^^m'€;^ V^^*^:: - .*» "'4,-''- -y;'^^ •;:î'>->-^' LA SCIENCE EXPlRIlNÎALE TRAVAUX DU MÊME AUTEUR Cours de Médecine du Collège de France Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine. Paris, 185i-1855, *2 vol. in-8 avec ligures. 14 tV. Leeons sur les effets des substances toxiques et mé- dicamenteuses. Paris, 1857, 1 vol. in-8 avec figures. 7 fr. Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux. Paris, 1858, 2 vol. in-8 avec figures. 14 fr. Leçons sur les propriétés physiologiques et les alté- rations pathologiques des liquides de l'organisme. Paris, 1859, 2 vol. in-8 avec 22 figures. 14 fr. Leçons de pathologie expérimentale. Paris, 1871, 1 vol. in-8 de 600 pages. 7 fr. Leçons sur les anesthésies et sur l'asphyxie. Paris, 1875, 1 vol. in-8 de 600 pages avec figures. 7 fr. Leçons sur la chaleur animale, sur les effets de la chaleur et sur la fièvre. Paris, 1876, 1 vol. in-8 de 372 pages avec figures. 7 fr. Leçons sur le diabète et la glycogénèse animale. Paris, 1877, 1 vol. in-8, viii-576 pages avec figures. 7 fr. Cours de Physiologie générale du Muséum d'Histoire naturelle Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux. Paris, 1878, 1 vol. in-8 de 450 pages avec une planche coloriée et 44 figures. 7 fr. — Tome II [sous presse). Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. Paris, 1865, 1 vol. in-8 de 400 pages. 7 fr. Précis iconographique de médecine opératoire et d'anatomie chirurgicale, par Cl. Bernard et Huette. Paris, 1673, 1 vol. in-18 Jésus de 495 pages avec 115 pi., figures noires. Cartonné. 24 fr. — Le même, fig. coloriées. 48 fr, Fr. magendie. Paris, 1856. In-8. 1 fr. Typographie Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris. ^-* y- x"" s^'' LA / PAR CLAUDE BERNARD MEMBRE DE L'INSTITUT (Académie des Sciences et Académie française) PROFESSEUR AU MUSÉUM D' HISTOIRE NATURELLE ET AU COLLEGE DE FRANGE Avec figures intercalées dans le texte Progrès des sciences physiologiques Problèmes de la physiologie générale La vie, les théories anciennes et la science moderne La chaleur animale, la sensibilité Le curare, le cœur, le cerveau Discours de réception à l'Académie française. « PARIS LlBRAIlilE J.-B. BAILLIÈRE & FILS 19, RUE HAUTEFEUILLE , PRÈS DU BOULEVARD SAINT-GERnIa 1878 Tous droits réservés M. Dumas j vice-président du Conseil supérieur de l'Instruction publique , secré- taire perpétuel de TAcadémie des Sciences, membre de l'Académie française , a pro- noncé aux funérailles de M. Claude Ber- nard, le 16 février 1878, le discours sui- vant : Messieurs, Le Conseil supérieur de l'Instruction pu- blique réclame une large part du deuil qui frappe si douloureusement l'Université , l'Institut et la France; lorsqu'on voit s'é- 6 DISCOURS DE M. DUMAS teindre une des grandes lumières du pays, il perd toujours un des siens, et le Ministre éminent qui le préside a voulu que je vienne en son nom déposer sur cette tombe l'ex- pression de nos regrets. Claude Bernard que nous pleurons, s'était placé par son rare génie et par ses brillantes découvertes à cette hauteur où l'on cesse d'appartenir exclusivement à une compa- gnie et même à une nation, pour prendre rang dans le concert de la science univer- selle ; vivant, sa gloire avait franchi l'es- pace, elle était acclamée par le monde entier ; mort, elle bravera le temps et ses outrages. Après Lavoisier, Laplace, Bichat, Magen- die, qui lui avaient ouvert la route, Claude Bernard a épuisé ses forces à son tour à l'étude du grand mystère de la vie, sans prétendre à pénétrer toutefois son origine et son essence. L'astronome ignore la cause de l'attraction universelle et n'en calcule AUX FUNÉRAILLES DE CLAUDE BERNARD. 7 pas moins avec certitude la marche des astres qu'elle soutient dans l'espace et dont elle dirige le cours. Claude Bernard avait jugé qu'il est permis de même, au physio- logiste^ d'expliquer les phénomènes de la vie, au moyen de la physique et de la chi- mie qui exécutent, quoique la vie et la pensée, qui dirigent, demeurent hors de sa portée. La physique animale n'était-elle pas fon- dée en effet, dès que Lavoisier et Laplace eurent prouvé que la respiration est une combustion, source de la chaleur qui nous anime? Ce flambeau de la vie qui s'allume, cette flamme de la vie qui s'éteint, ex- pressions poétiques heureuses de l'anti- quité, ne devenaient-elles pas des vérités philosophiques , auxquelles il a été donné à Claude Bernard d'ajouter le dernier trait ? L'anatomie générale n'était-elle pas née le jour ou Bichat définissait la vie : « l'en- 8 DISCOURS DE M. DUMAS semble des fondions qui résistent à la mort? )) Sans en révéler la secrète nature, n'apprenait-il pas à préciser les formes que la vie revêt dans chacun des éléments dont se composent nos tissus, à considérer comme l'expression sensible de la vie, ces mouve- ments de destruction et de rénovation dont ils sont le théâtre ; leur arrêt comme le signe certain de la mort? Mage n die n'ouvrait-il pas enfin la route à la physiologie expérimentale , devenue entre les mains de Claude Bernard, son élève, une science nouvelle ? Empruntant à la physique et à la chimie ses instruments et ses méthodes, sans oublier que les forces dont elles disposent vont s'exercer sur des êtres doués de vie, n'est-ce pas Claude Ber- nard qui l'a portée au rang des sciences exactes et qui la laisse rivalisant de certi- tude et d'autorité avec celles qui opèrent sur la matière brute? Parmi tant de découvertes, auxquelles AUX FUNERAILLES DE CLAUDE BERNARD. 9 son nom demeure attaché, quelle merveille de sagacité et d'analyse que ce travail à jamais célèbre et depuis longtemps popu- laire où, donnant un corps certain à la pen- sée de Bichat, il fait voir dans le muscle qui se contracte, dans le nerf qui le met en mouvement, dans Félément nerveux sensitif et dans l'élément moteur, autant de modes distincts de la vie, pouvant coexis- ter, mais aussi pouvant mourir séparément et comme en détail ! Quel physiologiste ne serait fier d'avoir découvert la véritable fonction du foie, pro- blème qui depuis l'antiquité la plus haute jusqu'à nos jours avait excité, mais en vain, la curiosité de toutes les écoles médicales ? Quel chimiste n'eût considéré comme un fleuron à sa couronne, cette analyse hardie et savante par laquelle Claude Bernard dé- couvre, dans cet organe énigmatique, nue matière propre à se changer en sucre, un ferment capable d'en opérer la conversion, 10 DISCOURS DE M. DUMAS une source enfin qui verse sans cesse du sucre dans le sang ? Mais, je m'arrête et je laisse à des voix plus autorisées le droit d'exposer dans toute leur fécondité les découvertes que nous de- vons à l'illustre physiologiste que nous venons de perdre. S'il était permis d'éteindre, tout à coup, les lumières que la science de la vie em- prunte aux travaux de Lavoisier, de Laplace, de Bichat , de Magendie et de Claude Bernard, l'esprit humain reculerait de dix siècles. Les phénomènes physiques de la vie n'ont phis d'inaccessibles secrets. Les problèmes t{ui s'y rapportent ont tous été abordés par Claude Bernard avec confiance, poursuivis avec obstination. Il en est peu qu'il n ait résolus, et dont il n'ait ramené la solution, à force de génie, à ces formules élégantes et simples où l'imagination du poète se mêle à la rigueur de la géométrie. AUX FUNERAILLES DE CLAUDE BERNARD. Il La Fraace perd en Claude Bernard un de ses fils les plus illustres ; la science un de ses représentants les plus respectés : nous tous, un confrère aimé, dont le commerce plein de charme et de douceur , après lui avoir acquis l'universelle sympathie, assure à sa mémoire un éternel regret. En ce moment où des coups répétés nous frappent , où nous perdons en quelques mois, Brongniart, Balard, Le Verrier, Bec- querel, Begnault, Claude Bernard, et quand la science française, presque décapitée , a besoin de tourner vers l'avenir des regards d'espérance, les pouvoirs publics ont voulu que les honneurs réservés aux capitaines qui se sont illustrés en défendant la patrie, aux politiques qui en ont dirigé les desti- nées à travers les écueils, fussent aussi ren- dus au génie de l'étude. Ce n'est pas en vain que ce grand spectacle aura été déployé en face de nos écoles. Une noble émula- tion, troublant les jeunes âmes qui le cou- 12 DISCOURS DE M. DUMAS] templent émues, ira réveiller leur ardeur, leur inspirer l'amour de la vérité, l'am- bition de la gloire et le dédain de la for- tune. Les forces morales de la France semblent menacées ; préparons des successeurs à ces grands hommes, presque tous enlevés avant l'heure! Ouvrons la route à leurs émules, à ces génies naissants que nos vœux appel- lent et que réclament nos rangs décimés. Claude Bernard s'écriait, au souvenir des misères que tous les savants ses contempo- rains ont partagées : « L'étude de la physio- logie exige deux choses : le génie qui ne se donne pas et les ressources matérielles qu'un vote des pouvoirs publics suffirait à lui assurer. La physiologie française ne ré- clame que des moyens de travail, le génie qui les mettrait à profit ne lui a jamais manqué. » Toutes les sciences pourraient tenir le même langage. Adieu j Claude Bernard, vous que les AUX FUNÉRAILLES DE CLAUDE BERNARD. 13 honneurs ont toujours été chercher et qui n'en avez jamais réclamé aucun, votre cri suprême sera entendu par le ministre de l'instruction publique qui vous accompagne à votre dernière demeure. La pompe inu- sitée de vos funérailles apprendra de quels respects il veut que les sciences soient en- tourées. Votre vie laborieuse et modeste restera comme un salutaire exemple; votre mort, glorifiée de tout un peuple, comme un enseignement. Du sein de la vie éternelle, dont le secret vous a été révélé désormais, si votre modestie s'étonne des honneurs qui vous sont rendus, votre génie s'en reconnaît digne et votre patriotisme les accepte comme une promesse d'avenir et un gage de grandeur future pour la science française. CLAUDE BERNARD La science expérimentale vient de perdre son plus éniinent maître : M. Claude Ber- nard, membre de l'Académie des sciences et de l'Académie française, professeur au Collège de France et au Muséum d'histoire naturelle, est mort, hier soir, à la suite d'une longue et douloureuse maladie. Le temps et la liberté d'esprit nous man- quent aujourd'hui pour apprécier l'œuvi'e de cet homme de génie : une de nos Revues scientifiques lui sera sous peu consacrée, et ce terrain paraîtra bien étroit pour le dé- ploiement de tant de découvertes. Nous ne pouvons actuellement que dire quelques 16 CLAUDE BERNARD mots de son histoire et du rôle qu'a joué dans l'évolution des sciences expérimenta- les son initiative puissante. Claude Bernard, né à Saint-Julien, près de ViUefranche (Rhône), le 12 juillet 1813, arriva à Paris en 1832, n'apportant guère comme bagage qu'une tragédie qui ne fut jamais jouée, et qu'une comédie-vaudeville qui avait eu quelque succès sur un petit théâtre de Lyon. Saint-Marc Girardin, alors suppléant de Guizot à la Sorbonne, auquel il présenta ces premiers essais, lui conseilla a d'apprendre un métier pour vivre, quitte à faire ensuite de la poésie à ses heures » : certes, il ne se doutait guère d'avoir devant lui un futur collègue de l'Académie fran- çaise. Le jeune Claude Bernard obéit à ce sage avis, et prit ses inscriptions à la Fa- culté de médecine. Bien qu'il eut obtenu en 1839 le titre d'in- terne des hôpitaux, ce n'était rien moins qu'un élève brillant. Ses camarades ne soup- PAR M. PAUL BERT. 17 çonnaient pas ce que recelait en son vaste front cet étudiant silencieux, peu attentif aux leçons des maîtres, et dont le calme méditatif était volontiers taxé par eux de paresse. Ce fut une révélation dont le souvenir est souvent exprimé par ceux qui survivent que ces publications sur le suc gastrique, la corde du tympan, le nerf pneu- mogastrique et le nerf spinal qui, tout à coup, signalèrent au monde savant un ex- périmentateur ingénieux et sagace, servi par une rare habileté opératoire. Les leçons de Magendie avaient opéré cette révolution. Dès qu'il eut mis le pied dans le laboratoire du Collège de France, sa voie fut tracée. L'expérimentation har- die, bien qu'un peu désordonnée, du célè« bre physiologiste, sa critique impitoyable, son scepticisme qui s'étendait jusqu'à ses propres découvertes, firent une impression profonde, créatrice, pour ainsi dire, sur l'es- prit du jeune Claude Bernard. Mais l'élève, 18 CLAUDE BERNARD bien autrement puissant que le maître, ne prit de cet enseignement que ses qualités d'indépendance, et sut maintenir le doute dans les limites scientifiques. Au dédain profond pour les explications vraisembla- bles où se bercent les chimères séduisan- tes, il sut joindre sans effort le respect des faits accumulés par la tradition, la cré- dulité sincère en face de l'inattendu, sou- vent gros de découvertes, l'estime de l'hy- pothèse qui cherche et de la théorie qui coordonne, sans leur jamais attribuer de vie personnelle ou d'autorité : enfin, et c'est ce qui le distingue surtout de Ma- gendie et ce qui lui a donné un carac- tère tout personnel, l'amour de la certitude, le sentiment profond de la loi, l'inébranla- ble assurance que, si les conditions de la manifestation des phénomènes vitaux sont infiniment multiples, complexes, difficiles à saisir, à rassembler, à dominer expérimen- talement, elles n'en sont pas moins sûre- PAR M. PAUL BERT. 19 mont, impassiblement liées à ces phénomè- nes, sans qu'aucun élément étranger, extra- naturel, sans que nul quid divinum puisse être invoqué pour Fexplication des appa- rentes irrégularités spontanées qu'ils pré- sentent. C'est en ce point capital que se marqua, dès les premiers moments de sa vie scienti- fique, la supériorité de Claude Bernard. L'élève du sceptique Magendie est l'intro- ducteur du déterminisme dans le domaine de la physiologie. Grâce à lui, la méthode expérimentale, qui, si l'on en respecte les règles, mène à la certitude dans les sciences de la matière morte, a pris la même auto- rité dans celles des êtres vivants. Il n'y a pas deux ordres de sciences, les unes fières et assurées, les autres hésitantes et timides, les unes sûres de commander seules et d'ê- tre obéies seules par l'expérience, les autres toujours en crainte d'une intervention in- connue dans son essence, sa force et son but. 20 CLAUDE BERNARD Et les efforts ne furent pas petits qu'il fallut déployer pour bannir du terrain de la physiologie cette inconnue menaçante. Le plus célèbre des physiologistes français, Bi- chat, lui avait donné droit de cité. Et depuis lui, chacun avait cru devoir compter avec cette puissance capricieuse, avec ces fonc- tions vitales, dont le rôle était de résister aux lois générales de la matière^ et qui fai- saient ainsi des actes accomplis par les êtres vivants une série de miracles. Certes, Magen- die n'était pas homme à se laisser intimider par ce fantôme ; mais, ou bien il simplifiait systématiquement et artificiellement les faits, pour ne les dominer que d'une ma- nière incomplète, ou bien la multiplicité des couditions auxquelles obéissent les phéno- mènes vitaux lui enlevait toute confiance théorique en la conclusion. Or, sans con- clusions point de science. Claude Bernard se montra donc, et cela, nous le répétons, presque dès ses débuts, supérieur à la fois à PAR M. PAUL BERT. 21 Mageridie et à Bichat, puisqu'au sentiment de l'innombrable multiplicité des inconnues physiologiques il joignait celui de leur sub- ordination aux lois générales de la matière, et par suite de leur obéissance aux appels delà méthode expérimentale. La physiologie pouvait donc pousser ses racines dans le sol ferme où se sont implan- tées ses sœurs aînées, la physique et la chi- mie. Cependant la complexité des pro- blèmes qu'elle comprend exigeait que les règles de la méthode expérimentale fussent exposées sous des formules spéciales, en vue des procédés intellectuels et manuels qui lui sont spécialement applicables. La réalisation de cette œuvre a préoccupé Claude Bernard pendant toute la première phase de sa vie scientifique. Mais Tentraî- nement du laboratoire, la chasse aux dé- couvertes, absorbait tous ses instants, si bien qu'il ne pouvait démontrer la méthode â2 CLAUDE BERNARD qu'à la façon dont Diogène démontrait le mouvement. Et jamais chasse aux découvertes ne fut plus fructueuse. En vingt ans, Claude Ber- nard a plus trouvé de faits dominateurs, non-seulement que les physiologistes fran- çais qui, peu nombreux, travaillaient à ses côtés, mais que l'ensemble des physiolo- gistes du monde entier. L'action des di- verses glandes digestives et notamment du pancréas, la glycogénie animale, la pro- duction expérimentale du diabète, l'exis- tence des nerfs vaso-moteurs et la théorie de la chaleur animale, l'action des poisons étudiés en eux-mêmes et comme moyen d'analyse des phénomènes physiologiques, l^innombrable quantité de faits nouveaux, de déductions sagaces, d'aperçus ingénieux et suggestifs que contiennent non-seule- ment ses mémoires spéciaux, mais les qua- torze volumes où, depuis ses Leçons de physiologie expérimentale appliquée a la PAR M. PAUL BEHT. 23 médecine (1855-S6), jusqu'à ses Leçons sur le diabète et la glycogénèse animale ( 1 877) , il rassemblait chaque année le résultai de ses recherches et le résumé de ses cours^ lui avaient donne une situation de maître, acceptée sans conteste en France et à Tétranger. 11 avait également, dans la hiérarchie officielle, atteint le premier rang. En 1854, une chaire de physiologie générale fut créée pour lui à la Sorbonne, chaire qu'avec un désintéressement et une délicatesse admi- rables il abandonna en 1868 à son élève M. Paul Bert; en 1835, il remplaça Ma- gendie dans la chaire de médecine du Col- lège de France. Entré à l'Académie des sciences en 1834, il fut appelé en 1868 à remplacer Flourens à l'Académie française. Enfin, un décret de 1869 le fît entrer au Sénat : et il est à peu près le seul des membres de cette assemblée auquel jamais personne n'ait songé à faire reproche d'une 24 CLAUDE BERNARD nomination qui le surprit étrangement. Quelques années avant que les honneurs inattendus de la littérature et de la poli- tique fussent ainsi venus le trouver dans son laboratoire, un événement considérable s'était passé dans sa vie. Une maladie lon- gue et grave, pendant laquelle ses amis et lui désespérèrent de l'issue favorable, le condamna à l'inactivité physique. Il dut quitter son laboratoire, quitter Paris même, et redemander au pays natal, non en vain^ la santé et la vie. Ces longs mois d'isole- ment et de repos rendirent à son esprit toute sa liberté. Pour la première fois, il eut le temps de méditer et de mettre en ordre, sur le papier, le résultat de ses ré- flexions solitaires. Une courte préface, déjà imprimée en épreuves, et qui devait pré- céder une sorte de traité de physiologie opératoire qui reste encore en préparation, s'agrandit par des additions successives, prit les dimensions d'une brochure, puis PAR M. PAUL BERT. 25 d'un livre, qui vit le jour en 1865. Y! Intro- duction à r Etude de la médecine expéri- mentale frappa d'étonnement et d'admira- tion les esprits cultivés. Les physiologistes y trouvèrent avec bonheur, réduites en for- mules précises, ordonnées avec un art mer- veilleux, éclairées par des exemples qui étaient eux-mêmes comme autant d'expé- riences intellectuelles, les règles de la mé- thode expérimentale, surveillant, saisissant, maîtrisant, malgré ses efforts, le Protée or- ganique aux métamorphoses trompeuses. Ceux que ne préoccupaient pas surtout les difficultés professionnelles furent frappés de la grandeur des problèmes étudiés, de la clarté de leur exposition, de l'aisance et de la bonne foi avec laquelle ils étaient ou résolus ou démontrés insolubles. Le style même en fut fort remarqué ; sa saveur originale mit en goût jusqu'à l'Aca- démie française : « Vous avez créé un style, » dit dans son discours de réception CLAUDE BERNARD. 2 26 CLAUDE BERNARD le sévère M. Patin. Et c'était vrai. Mais combien eût été étonné le vénérable cri- tique s'il avait lu ces livres antérieurs où Claude Bernard se contentait d'énumérei', dans une narration souvent peu ordonnée, ses impressions de laboratoire ! Chez ce maître éminent et naïf, qu'aucune préoccu- pation de mise en scène ne hanta jamais, le style parlé ou écrit valait ce que valait ridée. Dans la narration épisodique, on le trouve souvent tramant et confus; mais qu'un problème difficile se pose, que la pensée soit forcée de se replier comme pour vaincre un obstacle ou prendre un élan, alors il se serre, s'épure, s'accentue en for- mules précises, souvent en paroles ima- gées. Tel il était dans ses livres, tel Claude Bernard dans ses cours, dans ses conver- sations. Sa pensée n'était point docile à parler toutes les langues et jouer tous les rôles; et jamais il ne fit rien pour la disci^ PAR M. PAUL BERT. 27 pliner à quelque convention d'habitudes sociales ou de métier. Oue si elle s'échap- pait, il la suivait sans révolte, laissant là le discours languissant, la leçon confuse, et ne prêtant plus Toreille qu'à ce qu'elle lui disait tout bas; mais si elle s'intéressait à la chose actuelle, alors ce professeur ou ce causeur, tout à l'heure pénible et diffus, se réveillait vivant, ingénieux, clair, éloquent, avec des mouvements surprenants et sou- dains, et toujours avec les deux qualités du vrai génie, l'aisance et la bonne foi. Et nul ne les posséda à un plus haut degré. Cette aisance à s'élever sur les hauts sommets, à se mouvoir parmi les difficultés les plus ardues, a frappé surtout les lecteurs de ses admirables articles de la Revue des Deux-Mondes. On pouvait dire de lui ce que le poëte disait de la déesse : incessu patuit. Un homme éminent, au sortir de ces lectures, me disait un jour : « Il ne me fait pas seulement croire que je comprends, 28 CLAUDE BERNARD comme vous faites tous; il me fait réelle- ment comprendre. » Et, de fait, il avait compris. Cette aisance, il l'importait de ses habitudes pliysiologistes dans le domaine philosophique. Nul ne fit jamais plus sim- plement, plus naïvement une découverte. Dans cette phase première de la chasse aux idées, comme disait Helvétius, qui consiste à voir et lever le gibier, il apportait une sûreté de vue, une perspicacité étonnante. La plupart des chercheurs scientifiques sont des espèces de somnambules qui ne voient que ce qu'ils cherchent, que ce qui est sur la trace de leurs idées; leur œil est fixé sur un point, et non-seulement ils ne per- çoivent pas ce qui passe à côté de ce point, mais même ce qui s'y présente sans avoir été prévu. Claude Bernard semblait, suivant l'expression d'un de ses élèves, avoir des yeux tout autour de la tête, et c'était avec stupéfaction qu'on le voyait, au cours d'une expérience^ signaler des phénomènes évi- PAR M. PAUL BERT. 29 (lents, mais que personne, hormis lui, n'a- vait aperçus. 11 découvrait comme les autres respirent. Avec l'aisance, la bonne foi. Ce fut sa qualité maîtresse. Jamais il ne se départit de la sincérité profonde de l'homme de science^ qui doit chercher la vérité pour elle et pour les vérités qui la suivent, sans s'inquiéter jamais des conséquences loin- taines ou indirectes qu'en voudront tirer ceux qui, semblables à des avocats, ont une cause à défendre. Nul ne fut plus pas- sif dans la déduction, et ne l'exprima avec une sincérité plus candide. De là vient que ses écrits peuvent et ont pu servir, à tour de rôle, à tous les souteneurs de thèses. Que s'il expose le déterminisme cérébral des actes intellectuels, les matérialistes le compteront parmi les leurs ; que s'il déclare qu'entre la pensée et le cerveau il y a le même rapport qu'entre l'heure et l'horloge, les spiritualistes le voudront enrôler. En 30 CLAUDE BERNARD réalité, il n'est que physiologiste, livrant des faits nouveaux qui viennent rajeunir l'éternelle dispute des spéculateurs. C'est cette admirable bonne foi, qui, dans le domaine restreint de la physiologie et de la médecine, explique l'apparente contra- diction entre sa foi scientifique et son incré- dulité pratique. Il eut toujours au plus haut degré ce double sentiment, que la physio- logie sera la base nécessaire d'une médecine sûre d'elle-même, et que la physiologie ac- tuelle est encore bien éloignée de fournir quelque certitude pratique. Ses propres dé- couvertes, il en sentait toute l'importance comme fondements de l'édifice médical, mais il ne partageait pas les illusions de ceux qui, avec un empressement dont il a bien souvent souri, les transportaient dans le domaine des applications cliniques ou thérapeutiques. Ce sentiment des distances, qui eût découragé de moins vaillants, ne l'émouvait nullement, et il n'avait pas be- PAR M. PAUL BERT. 81 soin, pour être fort et persévérant, de l'eni- vrement des illusions. Aussi, lui qui ensei- gnait que la médecine est ou doit être une science, se montrait-il fort sceptique au re- gard des médecins, et, quand il en parlait, il semblait toujours que l'ombre de Sganarelle passât devant lui. U Introduction à V Etude de la médecine expérimentale marque dans la vie de Claude Bernard une phase nouvelle. De là datent ces écrits philosophiques qui lui ont fait ouvrir les portes de l'Académie fran- çaise. De là, des livres [Recherches sur les propriétés des tissus vivants ^ Leçons de pathologie expérimentale^ etc.) où le grou- pement des faits prend le pas sur les consta- tations de détail, et où il s'efforce, reprenant en sous-œuvre ses découvertes anciennes, d'en amener l'étude à toute la précision et la perfection que peuvent comporter les moyens d'action de la science actuelle. Ce n'est pas à dire qu'il s'écartât com[)lé- 32 CLAUDE BERNARD temeiit de ces régions de rincomm où il avait fait jadis de si riches moissons. Ses derniers travaux sur l'identité fondamen- tale des propriétés de tissu et des fonctions élémentaires dans le règne animal et le règne végétal, sur l'anesthésie par le chlo- roforme ou Féther des végétaux inférieurs, et par suite sur la généralité d'action des substances toxiques, montrent que Fesprit créateur était vivant en lui. De nouvelles découvertes devaient, cette année, fournir une preuve nouvelle de sa fécondité agissante. Ses amis, ses élèves en ont reçu la confidence incomplète, et il ré- sulte des quelques paroles qui lui sont échappées que la théorie des fermentations allait recevoir de ces recherches, exécutées pendant les vacances dernières, des clartés inattendues. Ce travail considérable, dont, il y a quatre jours, il disait encore : « C'est dommage, c'eût été bien finir», est perdu pour la science. PAR M. PAUL BERT. 33 Le 31 décembre, le froid le saisit dans le laboratoire du Collège de France; bientôt survinrent les frissons, la fièvre et les phé- nomènes spéciaux, signes d'une inflamma- tion rénale. Rien ne put enrayer la marche d'un mal dont il suivait tous les progrès. Sans illusion sur la fatalité de la catastro- phe, il l'envisageait d'un œil calme, se re- fusant avec un sourire aux pieux mensonges de sa famille scientifique. Il était de ceux dont le regard ne s'effraye pas de l'inconnu. Les sentiments personnels doivent se taire dans cet immense deuil de la science. Et ce- pendant, ce n'est pas seulement la perte d'un grand homme qui mouille les yeux de ceux qui entourent son cercueil : tant de bien- veillance, de simplesse d'âme, de généro- sité naïve étaient unies à ce génie ! Il en est dont la main tremble en essayant d'esquis- ser quelques traits de ce noble et grand caractère. Rien dans cette vie si pure, si harmoni- 34 CLAUDE BERNARD que, n'a été détourné du but principal. Épris de littérature, d'art et de philosophie, Claude Bernard n'a rien perdu comme phy- siologiste à ces nobles passions : toutes, au contraire, lui ont servi dans le développe- ment de la science avec laquelle il s'était | identifié, et dont il reste l'expression la plus complète et la plus élevée. Il fut physiolo- giste comme nul ne l'avait été : a Claude Bernard, disait un savant étranger, n'est seulement point un physiologiste, c'est la physiologie. » Sa mort elle-même semble marquer pour la science une ère nouvelle. Pour la pre- mière fois dans notre pays, un homme de science va recevoir les honneurs publics, réservés jusqu'ici aux illustrations politi- ques ou guerrières. Le gouvernement s'est honoré hier en demandant aux Chambres, qui l'ont accordé à l'unanimité, de faire aux frais de l'État des funérailles solennel- les au maître qui n'est plus. Et le mot de PAR M. PAUL BERT. 35 M. Gambetta, parlant au nom de la commis- sion du budget, résume tout ce que nous avons dit : « La lumière qui vient de s'é- teindre ne sera pas remplacée. » Paul Bert. Paris, le 12 février 1878. LA SCIENCE EXPÉRIMENTALE DU PROGRÈS DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES La méthode expérimentale^ qui depuis long- temps est appliquée avec tant de succès à l'étude des phénomènes des corps bruts, tend de plus en plus aujourd'hui à s'introduire dans l'étude des phénomènes des êtres vivants; mais beau- coup de savants doutent encore de son utilité réelle, et il en est qui croient que la spontanéité vitale sera toujours un obstacle insurmontable 11 l'application d'une méthode commune d'inves- tigation dans les sciences physiologiques et dans les sciences physico-chimiques. CLAUDE BERNARD. 3 38 DU PROGRÈS Les corps biais étant tous dépourvus de spon- tauéité^ les manifestations de leurs propriétés demeurent enchaînées d'une manière absolue aux variations des circonstances qui les envi- ronnent, ce qui permet à l'expérimentateur de les atteindre facilement et de les modifier à son gré. Les êtres vivants, étant au contraire doués de spontanéité^ nous apparaissent comme s'ils étaient tous pourvus d'une force intérieure qui rend les manifestations de la vie d'autant plus indépendantes des variations des influences ex- térieures que l'être s'élève davantage dans l'é- chelle de l'organisation. Chez l'homme et chez les animaux supérieurs^ cette force vitale sem- ble avoir pour résultat de soustraire le corps vivant aux influences physico-chimiques géné- rales et de le rendre ainsi tout à fait inaccessi- ble aux procédés ordinaires d'expérimentation. D'un autre côté^ tous les phénomènes des ani- maux vivants sont reliés par la sensibilité et maintenus par elle dans une harmonie récipro- que telle qu'il paraît impossible de séparer une partie de leur organisme sans amener immédia- tement un trouble dans tout son ensemble* DANS LES SCIENCES PHYSlOLOGinaES. 39 Beaucoup de médecins et de naturalistes ont exploité ces divers arguments pour s'élever contre l'emploi de l'expérimentation chez les êtres vivants. Ils ont admis que la force vitale était en opposition avec les forces physico- chi- miques, qu'elle dominait tous les phénomènes de la vie, les assujettissait à des lois tout à fait 'Spéciales^ et faisait de l'organisme un tout vivant auquel l'expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de la vie même. Cuvier, qui a partagé cette opinion^et qui pensait que la physiologie devait être une science d'observa- tion et de déduction anatomique^ s'exprime ainsi : « Toutes les parties d'un corps vivant sont liées; elles ne peuvent agir qu'autant qu'elles agissent toutes ensemble. Vouloir en séparer une de la masse, c'est la reporter dans l'ordre des substances mortes, c'est en changer entièrement l'essence ^ w Si les objections précédentes étaient fondées, il faudrait reconnaître, ou bien qu'il n'y a pas de déleiminisme possible dans les phénomènes de 1. Lettre de Cuvier à J.-C. Merirué^ Leçons cranatomie comparée, p. 5* Paris, an viii. 40 DU PROGRÈS la vie, ce qui serait nier purement et simple- ment la physiologie expérimentale^ ou bien il faudrait admettre que la force vitale doit être étudiée suivant une méthode particulière, et que la science des corps vivants doit reposer sur d'autres principes que la science des corps inertes. Ces idées^ qui ont été florissantes à d'autres époques, s'évanouissent aujourd'hui déplus en plus sous l'influence des progrès de la physio- logie. Cependant il importe d'en extirper les derniers germes, parce que ce qui reste encore de ces idées dans certains esprits constitue un véritable obstacle à la marche de la science physiologique et de la médecine expérimentale. Je me propose de démontrer que les phénomènes des corps vivants sont, comme ceux des corps bruts, soumis à un déterminisme absolu et né- cessaire. La science vitale ne peut employer d'autres méthodes ni avoir d'autres bases que celles de la science minérale, et il n'y a aucune différence à établir entre les principes des sciences physiologiques et ceux des sciences physico-chimiques. DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 41 La spontanéité dont jouissent les êtres vivants n'empêche pas le physiologiste de leur appli- quer la méthode expérimentale \ En effet, mal- gré cette spontanéité^ les êtres vivants ne sont pas indépendants des influences du monde ex- térieur, et leurs fonctions sont constamment liées à des conditions qui en règlent l'appari- tion d'une manière déterminée et nécessaire. Dès qu'on entre dans létude des mécanismes propres aux phénomènes de la vie^ on s'aper- çoit bientôt que la spontanéité apparente dont jouissent les corps vivants n'est que la consé- quence toute naturelle de certaines circonstances bien déterminées, et il nous sera facile de prou- 1. Je renvoie le lecteur, pour la démonstration tech- nique de ces considérations, à mon ouvrage : Introducllon à V élude de la 'médecine expérimentale. Paris, 1865. 42 DU PROGRÈS ver qu'au fond les manifestations des corps vi- vants, aussi bien que celles des corps bruts, sont rattachées à des conditions d'ordre purement ^physico-chimique. Nous ajouterons que le pro- blème que se posent le physiologiste et le mé- decin expérimentateur n'est point de remonter à la cause première de la vie, mais seulement d'arriver à la connaissance de ces conditions physico-chimiques déterminantes de l'activité vitale. Notons d'abord que l'indépendance de l'être vivant dans le milieu cosmique ambiant n'ap- paraît que dans les organismes complets et élevés. Dans les êtres inférieurs réduits à un orga- nisme élémentaire, tels que les infusoires, il n'y pas d'indépendance réelle. Ces êtres ne mani- festent les propriétés vitales, souvent très-acti- ves,dont ils sont doués que sous l'influence de l'humidité, de la lumière, de la chaleur exté- rieure, et dès qu'une ou plusieurs de ces condi- tions viennent à manquer, la manifestation vi- tale cesse, parce que les phénomènes physico- chimiques qui lui sont parallèles s'arrêtent. DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 43 Beaucoup de ces animaux tombent alors dans un état de vie latente qui n'est autre chose qu'un état d'indifférence chimique du corps organisé vis-à-vis du monde extérieur. Cette suspension complète des manifestations apparentes de la vie est susceptible de durer un temps en quel- que sorte indéfini. Spallanzani a vu la vitalité reparaître sous l'influence d'une goutte d'eau chez des anguillules du blé niellé^ inertes et desséchées depuis près de trente ans\ Dans ce cas l'eau, restituée au corps, y a simplement fait reparaître les phénomènes chimiques, et a permis aux tissus de manifester leurs pro- priétés vitales. Dans les végétaux, les phénomènes de la vie sont également liés quant à leurs manifestations aux conditions de chaleur, d'humidité et de lu- mière du milieu ambiant, et c'est ce qui con- stitue l'influence des saisons, que tout le monde connaît. 1 . Spallanzani , Obseiuations et expériences sur quel- ques animaux swyrenans que V observateur peut à son gré faire passer de la mort à la vie. Œuvres, in-8o, p. 203. 44 DU PROGRÈS Il en est de même pour les animaux à sang iVoid ; les phénomènes de la vie s'engourdis- sent ou se réveillent chez eux^ suivant les mêmes conditions climatériques de chaleur, de froid, d'humidité^, de sécheresse. Or l'eau^, la chaleur, l'électricité, sont aussi les excitants des phénomènes physico-chimiques, de telle sorte que les influences qui provoquent accélèrent ou ralentissent les manifestations vi- tales chez les êtres \ivants sont exactement l îs mêmes que celles qui provoquent, accélèrent ou , ralentissent les manifestations minérales dans les corps bruts. Loin de voir, à l'exemple des vitalistes, une sorte d'opposition ou d'incompatibilité entre les conditions des fonctions vitales et les condi- tions des actions minérales, il faut au con- traire constater entre ces deux ordres de phé- nomènes un parallélisme complet et unarelation directe et nécessaire. Cette relation est plus étroite chez les êtres inférieurs, chez les végétaux et chez les ani- maux à sang froid; mais chez l'homme et chez les autres animaux à sang chaud il y a en gé- DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 45 néral une indépendance évidente entre les fonc- tions de l'organisme et les conditions du mi- lieu ambir.nt. Les phénomènes vitaux ne subis- sent plus dans leurs manifestations l'influence des alternatives des saisons ni celle des varia- tions cosmiques. Par suite d'un mécanisme pro- tecteur plus complet, l'animal possède et main- tient en lui^ dans un milieu intérieur qui lui est propre, les conditions d'humidité et de chaleur nécessaires aux manifestations des phénomènes vitaux. L'organisme de l'animal à sang chaud étant suffisamment protégé n'entre que très- difficilement en équilibre avec le milieu exté- rieur : il garde en quelque sorte ses organes en serre chaude, il leur conserve ainsi leur activité vitale. C'est de même que nous voyons, dans les serres de nos jardins, se manifester une ac- tivité vitale végétative indépendante des cha- leurs et des frimas extérieurs, mais liée cepen- dant d'une manière intime et nécessaire aux conditions physico-chimiques de l'atmosphère intérieure de la serre. Les ma?iifestations de la vie que nous obser- vons chez l'homme ou chez un animal supé- 46 D[J PROGRÈS rieur sont beaucoup plus complexes qu'elles ne nous apparaissent; mais ce qu'il nefaut jamais oublier^ c'est que, quelle qu'en soit la com- plexité_, elles sont toujours la résultante des propriétés intimes d'une foule d'éléments orga- niques dont l'activité est liée aux conditions physico-chimiques des milieux internes où ils sont plongés. Nous supprimons dans nos expli- cations le milieu intérieur que nous ne voyons pas pour ne considérer que le milieu extérieur qui est sous nos yeux^ et c'est ainsi que nous pouvons croire faussement qu'il y a dans l'être vivant une force vitale qui viole les lois physico- chimiques du milieu cosmique général. ^ Les machines vivantes sont donc créées et construites de telle façon qu'en se perfection- nant elles deviennent de plus en plus libres dans le monde extérieur; mais il n'eu existe pas moins la détermination vitale dans leur milieu interne^ qui par suite de ce même per- fectionnement s'est isolé de plus en plus du >> milieu cosmique général. Les machines que l'intelligence de l'homme crée^, quoique infini- ment plus grossières, possèdent aussi une in- DANS LES SGIEXCES PHYSIOLOGIQUES. 47 dépendance qui n'est que l'expression du jeu * de leur mécanisme intérieur. Une machine à vapeur possède une activité indépendante des conditions physico-chimiques du milieu exté- rieur, puisque, par le froid^ le chaud, le sec et l'humide, la machine continue à marcher; mais pour le physicien qui descend dans le mi- lieu intérieur de la machine^ il trouve que cette indépendance n'est qu'apparente, et que le mou- vement de chaque rouage intérieur est déter- miné par des conditions physiques absolues et dont il connaît la loi. De même pour le physio- logiste^ s'il peut descendre dans le milieu inté- rieur de la machine vivante, il y trouvera un déterminisme qui doit devenir pour lui la base réelle de la science expérimentale des corps vi- vants. Pour comprendre l'expérimentation sur les êtres vivants d'une organisation élevée, il faut nécessairement tenir compte de deux milieux : le milieu cosmique ou extra-organique, qui est commun aux êtres vivants et aux corp^ bruts, et le milieu intr a- organique, qui est spécial aux êtres vivants. Ce dernier milieu, qui est en rnp- 48 DU PROGRÈS port avec nos éléments organiques actifs, mus- cles, nerfs, glandes, etc., est formé par tous les liquides intra- organiques et blastématiques *. Nous trouvons dans ce milieu liquide les con~ ditions de température, l'air et les aliments dis- sous dans l'eau, car, ainsi que nous l'avons dit ailleurs % tous les éléments organiques actifs qui composent notre organisme sont nécessai- rement aquatiques, et ce n'est que par un arti- fice de construction que notre corps peut exis- ter et se mouvoir dans l'air sec. La médecine expérimentale ou scientifique sera surtout fondée sur la connaissance des pro- priétés du milieu intra-organique. Quand un médicament exerce sur nous son action, ce n'est point dans notre estomac qu'il agit, mais seulement dans notre milieu intra- 1. Voyez Claude Bernard, Leçons de 'physiologie expe rimentale appliquée à la médecine. Paris, 1855-56, 2 vol. — Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux. Paris, 1858, 2 vol. — Leçons sur les propriétés pliysiologiques des liquides de Vorganisïne. Paris, 1859, 2 vol. 2. ^'oy. Étude sur la physiologie du cœur, p. 316. DANS LES SCIENCES PHYSIOLOPiIQUES. 