé par Pulci. Mariage au Vatican. Incident de la bague. Proposition d'alliance tatare. Antonio Bonuinbre. Son passé. Ses pouvoirs de légat. La dot de Zoé. Le» fresque» de Santo Spirito.

Compagnons de voyage. Bref pontifical. Audience de congé. IIF. Itinéraire de Zoé. Viterbe, Sienne, Bologne. Les fêtes de Vicence.

Niirnberg et Liibeck. Incident à Pskov. Arrivée à Moscou. La croix de Bonuinbre. Menace du métropolite Philippe. Désistement.

lUicj)lion de Zoé au Kremlin. Elle s'appelle désormais Sophie. Mariage dans la cathédrale provisoire. Discussion religieuse entre Bonumbre et le métropolite. Nikita Popovitch. Bonurnbre en Lithuanie. Message des Lithuaniens à Sixte IV. Second message.

Gislardi h Borne. Ses assurances au sujet de Moscou. Commis- sions de Sixte IV^.

IV. Double mission de Trevisan. Relations de Moscou avec la Horde d'or. Silence de Trevisan. Son secret est surpris. Accusation de Venise contre Bonumbre. Trevisan dans les fers. Correspondance d'Ivan III avec Venise. Messajjes conhés à Gislardi. Droits de Moscou sur Byzance. Trevisan envoyé à la Horde. Son retour à Venise. Négociations avec les Tatars en Pologne. Callimachus Experiens à Venise. Contarini au Kremlin. Préventions d'Ivan contre Trevisan. Audience auprès de Sophie. Motif de la bienveil- lance envers Contarini.

Après la chute de Constantinople, l'horizon, du côté de r Orient, ne cessait de s'assombrir. Maître du Bosphore et jaloux de s étendre depuis la mer Noire jusqu'à l'Adria- tique, le Grand Turc enclavait peu à peu dans ses domaines les États grecs, albanais et slaves situes entre Venise et Trébizonde. Des rumeurs habilement exploitées faisaient craindre qu'il ne pénétrât ensuite dans le cœur même de l'Europe. Ni l'héroïsme d un Hunyady à Belgrade, ni l'indomptable courage d'un Scanderbeg dans les monta- gnes d'Albanie, ne pouvaient terminer le formidable duel

MA Kl AGE 01 VAN III AU VATICAN. 109

entre la Croix et le Croissant. Le chevalier blanc et l'atlilète (kl Christ comprimèrent un moment l'élan de 1 ennemi; à la longue les Forces leur manquèrent pour résister à la ter- rible poussée musulmane.

La famille impériale des Paléologues fut une des plus éprouvées par cette lonj'ue série de revers. De tous les fils de Manuel II, Constantin Dra{|asès, dernier césar de Byzance et défenseur intrépide de sa capitale, avait eu le plus beau sort. Ses deux frères, Thomas et Démétrius, ne purent garder longtemps leurs principautés dans la Morée. L'un résidait à Patras, l'autre à Mistra, non loin des ruines de Sparte. Entourés d'Albanais hostiles, mal secondés par leurs propres sujets, abandonnés de leurs archontes, sous les yeux des Turcs auxquels ils payaient tribut et qui con- voitaient leurs États, les deux despotes dépensaient le restant de leurs forces à se faire l'un à l'autre une guerre acharnée. Ces luttes fratricides et sanglantes hâtèrent le dénouement inévitable. Déjà campés à (jorinthe depuis 1458, les Turcs s'emparèrent, en 1400, de la majeure partie de la Morée. Démétrius, disait-on, les avait traîtreusement engagés à le faire. Toujours est-il qu'il fut le premier à s'arranger avec eux. Sacrifiant son honneur, il livra sa fille au Sultan pour n'en recueillir qu'une faible et honteuse compensation. Plus fier et mieux inspiré , le despote Thomas préféra à l'opprobre les souffrances d'un exil volontaire en Occident. L'espoir d'une revanche n'était pas étranger à cette résolution.

Bien avant la catastrophe de 1453, le péril commun avait rapproché Byzance de l'Italie. Les Grecs avaient de fréquents rapports avec Milan, Florence, Naples, mais surtout avec Rome et Venise. La république de Saint- Marc avait dans la Morée des possessions qui lui servaient de stations maritimes pour son commerce du Levant, et

110 IVAN III ET SOPHIE l'ALÉOLOGUE.

elle n'entendait pas se désintéresser du sort de ce pays. Sa politique cauteleuse ne se bornait pas à la défense énergique de ses droits, au maintien de Tordre intérieur, mais elle prévoyait déjà le moment Thomas ne pour- rait plus défendre ses États, les armes à la main, elle crai- gnait que les Génois ou les Catalans ne s'en emparassent à la barbe des Turcs, et se croyait mieux qualifiée que tout autre pour faire cette annexion.

Aussi, dès 145 4, lorsque Vittore Capello s'en alla paci- fier la Morée, le Sénat le munit d'instructions judicieuses. Il devait représenter à Thomas qu'il est d'un sage de vendre avec profit ce qu'on est sur le point de perdre, qu'un prince ne devait pas s'exposer à errer sans refuge dans le monde, mais plutôt s'arranger de manière à pouvoir tou- jours vivre largement. Si le despote se montrait disposé à livrer ses États, Capello était autorisé à lui offrir ailleurs des compensations territoriales avec une pension viagère d'environ dix mille ducats. Les prévisions de Venise n'étaient que trop justes, mais le marché n'en fut pas moins décliné. Les guerres intestines se rallumèrent, Thomas refusa aux Turcs le tribut, et leur réponse ne se fit pas attendre. A bout de ressources, menacé de toutes parts, obligé de fuir devant l'invasion ottomane, le des- pote balançait entre Rome et Venise. Celle-ci, peu sou- cieuse d'abriter un hôte compromettant, s'empressa de le diriger ailleurs. « Qu'il se rende auprès du Pape, écrivait le Sénat le 23 août 1460, et le père commun des fidèles le recevra, comme tant d'autres, avec une prévenance admi- rable; surtout qu'il se dépêche de partir'. »

Les conseils de Venise équivalaient à des ordres. Thomas dut avoir d'autant moins de peine à les suivre que le Pape

1 Archives de Venise, Sen. Secr., t. XXI, f. 15 v". Sathas, Docu- ments, t. I, p. 212 à 233.

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lui avait, en effet, témoigne plus de sympathie que les autres princes. Au congrès de Mantoue, les ambassadeurs du despote avaient été les premiers à comparaître. Seize prisonniers turcs les accompagnaient, comme autant de gages des futures victoires, et les hardis geôliers ne deman- daient qu'un faible renfort pour soustraire la Morée ;m joug ottoman. I^a proposition fut discutée en j)lein consis- toire. Pie II soupçonnait les obstacles plus graves qu'on ne le disait, il inclinait vers les mesures radicales ou l'absten- tion complète. L'envoi d'un petit corps de troupes ne fut décidé que grâce aux instances du cardinal de Nicée, plus accessible à de funestes illusions. Les trois cents hommes, commandés par Zanone da Crema, échouèrent devant Patras et se dispersèrent sans avoir rien fait de marquant. Pour piteuse que fût l'issue de l'entreprise, elle n'en prou- vait pas moins la bonne volonté du Pape, dont l'ardeur guerrière n'avait souffert aucune atteinte. On pouvait croire qu'il se laisserait encore toucher par les malheurs de la Morée.

Laissant à Corfou, l'ancienne Corcyre, sa femme et ses enfants, Thomas Paléologue s'embarqua pour Ancône avec ses espérances et ses projets d'avenir, et, le 7 mars 1461, il fit son entrée solennelle à Rome. Le Pape envoya deux cardinaux à sa rencontre, Piero Barbo et Rodrigo Borja; Isidore s'y porta de son propre gré; le monde officiel se fit représenter brillamment. L'escorte de Thomas se compo- sait de soixante-dix cavaliers et d'un nombre égal de fan- tassins. On remarqua que les chevaux, sauf trois, lui avaient été prêtés. La réception pontificale eut lieu dans la salle dite du papagallo, le Sacré Collège avait été convoqué pour la circonstance. Après quoi les cardinaux accompagnèrent le despote jusqu'aux appartements provi- soires qui lui avaient été préparés tout près du Latran.

lU IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

Gomme {;a{}0 de bienvenue et pour lui rendre moins amer le pain de Fexil, le Pape lui oFFrit, le dimanche 15 mars, la rose d'or, honneur rcservd aux princes ])ien méritants de lÉfjlise. Cloué par la goutte sur son lit de douleur, Pie II se Ht remplacer pour cette fonction par le cardinal d'Estouteville, qui célébra les saints mystères sur l'autel se trouvait la rose, petit arbuste aux feuilles d'or couronné d'un saphir. Le despote invité à une place d'hon- neur y assista pieusement. A l'issue de la messe, le Sacré Collège se rendit en corps auprès du pontife malade, qui reçut la rose dans ses mains pour la remettre immédiate- ment à celui qui en serait désormais l'heureux possesseur.

Après ces premières marques d'honneur , il fallut songera une installation permanente et convenable. Rome gardait dans ses traditions le respect du malheur, et les princes découronnés y ont toujours trouvé une royale hos- pitalité. Thomas fut donc logé aux frais du Pape à Santo Spirlto in Sassia, vaste édifice situé dans la cité Léonine, de fondation saxonne du huitième siècle, contenant une église, une école et un hospice. Une pension mensuelle de trois cents écus d'or fut assignée au prince, dépourvu de tous movens de subsistance. Les cardinaux en ajoutèrent encore deux cents. Cela suffisait, avec d'autres petits secours, pour vivre modestement. On se rappelle que naguère Venise avait offert le double, mais sans succès. Une petite cour entourait le prince fugitif. Elle se compo- sait, au début, de dix-huit dignitaires. Georges Trakhaniote remplissait les fonctions de majordome.

Placé ainsi dans un grand centre de mouvement, Thomas n'y apporta d'autre préoccupation que celle de son malheu- reux pays. A le voir, on lui donnait environ cinquante- six ans. D'une taille imposante, d'une belle physionomie, il avait des allures princières, et son apparition commandait

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le respect. Un nuage de tristesse environnait son front : le despote sentait bien que le calice des souffrances n'ôtait pas encore desséché. Invité à dîner chez les cardinaux, il parlait peu et gardait son air mélancolique. On se plaisait à voir en lui le futur empereur de Byzance reconquise sur rislam, et son caractère généreux et libéral lui conciliait l'estime de ses compatriotes.

Son arrivée à Rome donna lieu à une cérémonie émou- vante. Avant de quitter Patras pour toujours, il avait enlevé et emporté avec lui une relique insigne vénérée dans cette ville, le chef de saint André, dont le corps repose à Amalfi et qui, d'après la tradition, a été mis en croix en Achaie. Sitôt que la nouvelle s'en fut répandue, quelques princes d'Occident se disputèrent l'honneur de posséder la sainte relique et firent au despote des offres séduisantes; mais, cédant aux instances de Pie il, il donna la préférence à Rome. Le Pape voulut déployer à cette occasion une pompe extraordinaire et réveiller ainsi l'ar- deur guerrière contre les Turcs. Trois cardinaux se ren- dirent jusqu'à Narni à la rencontre de la relique; le 1 1 avril 1462, ils étaient aux portes de Rome. Deux magni- fiques tribunes avaient été érigées au Ponte-Molle, Tune pour les cardinaux venant de Narni, 1 autre pour le Pape avec sa cour, les princes romains et les ambassadeurs. En présence de cette auguste assemblée. Pie II, fidèle aux procédésdes humanistes, adressauneharangueàla relique, qui fut aussitôt après déposée provisoirement à l'église de Santa-Maria del Popolo. Ceci se passait le 12 avril. Le lendemain, nouvelle procession encore plus solennelle pour transporter le chef de l'apôtre à Saint-Pierre, il devait rester définitivement. Les cardinaux, sauf quelques infirmes, marchaient à pied. Des pèlerins étaient accourus de toutes les parties de l'Italie, de la France, de la Hongrie,

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lut IVAÎS III ET SOPHIE PAl.KOLOGUE.

et (le rAllcmagne. Le concours du peuple était immense; de mémoire d'homme on n'avait rien vu de semblable. Sur toul le parcours, les rues avaient ëlé ornées de lapis et de Heurs avec profusion etmajjnificence. Devant la Conlcssion des Apôtres inondée d'un flot de lumières, le cardinal Bessarion, ayant à ses côtés le vieux et infirme Isidore, prononça le grand discours dont il a été question plus haut. Pie II lui répondit brièvement en renouvelant la promesse de défendre la foi contre les Turcs et en formant des vœux pour une prochaine croisade. Thomas avait encore d'autres trésors en réserve qu'il donna plus tard à Pie II : un bras de saint Jean-Baptiste et une chape avec des broderies et des pierres précieuses. La relique du Pré- curseur, ornée d une légende slave pour avoir séjourné quelque temps en Serbie, fut cédée par le pontife à la ville de Sienne, ce qui valut au despote un don gracieux de mille ducats.

L'infortuné Paléologue était aussi constamment hanté par l'idée de croisade, si ce n'est que son objectif préféré était la jMorée, base d'ailleurs excellente pour une campagne générale d'Orient. Une espèce de comité cardinalice avait été organisé, en mars 1461, pour s'occuper spécialement de cette affaire. Il était composé des cardinaux Isidore, d'E>;touteville, Gusa, Calandrini. L'envoyé de Mantoue, Bonatto, remarque qu'on prodiguait au despote les bonnes paroles, et il ajoute philosophiquement qu'il faudra juger de leur valeur d'après les résultats. La vérité est que les obstacles étaient insurmontables. Pie II ne vovait dans Thomas que le fidèle tenant du concile de Florence et l'adversaire implacable du Croissant ; il voulait bien oublier tous ses torts, se servir de lui comme d'un instrument, approuver même son plan de campagne, sauf à ne lui donner ni troupes ni argent. Libre au despote de faire son

MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 115

tour d'Italie, de plaider sa détresse et sa cause auprès (les princes et des républiques. Celui-ci ne recula point (levant l'ingrate besogne. Muni de lettres cardinalices, (l'un bref le Pape recommandait chaleureusement sa personne et son entreprise, nous le voyons errer de ville en ville , mais rien ne permet de supposer qu'il ait oblena quelque surcès. Phrantzès dit expressément que l'Occident le laissa dans le plus douloureux abandon, et c'est ce qui paraît le plus vraisemblable. Dans quelques endroits, comme à Venise, il inspirait même de la mé- fiance.

En effet, lorsque Pie II crut devoir ^recourir au moyen s^^pl^éme, se mettre en personne à la tète d'une armée et, comme il aimait à le dire, exposer son corps, vieux et malade, aux coups de l'ennemi, et que le bruit se répan- dit d'une prochaine apparition de Thomas dans la Morée, les sénateurs de 'V^enise s'opposèrent vigoureusement à son départ d'Italie. Allez trouver le Saint-Père, écrivaient-ils, le 17 mai 1464, à leur ambassadeur à Rome, et suppliez-le de toutes manières de ne pas laisser partir le despote, à cause des « grands scandales et des inconvénients » qui pourraient s'ensuivre. Renchérissant encore sur leur pre- mière démarche, ils ordonnaient, le 5 juin, de veiller à ce qu'il ne se rendît même pas à Ancône, le Pape devait s'embarquer pour l'Orient. Qu'il reste à Rome; on fera la guerre sans lui, et surtout après la guerre le butin sera partagé sans lui. Tel était le vrai motif des appréhensions de Venise : il est gravé dans le marbre du palais des doges. Vers la fin du dix-septième siècle, lorsque Morosini eut mérité par ses conquêtes le surnom de Péloponnésiaque, on lui érigea, de son vivant, un superbe monument dans la salle du scrutin. Un vœu séculaire venait d'être accompli : depuis longtemps Venise avait jeté son dévolu sur la Morée,

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et c'est ce qui explique sa conduite envers Tliomas '.

On sait quelle fut l'issue fatale de l'entreprise de Pie II. Il mourut à Ancône, le 15 août 1464, en route pour la Terre sainte, avec le mot de « croisade " sur les lèvres, le regard tourné vers l'Adriatique, appelant de tous ses vœux les {jalères de Venise, qui venaient en retard embarquer des milices peu pressées de partir. La mort du Pape fut le si{]nal de la débandade : Cristoforo Moro reprit avec sa flotte le chemin des lagunes; les croisés, sans argent et sans pain, se dispersèrent; les cardinaux ne songèrent plus qu'à leur conclave. L'avortement de la croisade était un fait accompli.

Désormais son rôle politique étant fini, Thomas se ren- ferma dans la vie de famille, il avait épousé, en 1430, la princesse Catherine, fille de Genturione Zaccaria II, qu'il avait détrôné pour se faire proclamer despote à sa place. Quatre enfants furent le fruit de cette union : Hélène, la fille aînée, épousa, dès l'année 1446, le roi de Serbie, Lazare II; après la mort de son mari, elle abrita dans un couvent les tristesses de son veuvage; les trois autres enfants, laissés à Corfou, s'appelaient Zoé, André, ^lanuel. Le séjour en Orient n'avait plus de raison d'être après la ruine des dernières espérances, et Thomas prit des mesures pour faire venir sa famille à Rome. Cependant les mois succédaient aux mois sans qu'elle arrivât à bon port. Une vive inquiétude s'empara du pauvre père. Plongé dans la tristesse, on ne le voyait jamais sourire : il croyait ses enfants ensevelis sous les flots. Ces angoisses paternelles se compliquèrent d'une maladie si violente qu'elle l'emporta

' Archives Gonzaga , Busta 841, Rome, 1461, 24 janvier, 9, 15, 23, 26 mars, 5 avril. Pu sec. Conitn., p. 192. Gugnom, p. 49, 337. Pastor, t. II, p. 222. Archives de l'Opéra del Duoujo à Sienne, n°^ 54-8, 555, 55G. Raynaldi, t XXIX, p. 339. Makodcuev, t. II, p. 206. Archives de Venise, Sen. Secr., t. XXII, f. 14. Misti, t. LX, f. 46.

MARIAGE IVIVAN III AU VATICAN. 117

dans le bref délai de sept ou huit jours; d'aucuns cnirent même qu'il avait été victime de la peste. Ce lut le 112 mai 1465 qu'il expira pieusement. Sa dépouille mortelle fut inhumée dans les caveaux de Saint-Pierre. Pour conserver le souvenir de ses traits remarquablement beaux, le Pape ordonna, paraît-il, de les reproduire dans la statue en marbre de l'apôtre saint Paul destinée à orner l'escalier du Vatican ' .

Avant de mourir, Thomas avait désigné le cardinal de Nicée pour son exécuteur testamentaire et fidéicommissaire. Il lui avait confié ses enfants bien-aimés et l'avait institué leur tuteur et protecteur. Cette charge délicate avait été acceptée volontiers par Bessarion, d'abord, comme il le dit lui-même, par amour de Dieu, ensuite à cause de l'in- signe noblesse des Paléologues et de l'amitié constante qui l'avait uni à Thomas. Un meilleur choix ne pouvait, d'ail- leurs, être fait. Isidore, l'ami des mauvais jours, n'était plus, et Bessarion ne semblait, comme lui, animé que d'une double passion : l'amour de la vraie foi et l'amour de la patrie. Aussi attaché au Saint-Siège que le cardinal ruthène, il le surpassait par la hauteur de ses vues, ses connaissances variées, son influence politique, sa position exceptionnelle dans le monde d^s savants et des lettrés. On devait s'attendre à ce qu'il prît au sérieux sa mission de tuteur : il ne trompa point ces espérances.

Les enfants de Thomas arrivèrent à Ancône au lende- main du trépas de leur père. Ils n^eurent pas la consola- tion de lui donner un suprême baiser. Le premier soin de Bessarion fut de les soustraire au danger de la peste qui sévissait alors à Rome. De concert avec le Pape et la noblesse byzantine, il donna l'ordre de diriger les nou-

1 Archives Gonzaga, Busta 842, Rome, 1462, 21 mai. Cumpi, p. 330.

118 IVAN III 1:T SOIMllH PALÉOLOGUE.

veaux arrivants sur Cin^'oli et île les y retenir jusqu'en septembre ou octobre. L'air y était salubre, et l'évêque du lieu, Gaspar Zacchi, ancien secrétaire de Bessarion, très dévoué aux Paléologues, mettrait volontiers un cbàteau ii leur disposition.

Sur l'éducation à Rome des trois jeunes Paléologues, il n'existe qu'une seule et uni(jue source de renseignements : c'est une lettre ou plutôt un programme d'études et de conduite, rédigé par Bessarion sous la date du 9 août 1465, et qui nous a été conservé par Phrantzès, fidèle servitpur des Paléologues. L'âme du grand cardinal se révèle tout entière dans cette pièce : pauvre et d obscure origine, par- venu par ses mérites et ses talents à une haute position sociale, obligé de séjourner en Occident, il avait appris par une rude expérience la manière de traiter avec les Latins, le prix de l'argent et celui de la valeur person- nelle : les princes déshérités seront mis à même d'en pro- fiter. Et d'abord ce n'est pas à eux directement, à cause de leur âge encore trop tendre, que Bessarion adresse sa lettre, mais à leur pédagogue, dont le nom est resté inconnu, et qui avait sous ses ordres le médecin Grito- poulos.

En première ligne, il est question du train de maison, réglé de manière à entourer les princes d'une certaine splendeur sans obérer outre mesure leur budget. Sur les trois cents écus mensuels qui leur seront servis par le Trésor, de même qu'autrefois à leur père, deux cents sont destinés aux princes eux-mêmes pour leurs vêtements, leurs chevaux, leurs domestiques. De petites économies seront prélevées sur cette somme, afin de faire face aux cas imprévus; avec les cent écus restants il faudra défrayer la modeste cour des princes. Bessarion mentionne expres- sément un médecin, un professeur grec, un professeur

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maiiia(;e d'Iva.n m au VATl(:A^. iio

latin, un interpièle, un ou deux prùlres latins. En prin- cipe, il conseille de modérer les traitements pour multi- plier le personnel, mais ici encore il y a des limites : les Romains ne voyaient pas de bon œil les nombreux para- sites qui se pressaient autour de Thomas, il ne faudra pas tomber dans le même excès.

Ces détails matériels s'imposaient avec une force inéluc- table, les princes étant réduits à la misère; mais il tarde à Bessarion de s'élever plus haut et de tracer les (jrandes lignes de l'éducation morale. Ici le lanjjag'e du cardinal devient singulièrement incisif : « La noblesse, dit-il aux Paléologues, n'a aucune valeur sans la vertu, d'autant plus que vous êtes des orphelins, des exilés, des mendiants. Ne l'oubliez pas et soyez toujours modestes, affables, bienveillants; appliquez-vous sérieusement à l'étude pour occuper ensuite dans le monde la place qui vous convient. » Restait la question la plus délicate, celle de la religion et des rapports avec l'autorité spirituelle. Un fait regrettable, vaguement indiqué dans la lettre, s'était, paraît-il, passé en route : au moment de la prière pour le Pape, les princes avaient quitté l'église. Bessarion prend la chose de haut : " Que pareil scandale, leur dit-il, ne se répète plus » ; et, s appuyant sur le désir de leur père défunt, il leur pose ce dilemme : ou suivre ses conseils, ou quitter l'Occident. S'ils veulent rester parmi les Latins, qu'ils vivent comme les Latins, qu'ils s'habillent comme les Latins, qu'ils fré- quentent les églises latines, qu'ils fléchissent le genou devant les cardinaux et se montrent soumis et humbles vis-à-vis du Pape, auquel ils adresseront un petit discours à leur première audience. Pour dissiper jusqu'à l'ombre du doute, le cardinal revient encore, en finissant, sur la conformité avec les Latins, même dans la liturgie. Vous aiirez tout, telle est sa dernière conclusion, si vous imitez

lîO IVAN m ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

les Latins; dans le cas contraire, vous n'aurez rien.

Ce langage paraît à bon droit surprenant dans la bouche de celui qui avait travaillé à l'union des Églises sur la double base de l'unité dans la foi et de la diversité des rites, car tel avait été le principe fécond adopté au concile de Florence. D'où vient maintenant cette singulière par- tialité en faveur du latinisme? Sans doute l'insistance de Bessarion doit être principalement attribuée aux nécessités de la politique, mais il convient de ne pas oublier qu'à cette époque il y avait parmi certains Grecs comme un courant de sympathie pour le rite latin, témoin cet évéque Athanase Garciofilo qui supprima dans son diocèse de Gerace les derniers vestiges du rite grec, et dont il sera encore question*.

Si la teneur du programme destiné aux Paléologues nous est parvenue, la manière dont il a été appliqué reste dans les ténèbres. Aucun détail n'a survécu à l'oubli. Quelques précieux documents témoignent seulement de l'influence décisive exercée par Bessarion sur le sort de Zoé, plus connue sous le nom de Sophie, et autour de laquelle se concentre désormais l'intérêt historique. Dans le langage officiel de l'époque, elle est traitée de fille bien-aimée de 1 Église romaine, élevée à ses frais et par ses soins, chère aux pontifes qui la comblent de bienfaits. Bessarion la trouvait digne de ses illustres ancêtres, gra- cieuse et belle, ingénieuse et prudente. Il rêvait pour elle des couronnes et, à défaut de rois, se rabattait sur des roitelets.

Avant lui, voire avant l'arrivée du despote à Rome, vers 1460, le cardinal Isidore avait roulé les mêmes pensées dans sa tête et essayé d'apparenter les Paléologues avec les

1 Archives du Vatican, Arm. XXXIV, t. VI, f. 42 v". Legrand, Réai/oç, p. 108. MiGNE, t. CLVI, col. 991; t. CLIX, col. 963.

MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 121

princes d'Occident. L'initiative venait directement de lui. A l'occasion du congrès de Mantoue, il avait eu des entre- vues avec le marquis Lodovico Gonza^ja, très préoccupé (le trouver une alliance convenable pour son fils aîné Federico. Le nom de Zoé fut prononcé; elle n'avait alors que douze ou onze ans, et déjà on vantait sa beauté. Le prestige de la famille et l'éclat du trône éblouirent un mo- ment le petit feudataire du Saint-Empire. Le projet fut pris au sérieux, et le cardinal ruthène étant parti pour Ancône, d'où il devait gagner la Morée, Eusebio de Mala- testis vint l'y rejoindre, en février 1460, avec les pleins pouvoirs du marquis, un passeport en règle et une suite composée de six personnes. Imprévoyance ou présomp- tion, Isidore se permit d'éconduire cet agent matrimonial « pour certaines raisons, écrivait-il au marquis de Mantoue, qu Eusebio vous exposera lui-même» . Malgré cette décon- venue, l'affaire fut reprise à 1 arrivée de Thomas en Italie. Lodovico délégua, à cet effet, son ambassadeur à Rome, Bonatto, et lui demanda avant tout d'exactes informa- tions sur les Paléologues. L'enquête était facile à faire, d'autant plus qu'il y avait deux Mantouans dans la maison d'Isidore qui s'empressèrent de fournir les plus intéres- sants détails. Gonzaga apprit bientôt que le despote Tho- mas était aussi riche en quartiers de noblesse que pauvre en argent comptant; si pauvre que, pour défrayer son en- trée à Rome, le Pape avait lui envoyer sept cents ducats. Zoé, par conséquent, n'aurait d'autre dot que ses qualités personnelles. Or, la marquise de Mantoue, une Hohenzollern, bonne ménagère, se souciait peu d'une fiancée sans écus, et Bonatto lui écrivait naïvement : «Zoé atout, sauf ce que vous désirez le plus. » Lodovico Gon- zaga, approuvant les sages calculs de sa femme, se disait lui-même incapable de suffire aux frais d'un tel mariage,

12S IVAN m ET SOPHIE PALEOLUGUE.

trop pniivro pour se charger d'une belle-fille nécessiteuse, et honteux d'acheter à prix d'argent l'alliance impériale. DùiiK.'nt renseignée sur ce point capital, la modeste cour Je Maiiloue n'iusita plus; elle renonça, sans regrets, à la princesse byzantine, et la pourpre des Césars n'eut plus d'attrait pour elle. Vis-à-vis d'Isidore, une plausible excuse s'offrait d'elle-même. On avait interprété le renvoi d'Eu- sebio dans le sens d'une rupture de négociations. Désor- mais, se croyant libre, le marquis avait accepté d'autres avances, et maintenant il ne voulait pas traiter en double. Ce scrupule était plus tardif que réel. La vérité est que Lodovico Gonzaga traitait en double, depuis 1460, avec Isidore d'une part, et d'autre part avec le duc de Bavière. L'or ne manquait pas à Munich. Le contrat de mariage fut conclu en 1462, et les noces de Federico avec Marguerite de Bavière furent célébrées l'année suivante à Mantoue'. La mort du despote, l'échec de la croisade de Pie H, survenus après cette première tentative, ne facilitaient pas l'établissement de Zoé. Il fallait cependant y penser. Nous sommes ici en présence d'un point assez obscur dans l'his- toire des Paléologues, mais qui parait incontestable, à moins de rejeter arbitrairement le témoignage de Phrantzès. Ce chroniqueur raconte que, vers le milieu de l'année 1466, le pape Paul II engagea, par l'entremise de Bessarion, les deux princes byzantins, André, déjà décoré du titre de despote, et Manuel, à donner leur sœur en mariage au prince Caracciolo, aussi distingué par la noblesse de son origine que par son immense, fortune. Les négociations s'ouvrirent aussitôt, les conditions furent

' Archives Gonzaga, Busta n" 840, Ancône , 1460, 7 ipars , 31 mai. Busta n" 841, Rome, 1461, 24 janvier, 9, 15, 16, 26 mars, 7 i^ril, 1"' mai. Copialettere, n* 37, 1460, 26 février; n" 48, 1461, 12 février, 27 maFS, 6 avril.

MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 12:i

|)osées et acceptées de part et d'autre, après quoi on pro- céda aux fiançailles. I*liranl/ès se lélicile d'y avoir assisté cl remercie l'opulent fiancé de ses ma(jnifiques présents, 'l'el est le récit d'un témoin oculaire, très dévoué aux Paléologues, et qui n'avait aucun intérêt à forcer des légendes. Il est sûr qu'on s'en tint aux fiançailles, car, dès l'année suivante, la formule « virgo Zoe » reparait dans les actes officiels; mais pourquoi recula-t-on devant le mariage? quel est le Caracciolo dont il s'agit dans l'espèce? là-dessus les documents sont muets. La famille des Carac- ciolo était une des plus illustres d'Italie, elle avait des ramifications à Rome et à Naples, elle possédait en Grèce de vastes domaines, quelques-uns de ses membres jouaient un rôle politique prépondérant; cependant, il faut bien le dire, leurs généalogies ne mentionnent aucune alliance avec les Paléologues, aucune trace de ces brillantes fian- çailles ne se retrouve dans les chroniques italiennes; Plirantzès en est le seul et unique garant *.

Peut-être ces premiers engagements furent-ils rompus à cause d'un mariage royal dont il fut sérieusement ques- tion vers la fin de la même année 1466. A vrai dire, la royauté de ce nouveau prétendant était encore contestée. Rome elle-même ne l'admettait pas; néanmoins les desti- nées de Jacques de Lusignan paraissaient devoir être bril- lantes. Fils illégitime de Jean II, roi de Chypre, et d'une femme grecque de Patras, la nature avait été aussi pro- digue de ses dons envers lui qu'il était porté lui-même à en abuser. Chéri de son père, bien fait de sa personne, intelligent et ami des sciences, il se laissait entraîner jue- qu'aux derniers excès par ses passions violentes. Une jalouse prévoyance avait cru l'éloigner du trône à tout

' MicNE, t. GLVI, col. 998.

124 IVAN m ET SOPlllK PALEOLOGUE.

jamais en l'enrôlant dans la milice sacrée. Jean II, sur le désir de son épouse, consentit à le nommer au siège de Nicosie. Rome répondit h cet acte arbitraire, le 10 mai 1456, en donnant le même siège au cardinal Isidore. Ainsi poussé d'une part et rejeté de l'autre, Jacques de Lusignan retint, sa vie durant, le surnom d'Apostole ou Élu. Il abandonna les fonctions spirituelles à un vicaire et se contenta des revenus de la mense épiscopale. Un train de vie militaire régnait dans sa maison. Sa main maniait mieux l'épée que la crosse ; il avait déjà ordonné un meurtre et en avait commis lui-même un autre, lorsqu'il s'aperçut qu'une couronne lui irait mieux que la mitre. Après la mort de Jean II, Charlotte, son unique fille légitime, avait été reconnue, en septembre 1458, reine de Chypre, de Jérusalem et d'Arménie, et elle avait épousé en secondes noces son cousin germain Louis de Savoie. Le pouvoir s'affermissant ainsi dans la descendance directe, un bâtard n'avait plus qu'à se bercer de longues espérances. Dès lors, l'affection que Jacques avait vouée à la sœur se transforma en haine de la Reine. Pour s'emparer de la couronne, tous les moyens lui parurent bons, même l'intervention étran- gère. Comme l'île de Chypre était tributaire de l'Egypte, il s'en alla au Caire, obtint la pelisse d'investiture, prit à ses gages un corps de mameluks, et vint camper avec eux, sauf à les faire massacrer ensuite, sous les murs de Nico- sie. Ses partisans reprirent courage, lui prêtèrent main- forte, et son audace fut couronnée de succès. En septembre 1460, la capitale en détresse proclama Jacques de Lusi- gnan roi de Chypre, tandis que Charlotte se renfermait avec les siens dans le château de Cérines. Tel était le nou- veau fiancé qui aspirait à la main de Zoé.

Les premières allusions à ce projet de mariage nous viennent de Venise, et voici comment. Les deux préten-

MARIAGK ni VAN III AU VATICAN. 125

dants à la couronne de Chypre s'adressèrent tour à lour au Pape, l'un pour rentrer dans ses droits léjjilinies, l'iiutre pour légitimer des droits usurpés. Clmrlotte (it elle-même le voyage de Rome, et Pie II lu reçut avec hienveillance, tandis que les ambassadeurs de Jacques furent sévèrement éconduits. Celui-ci ne se laissa pas décourager, et lorsque le Vénitien Paul II succéda à iEncas-Sylvius, il envoya à Rome un nouvel émissaire, Guillaume Gonème, moine de l'ordre de Saint-Augustin, ancien confesseur de Jean 11 et fidèle compagnon de Jacques qui, à peine monté sur le trône, lui avait cédé l'archevêché de Nicosie. En route pour l'Italie, Gonème devait toucher barre à Venise, offrir le concours des Chypriotes contre les Turcs et aborder la question du mariage royal. Les termes exacts de ses décla- rations sont restés inconnus ; celles-ci n'allaient pas au delà, paraît-il, de quelques vagues insinuations et d'une demande de conseil sur la meilleure alliance à contracter. Les sénateurs répondirent à Gonème, le 11 décembre 1466. Ils dirigèrent son attention vers la fille du despote Thomas, en relevant les avantages d'une union avec elle; mais comme ceux-ci se réduisaient à la splendeur de son nom et à la gloire de ses ancêtres, faible rempart contre la flotte ottomane qui croisait dans la Méditerranée, ils s'en remirent, en hommes prudents, à la sagesse du Roi et à son bon plaisir.

Gonème fut séduit par cette proposition, soit qu'elle lui parût réellement avantageuse, soit qu'elle répondît au.x désirs de Jacques. Il s'en occupa sérreusement à Rome sitôt qu'il en eut la possibilité, car il devait avant tout se mettre en règle avec l'autorité ecclésiastique. En effet, accusé d'homicide, suspect à cause de son amitié pour le Roi, dans tous les cas intrus sur le siège de Nicosie, il avait encouru les censures de l'Église, et ne pouvait tenter

126 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE-

aucune démarche officielle sans avok" obtenu rabsolulinn dans le for extérieur. Le Pape la lui accorda à condition qu'il confesserait ses péchés et ferait pénitence. Le cardi- nal de Nicée fut nommé commissaire pontifical pour lui conférer cette faveur. Le 1 1 avril 1467, cinq témoins, dont deux évéques, Thomas de Tarentaise, et Athanase de Gerace, furent convoqués dans les appartements de Bessa- rion aux « Santi Apostoli » . En leur présence, Gonèm^ fut relevé de ses censures et réconcilié avec l'É^dise. Un notaire en dressa procès-verbal. Désormais Tenvoyé de Jacques II avait accès partout.

Vers la fin du même mois, le 24, le Sacré Collège se réunit pour traiter les affaires chypriotes. A en juger d'après la durée du consistoire, la discussion dut être sin- gulièrement animée; les cardinaux restèrent en conseil sept longues heures. L'issue n'en fut pas favorable à l'am- bassadeur. On décida que le titre royal ne serait pas accordé à Jacques de Lusignan, tant qu'il n'aurait pas trouvé de compromis avec sa sœur Charlotte. Gonème lui- même, auquel son maître voulait assurer le siège de Nico- sie, ne fut pas confirmé dans la possession de son évéché. C'est le cardinal Francesco Gonzaga, cousin de Charlotte et présent au consistoire, qui nous donne ces renseigne- ments. Quant au mariage avec Zoé, il n'en dit mot.

Et cependant de toutes les commissions dont Gonème était chargé, celle-ci avait peut-être les meilleures chances de réussite. Non seulement les parents et les amis des Paléologues approuvaient l'alliance chypriote, mais le Pape lui-même semble avoir partagé leur avis. Toujours est-il que, le cas échéant, Bessarion se faisait fort d'obte- nir les plus insignes faveurs pontificales pour Jacques de Lusignan, D'ores et déjà, il l'appelait couramment roi de Chypre, et consignait ses promesses dans des actes nota-

MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 127

liés. La naissance illéffitlme ne passait pas ponr un obstacle; cette tache disparaissait dans la splendeur d un (jrand non». Le cardinal de Nicée en était si peu olïuscpié qu'il s'attribuait même une part d'initiative dans ce pro- jet. K La noblesse de la maison des Lusijjnan, dit-il, a attiré mes rcjjards; je me suis souvenu des rapports d'an- tique amitié entre les empereurs de Byzance et les rois de Chypre, de l'union récente entre Jean II et Hélène Paléo- logue, et mes préférences se sont reportées vers le roi Jacques.»

Ce mariage, on le voit, prenait les allures d'un mariage de hautes convenances. L'affection mutuelle n'y entrait pour rien; les intéressés ne s'étaient jamais vus. Toutefois, l'affaire était trop personnelle pour que Zoé ne fût pas consultée, au moins pour sauver les apparences. On lui soumit le projet dans sa maison du Campo Marzio, en pré- sence de ses frères, de quelques témoins et d'un notaire. Zoé donna son consentement en exprimant son entière confiance dans le choix du cardinal de Nicée et les con- seils des parents et amis.

Une difficulté d'ordre purement matériel se laissait prévoir. Faute d'une dot convenable, un premier mariage avait échoué. On se trouvait encore dans la détresse, et il fallait se demander si le roi de Chypre n'aurait pas les mêmes prétentions que le marquis italien? Pour con- vaincu que fut Bessarion que les qualités de la fiancée, sa naissance, sa beauté, sa prudence, devaient suffire, il n'en songeait pas moins à lui constituer une espèce de patri- moine, et se disait prêt à engager tous ses biens, meubles et immeubles, ainsi que ceux des Irères de Zoé, André et Manuel.

Toutes ces mesures se concertaient à Rome. Pour mieux s'entendre avec Jacques de Lusignan, Bessarion résolut de

128 IVAN III KT SOPHIE PALEOLOGUE.

lui envoyer un mandataire spécial à Chypre. Il choisit pour cette mission, Athanase Carciofilo, évéque de Gerace, déjà cité plus haut. C'était un vieil ami, orij^inaire de Constantinople, ancien moine de Saint-Basile. Il avait voté l'union à Florence, et il gouverna pendant trente- sept ans le diocèse que lui avait confié Pie II. De concert avec Zoé, on lui donna les pouvoirs les plus étendus en vue du mariage à conclure. Il avait carte blanche pour faire les promesses qu'il jugerait honnêtes et convenables avec l'assurance qu'elles seraient toutes ratifiées. Son départ pour Nicosie était si prochain qu'il se déchargea sur Bessarion des soins de son diocèse, et que Bessarion à son tour se substitua l'évéque de Tropéa, Pierre Bali)i. Toutes ces conventions furent passées devant notaire, en bonne et due forme; elles portent la date des 3, 5 et 7 mai 1467.

Les négociations semblaient sur le point d'aboutir, lorsqu'à l'improviste elles furent brusquement interrom- pues. On ignore le motif de ce revirement imprévu. D'au- cuns font même intervenir un bout de roman. La famille patricienne des Gornaro était en relations fréquentes avec l'île de Chypre; les deux frères Marc et André avaient prêté des sommes considérables à Jacques de Lusignan. Exilé de Venise, André se réfugia à Nicosie et devint audi- teur du royaume. C'est lui qui aurait vanté la beauté de sa nièce Catherine, fille de Marc, et gagné pour elle l'af- fection de Jacques, Les éloges de l'oncle n'étaient pas exagérés. Gentile Bellini, le Titien, Paul Véronèse, ont rivalisé de talent pour peindre Catherine avec ses yeux noirs et brillants, son teint blanc et coloré, sa richesse de carnation qui rappelle la Junon des anciens. Assurément, Jacques de Lusignan n'était pas homme à rester insen- sible à ces charmes, mais peut-être tenait-il encore plus à

maria(;e divan m au Vatican. ivj

se ménafjer, nioycnnant mariage, de puissants alliés. Exposé aux attaques des Turcs, aux représailles des Génois qu'il avait chassés de Fama{Touste, à celles du duc de Savoie, beau-père de Charlotte, et ne trouvant u Rome que de bonnes paroles, n'était-ce pas à Venise qu'il devait chercher un point d'appui plus sérieux? Les annalistes vénitiens disent expressément que Jacques poursuivait un but politique. Quant à la Seigneurie, elle avait d'excel- lentes raisons pour approuver l'union avec Catherine Cor- naro, si tant est qu'elle ne l'ait pas provoquée. Quoi qu'il en soit, le 10 juillet 1 468, le mariage se fit à Venise par procuration. La jeune et belle patricienne reçut une dot de cent mille ducats et fut déclarée fille de la République, en attendant que ses nouveaux sujets lui décernassent It titre plus flatteur de Vénus chypriote. Dans toutes ces combinaisons, des influences mystérieuses semblent avoir exercé une action latente. Les arrière-pensées apparurent au grand jour lorsque Jacques II périt tragiquement dans la foi'ce de 1 âge, que sa veuve Catherine se vit forcée d'abdiquer, que la bannière de Saint-Marc fut arborée à Nicosie, le 25 février 1-489. Point stratégique et station de commerce, trop faible pour défendre ses droits, l'île de Chypre devenait fatalement la proie d'une cité mar- chande et guerrière.

Des chroniqueurs chypriotes, Georges et Florio Bustron, mentionnent encore d'autres négociations de Jacques II en vue d'obtenir la main de Zoé, et ils les reportent aux années 1471 et 1472. Il y a un malentendu évident. Venise ne détournait pas ses yeux du roi de Chypre; elle surveillait avec un soin jaloux les démarches qu'on faisait auprès de lui. Au premier soupçon d'intrigues napoli- taines pour rompre le mariage, des représentations vives et elficaces furent faites à Jacques de Lusiguan, par suite

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!30 IVAN m ET SOPHIE PAI-KOLOGUE.

(lesquelles Catherine prit, en 1472, le chemin de Nicosie'. D'autre j)arl, depuis l'année 1468, Bessarion caressait un projet plus grandiose. Une nouvelle combinaison avait surgi tout à coup. Elle nous transporte en plein monde slave, et nous met en présence de deux Italiens qui ont puissamment contribué au mariage de Zoé avec le grand kniaz de Moscou.

II

La Russie du quinzième siècle, la Russie Blanche, comme on l'appelait dans le sens oriental du mot, c'est- à-dire la grande, l'antique, la vraie, n'avait pas de fré- quents rapports avec l'Occident, si ce n'est que la Hanse possédait des comptoirs florissants à Novgorod , fière encore de son indépendance et de ses richesses. Quant à l'intérieur du pays, à peine de rares voyageurs y avaient- ils pénétré, et si quelques Occidentaux s'étaient fixés à Moscou, leur nombre était excessivement restreint. Parmi eux figurent en première ligne deux Italiens', Gian-Bat- tista délia Volpe et Antonio Gislardi, désignés dans les chroniques russes sous les noms d'Ivan et Antony Fria- zine, bien que Friazine, analogue au Franc, ne soit que rappellatif des étrangers de race latine.

Originaire de Vicence, Volpe appartenait à une famille honnête, connue de longue date, immigrée d Allemagne,

' Archives de Venise, Sen. Secr.^ t. XXIII, f. 18. Gonzaga, Busta 843, Borne, 1467, 24 avril. Du Vatican, Arm. XXXIV, t. XII, f. 6 v»; t. VI, f. 42 à 45. Mas Lvrr.iE, Ilist., t. III, p; 17.3, 182, 307. Mél. Uist.y t. V, p. 432. SAinis, Msa. BiéX., t. II, p. 474.

MAIUAGK U'IVA.N 111 AU VATICAN. 131

])Oiirvuc d'une certaine aisance, et (jui avait donné ;ui pays des jurisconsultes cminents et de braves capitaines. Les pièces offn'ielles le traitent de avis, voire de rivis nobilis , eqaes. Ses armes étaient des armes pariantes : d azur à un renard rampant d'or ou, selon d'autres, d'ar- gent. Son père s'appelait Bandini a Volpe, sa mère Èlisia. 11 avait deux frères, Carlo et Nicolo. Sa sœur An^jela, mariée à ihi Angarano, lui était affectueusement attachée. En 1459, lorsqu'elle fit son testament, l'Église et les pauvres ne sont pas oubliés et qui porte l'empreinte d'une haute piété, elle partagea en parts égales tout ce qu'elle destinait à ses frères, en insistant pour que le lot de Gian- Battista fût gardé et bien administré jusqu à son retour de Russie ou l'envoi d'un fondé de pouvoir. Un cousin de la famille, Trevisano Volpe, possédait, dans les envi- rons de Vicence, une villa assez belle et spacieuse pour y loger des princes. Vers l'année 1455, dans des circon- stances restées inconnues, Volpe s'en alla chercher for- tune parmi les Tatars, probablement du côté de Kaffa, et ensuite parmi les Russes. On verra bientôt qu'il était d'humeur aventureuse, artificieux et retors, d'une con- science peu timorée, affrontant de vastes entreprises sans scrupules dans le choix des moyens. Les chroniques locales nous le montrent, en 1469, établi à Moscou, ayant accès au Kremlin, et monnayeur du grand kniaz Ivan IIJ. A ce titre, il devait être particulièrement cher aux Moscovites, encore peu versés dans les secrets delà métal- lurgie, et sur le point de s'emparer de Perm, dont ds con- voitaient depuis longtemps les mines légendaires d'ar- gent. Détail important : de gré ou de force, Volpe s'était laissé rebaptiser à Moscou, quitte, au besoin, à se faire passer derechef pour catholique. La répétition sacrilège du baptême, mentionnée dans les sources indigènes,

13t IVAN m ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

rentre dans les usages ou plutôt clans les abus de l'époque, et, de nos jours, les Grecs de Constantinople n'y ont pas encore renoncé.

A la famille des Volpe était alliée celle des Gislardi, qui épalenient jouissait à Yicence d'une haute considération. Quelques-uns de ses membres s'étaient distingués, dès le treizième siècle , par leurs talents , leur fortune , leur noblesse. Les armoiries de la maison étaient à l'ours, tenant un bâton et accompagné de cinq étoiles, trois en chef et deux en pointe. Antonio Gislardi était neveu de Gian-Battista Yolpe, son compagnon d'exil et fidèle auxi- liaire. Les annales de Vicence lui ont conservé le renom d'intrépide voyageur. Il avait parcouru toute l'Europe, depuis Naples jusqu'à Moscou, en passant par l'Allemagne, la Pologne et la Hongrie, avant de devenir collatérale de Zara. Ce poste important ne l'empêchait pas de cultiver les études. Ses procédés d'aménagement pour les eaux lui acquirent en Italie une certaine célébrité : plusieurs cités requirent ses services; la ville de Padoue notamment le chargea, en 1492, de régler le cours de la Brenta. A cette occasion, le sénat de Venise lui accorda un privilège de vingt-cinq ans pour ses nouvelles inventions. Nous le verrons bientôt prendre une part active aux entreprises de Yolpe '. Au début, ce sont d'autres personnages qui occupent la scène.

Vers le milieu de Tannée 1468, deux émissaires de Volpe parurent à Rome. L'un, appelé Nicolo Gislardi, était apparenté avec le mandataire, mais nous ne sau- rions dire exactement à quel degré. L'autre était un Grec du nom de Georges ou, selon la forme slave, louri. De quel droit un simple monnayeur du grand kniaz envoyait-

^LaBussie et l'Orient, p. 185. Archives de Venise, Sen. Te}-ra,t.\l,{. 110 Y». De Vicence, PiGLiiRiM, f. 114, 122 v"; G. daSchio; Gonziti; Tomasini.

M A m AGE B'IVAN III AU VATICAN- i:j:i

il (les représentants jusqu'en Italie? (jucls motifs les ame- naicnl au Vatican? lià-dessns les sources romaines sont muclles. Elles nous apprennent seulement que, le 0 juin 1408, le pape Paul II assi^rna aux messafjers de Volpe « habitant la Russie » une compensation d'environ qua- rante et un florins pour leurs frais de voya{}c, et, dès le lendemain, cette somme leur fut versée '. Il importe de constater ici les premières origines des relations qui vont se développer : c'est de Moscou que vient l'initiative, et dans des conditions exceptionnelles. On sait avec quelle difficulté les étrangers admis au service du souverain quittaient la Russie , quels obstacles insurmontables on opposait à leur départ, fût-ce même pour une courte absence. Si Volpe communiquait librement avec le dehors et se servait même de messagers, c'est que le grand kniaz était de connivence avec lui, et dans un but important. En effet, il s'agissait d'une affaire singulièrement grave sur laquelle nous renseignent les sources locales, car louri ne tarda pas à rentrer en Russie, en compagnie non plus de Nicolo, mais d'Antonio Gislardi et de Carlo Volpe. La chronique raconte ainsi ce fait : le 1 1 février 1469, un Grec, appelé louri, se présenta à Moscou avec un message de Bessarion. Le cardinal byzantin écrivait au grand kniaz Ivan III qu'il y avait à Rome une chré- tienne orthodoxe {pravoslavnaïa kristianka) du nom de Sophie, fille de l'ancien despote de la Morée, Thomas Paléologue; qu'elle avait déjà refusé, par aversion du latinisme, deux princes d Occident, le roi de France et le duc de Milan; mais que le grand kniaz n'avait rien de semblable à redouter : s'il voulait épouser la princesse, on s'empresserait d'envoyer celle-ci à Moscou. En même

' Archives du Vatican, Exitiis, t. 472, f. 173 v".

134 IVAN m ET SOPHIE PALEOLOGUE.

temps, ajoute le chroniqueur, arrivèrent deux autres Ita- liens ou, selon l'idiotisme moscovite, deux Friazi, Carlo et Antonio, frère et neveu d'Ivan Friazine.

Cette page d'un compilateur anonyme mérite l'atten- tion à plus d'un titre. Ce qui frappe à première vue, c'est la tendance à dissimuler l'initiative de Moscou : on dirait que louri est envoyé directement de Rome, tandis qu'en réalité il en revient après avoir été envoyé de Moscou. Pour ce qui est des détails, ils ne supportent pas la cri- tique. Non seulement Zoé n'avait pas encore adopté le nom de Sophie, mais jamais Louis XI, marié en secondes noces depuis 1452 avec Charlotte de Savoie, jamais 1 in- domptable Galeazzo Sforza, n'ont recherché les honneurs de l'hyménée avec l'orpheline de Byzance. Celle-ci avait d'ailleurs si peu refusé des Latins qu'elle avait consenti à épouser le roi de Chypre, et qu'elle-même avait été refusée par le marquis de Mantoue. Il est également inad- missible que l'intègre et loyal Bessarion, dévoué aux Latins en Occident, ait à Moscou dénigré le latinisme qu'il avait tant recommandé à Zoé. Par contre, le fond du récit est incontestable.

Déjà, nous l'avons vu, chaque fois qu'il s'agissait d'un mariage de Zoé, soit avec un prince italien, soit avec un roi étranger, son tuteur s'en occupait activement. Il V avait un devoir à remplir. Quant à l'union avec Ivan III, dans un message du 10 mai 1472, à citer plus bas, le cardinal de Nicée affirme expressément qu'elle a été l'objet de ses sollicitudes paternelles. Lié naguère d'amitié avec Isidore de Kiev, celui-ci avait pu le rensei- gner sur les forces militaires des Russes, sur leur haine des infidèles, sur la manière d'en tirer parti. D'ailleurs, au point de vue politique, les avantages de ce mariage étaient trop évidents par eux-mêmes pour échapper au

MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 135

patriote éclairé, ù l'adversaire implacable du Grois.s;iiit : nouvel allié contre? les Turcs, l'époux de Zoé serait devenu un puissant protecteur de Byzance.

Mais de quels motifs s'inspirait, en hasardant cette démarche, le grand kniaz de Moscou? Ivan III apparaît dans l'histoire avec tics traits bien accusés. Sans rien avoir d'un paladin de la Table ronde, il possédait à un haut dejjré les qualités et les défauts des princes de sa race. Il appliqua leur système d'annexion avec une âpre constance et une cruelle énergie, tout en restant, comme eux, préve- nant et servile vis-à-vis des Khans talars. Affranchi de scrupules dans le choix des moyens, sans pitié et sans entrailles pour sa famille et ses sujets, il songeait surtout à consolider sa puissance, à créer un Etat compact et redoutable, fût-ce même au prix du sang russe versé sans ménagement. Le petit-fils de Kalita caressail-illidéal d un empire? avait-il des visions prophétiques et soudaines sur les grandeurs de sa patrie? était-il emporté par une force inconsciente ou guidé par des calculs égoïstes? ou bien le souverain moscovite se laissait-il fasciner par des rêves de despotisme mongol? Le fait est qu'Ivan III, dépassant les limites traditionnelles de son pouvoir, est devenu le vrai fondateur de l'autocratie, c'est-à-dire d'un gouvernement personnel, arbitraire et absolu, qui lui permit, vers la fin de son règne, de disposer à son gré de la couronne, d en priver l'héritier légitime et de la transférer sur la tête du fils de son choix.

(juant aux Moscovites, à en juger d'après les idées de l'époque, ils éprouvèrent probablement plus de satisfac- tion que de siu-prise. Une alliance de ce genre n'eût pas été la première dans les annales du pays : sans remonter jusqu'à Vladimir, qui avait épousé une Grecque, l'empe- reur Jean VIII, oncle de Zoé, avait été marié à une Russe.

186 IVAN 111 ET SOPHIE TALÉOLOGUE.

Si rélonncmentn'y avait que peu départ, l'orgueil national n'en était pas moins excessivement flatté : même au len- demain (le ses désastres. Byzance ne manquait pas de gloire ; Tsargrad, évoquant des souvenirs, reflétait des espérances. Ivan III, veuf de la princesse Marie de Tver, n'avait qu'un seul fils ; les intérêts dynastiques lui imposaient un second mariage, tandis qye les abîmes qui s'ouvraient déjà entre le futur despote et ses sujets rendaient une étrangère pré- férable à une compatriote.

Avant de donner une réponse définitive au Grec louri, le grand kniaz, encore fidèle aux anciens usages, voulut consulter ses boïars, sa mère Marie et le métropolite Phi- lippe. A cette occasion, des réticences et des équivoques ont se produire ; une franche déclaration de l'état réel des choses eût provoqué une tempête au sein du conseil. Lors même que quelques voix favorables se fussent éle- vées, le chef de 1 Église russe, le métropolite PJiilippe, hos- tile aux Papes, acharné contre « l'hérésie latine " , n'aurait jamais consenti au mariage d'Ivan avec une femme que Bessarion croyait entièrement dévouée au pacte de Flo- rence. Malheureusement, la chronique est ici d'un laco- nisme extrême. Elle se borne à nous apprendre que le projet d alliance enleva tous les suffrages. Une seule cir- constance jette quelque lumière sur ces faits. Le manda- taire choisi pour aller à Rome voir la fiancée, apporter son portrait et poursuivre la négociation n'était autre que ce même Gian-Battista délia Volpe qui avait envoyé auprès du Pape le Grecîouri, qui entretenait des relations suivies avec ses parents de Vicence et qui avait ses entrées au Kremlin. Dans toute cette affaire du mariage, l'habile Ita- lien apparaît, dès le principe, comme le moteur discret de l'entreprise, tenant entre ses mains tous les fils de l'éche- veau, les dirigeant avec dextérité et toujours à son profit.

MARIAGE DIVAN III AU VATICAN, 137

Sur ce premier voyage de Volpc, en coin()a(jiile de pan lourfja, nous n'avons, sauf le bref ponliflcal du 14 octobre Ii70, que les sobres rensei^jnenieiits des cbroniquciirs t usses. Paul II, que les humanistes libertins poursuivaient (le leur haine, occupait alors la chaire pontificale. Son pré- décesseur immédiat, soucieux de soulever ITuirope contre les Ottomans, était mort à la lâche sans y réussir. IjCS évé- nements ne tardèrent pas à remettre le Pape en face de la redoutable question islamique, qui n'admettait guère d'autre solution qu'une lutte à outrance. Pour envoyer les combattants au dehors, le Pape proclama, le 2 février 14G8, une trêve générale en Italie. Venise, Naples, Milan et Florence furent sommés de faire la paix dans l'espace de trente jours, et celle-ci fut définitivement conclue à Rome, le 8 mai. En dépit de ces efforts, la guerre contre les Turcs ne s'organisait qu'avec une peine indicible; le condottiere Colleone, chef présumé des croisés, ne prit jamais le chemin de l'Orient et ne rivalisa point avec Gode- froy de Bouillon. Cependant les projets belliqueux sans cesse renouvelés rapprochaient le Pape de plus en plus de Bessarion, qui en était l'infatigable promoteur, et don- naient au cardinal byzantin une influence toujours crois- sante. Autant de circonstances favorables à un projet de mariage qui eût renforcé la ligue antiottomane. Volpe était trop avisé pour ne pas les exploiter, mais les chro- niques russes, enserrées dans un étroit horizon, n'entrent pas dans ces détails. La fille du despote Thomas, nous disent-elles laconiquement, ayant appris que le grand kniaz professait la foi « chrétienne orthodoxe » , donna aussitôt son consentement au mariage. De son côté, le Pape n'y ajouta qu'une seule condition, facile à remplir : il demanda l'envoi de quelques « boïars » à Rome pour servir d'escorte à la fiancée, lorsqu elle se rendrait dans

138 IVAN III Kl SOIMIIE 1' A LEO I.OG U E.

sa nouvelle patrie. L'habile Volpe, comblé d'honneurs et de distinctions, reçut de Paul II un sauf-conduit biennal, autorisant les ambassadeurs russes à circuler sans entraves dans tous les pays qui « prêtent serment à la Papauté » . Ce récit, quelque naïve qu'en soit la forme, a une base historique dans le bref pontifical du 14 octobre 1470, adressé au roi de Pologne Casimir IV, avec prière d'ac- corder libre passage aux envoyés moscovites qui se ren- draient à Rome ' .

Vers la fin de la même année 14.70, se place un incident qui se rattache intimement à notre sujet. Après avoir accompagné le Grec louri à Moscou, Antonio Gislardi vint se présenter, en novembre ou décembre, devant le sénat de Venise et le saisir d'une proposition séduisante. Expa- trié depuis seize ans, fixé d'abord en Tatarie et puis à Moscou, Gian-Battista délia Volpe, son oncle, ainsi parlait Gislardi, avait cruellement ressenti la perte de Négrepont, ile si chère aux Vénitiens et récemment conquise par les Turcs. Pour secourir la patrie en détresse, toujours exposée aux attaques du Croissant, l'exilé volontaire avait imaginé de conclure une alliance avec les Tatars de la Horde d'or : le khan Mohammed, l'Akhmet des chroniques russes, avait juré de lancer contre les Turcs deux cent mille chevaux. A l'appui de son dire, Gislardi produisait les instructions de Volpe et un message du khan des Tatars : libre à la Seigneurie, si bon lui semble, de s'adjoindre ce nouvel et utile auxiliaire. On remarquera que le discret neveu pas- sait prudemment sous silence les voyages en Italie de son oncle et ses négociations matrimoniales. Piien de tout cela ne lui était caché, car les sources russes nous apprennent que Gislardi revint à Moscou avec des commissions rela-

' Roiissli. liét., t. VF, p. 7, 34 à 37. Pohi. Sobr., t. Vf, p. 196. Raynaldi, t. XXIX, p. 480.

M A 111 AGE 1)1 VAN 111 AU VATICAN. 13»

(ives à Zoe et des sauf-concluils cin l'iipo valables non pas ouloincnt pendant deux ans, mais « jusqu'à la fin des Mcdes )i .

Pour hasardée qu'elle fut, l'entreprise de Yolpc n'en rentrait pas moins dans les mœurs politiques des Vénitiens. a guerre avec les Turcs durait depuis le printemps de Tannée 1 463, et se résumait en une série de désastres : des possessions florissantes perdues, le commerce du Levant compromis, un budget militaire écrasant, les meilleurs capitaines tués à l'ennemi, un Bertoldo d'Esté, un Vittore Gapello, un Jacopo Barbarigo; aucun espoir de conclure une paix, sinon avantageuse, au moins tolérable. Mais la fière république, loin de déposer les armes, lançait ses galères dans les eaux ottomanes et s'obstinait à con- tinuer la lutte. Au plus fort de la guerre dans la Morée, on avait songé à faire poignarder le Sultan par des sicaires qui s'offraient d'eux-mêmes, et que le conseil des Dix encourageait par ses ducats. Des émissaires intelligents s'en allaient, à grands frais, jusqu'au fond de l'Asie, sou- lever les Géorgiens et les Perses contre les Turcs. L'alliance avec les Tatars n'était donc pas à dédaigner, mais une décision si grave ne pouvait être prise du jour au lende- main. Quatre longs mois se passèrent sans que Gislardi eût obtenu de réponse. Ces lenteurs lui parurent un signe de méfiance. Il demanda que ses assertions fussent véri- fiées sur place par un personnage officiel, après quoi les pourparlers seraient repris et menés à bonne fin ou com- plètement abandonnés. L'idée fit fortune : le 2 avril 1471, à la majorité de cent dix-neuf votes positifs contre deux négatifs et deux autres flottants, les sénateurs résolurent d'expédier à la Horde d'or le secrétaire Gian-Battista Tre- visan. Pour ses frais de voyage, on lui alloua une indem- nité de trois cents ducats, en dehors du traitement annuel.

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La Seigneurie eût même envoyé un ambassadeur en titre, n'eussent été les énormes distances. Trevisan devait expo- ser ces difficultés à Mohammed, lui présenter des excuses, combler d éloges son ardeur belliqueuse, enfin lui offrir seize aunes de drap de la valeur d'environ quatre-vingt- seize ducats. La générosité vénitienne n'allait pas au delà de ce modeste présent : aucune promesse pécuniaire n'était faite aux hordes intéressées qui ne dégainaient jamais gratuitement et rançonnaient, au contraire, amis et ennemis. Jalouse d'être bien renseignée, la Seigneurie engageait son mandataire à étudier soigneusement la nature, la position, les ressources des pays qu'il traver- serait, de même que les mœurs des habitants, leur carac- tère et leurs relations. On comptait beaucoup sur le con- cours intelligent et dévoué de Volpe, car Trevisan, accom- pagné de Gislardi, devait d'abord toucher barre à Moscou, remettre un message officiel au promoteur de 1 alliance tatare, se concerter avec lui sur les détails du voyage, et puis se rendre à la Horde d'or, d'où il aurait adressé ses rapports au sénat '.

Pendant que l'alliance tatare se négociait à Venise, Volpe reprenait à Moscou l'affaire du mariage. A peine rentré, il communiqua à Ivan les réponses du Pape. On tint de nouveau conseil au Kremlin . les propositions romaines furent toutes acceptées. Il est à supposer que la souplesse de l'entremetteur facilitait les rapports mu- tuels; mais cette extrême condescendance, si étrangère aux mœurs moscovites , n'est-elle pas un indice qu'on exécutait un plan préconçu et bien adapté aux circon- stances? Au point en étaient les choses, il ne restait plus qu'à aller chercher la princesse Zoé à Rome. Cette

' Archives de Venise, Sen. Sccr., t. XXV, f. 8 v°, 11, 21. Berchet, Relazione, p. 5. Lamansky, p. 16 à 18.

MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 141

seconde et nattouse mission échut naturellement à celui qui s'était si bien acquitté de la |)récédente. Le {jrand kniaz adressa des lettres au cardinal Hessarion et au pape Calixte, car c'est ainsi que les Russes a[)j)elaient le suc- cesseur de Paul II, njort le 28 juillet 1471. La chro- nique ajoute nai\ enient que, s'ctant mieux rensei{jnés en route, les envoycis d Ivan grattèrent le nom de Calixte pour lui substituer le vrai nom du l'ape, qui était Sixte IV. Volpe partit pour l'Italie, le 17 janvier 1472, avec des compajjnons dont les sources n'ont pas conservé les noms. Les premières nouvelles de l'ambassadeur improvisé nous viennent de Venise; elles ne sont pas de bon augure. Le 27 avril, les sénateurs décidèrent de rappeler Trevisan et de le défrayer pour son retour avec cent cinquante ducats. La mesure était motivée par les rapports reçus de Moscou dans lesquels l'infortuné secrétaire se plaignait d'avoir été complètement abandonné par Volpe. Privé de cet appui, ne sachant pas la langue du pays, il lui était désormais impossible d'accomplir sa mission. Les étranges procédés de Volpe ajoutaient du poids à cette accusation ; il traver- sait en ce moment l'Italie, se dirigeant vers Rome, et sem- blait à dessein éviter Venise, il avait soulevé lui-même de si grosses questions.

Ailleurs la fortune se montra plus favorable à l'envoyé moscovite. Dans les premiers jours du mois de mai, il se croisa à Rologne avec Ressarion, qui se rendait en France. Succombant sous le poids de l'âge, des maladies et des fatigues, le cardinal avait longtemps hésité avant d'ac- cepter cette légation ; les Vénitiens le prévinrent charita- blement qu'il y allait de sa vie, mais les instances de Sixte IV, une lettre pressante de Louis XI, les pathétiques exhortations de Ficliet, peut-être le secret espoir d'enrôler le roi de France dans une croisade, décidèrent l'illustre

1V2 IVAiS III ET SOPHIE PALEOLOOUE.

véltraii à braver les périls (ruii long voyage. 11 allait servir la cause de l'Église et, de sa grande voix, appeler les iieiiples au combat du Christ. Au milieu de ces absor- bantes préoccupations, toujours fidèle à lui-même, 1 ami des lettres cherchait à compléter sa splendide collection des œuvres de saint Augustin, le tuteur des Paléologues songeait à l'avenir de Zoé, à son mariage avec le puissant souverain du Nord. Nous en avons la preuve louchante dans une lettre adressée aux Siennois, le 10 mai 1472, à la suite de l'entrevue avec Volpe. Bessarion supposait que tous les obstacles seraient écartés. Voyant déjà la princesse en route pour Moscou, il désirait que son voyage à travers l'Italie fût une marche triomphale, qu'elle apparût parmi les Russes en fille de grande race, estimée des peuples d'Occident. « Nous nous sommes rencontrés à Bologne, écrit-il aux prieurs de Sienne, avec l'envoyé du seigneur de la Grande Russie, qui se rend à Rome pour y contracter, au nom de son maître, une alliance avec la nièce de lempe- reur de Byzance. Cette affaire est l'objet de nos soins et de notre sollicitude, car nous avons toujours été animé de bienveillance et de pitié envers les princes byzantins qui ont survécu à la grande catastrophe; nous avons cru devoir leur venir en aide à cause du lien commun qui nous attache à notre patrie et à notre nation. Si la fiancée devait passer par Sienne, nous vous conjurons de lui faire une bril- lante réception, afin que ses compagnons puissent rendre témoignage de l'amour des Italiens pour elle. Cela lui don- nera du prestige auprès de son époux et vous fera grand honneur. Quant à nous, notre reconnaissance vous sera acquise à tout jamais. » Un message identique fut expédié le même jour au marquis Ercole d'Esté, qui fit entourer de soins exquis, à Modène et à Reggio, le voyageur pourpré. Il est à présumer que Bessarion aura envoyé

MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 143

'< Icltros du luôinc {j'ciirc chuis (lilïérciitcs tlireclions (*t c'onnnaiidé de vive voix la j)riiiccssc aux IJolonais, (jui .irdaicut bon souvenir de leur ancien Icgat '.

Encouragé par ces succès, Volpe partit pour Rome. Vers fin de mai 1472, il se trouvait aux portes de la Ville I cruelle, sur les hauteurs de Monte-Mario, attendant (|uc lis questions préliminaires d'éticjuette lussent léfflécs. Naguère gracieusement accueilli par Paul II, il pouvait compter sur une égale bienveillance auprès de Sixte IV qui, établi à Rome et cardinal depuis 14G7, devait con- naître personnellement les Paléologues. Aussi bien à la prise de possession du Lalran, le despote André avait fait partie de l'escorte pontificale. D'ailleurs les propositions de Volpe touchaient à la questioji brûlante de l'époque, dont personne ne pouvait se désintéresser, la question des Turcs. Le pauvre moine franciscain à la stature moyenne, à la complexion vigoureuse et ramassée, aux traits énergi- ques et puissants, tels que les a ébauchés Mellozzo da Forli, aux rides révélatrices de labeur qui se pressent sur le front, avait repris le projet de ligue antiottomane sitôt qu il eut ceint la tiare. De fréquentes processions parcou- raient les rues de Rome, implorant le secours céleste. Un congrès devait se réunir soit à Mantoue, soit à Ancône, et, comme les souverains tergiversaient, le Pape envoya lui- même, le 23 décembre 1471, cinq légats a latere dans les principales cours d'Europe, conclut une alliance avec Naples et Venise, encouragea Ouzoun-Hassan à continuer la guerre et lança une bulle contre les Turcs. Dévoué sincè- rement à l'Eglise, soucieux de répandre la vraie foi, il

' Roussk. liét., t. VI, p. 43. Archives de Venise, Sen. Secr., t. XXV, f. 125, 89 V». De Florence, Mediceo inn. il princ, filza XLVI, n" 143, 172. De Modène, Princ. est., Roma, 9, 10, 13 mai 1472. La Russie et l'Orient, p. 190. Legrand, Cent dix Lettres, p. 242.

144 IVAiN m KT SOrillE l'ALÉOLOGUE.

atiialt mieux justifié les espérances que l'on mettait en lui, si le népotisme, se mêlant à la politique, n'eût enrayé ses bonnes intentions et mal orienté ses eflorts. Les conditions de l'Italie exigeaiint que Sixte IV se créât un parti sûr et dévoué. Il s'attacha sa famille par des largesses excessives sans se rendre suffisamment compte du prix de l'argent, ni de la valeur morale de ceux qu'il enrichissait. Les béné- fices s'accumulèrent entre les mains des neveux, qui trop souvent n'en firent qu'un usage répréhensible. Le cardinal Pietro Riario mourut à vingt-huit ans, laissant après lui une réputation de scandale et de luxe effréné que ne rachetait pas son amour des lettrés et des pauvres. La guerre désastreuse de Ferrare fut l'œuvre du comte Giro- lamo, aussi ambitieux qu'incapable.

Chose étrange ! dans un siècle si fécond en observateurs attentifs, l'ambassade de Volpe a presque passé inaperçue. Laissons ici la parole à Giacomo Maffei de Volterra, seul contemporain, à notre connaissance, qui ait consigné ce fait avec quelques détails.

tt Les Pères, dit-il, ont été convoqués aujourd'hui (24 mai) en conseil. La convocation a été occasionnée par les ambassadeurs d'Ivan, duc delà Russie Blanche. Ceux-ci sont venus d'abord pour vénérer le pontife romain, ensuite pour contracter le mariage avec la fille de l'ancien despote du Péloponèse. Après avoir quitté sa patrie avec ses deux frères, elle vivait à Rome des pieuses subventions du siège apostolique. Les ambassadeurs reçurent l'ordre de s'arrêter dans un hôtel de Monte-Mario, d'où l'on domine la ville, afin qu'en attendant une décision pût être prise sur le mariage et sur la manière de recevoir les ambassadeurs. Quelques doutes avaient surgi à cet égard; on n'était pas suffisamment renseigné sur la foi des Ruthènes. Les avis furent donnés. On approuva le mariage. On permit aussi

MAIUACK D'IVAiN UI AU VATK'.AN. IV5

({lie les fiançailles, selon le désir qui en avait été exprimé, eussent lieu dans la basilique dos saints apôtres Pierre et l'aul, avec la parlicipation de:^ piélals. On obtint que les familiers du pontife et des cardinaux allassent à la len- contre des ambassadeurs. Ces décisions furent appuvées sur les motifs suivants : les Ruthènes ont accepté autrefois le concile de Florence, et ils ont eu un archevêque latin nommé par le siège romain, car les Grecs s'adressent pour le choix de leurs évéquesau patriarche de Constantinople; ils demandent maintenant qu'on leur envoie un ambassa- deur pour connaître de leur foi, étudier la situation, cor- riger ce qui serait jugé erroné et recevoir leur profession d'obéissance. Enfin, lors même que les Ruthènes seraient tout à fait hérétiques, les mariages avec eux, d'après le droit pontifical, ne seraient pas invalides. D ailleurs, les fils égarés semblent devoir être rappelés vers le sein de l'Église, leur mère, par les honneurs et la bienveillance. Cl Le 25 mai, les ambassadeurs du duc précité parurent au consistoire secret. Ils présentèrent une lettre ouverte, écrite sur un petit parchemin, munie d'un sceau d'or mobile, et ne contenant que ces mots en langue ruthène : Au grand Sixte, pontife romain, le duc de la Russie Blanche, Ivan, présente ses hommages, en se frappant le front de la main, et demande qu'on prête foi à ses ambassadeurs . Ces derniers comblèrent d'éloges le pontife, le félicitèrent de son avènement, recommandèrent le duc, déposèrent, en son nom, ses hommages aux pieds apostoliques (car c'est ainsi qu'ils s'exprimèrent), offrirent enfin des présents, un manteau et soixante-dix peaux de zibeline. Le pontife loua le duc parce que celui-ci était chrétien, pour avoir accepté le concile de Florence, pour n'avoir jamais souf- fert qu'on demandât un archevêque grec au patriarche de Coikstantinople, nommé par le Turc; pour avoir souhaité

10

1V6 IVAN 111 KT SOPHIE l' A L KO I.OGUE.

le rnarlaje avec une femme chrétienne, élevée longtemps auprès du siège apostolique ; pour avoir présenté ses liommages au jiontife romain, ce qui équivaut chez les lluthènes à une profession de pleine obéissance. Des remerciements furent exprimés pour les dons. Les ambas- sadeurs du roi de Naples, des Vénitiens, des Milanais, des Florentins, et du duc de Ferrare, appelés pour d'autres affaires auprès du pontife, furent présents à cette solen- nité. "

Les assertions du chroniqueur romain sont confirmées par la dépêche des envoyés de Milan, Giovanni Arcim- boldi, évéquc de Novare et plus tard cardinal, etNicodemo Tranchedini de Pontremoli. « Alors, écrivent-ils le 25 mai à Galeazzo Sforza, le Pape fit entrer un ambassadeur du duc de Russie, lequel en notre présence et en peu de mots exprima des hommages de manière à faire tacitement acte d'obéissance, et offrit deux liasses de zibeline au nombre de cent ou à peu près. Le Pape les reçut avec satisfaction, et après bien des actions de grâces et des compliments, il remercia encore l'ambassadeur d'être venu, au nom de son maître, épouser la sœur des jeunes despotes qui de- meurent ici. Il appela celle-ci fille du siège apostolique et du Sacré Collège des cardinaux pour avoir été longtemps élevée ici aux frais de la sainte Eglise. A cause de cela il voulait que les fiançailles se fissent dans la basilique du prince des apôtres, mais il ne dit pas à quelle époque, nous croyons cependant que ce sera prochainement '. »

Si le récit de Maffei, secrétaire du cardinal Ammanati et bien placé pour être fidèlement renseigné, est incon- testable quant aux événements qui se sont passés sous ses yeux, on ne saurait en dire autant de ceux qui échappent

> MuRATORi, t. XXIII, col. 83. Archives de Milan, Potenze est., Roma, 1472.

MAIHACE D'IVAN 111 AU VATICAN. 147

à son contrôle personnel. Victime peut-être d'une adroite mystificalion, il a commis des erreurs de fait qu'il importe (le relever. Kl d'ahord, le concile de Florence, on s en ouvient, n'a jamais été accepté à Moscou. Au contraire, I peine promuljjué, en 14.41, il fut aussitôt rejeté avec horreur. Il est vrai que la bulle d'Eu^yène IV a été admise à Kiev, centre reli(j[ieux des provinces russes de la Pologne; nais celles-ci, constituées en métropole spéciale, dès 1458, reconnurent l'autorité du Pape et se détachèrent complè- tement de Moscou. Aussi les grands kniaz, inébranlables dans leur système, n'ont-ils jamais demandé à Rome d'évé- que latin ou autre. Que s'ils ne s'adressaient plus au patriarche d'Orient, si les métropolites Théodose et Phi- lippe, élus par le clergé, n'avaient pas recherché la confir- mation de Byzance, cette infraction à l'usage trahissait sans doute les progrès de l'autonomie intérieure, mais elle s'expliquait par la difficulté des communications et ne rompait pas les liens hiérarchiques, encore moins devait- elle profiter au Pape. En outre, la plus indulgente critique ne saurait admettre que le grand kniaz Ivan eût jamais risqué un acte de soumission au Saint-Siège ou désiré la réforme de l'Église russe par un légat de Rome. Non seule- ment les chroniques n'y font pas la moindre allusion, mais le caractère hautain d'Ivan, son attachement à l'Église nationale, tous les événements de son règne sont en flagrante opposition avec des démarches qui lui eussent paru plus humiliantes encore qu'attentatoires à la foi. L'ouaille du métropolite Philippe n'était rien moins que chaud partisan du concile de Florence ou disciple docile de l'Église latine. Inutile d'ajouter que la missive des ambassadeurs n'aura pas été rendue littéralement par Maffei : jamais les formules d'étiquette n'ont été boule- versées au Kremlin avec tant d'audace. Au quinzième

148 IVAN III ET SOPHIE PALKOl.OGUE.

siècle, on se servait déjà du Titoidiarnik, les titres des souverains étranfyers étaient scrupuleusement consifjnés ; quant h ceux du {Tfrand kniaz, personne n'eût osé les réduire à un seul mot. Par contre, le fond même de la pièce présente un caractère indéniable d'authenticité : les lettres de créance délivrées à Moscou du temps d'Ivan III, on en trouve encore quelques-unes dans les dépôts d'Italie, se bornent à la formule laconique mentionnée par Maffei et s'en rapportent entièrement à l'ambassadeur.

Mais comment expliquer Taccueil favorable fait par le Pape aux propositions- de Volpe, qui n'avaient d'autre base qu'un tissu d erreurs? Peut-on supposer, à la cour de Rome, une si profonde ignorance de l'état réel des choses? En vain chercherait-on une réponse dans les documents contemporains; ils ne renferment pas d'indications pré- cises. Cependant, à bien considérer les faits par eux- mêmes, les soupçons se portent sur Volpe. N'aurait-il pas joué double jeu et abusé de sa position? Orthodoxe à Mos- cou, catholique à Rome, n'aurait-il pas sacrifié la vérité pour convaincre tour à tour le grand kniaz et le Pape? Une affaire politique et lucrative marchait de front avec la conclusion du mariage. Volpe, on le verra tout à l'heure, s'intéressait à l'une et à l'antre ; les scrupules de délica- tesse lui étaient étrangers.

La vérité est que l'orthodoxe Ivan appartenait à une Église séparée du Saint-Siège depuis Michel Cérulaire, tandis que Zoé était catholique, et, selon toute apparence, du rite latin. Les fiancés ne professant pas le même culte, il s'agissait, pour parler le langage moderne, d'un mariage mixte. Or, l'Église reconnaît que ces unions sont toujours valides, mais elles ne sont licites que dans certaines cir- constances, avec la condition expresse que les enfants à naître seront catholiques. Envers les princes byzantins on

MARIAGE b'IVAN III AU VATICAN. 149

avait usé, dès l'aimée 1 il8, d'une {;iaiide condescendance dans les formes sans rien clian(;er au fond des choses. Les fils de l'empereur Manuel avaient été autorisés par Mar- tin V à épouser des femmes catholiques. Le href pontifi- ( al déclare que cette concession se fait en vue de faciliter la réunion des Églises d'Orient et d'Occident, et il résume toutes les conditions sous cette clause générale, que ces mariages ne porteraient aucun préjudice à la vraie foi '. Les ménagements du Pape ne pouvaient aller au delà. Sixte IV se trouvait vis-à-vis d'Ivan dans la même situa- tion que Martin V vis-à-vis de Manuel : la dispense néces- saire pouvait être accordée à Zoé, pourvu que les intérêts de la foi fussent sauvegardés. Si toutes ces précautions n'ont pas été prises, c'est qu'on n'était pas suffisamment renseigné, peut-être ébloui par les trompeuses assurances de Volpe.

Ici, on peut se demander si les négociations entre Rome et Moscou ne tournaient pas au contrat, et à un contrat bilatéral? En déposant aux pieds du Pape, selon le mot de Maffei, les hommages de son maître, est-ce que Volpe n'aurait pas ambitionné pour celui-ci une compensation quelconque? L'état actuel de nos connaissances n'autorise que des soupçons, mais ces soupçons ne laissent pas que d'être fondés. En effet, un chroniqueur bien renseigné de Nûrnberg nous apprendra bientôt qu'il s'agissait de con- férer le titre royal au grand kniaz de Moscou. Cette nou- velle se répandra peu à peu et prendra une telle consis- tance que la Pologne en sera alarmée, que l'Empereur se croira lésé dans ses droits. Ne serait-ce pas un indice que Volpe a réellement cherché à consolider son crédit et à gagner les bonnes grâces d'Ivan, en lui procurant une

' Raynaldi, t. XXVII, p. 475. Zhishman, Dus Eltoecht, p. 523, 543, 545.

150 IVAiN III ET SOPHIE PAl.ÉOLOGUE.

couronne? Certes, il avait assez d'esprit inventif pour combiner ce plan, et les nouvelles idées qui agitaient le Kremilin lui donnaient quelques chances de réussite. Le fait est qu'à partir de cette époque, la collation de la royauté devient l'objet de pourparlers diplomatiques. Les Papes s'en servent comme d'une amorce, et les aventu- riers en abusent avec une audace incroyable. Ce qui est sur, c'est qu'une ambassade solennelle a été annoncée par Volpe et que des passeports pontificaux ont été délivrés d'avance à ces diplomates.

Quoi qu'il en soit, l'envoyé de Moscou avait pour le moment atteint son but. Malgré l'activité fiévreuse qui absorbait les Romains, l'affaire du mariage ne fut pas négligée. Une ligue contre les Turcs venait d'être conclue avec Naples et Venise, le Pape avait enrôlé des soldats et armé vingt-quatre galères. Le 28 mai, à l'issue de la messe, il bénit à Saint-Pierre les drapeaux des croisés. Dans l'après-midi, nouvelle cérémonie guerrière : Sixte IV se rendit à cheval vers le mouillage des quatre galères qui avaient remonté le Tibre jusqu'à la hauteur de Saint-Paul et appela les grâces célestes sur les marins et leur amiral, le cardinal Garafa. Le jour même la flottille pontificale quittait le port d'Ostie, le 1" juin, fut fixé pour les fian- çailles de Zoé ou son mariage par procuration, car les documents s'expriment d'une manière équivoque. Dans les diplômes pontificaux cependant le nobilis virgo d'au- trefois est remplacé par nobilis inulier.

La plume alerte d'un humaniste a esquissé la silhouette de la princesse byzantine, quelques semaines avant cet événement. Clarice Orsini, mariée depuis quatre ans à Lorenzo Medici, vint à Rome vers cette époque, amenant dans sa compagnie Luigi Pulci. La jeune patricienne, élancée et majestueuse, était dans tout l'éclat de sa beauté

MAI'. 1 ACE D'IVAN III AU VATICAN. L51

classi([ue. Epris de ses cliannes, le poète lloreuliii se montra envers Zoc; rijjoureu.v à l'excès. Clariee fit une visite d'étiquette îi la fiancée d'Ivan, et Puici saisit l'occa- sion pour tionnor libre cours à sa malice. « Je vais te décrire brièvement, mande-t-il à son ami et confident Lorenzo Medici, cette coupole de JNorcia ou plutôt cette montagne de graisse que nous visitâmes. A la vérité, je ne croyais pas qu'il y en eût tant dans toute l'Allemagne et en Sardaignc. Nous entrâmes dans la chambre ce jeudi gras de femme était pompeusement assise, et elle avait, je t'assure, de quoi s'asseoir... Deux grosses timbales sur la poitrine, un affreux menton, un visage ressortissant, une paire de joues de truie, le cou enfoncé dans les tim- bales. Deux yeux qui en valent quatre, avec de tels sour- cils et tant de graisse et de lard tout autour que le n'est pas mieux endigué. Et ne pense pas que les jambes soient comme les jambes de Giulio le Maigre... Je ne sache pas avoir jamais vu chose aussi onctueuse et grasse, aussi flasque et morbide, et enfin aussi ridicule que cette étrange befania... Après cela, je n'ai plus rêvé la nuit que de montagnes de beurre et de graisse, de suif et de petits pains, et autres choses dégoûtantes '... »

Les Byzantines du quinzième siècle abusaient, il est vrai, des onguents et des couleurs; elles pouvaient être mieux étoffées que les frêles Italiennes, mais les railleries de Pulci sont évidemment du domaine de la fiction. Elles étaient d'ailleurs aiguisées par une rancune d'ordre pure- ment matériel. L'entretien dura longtemps; un des frères de Zoé servait d'interprète, et, malgré l'heure avancée de la soirée, on n'offrit aux visiteurs ni collation, ni verre de vin, « ni en grec, ni en latin, ni même en langue vul-

' Lettere, p. 63 à 67, 21.

152 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

gaire » , dit l'auteur désappointé de Morgante magrjiore. Moins prévenu que son collègue affamé, un certain Bene- detto s'extasiait sur la petite bouche de Zoé, et trouvait (luelle crachait délicieusement. Clarice Orsini, plus com- pétente dans l'espèce, n'hésitait pas à déclarer que la princesse était belle. Nous verrons bientôt de nombreux chroniqueurs se ranger au même avis, ce qui permet de croire que Pulci a fait non le portrait de Zoé, mais sa caricature. A travers le persiflage impitoyable du sati- rique poète, une note réelle et vivante se laisse sur- prendre : dans les cours raffinées d'Italie, au milieu des femmes gracieuses de la Renaissance, spirituelles et déli- cates, une Byzantine, grosse et lourde, n'était plus à sa place. Les destinées de Zoé la poussaient vers le Nord. Au jour fixé pour la solennité du mariage, la basilique vaticane dut se revêtir de toutes ses splendeurs. Ici encore, tandis que les plus fidèles chroniqueurs passent sous silence un fait qui s'imposait naturellement à leur plume, Maffei est le seul à nous donner quelques détails. Un évêque, dont le nom ne s'est pas conservé, prêta son con- cours à la brillante cérémonie. L'assistance qui entourait la princesse était nombreuse et distinguée. On remarquait en première ligne la reine de Bosnie, Catherine, veuve de Stéphane, qui abritait à Rome ses malheurs, depuis que les Turcs avaient envahi ses États, et se disait à bon droit «la plus infortunée des Reines » . Dénuée complètement de ressources, elle vivait d'une pension mensuelle de cent ducats servie par le Saint-Siège, et su])pliait les Médicis de lui verser cette somme en deniers et non en pièces d'étoffes. Quatre fidèles compagnes, Paule, Hélène, Marie, Praxine, l'avaient suivie en exil. Ces matrones bosniaques furent probablement les seules femmes slaves qui assistèrent au mariajje de la future souveraine de

MAI'.IAGE D'IVAN llî AU VATICAN. 153

Moscou. Les Médicis se firent représenter par Clarice Orsini. Les patriciennes les plus illustres de Ilome, de Florence et de Sienne vinrent en personne. Les cardinaux envoyèrent des dcléjjués.

