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ANATOLE FRANCE

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LA

RÉVOLTE DES ANGES

ROMAN -

DEUX CENT VINGT-CINQUIÈME ÉDITION

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3

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LA RÉVOLTE DES ANGES

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ANATOLE FRANCE

DE l'académie française

LA

RÉVOLTE DES ANGES

PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER. 3

îl a été tiré de cet ouvrage

DEUX CENTS EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE,

et

CENT EXEMPLAIRES SUR PAPIER IMPERIAL DU JAPON

tous numérotés.

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright, 1914, by Galmànn-Lévy

LA

RÉVOLTE DES ANGES

CHAPITRE PREMIER

Contenant en peu de lignes f histoire dune famille française depuis ^789 jusqu'à nos jours.

L'hôtel d'Esparvieu dresse, sous l'ombre de Saint-Sulpice, ses trois étages austères entre une cour verte de mousse et un jardin rétréci, d âge en âge, par des bâtisses toujours plus hautes et plus proches et dans lequel deux grands marronniers élèvent encore leurs têtes flétries. C'est que vécut, de 1825 à 1857, le grand homme de la famille, Alexandre Bussart dEsparvieu, vice-président du Conseil d'État sous le gouvernement de Juillet, membre de

1

2 LA REVOLTE DES ANGES

l'Académie des Sciences morales et poli- tiques, auteur de Y Essai sur les institutions civiles et religieuses des peuples, en trois volumes in-octavo, ouvrage malheureusement inachevé.

Cet éminent théoricien de la monarchie libé- rale laissa pour héritier de son sang, de sa fortune et de sa gloire, Fulgence-Adolphe Bussart d'Esparvieu, qui fut sénateur sous le second Empire, accrut granden\ent son patri- moine en achetant des terrains sur lesquels devait passer l'avenue de llmpératrice et pro- nonça un discours remarquable en faveur du pouvoir temporel des papes.

Fulgence eut trois fils. L'aîné, Marc- Alexandre, entré dans l'armée, y fit une splendide carrière : il parlait bien. Le second, Gaétan, n'ayant montré aucune aptitude par- ticulière, vivait le plus souvent à la campagne, chassait, élevait des chevaux, faisait de la mu- sique et de la peinture. Le troisième, René, destiné dès Fenfance à la magistrature, donna sa' * (iemisslon de substitut, pour ne point concourir à l'application des décrets Ferry 8ur les congrégations; et, plus tard, voyant

LA REVOLTE DES ANGES d

revenir, sous la présidence de M. Fallières, les jours de Dèce et de Dioclétien, il mit sa science et son zèle au service de l'Église per- sécutée.

Depuis le Concordat de 1801 jusqu'aux der- nières années du second Empire, tous les d'Esparvieu étaient allés à la messe, pour l'exemple. Sceptiques au dedans d'eux-mêmes, ils considéraient la religion comme un moyen de gouvernement. MM. Marc et René, les pre- miers de leur race, donnèrent les signes d'une dévotion sincère. Le général avait voué, étant colonel, son régiment au Sacré-Cœur, et il pratiquait sa religion avec une ferveur qui se remarquait même chez un militaire, et pourtant l'on sait que la piété, fille du Ciel, a choisi, pour son séjour préféré sur la terre, le cœur des généraux de la troisième République. La foi a ses vicissitudes. Sous l'ancien régime, le peuple était croyant ; la noblesse ne l'était pas, ni la bourgeoisie lettrée. Sous le premier Em- pire, l'armée, du haut en bas, était fort impie. Aujourd'hui, le peuple ne croit à rien. La bourgeoisie veut croire et y réussit quelque- fois, ainsi qu'y réussirent MM. Marc et René

4 LA REVOLTE DES ANGES

d'Esparvieu. Au rebours, leur frère, M. Gaétan, gentilhomme campagnard, n'y était point par- venu ; il était agnostique, comme on dit dans le monde, pour ne point employer le terme odieux de libre penseur. Et il se déclarait agnostique, contrairement au bel usage qui veut que cela se cache. Il y a, au siècle nous sommes, tant de manières de croire et de ne pas croire, que les historiens futurs auront peine à s'y reconnaître. Mais démêlons-nous mieux l'état des croyances aux temps de Symmaque et d'Ambroise?

Chrétien fervent, René d'Esparvieu était for- tement attaché aux idées libérales que ses an- cêtres lui avaient transmises comme un héritage sacré. Réduit à combattre la République athée et jacobine, il se proclamait encore républicain. C'est au nom de la liberté, qu'il réclamait l'in- dépendance et la souveraineté de l'Église. Lors des grands débats de la Séparation et des que- relles des Inventaires, les synodes des évêques et les assemblées des fidèles se tenaient dans sa maison.

Tandis que se réunissaient, dans le grand sa- lon vert, les chefs les plus autorisés du parti catholique, prélats, généraux, sénateurs, dépu-

LA REVOLTE DES ANGES 5

tés, journalistes, que toutes les âmes présentes se tournaient vers Rome avec une tendre sou- mission ou une obéissance contrainte et que M. d'Esparvieu, accoudé au marbre de la che- minée, opposait au droit civil le droit canon, et protestait éloquemment contre la spoliation de l'Église de France, deux antiques figures, muettes, immobiles, regardaient la moderne assemblée; à droite du foyer, c'était, peint par David, en veste et en culotte de basin, Romain Bussart, laboureur à Esparvieu, lair rude et madré, un peu narquois. Il a-vait ses raisons de rire : le bonhomme avait fondé la fortune de la famille en achetant des biens d'Eglise. A gauche, peint par Gérard, en habit de gala, tout chamarré d'ordres, le fils du paysan, le baron Emile Bussart d'Esparvieu, préfet de l'Empire et grand référendaire du sceau de France, sous Charles X, mort en 1837, marguillier de sa pa- roisse, les petits vers de la Pucelle sur les lèvres.

René d'Esparvieu avait épousé, en 1888, Marie-Antoinette Coupelle, fille du baron Cou- pelle, maître de forges à Blain ville (Haute- Loire). Madame René d'Esparvieu préside.

g LA RÉVOLTE DES ANGES

depuis 1903, l'association des mères chré- tiennes. Ces deux parfaits époux, ayant marié leur fille aînée en 1908, gardaient encore au- près d'eux trois entants, une fille et deux gar-

çons.

Léon, le plus jeune, âgé de six ans, avait sa chambre à côté de celles de sa mère et de sa sœur Berthe. Maurice, l'aîné, logeait dans un petit pavillon, composé de deux pièces, au tond du jardin. Ce jeune homme y trouvait uneliberté qui lui rendait la vie de tamiUe supportable. U était assez joli garçon, élégant, sans trop d'affec- tation; son petit sourire, qui ne levait qu un côté des lèvres, n'était pas sans agrément.

A vingt-cinq ans, Maurice avait la sagesse de l'Ecciésiaste. Doutant qu'aucun profit re- vienne à l'homme de toute la peine qu'il prend souslesoleil, il ne se donnait jamais aucun mal. Depuis sa plus tendre enfance, ce fils de famille s'étudiait à éviter l'étude, et c'est en demeurant étranger h l'enseignement de l'Ecole, qu'il était devenu docteur en droit et avocat à la Cour

i'appel.

11 ne plaidait ni ne taisait de procédure. 11 ne savait rien, ne voulait rien savoir, en quoi il se

LA REVOLTE DES ANGES /

conformait à son génie, dont il ne surchargeait point l'aimable petitesse, et son heureux ins- tinct lui conseillait de comprendre peu plutôt que de comprendre mal.

Maurice avait reçu du ciel, selon l'expression de M. l'abbé Patouille, les bienfaits d'une édu- cation chrétienne. Depuis son enfance, la piété lui était offerte en exemples domestiques, et quand il sortit du collège et prit ses inscriptions à l'Ecole de droit, il trouva la science des doc- teurs, les vertus des confesseurs, la constance des femmes fortes assises au foyer paterneL Admis à la vie sociale et politique lors de la grande persécution de l'Eglise de France, Mau- rice ne fit défaut à aucune manifestation de la jeunesse catholique ; il travailla aux barricades de sa paroisse, lors des inventaires, et détela avec ses camarades les chevaux de l'archevêque chassé de son palais. Toutefois, il montra, dans ces circonstances, un zèle modéré : on ne le vit jamais aux premiers rangs de cette troupe héroïque excitant les soldats à une glorieuse désobéissance et jetant aux agents du fisc des immondices et des outrages.

Il faisait son devoir, rien de plus, et s'il se

O LA REVOLTE DES ANGES

distingua, lors du grand pèlerinage de 4911, parmi les brancardiers de Lourdes, on craint que ce fût pour plaire à madame de la Verde- lière, qui aime les hommes robustes. L'abbé Patouille, ami de la famille, profond connais- seur des âmes, savait que Maurice aspirait mo- dérément au martyre. Il lui reprochait sa tié- deur et lui tirait l'oreille en l'appelant rossard. Du moins Maurice demeurait-il croyant. Dans les égarements de la jeunesse, sa foi restait intacte, puisqu'il n'y avait pas touché. Jamais il n'en avait examiné un seul point. Il n'avait pas considéré plus attentivement les idées morales qui régnaient sur la société à laquelle il appartenait. Il les prenait telles qu'elles lui étaient apportées : aussi se montrait-il en toutes circonstances un parfait honnête homme, ce qu'il n'aurait su faire s'il avait médité sur le fondement des mœurs. Il était irritable, colère, avait de l'honneur et en cultivait le sentiment avec soin. Il n'était ni ambitieux ni vain. Comme la plupart des Français, il n'aimait point dépenser ; il n'aurait rien donné aux femmes si elles n'avaient su l'y con- traindre. Croyant les mépriser, il les adorait,

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et était sensuel trop naturellement pour s'en aperceroir. Ce qu'on ne savait pas et qu'il ignorait profondément lui-même, ce que pour- tant on aurait pu deviner peut-être à une pe- tite lueur mouillée qui brillait quelquefois dans ses jolis yeux marron clair, c'est qu'il était tendre et capable d'amitié; au reste, dans le commerce ordinaire de la vie, assez rosse.

i.

CHAPITRE î!

l'on trouvera des renseignements utiles sur une bibliothèque dans laquelle s'accompliront bientôt des événements étranges.

Jaloux dembrasser tout le cercle des con- naissances humaines et désireux de donner à son génie encyclopédique un symbole concret et un appareil conforme à ses moyens pécu- niaires, le baron Alexandre d'Esparvieu avait formé une bibliothèque de trois cent soixante mille volumes, tant imprimés que manuscrits, dont le fonds principal provenait des bénédic- tins de Ligugé.

Par une clause spéciale de son testament, il avait prescrit à ses héritiers d'accroître après lui sa bibliothèque de tout ce qui paraîtrait

LA RÉVOLTE DES ANGES 14

d'important en sciences naturelles, morales, politiques, sociales, philosophiques et reli- gieuses. Il avait indiqué les sommes qu'il con- venait de prélever, à cet effet, sur sa succession et chargé son iils aîné, Fulgence-Adolphe, de procéder à ces accroissements. Fulgence- Adolphe accomplit, avec un respect filial, les volontés exprimées par son illustre père.

Après lui, cette bibliothèque immense, qui représentait plus qu'une part d'enfant, resta indivise entre les trois fils et les deux filles du sénateur, et René d'Esparvieu, à qui échut l'hôtel de la rue Garancière, reçut la garde de cette riche collection. Ses deux sœurs, mes- dames Paulet de Saint-Fain et Guissart, deman- dèrent plusieurs fois la liquidation d'un bien considérable et qui ne rapportait rien. Mais René et Gaétan rachetèrent la part de leurs deux co-héritiers et la bibliothèque fut sauvée. René d'Esparvieu s'occupa même de l'accroître, conformément aux intentions du fondateur. Mais, d'année en année, il diminuait le nombre et l'importance des acquisitions, estimant que la production intellectuelle baissait en Europe.

Gaétan, cependant, l'enrichissait, sur ses

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deniers, des ouvrages nouveaux, publiés tant en France qu'à l'étranger, qu'il estimait bons, et il ne manquait pas de jugement, bien que ses frères lui en refusassent jusqu'à la moindre par- celle. Grâce à cet homme oisif et curieux, les collections du baron Alexandre furent à peu près tenues à jour.

La bibliothèque d'Esparvieu est encore au- jourd'hui, en théologie, en jurisprudence et en histoire, une des plus belles bibliothèques pri- vées de toute l'Europe. Vous y pouvez étudier la physique ou, pour mieux dire, les physiques dans toutes leurs branches, et, pour peu qu'il vous en chaille, la métaphysique ou les méta- physiques, c'est-à-dire ce qui est joint aux phy- siques et qui n'a pas d'autre nom, tant il est impossible de désigner par un substantif ce qui n'a point de substance et n'est que rêve et illu- sion. Vous pouvez y admirer les philosophes procédant à la solution, dissolution et résolu- tion de l'absolu, à la détermination de l'indé- terminé et à la définition de l'infini. Tout se rencontre, dans cet amas de bibles et de bibliettes sacrées et profanes, tout jusqu'au pragmatisme le plus nouveau et le plus élégant.

LA RÉVOLTE DES ANGES 13

D'autres bibliothèques contiennent plus abondamment ces reliures vénérables par Tan- cienneté, illustres par la provenance, suaves par le grain et le ton de la peau, précieuses par Tart du doreur, qui a poussé les fers en filets, en dentelle, en rinceaux, en fleurons, en emblèmes, en armoiries, et qui, de leur doux éclat, charment les yeux savants ; d'autres peuvent renfermer en plus grand nombre des manuscrits ornés, par un pinceau vénitien, fla- mand ou tourangeau, de fines et vives minia- tures. Aucune ne surpasse celle-ci en belles et bonnes éditions des auteurs anciens et mo- dernes, sacrés et profanes.

On y trouve tout ce qui nous reste de l'anti- quité ; tous les Pères de l'Église et les apolo- gistes et les décrétalistes, tous les humanistes de la Renaissance, tous les encyclopédistes, toute la philosophie, toute la science.

C'est ce qui fit dire au cardinal Merlin, quand il daigna la visiter :

Il n'y a pas d'homme qui ait la tête assez forte pour contenir toute la science amassée sur ces tablettes. Heureusement que ce n'est point nécessaire.

il LA RÉVOLTE DES ANGES

Monseigneur Cachepot, qui y travaillait sou- vent, lorsqu'il était vicaire à Paris, avait eou- tume de dire :

Je vois de quoi faire plusieurs Thomas d'Aquin et plusieurs Arius, si les esprits n'a- vaient perdu leur antique ardeur pour le bien et pour le mal.

Les manuscrits constituaient sans contredit la plus grande richesse de cette immense col- lection. Il s'y trouvait notamment des corres- pondances inédites de Gassendi, du père Mer- senne, de Pascal, qui jettent des clartés nouvelles sur l'esprit du xvii® siècle. Et il n'est point permis d'oublier les bibles hé- braïques, les talmuds, les traités rabbiniques, imprimés et manuscrits, les textes araméens et samaritains sur peau de mouton et sur lames de sycomore, tous ces exemplaires enfin, anti- ques et précieux, recueillis en Egypte et en Syrie par le célèbre Moïse de Dina et qu'A- lexandre d'Esparvieu avait acquis à peu de frais lorsqu'en 1836, le savant hébraïsant vint mourir de vieillesse et de misère à Paris.

La bibliothèque esparvienne occupait le se- cond étage de la vieille demeure. Les ouvrages

LA RÉVOLTE DES ÀKGES 45

jugés d'un intérêt médiocre, tels que les livres d'exégèse protestante du xix® siècle et du xx*, donnés par M. Gaétan, étaient relégués sans reliure dans la profondeur infinie des combles. Le catalogue, avec les suppléments, ne formait pas moins de dix-huit volumes in-folio. Ce catalogue était à jour et la bibliothèque dans un ordi*e parfait. M. Julien Sariette, archiviste paléographe, qui, pauvre et modeste, donnait des leçons pour vivre, devint, en 1895, sur la recommandation de Févêque d'Agra, précep- teur du jeune Maurice et presque en même temps, conservateur de l'Esparvienne. Doué d'une activité méthodique et d'une patience obstinée, M. Sariette avait classé lui-même toutes les pièces de ce vaste corps. Le système par lui conçu et appliqué était à ce point com- plexe, les cotes qu'il mettait aux livres se com- posaient de tant de lettres majuscules et minus- cules, latines et grecques, de tant de chiffres arabes et romains, accompagnés d'astérisques, de doubles astérisques, de triples astérisques et de ces signes qui expriment en arithmétique les grandeurs et les racines, que l'étude en eût coûté plus de temps et de travail qu'il n'en

46 LA REVOLTE DES ANGES

faut pour apprendre parfaitement l'algèbre, et, comme il ne se trouva personne qui voulût donner à l'approfondissement de ces symboles obscurs des heures mieux employées à dé- couvrir les lois des nombres, M. Sariette de- meura seul capable de se reconnaître dans ses classements et ce devint chose à tout jamais impossible de trouver sans son aide, parmi les trois cent soixante mille volumes confiés à sa garde, le livre dont on avait besoin. Tel était le résultat de ses soins. Bien éloigné de s'en plaindre, il en éprouvait, au contraire, une vive satisfaction.

M. Sariette aimait sa bibliothèque. Il l'aimait d'un amour jaloux. Chaque jour il s'y rendait dès sept heures du matin, et là, sur un grand bureau d'acajou, il cataloguait. Les fiches écrites de sa main remplissaient le cartonnier monumental dressé près de lui et que surmon- tait le buste en plâtre d'Alexandre d'Esparyieu, les cheveux en coup de vent, le regard sublime, portant, comme Chateaubriand, la patte de lièvre au bord de l'oreille, la bouche arrondie, la poi- trine nue. A midi sonnant, M. Sariette allait d^euner, dans l'étroite et sombre rue des Ca-

LA RÉVOLTE DES ANGES 17

nettes, à la crémerie des Quatre-Évêques, jadis fréquentée par Baudelaire, Théodore de Banrille, Charles Asselineau, Louis Ménard et un grand d'Espagne, qui avait traduit les Mys- tères de Parts dans la langue des conquistadors. Et les canes qui barbotent si gentiment sur la vieille enseigne de pierre qui a donné son nom à la rue, reconnaissaient M. Sariette. Il rentrait à midi trois quarts précisément dans sa biblio- thèque dont il ne sortait qu'à sept heures pour aller s'asseoir aux Quatre-Évêques, devant sa table frugale, couronnée de pruneaux. Tous les soirs, après dîner, son camarade Michel Guiiiardon, universellement nommé le père Guinardon, peintre décorateur, réparateur de tableaut, qui travaillait pour les églises, venait de son grenier de la rue Princesse aux Quatre- Evêques prendre le café et les liqueurs, et les deux amis faisaient leur partie de dominos. Le père Guinardon, d'une âpre verdeur et plein de sève, était plus vieux qu'il ne se pouvait con- cevoir : il avait connu Chenavard. D'une chas- teté farouche, il dénonçait constamment les impuretés du néopaganisme en un langage d'une obscénité formidable. Il aimait à parler.

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M. Sariette écoutait volontiers. Le père Gui- nardon entretenait préférablement son ami de ia chapelle des Anges, à Saint-Sulpice, dont les peintures s'écaillaient par endroits, et qu'il devait restaurer, quand il plairait à Dieu, car, depuis la Séparation, les églises n'apparte- naient plus qu'à Dieu et personne n'assumait la charge des réparations les plus urgentes. Mais le père Guinardon ne réclamait nul salaire.

Michel est mon patron, disait-il, et j'ai une dévotion spéciale aux Saints Anges.

Après avoir fait une partie de dominos, M. Sariette, tout menu, et le père Guinardon, robuste comme un chêne, chevelu comme un lion, grand comme un saint Christophe, s'en allaient côte à côte, devisant, par *la place Saint-Sulpice, sous la nuit ou clémente ou fu- rieuse. M. Sariette rentrait tout droit dans son logis, au grand regret du peintre, qui était con- teur et noctambule.

Le lendemain, M. Sariette reprenait, à sept heures sonnantes, sa place à la bibliothèque, et cataloguait. Cependant, assis à son bureau, il jetait à tout venant un regard de Méduse, dans la crainte que ce ne fût un emprunteur de

LA RÉVOLTE DES ANGES IS

livres. ïl eût voulu, par ce regard, changer en pierre non seulement les magistrats, les hommes politiques, les prélats qui s'autori- saient de leur familiarité avec le maître de céans pour demander quelque ouvrage en communi- cation, mais encore M. Gaétan qui, bienfaiteur de la bibliothèque, prenait parfois quelque vieillerie égrillarde ou impie pour les jours de pluie à la campagne, madame René d'Espar- vieu, lorsqu'elle venait chercher un livre à faire lire aux malades de son hôpital, et M. René d'Esparvieu lui-même, qui pourtant se conten- tait à l'ordinaire du Code civil et du Dalloz. En emportant le moindre bouquin, on lui arra- chait Tâme. Pour refuser des prêts à ceux-là même qui y avaient le plus de droits, M. Sa- riette inventait mille mensonges ingénieux ou grossiers et ne craignait pas de calomnier son administration, ni de faire douter de sa vigi- lance en disant égaré ou perdu un volume qu'un instant auparavant il couvait des yeux, il pressait sur son cœur. Et, quand enfin il lui fallait absolument livrer un volume, il le repre- nait vingt fois à l'emprunteur avant de le lui abandonner.

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Il tremblait sans cesse que quelqu'un des objets confiés à ses soins ne vînt à s'échapper. Conservateur de trois cent soixante mille vo- lumes, il avait constamment trois cent soixante mille sujets d'alarmes. Parfois il s'éveillait, la nuit, trempé d'une sueur froide et poussant un cri d'angoisse, pour avoir vu en rêve un trou sur un des rayons de ses armoires.

Il lui paraissait monstrueux, inique et déso- lant, qu'un livre quittât jamais son casier. Sa noble avarice exaspérait M. René d'Esparvieu, qui, méconnaissant les vertus de son parfait bibliothécaire, le traitait de vieux maniaque. M. Sariette ignorait cette injustice ; mais il eût bravé les plus cruelles disgrâces, enduré l'op- probre et l'injure pour sauvegarder l'intégrité de son dépôt. Grâce à son assiduité, à sa vigi- lance, à son zèle, ou, pour tout dire d'un mot, à son amour, la bibliothèque d'Esparvieu n'a- vait pas perdu un feuillet sous son administra- tion, pendant seize années qui se trouvèrent révolues le 9 septembre 1912.

CHAPITRE lii

fon entre dans le mystère.

Le soir de ce jour, à sept heures, après avoir, comme de coutume, replacé dans les rayons tous les livres qui en étaient sortis et s'être assuré qu'il laissait tout en bon ordre, il sortit de la bibliothèque et ferma la porte à double tour.

Il dîna, selon son habitude, à la crémerie des Quatre-Evêques, lut le journal La Croixj et rentra à dix heures dans son petit logis de la rue du Regard. Cet homme simple était sans trouble et sans pressentiments ; son sommeil fut paisible. Le lendemain matin, pénétrant, à sept heures précises, dans l'antichambre de sa bibliothèque, il dépouilla, conformément à son

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quotidien usage, sa belle redingote, en prit ane vieille, qui pendait dans un placard, au-dessus d'un lavabo, et l'endossa. Puis il passa dans le cabinet de travail depuis seize années, six jours sur sept il cataloguait sous le regard su- blime d'Alexandre d'Esparvieu et, se disposant à faire sa revue des salles, entra dans la pre- mière et la plus grande, qui renfermait la Théo- logie et les Religions en de vastes armoires dont les corniches portaient les bustes en plâtre bronzé des poètes et des orateurs de l'anti- quité « Deux énormes sphères garnissaient les embrasures des fenêtres, figurant la terre et le ciel. Mais, au premier pas qu'il fît, M. Sariette s'arrêta, stupide, ne pouvant douter de ce qu'il voyait, et n'y pouvant croire. Sur le tapis bleu de la table de travail des livres s'étalaient avec négligence, les uns sur les plats, les autres le dos en l'air. Des in-quarto formaient une pile chancelante. Deux lexiques grecs, se pénétrant l'un et l'autre, composaient un seul être plus monstrueux que les couples humains du divin Platon. Un in-folio aux tranches dorées bâil- lait, laissant voir trois des ses feuillets indi- gnement cornés.

LA REVOLTE DES ANGES 23

Sorti, après quelques instants, de sa profonde stupeur, le bibliothécaire s approcha de la table ei reconnut, dans cet amas confus, ses bibles hébraïques, grecques et latines les plus pré- cieuses, un talmud unique, des traités rabbi- niques imprimés et manuscrits, des textes ara- méens et samaritains, des rouleaux de syna- gogue, enfin les plus précieux monuments d'Israël entassés, écroulés et béants.

M. Sariette se trouvait en présence d'une chose impossible à comprendre, et pourtant il faisait effort pour se l'expliquer. Avec quel empressement il eût embrassé l'idée que M. Gaétan, qui n'avait pas de principes et qui s'autorisait de ses funestes libéralités envers la bibliothèque pour y puiser à pleines mains du- rant ses séjours à Paris, était l'auteur de ce désordre épouvantable. Mais M. Gaétan voya- geait alors en Italie. Après quelques instants de réflexion, M. Sariette supposa que, tard dans la soirée, M. René d'Esparvieu avait emporté les clefs de son valet de chambre, Hippolyte, qui, depuis vingt-cinq ans, entretenait les pièces du second étage et les combles. M. René d'Es- parvieu ne travaillait jamais la nuit et ne lisait

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pas rhébreu; mais peut-être, songeait M. Sa^ riette, peut-être, avait-il conduit ou fait con- duire dans cette salle quelque prêtre, quelque religieux Hiérosolymitain, de passage à Paris, savant orientaliste adonné à l'exégèse sacrée. M. Sariette se demanda encore si M. l'abbé Patouille, qui avait des curiosités intellectuelles et l'habitude de corner les livres, ne s'était pas jeté sur tous ces textes bibliques et talmu- diques, en une soudaine ardeur de découvrir Tâme de Sem. Il douta, un moment, si le vieux valet de chambre, Hippolyte lui-même, après avoir épousseté et balayé la bibliothèque durant un quart de siècle, longuement empoisonné d'une poussière savante et devenu trop curieux, n'avait pas, cette nuit, sous un rayon de lune, abîmé ses yeux et sa raison, perdu son âme sur ces signes indéchiffrables. M. Sariette alla jus- qu'à concevoir que le jeune Maurice, au sortir de son cercle ou de quelque réunion nationa- liste, avait pu arracher de leurs casiers et jeter pêle-mêle ces livres juifs, par haine de l'antique Jacob et de sa nouvelle postérité, car ce fils de famille se proclamait antisémite et ne fréquen- tait que des juifs antisémites comme lui. C'était

LA RÉVOLTE DES ANGES 25

beaucoup accorder à l'hypothèse ; mais l'esprit de M. Sariette, ne pouvant rester en repos, errait parmi les suppositions les plus extravagantes. Impatient de connaître la vérité, le zélé gar- dien des livres appela le valet de chambre.

Hippolyte ne savait rien. Le portier de l'hôtel, interrogé, ne put fournir aucun indice. Personne, dans le service, n'avait rien entendu. M. Sariette descendit dans le cabinet de M. René d'Esparvieu, qui le reçut en robe de chambre et en bonnet de nuit, écouta son récit de l'air d'un homme grave qu'on fatigue avec des sor- nettes et le congédia sur ces m.ots perçait une pitié cruelle :

Ne vous tourmentez pas, et soyez sûr, mon bon monsieur Sariette, que les livres étaient ce matin vous les aviez laissés hier.

M. Sariette fit et refît vingt fois son enquête, ne trouva rien et en ressentit une inquiétude qui lui ôta le sommeil. Le lendemain, à sept heures, pénétrant dans la salle des bustes et des sphères, il y vit tout en ordre et en poussa un soupir d'aise. Puis soudain son cœur battit à se rompre ; il venait d'apercevoir, posé à plat sur la tablette de la cheminée, un volume in-

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octavo broché, un livre moderne, renfermant le couteau de buis qui en avait coupé les feuil- lets. C'était une dissertation sur les deux ver- sions juxtaposées de la Genèse i ouvrage qui, relégué dans le grenier par M. Sariette, n'en était jamais sorti, personne jusqu'alors autour de M. d'Esparvieu n'ayant eu la curiosité de discerner la part du rédacteur monothéiste et celle du rédacteur polythéiste dans la forma- tion du premier des livres sacrés. Ce livre portait la cote R < 3214 ^^ Et cette vérité pénible frappa soudain l'esprit de M. Sariette, que le numérotage le plus savant ne peut faire trouver un livre qui n'est plus à sa place.

Tous les jours qui suivirent, durant un mois, la table se trouva surchargée de livres. Le grec et le latin s'y mêlaient à l'hébreu. M. Sariette se demandait si ces déménage- ments nocturnes n'étaient point le fait de mal- faiteurs qui s'introduisaient par les lucarnes peur voler des pièces rares et précieuses» Mais il ne découvrait nulle trace d'effraction, et, en dépit des plus minutieuses recherches, il ne s'aperçut jamais qu'aucun objet eût disparu. Un trouble affreux envahit son cerveau et il se

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demanda si quelque singe du voisinage, des- cendu du toit par la cheminée, n'accomplissait pa'S des imitations d'études. Les singes, son- geait-il, sont habiles à contrefaire les actions humaines. Connaissant les mœurs de ces ani- maux surtout par les peintures de Watteau et de Chardin, il les imaginait semblables, dans l'art d'imiter un geste ou d'affecter un carac- tère, aux Arlequins, aux Scaramouches, aux Zerlines, aux Docteurs de la Comédie italienne ; il se les figurait maniant la palette et les brosses, pilant des drogues dans un mortier ou feuilletant, près d'un athanor, un vieux traité d'alchimie. Or, un malheureux matin, en voyant un gros pâté d'encre sur un feuillet du troisième tome de la Bible polyglotte, reliée en maroquin bleu, aux armes du comte de Mira- beau, il ne douta pas qu'un singe ne fût l'au- teur de ce méfait» Le singe avait feint de prendre des notes et renversé l'encrier. Ce devait être le singe d'un savant.

Imbu de cette idée, M. Sariette étudia soi- gneusement la topographie du quartier afin de circonscrire exactement l'îlot de maisons s'élève l'hôtel d'Esparvieu. Puis il alla par les

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quatre rues environnantes, demandant à chaque porte s'il y avait un singe dans la maison. Il interrogea des portiers et des portières, des blanchisseuses, des servantes, un savetier, une fruitière, un vitrier, des commis-libraires, un prêtre, un relieur, deux gardiens de la paix, des enfants, et il éprouva la diversité des carac- tères et la variété des humeurs dans un même peuple ; car les réponses qu'il reçut ne se res- semblaient point entre elles ; il y en eut de rudes et de douces, de grossières et de polies, de simples et d'ironiques, de prolixes et de brèves et même de muettes. Mais de l'animai qu'il cherchait il n'avait encore ni vent ni voie, quand, sous la voûte d'une vieille maison de la rue Servandoni, une fillette rousse, tachée de son, qui gardait la loge, répondit :

Il y a le singe de monsieur Ordon- neau... Si vous voulez le voir?...

Et, sans ajouter une parole, elle conduisit le vieillard au fond de la cour, dans une remise. Là, sur de la paille échauffée et des lambeaux de couverture, un jeune macaque, enchaîné par le milieu du corps, grelottait. Il n'était pas plus grand qu'un enfant de cinq ansc Sa face

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livide, son front ridé, ses lèvres minces expri- maient une tristesse mortelle. Il leva sur le visiteur le regard encore vif de ses prunelles jaunes. Puis, de sa petite main sèche, il saisit une carotte, la porta à sa bouche et la rejeta aussitôt. Après avoir regardé un moment ceux qui étaient venus, l'exilé détourna la tête, comme s'il n'attendait plus rien des hommes et de la vie. Replié sur lui-même, un genou dans la main, il ne bougeait plus ; mais par moment une toux sèche secouait sa poitrine.

C'est Edgard, dit la fillette. Il est à vendre, vous savez?...

Mais le vieil amant des livres, qui s'était armé de colère et de ressentiment, croyant ren- contrer l'ironique ennemi, le monstre de malice, l'antibibliophile, maintenant demeurait sur- pris, attristé, accablé devant ce petit être sans force, sans joie et sans désirs. Reconnaissant son erreur, troublé par ce visage presque hu- main, qu'humanisait encore la tristesse et la souffrance :

Pardon, fît-il en inclinant la tête.

CHAPITRE IV

Quiy dans sa brièveté puissante, nous jette sur les conpns du monde sensible.

Deux mois s'écoulèrent; le remue-ménage ne cessant pas, M. Sariette songea aux francs- maçons. Les journaux qu'il lisait étaient pleins de leurs crimes. M. l'abbé Patouiile les jugeait capables des plus noires scéléra- tesses et croyait qu'ils méditaient, d'accord avec les juifs, la ruine totale de la société chré- tienne.

Parvenus, à cette heure, au comble de la puissance, ils dominaient dans tous les grands corps de l'État, dirigeaient les Chambres, avaient cinq des leurs au ministère, occupaient TElysée. Ayant naguère assassiné, pour son

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patriotisme, un président de la République, ils faisaient disparaître les complices et les témoins de leur exécrable forfait. Peu de jours se pas- saient sans que Paris, épouvanté, n'apprît quelque meurtre mystérieux, préparé dans les Loges .t C'étaient des faits qu'on ne pouvait mettre en doute. Par quels moyens péné- traient-ils dans la bibliothèque? M. Sariette ne pouvait le concevoir. Quelle besogne y venaient-ils accomplir? Pourquoi s attaquaient- ils à l'antiquité sacrée et aux origines de l'Église? Quels desseins impies formaient-ilsl Une ombre épaisse couvrait ces entreprises épouvantables. L'archiviste catholique, se sen- tant sous l'œil des fils d'Hiram, terrifié, tomba malade.

A peine remis, il résolut de passer la nuit à l'endroit même s'accomplissaient de si effroyables mystères et de surprendre ces visi- teurs subtils et redoutables. Cette entreprise coûtait à son timide courage.

Faible de complexion, d'esprit inquiet, M. Sariette était naturellement sujet à la peur. Le 8 janvier, à neuf heures du soir, tandis que la Tille s'endormait sous une tourmente de

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neige, ayant fait un bon feu dans la salle qu'ornaient les bustes des poètes et des philo- sophes anciens, il s'enfonça dans un fauteuil au coin de la cheminée, une couverture sur les genoux. Un guéridon, placé sous sa main, portait une lampe, un bol de café noir et un revolver emprunté au jeune Maurice. îl essaya de lire le journal La Croix : mais les lignes lui dansaient sous les yeux. Alors, il regarda fixement devant lui, ne vit rien que l'ombre, n'entendit rien que le vent et s'endormit.

Quand il se réveilla, le feu était mort ; la lampe, éteinte, répandait une acre puanteur ; autour de lui, les ténèbres éta^nt pleines de clartés laiteuses et de lueurs phosphorescentes. Il crut voir quelque chose s'agiter sur la table. Pénétré jusqu'aux os d'épouvante et de froid, mais soutenu par une résolution plus forte que la peur, il se leva, s'approcha de la table et passa les mains sur le tapis. Il n'y voyait goutte : les lueurs même avaient disparu ; mais il sentit sous ses doigts un in-folio grand ouvert; il voulut le fermer; le livre résista, bondit et frappa trois rudes coups sur la tête

LA REVOLTE DES ANGES 33

<ie l'imprudent bibliothécaire . M . Sariette tomba évanoui.. c

Depuis lors les choses ne firent qu'empirer. Les livres quittaient plus abondants que jamais la tablette assignée, et parfois il était impossible de les y réintégrer : ils disparaissaient» M. Sariette relevait chaque jour des pertes nouvelles. Les Bollandistes étaient dépareillés, trente volumes d'exégèse manquaient. Il n'était plus reconnaissable ; sa tête devenait grosse comme le poing et jaune comme un citron ; son cou s'allongeait démesurément, ses épaules tombaient ; les vêtements qu'il portait semblaient pendus à un clou. Il ne mangeait plus, et à la crémerie des Quatre-Evêques, l'œil morne et la tête baissée, il regardait fixe- ment, sans la voir, la soucoupe où, dans un jus trouble, baignaient ses pruneaux. Il n'en- tendait pas le père Guinardon annoncer qu'il restaurait enfm les peintures de Delacroix à Saint-Sulpice.

M. Renéd'Esparvieu, aux rapports alarmants du malheureux conservateur, répondait sèche- ment :

Ces livres sont égarés : ils ne sont pas

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perdus; cherchez bien, monsieur Sariette, cher- chez bien, et vous les retrouverez.

Et sur le dos du vieillard, il murmurait :

Ce pauvre Sariette file un mauvais coton.

Je crois, ajoutait i'abbé Patouille, que sa tête déménage.

CHAPITRE V

OU la chapelle des Anges, à Saint-Sulpice, donne matière à des réflexions sur l'art et la théologie»

La chapelle des Saints-Anges qu'on trouve à main droite, en entrant dans l'église Saint- Sulpice, disparaissait derrière une cloison de planches. M. labbé Patouiile, M. Gaétan, M. Maurice, son neveu, M. Sariette ^ péné- trèrent à la file, par la porte basse pratiquée dans la clôture, et trouvèrent le père Guinardon sur la plate-forme de son échelle, dressée contre YHéliodore. Le vieil artiste, muni de toutes sortes d'ingrédients et d'outils, introdui- sait un enduit blanchâtre dans la fente qui avait séparé en deux parties le grand-prêtre Onias.

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Zéphyrire, le modèle préféré de Paul Baudry, Zéphyrine qui prêta sa chevelure blonde et ses épaules nacrées à tant de Madeleines, de Mar- guerites, de sylphides et d'ondines, Zéphyrine qui fut aimée, dit-on, de l'empereur Napo- léon III, se tenait aux pieds de l'échelle, la crinière emmêlée, la face terreuse, les yeux éraillés, le menton fleuri de longs poils, plus vieille que le père Guinardon, dont elle parta- geait la vie depuis plus d'un demi-siècle. Elle apportait dans un cabas le déjeuner du peintre.

Bien que, à travers la fenêtre lamée de plomb et grillée, le jour glissât oblique et froid, la couleur de Delacroix resplendissait et les carnations des hommes et des anges rivali- saient d'éclat avec la trogne rutilante du père Guinardon, qui s'enlevait sur une colonne du temple. Ces peintures murales de la chapelle des Anges, raillées, insultées à leur appari- tion, entrées maintenant dans la tradition classique, ont rejoint dans l'imm.ortalité les chefs-d'œuvre de Rubens et du Tintoret.

Le vieux Guinardon, barbu et chevelu, sem blait le Temps effaçant les ouvrages du Génie. Gaétan, effrayé, lui cria :

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De la prudence, monsieur Guinardon; de !a prudence. Ne grattez pas trop.

Le peintre le rassura :

Ne craignez rien, monsieur d'Esparvieu. Je ne peins pas dans cette manière-là. Mon art est plus haut. Je fais du. Cimabué, du Giotto, du Beato Angelico ; je ne fais pas du Delacroix. Cette page-là est trop chargée d'oppositions et de contrastes pour donner une impression vrai- ment sacrée. Il est vrai que Chenavard a dit que le christianisme aime le pittoresque, mais Chenavard était un gredin sans foi ni loi, un mécréant... Voyez, monsieur d'Esparvieu : je mastique la crevasse, je recolle les écailles qui se sont soulevées. Et c'est tout... Les dégrada- lions, dues à un tassement de la muraille, ou plus probablement à une secousse sismique, sont circonscrites dans un très petit espace. Cette peinture à l'huile et à la cire, appliquée sur un enduit bien sec, est plus solide qu'on ne pouvait prévoir. J'ai vu Delacroix travailler à cet ouvrage. Fougueux, mais inquiet, il mo- delait fiévreusement, effaçait, surchargeait sans cesse ; sa main puissante avait des gaucheries d'enfant ; c'est fait avec la maîtrise du génie et

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des inexpériences d'écolier. C'est un miracle que cela tienne.

Le bonhomme se tut et se remit à mastiquer la crevasse.

Gomme cette composition, dit Gaétan, est classique et traditionnelle ! Autrefois on n'y voyait que d'étonnantes nouveautés. Mainte- nant nous y reconnaissons une multitude de vieilles formules italiennes.

Je puis me donner le luxe d'être juste, j'en ai les moyens, dit le vieillard du haut de son échelle altière : Delacroix vécut dans un temps de blasphème et d'impiété. Peintre de décadence, il ne fut ni sans fierté ni sans gran- deur. Il valait mieux que son époque. Mais il lui manqua la foi, la simplicité du cœur, la pureté. Pour voir et peindre des anges, il lui manqua la vertu des anges et des primitifs, la vertu suprême que, avec l'aide de Dieu, j'ai pratiquée de mon mieux, la chasteté.

Tais-toi donc, Michel, tu es un cochon comme les autres !

Ainsi s'écria Zéphyrine, dévorée de jalousie, parce qu'elle avait vu, ce matin4à, son amant embrasser dans l'escalier la fille de la porteuse

LA RÉVO^LTE DES ANGES 39

de pain, cette jeune Octavie, sordide et lumi- neuse comme une fiancée de Rembrandt. Amante éperdue de Michel aux beaux jours depuis longtemps passés, l'amour ne s'était pas éteint dans le cœur de Zéphyrine.

Le père Guinardon accueillit cette insulte flatteuse par un sourire qu'il dissimula, et en levant les yeux vers le ciel l'archange Michel, terrible sous sa cuirasse d'azur et son casque vermeil, bondissait dans le rayonnement de sa gloire.

Cependant M. l'abbé Patouille, faisant de son chapeau un écran contre le jour cru de la fenêtre et clignant des yeux, examinait suc- cessivement l'Héliodore flagellé par les anges, le saint Michel vainqueur des démons, et le combat de Jacob et de l'Ange.

Tout cela est fort beau, murmura-t-il enfin, mais pourquoi le peintre a-t-il repré- \ sente sur ces murs uniquement des anges irrités? J'ai beau parcourir du regard cette chapelle, je n'y vois que hérauts de la colère céleste, que ministres des vengeances divines. Dieu veut être craint ; il veut aussi être aimé. On serait heureux de trouver sur ces parois

V

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des messagers de clémence et de paix. On dési- rerait y voir le séraphin qui purifia les lèvres du prophète ; saint Raphaël, qui rendit la vue au vieux Tobie ; Gabriel, qui annonça à Marie îe mystère de l'Incarnation; l'ange qui délivra saint Pierre de ses liens ; les chérubins qui por- tèrent sainte Catherine morte au sommet du Sinaï. On se plairait surtout à contempler ici les célestes gardiens que Dieu donne à tous les hommes baptisés en son nom. Nous avons chacun le nôtre, qui suit tous nos pas, qui nous console et nous soutient. Qu'il serait doux d'admirer en cette chapelle ces esprits pleins de charme, ces figures ravissantes 1

Ahî monsieur l'abbé, il en faut prendre son parti, répliqua Gaétan; Delacroix n'était pas tendre. Le père Ingres n'avait pas tant tort de dire que la peinture de ce grand homme sent le soufre. Regardez ces anges d'une Leauté si splendide et si sombre, ces andro- gynes fiers et farouches, ces adolescents cruels qui lèvent sur Héliodore des verges venge- resses, ce jeune lutteur mystérieux qui touche le patriarche à la hanche...

Chut ! fit l'abbé Patouille, celui-là n'est pas.

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dans la Bible, un ange semblable aux autres ; si c'est un ange, c'est l'Ange créateur, le Fils éternel de Dieu. Je suis surpris que le véné- rable curé de Saint-Sulpice, qui confia à mon- sieur Eugène Delacroix la décoration de cette chapelle, ne l'ait pas averti que la lutte symbo- lique du patriarche avec Celui qui n'a pas dit son nom eut lieu dans une nuit profonde et que le sujet n'est point à sa place ici, puisqu'il figure l'Incarnation de Jésus-Christ. Les meilleurs artistes s'égarent quand ils ne reçoivent pas d'un ecclésiastique autorisé des notions d'ico- nographie chrétienne. Les institutions de l'art chrétien font l'objet de travaux nombreux que vous connaissez sans doute, monsieur Sariette.

M. Sariette roulait des yeux sans regards. C'était le troisième matin après l'aventure noc- turne de la bibliothèque. Toutefois, interpellé par le vénérable ecclésiastique, il rassembla ses esprits et répondit :

En cette matière, on peut consulter avec fruit Molanus, De historia sacrarum imaginum et picturarurriy dans l'édition donnée par Noël Paquot, Louvain, 1771, le cardinal Frédéric Borromée, de Pictura Sacra, et l'iconographie

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de Didron; mais ce dernier ouvrage doit être lu avec précaution.

Ayant ainsi parlé, M. Sariette rentra dans le silence. Il méditait sa bibliothèque consternée. Par contre, reprit l'abbé Patouille, puis- qu'il fallait, en cette chapelle, un exemple de la sainte colère des anges, on doit approuver le peintre d'y avoir représenté, à l'imitation de Raphaël, les messagers du ciel qui châtièrent Héliodore. Chargé par Séleucus, roi de Syrie, d'enlever les trésors renfermés dans le Temple, Héliodore fut frappé par un ange cuirassé d'or et monté sur un cheval magnifiquement harnaché. Deux autres anges le battirent de verges. Il chut par terre, comme monsieur Delacroix nous le montre ici, et fut enveloppé de ténèbres. Il est juste et salutaire que cette aventure soit offerte en exemple aux commis- saires de police républicains et aux agents sacrilèges du fisc. Il y aura toujours des Hélio- dores, mais, qu'on le sache : chaque fois qu'ils mettront la main sur le bien de l'Eglise, qui est le bien des pauvres, ils seront frappés de yerges et aveuglés par les anges. Je voudrais que cette peinture ou, mieux encore, lacompo-

Lk RÉVOLTE DES ANGES 43

«ition plus sublime de Raphaël sur le même sujet, fût gravée en petit, avec toutes ses cou- leurs, et distribuée en bons points dans les écoles.

Mon oncle, dit le jeune Maurice en bail- lant, ces machines-là, je les trouve moches. J'aime mieux Matisse et Metzinger.

Ces paroles tombèrent, inentendues, et le père Guinardon, sur son échelle, prophétisa :

Il n'y a que les primitifs qui aient en- trevu le ciel. Le beau ne se trouve qu'entre Je xiii** siècle et le xv®. L'antique, l'impur antique, qui reprit sa pernicieuse influence sur les esprits du xvi*^ siècle, inspira aux poètes, aux peintres, des pensées criminelles et des images immodestes, d'horribles impuretés, des cochonneries. Tous les artistes de la Renais- sance furent des pourceaux, sans en excepter Michel-Ange.

Puis voyant Gaétan prêt à partir, le père Guinardon prit un air bonhomme et lui souffla sur un ton de confidence :

Monsieur Gaétan, si vous ne craignez pas <le monter mes cinq étages, venez donc dans ma cambuse; j'ai deux ou trois petites toiles

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dont je voudrais me défaire et qui pourront vous intéresser. C'est bon, c'est franc, c'est loyal. Je vous montrerai entre autres choses un petit Baudouin croustillant et épicé qui vous met l'eau à la bouche.

Sur ce discours, Gaétan s'en fut dehors, et tandis qu'il descendait les degrés de l'église et tournait par la rue Princesse, trouvant le père Sariette sous sa main, il lui confia, comme il aurait confié à tout être humain, à un arbre, à un bec de gaz, à un chien, à son ombre, l'indignation que lui inspiraient les théories esthétiques du vieux peintre :

Il nous la baille belle, le père Guinardon, avec son art chrétien et ses primitifs î Tout ce que le peintre conçoit du ciel est pris sur la terre. Dieu, la vierge, les anges, les saints, les saintes, la lumière, les nuages. Quand il exé- cutait des figures pour les vitraux de la cha- pelle de Dreux, le père Ingres fit, à la mine de plomb, d'après le modèle, une fine et pure académie de femme, qu'on voit, parmi beau- coup d'autres, dans le musée Bonnat, à Bayonne. Et le père Ingres écrivit au bas de de sa feuille, de peur de l'oublier : « Mademoi-

LA RÉVOLTE DES ANGES 45

selle Cécile, jambes et cuisses admirables, » Et pour faire de mademoiselle Cécile une sainte du paradis, il lui mit une robe, un man- teau, un voile, lui infligeant ainsi une hon- teuse déchéance, puisque les tissus de Lyon et de Gênes sont vils au prix d'un tissu vivant et jeune, rosé par un sang pur; puisque les plus belles draperies sont méprisables si on les compare aux lignes d'un beau corps et qu'enfin le vêtement est, pour la chair nubile et désirable, une honte imméritée et la pire des humiliations. Et Gaétan, posant négligemment les pieds dans le ruisseau gelé de la rue Garancière, poursuivait :

Le père Guinardon est un idiot malfaisant. Il blasphème l'antiquité, la sainte antiquité, le temps les dieux étaient bons. Il exalte une époque le peintre et le sculpteur avaient tout à rapprendre. En réalité le christianisme a été contraire à l'art, en ce qu'il n'a pas favorisé l'étude du nu. L'art, c'est la représentation de la nature, et la nature par excellence, c'est le corps humain, c'est le nu.

Permettez, permettez, susurra le père Sariette. Il y a une beauté spirituelle et pour

3.

44 LA REVOLTE DES ANGES

ainsi dire intérieure que depuis Fra Angelico jusqu'à Hippolyte Flandrin, Fart chrétien...

Mais, sans rien entendre, Gaétan lançait ses paroles impétueuses aux pierres de la vieille rue et aux nuages chargés de neige qui pas- saient sur sa tête :

Les primitifs, on n'en peut porter un juge- ment d'ensemble, car ils ne se ressemblent guère entre eux. Ce vieux fou brouille tout. Cimabué est un byzantin corrompu. Giotto laisse deviner un génie puissant, mais il ne sait pas modeler et donne, comme les enfants, la même tête à tous ses personnages. Les primitifs ita- liens ont la grâce et la joie, puisqu'ils sont Italiens. Ceux de Venise ont l'instinct de la belle couleur. Mais enfin ces ouvriers exquis gaufrent et dorent plutôt qu'ils ne peignent. Votre Beato Angelico a décidément le cœur et la palette trop tendres pour mon goût. Quant aux Flamands, c'est une autre paire de manches. Ceux-là ont de la main et ils égalent par la splendeur du métier les laquistes chinois. La technique des frères Van Eyck est merveil- leuse. Encore ne puis-je découvrir dans l'Ado- ration de F Agneau ce charme et ce mystère

LA RÉVOLTE DES ANGES 47

qu'on Tante. Tout y est traité avec une impla- cable perfection, tout s'y montre vulgaire de sentiment et cruellement laid. Memling est peut-être touchant; mais il ne crée que des malingreux et des estropiés, et, sous les riches, lourdes et disgracieuses robes de ses vierges et de ses saintes, on devine des nus lamentables. Je n'ai pas attendu que Rogier van der Wyden s'appelât Roger de la Pasture et devînt Fran- çais pour le préférer à Memling. Ce Rogier ou Roger est moins niais ; en revanche il est plus lugubre, et la fermeté de son trait accuse puissamment sur ses panneaux la misère des formes. C'est une étrange aberration que de se plaire à ces figures de carême, quand on a des peintures de Léonard, de Titien, du Corrège, de Vélasquez, de Rubens, de Rembrandt, de Poussin, de Prud'hon. Il y a vraiment du sadisme!...

Cependant, derrière l'esthète et le bibliothé- caire cheminaient lentement M. l'abbé Pa- touille et Maurice d'Esparvieu. M. l'abbé Pa- touille, peu enclin d'ordinaire à faire de la théologie avec les laïcs, ni même avec les clercs, entraîné par le charme du sujet, exposait

IS LA REVOLTE DES ANGES

au jeune Maurice le saint ministère de ces anges gardiens que M. Delacroix avait si malen- contreusement exclus de ses compositions. Et pour mieux exprimer sa pensée sur des sujets si sublimes, M. l'abbé Patouille empruntait à Bossuet des tours, des expressions, des phrases tout entières, qu'il avait apprises par cœur pour les mettre dans ses serm.ons, car il était forte- ment attaché à la tradition.

Oui, mon enfant, disait-il, oui. Dieu a mis près de nous des esprits tutélaires. Ils viennent à nous chargés de ses dons; ils retournent chargés de nos vœux. Tel est leur emploi. A toute heure, à tout moment, ils se tiennent prêts à nous assister, gardiens toujours fervents et infatigables, sentinelles qui veillent toujours.

Parfaitement, monsieur l'abbé, murmura Maurice, qui méditait quelque heureux artifice pour émouvoir la tendresse de sa mère et obtenir d'elle une certaine somme d'argent dont il avait grand besoin.

CHAPITRE VI

le père Sariette retrouve ses trésors.

Le lendemain matin, M. Sariette entra sans frapper dans le cabinet de M. René d'Espar- vieu. Il levait les bras au ciel; ses rares cheveux se dressaient sur sa tête. Ses yeux étaient grands d'épouvante. Il révéla, en balbu- tiant, le désastre : un très vieux manuscrit de Flavius Josèphe, soixante volumes de tout format, un inestimable joyau, le Lucrèce aux armes de Philippe de Vendôme, grand prieur de France, avec des notes de la main de Vol- taire, un manuscrit de Richard Simon et la correspondance de Gassendi avec Gabriel Naudé, comprenant deux cent trente-huit lettres inédites, avaient disparu. Cette fois le

50 LA RÉVOLTE DES ANGES

propriétaire de la Bibliothèque s'alarma. En hâte il monta à la salle des philosophes et des sphères et là, constata de ses yeux l'étendue du dommage. Sur maints rayons on voyait des trous béants. Il chercha au hasard, ouvrit des placards, découvrit des balais, des torchons, des bombes contre l'incendie, donna des coups de pelle dans le feu de coke, secoua la belle redingote de M. Sariette, pendue dans le lavabo, et, découragé, contempla le vide laissé par les portefeuilles de Gassendi. Tout le monde savant réclamait à grands cris, depuis un demi-siècle, la publication de cette corres- pondance. M. René d'Esparvieu n'avait pas répondu à ce vœu universel, ne consentant ni à assumer une si lourde tâche ni à s'en décharger sur d'autres. Ayant constaté dans ces lettres beaucoup de hardiesses de pensée et nombre d'endroits plus libertins que ne le pouvait souffrir la piété du xx« siècle, il pré- férait que ces pages demeurassent inédites; mais il sentait qu'il était comptable de ce dépôt à son pays et à la civilisation univer- selle.

Gomment avez-vous pu vous laisser

LA REVOLTE DES ANGES 51

dérober un pareil trésor? demanda-t-il sévère- ment à M. Sariette.

Gomment j'ai pu me laisser dérober un pareil trésor, répondit le malheureux bibliothé- caire; monsieur, si Ton m'ouvrait la poitrine on trouverait cette question gravée dans mon cœur.

Sans s'émouvoir de cette forte parole, M. d'Esparvieu reprit avec une colère con- tenue :

Et vous ne découvrez aucun indice qui vous mette sur la trace du voleur, monsieur Sariette? Vous n'avez nuls soupçons, pas la moindre idée de la manière dont les choses se sont passées. Vous n'avez rien vu, rien en- tendu, rien observé, rien appris? Convenez que cela est inconcevable. Songez, monsieur Sa- riette, songez aux conséquences possibles de ce vol inouï, commis sous vos yeux. Un docu- ment inestimable pour l'histoire de l'esprit humain disparaît. Qui l'a volé? Pourquoi l'a-t- on volé? Au profit de qui? Ceux qui s'en sont emparés savent bien, sans doute, qu'ils ne peuvent s'en défaire en France. Ils iront le vendre en Amérique, en Allemagne. L'Alle-

ff np II!' nn^

OJ LA REVOLTE DES ANGES

magne est avide de tels monuments littéraires. Si la correspondance de Gassendi avec Gabriel Naudé passe à Berlin, si des savants allemands en font la publication, quel désastre, quel scandale, dirai-je même! Monsieur Sariette, vous n*y avez pas songé?

Sous le coup d'un blâme d'autant plus cruel qu'il se le faisait à lui-même, M. Sariette demeurait stupide et gardait le silence.

Et M. d'Esparvieu multipliait les reproches acerbes :

Et vous ne tentez rien, vous n'imaginez rien pour retrouver ces richesses inestimables. Faites des recherches, remuez-vous, monsieur Sariette, ingéniez-vous. La chose en vaut la peine.

