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BIBLIOTHEQUE

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LA

SCIENCE SOCIALE

TTPOGKAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C". PARIS.

LA

SCIENCE SOCIALE

SUIVANT LA MÉTHODE D'OBSERVATION

Directeur : M. EDMOND DEMOLINS

15^ Année. Tome XXIX

PARIS

BUREAUX DE LA REVUE

LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET G"^

•JG, IMPRIMEURS DE l/lXSTITUT, RUE JACOB,

1900

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in 2010 with funding from

University of Ottawa

littp://www.arcliive.org/details/lasciencesociale29soci

LE JOURNAL

DE

L'ÉCOLE DES ROCHES

A NOS LECTEURS

Nos lecteurs recevront, avec ce fascicule de la Science sociale, la première livraison du Journal de l'Ecole des Roches; cette publication doit paraître trois fois par an.

La création de V École des Roches est un des fruits de nos études sociales et il est tout naturel que les lecteurs de cette Revue dé- sirent être tenus au courant de la marche et des progrès de cette École.

Nous sommes donc heureux d'annoncer qu'à l'avenir les abon- nés de la Science sociale recevront régulièrement, en janvier, mai et août, les trois livraisons annuelles du Journal de FÉcole des Roches.

Cette publication leur sera envoyée sans supplément de prix, comme un témoignage de l'union qui existe entre nos études sociales et la nouvelle École.

Nous ne doutons pas que cette union ne soit féconde pour l'avenir.

E. D.

QUESTIONS DU JOUR

POIROLOI L'0\ FAIT DES VISITES

Les chroniqueurs, qui font la « physiologie » et la « psycholo- gie 0 de tout, ont fait quelquefois la physiologie et la psychologie des visites. C'est un sujet qui, de près ou de loin, intéresse plus ou moins tout le monde, mais qui ne pourrait être plus actuel qu'à ce moment de l'année.

Les visites jouent un grand rôle dans notre société. Le roman moderne en offre une preuve indiscutable. Les intrigues qui s'y déroulent s'abritent généralement dans un salon, comme celles qui forment la trame des tragédies antiques s'étalent au grand jour de l'agora. Pour le romancier qui répudie la cape et l'épée, qui préfère les prosaïsmes et les réalités de la vie au vieux décor romantique, les visites sont pour ainsi dire le seul « ressort » que la littérature puisse mettre en jeu. On vient se voir, on cause, on se sépare dans un salon, on se retrouve dans un autre; l'évolution des passions s'opère invariablement dans le même cadre de tentures et d'ébénisterie. Il se trouve, au bout d'une douzaine d'allées et venues de ce genre, que de formidables drames se sont passés dans une famille, que des âmes séparées se sont unies, que des âmes unies se sont séparées, que des exis- tences ont été brisées, des avenirs compromis, des innocences flétries, des vengeances exécutées. Bref, il s'est passé des choses effroyables, et des spectateurs ont pu ne pas s'en douter, tant les allures des personnages demeuraient conformes aux usages de la vie conventionnelle et mondaine. Il ne s'est produit aucun événement merveilleux. Cela n'était pas nécessaire.. Le contact de

POURQUOI LON FAIT DES VISITKS. 7

deux substances, dans des conditions voulues, suffit à produire l'électricité. De môme, le romancier, pour rendre son sujet in- candescent, si l'on nous passe le terme, n'a pas eu à jeter ses personnages dans des aventures variées. Il leur a fait faire tout simplement des visites.

La physionomie extérieure des visites a souvent été décrite, non seulement par les chroniqueurs dont nous parlons, mais par des moralistes et des poètes comiques. Tout un chapitre des Caractl'rc^ de La Bruyère, comme on le sait, est désigné sous ce titre : ce De la société et de la conversation. » Le deuxième acte du Misanthrope est un type achevé de visite, et Célimène, dans le portrait de Bélise, y trace elle-même une caricature de visiteuse dont chacun a pu rencontrer l'original. Bref, nous n'aurions rien à dire, ou pas grand'chose, s'il nous fallait parler ici des visites au point de vue pittoresque. Aussi est-ce au point de vue social que nous voulons exclusivement nous placer.

Les visites, ridicules ou non, sont un phénomène social comme un autre. Essayons de l'analyser sommairement, et d'obtenir, en ce qui concerne ses variétés, les linéaments d'iine classification méthodique.

r. LA RAISON d'être DES VISITES.

Tous les hommes sont naturellement sociables, et on les voit, dans toutes les sociétés, frayer plus ou moins les uns avec les autres. Mais la visite constitue un genre de rapport assez spécial, et qui consiste à aller trouver une autre personne dans son domi- cile pour converser avec elle. Or, il n'est pas dit que les condi- tions du milieu tendent partout à développer ce genre de rapports.

Nous pouvons citer en première ligne les sociétés patriarcales, composées de familles nombreuses, éloignées les unes des autres, et se suffisant en grande partie à elles-mêmes. Ce qui s'appelle chez nous « visites de famille » se trouve, dans ces sociétés, singulièrement simplifié. En effet, les oncles, les tantes, les cou- sins, les cousines habitant ensemble, il n'est pas nécessaire de se transporter d'un foyer à l'autre pour entretenir les bonnes

LA SCIENCE SOCIALE.

relations de parenté. La chose ne devient nécessaire qu'en cas d'essaimage, c'est-à-dire si une partie notable de la famille, abandonnant le gros de la bande, va s'établira part. Mais, même en ce cas, pour que les « visites » soient possibles, il faut que les partants n'aillent pas se fixer trop loin.

Les mœurs de la famille patriarcale, telle que nous la voyons fonctionner dans la steppe, par exemple, tendent donc à raré- fier les visites, d'abord en retenant le plus longtemps possible tous les parents au foyer, ensuite en obligeant à de véritables voyages ceux qui voudraient continuer les relations avec les essaims sortis du groupe patriarcal.

Nous avons encore, comme exemple de sociétés à visites plus rares que chez nous, les Grecs et les Romains de l'antiquité, sur- tout les Grecs. Dans les cités de la Grèce, les citoyens vivaient tout le jour sur la place publique, ou dans les établissements publics, tels que les gymnases. C'est surtout qu'ils se rencon- traient, qu'ils devisaient, qu'ils se communiquaient les nou- velles. En bien des cas, ces rencontres rendaient inutiles des dé- marches quelconques au domicile des gens. Aussi les auteurs anciens nous rapportent-ils plus de conversations en plein air que de conversations à domicile. Les visites proprement dites existaient évidemment et nous en avons des exemples. Mais elles n'arrivaient pas, comme chez nous, « à la hauteur d'une institu- tion ». Quant aux femmes, qui n'avaient pas, pour se parler, les mêmes ressources que les hommes, on sait qu'elles se trouvaient, dans beaucoup de ces cités, assez jalousement enfermées dans le gynécée. Même dans celles elles jouissaient d'une liberté relative, leurs faits et gestes ont eu trop peu d'importance pour laisser dans l'histoire une trace caractéristique. Leur éducation, du reste, était trop négligée pour que rien pût exister alors de semblable aux « ruelles » de nos précieuses. Tout a se borner à d'innombrables commérages entre voisines. Du reste, par suite de la séparation des deux sexes, aucune ombre de ce que nous appelons aujourd'hui la vie mondaine n'existait alors. Les poètes comiques le savent si bien qu'ils prennent généralement une place publique comme cadre de leurs pièces. L'idée de placer

POURQUOI l'on fait DES VISITES. 9

leurs scènes dans un « intérieur » ne leur vient pas même à l'esprit.

Malgré tout, qu'on ne se méprenne pas sur notre intention. Nous ne voulons pas ici constater une absence, mais une rareté relative. Nous ne prétendons certes pas que les visites n'existent pas chez les pasteurs de la steppe, ni qu'elles n'aient pas existé chez les Grecs et chez les Romains. Nous voulons dire seule- ment que l'habitude d'aller voir les gens à domicile, naturelle en soi, et explicable par des raisons d'ordre purement psycho- logique, tend à se développer ou à se restreindre selon les milieux. Ceci dit , à quel ordre de faits sociaux convient-il de rattacher l'apparition des visites?

Les relations qui déterminent les visites semblent pouvoir se répartir, dans leur ensemble, en trois grandes catégories : les relations de parenté, les relations de patronage, les relations de voisinage.

H. LES RELATIONS DE PARENTÉ.

Nous venons de parler de ces « essaims » qui, dans les so- ciétés patriarcales, se détachent de temps en temps d'une famille devenue trop nombreuse pour aller se créer un établissement à part. Ces séparations, on ne les accomplit bien souvent qu'à contre-cœur. On ne se quitte pas parce qu'on se brouille, mais parce que l'existence matérielle devient trop difficile pour une communauté trop nombreuse. Ainsi Loth, dans la Genèse, se sépare de son oncle Abraham. Les deux branches de la famille demeurent donc en bons termes, et, si elles le peuvent, elles se revoient avec plaisir. Seulement, il faut le pouvoir. Il arrive que les deux branches se sont fort éloignées, et que les relations se trouvent interrompues pendant un temps appréciable. Alors, si l'on se rencontre de nouveau, il faudra faire appel à la science des généalogistes, c'est-à-dire des vieillards, pour reprendre conscience des liens du sang. On découvre qu'on est cousin, et l'on est ravi de la chose. Ce sont alors des échanges de politesses fort explicables. La formation patriarcale prédispose à l'affec-

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LA SCIENCE SOCIALE.

<- tion pour tous les parents, si éloignés qiiils soient. Loecasion de revoir ceux qui descendent dun commun ancêtre est donc saisie avec plaisir, et. si nos patriarcaux se trouvent transportés de la vie nomade dans la vie sédentaire, nous voyons que, sauf dans les cas les conditions de vie rendent précisément ces rapports trop journaliers et trop faciles, comme chez nos Grecs anciens, les visites proprement dites commencent à fleurir. La vie sédentaire, pour des raisons que nous connaissons, tend à restreindre le nombre des personnes vivant au même foyer. Des frères, des sœurs se voient obligés de sétablir à part, sou- vent à peu de distance de la maison paternelle. Il est donc tout naturel que les inclinations patriarcales luttent contre cette néces- sité imposée par les circonstances, et que Ion se dédommage de l'obligation de se séparer en se retrouvant souvent les uns chez les autres.

Mais cest surtout lorsque les complications de la vie ont ac- centué cette séparation des foyers, que les visites tendent à prendre leur caractère propre, leur formalisme, leur cachet de démarches intermittentes et conventionnelles. Le souvenir de l'origine commune agit alors à la manière d'un principe abs- trait engendrant, comme diraient les philosophes, une sorte d'impératif catégorique. On sait que telles et telles personnes vous .sont liées par le sang. On n'éprouve parfois pour elles au- cune affection particulière. On ne les voit peut-être pas avec plus de plaisir qu'un indifférent, mais Ton sait que la tradition oblige, et qu'il est, k ce point de vue. des devoirs auxquels il est dé- fendu de se soustraire. Voilà pour les parents qui commencent à être éloignés. D'autres, généralement plus rapprochés, nous sont restés plus chers. Ce ne sont plus seulement des traditions recueillies de la bouche de nos ascendants qui nous les ren- dent aimables, mais des souvenirs d'enfance, l'évocation d\me époque de grands-parents communs réunissaient chez eux toute la troupe de leurs petits-enfants, de leurs neveux ou petifs- neveux. Ces visites-là, on les fait, comme de juste, avec plus de plaisir; mais les conditions de la vie moderne, en bien des cas. ont pour effet de les raréfier à peu près autant que les autres.

PvHKOrOl LOX FAIT DES VISITKS.

Il

On ost oocupo. on sVst mario ilo part el dautiv. on risque do V so |>oi\ln^ ilo vue v. ot alors lios convontions iuoousoieutos apparaissent, des usaires s'êtahlisîitMit. Ou prtMui ri\al»itude de se re\oir à telles epovpu^s. et ees habituiles. pn^fondèment eu- raeiuées. s'iueorpvuvnt au uiode d'existouee. In lra\*ail absor- bant les eiMitrarie; de nondneiix loisii*s les favorisenl. l>e li^ vient ipie Texistenee de eertaines familles ineriilionale>. par exemple, est empivinte ilun bien plus i;rand eharnie que eelle de la plupart des familles du Nord, l.a vie vra^ne eu disiraelious sentimentales ee ipielle perd en aetivite pnuluelriee.

In \ erbe familier, mais snllisiuumeut aeelimale ilans la laujiue, est ntvle ees rapports entiv paivuts : le verbe > eousiuer >. Il y a les ovMisins a\eo k\u\ ou eonsine. et les eonsins av<v qui on ne eonsiue pas. Il y a eeu\ a\eo «pu on eousinerait voloutioi^ s'ils n'étaient pas si loin, avee ip»i les ivlations se svu\t éteintes don- oenuMit. l(Miten\ent. sans ipi'on ait jamais su pinn>p»oi, U y a een\ axeeipii v>n r<e e.MiNine quW eontr»*^ oMir. ;\ oause des ililVèr<Miees d'edueation. tle fvutune. d'opinion. »pii oui p\i se glisser entre les lieux branehes. mais avee »pn ot» ne veut pas rompiv paive »pie l'on totisidertn'ail et^la evuunje un erinu" de lèse- famille, eomme uiu^ injnrt^ A \:x mémoire il'aneètivs \«M\ères. ou eouun»" un motif tleseandale pi>nr U>s parents iln même dei;re ipie l'on veut eoutinner à voir. O'innmnbrables phénomènes attestent ainsi, jusque ilans les soeietes les plus etuiettees. les plus fraji-men ItM^s en simples mènaiies. la perutanenee d"iMelinalio»\> palriar eales anttM'ieures. d'aspirations mutilées qui nepen\eMt iveovoir ItMU" pleine satisl'aetioii que tians la vie larjje et libre «le la steppe. mais<pie l'on s'elVoree. faute <le nùenx. île satisfaitvpartiellen\ent. autant que le periut^llent l'alVairement et l'indix iilualisine relatif d'un uou\<\ui juilieu.

Oans la st«^ppe. v>u »lai\sles soeiètèsS analojiniosj^ eelles qui \\cu [»lent la steppe, les wsiles tl«> parents .^ parents sont raivs, a\»>ns nous dit. KlUssmU en rt-vanehe fi>rt lon^uues. Les parents \isitenrs sont des pèlerins «piou bèberjie, que Ton >;»\hIo pendant plu sieurs jiuirs, ebe/, »pii l'on reuforee les liens du s*'inji~ par een\ *le l'hospitalité ("^u pvMinait qualilit^r »'es visites de retoui's t(>nq»iw

10 LA SCIENCE SOCIALE.

tion pour tous les parents, si éloignés qu'ils soient. L'occasion de revoir ceux qui descendent d'un commun ancêtre est donc saisie avec plaisir, et, si nos patriarcaux se trouvent transportés de la vie nomade dans la vie sédentaire, nous voyons c|ue, sauf dans les cas les conditions de vie rendent précisément ces rapports trop journaliers et 1rop faciles, comme chez nos Grecs anciens, les visites proprement dites commencent à fleurir. La vie sédentaire, pour des raisons que nous connaissons, tend à restreindre le nombre des personnes vivant au même foyer. Des frères, des sœurs se voient obligés de s'établir à part, sou- vent à peu de distance de la maison paternelle. Il est donc tout naturel que les inclinations patriarcales luttent contre cette néces- sité imposée par les circonstances, et que Ton se dédommage de l'obligation de se séparer en se retrouvant souvent les uns chez les autres.

Mais c'est surtout lorsque les complications de la vie ont ac- centué cette séparation des foyers, que les visites tendent à prendre leur caractère propre, leur formalisme, leur cachet de démarches intermittentes et conventionnelles. Le souvenir de rorigine commune agit alors à la manière d'un principe abs- trait engendrant, comme diraient les philosophes, une sorte d'impératif catégorique. On sait que telles et telles personnes vous sont liées par le sang. On n'éprouve parfois pour elles au- cune affection particulière. On ne les voit peut-être pas avec plus de plaisir qu'un indiiïérent, mais Ton sait que la tradition oblige, et qu'il est, à ce point de vue, des devoirs auxquels il est dé- fendu de se soustraire. Voilà pour les parents qui commencent à être éloignés. D'autres, généralement plus rapprochés, nous sont restés plus chers. Ce ne sont plus seulement des traditions recueillies de la bouche de nos ascendants qui nous les ren- dent aimables, mais des souvenirs d'enfance, l'évocation d'une époque oîi de grands-parents communs réunissaient chez eux toute la troupe de leurs petits-enfants, de leurs neveux ou petits- neveux. Ces visites-là, on les fait, comme de juste , avec plus de plaisir; mais les conditions de la vie moderne, en bien des cas, ont pour elfet de les raréfier à peu près autant que les autres.

roL'Roi'Oi l'on fait des visites. 11

On est occupé, on sest marié de part et d'autre, on risque de (( se perdre de vue », et alors des conventions inconscientes apparaissent, des usages s'établissent. On prend l'habitude de se revoir à telles époques, et ces habitudes, profondément en- racinées, s'incorporent au mode d'existence. Un travail absor- bant les contrarie; de nombreux loisirs les favorisent. De vient que l'existence de certaines familles méridionales, par exemple, est empreinte d'un bien plus grand charme que celle de la plupart des familles du Nord. La vie gagne en distractions sentimentales ce qu'elle perd en activité productrice.

Un verbe familier, mais suffisamment acclimaté dans la langue, est de ces rapports entre parents : le verbe « cousiner ». Il y a les cousins avec qui on cousine, et les cousins avec qui on ne cousine pas. Il y a ceux avec qui on cousinerait volontiers s'ils n'étaient pas si loin, avec qui les relations se sont éteintes dou- cement, lentement, sans qu'on ait jamais su pourquoi. Il y a ceux avec qui on ne cousine qu'A contre-cœur, à cause des différences d'éducation, de fortune, d'opinion, qui ont pu se glisser entre les deux branches, mais avec qui on ne veut pas rompre parce que l'on considérerait cela comme un crime de lèse-famille, comme une injure à la mémoire d'ancêtres vénérés, ou comme un motif de scandale pour les parents du même degré que l'on veut continuer à voir. D'innombrables phénomènes attestent ainsi, jusque dans les sociétés les plus émiettées, les plus fragmen- tées en simples ménages, la permanence d'inclinations patriar- cales antérieures, d'aspirations mutilées qui ne peuvent recevoir leur pleine satisfaction que dans la vie large et libre de la steppe, mais que l'on s'efforce, faute de mieux, de satisfaire partiellement, autant que le permettent l'aflairement et l'individualisme relatif d'un nouveau milieu.

Dans la steppe, ou dans les sociétés analogues à celles qui peu- plent la steppe, les visites de parents à parents sont rares, avons- nous dit. Elles sont en revanche fort longues. Les parents visiteurs sont des pèlerins qu'on héberge, que l'on garde pendant plu- sieurs jours, chez qui l'on renforce les liens du sang par ceux de l'hospitalité. On pourrait qualifier ces visites de retours tempo-

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LA SCIENCE SOCIALE.

raires et accidentels à la A'ie patriarcale d'autrefois. Comme « la nature ne fait pas de saut », les divers tronçons de la famille, avant de se disjoindre définitivement, cherchent parfois à se rejoindre et, lorsque se présentent des visiteurs de même sang-, le patriarche n'a qu'à dire aux nouveaux arrivants : « Vous êtes chez vous. » C'est alors l'histoire de Jacob chez Laban, visite de quatorze années pendant lesquelles le neveu est traité en fils, c'est-à-dire en serviteur. Indépendamment du motif particulier qui guidait Jacob, on peut dire que la longueur des visites est proportionnelle à la distance qu'il a fallu parcourir pour les faire, et que, toutes choses égales d'ailleurs, les visites de famille se prolongent plus facilement que les autres. La locution : « Faites comme si vous étiez chez vous » n'est prononcée sincèrement d'une part, et prise à la lettre de l'autre, que dans les foyers s'opère par intervalle, le plus souvent sous la protection d'un aïeul, la concentration momentanée des groupes familiaux inexo- rablement séparés par l'organisation de nos sociétés occiden- tales.

La visite de famille est donc avant tout un effort de réaction contre l'influence centrifuge des conditions de la vie sédentaire. La fidélité qu'on leur porte ne provient pas seulement d'un intérêt ou d'un agrément, mais d'un concept moral. De telles visites ont une sorte de caractère sacré. C'est ce qui nous per- mettra de donner à la catégorie qui les englobe un prolonge- ment assez naturel, et de rattacher aux visites inspirées par la parenté proprement dite, réglées par le code non écrit de la famille, les visites inspirées par la fraternité spirituelle, et recommandées par la religion.

Visiter les pauvres, les malades, les affligés, les veuves, les orphelins, sont en effet des œuvres prônées de tout temps par le christianisme, et justifiées par la parenté, ^spirituelle qui existe entre tous les hommes. L'expression « le prochain », si couramment employée dans la langue religieuse, indique l'état d'âme un chrétien doit être vis-à-vis de ceux que la phi- losophie appelle simplement nos « semblables ». Aussi n'est-il pas étonnant que les procédés employés par les parents pour se

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l'OUROUOI L ON FAIT DES VISITES.

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prouver leur affection mutuelle soient précisément ceux que la loi religieuse prescrit d'employer envers les membres souffrants de la grande famille humaine. Mais, comme une « visite », au moins en principe, est toujours quelque chose de libre et de spontané, observons que la prescription dont il s'agit n'a pas le caractère précis et rigoureux de certaines autres. On dirait plutôt un conseil pressant et, en tout cas, aucune de ces visites charitables n'est imposée nominativement, sous menace d'une sanction particulière. Le lieu, l'heure, le nombre, la forme de ces visites, tout est laissé à la libre initiative, au libre choix du chrétien. Peu de préceptes comportent, dans l'application, une aussi grande latitude. 11 suffit que le but de la loi divine, qui est d'établir des rapprochements affectueux entre les membres heureux et malheureux de la grande famille humaine séparés par l'inégalité des fortunes, se trouve, dans l'ensemble, conti- nuellement réalisé. Le fait seul de la « visite », abstraction faite de toute aumône, répond à un idéal de charité, et l'une des fêtes instituées pour alimenter la piété des fidèles s'appelle pré- cisément la <( Visitation ».

Les liens du sang, le sentiment d'une fraternité supérieure : voilà donc ce qui nous sert à délimiter la première catégorie de visites, celles que régit, pour ainsi dire, l'idée d'un devoir sacré. Il en est d'autres qui ont encore, il est vrai, le caractère d'un de- voir que l'on se crée soi-même, en vue d'un intérêt le plus sou- vent matériel. Ce sont les visites qui président au maintien de bonnes relations entre un inférieur et un supérieur, entre un pro- tégé et la personne qui le protège. xVvec elles, nous sortons des relations familiales et abordons un ordre de faits nouveau.

III. LES RELATIONS DE PATRONAGE.

Ceux que l'on appelait « les grands », dans le langage commode et général du dix-huitième siècle, sont assujettis à recevoir deux sortes de visiteurs : ceux qui viennent pour solliciter et ceux qui viennent pour flatter.

Au fond, l'on pourrait nier qu'il y ait entre le solliciteur et le

12 LA SCIE.NXE SOCIALE.

raires et accidentels à la vie patriarcale d'autrefois. Comme « la nature ne fait pas de saut », les divers tronçons de la famille, avant de se disjoindre définitivement, cherchent parfois à se rejoindre et, lorsque se présentent des visiteurs de même sang-, le patriarche n'a qu'à dire aux nouveaux arrivants : « Vous êtes chez vous. » C'est alors l'histoire de Jacob chez Laban, visite de quatorze années pendant lesquelles le neveu est traité en fils, c'est-à-dire en serviteur. Indépendamment du motif particulier qui guidait Jacob, on peut dire que la longueur des visites est proportionnelle à la distance qu'il a fallu parcourir pour les faire, et que, toutes choses ég"ales d'ailleurs, les visites de famille se prolongent plus facilement que les autres. La locution : « Faites comme si vous étiez chez vous » n'est prononcée sincèrement d'une part, et prise à la lettre de l'autre, que dans les foyers s'opère par intervalle, le plus souvent sous la protection d'un aïeul, la concentration momentanée des groupes familiaux inexo- rablement séparés par l'organisation de nos sociétés occiden- tales.

La visite de famille est donc avant tout un effort de réaction conlre l'influence centrifuge des conditions de la vie sédentaire. La fidélité qu'on leur porte ne provient pas seulement d'un intérêt ou d'un agrément, mais d'un concept moral. De telles visites ont une sorte de caractère sacré. C'est ce qui nous per- mettra de donner à la catégorie qui les englobe un prolonge- ment assez naturel, et de rattacher aux visites inspirées par la parenté proprement dite, réglées par le code non écrit de la famille, les visites inspirées par la fraternité spirituelle, et recommandées par la religion.

Visiter les pauvres, les malades, les affligés, les veuves, les orphelins, sont en effet des œuvres prônées de tout temps par le christianisme, et justifiées par la parenté spirituelle qui existe entre tous les hommes. L'expression <( le prochain », si couramment employée dans la langue religieuse, indique l'état d'àme un chrétien doit être vis-à-vis de ceux que la phi- losophie appelle simplement nos « semblables ». Aussi n'est-il pas étonnant que les procédés employés par les parents pour se

POURQUOI l'on fait UES VISITES. 13

prouver lear affection mutuelle soient précisément ceux que la loi religieuse prescrit d'employer envers les membres souffrants de la grande famille humaine. Mais, comme une « visite », au moins en principe, est toujours quelque chose de libre et de spontané, observons que la prescription dont il s'agit n'a pas le caractère précis et rigoureux de certaines autres. On dirait plutôt un conseil pressant et, en tout cas, aucune de ces visites charitables n'est imposée nominativement, sous menace d'une sanction particulière. Le lieu, l'heure, le nombre, la forme de ces visites, tout est laissé à la libre initiative, au libre choix du chrétien. Peu de préceptes comportent, dans l'application, une aussi grande latitude. 11 suffit que le but de la loi divine, qui est d'établir des rapprochements affectueux entre les membres heureux et malheureux de la grande famille humaine séparés par l'inégalité des fortunes, se trouve, dans l'ensemble, conti- nuellement réalisé. Le fait seul de la « visite », abstraction faite de toute aumône, répond à un idéal de charité, et l'une des fêtes instituées pour alimenter la piété des fidèles s'appelle pré- cisément la <■(■ Visitation ».

Les liens du sang, le sentiment d'une fraternité supérieure : voilà donc ce qui nous sert à délimiter la première catégorie de visites, celles que régit, pour ainsi dire, l'idée d'un dexoir sacre. Il en est d'autres qui ont encore, il est vrai, le caractère d'un de- voir que l'on se crée soi-même, en vue d'un intérêt le plus sou- vent matériel. Ce sont les visites qui président au maintien de bonnes relations entre un inférieur et un supérieur, entre un pro- tégé et la personne qui le protège. Avec elles, nous sortons des relations familiales et abordons un ordre de faits nouveau.

m. LES RELATIONS DE PATRONAGE.

Ceux que l'on appelait « les grands », dans le langage commode et général du dix-huitième siècle, sont assujettis à recevoir deux sortes de visiteurs : ceux qui viennent pour solliciter et ceux qui viennent pour flatter.

Au fond, l'on pourrait nier qu'il y ait entre le solliciteur et le

14 LA SCIEN'CE SOCIALE.

flatteur une réelle diflércnce. Le solliciteur, pour obtenir ce dont il a envie, se trouve presque fatalement entraîné à flatter. D'autre part, lorsqu'on flatte assidûment quelqu'un, c'est que l'on se réserve, ordinairement, le droit de le solliciter en temps utile. Toutefois, on peut maintenir pratiquement la distinction.

Les visites de solliciteurs, qui ne connaît cela en France, sinon par son expérience personnelle, du moins par celle de quelqu'un de ses amis? On sait qu'un des principaux boulets attachés à la carrière du politicien consiste précisément dans l'obligation de donner audience à une effrayante quantité de ces visiteurs, et dans la périlleuse nécessité d'en éconduire aussi beaucoup d'au- tres. Ministres, sénateurs, députés ne sont pas seuls dans ce cas. Il y a encore les parents, les amis, les grands électeurs de ces mêmes ministres, sénateurs et députés, les représentants des grandes compagnies privées, des importantes maisons de com- merce, les directeurs de théâtres, de journaux, de revues, les édi- teurs, les critiques, les examinateurs, les membres des conseils de revision, et jusqu'aux grands couturiers eux-mêmes qui, au lieu de l'allure modeste et complaisante des fournisseurs, peuvent quelquefois se payer le luxe d'une attitude lière et exigeante, sûrs qu'ils sont de ne pas voir leur antichambre se désemplir.

C'est le procédé de la « recommandation » si célèbre sous d'autres formes à l'époque mérovingienne, et par lequel les hommes d'aujourd'hui, surtout les jeunes gens qui arrivent à l'âge de se créer une carrière, s'efforcent de suppléer à l'initia- tive dont ils sont insuffisamment pourvus. C'est 1' « hommage » féodal dépouillé de son auréole. Bref, c'est toujours un système de visites rendues par quelqu'un de moins fort à quelqu'un de plus fort. De cette importance donnée, dans les familles avi- sées, aux u bonnes manières », même lorsque ces familles ne se piquent pas d'un grand lustre mondain. On sait que le jeune homme ne « percera » qu'à grand renfort de visites , et on le prépare le mieux possible à cet exercice laborieux, qui réclame de la souplesse et du doigté.

Une « place » obtenue, il s'agit de la conserver; il s'agit d'améliorer, si l'on peut, la situation acquise, de s'élever dans la

POURQUOI l'on fait DES VISITES. 15

hiérarchie. Pour cela, il faut ne pas déplaire aux chefs et s'ef- forcer même de leur plaire. De les visites « officielles », en certains jours marqués par l'usage, aux supérieurs de qui l'on dépend. Alors apparaît le type de la visite-corvée, de la visite- formalité, dont le signal est donné, pour ainsi dire, par un rè- glement d'administration. Dans le domaine public, nous avons des exemples abondants de cette institution décorative, et chaque voyage du président de la République, en particulier, donne lieu à de vrais pèlerinages de fonctionnaires qui viennent défiler dans un ordre réglé d'avance pour dire quelques mots réglés d'avance, et recevoir, en retour de cet hommage correct, un bref remerciement réglé d'avance. On a fait justement observer qu'une nation démocratique pourrait supprimer sans inconvé- nient une bonne partie de ce cérémonial suranné; mais, jusqu'à ce jour, les usages monarchiques se sont, à ce point de vue, perpétués sans encombre.

Quoique dépourvus de « salons » et peu accoutumés à re- cevoir des visites telles que nous les entendons aujourd'hui, les anciens n'ont pas ignoré cette affluence de visiteurs empressés à rendre hommage à quelqu'un de riche ou de puissant. Virgile a décrit, en des vers pittoresques, la foule des clients qui as- siégeait, le matin, les portiques des maisons opulentes. Autant qu'on peut s'en rendre compte, ces adorateurs de la fortune et de la puissance politique ne faisaient que pénétrer quelques ins- tants auprès de leur idole, le temps de saluer et de défiler. C'est surtout en plein air, comme nous l'avons dit, que s'échan- geaient les marques de sympathie, aussi que se traitaient les affaires. Ces mêmes clients empressés à venir saluer le pa- tron à son petit lever n'étaient pas moins empressés à l'escorter dans les rues et à lui faire un cortège d'honneur, parfois une garde du corps, menaçante pour les clans adverses, comme on le voit par l'histoire de Milon et de Clodius.

La monarchie, en concentrant dans le palais l'élaboration de nombre d'affaires, devait donner aux appartements du prince une importance toute particulière et fournir aux visites propre- ment dites l'occasion de se multiplier. Alors se dessine, au-dessus

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du type du client, le type du cour/isan, avec ses attributs carac- téristiques : finesse, souplesse, dissimulation savante, étude ap- profondie des goûts et des caprices du souverain. Les visites au palais deviennent alors de véritables « leçons » l'on s'instruit, qu'on ne peut manquer trop longtemps sans demeurer en arrière de ses émules, sans risquer d'être moins armé que ceux-ci dans la lutte pour les faveurs. Aussi cela devient-il un métier de « faire sa cour ». Sous les Césars romains comme sous Louis XIV, ces promenades dans l'antichambre ou dans la chambre du prince constituent l'occupation la plus claire de bien des gens distingués. Ils avaient souvent visiter Néron, ces convives qui, voyant Britannicus tomber sans vie en vidant sa coupe, ne son- geaient, pour traduire par un mot trivial l'énergique expression de Tacite, qu'à regarder « la tète que faisait Néron ». Quant à notre dix-septième siècle, on sait que le type du courtisan a défrayé une bonne partie de sa littérature. C'est le marquis du Misanthrope qui arrive en s'écriant :

Parbleu! je viens du Louvre, oùCléonte, au levé, Madame, a bien paru ridicule achevé,

et qui, interrogé sur ses occupations de chaque jour, répond qu'il n'a en tout qu'une seule chose à faire :

Moi, pourvu que je puisse être au petit couche, Je n'ai pas d'autre affaire je sois attaché.

Petit lever, petit coucher étaient donc des cérémonies indis- pensables. La noblesse de cour tâchait de ne pas les manquer. Si le roi ne remarquait pas toujours ceux qui étaient présents, il remarquait, à la longue, ceux qui étaient absents. Mauvaise note pour ceux-ci. L'on connaît le mot de ce gentilhomme qui, après un long séjour en province, reparaissait à la cour dans une tenue qui n'était plus le « dernier cri » : « Sire, lorsqu'on est loin de vous, on n'est pas seulement malheureux; on est encore ridicule. »

Le courtisan, surtout le courtisan français, est le type esthé- tique du flatteur. Nulle part l'art de plaire ne produisit tant de

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raffinements. La platitude, chez beaucoup, s'y trouvait heu- reusement corrigée par une ingéniosité du meilleur aloi. On ne se présentait pas chez le prince avec des prosternations et des hyperboles géantes, comme chez les monarques orientaux. On s'y présentait avec ce reste de fierté et de désinvolture chevale- resque, d'élégance mâle et joviale que les fils des héros de la Fronde, descendants eux-mêmes des barons de moyen âge, avaient conservé de l'antique indépendance, de l'existence belli- queuse et aventureuse de leurs aïeux. L'esprit chrétien aidait à ne pas perdre toute dignité; le relèvement et la domination mondaine de la femme inoculaient à la démarche de l'homme lui-même quelque chose d'avenant et de gracieux. Rien d'éton- nant après cela que l'histoire nous ait conservé certaines anec- dotes caractéristiques, introuvables et invraisemblables sous les Césars. C'est le mot de Boileau à Louis XIV qui lui montrait une poésie de sa façon : « Sire, rien n'est impossible à Votre Majesté. Elle a voulu faire de mauvais vers, et elle y a réussi. » C'est ce même Louis XIV excusant avec grâce le' grand Condé qui, au retour de Senef, venait lui présenter ses hommages, et ne pouvait, à cause de sa goutte, monter promptement l'es- calier : « Mon cousin, chargé de lauriers comme vous l'êtes, on ne saurait monter plus vite. » C'est Louis XIV encore qui, un jour que Duguay-Trouin lui racontait une bataille navale, et disait en parlant d'une frégate : « J'ordonnai à la Gloire de me suivre... >> l'interrompait par ces mots : « Et elle vous fut fidèle )). Peu de princes, en un mot, surent mieux recevoir, alors que les gentilshommes de son temps excellaient dans l'art de se présenter. Et voilà une des faces de cet éclat particulier, de cette splendeur qui a frappé les imaginations et les frappe encore lorsqu'elles évoquent ce règne, et oublient pour un instant les malheurs sociaux qui formaient l'inquiétant revers de cette bril- lante médaille.

La Fontaine, dans la Cour du Lion, a esquissé une triple sil- houette de visiteurs courtisans : celle du visiteur qui ne flatte pas, et dit trop crûment sa pensée; celle du visiteur qui flatte trop, et force la note; celle enfin du courtisan adroit qui sait se

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tirer d'affaire et ne rien dire de compromettant. L'ours, en pénétrant dans l'antre du lion, s'est bouché le nez. Sa grimace a déplu, et le voilà mis à mort. Le singe, voyant cela, s'est exta- sié sur l'agréable odeur qui régnait dans le charnier de Sa Majesté. C'est trop fort, et le maladroit flatteur en pâtit. Vient ensuite le renard qui, spirituellement, déclare être enrhumé du cerveau. 11 faut de l'esprit aux renards lorsqu'ils viennent chez les lions, et voilà la visite transformée, à leur usage, en instru- ment de sélection et d'éducation.

Mais on ne va pas voir seulement ses parents et ses supérieurs, ou les gens de qui on espère quelque chose. On va voir ses <( re- lations » proprement dites, ses relations tout court, c'est-à-dire des personnes avec qui l'on a pris contact par suite d'autres cir- constances que les liens du sang ou une subordination hiérar- chique. C'est ce qui nous amène à considérer un troisième ordre de faits.

IV. LES RKLATIONS DE VOISINAGE.

Strictement parlant, le terme n'est pas très exact. Il est des voisins à qui l'on ne rend jamais visite. Les locataires d'une maison parisienne en savent quelque chose. Il est des gens à qui l'on rend visite, et qui habitent fort loin de chez vous. Aussi ne prenons-nous pas ici le mot « voisinage » dans son sens abso- lument matériel, mais dans un sens plus large et plus « moral », pour ainsi dire. Son emploi, du reste, n'est pas inexact. Pour se lier avec des gens, pour se mettre sur le pied d'échanger avec eux des visites, il faut les avoir rencontrés, s'être trouvé dans le même lieu qu'eux, ou prévoir qu'on va y séjourner quelque temps, ou encore être accrédité auprès d'eux par une tierce per- sonne qui, elle, a « voisiné » successivement avec les deux parties.

Nous pouvons donc dire que les visites entre personnes qui ne sont ni parentes, ni encadrées dans le même groupement hiérar- chique, sont fondées sur un ou plusieurs faits de voisinage sinon permanent, du moins accidentel; sinon direct, du moins indi- rect.

POURQUOI l'0.\ fait DES VISITES. j9

Il y a un des faits qui trahissent le mieux la formation so- ciale des individus. Il en est qui profiteront de toute rencontre pour « se créer des relations » et allonger, par conséquent, la liste de leur visites. Il en est d'autres qui se tiendront sur la ré- serve, sur le qui-vive , qui repousseront même avec méfiance les avances dont ils seront l'objet. Deux provinciaux viennent à Paris, dans des conditions de profession et de fortune à peu près semblables. Au bout d'un an, l'un aura ses entrées dans plu- sieurs salons; l'autre vivra en parfait solitaire. Affaire de g'oût, dira-t-on. Oui, sans doute, mais aussi affaire de traditions fami- liales, d'idées et de principes transmis par l'éducation.

Les premières (( réceptions » que nous connaissions par la littérature ancienne se confondent avec des actes d' « hospita- lité ». On sait le cas extraordinaire que l'on faisait jadis de cette vertu. Le fait d'avoir franchi le seuil d'un étranger vous rendait sacré pour lui et pour sa famille. Diomède et Glaucos, se rencon- trant sur le champ de bataille, dans V Iliade, se rappellent que leurs pères ont été unis par le lien de l'hospitalité , et, au lieu de se pourfendre, les deux fils échangent courtoisement leurs armures. On sait quel relief Victor Hugo a donné à ce culte de l'hospitalité dans son personnage de Don Ruy Gomez de Silva. C'est lui qui a traduit le paroxysme de ce sentiment dans ce vers expressif et célèbre :

J'accueillerais Satan, si Dieu me l'envoyait!

Or r « hôte » est toujours envoyé par Dieu.

Les scènes d'hospitalité abondent dans V Odyssée et consti- tuent, par le pittoresque de leurs détails, un des côtés les plus attrayants de ce poème. Les personnages qui, tour à tour, re- çoivent Ulysse sont souvent pour lui des étrangers qui le con- naissent de réputation. Du reste, à quelle porte frapperait un prince naufragé, sinon à celle du chef de la localité, qui est de même rang que lui? Le naufrage d'Ulysse dans l'ile des Phéa- ciens l'a rendu « voisin » provisoire d'Alcinoos son égal, son seul égal dans le pays, et c'est naturellement Alcinoos qui l'héberge, de même qu'un nouveau propriétaire, à la campagne.

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entame naturellement des relations avec les autres propriétaires, un nouveau curé avec les autres curés. Une chose qui suide encore dans la recherche d'un hôte, ce sont les relations nouées par les générations antérieures. Télémaque, lorsqu'il entreprend son voyage dans le Péloponèse, trouve en Ménélas et en Nestor des hôtes disposés à Taccueillir, non seulement comme un visi- teur quelconque de rang royal, mais comme le lîls d'un com- pagnon d'armes qui voisinait avec eux au siège de Troie. Aussi, quels procédés courtois, quelles attentions délicates! Télémaque, averti en songe par Athénè, veut partir brusquement du palais de Ménélas, mais Pisistrate, fils de Nestor, qui l'accompagne, l'engage à ne pas prendre ainsi congé sans cérémonie. Le pas- sage est curieux, et vaut qu'on le cite :

« Télémaque réveilla le fils de Nestor de son doux sommeil, l'ayant frappé avec le talon, et il lui dit cette parole :

« Réveille-toi, Pisistrate, fils de Nestor, attelle les chevaux au « sabot non fendu, les conduisant devant le char, afin que nous « achevions notre route. »

« Et Pisistrate, fils de Nestor, répondit :

« Télémaque, il n'est pas encore temps, quoique pressés de « partir, de monter en voiture à travers la nuit ténébreuse. Mais « l'aurore viendra bientôt.

« Reste donc, jusqu'à ce que le héros fils d'Atrée. Ménélas « illustre par la lance, apportant des présents, les ait placés sur « le siège, et que, te parlant, il t'ait congédié avec des paroles « gracieuses.

« Car, tous les jours de sa vie, un hôte se souvient de celui « qui la reçu, quand celui-ci lui a montré de la bienveillance. »

« Donc, Télémaque attend que Ménélas soit levé, et celui-ci s'ex- prime en ces termes :

(( Télémaque, je ne te retiendrai pas longtemps ici, puisque « tu désires le retour.

u Pour moi, je m'indignerais contre un mahre de maison qui « aimerait trop ses hôtes et aussi coîitre un autre qui ne les aime- « rait pas assez. La modération est meilleure en tout.

« C'est un tort égal, si le maître exhorte à partir son hôte ne

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« le voulant pas, ou s'il le retient quand il veut partir. Il faut fêter « son hôte tant qu'il reste, et le renvoyer dès qu'il le veut.

« Toutefois, reste jusqu'à ce que, apportant de beaux présents, « je les aie placés sur le siège, et que tu les aies vus de tes yeux, « jusqu'à ce que j'aie dit aux femmes de puéparer un repas dans le (t palais, avec les provisions qui y sont en grande abondance. » (1)

Quel homme charmant que ce Ménélas, et comme il connaît bien son manuel de civilité ! Ainsi se passaient donc les visites, à l'époque elles étaient forcément rares, vu la difficulté des communications, alors que les hôtelleries n'existaient pas, sauf parfois pour les voyageurs de bas étage, et que les voyageurs distingués ne pouvaient se loger décemment qu'en frappant à la porte d'un habitant distingué, alors enfin qu'il convenait d'in- demniser les visiteurs, par des attentions toutes particulières, de la peine réelle qu'ils avaient prise pour venir vous voir.

Du reste, ces traits de mœurs si jiaïvement décrits dans V Odys- sée ne sont pas tellement surannés qu'on ne puisse les retrouver encore chez nous dans certaines visites faites à des amis loin- tains, à des amis qu'on n'a pas vus depuis longtemps, et qu'on ne verra plus de longtemps encore. Mais, bien entendu, c'est l'exception.

Les visites, dans notre état actuel de civilisation, se sont extra- ordinairement multipliées.

Un chroniqueur, traitant ce sujet, attirait dernièrement l'at- tention de ses lecteurs sur un type extrême, mais qui existe : celui de la maîtresse de maison qui a tant de visites à faire qu'il lui est matériellement impossible de conserver elle-même ses « jours de réception » et qu'elle se voit dans la nécessité de les espacer de plus en plus.

Les visites sont nombreuses, mais courtes, correctif indispen- sable. Il ne peut plus être question, bien entendu, de cadeaux à oflrir aux visiteurs, sauf des fleurs ou plus rarement des fruits ou du gibier lorsqu'on les reçoit à la campagne. On pourrait encore citer les accessoires de cotillon; mais tout cela ne rap-

(1) Odyssée, Chant XV.

22 LA SCIENCE SOCIALE.

pelle que de fort loin le beau cratère d'argent ciselé que Ménélas oblige Télémaque à emporter, tandis que la belle Hélène lui pré- sente un magnilique voile brodé, <( brillant comme un astre », avec ce compliment d'adieu :

« Et moi aussi, cher enfant, je te donne en cadeau ce souvenir des mains d'Hélène. Tu eu feras cadeau à ton épouse dans un agréable mariage. Jusque-là, renferme-le dans ton palais auprès de ta mère chérie. Puisses-tu retourner joyeux dans ta maison bien bâtie et dans ta terre natale. »

La multiplication et la « dépoétisation » des visites à notre époque ne tient pas seulement à la suppression des distances. Elle tient encore à la complication croissante des phénomènes sociaux qui fait qu'un seul homme peut relever aujourd'hui d'un plus grand nombre de groupements que jadis.

Chaque groupement dont on fait partie est propre à faire faire des « connaissances » nouvelles. D'autre part, la difficulté d'établir les enfants porte les parents avisés à cultiver toutes les relations susceptibles de leur être utiles.

Mais la cause qui a le plus contribué à la multiplication des visites, c'est le changement qui s'est fait dans la condition de la femme.

Grandie par le christianisme, objet d'un respect passionné de la part des hommes, délivrée graduellement, au moins en partie, des entraves qui l'immobilisaient chez elle, la femme peut au- jourd'hui aller et venir beaucoup plus facilement que par le passé. Moins absorbée par les travaux domestiques, mieux instruite et mieux élevée, elle a plus souvent des loisirs à consacrer aux relations mondaines, et des ressources intellectuelles qui lui permettent de soutenir des conversations variées. Ces loisirs et ces ressources intellectuelles étaient bien plus rares autrefois. Pour reprendre l'exemple de la Grèce antique, il parait certain qu'un abîme intellectuel existait entre l'Athénien et l'Athénienne, et que la célébrité acquise par certaines femmes du type d'Aspasie venait précisément de ce que, jetées hors de la société régu- lière et du moule familial, elles avaient pu acquérir librement des connaissances utiles et des talents de société que ne soupçon-

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naient pas les femmes honnêtes. Aujourd'hui l'abime n'existe phis ou, tout au moins, il se réduit çà et à des fossés de lar- geur restreinte, par-dessus lesquels il n'est pas trop difficile de sauter.

C'est la maîtresse de maison moderne qui a créé le type du « salon ». C'est autour de Catherine de Vivonne et de Julie d'An- gennes que se cristallisa l'hôtel de Rambouillet. Ce sont les <( Précieuses » qui groupèrent les beaux esprits. Tout n'était pas pédantisme chez les Philamintes et les Bélises. Il y avait encore chez elles l'amour du bon ton, le culte de l'élégance dans les manières, le désir immodéré d'embellir les relations de la vie. C'était, au sortir de l'isolement relatif les familles nobles avaient vécu jusqu'alors, une fureur naïve de sociabilité, poussée jusqu'à la manifestation de préférences enfantines pour telle ou telle expression, pour telle ou telle preuve de décorum. Les hommes, comme des historiens et des critiques l'ont montré, ont gagné à cette évolution sociale. Dans la société des femmes, « pré- cieuses » ou non, ils ont acquis plus de tenue. Eux aussi ont pris goût aux visites, et leur ont parfois le succès de leurs ambi- tions politiques, littéraires, artistiques. Certaines femmes parti- culièrement intelligentes se firent un point d'honneur d'attirer chez elles les hommes d'élite, et de provoquer autour de leur fauteuil des conversations raffinées, des discussions instructives. On cita des salons la maîtresse de maison jouait littéralement le rôle de présidente d'assemblée, donnant la parole à un orateur, la promettant à un autre, réprimant les interruptions, mettant aux voix les conclusions. Encore des « cas extrêmes », dira-t-on. Mais, même en les laissant en dehors, on ne peut nier que l'art de la conversation plaisante, spirituelle, brillante, que le u marivaudage » par exemple, et aussi la galanterie de parfait aloi, n'aient leur développement à l'usage de plus en plus répandu des visites, et à l'existence de « salons » présidés par des femmes d'un tact supérieur.

Alors prenaient corps les maximes du savoir-vivre : « L'es- prit de la conversation, disait La Bruyère, consiste bien moins à en montrer beaucoup qu'à en faire trouver aux autres : celui

24 LA SCIENCE SOCIALE.

qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit, l'est de vous parfaitement. » Et, après avoir donné le précepte, le moraliste le justifiait par son utilité : « Les manières polies, disait-il, donnent cours au mérite, et le rendent agréable; et il faut avoir de bien éminentes qualités pour se soutenir sans la politesse (1). » C'étaient là, pour Fauteur des Caractères ^ chose des plus importantes. L'irritation même que lui causent les types de visiteurs grossiers ou ridicules ne fait qu'attester le culte que l'on vouait alors à un idéal de politesse et de distinction dans les visites. Des défauts de ce genre indigneraient moins de nos jours.

Aujourd'hui, pour désigner tel de ces cercles délicats et raf- finés, on emploie en badinant cette expression passée à l'état de cliché : « le dernier salon l'on cause ». La plaisanterie est à moitié justifiée, mais elle ne l'est qu'à moitié. D'une part, en effet, les salons l'on cause bien se font extrêmement rares, parce que l'afl'airement de la vie actuelle ne permet plus à un assez grand nombre de personnes de cultiver exclusivement les talents que l'on prise dans un salon. D'autre part, les salons l'on cause d'une façon quelconque, ordinaire, souvent passable, sont devenus au contraire beaucoup plus nombreux. L'aisance, comme on le sait, est aujourd'hui beaucoup plus générale qu'elle ne l'était autrefois. Une foule d'objets et de denrées qui étaient des objets ou des denrées de luxe sont devenus des articles de consommation courante. Le bibelot, par exemple, a décuplé, peut-être centuplé ses effectifs. De même, la pièce qualifiée de « salon », qui n'existait autrefois que dans les riches demeures, s'est désormais vulgarisée, démocratisée. Qui n'a pas son salon? Même dans le monde ouvrier, dont nous ne nous occupons pas dans cette étude, il n'est pas impossible de trouver des foyers aménagés à l'imitation des intérieurs bourgeois. De très modestes ménages ne croient pas pouvoir s'affranchir de cette coutume. Le salon sera petit, mesquin, mais on aura un salon ; c'est au salon qu'on consacrera la meilleure pièce. Les autres se serre-

(1) De la Société et de la Conversation.

POURQUOI L ON FAIT DES VISITES. 2o

ront, se feront toutes petites pour lui laisser la place. Après cela, madame prendra « son jour », et les visites pourront venir. Si elles ne viennent pas spontanément, on les relancera par des moyens ad hoc. A l'ivresse du beau langage et des belles ma- nières, qui exaltait les précieuses, succède une autre ivresse, celle de « recevoir », tout simplement, de se poser en maîtresse de maison, de prendre rang dans un monde jadis fermé, res- treint, aristocratique, mais aujourd'hui élargi au point d'englo- ber, dans la fraternité des mêmes usages, abstraction faite des formes et des nuances, le vieux salon de la duchesse et la loge embellie du portier.

Nous n'avons sous les yeux aucune statistique, aucune étude comparée sur les visites dans les divers pays du monde; mais c'est faire une hypothèse assez raisonnable que de mettre la France au premier rang pour l'intensité de ce phénomène social. Le poète anglais Gold Smith, au dernier siècle, après avoir par- couru la Suisse, l'Italie et la France, constatait que les Français l'emportaient par leur facilité à se lier, et les observations pos- térieures des gens compétents n'ont jamais démenti cette asser- tion. En des pays plus communautaires que la France, on se vi- site moins, parce que la femme est moins libre. En des pays plus particularistes, on se visite moins aussi parce que les individus sont plus réservés, et ont pour principe de ne se lier qu'à bon escient. Chez nous, au contraire, le goût des relations est très vif, et les barrières qui auraient pu s'opposera son expansion sont tombées depuis longtemps.

Les divers événements de la vie. les « phases de l'existence » ont créé des types divers de visites, adaptées au motif qui les inspire ou est censé les inspirer. Visites du jour de l'an, visites de félicitations, visites de remerciements, visites de condoléances, visites de congé ou de « P. P. G. » s'entre-croisent dans le pro- gramme des journées d'une personne du monde. Ceux qui veulent être « corrects » jusqu'au bout savent le temps qu'il leur en coûte. Plusieurs de ces visites ne sont que de simples forma- lités, comme l'assistance des courtisans aux petits levers de Louis XIV. Elles ne procurent à ceux qui les reçoivent aucun

26 LA SCIENCE SOCIALE.

agrément sensiJ3le ; mais labstention leur causerait un désag-ré- ment certain; et la crainte de déplaire, plus que le désir de plaire, retient alors ceux qui seraient tentés de s'abstenir. C'est le protocole de la vie privée, lequel, d'ailleurs, est antérieur au protocole de la vie publique, et lui a servi de modèle; modèle dont les ridicules ont été, comme il convenait, amplifiés par la grandeur du théâtre. Quoi de plus curieux, par exemple, que ces « échos » de journaux, annonçant que le prince Un tel est venu visiter le Président de la République à trois heures de l'après- midi, et que le chef de l'État lui a rendu sa visite à cinq heures? Que peut-on se dire dans le second entretien qui le fasse ditférer beaucoup du premier? Mais il faut être indulgent à l'égard de ces conventions qui finissent par passer à l'état de symboles, d'i- mages représentatives destinées à figurer aux yeux du public les relations pacifiques et courtoises qui existent entre deux nations, comme certaines démarches « officielles », dans la vie privée, démarches pratiquement superflues, ont pour but d'attester, dans une forme authentique, le rapprochement ou la réconci- liation de deux familles.

Les visites, comme on le voit, ne manquent pas d'une haute valeur sociale. Elles mesurent l'intensité des traditions familiales, affirment la solidité de la hiérarchie, multiplient les points de contact entre les individus que la destinée place à portée les uns des autres. Dans ce triple rôle, elles aident au maintien de la loi morale, procurent ou garantissent les moyens d'existence, augmentent les charmes et les agréments de la vie. A d'autres points de vue, elles font la joie du poète comique, du moraliste, habiles à y découvrir le portrait ou la scène à faire ; elles peuvent être une haute école pour les diplomates et les hommes d'Etat, qui n'ont pas moins besoin de surprendre la pensée des autres que de cacher la leur. Enfin, l'observateur qui cherche à butiner pour le compte de la science sociale peut lui-même, s'il sait voir et écouter de la bonne manière, ne pas revenir bredouille d'une chasse discrète et silencieuse parmi les salons.

G. d'Azambuja.

HISTOIRE

DE LA FORMATION PARTICLLARISTE

II.

LES ORIGINES ODINIQUES (1).

La formation particulariste a commencé par des émigrants venus des terres fertiles du versant oriental de la Scandinavie. Le meilleur de ces terres comprend lest du Jutland, les iles da- noises et le sud de la Suède, dont la vaste déchirure des lacs Vener et Yetter fait une sorte de presqu'île.

Nous avons vu les origines agricoles de ces émigrants. Ils étaient les fds et les fdles des beaux paysans goths, peuplade germanique sortie des grandes steppes des bords de la Caspienne et de la mer Noire, et passée lentement de Tart pastoral à la culture et d'une culture rudimentaire à une culture riche, sous la contrainte progressive de leur longue migration à travers la plaine de la basse Allemagne, la steppe se rétrécit gra- duellement de l'orient à l'occident et aboutit à la région fé- conde de la Scandinavie. La capacité que développe la pratique de l'art agricole avait agi sur la constitution de la famille en multipliant les intelligents et les énergiques au sein de la com- munauté patriarcale, et en les déterminant à briser cette large et pesante association familiale pour y substituer des groupes

(1) V. l'article précédent : Les Origines germaniques et gothiques dans la Science sociale, livraison de février 1897, t. XXIII. p. 117.

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[)liis iosU'(>inls, luailivs iVciix-mrnu's et île leur tf;i\ail. Kt ce milieu nouveau, plus Iil)i'e et i)lus actif, engendrait chez les eu- l'anls, plus souNenI <l plus fortenieul. l'esprit cViutlépendanec et (reutreprisc, avec les aptitudes pour y satisfaire.

Mais riullu(>uce diiue culture eu jM'ogrès u'étaitpas la seule force cpii poussAI eu axant le peuple des C.olhs.

Les traditions les plus fameuses et K's plus vivaees de la Scan- diuavit\ cpii nous font connaître celte prospérité agricole, jus- lilié(> par toutes les causes historiijues, géogi'a[)hi(pies et sociales <pu' nous V(>uous de rappeler, attestent plus hautement en- core l'existeiice d'un 1res remarquable développeuuMit urhaiu, industriel, iulellectuel et gouvernemental, (pii, un peuaNautlére clirélieuuc, était venu se superposer ;\ la civilisation rurale g:o- Ihicpie. S'il est un fait marqué d'une façon indélébile dans la mé- moire d'un peuple, c'est bien celnl-là. L'expression qu'eu don- nent les antiipu's chants du pays est vigoureuse, précise et pleine. Ils disent et redisent, sans se lasser, que tout ce qui a trait à la fondation des villes, aux arts de l'industrie, aux cuUurcs de l'es- prit, à la pnissauce publi(pu\ a été eu Scandinavie le l'ait dune iuqiorlation; ce n'a pas été LelTct d'une évolution sur place, ('/est un ordre de choses (]ui n'est pas du sol et de la popu- lation indigène; les (iotlis ne l'ont pas créé, ils l'ont reçu. Et (puds qu'aient été les antécédents de celte inqiortation, tous les récits témoignent qu'A un jour donné elle a fait explosion par un événement extraordinaire. C'est ce qui explique le saisissant éclat quelle a jeté et rinq)ression si nette et si profonde qui en est restée tlans le souvenir de tout un [teujile, ;"» travers des siècles de crises mémorables. Aux \i \ xii et xiu*" siècles, alors que le pays, déliuitivemcut accpiis au christianisme, brisait bien des attaches avec son passé païen, des hommes notables de diverses régions Scandinaves, entre autres Sœmund Sig;fusson, surnommé le Savant, ecclésiastique islandais; Saxo Gramaticus, prévM de Uceskilde eu Danemark, et Snorre Sturlesou, de la mag-istra- ture héréditaire d'Islande, eurent la pensée de recueillir les vieux chants et les vieilles histoires du Nord. A la plupart de ces recueils ont été donnés les noms expressifs d'Edda, c'est-;'» -dire

HISTO/RK l)K LA FOKMATIOjr J'ARTICCLAEJSTK.

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" l' Arrière- gran ri 'm ère «, et d«^; Saga, c'est-à-dire " ce que l'on raconte ^).

L'antiquité de ce qui fait le fond le plu» constant de ces» poésie» et de ces récits n'est pas douteuse. Il est de notoriété historique et d'évidence directe que les auteurs et les compilateur» ont obéi à un esprit de tradition nationale et de soigneuse conservation. Leur œuvre n'a paru ni comme une invention, ni comme une dé- couverte. Ils ont voulu solenniser ou consigner ce qui était connu avant eux, populaire, de réputation faite, de célébrité acx(uise, de tradition immémoriale, d'origine primitive incontestée. Sans doute, le temps, en passant sur ces documents et ces souvenirs, les a teintés et de nuances qui sont aisément reconnaissahles, mais rien n'en a altéré le fond. S'il en fallait une preuve intrin- sèque, prise dans l'œuvre même, et poursuivie dans le détail, elle serait fournie par la Science sociale. Ces textes ont en effet con- servé d'innombrables traits d'un état de société que la Science sociale peut régulièrement reconstruire, dont toutes les parties sont concordantes, dont le genre et l'espèce sont connus et classés, et dont les modifications particulières ont suivi les lois constantes des transformations sociales. Il y a un procédé de vérification pareil à celui qui permet de reconnaître, au moyen des em- preintes demeurées dans les couches terrestres, l'existence cer- taine d'espèces végétales ou animales aujourd'hui disparues. KUes ont réellement existé, parce qu'elles peuvent être scientifiquement restituées d'après les lois permanentes de la botanique ou de la zoologie. Cette méthode de contrôle appliquée à l'histoire est une des plus heureuses conquêtes de la Science sociale. Jusque-là, la critique historique est restée dans la condition se trouvaient certaines connaissances géologiques avant la paléontologie. An- térieurement à cette dernière science, quand on relevait, dans les roches profondes, des dessins ou des débris d'organisme, on prenait bien le soin de les décrire minutieusement et de préciser leur lieu d'extraction, mais on n'était pas toujours à même de dire si on avait affaire à « des jeux de la nature » ou à des vestiges d'existences disparues; et, de ces indices fragmentaires, on ne savait pas déduire rigoureusement la constitution totale et les

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plus restreints, maitres d'eux-mêmes et de leur travail. Et ce milieu nouveau, plus libre et plus actif, engendrait chez les en- fants, plus souvent et plus fortement, l'esprit d'indépendance et d'entreprise, avec les aptitudes pour y satisfaire.

Mais l'influence dune culture en progrès n'étaitpas la seule force cjui poussât en avant le peuple des Gotlis.

Les traditions les plus fameuses et les plus ^ivaces de la Scan- dinavie, qui nous font connaître cette prospérité agricole, jus- tifiée par toutes les causes historiques, géographiques et sociales que nous venons de rappeler, attestent plus hautement en- core l'existence d'un très remarquable développement urbain, industriel, intellectuel et gouvernemental, qui, un peu avant l'ère chrétienne, était venu se superposer à la civilisation rurale go- thique. S'il est un fait marqué d'une façon indélébile dans la mé- moire d'un peuple, c'est bien celui-là. L'expression qu'en don- nent les antiques chants du pays est vigoureuse, précise et pleine. Ils disent et redisent, sans se lasser, que tout ce c{ui a trait à la fondation des villes, aux arts de l'industrie, aux cultures de l'es- prit, à la puissance publique, a été en Scandinavie le fait d'une importation; ce n'a pas été l'effet d'une évolution sur place. C'est un ordre de choses qui n'est pas du sol et de la popu- lation indigène; les Goths ne l'ont pas créé, ils l'ont reçu. Et quels qu'aient été les antécédents de cette importation, tous les récits témoignent qu'à un jour donné elle a fait explosion par un événement extraordinaire. C'est ce quiexplicpie le saisissant éclat quelle a jeté et l'impression si nette et si profonde qui en est restée dans le souvenir de tout un peuple, à travers des siècles de crises mémorables. Aux xi% xii" et xiii^ siècles, alors que le pays, définitivement acquis au christianisme, brisait bien des attaches avec son passé païen, des hommes notables de diverses régions Scandinaves, entre autres Sœmund Sigfusson, surnommé le Savant, ecclésiastique islandais: Saxo Gramaticus, prévôt de Rœskilde en Danemark, et Snorre Sturleson, de la magistra- ture héréditaire d'Islande, eurent la pensée de recueillir les vieux chants et les vieilles histoires du Xord. A la plupart de ces recueils ont été donnés les noms expressifs d'Edda, c'est-à-dire

HISTOIRE DE LA FORMATION l'ARTICULARISTE. 29

« l'Arrière- grand'mère », et de Saga, c'est-à-dire c ce que ron raconte ».

L'antiquité de ce qui fait le fond le plus constant de ces poésies et de ces récits n'est pas douteuse. Il est de notoriété historique et d'évidence directe que les auteurs et les compilateurs ont obéi à un esprit de tradition nationale et de soigneuse conservation. Leur œuvre n'a paru ni comme une invention, ni comme une dé- couverte. Ils ont voulu solenniser ou consigner ce qui était connu avant eux, populaire, de réputation faite, de célébrité acquise, de tradition immémoriale, d'origine primitive incontestée. Sans doute, le temps, en passant sur ces documents et ces souvenirs, les a teintés çà et de nuances qui sont aisément reconnaissables, mais rien n'en a altéré le fond. S'il en fallait une preuve intrin- sèque, prise dans l'œuvre même, et poursuivie dans le détail, elle serait fournie par la Science sociale. Ces textes ont en effet con- servé d'innombrables traits d'un état de société que la Science sociale peut régulièrement reconstruire, dont toutes les parties sont concordantes, dont le genre et l'espèce sont connus et classés, et dont les modifications particulières ont suivi les lois constantes des transformations sociales. Il y a un procédé de vérification pareil à celui qui permet de reconnaître, au moyen des em- preintes demeurées dans les couches terrestres, l'existence cer- taine d'espèces végétales ou animales aujourd'hui disparues. Elles ont réellement existé, parce qu'elles peuvent être scientifiquement restituées d'après les lois permanentes de la botanique ou de la zoologie. Cette méthode de contrôle appliquée à l'histoire est une des plus heureuses conquêtes de la Science sociale. Jusque-là, la critique historique est restée dans la condition se trouvaient certaines connaissances géologiques avant la paléontologie. An- térieurement à cette dernière science, quand on relevait, dans les roches profondes, des dessins ou des débris d'organisme, on prenait bien le soin de les décrire minutieusement et de préciser leur lieu d'extraction, mais on n'était pas toujours à même de dire si on avait affaire à « des jeux de la nature » ou à des vestiges d'existences disparues; et, de ces indices fragmentaires, on ne savait pas déduire rigoureusement la constitution totale et les

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conditions de vie de l'être organique auquel ils se rattachaient. De même, la critique historique dégage bien de la poussière du temps un document, le sépare nettement de ce qui lui est étran- ger, détermine sûrement sa provenance, sa date et son lieu d'o- rigine ; mais, quand elle veut tirer de ce document la connaissance de l'organisation sociale à laquelle il se rattache , elle est livrée à toutes les incertitudes et à toutes les confusions de l'idée vul- gaire ou des idées personnelles qu'on se fait de la société. Elle n'apas observé méthodiquement les sociétés actuelles; elle n'en a pas fait « l'anatomie comparée » ; elle n'y a pas vu « la loi de la corrélation des formes de leurs diverses parties », et elle n'a pas j)u se servir de cette loi pour restituer scientifiquement l'orga- nisme d'une société antique, au moyen des traits épars qu'en ont gardés les documents. Cette méthode puissante et nécessaire qui a manqué à la critique historique, la Science sociale l'adonnée. Nous en verrons tout à l'heure quelque application ici même.

Entre tous les documents qui racontent l'invasion d'un mou- vement urbain, industriel, intellectuel et politique en Scandi- navie, je ne puis mieux faire que d'en citer un qui résume très brièvement ce grand fait, en lui laissant toute sa physionomie originale. Il est extrait de F YnglingaSaga, œuvre deSnorre Stur- leson. « C'est, a dit J.-J. Ampère, par une longue tradition à tra- vers bien des chants héroïques, qu'a pu se former cet ensemble poétique que Snorre a rédigé sous le nom Ynglinga Saga. » Voici ce curieux témoignage de l'antiquité Scandinave :

(( La terre qui est à l'orient du Tanaïs (le Don) fut ancienne- ment appelée Asaland ou encore Asaheim, c'est-à-dire la terre ou la demeure des Ases ; et la ville capitale du pays reçut le nom d'Asgard (habitation des Ases : encore aujourd'hui, en norvégien, <7««r«? désigne l'habitation composée d'un ensemble de construc- tions). Dans cette ville, fut un prince nommé Odin; et il se faisait de grands sacrifices, et c'était la coutume que douze chefs plus puissants que les autres prissent soin des immolations et rendissent la justice au peuple, d'où vient qu'on les appelait Diar et Drottnar, c'est-à-dire dieux ou seigneurs, et que tout le peuple leur rendait honneur et obéissance.

nlSTOIRK DE LA F^ORMATION PARTICL'LARISTE. 31

« Odin l'emportait sur tous les autres par ses voyages loin- tains et par la science de la guerre, car il avait soumis à ses lois beaucoup de pays et de royaumes. Il fut si heureux dans les combats, qu'il en revint toujours victorieux et chargé de butin; c'est pourquoi ses compagnons d'armes restèrent per- suadés que la victoire lui appartenait, quelque part qu'il com- battit. Quand ses hommes allaient à la guerre ou s'engageaient dans quelque entreprise, ils avaient coutume de se faire bénir par l'imposition de ses mains, espérant ainsi un heureux suc- cès en toutes choses. Bien plus : si quelques-uns d'entre eux se trouvaient en péril sur terre ou sur mer, ils invoquaient sur le champ le nom d'Odin, comptant sérieusement sur son secours comme s'il était avec eux.

(( Odin visita plusieurs fois des contrées si éloignées, qu'il lui fallut plusieurs années pour mettre fin à ses voyages. Il avait deux frères, Ve et Vilir. C'étaient eux qui gouvernaient en son absence. Il arriva qu'une fois, Odin s'étant rendu dans un pays très lointain et son absence prolongée ayant fait dé- sespérer de son retour, ses frères se partagèrent son héritage et son royaume, et tous deux prétendirent à la main de Frigga, son épouse. Mais, bientôt après, Odin revint et reprit Frigga.

« Odin conduisit son armée contre les Vanes. Mais ceux-ci étaient sur leurs gardes; ils défendirent leur pays, et la vic- toire resta en suspens. Chacun des deux peuples ravagea les terres de l'autre, et ils se firent beaucoup de mal. A la fin, las de la guerre des deux côtés, ils tinrent une assemblée solen- nelle, où ils conclurent la paix en se donnant mutuellement des otages.

« Les Vanes donnèrent pour otage à Odin deux de leurs hommes les plus puissants, Niordh le riche et son fils Freyr. Odin les aiïecta aux sacrifices des dieux et ils furent appelés dieux chez les Ases. Niordh avait une fille nommée Freyra , qui fut prêtresse : elle fut aussi la première qui enseigna aux Ases fart magique appelé Seid, très pratiqué chez les Vanes. Au temps Niordh habitait au pays des Vanes, il avait épousé selon leurs lois sa propre sœur, qui lui avait donné ces deux enfants,

32 LA SCIENCE SOCIALE.

Freyr et Freyra. Mais chez les Ases le mariage était défendu entre des personnes si proches parle sang'.

« De leur côté, les Ases donnèrent en otage un des leurs, nommé Hœner, qu'ils regardaient comme destiné à devenir chef à cause de la beauté et de la majesté de sa personne, et ils lui adjoignirent un nain, appelé Mimer, le plus sage d'entre eux. A peine Hœner fut-il arrivé au pays des Vanes, qu'ils firent de lui leur chef; et Mimer l'assistait de ses conseils. Mais quand Hœner tenait l'assemblée pour rendre la justice ou pour expé- dier d'autres affaires, et qu'en l'absence de Mimer il avait à résoudre des questions difficiles, c'était sa coutume dédire : « Que d'autres en décident ! » C'est pourquoi les Vanes, pensant que dans cet échange d'otages ils avaient été dupes, prirent Mimer, lui coupèrent la tête et l'envoyèrent aux Ases. Odin reçut la tête, l'embauma d'aromates, et fit par ses enchantements qu'elle s'en- tretint avec lui et lui révéla beaucoup de mystères.

« A partir du point le soleil se lève en été (nord-est) jus- qu'au point il se couche en hiver (sud-ouest), s'étend une longue chahie de montagnes très hautes (l'Oural) qui sépare le royaume de Suède (et sa longue route de steppe européenne) des autres royaumes (près desquels était Odin en Orient). Au midi et non loin de ces montagnes est le pays des Turcs ! le Tur- kestan) : c'était qu'Odin possédait un grand territoire l'est du Don, selon ce qui a été dit plus haut).

« En ce temps-là, les généraux des Romains parcouraient la terre et mettaient sous leurs lois tous les peuples, d'où vint que plusieurs chefs abandonnèrent leurs possessions (conquête de l'O- rient par Sylla, Lucullus et Pompée, de 85 à 6i av. J.-C). Or, comme Odin était très habile dans la divination et dans toutes sortes de connaissances, il prévit que sa postérité régnerait dans le Nord. C'est pourquoi, laissant à ses frères Ve et Vili le gou- vernement de sa ville d'Asgard, lui-même s'éloigna avec le reste des dieux et un grand nombre d'hommes, et se dirigea d'abord à travers le royaume de Garderikie, du côté de l'occident (la steppe de Russie et de Germanie), puis (arrivé à l'extrémité nord- ouest de cette steppe), il tourna au midi vers la plaine saxonne

UISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 33

(le Hanovre et la Wesphalie actuels). Là, Odin soumit plusieurs royaumes, et, comme il avait plusieurs lils, il les y établit pour défendre le pays conquis. Il alla prendre ensuite une demeure au nord, sur le rivage de la mer, en un lieu appelé aujourd'hui Odensé, dans File de Fionic.

« De là, il envoya Gelîoné plus au nord, au delà du détroit, pour y chercher de nouvelles terres. Chemin faisant, elle alla trou- ver Gylfo, roi de Suède^ qui lui donna une vaste étendue de terre labourable... Odin connut que le territoire était bon; il s'y ren- dit et conclut un traité avec le roi, car celui-ci comprit qu'il avait peu de force pour résister aux Ases. En effet, Odin et Gylfo ayant lutté en toute espèce de sortilèges et d'enchantements, les Ases furent toujours les plus forts. Odin fixa son séjour au bord du lac Mœlar, au lieu qu'on appelle l'ancienne Sigtuna (entre Stockholm et Upsal) il éleva un temple magnifique et établit les sacrifices selon la coutume des Ases. Il devint maître de tout le pays autour de Sigtuna et assigna des résidences et des de- meures à chacun des sacrificateurs. Niordh s'établit à Noatun; Freyr à Upsal; Heimdall à Himmelbœrg; Thor à Trudvanger ; Balder, à Bredablik ; et tous reçurent d'Odin des terres culti- vables.

« Odin mit en vigueur, pour son pays, les antiques lois des Ases. Il y était ordonné que la dépouille des morts serait livrée aux flammes..., qu'on jetterait dans la mer les cendres du bû- cher ou qu'on les couvrirait de terre amoncelée. On devait éle- ver aux chefs et aux princes des tertres funéraires, afin de les rappeler à la mémoire de la postérité. Aux hommes vaillants et qui s'étaient distingués de la foule par leurs épreuves, on devait ériger des pierres monumentales, et cette coutume se conserva longtemps...

« Dans tout€ la Suède, on payait par tête une pièce d'argent à Odin, qui, en retour, se chargeait de défendre le territoire, de repousser l'ennemi et de veiller aux sacrifices. »

En étudiant cette grande tradition présentée ici en abrégé, je m'étais arrêté à ce qui en est, sans conteste, le trait dominant, à l'exode d'Odin, à l'événement sans second dans son histoire, à

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la transplantation de son puissant établissement des bords du Don au rivage septentrional de la Baltique. J'avais surtout vu ce qui manifestement y prévaut, l'aclion d'éclat d'un chef de peuple et d'un grand capitaine.

Ce n'était cependant pas sans remarquer que cette expédition n'avait pas eu, chez les Goths, le caractère d'une conquête à main armée. Odin n'avait pas cherché à les subjuguer par la force, mais à se les concilier par la supériorité de la civilisation qu'il importait chez eux. A la tête, non de tout son peuple de l'Asaland ou dAsgard, mais de ses principaux compagnons et d'une élite de suivants, il n'avait pas entrepris d'expulser les prospères et solides cultivateurs de la Gothie, ni de les dépossé- der, mais de s'associer à eux et de s'en servir en les servant à sa manière. On voit que ses soins s'étaient portés à constituer la puissance militaire^ à établir les arts industriels et les cultures in- tellectuelles, à organiser Vaction religieuse^ le tout au moyen de la création de centres urbains. Et comme ces choses manquaient à la population gothique, d'ailleurs intelligente et progressive, et ne l'évinçaient de rien de plus avantageux qu'elle eût déjà, on comprend qu'elle les ait accueillies avec admiration et ait conçu du personnage d'Odin une idée merveilleuse.

Le rôle militaire d'Odin est manifeste entre tous. C'est le trait le plus accusé de son histoire. La fin du récit précédent explique nettement au moyen de quel régime de contribution Odin s'était 'chargé de la défense du pays. On verra ailleurs avec quelle puis- sance d'entraînement ses successeurs jetèrent tous les peuples germains dans la grande invasion dite des barbares.

Le rôle d' importateur des arts industriels, cjui créent la classe des artisans et des marchands, est moins en relief dans le texte cité plus haut que dans le reste des Sagas et dans les Eddas; mais il est si bien marcjué et si certain chez Odin, qu'il est resté sa caractéristique courante : quand on a divinisé le héros et qu'on en a fait le dieu suprême de l'Olympe Scandinave, on ne l'a pas pour cela identifié à Jupiter ; on a réservé cette assimila- tion à son fils Thor, chargé de lancer la foudre; on ne la pas- identifié non plus à Mars malgré sa qualité de chef de guerre ;

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 35

c'est à un dieu Tiu qu'on a réservé cette autre assimilation; mais on a identifié Odin à Mercure, le dieu des arts utiles, du commerce et des négociations. C'est pourquoi, quelques siècles plus tard, lorsqu'on a traduit dans la langue des Saxons, adora- teurs d'Odin, les noms que les Romains avaient donnés aux jours de la semaine, on a fait du jeudi, jour de Jupiter, le jour de Thor, Thursday ; du mardi, jour de Mars, le jour de Tiu, Tuesday , et du mercredi, jour de Mercure, le jour d'Odin, ou de \Yoden, Wednesday . Tacite en avait déjà fait la remarque chez les (Ger- mains : « C'est Mercure qui est le plus grand de leurs dieux, dit-il, on lui offre des victimes humaines; aux autres, desimpies animaux. » Et ailleurs : « Quand les vainqueurs ont voué l'armée ennemie à Mars et à Mercure, les hommes et les chevaux, tout ce qui tient aux vaincus, doit être mis à mort. » [De mor. German., 9, Annales, XIII, 57.)