Maffei ne mentionne pas un seul Grec, mais il n'est pas téméraire de supposer que tous les compatiiotcs de Zoé présents à Rome furent du nombre des invités. Le fait est absolument certain pour Tbéodore Gaza, ami de Bes- sarion, calligraphe et savant. Il avait assisté au concile de Florence, ardemment défendu Aristote et acquis une cer- taine réputation à Rome et à Naples. Renseigné par lui sur cet événement, Filelfo, alors à Milan, lui exprimait, le 1" juillet 1472, sa satiefaction et ses remerciements. Nulle trace historique, mais forte présomption en faveur d Anne Notaras, fille du malheureux Lucas. Naguère fian- cée à l'empereur Constantin Dragazès, oncle de Zoé, elle avait ajouté à son nom celui de Paléologue et quitté Gon- stantinople un peu avant la chute de cette ville. Établie à Rome avec son frère Jacques, l'illustre matrone rêvait la création, au fond de l'Italie, d'un petit État grec indé- pendant. Le château en ruine de Montacuto fut acheté dans ce but aux Siennois, et, le 22 juillet 1472, un contrat stipulé avec Sienne garantissait les franchises de la future République. Ce projet semble n'avoir jamais été réalisé. Il n'en est pas moins une preuve des sentiments patrio- tiques de son auteur qui, plus tard, coopéra puissamment à l'organisation de la colonie hellénique à Venise. Si pro- fondément dévouée à son infortunée nation, si attachée aux Paléologues, Anne Notaras a reporter ses sympa- thies sur Zoé et, à meilleur droit que toute autre, l'accom- pagner à l'autel.

Un fâcheux incident surgit au milieu des pompes nup- tiales. Au moment d'échanger les bagues, Yolpe, pris au

154 IVAN III I<:T SOPHIE l' A LKOLOGUE.

dépourvu, dut avouer qu'il neii avait pas apporté pour la fiancée, pareil usage, disait-il, n'existant pas à Moscou. Ses excuses parurent é(juivo(jucs, et la déconvenue pro- duisit une si vive impression qu'on se prit à douter de ses pleins pouvoirs. Le lendemain du mariage, Sixte IV se plaignit en plein consistoire que l'ambassadeur eût agi sans mandat régulier de son maître.

Les soupçons s'accrurent lorsqu'on en vint aux projets de croisade contre les Ottomans. Des bruits confus circu- laient dans la foule sur 1 imminence de communications importantes. On s attendait à un grand triomphe de l'Église. Aussi la déception fut-elle complète après l'au- dience du 2 juin. Volpe s'exprima, à cette occasion, en latin. Il se vantait d'avoir des relations privées de com- merce avec le khan des Tatars. Celui-ci s'offrait à lever une armée formidable, à marcher contre les Turcs, à les attaquer du côté de la Hongrie, pourvu qu'on lui versât, après le début des hostilités, un subside mensuel de dix mille ducats. Pour conclure ce traité médiocrement oné- reux, il fallait encore, d'après les calculs de l'orateur, offrir aux Tatars, en guise d'entrée en matière, des présents de la valeur de six mille ducats. L'idée assurément ne man- quait pas de grandeur, mais les sommes à verser parurent trop fortes et les garanties insuffisantes. Le souvenir des Giblet et des Lodovico de Bologne n'était pas encore obli- téré. On craignait que Volpe ne détournât à son profit les deniers publics. II n'était rien moins sûr que le roi de Hongrie laisserait libre passage aux Tatars. Pouvait-on, d ailleurs, se fier à des mercenaires coutumiers de tra- hison? Leur victoire ne serait-elle pas, au fond, un nou- veau triomphe de l'Islam? A la suite de ces considérants, les fins de non-recevoir furent la seule réponse du Saint- Siège, Pour en apprécier la prudence, il suffit de se rap-

MAKIAGE DIVAN III A«I VATICAN. 15r>

peler les iliscours do Gislardi à Venise, en 1470. A cette époque, Volpe déclarait au Sénat, par la houclie de son neveu, que les Tatars étaient prêts à envahi ■• la Turquie, l'alliance avec Mohammed était un fait accompli, et voici que deux ans après, en 1472, cette même alliance est encore à faire, au prix de lourds sacrifices pécuniaires. Un redoutable dilemme s'élève du fond de ces données contra- dictoires ; la vérité a été certainement altérée, soit par Gislardi à Venise, soit par VoI[)e à Rome. L'un des deux est coupable, ou plutôt tous les deux. L'alliance des Tatars n'aura été qu'un fantôme évoqué à plaisir pour extorquer des largesses à Rome et à Venise '. Si les projets belli- queux de l'envoyé moscovite furent repoussés, on ne crut pas devoir revenir sur les combinaisons matrimoniales, encore moins sur les dispositions ecclésiastiques. Ni les unes ni les autres ne se ressentirent des soupçons qui planaient sur Volpe et se bornaient, paraît-il, à la partie financière.

Mais quelles étaient, si tant est qu'il y en eût, ces con- ventions religieuses? Les documents ne contiennent que de rares et vagues allusions aux intérêts de la foi à défendre, à l'autorité pontificale à reconnaître. Une seule pièce est plus explicite; c'est la feuille des pouvoirs accordés à l'évêque d'Accia, Antonio Bonumbre, qui devait accom- pagner Zoé à Moscou. Dans les chroniques russes, il passe pour le cardinal Antoine, quoiqu'il n'ait jamais fait partie du Sacré Collège. Autour de lui se groupent les principaux renseignements. Voilà pourquoi tous les détails nouveaux sur ce personnage, qui, du reste, paraît pour la première fois dans l'histoire avec son nom patronymique, doivent

' La Russie et l'Orient, p. 192. LEGnA:yD, Cent dix Lettres, p. 163, 241. Archives de Florence, Mediceo inn. il princ, filza 1, n" 100, 101. Sathas, Docum., t. IX, p. vin à xxxiv.

156 IVAN 111 ET SOI'HIE PALÉOLOGUE.

être considérés comme une conquête (ju'il est essentiel d'exploiter largement.

Bonumbre était orijjinaire de Savone ou des environs, car Sixte IV le nomme son compatriote. Il embrassa la vie religieuse dans le couvent des Auyustins d'Oulx, situé au pied du mont Genis, entre Suse et Bardonnèche, à Tentrce même de la pittoresque vallée arrosée par la Dora Riparia. Nommé archiprétre de San-Giovanni et San-Salvatore à Costa di Vado, paroisse qui dépendait de son monastère, élevé à la dignité de notaire apostolique, il semble avoir possédé la confiance de Tarchevêque de Gênes Paolo Cam- pofregoso. Le 9 octobre 1462, celui-ci le fit venir dans son palais de San-Lorenzo, et, après qu'il eût prêté ser- ment de fidélité en présence de quelques témoins, lui imposa la barrette sur le front, comme signe d'investiture pour la chapelle et l'hôpital de San-Biagio à Rivarolo. C'était une fondation d'Opizzo Leccarello qui remontait au douzième siècle, et à laquelle on a donné actuellement une tout autre destination. Le diplôme libellé à cette occa- sion par Campofregoso est très élogieux pour le nouveau recteur de San-Biagio, que l'on dit plein de zèle pour la religion, d'une vie pure et de mœurs irréprochables, dis- tingué par ses vertus et ses mérites. Moins de cinq ans après, le 4 mai 1467, il fut promu au siège d'Accia en Corse, vacant par la nomination de Jean André de' Bussr à celui d'Aleria. Le cardinal d'Avignon Alain de Coëtivy fit la relation d'usage au consistoire, et Bonumbre dut s'apercevoir bientôt qu il avait été appelé à un poste de dévouement et de combat,

La Corse appartenait alors à la république de Gênes, et l'archevêque de cette ville comptait le pasteur d'Accia parmi ses suffragants. Le diocèse de celui-ci était un des plus pauvres , les taxes de nomination perçues par la

MAHIAGK DIVAN III AU VATICAN. 157

( li.iinbro aj)ostoliqiic n'allaient pas au delà d'environ trente-trois florins, encore fut-on oblijjé d'accorder à Bonumbre des délais à cause d'un intrus qui l'empêchait de prendre possession de son siè^je. L'étrange hérésie (jui éclata vers 1409 prouve jusqu'à quel point les habitant.s de ces contrées étaient grossiers et ignorants. Un malin ber- ger se fit passer pour messager de l'archange Michel et partit en guerre contre VAve Maria de l'archange Gabriel. En même temps il propagea une lettre de sa composition promettant la rémission complète de tous les péchés à ceux qui la liraient ou porteraient sur eux, ou bien la feraient lire ou porter. Ces absurdes inventions firent tant de ravages dans l'ile que le pape Paul II en fut informé, et qu'il engagea Bonumbre à sévir et même, s'il le fallait, à jeter les coupables en prison.

Le 7 août 1470, l'évêque d'Accia fut nommé collecteur général dans toute la Corse. C'était une grande marque de confiance. La chambre apostolique avait des rede- vances et des taxes à percevoir dans l'intérieur de 1 île, et cette opération fiscale était confiée à un certain nombre d'agents. Une réforme parut nécessaire. Les anciens employés furent révoqués de leurs fonctions, et tout fut concentré entre les mains de Bonumbre avec pleins pou- voirs de nommer des collecteurs et des sous-collecteurs et d'infliger des peines canoniques, à charge uniquement d envoyer tous les deux ans des comptes détaillés à Rome. Bientôt après, le 20 septembre de la même année, Bo- numbre reçut du Pape l'ordre de régler un différend entre Tévéque de Mariana et le cardinal de la Rovere, qui devait sous peu ceindre le trirègne. Autant de preuves qu'il était bien noté à Rome.

A l'avènement de Sixte IV, il monte encore en faveur; il est appelé auprès du pontife, admis au nombre des

158 1VA^ 111 ET SOPHIE PALEOLOGUE.

fainiliers du Vatican, cl son nom commence à émarger au biKlf^et : des sommes de dix ou quinze florins lui sont régu- lièrement allouées pour ses frais personnels, sans indica- tion précise des fonctions qu'il remplissait. Quel qu'ait été leur caractère spécial, le Pape se louait de la vertu et de la prudence de son compatriote, attestées, disait-il, par de rudes épreuves. Lorsqu'il le désigna pour Moscou, il lui conféra le titre et les pouvoirs de légat a latere et de nonce apostolique. Le but général de la mission est clai- rement exprimé dans ces mots de Sixte IV : « Comme nous ne désirons rien avec plus d'ardeur ni avec une affec- tion plus grande que de voir l'Église universelle unie dans toute l'amplitude de son étendue et tous les peuples mar- cher dans la voie du salut, nous recherchons volontiers les moyens par lesquels nos vœux de ce genre peuvent être réalisés. 5) Un de ces moyens était l'envoi d'un « ange de paix » dans « le royaume ou domaine de Russie et dans quelques autres contrées dont les ambassadeurs, venus auprès de nous, dit le Pape, nous l'ont demandé avec des instances convenables, de même que dans la ville de Kaffa et la province de Poméranie, leurs cités et leurs districts » . Cet envoyé pontifical devait, dans la mesure de la grâce céleste et selon l'opportunité des circonstances, détruire et édifier, déraciner et protéger, réformer les abus, cor- riger les erreurs, ramener les égarés dans la voie de la vérité, établir solidement l'autorité du Pape, assurer le salut des âmes et la prospérité des États. En vue de si laborieuse mission, toute latitude lui était octroyée de relever les coupables des censures et de distribuer les bénéfices aux bien méritants. Tels sont les points culmi- nants dans la feuille des pouvoirs de Bonumbre. A travers les formules consacrées une grande pensée se dégage, celle de l'unité dans la foi et de la soumission au vicaire

I

MAUIACÎE D'IVAN III AU VATICAN. 159

(Iti Christ. Si révêquc d'Accia est cliarjfé de porter au loin (les paroles de paix, si des instances de ce genre ont été jilressées au Pape, c'est (jiie (Tune manière quelconque, I ;itiine ou subrcptice, le problème du rapprochement .i\('c Rome a été soulevé. On s'ctonncra peut-être que le 1 Mil de Zoé ne soit pas mentionné dans la pièce, (pi'il n'y aucune allusion au voyage en compagnie de la prin- i l'sse, mais n'est-ce pas une preuve de plus (|u'en dehors fia mariage et de l'alliance tatare Volpe agitait aussi des questions religieuses? N'aurait-il pas suggéré lui-même toutes ces démarches, et la mission de Kaffa ajoutée com- plaisamment à celle de Moscou ne trahit-elle pas le voya- geur arrivé au Kremlin par la voie de la Tatarie ' ?

Pour en revenir à Zoé, Sixte IV se montra jusqu'au bout paternel et généreux envers elle : six mille ducats environ, outre les présents, furent assignés en dot à l'orpheline des césars. Les fresques de Santo Spirito, qui représentent la vie de Sixte IV, et sont presque toutes l'œuvre d'un peintre de l'ancienne école d'Ombrie, celle peut-être d'un disciple de Benedetto Buonfigli, ont conservé le souvenir de ces largesses. A gauche du bel autel élevé par Palladio, dans le haut de la travée, on voit une peinture murale, de date plus récente cependant que la plupart des autres, qui nous montre Zoé à genoux devant le Pape; à côté d'elle, à genoux également, la fiction de l'artiste a mis son fiancé; ils ont tous deux la couronne sur la tête, et le Pape, assisté d'André Paléologue et de Leonardo Tocco, donne une bourse à Zoé. Deux épigraphes latines à peu près

' Archives de Gênes, Notaro Andréa de Cairo, filza 10, n^SS; filza 17, n" 179; filza 18, 160. Du Vatican, Oblig., n" 82, f. 11; 83, f. 6 v°, 6G V»; fiât. Cam., n" 487, f. 158 v", 178 v°. Regesta, 540, f. 70 v«; 543, f. 57; n" C60, f. 316 V. Ann. XXXIX. t. 12, f. 182. Archives d'État de Rome, Cam. Oblig., 1464-71, f. 81 v". Mandati, 1471-73, f. 52, 82, 98, 115 v% 135 v°.

180 IVAN m ET SOPIllK PALKOI.OGUE.

identiques, recueillies par l'orcella, donnent les noms dos personnages et expliquent la fresque malheureusement fort restaurée. Les mêmes renseignements se retrouvent dans le journal de Platina. Enfin, un document tout à fait inédit et de la plus haute importance les confirme d'une manière authentique.

Aux archives d'État de Rome, on conserve soigneusement un ordre de payement, en date du 20 juin 1472, des car- dinaux d'Estouteville, Calandrini et Angelo Capranica, commissaires généraux de la croisade. A ce titre, ces trois cardinaux administraient une caisse spéciale, détachée de la comptabilité générale, aUmentée surtout parles revenus du monopole de l'alun, et destinée uniquementaux besoins de la guerre contre les Turcs. L'ordre est adressé aux « honorables sieurs » Lorenzo et Giuliano de Medicis, dépositaires de l'argent dévolu à la sainte entreprise. Les célèbres banquiers, désormais souverains, sont autorisés par cet acte à disposer d'une somme de six mille quatre cents ducats, qui avait été l'objet d'une convention spé- ciale avec le cardinal camerlingue Orsini, et dont voici la destination : quatre mille ducats seront versés, par ordre du Pape, à la princesse Zoé, « reine de Russie, pour cer- taines dépenses qu'elle doit faire à l'occasion de son voyage en Russie et pour d'autres motifs » ; six cents ducats reviendront à l'évêque chargé d'accompagner la fiancée à Moscou; le reliquat de dix-huit cents ducats restera en caisse. Les chiffres indiqués ici doivent être contrôlés par les chiffres des dépenses consignés dans un autre docu- ment. La générosité pontificale ne pouvait que s'accroilre : en effet, le 27 juin 1472, cinq mille quatre cents ducats sont payés à Zoé, six cents à Tévéque, ce qui fait un total de six mille ducats déboursés par le Saint-Siège au profit de la princesse byzantine, et en vue de la croi-

MARIAGE DIVAN III AU VATHIAN. 101

saile, comme le prouve assez la provenance de l'ar/jcnt. FiC l*ape son{j(!a aussi à entourer Zoé, j)our le voyage, tl'unc suite convenable, composée de Grecs et d'Italiens, sans com[)ter les Russes qui rentraient dans leur pays. Volj)e resta nalurellement à la tête de cette cour impro- visée. Parmi les Grecs on remarquait louri Trakhaniote, un des néjjociateurs du mariage, qui resta au service du grand kniaz et fut chargé de différentes missions di[)lo- matiques ; le prince Constantin, dont la piété se traduisit par la fondation d'un monastère sur l'OutcIima et que l'Église orthodoxe vénère sous le nom de saint Cassien ; Démétrius Rlialli, représentant des deux frères de Zoé. Quant aux Italiens, le plus illustre d'entre eux était Antonio Bonumbre, déjà cité plus haut. Il est probable que des moines latins l'accompagnaient, car le Pape lui avait permis d'en choisir quelques-uns à son gré dans telle reli- gion qu'il voudrait, sauf l'ordre des Chartreux, avec obli- gation expresse pour les élus d'obéir à l'appel. L'évéque d'Accia n'aura pas manqué de profiter de cette faveur. Le nombre exact des partants est difficile à préciser : dans les différentes villes qu'ils ont traversées, on parle tantôt de cent chevaux, tantôt de cinquante *.

Enfin des lettres pontificales furent adressées proba- blement à tous les souverains dont les États se trouvaient sur le passage de Zoé. On connaît les brefs de Sixte IV aux anciens de Bologne, à la ville de Nûrnberg, aux pro- consuls de Lûbeck. Leur contenu à peu près identi(pie autorise la conjecture que nous venons d émettre, d ail- leurs confirmée par les sources russes. Voici, en guise d'exemple, un bref du 21 juin 1472 au duc de Modène, Ercole d'Esté.

' Archives d'Ktat de Rome, Arch. Cam., Lib. Crue, f. 110 v"; TÀb. clcp., (. 188. Du Vatican, Regesta, n<>660, f. 101, 316; 681, f. 2/6.

11

162 IVA^ III KT SOPHIE PALKOLOGUE.

« Notre clière fille en Jesus-Glnist, ainsi s'exprime le Pape, la noble matrone Zoé, fille du lé(jilime successeur (le Tempire de Gonstantinople, Thomas Paléologue, d'in- signe mémoire, est venue se réfugier auprès du Siège apo- stolique, après avoir échappé aux mains impies des Turcs, lors de la chute de la capitale de l'Orient et de la dévasta- tion du Péloponèse. Nous l'avons accueillie avec des sen- timents de piété et l'avons comblée d'honneurs à titre de fille préférée entre toutes. Elle se rend maintenant auprès de l'époux auquel elle a été récemment fiancée par nos soins [nobi's auctoribus), le cher fils, noble seigneur Ivan, grand-duc de Moscou, Novgorod, Pskov, Perm, etc., fils de feu le grand-duc Basile, d'illustre mémoire. Nous, qui portons la même Zoé, d origine si illustre, dans les en- trailles de la charité, nous désirons qu'elle soit partout reçue et traitée avec bienveillance, et, par les présentes lettres, nous exhortons dans le Seigneur Ta Noblesse, au nom du respect à nous et audit Siège, dont Zoé est la pupille {cnjus ipsa alumna est), de la recevoir avec huma- nité et bonté dans tous les endroits de tes États par elle passera. Ce sera digne d éloge et nous donnera la plus grande satisfaction '. »

Le jour même de la date du bref eut lieu l'audience de congé. Sixte IV reçut la princesse Zoé dans les jardins du Vatican. Volpe, toujours traité d'ambassadeur, était pré- sent. Les souvenirs du concile de Florence ont sans doute été évoqués à cette occasion ; Rome ne désirait pas autre chose que de rappeler à la vie ce pacte solennel. Malheu- 0:^ reusement les ambassadeurs milanais, qui seuls ont men- tionné ce fait, n'entrent pas dans les détails. En réalité, Tannée 1472 marquait plutôt des phases d'éloignement

Archives de Modène, Lett. di princ. est., i472. Pour les autres sources, voir La Russie et l'Orient, p. 193 et suiv.

MARIAGE D'IVAN III AU VATICAN. 163

<|ii(' (le r.Tj)[)ro(;Iioiiiciil : un synode convofjiK; à Constant i-

oplc [)ar le [)atriarchc Sini(';on rejeta lorniellenient les

crets (le Florence ; à Moscou, on décerna l'Iionneur

s autels au métropolite Jonas, ennemi acharné de Rome

V I {jrand tliainnatur{jfe, pour avoir (juéri un malheureux de

SCS maux de dents en lui apj)licpiant un vi^njureux soufflet.

En même temps, un deuil cruel frappa tous les partisans

sincères de la paix religieuse : le 18 novembre, mourut à

lîavenne le cardinal Bessarion, le plus noble, le plus actif,

le plus vénéré représentant de l'union.

Le départ de Zoé fut fixé au 2 4 juin. Jamais encore Rome n'avait vu sortir de ses murs une caravane si hété- rogène. L'aigle byzantine n'avait fait qu'un bref séjour sur les bords du Tibre, elle reprenait maintenant son vol vers le Nord. A sa suite marchaient des Grecs, à la recherche de la fortune et des honneurs; des Italiens qui allaient battre monnaie ou faire de la théologie; des Moscovites, fiersde leurconquéte,etrévant peut-être l'empired'Orient. Nous suivrons la princesse d'étape en étape, guidés par nos documents, pour la plupart inédits.

III

Lorsque les empereurs et les princes se rendaient dans la Ville éternelle par la Toscane, ils descendaient de Flo- rence par Sienne, Radicofani et Acquapendente jusqu'à Viterbe. C'est, à rebours, le chemin de nos voyageurs.

Une tradition encore moins vraisemblable qu'elle n'est ancienne place à Viterbe le berceau des Paléologues. Théo- dore Spandounis, leur proche parent, les fait partir de

16V IVAN III ET SOI'llir, PALHOLOGUE.

Rome pour Byzance, à l'époque du grand Constantin, revenir ensuite à Yiterbe et reprendre le chemin du Bos- phore. Les chroniques locales ne tarissent pas sur cette léfjende. De nos jours encore, la place d'honneur dans salle du conseil municipal est réservée au portrait de l'empereur Michel Paléologue. Par une étrange ironie du sort, les archives de la ville ne possèdent pas le moindre document sur le passage de Zoé. Un seul chroniqueur, et encore n'est-ce pas le plus autorisé, en a conservé le sou- venir. Il raconte brièvement que, célèbre par sa beauté et sa haute naissance, la princesse fut demandée en mariage par le « roi de Russie » avec promesse de reconquérir la Morée sur les Turcs, et qu'elle traversa Yiterbe pour se rendre auprès de son époux.

Le 29 juin Zoé arrivait à Sienne, le nom du despote Thomas était inséparable de l'insigne relique de saint Jean-Baptiste. On se rappelle que Bessarion avait long- temps à l'avance recommandé sa pupille aux compatriotes de sainte Catherine. Sixte IV leur avait aussi adressé un bref qui n'a pu être retrouvé. Ces augustes démarches ne restèrent pas sans résultat. Le jour même de l'entrée de Zoé dans la ville, les représentants de la « cité magni- fique » , convoqués en nombre suffisant, votèrent par cent vingt-quatre voix contre quarante-deux une somme de cinquante florins pour couvrir les frais de représentation et d'hospitalité. Comme il n'y avait pas de numéraire dans les caisses, le consistoire autorisa un emprunt garanti par l'impôt payé aux portes de la ville. Zoé fut logée dans le palais connu sous le nom d'Opéra del Diiomo^ à côté de la. superbe cathédrale aux assises de diverses couleurs, aux piliers à colonnes engagées, aux brillants ornements de marbre.

Les traces de nos voyageurs se perdent ici pour quelque

MARIAGE D'IVAN III AU VAïH:AN, I(i5

temps. I3ien que Florence fui, sur leur chemin, on n'avait pas encore tU'cidc, lors de l'entrevue avec Clarice Orsini, de s'y arrêter. Cependant les Medicis devaient s'intéresser ù la souveraine dont ils avaient paye; la dot. L'iiollcnisme était en vojjiie dans ce foyer de la llenaissancc. Les Grecs chassésde Conslantinopley séjournaient volontiers. L'Aca- démie platonicienne comptait de nombreux adeptes dans son sein, et Lorenzo, entoure de philosophes et de poètes, célél)rait chaque année, comme au temps de Porphyre, une fête en l'honneur de Platon. Démétrius Chalcondyle, suc- cédant à Argyropoulos, enseignait, aux frais de la com- mune, les lettres grecques, f^a jeunesse se pressait en foule autour de sa chaire; il étonnait ses auditeurs par son érudition, il les charmait par son éloquence, sans que les travaux de l'esprit refroidissent en lui la sève vitale : à soixante-dix-sept ans, il devenait l'heureux père d'une dixième progéniture. Tous ces Grecs et ces grécisants eus- sent reçu, le cas échéant, avec une vénération patriotique le rejeton des césars byzantins, mais il n'en reste, que nous sachions, aucun souvenir contemporain. Les entreprises militaires de l'année 1472, les troubles intérieurs préoccu- paient davantage les chroniqueurs.

C'est à Bologne, le 10 juillet, que nous retrouvons la princesse. Virgilio Malvezzi, un des principaux seigneurs, lui fit un splendide accueil dans son palais. Toute la ville €ut plus d'une fois l'occasion d'admirer Zoé. D'une taille peu élevée, elle paraissait avoir vingt-quatre ans; les flammes de l'Orient brillaient dans ses yeux, la blancheur de sa peau trahissait la noblesse de sa race. En vérité, s'écrient avec enthousiasme les annalistes de Bologne, en vérité, elle était ravissante et belle, comme s'ils eussent voulu donner un démenti à Pulci et nous mettre en garde contre ses sarcasmes. Lorsqu'elle se montrait en public, un man-

166 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

teau de brocart et d'heriniiic, recouvrant sa robe écar- late, flottait sur ses épaules; une coiffure étincclante d'or et de perles ornait sa tête; une pierre précieuse montée en agrafe et attachée au bras gauche attirait tous les regards. Les plus nobles jeunes gens faisaient cortège à l'illustre orpheline. On se disputait l'honneur de tenir la bride de son cheval. Une pompe extraordinaire fut déployée lorsqu'on se rendit à l'église de Saint-Dominique, repo- sent les glorieuses cendres du fondateur de l'ordre des Frères prêcheurs. Zoé assista pieusement à la messe célé- brée sur le tombeau du patriarche. Les spectateurs restè- rent édifiés et émus.

Cependant, pour gagner l'Allemagne, car Volpe n'en- tendait plus s'aventurer dans la Lithuanie, il fallait tra- verser le territoire de Venise. Si l'ingénieux voyageur évi- tait avec soin le siège du terrible Conseil des Dix, à cause des comptes embarrassants qu'il aurait eu à y rendre, ses plus chers souvenirs l'attiraient vers Vicence, sa ville natale, la voix populaire le faisait passer pour « tréso- rier et secrétaire du roi de Russie » . Le grand laiiaz Ivan eût été sans doute plus étonné que tout autre si ces titres pompeux fussent parvenus à sa connaissance. Volpe n'était pas homme à s'effaroucher de si peu. Il se dirigea hardi- ment vers la cité de ses ancêtres, pittoresque et élégante, mais vierge encore des beaux édifices de Scamozzi et de Palladio. Une première halte eut lieu aux environs, dans la villa de Nanto, qui appartenait à Trevisano Volpe, cou- sin de Gian-Battista. En souvenir de la visite, le proprié- taire du château reçut le privilège de porter dans ses armes l'aigle byzantine avec la couronne. Le 19 juillet, deux heures avant le coucher du soleil, Zoé fit son entrée dans la ville. Leonardo Nogarola lui offrit l'hospitalité dans son palais. Elle y passa deux jours, les 20 et 21 juil-

MAIUACK I)■|VA^ III AU VATICAN. 16T

let, au milieu des l'êtes et des l)aiiqucts. En son honneur, on promena dans les rues la fameuse ruola de' nolajt, tour ambulante d'une hauteur de \ iiijjt-trois mètres, rem- plie de h{jures allé{]oriques, portée sur les épaules vifjou- reuses de nombreux athlètes, et soutenue des deux côtés par trois lonjjues perches. Au milieu, à la place d'hon- neur, est assis un jeune homme, en costume blanc de femme, représentant la Justice, avec une couronne sur la tète, la balance et le (jlaive dans les mains. Deux hérauts, préposés à sa xjarde, se tiennent immobiles à ses côtés. Au-dessus plane l'aigle byzantine à deux tètes, tenant dans ses serres le glol)e et l'épée. Un autre panneau plus grand, mais placé plus bas, porte les armoiries de Yicence, de gueules à croix d argent. Au sommet de la tour, un ado- lescent s'abrite sous une ombrelle multicolore et agite un drapeau rouge. En bas, la plate-Forme est occupée par des hérauts à pied et à cheval. Quelques degrés mènent à une autre estrade des Turcs balancent gravement trois berceaux mobiles, qui contiennent chacun deux grands enfants. L'humeur naïve de nos pères se complaisait dans ces exhibitions bizarres; on les réservait pour les plus grandes solennités. Le collège des notaires, propriétaire de la ruota qui portait son nom, se flattait sans doute d'avoir bien mérité de Zoé. Les Vénitiens s'associèrent aux manifestations de Yicence. Ils envoyèrent, paraît-il, des cadeaux de prix et se chargèrent des frais de voyage sur tout leur territoire.

Ces magnifiques réceptions furent les derniers adieux de l'Italie à la fille des Césars. Zoé ne devait plus revoir ni le ciel azuré, ni le brillant soleil du Midi; elle ne devait plus respirer son air tiède et embaumé. Bientôt les gigan- tesques gardiens du monde germanique, les Alpes, se dressèrent devant la caravane avec leurs cimes couvertes

««6 IVAN III ET V iiiE PALÉOLOGUE.

leau de brocart et d'h.aiino. recouvrant sa robe écar- late, flottait sur se? épa '- une coiffure étincelante d'or et de perles ornait sa l e. une pierre précieuse montée en f^nft et altacliée i bras gauche attirait tous les regards. Le* plus nobl jeunes gens faisaient cortège à Tilluare orpheline. On e ilisputait l'honneur de tenir la bnde de son cheval, l'o» fxtraordinairefutdéplovée

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168- IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

(le neige. D'ordinaire on les passait à l'endroit nommé riano délia Fugazza, pour descendre ensuite vers Rovereto et Trciit(;. Trissino fera ce clicniin lors(|u'il viendra offrir ses j)rodiiclions littéraires à Charles-Quint. Nos voyageurs durent aussi toucher Innsbruck et Augsbourg, mais c'est à INurnberg seulement, à notre connaissance, que les chroniqueurs reprennent leur plume. Le 10 août, Zoé arrivait dans cette ville et y passait quatre jours. Les autorités lui offrirent une riche ceinture; les matrones, en leur propre nom, un baril de vin et des sucreries. Un grand bal réunit à l'Hôtel de ville l'élite de la société. La princesse y assista, mais elle se dit souffrante et ne voulut pas de ses pieds byzantins remuer la poussière allemande. Lorsqu'elle rentrait chez elle, deux habiles cavaliers exé- cutèrent une chevauchée sur la place du marché : Zoé leur mit au doigt des bagues d'or. Détail curieux : aux yeux des bons Nurembergeois, Ivan passait pour un puis- sant souverain « qui habitait au delà de Novgorod » , et le légat pontifical, écrivaient leurs chroniqueurs, se ren- dait dans ces contrées lointaines pour lui donner la cou- ronne royale et pour y prêcher la foi chrétienne. Assu- rément, nul autre que Volpe n'était l'auteur de ces indiscrétions. Ce sont les échos fidèles de ses négociations et les premières origines d'une rumeur étrange qui dura plus d'un siècle.

Le 8 septembre, la métropole de la Ligue hanséatique se mettait en frais pour fêter celle qui passait en Alle- magne pour la fille de l'empereur de Constantinople. De Lûbeck, Zoé se rendit par mer à Revel, les chevaliers Teutoniques lui firent les honneurs de la ville. A louriev, des représentants du grand kniaz vinrent au-devant de la future souveraine.

Sur ces entrelaites, la grande nouvelle s'était répandue

MAIUAGE DIVAN lU AIT VATICAN. ir.9

^n Russie. Le peuple voulait prendre part à la .joie de son .nnitre et souhaiter la bienvenue à Zoé. Les l'skov.ens fa.eut les preuuers a la saluer. Le 1 1 octobre, des ba eaux de parade s'approchèrent jusqu'à l'embouchure de 1 Lm- bach. Les dignitaires de Pskov, descendus à terre, pre- semèrent à la fiancée d'Ivan du pain et du sel avec un ^erre de vin; tel est rusajje traditionnel des Russes. On se remit immédiatement en route. La traversée des lacs de Pelpous et de Pskov dura deux jours. En remontant la Vélikaia, les voyageurs s'arrêtèrent quelques heures 4ans l'antique couvent de Sniétoyorsk, dédié à la Nativité

<de la Sainte Vierge.

Dès sa première apparition sur la terre russe, de frap- pants contrastes se produisirent dans la conduite de Sophie, car c'est ainsi que les chroniqueurs nationaux appellent Zoé et que nous l'appellerons désormais. Dévouée naguère ostensiblement à l'union, considérée au moins par les Papes comme leur Bile dans la foi, elle semble avoir changé de conviction en changeant de cos- tume, en quittant sa robe virginale. Lorsqu'elle fut près de Pskov, le clergé de la ville vint à sa rencontre. Tout e eortège se dirigea aussitôt vers la cathédrale. Le peuple acclamait Sophie avec transport. Quant au légat du Pape, avec sa robe écarlate, sa mitre, ses gants, son crac:fax latin, il excitait l'étonnement général. A la stupeur suc- céda le scandale, lorsque Bonumbre s'avisa de ne pas vénérer les images à la manière des orthodoxes. Sophie intervint pour l'y contraindre. Ainsi s'annonce la rupture avec le passé religieux; à partir de ce moment Rome est oubliée, l'orthodoxie russe l'emporte complètement. A l'issue du service solennel, on se réunit chez les autorités. L'hydromel coula à pleins bords. Les boïars et les prin- cipaux marchands offrirent à la princesse leurs hommages

\

ITO IVAIN m KT SOPHIE PALEOLOGUE.

et un présent de cinquante roubles. Volpe en eut dix autres pour sa part. Ces démonstrations sympathiques touchèrent hi pauvre orpheline : Tavenir lui souriait. Sur le départ, après avoir chaleureusement remercié les Psko- viens, elle leur promit ses bons offices auprès d'Ivan.

Même réception splendide, même enthousiasme à Nov- gorod. La fière République, dont les princes de Moscou ont juré la perte et qui leur oppose parfois le courage du désespoir, tient à conserver les bonnes grâces du redou- table Ivan. Le jour n'est pas éloigné il enlèvera le bef- froi dont les joyeux carillons convoquent le peuple à ses bruyants comices. Les libertés de Novgorod, ses gloires, son indépendance, auront alors vécu. Pour le moment, les tristes prévisions sont écartées, on est tout à la joie. Le métropolite, le posadnik ou gouverneur de la ville ^ rivalisent d'empressement, mais Sophie avait hâte d'arri- ver à Moscou.

Rien n'est curieux comme la description qui va suivre de son entrée dans la cité que les plus fanatiques déco- raient déjà du nom prétentieux de troisième Rome. Les chroniques russes, qui sont ici notre seule et unique source, s'expriment à peu près ainsi : les voyageurs étaient encore à quelques verstes de Moscou, lorsque le grand kniaz réunit son conseil pour décider un cas embarras- sant. Des courriers avaient annoncé que Bonumbre se faisait précéder de la croix; on la portait devant lui comme en triomphe, en vertu d un privilège accordé au légat par le Pape. Cette apparition pouvait choquer les Moscovites, d'autant plus que la croix latine avec le Christ en relief n'est pas tolérée dans l'Église d'Orient; d'autre part, les contestations aux portes de la ville semblaient inopportunes. Que faire? à quel parti s'arrêter? Les avis des boïars se partagèrent : les uns se montraient conci-

MAIUAGE D'IVAN l(( AU VATICAN. 171

liants et consentaient à fermer les yeux; les antres, i'a[)- pelant l'exemple d Isidore, nMJontaient un scandale. Le yrandkniaz, hésitant et perplexe, s'adressa en dernier appel au métropolite Philippe. Celui-ci s'opposa énerjji- quement à cette manifestation latine en pleine Moscovie. « De tels honneurs, dit-il au prince, ne sauraient être rendus à un légat pontifical ; s il entre avec sa croix par une porte de ta bonne ville de Moscou, moi, ton père, j'en sortirai par une autre. » Ce langage était trop ferme pour ne pas enlever la position. Le boiar Fedor Davido- vitch fut dépêché au-devant d'Antonio Bonumbre avec des ordres catégoriques. Le légat se montra de bonne compo- sition. La plus vive résistance vint de la part de Volpe. Il se prévalait des honneurs rendus à Kome au représentant du grand kniaz et demandait que l'on traitât l'ambassa- deur du Pape à Moscou avec les mêmes égards. La chro- nique donne ici naïvement la clef du mystère : orthodoxe en Russie, rebaptisé selon le rite grec, Volpe avait en Ita- lie soigneusement caché son apostasie, se faisant passer sans scrupule pour un ardent catholique; jusque-là il avait joué double jeu tout à son aise, désormais la comé- die menaçait de tourner au tragique. Le boiar Fedor tint bon, il fallut céder. Grâce à ce désistement, l'entrée put se faire d'une manière pacifique.

Le 12 novembre, par des chemins couverts de neige, Sophie arriva à Moscou. Cette cité aussi vaste que peu élégante, enveloppée dans son linceul hivernal, avec ses chétives maisons de bois, ses rangées uniformes de bou- tiques, ses murs délabrés, son modeste Kremlin, dut paraître monotone et attristante à une princesse habituée aux splendeurs de la Rome pontificale. Une foule com- pacte et curieuse se pressait sur le parcours du cortège, surtout aux abords de la cathédrale, Sophie devait en

172 IVAN m ET SOPHIE l'ALÉOLOGUE.

arrivant iairc sa première visite. Le métropolite Ty atten- dait, paré (le ses ornements pontificanx. Il lui donna sa bénédiction et l'introduisit dans les appartements de la princesse Marie, mère d'Ivan. C'est qu'eut lieu la pre- mière entrevue avec le grand kniaz. Le moment était solennel. Quelle impression a ressenti l'auguste orphe- line, sans fortune et presque sans patrie, sur le point de devenir l'épouse d'un grand monarque? L'histoire ne nous il pas livré ce secret. Ivan portait déjà le surnom de Ter- rible [grozny) , qu'il eût gardé dans l'histoire sans les cruelles sauvageries de son petit-fds, le Tsar terrible entre tous. Il était d'une taille élevée, sans amj)lcur, mais bel homme. Dans les traits de sa figure il devait avoir quelque <Jiose de farouche trahissant son caractère. La légende, recueillie par Herberstein , prétend que son regard troublait les femmes jusqu'à les faire évanouir. Peut-être ce jour-là un rayon de bienveillance et d'amour a-t-il brillé sur son front et permis à Sophie d'espérer un heureux avenir.

L'heure n'était plus, du reste, aux réflexions. On se rendit aussitôt dans le modeste édifice de bois qui rem- plaçait provisoirement la cathédrale en ruine. Le métro- polite célébra les saints mystères et donna la bénédiction nuptiale aux époux. Les détails nous manquent sur la manière dont la cérémonie s'est accomplie. Les chro- niques énumèrent sèchement ceux qui s'y trouvaient pré- sents : la mère du grand kniaz, son fils du premier lit Ivan, ses deux frères André et Boris, les princes et les boiars, le légat Antonio Bonumbre « avec ses Romains » , Démélrius Rhalli, ambassadeur des Paléologues, ainsi que les Grecs arrivés avec lui.

Le lendemain, Ivan donna audience aux représentants étrangers et reçut les présents qu'ils lui offrirent au nom de leurs maîtres.

MAUIAGE D'IVAN III AU VATICAN- 173

Bonumhro passa environ onze semaines à Moscou. Un ^()uveni^ spécial se raltaehe à son séjour dans la capitale. On se rappelle que la (|iiestion religieuse avait été afjitée a lîome; des doutes s'étaient élevés sur la foi des Russes, le voyage du léjjat présentait la meilleure occasion de les tlissiper. Nous ne savons pas quelle était la teneur de ses instructions, mais ses pouvoirs ne laissaient pas d'être très étendus. Volpe avait proposé de faire une enquête, assurant que les Russes se laisseraient instruire et corri- (jer volontiers par le représentant du Pape. Celui-ci put sans doute se convaincre qu'il y avait des abîmes entre les discours tenus à Rome et la réalité. Cependant, à défaut d'enquête, il y eut une discussion religieuse au Kremlin. La mission de défendre l'Église russe revenait naturellement au métropolite. II se fit assister par un cer- tain Nikita Popovitch en renom de profonde érudition. A en croire la chronique russe, qu'on ne peut guère contrô- ler par d'autres récits, le triomphe des Moscovites fut aussi brillant que complet. Bonumbre n'aurait pas été de taille à croiser le fer avec le formidable Nikita. Cet habile escrimeur n'aurait pas tardé à désarmer son adversaire : « Je n'ai pas de livres avec moi,* aurait piteusement bal- butié le légat, et je n'ai rien à répondre. » Pour porter un jugement impartial, il faudrait pouvoir comparer la version russe avec les assertions du vaincu sans combat. Mais Bonumbre a-t-il laissé une relation écrite de sa mis- sion, ou bien s'est-il contenté de l'exposer verbalement au Pape? Tout ceci est encore un secret pour nous; il est sûr seulement qu'aucune pièce d'origine romaine n'a été découverte jusqu'ici. Au point de vue de la critique, la victoire de Nikita reste donc à l'état de problème posé, mais non résolu.

En dépit des phases plus ou moins pénibles, l'issue des

174 IVAN m El' SOIMIIE PALEOLOGUE.

discussions parait avoir été pacifique. Au moins se sépara- l-on clans les meilleurs termes. lionumbrc partit de Mos- cou, le 26 janvier 1 47;i, comblé de présents par le (jrand kniaz, son (ils Ivan et sa nouvelle épouse '. Les chroniques russes disent expressément qu'il prit le chemin de la Lithuanie et de la Polo(;ne. A son passage par le {;rand- duché, les évéques et les sei({neurs russes lui présentèrent un message pour Sixte IV dont le texte n'est pas parvenu jusqu'à nous. Toutefois, rien que par lui-même, ce fait n'est pas dénué d'importance : il témoigne de la foi de ces populations et de leur union avec le Saint-Siège. N'ayant pas obtenu de réponse, les mêmes personnages écrivirent au Pape une seconde lettre datée de Vilna, le 14 mars 1476. Elle est signée par Misail, évéque de Smo- lensk, métropolite élu de Kiev, il succédait au célèbre Grégoire, disciple et compagnon du cardinal Isidore, par des archimandrites, des princes, des namiestnik, par un Bielski, un Viazemski, un Chodkiewicz. Cette correspon- dance visait la concession du jubilé et d'autres grâces spi- rituelles, ainsi que les difficultés entre les deux rites qui se partageaient la province*. Le document en question «st, à notre connaissanee, le seul l'on retrouve encore une allusion au légat Bonumbre. Après son départ de Moscou, ses traces disparaissent. Aucune mention n'est pluis faite de lui dans les sources romaines; c'est à croire qu'il n'a plus reçu ni pension pontificale, ni bénéfice ecclésiastique. Il est même difficile de préciser exacte- ment l'époque de sa mort survenue, dans tous les cas, avant le 14 avril 1480. Ce jour-là, Bartolomeo Pamuoli

' La Russie et l'Orient, p. 197 à 200. Sathas, Docum., t. IX, p. 175. Archives de. Sienne, Conc, Delib.^ 1472, f. 52, 65. Indice délie Delib., t. II. Bibl. Corn., ms. A, t. IV, 2, f. 294. Biblio- ihècjue de l'Université de Rolofjne, ms. Ubaldini, t. II, f. 655.

s Liter. Sbornik, p. 223 à 260.

MAKIAGE D'IVAN III Ali VATICAN. 175

fut nommé au sic{je d Accia, \acantpar le décès du [)ré- <l(''cesseur extra romanani ciiriam, comme porte le lan- ;;agc officiel, sans indication de date '.

Quant à vSixle IV, plein de si belles espérances au départ de IJonumbre, il ne resta (;uère, parait-il, en communica- tion directe avec l'ancienne pupille de Bessarion, mais il ne perdit pas de vue la mystérieuse Russie. Grâce à Anto- nio Gislardi, ses illusions ne firent même que s'accroître. L'intrépide Vicentin revint à Rome, en 1473, et donna au Pape la formelle assurance que les Russes voulaient le reconnaître comme successeur légitime de saint Pierre : ce n'était rien moins que l'accomplissement d'un rêve longtemps caressé, c'était l'union des Églises, le triomphe de l'unité. Aussi, le Pape ne refusa-t-il pas à Gislardi les marques de son entière confiance. Après l'avoir décoré du titre de scutifer et defaim'liaris, il le chargea de commis- sions importantes pour le grand kniaz, le munit d'un bref daté du 1" novembre et prit des mesures pour faciliter son prochain retour à Rome avec les ambassadeurs russes qu'il devait amener^. Précautions superflues basées sur des promesses fallacieuses! Gislardi avait été à une bonne école. Ses procédés rappellent les agissements de Volpe. Évidemment, ces Italiens de la Renaissance faisaient prendre le change sur les dispositions religieuses de la Russie. Lors du mariage de Zoé, ces rumeurs circulaient déjà; les chroniqueurs les ont fidèlement consignées, et l'enchaînement même des faits trahit leur existence. En 1473, c'est le bref mentionné plus haut de Sixte IV qui révèle positivement la source d'où elles émanent. Toute la suite de l'histoire prouvera jusqu'à quel point elle:: étaient décevantes et peu fondées.

Archives du Vatican, Oblig., n" 83, f. 66 v".

* Arcliives de Nurnberg, Saal I, Lade 209, n" 54.

176 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

IV

La célébration des noces d'Ivan, au Kremlin, avait été troublée par un incident qui faillit avoir de lunesles con- séquences, et sur lequel il nous faut revenir. Nous expose- rons les faits d'après les données fragmentaires des chro- niques russes, en les complétant par les documents de Venise.

On se souvient que la Seigneurie avait envoyé Gian-Bat- tista Trevisan à Moscou, en avril 1471, avec une double mission : vérifier sur place les asserti'ons de Gislardi et de Volpe, et se rendre ensuite à la Horde d'or pour y négo- cier la guerre contre les Turcs. Ce diplomate constate que Volpe ne justifia en aucune façon la confiance que l'on mettait en lui. Ses sentiments patriotiques étaient subor- donnés au désir du lucre, et l'alliance tatare devait avant tout lui procurer de gros bénéfices. L'intervention du grand kniaz eût renversé ces calculs égoïstes; aussi le tenait-il soigneusement à l'écart, menait l'affaire tatare à ses propres risques et périls, et ne voulait d'autre complice que son parent Antonio. S'entourant de mystère, l'ingénieux Ita- lien fit passer Trevisan pour un sien neveu, qui venait arranger des affaires de famille. Il se réservait de l'accom- pagner en personne à la Horde, mais plus tard, car il devait auparavant se rendre de nouveau en Italie et ramener à Moscou la princesse Zoé. Après le départ de son compatriote, Trevisan se vit réduit à un cruel isole- ment. Ne sachant pas la langue du pays, se croyant trahi ou livré à titre d'otage, il manifesta ses appréhensions à

MARI ACE D'IVAN III ATT V ATI H AN. 177

SOS maîtres. I"]llcs (Irciit impression et piirureiit d'iuitarit |)lns fondées qu'au lieu de venir s expliquer francliement, \ Olpe, déjà parcourant l'Italie, ne s'aventurait pas jusfpi'à Venise. La Seigneurie en fut excessivement choquée, et, renonçant aux pourparlers avec les Tatars, le 27 avril l 472, elle signifia à son secrétaire l'ordre de rentrer. Mal lui en prit de n'être point parti immédiatement; il faillit paver ce retard de sa tête. La mission était plus délicate et périlleuse que les Vénitiens ne semblaient s'en douter.

En efl^t, les relations de Moscou avec la Horde d'or, désormais sur son déclin, devenaient de plus en plus hos- tiles. Les princes russes ne prodiguaient plus leurs trésors à Saraï. Des victoires récentes inspiraient plutôt l'espoir de briser complètement le joug des Tatars. En L472, aigri par des échecs, excité par le roi Casimir, et avide de ven- geance, le khan Mohammed, à la tête d'une nombreuse armée, envahit la Russie. Les plus sanglantes rencontres eurent lieu sur les bords de l'Oka. Privés de l'appui des Polonais, sur lesquels ils avaient trop compté, les Tatars furent mis en déroute, et prirent la fuite avec précipita- tion. Le 23 août, Ivan rentra dans sa capitale, victorieux de l'ennemi, mais sans avoir terminé la guerre. La Horde d'or ne désarmait pas, Mohammed restait l'adversaire implacable de Moscou. Traiter avec lui, à l'insu du grand kniaz, fût-ce même pour une campagne contre les Turcs, était une entreprise singulièrement risquée. Trevisan devait en avoir une vague appréhension; dans tous les cas il ne révélait à personne l'objet de sa mission. Ivan ne se doutait de rien lorsqu'une fatale indiscrétion déchira tous les voiles.

Vers la fin de l'année 1472, à peine rendus à Moscou avec Sophie Paléologue, les Italiens et les Grecs de sa suite furent très surpris des procédés de Trevisan. Il y eut

12

178 IVAN III 1:T SOlMlli: l'ALEOLOGUE.

des querelles, tics conlestalions, et les nouveaux arrivants dénoncèrent le Vénitien au grand kniaz : Trevisan, lui dirent-ils, est envoyé par le doge Nicole Trono auprès du khan de la Horde d'or pour lui offrir des présents et sou- lever les Tatars contre les Turcs. Les documents de Venise concentrent sur un seul coupable les reproches de trahison et indiquent sourdement le motif qui l'a fait agir. Gènes rivalisait toujours avec Venise; or l'évêque Antonio Bo- numbre était Génois : « lastuce ou plutôt la perfidie de ce légat apostolique » aurait révélé aux Russes les des- seins des Vénitiens. Quelles que soient les responsabilités, ce qui se dégage avec la dernière évidence, c'est que le grand kniaz ne savait rien jusque-là de la mission tatare, et que le mystère fut éventé par les compagnons de Sophie. Comment l'ont-ils pénétré eux-mêmes? L'ont-ils deviné, ou bien a-t-on ourdi d'obscures intrigues? Autant de ques- tions qui restent indécises.

Qu'on se figure l'étonnement et l'indignation du despo- tique Ivan, lorsqu'il apprit qu'un envoyé étranger nouait à sa cour et à son insu des relations équivoques avec le mortel ennemi de Moscou! N était-ce pas abuser de l'hos- pitalité, méconnaître le droit des gens, provoquer des représailles? Une enquête fut ordonnée. Elle confirma en tous points l'exactitude des révélations, et fit encore con- naître au grand kniaz que Volpe, initié à ces agissements, se proposait de conduire Trevisan en secret à la Horde. Cette affectation de mystère autorisait tous les soupçons. Enflammé de colère, ditla chronique, Ivan exila à Kolomna le trop entreprenant Volpe. Sa femme et ses enfants furent gardés a vue, sa maison livrée au pillage. Un sort plus cruel attendait Trevisan : il fut condamné à la peine capitale, et, sans l'intervention de Bonumbre et des autres étran- gers, l'infortuné Vénitien l'eût certainement subie. Le

MARIAGE D'IVAN III AIT VATICAN. 171)

iliaiul kiiiaz se laissa Ih-cliir par ces (''iieifjicjucs repré- sentations et consentit à interpeller le (lojje. Trevisan, (liaqjé de fers, fut, en attendant, confié i\ la garde de Nikila Bekléniicliev.

Fidèle à sa parole, Ivan adressa à la Seigneurie un mes- sage conciliant et courtois, mais d'une entière sincérité. A en juger d'après la réponse, car la pièce elle-même est perdue, Trevisan était accusé d'intelligence secrète avec les Tatars. Pour porter le pli à sa destination, on fit choix de ceméme Antonio Gislardi qui avait, le premier, soulevé cette grosse affaire à Venise, mais sans se compromettre au Kremlin et sans en rien laisser transpirer.

Les sénateurs de la République n'eurent pas de peine à comprendre que l'incident de Moscou méritait un examen sérieux et approfondi. Ils se firent renseigner par les Ita- liens qui avaient séjourné dans ces régions lointaines. Gis- lardi, après SCS excursions de Rome et de Naples, fut inter- rogé à nouveau, et les chefs du Conseil des Dix, chargés des ambassades d'Orient, se virent autorisés à traiter avec lui. Aussi intrigant que son oncle, il avait su tirer parti des loisirs que lui donnaient les longues discussions du Sénat, et se rendant auprès du Pape, il lui avait fait les déclarations déjà mentionnées plus haut sur la soumission des Russes à la primauté de saint Pierre.

Avec l'âpre persistance qu'ils mettaient dans la pour- suite de leurs projets, les Vénitiens revinrent à l'idée de lalliance avec les Tatars. Ils ne voulaient pas renoncer à ces belliqueux auxiliaires, et l'entente semblait d'autant plus facile à établir que Gislardi était prêt à faire lui-même les démarches nécessaires. Quant à Trevisan, le Sénat fut d'avis d'écrire au grand kniaz pour disculper le malheu- reux secrétaire, obtenir sa grâce et l'autorisation de se rendre avec Gislardi auprès de Mohammed. Ces décisions

180 IVAN m ET SOI'IIIIÎ l'AMiOLOGUE.

furent adoptées, le 20 novembre 1473, à une très forte niaioiilé. Les termes mêmes dont on se servit à cette occasion sont remarquables. Nous proposons, disaient les sénateurs, d'écrire au « duc de Moscou » et de déclarer que la mission de Trevisan avait plutôt pour but d'éloi- {jncr les Talars de la Russie, de les diriger vers la mer Noire et la Valachie, afin de les lancer contre rennemi commun deschrétiens, l'envahisseurdecetempire d'Orient, "■;. « lequel, à défaut d'héritiers mâles, revient au duc de < Moscou par suite de son illustre mariage n , Il est curieux

] de voir les droits de la Russie sur Byzance proclamés, au quinzième siècle, par les grands tenanciers du commerce levantin. Une lacune à noter, c'est le silence au sujet de Volpe : pas un traître mot en sa faveurj Venise semble se désintéresser de lui.

A la suite des décisions du Sénat, Gislardi reprit le chemin de Moscou, chargé de présents pour le grand kniaz et le khan Mohammed, d'un sauf-conduit pour les Russes qui viendraient à Venise, d'une lettre de la Seigneurie pour Ivan, d'une autre pour Trevisan, avec copie incluse de la précédente et des pleins pouvoirs pour traiter avec la Horde d'or. De toutes ces pièces nous n'avons retrouvé que les deux messages du 4 décembre 1473 adressés à Ivan et à Trevisan. Vis-à-vis du grand-kniaz, la Seigneurie se répand en éloges, en assurances de la plus sincère amitié, en remerciements d'avoir ménagé celui qui passait pour cou- pable. « Nous vous mettons au premier rang de nos amis, disent les Vénitiens à Ivan, et nous voulons vous honorer en conséquence. » Pour justifier le secrétaire suspect, il suffisait de révéler la vérité pure et simple sur sa mission;

\ ce qui permettait, en outre, de faire des allusions flatteuses au mariage avec Zoé et aux droits éventuels sur Byzance. Après cela, Venise se croit autorisée à demander l'envoi

MARIAGE ^)'IVA^ III AU VATICAN. 181

<le SCS a(;enls auprès de Mohammed. Rien, dit-elle, rien ne saurait être plus méritoire devant le Dieu tout-puissant, pins glorieux pour le prince de Moscou, plus agréable ii SCS incilleursamis, les^'éniticns. En cas d'obstacle imprévu, (jnc Trcvisan soit au moins rendu à la patrie et à la liberté. Prévoyant hardiment une heureuse issue de ces négocia- tions, le Sénat donne d'avance à son secrétaire des instruc- tions pour Mohammed. Le langage des sénateurs devient ici singulièrement chaleureux : c'est (ju'il s'agit de com- muniquer à d'autres une ardeur belliqueuse qui servira les intérêts de Venise.

Antonio Gislardi partit en compagnie de Paolo Ogni- bene, qui se rendait en Perse pour maintenir Onzoun- Ilassan dans son hostilité contre les Turcs. On se sépara à €racovie, en février 147-4. L'historien polonais Dlugosz affirme aussi, à cette occasion, que Gislardi était muni de commissions pontificales pour Ivan III.

A Moscou, le succès de l'envoyé de Venise fut complet, et il obtint pour son compatriote tout ce que désirait le Sénat. Délivré de ses fers et rendu h ses fonctions, Trevisan se vit encore gratifié d'un présent de soixante-dix roubles. Tous les empêchements disparurent comme par enchante- ment. Le prisonnier de la veille, redevenu diplomate, partit, en juillet 1474, pour la Horde d'or avec le diak Dmitri Lazarev et un envoyé de Mohammed qui regagnait Saraï.

D après les sources russes, Lazarev revint à Moscou avec la nouvelle que Trevisan n'avait pas réussi à établir l'al- liance projetée. Ces renseignements ne devaient se véri- fier que plus tard; pour le moment on pouvait se promettre mieux '.

' Boussk. Liée, t. VI, p. 51. Cobskt, p. 93, 106, 112, 113. Archives de Venise, Cons. Dieci, Misli, t. XVlll, f. 30 v". Dlugosz, t. V, p. 601.

J8J IVAN m ET SOl'IIIK l'ALEOLOGUE.

En effet, Trevisau rentra à Venise, en 1476, accom- pagné de (Jeux ambassadeurs tatars, Thaïr, envoyé par Mohammed lui-même, et Brunaclio Bathir, <jui venait de la part de Tamir, capitaine favori du khan de la Horde. Ces diplomates d'Orient proposèrent aux Vénitiens d'être les amis de leurs amis, les ennemis de leurs ennemis; ils se disaient tout prêts à marcher contre les Turcs et récla- maient, selon l'usage cher aux barbares, des dons en bijoux, en vêtements, et surtout en monnaie sonnante. La Sei- gneurie savait à l'occasion se montrer généreuse. Pour s'épargner des défaites, elle prodiguait volontiers des pré- sents. Les propositions des Tatars furent acceptées avec joie. Le 10 mai 1476, on vota une somme d'environ deux mille ducats pour satisfaire les convoitises orientales. Un courrier s'en alla prévenir Mohammed que ses ambassa- deurs rapporteraient des réponses favorables.

La Seigneurie reprenait ainsi ses négociations avec la Horde d'or, qui avaient failli naguère avorter. Cette fois, ce n'est plus à Moscou, mais en Pologne que s'établit le centre d'action. Le roi Casimir IV s'était jusque-là montré très bienveillant. Ne fallait-il pas présumer qu'un souve- rain cathohque favoriserait les projets dirigés contre l'Islam? Vers le milieu de la même année 1476, Trevisan fut appelé à reprendre ses lointaines missions. Il devait accompagner les ambassadeurs tatars à travers la Pologne et la Lithuanie, et s'arrêter ensuite à Vilna pour combiner les mesures ultérieures à prendre. Soucieux de ne pas effaroucher Casimir, le doge Vendramin enjoignait à son mandataire d'insister surtout sur ce point que les Tatars ne toucheraient jamais ni la Pologne, ni la Lithuanie, et que leurs bandes indisciplinées marcheraient par d'autres chemins sur Constantinople.

Précaution judicieuse, mais inutile : tandis que Tre-

maiua(;k D'IVAN m ah Vatican. is:j

visan, lidèlcà la cousi{jnc, ébaucliuit ses projets en Polojjiie, un envoyé de Casimir engaijeait le sénat de Venise à se désister de l'alliance tataie. Ce représentant polonais n'était autre que Philippe lionuccorsi, j)lus connu sous le nom de Gallimuchus Experiens, l'ancien ami de l'om- j)onius Laetus, un des coryphées de l'académie romaine des humanistes. Gravement compromis dans la conjura- ration de l 4()8 contre le Pape, s échappant de la prison l'avait jeté Paul II, après avoir longtemps erré en pavs étrangers, il avait fini par trouver un brillant accueil à la cour de Casimir IV, qui lui confia l'éducation de ses enfants et l'employa dans des missions diplomatiques. En 1477, dépêché vers Sixte IV, le proscrit désormais gracié s'arrêta à Venise pour y exposer les idées de son maître sur l'alliance avec les Tatars. Celle-ci liit dépeinte sous les plus sombres couleurs. A trois reprises l'éloquent humaniste en releva les nombreux inconvénients ; à trois reprises on lui donna l'assurance que , dans aucun cas, les Tatars ne franchiraient les frontières de la Pologne. Cependant pour ne pas contrarier une puissance amie, avec l'exquise prudence dont il ne se départait jamais, le sénat de Venise consentit à temporiser, et, le 18 mars 1477, Trevisan fut rappelé. Les négociations analogues, reprises plus tard, n'aboutirent à aucun résultat pra- tique'.

Les traces de Trevisan disparaissent avec son départ de Pologne, si ce n'est que le grand kniaz Ivan lui garda une profonde et invariable rancune. Il n'en fit pas mystère à Contarini, lorsque le sort amena celui-ci à Moscou. L'illustre patricien, investi de la confiance de ses compatriotes, avait été envoyé en Perse la même année que Paolo Ognibene,

' Archives de Venise, Sen. Secr., t. XXVII, f. 69 à 70 v% 87, 120 v% 124; t. XXVIII, f. 3, 24. BoNAccoRsi, p. 402 à 431.

184 lYAIS III ET SOPHIE l'ALEOLOGUE.

mais avec des commissions plus importantes pour Ouzoun- Hassan. A cette époque, un voyage aussi lointain était une rude épreuve. Ambrogio Contarini s'y prépara comme on s'apjirète à la mort. Il fit sa confession, s'approcha de la sainte Table, et puis accompagné d'un chapelain qui lui servait de chancelier, d'un interprète et de deux servi- teurs, il se mit bravement en route. Les privations, les souffrances, les périls, ne lui manquèrent pas. A travers l'Allemagne, la Pologne, la Petite-Russie et la Tatarie, nos voyageurs parvinrent à Kaffa, traversèrent la mer Noire en bateau et reprirent le voyage à cheval par la Mingrélie, la Géorgie et l'Arménie jusqu'en Perse, à Tauris et au delà. Après avoir terminé ses pourparlers avec Ouzoun-Hassan, Contarini reprit la même voie pour regagner l'Italie. Quel ne fut pas son embarras, lorsqu'il apprit à Fazis, aujour- d'hui Poli, que les Turcs s'étaient emparés de Kaffa, co- lonie naguère florissante des Génois! L'itinéraire projeté devenait impossible. Il fallut rebrousser chemin. A bout d'expédients, l'intrépide Vénitien se résigna à faire un long détour jusqu'à Moscou. Marco Rosso, envoyé russe avec lequel il s'était rencontré à Tauris, l'accompagnait. Ils traversèrent ensemble la mer Caspienne, « le grand désert de la Sarmatie d'Asie » , et, le 26 septembre 1476, ils arrivèrent heureusement à Moscou par Riazan et Kolomna. Au Kremlin, l'ambassadeur de Venise fut reçu, sinon avec les honneurs, au moins avec les égards dus à son rang. Toutefois, dès la première audience, tandis qu'il remerciait avec effusion le grand kniaz, celui-ci l'inter- rompit brusquement et, changeant de visage, se répandit en plaintes amères contre Trevisan. Quelques jours après, les boïars revinrent sur les mêmes griefs et répétèrent les mêmes discours. Contarini n'en dit pas plus long dans sa l'elation de voyage, mais il nous est facile maintenant de

MAHIAGE l)'lVA?s III AU VATICAN. 1«5

deviner le motif des colères d'Ivan : les I*olonais lançaient parfois les Tatars contre Moscou et payaient au poids de I (»r leurs sanjjlantcs incursions; le grand kniaz aura appris que Trevisan continuait en Polojjne ses néjjociations avec la Horde, et cette circonstance, en réveillant les ancie is soupçons, a les confirmer puissamment.

Cependant ni la Sérénissime République, ni son repré- sentant échoué à Moscou, n'eurent à souffrir des méfiances, d'ailleurs mal fondées, de l'ombrageux grand kniaz. Goti- tarini eut toutes les facilités désirables pour payer les dettes contractées en route. Il fut comblé de présents et admis à l'audience de Soj)liie Paléologue, qui se montra prévenante et gracieuse à l'excès. A l'occasion du festin d'adieu, Ivan, plus affable que d'ordinaire, causa longuement avec son hôte, lui fit admirer ses pelisses de drap d or doublées de zibeline, et poussa la bienveillancejusqu à le dispenser d'une pénible formalité. A la fin du repas, on présenta au convive déjà saturé de mets et de boissons une énorme coupe d argent remplie d'hydromel. L'étiquette exigeait qu'elle fût vidée d'un trait à la santé de l'amphitryon. Le sobre Vénitien était incapable de cette prouesse bachique; à peine parvint-il à absorber le quart de la mesure fatale. Ivan lui fit grâce du reste et lui donna la coupe '.

La réception bienveillante de Contarini devait servir à un but plus élevé et encourager ses compatriotes à se diriger vers le Nord. A la veille de secouer le joug mongol et de parfaire l'unité territoriale, Moscou sentait le besoin de se rapprocher de l'Occident. C'est grâce principalement aux étrangers, appelés de toutes parts à grands frais, qu'un rayon de la Renaissance a pénétré dans la » sainte Russie » .

' CoNTARiM, sans pagination. ^ Bercuet, La Repiibblica, p. 20, 139,

CHAPITRE II

LA RENAISSANCE A MOSCOU

I 47 7-15 i;î

I. Moscou et Moscovites d'après Contariui. Lacunes dans la silhouette.

Conséquences du mariage avec Sopliie. La Horde d'or frappée au cœur. Alliance d'Ivan avec le khan de Crimée. Initiative attri- buée à laitière Byzantine. Tribut refusé. Campagne de Mohammed.

Objurgations de Vassian. Heureuse issue. L'Europe du quinzième siècle. Ivan III. fondateur de la diplomatie moscovite. Organisation.

Commerce et étiquette. Semen Tolbouzine en Ilalio. Fioravanli.

Georges Percancotes. Démétrius et Manuel Rhalev. Appréhen- sions du roi de Pologne. Pietro Antonio Solari. Un médecin juif.

Manuel Doxa et Daniel Mamyrev. Milanais à Moscou. Démé- trius Rhalev et Karatchiarov. Péripéties au retour. Deux voyages de Poppel à Moscou. Trakhaniote à Vienne- Il. La question d'Orient. Politique à double face. Allures chevale- resques. — Bons rapports avec l^s Turcs. Commerce à Kaffa et Azov.

Système de la non-intervention. Ambassade russe à Constantinople.

Sentiment des masses. Théorie de Philothée. Moscou troisième Rome. Légendes populaires. Base historique. Départ de Manuel Paléologue. Situation de son frère André à la cour de Rome. Distribution de privilèges et de titres. Vovages à Moscou. Vente des droits héréditaires à Charles VIII. Testament en faveur de Ferdinand et d'Isabelle. Opinion des contemporains sur Sophie. Influence qu'on lui attribue. Son zèle pour l'orthodoxie. Miracle consigné dans la chronique. Disgrâce éphémère de Sophie. La couronne réservée à son fils.

III. Un mariage mixte. Alexandre Jagellon élève de Callimachus, Les conquêtes de Guédimine. Guerres de revendication. La paix moyen- nant mariage Négociations matrimoniales. La clause fatidique. Célébration des noces. Le paivussisme. Chicanes d'Ivan III. L'ambassade de Ciolek à Rome. Alternative d'Alexandre VI. Expli- cation. — Les sentiments d'Hélène. Guerre entre la Pologne et Moscou. Le Scipion slave prisonnier. Hélène essaye d'intervenir. Intervention d'Alexandre VI. Un ambassadeur aviné. Conclusion

I,A IU:.\.\ ISSA.NCK A MOSCOU. 1S7

(le la Irèvc. Nouvelles cliicaiies d'Ivan. .Iules II renouvelle I alleniu- tive (l'Alexandre VI. l'i'ol)lèine rcservé à l'avenir.

Les voyageurs qui ont parcouru la Russie au quinzième siècle sur les traces de Gliillebert de Lannoy et de Giosafat Harbaro n'ont pas été prodigues de renseignements sur ce mystérieux pays. Le mieux qualifié de tous pour le faire revivre sous sa plume, Contarini, après avoir passé quatre mois sur les bords de la Moskva et vu de près les hommes et les choses, ne nous a laissé qu'une esquisse reflétant à peine l'impression d'un Occidental dans le Nord.

L'aspect extérieur de Moscou ne pouvait frapper un enfant de Venise revenant des profondeurs pittoresques de l'Asie. La modeste capitale n'avait encore ni ses innombrables clochers, ni ses flèches hardies, ni ses dômes bulbeux et éclatants, rien de ce qui lui donne de loin, aux rayons du soleil couchant, les apparences fantastiques d une ville des Indes. La résidence des grands kniaz se réduisait à un amas de chétives habitations, construites à peu de frais et sans aucune prétention artistique. L'hiver leur imprima cependant un cachet original. Recouvertes d'un voile de neige, ornées d'une parure de glace, elles semblèrent élégantes et presque gracieuses. Un foyer nou- veau d'activité surgit sur les flots engourdis de la Moskva : lorsqu'elle fut suffisamment prise, vers la fin d'octobre, de nombreuses boutiques s'élevèrent sur la glace, et la rivière se transforma en bazar. Le marché des vivres présentait le plus curieux spectacle : des centaines de vaches, de porcs, de moutons, tous gelés, dressés sur leurs

188 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

pattes, coimue une année rangée en bataille, attendaient des acheteurs. Aux affaires succédaient les plaisirs : courses de chevaux, luttes corps à corps et autres divertissements plus ou moins périlleux.

Ce pays aux froids ri{i;ourcux, aux neiges profondes et à la {{lace épaisse, était habité par une race bien faite et robuste. Hommes et femmes sont beaux, dit Contarini, mais, ajoute-t-il, c'est un peuple abruti, gente bestiale. Une plaie hideuse rongeait toutes les classes de la société. Le démon de la bouteille semblait être le démon familier de Moscou. On rencontrait partout de « grandissimes ivrognes » qui se vantaient de Fétre et méprisaient les tempérants. La boisson d'ailleurs excellente mais capiteuse qui faisait tant de victimes était Thydromel. Des mesures sévères en limitaient la fabrication. Sans quoi, les Mos- covites, au gré du Vénitien, eussent été constamment ivres et se fussent entre-tués comme des fauves. L'indo- lence des commerçants l'étonnait aussi ; jusqu'à midi on les voyait au marché; passé l'heure fatale, ils s'en allaient boire et manger. Plus d'affaires, plus de travail, impos- sible d'obtenir le moindre service '.

Si la silhouette tracée demain rapide n'est pas flatteuse, c'est qu'elle n'est pas non plus complète. Les Moscovites ne manquaient pas de qualités maîtresses qui ont échappé au crayon de Contarini : ils étaient énergiques et endu- rants, essentiellement colonisateurs, doués du don d'imi- tation. Lorsque le christianisme eut frayé le chemin aux lumières, du temps de laroslav dit le Sage, une première éclosion de progrès autorisait de belles espérances pour l'avenir. Le développement normal de la vie intellectueHe fut d'abord entravé par de sanglantes discordes intestines,

' Co^TARl^I, sans pa^^ination.

I LA RENAISSANCE A MOSCOU. 189

I et ensuite coinplctcmeiit arrètd par le joii;; |)rcs(HH' (rois fois séculairo des Talars. F^es incrurs et le earaclère national se ressentirent de ces funestes événements. Le peuple croupissait dans une profonde ignorance. A peine quel(|ues moines écrivaient-ils, au fond des couvents, dc^ légendes et des annales ; les épopées rustiques des rhap- sodes résumaient toute la poésie des sentiments ; les beaux- arts se bornaient à la reproduction scrupuleuse des anciens types hiératiques. La lutte avec l'infidèle aurait pu, comme en Espagne, retremper des âmes guerrières; mais le Mos- covite n'avait pas la fibre du Cid Gampeador, et le souffle chevaleresque n'a jamais remué les couches profondes de la Russie. A part quelques exploits héroKpies et la défense brillante des villes assiégées, on combattait les Tatars plutôt par la politique que par les armes. Les grands kniaz marchaient habilement vers un but bien déterminé; le peuple n'entendait rien à ces calculs subtils. Plongé dans la misère, payant un lourd tribut, exposé aux incursions mongoles, n'ayant personne pour le guider et l'instruire, il ne A'oyait autour de lui que ténèbres et retombait dans ses mœurs grossières.

Pour rendre à Moscou la place qui lui revient de droit dans le monde, il fallait avant tout, l'unité territoriale étant à peu près faite, s'affranchir du joug odieux de l'infidèle et, après avoir refoulé les barbares en Asie, respirer l'air vivifiant de la Renaissance qui traversait l'Europe. L'unique moyen de regagner le temps perdu et de se remettre au pas avec l'Occident, c'était d'aller à son école et de profiter de ses progrès, sitôt que la liberté nationale eût été reconquise. A ces deux points de vue, le mariage d'Ivan avec Sophie a eu une importance considé- rable qui se laisse saisir sur les faits.

Les circonstances de l'époque ont admirablement servi

190 IVAN 111 ET SOPHIE l'ALÉOLOGUE.

le chcF de ce Kniajcsivo qui portait clans ses flancs les fTcrmes d'un empire colossal. En effet, tandis qu'Ivan pétrissait de ses mains fermes et habiles l'unité nationale, que les apanages disparaissaient de gré ou de force, que Moscou devenait le foyer central de la vie russe, un travail contraire de dissolution et de décadence se manifestait chez les Tatars, dont l'organisation rudimentaire ne pou- vait résister à l'épreuve du temps. Les Gengiskhan et les Tamerlan avaient su dominer ces masses formidables de guerriers nomades. Mais, non plus que les grands hommes, la nature ne prodigue pas ces barbares de cruel et farouche pénie. Les successeurs abâtardis de ces Titans sentirent le pouvoir s'effondrer dans leurs mains au milieu des san- glantes convulsions que provoquent les discordes intes- tines. Profondément secouée, la Horde d'or se démembra peu à peu : Kazan, la Crimée, d'autres khanats encore se détachèrent de Sarai, n'emportant avec eux que la haine des anciens maîtres. Sur le déclin du quinzième siècle, l'empire naguère si menaçant se voyait frappé au cœur et entouré de mortels ennemis sortis de son propre sein.

Malgré la faiblesse des Tatars, Ivan hésitait à s'engager avec eux dans une lutte ouverte. Réunir une vaillante armée comme Dmitri Donskoï, s'élancer sur l'ennemi, lui livrer bataille, payer de sa personne, n'était pas le fait d'un prince timide qui préférait les intrigues a l'éclat, et aux grandes journées les escarmouches. Les desseins hostiles furent donc habilement dissimulés. Sans aller lui- même à Sarai, Ivan payait encore le tribut, mais il se lia d'amitié avec le khan de Crimée. L'alliance qui s'ensuivit était entre ses mains comme un glaive à deux tranchants, dont il se servait contre Sarai et contre la Pologne, car Mengli-Guirei poursuivait de la même haine le khaji Mohammed et le roi Casimir. Aussi est-ce à cette époque

Î-A IIEINAISSANCE A MOSCOH. 191

que se rapportent les desaslreuses inemsions des Taturs de Crimée dans les provinces polotiaiscs et lithuaniennes. Rassuré sur les frontières de TOuest, Ivan aurait pu 1 enter la fortune du côté de Saraï, mais il n'avait (jarde de rien précipiter. Même après Tlieureuse issue de la campagne de IA12, dont il a été question plus haut, les anciennes relations ne tardèrent pas à se rétablir, et lorsque le grand kniaz tendit, devant l'autel, la main à Sophie, il n'était encore qu'un vassal des Tatars.

Dans la revendication complète de la liberté nationale, une large part d'initiative revient, d'après les chroniques, à l'altière Byzantine. La fdle des Césars conservait la fierté de sa race; elle avait grandi dans Thorreur de l'Islam, la chute de Constantinople lui permettait d'apprécier la valeur de l'indépendance. C'est elle qui aurait excité son époux à briser le joug humiliant des Tatars, à rendre aux Moscovites une complète autonomie. Joignant l'exemple à la parole, elle aurait, moitié par force, moitié par ruse, expulsé du Kremlin les agents de la Horde. Une église votive s'éleva sur l'emplacement occupé naguère par les Tatars, qui ne purent jamais rentrer dans l'enceinte sacrée. Un coup plus sensible fut porté à ces âpres collecteurs de rançon, lorsqu'ils durent se convaincre que Moscou désor- mais n'enverrait plus ses trésors à Saraï : le petit-fils du Donskoï, docile aux conseils de Sophie, relevait enfin sa tête trop longtemps courbée.

Mohammed s'indignait que la proie des Gengiskhan et des Baty s'échappât de ses mains. Il lui tardait de revoir les grands kniaz se prosterner à ses pieds et lui offrir de l'or, des pelleteries, des étoffes précieuses. Aussi se laissa- t-il, vers 1480, facilement gagner par Casimir IV à l'idée d'une nouvelle attaque simultanée contre Moscou. Les événements reprenaient le même aspect qu'en 1472 : en

102 IVAIN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

lutte avec Nov{jorod, brouillé avec ses frères, le grand kniaz prêtait le flanc à l'ennemi. Le succès de l'invasion dépendait de sa rapidité. Les atermoiements de Mohammed laissèrent à Ivan le loisir de faire la paix avec ses adversaires, de resserrer l'alliance avec Mengli-Guireï et d'achever ses préparatifs militaires. Arrivés sur les bords de rOka, les Tatars trouvèrent occupés et bien défendus

' tous les passa. ';es guéables. Ils se replièrent alors sur

a rOugra, mais ce ne fut que pour y rencontrer les mêmes

j cbslacles. '/ Un moment solennel, on le sentait d'instînct, s'annon- çait dans l'histoire. Le peuple s'apprêtait à défendre ses foyers et ses temples, la haine de l'infidèle cherchait une issue, c'était le moment de frapper un grand coup. Mais Ivan n'était pas à la hauteur de la situation. Il se repentit d avoir eu un élan de courage, quitta l'armée, revint à Moscou, envoya sa femme et ses trésors dans le Nord, et se tint tranquillement à distance de l'ennemi. A cette vue, les Moscovites, frémissant d'indignation, élevèrent des plaintes violentes. L'archevêque de Rostov, Yassian de Rylo, confesseur du prince, traita hardiment son fils spiri- tuel de fuyard. Le vénérable vieillard s'offrait pour com- mander 1 armée, pour porter à l'ennemi sa couronne de cheveux blancs, et il reprochait à Ivan de craindre la mort, comme si un mortel pouvait l'éviter. Ces franches récrimi- nations troublèrent le grand kniaz. Ne se croyant plus en sûreté au Kremlin, il se retira dans les environs de la capi- tale, où il tergiversa encore pendant quelques jours. Obligé enfin de calmer l'effervescence populaire, il se rapprocha de l'armée, mais au lieu de tirer bravement l'épée, il envoya des émissaires demander grâce à Mohammed, lui offrir des présents, le supplier d'épargner son fief. Cette

'' nouvelle bassesse mit le comble à la mesure. L'archevêque

LA RENAISSANCE A MOSCOU. Id?,

Vassian repiit sa plume, el atliessa à son poiiitcnt une patliL'ti(juc objurjjatioii, lui prêchant la hardiesse, lui pro- mettant la victoire. Et comme Iv.in se retranchait dcn ièrc ses scrupules, il le délia de ses serments : un piincc oilho- doxe, disait-il, n'est jamais oblijjé de livrer des chréliens aux Tatars, pas plus qu'IIérode n'était oblijjé de décapiter saint Jean-Baptiste. Cette page vibrante lait honneur à Vassian. L'anathème biblique de «chien muet» ne saurait l'atteindre. Peu d'évêques en Russie ont tenu ce lan^jM/re de voyant. Mais toutes ces ardeurs s'émoussaient dans les hésitations d'Ivan. Il savait s'entourer à propos de con- seillers pusillanimes, « riches et ventrus, dit la chronique, traîtres aux chrétiens, amis des mécréants, ne demandant qu'à prendre la fuite, car le diable parlait par leur bouche « . Le grand kniaz, accessible à ces suggestions sataniques, garda la défensive et laissa marcher les événements '.

L'armée moscovite, rien que par le nombre, en imposait à Mohammed. Risquerun coup décisif avant d'avoir opéré sa jonction avec Casimir lui parut téméraire. Il l'attendit en vain : le roi de Pologne tenu en échec par le khan de Grimée n'arrivait pas. L'allié naturel de Moscou se montra plus fidèle : l'hiver avec son souffle glacial et ses tempêtes de neige surprit les Tatars avant qu'ils se fussent mesurés avec l'ennemi. Mal préparés à cette cruelle épreuve, ils n'y résistèrent pas longtemps. Le II novembre, le signal de la retraite générale fut donné. Il est probable que l'or des Russes ne fut pas étranger à cette décision.

Les pieux annalistes de l'époque expliquent ce fait par un singulier miracle. Lorsque les Moscovites, disent-ils, épuisés de fatigue, se décidèrent au recul, les Tatars, saisis d'une terreur soudaine, au lieu de les poursuivre,

' Tout récemment M. TiKHOMinov (p. 428) a essayé de disculper Ivan III. C'est une question (|ui est censée rester ouverte,

13

194 lYAiN m ET SOPHIE PALEOLOGUE.

s'enfiiirciit dans la steppe et s'établirent pour l'hiver sur l'embouchure du Donets après avoir ravagé, en guise de représailles, l'infortunée Lithuanie.

Aussi bien, l'année 1480 marque la fin du joug talar. Le khan Mohammed fut tué sous sa tente par un rival audacieux. La Horde d'or avait vécu : elle s'affaissait d'elle-même sur ses ruines sanglantes . Secouant ses chaînes séculaires, la Russie désormais libre était rendue à ses frlorieuses destinées. Lorsque l'armée, victorieuse sans combat, rentra dans ses foyers, les joyeuses envolées des bourdons moscovites annoncèrent plutôt le triomphe d'une adroite politique que celui du courage personnel d'Ivan et de ses conseillers.

Le prand kniaz n'avait pas attendu ce dénouement suprême pour se rapprocher de l'Occident. Les dernières années de la domination tatare n'absorbaient pas les Russes au point d'empêcher toute expansion au dehors. Avec un juste sentiment des besoins du pays, Ivan se hâta de sortir de cet isolement dès que le mariage avec Sophie lui en eut offert l'occasion et suggéré l'idée. La princesse byzantine avait amené avec elle des Italiens et des Grecs. Quelques-uns d'entre eux restèrent à Moscou. D'autres vinrent ensuite grossir leurs rangs. On se servit principa- lement de ces étrangers pour se mettre en rapport non plus seulement avec les despotes d'Asie, mais aussi avec les souverains d'Occident les plus civilisés.

L'Europe du quinzième siècle avait beaucoup à appren- dre aux Moscovites. La Renaissance coulait à pleins bords en Italie et gagnait de proche en proche les pays avoisi- nants. La source en était à Rome depuis que Nicolas V y avait réuni les meilleurs talents et les grands maîtres, fondé la bibliothèque Vaticane et donné une impulsion puissante aux lettres et aux arts. Relevée de ses ruines,

LA RENAISSANCE A MOSCOU. 195

sillonnée (railcrcs, la ciU' d Auguste rcj)rcnalt la brillante physionomie tic 1 âge tror. Les cliefs-crdcuvie d'un Anyc- lico de Fiesole, d'un Melozzo de Forli, d'un Pérugin exci- taientl'admiration générale. Les humanistes, pour exprimer leurs éloges, se servaient de la langue de Pétrar(|ue et de Dante ou, mieux encore, d'un kitin classique que n'eussent pas désavoué Cicéron et Virgile. Les idées se répandaient rapidement depuis l'invention merveilleuse de Gutenber/^^ et Faust. Un monde nouveau s'ouvrit avec la découverte de Christophe Colomb. Éblouis par ce succès, les naviga- ' teurs s'élançaient dans l'Océan à la recherche de l'inconnu. Les esprits fermentaient, la vie sociale s'élargissait, le commerce et l'industrie prenaient un développement jus- que-là inouï.

Les Moscovites n'avaient qu'à franchir la frontière pour contempler de leurs yeux ce spectacle. Au grand kniaz revient le mérite d'avoir reconnu la nécessité du contact avec le dehors, donné à ce mouvement une discrète impulsion, et organisé les rapports extérieurs de manière à en retirer les plus précieux avantages. Ivan III peut être, à juste titre, considéré comme le vrai fondateur de la diplomatie moscovite. En Occident, les relations interna- tionales étaient déjà parfaitement réglées, les immunités des ambassadeurs reconnues, leurs devoirs et leurs droits déterminés. Une rigoureuse étiquette s'observait dans les questions de préséance, et les chancelleries s'astreignaient à un langage cérémonieux de convention. La science diplo- matique se formait peu à peu, on dégageait les principes pour en scruter la valeur et mesurer la portée, des théories savantes s'étayaient sur cette analyse, et le plus souvent elles n'aboutissaient qu'à des doctrines utilitaires ou [per- fides. Notamment l'Italie n'avait que trop apprécié Machia- vel, et parfois cyniquement appliqué ses procédés. En fait

196 IVATN III ET SOPHIE l'ALEOLOGUE.

d'abstractions, on chercherait en vain quelque chose d'analofjue à Moscou; personne ne s'élevait encore à ces hauteurs. Par contre, il y avait un sens pratique très déve- loppé, des idées dynastiques qui se transmettaient avec le sang, et une ténacité à toute épreuve. En outre, les Russes avaient fréquenté une excellente école de finesse et de dissimulation : le cours des choses les avait mis en contact prolongé avec des despotes orientaux, tour à tour leurs maîtres ou simplement leurs voisins. Initiés par les Grecs aux habitudes courantes et aux usages reçus, ils ne tarde- ront guère, tout en conservant leur extérieur asiatique, à se mettre au pas avec leurs collègues d'Europe et à lutter d'habileté avec eux.

Les relations internationales passaient toujours aux yeux du grand kniaz pour des affaires de la plus haute importance. Elles n'étaient pas encore concentrées, comme du temps d'Ivan IV, dans un bureau spécial, mais le sou- verain s'en occupait lui-même entouré de boiars, de diaks et de podiatchi. Ces réunions se tenaient au Kremlin; elles étaient l'embryon du ministère actuel des affaires étran- pères. La classe privilégiée des boïars, ces grands digni- taires d'un passé irrévocable, n'existe plus depuis les transformations radicales de Pierre I", mais les diaks sont, en droite ligne, les ancêtres hiérarchiques desGortchakov, des Giers et des Lobanov. Ministres ou ambassadeurs, ils recevaient d'en haut la direction et suivaient les aflaires dans tous leurs détails, compulsaient les archives, suggé- raient les projets et portaient la parole. Dans le domaine des podiatchi, employés subalternes, rentraient les écri- tures. De leur main sont tracés les volumes elles rouleaux dont quelques-uns remontent à Ivan III, et qui contien- nent la série des correspondances avec les différents États. Ce sont eux encore qui écrivaient les (/ra/j/of/ elles nakazyy

I-A r.KNAISSANr.K A MOSCOU. V.)7

c'es(-à-(lir{; les incss;i(jos cl les iii.striK'lions. A l'éloj;(; tics podiatclii d Ivan III, il faut dire (ju an point de vue paléo- {pa|iliiqnc, comme élé{]ancc et netteté d exécution, les cliaitcs tlu quin/ièmc siècle sont de beaucouj) supérieures à celles du seizième.

Les relations du Kremlin exigeaient désormais qu on envoyât des am-bassades au dehors. Du temps d I\an III, si Ton fait abstraction des missions de Volpe et de Gislardi, le titulaire ou le chef de la bande était d'ordinaire un Grec. Il avait pour collègues des Moscovites qui faisaient l'ap- ])rentissa(je du métier d'iplomatique. Au départ, on leur remettait le nakaz, dont les multiples avis se réduisaient à trois points essentiels. Venaient d'abord les formules con- sacrées dont il fallait se servir en offrant les présents aux souverains étrangers. Les présents du Kremlin consistaient en fourrures précieuses, telles que martres et zibelines, en l'aucons blancs, dents de poisson, sabres richement ornés, arcs avec flèches et carquois et autres espèces d'armes. A Venise, on ne se gênait pas de vendre ces objets publique- ment aux enchères. Ailleurs, il est probable que pareil affront leur était épargné.