49 organique, après avoir pénétré dans notre sang et s'être mis en contact avec nos particules or- ganisées. Cette idée du milieu intérieur^ diri- geant mes études en physiologie, m'a servi à déterminer d'une manière plus précise l'action des substances toxiques sur les divers éléments de notre corps* ; mais en outre il en résulte des considérations nouvelles, qui sont destinées à guider le physiologiste dans ses expérimenta- tions et à servir de base à la fois à la physiolo- gie et à la pathologie générales. En effet, au point de vue médical ou thérapeutique, nous ne saurions trouver, ni chez l'homme ni chez les animaux élevés, une mdépendance vitale à l'égard des poisons et des médicaments. Tous les- jours nous pouvons modifier les phénomè- nes de la vie ou les éteindre en faisant pénétrer des substances actives dans notre sang ou dans notre milieu organique; mais ce serait une illu- sion que de ne voir, dans toutes ces modifica- tions si variées et si multiples de l'organisme, 1. VoY. Etudes physiologiques sur quelques poisons nrth'n'cains, le cjirare, p. 237. 50 DU PROGRÈS que l'expression indéterminée d'une force vitale quelconque \ Elles dépendent toutes au contraire de conditions physico-chimiques précises sur- venues dans notre milieu intérieur ou dans les les éléments histologiques de nos tissus. Autrefois Buffon avait cru qu'il devait exister dans le corps des êtres vivants un élément or- ganique particulier qui ne se retrouverait pas dans les corps minéraux ^ Les progrès des sciences chimiques ont détruit cette hypothèse en montrant que le corps vivant est exclusive- ment constitué par des matières simples ou élé mentaires empruntées au monde minéral. On a pu croire de même à l'activité d'une force spéciale pour la manifestation des phéno- mènes de la vie ; mais les progrès des sciences physiologiques détruisent également celte se - conde hypothèse, en faisant voir que les pro- priétés vitales n'ont pas plus de spontanéité par elles-mêmes que les propriétés minérales, 1 . Claude Bernard , Leçons sur les effets des substances toxiques et niédicamenteuses. Paris, 1857. 2. Buffon, Œuvres complètes, publiées par Lacépède, t. IX, p. 25. DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIOUES. 51 et que ce sont les mêmes conditions physico- chimiques générales qui président aux mani- festations des unes et des autres. On ne saurait inférer de ce qui vient d'être dit que nous assimilons les corps vivants aux corps bruts; le bon sens de tous protesterait immédiatement contre une pareille confusion. Il est évident que les corps vivants ne se com- portent pas comme les corps inanimés. Il s'agit seulement de bien caractériser et de bien dé- finir leur différence, car c'est un point capital pour bien comprendre la science physiologique expérimentale. De toutes les définitions de la vie, celle qui ' est à la fois la moins compromettante et la plus vraie est celle qui a été donnée par l'Encyclo- pédie : « la vie est le contraire de la mort. )j Cette définition est d'une clarté naïve, et cepen- dant nous ne pourrons jamais rien dire de mieux, parce que nous ne saurons jamais ce qu'est la vie en elle-même. Pour nous, un corps J n'est vivant que parce qu'il meurt et parce qu'il est organisé de manière à ce que, par le jeu naturel de ses fonctions, il entretient son 52 DU PROGRÈS organisation pendant un certain temps et se perpétue ensuite par la formation d'individus semblables à lui. La \ie a donc son essence dans la force ou plutôt dans l'idée directrice du développement organique; c'est la force vitale ainsi comprise qui constituait la force médica- trice d'Hippocrate, la force séminale et Varclwus faher de Van Helmont. Si je devais définir la vie d'un seul mot, je dirais : la vie, c'est la création. En effet^ la vie pour le physiologiste ne saurait être autre chose que la cause première créatrice de l'organisme qui nous échappera toujours^ comme toutes les causes premières. Cette cause se manifeste par l'organisation; pendant toute sa durée^ l'être vivant reste sous l'empire de cette influence vitale créatrice, et la mort naturelle arrive lorsque la création organique ne peut plus se réaliser. L'esprit de l'homme ne peut concevoir un effet sans cause^ la vue d'un phénomène éveille toujours en lui une idée de causalité^, et toute la science humaine consiste à remonter des effets observés à leur cause; mais de tout temps DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 53 les philosophes et les savants ont distingué deux ordres de causes^ les causes premières et les causes secondes ou prochaines. — > Les causes premières;, qui sont relatives à l'origine des choses, nous sont absolument impénétrables ; les causes prochaines, qui sont relatives aux conditions de manifestation des phénomènes sont à notre portée et peuvent nous être con- nues expérimentalement. Newton a dit que celui qui se livre à la recherche des causes pre- mières donne par cela même la preuve qu'il ' n'est pas un savant. En effet^ cette recherche reste stérilC;, parce qu'elle nous pose des pro- blèmes qui sont inabordables à l'aide de la mé- thode expérimentale. En résumé, il y a dans un phénomène vital^ comme dans tout autre phénomène naturel, deux ordres de causes : d'abord une cause première^ créatrice, législative et directrice de la vie, et inaccessible à nos connaissances, — ensuite une cause prochaine ou executive du phénomène vital, qui toujours est de nature physico-chimique, et tombe dans le domaine de l'expérimentateur. La cause première de la 54 DU PROGRÈS vie donne révolution ou la créalion de la machine organisée; mais la machine^ une fois créée, fonctionne en vertu des propriétés de ses élé- ments constituants et sous l'influence des con- ï;^ditions physico-chimiques qui agissent sur eux. Pour le physiologiste et le médecin expérimen- tateur, l'organisme vivant n'est qu'une machine admirable, douée des propriétés les plus mer- veilleuses, mise en action à Faide des méca- nismes les plus complexes et les plus délicats. C'est une machine dont ils doivent analyser et déterminer le mécanisme, afin de pouvoir le modifier, car la mort accidentelle n'est que la dislocation ou la destruction de l'organisme par suite de la rupture ou de la cessation d'ac- tion d'un ou de plusieurs de ces mécanismes vitaux. II La recjierche des causes premières, avons- nous dit, n'est point du domaine scientifique. DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 55 Quand l'expérimentateur est parvenu au déler- minisme des phénomènes^ il ne lui est pas donné d'aller au delà^ et sous ce rapport la li- mite de sa connaissance est la même dans les sciences des corps vivants et dans les sciences des corps bruts. Le nature de notre esprit nous porte d'abord à rechercher la cause première, c'est-à-dire l'es- sence ou le pourquoi des choses. En cela, nous visons plus loin que le but qu'il nous est donné d'atteindre, car l'expérience nous ap- prend bientôt que nous ne pouvons pas aller au delà du comment^ c'est-à-dire au delà du déterminisme qui donne la cause prochaine ou la condition d'existence des phénomènes. Ce que nous appelons le déterminisme d'un / phénomène n'est rien autre chose que la cause déterminante ou la cause prochaine, c'est-à-dire la circonstance qui détermine l'apparition du phénomène et constitue sa condition ou Tune de ses conditions d'existence. Le mot détermi- nisme a une signification tout à fait différente de celle du mot fatalisme. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d'un phénomène 56 DU PROGRES indépendamment de ses conditions, tandis que le déterminisme n'est que la condition néces- saire d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée. Le fatalisme est donc anti- scientifique à l'égal de l'indéterminisme. Lorsque^ par une analyse expéiimentale suc- cessive, nous avons trouvé la cause prochaine ou la condition élémentaire d'un phénomène, nous avons atteint le hut scientifique que nous ne pourrons jamais dépasser. Quand nous savons que l'eau avec toutes ses propriétés résulte de la combinaison de l'oxy- gène et de l'hydrogène dans certaines propor- tions, et que nous connaissons la condition de cette combinaison, nous savons tout ce que nous pouvons savoir scientifiquement à ce su- jet ; mais cela répond au comment et non au pourquoi des choses. Nous savons comment l'eau peut se faire; mais pourquoi la combi- naison d'un volume d ^oxygène et de deux vo- lumes d'hydrogène donne- t-elle de l'eau, nous n'en savons rien, nous ne pouvons pas le sa- voir, et nous ne devons pas le chercher. En médecine aussi bien qu^en chimie, il DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 57 n'est pas scientifique de poser la question du pourquoi : cela ne peut en effet que nous égarer dans des questions insolubles et sans applica- tions. Serait-ce pour se moquer de cette ten- dance antiscientifique de la médecine qui ré- sulte de l'absence du sentiment de cette limite de nos connaissances que Molière a mis dans la bouche de son candidat docteur^ à qui l'on de- mandait pourquoi l'opium fait dormir, la ré- ponse suivante : Qma est in eo virtus dorviitiva, cujus est natura sensus assoupire? Cette réponse paraît plaisante ou absurde; elle est cependant la seule qu'on pourrait faire. De même, si l'on voulait répondre à cette question : « Pourquoi l'hydrogène, en se com- binant avec de Toxygène, fait-il de l'eau? » on serait obligé de dire : « Parce qu'il y a dans l'hydrogène une propriété capable d'engendrer l'eau. » C'est donc seulement la question du pourquoi qui est absurde, puisqu'elle entraîne une ré- ponse qui paraît naïve ou ridicule. Il vaut mieux reconnaître que nous ne savons pas, et que c'est là que se place la limite de notre 5Ô DU PROGRÉS connaissance. Nous pouvons savoir comment et dans quelles conditions l'opium fait dormir ; mais nous ne saurons jamais pourquoi. Les propriétés de la matière vivante ne peu- vent être manifestées et connues que par leurs rapports avec les propriétés de la matière brute, d'où il résulte que les sciences physiologiques expérimentales ont pour base nécessaire les sciences physico-chimiques, auxquelles elles empruntent leurs procédés d'investigation et leurs moyens d'action. Le corps vivant est pourvu sans doute de propriétés et de facultés tout à fait spéciales à sa nature, telles que la plasticité organique, la contractilité, la sensi- bilité, l'intelligence ; néanmoins toutes ces pro- priétés et toutes ces facultés sans exception, de quelque ordre qu'elles soient, trouvent leur dé- terminisme, c'est-à-dire leurs moyens de mani- festations et d'action, dans les conditions phy- sico-chimiques des milieux extérieur et intérieur de Torganisme. Mais dans les phénomènes vitaux pas plus que dans les phénomènes miné- raux la condition d'existence d'un phénomène ne saurait rien nous apprendre sur sa nature. DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. î)9 Quand nous savons que l'excitation extérieure de certains nerfs et que le contact physique et chimique du sang, à une certaine température^ avec les éléments nerveux cérébraux sont né- cessaires pour manifester la pensée ainsi que les phénomènes nerveux et intellectuels^ cela nous indique le déterminisme ou les conditions d'existence de ces phénomènes, mais cela ne saurait rien nous apprendre sur la nature pre- mière de l'intelligence. De même, quand nous savons que le frottement et les actions chimi- ques développent l'électricité, cela nous indi- que le déterminisme ou les conditions du phé- nomène, mais cela ne nous apprend rien sur la nature première de l'électricité. L'expérimentateur peut modifier tous les phé- nomènes de la nature qui sont à sa portée. Par une disposition que nous devons sans doute trouver fort sage, il ne pourra jamais agir sur les corps célestes; c'est pourquoi l'astrono- mie est condamnée à rester à tout jamais une science d'observation pure. « Sur la terre, dit Laplace, nous faisons varier les phénomènes par des expériences; dans le ciel, nous obser- 60 DU PROGRÉS Yons avec soin tous ceux que nous offrent les mouvements célestes \ » Parmi les sciences des phénomènes terrestres qui seules sont appelées à être des sciences d'expérimentation, les sciences minérales ont été les premières, à cause de la plus grande simplicité de leurs phénomènes, à devenir acces- sibles à l'expérimentateur; mais c'est à tort qu'on a voulu exclure l'expérimentation de la science des êtres vivants, en disant que l'orga- nisme s'isole comme un petit monde [micro- cosme) dans le grand nombre [macrocosme) , et que sa vie représente la résultante d'un tout ou d'un système invisible dont nous ne pouvons qu'observer les effets sans les modifier. Si la médecine, par exemple, voulait rester une science d'observation, le médecin devrait se contenter d'observer ses malades, se borner à prédire la marche et l'issue de leurs maladies, mais sans y toucher plus que l'astronome ne touche à ses planètes. Donc le médecin expéri- mente dès qu'il donne un remède actif, car c'est 1 . Laplace, Système du monde, ch. ii. DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 61 une véritable expérience qu'il fait en essayant d'apporter une modification quelconque dans les symptômes de la maladie. L'expérimenta- tion scientifique doit être fondée sur la connais- sance du détenniîiisme des phénomènes, autre- ment l'expérimentation n'est encore qu'aveugle et empirique. V empirisme doit être subi comme une période nécessaire de l'évolution de la mé- * decine expérimentale ; mais il ne saurait être érigé en système^ comme l'ont voulu quelques médecins. L'expérimentation peut être appliquée à tous les phénomènes naturels de quelque ordre qu'ils soient, et cela se comprend, puisque l'expéri- mentateur n'engendre pas les phénomènes^ mais adt seulement et exclusivement sur leur état antérieur^ c'est-à-dire sur la condition physico- chimique qui en procède et en détermine im- médiatement la manifestation. Quand Fexpérimentateur refroidit un corps liquide pour le faire cristalliser, il n'agit 'pas sur la cristallisation^ qui est la propriété innée de la matière minérale, il ne fait que détermi- ner la condition dans laquelle elle a lieu. CLAUDE BERNARD. 4 62 DU PROGRÈS Quand on chauffe à 100 degrés du chlorure d'azote et qu'il s'ensuit une explosion qui de- vient à la fois une source puissante de mouve- ment et de chaleur^ on n'agit pas sur l'explosion elle-même, on ne fait qu'apporter une tem- pérature de 100 degrés qui est la condition dé- terminante de l'explosion. Pour les phénomènes organiques^ il en est absolument de même. Quand on a mis par exemple des globules de levure de bière dans un liquide sucré^ qu'on maintient à une température inférieure à — 10 degrés, rien ne se passe dans le liquide; la levure engourdie reste sans action sur le sucre^ et il ne se forme ni acide carbonique ni alcool : mais si on élève la température à -|- 30 degrés, on voit bientôt la fermentation marcher avec une très -grande activité. Dans ce cas encore, on n'a pas agi sur la propriété de fermentation qui est essentielle et innée à la levure^ on n'a fait que produire les conditions chimico-physi- ques sous l'influence desquelles la fermentation s'arrête ou se manifeste. Si maintenant nous prenons nos exemples DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 63 dans les phénomènes les plus élevés et les plus mystérieux des êtres vivants^ nous verrons que l'application de l'expérimentation doit toujours être comprise de la même manière. Ce qui se passe chaque jour sous nos yeux pendant l'incubation dans l'œuf d'une poule serait bien fait pour nous émerveiller et pour nous montrer toute la profondeur de notre igno- rance ; mais par habitude nous cessons de nous étonner des phénomènes vulgaires, parce que nous cessons d'y réfléchir. On a comparé l'évolution organique silen- cieuse qui s'accomplit dans cet œuf à l'harmo- nie d'un corps céleste dans l'espace. Van Hel- mont, qui nous apparaît comme une sorte d'esprit lucide au milieu des ténèbres du moyen âge, avait placé dans l'œuf un archeus faher, ou une idée, qui dirigeait l'évolution*. Cela res- semble bien en effet à une idée qui se déve- loppe, car dès ce moment tout est coordonné, toutestprévu non-seulement pour l'évolution du 1. Voyez J. Guislain, thèse sur Van Ilelmont, la Na- ture, etc., p. 16^. 64 DU PROGRÈS nouvel être, mais pour son entretien fonctionnel durant sa vie entière, car la nutrition n'est que la génération continuée. Et si maintenant nous recourons à la science moderne, nous verrons que dans Fœuf la partie essentielle se réduit à une petite vésicule ou cellule microscopique, tout le reste de l'œuf de l'oiseau, le jaune et le blanc, n'étant que des matériaux nutritifs destinés à fournir au déve- loppement qui doit se faire en dehors du corps maternel. Nous serions donc oblio;és de mettre dans la simple cellule organique microscopi- que qui compose Tœuf de tous les animaux une idée évolutive tellement complexe que non-seu- lement elle renferme tous les caractères spécifi- ques de l'être, mais qu'elle retrace encore tous les détails de l'individualité. C'est ainsi que chez l'homme une maladie qui apparaîtra par hérédité vingt ou trente ans plus tard se trouve déjà en germe dans cette vésicule mystérieuse. Mais cette idée spécifique contenue dans l'œuf ne se manifeste et ne se développe elle-même que sous l'influence de conditions purement physico-chimiques. Comme notre cellule de le- DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 65 YÛre de bière, la cellule de l'œuf reste engourdie au-dessous d'une certaine température, et ce n'est qu'à -|- 35 degrés que l'idée organique manifestera son activité. Je m'arrête ici : les exemples que j'ai cités, et qui se rapportent tous à des faits bien con- nus, me paraissent suffisants pour exprimer mon sentiment et faire comprendre ma pensée. L'expérimentateur ou le déterministe doit donc observer les phénomènes de la nature unique- ment pour trouver leur cause déterminante, sans vouloir, pour les expliquer dans leurs causes premières, recourir à des systèmes qui peuvent flatter son orgueil, mais qui ne font en réalité que voiler son ignorance. Il faut cesser, on le voit, d'établir entre les phénomènes des corps vivants et les phéno- mènes des corps bruts une différence fondée sur ce que l'on peut connaître la nature des premiers et que Ton doit ignorer celle des seconds. Ce qui est vrai, c'est que la nature ou l'es- sence de tous les phénomènes, qu'ils soient vitaux ou minéraux, nous reste complètement 66 DU PROGRÉS inconnue. L'essence du phénomène minéral le plus simple est aussi totalement ignorée du chi- miste et du physicien que l'est du physiologiste l'essence desphénomènes intellectuelsoula cause première d'un autre phénomène vital quelcon- que. Cela se conçoit d'ailleurs : la connaissance de la nature intime des choses ou la connais- sance de l'absolu exigerait pour le phénomène le plus simple la connaissance de l'univers en- tier, car il est évident qu'un phénomène de l'univers est un rayonnement quelconque de cet univers, dans l'harmonie duquel il entre nécessairement pour sa part. La connaissance de l'absolu est donc la connaissance qui ne laisserait rien en dehors d'elle. L'homme y tend par sentiment, mais il est clair qu'il ne pourra la posséder tant qu'il ignorera quelque chose, et la raison paraît nous dire qu'il en ' sera toujours ainsi. Toutefois la raison, même en servant de correctif au sentiment, ne le fait pas disparaî- tre. L'homme, en se corrigeant, ne change pas sa nature pour cela ; son sentiment, refoulé sur un point, reparaît et se fait jour ailleurs. C'est DANS LES SniENCES PHYSIOLOGIQUES. 67 ainsi que l'expérience, qui vient à chaque pas montrer au savant que sa connaissance est bornée, n'étouffe pas en lui son sentiment na-^ turel, qui le porte à croire que la vérité absolue est de son domaine. L'homme se comporte intinctivement comme s'il devait y parvenir, et le pourquoi incessant qu'il adresse à la na- ture en est la preuve. Il serait du reste mauvais pour la science que la raison ou l'expérience vînt étouffer com- plètement le sentiment ou l'aspiration vers l'absolu. Le savant dépasserait alors le but de la méthode expérimentale, comme celui qui, pour redresser une branche vers une meilleure direction, la romprait, et ferait cesser en elle toute sève et toute végétation. En effet, on le verra plus loin, c'est cette espérance de la vérité, constamment déçue, constamment re- naissante, qui soutient et soutiendra toujours les générations successives dans leur ardeur passionnée à étudier les phénomènes de la nature. Le rôle particulier de la science expérimen- tale est de nous apprendre que nous ignorons, 68 DU PROGRÉS en nous montrant nettement que la limite de nos connaissances s'arrête au déterminisme; mais, par une merveilleuse compensation^ à mesure que la science froisse notre sentiment et rabaisse notre orgueil^ elle augmente notre puissance. Le savant qui a poussé l'analyse expérimentale jusqu'au déterminisme d'un phé- nomène voit clairement qu'il ignore ce phéno- mène dans sa cause première^ mais il en est devenu maître ; l'instrument qui agit lui reste inconnu dans son essence^ mais il connaît la manière de s'en servir. Nous is^norons l'essence du feu, de l'électricité, de la lumière, et cepen- dant nous en réglons les phénomènes à notre profit. Nous ignorons l'essence de la vie, mais nous n'en réglons pas moins les phénomènes vitaux dès que nous connaissons suffisamment leurs conditions d'existence. La seule différence est que dans les phénomènes vitaux le détermi- nisme est beaucoup plus difficile à atteindre, parce que les conditions sont infiniment plus complexes et plus délicates et qu'elles sont en outre combinées les unes avec les autres. Ç' Le physicien et le chimiste^ ne se plaçant pas DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 69 en dehors de l'univers^ peuvent étudier les corps et les phénomènes isolément, sans être obligés pour les comprendre de les rapportera l'ensem» ble de la nature ; mais le physiologiste^ se trou- vant au contraire placé en dehors de l'organisme animal dont il peut voir l'ensemble, doit tenir compte de l'harmonie de cet ensemble en même temps qu'il cherche à pénétrer dans l'intérieur pour analyser le mécanisme de chacune des parties. Il s'ensuit que le physicien et le chi- miste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu'ils observent et que le physiologiste au contraire est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé;, dont toutes les actions partiel- les sont solidaires et génératrices les unes les autres. Si^ à l'aide de l'analyse expérimentale, on décompose l'organisme vivant en isolant ses diverses parties^ ce n'est point pour les conce- voir séparément. Quand on veut donner à la propriété physiologique d'un organe ou d'un tissu toute sa valeur et sa véritable si^nifica- tioUj il faut toujours le rapporter à l'organisme^ 70 DU PROGRÈS et ne tirer de conclusion sur elle que relative- ment à ses effets dans l'ensemble ororanisé. Il faut reconnaître en un mot que le déterminisme dans les phénomènes de la vie est non-seule- ment un déterminisme très-complexe, mais que c'est en même temps un déterminisme liarmoniquement subordonné. Les phénomènes physiologiques, si compliqués chez les animaux élevés^ sont constitués par une série de phéno- mènes plus simples qui s'engendrent les uns les autres en s'associant ou se continuant vers un but final commun. Or l'objet essentiel pour le physiologiste est de déterminer par l'analyse expérimentale les conditions élémentaires des phénomènes phy- siologiques complexes et d'en saisir la subordi- nation naturelle, afin d'en comprendre et d'en suivre les diverses combinaisons dans les méca- nismes si variés que nous offrent les êtres vi- vants. L'emblème antique représenté par un serpent qui forme un cercle en se mordant la queue donne une image assez juste de la vie. En effet l'organisme vital forme un circuit fermé, mais ce cercle a une tête et une queue, DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQQES. 71 en ce sens que tous les phénomènes vitaux n'ont pas la même importance^ quoiqu'ils soient connexes et se fassent suite dans l'accomplisse- ment du circulus vital. Ainsi les organes mus- culaires et nerveux entretiennent l'activité des organes qui préparent le sang ou le milieu in- térieur; mais le sang à son tour nourrit les or- ganes qui le produisent. Il y a là une solidarité organique et sociale qui entretient dans l'éco- nomie animale un mouvement sans cesse dé- pensé et sans cesse renaissant, jusqu'à l'heure où le dérangement ou la cessation d'action d'un élément organique nécessaire amène un trouble dans le jeu de la machine vivante ou même en provoque l'arrêt définitif. Le problème du médecin expérimentateur consiste donc à trouver le déterminisme simple d'un dérangement organique compliqué, c'esl- à-dire à découvrir la condition du phénomène pathologique initial qui amène tous les autres à sa suite par un déterminisme complexe^ qui n'est lui-même que l'enchaînement d'un plus ou moins grand nombre de déterminismes simples* 72 DU PROGRÈS Le déterminisme du phénomène initial une fois saisi sera le fil d'Ariane qui dirigera l'expé- rimentateur, et lui permettra toujours de se retrouver dans le labyrinthe en apparence si obscur des phénomènes physiologiques et patho- logiques. Il comprendra dès lors comment une succession de déterminismes subordonnés les uns aux autres engendre un ensemble logique de phénomènes se reproduisant toujours avec le même type comme des individualités appar- tenant à une espèce définie. A l'état physiolo- gique, ces types de phénomènes constituent les fonctions ; à l'état pathologique, ils forment les maladies. La production d'une maladie pour Van Helmont était due à l'évolution d'une idée morbide (idea febrilis)^ et pour les médecins d'aujourd'hui, c'est encore l'expression d une entité morbide. Les empoisonnements comme les maladies se ramènent à un déterminisme complexe, ayant pour déterminisme initial l'ac- tion physico-chimique du poison sur un élément organisé, bien qu'il puisse ensuite, dans les déterminismes secondaires, intervenir des con- ditions de phénomènes qu'on peut appeler DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 73 vitales^ parce qu'elles ne se produisent pas en dehors de l'organisme vivant, sain ou ma- lade \ Enfin la connaissance du déterminisme physico-chimique initial des phénomènes com- plexes physiologiques ou pathologiques per- mettra seule au physiologiste d'agir rationnel- lement sur les phénomènes de la vie et d'étendre sur eux sa puissance d'une manière aussi sure que le font le physicien et le chimiste pour les phénomènes des corps bruts. Toutefois il ne faudrait pas nous abuser sur notre puissance, car nous obéissons à la nature au lieu de lui commander. Nous ne pouvons en réalité connaître les phénomènes de la na- ture que parleur relation avec leur cause déter- minante ou prochaine. Or la loi n'est rien autre chose que cette relation établie numéri- 1. Je pourrais citer beaucoup d'exemples pour prouver ce que j'avance. Je me bornerai à rappeler mes recher- ches sur l'action du curare dans lesquelles on peut voir comment la lésion physique d'une extrémité nerveuse mo- trice retentit successivement sur tous les autres éléments vitaux, et amène des déterminismes secondaires qui vont se compliquant de plus en plus jusqu'à la morL CLAUDE BERNARD. 5 74: ■ DU PROGRÈS que ment de manière à faire prévoir le rapport de la cause à l'effet dans tous les cas donnés. C'est ce rapport^ établi par Tobservation, qui permet à l'astronome de prédire les phéno- mènes célestes; c'est encore ce même rapport^ établi par l'observation et par l'expérience, qui permet au physicien, au chimiste et au physio- logiste non-seulement de prédire les phénomènes de la nature, mais encore de les modifier à son gré et à coup sûr, pourvu qu'il ne sorte pas des rapports que l'expérience lui a indiqués, c'est- à-dire de la loi. Ceci veut dire, en d'autres ter- mes, que nous ne pouvons gouverner les phé- nomènes de la nature qu'en nous soumettant aux lois qui les régissent. L'expérimentateur ne peut changer les lois de la nature. Il agit sur les phénomènes, quand il en connaît le déterminisme physico-chimique; mais il ne lui est donné ni de les créer de toutes pièces ni de les anéantir absolument; il ne peut que les modifier. Les conditions physico-chimi- ques des phénomènes sont d'autant plus faciles à analyser et à préciser que le phénomène est plus simple ; mais au fond et dans tous les cas^ DANS LES SCIENCES PPIYSIOLOGIOUES. 75 ainsi que nous l'avons dit^ la cause première du phénomène reste entièrement impénétrable. L'expérimentateur peut donc plus qu il ne sait ^ Qi, quelle que soit la manière dont son espr.t conçoive les forces de la nature, vitales ou mi- nérales, son problème est toujours le même : déterminer les conditions matérielles dans les- quelles un phénomène apparaît; puis, ces con- ditions étant connues^ les réaliser ou non, pour faire apparaître ou disparaître le phénomène. Pour produire un phénomène nouveau, l'expé- rimentateur ne fait que réaliser des conditions phénoménales nouvelles; mais il ne crée rien, nicomme force ni comme matière. A la fin du siècle dernier, la science a pro- clamé une grande vérité, à savoir qu'en fait de matière rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature; tous les corps, dont les propriétés varient sans cesse sous nos yeux, ne sont que des transmutations d'agrégats de matières équi- valentes en poids. Dans ces derniers temps, la science a pro- clamé une seconde vérité dont elle poursuit en- core la démonstration, et qui est en quelque 76 DU PaOGUÈS sorte le complément de la première, à savoir qu'en fait de forces rien ne se perd ni ne se crée dans la nature; d'où il suit que toutes les for- mes des phénomènes de l'univers, variées à l'in- fini, ne sont que des transformations équiva- lentes de forces les unes dans les autres. Sans vouloir aborder ici la question de la na- ture des forces minérales et des forces vitales, qu'il me suffise de dire que les deux vérités que je viens d'énoncer sont universelles^ et qu'elles embrassent les phénomènes des corps vivants aussi bien que ceux des corps bruts. Gomme conséquence de ce qui précède^ nous voyons que tous les phénomènes, de quelque ordre qu'ils soient^ existent virtuellement dans les lois immuables de la nature, et qu'ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions d'exis- tence sont réalisées. Les corps et les êtres qui sont à la surface de notre terre expriment le rapport harmonieux des conditions cosmiques de notre planète et de notre atmosphère avec les êtres et les phéno- mènes dont elles permettent l'existence. D'autres conditions cosmiques feraient néces- DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 77 sairement apparaître un autre monde clans le- quel se manifesteraient tous les phénomènes qui y rencontreraient leurs conditions d'existence, et dans lequel disparaîtraient tous ceux qui ne pourraient s'y développer; mais quelles que soient les variétés de phénomènes infinies que nous concevions sur la terre ^ en nous plaçant par la pensée dans toutes les conditions cosmi- ques que notre imagination peut enfanter^ nous sommes toujours obligés d'admettre que tout cela se passera d'après les lois de la physique, de la chimie et de la physiologie^ qui existent h notre insu de toute éternité^, et que dans tout ce qui arriverait il n'y aurait rien de créé ni en force ni en matière, qu'il y aurait seulement production de rapports différents, et par suite création d'êtres et de phénomènes nouveaux. Quand un chimiste fait apparaître un corps nouveau dans la nature^ il ne saurait se flatter d'avoir créé les lois qui l'ont fait naître; il n'a fait que réaliser les conditions qu'exigeait la loi créatrice pour se manifester. Il en est de môme pour les corps organisés : un chimiste et un physiologiste ne pourraient faire apparaître des 78 DQ PROGRÈS êtres vivants nouveaux dans leurs expériences qu'en obéissant aux lois éternelles de la na- ture. m La méthode expérimentale a pour but de trou- ver le déterminisme ou la cause prochaine des phénomènes de la nature. Le principe sur le- quel repose cette méthode est la certitude qu'un déterminisme existe; son procédé de recherche est le doute philosophique; son critérium est Y expérience. En d'autres termes^ le savant croit d'une manière absolue à l'existence du détermi- nisme qu'il cherche, mais il doute toujours de l'avoir trouvé. C'est pour cela qu'il est sans cesse obligé de s'en référer à l'expérience. La méthode expérimentale n'est que l'expression de la marche naturelle de l'esprit humain allant à la recherche des vérités scientifiques qui sont hors de nous. Chaque homme se fait de prime DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 7 9 abord des idées sur ce qu'il voit^ el il est porté à interpréter les phénomènes de la nature par anticipation avant de les connaître par expé- rience. Cette tendance est spontanée; une idée préconçue a toujours été et sera toujours le pre- mier élan d'un esprit investigateur. La méthode expérimentale a pour objet de transformer cette conception à priori, fondée sur une intuition ou un sentiment vague des choses^ en une inter- prétation à posteriori, établie sur l'étude expé- rimentale des phénomènes. C'est pourquoi ona aussi appelé la méthode expérimentale méthode à posteriori. L'esprit humain a passé par trois périodes nécessaires dans son évolution. D'abord le sc/^^/- ment, s'imposantà la raison, créa les vérités de la foi, c'est-à-dire la théologie. La raison ou la philosophie, devenant ensuite la maîtresse, en- fanta les systèmes ou la scolastique. Enfin l'^.r- périence, c'est-à-dire l'étude des phénomènes na- turels, apprit à l'homme que les vérités du monde extérieur ne se trouvent formulées de prime abord ni dans le sentiment ni dans la raison. Ce sont seulement nos guides indispcn- 80 DU PROGRÈS sal)les; mais pour atteindre ces vérités^ il faut nécessairement descendre dans la réalité o])jec- tivc des faits^ oii elles se trouvent sous la forme de relations phénoménales. 1 C'est ainsi qu'apparaît par le progrès naturel des choses la méthode expérimentale^ qui ré- sume tout en s'appuyant successivement sur les trois branches de ce trépied immuable : le sen- timent, la raison et V expérience. Dans la recher- che de la vérité au moyen de cette méthode, le sentiment a toujours l'initiative^ il engendre ridée à priori : c'est l'intuition. La raison ou le raisonnement développe ensuite l'idée et dé- duit ses conséquences logiques; mais si le sen- timent doit être éclairé par les lumières de la raison^ la raison à son tour doit être guidée par j l'expérience^ qui seule lui permet de conclure. L'esprit humain est un tout complexe qui ne marche et ne fonctionne que par le jeu harmo- nique de ses diverses facultés. Il faudrait donc se garder, dans l'association que j'ai signalée plus haut, de donner une pré- dominance exagérée soit au sentiment, soit à la raison, soit à l'expérience. Si le sentiment DANS LES SCIENCES PPIYSIOLOGIQUES. 81 fait taire la raison, nous sommes hors de la science et nous arrivons dans les vérités irra- tionnelles de foi ou de tradition. Si la raison n'invoque pas sans cesse l'expérience, nous tombons dans la scolastique et sous la domina- tion des systèmes; si l'expérience se passe du raisonnement, nous ne pouvons pas sortir des faits, et nous croupissons dans l'empirisme. La méthode expérimentale est la méthode qui ' cherche la vérité par l'emploi bien équilibré du sentiment, de la raison et de l'expérience. Elle proclame la liberté de l'esprit et de la pensée. Son caractère est de ne relever que d'elle-même, parce qu'elle emprunté à son critérium, l'expé- . rience, une autorité impersonnelle qui domine toute la science. Elle n'admet pas d'autorité personnelle; elle repousse d'une manière ab- solue les systèmes et les doctrines. Ceci n'est point de l'orgueil et de la jactance. L'expéri- mentateur au contraire fait acte d'humilité en niant l'autorité individuelle, car il doute de ses propres connaissances, et il soumet ainsi l'au- torité des hommes à celle de l'expérience et des lois de la nature. _J 82 DU PROGRES La première condition à remplir pour un sa- vant qui se livre à l'investigation expérimentale des phénomènes naturels^ c'est donc de ne se préoccuper d'aucun système et de conserver une entière liberté d'esprit assise sur le doute phi- losophique. En effet^ d'un côté nous avons la certitude de l'existence du déterminisme des phénomènes^ parce que cette certitude nous est donnée par un rapport nécessaire de causalité dont notre esprit a conscience; mais nous n'a- vons, d'un autre côté, aucune certitude relative- ment à la formule de ce déterminisme, parce qu'elle se réalise dans des phénomènes qui sont en dehors de nous. L'expérience seule doit nous diriger; elle est notre critérium unique, et elle devient, suivant l'expression de Goethe', la seule médiatrice qui existe entre le savant et les phénomènes qui l'environnent. Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes est admise comme but unique de la méthode expérimentale, il n'y a plus ni 1 . Goethe , Œuvres cV histoire naturelle^ traduction de M. Martins, introduction, p. 1. DANS LES SCIENCES PPIYSIOLOGIQUES. 