Et M. d'Esparvieu jeta en sortant un regard glacial sur son bibliothécaire.

M. Sariette chercha les livres et les manus- crits perdus dans tous les endroits il les avait déjà cherchés cent fois et il était impos- sible qu'ils fussent, et jusque dans le seau à charbon, et sous le rond de cuir de son fau- teuil, et descendit machinalement au coup de midi. Il rencontra au pied de l'escalier son

LA RÉVOLTE DES ANGES 53

ancien élève Maurice, avec lequel il échangea un salut. Mais il ne voyait les hommes et les choses qu'à travers un nuage.

Le désolé conservateur était déjà dans le ves- tibule quand Maurice le rappela :

Monsieur Sariette, pendant que j'y pense, faites donc reprendre les bouquins qu'on a fourrés dans mon pavillon.

Quels bouquins, Maurice?

Je ne saurais vous dire, monsieur Sariette : mais il y en a de vermoulus en hébreu, avec tout un fatras de vieux papiers. Ils m'encom- brent. On ne peut plus se retourner dans la pièce d'entrée.

Qui vous les a portés?

Je n'en sais fichtre rien.

Et le jeune homme se dirigea lestement vers la salle à manger, le déjeuner étant déjà annoncé depuis un moment.

M. Sariette courut au pavillon. Maurice avait dit vrai. Une centaine de volumes étaient sur les tables, sur les chaises, sur le plan- cher. A cette vue, partagé entre la joie et la peur, plein de surprise et de trouble, heureux de retrouver son trésor perdu et craignant de

54 LA RÉVOLTE DES ANGES

le perdre encore, abîmé d'étonnement, l'homme

des livres, tour à tour, gazouillait comme un

nourrisson et poussait des cris rauques à la

manière des fous. Il reconnaissait ses bibles

hébraïques, ses vieux talmuds, son très ancien

manuscrit de Flavius Josèphe, ses lettres de

Gassendi à Gabriel Naudé et son plus riche

joyau, le Lucrèce aux armes du grand prieur de

France avec des notes de la main de Voltaire.

11 riait, il pleurait, il embrassait les maroquins,

les veaux, les parchemins, les vélins, les ais de

bois garnis de clous. À mesure qu'Hippolyte,

ie valet de chambre, en rapportait une brassée

à la bibliothèque, M. Sariette, d une main émue,

les reposait pieusement à leur place.

CHAPITRE VII

D'un intérêt assez vif et dune moralité qui sera y je VespèrCj très goûtée du commun des lec^ teurSy puisqu'elle se formule par cette excla-

' mation douloureuse : « m' entraînes-tu, pensée? » et que c'est en effet une vérité géné- ralement admise, quil est malsain de penser et que la vraie sagesse est de ne songer à rien^

Tous les livres étaient de nouveau réunis sous les mains pieuses de M. Sariette. Mais cette heureuse conjonction ne devait durer qu'un moment. La nuit suivante, vingt volumes sortirent et parmi eux le Lucrèce du prieur de Vendôme. En une semaine, les vieux textes hébraïques et grecs des deux testaments étaient tous retournés au pavillon. Et durant le mois

56 LA RÉVOLTE DES ANGES

qui suivit, chaque nuit, quittant leurs rayons, ils prenaient secrètement le même chemin. D'autres allaient on ne sait où.

Au récit de ces faits ténébreux, M. René d'Esparvieu se borna à dire, sans bienveillance, à son bibliothécaire :

Mon pauvre monsieur Sariette, tout cela est bien étrange, bien étrange, en vérité.

Et, quand M. Sariette ouvrit lavis de porter une plainte ou d'avertir le commissaire de police, M. d'Esparvieu se récria :

Que me proposez-vous, monsieur Sa- riette? Divulguer ces secrets domestiques, faire du bruit!... Vous n'y pensez pas!... J'ai des ennemis, et je m'en vante : je crois les avoir mérités. Ce dont je pourrais me plamdr6\, c'est d'être attaqué dans mon propre parti, avec une violence inouïe, par des royalistes fervents, qui sont bons catholiques, je veux le croire, mais fort mauvais chrétiens... Enfin, je suis épié, surveillé, guetté, et vous me proposez, monsieur Sariette, de livrer à la malignité des journalistes un mystère comique, une aven- ture burlesque, une affaire enfin dans laquelle nous faisons tous deux une assez pitsMse

LA RÉVOLTE DES ANGES 57

ligure. Vous voulez donc me couvrir de ridi- cule?..^

Au bout de cet entretien, ces deux messieurs convinrent de changer toutes les serrures de la bibliothèque. On demanda des devis, on fit venir des ouvriers. Pendant six semaines, l'hôtel d'Esparvieu retentit, depuis le matin jusqu'au soir, du choc des marteaux, du sif- flement des mèches et du grincement des limes. Des feux s'allumaient dans la salle des philosophes et des sphères et une odeur d'huile chaude soulevait le cœur des habitants. Les vieilles, douces et paisibles serrures furent Templacées, aux portes des salles et des armoires, par des serrures capricieuses et rétives. Ce ne fut que serrures à combinaisons, cadenas à lettres, verrous de sûreté, barres, chaînes, avertisseurs électriques. Toute cette quincaillerie faisait peur. Les palastres étince- laient et les pênes grinçaient. Pour ouvrir chaque salle, chaque armoire, chaque tiroir, il fallait savoir un chiffre que M. Sarie^tte seul con- naissait. Il s'emplissait la tête de mots bizarres et de nombres énormes et il s'embrouillait dans ces cryptogrammes, dans ces nombres carrés,

S8 LA REVOLTE DES ANGES

cubiques, triangulaires. Il ne pouvait plus ouvrir les portes ni les armoires et il les trou- vait grandes ouvertes, chaque matin, et les livres bousculés, saccagés, dérobés. Un gar- dien de la paix ramassa une nuit, dans un ruis- seau de la rue Servandoni, une brochure de Salomon Reinach sur Fidentité de Barrabas et de Jésus. Gomme elle portait le timbre de la bibliothèque d'Esparvieu, il la rapporta au propriétaire.

M. René d'Esparvieu, sans daigner seule- ment en informer M. Sariette, prit le parti de consulter un magistrat de ses amis, un homme digne de confiance, M. des Aubels, conseiller à la Cour, qui avait instruit plusieurs affaires importantes. C'était un petit homme, rond, très rouge, très chauve, le crâne poli comme une boule de billard. Il entra un matin dans la bibliothèque et feignit d'y venir en biblio- phile, m.ais il montra tout de suite qu'il ne con- naissait rien aux livres. Cependant que tous les bustes des philosophes antiques se reflé- taient en cercle sur son crâne, il fit diverses questions insidieuses à M. Sariette qui se trou- bla et rougit. Car l'innocence est prompte à

LA REVOLTE DES ANGES 59

s'émouvoir. Dès lors, M. des Aubels soupçonna véhémentement M. Sariette d'être l'auteur des larcins qu'il dénonçait avec horreur ; et il pensa tout de suite rechercher les complices du crime. Quant aux mobiles, il ne s'en inquiétait pas : on trouve toujours des mobiles. M. des Aubels offrit à M. René d'Esparvieu de faire surveiller discrètement l'hôtel par un agent de la Préfecture.

Je vous ferai donner, dit-il. Mignon. C'est un excellent serviteur, attentif et prudent.

Le lendemain matin, dès six heures. Mignon se promenait devant l'hôtel d'Esparvieu. La tête dans les épaules, portant des accroche- cœur qu'on voyait sous les bords étroits de son chapeau melon, l'œil de profil, une mous- tache énorme, d'un noir mat, des mains, des pieds gigantesques, d'un aspect enfin mémo- rable, il allait régulièrement du plus proche des grands piliers à têtes de bélier, qui déco- rent l'hôtel de la Sordière, jusqu'à l'extrémité de la rue Garancière, vers le chevet de l'église Saint-Sulpice et le dôme de la chapelle de la Vierge. Dès lors, on ne put ni sortir de l'hôtel d'Esparvieu, ni y entrer sans se sentir épié

60 LA RÉVOLTE DES ANGES

dans tous ses mouvements et jusque dans ses pensées. Mignon était un être prodigieux, doué de facultés que la nature dénie à tous les autres hommes. Il ne mangeait ni ne dormait : à toute heure du jour et de la nuit, par le vent et sous la pluie, on le retrouvait devant l'hôtel et nul n'échappait au radium de son regard. On se sentait percé de part en part et les os mis à dé- couvert, pis que nu, squelette. C'était l'affaire d'une seconde; l'agent ne s'arrêtait même pas et poursuivait sa promenade sempiternelle. On n'y pouvait tenir. Le jeune Maurice menaçait de ne plus rentrer sous le toit paternel si l'on y était ainsi radiographié. Sa mère et sa sœur Berthe se plaignaient de ce regard pénétrant qui offensait la chaste modestie de leur âme. Mademoiselle Caporal, gouvernante du jeune Léon d'Esparvieu, en éprouvait une gêne indi- cible. M. René d'Esparvieu, excédé, ne fran- chissait plus son propre seuil sans renfoncer son chapeau sur ses yeux, pour éviter le rayon investigateur, et sans envoyer au diable le père Sariette, principe et cause de tout le mal. Les familiers de la maison, tels que labbé Patouille et l'oncle Gaétan, se faisaient

LA RÉVOLTE DES ANGES 6i

rares, les visiteurs interrompaient leurs visites, les fournisseurs hésitaient à livrer leurs mar- chandises, les voitures des grands magasins osaient à peine s'arrêter. Mais c'est dans le service que cette surveillance engendra les plus graves désordres. Le valet de chambre, ayant peur d'aller rejoindre, sous l'œil de la police, la femme du cordonnier, l'après-midi, tandis qu'elle travaillait seule chez elle, trouvait la maison insupportable et donnait son congé à son maître; Odile, la femme de chambre de madame d'Esparvieu, n'osant plus introduire, comme de coutume, dans sa mansarde, après Je coucher de sa maîtresse, Octave, le plus beau des commis de la librairie voisine, deve- nait triste, irritable, nerveuse, tirait, en la coif- fant, les cheveux de sa maîtresse, lui parlait avec insolence, et faisait des avances à M. Maurice; la cuisinière, madame Malgoire, femme sérieuse, âgée d'une cinquantaine d'années, ne recevant plus les visites d'Auguste, le garçon marchand de vins de la rue Servandoni, incapable de sup- porter une privation si contraire à son tempé- rament, devint folle, servit un lapin cru sur la table de ses maîtres et annonça que le pape

4

62 LA REVOLTE DES ANGES

la demandait en mariage. Enfin, après deux mois d'une assiduité surhumaine, contraire à toutes les lois connues de la vie organique et aux conditions essentielles de l'économie ani- male, l'agent Mignon, n'ayant rien observé d'anormal, cessa sa surveillance et se retira sans une parole, en refusant toute gratification. Dans la bibliothèque, la danse des livi-es con- tinuait de plus belle.

Cela est très bien, dit M. des Aubels. Puisque rien n'entre ni ne sort, le malfaiteur est dans la maison^

Ce magistrat pensa que, sans interrogatoires ni perquisitions, on pourrait découvrir le cri- minel, il fit, un jour convenu, à minuit, enduire d'une couche de talc le plancher de la biblio- thèque, les marches de l'escalier, le vestibule, l'allée du jardin qui conduit au pavillon de M. Maurice et la pièce d'entrée du pavillon. Le lendemain' matin, M. des Aubels, assisté d'un photographe de la Préfecture, et accompagné de M. René d'Esparvieu et de M. Sariette, vint relever les empreintes. On ne trouva rien dans le jardin : le vent avait enlevé la poussière de taie, rien non plus dans le pavillon. Le jeune

LA RÉVOLTE DES ANGES 63

Maurice, croyant, disait-il, à une mauvaise plaisanterie, avait balayé avec le balai du foyer cette poussière blanche. La vérité est qu'il avait effacé la trace imprimée par les bottines d'Odile, la femme de chambre. Dans l'escalier et dans la bibliothèque on constata de distance en distance l'empreinte très légère d'un pied nu, qui semblait avoir glissé dans Fair et ne s'être posé qu'à de longs intervalles et sans peser. On relevait en tout cinq de ces traces. La plus distincte se trouva dans la salle des bustes et des sphères, au bord de la table des livres avaient été amassés. Le photographe de la Préfecture prit plusieurs clichés de cette empreinte.

Voilà qui est plus effrayant que tout le reste, murmura M. Sariette.

M. des Aubels dissimula mal sa surprise.

Trois jours après, le service anthropomé- trique de la Préfecture renvoyait les épreuves qui lui avaient été soumises, en faisant dire qu'il n'avait pas cela dans ses fiches. M. René, après dîner, montra ces photographies à son frère Gaétan qui les examina avec une atten- tion profonde, et après un long silence :

64 LA RÉVOLTE DES ANGES

Je crois bien qu'ils n'ont pas cela à la Préfecture, s'écria-t-il; c'est le pied d'un dieu ou d'un athlète antique. La face plantaire qui a imprimé cette marque est d'une perfection inconnue à nos races et à nos climats. EUle révèle des orteils d'une élégance exquise, un talon divin.

René d'Esparvieu s'écria que son frère était fou.

C'est un poète, soupira madame d'Espar- vieu.

Mon oncle, dit Maurice, vous serez amou- reux de ce pied si jamais vous le rencontrez.

Ce fut le sort de Vivant Denon, qui accom- pagna Bonaparte en Egypte, répondit Gaétan. Denon trouva à Thèbes, dans un hypogée violé paï les Arabes, un petit pied de momie d'une beauté merveilleuse. Il le contempla avec une ferveur extraordinaire. « C'est le pied d'une jeune femme, songea-t-il, d'une prin- cesse, d'un être charmant; aucune chaussure n'en altéra les formes parfaites. » Denon l'ad- mira, l'adora, l'aima. On trouve un dessin de ce petit pied de momie dans l'atlas du voyage de Denon en Egypte que, sans aller plus loin, on

LA RÉVOLTE DES ANGES 6o

pourrait feuilleter là-haut, si le père Sariette laissait jamais voir un seul volume de sa biblio- thèque.

Parfois, de son lit, Maurice, en s'éveillant au milieu de la nuit, croyait entendre un bruit de feuillets tournés dans la chambre voisine et le choc des reliures sur le parquet.

Un matin, à cinq heures, comme il rentrait du cercle après une nuit de déveine, tandis que, devant la porte du pavillon, il cherchait dans ses poches ses clefs égarées, ses oreilles perçurent distinctement une voix qui soupi- rait.

Connaissance, me conduis-tu ? m'en- traînes-tu, pensée?

Mais ayant pénétré dans les deux chambres, il ne vit personne et se dit que les oreilles lui avaient corné.

4.

CHAPITRE Vni

il est parlé d'amour; ce qui plaira, car un conte sans amour est comme du boudin sans moutarde; c'est chose insipide.

Maurice ne s'étonnait de rien. Il ne cher- chait pas à connaître les causes des choses et vivait tranquille dans le monde des apparences. Sans nier réternelle vérité, il poursuivait, au gré de ses désirs, des formes vaines.

Moins adonné aux sports et aux exercices violents que la plupart des jeunes gens de sa génération, il restait inconsciemment dans la vieille tradition erotique de sa race. Les Français furent les plus galants des hommes et il serait fâcheux qu'ils perdissent cet avantage. Maurice le conservait; il n'était amoureux d'aucune

LA RÉVOLTE DES ANGES 67

femme, mais il aimait à aimer, comme dit saint Augustin. Après avoir rendu un juste hommage à la beauté indestructible et aux arts secrets de madame de la Verdelière, il avait goûté les tendresses précipitées d'une jeune artiste lyrique nommée Luciole; maintenant il supportait sans joie les perversités élémen- taires d'Odile, la femme de chambre de sa mère, et les adorations larmoyantes de la belle madame Boittier. Et il sentait un grand vide dans son cœur. Or, un mercredi, étant entré dans le salon sa mère recevait des dames pour la plupart austères et sans attraits, entremêlées de vieillards et de très jeunes gens, il remarqua dans ce cadre intime madame des Aubeîs, la femme du conseiller à la Cour que M. René d'Esparvieu avait consulté vaine- ment sur le pillage mystérieux de sa biblio- thèque. Elle était jeune ; il la trouva jolie, non sans raison. Gilberte avait été modelée par le Génie de l'Espèce, et nul autre Génie ne s'était associé à cet ouvrage. Aussi tout en elle inspi- rait le désir, et rien, dans sa forme ni dans son essence, ne ramenait l'esprit à d'autres senti- ments. La Pensée qui fait graviter les mondes

68 LA RÉVOLTE DES ANGES

mut le jeune Maurice à S approcher de cet être délicieux. C'est pourquoi il lui offrit le bras pour la conduire à la table de thé. Et, quand Gilberte fut servie, il lui dit :

On pourrait s arranger tous les deux. Ça

vous va-t-il?

Il parlait de la sorte, selon les convenances modernes, afin d'éviter de fades compliments et pour épargner à une femme l'agacement d'entendre une de ces vieilles déclarations qui, ne contenant rien que de vague et d'indéter- miné, ne comportent aucune réponse exacte et précise. Et, profitant de ce qu'il avait pour quelques instants le moyen de parler en secret à madame des Aubels, il lui tint des propos serrés et pressants. Gilberte était, autant qu'on en peut juger, mieux faite encore pour inspirer le désir, que pour l'éprouver. Cependant, elle sentait bien que sa destination était d'aimer et elle la suivait volontiers et avec plaisir. Maurice ne lui déplaisait pas particulièrement. Elle l'eût préféré orphelin, sachant par expérience comme il est parfois décevant d'aimer un fils de famille. Voulez-vous? fit-il en manière de conclu- sion.

LA REVOLTC DES ANGES 69

Elle feignit de ne pas comprendre et, suspen- dant, d'une main immobile, son petit pain de foie gras au bord de ses lèvres, elle regarda Maurice avec des yeux étonnés.

Quoi? demanda-t-elle.

Vous le savez bien.

Madame des Aubels baissa les yeux, but une gorgée de thé et ne fit point de réponse, car S9 pudeur n'était pas encore vaincue.

Cependant, Maurice lui prenant des mains la tasse vide :

Samedi, cinq heures, 126, rue de Rome, au rez-de-chaussée, la porte à droite sous la voûte; frappez trois coups.

Madame des Aubels leva sur le fils de la maison des yeux sévères et tranquilles, et re- gagna d'un pas assuré le cercle des honnêtes femmes auxquelles M. Le Fol, sénateur, expli- quait alors le fonctionnement des couveuses artificielles dans la colonie agricole de Sainte- Julienne.

Le samedi suivant, Maurice, dans son rez-de- chaussée de la rue de» Rome, attendit madame des Aubels. Il l'attendit vainement. Une petite

70 LA RÉVOLTE DES ANGES

main ne vint point sous la voûte frapper trois coups à la porte. Et Maurice s'emporta en im- précations contre l'absente, l'appelant au de- dans de lui-même rosse et chameau. Son attente trompée, ses désirs frustrés le rendaient injuste. Car madame des Aubels, pour n'être pas venue elle n'avait point promis d'aller, ne méritait pas ces noms. Mais nous jugeons les actions humaines d'après le plaisir ou la peine qu elles nous causent.

Maurice ne reparut dans le salon de sa mère que quinze jours après l'oaristys au bord de la table à thé. Il y vint tard, quand madame des Aubels s'y trouvait déjà depuis une demi- heure. Il la salua froidement, s'assit loin d'elle et fit mine d'écouter.

... Dignes l'un de l'autre, disait une voix mâle et belîe, les deux adversaires étaient bien faits pour rendre la lutte incertaine et terrible. Le général Bol, d'une ténacité inouie, restait, pour ainsi dire, implanté dans le sol. Le général Milpertuis, doué d'une agilité surhumaine, accomplissait des mouvements d'une rapidité étourdissante autour de son adversaire inébranlable. La bataille se poursui-

LA RÉVOLTE DES ANGES 71

vait avec un acharnement terrible. Nous étions tous angoissés...

C'était le général d'Esparvieu qui racontait les grandes manœuvres d'automne aux dames palpitantes. Il parlait avec art et plaisait. Tra- çant ensuite un parallèle entre ia méthode française et la méthode allemande, il en définit les caractères distinctifs, mit en saillie les mérites de Tune comme de l'autre avec une haute impartialité, ne craignit pas d'affirmer que toutes deux présentaient des avantages, et fit voir tout d'abord l'Allemagne balançant la France aux yeux des dames surprises, déçues, troublées, dont le visage assombri s'allongeait. Mais peu à peu, à mesure que l'homme de guerre décrivait plus nettement les deux mé- thodes, la française apparaissait souple, élé- gante, vigoureuse, pleine de grâce, d'esprit, de gaieté, tandis que l'allemande se laissait voir lourde, gauche et timide. Et, peu à peu, les visages des dames s'arrondissaient et s'éclai- raient en un sourire joyeux. Le général, pour achever de rassurer ces mères, ces épouses, ces sœurs, ces amantes, leur fit connaître que nous sommes en état d'employer la méthode

72 LA RÉVOLTE DES ANGES

allemande quand cela nous est avantageux, tandis que la méthode française n'est pas dans les moyens des Allemands.

Sur ces mots, le général fut pris à part par M. le Truc de RuiTec qui fondait une société patriotique, « l'Escrime pour tous », dans le but (il disait : dans le but) de régénérer la France et de lui assurer la supériorité sur tous ses adversaires. On y prendrait les enfants au berceau, et M. le Truc de Ruffec en offrait la présidence d'honneur au général d'Espar- vieu.

Cependant Maurice se montrait attentif à la conversation qu'une vieille dame très douce te- nait avec l'abbé Lapetite, aumônier des dames du Saint-Sang. La vieille dame, fort éprouvée depuis quelque temps par des deuils et des maladies, désirait savoir pourquoi l'on est malheureux en ce monde, et elle demandait à l'abbé Lapetite :

Comment expliquez-vous les fléaux qui sévissent sur l'humanité? Pourquoi les pestes, les famines, les inondations, les tremblements de terre?

Il faut bien que Dieu se rappelle à nous

LA RÉVOLTE DES ANGES 73

de temps en temps, répondit labbé Lapetite avec un sourire céleste.

Maurice parut s'intéresser vivement à cette conversation. Puis il sembla fasciné par ma- dame Fillot^Grandin , jeune femme assez fraîche, mais dont la simple innocence ôtait toute saveur à la beauté, tout sel à la chair. Une très vieille dame, aigre et criarde, qui étalait, dans ses sombres lainages de pau- vresse, l'orgueil d'une grande dame de la finance chrétienne, s'écria d'une voix glapis- sante :

Eh bien! ma bonne madame d'Esparvieu, vous avez donc eu des ennuis; les journaux ont parlé à mots couverts de vols, de détour- nements commis dans la riche bibliothèque de monsieur d'Esparvieu, de lettres dérobées.

Ah! fit madame d'Esparvieu, s'il fallait croire tout ce que disent les journaux!...

Enfin, chère madame, vous avez retrouvé vos trésors. Tout est bien qui finit bien.

La bibliothèque est parfaitement en ordre, affirma madame d'Esparvieu. Il n'y manque rien.

Cette bibliothèque est à l'étage au-dessus,

74 LA REVOLTE DES ANGES

n'est-ce pas? demanda la jeune madame des Aubels, qui montrait pour les livres un intérêt inattendu.

Madame d'Esparvieu lui répondit que la bibliothèque occupait tout le second étage, et que l'on avait mis les livres les moins précieux dans les combles.

Ne pourrai-je point la visiter?

La maîtresse de la maison assura que rien n'était plus facile. Elle appela son fils :

Maurice, allez faire les honneurs de la bibliothèque à madame des Aubels.

Maurice se leva, et, sans prononcer une parole, monta au second étage, derrière ma- dame des Aubels. Il semblait indifférent, mais se réjouissait au dedans de lui-même, car il ne doutait pas que Gilberte n'eût feint le désir de voir la bibliothèque uniquement pour s'entre- tenir en secret avec lui. Et, tout en affectant l'indifférence, il se promettait de renouveler des offres qui, cette fois, ne seraient point refusées.

Sous le buste romantique d'Alexandre d'Es- parvieu, une petite ombre de vieillard les accueillit silencieusement, livide, les yeux

LA RÉVOLTE DES ANGES 75

creux, avec une expression habituelle et tran- quille d'épouvante.

Ne vous dérangez pas, monsieur Sariette, dit Maurice; je montre la bibliothèque à ma- dame des Aubels.

Maurice et madame des Aubels passèrent dans la grande salle se dressaient, sur les quatre faces, des armoires pleines de livres et que surmontaient les bustes peints en bronze des poètes, des philosophes et des orateurs de l'antiquité. Tout y reposait dans un ordre par- fait, qui semblait ne jamais avoir été troublé depuis les origines. On voyait seulement, à la place occupée la veille encore par un manus- crit inédit de Richard Simon, un trou noir. Cependant, près du jeune couple, M. Sariette, pâle, indistinct, muet, marchait sans bruit.

Maurice, adressant à madame des Aubels un regard de reproche :

Vrai! vous n'avez pas été gentille.

Elle lui fit signe que le bibliothécaire pouvait entendre. Mais il la rassura :

Ne faites pas attention. C'est le père Sariette. Il est devenu complètement idiot.

Et il répéta :

76 LA ÎIEVOLTE DKS ANGES

Non! vous n'avez pas été gentille. Je vous ai attendue: vous n'êtes pas venue. Vous m'avez rendu malheureux.

Après un moment de silence, pendant lequel on entendit le chant triste et doux de l'asthme dans les bronches du bonhomme Sariette, le jeune Maurice reprit avec force :

Vous avez tort. Elle :

Tort de quoi?

De ne pas vous arranger avec moi.

Vous y pensez encore?

Certainement.

C'était donc sérieux.

Tout ce qu'il y a de sérieux.

Touchée de l'assurance qu'il lui donnaii ainsi d'un sentiment sincère et constant, et pensant avoir assez combattu, Giîberte accorda à Maurice ce qu'elle avait refusé quinze jours auparavant.

Ils se glissèrent dans une embrasure de fenêtre, demère une énorme sphère céleste, l'on voyait gravés les signes du zodiaque et les fîsrures. des constellations, et là, le re- gard fixé sur le Lion, Ici Vierge et la Balance.

LA RÉVOLTE DES ANGES 77

en présence d'une multitude de Bibles, devant les œuvres des Pères grecs et latins, sous les images d'Homère, d'Eschyle, de Sophocle, d'Eu- ripide, d'Hérodote, de Thucydide, de Socrate, de Platon, d'Aristote, de Démosthène, de Cicé- ron, de Virgile, d'Horace, de Sénèque et d'Épic- tète, ils échangèrent la promesse de s'aimer et se donnèrent un long baiser sur la bouche.

Tout de suite après, madame des Aubels se rappela qu'elle avait encore des visites à faire et qu'il lui fallait filer vite : car l'amour ne lui avait pas fait perdre tout le soin de sa gloire. A peine franchissait-elle le palier avec Maurice, qu'ils entendirent un crirauqueet virent M. Sa- riette bondir éperdu dans l'escalier en criant :

Arrêtez-le! Airêtez-le! Je l'ai vu s'en- voler!... Il s'est échappé seul de sa tablette... Il a traversé la pièce... le voilà! le voilà! Il descend l'escalier... arrêtez... Il a passé la porte du rez-de-chaussée.

Qui? demanda Maurice.

M. Sariette regardait par la fenêtre du palier et murmurait plein d'horreur :

Il traverse le jardin!... Il entre dans le pavillon!... arrêtez-le!... arrêtez-le I

78 LA RÉVOLTE DES ANGES

Mais qui donc? redemanda Maurice. Pour Dieu, qui donc?

Mon Flavius Josèphe! s'écria M. Sariettc, Arrêtez-le!...

Et il tomba lourdement à la renverse.

Vous voyez bien qu'il est fou, dit Maurice à madame des Aubels, en relevant le malheu- reux bibliothécaire.

Gilberte, un peu pâle, dit qu'elle avait cru voir aussi, dans la direction indiquée par ce pauvre homme, quelque chose voier. Maurice n'avait rien vu mais il avait senti comme un coup de vent.

îl laissa M. Sariette entre les bras d'HippoIy te et de la femme de charge accourus au bruit.

Le vieillard avait un trou à la tête.

Tant mieux, dit la femme de charge. Cette blessure lui a peut-être évité un transport au cerveau.

Madame des Aubels donna son mouchoir pour étancher le sang, et recommanda une compresse d'arnica.

CHAPITRE IX

Oit ^7 apparaît que, comme l'a dit un vieux poète grec, « rien nest plus doux qu Aphro- dite dor )».

Bien qu'il possédât madame des Aûbels depuis six mois entiers, Maurice laimait en- core. A la vérité les beaux jours les avaient séparés. Faute d'argent, il avait accompa- gner sa mère en Suisse, puis habiter en famille le château d'Esparvieu. Elle avait passé l'été chez sa mère à Niort et l'automne sur une petite plage normande avec son mari, et ils s'étaient rejoints quatre ou cinq fois à peine. Depuis que l'hiver, favorable aux amants, les réunis- sait de nouveau dans la ville, sous son man- teau de brume, Maurice la recevait deux fois

80 LA RÉVOLTE DES ANGES

par semaine dans son petit rez-de-chaussée de la rue de Rome et n'y recevait qu'elle. Aucune femme ne lui avait inspiré des sentiments si constants et si fidèles. Ce qui augmentait son plaisir, c'est qu'il se croyait aimé. îl pensait qu'elle ne le trompait pas, non qu'il eût aucun motif de le croire; mais il lui sem- blait juste et naturel qu'elle se contentât de lui seul. Ce qui le fâchait le plus, c'était qu'elle se fît toujours attendre et tardât aux rendez-vous d'une durée inégale, mais souvent longue.

Or, le samedi 30 janvier, dès quatre heures du soir, galamment vêtu d'un pyjama à fieurs, Maurice attendait madame des Aubels dans la petite chambre rose, auprès d'un feu clair, en fumant du tabac d'Orient. Il rêva d'abord de l'accueillir avec des baisers prodigieux et des étreintes inusitées. Un quart d'heure s'étant écoulé, il médita des reproches affectueux et graves. Puis, après une heure d'attente trompée, il se promit de la recevoir avec un froid mé- pris.

Elle parut enfin, fraîche' et parfumée.

Ce n'était plus la peine de venir, lui dit-il

LA RÉVOLTE DES ANGES 8i

amèrement, tandis qu'elle posait sur la table son manchon et son petit sac et défaisait sa voilette devant l'armoire à glace.

Elle assura son chéri qu'elle ne s'était jamais fait tant de mauvais sang, et abonda en excuses, qu'il repoussait obstinément. Mais, dès qu'elle eut l'esprit de se taire, il ne lui fit plus de reproches : rien ne le distrayait plus du désir qu'elle lui inspirait.

Faite pour plaire et charmer, elle se désha- billait aisément, en femme qui sait qu'il lui est convenable d'être nue et décent de montrer sa beauté. Il l'aima d'abord avec la sombre fureur d'un homme en proie à la Nécessité, maîtresse des hommes et des dieux. Sous une frêle appa- rence, Gilberte était de force à subir les coups de la déesse inévitable. Ensuite, il l'aima d'une manière moins fatale, d'après les conseils de Vénus érudite et selon les guises des Eros ingénieux. A sa naturelle vigueur vinrent s'ajouter alors les inventions d'un esprit salace, comme s'enroule le pampre autour du javelot des Bacchantes. En voyant qu'elle se plaisait à ces jeux, il les prolongea, car il est dans la

nature des amants de rechercher la satisfaction

5.

82 LA REVOLTE DES ANGES

de l'objet aimé. Puis ils tombèrent tous deux dans une muette et molle langueur.

Les rideaux étaient tirés; la chambre bai- gnait dans une ombre chaude dansaient les lueurs des tisons. La chair et le linge sem- blaient phosphorescents; les glaces delarmoire et de la cheminée s emplissaient de clartés mystérieuses. Gilberte, maintenant, accoudée à l'oreiller, la tête dans la main, songeait. Un petit bijoutier, un homme de confiance, et très intelligent, lui avait montré un bracelet mer- veilleusement joli, perles et saphirs, qui valait très cher et qu'on aurait pour an morceau de pain. Une cocotte dans la dèche, pressée de s'en défaire, le lui avait remis. C'était une occa- sion comme il ne s'en présente guère et qu'il était malheureux de laisser échapper.

Veux-tu le voir, chéri? Je demanderai à mon petit bijoutier qu'il me le confie.

Maurice ne déclina pas précisément la pro- position. Mais n était visible qu'il ne prenait aucun intérêt au merveilleux bracelet.

Quand les petits bijoutiers, dit-il, trou- vent une bonne occasion, ils la gardent pour eux et n'en font pas profiter leurs clientes.

LA RÉVOLTE DES ANGES 83

D'ailleurs les bijoux sont pour rien en ce moment. Les femmes comme il faut n'en por. tent plus. On est tout aux sports, et le bijou est l'ennemi des sports.

Maurice parlait ainsi, contrairement à la vérité, parce que, ayant donné à son amie une pelisse de fourrure, il n'était pas pressé de lui faire un nouveau présent. Sans être avare, il regardait à la dépense. Ses parents ne lui fai- saient pas une très forte pension, et ses dettes grossissaient tous les jours. En satisfaisant trop promptement les désirs de son amie, il crai- gnait d'en faire renaître d'autres plus vifs. L'occasion lui semblait moins bonne qu'à Gil- berte et il tenait à garder l'initiative de ses libéralités* ïl se disait enfin que, s'il faisait trop de cadeaux, il ne serait plus sûr d'être aimé pour lui-même.

Madame des Aubels n'éprouva de cette atti- tude ni dépit ni surprise : elle avait de la dou- ceur et de la modération; elle connaissait les hommes, estimait qu'il faut les prendre comme ils sont; que, pour la plupart, ils ne donnent pas très volontiers et qu'une femme doit savoir se faire donner.

8* LA RE'VOLTE DES ANGES

Soudain un bec de gaz, allumé dans la rue, éclaira les fentes des rideaux.

- Six heures et demie, dit-elle, il faut se rhabiller.

Aiguillonné par ce coup d'aile du temps qui fuyait, Maurice sentit se réveiller ses désirs et se ranimer ses forces. Blanche et radieuse hostie, Gilberte, la tête renversée, les yeux mourants, les lèvres entr'ouvertes, pâmée, exhalait un long souffle quand, tout à coup, se dressant sur ses reins, elle poussa un cri d'épou- vante.

Qu'est-ce que c'est que ça?

- Tiens-toi donc tranquille, dit Maurice, en la retenant dans ses bras.

En l'état il était, la chute du ciel ne l'eût pomt inquiété. Mais d'un bond eUe lui échappa. Blottie dans la ruelle, les yeux pleins d'effroi elle montrait du doigt une figure apparue dans un coin de la chambre, entre la cheminée et 1 armoire à glace. Puis, ne pouvant supporter cette vue, et près de s'évanouir, elle se cacha •e visage dans les mains.

CHAPITRE X

Qui passe de beaucoup en audace les ima- ginations de Dante et de Milton.

Maurice, tournant enfin la tête, vit la figure et, s'aperce vant qu'elle bougeait, eut peur à son tour. Cependant Gilberte reprenait ses sens ; elle s'imagina que ce qu'elle venait de voir était quelque maîtresse que son amant avait cachée dans la chambre. A l'idée d'une telle trahison, enflammée de colère et de dépit, bouillant d'indignation et dévisageant sa rivale prétendue :

Une femme, s'écria-t-elle... une femme nue, encore!... Tu me reçois dans une cham- bre où tu fais venir tes femmes, et, quand

86 LA RÉVOLTE DES ANGES

j'arrive, elles n'ont pas eu le temps de se rha- biller. Et tu me reproches d'être arrivée trop tard. Tu en as un front! Allons, ouste, fais déguerpir ta grue... Tu sais, si tu voulais nous avoir toutes les deux ensemble, il fallait au moins me demander si ça me convenait...

Maurice, les yeux écar quilles et cherchant à tâtons sur la table de nuit un revolver qui n'y avait jamais été, souffla à l'oreille de son amie :

Tais-toi donc î ce n'est pas une femme... On n'y voit goutte... mais il me semble que c'est plutôt un homme.

Elle remit ses mains sur ses yeux et hurla de plus belle :

Un homme! D'où sort-il? Un voleur!... un assassin!... Au secours! au secours! Mau- rice, tue-le ! tue-le ! . . . Allume. . . Non ! n'allume pas!

Elle fit vœu mentalement, si elle échappait à ce péril, de brûler un cierge à la sainte Vierge. Ses dents claquaient.

La figure fit un mouvement.

N'approchez pas! cria Gilberte, n appro- chez pas !

Elle offrit au voleur de lui jeter tout ce qu'elle

LA RÉVOLTE DES ANGES 87

avait sur le guéridon d'argent et de bijoux, s'il consentait à ne pas bouger.

Parmi ses surprises et ses épouvantements, il lui vint Tidée que son mari, dissimulant ses soupçons, 1 avait fait suivre, avait aposté des témoins, requis le commissaire de police. En une seconde, elle vit distinctement un long et douloureux avenir, l'éclat d'un scandale mon- dain, le mépris affecté, le lâche abandon de ses amies, les justes moqueries de la société, car enfin il est ridicule de se faire prendre. Elle vit le divorce, la perte de son rang et de sa situation. Elle vit son existence étroite et cha- grine chez sa mère, personne ne lui ferait la cour, car les hommes s'éloignent des femmes qui ne leur donnent pas la sécurité de l'état conjugal. Et pourquoi tout cela? Pourquoi celte ruine, ce désastre? Pour une bêtise, pour rien. Ainsi parla, dans un éclair, la conscience de Gilberte des Aubels.

Ne craignez pas, madame, dit une voix - très douce.

Elle fut un peu rassurée et trouva la force de demander :

Qui êtes-vous?

88 LA RÉVOLTE DES ANGES

Je suis un ange, répondit la voix.

Vous dites?...

Je suis un ange ; je suis l'ange gardien de Maurice.

Répéte2!... Je deviens folle... Je ne com- prends pas.

Maurice, sans comprendre davantage, était indigné. Ayant rajusté son pyjama, il sauta du lit et se montra couvert de fleurs. De sa main droite, armée d'une pantoufle, il fit un geste menaçant et dit d'une voix rude :

Vous êtes un malotru... Faites-moi le plaisir de sortir par vous êtes venu.

- Maurice d'Esparvieu, reprit la douce voix, Celui que vous adorez comme votre créa- teur a placé auprès de chaque fidèle un bon ange, avec la mission de le conseiller et de le garder : c'est l'opinion constante des Pères : elle se fonde sur plusieurs endroits de l'Écri- ture; l'Église l'admet unanimement, sans tou- tefois prononcer, l'anathème contre ceux qui suivent un avis contraire. Vous vovez devant vous un de ces anges, le vôtre, Maurice. Je fus chargé de veUler sur votre innocence et de garder votre chasteté.

LA REVOLTE DES ANGES 89

C'est possible, répliqua Maurice; mais sûrement vous n'êtes pas un homme du monde. Un homme du monde ne se permettrait pas d'entrer dans une chambre au moment où... Snfin, qu'est-ce que vous fichez là?

J ai revêtu l'aspect que vous voyez, Mau- rice, parce que, devant agir désormais parmi les hommes, il me faut me rendre semblable à eux. Les Esprits célestes possèdent la faculté de s'envelopper d'une forme apparente qui les rend visibles et sensibles. Cette forme est réelle, puisqu'elle est apparente et qu'il n'y a de réalité au monde que les apparences.

Gilberte, maintenant tranquillisée, arrangea ses cheveux sur son front. L'ange poursuivit :

Les Esprits célestes prennent, à leur gré, l'un et l'autre sexe, ou tous les deux à la fois. Mais ils ne sauraient se déguiser à tout moment selon leur caprice et l§ur fantaisie. Leurs métamorphoses sont soumises à des lois sta- bles, que vous ne sauriez comprendre. Ainsi, je n'ai ni le désir, ni la puissance de me trans- former, sous vos yeux, pour votre amusement ou le mien, en lion, en tigre, en mouche, en

90 LA REVOLTE DES ANGES

copeau de sycomore, à l'exemple de ce jeune Égyptien, dont l'histoire fut trouvée dans un tombeau, ou bien de me changer en âne, comme fit Lucius avec la pommade de la jeune Fotis. Ma sagesse avait fixé par avance l'heure de mon apparition aux hommes; rien ne pouvait la devancer ni la retarder.

Impatient de clarté, Maurice demanda pour la seconde fois :

Enfin, qu'est-ce que vous êtes venu « fiche » ici ?

Joignant alors sa voix à celle de son amant :

C'est vrai! qu'est-ce que vous faites là? demanda madame des Aubels.

L'ange répondit :

Homme, prête roreille; femme, entends ma voix ! Je vais vous révéler un secret d'où dépend le sort de l'univers. Me dressant contre Celui que vous considérez comme le créateur de toutes choses visibles et invisibles, je pré- pare la révolte des anges.

Ne plaisantez pas, dit Maurice, qui avait la foi et ne souffrait pas qu'on se jouât des choses saintes.

Mais l'ange, d'un ton de reproche :

LA RÉVOLTE DES ANGES

Qui VOUS fait croire, Maurice, que je suis frivole et que je me répands en paroles vaines?

Allons donc! fit Maurice, en haussant les épaules, vous n allez pasvous révolter contre...

Il montra le plafond, n'osant achever. Mais lange :

Ne savez-vous point que les fils de Dieu se sont déjà révoltés et qu'un grand combat fut livré dans le ciel?

Il y a longtemps de cela, dit Maurice, en mettant ses chaussettes.

Alors l'ange:

C'était avant la création du monde. Mais rien n'est changé depuis dans les cieux. La nature des anges n'est pas différente aujour- d'hui de ce qu'elle était à l'origine. Ce qu'ils firent alors, ils peuvent maintenant le refaire.

Non! ce n'est pas possible : c'est contre la foi. Si vous étiez un ange, un bon ange, comme vous le prétendez, vous n'auriez pas l'idée de désobéir à votre créateur.

Vous vous trompez, Maurice, et l'autorité des Pères vous condamne. Origène professe en ses homélies que les bons anges sont faillibles, qu'ils pèchent tous les jours et tombent du

92 LA REVOLTE DES ANGES

ciel comme des mouches. Peut-être êtes-vous tenté de récuser ce père, (si j'ose dire) malgré sa connaissance des Écritures, parce qu'il est exclu du Canon des Saints. En ce cas je vous rappellerai le deuxième chapitre de YApoca- lypsBt les Anges d'Ephèse et de Pergame sont réprimandés pour avoir mal gardé leur Église. Vous alléguerez sans doute que les anges dont parle ici i apôtre sont proprement les évoques de ces deux villes, qu'il appelle -anges à cause de leur ministère. Il se peut et j'y consens. Mais qu'opposerez-vous, Maurice, à l'opinion de tant de docteurs et de pontifes qui enseignent tous que les anges sont muables du bien au mal? C'est ce qu'affirme saint Jé- rôme, dans son Épitre à Damase.,.

Monsieur, dit madame des Aubels, retirez- vous, je vous prie.

Mais l'ange ne l'entendit point et pour- suivit :

... Saint Augustin, De la vraie religion, chapitre xiii ; saint Grégoire, Morales, cha- pitre XXIV ; Isidore,...

Monsieur, laissez-moi m'habiller ; je suis pressée.

LA RÉVOLTE DES ANGES 93

... Du souverain bien^ livre premier, chapitre xii; Bède, Sur Job,..,

Monsieur, je vous en prie...

... Chapitre viii; Damascenus, De la Foi, livre II, chapitre m. Ce sont là, je crois, des autorités d'un poids suffisant ; et il ne vous reste plus, Maurice, qu'à reconnaître votre erreur. Ce qui vous a trompé, c'est que vous n'avez pas considéré ma nature, qui est libre, active et mobile, comme celle de tous les anges, et que vous avez uniquement regardé les grâces et les félicités dont vous me croyez comblé. Lucifer n'en reçut pas moins : il se révolta pourtant.

Mais pourquoi vous révoltez-vous? Pour' quoi? demanda Maurice.

Isaïe, répondit l'enfant de lumière, Isaïe avait déjà demandé avant vous : « Quomodo cecidisti de coelo, Lucifer, qui mane orie- baris? » Soyez instruit, Maurice! Avant les temps, les anges se levèrent pour la domina- tion des cieux. Le plus beau des séraphins s'est révolté par orgueil. Moi, c est la science qui m'a inspiré un généreux désir de maffran- chir. Me trouvant auprès de vous dans une maison qui contient une des plus vastes biblio-

94 LA RÉVOLTE DES ANGES

thèques du monde, j'ai pris le goût de la lecture et l'amour de Tétude. Tandis que, fatigué par les travaux d'une vie grossière, vous dormiez d'un sommeil épais, m'entourant de livres, j'étudiais, je méditais les textes tantôt dans une salle de la .bibliothèque sous les images des grands hommes de l'antiquité, tantôt au fond du jardin, dans la cliambre du pavillon qui précède la vôtre.

En entendant ces mots, le jeune d'Esparvieu éclata de rire et donna de grands coups de poing dans l'oreiller, signes certains d'une hilarité impossible à contenir. ,

Ah ! ah ! ah ! C'est vous qui avez mis à sac la bibliothèque à papa et qui avez rendu fou ce pauvre père Sariette. Vous savez : il est devenu complètement idiot.

Occupé, dit l'ange, à me former une intel- ligence souveraine, je ne me suis pas soucié de cet être inférieur ; et quand il a pensé mettre obstacle à mes recherches et troubler mes tra- vaux, je l'ai puni de son importunité.

» Une certaine nuit d'hiver, dans la salle des philosophes et des sphères, je lui ai abattu sur la tête un livre d'un grand poids, qu'il

LA REVOLTE DES ANGES yo

essayait d'arracher à mes mains invisibles. Plus récemment, enlevant d'un bras vigoureux formé d'une colonne d'air condensé, un pré- cieux manuscrit de Flavius Josèphe, je causai une telle frayeur à cet imbécile, qu'il s'en alla on hurlant sur le palier et (pour emprunter à Dante Alighieri une forte expression) tomba comme un corps mort tombe. Il en fut bien récompensé, car vous lui donnâtes, madame, pour étancher le sang de ses blessures, votre mouchoir parfumé... C'est le jour, s'il vous en souvient, où, derrière une sphère céleste, vous échangeâtes avec Maurice un baiser sur la bouche.

Monsieur ! fit en fronçant le sourcil madame des Aubels outrée, je ne vous permets pas...

Mais elle s arrêta aussitôt, songeant que ce n'était pas le moment de se montrer trop exi- geante à l'endroit du respect.

L'ange poursuivit, impassible :

J'avais résolu d'examiner les fondements de la foi. Je me suis attaqué d'abord aux monuments du judaïsme, et j'ai lu tous les textes hébreux.

96 LA REVOLTE DES ANGES

Vous savez donc l'hébreu! s'écria Mau- rice.

L'hébreu est ma langue natale : dans le paradis nous n'avons longtemps parlé que celle-là.

Ah! vous êtes juif : j'aurais m'en apercevoir à votre manque de tact.

L'ange, sans daigner entendre, reprit de sa voix mélodieuse :

J'ai pénétré les antiquités orientales, la Grèce et Rome, j'ai dévoré les théologiens, les philosophes, les physiciens, les géologues, les naturalistes. J'ai su, j'ai pensé, j'ai perdu la foi.

Comment? vous ne croyez pas en Dieu?

J'y crois, puisque mon existence dépend de la sienne et que, s'il n'est plus, je tombe moi-même dans le néant. J'y crois comme les silènes et les ménades croyaient à Dionysos et pour les mêmes raisons. Je crois au Dieu des juifs et des chrétiens. Mais je nie qu'il ait créé le monde; il en a tout au plus organisé une faible partie, et tout ce qu'il a touché porte la

•marque de son esprit imprévoyant et brutal. Je ne pense pas qu'il soit éternel ni infini, car il

LA RÉVOLTE DES ANGES 97

est absurde de concevoir un être qui n'est pas fini dans l'espace ni le temps. Je le crois borné et même très borné. Je ne crois plus qu'il soit le Dieu unique; pendant fort longtemps, il ne le crut cas lui même : il fut d'abord polythéiste. Plus tard, son orgueil et les flatteries de ses adorateurs le rendirent monothéiste. Il a peu de suite dans les idées ; il est moins puissant qu'on ne pense. Et, pour tout dire, c'est moins un dieu qu'un démiurge ignorant et vain. Ceux qui, comme moi, connaissent sa véri- table nature l'appellent laldabaoth.

Gomment dites-vous?

laldabaoth.

Qu'est-ce que c'est que ça, laldabaoth?

Je vous l'ai dit : c'est le démiurge que, dans votre aveuglement, vous adorez comme le dieu unique.

Vous êtes fou. Je ne vous conseille pas de conter de pareilles bourdes à l'abbé Pa- touille.

Je n'espère point, cher Maurice, percer ^ les ténèbres épaisses de votre intelligence. Sachez seulement que je vais combattre ïalda- / baoth avec l'espoir de le vaincre. i

« /

98 LA REVOLTE DES ANGES

Croyez-moi, vous ne réussirez pas.

Lucifer ébranla son trône et tint un moment la victoire incertaine.

Comment vous appelez-vous?

Abdiel pour les anges et les saints, Arcade pour les hommes.

Elî bien! mon pauvre Arcade, je regrette de vous voir tourner si mal. Mais avouez que vous vous moquez de nous. Je comprendrais à la rigueur que vous quittiez le ciel pour une femme. L'amour fait faire les plus grandes sot- tises. Mais vous ne me ferez jamais croire que vous, qui avez vu Dieu face à face, vous ayez trouvé ensuite la vérité dans les bouquins du père Sariette. Non, cela ne pourra jamais m entrer dans la tète!

Mon cher Maurice, Lucifer é^ait face à face avec Dieu, pourtant il refusa de le servir. Quant à la sorte de vérité qu'on trouve dans les livres, c'est une vérité qui fait discerner quelquefois comment les choses ne sont pas^ sans nous faire jamais découvrir comment elles sont. Et cette pauvre petite vérité a suffi à me prouver que Celui en qui je croyais aveu- glément n'est pas croyable et que les hommes

LA RÉVOLTE DES ANGES 99

et les anges ont été trompés par les mensonges de laldabaoth.

Il n'y a pas de laldabaoth. Il y a Dieu. Allons, un bon mouvement, Arcade ! renoncez à vos folies, à vos impiétés, désincarnez-vous, redevenez un pur esprit et reprenez votre em- ploi d'ange gardien. Rentrez dans le devoir. Je vous pardonne, mais qu'on ne vous voie plus.

Je voudrais vous contenter, Maurice. Je me sens pour vous quelque tendresse, car mon cœm" est faible. Mais ma destinée m'attire désorm.ais vers les êtres capables de penser et d'agir.

Monsieur Arcade, dit madame des Aubels, retirez-vous, je vous en prie. Cela me gêne horriblement d'être en chemise entre doux hommes. Croyez bien que je n'en ai pas l'ha- bitude.

CHAPITRE

Comment Tange^ vêtu des dépouilles dun sui-^ cidéj laissa le jeune Maurice privé de son céleste gardien*

Accroupie sur le lit, ses genoux polis lui- saient dans l'ombre au-dessous de la chemise courte et légère ; de ses bras croieés couvrant ses seins, elle n'abandonnait aux regards que ses épaules grasses et rondes et ses cheveux fauves éperdament défaits.

Rassurez-vous, madame, répondit l'ap- parition ; votre situation n'est pas aussi sca- breuse que vous dites : vous n'êtes pas ici de- vant deux hommes, mais bien devant un homme et un ange.

Elle examina l'étranger d'un œil qui, son-

LA RÉVOLTE DES ANGES ICI

dant les ténèbres, s'inquiétait de quelque indice vague, mais non pas médiocre, et demanda :

Monsieur, est-ce bien sûr que vous êtes un ange ?

L'Apparition la pria de n en point douter et donna des renseignements précis sur son ori- gine :

II y a trois hiérarchies d'esprits célestes, composées chacune de neuf chœurs ; la pre- mière comprend les Séraphins, les Chérubins et les Trônej^ ; la deuxième, les Dominations, les Vertus et les Puissances; la troisième, les Principautés, les Archanges et les Anges pro- prement dits. J'appartiens au neuvième chœur de la troisième hiérarchie.

Madame des Aubels, qui gardait des raisons de douter, en exprima du moins une :

Vous n'avez pas d ailes.

Pourquoi en aurais-je, madame? Suis-je tenu de ressembler aux anges de vos bénitiers? Ces rames de plumes, qui battent en cadence les ondes des airs, les messagers du ciel n'en chargent pas toujours leurs épaules. Les chéru- bins peuvent être aptères. Ils n'avaient point d'ailes ces deux anges trop beaux, qui pa&sè-

6.

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\

. V

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rent une nuit inquiète dans la maison de Loth, assiégée par une troupe orientale. Non! ils paraissaient tout semblables à des hommes et la poussière du c'iemin couvrait leurs pieds, que le patriarche lava d'une main pieuse. Je vous ferai observer, madame, que selon la science des métamorphoses 'organiques, créée par Lamarck et Darwin, les ailes des oiseaux se sont transformées successivement en pieds antérieurs chez les quadrupèdes et en bras chez les primates. Et il vous souvient psut-être, Mau- rice, que, par un phénomène d'atavisme assez fâcheux, miss Kat, votre bonne anglaise, qui prenait tant de plaisir à vous donner la fessée, avait des bras très semblables aux ailerons d'une volaille plumée. Aussi peut-on dire qu'un être qui possède à la fois des bras et des ailes est un monstre et relève de la tératologie. Nous avons au paradis des chérubins ou kéroubs en forme de taureaux ailés ; mais ce sont les lourdes inventions d'un Dieu qui n'est pas artiste. Il est vrai cependant, il est vrai que les Victoires du temple d'Athéna Niké, sur l'acro- pb}e d'Athènes, sont belles avec des bras et des ailôiS ; il est vrai que la victoire de Brescia est

LA REVOLTE DES ANGES 103

belle, les bras étendus et ses longues ailes re- tombant sur ses reins puissants. C'est un de ces miracles du génie grec d'avoir su créer des monstres harmonieux. Les Grecs ne se trom- paient jamais. Les modernes se trompent tou- jours.

Enfin, dit madame des Aubels, vous n'avez pas Fair d'un pur esprit.

J'en suis pourtant un, madame, s'il en fut jamais. Et ce n'est pas à vous, qui avez été baptisée, d'en douter. Plusieurs Pères, tels que saint Justin, Tertullien, Origène et Clément d'Alexandrie, ont pensé que les anges ne sont pas purement spirituels et possèdent un corps formé d'une matière subtile. Saint Au- gustin est d'avis que les anges ont un corps lumineux. Cette opinion a été repoussée par l'Église ; je suis donc Esprit. Mais qu'est-ce que l'Esprit et qu'est-ce que la matière? On les opposait autrefois comme les deux contraires ; et maintenant votre science humaine tend à les réunir comme deux aspects d'une même chose. Elle enseigne que tout sort de l'éther et que tout y rentre, que le seul mouvement transforme les ondes célestes en pierres et en métaux et que

*04 LA REVOLTE DES ANGES

les atomes répandus dans l'espace illimité forment, par les différentes vitesses de leurs orbites, toutes les substances du monde sen- sible..

^ Mais madame des Aubeîs n'écoutait pas ; une idée loccupait, et, pour en avoir le cœur net, elle demanda :

Depuis quand êtes-vous là?

J'y suis venu avec Maurice. Elle secoua la tête :

Eh bien ! c'est du joli î

Mais Fange poursuivit avec une sérénité céleste :

Tout n est dans l'univers que cercles, ellipses, hyperboles, et les mêmes lois qui ré- glassent les astres gouvernent ce grain de pous- sière. Par les mouvements originels et natifs de sa substance, mon corps est esprit; mais il peut affecter, comme vous voyez, l'état maté- riel en changeant le rythme de ses éléments.

Il dit et s'assit dans un fauteuil sur les bas noirs de madame des Aubels.

Une horloge sonna :

-- Mon Dieu ! sept heures, s'écria Gilberte : Qu'est-ce que je vais dire à mon mari? Il me

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•croit au thé de la rue de Rivoli. Nous dînons ce soir chez les La Verdelière. Allez-vous-en vite, monsieur Arcade. Il faut que je m na- hille : je n'ai pas une seconde à perdre.