On intercalait ensuite la teneur de la gramota qui ser- vait à la fois de lettre de créance et de passeport. Le mes- sage d'Ivan III à Alexandre VI, dont l'original se conserve à Venise, peut donner une idée du formulaire qui n'a presque pas varié pendant tout le règne de ce grand kniaz. Il est écrit sur papier ordinaire, muni d un petit sceau à Telfigie de saint Georges et conçu en ces termes :

" Au pape Alexandre VI, pasteur et docteur de l'Église romaine, Ivan, par la grâce de Dieu, souverain [gosoudar) de toute la Russie et grand kniaz de Vladimir, Moscou, Novgorod, Pskov, Tver, lougor, Viatka, Bulgarie etauti"es. Nous avons envoyé auprès de toi nos ambassadeurs Démé-

198 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

trius Ivanov, fils de Rhalev, et Méfrophane Karalchiarov. Et ce qu'ils te diront de notre part, tu n'as qu'à le croire. Ce seront nos vrais discours. Écrit à Moscou, l'an 7007 '. «

Le troisième point du nakaz contenait la pièce de résis- tance. On y entrait dans l'exposition de l'affaire pour sug- (jérer des prescriptions minutieuses sur la manière de la traiter. Différentes hypothèses étaient passées en revue, et pour chaque question qui pourrait surgir on dictait d'avance, selon l'opportunité, soit une réponse catégo- rique, soit une réponse évasive. Ces fictions dialoguées sont pour nous d'une lecture médiocrement fastidieuse, mais il en ressort une preuve indéniable d'application et de sagacité. Sans rien livrer au hasard, les Moscovites étudiaient leurs affaires à fond, les envisageant sous toutes les faces, avec des principes bien arrêtés, une routine tra- ditionnelle, un but déterminé et une préoccupation con- stante de maintenir etd'augmenter leur prestige. Ici encore, le quinzième siècle l'emporte sur le seizième. Pour ne parler que du style et de la forme, les instructions d'Ivan III sont moins prolixes, plus claires, mieux ordonnées que celles d'Ivan IV, les idées s'entre-choquent trop souvent dans une exubérante verbosité.

Munis de toutes ces pièces, les ambassadeurs partaient de Moscou et envoyaient de temps en temps des rapports au grand kniaz. Lorsqu'ils se dirigeaient vers l'Italie, ils touchaient barre à Milan, Venise, Florence, Rome et Naples. Des colonies grecques s'échelonnaient le long de cette route, et l'espoir de rencontrer des compatriotes guidait peut-être les voyageurs. Chemin faisant, ils rensei- gnaient les Italiens sur Moscou, et, diplomates doublés de négociants, ils se livraient activement au commerce et se

' Bibl. San-Marco, Latini, Classe X, n" 174, f, 102.

LA RENAISSANCE A MOSCOU. lOî)

cliar{jeaient volontiers de commissions. Cet usage est c'\ i- demment d'origine orientale. Un petit billet du mar([uls de Mantoue, daté du 10 mai I iî)!), nous porte à croire (|u'il s'y mêlait parfois un peu d'indiscrétion. DémétriusRlialev, en tournée à cette époque en Italie, se crut o])li{jé d'an- noncer à ce petit souverain son prochain départ pour Moscou, de lui offrir ses services, en proposant soit de se rendre lui-même à Mantoue, soit d'envoyerun remplaçant. Francesco Gonzaga répondit par un refus si catégorique et des souhaits si empressés de bon voyage qu'ils dissimulent à peine l'invitation de ne pas venir '.

Un trait à noter. Était-ce un reste de barbarie ou un signe de progrès, un souvenir de Byzance ou un caprice du Kremlin? mais les Russes se montraient intraitables sur l'étiquette. Ils ambitionnaient partout la première place, j)référaient ne pas se produire que céder le pas à un autre, et, plus chatouilleux que les ambassadeurs de Venise ou d'Espagne, fendaient leurs prétentions avec une insistance qui tenait du grotesque. Les chroniqueurs contemporains n'ont pas esquissé le portrait des diplomates grecs et mos- covites du quinzième siècle : la différence devait être frap- pante. Les uns avaient eu l'occasion de s'approprier plus ou moins le vernis de la bonne société, les autres ressem- blaient probablement aux Chévriguine et aux Molvianinov, ou bien à leurs collègues du dix-septième siècle qui ont tant scandalisé le russophile Krijanitch.

A défaut de plus amples renseignements, il ne sera peut- être pas inutile de réunir ici en un seul tableau les traits épars en maints endroits sur les ambassades russes en Italie et en Autriche jusqu'en 1505. Ce sont celles qui ont laissé les traces les plus durables soit pour avoir amené à

' Giornale araldico, août 1888, p 49.

200 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

Moscou des lioinmcs de vnleur, soit ])our avoir ajjilé d'iii- téressanles questions politiques. Mieux que toutes les autres, elles révèlent les approches ou plutôt ravènenieni d'une cpo(jue nouvelle.

Semen Tolbouzine ouvre la marche des diplomates russes à l'étran^jcr. Le 24 juillet 1474, il fut envoyé à Vciiise en compagnie d'Antonio Gislardi, déjà connu du lecteur. Ivan avait (;racié Trevisan et l'avait expédié à la Horde d'or. Tolhouzine annonça ces bonnes nouvelles à la Sei{jneurie et s'occupa de faire une levée d'artisans et d'artistes. Comme il avait présenté des zibelines, le Sénat décida, le 27 décembre 1474, d'envoyer en échange au grand kniaz des draps d'or pour la valeur de deux cents ducats. Tolhouzine fut hii-méme gratifié d'une robe de drap d'or, son « notaire » d'une robe de damas, ses domes- tiques reçurent des robes de drap écarlate. Tous ces vête- ments avaient déjà fait de grands voyajjes. Ils revenaient de Perse, l'occasion avait manqué de les distribuer à la cour d'Ouzoun-IIassan. Le Kremlin fut plus favorisé.

Après avoir poussé une pointe jusqu'à Rome, son voyage n'a pas laissé de traces, Tolhouzine regagna Moscou en mars 1475. Son ambassade restera à jamais célèbre pour avoir valu aux Russes un Italien d'impérissable mémoire. Rodolphe Fioravanti degli Alberti, connu sous le nom d'Aristote, était une des gloires artistiques de sa patrie. Un juge compétent en cette matière, M. Eugène Muntz, n'hésite pas à le nommer le plus fameux ingénieur et un des plus insignes arcliitectes d'Italie au quinzième siècle, Natifde Bologne, il se fît connaître d'abord à Rome, il transporta d'immenses colonnes monolithes de la Minerve au Vatican. En 1455, il risqua dans sa ville natale un véritable tour de force en déplaçant sur un espace de trente-cinq pieds, sans In démolir, la tour monumentale

LA HKNAISSANCE A MOSCOU. 201

délia Mdziniic, liante de douze mèties. Le cardinal Ilcssa- rion, alors Ic'jjat ponlilical, (jralida de ciii(|iiaiile lloiins l'andacioux ingénieur. Doué d'une aclivité sur|)renanlc, Fior.nanli se sijjnala tour à tour à Naplcs, dans le Milanais, en llonjjrie, enlin de nouveau à Home, on Paul II votdait redresser robélisqnc de jjranit qui ne cédera qu'à riin[)é- rieuse in|onction de Sixte-Quint. La réputation d'Arislote était si bien établie que le {jouverneur de Pologne disait de lui : « Personne ne sait en arcbitecture ce que Fiora- vanti ignore. » Appelé en même temps par le Grand Turc et le grand kniaz, il préféra le Kremlin au sérail, s'en vint à Moscou avec son fils André et son élève Pietro, mais n'eut pas en partage à la cour d'Ivan les honneurs que reçut Gentile Hcllini à celle de Mohammed. Cependant, grâce h lui, la cité des Tsars vit surgir d'élégants édifices dont elle est encore Gère aujourd'hui et dont il sera ques- tion j)lus loin. En 1479, les conserva teiHS de Bologne réclamèrent le renvoi de leur comj)atriote; on ne donna point de suite à leur désir. Plus tard, Fioravanti lui-même, effrayé j)ar la justice sommaire et sanglante du grand kniaz, médita la fuite, mais il fut contraint de rester.

Du Ibnd de son exil, il dut souvent reporter sa pensée vers les années brillantes et fécondes passées à Milan auprès de son Mécène Francesco Sforza. Au duc défunt avait succédé son fils Galeazzo Mai'ia. C'est h lui que Fio- ravanti envoya, en 1476, deux magnifiques gerfauts. Pour un chasseur passionné ce présent équivalait à une révéla- tion : on savait désormais chercher les précieux auxi- liaires de la vénerie. Aussi Galeazzo s'empressa-t-il de remercier Aristote avec effusion et d'aller au-devant de tous ses désirs : il recommanda ses affaires à Bologne et lui envoya cent ducats avec une pièce d'étoffe. Porteur de ces dons était le jeune André. Il devait reprendre le

202 IVAN m ET SOPHIE PALEOLOGUE.

chemin de Moscou avec deux oiseleurs de la cour ducale, Blanco de Gaio et Tadeo de Fcrrare, expédiés en {juisc d'avant-coureurs pour explorer les abords du pays. Dans son message du 24 juin 1476, adressé à Ivan, (ju'il appelle Georges, Galeaz/.o ne dissimule pas sa passion pour les faucons et les gerfauts blancs, offre des étoffes précieuses comme pour provoquer un échange, s'incline devant les « admirables vertus » du grand kniaz et demande à rester avec lui en correspondance régulière. On n'était guère habitué au Kremlin à des protestations de ce genre, mais le duc ne put en constater les effets. Quelques mois après, le 26 décembre, il tomba, victime de sa cruauté, sous le poignard de Lampugnani ^.

Cependant les relations établies grâce à Fioravanti ne furent pas interrompues. Il y en a des traces plus ou moins sûres en 1483. L'année suivante, Sixte IV, interpellé par le roi Casimir, lui promit qu'il ne donnerait jamais à Ivan III, si celui-ci la demandait, la dignité impériale ou royale in tota ruthenica natione sans consulterpréalablement les Polonais. On avait, parait-il, lancé la nouvelle qu'une ambassade russe se rendait à Rome avec des prétentions de ce genre. Le 24 juin 1486, un Grec du nom de Georges Percancotes se présenta à Milan en qualité d'ambassadeur moscovite. Il apporta les dons d'usage, et fit des commu- nications auxquelles on répondit par une lettre courtoise, mais insignifiante ^.

L'ambassade de 1488 avait à instruire les pays étran- gers d'un grand événement. En 1487, profitant des dis-

' Archives de Venise, Sen. Secr., t. XXVI, f. 164. McsTZ, Hist. de l'arl, t. I, p. 115. Beltrami, Canetta, Gualandi, Malagola, passiiu. SiMONI, p. 182.

* Archives de Milan, Pot. est., Bussia, 1483, 15 décembre, lettre de Vin- ceniala; Missive, n" 165, f. 213 v". Theiner, Vet. Mon. 1 ol., t. II, p. 230.

I-A RENAISSANCE A MOSCOU. 203

cordes qui ré{jnaient à Kazan, le yrand kniaz fit marcher ses années contre la ville lataio, la [)rit d'assaut, renversa le souverain hostile aux Russes et mit à sa place un fidèle allié. L'annexion complète de Kazan eût été prématurée; Ivan se contenta de poser un jalon sur la route de la con- quête en prenant le titre de jjrand kniaz de I3ul{jarie. D'ailleurs, le lait d'armes étant {jlorieux, l'occasion parut bonne pour s'en prévaloir en Occident. Deux frères, Démé- trius et Manuel Rhalev Paléologue, appartenant à une famille grecque établie depuis quelques années à Moscou, furent expédiés avec cette nouvelle en Italie. Après un voyage de soixante-dix jours, ils arrivèrent à Venise et furent reçus au Sénat le 6 septembre 1488. Le point cul- minant de leur discours fut «l'immense victoire remportée, en juin 1 487, par leur roi(5?'c)sur un certain dynaste tatar qui l'avait attaqué avec cent dix mille chevaux » . Les Vénitiens semblent s'être payés de ces vagues allusions sans chercher à s'éclairer davantage. Les Rhalev rappelè- rent ensuite leurs origines grecques et se professèrent ser- viteurs très fidèles et très dévoués de la Seigneurie; en foi de quoi, outre les pelleteries du grand kniaz, ils présen- tèrent en leur propre nom quatre-vingts zibelines. Ceci leur valut à chacun une robe de drap d'or et cent ducats. Pour rentrer dans leurs frais, les sénateurs vendirent les zibelines aux enchères.

De Venise les ambassadeurs se rendirent Rome. Le 18 novembre, ils assistèrent à la messe pontificale au Vatican. Lorsqu'on eut chanté le Gloria in excelsis, le pape Innocent VIII appela l'un d'eux sur les marches du trône. Une place d'honneur lui fut assignée, immédiatement après \e sénateur qui représentait le glorieux passé de Rome. Le maitre des cérémonies, Burchard, de qui nous tenons ces détails, ajoute que l'ambassadeur avait été envoyé pour

20V IVAN m ET SOPHIE PALEOLOGUE.

faire acte (robc'tlicncc au Pape. D'aulrc part, lorsque les lllialev s'en revenaient à Moscou, le bruit se rc'pantlit de nouveau qu ils avaient obtenu pour le ;;rancl kmaz la cou- ronne royale. Le roi de Pologne, Casimir, en fut si alarmé qu'oubliant les promesses de Sixte IV% il crut devoir confier ses appréhensions au Pape, le 20 juillet 148!), et lui demander des explications. Ce retour j)ériodique des mêmes fictions ne sauraitêtre l'effet du hasard. Une hypo- thèse s'impose ici d'elle-même : on se rap|)elle que VoJpe, à la grande édification des témoins oculaires, avait déjà donné des assurances de soumission envers le Paj)e. De vagues rumeurs sur de nouveaux titres honorifiques avaient aussi été mises en circulation. N'aurait-on pas continué à s'exprimer d'une manière équivoque, et les Grecs n au- raient-ils pas donné à cet égard des preuves de souplesse? Ceci expliquerait l'opinion favorable que Ion eut long- temps à Rome sur les dispositions de Moscou et sur les magiques attraits du diadème.

Les Rhalev ne rentrèrent à ^îoscou qu'en L490, ame- nant avec eux une bande entière d'artisans, maçons, armuriers, fondeurs et autres. Parmi les nouveaux arri- vants se trouvait un architecte digne de succéder à Fiora- vanti et capable de soutenir son renom. Pietro Antonio Solari appartenait à une noble famille milanaise, le goût et la profession des arts se transmettaient comme un patrimoine de famille. Père, grand-père, aïeul, avaient, à dilférentes époques, attaché leur nom aux principales constructions du Milanais : le dôme, le grand hôpital, la chartreuse de Pavie. Pietro Antonio fut de bonne heure associé aux travaux de son père Boniforte, le mieux doué de tous les Solari, et qui resta toute sa vie fidèle au style lombard avec ses prétentions pyramidales et ses réminis- cences tudesques importées en Italie du temps de Fré-

I,A IIENAISSAÎNCK A MOSCOU, 205

déric II. Les Sforza Faisaient {jraïul cas de l'ietro Antonio, et lui avaient assuré loufjtenips à l'avance la succession de son père coninie ingénieur du dôme de Milan. Mais à la mort de Boniforte, les recteurs de la catliétlrale soulevè- rent des difficultés et ne ratifièrent pas le clioiv ducal. Pietro Antonio resta chargé de Tliùpital, des é.';lises del Carminé et de l'Incoronata, sans jamais parvenir au poste qu'il enviait le plus. Peut-être fut-ce à la suite de celte déception qu'il accepta volontiers l'offre d'aller à Moscou. Il partit accompaj^né de son disciple Zananlonio, fondeur de canons, d'un certain Jacobo avec sa femi\, , de Gristo- foro, argentier, avec deux élèves originaires de Rome. La chronique mentionne encore quelques autres : l'Allemand Albert de Lùbeck, le Vénitien Carlo et son élève, qui se joignirent aux partants. Solari ne tarda point à se distin- guer à Moscou et à gagner les bonnes grâces d'Ivan, qui semble l'avoir honoré d'une confiance spéciale. Nafriière encore il y avait aux aicliives de Milan une pièce actuelle- ment introuvable et qui portait la signature : Petrus Anio- niits de Solario archiiectus generalis Moscovie. Ce titre ne pou- vait convenir qu'à celui qui, dans la hiérarchie artistique, occu[)ait le premier rang. Du reste, la carrière de Solari en Russie ne fut pas de longue durée. Dès le 22 novem- bre 1493, sa mère Giovannina de Cisate fut autorisée par lettre ducale à prendre possession de l'héritage qu'avait pu laisser Pietro Antonio, mort peu de mois auparavant.

Autrement tragique fut le sort d'un médecin juif de Venise, affublé par la chronique du nom de Léon Jidovine et arrivé à Moscou en même temps que Solari. Le premier patient confié à ses soins fut Ivan, fils du grand kniaz et tie sa femme Marie de Tver. Plein de confiance en lui-même, maître Léon promit une guérison radicale et en répondit sur sa propre vie. Le traitement fut long et douloureux^

206 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

mais l'issue devait en^ être fatale, et, lorsque le malade succomba, son malheureux médecin eut la tête tranchée '. Le Kremlin n'entendait pas se payer de jnots, encore moins de promesses trompeuses.

Trois ans après le retour des Rhalev, en mai 1493, c'est un Grec doublé d'un Russe, Manuel Doxa avec Daniel Mamyrev, qui se dirigent vers Milan. Le message dont ris étaient munis portait l'adresse du duc Gian Galeazzo. On ignorait à Moscou que le prince infortuné végétait dans sa prison dorée de Pavie, tandis que son oncle et tuteur, Ludovic le More, détenait le pouvoir et rêvait des cou- ronnes. L'arrivée de cette ambassade avec ses merveilleux présents causa au régent une vive satisfaction. L'envoyé florentin Guicciardini en fut témoin et s'en porte garant. Arbitre éphémère d'Italie et passionné pour la gloire, ces lointaines relations ne pouvaient que sourire à Ludovic et le flatter. Il aimait à se faire voir au milieu de sa cour aussi brillante que sceptique, entouré d'une pléiade d'hu- manistes, poètes et orateurs, d'une armée d'architectes, de peintres et d'orfèvres. Seul Lorenzo le Magnifique riva- lisait avec lui; encore n'avait-il à son service ni Bramante ni Leonardo de Vinci. A défaut d'un Fioravanti ou d'un Solari, les Russes n'engagèrent cette fois, paraît-il, qu'un homhardero du nom de Zoanne. Mais Ludovic se montra intraitable dans ce cas particulier ; il fit réclamer son bom- bardero jusqu'à Venise, nous ne saurions dire avec quel succès.

Le mariage de Bianca Sforza, sœur de Gian Galeazzo, avec Maximilien I" donna lieu à un incident d'un autre

> Archives de Venise, Sen. Secr , t. XXX, f. 152 v°. Bibl. San-Marco, Sancto, Croc. Ven., t. III, f. 304 v". Burchard, t. I, p. 323. Codex cpist., t. I, p. 293. Caffi, p. 686. Liétopisetz, p. 317. Roussk. liét., t. VI, p. 125.

LA UENAISSANCK A MOSCOH. 207

;;cnre. Ces fêtes se célébraient, vers la (in de iiovemlnc, avec cette ina(jnificence somptueuse que, guidé par son coup d'œil d'artiste, Ludovic savait déployer à propos, captivant ainsi l'admiration et (jagnant les suffrages de ses concitoyens. Insensibles à ces séductions, les envoyés 4'Ivanrefusèrentd'assisterau mariage, pour ne pasaccorder la préséance aux représentants du Saint-Empire, d'Espagne lui de France. Les bonnes raisons ne manquaient pas aux récalcitrants. Sans compter la noblesse de sa race, disaient- ils, notre maître est plus puissant que les rois de Hongrie, (le Bohême et de Pologne, pris ensemble. Malgré toutes les remontrances, ils restèrent inflexibles, mais cette fierté ne leur fit aucun tort.

Dans les premiers jours de décembre, ils furent invités à une chasse organisée dans la vallée du Tessin. Elle réussit à merveille, et grand nombre de pièces furent abattues. Au départ, Ludovic fit rendre aux Moscovites les mêmes honneurs qu'à l'arrivée. Un officier tranchant les accompagna jusqu'à Venise, l'ambassadeur milanais eut ordre de se mettre à leur service. Pour resserrer les liens d'amitié, un envoyé spécial, Boccalino de Mantoue, devait se rendre au Kremlin. Aucune trace n'indique que ce projet ait été mis à exécution.

Le 29 décembre 14-93, les Russes se présentèrent au sénat de Venise, et l'occasion de manifester leur ténacité hautaine ne tarda pas à s'offrir. Une messe solennelle fut célébrée, le 1" janvier 1494, à l'église aux allures byzan- tines de Saint-Marc. Le doge y assistait avec ses conseil- lers, les sénateurs, les patriciens. Les Russes occupaient la place d'honneur, mais, sitôt que d'autres diplomates se mirent au même rang, ils quittèrent l'église, ne voulant pas, disaient-ils, tolérer l'affront fait à leur prince.

Doxa et Mamyrev revinrent à Moscou dans le courant

208 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

(loraiiiiéc |/i!)/i., accompagnés d'étrangers qui s'engîiyeaienL au service du grand kniaz. Outre l'armurier Pietro, d'ori- pine inconnue, ils amenaient avec eux trois Milanais : Aloisio de Carcano, Michèle Parpajone et liernardino de Borî'omainero. Le plus en vue de tous semble avoir été Aloisio. Une pièce italienne contemporaine le traite de viaslrodaniuro. Il resta en correspondance avec ses parents, et les premières nouvelles qu'il leur donna respirent la plus vive satisfaction. Dès son arrivée, le grand kniaz lui avnit lait un don gracieux de huit vêtements; l'argent ne lui manquait pas, il en avait même en telle abondance qu'à la première bonne occasion il se proposait d'en envoyer aux siens '.

L'ambassade de 1-499 est particulièrement intéressante à cause des péripéties qu'elle eut à subir au retour. Cette année, Démétrius Rhalev fut de nouveau chargé d'une mis- sion à Venise, Rome et Naples, non plus avec son frère, mais avec un Russe d'origine, Mélrophane Fedorovitch Karatchiarov. Nous avons reproduit plus haut la lettre de créance dont ils étaient munis pour le pape Alexandre VI et mentionné le billet équivoque du marquis de Mantoue. Le commerce leur créait des embarras; même à la douane de Venise, on fut étonné de leurs nombreux bagages. Cependant Rhalev faisait bonne figure. Il était vêtu d'une robe d'or, parlait grec et latin, et on le savait apparenté aux Paléologues. Le 1 1 mars 1500, en compagnie de Métrophane, il assista à Rome au consistoire Alexan- dre VI prêcha la croisade contre les Turcs. De retour à Venise, invités à une procession solennelle, ils s'abstin- rent d y prendre part, sitôt que la place d'honneur fut dévolue aux Français. La Seigneurie ne réclama point et

Archives de Milan, Pot. est., Fiussia , 1493. Boutourline, t. II, p. 275 à 279. Caffi, p. 690. Roussk. liét., t. VI, p. 140.

LA RENAISSANCE A MOSCOU. 209

se montra concilinnte. Il falliiit ni(;na{j(îr les alliés pré- sumés contre l'islam. On préféra donc les entretenir de ( ctte question bridante et les encourager à la {juerre contre les Turcs; un message dans ce sens fut libellé pour Ivan. A l'occasion de cette ambassade, se montrent les rivalités nationales qui reparaîtront dans les siècles sui- vants : un Lithuanien traversait l'Occident à la même ( [)0([ue, et il s'offrait partout pour rectifier les récits des Moscovites.

Au moment de quitter l'Italie, Rhalev se voyait à la tête d'une petite caravane, tant il avait embauché de monde pour Moscou. Des familles entières l'accompagnaient, car telle était la confiance de ces émigrants dans l'avenir qu'ils emmenaient avec eux femmes et enfants. Les grandes routes du Nord étant pour lors inaccessibles à cause des hostilités avec la Lithuanie et la Livonie, ilfallutse replier sur l'itinéraire méridional, longer les côtes de la mer Noire et pénétrer en Russie à travers les steppes. Ivan avait des amis sur le parcours, en Hongrie, en Moldavie, en Crimée. D'ordinaire le trajet se faisait sans encombre. Cette fois encore tout alla bien jusqu'en Moldavie, s'éleva un obstacle inattendu. Le voiévode Stéphane avait appris qu un drame domestique s'était passé au Kremlin : sa fille Hélène, veuve du fils aîné d'Ivan et mère de l'héritier pré- somptif du trône, était tombée en disgrâce : la couronne échappait ainsi de ses mains. Des explications furent demandées à Moscou, et, en guise de représailles, Stéphane retint chez lui Rhalev avec toute sa bande. Simples voya- geurs, ceux-ci se voyaient réduits presque à l'état de pri- sonniers. Ivan en fut averti. Aussitôt il envoie message sur message au khan de Crimée pour obtenir leur mise en liberté : qu'il intervienne auprès de Stéphane, qu'il les héberge à Pérékop, qu'il les pourvoie d'argent, de chevaux,

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210 IVAN m F.T SOPHIE PALÉOLOGUE.

de vêtements, qu'il les amène à Poutivl, et tout sera lar- (jcment compensé. Mengli-Guirei eut la chance de réussir, et, en juin 1503, les malheureux voyaj^eurs étaient déjà dans ses domaines. Mais pour être allié d'Ivan, il n'en res- tait pas moins Tatar : l'occasion lui parut bonne de puiser à pleines mains dans la bourse de son meilleur ami. Il "arda de longs mois à Pérékop ceux que le grand kniaz attendait avec tant d'impatience, et, au départ, n'oublia pas de faire les comptes. Le total s'élevait à deux cent douze mille pièces d'une monnaie qu'il n'est pas possible de déterminer. Cependant la somme devait être considé- rable, car Mengli-Guirei assurait avoir fait de grandes dépenses et emprunté de l'argent à Kaffa. En novem- bre 1504, Rlialev arriva enfin à Moscou et repartit immé- diatement pour Poutivl avec l'argent réclamé par Guirei. Le grand kniaz indemnisa son allié sans retard quoiqu'il eût contre lui un légitime grief. Le khan astucieux de Crimée avait bien délivré des lettres à l'architecte AI vise pour attester qu'il était singulièrement expert dans son art, mais il avait gardé auprès de lui le graveur Grégoire Vorenza, au grand déplaisir d'Ivan, qui ne manqua pas de protester.

Telles sont à peu près les ambassades envoyées en Italie par Ivan III. Trakhaniote a été aussi à Rome, mais dans des circonstances qu'il n'est guère possible de préciser. En général, la politique, on l'a vu, n'avait qu'une très mince part dans les relations de Moscou au delà des Alpes. Elle se bornait à des discours académiques sur les succès et les revers des armées ottomanes '. C'est plutôt du côté de l'Autriche que des conditions similaires et des ennemis communs pouvaient faire surgir l'idée d'une alliance ou

' SiSUTO, Diarii, t. III, aux mots Caracirovo, Ralevo, Paleologo. Sbor- nik. roussk. ist. ob., t. XLI, passim.

LA RENAISSANCE A MOSCOU- 211

au moins (run rn[)pro(licincnt sur le terrain des intérêts mutuels. Celte évendialité ne tarda pas à se présenter.

Au début, un sim[)le touriste servit d'intermédiaire. Nicolas Poppel, Silésien, célèbre à cause de sa lance, lonjjue et pesante, qu'il maniait avec une dextérité admi- rable, était dominé, chose rare au quinzième siècle, par la passion des voyajjes. Après avoir parcouru l'Allema^jne, l'Angleterre, la France, l'Espagne, le Portugal, il se rendit à Moscou, en i486, muni d'une lettre de l'empereur Fré- déric III. Le Kremlin le reçut avec une extrême méfiance. Il avait beau prétendre qu'il se déplaçait pour son plaisir, on le soupçonna d'être un espion du roi de Pologne, et il fut traité en conséquence. Ce premier voyage n'eut qu'un seul résultat : il permit à Poppel de puiser à bonne source des renseignements variés qui devaient plus tard produire en haut lieu une profonde impression. En effet, rendu à Nûrnbcrg, se trouvaient alors l'Empereur et les princes de l'Empire, il leur apprit, à leur grand étonnement, que le souverain de Moscou n'était pas un vassal du roi de Pologne, qu'il gouvernait sans contrôle un pays d'une immense étendue, qu'il était riche, considéré et puissant. (]es récits, agrémentés de mille détails, firent poindre dans Ja tête de l'Empereur l'idée qu'on pourrait tirer parti de Moscou. Il fut décidé qu'on enverrait un ambassadeur auprès d'Ivan, et le choix tomba sur Poppel qui, retardé par une maladie, ne se mit en route que vers la fin de 1488.

Les négociations dont il était chargé se réduisaient principalement à deux points. D'abord, les Habsbourg comptaient se concilier la Piussie par une alliance de famille. Au nom de son maître, Poppel devait proposer pour gendre à Ivan le margrave de Bade ou le duc de Saxe.. En même temps, comme on s'imaginait en Autriche

212 IVAIN m KT SOPHIE PALKOLOGUE.

qu'Ivan rcclicrcliail une couronne à Rome, l'Empereur nienait soin de rectifier à sa manière les idées moscovites sur ce sujet. Le Pape, faisait-il dire au grand kniaz, n'a rien à voir en dehors du monde ecclésiastique; l'Empereur seul a le droit de créer des chevaliers et des rois, c'est avec lui qu'il faut traiter ce genre de questions. Cette déclaration fut faite avec un grand apparat de mystèie, avec des insinuations contre les Polonais, jaloux des succès - d'un rival, et des assurances flatteuses sur les bonnes dis- positions de l'Empereur. L'Autriche se montrait toute prête à pousser la Russie dans la voie des honneurs, à la faire entrer dans la famille européenne, mais elle n'enten- dait pas que le Pape en bénéficiât et revendiquait pour elle-même tous les avantages qui pourraient en jaillir.

La manière dont ces ouvertures furent accueillies don- nent bien la note de l'esprit nouveau qui prévalait au Kremlin. Sans vouloir montrer sa fille à Poppel qui dési- rait la voir, même au risque de choquer l'entourage, Ivan se réservait d'envoyer à Vienne son propre ambassadeur. Les alliances avec les familles souveraines d'Occident lui souriaient, mais il était difficile dans le choix et ne confiait ses secrets qu à des serviteurs dévoués. On apprit plus tard que l'allié des césars de Ryzance consentirait à donner sa fille au roi des Romains, mais non au duc de Saxe ni au margrave de Bade, qui furent écartés comme étant de trop petits personnages. Quant aux titres, les boiars répon- dirent immédiatement et non sans fierté qu'Ivan, par la grâce de Dieu, était souverain héréditaire, qu'il tenait de ses aïeux des droits imprescriptibles et qu il n'en deman- dait à personne la confirmation. Tout en déclinant cette proposition, qui n'était peut-être que l'écho des agissements de Volpe, le grand kniaz comprenait trop bien l'utilité des relations avec l'Autriche pour ne pas les cultiver. Il le fit

I,A HENAISSANCK A MOSCOU. 213

même avec un soin particulier, car il les confia à louri Trakhaniolc, qui semble avoir été le plus actif et le plus intelligent de tous les diplomates de l'époque.

En réalité, il y avait h résoudre une grosse question, et la solution intéressait également les deux puissances. L'Autriche convoitait la Hongrie, et trouvait dans les Jagellons des rivaux dangereux. Les mêmes Jagellons détenaient des régions et des villes qu'Ivan III s'obstinait à considérer comme sa propriété héréditaire. La Pologne devenait par un ennemi commun, et T Autriche fut la première à proposer contre elle une alliance. Rien ne répondait mieux aux intentions d'Ivan que cette action simultanée. Tendre la main aux Allemands pour opprimer les Slaves ne lui répugnait pas, tant il avait à cœur de fonder solidement l'unité russe. Il suggéra lui-même la manière de répartir le butin : la Hongrie serait livrée à l'Autriche, et Moscou aurait les mains libres enLilhuanie. Ce partage mettait à 1 aise toutes les convoitises, mais un autre souci pesait encore sur les deux copartageants : ils n'entendaient pas travailler l'un au profit de l'autre, et chacun se proposait d exploiter l'alliance en sa faveur. De là, difficultés et malentendus. En outre, 1 Autriche était sujette à des fluctuations et, au gré des événements, elle prêchait la guerre contre la Pologne ou bien recherchait son amitié. Ainsi, en 1491, lorsque la paix de Presbourg eut ménagé à Maximilien l'expectative de la Hongrie, il ne montra plus d'animosité contre les Jagellons; mais, sitôt que la diète hongroise eut, en 1505, rapporté ce traité, les envoyés autrichiens reprirent le chemin de Moscou. L'année suivante, le même traité avant été remis en vigueur, il y eut une nouvelle détente qui dura jusqu'au mariage de Sigismond I" avec Barbe Zapolya. Cette union entraînait l'accord entre la Pologne et les chefs de l'oppo-

21V IVAN III ET SOIMIIE PALEOLOGUE.

sition hongroise; elle était une menace permanente contre l'Autriche, qui reprit alors ses allures belliqueuses. En 1515, à l'entrevue de Presbourg, les tendances pacifiques reprirent définitivement le dessus, et Maximilien ne songea plus qu'à réconcilier les Polonais avec les Moscovites. Ivan III n'était plus de ce monde, mais lors même qu'il eût été témoin de ce dénouement il n'en aurait pas été surpris. La versatilité de Maximilien lui était connue; il la lui reprochait d'autant plus amèrement qu'il aurait voulu lui-même fixer les échéances de trêve ou de guerre, et ne pas toujours dépendre des calculs utilitaires d'un autre. Ces griefs ne provoquèrent pourtant pas de rupture. Ne pouvant point obtenir d'action militaire au moment donné, Ivan se bornait à réclamer des artisans et surtout des métallurgistes : c'était autant de gagné pour sa cause '.

Quelle a été, demandera-t-on ici, l'importance sociale des relations extérieures inaugurées par Ivan III? Le fait même de l'expansion à l'étranger, succédant à l'isolement séculaire, indique une fermentation nouvelle dans les idées qui ne pouvait rester sans résultats. S'ils n'ont pas été plus profonds et plus durables, cela tient en grande partie à l'impulsion insuffisante donnée par Ivan et à son genre spécial d'esprit. Il eût fallu non seulement constater les progrès réalisés en Occident, mais remonter jusqu'à leurs origines, s'élever jusqu'aux sources d'où jaillissait laRenais- sance et y puiser non pas l'imitation servile de l'étranger, mais le renouveau organique et gradué d'un pays arriéré. Un homme de génie eut assumé cette tâche; Ivan n'était pas de la race des réformateurs. Doué d'un sens pratique pénétrant, mais n'ayant pas de large envergure d'esprit, il se renfermait dans des horizons restreints. Trop peu

^ FiEDLER, JSik. Poppel; Die Allianz, passim. Pamiat. dipl. snoch., t. I, p. 1 à 58. Bauer, p. 54 à 93. Ba^tych-Kamensri, p. 1 à 3.

LA RENAISSANCE A MOSCOU. 215

cultive' liii-inôiuc pour devenir, comuie Ilaroun-al-Racliici ouSuleymau, un protecteur tics lettrés, un ami des savants, il n'en était pas moins frappé des avanlajjes de la science; il voulait bien en proHter dans le présent sans songer tou- tefois à préparer l'avenir sur des bases solides et duraldes : c'était un Pierre le Grand au petit pied. Lorsque les Ita- liens auront transformé le Kremlin, on admirera leurs merveilles artistiques, on en tirera parti, mais aucun effort ne sera tenté pour réveiller l'esprit national et riva- liser avec l'étranger. Ivan n a jamais sérieusement pensé à fonder des écoles, à répandre l'instruction, à introduire l'imprimerie, à changer le cours des idées, à former une génération nouvelle capable de s'assimiler les récentes conquêtes du progrès. A peine quelques timides démar- ches ont-elles été hasardées dans ce sens. La culture exté- rieure de l'Occident apparaissait à Moscou; le souffle qui avait produit cette culture n'atteignait pas les Moscovites. On cueillait des fleurs et des fruits qui avaient germé ailleurs, mais le terroir restait vierge de la semence féconde. Il en résulta dans la suite un manque d'équilibre, une fâcheuse habitude de s'en remettre à autrui, une défiance mal placée dans sa propre initiative, qui n'était au Fond qu'une fatale paresse d'esprit. Parturition labo- rieuse, cette époque ne produisit presque rien d'original, elle ne révéla aucune des forces créatrices de la nation.

Chose plus étrange encore ! Les mêmes Grecs qui ont érigé en Italie des chaires d'éloquence et de philosophie, commenté Platon et Aristote, Homère et Démosthène, n'ont pas seulement essayé d'expliquer la grammaire à Moscou. L'enseignement resta, comme auparavant, confine dans les monastères et les bureaux. Les moines et les diaks étaient les seuls lettrés de l'époque; parmi les boïars il n'y en avait que très peu sachant lire et écrire. Et même cette

216 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

instruction des plus avancés n'était en réalité que rudl- menlaire : elle se bornait aux livres liturgiques et sacrés, aux livres de piété, aux apocryphes, à la rédaction des annales, des nakaz et des {jramoty. Sans doute, le terrain était autrement bien préparé en Occident ; les longues années de culture latine avaient affiné les intelligences, tandis que les Russes, englobés dans le monde asiatique, étaient restés réfractaires aux influences européennes. Les lettres et les sciences ne pouvaient s'acclimater h Moscou sans un puissant effort pour secouer la torpeur dans laquelle on était plongé depuis trois siècles. Personne n'était mieux qualifié pour le faire que les Grecs de la Renaissance, mais il semble qu'on ne leur a jamais demandé ce genre de service, et eux-mêmes se seront bien gardés de s'offrir, préférant aux fonctions de maîtres d'éoole celles plus brillantes et plus lucratives de diplomates.

Que si le grand kniaz ne songeait pas assez à l'avenir, a-t-il, au moins, essayé de réformer radicalement le pré- sent, ou plutôt quelle était la pensée dominante qui le dirigeait dans ses innovations? Serait-il téméraire d'affir- mer qu'il avait en vue un double but : la sécurité maté- rielle du pays et le prestige du pouvoir? Le fait est que ses œuvres ne trahissent guère d'autres préoccupations que celles-ci. La passion des lettres et les goûts artistiques lui restèrent toujours étrangers, mais il avait à un haut degré le sentiment de sa dignité, il voulait en imposer à l'entourage et rendre le souverain de Moscou redoutable au dehors.

En agissant ainsi, Ivan allait au plus pressé. Ses voisins de l'Ouest, ennemis du lendemain, Polonais et Livoniens, étaient plus avancés que les Russes dans l'art militaire, mieux armés et mieux exercés. D'autre part, c'eût été risqué de se fier à l'amitié intéressée des Tatars. La Horde

LA RENAISSANCE A MOSCOU. 217

d'or n'existait plus que dans Thistoirc, niais ses traditions de briganda{]e et d invasion revivaient à Ka/.an et en (îri- mée. Le grand kniaz songea donc sérieusement à renou- veler l'armement de ses milices. L'exploitation des mines et la préparation des métaux attirèrent son attention. IjCS fondeurs appelés de l'étranger eurent Tordre de ral)ri(|uer des armes à feu qui devaient remplacer les arcs et les flèches. Des canons de divers calibres parurent au Krem- lin, et le canon-monstre de Paolo Debossis resta célèbre entre tous. Se conformant aux principes stratégiques de l'époque, Ivan prit aussi soin de fortifier Moscou. Il fit démolir les anciennes palissades en madriers de chêne qui dataient encore de Dmitri Donskoi et ceindre le Krem- lin d'une épaisse muraille à créneaux échancrés, garnie de tours. Solari dirigea ces travaux, et une épigraphe, qui s'est longtemps conservée incrustée dans la pierre, ren- dait témoignage à ses mérites. Le même architecte a con- struit la porte élégante, dite Spasskïa vorota, qui s'ouvre sur la Krasnaia et que personne n'a plus admirée ni mieux décrite que Théophile Gautier. « Elle est percée, dit-il, dans une énorme tour carrée que précède une sorte de porche ou d'avant-corps. La tour a trois étages en retraite et se termine par une flèche portant sur des arcatures évidées à jour. L'aigle à double tête, tenant aux serres la boule du monde, surmonte la pointe aiguë de la flèche, qui est octogone comme 1 étage qu'elle coiffe, côtelée à ses arêtes et dorée sur ses pans. Chaque face du second étage enchâsse un énorme cadran, de manière que la tour montre l'heure à chaque point de l'horizon. Ajoutez pour l'effet aux saillies de l'architecture quelques paillettes de neige posées comme des réveillons de gouache, et vous aurez une légère idée de l'aspect que présente cette maî- tresse tour s'élançant en trois jets au-dessus de la muraille

218 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

(Icnliculéc qu'elle interrompt'. » Sans doute, quelque formidables qu'ils fussent, ces murs n'ont pas toujours arrêté l'ennemi; les Polonais de Zolkiewski, la Grande Armée de Napoléon ont pénétré dans le Kremlin; actuel- lement ils n'offrent aucune garantie contre les engins modernes de destruction; aussi bien ils ont sauvé Moscou des Tatars de Guireï, ils ont résisté aux flammes de 1812 et à l'action dissolvante du temps, et, témoins vénérables du passé, ils en proclament fièrement la grandeur.

Mais le grand kniaz ne se souciait pas d'habiter une forteresse quelconque. Une acropole ne suffisait pas à sa noble ambition. Comme David et Salomon, comme les césars de Byzance, il voulait, souverain par la grâce de Dieu, consacrer la défense nationale et sa propre autorité par l'idée religieuse. La foi et la piété du peuple exi- geaient que le Seigneur eût sa maison au Kremlin, et quelle fût entourée de splendeur et d'éclat; ses rayons de lumière rejailliraient sur la maison des Tsars. Cette arrière-pensée se dégage avec la dernière évidence de l'œuvre d'Ivan, et le Kremlin restera toujours l'emblème lapidaire et grandiose de l'union entre l'Église et l'Etat contre les attaques du dehors.

Les premiers soins lYirent donnés aux temples. Fiora- vanti dut se rendre à Vladimir pour y chercher des inspi- rations conformes aux vœux du prince en étudiant uri chef-d'œuvre lombard du douzième siècle. Bientôt après son retour, on vit s'élever presque au centre du Kremlin la cathédrale de l'Assomption, élégant édifice en pierre qui fait à l'intérieur l'impression d'une église byzantine avec ses peintures archaïques sur fond d'or, ses piliers hiï^toriés de personnages qui semblent échappés au pin-

* Voyage en Russie, t. II, p. 47.

LA in:NAISSANCK A MOSCOU. 2t'.l

eau tic l'aiiséliiios, sou niagniHque iconostase à ciiuj raii- ;( (S (le figures; ccpcuilaut le sentiment plus juste des liuteurs, la composition des piliers, des j)ilastres, de abside, trahissent d('j;i la Henaissance. Elle se manifeste iicore plus dans les grandes arcades de Tcxterieur avec cms tympans (|ui font penser à des modèles vénitiens. A côté, surgit la cathédrale de l'archange Michel, œuvre lAlvise, de forme rectangulaire, avec des voûtes suppor- liospar quatre piliers places au centre et une muraille, I carnée vers l'Orient, qui est formée par trois saillies arrondies. C'est encore Alvise avec Solari qui ont con- struit, à quelques pas de là, la cathédrale de l'Annoncia- tion. Rien donc d'étonnant si plusieurs de ses parties rapj)ellent l'arrangement familier aux architectes italiens. Le portail surtout se distingue par des motifs absolument classiques : antéfixes, feuilles d'acanthe, cordons de perles, candélabres avec des dauphins et des trépieds. Rien de pareil n'avait jamais encore été étalé aux yeux étonnés des Moscovites.

Désormais, les nouveaux sanctuaires, avec leur muette et brillante éloquence, annonçaient aux foules proster- nées devant le Dieu du ciel le secret de ses infinies gran- deurs. Elles devaient se refléter dans le zemnoï Bog, et tout près des trois cathédrales deux superbes édifices ouvrirent leurs portes au grand kniaz : le palais à facettes et le Belvédère. Des hommes compétents leur trouvent des analogies avec le palais de Venise à Rome et celui du palais des doges de la place San-Marco. Chose étrange! l'Italien da Collo parlait, en 1519, des ressemblances entre le Kremlin et le château de Milan, et, selon le témoi- gnage d'Alvise lui-même, Ivan III lui aurait demandé une construction faite sur ce modèle. Milanaise ou véni- tienne, l'empreinte occidentale se laisse surprendre à

220 IVAN 111 ET SOI'lllE FALÉOLOGUE.

travers maintes bizarreries architecturales. Et cette appa- rition soudaine d'un somptueux palais remplaçant les antiques et modestes habitations est comme la preuve vivante de Taccroissement du pouvoir, le symbole d'avè- nement de l'autocratie '.

Un rapprochement s'impose ici de lui-même. C'est une princesse byzantine, M. Muntz l'a observé judicieuse- ment, qui a frayé le chemin à la Renaissance en Russie, arche sainte du byzantinisme. Autre contraste non moins ironique : les Russes sont redevables de leur palladium à des Italiens. C'est dans la cathédrale de l'Assomption que l'on vénère la Vierge de Vladimir, constellée de diamants, rutilante de pierreries, et si souvent libératrice de ses pieux clients; c'est sur l'estrade de ce temple que le nou- veau souverain se coiffe de la chapka de Monomaque ; c'est à Saint-Michel que les anciens Tsars dorment leur sommeil éternel dans des tombeaux couverts de cache- mires et de riches étoffes. C'est vers le Kremlin des Fio- ravanti, des Solari, des Alvise, que se tournent les yeux des Russes dans les grands moments historiques; c'est là, sous ces voûtes et ces coupoles lancées vers le ciel par des mains étrangères, que la nation sent battre son cœur et qu'elle en compte les pulsations. L'alliance du génie russe avec le génie d'Occident n'est pas restée stérile; plus intime, plus durable, elle eût été aussi plus féconde en résultats.

Ces relations multiples avec le monde latin n'empê- chaient pas le grand kniaz Ivan III de tenir le regard fixé sur Ryzance. Pendant son règne, se laissent surprendre en Russie les origines de la question d'Orient.

' MuHTz, La Propagande, p. 19 à 32. Collo, f. 51 v°. Caffi, p. 692.

LA KHN.MSSANCE A MOSCOU.

221

II

La question dOrient, dans le sens actuel de ce mot, no date en Uussie que de la fin du quinzième s.écle. Jusque-là, „„ ava.t lutté contre les Mongols à l'écart, pour ams, d.re de l'Europe. C'est au moment de secouer un ,o„« od.eux, et d'entrer en scène enOccidcnt, que le grand kn.az de Moscou se vit en mesure de prendre position vis-à-vs du bultan Depuis la moitié du siècle, l'Orient, nous 1 avons d,t, appara.ssait aux Latins dans des clartés sinistrés Les peu- 11 slaves de la presqu'île balkanique avaient ete subju- ' "s esTurcs^La cité naguère florissante de Constantm Lrvait de capitale au padisehah. L'Europe se voyait mena- eTune invasion musulmane. Le lion a,lé de Saint-Marc tremblait pour son commerce levantin. La Hongrie, la pTuTexpoL aux attaques, réclamait des secours en

P „. i„«i ceux qui ava ent autrefois

hommes et en argent. Aussi ceux qui

exhorté les peuples à délivrer le saint Sépulcre, - le pTes - élevèrent de nouveau leur voix pour arrache L?ch:ctiens aux étreintes de l'Islam. Dès que Moscou fu ':Lux connu en Europe,»» espéra ^e toutes parts ^ouv dans le ?vand kniaz un allié contre les Turcs. Des vue, élevé servaient uniquement de base à ces calculs. Les •ntirets d'un ordre inférieur échappaient à des homme» qui ne connaissaient la Russie que de nom ' Ivan III se rendait parfaitement compte de la situation. 11 lira parti avec un art consommé des avantages quel e pr entait. La ligne de conduite qu'il adopta est empreinte 'd'une dissimulation savante et dune arrière-pensee utili-

222 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

taire très accentuée. Cette poIiti(jiie à doul)le face restera lonijlenips en honneur au Kremlin. A ces é(,mrds, Moscou était aussi avancée que la seigneurie de Venise ou la France de Louis XI.

l\n face des allures provocantes des Turcs, Ivan com- prenait qu'il y avait un devoir chevaleresque à remplir : les croyances religieuses s'alliaient aux souvenirs histori- ques pour exciter en lui l'horreur du boiisourjnane. Aussi passait-il volontiers pour un adversaire décidé du Crois- sant, prêt à le terrasser avec l'épée de Dmitri Donskoï. A Rome et à Venise, les ambassadeurs russes encourageaient l'ardeur belliqueuse des papes et des doges. On eût dit que le prince orthodoxe n'attendait que l'occasion de sonner la charge contre l'ennemi du nom chrétien. En réalité, cet enthousiasme de parade et ce zèle d'emprunt ne servaient qu'à dérouter l'opinion; les promesses de croi- sade étaient illusoires. Ivan frayait avec les Turcs et ne songeait pas à rompre cette amitié suspecte. La politique et le commerce l'engageaient à la cultiver.

En effet, au sortir de la tourmente mongole, Moscou n'avait d'autre objectif dans sa politique extérieure que la revendication des provinces englobées dans la Pologne et la Lithuanie. Les alliances étrangères convergeaient vers le même but, et celle de Mengli-Guireï, dont il a été ques- tion plus haut, n'était pas la moins appréciable. Or, depuis la conquête de la Crimée par Bayezid, le khan tatar n'était plus qu'un vassal de la Porte. C'eût été compro- mettre l'ancienne amitié que de se brouiller avec le nou- veau suzerain, maître désormais de la mer Noire. Ivan était d'autant plus porté à ménager les Turcs que ceux-ci pouvaient à leur tour devenir pour la Pologne un danger et une menace. L'entente avec le padiscliah se présentait donc sous des auspices séduisants.,

LA RENAISSANCE A MOSCOU. 223

Les intérêts matériels lapjiiocliaient aussi les deux peuples. Les Russes non moins que les Turcs tenaier)t à avoir des débouchés mutuels de commerce. Leurs cara- vanes marchandes savaient bien le chemin de Kafla et d'Azov, s'échan{j;eaient les cuirs de la Russie, les soie- ries de la Perse, les étoffes et les épices des Indes. Les intéressés désiraient vivement le maintien de ces centres mercantiles cjue les Génois avaient naguère rendus si florissants. Aussi, lorsque les Russes, se croyant lésés dans leurs droits, désertèrent ces marchés, les Turcs furent-ils les premiers à réclamer, à les prier de revenir. On fut très heureux à Moscou de ces réclamations, carivan ne deman- dait pas mieux que de continuer un commerce lucratif, pourvu que les Moscovites ne fussent pas sujets à des taxes vexatoires.

S'imaginer le grand kniaz ^sacrifiant ses avantages pour bien mériter de l'Occident, c'eût été se tromper étrange- ment sur le caractère d'un prince avant tout utilitaire. Il pratiquait d'une manière inconsciente peut-être le système de la non-intervention. L'Europe avait laissé les Mongols s'emparer de la Russie ; aucune armée libératrice ne vint au secours des opprimés, qui ne durent qu'à eux-mêmes l'indépendance reconquise. Quoi d'étonnant si le senti- ment de solidarité avec la grande famille chrétienne n'exis- tait plus? Cette indifférence s'étendait même aux Slaves des Balkans malgré l'unité du rite, la communauté de la langue et des origines. L'idée panslaviste sommeillait encore au fond des consciences, et attendait pour paraître son heure historique. Le grand kniaz donna donc des promesses rassurantes et de bonnes paroles aux ennemis des Turcs; de fait, il se servit de Mengli-Guirei pour se mettre au mieux avec Bayezid. Aux correspondances par lettres succédèrent les ambassades. Le premier messager

224 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

turc fut, en 1403, arrêté à Kiev et obligé de rebrousser chemin. Gardiens jaloux des frontières, les Lithuaniens simulaient la répression de l'espionnage; au fond c'était l'isolement de Moscou qu'on avait en vue. Cette petite victoire n'eut d'antre suite qu'un retard de plusieurs mois. Ivan sut s'y prendre plus adroitement que Bayezid, et le représentant russe parvint jusqu'au Bosphore. C'était un homme encore jeune, de trente-cinq ans environ, Mlkhaïlo Plestcheïev, d'une rare ténacité et gonflé de prétentions. i II affectait un suprême dédain pour les taxes et n'admet- / tait pas de distinction entre ses bagages et ses marchan- dises, au grand scandale des douaniers peu complaisants. Les pachas et les vizirs ne lui inspiraient qu'un médiocre respect. Précurseur de Menchikov, il se croyait assez grand personnage pour traiter directement avec le Chef des crovanls, sans s'assujettir à l'humiliante étiquette de rOrlent. Ces étranges procédés choquèrent Bayezid; il s'en plaignit amèrement à l'ami commun Mengh-Guireï, mais pas un mot de reproche ne fut adressé à Ivan. Au contraire, la réponse ottomane ne respire que bienveil- lance, et, surprise flatteuse pour le Kremlin, les titres sont octroyés avec une profusion orientale capable de satisfaire les plus hautes ambitions *.

A partir de cette époque jusqu'au règne d'Alexis Mikhaï- lovitch, qui fut témoin d'un complet revirement, les rap- ports avec la Turquie restèrent toujours pacifiques. Ivan IV, Fedor, Boris Godounov, voire Mikliail Romanov, mar- chant sur les traces d'Ivan III, fraternisaient avec Stam- boul, et ne poussaient des cris de guerre que pour édifier l'Occident. Les Sultans ne les entendaient pas, ou, s'ils les entendaient, ne s'en troublaient pas outre mesure. Pres-

* Neklioudov, p. i à 51. Teplov, p. 7;

LA UKNAISSAINCE A MOSCOU. 225

s^onlnnt un (lnn{jer dans le Nord, la finesse oiicn(aI(î ne se lialait pas de |)rovo(|uer des tcni[)ctcs. Les Moscovites |)aiaissaient, en effet, formidables aux Turcs, car les popu- lations balkaniques orthodoxes étaient toutes A la dévotion (lu « Tsar blanc » , leur corcli[jionnaire , et le Tsar blanc 'lisposait en maître absolu de ses sujets, de leurs biens et lie leur vie. Telle était l'opinion des plus sa|)es vi/irs ; ils ne s'en cachaient pas devant les ambassadeurs de Venise, (|ui nous ont livré le secret.

Que si la note conciliatrice dominait dans les sphères (officielles, d'autres sentiments aniniaient les masses. La haine des infidèles, aveujjle, implacable, enracinée au plus profond des cœurs russes, se confondait chez eux avec le fanatisme religieux. Levier puissant, dont se serviront plus tard les empereurs de Russie dans un but politi(|ue, chaque fois que leurs armées marcheront vers le Danube. Aussi le malicieux lord Brougham s'étonnera-t-il à bon droit du contraste entre les proclamations seulimentales, vibrantes d'orthodoxie, au début des guerres d'Orient, et les traités substantiels qui les terminent.

Il importe de constater ici que le mariage d'Ivan III avec l'héritière d'un trône renversé par les Turcs n'a exercé aucune fâcheuse influence sur les rapports di|)Iomatiques entre les deux peuples. Le grand kniaz put même adopter les armes byzantines, l'aigle noire à deux têtes, sans exciter les jalousies ou les soupçons de son puissant voisin. C'est ailleurs que cet événement a provoqué des phénomènes étranges, éclairant ainsi un côté nouveau de la question d'Orient. Le lien spécial qui unissait Moscou à Byzance s'est resserré avec l'apparition de Sophie en plein pays russe, mais au profit de Moscou, au détriment de Byzance. Les vagues idées de mission orthodoxe qui hantaient les cerveaux des lettrés eurent désormais pour base un fait

15

826 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

historique et incontestable. Dès lors, il se forme des cou- rants d'opinion, dont la genèse se laisse surprendre, qui pénètrent par des infiltrations souterraines jusque dans les couches populaires et remontent ensuite v«r^ le trône.

En eFfet, vers la même époque Ivan III épousait une princesse byzantine, une forte et profonde réaction, nous l'avons déjà dit, se produisait contre les Grecs accusés de s'être livrés aux Latins et d'avoir ainsi préparé la ruine de leur empire. Aux yeux des Moscovites, les anciens hérauts de l'Évangile, les prédicateurs de la vraie foi n'étaient plus que des apostats infidèles à leur mission et rudement châtiés par la Providence. Une logique implacable et hardie, s'emparant de ces prémisses, en faisait découler des con- clusions pratiques.

Byzance avait autrefois ambitionné l'hégémonie absolue dans le monde. Résidence de l'Empereur, centre de l'ad- ministration civile, la jeune et fière capitale aspirait à devenir aussi le centre de la vie religieuse : elle revendi- quait en sa faveur la primauté divinement attachée au siège de saint Pierre. Toutes ces tendances se résumaient dans un mot magique : Byzance est la nouvelle Rome. Quelque chose d'analogue se répète maintenante Moscou : autre scène, autres acteurs, conditions tout à fait diffé- rentes, mais la ressemblance des idées trahit leur filiation. Bvzance, se dit-on, a failli à sa mission, celle-ci est dévolue à Moscou, palladium de l'orthodoxie, sans rival dans l'avenir. Philothée, moine de Pskov, a été le premier à formuler la brillante théorie dans des lettres adressées au grand kniaz Vasili Ivanovitch et au diak Mikhailo Mou- nékhine. Déjà nous l'avons entendu trancher le mystérieux problème qui tourmentait les lettrés au sujet de Constan- tinople en leur disant : Byzance est tombée pour avoir trahi la vraie foi et embrassé le latinisme. Mais aussitôt il

LA RENAISSANCE A MOSCOU. 227

se reprend : lîyzance, dans l'arccptlori plus élevée de ce nom sacré, lîvzance, siège vénéré du pouvoir chréllon, symbole de fusion entre TL^lise et l'État, la Hyzance mys- tique est-elle réellement tombée? Non, dit le moine de Saint-Eléazar, l'empire orthodoxe n'a pas disparu, il a été seulement déplacé. Il est palpite le cœur de l'Église œcuménique, se conservent les vivantes traditions des apôtres, la vraie foi est protégée par un prince puis- sant et libre. Or, l'ancienne Rome a apostasie, elle n'a plus ni roi, ni pontife légitime ; les Turcs ont découronné la Rome nouvelle pour en faire une cité musulmane; c'est Moscou désormais qui réunit les conditions fatidiques, c'est elle qui est la troisième Rome, l'impérissable, bril- lante comme le soleil, dont rien ne ternira la splendeur, car jamais ne surgira une Rome quatrième. Et, s'adressant au prince avec un accent pathétique, Phllothée le salue comme le chef des chrétiens et le maître de l'avenir.

En parfaite harmonie avec ces hautes visées, le génie populaire forge tout un cycle de légendes qui attribuent à Moscou la principauté universelle, civile et religieuse. Ainsi un Comnène est censé avoir envoyé les insignes impé- riaux de Constantin Monomaque au grand kniaz Vladimir, surnommé également Monomaque. Cette transmission matérielle, assez douteuse d'ailleurs, devient à la longue une transmission de la souveraineté elle-même, un droit de succession au moment de la déchéance. Très curieuse est aussi la légende bizarre de la tiare blanche, donnée par l'empereur Constantin au pape Silvestre. On essaye à Rome de détruire le présent fatal, mais à la suite d'une vision menaçante, il est expédié à Byzance. De nouveaux dangers surgissent ici : Constantin et Silvestre apparais- sent en songe au patriarche Philothée et lui suggèrent d'offrir la tiare à l'évéque Vasili de Novgorod : la Russie

2i:b IVAN III ET SOl'llIE PALHOLOGDE.

rentre ainsi en possession du précieux trésor. La léfjende en conclut triomphalement que « la grâce, l'honneur et la ^doire » ont déjà déserté l'ancienne Rome, que Byzance en sera bientôt privée à son tour, et que toute sainteté, toute grandeur seront divinement concentrées à Moscou. Un contraste entre ces merveilleux récits doit être relevé : si la royauté temporelle émane de Byzance, c'est de Rome qu'on fait jaillir la souveraineté religieuse. Ne dirait-on pas que c'est un écho lointain de la suprématie romaine reconnue jadis même à Byzance?

Renforcée par les sympathies nationales, la fiction har- die de Philolhée fera son chemin. Elle paraîtra au Krem- lin, lorsque le grand kniaz Ivan lY, rappelant ses allinités avec les césars de Byzance, demandera aux patriarches d'Orient la confirmation des titres pompeux qu'il s'attri- bue; lorsque Moscou, déjà résidence du Tsar, ambition- nera l'honneur d'être aussi la résidence d'un patriarche. Les évéques byzantins, les moines du Mont-Athos, cour- bés sous le joug ottoman, viendront en Russie implorer l'intervention du prince, quémander des aumônes, ébau- cher des plans de campagne. L'illusion sera de plus en plus complète : Moscou semblera l'héritière de Byzance '.

Nous n'avons indiqué que sommairement cette marche des idées, mais le seul fait de leur apparition suffit pour notre but. On comprend dès lors Timportance d'un mariage qui, élargissant tout à coup les horizons, donnait des droits non plus fictifs, mais, en apparence du nicnns, réels sur l'héritage convoité également par le prince et par le peuple. Il nous reste à examiner la base historique de ce droit, non pas précisément au point de vue de la législation byzantine, mais selon l'opinion qui dominait

' Prav. Sob., 1861. KiPTEREv, p. 7 et suiv. Regel, p. LVII. DiAKONOv, passim.

LA RENAISSAKCI', A MOSCOU. 229

alors en Europe. Après le grand désastre de 1453, il no pouvait plus être question ni de comices nationaux pour élire un prince, ni de Sénat pour confirmer l'élection. Toutefois, le sens politiipic d'Occident s'inclinait encore devant des titres, rigoureux ou non, de convenance et de justice.

On n'a pas oublie que, dès l'année 1473, le sénat de Venise, toujours prudent et compassé dans ses affirma- tions, n'en reconnaissait pas moins, de sa propre initia- tive, les droits d'Ivan III surfcmpire de Byzance, à défaut de succession mâle dans la lignée des Paléologues. Cette conviction était si sincère que le doge ne craignait pas de l'exprimer ouvertement dans ses lettres au grand kniaz. Une déclaration si catégorique, arrivant de Venise, dans la disposition d'esprit se trouvaient les Russes, dut sans doute produire sur eux une vive et profonde impres- sion, d'autant plus que l'hypothèse, prévue par la Sei- gneurie, n'était pas complètement chimérique et pouvait même se réaliser à une époque plus ou moins rapprochée.

En effet, la princesse Sophie n'avait que deux frères, André et Manuel. Leur éducation s'était faite à Rome sous la haute et paternelle surveillance de Bessarion. Ni l'un ni l'autre ne répondit aux espérances du cardinal, dési- reux de voir les jeunes princes porter dignement leur nom illustre. Manuel, doué d'un caractère actif et entre- prenant, fatigué peut-être du rôle qu'il jouait à Rome, échangea la cour du Pape contre celle du padischah et, en 1470, prit le chemin de Constantinople. Ses rêves de grandeur et de fortune, s'il en caressait, ne se réalisèrent pas. Mohammed II lui fit un accueil gracieux, lui attribua des revenus, lui donna quelques esclaves, mais sa bien- veillance n'alla pas au delà de ces médiocres aumônes; INIanuel ne parvint jamais ni aux grandes charges de la

230 IVAIS III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

cour, ni aux {^racles supérieurs dans l'armée. Sa position ne laissait pas d'être triste : les Turcs ne montraient à son égard aucun empressement; aux yeux des clirélicns, son départ équivalait à une déchéance absolue. De ses deux fils, Jean mourut dans la vraie foi sans laisser de postérité, André fut circoncis par ordre du sultan Sélim et prit du service dans ses armées. Ainsi disparaissent tous les droits sur Byzance du côté de Manuel '.

La question est plus compliquée par rapport à André. Représentant légal, à titre de frère aîné, de toute la dynastie, n'ayant jamais pactisé avec les Turcs, il se croyait en possession d'un droit personnel sur le trône de ses pères. Rien ne prouve cependant qu'il ait songé à se faire justice par les armes ou demandé sérieusement des secours militaires en Occident. Son ambition semble avoir été plus modeste et même quelque peu sordide. Au fur et à mesure que son crédit tombait au Vatican et que ses pensions lui faisaient défaut, il fallait trouver de nou- velles sources de revenus. Ne pensant qu'à l'intérêt, il se mit à trafiquer avec de singulières marchandises, et à parcourir lEurope pour battre monnaie avec la vente de ses droits héréditaires.

Sixte IV avait toujours gardé en honneur le souvenir des Paléologues, de leurs sympathies pour l'union, des précieuses reliques qu'ils avaient apportées en Italie. En 1477, il donna gracieusement au despote un palais situé au Campo Marzo , tout près de Santa-Potenziana. Jusque-là simple locataire, André acquérait ainsi sans frais la propriété d'un vaste immeuble avec les jardins et les édifices attenants. Sa pension de dix-huit cents ducats par an lui était payée régulièrement. Vers la fin de 1479,

' Archives du Vatican, Regesla, n" 665, f. 182.

LA UENAISSANCE A MOSCOU. 231

deux éclicanccs furent uiôiuc anticip«'*cs pour Faciliter son voya{]e à Moscou avec j)roniesse fjue l'absence ne lui por- terait aucun préjudice.

Mais, sous les pontificats suivants, les bonnes disposi- tions firent place à la froideur et à rindiffércnce. Le mariage contracté par le despote avec une femme assez vulfjaire, paraît-il, du nom de Catherine, n'était point fait pour relever son presti^je. Il en eut un fils qui, selon le témoignante de Giustinian , ambassadeur de Venise à Jlome, passait généralement, en dépit de son bel aspect, pour un homme sans valeur. L'Alsacien Burchard, maître des cérémonies d'Innocent VIII et d'Alexandre VI, est, à notre connaissance, celui de tous qui mentionne le plus souvent dans son Diariuin « l empereur de Gonstanti- nople » . Il s'y voyait amené par la nature de son travail. Lorsqu'il y avait chapelle pontificale, aux jours de grande solennité, André ne manquait pas d'y assister. Il coumiu- niait de la main du Pape, lui présentait l'aiguière pour le lavabo de la messe, et tandis que les cardinaux tenaient les franges dorées de l'ornement papal, il en portait modestement la traîne. Les humiliations ne manquaient pas au César déchu. En 148G, le jour de la Purification, on lui donna un cierge rouge, comme à tous les autres, et ce ne fut qu'à force d'instances qu'il obtint le cierge blanc réservé aux cardinaux. Une autre fois, le duc de Stettin prit le pas sur lui, et, aux réclamations du despote. Alexandre VI répondit par l'avis charitable de s'absenter des cérémonies auxquelles serait présent le principicule teuton *.

Une marque encore plus sensible de disgrâce était le

' Archives du Vatican, Regesta, n" 583, T. 89 v°. Giustinian, t. I, p. 164. RDiiCHAnD, t. I, p. 174, 238, 272, 297; t. II, p. 65, 104, 425, 545, 558, 667.

232 IVAN m ET SOPHIE PALEOLOGUE.

IVéquciil retrait de la pension accordée par Sixte IV. Pour en obtenir le versement régulier, André se voyait réduit à invo(|ucr l'intervention étrangère. Peut-être est-ce à la suite de ces difficultés qu'il se laissa entraîner à des spéculations d'un goût douteux. En sa qualité de despote, de porpliyrogénète, d'héritier impérial, il se croyait en droit de distribuer des privilèges et des titres de noblesse. A cet elTet, pour que rien ne manquât à la mise en scène, André s'entourait de notaires et de témoins, montait sur un trône, faisait comparaître devant lui les intéressés, les affublait d'oripeaux, d'épées, de toques, de chaussures, et puis les élevait à la dignité chevalier ou de comte palatin, confirmait leurs armoiries de famille ou bien leur accordait l'aigle byzantine. Non content d'user lui-même largement de ces pouvoirs, il les conférait aussi à d'autres, et les autorisait à créer des comtes, des clievaliers, des juges, des notaires, à légitimer des bâtards de manière qu'ils pussent être nommés archevêques et comtes. La cérémonie se terminait par l'accolade et la prestation du serment de fidélité et, comme aux plus beaux jours de l'empire d Orient, André délivrait un chrysobulle sur par- chemin avec une signature au cinabre et un sceau d'or rattaché par des cordons de soie multicolore. Le premier document connu de ce genre porte la date du 13 avril 1483; il fut libellé au nom du comte Osorno, fils aîné du duc de Galisteo, qui se distingua à la cour de Ferdinand et d'Isabelle et dans les guerres contre les Mores. Tous les pouvoirs impériaux furent épuisés en sa faveur, et il reçut les privilèges les plus étendus. Vers la fin de la même année, ce n'est plus un grand seigneur d'Espagne, mais un poète italien de seize ans, Angelo Golocci, sur lequel retombent ces faciles honneurs : André le nomma cheva- lier et lui octroya l'aigle byzantine. En 1493, le 12 mai

I,A 11 15N AISSANCE A MOSCOU. 233

( l le 22 juillet, concession du même {jcnre à des lioniines <)l)8ciirs dont il serait difficile de préciser les mérites. Il

st ù piésnnuM" (|ii(.' le dc^spotc ne s'est pas borné à ces i|ncl(|ues nominations : il avait un ("oiinulaire pour (lre>-

t-r ces actes, ce qui lait croire qu'il était coutumier ilu lait. N'élait-ce pas aussi un moyen d'augmenter ses béné- lices? A vrai dire, les protocoles ne parlent jamais de loinpensalion pécuniaire, mais les j)rocédés habituel» du dcsj)Ole su(j{jèrent cette supposition. S'il répandait autour de lui les privilèges et les titres, c'était assurément pour en retirer quelque profit '.

L'iiypotbèse est d'autant plus vraisemblable que les droits héréditaires d'André ont servi aux mêmes fins, et que l'on peut parfaitement constater leur exploitation vénale. Et d'abord, ne les aurait-il pas vendus au g^rand kniaz Ivan III, quêtant de liens rattachaient à By/ance et qui rêvait peut-être une couronne impériale? Le despote a visité Moscou à deux reprises, en 1480 et 1490. Son séjour y a été chaque fois de courte durée. Le 2 juillet 1481, il était déjà à Mantoue en route pour Rome après son premier voyage de Russie. Il avait avec lui treize compagnons et vingt-deux chevaux. Malgré cela, Federico Gonzaga le jugeait digne de compassion, le défrayait dans son marquisat, et le recommandait chaudement au duc de Ferra re Ercole d'Esté, invoquant même la parenté avec les Malatesta. En 1491, André prit le chemin de la France pour regagner l'Italie. Les chroniques russes ne lui témoignent pas de sympathie; elles remarquent sèche- ment (ju'une de ses visites a coûté beaucoup d'argent à la princesse Sophie. Aurait-il, à cette occasion, traité avec sa sœur, et, nouvel Ésaii, aliéné, moyennant finances,

' Archives du Vatican, fonds Borghèse, t. I, 783, f. 125. Berwick, p. 16. GoLOcci, p. 10, 177.

23V IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

son droit traîncssc? Les documents connus jusqu'ici ne donnent pas de réponse, mais les procédés d'André vis-à- vis des rois de France el d'Espagne autorisent quelques soupçons '.

De tous les souverains d'Oci ident, le plus facile à séduire était le Roi Très Chrétien, qui tenait à justifier son titre d'honneur, et dont maître Guilloche, de Bordeaux, pro- phétisait les conquêtes en Terre sainte. C'est avec lui qu'André Paléologue engagea ses premières négociations. En 1491, il se rendit à Tours auprès du jeune Roi, qui lui accorda, le 31 octobre, une pension de sept cent vingt- trois livres - pour le récompenser de partie des grans fraiz et dépens qu'il a faiz à venir du dit pais de Constan- tinoble devers nous pour aucun graves affaires touchant le bien de notre royaume en attendant que l'ayons mieulx fait appointer et récompenser « . A ce premier versement en succéda, le 16 novembre, un second de trois cent cin- quante livres « pour soy en retourner à Romme devers notre Saint-Père le Pape » . André offrait de son côté un autour blanc, présent royal très estimé des connaisseurs, et qu'il avait probablement rapporté de Moscou. Après cela les traces de correspondance disparaissent jusqu'à l'année 1494, qui fut témoin d'un acte important. Char- les VIII se préoccupait alors plus que jamais de la con- quête de Naples, première étape de l'Empereur futur d'Orient sur la route de Byzance. Dans l'hypothèse de si vastes desseins, s'entendre à l'amiable avec le prétendant légitime était de bonne politique. Le cardinal Raymond Perrault se chargea de l'affaire. Le 6 septembre 1494, il se rendit à Saint-Pierre in Montorio et y célébra la messe du Saint-Esprit. A l'issue du sacrifice, sur l'endroit même

' Boussli. liét., t. VI, p. 110, 125. Giorn. arald.^ p. 46.

LA RENAISSAÎ^CE A MOSCOIT. 235

la léa^^"^l^ P'^^^'^ '^* ''''''^^'''' '^'' '^'''^ *'""' "'''^^"''' '" présence de deux notaires, André l>aléolo{;ue céda tous

ses droits sur l'empire de Constantinople et de Tréh./onde ainsi que sur la Serbie à Charles VIII, roi de France. Le cardinal promit, au nom de son maître, une pension annuelle de quatre mille trois cents ducats d'or, un com- mandement de cent lances, une propriété foncière rap- portant cinq mille ducats, l'alliance militaire pour recon- quérir la Morée, l'appui moral afin d'obtenir le versement réGulier de la pension accordée par Sixte IV sur les fonds

de la croisade.

Ce traité bilatéral devait être soumis à la sanction du Roi et considéré comme nul et non avenu jusqu'au moment de la ratification formelle. Celle-ci a-t-elle été vraiment octroyée? A en croire Raynaldi, Charles VIII aurait déclaré au pape Alexandre VI qu'André Paléologue lui avait cédé tous ses droits sur Constantinople, ce qui implique naturellement la ratification. D'autre part, en vertu de son testament daté du 7 avril 1502, l'héritier des Césars a légué ces mêmes droits à Ferdinand d'Espagne et Isabelle, disposition incompatible avec la cession en faveur de Charles VIII, et qui était aussi provoquée par la reconnaissance : le couple royal l'avait comblé d hon- neurs, lui avait fait un don généreux en espèces son- nantes et encouragé ses projets de descente en Moree. D'ailleurs, l'héritier direct d'André, son fils Constantin, lui survécut au moins quelques années : en 1507, simple capitaine de la garde pontificale, quoique décoré du titre de despote de la Morée, il voyageait en Allemagne, et le marquis de Mantoue se mettait en frais pour le recevoir dignement à son retour en ItaUe. La date exacte de la mort d'André Paléologue n'est pas connue. Le 17 juin 1502, sa veuve Catherine reçut du pape Alexandre \I la

236 IVAN III ET SOl'IllE l'ALÉOLOGUE.

somme modeste de cent quatre ducats « pour les obsèques du despote » . La double vente que celui-ci s'était per- j mise, lors même que ce commerce eût été légitime et que son fils y eût consenti, rendait la transmission de ses droits d'autant plus problématique que Sophie n'avait jamais renoncé au trône de Byzance '.

Aux yeux des contemporains, la souveraine de Moscou, la plus illustre si ce n'est la dernière survivante des Paléo- logues, devait éclipser tous ses proches et passer pour l'héritière présomptive de l'empire d'Orient. Nous avons entendu les doges de Venise exprimer, avec les réserves d'usage, cette opinion officiellement. Les pontifes romains tiendront parfois le même langage, lorsqu'ils inviteront les Tsars à marcher sur Gonstantinople, leur ancienne hoirie. Il eût été curieux de constater l'opinion de Sophie elle-même à cet égard. Dénuée de ressources et vivant jadis de charités, aurait-elle considéré Byzance comme sa dot éventuelle et inspiré à son époux des convoitises ana- logues? Malheureusement les données qui nous restent sur Sophie sont si fragmentaires et si rares qu'il est diffi- cile à l'historien de reconstituer les traits exacts de cette physionomie et tout à fait impossible de trancher les ques- tions de détails. Les chroniques russes ne sont guère tendres pour la princesse. Herberstein et Kourbski ont confirmé les jugements sévères des annalistes. Contarinî n'a rapporté que des faits peu importants, A peine nous reste-t-il une silhouette que nous essayerons cependant de saisir.

Sophie était une Paléologue de la décadence. Les dis- cordes sanglantes de famille, les privations, les malheurs, avaient peut-être aigri son caractère et développé les

* La Russie et l'Orient, p. 208. Curita, t. V, p. 210. Giorn. arald., p. 47. GOTTLOD, A'.ts der Cam., p. 292.

LA IIKNAISSANCE A MOSCOfT. 237

instincts moins {jcikmcux du cœur. Quitljinl l'exil pour li- trône, entourée (rétrangers dans sa nouvelle j)alrie, elle n'a jamais été sympathique aux Russes. Aussi la repré- sente-t-on comme une femme ficre et hautaine, intrijjante. souverainement astucieuse. J^lle semhle, [)ar mouienls du moins, avoir exercé une inlluence appiéciabic sur Ivan, qu'elle aurait décidé à rompre avec les humiliantes tradi- tions de vasselajje mongol. Un autre changement d'ordr<! intérieur ne saurait passer pour une simple coïncidence : à la cour patriarcale presque grossière de Moscou parait une étiquette fastueuse qui rappelle de loin celle de Byzance : de nouvelles charges sont créées, une sévère hiérarchie les coordonne, la contrainte remplace les anciennes libertés, le souverain devient moins accessible et se recueille dans sa majesté. Le prince Kourbski, boiar d'ancienne roche, observe avec aigreur qu'Ivan ne con- sultait plus son entourage et qu'il faisait tout par lui- même : évidemment le grand kniaz moscovite jouait à l'autocrate byzantin. Sophie de son côté ouvrait les portes infranchissables du térem, accordait des audiences aux étrangers et envoyait des messages à la seigneurie de Venise : autant d'innovations jusque-là à peu près inouïes. Au point de vue religieux, la princesse byzantine se pose à Moscou en fervente orthodoxe. Faut-il la déclarer coupable d'apostasie, ou bien agissait-elle de bonne foi? C'est une question qui échappe nécessairement à ceux qui ne peuvent pas scruter les replis de la conscience. Quoi qu'il en soit des dispositions de l'âme, aucun doute ne subsiste sur les pratiques extérieures et sur la nouvelle profession de foi. A en croire les chroniques, Sophie aurait été presque une miraculée. Un fds manquait à la joie du loyer; l'épouse désolée fit un pèlerinage au cou- vent de Saint-Serge et, dans l'extase d'une vision, obtint

Sn» IVAN III ET SOPHIE 1>ALÉ0L00UE.

la '^râce tant désirée. Une autre preuve de sa ferveur sont les conseils qu'elle donnait à sa fille Hélène, mariée à un souverain catholique. Des bruits de conversion se répan- daient de temps en temps ; Sophie ne manquait jamais, nous le verrons bientôt, de plaider la cause de l'ortho- doxie. ^.^ \.a plus obscure des phases dans la vie de cette prin- cesse, c'est sa disgrâce éphémère auprès d'Ivan. Elle se rattache principalement aux compétitions de succession au trône. Le fils aîné d'Ivan III, l'héritier direct, était mort en léguant tous ses droits à son petit orphelin Dmi- tri. Lorsque Sophie donna le jour à un fils, on comprit qu'un rival dangereux venait de naître. Il y eut des com- plots, de sourdes conjurations. Des voix accusatrices flétrirent les ambitions de la jeune mère. Une enquête fut ordonnée. Elle coûta la vie à quelques boïars réputés coupables et à quelques femmes que l'on fit passer pour des sorcières. Sophie elle-même, avec son nouveau- Vasili, fut tenue à l'écart. La disgrâce semblait irrévo- cable, si bien qu'Ivan, comme pour lui imprimer un dernier sceau, fit couronner son petit-fils avec une pompe inaccoutumée. Mais le Kremlin avait encore ce trait fami- lial de ressemblance avec Byzance, qu'il s'y passait des révolutions de palais dont les résultats éclataient au grand jour, tandis que les détails restaient impénétrables. En dépit de toutes les prévisions, le jeune Dniitri fut disgracié à son tour; Sophie reprit son ancienne place sur le trône, et c'est à son fils Vasili que furent décidément confiées les destinées de Moscou. Si l'orpheline des Césars ambi- tionnait des royaumes, son rêve s'est accompli '. Malgré toutes ces affinités byzantines qui auraient

' lîousslc. liét., t. VI, p. 151 à 156. KouRBSKi, Skazania, p. 87, 128. IlEnnERSTEiN, p, 8 et suiv. Klioutchevski, p. 274.

LA RENAISSAÎSCK A MOSCOt'. 239

les rendre hostiles aux. Turcs, les {jraiids kiiiaz, nous l'avons vu, maintenaient d'excellentes relations avec le |)adischah. D'autres ennemis, Slaves et cluétiens comme eux, excitaient les passions belliqueuses du Kremlin.

III

L'année 1495, le grand-duc de Litlinanie, Alexandre .Tagellon, contracta un mariage essentiellement politicjue avec la princesse Hélène, fille d'Ivan III et de Sophie Paléologue. L'amour, l'inclination, les sympathies mutuelles, n'y entraient pour rien. Initié aux secrets de l'humanisme par Bonaccorsi, Alexandre, en dépit de ses médiocres talents, était un homme de la Renaissance. Il ne devint jamais ni lettré passionné, ni grand capitaine, ni habile administrateur, mais les goûts délicats et le tour d'esprit ingénieux lui restèrent pour la vie. Gomment se fùt-il épris d'une princesse moscovite, soustraite aux regards indiscrets, gardée au fond du térem, étrangère à la haute culture intellectuelle? C'est que la raison d'État, au quinzième siècle, primait les affections, décidait à son gré des unions princières. Et, comme le monde slave souf- frait déjà des plaies dont il saigne encore, les sages essayèrent, pour le guérir, du remède suprême de l'hy- ménée. Le mal ne fit qu'empirer.

Un coup d'œil fugitif en arrière s'impose ici pour mieux préciser les griefs séculaires de Moscou contre la Lithuanie. Tandis que les Russes fléchissaient sous le joug des Mon- gols, parmi les Lithuaniens, dans les forêts vierges du JNiémen, surgit un homme d'élite. Des récits légendaires

240 IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

entourent le berceau de Gucdiniine. Doué d'une éner[;ie surprenante, il avait le génie des conquêtes et le prestijje mystérieux des fondateurs de dynastie. Son bras de fer sut réprimer promptcment les discordes intestines, et 1 union devint le principe d'une force nouvelle. Secondant riui- meur aventureuse de ses bandes guerrières, Guédimine s'empara de quelques provinces russes limitrophes, érigea une superbe capitale sur les bords pittoresques de la Vilia, et répandit les premières notions de culture parmi ses compatriotes à demi sauvages. Ce règne fit époque et servit longtemps de programme. Les successeurs de celui 1 qui s'arrogeait fièrement le titre de grand-duc de Lithnanie et de Russie reprirent plus d'une fois sa marche en avant et achevèrent la conquête de l'ouest et du midi de la Russie. Une ère plus pacifique fut inaugurée parWIadyslaw Jagellon, lorsqu'il réunit la Litliuanie à la Pologne^ en épousant la jeune et poétique Hedwige, héritière de la couronne des Piast. Désormais il y eut aux avant-postes de Moscou un État puissant et rival, mais rien moins qu'homogène. La Pologne faisait contraste à la Lilhuanie ; celle-ci n'était elle-même qu'un agrégat de Lithuaniens et de Russes. Cependant l'union entre « les fils du soleil » et « les fils de l'ombre » des rhapsodes slaves fut durable, sauf quelques séparations intermittentes et éphémères. Ainsi, après la mort de Casimir IV, en 1492, l'un de ses fils, Jean-Albert, devint roi de la Pologne, tandis qu'un autre, Alexandre, ceignit la couronne grand-ducale de Litliuanie.

Ivan III crut alors le moment favorable pour faire valoir ses prétentions avec plus de vigueur qu'auparavant. Le calcul et la force aveugle des choses l'armuient contre Alexandre. Guédimine avait été le contemporain d'Ivan Kalila, et si l'un arrachait des provinces aux descendants

LA KKNAlSSAiNCK A MOSCOU. Î41

(le saint Vladimir, l'autre leur léfjiiaiten liéritafjo une poli- t l(jue savante trunitd nationale et de sourde hostilité contre los Tatars. Dès lors on eût pu prévoir des guerres de revendication sitôt que le joug de la Horde aurait été -ecoué et la lutte intestine apaisée. En effet, à peine rendus a eux-mêmes et à leurs destinées histori(|ues, les Russes de Moscou se préoccupèrent des Russes de Litliuanie. Des liens ethniques et religieux les rapprochaient les uns des autres, et la séparation n'avait pas éteint les sympathies mutuelles. Assurément les utopies panslavistes ne trou- blaient pas encore les cerveaux, mais la réunion de tous les Russes sous l'hégémonie de Moscou était déjà l'idéal politique des grands kniaz. Les deux puissants leviers de 1 orthodoxie et de la nationalité leur assuraient d'avance des avantages considérables sur la Pologne catholique, sur la Litliuanie en passe de s'assimiler à la Pologne. Ivan III, bien au fait de la situation, en profitait largement. Il entretenait des intelligences secrètes dans le pays, favori- ^ait les rébellions, attirait vers lui les mécontents, et pré- parait de la sorte, avec une âpre constance, le terrain pour lavenir. Aussitôt après la mort de Casimir, aux menées souterraines succédèrent des hostilités ouvertes : le khan de Crimée et l'hospodar de Moldavie reçurent des avis belliqueux; les armées moscovites firent de fréquentes incursions, incendièrent de petites villes limitrophes et s'emparèrent de quelques forteresses.

Le grand-duc Alexandre n'était pas d'humeur à tirer 1 épée, ni de force à résister aux ennemis conjurés contre lui. La paix avec Moscou lui souriait davantage. Pour l'ob- tenir dans de bonnes conditions, il rêvait un mariage avec une fille d'Ivan III. Le rival transformé en beau-père eût servi de bouclier contre la Moldavie et la Crimée ; peut- être eût-il même accordé des subsides contre les Turcs. Si

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242 IVAN 111 1:T SOI'IIIK l' A I.KOLOGUE.

peu fondées que lusscut ces espérances, elles n'en fasci- nèrent pas moins le pacifique Alexandre, qui se mit à l'œuvre immédiatement.

Les né{}ociations matrimoniales commencèrent en 1492 et durèrent plus de deux ans, sans préjudice des opérations militaires. Les pans ou seigneurs de Litliuanie furent les premiers à faire des ouvertures aux boïars de Moscou. L'entrée en malièrc ayant réussi à souhait, des envoyés officiels reprirent l'affaire vers la fin de la même année. Leurs allures se resscntentdes mœurs de l'époque : chargés d'annoncer la mort de Casimir et l'avènement du nouveau maître, ils n'abordèrent la question délicate du mariage que lorsque le vin leur eut délié la langue. Les Moscovites, qui n'avaient pas encore vu le fond de leurs verres, répondirent sagement que mieux valait se préoccuper de la paix. A la vérité, on désirait des deux côtés la fin de la guerre et même l'alliance matrimoniale : Alexandre se sentait militairement inférieur; Ivan préférait aux batailles les intrigues et les pourparlers. Si le grand kniaz montrait peu d'empressement, c'est qu'il prenait position pour la lutte diplomatique imminente.

Malgré les tracasseries de détail, et dans l'espoir de s'entendre, une ambassade arriva h Moscou, en janvier 1494. Le projet de mariage fut réservé pour la fin; les Moscovites réclamèrent la priorité en faveur des questions politiques. Si animées qu'elles furent, les discussions ne durèrent pas longtemps, car les Lithuaniens flécliirent sur toute la ligne. Ils se résignèrent à d'importantes cessions territoriales : Viazma passait à Ivan, qui bénéficiait tout seul des rectifications de frontières. Le point d'honneur fut aussi sacrifié, et le titre de « souverain de toute la Russie » reconnu au Moscovite, pourvu qu'il renonçât aux prétentions sur Kiev, berceau sacré de la nationalité russe.