Le rôle d'importateur des cultures intellectuelles est incontes- tablement marqué aussi chez Odin par la réputation retentis- sante que lui font les livres Scandinaves, « de connaître les runes », c'est-à-dire les lettres, l'écriture, et même d'en être Finventeur. Aux yeax d'un peuple illettré, l'écriture a un emploi particulièrement révéré et admiré : c'est de garder les formules de la science et de la religion : ce à quoi elle est en effet fort utile. De vient que « connaître les runes », c'est surtout être capable de connaître les choses savantes et religieuses. On re- trouve au moyen âge une expression de ce genre, quand « être clerc » veut dire, tout à la fois, appartenir à l'ordre ecclésias- tique, être instruit, et tout au moins savoir lire. Il esta noter que la science d'Odin se produit le plus souvent sous une forme qui marque bien le caractère comparatif des deux civilisations, gothique et odinique : elle opère entourée de mystère et de merveilleux; elle apparaît comme l'effet d'un pouvoir magique. On reconnaît le genre de prestige qu'un chef et pontife orien- tal se plait à exercer sur une population simple.

Quant à ce qui est du rôle religieux d'Odin^ l'organisation du culte, telle qu'il l'apporta d'Orient, telle qu'on l'a vue décrite, ne s'est sans doute pas longtemps maintenue : on verra plus loin

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pourquoi. Le résultat religieux le plus décisif de l'apparition de ce personnage extraordinaire semble avoir été de jeter les Scan- dinaves, d'une façon plus marquée, dans le culte des héros, substitué à un culte de la divinité plus direct, mais à la fois plus abstrait et plus enclin au naturalisme. Avec le culte d'Odin leur religion parait, d'un côté, s'être plus écartée de la vérité pre- mière, et, d'un autre côté, avoir pris, par une forme plus positive et plus humaine, une action plus vive sur les esprits. Odin est devenu l'objet d'un véritable enthousiasme chez tous les peuples d'origine germanique sa renommée n'a pas tardé à se ré- pandre, comme nous le verrons.

Dans toute cette conquête pacifique des Goths, Odin respecta d'autant mieux leur établissement antérieur, qu'il ne fit pas chez eux son installation principale. Il faut qu'à cette époque la Gothie ait été amplement peuplée et cultivée, ce que d'ail- leurs tous les faits démontrent, car Odin n'y trouva pas de territoire libre assez spacieux pour s'y faire avec les siens une place convenable. Nous avons vu que, pendant qu'il était occupé à la fondation d'Odensé, il avait envoyé à la recherche de terres nouvelles, dans le nord, au delà de la limite des Goths, au delà du Gœtaland actuel. G'est qu'il s'établit, sur les bords du lac Mœlar, à Sigtuna, près de l'endroit est aujourd'hui Stockholm. Autour de lui, il distribua des résidences à ses compagnons. De naquirent des villes, entre autres la célèbre Upsal.

Il trouvait dans ce pays une population distincte des Goths. Tout la montre comme inférieure à eux ; mais elle vivait en paix avec eux, et elle leur tenait de très près par l'origine. C'était, d'après les textes latins, la nation des Siiiones, de qui le nom est resté à la province ancienne de Swealand, leur territoire, et à la Suède, appelée Sueonia au moyen âge. Si le nom de cette peu- plade secondaire a prévalu à la longue sur celui des Goths, c'est bien parce que le centre choisi par Odin a été reconnu à travers les âges comme le plus favorable à l'organisation industrielle du pays. C'est que sont groupées les richesses minières signalées encore aujourd'hui par la réputation des fers de Dannemora. (On peut se rendre compte de cette supériorité du lieu au moyen

IlISTOiriE DE LA FORMATION TARTICULARISTE. 'M

d'une carte géographique des productions de la Suède : Atlas Vidal-Lablache, carte lOi, cartons 2 et 1.) En voyant Odin, à son arrivée, marquer du premier coup la place de la future ville sou- veraine de la grande péninsule Scandinave, on ne peut guère s'empêcher de lui reconnaître ce génie de fondateur que toute son histoire proclame. Il apparaît, dans ces temps reculés, comme un émule de Pierre le Grand.

Quelle circonstance avait originairement distingué des Goths les Suiones, ces Suédois primitifs? Comment étaient-ils venus là? On a pensé qu'ils n'avaient pas suivi, comme les Goths, la grande plaine germanique, mais que, contournant l'est de la Baltique et le golfe de Finlande, ils étaient entrés en Scandinavie par l'archipel d'Aland, situé en face du territoire les a trouvés Odin. Mais cette migration à travers les régions forestières de la Russie centrale les aurait soumis à la même déformation sociale que les Finnois, les anciens Finlandais, venus précisément par cette voie : ils en différaient profondément. Ils présentaient par contre tant d'affinité avec les Goths, qu'on peut difficilement admettre qu'ils se fussent jamais beaucoup séparés d'eux. J'inclinerais à penser qu'ils marchaient à l'avant-garde des Goths et qu'ils sont ainsi montés plus au nord, le sol, nous l'avons vu, n'était pas de moindre qualité que dans la région méridionale. S'ils se sont montrés moins aptes que les Goths à l'art agricole, c'est sans doute qu'ayant été au premier rang dans la conquête de la Scandinavie entreprise sur les Finnois, et ayant eu à défendre continuellement leur frontière septentrionale contre cette race chasseresse refoulée à l'extrême nord, ils avaient s'adonner davantage au métier des armes. Par là, il s'est trouvé que leur fusion avec les guerriers odiniques a été plus complète; et c'est ce qui les a fait considérer par quelques critiques comme le peuple même amené par Odin.

La résidence qu'Odin s'était choisie parmi eux le mit dans l'occasion et dans la nécessité d'exercer ses aptitudes militaires. La lutte avec les Finnois fut incessante. Elle tient dans les Eddas et les Sagas une large place. Elle est le perpétuel déplaisir des Âses, qui ne peuvent y mettre fin et jouir en paix de leurs

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possessions nouvelles, comme autrefois de l'heureux Asaland. C'est le revers de la brillante épopée d'Odin. Il est harcelé par ce peuple, toujours en mouvement, de chasseurs, de pécheurs, de pillards, qu'on ne peut saisir et dont on ne saurait tirer que des esclaves, à peine capables de servir comme manœuvres. La tradition nationale a vengé le grand dieu Scandinave de ce fâ- cheux contretemps, en faisant de tous les dieux du mal des dieux finnois ou logés chez les Finnois. Elle leur a donné les traits et les mœurs de ces êtres petits et laids, rusés, turbulents, toujours menaçants dans leurs repaires, aufond des fiords, au fond des bois, derrière les glaces des sommets, d'où ils sortent comme des loups et des serpents de mer, et où, le mal vivement fait, ils courent se blottir au plus vite, en riant de leurs ennemis.

Il y a dans l'Edda un chant des plus curieux, le Chant de Rig. qui présente comme en raccourci et de la façon la plus pittoresque les physionomies diverses et les relations des trois civilisations, finnoise, gothique et odinique. Je ne puis m'em- pêcher de le reproduire ici; ce sera en l'abrégeant encore.

Un dieu Ase^ Heimdall. voyageant sous le nom de Rig, arriva dans un certain pays, cjue bordait la mer. Il y rencontra suc- cessivement trois demeures, dans chacune desquelles était ins- tallé un couple et naquit après sa visite un fils. Les époux qui occupaient la première demeure s'appelaient l'Arrière- grand-père et l'Arrière-grand'mère (ce sont les Finnois). Ils ser- virent à leur hôte un pain grossier et un lambeau de chair de veau. Quand le fils naquit, on l'appela l'Esclave (Thrœll) : « Il était noir, la peau de ses mains était rude, ses genoux arqués, ses doigts épais, sa figure hideuse, son dos courbé, ses talons saillants. Quand il fut devenu fort, son occupation était de tra- vailler l'écorce, de faire des paquets de branchage et de les porter à la maison. Une femme errante se présenta en ce lieu : la plante de ses pieds était meurtrie, ses bras brûlés par le so- *leil, son nez déprimé. Elle s'appelait la Servante. » Ces deux malheureux s'unirent, et de cette union sortit la race des esclaves. Les noms de leurs fils et de leurs filles sont significatifs; ce sont des noms d'opprobre : le sombre, le grossier, le querelleur,

HISTOIRE DE LA FORMATION rARTICULARISTE. 39

le paresseux, Tépais; la lente, la déchirée, etc.; leurs occupations sont de « faire des haies, d'épandre l'eng-rais sur les champs, de soigner les porcs, de garder les chèvres, d'extraire la tourbe ».

Rig vint à une seconde demeure. Les nouveaux hôtes s'appe- laient le Grand-père et la Grand'mère (ce sont les Goths). « Le mari construisait un métier à tisser ; sa barbe était soignée ; ses cheveux étaient relevés en touffe sur le devant de la tête ; son costume était ajusté. Un coffre garnissait la chambre. La femme faisait tourner le rouet ; elle raccommodait des vêtements. » Elle eut un fils qu'on appela le Paysan (Karl). « On l'enveloppa dans le lin. Sa chevelure était rousse, son visage coloré, ses yeux brillants. Il commença à croître et à se fortifier; il apprit à dompter les taureaux, à faire des charrues, à construire des maisons de bois, à bâtir des granges, à fabriquer des chars, à labourer. Il prit une femme. Elle avait un vêtement de peau de chèvre ; elle portait un trousseau de clés ; son nom était Diligente. Leurs enfants s'appelèrent : l'homme, le garçon, le colon, l'ar- tisan, le sujet, etc.; de est sortie la race des paysans. •»

Rig s'en alla à une troisième demeure. Elle était orientée au midi. Le couple qui l'habitait s'appelait le Père et la Mère (ce sont des Odiniques). « L'époux était assis et tendait le nerf d'un arc; il en ployait le bois et fabriquait des flèches. Sa femme tissait une étoffe de fil. Avec de beaux sourcils, elle avait le teint plus blanc que la neige. Rig s'assit pour le repas. Elle étendit sur la table une nappe de lin brodé. Elle prit des pains légers, des pains d'un froment pur, et les posa sur la nappe. Elle y plaça ensuite des plats ornés d'argent, pleins de venaison, de lard, d'oiseaux rôtis. Le vin était en pot, les coupes étaient garnies de métal. On parla et on conversa, jusqu'à ce que le jour finit. Le fils en naissant fut enveloppé de soie et arrosé d'eau lustrale. On le nomma le Noble (Jarl) : « Sa chevelure était blonde, ses joues vermeilles, ses yeux scintillaient comme ceux d'un petit serpent. » Il grandit dans la maison; il apprit à ma- nier la lance, à façonner des arcs et des flèches, à faire voler des traits, à tirer le glaive, à nager, à monter des chevaux, à lancer des chiens de chasse. Rig, le voyageur, lui enseigna les

iO LA SCIENCE SOCIALE.

runes et voulut qu'il possédât des champs héréditaires, des terres nobles et des demeures antiques. Le jeune guerrier chevaucha par monts et par vaux, fit du carnage et conquit du pays. Il gouverna seul dix-huit gards^ dix-huit habitations. Il fit part de ses richesses, donnant aux uns des anneaux et des fragments de bracelets en or, aux autres des chevaux agiles. Il épousa la fille du Baron (Herser) et leurs enfants furent appelés le fils, l'héri- tier, le rejeton, le descendant. Ils se livrèrent aux occupations de leur père, ils domptèrent des chevaux, ils courbèrent des boucliers, ils aiguisèrent des javelots, ils brandirent des lances. » Il leur naquit un frère, le chef, le Roi (Konr), « Pour lui, il s'oc- cupa à connaître les runes, les runes du temps, les runes de l'éternité. Il comprit le chant des oiseaux. Il sut sauver la vie des hommes, émousser le tranchant des glaives, apaiser la mer, arrêter le feu, calmer et endormir les douleurs. Il posséda la force de huit hommes. »

Il est impossible de mieux mettre sous les yeux, par une esquisse rapide, une société prise sur le vif et aujourd'hui dis- parue. On saisit là, plus que dans beaucoup de longues des- criptions, les trois types sociaux et physiques des Finnois, des Goths et des Odiniques, que l'auteur, historien fidèle, a dési- gnés par les noms d' Arrière-grand-père, de Grand-père et de Père, pour marquer l'ordre des temps suivant lequel ils sont arrivés en Scandinavie.

L'étude que nous venons de faire, toute sommaire qu'elle soit, nous a montré nettement les traits que présente le personnage d'Odin, quand on le considère une fois entré et fixé dans le cadre du monde gothique. L'authenticité de ces traits résulte de l'accord que nous constatons entre eux d'abord, ensuite avec les renseignements de l'histoire, avec les investigations de la critique et avec les exigences de la Science sociale, c'est-à-dire avec les conditions nécessaires à l'explication normale des faits sociaux allégués.

Mais une étude plus difficile a été faite, et l'honneur en re- vient tout entier à M. Philippe Champault : c'est la recherche de l'état social qui a produit Odin et dans lequel il a vécu

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICL'LARISTE. M

avant de se transférer en Scandinavie. Cette recherche est des plus intéressantes, parce qu'elle remonte aux sources de la civi- lisation qu'Odin a apportée chez les Goths.

Rien ne peut remplacer la lecture du travail que M. Cham- pault a publié sur ce sujet dans la Science sociale, sous ce titre : Le Personnage d'Odin et les Caravaniers iraniens en Germa- nie. [Science sociale, t. XVII, p. ;^98 et suiv. ; et t. XVIII, p. 25 et suiv.) Mais je ne puis résister au désir d'en tirer quel- ques indications des plus précieuses pour éclairer dun jour plus vif ce que nous savons déjà d'Odin, et pour montrer, après les origines dont il a été le point de départ, les origines dont il était le produit.

En usant de toutes les ressources de l'érudition et de la Science sociale poui* se rendre compte aussi complètement que possible de ce personnage extraordinaire, M. Champault a reconnu dans toute la manière d'êlre et de faire du héros les caractères et l'organisation propres aux grands caravaniers, entrepreneurs de commerce à très longue distance par les chemins de steppes. Il a découvert que cette grande plaine germanique, parcourue une fois pour toutes par de lentes migrations qui ne revenaient guère sur leurs pas, était périodiquement et expéditivement traversée à l'aller et au retour par des entreprises commer- ciales que menaient de vigoureux chefs de peuples et de puissants organismes sociaux, dontOdin et son cortège d'Ases ne sont que les types éminents.

Ce fait, ignoré j usqu'ici et qui se rattache à l'histoire de notre Europe dans les derniers temps de l'ère ancienne, attire vivement l'attention sur un mécanisme social très actif et très remarquable, qui a été pourtant très peu remarqué : c'est le commerce à distance prodigieuse et à difficultés énormes dans l'antiquité.

Les études classiques donnent peu l'idée du commerce dans les temps anciens. L'étude de nos littératures modernes ne don- nerait guère plus la connaissance des grands phénomènes indus- triels et commerciaux, qui sont cependant la raison la plus déci- sive de nos régimes sociaux et des événements qui les remuent.

42 LA SCIENCE SOCIALE.

Mais la Science sociale constate le rôle de premier ordre qu'a joué, à toutes les époques du monde, le commerce à longs tra- jets. Elle observe des peuples que certaines circonstances com- plexes du lieu ont retenus jusqu'à présent dans les conditions primitives de beaucoup de civilisations antiques; et, de la con- naissance de ces peuples actuellement observables, elle remonte à celle des peuples similaires disparus. Elle a reconnu que ces sociétés aujourd'hui attardées, qui semblent isolées et impéné- trables comme tant de sociétés anciennes, possèdent des entre- prises hardies de commerce lointain par lesquelles elles attei- gnent, de temps immémorial, des pays réputés, naguère encore inconnus et fabuleux.

La plus vaste, la plus forte, et la plus antique sans doute des organisations primitives de commerce lointain qui soient ainsi venues à notre connaissance par des exemples encore subsis- tants, est celle des caravaniers de grandes steppes. C'est à ce type qu^appartient Odin. On peut voir dans la Science sociale la description d'un des plus beaux spécimens actuels de ce genre d'organisme. Il s'agit de la puissante corporation des Sénoù- siyas, étendue sur plus de la moitié des steppes ou des déserts de l'Afrique septentrionale et fondée dans la première moitié de ce siècle par un homme de Mostaghanem, Sidi-es-Senoûsi, un moderne Odin; c'est elle qui a recueilli dans son sein la presque totalité des partisans du Madhi fameux de Khartoum. (V. Science sociale, t. IX, p. 383 et suiv.; Le mouvement mad- histe et sa nouvelle évolution^ par M. Paul Danzanvilliers.) Dans l'antiquité, un modèle de cette même forme sociale a été donné par la confrérie ou le collège célèbre des prêtres d'Ammon, établis à Thèbes et dans la grande Oasis de Lybie, et premiers fondateurs de la puissance égyptienne. Une étude savante et vraiment révélatrice en a été faite, dans la Science sociale, par M. de Préville (t. IX, p. 5i9 et suiv., IJ Egypte ancienne; la colo- nisation de la vallée du Nil). Grâce à M. Champault, nous allons voir se ranger dans le même ordre de faits la confrérie des Ases et son chef Odin. Je renvoie à l'auteur pour toute la documenta- tion. Je me bornerai aux conclusions principales, qui ont été

HISTOIRE DE LA FOHMATIOX l'ARTICULAKlSTE. 43

amenées par lui à un point si juste, qu'une fois indiquées comme elles l'ont été, elles trouveront une évidence suffisante dans ce que nous savons déjà d'Odin.

Asgard, le centime d'action d'Odin, devait être dans le voisi- nage du lieu le Don inférieur se rapproche le plus du bas Volga. C'est que se trouvent aujourd'hui Kalatch et Tsarit- sin, Fun sur le Don, l'autre sur le Volga. C'est bien « à l'est du Don », suivant l'indication de YYnglinga Saga, la place marquée pour une ville en contact avec les plaines du Turkestan, que le même document désigne comme s'étendant au midi de l'Oural. La limite septentrionale de la culture de la vigne s'élève jusque- ; et c'est un point à noter, parce que l'Edda représente les Ases comme faisant usage du vin. La « steppe saline » du midi de rOural en face d' Asgard, la vigne sur son territoire, c'est ce qui saute aux yeux quand on regarde une carte physique de la Russie. (V. Atlas Vidal-Lablache, carte 83 et lli, carton 1.)

On ne saurait placer Asgard plus au nord, parce qu'elle sorti- rait de ces conditions précisées par la tradition; ni plus au sud, plus en aval dans la plaine du Don, parce que c'est la région de la steppe pure, ne nait pas de ville, pas plus aujourd'hui qu'autrefois. Il faut en etïet à une installation de sédentaires parmi les nomades un terrain régulièrement arrosé, propre à la culture et aux productions arborescentes ; là, les habitations se fixent et se multiplient, semées de près sur un sol travaillé et planté, ou l'on peut se nourrir et s'abriter. C'est précisé- ment ce qui se trouve dans le lieu indiqué ici comme l'emplace- ment d'Asgard. C'est la physionomie que présentent toutes les Oasis, qu'elles soient au milieu des steppes ou sur les confins. Khiva, ainsi décrite par l'Anglais Burnaby [Voyage à Khiva), doit donner quelque idée des anciennes villes de ce pays de Tur- kestan, qui, sous son aspect plus herbu et plus humide d'autre- fois, se prolongeait, en effet, jusqu'au Don inférieur.

Il serait moins admissible encore de placer Asgard sur le rivage même de la mer d'Azof, ou de la mer Noire, parce qu'il est manifeste, par tous les traits de la civilisation odinique, que les habitants n'avaient pas subi l'influence des colonies grecques

44 LA SCIENCE SOCIALE,

répandues sur le littoral. Sans compter les impraticables maré- cag'es du Palus Méotide, la steppe qui s'étendait au nord de ces colonies était un terrain impropre à Faction des Grecs, une région profonde dans laquelle elle n'avait pas de pénétration, une limite qu'elle n'a jamais réellement franchie. C'est au delà de cette steppe qu'il faut placer Asgard.

A toutes ces considérations vient se joindre un témoignage très significatif. Au lieu même que nous indiquons et qu'on appelle aujourd'hui province du Don, à cette grande courbe du fleuve rapprochée de celle du Volga, Hérodote indique précisé- ment un groupe de Scythes, qu'il distingue par le nom de Scythes royaux de tous ceux qui, nomades ou laboureurs, peu- plaient alors la plaine méridionale russe (V. Atlas Vidal-La- blache, cartes i et 5) : « Ils regardent les autres, dit-il, comme leurs esclaves ». (Hérodote, Histoire, IV, 20, 22 et 7, in fuie.) Il faut convenir que ce nom de « royaux » correspond bien à la description des Ases et à ce que dit d'eux le narrateur Scandi- nave : « On les appelait Seigneurs, et tout le peuple leur rendait honneur et obéissance ». Quant au nom de Scythes, loin de faire obstacle à une identification des Scythes royaux avec les Odiniques, il y aide, car on sait aujourd'hui qu'il n'est qu'une variante du nom de Goths : Goths, Gètes, Jutes, Scythes sont des prononciations difiérentes dont on peut aisément saisir le rap- port. Ces Scythes Odiniques auraient donc, en Orient déjà, porté avec une variante le même nom que les Goths, et les Goths n'au- raient fait que garder, sous la forme qui leur est propre, l'ap- pellation générique et vraie de tous ceux que les Romains ont imaginé d'appeler Germains.

Mais ce qui est ici de beaucoup le plus intéressant, c'est la pa- renté que les noms, et que tout d'ailleurs, révèlent entre les Goths et le peuple d'Odin. Le Chant de Rig l'indiquait bien par les caractères physiologiques: le Grand-Père et le père, c'est-à- dire le Goth et l'Odinique, ont une telle ressemblance que la nuance de l'un à l'autre semble tenir à la différence de leur éducation, rustique chez l'un, aristocratique chez l'autre, plutôt qu'à la diversité de leur origine. Et leur ressemblance est

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTK.ULARISTE. 45

rehaussée encore par le contraste du type de l'Arrière-grand- père, le Finnois. Cette parenté des Goths et des Odiniques con- tribue sing-ulièrement à expliquer la fusion qui s'est si faci- lement faite entre deux tempéraments sociaux pourtant très divergeants, l'un, celui des Goths, simple et naturel, façonné par le Nord, par la vie champêtre et par la liberté ; l'autre, celui des Odiniques, fastueux et complexe, façonné par l'Orient, par la civilisation urbaine et par l'habitude de la domination. Ainsi, peu à peu, tout se justifie dans cette curieuse histoire.

Aux peuples que nous avons nommés tout à l'heure, les Goths, les Jutes, les Germains, les Gètes, les Scythes, il faut ajouter les iMassagètes, les Thyssagètes et les Bastarnes, qui sont de même souche, qui sont de la famille germanique. Les Massagètes oc- cupaient l'est de la mer d'Aral et les Thyssagètes le nord de la Caspienne. Les Bastarnes se trouvaient, entre les Karpathes et les marais du Pripet, dans le passage qui conduit de la steppe russe à la steppe de la basse Allemagne. Ainsi la grande race germani- que s'étendait à travers le monde ancien en une splendide traînée, qui allait des dernières pentes du Pamir aux premières régions des glaces persistantes, et reliait sans interruption les Massagètes et Thyssagètes du bassin Aralo-Caspien, aux Scythes et aux Bas- tarnes du bassin de la mer Noire, aux Germains et aux Goths du bassin de la Baltique. (V. Atlas Vidal-Lablache, carte 4-5 et 16-17.)

Cette puissante lignée de peuples est restée, jusqu'aux premiers siècles de notre ère, absolument étrangère à la civilisation grecque et romaine. La steppe, je l'ai dit, éloignait les Grecs. Quant aux Romains, ils s'étaient arrêtés devant la forêt hercynienne, qui allait du Harz, montagne du Hanovre se retrouve son nom, jusqu'à l'extrémité orientale des Karpathes, couvrant de son ombre redoutable tous les sommets de l'Allemagne centrale. La Grèce et Rome avaient exercé de proche en proche leur in- fluence sur la triple série des peuples pélasgiques, berbères et celtiques, qui avaient suivi les trois voies parallèles, de la Méditerranée, de la côte septentrionale africaine, et de la vallée du Danube prolongée par le versant atlantique des Gaules ; mais la race germanique tout entière, voisine pourtant de ces mai-

LA SCIENCE SOCIALE.

très du monde sur leur plus longue frontière, échappait à leur action derrière Tobstacle de la steppe et de la forêt. Et le grand homme quilui apporta la ci\'ilisation fut Odin.

La position d'Asgard révèle la source à laquelle cette civilisation a été puisée. La ville dOdin, si bien assise sur la grande route des Germains, avait devant elle, en droite ligne au sud, la porte centrale du monde oriental, le défilé de Dariel dans le Caucase ; était l'entrée des pays pleins d'éclat de l'Asie Mineure, de la Mésopotamie et de la Perse.

C'était une maîtresse position : à droite et à gauche, dans un prolongement extraordinaire, la route ouverte et uniforme des steppes, un peuple inexploité, une clientèle à soi et de sa race ; devant soi, un des plus beaux massifs de terrains à productions variées, à travaux ingénieux, à transformations sociales, à richesses de toute nature. Porter quelque chose de ce pays à l'autre, était une idée commerciale de premier ordre.

Et c'est si vraiment je le dis, qu'Odin allait puiser la civilisation dont il se faisait le propagateur intéressé, que lart et la pensée Scandinaves sont partout empreints des formes propres à l'Orient, à cet Orient particulier de l'Asie antérieure. Il n'est personne qui ne le reconnaisse. L'archéologie et la litté- rature le confessent et le proclament. L'alphabet runique n'est ni le grec ni le romain, mais celui que Grecs, Romains, Celtes aussi, avaient eux-mêmes apporté de l'Orient et qu'ils ont mo- difié pour leur compte. Le récit de VYnglinga Saga ne parle que d'affaires engagées par Odin pour se fournir de productions orientales. C'est au golfe Persique qu'il fait un de ses voyages les plus prolongés. C'est sur le peuple des environs du lac Van en Arménie, sur les Vanes, qu'il cherche à mettre la main par la guerre. Il semble même qu'il eût acquis des terres voisines des leurs, puisque, incessamment, chacune des parties belligérantes ravage le territoire de l'autre. Que pouvait-il posséder là? Ce voisinage est riche en mines de fer; c'est qu'étaient les Cha- lybes, les premiers forgerons du monde. N'avons-nous pas vu qu'à l'issue de la guerre, les Ases avaient livrer en otage Mimer, Mimer dont la tête inanimée enseignait encore à Odin

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 4-7

tant de choses? Cet ingénieux Mimer est représenté par la tra- dition Scandinave, armé d'un marteau infatigable et, comme le Cyclope, éclairé au front d'un œil unique, image pittoresque de la lampe du mineur. Il est bien difficile de ne pas croire qu'Odin avait, dans ces parages, une exploitation minière, et qu'il joignait à sa profession de chef de caravane celle de maître de forges, surtout quand on voit l'usage du fer coïncider en Scandinavie avec son arrivée et le territoire métallifère de la Suède fixer son choix.

Mais si tout, dans la position de la ville d'Asgard, présente l'as- pect d'un poste de commerce, l'organisation de ses habitants détermine bien plus encore cette physionomie.

Les installations de sédentaires au milieu des nomades jouent immanquablement le rôle d'étapes. Elles sont pour ceux qui passent un lieu de ravitaillement, de repos et de sécurité. Les plus capables d'entre les habitants trouvent là, avec le moyen de s'enrichir par le trafic et par l'hospitalité, l'occasion de se créer des relations et une iniluence parmi tout ce qui va et vient dans la steppe.

Bientôt nait chez eux la pensée d'accroître ce commencement de puissance, en étendant le bienfait de la sécurité au dehors de la ville, dans le désert. Leur premier soin est de se syndi- quer pour que leurs influences ne se combattent pas, ce qui ruinerait l'œuvre dans son principe. Puis, ils cherchent un mode d'engagement et de fraternité à établir entre les groupes de nomades qui sont leurs clients. Ce lien, ils le trouvent dans la confrérie religieuse. Par elle, ils constituent solidement, entre eux-mêmes, avec leurs clients et entre leurs clients, une cor- poration d'intérêt commun, qui a pour objet de se garantir la sécurité, dans toute la steppe, les uns aux autres et tous en- semble contre tout assaillant. Cette institution s'est spontané- ment produite dans les pays de steppes, de siècle en siècle, depuis les Prêtres des Oasis d'Ammon et de Thèbes jusqu'aux Khouans Sénôusiyas du Sahara et du Soudan actuels, et, depuis les Lucumons Etrusques, selon toute vraisemblance, jusqu'aux Lamas de la Tartarie. Toute l'organisation religieuse d'Odin est

48 LA SCIENCE SOCIALE.

là, avec ses douze confrères pontifes, avec ce prestige des béné- dictions qu'il donne à ceux qui partent en expédition et qui se croient partout assurés par sa protection comme s'il les sui- vait. Ainsi se comprend cette figure d'Odin, patriarche d'aspect vénérable, qui protège plus par son caractère, son crédit et son action religieuse, que par les armes.

Cependant, comme il faut, dans l'occasion, une sanction ma- térielle à ce lien corporatif et un moyen radical d'exécution à ce protectorat, les armes ont ici, en fin de compte, une impor- tance souveraine, et leur puissance se centralise, comme dans toutes les armées, entre les mains d'un chef unique qui est précisément Odin. Odin est pontife et guerrier; ses compagnons Ases n'apparaissent guère que comme pontifes.

Mais faire d'Asgard un centre militaire en même temps qu'un centre commercial et religieux ne suffit pas encore. Il faut semer et là, dans la steppe, des postes qui, à l'image du centre, aient ce triple caractère militaire, religieux et commercial. Ces points fixes de défense, d'étape et de concentration sont indispensables au fonctionnement assuré de la grande associa- tion des intérêts de la vie nomade. On voit Odin occupé du soin de les établir, à droite et à gauche, dans « ses voyages » ; il ins- talle quelqu'un de ses fils « pour garder le pays ». C'est ce qu'il fit encore, selon YYnglinga Saga, à son dernier passage en Germanie, lorsqu'il eut poussé une pointe heureuse dans la Saxe. Il est intéressant de voir, dans l'étude de M. Champault, une liste de postes désignés par leurs anciens noms géographi- ques comme en relation avec les Ases, ainsi Azagarion près de Kiew, Azcaucalis sur la Vistule, etc. (Science soc, t. XVIII, 41.)

Tandis que ses fonctions de chef militaire mettaient perpétuel- lement Odin sur les routes, ses frères et les Ases restaient dans Asgard ou dans l'Asaland. On voit pourtant la femme d'Odin, Frigga, occuper pendant ces absences un rôle important; il y a, pour ceux qui se portent successeurs d'Odin, le croyant mort en expédition, un intérêt bien marqué à épouser sa femme. C'est qu'en effet, dans le régime social que nous venons de dire, les possessions fixes du caravanier sont commises à la garde de sa

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 49

femme et demeurent le bien de celle-ci et de sa famille quand son mari vient à mourir : et le fait est tel que, chez certains peuples de ce type, par exemple chez les Arméniens de Van, selon r Ynglinga Saga, les frères, pour compenser ce privilège de la femme, épousent leurs sœurs. Voilà encore un trait qui accuse dans l'histoire d'Odin l'organisation des caravaniers.

Il y en a un autre du même genre et qui tient également à la situation que fait à la femme cet état de société. Je veux parler des Walkyries, ces filles armées des déesses épouses des Ases. Elles vont aider au combat et, au besoin, elles le soutiennent seules. C'est, quand les hommes manquent ou ne suffisent pas à la défense, la conséquence naturelle de la garde qu'elles par- tagent avec leurs mères. Les Amazones apparaissent générale- ment dans l'histoire comme une institution des peuples les hommes sont périodiquement adonnés aux expéditions lointaines dans le régime des caravanes.

Ces preuves du métier que pratiquait Odin ajoutent singuliè- rement aux raisons qu'il y avait de l'identifier avec Mercure, et, par contre-coup, cette identification détermine indubitablement le sens et le caractère dominant des faits qu'on vient de voir; c'est à un vrai « marchand » que nous avons aflaire. Odin n'est plus seulement le dieu du commerce parce qu'il est le père des arts industriels et des artisans, mais il exerce lui-même le com- merce et le grand commerce, celui qui court le monde et pour lequel Mercure a des ailes aux pieds. Pour Odin, la poésie l'a doté d'un cheval à huit jambes.

Quelqu'ait être parmi les Germains le retentissement de l'expédition qui transplanta Odin d'une extrémité à l'autre du domaine de la race germanique, et avec quelque rapidité que se soient répandus plus d'une fois chez les peuples de ce genre la réputation et le culte d'un héros, la constatation que, dès le temps de Tacite, Odin, le Mercure des Germains, était connu pour leur grand dieu, porte naturellement à croire que « la notion » d'Odin, (( l'idée » de ce que son personnage représente, c les faits » qui le constituent, devaient être de longue date dans l'esprit et sous les yeux de ces populations. Odin a avoir des prédéces-

50 LA SCIENCE SOCIALE.

seurs qui ont ébauché son illustration, son apothéose, son élé- vation au-dessus des dieux anciens. C'était, selon toute vraisem- blance, une personnalité connue avant le personnage qui lui a donné une expression achevée et un relief supérieur. Odin le Grand doit avoir été à d'autres Odins ce que le Grand Roi a été à nos autres rois, à la royauté tout entière, l'éminente expres- sion de l'institution. Odin, l'Odin que nous avons étudié, est bien une individualité historique, mais le nom qui est lié à sa célé- brité est celui d'une fonction, comme les noms de Pharaon et de Tsar. Son nom propre et personnel est Sigge, selon les écrits Scandinaves. Odin ou Woden veut dire « voyageant, marchant » ; ce mot est fait des radicaux indo-européens od et vad^ et de quelque terminaison à la façon de nos participes ant, ing, eus. Il ne peut nous être, ce me semble, trop malaisé de reconnaître la profession d'Odin sous cette appellation de « voyageur w, quand nous nous servons spontanément du même terme pour désigner ce que, parmi nous sédentaires, il y a encore de représentants de la vie nomade dans le commerce : si parva licet componere magnis? Les mythologues Scandinaves sont d'accord pour ad- mettre la pluralité des Odins. M. Champault a traité, dans son travail, des « Prédécesseurs d'Odin » [Science sociale^ t. XVII, p. kii). Je me bornerai à rappeler, d'après lui, le témoignage d'Hérodote qui signale déjà, parmi les Scythes royaux, des tra- fiquants à si longs itinéraires qu'ils sont obligés, dans certaines directions, de se servir de sept langues. (Hérodote, Hist., IV, 24.) Une dernière considération vient confirmer tout ce qui montre qu'Odin était grand entrepreneur de caravanes : c'est que par ce fait s'explique pleinement son extraordinaire exode en Scan- dinavie. Sans doute, on comprend que, devant la conquête ro- maine, un prince oriental ait songé à transporter loin de la serre de l'aigle ses trésors, ses serviteurs et sa cour, et qu'il ait entre- pris de se faire dans des pays reculés un peuple nouveau. Il n'en serait pas moins vrai que la transplantation si résolue et l'implan- tation si aisée d'Odin à l'extrémité de l'Europe la plus éloignée de lui, resteraient quelque peu problématiques, si on ne savait qu'il a simplement transféré le siège de son commerce d'une tête

HISTOIRE DE LA FORMATIOiX PARTICULARI3TE. 51

de ligne à l'autre. Les motifs de cette évolutiou deviennent pé- remptoires aussi, quand on sait que l'Asie antérieure, un des deux pôles du commerce d'Odin et la raison d'être du poste com- mercial d'Asgard, était confisquée par la conquête romaine au profit du commerce romain. Il faut voir, sur une carte indiquant le progrès des armes romaines en Orient, aux approches de l'ère chrétienne, combien était serrée de près alors et circonvenue la position d'Asgard. (V. Atlas Vidal-Lablache, carte 16-17. j

C'est dans la première partie du premier siècle avant J.-C. qu'eut lieu la main mise de Rome sur l'Orient. Et, concordance significative, c'est à cette époque qu'apparaissent en Scandina- vie, entre autres marques d'une civilisation nouvelle, l'usage du fer, primant celui du bronze, et la crémation des morts, s'en- tremélant à la pratique de l'ensevelissement, deux faits qui n'ont aucune cause locale et dont l'avènement d'Odin rend complètement raison.

On ne peut plus contester à la tradition Scandinave l'authen- ticité de ses souvenirs, quand on la voit, dans un récit aussi peu soucieux de vraisemblance et de démonstration que VVnglinga Saga, concorder de tous points avec les données de l'histoire et de l'observation sociale. Les lieux, les conditions de la vie, les nécessités de l'org-anisation sociale, les temps, tout concourt à la preuve, et plus on recherche la raison des choses, plus on la trouve dans les faits allégués.

Et tout se tient. Odin, forclos du commerce de l'Orient, re- tombe tout entier sur ses occupations de « métallurge » et de guerrier. Aussi sont-ce les deux traits sous lesquels on l'a le mieux connu en Scandinavie et ceux qu'a le plus expressément retenus la tradition locale. Pour elle, Odin est nettement créateur d'industries et batailleur; sa profession de caravanier n'apparaît que par les faits de sa vie antérieure, fidèlement racontés, et par son titre « émérite » de Mercure des Germains.

encore est un exemple de la précision avec laquelle fonc- tionnent les lois sociales. Entre les institutions d'Odin, celles qui étaient nées des nécessités commerciales d'Asgard n'ont pas eu longue vie en Scandinavie. Les fonctions des douze grands

52 LA SCIENCE SOCIALE.

dieux ases, tètes de la grande confrérie de la steppe, n'ont pas eu de développement historique. Le gain par le commerce, qui veut la paix, étant une fois disparu, ce fut le gain par les armes qui dut combler le vide. Le plus hardi et le plus vigoureux fut le pins assuré, et se soucia peu de concorde et de confrérie. Chacun de ceux que le Chant de Rig appelle les héritiers du (' Père », et que j'appellerai plus simplement les Odiniques ou les Odinides, c'est-à-dire les descendants des compagnons d'Odin ou leurs assimilés, se fit une situation à part que dépeint à mer- veille le Chant lui-même. La bataille fut à l'ordre du jour. Il ne fut plus question que de conquêtes. Et le Chant de Rig résonne comme un air patriotique et comme la clameur d'une révolution sociale, quand il s'achève par ce trait : (( Le roi, Konr, occupé aux « runes » utiles et bienfaisantes, fut troublé dans son calme par une corneille qui lui dit qu'il serait mieux de monter à cheval et de coucher des armées dans la poussière; elle lui parla de Dan et de Danpr, qui sont de bons guerriers et d'habiles marins, et qui possèdent des terres meilleures que les siennes ! » La recommandation suprême dOdin mourant fut une exhorta- tion véhémente à reconquérir l'Orient. C'est bien le cri der- nier du caravanier dépossédé !

Son vœu fut accompli. Nous verrons les Odiniques, avant deux siècles écoulés (170 ap. J.-C), commencer à étendre l'em- pire des Goths du fond de la Baltique aux rivages du Don et, là, se partager, à droite et à gauche du Dnieper, en Visigoths et Ostrogoths, Goths de louest et Goths de l'est. Le torrent des Huns les rejeta vers l'occident, sur la Grèce et l'Italie. Ils oubliè- rent définitivement Asgard et l'éclatante Asie, et ce fut sur Rome qu'ils jetèrent successivement, après avoir épuisé les Goths, tous les peuples de la plaine germanique et de la plaine saxonne, depuis les Vandales à l'est jusqu'aux Saxons et aux Francs à l'ouest. Ils ont été les grands promoteurs de l'inva- sion des Barbares.

.\insi ce fut Odin, cet Odin enfermé longtemps dans les lé- gendes du Nord, ce caravanier qui avait fui aux coups que portait Pompée contre Mithridate, ce fut lui qui accomplit par sa très

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 53

prochaine postérité le plan terrible, grandiose, démesuré, que la haine du potentat d'Asie Mineure avait conçu contre Rome.

Il faut savoir quelque gré à la Science sociale d'avoir arraché Odin aux nuages et aux rêveries des mythologues et de l'avoir restitué à l'histoire. Il y est entré ; il n'en sortira plus.

Nous verrons bientôt se dérouler, sous la poussée naturelle des lois sociales, les grands événements que nous venons de dire. Et quand les formidables secousses sous lesquelles s'est effondrée l'antiquité seront passées et feront place à un ordre nouveau des choses, nous constaterons que ceux qui l'ont fondé n'ont été ni les beaux paysans goths, ni les puissants guerriers odiniques, mais la race de ces petits émigrants gothiques dont nous étudions la formation. Qu'ont-ils cependant à Odin? Il est aisé de le dire maintenant :

1" En développant chez les Goths les arts industriels et les cultures intellectuelles, l'invasion odinique a fait deux choses : elle a rendu les émigrants plus capables ; et elle les a rendus plus nombreux, cela parce que l'émigration s'accélère et se mul- tiplie dans les familles à traditions patriarcales à mesure que les capacités individuelles sy développent. Les émigrants individuels se sont donc accrus en valeur et en nombre.

En amenant aux Goths des chefs d'expédition, l'invasion odinique en a fourni par la suite aux émigrants, lorsqu'ils sont devenus trop nombreux dans leur nouveau territoire. Ces chefs furent un appoint à la fois utile et fâcheux pour les émigrants; ils leur furent singulièrement utiles, en les menant à la conquête de l'occident européen; mais ils leur furent fâcheux en reprenant dans ces terres conquis esl'idée de dominer sur eux, et en adop- tant à cet effet les restes des institutions romaines écroulées.

Après avoir vu ce que les émigrants avaient reçu de leurs ori- gines et ce qu'ils emportaient du versant oriental de la Scan- dinavie, il nous faut voir ce que leur a donné, sur le versant occidental, le pays particulier qu'ils y ont trouvé.

{A suiv?'e.)

Henri de Tourville.

LA RÉVOLUTION AGRICOLE

RÉCIT DE NOTRE EXPERIENCE PERSONNELLE

II

NOTRE DOMAINE ET SA PRISE DE POSSESSION

I

Ainsi donc, tous deux bien unis dans une volonté commune, connaissant, par expérience, la vie à la campagne, sachant, par conséquent, ce à quoi nous nous engagions; fortifiés par la Science sociale sur la nécessité de la résidence, mais en même temps prévenus des difficultés de la transformation du citadin en rural; bien avertis, par mes observations, sur la nécessité de pra- tiquer de bonnes finances ; ayant paré d'avance à ces causes or- dinaires d'échec et fortement préparé pendant seize mois notre avenir, il ne nous restait plus qu'à trouver la propriété secon- dant nos vues pour réunir toutes les conditions de succès.

Enfin, en décembre 1890, notre propriété nous était signalée et nous en recevions la description. Nous la reconnûmes aussitôt.

Cependant, un verglas exceptionnel rendant les communica- tions impraticables, je ne pus la visiter que six semaines plus tard.

Pendant ce temps, pour ne pas nous laisser influencer et ne pas nous départir de notre sévère critique, nous accumulions les oIj- jections sur les points que le plan, forcément incomplet, laissait

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dans le vagu€. Il s'agissait de ne pas se tromper. Mais, à ma pre- mière visife, je dus me rendre.

Ma femme vint à son tour et, en mettant pied à terre, elle re- connut notre home prédestiné. Deux jours après, les paroles étaient échangées; le 10 avril, nous signions l'acte de vente et, le 16 mai, nous passions notre première nuit chez nous.

Si, dans mon récit, je me préoccupais de la vraisemblance, je ferais évidemment mieux de la ménager, en atténuant ce que les faits eurent de trop invraisemblable. Je prête au scepticisme en répétant dans la description de notre propriété le récit de nos desiderata ; mais je ne suis pas responsable des faits, à eux de se défendre. Je suis responsable de leur exacte observation, et si mon colon de France en conclut, sur mon exemple, qu'il a le droit d'exiger, non pas ma propriété, bien entendu, mais la sienne, celle qui lui convient à lui, je serai payé des scepticismes que je puis éveiller.

Je crois, en effet que, dans ce mariage avec la terre, il a le droit de demander l'évidence, de vouloir être sur qu'il a bien rencontré sa propriété, l'unique, la seule qui corresponde à toutes ses justes exigences. Et pourquoi sa propriété ne lui serait-elle pas prédestinée de tous temps, dans les décrets providentiels, comme l'est, à tout homme, sa femme et réciproquement. Si, pour de- venir l'homme complet que Dieu a créé mâle et femelle, l'homme, créature originale, exemplaire unique, doit rencontrer la femme unique dans laquelle il reconnaît sa compagne, le ménage, quand il veut se lier à la terre, ne le peut faire que sur un seul point. Dès lors n'a-t-il pas le droit de vouloir reconnaître ce point il doit s'implanter?

Cette croyance, que les faits sont venus justifier pour mon propre compte, s'est trouvée récemment fortifiée par un nouvel exemple. En sorte que je crois pouvoir souhaiter cet état d'es- prit au colon de France et lui faire espérer la réalisation de ses désirs.

Le 30 décembre 1898, un colon de France, en mal de pro-

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priété, m'écrivait : « Certes, le plus grand service que nous souhaiterions que Ton nous rendit, serait de nous indiquer promptement la propriété de nos rêves. Nous nous la définissons bien encore un peu vaguement, mais nous la reconnaîtrons sûrement. » Depuis deux ans, il visitait des propriétés, sans pouvoir trouver la sienne ; il ne croyait pas son idéal facile à réaliser. Il me disait : « Nous avons vu tout, depuis le logis du cantonnier, jusqu'au palais féodal, inhabitable pour nous. » Mais il savait ce qu'il voulait. S'il n'avait pas encore rencontré sa propriété, il était sûr de ne pas la laisser échapper. Il ne craignait même pas de s'engager à la reconnaître seul, pour le ménage. Car, comme je lui objectais l'état de santé de sa femme qui ne lui permettait pas de l'accompagner, il ajoutait : « D'ailleurs, cela ne tn empêcherait pas de conclure. Nous avons assez vu de choses ensemble pour bien connaître nos goûts et nos idées mutuellement et elle me donne pleins pouvoirs en pleine assurance. »

Je lui demandai alors de me dépeindre le domaine de ses rêves pour savoir si je connaissais quelque chose d'approchant dans ma région. Le 6 novembre, il m'envoyait la description d'une pro- priété, sans château mais avec une maison confortable, tout à fait exceptionnelle en Touraine. Il se trouva, c'est ainsi que les choses arrivent, que cette description était justement celle d'une propriété voisine de la mienne, la seule de ce genre que je connaisse dans le pays. Le 16 novembre il la visitait, la recon- naissait du premier coup et se décidait en principe. Seulement, ému devant la réalisation subite de son rêve, craignant d'être le jouet d'une illusion, voulant être sûr, vis-à-vis de lui-même, de ne pas se tromper, de ne pas faire un coup de tête, il repartait, me demandant huit jours de réflexion. Le 25, je recevais sa réponse affirmative. Il entamait les négociations en offrant le maximum de ce qu'il jugeait raisonnable de ne pas dépasser. Il maintint ce chiffre sans faiblesse pendant le long marchan- dage que l'on tenta contre lui et obtint, à ce prix, sa pro- priété.

Le 31 mars seulement, sa femme put venir sur les lieux. Ce

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fut avec calme et sans hésitation qu'elle reconnut son « home ». Elle n'en avait jamais douté.

Depuis, nos voisins ont pris possession de leur demeure et s'y sont installés. Ils sont heureux, méconnaissables, transfigurés. L'inquiétude d'une vie non fixée a cédé la place à la sérénité que connaissent ceux qui ont trouvé leur voie. Dans leur en- tourage, les plus opposés à leur décision le proclament. Gomme, d'accord avec l'un d'eux, nous reconnaissions, chez ces nouveaux colons, cette atmosphère de bonheur qui enveloppe les vies har- monieuses, et que j'ajoutais :

« La vie à la campagne est une vraie vocation! » « A qui le dites-vous, me répondit-il, j'ai tout fait pour les en détourner. »

Notre propriété est donc située sur le promontoire que forme un plateau boisé, entre les vallées de deux rivières, qui se réu- nissent à son extrémité.

De le nom qu'il porte dans le pays de « terre entre deux rivières ». C'est un triang-le, dont le sommet est le confluent, les côtés les deux rivières et la base une grande forêt qui s'étend sur 15 kilomètres de longueur.

Elle occupe une vraie position stratégique d'indépendance, à frontières naturelles. Les rivières n'en permettent l'accès que par des ponts éloignés. La forêt, comme une marche, sépare des voisins.

La maison est riante, bien située dans les bois, sur la rivière, avec une jolie vue de vallée.

Elle se compose d'un corps de bâtiment principal pour la vie de famille, d'une aile pour les invités. Le grand hall s'y trouve, avec sa large base, sa cheminée monumentale. Inachevée, le jour de ma première visite, la place attendant la devise présen- tait un trou béant sur lequel était épingle le croquis d'une sala- mandre, reproduction d'une faïence du château de Blois que l'on devait y placer.

Enfin, les communs, les bâtiments de la ferme réserve, le corps de logis principal de la famille venaient d'être construits;

58 LA SCIENCE SOCIALE.

ce dernier n'était même pas terminé intérieurement. L'aile des invités, un ancien prieuré, avait été remise à neuf. Nous n'avions pas à construire. Ainsi que nous l'avions décrété, nous profitions de la folie d'un autre.

Mais quoi, rien ne serait-il complet sur cette terre? Notre cot- tage était un château et un château habilement disposé pour pro- duire grand effet, au loin, sur la vallée quil dominait de ses blanches façades. Deux tours le féodalisaient. La pierre blanche de Touraine, qui prête aux décorations sculpturales, avait permis d'imiter en miniature deux des chefs-d'œuvre architecturaux des châteaux des bords de la Loire. D'un côté s'épanouissait la fa- çade de Chenonceaux, de l'autre, celle d'Azay-le-Rideau, dont les lucarnes réduites n'en prétendaient pas moins percer le ciel.

Le mal nous paraissait sans remède, et pourtant nous ne pûmes jamais nous résigner à cet elfet de château qui était un mensonge dans notre vie. Le dedans pouvait bien devenir notre maison, mais pas le dehors. Nous ne sommes pas des châtelains, descendants des seigneurs du pays, fiers, non sans quelque droit, de la gloire d'autan, mais n'en pouvant perpétuer que l'appa- rence ; nous ne sommes pas plus des bourgeois, médisant envieu- sement des hobereaux et empressées à les singer avec un ridi- cule de parvenus vaniteux; nous sommes des particuliers, vi- vant à la campagne, dans leur pleine indépendance, aussi soucieux du bien-être de notre famille et de la bonne direction de notre vie qu'indillerents aux critiques que nous ignorons, et à un prestige extérieur que rien dans notre vie ne commande.

Nous mimes des années à trouver le remède simple, mais nous l'avons enfin et nous sommes obhgésde reconnaître que, si l'on ne trouve rien de complet sur cette terre, on a reçu la faculté de le compléter.

Le vigoureux lierre, planté serré autour de notre home, ne tardera pas à étoufïer cette fausse note de notre vie, dans son épais manteau que nous élèverons jusqu'aux toits.

La vue de notre baie n'en sera pas moins belle. Nous n'impo- serons plus ostensiblement, à toute la vallée, l'admiration de

LA RÉVOLUTION' AGRICOLE. 59

notre château. Nous confondrons discrètement notre verte maison avec les bois qui l'environnent. Notre Scitisfaction n'en sera que plus complète, car le désir d'exciter l'envie n'entre pas dans son programme. Au fond, nous aurons joint la forme.

Dès ma première visite, je reconuais la maison susceptible d'un aménagement confortable, et vois ce qu'il faut faire pour le réa- liser. Nous le réalisons aussitôt. La distribution du premier étage était àchanger. Le déplacement de quelques cloisons, l'ouverture d'une porte dans un gros mur, nous donnent l'installation de notre plan, tandis qu'une porte battante, fermant le corridor de l'aile des invités, sépare la famille de ses hôtes ou de l'horreur du vide des chambres inhabitées.

Dans le grenier, au-dessus de nos tètes, nous établissons con- fortablement nos domestiques et donnons accès à leurs cham- bres en construisant un escalier de service. Un petit perron occupait l'angle extérieur que forme la jonction de l'aile des invités à la maison de famille. Regardant le NordrEst, il était tout indiqué pour une véranda qui est devenue notre salon d'été.

Au Sud-Ouest, au contraire, par une galerie vitrée, nous pro- tégeons notre entrée contre les bourrasques de l'hiver et le soleil de l'été.

Le calorifère existait; mais, dans une situation élevée, vivifiée par le grand air, il vente frais, les doubles fenêtres seules sont capables d'en assurer tout l'effet; nous en mettons partout.

Nous refaisons, à notre goût, toute la décoration intérieure. Enfin, nous couvrons le plancher de toute notre maison d'un tapis pratique et confortable.

La question de l'eau à la campagne est une grosse affaire ; généralement on la résout par l'abstention. On s'en passe, on se lave si peu mais, avec l'habitude du bain froid quotidien que nous avons tous, il fallut la faire venir par une machine élé- vatoire et l'obtenir à volonté, à tous les étages.

Un ingénieux système de fabrication du gaz nous permit la grande simplification de cet éclairage.

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Plus tard, nous pûmes avoir notre chapelle, désirée dès le dé- but, et complétâmes notre confort dévie par l'établissement d'une ligne privée de téléphone qui nous unit au réseau public et par l'acquisition d'une automobile.

La résidence assurée par la réalisation de toutes nos aspira- tions au bien-être intérieur, passons à notre terre, d'où dépen- dait l'avenir de notre œuvre sociale.

La distribution de la propriété était normale, suivant la cou- tume du pays, mais avec des particularités avantageuses pour un débutant.

Les bois s'étendaient sur la partie la plus élevée du plateau et sur un des versants, en pente abrupte vers la vallée; sur l'autre versant, en pente douce, les terres de culture; les prés, le long de la rivière,

La propriété comptant 185 hectares, il y avait 100 hectares de bois, 7-2 de terres labourables, 13 hectares de prairies.

Elle était divisée en trois fermes. Au milieu, la ferme ré- serve du propriétaire; au Sud, la petite ferme; au Nord, la grande.

La proportion des bois me paraissait un peu forte, mais elle provenait de la nature du terrain. Les terres de la petite ferme, étant particulièrement pauvres, avaient été presque entièrement et successivement boisées depuis une quinzaine d'années. Il en résultait que la petite ferme n'avait plus d'exploitation. Il y avait un mélayer et six vaches, mais sans train de culture; la ferme réserve l'approvisionnait.

Celle-ci se composait de 30 hectares de labours et de 10 hec- tares de prés.

La grande ferme, louée à bail, à prix dargent, comprenait 42 hectares de terres et 3 de prairies.

C'était la proportion inverse de la ferme du propriétaire qui conservait plus de prairies qu'elle n'en utilisait, parce qu'elle vendait avantageusement la coupe du restant.

Décidé à pratiquer le métayage, je n'étais pas fâché de trouver la grande ferme louée pour trois ans encore; je pourrais peu-

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dant ce temps me débrouiller au point de vue cultural. Javais déjà UQ métayer et je trouvais cette ferme réserve . cette ex- ploitation directe le propriétaire peut acquérir son expérience et faire ses essais. C'est l'école naturelle des autres fermes du do- maine. Cette condition, qui me paraissait indispensable, je la rencontrais. Dans trois ans, me disais-je, après l'épreuve en petit dans ma ferme réserve, et sans avoir payé trop cher, par con- séquent, une expérience que l'on doit, dit-on, acquérir à ses dépens, je pourrai prendre la direction de ma grande ferme, mise à moitié, et pousser en avant la culture un peu plus en grand .

Mais j'étais bien prévenu par toutes les lectures agricoles que j'avais faites, par les publications auxquelles je m'étais abonné et je retrouvais la même note. Malheur à Timprudent citadin qui, ignorant les difficultés culturales, la liaison nécessaire des divers éléments d'une ferme , s'avise de commencer par tout bouleverser. Ce qu'il faut, c'est perfectionner prudemment, améliorer successivement. J'y étais bien décidé. Mon point de départ serait la culture existante; je ferais ce qu'on faisait avant moi, mais je chercherais à le mieux faire, à l'aide d'instruments plus perfectionnés, d'engrais chimiques, de semences amélio- rées. Quant aux animaux, je n'en changerais pas étourdiment la race. Je me bornerais à mieux nourrir, à mieux soigner ceux que j'aurais trouvés sur place.

En somme, la terre était telle que je la souhaitais. Elle répon- dait, autant que la maison, à tous les desiderata que je m'étais, pour elle, prudemment formés, faute d'expérience personnelle, d'après les conditions unanimement admises et recommandées.

en étions-nous au point de vue financier?

Nous étions comblés. Le prix d'achat de la propriété était de 250.000 francs. 11 nous restait donc 50.000 francs de marge pour atteindre la somme consacrée à notre œuvre sociale. Nous les destinâmes à notre fonds de roulement. C'était énorme pour l'ex- ploitation d'une réserve de 30 hectares, et j'étais bien per- suadé de n'en avoir pas l'emploi; mais je pensais que trois ans

62 LA SCIENCE SOCIALE.

plus tard, j'aurais assurément des dépenses à faire dans ma grande ferme; puis, sans doute, des occasions avantageuses se présenteraient pour acheter des lopins de terre limitrophes. Le surplus du fonds de roulement y serait employé.

En revanche, si, par impossible, je perdais cette somme pai- ma mauvaise exploitation, je n'aurais pas l'excuse, souvent entendue, que le manque d'argent l'avait entravée. Surabon- damment pourvu du nerf de la culture, je serais bien forcé de reconnaître moi-même que j'avais donné, avec évidence, la preuve de mon incapacité. Mais je me rappelais que l'amour- propre au jeu tourne facilement à l'état de passion. On ne veut pas s'être trompé; on se ruine à le prouver; la fatale espérance des faibles illusionne; l'expérience en train est celle qui donnera la fortune; on ne peut l'interrompre.

J'avais vu des agriculteurs, comparables aux joueurs, courant après leur argent. Ne céderais-je pas aussi à cette passion funeste devant la perte de mon fonds de roulement?

Pour y remédier, préventivement, je me jurai que si jamais j'arrivais au bout de mes 50.000 francs, je cesserais la culture et louerais, à mon fermier, dont je prolongerais le bail, les terres de ma réserve, ou les boiserais; mais, en tout cas, je ces- serais la culture.

La retraite assurée, mais hanté, néanmoins, par la perspective de cette situation redoutable, je n'eus de cesse que je n'y eusse paré d'avance, complètement. Il y avait un moyen de menlever l'excuse de courir un jour après mon argent, c'était, avant de l'avoir perdu, de reconstituer la valeur de ce fonds de roulement. J'avais 100 hectares de bois. Il suffisait de m'en interdire l'exploi- tation. En laissant pousser mon bois, je formerais une réserve je retrouverais, le cas échéant, mon fonds de roulement perdu, sans la tentative d'achever de me ruiner pour la regagner. Ce serait préventivement parer au danger.

Cette décision prise, je me sentis très fort. La reconstitution de mon fonds de roulement ne m'en présageait pas plus la perte qu'un testament n'est un présage de mort. Et résumant, en ma pensée, ma situation que j'avais toujours présente, je consta-

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 63

tais que, réunissant les meilleures conditions, ayant tout prévu, je devais réussir.

II

L'exode du citadin à la campagne, l'arrivée du colon de France et la prise de possession de son domaine, offrent toujours un spec- tacle pittoresque.

L'éclosion de cette vie nouvelle, vigoureuse, pleine de sève, se traduit matériellement par une animation de campement que stimule l'activité physique du colon.

Mais ce que l'on ne voit pas et ce que l'avenir seul doit justifier, c'est son enthousiasme; c'est la fièvre de son cerveau, hanté par la grandeur de sa conception à longue portée ; c'est la lucidité et l'intensité de ses vues au moment il réalise son ferme dessein.

Il s'agissait d'opérer notre transfert, gens, bêtes et matériel à 50 kilomètres de distance. Des voitures de déménagement char- gèrent notre mobilier; elles devaient voyager deux jours par la route et arriver le surlendemain matin.

Nous camperions ces quelques jours dans nos meubles de loca- tion.

Pendant cette année, aux M***, nous nous étions montés en che- vaux et voitures :

Un omnibus pour le service de la gare et deux juments percheronnes. Elles pourraient à l'occasion s'atteler à un grand break, acheté avec la propriété, pour quelques pique-niques d'été, en morte saison ou le dimanche; car ces juments étaient destinées à l'exploitation de ma réserve ;

Un cheval irlandais rapide, attelé à un deux-roues, dog-cart ou carriole, suivant qu'il ferait les courses ou nos longues pro- menades. Il devait être appareillé à une jument que j'avais en vue et que j'achetai peu après pour le phaéton que nous avions déjà. Nous aurions ainsi la faculté d'étendre au loin nos relations de voisinage. Il s'agissait de faire facilement une cinquantaine de kilomètres dans l'après-midi. Ces deux chevaux le permettraient.

Enfin ma jument de pur sang pour mon sport favori.

64 LA SCIENCE SOCIALE.

Nos chevaux étaient notre grand luxe, bien adapté à la vie de la campagne et en rapport avec nos goûts. Le lendemain du dé- part des voitures de déménagement, traînant à leur suite la car- riole et le phaéton, partaient, l'omnibus et les postières conduites par le cocher. Il devait faire la route en deux étapes.

Le grand jour arrivé, je montai à cheval avant le lever du soleil, après avoir embarqué mon domestique, chargé de conduire le dog-cart d'une seule traite. Je le dépassai rapidement. Après la surveillance du départ de tout mon monde, il me fallait, en eiîet, assister à son arrivée. A mi-chemin, j'eus des nouvelles de mon omnibus en m'en informant à l'étape. Il était en route de- puis deux heures. J'arrivai pour le voir tourner dans l'avenue.

Les voitures de déménagement dételaient. J'étais à temps.

Après avoir installé les chevaux jdans une écurie à stalles improvisées et non sans crainte d'accidents possibles, je rejoignis les wagons que les déménageurs venaient d'ouvrir. Une désa- gréable surprise m'attendait. Les lieux devaient être vidés de la veille, au plus tard; il n'en était rien. Mon déménageur avait trouvé bon de faire d'une pierre deux coups, et, mangeant ainsi à deux râteliers, de deux déménagements n'en faire qu'un seul. Se fâcher était inutile. Je déclarai simplement que je faisais mes réserves pour le paiement du forfait, si le déménagement ne s'opérait pas comme il était sous-entendu : à savoir un déména- gement unique et non double, dans une maison vidée, sans possibilité de mélange de matériel. J'exigeai donc qu'au lieu du va-et-vient qu'ils prétendaient faire, portant un de mes meubles, rapportant un de ceux de la maison et brouillant le tout, on ne touchât pas à mes voitures avant que la maison ne fût entière- ment vidée et tous les meubles transportés dehors, de façon à ne pas gêner mon déménagement. Ainsi fut fait et comme j'avais naturellement un plan de la maison sur lequel j'avais marqué la place devait être porté chaque meuble, l'opération se termina rapidement, sans hésitation, ni fausse manœuvre. Mais j'avais bien fait d'arriver à temps.

Par le train du soir, je rejoignis ma famille aux M**'. Le len- demain 16 mai, une voiture louée à la ville et la charrette du fer-

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 6o

mier nous transportaient au chemin de fer. Arrivés à notre nou- velle gare, nous y trouvions notre omnibus. C'était fait. Nous étions chez nous.

Nous étions chez nous de notre personne, mais, pour le mo- ment, notre home était à tout le monde. Notre maison était envahie par les ouvriers; mon prédécesseur s'était réservé une chambre dans les communs jusqu'au 2i juin pour terminer ses altaires. Il parait qu'on ne se débarrasse pas plus facilement d'une propriété qu'on n'en prend possession. Notre culture, enfin, était entre les mains d'un personnel que nous payions, mais qui se retirait, chez lui, au 2i juin.

Ce trait général, dans la nuit épaisse qui allait m'environner, a projeté la lueur libératrice d'un phare. Je ne le perdis pas de vue. Le propriétaire, bourgeois, ruiné, vend sa propriété; le personnel paysan, enrichi, va s'installer dans celles qu'il a acquises. La même terre opère ce double effet contradictoire.

M. Jacques me parut un homme fort intéressant. Quand je dis monsieur, c'est pour lui conserver le titre que lui décerne l'estime du pays et, en réalité, M. Jacques n'est pas un seul homme, mais la personnification du paysan « self made man », auquel j'ai eu à faire sous plusieurs noms.

Peu importe, monsieur Jacques s'était élevé et, j'avais mes renseignements, c'était un honnête homme. Il devait sa fortune à son travail, à une certaine rapacité dans le gain, peut-être, mais dans un gain légitime. C'était donc à son école qu'il fallait se mettre. Il y consentit avec une certaine condescendance, et me protégea avec une hauteur un peu méprisante, mêlée d'une bonhomie satisfaite.

Je commençai, avec lui, la visite de chaque pièce de terre, notant scrupuleusement la succession des cultures que j'étais bien décidé à conserver pour commencer : la culture existante, celle qui devait suivre, celles qui avaient précédé. Je compre- nais peu la conversation de monsieur Jacques, je dois le recon- naître, mais il ne s'expliquait pas et procédait par affirmations péremptoires.

66 LA SCIENCE SOCIALE.

Faute de raisons à l'appui, je devais me contenter des prin- cipes énoncés, et, ne pouvant les discuter ni les comprendre, force m'était de chercher à les classer pour en tirer la marche pra- tique .

Ils me paraissaient se ranger en trois catégories : la tradition culturale, sa science expérimentale, son expérience des mœurs locales.

A mes questions relatives aux diverses cultures et aux façons données à la terre, les réponses étaient : La terre ne le veut pas, ou : La terre le veut ainsi. C'est l'usage du pays, ou ; Ce n'est pas l'usage. Si je risquais l'exemple de pratiques diffé- rentes, choisies même dans un rayon rapproché, il m'arrêtait aussitôt : S'ils font autrement, ailleurs, c'est que leur terre le permet. Il en résultait, pour moi, que l'idée directrice, la dominante de ce vainqueur de la vie, était que la terre avait partout ses exig^ences spéciales, qu'elles étaient connues de l'homme du pays, qu'il y répondait et que l'on ne pouvait rien changera la pratique commune et traditionnelle. Je n'en étais pas aussi absolument convaincu théoriquement , mais , en pra- tique, cette manière de voir s'accordait avec l'idée recommandée partout et que j'avais adoptée, de ne pas débuter par un boule- versement général, mais par la culture établie, perfectionnée peu à peu.

Les fruits de sa science expérimentale s'émettaient en asser- tions plus risquées. Les moutons aiment la misère. Les prés ne supportent pas l'engrais. Les bois ne rapportent pas après sept ans. Ces axiomes étaient en contradiction avec les données les mieux établies. Je ne pouvais douter que les moutons ne pré- fèrent l'abondance à la disette, que l'acide phosphorique ne con- vienne aux prairies, que l'exploitation des chênes à sept ans ne soit déplorable. Mais le problème, pour moi, était celui-ci : com- ment, malgré ces principes absurdes, cet homme a-t-il pu réus- sir? Car était le fait, il avait réussi.

L'absurde, du reste, ne le gênait pas; bien au contraire, c'est quand je le poussais à l'absurde qu'il prenait un air entendu; je m'attendais toujours au : Credo quia ahsurdum. Sa persuasion

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 67

que je ne pouvais comprendre, mais qu'il savait, lui, était vi- sible.

Monsieur Jacques professait, du reste, un respect profond pour le paysan qu'il tenait en haute estime, et méprisait le bourgeois avec une candeur qui révélait toute la sincérité de ses convic- tions. Pouvait-on le lui reprocher? Elle s'appuyait sur les faits. Il avait fait fortune le bourgeois se ruinait. Si je hasar- dais, dans mon for intérieur, quelques réserves, je n'en devais pas moins conclure que sa méthode, sans doute insuffisamment éclairée, menait pourtant, telle quelle, au succès.

Les mœurs locales qui m'apparaissaient à travers ses dires m'ouvraient des horizons nouveaux.

J'entendais des choses extraordinaires : le fait de la variabilité de l'étalon de mesure par exemple. Il ne s'agissait pas, bien en- tendu, du système métrique, qui ne sert que pour les actes offi- ciels, mais de la mesure du pays , l'arpent de 66 ares 66 cen- tiares, lequel se divise en 100 chaînées. Lorsqu'il s'agissait de prés, l'arpent n'avait plus que 80 chaînées. C'était avec pitié que monsieur Jacques constatait que je ne comprenais pas que c'était mon intérêt. L'usage de cet arpent, étabU par un grand monsieur Jacques qui en devint célèbre, avait été adopté par tous les voisins.

Comme les prés ont plus de valeur que les terres, me disait-il, il y a intérêt pour le propriétaire à établir l'arpent de pré le plus petit possible.

Mais alors ce n'est plus un arpent.

Si, ce n'est pas un arpent de terre, mais c'est un arpent de pré.

Je ne comprenais pas.

Quand vous achetez un arpent de prés, il n'a donc que 80 chaînées?

Non, il en a 100, parce que je l'achète à 66 ares 66.

Et quand vous en vendez la coupe, il n'a plus 80 chaînées î

Oui, c'est l'arpent de pré.

Mais pourtant celui qui vendrait le foin d'un arpent de 100 chaînées, livrant plus de foin, vendrait plus cher?

68 LA SCIENCE SOCIALE.

Non. Ce serait tant pis pour lui.

Je restais rêveur. L'expression « deux poids et deux mesures » s'éclairait âmes yeux. L'avenir me réservait d'en pénétrer toute la profondeur par une connaissance prolongée. Comment, pen- sais-je, peut-on changer des mesures suivant son intérêt et en imposer l'usage?

A côté de ce stupéfiant abus, comme je manifestais l'intention de me clore, il hochait la tète :

On serait mal vu à se clore.

Comment? Est-ce que je n'ai pas le droit d'établir chez moi une clôture?

Oui, mais vous verrez. Cela ferait mauvais effet dans le pays.

Il paraissait persuadé que je ne me doutais pas des difficultés d'une chose qui me semblait si simple. Et, pour cette fois, c'est lui qui avait raison.

Ce qui me frappait, c'est que j'avais remarqué que M. Jacques laissait établir des abus chez lui. Par exemple, à propos d'un arbre, planté par un voisin, sans respect des distances, et qui en était venu à s'étendre tout entier sur sa propriété et à stériliser illégalement un coin de terre, il s'était excusé en disant :

Il faut être bien avec ses voisins !

Remarquant un sentier au travers d'une pièce de terre, je demandais si c'était une servitude.

Non, une tolérance.

Et elle n'était pas bénévole, car il ajoutait avec une sorte de résignation fataliste :

Il faut bien souffrir ce qu'on ne saurait empêcher. Comment? cet homme qui avait su imposer injustement une

mesure fausse ne savait pas défendre son droit !

Tour à tour exploiteur et exploité alors? Qu'était-ce donc que cette force, l'usage^ qu'il savait manier et à laquelle pourtant il était soumis ?

Ce problème attirait d'autant plus mon attention qu'il con- cernait la connaissance des hommes auxquels j'allais avoir af-

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 69

faire, et que je n'aurais été qu'un vain adepte de la Science sociale, si la question du personnel n'avait pas été ma première préoccupation.

Mais, de plus, un fait particulier, l'échec d'une expérience agricole, attribuée au personnel, avait spécialement fait l'objet de mes méditations.

Il m'avait été donné, au temps je ne songeais pas à la culture, de rencontrer assez souvent un savant dont les théories ont suscité d'ardents admirateurs et des détracteurs non moins passionnés, M. Georges Ville. Ceux qui l'ont connu savent qu'il avait une personnalité qui ne passait pas inaperçue. Il m'avait produit l'impression d'un croyant qui a échoué, mais dont la foi n'est pas atteinte. Il me semblait discerner en lui la mépri- sante hauteur de l'homme qui croit avoir raison contre la masse aveugle et un peu de cette humilité du vaincu, mais du vaincu accidentel, révolté, qui n'a pu prouver son dire, mais qui compte sur le temps pour lui donner raison.

Sans professer aucune opinion sur ses théories scientifieo-cultu- rales, je m'étais récemment procuré ses œuvres. Le Proprié- taire devant sa ferme délaissée m'avait, par analogie avec ma situation personnelle, profondément intéressé. Après un exposé de la crise agricole, M. Georges Ville disait (1) :

« Dans une situation si menaçante, il m'a paru que le savant n'avait plus le droit de se tenir renfermé dans son laboratoire, que son devoir l'appelait sur le champ d'honneur, dùt-il, pour pénétrer les causes de la défaite qui nous menace, subir lui-même les sacrifices dont son intérêt personnel le détournait. J'ai consi- déré comme un devoir de prendre à mes risques et périls une grande exploitation agricole, ne fût-ce que pour savoir si, grâce aux nouvelles méthodes de culture, le capital, qui fait générale- ment défaut à la terre, lui étant fourni, on pouvait... donner aux exploitations rurales une constitution assez puissante pour lutter contre l'étranger. »

A la bonne heure, pensai-je, voilà ce que j'appelle une

(1) P. 4, 83, 6, 5, 95, 97, 23, 22, 30, 24.

70 LA SCIENCE SOCIALE.

conviction sérieuse qui ne recule pas devant la pratique.

Et quand, plus loin, je lisais, à propos d'une cause d'insuccès méconnue : ... « J'en ai découvert la gravité à mes dépens, et ce qu'on a appris en y perdant son argent, uon seulement ne s'ou- blie pas, mais on sait le dire de façon à entraîner la conviction des autres. »

J'admettais absolument cette manière d'acquérir le droit au conseil et j'étais très porté à ajouter foi aux conseils provenant d'une telle origine.

Et cependant M. Georges Ville avait échoué, et les bonnes finances qu'il avait prévues, comme moi, n'avaient pu le sau- ver, malgré de généreux sacrifices.

« Lorsque, atteint et blessé dans un de mes sentiments les plus profonds et les plus désintéressés » (le but qu'il vient d'exposer), j'ai voulu, dit-il, briser l'obstacle à coups d'argent, c'était l'équi- valent de Darius voulant enchainer l'Océan, L'obstacle était plus fort que moi... J'étais un ignorant. Je ne connaissais le problème agricole que sous un de ses côtés; l'autre m'était inconnu ».

Je devenais très attentif.

« J'avais compté sans l'hostilité des classes rurales, dont Balzac a dépeint l'âpre et insatiable cupidité; je me suis heurté, dès mes premiers pas, à des résistances imprévues, à des coalitions oc- cultes, à des trahisons coupables, pour ne pas dire criminelles; l'hostilité universelle du milieu a hni par paralyser mes moyens d'action. Croirait-on que, malgré tous mes efforts, je n'ai pu pro- duire avec économie les récoltes que la pratique agricole de tous les pays réalise depuis vingt ans sur mes indications, et que fina- lement, quoi que j'aie pu faire, à la solution d'un problème de science et de pratique agricole s'est substituée peu à peu une lutte sourde, sans trêve ni merci, contre les défaillances, les trahisons et les grèves qui m'enveloppaient de toutes parts. »

« Le danger est d'autant plus grand, que tout ce qui vous

entoure conspire pour vous y précipiter. L'agriculteur de nais- sance ignore la théorie du danger que je vais analyser, mais il excelle à vous y pousser. La jalousie de la classe agricole contre le propriétaire n'est pas inférieure à la férocité des fauves, et

LA. RÉVOLUTION AGRICOLE. 71

lorsque, par des conseils menteurs, on vous a entraîné à tenter un coup de force qui ne peut aboutir, il faut voir, pour qui sait lire sur ces visages une fausse bonhomie cache la plus impla- cable convoitise, la satisfaction qu'on éprouve de votre insuccès. La haine du sauvage contre riiomme civilisé!

« Il m'a fallu deux ans pour apercevoir et définir dans son es- sence cette cause d'insuccès, la plus générale de toutes. »

Quelle est-elle?

... « Le travail agricole est loin d'avoir la simplicité et l'indé- pendance qu'on est porté à lui accorder. »

« Dans la culture, on ne peut pas faire ce qu'on veut; la terre ne se traite pas en pays conquis. La terre et la culture ont des exigences impératives avec lesquelles il faut compter. »

« Et vous allez voir... avec quelle rapidité une entreprise agricole peut être ruinée, si le travail mécanique est mal ap- pliqué. »

« L'écueil que je vous signale est celui sombrent, neuf fois sur dix, les personnes étrangères à la culture, les ingénieurs, les industriels, les financiers, les savants, qui raisonnent par ana- logie avec ce qui se passe dans l'industrie, et supposent qu'il y a un rapport simple et direct entre le travail de l'ouvrier et le produit de la récolte. »

« L'ouvrier agricole ne produit pas; il sert simplement à di- riger les forces de la nature ; et voilà pourquoi il est si difficile à conduire et peut devenir un auxiliaire si dangereux.

... « Le travail humain est à celui de la nature comme 1 est à 500, mais avec cette distinction que le travail humain n'est qu'une puissance de direction qui rend utile ou nuisible le travail de la nature. C'est l'effort du pilote qui mène au port ou à l'a- bime. La plus légère déviation vous perd; car 8.000 chevaux- vapeur par hectare (équivalent des forces naturelles, d'après M. Georges Ville) travaillent contre vous. »

« Un ouvrier qui commande à 15 ou 20.000 chevaux-vapeur réels, quoique inapparents, est bien fort pour faire le mal. »

« Si une pensée méchante ou un intérêt dissimulé se glisse dans l'organisation d'une ferme, comment un propriétaire pour-

72 LA SCIE.NXE SOCIALE.

rait-il réussir, alors que 8.000 chevaux-vapeur par hectare tra- vaillent contre lui. »

Je prie mon colon de France d'excuser cette longue citation, mais ces observations, non du théoricien, mais du praticien qui a douloureusement vécu son expérience, m'ont été si utiles par la suite que je n'hésite pas à le mettre à même de les méditer.

Quant à moi, je ne venais pas, comme M. G. Ville, en novateur agricole : c'était une expérience sociale surtout que je tentais; je devais me contenter, au point de vue agricole, d'appliquer la science des autres. C'était l'œuvre sociale qu'il fallait établir et pour laquelle j'étais armé. Je n'admettais donc pas, pour justi- fier mon échec, l'excuse des difficultés du personnel, puisque je les connaissais.

Je prétendais les résoudre.