L ange répondit qu'il se ferait un devoir d'obéir à madame des Aubels s'il était en état de se montrer décemment en public, mais qu'il ne pouvait songer à paraître dehors sans aucun vêtement. _

Si j'allais nu dans la rue, ajouta-t-il, j'offenserais un peuple attaché à ses habi- tudes anciennes, qu'il n'a jamais examinées. C'est le fondement des mœurs. Autrefois, les anges, comme moi révoltés, se montraient aux chrétiens sous des apparences grotesques et ridicules, noirs, cornus, velus, coués, les pieds fourchus, et parfois avec un visage humain sur le derrière. Pure^ niaiserie !... Ils étaient la risée des gens de goût, ne fai- saient peur qu'aux vieilles femmes et aux petits enfants, et ne réussissaient à rien.

C'est vrai qu'il ne peut pas sortir comme il est, dit équitablement madame des Aubels.

Maurice jeta au messager céleste son pyjama et ses pantoufles. Comme habits de ville, ce

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n'était pas assez. Giîberte pressa son amant de couru- tout de suite à la recherche de vêtements. Il proposa d'aller en demander au concierge. Elle mit beaucoup de violence à len dissuader. C'était, selon elle, une imprudence folle, que de mettre des portiers dans une pareille affaire. Voulez-vous, s'écria-t-eile, qu'ils sachent que...

Elle montra lange et n'acheva pas.

jeune d'Esparvieu s'en fut à la recherche d'un marchand d'habits.

Cependant Giîberte, qui ne pouvait tarder davantage sans causer un horrible scandale mondain, fit jaillir la lumière et s'habilla devant lange. Elle le fit sans embarras, car elle savait s'accommoder aux circonstances, et elle con- cevait que, dans des rencontres inouïes, qui mêlaient le ciel à la terre en une confusion ineffable, il était permis de retrancher sur la pudeur. Elle se savait d'ailleurs bien faite et avait des dessous réduits à la mode. Com^me l'apparition se refusait, par discrétion, à revêtir le pyjama de Maurice, il fut impossible à Giîberte de ne pas s'apercevoir, à la clarté des lampes, que ses soupçons étaient fondés et que les

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anges ont vraiment une apparence d'hommes. Curieuse de savoir si cette apparence était vaine ou réelle, elle demanda au fils de la lumière si les anges étaient comme les singes à qui, pour aimer les femmes, il ne manque que de l'argent.

Oui, Gilberte, répondit Arcade, les anges sont capables d'aimer les mortelles. L'Écriture l'enseigne. Il est dit, au septième livre de la Genèse : « Lorsque les hommes eurent com- mencé à être nombreux à la surface de la terre, et qu'il leur fut des filles, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils prirent pour femmes toutes celles qui leur plurent. »

Tout à coup, Gilberte sa lamenta :

Mon Dieu ! je ne pourrai jamais agrafer ma robe ; elle se ferme dans le dos.

Quand Mauricer^ rentra dans la chambre, il trouva l'ange agenouillé, liant les souliers de la femme adultère.

Ayant pris sur la table son manchon et son sac :

Je n'oublie rien? non... dit Gilberte. Bonsoir, monsieur Arcade, bonsoir, Maurice...

108 LA RÉVOLTE DES ANGES

Ah! vrai, je me la rappellerai, cette journée-là. Et elle disparut comme un songe.

Tenez, fit Maurice en jetant à l'ange un tas de hardes.

Le jeune homme, ayant avisé aux vitres d'un brocanteur des haillons lamentables, mêlés à des clarinettes et à des clysopompes, avait acheté pour dix-neuf francs la défroque d'un pauvre honteux qui s'habillait de noir et s'était suicidé. L'ange, avec une majesté native, reçut ces vêtements et s'en revêtit. Portés par bii, ils prirent une élégance inattendue.

Il fit un pas vers la porte.

Alors, vous me quittez, lui dit Maurice. C'est décidé ? Je crains bien que vous ne re- grettiez amèrement un jour ce coup de tête.

Je ne dois pas regarder en arrière. Adieu,

Maurice.

Maurice lui glissa timidement cinq louis dans

la main.

Adieu, Arcade.

Mais lorsque l'ange franchit la porte, au mo- ment précis l'on ne voyait plus de lui, dans Tembrasure, que son talon levé, Maurice le rappela :

LA RÉVOLTE DES ANGES 109

Arcade!... Je n'y songeais pas!... Je n'ai plus d'ange gardien, moi !

Il est vrai, Maurice, vous n'en avez plus.

Alors qu'est-ce que je deviendrai?... On a besoin d'un ange gardien. Dites-moi : n'y a-t-il pas de graves inconvénients, n'y a-t-il pas péril à n'en pas avoir ?

Avant de vous répondre, Maurice, je vous demanderai si vous voulez que je vous parle selon vos croyances, qui furent aussi les miennes, selon les enseignements., de l'Eglise et la foi catholique, ou selon la philosophie natu- relle.

Je me moque bien de votre philosophie naturelle. Répondez-moi conformément à la religion que je crois et que je professe, dans laquelle je veux vivre et mourir.

Eh bien ! mon cher Maurice, la perte de votre ange gardien vous privera probablement de certains secours spirituels, de certaines grâces célestes. Je vous exprime à ce sujet le sentiment constant de l'Eglise. Vous manque- rez d'une assistance, d'un appui, d'un récon- fort qui vous eussent guidé et affermi dans la voie du salut. Vous aurez moins de force pour

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110 LA REVOLTE DES ANGES

éviter le péché. Vous n'en aviez déjà pas beau- coup. Enfîn^ vous serez, dans l'ordre spirituel, sans vigueur et sans joie. Adieu, Maurice. Quand vous verrez madame des Aubels, rap- pelez-moi je vous prie à son souvenir.

Vous partez?

Adieu.

Arcade disparut, et Maurice, abîmé dans une bergère, resta longtemps la tête dans ses mains.

CHAPITRE XII

Oit il est dît comment l'ange Mirar, en por- tant des grâces et des consolations dans le quartier des Champs-Elysées j à Paris, vit une chanteuse de café-concert, nommée Bou- chotte, et Vaima.

Par les rues pleines d'un brouillard roux, piqué de lumières jaunes et blanches, les chevaux soufflaient leur haleine fumante et que sillonnaient les phares rapides des autos, lange prit sa course et, mêlé aux flots noirs des piétons qui s'écoulaient sans cesse, traversa la ville du nord au sud jusques aux boulevards déserts de la rive gauche. Non loin des vieux murs de Port-Royal, un petit restaurant jette chaque soir sur la voie la clarté trouble de ses vitres

112 LA RÉVOLTE DES ANGES

couvertes de buée. Arrêtant ses pas.. Arcade pénétra dans la salle s'exhalaient des odeurs grasses et chaudes, agréables aux malheureux transis de froid et de faim. D'un coup d'oeil, il y vit des nihilistes russes, des anarchistes ita- liens, des réfugiés, des conspirateurs, des révol- tés de tous les pays, vieilles têtes pittoresques, d'où coulent la chevelure et la barbe comme des rochers les torrents et les cascades, jeunes visages d'une dureté virginale, regards sombres et farouches, pâles prunelles d'une douceur in- finie, faces torturées, et dans un coin deux femmes russes, l'une très belle, l'autre hideuse, toutes deux pareilles en leur égale indifférence à la laideur comme à la beauté. Mais ne trou- vant point la figure qu'il cherchait, car il n'y avait point d'anges dans la salle, il prit place à une petite table de marbre restée libre.

Les anges, sous l'aiguillon de la faim, man- gent ainsi que les animaux terrestres, et leur nourriture, transformée parla chaleur digestive, s'identifie à leur céleste substance. Ayant vu trois anges sous les chênes de Mambré, Abra- ham leur offrit des gâteaux pétris par Sarah, un veau tout entier, du beurre et :'u lait, et ils

LA REVOLTE DES ANGES 113

mangèrent. Loth, ayant reçu deux anges dans sa maison, fît cuire des pains sans levain, et ils mangèrent. Arcade reçut d'un garçon crasseux un beafsteack coriace, et il mangea. Cependant il songeait aux doux loisirs, aux repos, aux dé- licieuses études qu'il avait quittés, à la lourde tâche qu'il avait assumée, aux travaux, aux fatigues, aux périls qu'il se préparait, et son âme était triste et son cœur se troublait.

Comme il achevait son modique repas, un jeune homme de pauvre mine et de mince vê- tement entra dans la salle et, ayant du regard parcouru les tables, s'approcha de l'ange et le salua du nom d'Abdiel, parce qu'il était lui- même un esprit céleste.

Je savais bien, Mirar, que tu viendrais à mon appel, répondit Arcade, donnant pareille- ment à son frère angélique le nom que celui-ci portait autrefois dans le ciel.

Mais la mémoire de Mirar y était perdue depuis que cet archange avait quitté le service de Dieu. Il se nommait Théophile Bêlais sur la terre, et, pour gagner son pain, donnait, le jour, des leçons de musique à de jeunes enfants, la nuit, jouait du violon dans les bastringues.

114 LA RÉVOLTE DES ANGES

C'est toi, cher Abdiel, répliqua Théo- phile; nous voici donc réunis en ce triste monde !.. .Je suis heureux de te revoir. Pourtant, je te plains, car nous menons ici une dure vie.

Mais Arcade :

Ami, ton exil finira. J ai de grands des- seins : je veux t'en faire part et t'y associer.

Et l'ange tutélaire du jeune Maurice, ayant commandé deux cafés, révéla a son compagnon ses idées, ses projets; il exposa comment, de séjour sur la terre, il s'était livré à des recher- ches peu habituelles aux esprits célestes et avait approfondi les théologies, les cosmogo- nies, les systèmes du monde, les théories de Ja matière, les modernes essais sur la transfor- mation et la perte de l'énergie. Ayant, disait-il, étudié la nature, il l'avait trouvée en perpé- tuelle contradiction avec les enseignements du Maître qu'il servait. Ce seigneur, avide de louanges, qu'il avait longtemps adoré, lui appa- raissait maintenant comme un tyran ignare, stupide et cruel. Il l'avait renié, blasphémé, et brûlait de le combattre. Son dessein était de recommencer la révolte des Anges. Il voulait la guerre, espérait la victoire.

LA RÉVOLTE DES ANGES 115

Mais il importe avant tout, ajouta-t-il, de connaître nos forces et celles de l'adversaire.

Et il demanda, si les ennemis de laldabaoth étaient nombreux et paissants sur la terre.

Théophile leva sur son frère un regard sur- pris. Il semblait ne pas comprendre les propos qui lui étaient adressés.

Cher compatriote, lui dit-il, je me suis rendu à ton invitation parce qu'elle venait d'un vieux camarade ; mais j'ignore ce que tu attends de moi, et je crains de ne pouvoir t'aider en rien. Je ne fais pas de politique ; je ne m'érige point en réformateur. Je ne suis pas, comme toi, un esprit révolté, un libre penseur, un révolutionnaire. Je demeure fidèle, au fond de mon âme, à mon créateur céleste. J'adore encore le Maître que je ne sers plus, et je pleure les jours où, me couvrant de mes ailes, je formais, avec la multitude des enfants de la lumière, une roue de flamme autour de son trône glorieux. L'amour, l'amour profane m'a seul séparé de Dieu. J'ai quitté le ciel pour suivre une fille des hommes. Elle était belle et chantait dans les cafés-concerts.

Ils se levèrent. Arcade accompagna Théo

116 LA RÉVOLTE DES ANGES

phile, qui demeurait à l'autre bout de la ville, au coin du boulevard Rochechouart et de la rue de Steinkerque. Tout en marchant par les rues désertes, Famant de la chanteuse conta à son frère ses amours et ses peines.

Sa chute, qui datait de deux ans, avait été soudaine. Appartenant au huitième chœur de la troisième hiérarchie, il était chargé de porter des grâces aux fidèles, qui subsistent encore nombreux en France, spécialement parmi les officiers supérieurs des armées de terre et de mer.

Une nuit d'été, dit-il, comme je descen- dais du ciel pour distribuer des consolations, des persévérances et de bonnes morts à diverses personnes pieuses du quartier de l'Etoile, mes yeux, bien qu'habitués aux clartés immortelles, furent éblouis par les fleurs de feu dont les Champs-Elysées étaient semés. De grands can- délabres, qui marquaient, sous les arbres, l'en- trée des cafés et des restaurants, donnaient au feuillage l'éclat précieux de Fémeraude. De longues guirlandes de perles lumineuses en- touraient les enceintes à ciel ouvert se ser- rait une foule d'hommes et de femmes? de/ant

LA RÉVOLTE DES ANGFi 119

un orchestre joyeux, dont les sons lîrère ce- confusément à mes oreilles. La nuit ^'iffi- chdude; mes ailes commençaient à se lasser. Je descendis dans un de ces concerts et m as- sis, invisible, parmi les auditeurs. A ce moment, une femme parut sur la scène, vêtue d'une robe courte et pailletée. Les reflets de la rampe et la peinture qui couvrait son visage n y lais- saient voir que le regard et le sourire. Son corps était souple et voluptueux. Elle chanta et dansa... Arcade, j'ai toujours aimé la mu- sique et la danse; mais la voix mordante et les mouvements insidieux de cette créature me jetèrent dans un trouble inconnu. Je pâlis, je rougis, mes yeux se voilèrent, ma langue sécha dans ma bouche ; je ne pouvais me mouvoir.

Et Théophile conta, en gémissant, comment, possédé du désir de cette femme, il ne remonta point au ciel; mais, ayant pris la forme d'un homme, vécut de la vie terrestre, car il est écrit : « En ce temps-là, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles. »

Ange tombé, ayant perdu son innocence

avec la vue de Dieu, Théophile gardait du

moins encore la simplicité de l'esprit. Vêtu de

7.

../» A REVOLTE DES ANGES

1-1 dérobés à l'étalage d'un revendeur j. i.e, il alla trouver celle qu'il aimait : elle ^e nommait Bouchotte et habitait un petit loge- ment à Montmartre. îl se jeta à ses pieds et lui dit qu'elle était adorable, qu'elle chantait déli- cieusement, qu'il l'aimait à la folie, qu'il re- nonçait pour elle à sa famille, à sa patrie, qu'il était musicien et n'avait pas de quoi manger. Touchée de tant de jeunesse, de candeur, de misère et d'amour, elle le nourrit, le vêtit et l'aima.

Cependant, après de longues et pénibles démarches, il trouva des leçons de solfège et se fît quelque argent, qu'il apportait à son amie sans en rien garder pour lui. Dès lors, elle ne l'aima plus. Elle le méprisa de gagner si peu et lui laissa voir son indifférence, sa lassitude et son dégoût. Elle l'accablait de reproches, d'iro- nies et d'injures : pourtant elle le gardait, ayant fait avec d'autres pire ménage, accoutumée aux querelles domestiques et, du reste, menant au dehors une existence très occupée, très sé- rieuse et très rude d'artiste et de femme. Théo- phile l'aimait comme la première nuit et souf- frait.

LA RÉVOLTE DES ANGES 419

Elle se surmène, dit-il à son frère cé- leste : c'est ce qui lui rend le caractère diffi- cile; mais je suis sûr qu'elle m aime. J'espère pouvoir prochainement lui donner plus de bien-être.

Et il parla longuement d'une opérette à la- quelle il travaillait et qu'il comptait faire jouer sur un théâtre parisien. Un jeune poète lui en avait donné le livret. C'était l'histoire d'Aline, reine de Golconde, d'après un conte du XV ni* siècle.

J'y sème, dit Théophile, des mélodies à profusion, je fais de la musique avec mon cœur. Mon cœur est une source inépuisable de mélodies. Malheureusement, on aime aujour- d'hui les arrangements savants, les écritures difficiles. Ils me reprochent d'être trop fluide, trop limpide, de ne pas assez colorer mon style; de ne pas demander à l'harmonie assez d'effets puissants et de contrastes vigoureux. L'harmo- nie, l'harmonie!... sans doute eîie a son mérite; mais elle ne dit rien au cœur. C'est la mélodie qui nous transporte et nous ravit et fait venir aux lèvres, aux yeux le sourire et les larmes.

120 LA RÉVOLTE DES ANGES

A ces mots, il se sourit et se pleura à lui- même. Puis il reprit avec émotion :

Je suis une fontaine de mélodies. Mais l'orchestration, voilà le chiendent! Au paradis, tu le sais. Arcade, nous ne connaissons en fait d'instruments que la harpe, le psaltérion et l'orgue hydraulique.

Arcade Fécoucait d'une oreille distraite. Il songeait aux projets qui emplissaient son âme et gonflaient son cœur.

Connais-tu des anges révoltés? demanda- t-il à son compagnon. Pour moi, je n'en con- nais qu'un seul, le prince îstar avec qui j'ai échangé quelques lettres et qui m'a offert de partager sa mansarde en attendant que je trouve à me loger dans cette ville je crois que les loyers sont très chers.

D'anges révoltés, Théophile n'en connaissait guère. Quand il rencontrait un esprit déchu dont il avait été jadis le camarade, il lui ser- rait la main, car il était fidèle à l'amitié. Quel- quefois il voyait le prince Istar. Mais il évitait tous ces m.auvais anges qui le choquaient par la violence de îeurs opinions et dont les con- versations l'assommaient.

LA RÉVOLTE DES ANGES 121

Alors, tu ne m'approuves pas! demanda l'impétueux Arcade.

Ami, je ne t'approuve ni ne te blâme. Je ne comprends rien aux idées qui t'agitent. Et je ne crois pas qu'il soit bon pour un artiste de faire de la politique. On a bien assez de s'occu- per de son art.

Il aimait son métier et avait l'espoir de per- cer un jour, mais les mœurs théâtrales le dé- goûtaient. Il ne voyait de chance de faire jouer sa pièce qu'en prenant un, deux et peut-être trois collaborateurs qui, sans y avoir travaillé, signeraient avec lui et partageraient les béné- fices. Bientôt Bouchotte ne trouverait plus d'engagements. Quand elle se présentait dans une boîte quelconque, le directeur commençait par lui demander combien elle prenait de parts dans l'affaire. C'étaient là, selon Théophile, de tristes mœurs.

CHAPITRE XIII

l'on entend la belle archange Zita exposer ses superbes desseins ei Von voit les ailes de Mirar mangées aux vers dans un placard.

Ainsi conversant, les deux anges avaient atteint le boulevard Rochechouart. A la vue d'une brasserie qui jetait sur la voie, dans la brume, une lumière dorée, Théophile se rap- pela soudain l'archange Ithurieî, qui, sous les dehors d'une femme belle et pauvre, habitait un méchant garni sur la Butte et venait chaque soir lire les journaux danfs cette brasserie. Le musicien l'y rencontrait souvent. Elle s'appe- lait Zita. Il n'avait jamais eu la curiosité de connaître les opinions de cette archange. Mais elle passait pour une nihiliste russe et il la

LA RÉVOLTE DES ANGES 123

croyait comme Arcade athée et révolutionnaire. Il av6dt entendu tenir sur elle des propos étranges : on disait qu elle était androgyne et que, le principe actif et le principe passif se réunissant en elle dans un équilibre stable, elle constituait un être parfait, qui trouvait en lui- même une entière et constante satisfaction, mallieureax dans son bonheur d'ignorer le désir.

Mais, ajouta Théophile, j'en doute beau- coup. Je la crois femme et sujette à l'amour, somme tout ce qui respire dans l'univers. Au reste, on l'a surprise, un jour, donnant des signes d'amante à un paysan robuste.

Il offrit à son compagnon de le présenter à elle.

Les deux anges la trouvèrent qui, seule, lisait. A leur approche, elle leva de grands yeux dans de l'or liquide jaillissaient des étincelles. Ses sourcils formaient ce pli sévère, qu'on voit au front de l'Apollon pythien, son nez parfait descendait droit ; ses lèvres serrées imprimaient à tout son visage une moue hautaine. Ses che- veux fauves, à reflets ardents, se tordaient sous un chapeau noir, qui portait négligemment les

i2i LA REVOLTE DES ANGES

restes dépenaillés d un vaste oiseau de proie ; ses vêtements flottaient, sombres et sans forme. Elle appuyait son menton sur une petite main négligée. ^

Arcade, qui avait entendu parler naguère de ce puissant archange, lui témoigna une haute estime et une entière confiance, lui exposa sans tarder les progrès de son esprit vers la connais- sance et la liberté, ses veilles dans la biblio- thèque d'Esparvieu, ses lectures philosophi- ques, ses études de la nature, ses travaux d'exé- gèse, sa colère et son mépris, quand il avait reconnu les mensonges du démiurge, son exii volontaire parmi les hommes et son projet de fomenter la révolte aux cieux. Prêt à tout oser contre un maître cruel, qu'il poursuivait d'une haine inextinguible, il exprima sa joie profonde de rencontrer en Ithuriel un esprit capable de le conseiller et de le soutenir dans la grande entreprise.

Vous n'êtes pas encore bien vieux dans la révolte, lui dit Zita en souriant.

Toutefois elle ne doutait ni de la sincérité, ni de la force de la résolution qu'il annonçait, et elle le félicitait de son audace intellectuelle.

LA RÉVOLTE DES ANGES 125

C'est ce qui manque le plus à notre peuple, dit-elle : il ne pense pas.

Et elle ajouta presque aussitôt :

Mais sur quoi las intelligences pourraient- elles s'aiguiser dans un pays le climat est doux et l'existence facile? Ici même, le be- soin sollicite les esprits, rien n'est plus rare qu'un être pensant.

Toutefois, répliqua l'ange gardien de Maurice, les hommes ont créé la science. Il im- porte de la faire pénétrer dans le ciel. Quand les anges posséderont des notions de physique, de chimie, d'astronomie, de physiologie, lorsque l'étude de la matière leur fera apparaître des univers dans un atome, et un atome dans des myriades de soleils, et qu'ils se verront perdus entre ces deux infinis, lorsqu'ils pèseront, me- sureront les astres, en analyseront la subs- tance, en calculeront les orbites, ils croiront que ces monstres obéissent à des forces que nuls esprits ne peuvent définir, ou qu'ils ont chacun leur démon topique, leur dieu indigète; et ils concevront que les dieux d'Aldébaran, de Bélelgeuse, de Sirius sont plus grands qu'Ialda- baoth. Lorsque, jetant ensuite un regard pro-

.^

126 LA RÉVOLTE DES ANGES

fond sur le petit monde auquel ils demeurent attachés, et creusant l'écoree de la terre, ils observeront la lente évolution des flores et des faunes et les rudes origines de l'homme qui, dans les abris sous roche et dans les cités la- custres, n'eut pas d'autre Dieu que lui-même, lorsqu'ils auront découvert que, unis, par les liens de Tuniverselle parenté, aux plantes, aux animaux, aux hommes, ils revêtirent successi- vement toutes les formes de la vie organique, depuis les plus simples et les plus grossières, pour devenir enfin les plus beaux des enfants du Soleil, ils reconnaîtront qu'Ialdabaoth, obscur démon d'un petit monde perdu dans l'espace, les abuse quand il les prétend sortis à sa voix du néant, qu'il ment en se disant Fînfmi, l'Éternel et le Tout-Puissant, et que, loin d'avoir créé les univers, il n'en connaît ni le nombre ni les lois; ils s'apercevront qu'il est semblable à l'un d'eux, ils le mépriseront et, secouant sa tyrannie, le précipiteront dans la géhenne il a plongé ceux qui valaient mieux que lui.

Puissîez-vous dire vrai 1 fit Zita en souf- flant la fumée de sa cigarette... Cependant ces

LA RÉVOLTE DES ANGES 127

connaissances, sur lesquelles vous comptez pour affranchir les Gieux, n'ont pas détruit le sentiment religieux sur la terre. Dans les pays furent constituées, sont enseignées cette physique, cette chimie, cette astronomie, cette géologie, que vous croyez propres à délivrer le monde, le christianisme a gardé presque tout son empire. Si les connaissances positives ont une si faible influence sur les croyances des hommes, il n'est pas probable qu'elles en exercent une plus grande sur les opinions des anges et rien n'est moins sûr que l'efficacité de la propagande par la science.

Arcade se récria.

Quoi! vous niez que la science ait porté des coups mortels Ji l'Eglise. Est-ce possible? L'Église en juge autrement que vous. Cette science, que vous croyez sans pouvoir sur elle, elle la redoute, puisqu'elle la proscrit. Elle en condamne les exposés depuis les dialogues de Galilée jusqu'aux petits manuels de monsieur Aulard. Et ce n'est pas sans raison. Autrefois, composée de tout ce qu'il y avait de grand dans la pensée humaine, l'Église gouvernait les corps en même temps que les âmes et imposait par

428 LA RÉVOLTE DES ANGES

le fer et le feu l'unité d'obédience. Aujourd'hui son pouvoir n'est plus qu'une ombre et l'élite des esprits s'est retirée d'elle. Voilà l'état la science l'a réduite.

Peut-être, répliqua la belle archange, mais combien lentement ! avec quelles alterna- tives! et au prix de quels efforts et de quels sacrifices I

Zita ne condamnait pas absolument la pro- pagande scientifique; mais elle n'en attendait pas des effets prompts et sûrs. Pour elle, il n'était pas question d'éclairer les anges : ii s'agissait de les affranchir. A son avis, on n'exerce une forte action sur les individus quels qu'ils soient, qu'en éveillant leurs pas- sions et en faisant appel à leurs intérêt::.

Persuader aux anges qu'ils se couvriront de gloire éri renversant le tyran et qu'ils se- ront heureux quand ils seront libres, voilà ce qu'il y a de plus efficace à tenter ; et, pour ma part, je m'y applique de tout mon pouvoir. Ce n'est pas facile assurément parce que le royaume des cieux est une autocratie militaire, et qu'il n'y existe pas une opinion publique. Malgré tout, je ne désespère pas d'y déter-

LA REVOLTE DES ANGES

12^^*

miner un courant d'idées. Sans me flatter, pei*'^" sonne ne connaît aussi bien que moi les diffé- rentes classes de la société angélique.

Zita, jetant sa cigarette, réfléchit un mo- ment; puis, dans le bruit des billes d'ivoire qui se choquaient sur le billard, le tintement des verres, la voix brève des joueurs annon- çant leur point, la réponse monotone des gar- çons aux appels des clients, l'archange dé- nombra le peuple entier des esprits glorieux.

Il ne faut pas compter sur les Domina- tions, les Vertus ni les Puissances, qui com- posent la petite bourgeoisie céleste. Je n'ai pas besoin de vous le dire, car vous n'ignorez pas plus que moi l'égoïsme, la bassesse et la lâcheté de la classe moyenne. Quant aux grands digni- taires, aux ministres, aux généraux. Trônes, Chérubins, Séraphins, vous les connaissez : ils laisseront faire. Soyons les plus forts, nous les aurons avec nous. Car si les autocrates ne se laissent pas facilement renverser, une fois tombés, toutes leurs forces se retournent contre eux. Il sera bon de travailler l'armée. Toute fidèle qu'elle soit, elle se laissera entamer par une habile propagande anarchiste. Mais

{30 LA RÉVOLTE DES ANGES

l(Otre plus grand et plus constant effort doit porter sur les anges de votre catégorie, Arcade, les anges gardiens, qui habitent la terre en si grand nombre. Ils occupent les plus bas de- grés de la hiérarchie, sont, pour la plupart, mécontents de leur sort et plus ou moins imbus des idées du siècle.

Elle s'était déjà concertée avec les anges gardiens de Montmartre, de Gîignancourt et des Filles-du-Galvaire. Elle avait conçu le plan, d'une vaste association d'Esprits sur la terre, en vue de conquérir le ciel.

Pour accomplir cette tâche, dit -elle, je me suis établie en France. Ce n'est pas que j'aie la sottise de me croire plus libre dans une république que dans une monarchie. Bien au contraire, il n y a pas de pays la liberté individuelle soit moins respectée qu'en France. Mais le peuple y est indifférent en matière de religion ; c'est pourquoi je ne serais nulle part aussi tranquille.

Elle invita Arcade à joindre ses efforts aux siens et ils se séparèrent à la porte de la bras- serie, quand déjà le tablier de tôle descendait en grondant sur la devanture.

LA REVOLTE DES ANGES 131

Avant tout, dit Zita, il faut que vous con- naissiez le jardinier Nectaire. Je vous mènerai un jour à sa maison rustique.

Théophile, qui avait dormi tout le long de la conversation, supplia son ami de venir fumer une cigarette chez lui. Il habitait tout proche, au coin de la petite rue de Steinkerque, qu'on apercevait, dévalant sur le boulevard.

Ai'cade verrait Bouchotte; elle lui plairait.

Ils montèrent cinq étages. Bouchotte n'était pas encore rentrée. Il y avait une boîte de sar- dines ouverte sur le piano. Des bas rouges serpentaient sur les fauteuils.

C'est petit, mais c'est gentil, dit Théo- phile.

Et, regardant par la fenêtre qui s'ouvrait sur la nuit rousse, pleine de lueurs :

On voit le Sacré-Cœur.

La main sur l'épaule d'Arcade, il répéta plu- sieurs fois :

Je suis content de te voir.

Puis, entraînant son ancien compagnon da gloire dans le couloir de la cuisine, il posa son bougeoir, tira une clef de sa poche, ouvrit un

132 LA RÉVOLTE 3ES ANGES

placard et, soulevant une toile, découvrit deux grandes ailes blanches.

Tu vois, dit-il, je les ai conservées. De temps en temps, quand je suis seul, je vais les regarder, cela me fait du bien.

Et il essuya ses yeux rougis.

Après quelques instants d'un silence ému, approchant la bougie des longues pennes qui se dépouillaient, par endroits, de leur duvet :

Elles se mangent, murmura-t-il.

Il faut mettre du poivre, dit Arcade.

J'en mis, répondit en soupirant l'ange musicien. J'ai mis du poivre, du camphre, des sels. Mais rien n'y fait.

CHAPITRE XIV

Qui nous fait paraître le kérouh tramnllant au bonheur de ïhumanité et se termine dune manière inouïe par le miracle de la flûte.

La première nuit de son incarnation, Arcade alla coucher chez l'ange Istar, dans un galetas de cette étroite et sombre rue Mazarine, crou- pissant à l'ombre du vieil Institut de France.^ Istar qui l'attendait avait poussé contre le mu les cornues brisées, les marmites fêlées, les tessons de bouteilles, les débris de fourneaux qui composaient son mobilier, et jeté sur le carreau ses bardes pour s'y étendre, réservant à son hôte le lit de sangles avec la paillasse.

Les esprits célestes diffèrent entre eux d'ap- parence, selon la hiérarchie et le chœur auquel

134 LA RÉVOLTE DES ANGES

ils appartiennent, et selon leur propre nature. ïîs sont tous beaux ; mais ils le sont diversement et n'offrent pas tous aux regards les molles rondeurs et les riantes fossettes des chairs en- fantines, où se jouent des reflets de nacre et des lueurs vermeilles. Ils ne s'ornent pas tous, en une éternelle adolescence, de cette vénusté ambiguë que Fart grec, sur son déclin, a fixée dans les plus caressés de ses marbres, et dont, tant de fois, la peinture chrétienne donna timi- dement des images attendries et voilées. Il en est dont le menton réchauffe un poil touffu et dont les membres nourrissent des muscles si vigoureux qu'il semble que sous leur peau se tordent des serpents. Les uns ne portent point d'ailes, d'autres en ont deux, quatre ou six ; certains sont formés uniquement d'ailes conju- guées; plusieurs, qui ne sont pas les moins illustres, réalisent des monstres superbes, ainsi que les Centaures de îa fable ; on en voit même qui sont des chars vivants et des roues de feu. Membre de la plus haute hiérarchie céleste, Istar appartenait au chœur des chérubins ou kéroubs, qui ne voient au-dessus d'eux que les seuls séraphins. Gomme tous les esprits de cet

LA RÉVOLTE DES ANGES 'iSS

ordre, il revêtait naguère aux cieux le corps d'un taureau ailé, surmonté d'une tête d'homme barbue et cornue et portant à ses flancs les attributs d'une fécondité généreuse. Plus vaste et plus vigoureux qu'aucun animal terrestre, debout, les ailes éployées, il couvrait de son ombre soixante archanges. Tel était Istar dans «a patrie ; il y resplendissait de force et de dou- ceur. Son cœur était intrépide et son âme bien- veillante. Naguère encore, il aimait son sei- gneur, qu'il croyait bon, et le servait fidèle- ment. Mais, tout en gardant le seuil du Maître, il méditait sans cesse sur le châtiment des anges rebelles et la malédiction d'Eve. Sa pen- sée était lente et profonde. Quand, après une longue suite de siècles, il se fut persuadé que ïaldabaoth avait enfanté, avec l'univers, le mal ei la mort, il cessa de l'adorer et de le servir. Son amour se changea en haine, sa vénération en mépris. Il lui cria son exécration à la face et s'enfuit sur la terre.

Revêtu de la forme humaine et réduit à la taille des fils d'Adam, il gardait encore quel- ques caractères de sa première nature. Ses gros yeux à fleur de tête, son nez busqué,

136 * LA REVOLTE DES ANGES

ses lèvro-- épaisses, encadrées dans une barbe noire qui descendait en boucles sur sa poi- trine, rappelaient ces kéroubs du tabernacle dlahveh, que nous représentent assez fidèle- ment les taureaux de Ninive. Il portait sur la terre comme au ciel le nom d'îstar,. et bien qu'exempt de vanité, affranchi de tous les pré- jugés sociaux, en un immense besoin de se montrer en toutes choses sincère et vrai, il déclarait l'illustre rang sa naissance l'avait placé dans la hiérarchie céleste, et. traduisant en français son titre de kéroub par un titre équivalent, se faisait appeler le prince Istar. Réfugié parmi les hommes, il s'était épris pour eux d'une ardente tendresse. En atten- dant l'heure de délivrer les cieux, il méditait le salut de l'humanité renouvelée et avait hâte de consommer la ruine de ce monde mauvais, pour élever sur ses cendres, aux sons de la lyre, la cité radieuse de joie et d'amour. Ciii— m.îste à la solde d'un marchand d'engrais, il vivait dp npu, collaborait à des journaux liber- tairt-. .-ait dans les réunions publiques et s'était fait condamner ccmme antimilitaiiste à plusieurs- mois de prison.

LA RÉVOLTE DES ANGES 137

Istar accueillit cordialement son fr-ère Arcade, l'approuva d'avoir rompu avec le parti du crime et lui apprit la descente d'une cin- quantaine d'enfants du Ciel, qui maintenant formaient, près du Val-de-Grâce, une colonie imprégnée du meilleur esprit.

Il pleut des anges sur Paris, dit-il, en riant. Tous les jours, quelque dignitaire du sacré palais nous tombe sur la tête et bientôt le Sultan des Nuées n'aura plus pour vizirs et pour gardes que les petits culs-nus de ses volières.

Bercé par ces nouvelles heureuses, Arcade s'endormit plein de joie et d'espérance.

Il se réveilla au petit jour et vit le prince Istar penché sur ses fourneaux, ses cornues et ses ballons. Le prince Istar travaillait au bonheur de l'humanité.

Chaque matin Arcade, à son réveil, voyait le prince Istar accomplir son œuvre de tendresse et d'amour. Tantôt le kéroub, accroupi la tête dans les mains, murmurait doucement quelques formules chimiques, tantôt dressé de toute sa hauteur comme une sombre colonne de

8.

138 LA RÉVOLTE DES ANGES

nue, la tête, les bras, le buste entier passés par la fenêtre à tabatière, il déposait sur le toit sa marmite de fonte, dans la crainte d'une perquisition dont il était sans cesse menacé. par une immense pitié pour les misères de ce monde oii il était exilé, sensible, peut- être, à la rumeur qu'y soulevait son nom, enivre de sa propre vertu, il exerçait l'apos- tolat de l'humanité et, négligeant la tâche qu'il s'était donnée en tombant sur la terre, il ne pensait plus à délivrer les anges. Arcade, qui ne songeait, au contraire, qu'à rentrer en vainqueur dans le ciel conquis, reprochait au kéroub d'oublier sa patrie. Le prince ïstar, avec un gros rire farouche et naïf, reconnaissait qu'il ne préférait pas les anges aux hommes. Si je m'efforce, répondait-il à son frère céleste, de soulever la France et l'Europe, c'est que le jour se lève, qui verra triompher la révolution sociale. On a plaisir à semer sur ce sol profondément labouré. Les Français ayant passé de la féodalité à la monarchie et de la monarchie à l'oligarchie financière, pas- seront facilement de l'oligarchie financière à l'anarchie.

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Quelle erreur, répliquait Arcade, de croire à de brusques et grands changements dans l'ordre social en Europe î La vieille société est jeune encore de puissance et de force. Les moyens de défense dont elle dispose sont for- midables. Le prolétariat, au contraire, esquisse à peine une organisation défensive et n'ap- porte dans la lutte que faiblesse et confusion. Dans notre patrie céleste, il en va tout autre- ment : sous une apparence immuable tout est pourri; il suffit d un coup d'épaule pour ren- verser cet édifice qui n a pas été touché depuis des milliards de siècles. Vieille administration, vieille armée, vieilles finances, tout cela est plus vermoulu que l'autocratie russe ou persane. Et l'aimable Arcade adjurait le kéroub de voler d'abord au secours de ses frères plus misérables, dans les molles nuées, au son des cithares, parmi les coupes des vins paradisia- ques, que les hommes courbés sur la terre avare; car ceux-ci conçoivent la justice et les anges se réjouissent dans l'iniquité. Il l'exhor- tait à délivrer le Prince de la lumière et ses compagnons foudroyés et à les rétablir dans leurs antiques honneurs.

140 LA REVOLTE DES ANGES

Istar se laissait convaincre. Il promettait de mettre la douceur persuasive de ses paroles et les formules excellentes de ses explosifs au service de la révolution céleste» Il promet- tait.

Demain, disait-il.

Et le lendemain, il poursuivait sa propa- gande antimilitariste à Issy-les-Moulineaux. Semblable au Titan Prométhée, Istar aimait les hommes. *

Ai'cade, subissant toutes les nécessités aux- quelles la race d'Adam est soumise, se trouvait sans ressources pour les satisfaire. Le kéroub le fit embaucher dans une imprimerie de la rue de Vaugirard dont il connaissait le contre- maître. Aixade, grâce à son intelligence céleste, sut bientôt lever la lettre et devint en peu de temps ua bon compositeur.

Quand toute la journée, dans l'atelier bour- donnant, debout, le composteur dans la main gauche, il avait tiré de la casse avec rapidité les petits signes de plomb, en l'ordre voulu par la copie fixée au visonum, il se lavait les mains à la pompe et dînait chez le bistro, un journal ouvert sur le marbre de h table.

LA REVOLTE DES ANGES 141

Ayant cessé d'être invisible, il ne pouvait plus s'introduire dans la bibliothèque d'Espar- vieu et n'étanchait plus à cette source inépui- sable son ardente soif d'apprendre. Il allait lire le soir à la bibliothèque Sainte-Geneviève, sur la montagne illustre des études; mais il n y recevait que des livres peu rares, crasseux, couverts d'annotations ridicules, et dont beau- coup de pages avaient été arrachées.

La vue des femmes le troublait, et il lui sou- venait de madame des Aubels dont les genoux polis brillaient dans le lit défait. Et quoiqu'il fût beau, il n'était pas aimé parce qu'il était pauvre et portait des vêtements de travail. Il fréquentait Zita et prenait quelque plaisir à se promener avec elle le dimanche sur les routes poudreuses qui longent les fossés pleins d'herbes grasses des fortifications. Ils allaient tous deux le long des guinguettes, des jardins maraîchers, des tonnelles, exposant, discutant les plus vastes desseins qui aient jamais été agités sur cette terre; et parfois, aux abords d'une fête foraine, l'orchestre des chevaux de bois accompagnait leurs paroles, qui mena- çaient les cieux.

i42 LA RÉVOLTE DES ANGES

Zita répétait souvent :

Istar est honnête, mais c'est un innocent. Il croit à la bonté des êtres et des choses. Il entreprend la destruction du vieux monde et s'en repose sur l'anarchie spontanée du soin de créer l'ordre et l'harmonie. Vous, Arcade, vous croyez à la science ; vous vous imaginez que les hommes et les anges sont capables de comprendre, tandis qu'ils ne sont faits que ponr sentir. Sachez bien qu'on n'obtient rien d'eux en s'adressant à leur intelligence : il faut parler à leurs intérêts et à leuis passions.

Arcade, Istar, Zita et trois ou quatre autres anges conjurés se réunissaient parfois dans le petit logis de Théophile Bêlais, Bouchotte leur servait le thé. Sans savoir que c'étaient des anges rebelles, elle les haïssait d'instinct et les redoutait par l'effet d'une éducation chrétienne, pourtant bien négligée. prince Istar seul lui plaisait ; elle lui trouvait de la bonhomie et une distinction naturelle. Il crevait le divan, effondrait les fauteuils et, pour prendre des notes, arrachait aux parti- tions des coins de feuillets qu'il fourrait dans

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ses poches, toujours bourrées de brochures et de bouteilles. Le musicien voyait avec tris- tesse le manuscrit de son opérette, Aline, reine de Golconde, ainsi tout écorné. Le prince avait aussi l'habitude de confier à Théophile Bêlais toutes sortes d'engins mécaniques et de substances chimiques, ferraille, grenaille, pou- dres, liquides, qui répandaient une odeur infecte. Théophile Bêlais les enfermait avec précaution dans l'armoire il gardait ses ailes, et ce dépôt lui causait de l'inquiétude.

Arcade souffrait avec peine le mépris de ses compagnons restés fidèles. Quand ils le ren- contraient dans leurs courses saintes, ils lui exprimaient en passant une haine cruelle ou une pitié plus cruelle que la haine.

Il faisait des visites aux anges révoltés que le prince Istar lui désignait et en recevait le plus souvent un bon accueil. Mais dès qu'il leur parlait de la conquête du ciel, ils ne dissi- mulaient pas l'embarras et le déplaisir qu'il leur causait. Arcade s'apercevait qu'ils ne voulaient pas être dérangés dans leurs goûts, leurs affaires, leurs habitudes. La fausseté de leur jugement, l'étroitesse de leur esprit le cho-

144 LA RÉVOLTE DES ANGES

quaient, et les rivalités, les jalousies qu'ils montraieat les uns à l'égard des autres lui étaient tout espoir de les associer dans une œuvre commune. S'apercevant combien l'exil déprime les caractères et fausse les intelligences, il sentait défaillir son courage.

Un soir qu'il avoua sa lassitude à Zita, la belle archange lui dit :

Allons voir Nectaire, Nectaire a des se- crets pour guérir la tristesse et la fatigue.

Elle l'emmena dans les bois de Montmorency et s'arrêta sur le seuil d'une petite maison Manche attenante à un potager dévasté par l'hiver, luisaient, au fond des ténèbres, les vitres des serres et les cloches fêlées des me- lons.

Nectaire ouvrit sa porte aux visiteurs et, ayant apaisé les abois d'un grand dogue qui gardait le jardin, les conduisit à la salle basse, que chauffait un poêle de faïence. Contre le mur blanchi à la chaux, sur une planche de sapin, parmi des oignons et des graines, une flûte reposait, prête à s'offrir aux lèvres. Une table ronde de noyer portait un pot à tabac en grès, une pipe, une bouteille de vin et des

LA REVOLTE DES ANGES 143

verres. Le jardinier offrit une chaise de paille à chacun de ses hôtes et s'assit lui-même sur un escabeau près de la table.

C'était un vieillard robuste; une chevelure grise et drue se dressait sur sa tête ; il avait le front bossue, le nez camus, la face vermeille, la barbe fourchue. Son grand dogue s'étendit au pied du maître, posa sur ses pattes son mu- seau noir et court et ferma les yeux. Le jar- dinier versa le vin à ses hôtes. Et, quand ils eurent bu et échangé quelques propos, Zita dit à Nectaire :

Je vous prie de nous jouer de la flûte. Vous ferez plaisir à l'ami que je vous ai amené.

Le vieillard y consentit aussitôt. Il approcha de ses lèvres le tuyau de buis, si grossier, qu'il semblait avoir été façonné par le jardinier lui-même, et préluda en quelques phrases étranges. Puis il développa de riches mélodies sur lesquelles les trilles brillaient ainsi que sur le velours les diamants et les perles. Manié par des doigts ingénieux, animé d'un souffle créateur, le tuyau rustique résonnait comme une flûte d'argent. Il ne donnait pas de sons trop aigus, et ie timbre en était toujours égal et

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146 LA REVOLTE DES ANGES

pur. On croyait entendre à la fois le rossignol et les Muses, toute la nature et tout l'homme. Et le vieillard exposait, ordonnait, développait ses pensées en un discours musical plein de grâce et d'audace. Il disait l'amour, la crainte, les vaines querelles, le rire vainqueur, les tran- quilles clartés de l'intelligence, les flèches de l'esprit criblant de leurs pointes d'or les mons- tres de l'Ignorance et de la Haine. Il disait aussi la Joie et la Douleur penchant sur la terre leurs têtes jumelles, et le Désir qui crée les mondes.

La nuit tout entière entendit la flûte de Nec- taire. Déjà l'étoile du berger montait à l'horizon pâli. Zita de ses mains jointes embrassait ses genoux; Arcade, le front dans la main et les lèvres en tr 'ou vertes, immobiles tous deux, écoutaient. Une alouette, qui s'éveillait tout proche dans un champ sablonneux, attirée par ces sons nouveaux, s'éleva rapidement dans l'air, s'y soutint quelques instants, puis se lança d'un trait sur le verger du musicien. Les moineaux du voisinage, quittant le creux des vieux murs, vinrent se poser en troupe sur le rebord de la fenêtre d'où jaillissaient des sons

LA REVOLTE DES ANGES 147

qui leur plaisaient encore mieux que des grains d'orge et d'avoine. Un geai, sorti du bois pour la première fois, ploya sur un cerisier dépouillé du jardin ses ailes de saphir. Devant le soupi> rail, un gros rat noir, tout ruisselant de l'eau grasse des égouts, planté sur son derrière, levait d'étonnement ses bras courts et ses doigts déliés. Un mulot, habitant du verger, se tenait près de lui. Descendu de sa. gouttière, le matou domestique, qui gardait de ses aïeux sauvages le pelage gris, la queue annelée, les reins puis- sants, le courage et la fierté, poussa de son museau la porte entre-bâillée, s'approcha à pas muets du flûtiste, et, gravement assis, dressa ses oreilles déchirées dans des combats noc- turnes. La chatte blanche de l'épicier le suivit, Haira l'air sonore, puis, le dos en arc, fermant ses yeux bleus, écouta ravie. Les souris, accou- rues de dessous le plancher, les entouraient en foule, et, sans crainte de la dent ni de la griffe, immobiles, joignaient voluptueusement sur leur poitrine leurs mains roses. Les araignées, loin de leurs toiles, les pattes frémissantes, assemblaient au plafond leur troupe charmée. Un petit lézard gris, s'étant coulé sur le seuil,

448 LA RÉVOLTE DES ANGES

y demeurait fasciné, et Ton eût pu vok, au grenier, la chauve-souris pendue par l'ongle, la tête en bas, maintenant, à demi réveillée de son sommeil hivernal, se balancer au ryihiro de la flûte inouïe.

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HAPITRE XV

l'on voit le jeune Maurice regretter jusque dans les bras d'une amai. j son ange perdu et nous entendons M. l'abbé Patouille re- pousser comme abus et vanité toute idée d'une nouvelle révolte des anges.

C'était quinze joura__après Tappcrition de Tange dans la garçonnière. Pour la première fois, Gilberte avait précédé Maurice au rendez- vous. Maurice était sombre, Gilberte maus- sade. La nature avait repris pour eux sa triste monotonie. Leurs regards, qu'ils échangeaient mollement, se tournaient sans cesse vers l'angle qui s'ouvrait entre l'armoire à glace et la fenêtre, la forme pâle d'Arcade s'était

150 LA RÉVOLTE DES ANGES

formée naguère et qui, maintenant, ne mon- trait que la cretonne bleue de la tenture.

Sans le nommer (il n en était pas besoin), madame des Aubels demanda :

Tu ne las pas revu?

Lentement, tristement, Maurice tourna la tête de droite à gauche et de gauche à droite.

Tu as Fair de le regretter, reprit madame des Aubels. Pourtant, avoue-le : il t'a fait une peur affreuse et i étais choqué de son incor- rection.

C'est vrai qu'il était incorrect, fit Maurice sans nul ressentiment.

Assise au milieu du lit, demi-nue, le menton sur les genoux et les mains jointes sur les jambeG, elle regarda son amant avec une curio- sité aiguë.

Dis donc, Maurice, ça ne te dit plus rien de me voir seule?... Il te faut un ange pour t'inspirer. C'est malheureux, à ton âge!...

Maurice sembla ne pas entendre et demanda gravement :

Gilberte, est-ce que tu sens sur toi la pré- sence de ton ange gardien?

Moi? pas du tout. Je n'y ai jamais pensé.

LA RÉVOLTE DES Ax\GES 151

à mon... Et, pourtant, jai de la religion. D'abord, ceux qui n en ont pas sont comme des bêtes. Et puis, on ne peut pas être honnête sans religion ; c'est impossible.

Eh bien, oui, c est cela, dit Maurice, les yeux sur les raies violettes de son pyjama sans fleurs; quand on a son ange gardien, on ny pense seulement pas. Et quand on ne la plus, on se sent bien seul.

Alors, tu regrettes ce...

C'est-à-dire que...

Si! si! tu le regrettes... Eh bien, mon cher, un ange gardien comme celui-là, la perte n'en est pas grande. Oh! non, il ne vaut pas cher, ton Arcade. Le fameux jour, pendant que tu lui achetais des frusques, il n'en finissait pas d'agrafer ma robe, et j'ai très bien senti sa main l^ai me... Enfin, ne t'y fie pas.

Maurice alluma une cigarette et demeura songeur. Ils parlèrent de la course cycliste de six jours au vélodrome d'hiver et du salon de l'aviation a i cercle de l'automobile de Bruxelles, sans y trouver aucun divertissement. Alors, ils essayèrent de l'amour comme d'une d^lraction facile et ils réussirent à s'y absorber suffisam-

152 LA REVOLTE DES ANGES

ment, mais au moment même elle eût du gardez: une attitude plus participante et des sentiments plus mutuels, Gilberte s'écria, dans un soubresaut inattendu :

Mon Dieu ! Maurice, que c'est donc bête de m'avoir dit que mon ange gardien me voit. Tu ne peux pas te figurer comme cette idée me gêne.

Maurice, déconcerté, rappela, d'une façon' un peu brutale, son amante au recueillement. Elle déclara qu'elle avait des principes qui l'empêchaient d'accepter l'idée d'une partie carrée avec des anges.

Maurice aspirait à revoir Arcade et n'avait pas d'autre pensée. Il se reprochait amèrement d'avoir, en le quittant, abandonné sa trace, et il réfléchissait jour et nuit au moyen de le re- trouver.

A tout hasard, il fit insérer dans la petite \^correspondance d'un grand journal un avis ^insi conçu : « Maurice à Arcade. Revenez. » Les jburs se passèrent et Arcade ne revint point.

Un matin, à sept heures, Maurice alla en- tendre, à Saint-Sulpice, la messe de M. l'abbé

I

LA REVOLTE DES ANGES lo3

Patoiiille, puis, comme le prêtre sortait de la sacristie, il l'aborda et lui demanda de l'écouter un moment. Ils descendirent ensemble les de- grés de l'église et se promenèrent, sous le ciel clair, autour de la fontaine des Quatre-Évêques. Malgré le trouble de sa conscience et la diffi- culté de rendre croyable un cas si 'extraordi- naire, Maurice conta comment son ange gardien, lui apparaissant, avait annoncé la résolution funeste de se séparer de lui et de fomenter une nouvelle révolte des esprits glorieux. Et le jeune d'Ësparvieu demanda au respectable ecclésiastique le moyen de retrouver le céleste protecteur dont il ne pouvait supporter l'ab- sence, et de ramener son ange à la foi chré- tienne. M. l'abbé Patouille répondit, sur le ton d'une affectueuse tristesse, que son cher enfant avait rêvé, qu'il prenait pour la réalité une hal- lucination maladive, et qu'il n'est pas permis de croire que les bons anges peuvent se révolter. On se persuade, ajouta-t-il, qu'on peut mener impunément une vie de désordre et de dissipation. On se trompe. L'abus des plaisirs corrompt l'intelligence et trouble l'entende- ment. Le diable s'empare des sens du pécheur

9.

154 LA RÉVOLTE DES ANGES

pour pénétrer jusque dans son âme- Il vous a abusé, Maurice, par de grossiers artifices.

Maurice soutint qu'il n'était pas du tout vic- time d'une hallucination, qu'il n'avait pas rêvé, qu'il avait vu de ses yeux, entendu de ses oreilles son ange gardien. Il insista :

Monsieur l'abbé, une dame, qui se trou- vait alors près de moi, et qu'il est inutile de nommer, l'a également vu et entendu. Et, de plus, elle a senti les doigts de l'ange qui se... qui s'égaraient sous... Enfin, elle les a sentis... Croyez-moi, monsieur l'abbé, rien n'est plus vi^ai, rien n'est plus réel, rien n'est plus sûr que cette apparition. L'ange était blond, jeune, très beau. Sa peau claire paraissait dans l'ombre comme baignée d'une lumière laiteuse. Il par- lait d'une voix douce et pure.

L'abbé interrompit vivement :

Cela seul, mon enfant, prouverait que vous avez rêvé. De l'avis de tous les démono- logues, les mauvais anges ont la voix rauque et qui grince comme une serrure rouillée ; et alors même qu'ils réussissent à donner à leur visage quelque apparence de beauté, ils ne parviennent pas à imiter la voix pure des bons

LA REVOLTE DES AiVGES {53

esprits. Ce fait, attesté par de nombreux témoi- gnages, est de toute certitude.

Mais, mDnsieur l'abbé, je lai vu ; il s'est assis tout nu dans un fauteuil sur une paire de bas noirs. Que faut-il vous dire de plus?

L'abbé Patouilie ne parut nullement ébranlé per cette affirmation :

Je vous le répète, mon enfant, il faut rapporter au déplorable état de votre cons- cience ces illusions funestes, ces rêves d'une âme profondément troublée. Et je crois pou- voir discerner la circonstance occasionnelle qui a fait trébucher votre esprit chancelant. Cet hiver, vous êtes venu en de mauvaises disposi- tions, avec monsieur Sariette et votre oncle Gaétan, visiter dans cette église la chapelle des Anges, alors en réparation. On ne sau- rait trop rappeler, comme je le disais, les artistes aux règles de l'art chrétien ; on ne sau- rait trop leur imposer le respect des saintes Ecritures et de leurs interprètes autorisés. Monsieur Eugène Delacroix na pas soumis son génie fougueux à la tradition. Il n'en a fait qu'à sa tête et il a exécuté dans cette chapelle des peintures sulfureuses, pour reprendre une

^oG LA REVOLTE DES ANGES

expression connue, des compositions violentes, terribles, qui, loin d'inspirer aux âmes la paix, le recueillement, la quiétude, lei^ jettent dans une sorte d'agitation pleine d'effroi. Les anges y montrent des visages irrités ; leurs traits sont farouches et sombres. On dirait Lucifer et ses compagnons méditant leur révolte. Eh bien, mon enfant, ce sont ces images qui, agissant sur votre esprit déjà affaibli et délabré par toutes sortes de désordres, y ont porté le trou- ble auquel il est en proie. Maurice se récria :

Oh! non, monsieur l'abbé, non, non ! ne pensez pas que j'ai été troublé par les peintures d'Eugène Delacroix. Je ne les ai pas seulement regardées. Cet art-là m'est totalement indiffé- rent.

Enfin, mon cher enfant, croyez-moi; il n'y a rien de vrai, rien de réel dans tout ce que vous venez de raconter. Votre ange gardien ne vous est point apparu.

Mais, monsieur l'abbé, reprit Maurice, à qui le témoignage des sens inspirait une con- fiance absolue, je l'ai vu nouer les souliers d'une dame et enfiler la culotte d'un suicidé!...

LA REVOLTE DES ANGES 1S7

Et, frappant du pied l'asphalte, Maurice attes- tait de la vérité de ses paroles le ciel, la terre, toute la nature, les tours de Saint-Sulpice, les murs du grand séminaire, la fontaine des Quatre-Évêques, le chalet de nécessité, le kiosque des fiacres et des taxis et le kiosque des autobus, les arbres, les passants, les chiens, les moineaux, la fleuriste et ses fleurs.