LA KENAISSANCE A MUSCOU. 243

Dos achcrsalres si concilianls mériluicnl de devenir des amis, et rien n'empêchait plus leur prince de se porter ;;cndre d'IVan, qui ne lui oITVait en revanche que des pro- iiHîsses peu coûteuses de pacification avec la Crimcc et la Moldavie. Le 2 février, les ambassadeurs demandèrent, au nom de leur maître, la main d'Hélène, fille aînée du ;;iand kniaz, « afin, disaient-ils, de contracter une amitié éternelle et une alliance de famille à l'épreuve des siècles i' . formules, hélas! plus pompeuses que véridiques. La réponse fut naturellement affirmative et pénétrée d'une pieuse soumission aux ordres de la Providence. Quatre jours après, le G février, à l'occasion des fiançailles, les délégués virent Hélène pour la première fois. La veille, le grand kniaz avait stipulé que sa fille garderait la « foi -rccquei), et qu'elle n'aurait à souffrir, en matière reli- gieuse, aucune contrainte. Les Lithuaniens jurèrent sur leurs tètes qu il en serait ainsi.

Bientôt un incident de mauvais augure révéla la portée de cet engagement. Trop heureux de voir la guerre ter- minée, Alexandre ratifia tout de grand cœur, et ne se permit qu'une légère addition dans la pièce relative aux croyances de la fiancée. Si Hélène, ajoutait-il, « voulait spontanément accepter notre foi romaine, elle serait libre de le faire » . Cette restriction se heurta contre la résistance énergique des Moscovites envoyés en Litliuanie pour échanger les chartes. Ils rejetèrent avec horreur la rédac- tion conciliante d'Alexandre. Force fut d'en appeler à Ivan lui-même, qui se montra plus inexorable encore que ses ambassadeurs. Le Kremlin n'admettait ni la liberté de conscience, ni le prestige fascinateur de la vérité. La poli- tique renforçait le zèle orthodoxe d'Ivan. Il posa donc impérieusement son dilemme : ou rompre le mariage ou supprimer la clause. Alexandre céda de nouveau : le

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IVAIN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

!2G octobre 149 4, il slyna de sa main et scella de ses armes une charte conforme aux prétentions moscovites et com- plètement vierge de la clause fatidique.

Lorsque ces concessions eurent écarté les derniers obstacles, les ambassadeurs lithuaniens Olchanski et Zabe- rejski vinrent à Moscou, en 1495, chercher la fiancée. Les banquets et les fêtes n'empêchèrent pas Ivan de s'entourer de perfides précautions. Il demanda la répétition du mariage selon le rite grec, à l'issue de la cérémonie latine, et l'érection à Vilna d'une église orthodoxe à côté du palais ducal : prétentions arbitraires qui serviront plus tard de griefs et de récriminations. En guise de dot, Hélène ne reçut que des ordres sévères sur la fréquenta- tion des églises grecques; quant aux églises latines, tout au plus pourrait-on, par curiosité, les visiter une fois ou deux. Les serviteurs orthodoxes de la fiancée ne devaient pas se presser de revenir et s'organiser plutôt à Vilna en cour permanente. Ivan leur octroya des instructions minu- tieuses sur les préséances, sur les vêtements, sur l'étiquette des visites et des repas : petit chef-d'œuvre de bizarreries que n'eût pas désavoué un mandarin au globule rouge.

Les noces furent célébrées en grande pompe à Vilna, le 18 janvier 1495. Il y eut d'abord un service à l'église orthodoxe. Les boiarines dénouèrent la tresse virginale d'Hélène, ses cheveux flottèrent librement sur ses épaules; on mit sur sa tête la hika avec le voile, coiffure des mariées; les assistants répandirent sur elle du houblon, et le pope la bénit avec la croix. Le cortège se rendit ensuite à l'église cathédrale de Saint-Stanislas, la bénédiction nuptiale fut donnée, selon le rite latin, par l'évêque de Vilna, Adalbert Thabor. Au grand scandale des Moscovites, le pope put à peine murmurer ses prières orthodoxes; mêmes difficultés pour tenir la couronne au-dessus de la

LA RENAISSANCE A MOSCOU. 245

fiancée, pour boire les yorgées traditionnelles de vin et louler ensuite la bouteille aux pieds. Enfin, le jour suivant, chose inouïe! les jeunes mariés n'allèrent pas se purifier dans un bain.

l'our riionneur ilu loyer domestique, il convient de sup- |u)scr que la lune de miel du couple ducal survécut aux iVoissements mutuels entre le beau-père et le gendre, ("cux-ci suivirent de bien près la solennité du mariage.

A la vérité, les sacrifices d'Alexandre méritaient des regrets; mais Ivan, pourquoi n'eût-il pas été satisfait? Des territoires annexés presque sans coup férir, une ortlio- (loxe sur le trône de Guédimine, un puissant et nouveau lien avec les Russes de Lithuanie, n'étaient-ce pas des résultats brillants obtenus à peu de frais? Mais le petit-fils de Kalita s'inspirait d'une théorie qui ouvrait à son ambi- tion des horizons autrement vastes. Dans l'immense plaine ondulée des Karpathes à l'Oural, de la Baltique à la mer Noire, sans tenir compte de la politique et ne s'appuyant que sur la nationalité, Ivan distinguait trois espèces de « terres » : des terres polonaises, des terres lithuaniennes et des terres russes. Les origines ethniques constituaient, d'après lui, les limites naturelles des trois États, et des limites qui devaient être absolument rétablies. Or, la Lithuanie n'entendait pas renoncer à ses conquêtes sur les Russes. Ivan lui en voulait mortellement de cette résis- tance, proclamait tout haut ses droits sur l'héritage pater- nel, et ne convoitait rien moins que Kiev et Smolensk. Il est curieux de constater ici les premières revendications officielles de la Russie. Ce n'était encore que du panrus- ii'sme, car la Pologne et la Lithuanie proprement dite res- taient intactes; à plus tard le panslavisme.

Cette disposition d'esprit d'Ivan se traduisait, à l'endroit de la trêve, par des chicanes continuelles. On eût dit que

2.V6 IVAN III ET SOPHIE PALEOLOGUE.

le traité de 1495 n'obligeait que le plus faible des con- tractants, tandis que le plus fort poursuivrait ses annexions sans désormais craindre de guerre. En fait, le mariage n'avait pas modifié la situation : le partage ethnique des j)rovinces restait à l'état de chimère, les contestations de détail suivaient leur cours, les alliances ne se déplaçaient ;;uère, le khan de Crimée et l'hospodar de Moldavie ne désarmaient point. Une occasion quelconque pouvait faire éclater au dehors l'hostilité latente. Libre à Ivan de la provoquer, car il s'était ménagé un spécieu.v prétexte d'in- \ tervenir à son gré dans les affaires de son gendre. On se rappelle que, renchérissant sur les clauses du traité, il avait exigé, après les fiançailles, de nouvelles sauvegardes pour la foi d'Hélène. Alexandre ne les accordait pas, et le champion de l'orthodoxie se promettait bien d'exploiter ce refus en tous points légitime '.

Le cas était d'ailleurs embarrassant et délicat. Catho- lique du rite romain, le grand-duc avait épousé une ortho- doxe du rite grec. Cette cause majeure n'avait pas été portée, comme elle aurait l'être, au tribunal du Pape; peut-être aussi les conditions nécessaires n'avaient-elles pas été posées assez nettement. Toujours est-il qu'Alexandre en ressentit de violents scrupules : après cinq ans de mariage, il songea à se mettre en règle.

L'ambassade d'Érasme Ciolek à Rome en fournit l'occa- sion opportune. Secrétaire du grand-duc et chanoine de Vilna, plus connu sous le nom latinisé de Vitellius, il s'en allait tardivement faire hommage d'obédience, au nom de son maître, pour la Lithuanie. Le 1 1 mars 1501, il fit son entrée d'étiquette dans la Ville éternelle, ayant à sa droite le despote André, frère de Sophie Paléologue, et à sa

' Sbornik roussk. ist. <ô., t. XXXV, p. 72 à 300. Les divisions d'Ivan en terres russes, polonaises et lithuaniennes, p. 460.

LA IIKNAISSANCE A MOSCOU. 2 17

;;;uichc le {jouvcrnciir de liomc, l'raiiccsco Hcinolino. Le («trtè^cî (le rambassadenr, (i{]ur;>ieiil (Jou/e cavaliers et douze enfants en costumes nationaux, excitait, paraît-il, la curiosité. Le pape Alexandre VI, pour ne pas se priver du spectacle, se rendit dans une maison particulière, et « (»ntempla à son aise la brillante cavalcade à travers les jalousies d'une fenêtre. En dépit de l'usage, il n'y eut pas t\c consistoire public, car le Pape, dit naïvement Bur ("liard, ne voulait pas se donner la peine de préparer une K'ponse.

L'affaire du mariage fut abordée avec précaution, lùasme exposa le fait, ignoré à Rome, de la disparité des cultes, avoua qu'un serment interdisait la contrainte et (|ue la persuasion n'aAait pas de prise sur la grande-du- chesse ; il prétendit même que la liberté était garantie au <'as d'une conversion spontanée, quoique cette clause eût «té formellement révoquée. Le Pape prit la chose de haut, infligea un blâme vigoureux à Alexandre, le délia de son serment et le mit en face de cette alternative : conversion J Hélène ou séparation. Dans une lettre adressée à l'évêque de Vilna, il inculquait les mêmes avis et enjoignait de 1 ecourir aux moyens extrêmes : Que le grand-duc, disait- il, chasse de son lit et de sa maison l'épouse récalcitrante et que la dot soit confisquée.

Le langage pontifical peut, à bon droit, paraître sévère à l'excès. Il ne comporte qu'une seule explication plau- sible : à tort ou à raison, le Pape aura supposé que, loin d'être de bonne foi, Hélène résistait plutôt par pure obsti- nation. Autrement les mesures de rigueur, en l'absence d'une conviction, n'auraient pas de raison d'être suffisante. Quels étaient, se demandera-t-on, les vrais sentiments d'Hélène? Deux influences contraires se disputaient l'em- pire sur elle. La cour lithuanienne désirait la voir catho-

248 IVAiN m ET SOI'lllE l' Al.EOLOGUE.

lique, (les évéques et des moines lui offraient dans ce but l'appui de leurs lumières. D'autre part, Ivan, toujours en garde contre le prosélytisme, s'épanchait en paroles de feu : « Plutôt la mort, écrivait-il à sa fille, que l'apostasie » , €t il fulminait d'avance des anathèmes, auxquels Sophie Paléologue joignait ses exhortations maternelles. Qu'on se figure les angoisses d'Hélène au milieu de ces conflits! Toute dévouée à l'orthodoxie orientale, elle ne consentit jamais à se dire persécutée à cause de sa foi, malgré les efforts d'Ivan pour lui extorquer cet aveu. Dans ses lettres les plus secrètes, elle affirme n'avoir jamais subi aucune contrainte ; tout au plus la redoutait-elle après la mort de son époux.

Nous avons devancé quelque peu les événements afin de ne pas interrompre brusquement le récit. Les négociations avec Rome s'engageaient en 1501, que déjà, depuis deux ans, Alexandreetlvanse faisaientla guerre. Leurs querelles devaient fatalement aboutir à une collision sanglante. Lorsqu'il eut épié le moment favorable, renforcé par les princes de Tchernigov-Séversk, le grand kniaz ressentit un nouvel élan d'apostolat irrésistible. Sous prétexte de défendre la cause sacrée de la foi, il reprit à l'improviste ses incursions en Lithuanie : telle fut sa déclaration de

y guerre.

^ Au point de vue militaire, cette campagne ne présente

qu'un intérêt médiocre. Le seul fait marquant fut la bril- lante victoire des Moscovites à Védrocha, le 14 juillet 1500. Ils jonchèrent de cadavres le champ de bataille et firent de nombreux prisonniers, parmi lesquels le prince Con- stantin d'Ostrog, le Scipion slave de l'époque. Par contre, en 1502, les vainqueurs assiégèrent en vain la forteresse de Smolensk ; ils durent renoncer à l'espoir de la prendre. Encore moins de succès eurent-ils dans le Nord, les

1-A IlENAISSAiNCE A MOSCOU. 24»

liivoniens, alliés d Alexandre, leur firent rudement expier ;\ Pskov et à Izborsk (juclques avanta{;es éphémères.

En deliors de ces faits d'armes, la guerre dégénérait en esrarmouclics. Le besoin de la |)aix se faisait de plus en plus sentir. Les provinces limitrophes, sans cesse exposées ;ui pillage, la demandaient à grands cris; Alexandre lui- même la désirait vivement. Les suffrages des Polonais I avaient ap[)elé, en 1501, sur le trône vacant par la mort de son frère Jean-Albert. Les temps de Casimir revivaient ainsi, la Pologne et la Lithuanie se réunissaient sous le même sceptre, mais l'ardeur guerrière des peuples ne se «(■veillait pas. D'ailleurs, le Pape renouvelait ses instances ])our la conversion d'Hélène, le clergé polonais se révoltait à la seule idée d'une reine orthodoxe, les magnats n'ad- mettaient pas qu'elle fût couronnée. Malgré ces griefs, c'est bien sur elle que se reportèrent tous les regards, sitôt qu'il s'agit de trouverun intermédiaire pour conclure 3a paix.

Hélène entra bien dans son rôle conciliateur. Elle tailla sa plume et écrivit de prolixes messages à son père, à sa mère, à ses frères : épanchements naïfs d'une Moscovite au cœur affectueux, mais rudement dressé aux affections de famille. Toutefois, les calculs des Polonais portèrent à faux. Ivan aurait cru déroger à sa dignité en traitant avec une femme, fût-ce même sa propre fille. Il déclina cette intervention et répondit par ses formules favorites sur les vexations des orthodoxes.

Les propositions avantageuses de paix le trouvèrent plus accessible. Le pape Alexandre VI, cédant à d'autres inspirations, y intervint aussi. Vers la fin de l'année 15,00, l'idée d'une croisade générale contre les Turcs avait été reprise à Rome, et le 18 novembre, le cardinal Isuaglias, archevêque de Reggio, qui devait se rendre à Venise, en

250 IVAN m ET SOPHIE l' ALEO J.UGUR.

Hoiifjrie, Polo{;nc et Bohême, reçut des instructions en conséquence. Il avait, en outre, un bref pontifical à faire parvenir au grand kniaz de Moscou : Alexandre VI pressait Ivan III de se réconcilier avec la Pologne, qui pourrait alors, en toute sécurité, se tourner contre les Turcs, et d'entrer lui-même dans la ligue. Le cardinal-légat choisit le roi de Hongrie Wladyslaw^ pour intermédiaire, et celui- ci envoya à Moscou, en décembre 1502, un délégué spé- cial, Sigismond Santaï, accompagné d'un chapelain nommé Dietrich, auquel un accident fortuit fit échoir le beau rôle. La veille du jour destiné pour l'audience, Santaï fit de si copieuses libations et se réduisit à un si misérable état qu'il dut être remplacé par son collègue. A l'issue des négociations, qui ne présentèrent rien de marquant, le grand kniaz se déclara tout prêt à faire la guerre contre les Turcs et la paix avec les Polonais. La velléité de croi- sade, il fallait s'y attendre, resta lettre morte, mais les pourparlers avec Alexandre furent repris^ et ses ambassa- deurs vinrent à Moscou traiter la paix. Lorsqu'il eut obtenu de larges concessions, Ivan signa une trêve de six ans, du 25 mars 1503 au 25 mars 1509. Moscou gar- dait ses récentes conquêtes et acquérait en outre un grand nombre de villes, de bourgs et de villages. Fidèle à son système, Ivan revint encore sur les questions religieuses. Il exigeait de nouvelles garanties pour la foi d'Hélène : les simples promesses ne suffisaient pas; il lui fallait des chartes signées par le roi et les évêques de Pologne. Alexandre essaya de se soustraire à ces formalités gênantes par un autre moyen : il proposa d'envoyer des deux côtés des ambassadeurs à Rome. Ivan refusa net, et la question resta ouverte. Du reste, la trêve elle-même n'était qu'ap- parente ; le Kremlin conseillait en secret au khan de Grimée de reprendre les hostilités contre la Lithuanie.

LA llEiNAISSA.NCK A MOSCOU. Î3I

Los doléances inosco\itcs, en se renouvelant, loin de calmer les scrnpules d'Alcxamlre, ne faisaient (|uc les exciter davantajje. En 1505, il confia ses peines à Jules II, successeur de Pie III sur le trône pontifical. I.a réponse romaine du 22 août do la même année passe chez quelques historiens pour une ratification absolue du nîaria{je royal. Evidemment, ils n'ont pas saisi le latin de Jules II, qui marche fidèlement sur les brisées d'Alexandre VI. Le Pape n'accorde la dispense que sur le rite, avec la condition expresse qu'Hélène se conformerait au concile de Flo- rence; c'est-à-dire il approuve le mariage d'un catholique du rite latin avec une femme du rite grec, pourvu que celle-ci professe les mêmes dogmes catholiques. Si tel n'est point le cas, la dispense est déclarée d'avance nulle et non avenue. Or c'était précisément le concile de Flo- rence et les doctrines catholiques qu'Hélène refusait d'ad- mettre : elle tenait non seulement à son rite grec, mais aussi à sa foi orthodoxe. Le bref de Jules II n'a donc en rien modifié la situation : Alexandre ne voulait pas rompre avec Hélène, et il ne réussissait pas à la convertir. Nous ne saurions dire dans quelle mesure il a ultérieurement obtempéré aux ordres pontificaux. Il est certain qu'il expira, le 19 août 1506, dans les bras de son épouse, qui lui était sincèrement attachée.

Hélène resta jusqu'à la fin fidèle à ses croyances . Ardente protectrice de ses coreligionnaires du vivant de son mari, elle dut ensuite tempérer son zèle, et songea même à se retirer à Moscou. La mort la surprit à Vilna, dans les der- niers jours de janvier 1513 ^

Ainsi le mariage qui devait unir la maison de Guédi-

' Theinkh, Vet. Mon. PoL, t. IL p. 277 à 290, n»' 299, 309 à 312. BcRCHARD, t. III, p. 120 à 124. Magaire, t. IX, p. 84 à 161. Fessler, t. III, p. 270. OuLiAMTSKi, p. 209.

252 IVA^ m ET SOPHIE PALÉOLOGUE.

mine à celle de Vladimir et rétablir la paix parmi les Slaves ne servit qu'à porter le trouble dans le foyer d'Alexandre et qu'à fournir à Ivan des prétextes spécieux de guerre. La politique resta en dehors des sentiments. Avant comme après 1 hyménée de sa fille, Ivan ne cessa d'aspirer à la réunion de toutes les « terres russes n sous le sceptre de Moscou, invoquant à cet effet le principe encore peu en usage de nationalité. Alexandre ne voulut jamais, si ce n'est forcé par les armes, renoncer aux con- quêtes de ses ancêtres. L'avenir se réservait de résoudre ces questions brillantes dans les conseils des souverains et sur les champs de bataille, au milieu des intrigues et dans des flots de sang slave.

Ce fut la question d'Orient qui remit les Papes en con- tact direct avec Moscou. Fatigué de la lutte, Wladyslaw s'était résigné, le 20 août 1503, à une trêve de sept ans avec les Turcs. Dix jours auparavant, la république de Saint-Marc avait aussi accepté une paix plutôt utile que glorieuse. La défection des Hongrois et des Vénitiens pri- vait la cause chrétienne des deux auxiliaires plus menacés par le Croissant. Ceux qui se croyaient à l'abri d'une attaque montraient encore plus de mollesse. Mais bientôt la voix des événements vint troubler cette sécurité trom- peuse. Un pontife, ami des arts et partisan de la paix, se vit obligé de prêcher la guerre sainte. Des renseignements optimistes sur Moscou, excitant son ardeur, lui inspiraient des espérances.

LIVRE m

LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III

CHAPITRE I

PISO, SCIIOENBERG, FERRERI

15l:M5-2l

Léon X et l'état de l'Italie. La question turque. Optimisme du Pape à l'endroit de Moscou. Souvenirs personnels. Traditions du Dane- mark. — Opinion de Ciolek. Le Raphaël du palais Pitti. Politiqur- du Pape. La paix dans le Nord. Sympathies polonaises. Point de vue national du roi Sigismond. Le grand kniaz Vasili, ami des Turcs, hostile à la Pologne. Le secret de la situation ignoré du Saint- Siège. La croisade au concile de Latran. Campagne diplomatique.

Les rapports avec Moscou confiés au cardinal Erdôd. Appréhensions du roi de Pologne. Revirement. Jacques Piso destiné pour Moscou.

La bataille du 8 septembre 1514. La mission de Piso contremandée.

Victoire stérile en conséquences. Messe d'actions de grâces au Vatican. Terreur inspirée par les Turcs. Mémoire de Léon X. Proclamation de la trêve de cinq ans. Mission de Nicolas Schœnberg dans le Nord. Sa consigne. Sigismond accepte la trêve de cinq ans et l'intervention du Pape à Moscou. Le Père Nicolas à K.œnigsl)erg. Albert de Brandebourg. Dietrich Schœnberg. Son caractère. fies combinaisons pour Moscou. Voyage de 1517. Réponse de Vasili. Promesses de Léon X. Second voyage de Dietrich en 1518.

Réponse décevante de Vasili. Troisième voyage en 1519. Der- nière réponse donnée à Kœnigsberg. Vasili inébranlable dans la " foi grecque » . Concessions. Revirement en Pologne. Le Roi s'oppose au départ de Nicolas Schcenberg pour Moscou. Vrai motif de l'oppo- sition. — Trêve du 31 décembre 1518. Espérances du Père Nicolas. Illusions de Dietïich. Les Grecs du Kremlin. Envoi d'un messager

25V LES PAPES MEDICIS VASILI III.

ponlififal à Moscou demandé par Sigismond. Conditions. Cotnité cardinalice. Discours de Ciolek. Décisions du comité. L'évêtjue de Castellamare refuse la mission. Zaccharie Ferrcri. Giovanni Tedaldi. Leur séjour li Venise. Scène touchante au collège. Revi- rement en Polojjnc. '■ Sigismond s'oppose au voyage de Feneri à Moscou. Allures pacifiques des Russes. Vrai motif de l'opposition royale. Travaux de l'crreri en l'ologne. Trêve entre Sigismond et Albert de Brandebourg. Léon X reste fidèle à l'optimisme.

Le nom de Léon X, comme celui de Périclès ou d'Au- guste, évoque la vision d'un siècle brillant et artistique. Couronné de la tiare pontificale, un Médicis, un fils du Magnifique, un disciple des Chalcondyle, des Marsiglio Ficino, des Pic de la Mirandole, des Politien, ne pouvait être qu'un protecteur éclairé des lettres, des sciences et des arts. Mais tandis que Piaphaël et Michel-Ange animaient les toiles et le marbre, que Sadolet et Bembo rivalisaient d'élép^ance classique, que Rome entière se livrait aux jouis- sances raffinées de l'esprit, l'Italie restait une proie ardem- ment convoitée par des princes étrangers, une furieuse tempête soulevée par Luther se déchaînait en Allemagne, et le Grand Turc, fier de ses conquêtes, marchait vers l'apogée de la gloire ottomane.

La Rélbrme n'atteignit pas les Moscovites. Ils ne prirent aucune part aux luttes gigantesques de Charles-Quint avec François I", et les efforts de Léon X pour empêcher « la tête et la queue » de l'Italie de tomber dans les mêmes mains leur restèrent probablement inconnus. La politique mili- tante de l'Europe ne les avait pas encore suffisamment en- vahis pour qu'ils pussent se mêler à ces événements ou bien s'en ressentir. Une autre question plus vaste que les pré- cédentes, partant de Rome et se ramifiant jusqu'au fond de l'Asie, mettait les Russes en contact avec l'Occident. Au commencement du seizième siècle, le nom des Turcs inspirait encore aux chrétiens une indicible terreur. Les

l'iso, S(:ii()i:.\i!i:iu;, rEKREi\i. 2:>r>

< lii()iii(|iics c'oiilomporamcs en louiiiisscnt la preuve. A un iiiiiemi si redoutable on ne croyait jamais avoir assez (I armées à opposer, et les alliés, {l'où qu'ils vinssent, claient é(jaleinent les bienvenus. Les Russes jtassaient j)our (k's auxiliaires désirables. A Home, on comptait sur leur (oncours peut-être plus qu'ailleurs; toujours est-il que ce lurent les projets de ligue antiottomane qui rapprochèrent Léon X du grand kniaz Vasili III.

L'idée d'une semblable coalition n'était en elle-même 1 ion moins que neuve. Depuis longtemps, en Europe et en Asie, les Papes s'efforçaient de rallier les peuples n'im- porte qu'ils fussent unis à l'Église romaine ou séparés d'elle à l'alliance contre les Turcs. Des démarches dans ce sens avaient déjà été tentées auprès des Russes ; elles ren- traient dans la politique générale des Papes. Il n'en est pas moins curieux de remonter jusqu'aux circonstances très spéciales qui donnent à ces négociations une physio- nomie à part.

Léon X ne cachait pas son optimisme à l'endroit de Moscou. Encore jeune cardinal, admis à la cour d'Alexandre VI, il avait été témoin d'un événement qui lui avait laissé un souvenir impérissable : des ambas- sadeurs russes, probablement Rhalev et Karatchiarov , s'étaient présentés au Vatican au nom et de la part du grand kniaz Ivan III. Léon X était persuadé qu'ils avaient annoncé au Pape la soumission de leur maître et son inten- tion d'embrasser la foi romaine. Gomment pareille con- viction a-t-elle pu se former dans l'esprit d'un homme qui ne manquait certes pas de tact et de pénétration? A-t-il été victime de ses propres illusions, ou bien les Russes, mar- chant sur les traces des Volpe et des Gislardi, ont-ils donné des assurances exagérées? Le fait est que, bien des années après, LéonX restait encore fidèle à ses premières

256 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.

impressions. Sous leur magique influence, il supposait avec une Facilité incroyable que Vasili partageait les opinions 'M-aluitement prêtées à son père Ivan III, et il se berçait des plus fallacieuses espérances.

Des hommes autorisés l'encourageaient dans cette voie. Se complaire dans les plus chimériques combinaisons au sujet de Moscou et en propager discrètement la nouvelle était de tradition dans la maison royale de Danemark. Dès 1506, le roi Jean annonçait à son neveu Jacques IV, roi d'Ecosse, que c'était surtout pour travailler à l'union des Églises qu'il avait conclu l'alliance avec le grand kniaz. Cette rumeur se répandit en France, en Allemagne, et parvint jusqu'à Rome. Six ans après, lorsque Jules II con- voqua le concile de Latran, le roi de Danemark hasarda quelques démarches pour que Vasili s'y fît représenter. La mort l'empêcha de donner suite à des projets que son fils Ghristlern II reprit en sous-œuvre. Un ambassadeur fut dépêché à Moscou en 1513. Il devait renouveler les offres de service pour l'établissement de bonnes relations entre le Kremlin et le Vatican. Dévoué encore au Saint-Siège, Christiern crut pouvoir ensuite donner à Léon X des ren- seignements qui s'accordaient en tous points avec les espérances du pontife. De la part de Vasili, en vain cher- cherait-on une manifestation sérieuse qui eût légitimé ces empiétements téméraires sur l'avenir. C'est à se demander si, à Copenhague comme à Rome, des intermédiaires complaisants n'ont pas atténué les obstacles et représente l'état des choses au gré des interlocuteurs'.

Du reste, les Danois n'étaient pas les seuls à tenir ce lanp^age. Pour ne rien dire ici d'Albert de Brandebourg, qui reparaîtra plus bas, Ciolek, évêque de Plock et ambas-

i Acta Tomic, t. V, p. 188. Becker, p. C7J

IMSO, SCHOKNBERG, rEURERI. 257

<.i(leiir du roi Sigismond, abondait dans le même sens. A tilie de Polonais, le soupçon de partialité envers les lîiisses ne l'allei^jnait pas; dignitaire de I l'jjlise, intéressé au salut des âmes, son avis n'en avait que plus de poids. Il est vrai que la contre-partie ne se faisait pas désirer : SCS compatriotes se gardaient bien de le sonlenir, et son niaitre le désavouait formellement. Pareilles dixergences eussent rendu tout autre plus scepti(|ue, mais elles n étaient pas faites pour impressionner Léon X, Les illu- sions ne manquaient pas de charme aux yeux d'un P;ipe, épris d'un classique idéal, et qui eût préféré les douceurs de la paix aux soucis d'une politique belliqueuse. Les contemporains l'attestent, et le pinceau de Raphaël l'a exprimé merveilleusement dans le superbe portrait du palais Pitti : Léon X vient d'examiner un riche et élégant bréviaire, ses mains blanches et potelées re|)osent sur la table; à ses côtés deux proches parents, dont l'un sera le pape Clément VIL Sa figure grasse, épanouie, aux yeux à fleur de tête, exprime la sereine satisfaction du connais- seur qui, entouré d'intimes, a contemplé un petit chef- d œuvre. Dans ses traits arrondis, rien n'accuse la vigueur ou la force. C'est le type du Mécène qui se complaît dans le calme et trouve sa jouissance dans le beau.

Les renseignements favorables du dehors trouvaient ainsi dans l'esprit du Pape des dispositions analogues. Il y avait, en outre, un motif politique qui lui faisait dési- rer le rapprochement avec la Russie. A certains moments, la préoccupation dominante de Léon X a été la croisade contre les Turcs, et le chef qu'il voulait lui donner était le roi de Pologne, Sigismond I". Or, celui-ci ne pouvait entreprendre une guerre lointaine sans avoir auparavant conclu une paix durable avec ses voisins. Aussi le Pape a-t-il constamment cherché à le réconcilier avec les deux

il

258 I.ES PAPES MEDICIS ET VASILI III.

ennemis qui menaçaient ses frontières, le grand maître de l'ordre Teutonique et le grand kniaz de Moscou. La Prusse de Frédéric II, l'Allemagne du prince Bismarck, n'étaient encore qu'à l'état d'embryon; plus redoutable paraissait la puissance russe, et c'est surtout de ce côté que se portaient les efforts de la diplomatie romaine. Rétablir la paix dans le Nord, entretenir de bonnes rela- tions avec les trois adversaires pacifiés, c'était l'idéal de l'avenir. En attendant, les sympathies pontificales étaient gagnées aux Polonais. Leurs victoires sur les Russes pas- saient pour des victoires de la foi sur le schisme, et, le cas échéant, on ne leur épargnait ni éloges, ni félicitations.

Le roi de Pologne profitait habilement de ces tendances de la cour romaine. Les bonnes paroles données au Pape sur la guerre ne l'empêchaient pas de conclure des trêves avec les Turcs. Quant à l'action pontificale en Rus- sie, il la considérait comme devant être subordonnée aux intérêts particuliers de la Pologne, et ne se donnait même pas la peine de dissimuler sa manière de voir. Chaque fois que ses armées subissaient un échec, il exigeait l'en- voi à Moscou d'un mandataire pontifical, quitte à lui faire rebrousser chemin sitôt que la fortune souriait de nou- veau aux Polonais. Jamais il ne s'est élevé à la hauteur des idées d'union religieuse. Son point de vue était rigou- reusement national.

Quelle était, d'autre part, la politique de Vasili à cette époque? Aucune modification sensible n'était survenue en Russie depuis la mort d'Ivan III. Les bonnes grâces du Sultan étaient aussi chères au fils qu'elles l'avaient été à son père, et pour les mêmes motifs : il y eut échange de lettres courtoises et d'ambassades avec le Grand Turc. Vasili réservait sa haine pour la Pologne. C'était elle, la nation sœur, mais ennemie, qui détenait les « terres

piso, sciiOR]Nin<:iio, rKiiiiEiii. 259

russes» qu'Ivan III avait juré de rendre à la Russie, les « terres lithuaniennes « auxquelles il avait renoncé et que son fils convoitait déjà, enfin les " terres polonaises » des- tinées, elles aussi, à changer un jour de maître. Envers cette rivale, l'hoslilité était constante, implacahle, et ne relevait que du sabre. Toutefois, ces dispositions paci- fiques envers les Turcs et belliqueuses envers la Polojjne n'empêchaient pas Vasili, dans un but utilitaire, de pro- diguer au Pape d'aussi belles paroles que celles de Sigis- mond. Sur ce point, les deux princes s'accordaient par- faitement. Tel était le dernier mot de la situation dont le Saint-Siège ne semble pas avoir surpris le secret. Les mesures prises par le Pape autorisent ce soupçon. Elles remontent à l'année 1513.

Un concile général siégeait alors au palais de Latran. Convoqués naguère par Jules II, en butte aux vexations du conciliabule de Pise, les Pères avaient repris leurs tra- vaux, après maintes péripéties, sous les auspices du nou- veau Pape. Quelles que fussent les divergences sur les autres points, la croisade contre les Turcs réunit tous les suffrages. Le sultan Sélim P% dit l'Inflexible, avait inau- guré son règne par le massacre de sa famille, et cette cruauté sauvage faisait prévoir le sort qu'il réservait aux chrétiens vaincus. Il était urgent d'organiser la défense contre un adversaire si menaçant. La campagne militaire devait être précédée d'une campagne diplomatique. Le concile décida que des légats pontificaux se rendraient dans les cours d'Europe pour exciter le zèle des mo- narques, pacifier les belligérants, concerter les mesures à prendre et ménager des ressources financières. La Mos- covie ne fut pas oubliée dans ce départ. Le 15 juillet, elle échut en partage, avec tous les pays du Nord, au cardinal Uakacs d'Erdôd, archevêque de Gran, primat de cette

2«0 I^ES PAPES MEDICIS ET VASILI III.

llonprie clievalcresque qui servait aux clirétiens de bou- levard contre les Turcs. Deux brefs pontificaux, datés du 29 novembre 1513, furent rédigés dans le sens des Pères du concile; l'un était destiné à Vasili, l'autre à Sigismond, et le cardinal Erdôd se chargeait de les faire parvenir à leur destination '.

Aussitôt qu'il en fut informé, le roi de Pologne, qui peu auparavant avait reçu de Léon X le glaive et la toque bénits déjà destinés par Jules II au « vainqueur des Scythes » , se crut obligé d'intervenir et de manifester ses appréhensions. Qu'on envoie des messagers au Kremlin, disait le Roi, mais pas de messages, car Vasili est homme à livrer les pièces au Sultan. Obsédé par la crainte d'une trahison, il eût voulu écarter complètement le grand kniaz; mais bientôt, par suite d'un revirement imprévu, il en fut réduit à proposer lui-même et à presser l'envoi d'un mes- sager à Moscou.

Les chances de la guerre, d'abord favorables aux Polo- nais, passaient peu à peu du côté des Russes. De plus en plus inquiet sur l'issue de la campagne, Sigismond, dès le 3 mars 1514, annonça au cardinal Erdôd le dessein de faire la paix avec Vasili et de ne plus songer qu'aux Turcs. Pour mieux dissimuler les embarras intérieurs, en ne cherchant ostensiblement qu'à déférer aux vœux du Pape, il demanda même au légat d'adjoindre un représentant aux ambassadeurs polonais qui iraient à Moscou. Erdôd, alors en Hongrie aux prises avec d'insurmontables diffi- cultés, n'en donna pas moins prompte satisfaction au roi de Pologne, et désigna Jacques Piso pour la mission pro- jetée. Hongrois d'origine, excellent latiniste, poète à ses heures, apprécié des humanistes de Rome, ce protono-

' Tfieiner Vet. Mon. Huiig., t. II, p. 504. A4:ta Tumic, t. II, p. 280; t. III, p. 15.

PISO, SCFIOENBEUG, l'ERRERI. 261

laire apostolique avait l'humour enjouée, possédait plu -leurs langues et faisait volontiers de la diploniatie. Déjà icndu à Vilna, il se préparait à partir pour Moscou. Après la chute de Sniolensk, point stratégique de la plus haute importance, arrivée le 29 juillet 1514, Si{;isuiond insis- tait fortement sur le départ de Piso, lorsqu'un succès mili- taire vint changer le cours des choses.

Le 8 septemhre, une sanglante bataille fut livrée sur les bords du Dnieper, dans les environs d'Orcha. Le prince Constantin d'Ostrog, à la tête des Polonais, tra- versa le fleuve sans être inquiété. Trop confiants dans leur nombre, les Russes attendaient de pied ferme l'en- nemi, qui les chargea impétueusement et les mit en com- plète déroute. Leurs cadavres jonchèrent le champ de l)ataille depuis Orcha jusqu'à Doubrovna, le Dnieper et la Kropivna roulèrent des flots de sang, les principaux \ oiévodes et un grand nombre de soldats furent faits pri- sonniers. Drapeaux, canons, bagages, tombèrent entre les mains des vainqueurs. Jamais auparavant les Polo- nais n'avaient remporté une victoire si éclatante.

Au lendemain de cette journée, Sigismond se crut maître de la situation et arbitre de l'avenir. Aussitôt les pourparlers avec Moscou furent ajournés et l'ambassade contremandée, à la grande satisfaction de Piso, qui s'em- pressa d'en avertir un de ses amis de Rome. Témoin ocu- laire de la bataille d'Orcha, admirateur enthousiaste de !a bravoure polonaise, il se félicitait de n'avoir plus à entreprendre le pénible voyage. Les énormes distances, les difficultés de locomotion, les bruits fâcheux qui circu- laient sur Vasili, l'avaient fortement impressionné. Cette crainte devint de la terreur à la disparition mystérieuse d un courrier qu'on disait jeté à l'eau par les Russes, Piso ne se souciait. pas d'étancher sa soif dans un fleuve, et

2C2 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.

renonçait d'avance aux palmes du martyre. Il en fut quitte pour la peur. Désormais, on ne lui confia plus de missions si périlleuses.

Le succès d'Orcha éblouit à tel point Sigismond, qu'il négligea de l'exploiter militairement. Stérile en consé- quences pratiques, la journée du 8 septembre ne servit qu'à des amplifications littéraires. De nombreux messages avec des chiffres évidemment exagérés remplirent toute l'Europe du bruit de cette victoire. Sur les quatre-vingt mille Russes présents sous les armes, écrivait le Roi à Léon X, trente mille ont été tués ou noyés ce jour-là, tandis que les Polonais n'ont subi que des pertes légères. En même temps, il envoyait à Rome et ailleurs des pri- sonniers moscovites, obligés ainsi de proclamer au loin la honte de leur défaite. Le Pape ne vit pas comparaître les malheureux captifs au Vatican ; ils furent arrêtés en route par ordre de l'Empereur.

Grâce à ces procédés, le fait d'armes du prince d'Ostrog eut un grand retentissement. Léon X exprima son entière satisfaction dans une lettre à Sigismond, le bénit avec effusion et accorda des indulgences à son armée. Les car- dinaux pensionnés par la Pologne se joignirent à leur maître ; un concert d'éloges et d'hommages s'éleva à Rome, Le 25 janvier 1515, une messe d'actions de grâces fut célébrée sur la Confession de Saint-Pierre par le cardinal de Grassi, protecteur de Pologne, et suivie d'un discours de circonstance. On alla encore plus loin. Sigismond fut engagé à devenir le chef de la ligue contre les Turcs, et il accepta cet honneur. La première tentative d'intervention papale entre la Pologne et Moscou resta ainsi à l'état de simple projet *. Les circonstances qui avaient pro-

' Hergexroether, Leonis X, P. M. Heg., p. 3. Acta Tomic, t. II, p. 273; t. III, p. 41, 57, 144, 181, 202, 233, 245, 347.

PISO, SCIinKNItKHC, FEUnKllI. Î63

\ oqué cette déniarclie ne lanlèrent pas à se reproduire.

Telle était la terreur excitée par le nom de Sélini (|ue la question turque s'imposa de nouveau, vers 1517, au con- cile de Latran. Dans les plaines de Radania, l'Éj^ypte était tombée au pouvoir du Croissant, et les esprits timides le voyaient déjà traversant la mer et abordant en Italie. On se disait que le padiscliah avait juré d'ériger des mosquées dans la Ville éternelle et d y faire retentir, du baut des minarets, la voix du muezzin. L'écho de ces craintes se retrouve dans le mémoire de Léon X, il proposait aux princes chrétiens une trêve générale en Europe et deman- dait huit millions de ducats pour la guerre d'Orient. Sitôt qu'il eut reçu des réponses plus ou moins encourageantes, le 13 mars 1518, il se rendit à la Minerve, proclama solennellement une trêve de cinq ans et envoya de toutes parts des agents pour activer les préparatifs de la ligue.

î^icolas Schœnberg fut de ce nombre. Issu d'une famille noble de Misnie. dont la branche française a gardé le nom de Schomberg, Nicolas, encore tout jeune, fut gagné à l'ordre de saint Dominique par la parole enflammée de Savonarole. Intelligent et actif, appelé parmi les siens aux plus hautes fonctions, connu des souverains et ami de Thomas More, il jouissait d'une grande autorité et fut chargé par les Papes d'importantes missions en Allemagne et en France, en Espagne et en Angleterre. Dans la suite Clément VII le nomma archevêque de Capoue, et Paul III lui conféra la pourpre cardinalice. Maintenant qu'il s'agissait d'ébranler la puissance ottomane, l'ancien pro- vincial de Terre Sainte était l'homme indiqué pour réveiller l'ardeur assoupie des croisades. Sa mission embrassait l'Allemagne, la Hongrie, la Pologne, l'ordre Teutonique, Moscou et la Tatarie. Les lettres de créance adressées à Vasili sont à peu de chose près identiques avec celles du

204 I.KS PAPES MEDICIS ET VASILI III.

khan tatar. Schœnberg avait pour consigne générale d'en- gager les princes à porter aux Turcs un coup décisif en les attaquant sur plusieurs points à la fois; en particulier il devait réconcilier le roi de Pologne avec le grand maître de l'ordre Teutonique et le grand kniaz de Moscou.

Après avoir assisté en Hongrie h la diète convoquée à Olen, en avril 1518, siégeait aussi Herberstein, retour de son premier voyage de Moscou, Schœnberg se rendit directement en Pologne. Sigismond se montra de facile composition sur la question principale de la trêve. Il l'ac- cepta pour la durée de cinq ans et ne refusa pas les subsides demandés, sauf à soumettre le tout à l'approbation de la diète, car personnellement un roi électif ne pouvait faire que des promesses platoniques. Et quant à la diète, Sigis- mond l'avouait spontanément, le mauvais état des finances, l'administration défectueuse, le rendement irrégulier des impôts, ne lui permettaient guère de faire des largesses.

L'affaire de la paix avec Moscou fut traitée, grâce aux circonstances critiques, avec le même esprit de concilia- tion. Au fond, les Polonais étaient fatigués de la guerre plus coûteuse que brillante avec Vasili. Au lendemain de la victoire d'Orcha, le prince d'Ostrog avait échoué devant Smolensk, malgré les intelligences qu'il avait dans la place; en 1517, il avait échoué encore devant la forteresse d'Opotchka, et battu en retraite en laissant sur place les canons de gros calibre. Ces infortunes donnaient la mesure des sacrifices qu'exigerait la continuation de la guerre.

L'intervention de l'Empereur n'avait eu aucun succès. Pour faciliter les mariages concertés en 1515 entre les Jagellons et les Habsbourg et dégager la Pologne, Maximi- lien I" avait envoyé à Moscou ce même Herberstein qui se rendit plus tard à Ofen. Diplomate de mérite, observateur éclairé, intelligent et instruit, sachant la langue du pays, il

PISO, SCHOENREUG, FERUKUI. 265

ne put roussir à briser robstiuation des parties intéressées : Russes et Polonais réclamaient Sinolcnsk avec le même acharnement. Pour séduire Vasili, Ilcrberstein s'avisa de remonter dans son discours jusqu'à Pyrrhus, mais la gran- deur d'àme du roi d'Épire ne toucha point le monarque moscovite. Aux yeux des boiars, la cession {jraluite de Smolensk eût été un acte de démence, et les classi(pies allusions de l'ambassadeur impérial ne purent leur faire chanjjer d'avis. Les néjjociations en restèrent là.

L'échec diplomati(]ue, doublé d'échecs militaires, ren- dait donc en ce moment la paix avec Moscou plus dési- rable que naguère. Nicolas Schœnberg intervenait au nom de Léon X; il était porteur d'un message pour Vasili, la croisade contre les Turcs y figurait en première ligne; excellente occasion de rouvrir les pouiparlers sans déchoir de sa dignité et sous prétexte de se rendre aux désirs du Pape. En eflet, Sigismond, interpellé par Schœnberg, lui promit un sauf-conduit poui' Moscou, insinua qu'une trêve soulagerait la Pologne, favoriserait la ligue antiottomane, et ne cacha pas son opinion sur Vasili, homme, d'après lui, étranger à toute idée généreuse et presque privé de raison, qui proposerait sans doute des conditions trop onéreuses pour être acceptées. Sans se laisser décourager par ces confidences, l'envoyé romain se dirigea sur Kœnigsberg, l'on ne partageait pas le pessimisme de Sigismond*.

Albert de Brandebourg, grand maitre de l'ordre Teuto- nique, venait de conclure avec Vasili, le 10 mars 1517, une alliance dirigée principalement contre la Pologne. Il portait encore sur ses épaules le manteau blanc de la milice sacrée et, dissimulant ses desseins d'apostasie,

' ZiNKEiSEH,Z7r«t Denhschriften. Parti. dipK snoch., t. I, p. 193 à 315. Sborn. roussk. ist. ob., t. XXXV, p. 500 à 547. Acla Tomic, t. IV, p. 357. Archive- du Vatican, Leg., n" 1194, f. 225.

200 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.

maintenait d'excellentes relations avec Rome, ses frères briguaient d'opulents bénéfices. Personne ne semblait donc- mieux qualifié pour servir d'intermédiaire entre un mes- sager pontifical et le maître du Kremlin. Le Père Nicolas jouissait encore d'un autre avantage. Son frère Dietricb, conseiller d'Albert, exerçait sur celui-ci une influence pré- pondérante et s'occupait particulièrement de Moscou. Destiné d'abord à la cléricature, Dietricb s'était improvisé diplomate. Le maniement des affaires devint cbez lui une passion dominante qu'un parti pris d'optimisme empé- cliait de s'éteindre. Avec cela il était verbeux, agité, fan- tasque, toujours sur les grands cbemlns, ce qui lui donnait un faux air d'aventurier de haute volée. La Russie lui parut appelée à rendre des services aux chevaliers teutoniques si elle s'unissait à Rome. Un vague souvenir du mariage d'Ivan III avec Sophie Paléologue et de la mission d'An- tonio Bonumbre subsistait encore en Allemagne. S'imagi- nant que cela s'était passé sous le pontificat de Galixte III, Dietricb cherchait partout la bulle de ce pape qui avait régler toute l'affaire. A défaut de données authentiques, il inventa lui-même une combinaison l'on croirait sur- prendre les échos de Volpe : couronnement du grand kniaz par le Pape, érection d'un patriarcat à Moscou, Constanti- nople généreusement cédée aux Russes.

Dès son premier voyage, en 1517, il laissa tomber, au Kremlin, le mot d'union avec le Pape, en comparant assez mal à propos la foi des Moscovites à celle de saint Paul. La réponse lui fut donnée par un de ces Byzantins au ser- vice de la Russie qui favorisaient les rapports avec l'Occi- dent, louri DmitriévitchMaly lui aurait donc répliqué que Vasili est séduit par la grandeur de l'idée, et que les Russes se croient présentement aussi dignes qu'autrefois de la bénédiction pontificale. Frappé de ces expressions bien-

PISO, SCHOFINREUG, FEHUERI. Î67

veillantes, Dietrich les fil Iciiir à Kœni{;sbcr{|, Albert les envoya à Rome, lUankcnl'c.'id, evôfjue île Hcvel et procu- reur de l'Ordre, les porta au Vatican. Grande fut la yùc de LéonX, lorsqu'il les entendit. Il jura, foi de pontife, (jue les rites des Russes resteraient intacts, il prit à témoin la Sainte Trinité que tout se ferait à la gloire de Dieu, et se rallia au conseil d'Albert d'envoyer une ambassade à Vasili.

Lorsque Dietrich revint à Moscou, en 1518, il exposa triomphalement ces succès à louri Maly et, mêlant choses du ciel à choses de la terre, il se répandit sur les bienfaits de l'union : gloire de Dieu, édification des fidèles, facilité de communications, alliance avec des voisins, sécurité vis- à-vis des Polonais, conquête pacifique de Constantinople, un Russe élevé au cardinalat, l'Église moscovite comblée d'honneurs, sans compter les autres avantages qui pour- raient s'ensuivre. C'était promettre beaucoup de choses à la fois, et, si les intentions de Dietrich étaient droites, ses discours semblaienthasardés. Évidemment, il s'était mépris sur les dispositions du Kremlin; aussi, cette fois, la réponse de louri Maly fut-elle décevante : le grand kniaz se refusait à traiter ces matières, car le Pape pourrait en profiter pour le réconcilier avec la Pologne et l'inviter à la croisade, ce qui ne rentrait pas dans ses vues et, ajoutait louri, ne plairait peut-être pas non plus au grand maître.

Dietrich ne voulut pas comprendre l'ironie de ces mots, et, l'année suivante, 1519, il essaya de rajeunir ses vieux projets. Il s'en allait à Moscou demander un sauf-conduit pour son frère Nicolas et un Génois qui nous occupera ailleurs, annoncer la trêve de cinq ans proclamée par Léon X et la ligue contre les Turcs. S'entourant de mys- tère, il s'engagea de nouveau sur le terrain religieux et insinua que le Pape était prêt à octroyer la couronne royale au grand kniaz et le titre de patriarche au métropo-

268 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.

lile de Moscou. Les réponses données provisoirement h Dictrich furent confirmées et développées, en avril 15 lî). p.ir un envoyé spécial, Zamylski, qui se rendit exprès ;i K(iiii;^sberg. Vaslli ne se laissait pas éblouir par des appa- rences pompeuses, et les avanta(;es pratiques, palpables, lui tenaient beaucoup plus à cœur. Revenant sur ses déci- sions antérieures, il voulait bien la croisade contre les Turcs et la trêve avec la Pologne, pourvu qu'on lui rendît les villes russes. L'amitié et l'alliance avec le Pape ne lui répugnaient pas non plus, mais il déclarait d'avance qu'il resterait, de même que ses ancêtres, fermement attaché à la « foi grecque » ; l'hypothèse de la royauté et du patriarcat n'était pas seulement discutée, encore moins admise. Du reste, Vasili consentait à recevoir Nicolas Schœnberg et à permettre le passage des missionnaires pour la Perse. Au fond, il n'y avait de sérieux que le désir d'être avantagé sur la Pologne K

Tandis que le grand maître teutonique frayait la voie de Moscou au Frère prêcheur, un revirement se produisit en Pologne qui rendit ces efforts inutiles. Prétextant des victoires sur les Russes, Sigismond s'opposa à la mission de Nicolas et lui signifia de ne point partir. « Mes troupes, lui écrivait-il après s'être plaint de la perfidie de Vasili, mes troupes ont battu et repoussé les Moscovites, et le moment est opportun de poursuivre encore la guerre pendant quelque temps.» Motif plausible, maisplutôt appa- rent que réel, car il y en avait un autre plus décisif que Sigismond passait sous silence : Schœnberg était depuis longtemps suspect aux Polonais; son origine, sa parenté, ses liaisons, inspiraient si peu de confiance et imposaient au Roi une telle réserve que, dès le début, celui-ci avait

1 JoACHiM, t. I, p. 95, 136, 239, 290 à 306; t. II, p. 10, 13, .50, 173 à 176, 208 à 222, 248. Sbom. ronssk. ist. ob., t. LUI, passim.

PISO, SflHOENnERG, FERRERI. 269

jugé opportun de lalio des excuses en se réclamant des conseillers de la couronne. Au cours des pourj)arlers, les soupçons prirent encore plus de consistance; on disait tout haut que Nicolas était l'ami des ennemis de la Pologne, et qu'il fallait se mettre en garde contre lui : Sigismond aura retiré son consentement pour ne pas exaspérer ro[)i- nion publi(jue. D'un autre côté, Tintervention de riMupe- reur auprès de Vasili rendait celle du Pape inutile, Kn effet, Maximilien l" avait envoyé Collo et Gonti à Moscou, et ils avaient conclu, le 31 décembre 1518, une trêve d'une année avec la Pologne.

Le Père Nicolas avait suivi de loin les négociations de Dietrich à Moscou, et tenu le Pape au courant de leurs phases successives. Le 1" octobre 1518, celui-ci lui avait exprimé son entière satisfaction avec la promesse de con- sommer l'union sur les bases du concile de Florence et d'accorder la couronne royale au grand kniaz Vasili. Cette lettre pontificale explique l'assurance avec laquelle Die- trich s'exprimait à Moscou, en 1519, au sujet des titres honorifiques : il savait de bonne source qu'il ne serait pas désavoué. Moins enthousiaste, mais aussi tenace que son frère, Nicolas, même après le refus de Sigismond, ne renon- çait pas à l'espoir de se rendre un jour à Moscou. Dietrich l'encourageait dans cet ordre d'idées et persistait à croire, envers et contre tout, que Vasili ambitionnait la faveur des Papes et la couronne royale. Détail curieux, il redoutait l'opposition des Grecs du Kremlin, qui, disait-il, ne ver- raient pas de bon œil un patriarche à Moscou, et l'érection du patriarcat faisait partie intégrante du système de Dietrich. Encore quelques dizaines d'années, et les Russes repren- dront la même idée de leur chef et à leur propre compte'.

' Acta Tomic, t. IV, p. 89, 363. Collo, p. 49. Theiner, Vet. Mon, Pol., t. Il, p. 378. JoACHiM, t. II, p. 252.

270 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.

Mais il était écrit que le Père Nicolas n'irait jamais étaler sa robe blanche à Moscou. Un événement imprévu obligea Sigismond à se déjuger sans faire toutefois pencher la balance du côté de Schœnberg. L'Empereur mourut le 12 janvier 1519. La trêve conclue par son entremise deve- nait caduque, et, oubliant le langage belliqueux tenu à Nicolas, Sigismond se liàta de demander à Rome une intervention pacifique et même l'envoi d'un messager à Moscou. « Que le Pape délègue au plus tôt, écrit-il par deux fois à Ciolek, un homme prudent, expérimenté, honnête, qu il ne soit pas un moine, qu'il soit impartial et soucieux uniquement d'exécuter les ordres de son maître. » Le froc ne figure ici que pour mieux dissimuler l'exclwaion du Père Nicolas. Il serait le bienvenu, ajou+e obligeamment le Roi, s'il ne portait pas la bure.

Léon X se rendit immédiatement au désir de Sigismond. Les échecs de Piso et de Schœnberg furent oubliés, et, pour suggérer les mesures à prendre, on nomma, en juillet 1519, un comité cardinalice. Il était composé des cardinaux Santa-Groce, de Grassi, Accolti et d'un anonyme qui nous en a conservé les protocoles. L'ambassadeur de Pologne y assistait, etson discours estassez curieux pour être relevé. L'élection de Charles-Quint donnait un regain d'actualité à la trêve de l'année 1518. Ciolek revint donc sur les projets d'union et de paix entre le roi de Pologne, le grand kniaz de Moscou et le grand maître teutonique, qui join- draient ensuite leurs armées pour combattre les Turcs. Ce qu'il y a de plus inattendu dans tout cela, c'est le rôle que, d'une façon assez téméraire, l'ambassadeur attribue à son maître et les sentiments qu'il lui prête. La légende des sympathies catholiques d'Ivan III lui avait survécu. Ciolek y ajoutait foi, supposait à Vasili les mêmes ten- dances, et se complaisait dans les témoignages des Danois

l'ISO, SCHOENIJEIIG, l-ERUERI. 271

et (le fiuelques transfuges. Ce point de départ était j)ar lui-inêiue assez problématique; des conclusions hardies s v rattachaient. Le roi de Polofjne, disait l'ambassadeur, se chargera de proposer à Vasili l'union avec Rome, les « terres » de celui-ci seraient érigées par le Pape en royaume, et Sigismond verrait avec plaisir la couronne royale descendre sur le front d'un grand kniaz calholi(|uc romain. Les membres du comité semblent avoir goûté ce langage. Ils n'avaient aucun motif de se méfier de Ciolek, et ne se doutaient pas que son maître eût parlé tout autre- ment. Ils approuvèrent donc l'envoi d'un mandataire en Pologne, en Prusse et à Moscou, avec mission de rétablir la paix dans le Nord en vue de la croisade. Schœnberg avait poursuivi naguère le même but. Pour les matières religieuses on s'en référait aux instructions données, en 1514, à un nonce pontifical au Mont-Liban, que nous reverrons plus tard à Moscou. On croyait pouvoir adapter aux Russes les conditions faites aux Maronites.

Ces décisions étaient telles que Ciolek pouvait se féli- citer d'avoir pleinement réussi au sein du comité. Jaloux de sauvegarder l'honneur de son pays, et pour dissimuler les tendances pacifiques de la Pologne, il fit répandre à Venise et ailleurs la version exacte, mais incomplète, qu'il s'agissait du procès de canonisation du prince Casimir et de l'union religieuse avec Vasili. La politique devait sem- bler étrangère à ces négociations. Mais on ne pouvait empê- cher les bruits les plus divers sur les pays slaves de circuler à Rome, et quelques révélations indiscrètes inspirèrent une telle frayeur à l'évêque de Castellamare, Pierre Fioris, désigné pour cette mission, qu'il renonça à un honneur si périlleux. Deux autres mandataires furent nommés à sa place : Zacharie Ferreri et Giovanni Tedaldi. Ferreri, ori- ginaire de Vicence, jouissait en Italie d'une certaine celé-

273 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.

brité, r^rhce à un passé agité et presque orageux. D'abord Bénédictin à Sainte-Justine de Padoue et puis Chartreux à Venise, son caractère turbulent et son esprit inquiet l'eu- rent bientôt ramené dans le monde. Tour à tour écrivain, poète, professeur, après avoir soutenu ardemment le con- cile de Constance et celui de Bàle, entraîné par un zèle qui n'était pas selon la science, il devint le triste héros du conciliabule de Pise. Les orages qui se déchaînèrent contre ces factieux obligèrent Ferreri à se réfugier en France, dans le calme de la retraite il ressentit plus vivement le poids des censures encourues pour avoir résisté aux ordres du Pape. Docile au cri de la conscience, il alla se jeter aux pieds de Léon X, et, le 1 1 décembre 15 13, un bref ponti- fical effaça toutes les traces de cet égarement éphémère. Nommé évêque de Sébaste, on ne sait à quelle date, il échangea ce diocèse, le 5 septembre 1519, contre celui de Guardalfiera, et, dès le 2 décembre, il donna sa démission en se réservant la moitié des revenus de la mense épisco- pale. Quant au collègue de Ferreri, Giovanni Tedaldi, il avait été élevé en Pologne et connaissait la langue du pays. Sa parenté avec les Médicis lui donnait du prestige. Il devait aller le premier à Moscou, demander les sauf-con- duits et sonder le terrain. Le choix de ces personnages parut à Ciolek très judicieux, et il les recommanda vive; ment à son maître.

Vers la fin de décembre 1519, les deux envoyés arri- vaient à Venise, Naguère, au plus fort des luttes intestines italiennes, Ferreri avait lancé contre la Seigneurie une élégie pleine d'invectives. On eut le bon goût d'oublier cet incident, et l'accueil des représentants pontificaux ne s'en ressentit pas. Présentés au collège le 24 décembre, ils assimilèrent le lendemain avec le doge au sermon de Saint-Marc, l'accompagnèrent à vêpres dans l'église de

PISO, SCII0ENI5EUG, FEUREIU. 273

Saint-Georges et riiiircnt la journée par un repas au palais (Ineal. A en croire Giolck, <jui se faisait renseijjncr par des amis, Ferrer! eut à Venise un moment d'li(';silation. \)0- roura^ic par les Polonais, il lut sur le point de renoncer à >a lé<jation et de rentrer à Rome au lieu de s'aventurer ilans des pays barbares. Mais bientôt il reprit cœur, et une M ène toucliante qui se passa au collège, le 2G décembre, \c confirma dans sa généreuse résolution. Lorsqu'il eut annoncé que le grand kniaz Vasili désirait l'union avec le Saint-Siège et que le roi de Danemark en avait informé Léon X, le doge Leonardo Loredano et plusieurs de sies conseillers versèrent des larmes d'attendrissement. Les registres officiels, il faut bien l'avouer, ne disent rien de cette émotion, dans tous les cas prématurée.

L'importance des affaires à régler ne permettait pas à Ferreri de s'attarder en route, et il quitta Venise à la veille de la nouvelle année. Mais tandis qu'il se pressait d'arriver à Gracovie, Sigismond se livrait à des combinaisons qui rendaient la diligence inutile. Dès le 26 janvier, il écrivait à Giolek qu'il se servirait des nonces pontificaux selon l'opportunité des circonstances, et bientôt après il déclara ouvertementà Léon X qu'il ne les laisserait pas aller à Mos- cou, ce voyage étant aussi dangereux que peu convenable. Que s'était-il donc passé et d'où provenait ce revirement subit? Les bons offices du Pape avaient été réclamés comme un pis aller éventuel. Aussitôt que les Russes eurent exprimé spontanément des intentions pacifiques, l'angoisse se calma et le roi Sigismond, n'ayant plus besoin d'inter- médiaire, préféra s'arranger tout seul avec son voisin. Au fond, l'accalmie n'était elle-même qu'un prétexte. Le vrai motif nous est donné par un document officiel de prove- nance lithuanienne. Sitôt que le Roi et ses conseillers eurent appris que Ferreri soulèverait à Moscou la question

18

274 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.

religieuse et celle du couronncincut, ils décidèrent, à rencontre des belles assurances de Ciolek, qu'il fallait reuipècher de se rendre auprès de l'ennemi traditionnel de la Pologne. Ni Ferreri ni Tedaldi ne semblent avoir insisté sur leur mission moscovite, la lettre de Léon X à Vasili III resta probablement en portefeuille, et une trêve d'une année fut conclue entre la Pologne et Moscou sans aucune intervention étrangère.

Pour avoir renoncé au lointain voyage, Ferreri, muni d'amples pouvoirs de légat et de pénitencier, ne s'en ren- dit que plus utile à la Prusse,Jà la Pologne et à la Litiuianie. En parcourant ces deux pays, il put constater en plusieurs endroits la décadence profonde du sens clirélien, l'inva- sion d'abus déplorables et les progrès du luthéranisme. Avec son ardeur habituelle, le nonce chercha des remèdes à ces maux : il convoqua des synodes, écrivit des encycli- ques, se ménagea une entrevue avec Luther, et résuma tous ses travaux dans un discours renforcé de textes et d'hyperboles et prononcé en présence du Roi. En 1521, le second jour de Pâques, il fit brûler solennellement sur un bûcher un grand nombre de livres hérétiques dont, sur ses instances, l'importation et la vente venaient d'être défendues. L'enquête préliminaire en vue de la canonisa- tion du prince Casimir Jagellon lui coûta aussi beaucoup de labeur et de peine. Il s'éprit de ce jeune héros, de ses mâles vertus, de sa piété angélique, crayonna sa vie à prands traits et composa des hymnes en son honneur. Enfin, plus heureux que Schœnberg, épaulé par les ambas- sadeurs impériaux, il fit conclure à Sigismond une trêve avec Albert de Brandebourg. Personne ne prévoyait encore les dangers qui menaçaient la Pologne de ce côté'.

' Acta Tomic, t. TV, p. 400; t. V, p. 71, 148, 149, 240. Bibliothèque P.arberini, t. LVI, 129, f. 59; t. XXXVI, n" 12, f. 94. Morsolik,

PISO, SCUOENBERG, FKKKEIU. 275

Ainsi les trois inaïulatairos destines successlvcnienl. pour Moscou n'atteignirent jamais le but suprême de leur voyage. Ils ne virent pas le Kremlin, ils ne traitèrent pas avec Vasili, ils ne purent renseigner exactement Léon X, qui garda jusqu'ù la fin ses illusions optimistes. Sous Tera- pire de ces idées, une nouvelle entreprise d'initiative privée fut, vers la fin du pontificat, approuvée et encou- ragée.

passim.— Archives du Vatican, Reg., 1200, f. 263; 1201, f. 162. Sanoto, Diar., t. XXVIII, col. 134, 151.— AlUy Zap. Ross., t. II, p. 172.— Bibl. publ. de Saint-Pétersbourg, Latins, F. IV, 145.

CHAPITRE II

CENTURIONE ET l'ÉVÉQUE DE SKARA

1518-1528

Émancipation de Paoletto Centurione. Les talents du bâtard. Se» vovagcs. Dépit contre les Portugais. Nouvelle découverte. Jalousie des villes d'Italie. Tracé fluvial de Centurione. Bref de Léon X à Vasili III. Centurione à Kœnigsberg. Arrivée au Kremlin. Refus de Vasili. Voyage d'Athanase Nikitine. Centu- rione et les Danois. Polémique religieuse à Moscou. L'idée uni- taire de îSicolas Luëv. Messages de Maxime le Grec. Secrets en matière religieuse confiés à Centurione. Rentrée à Rome sous Adrien VI. Le Champ mûr de Pighius. Son mémoire sur Moscou. Bref de Clément VII à Vasili. Second voyage de Centurione. Retour à Rome avec Guérasimov. Message de Vasili. Conseil de Pighius. L'évêque de Skara désigné pour Moscou. Ses antécédents. Ses instructions. Son départ avec Guérasimov. Entrevue avec Bona Sforza. Audience du roi de Pologne. Désir de la trêve. Arrivée ?i Moscou. Nogaroli et Herberstein. Ambassade polonai>e. Négociations en commun. Trêve de cinq ans. Bonnes paroles de Vasili. Départ de l'évêque avec Trousov et Lodyguine. Confidences de Sigismond I'^''. Halte à Venise à cause du sac de Rome. Arrivée à Orvieto. Réponses du Pape. Mort tragique de l'évêque de Skara. Esquisse de Vasili III. Destruction des derniers apanages. Poli- tique extérieure. Constance dans la « foi grecque » . Divorce avec Salomonie. Mariage sacrilège avec Hélène Glinski. Illusions romaines.

Le 30 août 1503, dans l'austère et vaste palais ducal de Gênes, à l'aspect fièrement féodal, Raphaël Centurione se présentait devant le juge des maléfices et lieutenant du podestat, docteur en droit, Augustin de Tarsis, assisté d'un notaire et de trois témoins convoqués expressément pour

CPNTURIONE ET L'KVKQUE HE SKAHA. 277

l'occurrence. Ce n'était pas un crime de droit commun (|ui nécessitait cette comparution ; le gentilhomme li{jurien subissait les conséquences d'un péché de jeunesse. Son fils naturel, vulgairement appelé Paoletto, l'accompagnait, et le moment était venu de rompre les liens lé(jaux de la pater- nité. Sous les yeux du tribunal, Raphaël saisit son fils de la main droite et puis le relâcha : tel était l'emblème et le rite traditionnel de l'émancipation. Désormais Paoletto dexenùit s ni juris, pouvant faire des contrats et des testa- ments, vendre, acheter, négocier, disposer de ses biens h son gré comme tout chef de famille âgé de plus de vingt- cinq ans. Père et fils jurèrent ensuite, la main sur l'Évan- gile, que l'émancipation ne se faisait pas en fraude de la commune ou des créanciers. Paoletto s'engagea à payer les impôts réguliers pendant trois ans, et à ne pas s'ab- senter sans autorisation du magistrat. Raphaël, caution- nant son fils, lui céda en pleine propriété tout ce qu'il lui avait gracieusement donné jusque-là et tout ce que Paoletto avait acquis lui-même. Quant à la fortune de la famille, elle passait aux enfants légitimes de Linoreta Lomellini. Paoletto, fruit d'un amour éphémère, dut se contenter d'une somme de cinquante florins une fois donnée de la main à la main, et d'un legs de cent ducats qui lui était assuré par testament.

Heureusement pour lui, le bâtard déshérité était plus riche en audace et en idées qu'en espèces sonnantes. Les écrivains indigènes, à commencer par Giustiniani et Foglietta, sont unanimes à louer l'étendue de ses connais- sances cosmographiques, son esprit d'initiative, la largeur de ses vues et la grandeur de son âme. S'il n'y avait peut- être pas du Christophe Colomb dans cette nature prime-sau- tière, comme d'aucuns le voudraient, au moins Paoletto était-il assurément de la race de ces hardis pionniers de

278 LES PAPES MEDICIS ET VASIM III.

la Renaissance qui poursuivaient leur idéal en dehors de> sentiers battus. Sa jeunesse fut en partie, dans un but mercantile, consacrée à de lointains voyages. L'Océan exerçait sur les Génois une attraction irrésistible. Il ouvrait (les voies à leur commerce, les rapprochait de leurs colo- nies marchandes et faisait affluer les richesses dans la cité « superbe » . Un parent de Paoletto, Angelo Centurione, qui possédait la confiance de Raphaël, avait beaucoup navigué dans les mers d'Orient et notamment visité l'Ile de Ghio, si renommée dans l'antiquité à cause de ses figues et de ses vins, et les Génois avaient établi des manu- factures de cire, des fabriques de velours et de damas. Encouragé par cet exemple ou en quête simplement de fortune, Paoletto, qui faisait le commerce des épices, par- courut l'Egypte, la Syrie, les bords de la mer Noire, et il put constater partout les pertes irréparables que l'invasion ottomane avait causées à son pays natal.

Son patriotisme et ses intérêts matériels souffraient encore plus du prodigieux développement qu'avait pris le commerce du Portugal. Sur les traces de Barthélémy Diaz et de Corvilham,yasco de Gama n'avait pas en vain doublé le cap de Bonne-Espérance et abordé triomphalement à Galicut. Désormais une nouvelle voie maritime rendait plus facile l'accès des Indes orientales. Les Portugais entendaient bien en faire la seule voie de communication entre le vieux monde et les riches provinces de l'Asie, et s'emparer ainsi du monopole d'un commerce singulière- ment lucratif. Une active surveillance fut exercée le long des côtes. Les précieuses cargaisons ne remontèrent plus l'Euphrate et ne descendirent pas le Nil. Au lieu de se diriger vers le golfe Persique ou la mer Rouge, elles s'en allèrent à Lisbonne à travers l'Océan. Ce changement d'iti- néraire fit des Portugais les seuls entremetteurs du com-

II

CEISTURIONK ET I/HVKQUE DE SKARA. 279

merce avec les Indes et les maîtres des marchés d'Occident. Se prévalant de ces avanlajjes, ils irn|)osèrent aux acheteurs des lois d'autant plus dures (|uc les demandes surpassaient toujours les offres. Aussi réalisaient-ils constamment de {jros bénéfices et vendaient-ils, avec profit, même les den- rées détériorées pour avoir souffert en mer ou séjourné trop longtemps dans les entrepôts de Lisbonne.

Une rancune personnelle stimulait peut-être l'ardeur de Paoletto. Il avait découvert un nouveau procédé méca- nique pour faire marcher les vaisseaux, pendant le temps de calme, avec une vitesse de deux ou trois milles à l'heure, sans qu'il fût nécessaire d'augmenter à cet effet le nombre des matelots. Vers 1512, il voulut en faire profiter le roi de Portugal, moyennant une compensation de vingt-cinq mille ducats. Soit que la somme parût trop forte, soit qu'il s'y mêlât de la méfiance, à Lisbonne on ne mit, semble-t-il, aucun empressement à utiliser l'invention et à enrichir l'inventeur. Ce grief a pu faire éclater son humeur ' .

Les villes marchandes d'Italie voyaient avec le même dépit que Paoletto cette prospérité croissante d'une puis- sance étrangère. Elles eussent voulu régner sans rivales sur les mers ou, pour le moins, se frayer une nouvelle route vers l'Orient et enlever aux Portugais leur hégé- monie commerciale. Un compatriote de Centurione, Bene- detto Scotto, avait songé à contourner le nord-est de l'Europe pour gagner les Indes en côtoyant la Chine. Son mémoire rédigé en italien et en français n'obtint aucun succès. Jaloux de résoudre le même problème, Centurione fut mieux servi par ses connaissances géographiques. D'après son projet, on eût concentré les produits d'Orient

' V Italie et la Russie, p. 105 à 110. Peragallo, p. 14.i

280 LES l'APES Mi:i>lCIS ET VASILI 111.

sur les bords de l'Indus, run des quatre courants plus abondants de l'Inde que la légende fait descendre dans la ])laine du haut d'un même pic de la montagne sacrée sous la forme de l'éléphant et du cerf, de la vache et du tigre. L'Indus est représenté par la vache. Après avoir remonté ce fleuve jusqu'à une certaine hauteur, les voyageurs eussent transbordé les marchandises dans l'Oxus, en tra- versant les défilés du Hindou-Kouch, qui séparent les bas- sins de ces deux cours d eau. De nos jours, les embou- chures caspiennes de l'Oxus n'existent plus que dans le souvenir des géographes. Épuisées par les arrosements et les canaux, elles sont depuis longtemps ensablées, et l'Amou-Daria actuel est redevenu, comme dans les temps reculés, tributaire de la mer d'Aral. Mais la date précise de ce phénomène de physiographie nous échappe, et Cen- turione pensait encore avec Strabon que l'Oxus se déver- sait dans la mer d'Hyrcanie des anciens. Ce fleuve majes- tueux, ainsi calculait Paoletto, eût donc porté les lourdes cargaisons dans la direction d'Astérabad; elles eussent ensuite traversé la Caspienne dans toute sa longueur, remonté la Volga et ses affluents, l'Oka et la Moskva, pour atteindre enfin Moscou. La capitale des Tsars offrait déjà des moyens de communication relativement plus faciles avec le Nord. En peu de jours, les balles et les ballots péniblement amenés du fond des Indes eussent gagné les bords de la Baltique, la ville de Riga, et se fussent trouvés sur le seuil des marchés d'Europe.

Gigantesque tracé, séduisant rien que par sa hardiesse : un immense réseau fluvial eût rivalisé avec l'Atlantique et le mouvement commercial eût rappelé à la vie des peuples restés trop longtemps à l'écart. La Perse et les régions environnantes auraient vu reparaître les beaux jours des khans tatars de la race de Houlagou, et la Mos-

CPNTUIIIOINE ET L'KVKOUE DE SKARA. 281

covie serait devenue d'cinljlée un Élut llorissant. Que si le projet était grandiose, les dilHcullés d'exécution le sur- passaient encore en grandeur. Pour ne rien dire des obstacJes à vaincre au pied de l'Himalaya et sur le versant aralo-caspien, la {jrande artère russe, la Volga, parsemée de bancs de sable, ne se laissait guère remonter facilement. Un vent contraire arrêtait net la navigation, l'accalmie obligeait les rameurs à mettre pied à terre, et leurs épaules atlilétiaues, leurs muscles d'airain, balaient à grand'peinc les navires contre I2 courant. Aux résistances de la nature s'ajoutait le danger des brigands. Du fond des forêts vierges de la rive droite, ils s'élançaient à Timproviste sur les paisibles voyageurs, mettaient leurs marchandises au pillage et, chargés de butin, s'en revenaient dans leurs repaires personne n'osait les attaquer. Un tou" de main, dit une chanson populaire, et la caravane, est prise. C'est là, dans les kourgans inaccessibles de la matouchka Volga que s'établira un jour Stienka Razine pour répandre au loin la terreur de son nom. Si redoutables étaient les périls de la route fluviale que souvent les marchands préféraient se rendre par terre d'Astrakhan à Moscou, en compagnie des Tatars qui allaient vendre leurs chevaux dans la capi- tale. Assurément, Centurione ne pouvait être initié à tous ces détails; aussi lui tardait-il de voir les choses de près et d'étudier sur les lieux les combinaisons caressées à Gênes. Il résolut, en conséquence, de pousser lui-même une pointe jusqu'à Moscou*.

Pour avoir plus facilement accès auprès de Vasili, Cen- turione s'adressa au Pape. Aucun document, que nous sachions, ne mentionne expressément sa présence à Piome, mais il est à présumer qu'il fit ce voyage en personne vers

' Canale, p. 233. Giovio, Opéra, p. 82 à 95.

282 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI IIIv

la fin (le 1518 ou dès le commencement de 1519. A la cour brillante de Léon X, au milieu des poètes et des lettrés, des musiciens, des sculpteurs et des peintres, le marchand d'épices de Gènes aura passé complètement inaperçu. Le Vatican ne se mit pas en frais pour le rece- voir, et le maître des cérémonies, Paride de Grassi, n'eut rien à noter dans son journal. Toujours est-il qu'au témoi- gnage de Giovio, confirmé par la chronique russe, Cen- turione reçut une lettre de Léon X pour Vasili, et peut- être une autre pour Albert de Brandebourg, La mission du Génois n'en devenait pas, de ce fait, officielle. Il s'en allait à Moscou en son propre nom, à ses risques et périls. Le Saint-Siège, on le verra plus tard, ne se fit pas faute de l'affirmer d'une manière catégorique. Un message ponti- fical donnait à son porteur du prestige et des facilités de voyage; Léon Xn avait aucun motif de refuser cette faveur à Paoletto, mais les affaires diplomatiques revenaient à d'autres personnages.

Avant même qu'il ne pénétrât en Russie, Genturione fut traité en haut lieu de simple particulier. Ainsi il arriva à Kœnigsberg au moment le Père Nicolas, déjà connu du lecteur, se préparait à entreprendre le même voyage. Sur l'ordre du grand maître, Dietrich, alors en mission à Moscou, demanda et obtint des sauf-conduits pour son frère Nicolas et pour Genturione; mais tandis que l'un est annoncé, avec un certain apparat, comme possédant les secrets du Vatican, l'autre est timidement recommandé à titre de trafiquant.

Nicolas Schœnberg, on s'en souvient, ne profita pas de cette occasion et n'entreprit pas le voyage de Moscou. L'intrépide Génois, muni de sa carte géographique, se hâta, au contraire, de s'y rendre. La chronique russe nous apprend laconiquement son arrivée au Kremlin. « En la

CENTUIIIONE ET I/KVKOITE DE SKAIIA. SH.-i

ineine année (^1520), nous dit-cllc, vint auprès du {^raiid kniaz à Moscou de la part du pape romain son serviteur [tçhéloviek) nommé Paul avec un message. » Encore, malgré sa concision, ce texte n'cst-il pas coniplètenierit exact : Centurione n'était ni serviteur, ni « homme du l*ape » , et il ne venait pas de sa part. Pour combler les lacunes du trop discret chroniqueur, nous n'avons guère que? le récit de Giovio et quelques données fragmentaires '.

Et d'abord, quant au plus cher objet de ses rêves, Cen- turione essuya un échec complet. Le grand kniaz Vasili lui interdit l'accès dans l'intérieur du pays, et lui refusa les moyens d'étudier les communications avec les Indes. Ce n'était pas que les Moscovites fussent indifférents aux avantages du commerce avec l'Asie ; des principes d'un tout autre ordre réglaient ici la conduite du sou- verain.

La Russie avait eu son Centurione dès le quinzième siècle. Dans le cercle restreint des marchands plus ou moins lettrés de l'époque, l'Hindoustan passait pour une espèce d'Eldorado du commerce. Un hardi négociant de Tver, Athanase Nikitine, voulut s'en convaincre de ses yeux. Devançant ses compatriotes et son siècle, il descendit la Volga et la Caspienne, parvint jusqu'à Ormuz, pénétra dans le Khoraçan, et revint à Tver par Téhéran, Trébizonde et Kaffa. Les impressions rapportées de cette tournée n'étaient guère encourageantes : aucun débouché pour les produits moscovites, marchandises pillées en route, aven- tures désastreuses et mauvais traitements de toute sorte. « Chrétiens mes frères, s'écriait Athanase après son retour, n'allez pas aux Indes si la foi orthodoxe vous est chère, car on y est exposé aux plus terribles épreuves, à moins de se

' JoACHiM, t. II, p. 54. Sborii, ?oussk. ist, ob.^ t. LUI, p. 101. Roussk. liét., t. VI, p. 227.

284 LES PAPES MEDICIS VASILI III.

faire renégat'. » Le grand kniaz Vasili ne s'effarouchait pas facilement, et s'il a eu connaissance du mémoire d'Athanase, il n'a certainement pas adopté ses opinions. Un développement du commerce russe, même du côté des Indes, ne lui répugnait pas, et, en 1533, interpellé j)ar le khan Babour, il se déclara tout près à entrer en relations commerciales avec ce descendant de Tamerlan.

Les fins de non-recevoir opposées à Centurione éma- naient d'une autre source et relevaient de scrupules invé- térés. On voulait bien à Moscou héberger des étrangers, se servir de leurs talents, à condition de les surveiller étroi- tement et de leur interdire, au besoin, le départ; mais livrer à un inconnu les arcanes de la vie populaire, le laisser circuler librement sur les eaux grises de la Volga, le Jourdain moscovite, c'eût été briser avec des traditions séculaires et froisser le sentiment national. Cependant, de l'aveu même de son fils, Vasili poussait l'exclusivisme à l'excès. A propos des négociations avortées de Clément VII pour obtenir le libre passage jusqu'en Perse, Ivan IV disait au Florentin Tedaldi qu'il se fût montré plus conciliant que son père.

Battu sur ce point, Centurione essaya de prendre sa revanche sur un autre. Si l'exploration de la grande voie asiatique était impossible, peut-être pourrait-on donner un nouvel élan au commerce dans le Nord. A en juger d'après une requête présentée au roi de Danemark et dont il reste, aux archives de Copenhague, un résumé contemporain, Centurione aurait, en effet, reçu de Vasili des privilèges de trafic en Russie non du côté de l'Orient, mais du côté de la Baltique. L'intelligent bâtard ne reculait pas devant les plus vastes entreprises. Il voulait fonder une puissante

* Poln. sobr., t. VI, p. 330 à 358.

CENTURIONE ET L'KVEQUE DE SKAHA. 285

compagnie, qui aurait rapporté de {jros IxinéRccs et qu'il iiirait lé(]uée à ses héritiers. Dans ce but, il dcniaïuiait à I hristicrn de lui accorder quelques franchises et de lui ivancer de Taqjent, à charge de payer les impôts ordi- naires et les frais de douane. L'avenir lui inspirait tant de lonfianccqu il promettait au Roi, sauf le cas d'un désastre imprévu, de lui verser tous les sept ans le montant de la -omme engagée au début. Pour entrepôt entre les produc- hiirs et les consommateurs il avait d'abord choisi Lûbeck, mais ensuite donné la préférence à Copenhague, à cause (ic l'amitié qui unissait Christiern à Vasili et qu'il réputait précieuse au point de vue religieux. L'entreprise eût été italienne, génoise, si la ville de Gênes renonçait à son gouvernement pernicieux, autrement Centurione se disait prêt à initier des Danois à ses secrets et à leur livrer tous les avantages du commerce russe. Christiern accueillit ces ouvertures avec bienveillance. La minute de sa réponse en fait foi. S'il n'allait pas jusqu'aux sacrifices pécuniaires, au moins sur les concessions gratuites sa générosité ne laissait rien à désirer. 11 octroyait la permission de trafiquer en Danemark, Suède et Norvège, autorisait le transit pour la Russie, prenait sous sa protection et rendait justiciables uniquement devant le tribunal royal Centurione lui- même, ses héritiers, ses agents, ses domestiques, et les recommandait avec instance aux autorités. On ignore quel a été le sort ultérieur de cette pièce, et si elle a eu des conséquences pratiques ^

Pour en revenir au séjour de Paoletto à Moscou, cet actif Italien ne se limitait pas aux soins du négoce. Son esprit était assez souple et ses connaissances assez variées pour qu'il put s'élever au-dessus des intérêts purement

' Archives de Copenhague, Indkomne Brève.

286 LES PAPES MÉDICIS ET VASILl III.

matériels et planer dans des ré(>ions supérieures : il ne lit, paraît-il, rien moins que de la théologie. Rendu à Moscou pour des affaires de commerce, nous dit Giovio, Centu- rione y agita la question de 1 union des Églises et la discuta avec les familiers de Vasili. Le curieux phénomène qui se passait alors en pleine terre russe explique cette hardiesse : l'idée de la conciliation pénétrait de différents côtés dans la citadelle de l'orthodoxie; les rois de Danemark con- viaient le grand kniaz au concile de Latran; Dietrich Schœnberp^ offrait de hautes interventions auprès du Pape. Quelque chose de plus surprenant : dans le foyer du fana- tisme, en dépit des obstacles, la propagande catholique répandait ses rayons lumineux.

Le promoteur de cette innovation était un médecin allemand, maître Nicolas Luëv ou Boulev, car les con- temporains l'appellent tantôt d'une manière, tantôt d'une ^y^re, homme de grand talent. Le diplomate autrichien <la Collo, qui l'a connu personnellement à Moscou, le dit très versé dans la médecine, l'astrologie et toutes les sciences, et ses ennemis mêmes ne contestent pas sa com- pétence et sa valeur intellectuelle. Quant à son habileté professionnelle, on l'estimait si haut qu'il resta jusqu'à la fin le médecin préféré du grand kniaz, dont jamais il ne perdit les bonnes grâces.

Or ce vaillant disciple d'Esculape songeait à la vie des âmes autant qu'à la guérison des corps et consacrait ses loisirs à la controverse dogmatique. Épris de l'idée uni- taire, il aspirait à la réunion des Églises et, de sa plume féconde, multipliaitles messages dans ce sens. Il en a adressé à Vassian, archevêque de Rostov, à Maxime le Grec, au diak Mounékhine et à d'autres encore. Tous ces écrits sont malheureusement perdus pour nous. A en juger d'après les réponses qu'ils ont provoquées, maître Nicolas ne

CENTUUIONE ET L'KVKOUE DE SKAIIA. 287

t';u liait pas le fond de sa pcns(ic : se réclamant de Tunilc; (l( Dieu, de TLglise et du baptême, il préconisait l'union (II' tous les fidèles sous l'autorité d'un seul pasteur. IjC lour et la forme de ses lettres devaient être modérés et insi- nuants, car ses adversaires l'accusent d'avoir dissimulé la rijjueur des dogmes latins et comblé d'éloges hy[)ocrites la foi orthodoxe, comme pour dresser des pièges aux bons Moscovites. D'aucuns s'y laissèrent prendre, en effet, et on compte parmi les néophytes plus ou moins convaincus de Luëv, le boiar Fedor Karpov, un hégoumène dont le nom est resté inconnu et peut-être quelques autres.

Les modestes succès du médecin polémiste ne passèrent pas inaperçus. Le ban et l'arrière-ban de l'orthodoxie militante s'élevèrent contre lui. Un auteur anonyme, moins érudit que zélé, lança une diatribe grotesque les outrages tombent dru en guise de bonnes raisons. Philo- thée, moine de Pskov, dépensa une somme considérable d'enthousiasme contre les Latins. Un Byzantin vint avec plus de savoir et de talent au secours des Russes. Il s'appe- lait Maxime, et l'histoire lui a conservé le surnom de Grec. Jeune homme, il avait parcouru l'Italie, cultivé l'huma- nisme, admiré Politien et connu Aide Manuce. Touché et transformé par l'éloquence dramatique de Savonarole, il alla s'enfermer dans le couvent de Vatopaedhion, les ascètes trouvaient le calme et les savants de précieux manuscrits. Appelé à Moscou, en 1518, pour la traduction d'un psautier célèbre, le moine du Mont-Athos y déploya une activité exubérante. Sa cellule devint le rendez-vous des lettrés. On y passait en revue toutes les questions du jour, Maxime rompit des lances avec les Juifs et les Arméniens, plaida la cause de sa patrie en deuil, réfuta les astrologues et les mahométans. La propagande catholique l'émut profon- dément. Pour raffermir les Moscovites chancelants, ilécri-

288 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.

vit des messages sur les dogmes controversés, sur l'union des Églises, prenant surtout à partie maître Nicolas, Et comme celui-ci avait comparé la sainte Trinité au triangle, il l'accusaitdeprofanerles augustes mystèresparlagéométrie. Dans toute celte polémique dont nous n'avons, du reste, que des échos, le nom de Centurione n'est jamais men- tionné. Il serait téméraire de vouloir assigner la part qu'il y a prise, ou même de supposer qu'il y ait pris une part active. Rien que l'ignorance de la langue l'eût bien vite mis hors de combat. Toutefois les partisans de Luëv, Luëv lui-même, durent se féliciter de le voir au milieu d'eux; car s'il n'était pas agent officiel ou officieux du Pape, au moins venait-il de Rome avec une lettre pontificale, avec les convictions catholiques d'un Italien. Il y avait un puissant motif de rapprochement, et, grâce aux interprètes, des rapports pouvaient s'établir entre les intéressés. Cen- turione donne lui-même discrètement à entendre qu'il n'est pas resté étranger à ce mouvement. Des secrets en matière religieuse lui furent confiés. Il les communiqua au Pape et en avertit Christiern II. Leur importance lui paraissait si grande qu'il entrevoyait déjà une fusion avec Rome, pro- posait au Pape d'envoyer, dans ce but, des ambassadeurs à Moscou et demandait au roi de Danemark d'appuyer auprès de Léon X ces démarches aventureuses. On s'ex- plique maintenant comment Giovio a pu affirmer que Cen- turione a traité de l'union des Églises avec les familiers de Vasili. S'il n'a pas donné de sa personne en se jetant lui- même dans la mêlée, du moins les propagateurs des idées nouvelles l'ont mis au courant de leurs projets; il s'en est emparé avec sa vivacité habituelle, et cela suffisait pour justifier l'assertion de Giovio '.