83 matérialisme^ ni spiritualisme^ ni matière briito^ ni matière vivante^ il n'y a que des phénomènes naturels dont il faut déterminer les conditions, c'est-à-dire connaître les circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes le rôle de cause prochaine. Toutes les sciences qui font usage de la méthode expérimentale doivent tendre à de- venir antisystématiques. La médecine expérimentale ne sera pas un système nouveau de médecine, mais au can- traire la négation de tous les systèmes. Elle ne devra se rattacher à aucun mot systématique; elle ne sera ni animiste, ni organiciste, ni soli- diste, ni humorale : elle sera simplement la science qui cherche à remonter aux causes prochaines des phénomènes à l'état sain et à l'état morbide. Ce que nous venons de dire relativement aux: systèmes médicaux, nous pouvons l'appliquer aux systèmes philosophiques. La physiologie expérimentale ne sent le besoin de se rattacher à aucun système philosophique. Le rôle du physiologiste, comme celui de tout savant, est de chercher la vérité en elle-même, sans vou- 84 DU PROGRÈS loir la faire servir de contrôle à tel ou tel sys- tème de philosophie. Quand le savant poursuit l'investigation scientifique en prenant pour base un système philosophique quelconque, il s'é- gare nécessairement dans les régions des causes premières. L'idée systématique donne à l'esprit une sorte d'assurance trompeuse et une inflexi- bilité qui s'accordent mal avec la liberté du doute que doit toujours garder l'expérimenta- teur dans ses recherches. Les systèmes sont tous nécessairement incomplets; ils ne sauraient représenter tout ce qui est dans la nature, mais seulement ce qui est dans l'esprit des hommes. Or, pour trouver la vérité, il suffit que le. sa- vant se mette en face de la nature, qu'il inter roge librement en suivant la méthode expéri- mentale à l'aide de moyens d'investigation de plus en plus parfaits, et je pense que dans ce cas le seul système philosophique consiste à ne pas en avoir. Comme expérimentateur, j'énte donc les sys- tèmes philosophiques, mais je ne saurais pour cela repousser cet esprit philosophique qui, sans être nulle part, est partout, et qui, sans appar- DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 85 tenir à aucun système, doit régner non-seule- lement sur toutes les sciences, mais sur toutes les connaissances humaines. C'est ce qui fait que, tout en fuyant les systèmes philosophi- ques, j'aime beaucoup les philosophes, et je me plais infiniment dans leur commerce. En effet, au point de vue scientifique, la philoso- phie représente l'aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l'inconnu. Dès lors les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences. Par là ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l'ennoblit; ils for- tifient Tesprit en le développant par une gym- nastique intellectuelle générale en même temps qu'ils le reportent sans cesse vers les solutions inépuisables des grands problèmes; ils entre- tiennent ainsi une sorte de soif de l'inconnu et le feu ?.acré de la recherche qui ne doivent ja- mais s'éteindre chez un savant. En effet, le désir ardent de la connaissance est l'unique mobile qui attire et soutient l'in- vesligateur dans ses efforts, et c'est précisément 86 DU PROGRÉS celte connaissance qu'il saisit et qui fuit tou- jours devant lui, qui devient à la fois son seul tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les tourments de l'inconnu doit ignorer les joies de la découverte^ qui sont cer- tainement les plus vives que l'esprit de Thomme puisse jamais ressentir. Mais, par un caprice de notre nature, cette joie de la découverte tant cherchée et tant espé- rée s'évanouit dès qu'elle est trouvée. Ce n'est qu'un éclair dont la lueur nous a découvert d'autres horizons vers lesquels notre curiosité inassouvie se porte encore avec plus d'ardeur. C'est ce qui fait que, dans la science même, le connu perd son attrait, tandis que l'inconnu est toujours plein de charmes. C'est pour cela que les esprits qui s'élèvent et deviennent vrai- ment grands sont ceux qui ne sont jamais sa- tisfaits d'eux-mêmes dans leurs œuvres accom- plies, mais qui tendent toujours à mieux dans des œuvres nouvelles. Le sentiment dont je parle en ce moment est bien connu des savants et des philosophes. DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 87 C'est ce sentiment qui a fait dire à'Priestley' qu'une découverte que nous faisons nous en montre beaucoup d'autres à faire; c'est ce sen-' timent qu'exprime Pascal % mais sous une forme peut-être paradoxale^ quand il dit : « Nous ne cherchons jamais les choses^ mais la recher- che des choses. » Pourtant c'est bien la vérité elle-même qui nous intéresse, et si nous la cherchons toujours, c'est parce que ce que nous en avons trouvé ne peut pas nous satisfaire. Sans cela, nous ferions dans nos recherches ce travail inutile et sans fin que nous représente la fable Sisyphe, qui roule toujours son rocher qui retombe sans cesse au point de départ. Cette comparaison n'est point exacte scientifiquement : le savant monte toujours en cherchant la vérité, et s'il ne la trouve jamais tout entière, il en découvre néanmoins des fragments très-importants, et ce sont précisément ces lambeaux de la vérité gé- nérale qui constituent la science. 1 . Priestley , Expériences et observations sur différentes espèces dairs, t. I", préface, p. 15. 2. Pascal, Pensées morales détachées^ art. ix-xxxiv. 88 DU PROGRÈS Le savant ne cherche donc pas pour le plaisir de chercher^ mais pour le plaisir de trouver. Il cherche la vérité à cause du désir ardent qu'il a de la posséder^ et il la possède déjà dans des limites qu'expriment les sciences elles- mêmes dans leur état actuel. Mais le savant ne doit pas s'arrêter en chemin : il doit toujours s'élever plus haut et tendre à la perfection, il doit toujours chercher tant qu'il voit quelque chose à trouver. Sans cette excitation constante qui est donnée par l'aiguillon de l'inconnu, sans cette soif scientifique toujours renaissante, il serait à craindre que le savant ne se systéma- tisât dans ce qu'il a d'acquis ou de connu. Alors la science ne ferait plus de progrès et s'ar- rêterait par [indifférence intellectuelle, comme quand les corps minéraux saturés tombent en indifférence chimique et se cristallisent. I] faut donc empêcher que l'esprit, trop absorbé par le connu d'une science spéciale, ne tende au repos ou ne se traîne terre à terre, en perdant de vue les questions qui lui restent à résoudre. La philosophie, en agitant la masse inépuisable des questions non résolues, stimule DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 89 et entretient ce moavement salutaire dans les sciences, car, dans le sens restreint où je con- sidère ici la philosophie, l'indéterminé seul lui appartient, le déterminé retombant nécessaire- ment dans le domaine scientifique. Je n'admets y donc pas la philosophie qui voudrait assigner des bornes à la science, pas plus que la science qui prétendrait supprimer les vérités philoso- phiques qui sont actuellement hors de son propre domaine. La vraie science ne supprime rien, elle cherche toujours et regarde en face et sans se troubler les choses qu'elle ne comprend pas encore. Nier ces choses ne serait pas les supprimer; ce serait fermer les yeux et croire que la lumière n'existe pas. Ce serait l'illusion de l'autruche qui croit supprimer le danger en se cachant la tête dans le sable. . Selon moi, le véritable esprit philosophique est celui dont les aspirations élevées fécondent les sciences en les entraînant à la recherche de vérités qui sont actuellement en dehors d'elles, mais qui ne doivent pas être délaissées par cela même qu'elles s'éloignent et s'élèvent de plus en plus à mesure qu'elles sont abordées par des 90 DU PROGRÉS esprits philosophiques plus puissants et plus délicats. Maintenant cette aspiration de l'esprit humain aura-t-elle une un, trouvera-t-elle une limite? Je ne saurais le comprendre; en atten- dant, le savant n'a rien de mieux à faire que de marcher sans cesse, parce qu'il avance tou- jours. Un des plus grands ohstacles qui se rencon- trent dans cette marche générale et lihre des connaissances humaines est donc la tendance qui porte les diverses connaissances à s'indivi- dualiser dans des systèmes. Cela n'est point une conséquence des choses elles-mêmes, parce que dans la nature tout se tient et que rien ne saurait être vu isolément et systématiquement, mais c'est un résultat de la tendance de notre esprit, à la fois faible et dominateur, qui nous porte à absorber les autres connaissances dans une systématisation personnelle. Une science qui s'arrêterait dans un système resterait sta- tionnaire et s'isolerait, car la systématisation est un véritable enkystement scientifique, et toute partie enkystée dans un organisme cesse de participer à la vie générale de cet organisme. DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 91 Les systèmes tendent donc à asservir l'esprit Immain, et la seule utilité que l'on puisse, sui- vant moi, leur trouver^ c'est de susciter des combats qui les détruisent en agitant et en ex- citant la vitalité de la science. En effet, il faut chercher à briser les entraves des systèmes phi- losophiques et scientifiques, comme on brise- rait les chaînes d'un esclavasfe intellectuel. La vérité, si on peut la trouver, est de tous les systèmes, et pour la découvrir l'expérimentateur a besoin de se mouvoir librement de tous les côtés sans se sentir arrêté par les barrières d'un système quelconque. La philosophie et la^ science ne doivent donc pas être systématiques, elles doivent être unies et s'entr'aider sans vou- loir se dominer l'une l'autre. Mais si, au lieu de se contenter de cette union fraternelle pour la recherche de la vérité, la philosophie voulait entrer dans le ménage de la science et lui imposer dogmatiquement des méthodes et des procédés d'investigation, l'ac- cord ne pourrait certainement plus exister. Pour faire des observations, des expériences ou des découvertes scientifiques, les méthodes et pro- 92 DU PROGRÉS cédés philosophiques sont trop généraux et restent impuissants; il n'y a pour cela que des méthodes et des procédés scientifiques souvent très-spéciaux qui ne peuvent être connus que des expérimentateurs^, des savants ou des phi- losophes qui pratiquent une science déterminée. Les connaissances humaines sont tellement enchevêtrées et solidaires les unes des autres dans leur évolution, qu'il est impossible de croire qu'une influence individuelle puisse suf- fire à les faire avancer lorsque les éléments du progrès ne sont pas dans le sol scientifique lui- même. C'est pourquoi, tout en reconnaissant la supériorité des grands hommes, je pense néanmoins que, dans l'influence particulière ou générale qu'ils ont sur les sciences, ils sont tou- jours et nécessairement plus ou moins fonclion de leur temps, 11 en est de même des philosophes : ils ne peuvent que suivre la marche de l'esprit humain, et ils ne contribuent à son avancement qu'en attirant les esprits vers la voie du progrès, que beaucoup n'apercevraient peut-être pas ; mais ils sont encore en cela l'expression de leur DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 93 temps. Ce serait donc une illusion que de pré- tendre absorber les découvertes particulières d'une science au profit d'une méthode ou d'un système philosophique quelconque. En un mot, si les savants sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savants^ le savant n'en reste pas moins libre et complètement maître chez lui^ et je pense^ quant à moi, que les savants dans leurs laboratoires font leurs découvertes, leurs théories et leur science sans les philoso- phes. Joseph de Maistre a dit que ceux qui ont fait le plus de découvertes dans la science sont ceux qui ont le moins connu Bacon * ; ceux qui l'ont lu et médité, ainsi que Bacon lui-même, n'y ont souvent guère réussi. C'est qu'en effet l'art d'obtenir le détermi- nisme des phénomènes à l'aide des procédés et des méthodes scientifiques ne s'apprend que dans les laboratoires, où l'expérimentateur est aux prises avec les problèmes de la nature. Quand on est en face de phénomènes dont il 1. Joseph de Maistre, Examen de la Pldlomphle de Bacon^ t. P% p. 81. 94 DU PROGRES laut déterminer les conditions d'existence ou les causes prochaines, les procédés du raison- nement doivent varier à l'infini^ suivant la na- ture des phénomènes dans les diverses sciences et selon les cas plus ou moins difficiles et plus ou moins complexes auxquels on les applique. Les savantS;, et même les savants spéciaux en chaque science, peuvent seuls intervenir dans de pareilles questions^ parce que non-seulement les procédés diffèrent, mais parce que l'esprit du naturaliste n'est pas celui du physiologiste, et que celui du chimiste n'est pas celui du physicien^ I Quand des philosophes tels que Bacon^ ou d'autres plus modernes^ ont voulu donner une systématisation de préceptes pour la recherche scientifique, ils ont pu paraître séduisants aux personnes qui ne voient les sciences que de loin; mais en réalité de pareils ouvrages ne sont d'aucune utilité aux savants faits, et pour ceux qui veulent se livrer à la culture des sciences^ ils les égarent par une fausse simpli- cité des choses; bien plus, ils les gênent en chargeant l'esprit d'une foule de règles vagues DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 95 OU inapplicables, qu'il faut se hâter d'oubliei% si l'on veut entrer dans la science et devenir un véritable expérimentateur. Je crois que dans l'enseignement scientifique le rôle d'un maître est de montrer expérimenta- lement à l'élève le but que le savant se propose^ et de lui indiquer tous les moyens qu'il peut avoir à sa disposition pour l'atteindre. Le maître doit ensuite laisser l'élève libre de se mouvoir à sa manière^ suivant sa nature, pour arriver au but qu'il lui a montré, sauf à venir à son secours^ s'il voit qu'il s'égare. Je pense en- fin que la vraie méthode scientifique est celle qui contient l'esprit sans l'étouffer^ celle qui laisse autant que possible l'esprit en face de lui-même, et le dirige tout en respectant ses qualités les plus précieuses qui sont son origi- nalité créatrice et sa spontanéité scientifique. En effet^ les sciences n'avancent que par les idées nouvelles et par la puissance créatrice ou originale de la pensée. Il faut donc prendre garde^ dans l'enseignement des sciences, que les connaissances qui doivent armer "l l'intelligence ne l'accablent par leur poids^ et 96 DU PROGRÈS que les règles qui sont destinées à soutenir les côtés faibles de l'esprit n^en atrophient ou n'en étouffent les côtés puissants et féconds. Je n'ai point à entrer ici dans d'autres déve- loppements; j'ai dû me borner à prémunir les sciences physiologiques et la médecine expé- rimentale contre les exagérations de l'érudition et contre l'envahissement et la domination des systèmes, parce que ces sciences^ en y suc- combant^ verraient disparaître leur fécondité, et perdraient l'indépendance et la liberté d'es- prit, qui seront toujours les conditions essen- tielles de leurs progrès. Si le génie de l'homme a dans les sciences comme ailleurs une suprématie qui ne perd jamais ses droits^ cependant^ pour les sciences expérimentales, le savant doit appliquer ses idées à la recherche du déterminisme scientifi- que et interroger la nature dans un laboratoire, avec les moyens convenables et nécessaires. On ne concevrait pas un physicien ou un chimiste sans laboratoire. Pour le physiologiste il doi% en être de même : il faut qu'il analyse expéri- mentalement les phénomènes de la matière DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. 97 vivante, comme le physicien et le chimiste ana- lysent expérimentalement les phénomènes de la matière brute. En un mot^ le laboratoire est la condition sme quel non du développement de toutes les sciences expérimentales. L'évidence de cette mérité amène et amènera nécessairement une réforme universelle et pro- fonde dans l'enseignement scientifique, car on a reconnu partout aujourd'hui que c'est dans les laboratoires que germent et grandissent toutes les découvertes de la science pure, pour se répandre ensuite et couvrir le monde de leurs applications utiles. Le laboratoire seul apprend les difficultés réelles de la science à ceux qui le fréquentent. Il leur montre en outre que la science pure a toujours été la source de toutes les richesses réelles que l'homme acquiert et de toutes les conquêtes qu'il fait sur les phéno- mènes de la nature. C'est là une excellente éducation pour la jeunesse^ parce qu'elle seule peut lui faire comprendre que les applications actuelles si brillantes des sciences ne sont que Tépanouissement de travaux antérieurs^ et que ceux qui profitent aujourd'hui de leurs bienfaits CLAUDE BERNARD. 98 PROGRÈS DANS LES SCIENCES PHYSIOLOGIQUES. doivent un tribut de reconnaissance à leurs de- vanciers^ qui ont péniblement cultivé l'arbre de la science sans le voir fructifier. V août 1865. LE PROBLÈME DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE On distingue les sciences qui traitent des corps inertes de celles qui traitent des corps \ivants^ et^ parmi ces dernières^ on sépare encore celles qui étudient l'iiomme et les animaux de celles qui étudient les végétaux. Toutes les classifications des sciences ne sauraient se fonder exclusivement sur les cir- conscriptions naturelles des corps qu'elles con- sidèrent; elles se divisent aussi et plus particu- lièrement selon les problèmes spéciaux qu'elles se proposent de résoudre. La physiologie géné- rale, par son objet, se confond avec toutes les sciences des êtres vivants, puisqu'elle analyse 100 LE PROBLÈME des phénomènes qui se passent à la fois dans riiomme^ dans les animaux et dans les végé- taux^ Elle n'en est pas moins cependant une science distincte, parce qu'elle poursuit un problènie spécial qui détermine son domaine propre. La physiologie a pour but de régir les ma- nifestations des phénomènes de la vie. Je me propose ici d'examiner comment il est possible d'arriver à la solution d'un pareil problème. On verra^ je l'espère, que la physiologie est une des sciences les plus dignes de l'attention des esprits élevés par l'importance des questions qu'elle traite, et de toute la sympathie des hommes de progrès par l'influence qu'elle est destinée à exercer sur le bien-être de l'huma- nité. 1. CL Bernard, Leçons sur les iihénomencs de la vie communs aux animaux et aux végétaux. Paris, 1878. DE LA PHYSIOLOGIE GENERALE. 101 Afin de bien comjœendre le caractère du pro- blème physiologique, il faut d'abord circon- scrire la physiologie générale et montrer qu'elle est une science expérimentale et non une science naturelle. Les sciences naturelles sont des sciences d'observation ou descriptives. Elles nous don- nent la prévision des phénomènes ; mais elles restent des sciences contemplatives de la na- ture. Les sciences expérimentales sont des sciences d'expérimentation ou explicatives. Elles vont plus loin que les sciences d'observation^ qui leur servent de base, et arrivent à être des sciences d'action, c'est-à-dire des sciences con- quérantes de la nature. Cette distinction fondamentale entre les 102 LE PROBLÈME sciences naturelles et les sciences expérimenta- les ressort de la définition même de l'observa- tion et de l'expérimentation. L'observateur considère les phénomènes dans leur état natu- rel^ c'est-à-dire tels que la nature les lui offre, tandis que l'expérimentateur les fait apparaître dans des conditions dont il est le maître. La physique et la chimie, qui sont les scien- ces expérimentales dans le règne des corps bruts, ont conquis la nature inerte ou minérale, et chaque jour nous voyons cette conquête s'é- tendre davantage. La physiologie, qui est la science expéri- mentale dans le règne des corps organisés, doit conquérir la nature vivante; c'est là son problème, ce sera là sa puissance. Cette division des sciences biologiques en sciences naturelles et en sciences expérimenta- les est nécessaire à leurs progrès. D'un côté, la physiologie ne peut avancer qu'en se constituant comme une science indé- pendante, et d'autre part les sciences naturelles qui ont concouru à son évolution et préparé son avènement feraient fausse route, et per- DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 103 (Iraient leur véritable point de viie^ soit en vou- lant la suivre dans sa marche^ soit en essayant de la retenir dans leur circonscription. Par la même raison, les naturalistes^ minéralogistes et géologues pourraient réclamer la physique et la chimie comme appartenant à l'histoire des minéraux. De même encore le naturaliste an- thropologiste devrait^ ainsi que cela d'ailleurs a été fait par certains auteurs, considérer la physiologie humaine et la médecine comme ne formant que des divisions de l'anthropologie. On sent tout de suite combien il serait facile de pousser jusqu'à l'erreur de semblables raison- nements^ car la littérature, les arts^ la politi- que^ toutes les connaissances humaines^ en un mot, appartiendraient à l'anthropologie, puis- qu'elles rentrent dans l'histoire de l'intelligence de l'homme. Cette manière de diviser les scien- ces d'après la considération de l'objet qu'on étudie n'aboutirait qu'à l'obscurité et à la con- fusion, tandis qu'en envisageant la nature ex- périmentale et spéciale des problèmes du phy- siologiste, nous verrons qu'on peut arriver au contraire à une distinction réelle et féconde. 104 LE PROBLÈME Ciivier a donné à la science de l'organisation des êtres vivants une impulsion puissante, qui a été utile à la fois à la zoologie et à la physio- logie générale; mais Cuvier ne concevait pas la physiologie comme devant être une science expérimentalement constituée, ou plutôt il n'a- vait pas d'idée arrêtée à ce sujet, car tantôt on le voit nier la physiologie expérimentale en contestant la légitimité des appHcalions de la méthode expérimentale à l'étude des phénomè- nes de la vie \ tantôt on le voit admettre et louer dans des rapports académiques les résul- tats de la physiologie expérimentale obtenus à l'aide de la vivisection ^ Cuvier avait bien senti qu'il était iaiportant d'introduire les considéra- tions physiologiques dans la zoologie; mais il n'était pas physiologiste, il était naturaliste et surtout anatomiste, et ne voyait dans la phy- 1 . Voyez Cuvier, Lettre à Mertrud et Introduction au règne animal. 2. Voyez Cuvier, Rapport fait à V Académie des Sciences sur des expériences relatives aux fonctions du système nerveux {Journal de Pliysiolofjie, par Magendie, t. II, p. 372, 1822). DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 105 siologie que des déductions anatomiques parti- culières dont il cherchait la confirmation dans l'anatomie comparée. Sans doute les connais- sances anatomiques les plus précises sont in- dispensables au physiologiste; mais je ne crois pas pour cela avec les anatomistes que l'anato- mie doive servir de base exclusive à la pliysio- logiC;, et que cette dernière science puisse ja- mais se déduire directement de la première ^ Je pense au contraire que c'est une erreur ou une illusion de toutes les écoles anatomiques d'a- voir cru que l'anatomie expliquait directement la physiologie. L'impuissance de l'anatomie à nous appren- dre les fonctions organiques devient surtout évidente dans les cas particuliers où elle est ré- duite à elle-même. Pour les organes sur les usages desquels la physiologie expérimentale n'a encore rien dit^ l'anatomie reste absolu- ment muette. C'est ce qui a lieu par exemple pour la rate^ 1 . Voyez mes Leçons de physiologie appliquée à la mé- decine faites au Collège do France, 1855, première leçon. 106 LE PROBLÈME les capsules surrénales, le corps thyroïde, etc., tous organes dont nous connaissons parfaite- ment la texture anatomique, mais dont nous ignorons complètement les fonctions. De même, quand sur un animal on découvre un tissu nouveau et sans analogue dans d'au- très organismes^ l'anatomie est incapable d'en dévoiler les propriétés vitales. Cela prouve donc bien clairement que, lors- que l'anatomiste ou le zoologiste construit ce qu'on appelle la physiologie anatomique ou zoo- logique, ils ne font qu'appliquer à l'interpréta- tion et au classement des faits anatomiques les connaissances que leur a préalablement four- nies la physiologie expérimentale, mais ils ne déduisent jamais rien directement de l'anato- mie elle-même. Pour expliquer les phénomènes de la vie, le physiologiste expérimentateur s'adresse direc- tement aux manifestations de ces phénomènes; il les analyse à l'aide des sciences physico-chi- miques^ qui sont plus simples que la physio- logie, parce c'est toujours le plus simple qui doit éclairer le plus complexe. L'anatomie ou la DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 107 texture d'un organe ne peut réellement se com- prendre que lorsque la physiologie vient l'ex- pliquer. La structure anatomique ne donnant que les conditions de manifestations d'un phé- nomène physiologique, il est de toute nécessité de connaître ce phénomène avant de chercher à l'expliquer anatomiquement. En un mot, la physiologie n'est point une déduction de l'ana- tomie. L'explication de l'organisation, au lieu d'être le point de départ^ est au contraire le but vers lequel tendent toutes les études phy- siologiques. Nous verrons en effet que c'est seulement dans la structure anatomique et dans l'analyse physico-chimique des propriétés de la matière organisée que le physiologiste trouve les conditions qu'il lui importe de con- naître pour résoudre le problème de la physio- logie expérimentale, c'est-à-dire pour expliquer le mécanisme des phénomènes vitaux et pour en maîtriser les manifestations. Le problème du naturaliste est plus simple; sans chercher à expliquer les phénomènes na- turels, il se borne à en constater l'enchaînemenl 108 LE PROBLÈME cl les lois^ afin d'en prévenir les manifestations et la marche. Les sciences naturelles et les sciences expéri- mentales^ considérées dans leur développement, constituent en quelque sorte deux degrés dis- tincts dans les connaissances humaines. Les sciences naturelles, passives ou contemplatives, forment évidemment le premier degré, tandis que les sciences expérimentales, actives et con- quérantes, constituent le second. Les sciences naturelles sont les aînées nécessaires des sciences expérimentales et elles leur servent de point d'appui. C'est ainsi que l'évolution scientifique vient nous expliquer comment le problème des sciences expérimentales est un problème mo- derne que l'antiquité n'a pu connaître. Je ne veux pas dire que l'antiquité n'ait point eu li- dée de conquérir la nature, puisqu'elle nous a laissé la fable de Prométhée, puni pour avoir voulu ravir le feu du ciel. Seulement il est cer- tain que la science antique n'a pu réaliser cette conquête^ puisque les sciences naturelles et contemplatives ont dû se former les premières. DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 109 La pensée scientifique des anciens n'a donc pu être que de découvrir et de constater les lois qui régissent les phénomènes de la nature^ tandis que la pensée scientifique expérimentale moderne doit être d'expliquer ces phénomènes et de les maîtriser au profit de Tliumanité. Nous savons que par la physique et par la chimie l'homme a déjà assuré sa domination sur les phénomènes des corps bruts; mais une autre conséquence également nécessaire de l'évolution scientifique que j'ai voulu proclamer ici, c'est que par la physiologie l'homme doit ambition- ner aussi d'étendre sa puissance sur les phé- nomènes des êtres vivants. La civilisation moderne, en conquérant par la science la nature inorganique et la nature or- ganisée^ se trouvera placée dans des conditions nouvelles entièrement inconnues aux civilisa- tions antiques. C'est pourquoi il n'est peut-être pas toujours logique d'invoquer l'histoire des peuples anciens pour supputer les destinées des peuples nouveaux. L'humanité semble avoir compris aujourd'hui que son but est non plus la contemplation passive, mais le progrès et CLAUDE BERNARD. 7 ilU LE PROBLÈME l'action. Ces idées pénètrent de plus en plus profondément dans les sociétés, et le rôle actif des sciences expérimentales ne s'arrête pas aux sciences physico-chimiques et physiologiques ; il s'étend jusqu'aux sciences historiques et mo- rales. On a compris qu'il ne suffit pas de rester spectateur inerte du bien et du mal, en jouis- sant de l'un et se préservant de l'autre. La 'mo- rale moderne aspire à un rôle plus grand : elle recherche les causes, veut les expliquer et agir sur elles; elle veut en un mot dominer le bien et le mal;, faire naître l'un et le développer, lutter avec l'autre pour l'extirper et le détruire. On le voit donc, c'est une tendance générale, et le souffle scientifique moderne qui anime la physiologie est éminemment conquérant et do- minateur. DE LA PHYSIOLOGIE GENERALE. 111 II De tout temps, les phénomènes de la vie ont été considérés sous deux faces différentes et pour ainsi dire opposées. Les physiologistes animistes ou vitalistes ont pensé que les manifestations vitales sont régies par des influences spéciales, et ils ont admis que la force vitale, quel que soit le nom qu'on lui donne [âme physiologique ou archée, principe vital ou propriétés vitales) ^ est essentiellement distincte des forces minérales, et se tient même avec elles dans un antagonisme constant. Les physiologistes chimistes physico-mécani- ciens ont soutenu au contraire que les fonctions vitales doivent se ramener à des phénomènes mécaniques ou physico-chimiques ordinaires, pour l'explication desquels il n'est nécessaire de faire intervenir aucune force vitale particu- lière. 112 LE PROBLÈME Eq voyant que nous considérons la physio- logie comme une science expérimentale desti- née à gouverner les phénomènes de la nature vivante, on se demandera si nous sommes dans le camp des physiologistes vitalistes ou dans celui des physiologistes physico-mécaniciens. Il devient par conséquent nécessaire de nous expliquer, non afin de prendre parti pour l'une ou l'autre des deux doctrines physiologiques précédemment citées, mais simplement afin de faire connaître notre manière de voir sur la na- ture des phénomènes de la vie et sur la méthode d'investigation qu'il convient de suivre dans l'étude des problèmes de la physiologie générale. La physiologie ne se sépare pas, quant à la manière d'étudier, des autres sciences expéri- mentales des corps bruts. Elle suit la même méthode expérimentale, et la vie, quelle que soit l'idée qu'on s'en fasse^ ne saurait être un obstacle à l'analyse expérimentale des phéno- mènes des organismes vivants. J'ai déjà déve- loppé ^ cette opinion, et j'ai démontré par di- 1 . Voyez : Du progrès dans les sciences physiologiques, p. 37. DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 113 vers exemples que les phénomènes vitaux sont soumis à un déterminisme aussi rigoureux et aussi absolu que les phénomènes minéraux. Quant aux phénomènes delà vie^ j'admets que ces phénomènes^ considérés dans leurs formes diverses de manifestation et dans leur nature intime^ ont à la fois une spécialité de formes qui les distingue comme phénomènes de la vie et une communauté de lois qui les confond avec tous les autres phénomènes du monde cosmique. Je reconnais en d'autres termes à tous les phénomènes vitaux des procédés spé- ciaux de manifestation; mais en même temps je les considère aussi comme dérivant tous des lois générales de la mécanique et de la physico-chimie ordinaires. Il existe en effet dans les organismes vivants des appareils anatomiques ou des outils organiques qui leur sont propres, et qu'on ne saurait re- produire en dehors d'eux; mais les phénomè- nes manifestés par ces organes ou tissus vi- vants n'ont cependant rien de spécial ni dans leur nature^ ni dans les lois qui les régissent : c'est ime proposition que les progrès des scien- 114 LE PROBLÈME res pliysico-chimiqiies démontrent chaque jour de plus en plus^ en prouvant que les phénomè- nes qui s'accomplissent dans les corps vivants peuvent s'accomplir également en dehors de l'orofanisme dans le rèorne minéral. Dans l'or- dre chimique, le chimiste opère dans son labo- ratoire une foule de synthèses^ de décomposi- tions et de dédoublements semblables à ceux qui ont lieu dans les organismes animaux et végétaux; mais, si dans l'être vivant les forces chimiques donnent lieu à des produits identi- ques à ceux du règne minéral, la nature vi- vante emploie les procédés spéciaux des élé- ments histologiques (cellules ou fibres organi- sées) qui n'appartiennent qu'aux êtres vivants. Parmi les cellules organiques animales ou végétales, il en est qui réduisent l'acide carbo- nique et dégagent de l'oxygène, d'autres qui absorbent l'oxygène et dégagent de l'acide car- bonique; enfin certaines cellules ou produits de cellules (ferments solubles) président à des phénomènes de fermentation ou de dédouble- ment qui donnent naissance à de l'alcool, à de l'acide acétique, à des acides gras, à de la gly- DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 115 cérine, à de l'urée, à des essences végétales^ etc. Or ce sont là des phénomènes et des pro- duits que le chimiste peut imiter et refaire dans son laboratoire en mettant en jeu les for- ces chimiques minérales, qui sont au fond exactement les mêmes que les forces chimiques organiques ; mais dans Têtre vivant^ je le répète^ les phénomènes sont réalisés à l'aide de procé- dés vitaux et de réactifs chimiques organisés^ créés par l'évolution histologique et par consé- quent spéciaux à l'organisme et inimitables pour le chimiste. Dans l'ordre mécanique ou physique, les phénomènes de l'organisme vivant n'ont rien non plus qui les distingue des phénomènes mécaniques ou physiques généraux, si ce n'est les instruments qui les manifestent. Le muscle produit des phénomènes de mou- vement qui^ comme ceux des machines inertes^ ne sauraient échapper aux lois de la mécanique générale, ce qui n'empêche pas que le muscle ne soit un appareil de mouvement spécial à l'animal^ et dont le jeu est réglé par les nerfs 116 LE PROBLÈME au moyen de mécanismes également spéciaux à l'être vivant. Les êtres vivants produisent de la chaleur qui ne diffère en rien de la chaleur engendrée dans les phénomènes minéraux^ si ce n'est le procédé vital de fermentation ou de combus- tion qui lui donne naissance. Les poissons électriques forment ou sécrètent de l'électricité qui ne diffère en rien de l'élec- tricité d'une pile métallique^ ce qui n'empêche pas l'organe électrique de la torpille^ par exemple, d'être un appareil vital tout à fait particulier, réglé par le système nerveux et que le physicien ne peut imiter. Il en serait de même des fonctions des nerfs et des organes des sens, qui ne sont que des instruments de physique spéciaux aux êtres vivants. Il n'y a donc en réalité qu'une physique, qu'une chimie et qu'une mécanique générales, dans lesquelles rentrent toutes les manifesta- tions phénoménales de la nature, aussi bien celles des corps vivants que celles des corps bruts. Tous les phénomènes, en un mot, qui DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 117 apparaissent dans un être vivant retrouvent leurs lois en dehors de lui, de sorte qu'on pourrait dire que toutes les manifestations de la vie se composent de phénomènes empruntés, quant à leur nature, au monde cosmique exté- rieur, mais possédant seulement une morpho- logie spéciale, en ce sens qu'ils sont manifestés sous des formes caractéristiques et à l'aide d'instruments physiologiques spéciaux. Sous le rapport physico-chimique, la vie n'est donc qu'une modalité des phénomènes généraux de la nature; elle n'engendre rien; elle emprunte ses forces au monde extérieur, et ne fait qu'en varier les manifestations de mille et mille ma- nières. Ne pourrait-on pas ajouter que l'intelli- gence elle-même, dont les phénomènes carac- térisent l'expression la plus élevée de la vie, se révèle en dehors des êtres vivants dans l'har- monie des lois de l'univers ? Mais nulle part ailleurs que dans les corps vivants elle n'est traduite par des instruments qui nous la mani- festent sous la forme de sensibilité, de volonté. Ainsi se trouverait réalisée la pensée antique, que l'organisme vivant est un microcosme (petit 118 LE PROBLÈME monde) qui reflète en lui le macrocosme (grand monde, l'univers). De ce qui précède^ il résulte évidemment que le physiologiste, le chimiste, le physicien, n'ont en réalité à considérer que des phénomènes de même nature, qui doivent être analysés et étu- diés par la même méthode et réduits aux mê- mes lois générales. Seulement le physiologiste a affaire à des procédés particuliers qui sont inhérents à la matière organisée, et qui consti- tuent par conséquent l'objet spécial de ses étu- des. La physiologie générale se trouve ainsi ra- menée à être la science expérimentale qui étudie les propriétés de la matière organisée et explique les procédés et les mécanismes des phénomènes vitaux, comme la physique et la chimie expli- quent les procédés et les mécanismes des phé- nomènes minéraux. Si maintenant le physiologiste expérimenta- teur veut arriver à régir les phénomènes phy- siologiques dans l'être vivant, comme le physi- cien et le chimiste gouvernent les phénomènes physico-chimiques dans la nature inorganique. DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 119 son problème sera réduit exactement aux mô- mes termes. En effet^ le physicien et le chimiste rattachent l'explication des phénomènes aux propriétés des éléments inorganiques. De même le physiologiste doit rechercher dans l'être vivant les éléments organiques dans les- quels se localisent les fonctions, et déterminer les conditions d'activité vitale de ces éléments sur lesquels il peut agir. Les éléments organi- ques des corps vivants sont les éléments anato- miques ou histologiques dans lesquels se dé- composent nos organes et nos tissus. La science de l'organisation en est arrivée aujourd'hui à montrer qu'un corps vivant^ quelle qu'en soit la complexité^ est toujours constitué par la réu- nion d'un nombre plus ou moins considérable d'organismes élémentaires microscopiques dont les propriétés vitales diverses manifestent les différentes fonctions de l'organisme total*. 11 résulte de là que chaque fonction doit avoir son élément organique correspondant, et l'objet de 1. Voyez : Le Curare^ p. 237. 120 LE PROBLÈME la physiologie générale est précisément d'ana- lyser les mécanismes fonctionnels complexes pour les ramener à leurs éléments vitaux parti- culiers. C'est ainsi que les phénomènes de sen- sibilité et de mouvement s'expliquent par les propriétés des éléments nerveux et musculaires, que les phénomènes de respiration et de sécré- tion se déduisent des propriétés des éléments respiratoires du sang et des propriétés des élé- ments glandulaires et épithéliaux. Les éléments organiques des êtres vivants, qui se présentent généralement sous les formes diverses défibres ou de cellules microscopiques, sont les véritables ressorts cachés de la machine vivante. Ils sont associés et reliés entre eux pour former les tissus, les organes et les appareils qui constituent les rouages des mécanismes vi- taux. Il y a de plus dans tout organisme vivant un YéritMe milieu intérieur dans lequel les élé- ments anatomiques remplissent leurs fonctions spéciales et parcourent toutes les phases de leur existence. La matière organisée ou vivante, qui consti- tue les éléments histologiques, n'a pas plus de DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 121 spontanéité que la matière inorganique ou mi- nérale^ car l'une et l'autre ont besoin, pour ma- nifester leurs propriétés^ de l'influence des ex- citants extérieurs. La spontanéité des corps vivants n'est qu'apparente*, et ne saurait s'op- poser en rien à l'application de la méthode expérimentale et à l'analyse des phénomènes vi- taux. L'expérimentateur physiologiste peut donc agir sur les propriétés de la matière organisée, et par conséquent sur les manifestations de la vie; mais nous allons voir de plus que ce sont absolument les mêmes ao-ents ou les mêmes in- fluences qui excitent les propriétés de la matière organique et celles de la matière inerte. Les excitants généraux, air, chaleur, lumière, électricité, qui provoquent les manifestations des phénomènes physico-chimiques de la matière brute, éveillent aussi d'une manière parallèle l'activité des phénomènes propres à la matière vivante. Lavoisier avait déjà montré clairement que 1. Voyez : Du Progrès des Sciei^ces 'physiologiques. p. 37. 