L'abbé avait hâte de terminer l'entretien :

Erreur, fausseté, illusion que tout cela, mon enfant. Vous êtes chrétien; pensez en chrétien. Un chrétien ne se laisse pas séduire par de vaines apparences. La foi le garde contre les séductions du merveilleux ; il laisse la crédulité aux libres penseurs ! Il n'est pas de bourdes qu'on ne leur fasse avaler. Mais le chrétien porte une arme qui dissipe les illu- sions diaboliques : le signe de la croix. Ras- surez-vous, Maurice, vous n'avez pas perdu votre ange gardien. Il veille toujours sur vous. C'est à vous à ne pas lui rendre cette tâche trop difficile ni trop pénible. Bonjour, Maurice. Le temps va changer, car je sens à l'orteil une douleur cuisante.

Et M. l'abbé Patouille s'en alla, son bréviaire

158 LA RÉVOLTE DES AXGES

SOUS le bras, en boitant avec une dignité qui présageait un évêque.

Ce même jour, accoudés au parapet qui borde l'escalier de )a Butte, Arcade et Zita contemplaient les fumées et les brumes qui s'élevaient au-dessus de la ville immense.

L'esprit peut-il concevoir, dit Arcade, ce qu'une grande ville contient de douleurs et de souffrances? Je crois que si un homme par- venait à se Is représenter, l'horreur de cette vision serait telle qu'il tomberait foudroyé.

Et pourtant, répondit Zita, tout ce qui respire dans cette géhenne aime la vie. C'est un grand mystère !

Malheureux tant qu'ils existent, il leur est affreux de cesser d'être ,* ils ne cherchent pas dans l'anéantissement une consolation ; ils n'y pré- voient pas même de repos. Leur folie leur rend redoutable le néant même : ils l'ont peuplé de fantômes. Et voyez ces frontons, ces clochers, ces dômes et ces flèches qui percent la brume, surmontés d'une croix étincelante î... Les hommes adorent le démiurge qui leur a fait une vie pire que la mort et une mort pire que la vie.

LA RÉVOLTE DES ANGES 159

Zita demeura longtemps pensive et dit enfin : Il faut, Arcade, que je vous fasse un aveu. Ce n'est pas le désir d'une justice plus juste ni d'une loi plus sage qui précipita Ithuriel sur la terre. L'ambition, le goût de l'intrigue, l'amour dos richesses et des honneurs me rendaient in- supportable la paix du ciel, et je brûlais de me mêler à la race agitée des hommes. Je vins et, par un art ignoré de presque tous les anges, je sus me faire un corps qui, changeant à mon gré d'âge et de sexe, me permit de connaître les fortunes les plus diverses et les plus éton- nantes. Cent fois, je pris un rang illustre parmi les maîtres de l'heure, les rois de l'or et les^ princes des peuples. Je ne vous révélerai pas, Arcade, les noms fameux que je portai; sachez' seulement que je dominai par les sciences, les, arts, la puissance, la richesse et la beauté, dans toutes les nations du monde. Enfin, il y a peu d'années, voyageant en France, sous la figure d'une célèbre étrangère, tandis que j'errais, un soir, dans la forêt de Montmorency, j'entendis une flûte qui disait les tristesses du ciel. Sa voix pure et douloureuse me déchira l'âme. Je| n'avais encore rien entendu de si beau. Les

160 LA REVOLTE DES ANGES

yeux mouillés de larmes, la gorge pleine de san- glots, j'approchai et vis au bord d'une clairière un vieillard pareil à un faune, qui soufflait dans un tuyau rustique. C'était Nectaire. Je me jetai à ses pieds, baisai ses mains, ses lèvres divines, et m'enfuis...

Dès lors, sentant la petitesse des grandeurs humaines, lasse du néant tumultueux des af- faires terrestres, humiliée de mon travail énorme et vain et proposant désormais un but plus haut à mon ambition, je levai les yeux vers ma patrie sublime et me promis d'y ren- trer en libérateur. Je quittai mes titres, mon nom, mes biens, mes amis, la foule de mes adulateurs, et, devenue l'obscure Zita, tra- vaillai dans l'indigence et la solitude à l'affran- chisséfinent des cieux.

Moi aussi, dit Arcade, j'ai entendu la flûte de Nectaire. Mais qu'est-ce donc que ce vieux jardinier qui donne à un grossier tuyau de bois une voix si tojichante et si belle ?

Vous le saurez bientôt, répondit Zita.

CHAPITRE XVÏ

Qui met tour à tour en scène Mira la voyante, Zéphyrine et le fatal Amédée, et qui illustre, par l'exemple terrible de M. Sariette, cette pensée d Euripide, que Jupiter prive de sa- gesse ceux quil veut perdre.

Déçu de n'avoir pu éclairer la religion d'un ecclésiastique réputé pour ses lumières et frustré de l'espoir de retrouver son ange par les voies de l'orthodoxie, Maurice pensa re- courir aux sciences occultes et résolut d'aller consulter une voyante. Il se serait sans doute adressé à madame de Thèbes; mais il l'avait déjà interrogée lors de ses premières peines d'amour, et elle lui avait répondu avec tant de sagesse, qu'il ne la croyait plus sorcière. Il eut

162 LA RÉVOLTE DES ANGES

Tecours aux lumières d'une somnambule à la mode, madame Mira.

On lui citait plusieurs exemples de l'extraor- àinaire lucidité de cette voyante ; toutefois il fal- lait présenter à madame Mira un objet qu'avaif porté ou touché l'absent sur lequel on attirail ses regards translucides. Maurice, recherchant quels objets l'ange avait touchés depuis sa bien malheureuse ir?carnation, se rappela qu'en sa nudité paradisiaque, il s'était assis dans une bergère sur les bas noirs de madame des Aubels et qu'il avait ensuite aidé cette dame à s'habiller. Maurice demanda à Gilberte quel- qu'un des talismans exigés par la voyante. Gilberte n'en pouvait plus retrouver un seul, à moins qu'elle ne fût elle-même un de ces talismans. Car l'ange s'était montré à son endroit de la dernière indiscrétion, et trop agile pour qu'on pût toujours prévenir ses entreprises. En entendant cet aveu qui, pour- tant, ne lui apprenait rien de nouveau, Mau- rice s'emporta contre l'ange, lui donna les noms des plus vils animaux et jura de lui botter le derrière s'il le trouvait jamais à portée de son pied. Mais bientôt sa fureur se tourna

LA RÉVOLTE DES ANGES 1^3

contre madame des Aubels : il Faccusa d'avoir provoqué les insolences qu'elle dénonçait maintenant, et il la désigna, dans sa colère, sous tous les symboles zoologiques de l'impu- deur et de la perversité. Son amour pour Ar- cade se ralluma dans son cœur plus ardent et plus pur que jamais, et le jeune abandonné, les bras tendus, les genoux ployés, appela son ange avec des sanglots et des larmes.

Dans ses nuits d'insomnie, Maurice songea que les livres feuilletés par l'ange avant son apparition pourraient servir de talisman. C'est pourquoi il monta un matin à la bibliothèque et souhaita le bonjour à M. Sariette, qui catalo- guait sous le regard romantique d'Alexandre d'Esparvieu. M. Sariette souriait, mortellement pâle. Maintenant qu'une main invisible ne bou- leversait plus les livres placés sous sa garde, maintenant que tout, dans la bibliothèque, avait retrouvé l'ordre et le repos, M. Sariette 6tait heureux, mais ses forces diminuaient chaque jour; il ne restait plus de lui qu'une ombre légère et consolée.

On meurt en plein bonheur de son malheur passé.

464 LA REVOLTE DES ANGES

Monsieur SarieUe, vous vous rappelez, dit Maurice, le temps vos bouquins, remués toutes les nuits, brassés, trimballés, brinque- ballés, roulés, écroulés, s'en allaient à la dé- bandade jusque dans le ruisseau de la rue Palatine. C'était le bon temps! Désignez-moi donc, monsieur Sariette, ceux qui furent le plus agités.

Ces propos jetèrent M. Sariette en une morne stupeur, et il fallut que Maurice s'y reprît à trois fois pour se faire entendre du vieux bibliothécaire, qui indiqua enfin un très an- cien Tâlmud de Jérusalem comme ayant été souvent manié par les mains insaisissables. Un évangile apocryphe du iii^ siècle, composé de vingt feuillets de papyrus, avait aussi maintes fois quitté sa place ; la correspondance de Cas- se ndi paraissait avoir été beaucoup feuilletée.

Mais, ajouta M. Sariette, le livre que sans doute pratiqua de préférence le mysté- rieux visiteur, c'est un petit Lucrèce en maro- quin rouge, aux armes de Philippe de Ven- dôme, grand prieur de France, avec des notes autographes de Voltaire qui, comme on sait, fréquenta le Temple dans sa jeunesse. L'ef-

LA RÉVOLTE DES ANGES 165

froyable lecteur qui m'a donné tant de soucis ne se lassait point de ce Lucrèce et en faisait, pour ainsi dire, son livre de chevet. Il avait le goût bon, car c'est un bijou. Hélas! le monstre y a fait, à la page 137, une tache d'encre que tout l'art des chimistes sera peut-être impuis- sant à faire disparaître.

Et M. Sariette poussa un profond soupir. Il regretta d'en avoir tant dit lorsque le jeune d'Esparvieu lui réclama la communication de ce précieux Lucrèce. En vain le jaloux conser- vateur allégua que le livre était en réparation chez le relieur et ne pouvait être communiqué. Maurice fit signe qu'il ne donnait pas dans ce panneau. Il pénétra résolument dans la salle des Philosophes et des Sphères et dit, assis dans un fauteuil : J'attends.

M. Sariette proposa une autre édition du poète latin. Il y en avait, disait-il, de plus cor- rectes comme texte et préférables, par consé- quent, pour l'étude. Il offrit le Lucrèce de Barbou, le Lucrèce de Coustelier, ou, mieux encore, une traduction française. On avait le choix entre celle du baron des Coutures, un.

166 LA RÉVOLTE DES ANGES

peu ancienne, peut-être, celle de La GrangCf celles des collections Nisard et Panckouke et deux versions particulièrement élégantes, l'une en vers, l'autre en prose, dues l'une et l'autre à M. de Pongervilie, de l'Académie française.

Je n'ai pas besoin de traduction, s'écria superbement Maurice. Donnez-moi le Lucrèce du Prieur de Vendôme.

M. Sariette s'approcha lentement de l'armoiie ce joyau était renfermé. Les clefs sonnaient dans sa main tremblante ; il les approcha de la serrure et les en éloigna aussitôt, et proposa à Maurice le vulgaire Lucrèce de la collection Garnier.

Il est très maniable, fit-il avec un sourire engageant.

Mais au silence qui répondit à cette proposi- tion, il reconnut que toute résistance était vaine; il tira lentement le livre du casier et, après s'être assuré qu'il n'y avait pas un grain de poussière sur le tapis de la table, il l'y dé- posa en tremblant devant l'arrière-petit-fils d'Alexandre d'Esparvieu.

Maurice se mit à le feuilleter et, arrivé à la page 137, il contempla la tache qui était d'une

LA RÉVOLTE DES ANGES 167

encre violette et de la grandeur d'un pois.

Oui, voilà, dit le père Sariette, qui ne perdait pas le Lucrèce des yeux, voilà la trace qu'ont laissée sur ce livre ces monstres invi- sibles...

Comment? monsieur Sariette, il y en avait donc plusieurs ? s'écria Maurice.

Je l'ignore. Mais je ne sais si j'ai le droit de faire disparaître cette tache qui, comme le pâté d'encre que Paul-Louis Courier fit sur le manuscrit de Florence, constitue, pour ainsi dire, un document littéraire.

A peine le vieillard avait-il prononcé ces paroles, que le timbre de la porte d'entrée résonna et qu'un grand tumulte de pas et de voix éclata dans la salle voisine. Sariette courut au bruit et se heurta contre la maîtresse du père Guinardon, la vieille Zéphyrine qui, les cheveux hérissés comme un nid de vipères, la face flamboyante, la poitrine orageuse, son ventre en édredon soulevé par une tempête épouvantable, suffoquait de douleur et de rage. Et à travers sanglots, soupirs, gémissements, et mille sons encore qui, sortant de son corps, composaient tous les bruits qu'élèvent sur la

l6S LA REVOLTE DES ANGES

terre les émotions des êtres et le tumulte des choses :

Il est parti, s'écria-t-elle, le monstre! Il est parti avec elle! Il a déménagé toute la cambuse et il m'a laissée seule avec un franc soixante-dix dans mon porte-monnaie ! . . .

Et elle exposa longuement et sans ordre que Michel Guinardon lavait abandonnée pour aller vivre avec Octavie, la fille de la porteuse de pain. Et elle vomit contre le traître des flots d'injures :

Un homme que j'ai soutenu de mon argent pendant cinquante ans et plus. Car j'ai eu du qm'bus, moi, et des belles connaissances, et tout. Je l'ai tiré de la misère, et vcilà comme il m'en récompense. Il est propre, votre ami ! Un paresseux! Il faut qu'on l'habille coqafme un enfant; un ivrogne!... un être méprisable. Vous ne le connaissez pas encore, monsieur Sa- riette... C'est un faussaire. Il fait des Giottos, oui, des Giottos et des Fra Angelicos, et des Grécos à tour de bras, monsieur Sariette, pour les vendre aux marchands de tableaux, et des Fragonards, encore, et des Baudouins, donc !. = . Un débauché, qui ne croit pas en Dieu!... C'est

LA RÉVOLTE DES ANGES 169

le pis, monsieur Sariette, car sans la peur de Dieu...

Longtemps Zépliyrine se répandit en invec- tives. Et lorsqu'elle fut à bout de souffle, M. Sariette en prit avantage pour l'exhorter au calm.e et la ramener à l'espérance. Guinardon reviendrait : on n'oublie pas cinquante ans de concorde et d'union...

Ces doux propos soulevèrent des fureurs nouvelles et Zéphyrine jura qu'elle n'oublierait jamais l'affront qu'elle venait d'essuyer, quelle ne recevrait plus ce monstre chez elle. Et s'il venait lui demander pardon à genoux, elle le laisserait se morfondre à ses pieds.

Vous ne comprenez donc pas, monsieur Sa- riette, que je le méprise, que je le hais, qu'il me dégoûte?

Elle exprima soixante fois ces fiers senti- ments et jura soixante fois qu'elle ne voulait plus recevoir Guinardon, qu'elle ne pouvait plus le voir, même en peinture.

M. Sariette ne combattit point une résolution que, après de telles protestations, il jugeait inébranlable. Il ne blâma point Zéphyrine, il l'appVouva même. Ouvrant à l'abandonnée des

fO

170 LA RÉVOLTE DES ANGES

horizons plus purs, il lui représenta la fragi- lité des sentiments humains, l'encouragea au renoncement et lui conseilla une pieuse rési- gnation à la volonté de Dieu.

Puisqu'on vérité, votre ami, lui dit-il, est si peu digne d'attachement...

Il n'en put dire davantage. Zéphyrine s'était jetée sur lui et le secouait furieusement par le collet de sa redingote.

Peu digne d'attachement, s'écriait-elle en suffoquant, peu digne d'attachement, Michel!... Ah! mon garçon^ trouvez-en donc un autre plus aimable, plus gai, plus spirituel, un autre comme lui toujours jeune, toujours... Peu digne d'attachement I On voit bien que vous ne vous connaissez pas en amour, vieux birbe ! . . .

Profitant de ce que le père Sariette était de la sorte fortement occupé, le jeune d'Esparvieu coula le petit Lucrèce dans sa poche et passa délibérément devant le secoué bibliothécaire, en lui faisant un petit adieu de la main.

Muni de ce talisman, il courut à la place des Ternes chez madame Mira, qui le reçut dans un salon rouge et or l'on ne pouvait

LA RÉVOLTE DES ANGES 17i

découvrir ni chouette ni crapaud, ni aucun appareil de Tancienne magie. Madame Mira, en robe prune, et les cîieveux poudrés, déjà sur le retour, avait très bon air. Elle parlait avec élégance et se flattait de découvrir les choses cachées par le seul secours de la science, de la philosophie et de la religion. Elle palpa la reliure de maroquin et, les yeux clos, considéra par la fente des paupières le titre latin et les armoiries auxquels elle ne com- prenait rien» Habituée à recevoir, comme in- dices, des bagues, des mouchoirs, des lettres, des cheveux, elle ne concevait pas à quelle sorte de personne ce livre singulier pouvait appar- tenir. Par une habileté coutumière et machi- nale elle déguisa sa surprise réelle sous une feinte surprise.

C'est étrange, murmura-t-elie, étrange!... Je ne distingue pas bien... Je vois une femme...

En prononçant ce mot magique, elle ob- serva à la dérobée -Feffet qu'il produisait et lut sur le visage de son interrogateur un désap- pointement imprévu. S'apercevant qu'elle fai- sait fausse route, elle changea aussitôt son oracle.

172 LA REVOLTE DES ANGES

Mais elle s'évanouit aussitôt... C'est étrange... étrange... Je perçois confusément une forme indécise, un être indéfinissable...

Et s'étant assurée d'un coup d'œil que, cette fois, on buvait ses paroles, elle s'étendit sur l'ambiguïté de la personne, sur la brume qui l'enveloppait.

Cependant la vision se précisait insensible- ment aux regards de madame Mira qui suivait une trace pas à pas.

Un grand boulevard... une place avec une statue... une rue déserte, un escalier. Il est là, dans une chambre bleuâtre... c'est un homme jeune, son visage est pâle et soucieux. Il y a des choses qu'il semble regretter et qu'il ne ferait plus si elles étaient encore à faire...

Mais l'effort de divination avait été trop grand. La fatigue empêcha la voyante de con- tinuer ses recherches transcendantes. Elle épuisa ses dernières forces en recommxandant avec instance à celui qui la consultait de rester en union intime avec Dieu, s'il voulait retrouver ce qu'il avait perdu et réussir dans ses tenta- tives.

Maurice laissa, en partant, un louis sur la

LA REVOLTE DES ANGES 173

cheminée et s'en fut ému, troublé, persuadé qu3 madame Mira avait des facultés surnatu- relles, malheureusement insuffisantes.

Au bas de l'escalier, il se rappela qu'il avait laissé le petit Liccrèce sur la table de la pythie, et, songeant que le vieux maniaque ne survi- vrait pas à la perte de ce bouquin, monta le chercher. En rentrant dans maison pater- nelle, il trouva dressée devant lui une ombre calamiteuse. C'était le père Sariette qui, d'une voix plaintive comme le vent de novembre, réclamait son Lucrèce. Maurice le tira négli- gemment de la poche de son pardessus :

Ne vous frappez pas, monsieur Sariette. Le voilà, votre machin!

Le bibliothécaire emporta, pressé contre sa poitrine, le joyau retrouvé, et le posa douce- ment sur le tapis bleu de la table, méditant, pour le trésor dont il était jaloux, une ca- chette sûre et agitant dans son esprit les projets d'un zélé conservateur. Mais qui de nous peut se vanter d'être sage? La prévoyance des hommes est courte et leur prudence sans cesse déjouée. Les coups du sort sont inéluc- tables; nul ne saurait éviter sa destinée. Il

10.

174 LA RÉVOLTE DES AN^ÎES

n'est conseil ni soins qui puissent prévaloir contre la fatalité. Malheureux que nous sommes, cette force aveugle, qui dirige les astres et les atomes, compose de nos vicissitudes Tordre universel ! Notre malheur importe à l'harmonie des mondes. Ce jour était le jour du relieur, que le cours des saisons ramenait deux fois Tan, sous le signe du Bélier et sous celui de la Balance. Ce jour-là, dès le matin, M. Sarietto préparait le train du relieur; il posait sur la table les livres brochés, acquis nouvellement, et jugés dignes d'une reliure ou d'un carton- nage, et ceux aussi dont le vêtement avait besoin d'une réparation, et il en dressait soi- gneusement un état détaillé. A cinq heures pré- cises, l'employé de Léger-Massieu, relieur rue de l'Abbaye, le vieil Amédée, se présentait à la bibliothèque d'Esparvieu et, après un double récolement opéré par M. Sariette, empilait les livres destinés à son patron dans une toile dont il nouait les quatre coins et qu'il assujétissait sur l'épaule ; puis il saluait le bibliothécaire par ces mots :

Bonsoir, la compagnie!

Et descendait l'escalier.

LA RÉVOLTE DES ANGES 175

Les choses se passèrent cette fois comme de coutume. Mais Amédée, trouvant le Lucrèce sur la table, le mit innocemment dans sa toilette et l'emporta avec les autres livres, sans que M. Sariette s'en aperçût. Le bibliothécaire quitta la salle des Sphères et des Philosophes, ayant tout à fait oublié le livre dont l'absence lui avait causé, dans la journée, de si cruelles inquiétudes. C'est ce que des juges sévères lui reprocheront comme une défaillance de son génie. Mais n'est-il pas meilleur de dire que la destinée en avait décidé ainsi et que ce qu'on appelle le hasard, et qui est en réalité l'ordre de la nature, accomplit ce fait imperceptible, dont les conséquences devaient être épouvan- tables au jugement des hommes? M. Sariette alla dîner à la crémerie des Quatra-Évéques et lut le journal La Croix, Il était tranquille et serein. Le lendemain seulement, en pénétrant dans la salle des Sphères et des Philosophes, il lui souvint du Lucrèce, et ne le voyant pas sur la table, il le chercha partout sans le trouver nulle part. Il ne lui vint point à l'esprit quAmédée avait pu l'emporter par mégarde. Son esprit lui suggéra le retour

i76 LA REVOLTE DES ANGES

du visiteur invisible et il fut agité d'un grand trouble.

Le malheureux conservateur, entendant quel- que bruit sur le palier, ouvrit la porte et vit le petit Léon qui, coiffé d'un képi galonné, au cri de : « Vive la France! » jetait les torchons, les plumeaux et la cire à parquet d'Hippolyte sur des ennemis imaginaires. L'enfant préférait pour ses jeux martiaux ce palier à toute autre partie de la maison, et parfois il se faufilait dans la bibliothèque. M. Sariette le soupçonna sou- dain d'avoir pris le Lucrèce pour en faire un projectile et le lui réclama d'une voix mena- çante. L'enfant nia l'avoir pris et M. Sariette eut recours aux promesses.

Léon, si tu me rapportes le petit livre rouge, je te donnerai du chocolat.

Et l'enfant demeura pensif Et le soir, quand M. Sariette descendit l'escalier, il rencontra Léon qui lui dit :

Voilà le livre I

Et, lui tendant un album d'images en lam- beaux, VHistoire de Gribouille, réclama son chocolat.

A quelques jours de là, Maurice reçut par la

LA RÉVOLTE DES ANGES 177

poste le prospectus d'une agence de recherches dirigée par un ancien employé de la préfecture, qui promettait la célérité et la discrétion. II trouva à l'adresse indiquée un homme à mous- taches, sombre et soucieux, qui lui demanda une provision et promit de rechercher la per- sonne.

L'ancien employé de la préfecture lui écrivit bientôt pour l'instruire que des investigations très onéreuses étaient commencées et pour demander une nouvelle provision. Maurice ne donna pas de provision et résolut de chercher lui-même. Imaginant, non sans quelque vraisemblance, que lange devait frayer avec des misérables, puisqu'il n'avait pas d'argent, et avec les exilés de toutes les nations, comme lui révolutionnaires, ii s'in- troduisit dans les garnis de Saint-Ouen, de la Chapelle, de Montmartre, de la barrière d'Italie, dans les bouges l'on couche à la corde, dans les cabarets l'on sert un plat de tripes et dans ceux l'on donne un arlequin pour trois sous, dans les caveaux des Halles et chez le père Momie.

Maurice visita les restaurants mangent

178 LA RÉVOLTE DES ANGES

les nihilistes et les anarchistes ; il y rencontra des femmes habillées en hommes, des hommes habillés en femmes, de sombres et farouches adolescents et des octogénaires aux yeux bleus, qui riaient comme de petits enfants. Il observa, interrogea, mt pris pour un espion, reçut d'une très belle femme un coup de cou- teau, et dès le lendemain poursuivit ses recherches dans les cabarets, les garnis, les maisons de filles, les tripots, les claque-dents, dans les bouchons et les guinguettes qui bor- dent les fortifications, chez les brocanteurs et parmi les apaches.

En le voyant, hâve, harassé, silencieux, sa mère se tourmentait :

Il faut le marier, disait-elle. Il est dom- mage que mademoiselle de la Verdelière n'ait pas une plus belle dot.

L abbé Patouille ne cachait pas son inquié- tude :

Cet enfant, disait-il, traverse une crise morale.

Je crois plutôt, répondait M. René d'Es- parvieo, qu'il est sous l'influence de quelque mauvaise femme. Il faudrait lui trouver une

LA RÉVOLTE DES ANGES 179

occupation qui labsorbe et flatte son amour- propre. Je pourrais le faire nommer secrétaire du comité pour la conservation des églises de campagne ou avocat consultant du syndicat des plombiers catholiques.

CHAPITRE XVII

l'on apprend que Sophar, aussi affamé d'or que Mammon, préféra à sa patrie céleste la France, terre bénie de l'Epargne et du Crédit, et qui montre une fois de plus que celui qui possède redoute tout changement.

Cependant Arcade menait une vie obscure et laborieuse. Il travaillait dans une imprimerie de la rue Saint-Benoît et habitait une man- sarde dans la rue Mouffetard. Ses camarades s'étant mis en greva, il quitta l'atelier et con- sacra ses journées à la propagande si heureuse- ment qu'il gagna au parti de la révolte plus de cinquante mille de ces anges gardiens qui, comme en avait jugé Zita, étaient mécontents de leurs conditions et imbus des idées du

LA RÉVOLTE DES ANGES 181

siècle. Mais il manquait d'argent, partant de liberté, et ne pouvait employer ainsi qu'il l'au- rait voulu son temps à instruire les fils du ciel. Semblablement, par défaut d'argent, le prince Istar confectionnait moins de bombes qu'il n'en fallait, et de moins belles. Sans doute il préparait beaucoup de petits engins de poche. Il en avait empli lappartement de Théophile et il en oubliait tous les jours sur les divans des cafés. Mais une bombe élégante, maniable, commode, et qui peut anéantir plusieurs vastes maisons, coûte de vingt à vingt-cinq mille francs. Et le prince Istar n'en possédait que deux de cette sorte. Également désireux de se procurer des capitaux, Aicade et Istar allèrent ensemble demander des fonds à un financier célèbre, Max Everdingen, qui dirige, comme chacun sait, le plus grand établissement de crédit de la France et du monde. On sait moin^ que Max Everdingen n est pas d'une femme et que c'est un ange tombé. Telle est pourtant la vérité. Il se nommait au ciel Sophar et gardait les trésors d'Ialdabaoth, grand amateur d'or et de pierres précieuses. Dans l'exercice de ces fonctions, Sophar contracta

11

182 LA RÉVOLTE DES ANGES

un amour des richesses qu'on ne peut satis- faire en une société qui ne connaît ni bourse ni banque. Son cœur brûlait d'un ardent amour pour le dieu des Hébreux^ auquel il demeura fidèle durant un long âge. Mais au commence- ment du XX' siècle de l'ère chrétienne, ayant jeté du Ifâut du firmament les yeux sur la France, il vit que, sou» le nom de république, ce pays était constitué en ploutocratie, et que, sous les apparences d'un gouvernement démo- cratique, la haute finance y exerçait un pou- voir souverain, sans surveillance ni contrôle. Dès lors, le séjour de l'Empyrée lui devint insupportable. Il aspirait à la France comme à sa patrie d'élection, et un jour, emportant toutes les pierres fines dont il put se charger, il descendit sur la terre et s'établit à Paris. Cet ange cupide y fit des affaires. Depuis sa matérialisation, son visage n'offrait rien de céleste; il reproduisait dans sa pureté le type sémitique, et l'on y admirait les rides et les contractions qui plissent les figui-es de banque et qu'on trouve déjà dans les peseurs d'or de Quentin Matsys. Ses commencements furent humbles, sa fortune insolente. Il épousa une

LA REVOLTE DES ANGES 183

femme laide et ils purent se voir tous deux dans leurs enfants comme dans un miroir. L'hôtel du baron Max Everdingen, qui s'élève sur les hauteurs du Trocadéro, regorge des dépouilles de l'Europe chrétienne.

Le baron reçut Arcade et le prince Istar dans son cabinet de travail qui est une des pièces les plus simples de l'hôtel. Le plafond est orné d'une fresque de Tiepolo, enlevée d'un palais de Venise. Dans ce cabinet on voit le bureau du régent Philippe d'Orléans. Il s y trouve des armoires et des vitrines, des tableaux, des statues. Arcade promenant ses regards sur les murs : -— Gomment se fait-il, ô mon frère Sophar, que vous, qui avez encore le cœur Israélite, vous observiez si mal le commandement de votre Dieu qui a dit : c Vous n'aurez point d'images taillées » ; car je vois ici un Apollon de Houdon, une Hébé de Lemoine, et plusieurs bustes de Gaffieri. Et comme Salomon en sa vieillesse, ô fils de Dieu, vous placez dans votre demeure les idoles des nations étrangères ; telles sont, en effet, cette Vénus de Boucher, ce Jupiter de Rubens et ces nymphes qui doi-

184 LA RÉVOLTE DES ANGES

rent au pinceau de Fragonard la confiture de groseille qui coule entre leurs fesses souriantes. Et vous gardez, Sophar, dans cette seule vitrine le sceptre de saint Louis, six cents perles du collier dispersé de la reine Marie-Antoinette, le manteau impérial de Charles-Quint, la tiare ci- selée par Ghiberti pour le pape Martin V Colonna, Tépée de Bonaparte... Que sais je encore?...

Des bagatelles ! fit Max Everdingen.

Mon cher baron, vous avez même, dit le prince Istar, l'anneau que Gharlemagne passa au doigt d'une fée, et qu'on croyait perdu... Mais arrivons-en à notre affaire. Mon ami et moi, nous venons vous demander de l'ar- gent.

Je le pense bien, répondit Max Everdingen. Tout le monde demande de l'argent ; mais pour des raisons différentes. Pourquoi demandez- vous de l'argent?

Le prince Istar répondit simplement :

Pour faire la révolution en France.

En France ? répéta le baron, en France?... Eh bien ! je ne vous donnerai pas de l'argent pour cela : vous pouvez en être sûrs.

Arcade ne cacha pas qu'il aurait attendu

LA REVOLTE DES ANGES 18S

d'un frère céleste plus de libéralité et un con- cours plus généreux.

Notre projet, dit-il, est vaste. Il embrasse le ciel et la terre. Il est arrêté dans tous ses détails. Nous ferons d abord la révolution so- ciale en France, en Europe, sur toute la planète ; puis nous porterons la guerre dans le ciel et nous y établirons une démocratie pacifique. Mais pour réduire les citadelles du ciel, pour ren- verser le Mont du Seigneur, pour donner l'as- saut à la Jérusalem céleste, il faut une vaste armée, un matériel énorme, des engins formi- dables, des électrophores d'une puissance en- core inconnue. Nous n'avons pas les moyens de nous procurer de telles ressources. La Révo- lution en Europe peut se faire à moins de frais. Notre intention est de commencer par la France.

Vous êtes fous, s'écria le baron Ever- dingen, des fous et des imbéciles. Écoutez-moi: il n'y a plus une seule réforme à accomplir en France. Tout y est parfait, définitif, inchan- geable. Vous entendez : inchangeable.

Et, pour communiquer plus de force à son affirmation, le baron Everdingen frappa trois coups sur le bureau du Régent.

186 LA REVOLTE DES ANGES

Nos points de vue diffèrent, dit Arcade avec douceur; je pense, comme le prince Istar, que tout est à changer en ce pays. Mais à quoi bon disputer ? Et il est trop tard. Nous venons vous parler, ô mon frère Sophar, au nom de cinq cent mille esprits célestes résolus à com- mencer demain la révolution universelle.

Le baron Everdingen^s'écria que c'étaient des écervelés, qu'il ne donnerait pas un sou, qu'il était criminel et fou de s'attaquer à la plus admirable chose du monde, à la chose qui ren- dait la terre plus belle que le ciel : la finance.

Il était poète et prophète : son cœur fris- sonna d'un saint enthousiasme ; il montra l'Epargne française, la vertueuse Epargne, l'Épargne chaste et pure, semblable à la vierge du Cantique, venant du fond des campagnes, en jupe villageoise, porter au fiancé qui l'attend, robuste et splendide, au Crédit, le trésor de son amour. Et il fit voir le Crédit, riche des dons de son épouse, versant sur tous les peuples de l'univers des torrents d'or, qui d'eux-mêmes, par mille filets invisibles, reviennent plus abondants sur le sol béni dont ils avaient jailli.

Par l'Épai^gne et le Crédit, la France est

LA REVOLTE DES ANGES 187

-devenue la Jérusalem nouvelle, qui resplendit sur toutes les nations de l'Europe, et les rois de la terre viennent baiser ses pieds vermeils. Et c'est cela que vous voudriez détruire ! Vous êtes des impies et des sacrilèges.

Ainsi dit l'ange financier. Une harpe invi- sible accompagnait sa voix et ses yeux lan- çaient des éclairs.

Cependant Arcade, nonchalamment accoudé au bureau du Régent, étalait aux regards du baron des plans du sol, du sous-sol et du ciel de Paris, avec des croix rouges indiquant les points les bombes devaient être simultané- ment déposées dans les caves et les catacombes, jetées sur les voies publiques, lancées par une flottille d'aéroplanes. Tous les établissements financiers, et notamment la banque Everdingen €t ses succursales, étaient marqués de croix rouges.

Le financier haussa les épaules.

Allons donc ! vous n'êtes que des misé- rables et des vagabonds, traqués par toutes les polices du monde. Vous n'avez pas le sou. Gomment pourriez-vous fabriquer tous ces engins?

188 LA REVOLTE DES ANGES

En manière de réponse, le prince Istar tka de sa poche un petit cylindre de cuivre qu'il présenta gracieusement au baron Everdingen.

Vous voyez, dit-il, cette simple boîte. Il suffirait de la laisser tomber sur ce plancher pour réduire immédiatement en un monceau de cendres fumantes ce vaste hôtel avec ses habitants et allumer un incendie qui dévore- rait tout le quartier du Trocadéro. J'en ai dix mille comme cela ; et j'en fabrique trois dou- zaines par jour.

Le financier invita le kéroub à remettre Tengin dans sa poche, et d'un ton conciliant :

Ecoutez-moi, mes amis. Allez tout de suite faire la révolution dans le ciel et laissez les choses comme elles sont dans ce pays-ci. Je vais vous signer un chèque. Vous pourrez vous procurer tout le matériel qu'il vous faut pour attaquer la Jérusalem céleste.

Et le baron Everdingen combinait déjà ians son esprit une magnifique affaire d'électro- phores et de fournitures de guerre.

CHAPITRE XVIII

Ou commence le récit du jardinier, au cours duquel on verra se dérouler les destinées du monde en un discours aussi large et magni- fique dans ses vues que le Discours sur l'his- toire universelle de Bossuet est étroit et triste dans les siennes.

Le jardinier fit asseoir Arcade et Zita au fond du verger, dans une tonnelle tapissée de vigne vierge.

Arcade, dit la belle archange. Nectaire te révélera peut-être aujourd'hui ce que tu brûles de savoir. Prie-le de parler.

Arcade l'en pria, et le vieux Nectaire, posant sa pipe, commença en ces termes :

Je l'ai connu : c'était le plus beau des

il.

190 LA RÉVOLTE DES ANGES

Séraphins. Il brillait d'intelligence et d'audace. Son vaste cœur se gonflait de toutes les vertus qui naissent de l'orgueil : la franchise, le cou- rage, la constance dans l'épreuve, l'espoir obs- tiné. En ces temps, qui précédèrent les temps, dans le ciel boréal brillent les sept étoiles magnétiques, il habitait un palais de diamant et d'or, frémissant à toute heure de bruits d'ailes et de chants de triomphe. lahveh, sur sa montagne, était jaloux de Lucifer.

y> Vous le savez tous deux : les anges, ainsi que les hommes, sentent germer en eux l'amour et la haine. Parfois capables de réso- lutions généreuses, trop souvent ils obéissent à l'intérêt, et cèdent à la peur. Alors, comme aujourd'hui, ils se montraient, pour la plupart, incapables de hautes pensées, et la crainte du Seigneur faisait toute leur vertu. Lucifer, qui avait en grand dédain les choses viles, mépri- sait cette tourbe d'esprits domestiques traînée dans les jeux et les fêtes. Mais à ceux qu'ani- maient un esprit audacieux, une âme inquiète, à ceux qu'enflammait un farouche amour de la liberté, il donnait une amitié qu'ils lui ren- daient en adoration. Ceux-là désertaient en

LA RÉTOLTE DES ANGES 191

fouîe le Mont du Seigneur et portaient au Séraphin des hommages que l'Autre voulait pour lui seul.

» J'avais rang parmi les Dominations et mon nom d'AIaciel n'était pas sans gloire. Pour satisfaire mon esprit tourmenté par une soif insatiable de connaître et de comprendre, j'ob- servais îa nature des choses, j'étudiais les pro- priétés des pierres, de l'air et des eaux, je recherchais les lois qui gouvernent la matière épaisse ou subtile, et après de longues médi- tations, je m aperçus que l'univers ne s'était point formé ainsi que son prétendu créateur s'efforçait de le faire croire; je connus que tout ce qui existe, existe par soi-même et non par le caprice d'Iahveh, que le monde est à lui- même son auteur et que l'esprit est à lui-même son Dieu. Depuis lors, je méprisais ïahveh pour ses impostures et je le haïssais parce qu'il se montrait contraire à tcut ce que je trouvais désirable et bon : la liberté, la curiosité, le doute. Ces sentiments me rapprochèrent du Séraphin. Je Tadmirai, je l'aimai; je vécus dans sa lumière. Lorsque enfin il apparut qu'entre lui et l'Autre il fallait choisir, je me

192 LA RÉVOLTE DES AXGES

rangeai du parti de Lucifer et n'eus plus que Tambition de le servir, l'envie de partager son sort.

» La guerre devenue inévitable, il la pré- para avec une infatigable vigilance et toutes les ressources d'un esprit calculateur. Faisant des Trônes et des Dominations des Chalybes et des Cyclopes, il tira des montagnes qui bor- naient son empire le fer, qu'il préférait à l'or, et forgea des armes dans les cavernes du Ciel. Puis il assembla dans les ulaines désertes du septentrion des myriades d'Esprits, les arma, les instruisit, les exerça: Bien que secrètement préparée, cette entreprise était trop vaste pour que l'adversaire n'en fût pas bientôt averti. On peut dire qu'il l'avait toujours prévue et re- doutée, car il avait fait de sa demeure une cita- delle et de ses anges une milice, et il se don- nait à lui-même le nom de Dieu des Armées. Il apprêta ses foudres. Plus de la moitié des enfants des cieux lui restaient fidèles ; il voyait se serrer en foule autour de lui des âmes obéissantes et des cœurs patients. L'archange Michel, qui était sans peur, prit le commande- ment de ces troupes dociles.

LA REVOLTE DES ANGES 193

> Lucifer, dès qu'il vit son armée au poirxt de ne plus s'accroître ni s'aguerrir davantage, la dirigea précipitamment sur l'ennemi et, pro- mettant à ses anges la richesse et la gloire, marcha à leur tête sur le Mont qui porte à son faîte le trône de l'univers. Trois jours nous brûlâmes de notre vol les plaines éthérées. Au-dessus de nos tètes flottaient les noirs éten- dards de la révolte. Déjà le Mont du Seigneur apparaissait rose dans le ciel oriental, et notre chef en mesurait des yeux les remparts étin- celants. Sous les murs de saphir s'étendaient les lignes ennemies qui, tandis que nous mar- chions couverts de bronze et de fer, resplen- dissaient d'or et de pierreries. Leurs bannières rouges et bleues flottaient au vent et des éclairs s'allumaient à la pointe de leurs lances. Bientôt les armées ne furent plus séparées l'une de l'autre que par un étroit intervalle, une bande de terre unie et vide, et dont la vue faisait fris- sonner les plus braves par la pensée que là, dans une mêlée sanglante, s'accompliraient les destins.

y> Les anges, vous le savez, ne meurent point. Mais quand l'airain, le fer, la pointe

194 LA REVOLTE DES ANGES

du diamant ou Fépée flamboyante déchirent leur corps subtil, ils sentent une douleur plus cruelle que n'en peuvent éprouver les hommes, car leur chair est plus exquise, et si quelque organe essentiel est détruit, ils tombent inertes, se décomposent lentement, se résolvent en nébuleuses et flottent insensibles, épars, durant de longs âges, dans l'éther froid. Et quand enfin ils reprennent l'esprit avec îa forme, ils ne retrouvent pas toute la mémoire de leur vie passée. Ainsi qu'il est naturel, les anges craignent la souffrance, et les plus braves d'entre eux se troublent à la pensée de perdre la lumière et le doux souvenir. S'il en était autrement, race angélique ne connaîtrait ni la beauté de la lutte ni la gloire du sacrifice. Ceux qui combattirent dans l'Empyrée, avant le commencement des temps, pour ou contre le Dieu des Armées, se seraient livrés sans honneur à de feintes batailles, et je ne pourrais pas vous dire, enfants, avec un juste orgueil : « J'étais là. >

» Lucifer donna le signal du combat et s'y jeta le premier. Nous fondîmes sur l'ennemi, croyant le détruire aussitôt et emporter d'un

LA RÉVOLTE DES ANGES 193

premier élan la citadelle sacrée. Les soldats du Dieu jaloux, moins fougueux mais non moins fermes que les nôtres, demeuraient inébranla- bles. L'archange Michel les commandait avec le calme et la résolution d'un grand cœur. Trois fois nous essayâmes d'enfoncer leurs lignes qui, trois fois, opposèrent à nos poi- trines de fer les pointes enflammées de leurs lances promptes à traverser les plus dures cui- rasses. Par millions tombaient les corps glo- rieux. Enfin, notre aile droite défonça l'aile gauche de l'ennemi et nous vîmes les dos des Principautés, des Puissances, des Vertus, des '' Dominations, des Trônes qui fuyaient, se^ fla- gellant de leurs talons, tandis que le« anges du troisième chœur, volant éperdus'' au-dessus d'eux, les couvraient d'une neige^ de plumes mêlée à une pluie de sang. Nous glissions à leur poursuite parmi des débris de chars et des monceaux d'armes, et nous précipitions leur fuite agile... Tout à coup, une tempête de cris étonne nos oreilles, s'enfle et s'approche, grosse de hurlements désespérés et de cla- meurs triomphales : la droite de l'ennemi, les Archanges géants du Très-Haut se sont rués

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196 LA RÉVOLTE DES ANGES

sur notre flanc gauche et l'ont rompu. Il nous faut abandonner les fuyards et nous porter au secours de nos troupes débandées. Notre prince y vole et rétablit le combat. Mais l'aile gauciie de l'ennemi dont nous n'avions pas consommé la déroute, ne se sentant plus pressée de flèches ni de lances, reprend courage, se re- tourne et, de nouveau, nous fait face.

» La nuit arrêta la bataille incertaine. Pen- dant qu'à la faveur de l'ombre, dans l'air tran- quille, que traversait par intervalle le gémisse- ment des blessés, le camp reposait, Lucifer préparait la seconde journée. Avant l'aube, les ck irons sonnent le réveil. Nos guerriers sur- prennent l'ennemi à l'heure de la prière, le dis- persent et en font un long carnage. Quand tous étaient tombés ou fuyaient, l'archange Michel, seul avec quelques compagnons aux quatre ailes de flamme, résistaient encore au choc d'une innombrable armée. Ils reculaient sans cesser de nous opposer leur poitrine, et Michel montrait encore un yisage impassible. Le so- leil était au tiers de jSa course, quand nous commençâmes d'escaÙder le Mont du Sei- gneur. Montée ardue; la sueur coulait de nos

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LA REVOLTE DES ANGES 197

fronts; une ardente lumière nous aveuglait. Chargées de fer, nos ailes de plume ne pou- vaient nous porter ; mais lespérance nous fai- sait des ailes qui nous soulevaient. Le beau Séraphin, de sa main rayonnante, sans cesse plus haute, nous montrait la voie. Tout le jour nous gravîmes le mont altier qui se revêtit, le soir, d azur, de rose et d'opale. L'armée des étoiles, apparue au firmament, semblait le reflet de nos armes. Un silence infini planait sur nos têtes. Nous allions, ivres d'espoir. Tout à coup, dans le ciel obscurci, jaillissent des éclairs. La foudre gronde et, du haut du mont nuageux, le feu du ciel tombe. Nos cas- ques, nos cuirasses ruissellent de flammes et nos boucliers se brisent sous les carreaux lancés par des mains invisibles. Lucifer, dans l'oaragan de feu, gardait sa fierté. En vain, le tonnerre le frappait à coups redoublés : il res- tait debout et défiait encore l'ennemi. Enfin, la foudre, ébranlant la montagne, nous préci- pita pêle-mêle avec d'énormes quartiers de saphir et de rubis, et nous roulâmes inertes, évanouis, durant un temps que nul n'a su mesurer.

198 LA REVOLTE DES ANGES

» Je me réveillai dans les ténèbres plaintives. Et quand j'eus accoutumé mes yeux à l'ombre épaisse, j'aperçus autour de moi mes compa- gnons d'armes gisant par milliers sur le sol sul- fureux, où passaient des lueurs livides. Mes yeux ne découvraient que solfatares, cratères fumants, palus empoisonnés. Des montagnes de glace et des mers de ténèbres fermaient l'horizon. Un ciel d'airain pesait sur nos fronts. Et l'horreur de ce lieu était telle que nous pleurâmes accroupis, les coudes sur les genoux et les poings dans les joues.

» Mais bientôt, ayant levé les yeux, je vis le Séraphin dressé devant moi comme une tour. Sur sa splendeur première la douleur jetait sa sombre et magnifique parure.

y> Compagnons, nous dit-il, il faut nous féliciter et nous réjouir, car nous voilà déli^Tés de la servitude céleste. Ici nous sommes libres, et mieux vaut la liberté dans les enfers que l'esclavage dans les cieux*. Nous ne sommes point vaincus, puisqu'il nous reste la volonté de vaincre. Par nous a chancelé le trône du

1. Better to reign ia Hell, than serve in Hearn. Para" dise Lost, book I, y. 2o4.

LA REVOLTE DES ANGES 199

Dieu jaloux; il s'écroulera par nous. Debout! compagnons, et haut les cœurs!

» Aussitôt, à son commandement, nous en- tassâmes montagnes sur montagnes et nous dressâmes au faîte des machines qui lancèrent des rochers enflammés contre les demeures divines. La troupe céleste en fut étonnée, et du séjour de gloire jaillirent des gémissements et des cris d'épouvante. Déjà nous pensions ren- trer en vainqueurs dans notre haute patrie; mais le Mont du Seigneur se couronna d'éclairs et la foudre, tombant sur notre forteresse, la réduisit en poudre.

» Après ce nouveau désastre, le Séraphin demeura quelque temps songeur, la tête dans les mains. Puis il montra son visage noirci. Maintenant, il était Satan plus grand que Lucifer. Les anges fidèles se pressaient autour de lui.

y> Amis, nous dit-il, si nous n'avons pas déjà vaincu, c'est que nous ne sommes ni dignes ni capables de vaincre. Sachons ce gui nous a manqué. On ne règne sur la nature, on n'ac- quiert l'empire de l'Univers, on ne devient Dieu que par la connaissance. Il nous faut con-

200 LA RÉVOLTE DES ANGES

quérir la foudre ; c'est à cela que nous devons nous appliquer sans relâche. Or, ce n'est pas l'aveugle courage (nul en ce jour n'eut plus de courage que vous) qui nous livrera les car- reaux divins : c'est l'étude et la réflexion. En ce muet séjour nous sommes tombés, médi- tons, recherchons les causes cachées des choses. Observons la nature; poursuivons-la d'une puissante ardeur et d'un conquérant désir; efforçons-nous de pénétrer sa grandeur infinie et son infinie petitesse. Sachons quand elle est stérile et quand elle est féconde ; comment elle fait le chaud et le froid, la joie et la douleur, la vie et la mort ; comment elle assemble et divise ses éléments, comment elle produit et l'air subtil que nous respirons et les rochers de diamant et de saphir d'où nous avons été précipités, et le feu divin qui nous a noircis et la pensée altière qui agite nos esprits. Déchirés de larges blessures, brûlés de flammes et de glaces, rendons grâce au destin qui a pris soin de nous ouvrir les yeux, et réjouissons-nous de notre sort. C'est par la douleur que, faisant une première expérience de la nature, nous sommes excités à la connaître et à la dompter.

LA REVOLTE DES ANGES 20i

Quand elle nous obéira nous serons des Dieux. Mais dût-elle nous celer à jamais ses mystères, nous refuser des armes et garder le secret de la foudre, nous devons encore nous applaudir de connaître la douleur, puisqu'elle nous révèle des sentiments nouveaux, plus précieux et plus doux que tous ceux qu'on éprouve dans la béatitude éternelle, puisqu'elle nous inspire l'amour et la pitié, inconnus aux cieux.

» Ces paroles du Séraphin changèrent nos cœurs et nous ouvrirent de nouveaux espoirs. Un immense désir de connaître et d'aimer gon- flait nos poitrines.

» Cependant la terre naissait. Son orbe im- mense et nébuleux s'était d'heure en heure res- serré et affermi. Les eaux qui nourrissaient des algues, des madrépores, des coquillages, et portaient les flottes légères des nautiles, ne la recouvraient plus tout entière ; elles se creu- saient des lits, et déjà des continents apparais- saient où, dans le tiède limon, rampaient des monstres amphibies. Puis les montagnes se courraient de foi'êts, et diverses races d'ani- maux commencèrent à paître l'herbe, la mousse, les baies des arbrisseaux et les glands des chênes.

202 LA RÉVOLTE DES ANGES

» Puis s'empara des cavernes et des abris sous roche, celui qui sut d'une pierre aiguë percer les bêtes sauvages et, par la ruse, surmonter les antiques habitants des forêts, des plaines et des montagnes. L'homme commença pénible- ment son règne. Il était faible et nu. Son poil rare le garantissait mal du froid. Ses mains se terminaient par des ongles trop minces pour lutter avec la griffe des fauves ; mais la dispo- sition de ses pouces, qui s'opposaient aux autres doigts, lui permettait de saisir facile- ment les objets les plus divers et lui assurait l'adresse à défaut de la force. Sans différer es- sentiellement du reste des animaux, il était plus capable qu'aucun autre d'observer et de comparer. Comme il tirait de son gosier des sons variés, il imagina de désigner par une inflexion de voix particulière chacun des objets qui frappaient son esprit, et cette suite de sons divers l'aida à fixer et à communiquer ses idées. Son sert misérable et son génie anxieux inspi- rèrent de la sympathie aux anges vaincus qui discernaient en lui une audace pareille à la leur et les germes de cette fierté, cause de leurs tourments et de leur gloire. Ils vinrent en

LA RÉVOLTE DES ANGES 20^

grand nombre habiter près de lui cette jeune terre leurs ailes les portaient aisément. Là, ils se plurent à aiguillonner son intelligence et à fomenter son génie. Ils lui enseignèrent à se vêtir des peaux de bêtes sauvages et à rouler des pierres devant les cavernes pour en fermer l'entrée aux tigres et aux ours. Ils lui appri- rent à faire jaillir la flamme en tournant un bâton dans des feuilles sèches et à conserver sur la pierre du foyer le feu sacré. Par l'inspi- ration des démons ingénieux, il osa traverser les fleuves dans des troncs d'arbre fendus et creusés; il inventa la roue, la meule et la charrue ; le soc déchira la terre d'une blessure féconde et le grain offrit à ceux qui le broyaient une nourriture divine. Il pétrit des vaisseaux dans l'argile et tailla le silex en outils variés. Enfin, demeurant parmi les humains, nous les consolions et les instruisions. Nous n'étions pas toujours visibles pour eux; mais, le soir, au détour des chemins, nous leur apparaissions sous des formes souvent étranges et bizarres, quelquefois augustes et charmantes, et nous prenions à notre gré l'aspect d'un monstre des forêts ou des eaux, d'un homme vénérable^

204 LA RÉVOLTE DES ANGES

d'un bel enfant ou d'une femme aux hanches évasées. Il nous arrivait parfois de les railler dans nos chansons ou d'éprouver leur intelli- gence par quelque vive plaisanterie. Certains d'entre nous, d'humeur un peu turbulente, aimaient à lutiner leurs femmes et leurs en- fants, mais nous étions toujours prêts à venir en aide à ces frères inférieurs.

» Par nos soins, leur intelligence s'étendit assez pour atteindre l'erreur et concevoir de faux rapports entre les choses. Gomme ils sup- posaient que des liens magiques unissaient l'image à la réalité, ils couvraient de figures d'animaux les parois de leurs antres et gra- vaient dans l'ivoire des simulacres de rennes et de mammouths afin de s'assurer la proie qu'ils représentaient. Les siècles passèrent avec une infinie lenteur sur les commencements de leur génie. Nous leur envoyâmes en songe des pensées heureuses, leur inspirant de dompter les chevaux, de châtrer les taureaux, d'ins- truire les chiens à garder les brebis. Ils créè- rent la famille, la tribu. Un jour, une de leurs tribus errantes fut assaillie par des chasseurs féroces. Aussitôt les jeunes hommes de la

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tribu formèrent avec les chariots une enceinte dans laquelle ils enfermèrent les femmes, les enfants, les vieillards, les bœufs, les trésors et, du haut des chariots, frappèrent de pierres meurtrières leurs agresseurs. Ainsi fut fondée la première cité. misérable et condamné au meurtre par la loi d'Iahveh, l'homme trempa son cœur dans les combats et dut à la guerre ses plus hautes vertus. Il consacra par son sang l'amour sacré de la patrie, qui devra (si l'homme accomplit jusqu'au bout ses destins) embrasser dans la paix la terre entière. L'un de nous. Dédale, lui apporta la cognée, le niveau, la voile. Ainsi nous rendîmes l'existence des mortels moins âpre et moins difficile. Ils bâti- rent sur les lacs des villages de roseaux ils purent goûter une quiétude pensive inconnue aux autres habitants de la terre, et quand ils surent apaiser leur faim sans un trop pénible effort, nous soufflâmes dans leur poitrine l'amour de la bea,uté.

» Ils dressèrent des pyramides, des obé- lisques, des tours, des statues colossales qui souriaient, roides et farouches, et des sym- boles génésiques. Ayant appris à nous con-

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206 LA REVOLTE DES ANGES

naître, ou sachant du moins nous deviner, ils éprouvaient pour nous de la crainte et de l'ami- tié. Les plus sages d'entre eux nous épiaient en une sainte horreur et méditaient nos enseigne- ments. Dans leur reconnaissance, les peuples de la Grèce et de l'Asie nous consacraient des pierres, des arbres, des bois ombreux, nous offraient des victimes, nous chantaient des hymnes ; enfin, nous étions des dieux pour eux et ils nous nommaient Horus, Isis, Astarté, Zeus, Palîas, Cybèle, Déméter et Triptolème. Satan était adoré sous les noms de Dionysos, d'Evan, d'Iacchos et de Lénée. Il montrait dans ses apparitions autant de force et de beauté qu'en peuvent concevoir les humains. Ses yeux avaient la douceur des violettes des bois; sur ses lèvres brillait le rubis des gre- nades ouvertes ; un duvet, plus fin que le ve- lours des pêches, couvrait ses joues et son menton; sa blonde chevelure, tressée en dia- dème et nouée mollement au sommet de la tête, était ceinte de lierre. Il charmait les bêtes féroces et, pénétrant dans les forêts pro- fondes, attirait à lui tous les esprits sauvages, tout ce qui grimpait dans les arbres et mon-

LA REVOLTE DES ANGES 207

trait à travers les branches une prunelle fa- rouche, tous les êtres violents et craintifs, nourris de baies amères et dont la poitrine velue contenait un cœur barbare, les demi- hommes des bois, auxquels ii communiquait la bienveillance et la grâce, et qui le suivaient, ivres de joie et de beauté. Il planta la vigne et enseigna aux mortels à fouler les grappes pour en faire couler le vin. Splendide et bienfaisant, il parcourut le monde suivi d'un long cortège. Pour l'accompagner, je pris la forme d'un ca- pripède : de mon front sortaient deux cornes naissantes; j'avais le nez camus et les oreilles pointues; deux glandes, ainsi qu'aux chèvres, me pendaient sur le cou; à mes reins s'agitait une queue de bouc et mes jambes velues se terminaient par une corne noire et fourchue, qui frappait le sol en cadence.