' CoLLO, p. 52. Maxime le Grec, t. I, p. 323, 341,445. L'Italie et la Russie, p. 114. Jmakine, Pamiatnik.

CENTllUIONl-: KT LKVKQUE DR SKAKA. 289

Peiuliint que ces questions s'agitaient aulour de lui, Vasili ne senihlc j)as s'en être ému. Inél)ninlal)le dans la u foi grecque » , {jardien jaloux de l'exclusivisuie national, il n'en donna pas moins à Centurione une lettre, au témoi- gnage deGiovio, flatteuse pour le Pape, mais dont le tc.'xle ne nous est point parvenu. Et Paoletto, que sa vie errante et tourmentée avait habitué aux longues espérances de même qu'aux vastes horizons de la mer, resta enchanté de ses succès etreprit le chemin de Rome, il n'arriva cepen- dant qu'après la mort de Léon X. Dans la ("orce de Tàgc, à l'apogée d'un triomphe militaire et politicpie, au moment les troupes pontificales s'emparaient de Milan et ren- traient victorieusement à Parme et Plaisance, une courte et mystérieuse maladie avait précipité dans la tombe, le 1" décembre 1521, l'immortel protecteur des lettres et des arts.

Désireux d'entreprendre un second voyage, Centurione s'adressa au Pape nouvellement élu pour remplacer Léon X. A l'aimable et prodigue Médicis, fidèle aux séduisantes traditions de Florence, succédait un Flamand intègre, rigide, parcimonieux, animé d'un zèle ardent et pur, ancien professeur de Louvain et précepteur de Charles-Quint, évêque de Tortose et cardinal, grand inquisiteur d'Aragon et de Navarre. Les humanistes et la gent artistique furent oubliés; il n'y eut plus au Vatican ni concerts ni comédies. L'Allemagne et l'Orient absor- baient les pensées et les veilles d'Adrien VL Pour enrayer le mouvement provoqué par Luther, il exigeait l'appli- cation de l'édit de Worms et s'efforçait en vain de gagner à sa cause l'électeur de Saxe. D'autre part, des nouvelles de plus en plus alarmantes arrivaient d'Orient, et une croisade s'imposait impérieusement. L'héroïsme de Croissy n'avait pu sauver Belgrade : le 29 août 1521,

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290 LES PAPES MEDICIS ET VASILI 111.

après vingt assauts consécutils, ce boulevard de la chré- tienté avait été emporté par les Turcs. Victorieux sur le continent, Suleyman songeait à une campagne maritime, et le jour n'était plus éloigné les chevaliers de Rhodes changeraient de domicile et de nom. L'imminence du danger fit conclure à quelques États une ligue défensive qu'on eût volontiers étendue à d'autres pays encore. A cette occasion, un ancien disciple du Pape à Louvain, Albert Pighius, astronome et théologien, aussi laid que savant, attirait l'attention de son vénéré maître sur la Russie. Il faisait valoir les motifs surnaturels en la lui représentant comme un champ déjà mùr pour la moisson et digne d'être cultivé avec un soin spécial. li'archevêque de Drontheim, Énée, ancien chancelier du roi Jean de Danemark, s'exprimait dans le même sens. L'envoi d un messager qui s'offrait de lui-même pouvait servir au moins pour vérifier ces renseignements. Mais à peine Adrien VI eut-il approuvé le voyage de Centurione qu'une mort prématurée enleva le pieux pontife, le 24 septembre 1523, sans que pour cela l'ardeur du marchand génois se ra- lentît.

Paoletto renouvela ses démarches auprès de Clé- ment VII, héritier des vastes desseins de son prédéces- seur Adrien VI et de son cousin Léon X. Il contait des merveilles sur les sentiments de Vasili envers le Saint- Siège, se flattait d'être bien vu au Kremlin, et, rêvant toujours son nouveau chemin des Indes, sa compagnie de commerce, il demanda au Pape des lettres pour Moscou.

Ces assertions s'accordaient en tous points avec un curieux mémoire présenté à Clément VII au début de son pontificat. Encouragé peut-être par ses succès auprès d'Adrien, Albert Pighius prit la plume pour renseigner sur la Russie le nouveau pape. Ces lignes sont un précieux

CENTUr. lO.NK KT I/IIVKQITE DE SKAHA. 291

toinoi^iiiijje des rumeurs (|ni circulaient alors dans cer- taines sphères, des sources d'où elles jaillissaient et des illusions qui en étaient l'inévitable conséquence, f^e docte Flamand en appelait avec une naïve assmancc aux am- bassades d'Ivan III que des hommes intéressés ont seuls empêché, disait-il, d'établir l'union reli(jieuse; au désir de Vasili, attesté par l'archevêque de Drontheim, de se (aire représenter au concile de Latran ; aux négociations avec l'Empereur auxquelles avait pris part l'évêque de Gurk, Jérôme Baibi ; à la trêve de cinq ans conclue avec la Pologne sous les yeux du nonce Thomas deNigris; enhn à l'ardeur de Vasili contre les Turcs. On devine les dé- ductions de ces prémisses : il faut cultiver l'amitié du grand kniaz pour gagner toute une nation à l'Église et doubler le nombre des adversaires du Croissant. De par Pighius, Vasili était au fond plus chrétien que les princes très chrétiens, car il voulait la concorde, tandis que les autres se faisaient mutuellement la guerre au lieu de se croiser sous la bannière du Christ '.

Clément VII, initié à la grande politique sous Léon X, devait comprendre et, jusqu'à un certain point, goûter ce langage. Il partageait sur Moscou les vues de son dé- funt cousin et entretenait les mêmes espérances. Centu- rione lui inspira de l'intérêt, toutefois aucune mission officielle ne lui fut confiée. On le considéra toujours au Vatican comme un étranger, un citoyen de Gênes, non pas comme un « homme du Pape » . Mais, profitant de l'occasion, Clément VII s'adressa directement à Vasili avec une lettre datée du 25 mai 1524 et rédigée sous l'impression des meilleurs souvenirs du passé et des rap- ports favorables de Paoletto : vagues désirs d'union et de

' Picaïus et Martyxov, passim.

202 LES PAPES MKDICIS ET VASILl III.

rapj)rocliemcnt, promesses d'honneurs et de dignités, pro- position d'envoyer un mandataire à Rome. Ccnturiono ou tout autre à sa place, disait le Pape en finissant, s'ex- pliquera plus longuement sur tous ces points, et puissc-t-il trouver bon accueil. Il ne faut pas croire que ces der- nières paroles indiquent une mission officieuse. Tout à l'heure nous entendrons Clément VII s'expliquer catégo- riquement : en dépit de cette clause équivoque, le Génois sera toujours tenu à l'écart de la diplomatie.

Le second voyage de Genturione ne fut qu'une rapide excursion. Vieux et victime d'une cruelle maladie, il se mit en route avec une ardeur juvénile, et tandis qu'on le croyait à peine arrivé au Kremlin, il rentrait déjà à Piome, moins satisfait qu'à son premier retour de Moscou. Cette fois Kœnisberg ne l'avait pas vu passer. Centurione tra- versa la Pologne, se donnant à Cracovie pour nonce pon- tifical, et, chose étonnante, loin de s'opposer à son voyage, Sigismond I" se chargea de lui fournir l'entretien, les chevaux et les fourrages jusqu'à la frontière russe. Le prétendu nonce gagna si bien l'affection du roi de Po- logne, qu'au retour, le 8 juin 1525, celui-ci le recom- manda chaudement à la munificence du Pape, en insis- tant sur l'indigence et l'âge avancé du « brave homme » . Giovio remarque aussi, en passant, qu'à parcourir le monde en tous sens, Centurione ne gagnait pas beaucoup d'argent. Les petits avantages matériels, plutôt que la politique, furent probablement la cause déterminante du nouvel itinéraire adopté par notre voyageur. Il passa deux mois à Moscou et, muni d'un sauf-conduit, se hâta de revenir en Italie. Avait-il obtenu des faveurs personnelles ou des facilités quelconques pour ses projets? Rien ne permet de le supposer. Au contraire, un complet décou- ragement semble avoir succédé chez lui à un enthousiasme

CEÎNTURIONE ET L'EVEQUE DE SKARA. 293

|MÔinatui(i. Du reste, ses traces disparaissent ici. Nous 11 avons plus sur ses laits et {jestcs (jue de va^jues indica- tions dénuées de preuves authentiques. Tout son succès à la cour de Moscou se réduisit à ramener avec lui un iiian- <l;ilairc du {jrand knia/ ^ nsili, porteur d'un message pour \c l'apc'.

L'apparition de ce personnage à Rome, vers le mois de epleinbrc 1525, prit les proportion» d'un petit événe- ment. Dmitri Guérasimov était le vrai nom de l'envoyé; on l'appelait l'amilièrement le petit Mitia [Miiia j\l(ily),elii I étranger Démétrius Erasmius. Suffisamment instruit, Acrsé dans les questions religieuses, parlant le latin et 1 allemand, il avait derrière lui un passé honorable. Les fonctions d'interprète qu'il exerçait à Moscou équivalaient à celles d'un diplomate en activité de service. En effet, quelques missions politiques en Suède et en Danemark, en Prusse et en Autriche, lui avaient été confiées. Travail- lant avec Maxime le Grec à la traduction d'un psautier, il se distingua de ses collègues par la largeur de son esprit. La besogne en elle-même était rude. Personne à Moscou ne savait le grec. Les préjugés des Byzantins étaient plus répandus que leur langue. Force fut donc de s'ingénier. Maxime traduisait du grec en latin, Guérasimov avec d'autres, du latin en russe, et les copistes fixaient la ver- sion sur le papier. Le moine intelligent du Mont-Athos s aperçut bien vite que les textes du Kremlin fourmil- laient d'erreurs, et il se mit à les corriger, au grand effroi des interprètes: « L'épouvante s'emparait de moi et je fris- sonnais d'émotion, dit l'un d'eux, chaque fois qu'il fallait changer une lettre ou effacer un accent, d Ces scrupules faisaient présager l'avenir : l'aveugle attachement à des

' RàYNALDi, t. XXXI, p. 456.— Sborn. roussk: ist. ob., t. XXXV, p. 692 :, 698. Theiner, Vet.Mon. PoL, t. JI, p. 430.

29V LES PAPEvS MEDICIS ET VASILI III.

textes corrompus devait plus tard troubler profondément les esprits et dégénérer en raskol. Mieux inspiré, Guéra- simov ne s'effarouchait pas de ces niaiseries.

Arrivé à Rome, il fut logé au Vatican dans un appar- tement fastueux et entouré d'égards. A l'audience du Pape, il se présenta revêtu de son brillant costume natio- nal, avec des peaux de zibeline qu'il offrit de la part de son maître à Clément VII. Le message de Vasili, que Gio- vio nous a conservé, dut étonner les lecteurs par son contraste avec le bref pontifical. Le grand kniaz ne s'at- tardait pas aux expressions d'exquise courtoisie et inter- prétait le rapprochement avec le Saint-Siège dans le sens d'une alliance militaire de lOccident contre les infidèles. Évidemment on voulait écarter la question religieuse et se maintenir, au moins par écrit, sur le terrain politique. Aussi le Pape était-il invité h renvoyer promptement Dmitri avec un mandataire qui mettrait le grand kniaz au courant des mesures à prendre contre les Turcs. Nous verrons plus tard que Vasili ne songeait pas à la guerre sainte, mais qu'il avait besoin d'habiles ouvriers.

Guérasimov en était de ses démarches lorsqu'il fut arrêté par une fièvre inopportune. Sa vigoureuse nature en triompha facilement, et reprenant ses couleurs rubi- condes et ses forces, il s'empressa de visiter les églises, les monuments et les ruines de l'immortelle cité, laissant libre cours à son admiration devant les chefs-d'œuvre des arts et les augustes témoins du passé. Le 27 septembre, fête des saints Anargyres, Côme et Damien, il assista à la messe pontificale, s'extasia sur la musique italienne et parut au consistoire le cardinal Campeggi rendit compte de sa mission en Hongrie. Dans toutes ses courses à travers Rome, Guérasimov avait pour guide et mentor Francesco Chiericati, évêque de Teramo dans les Abruzzes,

CENTURIONK KT LKVEQUE DE SKARA. 295

ancien diplomate, qui se consolait de son échec A la diète de Niirnberfj en cultivant l'iunitié d'Érasme et d'Isabelle de Gonza{jue. Paolo Giovio se ména(;ea aussi de lonjjues et fréquentes conversations avec l'envoyé russe et, tout en le faisant causer, il taillait sa plume pour écrire sur Moscou.

Cependant les profanes se persuadaient que Guérasi- mov avait encore d'importantes et secrètes communica- tions à faire. Au fond, il n'en était peut-être rien. Néan- moins il est probable qu'il a mesuré ses paroles avec assez de prudence pour laisser subsister des illusions. Person- nellement Clément VII en remporta cette irhpression que Vasili désirait l'union avec Rome; il ne s'en cacha point devant le roi et la reine de Polojjne et, ne se fiant pas au papier, réserva ces affaires pour des né(jociations de vive voix. Ceci était d'autant plus naturel que la présence de Guérasimov à Rome avait soulevé la question des rap- ports diplomatiques avec Moscou. Une solution s'impo- sait nécessairement. En principe, on ne pouvait contester ni l'importance de ces rapports, ni l'utilité de les entre- tenir; mais comment s'y prendre? Quels écueils éviter? Pighius est, à notre connaissance, le seul qui ait eu l'in-- tuition de l'état réel des choses. Seul, il a justement apprécié la valeur de l'élément national et politique; seul, il a demandé qu'il fut mis hors de cause. L'envoyé du Pape, dit-il, ne doit être ni Suédois, ni Livonien, ni Polo- nais, à cause des rivalités et des haines ordinaires entre voisins, et des guerres qui en sont la conséquence inévi- table. Et, partant de ce principe, il s'arrête surtout sur les relations de la Pologne avec Moscou. Les conquêtes des Russes sur les Polonais, observe-t-il judicieusement, ont jeté la discorde entre ces deux peuples. Un roi de Pologne, tout excellent chrétien qu'on le suppose, ne verra jamais

296 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.

de bon œil la prospérité de Moscou, ni son amitié avec Rome. La raison en est évidente. Tant que le prince moscovite restera en dehors de la communion catholique, l'Occident le traitera d'ennemi, et on donnera même des indul{;ences à ceux qui prendront les armes contre lui. Qu'il se soumette au Saint-Siège, les sympathies et les alliances se déplaceront^ le roi de Pologne ne pourra plus se réclamer de sa foi, les conditions de la lutte seront équilibrées, et le vrai but de la guerre sera démasqué. Pigliius en conclut que, dans les négociations avec Mos- cou, les Polonais doivent être soigneusement tenus à l'écart. Jérômfe Balbi, instruit par l'expérience, ajoute-t-il, s'est prononcé dans le même sens vis-à-vis d'Adrien VI. Les laits viennent à l'appui des témoignages, car, chaque fois que les Papes ont essayé d'envoyer leurs nonces à Moscou, les rois de Pologne les ont arrêtés et leur ont fait rebrousser chemin, tellement ils redoutaient le con- tact du Kremlin avec Rome. Le bon sens et la saine poli- tique parlaient par la bouche de Pighius. Sur ce point particulier sa voix ne fut pas écoutée '.

Clément VII n'avait qu'une vague idée des mystères que portait dans son sein le monde slave. S'il envoya un Italien à Moscou, ce fut pour en faire un instrument des Polonais, auxquels il livrait sans réserve la direction des négociations russes. Au seizième siècle, les Papes se ser- vaient encore volontiers des frati pour les missions diplo- matiques en pays éloignés. Mieux préparés et plus aguerris que les prélats de cour, ils échangeaient plus facilement la vie austère du cloître contre les fatigues et les ennuis d'un pénible voyage. Dans l'espèce, le choix du pontife se porta sur Gian Francesco Citus, de Tordre des Mineurs.

' PiGDius, chap. VII, VIII, IX,

CENTUIUONE KT I/KVKOIJK HE SKAHA. 297

OrijjiiiJiirc de Polcnza dans la Hasilicalo, il avait acrjuis de bonne lnMire une répntalion de savant parmi les en- fants de saint François et exercé an milieu d'enx les plus hautes lonclions. En 1514, il fut nommé coirunissaire de ,son ordre dans la curie romaine. La même année, Léon X l'envoya dans le ljd)an rc-primer des erreurs (jui se r(''pan- daient parmi les Maronites, La mission réussit à souhait, et Gian Francesco, de retour à Rome, présenta au concile de Latran trois délé{jués qui firent acte de soumission an nom de leurs compatriotes. Député plus tard dans le Danemark et en Suède, trois évéques avaient été mis à mort par Ghristiern II, il rendit compte de son enquête dans le consistoire du 28 avril 1523, sans mén;i^er ni le Roi ni ses ministres, exposant les faits dans leur brutale réalité. Tant de travaux méritaient une rétribution : le 15 mai suivant, malgré ses répngnances, Adrien VI le promut à 1 évéché de Skara en Suède. Les épreuves sui- virent de près les honneurs. Gustave I" refusa énergique- ment de livrer le diocèse à un étranger quelconque, et à Gian Francesco moins qu'à tout autre, le soupçonnant à tort d'avoir usé de partialité envers Ghristiern. Lors même qu'il n'y eût pas eu d'opposition de ce côté, les factions qui agitaient le pays le rendaient d'un abord difficile. Gian Francesco n'en cherchait pas moins le moyen de pénélrer dans son diocèse. En attendant, il fut attaché au légat d'Allemagne, cardinal Campeggi, charjjé depuis le 1" avril 1524 des affaires de Danemark, Suède et Nor- vège, et, depuis le 25 octobre de la même année, de celles de Pologne. Il s'acquitta de cette tâche de manière à mériter les éloges de Campeggi. En 1525, rendu de nouveau à ses loisirs, il adressait de Bologne à Clé- ment VII, le 3 août, une lettre lamentable : sans diocèse, sans ressources, condamné à la misère, il suppliait qu'on

298 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.

eût pillé de lui. Par suite peut-être de ces plaintes, il fut d désigné, dans le consistoire du 13 octobre 1525, pour la mission de Moscou.

Les messafjes rédi{jés à cette occasion nous font con- naître la politique romaine. D'abord, comme nous l'avons déjà insinué, Clément VII s'attache à constater que Centu- rione a fait ses voyages de Moscou en son propre nom, pour ses affaires de commerce, et qu'il n'a jamais été revêtu d'un caractère officiel. Cette insistance équivaut à un désaveu. Évidemment on ne voulait pas marcher sur les brisées de l'ardent Génois. Désormais les affaires de- vaient être traitées sur un terrain nouveau. Venaient ensuite les formules ordinaires de politesse, des éloges à l'adresse de Guérasimov et surtout à celle de Vasili lui- même pour avoir pris tant d'intérêt à la croisade et montré tant de déférence envers le Pape. Quant aux in- structions données de vive voix, elles sont restées un mys- tère pour l'histoire.

Le roi de Pologne fut mieux partagé. L'envoyé ponti- fical devait s'ouvrir complètement à lui, obtempérer à ses conseils et arranger toutes les affaires à son avantage : autant eût valu envoyer au Kremlin un agent polonais. Le Pape comptait aussi sur l'appui de Sigismond pour maîtriser en Suède le flot montant de la Réforme. Gian Francesco était même autorisé à se démettre, au besoin, de son diocèse, afin de faciliter, en face du danger, l'or- ganisation de la hiérarchie '.

Muni de ces pièces, accompagné de Guérasimov et d'un chapelain du nom de Nicolas, l'évêque de Skara se

> L'Italie et la Russie, p. 124. Kon. Gustaf, t. I, p. 172, 226. Archives du Vatican, Germ.,t. LUI, f. 8 v% 35, 37, 42 v% 44, 60; Principi, t. III, f. 207, 289; Clem. VII Br., X, 438; 7?e^., 1280, f. 323 v% 331. Theiser, Vet. mon. Pol., t. II, p. 433. Bala>, p. 186.

CENTURIONE ET L'IÎVKQUE I»K SKAHA. 20(i

nit en roufe vers la (in de raiiiic'C 1525. Arrivés ù Venise, los voyajjeurs furent présentés, le 17 décembre, au col- è{}e. L'évéque se servit d'un langage de missionnaire qui raliissait les secrètes espérances de Rome : il se dit învoyé à Moscou par le Pape pour arranger les affaires et Dropager la vraie foi. Quant à Guérasimov, vêtu Je rouge ît noir, coiffé d'un bonnet en feutre blanc, il recourut à m prêtre qui, faisant fonction d'interprète, exprima les >ympatliies du grand kniaz pour la République. Il offrit ensuite au doge une superbe peau de zibeline de la valeur ie cinquante ducats. Sanuto, qui nous a conservé ces détails, fait passer Dmitri pour l'ambassadeur auprès do Clément VII « du grand Vasili, prince de la ville de Mos- cou et empereur de toute la Russie » .

Gian Francesco séjourna quelque temps à Venise pour y régler une des grosses difficultés des voyages au seizième siècle : s'entendre avec les hommes compétents et se procurer de la monnaie ayant cours à l'étranger. Plus tard, il s'en repentit amèrement. Un change malheureux lui fit perdre beaucoup d'argent, et ce premier retard en entraîna d'autres encore plus fâcheux à sa suite.

On ne parvint à Cracovie que le 28 février 1526. Après les fatigues d'un long voyage à travers les neiges de la Moravie et de la Silésie, l'évéque de Skara ne trouva dans la capitale qu'une nouvelle déception. Le roi de Pologne était depuis onze jours parti pour la Prusse, la Pleine résidait dans un château hors de la ville, il n'y avait personne pour traiter les affaires. Cruel embarras : fallait- il se résigner à un énorme détour afin d'aller trouver Sigismond, ou bien, sans cherchera le voir, se diriger directement sur Moscou ? Gian Francesco échangea des courriers avec la Reine et se rendit auprès d'elle pour prendre conseil.

300 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI 111.

Bona Sforza, fille du duc de Milan et d'Isabelle d'Ara- fjon, que Sigismond avait épousée en secondes noces, jouissait à la cour d'une {jrande influence. Sa beauté avait séduit et captivé le Roi. Les ambassadeurs cbarj^és de né^jocier le mariage lui avaient annoncé que Bona ressem- blait plutôt à une nymphe ou à une déesse qu'à une simple mortelle. Ils avaient pris la mesure de sa taille, de son pied, et même envoyé sa chaussure à Cracovie. Les détails renchérissaient sur l'impression d'ensemble : che- veux superbes et argentés, bien que les sourcils et les cils soient d'un noir d'ébène, yeux plus angéliques qu'hu- mains, front ouvert et serein, nez régulier n'ayant rien d'aquilin ou de crochu, joues roses et pudibondes, lèvres éclatantes comme des coraux, dents égales et brillantes, cou droit et arrondi, épaules ravissantes, mains sans pareilles. C'est ainsi que s'exhalaient les sentiments d'ad- miration des hommes du Nord transportés sous le ciel d'Italie : Balzac dans une page de roman n'eût pas mieux réussi ! Quoi qu'il en soit de cette appréciation, le fait est que Bona, profitant de son empire surSigismond et habile à nouer des intrigues, sut s'entourer de clients, se créer im parti et imprimer souvent aux affaires sa propre direc- tion. Les rapports avec Moscou l'intéressaient moins; elle se déclara incompétente et incapable de suggérer une ligne de conduite, mais elle n'en insista que plus forte- ment sur l'entrevue avec le Roi au fond même de la I*russe,

^a perspective n'était guère attrayante. Le major- dome de Bona, que Gian Francesco avait connu à Jérusa- lem et qu'il rencontrait avec étonnement en Pologne, lui disait sans détour : « Préparez- vous à traverser de nouveau les déserts d'Egypte. » En effet, les voyageurs dans ces con- trées ne devaient compter que sur eux-mêmes; on passait

nENTTJHIONF, ET T.'liVKQUE DE SKAUA. 301

souvent de> deux et trois jours sans rencontrer d lK»l)itn-

Ition et sans pouvoir se procurer de vivres sur place. Un peu découragé par ces descriptions, l'évèque de Skara se rappela le beau soleil de Naples dont les rayons l'avaient si souvent rérhauffr. Il lui tardait d(; reffajjner 1 Italie, d'assiner son avenir, et d'un accent mélancolique il sup- plia Sadoleto, évêque de Carpentras et secrétaire ponti- fical, de bien vouloir ne pas l'oublier, afin qu'il put au retour trouver un endroit pour reposer sa tète et ne pas s'inquiéter sans cesse du lendemain. En attendant, il fallut se remonter, se plier aux circonstances, acheter un fourgon, s'approvisionner de vivres et partir pour la Prusse. Guërasimov, après une vive résistance, se résigna aussi à ce détour. La nécessité d'obtenir un passeport l'emporta sur les ennuis du retard.

Le 28 mars, nos voyageurs arrivèrent à Marienbourg, résidence autrefois des grands maîtres de l'ordre Teuto- nique, conquête précieuse de la Pologne sur les chevaliers qu'on avait laissés imprudemment s'emparer du littoral delà Baltique. Le Roi s'y trouvait depuis quelques jours aux prises avec les difficultés soulevées par les protestants de Dantzig. Sur les instances de l'évêque, une audience lui fut accordée, dès le lendemain de son arrivée, le jeudi saint. C'est qu'il apprit pour la première fois les détails de la mission qu'il aurait à remplir au Kremlin. Chose étrange ! il n'est plus question des Turcs, on ne veut pas toucher à la trêve conclue avec les futurs vainqueurs de Mohacs. Il n'est plus question de l'union des Églises russe et romaine. La Suède est mise de côté. Il s'agit seulement de conclure soit une trêve, soit une paix durable avec Moscou.

Voici comment se présentait la situation du côté de la Pologne. Sigismond I" n'était pas de taille à lutter avec

302 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.

un adversaire aussi redoutable que Vasili. Un heureux phénomène d'atavisme n'avait pas infiltré dans le petit- fils le génie de Jagellon, son esprit de conquêtes, sa poli- tique savante, sa rude énergie. Constamment tenu en échec par la détresse des finances, par une armée défec- tueuse et une szlachta récalcitrante, mal servi par sa nature débonnaire, il ne savait pas remuer les idées qui transforment les peuples et leur donnent un élan irrésis- tible. Grâce à lui, les Habsbourg contractèrent des ma- riages qui leur valurent la Bohême et la Hongrie; les bords de la Baltique passèrent à la maison de Brande- bourg. Vis-à-vis de Moscou, après des victoires suivies de revers, il s'en tenait à une politique passive d'observation. En 1522, on avait conclu une trêve peu favorable aux Polonais, car la ville importante et populeuse de Smolensk était restée aux Russes. Sigismond voyait avec dépit le drapeau moscovite flotter sur les murs d'une forteresse qui dominait le Dnieper. Il eût voulu la léguer à son fils, mais sans faire de guerre, rien que par d'habiles négocia- tions. Aussi dut-il voir avec plaisir arriver l'évêque de Skara, qui se mettait à sa disposition précisément pour ouvrir et mener à bonne fin des pourparlers pacifiques. La pensée royale se résume dans les instructions données, le 10 avril 1526, à Gian Francesco.

Comme préambule indispensable, Sigismond exigeait que l'initiative du Pape fût mise hors de doute et officiel- lement constatée. C'eût été une première défaite, si Vasili pouvait seulement s'imaginer que les Polonais mendiaient auprès de lui la paix. Malgré l'intervention pontificale, Sigismond n'augurait rien de bon de la part de Vasili. Avec un homme de si mauvaise foi, disait-il, aucune convention, aucun traité, ne saurait inspirer de la con- fiance ou donner de la sécurité. Il consentait cependant à

CENTIIIUONE ET L'EVEOUE I»E S K A II A . IJO-T

courir la cliaiice cl posait ses conditions : rcsLilulion de Sniolcnsk si Ton veut une paix durable, autrement une trêve de cincj ou div ans, (|ui laisserait en suspens les plus fjraves questions. Exprin)er de paieilles |)rétentions, c'était se méprendre étrangement sur le caractère de Vasili et les procédés de sa polilicpie. Tout profane qu'il fût encore, l'évêque de Skara com[)rit que les négocia- tions seraient difficiles à mener, et il en prévint Sadolcto. L'idée d'une action plus efficace ne traversa même pas l'esprit de l'évêque franciscain. Il se posa en simple intermédiaire désireux d'accomplir les ordres du roi de Polofjne.

A Vilna, la mission romaine faillit se dissiper en fumée. Les seijjneurs lithuaniens se rap[)elèrent qu'ils avaient fait rebrousser chemin à Zacharie Ferreri, envoyé naguère par Léon X à Moscou, et l'idée leur vint de recourir au même procédé vis-à-vis de GianFrancesco. Ils se méfiaient des interventions étrangères et croyaient bien garder leur frontière en la fermant aux diplomates pontificaux. Le Roi fut donc invité à venir en personne conférer sur cet incident qui, du reste, ne tarda pas à s'arranger. Plus heureux que ses devanciers, l'évêque de Skara fut auto- risé à poursuivre sa route jusque dans la mystérieuse Moscovie *.

Arrivé dans la capitale russe le 20 juillet 1526, il y trouva déjà installée une ambassade impériale. Quelques jours avant lui, Nogaroli et Herberstein, représentants de Charles-Quint et de l'archiduc Ferdinand, avaient traversé Cracovie. Sous prétexte de compliments, ils s'en allaient à Moscou dans le même but que Gian Francesco : gagner

'Sanuto, Diar., t. XL, col. 497, 502. Acta Tomic.^ t. IV, p. 239 à 2V2. TiiEisEit, Vet. mon. PoL, t. II, p. 439 à 442. Bal an, p. 357. AIxty Zap. Ross., t. II, p. 171.

304 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.

le ."rand kniaz à la ligue antiottomane et consolider la paix avec la Pologne. Sigismond en avait pris d'abord de l'ombrage, car il n'avait sollicité aucune intervention. Herberstein surtout, doué d'un rare talent d'observation, excitait ses soupçons. Une rraiu;lic explication sullit pour écarter le malentendu.

A la suite de ces deux ambassades, le 14 octobre 1526, arriva aussi l'ambassade du roi Sigismond, qui fut reçue en deliors de la capitale, à Mojaïsk. Vasili se voyait ainsi entouré de représentants étrangers et devait paraître plus ornnd à ses propres yeux, car les kniaz de Moscou atta- ciiaient une extrême importance à ces réunions diploma- tiques autour de leur trône.

Les ambassadeurs, jaloux d'en finir au plus tôt, se mirent sans tarder aux affaires. Nécessairement il fallut les traiter en commun, l'objectif étant le même pour tous. Une difficulté d'étiquette surgit h cette occasion. Les ambassadeurs impériaux voulurent avoir le pas sur l'évéque de Skara sous prétexte qu'il n'était point légat, mais simple envoyé. Des discussions très vives s'enga- frèrent sur ce point en présence des Russes, qui durent prendre bonne note de ces contestations. Enfin, l'évéque parvint, paraît-il, à se faire accepter comme légat et se maintint au premier rang.

Par la force même des choses, les ambassadeurs se vovaient constitués intermédiaires et, en forçant un peu la note, presque arbitres entre la Pologne et Moscou. Les sympathies des diplomates étaient pour les Polonais, dont ils se firent, pour ainsi parler, les auxiliaires. En vain chercherait-on de grandes idées, des efforts pour dominer la situation de plus haut. Pendant toute la durée des négociations on se renferma dans l'horizon étroit d une paix ou d'une trêve à conclure, sans y faire inter-

CENTUUIONE ET I/KVÈQUK DE SKARA. 305

venir, si ce n'est de très loin, les grandes questions européennes.

Au début, avant les discussions sérieuses, il y eut, selon rusajjc, un échan^jc de propositions inacceplahlos : j ballons d'essai qu'on tenait à lancer. Les l'olonais deman- dèrent Novgorod et Pskov. Les Russes exigèrent Kiev, Polotsk, VitebsK- et beaucoup d'autres villes qu'ils s'adju- geaient libéralement à titre d'hoirie nationale. Vint le tour des ambassadeurs. Ils déclarèrent très sérieusement qu'il fallait passer outre et ne plus songer à des permu- tations de ce genre.

Cette décision fut acceptée sans résistance, et aussitôt le nom de Smolensk, qui était sur toutes les lèvres, fut prononcé. On sentait bien que c'était le point culminant du litige; aussi Russes et Polonais se montrèrent-ils éga- lement intraitables. Par acquit de conscience, les média- teurs suggérèrent quelques moyens de conciliation. Ainsi, ils proposèrent d'équilibrer les droits sur Smolensk en y établissant une espèce de gouvernement mixte avec le partage par moitié des redevances et des impôts. L'ironie et le dédain furent les seules réponses des Russes. Toute- fois, par égard pour le Pape, Charles-Quint et Ferdinand, Vasili consentit à renoncer platoniquenient aux villes depuis longtemps conquises par les Polonais.

Dès lors « la paix éternelle » devenait impossible; Sigismond n'en voulait pas si Smolensk restait aux Russes, et, s'il fallait restituer Smolensk, les Russes en voulaient encore moins. On se replia donc sur la trêve. Ici encore il y avait une grosse difficulté à vaincre. Il s'agissait de l'échange des prisonniers, demandé par les Russes et refusé par les Polonais. Le motif de cette diver- gence se devine aisément : les prisonniers, plus nombreux d'un côté que de l'autre, rendaient la partie inégale au

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806 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI lU.

détriment des Polonais et en faveur des Russes. Ceux-ci n'en mirent que plus de ténacité pour ne pas laisser échapper cet avantage, et ne consentirent qu'à une trêve de cinq ans si l'échange n'avait pas lieu. Assuré- » ment une durée plus longue eût mieux satisfait les média- teurs, mais ils crurent devoir céder encore sur ce point C'est que le grand kniaz, se voyant maître de la situation, ne se laissait pas forcer la main et n'accordait que ce qui était à sa convenance. Les diplomates s'en aperçurent une dernière fois lorsqu'ils demandèrent à être mention- nés nommément dans les chartes officielles de pacifica- tion. On leur répondit fièrement que c'eût été déroger aux anciens usages. En face de cette raideur, il fallut flé- chir jusqu'au bout. Grâce à cet esprit conciliant, une trêve de cinq ans fut conclue et jurée, sauf à être ratifiée à Cra- covie avec les formalités ordinaires. Les relations mosco- vites ajoutent qu'à l'issue des pourparlers le grand kniaz fit boire du vin aux négociateurs dans des coupes d'or, qu'il les admit à lui baiser la main et les congédia le même jour. Gian Francesco semble toutefois avoir prolongé son séjour pendant quelque temps. Le but que se propo- saient Clément VII, Charles-Quint et Ferdinand n'était atteint qu'en partie ; pour rétablie que fût la tranquillité dans le nord de l'Europe, le projet de croisade contre les Turcs ne s'en trouvait pas plus avancé. Vasili s'était con- stamment renfermé dans les formules banales, si chères au Kremlin, sur la haine des infidèles et le respect du sang chrétien. 11 était d'ailleurs bien décidé à ne pas changer de politique et à rester en bonne amitié avec les Turcs, sans toutefois leur sacrifier ses rapports avec l'Occident '.

' Sbornilc roussk. ist. ob., t. XXXV, p. 710 à 731. IIerbeksteix, p. 149. MiKLOSicu et Fiedler, [t. II, p. 63 à 93. Fontes rer. auslr., t. J, p. 69 à 396. Adelukg, p. 147 à 214. Zamyslovski, p. 28 à 36.

CENÏUIWONK ET I/KVKOUE DE SKARA. :i07

Kn effet, il se montra très bienvcillanf A l'eiidioit de Gian Francesco, s'entretint avec lui non s(;ulcin(;nl de la PoIo{jne, mais aussi de la Suède, prodijjua les plus belles assurances et déclara avoir conclu la trêve avec ces deux pays pour donner satisfaction au Pape. En revanche, il demanda à Clément VII de lui rendre de bons services. Ayant vu najjuèrc les Italiens renouveler et cnd)cllir Mos- cou, Vasili aspirait à faire revivre les jours fortunés d'Ivan III. Sous l'influence peut-être des idées de Gentu- rione, il cherchait aussi à raviver le commerce par l'ex- portation. Or, pour avoir des débouchés et s'entourer d'hommes capables, il fallait se rapprocher de l'Occident, et Vasili s'adressa au Pape pour se ménager cet avantage. Deux mandataires, Trousov et Lodyguine, furent adjoints à l'évéque de Skara avec ordre de faire en Italie une levée d'architectes, d'ouvriers, d'artisans, et de les amener à Moscou. A côté de ces diplomates qui, selon l'usage, s'occupaient aussi d'affaires lucratives, il y avait un mar- chand de profession, nommé Alexis Basei dans les pièces romaines, et chargé d'étudier sur place les conditions du trafic mutuel. Il est curieux de voir Vasili, en plein seizième siècle, mettre en pratique un procédé réclamé de nos jours comme un développement opportun des rap- ports internationaux : les agents de commerce, si on les attache aux ambassades, auront eu pour devancier le marchand moscovite organisant le commerce entre le Nord et le Midi.

En quittant Moscou accompagné des Russes, Gian Fran- cesco pouvait se flatter d'avoir obtenu un succès d'estime auprès du grand kniaz. Quant à ses affaires personnelles qu'il avait traitées avec l'envoyé de Suède, elles n'avan- çaient guère. Pasteur légitime, il désirait se rendre au milieu de ses ouailles de Skara et, lui offrant les siens,

308 LES PAPES MEDICIS ET VASILI III.

réclamait en retour les bons offices de Flaemingh. Celui-ci récouta avec déférence, mais ne put lui donner aucun espoir. Le 15 février, Gian Francesco arriva à Cracovie. Le Roi ne cacha point son extrême satisfaction et se ré- pandit en actions de grâces envers le Pape et son ambas- sadeur. A défaut d'une paix durable, la trêve désarmait au moins pour cinq ans un voisin dangereux et permet- tait de caresser d autres projets. Toutefois le même ob- stacle se redressait partout comme un spectre, paralysant tous les efforts et étouffant dans leur germe les meilleures résolutions : la détresse des finances rongeait la Pologne. Pour sortir de cet embarras, à qui s'adresser si ce n'est au Pape, qui devait bien donner de l'argent, puisqu'il de- mandait des soldats contre les Turcs? Sigismond fit ses confidences à Gian Francesco, le pressant de lui obtenir de grosses sommes en monnaie sonnante ou, pour le moins, l'autorisation de garder dans sa caisse les annates et le denier de Saint-Pierre. Tout cela devait naturelle- ment, d'une manière ou d'une autre, servir à la croisade. Des lettres furent écrites dans le même sens à Clément YII, au cardinal Pucci et aux autres membres du collège pourpré.

Si l'évêque de Skara aimait les réflexions philosophi- ques, l'occasion d'en faire se présentait ici d'elle-même. Naguère, à Cracovie, il avait demandé à Sadoleto un abri pour ses vieux jours et un morceau de pain; maintenant c'était un grand monarque qui mendiait de l'or auprès du Pape. Évêque et Roi, chacun était pauvre à sa manière, à cette différence près que la misère royale était autre- ment dilficile à soulager. Gian Francesco devait plaider les deux causes à Rome, et celle du Roi, et la sienu« tâche pénible pour un diplomate. Tandis qu'il s armnit de patience et de résignation, des rumeurs inquiétantes

CENTUIUONK KT l/l'AKOUK DE SKAUA. rj09

lui faisaient uj)pit'l»c;iulcr un éclicc. Ce ne lui (|u à Venise qu'il apprit toute l'étendue liu désaslre qui venjiit de fondre sur le Saint-Sièyc. L'amitié de ClénuMil Vil avec. C.liarlos-Quint avait eu un trafrique dénoucMuent. Les houpes du connétable de Bourhon avaient pris iîoine d'as- saut, le 5 mai 1527. Le Pape, réfugié provisoirement au château Saint-Ange, allait s'exiler. La ville avait été mise au pillage : les scènes de meurtre, de débauclie, de profa- nation, rappelaient les temps des Barbares.

Force fut à Gian Francesco de faire une halte prolongée à Venise pour y attendre l'issue des événements. Ce fut seulement vers la fin de l'année qu'il parvint à Aucune. Le Pape lui adjoignit l'évêque de Teramo, Ghiericati, l'ancien cicérone de Guérasimov. Ils devaient, à eux deux, faire les honneurs de la route aux mandataires russes, et les amener à Orvieto, se trouvait alors pour quelque temps la cour pontificale. En janvier 1528, ils y furent rendus. Le Pape se montra très satisfait du grand kuiaz de Moscou, des mesures pacifiques qu'il avait prises, de l'accueil fait à Gian Francesco, enfin de l'ambassade envoyée en Italie et des présents qu'elle avait apportés. Les propositions de commerce mutuel entre Piome et Moscou furent acceptées avec empressement, des sauf- conduits accordés à discrétion. Quant aux architectes et aux artisans, victimes du siège et dispersés de tous côtés, Clément VII avouait n'en pouvoir envoyer qu'un nombre très restreint, au choix de Trousov. Les plus belles pro- inesses étaient faites pour l'avenir. En face des ruines de Piome, le pontife persécuté ne renonçait pas à la croisade contre les Turcs; il rêvait encore l'alliance des princes chrétiens, encourageait Vasili à persévérer dans ses bonnes intentions et le remerciait surtout d'avoir conclu la trêve avec la Pologne et la Suède pour obtempérer aux

310 LES PAPES MÉDICIS ET VASILI III.

vœux ilu Saint-Siège. Vasili, en effet, s'était servi de for- mules analogues, et Clément VII les acceptait sans trop les approfondir. Du reste, au milieu des troubles de l'époque, cette ambassade moscovite passa inaperçue. Trousov semble même n'avoir pas visité Rome; au moins, à Venise, il fut présenté au doge, se donna-t-il comme retour d'Orvieto. La Seigneurie l'accueillit avec sa cour- toisie ordinaire et lui facilita les moyens d'emmener un fondeur de canons qu'il avait engagé pour Moscou et qui avait été retenu à Ravenne. En debors de ces quelques données, le seul souvenir qui nous reste de cette ambas- sade est un récit rapporté d'Italie par Trousov sur une église de la Sainte-Vierge '.

Quant à Gian Francesco, constamment sur la brèche, il mourut bientôt après martyr intrépide du devoir. Promu, le -4 avril 1528, à l'archevêché de Nazareth, dans le royaume de Naples, nommé ensuite gouverneur d'Ascoli dans la marche d'Ancône, il se rendit sans tergiverser à son poste, et mérita par ses vertus l'estime générale. Sa position était des plus difficiles. Depuis que la ville était rentrée sous la domination pontificale, les factieux ne cessaient d'y provoquer des émeutes. L'amnistie rou- vrait périodiquement les portes aux coupables. Une partie de la populace était toujours en fermentation et se livrait aux désordres. Une rixe sanglante éclata, le 24juin 1528, sur la place publique. N'écoutant que son zèle, le gouverneur se précipita au milieu des combat- tants, mais atteint à la tête par un violent coup de hal- lebarde, il expira quelques instants après, emportant

' BoussL Uét., t. VI, p. 2.32. Hjaerse, p. 116 à ii9. Acia Tomic, t. IX, p. 36, 99 à 101, 184, 274. Fiedlkr, Ein Versuch, p. 70. Archives de Venise, Sen. Secr., t. LU, f. 147. BibU San-Marco, Sanuto, Diar.^ t. XLVI, f. 416, 417; t. XLVII, f. 3. Archives du Vatican, C/e/n. F// £/•., t. XVII, n«' 278, 377

I CENTURIONK ET L'ÉVÉQUE DE SKAHA. 31't<

ans sa tombe les rejjrcts de [tous les lioniiétes /jens ' . Tel fut le couroiineFncnt d'une vie consacrée l'exalta- lon de rËjlise. Eu Russie, l'œuvre de Giau Francesco a une œuvre de concorde et de paix. La trêve de cinqi ns conclue avec la Polo^jne sous les ausj)ices du Pape: tait un précédent de haute portée qui peut-être n'a pas ,l<' assez renîar(|ué par les historiens russes. D'aucuns le tassent complètement sous silence. S'il 'n'a pas pris les >roportions d'un arbitrage les deux parties se disput- ent les sympathies de l'arbitre, il n'en reste pas moins; ians le passé comme un lait d intervention pontificale ntre deux peuples slaves, et d'une intervention réelle- nent efficace. Du reste, ce succès éphémère, il faut bien 'avouer, était plutôt à des circonstances exception- Telles qu'à des combinaisons savamment préparées. En jénéral, le système des papes Médicis, basé sur des opi- nions surannées qu'on acceptait de confiance, ne corres- pondait pas à la réalité des choses, ni aux vraies disposi*- Lions du Kremlin.

En effet, le grand kniaz était loin d'être tel qu'on se le représentait au Vatican. A défaut des chroniques natio- nales qui s'en tiennent h une sévère discrétion, deux étrangers nous ont légué leurs confidences : le baron» autrichien Herberstein, qui a visité lui-même Moscou à> deux reprises, et l'évêque de Nocera, Paolo Giovio, que Guérasimov a initié aux secrets moscovites. Grâce à ce& renseignements, contrôlés par les sources indigènes, on peut replacer Vasili dans le milieu il a vécu et pénétrer quelque peu son caractère ^.

Il y avait croisement de race dans cet enfant du Mosco-

« Archives du Vatican, Clem. VU Br., t. XIX, n°' 713, 728. * Herberstein, passim. Giovio, Vitae, t. II, p. 313 à 315. JMAKI^E, Mitr. Dan,, p. 136.

312 LES PATES MEDICIS ET VASILI III.

vite et de la Byzantine. Mais ce mélange de sang russe et oriental n'a pas produit un génie puissant, ni un cariu - tère hors ligne. Homme de talents ordinaires, il le parait plus encore peut-être qu'il ne l'a été, se trouvant écrasé par les deux grandes figures, aux traits fortement accusés, de son père Ivan III et de son Hls Ivan IV le Terrible. La rude énergie et l'inébranlable constance des descendants de Kalita ne lui ont pas cependant manqué. Il a contribué comme eux à l'unification de la Moscovie, et c'est même lui qui a détruit les derniers apanages avec leur ombre d'institution républicaine ou leur simulacre d'indépen- dance. Ainsi Pskov était la sœur cadette de Novgorod la grande, qui avait succombé sous les coups redoublés d'Ivan III. Elle avait aussi ses bruyants comices, ses ma- gistrats électifs, et son commerce n'en était pas moins flo- rissant. Vasili fit valoir contre elle le droit du plus fort, et l'annexion de Pskov arracha au chroniqueur cette plainte poétique : "Un aigle aux ailes multiples, aux griffes de lion, a fondu sur moi. Il ma enlevé trois cèdres du Liban : ma beauté, ma richesse, mes enfants. Notre terre est déserte, notre ville ruinée, nos marchés détruits. On a emmené nos frères n'ont jamais vécu ni nos pères, ni nos grands-pères, ni nos aïeux. » Après cette conquête restaient encore Riazan et Novgorod Séversk. Les deux possesseurs de ces apanages, dont l'un, Vasili Ghémiakine, était la providence de la Russie méridionale contre les Tatars, furent tour à tour appelés à Moscou, accusés de trahison et jetés dans les fers. Désormais, avec la dispari- tion de ces deux principautés, l'unité territoriale de la Russie était parachevée.

Tandis que ce travail d absorption s'accomplissait à l'intérieur, il fallait simultanément se défendre contre les ennemis du dehors. Le khan Mohammed-Guirei, oubliant

CENTUIUONE ET I/i:VKQUK IH-: SKAUA. .'JH

a politique de sou père et séduil j)ar lor |)oIoiiais, laricail, contre les Russes ses hordes avides de butiu et de saiijf, \.ux Tatars de Crimée se joijfiiaient ceux de Kazaii, les ."^ogais et parfois les Kosaks du Uniéper. Vasili u'était pas m Dniitri Donskoï; le coura^je j)ersonnel lui manquait, il [l'avait pas le yénie de capitaine. Moiiammed réussit, n 1521, à s'avancer jusqu'à Moscou, et peu s'en fallut que la capitale ne fût prise d'assaut et livrée au pilla^je. Le grand kniaz n'avait songé qu'à sa sécurité personnelle; il s'était enfui dans le Nord, s'en remettant aux boiars de la défense du Kremlin.

Assurément un prince qui ne savait pas attendre de pied ferme l'ennemi n'aurait jamais eu le courage de l'attaquer. On ne pouvait pas compter sur Vasili comme auxiliaire dans une croisade contre les Turcs, rien que 3ar suite de sa timidité. De même que son père, s'il éta- ait son ardeur contre les infidèles, c'était pour en être quitte à peu de frais et remplacer les coups de sabre par des coups de langue.

Les belliqueuses exhortations des Léon X et des Clé- ment VII retentissaient donc en vain à Moscou, et les propositions de paix ou de trêve avec la Pologne n'étaient également acceptées ou refusées que selon les exigences de la politique. Pouvait-on croire, au moins, que Vasili était favorablement disposé envers l'Église romaine et le Pape? Plus d'une fois il a eu l'occasion de s'expliquer sur cette matière, notamment lorsque Dietrich Schœnberg lui exposa les nombreux avantages qui résulteraient de l'union. En pareil cas, le prince moscovite recourait le plus volontiers au silence ou aux réponses évasives. Forcé dans ses derniers retranchements, il ne manquait jamais de faire ouvertement sa profession de « foi grecque » et de manifester son attachement inébranlable à la religion

314 LES PAPES MKDICIS ET VASILI III.

de ses ancêtres. Ce langage était sincère, les faits confir- maient les paroles. Quant aux sentiments personnels de Vasili envers le Pape, malgré le bon accueil fait à l'évêque de Skara, malgré les messages courtois envoyés à Rome, il lui portait plus de haine qu'à tout autre homme, au dire de l'impartial Herberstein, et songeait si peu à recon- naître sa juridiction universelle qu'il l'appelait tout court docteur de l'Église romaine.

Quand bien même cette fâcheuse disposition d'esprit n'eût pas existé, un autre obstacle, d un genre intime, aurait toujours empêché un rapprochement avec Rome. Marié depuis longtemps à Salomonie Sabourov, Vasili n'avait pas de postérité. L'avenir du pays pouvait s'en ressentir, et le fils de Monomaque redoutait de voir s'éteindre l'étincelle dynastique. Touchés par ses plaintes réitérées, les boïars lui insinuèrent le divorce. Moyen radical assurément, mais inouï dans la famille princière et capable de scandaliser le peuple. Après de longues hésitations et ne voyant pas d'autre issue, Vasili se décida à ce parti extrême. Salomonie fut, malgré sa résistance, renfermée dans un couvent, et Daniel, métropolite com- plaisant, se chargea de bénir l'union sacrilège de Vasili . avec Hélène Glinski, jeune et belle Lithuanienne. Ceci se \ passait en 1527, à la même époque l'évêque de Skara négociait au Kremlin la trêve avec la Pologne et recevait du Tsar les plus flatteuses assurances.

Une conclusion évidente se dégage ici : l'ignorance à Rome des vraies conditions de Moscou. On ne saurait en faire un reproche au Pape et à ses ministres. Rien que les énormes distances jointes à la difficulté des communi- cations leur serviraient d'excuse. Il faut y ajouter l'étrange coïncidence de bons renseignements venant de différents côtés et l'insuffisance de tous les moyens de

CENTUIUONE ET I/EVEQUE DE SKAKA. 315

oiitrôle. C est ainsi que se formait à Home uik; poliliqtie I iditionnelle élayée sur une base absolument chimé- l'iue.

\ ers le milieu du seizième siècle, des phénomènes ana-

;,ues se sont encore reproduits. L'Kuropc entière s'est

c( upée d'un projet fanlasticiue hardiment attril)ué au

ar par un aventurier.

LIVRE IV

PUOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU

CHAPITRE PRRMIER

UNE MYSTIFICATION DIPLOMATIQUE

15-47-1553

Sacre et noces d'Ivan IV. Incendie de Moscou. Physionomie du Tsar.

Sa transformation. Mission de Ilans Schlitte en Allemagne. Ses rapports avec Charles-Quint. Levée d'hommes pour Moscou. Schlitie écroué à Llibeck. Il s'échappe de la prison et se remet à l'œuvre. Origines de la mystification. Steinberg nommé chancelier du Tsar. Chargé de négocier la réunion des Eglises de Rome et de Moscou. Document libellé à cette occasion. Derniers renseigne- ments sur Schlitte. Sa lettre au roi de Danemark. Barwert Berner.

Réponse de Christiern III. Détresse financière de Schlitte. Son projet de réponse à Ivan IV au nom de Charles-Quint. Démarches de Steinberg. Le comte Philippe d'Eberstein. Lettres de Charles- Quint et de Bertano. Steinberg à Rome. Résumé de ses mémoires.

Commission cardinalice. L'affaire moscovite dénoncée aux Polo- nais. — Adam Konarski. Trouble de Sigismond II. Motifs géné- raux et particuliers. Ligne de conduite. Conseils d'Alborl de Prusse. Radziwill le Noir à la cour de Ferdinand I"'. Succès facile.

Message de Charles-Quint. Bref de Jules III. Instructions de Si;;isinond II à Kryski. Dilemme à proposer au Pape. Lettre des sénateurs de Pologne. Point culminant de la polémique. Vues du Saint-Siège. Réponse de Jules III à Kryski et aux évêques de Pologne.

Découragement de Steinberg. Nouvelle tentative. Profusion de iiiiuutes, Échec complet. Disparition de Steinberg. Part des res-

318 l'KOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

ponsabilités. Orthodoxie d'Ivan IV. Le dossier de Schlitte et Veit Scng. Son rapport sur Moscou. Courant d'optimisme.

Dans le courant de Tannée 15 47, Moscou fut tour à tour témoin do grandes réjouissances populaires et vic- time d'affreux désastres. Jamais peut-être contraste n'avait été plus frappant.

Le jeune souverain Ivan IV s'était, un jour, lon/jue- ment entretenu avec le métropolite Macaire, que l'on vit sortir de l'audience le visage rayonnant de joie. Aussitôt les boiars furent convoqués en conseil, et l'entourage ne tarda pas à apprendre l'heureuse nouvelle : le sacre et les noces du Tsar étaient décidés en principe.

A peine âgé de dix-sept ans, Ivan aspirait déjà à poser sur son front la couronne de Monomaque. Fidèle aux tra- ditions byzantines, importées de longue date à Moscou, il attachait à cette cérémonie la plus haute importance. Elle eut lieu le 16 janvier 15 47, et rien de ce qui pouvait en rehausser l'éclat ne fut oublié. Au milieu d'une énorme affluence de peuple, au son joyeux des cloches, les évè- ques, les prêtres et les moines, réunis au pied des autels, demandèrent à Dieu que leur souverain fût armé de jus- tice et de vérité, qu'il devînt le père des pauvres et le protecteur de 1 Eglise. Après le couronnement, les boïars inondèrent Ivan, à trois reprises, d'une pluie de pièces d'or, emblème et souhait de prospérité. La chronique ajoute qu'il se nomma désormais « Tsar et grand kniaz autocrate de toute la Grande-Russie ' » . En effet, à partir de cette époque, le titre de Tsar, qui n'avait fait jusque-là que des apparitions éphémères, figure constamment dans tous les genres de chartes. Pour le rendre plus solennel

' Poln. Sobr., t. III, p. 250. ~ Kapterev, p. 26 à 33.

UISE MYSTIFICATION DIPLOMATIQUE. 319

et plus sacré, on y ajoute parfois des invocations mysti- ques à la très sainte Trinité, avec l'énuniération des pro- vinces soumises à Moscou. La généalogie fastidieuse <jui t'ait descendre en droite ligne Ivan IV d'Auguste est plus que jamais en honneur. D'après cette légende, le césar romain aurait divisé le monde entre ses plus proches parents, et attribué à son frère Prousse les bassins de la Vistule et du Niémen; Riourik, fondateur de la dvnastie moscovite, n'aurait été ni plus ni moins (ju'un descendant direct de Prousse. La délégation d'une autorité antique et vénérable devient une des idées dominantes du souve- rain récemment couronné; il en explique aux étrangers les origines romaines avec une complaisance marquée et un sérieux imperturbable. Mis en demeure de se pronon- cer, le patriarche de Constantinople, Joasaph, reconnaît d\ine manière solennelle les droits souverains de Moscou, et confirme, en 1561, dans leur dignité de Tsars, les des- cendants de la princesse Anne, sœur des césars de Byzance Basile et Constantin, épouse du grand kniaz Vladimir. Ivan lui-même recherche à l'envi les occasions d'affirmer ses royales prétentions et de les faire valoir, sans se douter que la charte patriarcale ne portait que deux signatures authentiques. Les trente-cinq autres étaient l'œuvre d'un faussaire ^ .

Quant au mariage, les préparatifs s'en firent selon des traditions qui rappellent les récits bibliques et les mœurs byzantines : la fiancée du Tsar devait être littéralement choisie entre mille. A cet effet, on sommait, sous peine de mort, les chefs des plus nobles familles d'envoyer leurs filles dans la capitale de chaque province. Les délégués du Tsar, munis d'instructions minutieuses, s'y livraient à

' Kniga step,, t. I, p. 78. Regel, p. li, 75.

320 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

un premier triajje, à l'issue duquel les plus favorisées étaient dirigées sur Moscou, et logées douze à douze dans un vaste édifice le Tsar, accompagné d'un vieux boiar, venait les voir l'une après l'autre pour lixer lui-même son choix. Le signe convenu de l'élection était le don d'un mouchoir et d'un anneau, symboles trop souvent prophétiques des chagrins et des larmes qui suivraient le brillant hyménée. Les préférences d'Ivan se portèrent sur Anastasie Romanovna, type incomparable, selon les chroniques, de vertu et de beauté. Les noces furent célé- brées avec une pompe asiatique, le 13 février 1547. Le Kremlin retentit de joyeuses acclamations, et Id ville fut en liesse pendant plusieurs jours consécutifs.

Deux mois s'étaient à peine écoulés, qu'aux bruyante* solennités succédèrent à l'improviste des désastres. Un incendie des plus violents se déclara dans la capitale. Moscou se transforma jusqu'à trois fois de suite en une mer de feu; les maisons de bois, souvent entassées les unes sur les autres, furent rapidement consumées; bientôt s'écroulèrent les rares édifices de pierre, les métaux se fondirent, une épaisse fumée s'éleva vers le ciel; les dépôts de poudre éclatèrent de temps en temps, remplissant les rues de décombres. En vain essaya-t-on de lutter contre les flammes dévastatrices ; elles trom-j pèrent les efforts des plus courageux et triomphèrent dej tous les obstacles. A en croire la chronique, il y aurai eu, sans compter les enfants, jusqu'à mille sept centd victimes. Quant aux pertes matérielles, elles fureni incalculables. Le feu n'avait rien épargné : ni les tréson,, de la couronne et des églises, ni les images des saints chères à nos ancêtres, ni les biens des particuliers, ni enfin les greniers d'abondance. Cette catastrophe répandi une terreur superstitieuse parmi le peuple, errant au mi

UNE MYSTiriC.ATlON DIPLOMATIQUE. 3îl

lieu (les ruines, rétluit à la tuisèrc et niourant tie faim. Des luuils sinistres circulèrent tlaris la foule; ou s'en prit à la ina{|ie; les coupable;» furent dési{|ués [)ar leurs noms; les plus {jraves accusations pesèrent sur les (Hiiiski, pro- ches parents du Tsar du côté maternel. «C'est la princesse Anna, grand'mère d'Ivan, se tlit-on partout, (pii nous a ens(U'celés. Ne l'a-t-on pas vue déterrer les cadavies, eu arracher les cœurs, les plonger dans de l'eau et asperger les rues avec ce liquide malfaisant? Telle doit être la vraie et seule cause de l'incendie. " Ces inventions absurdes ' volent de bouche en bouche : les esprits s'enflamment, les passions se déchaînent et, sur les ruines encore fumantes de la cité en cendres, se dresse le spectre de la révolte. Le mot d'ordre est lancé : un fils de la princesse Anna, louri, est mis en pièces dans 1 église même de l'Assomption il cherche un refuge ; les propriétés des Glinski sont saccagées, leurs serviteurs maltraités et mis à mort; après quoi, la populace, ivre de vengeance et de sang, se porte tumultueusement hors de Moscou, vers Vorobiévo, Ivan IV attendait en tremblant l'issue de l'émeute. Des cris formidables retentissent autour du châ- teau. La tête d'Anna est réclamée avec fureur; les Glinski sont voués à la corde, la force armée intervient, et la sédition n'est comprimée que par de sanglantes repré- sailles.

Ces événements déjà graves par eux-mêmes ont acquis dans 1 histoire une importance hors ligne pour avoir mar- qué dans la vie d'Ivan une ère nouvelle. Le nom de ce tsar va revenir sans cesse : il est une des plus saisissantes personnalités moscovites. Au-dessus de son berceau flotte le stigmate de l'adultère. Dominé par l'idée dynastique, son père, nous l'avons déjà dit, avait renfermé dans un couvent l'épouse légitime, mais stérile, et contracté de

21

3M PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

nouveaux liens avec Hélène Glinski, brillante de jeunesse et de beauté. La bénédiction nuptiale, arrachée au mé- tropolite Daniel, ne pouvait ni rendre celte union légi- time, ni casser le premier mariage, et, dans le for cano- nique, le fils d'Hélène n'était qu'un bâtard. Vasili ne goûta pas longtemps les joies de la paternité ; trois ans après la naissance de son fils, en 153)5, il fut surpris par la mort. Son petit orphelin passa des mains d'une mère trop absorbée par de coupables amours dans celles des boiars chargés de la régence. Personne ne songeait à dompter le fougueux caractère d'Ivan, qui autorisait pour l'avenir les plus tristes prévisions. Un œil scrutateur eût découvert en lui, longtemps à l'avance, l'étoffe d'un Néron, tant il y avait dans cette nature de sève vigou- reuse et de penchants dépravés. Tour à tour flatté ou mal- traité par ceux qui gouvernaient le pays en son nom, le plus souvent abandonné à lui-même, enclin à tous les genres d'excès, il se livra de bonne heure à la débauche, et au milieu des orgies, les goûts sanguinaires se dévelop- pèrent en lui avec une effrayante rapidité. Après les courses affolées à travers Moscou, après les chasses bruyantes dans les environs, il aimait à voir de pauvres bètes se débattre dans des angoisses mortelles et succom- ber à la souffrance. Bientôt le sang humain ne lui inspira plus d'horreur. Il jette, à treize ans, le prince Chouïski en pâture aux chiens; sous un prétexte futile, quelques intimes sont condamnés à mort. Le mariage avec Anas- tasie ne changea pas les mœurs d'Ivan, les scènes de sau- vagerie se produisirent encore. Ainsi le Tsar fit cruelle- ment ressentir sa fureur à quelques habitants de Pskov, venus pour se plaindre des autorités locales ; dépouillés de leurs vêtements, étendus sur le sol, arrosés de vin bouillant; les malheureux plaignants eurent les cheveux

UNE MYSTIFICATION DIPLOMATIQUE. 323

et la barbe brûlés à petit feu '. Ce qui brisa, au moins ])our quelque temps, le caractère du Tsar, (;c fut la révolte lie Moscou. Une force redoutable surgit devant lui, elle s'impose comme une fatalité; le pope Silvestre parait en même temps ; il révèle le secret des malheurs avec la hardiesse d'un voyant, adresse au Tsar de justes reproches, le presse de s'amender. Ivan, tour à tour ému, effrayé, ébloui, se laisse eidin subjujjuer. Dès lors, Silvestre de- vient le maître de la situation; une poignée d'hommes intelligents, Alexis Adachev en tête, secondent ses efforts. On met résolument la main à l'œuvre ; les délégués des provinces sont convoqués, à Moscou, en assemblée natio- nale [zems/ii sohor). Ivan leur donne un gage de meilleur avenir. Précédé de la croix et des saintes images, entouré d'évêques et de boïars, le voici qui se rend au milieu de son peuple. Il blâme les abus de la régence, jette un voile sur le passé, exhorte à la concorde, promet d'accueillir les plaintes et de rendre promptement la justice. A l'appui des paroles viennent les faits : ainsi s'ouvre une série d'années glorieuses pour le jeune souverain et fécondes en succès militaires.

Les premiers rapports avec l'Occident, sous le règne d'Ivan IV, datent de cette même époque. Le Tsar n'était pas fâché de faire profiter ses peuples, dans une certaine mesure, des progrès de la civilisation. Ce n'est pas qu'il fût libre de préjugés contre les étrangers; son aversion à cet endroit s'accusait, au contraire, assez fortement; mais avec ce genre de finesse qui distingue le barbare, il com- prenait que les Moscovites avaient besoin de maîtres pour apprendre à lutter, non seulement contre leurs voisins de l'Ouest, mais aussi contre les hordes tatares dont le

^ Poln. Sobr., t. IV, p. 307.

Mi PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

nombre défiait les plus vaillants ennemis et que 1 art ilc (a fjucrre pouvait seul écraser. Aussi, dès avant l'entrevue avec Silvestre avait-il résolu de se mettre en contact avec l'Occident, et voici de quelle manière.

Parmi les rares étrangers qui s'égaraient à Moscou, se trouvait un Allemand, Hans Schlitte ou Slitte, comme il se nomme lui-même, originaire de Goslar'. C'était un homme intelligent, d'un esprit rêveur, d'un caractère entreprenant, d'une loyauté douteuse, plus capable de former des projets grandioses que de les adapter aux besoins réels du moment. Victime d'une spéculation malheureuse, il avait quitté sa patrie pour chercher for- tune ailleurs. Ses voyages l'amenèrent à Moscou. Il sy appliqua à la langue du pays, fut admis en présence du Tsar et, muni d'une lettre du duc Albert de Prusse, lui offrit ses services. Celui-ci crut pouvoir en tirer parti. A l'exemple de ses pères, Ivan III et Vasili, renchérissant encore sur eux, il l'envoya en Allemagne avec mission officielle d'y faire une levée d'ouvriers et de lettrés, en réalité pour embaucher surtout des armuriers et des g^ens de guerre. Dans les lettres patentes d allure très pacifique qui lui furent délivrées à cette occasion, en avril 1547, il n'est question ni d'Église, ni de théologie, ni surtout de théologiens, circonstance à remarquer pour la suite de l'histoire. Schlitte dit bien dans sa lettre du 25 janvier 1554, au roi de Danemark, qu'il avait été chargé d'engager aussi quelques docteurs et savants en divine Écriture (etzliche doclorenn und gelarle in gotllicher schrijfl) ; mais il en appelle, comme preuve, à ses patentes, qui sont sous nos yeux, et qui lui donnent, de même

' L'ancienne ville libre de Goslar se trouve actuellement dans le district de Liebenbourg, province de Hanovre.

UNE MYSTIl'ICATION UI P I,OM ATIQUK. 325

que toutes les autres pièces, le plus forincl démenti '. Muni des lettres d'Ivan, Schlitte se présenta à Gharles- Ouint, qui sié{;eait alors à la diète d'Au(jsbourg. C'était VOIS le mois de jauvier I5 4H, au lendemain de la célèbre journée de Midilhcrff. Victorieux des protestants, maître (le rAllema{;ne, l'iMnpereur se complaisait dans l'idée (I une vaste monarchie catholique, le soleil ne s'étein- hait jamais. Schlilte sut (captiver l'attention et mériter les faveurs du niouarcpic. Tout d'abord, pour se donner plus d'importance, il s'attribua de son propre chef le nom sonore de Schlitte; von Sclilittenberg et le titre de conseil- \cv impérial, commissaire général, parfois celui d'and3as- ^adeur. Par rapport à ce dernier, le fait d'usurpation est lucontestable. Les usages diplomatiques de Moscou étaient calqués sur ceux de Byzance; l'ambassadeur, qui était ( ensé représenter la personne même du Tsar, ne pouvait apparaître qu'entouré d'une suite nombreuse et d'une pompe convenable; aussi, pour éviter les frais excessifs, se bornait-on à les envoyer dans les pays limitrophes. Chargé d'une mission spéciale en Allemagne, n'ayant personne sous ses ordres. Schlitte ne pouvait être qu'un agent subalterne. Ses paroles trouvèrent cependant de l'écho. Il affirmait, avec une parfaite assurance, qu'Ivan IV partageait les sentiments de feu son père Vasili, et qu'il voulait faire sa soumission à l'Église laline, disposition d'esprit qui rentrait admirablement dans les projets gran- dioses de Charles-Quint. Schlitte n'eut qu'à s'en féliciter. Des pleins pouvoirs lui furent accordés, le 30 janvier 1548, pour recruter, non pas précisément des théologiens, mais

' Archives de Krenigsbcrg, VI Sclirank, 28 Fach, n" 1, f. 2. Faiskh, t. m, p. 6. STCiiERBiTCHEv, p. 288. IjCS patentes ne mentionnent que des Schrifft ivohlgelahrtc Lciith die Schrifft latcinischer und tcutsclter /unqen ivot kennen. Arcliives de Vienne, Russica, De Liibeck, Mise, fiuth, n" 1. Karge, Herzog, p. 454.

;î26 projets de missions pontificales a MOSCOU.

lies lettrés et des artisans (Doctores und Maister in allerley ktinsien); il fut, en outre, chargé de présenter au retour une lettre à Ivan, l'Empereur se répand en élo{jes sur les idées civilisatrices du Tsar, sans toucher, ne fùt-cc que de loin, à la question ecclésiastique '. Les Électeurs, de leur côté, exigèrent que l'agent moscovite s'engageât par serment à ne rien entreprendre contre le Saint-Empire, et à ne pas favoriser les Turcs et les Tartars. Le Conseil impérial y ajouta la défense expresse d'enseigner quoi que ce fût aux infidèles. Schlitte se prêta de bonne grâce à toutes les exigences : les scrupules ne l'étouffaient point, et il se mit à l'œuvre immédiatement.

L'entreprise s'annonçait sous d'heureux auspices : une bande de cent vingt-trois personnes fut assez prompte- ment réunie. En tète de la liste figuraient quatre théolos giens, dont les pièces officielles ne font aucune mention, et que bien certainement le Tsar orthodoxe n'avait pas demandés. Le vovage se fit d'abord sans encombre, et ce ne fat qu'à Liibeck que la fortune trahit cruellement son trop audacieux favori. Il v avait bien de sa faute. Au lieu de rester dans les limites de l'autorisation impériale, et de se borner aux modestes pionniers du progrès, il avait, pour satisfaire Ivan IV, engagé principalement des ferrailleurs et des condottieri. Grande fut l'émotion à Liibeck quand on vit tant de spadassins se diriger vers Moscou. La Hanse et la Livonie faisaient bonne garde aux frontières russes. L'agent de Riga, Jérôme Gommers- tadt, fut le premier à donner le signal d'alarme. D'aprè- lui. Schlitte usurpait frauduleusement le titre d'ambassa- deur, et son entreprise pouvait devenir pour la Livonie une cause de graves désastres. D'ailleurs, Ivan lui-même,

1 FiKni.i n, [lin Versuch, p. 78, 79.

Ui\E MYSTirrCATIUN D [ P [.CM ATIQ UE. 82T

disalt-il, est un tyran, un iiumme san^juinaire, et un voisin déjà trop redoutable pour que l'on puisse impunément lui permettre d'aufjnicntcr ses forces et de se perfectionner dans l'art militaire. Les Liibeckois comprirent très bien ce langage. Moins exposés que les Livoniens, ils n'étaient pas moins hostiles à Moscou, etils semirentà négocier avecles gens de mer, afin d'empêcher les partants de s'embarquer.

Schlitte essaya de gagner sa cause de haute lutte. A deux reprises, il porta plainte directement à l'Empereur, accusant Gommerstadt d'ingérence illégale, offrant de donner la liffte exacte de ses compagnons avec indication de leurs noms, aptitudes et professions. Ces réclamations furent prises au sérieux, et communiquées à l'agent de Riga avec mise en demeure de répondre promptement.

Tandis que les hautes sphères s'intéressaient à lui, de nouveaux acteurs, au grand effroi de Schlitte, parurent sur la scène. Pour mener ses affaires à bonne fin, il avait emprunté quelques milliers de florins au marquis Joachim de Brandebourg. Deux individus l'avaient cautionné : Hans Blankenburg et Mandeslo. Jusque-là ils avaient patienté, mais le jour vint où, d'accord peut-être avec les Liibeckois et les Livoniens, ils ne voulurent plus se conten- ter de spécieuses promesses, et demandèrent impérieuse- ment des espèces sonnantes. Schlitte eut beau en appeler au tsar Ivan, aux sommes considérables qui arriveraient de Moscou, rien n'y fit : insolvable et sans caution, on jugea expédient de le mettre sous les verrous. Ce que voyant, sa bande, désormais privée de chef, se dispersa de tous côtés.

Du fond de son cachot, il essaya par deux fois de donner de ses nouvelles à Ivan, mais toujours sans succès : ni Johann Zehender, ni Arnold Pein ne parvin- rent jusqu'à Moscou. Les efforts de ses parents, des

328 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

citoyens de Breslau, du duc Georges de Silcsie pour le délivrer restèrent sans résultat. Charles-Quint reçut aussi son message, et c'est de ce côlé qu'il y avait le j)lus d'espoir, mais des voix plus puissantes élouflèrent bientôt celle du prisonnier.

Les États livoniens ne lâchaient pas leur proie. Le Meister Johann von der Reck ouvre une enquête. On apprend que Schlitte est dépourvu de caractère diploma- tique, qu'il a embauché arbitrairement des g^ens de {juerre, qu'il est tout simplement un homme ruiné, jaloux de refaire sa fortune au service d'Ivan. Aussitôt le Meister taille sa plume et présente à Charles-Quint un mémoire remarquable. Il supplie l'Empereur, au nom de tous les chevaliers, de mettre fin aux agissements de Schlitte, et de lui retirer les pouvoirs dont il a perfidement abusé. La Livonie, disait le Meister, est « depuis longtemps » l'ob- jectif préféré des Moscovites. Ils veulent s'en emparer pour avoir un débouché sur la Baltique, et un point de départ pour des conquêtes ultérieures. Ce n'est pas seulement une pauvre marche du Saint-Empire, c'est tout le nord de l'Europe qui est en cause. L'ignorance des Russes dans l'art militaire faisait jusqu'ici la force de leurs ennemis. Or, Schlitte s'est abouché avec des chefs de bande expé- rimentés. Il leur a proposé de recruter des soldats pour Moscou. C'est toute une légion étrangère bien armée et bien exercée qu'il s'agit de procurer à Ivan : s'il parvient à l'avoir, la Livonie est perdue. Pour renforcer ses argu- ments, le Meister n'hésite point à déclarer à l'Empereur que sa bonne foi a été surprise. Le prétendu désir d'Ivan H de se réunir à l'Église romaine n'est qu'une invention j mensongère, qu'une habile manœuvre pour exploiter les ! faveurs impériales et mieux cacher le vrai but de l'entre- j prise. En somme, Schlitte n'est qu'un dangereux aven- j

UNE MYSTIFICATION If IJ ) M A T I O HK. 329

turicr, cliarfjé [)ar Ivan (rime luissioii iiiilil.iire qu'il dissimule sous un jmviilon clérical, et dont la réussite serait |)our la Livonic un désastre irréj)aral)le.

Getlerequétecutuncportéedécisive. Le liioctohre I 540, l'Empereur annonçait à von der Reck que, revenant sur ses premières dispositions, il entendait que l'on ne laissât plus persormc passer en Russie, et Ilans Schlille encore moins que les autres, malgré les lettres patentes et le sauf- conduit. A la suite des révélations livoniennes, tout était retiré, cassé, annulé.

Abandonné des hommes, Schlitte fut servi par sa bonne chance. Après une captivité de près de deux ans, il parvint à s'évader, on ne sait trop comment; d'une ma- nière merveilleuse, dit-il laconiquement, et par suite d'une intervention spéciale de la Providence. Un nouveau danger l'attendait à Rassberg, il s'était réfugié. Les Ltibeckois, très contrariés de sa fuite, exigèrent son extra- dition, et, s'il est maintenu en liberté, c'est encore grâce à un secours providentiel et au dévouement d'un ami '.

Ces revers successifs n'avaient ni découragé Schlitte, ni encore moins brisé son activité. En 1550, il se remit à l'œuvre : dès lors la mystification s'accuse visiblement ; il importe d'en saisir sur le fait les premières origines. En envoyant son mandataire en Allemagne, le Tsar ne s'inspi- rait pas, on l'a vu, d'une pensée confessionnelle ; les patentes du Kremlin ne mentionnent que des lettrés et des artisans; Charles-Quint tient le même langage dans sa lettre à Ivan ; il ne hasarde des allusions religieuses que dans les pleins pouvoirs de Schlitte. Celui-ci n'avait eu lui- même aucune correspondance avec Moscou pendant son séjour à l'étranger; rien par conséquent n'était venu modi-

' Fabeb, t. III, p. 7. Script, ver. liv., t. II, p. 214. Forsten, Balt. Vopr., t. I, p. 45.

330 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

fior le caractère primitif de sa mission. Si de nouveaux projets paraissent àTimproviste, ce n'est pas à l'initiative du Tsar qu'il faudra les attribuer, mais bien à l'esprit fécond de son a^'jent, qui se lance hardiment dans des négociations de la plus haute importance.

C'est principalement dans les œuvres de Paolo Giovio que Schlitte semble avoir été chercher ses inspirations. Il ne connaît guère d'autre écrivain sur la Russie, il ne cite que lui seul dans le dossier de Kœnigsbcrg, et il s'en remet à lui avec une entière confiance. Aussi les préten- dues dispositions conciliatrices de Vasili III sont-elles constamment exploitées ; on prête à Ivan IV les sentiments de son père, et la tendance de revenir sur d'anciennes négociations échouées se laisse aisément surprendre. Du reste, lors de son séjour à Moscou, Schlitte a pu constater lui-même les nombreuses affinités entre les croyances russes et romaines et en conclure que la réunion des deux Églises serait facile à faire. Il s'explique naïvement sur ce point dans la lettre déjà mentionnée à Ghristiern III : « Sauf quelques cérémonies, dit-il, le Tsar est tout à fait d'accord avec nous dans les principaux articles de la reli- gion chrétienne, et de savants docteurs pourraient l'ame- ner à une entente parfaite avec l'Église catholique et apostolique. " A la suite sans doute de ses observations et de ses lectures, il conçut le projet de réconcilier Ivan IV avec le Pape et d'introduire le catholicisme à Moscou. En 1548, les bonnes dispositions du Tsar avaient été sim- plement signalées à Charles-Quint ; voici qu'elles devien- nent, deux ans après, le pivot d'une vaste entreprise. Un débiteur insolvable, à peine sorti de prison, ne pouvait cependant se flatter de mener à bonne fin une affaire aussi grave que la réunion des Églises. Schlitte crut de- voir prudemment s'en décharger sur un autre.

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(INK MYSTIFICATION 0 1 f,0 M ATIQUE. :j;{l

Le (locuimcMil libellé à cette occasion dans la ville de Minden, le T'aoùt 1550, est un vrai traité bilatéral avec collation de dij'jnlté d'une part, et de l'autre oblijjalion d'expédier des affaires. Il repose tout entier sur l'assertion formelle et catéjjoricjue de Sclilitte que le tsar Ivan, sans se laiser décourag^er par l'échec de feu son père Vasili III, est parfaitement décidé à se réunir avec Rome, ce qui aurait pour conséquence le triomphe à Moscou de la foi catholique. Il ne s'agit plus que de régler les bases de l'union ; dans ce but, après avoir vaguement esquissé ses péripéties et rendu la Providence responsable de son éva- sion, Schlitte, en vertu d'un mandat spécial, confère la dignité de chancelier « latin et allemand » du Tsar à un gentilhomme autrichien, Johann Steinberg, avec ample délégation pour traiter toutes les affaires moscovites, surtout pour négocier avec le Pape et l'Empereur la ques- tion ecclésiastique. Steinberg s'engage de son côté à faire au plus tôt, et à ses dépens, le voyage de Rome ; à obtenir du Saint-Siège, si c'est possible, un bref d'union « sub annulo Piscatoris » , Muni de cette charte précieuse, avec un sauf-conduit qu'il eût à son retour trouvé à Breslau, l'habile négociateur serait venu à Moscou jouir de ses succès et rentrer dans ses fonds.

Tel est à peu près le résumé de cette pièce qui inspire à tout égard la plus légitime méfiance : et d'abord, Ivan n'a jamais songé à se faire catholique; nous en donne- rons plus bas des preuves que l'on trouvera peut-être superflues; ensuite, le droit de Schlitte à créer un chan- celier est aussi douteux que son titre d'ambassadeur était illusoire. L'ancienne Moscovie ne présente guère de pré- cédents analogues. Les diplomates du Kremlin n'étaient pas nantis de pouvoirs si étendus ; moins que tout autre, Ivan IV s'en fût remis de ses affaires au bon plaisir d'un

332 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

étran(jcr. Le but même de la tléléfjation est presque chi- mérique : dans la pensée de Schlitte, le bref d'union eût été un certificat, délivré d'avance, que les Russes seraient reçus dans rE.'jlise romaine à des conditions équitables ; prétention étrangle, injurieuse pour le Pape, car elle n'est formulée que pour prévenir une déconvenue semblable à celle de l'année 1527, lorsqu'on avait sacrifié, dit le document, le bien général à des intérêts privés, et re- poussé les avances des ambassadeurs moscovites à Rome. En vain, pour donner plus de valeur à cet acte, essaye- rait-on d'en appeler aux officiers impériaux, Weisberg et Lang^en, qui l'ont contresigfné et muni de leurs sceaux : ces deux noms obscurs ne sont pas une garantie par eux- mêmes; le seraient-ils, qu'ils porteraient uniquement sur le fait de l'accord intervenu entre Schlitte et Steinberg; les bonnes dispositions d'Ivan n'en resteraient pas moins douteuses, les droits de son ambassadeur pas moins suspects '.

Le personnage énigmatique de Goslar ne mérite plus de notre part qu'une médiocre attention. A mesure que les événements se déroulent, son caractère d'aventurier se dessine de plus en plus. Les négociations romaines s'établissent et se poursuivent en dehors de sa participa- tion ; le bruit qu'elles soulèvent dans le monde diploma- tique, les alarmes de la Pologne, les nouvelles mesures de Charles-Quint, la décision finale de Jules III ne sem- blent pas avoir échappé à l'attention de Schlitte, mais ils n'ont provoqué de sa part aucune démarche sérieuse. Lorsque la tempête que nous allons décrire se fut calmée, en 1554, l'ambassadeur moscovite, car c'est ainsi qu'il persiste à se nommer, songea aux moyens de regagner la

' FiEDLER, Ein Veisuch, p. 80. La traduclion latine avec un en-tête erroné dans Todrguékev, t. I, p. 134, 130.

UNE MYSTII ICATION DIPLOMATIQUE. 333

Russie : la voie tle Liibeck évoquait des souvenirs péni- bles; celle de Co[)eiilia(jne eût été préférable, surtout si le Roi voulait faciliter la continuation du vov.ifje.

Four sonder le terrain, .Scblitte. trop lati{jué lui-même, envoya son mandataire, Barwert Berner, auprès de Ghris- tiern III, avec une longue missive, précieusement conser- vée aux archives de Gopenhafrue. C'est, de tous les docu- ments, celui qui jette peut-être le plus de lumière sur les agissements de Schlitte, sur ses procédés naïfs à l'excès, ou insidieux et retors. N'est-ce pas étrange, en effet, de voir celui qui avait si bien plaidé la conversion de Mos- cou auprès de l'empereur catholique Charles-Quint s'adresser, six ans après, à Christiern III, parler d'union avec l'Éjjlise romaine à l'un des plus ardents novateurs du seizième siècle, qui introduisait la Iléforme dans ses États, s'alliait aux princes protestants d Allemagne, payait des pensions viagères à Luther, Mélanchthon et Bugenha- gen? Schlitte se répand en éloges sur les vertus royales de Christiern; il interpelle avec confiance le protecteur de ceux qui souffrent pour la vérité et se plaint vaguement des persécutions qu'on lui fait endurer dans le Saint- Empire, personne ne prend sa défense. Le but de la lettre exigeait nécessairement une digression sur la Russie : quelle différence de langage et d'appréciation ! Que nous sommes loin des assertions péremptoires de l'année 1548! Ivan n'est plus le souverain parfaitement décidé à se soumettre au Saint-Siège; il n'est que suscep- tible de conversion; encore faudrait-il l'intervention de savants docteurs. La mésaventure de Liibeck est racontée sincèrement, mais pas un traître mot ne fait allusion à Steinberg, à la mission importante dont Schlitte lui-même l'avait chargé auprès de Jules III et de Charles-Quint. Après avoir conté ses péripéties, en abusant des réti-

:î34 projets de MISSIONS PONTll ICAJ.ES A MOSCOU.

cences, l'ambassadeur de Moscou formule sa requête, et, diplomate en détresse, il demande au roi de Danemark un sauf-conduit pour retourner auprès de son propre maître, le tsar Ivan IV. De séduisantes promesses vien- nent ici à point : Christiern peut s'attendre à la plus vive reconnaissance du Tsar, à des preuves réciproques d'ami- tié; il jouira au Kremlin d'une haute et invariable estime, tellement on lui sera obligé pour un simple sauf-conduit.

L'issue de cette démarche ne pouvait être heureuse. Depuis longtemps les relations du Danemark avec Mos- cou étaient interrompues : il n'y avait pour lors aucun motif urgent de les reprendre. Christiern ne partageait pas l'ardeur apostolique de Schlitte; la conversion d'un pays étranger touchait peu le souverain protestant. Barwert Berner semble avoir, sinon prévu, au moins redouté cet échec, car, trouvant à son tour des obstacles au voyage, il s'en déchargea sur un troisième mandataire, auquel le Roi remit sa réponse, datée du 12 juin 1554.. Christiern disait, en somme, quil en était aux regrets des épreuves de Schlitte, mais que n'ayant reçu aucune communication d'Ivan IV, « son cher voisin et ami particulier » , ne con- naissant pas les intentions « du grand prince de Russie » dans ces graves affaires, il croyait ne pas devoir s'en mêler; quant au sauf-conduit de Charles-Quint, méconnu par les Liibeckois, il n'y avait qu'à porter plainte aux autorités compétentes, qui feraient certainement bonne justice ^ De ce côté, il n'y avait donc plus rien à espérer.

Cependant Schlitte éprouvait le besoin de se rendre utile, car s'il gardait le titre d'ambassadeur, il n'en per- cevait pas le traitement, et ses finances étaient loin d'être florissantes. A bout de ressources, il s'adressa à Ivan, le

' Stcherbatchev, p. 288, 295. Archives de Copenhague, Aiislaend, Registrant, 1554, 12 juin, Christiern III à Schlitte. Appendice n" II.

UNE MYSTIFICATION IH P 1,0 M \ T I O U i:. :135

5 mars 1555, pour obtenir des secours pécuniaires et de nouvelles lettres patentes. Il voulait reprendre ses anciens projets, mais il ne réussit qu'à prouver la bassesse de son caractère. En effet, dans la crainte que StciMl)er{j ne se rendit au Kremlin, il prit soin de le calomnier d'avance, afin de décliner toute responsabilité. « Un nommé Stein- bergf, écrit-il au Tsar, s'est fait passer pour votre cliance- lier auprès du Pape et de l'Empereur; il n"a pu naturelle- ment, à votre grand déshonneur, justifier son titre, et, s'il vient à ]\Ioscou, comme il en a le dessein, on verra que tout cela n'est que mensonge et imposture. »

La même année, il se donna bien du mal, mais sans profit pour sa cause, à la diète d'Augsbourg. Ne parvenant pas à forcer la frontière moscovite du côté de l'Allemagne, son esprit inventif lui suggéra un long détour à travers les pays Scandinaves ou bien encore la Tatarie et la Turquie. Ici surgissait à nouveau la question agaçante des passe- ports. Où les prendre? Rebuté par l'Empereur, il s'adressa au Roi de France. Henri II accepta naïvement ses racon- tars, et lui délivra des lettres pour le Roi de Suède, le Grand Turc et son représentant à Constantinople. Le fond de ces trois pièces est identique : demande de protection et libre passage pour Hans Schlitte, « ambassadeur mos- covite » , qui se rend auprès de son maître. La courtoisie duRoialla encore plusloin : il écrivit, le 15 juillet 1555, un message à Ivan, dans lequel il résume les récits de Schlitte et propose au Tsar sa royale amitié. Toutes ces paperasses ont-elle servi à quelque chose? Originaux et copies repo- sent tranquillement aux archives de Vienne, ety témoignent ainsi de leur inutilité. Quant à Schlitte, on le crut réelle- ment, en [557, parti pour Moscou, après quoi ses traces disparaissent et l'on ignore jusqu'à la date de sa mort.