122 LE PROBLÈME les phénomènes physico-chimiques des êtres vi- vants sont entretenus par les mêmes causes que ceux des corps minéraux. Il démontra que les animaux qui respirent et les métaux que Ton calcine absorbent dans l'air le même principe actif ou vital, l'oxygène^ et que l'absence de cet air respirable arrête la calcination aussi bien que la respiration. Dans un autre travail^ Lavoisier et Laplace prouvèrent que l'oxygène, en péné- trant dans les êtres vivants, ens^endre en eux la chaleur organique qui les anime par une véri- table combustion semblable à la combustion de nos foyers. L'antique fiction de la vie comparée à une flamme qui brille et s'éteint cessa d'être une simple métaphore pour devenir une réalité scientifique. Ce sont en effet les mêmes condi- tions chimiques qui alimentent le feu dans la nature inorganique et la vie dans la nature or- ganique. Si, partant du fait signalé par Lavoisier, nous descendons maintenant dans l'analyse expéri- mentale des fonctions vitales, nous verrons que dans tous les tissus, dans tous les organes, c'est l'oxygène qui est toujours à la fois l'excitateur DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 123 des phénomènes physico-chimiques et la con- dition de l'activité fonctionnelle de la matière organisée. L'oxygène pénètre dans les animaux par la surface respiratoire, et la circulation ré- pand la vie dans tous les organes et dans tous les éléments organiques en leur distribuant l'oxy- gène dissous dans le sang artériel. C'est pour- quoi le sang veineux ou sang privé d'oxygène amène la mort des éléments organiques, tandis que la transfusion du sang oxygéné est la seule transfusion vivifiante, ainsi que cela est connu depuis longtemps. Lorsqu'on injecte du sang oxygéné dans les tissus musculaires, nerveux, glandulaires, cérébraux, dont les propriétés vi- tales sont éteintes ou considérablement amoin- dries, on voit, sous l'influence de ce liquide oxygéné, chaque tissu reprendre ses propriétés vitales spéciales. Le muscle reprend sa con- tractilité; la motricité et la sensibilité revien- nent dans les nerfs, et les facultés cérébrales reparaissent dans le cerveau. En injectant par exemple du sang oxygéné par la carotide dans la tête d'un chien décapité, on voit revenir peu à peu non-seulement les propriétés vitales des 124 LE PROBLÈME muscles^ des glandes, des nerfs, mais on voit revenir également celles du cerveau; la tête reprend sa sensibilité, les glandes sécrètent, et l'animal exécute des mouvements de la face et des yeux qui paraissent dirigés par la volonté. Quand, sous l'influence de l'oxygène, nous voyons revenir la contractilité dans un mus- cle, la motricité et la sensibilité dans les nerfs, cela ne nous semble pas surprenant; mais quand nous voyons que l'oxygène fait reparaître l'ex- pression de l'intelligence dans le cerveau, l'ex- périence nous frappe toujours comme quelque chose de merveilleux et d'incompréhensible. C'est pourtant au fond toujours la même chose, et ce qui se passe pour le cerveau ne nous sem- ble extraordinaire que parce que nous confon- dons les causes avec les conditions des phéno- mènes. Nous croyons à tort que le déterminisme dans la science mène à conclure que la matière engendre les phénomènes que ces propriétés manifestent, et cependant nous répugnons ins- tinctivement à admettre que la matière puisse avoir par elle-même la faculté de penser, de sentir. En effet, dès que nous avons reconnu DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 125 plus haut que la matière organisée est dépourvue de spontanéité comme la matière brute^ elle ne peut pas plus qu'elle avoir conscience des phé- nomènes qu'elle présente. Pour le physiologiste qui se fait une juste idée des phénomènes vitaux, le rétablissement de la vie et de l'intelligence dans une tête sous l'influence de la tranfusion du sang oxygéné n'a absolument rien d'anormal ou d'étonnant; c'est le contraire qui le surprendrait. En effets le cerveau est un mécanisme conçu et orsfanisé de façon à manifester les phénomènes intellectuels par Fensemble d'un certain nombre de condi- tions. Or, si l'on enlève une de ces conditions (l'oxygène du sang par exemple)^ il est bien certain qu'on ne saurait concevoir que le mé- canisme puisse continuer de fonctionner; mais si l'on restitue la circulation sanguine oxygé- née avec les précautions exigées^ telles qu'une température et une pression convenables^ et avant que les éléments cérébraux soient alté- rés, il n'est pas moins nécessaire que le mé- canisme cérébral reprenne ses fonctions nor- males. 126 LE PROBLÈME Les mécanismes vitaux, en tant que méca- nismes^ ne diffèrent pas des mécanismes non vitaux. Si dans une horloge électrique, par exemple, on enlevait l'acide de la pile, on ne concevrait pas que le mécanisme continuât de marcher; mais, si l'on restituait ensuite convenablement l'acide supprimé, on ne comprendrait pas non plus que le mécanisme se refusât à reprendre son mouvement. Cependant on ne se croirait pas obligé pour cela de conclure que la cause de la division du temps en heures, en minutes, en secondes, indiquées par l'horloge, réside dans les qualités de l'acide ou dans les pro- priétés du cuivre ou de la matière qui constitue les aiguilles et les rouages du mécanisme. De même, si Ton voit l'intelligence revenir dans un cerveau et dans une physionomie aux- quels on rend le sang oxygéné qui leur man- quait pour fonctionner, on aurait tort d'v voir la preuve que la conscience et l'intelligence sont dans l'oxygène du sang ou dans la matière cé- rébrale. Les mécanismes vitaux, ainsi que nous l'avons DB LA PHYSIOLOGIE GENERALE. 127 déjà dit^ sont passifs comme les mécanismes non vitaux. Les uns et les autres ne font qu'ex- primer ou manifester Fidée qui les a conçus et créés. En résumé, nous n'avons à constater dans tout ce qui précède que les conditions d'un déterminisme pliysico-cbimique nécessaire pour la manifestation des phénomènes vitaux aussi bien que pour la manifestation des phénomènes minéraux. Nous ne saurions donc y chercher des explications qui aboutiraient à un matéria- lisme absurde ou vide de sens. III L'organisme animal n^est en réalité qu'une machine vivante qui fonctionne suivant les lois de la mécanique et de la physico-chimie ordi- naires et à l'aide des procédés particuliers qui sont spéciaux aux instruments vitaux consti- 128 LE PROBLÈME tués par la matière organisée ; mais les êtres vivants ont en outre pour caractère essentiel d'être périssables ou mortels. Ils doivent se re- nouveler et se succéder^ car ils ne sont que les représentants passagers de la vie^ qui est éter- nelle. Il nous reste à parler maintenant des phéno- mènes de rénovation organique, qui ont toujours été considérés comme les phénomènes de la vie les plus mystérieux, par conséquent les plus irréductibles aux lois physico-chimiques et les plus difficiles à régir. L'évolution d'un être nouveau^ ainsi que sa nutrition, sont de véritables créations organiques qui s'accomplissent sous nos yeux. Toutefois ces phénomènes de création organique ne peu- vent s'appliquer qu'à l'arrangement moléculaire matériel spécial qui caractérise la matière or- ganisée^ car les corps chimiques élémentaires qui composent la matière organisée sont abso- lument les mêmes que ceux qui forment la ma- tière inorganique. Au point de vue chimique, la création de la matière vivante ne serait donc encore ici que le reflet des combinaisons mi- DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 129 ncralcs sans nombre qui ont lieu dans le monde cosmique par suite d'arrangements moléculaires nouveaux et de mutations chimiques particu- lières qui s'opèrent incessamment autour de nous. Quant à la création primitive, elle nous échappe complètement dans tous les cas. Dans le monde tel que la science le connaît^ rien ne se crée^ rien ne se perd; il n'y a que des échan- ges et des transformations de matières et de forces qui se succèdent et s'équivalent d'une manière nécessaire et constante dans l'appa- rition des phénomènes de la nature. Les corps vivants sont des composés instables qui se désorganisent sans cesse sous les in- fluences cosmiques qui les entourent; ils ne vivent qu'à cette condition^ et les organes for- més par la matière vivante s'usent et se détrui- sent comme les organes formés par la matière inerte. Pour que la vie continue, il faut donc que la matière organisée qui forme les éléments histologiques se renouvelle constamment à me- sure qu'elle se décompose^ de sorte que l'on peut regarder la cause de la vie comme résidant véritablement dans la puissance d'organisation 130 LE PBOBLÈME qui crée la machine vivante et répare ses perles incessantes. Les anciens physiologistes animistes et vita- listes avaient bien aperçu cette double face que représentent les phénomènes des êtres vi- vants. G est pourquoi ils admettaient qu'un principe intérieur de la vie^ qui était le prin- cipe créateur ou régénérateur, se trouvait en lutte avec les forces physico-chimiques exté- rieures qui constituent les agents destructeurs de l'organisme. Toutefois, si les influences physico-chimiques extérieures sont les causes de la mort ou de désorganisation de la matière vivante, cela ne veut pas dire^ comme l'ont cru les vitalistes, qu'il y ait incompatibilité entre les phénomènes de la vie et les phénomènes physico-chimiques; il y a au contraire^ comme nous l'avons vu^, harmonie parfaite et nécessaire, car les causes qui détruisent la matière orga- nisée sont celles qui la font vivre, c'est-à dire manifester ses propriétés. Cela ne prouve pas davantage qu'il y ait combat ou lutte entre deux principes opposés, l'un de vie, qui résiste, l'autre de mort, qui attaque et finit toujours DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 131 par être victorieux. En un mot^ il n'y a pas dans les corps vivants deux ordres de forces séparées et opposées par la nature de leurs phénomènes, les unes qui créent la matière or- ganisée avec ses propriétés caractéristiques, les autres qui la détruisent en la faisant servir aux manifestations vitales ; il n'y a que des éléments histologiques qui fonctionnent évolutivement et tous suivant une même loi. Nous savons qu'il y a des éléments muscu- laires, nerveux, glandulaires, qui servent aux manifestations des phénomènes de sensibilité, de mouvement, de sécrétion. Il y a de même des éléments ovariques et plasmatiques qui ont pour propriété de créer les êtres nouveaux et d'entretenir par la nutrition les mécanismes vitaux ; mais ces éléments créateurs et nutritifs, comme les autres, s'usent et meurent en accom- plissant leurs fonctions, qui donnent elles- mêmes les conditions d'une rénovation inces- sante. De même dans le jeu d'une machine inerte les ouvriers se fatiguent et dépensent aussi bien leurs forces, soit qu'ils travaillent à construire et à réparer les rouages de cette ma- 132 LE PROBLÊME chine, soit qu'ils travaillent à les faire fonc- tionner et à les user. Les phénomènes d'orga- nogénèse ou de création organique ne sont donc ni plus ni moins mystérieux pour le physiolo- giste que tous les autres. Ils résident dans des éléments histologiques caractérisés^, et ils ont leurs conditions physico-chimiques d'existence bien déterminées. L'élément de création organique des êtres vivants est une cellule microscopique, Y ovule ou le germe. Cet élément est sans contredit le plus merveilleux de tous, car nous voyons qu'il a pour fonction de produire un organisme tout entier. On ne s'étonne plus des phénomènes qu'on a sans cesse sous les yeux; comme dit Montaigne, (( l'habitude en ôte l'étrangeté. » Cependant qu'y a-t-il de plus extraordinaire que cette créa- tion organique à laquelle nous assistons, et comment pouvons-nous la rattacher à des pro- priétés inhérentes à la matière qui constitue l'œuf? Quand la physiologie générale veut se ren- dre compte de la force musculaire par exemple, DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 133 elle constate qu'une substance contractile vient ' agir directement en vertu des propriétés inhé- rentes à sa constitution physique ou chimique ; mais^ quand il s'agit d'une évolution organique qui est dans le futur^ nous ne comprenons plus cette propriété de matière à longue portée. L'œuf est un devenir, il représente une sorte de formule organique qui résume l'être dont il procède et dont il a gardé en quelque sorte le souvenir évolutif. Les phénomènes de création organique des êtres vivants me semblent bien de nature à dé- montrer une idée que j'ai déjà indiquée^ à sa- voir que la matière n'engendre pas les phéno- mènes qu'elle manifeste. Elle n'est que le suh- strafum et ne fait absolumeni que donner aux phénomènes leurs conditions de manifestation^ seul intermédiaire par lequel le physiologiste peut agir sur les phénomènes de la vie. C'est pourquoi ces conditions doivent être soumises à un déterminisme absolu et rigoureux, qui con- stitue le principe fondamental de toutes les sciences expérimentales. L'œuf ou le germe est un centre puissant d'action nutritive^ et c'est à CLAUDE BERNARD. 8 l34 LE PROBLÈME ce titre qu'il fournit les conditions pour la réa- lisation d'une idée créatrice qui se transmet par hérédité ou par tradition organique. L'œiil'^ en présidant à la création de l'organisme, opère le renouvellement des êtres, et devient par suite la condition primordiale de tous les phéno- mènes ultérieurs de la vie. Quand on observe l'évolution ou la création d'un être vivant dans Toeuf^ on voit clairement que son organisation est la conséquence d'une loi organogénique qui préexiste d'après une idée préconçue, et qui s'est transmise par tradition organique d'un être à l'autre. On pourrait trou- ver dans létude expérimentale des phénomènes d'histogenèse et d'organisation la justification des paroles de Gœthe, qui compare la nature à un grand artiste. C'est qu'en effet la nature et l'artiste semblent procéder de même dans la manifestation de l'idée créatrice de leur œuvre. Nous voyons dans l'évolution apparaître une simple ébauche de l'être avant toute organisa- tion. Les contours du corps et des organes sont d'abord simplement arrêtés, en commençant, bien entendu, par les échafaudages organiques DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 135 provisoires qui serviront d'appareils fonction- nels temporaires au fœtus. Aucun tissu n'est d'abord distinct^ toute la raasse n'est constituée que par des cellules plasmatiques ou embryon- naires; mais dans ce canevas vital est tracé le dessin idéal d'une organisation encore invisi- ble pour nous^ qui a assigné d'avance à cha- que partie^ h chaque élément, sa place^ sa structure et ses propriétés. Là où doivent être des vaisseaux sanguins, des nerfs, des muscles, des os, les cellules embryonnaires se changent en globules de sang, en tissus artériels, vei- neux, musculaires, nerveux et osseux. L'orga- nisation ne se réalise pas d'emblée; d'abord vague et seulement ébauchée, elle ne se perfec- tionne que par différenciations élémentaires, c'est-à-dire par un fini dans le détail de plus en plus achevé. Ce n'est pas tout : cette puissance créatrice ou organisatrice n'existe pas seulement au dé- but de ia vie dans l'œuf, l'embryon ou le fœtus; elle poursuit son œuvre chez l'adulte, en pré- sidant aux manifestations des phénomènes vi- taux, car c'est elle qui entretient par la nutri- 136 LE PROBLÈME tion et renouvelle d'une manière incessante la matière et les propriétés des éléments organi- ques de la machine vivante. La nutrition n'est donc rien autre chose que cette puissance géné- ratrice continuée et s'affaiblissant de plus en plus. C'est pourquoi il faut comprendre sous la dénomination de 'phénomènes organotrophiqnes tous les phénomènes d'organisation, de nutri- tion ou sécrétion organique chez l'embryon, le fœtus, l'adulte, parce qu'ils sont toujours sou- mis à une seule et même loi. Les conditions physico-chimiques ambiantes règlent les manifestations vitales du germe ou de l'ovule comme celles de tous les autres élé- ments organiques. Nous avons vu précédemment que la présence de l'oxygène provoque les manifestations des phénomènes de contraction dans les muscles, de motricité et de sensibilité dans les nerfs, d'intelligence dans le cerveau. L'oxygène con- serve encore ici la même influence sur la ma- nifestation de l'idée créatrice ou évolutive ren- fermée dans l'œuf. Si l'ovule ne reçoit pas l'ac- tion directe ou indirecte de l'oxygène, l'évolu- DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 137 tion ne peut avoir lieu. Quand l'incubation est intérieure, dans l'utéruS;, l'oxygène arrive par le sang ; quand l'évolution est extérieure, l'oxygène arrive directement par l'air. Si l'on vernit un œuf de poule afin d'empêcher l'air de pénétrer par les pores de la coquille^ l'ovu- le qu'il contient ne peut se développer et créer un être nouveau ; de même^ si l'on opère l'in- cubation de l'œuf d'oiseau dans un air confmé^ l'évolution n'a lieu que quand l'oxygène existe dans l'air, et elle s'arrête, si Ton soustrait ce gaz du milieu d'incubation. En résumé^ nous voyons que le physiologiste., en s'adressant aux conditions de vitalité des divers éléments histologiques, a la possibilité d'exercer son empire sur tous les phénomènes vitaux, de quelque nature qu'ils soient. La vie est une cause première qui nous échappe comme toutes les causes premières, et dont la science expérimentale n'a pas à se préoccuper; mais toutes les manifestations vi- tales, depuis la simple contraction musculaire jusqu'à l'expression de l'intelligence et à l'ap- parition de ridée créatrice organique, ont chez 138 LE PROBLÊME les êtres vivants des conditions physico-chimi- ques d'existence bien déterminées que nous pouvons saisir, et sur lesquelles nous pouvons agir pour régler les phénomènes auxquels pré- sident les éléments histologiques. La physiologie a donc une base expérimen- tale tout aussi réelle et tout aussi solide que les sciences expérimentales des corps bruts. Son problème est sans doute très-complexe ; mais, comme on le voit, elle ne rêve point une chi- mère en poursuivant la conquête de la nature vivante. L'homme a entre les mains les instruments de sa puissance sur les êtres vivants. Il en ac- quiert chaque jour la preuve en voyant les ac- tions toxiques et médicamenteuses si variées qu'il provoque dans l'organisme \ La physiolo- gie nous apprend que les poisons et les médi- caments ne sont actifs que parce qu^ils pénè- trent dans le sang, c'est-à-dire dans le milieu intérieur où vivent les éléments organiques. D'un autre côté, la vitalité des éléments ne 1 , CL Bernard, Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses. Paris, 1867. DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 139 peut être modifiée qu'autant que la substance active produit autour d'eux des modifications physico-chimiques déterminées^ d'où il suit que le problème du physiologiste consiste à connaître quelles sont les modifications physico- chimiques spéciales qui favorisent, troublent ou détruisent les propriétés des divers éléments histologiques; mais, outre les actions immé- diates produites par les agents modificateurs énergiques, poisons ou médicaments, le phy- siologiste peut encore exercer une action pro- fonde et durable sur les organismes vivants en modifiant les éléments histologiques au moyen de la nutrition. On produit par la nutrition ou par la culture des modifications considérables et bien connues dans les organismes végétaux. On crée ainsi des variétés dans l'espèce, et même des espèces nouvelles. Chez les animaux il en est de même, et nous savons^ par exemple, que la production de la sexualité et beaucoup d'autres modifica- tions organiques importantes se réduisent à des questions d'alimentation et de nutrition em- bryonnaire. 140 LE PROBLÈME Les éléments liistologiques ne suivent la tra- dition organique des êtres dont ils procèdent qu'autant qu'ils se trouvent placés dans des conditions convenables de nutrition. Une simple cellule animale ou végétale qui, dans certaines circonstances, peut rester indifférente prend un développement nouveau^ si l'on vient à changer les conditions nutritives. En modi- fiant les milieux intérieurs nutritifs, et en pre- nant la matière organisée en quelque sorte à l'état naissant, on peut espérer changer sa di- rection évoluti^/e et par conséquent son expres- sion organique finale. En un mot, rien ne s'oppose à ce qne nous puissions ainsi produire de nouvelles espèces organisées, de même que nous créons de nou- velles espèces minérales, c'est-à-dire que nous ferions apparaître des formes organisées qui existent virtuellement dans les lois organogé- niques, mais que la nature n'a point encore réalisées. DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 141 IV Jusqu'à présent, toutes les actions modifica- trices de l'homme sur l'organisation des êtres vivants sont encore très-bornées, et ne sont que l'œuvre d'un grossier empirisme. Ici comme partout, c'est l'observation empirique qui doit nous tracer la route scientifique. La science commence seulement à pénétrer dans l'étude des phénomènes de la vie; mais elle marche dans une voie qui lui permettra certainement d'éclairer avec le temps toutes les obscurités qui couvrent maintenant les divers problèmes de la physiologie générale. La physiologie est destinée à servir de base à toutes les sciences qui veulent arriver à régir les phénomènes de la nature vivante; ces sciences intéressent par conséquent l'humanité au plus haut degré. 142 LE PROBLÈAIE L'agriculture ne saurait se foncier sur les seules sciences naturelles. Elle s'appuie néces- sairement sur les sciences expérimentales, sur la physique et la chimie d'un côté et sur la phy- siologie animale et végétale de l'autre. L'hygiène et la médecine d'observation^ fon- dées par Hippocrate depuis vingt-trois siècles, ne pourront donner naissance à la médecine expérimentale et sortir de l'empirisme que lors- que la physiologie expérimentale leur fournira le point d'appui qui leur manque. La physiologie est donc une science nouvelle sur laquelle on doit fonder les plus légitimes espérances, et que l'on doit protéger et déve- lopper le plus possible. Tout ce que nous avons dit en commençant sur la nécessité de séparer dans les sciences biologiques le problème des sciences naturelles du problème des sciences expérimentales, ne se rapporte point seulement à une distinction pu- rement théorique qu'il convient de faire entre la physiologie d'une part, la zoologie et la phy- tologie ou botanique de l'autre; il s'agit encore d'une séparation pratique [qu'il faut établir DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 143 entre ces sciences et qui est destinée à exercer la plus grande influence sur leurs progrès réci- proques. Les sciences procèdent analytiquement dans leur développement; c'est pourquoi il s'estétabli successivement des divisions et des subdivi- sions scientifiques qui continuent encore ; mais en se divisant et en se subdivisant, les sciences ne font que s'accroître et s'épanouir en des pro- blèmes nouveaux qui s'engendrent les uns les , autres sans se confondre ni s'amoindrir. Le problème des sciences naturelles biologiques i ne perdra rien de son importance en se sépa- rant du problème des sciences expérimentales ^ physiologiques. Au contraire, les deux ordres de sciences ne s'en développeront que plus li- brement et avec plus d'éclat; mais la physio- logie expérimentale, constituant un plus jeune rameau de l'arbre scientifique, tire nécessaire^ ment la sève du tronc et des branches infé- rieures des sciences biologiques : d'oii il suit que les progrès particuliers de cette dernière science doivent être considérés non-seulement comme des résultats dus à la culture d'une 144 LE PROBLÈME science distincte, mais encore comme le fruit de l'évolution totale des autres sciences biolo- giques. La physiologie expérimentale, ayant son pro- blème spécial^ constitue une science expéri- mentale autonome qui, dans l'ordre des sciences biologiques^ est tout aussi distincte et indé- pendante de la zoologie et de la botanique que la chimie, dans l'ordre des sciences minérales, est indépendante de la géologie et de la miné- ralogie. Dès lors la physiologie expérimentale doit posséder ses moyens particuliers de tra- vail scientifique, séparés de ceux de la zoologie et de la botanique. C'est là un point capital dans la question qui nous occupe. Un des obstacles que la physiologie expéri- mentale a dû rencontrer nécessairement dans son évolution, c'est l'antagonisme des natura- listes, — zoologistes, botanistes, anatomistes, — qui, pensant que la physiologie rentrait dans leur domaine et leur appartenait, récla- maient pour leurs musées et leurs collections toutes les améliorations à faire dans les scien- ces biologiques, et s'opposaient à la création DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 145 de laboratoires indépendants et de chaires spé- ciales de physiologie. C'est une loi commune dans les sciences comme dans toutes les insti - tutions humaines que le progrès ne se fasse que par la lutte ou tout au moins à la suite d'efforts longtemps répétés; mais aujourd'hui la phy- siologie a conquis l'indépendance scientifique^ et les conséquences de cette conquête se font sentir chaque jour de plus en plus dans l'orga- nisation de son enseignement. On sépare main- tenant l'enseio-nement de la zooloo:ie et de l'a- natomie de celui de la physiologie^ et de grands et beaux laboratoires de physiologie expéri- mentale, sous le nom d'instituts physiologiques^ , s'élèvent à côté des musées des zoologistes cl 1 . A Heidelberg, la chaire d'anatomie et de physiologie a été divisée, et le bel institut physiologique de M. Helm- holtz a été créé. A Berlin, la chaire d'anatomie, zoologie, physiologie, de J. Muller, a été partagée : ^I. Reichert a été chargé de la zoologie et anatomie, et M. Du Bois-Reymond de la physiologie. A Wûrtzbourg, la chaire d'anatomie et physiologie a été également divisée. A Upsal, on a opéré dernièrement la même séparation, et on a créé une chaire de physiologie. Ces exemples sont suivis dans beaucoup d'autres universités. CLAUDE BERNARD. 9 146 LE PROBLÈME des botanistes, comme les laboratoires de chi- mie et de physique se sont élevés à côté des musées du géologue et du minéralogiste. La France a marché en avant dans linitiation aux découvertes et aux idées qui ont provoqué la rénovation de la physiologie expérimentale moderne, mais il reste des réformes à faire pour installer cet enseignement. Partout la physiologie expérimentale est appréciée et ac- cueillie comme la science moderne qui monte à l'horizon et à laquelle est réservé le plus bril- lant avenir. Elle a des laboratoires spéciaux et des chaires séparées qui se multiplient de plus en plus dans les universités de la Russie, de rAllemagne, de la Suède, de la HollandC;, de la Belgique, de l'Italie. Des instituts sont déjà ci'éés à Pétersbourg, à Heidelberg et ailleurs; il s'élève à Leipzig un magnifique institut physio- logique qui sera sous la direction de l'éminent professeur Ludwig. Toutes les nations rivalisent en quelque sorte dans l'empressement qu'elles mettent à proté- ger la physiologie et à lui fournir tous les moyens de culture qui lui sont nécessaires. DE LA PHYSIOLOGIE GÉNÉRALE. 147 Je n'ai plus qu'un vœu à exprimer^ c'est que notre pays^ ainsi que je Tai déjà dit, qui a eu la gloire de donner le jour à d'illustres promo- teurs de la physiologie moderne ^^ s'associe au mouvement scientifique général et encourage les sciences physiologiques, dont il est impor- tant de faciliter l'accès aux jeunes générations de savants. Mais la physiologie ne saurait borner son rôle à expliquer les fonctions les plus grossières du corps humain ; elle doit éclairer aussi les mécanismes de la psychologie^ elle est appelée par conséquent à réagir directement sur les opinions philosophiques. Peut-être se rencon- trera-t-il des esprits qui, poursuivant à l'aide de la logique les conséquences extrêmes de ce que nous avons dit sur la possibilité de régler tous les phénomènes de la vie^ seront portés à voir dans cette prétention physiologique une contradiction avec la philosophie et même une négation de la liberté. De semblables opposi- (1) Voyez mon Rapport au ministre de P instruction publique sur la marche et les progrès de la physiologie générale en France. r r 148 PROBLEME DE LA PHYSIOLOGIE GENERALE. lions ne me paraissent pas à craindre^, car la science ne saurait détruire les faits évidents d'eux-mêmes^ seulement elle peut arriver à les comprendre autrement. Je me bornerai à dirc^ par exemple, que le déterminisme absolu que le physiologiste reconnaît et démontre dans les phénomènes de la vie est lui-même une condition nécessaire de la liberté. Le savant ne concevrait pas en effet qu'un phénomène;, quel qu'il soit, puisse être librement manifesté dès qu'il n'est régi par aucune loi et qu'il est indéterminé par nature. Je pense d'ailleurs qu'il n'y a pas pour le moment à se préoccuper de semblables ques- tions. Nous n'avons qu'à continuer nos inves- tigations et à attendre patiemment les solutions de la science. Elle ne peut nous conduire qu'à la vérité, et tenons pour certain que la vérité scientifique sera toujours plus belle que les créations de notre imagination et que les illu- sions de notre ignorance. 15 décembre 1867. DÉFINITION DE LA VIE LES THEORIES ANCIENNES ET LA SCIENCE MODERNE Dès la plus haute antiquité^ des philosophes ou des médecins célèbres ont regardé les phé- nomènes qui se déroulent dans les êtres vivants comme émanés d'un principe supérieur et im- matériel agissant sur la matière inerte et obéis- S santé. Telle est la pensée de Pythagore^ de Platon^ d'Aristote, d'Hippocrate % acceptée plus 1. Hippocrate, Œuvres complètes, Inid. Littré. Paris, I 1840. 150 DEFINITION DE LA VIE. tard par les pliilosopbes et les savants mysti- ques du moyen âge, Paracelse^ Van Helmont^ et par les scolastiques. Cette conception atteignit dans le cours du dix-huitième siècle son apogée de faveur et d'influence avec le célèbre médecin Stalil, qui lui donna une forme plus nette en créant Y animisme. L'animisme a été l'expres- sion outrée de la spiritualité de la vie; Stahl fut le partisan déterminé et le plus dogmatique de ces idées perpétuées depuis Aristote. On peut ajouter qu'il en fut le dernier représentant; l'esprit moderne n'a pas accueilli une doctrine dont la contradiction avec la science était de- venue trop manifeste. D'un autre côté, et par opposition aux idées qui précèdent, nous voyons^ avant même que la physique et la chimie fussent constituées, et que l'on connût les phénomènes de la matière brute, les tendances philosophiques, en avan- çant sur les faits, essayer d'établir l'identité entre les phénomènes des corps inorganiques et ceux des corps vivants. Cette conception est le fond de Tatomisme de Démocrite et d'Épicure. Les atomistes ne reconnaissent pas d'intelli- DEFINITION DE LA VIE. 151 gence moirice. Le monde se meut par lui-même éternellement. Ils ne considèrent qu'une seule espèce de matière, dont les éléments^ grâce à leurs figures, jouissent de la propriété de for- mer^ en s'attachant les uns aux autres^ les com- binaisons les plus diverses^ et de constituer les corps inorganiques et sans vie^ aussi bien que les êtres organisés qui vivent et sentent comme les animaux^ qui sont raisonnables et libres comme l'homme. Cette seconde hypothèse affecta ainsi dès son début une forme exclusivement matérialiste; mais^ chose remarquable^ les philosophes les plus convaincus de la spiritualité de l'âme, tels que Descartes et Leibniz, ne devaient pas tarder d'adopter une façon de voir analogue qui attri- buait au jeu des forces brutes toutes les mani- festations saisissables de l'activité vitale. La raison de cette apparente contradiction réside dans la séparation presque absolue qu'ils éta- blirent entre l'âme et le corps. Descartes a donné une définition métaphysique de l'âme et une définition physique de la vie. L'âme est le principe supérieur qui se manifeste par la pen- 152 DÉFINITION DE LA VIE. sée, la vie n'est qu'un effet supérieur des lois de la mécanique. Le corps humain est une ma- chine formée de ressorts^ de leviers^ de canaux, de filtres, decrihles, de pressoirs. Cette machine est faite pour elle même; l'âme s'y ajoute pour contempler en simple spectatrice ce qui se passe dans le corps, mais elle n'intervient en rien dans le fonctionnement vital. Les idées de Leibniz, au point de vue physiologique, ont beaucoup d'analogie avec celles de Descartes. Comme lui, il sépare l'âme du corps, et, quoi- qu'il admette entre eux une concordance prééta- blie par Dieu, il leur refuse toute espèce d'ac- tion réciproque. «Le corps, dit -il, se développe mécaniquement, et les lois mécaniques ne sont jamais violées dans les mouvements naturels; tout se fait dans les âmes comme s'il n'y avait pas de corps, et tout se fait dans ïe corps comme s'il n'y avait pas d'âme. » Stahl comprit tout autrement la nature des phénomènes delà vie et les rapports de l'âme et du corps. Dans les actes vitaux, il rejette toutes les explications qui leur seraient communes avec les phénomènes mécaniques, physiques et DÉFINITION DE LA VIE. 153 chimiques delà matière l)rute. Célèbre chimiste lui-même, il combat avec beaucoup de puissance et d'autorité surtout les exagérations des méde- cins-chimistes ou iatro-chimistes^ tels que Syl- vius de LeBoë, Willis, etc.^ qui expliquaient tous les phénomènes de la vie par des actions chi- miques : fermentations, alcalinités^ acidités, effervescences. Il soutient que non-seulement les forces chimiques sont différentes des forces qui régissent les phénomènes de la vie, mais qu'elles sont en antagonisme avec elles, et qu'elles tendent à détruire le corps vivant au lieu de le conserver. ïl faut donc, suivant Stalil, une force vitale qui conserve le corps contre l'action des forces chimiques extérieures qui tendent sans cesse à l'envahir et à le détruire; la vie est le triomphe de celles-ci sur celles-là. Par ces idées^, Stahl fonda le vitah'sme ; mais il ne s'arrêta pas à ce terme : ce n'était qu'un premier pas dans la voie qui devait le conduire à l'animisme. Cette force vitale, dit-il, qui sans cesse lutte contre les forces physiques, agit avec intelligence^, dans un dessein calculé, pour la conservation de l'organisme. Or, si la force 154 DÉFINITION DE LA VIE. vitale est intelligente^ pourquoi la distinguer de l'âme raisonnable? Basile Valentin et son disciple Paracelse avaient multiplié sans mesure l'existence de principes immatériels intelligents, les archées, qui réglaient les phénomènes du corps vivant. Van Helmont, le plus célèbre représentant de ces doctrines archéiques, qui allia avec le gé- nie expérimental l'imagination la plus déréglée dans ses écarts, avait conçu toute une liiérar- chie de ces principes immatériels. Au premier Yàni^ se trouvait l'âme raisonnable et immor- telle se confondant en Dieu^ ensuite l'âme sen- sitive et mortelle, ayant pour agent un autre archée principal, qui lui-même commandait à une foule d'archées subalternes, les blus. Stahl, qui h un siècle de distance est le con- tinuateur de Van Helmont, simplifie toutes ces conceptions de principes intelligents, d'esprits recteurs ou d'archées. Il n'admet qu'une seule âme, l'âme immortelle, chargée en même temps du gouvernement corporel. L'âme est pour lui le principe même de la vie. La vie est un des modes de fonctionnement de l'âme, c'est i DÉFINITION DE LA VIE. l^o son acte vivifi que. L'âme immortelle^ force intel- ligente et raisonnable^ gouverne directement la matière du corps^ le met en œuvre, la dirige vers sa fin. C'est elle qui non-seulement dicte nos actes volontaires, mais c'est elle qui fait battre le cœur, circuler le sang, respirer le poumon, sécréter les glandes. Si l'harmonie de ces phénomènes est troublée, si la maladie sur- vient, c'est que l'âme n'a pas rempli ces fonc- tions, ou n'a pu résister efficacement aux cau- ses extérieures de destruction. Une semblable doctrine avait quelque chose d'étrange et de contradictoire, car l'action d'une âme raisonna- ble sur les actes vitaux semble supposer une direction consciente, et l'observation la plus simple nous apprend que toutes les fonctions de nutrition, — circulation, sécrétions, diges- tion, etc., — sont inconscientes et involontai- res, comme si, selon l'expression d'un physio- logiste philosophe, la nature avait voulu par prudence soustraire ces importants phénomènes aux caprices d'une volonté ignorante. L'animis- me de Stahl était donc empreint d'une exagé- ration qui porta ses successeurs , sinon à 156 DÉFINITION DE LA VIE. rabandonner, au moins à le modifier profondé- ment. Les idées de Descartes et celles- de Stahl avaient fait dans la science une impression profonde et créé deux courants qui devaient arriverjusqu'à nous. Descartes avait posé les premiers principes et appliqué les lois mécaniques au jeu de la machine du corps de l'homme; ses adeptes étendirent et précisèrent les explications méca- niques des divers phénomènes vitaux. Parmi les plus célèbres de ces iatro-mécaniciens^ il faut citer au premier rang Borelli , ensuite Pitcairn^ Hales^ Keil^ surtout Boerhaave^ dont l'influence fut prépondérante. De son côté^ Tiatro-chimie, qui n'est qu'une face de la doc- trine cartésienne, poursuivit sa marche et fut définitivement fondée à l'avènement de la chi- mie moderne. Descartes et Leibniz avaient posé en principe que partout les lois de la mécani- que sont identiques; qu'il n'y a pas deux mé- caniques^ l'une pour les corps bruts, l'autre pour les corps vivants. A la fin du siècle dernier, Lavoisier et La- DÉFINITION DE LA VIE. 157 place vinrent démontrer qu'il n'y a pas non plus deux cliimies, l'une pour les corps bruts, l'autre pour les êtres vivants. Ils prouvèrent expérimentalement que la respiration et la pro- duction de chaleur ont lieu dans le corps de l'homme et des animaux par des phénomènes de combustion tout à fait semblables à ceux qui se produisent pendant la calcination des métaux. C'est vers la même époque que Bordeu, Bar- thez, Grimaud, brillaient dans l'école de Mont- pellier. Ils étaient les successeurs de Stahl ; néanmoins ils ne conservèrent que la première partie de la doctrine du maître, le vitalisme, et en répudièrent la seconde, l'animisme. Contrai- rement à Stahl, ils veulent que le principe de la vie soit distinct de l'âme; mais avec lui ils admettent une force vitale, un principe vital recteur dont Tunité donne la raison de l'harmo- nie des manifestations vitales, et qui agit en dehors des lois de la mécanique, de la physi- que et de la chimie. Cependant le vitalisme se modifia peu à peu dans sa forme ; la doctrine des propriétés vitales 158 DÉFINITION DE LA VIE. marqua une époque importante dans l'histoire de la physiologie. Au lieu de conceptions méta- physiques qui avaient régné jusque-là^, voici 41 une conception physiologique qui cherche à expliquer les manifestations vitales par les pro- priétés mêmes de la matière des tissus ou des organes. Déjà à la fin du dix-septième siècle Glisson avait désigné Y irritabilité comme cause immé- diate de mouvements de la fibre vivante. Bordeu, Griniaud etBarthez avaient entrevu plus ou moins vaguement la même idée. Haller attacha son nom à la découverte de cette faculté motrice en nous faisant connaître ses mémorables expé- riences sur l'irritabilité et la sensibilité des di- verses parties du corps. Toutefois c'est seulement au commencement de ce siècle que Xavier Bichat, par une illumi- nation du génie, comprit que la raison des phé- nomènes vitaux devait être cherchée non pas dans un principe d'ordre supérieur immatériel, mais au contraire dans les propriétés de la ma- tière, au sein de laquelle s'accomplissent ces phénomènes. Sans doute Bichat n'a pas défini DPJFINITION DE LA VIE. 159 les propriétés vitales, il leur donne des carac- tères vagues et obscurs; son génie^ comme il arrive souvent, n'est pas d'avoir découvert les faits, c'est d'en avoir compris le sens en émet- tant le premier cette idée générale, lumineuse et féconde, qu'en physiologie comme en physi- que les phénomènes doivent être rattachés à des propriétés comme à leur cause. « Le rapport des propriétés comme causes avec les phéno- mènes comme effets, dit-il\ est un axiome presque fastidieux à répéter aujourd'hui en physique et en chimie ; si mon livre établit un axiome analogue dans les sciences phy- siologiques, il aura rempli son but. » Puis, continuant, il ajoute : (( H y a dans la nature deux classes d'êtres, deux classes de proprié- tés, deux classes de sciences. Les êtres sont or- ganiques ou inorganiques ; les propriétés sont vitales ou non vitales, les sciences sont physi- ques ou physiologiques.... » Il importe ici et dès l'abord de bien com- prendre la pensée de Bichat. On pourrait croire 1. Bichat. Anatomie générale. Préface. l 160 DÉFINITION DE LA VIE. qu'il va se rapprocher des physiciens et des chimistes, puisqu'il place comme eux la cause des phénomènes dans les propriétés de la ma- tière; c'est le contraire qui arrive^ et Bichat s'en éloigne et s'en sépare d'une manière aussi complète que possible. En effet, le but pour- suivi dans tous les temps par les iatro-mécani- ciens, physiciens ou chimistes, a été d'établir une ressemblance, une identité entre les phé- nomènes des corps vivants et ceux des corps inorganiques. A l'encontre de ceux-ci, Bichat pose en principe que les propriétés vitales sont absolument opposées aux propriétés physiques, de sorte qu'au lieu de passer dans le camp des physiciens et des chimistes, il reste vitaliste avec Stahl et l'école de Montpellier. Comme eux, il considère que la vie est une lutte entre des actions opposées; il admet que les propriétés vitales conservent le corps vivant en entravant les propriétés physiques qui tendent à le dé- truire. Quand la mort survient, ce n'est que le triomphe des propriétés physiques sur leurs antagonistes. Bichat d'ailleurs résume complè- tement ses idées dans la définition qu'il donne DÉFINITION DE LA VIE. 161 de la vie : la vie est F ensemble des fonctions qui résistent à la mort, ce qui signifie en d'autres termes : la vie est l'ensemble des propriétés vitales qui résistent aux propriétés physiques. Cette vue qui consiste à considérer les pro- priétés vitales comme des espèces d'entités mé- taphysiques qu'on ne définit pas clairement^ mais qu'on oppose aux propriétés physiques ordinaires^ a entraîné sans doute la recherche dans les mêmes erreurs que les autres théories vitalistes. Cependant la conception de Bichat, dégagée des erreurs presque inévitables à son époque^, n'en reste pas moins une conception de génie sur laquelle s'est fondée la physiologie