» Dionysos accomplissait par le monde sa marche triomphale. Je traversai avec lui la Lydie, les champs phrygiens, les plaines brû- lantes de la Perse, la Médie hérissée de frimas, l'heureuse Arabie et la riche Asie, dont la mer baignait les cités florissantes. Il s'avançait sur un char attelé de lions et de lynx, au son des

208 LA REVOLTE DES ANGES

flûtes, des cymbales et des tambours inventés pour ses mystères. Les Bacchantes, les Thya- des et les Ménades, ceintes de la nébride tache- tée, agitaient le thyrse entouré de lierre. II entraînait à sa suite les Satyres, dont je con- duisais la troupe joyeuse, les Silènes, les Pans, les Centaures. Sous ses pas naissaient les fleurs et les fruits, et en frappant les rochers de son thyrse, il en faisait jaillir des sources limpides. )) Au temps des vendanges, il visitait la Grèce ; et les villageois accouraient au-devant de lui, teints des sucs verts ou rouges des plantes, le visage couvert de masques de bois, d'écorce ou de feuilles, une coupe de terre à la main, et dansaient des danses lascives. Leurs femmes, im.itant les compagnes du Dieu, la tête ceinte du vert smilax, nouaient sur leurs flancs assou- plis des peaux de faon et de chevreau. Les vierges attachaient à leur cou des guirlandes de figues, pétrissaient des gâteaux de farine et portaient le Phallus dans la corbeille mystique. Et les vignerons, barbouillés de lie, debout dans leurs chariots, échangeant avec les pas- sants la moquerie et l'invective, inventaient la tragédie.

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» Certes, ce ne fut pas en sommeillant au bord d'une fontaine, mais par un dur labeur, que Dionysos apprit à cultiver les plantes et à les forcer de produire des fruits savoureux. Et tandis qu'il méditait l'art de faire des grossiers habitants des bois une race amie de la lyre et soumise aux lois justes, plus d'une fois, sur son front brûlé d'enthousiasme passa la mélan- colie et le sombre délire. Mais son profond savoir et son amitié pour les hommes lui firent surmonter tous les obstacles. 0 jours divins ! 0 belle aurore de la vie! Nous menions les Bacchanales sur les sommets chevelus des montagnes et sur le blond rivage des mers. Les Naïades et les Oréades se mêlaient à nos jeux. Aphrodite, à notre approche, sortait de l'écume des flots, pour nous sourire.

Il

CHAPITRE XIX

Suite du récit.

> Çuand les hommes eurent appris à cultiver la terre, à conduire les troupeaux, à entourer le murs les saintes citadelles et à connaître les dieux à leur beauté, je me retirai dans cette douce contrée, ceinte de forêts épaisses, qu'ar- rosent le Stymphale, i'Olbios, TÉrymanthe et Torgueilleux Gratis, enflé des eaux glacées du Styx, et là, dans une fraîche vallée, aux pieds d'une colline plantée d'arbousiers, d'oliviers et de pins, sous un bouquet de platanes et de pejpliers blancs, au bord d'un ruisseau qui '^oule avec un doux murmure entre les lentis- ques touffus, je chantais aux pâtres et aux nymphes la naissance du monde, l'origine du

LA REVOLTE DES ANGES 211

feu, de Fair subtil, de l'^au et de la terre. Je leur disais comment les premiers hommes vivaient misérables ei nus, dans les forêts, avant que les démons ingénieux leur eussent enseigné les arts, et je leur disais les thiases du Dieu et comment on donnait à Dionysos Séméîé pour mère, parce que sa pensée bien- veillante était née dans la foudre.

» Ce peuple agréable entre tous aux yeux des Démons, ces Grecs heureux ne trouvèrent pas, sans effort, la bonne police et les arts. Leur premier temple fut une hutte en branches de laurier; leur première image des dieux, un arbre ; leur premier autel, une pierre brute, teinte du sang d'Iphigénie. Mais en peu de temps, ils portèrent la sagesse et la beauté à un point que nul peuple n avait atteint avant eux, dont nul peuple ne s'est, depuis, approché. D'où vient, Arcade, ce prodige unique sur la terre? Pourquoi le sol sacré de Flonie et de TAttique a-t-il nourri cette fleur incomparable? ?arce qu'il n'y eut ni sacerdoce, ni dogme, ni révélation, et que les Grecs ne connurent jamais le dieu jaloux. C'est son propre génie, c'est sa propre beauté dont l'Hellène fît ses

212 LA REVOLTE DES ANGES

dieux et quand il levait ses regards au ciel, il y retrouvait son image. Il conçut toute chose à sa mesure et donna à ses temples des propor- tions parfaites : tout y était grâce, harmonie, mesure et sagesse ; tout y était digne des immortels qui les habitaient et qui, sous des noms heureux, sous des formes accomplies représentaient le génie de l'homme. Les co- lonnes qui soutenaient la poutre de marbre, la frise et la corniche avaient quelque chose d'hu- main, qui les rendait vénérables, et l'on voyait parfois, comme à Athènes et à Delphes, de belles jeunes filles porter, robustes et sou- riantes, l'entablement des trésors et des sanc- tuaires. 0 splendeur, harmonie, sagesse!

» Dionysos résolut de se rendre en Italie rappelaient du nom de Bacchus des peuples avides de célébrer ses mystères. Je pris place dans son navire orné de pampres et abordai, sous le regard des deux frères d'Hélène, à l'embouchure du Tibre jaune. Déjà, par les leçons du Dieu, les habitants du Latium avaient appris à marier la vigne à l'ormeau. Je me plus à habiter, au pied des monts Sabins, un vallon couronné de feuillage, arrosé de sources

LA RÉVOLTE DES ANGES 213

pures. Je cueillais dans les prés la verveine et la mauve. Les pales oliviers, qui tordaient au penchant du coteau leurs troncs tr-2:ispercés, m'offraient des fruits onctueux. Là, j'instrui- sais des hommes à la tête carrée qui n'avaient point, comme les Grecs, un esprit ingénieux, mais dont le cœur était ferme, l'âme patiente et qui vénéraient les dieux. Mon voisin, soldat rustique, durant quinze ans, courbé sous le fardeau, avait suivi l'aigle romaine par les monts et les mers et vu fuir les ennemis du peuple-roi. Maintenant il conduisait dans le sillon ses deux bœufs roux, qui portaient au front, entre leurs cornes évasées, une étoile blanche. Cependant, sous le chaume, son épouse chaste et grave pilait l'ail dans un mortier de bronze et faisait cuire les fèves sur la pierre sacrée du foyer. Et moi, son ami, assis non loin sous un chêne, j'égayais ses tra- vaux des sons de ma flûte et je souriais à ses jeunes enfants quand, à l'heure le soleil déjà bas allonge les ombres, ils revenaient du bois tout chargés de ramée. A la porte du jar- din, où mûrissaient les poires et les citrouilles et que fleurissaient le lis et l'acanthe toujours

214 LA REVOLTE DES ANGES

verte, un Priape taillé dans un tronc de figuier, menaçant les voleurs de son membre formi- dable et les roseaux que le vent agitait sur sa tête, effrayaient les oiseaux, pillards. A la lune nouvelle, le pieux colon offrait à ses lares, couronnés de myrte et de romarin, une poignée de sel et d'orge.

» Je vis grandir ses enfants et les enfants de ses enfants, qui gardaient en leur cœur la piété première et n'oubliaient pas le sacrifice à Bacchus, à Diane, à Vénus, ni de verser du vin pur et des fleurs aux fontaines. Mais len- tement, ils dégénéraient de la patience et de la simplicité antiques. Je les entendais gémir quand le torrent, gonflé par des pluies abon- dantes, les obligeait à construire une digue pour défendre le champ paternel : le dur vin de la Sabine fatiguait leur palais délicat. Ils allaient boire les vins grecs à la taverne voi- sine et oubliaient les heures en regardant, sous la treille, danser la joueuse de flûte habile à mouvoir, au son du crotale, ses flancs polis. Les colons se faisaient de doux loisirs au mur- mure du feuillage et des ruisseaux, mais on voyait, entre les peupliers, s'élever, au bord

LA RÉVOLTE DES ANGES 215

de la voie sacrée, de vastes tombeaux, des statues, des autels et le grondement des chars devenait plus fréquent sur les dalles usées. Un jeune cerisier, apporté par un vétéran, nous apprit les conquêtes lointaines d'un con- sul, et des odes, chantées sur la lyre, nous instruisirent des victoires de Rome, maîtresse du monde.

» Toutes les contrées que le grand Dionysos avait parcourues, changeant les bêtes sauvages en hommes, et faisant éclore les fruits et les moissons sur le chemin de ses Ménades, res- piraient maintenant la paix romaine. Le nour- risson de la Louve, soldat et terrassier, ami des peuples vaincus, traçait les routes depuis les rives de l'Océan brumeux jusques aux pentes escarpées du Caucase ; dans toutes les villes s'élevaient les temples d'Auguste et de Rome et, telle était la foi de l'univers en la justice latine, que dans les gorges de Thessalie ou sur les bords chevelus du Rhin, Fesclave, près de succomber sous un poids inique, s'écriait : « César! » Mais pourquoi faut-il que, sur ce malheureux globe de terre et d'eau, tout se flétrisse et meure et que les plus belles choses

216 LA REVOLTE DES AXGES

soient les plus éphémères? 0 filles adorables de la Grèce; ô Science, ô Sagesse, ô Beauté, divinités favorables, vous vous endormiez d'un sommeil léthargique, avant de subir l'outrage des barbares qui déjà, dans les marécages du nord et dans les steppes désolés, prêts à vous assaillir, enfourchaient à cru leurs petits che- vaux aux longs poils.

» Cher Arcade, tandis que le légionnaire patient campait sur les bords du Phase et du Tanaïs, les femmes et les prêtres de l'Asie et de la monstrueuse Afrique envahissaient la Ville Eternelle et troublaient de leurs prestiges les fils de Rémus. Jusqu'alors, le persécuteur des démons industrieux, lahveh, n'était connu dans le monde, qu'il prétend avoir créé, que par quelques misérables tribus syriennes, long- temps féroces comme lui, et perpétuellement traînées de servitude en servitude. Profitant de la paix romaine, qui assurait partout la liberté du trafic et des voyages et favorisait l'échange des produits et,des idées, ce vieux dieu prépara la conquête insolente de l'Univers. Il n'était pas seul, d'ailleurs, à tenter une telle entre- prise. En même temps que lui, une foule de

LA REVOLTE DES ANGES 217

dieux, de démiurges, de démons, tels que Mithra, Thamous, la bonne Isis, Euboulos, méditaient de s'emparer du monde pacifié. De tous ces esprits, lahveh semblait le moins pré- paré à la victoire. Son ignorance, sa cruauté, son faste, son luxe asiatique, son mépris des lois, son affectation à se rendre invisible, devaient offenser ces Hellènes, ces Latins, qui avaient reçu les leçons de Dionysos et des Muses. Il sentit lui-même qu'il n'était pas capable de gagner les cœurs des hommes libres et des esprits polis, et il usa de ruse. Pour séduire les âmes, il imagina une fable qui, sans être aussi ingénieuse que les mythes, dont nous avons orné l'esprit de nos disciples antiques, pouvait toucher les intelligences débiles, qui, partout, se trouvent en foule épaisse. Il proclama que les hommes, ayant tous commis un crime envers lui, un crime héréditaire, en portaient la peine dans leur vie présente et dans leur vie future (car les mor- tels s'imaginent follement que leur existence se prolonge dans les enfers) et l'astucieux lahveh fît connaître qu'il avait envoyé son propre fils sur la terre pour racheter de son

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218 LA RÉVOLTE DES ANGES

sang la dette des hommes. Il n'est pas croyable que la peine rachète la faute, et il est moins croyable encore que l'innocent puisse payer pour le coupable. Les souffrances d'un inno- cent ne compensent rien et ne font qu'ajouter un mal à un mal. Cependant, il se trouva de malheureux êtres pour adorer lahveh et son iils expiateur, et pour annoncer leurs mystères comme une bonne nouvelle. Nous devions nous attendre à cette folie. N'avions-nous pas vu maintes fois ces humains, quand ils étaient pauvres et nus, se prosterner devant tous les fantômes de la peur, et, plutôt que de suivre les leçons des démons favorables, obéir aux commandements des démiurges cruels? lahveh, par sa ruse, prit les âmes comme dans un filet. Mais il n'en retira pas, pour sa gloire, tout l'avantage qu'il en attendait. Ce ne fut pas lui, ce fut son fils qui reçut les hommages des hommes et qui donna son nom au culte nou- veau. Il demeura lui même à peu près ignoré sur la terre.

CHAPITRE XX

Suite du récit.

)) La superstition nouvelle s'étendit d'abord en Syrie et en Afrique ; elle gagna les ports de mer grouille une populace immonde et pénétra en Italie, infestant d'abord les courti- sanes et les esclaves, et fît de rapides progrès dans la plèbe des villes. Mais, pendant long- temps, les campagnes n'en furent guère in- commodées. Comme parle passé, les villageois consacraient à Diane un pin qu'ils arrosaient chaque année du sang d'un jeune sanglier, se rendaient les Lares propices par le sacrifice d'une truie et offraientà Bacchus, bienfaiteur des hommes, un cabri d'une blancheur éclatante, et, s'ils étaient trop pauvres, ils avaient du

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moins pour les protecteurs du foyer, de la vigne et du champ, un peu de vin et de farine. Nous leur avions enseigné qu'il suffit de tou- cher Tautel d'une main pure et que les dieux se réjouissent d'une offrande modique. Cepen- dant, le règne d'Iahveh s'annonçait en cent lieux par des folies. Les chrétiens brûlaient les livres, renversaient les temples, incendiaient les villes, exerçaient leurs ravages jusque dans les déserts. Là, des milliers de malheureux, tournant leur fureur contre eux-mêmes, se déchiraient les flancs avec des pointes de fer. Et, de toute la terre, les soupirs des victimes volontaires montaient au Dieu comme des louanges. Ma retraite ombreuse ne pouvait échapper longtemps à la rage de ces for- cenés.

» Au sommet de la colline qui dominait le bois d'oliviers tous les jours égayé des sons de ma flûte, s'élevait, depuis les premiers ans de la paix romaine, un petit temple de marbre, rond comme les cabanes des aïeux. Il n'avait point de murs ; sur une base haute de sept degrés se dressaient en cercle seize colonnes aux volutes d'acanthe, portant une coupole de tuiles blan-

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ches. Cette coupole recouvrait une statue de l'Amour, taillant son arc, ouvrage d'un sculp- teur athénien. L'enfant semblait respirer ; la joie jaillissait de ses lèvres ; tous ses membres étaient harmonieux et souples. J'honorais cette image du plus puissant des dieux, et j'ensei- gnais aux villageois à lui porter en offrande une coupe couronnée de verveine et pleine d'un vin de deux années.

)> Un jour que j'étais assis à ma coutume aux pieds du Dieu, méditant des préceptes et des chansons, un homme inconnu, farouche, la barbe inculte, s approcha du temple, franchit d'un bond les degrés de marbre et, plein d'une allégresse féroce :

> Péris, cria-t-il, empoisonneur des âmes, et puissent avec toi périr la joie et la beauté. » Il dit et tire de sa ceinture une hache qu'il lève sur le Dieu. J'arrête son bras, je le ren- verse et le foule à la corne de mes pieds.

» Démon, me cria-t-il avec un noir cou- rage, laisse-moi renverser cette idole et tu pourras me tuer après.

» Je n'exauçai point son atroce prière ; mais pressai de tout mon poids sa poitrine, qui cra-

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quait sous mon genou, et de mes deux mains lui serrant le cou, j'étranglai l'impie.

» Tandis qu'il gisait, la face violette et la langue pendante, aux pieds du Dieu souriant, j'allai me purifier à la source sacrée. Puis, quittant cette terre devenue la proie des chré- tiens, je traversai les Gaules et gagnai les rives de la Saône, jadis Dionysos avait porté la vigne. Le dieo des Chrétiens n'était pas encore annoncé chez ces peuples heureux. Ils adoraient pour sa beauté un hêtre touffu, dont les rameaux respectés pendaient jusqu'à terre, et ils y suspendaient des bandelettes de laine. Ils adoraient aussi une source sacrée et déposaient des images d argile dans une grotte humide. Ils offraient de petits fromages et une jatte de lait aux nymphes des bois et des montagnes. Mais bientôt un apôtre de la tristesse leur fut envoyé par le Dieu nouveau. Il était plus sec qu'un poisson fumé. Bien qu'exténué par le jeûne et les veilles, il enseignait avec une ardeur inextinguible je ne sais quels sombres mystères. Il aimait la souffrance et la croyait bonne : sa colère poursuivit tout ce qui est beau, vénuste et joyeux. L'arbre sacré tomba

é

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SOUS sa cognée. Il haïssait les Nymphes parce qu'elles étaient belles, et il leur jetait des im- précations quand leurs flancs arrondis bril- laient le soir à travers le feuillage, et il avait en aversion ma flûte mélodieuse. Le pauvre hère pensait qu'il y a des formules pour mettre en fuite les démons immortels qui habitent les antres frais, le fond des forêts et les sommets des montagnes. Il croyait nous vaincre avec quelques gouttes d'eau sur lesquelles il avait prononcé certains mots et fait quelques gestes. Les nymphes, pour se venger, lui apparais- saient la nuit et lui donnaient d'elles un désir ardent, que le bélître croyait criminel ; puis elles fuyaient, égrenant par les champs leur rire sonore, tandis que leur victime se tordait, les reins brûlés, sur sa couche de feuilles. Ainsi les Nymphes divines se moquent des exorciseurs et raillent les méchants et leur chasteté sordide.

» L'apôtre ne fît pas autant de mal qu'il aurait voulu, parce qu'il enseignait des esprits simples et dociles à la nature et que telle est la médiocrité de la plupart des hommes, qu'ils tirent peu de conséquences des principes qu'on

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leur inculque. Le petit bois je vivais appar- tenait à un Gaulois de famille sénatoriale, qui gardait un reste des élégances latines. Il aimait sa jeune affranchie et partageait avec elle son lit de pourpre brodé de narcisses. Ses esclaves cultivaient sa vigne et son jardin, il était poète et chantait, à l'imitation d'Ausone, Vénus fouet- tant son fils avec des roses. Bien qu'il fût chré- tien, il m'offrait du lait, des fruits et des légumes comme au génie du lieu. En retour, je charmais ses loisirs des sons de ma flûte et je lui donnais des songes heureux. En fait, ces paisibles Gaulois savaient très peu de chose d'Iahveh et de son fils.

)) Mais voici que des feux s'allument à l'ho- rizon, et que des cendres, chassées par le vent, tombent dans les clairières de nos bois. Des paysans conduisent sur les routes une longue file de chariots ou poussent leurs troupeaux devant eux. Des cris d'effroi s'élèvent des vil- lages : « Les Burgondes !... » Un premier cava- lier se montre, la lance à la main, tout vêtu de bronze clair et ses longs cheveux rouges tom- bant en deux nattes sur ses épaules. Puis il en

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vient deux, puis une vingtaine, puis des mil- liers, farouches, ensanglantés. Ils massacrent les vieillards, les enfants, violent jusqu'aux aïeules, dont les cheveux gris s'attachent à leurs semelles, avec la cervelle des nouveau- nés. Mon jeune Gaulois et sa jeune affranchie teignent de leur sang la couche brodée de nar- cisses. Les barbares brûlent les basiliques pour y faire cuire des bœufs entiers, ils brisent les amphores et hument le vin dans la boue des celliers inondés. Leurs femmes les accom- pagnent entassées demi-nues dans les chars de guerre. Quand le Sénat et le peuple des villes et les chefs des églises ont péri dans les flammes, les Burgondes cuvent leur vin sous les arcades du Forum. Et quinze jours plus tard on voit l'un d'eux sourire, dans sa barbe épaisse, au petit enfant que, sur le seuil delà demeure, la blonde épouse soulève dans ses bras, un autre allumer sa forge et frapper le fer en cadence, un autre chanter sous un chêne, à ses compagnons assemblés, les dieux et les héros de sa race, et d'autres étaler, pour les vendre, des pierres tombées du ciel, des cornes d'aurochs et des amulettes. Et les antiques

13.

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habitants de la contrée, peu à peu rassurés, sor- tent des bois ils s'étaient blottis et viennent relever leur cabane incendiée, labourer leur champ, tailler leur vigne. On se remit à vivre ; mais ces temps furent les plus misérables que l'humanité eût encore traversés. Les barbares recouvraient l'Empire. Leurs mœurs étaient rudes, et comme ils nourrissaient des senti- ments de vengeance et de cupidité, ils croyaient fermement au rachat des fautes. Cette fable d'Iahveh et de son fils leur plut et ils la crurent d'autant plus facilement, qu'elle leur était en- seignée par ces Romains qu'ils savaient plus savants qu'eux et dont ils admiraient en secret les arts et les mœurs. Hélas ! la Grèce et Rome n'avaient que des héritiers imbéciles. Tout savoir était perdu. Alors c'était un grand mérite que de chanter au lutrin, et ceux qui rete- naient quelques phrases de la Bible passaient pour de prodigieux génies. Il y avait encore des poètes comme il y avait des oiseaux, mais leurs vers boitaient de tous leurs pieds. Les antiques démons, les bons génies de l'homme, dépouillés de leurs honneurs, chassés, pour- suivis, traqués, demeuraient cachés dans les

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forêts ; ou, s'ils se montraient encore aux hommes, prenaient, pour les tenir en respect, une figure terrible, une peau rouge, verte ou noire, des yeux torves, une bouche énorme, garnie de dents de sanglier, de cornes, une queue au derrière et parfois un visage humain sur le ventre. Les nymphes restaient belles; et les barbares, ne sachant aucun des noms si doux qu elles portaient autrefois, les appelaient des fées, leur prêtaient un caractère capricieux et des goûts puérils, les craignaient, les aimaient.

)) Nous étions bien déchus, bien diminués; pourtant nous ne perdîmes pas courage, et, gardant une humeur riante et un esprit bien- veillant, nous fûmes, en ces temps cruels, les vrais amis des hommes. Nous apercevant que les barbares devenaient peu à peu moins om- brageux et moins féroces, nous nous ingé- niâmes à converser avec eux sous toutes sortes de déguisements. Nous les incitions avec mille précautions et par de prudents détours à ne pas reconnaître le vieux lahveh comme un maître infaillible, à ne point obéir aveuglé- ment à ses ordres, à ne point craindre ses

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menaces. Nous usions au besoin des artifices de la magie. Nous les exhortions sans cesse à étudier la nature et à rechercher les vestiges de la sagesse antique. Ces guerriers du Nord, pour grossiers qu'ils étaient, connaissaient quelques arts mécaniques. Ils croyaient voir des combats dans le ciel ; les sons de la harpe leur tiraient des pleurs et peut-être avaient-ils un esprit plus capable de grandes choses que les Gaulois et les Romains dégénérés dont ils avaient envahi les terres. Ils ne savaient ni tailler la pierre ni polir le marbre ; mais ils fai- saient venir des porphyres et des colonnes de Rome et de Ra venue; leurs chefs prenaient pour sceau une gemme gravée par un Grec aux jours de beauté. Ils élevaient des murailles avec des briques ingénieusement disposées en barbes d'épis et parvenaient à bâtir des églises assez agréables avec leurs corniches soutenues par des modillons à têtes menaçantes et leurs lourds chapiteaux des monstres s'entre- voraient.

» Nous les instruisions dans les lettres et les sciences. Un vicaire de leur dieu, Gerbert, prit de nous des leçons de physique, d'arithmé-

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tique, de musique, et Ton disait qu'il nous avait vendu son âme. Les siècles s'écoulaient et les mœurs restaient violentes. Le monde était à feu et à sang. Les successeurs de ce studieux Gerbert, non contents de posséder les esprits (les bénéfices qu'on y a sont plus légers que l'air) voulurent posséder les corps. Ils prétendaient à la monarchie universelle du droit qu'ils tenaient d'un pêcheur du lac de Tibériade. L'un d'eux pensa, un moment, pré- valoir sur le lourd Germain, successeur d'Au- guste. Mais finalement le spirituel dut com- poser avec le temporel et les peuples furent tiraillés entre deux maîtres contraires. Ces peuples s'organisaient dans un tumulte hor- 1 rible. Ce n'était que guerres, famines, exter- minations. Comme ils attribuaient à leur dieu les maux innombrables qui fondaient sur eux, ils l'appelaient le Très Bon, non par anti- phrase, mais parce que pour eux le meilleur était celui qui frappait le plus fort. En ce temps de violence, pour me faire de studieux loisirs, je pris un parti qui peut surprendre, mais qui était fort sage.

» Il est entre la Saône et les monts charo-

230 LA REVOLTE DES AKGES

lais, paissent les bœufs, une colline boisée, qui descend doucement sur des prairies ar- rosées par un frais ruisseau. s'élevait un monastère célèbre dans toute la chrétienté. Je cachai sous un froc mes pieds fourchus et me fis moine en cette abbaye, je vécus tran- quille, à l'abri des gens d'armes qui, amis ou ennemis, se montraient également importuns. L'homme, retombé en enfance, avait tout à rapprendre. Frère Luc, mon voisin de cellule, qui étudiait les mœurs des animaux, ensei- gnait que la belette conçoit ses petits par l'oreille. Je cueillais dans les champs des simples pour soulager les malades, à qui jus- que-là, en guise de traitement, on faisait toucher les reliques des saints. II se trouvait dans l'abbaye quelques démons, mes pareils, que je reconnus à leurs pieds fourchus et à leurs paroles bienveillantes. Nous réunîmes nos efforts pour polir l'esprit rugueux des moines.

» Tandis que sous les murs de l'abbaye, les petits enfants jouaient à la marelle, nos reli- gieux se livraient à un autre jeu aussi vain et auquel pourtant je m'amusai avec eux ; car il

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faut tuer le temps, et c'est même là, si l'on y songe, l'unique emploi de la vie. Notre jeu était un jeu de mots qui plaisait à nos esprits, à la fois subtils et grossiers, enflammait les écoles et troublait la chrétienté tout entière. Nous formions deux camps. L'un des camps soutenait qu'avant qu'il y eût des pommes, il y avait la Pomme; qu'avant qu'il y eût des papegais, il y avait le Papegai, qu'avant qu'il y eût des moines paillards et gourmands, il y avait le Moine, la Paillardise et la Gourman- dise, qu'avant qu'il y eût des pieds et des culs en ce monde, le Coup de pied au cul résidait de toute éternité dans le sein de Dieu. L'autre camp répondait que, au contraire, les pommes donnèrent à l'homme l'idée de pomme, les papegais l'idée de papegai; les moines l'idée de moine, de gourmandise et de paillardise, et que le coup de pied au cul n'exista qu'après avoir été dûment donné et reçu. Les joueurs s'échauffaient et en venaient aux mains. J'étais du second parti, qui contentait mieux ma raison et qui fut, en effet, condamné par le Concile de Soissons. » Cependant, non contents de se battre entre

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eux, vassal contre suzerain, suzerain contre vassal, les seigneurs imaginèrent d'aller guer- royer en Orient. Ils disaient, autant qu'il m'en souvienne, qu'ils allaient délivrer le tombeau du fils de Dieu. Ils le disaient; mais leur esprit aventureux et cupide les excitait à cher- cher au loin des terres, des femmes, des es- claves, de l'or, de la myrrhe et de l'encens. Ces expéditions, ai-je besoin de le dire? furent désastreuses; mais nos épais compatriotes en rapportèrent la connaissance des métiers et des arts orientaux et un goût de somptuosité. Dès lors, nous eûmes moins de peine à les faire travailler et à les mettre sur la voie des inventions. Nous bâtîmes des églises merveil- leusement belles, avec des arcs audacieuse- ment brisés, des fenêtres en lancettes, de hautes tours, des milliers de clochetons, des flèches aiguës, qui, montant vers le ciel d'Iahveh, lui portaient à la fois les prières des humbles et les menaces des superbes, car tout cela était notre œuvre autant que celle des mains humaines, et c'était un spectacle étrange que de voir travailler ensemble à la cathédrale les hommes et les démons, chacun sciant,

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polissant, assemblant les pierres, sculptant aux chapiteaux et sur les corniches, l'ortie, la ronce, le chardon, le chèvrefeuille et le frai- sier, taillant des figures de vierges et de saints et des images bizarres de serpents, de pois- sons à tête d'âne, de singes se grattant la fesse, chacun enfin y mettant son génie sévère, espiègle, sublime, grotesque, humble, auda- cieux, et faisant de tout cela une cacophonie harmonieuse, un cantique ravissant de joie et de douleur, une Babel triomphale. A notre instigation, les ciseleurs, les orfèvres, les émailleurs accomplirent des merveilles et tous les arts somptuaires fleurirent à la fois : soieries de Lyon, tapisseries d'Arras, toiles de Reims, draps de Rouen. Les bons marchands allaient sur leur jumpnt dans les foires portant des pièces de velours et de brocart, des bro- deries, des orfrois, des joyaux, de la vaisselle d'argent et des livres enluminés. De gais com- pagnons dressaient leurs tréteaux dans les églises ou sur les places publiques et repré- sentaient, selon leur intelligence, les gestes du ciel, de la terre et de l'enfer. Les femmes se paraient de superbes atours et devisaient

234 LA REVOLTE DES ANGES

d'amour. Au printemps, quand le ciel était bleu, nobles et vilains étaient pris à l'envi du désir de folâtrer dans la prairie émaillée de fleurs. Le violoneux accordait son instru- ment; dames, chevaliers et demoiselles, bour- geois et bourgeoises, villageois et pucelles, se tenant par la main, commençaient le branle. Mais soudain, la Guerre, la Famine et la Peste entraient dans la ronde, et la Mort, arrachant le violon des mains du ménétrier, menait la danse. L'incendie dévorait les villages et les moustiers, les hommes d'armes pendaient au chêne du carretour les paysans qui ne pou- vaient payer rançon et liaient au tronc les femmes grosses à qui les loups venaient la nuit dévorer leur fruit dans leur ventre. Les pauvres gens en perdaieat le sens. Parfois, la paix rétablie, le beau temps revenu, sans raison, sous le coup d'une folle épouvante, ils abandonnaient leurs maisons et couraient par troupes, demi-nus, se déchirant avec des crochets de fer et chantant... Je n'accuse pas lahveh et son fils de tout ce mal. Beaucoup de choses mauvaises se faisaient sans lui et contre lui. Mais je reconnais la pensée du

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Dieu Bon (comme ils l'appelaient), c'est à la coutume instituée par ses vicaires et établie sur la chrétienté tout entière de brûler, au son de cloches et au chant de psaumes, les hommes et les femmes qui, instruits par les démons, professaient sur ce Dieu des opinions singu- lières.

CHAPITRE XXÎ

Suite et fin du récit*

» Il semblait que la science et la pensée eussent à jamais péri et que la terre ne dût plus jamais connaître la paix, la joie et la beauté.

> Mais un jour, sous les murs de Rome, des ouvriers, creusant la terre au bord d'une voie antique, trouvèrent un sarcophage de marbre qui portait, sculptés sur les parois, des simu- lacres de l'Amour et les triomphes de Bacchus. Le couvercle soulevé, une vierge apparaît, dont le visage brille d'une éclatante fraîcheur. Ses longs cheveux, répandus sur ses blanches épaules, elle sourit dans son sommeil. Une troupe de citoyens, émus d'enthousiasme, sou- lèvent la couche funèbre et la portent au Gapi-

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tole. Le peuple, en foule, vient contempler l'ineffable beauté de la vierge romaine et reste silencieux, épiant le réveil de l'âme divine que contient cette forme adorable. Enfin, la ville fut si grandement émue de ce spectacle que le pape, craignant, non sans raison, qu'un culte païen ne vînt à naître sur le corps radieux, le fit dérober nuitamment et ensevelir en secret. Vaines précautions ! inutiles soins ! La beauté antique, après tant de siècles de barbarie, avait apparu un moment au regard des hommes : c'en était assez pour que son image, imprimée dans leurs cœurs, leur inspirât un désir ardent d'aimer et de connaître. Dès lors, l'astre du Dieu des chrétiens pâlit et pencha vers son déclin. De hardis navigateurs découvrirent des mondes vivaient des peuples nombreux, qui ignoraient le vieil lahveh, et l'on soupçonna qu'il les ignorait aussi, puisqu'il ne leur avait pas donné nouvelle de lui ni" de son fils expia- teur. Un chanoine polonais démontra le mou- vement de la terre, et l'on s'aperçut que, loin d'avoir créé l'univers, le vieux démiurge d'Is- raël n'en soupçonnait pas même la structure. Les écrits des philosophes, des orateurs, des

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jurisconsultes et des poètes anciens furent tirés de la poussière des cloîtres et, passant de mains en mains, inspirèrent aux esprits l'amour de la sagesse. Le vicaire da Dieu jaloux, le pape lui-même, ne crut plus en Celui qu'il repré- sentait sur la terre. Il aimait les arts et n'avait d'autre souci que de recueillir les statues an- tiques et d'élever des bâtiments somptueux, se déployaient les ordres de Vitruve rétablis par Bramante. Nous respirions. Déjà, les vrais dieux, rappelés de leur long exil, revenaient habiter la terre. Ils y retrouvaient des temples et des autels. Léon, déposant à leurs pieds l'anneau, les trois couronnes et les clefs, leur offrait en secret l'encens des sacrifices. Déjà Polymnie accoudée reprenait le fil doré de ses méditations ; déjà, dans les jardins, les Grâces décentes et les Nymphes avec les Satyres for- maient des chœurs de danse; enfin la terre rap- prenait la joie. Mais, ô disgrâce, ô mauvais sort, événement funeste, voici qu'un moine allemand, tout gonflé de bière et de théologie, se dresse contre ce paganisme renaissant, le menace, le foudroie, prévaut seul contre les princes de l'Église, et, soulevant les peuples, les convie à

LA RÉVOLTE DES ANGES 239

une réforme qui sauve ce qui allait être détruit. En vain les plus liabiles d'entre nous tentèrent de le détourner de son œuvre. Un démon subtil, qu'on nomme sur la terre Belzôbuth, s'attache à lui, tantôt l'embarrassant par les arguments d'une savante controverse, tantôt le harcelant par de cruelles espiègleries.

y> L'obstiné moine lui jette son encrier à la tête et poursuit la triste réformation. Que dire enfin? le robuste nautonier radouba, calfata, renfloua la nef avariée de l'Église. Jésus-Christ doit à ce frocard de voir son naufrage retardé de plus de dix siècles peut-être. Dès lors, les choses allèrent de mal en pis. Après ce gros encapuchonné, buveur et querelleur, vint le long et sec docteur de Genève, plein de l'esprit de l'antique lahveh, qui s'efforçait de ramener le monde aux temps abominables de Josué et des Juges d'Israël, maniaque froidement fu- rieux, hérétique brûleur d'hérétiques, le plus féroce ennemi des Grâces.

)> Ces enragés apôtres et leurs enragés dis- ciples faisaient regretter même aux démons comme moi, aux diables cornus, le temps le Fils régnait avec sa Mère virginale sur les

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peuples éblouis de splendeurs : dentelle de pierre des cathédrales, roses éclatantes des yer- rières, fresques vivement coloriées se dé- roulaient mille histoires merveilleuses, riches orfrois, brillants émaux des châsses et des reli- quaires, ors des croix et des ostensoirs, cons- tellations des cierges dans l'ombre des arceaux, grondements harmonieux des orgues. Tout cela sans doute, ce n'était point le Parthénon, ce n'était point les Panathénées ; mais cela riait aux yeux et aux cœurs; c'était encore de la beauté. Et ces maudits réformateurs ne veulent rien souffrir de plaisant ni d'aimable. Voyez-les grimper en noirs essaims sur les portails, sur les socles, sur les pinacles, sur les clochetons, et qui frappent de leur marteau stupide ces images de pierre que les démons avaient taillées d'accord avec ies maîtres d'œuvres, ces façons de saints assez bons hommes et ces gentilles saintes, et ces idoles touchantes des vierges mères pressant leur nourrisson contre leur sein. Car, pour être juste, un peu de paganisme agréable s'était introduit dans le culte du Dieu jaloux. Ces monstres d'hérétiques extirpaient l'idolâtrie. Nous fîmes de notre mieux, mes

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compagnons et moi, pour interrompre leur affreux ouvrage et j'eus, pour ma part, le plaisir d'en jeter bas quelques douzaines du haut des portails et des galeries sur le parvis se ré- pfindit leur cervelle infecte.

> Le pis fut que l'Eglise catholique se réforma aussi et devint plus méchante qu'elle n'avait jamais été. Dans le doux pays de France, les sorbonniers et les moines s'acharnèrent avec une rage inouïe contre les démons ingénieux et les hommes doctes. Mon prieur se trouvait être des plus contraires aux bonnes lettres. Depuis q'uelque temps, mes veilles studieuses l'inquiétaient, et peut-être avait-il aperçu la fourche de mon pied. Le cafard fouilla dans ma cellule et y trouva du papier, de l'encre, des livres grecs nouvellement imprimés et une flûte de Pan suspendue au mur. A ces en- seignes, me reconnaissant pour un esprit diabo- lique, il me faisait jeter dans un cachot j'eusse été nourri du pain d'angoisse et de l'eau d'amertume, si je ne m'étais promptement échappé par la fenêtre et réfugié dans les re- traites des bois, parmi les Nymphes et les

Faunes.

1*

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» Partout les bûchers allumés répandaient Todeur des chairs grillées. Partout les tortures, les supplices, les os brisés et les langues cou- pées. L'esprit d'Iahveh n'avait pas encore soufflé de si atroces fureurs. Ce n'était pas en vain pourtant que les hommes avaient soulevé le couvercle du sarcophage antique et contemplé la Vierge Romaine. Dans cette grande terreur, papistes et réformateurs rivalisaient de vio- lence et de cruauté, au milieu des supplices, Tesprit humain reprenait force et courage. Il osait regarder les cieux et y voyait non le vieux sémite ivre de vengeance, mais, tranquille et resplendissante, Vénus Uranie.

» Alors un nouvel ordre de choses naissait, alors commençaient les grands siècles. Sans renier publiquement le dieu de leurs aïeux, les esprits se soumirent à ses deux mortelles ennemies, la Science et la Raison, et l'abbé Gassendi le relégua doucement dans l'abîme lointain des causes premières. Les démons bienfaisants qui instruisent et consolent les malheureux mortels, inspirèrent aux beaux esprits de ce temps des discours de toutes sortes, des comédies et des contes d'un art accompli.

LA RÉVOLTE DES ANGES 243

Les femmes inventèrent la conversation, Té- pître familière et la politesse ; les mœurs pri- rent une douceur et une noblesse inconnues aux âges précédents. Un des meilleurs esprits du siècle raisonnable, l'aimable Bernier, écrivit un jour à Saint-Evremont. « C'est un grand péché que de se priver d'un plaisir. » Et ce seul propos suffirait à découvrir le progrès des intel- ligences en Europe. Non qu'il n'y ait pas tou- jours eu des épicuriens, mais ils n'avaient pas la conscience de leur génie comme Dernier, Chapelle et Molière. Alors les dévots eux- mêmes comprenaient la nature. Et Racine, tout bigot qu'il était, savait aussi bien qu'un phy- sicien athée, comme Guy-Patin, rapporter aux divers états des organes les passions qui agi- tent les hommes.

» Dans mon abbaye même, j'étais rentré après la tourmente, et qui n'abritait guère que des ignorants et des pense-petit, un jeune reli- gieux, moins ignare que les autres, me confia que le Saint-Esprit s'exprime en mauvais grec pour humilier les savants.

» Et toutefois la théologie et la controverse sévissaient encore dans cette société raison-

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nable. On vit, près de Paris, dans une vallée ombreuse, des solitaires qu'on nommait les Messieurs ; ils se disaient disciples de saint Au- gustin et soutenaient avec une constance hono- rabie que le Dieu de l'Ecriture frappe celui qui le craint, épargne celui qui le brave, ne tient nul compte des œuvres et damne, s'il lui plaît, ses plus fidèles serviteurs ; car sa justice n'est point notre justice et ses voies sont incompré- hensibles. Un soir, je rencontrai l'un de ces messieurs dans son jardin, oii il méditait, entre des carrés de choux et de plants de salades. J'inclinai devant lui mon front cornu et lui murmurai ces paroles amies :

» Que le vieux Jéhova vous garde, mon- sieur! Vous le connaissez bien. Oh! que vous le connaissez bien, et comme vous avez com- pris son caractère ! »

» Le saint homme discerna en moi un ange de l'abîme, se crut réprouvé et mourut subi- tement d'épouvante.

» Le siècle suivant fut le siècle de la philo- sophie. L'esprit d'examen se développa, le respect se perdit ; les grandeurs de chair s'af- faiblirent et l'esprit acquit des forces nou-

LA REVOLTE DES ANGES 245

veîles. Les mœurs prenaient un agrément inconnu jusqu'alors. Au rebours, les moines de mon ordre devenaient de plus en plus ignares et crasseux, et le couvent ne m'offrait plus aucun avantage, maintenant que la poli- tesse régnait dans les villes. Je n'y pus tenir. Ayant jeté mon froc aux orties, je mis une perruque poudrée sur mon front cornu, cachai sous des bas blancs mes jambes de bouc et, la canne à la main, les poches bourrées de gazettes, je courus le monde, fréquentai les promenades à la mode et me montrai assidu dans les cafés se réunissaient les hommes de lettrée. On m'accueillit dans les salons où, par une heureuse nouveauté, les fauteuils épousaient la forme des fesses et les hommes et les femmes raisonnaient avec bon sens. Les métaphysiciens eux-mêmes parlaient clairement. J'acquis en ville une grande auto- rité en matière d'exégèse et, sans me flatter, je suis pour une bonne part dans le testament du curé Meslier et dans la Bible expliquée par les chapelains du roi de Prusse.

» II advint, dans ce temps, à ce vieil lahveh une mésaventure burlesque et cruelle. Un

14.

248 LA RÉVOLTE DES ANGES

quaker. américain, au moyen d'an cerf-volant, lui vola son tonnerre.

» J'habitais Paris et fus de ce souper l'on parla d'étrangler le dernier prêtre avec les boyaux du dernier roi. La France était en effervescence ; une révolution épouvantable éclata. Les chefs éobémères de l'État boule- X''ersé régnèrent par la terreur au milieu de périls inouïs. Ils étaient, pour la plupart, moins cruels et moins impitoyables que les princes et les juges institués par lahveh dans les royaumes de la terre ; toutefois, ils paru- rent plus féroces, parce qu'ils jugeaient au nom de l'humanité. Malheureusement, ils étaient prompts à s'attendrir et d'une sensibi- lité toujours émue. Or, les hommes sensibles sont irritables et sujets à des accès de fureur. Ils étaient vertueux; ils avaient des mœurs, c'est-à-dire qu'ils concevaient des obligations morales étroitement définies et jugeaient les actions humaines non sur leurs conséquences naturelles, mais d'après des principes abs- traits. De tous les vices qui peuvent perdre un homme d'État, la vertu est le plus funeste elle pousse au crime. Pour travailler utile-

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ment au bonheur des hommes, il faut être supérieur à toute morale, comme ce divin Jules. Dieu, si malmené depuis quelque temps, n eut pas trop à souffrir, en somme, de ces hommes nouveaux. Il trouva parmi eux des protecteurs et fut adoré sous le nom d'Être suprême. On peut même dire que la terreur fit diversion à la philosophie et profita au vieux démiurge, qui parut représenter le bon ordre, la tranquillité publique, la sécurité des per- sonnes et des biens.

» Tandis que la liberté naissait dans la tem- pête, j'habitais Auteuii et fréquentais chez ma- dame Helvétius, se trouvaient des gens qui pensaient librement sur tous les sujets. Rien de plus rare, même après Voltaire. Tel homme, qui affronte la mort sans trembler, n a pas le courage d'exprimer une opinion singulière sur les mœurs. Ce même respect humain qui le pousse à se faire tuer, l'incline devant le sentiment public. Je goûtais alors la conversation de Volney, de Cabanis et de Tracy. Disciples du grand Condillac, ils rap- portaient à la sensation l'origine de toutes nos connaissances. Ils s'appelaient idéologues.

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étaient les plus honnêtes gens du monde et fâchaient les esprits vulgaires en leur refusant l'immortalité. Car le commun des hommes, qui ne sait que faire de cette vie, en veut une autre, qui ne finisse point. Durant la tour- mente, notre petite société philosophique fut quelquefois inquiétée, sous les paisibles om- brages d'Auteuiî, par des patrouilles de patriotes. Condorcet, notre grand homme, était proscrit. Moi-même je fus suspect aux amis du peuple qui, en dépit de mon air rus- tique et de ma veste de basin, me croyaient aristocrate, et je confesse que l'indépendance de la pensée est la plus fière des aristocra- ties.

» Un soir que j'épiais les dryades de Bou- logne qui brillaient sous le feuillage, ainsi que la lune quand elle commence à paraître au- dessus de l'horizon, je fus arrêté comme sus- pect et jeté dans un cachot. C'était une simple méprise ; mais les jacobins d'alors, à l'exemple des moines dont ils avaient usurpé la place, mettaient à très haut prix l'unité d'obédience. Après la mort de madame Helvétius, notre société se reforma dans le salon de madame

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de Condorcet. Bonaparte ne dédaignait pas de cawser quelquefois avec nous.

> L ayant reconnu pour un grand homme, nous le crûmes idéologue comme nous. Notre i-nflucnce était assez forte dans le pays. Nous l'employâmes en sa faveur et le poussâmes à l'Empire, afin de montrer au monde un nou- veau Marc-Aurèle. Nous comptions sur lui pour pacifier l'univers : il ne justifia pas nos prévisio-ns et nous eûmes le tort de nous en prendre à lui de notre mécompte.

> Sans contredit, il surpassait de beaucoup les autres hommes par la promptitude de l'intelli- gence, la profondeur de la dissimulation et la capacité d'agir. Ce qui faisait de lui un domi- nateur accompli, c'est qu'il vivait tout entier dans le moment présent et ne concevait rien en dehors de l'immédiate et instante réalité. Son génie était vaste et léger. Son intelli- gence, immense par l'étendue, mais commune et vulgaire, embrassait l'humanité et ne la surmontait pas. Il pensait ce que pensait tout grenadier de son armée; mais il le pensait avec une force inouïe. Il aimait le jeu des hasards et se plaisait à tenter la fortune en

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poussant des pygmées par centaines de mille les uPxS contre les autres, amusements d'un enfant grand comme le monde. Il était trop avisé pour ne pas mettre dans son jeu le vieux lahveh, encore puissant sur la terre, et qui lui ressemblait par l'esprit de violence et de domi- nation. Il le menaça, le flatta, le caressa, l'in- timida. Il lui emprisonna son vicaire auquel il demanda, le couteau sur la gorge, l'onction qui, depuis l'antique Saûl, rend les rois forts ; il restaura le culte du Démiurge, lui chanta des Te Deum et se fit reconnaître, par lui, Dieu sur la terre, en de petits catéchismes répandus dans tout l'Elmpire. Ils unirent leurs ton- nerres et ce fut un beau vacarme.

» Pendant que les amusements de Napoléon bouleversaient l'Europe, nous nous félicitions de notre sagesse, un peu tristes toutefois de voir l'ère de la philosophie s'ouvrir par des massacres, des supplices et des guerres. Le pis est que les enfants du siècle, tombés dans le dérèglement le plus affligeant, conçurent un christianisme pittoresque et littéraire, qui témoigne d'une débilité d'esprit vraiment in- croyable et, finalement, tombèrent dans le

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romantisme. La guerre et le romantisme, fléaux effroyables ! Et quelle pitié de voir ces gens-ci nourrir un amour enfantin et furieux pour les fusils et les tambours ! Ils ne com- prennent pas que la guerre, qui forma les cœurs et fonda les cités des hommes ignorants et barbares, n'apporte au vainqueur lui-même que ruine et misère et n'est plus qu'un crime hor- rible et stupide maintenant que les peuples sont liés entre eux par la communauté des arts, des sciences et du trafic. Européens insensés qui méditent de s'entr'égorger, alors qu'une même civilisation les enveloppe et les unit!

» Je renonçai à converser avec ces fous; je me retirai dans ce village je me fis jardinier. Les pêches de mon verger me rappellent la peau ensoleillée des Ménades. J'ai gardé pour les hommes mon antique amitié, un peu d'admiration et beaucoup de pitié, et j'attends, en cultivant cet enclos, le jour encore lointain le grand Dionysos viendra, suivi de ses faunes et *de ses bac- chantes, rapprendre à la terre la joie et la beauté, et ramener l'âge d'or. Je marcherai

252 LA REVOLTE DES ANGES

joyeux derrière son char. Mais qui sait si dan» ce futur triomphe nous retrouverons des hommes ? Qui sait si leur race épuisée n aura pas alors accompli ses destins et si d autres êtres ne s'élèveront pas sur les cendres et les ruines de ce qui fut l'homme et son génie? Qui sait si des êtres ailés ne se seront point emparés de l'empire terrestre? Alors, la tâche des bons démons ne sera pas finie : ils instrui- ront dans les arts et dans la volupté la race des oiseaux.

CHAPITRE XXII

l'on voit dans un magasin ({antiquités le bonheur criminel du père Guinardon troublé par la jalousie dune grande amou- reuse.

Le père Guinardon (comme Zéphyrine en avait fait un fidèle rapport à M. Sariette) dé- ménagea à la cloche de bois les tableaux, meubles et curiosités amassés dans son grenier de la rue Princesse, qu'il appelait son atelier, et en garnit une boutique, louée par lui, rue de Courcelles, il s'en fut loger, laissant Zéphyrine, après cinquante ans de vie com- mune, sans une paillasse, sans une marmite, sans un sou, hors un franc soixante-dix cen- times qui se trouvaient dans le çorte-monnaie

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de la pauvre femme. Le père Guinardon ou- vrait un magasin de tableaux anciens et de curiosités et y établissait la jeune Octavie.

La devanture avait bon air : on y voyait des anges flamands, en chape verte, dans la ma- nière de Gérard David, une Salomé de l'école de Luini, une sainte Barbe en bois peint de travail français, des émaux de Limoges, des verres de Bohème et de Venise, des plats d'Ur- bino ; on y voyait des dentelles de point d'An- gleterre, que Zéphyrine, au temps de sa splen- dide jeunesse, avait reçues, à l'en croire, de Tempereur Napoléon liL A l'intérieur, des ors étincelaient dans l'ombre, et l'on discernait çà et des christs, des apôtres, des patriciennes et des nymphes. Une toile était retournée contre le mur, pour ne s'offrir qu'au regard des connaisseurs, qui sont rares; c'était une réplique de la Gimblette de Fragonard, pein- ture claire, qui semblait n'avoir pas encore eu le temps de sécher. Le père Guinardon lui-même le disait. Une commode de bois de violette, au fond du magasin, contenait dans ses tiroirs des raretés, des gouaches de Baudouin, des livres à figures du xviii* siècle, des miniatures.

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Sur un chevalet reposait, voilé, le chef- d'œuvre, la merveille, le joyau, la perle, un Fra Angelico très tendre, or, bleu et rose, un Couronnement de la Vierge, dont le père Gui- nardon demandait cent mille francs. Sur une chaise Louis XV, devant une table à ouvrage Empire, portant un vase de fleurs, se tenait, sa broderie à la main, la jeune Octavie, qui, ayant laissé dans sa soupente de la rue Prin- cesse ses haillons étincelants, apparaissait, non plus comme un Rembrandt recuit, mais avec le doux éclat et la limpidité d'un Vermer de Delft, pour la joie des connaisseurs qui fré- quentaient chez le père Guinardon. Tranquille et chaste, elle demeurait seule tout le jour dans le magasin, tandis que le bonhomme, sous les toits, faisait on ne sait quelle peinture. Il des- cendait vers cinq heures et causait avec les habitués.

Le plus assidu était le comte Desmaisons, un grand homme maigre, hâve, voûté. Un filet de poils lui sortait, sous chaque pommette, du creux profond des joues, allait en s'élargissant et répandait des torrents de neige sur le men- ton et la poitrine. Il y trempait sans cesse sa

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main longue et décharnée, aux anneaux d'or. Pleurant depuis vingt ans sa femme emportée dans la fleur de la jeunesse et de la beauté par la tuberculose, il consacrait sa vie à rechercher des communications avec les morts et à rem- plir de mauvaise peinture son hôtel solitaire. Sa confiance en Guinardon était infinie. M. Blancmesnil, administrateur d'un grand établissement de crédit, ne se montrait guère moins souvent dans le magasin. C'était un quinquagénaire frais et replet, peu curieux d'art, médiocre connaisseur, peut-être, mais qu'attirait la jeune Octa vie, placée au milieu du magasin comme la chanterelle dans sa cage.

M. Blancmesnil ne tarda pas à nouer avec elle des intelligences dont le père Guinardon était seul à ne pas s'apercevoir, faute d'expé- rience, car le vieillard était jeune encore dans l'amour d'Octavie. M. Gaétan d'Esparvieu venait parfois en curieux chez le père Guinar- don, qu'il soupçonnait d'être un admirable faussaire.

M. Le Truc de Ruffec, ce grand homme d'épée, se rendit un jour chez le vieil antiquaire et lui fît part de ses projets. M. Le Truc de Ruffec

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organisait au Petit Palais une exposition ré- trospective d'armes blanches, au profit de l'œuvre de l'Education des petits Marocains, et demandait au père Guinardon de prêter quel- ques-unes des pièces les plus précieuses de ses collections.

Nous avions pensé d'abord, disait-il, or- ganiser une exposition qui s'appelât la Croix et l'Epée. L'association de ces deux mots vous fait assez sentir l'esprit qui présidait à notre initiative. Une pensée éminemment patriotique et chrétienne nous faisait réunir i'épée, sym- bole de l'honneur, et la croix, signe du salut. L'œuvre eût été mise sous le haut patronage du ministre de la Guerre et de monseigneur Cachepot. La réalisation présenta malheureu- sement des difficultés et dut être difTérée... Pour le moment, nous organisons l'exposition de l'Epée. J'ai rédigé une note qui indique le sens de cette manifestation.

Ayant ainsi parlé, M. Le Truc de Ruffec tira de sa poche un portefeuille bourré de papiers, et, discernant parmi toutes sortes de procès- verbaux de rencontres ou de carence un petit morceau de papier très barbouillé :

2S8 LA RÉVOLTE DES ANGES

Vt/ici, dit-il : « L'Épée est une vierge farouche. C'est l'arme française par excellence. A une époque le sentiment national, après une trop longue éclipse, rayonne plus ardem- ment que jamais, etc. » Vous sentez?...

Et il renouvela sa demande de quelque belle pièce qu'on placerait au premier rang dans cette exposition pour l'œuvre des petits Maro- cains, sous la présidence d'honneur du général d'Esparvieu.

Le père Guinardon s'occupait fort peu d'armes : il vendait surtout des tableaux, des dessins et des livres. Mais on ne le prenait jamais sans vert. Il décrocha une rapière à co- quille en passoire d'un Louis XIII-Napoléon III très caractérisé, et la tendit à l'entrepreneur d'exposition qui la contempla avec quelque respeci, dans un silence prudent.

J'ai mieux encore, fit l'antiquaire.

Et il tira de son arrière-boutique, elle gisait avec les cannes et les parapluies, une grande diablesse d'épée fleurdelisée, vraiment royale : c'était celle de Philippe-Auguste por- tée par un acteur de l'Odéon dans les repré- sentations à! Agnès de Méranie, en 1846. Gui-

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nardon la tenait la pointe en terre, comme pour en faire une croix, joignait pieusement les mains sur le quillon, et semblait aussi loyal que cette épée.

Faites-la figurer à votre exposition, dit-il. La pucelle en vaut la peine. Elle se nomme Bouvines.

Si je vous la fais vendre, demanda M. Le Truc de Ruffec, en tortillant ses énormes mous- taches, vous me donnerez une petite commis- sion?...

A quelques jours de là, le père Guinardon montra au comte Desmaisons et à M. Blanc- mesnil, avec un air de mystère, un Gréco nou- vellement découvert, un étonnant Gréco de la dernière manière du maître. Il représentait un saint François d'Assise qui, debout sur le rocher de FAlverne, montait vers le ciel comme une colonne de fumée et plongeait dans la région des nuées une tête monstrueusement étroite, rapetissée par la distance. Enfin un vrai, très vrai, trop vrai Gréco. Les deux amateurs con- templaient cette œuvre avec attention, tandis que le père Guinardon en vantait les noirs pro- fonds et l'expression sublime. Il levait les bras

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en l'air pour figurer Ttieotocopuli, sorti du Tintoret, le dépassant de cent coudées.