Parmi ses papiers sur la Russie qui se conservent à

336 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

Kœnijsberg, très curieuse est la réponse esquissée, au nom d'Ivan IV, à la missive impériale du 31 janvier 1548. Jaiiiins rêveur plus hardi n'avait encore prêté sa plume à un tsar : au ^ré de son secrétaire improvisé, Ivan aurait versé à Giiarlcs- Quint des sommes considérables pour la guerre contre lesj Turcs, accrédité un ambassadeur auprès du Saint-I'.mpirc,; organisé un service postal entre Moscou et Aii.<;sbour;;, créé un régiment aUemarul et un ordre de chevalerie, enfin envoyé comme otages à l'Empereur vingt-ci imj jeunes gens des meilleures familles de Russie. La ques- tion religieuse est abordée avec une franchise qui tient de la naïveté; Schlitte met dans la bouche du Tsar le désir de la réunion d'un Concile général ou national, d'un rap- prochement sérieux dont s'occuperaient les théologiens qui sont censés devoir venir à Moscou. Inutile d'ajouter que cette minute extravagante n'a jamais eu un commen- cement d'exécution, si toutefois elle a été soumise à l\an, ce qui n'est guère probable '.

Mais revenons à Steinberg et suivons-le dans ses dé- marches. Avec son apparition sur la scène, les affaires prennent un autre aspect, un courant d'idées occiden- tales se déverse dans le flot des négociations, les formules vaporeuses de Schlitte sont remplacées par des affirma- tions nettes et précises, qui trahissent un esprit plus judi- cieux, mieux doué pour la politique. Le choix du négo- ciateur était, en effet, des plus heureux : bien vu à la cour devienne, les protections ne lui manquaient |)as, dans les meilleurs termes avec le nonce Pierre liertano, plein d'ardeur pour l'entreprise moscovite, prenant au sérieux son titre de chancelier, Steinberg sut tirer parti des circonstances favorables.

« Archives de Kœnigsberg, VI Sch., 28 Fach, n" 1, f. 8 v»; 20 à 79 v». Faber, t. III, p. 13, 15.

UNE MYSTIFICATION D H' LO M A T I O'J K- 337

En homme avisé, il se méiia^jea loul d abord des res- sources inalciielles : le comte l'hilij)|)(> d l'Jjcrstein lui olïril sa bourse et son concours, pourvu que Rome le remit en possession d'une ancienne abbaye de Wiirtem- berg ses ancêtres avaient jadis exercé le droit de patronage. Deux traits historiques ont survécu à l'oubli qui est devenu le partage d'Kbersteiu : grâce à ses soins, la prospérité de sa maison s'est considérablctnent déve- loppée, mais quelques années avant sa mort, ses facultés moniales baissèrent à tel point qu'on fut obligé de le mettre sous tutelle. On pourrait peut-être en conclure que, malgré des aptitudes financières, sa tête n'était pas fortement organisée et qu'il se laissait séduire sans trop de peine par le mirage des gros bénéfices à peu de frais '.

Désormais il n'y avait plus qu'à exécuter le plan d'ac- tion concerté avec Schlitte. Steinberg résolut de se rendre immédiatement à Rome, afin d'y soumettre l'affaire aux plus hautes autorités ecclésiastiques. Le succès dépendait en partie de bonnes recommandations : à cet égard, le chancelier moscovite fut singulièrement favorisé. Sur sa requête, Charles-Quint adressa, le 13 septembre 1551, une lettre pressante au Pape. Le futur solitaire de Saint- Just, encore entouré de splendeurs, toujours accessible aux idées grandioses, ne désirait rien tant que de voir s'accomplir sous ses yeux l'union des Moscovites avec Rome; il s'en ouvre sincèrement au Pape et lui promet une gloire immortelle, s'il réussit à parfaire le grand œuvre; les résultats en seraient incalculables : accroisse- ment de la chrétienté, facilité de propagation pour la foi, gage d'alliance contre les Turcs, maîtres encore de la Terre Sainte, acheminement vers le bercail unique pro-

* FiEDLEB, Ein Versuch, p. 51.

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838 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

phétisé par les oracles. Pénétré de ces avaiituycs, l'Empe- rcur espère que Jules III l'cra bon accueil au chancelier (lu Tsar et accordera à ses paroles une sérieuse attention. L'ambassadeur impérial à Rome , Diego Hurtado de Mendoza, reçut directement de son maître des ordres en conséquence, dont Granvelle, ministre d'État et évéque d'Arras, faisait ressortir le but élevé et la portée excep- tionnelle.

Les mêmes sentiments de bienveillance se retrouvent dans les dépêches du nonce de Vienne. Simple religieux dominicain avant d'être évêque de Fano, Pierre Berlano passait pour un homme aussi éclairé qu'éloquent. Des succès diplomatiques lui avaient valu les faveurs ponti- ficales. Déjà, du temps de Paul 111, il s'était intéressé aux affaires moscovites; sous les auspices du pape Jules, les projets abandonnés à regret sont repris avec une ardeur nouvelle. Renseigné par un chancelier de fraiche date qu'il croyait parfaitement initié à la connaissance « du Roi et des peuples moscovites » , séduit, comme Charles- Quint, par le brillant mirage de l'unité chrétienne, Ber- tano se livrait naïvement aux espérances les moins fon- dées. A l'entendre, la réunion des Russes avec Rome n'offrait aucune difficulté : Ivan IV aurait déjà tenté de négocier avec Sigismond-Auguste, mais sitôt qu'il s'est aperçu de certaines divergences dans les rites et les céré- monies, il a préféré s'adresser directement au Saint- Siège. Sous la plume d'un évêque réputé habile diplo- mate, une telle confusion d'idées et de faits paraît, à bon droit, surprenante. Deux rites se partageaient, en effet, la j Pologne : les catholiques du rite latin se trouvaient avec Rome en parfaite harmonie; quant aux orthodoxes, leur rite oriental pouvait aussi, le cas échéant, s'allier à la vraie foi. Autrement grave était l'obstacle des antipathies

UNE MYSTIFICATION II I l' l.n M A T lOlIE. 339

nationales, des piéju(j4s séculaires, importés de Byzancti; mais dans tout cela Berlano semble avoir été victime d'qn malentendu. Plus soucieux dcf. intérêts de la foi f|ne de la [)oliti(jue, il s'adressa aussi au cardinal Alexandre Far- nèse et confia, sans hésiter, l'affaire moscovite au [uotec- teur attitré de la Pologne ' ,

Les lettres que Stcinberg emportait dans son porte- feuille étaient de bon augure pour la réussite; l'accueil qui l'attendait à Rome, il arriva probablement vers la lin de 1551, dut l'encourager encore davantage. On était alors en pleine réaction contre la Réforme; le grand souffle du concile de Trente avait atteint les esprits, la vie chrétienne provoquait, en se renouvelant, d'impo- santes manifestations. Si le pape Jules III n'était pas lui- même d'une nature très ascétique, il n'en secondait guère moins le réveil religieux avec une sage énergie. Sous son égide, Ignace de Loyola déployait à Rome sa féconde activité; elle se fera bientôt sentir non seulement en Espagne et en Portugal, en France et en Allemagne, mais •encore au nouveau monde et jusque dans l'extrême Orient : François Xavier étonnera la vieille Europe par ses merveilleuses conquêtes aux Indes et au Japon, des milliers d'infidèles se convertiront à sa voix. Ainsi se formait peu à peu la conviction, et les écrits contempo- rains la reproduisent souvent, que l'Église devait se re- faire ailleurs des pertes causées par la Réforme en pays catholiques. Au point de vue des idées, des aspirations sociales, le terrain était donc admirablement préparé pour des propositions comme celles de Steinberg; présentées au nom de Charles-Quint, elles n'en avaient que plus de chances d'être bien accueillies. L'Empereur jouissait à

' Lanz, t. III, p. 78. Fiedleu, Ein Versuch, p. 85. Nuntiatiirber.^ t. XII, p. XIX.

:jVn PliO.IKTS 1»K MISSIONS PONTII" ICAT.V.S A MOSCOU.

celle ('i)0(]iio (l'une influence considérable auprès du Saint-Siè{}e, la polili(]ue pontificale se ralliait volontiers à la sienne. Pour comble de bonne fortune, Steinberg re- trouvait à Rome son ancien protecteur de Vienne, Pierre Bertano, déjà revêtu de la pourpre cardinalice, et tou- jours animé du même zèle. L'activité du chancelier mos- covite se manifesta au début par de prolixes mémoires (ju'il ne se lassait pas de présenter en haut lieu. Le con- tenu en était invariablement le même; il convient de les résumer rapidement.

Le plus souvent Steinberj^f prend pour point de départ les projets d'union avec Rome de Vasili III, que des cir- constances malheureuses auraient seules fait avorter. Déjà Charles-Quint avait tenu le même langage dans les pleins pouvoirs délivrés à Schlitte et dans la lettre à Jules III; cette opinion se retrouve chez quelques auteurs contemporains, elle semble avoir joui d'un certain crédit surtout pendant le pontificat de Clément VII. Quelle pou- vait en être la source? Vasili III était personnellement hostile à la papauté. Guérasimov et Trousov ne prirent le chemin de la Ville éternelle que pour correspondre aux avances du Saint-Siège, établir des relations commer- ciales, provoquer l'envoi d'artistes italiens. Cependant, chaque lois que les ambassadeurs russes paraissaient à Rome, des bruits mystérieux étaient mis en circulation; on parlait d'instructions secrètes de la plus haute impor- tance, et les soupçons se portaient facilement sur la réunion des Églises. N'est-ce pas aux entremetteurs opti- mistes tels que Schœnberg et Centurione, pour ne rien dire de Volpe, Gislardi et des Byzantins, qu'il faut attri- buer cette orientation de l'opinion publique ? Leur in- fluence n'est-elle pas visible dans les écrits de Pighius et de Giovio ? Schlitte s'exprimait à peu près de la même

UiNK MYSTIFICATION 1) 11' 1,0 M AT 1 O IJK. ;JVl

manière, transformant les conjectures en affirmations catégoriques, aux(|uclles son caractère d'anibassadeur donnait encore plus de prestige et de poids. Victimes de son élo(|uence, Cliarles-(Juint et Steinberg ont reproduit ses discours, évidemment sans les avoir contrôlés.

Mal renseigné sur le passé, le prétendu chancelier du Tsar était-il, au moins, mieux au courant des circonstances présentes? Ses projets trahissent d'étranges illusions. Steinberg demandait au Pape la couronne royale pour Ivan, et l'érection d'un siège primatial dans le nouveau royaume. Liés d'avance par un serment, le Roi et le Pri- mat eussent travaillé à réunir les Églises, des ambassades russes seraient venues de temps en temps à Rome, tandis que le Pape, rétablissant la paix dans le Nord, eût facilité la croisade contre les Turcs et les Tatars et inauguré un svstème nouveau d'équilibre et d'alliances.

A la grande politique se rattachait une question person- nelle. Toujours prêt à rendre service, Steinberg stipule expressément qu'il sera chargé de se rendre lui-même à Moscou, en compagnie du comte Eberstein, pour y mener l'affaire à bonne fin. Au point de vue diplomatique, cette dernière clause ne laisse pas que d'être surprenante : chancelier, de par Schlitte, du tsar Ivan, Steinberg aspi- rait aux fonctions d ambassadeur pontifical auprès de son propre maître pour faire ratifier à Moscou les conditions acceptées à Rome. Si ces prétentions singulières n'exci- taient pas la méfiance, c'est qu'assurément on était ébloui par la grandeur des projets attribués à Ivan IV, et peut- être plus encore par les graves recommandations de Charles-Quint. Quoi qu'il en soit, l'affaire fut, dès le début, traitée comme une affaire d'État; les premières pièces qui en fassent mention sont les deux mémoires présentés par Steinberg au Pape et au cardinal Bertano.

342 PROJETS DE MISSIONS l'ONTIFIC ALES A MOSCOU.

Une coiniiiission spéciale, composée des cardinaux Ger- vini, Pacheco, du Puy, Maffei et I*i{^hini, semble en avoir été saisie. On pouv^ait pres(jue se flatter d'aboutir, lors- nu un nouvel incident vint tout compromettre '.

Jusque-là on s était entouré de mystère; s'il y avait eu des lenteurs, il faut les attribuer aux procédés tradition- nels de la curie romaine, et sans doute aussi aux diffi- cultés intrinsèques de l'affaire. En vain voudrait-on en rendre responsable l'intervention étrangère, car ce n'est (|u'au mois de novembre 1552 que le prétendu secret n)oscovite fut officiellement livré aux Polonais : sur Tordre du Pape, le cardinal Maffei, vice-protecteur de Pologne, en l'absence du protecteur Alexandre Farnèse, remit secrètement à Konarski, avec les copies de la lettre de Charles-Quint et des projets de Steinberg, un message adressé directement au Roi, le double but de la poli- tique pontificale en cette occurrence se résumait ainsi : gagner un nouveau membre à l'Église romaine et doter la Pologne d'un voisin pacifique; du reste, ajoutait le cardi- nal, aucune décision ne serait prise sans l'avis préalable du Roi; qu'il approfondisse l'affaire et qu'il s'explique sincèrement. Adam Konarski, représentant officiel de Sigismond II à Rome, ne sympathisait guère avec Mos- cou. Un jour, invité à dîner chez le cardinal Médicis et interpellé sur ce sujet, il s'était empressé, en guise de réponse, de faire lire quelques pages de Herberstein. Les fines et piquantes observations du diplomate autrichien intéressaient vivement les convives, lorsqu'on l'entendit déclarer tout à coup que le grand kniaz Vasili III avait été plus hostile envers le Pape qu'envers tout autre homme du monde; aussitôt l'amphitryon scandalisé or-

FiEDLER, Ein Versitch, p. 87 à 102. Une erreur à noter dans les dates : le mémoire du 3 avril 1552 est postérieur à celui du 23 mai.

UNE MYSTIFICATION lt I P l,() M A T I (j II K. :}V3

donna tl'intciroinpic la lecture, mais le cou[) avait porté. Les communications de Maffci parurent à Konarski d'un"; extrême importance, d'autant plus (pi'on disait la C(mi- ronnc royale impatiemment attendue ii Moscou. Les pièces révélatrices furent expédiées en toute hâte. Sijjis- iiiond-Auguste ne les reçut toutefois qu'assez tard, clans le courant de janvier 1553 '.

On se fait à peine une idée du trouble qu'en ressentit le fils efféminé d'une mère au tempérament viril. Dans les veines de Bona Sforza coulait le sang des fiers condot- tieri qui avaient conquis le trône de Milan à la pointe ^c leur épée. Ayant appris des humanistes à mépriser les mesquines ambitions, elle rêvait l'empire sur les hommes, et l'énergie ne lui faisait pas plus défaut que l'amour des intrigues. Loin de lui ressembler, Sigismond, élevé trop longtemps au milieu des femmes, ne sut pas donner de trempe à son caractère faible et mou: impressionnable à l'excès, il conserva pour la vie ce trait de nature féminine. D'ailleurs les circonstances semblaient inventées exprès pour évoquer les soupçons. La politique d'Ivan III avait réveillé les rivalités séculaires entre les deux peuples slaves placés aux avant-postes de deux mondes différents. La Pologne latinisée n'offrait que des contrastes avec la Moscovie, qui reflétait Byzance dans ses traditions, ses croyances et ses mœurs. Et, depuis que le Kremlin avait proclamé le principe ethnique comme devant servir de base à la délimitation des frontières, l'état d'hostilité ar- mée était passé à l'état permanent à cause des provinces russes, anciens apanages de la maison de Vladimir, possé- dées ou convoitées par la Pologne.

En dehors de ces motifs d'ordre général, il y avait, à

' Script, rer. poL, t. I, p. 63 à 65. Zakrzewski, Stosunki, p. 10 et suiv.

344 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

ce inomoiil, des coïncidences absolument fâcheuses. Le titre 'astueux de Tsar qu'Ivan s'arrogeait était un point des plus àprement contestés par Sigismond et une source intarissable de conflits entre les deux cours. La moindre lacune dans les formules exigées par le Kremlin faisait refuser les messages et avorter les négociations; un expé- dient tranchait les disputes sans préjuger la solution finale : la fierté moscovite restait inébranlable. On avait décidé, dans le secret du conseil, de ne pas traiter par écrit cette matière épineuse, mais Ivan prenait sa revan- che de vive voix; il en appelait à la conquête de Kazan, remontait à saint Vladimir et à Vladimir Monomaque, parfois même à César- Auguste. Rebelle à ces preuves et s'appuyant sur l'étiquette, Sigismond finira par déclarer que le titre royal suppose l'assentiment de l'Empereur et du Pape; à quoi les boiars répondront triomphalement que l'un et l'autre l'ont donné depuis longtemps'. Au plus fort de ces controverses, et tandis que le roi de Pologne s'abrite derrière l'autorité de Charles-Quint et de Jules III, voici qu'on lui révèle officiellement les démar- ches de Steinberg à Rome : le Tsar orthodoxe en passe de se convertir, demandant au Pape la couronne royale, appuyé dans sa demande par l'Empereur; autant de ren- seignements, l'un plus incroyable que l'autre, et difficiles à expliquer. Serait-ce un piège de la maison d'Autrichje ? Serait-ce, de la part d'Ivan, un raffinement d'hypocrisie? Ces différentes hypothèses se pressent dans la tête de Sigismond, et, ne sachant à quoi se résoudre, il demande

* Sbornik. roussk. isU ob., t. LIX, p. 369, 516. Soloviev, t. VI p. 155 à 162. Maximilien I" avait, en effet, donné le titre de Kayser à Vasili III dans un document du 4 août 1514, dont Pierre I" a su tirer parti. La couronne avait été conférée par Innocent IV à Daniel de Galitch, et quelques princes russes, au treizième siècle, passaient à Rome pour des rois.

UNE MYSTIFICATION D I !• 1,0 M AT I Q UE. 345

iiii sursis au cardinal Maflci pour consulter les sénateurs et s'entourer de lunnièrcs.

Radzivvill le Noir et Albert, duc de l'russc, furent initiés les premiers au secret. Le Iloi les inlci|)C'lla sur la politique à suivre, après avoir exposé sa pioprc nianicr(î de voir : les velléités catholiques d'Ivan l'inquiétaient moins que l'intervention de Charles-Quint; cependant, rival implacable do Moscou, tout en j)rotestant de son /ùle pour la loi, il jugeait opportun de mettre à l'épreuve l'hypocrisie d'Ivan, et de lui faire proposer par le Pape des conditions si dures qu'il ne pût les accepter sans compromeltre la sécurité de ses Etats. Mais, si Rome et Moscou parvenaient à s'entendre à l'insu de la Pologne, il faudrait recourir à la violence, se concerter avec les Danois et les Livoniens, et arrêter à la frontière le messa- ger porteur de la couronne.

Nous n'avons pas sous les yeux la réponse de Radziwill; on verra d'ailleurs bientôt qu'il était en tous points d'ac- cord avec son maître. Quant à celle d'Albert, cousin ger- main de Sigismond II, elle est curieuse à plus d'un titre.

Naguère encore en bonnes relations avec Rome et le Tsar, le duc se disait prêt à faire la guerre contre les Turcs, à laisser couronner Vasili III par le Pape. Les évé- nements avaient modifié ces dispositions : parjure à ses serments, traître à sa foi, dernier grand maître de l'ordre Teutonique, premier duc héréditaire de Prusse, vassal de la Pologne qu'il avait vigoureusement combattue, Albert tient un langage qui accuse plus d'indifférence envers Moscou, plus de haine contre l'Empereur et le Pape, que de scrupules dans le choix des moyens. Les soupçons contre l'Autriche sont habilement exploités et les projets « monstrueux •) des Habsbourg dénoncés comme un danger permanent. Viennent aussitôt les indications pra-

VkG PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

li(jues : le duc conseille d'envoyer simultanément deux ambassades, l'une au Pape, l'autre à l'Kmpereur, pour protester avec la dernière énergie contre l'érection d'un royaume à Moscou. Le cas échéant, au moins faudrait-il, avant la collation du titre, contraindre Ivan à rendre aux Polonais les provinces usurpées, et assurer ainsi pour l'avenir une paix durable. Mais bientôt le conseiller poli- tique cède la plume à l'apostat; Albert voudrait creuser des abîmes entre le Pape et les Russes. Il propose, à cet effet, d'envoyer secrètement à Moscou des Polonais ou des Lithuaniens avec mission de « défigurer le Siège apo- stolique » et de « rendre odieuse l'autorité pontificale » , en lui prêtant les plus sombres couleurs. A défaut d'insi- nuations plus malveillantes, pourquoi ne pas menacer les Russes d'un joug intolérable? Car, dès qu'ils auront prêté serment de fidélité, le Pape exigera de lourds tributs sous les peines les plus sévères, t On peut y ajouter, poursuit froidement le duc, des accusations plus odieuses encore selon les circonstances des personnes et du temps. » Des bruits de cette espèce, habilement répandus, ôteraient à Ivan l'envie de traiter avec Rome et rendraient, dans tous les cas, les négociations plus difficiles. Pour empêcher le passage des messagers romains par le Danemark et la Livonie, Albert suggère également des moyens détournés et sournois. Tel est le message de l'ancien grand maître; les chevaliers de la belle époque l'eussent désavoué avec indignation ^.

Cependant, moins les calomnies, auxquelles on n'eut jamais recours, les autres conseils d'Albert avaient été en partie prévenus par le Roi, et, de fait, ils furent tous exactement suivis. Vers la fin de janvier 1553, la diète

' Script, rer. pol., t. I, p. 66, 67. LACiiOWicz, p. 35 à 37, 43. VoiGT, Gesch. Pieuss., t. IX, p. 535 à 538.

UNE MYSTirir.VTlON l> I I' l,0 M AT I O UE 847

polonaise, rciinie à Gracovie et mise an ((nir.inl de l'af- faire, résolut d'en saisir à la fois lu cour impériale et celle Je Rome.

Nicolas Radziwill le Noir, chancelier et (jrand niarétlial ie Lithuanie, fut désigné pour traiter avec la maison l'Autriche. Ce choix avait sa raison d'être. Hostile .lux Moscovites, Radziwill était aussi peu favorahic au l'apc |ue dévoué aux idées protestantes; protecteur des sec- aires, il guettait le moment de se déclarer ouvertement jalviniste. Son nom, sa position, ses talents, son caractère énergique, en faisaient un des premiers personnages de ;ette belliqueuse Lithuanie dont il rêvait l'indépendance, ;t que l'union de Lublin devait, après sa mort, souder 'ortement à la Pologne. Un lien d'une autre nature l'unis- ait personnellement au Roi : veuf de sa première femme, Mgismond s'était épris d'une cousine de Nicolas, IJarbe, ondamnée, elle aussi, à un veuvage prématuré par la nort de son mari, le castellan Gasztold. La noble famille les Radziwill s'en émut : accompagné d'un frère de ia eune et belle veuve, le maréchal vint dire fièrement au loi que leur parente ne serait jamais la maîtresse de per- onne, fût-ce même d'un souverain. La passion de Sigis- nond était trop ardente pour s'éteindre : il préféra se narier secrètement à la femme de son choix et, à peine nonté sur le trône, partagea avec elle sa couronne, mal- fré les plus vives réclamations de la noblesse et du clergé. )evenu, grâce à ces circonstances, le meilleur ami et le conseil de Sigismond, Nicolas sut garder son influence )répondérante, son crédit à la cour, même après la mort le sa royale cousine.

Avant de se rendre auprès de Charles-Quint, il devait

assurer le concours de Ferdinand l", roi des Romains,

lans des conditions de succès tout à fait exceptionnelles :

348 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOa.

l'affaire moscovite se compliquait d'un mariage. Barbe lladziwill avait, en mourant, supplié le Roi de se rema- rier, dès qu'il serait libre, afin que le sceptre de Polojjne restât entre les mains des Jagellous, car l'héritier pré- somptif était encore à naître. Fidèle à sa parole, Si{;is- inond songeait, en 1553, à un nouvel liyménée avec rarchiduchcsse Catherine, veuve du duc de Mantoue et fille de Ferdinand. On savait d'avance qu'une proposition de ce genre serait gracieusement accueillie par les Habs- bourg d'Autriche; il n'y aurait plus qu'à profiter de leurs bonnes dispositions pour faire intervenir le roi det Romains auprès de l'Empereur sou frère. Chargé de U double négociation, Radziwill se présenta, le 17 mars 1553. à la cour de Ferdinand.

Quelle ne fut pas la surprise de ce dernier, lorsqu'il eui connaissance des griefs de Sigismond , résumés ave< vigueur et franchise dans une longue note diplomatique' L'ambassadeur de Pologne le prenait de haut : l'appu prêté par Charles-Quint aux Moscovites était représenti comme absolument contraire aux rapports mutuel; d amitié, voire aux traités d'alliance conclus entre h Pologne et la maison d'Autriche. Tout en admettant di bonne grâce l'hypothèse d'une distraction impériale Radziwill n'en réfutait pas moins, et très sérieusement, le motifs qui avaient séduit Charles-Quint : « L'union avet Rome , disait-il , n'est qu'un prétexte pour obtenir h couronne royale; il ne faut pas se laisser prendre par cett, promesse trompeuse; encore moins peut-on compter su, le secours des Moscovites contre les Turcs ; l'énorme dis! tance, les préjugés contre lOccident, la haine des Latins, seront toujours autant de causes d'inaction forcée oi volontaire. " Quelques souvenirs du passé confirmaien ces opinions, et le mémoire se terminait par une prier

UNE MYSTIFICATION IH P 1,0 M A T I O U K. 349

Il lulamc d oblciiir (jiic I l-iiipcroiir non seulement se (Icsislàt tic sa pioleclioii, mais (ni'il exprimât encore an l'.ipc le désir loruicl de voir les iMoscovilcs déboutés de leur demande.

Ce lan(]aye impressionna Ferdinand, désireux de bien mériter d'un souverain en quête d'une fiancée. Dans l'histoire des Ilabsbour.|] les alliances nialrinioniales jouent un grand rôle; les liens conjugaux ont valu plus de pro- vinces à l'Autriche que les armes. Fortement indju de l'esprit de famille, le beau-frère de Louis II s'intéressait beaucoup plus au mariage de sa fdle Cathciine qu'aux affaires fastidieuses de Moscou. Le mémoire de lladziwill fut en toute hâte transmis à Gliarles-Quint et accompagné d'une lettre empreinte d'une parfaite bonhomie. Les conclusions, on le devine, étaient en tous points favorables à Sigismond- Auguste.

Quelques jours plus tard , arrivait la réponse datée du II avril. Charles-Quint se trouvait alors à Bruxelles. L'étoile du grand monarque commençait à pâlir ; de sourds grondements retentissaient dans l'Allemagne , ébranlée par la voix de Luther ; la trêve de Passau n'avait ni calmé l'agitation ni rassuré les esprits ; les armes impériales subissaient un échec humiliant sous les murs imprenables de Metz ; dégoûté du pouvoir dont le faix l'accable, épris d'un nouvel idéal, l'Empereur n'aspirait plus qu'à pacifier ses États, en conservant de bonnes relations avec les souverains amis. D'ailleurs, dans l'affaire moscovite, l'extension de la foi l'intéressait plus encore que la politique ; à peine averti des appréhensions polo- naises, il promit à son frère de révoquer les démarches antérieures auprès du Saint-Siège et de prêter main-forte à l'envoyé de Sigismond.

Grâce à cet empressement, Radziwill pouvait s épargner

350 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

la peine d'aller lui-même trouver Clharles-Quint, ce qu'il était, au besoin, autorisé à faire. Bientôton eut la certitude du succès. Le 27 mai 1553, en réponse aux dernières lettres de Ferdinand, Jules III lui fit savoir qu'il s'estimait heureux de pouvoir, du même coup, rendre service à deux souverains : sur les instances du roi de Pologne, on avait déjà rejeté les propositions moscovites. Le même bref annonçait la concession des dispenses pour le mariage de l'archiduchesse Catherine, sœur de la première épouse de Sigismond *.

Le triomphe était donc complet. En cour de Rome, le roi de Pologne l'avait obtenu en déployant une énergie digne d'une meilleure cause. Sa pensée tout entière se résume dans les instructions d'Albert Kryski , envoyé à Rome pour l'affaire des annates et chargé aussi de la négociation moscovite. C'est, sans contredit, la pièce la plus importante du débat, se trouvent réunies en un seul faisceau les données dispersées dans les autres. Sigismond y considère la royauté moscovite au triple point de vue des intérêts de la Pologne, des avantages de la chrétienté, de la dignité du Saint-Siège.

Pour en saisir l'idée dominante, une digression géogra- phique est nécessaire . L'immense plaine qui s'étend depuis les derniers contreforts des Carpathes jusqu'à l'Oural a été, on le sait, en partie habitée depuis des temps reculés, en partie colonisée à partir du lîeuvième siècle, par un peuple slave que riiisloire désigne du nom géné- rique de Russes. Leurs domaines embrassaient principale- ment les vastes provinces de la ( irande et de la Petite-Russie, de la Russie Blanche et de la Russie Rouge. La Grande- Russie ou Moscovie n était pas contestée aux descendants

' Script, rer pol., t. I, p. 75. FiEDLiin, Ein Vei-Utc/i, p. 105 à 108, 114 h 123

UNE MYSTIFICATION HI IM,0 M \ T I QUE. 351

de Vladimir et de Riourik ; on voulnilbicn les laisser dans la tranquille posstîssion d'une capitale perdue au milieu des forêts, mais les belles el fertiles provinces des Irois autres Russics, le bassin du Dnieper avec la <lté anti<pie de Kiev, qui avaient changé de maîtres pendant Tinvasion tatare, sont censés appartenir de j)lein droit à la Polo(jne ; si les vainqueurs de la Horde d or en ont usurpé (|uel(|ue8 lambeaux, c'est à Sijjismond de faire bonne justice; il s'y est engagé par serment. Or la guerre contre un roi de Moscou, couronne par le Pape, ne serait pas sans incon- vénient ; car, en dépit des plus subtiles distinctions, les Russes ou Ruthènes appartiennent à la même race que les Moscovites ; ils leur sont unis, de l'aveu de Sigismond, par de vives sympatbies dont la source remonte à l'identité des rites et de la foi. Le jour Ivan ceindra son front du diadème royal , il faudra s'attendre à des défections politiques, l'espoir de revendiquer les provinces limi- trophes s'éloignera de plus en plus. C'est l'hypothèse qui épouvante Sigismond, qu'il ne consent pas à admettre, d'autant plus que les Moldaves et les Valaques, alliés si désirables contre les Turcs, sont dans une situation analo- gue à celle des Russes : éblouis par les splendeurs d'une couronne, peut-être passeront-ils dans le camp du nouveau Roi.

La cause générale de la chrétienté est identifiée, dans les instructions royales, à la cause polonaise. Entre les princes catholiques et Ivan, disent-elles, il n'y a aucune solidarité; au contraire, si jamais les Polonais déclarent la guerre aux Turcs, c'est lui probablement qui suscitera les plus sérieux obstacles. En mettant les choses au mieux, les Moscovites dans une campagne antiottomane ne seront que des auxiliaires embarrassants et tardifs : séparés de l'en- nemi par de vastes provinces étrangères, ils commettraient

352 PROJETS DE MISSIONS POiNTIF I CALES A MOSCOU.

en route tant de vols et de rapines qu'ils deviendraient le fléau de leurs alliés, ou bien n'aiiiveraicnt pas en temps utile. L'unique nioyoi) d'éviter ces inconvénients serait de s'en tenir à la voie fluviale; mais l'art de naviguer étant inconnu à Moscou, Si^jismond n'est pas d'avis qu'il faille l'enseifjncr à de futurs pirates et livrer la mer Noire à des corsaires i

Enfin, au-dessus des questions d'intérêt planent celles de l'honneur : la di^jnité du Saint-Siège ne serait-elle pas I compromise, si l'on se laissait jouer par le prince de : Moscou, et séduire par ses fallacieuses promesses? Car sur l'hypocrisie d'Ivan, Sigismond n'admet pus l'ombre d'un doute; il est convaincu qu'il ne sera plus question de réunir les Églises, dès que le titre royal aura été accordé. Daniel de Galitch a agi ainsi avec le pape Innocent IV, Vasili II a failli égorger le cardinal Isidore pour avoir signé le pacte de Florence ; les Moscovites sont encore tout aussi perfides, leur haine n'a fait que grandir; aussi Alexandre VI et Léon X ont-ils refusé à Vasili III la cou- ronne que ses ambassadeurs étaient venus demander à Rome. Sigismond espère que le Pape ne déviera pas de cette ligne de conduite. Pour l'emporter de haute lutte, il conclut cette partie de ses instructions par un dilemme menaçant. Jules III n'a plus qu'à choisir entre ces deux extrêmes : ou bien donner satisfaction « à un peuple barbare, féroce, étranger à toute culture, inconstant dans la religion, dans la foi, dans les mœurs » , ou bien mena p^er les Polonais « qui, après avoir reconnu et embrassé la doctrine du Christ, n'ont jamais souffert qu'on les séparât du Saint-Siège apostolique » .

Cependant, toute vigoureuse qu'elle fût, cette première argumentation n'épuisait pas complètement la matière. Sij les esprits restaient encore flottants, le représentant polo

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nais dcvail faire observer au Pape qu'on admcllrail en pure perte de nouvelles l)reljis an bercail, à moins Ue savoir les v conserver. Or les conditions de Steinber" sont loin de correspondre à ce !)nt. Pour s'assurer de la constance des Moscovites dans la loi, il est urjjcnt de leur en imposer d'autres plus efticaces et mieux combiiKÎes. Le lloi les énumère avec une certaine complaisance : serment (le fidélité à TÉfflise et au Pape à prêter par le prince et les boiars, sacrement de confirmation h recevoir pid)li(nie- mxmt d'un évéque de l'Éjjlise romaine, évéques russes à réunir en concile avec les évé(jues catlioliques, construction il églises, formation du clergé, dotation de diocèses, privi- lèges politiques des évéques, charges importantes à réserver aux catholiques , exclusion du rite grec en présence du Roi, etc. Toutes ces conditions doivent être sanctionnées par un serment et mises en pratique avant l envoi de la couronne. Encore le titre accordé à Ivan ne sera-t-il que celui de roi de Moscou ; la Russie n'y sera jamais mentionnée, car elle est destinée à devenir partie intégrante de la Pologne. Enfin, dernière précaution, Kryski agira de manière à réserver au Roi sa pleine et par- faite liberté d'action.

A la teneur des instructions royales correspondent les lettres officielles des sénateurs polonais au Pape et au collège des cardinaux. Sans entrer dans les mêmes détails, elles contiennent une menace beaucoup moins dissimulée, si ce n'est de schisme, au moins de profonde aliénation : la terreur du Roi s'était communiquée à son conseil ' .

Ainsi s'incarnait dans les faits le programme énoncé (*js

' Instructions sans date : la première partie dans Fiedleh, Ein Versuch, p. 108; la seconde dans Script, rer. poL, t. I, p. 69; les autres pièces ibidem, p. 71 à 73. 11 n'existe aucune preuve que Vasili ill ait demandé à Kouie la couronne royale.

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354 l'HOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

le début : après les plus chaleureuses assurances de zèle pour la propagation de la foi, le Pape était sommé d'offrir à Ivan des conditions presque fantasti(|ues que l'on savait pertinemment devoir être rejetées à Moscou, llassuré de ce côté, Sigismond était tourmenté par un autre scrupule : trouverait-il à Rome toute la condescendance voulue, et le chef de l'Église accepterait-il un rôle si odieux ? L'éven- tualité d'un échec semblait trop facile h prévoir pour qu'on n'y remédiât pas d'avance. Les instructions analysées plus haut avaient été envoyées à Kryski, le 18 février, par un courrier qui devait rentrer immédiatement en Pologne, sitôt qu'on aurait obtenu une réponse quelconque. Trois jours après, ces ordres sont révoqués : si les négociations échouent, si la couronne est envoyée à Ivan, Kryski n'a plus besoin d'en avertir préalablement le Roi ; il est auto- risé à produire aussitôt une protestation solennelle libre cours est donné au plus profond dépit, et dont le texte lui est communiqué d'avance. Après avoir énuméré les mérites de ses ancêtres et les siens, Sigismond se répand en plaintes amères contre le Pape : accorder le titre royal à Ivan, c'est prendre fait et cause pour les ennemis de la Pologne, c'est porter atteinte à la sécurité du royaume. Prenant à témoin le Pape lui-même et les cardinaux, il déclare que, le cas échéant, il ne garantirait plus la soumission traditionnelle des Polonais envers le Saint-Siège, que lui-même n'aurait plus pour le Pape le dévouement sans bornes de ses aïeux. Si Rome favorise les projets ambitieux de son rival, c'est à lui de redoubler d'ef- forts pour les déjouer; ses ancêtres eussent agi de même; poussé à bout, il fera une alliance avec les Turcs au lieu de les combattre; d'autres que lui en seront responsables'.

' Script, rer. pol., t. I, p. 74.

UME MYSTII ICATION D I P l-O M A TI OHE. 355

Nous voici, avec cette pièce, au poiul. culniiuanl de la ])oKMui(jue [)()l()uaise sui- Mosc^ou. I>a violente piotcstatiou obauchcc par Si^jismond donne la mesure de son hostililc'; envers Ivan, et révèle le dernier mot de sa politique : cloigfnement de Rome et alliance avec les Turcs, telles sont les menaces du roi de Polojjue si la couror)ne royale est accordée au souverain de Moscou. Au fond, les pro- vinces à conquérir et les différends à régler sont la principale préoccupation du moment ; le prestige que donnerait à Ivan une si haute faveur pontificale serait une |)remière et grande bataille perdue : c'est ce qu'il importe d'éviter à tout prix.

Aux yeux de Rome, les rivalités nationales et les questions de frontières n'avaient qu'une importance secondaire. L'objectif des Papes dans leurs rapports avec Moscou appartenait à un ordre d'idées supérieur : il s agissait avant tout de s'entendre sur les questions ecclésiastiques; la réunion des Églises aurait servi de base aux alliances militaires. Pour triompher des obstacles , volontiers on eût comblé Ivan de titres et d'honneurs , sauf à régler ensuite les conditions d'une paix équitable avec la Pologne, qu'on voulait aussi ménager. A l'époque qui nous occupe , ce pays traversait une crise des plus dangereuses. Il servait de refuge aux novateurs et de foyer aux hérésies : Luther et Calvin y comptaient de nombreux disciples; les Hussites, les Frères bohèmes, les Zwingliens, les Sociniens, y pénétraient de toutes parts. L'unité de croyance se voyait ainsi gravement compromise , et ce n'est pas à Sigismond II, chancelant dans la foi, déréglé dans les moeurs, qu'on pouvait s'en remettre pour main- tenir dans leur éclat les pieuses traditions des Jagellons. La prudence devenait donc plus nécessaire que jamais : rien] d'étonnant si les réclamations officielles et pressantes

350 PaO.lETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

(lu roi de Pologne l'emportèrent sur les propositions équi- voques de Stcinberg.

Les documents contemporains n'ont pas conservé le souvenir des démarches que Kryski aura du faire à la suite des instructions menaçantes de son maître. La protestation , éventuelle contre la royauté d'Ivan n'a certainement pas été produite, puisque la couronne royale ne prit jamais le chemin de Moscou. Loin d'en venir à des moyens extrêmes, on atteignit le but plus facilement que Sigismond ^ ne l'aurait cru. Retiré dans sa villa superbe de la voie ' Flaminienne , Jules III , sur le déclin de sa carrière , ne ^ formait plus de projets grandioses ; peul-étre aussi une légitime méfiance s'était-elle emparée de lui à l'endroit de Steinberg. Après un breî délai, Kryski reçut la déclaration ip| explicite et formelle que toutes les propositions de l'envoyé moscovite avaient été rejetées, et qu'à l'avenir les affaires de ce genre ne seraient plus traitées à l'insu du roi et des évêques de Pologne. Les mêmes assurances furent renou- velées, le 15 avril 1553, dans une lettre adressée directe- ment aux évêques. Cette promesse de confidences diplo- matiques, provoquées sans doute par les appréhensions et les plaintes de Kryski, nous paraît autrement grave que les fins de non-recevoir opposées à Steinberg. On ne saurait toutefois attribuer d'autre valeur à cette marque excessive de confiance que celle d'un engagement per- sonnel. Pour le moment l'incident était clos : les Polonais avaient remporté une victoire éclatante sur toute la ligne ' .

Mais que devenait Steinberg? Quelle était son attitude dans la crise? Toujours en lutte avec le cardinal Maffei et Albert Kryski, ne tarissant pas de plaintes contre eux, il semble avoir ignoré ou mal interprété les brefs pontificaux

' WiKBZBOWSKi, Uchansc, t. II, p. 33. Ray.nai.di, t. XXXIII, p, 48G.

DIVE MYSTIFICATION 1) 1 1' I,0 M A T 1 n U E. 357

qui auraient lui ôtcr (ont espoir. Ce n'esl pas, du reste, <|iril en eût beaucoup; des accès de dccourajiemcut sCinpai aient parfois de lui. Ainsi, lorscjuc le cardinal Hertano eut quitté Rome en annonçant l'expédition de I affaire dans trois jours, et que le délai fatal s'écoula sans amener de solution, Steinhcr^ eut la velléité de plier bajjajie pour se rendre à la cour moscovite. Tandis qu'il méditait tristement la fuite, deux cardinaux influents, instruits de ses projets, lui conseillèrent de hasarder une nouvelle démarche, qui ne fut pas plus heureuse que les jM-écédentes, à cause de 1 opposition systématique de Maffei. A la moi t de ce vigoureux défenseur de la Polo(jne, un faible rayon d'espoir parut à l'horizon : Steinberg obtint une entrevue avec le confesseur du Pape, (jui le mit en rapport avec le cardinal de Cuppis, arclievéque de Trani et doyen du sacré collège. C'était vers le mois de septembre de l'année 1553, par conséquent bien après les décla- rations officielles notifiées à Cracovie et à Vienne. Pour reprendre l'affaire abandonnée, le Pape aurait revenir sur ses décisions et se déjuger complètement. Cette consi- dération n'arrêta pas le chancelier moscovite. De sa plume toujours féconde, il rédigea de nombreux mémoires pour les cardinaux, un projet d'instruction pour les ambassa- deurs du Pape, des minutes de lettres pontificales à Ivan IV, à l'archevêque de Moscou {sic), à Charles-Quint, à Sigismond-Auguste '.

C'eût été se tromper étrangement que d'attacher à ces })ièces une importance quelconque, oubien d y voir l'expres- sion de la politique romaine ; elles trahissent la paternité exclusive de Steinberg, et ne manifestent que ses propres idées. Les conditions d'union ébauchées autrefois par

' FiEDLER, Ein Verstich, p. 92, 93, 95 à 103

358 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

l'étrange chancelier reviennent ici de nouveau, appuyées sur les mêmes motifs, formulées de la même manière; il n'y a en plus que des contradictions bizarres. Ainsi le l'ape, qui a mis les Polonais au courant des négociations moscovites, est censé ignorer comment ils en ont pénétré le secret; Charles-Quint, déjà hostile à l'entreprise, passe pour lui être encore favorable; dans des documents officiels, ce langage eût été inadmissible. Cependant, faisant face à la mauvaise fortune, Stemberg reprenait déjà courage lors- que la mort du cardinal de Cuppis (10 décembre 1553) vint le priver de son nouveau protecteur et de son dernier appui. A dater de cette époque, ses traces disparaissent complètement; on ignore jusqu'aux réponses qui lui furent données à Rome; peut-être préféra-t-on laisser tomber l'affaire d'elle-même pour s'épargner des explications inutiles et pénibles. En 1570, Pie V avouera sincèrement ne pas savoir pourquoi les projets moscovites ont échoué sous le pontificat de Jules III.

Le lecteur a maintenant sous les yeux tout le cours de la mystification depuis son origine jusqu'à son dénoue- ment : les rôles ne sont pas difficiles à saisir, et la part des responsabilités peut désormais se faire. 2

Les premières combinaisons émanent évidemment de Hans Schlitte. Ses allures sont celles d'un aventurier plus hardi que méchant, mais peu loyal. La conversion de Moscou devient entre ses mains une affaire politique et un moyen d'exploitation. Avec les mêmes projets, il s'adresse successivement à un empereur catholique et à un roi pro- testant, ce qui suppose une souplesse peu commune de caractère ou une forte dose d'étranges illusions. Le comte d'Eberstein reste dans la pénombre : simple bailleur de fonds pour l'ambassade projetée de Moscou, il n'a pas été dans le cas de délier les cordons de sa bourse. Le plus

I

UNE MYSTIFICATION DIPLOMATIQUE. 350

Intéressant des trois personnages est Johann Steinber;;. Nés relations antérieures avec Schlitte sont du domaine de

I inconnu; peut-être avait-il renchi des services à iandias- sadeur à court d arjjcnt, car, malgré les obligations oné- reuses , celui-ci send)le plutôt le favoriser, en l'élevant aux fonctions de chancelier, en le chargeant d'une mis- sion importante sauf aie désavouer ensuite sans vergogne. l>os procédés de Sleinberg, ses démarches à Rome, son dévouement à la cause, son insistance, trahissent une bonne foi imperturbable, voire un certain fonds de naïveté.

II semble absolument convaincu de tenir entre ses mains les destinées de Moscou, celles presque de toute l'Europe et du monde, pourvu que le Pape accorde à Ivan la cou- ronne royale.

De fait, l'affaire moscovite revêt, grâce à Steinberg,

une forme occidentale. L'influence du nonce Pierre Ber-

taiio a pu être considérable, sans qu'elle se laisse toutefois

déterminer exactement. La maison d'Autriche n'attachait

]ias d'importance exceptionnelle à ces négociations; des

appréhensions mal fondées pouvaient seules y voir, de sa

part, un piège tendu à la Pologne. Dès le début, Charles-

(Juint se place au point de vue exclusivement religieux; il

y reste fidèle jusqu'au bout. Aussi, à peine averti des

I fâcheuses conséquences qui seraient à craindre, il se

' désiste sans regret de la protection accordée à Steinberg;

rien ne prouve mieux l'absence de toute arrière-pensée.

A Rome, on n'avait pas d'opinion arrêtée sur le chance-

I lier de Moscou. Les vigoureuses protestations du roi de

'Pologne, l'abandon de Charles-Quint, durent porter une

forte atteinte au prestige de Steinberg; peut-être un sen-

tnnent de méfiance s'empara-t-il de la cour pontificale

I après les premiers épanchements. Ainsi s'expliqueraient

le bon accueil fait d'abord aux propositions mosco-

300 Pi;OJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

I

vites, la promptitude à les écarter en face des obstacles. ^

Sigismond-Auguste est la principale victime de la mystification. Il n'admet pas de doute sur les prétentions moscovites; c'est son intime conviction qu'Ivan, par des promesses trompeuses, aspire à la couronne royale. Pour conjurer le danger, des mesures rigoureuses et efficaces lui semblent nécessaires, et il ne recule pas devant les 1- moyens extrêmes; ainsi paraît au grand jour le système ^ politique de la Pologne vis-à-vis de Moscou à l'endroit des rapports avec Rome. Dans ces révélations se concentre l'importance historique de ce curieux incident.

Quelle était, se demandera-t-on enfin, dans tout cela la part d Ivan? Peut-on lui supposer des velléités d union avec le Saint-Siège, l'ambition d'être couronné par le Pape? Les documents ne fournissent pas, à cet égard, de preuves convaincantes; les patentes de Schlitte sont d'un mutisme parfait ; quant au diplôme de Steinberg, il a été délivré à l'insu d'Ivan et ne saurait passer pour l'expres- sion de sa pensée personnelle. Le prince de Moscou semble plutôt avoir complètement ignoré les projets gran- dioses que Ion agitait en son nom auprès du Pape : en effet, dans sa correspondance avec Grégoire XIII, en 1581 et 1582, Ivan en appelle aux relations de Vasili, son père, avec Rome, il remonte jusqu'au concile de Florence, siégeaient des ëvêques russes; tout ce qui peut passer pour une avance faite naguère au Saint-Siège se presse sous sa plume; toutefois ni Steinberg ni Schlitte ne sont jamais mentionnés. Mais peut-être ce dernier avait-il des com- missions verbales qu'on n'a pas osé confier au papier, et dont le commettant lui-même a perdu le souvenir? Rien n'autorise une conjecture si peu conforme aux mœurs du Kremlin et aux idées d'Ivan. Nous sommes à l'époque brillante de son règne : le pope Silvestre et Alexis Ada-

UNE MYSTIFICATION IH l' 1.0 M A T I O ('E. Ml

I liov ont une iiillucncc piépoiulôraiilc à l.i cour ; ni Tun ni I autre n est suspect de partialité pour le Sainl-Sièjje ; à la icle de l'Éfjlise russe se trouve le célèbre métropolite \l;icaire, aux yeux duquel les Latins ne sont que des .ijiostats; en 15 47, l'honneur des autels est accordé au métropolite Jonas, adversaire implacable du cardinal I idore; le Concile de 1551 publie, sous le litre de Siofjlav, tout un recueil de décrets sanctionnés par Ivan, respire h chaque page, dans les moindres détails reli- ;mcux et administratifs, l'ancien esprit moscovite; on y nncontre jusqu'à des insinuations contre le fantôme de I hérésie latine '. Ivan lui-même, à l'occasion de la prise (le Kazan, en 1552, fait grand étalage de ses sentiments oilhodoxes. L'attachement à la foi de ses pères dure autant que sa vie, malgré le désordre de ses mœurs : c'est an patriarche de Byzance qu'il demande la confirmation de son titre royal; les désastres militaires ne le feront pas fléchir. Effrayé par les victoires du roi de Pologne, Sté- phane Bathory, Ivan provoque l'intervention de Gré- goire XIII pour obtenir la paix; mais, en dé[)it d'une lettre ambiguë, il reste inébranlable sur l'article de la religion. Lorsque l'envoyé du Pape lui en parle, l'affaire est remise jusqu'après la conclusion de la trêve; celle-ci une fois signée, il n'y aura guère que des discussions orageuses et stériles. Supposer Ivan IV plus accessible et plus conci- liant au moment de sa gloire qu'à l'époque de ses désas- tres, c'est méconnaître complètement son caractère.

Quelques années après l'échec de Steinberg, en 15G7, tandis que Rome s'engageait dans d'autres voies, un nouvel effort fut tenté en Allemagne pour faire revivre 1 entreprise de Schlitte. Le souvenir s'en était conservé

' Stojlav, p. 12'r, 148.

362 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

dans le dossier que Tactif aveulurier avait composé sur Moscou. Toujours en lutte avec la misère, il l'avait vendu à un certain Vojjler; celui-ci l'avait revendu à Yeit Seng, de Niirnberg, qui se crut en possession d'un trésor suscep- tible d'exploitation. Il se mit en frais de voyage et s'en alla à Kœnigsberg, Schlitte avait brigué les faveurs du duc de Prusse, mais toutes ces démarches ne présentent pour nous aucun intérêt. Il n'y a de curieux que le rap- port de Veit Seng sur l'état de Moscou et la personne d'Ivan. Des opinions malveillantes avaient surgi, et, s'ap- puyant sur l'autorité de quelques Allemands qui faisaient le commerce en Russie, Veit Seng s'attache à les dissiper pour remettre en honneur les affirmations risquées de Schlitte. Ce courant d'optimisme explique en partie les illusions qu'on se faisait parfois en Occident sur l'état réel des choses dans la grande monarchie slave '.

* Faber, t. III, p. 14. FoKsTEs, Akty, t. I, p. 84.

i

CHAPITRE II

GANOBIO, GIRALDI, BONIFACIO, POUTICO

15GM572

I. Le procès Carafa. Réouverture du concile de Trente. Invitation des souverains catholiques et dissidents. Canobio destiné pour Moscou. Ses instructions. Hosius y ajoute une mission politique. Chances douteuses de succès à Moscou. Difficultés à prévoir en Pologne. Efforts de Hosius pour faciliter la mission moscovite. Canobio à Cra- covie. Conseils du nonce Hongiovanni. Appréhensions de Hosius.

Canobio à Vilna. Accueil gracieux de Sigisinohd-Auguste. Délai fatal. Maladresse de Canobio. Procédés de Radziwill. Lutte avec Padniewski. Renseignements de Kromer. Nouvelle lutte entre Rad- ziwill et Padniewski. Le roi refuse à Canobio le passage pour Moscou.

Explications diverses. Echec de Canobio à Kœnigsberg. Dernier échange d'idées.

IL L'ambassadeur da Mula nommé cardinal. Disgrâce à Venise, crédit à Rome. Giraldi chargé d'une mission secrète à Moscou. Ses instruc- tions. — Anomalie dans le titre d'Ivan IV. Histoire de la mission résumée par Possevino. Giraldi arrêté en Pologne. Dépêches de Commendone. Giraldi arrêté à Venise. Détails personnels. Bonifacio, évêcpie de Stagno, destiné à porter à Moscou les décrets du concile de Trente. Doutes historiques. Opinion de Pie IV sur le tsar Ivan.

III. Pie V, type d'un moine pontife. Sélim II déclare la guerre à Venise.

Ligue contre les Turcs. Lettres de Venise à Ivan IV. Bonne opinion à Rome sur les Moscovites. Vincent del Portico, nonce de Pologne, destiné pour Moscou. Ses instructions. On ignore à Rome les excès sauvages d'Ivan, l'institution de l'opritchnina, les massacres périodiques, le sac de Novgorod. Portico s'ouvre sur la mission mosco- vite au roi de Pologne. Plivsionomie de celui-ci, ses tergiversations, sa lettre à Hosius. Deux prêtres expédiés successivement à Moscou. Préparatifs de voyage de Portico. 11 envoie à Rome les relations de Schlichting et des ambassadeurs polonais. Pie V renonce au projet

36V PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

moscovite. La bataille de Lépante. Devlet-Guiieï aux porte» «le Moscou. Nouvelles lettres de Venise à Ivan IV.

L'élecllon d'un nouveau pape, le 25 décembre 1559, fut le signe avant-coureur du sombre procès des Carafa. Les neveux de Paul IV avaient étonné le monde par leurs scandales et provoqué des haines implacables. La mesure était comble, une répression nécessaire. Au consistoire du 3 mars 15G1, les cardinaux inclinaient à la clémence; pas un mot ne tomba des lèvres du Pape. Pie IV avait signé d'avance et muni de son sceau une cédule qu'il remit au gouverneur de Rome, avec ordre de l'ouvrir le lendemain. Le pli fatal portait la peine de mort : le 6 mars, dans les prisons de Tordinone, le bourreau tran- cha la tête au duc de Palliano; le cardinal Garlo Carafa fut étranglé le même jour au fort Saint-Ange. A la vérité, quelques années plus tard, les dossiers furent revisés : Pie V cassa tardivement les rigoureux arrêts.

Cette cause dramatique et retentissante, que Rome entière suivait avec une curiosité mêlée d'effroi , n'absor- bait pas cependant Pie IV au point de lui faire oublier les intérêts généraux de l'Église. La grande affaire du moment était la réouverture du concile de Trente, déjà deux fois interrompu. L'opinion catholique réclamait hautement ceite mesure; on sentait le besoin de réagir contre l'invasion protestante, de parfaire une oeuvre qui promettait des résultats importants et durables. Le neveu du Pape, cardinal Carlo Borromeo, auquel l'éclat de ses vertus valut plus tard l'honneur des autels, était, par sa

CANOIUO. 305

tournure d'esprit, la pureté de son zèle, raiistérilé de sa vie, le vrai représentant de la réaction catholique au seizième siècle. Son influence à la cour pontificale était piépondérante, les préparatifs du concile rentraient dans son ressort; il mit au service de cette cause toute l'énergie (le son caractère. Or, d'après les idées et les mœurs de (époque, un concile général supposait la convocation, non seulement des évéques, mais celle aussi des souverains, soit catholiques, soit dissidents. Des démarches furent faites dans ce sens auprès des différentes cours, et, dès le mois de mars 15G1, tandis que Rome s'agitait sous le coup du procès Carafa, à la veille du fatal dénouement, on décida qu'un envoyé spécial se rendrait auprès du « duc de Moscou » . Borromeo s'y croyait obligé en con- science; à trois siècles de distance, c'est assez piquant de voir un saint cardinal inviter au concile de Trente le tsar orthodoxe de Moscou. Les contemporains eussent été moins surpris; toujours est-il que l'empereur Ferdinand I" approuvait hautement cette mission; Gommendone, di- plomate pontifical en renom d'habileté, était persuadé qu'elle réussirait à merveille, que l'accueil du Tsar serait, pour le moins, des plus bienveillants ^ Restait à faire le choix de l'envoyé, à se concerter avec l'Empereur, qui s'intéressait au succès de l'entreprise, et avec le roi de Pologne, jaloux d'être au courant des affaires moscovites. On avait en vue deux candidats : Zacharie Delfino, évêque de Pharos, aujourd'hui Lésina, déjà accrédité auprès des princes d'Allemagne, pour les gagner à la cause du concile, et Giovanni-Francesco Mazza de Canobio. Les brefs pontificaux furent rédigés en leur nom, en double exemplaire; le choix définitif, sauf l'approbation

' Archives du Vatican, Litt. pr'uic, 1555-i565, f. 113; Lett. di segr., 170 A, f. 23 v». Bibl. Barberini, t. LXII, 58, f. 59.

366 PllOJETS DE MISSIONS l'ONTIFIC A LES A MOSCOU.

de rEnipcreur, était réservé au cardinal Hosius, investi de la pleine confiance du Pape, son représentant à Vienne, et chargé de la haute direction de l'affaire moscovite ' . Les préférences de Hosius se portèrent sur Canobio, Bolonais d'origine, docteur de Padoue, qui avait déjà rempli avec succès d'importantes missions à Venise et à Parme, en Portugal et en Espagne *. A peine rentré de Vienne, il avait solennellement remis à l'Empereur le glaive béni par le Pape et mérité les plus vives sympathies de Hosius, Canobio avait quitté Rome de nouveau, le 16 avril 1561, soi-disant pour porter la rose d'or à la reine de Eohéme, en réalité avec des dépêches secrètes relatives au concile, ainsi qu'avec l'expectative éventuelle de la mission moscovite. Vers la fin du même mois, il était déjà dans la capitale de l'Autriche, tandis que Delfino faisait encore sa tournée en Allemagne. Dans ces circon- stances, de l'avis même de Borromeo, c'était à Canobio de se rendre à Moscou. L'Empereur, consulté par Hosius, s'en remit entièrement au choix du cardinal. Désormais la nomination était arrêtée : Canobio présenterait au tsar Ivan IV la bulle de convocation et le bref du 8 avril 1561, avec l'invitation au concile œcuménique de Trente, dont lebut principal serait d'extirperles hérésies et les schismes, et de ramener les peuples dans le giron de l'Église. Avec l'assentiment de Pie IV, Hosius chargea l'envoyé romain de traiter encore une autre affaire *.

Les hostilités entre la Pologne et Moscou menaçaient de dégénérer en guerre désastreuse ; Canobio devait pro-

' Cyprunus, p. 165.

' Évêque de Forli en 1580, démissionnaire en 1586, nonce en Toscane l'année suivante, mort à Florence en 1589. Galeotti, p. 38. 3'o(. lin., t. I, p. 281.

' Archives du Vatican, Lett. di segr., 170 A, f. 23; Pu IV Br., n* 56. Cyphianus, p. 165.

poser ses Ijoiis offices pour pucillcr les deux souverains, eu se conformant toutefois, selon le désir exprès du Pape, aux conseils et aux vues de l'empereur Ferdinand. Pour cou- vrir les frais de voyajje, une somme de deux mille ducats fut jugée nécessaire par Hosius. On avait, à Rome, accordé ce crédit, tout en croyant que la moitié pourrait suffire.

Quelles étaient, pour la mission de Canobio, les chances de succès auprès d'Ivan? Si judicieuse qu'elle fût, l'idée d'une intervention pontificale entre le roi de Pologne et le tsar Ivan IV était prématurée : l'arbitrage ne sera accepté que dans vingt ans, lorsque le sang slave aura coulé à flots et que, des deux côtés, on sera fatigué de se battre. Quant au langage à tenir par Canobio sur le con- cile, il trahit des illusions aussi étranges que les intentions du Pape étaient droites et bonnes. On se souvient quelle furieuse tempête avait été soulevée à Moscou par la pro- mulgation de la bulle d'Eugène IV, quels anathèmes avaient été lancés contre le cardinal Isidore, et avec quel empressement on avait flétri, à cette occasion, les doc- trines romaines. Or la théologie du Kremlin restait station- naire : ni le mariage d'Ivan III avec Zoé Paléologue, par l'entremise du cardinal Bessarion, ni les ambassades mu- tuelles entre les Papes et Vasili III, n'avaient modifié les dispositions des Moscovites; en dépit des assurances optimistes et des conjectures arbitraires, l'esprit byzantin d'opposition et de haine régnait toujours parmi eux; le métropolite Macaire en était lui-même animé : ses livres et ses procédés ne l'attestent que trop. Le concile de Trente se serait donc, dans tous les cas, heurté à Moscou contre les mêmes obstacles que le concile de Florence.

A la sombre époque qui s'ouvre ici, toute proposition de ce genre devait être rejetée avec plus d'indignation que jamais. Ivan n'est plus, en effet, ce souverain jaloux

368 PUUJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

du bonheur de son peuple, rachetant les errements du passé par des actions d'éclat ; une profonde et funeste transformation l'atout à coup rendu méconnaissable. A la suite d'une évolution intérieure qui échappe à l'analyse, les plus coupables instincts de sa jeunesse se réveillèrent de nouveau dans le Tsar, pleurant la mort prématurée d'Anas- tasie, déçu cruellement sur la fidélité des boïars, obsédé j)ar la crainte de se laisser dominer. En proie à la méfiance, il éloigna ses meilleurs conseillers, le pope Silvestre et Alexis Adachev. Peu à peu tous leurs partisans furent également proscrits; des séides et d'indignes favoris les remplacèrent : un Basmanov, avec son jeune fils Fedor, sur lequel planent les plus odieux soupçons, un Bielski, un Yiazcmski, un Vasili Griaznoi,un Maliouta-Skouratov. Tel était l'ignoble entourage d'Ivan, depuis qu'il s'était livré tout entier à la débauche, auxorgies, aux massacres. Le Kremlin changea d'aspect; on n'y voyait plus, au grand scandale des vieux boïars, que des festins bruyants, des mascarades, des danses lubriques. En même temps, une inconcevable fureur de destruction s'empara du cynique libertin; c'était comme un déchaînement de passions san- guinaires longuement comprimées, qui ne seront jamais plus assouvies ; succombant aux remords, Ivan pratiquera des rites expiatoires, mais sa main reprendra sans cesse la hache pour frapper des victimes. Désormais la frénésie du sang, doublée d'un brutal mysticisme, sera le trait dis- tinctif et saillant de cette terrible physionomie. Les pre- mières exécutions, qui remplirent Moscou d'épouvante, se rapportent à l'année 1561, c'est-à-dire à l'époque où, ne se doutant de rien, Canobio faisait tous ses efforts pour pénétrer dans le pays.

S'il ne fallait pas s'attendre à de faciles succès auprès d'Ivan IV, il eût été éîjalement téméraire d'en espérer à

CANOIilO. 300

la cour (Je PoIo(jiic. FcidiiiaïKl I" favorisait, il est vrai, l'entreprise de loul son pom oir, et Caiiohio semble avoir gagné sa confiance et mérité ses bonnes grâces. L)éjà en allant à Vienne, l'envoyé pontifical s'était arrêté à Inns- bruck, pourvoir les cinq filles de l'Empereur, qui vivaient dans cette ville plutôt en religieuses qu'en princesses. Il fut mis ensuite au courant des affaires délicates de famille qui se traitaient avec la Pologne, et resta avec Ferdinand en correspondance directe. Mais la protection impériale, à moins d'en user avec une extrême réserve, loin d'aj)lanir les difficultés, aurait plutôt éveillé les soupçons de l'om- brageux Sigismond. Les relations, souvent tendues entre les deux cours, l'étaient en ce moment plus que d'ordi- naire : au vif déplaisir de l'Empereur, un neveu de Si- gismond aspirait à la couronne de Hongrie; Sigismond lui-même, dédaignant son épouse maladive, blessait cruel- lement les sentiments paternels de Ferdinand. Si quel- qu'un pouvait triompher des résistances en Pologne, c'était le cardinal Hosius. Polonais et représentant pontifical, aussi bon patriote que dévoué au Saint-Siège, le rôle d'in- termédiaire entre le Pape et le Roi lui revenait naturel- lement. Plein d'ardeur pour la réussite du projet mosco- vite, l'évêque de Varmie prit d'avance ses mesures : Canobio fut mis en rapport avec Martin Kromer, intime ami du cardinal, ambassadeur de Sigismond à Vienne, déjà interpellé par son maître sur l'incident diplomatique que l'on croyait avoir pour objet la couronne royale d'Ivan. Après avoir pris connaissance des pièces relatives à la mis- sion, Kromer fit au Roi un rapport favorable et munit Ca- nobio d'une lettre flatteuse de recommandation, il fait l'éloge de sa prudence et de ses talents '.

' Archives du Vatican, fonds Borj^hèse, III, n°117G. ZakrzewSKI| "Stosuiikijp. 43. PoGUN!, t. II, p. 225, 25S, 259.

24

.•Î70 PI{OJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

Vers la fin du mois de mal, Caiiobio arrivait à Gr.Ko\ie, tandis que Sijjismond, activant les préparatifs de guerre, se trouvait déjà à Vilna. De une nouvelle complication : lorsque le roi de Pologne résidait dans la capitale de la Lithuanie, les diplomates étrangers ne pouvaient se rendre auprès de lui qu'avec une autorisation spéciale; à moins d'enfreindre l'étiquette, un retard de quelques jours semblait inévitable. Berardo Bongiovanni , évoque de Gamerino et nonce du Pape, devait résoudre le cas. iVupa- ravant il avait opiné pour l'arrêt de rigueur et écrit dans ce sens à Vilna; mais une entrevue avec le chancelier Osiecki lui fit changer de langage, et bientôt la réponse de Vilna vint trancher la question. Après force invectives contre Moscou, on promettait à l'émissaire de Pie IV le meilleur accueil; les outrages semblaient dissimuler une satisfaction réelle. En fait de conseils diplomatiques, le nonce insistait sur le silence à garder au sujet de l'appro- bation impériale, mesure fort sage que les dépêches de Kromer rendaient malheureusement inutile. Prévoyant en outre d'où viendraient les principales difficultés, Bon- giovanni pourvut Ganobio d'une lettre pour l'adversaire implacable de Moscou, Radziwillle Noir, dont l'influence allait croissant aux approches de la guerre et que l'on désirait ramener à la foi de ses ancêtres. jNIuni de ces instructions, l'envoyé romain partit pour Vilna, le 16 juin 1561. Un religieux dominicain l'accompagnait; les plus hardies espérances leur servaient de soutien et de guide. Le cardinal Hosius ne partageait pas ces illusions. En réponse à sa lettre sur la mission moscovite, Sigismond l'avait prévenu que la soldatesque encombrait les routes et que la guerre empêcherait peut-être les communica- tions. Ge langage s'écartait singulièrement de celui d'Osiecki ; les réticences calculées du Roi et le déploie-

CANOBIO. 871

ment des forces militaires inspiraient à Ilosius l'appré- hension <jue Ganohio ne vît jamais les blanches murailles du Kicmlin '.

Toutefois, on pnt un moment taxer ce scepticisme d'exagération. Si bienveillant, si cordial fut l'accueil du Roi à Vilna que Canobio ne douta plus de son prochain départ pour Moscou ^. Mais, avant de se prononcer défi- nitivement, Sijj^ismond demanda un sursis de quelques jours, afin de consulter les sénateurs de Pologne et de Lithuanie. Ce délai devait être fatal; l'opposition y puisait de nouvelles forces contre un projet assez déplaisant par lui-même. En effet, les Polonais ne voyaient pas de bon œil Moscou sortir de son isolement et se rapprocher de l'Occident; l'immixtion de Rome paraissait redoutable aux Lithuaniens protestants ; le Roi, on l'a vu à l'occasion de Steinberg, se montrait personnellement hostile aux entreprises de ce genre ; à en croire le nonce, Canobio aurait été aussi pour quelque chose dans la fâcheuse issue de l'affaire.

A peine arrivé à Vilna, dans les premiers jours de juillet, au lieu de se renfermer dans une réserve diplomatique, il se prodigua à l'ambassade d'Autriche et se tint à dis- tance de Radziwill. En outre, il ne cachait pas ses sympa- thies pour la reine Catherine ; c'était piquer au vif le frivole Sigismond, au risque de se faire passer pour un agent de l'Empereur. Radziwill sut admirablement tirer parti des circonstances; ses espions le tenaient au courant des démarches de Canobio ; à son tour, délateur scru- puleux, il en informait le Roi, qui s'alarmait, tergiversait €t ne savait plus que répondre. Un seul homme luttait avec succès contre le palatin de Vilna; c'était le vice-

' Archives du Vatican. Litt. princ, 1555-1563, 128. «Theineiî, Vet. mon. PoL, t. II, p. 668.

372 PnO.lMTS DE MISSIONS POMIllCALES A MOSCOU.

chancelier Padniewski, réccmmenV promu à révéché de Cracovie, et partisan déclaré du projet romain. Radzi\vill comprit que, pour ébranler le Roi, un coup de tliéàtre était nécessaire. Aussitôt il dépêche un courrier à Vienne, les amis complaisants ne lui manquaient pas; les nou- velles qu'on lui rapporte sont des plus compromettantes : Canobio aurait conféré longuement avec Ferdinand et reçu des instructions de sa part, il fallait s'attendre à un piège de l'Empereur et se mettre en garde. Padniewski eut alors une audience orageuse à subir. Soupçonnant déjà une secrète entente entre Vienne et Rome, Sigis- mond accabla de reproches le vice-chancelier. Celui-ci^ sans se troubler, révoqua en doute les renseignement^ puisés par des adversaires à des sources suspectes, avec un parti pris d'avance; il plaida si bien la cause qu'un nouveau courrier fut expédié à Vienne, pour y 'prendre langue non plus auprès des amis protestants de Radziwill, mais auprès de Martin Kromer, représentant officiel du Roi : la réponse fut naturellement rassurante.

Là-dessus de nouvelles discussions s'engagèrent à Vilna. Radziwill tenait bon : les souvenirs de Sigismond I", les anciennes difficultés diplomatiques, la position même de la Lithuanie, exposée au premier choc de Moscou, lui fournissaient de solides arguments. Padniewski insistait sur la nécessité de ne pas se brouiller avec Rome ; la rupture aurait une fâcheuse influence non seulement sur la cause pendante de Bari et Rossano ', mais aussi sur le sort de la religion en Pologne, violemment attaquée par les hérétiques. En présence de ces avis contradictoires,

' Ces deux duchés avaient été lôgués par Bona Sforza au roi d'Espagne. Le roi de Pologne les réclamait. Choisi pour arbitre, l'empereur Ferdinand les adjugea à Philippe II. Sigismond dut se contenter d'une compensation pécuniaire

CANOFUO. 373

rembarras du F{oi allait croissant, de mémo que ses incer- titudes : il n eût voulu ni favoriser les Moscovites ou les Autrichiens, ni rompre ouvertement avec le Saint-Siège. Cepedant une ilécision quelcon(|ue s'imposait de force : fati{jué par un mois et demi d'atlente au milieu d'une cour élran(;ère l'inaction le minait d ennui, Canohio désirait savoir à quoi s'en tenir. Le parti d'une prudence peut-être excessive l'emporta dans l'esprit du Roi. Après avoir de nouveau consulté son entoura^je, il déclara Ibr- mcllement à Canobio, tout en protestant de son dévoue- ment au Saint-Siège, ne pas pouvoir consentir au départ pour Moscou : jamais, en temps de guerre, les ambassa- deurs étrangers ne traversent la Litliuanie; l'usage a acquis force de loi; les sénateurs en réclament énergiquement le maintien, ce n'est pas au Roi de transiger. Le prétexte était spécieux; Canobio s'épuisa à le combattre, Sigismond resta inflexible. Si le passage est accordé à l'envoyé pontifical, disait-il à bout de bonnes raisons, on ne pourra guère le refuser au député des princes protestants , qui veulent aussi se mettre en rapport avec Moscou, et pareille concession déplairait au Roi autant qu'au Pape. Celle réponse rendait la discussion inutile.

Jaloux de prévenir à Rome le fâcheux effet de sa décision , Sigismond écrivit, le 10 septembre, au cardinal Farnèse, protecteur de Pologne, et, deux jours après, au Pape lui- même pour les renseigner sur les motifs de sa conduite. Tout en appuyant sur les coutumes du pays, il ne dissimule pas sa conviction personnelle que l'on n'aurait rien obtenu d'Ivan, que le Tsar, dont il connaît, disait-il, la rudesse, la barbarie, la haine contre les Latins, n'eût jamais envoyé d'ambassadeur à Trente . L'événement justifiait donc les appréhensions que le nonce avait manifestées dès le début. Aussi bien, chargé de tenir le cardinal Morone au courant

37V PIIOJKTS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

des affaires du concile, il scinpressa d'excuser le Roi eL de faire valoir en sa faveur les circonstances atténuantes '.

Canobio ne se montrait pas si conciliant. Il attril)uait son échec, d'une part, à la funeste influence des protes- tants, en majorité au sénat de Lilluianie ; d'autre part, à la timidité des défenseurs naturels d'un envoyé ponlifical. Ces mots énigmatiques ne viseraient-ils pas Bongiovanni ? Le foit est d'autant plus probable qu'entre le nonce et Hosius il y avait divergence d'opinion ; fortement protégé par celui-ci, Canobio l'était peut-être moins par celui-là. Résigné, mais non convaincu, le mandataire de Pie IV partit, le 19 août, pour Kœnigsberg. Encore cette excur- sion faillit un moment être empêchée, de crainte qu'elle ne mît le voyageur sur la route de Moscou. Le résultat ne fut pas plus brillant en Prusse qu'il ne l'avait été en Polo- r^ne : si l'accueil du vieux duc Albert fut courtois, son refus d assister au concile fut exprimé en termes durs et acerbes.

Quant au Pape, qui avait eu la première idée de la mis- sion moscovite, n'y voyant qu'un devoir à remplir, il tenait surtout à décharger sa conscience. L'invitation au concile de Trente était une mesure générale; si Ion ne sonfTcait pas à favoriser le souverain de Moscou , il n'y avait aussi aucune raison de l'exclure. Le cardinal Bor- romeo, écrivant au nom du Pape, revient souvent sur les idées d'obligation, de responsabilité morale, avec un accent de pieuse sincérité qui tranche singulièrement sur le ton ordinaire des pièces diplomatiques. Toute intention hostile contre la Pologne était tellement étrangère à cette démarche que le nonce avait été autorisé à empêcher le voyage de Canobio, si le roi Sigismond le désapprouvait.

Désormais l'incident était pratiquement clos; quelques

' Pallavicim, t. II, p. 648. Thei>er, Vet. mon. Pol.,t. II, p. C41, GG8, 670.

ClIlALDl, HOMl'ACIO. :]75

explications (lij)I()in;iti{jucs s'cnsuiviicnl encore. Rome voyait avec peine le roi de Polojjnc trop facilement acces- sible à des soupçons mal fondés. Dans les premiers jours de janvier 15G2, à l'occasion d une audience à Lomja, le nonce crut devoir revenir sur ce sujet et dissiper les der- niers vestijjes d une impression défavorable ; le l*ape lui- même certifia au Roi qne la mission de Canobio se bornait à l'invitation d Ivan IV au concile de Trente et qu'elle n'aurait eu, pour la Pologne, que les plus heureuses conséquences. Tel n'était pas l'avis de Sigismond. Il se félicitait que Canobio n'eût pas entrepris ce voyage et déclarait n'avoir jamais eu de soupçons contre Rome, ni douté de la bienveillance pontificale; tout au plus l'Autri- che lui avait donné de l'ombrage ^

II

Si le roi de Pologne restait fidèle à sa politique, Rome n'abdiquait pas non plus ses vues sur Moscou. Au com- mencement de l'année 1560, parut devant Pie IV le

1 nouveau représentant de Venise, Marc-Antoine da Mula.

'Ancien disciple de 1 école de Padoue , initié aux secrets clo la politique, il avait brillé à la cour de Charles-Quint et de Philippe II avant d'être nommé ambassadeur auprès

idu Pape. L'habile diplomate eut bientôt conquis l'admi- ration générale , comme une rare et flatteuse distinction vint le prouver. Simple laïque, âgé déjà de cinquante- cinq ans, il est, à l'insu de la Seigneurie, promu par le

' EicuuoRx, t. II, p. 53. Archives du Vatican, Litt. princ, 1555- |l565, f. 116. TiiEiNER, Vei. mon. PoL, t. II, p. 649, 671, 678, 697. 'i'ocusi, t. II, p. 350. Bibl.du Vatican, fonds Ottoboni, n"2417, f, 114.

376 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

pontife à l'évéché de Vérone. L'infraction à la loi était formelle, la défense de recevoir des bénéfices ou des dons (le la part des souverains étrangers ne souffrant pas à Venise d'exception. Après de longs pourparlers, Pie IV consentit à retirer sa nomination , mais il ne battit en retraite que pour revenir à la charge, et, le 26 février 15G1, Mula fut créé cardinal.

Là-dessus, grand émoi dans le palais ducal; la fière Seigneurie ne laissait personne disposer de ses sujets, fût» ce même pour les élever au-dessus du vulgaire. Cette fois, les négociations échouèrent : en guise de représailles, on défendit aux Vénitiens de fêter le nouveau pourpré ; l'am- bassade de Rome passa à un autre titulaire, avec défense de fréquenter Mula. Malgré tous les efforts du Pape pour faire oublier le passé et convaincre la Seigneurie qu'il avait agi spontanément, celle-ci garda constamment rancune au transfuge. " Il est un homme faux et connu comme tel à Venise , disait hardiment Giacomo Soranzo à Pie IV ; puisse-t-il ne pas trahir Votre Sainteté comme il a trahi sa patrie. » Souhait énigmatique ! « Quelle trahison! fit le Pape. Voudrait-il par hasard m'empoisonner? » L'ambas- sadeur se retrancha dans de vagues affirmations sur la prudence de ses maîtres et leur dévouement au Saint-Siège, en laissant planer au-dessus du cardinal les plus graves soupçons. Ces artifices diplomatiques n'ébranlèrent pas la situation de Mula; le Pape lui demandait des conseils et le comblait d'honneurs. Evèque de Rieti dès 1562, préposé trois ans après à la bibliothèque du Vatican, il s'occupait spécialement des affaires concernant le concile de Trente, et la ligue antiottomane ^ Or la place de Moscou était; I,

' CicoGNA, t. VI, p. 611 à 629, 742, 743. Albèri, t. IX, p. 156 à 160. Les allusions de Soranzo se rapportent à l'affaire du patriarche d'Aquilée, dont il sera question plus bas.

GIIIAI.KI, l'.ONIl-'ACIO. 377

marquée au concile. L'aimée du Tsar eût été un puissant auxiliaire contre les Turcs; quoi d'étonnant si le cardinal vénilien porta ses rej^ards de ce coté? Sur ses instances, ou au moins {jràce à ses soins, une nouvelle mission fut décrétée.

C'était vers le mois de septembre 15G1. L'échec de Canobio oblijjeait le Saint-Siéfje à compter avec les répu- gnances de la Pologne ; on se renferma donc prudemment dans un profond secret. Une entente préalable avec la Seigneurie n'est guère admissible, Mula venant de loml)er en disgrâce ; ses dépêches , d'ailleurs , ne renferment aucune allusion à ce sujet. La cour de Rome hasardait l'entreprise à ses risques et périls ; un Vénitien la dirigeait, mais au nom du Pape et sous ses auspices.

Dans ces conditions , l'envoyé pontifical devait être surtout un homme adroit et fertile en ressources. Le choix du cardinal se porta sur un de ses compatriotes attaché à son service, messer Giovanni Giraldi. Chose rare au seizième siècle, cet Italien savait le polonais et l'allemand ; son habileté linguistique semble avoir été la cause de son élé- vation. Le but principal de la mission était analogue à celui de la précédente. Giraldi devait présenter à Ivan la bulle de convocation au concile de Trente avec un bref de Pie IV qui n'est pas parvenu jusqu'à nous. Par contre, les instructions pontificales nous révèlent de curieux détaib. L'empereur Ferdinand et le roi de Pologne sont tenus cette fois à l'écart ; on ne sollicite plus ni l'approbation de l'un ni l'appui de l'autre ; Giraldi, rendu secrètement à Moscou, mettra le Tsar au courant de la situation. Des obstacles insurmontables qnt arrêté en route un premier ambassa- deur ; le Pape s'est vu obligé d'expédier à la dérobée une personne de confiance, sans caractère officiel, sans pré- sents à offrir. Les motifs légitimes d'invitation au concile

:i78 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

ne iiiauqueiit pas ; importance de l'entreprise, bonnes dispositions présumées d'Ivan, nécessité de l'union vis-à- vis des Turcs. L'auteur des instructions ne doute pas du succès à la cour de Moscou; c'est la Pologne qui le préoc- cupe ; il suggère aux Russes de se déguiser et de se rendre par mer jusqu'en Hollande, d'où ils arriveraient facilement àTrente. Giraldi est autorisé, si sa présence est nécessaire, à rester dans le pays. L'avenir plus éloigné est également prévu ; l'habile Vénitien recrutera quelques jeunes gens, qui viendront à Rome apprendre le latin et les rites de l'Église, après quoi le Pape les renverra à Moscou pour y mettre leurs talents et leur science au service de la patrie.

Mais ce qui distingue spécialement ces instructions, ce sont les formules d'étiquette : Ivan est nommé Roi, Roi sérénissime. Majesté. Ce détail ne manque pas d'impor- tance. Aux yeux de Rome, le titre royal passait pour un puissant moyen de rendre le grand kniaz docile au Saint- Siège ; aussi est-on surpris de voir ces honneurs prodigués tout à coup , sans motif, sans concessions réciproques. L'anomalie est d'autant plus étrange , que les anciens formulaires reparaissent immédiatement dans les pièces suivantes. Les instructions de Giraldi sont donc, à ce point de vue, une exception unique dans leur genre. Est-ce à dire qu'elles ne sont pas authentiques ? Les dossiers officiels qui les renferment n'admettent pas cette hypothèse, mais n'expliquent guère les singularités de la rédaction ' ,

Quel a été le succès de cette mission ? Plus fortuné que Canobio, Giraldi a-t-il pu pénétrer jusqu'à Moscou? Lui- même a conté ses aventures à Possevino,. lorsque celui-ci,

' TouRGUÉNEv, t. I, p. 181. Arcllives du Vatican, Polit., t. CXXIX, f. 232. De la Propagande, Scrilt. orig., ann. 1705. Bibl. nat-, fond» italien, n" 1345.

GIHAI.DI, KONIl' ACIO. :i79

envoyé par Grcffoire XIII auprès d'Ivan IV, s'arrêta pour quelques jours à Venise , Laissons la parole au célèbre Jésuit(3 : « Ainsi encore, écrit-il au cardinal de Conie, un certain Giovanni Geraldi (sic), surnommé Marinella, (jui, tout Vénitien qu'il est, sait les langues allemande et polo- naise, est venu me trouver et me raconter que, du temps de Pie IV, il a été envoyé à Moscou par le cardinal da INIula, sur l'ordre de Sa Sainteté; mais que ni les Polonais ni le roi Sigismond ne voulurent d'aucune manière lui accorder le passage, de crainte peut-être que le Siège apostolique ne mit ainsi quelque frein à la Pologne. Il revint alors sur ses pas pour prendre le chemin de la Livonie, mais ne pouvant pénétrer plus avant à cause de différents obsta- cles, il fut obligé de rentrer en Italie, ainsi qu'il était arrivé au sieur Alessandro {sic, au lieu de Giovanni) Canobio qui, dans le même but , avait été envoyé autrefois dans ces régions '. »

Telle est en résumé l'histoire de la mission de Giraldi. Quant aux détails, la correspondance diplomatique de l'époque n'en a conservé que des lambeaux. Bien que ses instructions remontent à l'année 1561, le nom de Giraldi ne se retrouve qu'en 1564 sous la plume du nonce de Pologne, Comniendone, A sa grande surprise, il apprend un jour qu'on a intercepté un pli avec des dépêches chiffrées, et un bref du Pape à Ivan IV. Giraldi, porteur ide ces messages, emprisonné d'abord, puis relâché, prétend que toute la correspondance est entre les mains du Roi, et refuse de s'expliquer ultérieurement . Sigismond paraît profondément blessé ; les partisans des nouvelles idées îxploitent l'incident; Commendone lui-même est mystifié, 2t, dans sa dépêche du 3 janvier 1564, il insinue au

' Bathoiy et Possevino, p. 53.

380 ruOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSC.oi'.

cardinal liorronico le désir d'être mis au courant de l'alfairc. La réponse, qui devait contenir de précieuses révélations, ne nous est pas parvenue. Trois mois après, le 5 avril, le nonce revient sur le même sujet pour confirmer les renseignements déjà donnés. C'est à l'archevêque de Gnescn, Uchanski, que le Roi fait ses confulences. Com- mendone se sert du même intermédiaire pour affirmer de nouveau la sincérité du Pape, et il ajoute dans sa dépêche : « Quant à moi, je ne vois pas grand mal à ce que le Itoi se persuade que le Siège apostolique pourrait un jour entrer en négociations avec Moscou, et peut-être cette affaire ne serait-elle pas à négliger complètement ' . » Le nonce avait des raisons pour tenir ce langage : le scan- dale du divorce roval était à craindre ; les plus dangereux sectaires se multipliaient impunément; afin de réagir efficacement, un point d'appui hors de la Pologne n'eût pas été inopportun.

A partir de celte époque, la correspondance de Com- mendone est muette sur le projet de mission moscovite, ce qui permet de supposer qu il n'y eut pas de consé- quences fâcheuses. Du reste, avec la dissolution, en 1563, du concile de Trente, l'objet principal des négociations avait disparu de lui-même. Quant à Giraldi, la malchance le poursuit. La même année 1564, après avoir échappé aux prisons de Pologne, il se laisse encore prendre à Venise. Dans l'intervalle entre ces deux' aventures, il semble avoiri été à Rome et reçu de nouvelles instructions de Mula Cette seule circonstance le rendait suspect à la Seigneurie les soupçons s'accrurent, lorsqu'on le trouva muni d'un bref pontifical et d'une note rédigée par le cardinal véni- tien. Les sénateurs remirent au nonce la pièce romaine,

' TouncuÉi-£v, t. I, p. 199, 202. - |'

CIUAI.DI, MON IF AGIO. 381

cil protoslanl d'avoir respecté le sceau du secret, mais la note de\int entre leurs mains un terrible {jrieC. Une t'iujuête lut ordonnée ; on parla de poison et de poiffnards diri^jés contre le patriarche <rA(juiIee, Giovanni Grimaiii, d'une conjuration ourdie par Mula. Mal{jré ces bruits compromettants, Giraldi sortit sain et sauf des mains de l;i justice. Nous le retrouvons à Venise en 1580, honoré (le la confiance du sénat et traduisant des messages russes ' . I, année suivante, il fait à Possevino le récit mentionné |)his haut, après quoi son nom s'éclipse de l'histoire.