moderne. Avant lui^ les doctrines philosophi- ques^ animistes ou vitalistes^ planaient de trop haut et de trop loin sur la réalité pour pouvoir devenir les initiatrices fécondes de la science de la vie; elles n'étaient capables que de l'en- gourdir en jouant le rôle de ces sophismes pa- resseux qui régnaient jadis dans l'école. Bichat^ au contraire^ en décentralisant la vie, en l'in- carnant dans les tissus^ et en rattachant ses manifestations aux propriétés de ces mômes 162 DÉFINITION DE LA VIE. tissus^ les a^ si l'on veut^ placés sous la dépen- dance d'un principe encore métaphysique^ mais moins élevé en dignité pliilosophique, et pou- vant devenir une base scientifique plus acces- sible à l'esprit de recherche et de progrès. Bichat, en un mot, s'est trompé, comme les vitalistes ses prédécesseurs^ sur la théorie de la vie ; mais il ne s'est pas trompé sur la mé- thode physiologique. C'est sa gloire de l'avoir fondée en plaçant dans les propriétés des tissus et des organes les causes immédiates des phé- nomènes de la vie. Les idées de Bichat produisirent en physio- logie et en médecine une révolution profonde et universelle. L'école anatomique en sortit,, poursuivant avec ardeur dans les propriétés vi- tales des tissus sains et altérés l'explication des phénomènes de la santé et de la maladie. D'un autre côté les progrès des méthodes physiques^ les découvertes brillantes de la chimie mo- derne, jetant une vive lumière sur les fonctions vitales, venaient chaque jour protester contre la séparation et l'opposition radicales que Bichat, ainsi que les vitalistes, avaient cru voir entre DÉFINITION DE LA VIE. 163 les phénomènes organiques et les phénomènes inorganiques de la nature. C'est ainsi que nous trouvons encore près de nous dans Bichat et dans Lavoisier les repré- sentants des deux grandes tendances philoso- phiques opposées que nous avons démêlées dès l'antiquité, à l'origine même de la science, l'une cherchant à réduire les phénomènes de la vie aux lois de la chimie, de la physique, de la mécanique, l'autre voulant au contraire les distinguer et les placer sous la dépendance d'un principe particulier, d'une puissance spé- ciale, quel que soit le nom qu'on lui donne, d'âme, cVarchée^ de psyché, de inédiateur plasti- que, d'esprit recteur, de force vitale ou de pro- priétés vitales. Cette lutte, déjà si vieille, n'est donc pas encore finie; mais comment devra- t-elle finir? L'une des doctrines arrivera-t-elle à triompher de l'autre et à dominer sans par- tage? Je ne le pense pas. Les progrès des scien- ces ont pour résultat d'affaiblir graduellement, et dans une égale mesure, ces premières con- ceptions exclusives nées de notre ignorance. L'inconnu faisant seul leur force, à mesure 164 DKFINITIOxN DE LA VIE. qu'il disparaît, les luttes doivent cesser, les doctrines opposées s'évanouir, et la vérité scientifique qui les remplace régner sans ri- vale. II Nous pouvons dire de Bichat, comme de la plupart des grands promoteurs de la science, qu'il a eu le mérite de trouver la formule pour les conceptions flottantes de son temps. Toutes les idées de ses contemporains sur la vie, toutes leurs tentatives pour la définir ne sont en quelque sorte que l'écho ou la para- phrase de sa doctrine. Un chirurgien de l'Hôtel-Dieu de Paris, Ph. J. Pelletan, enseigne que la vie est la ré- sistance opposée par la matière organisée aux causes qui tendent sans cesse à la détruire. Cuvier lui-même développe la même pensée, que la vie est une force qui résiste aux lois qui DÉFINITION DE LA VIE. 165 régissent la matière brute; la mort ne serait que le retour de la matière vivante sous l'em- pire de ces lois. Ce qui distingue le cadavre du corps vivant, c'est ce principe de résistance qui soutient ou qui abandonne la matière orga- nisée, et pour donner une forme plus saisissante à son idée, Guvier nous représente le corps d'une femme dans l'éclat de la jeunesse et delà santé subitement atteinte par la mort. « Voyez, dit-il, ces formes arrondies et vo- luptueuses, cette souplesse gracieuse des mou- vements, cette douce chaleur, ces joues teintes de rose, ces yeux brillants de l'étincelle de l'amour ou du feu du génie, cette physionomie égayée par les saillies de l'esprit ou animée par le feu des passions; tout semble se réunir pour en faire un être enchanteur. Un instant suffit pour détruire ce prestige : souvent, sans cause apparente, le mouvement et le sentiment vien- nent à cesser, le corps perd sa chaleur, les muscles s'affaissent et laissent paraître les sail- lies anguleuses des os; les yeux deviennent J ternes, les joues et les lèvres livides. Ce ne sont là que les préludes de changements plus horri- 166 DÉFINITION DE LA VIE. bles : les chairs passent au bleu^ au \ert^ au noir ; elles attirent l'humidité^ et pendant qu'une portion s'évapore en émanations infec- tes^ une autre s'écoule en sanie putride qui ne tarde pas à se dissiper aussi ; en un mot^, au bout d'un petit nombre de jours, il ne reste plus que quelques principes terreux et salins; les autres éléments se sont dispersés dans les airs et dans les eaux pour entrer dans d'autres combinaisons. » « 11 est clair^ ajoute Cuvier, que cette sépara- tion est l'effet naturel de l'action de l'air, de l'humidité, de la chaleur, en un mot, de tous les agents extérieurs sur le corps mort, et qu^elle a sa cause dans l'attraction élective des divers agents pour les éléments qui le compo- saient. Cependant ce corps en était également entouré pendant la vie; leurs affinités pour ses molécules étaient les mêmes, et celles-ci y eus- sent cédé également, si elles n'avaient été rete- nues ensemble par une force supérieure à ces affinités, qui n'a cessé d'agir sur elles qu'à l'instant de la mort. » Ces idées de contraste et d'opposition entre DÉFINITION DK LA VIE. 16? les forces vitales et les forces extérieures pliy- sico-cliimiques, que nous retrouvons dans la doctrine des propriétés vitales, avaient déjà été exprimées par Stalil^ mais en un lani>age obscur et presque barbare; exposées par Bichat avec une lumineuse simplicité et un grand charme de style, ces mêmes idées séduisirent et entraînèrent tous les esprits. Bichat ne se contente point d'affirmer l'anta- gonisme des deux ordres de propriété qui se par- tagent la nature; mais en les caractérisant les unes et les autres il les oppose d'une manière saisissante. « Les propriétés physiques des corps^, dit-il^ sont éternelles. A la création, ces propriétés s'emparèrent de la matière, qui en restera con- stamment pénétrée dans l'immense série des siècles. Les propriétés vitales sont au contraire essentiellement temporaires; la matière brute en passant par les corps vivants s'y pénètre de ces propriétés qui se trouvent alors unies aux propriétés physiques ; mais ce n'est pas là une alliance durable, car il est de la nature des pro- priétés vitales de s'épuiser; le temps les use 168 DÉFINITION DE LA VIE. dans le même corps. Exaltées dans le premier âge , restées comme stationnaires dans Tage adulte, elles s'affaiblissent et deviennent nulles dans les derniers temps. On dit que Prométliée, ayant formé quelques statues d'hommes^ déroba le feu du ciel pour les animer. Ce feu est Tem- blème des propriétés vitales : tant qu'il brûle la vie se soutient; elle s'anéantit quand il s'é- teint. » C'est uniquement de ce contraste dans la na- ture et dans la durée des propriétés physiques et des propriétés vitales que Bichat déduit tous les caractères distinctifs des êtres vivants et des corps bruts^ toutes les différences entre les sciences qui les étudient. Les propriétés physiques étant éternelles^ dit-il;, les corps bruts n'ont ni commencement ni fin nécessaires^ ni âge, ni évolution; ils n'ont de limites que celles que le hasard leur as- signe. Les propriétés vitales étant au contraire chan-^B géantes et d'une durée limitée, les corps vivants sont mobiles et périssables; ils ont un com- mencement, une naissance, une mort, des âges, DÉFINITION DE LA VIP]. 169 en un mot, une évolution qu'ils doivent parcou- rir. Les propriétés vitales se trouvant constam- ment en lutte avec les propriétés physiques, Je corps vivant^ théâtre de cette lutte^ en subit les alternatives. La maladie et la santé ne sont au- tre chose que les péripéties de ce combat : si les propriétés physiques triomphent définitivement, la mort en est la conséquence; si au contraire les propriétés vitales reprennent leur empire, l'être vivant guérit de sa maladie^ cicatrise ses plaies^ répare son organisme et rentre dans l'harmonie de ses fonctions. Dans les corps bruts rien de semblable ne s'observe; ces corps res- tent immuables comme la mort dont ils sont l'image. De là une distinction profonde entre les scien- ces qu'il nomme vitales et celles qu'il appelle non vitales. Les propriétés physico-chimiques étant fixes^ constantes, les lois des sciences qui en traitent sont également constantes et inva- riables; on peut les prévoir, les calculer avec certitude. Les propriétés vitales ayant pour ca- ractère essentiel l'instabilité, toutes les fonctions vitales étant susceptibles d'une foule de variétés, CLAUDE BERNARD, 10 no DÉFINITION DE LA VIE. on ne peut rien prévoir, rien calculer dans leurs phénomènes. D'où il faut conclure, dit Bichat, « que des lois absolument différentes président à l'une et à l'autre classe de phénomènes. » Telle est, dans ses grands traits et avec ses conséquences, la doctrine des propriétés vitales, qui a longtemps dominé dans l'école malgré les justes critiques dont elle est passible. Nous allons examiner brièvement si la divi- sion des phénomènes en deux grands groupes, telle que l'établit la doctrine dont Bichat s'est fait l'éloquent défenseur, est bien fondée, et si elle ne serait pas plutôt une conception systé- matique que l'expression de la vérité. D'abord est-il vrai que les corps de la nature inorganique soient éternels et que les corps vi- vants seuls soient périssables; n'y aurait-il pas entre eux de simples différences de degrés qui nous font illusion par leur grande dispropor- tion ? 11 est certain, par exemple, que la vie d'un éléphant peut paraître l'éternité par rapport à la vie d'un éphémère, et quand nous considérons DKFIXITIOX DE LA VIE. 171 la vie de l'iioaime relativement à la durée du milieu cQsmique qu'il habite, elle doit nous pa- raître un instant dans l'infini du temps. Les an- ciens ont pensé ainsi : ils opposaient le monde vivant, où toui est sujet au changement et à la mort, au monde sidéral, immuable et incorrup- tible. Cette doctrine de l'incorruptibilité des cieux a régné jusqu'au dix-septième siècle. Les premières lunettes permirent alors de constater Tapparition d une nouvelle étoile dans la con- stellation du Serpentaire; ce changement dans le ciel, accompli pour ainsi dire sous les yeux de l'observateur , commença d'ébranler la croyance des anciens : materiam cœli esse inal- terahilem. Aujourd'hui l'esprit des astronomes est familiarisé avec l'idée d'une mobilité et d'une évolution continuelle du monde sidéral. «Les astres n'ont pas toujours existé, dit M. Faye ; ils ont eu une période de formation ; ils auront pareillement une période de déclin, suivie d'une extinction finale. » L'éternité des corps sidéraux invoquée par Bichat n'est donc pas réelle; ils ont une évolu- tion comme les corps vivants, évolution lente, 172 DÉFINITION DE LA VIE. si on la compare à notre vie pressée, évolution qui embrasse une durée hors de proportion avec celle que nous sommes habitués à considérer autour de nous. D'un autre côté, les astrono- mes, avant de connaître les lois des mouvements des corps célestes, avaient imaginé des puissan- ces^ des forces sidérales^ comme les physiolo- gistes reconnaissaient des forces et des puis- sances vitales. Kepler lui - même admettait un esprit recteur sidéral par l'influence duquel u les planètes suivent dans l'espace des courbes sa- vantes sans heurter les astres qui fournissent d'autres carrières, sans troubler l'harmonie ré- glée par le divin géomètre. » Si les corps vivants ne sont pas seuls sou- mis à la loi d'évolution, la faculté de se régé- nérer, de se cicatriser, ne leur est pas non plus exclusive, quoique ce soit sur eux qu'elle se manisfeste plus activement. Chacun sait qu'un organisme vivant, quand il a été mutilé, tend à se refaire suivant les lois de sa morphologie spéciale : la blessure se ci- catrise dans l'animal et dans la plante, la perle de substance se comble, et l'être se rétablit dans DÉFINITION DE LA VIE. 173 sa forme et son imilé. Ce phénomène de recon- stitution^ de rédintégration, a profondément frappé les philosophes naturalistes^ et ils ont beaucoup insisté sur cette tendance de la vie à l'individualité^ qui fait de l'être vivant un tout harmonique^ une sorte de petit monde dans le grand. Quand l'harmonie de Fédilice organique est troublée, elle tend à se rétablir. Mais il n'est pas nécessaire d'invoquer, pour expliquer ces faits, une force, une propriété vi- tale en contradiction avec la physique. Les corps minéraux en effet se montrent doués de cette même unité morphologique, de cette même tendance à la rétablir. Les cristaux comme les êtres vivants ont leurs formes, leur plan parti- culier, et ils sont susceptibles d'éprouver les actions perturbatrices du milieu ambiant. La force physique qui range les particules cristal- lines suivant les lois d'une savante géométrie a des résultats analogues à celle qui range la substance organisée sous la forme d'un animal ou d'une plante. M. Pasteur a signalé des faits de cicatrisa- tion, de rédintégration cristalline, qui méritent 174 DÉFIInITION DE LA VIE. toute notre attention. Il étudia certains cristaux et les soumit à des mutilations qu'il a vues se réparer très-rapidement et très-régulièrement. Il résulte de l'ensemble de ses recherches que^, « lorsqu'un cristal a été brisé sur l'une quel- conque de ses parties et qu'on le replace dans son eau-mère, on voit, en même temps que le cristal s'agrandit dans tous les sens par un dé- pot de particules cristallines^ un travail très- actif avoir lieu sur la partie brisée ou déformée, et en quelques heures il a satisfait, non-seule- ment à la régularité du travail général sur tou- tes les parties du cristal, mais au rétablisse- ment de la régularité dans la partie mutilée. » Ces faits remarquables de rédintégration cris- talline se rapprochent complètement de ceux que présentent les êtres vivants lorsqu'on leur fait une plaie plus ou moins profonde. Dans le cristal comme dans l'animal, la partie endom- magée se cicatrise, reprend peu à peu sa forme primitive, et dans les deux cas le travail de re- formation des tissus est en cet endroit bien plus actif que dans les conditions évolutives or- dinaires. DÉFINITIOxN DE lA VIE. 175 Les brèves considérations que nous venons d'exposer et que nous pourrions développer à Tinfini nous semblent suffisantes pour montrer que la ligne profonde de démarcation que les vitalistes ont voulu établir entre les corps bruts au point de vue de leur durée^ de leur évolution et de leur rédintégration formative, n'est pas fondée. Quant à la lutte qu'ils ont supposée entre les forces ou les propriétés physiques et les forces ou les propriétés vitales, elle est Texpression d'une erreur profonde. La doctrine des propriétés vitales enseigne qu'on ne trouve dans les corps bruts qu'un seul ordre de propriétés, les propriétés physiques, et que dans les corps vivants on en rencontre deux espèces, les propriétés physiques et les propriétés vitales, constamment en lutte, en antagonisme, et tendant à prédominer les unes sur les autres. « Pendant la vie, dit Bichat, les propriétés physiques, enchaînées par les propriétés vitales, sont sans cesse retenues dans les phénomènes qu'elles tendraient à produire. » 176 DÉFINITION DE LA VIE. Jl résultera logiquement de cet antagonisme que plus les propriétés vitales auront d'empire et domineront dans un organisme vivant^ plus les propriétés physico-chimiques y seront vain- cues et atténuées^ et que^ réciproquement, les propriétés vitales s'y montreront d'autant plus affaiblies que les propriétés physiques acquer- ront plus de puissance. C'est précisément la proposition contraire qui exprime la vérité, et cette vérité a été surabon- damment démontrée par les travaux de Lavoi- sier et de ses successeurs. La vie est au fond l'image d'une combustion, et la combustion n'est elle-même qu'une sé- rie de phénomènes chimiques, auxquels sont re- liées d'une manière directe des manifestations caloriques lumineuses et vitales. Qu'on sup- prime de l'atmosphère l'oxygène, l'agent des combustions, aussitôt la flamme s'éteint, aus- sitôt la vie s'arrête. Si l'on vient à diminuer ou à augmenter la quantité du gaz comburant, les phénomènes vitaux aussi bien que les phéno- mènes chimiques de combustion seront exaltés ou atténués dans la même proportion. DÉFINITION DE L.\ VIE. 177 Ce n'est donc pas un antagonisme qu'il faut voir entre les phénomènes chimiques et les ma- nifestations vitales; c'est au contraire un paral- lélisme parfait;, une liaison harmonique et né- cessaire. Dans toute la série des êtres organisée, l'in- tensité des manifestations, vitales est dans un rapport direct avec l'activité des manifestations chimiques organiques. De tous côtés, les preu- ves se présentent d'elles-mêmes. Quand l'homme ou l'animal est saisi par le froid, les phénomènes chimiques de combus- tion organique s'abaissent d'abord ; puis les mouvements se ralentissent^ la sensibilité, l'in- telligence, s'émoussent et disparaissent^ l'en- gourdissement est complet. Au réveil de celle léthargie^ les fonctions vitales reprennent^ mais toujours parallèlement :i la réapparition des phénomènes chimiques. Quand la vie se suspend chez un infusoire desséché et qu'elle se rétablit sous l'influence de quelques gouttes d'eau, ce n'est pas que la dessiccation ait attaqué la vie ou les propriétés vitales, c'est parce que l'eau nécessaire à la 178 DÉFINITION DE LA VIE. réalisation des phénomènes physiques et chi- miques fait défaut à l'organisme. Quand Spal- lanzani a ressuscité^ en les humectant, des ro- tifères desséchés depuis trente ans, il a sim- plement fait reparaître dans leur corps les phénomènes physiques et chimiques qui s'y étaient arrêtés pendant trente années. L'eau n'a apporté rien autre chose, ni force ni principe. Gomment pourrions-nous comprendre un an- tagonisme^ une opposition entre les propriétés- des corps vivants et celles des corps bruts^ puis- que les éléments constituants de ces deux ordres de corps sont les mêmes ? BulTon^ voulant s'ex- pliquer la différence des êtres organisés et des êtres inorganiques^ avait été logique en suppo- sant chez les premiers une substance organique élémentaire spéciale dont seraient dépourvus les seconds. La chimie a complètement renversé cette hypothèse en prouvant que tous les corps vivants sont exclusivement formés d'éléments minéraux empruntés au milieu cosmique. Le corps de l'homme^ le plus complexe des corps vivants^ est matériellement constitué par qua- torze de ces éléments. On comprend bien que DÉFINITION DE LA VIE. 179 ces quatorze corps simples puissent^ en s' unis- sant^ en se combinant de toutes les manières^ engendrer des combinaisons infinies et former des composés doués de propriétés les plus va- riées; mais ce qu'on ne concevrait pas, c'est que ces propriétés fussent d'un autre ordre ou d'une autre essence que ces combinaisons elles- mêmes. En résumé^ l'opposition, l'antagonisme^ la lutte admise entre les phénomènes vitaux et les phénomènes physico-chimiques sur l'école vita- liste, est une erreur dont les découvertes de la physique et de la chimie modernes ont fait amplement justice. Il y a plus, la doctrine vitaliste ne repose pas seulement sur des hypothèses fausses^ sur des faits erronés ; elle est par sa nature contraire à l'esprit scientifique. En voulant créer deux or- dres de sciences^ les unes pour les corps bruts, les autres pour les corps vivants, cette doctrine aboutit purement et simplement à nier la science elle-même. Bichat, nous le savons déjà, pose en principe que les lois des sciences physiques sont absolument opposées aux lois des sciences 180 DÉFINITION DE LA VIE. vitales. Dans les premières, tout serait fixe et invariable ; dans les secondes, tout serait va- riable et inconstant. La divergence entre ces deux ordres de sciences doit les laisser étran- gères les unes aux autres et les rendre incapa- bles de se prêter aucun secours. C'est la con- clusion à laquelle arrive nécessairement Bicliat. « Comme les sciences physiques et chimiques, dit-il, ont été perfectionnées avant les physio- logigues^ on a cru éclaircir les unes en y asso- ciant les autres; on les a embrouillées. C'était inévitable, car appliquer les sciences physiques à la physiologie, c'est expliquer par les lois des corps inertes les phénomènes des corps vivants. Or voilà un principe faux; donc toutes les conséquences doivent être marquées au même coin. » Si maintenant nous demandons quels sont les caractères propres à cette science des êtres vivants, Bichat nous répond : « C'est une science dont les lois sont, comme les fonctions vitales elles-mêmes, susceptibles d'une foule de varié- tés, qui échappe à toute espèce de calcul, dans laquelle on ne peut rien prévoir ou prédire, DÉFINITION DE LA YIE, 181 dans laquelle nous n'avons que des approxima- tions le plus souvent incertaines. » Ce sont là des hérésies scientifiques d'une énormité telle qu'on aurait de la peine à les comprendre, si l'on ne voyait comment la logi- que d'un système a du fatalement y conduire. Reconnaître que les phénomènes vitaux ne sau- raient être soumis à aucune loi précise, à au- cune condition fixe et déterminée, et admettre que ces phénomènes ainsi définis constituent une science vitale qui elle-même a pour carac- tère d'être vague et incertaine, c'est abuser étrangement du mot science. Il semble qu'il n'y ait rien à répondre à de pareils raisonnements, parce qu'ils ne sont eux-mêmes que la néga- tion et l'absence de tout esprit scientifique. Cependant que de fois n'a-t-onpas reproduit des arguments analogues, combien de médecins ont professé que la physiologie et la médecine ne seraient jamais que des demi-sciences, des sciences conjecturales^ parce qu'on ne pourrait jamais saisir le principe de la vie ou le génie secret des maladies ! Ces affirmations^, qui viennent encore retentir CLAUDE BERNARD, 11 182 DÉFINITION DE LÀ VIE. à nos oreilles comme des échos lointains de doctrines surannées, ne sauraient plus nous ar- rêter. Descartes^ Leibniz, Lavoisier^, nous ont appris que la matière et ses lois ne diffèrent pas dans les corps vivants et dans les corps bruis; ils nous ont montré qu'il n'y a au monde qu'une seule mécanique, une seule physique, une seule chimie, communes à tous les êtres de la nature. Il n'y a donc pas deux ordres de sciences. Toute science digne de ce nom est celle qui, connaissant les lois précises des phénomènes, les prédit sûrement et les maîtrise quand ils sont à sa portée. Tout ce qui reste en dehors de ce caractère n'est qu'empirisme ou igno- rance, car il ne saurait y avoir des demi-sciences ni des sciences conjecturales. C'est une erreur profonde de croire que dans les corps vivants nous ayons à nous préoccuper de l'essence môme et du principe de la vie. Nous ne pou- vons remonter au principe de rien, et le physio- logiste n'a pas plus affaire avec le principe de la vie que le chimiste avec le principe de l'afiinité des corps. Les causes premières nous échap^ DÉFINITION DÉ LA VÏÉ. l83 pent partout, et partout également nous ne pou- vons atteindre que les causes immédiates des phénomènes. Or ces causes immédiates, qui ne sont que les conditions mêmes des phéno- mènes , sont susceptibles d'un déterminisme aussi rigoureux dans les sciences des corps vi- vants que dans les sciences des corps bruts. Il n'y a aucune différence scientifique dans tous les phénomènes de la nature, si ce n'est la com- plexité ou la délicatesse des conditions de leur manifestation qui les rendent plus ou moins difficiles à distinguer et à préciser. Tels sont les principes qui doivent nous di- riger. Aussi conclurons-nous sans hésiter que la dualité établie par l'école vitaliste dans les sciences des corps bruts et des corps vivants est absolument contraire à la science elle-même. L'unité règne dans tout son domaine. Les sciences des corps vivants et celles des corps bruts ont pour base les mêmes principes et pour moyens d'études les mêmes méthodes .d'investigation. 184 DÉFINITION DE LA VIE. l]l Si les doctrines vitalistes ont succombé par l'erreur essentielle de leur principe de dualisme ou d'antagonisme entre la nature vivante et la nature inorganique^ le problème subsiste tou- jours. Nous avons à répondre à cette question séculaire : qu est-ce que la vie? ou encore à cette autre : qu est-ce que la mort? car ces deux ques- tions sont étroitement liées et ne sauraient être séparées l'une de l'autre. L'être vivant est essentiellement caractérisé par la nulrilinn. L'édifice organique est le siège d'un perpétuel mouvement nutritif^ mouvement intestin qui ne laisse de repos à aucune partie; chacune^ sans cesse ni trêve, s'alimente dans le milieu qui l'entoure et y rejette ses déchets et ses produits. Cette rénovation moléculaire est insaisissable pour le regard direct; mais, DÉFINITION DE LA VIE. 185 comme nous voyons le début et la fin, l'en- trée et la sortie des substances, nous en conce- vons les phases intermédiaires, et nous nous représentons un courant de matières qui traverse continuellement l'organisme et le renouvelle dans sa substance en le maintenant dans sa forme. Ce mouvement qu'on a appelé le touv hillon vital, le circulus matériel entre le monde organique et le monde inorganique, existe chez la plante aussi bien que chez l'animal, ne s'interrompt jamais et devient la condition et en même temps la cause immédiate de toutes les autres manifestations vitales. L'universalité d'un tel phénomène, la constance qu'il présente, sa nécessité, en font le caractère fondamental de l'être vivant, le signe plus général de la vie. On ne sera donc pas étonné que quelques phy- siologistes aient été tentés de le prendre pour définir la vie elle-même. Toutefois ce phénomène n'est pas simple; il importe de l'analyser, d'en pénétrer plus profon- dément le mécanisme, afin de préciser l'idée que son examen superficiel peut nous donner de la vie. 186 DÉFINITION DE LA VIE. Le mouvement nutritif comprend deux opé- rations distinctes, mais connexes et insépara- bles : Tune par laquelle la matière inorganique est fixée ou incorporée aux tissus vivants comme partie intégrante^ l'autre par laquelle elle s'en sépare et les abandonne. Ce double mouvement incessant n'est en définitive qu'une alternative perpétuelle de vie et de mort^ c'est-à-dire de destruction et de renaissance des parties consti- tuantes de l'organisme. Les vitalistes n'ont point compris la nutri- tion. Les uns, imbus de l'idée que la vie a pour essence de résister à la mort, c'est-à-dire aux forces physiques et chimiques^ devaient croire naturellement que l'être vivant, arrivé à son plein développement, n'avait plus qu'à se main- tenir dans l'équilibre le plus stable possible en neutralisant l'influence destructive des agents extérieurs; les autres, comprenant mieux le phénomène et appréciant la perpétuelle muta- tion de l'organisme, ont refusé d'admettre que ce mouvement de rénovation moléculaire fût produit par les forces générales de la nature, et ils l'ont attribué à une force vitale. DÉFINITION DE LA VIE. 187 Ni les uns ni les autres n'ont vu que c^était précisément la destruction organique^ opérée sous l'influence des forces physiques et chimi- ques générales, qui provoque le mouvement in- cessant d'échange et devient ainsi la cause de la réorganisation. Les actes de destruction organique ou de dés- organisation se révèlent immédiatement à nous; les signes en sont évidents, ils éclatent au de- hors et se répètent à chaque manifestation vi- tale. Les actes d'assimilation ou d'organisation au contraire restent tout intérieurs et n'ont presque point d'expression phénoménale; ils président à une synthèse organique qui ras- semble d'une manière silencieuse et cachée les matériaux qui seront dépensés plus tard dans les manifestations bruyantes de la vie. C'est une vérité bien remarquable et bien essentielle à saisir que ces deux phases du circulus nutri- tif se traduisent si différemment^ l'organisation restant latente et la désorganisation ayant pour signe sensible tous les phénomènes de la vie. Ici l'apparence nous trompe^, comme presque toujours; ce que nous apipQlowi^ phénomène de 188 DÉFINITION DE LA VIE. vie est au fond un phénomène de mort organique. Les deux facteurs de la nutrition sont donc V assimilation et la désassimilaiion, autrement à\iY organisation et la désorgaîiisation. La désas- similation accompagne toujours la manifesta- tion vitale. Quand chez l'homme et chez l'ani- mal un mouvement survient, une partie de la substance active du muscle se détruit et se brûle; quand la sensibilité et la volonté se ma- nifestent, les nerfs s'usent, quand la pensée s'exerce, le cerveau se consume, etc. On peut ainsi dire que jamais la même matière ne sert deux fois à la vie. Lorsqu'un acte est accompli, la parcelle de matière vivante qui a servi à le produire n'est plus. Si le phénomène reparaît, c'est une matière nouvelle qui lui a prêté son concours. L'usure moléculaire est toujours pro- portionnée à l'intensité des manifestations vi- tales. L'altération matérielle est d'autant plus profonde ou considérable que la vie se montre plus active. La désassimilation rejette de la pro- fondeur de l'organisme des substances d'autant plus oxydées par la combustion vitale que le fonctionnement des organes a été plus énergi- DÉFINITION DE LA VIE. 189 que. Ces oxydations ou combustions engendrent la chaleur animale^ donnent naissance à l'acide carbonique qui s'exhale par le poumon^ et à différents produits qui s'éliminent par les autres émonctoires de l'économie. Le corps s'use, éprouve une consomption et une perte de poids qui traduisent et mesurent l'intensité de ses fonctions. Partout^ en un mot^ la destruction physico-chimique est unie à l'activité fonction- nelle^ et nous pouvons regarder ^ comme un axiome physiologique la proposition suivante : toute manifestation d'un phénomène dans Vêtre vivant est nécessairement liée à une destruction organique. Une telle loi, qui enchaîne le phénomène qui se produit à la matière qui se détruit, ou, pour mieux dire, à la substance qui se transforme, n'a rien qui soit spécial au monde vivant; la na- ture physique obéit à la même règle. Un être vivant qui est dans la plénitude de son activité fonctionnelle ne nous manifeste donc pas l'énergie plus grande d'une force vitale mystérieuse; il nous offre simplement dans son organisme la pleine activité des phénomènes 190 DÉFINITION DE LA VIE. cliimiqiies de combustion et de destruction or- ganique. Quand Cuvier nous dépeint la vie s'é- panouissant dans le corps d'une jeune femme^^ il a tort de croire avec les vitalistes que les for- ces ou les propriétés physiques et chimiques sont alors domptées ou maintenues par la force vitale. Au contraire, toutes les forces physiques sont déchaînées^ l'organisme bride et se con- sume plus vivement, et c'est pour cela même que la vie brille de tout son éclat. Stahl a dit avec raison que les phénomènes physiques et chimiques détruisent le corps vi- vant et le conduisent à la mort; mais la vérité lui a échappé pour ne pas avoir vu que les phé- nomènes de destruction vitale sont eux-mêmes les instigateurs et les précurseurs de la réno- vation matérielle qui se dérobe à nos yeux dans l'intimité des tissus. En même temps en effet que les phénomènes de combustion se tradui- sent avec éclat par les manifestations vitales extérieures, le processus formatif s'opère dans le silence de la vie végétative. Il n'a d'autre expression que lui-même, c'est-à-dire qu'il ne 1. Voy. p. 165. DÉFINITION DE LA VIi:. 191 se révèle que par l'organisation et la réparation de l'édifice vivant. On a dès l'antiquité comparé la vie à un flam- beau. Cette métaphore est devenue de nosjours^ grâce à Lavoisier^ une vérité. L'être qui vit est comme le flambeau qui brûle ; le corps s'use, la matière du flambeau se détruit ; l'un brille de la flamme physique^, l'autre brille de la flamme vitale. Toutefois^ pour que la comparaison fût rigoureuse, il faudrait concevoir un flambeau physique capable de durer, qui se renouvelât et se régénérât comme le flambeau vital. La combustion physique est un phénomène isolé^ en quelque sorte accidentel, n'ayant dans la nature de liaisons harmoniques qu'avec lui- même. La combustion vitale au contraire sup- pose une régénération corrélative^ phénomène de la plus haute importance dont il nous res'e à tracer les caractères principaux. Le mouvement de régénération ou de synthèse organique nous offre deux modes principaux. Tantôt la synthèse assimile la substance am- biante pour en faire des principes nutritifs, tantôt elle en forme direclement les éléments 192 DÉFINITION DE LA VIE. des tissus. C'est ainsi que nous voyons, à côté de la formation des produits immédiats de la synthèse chimique^ apparaître des phénomènes de mues ou de rénovations histologiques^ tantôt continues, tantôt périodiques. Les phénomènes de régénération^ de rédintégration^ deréparation, qui se montrent chez l'individu adulte, sont de la mêmenaturequelesphénomènes de génération et d'évolution par lesquels l'embryon constitue à l'origine ses organes et ses éléments anato- miques. L'être vivant est donc caractérisé à la fois par la génération et par la nutrition; il faut réunir et confondre ces deux ordres de phéno- mènes^ et^ au lieu d'en créer deux catégories distinctes, nous en, faisons un acte unique dont l'essence et les mécanismes sont tout pareils. C'est dans cette pensée que l'on a pu dire avec raison que la nutrition n était quune géncralion continuée. Synthèse organique^ génération, régé- nération, rédintégration et même cicatrisation* sont des aspects du même phénomène, des ma- nifestations variées d'un même agent, le germe. Le germe est l'agent d'organisation et de nu- trition par excellence; il attire autour de lui la DÉFINITION DE LA VIE. 193 matière cosmique et l'organise pour constituer l'être nouveau. Toutefois le germe ne peut ma- nifester sa puissance organisatrice qu'en opérant lui-même des combustions^ des destructions organiques. C'est pourquoi il s'enferme dès son origine dans une cellule^ la cellule de l'œuf, et s'y entoure de matériaux nutritifs élaborés qu'on appelle le vitellus. La cellule-œuf, ainsi constituée par le germe et le vitellus^ développe l'organisme nouveau en se segmentant et se divisant à l'infini en une quantité innombrable de cellules pourvues elles-mêmes d'un germe de nutrition. Ce germe cellulaire^ qu'on appelle \q noyau de la cellule^, attire et élabore autour de lui les matériaux nu- tritifs spéciaux destinés aux combustions fonc- tionnelles de chacun des éléments de nos tissus ou de nos organes. Lorsque des phénomènes de rédintéofration naturels ou accidentels survien- nent^ lorsqu'un nerf coupé par exemple se régé- nère et reprend ses fonctions^ ce sont encore ces noyaux cellulaires qui^, à l'instar du germe primordial dont ils dérivent^ se divisent^ se multiplient;, pour reconstituer chez l'adulte les 194 DÉFINITION DE LÀ VIE. . tissus nouveaux en répétant identiquement les procédés de la formation embryonnaire. Tous les phénomènes si variés de régénéra- tion et de synthèse organiques ont pour carac- tère distinctif, nous l'avons déjà dit^ d'être .en quelque sorte invisibles à l'extérieur. Au silence qui se fait dans un œuf en incubation on ne pourrait soupçonner l'activité qui s'y déploie et l'importauce des phénomènes qui s'y accom- plissent ; c'est l'être nouveau qui en sortant nous dévoilera par ses manifestations vitales les merveilles de ce travail lent et caché. Il en est de même de toutes nos fonctions; chacune a pour ainsi dire son incubation orga- nisatrice. Quand un acte vital se produit exté- rieurement, ses conditions s'étaient dès long- temps rassemblées dans cette élaboration si- lencieuse et profonde qui prépare les causes de tous les phénomènes. Il importe de ne pas per- dre de vue ces deux phases du travail physio- logique. Quand on veut modifier les actions vi- tales, c'est dans leur évolution cachée qu'il faut les atteindre; lorsque le phénomène éclate^, il est trop tard. Ici, comme partout, rien n'arrive DÉFINITION DE LA VIE. 195 par LiD brusque hasard ; les événements les plus soudains en apparence ont eu leurs causes laten- tes. L'objet de la science est précisément de découvrir ces causes élémentaires, afin de pou- voir les modifier et maîtriser ainsi l'apparition ultérieure des phénomènes. En résumé, nous distinguerons dans le corps vivant deux grands groupes de phénomènes inverses : les phénomènes fonctwnels ou de dé- fense vitale, \es phénomènes organiques ou de con- centration vitale. La vie se maintient par deux ordres d'actes entièrement opposés dans leur nature : la combustion désassimilatrice, qui use la matière vivante dans les organes en fonction, la synthèse assimilatrice^ qui régénère les tissus dans les organes en repos. Les agents de ces deux genres de phénomènes ne sont pas moins différents. La combustion vitale emprunte à Textérieur l'agent général des combustiors, l'oxygène, et à son défaut les ferments dont l'action désassimilatrice peut intervenir dans les profondeurs de l'organisme oi^i l'air ne pé- nètre pas. La synthèse organisatrice au con- traire possède un agent spécial, le germe pro- 196 DÉFINITION DE LA VIE. prement dit, ou les noyaux de cellules, germes secondaires qui en sont des émanations et qui se trouvent répandus dans toutes les parties élémentaires du corps vivant. Les conditions de la désassimilation fonctionnelle et celles de l'assimilation organique sont également sépa- rées. Les mêmes agents de combustion qui usent l'édifice organique pendant la vie conti- nuent à le détruire après la mort lorsque les pliénomènes de régénération se sont éteints dans l'organisme. Il en résulte que tous les phénomènes fonctionnels accompagnés de com- bu stion^ de fermentation ou de dissociation orga- nique, peuvent s'accomplir aussi bien au dehors qu'au dedans des corps vivants. Grâce à cette circonstance, le physiologiste peut analyser les mécanismes vitaux à l'aide de l'expérimentation. Dans un organisme mutilé, il entretient artificiellement la respiration, la circulation, la digestion, etc., et il étudie les propriétés des tissus vivants séparés du corps. Dans ces parties disloquées, le muscle se con- tracte, la glande sécrète, le nerf conduit les ex- citations absolument comme pendant la vie; DÉFINITION DE LA VIE. 197 toutefois, si les tissus isolés de l'ensemble de leurs conditions organiques peuvent s'user et fonctionner encore^ ils ne peuvent plus se ré- générer : c'est pourquoi leur mort définitive devient alors inévitable. Les phénomènes de rénovation organique^ contrairement aux phé- nomènes de combustion fonctionnelle^ ne peu- vent se manifester que dans le corps vivant^ et chacun dans un lieu spécial ; aucun artifice n'a pu jusqu'à présent suppléer à ces conditions essentielles de l'activité des germes^ d'être en leur place dans l'édifice du corps vivant. Si on se fondait sur les différences profondes que nous venons d'indiquer pour assigner dans l'économie un rôle vital indépendant à la com- bustion et à la régénération organique^ on se tromperait grandement_, car les deux ordres de phénomènes sont tellement solidaires dans l'acte de la nutrition^ qu'ils ne sont pour ainsi dire distincts que dans l'esprit; dans la nature^ ils sont inséparables. Tout être vivant, animal ou végétal, ne peut manifester ses fonctions que par l'exercice simultané de la combustion vitale et de la synthèse organique. C'est sur ce Ler- 198 DÉFINITION DE LA VIE. rain que devront se réunir et se concilier les écoles chimiques et anatomiques^ car la solution du problème physiologique de la vie exige leur double concours ^ IV Nous avons poursuivi le phénomène caracté- ristique de la vie^ la nutrition, jusque dans ses manifestations intimes; voyons quelle conclu- sion cette étude peut nous fournir relativement à la solution du problème tant de fois essayé de la dé finition de la vie. Si nous voulions exprimer que toutes les fonctions vitales sont la conséquence nécessaire d'une combustion organique^ nous répéterions ce que nous avons déjà énoncé : la vie, cest la mort, la destruction des tissus^ ou bien nous 1. Voyez Claude Bernard, Leçons sur les plténoïnènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux. Paris, 1878. DÉFINITION DE LA VIE. 199 dirions avec Buffon : la vie est un minotauro, elle dévore l'organisme. Si au contraire nous voulions insister sur cette seconde face du phénomène de la nutri- tion, que la vie ne se maintient qu'à la condi- tion d'une constante régénération des tissus^ nous regarderions la vie comme une création exécutée au moyen d'un acte plastique et régé- nérateur opposé aux manifestations vitales. Enfin, si nous voulions comprendre les deux faces du phénomène, l'organisation et la désor- ganisatioQ, nous nous rapprocherions de la dé- finition de la vie donnée par de Blainville : «La vie est un double mouvement interne de décom- position à la fois général et continu. » Plus récemment Herbert-Spencer a proposé la définition suivante : « La vie est la combinai- son définie de chano;ements hétéroo^ènes à la fois simultanés et successifs; » sous cette défi- nition abstraite, le philosophe anglais veut sur- tout indiquer l'idée d'évolution et de succes- sion qu'on observe dans les phénomènes vi- taux. De telles définitions, tout incomplètes qu'elles 200 DÉFINITION DE LA VIE. soient^ auraient au moins le mérite d'exprimer un aspect de la vie : elles ne seraient point pu- rement verbales^ comme celle de V Encyclopédie : « la vie est le contraire de la mort, » ou encore celle de P. A. Béclard : « la vie est l'oroanisa- tion en action, » celle de Dugès : « la vie est l'activité spéciale des êtres organisés, » ce qui revient à dire : la vie, c'est la vie. Kant a défini la vie : « un principe intérieur d'action. » Cette définition, qui rappelle l'idée d'Hippo- crate\ a été adoptée parTiedemann et par d'au- tres physiologistes. Il n'y a en réalité pas plus de principe intérieur d'activité dans la matière vivante que dans la matière brute. Les phéno- mènes qui se passent dans les minéraux sont certainement sous la dépendance des conditions atmosphériques extérieures; mais il en est de même de l'activité des plantes et des animaux à sang froid. Si l'homme et les animaux à sang chaud paraissent libres et indépendants dans leurs manifestations vitales, cela tient à ce que 1. Hippocrate, Œuvres complètes, trad. Littré. Paris, 18^0. DÉFINITION DE LA VIE. 201 leur corps présente un mécanisme plus partait qui leur permet de produire de la chaleur en quantité telle qu'il n'a pas besoin de l'emprun- ter nécessairement au milieu ambiant. En un mot, la spontanéité de la matière vivante n'est qu'une fausse apparence. 