Je m'étais fortifié autant que je l'avais pu, en réunissant toutes les chances de succès. Je comptais jouer serré, et, un homme prévenu en valant deux, je ne devais pas succomber aux dan- gers signalés par M. G. Ville. Armé de la Science sociale, je de- vais explorer ce pays nouveau et ténébreux que me révélaient les dires de M. Jacques, et y trouver ma voie.

C'est ainsi que, délibérément, je m'engageai dans le terrible engrenage, qu'il me fallut traverser tout entier.

A. Dauprat.

BOERS ET ANG LAIS

OBJECTIONS ET REPONSES

I

L'article que j'ai publié ici même dans la livraison de novembre, sous ce titre : Boers et Anglais, m'a valu, dans la presse, des approbations et des critiques également ardentes et il m'a attiré en outre un certain nombre de lettres dans lesquelles le même article est apprécié très difTéremment.

Il fallait s'attendre à ces jugements divers, sur une question aussi controversée. Je remercie tous ceux qui ont bien voulu manifester leur approbation. Quant aux critiques, elles peuvent se résumer dans un article aigre-doux de M. André Lichtenberger, dans le Journal des Débats, mais surtout dans la lettre suivante que m'adresse un professeur de la Faculté de droit de Caen :

A Monsieur Edmond Demolins.

« Cher Monsieur,

« Depuis le temps j'ai eu l'honneur d'être votre élève en Science sociale, je n'ai pas cessé d'attacher Je plus grand intérêt à ce qui vient de vous et de vos collaborateurs. Ma curiosité a donc été vivement attirée par votre article Boers et Anglais dans la Science sociale de novembre dernier. J'ai été très frappé de la force avec laquelle est présentée l'idée fondamentale de votre thèse. Je ne crois pas cependant, après y avoir réfléchi, que votre argumentation soit concluante. Voulez-vous me permettre de vous en exposer les raisons?

74 LA SCIENCE SOCIALE.

« Vous VOUS établissez sans doute sur un terrain très solide en posant cette loi sociale, que « lorsqu'une race se montre supé- rieure à une autre dans les diverses manifestations de la vie pri- vée, elle finit par l'emporter fatalement dans la vie publique », et en cherchant à démontrer que cette loi s'applique à la situa- tion respective des Anglais et des Boers. Mais cela suffit-il à ré- soudre la question posée en tête de votre article : « est le droit? » Démontrez-vous que, dans le conflit actuel, les Anglais aient le droit pour eux? Je ne le crois pas. »

RÉP. Je reconnais que ce sous titre : est le droit? prête à une fausse interprétation dont je suis en partie responsable. Il ne sig'nifie pas, comme le pense mon honorable correspon- dant : « est le droit dans la guerre actuelle? car l'article ré- prouve la guerre et démontre de plus qu'elle n'est pas la source de la supériorité fondamentale. Il signifie : « est le droit dans les questions de propriété et de nationalité en général. L'article en effet, et je croyaisl'avoirassez répété et démontré, s'élève bien au- dessus du conflit actuel entre les Boers et les Anglais. Certains journaux l'ont d'ailleurs compris et, dans le Journal des Débats, M. André Lichtenberger reconnaît loyalement que je ne « pré- tends pas légitimer le droit du plus fort ». Suivant la Science sociale, on ne conquiert pas la prédominance par la force des armes, mais par la force du travail et de l'initiative privée. En vérité, je croyais que cela était entendu une fois pour toutes!

Suite. « En efî'et, une loi sociale est tout autre chose qu'un prin- cipe de droit. Découverte au moyen de l'observation des faits, elle dit ce qui est, ce qui doit être d'après la nature des choses; elle ne dit pas ce qui est ])ien ou mal, ce qui satisfait ou non la notion du juste ou même de l'utile. Mais, dira-t-on, est-il admissible qu'une loi sociale produise le mal? Admettre cela, ne serait-ce pas « dé- clarer que l'œuvre divine est une monstrueuse iniquité? Enten- dons-nous : je ne dis pas que les lois sociales produisent le mal, mais elles peuvent le permettre. »

RÉF. On pourrait faire le même reproche aux lois physi- ques. Mais l'homme seul est responsable de l'usage qu'il fait de

lîOERS ET ANGLAIS. /5

ces lois. Et cela est une autre question. On peut aussi abuser et on abuse journellement de la religion. Cela n'atteint pas la religion, mais ceux qui abusent d'elle.

Suite. « Dans la mesure l'homme a le pouvoir d'agir sur la marche des clioses, il peut faire le mal, et cela même à la faveur des lois sociales. La loi que vous avez exposée est bonne en elle-même ; elle est la sauvegarde des progrès de l'humanité. »

RÉP. Très bien, mais c'est toute notre thèse.

Suite. « Par elle les races supérieures sont assurées d'une force qui les empêche de succomber sous les races inférieures. Il ne s'ensuit pas qu'elles ne puissent abuser de cette force. Elles en abusent parfois, et je touche ici au point sur lequel, sans sortir de votre terrain de discussion, on peut relever dans votre thèse un point faible. Est-il bien exact que, lorsque la race supérieure l'a emporté décidément sur la race inférieure, on trouve unani- mement et sans réserve « que cela est bien »? Il y a, si vous le voulez, un bien acquis, en ce sens que la race supérieure est désormais assurée de ne pas être elle-même dévorée, et qu'elle a un nouveau terrain d'action elle peut développer ses bonnes facultés. Ainsi on peut dire que la loi produit toujours un certain bien, celui même pour lequel elle a probablement été instituée. Mais ce n'est pas toujours,' c'est même rarement un bien sans mélange. »

RÉP. Je répète que le mélange de mal vient de la manière dont les hommes peuvent appliquer la loi et non de la loi elle- même. Il faudrait sortir de cette équivoque.

Suite. « La conquête faite sans nécessité et avec violence est parfois funeste au conquérant lui-même. Elle engendre des haines de races, ce mal si difficile à guérir, qui peut causer pour bien longtemps de grandes souffrances. »

RÉP. Tout cela est bien entendu.

Suite. « Il y a des succès de races supérieures que tout le monde considère comme acquis, des « choses faites » que per-

76 LA SCIENCE SOCIALE.

sonne ne songe sérieusement a « défaire » purement et simple- ment, et qui pourtant ont causé et causent encore de grands maux. L'Angleterre n'est pas encore guérie du mal qu'elle a fait à l'Irlande. » Répétons que c'est toujours la part de l'homme, et non de la loi. « Et si les faits accomplis sont souvent la meilleure base dont on puisse partir pour les améliorations à venir, il ne s'ensuit pas que ces faits accomplis soient toujours eux-mêmes un bien incontestable , un profit net pour l'huma- nité. » Même observation.

« Il y a donc des abus de force possibles de la part des races supérieures. Leur supériorité n'est pas une raison suffisante pour trancher à leur profit tout conflit qui peut s'élever entre elles et les races dont la formation est plus imparfaite. Ce droit n'est pas toujours et nécessairement de leur côté. »

Rép. C'est précisément pour remédier à ces abus de la force que nous avons fait appel à l'arbitrage enfin organisé. C'est même la conclusion de tout l'article. Pourquoi ne pas en tenir compte?

Suite. « Le droit est-il, d'autre part, toujours et nécessai- rement du côté des premiers occupants du sol, et l'indépendance nationale est-elle, en tous cas, un droit intangible? Non assuré- ment, et comme critique négative d'un principe aussi absolu^ votre argumentation est démonstrative.

<( 11 faut cependant que ce droit à l'indépendance nationale reste la base normale des rapports entre les nations. Des prin- cipes de droit positif aussi généralement reconnus que celui-là sont, malgré leur imperfection, une garantie contre les abus de la force. Admettre comme seule règle que la souveraineté d'un ter- ritoire doit appartenir à ceux qui sont capables d'en tirer le meil- leur parti, c'est ouvrir la porte aux entreprises les moins justi- fiées. Tout en admettant que la souveraineté doit être limitée par l'intérêt général de l'humanité,, il faut bien reconnaître qu'on ne doit porter atteinte à une indépendance nationale une fois éta- blie que lorsqu'elle est reconnue manifestement incomjmtibl& avec le bien général. »

BOERS ET ANGLAIS. 77

RÉp. C'est ici que le lecteur peut saisir exactement le ma- lentendu qui nous divise et en apercevoir la solution.

M. Astoul, jurisconsulte disting-ué, envisage surtout le point de vue juridique; il relègue le point de vue social au second plan et le subordonne au premier.

La Science sociale, au contraire, place le point de vue social au premier plan, et elle lui subordonne complètement le point de vue juridique.

Elle dit : le monde n'est pas conduit par les lois faites par les hommes, mais par les lois établies par Dieu. Ces lois ne se trou- vent pas dans les livres, mais dans les faits. Il faut les observer et ensuite s'y conformer. Sinon, elles vous écrasent tout simple- ment.

Le juriste doit donc se rendre compte d'abord des lois sociales et ensuite y accommoder le droit des gens, le droit qui régit les rapports de peuples à peuples.

Car si nous mettons l'action juridique au second pian, nous ne l'éliminons pas, nous ne nions pas son utilité, sa nécessité; nous l'appelons, au contraire, à la rescousse. Bien plus, nous nous plaignons que son rôle ne soit pas assez grand. Nous lui reprochons d'être embourbée, empêtrée dans de vieilles formules et nous sourions de ces hommes politiques qui tiennent des con- férences de la paix, et qui, faute de connaître les lois sociales, ne savent comment s'y prendre pour prévenir la guerre.

L'action juridique, mais nous ne demandons que cela, puisque nous concluons, je le répète, à l'organisation d'un arbitrage international subordonné à la connaissance des lois sociales. Le voilà le tribunal que vous demandez. Que voulez- vous donc de plus, mon cher ami !

Suite. « Les Républiques du Sud de l'Afrique en sont-elles là? Je me garderai d'entrer ici à fond dans la question, pour la bonne raison que je n'ai pas une connaissance suffisante des faits. Je n'oserais, en tout cas, m'en rapporter, sur ces questions de fait, aux affirmations du gouvernement britannique et de son prin- cipal et très verbeux représentant à l'heure présente. Il y a tout

78 LA. SCIENCE SOCIALE.

lieu de croire que l'intérêt politique a fait beaucoup exagérer les griefs des Uitlanders, » C'està savoir. « En tout cas, il faudrait discuter ces griefs pour juger le conflit actuel ; la loi sociale qui menace éventuellement la race des Bcers ne suffit pas à elle seule à montrer que l'heure est venue de supprimer au profit des immigrés l'indépendance des deux Républiques. L'Angleterre pourrait bien avoir cherché à cueillir un fruit qui n'est pas mûr, et qui peut-être ne mûrira pas, parce que la race à laquelle se heurtent les Anglo-Saxons n'est pas une race qui paraisse radi- calement incapable de se transformer à temps. »

RÉP. C'est précisément la nécessité de cette transformation que nous crions aux races menacées. Nous ne voulons pas leur ruine, mais leur relèvement. La Science sociale devrait être leur bréviaire.

Suite. « L'intérêt général de l'humanité n'est pas for- cément conforme de tous points aux aspirations hâtives de la race la plus entreprenante ; et la conservation d'une race saine et vigoureuse, réserve d'hommes et d'énergies, peut présenter autant d'intérêt que la mise en valeur immédiate d'un territoire à côté duquel beaucoup d'autres s'oiirent à racti\àté des nouveaux venus. »

RÉP. Observons, sans insister, que la prédominance d'une race supérieure ne suppose pas, comme semble le croire M. Astoul, l'élimination, la destruction de la race inférieure. Cette dernière continue à subsister comme auparavant, mais elle ne détient plus la souveraineté exclusive d'un territoire donné. Elle par- tage cette souveraineté avec une autre race : ce n'est pas la même chose.

Suite. « Je ne donne pas ici de solution ; je ne fais qu'indi- quer, d'une façon même assez décousue, des points qui de- manderaient à être examinés. Ce sont des éléments scientifi- ques de la question; j'ose croire qu'elle est un peu moins simple que vous ne la faites. »

RÉP. Mais je ne la simplifie pas du tout, puisque je tiens

IJOERS ET ANGLAIS. 79

compte des deux éléments, l'élément social et Félément juri- dique, tandis que vous n'êtes préoccupé que du second.

SriTK. « A un certain point de vue, cependant, elle parait assez simple. Quelle que soit la mesure dans laquelle une inter- vention dans les affaires du Transvaal pouvait être légitime, reste la question du procédé employé, la question de cette guerre ma- nifestement voulue, à tout prix, pour en finir. De fortes présomp- tions contre la nécessité de cette guerre résultent des protestations courageuses et persistantes d'une notable portion de l'opinion britannique. L'état actuel du monde permet de réprouver plus énergiquement que jamais ces recours à la force dans des ques- tions où l'arbitrage serait possible. » Mais vous répétez ce que j'ai proclamé. « Les esprits s'babituent à ce mode de tran- cher les conflits, et les « Conférences de la paix » ne semblent pas aujourd'hui chose trop extraordinaire. »

Rép. Je répète encore que tout mon article aboutit à cette conclusion, la condamnation de la guerre et la nécessité d'en appeler à l'arbitrage.

SriTE. (( L'Angleterre choisit bien son heure pour venir déclarer, au mépris de la conscience universelle, que dans la question de l'Afrique du Sud elle repoussera a jmori toute offre de médiation! C'est son crime, ou celui des hommes qui la gouvernent à l'heure actuelle, et c'en est assez pour qu'on soit en droit de réprouver son agression. Voilà l'idée très simple et très justC;, à mon avis, d'une foule de gens qui n'érigent pas en principe la haine de l'Angleterre. Pour mon compte, je ne me cache pas d'avoir non seulement de l'estime, mais une véritable sympathie pour la grande nation britannique; mais je ne saurais voir avec peine qu'elle reçoive une leçon méritée; et si le petit peuple qui en aura été l'instrument y gagne le maintien de son indépendance, je m'en réjouirai sans croire faire injure à l'Angleterre ni offenser la Science sociale. »

Rép. Si les Roers triomphent et maintiennent leur indé- pendance, je m'en réjouirai autant que vous, mais croyez bien

80 LA SCIENCE SOCIALE.

que, d'un côté comme de l'autre, ce ne sont pas les armes qui en décideront en dernier ressort; c'est la supériorité sociale.

Suite. « Je m'empresse d'ailleurs de reconnaitre que votre article lui-même est plein d'indications qui pourraient conduire aisément à cette manière de voir : je m'étonne seule- ment que vous ne les ayez présentées que comme un accessoire indiflérent au fond de la question posée.

« Veuillez agréer, cher xAIonsieur, l'assurance de mes sentiments

très distingués et très dévoués.

« Ch. AsTOUL,

Prolesseur agrégé à la Faculté de droit, « Université de Caen. »

II

Ce même article a soulevé en Belgique de vives polémiques, notamment dans le Petit Bleu, de Bruxelles, dans VÉconojiiiste belge, dans la Flandre libérale, de Gand.

Les principales critiques ont été formulées par M. de Vigne, avocat et échevin des finances de la ville de Gand, et par M. H. Meert, professeur à Y Athénée royal de la même ville. Elles repro- duisent, d'une façon générale, celles auxquelles nous venons de répondre.

Dans la Flandre libérale^ un grand industriel de Gand, M. Wil- lems, a répondu à ces critiques et a soutenu la thèse que nous avons exposée ici. Dans un premier article, il résume très exactement notre étude; dans un second, dont nous reprodui- sons un passage, il répond aux critiques :

« J'ai lu avec intérêt, dit-il^, la remarquable lettre de l'hono- rable échevin M. de Vigne.

« Mais je suis embarrassé d'y répondre, car il me parait avoir confondu deux choses distinctes. On lui a parlé sociologie et il répond droit international. La sociologie, si je ne me trompe, est une science d'observation qui ne fait qu'enregistrer des lois existantes, constatées et inéluctables, tandis que le droit in ter-

ROERS ET ANGLAIS. 81

national, si je ne me trompe également, est une science spécu- lative, essentiellement variable, d'après les époques, puisqu'elle est un pur produit de Imtellig-ence et de la conscience humaine, qui varient d'époque à époque. Il me semble, dès lors, assez dif- licile d'opposer des arguments tirés de l'une à des arguments tirés de l'autre.

« M. Demolins, je l'ai dit, et vraiment je suis un peu confus de devoir y insister, n'a pas inventé les lois qu'il présente ; il n"a fait que les constater. Ce n'est donc pas, à proprement parler, une thèse qu'il défend. Lorsqu'un physicien expose les lois de la pesanteur et en montre les eliets, il n'invente rien du tout et se borne à constater un phénomène scientifique qui ne peut pas ne pas exister.

« M. Demolins s'est-il trompé et les lois dont il a cru constater l'existence, n'existent-elles pas? C'est ce qu'il faudrait démon- trer. On ne l'a pas tenté.

« Or, il n'y a pas autre chose dans la lettre que j'ai eu l'hon- neur d'adresser à la Flandre et qui a tant excité l'ire des adeptes de la « religion boer ». Car c'est devenu, dans certains milieux, véritablement une sorte de nouveau culte.

« Cette petite observation ne s'adresse pas, je me hâte de le dire, à M. de Vigne. Mais je dois protester contre le reproche d'é- goïsme que ce dernier nous adresse. Égoïstes, en quoi? Encore une fois, et je demande pardon de le rappeler de nouveau, mais il le faut bien, puisqu'on semble ne pas nous comprendre, ce n'est pas nous qui créons les lois sociologiques. Que nous les ap- prouvions ou que nous les désapprouvions, elles n'en existent pas moins et nous n'y pouvons rien changer, pas plus que nous ne pouvons changer quoi que ce soit aux lois physiques.

« Autant que tout autre, je déplore cette guerre-ci et toutes les autres guerres. Ce sont des horreurs indignes de notre époque. Je déplore particulièrement celle-ci à tous les points de vue. Je suis d'accord que l'Angleterre, ou plutôt les hommes qui dirigent actuellement la politique de cette grande nation, ont eu le tort d'engager une lutte homicide contre le peuple boer. Abso- lument comme les autres grandes puissances européennes et

T. XXIX. G

82 LA SCIENCE SOCIALE.

toutes ont la conscience très chargée à cet égard ont eu tort lorsqu'elles ont essayé de s'emparer de force, au prix du sang versé, de pays plus faibles qu'elles convoitaient pour l'un ou l'autre motif.

« Le tort du gouvernement anglais est ici d'autant plus impar- donnable que, certainement, l'Angleterre, en vertu de sa grande supériorité sociale, eût fini par absorber quand même, mais pacifiquement, les populations du Transvaal.

« C'est donc plus qu'un crime, comme le disait un diplomate célèbre, c'est une faute.

« Après plus mûr examen donc, je pense que mon honorable contradicteur reconnaîtra que, à ce point de vue. il n'y a, entre nous, qu'un malentendu.

« Je dois faire remarquer ensuite, avec M. Demolins, car je ne suis personnellement qu'un pauvre profane, que ce n'est pas le droit international qui a fait que « les droits des sauvages » ne sont pas reconnus, mais que c'est là, encore une fois, le résultat d'une loi naturelle, mille fois vérifiée, en vertu de laquelle les peuples de formation inférieure un peu plus un peu moins, peu importe perdent fatalement leur nationalité au contact de peuples de formation supérieure. Le droit international n'eût pas proclamé ce principe que les effets eussent été les mêmes.

« Par conséquent, au lieu d'encenser toujours et quand même les Boers, ces déshérités volontaires de la civilisation, et de les engager ainsi implicitement à persévérer dans la voie mauvaise dans laquelle ils étaient engagés et qui aboutissait à leur absorp- tion par les peuples socialement supérieurs qui les entourent, disons-leur quelques petites vérités. Disons-leur qu'ils ont tort de ne pas être entrés dans une meilleure formation sociale et disons-leur hautement que ce n'est qu'à cette condition que l'ave- nir leur appartiendra dans le Sud-Africain; que, sinon, ils auront beau triompher vingt fois sur les champs de bataille et faire des prodiges d'héroïsme, ils finiront par être battus quand même sur le terrain de la lutte sociale. Et c'est la seule qui compte !

(( Chacun comprend l'amitié à sa façon. Celle-ci est la mienne !

(( Quel que soit mon désir d'en finir avec ce débat un peu fasti-

BOERS ET ANGLAIS. 83

dieux, je dois cependant relever quelques erreurs de fait com- mises par mon honorable contradicteur :

« Ce ne sont pas des réfugiés hollandais, comme semble le croire M. de Vigne, qui ont fondé la colonie du Cap, en 1650. M. de Vigne ne saurait ignorer qu'à cette époque, la Hollande indépendante avait atteint son plus haut degré de prospérité. Ses citoyens ne devaient pas se réfugier dans les solitudes africaines. Au surplus, que M. de Vigne veuille bien ouvrir le premier traité d'histoire venu et il y trouvera que le Cap a été occupé, en 1652, par la Compagnie des Indes orientales, en vue d'avoir un point d'appui dans les mers de l'Inde. C'est encore une de ces petites légendes que nous sommes au regret de devoir renverser.

« 2" Ils sont pauvres, dit M. de Vigne, parce que la terre est peu fertile. Ce sont des steppes. Cela est-il bien sûr? Et puis, en l'ad- mettant, ce sol ne peut-il être amendé avec un peu de travail? Croit-on que, si le Boer consacrait un peu plus de temps à la cul- ture et un peu moins à la chasse, il n'y aurait pas là, sous ce rap- port, de grandes améliorations? Mais le pays est-il vraiment si pauvre? Ecoutons ce que disait, à ce sujet, M. Reitz, président de TEtat libre d'Orange, à l'un de nos compatriotes, M. Leclercq: (' M. Reitz m'a vanté l'extrême fertilité des districts orientaux qui confinent au Basutoland. La terre produit le froment et toutes les céréales et c'est la région qui se prête le mieux à la culture tandis qu'ailleurs le pays n'est propre qu'à l'élevage du bétail... Il y a aussi les riches mines de charbon dans le Nord- Ouest, enfin les mines d'or » . Comme nous le disions dans notre première lettre, ce ne sont pas les objets d'activité qui manque- raient aux Boers s'ils voulaient bien condescendre à travailler de la manière que nous l'entendons aujourd'hui.

(c Et avec le travail viendrait la richesse, à supposer qu'ils ne la possèdent pas dès aujourd'hui.

« Une troisième erreur de M. de Vigne, c'est de croire qu'il existe deux Chambres, « une première Chambre et un Sénat ». Dans l'État libre d'Orange, il n'y a qu'une seule Chambre sont représentés presque exclusivement les intérêts ruraux. Soit dit en passant d'ailleurs, le régime électoral est moins démocratique

84 LA SCIENCE SOCIALE.

dans cette république que dans la colonie impériale du Cap.

« Il n'y a, à proprement parler, qu'une Chambre également au Transvaal. La seconde Chambre n'est qu'une sorte de « co- mité central appelé à régir l'industrie. Elle n'est, d'ailleurs, que consultative ». (Jules Leclercq. Voyage dans l'Afrique sud-aus- trale.)

« Enfin, quatrième erreur peu importante M. de Vigne place les mines de diamant au Transvaal. Elles sont situées en territoire anglais.

« M. de Vigne continue à croire à la légende des mines d'or, cause de la guerre. Soit.

« J'aurais voulu m'arrêter ici, mais je m'aperçois que j'ai ou- blié de répondre à une question de l'honorable échevin.

« Il nous demande si nous approuverions l'intervention d'une grande puissance quelconque dans le cas la Belgique n'accom- plirait pas sa mission civilisatrice au Congo. Certainement. L'exercice de la souveraineté qui a été conféré par les puissances à la Belgique, sur les territoires congolais, a pour condition fon- damentale le bien général. Ce n'est pas un droit absolu. Et si la Belgique devait faillir à cette grande mission, si elle ne restait pas digne de la prééminence qu'on lui a donnée, les puissances seraient certainement en droit d'intervenir, au nom des intérêts supérieurs dont parlait M. de Vigne.

« Mais, quant à la modalité de cette intervention, ceci est une autre affaire. Et, sur ce point, nous nous entendrons, je pense, plus facilement : je suis un partisan convaincu, dans tous les con- flits entre nations, de l'arbitrage international. La guerre me parait, non seulement une abomination digne seulement des temps barbares, mais encore une absurdité. Car, généralement, on finit, après chaque guerre, par faire ce qu'on eût pu faire avant et sans guerre. Ce serait donc à un tribunal international à décider de la nécessité de ce genre d'intervention. Il y a bien des tribunaux pour trancher les conflits entre particuliers, pour- quoi n'y en aurait-il pas pour trancher les conflits entre les na- tions qui, en réalité, ne sont que des groupes plus ou moins nom- breux de particuliers?

BOERS ET ANGLAIS. 85

« J'ai tenu à être aussi bref que possible. Quelques parties de ma lettre auraient exigé de plus longs développements. Je n'ai pas voulu abuser de votre obligeance, monsieur le Directeur. Les lecteurs désireux de se former une opinion raisonnée sur cette question et d'autres de même nature, feront bien de s'initier un peu à la Science sociale. Ils auront ainsi des idées plus exactes sur ce genre de questions.

« Pour ce qui me concerne, le débat est clos.

« Je vous prie d'agréer, monsieur le Directeur, l'expression de mes sentiments les plus distingués.

« Pierre Willem s. »

Je n'ai pas l'honneur de connaître 31. Pierre Willems, mais je le remercie de son intervention, d'abord parce qu'elle remet les choses au point; ensuite parce qu'elle me dispense d'intervenir moi-même plus longuement.

Edmond Demolixs.

P. -S. Au moment cet article est à l'impression, je reçois une vingtaine d'appréciations parues dans des jour- naux de France et de l'étranger, notamment, dans le Journal des Débats, une réponse approbative à l'article de M. André Lichten- berger, dans le Pelif Journal une critique de M. Ernest Judet, dans VÉcho de Paris, un long article de M. Jules Lemaitre, dont voici un passage :

<( ... L'éminent économiste néglige délibérément les causes contingentes de la guerre du Transvaal. Il parle de très haut et avec une assurance impressionnante au nom de la sociologie... M. Demolins pose ce principe qui est la « majeure » de son syl- logisme : « Le monde n'appartient pas au premier occupant, les faits le démontrent assez ; il appartient aux peuples qui pos- sèdent la supériorité sociale ». La majeure, il faut bien que nous l'admettions, car si elle justifie l'empire colonial de l'Angleterre, elle justifie aussi le nôtre... »

Mais M. Lemaitre hésite sur la « mineure », sur l'affirmation

86 LA SCIENCE SOaALE.

de la supériorité sociale des Anglais par rapport aux Boers. « Nous hésitons d'autant plus, dit-il, que M. Deraolins omet de définir clairement cette supériorité. »

Pour répondre au désir de l'éminent écrivain, je lai ai adressé une note, qui, sons une forme condensée, met du moins en lumière les deux éléments essentiels qui donnent la supériorité :

Voici cette note :

« La supériorité sociale appartient aux races capables de mettre un territoire en valeur au plus haut degré, par un travail per- sonnel^ suivi et intense ; capables ensuite d'ouvrir largement ce territoire à tous les peuples, et de l'adapter à tous les progrès.

« C'est par cette double aptitude que ces races sont, dans toute la force du terme, les pionniers de la civilisation.

« Dans l'antiquité, ce sont les Romains qui ont eu surtout cette aptitude; c'est ce qui a fait la longue prépondérance des races latines.

« A notre époque, ce sont les Anglo-Saxons.

« Il n'y a pas d'oeuvre plus urgente que de crier cela sur les toits, afin de ne pas laisser à la race anglo-saxonne le monopole de cette supériorité. Travaillons à la donner aux Français. »

Au dernier moment un Professeur de droit de la Faculté de Nancy m'écrit :

'< J'ai lu avec le plus vif intérêt votre article sur les Boers, qui me semble très juste socialement. »

J'espère que M. Astoul se ralliera à cette opinion après les ex- plications que je donne plus haut.

E. D.

LE MOUVEMENT SOCIAL

I. A NOS LECTEURS

La forme de notre Bullelin va être légèrement modifiée. Afin d'in- troduire un peu de méthode dans l'énumération des faits que nous si- gnalons chaque mois à nos Lecteurs, nous lâcherons de classer à part ceux qui nous paraissent les indices d'une orientation vers le progrès, vers l'initiative, et nous ouvrirons, comme pendant, une rubrique spé- ciale pour les faits qui dénotent une manifestation de l'esprit de routine et de recul.

Nous signalerons toujours, en dehors de ces deux catégories, les faits sociaux qui n'y rentrent pas d'une manière bien claire ou qui, tout en y rentrant à la rigueur, n'ont pas besoin d'être mis en relief aussi vivement que les autres.

Nous nous efforcerons aussi de faire une place à la revue des di- verses publications qui s'occupent, à un titre quelconque, de questions sociales ou connexes aux questions sociales. Bien que les dimensions de ce Bulletin ne nous permettent pas de larges citations, nous croyons pouvoir, de la sorte, donner à nos lecteurs une idée générale de l'opi- nion des hommes sérieux sur les problèmes sérieux.

Du reste, nous continuons, comme par le passé, à faire appel à la bonne volonté de nos lecteurs. Une Revue est une grande famille in- tellectuelle, et ceux qui ont de bonnes idées rendent service aux autres en les leur communiquant. Ce service est particulièrement précieux lorsqu'il est rendu à des travailleurs qui s'appuient avant tout sur la méthode d'observation.

Descartes disait en parlant de ses découvertes philosophiques : « J'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien géné- ral de tous les hommes. » C'est ce qui l'engagea à publier son Discours de la Méthode. Ce ne sont pas des discours que nous réclamons; mais nous croyons qu'une communication, un aperçu, un conseil, un mot jeté en passant, peuvent singulièrement éclairer, sur certains points de détail, ceux qui collaborent à cette Revue. Chacun de nos lecteurs, par exemple, en vertu de sa situation sociale, appartient à un groupe

88 LA SCIENCE SOCIALE.

à une profession au sujet de laquelle il a des « clartés » tout à fait par- ticulières que nous ne pouvons avoir au même degré. Si modeste qu'il soit, il a donc le droit de nous donner, sur des points spéciaux, des renseignements qui peuvent nous être utiles. 11 y a là^ en outre, pour ceux qui ont des loisirs, des matériaux d'études fragmentaires, mais précieuses, qu'ils mettraient peut-être en œuvre avec plus de compétence que n'importe qui. Et comme la Science sociale ne peut s'édifier que grâce à la multitude de petites pierres qu'y apportera la bonne volonté de chacun, nous remercions d'avance ceux qui tiendront à honneur de prendre part à ce travail secondaire en apparence, mais plus méritoire en définitive que bien d'autres besognes dont il ne sortira rien pour l'amélioration de l'avenir.

G. D'A.

II. INITIATIVES ET PROGRES

Le Creusot à Cette. Lors de la grève récente qui a éclaté aux usines du Creusot, et qui s'est dénouée, comme on s'en souvient, par l'arbitrage du président du conseil, le bruit a couru que la com- pagnie allait fermer les usines désertées par les ouvriers, et les trans- porter à Cette. Le bruit n'était pas exact, puisque le travail a repris au Creusot; mais il se fondait sur un fait réel, l'intention qu'a la société de construire à Cette un important établissement.

Dans un an ou deux, à ce que l'on assure , ce projet sera devenu une réalité. M. Schneider et ses collaborateurs ne se laissent donc pas décourager par les obstacles que les grèves, soutenues par des politiciens, s'efforcent d'accumuler sur leur route. Ils ne reculent pas devant les frais énormes que représente l'installation de nouveaux ateliers métallurgiques, installation qui devra entraîner un aménage- ment spécial du port de Cette et la construction de nouveaux quais.

Pourquoi cette fondation? Elle est due avant tout à un phénomène relevant des transports. Les établissements métallurgiques ont besoin de deux choses : du charbon et du minerai. Lorsqu'ils prennent d'é- normes proportions, comme c'est le cas pour le Creusot, il est rare qu'ils puissent se procurer dans le voisinage une quantité suffisante de ces matières premières. Ils sont donc obligés d'en faire venir. Or, il paraît prouvé aujourd'hui qu'il vaut mieux, pour un établissement métallurgique, être à proximité du minerai qu'à proximité du char- bon.

Le Creusot est fort près de mines de charbon. En revanche, le mi- nerai de fer n'y parvient qu'après un coûteux voyage, de sorte que le

LE MOUVEMENT SOCIAL. 89

prix de revient des ouvrages métalliques fabriqués au Creusot est relativement élevé. Le minerai de fer vient surtout d'Espagne, des Baléares, de l'île d'Elbe. Or, Cette est le port de France le plus rap- proché de l'Espagne. C'est même pour cela qu'il doit toute sa prospé- rité au commerce des vins. Une fois installés sur ce rivage, les hauts fourneaux de la société du Creusot pourront s'alimenter d'un minerai venant de moins loin qu'autrefois, et n'ayant subi que le transport par mer, moins coûteux que le transport par terre. En outre, une fois fabriquées, les pièces métalliques pourront être exportées, sans transbordement, par cette même voie maritime, chose avantageuse lorsqu'il s'agit de pièces encombrantes comme on en fabrique tant aujourd'hui.

Du reste, la houille elle-même, quoique moins abondante dans le voisinage de Cette que dans celui du Creusot, ne manquera pas non plus. Les bassins houilliers d'Alais, de Carmaux, de Graissesac sont aune distance modérée du port languedocien, qui peut aussi recevoir par mer des houilles anglaises dans des conditions fort acceptables. Tout bien compté, bien rabattu, il y a donc avantage pour de grands métallurgistes à entreprendre cette grosse affaire; et celle-ci va con- tribuer à donner un caractère de plus en plus industriel à une ville qui, pendant longtemps, fut exclusivement commerciale. -

On a déjà calculé que, par suite de cette gigantesque création, le mouvement du port de Celte augmenterait d'un million de tonnes environ, qu'une masse de deux à quatre mille ouvriers irait renforcer l'effectif de la population cettoise, et que le petit commerce de détail, de son côté, verrait ses cadres s'élargir. Quant à notre industrie mé- tallurgique, on espère que cet emplacement nouveau lui permettra de lutter avec plus d'avantages contre les redoutables concurrences d'Angleterre, d'Allemagne et des États-Unis, pays la fonte et le travail du fer ont pris depuis quelques années une extension fabuleuse. Du reste, la demande de fer travaillé est si grande en ce moment que les usines existantes ne peuvent y suffire, et qu'il y a amplement de l'ouvrage pour tous. La fameuse hausse du charbon est due en partie à cette activité dévorante des forges et des hauts fourneaux du monde entier.

L'assistance chez les marins. Le discernement n'est pas toujours le fait des oeuvres d'assistance. Il en est cependant qui se font remarquer par l'adaptation exacte de la nature du secours à celle de l'infortune à secourir et qui s'arrangent de façon à éviter les in- convénients inhérents à l'exercice de la bienfaisance , inconvénients qui désolent souvent les personnes généreuses, en quête du moyen de procurer le maximum d'efficacité à leurs sacrifices.

90 LA SCIENCE SOCIALE.

La vie des marins, comme notre collaborateur M. Léon de Seilhac Ta montré dans son récent ouvrage, Marins-pêcheurs, est une des plus exposées qui soit. Une tempête suffit pour faire un grand nombre de victimes, et, par contre-coup, un plus grand nombre d'orphelins. Ces orphelins, comment les secourir, et les secourir judicieusement?

Une « œuvre de mer » récemment fondée, sous le patronage de l'amiral Serre et de l'amirel Gicquel des Touches, a adopté le système suivant. Lorsqu'un enfant de marin est devenu orphelin, on cherche une autre famille de marins qui veuille bien l'adopter, moyennant une modique pension de cent ou tout au plus de deux cents francs par an. Le bon marché de la vie parmi les pêcheurs et la frugalité de leur vie permet à l'œuvre d'obtenir le résultat voulu sans s'imposer de trop lourds sacrifices. La subvention mentionnée plus haut n'est ac- cordée que jusqu'à l'âge de quatorze ans. Un an avant, c'est-à-dire à treize ans, l'enfant est embarqué, et, par les soins de son père adoptif, commence à apprendre le métier de marin, qui lui permettra promp- tement de se suffire à lui-même.

Bien que l'œuvre soit à ses débuts, cent dix orphelins ont déjà été placés par ses soins. Nous ne croyons pas qu'on puisse, étant donné le genre d'infortune visé, procéder avec une meilleure méthode. La famille est encore ce qu'il y a de mieux pour guérir les blessures faites à la famille, et la charité n'a que peu à faire pour transformer, comme on le voit, les liens du voisinage en liens familiaux.

L'École anglaise de Rome. La Science sociale, à propos de Ruskin, a parlé du mouvement artistique chez les Anglo-Saxons d'aujourd'hui.

Longtemps en retard au point de vue de la culture artistique, cette race se rattrape actuellement, et s'efforce même, s'il est permis d'em- ployer un mot trivial en un si noble sujet, de mettre les bouchées doubles.

L'Anglais « fait de l'art », en un mot, avec la même application in- tense, obstinée, qu'il met aux affaires. De même pour la littérature, l'archéologie, l'érudition, branches du savoir humain il devient quelquefois un maitre.

Aussi avons-nous accueilli sans étonnement la nouvelle qu'il était question de créer à Rome une École anglaise, à l'imitation de la nôtre.

Détail caractéristique : ce n'est pas le gouvernement anglais qui a pris l'initiative de cette fondation. Ce sont des particuliers qui, paraît- il, en feront tous les frais. Les journaux nous prenons cette infor- mation déclarent en effet que les fondateurs ne comptent demander aucune subvention à l'État britannique.

La France aura eu la gloire de précéder l'Angleterre dans cette voie,

LE MOUVEMENT SOCIAL. 91

et de lui fournir un modèle à imiter. Seulement, chez nous, comme on le sait, les frais de l'École de Rome incombent totalement à l'Étal.

Un chemin de fer africain. On sait que les colonies por- tugaises occupent un rang des moins brillants parmi les pays d'outre- mer qui se développent en ce moment sous l'influence de l'expansion européenne. Pourtant, malgré leurs pertes de territoires, les Portu- gais demeurent encore détenteurs, à l'heure qu'il est, de vastes espaces à peu près inexploités, ou exploités d'une manière des plus primitives. Tel est le cas du Mozambique, sur la côte orientale d'Afrique, et, sur la cote occidentale, le cas des colonies d'Angola, de Benguéla, de Mos- samédès.

Cette dernière, toutefois, mérite un coup d'œil à part. Fondée vers le milieu du siècle par un groupe de Brésiliens, cette colonie, grâce à sa situation méridionale, déjà un peu éloignée de l'Equateur, est un des points du territoire colonial portugais les Européens peuvent le plus facilement s'établir. Des blancs sont donc venus de divers pays, et il s'est formé peu à peu, dans ce coin de l'Afrique australe, une popula- tion cosmopolite, à l'instar de ce qui s'est passé, du reste, à Lourenço- Marquez, sur le rivage opposé.

La colonie de Mossamédès n'est pas exploitée directement par le gouvernement portugais. Celui-ci a délégué une bonne partie de ses droits à une compagnie, et cette compagnie, à son tour, a obtenu la permission de céder à un syndicat anglais le droit qu'elle a de cons- truire un chemin de fer de l'Atlantique au Zambèze.

Ce chemin de fer, lorsqu'il sera construit, jouera un rôle important, et qui le deviendra davantage dans l'avenir, lorsqu'on aura trouvé le moyen d'assurer la circulation sur le Zambèze, comme on est en train de l'assurer sur le Nil, malgré les rapides et les cataractes. L'Afrique australe sera pourvue alors d'une route allant de l'Est à l'Ouest, route partie ferrée, partie fluviale, qui permettra de drainer vers le rivage maritime les produits naturels qui se perdent aujourd'hui sur place, faute de moyens de transport.

Le chemin de fer projeté partira de Port-Alexandre, tout à fait vers le Sud de la colonie, et se dirigera sur Humbe. Les ingénieurs du syn- dicat vont partir, annonce-t-on, pour Mossamédès, afin d'étudier le tracé delà ligne.

Si l'on s'en souvient, ce sont des capitalistes étrangers qui ont éga- lement construit, dansla colonie de Mozambique, la ligne de Lourenço- Marquez à Pretoria. Les intérêts des bailleurs de fonds britanniques sont même une des causes des litiges qui existent à l'état plus ou moins latent entre le Portugal et l'Angleterre, et il ne serait pas étonnant que celle-ci s'appuyât sur la méconnaissance des droits de ses nationaux

92 LA SCIENCE SOCIALE.

pour revendiquer un jour la possession totale ou partielle du Mozam- bique. C'est ainsi que le travail incorporé dans un sol par une race est le plus sûr moyen pour celle-ci de s'acheminer, non seulement vers la domination économique, mais vers la domination politique.

m. AGITATIONS ET PAS PERDUS

La concentration socialiste. Les divers groupes socia- listes ont tenu un congrès au commencement de décembre. La ques- tion palpitante était de savoir si M. Millerand avait bien fait ou mal fait d'accepter un portefeuille dans un ministère bourgeois. De nom- breux discours ont été prononcés pour et contre. M. Jules Guesde était contre, mais M. Jaurès était pour. M. Jules Guesde avait le nombre. M. Jaurès a eu la tactique. Le congrès a donc blâmé, en principe, qui- conque agirait comme M. Millerand; mais un correctif, introduit dans un ordre du jour, a permis aux défenseurs de M. Millerand de croire que le congrès, à titre exceptionnel, voulait bien tolérer l'attitude de leur ami. Quoi qu'il en soit, les représentants des différentes écoles so- cialistes n'ont pas voulu se séparer sans proclamer que l'ensemble du parti avait fait un grand pas. Ils ont décrété Vunion, en dépit des vio- lents débats qui avaient marqué les séances, et la résolution suivante a été volée à l'unanimité :

« Le groupe parlementaire du parti socialiste est constitué.

« Le groupe affirme à nouveau comme principes essentiels du so- cialisme les bases résumées dans la formule suivante :

« Entente et action internationales des travailleurs; organisation politique et économique du prolétariat pour la conquête du pouvoir et la socialisation des moyens de production et d'échange, c'est-à-dire la transformation de la société capitaliste en une société collectiviste ou communiste;

« Les membres du groupe ayant pris à nouveau connaissance des résolutions du congrès, déclarent y adhérer et s'engagent à les exé- cuter ;

'<■ Il leur est interdit de se faire inscrire à aucun autre groupe poli- tique parlementaire. «

Que durera cette union? Nous ne savons guère. Mais, d'ores et déjà, on peut constater qu'elle n'est pas complète, puisque toute une frac- tion du parti socialiste, celle qui marche avec le groupe nationaliste, est demeurée en dehors de la combinaison. On sait que la haine est grande entre cette fraction, qui se réclame principalement de Blanqui,

LE MOUVEMENT SOCIAL. 93

et toutes les autres. Du reste, les partisans de Blanqui se sont eux- mêmes scindés à propos d'une « afl'aire » récente et l'on a vu des troupes de fidèles, venus en pèlerinage sur la tombe du maître, en venir aux mains les unes avec les autres, chaque camp déclarant que le maître, s'il vivait encore, serait avec lui.

Les ouvriers de France sont donc prévenus qu'il existe au Parlement un groupe nominalement uni, qui s'est donné pour mission de con- quérir les pouvoirs publics, et, après cela, d'accomplir la mise en commun de tous les moyens de production. Or, de ces deux ambi- tions, la première, quoique audacieuse, est beaucoup moins diffi- cile à réaliser que la seconde, au moins pour quelques personnalités habiles comme M. Millerand. Seulement, la règle générale est qu'un socialiste n'arrive au pouvoir qu'en s'allégeant de la plus grande partie, sinon de la totalité, de son programme socialiste. Son élévation est un triomphe politique, dont peuvent s'enorgueillir ceux qui l'ont hissé au pouvoir. Mais c'est tout; et les ouvriers^ qui d'ailleurs ont tort de compter pour l'amélioration de leur condition sur la mise en commun de tout ce qui sert à produire la richesse, peuvent s'en tenir à celte satis- faction platonique d'avoir introduit dans un ministère bourgeois un autre bourgeois qui se dit leur champion. Ce petit accident politique ne peut avoir aucune répercussion utile sur le sort des classes laborieuses. Ni les démonstrations du ministre, ni les agitations du groupe parle- mentaire, uni ou désuni, n'avancent d'un pas l'ouvrier. Celui-ci, quelles que soient ses théories sur la meilleure des sociétés, agit donc sage- ment en comptant sur ses efforts personnels et sur ceux d'un syndicat bien indépendant, plus que sur les magnifiques programmes dont le bercent les journaux de son parti.

La Maffia. L'esprit communautaire, qui s'affirme surtout chez nous sous une forme abstraite et tapageuse, se manifeste en Si- cile et dans l'Italie méridionale par l'organisation de sociétés secrètes dont la puissance est connue depuis longtemps. Un retentissant procès vient toutefois de remettre sur la sellette la fameuse Maffia sicilienne. Il y a de longues années, M. Notarbartolo, directeur d'une grande banque, fut tué en chemin de fer. Ce Notarbartolo était un homme in- tègre, qui s'était fait des ennemis en voulant empêcher des tripotages. Qui avait fait le coup? On chercha pendant longtemps, ou plutôt l'on fit semblant de chercher; car, bien que le nom du coupable présumé fût dans toutes les bouches, la justice faisait comme si elle ne l'en- tendait pas. Une spécialité de la Maffia, c'est d'avoir, en effet, des ra- mifications dans la gendarmerie, dans la police, dans la magistrature, dans l'administration, dans le Parlement. Si quelque fonctionnaire bien intentionné faisait du zèle, une puissance mystérieuse neutrali-

94 LA SCIENCE SOCIALE.

sait ses eflorts. Des procès-verbaux disparaissaient; des rapports in- téressants étaient détruits; des dénonciations dûment formulées n'ar- rivaient pas à leur adresse; des personnes bien informées, et qui auraient pu en dire long, étaient prévenues d'avoir à se taire, sans quoi il pourrait leur en cuire, et elles se taisaient. On s'arrangeait, par mo- ments, pour lancer la justice sur de fausses pistes, afin de l'amuser et de donner aux honnêtes gens l'illusion que l'on faisait quelque chose. On arrêtait de malheureux employés de chemin de fer, que l'on laissait sept ans sans juges. Cinq procureurs, quatre préfets y perdirent leur peine ou feignirent de l'avoir perdue. 11 a fallu dernièrement des cir- constances exceptionnelles pour amener l'arrestation d'un personnage depuis longtemps désigné par la rumeur publique comme l'auteur du fameux assassinat, et ce personnage, c'est dans l'enceinte de la Chambre italienne, parmi les législateurs, qu'on a aller le chercher. La Maffia est forte, très forle. Elle a cette force qui détruit, qui paralyse, qui empêche le progrès de se faire, tout en procurant à ceux qui en usent et en abusent l'illusion d'un avantage momentané. On a vu des navires, échoués sur les eûtes de Sicile, ne pas réussir à se faire renflouer par les marins du pays, parce que la Maffia leur prescrivait de ne le faire que moyennant un salaire exorbitant. Celte exploitation d'un accident peut réussir quelquefois, mais, en d'autres circonstances, les capitaines préféreront évidemment attendre le passage de quelque navire étranger, et, pour avoir voulu s'assurer une trop grosse au- baine, la Maffia aura simplement privé quelques-uns de ses es- claves d'un honnête bénéfice qu'ils auraient encaissé avec plaisir. De même, mettre tout en œuvre pour transformer une banque locale en une officine de spéculations louches, c'est agréable sur le moment pour ceux qui profitent de ces spéculations; mais si les capitalistes étrangers, dûment avertis, mettent ensuite à l'index cette banque, le pays peut se trouver privé d'un crédit dont son agriculture, son indus- trie, son commerce auraient le plus grand besoin. La Maffia peut com- prendre des gens qui s'aiment, des gens dévoués, trop dévoués, prêts à des sacrifices héroïques peut-être pour les chefs qui les exploitent en les flattant; mais son œuvre est une œuvre de ruine et de mort, comme on peut s'en convaincre en jetant un coup d'œil sur l'état actuel de cette Sicile, qui fut le grenier de Rome, et qui ne fournit à l'Italie contemporaine que des moissons de politiciens.

LE MOUVEIVIENT SOCIAL. 95

. IV. COUP D'ŒIL SUR LES REVUES

La littérature anglaise.

Sur le seuil de la dernière année du dix-neuvième siècle, M. Brune- tière a cru devoir tracer, dans la Revue des Deux-Mondes (1), un tableau de « la littérature européenne au dix-neuvième siècle ». Parlant du ro- mantisme, il constate que cette évolution littéraire doit moins à la lit- térature allemande qu'à la littérature anglaise, et, commentant un passage de Montaigne, s'exprime en ces termes sur le compte de celle-ci :

« Le monde, a dit un moraliste, regarde toujours vis-à-vis; moy, je replie ma vue au dedans, je la plante, je l'amuse là. Chacun regarde devant soy ; moy, je regarde dedans moy, je n'ay affaire qu'à moi; je me considère sans cesse, je mecontreroUe, je me goûte. Les autres sont toujours ailleurs , s'ils y pensent bien; ils vont toujours avant. Moy, je me roule en moi-même. » Ces paroles de Montaigne pourraient être aussi bien de Byron ou de Shelley. En tout cas, je n'en sache pas qui résument plus heureusement ce qu'il y a d'essentiel dans le roman- tisme. On n'écrit point pour se faire lire, mais à cause d'un besoin qu'on éprouve de penser ou de sentir tout haut, de se « répandre » ou de « s'épancher » ; de prendre en écrivant conscience de soi-même, et d'apprendre aux autres hommes en combien de manières nous diffé- rons d'eux. Encore une fois, si c'est le contraire de l'idéal classique, et on en trouverait la preuve dans le mot de Pascal sur Montaigne : « Le sot projet qu'il en a eu de se peindre ! >> il n'y a rien de plus roman- tique. Mais qu'y a-t-il aussi de plus anglais? La littérature anglaise est une littérature profondément, foncièrement, essentiellement indivi- dualiste; et si la nation, prise en gros, ne l'est pas plus qu'une autre, ou si même il n'y en a pas qui ait mieux connu tout le pouvoir de l'as- sociation, c'est donc aussi pour cela qu'au sens propre ou étymolo- gique du mot, on n'en citerait, je crois, pas une, dont les grands écri- vains et les grands poètes soient en général plus eccentrics, et, quand il le faut, jusqu'à la bizarrerie.

Un monde spécial.

A propos de la réception de M. Henri Lavedan à l'Académie Fran- çaise, la Revue Bleue (2) déclare, sous la signature « Zadig », que l'œuvre littéraire de cet écrivain, inspiré par un monde « fini », est surannée elle-même.

(1) Livraison du i" décembre 1899.

(2) Livraison du 30 décembre 1899.

96 LA SCIENCE SOCIALE.

« Le monde observé par Lavedan est « fini » littérairement autant que sont usées les formes littéraires dans lesquelles il le fit se mou- voir. Oh! le monde banal, et banal, et banal! Même dans le Prince d'Aurec, le sujet d'observation était-il assez vieillot, et assez caduque l'antithèse entre la grande aristocratie et la grosse finance, entre l'hon- neur et l'argent! Anlithèse cinquantenaire Comme il est vulgaire,

médiocre et pauvre, et restreint, ce monde des viveurs, jeunes et vieux, qui circulent, insignifiants et toujours pareils, à travers salons, fêtes, restaurants et cercles! Ces « marcheurs » déprimés sont aussi fatigués dans la littérature que sur le boulevard. Au théâtre, en dialogues, comme en cabinets particuliers, ils meurent épuisés, vidés. De ces fantoches similaires, si étrangers à toute vie réelle, vivante, palpi- tante, qui ont tout donné et c'était peu de chose la littérature, si j'ose dire, ne peut plus rien réclamer ».

Il y a du vrai, mais il faut ajouter un correctif. Le monde des viveurs, des inutiles, des gens flasques et vidés, a toujours de quoi intéresser la partie du public qui se sent du goi!it pour cette même existence. Ce monde ne deviendra littérairement un monde «• fini » que lorsqu'il n'y aura plus assez de lecteurs ou de spectateurs pour se délecter à l'aspect de ses faits et gestes.

La colonisation anglaise.

M. Louis Yigouroux, dans le Journal des Economistes [i) , traitant des « compagnies de colonisation », montre que ce système, supérieur à la colonisation par l'Etat, a rendu de grands services aux Anglais.

« Un journal australien écrivait dernièrement ; « Quand John Bull s'en va dans un pays, il oublie toujours de prendre un billet de retour. » C'est très vrai, mais « John Bull » est une abstraction et les pays neufs sont mis en valeur par des gens en chair et en os, généralement bien musclés et bien charpentés, et non par des abstractions. Quels Anglais ont planté des colonies au cours de ce siècle et vers la fin du siècle dernier en Afrique et en Océanie? Des soldats et des fonctionnaires agissant conformément aux instructions de leur gouvernement? Pas le moins du monde. Les Anglais ont réussi simplement, parce que des circonstances spéciales ont fourni à des hommes énergiques et capa- bles l'occasion de donner leur mesure, en dehors de toute ingérence gouvernementale, voire même en dépit de l'ingérence gouvernementale, comme on va le voir.

« Après la guerre de l'indépendance américaine, les Anglais s'étaient habitués à cette idée que, tôt ou tard, leurs colonies finiraient par

(1) Livraison du 15 décembre 1899.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 97

leur échapper. A quoi bon, dès lors, imposer des sacrifices pécuniaires aux contribuables?

« Mais le développement de l'industrialisme en Angleterre, la né- cessité de trouver consta^mment de nouveaux débouchés, la difTicullé pour la classe moyenne d'acquérir des propriétés foncières et beau- coup d'autres influences, parmi lesquels l'agitation politique de 1830, déterminaient, de temps à autre, de violents courants d'émigration. Partout le drapeau britannique était planté, les capitaux et les hommes affluaient et les obstacles opposés par la nature ou par les indigènes ne tardaient pas à être surmontés par l'initiative /jmee (ini- tiative collective et non pas individuelle, car il y a moins de place pour l'initiative individuelle dans les pays neufs que dans les vieux pays).

« Malgré ses répugnances, le gouvernement britannique a été obligé d'annexer successivement, au cours du dix-neuvième siècle, la plu- part de ses possessions africaines et océaniennes. L'énergie de ses nationaux lui a presque toujours forcé la main. »

M. Vigouroux conclut ainsi :

«Pour les sociétés privées, comme pour l'administration coloniale, trouver des chefs capables et énergiques, devrais conducteurs d'hommes, et ensuite leur laisser carte blanche dans la sphère de leurs attribu- tions, voilà tout le secret du succès.

« Le reste est secondaire. »

V. A TRAVERS LES FAITS RECENTS

Grévistes belligérants. Les brevets d'Invention. L'armée coloniale. Les rentiers en Angleterre et en France. Deux langues en champ clos. L'union catalaniste. La peste en Portugal. Le latin et le grec en Russie.

Nous avons parlé, à propos du Creusot et de Montceau-les-Mines, de quelques caractères particuliers que tendent à prendre les grèves de maintenant. C'est ainsi que l'on a vu se dessiner un type tout à fait curieux de grève : la grève qui éclate sans que les ouvriers sachent exactement ce qu'ils vont demander à leurs patrons. On commence par cesser le travail ; ensuite on cherche ce que l'on pourra bien réclamer, et on ne le trouve pas toujours du premier coup. Un type voisin de celui-là, c'est celui de la grève qui éclate subitement, sans qu'aucun différend eût éclaté entre le directeur de l'usine ou de la mine et les ouvriers. La réclamation se produit au moment le travail cesse; mais, jusque-là, le patron ne soupçonnait pas qu'on pût la lui faire. Il n'en avait pas été question. Les ouvriers n'ont pas eu un instant l'idée d'obtenir de

T. XXIX. 7

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gré à gré ce qui fait l'objet du litige. On déserte les ateliers ou les galeries et l'on se met en état de guerre avec le capital sans avoir fait précéder ces démonstrations d'hostilités de négociations quelconques, ni même d'un « ultimatum ».

C'est à peu près ce qui s'est passé pour la grève des mineurs de Saint-Étienne. Du jour au lendemain, le travail a cessé dans les mines, sans que ce chômage fût la sanction d'une menace préalablement adressée aux compagnies. Aux reproches faits aux mineurs par cer- tains journaux modérés, M. Gérault-Richard a répondu dans la Petite République :

« Les belligérants ont le droit et le devoir de rechercher toutes les chances possibles de vaincre. Et la plus sérieuse consiste à surprendre l'adversaire, sans lui laisser le temps de se constituer des stocks ou d'assurer par ailleurs l'exécution de ses marchés. Jamais l'heure ne fut aussi propice que celle-ci aux mineurs. Les compagnies houillères sont débordées par les commandes. »

Remarquons cette expression de « belligérants », qui est absolu- ment caractéristique. Il est vrai que la grève est une arme, mais il semble aux hommes de bon sens que cette arme pourrait et devrait être employée différemment. Des ouvriers désirent une augmentation de salaires, ou une diminution d'heures de travail. Ils envoient au patron ou à ses représentants une délégation chargée de dire : « Nous voulons telle augmentation de salaire; nous voulons telle diminution de travail. » Le patron refuse. Les ouvriers croient pouvoir, sans dé- sorganiser l'industrie dont ils vivent, obtenir ce qui fait l'objet de leurs revendications. Ils renvoient leur délégation dire au patron ou à ses représentants : « Si vous ne nous accordez pas ce que nous demandons, nous nous mettrions en grève. » Le patron alors peut réflé- chir, et, s'il voit que son intérêt souffrirait trop d'une grève, subir les conditions de ses ouvriers. Ceux-ci ont gain de cause, et le travail n'est pas interrompu. Ou encore le patron parvient à faire comprendre aux ouvriers qu'ils demandent trop, et qu'ils feraient plus sagement de se contenter de concessions partielles. Voilà comment agissent les gens raisonnables, et comment agissent, en fait, beaucoup d'ouvriers dont les journaux parlent peu, et dont M. Gérault-Richard, probable- ment, ne doit pas être satisfait. Ils évitent le chômage, la misère, les agitations stériles, mais il n'y a pas à dire, ce sont de mauvais « bel- ligérants ».

C'est l'état de guerre, on peut le dire, qui règne aussi entre les in- venteurs et les contrefacteurs, et, pour empêcher ceux-ci de dépouiller ceux-là du fruit de leurs travaux, nous avons imaginé, comme on le

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sait, le système des brevets d'invention. C'est en France que la pre- mière loi de ce genre a été faite, en 1844, et il faut croire que l'idée était bonne, puisque d'autres nations se sont empressées de nous la prendre. Seulement, voilà : ces autres nations, depuis lors, ont per- fectionné la loi, et nous l'avons laissée telle quelle. Or, la situation industrielle n'est plus la même qu'en 1844. On prenait alors de sept à huit cents brevets par an. On en prend maintenant douze mille en chiffres ronds. Cette simple différence suffit pour rendre extrordinai- rement pénible, parfois impraticable, les recherches des inventeurs qui, avant de prendre un brevet, veulent savoir si la chose qu'ils inven- tent n'a pas été inventée avant eux. Il y a pour eux une question de sécurité commerciale. Cette sécurité, il est désormais difTicile de l'acquérir.

Les brevets sont déposés au ministère du commerce, en des regis- tres lourds et encombrants. On en publie des extraits, mais sous une forme peu maniable. Cette publication, pour laquelle l'État dépense 140.000 francs par an, est d'ailleurs, non seulement incomplète, mais en retard de quatre ou cinq ans. D'autres nations, plus avisées que nous, publient chaque brevet sous forme d'un petit fascicule qu'il est très facile de se procurer.

Telle est la réforme que des industriels et des économistes préconi- sent en ce moment. Les progrès de l'industrie sont vivement intéressés à ce que, puisque l'imitation de l'invention d'autrui est justement inter- dite par la loi, la connaissance des brevets soit facilement accessible à tous ceux qui désirent, non moins justement, ne pas tomber sous le coup de cette interdiction. Pour cela, il faut s'adapter aux nécessités modernes, et ne pas conserver un mode de consultation suranné. Une maison d'édition, dit-on, avait proposé à l'État de se charger, moyen- nant l'abandon de cette somme de 140.000 francs inutilement em- ployés comme il est dit plus haut, de la publication intégrale, rapide et commode de tous les brevets. Cette maison espérait se rattraper de ses frais sur les annonces. Le gouvernement n'a pas accepté la com- binaison, afin de ne pas porter tort au monopole de l'Imprimerie Na- tionale. La raison est de celle qu'on peut discuter; mais, quoi qu'il en soit, le gouvernement n'a qu'à faire exécuter par l'Imprimerie Nationale le travail qu'il ne veut pas confier à une imprimerie privée. Les brevets rapportent à l'État trois millions sept cent mille francs par an. Rien de plus naturel que de distraire de cette somme l'argent nécessaire pour garantir au public une publicité dont l'absence peut paralyser l'essor de l'industrie.

* Autre réforme dont il est question depuis longtemps : l'organisation

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d'une armée coloniale. L'expérience a montré que nos soldats suppor- tent mal les expéditions aux colonies. La conquête de Madagascar, qui nous a coûté des milliers d'hommes sans que les Hovas aient fait une réelle résistance, prouve qu'il est imprudent d'envoyer sous les tropiques les contingents ordinaires de la métropole. L'armée colo- niale, si on la constituait, devrait se composer d'indigènes, d'étrangers et enfin d' « amateurs », si l'on peut s'exprimer ainsi, car il y a des amateurs pour tout. Il va sans dire que, pour bien faire, il faudrait compenser, et au delà, l'organisation de ces forces coloniales par la notable diminution des effectifs métropolitains. Mais nous ne préten- dons pas aborder ces questions compliquées et grosses d'orages. Notre but est simplement de signaler un projet soumis au gouverne- ment par le capitaine Bailly, projet qui conclut :

A l'occupation permanente de chacune de nos colonies par les forces qui seraient nécessaires pour sa défense en cas de guerre;

2" A ne laisser dans la métropole que deux compagnies de dépôt, afin d'assurer le recrutement des régiments coloniaux créés, et sta- tionnés tous aux colonies;

A l'autonomie complète de l'armée coloniale;

■4° A son rattachement au ministère de la marine ;

A la création d'une direction générale des troupes coloniales, confiée à un général de brigade; l'artillerie, comme l'infanterie, ayant un directeur du rang de colonel;

6"^ Au passage dans l'armée coloniale des deux régiments de la légion étrangère existant, et à la création de deux autres régiments de la même provenance;

T'' Au passage dans l'armée coloniale des bataillons d'Afrique et des compagnies de discipline.

Ce qu'il faut retenir de ce projet et d'autres semblables, c'est l'ap- titude particulière qu'ont les soldats de métier, même étrangers et mercenaires, à faire partie des corps spéciaux destinés à défendre les colonies. Il y a un principe vrai, dont Carthage abusa dans un but de conquête d'ailleurs mais qui, appliqué dans de justes limites, peut produire d'heureux résultats.

Laissons les soldats pour une race d'hommes éminemment paci- fique, celle des rentiers. Notre siècle, qui fait la statistique de tout, a fait aussi celle des gens qui ont le plaisir de toucher des rentes sur l'État, et le calcul, dans cet ordre de faits, peut être effectué avec une approximation suffisante, grâce au caractère officiel des paiements. On a donc reconnu qu'il y a en France quatre millions de personnes

LE MOUVEMENT SOCIAL. 101

environ qui ont le litre de créanciers de l'État. Leur revenu moyen est de quatre cents francs par an, ce qui indique, sur le nombre, une très forte proportion de petites gens, ayant placé leurs économies en rentes. En Angleterre, le nombre des rentiers n'est que de deux cent mille environ; mais le revenu moyen est de 2,830 francs, soit un chiffre sept fois supérieur au chiffre du revenu moyen des rentiers français.

Le phénomène social que trahit cette statistique est des plus clairs. L'Anglais est moins porté que le Français à acheter des rentes sur l'État. Ce n'est pas que l'argent à placer lui manque, vu que la ri- chesse, dans l'ensemble, est plus développée au Nord qu'au Sud de la Manche. Mais on préfère, en général, mettre de l'argent dans les affaires. Cela est plus aléatoire peut-être, mais cela rapporte davan- tage. On aime mieux chez nous, au contraire, les valeurs « de tout repos » qui rapportent moins et permettent de dormir tranquille. Il y a deux « états d'ùme «fort différents, produits de deux éducations différentes.

A vrai dire, ce n'est pas l'amour de l'aléatoire qui guide les place- ments de l'Anglais. Cet amour de l'aléatoire, nous le trouvons chez les amateurs de valeurs à lots, de bons de l'Exposition, chez ceux qui se lancent à l'aveuglette dans des spéculations sur les mines d'or. Le placement devient alors un jeu de hasard, et les jeux de hasard fleurissent bien ailleurs qu'en Angleterre. Non, ce qui guide les place- ments d'un Anglo-Saxon , c'est la vue nette et positive des bénéfices non certains, mais probables, que peut donner telle entreprise connue de lui, ou sur laquelle il a des informations sérieuses. Tel place son argent sur une valeur métallurgique ou textile, qui aurait une égale répugnance à acheter, soit des actions de mines d'or, soit des con- solidés. Pourquoi? Parce qu'il ne se sentirait pas assez renseigné sur la première valeur et qu'il dédaigne les maigres revenus de la se- conde.

Encore l'anglais et le français. Mais il ne s'agit plus ici de deux nations. Il s'agit de deux langues. Un des points oi!i elles sont en con- tact est l'île de Jersey, dans la Manche, non loin du mont Saint- Michel. Cette île, qui est beaucoup plus rapprochée de la France que de l'Angleterre, qui fît même partie du continent à une époque géologique relativement peu éloignée de la nôtre, est peuplée d'hommes de même origine que les Normands de la côte voisine, et qui, pendant des siècles, ont parlé exclusivement le français, légère- ment déformé par les locutions du pays.

Jusqu'ici, le français était resté la seule langue officielle de l'île.

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qui jouit du reste, comme on le sait, d'une très large autonomie. Mais, malgré tout, Jerse}^ s'anglicise. Des contacts répétés avec les habi- tants de la métropole acclimatent de plus en plus la langue de celle-ci. A Saint-Hélier, les enseignes des boutiques, jadis françaises, tendent à devenir anglaises. Dans ces conditions, faut-il s'étonner de la dépêche qui annonçait dernièrement l'adoption, par les « États » locaux, d'une mesure autorisant dans leur sein l'emploi facultatif de la langue anglaise. De même que, dans les assemblées fédérales suisses, les députés peuvent s'exprimer à leur guise en allemand, en français ou en italien de même, aux « États » de Saint-Hélier, les orateurs pourront délibérer selon leur caprice dans la langue de Pitt ou dans celle de Mirabeau. Mirabeau se laissera-t-il évincer par Pitt? Il est des gens qui le craignent, bien que le dialecte normand soit relativement tenace dans les campagnes de l'île et que des émigra- tions temporaires de journaliers bretons viennent jeter périodique- ment, sur les rivages, une certaine quantité de gens parlant français. On sait que l'abandon d'une langue pour une autre est un phéno- mène intimement lié avec celui du respect professé par les inférieurs pour leurs supérieurs. On imite le langage des gens que l'on admire, que l'on considère comme puissants, comme instruits, comme distin- gués. L'anglicisation de Jersey semble donc révéler dans l'île l'action prédominante d'une minorité de « dirigeants « anglais qui, par leur prestige, imposent peu à peu la langue qu'ils ont apportée.

Si Jersey se rapproche de l'Angleterre, la Catalogne, comme nous l'avons vu, tend à s'écarter de l'Espagne. L'Union catalaniste a récem- ment publié un manifeste-programme, destiné à résumer les aspira- tions des Catalans en ce qui concerne l'autonomie administrative et financière. Les principaux points qu'embrasse le programme sont les suivants : Le régime intérieur de la Catalogne sera soumis au pouvoir régional; la langue catalane aura un caractère officiel; des Cortès ca- talanes seront établies; les magistrats et les juges, ainsi que tous les fonctionnaires publics, seront originaires de la région, et les procès y seront jugés en dernière instance.

Les catalanistes aspirent à avoir toute liberté d'action dans l'admi- nistration, pour fixer les impôts et les contributions, et pour contri- buer à la formation de l'armée au moyen du service militaire, ou au moyen du rachat en argent. Une réserve régionale pour le service exclusif de la Catalogne sera établie. D'après ce programme, les attri- butions du pouvoir central seraient limitées aux relations internatio- nales et économiques, à l'armée et à la marine, aux travaux publics

LE MOUVEMENT SOCIAL. 103

et à la formation du budget annuel, auquel chaque région contribue- rait proportionnellement à sa richesse.

Ce programme il faut l'ajouter n'est pas approuvé par tous les catalanistes. Une fraction de ceux-ci réclame davantage, et une certaine animosilé existe entre les régionalistes modérés et les régio- nalistes exaltés. Ce n'est pas la première fois qu'on aura vu en Espagne de violentes querelles entre moderados et excdtados. Seulement ces divisions affaiblissent la Catalogne, et servent le pouvoir central.

De l'autre côté de la Péninsule ibérique, une attention inquiète con- tinue à tenir bien des yeux fixés sur la ville de Porto. Voilà plusieurs mois que la peste y règne, sans y avoir pris toutefois ce caractère fou- droyant qu'elle présentait au moyen âge et jusqu'à une époque peu éloignée de nous. Jusqu'à présent, les craintes du reste de l'Europe, en ce qui concerne la propagation du fléau, n'ont pas été justifiées. Mais l'épidémie n'en continue pas moins, faisant toujours quelques victimes , et l'on se demande quand cette situation prendra fin.

Il paraît certain, lorsqu'on se rappelle les pestes d'autrefois et qu'on les compare aux pestes d'aujourd'hui, que les progrès de l'hygiène, soit dans l'habitation, soit dans le service de la voirie, ont grande- ment contribué à rendre la contagion moins dangereuse qu'elle ne l'était jadis. Des rues étroites et mal balayées, des demeures sordides et infectes sont au nombre des meilleurs adjuvants que la peste puisse rencontrer. Des voies et des demeures de ce genre, il en existe toujours dans bien des villes d'Europe; mais leur nombre tend à diminuer. Ce qui n'empêche pas qu'on en trouve encore dans le Midi beaucoup plus que dans le Nord. L'épidémie a éclaté à Porto. Elle aurait éclaté à Naples que la chose n'eût pas étonner. Mais, même à Porto, les progrès de l'hygiène sont suffisants pour tenir en échec le fléau.

Les médecins qui sont allés étudier celui-ci dans la ville contaminée pensent que l'état d'esprit des populations n'est pas étranger à la pro- pagation de la peste. Les préjugés, les superstitions, la méfiance irrai- sonnée à l'égard des innovations médicales ou des prescriptions de l'autorité publique mettent obstacle au salutaire effet des mesures hy- giéniques. Il est vrai que l'autorité publique, de son côté, a exagéré maladroitement certaines précautions et, par son cordon sanitaire, a gêné considérablement l'approvisionnement de la ville sans réussir à empêcher la circulation de l'intérieur à l'extérieur. Ces cordons sani- taires paraissent d'ailleurs n'avoir qu'un effet restreint. Les mesures d'assainissement ont une efficacité plus contrôlable, et le meilleur moyen de débarrasser une cité de ces sortes de contagions semble être

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de décréter, avant tout, la propreté obligatoire. Malheureusement, contre la force d'inertie de toute une population, les meilleures volontés du monde ne peuvent que perdre leur latin.

Le latin, du reste, sert-il beaucoup aux gens de bonne volonté? On sait que M. Jules Lemaître a soulevé dernièrement chez nous cette grosse question, et qu'elle a été traitée dans la Science sociale. Le mouvement aujourd'hui s'étend au loin, et voilà qu'on se met à dis- cuter en Russie la réforme des études classiques. Le fils du romancier Tolstoï qui, à l'instar de beaucoup de Slaves, se fait admirer par l'éclat de ses initiatives intellectuelles, a proposé dernièrement de créer un « gymnase » autrement dit une école divers métiers manuels, comme la menuiserie et le jardinage, remplaceraient le grec et le latin. Il est certain que l'abus de ces deux langues mortes pro- duit des effets plus sensibles encore en Russie qu'en France. Les défenseurs du latin, chez nous, peuvent toujours alléguer cet argu- ment que la langue de Bossuet est sortie de celle de Cicéron. Bien des mots latins sont pour nous de vieilles connaissances. Nous avons le plaisir sut generis d'y retrouver des étymologies. Mais le latin et le russe sont deux langues radicalement différentes. De là, pour le Russe, un surcroît de difficultés et un surcroît d'inutilité.

En Russie comme en France, on obtient, par le système actuel, une foule de collégiens qui ànonnent à grand'peine quelques mots de latin et de grec, et fort peu de jeunes gens qui sachent correcte- ment ces deux langues. La sagesse commande donc, là-bas comme ici, de chercher une autre méthode, moyennant laquelle on n'obtien- drait qu'un petit nombre de jeunes gens sachant les langues classi- ques, mais les sachant très bien, de manière à en jouir littérairement ou à pouvoir se livrer à de véritables travaux d'érudition. On sait d'ailleurs que ces travaux, si utiles qu'ils soient, n'ont pas besoin d'un nombreux personnel. Ceux qui s'y adonnent sont des exceptions, qu'il importe de ne pas multiplier sans motif.

Maintenant, la suppression du latin et du grec ne résout pas toute la question pédagogique. Il y a une question de formation sociale à redresser, en Russie comme ailleurs, et plus qu'ailleurs. L'école que M. Tolstoï souhaite de voir fonder n'en mérite pas moins de l'être. Ce serait toujours, pour les jeunes Russes qui s"y élèveraient, un pas en avant. G. d'Azambuja.

Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.

TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C". PARIS

QUESTIONS DU JOUR

LES POÈTES ET LA POLITIQUE

Un poète, après un procès politique, vient d'être banni. Un autre poète, pour le venger, est descendu dans l'arène électorale. Ce sont là, en ce moment, choses qui passionnent. Notre rôle, à nous, n'est pas de nous passionner, mais d'étudier les faits au point de vue scientifique, et d'en extraire, s'il se peut, la signi- fication sociale, qu'ils soient passionnants ou non.

Hâtons-nous donc de nous reportera deux mille ans en arrière. Alors vivait un poète qui aurait pu se jeter dans la politique, et qui ne s'y jeta pas, qui put marquer les coups d'une lutte gigan- tesque engagée entre des triumvirs sans avoir la tentation de se battre pour son compte, et qui, épicurien convaincu, se renfer- mait de son mieux dans cette « ataraxie » prêchée par Epicure. Nous avons nommé Lucrèce, et nous ne ferons que rafraîchir dans l'esprit de nos lecteurs un souvenir classique, en répétant ce que cet homme, dévot à la philosophie plus encore qu'aux Muses, déclarait au début du second livre de son De NcUiira Re- non :

« Il est doux, quand la tempête bouleverse la vaste mer, de contempler du rivage un navire qui lutte contre les flots; non que ce soit un plaisir pour nous de voir souffrir les autres, mais parce qu'il est agréable de songer aux maux dont nous sommes exempts. Il est doux encore de regarder des armées s'avancer l'une contre l'autre sur le champ de bataille, lorsqu'on ne cour

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soi-même aucun péril. Mais rien n'est plus doux que de se re- trancher solidement dans les temples sereins qu'ont édifiés la doctrine des sages. »

Templa screna. Le mot est resté proverbial. Oui, Lucrèce tient à rester sur les hauteurs de la poésie philosophique, ces hauteurs a d'où l'on peut voir les autres hommes errer et là, chercher à tâtons leur chemin dans la vie, rivaliser de talents et de noto- riété, redoubler d'efforts nuit et jour pour se hisser à la richesse et à la puissance. 0 malheureux esprits des hommes! 0 cœurs aveugles! »

Eh bien! cet « état d'âme », on ne l'a pas revu souvent parmi les poètes. Les « templa serena » n'ont pas manqué d'admira- teurs, et, dans le style contemporain, on les a même appelés les « tours d'ivoire ». De belles choses ont été dites sur l'isolement, sur l'indépendance noble et farouche qui convient aux amants de la beauté. Mais il faut croire que « temples sereins » et « tours d'ivoire » sont des prisons trop peu gaies pour ceux qu'Horace a judicieusement appelés la race irritable des poètes, et l'on a vu ceux-ci, à diverses époques, chez divers peuples, abandonner avec enthousiasme ces sacrés asiles, au risque d'échouer dans d'autres prisons dépourvues de toute auréole et décorées de noms moins pompeux.

I, CE QUE DIT L HISTOIRE.

De tout temps, en effet, si nous en croyons les très nombreux exemples que nous offre l'histoire, la politique a fait bon mé- nage avec la poésie. Les « nourrissons des Muses », ceux que l'art classique représente une lyre à la main et les yeux levés vers le ciel, ceux qu'un décorum conventionnel semble obliger, comme leur confrère Lucrèce, à passer leur vie dans les sentiers solitaires de l'Hélicon, buvant dans le creux de leur main l'eau des sources inspiratrices et couvrant leur front de lauriers, sont très souvent, dans la réalité, des hommes que les affaires pu- bliques intéressent prodigieusement. Et si leur destin les conduit

LES POÈTES ET LA POLITIQUE. 107

près d'un champ de bataille ou sur un rivage, la douceur de contempler aura moins d'attrait sur leurs âmes que celle d'en- trer dans la mêlée ou de se jeter à l'eau.