Cependant, n'ayant pas réussi à inviter le Tsar au concile i]o Trente, Pie IV voulait qu'il fut, du moins, mis au cou- rant des décrets promuljjués par les Pères. Un excellent messager s'offrait pour les lui porter. Dès l'année 1561, lia Bonifacio, originaire de Raguse, versé dans les langues, ancien élève de l'Université de Paris et Franciscain de Terre Sainte, avait demandé et obtenu les facultés néces- saires pour exercer les saints ministères en Hongrie, Transylvanie, Pologne et Moscovie. Nommé en 1564 évê- que de Stagno en Dalmatie, il n'avait rien perdu de son ardeur apostolique. C'est lui, après qu'il eut assisté au concile de Trente, que Pie IV chargea d'en porter le volume à Moscou et de sonder Ivan au sujet de la ligue. Le bref adressé au Tsar est daté du 10 juillet 1565. Après avoir rappelé brièvement que la guerre avait arrêté Canobio en route, que la mission secrète de Giraldi avait aussi échoué, le Pape recommande avec instance l'évêque de Stagno et prodigue les formules ordinaires d'étiquette. Quelle a été l'issue de ces efforts ? Le représentant pontifical a-t-il pu exécuter les ordres de son maître? Dans les correspon- dances diplomatiques il n'en reste pas de traces, et il paraît

1 Archives de Venise, Cons. X, Secr., t. VIII, f. 12. Bathory et Pos- sevino, p. 32.

382 PROJETS DE MISSIOïSS PONTIFICALES A MOSCOU.

plus probable qu'on n'est pas allé au delà des pieux désirs. | Ce qui est curieux à relever, c'est l'opinion favorable de I Pie IV par rapport au tsar Ivan. Il le croyait enflamme d'un zèle ardent et pur pour la foi et tout à fait irréconci- liable avec les hérétiques'. Les mêmes illusions engagè- rent Pie V à hasarder une nouvelle tentative.

III

Les trois missions précédentes se rattachaient principa- lement au concile de Trente ; on réservait toutes les autres questions pour ces grandes assises de la chrétienté. En 1570, nous rentrons dans l'ordre d'idées, pour ainsi dire, traditionnel à l'endroit de Moscou. Les projets de Léon X, d'Adrien VI, de Clément VII reparaissent à nou- veau et presque sous les mêmes formes.

Pie V était l'homme providentiel qui devait, le premier, ébranler la puissance menaçante des Osmanlis. Élevé dans la suite au rang des saints canonisés, il a été, durant sa vie, le type du moine couronné de la tiare pontificale. La jeunesse de Michel Ghislieri se passa dans la solitude du cloître, l'austère discipline et de sérieuses études donnèrent à son caractère une trempe virile et à ses idées une teinte profonde d'ascétisme. Les ministères qu'il eut ensuite à exercer, soit comme religieux dominicain, soit comme cardinal, et qui le mettaient souvent en contact avec les hérétiques au tribunal de l'Inquisition, ne firent

' Farlati, t. VI, p. 353. Archives du Vatican, Arm. XLII, t. X7, f. 388, t. XXIII, f. 23. Ces deux manuscrits sont dans un tel état de vétusté qu'ils ne sont plus livrés au public.

l'oi'.iico. :js3

que développer les doux traits snlllants do sa remarqualdc personnalité. La même empreinte se retrouve encore chez le pontife. D'une piété an.'jélique au pied des autels, il ne recule pas devant les rigueurs nécessaires au niain- tien de la discipline et ù la sauvegarde de la foi; aux pro- grès croissants de l'islamisme, il oppose une ardeur guer- rière et presque juvénile, qui étonne dans un vieillard couronné de cheveux blancs, brisé par d'atroces souf- frances.

Les flammes qui avaient consumé l'arsenal de Venise étaient à peine éteintes, et la reine de l'Adriatique se re- mettait lentement de ce désastre; en Espagne, les Maures de Grenade exerçaient encore de sanglantes représailles contre leurs maîtres, lorsque des bruits de guerre et d'in- Tasion se répandirent dans le monde chrétien, qu'effrayait encore l'ombre de Suleyman. Ce fameux capitaine avait reculé les frontières de son empire à l'est jusqu'à la forte- resse de Van, à l'ouest jusqu'à Belgrade et Gran ; au midi, il avait rattaché à la Porte les États barbaresques. Ses talents militaires lui survivaient encore dans la personne du grand vizir Mohammed Sokolli, originaire de Bosnie, qu'il avait légué à son fils. Le sultan Sélim II lui-même n'était pas si adonné aux plaisirs énervants du harem qu'il n'eût des éclairs de courage et des velléités de conquête. C'était surtout l'île de Chypre avec son ciel d'azur, sa luxuriante végétation, ses vins délicats, son huile et son miel, ses mines d'alun, de sel, de cuivre, ses pierres dures et précieuses, qui formait depuis longtemps l'objet de ses convoitises. Elles avaient été éveillées, paraît-il, par un Juif portugais, Joseph Nazi, déjà élevé au rang de duc de Naxos sans que sa folle ambition fût encore satisfaite. Il prodiguait au Sultan le? ducats de Venise et même, en dépit du Coran, les meilleurs vins de Chypre,

38'» PROJETS DK MISSIONS POINT I T 1 C A LES A MOSCOU.

avec des paroles flatteuses, des projets séduisants, se pio- luettant tout bas de se tailler un royaume dans la con- quête ottomane.

Sélim se laissa convaincre. Déjà il avait pacifié la Hongrie et comprimé la révolte dans l'Yémen. Lorsqu'il apprit que les flammes ravageaient Venise et que le sang coulait en Espagne, il crut le moment opportun pour la guerre et fit valoir ses futiles réclamations au sujet de Chypre. La république de Saint-Marc, maîtresse de l'île depuis 1489, n'eut pas de peine à en faire justice. Mais l'heure n'était plus aux pourparlers; les voies de fait suc- cédèrent aux menaces : le 13 janvier 1570, le baile de Constantinople, Marc-Antonio Barbaro, est arrêté, les navires vénitiens, mouillés dans les ports turcs, sont mis en séquestre; les fameux corsaires levantins paraissent dans la Méditerranée et les brigands sur les frontières de la Dalmatie. Désormais le doute n'était plus possible, les Turcs déclaraient la guerre à la Seigneurie.

Cet événement jeta partout l'épouvante et l'effroi. Le siège de Malte, avec ses cruelles représailles, vivait en core dans tous les souvenirs, et voici que le Croissant se montrait de nouveau à l'horizon. Le danger était com mun, et personne ne pouvait prévoir les conséquences d'une guerre malheureuse, ni fixer des limites aux con quêtes d'un ennemi qui avait juré la destruction du chris- tianisme. Il fallait donc organiser promptement la défense; l'initiative en revenait au chef suprême de la chrétienté, car ce n'était pas une simple lutte de nation à nation qui s'engageait : le Croissant se dressait contre la Croix, et Mahomet disputait à Jésus-Christ l'empire du monde. Pie V ne faillit pas à sa mission. La pensée d'une liguel universelle contre les Turcs le préoccupait depuis long- temps, et, dès les premiers jours de son pontificat, il e

POiniCO 385

avait fait le point de (léparl de ses combinaisons poli- tiques. A l'approche du danj^jcr, il rcdoui)la d'aclivitc;, cherchant des alliés, armant des {galères à ses frais, fai- sant appel à tous les dévouements. Nous ne suivrons pas le pontife dans ses multiples négociations avec la plupart des princes d'Occident, voire avec (piel([U(;s souverains orientaux, dans le but de rallier les uns et les autres sous le môme drapeau contre les Osman lis. Il s'a(jit, dans l'espèce, des rapports de Pie V avec Moscou, dont les origines remontent à la même source, c'est-à-dire au projet de guerre contre les Turcs.

Dans le rapprochement, sur ce terrain, du Pape avec le Tsar, il n'y a rien qui doive étonner. Le danger était si pressant et la cause d'un intérêt si général, qu'en dehors du monde ottoman on pouvait chercher partout des points de contact, avec l'espoir légitime d'en trouver. Par une étrange coïncidence, Venise prenait le même chemin à la même époque. Sur la foi de l'émigré hellé- nique Malaxos, le Conseil des Dix se flattait d'organiser un soulèvement dans la Morée; le patriarche de Gonstan- tinople devait être initié à ces menées secrètes. Pour par- venir jusqu'à lui, le nonce de Pologne fut prié, à titre d'ancien ami, de lui envoyer les dépêches vénitiennes par l'entremise du « roi de Moscou » , que l'on engageait aussi à prendre les armes contre les Turcs. Cette corres- pondance n'arriva jamais à sa destination. On avait d'ail- leurs, à Rome, une idée très favorable des Moscovites et de leur souverain. Les négociations de 1550-1551 légiti- maient de belles espérances; à deux reprises, des man- dataires pontificaux avaient ensuite essayé de pénétrer jusqu'au Kremlin, mais chaque fois le roi de Pologne avait suscité des obstacles insurmontables. Ainsi rien n'avait modifié l'impression produite par les avances de

35

380 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

Stelnberg, bien qu'on ne sut pas au Juste, Pie V l'avouera [ont à l'heure, à quoi s'en tenir ni sur l'authenticité de l'ambassade, ni sur la valeur des propositions russes. Les plus récentes relations officielles ne dissipaient guère ces illusions. Le nonce de Pologne, Giulio Ruggicri, de retour à Rome en 15G8, écrivait dans son rapport que le Tsar, hostile aux luthériens, accepterait peut-être avec moins de répugnance l'union avec le Saint-Siège, si l'on parvenait à lui en exposer les principes. Quant à la poli- tique, Riiggieri ne cachait pas au Pape l'animosité qui régnait entre les Polonais et les Moscovites ; une paix solide et durable lui paraissait impossible; tout au plus pouvait-on espérer une trêve de quelques années'.

Ces circonstances dans leur ensemble frappèrent l'es- prit éminemment pratique de Pie V; elles indiquaient le but à atteindre et la marche à suivre. Aussi le nouveau nonce, Vincent del Portico, fut-il chargé de réconcilier Ivan IV avec Siglsmond- Auguste, le Pape devant accré- diter, au besoin, un ambassadeur à Moscou pour activer l'entente cordiale en vue d une alliance contre les Turcs. Bientôt la guerre de Chypre vint donner à ce projet une poignante actualité, et au Pape l'occasion d'en faire l'ob- jet non plus d'un avis quelconque, mais d'une négocia tion diplomatique.

De nouvelles et plus pressantes instructions furent envoyées au nonce de Pologne, intermédiaire d'office pour les affaires moscovites. L'âme de Pie V s'y reflète tout entière avec sa candeur, son énergie et son zèle. Le Pape désire, si c'est possible, que Portico se rende lui même à Moscou, qu'il expose franchement au Tsar l'état des choses : les ambassades d'Ivan, sous le pontificat de

' RoMANiN, t. VI, p. 287. Lamansky, p. 077 à 082. Archives de Venise, Lett. di amb. in Pol., ii° 18. Eelacye nunc, t. I, p. 203, 208.

poirnco. 387

Paul III et de Jules III, oui laissé à Rome le meilleur souvenir; les négoeiations ayant été brusquement inter- rompues, le Pontife désire savoir si les nnd)assadeurs étaient dûment autorisés et si le souverain persiste dans les mêmes sentiments. Successeur de saint Pierre, dési- reux du salut des âmes, il est prêt, de son côté, à envoyer des évêques et des prédicateurs à Moscou. Par mesure de prudence, le nonce est averti de ne parler de relijjion qu'en termes vagues, sans aborder la controverse, à moins que le Tsar lui-même ne manifeste des doutes sur la primauté romaine, le purgatoire, la procession du îSaint-Esprit, la vision immédiate de Dieu après la mort : pn supposait Ivan beaucoup plus subtil théologien qu'il îlie l'était en effet. Par contre, il fallait exposer en détail e projet de ligue contre le Grand Turc, réveiller l'espoir l'arracher la Terre Sainte à u ce chien et cruel tyran " , •appeler l'alliance ébauchée entre Rome, Venise et l'Es- )agne, engager le Tsar à attaquer les Osmanlis l'année uivante, de concert avec l'Empereur et le roi de Pologne, àvorisant ainsi, par une puissante diversion en Hongrie, es opérations des flottes chrétiennes dans la INIéditerra- lée. Le post-scriptum portait en chiffres : « D'après ce Mjue Sa Sainteté a entendu, le Moscovite a exprimé le lésir d'obtenir les grâces et privilèges suivants : le titre oyal, des prêtres pour instruire ses peuples dans les rites omains, des artistes et quelques autres choses encore'; si out cela est vrai, Son Altesse pourra bien se le rappeler, » Ine lettre à Ivan accompagnait les instructions : les lêmes idées y reviennent sous une autre forme et dans ordre inverse, la guerre figure au premier plan'. Les

! ' Archives du Vatican, Polit., t. XXXIII, f. 33. Borne et Moscou, 140, n" 5. Theiner, Vet. mon. Pol., t. II, p. 748. Il ne reste, que je Lhe, aucun vestige d'ambassade du temps de Paul III.

(n

388 l'll(».lErS DE MISSIOiNS POiNT I FI CALES A MOSCOU. I

incerliliulcs du Pape sont coninie un écho lointain des doutes provoqués jadis par l'ambassade de Steinberg Pour convaincre Ivan, mieux eût vahi lui parler de Tinfa- tijjable Sokolli f|ui, renonçant à percer l'isthme de Suez, s'était rabattu, Tannée précédente, sur la jonction du Don avec la Volga, opération stratéjjique des plus redoutables pour Moscou.

En recevant les dépêches pontificales, le nonce de Polo gne dut être frappé d'étonnement, pour ne pas dire d( stupeur. Mieux renseijjné sur les affaires de Moscou qu'or ne pouvait l'être en Italie, il ne se dissimulait probable ment pas qu'il y avait des abîmes entre les hypothèse romaines et la réalité. Si jamais auparavant le Tsar n'avaii ressenti le vif désir qu'on lui prétait gratuitement de s'uni à l'Église romaine, en 1570 il était moins encore dans le dispositions requises pour une démarche de ce genre. Loii d'être un phénomène transitoire, l'étrange transformatio de 15G1 avait passé à l'état de mal chronique et persistant Oubliant qu'il avait juré d'être le père de son peuple, 1 vainqueur de Kazan et d'Astrakhan était devenu le typ achevé du tyran, mais du tyran taillé h l'antique, qui n'a pli l'horreur du sang et qui se complaît dans les instincts sauvî ges. Les historiens russes ont en vain essayé de tracer le p traitde ce monstre; il eût défié leburinde Shakespeare. Dod d'une constitution robuste, Ivan se livrait impunément an plus coupables excès, étouffant ses remords dans u'^e dévi tion hypocrite, et ce bizarre accouplement de piété et d'i famies, d'oraisons et de crimes, jette une lueur à la fol rebutante et sinistre sur cette époque désastreuse. En I56W"là un singulier expédient fut mis en œuvre pour revêtir d||P»t formes de la légalité les abus du pouvoir. Au commcnc -jini ment de l'hiver, le Tsar quitta brusquement Moscqj^ emmenant avec lui sa famille ainsi qu'une partie de sBiijw

COli

POnXICO. 389

résors, et il fît déclarer publiquement qu'il n'était plus en état de {jouvcrner le pays : les hoïars sont des traîtres qui rançonnent les provinces et mettent la patrie aux enchères ; veut-on sévir, le clerffé intervient en faveur des coupables ; pour échapper à cette alternative, l'exilé volontaire s'en va « Dieu lui montrera le chemin » . A cette nouvelle nattendue, Moscou fut placée d'épouvante. Ce n'était pas ^ue le farouche despote laissât des regrets après lui, mais 1 y avait à craindre, en pleine hostilité avec la Polo(jne, 'oligarchie des boiars, et, tyran pour tyran, mieux valait în avoir un seul que plusieurs. L'élite de la capitale, îlergé en tête, se rendit à la Sloboda Alexandrovskaia ', Ivan s'était réfugié, et le supplia de reprendre les rênes iu gouvernement. Le Tsar, se laissant toucher par les 3rières et les larmes, retira son abdication cDhémère, à condition qu'il pourrait dorénavant châtier à son gré les îoupables , confisquer leurs biens , livrer leurs têtes au )ourreau, sans que personne eût le droit de réclamer. Ces 3aroles insidieuses étaient grosses de massacres pour un )rochain avenir. Un sombre projet hantait le cerveau du Tsar, et son cœur était suffisamment abruti pour le mettre 1 exécution. Les descendants des princes apanages se sou- /^enaient de leurs anciens privilèges, les boiars invoquaient lardiment leurs droits héréditaires : c'était autant de bor- les imposées au pouvoir souverain que déjà Ivan III avait îommencé à élargir. Son petit-fils n'entendait pas revenir ^;n arrière, et les soupçons qu'il avait conçus, la crainte l'être trahi , la défection de quelques dignitaires, le por- tent à noyer dans le sang toutes les résistances réelles ou .upposées à ses volontés. Ainsi s'établissait officiellement e régime autocratique, dont Pierre I" fera plus tard, en

' Aujourd'hui Alexandrovsk, dans le gouvernement de Vladimir.

390 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

le développant, un vaste et puissant organisme et qui a traversé de nos jours des crises périlleuses. l''n s'en{ja{jeant dans cette voie, les boïars, le cler^jé, les élus de la nation, brisèrent soudainement avec un passé séculaire ; bientôl ils eurent à s'en repentir.

Investi de ses nouveaux pouvoirs, Ivan revint à Moscou, le 2 février 1565, et se hâta de faire passer dans les faits les concessions obtenues à la Sloboda. C'est alors que parai la tristement fameuse opritchnina : le pays fut divisé ei deux parties inégales; la plus grande, appelée zemstchina fut confiée au gouvernement des boïars sous la haute sur veillance d'Ivan ; le Tsar se réservait personnellement h partie plus petite , composée de quelques quartiers de Moscou, d'un nombre restreint de villes secondaires c'était Y opritchnina. Tous les suspects en furent chassé avec femmes et enfants au plus fort de l'hiver; on leu promit ailleurs des terres équivalentes à celles qu'ils étaien sommés d'abandonner. Trois cents hommes des plus san guinaires, rompus à tous les vices, résignés aux turpitudes furent choisis entre les opritchniki pour composer l'entou rage du Tsar. Les satellites se montrèrent dignes du maître ils devinrent ses compagnons de débauche et ses exécu teurs des hautes œuvres.

Le sombre et mélancolique palais de la Sloboda, noi loin de la capitale, était la résidence ordinaire du chef d l'opritchnina et de ses principaux membres. s'offrai aux regards des Moscovites un singulier spectacle : sou, l'égide de la majesté souveraine, les dehors de la vi| monastique abritaient des horreurs. Ivan formait avec lej siens une hratia ou communauté religieuse, dont il étaij lui-même Fhégoumène. Vêtus de la bure monacale, on le voyait, de jour et de nuit, se rendre à l'église pour chanter gravement les longs offices du rite oriental ; 1^

II

l'OKTlCO. 301

Tsar sonnait les cloches, dirijjeait les chantres, multipliait les prostrations au pied des images ; à certaines heures, ils se reunissaient tous à la table commune, régnait un lugubre silence, interrompu seulcnicnt par la lecture des vies de saints. Si ces moines improvisés subissaient sans murmure cette contrainte, c'est qu'ils comptaient sur la revanche : le reste du temps se passait en exécrables orgies, auxquelles succédaient l'application de la torture aux inculpés et, le plus souvent, leur exécution avec tous les raffinements d'une cruauté sauvage. La soif du sang tourmentait le Tsar : les délateurs ne suffisaient pas pour découvrir des coupables, les bourreaux se fatiguaient à égorger des victimes, mais rien ne touchait le cœur désor- mais endurci du sanguinaire hégoumène; il ordonnait des prières pour les innocents massacrés sous ses yeux, et reprenait les tortures.

L'année 1570 est restée surtout mémorable dans les fastes de l'opritchnina. A cette époque se rapportent les scènes lamentables de Novgorod. Cette cité, naguère floris- sante, fut faussement accusée de tramer un complot avec ' les Polonais; aussitôt sa perte et sa ruine furent décidées. Ivan se met en campagne contre elle, la terreur précède sa bande infâme d'opritchniki ; à l'arçon de leurs selles flottent suspendus des têtes de chien et des balais, armes parlantes, car ces étranges chevaliers doivent mordre les coupables et balayer les traîtres ; de sanglantes étapes marquent leur chemin; ils ne laissent derrière eux, à Tver surtout, qu'un pays dévasté. En proie à d'indicibles angois- ses, Novgorod reçoit cependant son souverain avec tous les signes extérieurs du dévouement et de la soumission. Hommage inutile! elle n'échappera pas à son triste sort. jOn y érige un simulacre de tribunal, qui condamne sans appel et juge sommairement. Cette procédure paraît encore

392 PROJETS DE MISSIONS PONTiriC ALES A MOSCOU.

trop compliquée : le plus souvent les arrêts de mort sont lancés avec un arbitraire révoltant ; des groupes d'indi- vidus, parfois des familles entières sont précipités dans le Volkhov, dont les flots saturés de sang repoussent les victimes. Celte dernière chance de salut est encore enlevée aux infortunés Novgorodiens : les opritchniki circulent en bateaux et achèvent avec le fer les moribonds qui surna- gent. L'affreuse hécatombe dure cinq longues semaines, après quoi la ville est livrée au pillage. Plus de dix mille hommes, dit-on, y périrent dans divers genres de supplices. Quant au Tsar avec sa bande , après avoir assouvi leur fureur, ils reprirent, chargés de butin, le chemin de la Sloboda.

Tel était l'homme auquel Portico devait porter, de la part du Pape, des paroles de conciliation religieuse et des propositions d'alliance antiottomane : mission d'autant plus ingrate qu'au lieu de lancer ses armées contre les Turcs, Ivan préférait négocier paisiblement avec eux. A la suite des incursions hostiles occasionnées par les projets stratégiques de Sokolli, Novosiltsov était envoyé, en 1570, à Gonstantinople, porter plainte au Sultan et déclarer que le Tsar n'est pas ennemi de l'Islam. Ivan lui-même écrivait à Sélim que les musulmans jouissaient à Moscou d'une parfaite liberté et proposait de maintenir les bons rapports établis par Bayezid.

En présence de ces difficultés, avec des instructions si peu conformesà l'état réel des choses, que devait, que pou-j||ii vait faire le nonce ? Diplomate, il avait à renseigner son souverain et à l'éclairer sur la situation; serviteur dévoué, tout au plus pouvait-il faire preuve de bonne volonté, enlpf essayant d'exécuter les ordres reçus. Il fit l'un et l'autre. Aussi lui sommes-nous redevables d'un dossier en règle sur Ivan, dont il sera question tout à l'heure, dès que .

!

à

PO un no. 893

iious aurons esquissé les (Irin.irclics du nouco .uiprès de Si^isniond.

L'approbation royale à obtenir était une condition pré- liminaire, mais indispensable. Il fallait traverser la l*olo- ;;ne pour pénétrer jusqu'à Moscou ; l'usayc voulait cpion tint les Polonais au courant des négociations [)()ursuivies avec leurs voisins ; cette fois, l'affaire était doublement délicate. Sigismond avait dej)uis longtemps remis dans le fourreau l'épée de Varna ; le petit-neveu de Wladyslaw était dans les meilleurs termes avec le Juif tout-puissant du Bosphore, Joseph Nazi ; l'idée d'une guerre contre les Turcs n'avait aucune chance de faire fortune en Pologne. Les difficultés s'aggravaient, sitôt que le tsar de Moscou devait être invité à entrer dans la ligue générale ; le cours des années n'avait pas, à cet égard, dissipé les appréhen- sions de Sigismond, tout en laissant de fortes empreintes sur sa physionomie. Le fastueux souverain qui avait si souvent brillé dans les riches costumes nationaux aux étoffes bigarrées, aux ceintures étincelantes de pierreries, ne portait plus que des habits de couleur sombre; ses appartements étaient aussi tendus de noir, comme pour mieux encadrer la tristesse qui le dévorait. Après le départ pour l'Autriche de sa troisième femme qu'il poursuivait d une mortelle antipathie, retiré le plus souvent à Ivnyszyn, usé avant l'âge, tourmenté de la goutte, entouré d'ignobles créatures, il cherchait des consolations et ne trouvait pas le bonheur. Cependant l'année 1569 avait été témoin d'un triomphe pacifique des plus mémorables : à la diète de Lublin , la Lithuanie s'était réunie à la Pologne , mais l'importante forteresse de Polotsk restait encore aux mains d'ivan IV. Sigismond ne pouvait se faire à cette idée; « Roi du lendemain « , s'il tardait à déclarer la guerre, il n'en restait pas moins invariablement hostile à Moscou.

39V PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

Ainsi, en 1570, à la seule nouvelle que les Vénitiens se dirigeaient vers la frontière russe, il déploya une surpre- nante activité pour les faire arrêter, de crainte qu'avec eux le progrès ne pénétrât à Moscou'. Malgré ses tristc5 habitudes, au milieu d'une cour dépravée et frivole, le dernier Jagellon avait gardé les dehors de la dignité , la courtoisie des manières. Aussi réservé dans les paroles qu'irrésolu de caractère, il ne tranchait pas les questions dans le vif et préférait s'en tenir aux ménagements diplo- matiques, surtout vis-h-vis de Rome. Initié aux desseins de Pie V, il n'opposa pas constamment des fins de non- recevoir aux instances pontificales; il y eut des fluctuations dans ses réponses, mais lorsqu'elles étaient favorables, il les entourait de clauses qui rendaient les concessions parfaitement illusoires.

Le nonce possédait la confiance du Roi. Il semble même avoir été mieux noté à Varsovie qu'à Rome; toujours est-il qu'il n'obtint pas le chapeau de cardinal, demandé en sa faveur par la Pologne. Lorsqu'il fit ses premières ouvertures au sujet de Moscou, Siglsmond-Auguste les accueillit avec bienveillance : il déclara qu'il consentirait à l'envoi d'un nonce pontifical auprès d'Ivan, pourvu que ce nonce fut Portico lui-même ou toute autre personne digne de la même confiance; que la question religieuse fût l'unique objet de la mission ; qu'il y eût quelque espoir de la conversion d'Ivan et que tout se passât dans le plus profond secret. De pareilles conditions ne voilaient qu'à grand'peine un refus péremptoire.

Aussi, interpellé par le cardinal Hosius, son représen- tant à Rome, il ne lui cacha pas le fond de sa pensée et se servit même, pour la mieux expliquer, d'une piquante

^Bibl. Ord. Krasiîiskich, t. I, p. 345 à 353.

PO UT ICO. 395

coinpaniisoii. Le 2'.> mai 1571, Si^jismond ccrivaità Hosius que, de l'avis de son conseil, il ne pourrait accorder au nonce pontifical les passeports j)our Moscou, pas même en temps de trêve. Deux motifs rcnga.fjeaieiit à prendre cette résolution : le barbare Ivan n'en deviendrait (|ue plus fier et plus intraitable, s'il voyait des porsonnajjes étranxjers arriver au Kremlin; la conversion des Mosco- vites, malgré tous ces efforts, resterait à l'état de cbimère. C'était dire, en d'autres termes, que le Pape n'y gagnerait rien, tandis que le roi de Pologne y perdrait quelque chose. Il ajoutait qu'un Russe est plus difficile à convertir qu'un Juif, quoique l'entêtement des enfants d'Abraham soit proverbial; dès lors, comment se flatter de ramener, d'un seul coup, toute la nation au bercail? Un apologue à l'adresse du Pape servait de conclusion : le Roi exprimait la crainte que « n'importe qui » n'eût le sort du chien d'Esope lâchant la proie qu'il tient sous la dent pour s'em- parer de l'ombre reflétée dans les eaux. La morale de la fable se laissait deviner : favoriser Moscou, c'eût été se brouiller avec la Pologne. Le cardinal Hosius était mieux que personne en état de saisir l'allusion, mais beaucoup trop discret pour divulguer des confidences de ce genre : la lettre royale resta probablement ensevelie dans son portefeuille.

Il y eut toutefois de part et d'autre de nouvelles dé- marches, dont un seul document a conservé le souvenir. Une ligue contre les Turcs avait été formellement conclue, le 25 mai I57I, entre Pie V, Philippe II et le doge de Venise, c'était la treizième depuis la fondation de l'em- pire ottoman; une clause spéciale stipulait que le même traité pourrait s'étendre à tous les princes chrétiens. Le Pape s'en prévalut pour inviter le roi de Pologne à s'unir aux nouveaux croisés. Celui-ci hésitait à prendre lui-même

396 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

les arineset ne voulait pas qu'on enrôlât »on rival du Nord. Mais se ravisant il écrivit au Pontife, le 3 septembre 1571, qu'il donnerait son concours à l'expédition d'un nonce à ]\Ioscou, pourvu qu'on observât les conditions primitives, <pic la foi et non la guerre fût l'objet de la mission et (pion lui garantit les pieuses dispositions d'Ivan. Le Roi se rappelait des clauses que lui avait inspirées une pru- dence de serpent; il oubliait que son secret avait été dévoilé dans sa jjropre lettre â Ilosius.

Ces déclarations équivoques laissaient croire que Portico jouissait de son entière liberté d'action. Il devait, par conséquent, donner signe de vie, d'autant plus que ses lenteurs faisaient à Rome une impression pénible; le vice- chancelier Krasinski se crut même obligé, à un moment donné, de plaider la cause du diplomate pontifical et d'af- firmer hautement sa bonne foi dans l'affaire de Moscou. Les instructions romaines lui laissaient une certaine lati- tude : avant de se rendre lui-même auprès du Tsar, il était autorisé à envoyer des émissaires pour sonder le terrain. C'était le plus sage et le seul parti à prendre : Portico avait déjà dirigé un ecclésiastique sur Moscou, le 10 mai 1571, après s'être mis en rapport avec les ambas- sadeurs russes en Pologne. Il en dépêcha encore un second vers la fin du mois de juillet. Les détails de cette double mission ne nous sont pas parvenus; on ignore jusqu'aux noms des messagers; il est même assez probable qu'ils n'ont pas réussi à accomplir leur voyage'. Quoi qu'il en soit, le nonce n'en continuait pas moins ses préparatifs pour l'ambassade moscovite. Ainsi on faisait alors beaucoup de bruit autour de la discussion théologique d'Ivan avec Rokita, ministre des Frères bohèmes, qui avait accom-

' Bibl. Ord. Krasinshich, t. III, p. 41, 151, 165. TuEiNEn, Vet. mon. Pol., t. II, p. 773. Catena, p. 185.

POllTinO. 397

pa^jnc l'ambassade polonaise à Moscou, en 1570. Le Tsar aimait, en cHct, à étaler son érudition l)il)li(jue, et il avait saisi l'occasion pour ("aire une apologie plus préten- tieuse que savante de la loi orthodoxe. A l'issue du déhat, l y eut, de part et d'autre, échange d'écrits dogmatiques : Wengierski affirme avoir vu lui-même le livre élégamment relié que le Tsar avait remis à Rokita. En attendant, la j)resse divulguait les détails de la discussion qui avait eu lieu au Kremlin. Le nonce crut qu'on pourrait peut-être en tirer parti; l'étrange récit fut traduit du russe en polo- nais, et du polonais en latin. En même temps parut qne réfutation de la profession de foi protestante rédigée à Sandomir, que des malveillants faisaient passer auprès d'Ivan pour un symbole catholique. Les préoccupations religieuses et littéraires n'absorbaient pas tellement le nonce qu'il n'eut des loisirs pour les soins matériels : les voitures de voyage, les litières et autres accessoires ne furent pas oubliés '.

Ces frais de préparatifs manifestaient au grand jour la promptitude du serviteur à obéir à son maître; le diplo- mate ne se montrait pas moins empressé de renseigner dûment sa cour. Une bonne fortune rendit ce dernier rôle plus facile que l'autre. Pendant que le nonce cher- chait des nouvelles sur Ivan, un soldat d'origine poméra- nienne, nommé Albert Schlichting, prisonnier à Moscou depuis sept ans, trouva le moyen de s'échapper et s'en vint en Pologne, ses premiers moments de liberté furent consacrés à fixer ses souvenirs sur le papier. Attaché au service du médecin italien d'Ivan, Arnoldo, il avait beau- coup vu par lui-même, beaucoup entendu, et il ne se sen- tait pas en veine de réticences. Son prolixe mémoire de

' Regenvolscil'S, p. 91. Tsvétaïev, Protest., p. 5Md 570. Theiner, Vet. mon. Pol., t. II, p. 774.

y08 l'IlOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

soixante-cinq grandes pages, dédié à Sigismond-Augiistc, donne une idée singulièrement défavorable du Tsar; il y raconte avec des détails plus ou moins exacts l'organisa- tion de l'opritclmina, le sac de Novgorod, les massacres périodiques de Moscou. Le tableau est si sombre que le lecteur en reste accablé. Quant à Portico, cette relation d'un témoin oculaire lui tombait entre les mains tout juste à point nommé; aussi s'empressa-t-il de l'envoyer à Rome pour en édifier le Pape et son conseil. C'est encore par la môme voie probablement que parvinrent au ^Vatican les rapports des ambassadeurs polonais à Moscou en 1570. Les outrages qu'ils avaient subis en route, l'accueil glacial du Tsar, n'étaient pas de nature à faire rechercher les relations diplomatiques avec Ivan. Pour ne pas se laisser prendre au dépourvu, le nonce gardait auprès de lui le double des pièces qu'il envoyait à Rome; il en fit part, en 1581, à Possevino : c'est ce que nous avons appelé plus haut le dossier de Portico.

Cependant, grâce aux révélations du nonce, la vérité commençait à se faire jour à Rome. Le caractère d'Ivan inspirait au Pape une vive répugnance; il se résigna au sacrifice de ses projets. « Nous renonçons complètement, écrivait-il au roi de Pologne, le 31 novembre 1571, à l'af- faire moscovite, à cause des informations que nous avions reçues sur la vie du Tsar. » Un peu auparavant, la même résolution avait été notifiée à Portico en ces termes : « Nous avons vu ce que vous nous communiquez au sujet du Moscovite. Ne pensez plus à vous rendre dans ces con- trées, lors même que le roi de Pologne louerait et favo- riserait votre voyage, car nous ne voulons pas nous mettre en rapport avec une nation si cruelle et si barbare. » Le ' nonce n'eut pas de peine à se conformer au désir de son maître. L'entreprise semblait si importante et si difficile

POHTICO. .ÎOO

û qui la voyait de près, que Portico se faisait nu nu rilc de n'avoir pas recule dcvaut elle. In magnis voluisse sat est, disait-il avec le poète, comme pour se consoler de n'avou- pas mieux réussi '.

Pie V trouvait, de son côté, des motifs de satisfaction autrement efficaces. Le 7 octobre 1571 marcpiait une date immortelle : la flotte chrétienne noyait dans les cau.v de Lépante le prestige du Croissant. Cette grande victoire navale pèsera un jour, comme Salamine et Actium, dans les destinées du monde. Désormais la preuve (jlorifuse et sanglante en est acquise : les fils des croisés, unissant leurs efforts, peuvent briser la puissance musulmane. Au Pape revenait la mission de maintenir cette union et de la développer; problème difficile, auquel Pie V consacra le reste d'une vie qui allait bientôt s'éteindre. Absorbé par cette incessante préoccupation, il ne songea plus à la Moscovie. Incapable du reste, à cette époque, de servir la cause commune, elle avait à se remettre de ses propres désastres. L'année 1571 avait été singulièrement fatale aux Russes ; tandis que le Pape recherchait leur alliance contre les Turcs, Ivan voyait ses propres États ravagés par les Tatars. Profitant des beaux mois du printemps, Devlet- Guireï, khan de Crimée, avait porté le fer et le feu jusque sous les murs de Moscou, dont il avait incendié les fau- bourgs. Le Tsar se réfugia dans le Nord et ne revint dans sa capitale que pour signer une paix plus humiliante que ne l'avait été sa fuite. Dès lors, comment compter sur son alliance?

Parfaitement initié à ces péripéties, Sigismond n'eut garde d'en appeler à l'invasion tatare dans sa correspon-

' Archives du Vatican, Polit., LXVIII; PU V Br., t. XIX, f. 436. Catena, p. 185. Theiner, Vet. mon. Pol,, t. II, p. 774. Sbomik vomsk. ist. ob., LXXI, p. 748 à 7C2.

400 l'MOJKTS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOO.

(lance avec le Pape; et cependant n'eùt-ce pas été un spécieux prétexte pour enliaver la mission moscovite? Les dépêches de Portico expliquent cette réserve : vers la fin de l'année 1571, les mandataires de Devlet-Guireï vinrent à Varsovie se faire payer leurs prouesses; l'or polonais avait lancé les Tatars contre Moscou. Cette espèce de compromis ne répujjnait pas aux hordes merce- naires, et les princes chrétiens s'en prévalaient sans scru- pule, mais en secret. Aussi, lorsque le Pape abandonne ses projets, il n'en donne d'autre motif que la barbarie et la cruauté des Moscovites. Son regard se tourne vers la Perse, l'Arabie, l'Ethiopie; c'est qu'il cherche de nou- veaux alliés.

Venise ne s'effarouchait pas si facilement. Les alliés n'avaient pas consenti au massacre des prisonniers de Lépante; le sicaire soudoyé contre Sélim n'avait pu tuer le Sultan; le conseil des Dix revient alors, en 1572, à l'idée d'un soulèvement des Hellènes et d'une entente avec le Tsar, mais les lettres qui lui sont expédiées ont le même sort que celles de 1570 : elles s'égarent en route.

Les événements ne tarderont pas h modifier, à l'endroit de Moscou, les vues du Saint-Siège. Déjà, dans sa relation finale, Portico avait insisté sur les avantages d'une paix durable 'entre les nations slaves '. Grégoire XIII fera de nouvelles démarches auprès d'Ivan.

Thkiner, Vet. moti. PoL, t. II, p. 772. Lamansky, p. 83 à 90, 082, 083. Archives du Vatican, Arm. LXIV, t. XXIX, Polonia, t. I, f. 85.

CHAPITRE III

RODOLPHE CLKNKK ET JACQUES WORONECKI

i57G-I580

I Grégoire XIII élu Pape à l'unanirnité. Son portrait par les ambassa- deurs de Venise. liC cardinal de Côme. Côté faible de l'administra- tion pontificale. Efforts concentras sur l'éducation. Université gré- gorienne. — Collège grec. Candidats slaves. La question d'Orient.

Dépêches du nonce Laureo. Maximilien II et Ivan IV. L'ar- cbiduc Ernest et le partage de la Pologne. Ambassade de Gobentzl à Moscou. Optimisme de son mémoire. Revirement dans la politique du Saint-Siège. Causes de rapprochement avec Moscou. Instructions du cardinal Morone. Ses rapports avec les envoyés moscovites à Ratisbonne. Dépèclies pressantes du cardinal de Côme. Détails bio- graphiques sur Rodolphe Clenl<e. Il accepte la mission de Moscou. Instructions de Morone à Glenke. Tergiversations de l'Empereur. Il s'oppose à la mission moscovite. Vrai motif de cette opposition.

Mort de Clenke.

II. Une erreur historique. Décadence de l'empire turc. Projet de Grégoire XIII. L'homme providentiel. Stéphane Bathory, sa jeu- nesse, ses succès. Elu prince de Transylvanie, ensuite roi de Pologne. Ses titres au trône. Dépèches de Laureo : simplicité de Bathory, cui- sine royale, lune de miel, désillusions. Bathory reconnu roi par le Saint-Siège. Ligue antiottomane. Pacta conventa. Nécessité de réconcilier la Pologne avec Moscou. Dépèche romaine à Caligari. Position difficile de celui-ci. Projets militaires de Bathory. La guerre déclarée à Moscou. Prise de Polotsk et de Sokol. Premières ouvertures du nonce à Bathory et à Zamojski. Réponses dilatoires. Politique du Saint-Siège. La toque et le glaive envoyés à Bathory. Aveux plus sincères. Incidents défavorables : projet de divorce sur- pris par le nonce. On lui insinue d'abandonner l'affaire moscovite. Dernières tentatives. Bathory reste fidèle aux traditions de Sigismond II.

Nouvelle occasion de reprendre les anciens projets.

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402 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

Sous le Pontificat de Grégoire XIII, les rapports de Rome avec Moscou altcij^jiicnt, au seizième siècle, leur point culminant. Naj^uèrc professeur de droit canon à Bologne, Ugo Boncompagni réunissait autour de sa chaire des Reginald Pôle, des Carlo Borromeo, des Farnèse, des Truchsess. A Trente, il étonna les Pères du Concile par ses connaissances juridiques et sa vaste érudition. La révi- sion du fameux procès de l'archevêque de Tolède, accusé d'hérésie, lui donna encore plus de renom. A la mort de Pie V, la hrillante réputation de légiste consommé et de cardinal intègre lui valut les suffrages du conclave. L'élection se fit sans scrutin, ou, j)Our nous servir du terme consacré, par adoration. Boncompagni prit le nom de Grégoire XIII.

Les ambassadeurs de Venise ont fait et refait son por- trait. Extérieur grave, taille élevée, maigre, robuste, petits yeux et vue perçante, nez aquilin qui révèle, d'après Soriano, « une âme généreuse et faite pour régner » , haut en couleurs, couronné de cheveux blancs, marcheur infatigable, ne craignant pas le grand air, mangeant peu et buvant encore moins, se couchant tôt et se levant de bonne heure, tel était le nouveau pape. Ses qualités et ses défauts ont été ainsi esquissés par Paolo Tiepolo : « juste, intelligent, amateur et défenseur de l'Église romaine, mais peu versé dans la politique et nullement enclin à ce genre d'affaires » , Les relations avec les sou- verains relevaient entièrement de Ptolomeo Galli, mieux

IIOIIOI.I'IIE CM'.NKK. -VU3

connu sous le nom de curdinul de Côme, secrétaire des brefs ad principes, esprit plutôt médiocre (jue puissant, mais d'un caractère aimable et souple, d'un commerce sur, d'une fidélité éprouvée. Au gré des fins diplomates (le Venise, cette partie de l'administration pontificale laissait beaucou[) à désirer : pas de profondeur dans les plans, pas de suite dans les idées; on traînait en lon- gueur les questions épineuses, sans égard pour les princes, avec trop de scrupules juridiques '.

Que si l'homme de loi absorbait souvent l'homme d'État, le Pontife ne se démentait jamais. Les intérêts de l'Église étaient souverainement chers à Grégoire; la pro- pagation de la foi et l'abolition des abus se poursuivaient avec un visible succès. Les réformes inaugurées par le concile de Trente poussaient ainsi de profondes racines dans le sol et s'assuraient de l'avenir. La pensée domi- nante du Pontife fut toujours l'instruction de la jeunesse et la formation du clergé. Le concile avait tracé de nou- velles règles pour l'érection des séminaires; par les soins du Pape, vingt-deux collèges environ furent fondés dans différents pays, et, pour couronner l'œuvre restauratrice, un vaste centre d'études fut établi à Rome et confié à la direction des Jésuites. De tous les points du globe, une élite studieuse affluait vers l'Université grégorienne. On s'y retrempait dans les bonnes doctrines, dans les tradi- tions d'attachement au Saint-Siège. Après quoi, rentrés dans leurs foyers, les jeunes docteurs propageaient au loin les idées romaines.

L'année 1576 vit surgir, sur les bords du Tibre, le collège grec de Saint- Athanase, destiné spécialement aux Hellènes, sans toutefois que les Slaves du rite oriental

' Ai,BÈRi, t. X, p. 163 à 290. Relations de Paolo Tiepolo, Soriano, Antonio Tiepolo, Correr,

404 PllOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

en fussent exclus. Dès l'origine de la fondation, le cardi- nal de Côme chargeait le nonce de Pologne, Vincent Laureo, de se mettre en quête d'une douzaine de jeunes Russes, intelligents, honnêtes, désireux de s'instruire, profondément attachés à leur patrie; prémices des Slaves au collège, ils eussent été ensuite parmi leurs compa- triotes les apôtres de Rome. On calculait que les provinces russes de la Pologne fourniraient facilement six candi- dats; les six autres devaient être de vrais Moscovites, séduits par des promesses ou livrés aux Polonais par les hasards de la guerre. La commission n'était pas facile à exécuter. A peine, au lieu de douze candidats, le nonce put-il en trouver trois, dont un seul d'origine moscovite. Bientôt le collège grec rendra des services signalés à la cause de l'union, en donnant aux Hellènes un Arcudio, un Allacci, et aux Slaves un Rutski, un Korsak, un Ko- lenda '.

Préoccupé de l'avenir, le Pape ne pouvait se soustraire à la tâche présente, qui s'imposait de vive force. Lorsque le baile vénitien, Barbaro, se présenta à SokoUi au lende- main de la guerre de Chypre et de la journée de Lépante, le grand vizir lui parla en ces termes : « Tu viens voir sans doute en est notre courage après le dernier acci- dent qui nous est arrivé; mais il v a une grande différence entre votre perte et la nôtre. En vous arrachant un royaume, c'est un bras que nous vous avons coupé, et vous, en battant notre flotte, vous n'avez fait que nous raser la barbe. Un bras coupé ne saurait croître de nou- veau, tandis que la barbe rasée se reproduit avec plus de force qu'auparavant. » Le mot n'était vrai qu'à demi; les aigles polonaises, guidées par l'héroïque Sobieski, n'au-

> RoDOTA, t. m, p. 146 à 220, WiERZBOWSKi, Otnoch., p. 238.

RODOT.PIIK ni.F.NKE. 405

ront plus qu'à s'élancer sur les Ottomans campés devant les murs de Vienne, et la Turquie deviendra ce {jrand malade dont les héritiers, trop jaloux l'un de l'autre, prolongent seuls l'existence. Après la victoire des chré- tiens, le prestige des Turcs sera perdu à jamais. Pour le moment, ce qui frappait les esprits, c'était plutôt la rapi- dité inouïe avec laquelle SokoUi avait réparé les pertes de Lépante. En 1572, l'escadre ottomane ne comptait pas moins de deux cent cinquante voiles; le Croissant sillon- nait de nouveau les mers; déjà reparaissait dans le loin- tain le danger d'une nouvelle invasion qu'une ligue uni- verselle pouvait seule conjurer. L'Europe du seizième siècle ne se laissait pas facilement enflammer par le feu sacré des croisades. Grégoire XIII n'en voulut pas moins affronter l'entreprise : l'avenir de l'Occident dépendait de la défaite de l'Islam. Les mêmes diplomates véni- tiens, qui ont critiqué si vivement la politique extérieure du Pape, avouent qu'il travaillait avec constance et ardeur à la ligue antiottomane, et que, pour la faire réussir, il eût volontiers sacrifié les trésors de l'Église. Le problème à résoudre semblait d'autant plus difficile, qu'on ne pou- vait plus compter sur les alliés de Lépante. Le 7 mars 1573, Venise avait conclu la paix avec les Turcs; l'Espagne de i%ilippe II signera une trêve en 1578. Cependant, les hostilités qui s'annonçaient entre la Perse et la Turquie faisaient de loin entrevoir le moment l'on mettrait les Osmanlis entre deux feux, si les princes chrétiens les attaquaient simultanément en Occident. A ce point de vue, ralliance militaire des Moscovites eût été des plus précieuses; on devait se complaire à la croire possible. Les dépêches de Laureo n'étaient pas faites pour dé- courager Grégoire XIII. La guerre avec Moscou avait d'abord semblé au nonce de Varsovie un excellent déri-

40G l'IlOJKTS DE MISSIONS TONTIFICALES A MOSCOU.

vatif pour l'ardeur belliqueuse des Polonais ; mais lors- que les chances crivan de succéder aux Jaj|cllons devin- rent plus sérieuses, il s'aperçut qu'au fond ce choix ne serait pas si mauvais, pourvu, naturellement, que le Tsar se fît catholique. En effet, les avantages paraissaient pré- cieux. Bon capitaine, favorisé par la victoire, disposant de moyens formidables, animé de haine contre les Turcs et les hérétiques, Ivan pouvait mieux que tout autre, dans la pensée de Laureo, réjjler la question d'Orient'. Par un singulier concours de circonstances, les diplo- mates autrichiens étaient encore plus empressés à faire l'éloge du tsar de Moscou. Pendant les deux interrègnes qui se succédèrent à quelques mois de distance, après la mort du dernier Jagellon (7 juillet 1572), de graves et communs intérêts eurent bientôt rapproché d'Ivan IV l'empereur ]\Iaximilien. Henri de Valois n'était monté sur le trône de Pologne que pour en descendre précipi- tamment, à la première nouvelle qu'il pourrait devenir roi de France. Le vainqueur de Jarnac s'en allait tuer les Guise et se faire assassiner par Jacques Clément. En proie à une vive agitation, déchiré par les partis politi- ques, le pays traditionnel de la liberté se préparait bruyamment à de nouvelles élections. L'archiduc Ernest, à défaut de l'Empereur lui-même, était le candidat de l'Autriche. Les Turcs favorisaient Stéphane Bathory, leur vaseal et voiévode de Transylvanie. Bien que le Tsar mît aussi des prétentions en avant, soit pour lui, soit pour son fds, soit sur la Pologne tout entière, soit seulement sur la Lithuanie, Maximilien II voulut essayer de gagner ses suffrages pour Ernest. L'Empereur s'intéressait aux

' WiERznowSKi, Vinc. Laureo, p. 76. Le nonce croyait que le titre d'em- pereur conféré à Ivan IV après la conquête de GoQStaatiaopIe suffirait pour qu'il SQ réconciliât avec Rome. Ibidem, p. 257.

RODOLI'IIK CLKNKE. 407

jiiojcls livoniens d'Ivau ; Batliory iiis[)irait des craintes ù 1 iiii el à Fautre; cet enchevétrcim'iil (ritih'iêts ouvrait le (liaiiip aux concessions mutuelles et à l'action diplonia- liiiuc. Jean Cobentzl fut envoyé dans ce but à Moscou [leiidant l'hiver de l'année 1575. Ces négociations sont en (Kliors de notre sujet; elles roulaient sur le partage encore pK-niaturé de la Pologne. La maison d'Autriche voulait (bien céder des provinces qu'elle ne possédait pas, pourvu qu'un archiduc obtînt tout un royaume; le Tsar ne voyait aucun inconvénient à livrer des Slaves aux Allemands, i^'il pouvait du même coup élargir ses propres frontières. Des lettres flatteuses pour Ernest furent donc expédiées eu Pologne, elles n'arrivèrent du reste qu'après lélec- liou de Bathory. Mais il nous tarde d'aborder ce qui dans tout cela nous touche de plus près : le mémoire rédigé par Cobentzl sur la Moscovie.

Le diplomate autrichien a été évidemment ébloui par lac cueil qu'il reçut au Kremlin. Rien que l'apparition lu Tsar le frappe de stupeur : Ivan se montre, à la pre- mière audience, avec un manteau d'étoffe précieuse sur les épaules, tout couvert de rubis, d'émeraudes, de dia- iiaiits grands comme des noix, s'écrie Cobentzl avec l'îilhousiasme ; le fils aîné du Tsar déploie dans son cos- -uine la même magnificence, moins la couronne et le îCeptre. A la vue des splendeurs dont s'entoure le mo- aarque du Nord, notre ambassadeur est comme étourdi; il dédaigne ce que naguère il avait admiré : rien n'est comparable aux merveilles de Moscou, ni les tiares et les Tiitres du Pape, ni les joyaux de France ou d'Espagne, ni les trésors de Toscane, de Bohême, de Hongrie. Au festin ^ui succède à l'audience, nouvelle surprise, nouvelle idmiration. Vêtus de longues robes à l'orientale, le souve- rain et son fils semblent enveloppés de lumière, si vif est

408 riU).lETS DE MISSIONS PONTI Kl CALES A MOSCOU.

l'éclat des pierreries qui élincellent sur leurs costumes cramoisis; de nombreux serviteurs aux brillantes livrées entourent les tables jjarnies de vaisselle et de coupes en or et en vermeil. Six longues beures se passent ainsi au milieu des boissons et des mets, car la gravité de nos pères ne reculait pas devant cette épreuve, le plus sou- vent assez funeste pour plusieurs d'entre eux. La dernière libation est offerte aux convives par le Tsar lui-même. Après quoi, à la lueur des flambeaux, on reconduit les hôtes étrangers à leur domicile pour s'y remettre intré- pidement à boire et à manger jusqu'au lever de l'aurore. Non content d'admirer ce qui tombait sous les yeux, Cobentzl trouva des amis complaisants qui lui donnèrent force détails sur les trésors cachés d'Ivan et sur ses res- sources militaires. Les richesses accumulées au Kremlin sont presque légendaires : trois cents charretées d'or et d'argent enlevées à Novgorod sous Ivan III, les dépouilles de quinze principautés subjuguées par Vasili III, le butin de Kazan, d'Astrakhan, de Dorpat, de Pernau et de quel- ques autres villes prises à l'ennemi et soustraites au pillage. Quant aux forces militaires, elles étaient évaluées à trois cent mille cavaliers, cent mille fantassins armés d fusils, cent mille autres munis de flèches, qui tous peuven être mobilisés dans l'espace de quinze jours. Cette der* nière affirmation suffit, à elle seule, pour donner la me sure de l'exactitude de Cobentzl. Personne n'ignore ave( quelle lenteur et quelle difficulté les Tsars réunissaient sous les drapeaux leurs soldats-laboureurs, disséminés dans les campagnes : le délai de quinze jours est un amère ironie.

L'optimisme de notre diplomate ne s'arrête pas au: faits purement matériels; il paraît au grand jour dans les appréciations morales. Ivan est censé animé d'un beau

RODOLPIIK CLKNKE. 409

zèle pour conclure une alliance antioltomano avec le Pape, l'Empereur, le roi d Ilspagnc et tous les princes chrétiens. Au seizième siècle, à ralliance polititpu; s'as- socie toujours l'idée de l'unité relijjieuse. A cet ('{jard, Cobentzl trouve les Moscovites admirablement préparés, pourvu qu'on y mette de la prudence et de la modéra- tion. En effet, rien de plus facile que de rentrer dans le giron de l'Église pour ceux qui, à la rigueur, n'en sont jamais sortis : c'est le cas des Moscovites. Ils professent, à quelques détails près, les mêmes doctrines que l'Église romaine, s'adonnent aux mêmes pratiques, y compris les jeûnes et le culte des saints, recourent aux mêmes sacre- ments, ne portent pas de haine aux Latins; la piété popu- laire se manifeste dans les processions, dans la vie exem- plaire des moines et des nonnes. N'écoutant que son zèle, Cobentzl croit devoir indiquer l'homme, d'après lui, le plus capable d'agir dans le sens du rapprochement : c'est le Père Stanislas Warszewicki, recteur du collège des Jésuites de Vilna.

Après ces échappées lumineuses vient tout naturelle- ment le désir de voir Ivan, à défaut d'ui^ Habsbourg, monter sur le trône -de Pologne et assumer contre les Turcs une mission providentielle ' . Quand on songe que le Tsar parcourait alors la cinquième des six époques de massacres consignées dans les chroniques, que les plus illustres boïars comptaient parmi les victimes, que Tver et Novgorod saccagés cruellement se relevaient à peine de leurs ruines, que les églises et les couvents n'échap- paient guère à la déprédation, que tout le pays, plongé

' WiCHMANN, p. 1. TocRGUÉxEv, l. I, p. 255. Pom. dipl. snoch., t. I, roi. 481 à 574. Tourguénev attribue faussement ce mémoire à Pernstein ; Wichmann est dans l'erreur sur les dates. Pour toute cette période, voir Z.^KP.zEWSKi, Po iiciccc^e, p. 60 et suiv. Appendice, III.

410 IMIOJETS DE MISSIO.NS PONTIFICALES A MOSCOU.

dans un morne effroi, regardait l'avenir avec terreur, on se demande non sans surprise comment un homme, versé dans la politique et rompu aux grandes affaires, pouvait si facilement se laisser halluciner.

Tel était cependant le langage de Gobentzl, et nous ne sommes pas éloigné de croire que ses paradoxes ont fait oublier les sombres dépêches de Porlico. Le diplomate autrichien jouissait d'une certaine autorité; son mémoire, adressé, semble-t-il, à plusieurs personnages à la fois, a circulé dans les plus hautes sphères, et, s'il faut en juger d'après les exemplaires encore existants, il a être très répandu.

Les événements politiques attiraient le Saint-Siège vers le même ordre d'idées . Les concurrents au trône de Po- logne étaient si nombreux, si profondément divisés, qu'il ne fallait pas s'attendre à une issue pacifique des élections. A deux jours d'intervalle, le 12 et le 14 décembre 1575, deux rois furent successivement proclamés : Maximilien II et Stéphane Bathory. Gagnant de vitesse sur son rival, rendu promptement en Pologne, le voiévode de Transyl- vanie avait m^êlé son sang h celui des Jagellons, posé leur couronne sur sa tête, fasciné et séduit les esprits par ses allures chevaleresques, tandis que l'Empereur, entouré de son conseil, calculait les chances de succès, s'effarouchait des risques à courir et se bornait, en somme, à rédiger de touchantes proclamations.

Le nonce Laureo se trouva placé dans une fausse posi- tion : en pleine lutte électorale, il avait officiellement sou- tenu les Habsbourg, la candidature d'Ivan restant toujours subordonnée à leur échec; quant à Bathory, on l'avait négligé complètement. Aux yeux du Saint-Siège, il n'y avait donc d'autre élection valable que celle de l'Empereur. Pour ne pas se déjuger, Laureo quitta Varsovie et se fixa

ROnOLPM !•; CLKNKE. 411

Breslau. Un seul avanlujjc dérivait de cette confusion : tome pouvait traiter des alfairesde Moscou avec un roi de ologne sans que les Polonais eussent rien à y voir ; d'ail- îurs, un Iia!)sbourg ne serait-il pas plus prévenant et lus souple qu'un Ja^ellon ? L'occasion d'entrer en matière offrit d'elle-même au départ pour l'AIIema^jne du cardi- al IMorone, accrédité en qualité de légat auprès de Maxi- lilien II,

En effet, les instructions pontificales du 26 avril 1576 éveloppent longuement les avantages d'une mission )maine à Moscou, même au point de vue des intérêts du aint-Empire. L'affaire passait en bonnes mains. Accusé 'hérésie et jeté dans les fers par Paul IV, Morone était )rti de prison pour présider les Pères du concile de Trente; admiration générale avait succédé aux soupçons , ses dvcrsaires le redoutaient, les Romains le surnommaient, cause de sa réserve, le puits de Saint-Patrice.

En outre, les circonstances se prêtèrent aux négociations: ans les premiers jours de juillet, deux envoyés russes, le rince Sougorski et le diak Artsybachev, vinrent à la diète e Ratisbonne conclure une alliance définitive, s'entendre \QC Maximilien sur la ligue et intriguer contre Balhory. Empereur s'en ouvrit au cardinal et, sur la remarque ail faudrait auparavant mettre à l'épreuve la sincérité loscovite, lui déclara sans réticence qu'un envoyé spécial ; rendrait au Kremlin. C'était que Morone voulait en inir; il murmura timidement que le Pape pourrait peut- re en faire autant. S'apercevant alors du piège, Maxi- lilien se replia sur les démarches préliminaires à la diète

sur les incursions des Turcs en Croatie. Cependant, ientôt après, il approuva le projet pontifical, et Morone se lit immédiatement en rapport avec les Russes, que les lauvaises langues accusaient d'être assez grossiers. La pre-

M2 PROJETS DE MISSIONS PONT lE I C A ],ES A M OS CD 0.

mière entrevue réussit à merveille et dissipa les appréhen- sions. Il n'y avait j)lus qu'à pousser la pointe. Le 28 août, le cardinal fit présenter une lettre à Sougorski avec prière de s'en charger pour son maître. Quel ne fut pai l'étonnement général, lorsque les diplomates du Kremlin répondirent j)ar un refus ! « Que le Pape envoie lui-mérac son ambassadeur à Moscou, disaient-ils, qu'il donne sef lettres aux courriers impériaux ; quant à nous , nou{ sommes accrédités auprès de l'Empereur et nullement auprès du Pape. » Rien ne put les faire changer d'avis ; ils savaient trop bien qu'ils répondaient sur leurs têtes dt la fidélité servile aux ordres du maître '.

Morone était tout entier à son désappointement et peut être à son dépit, lorsqu'il reçut de Rome des dépêches qui marquent une nouvelle phase dans ces négociations. Déj, plus d'une fois le cardinal de Côme avait adjuré la diète voter promptement les subsides pour la guerre, sans laisse) à Mourad III le loisir de subjuguer la Perse ; le Saint-Sièg( ne perdait pas l'espoir d'enrôler l'Espagne, le Portugal l'Italie avec Venise, et, pour grossir le nombre des alliés Morone se voyait autorisé à tenter la fortune auprès d( Schah-Ismaïl et d'Ivan IV. En Perse, le bruit des arme eût couvert la voix des diplomates; Moscou présentait plu de ressources. On envoya donc au légat d'Allemagne m bref pour Ivan IV avec une dépêche datée du 25 août, qu nous offre un curieux spécimen d'idées inexactes sur Mes cou. Le Saint-Siège se dit parfaitement informé des excel lentes dispositions du Tsar, voire de sa déférence, de soi profond respect pour le Pape. Jusqu'ici, pour ménage; l'Autriche, on s'est tenu à l'écart; maintenant que 1er

' Archives du Vatican, Polit., CXVI, f. 61; fonds Borghèse, III ji»107 G. laEiîiER, Annales, t. II, p. 525, 529. Pam. dipl. snoch.,i.î col. 664, 6Ô5. I

%

nODOLPlIE CLENKE. 413

Habsbourg sont en bons termes avec Ivan, pourquoi les iiilerèts de rÉjjlisc ne niarclicralent-ils pas de Front avec ccnix du Saint-Empire? Morone reçut, par consé(juent. Tordre positil' d'envoyer un messager à Moscou. Comme a 1 ordinaire, le but de la mission sera politique à la fois cl religieux. L'appui de Maximilien semblait si assuré qu'on lui suggéra d'avance le canevas d'une lettre i\ Ivan. Ouant a i'heureux résultat de l'entreprise , Rome n'en doutait jiicsque pas; on s attendait plutôt à voir arriver, du fond de la Moscovie, une ambassade solennelle '.

A Ratisbonne, le légat n'était guère mieux informé que le cardinal au Vatican; ne puisaient-ils pas tous les deux aux mêmes sources autrichiennes? Sans faire d'observa- tion à sa cour, sans se laisser décourager par Sougorski, Morone ne songea qu'à exécuter les ordres reçus. L'Empe- reur donna verbalement son approbation; le titulaire de la mission était trouvé d'avance : Rodolphe Clenke s'en chargeait volontiers. Savant, érudit, d'une constitution roljuste, d'un genre de vie austère, presque Spartiate, ce prêtre distingué consacrait ses loisirs aux études et culti- \ ait les sciences sacrées, le droit civil et les langues orien- tales. Son humeur enjouée et quelque peu batailleuse le faisait tour à tour admirer par les uns, craindre par les autres, et parfois gronder par son évêque, à cause de ses mordantes saillies.

Jusque-là sa carrière n'avait été rien moins que mono- tone. Sa jeunesse s'était écoulée en grande partie aux uni- versités protestantes de Wittemberg, Meissen, Rostock. Vers 1550, Clenke se trouve à l'université catholique de Cracovie, et c'est à cette époque que se rapporte son voyage de Moscou en compagnie de Stanislas Jedrowski,

* TnEiNER, Annales, t. II, p. 213. Borne et Moscou, p. 150, 10.

JI14 PROJETS DE M1SSI0^'S PONTIFICALES A MOSCOU.

envoyé auprès du Tsar par Sigisinond-Au/justc. Celle loin- taine et falifjaiitc excursion laissa à Tintrépide touriste des souvenirs inclfaçablcs et le mit en veine d'existence nomade. Au retour, à peine a-t-il passé quelque temps auprès de Gebliard de Waldbourg, le futur archevêque si tristement célèbre de Cologne, qu'il est de nouveau sur les grands chemins; la France et l'Italie l'atlirent sans le captiver; le voici, en 1557, à l'université d'Ingolstadt; bientôt après il se fait recevoir licencié en droit à Lou- vain, et se consacre à l'étude de la théologie. Dès qu'il eut obtenu le bonnet de docteur, il fut nommé recteur du séminaire nouvellement érigé d'Eichstiictt, professeur de théologie, prédicateur de la cathédrale et chanoine. Ce rapide avancement, ce cumul de fonctions, sont une preuve des mérites et des capacités de Clenke. Le duc de Bavière, qui lui servait des pensions, n'y resta pas indiffé- rent et, faisant valoir ses droits sur le savant ecclésias- tique, lui confia, en 1570, la direction du Georgianum d'ingolstadt.

Au mois d'août 1576, Morone eut l'occasion de voir Clenke à Ratisbonne, et, le trouvant plein de science et de zèle, habile dans la controverse, lui proposa la mission de Moscou. L'offre fut acceptée avec empressement. Ne prévoyant plus d'obstacles, le légat rédigea une longue feuille d'instructions qui reflète fidèlement les illusions romaines : l'union avec l'Église et la guerre contre les Turcs en forment l'objet; Clenke est chargé de provoquer une ambassade russe à Rome, et autorisé à promettre des théologiens et des prêtres, si le Tsar, nouveau David, prêt à lutter contre l'Islam, veut se faire instruire plus à fond. La lettre du légat à Ivan est écrite dans le même style ^

'MeDKRER, t. II, p. 45 à 51. SCTTNER, p. 27. TUEUWELIUS, WyMCK,

passim. GRiGonovifcn, p. 27 à 75, n"' 5, 6.

RODOI-PFIE r.MlNKR. 41.',

On ne se doutait pas des contrastes : le despote de Moscou à Fécole d'un prêtre latin, les ()|)iil(liriiki soumis docile- ment au l'ape; n'était-ce pas rêver l'impossiidc?

En organisant la mission sous les auspices impériales, en espérant le concours de rAutriclie, ni (Jrégoire XIII ni Morone n'avaient compté avec la versatilité qui distirijjua de tout temps la plupart des Ilabshourjj. Après une ré- ponse évasive et une approbation complète, Maximilien allait encore revenir sur sa décision. Le prince Soufjorski se mettait déjà en route, Clenke devait l'accompaj^ner; comme dernière formalité, Morone en informe 1 Empe- reur, lorsque, l'avant-veille du départ, le 15 septembre, une déclaration inattendue vient plonger les intéressés dans l'étonnement. Sa Majesté exprimait l'avis de surseoir à l'envoi de Rodolphe Clenke ou de tout autre représen- tant pontifical, et voici pourquoi : les négociations ne s'ou- vriraient à Moscou qu'après l'arrivée des ambassadeurs du Saint-Empire, du roi d'Espagne et du roi de Danemark ; or, avant de traiter avec le Tsar, il serait opportun que les diplomates étrangers s'entendissent entre eux ; une mission isolée manquerait son but. Ces raisons sont moins convain- cantes qu'on ne croirait. La résolution impériale s'inspirait plutôt d'une secrète jalousie : des conseillers ombrageux, craignant un nouveau succès du Saint-Siège, avaient per- suadé l'Empereur de faire avorter la mission pontificale. Telle est la version donnée par Malvasia, secrétaire de Morone, au P. Possevino ; telle est l'opinion de Possevino lui-même. Le légat d'Allemagne ne se montra pas contrarié outre mesure de cet échec. On eut soin de l'avertir que les Russes ne se souciaient pas d'emmener avec eux un prêtre romain. Voyant qu'il serait inutile d'insister, il s'épargna de nouvelles démarches, et l'affaire en resta là. Le repro- che d'inconstance ne saurait être adressé au cardinal de

416 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOUj

Côme ; le jour même l'Empereur notifiait son refus, il félicitait ^loronc de ses prcnncrs succès au[)rcs de Soujjorski et , au nom du Pape, l'encourageait à multiplier ses elTorts ',

Le plus désappointé de tous fut peut-être Rodolphe

Clenke : son esprit aventureux se complaisait dans le grand

œuvre à parfaire , dans le lointain voyagea entreprendre.

Obligé d'y renoncer, il se consacra au duché de Brunswick,

, il y avait à soutenir une lutte ardente contre le protes-

] tantisme. Victime de son zèle, de ses travaux, de ses

. fatigues, il mourut le C août 1578. Sa dépouille mortelle

repose dans la modeste église des religieuses d'Eldagessen.

Ainsi disparut de la scène du monde celui qui aurait gagner Ivan le Terrible à la foi romaine, en faire le cham- pion du Saint-Siège et la terreur des Ottomans. Je ne hasar- derai pas l'hypothèse que Clenke eût réussi dans sa mission ; toujours est-il que ce n'était pas à un Habsbourg de lui susciter des obstacles .

II

On a cru jusqu'ici que Grégoire XIII, avant la célèbre mission de Possevino, n'avait essayé qu'une seule fois de se mettre en rapport avec Moscou, et qu'il n'avait pas renouvelé en Pologne les démarches avortées en Autriche. C'est une erreur dont il importe de signaler la source. Lesf instructions du cardinal de Côme au nonce de Pologne sur 1

' Borne et Moscou, p, 15V, n" 12; Bathory et Possevino, p. 53. ToUR- GCKNEV, Suppl., p. 21. Archives du Vatican, Gennania, XGVI, f. 119, 212.

JACQUES WORONECKI. r*i7

une mission auprès d'Ivan, on 1571), yisaicnt inconnues aux arcliives du Vatican, et, si la correspoiidaiicc de Cali- gari, publiée par Tour^uénev, n'en révèle pas les traces, c'est qu'elle présente elle-même de regrettables lacunes ; notamment les dépêches chiffrées n'y sont pas reproduites. Ces précieux documents, que j'ai la chance d'arracher le premier à l'oubli, permettent de mettre en lumière un épisode diplomatique qui ne manque ni d'intérêt ni d'im- portance : il s'agit d'un nouveau projet moscovite provo- qué par les complications d'Orient.

A la mort de Suleyman I", l'empire islamique entra dans sa période de décadence. A la vérité, les causes d'affaiblissement restèrent à l'état occulte tant que Sokolli, de sa main vigoureuse, empêcha leur éclosion et maintint les traditions du grand règne. Cependant le Croissant n'est plus entouré d'un prestige invincible; la journée de Lé- pante l'avait détruit sans briser encore complètement la puissance ottomane. Mourad III s'était engagé dans une longue et terrible guerre avec la Perse. Il y avait des alternatives de victoires et de revers, mais les bruits défa- vorables aux Turcs trouvaient plus de crédit en Europe, et une ambassade persane venait solliciter à Lisbonne le concours des princes d'Occident pour porter un mortel et dernier coup à l'empire ébranlé de Mahomet. Se pré- valant des circonstances favorables, Grégoire XIII reprit les projets caressés à Rome depuis 1576. Il se laissa per- suader que les Turcs, harcelés par les Perses en Asie, ne pourraient guère opposer une longue résistance aux ar- mées chrétiennes qui viendraient les attaquer de toutes parts en Europe. Le point capital, d'où dépendait la vic- toire, était donc d'organiser promptement la ligue pour faire coïncider une campagne dans la presqu'île des Bal- kans avec les opérations militaires que les Perses pousse-

2T

418 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

raient vijjoureusement en Orient. On espérait rallier sous le même drapeau l'Espagne et Venise, ces deux rivales c^jalement fières et puissantes, dont le concours, en vue du succès, était également nécessaire. Le commande- ment suprême eût été confié au roi de Pologne. Ce choix était indiqué : Batbory se révélait tout à coup comme un homme providentiel aspirant aux plus hautes destinées. Son passé n'était pas sans gloire.

2es Balhory de Somlyo comptaient parmi les plus illus- tres familles de Transylvanie; traditions belliqueuses, courage à toute épreuve, simplicité patriarcale, fidélité à la foi des ancêtres, tels étaient leurs traits distinctifs. L'année même de la naissance du futur monarque, ses parents élevèrent à côté de leur château une église à la sainte Vierge. Possevino eut un jour l'occasion de la voir et d'admirer les précieux ornements dont elle était fournie. Il ne manqua pas d'en tirer, après coup, l'horo- scope du nouveau-né, prédestiné à devenir grand construc- teur d'églises et restaurateur du culte divin. Envoyé par son père à Gran, Stéphane y reçut à la cour de l'arche- vêque une forte et pieuse éducation. Lorsqu'il passa, tout jeune encore, au service de Ferdinand, son caractère était déjà si fièrement trempé que le primat de Hongrie put faire de lui cet éloge : « Voici un garçon, dit-il au roi des Romains, qui veut être traité comme un homme. » Sur un théâtre plus vaste, les qualités de Bathory se firent mieux remarquer : en 15 49, il se rendit à la diète d'Augs- bourg; la vie des camps lui valut la réputation de vaillant soldat; ensuite il accompagna en Italie l'archiduchesse Catherine, fiancée au duc de Mantoue.

Mais ces bonnes relations avec les Habsbourg ne tar- dèrent pas à s'altérer singulièrement. Le voiévode de Transylvanie, Jean-Sigismond Zapolya, disputait à Ferdi-

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nand, les armes à la iiiuiu, la comoane royale de Hon^jrie. Rentré j)armi les siens, nounné comniandanl de Vara- dine, Hafhory embrassa le parti de son prince, et il eut souvent à combattre les milices autrichiennes. La {juerre devenait ainsi de plus en plus son élément favori; tout l'y portait, et son inclination naturelle, et sa position sociale, et les circonstances ajjitées de l'époque. Son jfcnie mili- taire se trahit à chaque occasion : on admire son coup d'œil, son énergie, ses soudaines inspirations; le champ de hataille l'anime d'un enthousiasme qu'il répand autour de lui; sous la tente, il étudie avec passion l'art de la guerre et invente des boulets qui font la terreur de len- nemi. Aussi fin diplomate que valeureux capitaine, la mission de Vienne lui échut souvent en partage. Les pour- parlers avec Ferdinand n'aboutirent jamais. Maximilien II était sur le point, en 1565, de ratifier un traité avantageux pour lui, lorsque Bathory vint demander de nouvelles concessions en faveur de son maître. Le recul ressemblait à un piège; l'Empereur rompit les négociations et retint prisonnier l'envoyé de Zapolya. Près de trois ans s'écou- lèrent ainsi dans une captivité honorable qui ne le privait de rien, si ce n'est de la liberté.

En 1571, lorsque le dernier Zapolya eut fermé les yeux, les suffrages des électeurs se portèrent sur Bathory. Il accepta la couronne de Transylvanie; mais pour la con- server sur sa tête, il dut livrer une sanglante bataille à un rival perfide et puissant. Le calme rentrait peu à peu dans le pays, les relations du dehors n'en restaient pas moins compliquées : vassal et tributaire du Sultan, le voïévode recevait de lui l'investiture et, en cas de guerre, lui four- nissait un contingent; d'autres attaches, mais secrètes, unissaient la principauté à l'empire: or l'Empereur abhor- rait le Sultan; ni l'un ni l'autre n'avait les sincères sym-

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patliies de Bathory, qui eût préféré voir sa patrie rendue à elle-même et comj)lètcmciil indépendante '.

Le nouveau voïévode aurait consumé obscurément sa vie et ses forces dans la lutte avec ces difficultés, si les Polonais ne l'eussent appelé à devenir leur roi. Un bril- lant avenir s'ouvrait devant lui ; mais (juels étaient ses titres au trône de Pologne? Talents militaires, réputation de tolérance, hostilité envers les Habsbourg, protection du Sultan, promesse d'épouser la dernière Jagellon. \.a petite noblesse, la szlachta, n'en tlemandait pas davan- ta"^e; Fenthousiasme des électeurs se fût certainement refroidi, s ils eussent mieux connu la rude énergie du maître qu'ils acclamaient, son austère justice, ses prin- cipes de discipline, sa volonté inébranlable de ne pas être un roi de théâtre.

Quant aux petits côtés de l'événement, personne ne les a mieux saisis que le nonce Laureo. Ce qui le frappe avant tout dans Bathory, c'est la simplicité de ses allures : ses vêtements sont modestes, presque pauvres ; lorsqu'il ôte son soulier de fer, on aperçoit des chaussures percées, et l'on échange des sourires; an milieu d'une conversation, survient un palatin quelconque, il prend le Roi par le bras, le tire familièrement à l'écart, ordonne à haute voix de fermer les portes, de ne laisser entrer personne. La cuisine royale est une cuisine militaire ; le bœuf avec des oi.onons et de l'ail en fait tous les frais, contraste frappant avec les festins légendaires des magnats. Le mariage avec Anne Jagellon avait été essentiellement politique, l'incli- nation n'y était pour rien ; la lune de miel ne dura que quelques jours, l'épouse de cinquante-quatre ans se vit bientôt délaissée par un mari plus jeune de dix ans, bouil-

' PossEviNO, La Transilvanîa, ms., p. 172. Archives du Vatican,, fonds Borghèse, LXV, D, f. 2W.

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iaiit (l'acLivllé. Lrius cliainbros étaient voisines, séparées par une sctilc pièee. Au lieu de luire appeler la Heine ou dalKM' la trouver, l'alhory lui offrit de venir sj)onlané- nicnt (piand elle voudrait le voir. Une première fois, elle endura cinq heures d'altenle; personne ne i)arnl dans la <()irée suivante : la lleinc revint bouleversée dans sa cham- bre, un accès de fièvre se déclara, une saijjnée.fut néces- saire. Même désillusion dans les affaires : le lloi se con- duisait en maître al)solu, distribuant à son ^ré les faveurs et les charges, ne laissant à son épouse aucune part d'in- fluence. Mortifiés et déçus, les partisans d'Anne remplis- saient la capitale de leurs plaintes et s'en allaient répétant partout : Erravimiis, erravimus . Le nonce conclut sa dé- pêche chiffrée en exprimant l'espoir fjue ces vétilles jette- ront peut-être quelque lumière sur des questions plus graves '.

Rome avait, en effet, une décision importante à pren- dre : il fallait choisir entre Maximilien et Bathory, élus tous les deux rois de Pologne. L'un possédait les sympa- thies du Saint-Siège; une rupture avec l'autre semblait imminente. La mort de Maximilien II vint fort à propos dégager la situation : le Pape reconnut l'élection de Ba- thory; le Roi oublia l'échec du voiévode; d'excellentes relations s'établirent entre Rome et Varsovie, sitôt qu'on eut appris à mieux connaître les dispositions chevale- resques de Bathory, son attachement inébranlable à l'Église, sa haine secrète du Croissant". Désormais le chef de la ligue antiottomane s'imposait par la force des choses : à la tête de la brillante et indomptable cavalerie polonaise, des fantassins hongrois, intrépides et endu- rants, le royal capitaine pouvait plus facilement que tout

' WiinzBOwSKi, V'inc. Laureo, p. 424 à 427. * liibl. nat., fonds latin, 6083, passim

422 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

autre pénétrer jusqu'au cœur de l'ennemi, à travers la Moldavie et la Valachie, dont l'accès lui était ouvert.

Mais auparavant un obstacle devait être écarté. Les pacta conventa, acceptés sous la foi du serment, obli- geaient le nouveau Roi à maintenir la paix avec les Turcs et à reprendre aux Moscovites leurs conquêtes sur les Polonais '. Rome comprenait très bien que la lutte simul- tanée avec deux adversaires formidables compromettrait i la victoire, mais on voulait chan^jer les rôles : conclure une alliance avec Ivan et concentrer les forces contre Mourad. Si le Roi se laissait convaincre, la diète l'eût délié de ses promesses. Grégoire XIII revenait ainsi au projet favori du Saint-Siège.

Le cardinal de Côme se mit immédiatement à l'œuvre. Une longue dépêche fut adressée, le 10 juin 1579, au nonce de Varsovie, André Caligari, successeur de Laureo. Presser Bathory de se mettre à la tête d'une croisade, sous peine de passer pour l'ami des Turcs; laisser le Pape rétablir la paix avec Moscou, car, en dépit des trêves, on se battait déjà en Livonie : tel était le mot d'ordre, ren- forcé par des promesses de subsides et des mirages de conquête : on pourrait arrondir la Transylvanie, s'em- parer de la Moldavie, en proie aux aventuriers; de la Valachie, épuisée par les discordes, voire de Constanti- nople. Pour ne pas compromettre les succès militaires des Polonais, le Pape agirait spontanément, comme à l'insu du Roi, de sorte qu'à Moscou l'on ne se douterait même pas qu'il fût initié au secret. Caligari n'avait qu'à rédiger des instructions, dont le point culminant serait la paix entre les deux nations belligérantes et l'union de Moscou avec Rome sur la base du concile de Florence. Muni de

» Vol. legum, t. II, p. 898,

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cette pièce et avec l'assentiment du Hoi, le neveu de l'ar- chevcque de Gnesen, Jacques Zbarala Woronecki, irait tenter la fortune au Kremlin '.

La dépêche cardinalice, à dire vrai, proposait à Gali- gari un problème à peu près insoluble. Les excès sauvages du terrible Ivan le rendaient de plus en plus étranger aux idées romaines de conciliation, et, en 1579, Bathory devait être également inaccessible aux discours pacifiques. De vastes plans de campagne germaient dans sa tète ; il les avait esquissés au nonce dès le mois d'avril 1578 : marcher sur Polotsk et Smolensk, cribler de projectiles les deux forteresses, surprendre Moscou, exiger des vaincus la cession de la Livonie, et dicter au Kremlin les condi- tions de la paix. Projet grandiose, que reprendra dans trois siècles un capitaine de génie pour aboutir à un désastre! La diète de la même année 1578 encourageait Bathory à donner de l'avant : de lourds impôts furent votés avec une largesse inouïe. A peine les préparatifs terminés, le courrier Lopacinski partit pour Moscou, le 26 juin 1579, porteur d'une déclaration formelle de guerre : la Livonie en était l'enjeu; le but suprême, celui de refouler vers l'Asie le plus formidable ennemi de la Pologne '.

La fortune, dès le début, se déclara en faveur de Bathory. Par un mouvement habile et inattendu, il avait envahi la Russie Blanche, tandis qu'Ivan dirigeait le gros de ses troupes sur Pskov et Novgorod pour se rapprocher de la Livonie. Le 29 août, les formidables remparts de Polotsk sont déjà la proie des flammes; le lendemain, un furieux et dernier assaut est livré; Bathory, à genoux sous sa tente, lève les mains vers le ciel et fait vœu d'ériger un

' Rome et Moscou, p. 156, n" 13.

WiERZBOwsKi, Vinc. Lauieo, p. 694; Uchansc, t. III, p. 301. Pot- KOwsKi, p. 162, 114.

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collège de Jésuites, s'il parvient à s'emparer de la ville. Après quelques heures d'un combat acharné, Polotsk se rend aux vainqueurs. Le 11 septembre, Sokol, incendié, pillé de toutes parts, est le tliéatre d'un carnage épouvan- table; les plus vieux soldats ne se rappellent pas avoir ji rien vu de pareil. D'autres forteresses moscovites, moins importantes, subissent tour à tour le môme sort; les pro- vinces avoisinantes sont dévastées sans pitié.

Or Bathory était justement dans l'ivresse de la victoire, lorsque le nonce Caligari, à la suite des dépêches romaines, lui fit, le 8 septembre, ses premières ouvertures. Sans aborder la question moscovite, il parlait en général de la ligue et proposait, si l'armée s'attardait en campagne, de venir à Polotsk ^ Auprès du Roi se trouvait Jean Za m oj ski, dit le Grand par ses compatriotes, chancelier du royaume, ancien étudiant de l'université de Padoue, aussi versé dans le droit romain et les auteurs classiques que dans l'art de la guerre, éloquent, courageux, ennemi tradi- tionnel de Moscou. Ces circonstances ne promettaient pas un succès facile. D'autre part, ni Bathory ni Zamojski ne s'opposaient, en principe, h la ligue; tous deux se plai- gnaient souvent des Turcs ; on soupçonnait les pachas de semer la discorde parmi les Polonais, dont la faiblesse faisait la force des Ottomans. Galigari ne se décourageait pas d'avance; il espérait même, après tout, qu'une paix honorable, sous les auspices du Pape, serait peut-être acceptée. Le Roi et le chancelier répondirent au nonce le même jour, 20 septembre, et dans le même sens. L'af- faire leur paraissait trop importante pour être traitée dans

' Pour la suite des négociations jusqu'au 1" janvier 1580, voir Tbeiser, Annales, t. III, p. 68 à 74, 681. Tourguénev, t. I, p. 274 à 289. Heidenstein, De bello mosc, p. 38 et suiv. Kniga posolsk., passioi. Archives du Vatican, Polonia, t. XVI, f. 283, 290, 307 à 386.

JACQUES WORONECKI. 425

le tumulte des camps ; inulile par conséquent (jtic le nonce se déran{;('àt. Zaïnojski annonçait le retour procliain du Roi à Vilna; et le lloi, rcnciiciissant sur Zamojski, insistait sur le mauvais état des roules et la loiifjiieiir du voya{jc. Au cours de Tannée, on avait d('jà plus d'une fois donné à Galijjari des repenses évasives, lorsque ces matières épineuses tombaient sous sa plume. Cette fois, on pouvait se flatter de mieux réussir : la né^jociation s'enjiajjeait sérieusement, le nonce avait un bref du l'ape l'autorisant à intervenir en vue de la paix avec Moscou et de la li{jue à organiser. Au seizième siècle, auprès d'une cour catlio- lique, un habile diplomate était avec cela suffisamment armé, sinon pour triompher de tous les obstacles, au moins pour obtenir des réponses catégoriques; mais la malchance poursuivait Caligari.

Après avoir brillamment terminé la campagne de 1579, Stéphane se dépécha de rentrer dans ses États, à cause de la diète imminente. Le 5 octobre, le nonce eut à Vilna sa première audience. La veille, il avait causé longuement avec Zamojski. Une guerre européenne contre les Turcs souriait au belliqueux chancelier, pourvu qu'on eût le temps de s'y préparer et que tout se fît en secret. Quant à la mission moscovite, il se retranchait dans une discré- tion parfaite, ne voulant rien hasarder sur les rapports avec un souverain trop habitué à violer ses serments, et "ontre lequel la Pologne devait se mettre en garde.

Ces allusions faisaient prévoir l'issue de l'audience royale. Elle fut longue : Bathory avait ses moments d'ex- pansion où sa parole débordait comme un fleuve; il se montra, du reste, aussi fin que courtois. Prince catho- lique, à l'offre flatteuse de diriger une croisade, il ne pou- vait répondre que par des protestations de noble et filial dévouement, trop heureux s'il pouvait mettre sa vie et ses

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États au service du Saint-Siège, et voir sa patrie hongroise délivrée du joug ottoman. Mais avant de s'engager dans une si rude entreprise, ne faudrait-il pas s'assurer que les garanties du succès sont suffisantes? En développant cette pensée dans sa dépêche du 5 octobre, Galigari, sur le désir du Roi, n'hésite pas à requérir un mémoire rédigé en latin, serait exposé le plan de guerre offensive contre les Turcs, avec l'énumération des princes qui y prendraient part, et l'effectif de leurs armées, le nombre des galères et des vaisseaux de transport pour soldats, munitions et provisions; en outre, on y mentionnerait les conditions de la ligue, les mesures à prendre contre l'instabilité et la furia des Français, capables de tout compromettre, les moyens d'apaiser la guerre des Pays-Bas, qui pourrait arrêter le roi d'Espagne; enfin, on fixerait le montant des subsides, le nombre de chevaux et de soldats à lever en Pologne. Bathory se réservait de faire des observations, de donner des conseils dictés par l'expérience militaire, après quoi la diète eût prononcé en dernière instance.

Le Roi ne refusa pas non plus son concours à la mission de Moscou, sans cacher toutefois son désir que l'envoi du messager fût différé jusqu'après la diète : d'un jour à l'autre, on attendait, soit le retour du courrier Lopacinski, soit l'arrivée d'un ambassadeur russe. Au cours de l'au- dience, le vainqueur de Polotsk laissa tomber quelques paroles menaçantes à l'adresse de son rival; avant d'at- taquer les Turcs, il espérait avoir raison des Moscovites, car les forces d'Ivan, disait-il, ne sont pas aussi considé- rables qu'on le pense ; une révolte peut facilement éclater dans sa capitale, les meilleurs capitaines russes ont dis- paru, et sur les trois survivants de quelque renom, l'un manque d'expérience, l'autre de dévouement, le troi- sième n'est pas heureux à la guerre. Revenant^ ensuite

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aux projets de ligue, liatliory s'étendit. lon/jucment sur la manière de se battre avec les Turcs, ilont il faut exténuer les chevaux par <les marches et îles contremarches, avant de livrer bataille; sur les ruses de {][uerre des Tatars, qui attaquent avec vi{]ueur, simulent la fuite et reviennent à la charge en lançant des nuées de flèches. La ])risc de Constanti?iople ne semblait pas difficile à l'intrépide guer- rier, pourvu qu'on assiégeât la ville par terre et par mer à la fois ; il regrettait profondément que les alliés de Pie V n'eussent pas continué la campagne après la journée de Lépante; deux ans auraient suffi pour détruire à jamais la puissance de l'Islam. Telles étaient les opinions et les vues de Bathory en 1570. Le nonce ne manque pas de les con- signer dans sa dépêche, en suppliant, deux jours après, le cardinal de Gôme de n'en rien révéler à son prédécesseur : Laureo était mal vu à Varsovie. Il s'était vanté d'avoir écrit une histoire contemporaine de Pologne, au grand déplaisir de Zamojski, qui s'en plaignait tout haut; les relations de l'ancien nonce avec les ennemis du Roi éveil- laient les soupçons ; la plus légère indiscrétion pouvait être fatale, les Turcs avaient des intelligences dans le pays.