11 y a constamment des principes extérieurs, des stimulants étran- gers qui viennent provoquer la manifestation des propriétés dune matière toujours é2;alement inerte par elle-même. Nous bornerons ici ces citations_, que nous pourrions multiplier à l'infini sans trouver une seule définition complètement satisfaisante de la vie. Pourquoi en est-il ainsi? C'est qu'à pro- pos de la vie il faut distinguer le mot de la chose elle-même. Pascal^ qui a si bien connu toutes les faiblesses et toutes les illusions de l'esprit humain, fait remarquer qu'en réalité les vraies définitions ne sont que des créations de notre esprit^, c'est-à-dire des définitions de noms ou des conventions pour abréger le discours ; mais il reconnaît des mots primitifs que l'on comprend sans qu'il soit besoin de les défi- nir. ^02 DÉFINITION DE LA VIE. Or le mot oie est dans ce cas. Tout le inonde s'entend quand ou parle de la vie et de la mort. Il serait d'ailleurs impossible de séparer ces deux termes ou ces deux idées corrélatives, car ce qui vit, c'est ce qui mourra, ce qui est mort^ c'est ce qui a vécu. Quand il s'agit d'un phénomène de la vie comme de tout phénomène de la na- ture, la première condition est de le connaître; la définition ne peut être donnée qn à posteriori , comme conclusion résumée d'une étude préala- ble; mais ce n'est plus là, à proprement parler^ une définition; c'est une vue^ une conception. 11 s'agira donc pour nous de savoir quelle con- ception nous devons nous former des phénomè- nes de la vie aujourd'hui dans l'état actuel de nos connaissances physiologiques. Cette conception a varié nécessairement avec les époques et suivant les progrès de la science. Au commencement de ce siècle^ un physiolo- giste français, Le Gallois, publiait encore un volume d'expériences : sur le Principe de la vie et sur le siège de ce principe. On ne cherche plus maintenant le siège de la vie ; on sait qu'elle réside partout dans toutes les molécules de la DÉFINITION DE LA VIE. 203 matière oroanisée. Les propriétés vitales ne sont en réalité que dans les cellules vivantes , tout le reste n'est qu'arrangement et mécanisme. Les manifestations si variées de la vie sont des ex- pressions mille et mille fois combinées et di- versifiées de propriétés organiques élémentaires fixes et invariables. Il importe donc moins de connaître l'immense variété des manifestations vitales que la nature semble ne pouvoir jamais épuiser que de déterminer rigoureusement les propriétés de tissus qui leur donnent naissance. C'est pourquoi aujourd'hui tous les efforts de la science sont dirigés vers l'étude liistologique de ces infiniment petits qui recèlent le véritable secret de la vie. Aussi loin que nous descendions aujourd'hui dans l'intimité des phénomènes propres aux êtres vivants^ la question qui se présente à nous |est toujours la même. C'est la question qui a été posée dès l'antiquité au début même de la science : jla vie est-elle due à une puissance^ à une force ^particulière, ou n'est-elle qu'une modalité des forces générales de la nature? en d'autres ter- mes, existe-t-il dans les êtres vivants une force 204 DÉFINITION DE LA VIE. spéciale qui soit distincte des forces physiques, chimiques ou mécaniques? Les vitalistes se sont toujours retranchés dans Fimpossibilité d'expliquer physiquement ou mécaniquement tous les phénomènes de la vie; leurs adversaires ont toujours répondu en ré- duisant un plus grand nombre de manifesta- tions vitales à des explications physico-chimi- ques bien démontrées. 11 faut avouer que ces derniers ont constamment gagné du terrain et qu'à notre époque surtout ils en gagnent chaque jour de plus en plus. Arriveront-ils ainsi atout ramener à leurs théories et ne restera-t-il pas malgré leurs efforts un quid proprium de la vie qui sera irréductible? C'est le point qu'il s'agit d'examiner. En analysant avec soin tous les phé- nomènes vitaux dont l'explication appartient aux forces physiques et chimiques;, nous refou- lerons le vitalisme dans un domaine plus cir- conscrit et dès lors plus facile à déterminer. Des deux ordres de phénomènes nutritifs qui constituent essentiellement la vie et qui sont l'origine de toutes ses manifestations sans exception, il en est un, celui de la destruction, DEFINITION DE LA VIE. 2U5 de la désassimilation organique, qui rentre com- plètement dès maintenant dans les actions chi- miques ; ces décompositions dans les êtres vi- vants n'ont rien de plus ou moins mystérieux que celles qui nous sont offertes par les corps inorganiques. Quant aux phénomènes de genèse organisa- trice et de génération nutritive^ ils paraissent au premier abord d'une nature vitale tout à fait spéciale^ irréductibles aux actions chimiques générales; mais ce n'est encore là qu'une appa- rence^ et pour bien s'en rendre compte il faut considérer ces phénomènes sous le double as- pect qu'ils présentent d'une synthèse chimique ordinaire et d'une évolution organique qui s'ac- complit. En effet, la genèse vitale comprend des phénomènes de synthèse chimique arrangés, développés suivant un ordre particulier qui constitue leur évolution. 11 importe de séparer les phénomènes chimiques en eux-mêmes de leur évolution, car ce sont deux choses tout à fait distinctes. En tant qu'actions synthétiques, il est évident que ces phénomènes ne relèvent que des forces CLAUDE BERNARD. 12 -206 DÉFINITION DE LA VIE. chimiques générales; en les examinant succes- sivement un à un^ on le démontre clairement. Les matières calcaires qu'on rencontre dans les coquilles des mollusques^ dans les œufs des oiseaux^ dans les os des mammifères, sont bien certainement formées selon les lois de la chi- mie ordinaire pendant révolution de l'embryon. Les matières grasses et huileuses sont dans le même cas, et déjà la chimie est parvenue à reproduire artificiellement dans les laboratoires un grand nombre de principes immédiats et d'huiles essentielles, qui sont naturellement l'apanage du règne animal ou végétal. De même les matières amylacées, qui se développent dans les animaux et qui S3 produisent par Funion du carbone et de Teau sous l'influence du so- leil dans les feuilles vertes des plantes, sont bien des phénomènes chimiques les mieux ca- ractérisés. Si pour les matières azotées ou albu- minoïdes les procédés de synthèse sont beau- coup plus obscurs, cela tient à ce que la chimie organique est encore trop peu avancée; mais il est bien certain néanmoins que cqs substances se forment par les procédés chimiques dans les DÉFINITION DE LA VIE. 207 organismes des êtres vivants. A la vérité^ on peut dire que les agents des synthèses organi- ques, les germes et les cellules, constituent des agents tout à fait exceptionnels. On pourrait dire de même pour les phéno- mènes de désorganisation que les ferments sont aussi des agents particuliers aux êtres vivants. Je pense, quant à moi, que c'est là une loi générale et que les phénomènes chimiques dans l'organisme sont exécutés par des agents ou des procédés spéciaux; mais cela ne change rien à la nature purement chimique des phé- nomènes qui s'accomplissent et des produits, qui en sont la conséquence. Après avoir examiné la synthèse chimique, arrivons à l'évolution organique. Les agents des phénomènes chimiques dans les corps vivants ne se bornent pas à pro- duire des synthèses chimiques de matières ex- trêmement variées , mais ils les organisent et les approprient à l'édification morphologi- que de l'être nouveau Parmi ces agents de la chimie vivante, le plus puissant et le plus mer- veilleux est sans contredit l'œuf, la cellule pri- 208 DÉFINITION DE LA VIE. mordiale qui contient le germe, principe orga- nisateur de tout le corps. Nous n'assistons pas à la création de l'œuf ex nihilo, il vient des parents^ et l'origine de sa virtualité évolutive nous est cachée ; mais chaque jour la science remonte plus haut vers ce mystère. C'est par le germC;, et en vertu de cette sorte de puissance évolutive qu'il possède^ que s'établissent la perpétuité des espèces et la descendance des êtres; c'est par lui que nous comprenons les rapports nécessaires qui existent entre les plié- nomènes de la nutrition et ceux du développe- ment. 11 nous explique la durée limitée de l'être vivant^ car la mort doit arriver quand la nu- trition s'arrête, non parce que les aliments font défaut, mais parce que l'enchaînement évolutif de Têtre est parvenu à son terme, et que l'im- pulsion cellulaire organisatrice a épuisé sa vertu . Le germe préside encore à l'organisation de l'être en formant, à l'aide des matières ambian- tes^ la substance vivante, et en lui donnant les caractères d'instabilité chimique qui deviennent la cause des mouvements vitaux incessants qui DÉFINITION DE LA VIE. 209 se passent en elle. Les cellules, germes secon- daires, président de la même façon à l'organisa^^ tion .cellulaire nutritive. Il est bien évident que ce sont des actions purement chimiques; mais il est non moins clair que ces actions chimiques en vertu desquelles l'organisme s'ac- croît et s'édifie s'enchaînent et se succèdent en vue de ce résultat qui est l'organisation et l'ac- croissement de l'individu animal ou végétal. 11 y a comme un dessin vital qui trace le plan de chaque être et de chaque organe, en sorte que, si, considéré isolément, chaque phénomène de l'organisme est tributaire des forces générales de la nature, pris dans leur succession et dans leur ensemble, ils paraissent révéler un lien spécial; ils semblent dirigés par quelque con- dition invisible dans la route qu'ils suivent, dans l'ordre qui les enchaîne. Ainsi les actions chimiques synthétiques de l'organisation et de la nutrition se manifestent comme si elles étaient dominées par une force impulsive gouvernant la matière, faisant une chimie appropriée à un but et mettant en présence les réactifs aveugles des laboratoires, à la manière du chimiste lui- 210 DEFINITION DE LA VIE. même. Cette puissance d'évolution immanente à l'ovule qui doit reproduire un être vivant em- brasse à la fois^ ainsi que nous h savons déjà, les phénomènes de génération et de nutrition; les uns et les autres ont donc un caractère évo- lutif qui en est le fond et l'essence. C'est cette puissance ou propriété évolutive que nous nous bornons à énoncer ici qui seule ' constituerait le quid proprium de la vie, car il est clair que cette propriété évolutive de l'œuf, qui produira un mammifère, un oiseau on un poisson, n'est ni de la physique, ni delà chimie. Les conceptions vitalistes ne peuvent plus aujourd'hui planer sur l'ensemble de la physiologie. La force évolutive de l'œuf et des cellules est donc le dernier rempart du vita- lisme; mais en s^y réfugiant, il est aisé de voir que le vitalisme se transforme en une concep- tion métaphysique et brise le dernier lien qui le rattache au monde physique, à la science physiologique. En disant que la vie est l'idée directrice ou la force évolutive de Vêtre^ nous exprimons simple- ment l'idée d'une unité dans la succession de DEFINITION DE LA VIE. 211 tons les cliangeraents morpliologiques et clii- miques accomplis par le germe depuis l'origine jusqu'à la fin de la vie. Notre esprit saisit cette unité comme une conception qui s'impose à lui, et il l'explique par une force ; mais l'er- reur serait de croire que cette force métaphy- sique est active à la façon d'une force physique. Cette conception ne sort pas du domaine intel- lectuel pour venir réagir sur les phénomènes pour l'explica'tion desquels l'esprit Ta créée; quoique émanée du monde physique^, elle n'a pas d'efîet rétroactif sur lui. En un mot^ la force métaphysique évolutive par laquelle nous pouvons caractériser la vie est inutile à la science, parce qu'étant en dehors des forces physiques elle ne peut exercer aucune influence sur elles. Il faut donc ici séparer le monde métaphysique du monde physique phé- noménal qui lui sert de base, mais qui n'a rien à lui emprunter. Leibniz a exprimé cette déli- mitation dans des paroles que nous rappelions au début de cette étude; la science la consacre . aujourd'hui. En résumé;, si nous pouvons définir la vie à 212 DÉFINITION DE LA VIE. l'aide d'une conception métaphysique spéciale^, il n'en reste pas moins vrai que les forces mé- caniques, physiques et chimiques, sont seules les agents effectifs de l'organisme vivant, et que le physiologiste ne psut avoir à tenir compte que de leur action. Nous dirons avec Descartes : on pense 7nétaphy- siquementy mais on vil et on agit physiquement. 15 mai 1875. LA CHALEUR ANIMALE J'ai cherché à contrôler les expériences mul- tiples qui ont été faites sur ce point de physio- logie et je vais exposer le résultat de mes re- cherches \ Il y a dans cette question de la chaleur ani- male deux points. Je ne m'étendrai que sur un seul, celui de la topographie calorifique. A tour de rôle, on a placé le siège de la cha- leur animale dans le poumon, dans les capil- laires, dans le tissu musculaire, etc. A mon avis, il n'existe pas de foyer unique: la chaleur se fait partout, mais il y a des points 1. Voyez CL Bernard, Leçons sur la chaleur animale^ sur les effets de la chaleur et sur la fièvre. Paris, 1876, •21. '4 LA GHAI^UR ANIMALE. OÙ elle est plus élevée, tout en étant réglée par les lois définies. Le premier point que l'on a discuté est celui de savoir si le sang artériel est plus chaud que le sang veineux, si le sang du cœur gauche est plus chaud que le sang du cœur droit. La théorie de Lavoisier était venue donner un so- lide appui à l'opinion qui défendait la tempé- rature plus élevée du sang artériel. Mes re- cherches combattent absolument cette façon de voir, et les erreurs d'interprétation tiennent à des vices d'expérimentation. Les méthodes et les procédés ont varié beau- coup. Voici celle que j'ai adoptée. Je prends deux aiguilles galvano-électriques, construites d'une façon spéciale et introduites dans une sonde de gomme analogue à la vul- gaire sonde chirurgicale. Cette sonde est des- tinée à empêcher le contact du liquide sanguin avec l'aiguille. Des observations comparées et répétées permettent d'affirmer que cette enve- loppe protectrice ne gêne en rien l'exactitude de cet appareil thermométrique. Il se borne du reste à mesurer les 1/50 de degré. LA CHALEUR ANIMALE 215 Je prends un chien, auquel je découvre les artères et veines crurales, et j'introduis dans les deux vaisseaux ma sonde aiguillée. La sonde restant à l'entrée, j'ai constamment observé h. résultat suivant : la température du sang arté- riel est plus élevée que celle du sang veineux. Aussi loin qu'on pousse la sonde dans l'artère (jusqu'à la crosse de Faorte), la température reste invariable. Si, au contraire, on fait remonter la sonde dans le conduit veineux, la température varie : à l'entrée de la veine, elle est au-dessous de celle du sang artériel; elle augmente progressi- vement, pour être égale au niveau des veines rénales et atteindre son maximum au niveau du diaphragme, au point oii les veines sushé- patiques s'abouchent dans la veine cave; au- dessus, elle diminue un peu, quoique restant toujours au-dessus de celle du sang artériel. Cette différence entreles deux températures est fondamentale, et si l'on ne l'observe pas dans les vaisseaux des membres, c'est que le sang subil à la périphérie des déperditions multiples qui lui font perdre sa puissance calorique. 216 LA CHALEUR ANIMALE. Au sujet de ces expériences, j'ai observé un fait intéressant. J'avais gardé un chien sur lequel j'avais pratiqué ces recherches ; le lendemain, le chien était en proie à une fièvre des plus intenses. J'eus l'idée de rechercher si le rapport était le même dans cet état : il l'était en effet, mais avec des différences beaucoup plus pro- noncées. Je lui fis prendre alors une forte dose d'o- pium : la température ne fut pas abaissée. Cependant à l'état normal l'opium amène un abaissement considérable de la chaleur. Heidenhain avait observé qu'une excitation nerveuse amène un abaissement de tempéra- ture; si l'animal était fébricitant^ la même exci- tation ne produisait aucune modification. Ces faits peuvent être rapprochés de mes expé- riences avec Topium. On peut tirer de ces recherches l'idée clinique suivante : c'est que la fièvre est un phénomène purement nerveux provenant des modifications, des troubles qui se passent du côté du système nerveux. Appuyé sur des investigations nom- LA CHALEUR ANIMALE. 217 breiises, je crois qu'il existe des nerfs vaso- moteurs de deux ordres, dilatateurs et con- stricteurs. La fièvre n'est que la résultante de modifications profondes du côté de ce s}?stème, résultante qui a pour effet principal l'élévation de la température. Association fr; jçaise pour l'avancement des Sciences. Session de Nantes, 20 août 1875. CLAUDE BERNARD. 13 LA SENSIBILITE DANS LE RÈGNE ANIMAL ET DANS LE RÈGNE VÉGÉTAL Mon but est de montrer que les plantes possè- dent comme les animaux, au degré ou à la forme près, la sensibilité^ cet attribut essentiel de la vie. Réunissant la sensibilité consciente^ la sen- sibilité inconsciente, l'irritabilité, je crois éta- blir, en m'appuyant de mes recherches nou- velleS; que ce sont là trois expressions graduées d'une seule et unique propriété^ la sensibilité, la possession de cette faculté commune démon- trant l'unité fonctionnelle des êtres vivants^ depuis la plante la plus dégradée jusqu'à lani- mal le plus élevé en organisation \ Les philosophes ne connaissent et n'admet- 1. Voy. Cl. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux. Paris, 1878. LA SENSIBILITÉ. 219 lent en général que la sensibilité consciente^ celle qu'atteste le moi. C'est pour eux la modi- fication psychique, plaisir, douleur, déterminée par les modifications externes. Une telle défi- nition ne s'applique guère qu'à l'homme seul, puisqu'elle fait intervenir la conscience : le phénomène qu'elle caractérise est sans analo- gue, sans pair, on pourrait dire sans significa- tion, dès que l'on sort du sujet pensant. Les physiologistes se placent nécessairement à un autre point de vue. Il ne leur suffit pas de définir, ils doivent étudier le phénomène objectivement, sous toutes les formes qu'il re- vêt. Ils observent qu'au moment oi^i un agent modificateur vient agir sur l'homme, il ne pro- voque point seulement le plaisir ou la douleur, il n'afïecte pas seulement l'âme : il affecte le corps, il détermine d'autres réactions que les réactions psychiques, et ces réactions automati- ques, loin d'être la partie accessoire du phéno- mène, en sont au contraire l'élément essentiel, persistant, survivant aux autres réactions chez l'homme même, seules saisissables chez les autres animaux. 220 LA SENSIBILITÉ. Le nom de sensibililé désigne donc^ aux yeux du physiologiste, l'ensemble des modifications de toute nature, déterminées dans l'être vi- vant par les stimulants, ou mieux l'aptitude à répondre par ces modifications à la provocation des stimulants. Quand l'œil, l'oreille ou les papilles de la peau subissent l'action des agents physiques, vibration lumineuse, vibration sonore, vibra- tion calorifique ou contact, la modification physiologique qu'ils subissent, le physiologiste doit l'appeler sensibilité. La sensation n'est qu'un élément de ce complexus qui peut faire défaut, les autres subsistant. Le musicien qui déchiffre machinalement un morceau de musique, emporté dans une dis- traction qui voile sa conscience, reçoit l'impres- sion lumineuse et réagit de la même manière, au phénomène psychique près, que lorsque son attention est éveillée. Les choses se passent de même quand les aliments pénètrent dans l'estomac et viennent irriter la membrane muqueuse qui le tapisse : l'observateur dont le regard pourrait pénétrer LA SENSIBILITÉ. 221 jusque-là verrait, comme l'a vu le docteur W. Beaumont_, sur un Canadien dont l'estomac était resté ouvert à la suite d'une blessure d'arme à feu^ il verrait, disons-nous, sous l'action des aliments ou de toute substance introduite dans la cavité, la muqueuse rougir, se tuméfier et se couvrir d'une sécrétion particulière. Voilà une réaction bien remarquable et bien évidente dont le moi n'a pas connaissance. 11 en est de même pour le cœur qui réagit à ses stimulants, sans que nous en soyons direc- tement prévenus ^ Il en est encore ainsi de tous les mouvements organiques soustraits à notre connaissance et à notre volonté. Dans tous ces exemples, la nature des réac- tions vitales est variable, la propriété de réagir est commune. En dehors du système nerveux, la propriété de réagir, identique au fond, appar ^ tient à tous les tissus, à tous les éléments ana- tomiques de l'organisme. Les physiologistes, depuis Haller et Glisson, ont désigné par le l. Voy. le Cœur, p. 316. 222 LA SENSIBILITÉ. nom (ïirritabillié ce privilège commun des tis- sus animaux. Toutefois, bien des idées confu- ses ont obscurci la notion de l'irritabilité, jus- qu'au jour où Bichatla présenta sous un aspect nouveau. Bicliat distinguait trois expressions de la sen- sibilité : 1 ° La sensibilité consciente, qui préside à la vie de relation ou aux mouvements extérieurs ; 2° La sensibilité inconsciente, qui se traduit par les mouvements internes ; 3° La sensibilité insensible, c'est-à-dire insai- sissable à l'œil parce qu'elle se manifeste autre- ment que par des mouvements, par exemple par des actions nutritives ou trophiques. Pour moi, me plaçant au point de vue de la conception des organismes vivants, telle que je l'ai exposée ailleurs, je considère la sensibi- lité comme une des propriétés fondamentales de tous les éléments organiques, de toute cellule vivante. Quand la sensibilité se traduit dans un élément isolé, nous ne lui connaissons pas d'appareils nerveux distincts; quand elle est l'expression plus complexe de la sensibilité de LA SENSIBILITÉ. 223 divers éléments, tissus ou organes, qu'elle har- monise, elle emprunte des appareils nerveux qui se montrent eux-mêmes plus ou moins com- pliqués suivant la nature des phénomènes qu'ils expriment. Enfin, quand la sensihilité nous ap- paraît comme une réaction de l'organisme en- tier, elle représente le consensus vital le plus élevé, et c'est dans ce cas seulement qu'elle de- vient consciente dans l'homme et dans les orga- nismes supérieurs. A considérer les choses objectivement, on trouve donc tous les degrés et toutes les formes depuis la sensibilité consciente jusqu'à Tobscure réaction du tissu, le fait conscience qui vient compliquer le complexus sensibilité qui dépend de cette circonstance que l'irritation a porté sur une partie en relation avec le cerveau, siège du sensorium commun. En un mot, la sensibilité est la propriété de réagir d'une façon appré- ciable mais plus ou m.oins visible, sous l'in- fluence d'une sollicitation extérieure. Prise dans ce sens général, la sensibilité se confond avec l'irritabilité. La sensibilité pro- prement dite et l'irritabilité particulière du tissu 224 LA SENSIBILITÉ. OU (le rélément nerveux, comme l'irritabilité d'un tissu quelconque, peut être appelée Insen- sibilité particulière de cet élément ou de ce tissu Toutes ces formes de la sensibilité se con- fondent et sont identiques. La communauté d'essence et l'identité fondamentale est dé- montrée par la communauté des anesthésiques de l'identité des circonstances qui la font dis- paraître ou l'abolissent. C'est ainsi que la sensibilité nous apparaîtra maintenant comme la propriété la plus carac- téristique et la plus générale de la vie. Tout ce qui vit sent et peut être anestbésié; tout ce qui ne sent pas ne vit pas et ne peut être anes- tbésié, dirons-nous ^ La sensibilité ou irritabilité considérée ainsi comme l'attribut universel de la vie doit appar- tenir dès lors tout autant aux végétaux qu'aux animaux, sans quoi notre formule serait inexacte et notre généralisation illégitime. Et en effet, les végétaux possèdent la sensi- 1. Voy. Claude Bernard, Leçons sur les anesthésiques et sur Vasphyxie. Paris, 1875. LA SENSIBILITÉ. 225 bilité au même titre et aux mêmes conditions que tous les êtres animés. La diagnose exclu- sive de Linné : vegetabilia crescunt et vivunt ; animalia crescunt, vivunt et sentiunt^ n'est pas exacte en ce qu'elle s'en tient aux apparences et comme à l'écorce des choses. On sait depuis longtemps que certaines plantes réagissent quand on les touche : ainsi la sensitive ferme ses feuilles au contact des mains qui veulent les saisir. Mais ces phénomènes étaient reojardés comme tout à fait exceptionnels, et leur réalité ne pas- sait même pas pour absolument démontrée. La généralisation que j'ai présentée a pris un caractère tout nouveau parce qu'on connaît maintenant un véritable réactif de la vie et de la sensibilité qui permet d'en reconnaître partout avec certitude l'existence. Ce réactif c'est l'agent anesthésique, soit l'éther, soit le chloroforme. Tout le monde connaît l'emploi de Téther ou du chloroforme pour suspendre momentané- ment la sensibilité consciente, et chacun sait que le but poursuivi est précisément la suppres- 226 LA SENSIBILITÉ. si on de la douleur qui accompagne cette sen- sibilité consciente pendant les opérations chi- rurgicales. On fait respirer les vapeurs d'éther ou de chloroforme qui arrivent dans les poumons, à travers les parois des vésicules pulmonaires, elles pénètrent alors dans le sang qui les con- duit au contact des éléments nerveux de l'encé- phale; c'est alors que le moi s'endort et avec lui la sensibilité consciente. On ne pousse pas l'action plus loin parce qu'elle n'aurait plus aucune utilité chez le ma- lade qu'on opère. Mais si nous éthérisons des animaux, comme des grenouilles, en conti- nuant indéfiniment l'introduction des vapeurs d'éther, nous voyons successivement s'éteindre, après la sensibilité consciente, toutes les mani- festations de la sensibilité inconsciente dans l'intestin et les glandes, et nous finissons par arrêter l'irritabilité musculaire et les agitations si vivaces des cils vibratils implantés en très- grand nombre comme les poils d'une brosse dans certaines membranes muqueuses, par exemple celle qui tapisse les voies respiratoires. LA SENSIBILITÉ. 227 L'éther ou le chloroforme n'exercent donc pas seulement leur action sur les ororanes nerveux: quand on laisse leurs effets se compléter^ ils agissent de la même manière en supprimant la propriété de réagir dans tous les tissus^ quelle qu'en soit la nature et la forme. Il n'y a d'autre différence que celle même qui sépare l'intensité de ces diverses réactions ou le degré de leur rapidité. Ce sont aussi des différences du même genre qui séparent les plantes des animaux, c'est-à- dire les simples différences de degré, et l'éther, comme le chloroforme, exerce sur elles une action identique à celle qu'on vient de consta- ter chez les animaux. Soumettez aux vapeurs d'éther ou de chloroforme les feuilles d'une sensitive, et vous pourrez toucher ces feuilles sans qu'elles réagissent comme d'ordinaire : elles ne sentent plus le contact des mains (fig. 1 ). Ce premier fait déjà constaté me conduisit à croire qu'on pouvait le reproduire sur les au- tres organes et à propos des autres fonctions des plantes; commeon avait étendu chez les animaux 228 LA SENSIBILITÉ. l'anesthésie du cerveau, qui est le siège de la sen- sibilité consciente, à tous les autres tissus où ré- sident la sensibilité inconsciente et l'irritabilité Fig. L Sensitive {Mimosa pudica) placée dans une atmosphère étliérée. — c, éponge imbibée d'éther *. Prenez une graine à germination très-rapide, 1. Les feuilles de la plante sont étalées, sont devenues insensibles, et ne se ferment plus quand on vient à les tou- cher. LA sensibilité:. 229 comme celle de certains cressons^ et placez-la sur une éponge imbibée d'eau : le lendemain elle aura déjà germé et poussé une tigelle et une radicelle. Répétez maintenant l'expérience en plaçant l'éponge sous une cloche dans laquelle parviennent des vapeurs d'éther, la graine y restera inerte^ quoiqu'elle ait à sa disposition de l'oxygène, de l'eau, de la lumière^ de la chaleur; elle ne sent plus les excitants qui l'entourent. Ne croyez pas cependant qu'elle soit morte ou atteinte dans quelque organe essentiel : elle dort simplement^ comme vous pouvez vous en convaincre aisément. Levez la cloche, les vapeurs d'éther se dissi- peront, la graine sortira de son sommeil, et dès le lendemain, elle entrera en germination '. On reproduira la même observation sur un œuf de poule qui ne serait jamais couvé effica- cement dans une atmosphère éthérée. Passons maintenant à un autre phénomène de la vie des plantes, celui qu'on appelle encore 1. ^'oy. Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux. Paris, 1878 p. 73. 230 LA SENSIBILITE. improprement leur respiration, je veux parler de la fonction au moyen de laquelle la plante absorbe de l'acide carbonique et rejette dans Tair de l'oxygène. Tout le monde sait que ce phénomène siégeant dans les parties vertes exige l'action de la lu- mière; il se produit ailleurs tout aussi bien^ si ce n'est mieux^ dans les feuilles des plantes aquatiques plongées sous l'eau, que dans les feuilles des plantes aériennes. Eh bien^ prenez une plante aquatique et pla- cez-la dans un bocal que vous aurez rempli d'eau tenant en dissolution de l'éther ou du chloroforme. C'est une expérience que chacun peut répéter aisément, sans aucun appareil spécial; il suffit d'agiter dans une carafe un mélange d'eau et d'éther ou de chloroforme, puis de séparer par une simple décantation la matière en excès qui surnage au-dessus de l'eau ;, si c'est de l'éther, et s'accumule au fond, si c'est du chloroforme. En plaçant alors une cloche au-dessus de la plante plongée dans l'eau anesthésique, il sera facile de constater par les moyens ordinaires LA SENSIBILITÉ. 231 qu'elle n'absorbe plus d'acide carbonique et n'émet plus d'oxygène. Elle reste cependanl parfaitement verte et ne paraît pas souffrir. Bien plus, elle respire alors à la manière des animaux^ c'est-à-dire en absorbant de l'oxy- gène et en exhalant de l'acide carbonique. C'est là une respiration véritable, marquée aupara- vant par le phénomène prédominant de l'assi- milation du carbone et l'exhalation d'oxvojène. Voulez-vous maintenant réveiller votre plante pour vous convaincre qu'elle vit toujours, placez-la dans une eau non éthérée, et elle re- commencera à s'assimiler de l'acide carboni- que et à dégager de l'oxygène sous l'influence des rayons solaires. On peut aller plus loin encore et s'attaquer à un des phénomènes les plus intimes de la vie végétale, les fermentations. La fermentation alcoolique du jus de la vigne ou du moût de la bière en offre des exemples bien connus. Ces fermentations sont produites par une sorte de petit champignon microsco- pique, la levure du vin, ou la levure de la bière. 2^2 LA SENSIBILITÉ Ce champignon décompose la matière sucrée pour s'en nourrir; il la dédouble en alcool qui reste dans la liqueur^ et en acide carbonique qui, grâce à son état gazeux, peut s'échapper dans l'atmosphère. Eh bien^ plongez la levure de bière avec une matière sucrée dans un appareil convenable- ment préparé, contenant de l'eau éthérée comme tout à l'heure, elle ne fermentera plus. Elle dort et ne sent plus la présence du sucre qui doit la nourrir. Quand votre conviction sera faite, retirez cette levure, jetez-la sur un filtre pour la laver à l'eau ordinaire, et mettez-la en- suite dans une autre eau que Péther n'a pas rendue soporifique, elle fermentera bientôt. Mais si vous examinez la matière sucrée qui est restée avec la levure de bière dans l'eau éthérée, vous y constaterez un phénomène sin- gulier. Vous aviez mis du sucre de canne, vous retirez du sucre de raisin qui possède sans doute la même composition en poids, mais avec un autre groupement moléculaire. Cette transformation bien connue est pro- duite par un ferment inversif non organisé, qui LA SENSIBILITÉ. 233 accompagne dans la levure de bière le ferment- champignon organisé dont nous avons seul parlé jusqu'ici. En effet, ce ferment-champi- gnon n'est pas capable de s'assimiler le sucre de canne en nature; il faut que ce sucre soit digéré et transformé en sucre de raisin, exacte- ment d'ailleurs comme cela se passe dans notre propre intestin. Le ferment-champignon a donc à côté de lui, dans la levure même, une sorte de domestique donné par la nature pour opérer cette digestion à son profit, c'est le ferment in- organisé inversif. Ce ferment est soluble, ce n'est plus une plante, et comme il n'est pas or- ganisé et qu'il n'a pas de sensibilité, il ne s'est pas endormi sous l'action de l'éther, et il a con- tinué à remplir sa tâche, sans savoir que le sommeil de son maître le rendait pour le mo- ment inutile. Puisque les animaux et les plantes possèdent tous une même sensibilité révélée par l'action des anesthésiques, il faut que cette sensibilité réside dans quelque chose de matériel, dans une substance qui se trouve chez tous ces êtres. Pour atteindre ce sié2;e de la sensibilité, il 234 LA SENSIBILITÉ. faut d'abord savoir que tous les tissus organi- ques^ animaux ou végétaux^ sont uniformément composés de cellules microscopiques infiniment petites^ qui constituent le véritable siège de la vie et des phénomènes vitaux élémentaires. C'est là que résident en réalité toutes les pro- priétés qui se manifestent ensuite dans les tis- sus organiques, simples agglomérations de ces individus cellulaires. C'est dans ces cellules qu'est le siège de la sensibilité. Il s'y trouve une matière protéique, le protoplasma y qu'un naturaliste anglais, Th. Huxley, a nommé avec raison la base phy- sique de la vie\Cei[e matière se trouve partout, élément de la cellule dans les êtres complexes for- mant à elle seule l'être tout entier, lorsque celui- ci est réduit au dernier degré de simplicité. On trouve de ces êtres protoplasmiques même au fond des mers, êtres bizarres, dont on ne peut dire s'ils sont animaux ou végétaux, car ils n'ont aucune forme déterminée et peuvent les I. Huxley, Les sciences naturelles et les problèmes qu'elles font surgir. Paris, 1877, p. 167. LA SENSIBILITÉ. 235 preudre toutes successivement. Huxley en a trouvé, à un millier de mètres au-dessous de la surface de FOcéan, un type fort curieux qu'il a nommé Bathybius Haeckelii^ etHœckel a même fait de ces êtres étranges un règne nouveau, celui des protistes. Ce protoplasma, qui constitue seul certains protistes, se trouve dans toutes les cellules animales ou végétales; sous l'influence de l'é- ther, la cellule perd sa transparence, prend une légère opacité comme la vapeur d'eau qui se dépose sur un globe de verre; puis quand l'action de l'étlier a cessé, le protoplasma, sans doute, redevient fluide, à peu près comme la vapeur déposée sur le globe de verre à l'état vé- siculeux lui laisse de nouveau sa transparence en s'évaporant. La sensibilité reparaît alors. On peut donc croire que c'est dans cette substance primor- diale protoplasmique que réside l'irritabilité ou la sensibilité initiale de l'être. Si l'unité du protoplasma établit l'unité physiologique des deux règnes organiques, en leur donnant à tous les deux un substratum de sensibilité, cela 236 LA SENSIBILITÉ. n'empêche pas que chacun ne réagisse suivant sa nature propre, et il est bien clair que le vé- gétal fixé au sol et dépourvu de fibres motrices ne pourra pas réagir en s'enfuyant comme la plupart des animaux. De là les différences qui séparent les êtres si variés de la nature. Mais ces différences ne sont pas incompati- bles avec l'unité qu'on remarque dans les phé- nomènes fondamentaux de la vie, parmi les- quels la sensibilité doit occuper le premier rang. Ainsi la sensibilité est en quelque sorte le point de départ de la vie; elle est le grand phé- nomène initial d'où dérivent tous les autres^ aussi bien dans Tordre physiologique que dans l'ordre intellectuel et moral. Association française pour l'avancement des Sciences. Session de Glermont-Ferrand. 1876. ÉTUDES PHYSIOLOGIQUES SDR QUELQUES POISONS AMÉRICAINS LE CURARE Les poisons peuvent être employés comme agents de destruction de la vie ou comme moyens de guérison des maladies ; mais^ outre ces deux usages bien connus de tout le monde, il en est un troisième qui intéresse particulièrement le physiologiste. Pour lui, le poison devient un instrument qui dissocie et analyse les phéno- mènes les plus délicats de la machine vivante, et, en étudiant attentivement le mécanisme de la mort dans les divers empoisonnements, il s^instruit par voie indirecte sur le mécanisme â38 LE GURARË. physiologique de la vie. Telle est la manière dont j'ai envisagé depuis longtemps l'action des substances toxiques*, et suivant laquelle je voudrais considérer ici les effets singuliers pro- duits par quelques poisons américains encore peu connus. Je commencerai ces études physiologiques par l'histoire du curare, le premier de ces poi- sons qu'il m'a été donné de soumettre à des in- vestigations expérimentales. Le curare ^ est une substance dont se servent certaines peuplades sauvages de l'Amérique du Sud pour empoisonner leurs flèches, d'oi^i le nom de poison de flèches qui lui a aussi été donné. Toutefois, la dénomination de poison de flèches comprenant des agents vénéneux très-divers, nous conserverons le nom de curare , généralement admis en Europe, pour désigner un poison américain qui est décrit dans les ré- 1. Voy. mes Leçons sur les effets des substances toxi^ ques et médicamenteuses. Paris, 1856. 2. Encore nommé woorara, voorara, loorari, loourarij wouraru, wurali, urari, ourari, ourary, etc<, ou simple- ment venenOi LÉ CUHAKE. 