Nous parlions d'un poète condamné. Mais les poètes condamnés abondent dans l'histoire. D'autres n'esquivèrent la sentence qu'en se condamnant eux-mêmes à l'exil. On ne sait au juste si Terpandre fut banni de Sparte pour avoir ajouté des cordes à la lyre; mais Phrynicus fut certainement condamné à une amende de mille drachmes, par les tribunaux d'Athènes, pour avoir composé un drame sur la prise de Milet, désastre national. Anacréon, exilé de Téos, se réfugie à Samos; après quoi, banni de Samos, il se sauve à Athènes; Théognis, un des leaders du parti aristocrate à Mégare, mange également le pain de l'exil, et l'assaisonne de sentences versifiées il recommande à son fils de se méfier des démocrates. Eschyle, le grand tragique, a maille à partir avec la justice, qui lui reproche d'avoir violé les mystères d'Eleusis crime d'État et s'expatrie en Sicile. Apollonius, ayant encouru la disgrâce d'un Ptolémée, s'exile à Rhodes. Et voici, chez les Romains, Né- vius le satirique, emprisonné pour avoir médit des patriciens; Horace et Virgile, à qui Ton confisque leur patrimoine (ceux-là du moins se font restituer) ; Ovide, exilé sur le Pont-Euxin; Gallus, accusé de trahison, et qui se tue pour échapper à l'exil; Phèdre, traqué par Séjan; Lucain, impliqué dans la conspiration de Pison, et obligé de se donner la mort; Pétrone, victime d'un semblable accident ; Ju vénal, nommé préfet d'une cohorte au fond de l'Egypte, à l'âge de quatre-vingts ans, et recevant l'ordre ironique et meurtrier d'aller rejoindre son poste; Sénèque, re- légué en Corse par Claude en attendant de devenir le ministre, puis la victime de Néron. Si nous passons à la France, quelques exemples surgissent immédiatement : Marot deux fois exilé malgré la protection d'une reine, Voltaire à la Rastille (1), Jean-Raptiste Rousseau émigré. Le Franc de Pompignan, avocat général à la Cour des aides de Montauban, exilé pour avoir protesté contre les abus dans la perception de l'impôt, Chénier sur l'échafaud,

(1) M. de Broglie vient de publier toute une élude sur « Voltaire diplomate x-.

108 LA SCIENCE SOCIALE.

Florian en prison, Hugo à Jersey. A l'étranger, c'est Dante le « blanc », traqué par les « noirs », obligé de « monter et de des- cendre par l'escalier d'autrui »; Pétrarque banni par Florence en attendant de se mêler à la révolution de Rienzi; Le Tasse pas- sant de la faveur du prince à sa disgrâce, et faisant connaissance, selon la tradition, avec les prisons de Ferrare, comme Camoens avec celle de Goa. Silvio Pellico se rend plus célèbre comme pri- sonnier que comme poète. Schiller, qui est militaire, se voit sur- veillé comme républicain et poursuivi comme déserteur.

Mais, à côté des poètes condamnés ou poursuivis, combien qui auraient pu l'être! Combien qui l'auraient été sûrement si le parti opposé au leur avait triomphé ! Milton, au moment il écrivait son apothéose du régicide, se serait mal trouvé, évidemment, d'une subite restauration des Stuarts, et ce n'est pas la faute d'A- ristophane si Euripide, sans cesse dénoncé par lui comme un corrupteur de la cité, n'a pas trempé ses lèvres dans la ciguë de Socrate. A la liste des poètes réellement impliqués dans des procès touchant tous plus au moins à la politique, il faudrait joindre maintenant celle des poètes qui ont fait de la politique sans avoir la mauvaise chance de s'attirer des bannissements, des emprison- nements, des condamnations à mort. Celte liste comprendrait des guerriers, des généraux même, comme Archiloque, Tyrtée, So- phocle, Lope de Vega, Calderon, et d'autres, qui intervenaient l'épée à la main dans les conflits internationaux ; des rois ou des seigneurs faisant de la politique pour leur compte, comme nombre de troubadours; des orateurs ou des « publicistes » comme Solon, qui exhortait les Athéniens à reprendre Salamine et composait une élégie contre l'anarchie; Stésichore, qui mettait en garde les citoyens d'Himère contre l'ambition du fameux tyran Phalaris; Simonide, qui réconciliait, dit-on, Théron d'A- grigente et Hiéron de Syracuse au moment les armées des deux tyrans allaient en venir aux mains; Aristophane déjà nommé, dont toutes les comédies sont des satires politiques; le fameux Ménippe, et les divers auteurs de « ménippées »; des conspirateurs comme Thibaud de Champagne, à qui un oppor- tun repentir a procuré le pardon; de hauts fonctionnaires,

LES POÈTES ET LA POLITIQUE. 109

comme Silius nalicus, deux fois consul et fort mêlé aux affaires; Rutilius Numatianus, préfet de Rome, et bien d'autres déjà énu- mérés parmi les « condamnés »; des insurgés, ardents et fana- tiques, comme Agrippa d'Aubigné; et, après cela, des milliers d'auteurs satiriques, de faiseurs d'épigrammes, de chansonniers, tous les volontaires héros du coup d'épingle mobilisés par les Li- gues et par les Frondes, depuis Catulle qui égratignait César jus- qu'à Déranger qui démolissait la Restauration, et M. Théodore Botrel, qui a failli, suspect de chouannerie, être englobé parmi les arrestations récentes.

Sans sortir de notre siècle, nous pouvons constater que trois poètes de premier ordre, sans compter les autres, ont montré le goût le plus vif pour les batailles de la politique. Chateaubriand (il est permis, n'est-ce pas, de le classer parmi les poètes?) fut même un politicien éminent. Diplomate, pair, ministre, orateur, journaliste, il marqua sa place avec éclat au congrès de Vérone, et ses Mémones d'outre-tombe reflètent des préoccupations plus tournées vers la domination des hommes que vers la contempla- tion de la nature. Dans les mélancolies d'un René, il y a parfois le regret de ne pouvoir être un Bonaparte. Moins longue, la carrière politique de Lamartine fut plus brillante peut-être. L'au- teur de Bénédiction de Dieu dans la solitude passa comme un météore au gouvernement suprême de l'Etat et y eut, comme l'on dirait aujourd'hui, deux ou trois « gestes » splendides. Quant à Hugo, la haine implacable qui anime ses Châtiments atteste l'ampleur de ses ambitions déçues. Chantre du duc de Bordeaux, puis de Napoléon, puis des démocraties et de la répu- blique universelle, il mourut sénateur révolutionnaire après avoir été pair de Louis-Philippe. C'est ce qu'on peut appeler, au point de vue des politiciens, une existence bien remplie.

Autour de ces génies, de moindres talents suivaient une pente analogue. Delavigne publiait ses Messéniennes. Rarbier aiguisait ses ïambes, Reboul débutait dans la Quotidienne, Ponsard se pré- sentait trois fois aux électeurs comme candidat républicain, et finissait par accepter les faveurs de l'Empire ; Victor de Laprade, au contraire, descendait de sa Tour d^ Ivoire pour écrire ses Muses

110 LA SCIENCE SOCIALE.

d'Etat et mettre clans le même sac « tribuns et courtisans ». C'est à lui que l'on doit cette maxime :

Nul, quand le cri d'alarme a chez nous retenti, N'est exempt du devoir de choisir un parti.

Lt, c'est encore lui qui, pour justifier son attitude, évoque l'ombre de Corneille, laquelle lui dit :

Moi, sujet de Louis, paisible homme de bien, Je voudrais aujourd'hui parler en citoyen. Comme jadis, soldat de Brute ou de Pompée, Chez les derniers Romains j'aurais porté l'épée, Comme aux pieds de Jésus prompt à dire : Je crois! Chez les premiers chrétiens j'aurais porté la croix (1).

En prose, c'est dire que des époques admettent l'intrusion des poètes dans la politique, et que d'autres ne l'admettent point. Quel poète se serait mêlé des aiiaires publiques sous le grand car- dinal ou sous le grand roi? Quel poète? 31ais ce Corneille même, ce « paisiljle homme de bien » qui exposait dans une scène de Cinna toutes les raisons qui peuvent militer, soit en faveur de la monarchie, soit en faveur de la république, ce poète dont le Cid^ glorifiant l'Espagne et le duel au moment Richelieu guerroyait avec les Espagnols et les duellistes, se trouvait déféré, non point à une Haute Cour sans doute, mais à la juri- diction de l'Académie. D'autres esprits étaient plus souples que Corneille; mais il ne s'ensuivait pas que la politique fût absente de leur oeuvre ou de leur pensée. Il n'y a pas que la politique d'agitation et de désapprobation. Il y a la politique d'approba- tion, celle des protégés, des favoris, des pensionnés, qui, n'ayant aucune raison de conspirer contre le « patron », se croient tenus de le louer dans tous ses actes publics, dans ses guerres, dans ses victoires, dans ses traités de paix, dans ses négociations, dans ses mesures de police intérieure, dans son admirable clémence, dans sa juste sévérité, etc. Nous reconnaissons ici les Pindare, les Virgile, les Horace, les Martial, les Malherbe, les Boileau, les Racine, les Molière, et presque tout le cortège des poètes « heu-

(1) Yoix du Silence. Un entretien avec Coineille.

LES POÈTES ET LA POLITIQUE. 111

reux ». Du reste, plusieurs de ceux qui furent persécutés ou condamnés étaient pourtant des courtisans empressés et soucieux de plaire. Tel est le cas de notre Marot, et, en Portugal, celui de iinfortuné Camoens. Le roi Sébastien avait accordé à l'auteur des Lusiades une pension de quinze mille reis, mais le verse- ment était si peu exact que le poète, dans son irritation, deman- dait au roi de vouloir bien commuer la pension de quinze mille reis en quinze mille coups d'étrivières aux ministres. On com- prend que de pareilles boutades, lorsqu'elles éclataient loin de la cour, aient pu attirer à leur auteur de sérieux désagréments.

En définitive, pour clore cette série de faits que nous aurions pu facilement rendre plus complète , presque tous les poètes notables, lorsqu'ils n'ont pas été des politiciens eux-mêmes, ont tout au moins loué des politiciens et se sont affichés comme leurs amis, leurs partisans, les approbateurs de leurs actes. Certains même d'entre eux, que l'on donne volontiers comme des indé- pendants, comme des « sauvages «, La Fontaine par exemple, se rattachent toujours par quelques-unes de leurs œuvres à cette nombreuse catégorie.

Voilà donc un fait bien établi. Maintenant, cherchons-en les causes.

Une cause générale prédispose les poètes, sans les y porter nécessairement, à s'occuper des allaires publiques : elle réside dans la nature même de leur travail.

Une autre cause , qui n'agit pleinement que dans certains milieux, les y porte d'une façon très nette : la nature du patro- nage accordé à la poésie.

Une troisième cause, qui se combine soit avec les deux pre- mières, soit avec la première seulement, tend à projeter les poètes dans la politique avec une violence et une soudaineté particulières : à savoir les crises gouvernementales que traver- sent, à telle ou telle époque, certaines sociétés.

112 LA fCIfiiNCE SOCIALE.

11. L INFLUENCE DE LA PROFESSION.

La poésie est tout d'abord un travail qui exalte le sentiment. On ne joue pas impunément avec la passion sans se passionner soi-même peu ou prou. Ceci dit, même pour les poètes qui « sen- tent » moins que les autres et sont les virtuoses plutôt que les victimes de leur art. iMusset l'a dit en vers expressifs :

Leurs déclamations sont comme des épées; Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant. Mais il Y pend toujours quelque goutte de sang.

De cette réputation d'irritabilité conquise par les faiseurs de vers. Mais ce n'est qu'une première observation, qui ne constitue qu'une explication incomplète. Les musiciens passent pour irritables, eux aussi, et les débats récents occasionnés par l'organisation des prochaines expositions de peinture ont montré que, sous le rapport des nerfs, tous les artistes se trouvent dans des conditions sensiblement analogues.

Mais la profession poétique ajoute à ces conditions d'autres conditions spéciales, en vertu duquel les nerfs du poète vibrent sur un mode spécial.

Au lieu de vivre dans le monde des sons, comme le musicien, ou dans le monde des couleurs, comme le peintre, il vit dans le monde des idées, et son cas en devient immédiatement plus grave.

Nul ne peut être poète sans écrire des phrases, c'est-à-dire sans exprimer des opinions; et ces opinions, pour intéresser le public, doivent porter sur des sujets assez généraux. Pour l'intéresser au plus haut degré, elles doivent porter sur des questions qui passionnent. Si le poète est lyrique, en particulier, il tourne fata- lement à l'orateur. De même s'il est satirique, car la satire n'est qu'un discours, une diatribe, wn pamphlet envers.

Il y a autre chose : le poète cherche à chanter le beau. Or, qu'est-ce que le beau, pratiquement, sinon ce qui brille, ce qui

LES POÈTES ET LA POLITIQUE. 113

frappe rimagination, ce qui impose par une certaine pompe et une certaine grandeur. Or les guerres, les batailles, les révolu- tions, les conjurations, les grandes catastrophes publiques, ks infortunes de 'personnes dont la vie privée se confond avec la vie publique, sont choses qui rentrent éminemment dans cette caté- gorie. Un parricide, dans la famille Durand ou dans la famille Dupont, n'est qu'un fait-divers. Mais qu'Oreste égorge sa mère Clytemnestre, il y a un beau sujet de tragédie, parce que la chose se passe dans une famille de rois.

En fait, deux grands genres de poésie, le genre épique et le genre tragique, se trouvent étroitement rivés aux faits et gestes des pouvoirs publics. Le poète est obligé en conscience de se mettre dans la peau des politiciens, de reconstituer en imagination leurs actions célèbres, de les rehausser, de les embellir, de prêtera des rois, à des ministres, à des ambassadeurs, à des conspirateurs, à des sénateurs, des altitudes et des discours aussi vraisemblables que possible, et nul ne peut contester que Corneille, par exemple, y ait réussi admirablement. Ce n'est encore que de la politique spéculative, mais c'est déjà de la politique, et de la politique yjw/' devoir professionnel. Il est clair que quelques genres prédispo- sent moins nettement à cette compréhension des affaires de l'E- tat : l'élégie personnelle par exemple, et aussi la comédie bour- geoise,l'idylle, le madrigal, le sonnet et la plupart des « petits genres ». Mais, outre qu'un poète peut souvent être attiré d'un genre vers un autre, l'irritabilité et le goût du brillant sont, pour l'ensemble de la corporation, des caractéristiques communes. L'ap- titude à s'engager éventuellement dans la mêlée politique existe donc, à des degrés divers, chez tous ceux qui jonglent passion- nément avec des idées.

Bref, la nature du travail poétique est telle : premièrement, qu'elle impose souvent au travailleur l'obligation de traiter spé- culativement de matières politiques; secondement, qu'elle dé- veloppe en lui, à l'état latent, des qualités de nature à lui faciliter l'accès de la vie politique proprement dite, qualités de publiciste, d'orateur, d'agitateur, de remueur d'hommes.

Mais le poète, avant d'exercer son influence sur d'autres

11-4 LA SCIENCE SOCIALE.

hommes, dépend lui-même, le plus souvent, de « patrons » qui rinÛuencent lui-même.

HT. L INFLUENCE DU PATRONAGE.

Il n'y a eu qu'un Mécène de ce nom. Mais presque tous les poètes ont eu des Mécènes. Pour Faède, c'est le chef homérique; pour le trouvère, c'est le seigneur; pour le pindarique, c'est la famille de l'athlète; pour l'auteur dramatique latin ou grec, c'est le chorège ou l'édile. Ce sont des rois, des patriciens, des financiers, des amis riches, des protecteurs éclairés, des « salons » influents, des éditeurs avisés, des impresarii à l'intelligence ou- verte. Mécène s'appelle Protée.

Mais l'histoire de très nomhreux poètes révèle un fait capital : à savoir çu'i/s ont clé patronnés par des politiciens .

La chose se comprend du reste. Tous les riches ne sont pas gouvernants, mais les gouvernants, ou ceux qui sont organisés pour le devenir, disposent généralement de grandes ressources pécuniaires. De plus, la possession du pouvoir permet de puiser largement dans le trésor publie et d'affronter des dépenses somp- tuaires devant lesquelles reculent beaucoup de particuUers.

Or, la poésie est un luxe, et les poètes, artisans de ce luxe, se sont trouvés, presque partout,, avoir pour meilleurs clients les dépositaires de la puissance publique. Par suite, ils devenaient des hommes de cour, des familiers des grands. Ils pénétraient dans un monde la politique était la grande préoccupation des esprits. Ils coudoyaient des hommes d'état, des ambassadeurs, de hauts fonctionnaires. Ils entendaient de nombreuses conver- sations sur la guerre et la paix, sur l'administration et la justice, sur les cabales et les factions. La tentation d'entrer dans ces fac- tions et dans ces cabales, lointaine pour d'autres, devenait, à certains moments, prochaine pour eux.

Trois cas. pour un poète ainsi protégé, peuvent se présenter. Ou bien, malgré ses accointances politiques, il se cantonne dans une fière et sereine indifférence. Tel est, nous l'avons vu, le cas

LES POÈTES ET LA POLITIQUE. H3

de Lucrèce, et nous avons cite, à ce sujet, ses philosophiques déchirations. Or Lucrèce était l'intime ami d'un homme puissant, à qui il dédie son poème. Cet homme puissant était Memmius, proconsul de Bithynie, et l'heure vint oîi, accusé de concussion, Memmius fut condamné à l'exil. C'est précisément vers ce mo- ment que se place la mort de Lucrèce, sur laquelle circulent des versions controversées. Une de ces versions est qu'il se donna la mort pour ne pas survivre à la disgrâce de son cher procon- sul. Si le fait était démontré, il serait typique, et l'on en vient à se demander si, dans le cas Memmius, prenant les armes, aurait voulu jouer au Sylla et fomenter une guerre civile, la sereine impartialité de son ami n'eût pas été mise à une redou- table épreuve. La même question peut se poser à propos de Ti- buUe, ami passionné, lui anssi, du proconsul Messala. Ce Messala était un ancien proscrit, lieutenant de Brutus, rallié au parti d'Octave. Qu'eùt-il fallu pour faire du tendre élégiaque un fa- rouche « conspirateur » ? Peut-être seulement un avis secret de Messala conçu en ces termes : « Je vais me faire saluer empereur par mes légions. »

Tibulle du reste n'est déjà plus dans le premier cas, celui de l'impartialité absolue. Il rentre un peu dans le second, nous vou- lons parler du cas le poète, satisfait de son protecteur, s'em- presse de lui témoigner sa reconnaissance en louant ses actes. Lorsque le protecteur est un politicien, il est clair' que l'éloge ne pourra que renfermer, par la nature même des faits loués, une profession de foi politique. C'est ainsi qu'Auguste et Louis XIV, pour ne citer qu'eux, ont assisté vivants, non seulement à leur propre apothéose, mais encore à l'apologie des principes qui di- rigeaient leur gouvernement. Horace, Virgile, Racine, Boileau ne descendent au forum que dans l'appareil des thuriféraires ; mais combien de sénateurs, c'est-à-dire de politiciens professionnels, tant sous les empereurs romains que sous Napoléon F", n'ont pas été autre chose !

Nous avons esquissé dernièrement, dans cette revue, les prin- cipaux traits de la poésie de Pindare. Lui aussi et avec lui tous les poètes qui cultivent le genre triomphal, comme Simonide et

116 LA SCIENCE SOCIALE.

beaucoup d'autres se lance à corps perdu dans la politique. Les athlètes vainqueurs sont de grands personnages, des chefs de cité, des « tyrans », des rois même. Aussi, après avoir dit quel- ques mots à peine des brillants coups de poing qu'ils ont échan- gés ou de la course agile qu'ils ont fournie, le poète se jette-t-il du côté de la gloire politique de ses héros et de leurs aïeux.

Reste le troisième cas : c'est celui le poète, pour une raison quelconque, vient à se brouiller avec son patron. Heurts de carac- tère, malentendus, intrigues des tiers, plusieurs petites causes accidentelles peuvent amener ces ruptures. Mais rompre avec un particulier ou rompre avec un homme public n'entraînent pas les mêmes conséquences. Celui qui se brouille avec un particulier peut ne plus lui parler, ne pas le saluer, médire de lui, l'injurier, le provoquer en duel, tous phénomènes d'ordre privé. Celui qui se brouille avec une homme public avec un prince par exemple est naturellement entraîné à donner à la brouille une physionomie politique, d'autant plus que la rancune du poète se trouve aisément encadrée dans les rancunes des politi- ciens proprement dits qui gravitent aussi autour du « patron ». Ami de celui-ci, le poète trouvait et disait en vers que sa politique était bonne. Ennemi, il trouvera et dira en vers que sa politique est mauvaise. Il écrira des Châtiments, ou même, si le milieu fa- vorise les coups de tête plus complets, il essaiera de châtier lui- même. Son attitude pourra choisir entre ces trois termes : oppo- sition, conspiration, insurrection. La vie du poète Alcée, ime des plus accidentées qui soit, est celle d'une homme qui a passé par toute la gamme.

En définitive, lorsque le patronage de la poésie s'incarne dans un homme puissant (le plus souvent un prince), le mécanisme de l'introduction du poète dans la vie politique est très facile à sai- sir. Mais ce mécanisme ne fonctionne pas dans tous les milieux. Il ne fonctionne pas, en particulier, dans les milieux dits démo- cratiques, ou mieux dans les sociétés l'autorité n'apparaît pas concentrée dans un seul bomme, et s'exerce, à l'égard de la poésie, une sorte de "patronage collectif, de patronage diffus.

LES l'OÈTES ET L.V POLITIQUE. 117

IV. L INFLUENCE DES CRISES POLITIQUES

Dans ces sociétés, l'opinion publique, d'ailleurs flottante et chang-eantc comme les hommes qu'elle élève au pouvoir, joue un rôle des plus importants. Les poètes, s'ils sont calculateurs, ont intérêt à prévoir ses fluctuations pour en tirer parti. S'ils sont avant tout hommes d'imagination et de sentiment, ils peuvent se laisser fasciner par la puissance attractive des masses. A ces heures, la nécessité d'agir sur les esprits est, pour les politiciens, plus pressante que jamais. C'est le moment béni de l'éloquence politique, le moment fleurit le type de l'orateur dans le genre de Périclès, de Démosthènes, de Mirabeau, de Gambetta. Mais les mêmes bouleversements sociaux qui tendent à développer l'éloquence politique tendent aussi, qu'on le remarque bien, à précipiter dans cette éloquence (parlée ou écrite) les poètes, qui sont déjà, nous l'avons vu, en vertu de leur formation profes- sionnelle, des orateurs en disponibilité. Il y a, sur le. marché, une forte demande d'agitateurs intellectuels, de gens capables d'im- pressionner des lecteurs ou des auditeurs. Les politiciens font alors flèche de tout bois et, naturellement, circQnviennent les poètes, lesquels, en bien des cas, ne demandent pas mieux que de se laisser circonvenir. En effet, une scène s'offre à eux leurs trésors de sensibilité et d'imagination pourront se traduire en articles à l'emporte-pièce et en discours enflammés. C'est un débouché pour le talent; c'est une nouvelle route vers la gloire. La profession du poète l'a mis, en principe, hors de l'arène, mais elle l'a armé de pied en cap pour y descendre. Des patrons politiciens l'y ont attiré peut-être, et lui ont appris à y faire ses premiers pas; mais, même sans l'intervention de ces patrons, il est certainement des époques l'anarchie, les troubles civiques, les secousses populaires revêtent les propriétés attirantes et ab- sorbantes d'un « maelstrom ». On voit alors se précipiter dans la mêlée des partis, tantôt des poètes qui ont rompu avec le puis- sant personnage qui les patronnait, tantôt des poètes qui, les épreuves de leurs débuts une fois franchies, se trouvent ne

i

118

LX SCIENCE SOCIALE.

plus connaître d'autre patronage que celui d'une clientèle vague et diffuse dont l'attitude est une règle pour la leur. La seule chose, d'ailleurs, qui décide certains poètes protégés à rompre avec un grand protecteur, c'est l'espoir de retrouver, dans la foule anonyme, l'équivalent de ce que leur fait perdre leur dé- fection. Sans contester la valeur littéraire de Victor Hugo, il est très clair, par exemple, que ce remarquable génie n'a cessé d'être le courtisan des rois que pour devenir le courtisan des foules, et qu'il a trouvé, pour exalter la « Ville-Lumière », des hyperboles aussi fortes que les poètes du dix-septième siècle en imaginaient pour complimenter le « Roi-Soleil ».

Aristophane et Lamartine deux organisations poétiques bien différentes, oflrent deux excellents types de poètes descendant de leur plein gré, par système, dans l'arène des partis, en vue de défendre les idées qui leur sont chères, et sont chères à tout un vaste groupe dont la poussée collective agit invisiblement sur eux. Les poètes de ce type volent spontanément à la mêlée. C'est le bruit même qui les attire. Ils sentent confusément que leur talent va être une machine de guerre de plus dans la bataille, et, comme ils ont des convictions, de la passion, des loisirs, ils peu- vent aller jusqu'à se faire un cas de conscience de cette hégire de l'homme qui chante vers le monde l'on se bat. C'est ce que dit Lamartine dans ses Strophes à Némésis (i), écrites, on lésait, en réponse aux attaques de Méry, un autre poète :

Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle!

et plus loin :

Honte à qui peut chanter pendant que les sicaires, En secouant leur torche aiguisent leurs poignards. .Jettent les dieux proscrits aux rires populaires. Ou traînent aux égouts les bustes des Césars! C'est l'heure de combattre avec l'arme qui reste I C'est l'heure de monter au rostre ensanglanté, Et de défendre au moins, de la voix et du geste, Rome, les dieux, la liberté 1

1 Harmonies.

LBB POETES ET LA POLITIQUE.

119

Dante en Italie. Byron en Angleterre on sait que l'auteur de Childe-UaroldAii de l'opposition à la Chambre des Lords et s'éripea plus tard en champion des races opprimées figureraient encore assez bien dans la galerie de ces politiciens amateur-s. descendus du ciel de la rêverie dans la poussière des batailles, et les deux poètes contemporainsauxquels nous faisions allusion au début de cette étude, ne font que grossir, comme on le voit, une légion qui se recrute depuis longtemps dans bien des pays.

Entré dans la politique avec son tempérament de poète, le poète garde au milieu des discordes civiles les traits de sa forma- tion intellectuelle, qui contribuent à lui donner une physionomie spéciale, assez souvent celle d'un homme peu pratique, intran- sigeant, inapte à faire plier les " principes » devant les nécessités de telle ou telle situation. Aussi est-il difficile aux poètes de jouer à proprement parler un rôle dirigeant dans ces discordes. Ils sont des « clairons » plutôt que des capitaines. La chose apparaît clairement pour Milton et pour Agrippa d'Aubigné, caractères in- traitables, à charge à leurs propres amis malgré l'ardeur de leur zèle, et plus ou moins méconnus, en fin de compte, par ceux dont ils ont épousé les querelles. Il y a quelque chose de cela dans la vie de Chateaubriand. Des exemples récents ne semblent-ils pas aussi montrer que le poète est mauvais tacticien en politique, et adopte des attitudes qu'un autre eût probablement éditées?

La verve et la passion professionnelle du poète jouent donc, aux époques agitées, le rôle de forces auxiliaires qu'invoquent les partis belligérants; mais ce sont des forces capricieuses, indo- ciles, parce que le poète ne peut s'empêcher de demeurer poète tout en devenant politicien. Les habitudes du premier métier persistent sous le second, et chacun, dans le même homme, pro- duit ses particularités sociales.

Comme conclusion de tout ce qui précède, constatons que, non seulement la poésie ne préserve pas ceux qui s'y adonnent des agitations extérieures de la vie publique propres à troubler la sérénité de la vie, mais encore qu'elle les y pousse; bien plus, qu'elle les y pousse par divers côtés à la fois; bien plus

118 LA SCIENCE SOCIALE.

plus connaître d'autre patronage que celui d'une clientèle vague et diffuse dont l'attitude est une règle pour la leur. La seule chose, d'ailleurs, qui décide certains poètes protégés à rompre avec un grand protecteur, c'est l'espoir de retrouver, dans la foule anonyme, l'équivalent de ce que leur fait perdre leur dé- fection. Sans contester la valeur littéraire de Victor Hugo, il est très clair, par exemple, que ce remarquable génie n'a cessé d'être le courtisan des rois que pour devenir le courtisan des foules, et qu'il a trouvé, pour exalter la « Yille-Lumièie », des hyperboles aussi fortes que les poètes du dix-septième siècle en imaginaient pour complimenter le « Roi-Soleil ».

Aristophane et Lamartine deux organisations poétiques bien différentes, offrent deux excellents types de poètes descendant de leur plein gré, par système, dans l'arène des partis, en vue de défendre les idées qui leur sont chères, et sont chères à tout un vaste groupe dont la poussée collective agit invisiblement sur eux. Les poètes de ce type volent spontanément à la mêlée. C'est le bruit même qui les attire. Ils sentent confusément que leur talent va être une machine de guerre de plus dans la bataille, et, comme ils ont des convictions, de la passion, des loisirs, ils peu- vent aller jusqu'à se faire un cas de conscience de cette hégire de l'homme qui chante vers le monde l'on se bat. C'est ce que dit Lamartine dans ses Strophes à Némésis (i), écrites, on lésait, en réponse aux attaques de Méry, un autre poète :

Honte à qui peut chanter pendant que Rome brûle !

et plus loin :

Honte à qui peut chanter pendant que les sicaires, En secouant leur torche aiguisent leurs poignards. Jettent les dieux proscrits aux rires populaires. Ou trament aux égouts les bustes des Césars! C"est l'heure de combattre avec l'arme qui reste! C'est l'heure de monter au rostre ensanglanté. Et de défendre au moins, de la voix et du geste, Rome, les dieux, la liberté!

ii] Harvionies.

LES rOÈTES ET LA rOLITIQUE. 119

Dante en Italie, Byron en Angleterre (on sait que l'auteur de Childe-HaroldSii de l'opposition à la Chambre des Lords et s'érigea plus tard en champion des races opprimées) figureraient encore assez bien dans la galerie de ces politiciens amateurs, descendus du ciel de la rêverie dans la poussière des batailles, et les deux poètes contemporains auxquels nous faisions allusion au début de cette étude, ne font (jue grossir, comme on le voit, une légion qui se recrute depuis longtemps dans bien des pays.

Entré dans la politique avec son tempérament de poète, le poète garde au milieu des discordes civiles les traits de sa forma- tion intellectuelle, qui contribuent à lui donner une physionomie spéciale, assez souvent celle d'un homme peu pratique, intran- sigeant, inapte à faire plier les a principes » devant les nécessités de telle ou telle situation. Aussi est-il difficile aux poètes de jouer à proprement parler un rôle dirigeant dans ces discordes. Ils sont des « clairons » plutôt que des capitaines. La chose apparaît clairement pourMilton et pour Agrippa d'Aubigné, caractères in- traitables, à charge à leurs propres amis malgré l'ardeur de leur zèle, et plus ou moins méconnus, en fin de compte, par ceux dont ils ont épousé les querelles. Il y a quelque chose de cela dans la vie de Chateaubriand. Des exemples récents ne semblent-ils pas aussi montrer quele poète est mauvais tacticien en politique, et adopte des attitudes qu'un autre eût probablement évitées?

La verve et la passion professionnelle du poète jouent donc, aux époques agitées, le rôle de forces auxiliaires qu'invoquent les partis belligérants; mais ce sont des forces capricieuses, indo- ciles, parce que le poète ne peut s'empêcher de demeurer poète tout en devenant politicien. Les habitudes du premier métier persistent sous le second, et chacun, dans le même homme, pro- duit ses particularités sociales.

Comme conclusion de tout ce qui précède, constatons que, non seulement la poésie ne préserve pas ceux qui s'y adonnent des agitations extérieures de la vie publique propres à troubler la sérénité de la vie, mais encore qu'elle les y pousse; bien plus, qu'elle les y pousse par divers côtés à la fois; bien plus

120 LA SCIENCE SOCIALE.

encore, que, le poète une fois lancé dans cette voie, elle allume si bien en lui l'ardeur de la lutte, que ce politicien de contre- bande en remontre à ses compagnons d'armes, et semble s'ani- mer, pour lui emprunter son langage, d'une « fureur sacrée ». Rendons enfin cette justice aux poètes que la politique, chose bien triste et bien vile le plus souvent, et les intérêts ma- tériels, la distribution des fonctions, la « curée » en un mot, tien- nent naturellement et normalement une si grande place, prend avec eux une allure élevée, désintéressée, chevaleresque. Cela peut tourner à l'utopie et au donquichottisme, mais le donqui- chottisme et l'utopie reposent de l'ignoble colletage des appétits autour des dépouilles ou des faveurs. Et il arrive alors à nos poètes d'exprimer de belles idées politiques, dont les autres po- liticiens ne s'avisent pas ; témoin cette autre Strophe à Némésis :

Que ces tyrans divers dont la vertu se joue Selon l'heure et les lieux s'appellent peuple ou roi, Déshonorent la pourpre, ou salissent la boue, La honte qui les flatte est la même pour moi! Qu'importe sous quel pied se courbe un front d'esclave? Le joug d'or ou de fer n'en est pas moins honteux! Des rois tu l'affrontas, des tribuns je la brave; Qui fut moins libre de nous deux?

Mais ce sont trop belles choses pour que le public les écoute. Il se contente ordinairement de les applaudir. Les plus nobles envolées n'empêchent pas les appétits mesquins de suivre leur cours. Le poète lui-même peut subir l'attraction commune et tomber de ce « plafond » où, à l'exemple de Lamartine, il aura promis de siéger. Mais, s'il y reste, s'il demeure absorbé dans la contemplation de son idéal politique, le parti, tout en con- tinuant à l'honorer par contenance, tend à se détacher douce- ment de lui. Après avoir exprimé l'éloquence contenue dans sa poésie, on trouve fâcheux ce 7'ésidn de poésie qui survit à l'opé- ration. On presse l'orange et on jette l'écorce, selon le mot de Frédéric ÏI sur Voltaire. Seulement, dans le cas qui nous occupe, l'écorce est quelquefois ce qu'il y a de meilleur.

G. d'Azambuja.

HISTOIRE

DE LA FORMATION PAKTICILARISTE

III

LE PÊCHEUR CÔTIER DE NORVÈGE (1).

11 se révèle, dans la marche historique du monde, certaines cir- constances précises qui en changent décidément la direction, et qu'on appelle « les tournants de l'histoire ».

Parfois, les causes qui agissent alors appartiennent à un ordre de choses qui n'est perceptible qu'à l'esprit. D'autres fois, et plus souvent, elles sont matériellement tangibles.

Lorsque, longeant en barque le rivage norvégien, au sud- ouest, on contourne longuement, au fond du fiord de Stavanger, les derniers contreforts des superbes monts Lang-Fielde, et qu'on en frôle les immenses parois presque verticales, on peut dire en propres termes, et au sens le plus littéral, qu'on voit de ses yeux et touche de ses mains l'un des plus extraordinaires « tour- nants de l'histoire ». C'est en passant, parce même rivage, d'un versant à l'autre de la grande chaîne occidentale des montagnes Scandinaves, que les fils émigranis des Goths ont amené le plus profond changement qu'ait connu le monde dans l'ordre naturel de la société, la transformation de la famille patriarcale en fa- mille particulariste.

Le versant occidental de la Scandinavie présente, à partir du

(1) Voir l'article précédent, livraison de janvier 1900. Science Sociale, t. XXIX, p. 27.

T. XXIX. Ç)

122 LA SCIENCE SOCIALE.

point que je viens de dire jusqu'au plateau de Trondhiem, et du nord du plateau de Trondhiem jusqu'à l'extrême nord, une cons- titution physique absolument unique au monde. Il n'est pas sur- prenant qu'il se soit fait quelque chose qui ne s'est fait nulle part ailleurs. Deux points sont acquis par tout ce cju'on sait du passé et par tout ce qu'on connaît dans l'étendue du monde : d'une part, l'émig'ration gothique n'a produit que la formation par- ticulariste ; et, d'autre part, entre toutes les populations parti- cularistes répandues aujourd'hui jusc{u'aux antipodes,, il ne s'en trouve pas une qui ne remonte, par ses origines, à la Scandinavie occidentale.

C'est un très grand fait, dont la connaissance est uniquement due à la science sociale. Il a d'abord été soupçonné et signalé par Le Play. Plus tard, j'ai pu l'étudier; et le fait s'est vérifié. Je l'ex- poserai ici sommairement.

Mais avant d'entrer dans l'analyse du phénomène, il est bon de donner une première idée et comme une première vue sensible des deux éléments qui en constituent le fond. La Scandinavie oc- cidentale est unique par la rencontre des deux circonstances que voici :

Elle est bordée, depuis Stavanger jusqu'au delà du cap Nord, par la plus riche partie du grand plateau sous-marin de l'Europe occidentale, c'est-à-dire que, près de son rivage et parallèlement à lui, règne sous les eaux une hauteur plane, une large bande de fond de mer surélevé, qui, si elle émergeait, accroîtrait de moitié le territoire norvégien, sans en changer la forme. C'est comme un doublement de la Norvège sous l'eau; c'est comme une autre Norvège à côté de la première, mais plate et submergée. Le nom de « terrasse sous-marine norvégienne » figure bien cette dispo- sition du lieu. Cette plate-forme ne présente nulle part une bri- sure importante. A certain endroit (au nord-ouest du cap Stat, qui marque la limite de la mer du Nord et de l'Atlantique) elle est si parfaitement plane sur une longueur de 120 kilomètres, que si elle venait à se soulever, on pourrait y poser une voie ferrée dont la pente ne dépasserait pas 6 millimètres par mètre.

Cette terrasse sous-marine norvégienne n'est qu'à une profon-

HISTOIRE DE LA FOMRATION PARTICULARISTE. 123

deur de 100 à 150 mètres au-dessous de la surface de la mer. Elle domine, à l'ouest et au nord, les formidables versants du fond de l'Atlantique et de l'Océan Glacial, qui descendent à des abîmes de 1.000 à 3.500 mètres. Au sud, au delà du rétrécissement de la mer entre les deux caps de Norvège et d'Ecosse les plus rapprochés l'un de Tautre, elle est au contraire dominée par un fond plus élevé delà mer du Nord, par une plus haute terrasse, par un plan incliné plus montant, qui n'est guère que de 90 à 25 mètres au-dessous des eaux superficielles. Elle est ainsi nette- ment déterminée.

Elle fait partie, comme je l'ai dit, ou plutôt elle est une annexe du grand plateau sous-marin, demi-circulaire, qui sert de support à l'Europe occidentale, et qui apparaît dans l'angle du golfe de Gascogne, déborde de iO à 100 kilomètres, environ, la côte ouest de la France, englobe la mer de la Manche, enveloppe les Iles Britanniques au large comme la France, et s'étend sous la mer du Nord et sous toute la Baltique. (V. Atlas manuel, Hachette, carte 8. V. les cartes hypsométriques de l'Europe et de la France; Atlas Schrader, cartes 7 et 11.)

Mais ce qui distingue éminemment du reste de ce plateau la terrasse norvégienne, c'est l'incomparable affluence des pois- sons qui la fréquentent. Elle est, pour le monde aquatique, « une station » de premier ordre. Elle doit cette faveur à ce qu'elle est parcourue dans toute son étendue par le principal cou- rant des eaux chaudes marines, qu'on appelle le Gulf-Stream. Ge fait a exercé sur la constitution sociale de la Norvège une in- fluence si considérable, qu'il importe de le connaître quelque peu. On trouve là, d'ailleurs, un des plus visibles exemples du grandiose agencement des conditions naturelles, qui provoquent et encadrent l'action de l'homme.

Le Gulf-Stream est un des souverains agents de l'organisation du monde boréal, et il a ses origines dans la région de l'Equa- teur. En pensant à sa rencontre avec nos émigrants sur la côte norvégienne et aux effets dont il a été cause chez eux, je ne puis m'empêcher de faire un rapprochement entre cette marche ma- gnifique des eaux de l'Océan, montant du lointain midi occiden-

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tal, et ce grand courant des peuples germaniques, affluant, en sens inverse, du midi oriental; et, en embrassant d'un même regard ces deux forces si diverses, dont Faction s'est pourtant combinée pour un résultat d'ordre supérieur, je suis frappé des larges proportions du spectacle que souvent la science sociale, à l'instar de toutes les sciences, présente soudainement à l'es- prit, après l'avoir fait passer par les étroites avenues d'une observation minutieuse.

Le Gulf-Stream se forme dans l'Atlantique, des deux côtés de la ligne équatoriale, sous la poussée des vents alizés, qui, souf- flant constamment de l'Afrique, chassent de proche en proche, vers la côte septentrionale du Brésil, vers la Guyane, dans la mer des Antilles, puis dans le golfe du Mexique, une énorme masse d'eau, longtemps chauffée par le soleil tropical. Entrant dans le golfe, au midi, par le canal de Yucatan, le puissant courant y fait un circuit au milieu des terres, et sa température continue à s'élever au-dessus de la moyenne de l'Océan. Il dé- bouche à l'est par le canal de la Floride, contourne la pres- qu'île et marche parallèlement à la côte de l'Amérique du Nord. Là, infléchi par la forte courbure du continent, il est rejeté à travers l'Atlantique, dans la direction du nord-est, sur l'Irlande, l'Ecosse et la Norvège.

C'est à cette extrémité de son immense course que le Gulf- Stream donne ses effets les plus remarquables. C'est pourquoi j'ai dit qu'il comptait avant tout comme un des agents souve- rains de l'organisation du monde boréal et qu'il y avait ici lieu de le connaître. Si l'on veut bien jeter les yeux sur une carte de l'hémisphère boréal, et y suivre la ligne qui indique la limite de parcours des glaces flottantes détachées du pôle, on verra que cette ligne descend, sur la côte américaine, jusqu'au 35" degré de latitude, jusqu'au cap Hatteras dans la Caroline dite du Nord (qui est un État du Sud : c'est la latitude du Sud algérien), tandis que cette même ligne remonte, en décri- vant une grande courbe, autour de la Norvège jusqu'au delà du cap Nord, à peu près à mi-chemin du Spitzberg, vers le 75" degré de latitude : recul énorme ! C'est le Gulf-Stream qui dé-

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tourne et fond ces glaces flottantes, et qui conserve à la Nor- vège la mer libre en hiver, alors que la Suède, dans le golfe de Botnie , ou même dans la Baltique , est bloquée par la congé- lation des eaux marines. (V. Atlas Vidal-Lablache, carte 57, la ligne pointillée indiquant la limite des glaces flottantes ; et de même, Atlas manuel, Hachette, carte 7.) L'excédant de la température de l'eau sur celle de l'air, en Norvège, dépasse souvent 25 degrés, ce qui ne se rencontre que là, et ce qui est un écart d'autant plus extraordinaire que, là, l'atmosphère n'est pas froide comme elle l'est partout ailleurs à cette lati- tude; l'air lui-même emprunte beaucoup à la chaleur du Gulf- Stream ; la ligne des isothermes décrit autour du pays un circuit pareil à celui de la limite des glaces flottantes, et le climat de la Norvège rentre dans la classe des climats moyens. (V. Atlas Vidal-Lablache, carte 57. Atlas général, Foncin, carte 57.)

C'est grâce à cette chaleur si sensible des eaux du Gulf- Stream, et cela dans le voisinage du pôle, que les poissons des espèces prodigieusement fécondes dont les mers septentrionales sont rhabitat, trouvent en plein hiver, sur le banc norvégien sous-marin, un lieu sans pareil pour y déposer leur frai. C'est « le banc introuvable ».

La morue et le hareng sont les deux espèces les plus nota- bles parmi celles qui fréquentent le banc.

Elles viennent donc là, une première fois^ pour frayer, depuis la fin de décembre ou le commencement de janvier, jusqu'à la fin de mars ou jusqu'au commencement d'avril.

Mais d'où viennent-elles? comment se trouvent-elles là?

Un savant norvégien, le professeur Sars, officiellement chargé de l'étude des poissons utiles de la Norvège, a cherché le lieu de leur provenance. C'était jusqu'alors un point très peu connu. Ses recherches ne sont pas restées sans succès. Elles ont été publiées dans des mémoires adressés au ministère de l'in- térieur norvégien, de 1864 à 1893. D'après Sars « la morue n'est pas, comme on l'a cru longtemps, un fin nageur parcou- rant les immensités océaniques; c'est au contraire une espèce relativement sédentaire, qui séjourne toute l'année sur la pente

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occidentale du plateau sous-marin de la Norvège, Elle monte sur le plateau en hiver, parce que, à l'époque de la ponte, elle a besoin d'eaux plus chaudes, il lui faut une température ap- proximative de H- 5°. Entre autres observations, les résultats comparatifs de la pêche en 1880 et 1881, sur la partie du banc qui est en face du département du Romsdal, se sont trouvés conformes à cette opinion. En février et mars 1880, la tempé- rature de la mer, à la profondeur de 100 mètres, s'étant main- tenue à -h i, 8, le produit de la pêche a été excellent; plus de 9 millions et demi de morues ont été capturées. L'année sui- vante, la température de la mer à la même profondeur ayant faibli jusqu'à + 3, 2, le rendement a été de moitié moindre. Ces variations de température proviennent de modifications dans le régime des courants » (Voir, Charles Rabot, Aux fioi^ds de Norvège et aux forêts de Suède, p. liT.)

Voilà, méthodiquement observée par Sars, l'importance du Gulf-Stream. C'est à ce courant chaud que le banc de pêche nor- végien doit sa fécondité. De lui vient le bien; de ce qui con- trarie son action vient le mal. Les recherches de Sars, conti- nuées par le D' Hjort, tendent à établir que les oscillations de la bienfaisante influence du Gulf-Stream sont dues à l'intervention contraire d'un courant variable d'eau froide et douce, qui monte de la Baltique et qui apporte la décharge des fleuves en automne, la fonte des neiges au printemps, de manière à atté- nuer sur le banc de Norvège la chaleur et la salaison, soit des eaux d'hiver, soit des eaux d'été.

Quant au hareng, il est dans des conditions analogues à celles que je viens de dire; et lui non plus, d'après Sars, « n'est pas indigène des grandes profondeurs océaniques, comme on l'a supposé; il vit tout au contraire dans les eaux superficielles du large. Selon toute vraisemblance, le hareng qui fréquente en hiver le sud-ouest de la cote norvégienne, a son habitat dans la partie de l'Océan comprise entre l'Ecosse, l'Islande et la Norvège. Les bandes composées de ce poisson viennent en efiîet toutes du nord-ouest; à 80 milles de terre, des navigateurs en ont observé qui filaient invariablement dans cette direction. Au

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milieu de l'hiver, les harengs éparpillés au large se réunissent et avancent en masses énormes vers le plateau sous-marin, pour y déposer leur frai. Ceux qui viennent alors au nord- ouest de la Norvège, à Tromso, ont probablement leur haliitat plus au nord. Suivant Sars, les migrations de harengs qui ar- rivent sur les diverses côtes de l'Europe septentrionale, auraient ainsi chacune un lieu d'origine différent. » (Voir Rabot, p. 151.)

iNe seml)le-t-il pas maintenant qu'à l'entour du banc de Nor- vège, on peut se représenter la disposition et le Jjel ordre des immenses peuplades de poissons qui sont distribuées sur ses pentes et sur tout son horizon? On comprend plus nettement le fonctionnement de ce centre rayonnant.

Mais nous n'avons pas encore dit toute la force de ses appels et tout ce dont il est redevable au Gulf-Stream. Ce n'est pas seule- ment pour hiverner et pour frayer que les poissons viennent là; ils y trouvent encore, dans l'été et dans l'automne, un lieu de bombance, qui les y retient ou les y ramène, quelquefois même en plus grande quantité. « Les morues de mer, dit Broch, se réunissent en grandes bandes et viennent près de la terre, soit pour déposer leur frai, soit pour chercher de la nourriture. » « Les pèches du hareng, dit-il encore, se distinguent en pêche du hareng d'hiver, qui se fait dans les premiers mois de l'année, quand le hareng s'approche des côtes pour y frayer ; et pêche du hareng d'été, qui se fait en été et en automne, quand ce poisson s'approche des côtes pour y chercher sa nourriture . » (D' Broch, Le royaume de Norvège et le peuple norvégien, rap- port à l'Exposition Universelle de 1878 à Paris, p. 371 et 381.) Un récent voyageur, bien informé, ajoute l'expHcation suivante : « Les poissons qu'a produits le frai restent sur la côte pendant un an environ, puis se dirigent peu à peu vers la pleine mer. Ils déserteraient à la fin complètement, si certaines circonstances ne les retenaient et n'attiraient même d'autres bandes du large. Par les temps calmes (correspondant aux beaux mois de l'été et de l'automne, de juin à septembre surtout), les courants poussent vers la Norvège une masse incalculable d'animalcules dont les poissons se nourrissent. L'arrivée de cette manne maintient dans

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ces parages les jeunes poissons qui allaient partir pour la haute mer, et en même temps ramène du large ceux qui avaient déjà émigré. De là, la pêche dite d'été. » (Voir Rabot, p. 153.)

Quelle est donc cette nourriture tant recherchée? C'est ce qu'on appelle en Norvège le aal (prononcez ot) : « Elle consiste, dit Broch, en petites crevettes [copepodes), en petits annélides et en quelques mollusques; elle se trouve alors sur la côte en quantité énorme. » Elle est encore un bienfait du Gulf-Stream. « Les pois- sons, dit Le Play, ne se nourrissent pas seulement d'espèces phis petites; ils sont organisés pour s'assimiler les animalcules infini- ment petits qui existent dans toutes les eaux marines et qui y sont en quelque sorte à l'état de dissolution. Ces animalcules marins se développent avec une abondance prodigieuse dans les eaux chaudes des tropiques. Le Gulf-Stream qui les charrie est une eau essentiellement alimentaire. » (Le Play, Ouvriers curop.,

t. III, p. XXXIX.)

Ainsi, ce sont ces deux causes différentes d'attraction, la cha- leur et la puissance nutritive du Gulf-Stream, qui se partagent l'année sur le banc de Norvège et qui y renouvellent ce qu'un imprésario appellerait « la saison » : la chaleur, pour la saison d'hiver; l'abondance des productions, pour la saison d'été. S'il est vrai que chaque saison a « son beau moment », il faut bien savoir que, sauf pour les pêches à grand appareil, sauf pour la grande pêche, le poisson surabonde en tout temps. D'ailleurs les deux saisons se tiennent de si près qu'elles se relient par leurs extrémités l'une à l'autre. Aussi bien, la pêche d'hiver est-elle encore appelée pêche du printemps, et la pêche d'été continuée par une pêche dite d'automne.

Quittonsmaintenantla mer et jetons-noussur le rivage. Mais c'est encore la mer que nous y trouverons jusqu'au milieu des terres.

Nous avons dit que la constitution sans pareille du lieu nor- végien était faite du rapprochement de deux éléments fonda- mentaux. Nous venons de voir, dans toute son organisation, le premier élément que je définirai : le banc soiis-rnarin boréal, baigné par le Gulf-Stream. Le second, dont l'action se combine avec celle du premier, est le fiord escarpé.

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 129

2" Avant d'étudier par parties ce second organisme, il est bon d'en prendre une vue sommaire.

Et d'abord, le fait qui domine ici est le contraste du versant occidental de la Scandinavie avec le versant oriental. Le type caractéristique du versant oriental est, nous l'avons vu, le Got- land ou Gœtaland et le Swealand, c'est-à-dire la Suède méri- dionale. « C'est, dit Broch, un pays de plaines qui, par sa struc- ture et la nature de sa surface, se rapproche des îles danoises. » Le type caractéristique du versant occidental est la côte de Nor- vège, depuis Stavanger jusqu'au cap Nord, moins le plateau de Trondhiem. « C'est, dit Broch, la partie la plus rocheuse de la rocheuse Norvège : tout le relief présente des pentes escarpées ou plutôt de vrais précipices, qui s'élèvent souvent de la profondeur des golfes ou du fond étroit des vallées à des hauteurs vertigi- neuses, couronnées de couches de nuages superposées. Lorsque les flancs des montagnes sont moins abrupts et moins nus, on voit, dans l'intérieur des golfes ou sur le penchant et au fond des vallées, une bande de terrain cultivé, interrompue par des rochers. Immédiatement au-dessus de cette bande, commence une zone forestière, souvent interrompue aussi par des éboule- ments de pierres, qui s'appuient contre le flanc des montagnes. Tout en haut, se dresse la cime nue^ à brèches profondes, s'engouffrent les tourbillons d'air froid des plateaux. Il arrive aux brebis et aux chèvres de se prendre dans les escarpements des montagnes de l'Ouest, de façon à n'en pouvoir plus sortir ; pour les délivrer de leur emprisonnement, on est obligé de descendre à l'aide de cordes le long de hautes parois. Il arrive assez souvent aussi qu'il faut aller ramasser les fourrages dans les crevasses, les emballer dans des filets et les lancer en bas du haut des préci- pices. » (p. 4-6.)

Voilà qui contraste assurément avec les belles et riantes plaines suédoises et danoises.

Autre peinture du même fait : « Sur tous les passages ouverts entre les deux versants Scandinaves, vous retrouvez l'aspect que voici : le long de la pente orientale, vous vous élevez lentement par de longues vallées étagées ; puis, une fois parvenu au point

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culminant, vous découvrez de l'autre coté un abime creusé entre de formidables parois de rochers. Vers l'est, des formes de ter- rains douces, des croupes aux perspectives fuyantes, des hori- zons uniformes de plateau s'abaissant lentement entre de lon- gues vallées, égayées par des filesdelacs. Versl'ouest, au contraire, le sol disloqué, craquelé dans tous les sens ; un hérissement fissuré de gouffres effrayants, remplis par la mer ; partout, des murs formidables de rochers, dressés entre les abimes desliords; et partout des vallées très courtes, si même il en existe : en un mot, un massif de montagnes abruptes, inondé par l'Océan, jusqu'au pied des cimes culminantes. D'un côté, une région con- tinentale où l'abaissement du niveau du sol permet le dévelop- pement des cultures et la croissance des forêts. De l'autre côté, une zone maritime et montagneuse, oii les industries de la mer sont la principale ressource des habitants. » (V. Rabot, p. 53.)

Le contraste est complet.

Dans cette nature de l'Ouest Scandinave, l'élément autour duquel la vie s'organise est le fiord, ce golfe en abime. Voici un aperçu de ce lieu si particulier: « Quand on arrive de l'est, dit un voyageur, et qu'après avoir lentement franchi le haut plateau avec une « kariol » à son service personnel, on aperçoit soudain le fiord sous soi, « la première découverte d'un paquebot est une stupéfaction. Depuis des lieues on n'a pas rencontre un toit ; on n'aperçoit au pied de la montagne aucun village, rien qui an- nonce un groupement d'hommes. Pourtant là, tout au fond, un navire sous vapeur a l'air d'un insecte tombé dans un puits. On approche ; la coque grossit, la mâture s'élance ; c'est un vrai stea- mer, presque aussi important que ceux qui font la traversée entre Douvres et Calais. A certains jours de la semaine ou du mois, ce paquebot vient renouer un instant le fil interrompu de la vie. Il apporte les lettres, les provisions, les marchandises; il vient prendre quelque voyageur. Tout le transit se fait à Gud- vangen dans une baraque de cantonnier. A bord du steamer, l'étonnement redouble. On comprend mal qu'un navire de cette importance ait pu se risquer jusque-là. Par va-t-il sortir? Par est-il entré dans ce cirque de rochers, qui semble herméti-

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. l.'U

qiiement clos? Quelques tours d'hélice, et la passe se découvre. Entre deux éperons de montagnes qui marchent l'un vers l'autre, sombres, comme pour s'aborder, s'ouvre une encoche claire. La lumière entre par ainsi que par un soupirail ; elle se répand en éventail sur l'eau. Un besoin impérieux prend au cœur de s'évader par cette brèche de lumière. Qu'y a-t-il au delà? Un autre lac, d'autres escarpements, d'autres nuages réfléchis dans l'eau pure, d'autres tournants mystérieux, qui soudain décou- vrent d'infinies perspectives. Pendant une lieue, on ne saurait dire en quel sens l'eau coule. C'est uu miroir dormant l'éta- lement bleu et blanc du ciel, des pins, des verdures plus claires apparaît si nettement réverbéré que la sensation de l'endroit et de l'envers s'eflace tout à fait. donc est ici, se demande-t-on, la place d'une maison, d'un foyer pour l'homme? Le roc et l'eau tiennent tout! Les Norvégiens répondent par cette légende. Quand Dieu distribua sur la surface du globe la bonne terre à blé, il advint qu'il oublia la Norvège. Comment réparer cette erreur? Soigneusement, dans sa main divine, il ramassa les miettes de terre qui restaient au fond du sac. Sur la forêt de pics, il la jeta à la volée. Puis, pour consoler ceux qu'il avait dés- hérités sans le vouloir, il leur mit au cœur l'amour du sol. Quel peut bien être l'état d'àme des gens qui tentent de vivre entre ces menaces de rochers et ces précipices sans fond? Parfois, comme à Gudvangen^ c'est une simple fente qu'ils habitent. Deux murailles formidables les écrasent. 11 faut se coucher sur le dos pour apercevoir le ciel. La plus exacte image de ces soli- taires qui ne lisent qu'en eux-mêmes, c'est ce groupe de maisons de bois (le gaard, l'habitation sectionnée en petits chàletsj reflé- tées dans la glace terne du fiord. A d'incalculables profondeurs, l'eau crée un autre ciel; le nid des hommes est suspendu entre ces deux clartés, dans un gouffre de nuit. est la vérité? est l'apparence? Le ciel est-il là-haut, ou au fond de ces eaux dormantes? Le vertige vous prend. Il ne faut pourtant pas la médire, cette eau uniformément étalée.

« Lorsque, après une longue et terrifiante traversée des monts Kiœlen, qui séparent au nord les deux versants Scandinaves, j'ai

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eu la ^"ision de l'Oredalsfioskrd, je l'ai retrouvée avec une joie norvégienne, cette eau monotone. J'ai senti qu'ici est l'affran- chissement, le lieu de la vie sociale, le véhicule de la pensée. Ces fiords, ces lacs ne se contentent pas, comme des glaces dans un palais sombre, de doubler la lumière du paysage en réfléchis- sant le ciel. Ils apportent la fertilité au cœur des rocs. Us se font des ceintures de gazons frais; ils portent des flottilles d'ilôts chargés d'arbres. Ils attirent les pins, les saules, du haut de la montagne vers cette eau pure, où, à défaut de terre, on peut plonger des racines. Ces rideaux d'arbres arrêtent les poussières qui volent; tous les ans, ils font tomber à leurs pieds un bon limon de feuilles. La couche de terre végétale s'exhausse, et il n'y avait que Tescarpement de la roche, une petite prairie nait. Les vaches norvégiennes, libres comme des chèvres, en découvrent le chemin. Les paysans qui cherchent leurs bêtes dans la montagne les suivent jusque-là. Patiemment avec le pic ou la poudre, ils s'ouvrent un passage plus facile ; ils jettent quel- ques pins au-dessus de l'abime. Ils apportent la charpente d'une maison. Repassez l'an prochain, elle sourira avec son toit de gazon. En bas, il y aura un bateau amarré à un pin. L'homme aura conquis un foyer de plus sur la nature hostile. » (Ilugue Le Roux, Notes sur la Norvège, ch. i'"'".)

Au bout du fiord, s'arrêtent les eaux de la mer, com- mence généralement une étroite vallée, qui est sur terre le pro- longement du fiord. C'est le fiord à fond solide, au delà du fiord à fond liquide. Aussi les Norvégiens l'appellent-ils fiorddal, la vallée du fiord. Un cours d'eau tombé en cascade, puis encaissé, précipité, accidenté de chutes, coule comme dans une fente. Les falaises qui forment les flancs abrupts de la vallée vont se rapprochant et la terminent en cirque, dans une impasse à pic. Si on gra^dt cet escarpement, on trouve au-dessus, non pas un sommet, mais une suite de la vallée, un tronçon de vallée, qui est comme resté suspendu. Il est bordé, tantôt de cimes élan- cées, tantôt de masses mornes campaniformes ; c'est ce qu'on appelle un pelddal, une vallée de montagnes. Cette haute région marque la fin d'un monde; en bas, ce sont de longues bandes

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de terres habitées; en haut, de larges ondulations de montagnes solitaires et inutiles, c'est le field, c'est le désert sur le rempart entre les deux mondes Scandinaves.

Ayant bien devant les yeux cette représentation du fwrd escarpé, il est aisé de se rendre compte des trois dispositions du lieu, qui ont le plus agi sur ses habitants, comme on le verra. Ce sont : les terres cultivables étroites et disséminées ; les rivages à pic, favorables à l'approche du poisson; les eaux abritées^ favorables à la navigation en barque.

Les terres cultivables^ étroites et disséminées, n'ont en effet de place, dans l'escarpement du fiord, que quelque crevasse s'est faite dans la haute muraille du rocher et a servi de récep- tacle et de déversoir à un amas de poussières inorganiques et organiques, qui est descendu en talus et s'est étalé en petit terre- plein sur la rive. Là, l'homme peut mettre le pied sur le sol, asseoir une modeste demeure, cultiver un étroit domaine, isolé et inextensible, auquel sont adjoints, sur la pente de Féboule- ment, un bois de pins et, plus haut, un pâturage de montagne. Dans la région des fiords escarpés, qui est le versant occidental, « les cultures n'occupent qu'un deux-centième de la superficie. » (Rabot, p. 54.)

Les rivages à pic, favorables à l'approche du poisson, sont le merveilleux complément du système du plateau sous-marin. Si ce plateau, voisin de la côte, lui était relié par un plan incliné, par une soudure déclive^ comme le fond élevé de la Manche est rattaché en pente douce à ses deux rivages, le poisson s'arrêterait sur la terrasse sous-marine, il n'approcherait pas des terres : il ne trouverait pas sur les bords une hauteur d'eau suffisante. Il faudrait que l'homme allât au-devant du poisson pour le cap- turer, se transportât au large sur le banc, se mit '< au péril de la mer ». 3Iais, tout au contraire, la côte norvégienne est séparée du plateau sous-marin par une grande dépression du fond de la mer. Son sol n"a pas pour base ce plateau, mais un socle beaucoup plus bas sous l'eau. Ce creux est ce qu'on a appelé la « cuvette fiordienne. » Tous ces fiords, qui échancrent la côte de ÎNorvège, sont de véritables abîmes marins. Dans celui de

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Trondhiem, la sonde descend à 5i0 mètres; dans celui du Romsdal, à i39 mètres; dans celui du Sondmore, à 721 mètres; enfin dans le Sognefiord, à 1.2ii mètres, chiffre absolument effrayant pour un aussi étroit bras de mer. (Voir Rabot, p. 79.) Avec une pareille hauteur d'eau, le poisson peut approcher jusque contre la muraille à pic du fiord. Il vogue pour ainsi dire en pleine terre. Comme les hauts vaisseaux norvégiens, il accoste le bord, jusqu'à une longue distance dans l'intérieur du pays. Il le traverse presque de part en part. Le Sognefiord lui ouvre une voie de 170 kilomètres, qui s'arrête à 7 kilomètres seule- ment, en droite ligne, du massif des llorunger. un des points culminants du versant occidental ; le Hardangerfiord le conduit à 100 kilomètres; le Nordfiord à 70; le Sundalsfiord à 55, etc. (Broch., p. 8i; Rabot, p. 174-). Par ces ouvertures innombrables et profondes, dont la Norvège est de toutes parts comme trans- percée, les poissons affluent, et viennent, dans tous les détours du pays habitable, chercher le pêcheur jusqu'au pied de sa demeure. Le petit fait suivant montre en quelle quantité ils abondent. Il arrive qu'en laissant se dérouler sous l'eau, à l'entrée d'un fiord étroit, un immense filet, qui la ferme comme un rideau, des pécheurs habiles bloquent tout un banc de poissons : on a pu prendre ainsi en quelques jours iO.OOO hectolitres de harengs. (Rabot, p. 155.) Mais, chose plus curieuse, la mer fournit aux Norvégiens du poisson jusque dans les eaux douces, jusque dans les fiorddals, ces vallées qui prolongent les fiords, jusqu'au-dessus même des rapides des rivières qui y descendent. « Chez une race sédentaire, dit Le Play, le saumon est une nourriture plus pré- cieuse que les poissons de mer, parce qu'il remonte tous les cours d'eau et va se livrer lui-même au pêcheur jusque dans les mon- tagnes les plus abruptes. Il constitue une matière alimentaire beaucoup plus importante que les poissons qui habitent ces mêmes cours d'eau, parce qu'il puise dans la mer, et non dans l'eau douée, les principaux éléments de sa croissance. Parvenus à l'âge adulte, les saumons quittent la mer s'est effectuée la majeure partie de leur développement. Ils remontent les rivières au printemps, à l'époque le courant est grossi par la fonte

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des neiges. Ils sont alors disposés en deux lignes, qui, partant du saumon conducteur placé au centre du fleuve, forment entre elles un angle aigu et reçoivent obliquement l'action du courant. Ils cheminent avec un bruit particulier et une vitesse comparable à celle d'un chemin de fer. Ils se reposent la nuit et recom- mencent le voyage en reformant promptemcnt leur ligne angu- laire, les forts en tête, les faibles en queue; et ils continuent ainsi jusqu'à ce que chacun ait atteint le lieu doit se faire la reproduction. Celle-ci ne peut s'opérer que dans l'eau douce, sous une succession d'influences rigoureusement déterminées. Le petit saumon se nourrit, en partie, comme les autres poissons du fleuve; mais il prospère surtout dans la saison chaude en chassant les insectes qui volent près de la surface de l'eau, et qu'il happe au moyen de sauts rapides et multipliés. Après deux ans, le saumon ne trouve plus, dans le fleuve il est né, une nourriture suffisante. Il descend alors vers l'embouchure, s'ha- bitue à vivre dans une eau de plus en plus salée, et il disparaît enfin dans les profondeurs de la mer. Il y grossit rapidement, en subissant une grande transformation. Agé de quatre ans, il est apte à la reproduction, et il commence à remonter les fleuves (et il en franchit les chutes, grâce à sa faculté de bondir hors de l'eau). Quand la ponte est opérée, les gros saumons, qui ne peu- vent se procurer dans le fleuve une nourriture suffisante, retour- nent à la mer. En résumé, le saumon doit à deux circonstances principales l'importance exceptionnelle qui lui est acquise parmi les productions spontanées dont jouissent les races du Nord. Comme les poissons de la mer, il trouve dans ce grand réservoir de nourriture les éléments d'un développement rapide; mais, pour obéir aux lois de sa reproduction, il est tenu de déposer son frai dans les eaux douces. Il vient donc sur la surface entière des continents s'ofi'rir lui-même aux entreprises du pêcheur. En Europe, le bienfait de cette production spontanée est spécial aux peuples du Nord, parce que les fleuves de cette région offrent seuls, en été, les eaux très fraîches nécessaires à l'incubation et à l'éclosion du frai. Il est d'ailleurs probable que le Gulf-Stream vient encore directement concourir sur ce point au bien-être des

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populations : c'est vraisemblablement sur son cours que les jeunes saumons vont prendre leur nourriture, pendant la période de croissance rapide qui a été précédemment signalée. » (Le Play, Ouvriers eiirop., t. III, p. 97.)

Voilà qui accentue les privilèges du lieu norvégien. Mais tout n'est pas dit. Il y a plus.

Les eaux abritées, dans le fiord et sur toute la côte, complètent le système. Un littérateur a bien dépeint en quelques traits la physionomie de ces eaux : « Le seul aspect de l'eau, dit-il, aver- tit qu'on se meut dans Tinconnu ; ce n'est plus la mer qui oscille; ce n'est pas la rivière qui entraine tout un paysage vers son em- bouchure; c'est une stagnance vivante, comme d'un bassin. La vaguette qui s'écarte de chaque côté de notre steamer est lourde; elle a l'aspect un peu luisant d'une toile cirée. » (H. Le Roux, p. 3). Ainsi, ce n'est pas assez que les poissons viennent se livrer d'eux-mêmes, la mer qui les apporte se fait dormante pour in- viter le pêcheur à les prendre, pour le rassurer, pour lui facili- ter le travail, pour le laisser paisiblement parcourir en petite barque le grand domaine aquatique.

Le banc sous-marin qui se dresse à l'entrée des fiords et qui les préserve de la vague du fond ; leur profondeur qui oppose aux agitations de la surface la résistance d'une lourde masse liquide inférieure; la hauteur de leur parois rocheuses, la sinuo- sité de leur parcours, la longueur de leur pénétration, qui les soustraient aux vents du large, ne sont pas les seules causes du calme de leurs eaux. Ici se montre une nouvelle particularité, une nouvelle merveille de l'organisation spéciale du lieu, une nouvelle harmonie des choses. Le long de la côte norvégienne s'étend, à peine interrompue çà et là, une ceinture d'Iles, d'ilôts et de rochers, en nombre prodigieux, qui protègent le continent contre la mer.

C'est ce qu'on appelle le Skjœrgaard (prononcez Ghergorde), c'est en dedans de ce semé d'Iles, entre la côte et lui, que se fait d'ordinaire le cabotage. C'est un vrai chemin de ronde, un chenal de circumnavigation, qui entoure toute la Norvège, de- puis Goteborg, au sud de la Suède, près de la frontière norvé-

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICCLARISTE. 137

g'ienne, jusqu'au cap Nord. Dans ce canal naturel, les eaux sont abritées et calmes. Leur profondeur est favorable à la naviga- tion; on est au-dessus de la grande dépression latérale du fond marin, de la grande cavité iîordienne. J'emprunte à un voyageur un aperçu rapide de cette particularité norvé- gienne :

« A la sortie du fiord, dit-il, le spectacle devient tout à fait étrange : nous retrouvons l'énigmatique archipel côtier, le skjœrgaard, entrevu pendant la traversée de Kristiansand à Kristiania, mais ici (sur la côte de l'ouest) beaucoup plus aride et plus sauvage. Nulle part un bouquet d'arbres, à peine quel- ques bouts de gazon maladif entre des monticules de pierres. De tous côtés, des chaussées de cailloux bizarres, et, dans toutes les directions, des tas d'îles et des rondeurs de rochers pareilles à des têtes de vis colossales enfoncées au milieu de la mer. A la surface de l'Océan semble être tombée une pluie d'aérolithes dont les extrémités seules émergent au-dessus des flots. Partout et toujours le spectacle reste le même ; et cependant, durant des heures et des heures, on demeure absorbé dans sa contem- plation, tant il est étrange et fantastique. Le vapeur suit le chenal côtier, il passe au sud d'une grande terre, l'ile d'Hitteren; et, au delà, recommence la poussière d'iles. A utour de l'ile de Smôlen, qui vient alors, leur nombre s'élève à 2.600. D'après le professeur ïlelland, le département de Romsdal, duquel dépend ce rivage, compterait plus de 8.000 lies; et cependant, du nord au sud, le développement des côtes du Romsdal ne dépasse guère 160 ki- lomètres en ligne droite. Au Sud de Smolen, le chenal d'iles s'égrène et disparait, noyé dans le grand horizon de l'Océan : le rempart protecteur de l'archipel côtier présente une solution de continuité. Aussitôt, la surface immobile de l'eau se plisse de lourdes ondulations ; soulevé par la houle, le paquebot roule et titube, comme un homme ivre. Une heure de roulis, puis nous rentrons dans le chenal paisible. » (Voir Rabot, p. 85, 87.)

« Les canaux de cet archipel côtier, dit très bien le même au- teur, constituent les routes nationales, et les fiords les chemins vicinaux. »

T. XXIX. 10

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Voilà la voie ouverte à nos émigrants. Voilà Fentrée par la- quelle ils sont venus.

Nous pouvons maintenant les introduire dans leur pays nou- veau. Nous le connaissons, nous les suivrons facilement. Si nous avions voulu les accompagner et observer leurs agissements, sans savoir préalablement le pays, nous aurions été constamment arrêtés par des obscurités, nous aurions marché dans l'inconnu et l'incertain. Il nous aurait fallu à chaque pas des explications, parfois de longs commentaires. Le lien de tant de causes, dont nous avons vu le superbe enchaînement, nous aurait échappé ; nous n'aurions pas compris toute la force de ces conditions du lieu cjui se tiennent si étroitement dans un si vaste ensemble et qui groupent de si puissants phénomènes. Nous aurions eu de tant de choses que des vues fragmentaires et confuses. Nous au- rions été comme des touristes qui n'ont pas préparé leur voyage.

Par l'étude des origines germaniques, gothiques et odiniques de nos émigrants, nous avions pris assez profondément connais- sance des sources de leur formation première. Il fallait de même nous rendre compte assez solidement des conditions spéciales du lieu qui a produit sur eux un si grand effet de transforma- tion. Les deux termes bien connus sont maintenant en présence. Leur rapprochement et leur combinaison s'ensuivront, comme une conclusion de deux prémisses bien posées.

Il n'y a pas d'autre élément à introduire dans le problème. Quand les émigrants goths ont commencé à s'établir en Norvège, ils ont trouvé le pays vacant. Il n'est donc pas question d'in- fluence exercée sur eux par une nouvelle population, par des gens d'une autre formation sociale.

L'archéologie préhistorique professe que la côte abrupte de la Norvège n'a pas été peuplée avant l'arrivée de la race qui l'oc- cupe actuellement, et cette race est reconnue la même que celle qui occupe la Suède. La science sociale s'explique très bien ce fait. Un pays de la nature de celui que nous venons de décrire n'est habitable pour aucune des deux espèces de sociétés qui ont primitivement peuplé l'Europe : la société compacte des vrais

UISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 139

patriarcaux et la société désorganisée des chasseurs. Les patriar- caux ne peuvent marcher qu'en bande nombreuse. Quelle ins- tallation les terre-pleins étroits et espacés des fiords auraient-ils pu ofFrir à des groupes composés d'un ample personnel incapable de vivre dans la dispersion, strictement lié par l'habitude et par ce que j'appellerai les nécessités acquises? Amenez en imagi- nation une de ces bandes amples et tumultueuses de vieux Ger- mains de basse Allemagne que décrit Tacite, et voyez si en Norvège le terrain ne manque pas absolument aux scènes cou- rantes et essentielles de la vie que nous fait voir chez eux l'historien. Les chasseurs n'étaient pas plus aptes à tirer parti du pays. Quelle chasse fructueuse voulez-vous qu'on poursuive dans un lieu ainsi coupé d'abîmes et d'eaux? Tout y est obstacle à la course. Et quels obstacles! Le gros gibier y est rare d'ailleurs; de quoi lui-même vivrait-il? 11 n'y a guère à chasser que des oiseaux. La pêche seule pourrait attirer un peuple de race clias- seresse. Mais, si surabondante qu'elle soit, elle est insuffisante à la diversité des besoins de la vie ; elle ne fournit rien au vête- ment qui, dans cette région, n'estpas moins rigoureusement néces- saire que la nourriture. Mieux vaut, pour des chasseurs, occuper les espaces plus larges et plus froids du Nord, et fonder leur existence sur les animaux à fourrure. Et c'est bien ce qu'ils ont fait. Ainsi, ni les patriarcaux du Sud, ni les chasseurs du Nord, n'ont pu donner d'habitants à la côte de l'Ouest norvégien. On rencontre un seul témoignage de la présence de pêcheurs et de chasseurs en troupe dans la Norvège, antérieurement à nos émi- grants : c'est un kjôkkenmodcling , un amas de débris culinaires, composé de restes de coquillages et d'ossements de bêtes sauvages ; mais il est à noter que ce vestige unique est dans la région de Tronclhiem, qui n'appartient pas à la nature des côtes norvé- giennes, mais à celle de la Suède, avec laquelle elle communique par un passage fréquenté à travers les montagnes, et dont elle semble être un rejet à l'occident, une percée, un déversement sur le versant occidental. Ce genre d'antiquité ne se rencontre en Scandinavie que dans les plaines, notamment dans celles du Danemark; la nature du lieu à laquelle elle est afférente Cit

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ainsi bien déterminée. On ne trouve rien de pareil an kjokken modding dans la région des côtes abruptes.

Le D"" Broch fait la remarque suivante, qui prouve encore que le pays était vacant à l'arrivée de nos émigrants : « Les gaards norvégiens, c'est-à-dire les habitations isolées portent cha- cune un nom qu'ils ont en général reçu au temps de leur premier établissement, dont ils gardent souvent quelque trace. On trouve dispersés dans toute la Norvège des gaards dont les noms se rapportent au castor, animal qui a été très répandu dans le pays et qui vit en colonies. Or, on sait que les troupes de castor dispa- raissent bientôt, quand la présence de l'homme vient troubler leur solitude. Ces noms indiquent donc que ces gaards datent de la première installation de l'homme dans la contrée. Un grand nombre de rivières et d'Iles portent des noms dont l'origine est la même. » (P. 205.)

Ce qu'il fallait au peuplement de notre côte norvégienne, c'é- tait des hommes issus de familles où. le régime patriarcal avait été fortement diminué, non par la décadence, mais par le pro- grès. Il fallait que ces hommes, sortis de la communauté avec des vues d'énergie et non de paresse, eussent été rompus au tra- vail de la culture tenace et créatrice , pour donner la fécondité à ces lambeaux de terre disséminés dans les creux des fiords , et assurer par à leur existence les ressources que la pêche ne four- nit pas toute seule et que les races errantes et chasseresses étaient impuissantes à se procurer. Pour compléter l'alimentation et donner le vêtement, il fallait apporter les céréales du Nord : seigle, orge, avoine, la vache, la chèvre et le mouton. C'est pré- cisément ce qu'étaient capables de faire et ce qu'ont fait les émi- grants préparés par le versant oriental de la Scandinavie.

Il y a deux moyens de se rendre très exactement compte des conditions que ces émigrants rencontrèrent à l'origine dans leur pays nouveau.

Le premier moyen est d'examiner les conditions de lieu que subissent les habitants actuels de la côte norvégienne. Le lieu n'a pas changé. Nous le connaissons assez pour savoir à quel point il mérite d'être rangé parmi les lieux intransformables.

HISTOIRE DE LA FORMATION PAHTICULARISTE. 141

Quel retournement voulez-vous donner à ces rochers et à cette mer? à ces pics, à ces pentes abruptes, à ces sommets inertes, au libre peuple océanique de ces poissons? A cet égard, la Norvège n'a pas d'histoire, et elle n'en a guère d'aucune manière, enca- drée qu'elle est par d'invariables moyens d'existence. Tout ce qui est survenu de nouveau depuis l'origine est facile à distin- guer, parce qu'il vient de quelque cause extérieure au pays, ou parce qu'il a fait date, comme tout changement notable dans un pays qui n'est pas fait pour changer. J'en donnerai les princi- paux exemples.