C'était un chaste, un pur, un fort, un mystique, un apocalyptique.

Le comte Desmaisons déclara que le Gréco était son peintre préféré. Blancmesnil, au de- dans de lui-même, n'admirait pas entièrement.

La porte s'ouvrit et M. Gaétan, qu'on n'at- tendait point, parut.

Il jeta un coup d'œil sur le saint François et dit :

Bigre !

M. Blancmesnil, désireux de s'instruire, lui ayant demandé ce qu'il pensait de ce peintre tant admiré aujourd'hui, Gaétan répondit, sans se faire prier, qu'il ne pensait pas que le Gréco fût un extravagant et un fou, comme on le croyait autrefois ; et qu'il supposait plutôt qu'un défaut de la vision, dont Theotocopuli était affligé, l'obligeait à déformer ses figures.

Astigmate et atteint de strabisme, pour- suivit Gaétan, il peignait ce qu'il voyait et comme il le voyait.

Le comte Desmaisons n'acceptait pas volon- tiers une explication si naturelle, qui plaisait

LA REVOLTE DES ANGES 261

au contraire, par sa simplicité, à M. Blanc- mesnil.

Le père Guinardon, outré, s'écria :

Direz-vous, monsieur d'Esparvieu, que saint Jean était astigmate parce qu'il a vu une femme revêtue du soleil et couronnée d'étoiles, avec la lune à ses pieds ; la bête à sept têtes et dix cornes et les sept anges vêtus de lin qui portent les sept coupes pleines de la colère du Dieu vivant?

Après tout, conclut M. Gaétan, on a rai- son d'admirer le Gréco, s'il eut assez de génie pour imposer sa vision morbide. Aussi bien, les tortures qu'il inflige à la figure humaine peuvent contenter les âmes qui aiment la souf- france, et celles-là sont plus nombreuses qu'on ne croit.

Monsieur, répliqua le comte Desmaisons, en promenant sa longue main dans sa barbe fleurie, il faut aimer qui nous aime. La souf- france nous aime et s'attache à nous. Il faut l'aimer si l'on veut supporter la vie ; et c'est la force et la bonté du christianisme de l'avoir compris... Hélas! je n'ai pas la foi, et c'est ce qui me désespère.

262 LA REVOLTE DES ANGES

Le vieillard songea à celle qu'il pleurait depuis vingt ans, et aussitôt sa raison l'aban- donna et sa pensée suivit sacs résistance les imaginations d'une folie douce ot triste.

Ayant étudié, disait-il, les sciences psychi- ques et pratiqué, avec le concours d'un mé- dium translucide, des expériences sur la nature et la durée de l'âme, il avait obtenu des résultats surprenants, mais qui ne le conten- taient pas. Il était parvenu à voir l'âme de la morte sous l'apparence d'une masse gélati- neuse et transparente, qui ne rappelait en rien la forme qu'il avait adorée. Et ce qu'il y avait de plus pénible dans cette expérience cent fols répétée, c'était que la masse de géla- tine, armée de tentacules d'une ténuité extrême, les mettait sans cesse en mouvement, selon un rythme destiné apparemment à for- mer des signes, sans qu'on pût comprendre le sens de ces mouvements.

Tout le long de ce récit, M. Blancmesnil s'accointait avec la jeune Octavie, tranquille, muette, et qui baissait les yeux.

Zéphyrine ne s'était pas résignée à laisser son amant à une rivale indigne. Souvent, le

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matin, elle venait, son cabas sous le bras, rôder autour du magasin d'antiquités, et, fu- rieuse et désolée, agitée de pensées contraires, elle méditait de coiffer l'infidèle d'une marmite de vitriol, ou de se jeter à ses pieds et de tremper de larmas et de baisers ses mains adorées. Un jour qu'elle épiait ainsi ce Michel si cher et si coupable, regardant à travers la glace la jeune Octavie qui brodait devant la table mourait une rose dans un verre de cristal, Zéphyrine, transportée de fureur, abattit son parapluie sur la tête blonde de sa rivale et l'appela femelle et gadoue. Octavie s'enfuit épouvantée et alla chercher les agents, tandis que Zéphyrine, folle de douleur et d'amour, labourait du fer de son vieux riflard la Gimblette de Fragonard, le saint François fuligineux du Gréco, et les vierges et les nym- phes et les apôtres, et faisait sauter les ors du Fra Angelico en criant :

Tous ces tableaux4à, le Gréco, le Beato Angelico, le Fragonard, le Gérard David, et les Baudouins,oui, les Baudouins, tous, tous, tous, c'est Guinardon qui les a peints, le misérable, le gredin. Et ce Fra Angelico-là, je le lui ai vu

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peindre sur ma planche à repasser, et ce Gérard David, il l'a exécuté sur une vieille enseigne de sage-femme... Cochon! ta gueuse et toi, je vous crèverai comme je crève tes sales toiles!

Et, tirant par Thabit un vieil amateur qui s'était caché, tout tremblant, dans le coin le plus noir de l'arrière-boutique, elle le prenait à témoin des crimes de Guinardon, faussaire et parjure. Il fallut que les agents Tarra- chassent du magasin dévasté. Conduite chez le commissaire et suivie par une grande foule de peuple, elle levait au ciel des yeux ardents et criait à travers ses sanglots :

Mais vous ne connaissez donc pas Michel? Si vous le connaissiez, vous.comprendriez qu'on ne peut pas vivre sans lui. Michel! il est beau, il est bon, il est charmant. C'est un dieu, c'est l'amour! Je l'aime! je l'aime! je l'aime. J'ai connu des hommes de la haute, des ducs, des ministres et mieux encore... Aucun n'était digne de décrotter les souliers de Michel. Mes bons messieurs, rendez-le-moi!

CHAPITRE XXIII

l'on voit le caractère admirable de Bouchotte qui /résiste à la violence et cède à V amour. Et quon ne dise plus après cela que Fauteur est misogyne.

En sortant de chez le baron Max Everdingen, le prince Istar alla manger des huîtres et boire une bouteille de vin blanc dans un cabaret des Halles. Puis, comme il unissait la prudence à la force, il se rendit chez son ami Théophile Bêlais, afin de cacher dans larmoire du mu- sicien les bombes qui remplissaient ses poches. L'auteur à' Aline, reine de Golconde, était absent. Le kéroub trouva Bouchotte qui travaillait devant larmoire à glace le personnage de la môme Zigouille. Car la jeune artiste devait

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jouer le principal rôle de l'opérette des Apaches alors en répétition dans un grand music-hall, celui de la pierreuse qui attire, par des gestes obscènes, un passant dans un guet-apens et qui renouvelle, avec une cruauté sadique, au malheureux qu'on bâillonne et qu'on ligotte, les appels lascifs auxquels il s'est rendu. Elle de- vait se montrer dans ce rôle à la fois chanteuse et mime, et elle en était enthousiasmée.

L'accompagnateur venait de partir. prince Istar se mit au piano et Bouchotte reprit son travail. Ses mouvements étaient ignobles et délicieux. Elle n'avait sur elle qu'une jupe courte et une chemise dont l'épaulette, glissant sur le bras droit, découvrait une aisselle ombreuse et touffue comme une grotte sacrée d'Arcadie ; ses cheveux s'échappaient de toutes parts en mèches fauves et sauvages ; sa peau était moite ; il s'en exhalait une odeur de vio- lette et de sels alcalins, qui faisait palpiter les narines et dont elle-même se grisait. Tout à coup, enivré par les senteurs de cette chair ardente, le prince Istar se leva et sans rien dire, même des yeux, la saisit à pleins bras et la jeta sur le canapé, sur le petit canapé à fleurs

LA RÉVOLTE DES ANGES 267

que Théophile avait acheté dans un magasin célèbre, moyennant un versement de dix francs par mois durant une longue suite d'années. Le kéroub tomba comme un quartier de roc sur ce corps délicat; son souffle retentissait comme un soufflet de forgé, ses mains énormes fai- saient ventouse sur les chairs embrassées. Istar aurait sollicité Bouchotte, il l'aurait conviée à une étreinte rapide, et pourtant mutuelle, que dans l'état de trouble et d'excitation elle se trouvait, elle ne l'aurait pas refusé. Mais Bou- chotte était fière ; son farouche orgueil se réveil- lait à la première menace d'une humiliation. Elle entendait se donner et non se laisser prendre. Elle cédait facilement à l'amour, à la curiosité, à la pitié, à moins encore; mais elle aurait préféré mourir que de céder à la force. Sa sur- prise se changea immédiatement en fureur. Tout son être se roidit contre la violence. De ses ongles aiguisés par la rage elle lacéra les joues et les paupières du kéroub, et, prise sous cette montagne de chair, elle banda si roide l'arc de ses reins, fît jouer si ferme le ressort de ses coudes et de ses genoux, qu'elle envoya le taureau anthropocéphale, aveuglé de sang et

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de douleur, s'abattre contre le piano qui en poussa un long gémissement, tandis que les bombes, échappées des poches elles étaient renfermées, roulaient sur le parquet avec un bruit de tonnerre. Et Bouchotte, les cheveux épars, un sein nu, belle et terrible, brandissant le tisonnier sur le colosse abattu, criait :

File doux ! ou je te crève les yeux.

Le prince Istar s'alla laver à la cuisine et plongea son visage ensanglanté dans une ter- rine où trempaient des haricots de Soissons, puis il se retira sans colère ni ressentiment, car il avait l'âme haute.

A peine était-il dehors, que la sonnette de la porte tinta. Bouchotte appela vainement la bonne absente, passa une robe de chambre et ouvrit elle-même. Un jeune homme très cor- rect et assez joli salua avec politesse, s'excusa d'être forcé de se présenter lui-même et se nomma. C'était Maurice d'Esparvieu.

Maurice cherchait sans cesse son ange gar- dien. Soutenu par une espérance désespérée, il le cherchait dans les lieux les plus étranges. Il Fallait demander aux sorciers, aux mages, aux thaumaturges qui, dans d'infects taudis, décou-

LA RÉVOLTE DES ANGES 269

vrent l'avenir ineffable, et qui, maîtres de tous les trésors de la terre, portent des culottes sans fond et ne mangent que du fromage de cochon. Étant allé trouver ce jour-là, dans une ruelle de Montmartre, un prêtre satanique, qui pratiquait la magie noire et opérait l'en- voûtement, Maurice se rendait ensuite chez Bouchotte, envoyé par madame de la Verde- lière qui, devant donner bientôt une fête pour l'œuvre de la conservation des églises de cam- pagne, voulait y faire entendre Bouchotte, devenue tout à coup, on ne savait pourquoi, une artiste à ïa mode. Bouchotte fît asseoir le visiteur dans le petit canapé à fleurs; à la prière de Maurice, elle prit place à côté de lui, et le fils de famille exposa à la chanteuse le désir de madame la comtesse de la Verde- lière ; cette dame souhaitait que Bouchotte chantât de préférence une de ces chansons apaches dont les gens du monde se délectaient ; malheureusement madame de la Verdelière ne pouvait donner qu'un cachet très réduit et hors de proportion avec le mérite de l'artiste ; mais il s'agissait d'une bonne œuvre.

Bouchotte accorda son concours et accepta

270 LA RÉVOLTE DES ANGES

la réduction de cachet avec la libéralité coutu- mière des pauvres envers les riches et des artistes envers les gens du monde; Bouchotte avait du désintéressement; Tceuvre pour la conservation des églises de campagne l'inté- ressait. Elle se rappelait, avec des sanglots et des larmes, sa première communion et mainte- nant encore, elle avait gardé sa foi. Quand elle passait devant une église, elle avait envie d y entrer, surtout le soir. Aussi n'aimait-elle pas la République qui s'était efforcée de détruire l'Église et l'armée. Son cœur se réjouissait de voir renaître le sentiment national. La France se relevait et, ce qu'on applaudissait le plus dans les music-hall, c'étaient^ des chansons sur nos petits soldats et les bonnes sœurs. Cependant, Maurice respirait l'odeur de cette chevelure fauve, le parfum acre et subtil de ce corps, tous les sels de cette chair, et l'appétit lui en vint. Il la sentait très douce et très chaude près de lui, sur le petit canapé. Il com- plimenta l'artiste de son beau talent. Elle lui demanda ce qu'il préférait de tout son réper- toire. Il n'en connaissait rien; pourtant, il lui fit des réponses qui la contentèrent ; elle les

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éivait elle-même dictées sans s'en apercevoir. La vaniteuse parlait de son talent, de ses succès comme elle voulait qu'on en parlât. Elle ne tarissait pas sur ses triomphes ; au reste, la candeur même. Maurice donna des louanges sincères à la beauté de Bouchotte, à la fraî- cheur de son visage, à l'élégance de sa taille. Elle attribuait cet avantage à ce qu'elle ne se plâtrait jamais. Quant à sa forme, elle admet- tait qu'il y avait assez et rien de trop, et pour illustrer cette affirmation, elle passa ses mains sur tous les contours de son corps charmant, se soulevant légèrement pour suivre les plans heureux sur lesquels elle reposait. Maurice en fut très ému.

Le jour tombait; elle offrit d'allumer. Il la pria de n'en rien faire.

La causerie se poursuivit d'abord rieuse et gaie, puis intime, très douce, avec quelque langueur. Bouchotte croyait connaître M. Mau- rice d'Esparvieu depuis longtemps, et le tenant pour un galant homme, elle lui fit des con- fidences. Elle lui dit qu'elle était née pour faire une honnête femme, mais qu'elle avait eu une mère avide et sans scrupules. Maurice

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la ramena à la considération de sa propre beauté et exalta, par des flatteries savantes, le goût vif qu'elle avait d'elle-même. Patient et calculateur, malgré la brûlure qui grandissait en lui, il fit naître et croître en la désirée Tenvie de se faire admirer davantage. La robe de chambre s'ouvrit et glissa d'elle-même, le satin vivant des épaules brilla dans la clarté mystérieuse du soir. Lui, il fut si prudent, si habile, si adroit qu'il la fit sombrer dans ses bras, ardente et pâmée, avant qu'elle s'aperçût d'avoir rien accordé d'essentiel. Ils mêlaient leurs souffles et leurs murmures. Et le petit canapé à fleurs expirait avec eux.

Quand leurs sentiments redevinrent expri- mables par la parole, elle lui murmura dans le cou qu'il avait la peau plus fine qu'elle-même.

Il lui dit, la tenant embrassée :

Que c'est agréable de te presser ainsi. Il semblerait que tu n'as pas d'os.

Elle lui répondit en fermant les yeux :

C'est que je t'ai aimé. L'amour me les fait fondre, les os ; il me rend toute molle et me dissout comme un pied à la mode de Sainte- Menehould.

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Sur ce mot, Théophile entra, et Bouchotte l'invita à remercier M. Maurice d'Esparvieu qui avait eu l'amabilité d'apporter un beau cachet de la part de madame la comtesse de la Verdelière.

Le musicien était heureux de sentir la dou- ceur et la paix de la maison, après une journée de vaines démarches, de leçons insipides, de déboires et d'humiliations. On lui imposait trois nouveaux collaborateurs qui signeraient avec lui son opérette et toucheraient leur part des droits d'auteur ; et l'on exigeait qu'il intro- duisît le tango à la cour de Golconde. Il serra la main du jeune d'Esparvieu et tomba très las sur le petit canapé qui, cette fois, à bout de forces, manqua des quatre pieds et s'effondra soudain. Et l'ange, précipité à terre, roula épouvanté sur la montre, le briquet, le porte-cigarettes échappés de la poche de Mau- rice et sur les bombes apportées par le prince Istar.

CHAPITRE XXIV *

Embrassant les vicissitudes par lesquelles passa le Lucrèce du Prieur de Vendôme,

Léger-Massieu, successeur de Léger aîné, relieur, rue de l'Abbaye, vis-à-vis le vieil hôtel des abbés de Saint-Germain-des-Prés, pul- lulent écoles maternelles et sociétés savantes, employait des ouvriers excellents, mais peu nombreux, et servait avec lenteur une clien- tèle ancienne et formée à la patience. Six se- maines après avoir reçu le train de livres en- voyé par M. Sariette, Léger-Massieu ne l'avait pas encore mis en main. Ce fut seulement au bout de cinquante-trois jours révolus que, ayant récolé ces livres d'après l'état dressé par M. Sariette, le relieur les distribua à ses ou-

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vriers. Le petit Lucrèce aux armes du Prieur de Vendôme, ne figurant pas sur cet état, fut sup- posé provenir d'un autre client. Et comme il ne se trouvait mentionné sur aucune liste d'en- voi, il resta enfermé dans une armoire d'où le fils de Léger-Massieu, le jeune Ernest, le retira subrepticement un jour et le coula dans sa poche. Ernest était amoureux d'une lingèredu voisinage, nommée Rose. Rose aimait la cam- pagne et se plaisait à entendre les oiseaux chanter dans les bois. Et pour se procurer les moyens de la mener dîner un dimanche à Chatou, Ernest céda le Lwcrèce contre la somme de dix francs, au père Moranger, brocanteur rue Saint-X... qui n'était pas curieux de con- naître l'origine des objets dont il faisait i'ac- quisition. Le père Moranger céda, le jour même, ce volume pour soixante francs, à M. Poussard, libraire en chambre dans le fau- bourg Saint-Germain. Celui-ci fit disparaître du titre le timbre qui trahissait la provenance de ce nonpareil exemplaire et le vendit cinq cents francs à M. Joseph Meyer, amateur bien connu, qui le céda incontinent pour trois mille francs à M. Ardon, libraire, qui l'offrit aussi-

276 LA REVOLTE DES ANGES

tôt au grand bibliopole parisien, M. R... qui le lui paya six mille et le revendit quinze jours après avec un honnête bénéfice à madame la comtesse de Gorce. Cette dame, bien connue dans la haute société parisienne, est ce qu'on appelait au xvii® siècle une curieuse de tableaux, de livres et de porcelaines ; elle con- serve dans son hôtel de 1 avenue d'Iéna des col- lections d'objets d'art qui témoignent de ses con- naissances variées et de son bon goût. Au mois de juillet, la comtesse de Gorce, étant dans son château de Sarville, en Normandie, l'hôtel de l'avenue d'Iéna, alors inhabité, reçut la visite nocturne d'un cambrioleur qu'on reconnut appartenir à la bande dite des Collectionneurs, qui volent spécialement les objets d'art.

D'après les constatations légales, le malfai- teur s'aida de la conduite de descente des eaux pour monter au premier étage, puis il enjamba le balcon et, avec une pince-monseigneur, fit sauter le volet d'une fenêtre, cassa un carreau de fa croisée, fit jouer l'espagnolette et pénétra dans la grande galerie. Là, ayant fracturé plu- sieurs armoires, il prit les objets qu'il trouva à sa convenance, la plupart de petite dimen-

LA RÉVOLTE DES ANGES 277

gion et précieux, des boîtes en or, quelques ivoires du xiv® siècle, deux riches manuscrits du XV* et un livre que le secrétaire de la com- tesse désigna succinctement comme « un maro- quin armorié » et qui n'était autre que le Lucrèce de la bibliothèque d'Esparvieu.

Le coupable, qu'on soupçonnait être un cui- sinier anglais, ne fut pas retrouvé. Or, deux mois environ après le vol, un homme jeune, élégant, entièrement rasé, passant entre chien et loup dans laTue de Gourcelles, vint offrir au père Guinardon le Lucrèce du Prieur de Vendôme. L'antiquaire le lui paya cent sous, l'étudia, en reconnut l'intérêt et la beauté et le mit dans la commode en bois de violette il enfermait les choses précieuses.

Telles furent les vicissitudes par lesquelles passa, en une saison, cet objet charmant.

le

CHAPITRE XXV

Oit Maurice retrouve son ange.

Après la représentation, Bouchotte, dans sa loge, ôtait son fard. Son vieux protecteur, M. Sandraque, entra doucement et, derrière lui, pénétra le flot des admirateurs. Sans se détourner, elle leur demanda ce qu'ils venaient faire là, pourquoi ils la regardaient comme des imbéciles et s'ils se croyaient à la foire de Neuilly dans la baraque du phénomène.

(( Mesdames et messieurs, mettez dix centimes dans la tirelire pour la dot de la de- moiselle et vous pourrez tâter ses mollets : c'est du marbre ! »

Et, tournant sur la petite troupe un regard irrité :

LA REVOLTE DES ANGl

279

Allons ! oust ! décampez.

Elle renvoyait tout le monde et jusqu'à son amant de cœur, Théophile, qui était là, pâle, chevelu, doux, triste, myope, absent. Mais ayant reconnu son petit Maurice, elle sourit. Il s approcha d'elle, se pencha sur le dossier de la chaise elle était assise, la félicita de son jeu et de son chant, avec un bruit et un geste de baiser au bout de chaque louange. Elle ne le tint pas quitte ainsi et, par interro- gations répétées, sollicitations pressantes, in- crédulité feinte, l'obligea à répéter deux, trois et quatre fois ses formules admiratives et quand il s'arrêtait, elle semblait si déçue, qu'il était forcé de reprendre tout de suite. Il y pei- nait, n'étant pas connaisseur; mais il avait le plaisir de voir des épaules rondes et pîeineé, dorées par la lumière et d'épier ce joli visage dans la glace de la toilette.

Vous avez été délicieuse.

-— Vraiment?... Vous le pensez?

Adorable, div...

Soudain, il pousse un grand cri. Ses yeux ont vu dans le miroir une figure apparaître au fond de la loge. Il se retourne brusquement,

280 LA RÉVOLTE DES ANGES

se jette les bras ouverts sur Arcade et l'en- traîne dans le couloir.

En voilà des mœurs! s'écria Bouchotte suffoquée.

Mais, à travers une troupe de chiens savants et une famille d'acrobates américains, le jeune d'Esparvieu tirait son ange vers la sortie.

Dans l'ombre et la fraîcheur du boulevard, ivre de joie et doutant encore de son bon- heur :

Vous voilà î disait-il, vous voilà ! Je vous ai longtemps cherché. Arcade, Mirar, comme il vous plaira, je vous retrouve enfin. Arcade, vous m'avez pris mon ange gardien, rendez-le moi. Arcade, m'aimez- vous encore?

Arcade répondit que, pour accomplir la tâche surangélique qu'il s'était imposée, il avait fouler aux pieds l'amitié, la pitié, l'amour et tous les sentiments qui amollissent l'âme, mais que, d'une autre part, sa nouvelle condition, en l'exposant aux souffrances et aux privations, le disposait à la tendresse humaine et qu'il éprouvait pour son pauvre Maurice une amitié machinale.

Eh bien, s'écria Maurice, pour peu que

LA RÉVOLTE DES ANGES 281

VOUS m aimiez, revenez-moi, restez-moi. Je ne puis me passer de vous. Tant que je vous ai eu près de moi, je ne me suis pas aperçu de votre présence. Mais, sitôt votre départ, j'ai senti en moi un vide affreux. Sans vous, je suis comme un corps sans âme. Vous le dirai- je, dans le petit rez-de-chatissée de la rue de Rome, au côté de Gilberte, je me sens seul, je vous regrette et je désire vous voir et vous entendre comme au jour vous m'avez mis dans une si grande colère... Avouez que j'avais raison et que vous ne vous êtes pas conduit ce jour-là en homme du monde. Que vous, vous, d'une si haute origine, d'un esprit si noble, vous ayez pu commettre une pareille incon- venance, c'est inouï, quand on y songe. Madame des Aubels ne vous a pas encore par- donné. Elle vous reproche de lui avoir fait peur en vous montrant aussi mal à propos, et d'avoir été d'une insolente indiscrétion en agrafant sa robe et en nouant ses souliers. Moi, j'ai tout oublié. Je me souviens seule- ment que vous êtes mon frère céleste, le saint compagnon de mon enfance. Non, Arcade, vous ne devez pas, vous ne pouvez pas vous

16.

282 LA RÉVOLTE DES ANGES

séparer de moi. Vous êtes mon ange, vous êtes mon bien.

Arcade représenta au jeune d'Esparvieu qu'il ne pouvait plus être l'ange tutélaire d'un chré- tien, s'étantjeté lui-même dans l'abîme. Et il se peignit horrible, respirant la haine et la fu- reur, enfin un esprit infernal.

Des blagues, fit Maurice en souriant, les yeux gros de larmes.

Hélas, nos idées, nos destinées, tout nous sépare, jeune Maurice. Mais je ne puis étouffer la tendresse que je sens pour vous, et votre candeur me force à vous aimer.

Non! soupira Maurice, vous ne m'aimez pas. Vous ne m'avez jamais aimé. De la part d'un frère ou d'une sœur, cette indifférence serait naturelle ; de la part d'un ami, elle serait ordinaire; de la part d'un ange gardien, elle est monstrueuse. Arcade, yo\i6 êtes un être abominable. Je vous hais.

Je vous ai chèrement aimé, Maurice, et je vous aime encore. Vous troublez mon cœur, que je croyais enfermé dans un triple airain; vous me découvrez ma faiblesse. Quand vous étiez un petit garçon innocent, je vous aimais

LA REVOLTE DES ANGES 283

aussi tendrement et plus purement que miss Kat, votre institutrice anglaise, qui vous em- brassait avec une horrible concupiscence. A la campagne, dans la saison l'écorce mince des platanes se soulève en longues lames et découvre le tronc d'un vert tendre, après les pluies qui font couler du sable fin sur les chaussées en pente, je vous instruisais à faire avec ce sable, ces lames d'écorce, quelques fleurs des champs et des brins de capillaires des ponts rustiques, des huttes sauvages, des terrasses et ces jardins d'Adonis qui ne durent qu'une heurs. Au mois de mai, à Paris, nous dressions un autel de la Vierge et nous y brû- lions un encens dont l'odeur, répandue dans toute la maison, rappelant à Marceliine, la cui- sinière, l'église de son village et sa virginité perdue, lui tirait des larmes abondantes et donnait des maux de tête à votre mère, acca- blée au milieu des richesses par l'ennui com- mun à tous les heureux de la terre. Quand vous allâtes au collège, je m'intéressai à vos progrès; je partageais vos travaux et vos jeux, je méditais avec vous des problèmes ardus d'arithmétique, je cherchais le sens impéné-

284 LA RÉVOLTE DES ANGES

trable d'une phrase de Jules César. Que de belles parties de barres ou de ballon nous avons faites ensemble! Plus d'une fois, nous avons connu l'ivresse de la victoire, et nos jeunes lauriers n'étaient point trempés de sang ni de larmes. Maurice, j'ai fait tout mon possible pour protéger votre innocence, mais je ne pus vous empêcher de la perdre, à l'âge de quatorze ans, dans les bras de la femme de chambre de votre mère. Je vous vis ensuite à regret aimer des femmes de toutes conditions, d'âges divers et qui n'étaient pas toutes belles, du moins pour les yeux d'un ange. Attristé par ce spectacle, je me jetai dans l'étude; une riche bibliothèque m'offrait des ressources qu'on trouve rarement. J'approfondis l'histoire des religions ; vous savez le reste.

Mais maintenant, mon cher Arcade, con- clut le jeune d'Esparvieu, vous n'avez plus d^ position, plus de situation; vous êtes sans res- sources d'aucun genre. Vous êtes un déclassé, un irrégulier. Vous êtes un vagabond, un va- nu-pieds.

L'ange repartit avec quelque aigreur qu'il était néanmoins un peu mieux vêtu présente-

LA RÉVOLTE DES ANGES 285

ment que quand il portait la défroque d'un suicidé.

Maurice allégua, pour son excuse, que, lors- qu'il avait vêtu de la défroque d'un suicidé son ange nu, c'est qu'il était alors irrité contre cet ange infidèle. Mais qu'il ne fallait pas revenir sur le passé ni récriminer ; qu'il convenait uni- quement d'examiner les déterminations à prendre :

Arcade, que comptez- vous faire?

Ne vous l'ai-je point dit, Maurice? com- battre Celui qui règne dans les cieux, le ren- verser et mettre Satan à sa place.

Vous ne ferez pas cela. D'abord, ce n'est pas le moment. L'opinion n'y est pas. Vous ne seriez pas dans le rythme, comme dit papa. On est conservateuc maintenant, et autoritaire. On veut être gouverné et le président de la République va causer avec le pape. Ne vous entêtez pas. Arcade, vous n'êtes pas aussi mé- chant que vous dites. Au fond, vous êtes comme tout le monde : vous adorez le bon Dieu.

Je crois vous avoir déjà enseigné, mon cher Maurice, que Celui que vous considérez

286 LA REVOLTE DES ANGES

comme Dieu n'est proprement qu'un démiurge. Il ignore absolument le monde divin supérieur à lui et se croit, de bonne foi, le seul et véri- table Dieu. Vous trouverez dans V Histoire de r Église, par monseigneur Duchesne, tome I, page 162, que ce démiurge orgueilleux et borné a nom laldabaoth. Et vous accorderez peut- être plus de foi à cet historien ecclésiastique qu'à votre ange lui-même. Il faut que je vous quitte, adieu.

Restez.

Je ne puis.

Je ne vous laisserai pas partir ainsi. Vous m'avez privé de mon ange gardien. C'est à vous de réparer le dommage que vous m'avez causé. Donnez-m'en un autre!

Arcade objecta qu'il lui était impossible de satisfaire à une pareille exigence. Que, s'étant brouillé avec le souverain dispensateur des Esprits tutélaires, il ne saurait rien obtenir de ce côté.

Non cher Maurice, ajouta-t-il en sou- riant, demandez-en vous-même un à lalda- baoth.

Non! non! non! Il n'y a pas d'Ialda-

LA REVOLTE DES ANGES 287

baoth! s'écria Maurice. Vous m'avez pris mon ange gardien, rendez-le-moi.

Je ne puis, hélas I

Vous ne le pouvez, Arcade, parce que vous êtes un révolté?

Oui.

Un ennemi de Dieu?

Oui.

Un esprit satanique?

Oui.

51h bien ! s'écria le jeune Maurice, c'est moi qui serai votre ^nge gardien. Je ne vous quitte pas.

Et Maurice d'Esparvieu mena Arcade manger des huîtres chez P

CHAPITRE XXVI

Délibération,

Ce jour-là, convoqués par Arcade et Zita, les anges révoltés se réunirent sur les bords de la Seine, à la Jonchère, dans une salle de spectacle abandonnée et décrépite, que le prince Istar avait louée à un gargotier nommé Barat- tan. Trois cents anges se pressaient sur les gradins et dans les loges. Une table, un fau- teuil et des chaises étaient placés sur la scène pendaient les lambeaux d'un décor cham- pêtre. Les murs, peints à la détrempe de fleurs et de fruits, salpêtres et lézardés, tom- baient par plaques. La vulgarité misérable du lieu rendait plus frappante la grandeur des pas- sions qui s'y agitaient. Quand le prince Istar

LA REVOLTE DES ANGES 289

demanda à l'assemblée de former son bureau et de nommer d'abord un président d'honneur, le nom qui remplit le monde vint à la pensée de tous les assistants ; mais un respect reli- gieux ferma les bouches. Et après un moment de silence, Nectaire absent fut élu par accla- mation. Invité à prendre place au fauteuil entre Zita et un ange japonais, Arcade prit aussitôt la parole :

Fils du ciel! compagnons! vous vous êtes affranchis de la servitude céleste; vous avez secoué le joug de celui qu'on nomme lahveh, mais à qui nous devons rendre ici son véritable nom d'Ialdabaoth, car il n'est pas le créateur des mondes, mais seulement un démiurge igno- rant et barbare qui, s'étant emparé d'une infime parcelle de l'Univers, y a semé la douleur et la mort. Fils du ciel, je vous demande de dire si vous voulez combattre et détruire laldabaoth? »

Une voix unique, faite de toutes les voix, répondit :

Nous ie voulons.

Et, plusieurs, parlant à la fois, juraient d'es- calader la montagne d'Ialdabaoth, de renverser les murailles de jaspe et de porphyre et de

17

290 LA REVOLTE DES ANGES

plonger le tyran des cieux dans les ténèbres éternelles.

Mais une voix de cristal perça la sombre ru- meur :

Impies, sacrilèges, insensés, tremblez î Le Seigneur étend déjà sur vous son bras redou- table.

C'était un ange fidèle qui, dans un élan de foi et d'amour, enviant la gloire des confesseurs et des martyrs, jaloux, comme son Dieu lui- même, d'égaler l'homme dans la beauté du sa- crifice, s'étaitjeté au milieu des blasphémateurs pour les braver, les confondre et tomber sous leurs coups.

L'assemblée tourna vers lui sa fureur una- nime. Les plus proches le frappèrent.

Il disait d'un accent vif et pur :

Gloire à Dieu ! Gloire à Dieu î Gloire à Dieu!

Un rebelle lui serra le cou et lui brisa dans la gorge les louanges du Seigneur. Il fut ren- versé, foulé aux pieds.

Le prince Istar le ramassa, le prit entre deux doigts par les ailes, puis se dressant comme une colonne de fumée, ouvrit un vasis-

LA RÉVOLTE DES ANGES 291

tas que nul autre n'aurait pu atteindre et fît passer lange fidèle au travers. L'ordre se réta- blit aussitôt.

Compagnons, reprit Arcade, maintenant que nous avons affirmé notre résolution, il nous faut rechercher les moyens d'agir et choisir les meilleurs. Vous aurez donc à examiner si nous devons attaquer l'ennemi de vive force ou s'il ne vaut pas mieux, par une longue et assidue propagande, gagner les peuples du ciel à notre cause.

La guerre! la guerre! cria l'assemblée. Et l'on croyait entendre le son des clairons

et les roulements des tambours.

Théophile, que le prince Istar avait traîné de force à l'assemblée, se leva, pâle et défait, et dit d'une voix émue :

Mes frères, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire. C'est l'amitié que j'ai pour vous qui m'inspire. Je ne suis qu'un pauvre musicien. Mais croyez-moi : vos desseins se briseront encore une fois contre la sagesse divine qui a tout prévu.

Théophile Bêlais s'assit sous les huées. Et Arcade reprit :

292 LA RÉVOLTE DES ANGES

laldabaoth prévoit tout : je ne le conteste pas. Il prévoit tout; mais pour nous laisser notre libre arbitre, il agit à notre égard abso- lument comme s'il ne prévoyait rien. Il est à chaque instant surpris, déconcerté; les événe- ments les plus probables le prennent au dé- pourvu. Cette obligation il s'est mis de concilier avec sa prescience la liberté des hommes et des anges le jette constamment dans des difficultés inextricables et des em- barras terribles. Il ne voit jamais plus loin que le bout de son nez. Il ne s'attendait pas à la désobéissance d'Adam et il avait si peu pres- senti la méchanceté des hommes, qu'il se re- pentit de les avoir faits, et les noya dans les eaux du déluge, avec tous les animaux aux- quels il n'avait rien à reprocher. Pour l'aveu- glement, il est comparable au seul Charles X, son roi préféré. Si nous gardons quelque pru- dence, il sera facile de le surprendre. Je crois que ces réflexions sont propres à rassurer mon frère.

Théophile ne répondit pas. Il aimait Dieu, mais il craignait le sort de l'ange fidèle.

Un des esprits les plus lettrés de l'assemblée,

LA REVOLTE DES ANGES 293

Mammon, n'était pas tout à fait rassuré par les réflexions de son frère Arcade.

Songez-y, dit cet esprit : laldabaoth a peu de culture générale, mais il est soldat dans les moelles. L'organisation du Paradis est une organisation toute militaire, fondée sur la hiérarchie et la discipline. L'obéissance passive y est imposée comme une loi absolue. Les anges forment une armée. Comparez ce séjour avec les Champs-Elysées que vous peint Vir- gile. Dans les Champs-Elysées, tout est liberté, raison, sagesse ; les ombres heureuses con- versent ensemble dans les bois de myrtes. Dans le ciel d'Ialdabaoth, il n'y a pas de popu- lation civile ; tout le monde est enrégimenté, immatriculé, numéroté. C'est une caserne et un champ de manœuvres. Songez-y !

Arcade répliqua qu'il fallait se représenter l'adversaire sous son véritable aspect, et que l'organisation militaire du paradis rappelait beaucoup plus les villages du roi Gléglé que la Prusse du grand Frédéric.

Déjà, dit-il, lors de la première révolte, avant le commencement des temps, la bataille dura deux jours et le trône d'Ialdabaoth fut

294 LA RÉVOLTE DES ANGES

ébranlé. Le démiurge pourtant l'emporta. Mais à quoi dut-il sa victoire? Au hasard d'un orage qui éclata durant le combat. La foudre, tombée sur Lucifer et ses anges, les abattit noirs et brisés. laldabaoth dut la victoire à la foudre. La foudre est son arme unique. Il en abuse. C'est au milieu des éclairs et des tonnerres qu'il promulgua sa loi. « Le feu marche devant lui », dit le Prophète. Or, Sénèque le Philo- sophe a dit que la foudre, en tombant, apporte du péril à un très petit nombre, à tous de la crainte. Cette remarque était vraie pour les hommes du premier siècle de l'ère chrétienne ; elle ne Test plus pour les anges du xx«. Ce qui prouve que, en dépit de son tonnerre, il n'est pas bien fort, c'est la peur affreuse que lui fit une tour de brique crue et de bitume. Lorsque des myriades d'esprits célestes, munis des engins que la science moderne met à leur disposition, donneront l'assaut au ciel, pensez- vous, compagnons, que le vieux maître du système solaire, entouré de ses anges, armés comme au temps d'Abraham, pourra leur ré- sister? Les guerriers du démiurge portent en- core, à cette heure, des casques d'or et des

LA REVOLTE DES ANGES 295

boucliers de diamant. Michel, son- meilleur capitaine, ne connaît pas d'autre tactique que celle des combats singuliers. Il en est encore aux chars des pharaons et n'a jamais entendu parler de la phalange macédonienne.

Et le jeune Arcade prolongea longtemps le parallèle entre le bétail armé d'Ialdabaoth et les milices conscientes de la Révolution. On agita ensuite la question des ressources pécu- niaires.

Zita affirma qu'on avait assez d'argent pour commencer la guerre, que les électrophores étaient commandés, qu'une première victoire donnerait du crédit.

La discussion se poursuivit, violente et con- fuse. Dans ce parlement angélique, comme dans les synodes des hommes, les vaines paroles coulèrent abondamment. Les tumultes devenaient plus vifs et plus fréquents à mesure '^ a'on approchait du vote. Il était hors de con- teste que le commandement suprême serait remis à Celui qu» avait levé le premier l'éten- dard de la révolte, Mais comme tous aspiraient à servir de lieutenants à Lucifer, chacun, en décrivant l'homme de guerre qu'il fallait pré-

296 LA RÉVOLTE DES ANGES

férer, faisait son propre portrait. C'est ainsi qu'Alcor, le plus jeune des anges rebelles, prononça ces paroles rapides :

Heureusement que dans l'armée d'Ial- dabaoth le commandement échoit à l'ancien- neté. De cette manière, il y a peu de chance qu'il soit exercé par de grands foudres de guerre. Ce n'est pas par une longue obéissance qu'on apprend à commander ni par l'applica- tion aux menus détails qu'on se prépare à embrasser de vastes ensembles. Nous voyous dans les histoires ancienne et moderne que les plus grands capitaines furent des rois comme Alexandre et Frédéric, des aristocrates comme César et Turenne ou de mauvais militaires comme Bonaparte. Un homme de métier sera toujours inférieur ou médiocre. Camarades, donnons-nous des chefs intelligents, dans la fleur de l'âge. Un vieillard peut avoir gardé l'habitude de vaincre; mais il faut être jeune pour l'acquérir.

Un séraphin philosophe remplaça Alcor à la tribune.

'■ La guerre ne fut jamais, dit-il, une science certaine ni un art défini. Toutefois le

LA RÉVOLTE DES ANGES 297

génie d'une race ou la pensée d'un homme s'y faisaient sentir. Mais comment définir les qua- lités nécessaires à un général en chef dans la guerre future, il faudra considérer plus de masses et de mouvements que l'intelligence d'un homme n'en peut concevoir? La quantité toujours croissante des moyens techniques, en multipliant à l'infini les causes d'erreur, para- lyse le génie des chefs. A un certain degré d'expansion militaire, que les Européens nos modèles sont près d'atteindre, le chef le plus intelligent et le chef le plus ignare deviennent égaux par leur insuffisance. Un autre effet des grands armements modernes, c'est que la loi du nombre tend à s'y imposer avec une inflexible rigueur. En effet, il est certain que dix anges révoltés valent plus que dix anges d'Ialda- baoth ; il n'est plus certain du tout qu'un mil- lion d'anges révoltés vaillent plus qu'un mil- lion d'anges d'Ialdabaoth. Les grands nombres, dans la guerre comme ailleurs, annihilent l'in- telligence et les supériorités individuelles au profit d'une sorte d'âme collective très rudi- mentaire.

Le bruit des conversations couvrit la voix de

i7.

298 LA REVOLTE DES ANGES

lange philosophe, qui termina son discours au milieu de l'indifférence générale.

La tribune retentit ensuite d'appels aux armes et de promesses de victoire. On y célébra Tépée qui défend les justes causes. Le triomphe des anges révoltés y fut vingt fois célébré par avance, aux applaudissements d'une foule en délire. Les cris de : « Vive la guerre! » montè- rent vers les cieux muets.

Au milieu de ces transports, le prince Istar se hissa sur l'estrade et le plancher gémit sous son poids.

Compagnons, dit-il, vous voulez la vic- toire, et c'est un désir bien naturel. Mais il faut que vous soyez pourris de littérature et de poésie pour la demander à la guerre. L'idée de faire la guerre ne peut plus entrer aujourd'hui que dans des cervelles de bourgeois abrutis ou de romantiques attardés. Qu'est-ce que la guerre? Une mascarade burlesque devant la- quelle s'exalte stupidement le lyrisme des gui- taristes patriotes. Si Napoléon avait eu une intelligence pratique, il n'aurait pas fait la guerre: mais c'était un rêveur, enivré d'Ossian. Vous criez : « Vive la guerre! » Vous êtes des

LA RÉVOLTE DES ANGES 299

songe-creux. Quand deviendrez-vous des intel- lectuels? Les intellectuels ne demandent pas la force et la puissance à toutes les rêveries qui constituent l'art militaire : tactique, stratégie, fortifications, artilleries et autres balivernes. Ils ne croient pas à la guerre qui est une fan- taisie; ils croient à la chimie, qui est une science. Ils savent l'art d'enfermer la victoire dans une formule algébrique.

Et, tirant de sa poche une petite bouteille qu'il montra à rassemblée, le prince Istar s'écria avec un sourire triomphant :

La victoire, la voilà !

CHAPITRE XXVII

Ton trouvera la révélation dune cause se- crète et profonde qui bien souvent précipite les empires contre les empires et prépare la ruine des vainqueurs et des vaincus, et le sage lecteur (s il en est, ce dont je doute) mé- ditera cette forte parole : <( La guerre est une affaire. »

Les anges s'étaient dispersés. Au pied des coteaux de Meudon, assis sur l'herbe, Arcade et Zita regardaient la Seine couler entre les saules.

En ce monde, dit Arcade, en ce monde qu'on appelle monde, bien qu'il s'y trouve moins de choses mondes que de choses im- mondes, aucun être pensant n'imaginera qu'il

LA RÉVOLTE DES ANGES 301

puisse seulement supprimer un atome. Il nous est tout au plus permis de croire que nous par- viendrons à modifier, çà et là, le rythme de quelques groupes d'atomes et l'arrangement de quelques cellules. C'est à cela, si l'on y songe, que se borne notre grande entreprise. Et quand nous aurons mis le Contradicteur à la place d'Ialdabaoth, nous n'aurons pas fait davan- tage... Zita, le mal est-il dans la nature des choses, ou dans leur arrangement? Voilà ce qu'il faudrait savoir. Zita, je suis profondément troublé...

Mon ami, répondit Zita, si, pour agir, il fallait connaître le secret de la nature, on n'a- girait jamais. Et l'on ne vivrait pas, puisque vivre, c'est agir. Arcade, manquez-vous déjà de résolution?

Arcade assura la belle archange qu'il était résolu à plonger le démiurge dans les ténèbres éternelles.

Une auto passait sur la route, suivie d'une longue traînée de poussière. Elle s'arrêta de- vant les deux anges, et le nez crochu du baron Everdingen parut à la portière.

Bonjour, amis célestes, bonjour, fit le

302 LA RÉVOLTE DES ANGES

capitaliste, fils du ciel. Je suis heureux de vous rencontrer. J'avais un avis important à vous donner. Ne restez point inertes, ne vous en- dormez pas : armez, armez ! Vous pourriez être surpris par laldabaoth. Vous avez un trésor de guerre : employez-le sans compter. Je viens d'apprendre que l'archange Michel a fait dans le ciel de fortes commandes de carreaux et de foudres. Si vous m'en croyez, vous vous pro- curerez encore cinquante mille électrophores. Je prends la commande. Bonjour, anges ! Vive la patrie céleste !

Et le baron Everdingen vola vers les bords fleuris de Louveciennes, en compagnie d'une jolie actrice.

Est-il vrai qu'on arme chez le démiurge? demanda Arcade.

Il se peut, répondit Zita, que là-haut aussi un autre baron Everdingen pousse aux arme- ments.

L'ange gardien du jeune Maurice demeura quelques instants pensif. Puis, il murmura :

Serions-nous le jouet des financiers?

Ah dame ! fit la belle archange, la guerre est une affaire. Elle a toujours été une affaire»

LA RÉVOLTE DES ANGES 303

Ils examinèrent longuement ensuite les moyens d'exécuter leur immense entreprise. Ayant rejeté avec mépris les procédés anar« chiques du prince Istar, ils conçurent une inva- sion formidable et soudaine du royaume des cieux par leurs milices enthousiastes et bien instruites.

Or, Barattan, le gargotîer de la Jonchère, qui avait loué aux anges rebelles la salle de spectacle, était un indicateur de la Sûreté. Dans les rapports qu'il adressa à la Préfecture, il dénonça les membres de cette réunion privée comme préparant un attentat sur un person- nage qu'ils dépeignaient obtus et cruel et qu'ils appelaient AïabaloUs. L'agent croyait que c'était un pseudonyme qui désignait soit le Président de la République, soit la République elle-même. Les conspirateurs avaient unanime- ment proféré des menaces contre Alabalotte, et l'un d'eux, individu très dangereux, bien connu dans les milieux anarchistes et ayant déjà subi plusieurs condamnations pour écrits ou dis- cours libertaires, qui se fait nommer le prince istar ou le Quéroube, avait brandi une bombe

SOI LA RÉVOLTE DES ANGES

d'un très petit calibre et qui semblait consti- tuer un engin redoutable. Les autres conspi- rateurs étaient inconnus à Barattan qui, pour- tant, fréquentait les milieux révolutionnaires. Plusieurs d'entre eux étaient très jeunes, imberbes. Il en avait filé deux, qui avaient tenu des propos d'une particulière véhémence, un nommé Arcade, domicilié rue Saint-Jacques et une femme, de mœurs spéciales nommée Zita, habitant Montmartre, tous deux sans moyens connus d'existence.

L'affaire parut assez sérieuse au Préfet de Police pour qu'il jugeât nécessaire d'en con- férer, avant tout, avec le Président du Conseil.

On était alors dans une de ces périodes cli- matériques de la troisième République, pen- dant lesquelles le peuple français, épris d'auto- rité, adorant la force, se croit perdu parce qu'il n'est pas assez gouverné, et appelle à grands cris un sauveur. Le Président du Con- seil, ministre de la Justice, ne demandait pas mieux que d'être le sauveur espéré. Encore fallait-il, pour le devenir, qu'il y eût un péril à conjurer. Aussi la nouvelle d'un complot lui fut-elle agréable. Il interrogea le Préfet de

LA RÉVOLTE DES ANGES 305

Police sur les caractères ^et l'importance de l'affaire. Le Préfet de Police exposa que ces gens-là semblaient avoir de l'argent, de l'intel- ligence, de l'énergie; mais qu'ils parlaient trop, et étaient trop nombreux pour agir en secret et de concert. Le ministre, renversé dans son fauteuil, réfléchit. Le bureau, de style Empire, devant lequel il était assis, les tapisseries anciennes qui couvraient les murs, la pendule et les candélabres d'époque Restauration, tout, en ce cabinet traditionnel, lui suggérait les grands principes de gouvernement qui demeu- rent immuables dans la succession des régimes, la ruse et l'audace. Après une courte médita- tion, il conclut qu'il fallait laisser le complot croître et prendre forme, que même il convien- drait peut-être de le nourrir, de l'orner, de le colorer et de ne l'étouffer enfm qu'après en avoir tiré tout le parti possible.

11 recommanda au Préfet de Police de sur- veiller l'affaire de près, de lui rendre compte au jour le jour des événements et de s'en tenir au rôle d'informateur.

Je m'en rapporte à votre prudence bien connue : observez et n'intervenez pas.

3Ô6 LA RÉVOLTE DES ANGES

Et le ministre alluma une cigarette. Il comp^ tait bien, à l'aide de ce complot, réduire l'oppo- sition, fortifier son pouvoir, amoindrir ses col- lègues, humilier le Président de la République et devenir le sauveur attendu.

Le Préfet de Police s'engagea à suivre les instructions ministérielles, se promettant de n'agir qu'à sa guise. Il fit surveiller les indi- vidus signalés par Barattan et recommanda à ses agents de n'intervenir pour aucune cause que ce fût. Se voyant filé, le prince Istar, qui unissait la prudence à la force, retirait de sa gouttière les bombes qu'il y avait cachées et, d'autobus en métro, de métro en autobus, par les plus savants détours, allait déposer ses engins chez l'ange musicien.

Arcade, chaque fois qu'il sortait de son hôtel de la rue Saint-Jacques, trouvait à sa porte un homme d'une distinction outrée, ganté de jaune et qui portait à sa cravate un diamant plus gros que le Régent. Etranger aux choses de la terre, l'ange rebelle ne prêtait nulle attention à cette rencontre. Mais le jeune Maurice d'Esparvieu, qui avait pris à tâche de garder son ange gar- dien, considérait avec inquiétude ce gentleman.

LA RÉVOLTE DES ANGES 307

aussi assidu et plus vigilant encore que M. Mi- gnon qui, naguère, promenait ses regards investigateurs dans la rue Garancière depuis les têtes de bélier de l'hôtel de la Sordière jus- qu'au chevet de l'église Saint-Sulpice. Maurice venait voir, deux et trois fois par jour, Arcade dans son hôtel garni, l'avertissait du péril et le pressait de changer de domicile. .

Tous les soirs, il emmenait son ange dans les cabarets de nuit ils soupaient avec des filles. Là, le jeune d'Esparvieu donnait ses pro- nostics sur le prochain match de boxe, puis il s'efforçait de démontrer à Arcade l'existence de Dieu, la nécessité d'une religion et les beautés du christianisme, et il l'adjurait de renoncer à des entreprises impies et criminelles dont il ne recueillerait qu'amertume et déception.

Car, enfin, disait le jeune apologiste, si le christianisme était faux, cela se saurait.

Les filles approuvaient Maurice de ses senti- ments religieux, et quand le bel Arcade profé- rait quelque blasphème dans un langage qui leur était intelligible, elles se bouchaient les oreilles et le faisaient taire, de peur d'être fou- droyées avec lui. Car elles concevaient que

308 LA REVOLTE DES ANGES

Dieu, dans sa toute-puissance et sa souveraine bonté, vengeant soudain ses injures, est fort capable de frapper sans mauvaise intention l'innocent avec le coupable.

Parfois l'ange et son gardien allaient souper chez l'ange musicien. Maurice, à qui il souve- nait de temps en temps qu'il était l'amant de Bouchotte, voyait avec déplaisir Arcade prendre envers la chanteuse des libertés excessives. Elle les lui permettait depuis le jour où, l'ange musicien ayant fait réparer le petit canapé à fleurs, Arcade et Bouchotte s'y étaient immédiatement unis. Maurice, qui aimait beau- coup madame des Aubels, aimait un peu Bou- chotte, et était un peu jaloux d'Arcade, et la jalousie, sentiment naturel aux hommes et aux animaux, leur cause, même légère, une dou- leur cuisante. Aussi, soupçonnant la vérité, que le tempérament de Bouchotte et le carac- tère de Fange lui révélaient assez, il accablait Arcade de sarcasmes et d'invectives, lui repro- chant l'immoralité de ses mœurs. Arcade lui répondait avec tranquillité qu'il était difficile de soumettre les impulsions physiologiques à des règles parfaitement définies, et que les mora-

LA RÉVOLTE DES ANGES 309

listes rencontraient de grandes difficultés à l'en- droit de certaines sécrétions.

Au reste, dit Arcade, je reconnais volon- tiers qu'il est à peu près impossible de consti- tuer systématiquement une morale naturelle. La nature n'a pas de principes. Elle ne nous fournit aucune raison de croire que la vie humaine est respectable. La nature, indifïé-* rente, ne fait nulle distinction du bien et du niai.

Vous voyez donc, répliqua Maurice, que la religion est nécessaire.

La morale prétendue révélée, reprit l'ange, s'inspire en réalité de l'empirisme le plus grossier. L'usage seul règle les mœurs. Ce que le ciel prescrit n'est que la consécration de vieilles habitudes. La loi divine promulguée dans la pyrotechnie, sur quelque Sinaï, n'est jamais que la codification des préjugés humains. Et de ce fait que les mœurs changent, les re- ligions qui durent longtemps, comme le judéo- christianisme, varient en morale.

Enfm, dit Maurice dont l'intelligence grandissait à vue d'œil, vous m'accorderez que la religion empêche bien des désordres et bien des crimes?

310 LA RÉVOLTE DES ANGES

A moins qu'elle n'en conseille, comme le meurtre d'Iphigénie.

Arcade, s'écria Maurice, quand je vous entends raisonner, je me réjouis de n'être pas un intellectuel.

Cependant, Théophile, penché sur le clavier, le visage couvert du long voile blond de ses cheveux, abaissant de haut sur les touches ses mains inspirées, jouait et chantait la partition entière d' Aline ^ reine de Golconde.

Le prince Istar venait à ces réunions ami- cales, les poches pleines de bombes et de bou- teilles de vin de Champagne, qu'il devait, les unes et les autres, à la libéralité du baron Everdingen. Bouchotte recevait le kéroub avec plaisir, depuis qu'elle voyait en lui le témoin et le trophée de la victoire qu'elle avait remportée sur le petit canapé à fleurs. Il était devant elle comme la tête coupée de Goliath dans la main du jeune David. Et elle admirait le prince pour son habileté d'accompagnateur, sa vigueur, par elle surmontée, et sa prodigieuse capacité de boire.

Une nuit que le jeune d'Esparvieu recondui- sait en auto son ange de la maison Bouchotte

LA RÉVOLTE DES ANGES 311

au garni de la rue Saint-Jacques, le ciel était noir; devant la porte, le diamant de l'espion brillait comme un phare; trois cyclistes, réunis sous ses rayons, s'éloignèrent, à l'approche de l'auto, dans des directions divergentes. L'ange n'y prit point garde, mais Maurice en conclut que les mouvements d'Arcade intéressaient diverses personnes puissantes dans l'État. Il jugea le péril pressant; sa résolution fut aus- sitôt prise.

Le lendemain matin, il vint chercher le sus- pect pour l'emmener rue de Rome. Lange était dans son lit. Maurice le pressa de s'ha- biller et de le suivre.

Venez, lui dit-il. Cette maison n'est plus sûre pour vous. Vous êtes surveillé. Un jour ou l'autre, vous allez être arrêté. Voulez-vous coucher au Dépôt? Non. Eh bien! venez. Je vais vous mettre en lieu sûr.

L'esprit sourit avec un peu de pitié à son naïf sauveur.

Ne savez-vous pas, lui dit-il, qu'un ange brisa les portes de la prison Pierre était enfermé et délivra l'apôtre? Me croyez-vous, jeune Maurice, inférieur en puissance à ce frère

312 LA RÉVOLTE DES ANGES

céleste, et pensez-vous que je ne sache faire pour moi-même ce qu'il fît pour le pêcheur du lac de Tibériade?

N'y comptez pas. Arcade. Il le fît par un miracle.

Ou « par miracle », comme dit un moderne historien de l'Eglise. Mais il n'importe. Je vous suis. Laissez-moi seulement brûler quelqifcs lettres et faire un paquet des livres dont j'ai besoin.