Ces précautions méticuleuses ne dissimulaient cepen- dant pas l'échec de Caligari. II n'avait obtenu de nouveau qu'une réponse dilatoire : dilatoire quant à la guerre ottomane, car le mémoire exigé par le Roi ne pouvait être livré de sitôt, et les conditions de la ligue ne se laissaient pas improviser à la hâte; dilatoire surtout quant à la mission moscovite, que le capitaine victorieux, mais dénué de ressources, remettait, non sans motif, jusqu'après la diète. En effet, les représentants de la nation avaient seuls qualité pour voter les impôts, et l'argent a toujours été le nerf de la guerre. Convoqués à Varsovie, le 23 no-

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vembrc, les bruyants comices de la libre Poloj^ne furent aussi ora{Teux qu'à l'ordinaire, mais plnr fertiles en résul- tats pratiques. lîon {jré, mal {|ré, les fiers .:^;;nats s'incli- naient devant les j^loires militaires de Batho» y ; Zamojski, le prince de la parole, en imposait à la petite noblesse; unissant leurs efforts, le Roi et le chancelier enlevèrent les suffrages de la diète. L'esprit belliqueux, assoupi sous le règne de Sigismond II, se réveillait parmi les Polonais; la conquête de la Livonie, celle peut-être de Moscou, sédui- saient les plus timides, et l'idée aventureuse faisait son chemin. Zamojski prévoyait que les peuples conquis se- raient taillables et corvéables à merci, tandis que les vain- queurs ne payeraient plus de grosses contributions; avec toute l'autorité de sa haute position et de ses talents, il adjurait ses compatriotes de ne pas laisser échapper une occasion unique de profit et de gloire : la diète convaincue vota les subsides. Bathory y ajouta quelques sommes pui- sées dans son modeste trésor. Son frère Christophe lui envoya, à défaut d'argent, des fantassins hongrois. Se trouvant ainsi, à l'issue de la diète, dans des conditions plus avantageuses, le roi de Pologne ne se montrera-t-il pas moins accessible aux insinuations pacifiques du Saint-. Siège?

Fidèle à son programme, Rome, en ce moment, n'en pressait cependant pas l'exécution. On n'avait point, la suite le prouvera, d'idée nette et précise sur les origines de la guerre entre Russes et Polonais, sur la gravité de ses motifs, sur la valeur des droits en collision ; questions singulièrement complexes que Caligari tranchait d'un seul mot quand il ne répétait pas les versions polonaises. Dans les victoires de Bathory, érigeant des églises, fondant des collèges, Grégoire XIII ne voyait que triomphes de la foi et progrès de la religion ; il l'en félicitait avec une effusion

.1 A CQV K S \V O r, O N V. C K 1 . 420

patcriiollo cl, sur le dt'clin de l'année 1579, lui décernait la t()(jiie et le .';laivc, bénis selon l'usajjc dans la nuit de iSoél, et ofl'erls tour à tour aux princes les mieux méri- tants. Les cncourajenicnls l)clli(jn<!ux s'alliaient, dans 1 idée du pontile, avec le désir de la [)aix; (juelques vic- toires décisives eussent provoqué des négociations, hâté leur marche, préparé le terrain de la li(;ue. Calijjari ajjis- sait sur place dans le même esprit, tempérant l'enthou- siasme par la prudence. Il exhortait les évoques à prier pour le succès des armes polonaises, composait lui-même une formule spéciale d'oraison, se répandait en congratu- lations devant le nouveau Récarèdc, mais reprenait, à la première occasion, son refrain pacifique, sans se laisser décourager ni par les projets de guerre discutés à la diète, ni par le courant de l'opinion publique.

Pareille occasion se présenta à l'audience dont la dé- pêche du 1" janvier 1580 donne un fidèle résumé. Le lan- gage de Bathory est loin d'être le même; du 5 octobre au jour présent la différence est frappante : c'est que le Roi désormais ne doute pas de l'appui de la diète. Aux allusions à la guerre contre les Turcs, il répond froidement que les obstacles paraissent insurmontables : les Perses s'avouent épuisés, le roi d'Espagne ne songe qu'aux Pays-Bas, la Pologne risquerait de se trouver isolée. Même réserve à l'endroit de Moscou : au lieu de s'en tenir à la procédure officielle, le nonce est engagé à se mettre en rapport avec Fedor Chérémétev, un des plus marquants prisonniers moscovites. Or, Moscou ne transigeait pas sur les forma- lités, et personne n'ignorait en Pologne que des pour- parlers non autorisés par le Tsar seraient considérés au Kremlin comme nuls et non avenus. L'idée prédominante de Bathory se laisse facilement saisir; un aveu formel s'échappe de ses lèvres : pas de bonne paix avec Ivan,

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(lit-il à Calijjari, si ce n'est les urines à la main. Assuré- ment, ces procédés ne correspondaient pas en tous points aux vues de Rome; toutefois le nonce crut devoir user d'une extrême condescendance, il ne souleva pas d'objec- tions ; son but suprême eût été d'amener Ivan à demander rintervention du Saint-Siège, personne ne prévoyait en- core les démarches spontanées que provoqueraient les péripéties de la guerre. Bathory, de son côté, dut savoir gré à Galigari de laisser les événements suivre leur cours et de ne pas trop insister sur la croisade antiottomane. Pour le moment, les bonnes grâces des Turcs n'étaient pas à dédaigner; elles auraient permis de lancer les Tatars contre Moscou. L'envoyé polonais agitait cette question à Constantinople, mais le Roi se gardait bien d'en souffler mot et se renfermait dans de vagues affirmations *.

Sur ces entrefaites, Galigari, ayant été nommé évéque de Bertinoro et prévoyant la fin prochaine de sa noncia- ture, ne demandait pas mieux que de la terminer brillam- ment, lorsque des événements d'un caractère intime et personnel vinrent paralyser son action et compliquer les affaires. Bien peu de jours avaient suffi à l'époux d'Anne Jagellon pour se convaincre, s'il en avait jamais douté, que la vie conjugale avec une vieille infante ne serait pas l'idéal du bonheur. Ce n'était pas qu'il eût les mêmes fai- blesses qui avaient discrédité son prédécesseur; la cour et la maison du nouveau Roi présentaient, au contraire, un aspect presque rigide; irréprochable dans sa vie privée, Bathory ne souffrait autour de lui ni licence, ni libertinage. Une seule passion le dominait, celle de la chasse. Dans les forêts séculaires de Grodno, sa robuste nature se retrou- vait à l'aise, lorsque, suivi de ses meutes anglaises, tos-

' Archives du Vatican, Pofonia, t. XVII, Cifra di Caligari, i" janvier 1580. PoLKOvvsKi, p. reO, 113.

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canes, hongroises, il se lançait à la poursuite du sanfjlier et (lu chevreuil. Au milieu des tracasseries inlc'rieures, se pi'odiguant à 1 1 chasse et à la {jUierre, le sacrifice du loyer domestique n'eût pas coûté heaucoup d'efforts à Dathory. Il avait le culte des lettres et des sciences, de profondes convictions religieuses; il se voyait entouré d'amis qui parta.jjeaient ses goûts et nourrissaient les mêmes projets belliqueux.

Mais si l'amour n'avait pas de prise sur lui, les rêves d'ambition n'en devenaient que plus fascinateurs : la pen- sée dynastique semble avoir fortement préoccupé le soldat couronné. Placé par les suffrages d'un peuple libre à la tète d'un royaume électif, il n'en espérait pas moins que le prestige de sa gloire militaire donnerait à sa postérité quelque droit au trône de Pologne. Or, la princesse Anne l'avait par son alliance apparenté avec une race illustre, mais son âge avancé était tout espoir de succession. Le mot funeste de divorce retentit dans l'entourage du Roi. On aurait réuni un concile provincial, évoqué les néfastes souvenirs des deux derniers interrègnes, vivement représenté les dangers d'un troisième, et les plus chauds partisans de la fille des Jagellons l'eussent peut-être sacrifiée au bien suprême de la patrie. Le nonce fut des premiers à surprendre le mystère qui se tramait dans l'ombre. Dès lors un devoir impérieux s'im- posait au représentant du Saint-Siège : il fallait déjouer habilement les projets attentatoires à un lien sacré, et, au besoin, déclarer sans réticence que Rome n'admettrait jamais de scandale. Cette fermeté choquait les courtisans trop zélés et les patriotes à outrance. Aussi les difficultés surgissaient-elles de toutes parts; le nonce s'en prend à deux évêques d'une regrettable faiblesse ; il s'en prend au Roi lui-même, trop désireux de léguer aux Polonais un

/»32 PUOJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.

liéritier de son sanjj; il s'en prend surtout à Zaniojski, qui fait triste figure dans la corrcspoiidauce diplomatique : trois mois auparavant, le chancelier, modèle des époux, « croissait encore journellement en vertu et en piété n ; désormais il ne sera plus qu'un politicien ambitieux, timide, intéressé, responsable de tous les malheurs (pie causeront ses funestes conseils; enfin Caligari avoue terrible aveu sous la pliunc d'un diplomate qu'il est en disgrâce à la cour de Pologne pour avoir pénétré le secret du divorce royal et refusé son concours '. l

Rien n'autorise à croire que ces circonstances eurent I une influence directe sur l'alfaire de Moscou ; Bathory ne voulait pas de mission pontificale, parce que, loin de i songer à la paix, il était décidé à continuer la guerre tant que les soldats et les subsides ne lui manqueraient pas. Cependant les relations personnelles du nonce ne pou- vaient plus occasionner que des retards et des entraves. Le projet de divorce lut, il est vrai, désavoué à la diète, et si complètement abandonné qu'il n'en reste plus d'autres traces; mais les impôts largement votés et les aspirations générales de conquête permettaient de prendre des mesures plus radicales, sans que l'on se crût obligé aux mêmes égards envers Caligari, l'inébranlable adver- saire de la veille. Ainsi l'entrevue avec Chérémétev, qui lui avait été promise, n'eut pas lieu, et le prisonnier mos- covite quitta Varsovie sans emporter de commission ponti- ficale. On le disait très obstiné dans ses préjugés religieux; son intervention n'eût peut-être pas amené de bons résul- tats. En même temps, des amis dévoués insinuaient au nonce que ses efforts pour réconcilier deux rivaux en train de vider leur querelle par les armes ne seraient pas

' Archives du Vatican, Polonia, t. XVII, f. 41, 43, 51 TuEiNEn, Annales, t. III, p. 661, 5.

JACQUES WORONECKl. Mi

vus de bon rell à la cour, et qu'il valait mieux y renoncer pour le moment. Quinze jours après, le 18 février 1580, (liiligari déclare l'ormcllcment au cardinal de Côme <ju'il M' voit obligé d'abandonner cette affaire, parce que les n lations avec Moscou sont suspectes aux yeux du Iloi et (lu cbancclier, et qu'il se contentera, à l'avenir, d'obser- ver et d'attendre l'occasion oj)portune '. 1 il tint parole. Bathory avait toujours à lutter avec des (liltlcultés financières, malgré la libéralité de la diète. Les [lon<Tues campagnes d'hiver épouvantaient les plus braves; ceux qui suivaient de près les phases de la guerre décou- vraient parfois des pronostics alarmants. Dans le courant du mois de mai, les pessimistes redoutaient « une paix ignominieuse avec Moscou » ; Caligari s'attendait à un châtiment de celui qui avait si souvent refusé l'interven- tion du Pape et arrêté l'expédition du bref à Ivan. Aussi s empressa-t-il d'écrire et de faire dire au Roi que, sous les auspices du Saint-Siège, une réconciliation se ferait avec plus de dignité et même avec plus d'avantage, à cause des faveurs que l'on accorderait à la Pologne, mais qu'il fallait avant tout apaiser la colère du ciel et mettre en Dieu son unique espoir.

Trois mois après, une nouvelle échappée parut s'ouvrir. Des circonstances imprévues rapprochent la Suède de la Pologne ; il est question de s'unir contre l'ennemi commun, Ivan IV. Initié à ces secrets diplomatiques, Caligari se pro- pose de travailler activement à la réussite de l'alliance projetée, et il ajoute négligemment, comme pour acquit de conscience, qu'à l'issue de la campagne le gué sera tenté : si le roi de Suède se montre plus conciliant que Bathory, le bref du Pape sera envoyé à Moscou par Stockholm.

' Archives du Vatican, Polonia, t. XVII, f. 70; voir ausii, f. 52, 215, 239, 457 Heidenstein, De bello mosc, p. 57.

S8

434 PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU.,

f

Les événements marchaient plus vite que les desseinsij du nonce. Aucune suite ne fut donnée, pour le moment, à CCS différents projets. De spécieux prétextes écartaient " l'intervention pontificale; le plan grandiose de Gré- goire XIII se trouvait ainsi compromis, entravé, et, dans tous les cas, retardé. Le chef présomptif de la croisade s'engageait dans une nouvelle guerre contre un prince chrétien; l'union, sous un seul drapeau, de tous les adver- saires de l'Islam devenait impossible. S'il faut apprécier à leur juste valeur les intentions généreuses du Pape, on ne saurait non plus reprocher à Bathory de n'y avoir pas correspondu avec plus d'empressement. Prévenu contre les Moscovites, confiant dans son étoile, victorieux jusque- là, jaloux de remplir ses serments, outragé dans son hon- neur, traité par le Tsar de voisin et non de frère, il ne se pressait pas de sacrifier des avantages qu'il avait conquis à la pointe de l'épée.

Un prochain avenir justifiera les appréhensions de Ba- thory, tout en ouvrant au Pape un vaste champ d'activité. Encore quelques mois, et ce n'est plus Grégoire XIII qui engagera un roi catholique à déposer les armes; le Tsar orthodoxe enverra spontanément son messager frapper à la porte du Vatican et demander l'intervention romaine pour conclure la paix avec Bathory.

APPENDICE

NOUVEAUX DETAILS SUR LE CARDINAL ISIDORE

On trouvera dans les Notes et Extraits de Ch. Jorf^a des docu- ments intéressants sur l'abbé Isidore, ambassadeur {jrec, et le cardinal Isidore de Russie. Il s'ayit, dans les deux cas, du môme personnage.

Les deux pièces principales (p. 519, 522) sont les suivantes :

Une lettre d'Isidore au pape Nicolas V, datée de l'île de Crète, 15 juillet 1453. Le cardinal se réclame des lettres précé- demment envoyées, confirme la réconciliation parfaite del'Efflise grecque avec celle de Rome, conclue le 12 septembre (sic) 1452, donne des détails sur le siège de Gonstantinople et annonce sa prochaine arrivée. (Milan, Bibl. Brera, A. E., XII, 40. 12, f. 63.)

Une lettre anonyme d'un compagnon d'Isidore au cardinal de Fermo, Domenico Capranica, datée du même jour et du même «ndroit, et dont voici le texte :

(I Reverendissime in Ghristo pater et domine singularissime. Post débitas recommendaciones, etc. Facta enim Sancta Unione, pro qua reverendissimus dominus cardinalis Ruthenus ex urbe recesserat, et vendita sua facultate tota usque ad vestimenta pro urbis Gonstantinopolitane miserabilis subsidio et Christi paupe- rum necessitate, idem dominus pater, capta illa urbe, pro qua multum insudaverat, ipse ab infidelibus captus fuit apud eccle- siam Sancte Sofie, ad quam accesserat, putans posse invenire

430 APPENDICE

quosdam armalos paratos Turcis obstare; undc, considcrans omnes circumcirca aufujjere, a qaibusJain suis panris, teste Deo, coactiis ad eccicsiain perroxit, aidons pro Christi fidc; san{fuinein effiiii- dero. Captus itaque fuit, et tanquaiu incofjiutns duohns diebiis mansit in Turcoriim ma{j;no exorcitu. Veriiiiiadjuinento luit rexc rendissimo domino cardinaliquod quidam monaclnis senex intci- fectus fuit, cujus caput imperatori Turcorum procapite reveren- dissiini douiini cardinalis allatum fuerat. Fama i{,Mtur doininutii cardinalein obiisse babebatur. Tandem idem dominus, advectus in civitatcin peronsem, redcmptus fuit, mansitque ibi abscoiiditus duininus cardinalis VIII diebus, abscondendo se de duino iii domum, sed, postquam percepit Turcum eciam Perain cepissc, non judicavit tune ibidem posse manere, et, animadvertens non posse per loca cbristianorum ftiyere, ingressus est {|aleas Turco- rum, in quibus mansit tribus diebus; obvolutus enimerat pannis in faciein, eo quod sagitta vulneratus erat; peciit ergo Persas cum galeis Tliurcorum. Quibus in partibus fmxit se esse quemdam paupcrrimum captivum liberatum, querentem redimere suos filios in urbe Gonstantinopolitana captos, et sic parumper devenit, quodam Turcosemper associatus, usque ad quendam locum Fogis (Phocée) Yocatum. Deinde peitranseunte domino cardinali, qui- dam Januenses ipsum a^jnovernnt et inadvertenter inciperant manilestare dominum cardinalem. Unde dominus cardinalis, timens, quoniam patria illa erat Tburcorum, ingressus quodam parvo navigio, venit apud Gbvum et inde Cretam, unde Gbrisli gratia in bac urbe adductus valet, Christi gratia liberatus. Duxi- nius enim scribere ad Reverendissimam Dominationem Vestram modum sue liberacionis, tanquam ad protectorem reverendissimi domini nostri cardinalis ; scribimus enim quoniam polliciti fueramus litteris nostris reddere Dominationem Vestram certio- rem de morte vel de vita ipsius. »

(Munich. Bib!. r. v,;le, ms. lat. 4689, f. 143 v. Milan, Bibl. Brera, A. E , XII, 40.)

APPENDICE Uii

II

SOURCES POUR L'IIISTOIIIK DR HANS SCHLITTE

M. Fiedier a été le premier à rajeunir, en 18G2, l'incident de Schlitte, dont le nom traînait jusque dans les manuels d'histoire de Russie, sans que personne se donnât la peine de remonter jusqu'aux sources. Les Archives d'I'^tat de Vienne lui ont fourni de précieux matériaux pour son étude : Jim Versnch der Verei- îiigung der russisclien mit der rœmisclien Kirclie im XVI' Jahr- hundcrte. Elles possèdent trois séries de documents sur Schlitte. La première contient les papiers envoyés, en 15G7, à l'empereur Maximilien II par Alphonse Gamiz : la plupart d'entre eux se rapportent aux négociations de Steinberg à Rome. Dans la seconde rentrent des pièces assez disparates sur les mêmes sujets. Ces deux séries ont été mises en œuvre par M. Fiedier, mais il a compU'itement négligé la troisième, qui fait également partie des Rîissica, se trouve à la suite des autres, et porte le titre : Die Mission Hans Schlittcns belreffende ^c/e«,I547-I555. Et pourtant cette série ne manque pas d'importance. On y trouvera des lettres autographes de Schlitte, des mémoires originaux des États livo- niens, les quatre messages originaux également de Henri H, dont l'un, adressé à Suleyman I, est sur parchemin.

Voici le texte de la lettre à Ivan :

(i Très hault et très excellent prince, Notre bien aimé Jehan de Schelette, votre ambassadeur, s'est retiré par devers nous, et nous a fait entendre le désir qu'il avoit de vous aller retrouver pour vous rendre compte de son voiage et vous dire aucunes choses «l'importance, mesmes les torts et oultraigcs qu'il a reçus de l'empereur en la charge pour laquelle il avoit par vous esté dé- pesché devers lui, nous suppliant et requérant à cette cause le vouloir accompagner de nos lettres tant au Grand Seigneur que au Roy de Suède pour lui faire bailler par les pays de leur obéis- sance le passage seur et libre qu'il demande pour vous aller retrouver. Ce que nous avons bien voulu faire, estant question d'une occasion si bonne, si saincte et dévotte que celle pour laquelle vous aviez dépesché votre ambassadeur, et telle quel ne l'ovoit, ne devoit estre aucunement esconduit d'un empereur <|ui, au contraire, la traite fort autremenque le devoir d'un prince

43» APPENDICE

chrétien ne requiert. Espérant bien que en la requeste que nous avons sur ce taicte au susdit Grand Sei^jneur et Roy de Suède nous auront esté yratiffiés, qui ne nous sera moins de plaisir que a vous de contentement pour revoir votre dit ambassadeur, par lequel vous entendrez la bonne amytié que nous vous portons et le désir que nous avons de faire pour vous et les vôtres en tous les lieux et endroits vous voudrez nous employer. Priant ;i tant le créateur, très hault et très excellent prince, qu'il vous a\t en sa très saincte et digne {jarde et soing. A St Germain en Layc, le XV« jour de juillet 1555. Votre bon amy Henri. » (Audos: «A très hault et très excellent Prince, le grant prince des Moscowyes.» ,

Les documents des Archives de Lubeck ont été signalés par M. Forsten {Journal Min. Nar. Prosv., août 1890, p. 292). Ils sont classés dans les I\Iiscellanea Ihdlienica, n" I, et intitulés : Acta in Sache Hatis Schlitte contra Senatiim Lubecensem, 1548. II est iiidispensable de les consulter pour éclaircir les rapports de Schlitte avec la Hanse, les États livoniens, Charles-Quint et le marquis Joachim II de Brandebourg.

Très intéressantes les pièces déco vertes par M. Karge aux Archives de Kœnigsberg (Herzocj AlLrechtvon Preussen tmd dcr />ewï5c/!eOrf/6?n,p.455,481),surtoutlalettre,datéedu2Gjuinl5'i6, Albert de Prusse recommande à Ivan le « negociator Johannes Schlitte » qui s'en vient à Moscou « negotiorum suorum nierci- moniorumque causa » , et puis tout ce qui se rapporte aux alliances politiques hardiment projetées par Schlitte au détriment de la Pologne et même de la Prusse.

i

APPENDICE kZ9\

m

LE MÉMOIRE DE COBENTZL

Le jour mcMiie do sa rentrée à Vienne, 13 mars I57G, Cobentzl 'empressa de présenter à l'empereur Maximilien II un rapport étaillé sur sa mission de IMoscou. Cette pièce a été publiée en ntier par M. Wierzbowski [Materialy k Istorii Moskovskayo rosoudarslva, Vjpusk IV.)

Le mémoire analysé dans le texte de notre volume, p. 404, a gaiement Cobentzl pour auteur. Il a été publié, dès l'année 161 1, ans le Thésaurus politicus PlùUppi Honorii de Cologne. Réim- rimé depuis avec des variantes, il a été même donné pour ledit, en 1820, par Wichmann (Sammlvng, 1. 1, p. 1).

On a longtemps controversé sur le vrai nom de l'auteur et oici pourquoi : dans les différents dépôts de Rome, Venise, ienne, Berlin, Moscou, ce même mémoire est attribué tantôt à obentzl, tantôt à Jean ou Philippe Pernstein. En faveur de obentzl, ily aunargumentpéremptoire : interpellé par Possevino, n 1581, à Gratz, lui-même a reconnu la paternité de ce mémoire, ue le cardinal de Côme avait communiqué au Jésuite en route our Moscou (Bathory et Possevino, p. 71). D'ailleurs, outre que i parenté entre les deux pièces est indéniable, il suffit de com- arer le mémoire en question avec le récit officiel fait à Moscou e l'ambassade de Cobentzl (Pam. dlpl. snoch., t. 1, col. 481 à 71) pour s'apercevoir que les itinéraires, les dates, les noms, insi que toutes les autres circonstances sont des deux côtés abso- iment identiques.

M. Wierzbow'ski trouve le rapport du 13 mars 1576 beaucoup loins optimiste que le mémoire. 11 suppose que cette seconde ièce a subi des remaniements tendancieux, afin de souligner, à i diète de Varsovie, l'amitié de l'Autriche avec la Russie, et avantage d'une alliance avec Ivan IV contre les Turcs (Materialy^ . VI). Affaire de nuances, et opinions variables. Le fait est que, is-à-vis de Possevino, Cobentzl a, en 1581, mainter:.: et garanti exactitude du mémoire. 11 a seulement ajouté quelques traits ecrusiuté d'Ivan (Bathory et Possevino, p. 71. ^ome et Moscou ^

. 149, IX).

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Le présent volume était déjà sous presse lorsque les deux publications suivantes ont paru :

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Uebersberger (Hans), Oesterreich und Russland seit dem Ende det 15. Jahrhuiiderts. Wien, 1906, t. I. 1488-1605.

INDEX ALPHABÉTIQUE

DES NOMS DE PERSONNES CONTENUS DANS CE VOLUME

Abraham, 395.

AccoLTi, cardinal, 270.

Adachev (Alexis), 323, 360, 368.

Adam, 104.

Adrien I", pape, 44.

Adrien VI, pape, 289, 290, 296,

297, 382. Aeneas Sylvius. Voy. Pie II. Akhmed. Voy. Mohammed, khan

tatar. Albergati (Nicolas), cardinal, 25,

29, 61. Albert II, empereur, 25, 50, Albert, duc de Prusse, 256, 265 à

267, 274, 282, 344, 346, 375. Albert de Ldbeck, 205. Alexandre VI, pape, 86, 111, 197,

208, 231, 235, 247, 249, 250, 251,

255, 352. Alexandre, roi de Pologne, 239 à

243, 245 à 252. Alexandre Vladimiromtch, kniaz

de Kiev, 54. Alexis Basei, 307. Alexis Miehaïlovitch, tsar, 224. Allacci (Léon), 404. Aloisio de Carcano, 208, 210, 219,

220. Alvise. V. Aloisio. Alphonse I", roi de Naples, 61, 83. Amidani (Jean), 96. Ammanati, cardinal, 146.

Anargtres (les saints), 294. Anasïasie Romanovna, 320, 322, 368. André (saint) 113. André Vasiuévitch, 172. Angarano, Angela, 131. Angelico de Fiesole, 195. Anne, épouse de Vladimir, 103, 319, Anne, reine de Pologne, 420, 421,

430, 431. Antoine, évêque de Garthage, 96. Antonin (saint), 4. Antonio Nicolai, 63. Apostolios (Michel), 74. Archimède, 95. Arcimboldi, cardinal, 146. Arccdio (Pierre), 404. Argyropoclos (Jean), 74, 165. Arioste, 25.

ARiffroTE, 28, 31, 94, 153, 215. Arnoldo, 397. Artsïbachev, 411. Athakase (saint), 36. Athanase Nikitine, 283, 284. Athénée, 8,

Auguste, 66, 195, 254, 319, 344. Augustin (saint), 142. AuRisPA (Giovanni), 11, 26, 30. AvRAMi, évêque de Souzdal, 22, 42,

45, 49, 56, 58.

Babour, 284.

Bakacs dErdod, cardinal, 259, 260.

A52

INDEX ALIMIABETIQUE.

Baliii (J(<rAinc), évique de (îurk,

291, 296. lUi.ni (Pierre), évéquc de Tropéa,

128. lUi-z.vc, 300.

Baiui.miico (Jaeopo), 139. BAnii.\r,o (Giosafal), 187. lUnii.^no (Marc-Antonio), 38 V, 40V. BAnno, cardinal. Voy. Paul II. BAnwEnr BERNEn, 333, 334'. Basile. Voy. Vasili II. Basile II, empereur d'Orient, 319. Basile (Saint), 36. Basmanov (Alexis), 368. Basmanov (Fedor), 368. lUTiior.Y DK Somlyo (les), 418. B.vriioRY (Christophe), 428. Bathory (Stéphane), roi de Pologne,

361, 406, 407, 410, 411, 418 à434. Baxy, 191.

Bayezid II, 222 à 224, 392. Bkllini (Gentile), 128, 201. Bkmbo, cardinal, 254. Benedetto, 152. Benoît XIII, antipape, 3. Benoît XIV, pape, 34, 40. Benvoclienti (Leonardo), 78, 79. Bekzi (Ugo), 26, 31.

BEHAAnDISO DE BOUCOMAINERO, 208.

Bertano (Pierre), cardinal, 336, 338 à 341, 357, 359.

Bessarion, cardinal, 30, 36, 37, 39 à 41, 50, 61, 64, 79, 81, 82, 90, 91, 94, 95, 98 à 100, 114, 117 à 120, 122, 126 à 128, 130, 133, 134, 136, 137, 141, 142, 153, 163, 164, 175, 201, 229, 367.

BiELSKY (Bogdane), 368.

Bielsky (Fedor), 174.

BioNDo (Flavio), 30.

Bismarck, prince, 258.

Blanco de Caio, 202.

Blankendurg (Hans), 327.

Blaxkenfeld, évêque deRevel,267.

BOBILAS, 53.

BoccALiNO de Mantoue, 207. BoNA, reine de Pologne, 300, 343.

BoNAcœn.si (Philippe), 183. iioNATTo (iiartlioloiiieo), 114, 121. BoNcOMi-AG.M (Ugo). Voy. Grk-

OOIRE XIII.

BoNCiovANNi (Berardo), 370, 374.

BoNiiACiO, évoque de Slagno, 381.

BoNTMnRE (Antonio), év('(|uc d'Ac- cia, 155 à 158, 161, 169 à 175, 178.

Boris Godousov, tsar, 224.

Boris, kniaz de Tver, 22, 59.

Boris VAsiLiÉviTcn, 172.

BoR,iA (Alonzo). Voy. Calixte III.

BoRJA. (Rodrigo). Voy. Alexan- dre VI.

Borromeo (Carlo), cardinal, 364 à 366, 374, 379, 402.

Bouillok (Godefroy de), 137.

Boulev. Voy. Ldev.

Bourbon (Connétahle de), 309.

Bracciolini Poggio, 30.

Bramante, 206.

Hrol'Giiam, lord, 225.

Brdnacho Bathir, 182.

BRtJNELLE,SCni, 40.

Bryeske (Andronic de), 71,

Bugenhagen, 333.

BuoNFiGLi (Benedetto), 159. m

Bdrchard, 203, 231, 247.

Bussi (Jean- André de), évêque d'A-

leria, 156. BcsTRON (Florio), 129. Bustron (Georges), 129.

Calandrini, cardinal, 114, 160.

Caligari (André), 417, 422 à 430, 432, 433.

Calixte III, pape, 82, 84 à 87, 94, 95, 99, 266.

Cali.imachus Experiens. Voy. Bo- n-accorsi.

Calvin, 355.

C.AMPEGGI, cardinal, 294, 297.

Campofregoso (Paolo), archevêque de Gênes, 156.

Campofregoso (Pietro), doge de Gê- nes, 81.

i

INDEX ALPHABÉTIQUE.

453

*\nobio (Giovanni-KranocRco Muzza

<ii), :j()5 à 375, ;j77 à ;i7y, 381.

( uii.i.o (Vittorc), 110, 139. ( u'UANicA, cardinal, Cl, 160. ( MiACCioi.o, famille, 123. Cakacciolo, prince, 122, 123. Caraka (les), 36V. Oahafa (Carlo), cardinal, 364. iMiAFA (Olivier), cardinal, 150. (;aucioi-ilo (Athanasc), évoque de

Gcrace, 120, 126, 128. Carlo, Vénitien, 205. Casimir IV, roi de Pologne, 59, 67,

85, 88, 138, 177, 182, 183, 190,

191, 193, 202, 204, 240 à 242,

249. Casimir (saint), 271, 274. Cassien (saint), 161. Catherine, reine de Bosnie, 152. Catherine, reine de Pologne, 348 à

350, 371, 418. Catherine (sainte), 164. Catherine Cornaro, reine de Chy- pre, 128 à 130. Centcrione (Angelo), 278. Centlrione (Paoletto), 277 à 286,

288 à 292, 298, 307, 340. Centurione (Raphaël), 276 à 278. Centcrione Zaccaria JI, 116. Cervini, cardinal, 342. Cesakini (Giuliano), cardinal, 10, 11,

28, 29, 41, 42, 61, 65. Chalcondyle (Démétrius), 165, 254. Charlemagne, 69. Charles-Quint, 168, 254, 270, 289,

303, 305, 306, 309, 325 à 330,

333 à 342, 344, 345, 347 à 350,

357 à 359, 375. Charles VII, roi de France, 25. Charles VIII, roi de France, 234,

235. Charlotte de Lusignan, reine de

Chypre, 124 à 126, 129. Charlotte de SAV0iE,reine de France,

134. Chérkmétev (Fedor), 429, 432. Chévrigcine (Istoraa), 199.

CiiiERicATi (Kranccsco), évc^que do

Terai.io, 29V, 309. CiiouKiEwit;/. \^lvun), 174. Choi:ïski, prince, 322. CiiRi.sTiERN 11, roi de Danemark,

256, 285, 288, 297. Chri.stieiin m, roi de Danemark,

330, 333, 334. Chrysoloras (.lean), 26. CHRY.S0L0RA.S (Manuel) 8, 26, 28, CiCÉRON, 195.

CiD Campeador, 189.

CiOLEK. (Érasme), t'vcquc de Plock,

246, 247, 256, 270 à 274. CiTUS (Gian-Francesco), cvéque de

Skara, 296 à 300, 302, 303, 306

à 311. Clément VII, pape, 257, 263, 284,

290 à 292. 295 à 299, 306 à 310,

313, 3V0, 382. Clément VIII, antipape, 3. Clément (Jacques), 406. Clenke (Rodolphe), 413 à 416. CoRENTZL (Jean), 407 à 410. CoETivY (Alain de), cardinal, 82,

156. Colleone, 137.

CoLLO (Francesco da), 219, 269, 286. CoLocci (Angelo), 232. Colomb (Christophe), 195, 277. Colonna (famille), 5. CoLONNA (Othfn), cardinal. Voy.

Martin V. Colonna (Prospère), cardinal, 61,

102. Côme (saint), 294. CôME (cardinal de), 403 à 405, 412,

416, 422, 427, 433. Commendone, cardinal, 365,379,380. Commersadt (Je'rôme), 326, 327. Comnène (les), 76. ComnÈne (Alexis), empereur d'O- rient, 227. Condulmaro (Gabriel), cardinal.

Voy. Eugène IV. Constantin le Grand, 70, 76, 79,

80, 164, 221, 227.

«54

INDEX ALPHABÉTIQUE

Constantin IX, empereur d'Orient, 319.

Constantin XMonomaqoe, empereur d'Orient, 227.

Constantin XII Dracazès, empereur d'Orient, 62, 63, 70, 76, 109, 153.

Constantin, prince. Voy. Cas- sien.

Contarini (Ambrogio), 183 à 185, 187, 188, 236.

CoNTi (Antonio), 269.

CORNARO (famille), 128.

CoRNARO (André), J28.

CoRNARO (Catherine). Voy. Cathe- rine.

CoRNARO (Marc), 128.

CoRRARO (Gregorio), 30.

CORVILUAM, 278.

Cristoforo, argentier, 205.

Critopoclos, 118.

Croissy, 289.

Cuppis (de), cardinal, 357, 358.

CusA, cardinal, 114.

Damien (saint), 294.

Dandulo (Bernardo), 83.

Daniel, évêque de Vladimir Volynski, 65.

Daniel, métropolite de Moscou, 314, 322.

Daniel de Galitch, 352. ""

Dante, 195.

David, roi d'Israël, 218.

Debossis (Paolo), 217,

Delfino (Zacharie), évêque de Pha- res, 365, 366.

DÉMÉTRius Efasmius. Voy, GuÉ-

RASIMOV.

démosthène, 31, 95, 215. Descartes, 35. Devlet-Gcireï, 399, 400. Diaz (Barthélémy), 278. Diedo, 76. Dietrich, 250. Diodore, 95. Dishïpato (Georges), 13.

Disuypato (Jean), 7, 15, 27. DisuvPATO (Manuel), 13. Dldcosz, 181. Dmitri DoNSKOï, 19, 190, 191,217,

222, 313. Dmitri Ivanovitch, 238. Dorothée de Mytilène, 40. DoxA (xManuel), 206, 207. DucAS, 73, 75.

Eberstein (Philippe), comte, 337,

341, 358.

Énée, évoque de Drontheim, 290, 291.

Érasme, 295.

Ernest, archiduc, 406, 407.

Escdlape, 286.

Este (les marquis d'), 25.

Este (Bertholdo d'), 139.

Este (Ercole d'), 142, 161, 233.

Este (NiccoloD'), 26.

Este (Rinaldo Maria d'), 69.

Estocteville (Guillaume d'), cardi- nal, 61, 86, 112, 114, 160.

EUCLIDE, 95.

Eugène IV, pape, 4 à 6, 13, 25, 29, 30, 32, 41, 43, 45, 47 à 50, 52, 53, 56, 57, 59, 61 à 63, 66, 103, 147, 367.

Eugénie, 51.

Farnèse (Alexandre), cardinal, 339,

342, 373, 402. Faust, 195. Fedor, tsar, 224. Fedor Davidovitch, 171. FÉLIX V, antipape, 59, 68, 85. Ferdinand I", empereur, 303, 305,

306, 347 à 350, 364, 367, 369,

372, 377, 418, 419. Ferdinand V le Catholique, 232,

235. Ferreri (Zacharie), 271 à 274, 303. FiCHET (Guillaume), 141. Ficino (Marsiglio), 254. FiESCHi, cardinal, 81. FiLELFO (Francesco), 93, 95, 153.

INDEX AI.PH ArîKTIOlIR.

455

FlOnAVANTI (Aiull('-), 201.

FionAVANTi (Ilo(l()I|ilio-Ari8tote), 200

à 202, 206, 218. FoMA Matvkïkv, 22, M, 50. Fionio (Pierre), évêque de Castella-

mare, 271. Flaeming, 308.

FOGHKTTA, 277. FORCELLA, 160.

FonïiBnAccio, 5.

FoscARi (Francesco), doge de Venise,

25, 79. François I", roi de France, 254. François d'Assisk (saint), 297. Frédéric II, empereur, 204. Frédéric III, empereur, 69, 86, 89,

211. Frédéric II, roi de Prusse, 258. FrÉron (Simon), 12, 14.

Galien, 95.

Gai.isteo (duc de), 232.

Galli (Ptolomeo). Voy. cardinal

de Côme. Gaszïold, 347. Gautier (Théophile), 217. Gaza (Théodore), 71, 153. Gengiskhan, 190, 191. Gennadius. Voy. Scholarius. Gentile de Fadriano, 3. Georges, duc de Silésie, 328. Georges, métropolite de Kiev, 55. Georges (saint), 197. Georges de Trébizonde, 72, 97. GÉRASiME, métropolite de Kiev, 17. Ghislieri (Michel). Voy. Pie V. GiBLET, 154.

GiERs, 196.

Giovanni de Raguse, 14, 32, 44.

Giovannina de Cisate, 205.

Giovio (Paolo), 282, 283, 286, 288, 289, 292, 294, 295, 311, 330, 340.

GiRALDi (Giovanni), 377, 381.

GiSLARDi (les), 132.

GiSLARDi (Antonio), 130, 132 à 134, 139 140, 155, 175, 176, 179, 180, 181, 197, 200, 255, 340.

(JlSI.ARDI (Mcolo), 132, 133.

GlDCCIARDINI, 206.

GicsTiNiAN (Antonio), 231. GiusTiNiANi (Ajjostino), 277. GiDSTiNiANi (Giovanni), 76. Glinski (les), 321. Glinski (Anne), 321. GuNSKi ([Iél<';ne), 314, 322. Glinski (louri), 321. GODODNOV (Boris). Voy. Uoniiî. GoNKMK (Guillaume), 125, 126. GoNZAGA(Federico),99, 121, 122,233. GoNZAGA (Francesco), J99. GoNZAGA (Francesco), cardinal, 92,

101, 102, 126. GoNZAGA (Isabelle), 295. GoNZAGA (Lodovico), 121, 122. (JoRTCHAKOv, princc, 196. Gracodes (les), 5. Granvelle, 338. Grassi, cardinal, 262, 270. Grassi (Paride), 282. Grégoire I" le Grand (saint), pape,

68, 87. Grégoire III, pape, 50. Grégoire XII, pape, 4. Grégoire XIII, pape, 360,361, 379,

400, 402, 403, 405, 415 à 417,

422, 428, 434. Grégoire de Naziakze (saint), 95. Grégoire de Nysse (saint), 36. Grégoire Mammas, patriarche de

Constantinople, 37, 64, 70, 71,

74, 88, 89. Grégoire, métropolite de Kiev, 17,

22, 23, 49, 58, 85, 88, 174. Grimani (Giovanni), patriarche d'A-

quilée, 381. GuARiKO de Vérone, 8, 26, 30. GcDELA, 17, 22, 26. Guédimine, 240, 245, 251. GrÉRAsiMov(Dmitri), 293 à 295, 298,

299, 301, 309, 311, 340. GriLLOCHE de Bordeaux, 234. GciSE (les), 406.

GCTEMBERG, 195.

Gustave I", roi de Suède, 297.

»5fi

INDFA ALPHABETIQUE.

Habsbourg (les), 69, 211, 2(iV. ;M)2, 345, 348, 349, 410, 413, 415, 418, 420.

riAnOUN-AL-RACUlD, 215.

Hkdwice, reine de Pologne, 240.

HÉLÈNE, tille de Stéphane de Mol- davie, 209.

HÉLÈNE, matrone bosniaque, 152.

HÉLÈNE, reine de Pologne, 238,243, 244, 246 à 251.

Henui II, roi de France, 335.

Henri III, roi de France, 406.

HERBEnsTEiN (Sigisniond) , 172, 236, 264, 265, 303, 304, 311, 314, 342.

HÉRODE, 193. HÉRODOTE, 95. HiPPOCRATE, 95.

HoHENZOLLERN (Barbe), 121. Homère, 31, 95, 215. Hosius (Stanislas), cardinal, 366, 367, 369 à 371, 374, 394 à 396.

HOULAGOU, 280. HCNYADI, 82, 108.

Jaroslav, grand kniaz, 188.

Innocekt IV, pape, 352.

Innocent VIII, pape, 203, 231.

louRi, grec, 132, 133, 136, 138.

louRi, kniaz de Smolensk, 54.

lorni Dmitriévitch Maly, 226, 267.

Isabelle, reine de Castille, 232, 235.

Isabelle d'Aragon, 300.

Isidore, cardinal, 7 à 10, 12, 13, 15 à 24, 36 à 40, 42, 43, 45, 49 à 50, 52 à 59, 61 à 70, 72 à 81, 83 à 87. 89 à 102, 111, 114, 117, 120 à 122, 124, 134, 171, 174, 352, 361, 367.

Isidore, évêque deThessalonique,94.

ISKANDER, 105.

IsMAÏL, schah, 412.

ISOCRATE, 95.

IsrAGLiAS (Pierre), cardinal, 249.

Ivan I" Kalita, 18, 135, 240, 245.

Ivan III, tsar, 131. 133, 134 à 136, 140, 141, 145, 147 à 149, 151, 162, 166, 168 à 170, 172, 176 à

J8I, 183, 185, 189 h 203, 20.-), 207, 209 à 215, 218 à 222, 224 à 226, 229, 233, 237, 238, 240 à 246, 248 à 250, 252, 255, 256, 258, 259, 266, 270, 291, 307, 312, 324, 343, 367, 389, 408.

Ivan IV, tsar, 196, 198, 224, 284, 312, 318 à 323, 325 à 332, 334 à 338, 341, 346, 351 à 357, 360 à 362, 368 à 373, 375. 377, 379 à 382, 386 à 399, V06 à 410, 412 à 414, 416, 417, 422, 423, 426, 429, 430, 433.

Ivan, fils d'Ivan III, 172, 174, 205.

Jacobo, 205.

Jacques IV, roi d'Ecosse, 256.

Jacques de Lusignan, roi de Chypre,

84, 123 à 129. Jacques de Porto, 96. Jagellon (les\ 213, 264, 348, 355,

406, 410, 431. Jagellon (Wladyslaw), 240, 302. Jacubi (Emmanuel\ 99. Jagubi (Nicolas), 88, 96. Jean XXIII, antipape, 3. Jean II (VIII), empereur d Orient,

6, 7, 12, 14, 25, 27, 36, 43, 50,

70, 135. Jean II, métropolite de Kiev, 55. Jean, roi de Danemark, 256, 290. Jean II, roi de Chypre, 123 à 125,

127. Jean III, roi de Pologne, 404. Jean-Albert, roi de Pologne, 240,

249. Jean-Baptiste (saint), 39, 114, 164,

193. Jean- Chrtsostome (saint), 36, 44,

89, 95. Je.an Ecgénikos, 93. Jedrowski (Stanislas), 413. JoACHiM II, marquis, 327. Joasaph, patriarche de Constanlî-

nople, 319. JoNAS, métropolitedc Moscou. 17, 20,

58, 67, 85, 88, 104, 103, 163, 361.

INDEX AMMIARKTIOIJR.

vr)7

> \s, proplii^tc, 79. iM III , palriarclie de Conslaiiti-

nnple, 14, 25, ;J6, 49. . I I s II, pape, 92, 251, 25G, 259,

2(i().

I IIS III, papc,;i32, ;w;5,;î;i8à34o, ;'.vv, ;j5i), ;J52, ;J5(), ;558, 387.

musiiMKN l''', eiupcreiir (l'Orient, 76.

[amta. Voy. Ivan I". LAn*Tciii.\nov (Mctrophane), 198,

208, 255.

ARPOV (Fcdor), 287. LoLENDA (Gabriel), 404. lOnarski (Adam), 342, 343. LonsAK (Raphaël), 404. LoLRRSKi, prince, 236, 237. lRasinsri, 396. Lni.iAMTCii (louri), 199. Lromer (Martin), 369, 370, 372. Lryski (Albert), 350, 353, o54,

356.

..AMPUGNANI, 202.

jANDRIANI, cardinal, 29.

iANGEN, 332.

AKNOY (Ghillebert de), 187. jAVREO (Vincent), cardinal, 404 à

406, 410, 420, 427. jAZare II, roi de Serbie, 116. jAzarev (Dmitri), 181. jECCARELlo (Oppizo), 156. .ÉON X, pape, 254 à 257, 260, 262,

265, 267, 270, 272 à 275, 282,

288 à 291, 297, 303, 313, 352,

382. LiÉOK XIII, pape, 34.

LÉON JlDOVINE, 205.

LÉONARD DE Chio, 72, 75, 76, 79.

Leonardo DE Vinci, 206.

LÉONARD l'Arétin, 27, 28,

Leus, 96.

LoBANOV, prince, 196.

LoDOvico DE Bologne, 154,

LODYGDINE, 307. liOMELLiNi (Linoreta), 277, LoPAciNSKi, 423, 426.

LoRKDANO (F.oonardo), do(;c de Vc-

nino, 273. Lonis XI, roi dcFrnncc, 134, 141,221. Louis II, roi de Hongrie, 349. LoDi.s Dii Savoie, 124. LoYOï-A (Saint Ijjnace de), 339. Lucien, 8.

Ludovic le More, 206, 207. LiJEV (Nicolas), 286 à 288. Lusicnan (b-s), 127. LcTUER, 254, 274, 289, 333, 349,355.

Macaire, métropolite de Moscou,

318, 361, 364. Machiavel, 195. Maffei, cardinal, 342, 343, 345,

356, 357. Mai FEi DE VoLTERRA(GiacoM>o), 144,

146 à 149, 152, 153. Mahomet, 384, 417. MAL.vrESTA (les), 233. Malatestis (Eusebio de), 121, 122. Malaxos, 385. Maliouta-Skouratov, 368. Malvasia, 415. Malvezzi (Virgilio), 165. JNIammas. Voy. Grc{joire Mammas. M.mvREv (Daniel), 206, 207. Manassès, 95. Mandeslo, 327. Manetti (Gianozzo), 29. Manuce (Aide), 287. Manuel II, empereur d'Orient, 6, 9,

109, 149. Marc d'Éphèse, 43, 44, 63, 64, 93. Marcellini, (Conrado), évêque de

Terracine, 96, 98. Marguerite de Bavière, 122. Marie, matrone bosniaque, 152. Marie, mère d'Ivan III, 136, 172. Marie de Tver, 136, 205. Marracci, 94. Marsuppini (Carlo), 29. Martin V, pape, 2, 3, 5, 149. Masaccio, 3.

Mathieu, évcque de Vilna, 68, Maxime (saintj, 38.

«58

INDEX ALPHABETIQUE.

Maxime le G«ec, 286, 287, 293. Maximiukn 1'"% empereur, 206, 213,

2F<-, 26V, 269. MAX1MIL1E^ II, empereur, 406, 410,

411, 413, 415, 419, 421. Medici, cardinal, 342. Medici (Cosimo), 28, 31. Medici (Giuliano), 160. Medici (Lorcnzo), 28, 150, 151,

160, 165, 206. MÉnicis (les), 27, 28, 152, 153, 165,

272, 311. Mêlanchtiion, 333. Mellozzo de Forli, 143, 195. Menciiikov, prince, 224 Mesdoza, 338, Mencer, 14. MENCLi-GrinEÏ, 190, 192, 210, 222

à 224. Métropuane, patriarche de Constan-

tinoplc, 62, 64. Michel VIII, empereur d'Orient, 7,

164. Michel-Akge, 254. Michel Cérulaire, 34, 36, 148. Michel le Sacellaire, 9. Mikhaïl Romanov, tsar, 224. Milanesi, 41. MiSAÏL, métropolite de Kiev, 174.

MlïIA MaLY. Voy. GuÉRASIMOV.

Mohammed II, 70, 75, 78, 89, 201,

229. Mohammed, khan tatar, 138, 140,

155, 177, 179 à 182, 190 à 194. Mohammed-Guireï, 218, 312, 313. MoLviANiKOv (Iakov), 199. MoNTFORï (Vincent de), 96. More (Thomas), 263. MoRO (Cristoforo), 116. Morone, cardinal, 373, 411 à 416. Morosini, 115.

Mounékhike (Mikhaïlo), 226, 286. MouRAD II, 14, 65. Mourad III, 413, 417, 422. MuLA (Marc -Antoine), cardinal, 375,

376, 379 à 381. McHTZ (Eugène), 200, 220. ,

55,

69 95,

Napoléon I", 218.

Nazi (Joseph), 383, 393.

NÉRON, 322.

Niccoi.i (Niccolo de), 29.

NicÉpiioRE, métropolite de Kiev,

Nicolas I", pape, 21.

Nicolas V, pape, 29, 66, 68,

71, 72, 74, 79 à 82, 84 à 86,

194. Nicolas, prêtre, 298. Nigris (Thomas de), 291. NiKiTA 15erlémicuev, 179. NiRITA PopoviTcn, 173. NoGAROLA (Leonardo), 166. NOCAROLI, 303. NoïARAs (Anne), 153. NoTARAS (Jacques), 73, 153. NoTARAS (Lucas), 73, 153. NovosiLTsov, 392.

Ooibene (Paolo), 181, 183.

OLc^A^'SKI, 244.

Olesnicki (Zbigniew), cardinal, 52,

53, 68, 93. Orsini, cardinal, 160. Orsini (Clarice), 150 à 153, 165. OsiECKi, 370. OsoRNO, comte, 232. OsTROG (Constantin, prince d'), 248,

261, 262, 264. Odzoun-Hassan, 143, 181, 184, 200.

Pacheco, cardinal, 342.

Padkiewski, 372.

Paléologues (les), 20, 76, 77, 105,

109, 117 à 123, 126, 142, 143,

153, 163, 172, 208, 230, 236 Paléologue (André), 116, 122, 127,

143, 159, 229 à 235, 246. Paléologue (André) junior, 230. Paléologue (Ange), 99. Paléologue (Catherine), épouse

d'André, 231, 235. Paléologue (Catherine), épouse de

Thomas, 116. Paléologue (Constantin), Voy,

Constantin Dragazès.

INDEX ALPHABÉTIQUR

459

I'alÉoloode (Constantin), fils d'An- <lré, 2:î5.

I u.ÉOLOCUE (Démétrius), 25, 63, 109.

I'alÉOLOOUE (Dcimétrius), gtratopé- (larque, 7, 15.

T'aléolocce (Hélène), épouse de Jean II, 127.

i'Ai.ÉOLOGUE (Hélène), épouse de La- zare II, 116.

l 'M.ÉOLOGtiE (Jean). Voy. Jean II.

PvLÉOLOGtJE (Jean), junior, 230.

Pméoiogue (Manuel). Voy. Ma-

Nt I 1, II.

PAi.tui.OGDE (Manuel), fils de Tho- mas, 116, 122, 127, 229, 230.

PàLÉOLOGCE (Michel). Voy. Mi- chel VIII.

Paléologue (Sophie), 116, 120 à

124, 126 à 130, 133 à 135, 139, 140, 142, 148 à 153, 155, 159 à 172, 175 à 178, 180, 185, 189, 191, 194, 225, 229, 233, 236 à 238, 246, 248, 266, 367.

Paléologue (Théophile), 74. Paléologue (Thomas), 90, 91, 100. 109 à 112, 114 à 117, 119, 121,

125, 133, 137, 162, 164. Paléologue (Zoé). Voy. Sophie. Palladio, 159, 166.

Palliano (duc de), 364.

Pamuoli (Bartolomeo), évêque d'Ac- cia, 174.

Pansélinos, 219.

Parentucelli (Thomas). Voy. Ni- colas V.

Parpajose (Michèle), 208.

Paul II, pape, 61, 69, 111, 122, 125, 133, 137, 138, 141, 143, 157, 183, 201.

Paul III, pape, 263, 338, 387.

Paul IV, pape, 364, 411.

Paul (saint), 40, 117, 145, 266.

Paule, matrone bosniaque, 152.

Peux (Arnold), 327.

PÉLOPS, 10.

PÉRicLÈs, 31, 254. Pergamcotes (Georges), 202.

PF.nRAULT CKavinond), rardinoi, 234. PÉnrois (i.K), PJ.'). l'KTnAuorE, 195.

PlIlI.AIIKII', 42.

Philippe, métropolite di? Kiev, 136,

147, 171. Phiihii; II, roi d'Espagne, 375, 395,

405. Philippe le Box, duc de Bourgogne,

46. Philothée, moine de Pskov, 104,

226 à 287. Philothée, patriarche de Constanti-

nople, 227. PnoTius, métropolite de Kiev, 17. Photids, patriarche de Constant!-

nople, 21, 33, 35, 36, 71. Phrantzès, 76, 93, 115,118,122,123. PiAST (les), 240. Pic de la Mirandole, 254. PiccisiNO (Niccolo), 26. Pie II, pape, 78, 86, 87 à 91, 97,

100, 101, 111 à 116, 122, 125, 128. Pie III, pape, 251. Pie IV, pape, 364, 366, 370, 374 à

377, 379, 381, 382. Pie V, pape, 358, 364, 382 à 386,

394, 395, 399, 402, 427. Pierre (saint), 2, 3, 10, 40, 41, 145,

175, 179, 226, 387. Pierre I", empereur de Russie, 196,

215, 389. Pierre Gougnivt, 55. Pietro, armurier, 208. Pietro, élève de Fioravanti, 201. Pietro de Cortone, 92. PiGHiNi, cardinal, 342. Pighius (Albert), 290, 291, 295,

296, 340. PiNCETTi (Jacques), 96. Pintcricchio, 90. Piso (Jacques), 260, 261, 270. Platisa, 160.

Platon, 28, 31, 94, 95, 165, 215, Plestcheiev (Mikhaïlo), 224. PlÉthon (Gémiste), 30, 31. Plutuique, 95.

V60

INDEX ALPHABÉTIQUE.

i»OLE (l\eginal<l), cardinal, 402. Poccio. Voy. HiuccioLiM. PouTiEN, 254., 287.

POLVBE, 95.

POMl'ONirS LXKTUS, 183.

Ponce Pilate, 23.

POPPEL (Nicolas), 211, 212.

PoncARO (Slefano), 81.

Porphyre, 165.

PoRTico (Vincent dki,), 386, 392,

394, 396, 398 à 400, 410. PossEviNO (Antonio), 378, 381, 398.

415, 416, 418. Praxine, matrone bosniaque, 152. Prothimus (Franco), 97. Protiiimcs (Nicolas), archevêque

d'Athènes, 97, 98. PnoussE, 319. Pccci, cardinal, 308. PcLci (Luigi), 150 à 152, 165. PcscuLO (Ubertino), 72. Put (du), cardinal, 342. PïRRHCS, roi d'Épire, 265.

Radziwill (les), 347.

Radziwill (Barbe), reine de Polo- gne, 347, 348.

Radziwill (Nicolas) le Noir, 345, 347 à 349, 370 à 372.

Raphaël, 254, 257.

Raykaldi, 235.

Razine (Stienka), 281.

Reck (Johann von der), Meister de Livonie, 328, 329.

Remoliko (Francesco), 247.

Rhalev (les), 203, 204, 206, 209.

Rhalev (Démétrius), 198, 199, 203, 208 à 210, 255.

Rhalev (Manuel), 202.

Rhalli (Démétrius), 161, 172.

RiARio (Girolamo), comte, 144.

RiARio (Pietro), cardinal, 144.

Ricimer (Flavius), 87.

RiODRiK, 319, 351.

RoRiTA, 396, 397.

Rosso (Marco), 184.

RovERE, cardinal. Voy. Sixte IV.

RuGGiERi (Giulio), 386. RcsnoRi- (Paul), 23. RuTSRi, 404.

Sauourov (Salomonie), 314. Sadoleï, 254, 301, 303, 308. Sagcndino (Niccolo), 32. Salomon, roi d'Israël, 218. Santa-Croce, cardinal, 270. Santai (Sigismond), 250. Sancto (Marino), 299. Savonarole (Jérôme), 263, 287.

SCAMOZZI, 165. ScANDERBEG, 108.

ScARAMPO, cardinal, 61.

ScuLicuTiNC (Albert), 397.

Schlitte von Sculittenberg (Hans), 328 à 337, 340, 341, 358 à 362.

ScHOLARiu.s (Georges), 30, 63, 74.

Schoenberg (Dietrich), 266 à 269, 282, 286, 313, 340.

Schoenberg (Nicolas), 263 à 271, 274, 282.

Schomberg (les), 263.

ScoTTO (Benedetto), 279.

SÉLiM I, 259, 263.

SÉLiM II, 383, 384, 392, 400.

Serge (saint), 51, 52, 54, 56.

Servopoclos, 96.

Sforza (les), 205.

Sforza (Bianca), 91.

Sforza (Bianca), épouse de Maximi- lien I", 206.

Sforza (Bona). Voy. Bona.

Sforza (Francesco), 5, 201.

Sforza (Galeazzo Maria), 134, 146, 201, 202.

Sforza (Gian Galleazo), 206.

Sforza (Ludovico). Voy. Ludo- vic LE More.

Shakespeare, 388.

Sigismond, empereur, 25.

Sigismond I", roi de Pologne, 213, 257, 259 à 265, 268 à 271, 273, 274, 292, 298 à 302, 304, 305, 308, 372.

Sigismosd II, roi de Pologne, 338,

INDEX AI.l'HAinÏTIQOE.

461'

:i42 à 345, 347 ;^ 352, 35V ;, 357, 300, 3G9 à 375, 371), ;58(>, 31)2 h 395, 31)8, 391), 414, 42S.

Sii.vKSTnK l", [lanc, 44, 227.

Sii.vESTnK, po|)(', 323, 324, 3()(), 3(»8.

SiMKON, patriarche de Constanli- noplc, 163.

SlMKON DE SopznAL, 22, 43 à 45, 50, 51, 54, 5G.

SiMONKTTO, 81.

Sixte IV, pape, 141, 143 à 145,

149, 150. 154, 156 à 159, 161,

162, 164, 174, 175, 183, 202,

204, 230, 232, 235. SixTE-QuisT, pape, 201. SoiiiESKi. Voy. Jean III. Sdkoi.i.i (Mohammed), 383, 388,

392, 404, 405, 417. Soi.Ani (les), 204. Soi.Ain (Boniforte), 204, 205. Soi.Ani (Pietro Antonio), 204 à 206,

217, 219, 220. SouANZO (Giacomo), 376. SoniANO, 402. SorcoRSKi, prince, 411, 413, 415,

416. Spandouxus, 96. Spakdocms (Théodore), 163. Spiridiox (saint), 74. Steinberg (Johann), 331, 332, 335

à 337, 339 à 342, 344, 353, 356

à 361, 371, 386, 388. Stéphane, roi de Bosnie, 152. Stéphane, voïévode de Moldavie,

209. Stéphane Bathory. Voy. Bathory. Strabon, 280.

SuLEYMAN I", 215, 290, 383, 417. Syropoclos (Siivestre), 37, 39, 49.

Tadeo de Ferrare, 202. Tamerlan, 190, 284. Tamir, 182.

Tarsis (Augustin de), 276. Tasse (le), 25.

Tedaldi (Giovanni), agent pontifi- cal, 271, 272, 274.

Tkdai.di (fîiovanni), niiinhand flo- rentin, 2SV.

Tiii.oi>()i.( ; (iirolaino), 50.

TiiAiioii ,^.\dall>ert), évûfjuc (!<■ Viina, 244.

TiiAiR, 182.

TiiKODOSE, empereur d'Orient, 75.

TiiKODOSK, hdgoumènc, 55.

TiiÉODOSE, métropolite de .Moscou, 147.

Thomas, évoque de Tarentaise, 126.

Thomas d'Aqpix (saint), 95.

Thucydide, 95.

TiEPOLO (l»aoIo), 402.

Titien (le), 128.

To(;;;o (Leonardo), 159.

ToLBOczisE (Semen), 200.

ToRQUEMADA, Cardinal, 32, 61, 86.

ToRZELO (Jehan), 46 à 48.

TOURCUÉNEV, 417.

Trakhaniote, majordome, 112.

Trakhaniote (louri), 161, 210, 213.

Tranciiedini (Nicodemo), 146.

Traversari (Ambrogio), 14, 30, 40,

44, 47, 50.

TREVIS.AN (Gian-Battista), 139 à 141,

176 à 185, 200. Trissino, 168. Trono (Nicolo), doge de Venise,

178. Trousov, 307, 309, 310, 340. Trucusess, cardinal, 402.

UcHANSKX, archevêque de Gnesen, 380.

Valla (Lorenzo), 30.

Vasco de Gama, 278.

Vasih, évêque de Novgorod, 227.

Vasili II, grand kniaz, 17, 19 à 22,

45, 54, 55, 57 à 59, 67, 85, 88, 103, 162, 352.

Vasili III, grand kniaz, 226, 238, 255, 256, 258 à 261, 263 à 271, 273 à 275, 281, 283 à 286, 288 à 291, 293, 295, 298, 299, 302 à 307, 309 à 314, 322, 324, 325,

*6S

INDEX ALPHABETIQUE

330, 331, 340, 342, 3V5, 352, 360, 367, 408.

VaSILI ClIKMlAKINE, 312.

Vasili GniAZNOi, 368.

Vassian, archimandrite, 22.

Vassian- de Rylo, 192, 193, 286.

Veit Seng, 362.

VExnnAMiN, doge de Venise, 182.

VÉnosÈsE (Paul), 128.

Vespasiano, 95.

Viazf:mski, 368.

ViAZEMSKi (Dmitri), 174.

VinciLE, 195.

ViscoxTi (Philippo Maria}, duc de

Milan, 5. ViTELirs. Voy. Ciolek,

VlTTORE PlSANO, 3, 43.

"Vladimir Monomaque, grand kniaz, 18, 105, 227, 314, 318, 343, 344.

Vladimir (saint), 22, 103, 135,241, 252, 319, 344, 351.

VOGLER, 362,

VoLPE (les), 132.

VoLPE (Angola). Voy. Axgarano.

VoLPE (Bandini), 131.

VoLPE (Carlo), 131, 133, 134.

VoLPE (Elisia), 131.

VoLPE (Gian-Battista), 130, à 134, 136 à 144, 148 à 150, 153 à 155, 159, 161, 162, 166, 168, 170, 171, 173, 175 à 178, 180, 197, 204, 212, 255, 266, 340.

VoLi>E(iNicolo), 131.

VoLPE (Trevisano), 131, 166.

VoRENZA (Grégoire), 210.

Waldbouro (Gebhard de), 444.

Warszewicki (Stanislas), 409.

Weisrerg, 332.

Wencierski, 397.

Wladyslaw II, roi de Hongrie, 250

252. WiJiDvsLAW III, roi de Pologne, 53,

65, 393. WoRONECKi (Jacques Zbarata), 423.

Xavier (Saint François), 339. xénophon, 8.

Zaberejski, 242.

Zacchi (Gaspar), évêque de Cingoli

et d'Osimo, 118. Zamojski (Jean), 424, 425, 427, 428,

432. Zamytski, 268. Zaxantoxio, 205. Zaxoe da Grema, 111. Zapolva (Barbe), 213. ZAPOLYA(Jean-Sigismond), 418, 419. Zehender (Johann), 327. ZoAXNE, bombardero, 206. Zolkiewski (Stanislas), 218.

TABLE DES MATIERES

THODUCTION.

LIVRE PREMIER

LES RUSSES ET LE CONCILE DE FLORENfiE CHAPITRE PREMIER

l'union et MOSCOU

1417-1443

Élection de Martin V. Renouveau de l'Église et de Rome. Négocia- tions avec l'Orient. Mort de Martin V. Election d'Eugène IV. Ses antécédents. Sympathies pour l'Orient. Difficultés. Le con- cile de Bâle. Il envoie ses délégués à Constantinople. Conditions du Pape et du concile. Mandataires de Jean Paléologue à Râle. Isidore, hégoumène de Saint-Démétrius. Ses lettres, sa tournure d'esprit, ses sentiments, sa foi, son patriotisme. Arrivée à Râle. Discours de Cesarini et d'Isidore. Le concile général meilleur moyen de réunion. Décret du 7 septembre 1434, Le chanoine Fréron auprès du Pape. Eugène IV se rallie au concile. Ordres et contre- ordres. La réunion du concile en Occident est décidée. Détente à Constantinople. Accusations contre les mandataires de Bâle. Nou- velle rédaction du décret du 7 septembre. Byzance et les Russes. Le siège de Kiev. Déceptions de Jonas. Isidore nommé métropolite de Kiev. Un monde nouveau. La Russie dans sa période laborieuse.

Les fils de Kalita. Leur politique savante. Concentration à Moscou. Le grand kniaz Vasili II. Accueil d'Isidore au Kremlin.

Opposition au départ. Départ pour l'Italie. Incident à louriev.

Impressions de voyage. Arrivée à Ferrare. Les Grecs au con- cile. — Translation du concile à Florence 1

II. Jean Paléologue à la porte San-Gallo. Les Médicis. Leur entou- rage. — Humanistes à la cour pontificale. Désillusions au sujet des

464 TABLE DES MATIÈRES.

Grecs. Luttes de l'esprit. Procéilure ailoptce. Syntlièse du con- cile. — Rites d'Orient et d'Ocrideiit mis sur le iiicine pied. Questions doj^maliques. Le Filioque et la primauté du Pape. Rôle d'Isidore.

Ses tendances conciliatrices. Profession de foi. Démarche auprès du Pape. Rédaction de la Ijulle. Sa promulgation. Points expressément mentionnés. Nouibreuses <;opies de la bulle. Traduc- tion russe. Epigraphes latines. Médailles. Pas-reliefs de Phila- rète. Relation du pope Siméon. Discours de Marc d'Ephèsc Tristesse du pope. Avrauii refuse de signer la bulle. La réclusion

; lui fait changer d'avis. Logique d'Isidore 27

III. Les fiançailles de l'Orient avec l'Occident. Questions militaires. \ Mémoire de Torzelo. Isidore intermédiaire entre le Pape et l'Empe- reur. — Promesses d'Eugène IV. Légation d'Isidore. Pension des ^ Russes. Promotion cardinalice. Titre d'Isidore. Séjour à Venise.

Siméon et Foma en fuite. Incidents étranges. Lettre circulaire d'Isidore. Réception à Cracovie par Olesnicki. Principe pacificateur,

L'union à Chelm. Lettre d'Isidore en faveur de Bobilas. Bon I accueil à Kiev et à Smolensk. Disposition des esprits à Moscou. Arrivée d'Isidore. Promulgation de la bulle. Dénouement tragique.

Emprisonnement du métropolite. Griefs de Vasili. Réunion du clergé. Condamnation d'Isidore. Sa fuite. Incidents à Tver et à Novogrodek. Départ pour l'Italie 46

CHAPITRE II

LE CARDINAL ISIDORE

1443-1463

Isidore et le Sacré Collège. Arrivée à Sienne. Chapeau rouge et apé- rition de la bouche. L'union à Constantinople. Mission d'Isidore « en Grèce et en Russie » . Bref d'Eugène IV. Grégoire Mammas, patriarche de Constantinople. Consécration de Daniel. La défaite de Varna. Nicolas V et ses projets. Jonas métropolite de Kiev. Reconnu par Casimir. Plaintes contre l'évèque latin de Vilna. Dio- cèse de la Sabine confié à Isidore. Nouveaux bénéfices. Situation de Constantinople. Isidore y est envoyé. Préparatifs de la mission. Naples et Chio. Discours d'Isidore à Constantinople. L'union proclamée à Sainte-Sophie. Discordes. Les galères de Venise. Tours et murs réparés aux frais d'Isidore. Il est chargé de la défense du bastion Saint-Démétrius. Prise de la ville par les Turcs. Légende sur Isidore. La version vraie. Un cri d'alarme. « L'homme pro- videntiel » à Venise. Isidore à Bologne. Emotion à Rome. La paix de Lodi. Lettre d'Isidore. Mort de Nicolas V. Conclave de Calixte III. Isidore à Venise. Faveur obtenue pour les Grecs. Pension pontificale. Éénéfices. Résignation de droits. Division de la métropole de Kiev. Nomination de Grégoire. Incident av'

TABLE DES MATIÈRES. j^fiS

conclave de Pie II. H('néficc«. Affaire» de Russie. Rrrf «lu 11 icp- teinl)re 1458. Le roi de l'olopne se déclare pour Grégoire. Le che- valier Ju{^uhi. Le congrès de Maritoue. Isidore noniiiic patriarche de Constanlinople. Issue du congrès. Kx( iirsidu «l'Isidore à Venise.

Départ pour Ancône. Projet d'une campagne dan» la Morée. Retour à Rome. Malatlie d'Isidore. Son genre de vie à Rome. San-Riagio et la Palazzuola. Réputation de vertu. Goût de» livres et des études. Manuscrits prêté» par Calixle III. Leur conservation.

Isidore homme d'action. Entouré de Latins. Train modeste de maison. Etat des finances. Procès avec rarchevê(|ue d'Athènes.

Autres procès. Lettre au marquis de Mantoue. Cérémonie tou- chante au Vatican. Dernières phases de la maladie. Entrevue avec le cardinal Gonzaga. Pieuse mort d'Isidore. Ses traces dans le monde slave. Réaction à Moscou par suite du concile de Florence.

Les Grecs déconsidérés. Explication de la chute de Constanli- nople. — Intuition patriotique. Les gloires de Ryzance refluent ver» Moscou 60

LIVRE II

IVAN III ET SOPHIE PALÉOLOGUE CHAPITRE PREMIER

MARIAGE d'iVAN III AU VATICAN

1454-1477

I. L'horizon du côté de l'Orient. ^ Les Paléologues. Luttes fratricides. Les Turcs et Démétrius. Thomas refuse de vendre ses Etats. Il se réfugie à Rome. La rose d'or. Pension et installation à Santo- Spirito. Physionomie du despote. Translation du chef de saint André. Comité cardinalice. Voyage de Thomas. Appréhension» de Venise. Mort de Pie II. Mort de Thomas. Arrivée de ses enfants à Rome. Programme de Bessarion pour leur éducation. Zoé Paléologue. Anciens projets d'union avec un Gonzaga. Fiançailles avec Caracciolo. Jacques de Lusignan. Ambassade de Gonème. Conseil matrimonial de Venise. Gonème à Rome. Consistoire animé. Mariage projeté de Zoé avec le roi de Chypre. Zoé exprime son consentement. Consticution d'une dot. Athanase Carciofilo des- tiné pour Nicosie. Brusque revirement. Lusignan épouse Catherine Cornaro. Venise s'empare de Chypre. Malentendus des chroni- queurs chypriotes 107

II. Gian-Battista Volpe. Antonio Gislardi. Emissaires de Volpe à Rome en 1468. louri revient à Moscou. Message de Bessarion. Récit du chroniqueur. Critique. Le grand kniaz Ivan III. Impressions des Moscovites. Conseil au Kremlin. Le mariage avec

30

466 TABLE DES MATIÈRES.

Zoé approuvé. Volpe envoyé à Rome. Zoé consent au mariago avec Ivan. Gislardi propose à Venise l'alliance tatare. Trevisan destiné pour Moscou. Volpe rapporte au Kremlin les réponses de Rome. Seconde mission de Volpe en Italie. Rappel de Trevisan.

Volpe rencontre Bessarion à Bologne. Message du cardinal. Sixte IV. Ses projets de croisade. Son entourage. Récit de Maffei. Critique. Conjectures sur le contrat bilatéral. Silhouette de Zoé par Pulci. Mariage au Vatican. Incident de la bague.

Proposition d'alliance tatare. Antonio Bonumbre. Son passé.

Ses pouvoirs de légat. La dot de Zoé. Les fresques de Santo- Spirito. Compagnons de voyage. Bref pontifical. Audience de congé 130

IIL Itinéraire de Zoé. Viterbe, Sienne, Bologne. Les fêtes de Vicence.

Nurnberget Liibeck. Incident à Pskov. Arrivée à Moscou. La croix de Bonumbre. Menace du métropolite Philippe. Désistement.

Réception de Zoé au Kremlin. Elle s'appelle désormais Sophie. Mariage dans la cathédrale provisoire. Discussion religieuse entre Bonumbre et le métropolite. Nikita Popovitch. Bonumbre en Lithuanie. Message des Lithuaniens à Sixte IV. Second message.

Gislardi à Rome. Ses assurances au sujet de Moscou. Commis- sions de Sixte IV , 163'

IV. Double mission de Trevisan. Relations de Moscou avec la Horde d'or. Silence de Trevisan. Son secret est surpris. Accusation de Venise contre Bonumbre. Trevisan dans les fers. Correspondance d'Ivan III avec Venise. Messages confiés à Gislardi. Droits de Moscou sur Byzance. Trevisan envoyé à la Horde. Son retour a Venise. Négociations avec les Tatars en Pologne. Callimachus Experiens à Venise. Contarini au Kremlin. Préventions d'Ivan contre Trevisan. Audience auprès de Sophie. Motif de la bienveil- lance envers Contarini 176

CHAPITRE II

rekaissance a SMSOOU

1477-1513

I Moscou et Moscovites d'après Contarini. Lacunes dans la silhouette.

Conséquences du mariage avec Sophie. La Horde d'or frappée au cœur. Alliance d'Ivan avec le khan de Crimée. Initiative attri- buée à l'altière Byzantine. Tribut refusé. Campagne de Mohammed.

Objurgations de Vassian. Heureuse issue. L'Europe du quinzième siècle. Ivan III, fondateur delà diplomatie moscovite. Organisation*

Commerce et étiquette. Seraen Tolbouzine en Italie. Fioravanti.

Georges Percancotes. Démétrius et Manuel Rhalev. Appréhen- sions du roi de Pologne. Pietro Antonio Solari. Un médecin juif.

Manuel Doxa et Daniel Mamyrev. Milanais à Moscou. '— Démé-

TABLE DES MATIÈRES. 487

trius Rhalev et Karatchiarov. I'«'rij>étic« an retour. Dcm voyages de Poppcl à 1VI08COU. Trakhaniote à Vienne 186

II, La question d'Orient. Politique à double face. Allures chevale- resques. — Fions rapports avec les Turrs. Coninierce à Kaffa et Azov.

Système de la non-intervention. AmLasRadc russe à Constantinople.

Sentiment des masses. Théorie de Pliiluthéc. Moscou troisième Rome. Légendes populaires. Rase hi8l()ri(|uc. Départ de .VLmucI Paiéologue. Situation de son frère André à la cour de Home. Distribution de privilèges et de titres. Voyages à Moscou. Vente dei droits héréditaires à Charles VIII. Testament en faveur de Ferdinand et d'Isabelle. Opinion des contemporains sur Sophie. Influence qu'on lui attribue. Son zèle pour l'orthodoxie. Miracle consigné dans la chronique. Disgrâce éphémère de Sophie. La couronne réservée à son fils 221

III. Un mariage mixte. Alexandre Jagellon élève de Callimachus. Les conquêtes de Guédimine. Guerres de revendication. La paix moyen- nant mariage. Négociations matrimoniales. La clause fatidique. Célébration des noces. Le panrussisme. Chicanes d'Ivan III. L'ambassade de Ciolek à Rome. Alternative d'Alexandre VI. Expli- cation. — Les sentiments d'Hélène. Guerre entre la Pologne et Moscou. Le Scipion slave prisonnier. Hélène essaye d'intervenir. Intervention d'Alexandre VI. Un ambassadeur aviné. Conclusion de la trêve. Nouvelles chicanes d'Ivan. Jules II renouvelle l'alterna- tive d'Alexandre VI. Problème réservé à l'avenir 239

LIVRE III

LÉS PAPES MÉDICIS ET VASILI III CHAPITRE PREMIER

PISO, SCBOENBERC, FERRERI

1513-1521

Léon X et l'état de l'Italie. La question turque. Optimisme du Pape à l'endroit de Moscou. Souvenirs personnels. Traditions du Dane- mark. — Opinion de Ciolek. Le Raphaël du palais Pitti. Politique du Pape. La paix dans le Nord. Sympathies polonaises. Point de vue national du roi Sigismond. Le grand kniaz Vasili, ami des Turcs, hostile à la Pologne. Le secret de la situation ignoré du Saint- Siège. La croisade au concile de Latran. Campagne diplomatique.

Les rapports avec Moscou confiés au cardinal Erdôd. Appréhensions du roi de Pologne. Revirement. Jacques Piso destiné pour Moscou.

La bataille du 8 septembre 1514. La mission de Piso contremandée.

Victoire stérile en conséquences. Messe d'actions de grâces au Vatican. Terreur inspirée par les Turcs. Mémoire de Léon X.

468 TABLE DES MATIERES.

Proclamation de la trêve de cinq ans. Mission de Nicolas Schœnberg dans le Nord. Sa consigne. Sigismond accepte la trêve do cinq ans et l'intervention du Pape à Moscou. Le Père Nicolas à Kœnigsberg. Albert de Brandebourg. Dietrich Schœnberg. Son caractère. Ses combinaisons pour Moscou. Voyage de 1517. Réponse do Vasili. Promesses de Léon X. Second voyage de Dietrich en 1518.

Réponse décevante de Vasili. Troisième voyage en 1519. Der- nière réponse donnée à Kœnigsberg. Vasili inébranlable dans la « foi grecque » . Concessions. Revirement en Pologne. Le Roi s'oppose au départ de Nicolas Schœnberg pour Moscou. Vrai motif de l'oppo- sition. — Trêve du 31 décembre 1518. Espérances du Père Nicolas. Illusions de Dietrich. Les Grecs du Kremlin. Envoi d'un messager pontifical à Moscou demandé par Sigismond. Conditions. Comité cardinalice. Discours de Ciolek. Décisions du comité. L'évèque de Castellamare refuse la mission. Zacharie Ferreri. Giovanni Tedaldi. Leur séjour à Venise. Scène touchante au collège. Revi- rement en Pologne. Sigismond s'oppose au voyage de Ferreri à Moscou.

Allures pacifiques des Russes. Vrai motif de l'opposition royale. Travaux de Ferreri en Pologne. Trêve entre Sigismond et Albert de Brandebourg. Léon X reste fidèle à l'optimisme 253

CHAPITRE II

CENTURIONS ET l'ÉvÊQUE DE SKARÀ

1518-1528

Emancipation de Paoletto Centurione. Les talents du bâtard. Ses voyages. Dépit contre les Portugais. Nouvelle découverte. Jalousie des villes d'Italie. Tracé fluvial de Centurione. Bref de Léon X à Vasili III. Centurione à Kœnigsberg. Arrivée au Kremlin.

Refus de Vasili. Voyage d'Athanase Nikitine. Centurione et les Danois. Polémique religieuse à Moscou. L'idée unitaire de Nicolas Luëv. Messages de Maxime le Grec. Secrets en matière religieuse s confiés à Centurione. Rentrée à Rome sous Adrien V^I. Le Champ mûr de Pighius. Son mémoire sur Moscou. Bref de Clément VII à Vasili. Second voyage de Centurione. Retour à Rome avec Guéra- simov. Message de Vasili. Conseil de Pighius. L'évèque de Skara désigné pour Moscou. Ses antécédents. Ses instructions. Son départ avec Guérasimov. Entrevue avec Bona Sforza. Audience du roi de Pologne. Désir de la trêve. Arrivée à Moscou. Noga- roli et Herberstein. Ambassade polonaise. Négociations en commun. Trêve de cinq ans. Bonnes paroles de Vasili. Départ de l'évèque avec Trousov et Lodyguine. Confidences de Sigismond I".

Halte à Venise à cause du sac de Rome. Arrivée à Orvieto. Réponses du Pape. Mort tragique de l'évèque de Skara. Esquisse de Vasili III. Destruction des derniers apanages. Politique eité-

TABLE DES MATIÈRES.

469

rieurc. - ConMance dan. la - foi erccquc . . - Divorce avec Salo.nonie^ _ MariaRC sacrilège avec Hélène Glinski. - lIluM.ms romaines. . 270

LIVRE IV

PROJETS DE MISSIONS PONTIFICALES A MOSCOU

CHAPITRE PREMIER

VVE MYSTIFICATION D I P I-O M AT I Q U B

1547-1553

Sacre et noces d'Ivan IV. - Incendie de Moscou - Physionomie du Tsar _ Sa transformation. - Mission de Hans Schl.tte en Alle.nagne. - Ses rapports avec Charles-Quint. - Levée dho.nmes pour Moscou. - Schlitte écroué à Lubeck. - Il s'échappe de la pr.son et se remet a rœuvre. - Origines de la mystification. - Steinherg nonune chancelier du Tsar. - Chargé de négocier la réunion des Ljjl.ses de Rome et de Moscou. - Document libellé à cette occasion. - Derniers renseigne- l'tHur Schlitte. - Sa lettre au roi de Danemark. - Harwert Berner. _ Réponse de Ghristiern III. Détresse financière de Schlitte. bon

proiet'de réponse à Ivan IV au nom de Gharles-Qu.nt. - Demarch de Ste nberp. - Le comte Philippe d'Ebe.stein. - Lettres de Charles. Qu nt et'de Bertano. - S.einberg à Rome. - Résume de ses mémoire. _ Commission cardinalice. - L'affaire moscovite dénoncée aux Polo- nais - Adam Konarski. - Trouble de Sigismond II. - Mot. s gène- I- I ;ar.P dp conduite. Conseds d Albert de

raux et particuliers. Ligne de conuu.ie

Prusse - Radziwill le Noir à la cour de terd.nand I". Succès tacUe. !:Me;sage de Charles-Quint. - Bref de Jules "I- " ^---7;,^ Sipismond II h Kryski. - Dilemme à proposer au Pape. - Le tre des s natlrs de PologJe. - Point culminant de la polémique. - ^ues du Sam-Siè.e - Réponse de Jules III à Kryski et aux eveques de loWn - Découragement de Steinberg. - Nouvelle tentative. - pSsion de minutes.'- Échec complet. - Disparition <ie Stcnberg - Part de. responsabilités. - Or.hodox.e divan IV. - Le «io^ier de Schlitte et Veit Seng. - Son rapport sur Moscou.^ -Courant d opti- misme. ..•

CHAPITRE II

CASOBIO, GIRALDI, BONIFACIO, PORTICO

1561-1572 > r,r»f, —Réouverture du concile de Trente. Invitation de. '• :„rZ. e".tii,irdLiae„u. - C.„«bi„ d,.u.é pou, MO.OU.

VTO TABLE DES MATIERES.

Ses instructions. Hosius y ajoute une mission politique. CHancet douteuses de succès à Moscou. Difficultés à prévoir en Pologne. Efforts de Hosius pour faciliter la mission moscovite. Canobio à Gra- covie. Conseils du nonce Bongiovanni. Appréhensions de flosius.

Canobio à Vilna. Accueil gracieux de Sigismond-Augusle. Délai fatal. Maladresse de Canobio. Procédés de Radziwill. Lutte avec Padniewski. Renseignements de Kromer. Nouvelle lutto entre Radziwill et Padniewski. Le roi refuse à Canobio le passaga pour Moscou. Explications diverses. Echec de Canobio à Kœnigs- berg. Dernier échange d'idées 363

II. L'ambassadeur da Mula nommé cardinal. Disgrâce à Venise, crédit à Rome. Giraldi chargé d'une mission secrète à Moscou. Ses instruc- tions. — Anomalie dans le titre d'Ivan IV. Histoire de la mission résumée par Possevino. Giraldi arrêté en Pologne. Dépèches de Commendone. Giraldi arrêté à Venise. Détails personnels. Bonifacio, évêque de Stagno, destiné à porter à Moscou les décrets du concile de Trente. Doutes historiques. Opinion de Pie IV sur le tsar Ivan 375

III. Pie V, type d'un moine pontife. Sélim II déclare la guerre à Venise.

Ligue contre les Turcs. Lettres de Venise à Ivan IV. Bonne opinion à Rome sur les Moscovites. Vincent del Portico, nonce de Pologne, destiné pour Moscou. Ses instructions. On ignore à Rome les excès sauvages d'Ivan, l'institution de l'opritchnina, les massacres périodiques, le sac de Novgorod. Portico s'ouvre sur la mission mos- covite au roi de Pologne. Physionomie de celui-ci, ses tergiversations, sa lettre à Hosius. Deux prêtres expédiés successivement à Moscou.

Préparatifs de voyage de Portico. Il envoie à Rome les relations de Schlichting et des ambassadeurs polonais. Pie V renonce au projet moscovite. La bataille de Lépante. Deviet-Guireï aux portes de Moscou. Nouvelles lettres de Venise à Ivan IV 38^

CHAPITRE III

RODOLPHE CLEMKE ET JACQUES WORONECKI

1576-1580

I. Grégoire XIII élu Pape à l'unanimité. Son portrait par les ambassa- deurs de Venise. Le cardinal de Côme. Côté faible de l'administra- tion pontificale. Efforts concentrés sur l'éducation. Université gré- gorienne. — Collège grec. Candidats slaves. La question d'Orient. Dépêches du nonce Laureo. Maximilien II et Ivan IV. L'ar- chiduc Ernest et le partage de la Pologne. Ambassade de Cobenlzl à Moscou. Optimisme de son mémoire. Revirement dans la politique du Saint-Siège. Causes de rapprochement avec Moscou. Instruc- tions du cardinal Morone. Ses rapports avec les envoyés moscovites à Ratisbonne. Dépêches pressantes du cardinal de Côme. Détail»

TABLE DES MATIÈRES. 471

bio{;raplii(|ue8 sur lU>(I()li>hc CIcnkc. Il accople la mission de Moscou.

Insliuctions de Moroiie à CIcnkc. Tcr{;iver8ati()n8 de l'iùiniereur.

Il s'oppose à la mission moscovite. /Vrai motif de cette opposition.

Mort de Clenke VOi

II. Une erreur historique. Décadence de l'empire turc. Projet de

Grégoire XIII. Ij'hommc providentiel. Stéphane Hathory, sa jeu- nesse, ses succès. Elu prince de Transylvanie, ensuite roi du Pologne.

Ses titres au trône. Dépêches de Laurco : simplicité de FJalliory, cuisine royale, lune de miel, désillusions. Hatliory reconnu roi par le Saint-Siège. ].i(;uc anlioltomane. Pacta conuenta. Nécessité do réconcilier la Pologne avec Moscou. Dépêche romaine à Caligari. Position difficile de celui-ci. Projets militaires de Ralhory. La guerre déclarée à Moscou. Prise de Polotsk et de Sokol. Premières ouvertures du nonce à lîathory et à Zaïnojski. Réponses dilatoires. Politique du Saint-Siège. La toque et le glaive envoyés à fiathory. Aveux plus sincères. Incidents défavorables : projet de divorce surpris par le nonce. On lui insinue d'abandonner l'affaire moscovite. Dernières tentatives. Batliory reste Kdèle aux traditions de Sigismond II.

NouTelle occasion de reprendre les anciens projets 416

APPENDICE

I. Nouveaux détails sur le cardinal Isidore 435

II. Sources pour l'histoire de Hans Schlitte 4.37

III. Le Mémoire de Cobentzl 439

Bibliographie. 441

Index alphabétique des noms de personnes contenus dans ce volume. 451

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jusqu'à la paix d'Angsbourg (152o-lo55).

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La Russie et le Saint-Siège

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