Ainsi, on sait l'époque à laquelle la culture, aussi ancienne que les habitants, a commencé à compter moins sur les ressources delà pêche et à se hasarder dans lïntérieur des terres. « Dans le premier âge du fer (de l'époque d'Odin au septième siècle), dit Broch, les vallées à sol moins fertile, propres au bois seul, par exemple en Osterdal et en Numedal, étaient encore presque inhabitées. Mais pendant la seconde période de l'âge de fer (qui commence vers l'an 700), elles furent habitées, de même que le furent en général tous les vallons montagneux de la Norvège méridionale, aptes à recevoir des habitations permanentes et au- jourd'hui peuplés. » (Broch., p. 205.) « Ce n'est qu'après l'intro- duction du christianisme, vers l'an 1000, et après les expéditions des Yikings, que l'importance de l'agriculture et de l'élevage des bestiaux put être considérée comme égale à celle des pêches. » (P. 371.)

On sait Vépoque à laquelle le commerce du bois a pris rang parmi les ressources du pays : « C'est, dit Broch, aux seizième et dix-septième siècles que l'exploitation des forêts commença à entrer en ligne de compte comme branche de commerce; mais ce n'est que dans ces dernières années que le chiffre des affaires en bois a pu se comparer à celui des pêches et qu'il l'a enfin surpassé. A partir du dix-septième siècle, les villes de la côte sud de la Norvège prirent par cette nouveauté une assez grande im- portance. Les Hollandais avaient alors en leur possession le com- merce de la mer du Nord, et venaient chercher en Norvège le bois à l'état brut. Vers le milieu du dix-septième siècle, les scie-

142 LA SCIENCE SOCIALE.

ries mues par l'eau prirent naissance en Norvège, mais il se passa de longues années avant qu'elles pussent rivaliser par le travail avec celles des Hollandais. Un grand nombre de pelites villes furent alors bâties sur la côte méridionale, près de l'embouchure des cours d'eau employés pour la flottaison. » (P. 371 et 43i.)

On sait V époque de la première exploitation des mines. « Il y a 360 ans que commença l'exploitation technique des mines et des fonderies en Norvège. Ce fut Christian III qui le premier appela des mineurs allemands et qui ordonna, en 1539, la pre- mière organisation des mines d'après le système allemand. Et, pendant les dix-septième et dLx-huitième siècles, les mines pri- rent une grande importance. » (P. 365. )

On sait l'époque à laquelle s'est introduite une nouvelle ma- nière de conserver la morue. Il y a deux manières de la préparer. La première produit le toi^fisk poisson sec) ou le }'unc//isk (poisson rond, en bâton). Or, on sait que celle-là était autrefois la seule en usage; c'est elle qu'emploient encore les pêcheurs pour leur provision personnelle. Quant à l'autre manière . qui donne le Mepfisk (poisson plat), on sait qu'elle a été introduite en Norvège par les Anglais au commencement du dix-huitième siècle. » (P. 376, 377.)

On sait V époque le hareng est devenu un objet d'exporta- tion : « Aussi longtemps qu'on ne le préparait que comme hareng fumé ou séché à l'air, seul mode de préparation qui existât an- ciennement, il était impossible que le hareng devint jamais un article de commerce de quelque importance, bien qu'il constituât l'une des ressources des populations riveraines des endroits pois- sonneux. Mais lorsque, en lil6, le Hollandais Beuckel eut imaginé la manière de saler le hareng et que ce mode de préparation eut été adopté en Norvège, la pêche du hareng sur la côte ouest prit une importance nationale et put prendre rang à côté de la pêche de la morue. » (P. 381.)

On sait l'époque des moindres perfectionnements de la pèche. « C'est au commencement du quinzième siècle, dans le Sondmore (côte ouest) qu'a été introduite la ligne de fond. Elle a une lon- gueur de 200 mètres et on y attache 1 20 hameçons à des inter-

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 143

valles de 1"',50 à 2 mètres. Cette ligne est maintenue hori- zontale, par des flotteurs, à une hauteur réglée sur la profondeur à laquelle se tient le poisson. Ces flotteurs étaient auparavant en bois ou en liège, mais aujourd'hui ils consistent généralement en boules de verre creuses attachées avec des ficelles. On les ap- pelé glaskavl. Les filets sont d'origine encore plus récente. In- ventés à la fin du dix-septième siècle, ils furent introduits peu à peu dans le cours du dix-huitième siècle. Le filet pour la pèche à la morue a iO mètres sur i, avec des mailles d'environ 7 cen- timètres. Il est placé dans l'eau suivant sa longueur et il y pend de ses i mètres de largeur à la profondeur voulue, il est sou- tenu par des flotteurs. La morue, en se heurtant vivement contre cette barrière, s'engage la tète dans les mailles, reste prise, fait effort pour se dégager et meurt. » (P. 373, 374.)

On voit par ces exemples comment il est possible et facile d'é- liminer de l'état actuel des choses, en Norvège, ce qui n'appar- tient pas à l'origine. D'ailleurs ce qui lui appartient nécessaire- ment est ce qu'exige impérieusement la nature, immuable du lieu, pour y vivre et y faire race.

Mais il y a un second moyen de se rendre compte de ce qui s'est passé à l'origine. C'est de voir ce qui se passe encore au- jourd'hui dans les parties jusqu'ici inoccupées, ou peu occupées, de la côte norvégienne, le peuplement continue à se faire. Les procédés absolument simples et primitifs qu'emploient les émi- grants actuels, et qui leur sont directement suggérés par les res- sources naturelles et invariables du lieu, mettent en évidence, par une expérimentation vraie et spontanée, les façons de faire qui se sont immanquablement présentées aux premiers émi- grants.

Il faut considérer d'abord le moyen de transports des émi- grants.

Il n'y a, en Norvège, qu'un moyen de transport simple, à la portée de tous : c'est la barque, le canot, qu'un seul homme peut mener à la rame ou à l'aide d'une voile carrée pendant à une vergue. C'est, à la fois, le véhicule simple et le véhicule néces- saire. Car, à moins d'immenses travaux qui sont encore à faire.

144 LA SCIENCE SOCIALE.

il ne peut y avoir d'autres chemins pour pénétrer tout le pays que le canal du skjœrgaard et les fiords. La Norvège est une gigantesaue Venise rustique. Mais si le canot est simple et néces- saire, il est aussi partout praticable, à cause du calme des eaux, et de la profondeur du fond qui préserve de tout heurt à l'ap- proche du rivage.

L'émigrant goth a ressenti l'inlluence de ce moyen de trans- port. Il lui était familier. Il le pratiquait sur le versant oriental, qui, sans avoir ni le skiœrgaard, ni les fiords escarpés, ni la mer libre de glaces, ni la pêche du banc de Norvège, ni l'insuffisance de la culture, n'en est pas moins une terre en grande partie sub- mergée, où la barque est d'un usage courant. Nous avons vu que, déjà, dans la région très arrosée de la Sprée et de la Havel, se trouve aujourd'hui Berlin, les Goths, en marche vers la Scandinavie, avaient user de la barque, comme aujourd'hui encore les paysans du Brandbourg, pour leurs transports agri- coles. Avec un instrument aussi complètement à sa disposition que le canot, avec une route d'eau aussi facile que le canal du skjœrgaard, qui Nient le prendre jusqu'en Gothie, à Goteborg, l'émigrant n'a besoin de personne pour lui ouvrir le pays nou- veau. Il se suffit à lui-même : voilà le grand fait qui se dessine et qui va se soutenir jusqu'au bout. Il ne lui est pas nécessaire de partir entouré, avec un groupe détaché de la famille, ou avec une association de camarades. S'il est marié, sa femme peut l'accompagner sans fatigues et sans périls. La barque peut porter l'outillage indispensable, d'assez grosses provisions, même quelque animal domestique. On a vu d'ailleurs que chèvres, brebis, vaches prenaient d'elles-mêmes possession du territoire, sans conducteur, en véritables pionniers, à travers les escarpements de la côte. La terre nouvelle n'est pas loin ; elle n'est séparée de la mère patrie que par une ligne idéale; on la trouve au détour de Stavanger. Le voyage se fait tout à l'aise par petites étapes. Toutes les fois que la rive présente un petit tertre, on peut y aborder comme à quai, y descendre, tirer la barque sur le talus du bord, la retourner et s'y abriter. La barque, mise sens dessus dessous, repose à terre sur un de ses rebords et est appuyée de

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 143

l'autre sur quelques pieux, qu'on taille sur place dans une branche de pin. Ainsi commence à fonctionner la hache, l'emblème hé- raldique de la Norvège. Pour perfectionner cet abri, si on doit y demeurer un certain temps, on le met sous le couvert imper- méable des pins; on dresse, aux deux extrémités de la barque à demi renversée, qui fait toiture et muraille de fond, deux petits murs en bandes de gazons, qui font pignons. Un amas de bois résineux fournit le feu. La mer, sur le bord même, fournit le pois- son. C'est désormais la grande et facile ressource, la production nourricière spontanée, sans long travail préalable. Les scènes de ce genre se voient encore aujourd'hui dans les parties septen- trionales de la côte dont le peuplement n'est pas achevé. Au pois- son peuvent s'ajouter, pour la nourriture, les oiseaux assez nom- breux et les fruits sauvages assez répandus, tels que le groseiller, la prunelle, la ronce, le framboisier, le fraisier, l'épine-vinette, le merisier. Mais le grand patronage qui permet à l'émigrant de traverser ce temps de recherche d'une installation égale à ses besoins, lui vient évidemment de la mer, de la barque et des pro- visions du voyage.

Le voyage se poursuit donc jusqu'à ce que l'émigrant ait trouvé un lieu il puisse se fixer. Ce lieu est nécessairement un de ces coins de terre exploitable, qui se rencontrent de loin en loin dans les fiords, et qui sont indispensables pour asseoir une demeure, compléter l'alimentation par le bétail et les cé- réales, fournir les matières premières du vêtement, laine et cuir, chanvre et lin.

L'émigrant trouve dans le bois que le lieu met partout à sa disposition, le pin, une matière admirablement faite pour la facile confection d'une demeure. C'est un bois rectiligne et qui se travaille aisément. Comme cet homme est seul à l'œuvre, sa construction doit se réduire à de petites dimensions. « On voit à Bygdo, en Norvège, un type précieusement conservé de la rôgstue^ « cabane infumée », l'habitation primitive Scandinave. C'est une baraque en bois dont le toit pointu est percé d'un trou pour laisser passer la fumée du foyer établi sur une pierre au centre. La rOgstue est restée fort longtemps en usage. Dans la

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première moitié du dix-huitième siècle, toutes les habitations con- tenaient encore une rogstue, et cette pièce existe aujourd'hui dans les maisons islandaises. » (Rabot, p. 43.) L'habitation, ré- duite là à une seule pièce, se complète, pour ses différents services, parla multiplication de constructions analogues.

Si l'émigrant, au terme de ses recherches, aboutissait à de larges espaces habitables et cultivables comme ceux du versant oriental, il y réinstallerait immanquablement un mode d'exis- tence pareil à celui duquel il a reçu sa formation. Il ne ferait que passer de la condition de fils dans la famille à celle de chef de famille. Son émancipation serait consommée par là. Mais l'étroitesse du domaine que lui fait la fente du rocher il s'in- sinue l'empêche absolument de reproduire le type de famille duquel il est issu. Il n'y a pas, sur ce petit atterrissement, d'ex- tension possible au domaine. Des parois de roc, des abimes d'eau s'y opposent. Il ne peut retenir auprès de lui ses enfants. Il ne le peut pas, et leur concours ne lui est pas nécessaire. Il suffit rigoureusement au travail de la barque, et, avec sa femme, à la culture de son champ. A quoi emploierait-il ses fils? Comment multiplierait-il les ressources avec leur nombre? Le voilà donc, par l'effet même du lieu, forclos du régime patriarcal de la famille. Non seulement il a pu arriver seul, mais il faut qu'il reste seul. Le voisinage même lui est retiré. Les domaines sont espacés comme les brisures de la muraille du fiord. Il a cherché l'indépendance, il enatrouvé le lieu, elle lui sera imposée jusqu'au bout par la force même des choses. Et quand il en aura goûté, dans des conditions heureuses à la fois pour lui et pour ses fils, ils ne s'en départiront plus, ni lui, ni eux, ni leur descendance. Le type nouveau de famille sera fixé, comme toutes les décou- vertes, par ses avantages démontrés.

S'il est vrai que le père ne peut retenir ses fils, il est vrai aussi que les fils sont naturellement portés à s'établir au dehors. De bonne heure, de très bonne heure, le premier fils a été em- ployé à aider ses parents, son père sur la barque, sa mère dans le soin du bétail, tous les deux dans la culture du champ. C'est, après tout, un apprentissage facile dans un état de choses aussi

UISTOTRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 147

simple. Dès que lui vient, avecla jeunesse, l'aspiration vers Tin- dépendance, le fils se sent apte à faire, à son tour, ce que son père a fait. Il est capable de se chercher un domaine personnel et de s'y installer par son propre travail. Les moyens sont pour lui ce qu'ils ont été pour son père. Il sait se tailler une barque, et il y a, plus loin, des recoins de fiord à habiter. Il part. Suc- cessivement les mômes circonstances se reproduisent pour cha- cun des fils. Tous sortent ainsi du foyer paternel^ jyré parés de bonne heure à se créer nn domaine cultivable .

Et les filles, que deviennent-elles? Le père ne peut pas plus les retenir auprès de lui qu'il n'a pu y retenir ses fils; la diffi- culté est la même. Chacune aussi a fait, à son tour, l'apprentis- sage du travail, en apportant à la mère la mesure d'aide qui était à celle-ci suffisante. A l'âge elles songent à un établisse- ment personnel, elles sont prêtes à l'énergie et préparées à la solitude, qui sont les conditions nécessaires à la réalisation de leur désir. C'est la seule dot que l'indigence paternelle leur puisse donner; mais cette dot est singulièrement appréciée des jeunes gens auxquels il faut une coopératrice capable. Les deux époux n'ont pas d'ailleurs d'autre société à attendre que la leur même : il faut qu'ils se conviennent au point de se si.ffire en- tièrement l'un à l'autre. De là, pour les jeunes filles et les jeunes gens, une liberté parfaite de se choisir les uns les autres, sans avoir à compter avec les considérations d'un entourage de famille.

Ainsi se dessinent peu à peu les traits d'une organisation toute nouvelle de la famille, organisation bien appelée par ticnlaris te ^ qui apparaît, sur chaque point, presque en opposition directe avec celle de la famille patriarcale, et qui la tourne évidem- ment à de tout autres destinées.

Mais tout ne s'arrête pas là. Quand le père, ainsi demeuré seul, calcule ce qu'il adviendra de son établissement après lui, il re- connaît qu'il le détruirait en le partageant, et que les parts qu'il en distribuerait à ses enfants ne seraient utiles à aucun d'eux. Son domaine est de telle sorte qu'il n'est pas plus di- visible qu'extensible. Chacun de ses enfants est d'ailleurs en me- sure de se suffire. Il se sent donc libre de prendre telle disposi-

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tion qui sera la mieux entendue, sans se référer à une théorie inapplicable de partage égal. En cela encore il rompt avec le sentiment patriarcal. Il traitera de Ja cession de son avoir avec celui de ses fils qui, moins engagé, de fait ou de désir, dans un établissement personnel, sera plus disposé et plus apte à un arrangement. Il s'agit moins d'un héritage que d'un contrat. Les conditions sont librement débattues de part et d'autre. N'était l'affection paternelle, l'affaire pourrait aussi bien se conclure avec un étranger. Ainsi, sous la pression des nouvelles condi- tions d'existence, l'indépendance réciproque s'introduit de toute part, dans les esprits et dans les actes, au sein même de la famille. Le père cède au fils le domaine, les constructions, les instruments de pêche. Mais il se réserve, sur les produits du tra- vail du fils, les droits d'un sociétaire qui a fait apport de fonds. Il est assuré de ressources pour le temps il ne peut plus tra- vailler. Il stipule aussi pour les autres enfants certains bénéfices que 1 héritier leur devra selon le temps, et qui sont calculés sur les avantages du domaine et sur les situations diverses des bé- néficiants. Ce que je décris ici est le cas simple des successions. Au delà, les dispositions varient. Mais elles sont toujours domi- nées par l'indivisibilité du domaine. Ainsi, s'il y a plusieurs do- maines^ il n'y aura pas d'héritier unique ; les domaines seront distribués, mais non divisés; il y aura autant d'héritiers que de domaines; et des bénéfices seront stipulés pour les autres enfants à la charge des divers domaines.

Le père en cédant son domaine y reste habitant. Et cepen- dant la force des choses va faire encore qu'il n'aura pas avec l'héritier une demeure commune. L'habitation norvégienne, nous l'avons vu, n'est pas faite d'un seul bâtiment. C'est une collection de petits chalets entre lesquels se distribuent les diverses destinations d'une demeure. Ce qui détermine dans nos maisons la division par pièces, détermine la division par chalets. L'ensemble est ce qu'on appelle le gaard (gord), dont le nom sonne pour les âmes norvégiennes comme le mot home pour les âmes anglaises. Cette disposition de l'habitation tient aux dif- ficultés d'emplacement. Il y a peu de surfaces planes étendues.

HISTOIRE DE LA FORMATION PARTICULARISTE. 149

Elle tient aussi à la difficulté de construire sans aide un bâti- ment de grandes dimensions, et de le réparer. Il faut en tout que l'homme ne compte que sur lui-même. Quand le fils héritier reçoit le gaard, il faut qu'il l'aug-mente pour l'habitation du père : c'est ce qu'il fait en y ajoutant un chalet, ses parents logent à part.

Voilà singulièrement transformée la famille patriarcale. Voilà bien la responsabilité personnelle poussée à bout. Je ferai voir tout le régime de société qui en découle.

Aussi bien, il est temps de s'arrêter ici pour cette fois. J'ai seulement voulu montrer le puissant enchaînement des faits qui ont mené à ce nouvel état social.

Mais, avant de terminer, il faut que je revienne, par une der- nière observation, au point de départ. C'est encore pour l'en- chaînement précis des choses.

Tout ce que je viens de dire a bien été l'œuvre de la Nor- vège. Mais cette œuvre, elle n'a pu la faire qu'avec une race for- tement liée à la culture. Bien que la pêche devint, en Norvège, la grande et nécessaire ressource de cette race, elle n'a pu lui faire abandonner les aptitudes prises, au pays des Goths, dans le travail agricole. Le pécheur de Norvège n'est pas un navi- gateur; il le sera par accident; des vocations individuelles naî- tront dont le nombre variera suivant les temps. Mais il est et demeure essentiellement un paysan, l'homme du domaine. C'est la condition nouvelle du domaine qui lui a fait faire toute son évolution. Et, nous le verrons, c'est à la puissance du domaine que, malgré les premières apparences, cette évolution profitera. Quand l'émigrant Goth s'est mis, en Norvège, à exploiter la mer, sans laquelle il n'eût pu vivre et qui a été l'appui de son indépendance, c'est en paysan, c'est en laboureur, c'est en propriétaire, qu'il l'a exploitée. Il n'a pas couru la haute mer; il n'a pas été chercher le poisson au banc sous-marin ; mais il a trouvé, attenant à son domaine, une étendue de plaine liquide, où, quelques heures seulement dans la journée, il va et vient en barque, traînant de longues lignes à nombreux hameçons, comme il aurait, avec le soc de la charrue, sillonné la plaine

150 LA SCIENCE SOCIALE.

solide. C'est bien le paysan-pêcheur, à qui le nom de Pê- cheur-Côtier convient par excellence et appartient par attri- bution spéciale. Il a pris possession du domaine marin, qui s'étendait devant son domaine agricole, comme on prend pos- session d'une alluvion qui vient accroître la terre ferme : c'est littéralement et juridiquement sa propriété. Aucun autre que lui n'a le droit d'y pêcher. Ce régime, emprunté de l'appro- priation du sol, est tellement entré dans ses conceptions de propriétaire terrien, que, s'il pose son domaine sur l'extrémité du rivage, en face de l'immense Océan, il s'attribue sans plus de difficulté toute l'étendue de mer qui est devant lui. Tel est le droit antique, qui était demeuré intact jusqu'à ces derniers temps et qui subsiste encore en grande partie.

Ainsi, ce petit domaine étroit du fiord, entre les mains de l'é- migrant goth, pêcheur-côtier, a primé la grande mer et l'a mise sous sa loi. Il a, en même temps, fait passer son maître de la formation patriarcale à la formation particulariste. Nous verrons, chez les peuples héritiers de celte formation nouvelle. Saxons, Francs, Anglais, Américains^ le domaine primer bien d'autres puissances encore.

Mais, tout d'abord, nous avons à voir l'état social nouveau qu'a engendré, chez ce peuple norvégien, la transformation si- multanément imposée par le lieu à la famille et au domaine.

[A suivre.)

Henri de Tourville.

LA REVOLUTION AGRICOLE

RÉCIT DE NOTRE EXPÉRIENCE PERSONNELLE

III

TROIS ANNÉES DE CULTURE OFFICIELLE (1).

Officielle? Oui. Car cette culture porte l'estampille de l'État qui l'enseigne et la patronne. De plus, elle a pour elle :

la tradition; elle se perd dans la nuit des temps;

le praticien; c'est la culture du paysan;

le théoricien agricole qui ne vise qu'à la perfectionner;

enfin, l'assentiment unanime de tous ceux qui ne s'occu- pent pas de culture, mais n'admettent que celle-là.

En sorte qu'elle n'est pas seulement un fait; elle est un dogme. Elle comporte, en effet, une série de conséquences que l'on con- sidère comme obligées, comme bounes, comme désirables.

Persuadé, comme tout le monde, que la culture était une par essence et qu'il était souhaitable qu'il en fût ainsi, qu'elle pou- vait bien présenter certaines variétés, mais seulement dans la même espèce; si je n'eusse rencontré dans les faits tous les élé- ments nécessaires à cette culture, j'eusse visé à les compléter, à les admettre comme point de départ. Je n'aurais pas acheté une propriété ne comportant pas la variété de terres nécessaires à la ferme, s'il s'en fut trouvé ; une forêt seule, ou une vigne seule, ou une prairie seule, par exemple ; parce que si le bois, la vig'ne

(1) Voir les doux livraisons précédentes.

152 LA SCIENCE SOCIALE.

et la prairie rentrent dans la culture, on ne peut, avec une seule de ces espèces de biens, faire de la culture.

Heureusement ma propriété me permettait d'entreprendre cette culture officielle, garantie par l'État, recommandée par tout le monde.

J'avais donc réuni toutes les conditions requises pour réussir dans la culture et, secondé par les circonstances, j'avais ren- contré la propriété idéale c]ui me permettrait de déployer toutes mes puissances. Elle doublait ma force.

Décidément j'avais tout pour moi.

1''' année. Vint enfm la Saint-Jean et, avec le départ du personnel dirigeant, l'arrivée du personnel à diriger.

Fidèle à mon programme, j'avais maintenu la même org-ani- sation : un ménag"8 laboureur-vachère, un autre jardinier-basse- couricre. Le premier était du pays, le second, fort recom- mandé, était de l'Anjou, les jardiniers abondent autant qu'ils manquent dans nos parages.

« Avec les charrois de la propriété, m.'avait-on dit, vous avez besoin de deux hommes pour faire l'ouvrage cotnme il faudrait. » J'avais pensé à un laboureur-bouvier, mais il n'y avait pas d'é- table à bœufs. J'ajournai la question du bouvier à la Saint-Jean prochaine; on s'en était bien passé jusque-là.

Cependant, les vaches parties avec le régisseur à qui elles ap- partenaient en propre, la ferme était à peu près nue. J'avais à la remonter. J'achetai donc le même nombre des mêmes va- ches du pays.

Pour les instruments, je pouvais choisir les plus perfectionnés sans changer la culture. Je n'y manquai pas.

Quelques grosses dépenses de premier établissement étaient indubitablement nécessaires. Le croirait-on? il n'y avait pas de fosse à fumier. Le purin se perdait dans le sous-sol des étables; les pluies lavaient le fumier, le hâle le desséchait. Le fumier I c'est le trésor de l'agriculteur, c'est de l'or en barre ; c'est à l'en- tretien de son fumier que l'on juge le bon cultivateur. C'était un hymne au fermier que j'avais entendu chanter à l'unisson par le

LA RÉVOLUTION AGiUCOLE. 153

chœur de toutes les publications agricoles. J'agissais à coup sûr, et construisis amoureusement la fabrique à fumier couverte, source de ma prospérité future. Bien en évidence, à la place d'honneur, elle devait trôner désormais, au milieu de ma cour de ferme. Des canalisations ad hoc amenaient de tous les côtés, dans sa citerne, le purin des écuries, des étables, des porcheries, dont le sol avait été rendu imperméable afin de restituer tous les éléments fertilisateurs.

Après le fumier, pierre angulaire de l'édifice, le matériel dont la négligence est si décriée, ajuste titre, avait été l'objet de mes préoccupations immédiates. De vastes hangars mirent à l'abri les récoltes, les charrettes, les instruments de culture.

L'étable à bœufs, aménagée dans l'ancien et unique petit han- gar, maintenant inutile, attendait le bouvier.

Enfin, pour mes emblavures d'automne, j'avais fait venir les engrais chimiques recommandés, dans les proportions requises.

Bref, sans avoir soldé ces principaux aménagements, la plu- part non encore terminés, au 31 décembre 1891, je clôturais ce demi-exercice par :

Achats 6.233 fr. 40

Ventes 288 fr. oO

Je ne m'attendais pas à un bénéfice, naturellement, et je ne fis qu'une remarque qui nous plongea dans l'admiration. C'est à quel point notre consommation était adéquate à la production. Comment, les ventes de nos récoltes ne s'élevaient pas à 300 fr.?Tout le reste était consommé ou consommable. Arrière, pensai-je, nous n'aurons plus rien à faire avec le vil métal; nous ne serons pas des hommes d'argent; nous ne travaillerons pas pour de l'argent, mais pour des produits en nature ! Voilà qui ennoblit singulièrement la vie ! Et puis, n'est-ce pas la vérité traditionnelle , la supériorité de tout temps reconnue à l'agricul- teur? L'homme n'a pas besoin d'argent, mais de pain, et celui qui fait pousser le blé, se rit de l'argent et de son pouvoir néfaste.

Nous découvrions, par la pratique, cet organisme admirable

T. XXIX. 11

loi LA SCIENCE SOCIALE.

de la ferme. Nous ne le connaissions jusque-là que théoriquement. Je me rappelais les explications que me donnait, aux M***, un brave et vieux général, retraité dans le voisinage. Il était rentré au terroir, revenu au lancé, comme il me le disait, avait racheté la propriété il avait été élevé : Elle n'avait pas changé! Il m'expliquait comment le bois qui le chauffait provenait du taillis qui avait chauffé son enfance. Chaque coupe était réglée pour la consommation annuelle. Point de dépenses. On nourrissait les gens. Les achats étaient des échanges. On payait le boucher avec les veaux vendus, le boulanger avec quelques cordes de sapin si on ne faisait pas le pain à la maison ; mais il valait mieux le faire. On vivait sur son domaine.

Cette expression : vivre sur son domaine, nous la comprenions maintenant. Oui, le domaine donne directement la vie par ses produits. Le nôtre était dans ce cas. Nous apprenions à le déchif- frer. Ces deux fermes qui y étaient jointes, ne Tétaient pas sans une raison profonde. En métayage, elles complétaient, par la moitié de leurs produits, la vie de la maison plus forte du pro- priétaire que sa réserve ne pouvait entretenir complètement. Mais cette réserve, par la supériorité de sa culture, servait d'exemple aux autres fermes, les tenait en haleine, introduisait dans leur pratique les perfectionnements et les progrès qu'elles n'eussent pu réaliser toutes seules.

Et jusqu'où ne s'étendaient pas les effets de cette prévoyance, fruit du temps, de l'expérience des générations ! Nous commen- cions à le comprendre. C'est avec attendrissement que nous re- gardions tous les deux nos noyers. Tout est prévu, même l'huile! Pervertis par notre formation urbaine, nous préférions Fhuile exotique, la soi-disant huile d'olive insipide, et la saveur de cette honnête huile locale nous répugnait. Simple aberra- tion! Nous saurions faire un effort sur nous-mêmes et nos en- fants goûteraient cette huile, comme les ancêtres du l)on vieux temps.

Nous devenions réactionnaires pratiques. Tournés vers le passé, nous lui demandions des exemples en apprenant à le connaître et à l'apprécier dans les choses qui avaient duré, qui

LA. RÉVOLUTION AGRICOLE. loS

se maintenaient à travers les siècles. Au milieu de ces soi-disant progrès qui ne vivent qu'un jour, la moindre ferme, pensions- nous, n'est-elle pas une puissante leçon de choses? Elle a traversé les siècles, remarquions-nous en consultant les origines de la propriété. Notre grande ferme existait en 1500, les papiers en font foi; mais elle remontait plus haut.

A quelle époque devait se placer sa naissance? Dans la nuit des temps. En tous cas, depuis 1500, elle a toujours nourri son homme. Donnez-nous de telles preuves, amateurs de nouveautés. Décidément, vive le temps du bon roi Dagobert! Devenons un homme d'autrefois!

Et, comme la marche des événements semblait nous éloigner de cet âge d'or, en politique, nous étions réactionnaires con- vaincus. Sans un retour vers le passé, c'était, pour la France, la course fatale à l'abîme.

Malgré la merveilleuse aptitude de notre terre à pourvoir à nos besoins, nous remarquions toutefois que nos comptes de maison n'avaient pas varié. Nous dépensions autant qu'aux M***, alors que nous avions tout à acheter, Il est vrai qu'il y avait du coulage.

Si la vie est simple sur le domaine, elle doit être large. C'est un des bienfaits de la vie rurale. Mais le coulage est l'excès, et il provenait de notre faute. Nous étions novices et ne savions pas encore exercer la surveillance, reconnue nécessaire et partout prônée.

Il s'agissait de limiter ce coulage par la surveillance, et de regagner sur nos dépenses courantes, réduites par la consomma- tion des produits du sol, les dépenses de culture.

Pour atteindre ce but, un effort était nécessaire afin de mettre notre terre en état de production intensive; mais, après nous, les générations successives en bénéficieraient. Appuyés, non sur des théories, mais sur la tradition, sur les preuves du passé, un sacrifice était légitimé par la stabilité qu'il assurerait à l'avenir de notre famille. Placement de père de famille prévoyant, fruc- tueux s'il en fut!

^2" aimée. Il s'agissait de ne dépenser qu'à coup sûr, mais

156 LA SCIENCE SOCIALE.

alors sans hésiter, pour réaliser la perfection humaine et n'être jamais arrêtés dans notre développement futur par la craintive parcimonie de nos installations premières. Cette hardiesse est une économie bien entendue.

Sur c|uoi pouvait-elle porter? A coup sùr^ sur les installations de ferme et sur le potager.

L'habitation de la petite ferme menaçait ruine, le mur s'était fendu puis entrouvert sous laction du froid. Il fallut la recons- truire. C'était une dépense nécessaire.

La fosse à fumier faisait déjà mon orgueil; les hangars se dressaient; il fallait donner partout l'eau à la ferme. L'eau! il n'est pas nécessaire d'en démontrer Tutilité. Je l'y conduisis par des canalisations, croisant tantôt dessus, tantôt dessous, les conduites de purin. Je fus aussi amené à établir quelques drai- nages pour écouler les eaux pluviales et celles des postes d'eau. En sorte cju'il fallut dresser la carte du sous-sol de ma cour pour reconnaître tout de suite, en cas d'accident, l'emplacement du tuyau qui viendrait à se boucher ou à fuir. Contemplant le lacis, logiquement établi, des lignes de couleurs différentes, des ame- nées d'eau, des égouts, des drainages, je songeais modestement à la canalisation du sous-sol par laquelle commencent les Amé- ricains dans l'établissement de leurs villes futures et je me disais : « Mon verre est petit, mais je bois dans mon verre. » Ma cour n'est pas une ville, mais elle n'est pas moins bien canalisée. Puis, ils se sont mis à cinquante dans la v'ille pour en faire chacun son morceau. Tandis que, tout seul, je fais ma petite affaire.

Lorsque, par la suite, un ami se promenait à pied sec, en hiver, j'avais connu un marécage, je souriais de l'ingénue naïveté des citadins. Ils n'y comprennent rien, pensais-je, mon hôte ne remarque même pas l'aménagement du sol. Il trouve naturel de ne pas barboter! C'est que la besogne leur est toute mâchée, à la ville; il y a toujours c{uelqu"un pour la faire à leur place. Ils ont des ingénieurs pour les eaux, d'autres pour la voirie, etc- Tandis qu'il faut que je sois mon propre ingénieur, et aussi mon architecte, mon géomètre, mon arpenteur, mon draineur, etc... La hste des corps de métiers s'allongeait. J'élais bien obligé

LA. RÉVOLUTION AGRICOLE. 157

d'être tout cela. Aussi, quelles aptitudes ne développent pas une pareille vie? Être à même de répondre par soi-même à tous ses besoins, voilà qui épanouit harmonieusement l'homme, en fait un être complet. Les citadins ne sauraient être que des spécia- listes. Ils me rappellent ces perches effilées que l'on voit en forêt parmi les pins trop serrés. Ils ont donné tout leur effort pour obtenir cette grêle longueur; comparez-les à ce chêne isolé, au développement harmonieux et puissant.

.le commençais à comprendre le paysan, à sympathiser avec lui. Dans sa vie simple et réduite, il représente une force : la sta- bilité. Il est ce qu'étaient ses ancêtres. C'est une forte race que cette race du pays qui fait le pays. Et quand je passais en revue toutes les difficultés, tous les problèmes que j'avais tant de peine à résoudre, je ne pouvais m'cmpêcher devoir cet homme grandir dans mon estime; car, pour sa part, il sait les résoudre tous. Ses besoins sont plus réduits que les miens, assurément, mais n'est-ce peut-être pas de la sagesse de sa part? N'en est-il pas plus heu- reux? Ne serait- il pas plus sage de l'imiter, d'apprendre comme lui à se réduire? N'est-ce pas la simplicité qui convient à la vie rurale? En tous cas, il sait satisfaire ses besoins. Et moi, j'étais obligé de reconnaître que je n'en étais pas capable; j'étais arrêté à chaque pas. Bref! je sentais grandir en moi l'admira- tion du paysan. L'homme d'autrefois s'en rapprochait beau- coup.

Dans cet organisme du domaine procurant directement la vie par ses produits, une pièce reconnue d'une importance capitale, c'est le potager. Les fruits et les légumes, qui entrent pour une grande part dans toute alimentation, doivent être aux champs la base de la nourriture. Les légumes aqueux que les maraîchers apportent à Paris ont tous le même goût et manquent de fraîcheur. Nous voulions nous nourrir, non pas de légumes venus hâtive- ment, sous châssis, à grand renfort d'engrais et d'arrosage, mais de légumes mûris au plein soleil, qui prendraient leur temps pour croître, et acquérir chacun sa saveur propre, ce goût un peu sauvage, mais si caractéristique, de chaque espèce. Servis en leur

'15<S LA SCIENCE SOCIALE.

saison et non en primeurs, ils constituent, à ce moment plus que jamais, un manger sain et délicieux.

Le potager faisait défaut. Il était à peine ébauché , près de la ferme réserve et cultivé en avoine pour la plus grande partie, tandis qu'un coin de prairie, choisi près de la rivière, pour être à portée de l'eau, était consacré aux légumes.

Après avoir consciencieusement étudié les maîtres recom- mandés, nous créâmes un potager modèle qui nous coûta fort cher; mais il rentrait dans ces dépenses sur lesquelles ce serait une faute grave de lésiner. Il fallut, en outre, pourvoir au lo- gement du jardinier devenu nécessaire avec deux ménages, qui, étrangers l'un à l'autre, ne se contentaient plus des deux cham- bres contiguës occupées précédemment par les deux ménages du père et du fils.

Nous en fûmes récompensés, car nous goûtâmes, aussitôt, à des légumes délicieux. Nous n'en eûmes pas notre suffisance, mais ce devait être parce que nous ne sûmes pas bien diriger le jar- dinage la première année. Beaucoup de légumes se perdirent pour être venus tous à la fois. Nous n'avions point songé à échelonner les maturités. Les melons trop tardifs mûrirent à l'entrée de l'hiver; mais il nous resta le souvenir des légumes que nous avions mangés à point. Et nous devions arriver à les obtenir ainsi, sans interruption et à temps, tout le long de l'année.

En culture, nous eûmes des succès, grâce aux engrais chimiques et aux semences que j'avais fait venir de la maison Vilmorin. Nous eûmes en particulier des pommes de terre, des betteraves fourra- gères et des avoines d'hiver, telles qu'on n'en avait jamais vu dans le pays.

Les scories de déphosphoration avaient fait merveille sur les prés; la récolte des foins avait été doublée.

Voilà qui était d'heureux augure pour la réalisation de nos espérances. Oui, avec des moyens aussi puissants, nous devions arriver à une énorme production.

Cependant les comptes de maison restaient stationnaires. Aux produits du domaine, nous avions beau joindre ceux du potager, nous dépensions toujours autant pour notre vie. Nous nous épui-

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 159

sions pourtant à surveiller notre monde, mais notre surveillance ne devait pas être bien organisée, carie coulage subsistait.

D'un autre côté, en étudiant sévèrement le détail de mes comptes, il me paraissait qu'il n'y avait pas de dépense qui ne se justifiât. Je me demandais, à chaque article : Referais-je cette dépense, si elle était à refaire? Et je me répondais : Oui.

Mais, au 31 décembre 1892, j'obtenais à la fin de ma colonne d'achats un total de :

33.9o7 fr. Oo contre

2.282 fr. 65 de ventes.

Ainsi, j'étais bien d'accord avec moi-même pour le détail, l'en- semble seul me gênait.

Avec le déficit de ma première année, j'avais donc dépensé 37,619,30 de mon fonds de roulement.

Il faut décidément beaucoup d'arg-ent pour mettre une culture en train. J'y comptais, mais pas à ce point. J'avais bien entendu parler de 1.000 francs Fhectare comme première mise. D'aucuns, après les avoir dépassés, disent 2.000, Ils n'ont peut-être pas tort. Mon fonds de roulement, que je croyais si exag-éré, ne sera pas de trop. Enfin, les grosses dépenses sont faites; je con- nais la propriété; j'ai acquis un peu d'expérience; cette année doit me donner des résultats décisifs.

S^ année. Cette année fut marquée par de grandes améliora- tions dans la propriété.

Je retirai à mon fermier de la grande ferme un pacage à mou- tons qui joignait notre habitation. Nous n'étions pas chez nous. De plus, en le boisant, nous nous entourions d'une ceinture d'ar- bres, et nous nous affranchissions de la surveillance de la route qui nous dominait de ce côté. Nous nous en félicitons encore. Ce fut une grande amélioration. Mais mon fermier dut renoncera ses moutons et moi consentir une diminution de bail.

Les bois furent percés d'allées, nécessaires pour la surveillance et l'exploitation.

Une lande de 5 hectares fut défrichée à forfait et, avec de la

160

LA SCIENCE SOCIALE.

m^i

chaux et de l'acide phosphorique, la récolte d'avoine paya le dé- frichement et les frais de culture. Drainée ensuite, elle paya son drainage en deux récoltes successives.

Une vigne transformée et fumée aux engrais chimiques donna une végétation luxuriante et pleine de promesses.

Les prés, les pommes de terre, les betteraves, les avoines don- nèrent des produits magnifiques.

J'étais content devant mes récoltes, devant ma propriété trans- formée, mais je faisais une triste mine devant mon livre de comptes au 31 décembre 1893.

Les achats se montaient à 18.627 fr. 35.

Les ventes à 2.87i fr. 10

soit, pour ces deux années et demie de culture, une dépense nette totale de 53.372 fr. 50.

Non seulement mon fonds de roulement était épuisé, mais dépassé et, fait digne de remarque, mes comptes de maison ne voulaient toujours pas faire ressortir la moindre diminution que je pusse porter au crédit de l'exploitalion.

« Voyons, me disais-je, il s'agit d'être juste. Et il ne serait pas juste de compter ainsi. J'ai bien dépensé un peu plus que mon fonds de roulement, mais je ne l'ai pas perdu; je l'ai placé. C'est un accroissement de capital. La valeur de la propriété a augmenté. Il ne serait pas juste, en vérité, de charger ces quel- ques années de dépenses faites une fois pour toutes et dont le bienfait se ferasentirtoujours. Puis-je faire supporter à ma culture la dépense des allées de bois? C'est évidemment absurde. La fosse à fumier n'est-elle pas une source de richesse dont le bien- fait se prolongera indéfiniment, tandis que je mets sa dépense au compte dune seule année. Quoi! je m'arrêterais au mo- ment où je vais bénéficier de toutes ces dépenses bien faites, fruc- tueuses? J'irais, de gaieté de cœur, les rendre inutiles, et cela, lorsque je réussis dans ma culture et qu'il ne me reste plus qu'un petit effort à faire? C'est vouloir consommer sa perte à plaisir! C'est que serait la folie ! »

Mon Sancho Pança répondit à mon Don Quichotte : « Mon ami, tu te mens à toi-même. D'abord tu t'es juré de ne pas dépasser

LA REVOLUTION AGRICOLE.

101

un fonds de roulement qui répondait à tes prévisions les plus larges pour la mise en train de la propriété. Ainsi tu avais fait d'avance l'amortissement de ces premières dépenses; il n'est plus à refaire. Puis, si par tes bois tu dois reconstituer sûrement ta perte, es-tu sûr de ne pas l'augmenter par ta culture? Non. Le crois-tu même? La main sur la conscience, tu es persuadé que tu n'y arriverais pas. Ce n'est donc pas la raison qui te guide, mais la passion qui t'emporte. En ce cas, mon pauvre ami, tu y pas- seras comme les autres. Tu ne seras pas plus malin qu'eux.

« Je t'admirais dans le conseil, j'étais fier de toi. Je me disais : Il est très fort ; il prévoit tout. Mais tu es faible dans l'action. Tu as tout prévu, mais tu as partout succombé et tu fais tout ce que tu avais justement critiqué. Comme l'agriculteur, tu cours du matin au soir, tu lis des livres agricoles, tu t'absorbes dans tes comptes, sans un moment de loisir. Tu es devenu, à ton tour, le forçat de la culture, sous prétexte de mise en train ; mais cette mise en train durera toujours. Tu joins même les opinions op- posées que tu condamnais jadis au nom du bon sens : tantôt, fa- natique de science, tu te demandes s'il ne faut pas, pour réussir, sortir d'une école d'agronomie; tantôt, admirateur de l'empirisme du paysan, tu crains de ne pas sentir assez de son sang couler dans tes veines. Tu te plains de ton personnel? Mais M. G. Ville t'avait prévenu et tu répondais que c'était justement ta partie. Es-tu heureux? Tu as la discordé dans tes gens de maison, la guerre à la ferme; ta femme s'épuise à te seconder; tu n'arrives pas à remplir ta tâche, tu sens la ruine au bout et tu veux persé- vérer. Voilà ton bilan, mon ami. »

C'était vrai, nous en étions là. Si une révolution avait pu nous enlever notre propriété, c'eût été chez nous un soupir de soula- gement, car nous arrivions à la détester à force d'y souffrir. Notre œuvre de patronage se retournait contre nous. Dans quel guêpier ne nous étions-nous pas fourrés! nous étions littérale- ment mangés par nos gens. Nous n'avions même pas l'illusion de faire du bien. Notre personnel empirait chez nous. Nous le cor- rompions, non intentionnellement, mais en fait.

Bref, j'étais absolument convaincu qu'un second fonds de rou-

160 LA SCIENCE SOCIALE.

chaux et de l'acide phosphorique, la récolte d'avoine paya le dé- frichement et les frais de culture. Drainée ensuite, elle paya son drainage en deux récoltes successives.

Une vigne transformée et fumée aux engrais chimiques donna une végétation luxuriante et pleine de promesses.

Les prés, les pommes de terre, les betteraves, les avoines don- nèrent des produits magnifiques.

J'étais content devant mes récoltes, devant ma propriété trans- formée, mais je faisais une triste mine devant mon livre de comptes au 31 décembre 1893.

Les achats se montaient à 18.627 fr. 35.

Les ventes à 2.874 fr. 10

soit, pour ces deux années et demie de culture, une dépense nette totale de 53.372 fr. 50.

Non seulement mon fonds de roulement était épuisé, mais dépassé et, fait digne de remarque, mes comptes de maison ne voulaient toujours pas faire ressortir la moindre diminution que je pusse porter au crédit de l'exploitation.

« Voyons, me disais-je, il s'agit d'être juste. Et il ne serait pas juste de compter ainsi. J'ai bien dépensé un peu plus que mon fonds de roulement, mais je ne l'ai pas perdu; je l'ai placé. C'est un accroissement de capital. La valeur de la propriété a augmenté. Il ne serait pas juste, en vérité, de charger ces quel- ques années de dépenses faites une fois pour toutes et dont le bienfait se fera sentir toujours. Puis-je faire supporter à ma culture la dépense des allées de bois? C'est évidemment absurde. La fosse à fumier n'est-elle pas une source de richesse dont le bien- fait se prolongera indéfiniment, tandis que je mets sa dépense au compte d'une seule année. Quoi! je m'arrêterais au mo- ment où je vais bénéficier de toutes ces dépenses bien faites, fruc- tueuses? J'irais, de gaieté de cœur, les rendre inutiles, et cela, lorsque je réussis dans ma culture et qu'il ne me reste plus qu'un petit effort à faire? C'est vouloir consommer sa perte à plaisir! C'est que serait la folie I »

Mon Sancho Pança répondit à mon Don Quichotte : « Mon ami, tu te mens à toi-même. D'abord tu t'es juré de ne pas dépasser

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 161

im fonds de roulement qui répondait à tes prévisions les plus larges pour la mise en train de la propriété. Ainsi tu avais fait d'avance l'amortissement de ces premières dépenses; il n'est plus à refaire. Puis, si par tes bois tu dois reconstituer sûrement ta perte, es-tu sûr de ne pas l'augmenter par ta culture? Non. Le crois-tu même? La main sur la conscience, tu es persuadé que tu n'y arriverais pas. Ce n'est donc pas la raison qui te guide, mais la passion qui t'emporte. En ce cas, mon pauvre ami, tu y pas- seras comme les autres. Tu ne seras pas plus malin qu'eux'.

« Je t'admirais dans le conseil, j'étais fier de toi. Je me disais : Il est très fort ; il prévoit tout. Mais tu es faible dans l'action. Tu as tout prévu, mais tu as partout succombé et tu fais tout ce que tu avais justement critiqué. Comme l'agriculteur, tu cours du matin au soir, tu lis des livres agricoles, tu t'absorbes dans tes comptes, sans un moment de loisir. Tu es devenu, à ton tour, le forçat de la culture, sous prétexte de mise en train ; mais cette mise en train durera toujours. Tu joins même les opinions op- posées que tu condamnais jadis au nom du bon sens : tantôt, fa- natique de science, tu te demandes s'il ne faut pas, pour réussir, sortir d'une école d'agronomie; tantôt, admirateur de l'empirisme du paysan, tu crains de ne pas sentir assez de son sang couler dans tes veines. Tu te plains de ton personnel? Mais M. G. Ville t'avait prévenu et tu répondais que c'était justement ta partie. Es-tu heureux? Tu as la discordé dans tes gens de maison, la guerre à la ferme; ta femme s'épuise à te seconder; tu n'arrives pas à remplir ta tâche, tu sens la ruine au bout et tu veux persé- vérer. Voilà ton bilan, mon ami. »

C'était vrai, nous en étions là. Si une révolution avait pu nous enlever notre propriété, c'eût été chez nous un soupir de soula- gement, car nous arrivions à la détester à force d'y souffrir. Notre œuvre de patronage se retournait contre nous. Dans quel guêpier ne nous étions-nous pas fourrés! nous étions littérale- ment mangés par nos gens. Nous n'avions même pas l'illusion de faire du bien. Notre personnel empirait chez nous. Nous le cor- rompions, non intentionnellement, mais en fait.

Bref, j'étais absolument convaincu qu'un second fonds de rou-

162 LA SCIENCE SOCIALE.

lement, d'égale importance, ne nous tirerait pas d'affaire non, il ne nous permettrait pas de mettre notre propriété en état de rémunérer nos dépenses annuelles de culture ; elles l'emporte- raient toujours sur les recettes. Il prolongerait seulement une culture coûteuse ; nous serions obligés de continuer à servir an- nuellement une rente à notre terre.

D'où nous venait cette assurance, nous le dirons la prochaine fois, mais nous l'avions, sans l'ombre d'un doute.

Amèrement, je pris donc le parti d'arrêter la culture.

Arrêter une culture du jour au lendemain est impossible ; elle ne s'arrête pas comme une industrie. Il fallait finir l'année agri- cole, atteindre la Saint-Jean, les gens étant loués à l'année; puis rentrer, après la Saint-Jean, les récoltes déjà en terre.

Mais j'arrêtai tout nouveau travail de culture et annonçai à mon personnel son licenciement dans les délais voulus pour qu'il pût se placer ailleurs. 11 fallait pourtant l'occuper jusque-là, oc- cuper les chevaux qui. n'ayant plus assez de travail, et insou- cieusement surveillés, menaçaient d'occasionner des accidents. Je les voyais s'échapper, rentrer au galop avec les tombereaux ; un jour ils faillirent ainsi écraser mes enfants. Nous vécûmes six mois en face des prodromes les plus irrécusables de la ruine.

Le personnel parti, il fallut, à la tâche, faire faucher, faner, rentrer un foin inutile dont les meules noircies me servent en- core après cinq ans pour la litière ; puis moissonner, en surpayant les moissonneurs qui, se sentant nécessaires, menaçaient de faire grève. Cette année, nous ne pensions plus à la consommation, mais à la vente. Je voulais, si possible, rattraper, dans ma liqui- dation, les trois mille francs dépensés en plus de mon fonds de roulement. Vains efforts ; les bestiaux achetés cher furent vendus bon marché; le blé était bas; si bien qu'au 31 décembre 1894 notre budget de l'année se décomposait ainsi :

Achats 10.373.80

Ventes o. 869. 75

Soit : 4.304.0o de perle. Soit en tout, non plus 53 . 372..td

mais bien '61 . 876.60 de perte.

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 163

Cependant, fait toujours digne de remarque, nos comptes de maison s'obstinaient à rester stationnaires. Lorsque nous conser- vions tous les produits de notre domaine pour la consommation, nous avions espéré une diminution de dépenses que nous n'avions su réaliser. En vendant tous ces produits dont nous consommions pourtant notre part, nous en étions arrivés à prévoir, naturelle- ment, une augmentation correspondante de dépenses. Elle ne s'était pas produite. Le départ de nos gens, la cessation de leur consommation et du coulage avait suffi pour rétablir l'équilibre. Était-ce donc la radicale solution à cette mystérieuse organi- sation de la surveillance que, en faisant mon mea culpa,]o. m'é- vertuais à chercher?

Malgré le désarroi de cette fin de culture, bien qu'au spectacle confus de la désolation eût succédé, autour de nous, le silence de la mort; malgré notre déception, devant cet échec avéré dont rien ne venait pallier l'évidence qui éclatait pour nous à toute heure et à chaque pas, nous éprouvions une sorte de détente bienfaisante.

Notre tristesse était plutôt d'ordre moral et voulue. C'est par réflexion que nous étions tristes de l'écroulement de nos espé- rances, de la ruine achevée de notre œuvre patronale. Au fond, nous étions honteux de jouir de notre tranquillité, de nous sen- tir plus heureux en voyant venir la paix. Cette paix, que nous voulions conquérir par la victoire, la défaite nous l'apportait. Heureuse défaite! digne d'être souhaitée, comme les victoires à à la Pyrrhus d'être redoutées.

Quand nous surprenions en nous les effets d'une gaieté qui re- venait invinciblement, nous tentions de les arrêter. Et avec un regard sévère, de sérieux reproches, nous nous rappelions à la tristesse de la situation. Que ferons-nous des terres delà réserve? nous disions-nous alors.

Au fait, oui, qu'en ferons-nous?

C'était notre épée de Damoclès. On n'arrête pas la terre comme une machine à vapeur. J^e moteur, ici, n'est pas en la puissance de l'homme. Il ne saurait ni l'arrêter, la terre est tou- jours entravail, ni le détourner comme unmeunier, par exem-

164 LA SCIENCE SOCIALE.

pie, détourne un cours d'eau pour immobiliser sa roue. Pour im- mobiliser la terre, il faut lutter contre elle, la travailler et nous n'avions plus de laboureur. Nos champs en friche produisaient des mauvaises herbes. A les laisser grainer, nous salissions nos terres et rendions toute culture ultérieure impossible sans de coûteuses dépenses. Les boiser, c'est bientôt dit, mais c'est une grosse détermination à prendre que d'immobiliser ainsi une pro- priété au delà de la vie d'un homme. Ne nous en repentirions- nous pas plus tard, quand le mal serait sans remède?

Mon fermier me proposait bien de reprendre ma réserve. Je crois fort qu'il jugeait, à la vigueur des mauvaises herbes, que les engrais enfouis produiraient sans frais quelques récoltes et qu'il ne demandait pas mieux que d'en profiter. Mais il me répu- gnait de ne pas bénéficier de cette fertilité que j'avais créée.

En même temps, nous étions en butte à des reproches qui nous retournaient le fer dans la plaie. Nous n'avions pas assez per- sévéré. Qu'est-ce que trois ans de culture? Nous abandon- nions au moment de récolter. Bref, les bonnes raisons de mon Don Quichotte. Malheureusement les sages conseillers qui avaient per- sévéré, me contaient, en même temps, que, malgré leur persé- vérance, leur culture leur coûtait toujours.

Je commençai à boiser, lentement, comme à regret, et seule- ment là jesavaisbienfaire. Les autres terres revenaient àl'état de landes, tandis que je ne prenais aucune décision à leur sujet.

Cependant nous étions contents, malgré nous. L'instinct est décidément le plus fort. Rien ne peut lutter contre le bien-être qu'apporte le salut.

Un matin, je faisais, au pas de ma jument, et avec une douce mélancolie, mon tour de propriétaire, par ancienne habitude. Un homme labourait tout contre une ajonnière qui bordait mes bois. Désœuvré, je m'arrêtai à causer.

Je ne savais pas que vous aviez du bien par ici, dis-je à l'homme que je connaissais comme mon voisin à l'autre bout de la propriété.

Oui, cette pièce joignait ce champ de feu mon père; je l'ai

LA KÉVOLUTIOX AGRICOLE. IGo

achetée lors de la vente de défunt X***. Son fils n'en voulait pas; il est parti dans le bien de sa femme.

Ça n'a pas l'air bien gras.

Non. C'est du pur sable. Aussi ne l'ai-je pas achetée cher. Elle me revient à 2 fr. 50 la chaînée avec les frais d'acte. C'est tout ce que cela vaut et cela ne paie pas la culture.

2 fr. 50 la chaînée, moins de 400 fr. l'hectare. Ce n'est pas cher. Mais alors, dites-moi, que peut valoir cette lande, de- mandai-je en montrant l'ajonnière ?

iM. C*** en a bien refusé 700 fr. de l'arpent (plus de 1 .000 fr. l'hectare).

Mais, c'est incroyable !

Il a eu raison, Monsieur, c'est d'un bon rapport. A ce prix, elle lui a toujours rapporté plus de 5 du cent.

Je tombais des nues. Quoil la terre abandonnée à elle-même a Lirait plus de valeur que la terre cultivée et rapporterait davan- tage.

Mais alors, pourquoi ne laissez-vous pas votre champ en friche, il redeviendrait lande et vous rapporterait au lieu de vous coûter.

Oui, Monsieur, mais nous ne pouvons cultiver comme cela. Mon seigle me donne toujours de la litière et j'en suis à court. Puis, il faudrait attendre trois ans l'ajonc et je n'ai pas d'avance. C'est bon pour des bourgeois; on ne fait pas comme cela, nous autres.

La lumière s'était faite dans mon esprit par les deux rappro- chements suivants.

Lors de mon acquisition, j'avais été étonné du prix moyen d'estimation porté pour les prairies. Je le fus bien plus en appre- nant que le moindre pré avait coûté 2,500 fr., tel autre 3.000 fr. l'hectare, d'autres davantage. Comme je m'étonnai de cette supériorité de valeur des prés sur les terres de culture cotées de 5 à 600 fr. l'hectare, on me répondit, qu'à ce prix, les prés avaient toujours rapporté 5 pour cent.

Je fus bien plus surpris encore. On m'avait parlé de 2 1/2 pour cent comme valeur de location des terres de ferme. Mais les

166 LA SCIENCE SOCIALE.

prairies ne peuvent se faire que clans les vallées. Les vallées sont étroites en Touraine, les plateaux de culture très étendus; je mis sur le compte de la rareté des prairies leur valeur. Tout le monde voulant des prairies, leur prix montait; c'est l'effet naturel de la demande. Mais le point qui restait obscur pour moi, c'est comment, à ce prix, elles rapportaient 5 pour cent. Cela, je ne me l'expliquais pas.

La demande, en haussant le prix d'achat des prés, aurait plutôt faire baisser leur rapport. S'ils étaient plus recherchés que les terres de culture à cause de leur rareté, ils auraient rap- porter un taux moindre et non double.

En second lieu, l'année précédente, on m'avait otlért de me vendre, à 6 îv. la chaînée, un petit bois contigu à mon domaine. Us me prennent pour un novice, pensai-je, et veulent me faire payer la « convenance ». La convenance est le point de dé- part du chantaue, la cause recherchée du surpaiement. Il est vrai, vous dira-t-on, que la terre ne vaut que 4 francs la chainée, mais, si j'en demande 8, c'est parce que vous avez cojivenance à l'acheter. Elle joint un de vos champs, rendra les labours plus faciles, vous arrondira, vous donnera accès à la route, etc. La convenance se paie, et très cher.

Comment, me disais-je, ils ont toupet de moffrir ce bois à 1.000 fr. l'hectare, immédiatement après la coupe, c'est-à-dire lorsqu'il n'a plus que la valeur de la terre nue, et le champ voisin me revient à 500 fr. l'hectare, et c'est de la terre de la- bour !

Quelle ne fut pas ma surprise d'apprendre qu'un meunier du voisinage avait acheté à ce prix. Le rencontrant peu après :

Eh bien, luidis-je, vous payez bien! 1.000 francs l'hectare un bois qui vient d'être rasé ! C'est cher !

iMais non, reprit-il, c'est le prix de la terre ensemencée en bois. La dernière coupe a rapporté 5 du cent, c'est moi qui l'ai achetée.

Ainsi donc, l'hectare de pré valait quatre fois l'hectare de terre et l'hectare de bois ou de lande avait une valeur double. Les productions naturelles quadruplaient ou doublaient la

LA. RÉVOLUTION AGRIi:OLE. 167

valeur de la terre ; le travail la diminuait de moitié. La terre de labour, à valeur réduite, rémunérait le travail au taux de 2 1/2 pour cent, et la terre dont la valeur était quadruplée ou doublée par une production naturelle récompensait l'oisiveté de son propriétaire par du 5 pour cent! C'était inconcevable.

Comment! je serais tombé sur la bonne exploitation de ma terre le jour où, croyant l'abandonner à son triste sort, je m'étais croisé les bras? Je n'aurais qu'à continuer pour doubler la valeur du fonds, quadrupler le revenu?

Le travail puni, alors, l'oisiveté récompensée? .l'étais scanda- lisé; c'était immoral.

Je n'eus de cesse que je n'eusse éclairci cette anomalie. J'en cherchai l'explication par la méthode de la science sociale et la trouvai en examinant le travail auquel se livraient les proprié- taires de prés, de bois, de landes. Lorsque ces natures de biens ne faisaient pas partie intégrante d'une ferme, servant alors à sa consommation directe et non à la vente, elles avaient toujours pour propriétaires des capitalistes de village : marchands de biens, marchands de bestiaux, meuniers. Ces capitalistes trouvent emploi de leur argent à 5 pour cent; dès lors ils ne le placent qu'à ce taux. Ils font monter ou baisser, en achetant ou en se retirant, la valeur des prés, des bois, des landes, de façon à ce que, d'après le prix des dernières coupes, le rapport se main- tienne à 5 pour cent. Cela se fait mécaniquement, sans concert préétabli. Le rapport d'un pré offert dépasse-t-il 5 pour cent, d'après la vente des dernières coupes? Les acheteurs se présen- tent, se font concurrence. La valeur du bien monte. Le rapport est-il inférieur à 5 pour cent? On ne trouve plus d'acheteur. Le bien perd; il faut baisser le prix de vente.

Mais qui fait les prix en achetant la coupe? Ce sont les petits propriétaires, les paysans, qui ont besoin de bois, de litière et de foin, et qui n'en ont pas.

Pourquoi n'en ont-ils pas? C'est bien simple. Parce que ce sont de petites gens, toujours à court.

Le paysan n'a pas de pré parce que le pré est trop cher. S'il n'a que 2.000 francs, il aime mieux acheter quatre hectares de

168 LA SCIENCE SOCIALE.

terre qui lui fourniront le travail et la satisfaction de ses besoins, qu'un hectare de pré qui lui rapportera 100 francs, mais c|ui ne lui donnera ni son travail ni sa vie. Seulement il manquera alors de foin et devra l'acheter. C'est la concurrence de ces petites gens qui fait monter le prix de ce foin qu'ils doivent acheter coûte que coûte, dont ils ont absolument besoin. En se saignant, ils peuventdonner 100 francs chaque année ; trouver 2.000 francs? Seul, le paysan aisé pourra s'assurer son foin en achetant la prairie.

Même application pour les bois et pour les landes, mais ici il y a plus. Si la prairie, de sa nature, est intransformable, la lande et le bois peuvent se défricher. Lorsqu'il en a hérité, le paysan imprévoyant ou besoigneux voit dans cette transforma- tion un intérêt immédiat. La lande et le bois ont accumulé dans le sol une fertilité qui se traduira, sans dépense, par plusieurs belles récoltes; mais ensuite la terre sera épuisée. 11 défriche, et tue ainsi la poule aux œufs d'or. Non seulement il n'aura plus son bois ni sa litière, mais il devra les payer plus cher. Une lande en moins dans le pays fera un acquéreur en plus pour renchérir le prix de la litière raréfiée.

Je fis la contre-expérience en parlant, de divers côtés, de mon projet de mettre toute ma propriété en bois, en prés, en landes.

Vous aurez plus de rapport, me répondit un gros cultiva- teur, maire de son village.

Je croyais rêver à cette confirmation.

La simplicité de la solution était telle que je ne pouvais y croire.

Mais alors pourquoi ne le fait-on pas?

Cela ne se peut pas.

Comment, je ne le puis pas? je n'ai qu'à me croiser les bras et cela se fera tout seul.

Oui, vous, parce que vous ne faites pas de culture. Et puis, si tout était en lande, la litière ne vaudrait plus rien. Qui l'achè- terait?

Évidemment, mais ce n'est pas le cas. Les prés se louent facilement, les bois se vendent comme on veut ; quant à la litière,

L.V RÉVOLL'TIOX AGlUCOLE. 109

les gens de chez moi vont la chercher à 15 kilomètres; elle manque dans le pays.

Bien sûr, mais tout le monde ne peut pas faire comme cela.

Comme je n'avais pas à chercher, pour le moment, une solution générale, je n'en restai pas moins sur cette conclusion : en lais- sant ma terre à elle-même, j'augmente sa valeur marchande, sa fertilité, et son rendement. J'étais tiré d'affaire!

Cette solution, en contradiction avec toutes les idées reçues, me sauvait ; je n'en étais pas fier cependant.

L'État, me disais-je, n'enseigne rien de pareil, et je crains qu'il ne voie pas mon expédient d'un œil favorable. L'État, à juste titre, est jaloux de ses monopoles. Il faudra, je le crains, faire mon deuil de la décoration du Mérite agricole. La tradi- tion se dresse contre moi et, du haut de la pyramide de l'histoire, quarante siècles me réprouvent. La science agricole m'écrase de son mépris.

L'opinion publique, enfin, a adopté la culture officielle. Elle nest pas tendre, l'opinion publique, pour ceux qui dérangent les idées auxquelles elle a donné droit de cité et je crains de les bou- leverser singulièrement. Car enfin, à en juger par ma propre surprise, qui se doute d'un fait aussi extraordinaire dont rien, soit dans les faits, soit dans mes lectures, ne m'avait permis de supposer l'existence? Qui se doute, non qu'il en soit ainsi généra- lement en France, mais que ce fait s'y produise quelque part? Tous ceux à qui j'en ai parlé sont restés incrédules ou confondus.

Ma solution enfin n'avait même pas mon approbation. Elle ne répondait à aucune de mes aspirations, elle me laissait confus.

Il me semblait qu'elle m'avilissait. Certes I je n'avais pas envie de la publier à son de trompe. Je ne pensais pas à me vanter de mes mésaventures, mais je me demandais, parfois, si mon devoir n'était pas de faire ma confession et de crier casse-cou aux néophytes agricoles. Mais quoi !

Je pouvais bien leur dire : « Gardez-vous de la culture of- ficielle, elle vous mènera à la ruine. » Mais la négation ne suffît pas. Je ne pouvais pas leur recommander de ne rien faire, mais seulement déclarer qu'il vaut mieux ne rien faire que de prati-

T. XXIX. 12

170 LA SCIENCE SOCIALE.

quer la culture officielle. On ne recommande pas la passivité, mais Faction, et commençait mon embarras.

Bizarrerie singulière! Cette solution n'avait pour elle que l'as- sentiment du paysan. J'en recevais les marques les moins équi- voques. Mais cette approbation même ne faisait qu'accroître ma honte. Il me répugnait singulièrement de bénéficier, sans rien faire, des tristes nécessités que lui imposait son travail ingrat. Allais-je donc devenir un usurier de village?

Non, ma misérable solution n'était soutenue par personne. Mais ni mon dégoût, ni celui des autres ne pouvait empêcher qu'elle ne fût. Et c'était sa force, la force des choses, la force du fait.

Elle me sauvait de la ruine, et, avec moi, tous ceux qui se ruinent avec la culture officielle.

Car, si le rapport des productions naturelles peut être ici un fait absolument exceptionnel, admettons même unique, il n'en est pas moins vrai que partout cette manière d'exploiter la terre prévient la ruine. Beaucoup se sont ruinés en persévérant dans la culture officielle ; personne ne pourra se ruiner en persévérant à demander à la terre des productions naturelles.

En somme, n'est-ce pas le mode rémunérateur d'exploitation des fermes normandes entièrement converties en herbages?

Malgré moi, il fallait bien reconnaître que j'avais mis le pied sur un terrain solide. Je pouvais y demeurer; peut-être même pourrait-il me servir de point de départ vers quelque chose de mieux, car il devait y avoir mieux, bien que je ne le visse pas.

Solution antiofficielle, antithéorique, antipathique, nouvelle.

Elle ne provenait pas des maîtres qui, sans responsabilité, règlent notre culture comme ils administrent l'argent des con- tribuables. Elle provenait de l'intéressé, théoriquement récalci- trant, mais pratiquement vaincu par les faits.

C'était une solution de propriétaire.

[A suivre.)

A. Dauprat.

LE SYNDICAT OUVRIER

INSTRUMENT DE PACIFICATION

II

ORGANISATIONS ET TENDANCES QUI CONTRARIAIENT LE DÉVELOPPEMENT DES SYNDICATS (1),

Nous avons vu, clans un article précédent, que l'essor des syn- dicats fut longtemps entravé par la législation. Mais la législa- tion ne fut pas le seul obstacle au réveil de la forme corporative.

Il se produisit deux types d'association qui retardèrent les tra- vailleurs dans la voie syndicale : la Société de secours mutuels et la Société coopérative de production.

I. LES SOCIÉTÉS DE SECOURS MUTUELS ET LES SYNDICATS.

La loi Chapelier, qui interdisait l'association aux ouvriers de même état, n'avait pas fait d'exception en faveur des Sociétés de secours mutuels. Cependant, à leur égard, elle avait été moins sévèrement appliquée. Aussi les ouvriers s'étaient-ils emparés de ce mode d'association tolère.

Ils n'avaient d'ailleurs à choisir qu'entre la société de secours mutuels et le compagnonnage.

Les Sociétés de secours mutuels, dit M. Barberet, ont changé en qualités les défauts des compagnons. Le titre de sociétaire n'en- trainait pas, comme chez eux, l'obligation réelle des dépenses au cabaret; mais en revanche des éléments étrangers au métier s'y introduisaient. L'État intervenait constamment dans leur orga- nisation, soit en se réservant le droit de choisir leurs présidents (même en dehors de la corporation), soit en aliénant leurs capitaux.

()) Voir lajivraison de décembre 1899.

172 LA SCIENCE SOCIALE.

L'autonomie corporative était donc iDattiie en brèche par la fondation de sociétés de secours mutuels non professionnelles, s'affiliaient de nombreux ouvriers. Dans toutes, on attirait les adhérents par le miroitement des secours en cas de maladie.

« Nous ne blâmerions pas cette prévoyance, ajoutait ^1. Bar- beret, si les ressources de l'ouvrier le permettaient. Mais, s'il verse à la Société de secours mutuels, il est incapable de verser une seconde cotisation au Syndicat. Et. puisqu'il est prouvé qu'en entreprenant deux choses à la fois, les ouvriers ne peuvent faire prospérer l'une sans négliger l'autre, il devient raisonnable de n'entreprendre que l'œuvre la plus utile. Or la plus utile, celle dont il faut s'occuper sans relâche, quitte à laisser tomber les autres questions économiques pendantes, c'est l'organisation du travail. »

Avant 18i8, les sociétés de secours mutuels étaient sou- mises à la nécessité de se pourvoir d'une autorisation préalable.

La seule loi, qui les eût mentionnées, est la loi du 5 juin 1835 sur les caisses d'épargne, qui permettait, aux Sociétés de secours mutuels autorisées, de déposer leurs fonds dans ces caisses, jus- qu'à concurrence de G. 000 francs.

La révolution de Février, en consacrant la liberté de réunion et d'association, abolit implicitement ces prohibitions. Les socié- tés purent se constituer lilirement < i).

La loi du 15 juillet 1850 dit à quelles conditions elles pour- raient être déclarées établissements d'utilité publique. Elles devaient, pour cela, inscrire, au nombre de leurs attributions, les secours en cas de chômage.

Les sociétés simplement autorisées continuaient à s'administrer librement; c'étaient les sociétés libres.

Les unes et les autres étaient tenues de communiquer leurs registres, sur la demande de l'Administration.

Le décret du 22 janvier 1852 décida qu'une dotation de 10 mil-

(1) Le décret du 28 juillet 1848 sur les clubs ayant, par son article 14, dispensé les associations industrielles et de bienfaisance des forrualilés imposées aux autres associations, une circulaire du Minisire de l'Intérieur, du 30 août suivant, décida que l'administration n'avait plus à s'occuper des statuts des Sociétés de secours mutuels. Elles devaient seulement faire connaître à l'administration le lieu et l'objet de leurs réunions, et les noms des fondateurs et administrateurs.

LE SYNDICAT OUVRIEK EN FRANCE. 173

lions, prise sur les biens de la famille royale déchue, serait affectée aux Sociétés de secours mutuels , et le décrel-loi du 26 mars 1852 prescrivit qu'une Société de secours mutuels serait créée par les soins du maire et du curé, dans chacune des com- munes où l'utilité en aurait été reconnue. C'était la création d'un troisième type de sociétés : les sociétés approuvées. Une com- mission supérieure de dix membres fut chargée de développer ces associations.

Les sociétés fondées par l'initiative privée pouvaient égale- ment être approuvées.

Le président des sociétés officielles approuvées était nommé par le chef de l'État. Les communes étaient tenues de leur four- nir gratuitement des locaux, des livres et des registres. Il leur était interdit de distribuer des secours en cas de chômage.

Le 26 avril 1856, un décret fut rendu, afïéctant une somme de 200.000 francs à la constitution d'un fonds de retraites dans les soc iétés appro u v ées .

Les subventions accordées aux sociétés qui constituaient un fonds de retraites étaient fixées sur les bases suivantes :

Le quart du versement ;

Un franc par membre participant;

3" Un franc par membre participant âgé de plus de 58 ans.

Toutefois la subvention ne pouvait dépasser le chitfre du ver- sement. Lorsque le nombre des membres participants était égal ou inférieuràl.OOO,lasubvention ne pouvaitexcéder 3.000 francs. Si ce nombre était supérieur à 1.000, la subvention pouvait être égale au nombre des membres participants multiplié par 3, sans pouvoir jamais dépasser 10.000 francs.

En 1853, quarante-cinq des sociétés existantes étaient anté- rieures à la loi Chapelier.

En 1806 seulement, la Préfecture de Police s'était inquiétée de ce que plusieurs de ces sociétés étaient restées professionnelles, et elle décida qu'à l'avenir elles seraient composées de citoyens d'états différents, /JOï/r éviter les cabales et les coalitions. Les so- ciétés se contentèrent, pour la forme, d'introduire chez elles

17i LA SCIENCE SOCIALE.

quelques étrangers à la corporation. La profession continua à rester dominante.

En 1823, cent trente-deux Sociétés de secours mutuels étaient des associations purement professionnelles, comprenant onze mille membres.

Cette situation était forcée. Les sociétés des grandes villes se trouvaient obligées, dans l'intérêt bien entendu de leur propre conservation, d'éliminer les ouvriers des professions insalubres et dangereuses. Et ceux-ci étaient réduits à former des sociétés spé- ciales, comme les doreurs sur métaux qui inscrivaient en tète de leur règlement cette inscription : « Repoussés de partout, ?/s se soutiennent eux-mêmes. »

Plusieurs de ces sociétés étaient vouées exclusivement à la résistance et à la défense des intérêts professionnels.

Dès 1817^ les chapeliers fouleurs ajoutaient à leur société une annexe, sous le titre de Bourse auriliaire, dans le but d'accorder aux chômeurs un secours de 7 francs par semaine, pendant 17 se- maines, et un secours de route de 14 francs, à ceux qui préfére- raient quitter Paris.

La société secrète des mutuellistes de Lyon dirigeait le mou- vement pour l'établissement des tarifs; ce mouvement aboutit aux insurrections de 1831 et 1834.

La Société typographique de Paris, fondée en 1839, était aussi une société secrète, dont l'influence fut considérable et aboutit à la création d'une commission mixte composée de sept patrons et de sept ouvriers, qui établit en 1843 un premier tarif des tra- vaux typographiques. La société n'intervint point ouvertement, mais son influence occulte dirigea les élections des membres ou- vriers de la commission. Elle comptait, en 1845, 1.200 membres, c'est-à-dire la moitié des ouvriers de la profession.

Les fondeurs en caractères et les imprimeurs en papiers peints créaient également des caisses secrètes de résistance. Ces caisses alimentèrent les nombreuses grèves qui se produisirent en 1840, 1843 et 1845.

En 1840, les ouvriers cordonniers fondaient, à la suite d'une grève, la société de secours mutuels la Laborieuse, qui avait pour

LE SYNDICAT OLVRIER E.\ FRANCE. 17o

but l'allocation de secours en cas de chômage, en argent et en travail, et le placement de ses adhérents.

La Laborieuse fut même autorisée en 18i5, à condition d'in- sérer dans ses statuts que le secours quotidien de 1 franc ne serait pas accordé dans le cas de cessation volontaire et concertée du travail, ou bien d'un chômage résultant d'une coalition quel- conque des ouvriers sociétaires.

Mais, en 1855, cette association perdit complètement son ca- ractère professionnel et ouvrit ses rangs aux gens de toutes professions. Elle avait renoncé, par suite de la faillite de la so- ciété de production qu'elle avait fondée, à s'occuper de secours en cas de chômage.

On ne peut relever, dans la période de 18'*8 à 1851, que quelques exemples de sociétés, qui se préoccupèrent des besoins de l'heure présente ; le maintien des salaires, l'établissement des tarifs et la diminution de la journée de travail.

Ce sont : la société des corroyeurs de Paris, la société des chauffeurs des usines à gaz de Paris, la société fraternelle des ouvriers fondeurs, la caisse centrale des tisseurs de Sedan.

Dans plusieurs \dnes, les ouvriers dissimulaient leurs caisses de résistance sous la forme de sociétés de secours mutuels. Ainsi la société industrielle des chefs d'ateliers et ouvriers rubaniers de Saint-Etienne, la société de secours mutuels Saint-Augustin des typographes de Marseille, la société Saint-Simon des cor- royeurs et maroquiniers de Marseille, la société Saint-Jude des tourneurs et corroyeurs de la même ville.

De 1852 à 1860, sous la rigoureuse surveillance de la police, il ne se produit aucune tentative d'association de défense pro- fessionnelle. Les sociétés mutuelles dont on découvrit l'action dans les grèves furent dissoutes. Seules, les sociétés secrètes des typo- graphes et le compagnonnage purent échapper à la répression.

En 1860 surgit une nouvelle forme d'association : la société de crédit mutuel. Celles qui se constituèrent entre ouvriers de la même profession prirent généralement le titre de sociétés civiles d'épargne et de crédit., et furent destinées à former le noyau de futures associations coopératives de production.

4 7G LA SCIENCE SOCIALE.

Le nombre toujours grandissant des sociétés de crédit mutuel, donna l'idée de créer une Banque centrale, qui fut constituée le 27 septembre 1863, sous le nom de Société du Crédit au travail.

Des banques populaires s'organisèrent, à son exemple, à Lyon, à Lille, à Marseille, à Saint-Élienne, et donnèrent naissance à des associations de production et de consommation. De ces dernières, Paris comptait déjà, en 1866, i7, et les départements, 32.

A celte même date, les commanditaires du Crédit au travail étaient au nombre de 1233, et le capital souscrit s'élevait à plus de 200.000 francs.

L'année précédente, une Caisse d'escompte des Associations populaires avait été fondée par MM. Léon Say et Walras,avec le concours de MM. Benoist d'Azy, le comte d'Haussonville, le duc Decazes, à un capital de 100.000 francs, bientôt doublé. Et l'empereur invitait officiellement des personnes de bonne volonté à fonder^ une Caisse des Associations coopératives, à laquelle il souscrivait lui-même la somme de 500.000 francs.