ïl jeta des papiers dans la cheminée, mit plusieurs volumes dans ses poches et suivit son guide jusqu'à l'auto, qui les attendait non loin, devant le Collège de France. Maurice prit le volant. Imitant la prudence du kéroub, il fit tant de tours et de détours et de si rapides cir- cuits qu'il eût dépisté tous les cyclistes et nom- breux et rapides lancés à sa poursuite. Enfin, après avoir sillonné la ville en tous les sens» il s'arrêta dans la rue de Rome, devant le rez- de-chaussée l'ange s'était manifesté.

En entrant dans le logis dont il était sorti dix- huit mois auparavant pour accomplir sa mission, Arcade se rappela l'irréparable passé et, respi- rant l'odeur de Gilberte, ses narines palpitèrent.

LA RÉVOLTE DES ANGES 313

Il demanda comment allait madame des Aubels.

Très bien, répondit Maurice, un peu en- graissée et très embellie. Elle vous en veut encore de votre indiscrétion. J'espère qu'elle la pardonnera un jour comme je vous l'ai pardon- née et qu'elle oubliera votre conduite offensante. Mais elle est encore bien irritée contre vous.

►Le jeune d'Esparvieu fît à son ange les hon- neurs de l'appartement avec les façons d'un homme bien et les tendres soins d'un ami. Il lui montra le lit pliant, qu'on ouvrirait chaque soir dans la pièce d'entrée et qu'on pousserait le matin dans un cabinet noir ; il lui montra la table de toilette et sa garniture, le tub, l'armoire à linge, la commode, lui donna les avis nécessaires pour le chauffage et l'éclai- rage, l'avertit que les repas seraient apportés et le ménage fait par le concierge et lui montra le bouton qu'il fallait pousser pour appeler ce serviteur; il lui dit enfin qu'il devait se consi- dérer comme chez lui et recevoir qui bon lui semblerait.

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CHAPITRE XXVÎIl

Consacré à une pénible scène de famille.

Tant que Maurice n'avait eu pour maîtresses que des femmes honnêtes, sa conduite n'avait donné lieu à aucun reproche. Il en fut autre- ment quand il fréquenta Bouchotte. Sa mère, qui avait fermé les yeux sur des liaisons cou- pables il est vrai, mais élégantes et discrètes, fut scandalisée d'apprendre que son fils s'affi- chait avec une chanteuse. Beilhe, la jeune sœur de Maurice, avait connu au catéchisme de persévérance les aventures de son frère, et elle les contait sans indignation à ses jeunes amies. Le petit Léon, qui venait d'accomplir ses sept ans, déclara un jour à sa mère, devant plusieurs dames, que, quand il serait grand, il

LA RÉVOLTE DES ANGES 315

ferait la noce, comme Maurice. Le cœur mater- nel de madame René d'Esparvieu en fut ulcéré. En môme temps un fait domestique et grave vint alarmer M. René d'Esparvieu. Des traites lui furent remises, signées de son nom par son lils ; l'écriture n'était pas contrefaite, mais l'intention était formelle de faire prendre la signature du fils pour celle du père ; c'était un faux moral. Et de ce fait il apparaissait que Maurice vivait dans le désordre, faisait des dettes, était sur le point de commettre des indé- licatesses. Le père de famille consulta sa femme à ce sujet, il fut convenu qu'il ferait de sévères remontrances à son fils, parlerait de sanctions rigoureuses et que la mère appa- raîtrait au bout de quelques instants affligée et douce, pour incliner à la clémence un père justement irrité. Les choses ainsi réglées, M. René d'Esparvieu fît appeler le lendemain matin son fils dans son cabinet. Pour plus de so- lennité, il avait endossé sa redingote. Maurice s'aperçut à ce signe que l'entretien serait grave. Le chef de famille, un peu pâle, la voix mal assurée (il était timide), déclara qu'il ne pou- vait tolérer dIus longtemps le dérèglement dans

31^ LA RÉVOLTE DES ANGES

lequel vivait son fils et qu'il exigeait une ré- forme immédiate et absolue. Plus de désordre, plus de dettes, plus de mauvaises compagnies, mais le travail, la régularité, les bonnes fré- quentations.

Maurice aurait volontiers répondu respec- tueusement à son père qui, après tout, lui avait fait de justes reproches. Par malheur, Maurice aussi était timide, et la redingote dont M. d'Es- d| paryieu s'était revêtu pour exercer plus digne- ment une magistrature domestique semblait interdire toute familiarité. Maurice garda un silence maladroit et qui paraissait insolent. Ce silence obligea M. d'Esparvieu à répéter ses reproches et à les répéter sous une forme plus sévère. Il ouvrit un tiroir de son bureau histo- rique (c'était celui sur lequel Alexandre d'Es- parvieu avait écrit son Essai sur les institutions civiles et religieuses des peuples) et en tira les traites souscrites par Maurice. '

Sais-tu, mon enfant, dit-il, que ta as commis un véritable faux? Pour racheter une faute aussi grave...

A ce moment, comme il était convenu, ma- dame René d'Esparvieu parut en robe de viRe.

LA REVOLTE DES ANGES 317

Elle devait figurer l'ange du pardon. Mais elle n'en avait ni la figure ni le caractère. Elle était sombre et dure. Maurice avait en lui le germe de toutes les vertus communes et nécessaires. Il aimait et respectait sa mère. Il l'aimait plus encore par devoir que par inclination et son respect tenait plus de l'usage que du sentiment. Madame René d'Esparvieu avait de la couperose au visage, et comme elle s'était mis de la poudre de riz pour paraître à son avantage dans le tri- bunal domestique, elle y montrait un teint qui ressemblait à des framboises dans du sucre. Maurice, qui avait du goût, ne put se défendre de la trouver laide, et d'une laideur un peu répugnante. Il était mal disposé pour elle et, quand elle eut repris, en les aggravant, les griefs dont son mari avait déjà chargé son fils, l'enfant prodigue détourna la tête pour ne pas lui montrer un visage irrité. Elle poursuivit :

Ta tante de Saint-Fain t'a rencontré dans la rue en si mauvaise compagnie qu'elle ta su gré de ne lavoir pas saluée.

A ces mots, Maurice éclata :

Ma tante de Saint-Fain! Je lui conseille

i8.

MS LA REVOLTE DES ANGES

de se scandaliser! Tout le monde sait qu'elle a rôti le balai jusqu'au manche, et maintenant cette vieille hypocrite voudrait...

Il s'arrêta. Son regard avait rencontré le visage de son père qui exprimait plus de tris- tesse encore q^j^ d'indignation. Maurice se re- prochait ses paroles comme un crime et ne concevait pas comment elles avaient pu lui échapper. Il allait* fondre en larmes, tomber à genoux, implorer son pardon, quand sa mère, les yeux au plafond, soupira :

Qu'est-ce que j'ai fait à Dieu pour avoir mis au jour un fils si coupable 1

Retourné comme avec la main par cette parole qu'il jugeait affectée et ridicule, Mau- rice passa subitement d'un amer repentir à l'orgueil délicieux du crime. Il se précipita furieusement dans l'insolence et la révolte, et lança tout d'une haleine des paroles qu'une mère n'aurait jamais entendre :

Si vous voulez que je vous le dise, maman, plutôt que de m'interdire de fréquenter une artiste lyrique pleine de talent et d'un carac- tère désintéressé, vous feriez mieux d'empê- cher ma sœur aînée, madame de Margy, de se

LA RÉVOLTE DES ANGES 319

montrer tous les soirs dans le monde et au théâtre avec un individu méprisable et dégoû- tant, qu'on sait être son amant. Vous devriez bien aussi surveiller ma petite sœur Jeanne qui s'écrit des lettres obscènes, en contrefai- sant son écriture, fait semblant de les décou- vrir dans son paroissien et vous les remet avec une innocence simulée, pour vous alarmer et vous troubler. Il n'y aurait pas de mal non plus à empêcher mon petit frère Léon de consom- mer, à l'âge de sept ans, les dernières violences sur mademoiselle Caporal; et l'on pourrait dire à votre femme de chambre...

Sortez, monsieur, je vous chasse de cette maison, s'écria M. René d'Esparvieu, qui, blanc de colère, montrait la porte d'un doigt trem- blant.

CHAPITRE XXIX

Ton voit lange devenu homme se conduire comme un homme, c est-à-dire convoiter la femme d' autrui et trahir son ami. Ce chapitre fera paraître la conduite correcte du jeune dEsparvicu.

L'ange se plut dans sa nouvelle demeure. Il travaillait le matin, sortait l'après-midi, au mépris des agents, et rentrait se coucher. Comme par le passé, Maurice recevait madame des Aubels deux ou trois fois par semaine dans la chambre de l'apparition.

Les choses allèrent fort bien ainsi jusqu'à un certain matin oh Gilberte, qui, la veille au soir, avait oublié son petit sac de velours sur la table de la chambre bleue, vint le chercher et

LA RÉVOLTE DES ANGES 321

trouva Aixade, en pyjama, qui, étendu sur le canapé, fumait une cigarette, en songeant à la conquête des cieux. Elle poussa un grand cri.

Vous, monsieur... si j'avais su vous trou- ver ici, croyez bien que... Je venais chercher mon petit sac qui est dans la pièce à côté... Permettez...

Et elle passa devant lange avec précaution et très vite, comme devant un brasier.

Madame des Aubels avait, ce matin, en tail- leur réséda, des charmes nonpareils. La jupe étroite accusait ses mouvements, et chacun de ses pas était un de ces miracles naturels qui jettent l'étonnement dans le cœur des hommes.

Elle reparut, son sac à la main :

Encore une fois, je vous demande pardon. J'étais loin de prévoir que...

Arcade la pria de s'asseoir et de rester un moment.

Je ne m'attendais pas, monsieur, dit-elle, à ce que vous me fissiez les honneurs de cet appar- tement. Je savais combien monsieur d'Esparvieu vous aime ; je ne me doutais pas cependant...

Le temps s'était subitement assombri. Une ombre rousse envahissait la chambre. Madame

322

LA REVOLTE DES ANGES

des Aubels dit qu'elle était venue à pied, par hygiène, mais qu'un orage se préparait. Et elle demanda si l'on ne pouvait lui faire avancer une voiture.

Arcade se jeta aux pieds de Gilberte, la prit dans ses bras comme un vase précieux, et lui dit des mots qui, n'ayant point de sens en eux- mêmes, exprimaient le désir. Elle lui mit les mains sur les yeux, sur la bouche, cria :

Je vous hais!

Et, secouée par des sanglots, demanda un verre d'eau. Elle étouffait. L ange l'aida à ou- vrir sa robe. En ce péril extrême, elle se dé- fendit courageusement. Elle disait :

Non, non!... Je ne veux pas vous aimer : je vous aimerais trop.

Elle succomba pourtant. Dans la douce familiarité qui suivit leur mutuel étonnement, elle lui dit :

Je demandais souvent de vos nouvelles. Je savais que vous fréquentiez les boîtes de Montmartre, qu'on vous voyait souvent avec mademoiselle Bouchotte, qui pourtant n'est guère jolie, que vous étiez devenu très élégant, et que vous gagniez beaucoup d'argent. Je n'en

LA REVOLTE DES ANGES 323

étais pas surprise. Vous étiez fait pour réussir... Le jour de votre...

Elle montra du doigt le coin -entre la fenêtre et Farmoire à glace.

... apparition, j'en ai voulu à Maurice de vous avoir donné la défroque d'un suicidé. Vous me plaisiez... Oh! ce n'était pas pour votre beauté. Ne croyez pas que les femmes soient sensibles, autant qu'on d't, aux avan- tages extérieurs. Nous considérons autre chose en amour. Il y a un je ne sais quoi... Enfin, je vous ai tout de suite aimé.

Les ténèbres se faisaient plus épaisses. Elle demanda :

N'est-ce pas que vous n'êtes pas un ange? Maurice le croit, mais il croit tant de choses, Maurice...

Elle interrogeait Arcade du regard et ses yeux souriaient avec malice.

Avouez que vous vous êtes payé sa tête et que vous n'êtes pas un ange?

Arcade répondit :

Je n'aspire qu'à vous plaire ; je serai tou- jours ce que vous voudrez que je sois.

Gilberte décida qu'il n'était pas un ange.

324 LA RÉVOLTE DES ANGES

d'abord parce qu'on n'est pas un ange, ensuite pour des raisons plus particulières qui la ra- menèrent à considérer les choses de l'amour. Il ne la contraria pas et, une fois encore, les pa- roles ne suffirent plus à exprimer leurs senti- ments.

La pluie, au dehors, tombait dense et lourde, les fenêtres ruisselaient, la foudre éclaira les rideaux de mousseline, le tonnerre ébranla les vitres. Gilberte fit un signe de croix et de- meura blottie dans le sein de son amant.

Elle lui dit :

Votre peau est plus blanche que la mienne.

Au moment madame des Aubels pronon- çait ces paroles, Maurice entra dans la chambre. Il venait mouillé, souriant, confiant, tranquille, heureux, annoncer à Arcade, que, de moitié dans son jeu, l'ange avait à Longchamp, la veille, gagné douze fois sa mise.

En surprenant la femme et l'ange dans un voluptueux désordre, il devint furieux ; la co- lère lui banda les muscles du cou, inonda de sang sa face cramoisie et lui gonfla les veines du front. Il bondit, les poings fermés, sur Gil- berte et s'arrêta soudain.

LA RÉVOLTE DES ANGES 325

Ce mouvement interrompu se transforma en ■chaleur : Maurice fumait. Sa rage ne l'arma pas, comme Archiloque, d'un lyrisme vengeur. Il donna seulement à l'infidèle le nom de la génisse fécondée.

Cependant elle avait retrouvé, avec la correc- l tion de sa mise, la dignité de son attitude. Elle se leva, pleine de pudeur et de grâce, et tourna sur son accusateur un regard qui exprimait à la fois la vertu qu'on offense et l'amour qui pardonne.

Mais comme le jeune d'Esparvieu ne cessait pas de l'accabler d'invectives grossières et mo- notones, elle se fâcha à son tour :

Vous êtes encore un joli coco, vous. Est- ce que je suis allée le chercher, votre Arcade? C'est vous qui l'avez amené ici, et dans quel état, encore!... Vous n'aviez qu'une idée : me livrer à votre ami. Eh bien! monsieur, prenez- en votre parti, je ne vous ferai pas ce plaisir.

Maurice d'Esparvieu lui répondit simple- ment :

Fiche le camp, chameau!

Et il fit mine de la pousser du pied dehors. Arcade souffrit de voir son amante aussi indi- gnement traitée; mais il ne se crut pas l'auto-

19

326 LA RÉVOLTE DES ANGES

rite nécessaire pour faire des représentations à Maurice. Madame des Aubels, qui avait gardé toute sa dignité, fixa sur le jeune d'Esparvieu un regard impérieux et lui dit :

Allez me chercher une voiture.

Et tel est Fempire des femmes sur une âme bien née, dans un peuple galant, que ce jeune Français alla dire aussitôt au concierge d appeler un taxi. Madame des Aubels prit congé en jetant à Maurice le regard de mépris qu'une femme doit à celui qu'elle a trompé et en s'étudiant à donner à tous ses mouvements un charme délicieux. Maurice la regarda partir avec l'expression d'une indifférence qu'il n'éprouvait pas. Puis il se tourna vers l'ange revêtu du pyjama à fleurs que Maurice lui- même portait ie jour de l'apparition, et c^tte circonstance, petite en elle-même, accrut le ressentiment de l'hôte si indignement trahi.

Eh bien ! dit-il, vous pouvez vous vanter d'être un méprisable individu. Vous vous êtes conduit d'uD^ fpçon ignoble, et bien inutilement. Si cette famme vous plaisait, vous n'aviez qu'à me le dire. J'en étais las. Je n'en voulais plus. Je vous l'aurais bien volontiers laissée.

LA RÉVOLTE DES ANGES 327

Il parlait ainsi pour cacher sa douleur, car il aimait Gilberte plus que jamais, et la trahison de cette créature le faisait beaucoup souffrir. Il poursuivit :

J'allais vous demander de m'en débarras- ser. Mais vous avez suivi votre sale naturel; vous vous êtes conduit comme un cochon.

A ce moment solennel. Arcade aurait pro- noncé un mot sorti du cœur que le jeune Mau- rice, éclatant en sanglots, aurait pardonné à son ami et à sa maîtresse, et tous trois fussent redevenuc contents, heureux. Mais Arcade n'était point nourri du lait de la tendresse humaine. Il n'avait point souffert et ns savait point compatir aux souffrances. 11 répondit avec une froide sagesse :

Mon cher Maurice, la nécessité, qui con- duit et enchaîne les actions des êtres animés, produit des effets souvent imprévus, parfois absurdes. C'est ainsi que j'ai été amené à vous déplaire. Vous ne m'en feriez nul reproche si vous aviez une bonne philosophie de la nature ; vous sauriez alors que la volonté n'est qu'une illusion et que les affinités physiologiques sont aussi exactement déterminées que les combi-

328 LA REVOLTE DES ANGES

naisons chimiques et pourraient se formuler de la même manière. Je pense qu'on parviendrait à vous inculquer ces vérités; mais ce serait long et difficile, et peut-être ne vous apporte- raient-elles pas la sérénité qui vous fuit. Il con- vient donc que je quitte la place et...

Restez, fit Maurice.

Maurice avait un sens très net des obliga- tions sociales. Il mettait, quand il y songeait, l'honneur au-dessus de tout. Or, dans ce mo- ment, il se représenta avec une force extrême que l'outrage qu'il avait subi ne se pouvait laver que dans le sang. Cette idée traditionnelle im- prima aussitôt à son attitude et à son langage une noblesse inattendue :

C'est moi, monsieur, dit-il, qui vais quit- ter cet appartement pour n'y plus revenir. Vous, restez-y puisque vous êtes proscrit. Vous y recevrez mes témoins.

L'ange sourit.

Je les recevrai pour vous faire plaisir ; mais songez, mon cher Maurice, que je suis invulnérable. Les esprits célestes, même quand ils sont matérialisés, ne sauraient être atteints par la pointe d'une épée ou la balle d'un pis-

LA REVOLTE DES ANGES 329

tolet. Ayez égard, Maurice, à la situation que me fait, dans une rencontre, cette inégalité fa- tale, et songez que pour refuser de constituer des témoins, je ne puis arguer de ma nature céleste, ce serait sans précédent.

Monsieur, répliqua l'héritier des Bussart d'Esparvieu, il fallait songer à cela avant de m'offenser.

Et il sortit fièrement. Mais dès qu'il fut dehors, il trébucha comme un homme ivre. La pluie tombait encore. Il marcha ^ans voir, sans entendre, au hasard, traînant les pieds dans les ruisseaux, dans les flaques d'eau, dans les tas de boue. Il suivit longtemps les boulevards extérieurs, et, las enfin, il s abattit au bord d'un terrain vague. Il était crotté jusqu'aux oreilles; la boue, délayée dans des larmes, bar- bouillait son visage ; les bords de son chapeau dégouttaient. Un passant le prit pour un pauvre et lui jeta deux sous. Il ramassa la pièce de cuivre, la mit soigneusement dans son gousset et alla constituer ses témoins.

CHAPITRE XXX

Relatant une affaire d' honneur ^ et Ton ju- gera si, comme le prétend Arcade, F expérience de nos fautes nou^ rend meilleurs.

Le terrain du combat était le jardin du colonel Manchon, boulevard de la Reine, à Versailles. MM. de la Verdelière et le Truc de Riiffec, qui avaient tous deux de l'honneur une pratique constante et en savaient exactement les règles, assistaient Maurice d*Esparvieu. Il n'y avait pas de duel, dans le monde catho- lique, sans M. de la Verdelière, et en s adres- sant à cet homme d'épée, Maurice s'était con- formé à Tusage, non sans quelque répugnance, car il avait été notoirement Tamant de madame de la Verdelière; mais M. de la Ver-

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delière ne pouvait être considéré comme un mari; c'était une institution. Quant à M. le Truc de Ruffec, l'honneur était sa seule pro- fession connue et son unique ressource avouée ; et, quand des malveillants en faisaient la remarque dans le monde, on leur deman- dait quelle plus belle carrière que celle de l'honneur aurait pu parcourir M. le Truc de Riiffec. Les témoins d'Arcade étaient le prince Istar et Théophile. Ce n'est pas volontiers et de son plein gré que .l'ange musicien était venu participer à cette affaire. ïl avait horreur de toute violence et il désapprouvait les com- bats singuliers. La détonation des pistolets, le cliquetis des épées lui étaient insupportables, et la vue du sang répandu le faisait évanouir. Ce doux fils du ciel avait refusé obstinément de servir de second à son frèr^ Arcade et il avait fallu, pour l'y déterminer, que le kéroub mena- çât de lui briser une bouteille de panclastite sur la tête. En outre des combattants, des témoins et des médecins, il n'y avait dans le jardin que quelques officiers de la garnison de Versailles et plusieurs journalistes. Bien que le jeune d'Esparvieu ne fût connu que comme un fils

332 LA REVOLTE DES ANGES

de famille et qu'Arcade fût ignoré de toute la terre, le duel avait attiré une assez grande, affluence de curieux, et les fenêtres des mai- sons voisines regorgeaient de photographes, de reporters et de gens du monde. Ce qui avait excité bien des curiosités, c'est qu'on savait qu'une femme était la cause de la que- relle. Plusieurs nommaient Bouchotte, le plus grand nombre désignait madame des Aubels. On avait remarqué, d'ailleurs, que les dueL* dans lesquels M. de 1^ Verdelière était témoin attiraient tout Paris.

Le ciel était d'un bled tendre, le jardin tout fleuri de roses ; un merle sifflait dany un arbre. M. delà Verdelière, qui, sa canne à la main, conduisait le combat, mit les épée& pointe à pointe et dit :

Allez, messieurs !

Maurice d'Esparvieu attaqua par des doublés et des battements du fer. Arcade rompit en tenant l'épée en ligne. Le premier engage- ment ne donna pas de résultat. Les témoins eurent l'impression que M. d'Esparvieu se trouvait dans un état fâcheux d'irritabilité nerveuse, et que son adversaire se montrerait

LA RÉVOLTE DES ANGES 333

infatigable. A la deuxième reprise, Maurice précipite ses attaques, écarte les bras et dé- couvre la poitrine. Il attaque en marchant, porte un coup droit; la pointe de son épée touche Arcade à l'épaule. On croit que celui- ci est blessé. Et les témoins constatent avec surprise que c'est Maurice qui a une égrati- gnure au poignet. Maurice affirme qu'il ne sent rien et le docteur Quille déclare, après examen, que son client peut continuer le combat.

Après un q^uart d'heure d'observation régle- mentaire, le duel reprend. Maurice attaque avec violence. Son adversaire le ménage visi- blement et, ce qui inquiète M. de la Verde- lière, semble peu attentif à se défendre. Au début de la cinquième reprise, un barbet noir, entré dans le jardin on ne sait comment, débouche d'un massif de roses, pénètre dans l'espace réservé aux combattants, et, malgré les cannes et les cris, passe entre les jambes de Maurice. Il semble que celui-ci ait le bras engourdi, il ne pousse plus que de l'épaule sur son adversaire invulnérable. Il porte un coup droit et se jette lui-même sur l'épée de l'ad-

19.

334 LA REVOLTE DES ANGES

versaire qui lui fait, au pli du coude, une blessure pénétrante.

M. de la Verdelière arrête le combat qui avait duré une heure et demie. Maurice a l'impression d'un choc douloureux. On l'as- sied sur un banc vert contre un mur de glycines. Tandis que les chirurgiens pansent la plaie, il appelle Arcade et lui tend son bras blessé. Et quand le vainqueur attristé de sa victoire s'est approché, Maurice l'embrasse ten- drement et lui dit :

Sois généreux, Arcade, pardonne-moi ta trahison. Maintenant que nous nous sommes battus, je puis te demander de te réconcilier avec moi.

Il embrasse son ami en pleurant et lui souffle à l'oreille :

Viens me voir et amène Gîlberte» Maurice, qui restait brouillé avec ses parents,

se fit conduire au petit rez-de-chaussée de la rue de Rome.

A peine étendu sur son lit, au fond de la chambre à coucher dont les rideaux étaient déployés comme au moment de l'apparition, il vit s'approcher Arcade et Gilberte. Il commen-

LA RÉVOLTE DES ANGES 335

çait à souffrir cruellement de sa blessure : sa température s'élevait, mais il était tranquille, content, heureux. L'ange et la femme, en larmes, se jetèrent au pied du lit. Il réunit leurs mains dans sa main gauche, leur sourit, donna à chacun un tendre baiser :

■— Je suis sûr maintenant de ne plus me brouiller avec vous deux : vous ne me trom- perez plus, je vous sais capables de tout

Gilberte éplorée jura à Maurice qu'il avait été abusé par de vaines apparences, qu'elle ne lavait pas trompé avec Arcade, qu'elle ne l'avait jamais trompé. Et, dans un grand élan de sincérité, elle se le persuadait à elle- même.

Tu te fais du tort; Gilberte, lui répondit le blessé. Ce fut. Et il le fallait. Et c'est bien amsi. Gilberte, tu as eu rai&on de me tromper ignoblement, avec mon meilleur ami, dans cette chambre. Si tu ne l'avais pas fait, nous ne serions pas réunis ici tous trois et je ne goûterais pa8 la plus grande joie de ma vie. Oh! Gilberte, que tu as tort de nier des choses révolues et parfaites.

Si tu le veux, mon ami, répliqua Gil-

336 LA RÉVOLTE DES ANGES

berte un peu amère, je ne nierai pas. Mais ce sera pour te faire plaisir.

Maurice la fit asseoir sur le lit et pria Arcade de s'asseoir dans la bergère.

Mon ami, dit Arcade, j'étais innocent. Je me suis fait homme. Aussitôt j'ai fait le mal. C'est ainsi que je suis devenu meilleur.

N'exagérons rien, dit Maurice, et faisons un bridge.

Mais à peine le malade avait -il vu trois as dans son jeu et annoncé sans atout, que sa vue se brouilla; les cartes lui glissèrent des mains, sa tête alourdie retomba sur l'oreiller et il se plai- gnit d'un grand mal de tête. Presque aussitôt, madame des Aubels s'en alla faire des visites; elle tenait à paraître dans le monde pour dé- mentir par son maintien assuré et tranquille les bruits qui couraient sur elle. Arcade la re- conduisit jusqu'à la porte et lui aspira dun baiser des parfums qu'il rapporta dans la chambre sommeillait Maurice.

Je suis bien content, murmura celui-ci, que les choses se soient passées de cette ma- nière.

Ce qui fut devait être, répondit l'Esprit.

LA RÉVOLTE DES ANGES 337

Tous les anges comme moi révoltés en eussent use comme moi avec Gilberte. « Les femmes, du I Apôtre, doivent prier voilées, à cause des

anges.. Etl-Apôtreparleainsiparce qu'il sa-; que les anges se troublent en les voyant belles

A peme ont-ils touché la terre qu'ils désirent et accomphssent les embrassements des mor- telles Leur étreinte est formidable et délicieuse ; , °"' ^' ''''''' <J« «es caresses ineffables, qui plongent les niles des hommes dans des abîmes de vo upté. Mettant aux lèvres de leurs vic •mes heureuses un miel embrasé, faisant couler

longuement dans leurs veines des torrents de flammes rafraîchissantes, ils les laissent brisées et ravies.

-Un mot encore! fit l'ange; un seul mot jnoncher Maurice, pour me justifier, et Jet lassera. ,r après tranquillement. Il i'est

t que de bonnes références. Afin de t'assurer

que je net en impose pas, Maurice, consulte su les embrassements des anges et des femmes : Justm, Apoloffùs I et II ; Flavius Josèphe,

338 LA RÉVOLTE DES ANGES

Athénagore, Sur la Résurrection; Lactance, livre II, chapitre xv; Tertullien, Sur le voile des Vierges; Marc d'Éphèse en Psellus; Eusèbe, Préparation évangélique^ livre V, chapitre i v ; saint Ambroise, au livre de Noé et de V Arche, chapitre v ; saint Augustin, Cité de Dieu, livre XV, chapitre xxiii; le père Meldonat, jésuite, Traite des démons, page 218 ; Pierre Lebyer, conseiller du roi...

Arcade, tais-toi, par pitié! tais-toi! tais- toi! et chasse ce chien, s'écria Maurice, la face écarlate, les yeux hors de la tête, et qui, dans son délire, croyait voir sur son lit un barbet noir.

Madame de la Verdelière, qui pratiquait toutes les élégaiîces mondaines et nationales, comptait parmi les plus gracieuses infirmières de la haute société française. Elle vint elle- même prendre des nouvelles de Maurice et s'offrit à soigner le blessé. Mais, sous l'inspira- tion véhémente de madame des Aubels, Arcade lui ferma la porte au nez. Les témoignages de sympathie affluaient chez Maurice. Amassées sur un plateau, les cartes de visite lui mon- traient leurs innombrables petites cornes.

LA RÉVOLTE DES ANGES 339

M. le Truc de Ruffec apporta, des premiers, au rez-de-chaussée de la rue de Rome, l'expres- sion de sa mâle sympathie et, tendant sa main loyale, demanda au jeune d'Esparvieu, comme un homme d'honneur à un homme d'hon- neur vingt-cinq louis poar payer une dette d'honneur.

Bigre, mon cher Maurice, ce sont des services qu'on ne demande pas à tout le monde !

Le même jour, M. Gaétan vint serrer la main à son neveu. Celui-ci lui présenta Arcade.

Voici mon ange gardien à qui vous avez trouvé un si beau pied, en voyant l'empreinte de ses pas sur la poudre révélatrice, mon oncle. 11 m'a apparu, l'année dernière, dans cette même chambre... Vous ne le croyez pas?... C'est pourtant bien vrai!

Et, se tournant vers l'Esprit :

Qu'en dis-tu, Arcade? L'abbé Patouille, qui est un grand théologien et un bon prêtre, ne croit pas que tu es un ange ; et mon oncle Gaétan, qui ne sait pas son catéchisme et n'a point de religion, ne le croit pas davantage. Ils te nient tous les deux : l'un parce qu'il a la

340 LA RÉVOLTE DES ANGES

foi, l'autre parce qu'il ne l'a pas. On peut être sûr, d'après cela, que ton histoire, si jamais on la raconte, ne paraîtra guère vraisem- blable. D'ailleurs, celui qui s'aviserait d'en faire le récit ne serait pas un homme de goût et ne recueillerait pas beaucoup d'approbations. Car elle n'est pas belle, ton histoire ! Je t'aime, mais je te juge. Depuis que tu es tombé dans l'athéisme, tu es devenu un abominable scélé- rat. Mauvais ange, mauvais ami, traître, homi- cide. Car je pense que c'est pour m'assassiner que tu m'as lâché, sur le terrain, un barbet noir dans les jambes.

L'ange leva les épaules et, s'adressant à Gaétan :

Hélas, monsieur, dit-il, je ne suis pas sur- pris de trouver peu de crédit près de vous : an m'a dit que vous étiez brouillé avec le ciel judéo-chrétien, dont je suis originaire.

Monsieur, répondit Gaétan, je ne crois pas assez en Jéhovah pour croire en ses anges.

Monsieur, celui que vous appelez Jéhovah est en réalité un démiurge ignorant et grossier, nommé laldabaoth.

En ce cas, monsieur, je suis tout prêt à

LA RÉVOLTE DES ANGES 341

croire en lui. Il est ignare, il est borné : son existence ne fait plus de difficulté pour moi. Gomment va-t-il ?

Mal ! Nous allons le renverser le mois prochain.

Ne vous flattez pas, monsieur. Vous me faites songer à mon beau-frère Guissart, qui, depuis trente ans, s'attend tous les matins à apprendre la chute de la République...

Tu vois. Arcade, s'écria Maurice; mon oncle Gaétan est de mon avis. Il sait que tu ne réussiras pas.

Et pourquoi, je vous prie, monsieur Gaé- tan, croyez-vous que je ne réussirai pas?

Votre laldabaoth est encore bien fort en ce monde, sinon dans l'autre. Autrefois il était soutenu par ses prêtres, par ceux qui croyaient en lui. Il a aujourd'hui pour appui ceux qui ne croient pas en lui, les philosophes. Il s'est trouvé récemment un cuistre du nom de Picrochole qui voulait faire mettre la science en faillite afin d'améliorer les affaires de l'Église. Et l'on a inventé, ces jours-ci, le pragmatisme tout exprès pour accréditer la religion dans les esprits raisonneurs.

\3i2 LA RÉVOLTE DES ANGES

Vous avez étudié le pragmatisme?

N'en croyez rien ! J'étais frivole autrefois et m'occupais de métaphysique. Je lisais Hegel et Kant. Je suis devenu sérieux avec l'âge et ne m'occupe plus que des formes sensibles, de ce que l'œil ou l'oreille peut saisir. L'art c'est tout l'homme. Le reste n'est que rê- verie.

La conversation continua ainsi jusqu'au soir, et il y fut dit des obscénités à faire rougir non seulement un cuirassier, ce qui n'est pas beau- coup dire, car les cuirassiers sont souvent chastes, mais encore une Parisienne.

M. Sariette vint voir son ancien élève. Quand il entra dans la chambre, le buste d'Alexandre d'Esparvieu apparut au-dessus de la tête chauve du bibliothécaire. Il approcha du lit. Aux rideaux bleus, à l'armoire à glace, à la cheminée, se substituèrent aussitôt les armoires pleines de livres de la salle des Sphères et des Bustes, et l'air fut aussitôt étouffé par des cartons, des dossiers et des fiches. M. Sariette n'était pas assez distinct de sa bibliothèque pour qu'on pût le concevoir ni le voir sans elle. Il était lui-même plus pâle,

LA REVOLTE DES ANGES 343

plus effacé, plus vague, plus imaginaire que les images qu'il évoquait.

Maurice, devenu très bon, fut sensible à cette marque d'amitié.

Asseyez-vous, monsieur Sariette, vous connaissez madame des Aubels. Je vous pré- sente Arcade, mon ange gardien. G est lui qui, tandis qu'il était invisible, a saccagé pendant deux ans votre bibliothèque, vous a fait perdre le boire et le manger et mis à deux doigts de la folie. C'est lui qui transportait delà salle des Sphères dans mon pavillon des tas de vieux livres. Il enleva un jour, à votre nez, je ne sais quel bouquin précieux et fut cause que vous êtes tombé dans l'escalier. Un autre jour, il vous prit une brochure de monsieur Salomon Reinach et, forcé de sortir avec moi (car il ne me quit- tait jamais, comme je Fai su depuis), il laissa tomber la brochure dans le ruisseau de la rue Princesse. Excusez-le, monsieur Sariette, il n'avait pas de poches. Il était invisible. Je re- grette amèrement, monsieur Sariette, que tous vos bouquins n'aient pas été dévorés par un incendie ou noyés dans une inondation. Ils ont fait perdre la tête à mon ange, qui s'est fait

344 LA RÉVOLTE DES ANGES

homme et n'a plus ni foi ni loi. C'est moi, maintenant, qui suis son ange gardien. Dieu sait comment tout cela finira !

En écoutant ce discours, le visage de M. Sariette exprimait une tristesse infinie, irréparable, éternelle, une tristesse de momie. S'étant levé pour prendre congé, le désolé bibliothécaire dit à l'oreille d'Arcade :

Le pauvre enfant est bien malade; il délire.

Maurice rappela le vieillard.

Restez donc, monsieur Sariette. Vous ferez un bridge avec nous. Monsieur Sariette, écoutez mes conseils. Ne faites pas comme moi, ne fréquentez pas les mauvaises compa- gnies. Vous seriez perdu. Monsieur Sariette, ne partez pas encore, j'ai quelque chose de très important à vous demander : quand vous re- viendrez me voir apportez-moi un livre sur la vérité de la religion, pour que je l'étudié. Il faut que je rende à mon ange gardien la foi qu'il a perdue.

CHAPITRE XXXI

Ton admire avec quelle facilité un homme honnête, timide et doux, peut commettre un crime horrible.

Profondément attristé par les propos obscurs du jeune Maurice, M. Sariette prit l'autobus et se rendit chez le père Guinardon, son ami, son unique ami, le seul être au monde qu'il eût plaisir à voir et à entendre. Quand M. Sa- riette entra dans le magasin de la rue de Cour- celles, Guinardon était seul et sommeillait au fond d'une bergère antique. Les cheveux bouclés et la barbe fleurie, il avait la face cra- moisie; des filaments violets sillonnaient les ailes de son nez, empourpré par le vin de Bour- p:ogne. Car on ne pouvait désormais se le dis-

346 LA RÉVOLTE DES ANGES

simuler, le père Guinardon buvait. A deux pas de lui, sur la table à ouvrage de la jeune Octavie, une rose achevait de sécher dans un verre tari, et dans une corbeille un ouvrage de broderie gisait interrompu. La jeune Octavie quittait de plus en plus souvent le magasin et M. Blancmesnil n'y venait jamais quand elle ne s'y trouvait pas. La cause en était qu'ils se rencontraient trois fois par semaine à cinq heures, dans une maison de rendez-vous, près des Champs-Elysées. Le père Guinardon n'en savait rien. Il ne connaissait pas tout son mal;, mais il en souffrait.

M. Sariette serra la main à son vieil ami; ne lui demanda pas de nouvelles de cette jeune Octavie; car il ne reconnaissait pas les liens qui les unissaient l'un à l'autre. Il aurait plus volontiers parlé de Zéphyrine, cruellement abandonnée et dont il souhai- tait que le vieillard fît sa légitime épouse. Mais M. Sariette était prudent. Il se contenta de demander à Guinardon comment il se por- tait :

A merveille, affirma Guinardon qui se sentait soutirant, et affectait la vigueur et la

LA RÉVOLTE DES ANGES 347

santé depuis qu elles le quittaient. Dieu merci I j'ai gardé la force du corps et de l'esprit. Je suis chaste. Sois chaste, Sariette ; les chastes sont forts.

Le père Guînardon avait tiré, ce soir-là de la commode de bois de violette quelques livres précieux, pour les montrer à un distingué bi- bliophile, M. Victor Meyer; et après le départ de ce client il s'était endormi sans les remettre en place. M. Sariette, que les livres attiraient, vit ceux-là sur le marbre de la commode et se mit à les examiner curieusement. Le premier qu'il feuilleta fut la Pucelle en maroquin, avec la suite anglaise. Sans doute, il en coûtait à son cœur français et chrétien d'admirer ce texte et ces figures, mais un bel exemplaire lui semblait toujours vertueux et pur. Tout en causant très affectueusement avec Guinardon, îl prit tour à tour dans ses mains des livres que lantiquaire prisait pour la reliure, les es- tampes, la provenance ou la rareté, puis il poussa soudain un cri sublime de joie et d amour. Il venait de retrouver le Lucrèce du Prieur de Vendôme, son Lucrèce, qu'il pressait contre son cœur.

548 LA RÉVOLTE DES ANGES

Je le revois enfin, soupirait-il, en rap- prochant de ses lèvres.

Le père Guinardon ne comprenait pas très bien d'abord ce que son vieil ami voulait dire ; mais quand celui-ci lui eut déclaré que ce livre faisait partie de la bibliothèque d'Espar- vieu, que ce livre était à lui, Sariette, et qu'il l'emportait sans autre forme de procès, l'anti- quaire, tout à fait réveillé, se dressa debout et déclara net que le livre était à liai, Gui- nardon, qu'il l'avait bien et dûment acheté et qu'il ne le donnerait que contre cinq mille francs bien comptés.

Vous ne comprenez pas ce que je vous dis, répliqua Sariette : ce livre appartient à la bibliothèque d'Esparvieu ; je dois l'y réintégrer.

Pas de ça, Lisette...

Ce livre m'appartient.

Vous êtes fou, mon bon Sariette. Observant qu'en effet le bibliothécaire avait

l'air égaré, il lui tira le livre des mains et essaya de détourner la conversation.

Avez-vous vu, Sariette, que ces cochons- vont éventrer le palais Mazarin, et recouvrir de je ne sais quels ouvrages d'art la pointe de

LA REVOLTE DES ANGES 349

la Cité, le lieu le plus auguste et le plus beau de Paris? Ils sont pis que les Vandales, car les Vandales détruisaient les monuments de Fanti- quité, mais ne les remplaçaient pas par des bâtisses immondes et des ponts d'un style in- fâme, comme le pont Alexandre. Et votre pauvre rue Garancière, Sariette, est la proie des barbares. Qu'ont-ils fait du joli mascaron en bronze de la fontaine palatine?... Mais Sariette n'entendait rien.

Guinardon, vous n'avez pas compris. Ecoutez-moi. Ce livre appartient à la biblio- thèque d'Esparvieu. Il en a été distrait. Gomment? par qui? je l'ignore. Il s'est passé des choses terribles et mystérieuses dans cette bibliothèque. Bref ce livre a été dérobé. Je n'ai pas besoin de faire appel à vos sentiments de haute probité, mon bon ami. Vous ne voulez pas passer pour un receleur. Donnez-moi ce livre. Je le restituerai à monsieur d'Esparvieu qui vous indemnisera, vous ne sauriez en douter. Fiez-vous à sa libéralité et vous agirez comme un galant homme que vous êtes.

L antiquaire sourit avec amertume.

Que je me fie à la libéralité de ce vieux

20

350 REVOLTE DES ANGES

grigou d'Esparvieu, qui écorcherait une puce pour en avoir la peau ! Regardez-moi, mon bon Sariette et dites si j'ai la tête d'un Jocrisse. Vous savez bien que d'Esparvieu a refusé de payer cinquante francs à un brocanteur le por- trait d'Alexandre d'Esparvieu, le grand aïeul, par Hersent, et le grand aïeul est resté sur le boulevard Montparnasse, vis-à-vis du cime- tière, à l'étalage d'un Juif, tous les chiens du quartier viennent pisser dessus... Que je me fie à la libéralité de nionsieur d'Esparvieu I... Vous en avez de bonnes!...

Eh bien 1 Guinardon, je m'engage à vous donner moi-même l'indemnité que des arbitres fixeront. Vous entendez?

Ne faites donc pas le magnifique avec des ingrats, mon bon Sariette. Ce d'Esparvieu a pris votre savoir, votre activité, votre vie entière pour un salaire dont un valet de chambre ne voudrait pas. Laissez donc cela... D'ailleurs, il est trop tard. Le livre est vendu...

Vendu?... à qui? demanda Sariette avec angoisse.

Que vous importe? Vous ne le re verrez

I

LA REVOLTE DES ANGES 351

plus ; VOUS n'en entendrez plus parler : il va en Amérique.

En Amérique, le Lucrèce aux armes de Philippe de Vendôme, avec des notes de la main de Voltaire! mon Lucrèce/ En Amérique!

Le père Guinardon se mit à rire.

Mon bon Sariette, vous me rappelez le chevalier des Grieux, quand il apprend que sa chère maîtresse sera transportée au Mississipi. « Ma chère maîtresse au Mississipi!... »

Non, répliqua Sariette, très pâle, non, ce Kvre n'ira pas en Amérique. Il rentrera, comme il se doit, dans la bibliothèque d'Esparvieu. Donnez-le-moi, Guinardon.

L'antiquaire s'efforça une deuxième fois de couper court à un entretien qui avait Tair de tourner mal.

Mon bon Sariette, vous ne me dites rien de mon Gréco. Vous ne le regardez même pas. 11 est pourtant admirable.

Et Guinardon, mettant le tableau sous un* jour favorable :

Voyez ce saint François, le pauvre du Seigneur, le frère de Jésus ; son corps fuligineux s'élève au ciel comme la fumée

352 LA RÉVOLTE DES ANGES

d'un sacrifice agréable, comme le sacrifice d'Abel.

Le livre! Guinardon, fit Sariette »ans tourner la tête; donnez-moi le livre.

Le sang monta soudain à la tête du père Guinardon ; tout rouge et les veines du front gonflées :

En voilà assez, dit-il.

Et il mit le Lucrèce dans une poche de son veston.

Aussitôt le père Sariette se jeta sur 1 anti- quaire, Fassaillit avec une fureur soudaine, et, tout débile qu'il était, culbuta le robuste vieillard dans la bergère de la jeune Oc- tavie.

Guinardon, étourdi et furieux, vomit d'ef- froyables injures sur le vieux maniaque et renvoya d'un coup de poing, à quatre pas, contre le Couronnement de la Vierge, œuvre de Fra Angelico, qui s'abattit avec fracas. Sariette revint à la charge et tenta d'arracher le livre de la poche il était enfermé. Le père Gui- nardon l'aurait assommé cette fois si, aveuglé par le sang qui lui montait à la tête, il n'avait frappé à côté sur la table à ouvrage de l'ab-

LA REVOLTE DES ANGES 353

sente. Sariette s'accrocha à l'adversaire étonné, le maintint renversé dans la bergère et, de ses petites mains décharnées, lui serra le cou qui, déjà très rouge, devint cramoisi. Guinar- don faisait effort pour se dégager; mais les petits doigts sentant la chair chaude et molle s'y enfonçaient avec délices. Une force in- connue les attachait à leur proie. Guinardon râlait, la salive coulait d'un coin de sa bouche. Sous l'étreinte son corps énorme s'agitait par intervalles; mais les secousses devenaient de plus en plus saccadées et rares. Elles ces- sèrent. Les mains homicides ne se desserraient pas. Sariette dut faire un violent effort pour les détacher. Ses tempes bourdonnaient. Pourtant il entendit la pluie tomber, des pas amortis passer sur le trottoir, au loin des aboyeurs crier les journaux. Il vit des parapluies passer dans l'ombre. Il tira le livre de la poche du mort et s'enfuit.

La jeune Octavie ne rentra pas ce soir-là au magasin. Elle alla coucher dans un petit en- tresol au-dessus du fonds d'antiquités que M. Blancmesnil venait de lui acheter dans cette même rue de Courcelles. L'homme de peine,

20.

354 LA RÉVOLTE DES ANGES

chargé de fermer le magasin, trouva le corps de l'antiquaire encore chaud. Il appela la con- cierge, madame Lenain, qui étendit Guinardon sur un canapé, alluma deux bougies, mit un brin de buis dans une soucoupe pleine d'eau bénite et ferma les yeux au défunt. Le médecin chargé de constater le décès l'attribua à une congestion.

Avertie par madame Lenain, Zéphyrine accourut et veilla le mort. Il avait l'air de dormir. A la lueur tremblante des bougies, le Saint du Gréco montait comme une fumée; les ors des primitifs brillaient dans Tombre. Près du lit mortuaire, on* voyait distinctement une petite femme de Baudouin qui prenait un remède. Toute la nuit, on entendit à cinquante pas dans la rue Zéphyrine se lamenter. Elle disait :

Il est mort, il est mort, mon ami, mon dieu, mon tout, mon amour... Non! il n'est pas mort, il remue. C'est moi, Michel, c'est moi, ta Zéphyrine : réveille-toi, écoute-moi. Ré- ponds-moi : je t aime ; si je t'ai fait de la peine, pardonne-moi... Mort! mort! oh! mon Dieu, F^^ez qu'il est beau I II était si bon, si intelli-

LA RÉVOLTE DES ANGES 335

gent, si aimable ! Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu! Si j avais été là, il ne serait pas mort. Michel ! Michel !

Le matin, elle se tut. On croyait qu'elle sommeillait, elle était morte.

CHAPITRE XXXIl

l'on entend dans le cabaret de Clodomir la flûte de Nectaire.

Madame de la Verdelière qui n'avait pu forcer la porte comme infirmière, revint quel- ques jours après, en l'absence de madame des Aubels, demander à Maurice d'Esparvieu son obole pour les églises de France. Arcade l'in- troduisit au chevet du convalescent.

Maurice dit à l'oreille de l'ange :

: Traître, délivre-moi tout de suite de cette ogresse, ou tu seras responsable des malheurs qui s'accompliront bientôt ici.

Sois tranquille, dit Arcade avec assu- rance.

Après les compliments d'usage, madame de

î.\ REVOLTE DES ANGES 357

la Verdelière fit signe à Maurice de congédier lange. Maurice feignit de ne point entendre. Et madame de la Verdelière exposa l'objet ostensible de sa visite.

Nos églises, nos chères églises de cam- pagne, que deviendront-elles?

Arcade la regarda d'un air angélique, en poussant des soupirs.

—- Elles s'effondreront, madame ; elles tom- beront en ruines. Et quel dommage ! Je ne m'en consolerai pas. L'église est parmi les maisons du village, comme la poule au milieu . de ses poussins.

C'est bien cela, fit madame de la Verde- lière, avec un sourire ravi, c'est tout à fait cela î

Et les •clochers, madame?

Oh ! monsieur, les clochers î

Les clochers, madame, se dressent dans le ciel comme de gigantesques seringues vers les culs nus des chérubins.

Incontinent madame de la Verdelière quitta la place.

Ce même jour, M. l'abbé Patouille vint porter au blessé des conseils et des cor^sola-

358 LA RÉVOLTE DES ANGES

tions. Il l'exhorta à rompre avec les mauvaises compagnies et à se réconcilier avec sa famille. Il lui peignit une mère en larmes prête à re- cevoir les bras ouverts lenfant retrouvé. Renon- çant, par un viril effort, à une vie de désordres et de faux plaisirs, Maurice recouvrerait la paix du cœur et la force de Fesprit, il se délivrerait des chimères dévorantes, s'affranchirait l'es- prit du mal.

Le jeune d'Esparvieu remercia M. labbé Patouille de tant de bonté et protesta de ses sentiments religieux.

Jamais, dit-il, je n'ai été si croyant. Et jamais je n'ai eu autant de besoin de l'être. Figurez-vous, monsieur l'abbé, qu'il faut que que je rapprenne le catéchisme à mon ange gardien, qui Ta oublié.

M. labbé Patouille poussa un profond sou- pir, et exhorta son cher enfant à prier, la prière étant Tunique secours contre les dangers d'une âme assaillie par le démon.

Monsieur labbé, demanda Maurice, vou- lez-vous que je vous présente mon ange gar- dien ? Attendez un moment, il est allé me cher- cher des cigarettes.

LA RÉVOLTE DES ANGES 359

Malheureux enfant !

Et les joues rondes de labbé Patouille tom- bèrent en signe d'affliction. Et presque aussi- tôt elles se relevèrent en symbole d'allégresse. Car son cœur avait des sujets de contente- ment.

L'esprit public s'améliorait. Les jacobins, les francs-maçons, les blocards étaient partout honnis. L'élite donnait le bon exemple. L'Aca- démie française était bien pensante. Les écoles chrétiennes se multipliaient. La jeunesse du Quartier Latin se soumettait à l'Église et l'Ecole Normale exhalait les parfums du sémi- naire. La croix triomphait. Mais il fallait de l'argent, encore de l'argent et toujours de l'ar- gent.

Après six semaines de repos, Maurice d'Es- parvieu fut autorisé par son médecin à faire une promenade en voiture. Il portait son bras en écharpe. Sa maîtresse et son ami l'accom- pagnaient. Ils allèrent au Bois et goûtèrent une douce joie à voir l'herbe et les arbres. Ils sou- riaient atout et tout leur souriait. Comme l'avait dit Arcade, leurs fautes les avaient rendus meilleurs. Par les détours imprévus de sa jalou-

360 LA RÉVOLTE D3S ANGES

sie et de sa colère, Maurice avait atteint le

calme et la bienveillance. Il aimait encore G li- berté et il l'aimait d'un amour indulgent. L'ange désirait cette fenmie autant que jamais, mais son désir avait perdu par la possession le venin de la curiosité. Gilberte se reposait de plaire et plaisait davantage. Ils burent à la Cascade du lait qui leur parut délicieux. Ils étaient tous trois innocents. Arcade oubliait les injustices du vieux tyran du monde. Elles devaient lui être bientôt rappelées.

En rentrant chez son ami, il trouva Zita qui -'attendait, semblable à une statue divoire et dor.

Vous me faites pitié, lui dit-elle. Le jour arrive, qui n'était pas venu depuis le commen- cement des temps, qui, peut-être, ne reviendra pas avant que le Soleil entre avec son cortège dans la constellation d'Hercule : nous sommes à la veille de surprendre laldabaoth dans son palais de porphyre et vous qui brûliez de déli- vrer les cieux, qui aviez hâte de rentrer en vainqueur dans votre patrie délivrée, vous oubliez tout à coup vos desseins généreux et vous vous endormez dans les bras des tilles

LA RÉVOLTE DES ANGES 361

des hommes. Quel plaisir pouvez-vous goûter dans le commerce de ces petits animaux mal- propres, composés d'éléments si instables qu'on peut dire qu'ils s'écoulent sans cesse? Ah I Arcade ! j'avais bien raison de me méfier de vous. Vous n'êtes qu'un intellectuel; vous n'avez que des curiosités. Vous êtes incapable d'agir.

Vous me jugez mal, Zita, répondit l'ange. Il est dans la nature des fils du ciel d'aimer les filles des hommes. Pour être corruptible, la chair des femmes et des fleurs n'en charme pas moins les sens. Mais aucun de ces petits ani- maux ne saurait me faire oublier ma haine et mon amour et je suis prêt à me lever contre laldabaoth.

De le voir dans cette résolution Zita témoi- gna son contentement. Elle le pressa de pour- suivre sans faiblesse l'accomplissement de cette vaste entreprise. Il ne fallait rien hâter ni rien différer.

Une grande action. Arcade, est faite d'une multitude de petites ; le plus majestueux en- semble se compose de mille détails infîmes. Ne

négligeons rien.

21

362 LA REVOLTE DES ANGES

Elle venait le chercher pour le conduire à une réunion sa présence était nécessaire. On y dénombrerait les forces des révoltés.

Elle n'ajouta qu'un mot :

Nectaire y sera.

Quand Maurice vit Zita, il la trouva sans attrait, elle lui déplaisait parce qu'elle était parfaitement belle et que la vraie beauté lui causait toujours un pénible étonnement. Zita lui inspira de l'antipathie quand il apprit que c'était un ange rebelle et qu'elle venait chercher Arcade pour le conduire parmi les conjurés. Le pauvre enfant essaya de retenir son compagnon par tous les moyens que son esprit et les circonstances lui fournissaient. Que son ange gardien restât avec lui, il l'em- mènerait à un match de boxe prodigieux, à une revue l'on verrait l'apothéose de Poincaré, dans une maison enfin l'on trouverait des femmes extraordinaires par leur beauté, leurs talents, leurs vices ou leurs difformités. Mais l'ange ne se laissait point tenter, et dit qu'il partait avec Zita.

Pourquoi faire ?

Pour conspirer la conquête du ciel.

LA RÉVOLTE DES ANGES 363

Encore cette folie! La conquête du... Mais je t'ai démontré que ce n'était pas possible et que ce n'était pas souhaitable.

Bonsoir, Maurice...

Tu pars ?... Eh bien, je t'accompagne.

Et Maurice, le bras en écharpe, suivit Arcade et Zita jusqu'à Montmartre, dans le cabaret de Clodomir, le couvert était mis dans le jardin, sous une tonnelle.

Le prince Istar et Théophile s'y trouvaient

déjà avec une petite figure jaune qui ressem-

' blait à un enfant et qui était vm ange japonais.

On n'attend plus que Nectaire, dit Zita. Et à ce moment, le vieux jardinier apparut

sans bruit. Il s'assit et son chien se coucha à ses pieds. La cuisine française est la première du monde. Cette gloire éclatera par-dessus toutes les autres quand l'humanité, plus sage, mettra la broche au-dessus de l'épée. Clodomir servit aux anges et au mortel qui les accompa- gnait une garbure, un filet de porc et des ro- gQons au vin qui attestaient que ce cuisinier de Montmartre n'était pas gâté par les Américains qui corrompent les plus excellents chefs de la Ville auberge.

364 LA REVOLTE DES ANGES

Clodomir déboucha un vin de bordeaux cjui, pour n'être pas inscrit dans les premiers crus du Médoc, révéla, par l'arôme et le bouquet, sa noble origine. Il importe de dire qu'après ce vin et plusieurs autres, le sommelier apporta gravement un romanée fort et léger, robuste et délicat, riche de vraie moelle bour- guignonne, plein de feu, asse^fumeux, volupté de l'esprit et des sens.

Le vieux Nectaire leva son verre et dit :

A toi, Dionysos, le plus grand des Dieux, toi qui, ramenant l'âge d'or, viendras rendre aux mortels héroïsés la grappe que Lesbos détacha longtemps des ceps de Méthymne, les vignes de Thasos et les raisins blancs du lac Maréotis et les celliers de Faierne et les vignes du Tmolus, et le prince des vins, le Phanée. Et le jus de ces vignes sera divin et, comme au temps du vieux Silène, les hommes s'eni- vreront de sagesse et d'amour.