239 cits des voyageurs^, et qui se caractérise d'ail- leurs par ses effets physiologiques^ ainsi qu'on le verra plus loin. Le curare est connu depuis la découverte de la Guyane par Walter Raleigh, en 1595. Ra- leigh, le premier, rapporta ce poison en Europe^ sur des flèches empoisonnées^ sous le nom de curari. Beaucoup d'anciens voyageurs ont jugé à propos d'orner l'histoire du curare d'une foule de récits plus ou moins fabuleux^ que nous de- vons passer sous silence pour ne nous arrêter qu'aux renseignements qui ont un caractère scientifique. Dans un voyage fait en Amérique de 1 799 à '\SOUy M. de Humboldt a pu assister à la fabri- cation du curare. C'est une sorte de fête com- parable à celle des vendanges^ la fies ta de las juvias. Les sauvages vont chercher dans les forêts les lianes du venin Quvias), après quoi ils font fête et s'enivrent avec de grandes quan- tités de boissons fermentées que les femmes préparent en leur absence. « Pendant deux jours, dit M. de Humboldt, on ne rencontre que •240 LE CURARE. des liomuies ivres... » Lorsque tout dort dans l'ivresse, le maître du curare^ qui est en même temps le sorcier et le médecin de la tribU; se retire seul^ broie les lianes^ en fait cuire le suc et prépare le poison. D'après ce qu'il a vu, M. de Humboldt admet que la composition du curare est exclusivement végétale, et que la propriété vénéneuse qu'il renferme est due à une plante de la famille des strychnées. MM. Boussingault et Roulin, qui ont visité l'Amérique du Sud vingt-cinq ans plus tard, ont émis la même opinion. Mais Ch. Watterton, qui parcourut en 1812 les contrées de Démérary et d'Essequibo, fait entrer dans la préparation du curare, outre les substances végétales, des fourmis venimeuses de deux espèces et des crochets de serpents broyés. De même M. Goudot, qui a habité le Brésil pen- dant dix années, regarde le suc de liane épaissi comme jouant simplement le rôle d'un excipient dans lequel on introduit ensuite du venin de serpent. A son retour en France en 1 844, il a remis à M. Pelouze, qui me l'a communiquée. LE CURARE. 241 une note sui' la préparation du curare^ que je crois utile de transcrire ici. « Le curare est préparé par quelques-unes des tribus les plus reculées qui habitent les forêts qui bornent le Haut-Orénoque, le Rio- Negro et l'Amazone^, et qui, toutes ou presque toutes, sont anthropophages.... (( La manière de préparer le curare varie dans chacune des tribus où il se fabrique, et celui qui est réputé le plus actif vient des nations voisines de l'empire du Brésil. « Le procédé employé par les Indiens du Mesaya, qui ne sont éloignés quede vingt jour- nées de la frontière de la Nouvelle-Grenade, est le seul à peu près connu, et encore ne l'est-il que très-imparfaitement, car ces Indiens en font un grand secret, et il n'y a que leurs devins qui aient l'art de le préparer. « Ces hommes, qui sont en même temps les prêtres et les médecins ou guérisseurs de sorts, emploient pour la préparation du poison une liane nommée curarij d'où le nom de curare donné au poison. Cette liane, coupée en tron- çons et broyée, donne un suc laiteux abondant CLAUDE BERNARD. 14 242 LE GÙRAKE. et très-àcre. Les tronçons écrasés sont mis en macération dans de Feau pendant quarante- huit heures, puis on exprime et on fdtre soi- gneusement le liquide^ qui est soumis à une lente évaporation jusqu'à concentration conve- nable. Alors on le répartit dans plusieurs petits vases de terre (figure 2), qui sont eux-mêmes s. Fig. 2. Fot dans lequel s'opère la concentration du curare. placés sur des cendres chaudes, et l'évaporation se continue avec plus de soin encore. « Lorsque le poison est arrivé à la consistance d'extrait mou, on y laisse tomber quelques gouttes de venin recueilli dans les vésicules des serpents les plus venimeux, et l'opération se trouve achevée lorsque l'extrait est parfaitement sec. » Dans la relation d'une Expédition dans les parties ceh traies de r Amérique du Sud^ faite de LE CURARE. 243 18-^i3 à 1847 sous la direction de M. F. de Cas- telnau^ il est encore fait mention de la compo- sition du curare. Les auteurs de cette relation reviennent à l'opinion de MM. de Humboldt^ Boussingault et Roulin^ savoir que le curare est un poison végétal ; mais ils assurent en outre que les Indiens ne mettent aucun secret dans cette préparation. Enfm le dernier voyageur qui, à ma connais- sance, ait écrit sur le curare^ M. Emile Garrey, met tout le monde d'accord. Suivant lui^ chez toutes les tribus^ le curare aurait pour base un poison végétal identique : seulement il est des Indiens qui préparent le curare sans mystère et en y employant simplement les plantes actives, tandis que d'autres y ajoutent des substances plus ou moins singulières et entourent la fabri- cation de pratiques plus ou moins bizarres; mais ce serait par superstition ou par pur charlatanisme que les maîtres du curare de cer- taines tribus en agiraient ainsi, afin d'augmen- ter le prestige de leur puissance ou de cacher la composition du poison aux étrangers. Les Indiens se servent du curare pour em- M Fig. 3. Flèche de chasse '. 1. Le dard est mobile, Fig. 4. Flèches de guerre ^ 2. L, K, flèches taillées dans les os d'animaux; B, flèche dont la pointe est formée d'une lame de silex. A H / E Fig. 5. Flèches de guerre ^ 1. E, H, G, I, M, flèches dont l'extrémité est taillée dans du bois très-dur ; D, flèche apportée de Polynésie : autour de la flèche en bois de fer sont fixées, en sens inverse, des épines qui empêchent de retirer l'arme de la blessure. 246 LE CURARE. 4 poisonner leurs fïèclies de chasse ou leurs flè- ches de guerre. i Les flèches de chasse (fjg. 3)^ destinées à être lancées au moyen d'un arc, sont pourvues d'un dard mobile; celles qui doivent être lancées au moyen d'une sarbacane sont très-petites, et ne forment en quelque sorte qu'un simple dard en bois de fer très-effilé et muni d'une pointe très- aiguë qui porte le poison. Les flèches de guerre (fig. 4 et 5) ont un dard fixe très-acéré, formé par des os d'animaux ou par du bois très-dur; quelquefois le dard est garni d'épines disposées en sens inverse, de manière à empêcher le trait de sortir de la bles- sure. Outre ces armes toutes préparées, les Indiens ont encore leur provision de curare, qu'ils tien- nent renfermée dans des petits pots de terre cuite ou dans des calebasses. Le poison américain nous parvient en Eu- rope sous ces trois formes. On ne peut se le procurer que par l'entremise des voyageurs ; il n existe pas dans le commerce européen, et les Indiens en font l'objet d'un échange, soit entre LE CURARE. 247 eux, soit avec les étrangers. « Les Indiens de Mesaya, dit M. Goudot, une des tribus les plus féroces, préparent le curare et en font un commerce d'échange avec les habitants de la frontière de la Nouvelle-Grenade, qui, bravant les fièvres et les dangers de toute espèce, se hasardent à pénétrer jusqu'au fond des forêts qu'ils habitent, et leur portent des haches, des couteaux, des ciseaux, des aiguilles et quelques étoffes de coton grossier. Ils reçoivent en payement du poison, de la cire d'abeilles pres- que aussi blanche que celle de Cuba, des fécules colorantes et du vernis qui peut être comparé à celui du Japon. » Le curare contenu dans les petits pots de terre cuite et dans les calebasses est un extrait noir à cassure brillante, présentant assez bien l'aspect de l'extrait du jus de réglisse noir de nos droi2fuistes. Le principe actif du poison est soluble dans l'eau, dans le sang et dans toutes les humeurs animales; mais il est mélangé de beaucoup d'impuretés qui restent en suspension dans le liquide, et où le microscope fait reconnaître en 248 LE CURARE. grande partie des débris de végétaux. Le vrai curare paraît conserver son activité d'une ma- nière indéfinie, même à l'état de solution dans l'eau. J'en conserve ainsi depuis plus de dix ans qui semble n'avoir rien perdu sensiblement de ses propriétés toxiques^ bien qu'il se soit produit des moisissures en grande quantité à la surface du liquide. Comme l'eaU;, le sang et les humeurs animales^ l'alcool dissout le venin cu- rarique; l'éther et l'essence de térébenthine au contraire le précipitent. MM. Boussingault et Roulin ont préparé, sous le nom de curarinet le principe actif du curare. Toutefois le corps qu'ils ont obtenu n'est point cristalli sable et défini; la curarine est une substance d'appa- rence cornée, très-hygrométrique, très-soluble dans l'eau et dans l'alcool. Les caractères qui viennent d'être indiqués, de même que l'inaltérabilité du curare à l'ébul- lition et aux agents chimiques, ne sauraient per- mettre aucune induction sur la nature animale ou végétale du poison. En effet, c'est par erreur que l'on a cru jusqu'ici que tous les agents toxiques animaux se distinguaient des agents LE CURARE. 249 toxiques végétaux par une altérabilité plus grande ; le venin de crapaud^ par exemple^ ré- siste à l'ébullition et se dissout dans Falcool et Téther. Il faudrait donc, pour résoudre la question de la composition du curare^ saisir sur place l'agent réellement actif et le débarrasser de tous les ingrédients inutiles. Jusqu'ici les voyageurs^ il est vrai, nous ont fourni le curare, mais avec lui ils ne nous ont rapporté que des récits et des descriptions contradictoires ' de procédés de préparation. Aucun n'a essayé sur les lieux d'expérimenter par lui-même, pour savoir quelle était réellement la plante véné- neuse qui le constituait, afin de la caracté- riser et de la rapporter en Europe. Le curare, à l'égal de beaucoup d'autres poi- sons énergiques, entrera certainement dans le domaine de la médecine; mais il sérail néces- saire pour cela d'en connaître exactement la composition dans un temps assez rapproché. En effet, M. Emile Carrey nous apprend, dans l'intéressante relation de son voyage, que beau- coup de peuplades indiennes ont déjà renoncé h Parme empoisonnée de l'homme primitif pour 250 LE CURARE. la remplacer par l'arme à feu de l'homme civi- lisé. Les flèches empoisonnées et le curare ne se trouvent plus aujourd'hui que chez les tri- bus les plus farouches de l'Amérique du Sud, et il pourrait bien se faire que d'ici à un demi- siècle l'usage de ce poison et les procédés de préparation fussent complètement perdus. Quant à son action sur les êtres vivants, le curare a toujours été représenté comme un poi- son violent dès qu'on l'introduit en contact avec le sang au moyen d'une plaie, mais inoffensif lorsqu'il est avalé et déposé dans les voies di- gestives. Les chairs des animaux tués par le curare sont en effet bonnes à manger et ne dé- terminent aucun accident. On a dit que le curare était un poison aussi bien pour les végétaux que pour les animaux; cela est inexact. D'autres ont admis, sur la foi des récits, que les exhalaisons de curare sont vénéneuses. Vers le milieu du siècle dernier, La Condamine racontait que la cuisson du poi- son était confiée à une vieille femme : si cette femme mourait, le curare était jugé de bonne qualité; si elle ne mourait pas, on la battait de LE CURARE. 251 verges. M. Emile Carrey, avec sa verve natu- relle, nous a décrit des pratiques analogues dont il avait entendu parler. Gomme on le voit, l'esprit s'est plu à entourer de merveilleux l'histoire de ce poison, dont l'o- rigine et l'action étaient mal connues. Ici notre tâche sera de dépouiller les faits de toutes les interprétations mystérieuses pour n'admetlre que ce que l'expérience nous prouvera directe- ment; mais peut-être trouvera-t-on qu'on n'y aura rien perdu, et que les vérités scientifiques, quand nous pouvons les entrevoir, ne sont pas moins merveilleuses que les créations roma- nesques de notre imagination. Il En 1844, je reçus de M. Pelouze des flèches empoisonnées ainsi que du curare qui avait été acheté par M. Goudot chez les Indiens Anda- quies au mois d'août 1842* 252 LE CURARE. En 1848, un jeune Brésilien qui suivait mes cours^ le docteur Edwards^ me donna du curare que l'on retira d'une calebasse en l'exposant à la chaleur pour ramollir et extraire le poison qui en tapissait les parois. Plus tard, j'ai expérimenté avec du curare qui nous avait été rapporté à M. Magendie et à moi par M. Emile Carrey, et qui provenait des bords de l'Amazone, avec du curare du Vene- zuela que m'avait remis M. Rayer, et avec du curare de Para dont M. Boussingault m'avait fait part. J'ai constaté pour tous ces curares de diver- ses provenances des effets toxiques tout à fait semblables, sauf peut-être des nuances dans l'intensité du poison qu'il serait difficile de bien caractériser. Un des faits qui paraît avoir le plus frappé tous ceux qui ont parlé du curare est l'innocuité de ce poison dans les voies digestives. Les Indiens, en effet, se servent du curare comme poison sous la peau et comme médicament dans l'estomac. J'ai entendu souvent raconter à M. Boussingault qu'il avait connu dans son LE CURARE. 253 voyage en Amérique un général colombien atteint d'épilepsie^, qui, pour éviter les accès de sa terrible maladie^ avalait des pilules assez volumineuses de curare. Les expériences sur les animaux ont confirmé les observations fai- tes sur l'homme. On peut mélanger aux ali- ments d'un chien ou d'un lapin du curare en quantité beaucoup plus considérable qu'il ne serait nécessaire pour l'empoisonner par une plaie^ et cela sans que l'animal en éprouve aucun inconvénient. Toutefois il ne faudrait pas croire qu'il y ait là une propriété merveilleuse particulière au curare. C'est une simple question de dose et de rapidité de l'absorption. Je me suis assuré par des expériences nom- breuses que chez les jeunes animaux à jeun (mammifères et oiseaux)^ lorsque l'absorption intestinale est devenue plus active^, le curare ne peut plus être aussi impunément introduit dans l'estomac^ de sorte que cela se réduit simple- ment à dire qu'il faut des quantités beaucoup plus grandes de curare pour agir par les voies digestives que par une piqûre sous-cutanée. CLAUDE BERNARD. 15 254 LE CURARE. C'est un cas commun, à des degrés divers^ à beaucoup d'autres substances toxiques et médi- camenteuses; la différence s'explique physiolo- giquement par la propriété que présentent les substances non cristalloïdes d'être absorbées très -lentement à la surface des membranes muqueuses. Mais nous n'avons pas à nous arrêter à ces particularités qui concerneraient l'histoire thé- rapeutique du curare : je me hâte d'arriver à l'empoisonnement par piqûre, qui fait pénétrer rapidement le venin dans le sang, et amène la mort avec un cortège de symptômes particuliers que nous avons pour objet d'examiner et d'ex- pliquer dans cette étude. Le curare^ introduit dans les tissus vivants à l'aide d'une flèche ou d'un instrument empoi- sonné, détermine la mort d'autant plus rapide- ment que le venin pénètre plus vite dans le sang. C'est pourquoi la mort est plus prompte quand on emploie une solution de curare au lieu de poison sec. Le degré de vitalité des animaux et la rapidité de la circulation qui en est la conséquence agissent dans le même sens. LE GURARË. 255 C^esl ce qui fait que les animaux vigoureux sont plus faciles à empoisonner que les animaux languissants, et que, toutes choses égales d'ail- leurs (taille de l'animal, dose du poison), les animaux à sang chaud meurent plus vite que les animaux à sang froid, et parmi les premiers les oiseaux plus vite que les mammifères. La plaie empoisonnée par le curare n'est le siège d'aucune douleur ni d'aucune irritation particulière, le venin ne possède par lui-même aucune propriété caustique, de sorte que si la piqûre a été rapide, l'animal est empoisonné sans s'en apercevoir. M. Boussingault m'a dit que, lorsque les Indiens blessent des oiseaux à la chasse avec les petites flèches qu'ils lancent à l'aide d'une sarbacane, et dont la pointe est acérée comme celle d'un aiguille, il arrive souvent que Tani- mal ne sent pas la blessure et qu'il meurt sur place en une minute ou deux. Il n'en est pas ainsi quand on emploie de plus grandes flèches sur des animaux qui fuient ; néanmoins la paralysie due à l'action du poison arrive assez vite pour que l'animal s'arrête et 256 LE CURARE. n'échappe jamais au chasseur. Watterton ra- conte qu'en traversant les terres qui séparent FEssequibo du Démérary^ lui et ses compa- giîoiis rencontrèrent une troupe de sangliers. Un Indien banda son arc et frappa l'un d'eux d'une flèche empoisonnée; elle entra dans la mâchoire et se rompit. Le sanglier fut trouvé mort à cent soixante-dix pas du lieu où il avait été frappé^ et leur fournit un souper succu- lent. Les symptômes de la mort par le curare offrent un aspect caractéristique sur lequel s'accordent tous les observateurs. On ne pourrait guère constater ces symptô- mes chez les petits oiseaux^ dont la mort a lieu parfois en quelques secondes; mais chez les oiseaux plus gros, chez les mammifères et chez les animaux à sang froid^ la mort arrive dans un espace de temps qui varie en général entre cinq et douze minutes quand on a em- ployé un excès de poison. Je rapporterai seu- lement trois ou quatre exemples ; ils seront l'expression exacte de ce que j'ai toujours vu se reproduire dans les expériences en quelque LE CURARE. 257 sorte innombrables que j'ai répétées depuis vingt ans. A l'aide d'une petite flèche empoisonnée^ j'ai fait sur le dos d'un lapin une piqûre si peu douloureuse qu'il n^en a pas pour cela inter- rompu son repas; mais après deux ou trois minutes l'animal a cessé de manger et est allé se placer dans un coin du laboratoire : il s'est tapi contre le mur et a baissé ses oreilles sur son dos, comme s'il eût voulu dormir. Puis il est resté parfaitement tranquille et peu à peu s'est affaissé; ses jambes ont d'abord cédé en môme temps que la tête a fléchi; enfin il est tombé sur le flanc complètement paralysé. Après six minutes, à partir du moment de la piqûre, l'animal était mort, c'est-à-dire que la respira- tion avait cessé. Un jeune chien piqué à la cuisse avec un instrument empoisonné s'aperçut à peine de sa blessure ; il courait et sautait comme de cou- tume, mais au bout de trois ou quatre minutes l'animal se coucha sur le ventre comme s'il eût étéfatio;ué; il avait conservé toute son intelli- gence et ne semblait nullement souffrir ; seule- 258 LE CURARE. ment il répugnait au mouvement. Bientôt le chien posa sa tête par terre entre ses deux jam- bes de devant^ comme s'il eût été encore plus fatigué et qu'il eût voulu s'endormir. Cependant ses yeux restaient toujours ouverts et tranquil- les en même temps que son corps s'affaissait sur lui-même; l'animal était alors complète- ment paralysé. Bientôt les yeux devinrent ter- nes, les mouvements respiratoires cessèrent^ et l'animal était mort huit minutes après la piqûre empoisonnée. Les grenouilles, les crapauds et les couleuvres meurent avec des symptômes semblables. Les animaux ne manifestent aucune asjitation ni aucune expression de douleur. Ils sont pris d'une paralysie progressive qui éteint successi- vement toutes les fonctions vitales. C'est là le caractère particulier de la mort par le curare. Dans tous les genres de mort que l'on connaît^ il y a toujours vers l'agonie des convulsions^ des cris ou des râles indiquant une souffrance et une sorte de lutte entre la vie et la mort. Dans la mort par le curare, rien de pareil; il n'y a pas d'agonie, la vie paraît s'éteindre. LE CURARE. 259 Tous les voyageurs qui ont vu périr des ani- maux par le curare décrivent la mort avec des symptômes pareils à ceux que nous venons d'in- diquer, a La mort arrive^ dit M. Carrey^ comme si un fluide vital s'écoulait. » Watterton^ qui nous a donné le plus de détails sur les effets du curare raconte que lorsqu'un oiseau est blessé à la chasse par une flèche empoisonnée^ il reste en- viron trois minutes avant de tomber^ mais que sa chute n'est précédée par aucun signe de douleur^ qu'il y a seulement une sorte de stu- peur qui se manifeste par une répugnance ap- parente au mouvement. « Ayant empoisonné^ dit-il, une jeune poule pleine de vie au moyen d'une piqûre faite à la cuisse avec une flèche empoisonnée, la poule n'en parut nullement incommodée. Pendant la première minute, elle marcha tranquillement ; pendant la deuxième minute, elle resta calme et becqueta la terre. Moins d'une demi-minute après, elle ouvrit et ferma souvent le bec ; sa queue était abaissée, et ses ailes tombaient pres- que à terre. A la fin de la troisième minute, elle était courbée, ne pouvant plus soutenir sa 260 LE CURARE. têle^ qui tombait^ se relevait, et chaque fois tombait plus bas, comme celle d'un voyageur fatigué qui sommeille debout; ses yeux s'ou- vraient et se fermaient. Au bout de cinq minu- tes, la poule était morte. » Dans un autre exemple, il s'agit d'un pares- seux dont la vie céda sans le moindre combat apparent, sans un cri ni un gémissement. C'é- tait un aï ou paresseux à trois doigts; il appar- tenait à un naturaliste qui, voulant le tuer pour conserver sa peau, avait eu recours au curare. L'aV fut blessé à la jambe et mis sur le plancher, à peu de distance d'une table. Il s'efforça d'en atteindre le pied et s'y accrocha, comme s'il eut voulu monter; mais ce furent ses derniers efforts : sa vie s'éteignit rapidement, quoique graduellement.... D'abord une de ses jambes de devant lâcha prise et tomba de côté, inca- pable de se mouvoir; l'autre fit bientôt de même. Les membres antérieurs ayant perdu toute force, le paresseux se coucha lentement et mit sa tête entre ses jambes de derrière, qui tenaient en- core à la table; mais lorsqu'elles furent atteintes à leur tour, il tomba à terre si doucement qu'on LE CURARE. 261 n'eût pas pu distinguer cette chute d'un mou- vement ordinaire. Si l'on avait ignoré la cir- constance de sa blessure^ on n'eût jamais pensé qu'il succombait. La bouche était fermée; on n'y voyait ni écume, ni salive. On n'observa ni tressaillement^ ni altération visible de la res- piration. Au bout de dix minutes, il fit uq léger mouvement^ et une minute après il était mort, w En un mot, dit Watterton, depuis le mo- ment où l'action du poison commença à se montrer chez le paresseux, on aurait cru que le sommeil l'accablait. » Watterton nous donne encore le récit de la mort d'un homme empoisonné par le curare. Deux Indiens couraient la forêt pour chercher du gibier. L'un d'eux prit une flèche empoison- née et la lança sur un singe rouge qui était au-dessus de lui, dans un arbre. Le coup était presque perpendiculaire. La flèche manqua le singe, et en retombant frappa l'Indien au bras, un peu au-dessus du coude. Il fut convaincu que tout était fini pour lui. « Jamais, dit-il à son camarade d'une voix entrecoupée et regardant son arc pendant qu'il parlait, jamais je ne ban- 262 LE CURARE. derai plus cet arc. » Ayant dit ces mots, il ôta la petite boîte de bambou contenant le poison qui était suspendue à son épaule, et, l'ayant mise à terre avec son arc et ses flèches, il s'é- tendit auprès, dit adieu à son compagnon et cessa de parler pour toujours. « Ce sera une consolation pour les âmes compatissantes, re- marque ailleurs Watterton, de savoir que la victime n'a pas souffert, car le wourali détruit doucement la vie. » Ainsi toutes les descriptions nous offrent un tableau doux et tranquille de la mort par le curare. Un simple sommeil parait être la tran- sition de la vie à la mort. Cependant il n'en est rien; l'apparence extérieure est trompeuse. Cette étude sera donc propre à montrer combien nous pouvons être dans l'erreur relativement à l'interprétation des phénomènes naturels, tant que la science ne nous en a pas appris la cause et dévoilé le mécanisme. Si en effet, abordant maintenant la partie essentielle de notre sujet, nous entrons, au moyen de l'expérimentation, dans l'analyse organique de l'extinction vitale, nous verrons que cette mort, qui nous paraît LE CURARE. 263 survenir d'une manière si calme et si exempte de douleur, est au contraire accompagnée des souffrances les plus atroces que l'imagination de l'homme puisse concevoir. lïl Le corps d'un animal vivant est un assem- blage admirable de particules, qui sont d'au- tant plus délicates et plus variées dans leurs propriétés physiologiques, que l'être occupe un rang plus élevé dans l'échelle de l'organisation. Or, il importe, pour la clarté de notre sujet, que nous descendions un instant dans cette ma- chine vivante qui va devenir le théâtre des ac- tions délétères que nous nous proposons de dé- finir et d'expliquer. Les manifestations vitales que nous aperce- vons au dehors ont une cause intérieure, cachée à nos regards. Elles ne sont toutes que des ré- 264 LE CURARE. sultantes de l'action réciproque et simultanée d'un grand nombre de particules organiques élémentaires, de même que dans la nature brute les phénomènes ne sont aussi que des résultantes complexes des propriétés des corps simples inorganiques. C'est donc dans les élé- ments organiques, c'est-à-dire dans les parties les plus déliées de l'organisme, que siègent les conditions intimes de la vie et de la mort. Le poison n'envahit jamais l'organisme d^emblée et dans sa totalité; mais il porte son action toxique et paralysante sur un élément organi- que essentiel à la vie. Ensuite il amène la dis- location de l'édifice vital par un mécanisme qui variera en raison de l'élément primitivement atteint, de la nature et de l'importance de ses rapports physiologiques avec l'ensemble des phénomènes de la vie. La chimie connaît aujourd'hui soixante-dix corps simples environ, dont seize seulement entrent dans la composition de l'organisme vivant le plus compliqué, qui est celui de l'homme; mais ce n'est point en leur qualité de corps chimiquement simples que ces sub- LE CURARE. 265 stances viennent agir ici : elles se sont préala- blement combinées et groupées sous l'influence de la force vitale^ pour constituer les particules les plus ténues de notre organisme. Ces parti- cules^ bien que complexes chimiquement^ sont élémentaires au point de vue physiologique en ce sens qu'elles sont douées de propriétés vitales simples et définies qui ne persistent pas après la division ou l'altération de l'élément. Telle est en quelques mots l'idée qu'on doit se faire des parties microscopiques de notre corps^ aux- quelles il convient de donner le nom d'éléments anatomiques ou peut-être mieux celui d'or- ganismes élémentaires. En effet^ les éléments anatomiques sont de véritables organismes élé- mentaires ;, et ce sont ces organismes élémen- taires qui^ par leur réunion et leurs groupe- ments^ sont ensuite appelés à constituer un organisme total d'autant plus complexe et d'au- tant plus élevé dans l'organisation que la va- riété physiologique de ses éléments se montre plus grande. Nous pouvons donc considérer que notre corps est composé par des millions de milliards de petits êtres ou individus vivants et 266 LE CURARE. d'espèce différente. lien estqui sont libres comme les globules du sang; mais la plupart sont unis et soudés. Les éléments de même espèce se réu- nissent pour constituer nos tissus, et nos tissus se mélangent pour former nos organes; les élé- ments d'espèce différente se soudent entre eux afin de pouvoir réagir les uns sur les autres et concourir avec harmonie à un même but phy- siologique. Néanmoins^ dans toutes ces réunions ou soudures^ aucun élément ne se confond avec son voisin; ils s'unissent et restent distincts comme des hommes qui se donneraient la main. Cbaque espèce d'éléments représente ainsi une véritable espèce d'individus qui dépend d'un tout auquel il est associé^ mais qui a toujours son indépendance et sa vie propre^ qui a sa manière particulière de se nourrir et d'être excité^ qui a ses poisons spéciaux et sa manière spéciale de mourir. Enfm^ comme on peut le dire d'un seul mot^ chaque élément a son auto- nomie^ mais autonomie inconsciente et enchaî- née par un déterminisme absolu aux conditions physico-chimiques du milieu organique inté- rieur. LE CURARE. 267 A part les éléments organiques qu'on peut appeler passifs, parce que^ par leur réunion^ ils constituent la charpente osseuse du corps, ainsi que tous les tissus conjonclifs qui donnant la so- lidité^ l'élasticité et la cohésion à nos organes^ il existe deux autres classes d'éléments organi- ques qui nous manifestent une activité constante et nécessaire. Dans la première classe^ nous placerons tous les éléments organiques qui^ sous la forme de vésicules ou de cellules soit libres^ soit fixées ou agglomérées^ constituent les tissus glandu- laires, muqueux et épithéliaux. Les propriétés de ces éléments groupés en tissus se ma- nifestent plus particulièrement dans l'accom- plissement des phénomènes de la vie nutri- tive. Nous placerons dans la seconde classe les élé- ments organiques qui^ généralement sous la forme de fibres ou de tubes réunis ou soudés les uns aux autres^ constituent les tissus mus- culaires et nerveux. En raison de leurs proprié- tés^ ces derniers éléments président aux fonc- tions de sensibilité et de mouvement qui sont 268 LE CURARE. propres aux animaux et constituent les mani- festations les plus élevées des êtres vivants. L'objet de la physiologie générale est d'ana- lyser chaque fonction et chaque acte de l'écono- mie, afin de les ramener à leur élément orga- nique. Le phénomène de la respiration, malgré ses variétés apparentes, se réduit finalement pour tous les animaux à la propriété de l'élément ou globule sanguin qui, au contact de l'air, ab- sorbe l'oxygène et exhale l'acide carbonique. La digestion, avec les sécrétions qui y con- courent, se ramène à Félément glandulaire ou épithélial, qui, sous l'influence de certains ex- citants déterminés, laisse suinter un liquide qu'il a la propriété de préparer et d'accumuler en lui. De même, quand nous voyons apparaître dans un animal un phénomène de sensibilité ou de mouvement, nous devons nous reporter par l'analyse physiologique aux propriétés des fibres nerveuses et musculaires qui constituent ses conditions élémentaires. La fibre musculaire (fig. 6) représente un LE CURARE. 269 t tube microscopique à parois élastiques; ce tube est rempli d'une substance contractile, c'est-à- dire d'une matière qui, pendant la vie, jouit de la propriété de se contracter sous l'influence Fig. 6. Fibres musculaires'. nerveuse de façon à raccourcir le tube muscu- laire et à entraîner dans son mouvement les par- ties auxquelles il est fixé. Nous trouvons dans le système nerveux des éléments producteurs et conducteurs, les uns 1. Fort grossies au microscope (d'après Dalton). Fig. 7. Tubes nerveux'. 1. A, tube nerveux composé par ses trois éléments, l'en- veloppe à double contour, la moelle nerveuse et le cylin- der axis. Dans un point, l'enveloppe A a été rompue, et le cylinder axis est resté seul. — A côté, un fragment des enveloppes B, qui ont été conservées. — c/, noyau d'une cellule nerveuse cérébrale multipolaire. — a. Tube nerveux réduit à son axis ; — c, c, granulations molé- culaires entourant la cellule nerveuse (d'après R. Wa- gner). Tig. 8. Cellules nerveuses rachidiennes *. 1. A, tube nerveux gros, composé de ses trois parties; B, cellule nerveuse-, D, noyau de la cellule; ci, petit tube nerveux; 6, petite cellule; c, cl, noyaux de la petite cel- lule. 272 LE CURARE. pour la sensibilité, les autres pour la motricité ( fig. 7 et 8 ) . Les conducteurs nerveux repré- sentent de véritables fils électriques organiques; ils sont constitués par un tube rempli d'une substance appelée moelle nerveuse , destinée à protéger un filament central. Ce filament est la partie physiologiquement essentielle du nerf, et qu'on appelle l'axe du cylindre nerveux ou le cylinder axis. Le tube nerveux sensitif s'unit au tube moteur au moyen d'un renflement nerveux appelé cellule nerveuse y et le tube moteur se ter- mine dans la fibre musculaire en présentant une nouvelle intumescence particulière. Tous ces éléments organiques qui composent notre corps sont d'une grande ténuité microscopi- que, car la grandeur en varie entre des centièmes et des millièmes de millimètres. On pourra par conséquent avoir une idée de leur nombre par leur masse, quand on saura que les cellules et les tubes nerveux, par leur réunion, forment le cerveau, la moelle épinière et les cordons ner- veux, et que toutes les fibres musculaires en- semble constituent essentiellement la viande ou la chair qui représente la plus grande partie du LE CURARE. 273 poids du corps de l'homme et des animaux. Quelles que soient la complication et la va- riété de nos opérations intellectuelles^ de nos sentiments et de nos mouvements^ ils ne sont jamais exprimés que par l'activité vitale de trois éléments organiques formant une chaîne à an- neaux distincts^ mais dont les propriétés sont cependant physiologiquement et hiérarchique- ment subordonnés. Ces trois éléments sont l'élément nerveux sen- sitif, l'élément nerveux moteur, et l'élément mi^s- culaire. Le point de départ de l'action physiolo- gique se trouve dans l'élément nerveux sensitif ou intellectuel; sa vibration se transmet suivant son axe, et, arrivée à la cellule nerveuse^ véri- table relais, la vibration sensitive se transforme en vibration motrice. Cette dernière se propage à son tour dans l'élément nerveux moteur, et, arrivée à son extrémité périphérique, elle fait vibrer la fibre musculaire^, qui, réagissant en vertu de sa propriété élémentaire, opère la con- traction ou le mouvement. Ces trois éléments organiques jouent ainsi le rôle d'excitant les uns par rapport aux autres ; 274 LE CURARE. Félément nerveux sensitif excite rélément ner- veux moteui*;, et l'élî^ment nerveux moteur ex- cite la fibre musculaire^ d'où résulte finalement la contraction. Dans leur action d'ensemble, ces éléments ont des relations tellement connexes que, les uns sans les autres, ils n^auraient point de raison d'être. En effet, l'élément sensitif n'a pas de raison d'être sans l'élément moteur qui indique sa présence, et l'élément moteur n'au- rait pas de raison d'être sans l'élément muscu- laire sur lequel son influence doit se mani- fester. Toutefois, malgré cette connexion intime et nécessaire, chacun de ces trois éléments n'en reste pas moins indépendant et distinct organi- quement. L'élément sensitif vit et meurt à sa manière, il a ses poisons qui lui sont propres. L'élément moteur peut vivre et mourir séparé- ment, il a également ses poisons spéciaux. En- fin l'élément musculaire a de même des condi- tions de vie et de mort qui n'appartiennent qu'à lui. Si cette indépendance organique est réelle pour la vie nutritive des éléments, elle n'est LE GURARE, 2? 5 plus qu'une illusion au point do vue des mani- festations vitales qu'ils doivent accomplir dans Torganisme. Ces manifestations n'étant qu'une résultante d'activités diverses , elles exigent le concours de toutes. Si l'un des trois éléments, sensitif, moteur et musculaire, vient à être sup- primé, les deux autres continuent de vivre sans doute, mais ils n'ont plus de sens, de même qu'une phrase perd sa signification dès qu'un de ses membres vient à lui manquer. La loi fondamentale de la vie est l'échange de matières continuel entre le corps vivant et le milieu cosmique qui l'entoure. De là résulte un véritable circulus ou tourbillon rénovateur du corps dont la rapidité mesure Pintensité de la vie. Les conditions des phénomènes vitaux ne sont absolument constituées ni par l'orga- nisme, ni par le milieu ; il faut le concours des deux. Malgré l'intégrité de l'organisme, la vie cessera, si le milieu est supprimé ou vicié; malgré la présence d'un milieu favorable, la vie s'éteindra, si l'organisme est lésé ou détruit. Notre corps entier ou notre organisme n'est^ nous le répétons, qu'un agrégat d'éléments or- 276 LE GIJRARE. ganiques^ ou mieux d'organismes élémentaires innombrables^ véritables infusoires qui vivent, meurent et se renouvellent chacun à sa manière. Cette comparaison exprime exactement ma pen- sée, car cette multitude inouïe d'organismes élémentaires associés qui composent notre or- ganisme total existent, comme des infusoires, dans un milieu liquide qui doit être doué de chaleur et contenir de l'eau, de l'air et des ma- tières nutritives. Les infusoires libres et dissé- minés à la surface de la terre trouvent ces con- ditions dans les eaux où ils vivent. Les infusoi- res organiques de notre corps, plus délicats, groupés en tissus et en organes, trouvent ces conditions, entourés de protecteurs spéciaux, dans notre fluide sanguin, qui est leur véritable liquide nourricier. C'est dans ce liquide, qui ne les imbibe pas, mais qui les baigne, que s'ac- complissent tous les échanges matériels, solides, liquides ou gazeux, que leur vie exige; ils y prennent leurs aliments et y rejettent leurs ex- créments, absolument comme des animaux aquatiques. D'ailleurs la vie ne s'accomplit ja- mais que dans un milieu liquide. Ce n'est que LE CaRARE. 277 par des artifices de construction que les orga- nismes de rhomme_, ainsi que ceux d'autres animaux, peuvent vivre dans l'air; mais tous les éléments actifs de leurs fonctions vivent sans exception^ à la façon des infusoires, dans un milieu liquide intérieur. C'est pourquoi j'ai donné le nom de milieu inlérieur organique au sang et à tous les liquides blastématiques qui en dérivent. Le système circulatoire n'est autre chose qu'un ensemble de canaux destinés à conduire l'eau, l'air et les aliments aux éléments organiques de notre corps, de même que des routes et des rues innombrables serviraient à mener les ap- provisionnements aux habitants d'une ville im- mense. Les canaux veineux n'ont pas, à propre- ment parler, de rapports physiologiques actifs avec les éléments organiques; ils ne leur por- tent rien, ils ne font qu'emmener le sang qui a servi à les nourrir ; mais le système veineux présente une autre origine périphérique de la plus haute importance, car c'est par cette ori- gine que le courant veineux, dont la direction est centripète, vient se répandre sur les diver- 16 2?8 LE GURAtlE. ses surfaces de l'organisme et puiser l'air dans les poumons^ de l'eau et des aliments dans les intestins, ainsi que d'autres liquides intersti- tiels. Tous ces éléments constitutifs du milieu intérieur sont ensuite portés au cœur, centre du mouvement circulatoire . Ici commence le système artériel qui lance le sang dans une di- rection inverse à celle qui précède, c'est-à-dire du centre à la périphérie. Le sang ainsi poussé par le cœur dans les artères va se purifier en tout ou en partie de divers produits d'élimina- tion et par des mécanismes divers, suivant les organismes ; mais ce qu'il importe de savoir ici, c'est que le sang artériel est celui qui se dirige vers nos organisuies élémentaires et qui leur distribue toutes les substances capables de réagir sur eux. Le sang artériel porte la vie aux éléments organiques, parce qu'il contient en dissolution de l'oxygène et les autres éléments d'un milieu organique propre à entretenir la vie ; mais le sang artériel peut aussi apporter la mort, s'il est introduit dans les voies circula- toires, c'est-à-dire dans le milieu intérieur or- ganique, des substances qui l'ont vicié. Or c'est LE CURARE. 279 le cas qui se présente dans tous les empoison- nements. Lorsqu'un animal est piqué par une flèche empoisonnée avec du curare, nous avons vu qu'il ne meurt qu'après un certain temps. Il y a en effet trois étapes nécessaires que le poison doit parcourir. Premièrement le poison doit être dissous dans la plaie par les humeurs ani- males qui s'y trouvent ; deuxièmement^ il doit pénétrer dans les veines et être porté jusqu'au cœur; troisièmement^ il doit être amené en con- tact avec les éléments organiques au moyen du système artériel. Ce n'est point encore tout : il faut que la substance toxique s'accumule dans le sang par suite d'une disproportion qui doit s'établir entre l'absorption et l'élimination du poison. Tout cela demande, ainsi que nous le savons^, un maximum de dix à douze minutes pour s'accomplir. Nous concevons maintenant que le curare puisse ne pas agir si, avant d'ar- river au système artériel^ il rencontre sur sa route quelque voie d'élimination rapide, ou s'il se trouvait, par un obstacle quelconque, retenu dans le système veineux. En effet dans ce cas 280 LE CURARE. le poison ne parvient pas jusqu'aux voies qui conduisent aux éléments organiques. Trois ans après le retour de Watterton en Angleterre^ Brodie fît quelques expériences qu'il importe de mentionner. On inocula du curare à la jambe d'un âne^, et il mourut en douze mi- nutes. Sur un autre âne, on inocula le même poison, et de la même manière, mais après avoir placé un bandage autour de la jambe au-dessus de l'endroit oii l'inoculation avait été pratiquée, l'âne marcba librement, comme à l'ordinaire, et il continua à manger sans s'apercevoir de rien. Au bout d'une heure on délia le bandage, et dix minutes après la mort avait saisi cet ani- mal. Ces expériences, qui sont imitées de celles que Magendie avait faites pour d'autres poisons et qui ont été bien souvent confirmées, s'expli- quent physiologiquement d'une manière très- simple : tant que le poison restait sous la peau de la jambe au-dessous de la ligature, ilne pou- vait pas arriver au cœur, parce que cette liga- ture empêchait le sang veineux de passer et de l'y transporter. Le poison, avons-nous dit, n'est actif que lorsque, étant parvenu au cœur, il LE CURARE. 