(( Le temps était passé, dit M. Finance dans son remarquable rapport sniAe?, Associations professionnelles (1), les membres des sociétés de crédit mutuel se croyaient obligés de tenir leurs réu- nions sous le couvert de parties de plaisir, en famille, dans les bois des environs de Paris, ou de simuler le retour d'un enter- rement, pour occuper la salle de l'un des marchands de vins qui a voisinent le cimetière du Père-Lachaise. La coopération était patronnée ofliciellement ; pourtant l'autorisation de tenir un Congrès coopératif international, pendant l'Exposition univer- selle de 1867, fut refusée, sans indication de motifs, et lorsque les convocations étaient déjà lancées. »

Le 2 novembre 1868, le Crédit au Travail suspendait ses paie- ments. Sur quarante-huit sociétés, auxquelles il avait fait des avances, neuf seulement s'étaient libérées, dix-huit avaient suc- combé.

(1) Publication de l'Oflice du travail. C'est à cette publication que nous emprun- tons ces renseignements si précis.

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 177

Cette chute fut un désastre pour la Coopération de crédit. La Caisse d'escompte suivit de près le Crédit dans sa ruine. La plupart des sociétés de production, qui s'efiundraient, en- traînaient, dans leur chute, les Syndicats qui les avaient fondées.

11. LES COOPÉRATIVES DE PRODUCTION' ET LES SYNDICATS.

Un nouvel ojjstacle à l'évolution corporative se trouve dans l'engouement coopératif, qui prit subitement les masses ou- vrières, désireuses déchapper au salariat.

On ne peut se lancer dans la coopération de production, sans abandonner l'idée syndicale, qui s'adresse à tous les éléments d'un métier, à tous les ouvriers d'une corporation.

A la suite de la Révolution de 1830, les ouvriers rêvèrent de l'ex- tinction du patronat par la création de sociétés de production.

En 183i, quatre ouvriers bijoutiers fondèrent VAssociatio?i des ouvriers bijoutiers en doré, sur le plan dressé par Bûchez. Il fallait être catholique pratiquant pour être admis dans cette asso- ciation, connue sous la raison sociale Leroy-Thibault et C ". Les assemblées générales commençaient par la lecture de l'Évangile, et les associés devaient envoyer leurs apprentis à la messe. L'As- sociation dura jusqu'en 1870.

L'association des rubaniers de Saint-Etienne, fondée suivant les mêmes principes, n'eut qu'une durée éphémère.

Sur le type non confessionnel, se créaient à la même époque l'association des fondeurs en cuivre , l'association des verriers d'Anichc, l'association des tisseurs d'Amiens, et trois associations de typographes à Paris.

Au lendemain delà révolution de Février 18i8, le gouverne- ment provisoire déclarait que « les ouvriers doivent s'associer, pour jouir des bénéfices de leur travail ».

Joignant l'exemple au conseil, le gouvernement donnait aux tailleurs cV habits la fourniture de l'habillement de la garde na- tionale et mettait à leur disposition un local dans la prison de Clichy. Seize cents ouvriers sont employés, jusqu'au mois de

178 LA SCIENCE SOCIALE.

juillet, l'association est dissoute, par le fait de la résiliation du marché. Une deuxième association fut reconstituée avec .')4 membres.

Le 12 mars, 500 ferblantiers-lampistes veulent fonder une asso- ciation générale des patrons et ouvriers de la corporation, mais, lorsque les statuts sont votés, il ne se trouve que 40 ouvriers pour composer la société.

L'association des menuisiers en fauteuils débute avec iOO mem- bres; elle se reconstitue l'année suivante avec 20.

Les ouvriers et patrons facteurs de pianos débutent avec 550 adhérents pour arriver à créer une association de li membres, un an après.

Le 5 juillet 1848, l'Assemblée nationale vote un crédit de trois milHons, pour les associations. Un conseil d'encouragement est chargé de le répartir. A la fin de l'année, il avait reçu des de- mandes pour 27 millions 618.000 francs.

L'intérêt à payer avait été fixé à 3 fr. 75 pour %, pour les prêts inférieurs à 25.000 francs, et à 5 fr. 75 pour les prêts supérieurs à cette somme,

V Aïmanach des associations ouvrières pour 1850 donne la liste de 178 associations, dont 40 de cuisiniers, avec plusieurs succur- sales, et 30 associations de coiffeurs, exploitant 50 établissements.

Le journal le Monde, dirigé par Louis Blanc, n'en citait que cent. Pour éviter, disait-il, de donner place, dans ses colonnes, à des associations fondées en dehors des principes socialistes, et dans un but déguisé d'exploitation de l'homme par Ihomme, il n'annonçait que les sociétés ouvrières reconnues par le comité des délégués du Luxembourg. (11 s'agit ici des anciens membres de la commission du gouvernement pour les travailleurs.)

Le vent était aux associations. On en fonda un trop grand nombre. Ce fut une véritable fièvre. Et les associations peu sérieuses ruinèrent, par leur concurrence, celles dont l'existence paraissait assurée.

Pour éviter les effets d'une concurrence désastreuse entre de trop nombreuses associations, les ouvriers associés s'étaient préoc- cupés de créer une chambre consultative sous le nom d'Union des

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 179

associations ouvrières. Les statuts en furent arrêtés, en jan- vier 1850, parles délégués de 49 associations , et un exemplaire en fut déposé au parquet du procureur de la République : ce qui n'empêcha pas les administrateurs d'être arrêtés et condamnés, sous l'inculpation de création de société secrète. L'Union fut dissoute.

De nombreuses associations, trop légèrement créées, furent dé- clarées en faillite; la moitié des sommes qui leur avaient été prê- tées fut perdue. Enfin le coup d'État du 2 décembre 1851 amena la disparition d'un certain nombre d'associations, qui, dansla crainte de poursuites, jugèrent à propos de se dissoudre. Celles qui ne se laissèrent pas dominer par la peur purent continuer à fonc- tionner en toute sécurité. On cite l'association des chaisiers qui, ayant eu son gérant déporté par mesure de sûreté générale, conserva son nom sur sa raison sociale, et mit de côté ses appointements, sans être inquiétée.

Il n'en fut pas de même à Lyon, le maréchal de Castellane fit procéder à la liquidation de toutes les sociétés ouvrières.

L'engouement général à l'égard de l'association de production avait forcément nui à la constitution d'associations de défense professionnelle, qui paraissaient inutiles, dès l'instant que le patronat allait être supprimé à bref délai!

Sans capitaux, les ouvriers n'avaient pas hésité pas à se lancer dans la lutte industrielle, en face du « capital organisé ».

Cette imprudence mêlée d'égoïsme leur coûta cher. Les uns firent faillite, et les autres ne survécurent qu'en formant un petit groupe de privilégiés, et en exploitant comme salariés leurs camarades de la veille.

Ils avaient le tort de croire qu'en se réunissant un certain nombre, ils pouvaient abandonner leurs camarades du même métier. Et il en est résulté que les patrons se sont servis de ces hommes abandonnés, pour faire concurrence aux groupes soli- darisés.

Telle association travaillait, mais ne pouvait écouler ses pro- duits; telle autre n'avait pas d'argent pour acheter ses matières premières, et tous les associés mouraient de faim.

180 LA SCIENCE SOCIALE.

Aussi s'était produite la débâcle, pour les Irois quarts d'entre elles, alors que le dernier quart ne se sauvait, qu'en employant des auxiliaires salariés, c'est-à-dire par l'exploitation du travail.

On voulut employer des moyens nouveaux, permettant d'em- brasser la généralité des travailleurs de la même profession, et qui devaient assurer, croyait-ou. des ressources suffisantes pour l'achat du matériel et des matières premières, ainsi que pour Fécoulement des produits fabriqués.

On partit de ce principe que les grèves étaient généralement impraticables, et on en déduisit que les cotisations individuelles devaient dorénavant permettre, à chaque chambre syndicale, de former un fonds de réserve, et, avec ce fonds de réserve, de créer, dans chaque corporation, des ateliers corporatifs, dont les premiers bénéficiaires seraient nommés au scrutin en assemblée générale du syndicat.

En cas de marche pénible, au début, la Chambre syndicale, jncre bienfaisante de l'œuvre, viendrait à son secours, par de nouveaux sacrifices, légers pour chacun de ses membres, mais suffisants pour sauver l'affaire.

Alors, les premiers prolétaires émancipés par tous, parce qu'ils auraient été reconnus les plus dignes et les plus capables de tenter l'expérience, contribueraient, à leur tour, à l'émancipation suc- cessive des autres sociétaires, soit en s'attachant exemplairement à leur devoir, pour attirer à eux la clientèle, et donner ainsi de l'extension à l'atelier primitif, soit en permettant, avec les béné- fices de l'association, d'établir des succursales, dans les quartiers les chances de réussite offraient des quasi-certitudes.

Ensuite, au fur et à mesure que les ouvriers d'un corps d'état seraient arrivés à ce but partiel, ils devaient, par des statuts communs et uniformes, solidariser leurs ateliers avec ceux des autres corporations similaires, et tenter une fédération des sociétés coopératives.

« Il est évident, disait le promoteur du projet, M. J. Barberet, que le travail est plus lourd que le capital dans la balance pro- ductrice. Un producteur peut, beaucoup mieux qu'un capita- liste, se passer du moyen monétaire. Or les ouvriers possèdent

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 181

tout le travail, et, par la collectivité, ils peuvent réunir le capital, tandis que les patrons n'ont que le capital, sans le travail.

« Un patron capitaliste appauvri est dix mille fois plus pauvre que mille ouvriers solidarisés et placés dans une situation égale à la sienne. Voici pourquoi :

« Souvent, il arrive qu'un dernier sacrifice sauve une posi- tion sociale. Si pareille nécessité se présentait, les mille ouvriers solidarisés trouveraient toujours, chacun vingt sous, c'est-à-dire mille francs, sans compter leur travail de chaque jour, qui vau- drait quotidiennement cinq mille francs.

« Un patron ruiné, lui, ne représente plus que la valeur d'un seul ouvrier, c'est-à-dire un franc de capital et cinq francs de travail par jour si toutefois il sait travailler.

« Donc il serait loin de pouvoir lutter et trouver des ressources, comme la collectivité, contre une crise commerciale.

« La Coopération est appeAée à changer complètement la face de la question sociale. Avec elle, les grèves n'auront plus leur raison d'être, jjuisque les ouvriers travailleront pour leur propre compte, sans chercher le lucre, ni l'exploitation de qui que ce soit. »

Quant à l'écoulement des produits, il devait s'opérer au moyen d'un bazar social ou magasin commun des associations coopéra- tives, où les ouvriers du produit pourraient s'entendre avec les ouvriers du débit, les travailleurs du commerce pourraient se concerter avec leurs camarades des fabriques.

Malgré la complète assurance de M. Barberet, il nous faut aller jusqu'à la fin de 1895 pour voir une réalisation partielle de son vaste plan. Nous voulons parler de la création par le c proléta- riat org-anisé » de la fameuse verrerie d'Albi... Eh bien! il nous faut avouer que le succès de cette œuvre a été longtemps pro- blématique. Si la verrerie d'Albi, a, devant elle, un avenir assuré, il n'en est pas moins vrai qu'elle a subir de longues crises et que ses auteurs ont traversé de longues périodes de décourage- ment et de misère. Et ici, -le prolétariat entier avait concouru à l'accomplissement de cette œuvre I II nous faut encore remarquer que la verrerie d'Albi sera une verrerie comme une autre, don-

182 LA SCIENCE SOCIALE.

nant du travail à une partie des ouvriers renvoyés de chez M. Res- séguier, et n'ayant nullement Tambition et le pouvoir de régé- nérer la face du monde social.

Le syndicat doit se préoccuper de ce qui rentre dans ses attri- butions : l'élévation du salaire des ouvriers et le relèvement de leur dignité. Mais qu'il s'en tienne à cette tâche I C'est en s'ins- pirant du proverbe si connu : « Qui trop embrasse mal étreint ! » que les syndicats anglais sont arrivés à ce degré de prospérité que nous admirons, et que les ouvriers anglais ont obtenu des salaires que beaucoup de nos coopérateurs envieraient.

m. l'esprit égalitaire et les syndicats.

Enfin, un dernier obstacle se dressa contre le succès de l'asso- ciation corporative : ce fut l'exagération de l'esprit égalitaire.

Ali nom de l'égalité^ qu'on a prise pour une réalité, disait M. Fi- nance, en 1879, au Cong-rès de Marseille, tandis que ce ne peut être^ tout au plus, quune aspiration, au nom de l'égalité, dont on a voulu faire un principe organique, tandis cjue ce n'est qu'une arme de lutte nécessaire contre les inégalités de l'ancien régime, on a généralement organisé les bureaux des chambres syndi- cales d'une façon qui ne leur permet de marcher ni bien, ni longtemps.

Les syndics, on les a voulu nombreux, croyant que la besogne en serait mieux faite ; de président fixe, on n'en a pas voulu^ dans la crainte qu'il n'abusât de son autorité, et on a fait remplir la fonction par les syndics à tour de rôle. C'était un moyen, croyait- on, de garder tous les avantages de l'institution, en en suppri- mant les abus; mais souvent « le mieux est Tennemi du bien »,

D'abord la fonction de président exige, pour être bien rem- plie, des qualités qu'un petit nombre seulement possède natu- rellement.

« Puis l'influence prépondérante du président, qu'on avait voulu éviter, fut recueillie par le secrétaire, en raison de ses rapports fréquents avec les membres du syndicat. Il ne suffit pas de chan- ger les mots pour réaliser un progrès social.

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 183

« Ce n'est pas en confiant une fonction à plusieurs individus qu'on peut espérer la voir mieux remplie ; au contraire. Ce n'est qu'un moyen, pour les mandataires, d'échapper à la responsabi- lité de leurs actes : les commissions sont toujours irresponsables. Ce qu'il faut faire, c'est bien déterminer les attributions d'une fonction et d'en surveiller l'exercice.

« Que les syndics soient nommés pour trois ans, et toujours réé- ligibles, et qu'ils ne puissent résigner leurs fonctions, avant d'avoir préparé leurs successeurs, afin de maintenir toujours, dans l'as- sociation, l'unité de vues et de direction, si nécessaire pour en faire une force sérieuse et respectée.

(( Toute force sociale n'acquérant d'efficacité qu'en se conden- sant en un individu , chargé d'agir en son nom , le président choisi par ses collègues pour toute la durée de son mandat, re- présentera la société dans tous les cas, sous sa responsabilité propre et le contrôle permanent de tous les membres de l'asso- ciation.

« Ainsi organisées, les chambres syndicales ne perdront pas, en nominations, les trois quarts du temps qui devrait être con- sacré à leurs assemblées. »

Tels étaient les sages conseils que donnait M. Finance (1), par-

(1) L'opinion de M. Finance n'est pas une opinion isolée.

Au congrès de Nîmes, en juin 1895, M. Pelloutier, secrétaire général de la Fédé- ration des Bourses du Travail, tenait un même langage, au sujet de cette Fédé- ration.

On parlait de changer le siège de la fédération, à chaque congrès, et de changer, chaque année, les hommes qui se trouvaient à sa tête. » La classe ouvrière, disait M. Pelloutier, ne cesse de se demander quel est le secret de la force gouvernementale, par quels artifices la classe dirigeante réussit à maintenir un édifice social étayé sur « le plus instable des moyens de gouvernement, c'est-à-dire l'arbitraire ». Mais comment ne voit-elle pas que tout le secret réside dans la centralisation'? Cette centralisation, l'État ne la proclame-t-il pas le fondement même de l'ordre social, n'en avoue-t-il pas la force irrésistible, lorsqu'il en refuse l'exercice à ses adversaires et met, par exemple, la municipalité de Paris en dehors du droit commun?

«Quelle faute plus grave pouvait commettre le congrès de Nantes, que celle de dé- cider que le Conseil national ouvrier suivrait le congrès annuel des syndicats? C'était frapper à mort celte organisation, au moment on lui donnait la vie. Les travaux statistiques ne sont pas chose facile, et on peut hardiment hausser les épaules, lorsqu'on entend traiter d'ignorants un Leroy-Beaulieu ou un Molinari. Pour recueillir le million de chiffres que nécessite une enquête sérieuse, sur le salaire et la durée du travail, il faut des mois. Or, c'est précisément à l'heure une pratique difficile à acquérir, une familiarisation déjà longue avec les innombrables documents

18-4 LA SCIENCE SOCIALE.

lant avec son expérience de vieux syndiqué , qui avait passé par tous les postes de la hiérarchie syndicale.

Ces conseils n'ont pas été suivis. Toujours l'exagération de l'esprit égalitaire, toujours la jalousie, ont été un des plus grands obstacles à l'organisation du syndicat.

Et pourtant, une nécessité s'impose, celle d'une direction stable et précise. Que l'on fasse le sacrifice du titre, si l'on veut, que l'on appelle secrétaire général, ou délégué permanent, celui à qui incombe le soin de diriger le syndicat ou la fédération, la con- tinuité de la fonction s'impose. Ne voyons-nous pas d'ailleurs les fédérations ou les syndicats prospères s'incarner dans un homme qui leur donne tout son temps et toute son intelligence? La Fé- dération des ouvriers des chemins de fers n'était connue que sous le nom de M. Guérard; la Fédération de la métallurgie a depuis de longues années à sa tête M. Braun; la Fédération des Bourses, M. Pelloutier; la Fédération des travailleurs du Livre, M. Ketl- fer; le Syndicat des ouvriers en instruments de précision, M. Briat. Nous pourrions continuer cette énumération. La confiance est nécessaire pour l'organisation d'un syndicat, la jalousie est stérile et ruineuse.

Comment l'esprii corporatif devait réagir contre cette obsession, comment le syndicat devait triompher de cet obstacle moral, ainsi que des obstacles matériels énumérés précédemment : c'est ce que nous verrons dans un prochain article.

de leur enquête, auront rendu les membres du Conseil national ouvrier aptes à dé- pouiller les chiffres, à les classer en minima, en maxima. et en moyennes, que prendra fin leur mission, et qu'on imposera à d'autres hommes le soin d'achever un travail gigantesque.

«L'expérience est d'ailleurs là. Elle a obligé le comité fédéral à renouveler chaque année les pouvoirs de son secrétaire, parce qu'il y a, dans la corres- pondance échangée entre les Bourses du Travail et la Fédération, une telle multiplicité de détails, que le remplacement périodique du secrétaire trouble- rait l'ordre des travaux. »

C'est un anarchiste qui s'exprime ainsi.

[A suivre.)

Léox de Seilhac.

LE MOUVEMENT SOCIAL

I. INITIATIVES ET PROGRES

Un marqpiis épicier. Si le fait se produisait en France, il scandaliserait beaucoup de gens, et ferait rire les autres. Il y a même tellement de gens disposés à se scandaliser ou à rire, que le phéno- mène, en réalité, ne se produit pas.

Il se produit bien loin, au Chili. L'ne correspondance privée nous apprend qu'un marquis français, émigré là-bas, après avoir tâté du commerce des conserves alimentaires et de quelques autres métiers, vient de se mettre à la tète d'une tienda, sorte de vaste boutique l'on vend un peu de tout, mais surtout des denrées comestibles. En un mot, il s'est fait épicier, et paraît satisfait de ses débuts dans cette carrière non prévue par le duc de Saint-Simon ]K)ur les fils de gentilshommes.

Notre marquis s'est associé avec deux autres Français, qui, eux aussi, dirigent chacune une (ienda. Cela fait trois tiendas qui consti- tuent une seule maison de commerce et se soutiennent mutuellement. Ce commerce est d'ailleurs fort élastique, et prend pour objet, à l'occasion, les marchandises les plus diverses : blé, étoffes, souliers, quincaillerie. Ce n'est que du détail, si l'on veut, ou tout au plus du demi-gros; mais il y faut, pour réussir, une certaine souplesse, un esprit tourné vers le progrès, une faculté spéciale d'adaptation aux circonstances. Aussi trois Français, surtout associés, sont bien ce qu'il faut pour fournir aux besoins de la population locale, beaucoup plus arriérée et routinière que ne peuvent l'être nos compatriotes.

Les débuts de notre jeune gentilhomme au Chili ont été durs. De race bretonne, et naturellement porté à la mélancolie, il a eu à souffrir des hommes et des choses. Les tentations de décourage- ment n'ont pas manqué. Enfin la patience et la persévérance ont prévalu, et le « marquis épicier », qui du reste se soucie fort peu d'afficher son titre de marquis, semble avoir pris rang désormais parmi les trop rares Français qui, courageux et débrouillards, se sont taillé de jolies situations dans l'Amérique du Sud.

Auriez-vous mieux aimé qu'il mendiât en France, à grand renfort

T. XXIX 13

186 LA SCIENCE SOCIALE.

de protections, une place d'expéditionnaire à douze cents francs par an, ou qu'il s'étiolât obscurément à la caserne? Un noble ruiné, avant de songer qu'il est noble, doit songer surtout qu'il est ruiné, et mettre son point d'honneur à réussir aussi bien, ou mieux s'il est possible, que les bourgeois.

Anciens soldats colons à Madagascar. Faire des co- lons avec des soldats est une idée excellente; mais tous les conqué- rants ne l'ont pas eue, et tous ceux qui l'ont eue n'ont pas su la mettre en pratique. Le maréchal Bugeaud, par exemple, qui cares- sait l'espoir de fonder en Algérie des villages militaires échoua dans cette entreprise, justement parce qu'il voulait parquer les militaires dans des villages, et soumettre ceux-ci à des règlements adminis- tratifs, règlements vexatoires et trop compliqués.

A Madagascar, le général Gallieni est en train d'essayer un autre système. Le soldat désireux de se fixer dans le pays et présentant les garanties voulues, reçoit une concession un an avant le terme légal de son service. On l'autorise à se livrer, tout en restant soldat, à son travail de colon. Il s'établit individuellement, sur un domaine, à part. L'État avance le matériel et les semences. Le soldat paysan, par suite de son service dans la colonie, se trouve acclimaté. Il connaît la langue et les usages. Enfin, demeurant soldat pendant la première année de son expérience agricole, il continue à être entre- tenu comme soldat, et ne se trouve privé de ses moyens d'existence militaires qu'au moment oîi son domaine commence à rapporter.

En échange des faveurs dont ils sont l'objet, les militaires ainsi dotés doivent à l'État, pendant trois ans, leur concours pour le maintien de la sécurité. Ils constituent, eux et leurs ouvriers agri- coles, une sorte de milice éventuelle, dont le gouvernement colo- nial peut réquisitionner les services en cas de besoin.

Du reste, le nombre des expériences est encore très limité. Un obstacle à la combinaison est la rareté des femmes françaises à Madagascar. On pense que plus de soldats se fixeraient, s'ils pou- vaient épouser des compatriotes. On sait qu'une société pour l'émi- gration des femmes s'est fondée tout récemment, en vue de parer à cette nécessité spéciale; mais cette société, fondée sur le modèle de la United British Women émigration association, n'a pas encore eu le temps de faire ses preuves.

Un cours de science sociale à Nancy. Notre ami M. Melin nous annonce qu'il a commencé ses cours de science so- ciale à la Faculté de Droit de Nancy. Les étudiants y viennent en assez grand nombre, et les auditeurs bénévoles, étrangers à la Faculté, y sont plus nombreux encore.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 187

M. Melin a débuté par l'exposé de la Méthode et l'explidation de la nomenclature. Il vient d'aborder l'étude du travail. Le conféren- cier traitera cette année des travaux d'extraction, et réservera pour l'année prochaine les travaux de fabrication. Il s'efforcera d'éluci- der, d'abord la « question agricole », ensuite x la question ou- vrière », deux sujets à l'ordre du jour, qui ne manqueront pas, croyons-nous, d'intéresser les auditeurs.

M. Melin se propose également de grouper autour de lui les jeunes gens qui montrent le plus de goût pour la science sociale, et de les stimuler dans cette étude si profitable. Quelques-uns de ses audi- teurs manifestent déjà l'intention de traiter des sujets de science sociale pour leur thèse de doctorat.

Après chaque cours, des discussions fructueuses s'élèvent entre M. Melin et les plus intelligents de ses auditeurs. Il en résulte des échanges de vue propres à faire progresser la science. Déta,il parti- culier : on s'intéresse beaucoup, à Nancy, aux progrès de VÉcole des Roches.

Toutes nos félicitations à M. Melin, que nous encourageons à poursuivre avec le même entrain sa méritoire entreprise.

II. AGITATIONS ET PAS PERDUS

Les économies transformées. Nous avons quelquefois signalé la tendance des politiciens actuels à compenser, par de nou- velles dépenses parfaitement inutiles, les rares économies que, de temps à autre, ils se décident à faire sur le budget.

Une subvention annuelle de 25.000 francs était accordée, de- puis de longues années, au Journal des Savants. L'on s'est aperçu que cette publication, jadis très utile, ne rendait plus aujourd'hui les mêmes services qu'autrefois, que les revues scientifiques s'étaient multipliées, et qu'il était illogique de subventionner exclusivement l'une d'entre elles. On s'est donc dit : « Supprimons le crédit », et, quelque bonne opinion qu'on puisse avoir sur le Journal des Savants, il semble difficile de critiquer une aussi raisonnable mesure.

Mais... il y a malheureusement un « mais » ceux qui ont ré- solu d'opérer ce retranchement héroïque n'ont pas songé un instant à faire bénéficier les contribuables de cette légère atténuation à leurs charges. « Quelle autre dépense pouvons-nous bien imaginer? » se sont-ils dit. Et ils ne se sont pas ruinés en frais d'imagination. Les 25.000 francs économisés seront employés à entretenir, au mi-

188 LA SCIE.VCE SOCIALE.

nistère de rinslruction publique, un nouveau service. Ce qui veut dire, eu bon français, et pour ceux qui aiment à voir clair dans les choses, que Ton supprime une petite rente faite à quelques bons vieux savants inutiles dans la lutte électorale, pour créer des « places » oii les puissants du jour pourront caser intelligemment quelques amis.

Si la « politique d'économies », tant préconisée depuis quelque temps, débute de cette façon , à cruels dégrèvements nous conduira- t-elle?

Trop de sauveurs pour un pays. Certains États de l'A- mérique du Sud continuent à nous donner, aux frais de leurs habitante, des leçons de choses.

Le général Andrade, président du Venezuela, qui s'était insurgé contre l'ancien président Palacios, vient d'être renversé à son tour parle général Castro.

Mais le général Castro était à peine entré dans Caracas C[u'on lui signalait l'insurrection du général llernandez.

C'est, comme on le voit, la guerre civile à jet continu.

Pendant ce temps, les colons évitent de venir s'établir dans le pays. Ceux qui s'y trouvent déjà ne peuvent s'adonner à aucune en- treprise de longue haleine. L'argent, sur lequel les partis belligérants mettent trop volontiers la main, se cache et ne se montre plus. En outre, il y a des chances pour que, durant les bagarres, des étrangers soient molestés, ce qui attire des réclamations ou des interventions des grandes puissances.

Détail à noter : les présidents détrônés s'en vont tous, dit-on, dans une situation d'aisance qui. malgré leur mésaventure ])olitique, ne leur laisse plus grand'chose à désirer.

C'est dire que le Venezuela est un terrain propice à la prompte suc- cession des clans de politiciens, surtout préoccupés de s'enrichir au pouvoir et impuissants à s'y maintenir, en raison de l'envie même qu'excite, chez les vaincus, la situation privilégiée des vainqueurs.

Sur ce terrain, c'est généralement la violence qui décide de la vic- toire. En d'autres pays, moins désorganisés, la conquête du pouvoir s'opère par d'autres moyens; mais l'analogie subsiste. Toute nation chez qui les factions politiques sont trop puissantes, et dont les forces vives s'éjpuisent en grande partie dans les discordes civiles, risque, à la longue, de devenir un Venezuela.

in. NÉCESSITÉ D'UNE EDUCATION AGRICOLE Le bulletin de décembre de l'Académie des Sciences morales et por

LE MOUVEMENT SOCIAL. 189

litiques contient le compte rendu d'un concours institué par ladite Académie sur la crise agricole. Trente et un mémoires avaient été présentés; cinq, étant signés, se plaçaient par en dehors du con- cours. Le rapporteur en énumère beaucoup d'autres ridicules ou contradictoires, des compilations, des dissertations, voire des igno- rances de faits patents, en somme do fausses solutions de la question par défauts de méthode.

Cinq mémoires ont été primés. Le plus documenté est en même temps le moins précis; il se noie dans des citations contradictoires. Les quatre autres présentent des études sérieuses comportant des solutions positives.

M. H. Collard, ancien élève de l'École polytechnique et de l'École des Sciences politiques, tout en gardant sur l'efficacité du crédit agricole et de l'enseignement agricole à l'école primaire des illu- sions que M. le rapporteur a su justement relever, constate de bonne foi que les agriculteurs ne sont pas plus imposés que les autres Fran- çais, mais que tous supportent aussi lourdement le fardeau des dé- penses publiques, la paix armée et le fonctionnarisme; il critique les arguments protecteurs et bimétallistes et observe en deux lignes que, si la différence du blé français au blé indien était supérieure aux frais de transports, les consommateurs indiens n'en trouveraient pas à acheter. Il conclut en demandant à l'agriculteur d'être plus com- merçant et plus industriel.

M. de Saint-Genis constate que ce qu'on appelle la crise est un ma- laise variant suivant les époques et les pays et aux variations de prix. « Il faut agir, dit-il, d'après les calculs qu'imposent les inévi- tables variations du marché universel. D'autres pays sont mieux placés que nous aujourd'hui pour certains produits. Profitez-en au lieu de vous plaindre. Achetez à bas prix ce que vous ne pouvez pro- duire qu'à des prix plus élevés. Procurez-vous chez les autres les ma- tières premières que vous transformerez pour les revendre ensuite sous leur forme perfectionnée. Que le blé vienne de la vallée du Danube ou des plaines de laBeauce, l'important n'est-il pas que la fa- rine soit saine et le pain àOfr. "20 » La commission lui reproche

de compter sur Vhomestead, l'interdiction de l'alcool, du jeu et de l'hypothèque et la suppression des intermédiaires; il le loue au con- traire de considérer comme un des plus grands obstacles la croyance à l'omnipotence de l'État et de préconiser le remède de l'initiative.

L'un des deux prix a été obtenu par M. Zolla, professeur àGrignon et à l'École des Sciences politiques. « Tout ce qui a trait aux prix, dit le rapport, y est parfaitement traité, éclairé par de nombreux gra- phiques et soutenu par une argumentation rigoureuse. » La crise,

190 LA SCIENCE SOCIALE.

dit-il. tient à la baisse desprix, et celle-ci a pour causes le perfection- nement des moyens de production et des moyens de transport. La douane est impuissante à enlpècher cette baisse.

L'étude de M. P. Ronce est peut-être moins savante, moins détaillée, mais plus étendue, plus générale. Il s'accorde avec ses prédécesseurs pour reconnaître que les droits de douane peuvent servir, mais qu'ils deviennent dangereux si l'on compte trop sur eux. L'État peut réduire les droits de mutation, supprimer ou diminuer les octrois; il ne faut guère lui demander davantage. C'est à l'agriculteur à faire le reste et en particulier à devenir plus industriel et plus commerçant.

Beaucoup, dit M. le rapporteur, ne pensent pas ainsi; ils se leurent. L'éducation du pays est encore à faire.

Ces appréciations font honneur à M. le rapporteur, au jury et à l'Académie qui les approuve. Peu à peu ces idées justes et conformes aux faits continueront leur chemin et s'imposeront; bientôt peut-être personne ne voudra être supposé avoir pensé autrement.

P. L.

IV. LE CORPS ET L'AME DE L'ENFANT

Sous ce titre ( 1 ), le D"" de Fleury a fait paraître récemment un très remarquable ouvrage qui devrait être le livre de chevet de tous les pères et plus encore de toutes les mères. Aussi ai-je cru utile d'en dire quelques mots aux lecteurs de la Science sociale.

M. de Fleury veut remettre en lumière cette vérité trop méconnue : l'énorme intluence du physique sur le moral; vérité quÉmerson exprimait d'une manière un peu outrée, mais bien originale : <i La première condition du succès en ce monde, déclarait l'écrivain amé- ricain, c'est d'être un bon animal et la première condition de la prospérité nationale, c'est que la nation soit formée de bons ani- maux. » La nature humaine n'étant pas, en efîet, un pur esprit, soignons donc notre « animal », car de son état dépend, le plus souvent, la bonne ou la mauvaise santé de notre moral. Dans ce but, le D' de Fleury préconise « une alimentation plus rationnelle et la pratique des sports ».

Dans un chapitre très neuf que nous regrettons de ne pouvoir reproduire, car il est à lire et à méditer entièrement, l'auteur montre de quelle importance est cette question fréquemment négligée de l'alimentation.

(1) Paris, 1890. in-18. Culin.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 191

Il importe au plus haiiL point d'examiner le choix du combustible si nous voulons ménager notre estomac, cette délicate chaudière et maintenir ainsi à une haute tension notre vigueur physique, intel- lectuelle et même morale.

Quant aux sports, destinés à entretenir le bon fonctionnement de nos divers organes, M. de Fleury les examine avec soin. Il regrette que, malgré les progrès effectués dans ces dernières années, nos enfants fassent encore aussi peu d'exercices. Il s'élève contre la trop longue durée des classes qu'il voudrait courtes, ce qui permettrait de donner une plus grande intensité au travail et de disposer de plus de temps pour les récréations. Inutile de dire qu'avec un tel pro- gramme, M. de Fleury est un fervent admirateur de ÏEcole des Boches qu'il cite continuellement en exemple. A propos des jeux, signalons une observation de l'auteur qui est à retenir : les exercices physiques, nous dit-il, doivent être modérés, car, la fatigue étant un phénomène cérébral, la fatigue physique ne repose pas d'une fatigue intellectuelle; il faut donc faire un choix parmi les exercices et savoir les alterner avec le travail, de sorte que les premiers reposent réelle- ment du second; ainsi l'escrime, qui réclame une attention de l'esprit assez soutenue, fatigue plutôt qu'elle ne repose lorsqu'elle suit immédiatement un travail cérébral un peu intense.

Le bénéfice des exercices physiques n'est pas seulement réservé à nos fils; pour nos filles, le D'' de Fleury recommande le volant, les grâces, le croquet, le tennis. Il prouve que si l'éducation physique des femmes avait été moins négligée, nous n'aurions pas aujourd'hui tant de nerveuses, de névrosées et de neurasthéniques. ÎN'oublions pas enfin que, nos filles étant destinées au grand devoir de la mater- nité, de leur santé dépendra, bien souvent, celle de leurs enfants.

Après avoir ainsi rappelé cette vérité souvent oubliée mais cepen- dant déjà connue : la relation qui existe entre le bon état du phy- sique et celui du moral, l'auteur, dans des pages du plus haut intérêt, tirées de son grand et bel ouvrage la Médecine de V Esprit, nous explique comment, par l'exercice, par une hygiène appropriée, on peut obtenir encore plus : la guérison , chez les enfants, de certains défauts considérés ordinairement comme d'un ordre pure- ment moral.

Souvent, en effet, sans que Ton s'en doute, le libre arbitre de nos enfants étant amoindri par leur tempérament physique, nos exhortations, nos réprimandes, nos impatiences demeurent impuis- santes à amender l'enfant colère, l'enfant peureux, l'enfant triste, l'enfant paresseux. Au contraire, le traitement, à la fois hygiénique et moral, que l'auteur nous décrit avec détail, aura, le plus souvent,

192 LA SCIENCE SOCIALE.

raison de ces défauts. Toutefois, afin qu'il soit efficace, armons-nous de patience et, notamment, pour guérir l'enfant colère, ne lui don- nons pas le triste exemple de nos emportements. Adieu aussi les bonnes gifles si faciles à distribuer, mais d'un effet si peu éducatif; M. de Fleury les réprouve absolument et prêche le calme, la dou- ceur, unis à la fermeté. Il nous demande de faire effort pour déve- lopper chez nos enfants l'indépendance et l'initiative, tout en sa- chant les plier au joug d'une sage obéissance; il voudrait enfin nous voir éviter tout excès de sévérité comme tout excès de tendresse. « Apprenons, conclut-il, à nétre ni trop autoritaires ni trop tendres. N'exigeons point de nos petits l'obéissance inintelligente et passive, mais élevons-les dans une ferme discipline, dans celle .qui leur ap- prend, de très bonne heure, à être leurs propres maîtres, à se décider seuls, à veiller d'eux-mêmes, dans la mesure du possible, à leur sécurité. Apprenons-leur à être actifs, prudents et débrouil- lards. Encore une fois, mettons-nous bien en tête que l'éducation n'est point l'art d'enseigner aux enfants la soumission aveugle. Elle n'a d'autre but que de faire des hommes libres, et dignes de la liberté par leur sagesse à vivre. » Notre maître et ami M. Demolins n'au- rait pas dit mieux.

M'"^ Ph. Dems.

V. COUP D'ŒIL SUR LES REVUES L'Avenir de la Pologne.

La Ki-ijlij/ia, de Varsovie, ayant demandé à M. Anatole Leroy- Beaulieu son opinion sur l'avenir de la nationalité polonaise, notre compatriote a répondu dans la Revue des Revues (1) :

« Il faut avoir la virilité de se mettre en face du réel et du possible. Cela n'est pas moins nécessaire aux peuples qu'aux individus. Aux uns comme aux autres, l'illusion est un mets indigeste. Il faut savoir se garder des chimères, sous peine d'en être la victime. La première condition du succès, dans nos sociétés modernes, c'est le sens pra- tique. Les nations, comme les partis, doivent savoirse placer sur le seul terrain solide, celui des faits. Une des causes des malheurs répétés de vos ancêtres, c'est qu'il leur en a trop coûté de se résigner au possible. C'est un défaut que nous avons, peut-être, partagé avec vous, nous autres Français. Le Polonais du dix-neuvième siècle a été idéaliste entre tous les peuples. Il n'a pas à en rougir; mais l'intérêt

(1) Livraison du lo janvier l!)00.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 193

même de la cause polonaise lui fait un devoir de s'étudier à devenir pratique, positif. Or, si je ne me trompe, vos compatriotes ont singu- lièrement gagné à cet égard. Le caractère polonais, instruit par les malheurs du passé, s'est heureusement modifié. Il est sorti de Tâge des rêves stériles. Les souffrances et les déceptions des ancêtres ont formé les enfants, et, contrairement à ce qui s'observe d'habitude, l'expérience des pères n'a pas été perdue pour les fils. Permettez-moi de vous en féliciter; c'est ainsi, seulement, que vous relèverez votre nation et que vous lui préparerez des destinées meilleures... »

« L'Europe, la vieille Europe est en transformation, sous la double action des idées qui fermentent en elle et des intérêts nouveaux qui la travaillent. L'Europe, l'Europe continentale du moins, sera tôt ou tard contrainte de rapprocher ses peuples divers, de les grouper, de les confédérer, par des liens économiques et politiques, afin de main- tenir sa puissance en face du nouveau monde et des continents neufs, en face des Ânglo-Saxons des États-Unis d'Amérique ou de l'Empire interocéanique de la Greater Britain. Les États-Unis d'Europe, au sens d'une fédération des diverses nationalités européennes, ne sont pas une vaine utopie : ce sera, bientôt, pour l'Europe, le seul moyen de défendre son ancienne prépondérance dans le monde. Or, dans une Europe fédérale, dans une Europe en même temps fédérale et démocratique, au meilleur sens du mot, bien des choses en appa- rence impossibles pourraient sortir de la région des songes; bien des rêves pourraient se réaliser, bien des résurrections s'accomplir. Des questions, pour nous insolubles, pourront enfin se résoudre, confor- mément à la liberté et à la justice. »

Le rachat des chemins de fer.

Un député, M. Bourrât, est l'auteur d'un rapport il préconise le rachat de la plupart des chemins de fer par l'État. M. Félix Roussel, dans la Revue politique et parlementaire (1), expose les raisons qui doi- vent faire écarter ce projet et l'avantage qu'il y a à laisser l'exploita- tion des voies ferrées aux compagnies.

« L'État est un tuteur, dont le rôle propre n'est pas de devenir in- dustriel. Lui donner un monopole de cette importance, c'est faire du socialisme d'État, et, sur ce terrain-là, la pente est glissante. Les abus du fonctionnarisme sont criants. Va-t-on les augmenter en créant, par centaines de mille, de nouveaux fonctionnaires? Les compagnies sont de simples particuliers, au point de vue contentieux. La balance de la justice serait-elle égale, quand il s'agira d'apprécier la responsa-

(1) Livraison du 10 décembre 1899.

194 LA SCIENCE SOCIALE.

bilité civile et commerciale de l'Etat industriel? La vérité, c'est que la responsabilité deviendrait vite illusoire ou nulle, comme en matière de postes, de télégraphes ou de téléphones. Et qui contrôlerait l'Etat? L'État lui-même. Le citoyen n'aurait d'autre recours que l'ingérence des députés. On sait ce qu'elle vaut. Par contre, les compagnies ne sont- elles pas à l'abri des influences et des vicissitudes de la politique? La répartition de leurs titres entre les mains d'un grand nombre de petits capitalistes justifie-t-elle cette accusation si souvent répétée de féoda- lité financière? »

Nous savons que l'administration par les compagnies n'est pas par- faite. M, Félix. Roussel est persuadé que l'administration par l'Etat vaudrait moins encore :

«L'intérêt des capitaux engagés présente l'immense avantage de sti- muler à mieux faire. Le recrutement du personnel est plus stable et la bonne marche du service doit s'en ressentir. La direction veut une promptitude de décision incompatible avec les règles des administra- tions publiques. L'État chercherait à être égalitaire; les compagnies se plieront aux besoins locaux. Avec celui-là, les tarifs prendraient le caractère fiscal d'un impôt; avec celles-ci, ils restent la rémunération d'un service rendu. Ces tarifs seront stables, condition indispensable au commerce et à l'industrie, tandis que l'impôt de transport serait mo- bile, comme les droits de douanes. L'employé de l'État aurait la rai- deur du fonctionnaire, et le public en soufl'rirait. Quant à l'expérience des autres pays, elle est moins décisive qu'on le prétend. »

Ces « autres pays », on le sait, ne comprennent ni l'Angleterre, ni les États-Unis, les chemins de fer appartiennent à des sociétés pri- vées. M. Roussel, revenant au projet de rachat, ajoute : « Une aussi vaste opération se justifierait, avec la certitude que l'Etat est en me- sure d'exploiter mieux que les compagnies. A l'heure actuelle, en guise de certitude, on offre aux gens pratiques et sérieux une espérance. Est- ce même une probabilité? Que le septième réseau, en contact avec ses rivaux, surveille sa gestion, s'efforce d'égaler la leur, la chose est na- turelle. Pense-t-on que l'Etat, devenu le maître unique, déploiera le même zèle? Il apparaîtrait, dans le nouveau domaine ouvert à son ac- tivité, ce qu'on l'accuse, à tort ou à raison, de n'être pas, dans tous les services qu'il a dirigés jusqu'ici. Il cesserait d'être formaliste, routinier, atteint de la proverbiale lenteur administrative. Il serait à l'affût do tous les progrès, et, avec cela, économe des deniers de contribuables. Il cesserait de croire que les administrés sont faits pour l'administra- tion. Quel miracle! »

L'auteur insiste sur les inconvénients financiers de l'entreprise, et sur les bienfaits de la concurrence. Il conclut : « Ainsi, espérance chi-

LE MOUVEMENT SOCIAL. 195

mérique d'une exploitation parfaite, d'une part, dépenses certaines et croissantes, de l'autre, tel serait, en résumé, le résultat de l'expérience proposée. Est-ce suffisant pour renoncer à la situation magnifique que l'Etat s'est réservée en traitant avec les compagnies? De 1950 à 1960, les concessions expirent et l'Etat devient le maître de tout le réseau. Qu'est-ce qu'un demi-siècle dans la vie d'un peuple? Faut-il gâcher la fortune publique dans une aventure, et se ruiner pour le plaisir « de construire à faux, après avoir raisonné à vide »?

VI. A TRAVERS LES FAITS RECENTS

Les colonies au Sénat. La Ligue des contribuables. Les artistes à rExposit.ion. La tiémocratisation delà soie. L'émigration officielle en 1809. L'exportation suisse aux

États-Unis. Le nouveau Code civil allemand. Deux types de soldats dans rAlricjue

australe.

Il n'entre pas dans notre dessein de porter un jugement quel qu'il soit sur les dernières élections sénatoriales. Les divers partis, de- puis trois semaines, se sont consciencieusement acquittés de celte mission, et nous avons remarqué que tous se déclaraient contents, ce qui fait toujours plaisir. Notre intention est simplement de cueillir au passage un fait assez curieux et d'une certaine éloquence au point de vue du mécanisme social qui se cache parfois sous un événe- ment politique.

Le plus heureux des cent sénateurs élus ou réélus le mois der- nier, c'est incontestablement celui qui représente l'Inde Française. Voici comment les journaux publiaient les résultats du scrutin de Pondichéry :

Inscrits : 9.j Volants : 83.

MM. Godin, 82 voix, eiw.

Penant, 1 voix.

C'est, on le voit, tout ce qui ressemble le plus à TunaniiTiité.

Il faut donc que l'honorable sénateur en question ait pu faire va- loir de singuliers mérites.

En effet, l'heureux élu en a au moins un, qui l'a préservé des ini- mitiés locales, des cabales dangereuses, de la nécessité de se classer là-bas dans tel ou tel clan et de se préparer par des luttes ter- ribles au moment de la bataille électorale. M. Godin, sénateur de rinde, n eut jamais allé dans rinde. Il paraît, que, pour les électeurs sénatoriaux de nos cinq petites colonies de l'Hindoustan, le seul moyen de se mettre d'accord entre eux sur le choix d'un représen-

196 LA SCIENCE SOCIALE.

tant, est d'écrire sur leur bulletin de vote le nom d'un homme qu'ils n'ont jamais vu.

Comme « procédé », c'est peut-être bon. Comme moyen de faire défendre efficacement les intérêts du pays, c'est peut-être moins sûr. Du reste, les colonies marcheront mieux sans doute le jour elles n'auront plus ni sénateurs ni députés dans le Parlement de la mé- tropole, et il leur sera donné de s'administrer elles-mêmes, avec le concours d'un petit Parlement local recruté autant que possible parmi les meilleurs colons.

Pendant que le personnel des législateurs se renouvelle plus ou moins, les contribuables, par l'organe de la « Ligue » qu'ils ont fondée, manifestent l'intention de se défendre, plus énergiquement qu'ils ne l'ont fait jusqu'à ce jour, contre les conséquences ruineu- ses de la politique pratiquée par leurs représentants. La Ligue s'est réunie dans ces derniers temps, et a fait signer une pétition qui in- vite les députés à introduire dans le règlement de la Chambre un article ainsi conçu : « La Chambre n'admettra aucune motion tendant à l'obtention d'un crédit quelconque pour les services publics et ne donnera suite à aucune proposition impliquant une dépense à im- puter sur les budgets de l'État, des départements et des communes, en dehors des demandes formulées par le gouvernement. »

La pétition, toujours s'adrcssant aux députés, dit encore :

« Le travail national, l'agriculture, l'industrie, le commerce sont écrasés par les impôts, par le poids des dépenses et de la Dette pu- blique. Au moment des élections, nous vous demandons, vous nous promettez des économies; une fois élus, vous ne nous donnez que des augmentations de dépenses. »

C'est ce qui s'appelle dire aux gens leurs vérités. Mais on prétend que cela n'a jamais été un bon moyen de se faire écouter d'eux.

Les députés renonceront difficilement au droit de proposer de nouveaux crédits, ou des relèvements de crédits existants. La cause, on la connaît : c'est que de telles initiatives, même condamnées à l'avortement, constituent auprès de l'électeur une excellente réclame. Le député, au moment psychologique de la réélection, a besoin de pouvoir dire aux gens de son arrondissement : « J'ai demandé pour vous ceci et cela »I Quand il peut dire : « J'ai obtenu », c'est l'idéal. Cet idéal, quels législateurs austères consentiront à l'immoler sur l'autel des économies?

Des protestations d'un autre genre ont attiré de nouveau l'atten- tion sur le monde des artistes. La question de l'Exposition des

LE MOUVERIENT SOCIAL. 197

Beaux-Arts et celle des « Salons » do 1900 ont excité bien des cris et fait couler beaucoup d'encre. Depuis de longues années, on s'est habitué à faire des « Salons » monstres, et à admettre, par consé- quent, une foule d'œuvres d'art qui ne le méritent en aucune façon. Or, l'Exposition devant contenir bon nombre d'œuvres d'art qui ne figureraient pas dans un Salon, il est matériellement impossible d'être aussi hospitalier pour les médiocrités que les années précé- centes. Des médiocrités, on en recevra évidemment, mais on ne sau- rait les recevoir toutes. De un choix à faire, des éliminations à opérer. De aussi les colères dont la presse nous a entretenus. . De tels incidents prouvent deux choses, que nous avions déjà si- gnalées dans cette revue : d'abord que la France conserve jusqu'à présent, aux yeux des autres nations, son prestige artistique ; en^ suite que cette supériorité relative coïncide avec une formidable sur- production d'œuvres d'art. Nos artistes ont beau « travailler pour l'exportation », l'encombrement est intolérable, et ce serait une idée bien maladroite, dans ces conditions, que de chercher à « protéger les arts » en multipliant, chez ceux qui cherchent leur voie, les ten- tations de s'adonner à la pratique du pinceau ou de l'ébauchoir.

Il vaudrait mieux, comme amélioration du rendement, s'attacher à la qualité (ju'à la ({uantité; mais celte œuvre est au-dessus des ap- titudes d'un État impersonnel, administratif. Elle ne peut être entre- prise que par des particuliers éclairés, par des <( Mécènes ».

La France est renommée pour ses artistes. Elle l'est aussi pour ses soies. La renommée de Lyon demeure sans rivale, bien que la fa- brication des soieries ait pris un grand essor en divers pays.

Or, ceux qui suivent de près le mouvement de cette fabrication en France constatent, depuis quelque temps, un fait digne d'attention. La quantité d'étoffes de soie produite annuellement tend à aug- menter; mais cette augmentation porte uniquement sur les soies à bon marché. La belle soie se porte moins; la soie modeste se porte davantage, et sert en outre à façonner mille petits objets d'ornement ou d'ameublement. Pour tout dire, en un mot, la soie se démocratise^ et son usage de plus en plus répandu indique le progrès continu de l'aisance.

Mais cette vulgarisation des étoffes de soie, jadis uniquement por- tées dans les hautes classes de la société, explique, au moins en partie, pourquoi les personnes très riches usent moins de la soie de luxe. Celle-ci, à première vue, ressemble trop à la « camelotte », et l'on tientàse distinguerdu vulgaire. On préfère donnerla preuve d'une

198 LA SCIENCE SOCIALE.

élégante et discrète simplicité en ai-borant des toilettes de fine laine. 11 doit arriver assez souvent, par le temps qui court, qu'une grande dame en jaquette de drap croise dans la rue une épicière endiman- chée en robe de satin. Encore un curieux contre-coup de l'évolution industrielle sur les habitudes de la vie sociale. Ce n'est qu'un détail sans doute, mais il a son intérêt comme bien d'autres.

Une habitude que l'on continue à ne pas trop prendre dans notre pays, c'est celle d'émigrer. Aussi l'Étal s"efforce-t-il d'encourager rémigration, en procurant des passages gratuits à certaines familles.

Voici, pour l'année 1899, la statistique de ces émigrations subven- tionnées par l'État :

207 familles, comprenant 195 hommes, 98 femmes et 116 enfants, au total 409 individus, sont parties pour nos possessions d'outre-mer. Sur ce total de i09 individus, 23.j sont allés en Nouvelle-Calédonie, 107 en Indo-Chine, 52 à Madagascar et 15 dans diverses colonies.

Ces 409 individus ont emporté avec eux un capital de 750.250 francs dont plus de la moitié, 120.200 francs, est allée en Nouvelle-Calédo- nie, et 278.700 francs en Indo-Chine.

Comme on le voit, c'est vers la Nouvelle-Calédonie que ces émi- grants se portent le plus volontiers. Ils ont en effet le plaisir d'y re- trouver un climat analogue à celui de la France, et, comme l'État paye le passage, la distance importe peu à ceux qui s'expatrient.

L'émigration libre, pour laquelle nous n'avons aucune statistique se porte plutôt vers l'Algérie et la Tunisie. Elle l'emporte d'ailleurs, tant pour la qualité que pour la quantité, sur l'émigration officielle. Le tout réuni forme un bien modeste courant d'expansion, qui vaut toujours mieux que le néant.

Plus nombreux sont lesSuisses qui vont s'établir hors de leur pairie, et ce phénomène, par une loi constatée depuis longtemps, contribue à augmenter, dans les pays étrangers, la demande de produits helvé- liques. D'autre part, la Suisse, qui possède de nombreuses chutes d'eau, se trouve, plus qu'aucune autre nation, en mesure de profiler des nouvelles découvertes qui permettent, soit par des appareils élec- triques, soit autrement, l'utilisation plus complète des forces de la nature.

Nous avons sous les yeux le chiffre de l'exportation suisse aux États-Unis en 1899. Ce chiffre est de 89. 180.000 fr. contre 72.060.000 fr. en 1898. Il y a donc une augmentation de 17 millions par rapport à l'année précédente.

LE MOUVEMENT SOCIAL. i99

Presque toutes les branches de Tindustrie suisse ont vu leur expor- tation augmenter. Les États-Unis ont acheté à la Suisse des soie- ries pour 28.110.000 fr. (20.640.000 fr. en 1898), des cotonnades pour 3.830.000 fr. (3.020.000 fr. en 1898), des broderies pour 43.ilO.000 fr. (30 millions environ en 1898). L'exportation des bro- deries est celle qui a fait le bond le plus fort.

L'horlogerie, elle aussi, a vu son exportation augmenter; elle at- teint en 1899 le chiffre de 5 millions, contre 3.860.000 fr. en 1898. L'exportation des fromages est restée slationnaire (environ 3.800.000 fr.). Les couleurs d'aniline, qui sont fabriquées surtout dans le district consulaire de Bàle, figurent pour 4.280.000 fr. dans les envois de 1899 aux États-Unis.

En 1891, cette industrie n'exportait dans le même pays que pour 840.000 francs environ.

En ce qui concerne les soies et les broderies, il ne faut pas oublier que la Suisse est pour nous une concurrente, et que notre industrie, par conséquent, a besoin d'un redoublement d'activité pour ne pas se laisser déposséder de sa supériorité séculaire.

C'est aussi l'Allemagne qui, à un autre point de vue, pourrait nous donner quelques leçons. Depuis le 1"'' janvier, un nouveau code civil est en vigueur dans ce pays. Les jurisconsultes sont seuls compétents pour l'apprécier en détail. Citons toutefois quelques points par lesquels le code de nos voisins s'écarte nettement du nôtre.

Par exemple, les époux ont la faculté de modifier, après coup, leur contrat de mariage, s'ils viennent à lui trouver des défauts. On peut même changer le régime sous lequel on est marié; mais il faut naturellement, dans l'un et l'autre cas, le consentement des deux époux.

En outre, la « quotité disponible » du père de famille est fixée à la moitié, et non pas au quart, comme chez nous, ce qui se rap- proche de la liberté de tester.

Enfin, en cas de succession, la loi n'impose pas la vente et le morcellement des immeubles.

Ce sont trois stipulations favorables à la liberté individuelle, trois limites imposées à la contrainte, trois motifs pour nous, par conséquent, d'envier les justiciables d'outre-Rhin, en attendant que nos législateurs, fatigués de leurs piétinements stériles, se décident à faire quelque chose dans le même sens.

200 LA SCIENCE SOCIALE.

L'Allemagne, nation militariste, suit avec intérêt les péripéties de la guerre dans l'Afrique australe. Mais les Américains la suivent aussi, et un de leurs journaux, le New- York Herald, a tiré du spec- tacle des événements des réflexions assez curieuses.

D'après lui, la guerre actuelle prouve la supériorité du soldat citoyen sur le soldat de métier. Ce dernier, par suite de l'habitude de la discipline, est réduit à Tétat de machine et ne sait plus que faire quand se présentent des cas imprévus. Or, il se présente tou- jours des cas imprévus. Le soldat citoyen, au contraire, tâche de se débrouiller dans la guerre comme dans la paix et de s'adapter aux circonstances.

Le rédacteur du New-Yorli Ht-rald estime que les premiers succès des Boers ont victorieusement démontré cette supériorité du soldat citoyen. Il estime en outre que, si les Anglais reprennent l'avantage, cette seconde phase de la guerre ne fera que confirmer sa thèse, puisque les Anglais, qui ont commencé la lutte avec une armée de métier, la continueront avec des renforts composés de soldats ci- toyens.

Des correspondances de l'Afrique australe semblent indiquer que les contingents coloniaux de l'armée anglaise, et spécialement les Australiens font preuve sur le champ de bataille de qualités semblables à celles des Boers. « Ciiaque homme, observe un corres- pondant, combat pour son propre compte, sans avoir besoin d'être entraîné par un officier. »

Nous avons voulu citer cette intéressante opinion, d'après la- quelle l'initiative individuelle n'aurait pas de moins heureux effets dans les batailles de la guerre que dans celles de la vie.

G. D'AZAMIiLMA.

Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.

TÏPOGRAPUIE FIRMI.N-DIDOT ET C"

QUESTIONS DU JOUR

ENCORE LA QUESTION DU TRANSVAAL

La presse continue à discuter la thèse exposée ici dans l'article Boo's et Anglais (1). Mais je suis heureux de constater que les dernières explications et appréciations que j'ai données (2) ont rencontré généralement un accueil favorable. On s'est rendu compte que le débat portait plus haut et plus loin que la guerre actuelle.

Cependant on m'a encore adressé quelques objections aux- quelles je répondrai brièvement, pour ne pas prolonger plus longtemps cette discussion.

Voici d'abord une lettre d'un de nos lecteurs, M. F. Roux :

A M. Edmond DemoUns. « Cher Monsieur,

« J'avais songé, comme M. Astoul, à vous soumettre deux ou trois objections sur la question du Transvaal, mais, bien que j'aie le mal- heur d'être docteur en droit, je me serais gardé, je l'espère, de la confjision que vous avez si nettement dissipée. C'est bien sur le terrain de la science sociale que j'entendais me maintenir.

« Il me souvient d'avoir lu, dans une livraison déjà ancienne de la Revue, la mésaventure de quelques émigrants, de formation particu- ariste bien authentique pourtant, qui s'étaient fourvoyés dans une

(1) Voir la livraison de novembre 1899. {2) Voir la livraison de janvier 1900.

T. XXIX. 14

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202

LA SCIENCE SOCIALE.

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« Vous avez deviné ma première objeiL a<lnilli'inent par les Hoers esl-il «l< (liiral)le li-s éiitTKi»"^ dune race swy

.. Jr sais bien qu'après lord Snli»l>ui gneuH-menl la légende di-s iiiiiK-' d'cir. «l i quelques mines de houille. Mais i.— li- .m^-i le re|)rési'nlant le plus aulori- géogra|»liie coloniale à 11 ' Conlwell, l'un di's prédéce- la «•oloiiie du Cap. leurs compat cl que. i>elai«'nl les feriiiiei hlanchcde l'Afrique niéridioiiai> u>:d niilk and impôt trd poUtUtvs » Kroii r.iuilinil/ . Les Anglais se •• quiers, artisans, constructeurs seurs d autruches, transporteurs; poiirlani lime minnrili', ce qui surprit douh'f seuleuu'ut les Afrikamlers elaienl l.i rilé, mais encore, dit Krou«le, «• //i»*»/ ii'rrf <! iras irtilli/ valI AHLK -. C'est parler eu \1 seur ne se contente |)as,<'Omuu' vous.dei une meilleure hase sociale que le conimerc' cnmiiie M. Halfour. doul je regrel' propres paroles prononcées devant i V a lieu de Iremhler pour l'avenir d'un p<»uple (|tiii«' -•■ rompose plus en grande majorile d'agrieulteurs. Kt il ' ' ' !"in

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de reconnaître que l'agriculture qui ne pâte, plu la métropole, inii>\ même aux colonies, moin ' le comnjerce et les exploitations minières. C grande majorité des émigranls s'en détache.

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tabélés.

.is bientôt deux mois du pied d'argile tombeau que la Providence, au dire de

l

202 LA SCIENCE SOCIALE.

île glacée aujourd'hui définitivement occupée par une race très infé- rieure devant laquelle ils durent battre en retraite. Ce que l'auteur de l'article expliquait en observant que le lieu n'était pas transfor- mable. Cette remarque m"a paru éminemment suggestive. La grande steppe asiatique a peu de chances d'être saxonisée, alors même qu'on viendrait à y découvrir çà et quelques gisements aurifères.

« Vous avez deviné ma première objection. Le territoire occupé actuellement par les Boers est-il de nature à solliciter d'une manière durable les énergies d'une race supérieure?

« Je sais bien qu'après lord Salisbury, M. Willems écarte dédai- gneusement la légende des mines d'or, et nous révèle rexistence de quelques mines de houille. Mais je sais aussi que le professeur Fronde, le représentant le plus autorisé de la science historique et de la géographie coloniale à l'Université d'Oxford, dut apprendre à lord Cordwell, l'un des prédécesseurs de M. Chamberlain, que, même dans la colonie du Cap, leurs compatriotes se souciaient peu d'agriculture, et que, n'étaient les fermiers de race hollandaise, la population blanche de l'Afrique méridionale « ivouldbe living on foreign flour, tin- ned niilk and imporled potatoes » (Froude, Oceana, p. 48 de l'édition Tauchnitz). Les Anglais se contentaient d'être négociants, bouti- quiers, artisans, constructeurs de chemins de fer, mineurs, nourris- seurs d'autruches, transporteurs; pourtant ils constituaient une in- fime minorité, ce qui surprit douloureusement lord Cordwell. Et non seulement les Afrikanders étaient la majorité, une très grande majo- rité, mais encore, dit Froude, « theij ivero doing ail tite work ivhich icas i-eallg valuable ». C'est parler en vieux Saxon. L'éminent profes- seur ne se contente pas, comme vous, d'enseigner que l'agriculture est une meilleure base sociale que le commerce et l'industrie. Il pense, comme M. Balfour, dont je regrette de ne pouvoir vous citer les propres paroles prononcées devant la Chambre des Communes, qu'il y a lieu de trembler pour l'avenir d'un peuple qui ne se compose plus en grande majorité d'agriculteurs. Et il faut voir un peu plus loin comme il gourmande les citadins d'Auckland. Pour lui, l'émigrant an- glais du dix-neuvième siècle est le plus souvent infidèle à sa vocation rurale, et rivalise d'urôa/ioman/e avec les communautaires du continent. J'y vois, pour ma part, des circonstances atténuantes. On est bien forcé de reconnaître que l'agriculture qui ne paie, plus sur le territoire de la métropole, paie., même aux colonies, moins bien et moins vite que le commerce et les exploitations minières. C'est assez pour que la très grande majorité des émigrants s'en détache.

« Et c'est assez pour que la race anglo-saxonne perde chaque jour une bonne part de sa supériorité colonisatrice, et s'éloigne de plus en

ENCORE LA QUESTION DU TRANSVAAL. 203

plus du type des Fathers Pilf/rims pour se rapprocher de celui des marins et des commerçants de Venise.

« C'est ma seconde objection, ou, si vous voulez, une seconde face de la première. Le lieu n'est pas transformable, ou il transforme rémigrant. On dit qu'à la latitude de Melbourne le petit-fils d'un Ecossais des Lowlands semble croisé de Napolitain. Il faut d'ailleurs se garder d'introduire dans les questions de supériorité sociale la célèbre théorie du bloc. Elle est comme toutes les supériorités hu- maines, comme la sagesse, la première de toutes, oserai-je dire avec Bossuet, toujours courte par quelque endroit. Notre science, pas plus que la science médicale, ne peut offrir de panacée universelle. Les Romains étaient incontestablement supérieurs aux Parthes, qui leur ont barré la route de l'Inde jalonnée trois siècles auparavant par Alexandre. Les Boers pourraient bien barrer aux Anglais la route de l'Egypte.

« Si les fermiers écossais entreprenaient la conquête du Veldt, les Boers reculeraient probablement devant eux, mais les Uitlanders comptent dans leurs rangs, je crois, bien peu de fermiers écossais, et ces iiomadic speculators, comme les appelle M. Bodley, ne me semblent guère que campés au Transvaal comme le Turc en Europe. Un mau- vais agriculteur adhère toujours plus fortement au sol qu'un banquier et même qu'un ingénieur. Les Boers sont-ils d'aussi mauvais agricul- teurs qu'on veut bien le dire? Il est vrai qu'ils ont peu de goût pour nombre de travaux manuels réputés avilissants ou serviles, qu'ils font exécuter par les indigènes. Mais s'ils ne faisaient travailler les Ca- fres, ils seraient obligés de les exterminer. Pardonnez-moi de ci- ter encore Froude (p. 205 de l'édition Tauchnitz d'Oceana) : « The Dutch method... is the more merciful of the two. We hâve killed hun- dreds of natives where the Dutch hâve Idlled tens. » La question me paraît jugée au point de vue de l'humanité, et c'est quelque chose, car si, malheureusement, tout ce qui est immoral n'est pas impos- sible, il est cependant des choses qui, à force d'être immorales, finis- sent par devenir impossibles.

« C'est ma troisième objection.

<c II est vrai qu'à New-York, au grand scandale de la vieille Eu- rope, la race anglo-saxonne a généreusement abandonné les fonc- tions administratives à une race inférieure qu'elle préférait d'ailleurs écarter à ce prix de ses usines ou de ses comptoirs. Mais il ne paraît pas que le fondateur de la Rhodésia se résigne encore à voir s'y ins- taller un Tammany Ring de Matabélés.

« On a beaucoup parlé depuis bientôt deux mois du pied d'argile du colosse britannique, et du tombeau que la Providence, au dire de

20i LA SCIENCE SOCIALE.

M. de Bismarck, lui réserve dans l'Afrique du Sud, Ce sont là, je crois, des hyperboles de journalistes. Mais enfin tous les colosses de ce monde ont au moins un pied d'argile, et celui de FAngleterre n'est pas au War Office. Ce serait plutôt, je crois, son inaptitude à s'assi- miler les races inférieures. Quand le colon anglais peut éliminer l'in- digène, comme dans TAmérique du Nord, il fonde une nouvelle An- gleterre; sinon, et c'est le dernier mot que j'emprunterai à Fronde, il fait, comme dans l'Afrique centrale, une nouvelle Irlande : « The his- torij oflreland is repeating itself as ifireland icnsnotenought-) (op. cit., p. 68).

« Je conclus :

« Je ne saurais conseiller aux Boers de dépouiller leur type social pour emprunter à Barnato ou même à M. Cecil Rhodes une forma- tion supérieure. Ce serait un mauvais moyen de disputer à ce dernier le territoire de leur République. Autant vaudrait conseiller à la taupe de se faire oiseau pour conserver la possession de ses galeries souter- raines. La Science sociale doit dire avec l'Écriture : « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père ». Je conseille bien à mes com- patriotes d'adopter pour leurs enfants Téducation anglo-saxonne, car ils ont déjà, ou peu s'en faut, les mêmes besoins, la même avidité de confort et de luxe que leurs voisins doutre-Manche. Ils occupent en Europe un territoire plus fertile et plus vaste que les Iles Britanni- ques, et, dans le reste du globe, ils ont conquis un empire colonial qu'il est temps de mettre en valeur. J'emprunte une expression pitto- resque à M. d'Azambuja, et je crie bien haut à toutes les oreilles de mon voisinage que ceux qui mangent comme quatre doivent tra- vailler comme six, s'ils veulent garder du pain pour leur vieillesse après en avoir donné à leurs enfants. Mais la frugalité du Boer, et les réserves territoriales dont il dispose lui permettent d'échapper jus- qu'à nouvel ordre à cette nécessité. Il peut répondre à M, Cham- berlain, dans sa langue, qu'il est, pour un siècle ou deux peut-être, the right man in ilie right place »,

« Je ne l'encouragerai pas sans doute à trop compter sur sa su- périorité militaire qui étonne aujourd'hui le monde. La guerre est de- venue un luxe interdit aux peuples pauvres. Nos armes modernes sont faites d'un alliage de fer et d'or. Toutefois une vaillante armée peut trouver des commanditaires. Et quand, je repasse

« Cette ample comédie, ou tragédie, à cent actes divers,

que nous montre l'histoire de l'humanité, avec ses quatre protago- nistes, la force, la ruse, le travail et l'idée, il me paraît difficile de déterminer lequel a le plus longtemps rempli la scène. Les triomphes

ENCORE LA QUESTION DU TRANSVAAL. 205

de la force ici-bas ne sont pas, hélas! peut-être les plus éphémères de tous.

« Agréez, je vous prie, cher Monsieur, la cordiale expression de mes sentiments les plus distingués et les plus dévoués.

« F. Roux. »

M. F. Roux objecte d'abord que les Boers se sont sans doute limités à l'art pastoral, parce que le climat de rAfric[ue australe n'est pas favorable à la culture.

Les faits répondent suffisamment :

!<* L'altitude de cette partie de l'Afrique varie de 1.500 à 7.000 pieds. On y trouve donc les climats les plus divers se prê- tant à une série variée de productions agricoles. Les pluies sont abondantes du mois de mai jusqu'au mois de septembre;

Les prédécesseurs des Boers, les Cafres, se livraient à la culture, que « le climat rend facile et très rémunératrice », au témoignage des voyageurs. C'était aux femmes qu'incombait le travail de la terre. « Les femmes doivent nourrir les guerriers, » suivant un adage des Cafres. L'idée de femme, chez les Cafres, est associée à l'idée de culture. Le principal produit de cette cul- ture était le maïs;

3" Actuellement encore, chaque ferme des Boers comprend quelques arpents l'on cultive des grains et des pommes de terre. Mais ces pasteurs invétérés se bornent strictement à ce qui est nécessaire à la nourriture de la famille, malgré les hauts prix auxquels ils pourraient vendre les productions agricoles dans les centres miniers.

Dans le Transvaal, le climat est plus favorable à la culture que dans l'État d'Orange. « Les pâturages y sont inférieurs; en re- vanche, il y a toujours de l'eau dans les ruisseaux et la terre, féconde en céréales, donne des rendements en grain véritable- ment extraordinaires (1). »

Mais, plutôt que de se mettre à la culture, une partie des Boers du Transvaal ont préféré, à plusieurs reprises, émigrer de nou- veau plus au nord : « Certaines familles, enfermées dans la tra-

(1) A. de Préville, Les Sociétés africaines, p. 168.

206 LA SCIENCE SOCIALE.

dition, n'admettent aucun changement, pas même dans la coupe des habits, repoussent avec abomination les livres et les jour- naux et conservent avec ténacité le plus pur rigorisme calviniste. Elles forment une sorte de secte connue sous le nom de Doppers. Plutôt que de subir le contact des nouveautés, aucjuel les expose la transformation de leurs voisins enrichis par la culture en grand et le commerce, plutôt que de renoncer au traditionnel pâturage, qui les a fait ce cpi'elles sont, elles ont pris un parti héroïque : l'abandon de leurs établissements déjà créés, et la recherche au loin, à travers les solitudes, d'un pays de pâturages propre à les recevoir (1). »

Nous lisons dans le Corresjmndant du 10 août 1899, sur les Boers, signé de M. Francis iMury :

« Si ces immenses exploitations étaient suffisamment arrosées, si les Boers voulaient exécuter les travaux indispensables pour capter les eaux et les distribuer sur leurs terres, l'Afrique australe jetterait sur le marché de l'Europe des quantités énormes de blé, alors qu'aujourd'hui elle ne récolte que le strict nécessaire pour nourrir ses habitants. Et cependant la situation s'est bien amé- liorée. Pendant bien des années l'Afrique australe, qui produit les plus beaux blés du monde, s'est vue obligée d'importer des quantités considérables de grains. Depuis 1800, ces importations ont toujours été en diminuant; mais, en 1880, elles se montaient encore à plus de 3 millions de francs, somme importante rela- tivement au nombre des habitants. »

M. F. Boux objecte en outre que, si les Boers sont de mauvais agriculteurs, les Uitlanders ne le sont pas du tout et que dès lors ils occupent moins solidement le sol.

Il est incontestable que ces mineurs, ces industriels, ces com- merçants, attirés par les mines d'or, sont encore moins agricul- teurs que les Boers; à ce point de vue, ils ont par rapport à eux une infériorité manifeste.

Si donc ces émigrants devaient en rester là, leur œuvre serait éphémère ; elle ne sur\dvrait pas à l'épuisement des mines et le

(1) A. de Préville, Les sociétés africaines, p. 168.

ENCORE LA QUESTION DU TRANSVAAL. 207

Boer resterait, malgré son infériorité culturale, le vrai colon du pays.

Mais nous savons, par l'exemple des autres régions peuplées par des mineurs, que cela ne se passera pas ainsi.

En efïet, il ne faut considérer les Uitlanders que comme des ou- vreurs de territoire. Ils apportent des capitaux, créent des routes, établissent des voies ferrées et des lignes télégraphiques, cons- truisent des centres urbains pourvus de toutes les institutions modernes; enfin ils constituent une clientèle nombreuse et riche.

Mais, en même temps que ces mineurs, quoique au second plan, arrivent des colons, qui, profitant de ces moyens de communi- cation et de cette clientèle toute faite, entreprennent de mettre la terre en culture. Déjà ces colons ont acheté un certain nombre de domaines appartenant précédemment auxBoers et, plus entre- prenants que ces derniers, ils les ont soumis à une culture plus intensive. Ces colons apparaissent peu pour le moment, parce que le mineur est encore au premier plan et occupe la scène ; mais ils font obscurément leur œuvre; on s'apercevra un jour qu'ils ont, sans qu'on s'en doute, pris racine sur tous les points du pays.

C'est ainsi que les choses se sont passées dans l'Australie méri- dionale, en Californie, etc. Il vient même un moment on cons- tate que la culture est plus rémunératrice que la mine, et alors la colonisation agricole prend un essor général (1).

Cet essor est d'autant plus grand que, grâce au mineur, le pays a été pourvu préalablement de tous les moyens de com- munication nécessaires au transport des produits agricoles.

Or, depuis qu'ils occupent le sol, non seulement les Boers n'ont pas songé à établir un système même rudimentaire de voies de transport, mais ils se sont toujours opposés à tout ce qui pour- rait faciliter les communications. Leur idéal a été l'isolement de leur pays et, dans l'intérieur du pays, l'isolement de chaque ferme. Avec un pareil point de départ, il n'y a pas de développe- ment possible de la culture. Et, en effet, ce développement n"a pas eu lieu.

(1) Voir la Science sociale, t. VI, p. 398 : La transformation des mines d'or... (no- vembre 1888).

208 LA SCIENCE SOCIALE.

Mais il commence aujourdliui derrière le mineur, et il va grandir infailliblement. A quoi nous servirait la science sociale, si elle ne nous donnait pas la faculté d'apercevoir les phénomènes dans leur genèse, de les prévoir et de les annoncer?

Et, en vérité, pour annoncer ce phénomène-là, il n'est pas né- cessaire d'être bien fort en science sociale, ou d'être prophète.

M. Gyr. Yan Overbergh, Directeur général de l'Enseignement supérieur des sciences et lettres en Belgique, vient de publier une brochure sous ce titre : Boers et Anglais; Répoîise à M. Dé- mo lins.

L'auteur compare les races anglaise et boer à trois points de vue : au point de vue moral, au point de vue intellectuel, au point de vue matériel. Il conclut que les Boers ne sont en rien inférieurs aux Anglais.

« Quant aux qualités morales des Boers, dit-il, M. Demolins lui-même les trouve remarquables... »

Au point de vue intellectuel, poursuit l'auteur, « si l'on mesure le degré d'intelligence d'un peuple à la qualité de ses hommes d'Etat, de ses diplomates, de ses officiers, de ses admi- nistrateurs, on doit avouer que le Transvaal ne le cède guère à ses adversaires ». L'auteur en donne comme preuve « l'habile diplomatie du président Krûger, la tactique savante des Jou- bert et des Cronje, des officiers de commandos comme des gé- néraux d'armées ». Il ajoute que, « dans les dernières années, aucun gouvernement n'a fait autant de sacrifices pour la diffu- sion de renseignement que ceux du Transvaal et de l'État libre d'Orange ».

Enfin, au point de vue matériel, il invoque « la force des in- dividus et la fécondité des familles ». Il ajoute : « Si les Sud-Afri- cains, à quelque race qu'ils appartiennent, élèvent des bes- tiaux plutôt que de cultiver la terre, c'est que ce genre d'ex- ploitation leur rapporte davantage, étant donné les conditions du sol, du climat et les difficultés de transport ».

M. Van Overbergh termine ainsi :

« Ces réserves faites, il faut savoir gré à M. Demolins d'avoir

ENCORE LA QUESTION DU TRANSVAAL. 209

posé le problème des Boers et des Anglais d'une manière socio- logique. Au milieu du concert de sentimentalité plus ou moins vague de la littérature courante, sa note marquera ; son initia- tive témoigne d'un esprit généralisateur, planant volontiers au- dessus des contingences de l'heure, et s'essayant à découvrir les vastes perspectives de l'histoire. »

J'ai tenu à reproduire également cette dernière appréciation parce qu'elle ramène la question à son véritable point de vue. Il s'agit en effet « de planer au-dessus des contingences de l'heure et de s'essayer à découvrir les vastes perspectives de l'histoire ». Je suis bien décidé, en ce qui me concerne, à ne pas laisser abaisser et rétrécir ce débat.

Je n'ai pas entendu prendre parti pour les Boers contre les Anglais, ou pour les Anglais contre les Boers, dans la guerre qui ensanglante actuellement le Transvaal.

J'ai essayé, à propos de cette guerre, de déterminer exactement une loi sociale générale, qui fonctionne depuis l'origine du monde et en vertu de laquelle certains peuples sont évincés par d'autres. C'est en vertu de cette loi que les Espagnols, les Portu- gais et nous-mêmes, Français, avons été évincés de tant d'im- menses territoires que nous occupions en Asie et en Amérique.

Aujourd'hui, c'est en vertu de cette même loi que les Boers sont menacés.

Alors, nous leur crions « casse-cou », ce qui est le seul moyen par lequel la science sociale puisse leur venir en aide. Nous leur disons : « Vous n'êtes pas dans les meilleures conditions pour conserver votre prééminence dans le sud de l'Afrique. Peut-être êtes-vous, militairement^ aussi forts, ou même plus forts que les Anglais, mais vous êtes moins forts qu'eux socialement et c'est cela seul qui décide du succès définitif.