Quand fut servi le café, Zita, le prince Istar, Arcade et Fange japonais exposèrent successivement l'état des forces rassemblées contre laldabaoth. Les anges, en quittant la béatitude éternelle pour les souffrances de la

LA RÉVOLTE DES ANGES 36o

vie terrestre, grandissent en intelligence et acquièrent les moyens de se tromper et la faculté de se contredire. Aussi leurs assem- blées sont-elles, comme celles des hommes, tumultueuses et confuses. L'un des conjurés apportait-il un chiffre, les autres le contes- taient aussitôt. Ils ne pouvaient additionner deux nombres sans dispute et l'arithmétique elle-même, devenue passionnelle, perdait sa certitude. Le kéroub, qui avait amené de force le pieux Théophile, s'indigna d'entendre le musicien louer le Seigneur et lui asséna sur la tête des coups de poing qui eussent assommé un bœuf. Mais la tête d'un mu- sicien est plus dure qu'un bucrâne. Et les coups que recevait Théophile ne changeaient pas l'idée que cet ange se faisait de la provi- dence divine. Arcade ayant longuement opposé son idéalisme scientifique au pragmatisme de Zita, la belle archange lui dit qu'il raisonnait mal.

Et vous vous en étonnez î s'écria l'ange gardien du jeune Maurice. Je raisonne comme vous dans le langage humain. Et qu'est-ce que le langage humain, sinon le cri de la bête des

366 LA RÉVOLTE DES ANGES

forêts ou des montagnes, compliqué et cor- rompu par des primates orgueilleux?. Faites donc avec cet assemblage de sons irrités ou plain- tifs, ô Zita, un bon raisonnement ! Les anges ne raisonnent pas; supérieurs aux anges, les hommes raisonnent mal. Je ne vous parle pas des professeurs qui pensent définir l'absolu à l'aide des cris qu'ils ont hérités des anthropo- pithèques, des singes, des marsupiaux et des reptiles leurs ancêtres. C'est une grande bouf- fonnerie! Comme le démiurge s'en amuserait, s'il était intelligent î

La nuit était illustrée d'étoiles. Le jardinier gardait le silence.

Nectaire, lui dit la belle archange, jouez de la flûte, si vous ne craignez que la terre et le ciel n'en soient émus.

Nectaire prit sa flûte. Le jeune Maurice alluma une cigarette. La flamme brilla un mo- ment, fit rentrer dans l'ombre le ciel et ses astres et mourut. Et Nectaire chanta cette flamme sur sa flûte inspirée. La voix d'argent s'éleva et dit :

Cette flamme est un univers qui a accom- pli sa destinée en moins d'une minute. Il s'y

LA RÉVOLTE DES ANGES 367

est formé des soleils, des planètes. Vénus Ura- nie a mesuré les orbites des globes errants dans ces espaces infinis. Au souffle d'Éros, le premier des dieux, naquirent les plantes, les animaux, les pensées. Dans les vingt se- condes écoulées entre la vie et la mort de ces univers, des civilisations se sont déroulées, des empires ont traîné leur longue décadence. Les mères ont pleuré et vers les cieux muets ont monté les chants d'amour, les cris de haine et les soupirs des victimes. En proportion de sa petitesse, cet univers a duré autant qu'a duré et durera celui dont nous voyons quelques atomes luire sur nos têtes. Ils sont, l'un comme lautre, une lueur dans l'infini.

Et à mesure que les sons clairs et purs jail- lissent dans l'air charmé, la terre se change en

une molle nuée, les étoiles décrivent des orbes

»

rapides. La grande Ourse se disloque et ses membres volent épars. Le baudrier d'Orion se rompt. La Polaire quitte son axe magnétique. Sirius, qui jetait à l'horizon sa flamme incan- descente, bleuit, rougit, vacille et s'éteint en mn moment. Les constellations agitées forment de nouveaux signes qui s'effacent à leur tour.

368 LA RÉVOLTE DES ANGES

Par ses incantations, la flûte magique a res- serré en un court instant la vie et les mouve- ments de cet univers qui semble immuable, éternel aux hommes et aux anges. Elle s'est tue, le ciel a repris son 'antique figure. Nec- taire a disparu. Glodomir demande à ses hôtes s'ils sont contents de la garbure qui, peur se réduire, est restée vingt-quatre heures au feu et leur vante le vin de Beaujolais qu'ils ont bu. La nuit était douce. Arcade, accompagné de son ange gardien, Théophile, le prince Istar et l'ange japonais reconduisirent Zita jusqu'à son logis.

CHAPITRE XXXIÏI

Comment un effroyable attentat jette la terreur dans Paris,

Tout dormait dans la ville. Les pas son- naient haut sur le pavé désert. Arrivée à mi- hauteur de la Butte, au coin de la rue Feutrier, devant la porte de la belle archange, la petite troupe s'arrêta. Arcade parlait des Trônes et des Dominations avec Zita qui, le doigt sur le timbre, ne se décidait pas à sonner. Le prince Istar, du bout de sa canne, traçait sur le trottoir des dispositifs d'engins nouveaux et poussait des mugissements qui réveillaient les bourgeois endormis et crispaient les reins des Pasiphaés du voisinage. Théophile Bêlais chantait à tue- tête la barcarolle qui illustre le deuxième acte

21-

870 LA RÉVOLTE DES ANGES

à' Aline, reine de Golconde. Maurice, le bras en écharpe, s'exerçait à tirer de la main gauche avec le Japonais, faisait jaillir des étincelles du pavé et criait « touché » d'une voix perçante. Cependant, le brigadier GroUe, au coin de la rue voisine, songeait. Il avait la carrure d'un légionnaire romain et portait tous les carac- tères de cette race superbement servile qui, depuis que les hommes ont bâti des cités, con- serve les empires et soutient les dynasties. Le brigadier Grolle était plein de force et pourtant très las. Il pâtissait d'un dur métier et d'une maigre nourriture; homme de devoir, mais homme, il ne pouvait résister aux incantations, aux charmes et aux blandices des filles galantes, qu'il rencontrait par essaims, dans l'ombre, le long des boulevards déserts, autour des terrains vagues; il les aimait. Il les aimait en soldat, debout sous les armes, et il en éprouvait une fatigue, que surmontait son courage. N'ayant point encore atteint le milieu du chemin de la vie, il aspirait au doux repos et aux paisibles tra- vaux des champs. A l'angle de la rue Muller, par cette nuit douce, il songeait ; il songeait à la maison natale, au petit bois d'oliviers, au clos

LA RÉVOLTE DES ANGES 371

paternel, à sa vieille mère courbée par un long labeur et qu'il ne devait plus revoir. Tiré de sa rêverie par le tumulte nocturne, l'agent Grolle s'avança jusqu'au carrefour aboutissent les rues Muller et Feutrier et observa sans fa- veur cette bande musarde dans laquelle son instinct social soupçonnait des ennemis de l'ordre. Il était patient et résolu. Après un long silence, dans un calme redoutable :

Circulez, dit-il.

Mais Maurice et l'ange japonais s'escrimaient et n'entendaient rien; le musicien n'écoutait que ses propres mélodies, le prince Istar s'ab- sorbait dans des formules d'explosifs, Zita con- sidérait avec Ai^cade la plus grande entreprise qui ait été conçue depuis que le système solaire est sorti de la nébuleuse originelle, et tous ils demeuraient étrangers à ce qui les entourait.

Je vous dis de circuler, répéta le briga- dier Grolle.

Cette fois les anges entendirent cet ordre solennel, mais soit indifférence, soit mépris, ils n'obéirent pas et continuèrent leurs cris, leurs chants et leurs discours.

Alors, vous voulez vous faire empoigner.

372 LA RÉVOLTE DES ANGES

hurla le brigadier Grolle en abattant sa large main sur l'épaule du prince Istar.

Le kéroub, indigné de ce vil contact, envoya, d'un coup de poing formidable, le brigadier dans le ruisseau. Mais déjà l'agent Fesandet accou- rait à l'aide de son supérieur, et ils fondaient tous deux sur le prince qu'ils frappèrent avec une fureur mécanique et qu'ils eussent, peut- être, malgré sa force et son poids, traîné tout sanglant au poste de police, si l'ange japonais ne les eût, l'un après l'autre, terrassés sans efforts et réduits à se tordre et à hurler dans la boue avant même que Maurice^Arcade et Zita n'eussent eu le temps d'intervenir. Quant à l'ange musicien, tremblant à l'écart, il invo- quait le ciel.

A ce moment, deux garçons boulangers, qui pétrissaient la pâte dans une cave voisine, accoururent au bruit, en jupe blanche et le torse nu. Par un sentiment instinctif de soli- darité sociale, ils prirent parti pour les agents terrassés. Théophile conçut, à leur vue, une juste terreur et s'enfuit; ils le rattrapèrent et ils l'allaient livrer aux gardiens de la paix quand Arcade et Zita l'arrachèrent de leurs

LA REVOLTE DES AXGES 373

mains. La lutte se poursuivit, inégale et ter- rible, entre les deux anges et les deux mitrons. Semblable, en force et en beauté, à un athlète de Lysippe, Arcade étouffa dans ses bras son épais adversaire. La belle archange frappa de son poignard le boulanger qui l'avait assaillie. Sur sa poitrine velue, un sang noir coula, et les deux mitrons, amis des lois, s'abîmèrent sur le pavé.

L'agent Fesandet restait évanoui, la face dans le ruisseau. Mais le brigadier Grolle , s'étant relevé, donna un coup de sifflet qui devait être entendu du poste voisin, et bondit sur le jeune Maurice qui, n'ayant qu'un bras pour se défendre, décharge de la main gauche son revolver sur l'agent qui porte la main sur son cœur, chancelle et s'affaisse. Il poussa un long soupir et les ombres éternelles couvrirent ses yeux.

Cependant, les fenêtres s'ouvraient une à une et des têtes se penchaient sur la rue. Un bruit de pas lourds approchait. Deux policiers cyclistes débouchèrent dans la rue Feutrier. Alors, le prince Istar lança une bombe qui ébranla le sol, éteignit le gaz, fit écrouler des

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LA REVOLTE DES ANGES

maisons et enveloppa d'une épaisse fumée la fuite des anges et du jeune Maurice.

Arcade et Maurice avaient jugé que le plus sûr était encore de rentrer, après cette aven- ture, dans le petit appartement de la rue de Rome. Il était certain qu'ils ne seraient pas recherchés tout de suite et probable qu'ils ne le seraient jamais, la bombe du kéroub ayant heureusement supprimé tous les témoins de l'affaire. Ils s'endormirent au petit jour, et ils n'étaient pas encore éveillés à dix heures du matin, quand le concierge apporta le thé. En mangeant sa rôtie, avec du beurre et du jam- bon, le jeune d'Esparvieu dit à son ange :

Je croyais qu'un crime était quelque chose d'extraordinaire. Eh bien! je me trom- pais. C'est l'action ia plus simple, la plus natu- relle du monde.

Et la plus traditionnelle, répliqua l'ange. Il fut, durant de longs siècles, habituel et néces- saire à l'homme de tuer et de dépouiller des hommes. Cela est encore recommandable dans la guerre. Il est honorable aussi d'attenter à la vie humaine dans certaines circonstances déterminées, et l'on vous approuva quand vous

LA RÉVOLTE DES ANGES 376

voulûtes m'assassiner, Maurice, parce qu'il vous semblait que j avais eu des familiarités avec votre maîtresse. Mais tuer un brigadier, ce n'est pas d'un homme du monde.

Tais-toi, s'écria Maurice, tais-toi, scé- lérat! J'ai tué ce pauvre brigadier instincti- vement, sans savoir ce que je faisais. J'en suis désespéré. Mais ce n'est pas moi, c'est toi, le coupable, c'est toi, l'assassin. Tu m'as entraîné dans cette voie de révolte et de violence qui conduit aux abîmes. Tu m'as perdu, tu as sacrifié mon repos, mon bonheur à ton orgueil et à ta méchanceté. Et bien inutilement. Car, je t'en avertis. Arcade, tu ne réussiras pas dans ce que tu entreprends.

Le concierge apporta les journaux. En les voyant, Maurice pâlit. Ils annonçaient, en grosses lettres, l'attentat de la rue Feutrier. Un brigadier tué, deux agents cyclistes et deux garçons boulangers grièvement blessés; trois immeubles effondrés, de nombreuses vic- times.

Maurice laissa tomber la feuille et dit d'une voix faible et plaintive :

Arcade, pourquoi ne m'as-tu pas tué,

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LA REVOLTE DES ANGES

dans le petit jardin de Versailles, au mmeî des roses, quand le merle sifflait?

Cependant, la terreur régnait dans Paris. Sur les places publiques et dans les rues popu- leuses, les ménagères, leur filet à lamain, écou- taient, en pâlissant, le récit du crime et vouaient les coupables aux plus cruels supplices. Les boutiquiers, sur leur seuil chargeaient de ce forfait les anarchistes, les syndicalistes, les socialistes, les radicaux, et demandaient des lois. Des pensées plus profondes reconnais- saient la main du Juif et de l'Allemand et réclamaient l'expulsion des étrangers. Plu- sieurs vantaient les mœurs américaines et conseillaient le lynchage. Aux nouvelles impri- mées s'ajoutaient des rumeurs sinistres. On avait entendu des explosions sur divers points ; partout on découvrait des bombes. Partout des individus, qu'on prenait pour des malfaiteurs, étaient assommés par le bras populaire et livrés en lambeaux à la justice. Place de la République, la foule mit en pièces un ivrogne qui criait : « A bas les flics î »

Le président du Conseil, ministre de la Jos-

LA RÉVOLTE DES ANGES 377

tic«, conféra longuement avec ie Préfet de Police et ils convinrent de procéder immédia- tement, pour calmer l'effervescence des Pari- siens, à l'arrestation de cinq ou six apaches, sur les trente mille que possédait la capitale. Le chef de la police russe, croyant reconnaître, dans l'attentat, la manière des nihilistes, demanda qu'on livrât à son gouvernement une douzaine de réfugiés, ce qui lui fut immédia- tement accordé. On procéda aussi à quelques extraditions, pour la sûreté du roi d'Espagne.

En apprenant ces mesures énergiques, Paris respira, et les journaux du soir félicitèrent le gouvernement. Les nouvelles des blessés étaient excellentes. Ils étaient hors de danger et recon- naissaient leurs agresseurs dans tous les indi- vidus qu'on leur présentait.

Le brigadier Grolle était mort, il est vrai, mais deux sœurs de charité le veillaient, et le président du Conseil vint déposer la croix d'honneur sur la poitrine de cette victime du devoir.

La nuit, il y eut des paniques. Avenue de la Révolte, des agents avisèrent, dans un terrain vague, une voiture de saltimbanques, qui leur

378 LA RÉVOLTE DES ANGES

parut être un asile de bandits. Ils appelèrent à l'aide et, quand ils furent en nombre, ils assié- gèrent la voiture. De bons citoyens se joigni- rent à eux; quinze mille coups de revolver furent tirés; l'on fit sauter la roulotte à la dynamite et l'on trouva, parmi les débris, le cadavre d'une guenon.

CHAPITRE XXXIV

'- Ton voit T arrestation de Bouchotte et de \ Maurice, le désastre de la bibliothèque dEs- ^ parvieu et le départ des anges.

Maurice d'Esparvieu passa une nuit affreuse, Au moindre bruit qu'il entendait, il saisissait son revolver pour ne pas tomber vivant aux mains de la justice. Le matin, il arracha les journaux à la concierge, les parcourut avide- ment et poussa un cri d'allégresse : il venait de lire que le brigadier Grolle, ayant été transporté à la Morgue, aux fins d'autopsie, les médecins légistes n'avaient constaté sur le corps que des ecchymoses et des plaies contuses très superfi- cielles, et que la mort du sujet était due à la rupture d'un anévrisme de l'aorte.

380 LA RÉVOLTE DES ANGES

Tu vois, Arcade, s'écria-t-il, d'un air de triomphe, tu vois : je ro suis pas un assassin. Je suis innocent. Je n'aurais jamais imaginé à quel point il est agréable d'être innocent.

Puis il songea et, par un phénomène ordi- naire, la réflexion dissipa son allégresse.

Je suis innocent. Mais il n'y a pas à se le dissimuler, dit-il en secouant la tête, je fais partie d'une bande de malfaiteurs ; je vis avec des bandits. Tu t'y trouves à ta place. Arcade, toi qui es un individu équivoque, cruel et per- vers. Mais moi, qui suis de bonne famille et qui ai reçu une excellente éducation, j'en rougis.

Moi aussi, dit Arcade, j'ai reçu une excel- lente éducation.

ça?

Au ciel.

Non, Arcade, non; tu n'as pas reçu d'édu- cation. Si l'on t'avait inculqué des principes, tu les aurais encore. Les principes ne se per- dent jamais. J'ai appris dans mon enfance le respect de la famille, de la patrie et de la reli- gion. Je ne l'ai pas oublié, je ne l'oublierai jamais. Sais-tu ce qui me choque le plus en

LA REVOLTE DES ANGES 38i

toi? Ce n'est pas ta perversité, ta cruauté, ton ingratitude noire, ce n'est pas ton agnosticisme, qui peut s'admettre à la rigueur, ce n'est pas ton scepticisme qui pourtant est bien démodé (car depuis le réveil national, on n'est plus sceptique en France), non, ce qui me dégoûte en toi, c'est ton manque de goût, c'est le mau- vais ton de tes idées, l'inélégance de tes doc- trines ; tu penses comme un intellectuel, tu penses comme un libre penseur, tu as des théories qui sentent la radicaille, qui puent le combisme, des systèmes ignobles. Va-t'en! tu me dégoûtes... Arcade, mon seul ami. Arcade, mon vieil ange. Arcade, mon cher enfant, écoute ton ange gardien : cède à mes prières, renonce à tes folles idées, redeviens bon, simple, innocent, heureux. Mets ton chapeau; viens avec moi à Notre-Dame. Nous ferons une prière et nous brûlerons un cierge.

Cependant, l'opinion publique était encore émue; la grande presse, organe du réveil national, en des articles d'une véritable éléva- tion et d'une réelle profondeur, dégagea la philosophie de cet attentat monstrueux qui

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382 LA RÉVOLTE DES ANGES

révoltait les consciences. On en découvrait l'origine véritable, les causes indirectes, mais efficaces, dans les doctrines révolutionnaires impunément répandues, dans le relâchement du lien social, dans l'ébranlement de la disci- pline morale, dans les appels répétés à tous les appétits, à toutes les convoitises. Il impor- tait, pour trancher le mal dans sa racine, de répudier au plus vite les chimères et les utopies telles que le syndicalisme, l'impôt sur le revenu, etc., etc., etc.. Plusieurs journaux, et non des moindres, montrèrent, dans la recru- descence des crimes, les fruits naturels de l'impiété et conclurent que le salut de la société était dans un retour unanime et sincère à la religion.

Le dimanche qui suivit le crime, on remar- qua une foule inaccoutumée dans les églises .

Le juge Salneuve, chargé de l'instruction, interrogea d'abord les individus arrêtés par la Sûreté et s'égara sur des pistes attrayantes mais fausses; le rapport de l'indicateur Mon- tremain, qui lui fut communiqué, mit son attention sur la bonne voie et lui fit bientôt reconnaitre, dans les auteurs du crime de la

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rue Feutrier, les bandits c^e la Jonchère. Il fit rechercher Arcade et Zita et lança un mandat d arrêt contre le prince Istar sur qui deux agents mirent la main, tandis qull sortait de chez Bouchotte il avait déposé des bombes d'un type nouveau. Le kéroub, en apprenant les intentions des agents, sourit largement et leur demanda s'ils avaient une auto solide. Sur leur réponse qu'ils en avaient une à la porte, il les assura que c'était tout ce qu'il voulait. Et aussitôt, il assomma les deux agents dans Tescalier, s'approcha de la voiture qui îatten^ dait, jeta le chauffeur sous un autobus qui passait à propos et saisit le volant, à la vue d'une foule terrifiée.

Le soir même, M. Jeancourt, commissaire de police aux délégations judiciaires, pénétra dans lappartement de Théophile au moment Bouchotte avalait un œuf cru pour s'éclair- cir la voix, car elle devait chanter le soir à YEldorado national, sa chanson nouvelle : Ils n'en ont pas en Allemagne, l^ musicien était absent. Bouchotte reçut le magistrat avec une hauteur de manières qui relevait la simpli- cité de sa mise. Bouchotte était en chemise.

384 LA RÉVOLTE DES ANGES

L'honorable magistrat saisit la partition d'Aline, reine de Golconde et les lettres d'amour que la •hanteuse conservait soigneusement dans le tiroir de sa table de nuit, car elle avait de l'ordre. Il allait se retirer quand il avisa un placard qu'il ouvrit négligemment et il trouva des engins capables de faire sauter la moitié de Paris et une paire de grandes ailes blanches dont il ne s'expliquait ni la nature ni l'usage. Bouchotte fut invitée à compléter sa toilette et, malgré ses cris, conduite au Dépôt. M. Salneuve était infatigable. Après examen des papiers saisis au domicile de Bouchotte et sur les indications de Montremain, il lança contre le jeune d'Esparvieu un mandat d'arrêt qui fut exécuté le mercredi 27 mai, à sept heures du matin, avec beaucoup de discrétion. Depuis trois jours, Maurice ne dormait plus, ne mangeait plus, n'aimait plus, ne vivait plus. Il n'eut pas un moment de doute sur la nature de la visite matinale qu'il recevait. A la vue du commissaire de police, un calme inattendu se répandit sur ses sens. Arcade n'était pas renu coucher dans l'appartement. Maurice pria le commissaire de l'attendre et s'habilla avec soin.

LA RÉVOLTE DES ANGES 385

puis il suivit le magistrat dans le taxi arrêté devant la porte. Il goûtait une sérénité qui s altéra à peine quand le guichet de la Concier- gerie se referma sur lui. Demeuré seul dans sa cellule, il monta sur la table pour voir dehors. Il aperçut un coin de ciel bleu et sou- rit. Son calme lui venait de la fatigue de son esprit, de l'engourdissement de ses sens et de ce qu'il n avait plus à craindre d'être arrêté. Ses malheurs lui communiquaient une sagesse supérieure. Il sentait descendre en lui des grâces d'état. Il ne s'estimait ni ne se mépri- sait trop et mettait sa cause entre les mains de Dieu. Sans vouloir cacher ses torts, qu'il ne se dissimulait pas à lui-même, il s'adressait men- talement à la Providence pour lui faire obser- ver que, s'il était tombé dans le désordre et la rébellion, c'était pour ramener dans la bonne voie son ange égaré. Il s'étendit sur sa cou- chette et dormit paisiblement.

En apprenant l'arrestation d'une divette et d'un fils de famille, Paris et les provinces éprouvèrent une pénible surprise. Émue par les tableaux tragiques que lui présentait la grande presse, l'opinion exigeait que la loi

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traînât au prétoire des anarchistes farouches, fumant et dégouttant de meurtres et d'incen- dies, et ne comprenait pas qu'on s'en prît au monde des arts et des élégances. A cette nou- velle, qu'il fut un des derniers à connaître, le président du Conseil, garde des Sceaux, bondit sur son siège orné de sphinx, moins terribles que lui, et, dans les frémissements de sa mé- ditation furieuse, taillada de son canif, à l'exemple de Napoléon, l'acajou de sa table impériale. Et quand le juge Salneuve, mandé par lui, parut à ses yeux, le président jeta son canif dans la cheminée, comme Louis XIV avait jeté sa canne par la fenêtre devant Lauzun; et ce fut par un suprême effort qu'il se contint et dit d'une voix altérée :

Etes-vous fou?... J'avais pourtant assez dit que j'entendais que le complot fût anar- chiste, antisocial, foncièrement antisocial et antigouvernemental, avec une nuance syndi- caliste; j'avais suffisamment exprimé la vo- lonté qu'on le maintînt dans ces limites, et vous en faites quoi? La revanche des anar- chistes et des libertaires. Vous m'arrêtez qui? Une chanteuse adorée du public nationaliste et

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le fils d'un homme hautement considéré dans le parti catholique, qui reçoit nos évêques et a ses entrées au Vatican, un homme qui peut être envoyé d'un jour à l'autre en ambassade auprès du pape. Vous m'aliénez du coup cent soixante députés et quarante sénateurs de la droite, la veille d'une interpellation sur la pacification religieuse ; vous me brouillez avec mes amis d'aujourd'hui, avec mes amis de demain. Est-ce pour savoir si vous êtes cocu comme cet imbécile de des Aubels que vous avez saisi les lettres d'amour du jeune Maurice d'Esparvieu? Je puis vous donner une assu- rance à cet égard : vous l'êtes, et tout Paris le sait. Mais ce n'est pas pour venger vos affronts que vous êtes au Parquet.

Monsieur le garde des Sceaux, murmura dans un coup de sang le juge d'une voix étran- glée, je suis un honnête homme.

Vous êtes un imbécile... et un provincial. Ecoutez-moi : si Maurice d'Esparvieu et made- moiselle Bouchotte ne sont pas relaxés dans une demi-heure, je vous brise comme verre. AUezî

388 LA RÉVOLTE DES ANGES

M. René d'Esparvieu alla lui-même chercher son fils à la Conciergerie et le ramena dans la vieille maison de la rue Garancière. Ce retour fut triomphal; on avait semé le bruit que le jeune Maurice s'était employé avec une géné- reuse imprudence à une tentative de restaura- tion monarchique, et que le juge Salneuve, infâme franc-maçon, créature de Combes et d'André, avait essayé de compromettre ce cou- rageux jeune homme avec des bandits. C'est ce que semblait croire M. l'abbé Patouille, qui répondait de Maurice comme de lui-même. On savait, d'ailleurs, que, rompant avec son père rallié à la République, le jeune d'Esparvieu s'acheminait vers le royalisme intégral. Les personnes bien informées voyaient dans son arrestation la vengeance des juifs. Maurice n'était-il pas un antisémite notoire? La jeu- nesse catholique alla conspuer le juge Salneuve sous les fenêtres de l'appartement qu'il habi- tait, rue Guénégaud, vis-à-vis la Monnaie.

Sur le boulevard du Palais, un groupe d'étu- diants remit à Maurice une palme.

Maurice s'attendrit en revoyant le vieil hôtel de son enfance et tomba en pleurant dans les

LA REVOLTE DES ANGES 389

bras de sa mère. Ce fut un beau jour, troublé malheureusement par un événement pénible. M. Sariette, qui avait perdu la raison à la suite du drame de la rue de Courcelles, était devenu subitement furieux. S'étant enfermé dans la bibliothèque, il y demeurait depuis vingt-quatre heures, poussait des cris horribles, et, malgré les menaces et les prières, refusait d'en sortir. Il avait passé la nuit en une agitation extrême, car on avait vu la lampe courir sans cesse der- rière les rideaux. Le matin, entendant Hippo- lyte qui l'appelait dans la cour, il ouvrit une fenêtre de la salle des Sphères et des Philoso- phes et lança deux ou trois bouquins assez lourds à la tête du vieux valet de chambre. Tout le service, hommes, femmes et jeunes garçons, accourut, et le bibliothécaire se mit à jeter les tomes par brassées sur ces gens. En ces conjonctures, M. René d'Esparvieu ne dédaigna pas d'intervenir. Il apparut en bonnet de nuit et robe de chambre et tenta de faire entendre raison au pauvre fou qui, pour toute réponse, vomit des torrents d'injures sur l'homme qu'il vénérait jusque-là comme son bienfaiteur, et s'efforça de l'écraser sous toutes les Bibles,

390 LA RÉVOLTE DES ANGES

tous les Talmuds, tous les livres sacrés de rinde et de la Perse, tous les Pères grecs et tous les Pères latins, saint Jean Chrysostome, saint Grégoire de Nazianze, saint Augustin, saint Jérôme, tous les apologistes, et sous \ Histoire des Variations j annotée par Bos3uet lui-même. Les in-octavo, les in-quarto, les in-folio s'abattaient indignement sur le pavé de la cour. Les lettres de Gassendi, du Père Mer- senne^ de Pascal s'éparpillaient au vent. La femme de chambre, s'étant baissée pour ra- masser des feuillets dans le ruisseau, reçut sur la tête un immense atlas hollandais. Madame René d'Esparvieu, que ce bruit sinistre terri- fiait, apparut à peine fardée. A sa vue la fureur du père Sariette redoubla. Lancés coup sur coup à toute volée, les bustes des poètes, des philo- sophes, des historiens de l'antiquité, Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide, Hérodote, Thucy- dide, Socrate, Platon, Aristote, Démosthène, Cicéron, Virgile, Horace, Sénèque, Epictète se brisèrent sur le pavé, et le globe terrestre et la sphère céleste s'abîmèrent avec un fracas épou- vantable, que suivit un silence d'horreur, tra- versé par le rire clair du petit Léon, qui, d'une

LA RÉVOLTE DES ANGES 391

fenêtre, contemplait le spectacle. Un serrurier ayant ouvert la porte de la bibliothèque, tous les gens de maison y pénétrèrent et l'on aper- çut le père Sariette qui, retranché derrière des monceaux de livres, lacérait le Lucrèce du Prieur de Vendôme, annoté par la main de Voltaire. Il fallut s'ouvrir un chemin à tra- vers cette barricade. Mais le fou, voyant sa retraite forcée, s'échappa par les combles et monta sur le toit. Deux heures durant il y poussa des hurlements qui retentissaient au loin. Dans la rue Garancière, une foule sans cesse accrue se pressait, regardant le malheu- reux et poussant une clameur d'effroi quand il trébuchait sur les ardoises qui se brisaient sous ses pieds. Mêlé à la foule, M. labbé Patouille, s'attendant à le voir d'un moment à l'autre précipité dans le vide, récitait à son intention les prières des agonisants et se préparait à lui donner l'absolution in extremis. Les gardiens de la paix surveillaient l'immeuble et organi- saient un service d'ordre. On appela les pom- piers dont bientôt les trompes retentirent. Ils dressèrent une échelle contre le mur de l'hôtel et s'emparèrent, après une lutte terrible, du

^

392 LA RÉVOLTE DES ANGES

furieux qui, dans sa résistance désespérée, se décolla un muscle du bras. Il fut conduit aus- sitôt dans une maison de santé.

Maurice dîna en famille et l'on sourit avec attendrissement quand Victor, le vieux maître d'hôtel, servit le rôti de veau. M. l'abbé Pa- touille, assis à la droite de la mère chrétienne, contemplait avec onction cette famille bénie du Ciel. Cependant madame d'Esparvieu était sou- cieuse. Elle recevait tous les jours des lettres anonymes si injurieuses et si grossières qu'elle les avait d'abord attribuées à un valet de chambre congédié, mais qu'elle savait main- nant être de sa plus jeune fille, Berthe, une enfant! Le petit Léon lui donnait aussi des sujets d'inquiétude et de tristesse. Il n'étudiait pas, et avait de mauvaises habitudes. Il se montrait cruel. Il avait plumé vifs les serins de sa sœur; il hérissait d'épingles la chaise s'asseyait mademoiselle Caporal et avait volé quatorze francs à cette pauvre fille qui ne fai- sait que pleurer et se moucher du matin au soir.

Sitôt le dîner achevé, Maurice, impatient

LA RÉVOLTE DES ANGES 393

de retrouver son ange, courut au petit rez- de-chaussée de la rue de Rome. Il entendit à travers la porte un grand bruit de voix et vit rassemblés, dans la chambre de l'apparition, Arcade, Zita, l'ange musicien et le kéroub qui, étendu sur le lit, fumant une énorme pipe, brû- lait négligemment les oreillers, les draps et les couvertures. Ils embrassèrent Maurice et lui annoncèrent leur départ. Leurs visages bril- laient de joie et d'audace. Seul, l'auteur ins- piré à'Aliney reine de Golconde^ répandait des larmes et levait vers le ciel des regards épou- vantés. Le kéroub l'avait tiré par l'oreille dans le parti de la révolte en lui montrant deux alternatives : ou se laisser traîner dans les pri- sons de la terre ou porter le fer et le feu dans le palais d'Ialdabaoth.

Maurice vit avec douleur qu'ils ne tenaient plus qu'à peine à la terre. Ils partaient pleins d'un espoir immense et qui leur était permis. Sans doute ils avaient peu de combattants à opposer aux innombrables soldats du sultan des cieux ; mais ils comptaient compenser l'in- fériorité du nombre par l'irrésistible élan d'une attaque soudaine. Ils n'ignoraient pas qu'Ial-

394

LA REVOLTE DES ANGES

dabaoth, qui se flatte de tout savoir, se laisse parfois surprendre. Et il paraît bien, en effet, que la première révolte l'eût pris au dépourvu sans les avis de l'archange Michel. L'armée céleste n'avait pas fait de progrès depuis sa victoire sur les rebelles avant le commence- ment des temps. Pour l'armement et le maté- riel, elle était aussi arriérée que l'armée maro- caine. Les généraux s'endormaient dans la mollesse et l'ignorance. Comblés d'honneurs et de richesses, ils préféraient la joie des fêtes aux fatigues de la guerre. Michel, le généra- lissime, toujours loyal et brave, avait perdu, avec les siècles, sa fougue et son audace. Les conjurés de 1914, au contraire, connaissaient les applications les plus neuves et les plus exquises de la science à Fart de détruire. Enfin, tout était prêt et décidé. L'armée de la révolte, assemblée, par corps de cent mille anges, sur tous les déserts de la terre : steppes,

. pampas, sables, glaces, neiges, était prête à

s'élancer dans le ciel.

Les anges, en modifiant le rythme des atomes qui les composent, peuvent traverser les mi- lieux les plus divers. Les esprits descendus sur

LA RÉVOLTE DES ANGES 395

la terre, formés depuis leur incarnation d'une substance trop compacte, ne peuvent plus voler d'eux-mêmes; pour s'enlever dans les régions éthérées et s'y volatiliser insensiblement, ils ont besoin du secours de leurs frères, révoltés comme eux, et pourtant demeurés dans l'Em- pyrée et restés, non point immatériels (car tout est matière dans l'univers), mais glorieusement déliés et diaphanes. Certes, ce n'est pas sans une anxiété douloureuse qu'Arcade, Istar et Zita s'apprêtent à passer de l'atmosphère épaisse de la terre dans les abîmes limpides du ciel. Pour se plonger dans l'éther, il leur faut déployer une énergie telle, que les plus audacieux hésitent à prendre leur essor. Leur substance, en pénétrant ce milieu subtil, doit se subtiliser elle-même, se vaporiser et passer des dimensions humaines au volume des plus vastes nuées qui aient jamais enveloppé notre globe. Bientôt ils surpasseront en grandeur les planètes télescopiques, dont, invisibles, im- pondérables, ils traverseront l'orbite sans la troubler. Dans ce travail, le plus grand que puissent fournir les anges, leur substance sera tour à tour plus ardente que le feu et plus froide

396 LA RÉVOLTE DES ANGES

que la glace, et ils éprouveront une douleur pire que la mort.

Maurice lut l'audace et l'angoisse d'une telle entreprise dans les yeux d'Arcade.

Tu pars, lui dit-il en pleurant.

Nous allons avec Nectaire chercher, pour nous conduire à la victoire, le grand archange.

Qui nommes-tu ainsi?

Les prêtres du démiurge te l'ont fait eon- naître en le calomniant.

Malheureux! soupira Maurice.

Et la tête dans les mains, il pleura abon- damment.

CHAPITRE XXXV

Et dernier se déroule le rêve sublime de Satan,

Ayant gravi les sept hautes terrasses qui montent de la berge du Gange jusqu'aux tem- ples ensevelis dans les lianes, les cinq anges atteignirent par des allées effacées le jardin sauvage plein de grappes parfumées et de singes rieurs, au fond duquel ils trouvèrent Celui qu'ils étaient venus chercher. L'archange s'ac- coudait à des coussins noirs brodés de flammes d'or. Sous ses pieds des lions et des gazelles reposaient. Enroulés aux arbres, des serpents domestiques tournaient vers lui leurs yeux amis. A la vue des angéliques visiteurs, son visage se chargea de mélancolie. Déjà, lorsque

23

398 LA REVOLTE DES ANGES

le front couronné de raisins et portant son sceptre de pampres, il instruisait et consolait les hommes, son cœur s'était bien des fois gonflé de tristesse ; mais jamais encore, depuis sa chute glorieuse, son beau visage n'avait exprimé autant de douleur et d'angoisse.

Zita lui dit les étendards noirs rassemblés en foule dans tous les déserts de ce globe ; la dé- livrance méditée et préparée dans les provinces du ciel s'était déjà fomentée la première ré- volte. Et elle ajouta:

Prince, ton armée t'attend. Viens la con- duire à la victoire.

Amis, répondit le grand archange, je savais le sujet de votre visite. Des corbeilles de fruits et des rayons de miel vous attendent à l'ombre de ce grand arbre. Le soleil est prêt de descendre dans les eaux roses du fleuve sacré. Quand vous aurez mangé, vous dormirez agréablement dans ce jardin régnent l'in- telligence et la volupté depuis que j'en ai chassé l'esprit du vieux Démiurge. Demain je vous donnerai ma réponse.

La nuit étendit sur le jardin ses voiles bleus. Et Satan s'endormit et il eut un rêve, et dans

LA RÉVOLTE DES ANGES 399

ce rêve, planant au-dessus de la terre, il la vit couverte d'anges rebelles, beaux comme des Dieux et dont les yeux lançaient des éclairs. Et d'un pôle à l'autre, un seul cri, formé d'une myriade de cris, monta vers lui, chargé d'espé- rance et d'amour. Et Satan dit :

Allons ! Cherchons dans sa haute demeure l'antique adversaire.

Et il conduisit par les plaines célestes l'in- nombrable armée des anges. Et Satan fut ins- truit de ce qui se passait alors dans la citadelle céleste. Quand la nouvelle de cette deuxième révolte y parvint, le Père dit au Fils :

L'irréconciliable ennemi se lève de nou- veau. Songeons-y, et, dans ce danger, pour- voyons à notre défense, de peur de perdre notre haute maison.

Et le Fils, consubstantiel au Père, répondit :

Nous triompherons sous le signe qui donna la victoire à Constantin.

L'indignation éclata sur le Mont du Seigneur. Les fidèles Séraphins vouèrent d'abord les re- belles à des supplices terribles ; ils songèrent ensuite à les combattre. La colère allumée dans tous les cœurs enflammait tous les visages. On

400 LA RÉVOLTE DES ANGES

ne doutait pas de la victoire ; mais on craignait la trahison, et l'on réclamait déjà pour les es- pions et les alarmistes les ténèbres éternelles. On criait, on chantait les vieilles hymnes, on acclamait le Seigneur. On buvait les vins mys- tiques. Les courages trop enflés étaient près de se rompre, et une secrète inquiétude se glissait dans le fond obscur des âmes. L'ar- change Michel prit le commandement suprême. Il rassurait les esprits par son calme. Son visage, transparaissait son âme, exprimait le mépris du danger. Par ses ordres, les chefs des foudres, les Kéroubs, épaissis par une longue paix, parcouraient d'un pas lourd les remparts du Mont sacré, et, promenant sur les nuées fulgurantes du Seigneur le regard lent de leurs yeux bovins, s'efforçaient de mettre en position les batteries divines. Après avoir inspecté les défenses, ils jurèrent au Très-Haut que tout était prêt. On délibéra sur la conduite à tenir. Michel se prononça pour l'offensive. C'était, disait-il, en militaire consommé, la règle suprême. Offenseur ou offensé. Il n'y avait pas de milieu.

D'ailleurs, ajoutait-il, cette attitude offen-

LA RÉVOLTE DES ANGES 4-01

santé convenait particulièrement à l'ardeur des Trônes et des Dominations. Sur le reste on ne put arracher un mot au vaillant chef, et ce si- lence parut la marque d'un génie sûr de lui.

Dès que l'ennemi fut signalé, Michel envoya à sa rencontre trois armées commandées par les aiîchanges Uriel, Raphaël et Gabriel. Les étendards aux couleurs de l'Orient se déployè- rent dans les campagnes éthérées, et les foudres roulèrent sur le pavé d'étoiles. Trois jours et trois- nuits on ignora sur le Mont du Seigneur le sort de ces armées adorables et terribles. A laube du quatrième jour, les nouvelles arri- vèrent vagues et confuses. On apprenait des victoires indéterminées, des triomphes contra- dictoires. Les faits glorieux s'accumulaient et s'écroulaient en quelques heures. Les foudres de Raphaël, lancées sur les rebelles, en avaient, assurait-on, consumé des escadrons entiers. Les troupes commandées par l'impure Zita étaient ensevelies, affirmaient des gens bien instruits, sous les tourbillons d'une tempête de feu. On disait le farouche Istar précipité dans le gouffre et retourné cul par-dessus tête si brusquement que les blasphèmes vomis p9,r

402 LA RÉVOLTE DES A>GES

sa bouche s'étaient achevés en un pet furieux. On aimait à croire que Satan, chargé de chaînes de diamant, était de nouveau plongé dans labîme. Cependant les chefs des trois armées n'avaient point envoyé de messages. Aux rumeurs de gloire se mêlaient des bruits sourds qui faisaient craindre une bataille indécise, une retraite pré- cipitée. Des voix insolentes prétendaient qu'un esprit de la dernière catégorie, un ange gardien, l'infime Arcade, avait tourné et bouleversé la res- plendissante armée des trois grands archanges. On parlait aussi de défections en masses dans le ciel septentrional avait éclaté la révolte avant le commencement des temps, et certains même avaient vu de noires nuées d'anges impies qui rejoignaient les armées rebelles formées sur la terre. Mais les bons citoyens ne prêtaient pas l'oreille à ces bruits odieux et s'attachaient aux nouvelles de vic- toire qui allaient de bouche en bouche s'affir- mant et se confirmant. Les hauts lieux reten- tirent d'hymnes d'allégresse ; les Séraphins célébrèrent sur la harpe et le psaltérion Sabaoth, dieu du tonnerre. Les voix des élus s'unirent à celles des anges pour glorifier l'Invisible. A

LA REVOLTE DES ANGES 403

la pensée du carnage fait par les ministres des saintes colères, des soupirs de jubilation montèrent de la Jérusalem céleste vers le Très-Haut. Mais l'allégresse des Bienheureux, étant portée par avance au plus haut degré, ne pouvait s accroître, et l'excès de leur félicité les rendait tout à fait insensibles.

Les chants n'avaient pas encore cessé quand les gardes qui veillaient sur les remparts signa- lèrent les premiers fuyards de l'armée divine, séraphins dépenaillés qui volaient en désordre, kéroubs informes, marchant sur trois pieds. D'un regard impassible, le prince des guerriers, Michel, mesurait l'étendue du désastre et son intelligence lumineuse en pénétrait les causes. Les armées du Dieu vivant avaient pris l'offen- sive; mais, par une de ces fatalités qui, à la guerre, déconcertent les plans des plus grands capitaines, les ennemis avaient également pris l'offensive, et l'on en voyait les effets. A peine les portes de la citadelle s'étaient-elles ouvertes pour recevoir les glorieux et informes débris des trois armées, qu'une pluie de feu tomba sur le Mont du Seigneur. L'armée de Satan n'était pas encore en vue et les murailles

401 LA RÉVOLTE DES ANGES

de topaze, les dômes d'émeraude, les toits de diamant se brisaient avec un horrible fracas sous les décharges des électrophores. Les vieilles nuées essayaient de répondre; mais elles tonnaient trop court et leurs foudres se perdaient dans les plaines désertes des cieux.

Frappés par un ennemi invisible, les anges fidèles abandonnèrent les remparts. Michel alla annoncer à son Dieu que le Mont Sacré tomberait dans vingt-quatre heures au pouvoir des démons, et que, pour le maître du Monde, le salut n'était plus que dans la fuite. Les Séraphins mirent dans des coffres les joyaux de la couronne céleste. Michel offrit son bras à la reine des Cieux et la famille divine s'échappa du palais par un souterrain de porphyre. Un déluge de feu tombait sur la citadelle. Ayant repris son poste de combat, le glorieux archange déclara qu'il ne capitulerait jamais, et aussitôt il fit amener les étendards du Dieu vivant. Le soir même, l'armée de la révolte fit son entrée dans la ville trois fois sainte. Sur un cheval de feu, Satan conduisait ses" démons. Derrière lui, marchaient Arcade, Istar

LA REVOLTE DES ANGES 403

et Zita. Ainsi qu'aux thyases de Dionysos, le vieux Nectaire s'avançait sur son âne. Puis, flottaient au loin, derrière eux, les étendards noirs. La garnison déposait ses armes devant Satan. Michel mit aux pieds de l'archange vic- torieux son glaive flamboyant.

Reprenez votre épée, Michel, dit Satan. Lucifer vous la rend. Portez-la pour la défense de la paix et des lois.

Puis, tournant ses regards sur les chefs des phalanges célestes, il s'écria d'une voix reten- tissante :

Archange Michel, et vous. Puissances, Trônes et Dominations, jurez tous d'être fidèles à votre Dieu.

■— Nous le jurons, répondirent-ils d'une seule voix. Et Satan dit :

Puissances, Trônes et Dominations, de toutes les guerres passées je ne veux me rap- peler que le courage invincible que vous avez déployé et cette fldélité que vous gardâtes au pouvoir et qui me garantit celle que vous venez de me jurer.

23.

406 LA RÉVOLTE DES ANGES

Le lendemain, dans la plaine éthérée, Satan fit distribuer aux troupes les étendards noirs que les soldats ailés couvrirent de baisers et trempèrent de larmes.

Et Satan se fit couronner Dieu. Se pressant sur les murs étincelants de la Jérusalem céleste, apôtres, pontifes, vierges, martyrs, confes- seurs, tout le peuple des élus, qui, durant le combat farouche, avait joui d'une tranquillité délicieuse, goûtait au spectacle du couronne- ment une joie infinie. Les élus virent avec ravissement le Très-Haut précipité dans les enfers et Satan assis sur le trône du Seigneur. En conformité avec la volonté de Dieu qui lent avait interdit la douleur, ils chantèrent sur le mode antique les louanges du nouveau Maître.

Et Satan, plongeant dans l'espace des regards perçants, contempla ce petit globe de terre et d'eau oh il avait jadis planté la vigne et formé les premiers chœurs tragiques. Et il fixa ses regards sur cette Rome le dieu déchu avait, par la fraude et le mensonge, fondé sa puis- sance. Cependant un saint gouvernait alors

LA REVOLTE DES ANGES 407

cette église. Satan le vit qui priait et pleurait. Et il lui dit :

Je te confie mon épouse. Garde-la fidèle- ment. Je te confirme le droit et le pouvoir de décider de la doctrine, de régler l'usage des sacrements, de faire des lois pour maintenir la pureté des mœurs. Et tout fidèle est dans l'obligation de s'y conformer. Mon église est éternelle et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Tu es infaillible. Rien n'est changé.

Et le successeur des apôtres se sentit inondé de délices. Il se prosterna et, le front contre la dalle, répondit :

Seigneur mon Dieu, je reconnais votre voix. Votre souffle s'est répandu comme un baume dans mon cœur. Que votre nom soit béni. Que votre volonté soit faite sur la terre comme aux cieux. Ne nous induisez pas en tentation; mais délivrez-nous du mal.

Et Satan se plaisait aux louanges et aux actions de grâces ; il aimait à entendre vanter sa sagesse et sa puissance. Il écoutait avec joie les cantiques des chérubins qui célébraient ses bienfaits, et il ne prenait point de plaisir à

408 LA RÉVOLTE DES ANGES

entendre la flûte de Nectaire parce qu'elle cé- lébrait la nature, accordait à l'insecte et au brin d'herbe sa part de puissance et d'amour, et conseillait la joie et la liberté. Satan qui, jadis, frémissait dans sa chair à l'idée que la douleur régnait sur le monde, se sentait main- tenant inaccessible à la pitié. Il regardait la souffrance et la mort comme les effets heureux de sa toute-puissance et de sa souveraine bonté. Et le sang des victimes fumait vers lui comme un agréable encens. Il condamnait l'intelli- gence et haïssait la curiosité. Lui-même refu- sait de plus rien apprendre, de peur qu'en acquérant une science nouvelle il laissât voir qu'il ne les avait pas eu toutes d'emblée. Il se plaisait dans le mystère, et, se croyant diminué s'il était compris, il affectait d'être inintelli- gible. Une épaisse théologie enfumait son cer- veau. Il imagina un jour de se proclamer, à l'exemple de son prédécesseur, un seul Dieu en trois personnes. Lors de cette proclamation, voyant Arcade qui souriait, il le chassa de sa présence. Depuis longtemps Istar et Zita étaient retournés sur la terre. Ainsi les siècles passaient comme des secondes. Or, un jour, du

LA RÉVOLTE DES ANGES 409

haut de son trône, il plongea ses regards au plus profond de l'abîme et vit laldabaoth dans la Géhenne il l'avait précipité après y avoir été lui-même longtemps enchaîné. laldabaoth dans les ténèbres éternelles gardait sa fierté. Noirci, brisé, terrible, sublime, il leva vers le palais du roi des cieux un regard de dédain puis détourna la tête. Et le nouveau dieu observant l'adversaire, vit sur ce visage dou- loureux, passer l'intelligence et la bonté. Maintenant laldabaoth contemplait la terre et, la voyant plongée dans le mal et la souffrance, nourrissait dans son cœur une pensée bien- veillante. Soudain il se leva et battant Féther de ses bras immenses comme d'une double rame, il s'élança pour instruire et consoler les hommes. Déjà son ombre immense apportait à la malheureuse planète une ombre aussi douce qu'une nuit d'amour.

Et Satan se réveilla, baigné d'une sueur gla- ciale.

Nectaire, Istar, Arcade et Zita se tenaient auprès de lui. Les bengalis chantaient.

Compagnons, dit le grand archange, non ; ne conquérons pas le ciel. C'est assez de le

410 LA REVOLTE DES ANGES

pouvoir. La guerre engendre la guerre et la victoire, la défaite.

)) Dieu vaincu deviendra Satan, Satan vain- queur deviendra Dieu. Puissent les destins m'épargner ce sort épouvantable ! J'aime l'enfer qui a formé mon génie, j'aime la terre j'ai fait quelque bien, s'il est possible d'en faire en ce monde effroyable les êtres ne subsis- tent que par le meurtre. Maintenant, grâce à nous, le vieux Dieu est dépossédé de son em- pire terrestre et tout ce qui pense sur ce globe le dédaigne ou l'ignore. Mais qu'importe que les hommes ne soient plus soumis à laldabaoth si l'esprit d'Ialdabaoth est encore en eux, s'ils sont à sa ressemblance, jaloux, violents, querelleurs, cupides, ennemis des arts et de la beauté; qu'importe qu'ils aient rejeté le Démiurge féroce, s'ils n'écoutent point les démons, amis qui enseignent toute vérité, Dionysos, Apollon et les Muses. Quant à nous, esprits célestes, démons sublimes, nous avons détruit laldabaoth, notre tyran, si nous avons détruit en nous l'ignorance et la peur.

Et Satan se tournant vers le jardinier :

LA RÉVOLTE DES ANGES 4H

Nectaire, tu as combattu avec moi, avant la naissance du monde. Nous avons été vaincus parce que nous n'avons pas compris que la vic- toire est Esprit et que c'est en nous et en nous seuls qu'il faut attaquer et détruire lalda- baoth.

FIN

TABLE

Chapitre premier Contenant en peu de lignes r histoire d'une famille française depuis 4789 jusqu'à nos jours 1

Chapitre II Von trouvera des renseignements utiles sur une bibliothèque dans laquelle s'accom- pliront bientôt des événements étranges 10

Chapitre III Von entre dans le mystère. . . 21 Chapitre IV Qui, dans sa brièveté puissante, nous jette sur les confins du monde sensible ... 30

Chapitre V la chapelle des Anges, à Saint- Sulpice, donne matière à des réflexions sur Vart et la théologie 35

Chapitre W le père Sariette retrouve ses

trésors 49

Chapitre VII ~ D'un intérêt assez vif et d'une moralité qui sera, je Vespère, très goûtée du commun des lecteurs, puisqu'elle se formule par cette exclamation douloureuse : « m'entraînes- tu, pensée? » et que c'est en effet une vérité géné- ralement admise, qu'il est malsain de penser et que la vraie sagesse est de ne songer à rien 35

414 TABLE

Chapitre VIII il est parlé dC amour; ce qui plaira, car un conte sans amour est comme du boudin sans moutarde, c'est chose insipide ... 66

Chapitre IX il apparaît que, comme Va dit un vieux poète grec, « rien n'est plus doux qu'Aphrodite d'or » 79

Chapitre X Qui passe de beaucoup en audace les imaginations de Dante et de Milton 85

Chapitre XI Comment l'ange, vêtu des dépouilles d'un suicidé, laissa le jeune Maurice privé de son céleste gardien 100

Chapitre XII il est dit comment l'ange Mirar, en portant des grâces et des consolations dans le quartier des Champs-Elysées, à Paris, vit une chanteuse de café-concert, nommée Bouchotte, et Vaima -. . IH

Chapitre XIII l'on entend la belle archange Zita exposer ses superbes desseins, et Von voit les ailes de Mirar mangées aux vers dans un placard. 122

Chapitre XIV Qui nous fait paraître le Kéroub travaillant au bonheur de rhumanité et se ter- mine d'une manière inouïe par le miracle de la flûte 133

Chapitre XV Von voit le jeune Maurice re- gretter jusque dans les bras d'une amante son ange perdu, et nous entendons M. Vabbé Patouille repousser comme abus et vanité, toute idée d'une nouvelle révolte des anges 149

Chapitre XVI Qui met tour à tour en scène Mira la Voyante, Zéphyrine et le fatal Amédée, et qui illustre, par V exemple tet^rible de M. Sariefte, cette

TABLE 415

pensée d'Euripide, que Jupiter prive de sagesse

ceux qu'il veut perdre , . , Igj

Chapitre XVII Von apprend que Sophar, aussi affamé d'or que Mammon, préféra à sa patrie céleste la France, terre bénie de l'Épargne et du Crédit, et qui montre une fois de plus que celui qui possède redoute tout changement 180

Chapitre XVIII commence le récit du jar- dinier, au cours duquel on verra se dérouler les destinées du monde en un discours aussi large et magnifique dans ses vues que le Discours sur l'his- toire universelle de Bossuet est étroit et tnste dans les siennes jgg

Chapitre XIX Suite du récit 210

Chapitre XX Suite du récit 219

Chapitre XXI Suite et fin du récit 236

Chapitre XXII l'on voit, dans un magasin d'antiquités, le bonheur criminel du père Guinardon

troublé par la jalousie d'une grande amoureuse . 253

Chapitre XXIII l'on voit le caractère admi- rable de Bouchotte, qui résiste à la violence et cède à l'amour. Et qu'on ne due plus après cela que r auteur est misogyne \ ^ 265

Chapitre XXIV Embrassant les vicissitudes par lesquelles passa le Lucrèce du Prieur de Ven- dôme 21^

Chapitre XXV Maurice retrouve son ange. 278

Chapitre XXVI Délibération 288

Chapitre XXVII l'on trouvera la révélation fi'me cause secrète et profonde, qui bien souvent

416 TABLE

précipite les empires contre les empires et prépare la ruine des vainqueurs et des vaincus, et le sage lecteur [s'il en est, ce dont je doute) médi- tera cette forte parole : « La guerre est une a/faire » 300

Chapitre XXVIII Consacré à une pénible scène de famille 314

Chapitre XXIX Von voit Vange devenu homme se conduire comme un homme, c'est-à-dire convoiter la femme d'autrui et trahir son ami. Ce chapitre fera paraître la conduite correcte du jeune d'Esparvieu 320

Chapitre XXX Relatant une a/faire d'honneur, et l'on jugera si, comme le prétend Arcade, l'expérience de nos fautes nous 7'end meilleurs. 330

Chapitre XXXI l'on admire avec quelle facilité un homme honnête, timide et dou^ peut commettre un crime horrible 345

Chapitre XXXII Von entend dans le cabaret de Clodomir la flûte de Nectaire 356

Chapitre XXXIII Comment un effroyable atten- tat jette la terreur dans Paris 369

Chapitre XXXIV Von voit Varrestation de Bouchotte et de Maurice, le désastre de la biblio- thèque d'Esparvieu et le départ des anges, . . . 379

Chapitre XXXV Et dernier se déroule le rêve sublime de Satan 397

E. GBEVIN IMPRIMERIE DE LAGNY 3328-2-25.

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