281 peut se répandre par les artères, et arriver ainsi à tous les éléments organiques; mais là encore nous pouvons, à l'aide d'un artifice expérimen- tal^ empêcher le poison de se généraliser. Si nous lions l'artère d'un membre par exemple^ nous empêcherons le sang empoisonné d'être porté aux éléments organiques de ce membre^ et nous leur conserverons la vie, tandis que tout le reste du corps aura ressenti les atteintes délétères de la substance toxique. En un mot, en arrêtant le poison dans les veines, on sauve tout l'individu ; en arrêtant le poison dans les artères, on ne sauve que la partie du corps à laquelle l'artère oblitérée portait le sang. Après cet exposé sommaire de quelques no- tions physiologiques qu'il était nécessaire de rappeler, revenons aux effets du poison améri cain. Nous aurons à rechercher d'abord sur quel élément organique particulier du corps il a porté son action toxique, et à déterminer en- suite le mécanisme par lequel la mort de cet élément a pu amener la mort de tout l'orga- nisme. 282 LE CURARE. iV Dans le mois de juin ]SU^t, je fis ma pre- mière expérience sur le curare : j'insinuai sous la peau du dos d'une grenouille un petit frag- ment de curare sec, et j'observai l'animal. Dans les premiers moments, la grenouille allait et sautait comme avant avec la plus grande agilité, puis elle resta tranquille. Au bout de cinq mi- nuteS;, les jambes de devant cédèrent, le corps s'aplatit et s'affaissa peu à peu. Après sept mi- mites, la grenouille était morte, c'est-à-dire qu'elle était devenue molle, flasque, et que le pincement de la peau ne déterminait plus chez elle aucune réaction vitale. Je procédai alors à ce que j'appelle V autopsie physiologique de l'animal. Des mesures! sages, et que tout le monde approuve, empêclient de faire cliez l'homme les LE CURARE. 283 autopsies avant qu'il se soit écoulé vingt- quatre heures depuis le moment de la mort. Cette circonstance diminue considérablement l'importance scientifique des autopsies cadavéri- ques. En effets la vie ne cesse pas parce que tout notre corps est mort à la fois, mais seule- ment parce que un ou plusieurs de ses éléments organiques ont perdu leurs propriétés vitales. En faisant l'autopsie au moment même de la mort, on doit donc toujours rencontrer des éléments organiques qui ont perdu leurs pro- priétés physiologiques ; mais d'autres qui les possèdent encore, et qui ne finissent par les perdre et par mourir à leur tour qu'à cause de la dislocation des fonctions nécessaires à leur existence. Quand on pratique l'autopsie vingt- quatre heures après la mort, tous les éléments organiques sont éteints, rigides et froids. On ne trouve plus que des lésions chroniques qui nous font connaître les diverses métamorphoses pathologiques des tissus, mais qui ne nous expliquent en rien le mécanisme de la mort, car l'individu vivait quelques heures aupara- vant avec cette même lésion. Dans d'autres cas. 284 LE CURARE. on ne Irouve rien^ et on croit que la cause de la mort est insaisissable. C'est ce qui nous serait arrivé, si nous eus- sions fait l'autopsie de notre grenouille le len- demain : nous aurions eu un cadavre empoi- sonné par le curare qui ne nous aurait offert aucune lésion, qu'il nous eût été impossible de distinguer sous aucun rapport du cadavre d'une grenouille morte d'une tout autre manière. Il en est autrement, ainsi qu'on le verra, lorsqu'on fait l'autopsie physiologiquement, c'est-à-dire en ouvrant l'animal aussiôt après la mort. C'est là un avantage des plus impor- tants que présente seule la pathologie expéri- mentale, car ce que la morale interdit de faire sur nos semblables, la science nous autorise à le faire sur les animaux. L'homme, qui a le droit de se servir des animaux pour ses usages domestiques et pour son alimentation, a égale- ment le droit de s'en servir pour s'instruire dans une science utile à l'humanité. En ouvrant la grenouille empoisonnée (fîg. 9), je vis que son cœur continuait à battre. Son sang rougissait à l'air et présentait ses pro- Fig. 9. Système vasculaire de la grenouille '. 1. A, veine allant de la veine- cave au cœur en traver- 286 LE CURARE. priétés physiologiques normales. Je me servis easuite de l'électricité comme de l'excitaot le plus convenable pour réveiller et provoquer la réaction physiologique des éléments nerveux et musculaires. En agissant directement sur les muscles^ l'excitant électrique produisait des contractions violentes dans toutes les parties du corps; mais en agissant sur les nerfs eux- mêmes il n'y avait plus aucune réaction. Les nerfs, c'est-à-dire les tubes nerveux qui les composent, étaient donc complètement morts, tandis que les autres éléments organiques des muscles, du sang, des muqueuses, etc., étaient très-vivants et conservaient encore leurs pro- priétés physiologiques pendant un grand nom- bre d'heures, ainsi que cela se voit surtout chez les animaux à sancr froid. Il est maintenant facile de comprendre que sant le péricarde ; PP, poumon ; C, cœur ; F, foie ; VP, veine porte ; 6c, veines épiloïques; R, reins; VJ, veines de Jacobson; F, veine crurale; AI, artère iliaque allant constituer l'aorte au niveau du bord inférieur des reins ; VA, veines abdominales allant se rendre au foie; AL, ar- tère crurale ; VF, veine fémorale. LE CURARE. 287 rextinction vitale des éléments nerveux qui fou L contracter les muscles doive amener la mort de l'organisme tout entier par la cessation succes- sive de tous les mouvements. L'arrêt des mou- vements respiratoires produit particulièrement ce résultat en empêchant dans le milieu orga- nique sanguin l'aération^ qui est indispensable pour entretenir la vie de tous les éléments or- ganiques qui nous composent. Si le cœur con- serve encore ses mouvements^ cela prouve, ainsi qu'on le savait déjà^ qu'il n'est pas in- fluencé par le système nerveux comme les au- tres muscles^ ce qui lui permet d'être^ suivant l'expression de Haller^ l'organe primum vivons et l'organe ultimum moriens. En outre la dé- monstration de cette action nette et caractéris- tique du curare^ qui tue l'élément nerveux et respecte l'élément musculaire^ a résolu la ques- tion de ce qu'on appelait Y irritabilité hallé^ vienne^ en prouvant expérimentalement que la propriété contractile du muscle est distincte de la propriété du nerf qui l'excite^ puisque le poi- son parvient à les séparer immédiatement l'une de l'autre. 288 LE CURARE. Cette première expérience analytique faite sur la grenouille a ensuite été répétée de la même manière sur d'autres animaux plus rap- prochés de l'homme et appartenant à la classe des oiseaux et des mammifères. J'ai constaté des résultats tout à fait semblables^ et V autopsie physiologique me montra que^ comme chez la grenouille, l'élément nerveux moteur avait été seul atteint par le curare, tandis que les autres éléments organiques avaient conservé leurs propriétés physiologiques. L'observation attentive des symptômes de l'empoisonnement sur les animaux élevés vint me révéler des particularités intéressantes re- latives à la sensibilité et à l'intelligence. Un chien d'une humeur douce avait été blessé par une flèche empoisonnée. D'abord l'animal ne s'en aperçut pas : il courait^ gam- badait joyeusement comme à l'ordinaire; mais bientôt, comme s'il eût été fatigué, il se coucha sur le ventre^ dans une attitude très-naturelle. Quand on appelait le chien, il répondait à l'ap- pel; il se levait et venait^ après des somma- tions réitérées et avec une sorte de lassitude. LE CURARE. 289 Pou de temps après, le chien ne pouvait plus se lever malgré ses efforts ; il avait conservé toute son intelligence et ne paraissait nullement souffrir; seulement ses jambes, et particulière- ment celles du train de derrière, n'obéissaient plus à sa volonté. Lorsqu'on parlait à l'animal, il répondait parfaitement bien par les mouve- ments de la tête, par l'expression des yeux et par l'agitation de la queue; mais un peu plus tard la tête tomba, l'animal ne pouvait plus la soutenir. Le chien était alors couché et respirait avec calme, comme un animal qui aurait re- posé tranquillement; si on l'appelait, sa queue seule pouvait s'agiter, et ses yeux se tourner encore et sans aucune expression de souffrance, pour montrer qu'il entendait. Enfin les mou- vements respiratoires cessèrent peu à peu, et les yeux étaieut déjà devenus ternes et sans vie que des mouvements légers de la queue venaient témoigner que le chien entendait encore celui qui lui parlait. Un autre chien d'une nature féroce, et cher- chant à mordre tous ceux qui l'approchaient, fut piqué par une flèche empoisonnée. Pendant CLAUDE BERNARD. 17 290 LE GUÎIARË. les premiers moments, l'animal farouche^ blotti dans son coin^ faisait entendre des grondements mêlés d'aboiements toutes les fois qu'on se di- rigeait vers lui. Après six ou sept minutes^ l'a- nimal se coucha, ses jambes ne pouvaient plus le soutenir^ et ses cris s'éteignirent^ mais il n'en était pas moins furieux. Toutes les fois qu'on approchait^ il montrait les dents et rou- lait des yeux tlamboyants. Quand on lui pré- sentait un bâton, il le mordait avec force et avec une rage silencieuse. Cette rage ne s'étei- gnit qu'avec la vie, et lorsque le chien ne pou- vait plus la manifester par ses lèvres et par ses dents^ elle était encore dans ses regards, qui, les derniers^ exprimèrent sa furie. Les deux expériences qui précèdent nous montrent que dans la mort par le curare l'in- telligence n'est point anéantie; chacun de nos animaux a conservé son caractère jusqu'au bout^ et si les manifestations caractéristiques ont disparu^ ce n'est pas parce qu'elles se sont réellement éteintes, mais parce qu'elles se sont trouvées successivement refoulées et' comme envahies par l'action paralytique du poison. En LE CURARE. 291 effet, dans ce corps sans mouvement^ derrière cet œil terne, et avec toutes les apparences de la mort^ la sensibilité et l'intelligence persis- tent encore tout entières. Le cadavre que l'on a devant les yeux entend et distingue ce que l'on fait autour de lui, il ressent des impres- sions douloureuses quand on le pince ou qu'on l'excite. En un mot, il a encore le sentiment et la volonté, mais il a perdu les instruments qui servent à les manifester : c'est ce que nous al- lons montrer en poussant plus loin notre ana- lyse physiologique. Rappelons-nous pour un instant que le cu- rare ne peut exercer son action toxique qu'a- près avoir été porté par les artères et mis en contact avec nos éléments organiques. Rappe- lons-nous encore qu'en liant ou en obstruant une artère d'un membre ou d'une autre partie du corps, on peut ainsi préserver cette partie de l'empoisonnement qui envahira tout le reste de l'organisme. Or à l'aide de ce membre ou de cette partie réservée, ne fut-ce même que d'une fibre musculaire, l'animal pourra manifester ce qu'il sent et montrer que son intelligence, qui 29^ LE GQRARË. avait été en quelque sorte saisie dans un cada- vre^ n'avait pas été abolie. Ces expériences ana- lytiques se démontrent particulièrement bien cliez les animaux à sang froid à cause de la persistance plus longue des propriétés élémen- taires des tissus après l'arrêt de la circulation artérielle. Sur une grenouille très-vivace j'ai intercepté le passage du sang artériel dans les jambes du train de derrière par la ligature des artères, en ayant grand soin de laisser intacts les nerfs qui font communiquer ces membres avec la moelle épinière (fig. 10). Après cette opération, la gre- nouille avait conservé toute son agilité, sautait et nageait comme à l'ordinaire. Alors je Fem- poisonnai en lui insinuant un petit fragment de curare sous la peau du dos. Après cinq minu- tes, la grenouille s'affaissa, ses jambes de de- vant, ayant perdu leur ressort, s'écartèrent, et la mâchoire inférieure de l'animal reposait sur la table. Après sept ou huit minutes, la gre- nouille était morte et sans mouvement. Quand on pinçait la peau de la tète, du corps ou des pattes de devant, il n'y avait aucun mouvement LE CURARE. 293 ni aucune réaction vitale dans ces parties empoi- sonnées; mais la grenouille agitait aussitôt Fig. 10. Grenouille préparée pour l'expérimentation avec violence ses deux pattes de derrière^ qui l. F, fil de la ligature; N, nerfs lombaires. 294 LE CURARE. avaient été préservées de l'empoisonnement par la ligature des artères. Ce résultat était con- stant même après les plus légères piqûres dans la partie du corps empoisonnée. Quand on mettait la grenouille dans l'eau et qu'on exci- tait une partie quelconque de son corps, elle nageait parfaitement avec ses deux jambes de derrière, qui poussaient devant elles le reste du corps complètement immobile^ quoique sensi- ble; mais non-seulement notre grenouille avait conservé la sensibilité dans le train antérieur de son corps paralysé par le poison^ elle y avait encore conservé ses sens et sa volonté. En effet, si l'on couvrait le vase où l'on avait introduit la grenouille de manière à la placer dans l'obscu- rité, et si ensuite on faisait subitement pénétrer un rayon de soleil en déplaçant le couvercle, on apercevait le tronçon de la grenouille flasque et incliné en bas s'avancer volontairement vers le soleil à l'aide des deux jambes de der- rière. J'ai répété l'expérience très-souvent ; elle a toujours réussi. Si, au lieu des deux jambes, on n'en préserve LE CURARE. 295 qu'une de l'empoisonnement^ le résultat est le même (fig. 11); seulement il n'y a qu'une jambe qui se meut quand on pince l'animal^ et Fig. 11. Grenouille pour l'expérimentation*. cette jambe pousse tout le reste du corps devant elle quand on place l'animal dans l'eau. i. 1, incision pour l'introduction du curare; N, nerf sciatique isolé. 296 LE CURARE. Quand, au lieu d'une jambe^ on ne préserve de l'empoisonnement qu'un seul doigt, ce doigt s'agite et exprime le sentiment de tout le corps réduit à l'état de cadavre. Le spectacle intéressant que je viens de tracer peut s'observer parfois pendant une heure ou deux dans les saisons favorables. Il ne cesse que lorsque l'asphyxie et la mort de l'organisme sont arrivées par suite de la suppression trop pro- longée des mouvements respiratoires. Chez les animaux à sang chaud, ces phéno- mènes se passent en un temps beaucoup plus court, mais ils n'en existent pas moins. Lorsqu'un mammifère ou un homme est em- poisonné par le curare, l'intelligence, la sensi- bilité et la volonté ne sont point atteintes par le poison, mais elles perdent successivement les instruments du mouvement, qui refusent de leur obéir. Les mouvements les plus expressifs de nos facultés disparaissent les premiers, d'abord la voix et la parole, ensuite les mouve- ments des membres, ceux de la face et du tho- rax, et enfin les mouvements des yeux qui, comme chez les mourants, persistent les derniers. LE CURARE. 297 Peut-on concevoir une souffrance plus horri- ble que celle d'une intelligence assistant ainsi à la soustraction successive de tous les orsTanes qui^ suivant l'expression de M. deBonald^ sont destinés à la servir^ et se trouvant en quelque sorte enfermée toute vive dans un cadavre? Dans tous les temps, les fictions poétiques qui ont voulu émouvoir notre pitié nous ont repré- senté des êtres sensibles renfermés dans des corps immobiles. Notre imagination ne saurait rien concevoir de plus malheureux que des êtres pourvus de sensation, c'est-à-dire pouvant éprouver le plaisir et la peine, quand ils sont privés du pouvoir de fuir l'un et de tendre vers l'autre. Le supplice que l'imagination des poètes a inventé se trouve produit dans la nature par l'action du poison américain. Nous pouvons même ajouter que la fiction est restée ici au- dessous de la réalité. Quand le Tasse nous dé- peint Clorinde incorporée vivante dans un ma- jestueux cyprès, au moins lui a-t-il laissé des pleurs et des sanglots pour se plaindre et atten- drir ceux qui la font souffrir en blessant sa sensible écorce. 298 LE CURARE. Le poison est donc, ainsi que nous l'avons dit en commençant cette étude, un instrument qui nous a fait pénétrer dans les replis les plus cachés de notre organisation^ et nous a permis d'en saisir les phénomènes les plus délicats. En parcourant les diverses phases de l'empoi- sonnement^ nous avons vu que le curare détruit le mouvement en laissant persister la sensibi- lité. De plus^ nous avons prouvé qu'il n'atteint qu'un des éléments efficaces du mouvement, le nerf moteur^ car le cœur continue à battre^ et les muscles ont conservé leur faculté contractile intacte. La conclusion physiologique qui ressort de ces expériences est très-claire : l'élément ner- veux sensitif, l'élément nerveux moteur et l'élé- ment musculaire ont chacun leur autonomie, puisque le curare les sépare et n'est toxique que pour un seul d'entre eux. Rappelons-nous pour- tant que, malgré leur indépendance/ les élé- ments organiques n'ont d'effet physiologique que par l'ensemble de leurs rapports. La mani- festation motrice chez l'homme ou chez un ani- mal exige le concours de trois termes ou élé- LE CURARE. 299 ments anatomiques. L'élément nerveux, sensitif ou volontaire est le point de départ de la déter- mination motrice. Ensuite l'élément nerveux moteur transmet cette détermination au muscle qui l'exécute^ ou autrement dit qui la manifeste. Si un seul des trois termes précédents vient à manquer, l'acte n'a plus lieu. Dans l'empoison- nement par le curare^ la sensibilité ainsi que la volonté du mouvement existent^ la contractilité et par conséquent la possibilité d'exécution du mouvement existent ; mais par cela seul que l'élément nerveux moteur qui forme le trait d'union de la sensibilité au mouvement est dé- truit par le poison, tout nous semble anéanti. En effets la sensibilité^ comme toutes les facul- tés qui ont pour siège le système nerveux, n'a aucune possibilité de se manifester par elle- même. Il faut absolument à ces facultés le sys- tème contractile ou musculaire sous une forme quelconque pour signaler leur présence ou se traduire à l'extérieur. Par conséquent nous ne pouvons juger des sensations des hommes et des animaux que par leurs mouvements. Cepen- dant, chez les animaux empoisonnés par le 300 LE CURARE. curare, nous aurions été dans l'erreur la plus complète^ si de l'absence du mouvement nous avions conclu à l'absence de la sensibilité. Cet exemple prouvera une fois de plus que nous n'avons de critérium absolu que dans notre conscience, et que dès que nous nous livrons aux interprétations des phénomènes qui sont en dehors de nous, nous ne sommes entourés que de causes d'erreur et d'illusions. La science s'arrête aux causes prochaines des phénomènes; Ja recherche des causes premiè- res n'est pas de son domaine. Le savant a donc atteint son but quand, par une analyse expéri- mentale successive, il est parvenu à rattacher la manifestation des phénomènes à des condi- tions matérielles exactement définies. De cause en cause il arrive finalement, suivant l'exprès- LE CURARE. 301 sion de Bacon, à une cause sourde qui n'entend plus nos questions et ne répond plus. Toutefois la cause prochaine à laquelle nous devons nous arrêter ne peut jamais être considérée comme la limite absolue de nos connaissances; elle n'est sourde qu'à nos trop faibles moyens actuels d'investigation. Dans notre analyse physiologique, nous som- mes arrivés à localiser l'action du poison amé- ricain sur l'élément nerveux moteur et déter- miner, comme conséquence, un mécanisme de la mort propre à cet agent toxique ; mais de- vons-nous nous arrêter là et sommes nous par- venus à la limite que la science actuelle nous permet d'atteindre? Je ne le pense pas. Non- seulement il y aurait encore lieu d'isoler chi- miquement le principe actif du curare des ma- tières étrangères auxquelles il est mélangé ; il y aurait en outre à déterminer quel genre de modification physique ou chimique la substance toxique imprime à l'élément organique pour en paralyser l'action. Quant à présent, nous igno- rons complètement quelle peut être la nature de cette influence. Cependant nous savons à 302 LE CURARE. ce sujet une chose importante, c'est que, loin de produire une altération toxique défi- nitive qui détruise pour toujours l'élément organique, ainsi que le* font beaucoup de poi- sons, le curare ne détermine qu'une sorte d'inertie ou d'engourdissement de l'élément nerveux moteur. Il en résulte une paralysie de cet élément qui dure tant que le curare reste dans le sang en contact avec lui, mais qui peut cesser quand le poison est éliminé. De là il ré- sulte cette conséquence importante, que la mort par le curare n'est point sans appel, et qu'il est possible de faire revenir à la vie un animal ou un homme qui aurait été empoisonné par cet ^ agent toxique. Pour comprendre le mécanisme du retour à la vie, il faut nous rappeler le mécanisme de la mort, et si la théorie que nous en avons donnée est bonne, les deux mécanismes doivent se con- trôler réciproquement et pouvoir se déduire l'un de l'autre. Le curare introduit avec le sang va se mettre en contact avec les éléments organiques et paralyser d'une manière successive tous les LE CURARE. 303 mouvements volontaires. D'abord les nerfs mo- teurs des organes de la voix sont paralysés; mais la vie n'en continue pas moins^ parce que l'animal respire toujours. Ce n'est que quand les mouvements respiratoires du thorax vien- nent à cesser que la mort réelle de l'organisme commence. Tous les éléments organiques du corps vont alors être atteints, parce qu'un élé- ment indispensaljle à tous^ l'air ou l'oxygène, va manquer dans le sang^ leur milieu organi- que. Sans doute le cœur^ qui continue à battre^ fait circuler le sang, mais ce sang ne prend plus d'oxygène dans les poumons paralysés, et l'as- phyxie de tous les éléments organiques arrivera avec une rapidité plus ou moins grande suivant la nature des animaux, mais d'une manière in- faillible pour tous. Nous voyons ainsi que la destruction de l'élément nerveux moteur ne tue pas directement, comme si cet élément seul représentait le principe de la vie. La soustrac- tion de l'élément nerveux moteur tue parce que, les autres éléments qui avaient des rapports avec lui ne pouvant plus fonctionner^ il en ré- sulte une dislocation de la machine vivante 304 ' LE CURARE. tout entière. De môme un édifice s'écroule quand on enlève une de ses pierres fondamentales. En résumé^ c'est donc le manque d'oxygène ou l'asphyxie qui amène la mort dans l'empoi- sonnement par le curare. S'il en est ainsi^ c'est l'oxygène qu'il faut rendre pour rappeler à la vie^ et le contre-poison sera simplement la res- 'piration artificielle, c'est-à-dire un soufflet qui, remplaçant les mouvements respiratoires éteints, introduira graduellement^ et avec les précau- tions convenables^ de l'air pur dans les pou- mons. On peut dire alors qu'on tient dans ses mains l'existence de l'individu empoisonné^ et la vie nous apparaît comme un pur mécanisme dont nous pouvons faire mouvoir les rouages^ mais que nous ne pouvons localiser dans aucun d'eux exclusivement; elle n'est nulle part et se rencontre partout. Sous l'influence de la respiration artificielle, le sang continuera donc à circuler et à se charger d'oxygène : de cette manière, les élé- ments organiques que le curare n'a pas atteints continueront à vivre; mais le poison lui-même^ en circulant avec le sang, finira par s'éliminer LE CURARE. 305 par les divers émonctoires et particulièrement par les urines^ de sorte qu'après un temps suf- fisant tout le curare sera sorti du sang, et l'élé- ment nerveux moteur, qui n'avait été qu'en- gourdi par son contact, mais non désorganisé, se réveillera en quelque sorte et reprendra ses fonctions dès que l'agent qui le paralysait aura disparu. Al ors le rouage vital brisé sera raccom- modé, et la machine pourra reprendre et entre- tenir seule son mouvement naturel. Telle est l'explication très-simple du retour à la vie des animaux empoisonnés par le curare au moyen de la respiration artificielle. En 1 81 5, Watterton et Brodie inoculèrent du curare à une ânesse, qui mourut en dix minu- tes. On lui fit alors une incision à la trachée artère, et on lui gonfla régulièrement les pou- mons pendant deux heures avec un soufÏÏet. La vie suspendue revint : l'ânesse leva la tête et regarda autour d'elle; mais, l'introduction de l'air ayant été interrompue, elle retomba dans la mort apparente. On recommença aus- sitôt la respiration artificielle et on la continua sans interruption pendant deux heures encore. 306 LE CURARE. Ce moyen sauva l'ânesse ; elle se leva et mar- cha sans paraître éprouver ni agitation ni dou- leur. La blessure du cou et celle par laquelle le poison était entré guérirent facilement. Après un peu de fatigue^ l'animal se rétablit tout à fait et devint par la suite gras et pétulant. D'autres expérimentateurs, M. Virchow de Berlin entre autres^ ont observé des faits sem- blables sur des chiens, des chats et des lapins. J'ai souvent moi-même répété ces expérien- ces et constaté que chez l'animal sauvé le poi- son était passé dans Turine^ de sorte qu'en concentrant ce liquide^ on y retrouvait le curare avec ses propriétés toxiques ordinaires. L'insufflation artificielle peut très-bien être appliquée à l'homme^ et il existe des appareils pour la pratiquer. Si un homme était empoisonné par le curare, la seule manière connue de le sauver consiste- rait à le faire respirer artificiellement. MaiS;, quand on peut agir aussitôt après la blessure, il y a d'autres moyens d'empêcher l'empoisonnement d'avoir lieu, non par des médications empiriques et illusoires, mais par LE CURARE. 307 des procédés physiologiques dont la science comprend et règle l'action. Si la blessure a eu lieu dans un membre, la première chose à feiire est de poser une ligature sur ce membre au- dessus de la plaie empoisonnée. Nous savons qu'en empêchant ainsi le curare d'arriver au cœur, on s'oppose à l'empoisonnement de l'or- ganisme; mais que faire ensuite? Le poison est toujours là, et si l'on enlève le bandage, l'intoxication, que l'on a retardée ou suspendue, n'en arrivera pas moins. Il n'y aurait à prendre qu'un parti extrême, qui du reste a été conseillé : à l'aide d'un couteau, enlever toute la surface empoisonnée ou, pour plus de sûreté encore, retrancher le membre au-dessous de la ligature. Sans doute, l'amputation serait préférable à une mort certaine; mais on peut mieux faire, car si nous réfléchissons aux notions expéri- mentales que nous avons acquises, nous ver- rons que la physiologie nous fournit la possi- bilité d'éviter à la fois la mort et la perte du membre. Rappelons-nous qu'un animal empoisonné par le curare n'est pas privé de tous ses mouve- 308 LE CURARE. mentsàlafois : on les voit s'éteindre successive- ment^ en commençant par les mouvements des extrémités et en finissant par les mouvements respiratoires. Cet envahissement progressif de l'appareil locomoteur provient de l'action d'une dose graduellement croissante de poison intro- duite dans le sang par l'absorption^ car lors- qu'on injecte d'un seul coup dans la circulation une forte proportion de curare^ l'animal est comme foudroyé et meurt instantanément. Ceci nous prouve en outre qu'il y a des éléments nerveux moteurs qui sont plus accessibles à l'action da curare que d'autres. En effet, bien qu'il s'agisse d'éléments organiques de même nature^ il y sl entre eux une hiérarchie physio- logique, de même qu'il y a une classification zoologique qui exprime la hiérarchie des orga- nismes. La quantité de curare arrivée dans le sang et capable d'empoisonner les nerfs mo- teurs des membres ne suffit pas pour agir sur les nerfs moteurs de la tête : la quantité qui pa- ralyse les nerfs moteurs de la tête n'atteint pas encore les nerfs respiratoires thoraciques et diaphragniatiques, mais d'un autre côté cette LE CURARE. 309 différence dans la susceptibilité des éléments pour le poison coïncide avec une vibration moins rapide de leur substance^ de telle sorte que ceux qui sont les plus longs à s'empoisonner sont en même temps les plus tardifs à se dé- barrasser de la substance toxique. Les nerfs moteurs des membres et de la tête^ qui sont empoisonnés avant les nerfs respiratoires^ re- prennent leurs fonctions avant ces derniers. C'est ce qui nous explique comment l'ânesse de Watterton, qui a pu relever la tête et regarder autour d'elle, est retombée morte quand on a arrêté le soufflet qui la faisait vivre en rempla- çant ses nerfs respiratoires encore engourdis. De cet ensemble d'observations il résulte que nous pouvons, en variant les doses du curare, passer en quelque sorte du poison au médi- cament, empoisonner l'animal complètement ou incomplètement, et même l'empoisonner au tiers, au quart, etc., de manière à obtenir des effets qui non-seulement ne soient pas mortels, mais qui soient gradué s et déterminés d'avance. J'ai institué depuis longtemps un grand nom- bre d'expériences de ce genre : j'ai pu ainsi 310 LE CURARE. amener des animaux à avoir seulement les qua- tre membres paralysés^ ou bien les quatre mem- bres et la tête. Enfin j'ai pu aller plus loin et paralyser les mouvements thoraciques en ne conservant intègre que le nerf diapliragmatique, qui suffit pour empêcher l'asphyxie. Le curare sert ainsi de moyen contentif au physiologiste^ car les animaux^, exactement comme s'ils étaient solidement attachés sur une table de laboratoire [ûg. 12 et 13), sont vérita- blement enchaînés pendant plusieurs heures dans de telles expériences, qui offrent d'ailleurs de l'intérêi à beaucoup d'autres points de vue. On observe alors, quand le curare agit en petite proportion, des sortes d'agitation non doulou- reuses dans les membreS;, par suite de cette loi que toute substance qui, à haute dose, éteint les propriétés d'un élément organique, les excite i petite dose. Quand l'action du curare est arri- vée à son summum^ l'élimination fait peu à peu disparaître le poison du sang; en même temps et parallèlement cessent tous les symptômes pa- ralytiques; puis, aussitôt qu'ils sont dissipés, l'animal se lève et court alerte absolument i LE CURARE. 311 comme avant^ et sans qu'il en résulte jamais aucun inconvénient ultérieur pour sa santé. Fig. 12. Poulet sur la table du laboratoire. Revenons maintenant à notre blessé^ dont il s'agit de sauver la vie et de conserver le membre. Fig. 13. Lapin sur la table du laboratoire. La ligature est en place^ et le poison est re- tenu au-dessous d'elle. On devine ce qu'il faut 31^2 LE CURARE. faire : délier le bandage et laisser pénétrer le poison dans le sang; mais dès que les membres seront pris et que la paralysie se manifestera^ resserrer aussitôt la ligature ; puis, quand l'éli- mination aura chassé le poison et fait disparaî- tre les effets toxiques, défaire aussitôt le ban- dage et laisser entrer une quantité non mortelle qui sera chassée à son tour, et ainsi de suite, jusqu'à élimination complète. Cela n'est point aussi long qu'on pourrait le penser, et en moins d'une demi-journée j'ai pu sauver des chiens de moyenne taille qui avaient été piqués avec une flèche empoisonnée. Quand on place une ligature sur un membre pour arrêter le poison > il n'est pas nécessaire de serrer le lien outre mesure, ce qui pourrait amener l'engorgement et même la gangrène du membre; il suffît de comprimer modérément pour empêcher le retour du sang veineux. On peut même dire qu'on n'arrête pas d'une ma- nière absolue le passage dû sang empoisonné ; mais il s'en échappe si peu à la fois que la pe- tite quantité de poison introduite dans l'orga- nisme est éliminée à mesure, sans pouvoir sac- LE CURARE. 313 cumuler assez pour produire ses effets toxiques. Cela explique comment j'ai pu empêcher des animaux d'être empoisonnés en laissant la liga- turé appliquée pendant vingt-quatre ou quarante- huit heures. Après cq temps on peut délier le membre sans danger^ parce que le poison et la mort ont pu s'enfuir d'une manière impercep- tible. Le poison américain dont nous venons d'es- quisser l'histoire physiologique est destiné , comme tous les poisons violents, à entrer dans la classe des remèdes héroïques ; mais l'action thérapeutique des poisons, qui est encore au- jourd'hui à peu près complètement dans les mains de l'empirisme, ne pourra en sortir et être compris scientifiquement que par l'étude physiologique des empoisonnements. L'action médicamenteuse n'est au fond qu'un empoison- nement incomplet. C'est aux éléments intimes de notre organisa- tion qu'il faut remonter pour saisir le mécanisme de toutes ces actions. Ces recherches sont lon- gues et entourées de difficultés innombrables; mais les phénomènes de la vie ont leur déter- CLAUDE BERNARD. 18 314 LE CURARE. minisme absolu, comme tous les phénomènes naturels. La science vitale existe, elle n'a d'entraves que dans sa complexité, et s'il arrive un jour, ce qui n'est pas douteux, qu'à force de travail et de patience la physiologie soit définitivement fondée comme science, alors nous pourrons, par des modifications du milieu sanguin, exercer notre empire sur tout ce monde d'organismes élémentaires qui constituent notre être; en con- naissant les lois qui régissent leurs rapports di- vers, nous pourrons régler et modifier à notre gré les manifestations vitales. Sans doute le principe des choses nous échap- pera toujours, et nous ne cherchons pas à con- naître l'origine première de tous ces éléments organiques, pas plus que le physicien et le chi- miste ne cherchent à trouver la cause créatrice de la matière minérale dont ils étudient les propriétés. Seulement nous connaîtrons la loi des phénomènes de la substance vivante et or- ' ganisée, et en nous soumettant à ces lois nous pourrons faire varier les actions qui en dépen- dent. Les physiciens et les chimistes n'agissent LE CURARE. 315 pas autrement quand ils gouvernent les phéno- mènes des corps bruts. C'est par métaphore qu'ils se disent les maîtres de la nature, car ils savent parfaitement bien qu'ils ne font qu'obéir à ses lois. ler septembre 1864. ÉTUDE SUR LA PHYSIOLOGIE DU CŒUR Pour le physiologiste, le cœur est l'organe central de la circulation du sang, et à ce titre c'est un organe essentiel à la vie; mais par un privilège singulier, qui ne s'est vu pour aucun autre appareil organique, le mot cœur est passé, comme les idées que l'on s'est faites de ses fonctions, dans le langage du physiologiste, dans le langage du poëte, du romancier et de l'homme du monde, avec des acceptions fort différentes. Le cœur ne serait pas seulement un moteur vital qui pousse le liquide sanguin dans toutes les parties de notre corps qu'il anime; PHYSIOLOGIE DU CŒUR. 317 le cœur serait aussi le sieste et remblème des sentiments les plus nobles et les plus tendres de notre âme. L'étude du cœur humain ne se- rait pas uniquement le partage de l'anatomiste et du physiologiste; cette étude devrait aussi servir de base à toutes les conceptions du phi- losophC;, à toutes les inspirations du poëte et de l'artiste. Il s'agira ici, bien entendu, du cœur anato- mique, c'est-à-dire du cœur étudié au point de vue de la science physiologique purement ex- périmentale; mais cette étude rapide que nous allons faire des fonctions du cœur devra-t-elle renverser les idées généralement reçues ? La phy- siologie devra-t-elle nous enlever des illusions, et nous montrer que le rôle sentimental que dans tous les temps on a attribué au cœur n'est qu'une fiction purement arbitraire ? En un mot, aurons-nous à signaler une contradiction com- plète et péremptoire entre la science et l'art, en- tre le sentiment et la raison?... Je ne crois pas, quant à moi, à la possibilité de cette contradiction. La vérité ne saurait diffé- rer d'elle-même, et la vérité du savant ne sau- 318 PHYSIOLOGIE DU CŒUR. rait contredire la vérité de l'artiste. Je crois au contraire que la science qui coule de source pure deviendra lumineuse pour tous, et que partout la science et l'art doivent se donner la main en s'interprétant et en s'expliquant l'un par l'au- tre. Je pense enfin que^ dans leurs régions éle- vées^ les connaissances humaines forment une atmosphère commune à toutes les intelligences cultivées^ dans laquelle l'homme du monde^ l'artiste et le savant doivent nécessairement se rencontrer et se comprendre. Dans ce qui va suivre, je ne chercherai donc pas à nier systématiquement au nom de la science tout ce que Ton a pu dire au nom de Tart sur le cœur comme organe destiné à expri- mer nos sentiments et nos affections. Je désirerais au contraire, si j'ose ainsi dire, pouvoir affirmer l'art par la science en essayant d'expliquer par la physiologie ce qui n'a été jusqu'à présent qu'une simple intuition de l'es- prit. Je forme, je le sais, une entreprise très- difficile, peut-être même téméraire, à cause de l'état actuel encore si peu avancé de la science des phénomènes de la vie. Cependant la beauté PHYSIOLOGIE DU CŒUR. 319 de la question et les lueurs que la physiologie me semble déjà pouvoir y jeter, tout cela me dé- termine et m^encourage. Il ne s'agira pas d'ail- leurs de parler ici de la physiologie du cœur en entrant dans tous les détails d'une étude analyti- que expérimentale complète et impossible pour le moment : c^est une simple tentative, et il me suffira d'exprimer mes idées physiologiques en les appuyant par les faits les plus clairs et les plus précis de la science. J'envisagerai ainsi la physiologie du cœur d'une manière générale, mais en m'attachant plus particulièrement aux points qui me semblent propres à éclairer la physiologie du cœur de l'homme. Avant tout, le cœur est une machine motrice vivante, une véritable pompe foulante destinée à distribuer le fluide nourricier et excitateur des 320 PHYSIOLOGIE DU CŒUR. fonctions h tous les organes de notre corps. Ce rôle mécanique caractérise le cœur d'une ma- nière absolue^ et partout oii le cœur existe^ quel que soit le degré de simplicité ou de complica- tion qu'il présente dans la série animale^ il accomplit constamment et nécessairement cette fonction d'irrigateur organique. Pour un anatomiste pur, le cœur de l'homme est un viscère, c'est-à-dire un des organes qui j font partie des appareils de nutrition situés dans les cavités splanchniques. Tout le monde sait que le cœur (fig. 14) est placé dans la poitrine, entre les deux poumons, qu'il a la forme d'un cône dont la base est fixée par de gros vais- seaux qui charrient le liquide sanguin, et dont la pointe libre est inclinée en bas et à gauche, de façon à venir se placer entre la cinquième et la sixième côte au-dessous du sein gauche. Quant à la nature du tissu qui le compose, le cœur rentre dans le système musculaire : il est creusé à l'intérieur de cavités qui servent de ré- servoir au sang; c'est pourquoi les anatomistes ont encore appelé le cœur un muscle creux. Dans le cœur de l'homme, on voit quatre PHYSIOLOGIE DU CŒUR. 321 compartiments ou cavités : deux cavités for- Fig. 14. Circulation du sang dans le cœur et dans le'poumon '. 1. A, artère aorte sortant du cœur gauche ; P, artère pul- monaire partant du ventricule droit ; c, c', veines caves in- férieure et supérieure se rendant dans l'oreillette droite; p, p\ veines pulmonaires droite et gauche se rendant dans l'oreillette gauche ; o, oreillette gauche; o', oreillette droite; c/, ventricule droit; g, ventricule gauche. 322 PHYSIOLOGIE DU CŒUR. ment la partie supérieure ou base du cœur, ap- pelées oreillettes et recevant le sang de toutes les parties du corps au moyen de gros tuyaux nom- més veines; deux cavités forment la partie in- férieure ou la pointe du cœur, appelées ventri- cules et destinées à chasser le liquide sanguin dans toutes les parties du corps au moyen de gros tuyaux nommés artères. Chaque oreillette du cœur communique avec le ventricule qui est au-dessous d'elle du même côté; mais une cloison longitudinale sépare la- téralement les oreillettes et les ventricules, de telle sorte que le cœur de l'homme, qui est réellement double, se décompose en deux cœurs simples formés chacun d'une oreillette et d'un ventricule, et situés l'un à droite, l'autre à gauche de la cloison médiane. Chaque cavité ventriculaire du cœur est mu- nie de deux soupapes appelées valvules. L'une placée à l'orifice d'entrée du sang de l'oreillette dans le ventricule, est nommée valvule aî