Puisque ce jugement est contesté, essayons de présenter quel- ques considérations complémentaires.

Actuellement, par suite de la rapidité et de la puissance des moyens de transports, les grandes nations de l'Occident tendent à s'emparer des territoires incomplètement occupés ou incom-

210 LA SCIE.\CE SOCIALE.

plètement transformés. Elles sont poussées dans cette voie par la nécessité impérieuse d'ouvrir des débouchés à l'excédent de leur population et à l'excédent de leurs capitaux.

C'est ainsi que la France et l'Angleterre occupent déjà une grande partie de l'Afrique.

Cette prise de possession a pour résultat de faire pénétrer la civilisation sur les territoires de la barbarie séculaire. Ces deux nations méritent donc d'être soutenues et encouragées par toutes les nations civilisées.

Nous avons de la peine à arriver à cette idée nouvelle que l'humanité n'est qu'un tout, qu'une société parfaitement liée et qu'un progrès réalisé par un peuple profite à tous les autres. On aime mieux s'attarder à la vieille idée d'humanités ennemies, de nations qui n'ont d'autre souci que de s'empêcher l'une et l'autre. Et, naturellement, ce sont les nations les plus arriérées qui ont le plus ce souci et cet idéal. Il faudra bien, malgré tout et malgré tous, que cela finisse.

Prenons comme exemple l'action de la France en Afrique. Nous y avons dépensé beaucoup d'hommes et beaucoup d'argent, nous y avons créé un réseau étendu de routes et de voies ferrées ; nous poussons en Algérie et en Tunisie l'œuvre de la coloni- sation.

Mais nous ne sommes pas seuls à profiter de ces avantages ; des milliers d'Espagnols, d'Italiens, de Maltais en profitent autant et parfois plus que nous. Nous avons accompli pour eux, au prLx de notre sang et de notre or, une œuvre que leurs races dégénérées n'auraient pas pu accomplir et ainsi nous avons travaillé dans l'intérêt général de l'humanité. Nous avons dure- ment conquis à l'humanité et à la civilisation des territoires qui leur étaient jusque-là fermés.

Maintenant nous entreprenons de pousser plus loin notre œuvre civilisatrice; nous commençons à entamer le Sahara et à l'arracher à la domination exclusive et barbare des Zaouias Touaregs, pour le rendre à la libre circulation des autres peuples.

Il est très probable que nous allons rencontrer en face de nous

ENCORE LA QUESTION DU TRANSVAAL. 211

les sourdes intrigues et peut-être les agressions plus ou moins déguisées du gouvernement marocain, de cet empire fermé à tous, encore attardé dans la vieille théorie des races ennemies, interdisant leur territoire aux autres races et le fermant à tous les progrès.

A ce moment, nous représenterons contre le gouvernement marocain les droits de l'humanité à la libre disposition du monde. Notre action a pour résultat d'ouvrir des territoires; celle du Maroc a pour résultat de les fermer. Celui-ci représente le passé; nous représentons l'avenir.

Les peuples qui accomplissent ce progrès social se reconnais- sent à deux caractères très nets qui manifestent leur supério- rité :

i" Ils mettent un territoire en valeur au plus haut degré par un travail personnel, suivi et intense;

Ils ouvrent largement ce territoire à tous les peuples et l'a- daptent à tous les progrès.

C'est précisément pour avoir fait cela dans l'antiquité que les Romains ont établi la longue prépondérance des races latines.

Il faut bien reconnaître que la race anglo-saxonne a également tenu ce rôle dans une partie du monde.

Elle a arraché à la barbarie, puis mis en valeur et finalement ouvert à tous les peuples les énormes territoires de l'Amérique du Nord, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande. L'humanité toute entière a profité de cette œuvre.

Aujourd'hui cette race entreprend de soumettre à la même transformation intense les vastes régions de l'Afrique australe et de les relier à l'Afrique septentrionale que nous entamons de notre côté.

La France au nord, l'Angleterre au sud travaillent au même but : arracher enfin l'Afrique à la barbarie et l'ouvrir à la civi- lisation.

Cela veut dire : la couvrir de routes et de voies ferrées, pour permettre la circulation des hommes, des marchandises et des idées; attirer les colons et les capitaux de tous les pays, assainir

212 LA SCIENCE SOCIALE.

et défricher le sol, développer l'industrie et le commerce, enfin faire régner la justice et la liberté.

C'est là, au plus haut degré, une œuvre de paix, car ces diverses créations ne peuvent se manifester dans la guerre ; les peuples civiHsateurs sont essentiellement des peuples pacifiques.

... Et cependant, nous assistons en ce moment à une g-uerre acharnée entre deux peuples qui sembleraient devoir s'entendre et s'entr'aider pour civiliser l'Afrique australe.

Les Boers en effet sont, comme les Anglais, des civilisateurs. Ils ont substitué à la domination des Cafres et des Hottentots une domination plus éclairée et plus humaine : ils ont introduit une meilleure exploitation du sol et ont donné le spectacle consolant de nui'urs pures et même austères. Par là, ils ont accru le patri- moine de l'humanité et ils ont bien mérité d'elle.

Ils ont mérité, par exemple, une partie des éloges que leur donne leur compatriote, M. Van Overbergh, et que nous venons de signaler.

Malheureusement, et il faut bien en venir à cette constata- tion, — leur mise en valeur du sol s'est arrêtée à la simple ex- ploitation pastorale; leur conception de la civilisation et du progrès ne s'est pas élevée au-dessus d'une vie étroite et rustique, dans une sorte d'isolement sauvage, dans le dédain de l'indus- trie, du commerce, des arts; enfin, et surtout, ils n'ont pas considéré que ce nouveau territoire pouvait être ouvert au reste de l'humanité; au contraire, ils ont entendu en jouir jalouse- ment pour eux seuls et ils ont regardé l'étranger comme un en- nemi. En un mot, ils sont restés dans la vieille théorie que nous signalons plus haut; ainsi ils ont été des civilisateurs à petits moyens et à courte vue. S'ils ont été un moment des initiateurs, des ouvreurs de territoires, ils se sont trouvé être finalement des retardataires et des stationnaires.

Après deux cents ans d'occupation de cette partie de l'Afrique, ils sont exactement dans l'état ils étaient au moment de leur arrivée ; ils ne se sont pas transformés et ils n'ont pas transformé le pays.

Puisque M. Van Overbergh conteste cette affirmation, il ac-

ENCORE LA QUESTION DU TRANSVAAL. 213

ceptera le témoignage d'un homme qui a donné aux Boers cette grande preuAe d'amitié d'aller combattre à leur côté. M. de Villebois-Mareuil, actuellement colonel dans l'armée des Boers, écrit de Pretoria à un journal de Paris, la Liberté, à la date du 15 janvier 1900, une lettre qui se termine ainsi :

« Autour de ces hommes le monde a pu marcher ; eux sont restés ce qu'étaient leurs pères, depuis deux cents ans qu'ils avaient apporté sur ce cap africain leurs pénates et leur foi. Nobles ou de bonne race pour la plupart, ils vivaient sur leurs fermes comme auxcastels de jadis, libres et isolés, chasseurs et cavaliers, soldats par hérédité autant que gentilshommes, che- valeresques par nature, de manières dignes et de mine décidée par atavisme. C'est une belle résurrection du passé que ces gens d'autrefois dressés en pleine lumière d'à présent pour lancer un défi aux déclins de nos civilisations trop avancées. »

Évidemment, les Boers ont le droit de préférer cet état sta- tionnaire au progrès de nos sociétés modernes, de se tourner vers le passé plutôt que vers l'avenir, d'aimer mieux la vie paisible que la vie ardente et novatrice, la chasse et la vie à cheval, que le travail intense de la culture, de l'industrie et du commerce.

Mais, par là, ils ont cessé d'être les pionniers de la civilisation ; ils en sont même arrivés à considérer cette civilisation comme un danger pour leur immobile état social.

C'est ce que constate un autre témoin oculaire, dont toutes les sympathies sont également pour les Boers. Tout récemment encore <( la construction d'un tramway à vapeur de Boksburg à Krûgersdorp était considérée, dit-il, comme impie par les députés du Volksraad (1). »

Les lignes de chemins de fer, qui ont été établies depuis lors, sont l'œuvre d'une compagnie étrangère et de capitaux étran- gers.

La plupart des progrès réalisés au Transvaal l'ont été par des étrangers : « Dans ce pays tous les capitaux ont été fournis

(1) Le Transvaal et l'Angleterre, par Georges Aubert, p. 121.

214 LA SCIENCE SOCIALE.

à l'origine par des Anglais, presque tous les ingénieurs des mines sont américains et quelques-uns français. Toutes les grosses affaires sont entre les mains de chefs anglais ou alle- mands. Les Boers ne s'occupent pas d'affaires minières, ou du moins très peu. Ils sont en général dans l'administration; ils préfèrent le farniente bureaucratic[ue aux aléas des affaires, cela cadre mieux avec leurs habitudes flegmatiques. La qualité de fonctionnaires ne leur enlève pas le désir d'aug- menter leurs appointements par de nombreux pots-de-vin, qui sont pour ainsi dire obligatoires et reconnus dans le Trans- vaal (1). »

M. Pierre Leroy-Beaulieu, qui n'est pas moins sympathique aux Boers, est amené à faire les mêmes constatations.

Il déclare que « ce sont de médiocres agriculteurs (2) » ; que « les Américains ont presque monopolisé les emplois techniques ; presque tous les managers, les directeurs de mines et les ingé- nieurs viennent des États-Unis... Les Allemands font principa- lement le commerce ; beaucoup d'entre eux tiennent des stores, des magasins qu'on voit de loin en loin, isolés en pleine cam- pagne près du croisement des chemins mal définis du Transvaal et l'on trouve tout ce qu'il est possible de vendre (3) ». Les chefs d'équipe des mines viennent de l'Australie et de l'Angle- terre.

Les Boers sont donc restés complètement étrangers au mou- vement qui transforme l'Afrique australe et en particulier le Transvaal.

Ils se sont opposés, autant qu'ils l'ont pu, à tout ce qui pouvait avoir pour résultat d'ouvrir leur pays aux émigrants des autres races. C'est ainsi, en particulier, que les Boers du Transvaal ont retardé le plus possible l'établissement d'un chemin de fer jusqu'à Johannesburg.

L'État libre d'Orange a montré aussi peu d'empressement à développer les voies de transport, et c'est la colonie du Cap qui

(1) Le Transvaal et V Angleterre, par Georges Auberl p. 1 i2. 143. (2j Les nouvelles sociétés anglo-saxonnes, p. 422. (3) Id., ibid., p. 30 i.

ENCORE LA QUEST10x\ DU TRANSVAAL. 213

a construit tous les chemins de fer de ce pays, sans que les Bocrs aient rien eu à débourser.

Les Boers ont ég-alement faire appel à des étrangers pour l'administration intérieure de leur propre pays. « Beaucoup de Hollandais, dit M. Pierre Leroy-Beaulieu, remplissent des fonc- tions publiques pour lesquelles il serait souvent difficile de trouver des Boers instimits en nombre suffisant (i). »

M. Georges Aubert dit également : « Composé d'hommes peu habitués à l'activité de notre civilisation, et certainement en retard sur nos institutions modernes, le gouvernement du Transvaal ne pouvait suffire à tout; il s'adressa, pour trouver des ministres compétents, un secrétaire d'État pouvant diriger les affaires politiques de la République, au gouvernement de son pays d'origine, c'est-à-dire à la Hollande. Et le D' Leyds, connu et renommé en Hollande pour les fonctions administra- tives qu'il avait remplies^ fut appelé par le président Krilger pour apporter son concours à la République Sud-Africaine. Il fut le véritable directeur de toute la politique du Transvaal (2). » On sait que M. Paul Krilger est, lui-même, d'origine allemande.

Ainsi, dans les divers ordres de l'activité humaine, les Boers se sont attardés; depuis leur établissement en Afrique, ils n'ont pas progressé. On peut, comme le fait M. de Villebois-Mareuil, admirer cet état statioiinaire et pastoral, mais on doit du moins reconnaître qu'il a mis les Boers dans une situation inférieure vis-à-vis de leurs concurrents.

Si cette infériorité s'était manifestée au centre de l'Asie, dans les grandes steppes, n'a pas encore pénétré l'activité euro- péenne, elle n'aurait causé aucun préjudice à la civilisation. Dans ce milieu encore plus attardé, les Boers auraient même été les représentants d'un type supérieur et vraiment des initia- teurs.

Malheureusement pour eux, la scène se passe dans une partie du monde qui est soumise, depuis une vingtaine d'années, à une

(1) Les nouvelles sociétés anglo-saxonnes, p. 30i.

(2) Le Transvaal et l'Angleterre, p. 7 et 8.

216 LA SCIENCE SOCIALE.

transformation vertig-ineuse. Les esprits qui aiment le calme, la quiétude, la tranquillité dans le maintien des vieilles traditions peuvent déplorer cet état de choses, mais il n'est au pouvoir de personne d'en arrêter l'explosion. On trompe les Boers en leur disant le contraire et on ne fait que précipiter leur ruine.

Ce qu'il fallait leur dire, c'est ceci :

« En substituant votre domination à la domination barbare des Cafres et des Hottentots, vous avez bien mérité de l'huma- nité ; vous avez substitué la justice à la force brutale et ap- porté un idéal supérieur.

« Vous vous êtes ensuite adjugé d'immenses domaines et vous avez légitimé cette appropriation d'un sol presque vacant par la mise en exploitation des terres.

« Votre exploitation a été plus pastorale qu'agricole, mais cet état rudimentaire était justifié par l'étendue de vos domaines, par la difficulté de la main-d'œuvre, par l'absence de moyens de transport pour écouler les produits de la culture et par l'ab- sence d'une population urbaine pour les consommer.

« Dans cette vie paisible, dans ce travail de simple récolte, vous avez peu à peu perdu l'aptitude au travail intense et vous n'avez plus d'activité physique que pour la chasse, les grandes courses à cheval ; votre activité intellectuelle s'est peu à peu engourdie et votre énergie s'est bornée étroitement. Du moins, jusqu'à ces vingt dernières années, cela n'avait pas d'inconvénient pour vous, et cet état stationnaire n'entravait pas la légitime et fatale ex- pansion de l'humanité sur les territoires nouveaux.

« Aujourd'hui, cette expansion se produit brusquement et avec une puissance irrésistible. La marée monte, elle est à vos portes, elle pénètre déjà dans le territoire que vous espériez vous réserver pour y mener une vie paisible, et à l'abri des durs la- beurs. Or, il se rencontre, et cela peut être, à votre choix, pour votre bonheur ou pour votre malheur, il se rencontre que votre territoire barre précisément la joute à cette marée mon- tante de la civilisation, comme autrefois les Cafres et les Hotten- tots vous barraient la route à vous-mêmes.

« Ce serait folie d'entreprendre d'arrêter ces nouveaux surve-

ENCORE LA QUESTION DU TRANSVAAL. 217

nants; quoi que vous fassiez, ils s'infiltreront sur votre territoire et pénétreront par toutes vos frontières.

« Il vous faut renoncer à cette idée archaïque et orientale qu'une race peut se réserver la jouissance exclusive d'un terri- toire : la Chine elle-même ne peut plus jouer ce vieux jeu. Elle aussi ne voulait pas de nos affreux chemins de fer, et voilà que nous en construisons chez elle et malgré elle ; cela est Lien, cela est juste, cela est fatal.

« Ne soyez donc pas les Chinois de l'Afrique ; ne vous déso- lez pas de cette pénétration d'émigrants anglais, français, alle- mands, américains; ils vous apportent une civilisation supérieure à la vôtre dont vos fils bientôt seront fiers. Nous sommes bien fiers, nous descendants des (iaulois, de la civilisation que les Romains nous ont apportée un peu brutalement, et cette civilisation fait notre force et notre gloire.

« Tâchez, au contraire, de tirer parti de ce qui arrive et de le faire tourner à votre profit. Les Anglais vous ont laissé le beau rôle, par l'acte de piraterie de Jameson.

« Si vous triomphez dans la guerre que vous soutenez avec un courage admirable, rien ne sera terminé définitivement. La poussée des émigrants continuera et, tôt ou tard, vous serez sub- mergés. A cela, il ne peut y avoir aucun doute. Vous êtes le pot de terre, vous êtes la Chine, vous êtes l'Orient. A votre place, je voudrais être le pot de fer, et cela est possible.

« J'ai dit que vous pouvez tourner à votre profit ce qui arrive ; vous pouvez en tirer un profit matériel et un profit moral.

(( L'envahissement de votre territoire par cette innombrable population de mineurs agglomérés dans des centres urbains et qui surgissent comme par enchantement peut provoquer une transformation de vos vieilles méthodes d'exploitation du sol.

« Ils vous apportent les débouchés qui vous manquaient pour substituer en partie la culture à l'élevage. Et quels débouchés ! Une clientèle qui grandit de jour en jour, et qui paye sans compter, pour laquelle l'or n'a pas de valeur! Ce sont nos pay- sans français qui seraient ravis s'il leur tombait du ciel ou d'ail- leurs une pareille clientèle !

T. XXIX. 15

218 LA SCIENCE SOCIALE.

« Vous n'avez pas su voir et comprendre cela. Toutes les fois que vous avez vu l'émigration approcher, vous avez regardé plus au nord, toujours prêts à remonter sur vos chariots et à décamper de nouveau. Cela n'est même pas digne de paysans, car le paysan est enraciné au sol qu'il a défriché ; cela est digne de purs nomades. Et comme cette attitude prouve bien qu'en réalité vous avez très peu transformé le sol I

« Au lieu de songer toujours à décamper, il fallait faire un accommodement net et avantageux en vous associant fran- chement à l'œuvre de ces émigrants, pour grandir avec eux. Comment ne savez-vous pas d'ailleurs que l'Afrique australe, lorsque son développement sera accompli, se détachera de l'An- gleterre comme un fruit mûr? Cela s'est fait pour les États-Unis; cela est presque fait pour l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Votre indépendance serait restée intacte ; vous l'auriez partagée avec d'autres : voilà tout. Est-ce que vous auriez la prétention d'em- pêcher l'évolution fatale des choses humaines?

« Je viens d'indiquer ce que vous pourriez gagner au point de vue matériel; au point de vue moral, le gain ne serait pas moindre.

« Au fond, il faut bien le dire, ce que vous aimez dans la vie que vous menez, c'est la quiétude et la facilité du travail pas- toral ; vous répugnez au travail intense de la culture, à la longue prévoyance qu'il exige, à l'efifort qu'il faudrait faire pour mettre la terre complètement en valeur; Vous répugnez, à plus forte raison, aux initiatives et aux aléas de l'industrie et du com- merce.

« Cette recherche exclusive du travail facile a entraîné pour vous une certaine diminution morale ; vous n'avez plus la force morale nécessaire pour entreprendre un travail intense exigeant l'effort suivi. Grâce à votre vie de chasses et d'aventures, vous avez bien conservé l'aptitude à la guerre, mais vous avez laissé diminuer en vous l'aptitude à entreprendre les luttes de la paix et à y triompher. Il peut se faire que vous l'emportiez sur vos adversaires sur le champ de bataille, mais ils l'emporteront sur vous sur le champ du travail. Or c'est dans la paix et non dans

ENCORE LA QUESTION DU TRANSVAAL. 219

la guerre qu'on établit définitivement la seule supériorité durable, la supériorité sociale.

« Votre supériorité s'affirme plus dans la guerre que dans la paix; celle de vos adversaires s'affirme plus dans la paix que dans la guerre. Cela crée entre vous une différence totale.

« Mais si vous savez surmonter votre répugnance au travail et faire de vos fils de vrais colons, fortement attachés au sol et sachant le défricher; si vous les rendez aptes aux luttes de l'in- dustrie et du commerce, vous grandirez dans la paix et vous assurerez à vos descendants la véritable supériorité sociale.

« En m'exprimant ainsi, je suis bien plus votre ami que ceux qui, à l'abri de tout danger, vous poussent aux boucheries du champ de bataille.

« Edmond Dkmolins. »

P. -S. ■« Au moment je corrige les épreuves de cet article, je reçois une nouvelle brochure intitulée : Controveî^se Trans- vaalienne, par Gustave Abel, avocat près la cour d'appel de Gand, rédacteur en chef du Commerce et V Induslrie , de Gand, et Charles Christophe, docteur en philosophie et lettres, avocat près la cour d'appel de Gand (1).

« Dans X Avant-Propos, placé en tète de cette brochure, l'Édi- teur s'exprime ainsi :

« La brochure de M. Demolins, Boers et Anglais, est le « droit? a été vivement discutée dans la presse, à l'occasion de « la guerre déplorable qui met en ce moment aux prises deux « peuples de race blanche dans rx\frique Australe.

« Les opinions de M. Demolins ont été combattues dans le (( journal le Commerce et l'Industrie, de Gand, par M. Gustave « Abel. Son article provoqua aussitôt une polémique entre lui et « un de ses confrères du barreau de Gand, M. Charles Christo- « phe. Cette discussion roula exclusivement sur la loi de supério-

(1) Librairie Ad. Hoste, Gand,

220 LA SCIENCE SOCIALE.

« rite sociale que M. Demolins avait défendue dans son étude « et sur le degré de civilisation des Boers.

<( C'est cette controverse, dont le sujet passionne le monde « entier que j'ai cru devoir présenter au public dans cette bro- « chure. »

M. Gustave Abel présente à peu près les objections auxquelles j'ai déjà essayé de répondre. M. Charles Christophe soutient au contraire la thèse que j'ai exposée; il le fait avec beaucoup de talent et met en lumière certains points de vue qu'il sera utile de faire connaître à nos lecteurs.

E. D.

LE ROLE SOCLiL D'UN ELEUVE

LE TYPE SÀINTON&EAIS ^

LE TYPE DU VIGNERON PRODUCTEUR D'EAU DE-VIE AVANT LE PHYLLOXÉRA

A lui seul, le titre qui figure au premier rang- en tête de cette étude, indique assez la part prédominante que nous avons reconnaitre au ileuve de la Charente dans la formation du type saintongeais. Au premier abord il peut paraître paradoxal de lui donner le premier rôle, de la faire passer avant l'eau-de- vie, le produit universellement connu et estimé de ce pays. Cependant il n'en est pas moins vrai et ceci ressortira, nous l'espérons, de notre travail que, sans la Charente, la vigne n'aurait pas atteint dans ce pays le degré de prospérité excep- tionnelle auquel elle arriva. Bien plus, si la vigne n'avait pas existé, il se serait trouvé un autre produit naturel, moins riche peut-être, pour utiliser cette merveilleuse voie navigable, de sorte qu'en dernière analyse le fleuve est bien l'élément le plus important dans la formation du type.

A quelque moment de son histoire que l'on se place, la Sain- tonge apparaît invariablement comme un pays bien cultivé, riche et adonné au commerce. Sans doute la fertilité du sol et l'abondance des produits naturels y sont bien pour quelque chose, mais la permanence du phénomène n'indique-t-elle pas une cause plus profonde et plus stable? Car le produit dominant change avec les époques et les débouchés, et d'ailleurs combien

222 LA SCIExNCE SOCIALE.

de pays naturellement fertiles, ayant même la vigne, comme l'Ar- mag-nac, voyaient, avant la récente entrée en scène des chemins de fer, leur développement arrêté par Tabsence de moyen de transport...

C'est une vérité bien banale que l'essor d'un pays, dune indus- trie naturellement prospères, dépend des débouchés qui leur sont ouverts. Or ces débouchés s'ouvriront d'autant plus facile- ment que les moyens de transport seront plus commodes et plus nombreux. A une époque les chemins de fer n'existaient pas, les mers et les rivières étaient les grandes routes commerciales. La Saintonge était favorisée des deux côtés. Ses côtes baignées par l'Océan offraient un grand développement depuis la Rochelle jusqu'à Royan. Une ceinture d'Iles, Ré, Aix, Oléron, les garan- tissaient contre les vents et facililaient l'entrée des ports, ainsi que celle de la Charente, « le plus beau fossé de mon royaume », disait Henri IV.

Maigre tilet d'eau dans les montagnes du Limousin, la Cha- rente coule d'abord vers le Nord, puis tout à coup, comme si elle se trompait de route, elle hésite, retourne sur ses pas vers le Sud; enfin, ayant trouvé sa direction, elle s'en va, grossie de ses affluents, vers l'Ouest et la mer, après avoir, en fantaisistes méandres, arrosé les prairies qu'elle féconde de ses débordements quasi périodiques. Un fossé, mais un fossé profond, le mot de Henri IV est juste telle est bien la Charente. Plus modeste que sa voisine la Loire, elle ne fait pas comme elle miroiter au soleil ses sables argentins; elle ne reflète pas au printemps, dans ses eaux encore grossies par l'hiver, des collines couronnées d'in- nombrables châteaux. Plus modeste, elle glisse tout doucement au milieu de ses prairies, et semble vouloir s'y dissimuler. 3Iais aussi, même pendant les plus fortes chaleurs, son niveau varie peu. Si durant l'hiver, grossie de la fonte subite des neiges ou de pluies trop abondantes, la fantaisie lui vient de vagabonder un peu hors de son lit, elle ne le fait point sans une certaine sagesse et, au lieu de semer la mort ou la ruine sur son passage, elle laisse derrière elle la fertilité, d'où naît la richesse.

Navigable depuis Angoulème, mais commodément depuis

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 223

Cognac seulement, elle porte des bateaux de 600 tonneaux depuis Tonnay-Gharente, le grand entrepôt du commerce charentais.

Telle est la magnifique voie navigable offerte aux produits de ce pays. Ce n'est pas le moment ici de faire l'énumération de ces derniers ; mais nous pouvons poser en principe qu'ils sont et ont été toujours nombreux et estimés, puisque de tout temps ils ont alimenté un commerce important.

Remonterons-nous à des époques presque fabuleuses? Et pour- quoi pas? Sous les vieilles traditions, sous les légendes se cachent quelquefois des vérités. Sans prendre parti sur la grave question de l'origine de Saintes, nous croyons devoir extraire du savant ouvrage de M. Louis Âudiat [Epigrapliie santone et aunisienne) le passage suivant par lequel nous commencerons l'histoire de"1a prospérité de la Saintonge :

« On a cru longtemps que la capitale de la Saintonge avait été surtout brillante pendant l'occupation romaine. Les monuments de cette époque qui nous restent encore semblaient en attester la population et l'importance : c'était une erreur. Il faut remonter beaucoup plus haut. Ce pays en effet, colonisé par des Troyens fugitifs qui y importaientles vocables indigènes Saint Georges de Bidonne, en mémoire de Didon; Xainctes en souvenir du fleuve Xanthe; Royan, Roiamis, qui ressemble tant à Troianus^ Troyen, et même Troianus, ou Troyan, évèque de Saintes, qui a donné son nom à une paroisse de l'ile d'Oléron ce pays, disons- nous, ne devait pas tarder à faire refleurir les arts, les lettres, les sciences et la civilisation si avancée de la métropole détruite par les féroces Achéens (1). Aussi est-ce sans surprise que nous lisons dans Armand Maichin ce passage significatif :

« La ville de Saintes a eu sa naissance sous les premiers rois des Gaules, et le lustre de sa grandeur et de sa puissance a principalement éclaté du temps d'Ambigat, qui tenait le siège de son empire dans la ville de Bourges, du temps de Nabuchodonp- sorRoy des Babiloniens, et de Tarquin le Vieil roi de Rome.

(1) Nous devons avouer, pour notre [lait, qu'il ne nous parait pas facile à des Troyens, même poursuivis, d'aller, par une navigation côtière, d'Asie dans le golfe de Gas- cogne. La route est longue et difficile.

224 LA SCIENCE SOCIALE.

Sa gloire a continué longtemps après, mais elle n'a pas été du tou t si vive ny si éclatante du temps des Romains (1). »

Quoi qu'il en soit de cette splendeur antique, il est certain que, quand César conquit la Gaule, la Saintonge était très peuplée et très bien cultivée. Un important commerce de blé ne tarda pas à s'établir entre elle et Rome. Mais les Romains importèrent la vigne en Saintonge et cette culture ne tarda pas à prendre une grande extension. Quand saint Eutrope, le premier évèque de Saintes, vient pour convertir cette ville , les coteaux d'alentour sont déjà couverts de vignes, et le saint ne peut retenir son admiration : « En entrant dans la ville qu'on appelle Saintes, et en la voyant très bien enfermée dans ses remparts antiques, ornée de tours élevées, regorgeant de toutes sortes de ressources, riche en prés et en vignes (2) »

Du temps d'Ausone qui, pour se reposer de ses voyages et de ses fatigues, n'aimait rien tant que sa charmante villa des bords de la Charente, du reste il voulut mourir, on exportait à Rome des produits estimés : du blé, du vin, du sel, des huîtres et même des lièvres. Il n'y aurait presque rien, à l'heure actuelle, à ajouter à cette liste des produits de la Saintonge pour qu'elle fût complète, et si les lièvres sont devenus trop rares pour ali- menter un trafic sérieux, ils n'en sont pas moins renommés encore aujourd'hui dans les départements voisins.

De riches produits et de première nécessité , un commerce florissant venant activer l'agriculture firent de la Saintonge, pen- dant la période gallo-romaine, une contrée très civilisée cou- verte de monuments : aqueducs, arcs de triomphe, temples et arènes.

Au moyen âge le décor change et les débouchés aussi. Rome, le grand centre de consommation, a disparu, mais les produits du pays restent les mêmes, et nous trouvons nos Saintongeais adonnés aux mêmes cultures. Les trafics seulement deviennent

(1) Epigraphie sanlone et aunisienne, par Louis Audiat.

(2) Cum urbern qiiœ Xantona dicitur intraret, eam que videret mûris antiq uis op- lima captarn, excelsis turribus decoratam, cunctisfelicitatibusatllueutern, prafeisac vmeis uberrimam...[Acta Sanctorum Apostolorum.], Bolland,t. III, p. 733.

LE KÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 223

un peu plus instables à cause de l'insécurité des communications et des rivalités des princes qui se disputent la possession de cette riche province.

Les textes abondent qui montrent à cette époque la puissance de Saintes et l'importance de la vigne et du commerce. C'est Mathieu Paris, racontant l'entrée à Saintes d'un Plantagenet quel- conque, qui s'écrie : « Cette cité est fort célèbre. Ses vignes fer- tiles l'enrichissent. Elle possède un fleuve très agréable, des prés charmants et un excellent pont (1). » C'est, vers 1300, l'histoire des démêlés des bateliers saintongeois avec le comte de Roche- fort qui percevait sur les bateaux descendant la Charente chargés de vin un droit de deux deniers par tonneau. C'est, en 1387, une bataille entre Anglais et Flamands. Une vraie flotte flamande, qui était venue charger des vins à la Rochelle, fut attaquée et capturée par les Anglais aussitôt après avoir quitté cette ville. On lit ripaille jusqu'à Londres avec le bon vin de Saintonge, et le prix en baissa chez les taverniers de cette ville, car, dit Jehan Froissart, « ils passèrent à Londres ils furent reçus à grand joye, car les bons vins de Saintonge ils avoyent en compa- gnie (2) ».

Il nous serait facile de montrer la persistance du commerce aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles; ce sont des faits trop connus pour que nous croyions utile de le faire. Nous vou- lions établir, et nous pensons l'avoir fait, la persistance d'une activité commerciale très importante en Saintonge. Est-il témé- raire d'en conclure que, puisque les produits changent avec les époques et les débouchés, ce qui fait la fixité du phénomèn e ce ne sont pas les richesses du sol, mais le fleuve, la Charente, cette force qui veut toujours avoir quelque chose à transporter, et qui en trouve toujours, bon gré mal gré, en dépit des hommes, des révolutions et des bouleversements sociaux.

C'est aussi, (îomme nous le disions tout à l'heure, dans la fa-

(1) Est civitas illa nobilis valde uberrimis vineis opulenta, fluviiim cum pratis amoenis et ponte optiino habens jucundissimum... » Mathieu Paris, Histoire de l'An- gleterre, p. 399, année 12 i2.

(2) Chronique de Jehan Froissart, liv. III, ch. m.

226 LA SCIENCE SOCIALE.

cilité des communications qu'il faut voir la principale cause de la supériorité de la Saintonge sur l'Armagnac bien plus que dans la supériorité, réelle, nous le reconnaissons cependant, de l'eau- de-vie. Car enfin, voici un pays la nature du sol et du climat est extrêmement favorable à la vigne, l'eau-de-vie produite est très estimée, et dont cependant le développement ne date que d'hier.

C'est qu'il n'était point facile d'aller à l'Océan. Il fallait pour cela passer par Bordeaux, prendre le canal latéral de la Garonne {quand il fut fait) à la navigation lente et pénible, et, pour y arriver, dans ce pays aux routes montueuses, de petits cours d'eau capricieux comme le Labour, la Bayse, le Gers, etc. étaient d'im bien faible secours. A droite, les Landes n'oflraient aucun dé- bouché, et, pour gagner le Centre, on se heurtait aux monts du Limousin. Il a fallu les chemins de fer pour créer des débouchés à ce pays enclavé...

Nous avons tenu à établir ces points-là tout d'abord, parce qu'ils nous serviront en maints endroits de fils conducteurs. Sans doute, actuellement, la Charente joue un rôle bien moins actif dans la formation du type. Les chemins de fer sont venus lui enlever une partie de son influence, mais comment comprendre le type actuel, si nous ne connaissons le type qui l'a précédé? Or, celui-là, le fleuve seul permet de l'expliquer.

Un insecte tristement célèbre, le phylloxéra, pour lui donner son nom^ a fait de tels ravages en Saintonge durant ces dernières années qu'il en a réellement divisé l'histoire sociale en deux pé- riodes : la période qui a précédé sa venue et celle qui l'a suivie. Ceci nous amène naturellement à diviser à notre tour ce travail en deux parties.

Dans une première partie, nous étudierons le type du Sainton- geais producteur d'eau-de-vie avant le phylloxéra. Nous ne remonterons point en efl'et au type du simple vigneron vendant son vin. Il a disparu depuis longtemps, et il n'était très proba- blement pas beaucoup différent du vigneron de Touraine déjà décrit dans cette revue. C'est le vigneron simple, le nôtre est plus compliqué. Nous assisterons à sa grandeur, et aussi à sa

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 227

déccadence avec le phylloxéra. Cela nous permettra une fois de plus déjuger la vigne, et la vigne donnant un produit extrême- ment riche.

La seconde partie, sera le tahleau de la vie difficile et pénible de nos gens après la perte de leur principale ressource. Nous assisterons à leurs essais de relèvement. Nous verrons quelles influences les y ont aidés. Pour faire comprendre la lenteur et la difficulté de ce relèvement, il fallait d'abord montrer la hauteur de la chute.

1. LE LIEU

Au point de vue physique, qu'est-ce que la Saintonge? Une longue vallée herbue partagée à peu près en deux parties égales par la Charente; de faibles élévations de terrains partant des monts du Limousin la bordent de chaque côté, et, dans leur partie la plus élevée^ sous le nom de collines de Périgord au Sud, col- lines du Poitou à l'Est, plateau de Gâtine au Nord-Ouest, la sé- parent des pays environnants. L'altitude de ces coteaux au-dessus du niveau de la mer est extrêmement faible; ce sont les der- niers prolongements du Massif Central qui viennent mourir vers la mer en légers mamelons, en « collinettes » désordonnées. Le voyageur qui voudrait connaître l'aspect du sol en Saintonge trouverait, en partant du fleuve, une vallée produisant unique- ment de l'herbe, l'ancien lit de la Charente probablement. Par une pente insensible, il gravirait les légers coteaux qui limitent ces prairies inondées chaque année. La vigne était la principale culture de ces coteaux. Ensuite, poursuivant son chemin, il ren- contrerait de très petits plateaux existent encore quelques bouquets de bois. Le sol est plus fertile, la terre arable plus abondante. La culture dominante était autrefois le blé; c'est maintenant la vigne , pour des raisons que nous exposerons en temps et lieu. Il arriverait enfin, suivant qu'il se serait dirigé vers le Nord ou vers le Sud, aux collines du Périgord ou à celles du Poitou qui limitent le bassin de la Charente, et commen-

228 LA SCIENCE SOCIALE.

cent des cultures et des pays différents. Et dans cette lente as- cension, il aurait eu la sensation bien nette que toutes les par- ties de ce pays se groupent autour du fleuve, lui aboutissent, qu'il en est réellement rame, et qu'en suivant cette pente insen- sible les produits doivent directement descendre vers lui.

Essentiellement un pays de transition entre le Nord et le Midi, la Saintonge n'en a pas moins un caractère particulier. Le voya- geur quittant Bordeaux, sitôt traversées les landes de Montendre, se trouve tout surpris du pays qui s'éfeiid devant lui. Ce ne sont plus les grandes plaines du Bordelais aux riches vignobles, mais un pays accidenté, ondulé plutôt, coupé de prairies et de petits bois, l'on aperçoit çà et des vignes et des champs de blé, des luzernes et des trèfles. Il vient de laisser un paysan sec et maigre, aux yeux noirs et au teint brûlé, au langage vif et accentué; il trouve devant lui des hommes plus pâles, plus grands, au langage traînant, aux grands yeux bruns paisibles luit parfois la malice du vigneron. Il sent pénétrer en lui une impression de calme et de fraîcheur qui lui manquaient. 11 lui semble respirer « une atmosphère nouvelle », dit Reclus dans sa géographie, et réellement il respire un air nouveau, aussi diffé- rent de l'air bordelais, que le milieu angevin, par exemple, diffère du milieu normand.

Bornée par ces collines que nous nommions tout à l'heure, la Saintonge comprend à peu près l'ancienne province de ce nom, c'est-à-dire d'abord la Charente-Inférieure moins l'Aunis (La Ro- chelle et une bande de terre autour de cette ville) ; elle comprend aussi une partie du département de la Charente, la partie dite des terres chaudes^ Cognac^ Jarnac, Chateauneuf. Au delà d'Angou- lème, « vers les terres froides », La Rochefoucauld, Confolens, la vigne, culture caractéristique de la Saintonge, cesse de dominer. De même plus au Nord, du côté de Niort, où, sans disparaître brusquement, elle ne crée plus un type spécial.

Un sol assez fertile, un climat tempéré au voisinage de l'Océan, permettent à la Saintonge de réunir sur son territoire toute la flore de la France, tandis que la configuration du ter- rain, lequel n'est ni plaine ni montagne, mais consiste en une

LE RÔLE SOCL\L d'uN FLEUVE. 229

curieuse succession de petites vallées et de petits coteaux, rend possible toutes les cultures. Aussi, sur ses collines orientées en tous sens, grimpent en un pittoresque désordre les vignes et les blés, les avoines et les maïs, les pommes de terrre, les luzernes, les sainfoins ; de belles haies s'élèvent, poussent les essences les plus variées. Le chêne, lormeau, le frêne, l'érable, le ceri- sier séparent la plupart des champs complantés de noyers, de pommiers ou de châtaigniers. Et quand, en suivant une pente presque insensible, on descend vers la vallée de la Charente, vers celles de ses petits affluents ou des innombrables ruisseaux qui jaillissent des collines crayeuses, on rencontre de belles prairies vertes qu'encadrent des aulnes, des frênes et des peupliers. Des- cend-on vers la mer? ce sont d'immenses marais que l'alluvion augmente chaque jour et paissent les espèces les plus variées d'animaux.

Il n'est peut-être point de province en France dont les res- sources soient si nombreuses et si variées. Tous les géographes le constatent. 11 n'en est peut-être point qui , séparée du reste du pays, pourrait mieux se suffire à elle-même. La Saintonge produit plus de vins et de céréales, nourrit plus d'animaux qu'il n'est nécessaire pour ses besoins ; ses légumes et ses fruits sont excel- lents et abondants. On répute les pêches de Luchat et les fèves de Marennes. Son miel est estimé. Ses côtes produisent les déli- cieuses huîtres vertes de Marennes, puis ce sel « fleurant la vio- lette », recherché autrefois par le monde entier. Enfin il faut avoir assisté aux grands marchés de poissons de la Rochelle, de Ro- chefort, de Fouras, de la Pointe du Chapu, pour se douter de la richesse de la mer d'alentour. . .

II. LE TRAVAIL

Mais, parmi ces nombreuses productions, dont la plupart sont dues à l'unique prodigalité de la nature , il en est de princi- pales. Il en est qui ont orienté le pays dans un sens particulier, qui ont créé le type saintongeais : ce sont la Vigne et l'Herbe.

230 LA SCIENCE SOCIALE.

La vig-ne, avant 1870, occupait à peu près le tiers du pays. Elle couvrait 108.809 hectares en Charente-Inférieure et 112. 6i0 hectares en Charente. La culture de la vigne est des plus attrayantes, car, pour un effort minime souvent, elle donne des produits d'une grande valeur. Aussi est-elle une de celles que l'homme préfère, et, partout les conditions du lieu le permettent, elle se développe. En Saintonge, ces conditions étaient favorables : un climat doux et tempéré, assez de chaleur l'été, de rares gelées au printemps à cause du voisinage de la mer, de nombreux coteaux peu élevés, orientés en tous sens, avec un sous-sol crayeux se complaît merveilleusement la vigne, et, sur le littoral, des terrains sablonneux également très favorables à son développement; enfin, presque partout dans les champs, de petits cailloux siliceux, des « pierres à fusil » qui, reflétant la chaleur du soleil, aident à la maturation des raisins. Tout contribuait au développement de cette culture bénie de l'homme.

Aussi, en 1875, période la vigne atteignit son plus heureux développement, on récolta : dans le département de la Charente- Inférieur, 5.439.700 (1) hectolitres de vin.

Quand une culture prend dans un pays un tel développement, elle a une grande influence sur les habitants. La vigne eut ici ses effets ordinaires qui ont été signalés dans la Revue (2) : elle donna au paysan saintongeais ces caractères communs qui font se ressembler les vignerons de tous les pays; mais elle eut aussi des effets particuliers que nous développerons plus lon- guement.

(1) Nous donnons quelques chiffres pour fixer les idées. Bien qu einprunlés aux sta- tistiques les plus officielles, aux ouvrages les plus sérieux, nous nen garantissons pas l'exactitude. Nous ne nous faisons au reste aucune illusion sur la statistique, la plus inexacte peut-être des prétendues sciences exactes.

Quand on a vu de près le fonctionnement de ces enquêtes administratives, il est difficile de conserver ces illusions. Alors même qu'elles seraient faites avec tout le soin désirable, que les maires ne donneraient pas toujours à peu près les mêmes chiffres de récolles, il serait toujours difficile d'arriver à une précision suffisante, car, très méfiants, les paysans font des déclarations inexactes.

(2) Voir dans les études de M. E. Demolins, sur la Géographie sociale de la France, l'article sur les Régions vinicoles, t. X.XII, livr. de sept. 1896, p. 263-294.

LE RÙLE SOCIAL d'lN FLEUVE. 231

En Saintonge, comme partout, la vigne amena le morcelle- ment (1). « Ces vignes si productives, dit M. de Lavergne dans son Économie rurale de la France, sont divisées en d'innombrables parcelles; c'est avec la plaine du Rhin le pays le plus morcelé de France. Les vignerons se disputent le sol à des prix d"or, même depuis la maladie de la vigne qui n'a eu pour eux d'autre effet que d'augmenter leurs profits en élevant les prix. » Ceci était écrit en 1860, et, depuis, le morcellement avait sans cesse aug- menté. La vigne avait ici accentué cet effet, d'abord parce que le vin y était un produit fort riche, étant de l' eau-de-vie en puissance. Chaque paysan voulait, même à « prix d'or », quel- ques rangs de ces vignes dont le vin se convertissait si facile- ment en or; puis le sol, par sa nature, sans grandes plaines, tout en petites collines, se prêtait merveilleusement à ces divisions.

Les traits ordinaires du vigneron : l'amour du bien-être, le penchant à la critique et à la paresse aussi, se retrouvent chez les gens de Saintonge, mais moins accentués qu'ailleurs. La malice y est comme voilée de bonhomie, et, sil est volontiers railleur, le Saintongeais l'est sans fiel ; plutôt indifférent en reli- gion, il est du moins tolérant, et en politique il est conservateur. La Saintonge était encore classée, et il n'y a pas longtemps, parmi les « foyers de réaction ». Notre vigneron n'est point en effet un vigneron ordinaire. Ceux de Touraine, par exemple, sont de petites gens, toujours à l'attente de quelque « fameuse » récolte, sans grande prévoyance, et souvent mécontents. Vis-à-vis d'eux, il est dans la situation de l'homme arrivé, et sinon riche, du moins très à son aise, malicieux, mais avec indulgence, et trouvant que le monde ne marche pas trop mal. Un vigneron « arrivé », tel était en définitif le type particulier qu'avaient créé ici le lieu et le travail. Nous allons le montrer.

Il s'est trouvé en eflet que ces petits vins de Saintonge, si abondants, étaient, à de rares exceptions, d'un goût médiocre, ne pouvant aucunement supporter la comparaison avec leurs fameux voisins les vins de Bordeaux. Mais, en revanche, il

(1) Voir les causes de ce phénomène dans l'article de M. Demolins indiqué dans la note précédente.

232 LA SCIENCE SOCIALE.

s'est trouvé aussi que, distillés, ils donnaient la meilleure eau- de-vie peut-être du monde entier. Pourquoi? Mystère. Les uns ont voulu en trouver la raison dans le soin, la manière de dis- tiller; mais ceux-là n'avaient jamais vu procéder les proprié- taires de Saintonge. D'autres ont allégué la qualité des fu- tailles; d'autres enfin, et probablement est la vérité, expli- quent cette supériorité par les qualités des couches crayeuses sur lesquelles repose la vigne. Mais jamais on n'a encore pu isoler le principe, le <( je ne sais quoi », qui fait de l'eau-de-vie de Saintonge une eau-de-vie sans rivale.

L'eau-de-vie, surtout la charentaise, est un produit fort riche. Elle créa un type de moyen propriétaire très particulier. L. de Lavergne a constaté le résultat sans en chercher les causes : « Cette richesse (l'eau-de-vie) se partage en un grand nombre de propriétaires aisés, car les cotes de 30 à 300 francs ne sont nulle part aussi nombreuses. Les causes en étaient dans le mode d'exploitation des vignes. » Chaque propriétaire était bouilleur de cru. Il transformait lui-même en eau-de-vie sa récolte de vin. L'installation n'était pas très compliquée : à l'intérieur, dans le chai, dans la brûlerie, une chaudière recevait le vin. On le chauffait, et les vapeurs, passant dans un conduit de cuivre, al- laient se condenser à l'extérieur. Pour faciliter la condensation, le conduit de cuivre faisait plusieurs tours sur lui-même (d'où son nom de serpentin) dans une pierre creusée de petits canaux pleins d'eau froide. Le serpentin était légèrement incliné en pente douce, et l'eau-de-vie revenait d'elle-même à l'intérieur... Aujourd'hui il ne reste plus que cette pierre extérieure, dernier vestige d'une industrie disparue, accolée aux murs des brûleries transformées en étables.

L'eau-de-vie était enfermée dans des futailles de chêne ou de châtaignier soigneusement fabriquées, et dans des chais bien clos, bien obscurs, elle vieillissait lentement. Chaque année, le chai s'enrichissait de quelques pièces de plus; de temps à autre, quand il en sentait le besoin, le vigneron daignait se dessaisir de quelques-unes, à très haut prix bien entendu. Géné- ralement il vendait une partie de son vin pour les dépenses

LE RÔLE .'-OCIAL d'u.\ FLEUVE. 233

courantes et transformait l'autre, la plus grande, en cau-de-vie. C'était un placement de bon père de famille, un placement de tout repos, chaque année ajoutant de la valeur à son eau-de- vie, qui du reste ne devenait réellement marchande qu'au bout d'un certain nombre d'années de chai. Et, tranquillement, le vi- gneron saintong-eais, avec Faisance, acquérait de réelles qua- lités de prévoyance, d'habileté commerciale, qui ne sont pas d'ordinaire l'apanage de simples vignerons.

Mais ni l'abondance du vin, ni l'excellente qualité de l'eau-de- vie n'eussent suffi à développer à un si haut point la culture de la vigne, si la Charente ne s'était pas trouvée pour nous permettre l'exportation des eaux-de-vie et la naissance d'une puissante classe de négociants qui assurèrent la stabilité des débouchés. D'après ce que nous avons dit de nos vignerons, on doit bien voir qu'ils en étaient incapables par eux-mêmes. Ce ne sont pas de petits propriétaires qui vont expédier leurs produits dans des pays lointains. Ces paysans, habitués à res- ter chez eux, auraient fait bien peu de choses sans l'halnleté des grands négociants charentais.

En étudiant leur commerce, nous allons voir très nettement se vérifier ce que nous disions au début du rôle social de la Charente : elle est bien la clef du commerce. Toutes les grandes villes commerciales sont bâties sur elle ou sur ses affluents : Châteauneuf, Jarnac, Cognac, Jonzac, Saintes, St-Jean-d'Angely, Tonnay-Charente, Tonnay-Boutonne, Rochefort, ... etc. Tout le long de ses rives sont échelonnés de petits ports, leur nom l'in- dique assez, l'on chargeait feau-de-vie : Port-de-Lys, Portu- blé, Port-la-Cloux, Port-d'Envaux, etc. De toutes ces villes, de tous ces ports, la capitale est Cognac, et c'est sous son nom que, dans le monde entier, on désigne notre eau-de-vie : les « co- gnacs ».

Deux choses firent la fortune de cette petite bourgade perdue au fond de la Saintonge.

Tout d'abord. Cognac est situé au point extrême à partir duquel la Charente est commodément navigable. Les négociants avaient intérêt à remonter le plus haut possible à l'intérieur du pays

T. XXIX. 16

234 LA SCIENCE SOCIALE.

pour en avoir tous les produits. Cognac devint leur dernier et leur plus important comptoir. A cet avantage, celte ville joi- gnait celui d'être le centre du pays le vin produit la meil- leure eau-de-vie. Les commerçants, pour leur utilité person- nelle, ont dressé une carte vinicole partageant le pays, d'après la qualité de ses vins, en trois catégories, quatre quelquefois. La contrée d'autour Cognac occupe le premier rang. Ces deux causes firent de Cognac une ville de hardis négociants expédiant leurs riches denrées dans toutes les parties du monde : Angle- terre, Hollande, Amérique, Australie... Il eût été intéressant de suivre le développement, le progrès de ce commerce^ de voir les nouveaux débouchés s'ouvrir chaque jour sous les efforts et grâce à l'initiative de ces hommes; mais cela nous eût entramé un peu hors de notre cadre. Nous devons, pour le moment, nous borner à présenter un tableau des faits, sans trop les com- menter.

De petits Cognacs s'échelonnèrent le long de la Charente, qui, de coté et d'autre, dans chaque ferme, dans chaque village, allaient pomper les quelques hectolitres d'eau-de-vie que gar- dait soigneusement le bon vigneron. Drainée de partout, par terre ou par eau, la précieuse denrée arrivait à la Charente. Là, en des barils soigneusement cerclés, sur des gabarres (grands bateaux plats) traînées par des bœufs ou des chevaux, mainte- nant surtout par des bateaux à vapeur, elle descendait jusqu'à Tonnay-Charente, où, chargée sur les fins voiliers, elle partait pour les destinations les plus diverses. Ce mouvement de ba- tellerie entre Cognac et Tonnay-Charente, pour être moindre qu'autrefois, est cependant encore important aujourd'hui. En 18,96, il était de 6.000 tonnes.

Alors apparaît la deuxième ville dont le rôle fut considérable en Saintonge : La Rochelle. Avec elle la mer entre enjeu. L'eau- de-vie rendue à Tonnay-Charente, il fallait la porter dans les pays ouverts au commerce saintongeais, dans les comptoirs même que quelques puissants négociants de Saintes ou de Co- gnac avaient en Angleterre ou en Hollande. Nous verrons tout à l'heure les navires hollandais et surtout anglais pénétrer dans

LE RÔLE SOCIAL d'UN PLEUVE. 235

le port de Tonnay-Charente, et y venir chercher les produits français. Mais ils y croisaient de nombreux navires rochelais. Les commerçants de Saintonge séjournaient dans des villes qui n'étaient point maritimes. Aussi, à leur négoce n'avaient pu se joindre, comme dans certaines villes commerciales, les indus- tries de transport. Les Rochelais, « grands rouliers des mers » à cette époque, furent les armateurs de la Saintonge.

Au dix-huitième siècle, La Rochelle atteignit sa plus grande période de prospérité. De ces pauvres « Aulni » réfugiés en un lieu désert, au milieu des marécages et des sables, étaient sortis, après des siècles, de hardis et de prudents négociants. Leurs nombreux navires chargés d'eau-de-vie, de vins ou de sel, par- taient pour les pays lointains et en revenaient avec les denrées coloniales les plus variées. Ni la révocation de l'Édit de Nantes, ni les persécutions dont purent souffrir les protestants, ne por- tèrent un coup funeste à La Rochelle ; elles ne firent que favoriser l'éclosion de la bourgeoisie qui constitua un type éminent de né- gociants. Éloignés pour cause de religion des charges de cour ou autres, ces fils de négociants ne trouvaient ouverte devant eux qu'une carrière le négoce. Ces jeunes gens étaient instruits, beau- coup avaient voyagé. Ils apportèrent dans le commerce des qua- lités et des procédés qui avaient manqué à leurs pères. « 11 s'em- pare (1) (le commerce) de tous les jeunes fils de la bourgeoisie protestante... Ici, point de capitaux à distraire pour envoyer les enfants aux universités ou leur acheter des charges coûteuses. Dès leur jeunesse on leur apprend qu'ils sont destinés au négoce, qu'ils y resteront toute leur vie. Ce qui est plus, toute l'éduca- tion qu'ils reçoivent les dirige dans ce sens... Aussi voit-on de véritables dynasties de négociants » « Tous les fils au comp- toir » : telle semble être, dit M. Périer, la formule des pères de famille d'alors. On conçoit ce que purent faire ces gens dans une ville merveilleusement située pour le négoce. La décadence de La Rochelle ne commence réellement que bien plus tard, après la

(1) La Bourgeoisie roehelaise au dix-huitième siècle, par M. Jean Périer. Annales de l'École libre des Sciences politiques, p. 481. Année 1895.

236 LA SCIENCE SOCIALE.

Révolution. Les guerres maritimes ruinent son trafic extérieur, et ses protestants, qui faisaient la force de son commerce, aban- donnent celui-ci pour les carrières libérales (1) qui maintenant leur sont ouvertes.

Mais nous sommes encore au moment de la prospérité de La Rochelle. Les petits vins de l'Aunis et ses eaux-de-vie de mé- diocre qualité, les vins des îles de et d'Oléron, alors moins abondants qu'aujourd'hui et toujours assez peu estimés, le sel du littoral ne pouvaient suffire alimenter le commerce des bourgeois rochelais; de bonne heure ils vinrent en Saintonge s'approvisionner de sel et d'eau-de-vie. k une extrémité de la vallée de la Charente, Cognac; à l'autre, différente d'allures, mais présentant des phénomènes sociaux analogues, La Rochelle, telles étaient les deux tètes de la Saintonge, les deux influences dont les effets conjugués orientèrent le pays vers une prospérité qui semblait sans limites.

Enfin, une troisième catégorie de gens venait contribuer à cette prospérité : les Anglais, depuis longtemps acheteurs des produits saintongeais. L'histoire est pleine des vicissitudes de la Guyenne et de la Saintonge, provinces vinicoles du littoral. Tantôt anglaises, tantôt françaises, c'est à qui se disputera ces ri- ches dépouilles. Les Anglais prirent-ils l'habitude de commercer avec la Saintonge pendant leur domination, ou en firent-ils la conquête pour mieux assurer leur commerce ? Il est malaisé de le deviner. Mais il est curieux de voir l'état d'âme de nos Sainton- geais pendant ces guerres. Au fond du cœur, ils sont bien pour le roi de France, et cependant, quand il arrive avec son armée et de grands mots, ils le reçoivent plutôt froidement. Elle semble leur peser bien peu à ces gens, « la domination anglaise ». Elle les enrichit. Que lui demander de mieux? Ce qu'ils désirent, c'est la paix et la tranquillité. Les Anglais, de leur côté, n'hésitent pas devant les plus lourds sacrifices pour conserver la Saintonge. Us en tirent le vin, le sel, l'eau-de-vie, les huîtres, pendant qu'à

(1) Ce sont des points bien connus des lecteurs de la Science sociale. Voir l'étude de M. Périer : Science sociale, septembre, octobre, novembre, décembre 1898; jan- vier 1899.

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 237

Tonnay-Charente leurs navires noircissent les quais de houille et de minerais.

C'est évidemment dans ce contact avec les Anglais qu'il faut chercher les causes du protestantisme dans ces provinces du lit- toral. Il ne faut pas oublier que Cognac et Jarnac furent dans ces pays, avec La Rochelle, les places fortes des huguenots. La ré- forme suivit la vallée de la Charente comme le négoce, et aussi le littoral, Marennes, Arvert, La Tremblade, d'où venaient le sel et les huitres. Aujourd'hui encore on trouve, à Saintes et à Co- gnac surtout, des négociants et non des moindres, dont le nom décèle sûrement l'origine anglaise. Us s'y sont établis depuis longtemps et sans esprit de retour. De même, dans le Bordelais, quelques-unes des plus grandes maisons de vins sont exploitées par des descendants d'Anglais. Enfin, maintenant encore, il y a un service de bateaux anglais qui viennent à jours fixes charger de Teau-de-vie à Tonnay-Charente.

Les commerçants de La Rochelle, de Cognac (sous ce nom nous enveloppons tous ceuxde Saintonge : Saintes, Jarnac, Jonzac, etc.) et les Anglais, tels furent les trois grands patrons que les cir- constances donnèrent à nos Saintongeais. Poussé par ces grands chefs, sans cesse sollicité par ces pieuvres aux bras immenses, aux ramifications infinies, qui pompaient l'eau-de-vie dans toute la Saintonge, et savaient trouver des débouchés à des prix très rémunérateurs, le paysan saintongeais étendait ses vigno- bles, il plantait, il plantait toujours, et la Saintonge devenait un des plus riches pays de France.

Telle était la première et la principale ressource de la Sain- tonge. La deuxième, l'herbe, pour être moins riche, n'était pas à dédaigner. Ce n'est pas le moment, dans une rapide esquisse de la Saintonge d'autrefois, de faire l'énumération complète de ses trésors herbagers. De l'aveu de tous, avec les prairies des vallées de la Charente et de ses affluents, avec ses marais, soit intérieurs, soit côtiers, la Saintonge compte parmi les pays les plus riches en herbe de toute la France. M. Léonce de Lavergne écrivait dans son économie rurale de la France : « Elle cultive du froment en quantité à peu près suffisante pour sa consommation ; mais

238 LA SCIENCE SOCIALE.

cette culture se restreint de jour en jour, et la vigne s'étend à la place, comme donnant de plus grands produits; un jour viendra, selon toute apparence, la Saintonge ne produira presque plus que du vin et du bétail, et achètera aux contrées voisines les céréales nécessaires à sa consommation. » Un événe- ment que l'on ne pouvait prévoir, en ruinant les vignes, a dé- menti, pour le moment, cette prévision.

De l'importance de l'herbe et de son mode d'exploitation parti- culière nous voulons tirer quelques conclusions qui nous per- mettront de parachever à grands traits le portrait de notre vigneron. Le rôle social de l'herbe a été souvent étudié dans cette revue. On a montré qu'elle était « communautaire », qu'elle éloignait les gens du travail pénible, que, sou mode d'exploitation étant tout traditionnel, elle développait peu l'initiative. Elle produisit en Saintonge les mêmes résultats. Seulement, ici, la vigne triompha rapidement des influences communautaires, et amena vite une grande désorganisation familiale. Étant donné l'absence de grands centres de consommation pour le beurre et le lait, l'élevage de troupeaux, soit de l'espèce bovine, soit de l'espèce chevaline, fut le mode d'utilisation habituelle de l'herbe. Le trafic des bestiaux eut le même effet qu'en Auvergne. Il déve- loppa les qualités de finesse et d'habileté commerciale. La vigne et l'herbe s'unirent donc pour pousser le vigneron saintongeais dans le même sens, vers le commerce. Malheureusement, ni l'une ni l'autre ne pouvaient le pousser vers le travail intense.

11 y avait bien les céréales. Elles ne manquaient pas Elle était importante. Malgré la grande quantité de vignes, plus d'un tiers du pays leur était consacré, et avec ses 1.100.000 hectolitres de blé, ses 1.200.000 hectolitres d'avoine en 1872, sans compter les pommes de terre et le maïs, le département de la Charente- Inférieure, pour ne parler que de lui, tenait un bon rang parmi les régions agricoles. Malheureusement, pour les causes naturelles que nous savons, ce fut toujours de la petite culture. Et, comme toutes les petites cultures, elle était routinière. La valeur de ses produits ne pouvait point se comparer à celle de l'herbe ni de la vigne. Aussi la traitait-on duu peu haut. Ne

LE RÔLE SOCIAL d'UN FLEUVE. 239

développant point par elle-même de biens solides qualités chez ceux qui s'y adonnaient, elle ne pouvait contre-balancer les effets sociaux unis de la vigne et de l'herbe. Elles donnaient les produits les plus importants, elles devaient avoir la plus grande influence. Aussi, malgré une culture assez développée, leSainton- geais demeure-t-il un type social apjniyé sur les productions na- turelles, et comptant j)ar conséquent beaucoup plus sur la nature que sur lui-même.

m. LE TYPE SOCIAL

De ces trois principales industries : la vigne, l'herbe et la culture, sortit cette classe de propriétaires aisés dont l'aspect frappait ])eaucotip le voyageur en Saintonge. Très peu de grandes propriétés, nous en avons vu les raisons tout à l'heure, mais, un peu partout, soit dans les bourgs, soit isolées, des maisons blan- ches, spacieuses, avec une petite cour devant, très propres, et, sinon confortables, du moins agréables à habiter; dedans, des gens hospitaliers on l'est volontiers quand on est riche des hommes bien vêtus, beaucoup sans instruction, mais avec cette finesse spéciale du vigneron, et d'un vigneron habitué à aller souvent à la ville traiter avec des commerçants pour une mar- chandise de valeur; un intérieur propre, une femme gracieuse, avenante, ne s'occupant pas des travaux des champs, ettoute prête, pour faire honneur à son hôte, à tordre le cou à quelque gras poulet de grains. Et, après le bon repas, arrosé de petit vin blanc pétillant, et terminé par un coup de cette vieille « fine » qui mettait tous les cœurs en joie, les voyageurs proclamaient volontiers la Saintonge un heureux et agréable pays. Ils van- taient la grande mine des hommes, les jours de fêtes, avec leur habit de drap noir au large gilet ouvert sur la poitrine, leur petit veston court rappelant assez le smoldng, leur cha- peau haut de forme, le teint fleuri, donnant le bras à leurs femmes vêtues de belles robes de soie chamarrées d'or, coiffées de hautes coiffes blanches surchargées de festons et de dentelles.. On reconnaît bien des femmes de vignerons. Aussi les noces saintongeaises étaient-elles renommées au loin tant pour le pit-

240 LA SCIENCE SOCIALE.

toresque du costume que pour la bonne et franche gaieté qui ne cessait d'y régner... Quelques vieux boutiquiers de Saintes et de Cognac conservent encore le souvenir de cette heureuse époque, de cet âge d'or, le paysan dépensait sans compter.

Mais le bel édifice n'était solide qu'en apparence. La vigne, malgré son mode particulier d'exploitation, n'avait pas créé ici un type social plus solide, mieux doué d'initiative qu'ailleurs. Ce paysan, habitué à bien vivre et à peu travailler, devait donner la mesure de sa valeur quand son grand soutien disparaîtrait. Depuis de longues années il vivait dans un beau rêve d'or. Le réveil devait être terrible.

Un beau jour, un peu après 1870, on s'aperçut que, sur la vigne comme épuisée d'avoir tant donné et depuis si longtemps, ne poussaient plus les longs sarments aux pampres verts surchar- gés de raisins. Du « verjus », disaient nos vignerons avec dédain en voyant les raisins, et quels raisins, petits, secs, acides, qui pendaient maintenant de-ci, de-là, aux maigres pousses. « Cela passera », disaient-ils aussi, et il continuaient leur genre de vie, sans donner un soin de plus à leur vigne. Et, ce qui passa, ce fut la vigne elle-même. Depuis quelques années, comp- tant sur les bonnes récoltes futures, ils empruntaient à leurs banquiers, c'est-à-dire à leurs notaires. Mais les bonnes récoltes ne devaient plus revenir ; la crise fut terrible. Quelques chiffres montreront l'étendue des désastres. En 1875, dernière période de prospérité de la vigne, dans le département de la Charente- Inférieure, elle produisait 5.i39.700 hectolitres de vin; 108.890 hectares étaient plantés en vigne. En 1887, elle ne fournissait plus que 70.700 hectolitres de vin produits par 23.300 hectares. La valeur des terres baissa de plus de moitié, et l'on ne compta plus le nombre des notaires en fuite, ruinés par la ruine de leurs clients.

Cette classe aisée de demi-bourgeois, l'orgueil de la Saintonge, disparut en un instant. La vigne les avait élevés. Elle disparue, ils redevinrent ce qu'ils étaient auparavant : de très petits paysans. Quant aux grands propriétaires, leur nombre était trop restreint pour que leur influence fût quelconque. Ils n'eurent du reste même pas l'idée de lutter. A moitié ruinés, ils trouvèrent un asile

LE KÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 241

dans les carrières libérales, dans le fonctionnarisme qui pre- naient à cette époque un essor jusqu'alors inconnu.

Mais le Saintongeais avait d'autres patrons que ces grands pro- priétaires : les commerçants? Ne pouvaient-ils pas, sinon con- jurer la crise, au moins l'adoucir? Non. D'abord, par un concours de circonstances désastreuses, La Rochelle n'existait presque plus : sa décadence avait précédé de beaucoup celle des vignobles. La Saintonge avait donc perdu une de ses têtes. Puis ces patrons, qu'ils fussent de France ou d'Angleterre, avaient ce trait com- mun : ils étaient des patrons commerçants. Or, de tous les pa- trons, le commerçant est le plus instable, celui qui, au moment des crises, peut le moins conjurer le péril, d'abord parce qu'il y est moins directement intéressé, ensuite et surtout parce qu'il en est le moins capable.

Quelques détails sur la manière de procéder de ces commer- çants montreront vite par péchait leur patronage. Assis derrière leurs comptoirs de Cognac ou de Saintes, ils n'étaient pas en rapport direct avec les producteurs. Bien rarement ils achetaient eux-mêmes les eaux-de-vie ; en tous cas jamais ils n'en produisaient. Leurs agents parcouraient les campagnes, ache- tant les quantités dont ils avaient besoin. Le rôle du commer- çant était de centraliser l'eau-de-vie, d'améliorer, à l'aide d'ha- biles mélanges, de coupages savants, la médiocre avec la très bonne, de faire de l'eau-de-vie marchande, et de l'expédier au loin. Évidemment ces commerçants n'eussent pas cru celui qui leur eût dit alors qu'un jour viendrait ils récolteraient le vin et le distilleraient eux-mêmes. Ils s'étaient désintéressés de la vigne qu'ils ne connaissaient pas, et, généralement dépourvus eux-mêmes d'exploitations agricoles, ils ne songeaient ni à en assurer, ni à en améliorer la production.

Pour le moment du moins, nos vignerons ne devaient donc compter que sur eux-mêmes. La vigne ne les avait pas suffisam- ment armés pour qu'ils pussent triompher facilement d'une telle crise. Il suffit de traverser le pays pour s'en rendre compte. Les riches paysans et les paysannes au teint fleuri ont disparu ; cel- les-ci vont maintenant travailler dans les champs. Disparues aussi

242 LA SCIENCE SOCIALE.

les belles coiffes dont les rubans claquaient joyeusement au vent. Les portes des petites maisons blanches s'ouvrent moins facilement qu'autrefois; et, si Ton y pénètre, devant les vieux meubles , devant les anciens dressoirs aux antiques assiettes , convoitises des <( messieurs des villes », on a la sensation d'être devant des gens qui autrefois furent riches, autrefois furent heu- reux. Et ce sentiment augmente encore, quand, revenu malgré lui à ses anciennes habitudes de générosité, le Saintongeais vous offre timidement, avec honte presque, quelque boisson de sucre ou de pommes. « Ahl Monsieur, si vous étiez venu autre- fois ! » Et devant son verre qui reste plein, le vieux paysan songe à cet autrefois où, mélancolique, sur « les collinettes » parfumées de Saintonge, la vie coulait si riante et si douce.

Mais c'est le passé. Nous avons assisté à la grandeur et à la décadence. Dans un prochain article, nous suivrons le vigneron dans ses essais de relèvement. Mais nous montrerons tout d'abord sa triste condition pendant les années de transition, où, tâtonnant et comme piétinant sur place, il hésitait sur la conduite à tenir.

[A suivre.)

Maurice Bures.

LA RÉVOLUTION AGRICOLE

RECIT DE NOTRE EXPERIENCE PERSONNELLE

NOTRE EXPÉRIENCE DU PAYS

J'ai dit que trois années de culture officielle nous avaient donné la persuasion, sans aucun doute, que nous ne pourrions jamais arriver à rendre cette culture, non pas rémunératrice, mais simplement payante; que, quels que fussent les sacrifices consentis, nous ne pourrions jamais équilibrer nos dépenses annuelles par nos recettes annuelles. Nous étions convaincus que, tant que nous la continuerions, il nous faudrait, chaque année, servir une rente à notre terre, qualifiée cependant de terre de rapport.

D'où nous venait cette conviction?

1" Du fait que cette culture rend étroitement dépendant du pays;

De notre expérience des mœurs locales.

Que cette culture rendît étroitement dépendant du pays, c'était, pour nous, une simple constatation. Je n'avais affaire qu'aux gens du pays, et j'avais continuellement affaire à eux.

Tous les matins, il me fallait passer par mon village pour hâter le bourrelier qui n'avait pas rapporté le trait cassé, pro- mis la veille, et dont le retard entravait le travail; m'entendre avec le charron pour une réparation; voir le forgeron; bref, il

244 . LA SCIENCE SOCIALE.

y avait toujours quelque chose en train avec les ouvriers du village^ nécessitant mon intervention quotidienne.

La surveillance des hommes de journée devait être constante pour obtenir un peu de travail. Puis, Tim ayant fini, il fallait remployer ailleurs; un autre avait manqué de parole, il fallait aller le relancer ou chercher un remplaçant. C'était donc un contact incessant avec les gens de la commune.

Le mercredi, jour de marché, nous allions à la ville. Il faut se tenir au courant des prix. Les fermiers ont toujours quelque chose à vendre, toujours quelque chose à acheter. C'était le jour naturellement indiqué pour faire les commandes aux fournisseurs urbains. Nous revenions dans une voiture bondée de provisions. Au marché, nous rencontrions chaque semaine tous nos voisins, venus par suite des mêmes nécessités.

Les grandes foires plus éloignées, dans la capitale de la pro- vince, correspondaient aux besoins plus espacés. Comme de tout temps dans les pays agricoles, les marchés et les foires étaient le mode de commercer. Celles-ci donnaient lieu à des ren- contres avec un voisinage plus étendu, mais qui ne sortait pas du pays.

Quand on a affaire journellement aux gens de sa commune, hebdomadairement à ceux de son arrondissement, mensuellement à ceux de sa province, on est bien solidaire de tout ce monde. Il est bien évident que c'est par un effet du travail que l'on se ren- contre, soit au marché, Ton a affaire, avec des voisins qui y ont également affaire ; soit en wagon avec les mêmes voisins qui vont, comme nous, à la foire pour y voir des machines agricoles. Il n'est pas moins évident que de ces rencontres naissent des re- lations plus étroites, des invitations qui engagent. On ne saurait toujours les refuser sans froisser. On tient à être bien avec des gens que l'on rencontre souvent, car il serait très désagréable d'être mal avec toutes les personnes que l'on doit voir sans cesse ; pour être bien avec elles, il faut partager un peu la manière de voir générale dans le pays; on est donc dépendant du pays du fait de son travaiL

La contre-épreuve confirme cette observation. Prenons un tra-

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 245

vail qui rende indépendant du pays. Il y en a : ma première métamorphose, par exemple, en producteur de bois, de litière et de foin. L'influence contraire va se faire sentir et raréfiera singulièrement les relations avec les gens du pays.

Les bois, les ajoncs et les prés étant vendus sur pied, à la criée, me voici en contact, deux fois par an, avec mes acheteurs; ils viennent me trouverun jour d'automne pour les bois et les ajoncs et un jour de printemps pour le foin. Je n'ai plus affaire, et pour cause, avec mon bourrelier, mon charron, mon maréchal ferrant; les courses quotidiennes au village, nécessitées par le travail précédant, cessent du fait de ce nouveau travail.

Je n'ai plus à fréquenter le marché hebdomadaire, la foire mensuelle; nous allons chez nos fournisseurs le jour nous en avons besoin ou nous leur écrivons; nous n'attendons plus l'oc- casion du marché et de la foire. Nous ne rencontrerons donc plus nos voisins que quand nous irons les voir; nous resterons en très bons termes avec eux, mais nous les verrons moins; c'est fatal.

Pour prouver à quel point le travail peut rendre indépendant du pays, j'indiquerai nos relations locales de cette année.

Nous ne nous bornons plus aux bois, prés et ajoncs, mais notre travail actuel nous assure la même indépendance. Eh bien! cette année, je n'ai pas traversé mon village, distant de 1.500 mètres; jamais nous n'avons été au marché ni à la foire. Nous passons facilement des périodes de trois mois sans mettre le pied dans les villes ils se tiennent. Enfin, nos visites sont si espacées que nous en faisons à peine une par mois.

Vous avez donc tout votre pays à dos ? Nullement.

Si je n'ai pas mis les pieds dans mon village, c'est que je n'en ai pas eu l'occasion. J'ai beaucoup gagné dans l'estime des gens du pays et j'y suis bien mieux vu que lors de mes vi- sites quotidiennes. La réciproque est vraie ; je les aime aussi davantage. Mais notre maison est située entre notre village et la gare avec laquelle nous avons surtout des rapports. Par sa situation géographique, notre village est placé dans une sorte de cul-de-sac qui ne mène à rien ; léghse est en dehors ; la route

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le borde; en sorte qu'il faut y avoir affaire pour y passer et je n'y ai pas eu affaire.

Le téléphone, dont l'installation a été nécessitée par notre nou- veau travail, nous épargne les courses en ville ; nous communi- quons de chez nous et envoyons à la gare pour nos expéditions ou pour recevoir ce que nous avons demandé.

Fort bien, mais alors vous vivez comme des loups, sans voir personne? Nullement encore. Mais nos relations se sont dépla- cées. Elles sont maintenant à domicile : nos amis viennent nous voir et séjournent chez nous ; nous leur rendons leurs visites en allant nous établir chez eux. Nos relations sont beaucoup plus fréquentes, plus intimes, plus continues, et nous trouvons cette manière de se recevoir beaucoup plus agréable. Seulement ces relations ne sont plus celles de nos voisins; elles sont tout à fait indépendantes du pays; elles nous arrivent par le chemin de fer et non par la route. L'éducation de nos enfants, dont nous nous sommes uniquement chargés, instruction comprise, nous laisse moins de temps à consacrer à des visites qui emploient une demi- journée par suite des distances à franchir. En sorte que nos relations, au lieu d'être commandées par le voisinage, comme d'ordinaire à la campagne, en sont aussi indépendantes qu'à Paris, habiter la même maison n'est pas une raison pour se connaître, même de vue.

La dépendance ou l'indépendance vis-à-vis du pays est donc bien une conséquence du travail. Et. entre parenthèses, c'est de cette indépendance que jouissent la plupart des châtelains cita- dins, du fait, non de leur travail, mais de leur oisiveté rurale. C'est cette indépendance qui leur fait ignorer profondément les mœurs du pays, même s'ils y passent six mois de vacances chaque année, comme je les ignorais moi-même après avoir séjourné des années en Touraine, mais en citadin désintéressé. Seule la dépendance du pays me les a révélées. Mon indépen- dance actuelle m'en éloigne à tel point que je dois faire appel à mes souvenirs d'agriculteur officiel pour les ramener. L'expé- rience passée me permet, il est vrai, de contrôler, à toute

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heure, ces souvenirs, par le moindre indice ; mais nos remar- ques présentes ne suffiraient pas à les bien pénétrer. Et puis, Faccoutumance blase l'observation. Quand on est désintéressé, on se dit : c'est comme cela, et on passe outre. Il faut être neuf et en souffrir pour bien saisir les faits sur le vif. Car le besoin de s'en sortir aiguise singulièrement l'observation.

Dans quelle situation nous plaçait cette dépendance que nous imposait la culture officielle?

De nos impressions sur les mœurs locales, je n'ai cité jusqu'ici que le sentiment d'admiration qui grandissait en nous à mesure que nous constations la supérieure aptitude du paysan à se tirer d'affaire alors que nous nous enlisions. Toutefois cette admiration pour le paysan s'arrêtait à la reconnaissance de cette supério- rité.

Notre expérience des mœurs locales nous en faisait peu à peu découvrir l'horrible spectacle.

Notre pays présente, au plus haut point peut-être, les carac- tères sociaux que Ton rencontre chez le paysan de village à ban- lieue morcelée, si répandu malheureusement en France, c'est-à- dire la désorganisation profonde de la famille par l'abandon des vieux parents et l'absence totale d'éducation des enfants.

De cette absence d'éducation résulte une anarchie profonde et générale, le sentiment partout répandu de ce qu'on appelle l'indépendance, mais qui n'est que la révolte contre tout devoir. Ce n'est pas l'indépendance de l'homme qui se suffit par son travail, mais celle du parasite qui exige qu'on l'entretienne.

Quelques anciennes et excellentes familles se font pourtant admirer au milieu de cette désorganisation générale. Elles le doivent d'ordinaire à leur isolement des villages. Elles représen- tent, avec ses qualités, mais aussi avec sa routine, l'ancien type du paysan à domaine plein, soit qu'elles aient pu conserver le leur, soit plutôt qu'elles en aient l'équivalent par la location d'une ferme elles se sont succédé depuis des générations. Elles diminuent toutefois et ne se reconstituent guère. L'avenir n'est donc pas là.

De plus, la culture de la vigne a produit dans le pays, à

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l'époque de sa splendeur, une richesse vite venue, mais aléa- toire, qui a exalté un orgueil poussé au paroxysme par l'igno- rance la plus complète des nécessités sociales. La ruine de la vigne par le phylloxéra a donné, en fait, un cruel démenti aux prétentions que sa prospérité avait fait naitre et excité une envie haineuse contre tout ce qui y contredit.

La misère est profonde. Les décès l'emportent sur les nais- sances. La commune, réduite d'un tiers depuis vingt ans, se vide par l'émigration urbaine.

Enfin l'esprit de clan parait avoir régné de tout temps sur ce pays, dans lequel le type celtique a conservé une intensité re- marquable. Les politiciens s'en sont emparés et ont poussé, par leurs flatteries intéressées, toutes ces tendances à leur dernière acuité. Dans un pareil milieu, ils dominent en tyrans.

Quelques faits, destinés seulement à faire toucher du doig't les conséquences dans lesquelles nous mettait forcément la dé- pendance du pays, éclaireront ce tableau.

L'horrible spectacle des mœurs de ces malheureux paysans nous montrait en premier lieu la férocité de leurs relations per- sonnelles.

Nos villages sont d'abord divisés en deux partis, ayant leur vie absolument séparée, leurs fournisseurs distincts. Il y a deux boulangers par village, deux maréchaux ferrants, deux séries de débitants de boissons. On ne peut aller que chez le fournisseur de son parti. Il y en a pas de neutre. Et l'on ne peut être neutre soi-même, sous peine de devenir le paria des deux partis et de se rendre la vie impossible. Le nouvel arrivé est mis en demeure de choisir. Être rejeté de son parti est la punition suprême. Elle équivaut à la mort locale, à la proscription, et en- trame à bref délai l'exil.

Un de mes ouvriers, m'annonça, un jour, son départ pour une petite ferme, à une quinzaine de kilomètres.

J'en fus fort étonné. Il était à son aise et, content de lui, je l'employais, comme terrassier, pendant tout son temps libre. Ses expUcations me parurent embarrassées et pleines de réti- cences. Je pris des informations.

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« 11 fait bien, me dit-on. Il n'était que temps. Sa femme jette des sorts. Elle fait avorter toutes les vaches du voisinage. »

Devant la réprobation générale, abandonné de son parti, il ne pouvait lutter isolé. Il le tenta d'abord; mais, vaincu, il dut louer sa maison et son bien, et quitter le pays.

En dehors de cette grande division, il y a les inimitiés per- sonnelles par lesquelles s'allument dans les yeux cette noire flamme de la haine, qu'on n'oublie pas quand on l'a vue une fois. Elles naissent de l'envie ou de la vengeance. Pourquoi Pierre a-t-il fait cela à Jacques? « Il avait contre lui une jalousie ou une rancune », est la réponse invariable. Les haines paraissent nécessaires, car c'est à la façon dont elles s'exercent que l'on donne la mesure de son caractère, c'est par que l'on montre comment l'on entend se faire respecter; que l'on fait dire : « Cn tel, il n'est pas bon de se frotter à lui; il n'oublie ja- mais; il sait attendre aussi longtemps qu'il faut le moment de se « revenger ». Y renoncer serait une faiblesse méprisable.

Une mère était brouillée avec sa fdle. Depuis des années elles ne s'étaient point « causé ». Elle tombe très malade, son curé exige la réconciliation avant de lui administrer les derniers sa- crements. Elle accepte. Mais il a le malheur d'ajouter que l'Ex- trème-Onction n'entraîne pas la mort, que souvent, au contraire, elle guérit le corps aussi bien queFâme. La mourante se redresse et, à la stupéfaction de son curé, déclare qu'elle ne veut plus de la réconciliation projetée. « Si je venais à guérir, comment ferais-je? Il faudrait la revoir! » Elle n'avait accepté qu'une réconciliation in articula mortis.

Dans un hameau écarté, existe un chef reconnu, accepté pour certaines affaires. C'est l' « Autorité sociale ». Comment l'est-il devenu? C'est bien simple; il a battu tout le monde, expli- que-t-on. Mais un jour, un jeune, grandi dans sa terreur, se sent le plus fort; il lui cherche querelle, le bat et prend sa place.

Sommes -nous donc en Nigritie? Je croyais lire un récit de voyage au centre de l'Afrique. Ce sont les mœurs des roitelets nègres.

Dans un milieu aussi profondément désorganisé par la misère,

T. XXIX. 17

250 LA SCIENCE SOCIALE.

le plus riche du pays excite toutes les convoitises. A priori, il est hors parti, c'est-à-dire qu'il les a tous deux contre lui. Contre le nouveau venu, il y aura d'abord la conspiration du silence. Il ne pourra se procurer aucun renseig-nement ; on veut profiter de son ig-norance. Celui qui lui « apprendrait les prix » serait considéré comme un traître.

Chez les imprévoyants, la seule compréhension du commerce est celle du commerce à gros hénéfice. L'habileté consiste àécor- cher l'acheteur. 11 se présente au vendeur, il a donc besoin de lui; il s'agit de taxer ce besoin le plus haut possible et non de vendre l'objet à sa valeur. Pour y atteindre, il est très important que la valeur de l'objet ne soit pas fixée. « Il n'y a plus moyen de faire les affaires aujourd'hui, me disait M. Jacques. Avec les journaux, tout le monde connaît les cours. »

Plus tard, quand on a reconnu que vous êtes au courant, les prétentions baissent; la bonne période est close, mais les prix restent encore personnels.

Combien vaut la barrique de chaux? demandai-je à un journalier.

Je l'ai payée 2 fr. Pour vous ce serait 2 fr. 50. Ceci dit tout naturellement.

Je ne sais comment cela se fait, me dit un paysan aisé, mais il faut que je paye 22 sous ce qui en vaut 20 et ne puis le vendre que 18.

Fait curieux, mais véritable. En effet, les intéressés aiment mieux refuser l'a flaire que de ne pas prélever la taxe personnelle attribuée au client. « Riche comme il est, il ne serait pas juste, disent-ils, de ne lui faire payer que le prix. »

Aussi n'est-il pas bon d'être riche.

Nous vivons dans un temps ce ne sont pas les mal- heureux qui sont le plus malheureux, me disait mon maître maçon.

Aussi se défend-on avec énergie de cette qualification dange- reuse.

J'arrive un matin dans ma petite ferme. Un homme porteur d'un sac se sauve au moment j'entrais.

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 251

La femme du métayer, pâle, en proie à une émotion visilîle, se tenait sur le pas de sa porte.

Qu'est-ce que c'est que cet homme? Que vous a-t-il fait?

Rien, Monsieur, Il s'est sauvé parce qu'il entendait le pas du cheval. Il croyait que c'étaient les gendarmes.

Mais, qu'avez- vous?

C'est un marchand d'allumettes de contrebande. Je lui ai dit que je n'en avais pas besoin. Alors il m'a dit que c'était parce que j'étais riche, que je pouvais acheter des allumettes de la rég-ie.

Indignée de la réputation dont on la menaçait; elle s'en dé- fendait.

Ce n'est pas vrai, Monsieur, je n'achète jamais des allu- mettes de la régie; j'en ai justement deux gros paquets de contrebande que Monsieur peut voir.

Je comprenais maintenant comment on impose des usages. On profitait de notre ignorance pour créer des servitudes. Un sentier nouvellement frayé coupait nn pré. Quand il serait bien battu, l'usage serait acquis ; il faudrait la croix et la bannière pour l'interdire. Il devenait public; il était dû.

Je savais pourquoi M. Jacques disait : «. On serait mal vu à se clore. » La clôture entraverait des usagées considérés comme acquis .

On venait dans le parc prendre des fougères pour la litière. On en avait besoin, on y comptait. Ce serait une haine à mort si je supprimais cette subvention escomptée, et je savais qu'il faut être bien avec ses voisins. S'il plaisait à l'un d'eux de mettre le feu dans les bois, il ne serait pas dénoncé. Il n'aurait fait que se « revenger ». Mais les premiers torts auraient été de mon côté. C'est moi qui aurais commencé en lui supprimant sa litière.

Par contre, j'apprenais que je pouvais planter un arbre à la rive du champ de mon journalier, sans tenir compte des dis- tances légales.

Il n'osera rien dire, répondait le planteur à mon observa- tion, il travaille pour la maison.

Joignez à ces sentiments l'orgueil qu'a fait naître, chez ces

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natures simples, les flatteries des politiciens, les prétentions que l'ignorance des conditions les plus élémentaires de la vie a pous- sées au paroxysme, et vous aurez une idée de la difficulté des relations fréquentes pour un nouveau venu. Quoi qu'il fasse, il excitera les susceptibilités.

Le fils d'un de mes amis, jeune officier de cavalerie, vient chasser chez son père. Il connaît tous les rabatteurs, et, bon garçon, leur tend la main en les rencontrant; mais il a le tort de chasser avec des gants.

C'est-y que vous avez peur de vous salir, que vous mettez des gants pour nous toucher la main? s'entend-t-il dire.

Un autre s'adonne à la politique avec le plus grand désir de faire du bien.

Faites-vous de la bicyclette? lui demandai-je un jour,

- Je l'aime [beaucoup, mais il m'est difficile d'en faire. Imaginez-vous que j'en avais apporté une pour mes tournées électorales. L'autre jour, j'ai été à L***.Le lendemain, je recevais, d'un de mes amis, une lettre me disant que ma venue à bicyclette avait produit le plus mauvais effet. Les gens lui avaient dit : « Il faut que M. X***, qui a tant de chevaux, nous méprise bien pour venir ici à bicyclette. » Et mon voisin me conseillait d'y renoncer.

Cette supériorité de métier que je reconnaissais à l'homme du pays, il en avait pleinement conscience. Nous en avions la preuve dans la déconsidération générale dont nous jouissions. Nous avions été reçus avec un profond mépris avant même d'avoir pu être jugés sur nos œuvres. « Encore un bourgeois qui vient se ruiner! » avait-on dit, avant de nous connaître.

Vous ne réussirez pas, m'étais-je entendu dire dès mes pre- mières conversations. Il faut être paysan. Il faut savoir tenir les manchons de la charrue pour cultiver.

J'étais interpellé, assez insolemment, par le passant que je croisais en courant de mon laboureur à mon vigneron. « Et comme ça, vous vous promenez? »

L'ironie la moins dissimulée me faisait comprendre que je devais m'y prendre mal, que ce n'était pas ainsi qu'il fallait faire. D'avance, et unanimement, ils méjugeaient incapable de me

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tirer d'affaire dans ma culture, et en somme, à leur point de vue, ils avaient raison.

Nous avions ressenti, dès notre arrivée, un malaise profond; mais rien ne saurait rendre le sentiment d'insécurité qui nous étreignait. Nous nous sentions à la merci du paysan. Nous sen- tions qu'il avait la conviction que nous ne pouvions lui échapper, et qu'il était froidement décidé à nous exploiter, en coupe ré- glée, jusqu'à complet épuisement.

Voulant faire gagner autant que possible le pays, nous nous étions imposé, comme règle, de nous adresser à notre village pour tout ce qu'il pourrait nous fournir, puis à la ville la plus voi- sine, puis à la capitale de la province, enfin, exceptionnellement et le moins possible, à Paris.

Dès les premiers jours, nous nous rendîmes compte que cette intention était escomptée, non comme naturelle et bénévole de notre part, mais comme un droit de la leur, auquel il ne fallait pas tenter de se soustraire. Les fournisseurs arrivaient; ils avaient toujours fourni le château; ils attendaient la commande. Dans le cas, non d'un refus, mais d'un atermoiement, l'intimi- dation n'était pas loin. Ils pensaient qu'on ne pouvait pas s'adresser ailleurs, car tout le monde devait vivre, qu'on ne pouvait pas faire sortir l'argent du pays.

Une plainte sur un objet fourni devenait une affaire person- nelle, et la susceptibilité des fournisseurs éclatait. On avait quelque chose contre eux. La plainte sur l'objet était une dé- faite. On savait bien qu'ils n'auraient pas l'écoulement de celui que l'on demandait. Si l'on ne se contentait pas des leurs, c'était par mauvaise volonté. On n'en finirait pas, si on voulait servir à tous les clients ce qu'ils préfèrent. C'est à eux de choisir parmi ce qui existe en magasin.

S'adresser ailleurs, c'est se brouiller personnellement avec son fournisseur. Il ne vous le pardonnera pas. Un magistrat, revenant de Corse, me disait : « C'est comme là-bas. On s'attire des ven- dettas en changeant de fournisseur. Ils nous espionnent, nous reprochent nos infidélités. On leur a dit que tel jour vous aviez été chez l'autre épicière. Ne niez pas. On le sait; vous n'avez qu'à

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faire amende honorable, et surtout ne plus recommencer. »

J'envoie chercher le plombier de la maison pour réparer la pompe qu'il a posée. Il me fait répondre, par mon cocher, qu'il ne se dérange pas pour les réparations de ceux qui ne lui réservent pas leurs commandes.

J'avais eu le tort de commander une éolienne à la maison Bollée. Il est vrai qu'il n'aurait pas pu m'en fournir, mais quel besoin d'une éolienne? On s'en était toujours bien passé. Ces Pari- siens, ça veut tout bouleverser. Du reste, elle ne marcherait jamais.

Je propose à un tapissier de faire venir des magasins du Louvre une étoffe pour des rideaux. Il se répand en lamentations.

Comment pourra-t-il gagner sa vie s'il ne fait pas les fourni- tures? Ces grands magasins, c'est la mort du commerce. Et puis, rien que de la camelotte. Il a justement chez lui la môme étoffe, un peu plus chère, mais bien supérieure comme qualité, et qu'il garantit d'une durée double. A quelques jours de là, entrant dans sa boutique, nous remarquons un paquet du Louvre. Le fait nous frappe et nous ne le perdons pas de vue. La femme du tapissier arrive et fait disparaître aussitôt le paquet. Nous demandons à voir l'étoffe des rideaux. Je l'ai justement à côté. Elle part, en dissimulant le paquet du Louvre, qu'elle- nous rapporte déballé. C'était l'étolfe de nos rideaux.

Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que l'esprit de clan, de clien- tèle, est si puissant que les relations d'affaires deviennent des relations surtout personnelles. On considère la personne plus que la chose, c'est-à-dire plus que le but de nos rapports avec elle. On regrettera de ne pouvoir s'adresser au meilleur boucher parce qu'il n'est pas du parti. On se doit au boucher de son parti .

Un fournisseur m'a été chaudement recommandé comme excel- lent électeur, père de famille, bien pensant, dans une position digne d'intérêt. En relisant sa lettre, mon correspondant s'était aperçu qu'il n'avait oublié qu'un point, la profession, qu'il rajoutait ainsi en post-scriptum. D'ailleurs, il est bon serru- rier.

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Même esprit chez les ouvriers agricoles. Une homme que je ne connais pas encore, même de vue, vient me trouver peu avant la fauchaison pour me dire :

C'est moi qui fauche tel pré.

Devant ma surprise, il ajoute, sur un ton qui n'admet pas la réplique :

C'est moi qui l'ai toujours fauché.

Citant le fait à un voisin, il se mit à rire. « C'est comme cela, me dit-il. Si je retirais mes prés à leurs faucheurs, cela ferait une révolution dans le pays. Ils y comptent; cela rentre dans leurs prévisions. Cette ressource leur manquant, ils en souffri- raient, et m'en voudraient à mort. »

L'ignorant des mœurs rurales sourit : Bah! dit-il, il suffit d'un peu d'énergie. Il n'y a qu'à ne pas se laisser intimider. Pas toujours. Il est des droits légaux que l'on reste impuissant à exercer. A chacun de juger ce qu'il peut tenter et ce qu'il est de force à obtenir. Car ces usages que le paysan considère comme sa conquête, il les défend tant qu'il peut souvent avec succès, et même seulement pour le principe alors qu'il se reconnaît impuissant. La première année que j'ai employé une faucheuse, des piquets de chêne furent partout enfoncés solidement dans les prés pour faire voler la faucheuse en éclat. C'était une protesta- tion impuissante, mais je l'ai rencontrée à chaque changement. Cette menace, toujours suspendue, paralyse souvent le pro- grès.

Avec ces prétentions à un travail déterminé, la main-d'œuvre en élève une autre qui complique singulièrement la situation. L'ouvrier, tout en se réservant le travail du patron, entend le faire passer après le sien propre. Mon faucheur me rirait au nez si, en fixant le jour de la fauchaison, je n'acceptais son objection qu'il ne peut la faire que le lendemain, parce que son foin ne sera pas encore rentré. « Vous voudriez peut-être que je rentre mon foin après le vôtre? Alors, s'il venait à mouiller, ce serait le mien qui serait perdu ! »

Comme ils sont tous propriétaires, comme tous les agricul- teurs font les mêmes travaux, il en résulte que, le jour vous

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avez telle opération à faire, ils l'ont aussi et vous quittent. Vous serez toujours en retard. Votre besogne commencera lorsque la leur sera bien terminée, et vous courrez tous les risques du contretemps.

C'est bien cela, dira-t-on ; la campagne manque de bras, c'est reconnu. Distinguons un peu. Il est vrai que les distinctions mettent en méfiance. On préfère l'esprit simpliste ; mais il ne répond pas aux faits; c'est son plus grand tort. Je pourrais aussi bien prouver l'excès de bras à la campagne, car je suis journel- lement sollicité par des ouvriers auxquels je ne trouve pas d'em- ploi. La rareté de la main-d'œuvre se fait sentir au moment des travaux pressés. Chacun est à ses semailles, à ses moissons, à ses vendanges, et alors ceux qui ne font pas eux-mêmes tous leurs travaux, de leurs propres mains, se plaignent de ne pas trouver d'ouvriers ; mais, à la morte saison, il y a excès de main- d'œuvre, et on ne sait à quoi l'employer.

Ce travail tardif, et retardé spécialement pour le grand pro- priétaire, comment est-il exécuté? Mollement, cela va sans dire, malgré une surveillance incessante. Mais l'esprit dans lequel il est exécuté est fort curieux. L'ouvrier, imbu des doctrines en cours, craint d'être exploité. Sa préoccupation est que son travail ne rapporte pas au patron plus cju'à lui-même. Et, comme il a, lui aussi, l'esprit simpliste, il aboutit au raisonnement suivant : Je gagne trois francs; je ne dois pas faire de l'ouvrage pour plus de trois francs. Et faire de l'ouvrage pour plus de trois francs signifie que le patron n'en doit pas tirer plus de trois francs. J'ai entendu ce raisonnement à propos de bois. L'ouvrier musait assez pour ne faire dans la journée que le nombre de bourrées que l'an vend pour trois francs. Nous étions quittes. Quand à l'intérêt du fonds de terre pendant les années que le bois avait mis à pous- ser, il n'en était pas question.

Tout cela en vertu d'un axiome qui a cours dans nos campa- gnes : celui qui ne travaille pas ne doit pas récolter. Et, par tra- vail, on n'entend que le travail manuel.

Evidemment, l'ouvrier n'atteint pas toujours cet équilibre entre son salaire et le gain du patron. Mais alors il en souffre , il se

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croit dupe, il cherche ù se rattraper, et ne craint pas de lui infliger une perte compensatrice.

Il faut l'entendre prendre ses précautions, calculer son travail, rentrer, par exemple, une voiture de foin en moins. On pour- rait en charger cinq , mais ce serait trop ; en traînant, on n'en rentre que quatre. C'est ici qu'interviennent les quinze mille chevaux-vapeur de M. G. Ville. La perte du patron n'est pas le cin- quième du salaire des ouvriers, deux ou trois francs peut-être, mais la voiture qui se perdra à la pluie et qui aurait être à couvert, c'est-à-dire une valeur de cent francs.

Je parle ici des bons ouvriers, sans animosité directe. Un de mes voisins, enfant du pays, rentré au pays, achète des vignes assez importantes. C'est un scandale. Il en a de trop, dit-on de tous côtés. Sans méfiance, il les fait tailler par des parents à lui. Ils lui jouèrent un bon tour dont on rit encore. Ils lui taillèrent sa vigne à l'envers, conservant les petits rameaux qui devaient être retranchés, coupant les belles verges que l'on réserve pour la production de l'année.

Quant au personnel à gages, c'est une autre affaire. Le patron est absolument désarmé. Ses gens sont dans la place et en ont pour un an. Ils ont accepté toutes les conditions comme un point de départ à partir duquel il s'agit de faire sa situation.

C'est un chantage organisé, une lutte de tous les instants, dans laquelle ils concentrent toutes leurs facultés pour obtenir plus que leur et faire moins que leur devoir. Tour à tour ils em- ploient l'inertie, l'intimidation, la menace grossière et visent à obtenir des concessions par lassitude, ou à vous faire mettre en colère pour en profiter ensuite. C'est une politique naturelle dans laquelle ils sont très forts. Ils rouleraient des ambassadeurs. Les observations n'éveillent que des susceptiblités qui tournentvite à l'hostilité déclarée. Le laisser-faire aboutit à une diminution de travail qui atteint des proportions incroyables. La surveillance est illusoire.

Je venais de passer une heure dans la vigne en transformation. Mon charretier devait, pendant ce temps, charger des bourrées. Allons-y jeter un coup d'œil, pensai-je. Il était reparti, mais, sur

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LA SCIENCE SOCIALE.

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le milieu de la route, je fus frappé de voir, à un endroit, des traces singulières. Un cheval s'y était livré à des efforts si vio- lents que ses fers avaient entamé le macadam. Cherchant à me rendre compte du fait, je remarquai deux profondes ornières sortant du fossé de la route. C'était ma charrette qui avait été acculée les deux roues dans le fossé, pour faciliter le chargement des bourrées entassées sur le talus du champ. Une fois chargée, il avait fallu la sortir du fossé, et c'est à ce métier que mon che- val avait entamé le macadam. ^Manque de surveillance, me serais- je dit, si mon cheval s'était estropié. Mais je venais de ma vigne ma surveillance était indispensable.

Le don de l'ubiquité n'étant pas le propre du patron, la sur- veillance est inefficace. Car c'est toujours il n'est pas quelle aurait été nécessaire et, s'il n'y était pas, c'est qu'il était ailleurs sa présence était encore plus exigée.

C'est ainsi que vous voyez le malheureux, courant toujours au plus pressé , accusé pourtant de manque de surveillance et bien forcé de le reconnaître.

Mais si ce métier, qui tient du garde-chiourme, du pion dé- bordé par sa classe et en butte aux brimades de ses écoliers gouailleurs, offre peu d'attraits, je devais reconnaître que, même accepté par moi, il ne me mènerai pas au succès. Je pouvais, à la rigueur, me plier douloureusement aux exigences du type local, me contenter de ce qu'il pourrait fournir et l'obtenir ainsi , mais je ne pouvais pas obtenir le minimum de paix, entre mes gens, nécessaire pour assurer la stabilité strictement indispensable.

Le charretier, après s'être battu avec le jardinier, qui n'avait eu pourtant avec lui que des relations de voisinage, me quittait jjarce qu'ils ne pouvaient plus se supporter. Il n'était mécon- tent ni de son service, ni de ses maîtres, mais il en avait assez du jardinier. Rien ne l'arrêtait. Il restait ensuite sans place et tombait dans la misère; mais son exemple n'empêchait pas le jardinier de me donner congé à son tour. Sa femme s'ennuyait. Avant d'être formés, ils me quittaient et l'œuvre était à recom- mencer sur nouveaux frais.

La plus grande partie de mon enfance s'était passée en Orient

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LA. KEVOI.UTIOX AGRICOLE.

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et à l'étranger. J'avais parcouru, dans ma jeunesse, l'Europe centrale, longuement voyagé dans l'Amérique du Nord et du Centre, puis séjourné en Egypte. Je croyais, en me fixant au sol, clore l'ère des aventures. Je devais faire plus de découvertes en abordant la campagne française, y courir plus d'aventures et de bien autrement dangereuses, que dans toutes mes pérégrinations. Cette mendicité impudente et rieuse, l'avais-je rencontrée? Ah oui, chez le fellah harcelant l'étranger de son bacchich. Mais, là-bas, j'étais un Européen, et le mendiant craignait les coups de matraque. Ici, le mendiant du pays me disait tacitement : « Je vous demande à ramasser du bois mort et au besoin à en faire, mais c'est pour la forme. Je saurais bien me passer de votre permission si vous osiez la refuser. » En effet, comment l'en empêcher?

Le vagabond alcoolique et haineux jetait à la figure de mes gens le morceau de pain qu'on lui tendait : « C'est Ijien la peine de venir dans un château pour recevoir du pain. » Déçu dans son attente des deux sous du petit verre, il proférait des menaces, tandis que. gravement, sur la route, trottaient les gendarmes pour tenir en haleine mon souci du livret militaire, me le récla- mer, en retirer une feuille et la remplacer par la nouvelle for- mule.

Ici je n'étais pas défendu. Considérant la chasse comme un obs- tacle à mes visées, je ne voulais pas de garde. Quelqu'un du pays se proposant pour cet office, je le lui déclarai.

Votre propriété sera pillée, me dit-il.

Il y aie garde champêtre.

Vous ne voudriez pas. Il se ferait mal voir à priver ainsi un autre de son pain.

C'était vrai. Il fallait se défendre soi-même. avais-je donc rencontré ces expressions si particulières que fait déchiffrer l'ins- tinct de la conservation, ces regards qui attentent à votre exis- tence, que vous sentez à la merci d'une occasion en pareille com- pagnie? Ah oui, chez les nègres de l'Amérique du centre. Mais alors nous avions de bons revolvers. Des navires de guerre avaient croisé dans ces parages. L'intention y était, mais l'exécution

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tA SCIENCE SOCIALE.

le milieu de la route, je fus frappé de voir, à un endroit, des traces singulières. Un cheval s'y était livré à des elTorts si vio- lents que ses fers avaient entamé le macadam. Cherchant à me rendre compte du fait, je remarquai deux profondes ornières sortant du fossé de la route. C'était ma charrette qui avait été acculée les deux roues dans le fossé, pour faciliter le chargement des bourrées entassées sur le talus du champ. Une fois chargée, il avait fallu la sortir du fossé, et c'est à ce métier que mon che- val avait entamé le macadam. Manque de surveillance, me serais- je dit, si mon cheval s'était estropié. Mais je venais de ma vigne oii ma surveillance était indispensable.

Le don de l'ubiquité n'étant pas le propre du patron, la sur- veillance est inefficace. Car c'est toujours il n'est pas quelle aurait été nécessaire et, s'il n'y était pas, c'est qu'il était ailleurs sa présence était encore plus exigée.

C'est ainsi que vous voyez le malheureux, courant toujours au plus pressé , accusé pourtant de manque de surveillance et bien forcé de le reconnaître.

Mais si ce métier, qui tient du garde-chiourme, du pion dé- bordé par sa classe et en butte aux brimades de ses écoliers gouailleurs, offre peu d'attraits, je devais reconnaître que, même accepté par moi, il ne me mènerai pas au succès. Je pouvais, à la rigueur, me plier douloureusement aux exigences du type local, me contenter de ce qu'il pourrait fournir et l'obtenir ainsi , mais je ne pouvais pas obtenir le minimum de paix, entre mes gens, nécessaire pour assurer la stabilité strictement indispensable.

Le charretier, après s'être battu avec le jardinier, qui n'avait eu pourtant avec lui que des relations de voisinage, me quittait parce qu'ils ne pouvaient plus se supporter. Il n'était mécon- tent ni de son service, ni de ses maîtres, mais il en avait assez du jardinier. Rien ne l'arrêtait. Il restait ensuite sans place et tombait dans la misère; mais son exemple n'empêchait pas le jardinier de me donner congé à son tour. Sa femme s'ennuyait. Avant d'être formés, ils me quittaient et l'œuvre était à recom- mencer sur nouveaux frais,

La plus grande partie de mon enfance s'était passée en Orient

LA. HEVOLUTION AGRICOLE.

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et à l'étranger. J'avais parcouru, dans ma jeunesse, l'Europe centrale, longuement voyagé dans l'Amérique du Nord et du Centre, puis séjourné en Egypte. Je croyais, en me fixant au sol, clore l'ère des aventures. Je devais faire plus de découvertes en abordant la campagne française, y courir plus d'aventures et de bien autrement dangereuses, que dans toutes mes pérégrinations. Cette mendicité impudente et rieuse, l'avais-je rencontrée? Ah oui, chez le fellah harcelant l'étranger de son bacchich. Mais, là-bas, j'étais un Européen, et le mendiant craignait les coups de matraque. Ici, le mendiant du pays me disait tacitement : « Je vous demande à ramasser du bois mort et au besoin à en faire, mais c'est pour la forme. Je saurais bien me passer de votre permission si vous osiez la refuser. » En effet, comment l'en empêcher?

Le vagabond alcoolique et haineux jetait à la figure de mes gens le morceau de pain qu'on lui tendait : « C'est bien la peine de venir dans un château pour recevoir du pain. » Déçu dans son attente des deux sous du petit verre, il proférait des menaces, tandis que, gravement, sur la route, trottaient les gendarmes pour tenir en haleine mon souci du livret militaire, me le récla- mer, en retirer une feuille et la remplacer par la nouvelle for- mule.

Ici je n'étais pas défendu. Considérant la chasse comme un obs- tacle à mes visées, je ne voulais pas de garde. Quelqu'un du pays se proposant pour cet office, je le lui déclarai.

Votre propriété sera pillée, me dit-il. - Il y aie garde champêtre.

Vous ne voudriez pas. Il se ferait mal voir à priver ainsi un autre de son pain.

C'était vrai. Il fallait se défendre soi-même. avais-je donc rencontré ces expressions si particulières que fait déchifirer l'ins- tinct de la conservation, ces regards qui attentent à votre exis- tence, que vous sentez à la merci d'une occasion en pareille com- pagnie? Ah oui, chez les nègres de l'Amérique du centre. Mais alors nous avions de bons revolvers. Des navires de guerre avaient croisé dans ces parages. L'intention y était, mais l'exécution

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le milieu de la route, je fus frappé de voir, à un endroit, des traces singulières. Un cheval s'y était livré à des efforts si vio- lents que ses fers avaient entamé le macadam. Cherchant à me rendre compte du fait, je remarquai deux profondes ornières sortant du fossé de la route. C'était ma charrette qui avait été acculée les deux roues dans le fossé, pour faciliter le chargement des bourrées entassées sur le talus du champ. Une fois chargée, il avait fallu la sortir du fossé, et c'est à ce métier que mon che- val avait entamé le macadam. Manque de surveillance, me serais- je dit, si mon cheval s'était estropié. Mais je venais de ma vig-ne ma surveillance était indispensable.

Le don de l'ubiquité n'étant pas le propre du patron, la sur- veillance est inefficace. Car c'est toujours il n'est pas qu'elle aurait été nécessaire et, s'il n'y était pas, c'est qu'il était ailleurs sa présence était encore plus exigée.

C'est ainsi que vous voyez le malheureux, courant toujours au plus pressé , accusé pourtant de manque de surveillance et bien forcé de le reconnaître.

Mais si ce métier, qui tient du garde-chiourme, du pion dé- bordé par sa classe et en butte aux brimades de ses écoliers gouailleurs, offre peu d'attraits, je devais reconnaître que, même accepté par moi, il ne me mènerai pas au succès. Je pouvais, à la rigueur, me plier douloureusement aux exigences du type local, me contenter de ce qu'il pourrait fournir et l'obtenir ainsi , mais je ne pouvais pas obtenir le minimum de paLx, entre mes gens, nécessaire pour assurer la stabilité strictement indispensable.

Le charretier, après s'être battu avec le jardinier, qui n'avait eu pourtant avec lui que des relations de voisinage, me quittait parce qu'ils ne pouvaient plus se supporter. Il n'était mécon- tent ni de son service, ni de ses maîtres, mais il en avait assez du jardinier. Rien ne l'arrêtait. Il restait ensuite sans place et tombait dans la misère; mais son exemple n'empêchait pas le jardinier de me donner congé à son tour. Sa femme s'ennuyait. Avant d'être formés, ils me quittaient et l'œuvre était à recom- mencer sur nouveaux frais.

La plus grande partie de mon enfance s'était passée en Orient

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et à l'étranger. J'avais parcouru, dans ma jeunesse, l'Europe centrale, longuement voyagé dans l'Amérique du Nord et du Centre, puis séjourné en Egypte. Je croyais, en me fixant au sol, clore l'ère des aventures. Je devais faire plus de découvertes en abordant la campagne française, y courir plus d'aventures et de bien autrement dangereuses, que dans toutes mes pérégrinations. Cette mendicité impudente et rieuse, l'avais-je rencontrée? Ah oui, chez le fellah harcelant l'étranger de son bacchich. Mais, là-bas, j'étais un Européen, et le mendiant craignait les coups de matraque. Ici, le mendiant du pays me disait tacitement : « Je vous demande à ramasser du bois mort et au besoin à en faire, mais c'est pour la forme. Je saurais bien me passer de votre permission si vous osiez la refuser. » En effet, comment l'en empêcher?

Le vagabond alcoolique et haineux jetait à la figure de mes gens le morceau de pain qu'on lui tendait : « C'est bien la peine de venir dans un château pour recevoir du pain. » Déçu dans son attente des deux sous du petit verre, il proférait des menaces, tandis que, gravement, sur la route, trottaient les gendarmes pour tenir en haleine mon souci du livret militaire, me le récla- mer, en retirer une feuille et la remplacer par la nouvelle for- mule.

Ici je n'étais pas défendu. Considérant la chasse comme un obs- tacle à mes visées, je ne voulais pas de garde. Quelqu'un du pays se proposant pour cet office, je le lui déclarai.

Votre propriété sera pillée, me dit-il.

Il y aie garde champêtre.

Vous ne voudriez pas. Il se ferait mal voir à priver ainsi un autre de son pain.

C'était vrai. Il fallait se défendre soi-même. avais-je donc rencontré ces expressions si particulières que fait déchifïrer l'ins- tinct de la conservation, ces regards qui attentent à votre exis- tence, que vous sentez à la merci d'une occasion en pareille com- pagnie? Ah oui, chez les nègres de l'Amérique du centre. Mais alors nous avions de bons revolvers. Des navires de guerre avaient croisé dans ces parages. L'intention y était, mais l'exécution

260 LA SCIENCE SOCIALE.

était reconnue impossible. En pays civilisé, se faire justice soi- même, c'est attenter au monopole de la magistrature. S'il ne l'exerce pas, le président du tribunal vous prouvera du moins qu'il existe. Coupable de ce seul fait, vous commencerez, à bon droit, par de la prison préventive. Plus tard, et à loisir, on verra si vous avez eu tort ou raison. Aussi, à l'intention, se joignait ici la certitude de l'exécution. Il ne s'agissait que d'attendre l'occa- sion.

On a du moins la ressource des gardes particuliers. C'est vrai. Mais le garde particulier n'est pas en fait ce qu'il est en droit. Il faut qu'il soit persona grata auprès du pays et qu'il le reste. Il est soumis à l'acceptation de M. le Préfet qui ne la donne qu'a- près information prise auprès de M. le Maire. Votre choix est donc influencé par cette approbation nécessaire. Il vous faut choisir un garde qui gardera votre propriété comme le tolère l'opinion du pays, et non comme vous le voudriez suivant la loi. Si vous arrivez à tromper la juste sollicitude de M. le Préfet et de M. le Maire, vous serez vite mis au pas par des faits décisifs. Votre garde dresse-t-il un procès-verbal? La matière est d'abord hérissée de formalités dont l'oubli entraine la déchéance ; puis, le jour de Vnudience, l'inculpé arrive avec deux faux témoins qui établis- sent un alibi; et vous êtes condamné aux dépens. Votre incapa- cité à vous défendre est reconnue, et dès lors vous vous en apercevrez. Je ne fais que raconter le sort des deux derniers procès- verbaux de gardes particuliers dans mon voisinage im- médiat. Du coup, c'est une leçon pour tous les propriétaires du pays. Ils ne bougeront plus. Oh ! vous avez le droit de faire des procès-verbaux. Nul ne vous le conteste, et, quand on constate un délit chez vous, on vous reproche votre manque d'énergie. Pourquoi ne vous défendez-vous pas? dit-on; tandis que vous vous répétez comme M. Jacques : (( Il faut souffrir ce que l'on ne saurait empêcher. »

Armé de votre droit théorique, voulez-vous vous entêter, et êtes-vous secondé d'un garde énergique et dévoué? On vous le tuera. Et, non sans raison, les propriétaires expérimentés de la ré- gion vous reprocheront sa mort. « Cela devait arriver, diront-ils. Il

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aurait se rappeler l'assassinat du garde de M. X***, il y a cinq ans. On assassine bien des gardes, mais pas tous les jours. Assu- rément, parce que l'assassinat d'un garde est un exemple pour tous les propriétaires de la province. Ils aimeront mieux se rési- gner aux délits que risquer la responsabilité de la mort d'un fidèle serviteur. Us se laisseront reprocher leur faiblesse. Ils auront tort en droit, mais raison en fait.

Alors un garde est inutile? Non. Mais votre garde ne peut garder que suivant l'usage. Votre propriété sera gardée à la mode du pays, c'est-à-dire que vous paierez votre tribut aux pillards, comme les Arabes cultivateurs paient un droit de pro- tection aux brigands des grandes tentes. Le garde empêchera seulement la création de nouveaux abus. Car alors on aurait affaire à lui. Ce serait une affaire personnelle qu'il se chargerait de régler personnellement.

« C'est donc pour me faire du tort que tu viens ici? dirait- il au délinquant, en le rossant au besoin, avec l'approbation du pays.

On est donc, pour sa défense, dépendant encore du pays.

Mais il est une autre dépendance, tutélaire et paternelle cette fois, c'est celle du fonctionnaire. A la campagne, on est malheu- reusement connu, et tout devient affaire personnelle. Si vous faites remarquer à votre cantonnier que la route qui traverse votre propriété a un mètre de plus que la largeur réglemen- taire, parce qu'il remblaie toujours le talus du fossé sur la route, en pelant le talus de votre champ et qu'il vous réponde : « M. le conducteur dit comme ça que les routes ne sont jamais trop larges! » gardez-vous de protester. Vous auriez gain de cause, mais vous seriez sévèrement pincé au demi-tour. « Ah! le gaillard, dira le fonctionnaire en se frottant les mains, il ré- clame. C'est jeune, inexpérimenté, ça a besoin d'une leçon. On la lui donnera. Mais si elle ne suffisait pas et qu'il voulût faire la mauvaise tête; oh! alors, on aviserait! » Et, trois mois après, au printemps, on vient vous rappeler l'arrêté pris par M. le Pré- fet sur lehannetonage,ou l'échenillage, ou l'échardonnage, etc., très bonnes mesures, inapplicables, mais qui jouissent de

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l'approbation générale des non-intéressés. Vous avez cent hec- tares de bois. Il vous est matériellement impossible de trouver assez de monde pour hannetoner et ce serait ruineux. Aussi, n'est-ce pas le hannetonage qu'on vous demande , mais votre soumission. Il faut faire preuve de bonne volonté, se remuer, prendre du monde, faire un simulacre de hannetonage. Puis la saison du hanneton passera et vous serez tenu pour quitte, à con- dition, toutefois, de profiter de la leçon.

L'administration prévoyante a justement pensé qu'il lui fallait toujours avoir barre sur son administré. De ce luxe de règle- ments, reconnus inapplicables, naturellement inappliqués, mais auxquels on conserve force de loi. Le meilleur moyen de tenir quelqu'un, c'est de le maintenir toujours en faute. Avec des règlements inapplicables, la farce est jouée. Comme au régiment, vous pourrez toujours être pris en défaut. Le moyen d'être to- léré? Passer inaperçu, ne pas réclamer, ne rien demander.

Quand une réclamation est forcée, si, par exemple, votre fil téléphonique s'est brisé et qu'à la suite de votre réclamation la demoiselle du téléphone, en faute pour n'avoir pas contrôlé la ligne, vous sonne à l'ouverture du bureau et réponde à vos questions : « Oui, Monsieur, je vais maintenant vous faire tou- jours des appels parce que vous avez réclamé », et que ces appels coïncident avec votre lever ou l'heure des repas^ armez-vous de patience. Dites sentencieusement, comme M. Jacques : « Il faut être deux pour se disputer. S'il veut être l'un, je ne serai pas l'autre. » Surtout ne répondez rien. La réponse est considérée comme une rébellion dans l'autoritarisme administratif. Le si- lence résigné convient au public et désarme le courroux du fonctionnaire.

Mais oui, Monsieur mon Colon de France, s'établir à la cam- pagne, en France, est vraiment entreprendre, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, une œuvre de colonisation.

L'ignorance de la réalité des choses et la participation aux préjugés théoriques courants peuvent seules faire supposer que l'on va y vivre et y produire comme si les choses étaient ce qu'elles devraient être. Il s'en faut de beaucoup. En réalité, on

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 263

vit de compromis à la campagne. Mais, n'est-ce pas toujours le cas en matière de colonisation? Il faut compter avec les indigènes lorsque l'on ne s'établit pas en pays vacant.

Je crois avoir justifié notre conviction qu'une culture nous rendant dépendant du pays que nous découvrions ne pouvait que se continuer ruineuse.

Nous nous rappelions le récit que nous avait fait un mis- sionnaire, retour du Congo.

Se promenant aux environs du campement, il se vit abordé par deux nègres qui lui prirent la main et se mirent à le tàter. C'étaient des anthropophages. Ils venaient constater, en con- naisseurs, s'il était à point.

EIi bien! je me sentais journellement tâté ainsi, non pas au propre, mais au figuré. Ma chair n'était pas en péril; c'était à mon argent qu'on en voulait. On venait tâter s'il en restait en- core, s'assurer que l'on avait extrait de moi la quintessence, voir si, en donnant un tour devis en plus, quelques gouttes d'or perleraient de la masse meurtrie. Et quand on me crut épuisé, on déclara que je n'étais pas l'homme qu'il fallait au pays; qu'il n'y avait plus rien à tirer de moi, tandis qu'un nouveau pro- priétaire aurait des idées comme tous les bourgeois, déferait une partie de ce que j'avais fait, pour l'adaptera son goût; qu'il fallait par conséquent hâter le dénouement et se débarrasser de moi.

C'est alors que la découverte de l'exploitation par les prés, les bois, les landes, me rendit maître de la situation. Cette ex- pression, je l'avais entendue en Brie sur les lèvres d'un gros fer- mier. Il me disait : « Si nous n'avions pas les escouades d'ou- vriers belges, il nous faudrait cesser la culture. Les Belges nous rendent maîtres de la situation. »

Elle m'avait frappé, cette expression, elle me révélait, à moi, esclave du pays, un état qui devait être bien différent et que je n'arrivais même pas à comprendre. J'en rêvais. Tout à coup, il m'était échu et je le reconnaissais aussitôt. Je le possédais maintenant, et non seulement je m'y trouvais bien du premier coup, mais il me valait la considération générale.

264 LA SCIENCE SOCIALE.

Le pays sentait que je lui échappais, et il avait conscience de ma victoire.

Il va être seul à faire de l'argent dans le pays, disait-on.

Comme vous allez vous faire estimer dans le pays ! me disait un voisin. Songez donc, il nous fallait aller à quinze kilomètres chercher notre litière. Et puis ça vous rapportera.

J'avais alors le loisir de réfléchir. Pourquoi la dépendance du pays m'a-t-elle été funeste? me disais-je. Parce que ces gens sont des malheureux, et que mon dépeçage était leur seule chance de fortune. C'est donc que leur travail ne leur en don- nait aucune. Quoi! cette culture officiellement prônée ne réus- sissait pas plus au paysan qu'à moi-même? Mais alors les con- ditions n'en seraient-elles pas mauvaises? N'engendreraient-elles pas fatalement la ruine?

Le fait était là, éclatant à mes yeux. Il impliquait une situa- tion contre nature, une monstruosité économique.

Pour que la productivité naturelle de la terre abandonnée à elle-même arrive à dépasser le rapport que lui donne le tra- vail, il faut, à toute force, que ce travail soit inintelligent.

Dès lors s'évanouit à jamais mon admiration pour la supé- riorité professionnelle du paysan, mais il cessa en même temps d'être l'ennemi. Tandis que je remontais dans son estime, je sentis éclore dans mon cœur un germe de pitié qui s'est déve- loppé sans interruption depuis lors pour ce malheureux que je vois, par un travail acharné, mais infécond, se ruiner en appau- vrissant la terre.

{A suivre.)

A, Dauprat.

LES GERMAINS ORIENTAUX

ET LEURS INVASIONS

Ce que l'on désigne par le mot conquête quand il s'agit de ci- vilisés luttant contre des barbares ou contre d'autres civilisés, les historiens l'appellent invasion quand ce sont les barbares qui s'introduisent par la force dans un pays civilisé.

Ce qui prépare l'invasion , c'est un sentiment de convoitise éveillé au sein de sociétés simples et pauvres par le voisinage de sociétés compliquées et riches, souvent peu capables de se défen- dre. Mais ce qui décide à jour donné l'invasion, c'est, en général, soit l'apparition, au milieu de ces bandes incohérentes, d'un chef de guerre habitué à l'organisation des armées, soit l'arrivée en des pays neufs de commerçants désireux de rendre impraticable aux marchandises une route qui fait concurrence à la ligne de transit qui est en leur possession : ils se font alors les instigateurs et les guides de l'invasion. Ainsi nait le mouvement, dont les ré- sultats sont fort divers.

Certains envahisseurs ne peuvent mettre la main sur les pays civilisés, et tout le résultat du grand remue-ménage de peuples qu'ils ont provoqué, c'est d'établir en pays barbare, dans la steppe asiatique ou la forêt européenne, une domination éphémère à la place d'une autre domination : tels sont les Huns. D'autres, à des moments plus favorables, étendent plus loin leur action; les Mon- gols, par exemple, ne régnent pas seulement sur la steppe; ils sont les maîtres de l'Inde, de l'Éran, de la Russie. Très analogue a être le caractère de l'invasion qui, vers le septième siècle avant notre ère, jeta sur l'Europe et sur l'Asie les propagateurs des langues indo-éraniennes, créant dans la steppe la domination

T. XXIX. 18

266 LA SCIENCE SOCIALE.

des Scythes et portant sur le plateau éranien les ancêtres des Mèdes et des Perses. D'autres envahisseurs enfin, quoique puissants, restent d'abord sans action sur les pays riches, assez forts à ce moment pour se défendre ; il faut, pour qu'ils entrent en scène, qu'ils soient un beau jour exclus de la steppe; ils s'infiltrent alors chez leurs voisins comme des réfugiés politiques, s'agitent, se révoltent, et, par l'insurrection, s'élèvent peu à peu au rang de princes souverains. Telle est l'histoire des Turcs. Au sixième siècle, ils ont remplacé les Huns comme rois de la steppe, mais ils ne peuvent triompher ni des Sassanides, ni des Arabes de Perse. A partir du neuvième siècle, au contraire, soit à l'état de petites bandes, soit à l'état d'individus isolés, ils font sentir les progrès de leur influence; et, sous leur nom, surgissent des États de toute taille. Tel est, dans la plupart des cas, le rôle des Germains orientaux, sur l'histoire desquels je veux consigner ici quelques brèves remarques.

I

Trois peuples seulement, parmi les Germains orientaux, ont fondé des États de quelque importance parmi les ruines de l'em- pire romain: les Goths, les Vandaleset les Lombards. Je ne parle pas des Burgondes, sur lesquels l'histoire est à peu près muette. Les autres ont beaucoup détruit, beaucoup tué, mais ils ont fini par couvrir de leurs ossements le sol qu'ils avaient envahi : et, pas plus qu'Arioviste ou qu'Attila, Radagaise par exemple, n'a été un conquérant.

Or, l'histoire des Goths présente à qui l'étudié deux phases par- faitement distinctes.

Au début, c'est une grande invasion, une formidable poussée de peuples guidés par des chefs intelligents, acheminant à la fois contre l'empire romain les nomades par terre et les pirates par mer, une vaste conquête accompagnée d'un exode. Puis, comme la civilisation romaine a su se défendre avec autant de succès contre les Goths que la civilisation éranienne contre les Turcs,

LES GERMAINS ORIENTAUX. 267

leur abandonnant simplement une province, la Hongrie, de même que les Éraniens ont abandonné le Turkestan, ce ne sont plus que de petites bandes, voire même des individus qui briguent l'hon- neur d'entrer au service de Rome, de faire la police pour son compte, d'être soldats dans ses armées, d'y commander, s'ils le peuvent, une petite bande des leurs, et s'ils ont la chance de devenir généraux , de profiter de la place pour faire et défaire les empereurs. Le Visigoth Alaric vent de l'argent et des grades, être maître de la milice (396), préfet d'Iliyiie (403), maitre général de la milice (409). S'il renverse Honorius, ce n'est pas pour prendre sa place, c'est pour lui substituer un autre Romain, Attale. Le Vandale Stilicon est le beau-père et le tuteur d'Honorius; le Suève Ricimer, patrice de fédérés, c'est-à-dire capitaine des gardes, nomme Majorien, Libius Sévère et Olybrius; son neveu, le Burgonde Gondebaud, proclame Glycérius; l'Hérule Odoacre ne dépose Romulus Augustule que pour reconnaître l'autorité de l'empereur de Constantinople, auquel Ricimer a jadis demandé de désigner un empereur. C'est au nom de l'empereur que les Goths Ataulf, Wallia , Théodoric luttent contre les autres barbares en Gaule, en Espagne, en Italie. Ce n'est que petit à petit que ces vassaux se relâchent de leurs devoirs, créent des monarchies dis- tinctes ; ils ont l'âme du fonctionnaire et l'admiration de l'empire civilisé. Il faut une transformation intérieure des pays conquis pour en faire des rois nationaux ; eux-mêmes se croient des con- tinuateurs et ne s'aperçoivent pas qu'ils ont fondé quelque chose d'absolument différent de l'empire romain. Ces Germains orien- taux ne feront d'ailleurs pas œuvre durable ; ce ne sont que des états-majors. Ce qu'ils trament avec eux après deux siècles de séjour dans la steppe , ce sont des bandes retournées à la vie no- made, si même elles l'avaient un instant quittée. Ces Germains, slavisés pour ainsi dire dans la steppe , sont non seulement infé- rieurs aux Germains de l'occident, mais même aux Byzantins. Il ne s'agit pas ici en effet d'une lutte de barbares jeunes et éner- giques contre des civilisés amollis, mais beaucoup plutôt d'une lutte de barbares contre d'autres barbares. Ceux-ci sont à qui les paye le mieux, et de fait il y a des Visigoths dans l'armée romaine

268 LA SCIENCE SOCIALE.

d'Aétius contre les Ostrogoths de l'armée d'Attila (451). C'est un Gépide de l'armée romaine de Narsès qui tue le roi goth Totila (552). Il y en a même à la tête des armées, comme le Vandale Stilicon, le Suève Ricimer, le Burgonde Gondebaud , IHérule Odoacre. Or, pour bien payer les barbares, il faut de l'argent, et les Byzantins, pour lesquels la civilisation romaine est chose na- tionale, dans laquelle ils vivent à l'aise, savent beaucoup mieux faire marcher la vaste machine administrative forgée par des siècles de culture juridique, que ne le savent les princes germains, toujours oscillant entre le double péril de traiter leurs sujets barbares en Romains, ce qui les irrite, comme le fit Ama- lasonte, fille de Théodoric, roi des Ostrogoths, ou de demeurer barbares, et de se priver ainsi des ressources de résistance que leur offre la civilisation. Même au point de vue militaire, les ar- mées romaines valent mieux que les armées barbares. Comme celles-ci, elles ont la fougue, puisqu'elles contiennent des con- tingents de même race ; en plus, elles ont les bataillons disciplinés des paysans thraces, cette solide race qui fait aujourd'hui la force du peuple bulgare, qui fit si longtemps celle de l'infanterie turque et qui eut l" honneur de donner à Byzance plusieurs de ses meilleurs empereurs, Léon, Justin, et son meilleur général, Bélisaire, anciens pâtres devenus soldats et lentement arrivés, de grade en grade, au souverain pouvoir.

Pourquoi donc, s'ils avaient tant d'empressement à se faire les auxiliaires de la civilisation romaine, n ont-ils pu être assimilés pacifiquement par elle, devenir de bons gendarmes, des soldats satisfaits de leur paie. C'est qu'ils ont pour le travail une indi- cible horreur. Tous les barbares issus de la steppe russe sont dans les mêmes dispositions, et rien n'est plus instructif, à ce point de vue, que de comparer, à neuf siècles de distance, l'attitude des Comans vaincus au treizième siècle par les Mongols et celle des Yisigoths défaits au quatrième par les Huns. Parmi les chefs de clans qui succombent dans la lutte pour la possession de la steppe, il y en a qui se soumettent au vainqueur : on leur laisse leurs troupeaux, leurs droits de parcours, on les enrégimente dans le cadre flexible du nouvel État pastoral, on n'exige pas d'eux des

LES GERMAINS ORIENTAUX. 269

redevances plus lourdes que celles qu'ils payaient jadis au sou- verain de même race qu'eux : ils restent en place. D'autres, trop compromis par leur résistance, et n'espérant point de pardon du vainqueur, ou ne se souciant pas, après avoir commandé, de se priver d'une partie de leurs revenus annuels pour entretenii' leurs nouveaux maîtres, réunissent leurs troupeaux et pous- sent devant eux dans la steppe. Les Comans arrivèrent ainsi en Hongrie, et, se trouvant en face d'un gouvernement régulier, demandèrent un asile. On les logea dans les plaines basses et marécageuses du centre de la Hongrie, qui ressemblent si fort à la steppe d'Asie. Mais au bout de quelque temps, les Comans s'ennuyèrent. On leur défendait le pillage et ils ne voulaient pas cultiver ; à la première pénurie de subsistances causée par l'ac- croissement de leur population ou les perturbations atmosphéri- ques, ils devinrent la proie des usuriers, furent exploités, se plai- gnirent et s'insurgèrent. S'ils n'avaient eu affaire qu'à des nomades, ils eussent peut-être réussi. Mais la Hongrie était déjà un pays organisé; elle résista et triompha; les Comans vaincus furent réduits à se tenir tranquilles, et leur installation ne chan- gea rien à la face des choses. Il y eut en Hongrie une colonie turque, et ce fut tout.

Ne croirait-on pas lire l'histoire des Visigoths : leur établis- sement en terre romaine au quatrième siècle, lorsque, balayés par l'invasion hunnique, ils demandèrent à être reçus sur la rive droite du Danube; le malentendu qui ne tarda pas à se révéler entre l'idée qu'ils s'étaient faite de l'hospitalité romaine et celle que les empereurs avaient eue en les accueillant comme des colons destinés à boucher les vides faits par la guerre et la mauvaise administration dans les rangs de la population rurale? Si Rome avait donné des terres aux Visigoths, c'était pour qu'ils les missent en valeur par le labeur intense du cultivateur; si les barbares les avaient acceptées, c'était afin de pouvoir con- tinuer à y mener l'existence indolente du pasteur. Au bout de peu de temps, la terre négligée ne rend plus, le barbare se plaint de l'étroitesse de ses cantonnements, il est en proie à la famine et l'usurier romain en profite pour l'exploiter. Celui-ci tient peut-

270 LA SCIENCE SOCIALE.

être déjà le barbare par d'autres côtés : au contact de la civili- sation, le Germain a senti s'éveiller des besoins qu'il ignorait dans la steppe, et comme il est trop indolent pour chercher dans l'efiort le supplément de ressources nécessaires pour se pro- curer l'objet de sa convoitise, il cherche par l'emprunt à reculer le moment il faudra faire cet effort. Puis, le moment venu de payer, il refuse et court aux armes. D'abord vainqueurs à An- drinople, les Visigoths bâclent, au lendemain de la victoire, un nouveau replâtrage; on payera quarante mille des leurs pour faire la guerre aux ennemis de Rome : voilà, en dehors du tra- vail, le supplément de ressources trouvé.

Pour se rendre un compte encore plus exact du caractère de l'invasion gothique dans la steppe russe, il suffit de jeter les yeux sur ce que fut, à six siècles de distance, l'invasion de ces autres Germains que l'on appelle les Varègues. Au début de leur his- toire, dans ces neu%'ième et dixième siècles qui correspondent au troisième siècle dans l'histoire des Goths, ils visent comme ceux-ci, dans des expéditions dirigées à la fois par terre et par mer, à mettre la main sur Constantinople et poussent jusque dans l'Asie Mineure qu'ils ravagent comme les Cimmériens, les Gaulois et les Goths.

Comme les Gotlis, ils se déplacent; ce ne sont pas des con- quérants qui agrandissent leur domaine primitif; ce sont des émigrants qui cherchent une nouvelle patrie. D'abord installés sur les rives de la Baltique, à Novgorod, étape qui correspond à l'établissement des Goths aux bouches de la Vistule (1)^ ils des- cendent sur le Dnieper avec Oleg, s'installent à Kief, en Scythie, comme les Goths de Filimer, et arrivent en Bulgarie avec Sviatoslaf qui songe à transporter sur le Danube la capitale de son empire. Seulement Byzance tient bon comme Rome, et le Varègue, arrêté dans sa marche vers le midi, se rejette vers l'est la conquête est plus facile, et se fait le propagateur de

(1) Ce qui me fait placer leur établissement à l'embouchure de la Vistule et non, comme on le fait généralement, de l'Oder, c'est que l'Ulmérugie est pour moi le pays de Culm, que les bouches de la Vistule sont le pays si convoité de l'ambre, enfin que les Gépides, nation gothique, ont habité, dit Jordanes, une île aux bouches de la Vistule.

LES GERMAINS ORIENTAUX. 271

la civilisation, une civilisation très relative, chez ses sauvages voisins. Qu'on lise les débuts de l'histoire russe, ou le récit dans Jordanes des conquêtes du roi goth Hermanaric. On y trouvera le même caractère, la lutte dans le môme but, la constitution rapide, et comme toutes les choses rapides, éphémère d'un empire germanique en pays slave ou finnois. Les Varègues ne sont nullement en effet des colons par eux-mêmes, encore que, venant d'un pays plus avancé, ils aient pu amener avec eux des agriculteurs supérieurs aux Slaves. Ce sont des guerriers appelés comme gendarmes et qui ne font que ce métier. Seulement d'abord ils le font bien : pour que leurs gages leur soient payés, ils empochent leurs sujets de se battre et par les obligent indirectement à chercher dans un travail plus intense le supplé- ment de ressources que l'on demandait jusque-là au pillage. Ce n'est que sept siècles après, que les tsars, par l'établissement du servage, ont directement modifié l'organisation sociale du pays. Malheureusement pour les Varègues, ils prennent très vite le pli de leur nouveau milieu. Le petit-fils de Rurik porte déjà un nom slave. La paix, sans cesse troublée par la rupture périodique de l'unité, abandonne le pays, et la guerre entre les princes Scan- dinaves remplace la guerre entre les tribus slaves, dissimulant SOUS ses ravages la lente fructification des germes de travail, d'ordre et de progrès apportés, comme à leur insu, parles con- quérants dans un coin de leurs bagages.

Les Vandales me paraissent ressembler beaucoup aux Goths. Les chefs portent des noms composés des mêmes radicaux lin- guistiques. Ils se déplacent en masse avec femmes et enfants. Ils ne savent pas assiéger les villes dans les règles; ils ne peuvent s'en emparer que par surprise ou par famine. Dès qu'on leur op- pose une résistance un peu sérieuse, ils décampent. Les Francs les chassent delà Gaule, les Visigoths de l'Espagne. Ils n'ont aucune aptitude à la culture. Vaincus à la fin du troisième siècle, instal- lés sur le territoire romain, ils se révoltent, comme le feront les Visigoths cent ans plus tard et pour les mêmes raisons. Ils sont même demeurés plus patriarcaux que les Goths : les habitudes militaires n'ont pas désorganisé en eux les vieilles pratiques fami-

272 LA SCIENCE SOCIALE.

liales. Ce sont les moins belliqueux des barbares, ceux dont les mœurs se recommandent le plus par leur pureté. Le pouvoir se transmet du frère au frère, au plus âgé par conséquent, non, comme dans les sociétés militaires, au plus vigoureux, au plus jeune, du père au fils, ou d'un chef électif à un autre chef élec- tif. Ils ne deviendront dangereux pour Rome que lorsqu'ils au- ront, en détruisant son pouvoir en Afrique, rendu à la piraterie barbaresque toute liberté de piller sous le nom vandale.

Il est un troisième peuple sur lequel je veux fixer un moment l'attention du lecteur : ce sont les Lombards. Comme les autres Germains orientaux, ils émigrent en masse, par familles en- tières, traînant avec elles des esclaves, pacifiquement, demandant aux populations qu'ils rencontrent la jjermission de passer sur leur territoire et paraissant se diriger vers un but éloigné et connu, car ils ne se fixent pas sur les premiers terrains dont la victoire les a rendus maîtres. Us en diflerent toutefois par leur mode d'établissement. Ils sont restés beaucoup plus bar- bares que les Ostrogoths. Ceux-ci mettent la main sur toute ritalie. Ils entrent même si naturellement dans la peau des Romains qu'ils ne conservent pas leur propre législation. Les Lombards, au contraire, ont un code de lois nationales ; ils se cantonnent généralement à l'intérieur du pays; ils ne pa- raissent pas beaucoup plus sur la côte que les Celtes qui, au vi° siècle avant J.-C, ont conquis l'Italie; ils ne veulent pas vivre à la mode romaine. On avait vu les Visigoths former en Gaule et en Espagne un état unitaire, les deux populations, ro- maine et barbare, n'étaient pas, il est vrai, fondues ensemble, mais celle-ci, logée et nourrie par le cultivateur romain, à la place duquel elle exerçait le service militaire, lui abandonnait en échange les deux tiers des produits du domaine et non les deux tiers de la superficie arable : c'était plutôt une garnison qu'un élément colonisateur. Les Lombards créent un type de monarchie fédéraliste, de grands propriétaires exerçant sur de très vastes domaines, les duchés, des pouvoirs très étendus, s'ache- minant beaucoup plus vite que les Francs au morcellement féodal, mais ne transformant pas comme eux le sol par un mode

LES GERMAINS ORIENTAUX. 273

d' exploitation différent des tenures romaines, jouant ainsi, autant qu'on peut le présumer des vagues renseignements de leur his- toire, un rôle intermédiaire entre les Germains presque com- plètement slavisés par un séjour de deux siècles dans l'est de l'Europe et ceux qui, au Nord-Ouest de la Germanie, ont élaboré lentement un type social nouveau.

II

A côté de l'histoire réelle des Germains orientaux, il 'existe une histoire légendaire dont quelques traits méritent d'être signalés et retenus. Ils viennent en efTet à l'appui du système que M. Champault a exposé ici même sur l'organisation sociale de la steppe européenne (1) et dont je me borne à rappeler les grandes lignes, en renvoyant les lecteurs curieux du détail aux articles précités. Le trait principal de ce monde d'apparence très bigarré, c'est que les éléments qui le composent peuvent se répartir en deux groupes. Ce sont, d'une part, des tribus plus ou moins nomades, des familles plus ou moins strictement patriar- cales, généralement pastorales, chasseresses et guerrières quand le besoin d'un supplément de ressources se fait sentir, ayant des chefs qui emmènent dans leurs pérégrinations leurs femmes et leurs enfants. Ce sont, d'autre part, des caravaniers qui font la navette entre différents points fortifiés, servant à la fois d'ate- liers, de magasins, de lieux d'étapes, de villes de marchés, de sanctuaires religieux, situés en des points faciles à défendre, un défilé de montagne, une lie de la mer ou des fleuves; c'est que s'entassent les non-belligérants, les femmes, les enfants, les prêtres, les vieillards, les infirmes. En ces sociétés, la femme a part à la souveraineté. Elle a la capacité, puisqu'elle est obli- gée de régir à elle seule toutes les affaires de l'atelier sédentaire le mari ne parait presque jamais. Il est plus facile pour les

(1) La Science sociale, t. XVII, p. 398 et suiv., 520 et suiv.; t. XVIII, p. 25 et suiv.

274 LA SCIENCE SOCIALE.

étrangers de s'adresser à elle, puisqii ils savent la trouver tou- jours à la même place, en un lieu déterminé, invariable.

Je lisais dernièrement, dans une revue géographique, un ar- ticle relatif aux Kirghiz noirs, qui habitent un pays montagneux dans le nord du Turkestan. Qu'y ai-je trouvé? D'un côté, que ces gens demandaient à l'industrie la plupart de leurs ressources; qu'ils étaient forgerons, métallurges, comme dit M. Champault; de l'autre, que si la souveraineté nominale était conférée à des hommes, le pouvoir effectif était exercé par la mère de ces chefs. Le régime du double atelier a donc, ici comme partout, grandi le rôle de la femuie. Cela me remettait en mémoire un curieux passage de l'historien goth Jordanes sur les Huns du vi'' siècle. Certains clans, dit-il en substance, sont nomades, pastoraux, chasseurs et pillards: on les appelle Kuturguri, Khazars, Magyars. D'autres sont commerçants et pacifiques; ce sont les Hunuguri, les Utriguri, les Saviri. Et ceux-là justement sont gouvernés par des femmes. encore le commerce, obligeant les maris à de longues absences, les amène à déléguer à leurs compagnes une partie de l'autorité.

J'avoue que je suis bien tenté d'expliquer par les mêmes raisons le rôle prépondérant de la mère des chefs de la migration lom- barde, la savante Gambara, à l'esprit vif et aux conseils prévoyants, acris ingenio ot provida consiliis, qui, dans les circonstances diffi- ciles, fait prévaloir sans peine le parti que lui conseille la sagesse, prudentia. C'est de son assentiment, adnitente ea, que les Lom- bards discutent les propositions des Vandales; c'est elle qui, par son habile intervention auprès de la déesse Freya, leur assure la victoire avec les bonnes grâces d'Odin. Ce qui est certain en tout cas, c'est que, durant leurs pérégrinations à travers la Germanie. toutes les fois qu'il faut obtenir le passage à quelque endroit difficile, ils s'adressent à des femmes. Ce sont elles, par exemple, qui détiennent les gués des fleuves dont elles interdisent l'accès aux Lombards, et il faut que ceux-ci engagent la lutte avec ces amazones guerrières pour pouvoir continuer leur chemin.

Puisque l'histoire légendaire des Germains m'a amené à citer ce fait de l'histoire de la steppe européenne, j'en veux rappro-

LES GERMAl.NS ORIEMAUX. 275

cher deux ou trois pareils appartenant à l'histoire d'autres races qui ont habité ces mêmes régions. Ils confirmeront, je Fespère, dans l'esprit du lecteur, l'idée de cette dualité d'éléments sociaux dont je viens de parler.

Vers le septième siècle avant notre ère, nous dit Hérodote, les Scythes se jettent sur les Cimmériens qui occupent la Russie. Au sein du peuple attaqué deux avis se font jour : le vulg^aire veut décamper sans combattre : ce sont des nomades; ils ne tiennent pas au sol; une fois leurs troupeaux à l'abri, peu leur importe le reste. Les gouvernants au contraire, les membres de l'aristocratie, veulent tenir tête aux envahisseurs : c'est évidem- ment qu'ils ont des établissements permanents, des ateliers, des magasins à défendre.

Il existe une curieuse légende, que nous trouvons dans les écrivains orientaux, sur l'origine des Russes et des Turcs. Les ancêtres de ces deux grandes races, nous disent-ils, étaient frères : Turc inventa la tente et fut père des nomades; Russe fut le créa- teur des arts industriels. Or, ce fut à Russe qu'échut définitive- ment la possession de l'atelier sédentaire, du grand magasin furent entassés les produits; il le plaça dans une lie du grand fleuve de la région, le Volga; il en attribua la propriété aux femmes, déclarant qu'elles auraient seules le droit d'hériter des biens de la famille, condamnant les garçons à émigrer, à gagner leur vie par leur énergie propre, dès qu'ils seraient en âge de porter une épée.

Une autre légende sur l'origine des Turcs nous les montre issus d'un enfant sans père, d'une femme et d'un esprit, dont les premiers soldats sont d'anciens forgerons. Ici encore on re- connaît le fils du caravanier, élevé dans un atelier industriel, son père a fait de si courtes et si rares apparitions que c'est à peine si l'enfant le sait existant.

Au neuvième siècle de notre ère, les clans magyars de la steppe russe, nomades guerriers dont les chefs, indépendants les uns des autres, n'ont aucune cohésion, sont vaincus par les Petche- nègues. Reaucoup songent à émigrer vers une nouvelle patrie; mais personne parmi eux n'est apte à les former en un corps de

276 LA SCIENCE SOCIALE.

migration. C'est au sein de clans de même race, mais de formation sociale différente, parmi ces Himuguri dont j'ai montré tout à l'heure les aptitudes commerciales, qu'ils iront chercher ce que les textes appellent le grand juge, un homme habitué à traiter d'autres intérêts que les affaires intérieures des clans, pouvant par conséquent servir d'arbitre dans les différends qui s'élèvent entre eux, ayant la notion du pouvoir et de l'unité, sachant enfin par quels procédés et par quelles routes on achemine un peuple vers une patrie nouvelle et conduisant ainsi les Magyars en Hongrie.

Un dernier fait, et j'ai fini. En ce même neuvième siècle, l'his- torien arabe Masoudi décrit l'organisation sociale de l'état Khazar qui, par Astrakhan et par Kazan, tient les deux grandes routes commerciales qui font communiquer la steppe européenne avec la steppe asiatique. Les Khazars sont des Turcs, le souverain est donc un Khazar, un ancien nomade ; mais il n'a pas d'autorité : il vit renfermé dans son palais, ses sujets ne communiquent pas avec lui. Toutes les affaires sont traitées par un premier ministre, qui est toujours un juif; si les choses vont mal, c'est au roi que l'on s'en prend; le premier ministre le fait disparaître en grande pompe, et le remplace par un autre personnage de même race; le gouvernement reste turc d'apparence, la politique demeure juive. Cela ne rappelle-t-il pas certains traits de l'histoire mo- derne du Turkestan? Les Khans étaient des Uzbegs, d'anciens pasteurs échoués en conquérants dans des villes; tout le pouvoir était exercé en réalité par les Boukhares, commerçants sortis d^un milieu urbain et pratiquant la caravane. Les noms ont changé à travers les siècles, les formes sociales sont restées iden- tiques dans ce milieu si conservateur.

Ch. UE Cala>.

LE MOUVEMENT SOCIAL

I. LA QUESTION DU CHARBON

Ceux qui ont brûlé du charbon cet hiver se sont aperçus qu'il était devenu fort coûteux; mais si les simples particuliers ont pu faire cette remarque, nul n'a mieux été placé pour la faire que nos grands industriels, dont tout le machinisme repose sur la possibilité de con- sommer de la houille, et qui n'auraient qu'à se croiser les bras si, par malheur, ce « pain de l'industrie » venait à leur manquer com- plètement.

Cette hausse du charbon nous paraît tenir à quatre causes.

En premier lieu, depuis quelque temps déjà, l'industrie métallur- gique a pris un grand développement. Or, cette industrie consomme beaucoup de houille et le redoublement d'activité se traduit forcé- ment par un redoublement de consommation.

En second lieu, les travaux de l'Exposition, depuis un an ou deux, ont encore, en ce qui concerne la France, poussé à l'extrême cette activité de l'industrie métallurgique. Les usines, surchargées de be- sogne, ont et doivent encore refuser des commandes. Elles sont, sans métaphore, dans tout le feu de la fabrication.

En troisième lieu, la guerre qui règne depuis cinq mois dans l'A- frique australe a nécessité d'innombrables transports de troupes, d'approvisionnements, de matériel. Tous les navires disponibles ont été réquisitionnés par le gouvernement britannique, de sorte qu'une partie du charbon que l'Angleterre aurait exporté a été consommé par la marine de ce pays.

En dernier lieu, cette hausse du charbon, en augmentant les béné- fices des propriétaires de mines, a éveillé en certains endroits la convoitise des ouvriers qui, jugeant le moment propice pour obtenir des relèvements de salaire, se sont mis en grève et ont, pendant un laps de temps plus ou moins appréciable, arrêté la production.

Les conséquences de cette hausse sont tout d'abord un accroisse- ment des dépenses domestiques dans une foule de ménages, ensuite une augmentation des frais généraux dans toutes les industries qui

278 LA SCIENCE SOCIALE.

demandent à la vapeur leur force motrice. Les compagnies de che- min de fer et les compagnies de navigation, notamment, ont vive- ment ressenti le contre-coup de ce phénomène, qui se traduit pour elles par une forte baisse dans le chifTre de leurs bénéfices.

L'énorme consommation de houille inspire, de temps à autre, cer- taines alarmes aux économistes. On appréhende Tépuisement futur des gisements. Et alors, que deviendra l'industrie?

Cet avenir, si jamais il arrive, est fort éloigné. Bien des révolutions industrielles peuvent s'opérer d'ici là. Pour le moment, des hommes pratiques observent que l'homme gaspille une bonne part du charbon qu'il prétend brûler. Qu'est-ce que la fumée? Du combustible perdu. Et l'on fait monter à deux cent cinquante millions environ la valeur de la poussière de charbon répandue chaque année dans le ciel de Londres par les usines de cette seule cité.

C'est pourquoi des inventeurs ingénieux travaillent à nous donner des brûleurs perfectionnés, permettant d'utiliser tout le combustible introduit dans les fourneaux. Des réussites partielles ont eu lieu; mais les résultats décisifs se font attendre encore. Il est plus facile, pour l'instant, d'aller chercher le charbon dans les entrailles de la terre que de le rattraper dans le ciel.

Puisque nous parlons du charbon, et que le Transvaal attire tous les regards, rappelons que ce pays ne recèle pas seulement de l'or, mais aussi du charbon de bonne qualité, richesse plus sûre peut- être, et qui promet une exploitation plus durable.

Il est probable que ce charbon s'exportera quelque jour à Mada- gascar, où les gisements houillers font défaut. Il est probable aussi que dans l'avenir, quelle que soit l'issue des luttes engagées aujour- d'hui dans l'Afrique australe, la présence de cette richesse minière déterminera, sur ces plateaux qui n'offrent aujourd'hui que d'im- menses pâturages, l'éclosion et le développement de l'industrie.

Et cela fera, pour le charbon, un « marché » de plus pouvant con- tribuer,le cas échéant, à enraver les hausses futures.

S. B.

II. INITIATIVES ET PROGRÈS

Les colonies provinciales à Paris. Nous avons parlé de l'idée qui consiste à organiser l'assistance à Paris selon le système des colonies provinciales.

Les personnes charitables et intelligentes sont justement sou- cieuses de n'accorder des secours qu'à bon escient, et, en particulier, de ne pas encourager la mendicité professionnelle.

LE MOUVEMENT SOCIAL, 279

Pour cela, il importe que Tassistance soit organisée, et que, dans la mesure du possible, les patronnants connaissent les patronnés.

Or, dans une ville comme Paris, qui contient plus d'un million de provinciaux accourus de tous les points de la France, une bonne méthode est celle qui fait secourir les Normands par des Normands, les Bretons par des Bretons, et ainsi de suite.

Sans doute il reste des subdivisions à établir; mais on conviendra que le principe est fécond. Assistants et assistés se trouvent unis par un lien plus fort; les aumônes ont moins de chance de s'égarer sur des inconnus ou des indignes; les besoins sont mieux appréciés; enfin le repatriement de certains malheureux devient plus facile. Or, renvoyer en province un pauvre diable qui n'est pas taillé pour réussir à Paris et qui peut gagner sa vie auprès de sa famille, est un des plus grands services qu'on puisse rendre à cette victime d'une émi- gration non justifiée.

Plusieurs membres du clergé parisien sont à la tète de petites colo- nies provinciales.

Nous voyons justement citée, dans un journal religieux, l'Union aveyronnaise, dirigée par M. l'abbé Touzery. Cette Union, durant la dernière année, a procuré des visites de compatriotes à 182 familles, et 683 personnes ont été secourues par ses soins. L'œuvre comporte deux grands patronages.

Un groupement analogue existe pour les Bretons. Fondé par M. l'abbé Cadic, il comprend environ deux mille associés. On s'y préoccupe spécialement du placement des domestiques. L'Union possède un journal.

Les émigrants de l'Orne ont un centre analogue, fondé par un Oblat, le P. Louvel. Eux aussi ont un journal, VOrne à Paris. L'œuvre, selon les cas, les secourt, les place ou les rapatrie.

Nous citons ces trois groupes. Il en existe d'autres. Chacun d'eux, sans doute, ne rassemble qu'une partie relativement infime de ceux qu'il voudrait rassembler. Mais ils montrent de l'activité, et leur im- portance paraît s'accroître insensiblement. Si beaucoup d'autres ini- tiatives du même genre étaient prises par des hommes dévoués, la misère parisienne diminuerait notablement, et les mendiants de pro- fession, ces « voleurs des pauvres », seraient bien vite connus pour ce qu'ils sont, ce qui rétrécirait le cercle utile des aumônes et ferait retomber sur la véritable misère toute une pluie d'or qui se répand aujourd'hui sur la fausse.

Un hôtel à la Mecque. Le progrès est signalé parfois oîi on ne s'attend pas à le trouver. Mentionnons donc, pour la cu- riosité du fait, ce qui, d'après les journaux, se passe à La Mecque.

280 LA SCIENCE SOCIALE.

On a décrit souvent cette ville unique au monde. Si l'enthousiasme religieux y règne en maître, le confortable et la propreté ne passent pas pour y avoir été jamais en honneur.

Eli bien, s'il faut en croire la Revue Britannique, La Mecque est en train de se civiliser. On s'occupe d'y construire un hôtel gi- gantesque, dans le genre de ceux qu'on voit à New-York et à Chicago. Il s"y trouvera des appareils tels que téléphones, ascenseurs, etc. L'é- clairage, dit-on, sera électrique. Cinq mille voyageurs pourront y être hébergés, et de grandes salles seront mises à la disposition des congrès religieux.

Tsous ne sommes pas en mesure de contrôler cette information ; mais, réflexion faite, il n'y a pas lieu de l'écarter comme invraisem- blable. L'Arabe est commerçant et le commerce le met au courant des inventions modernes. Il n'en use pas toujours, car il est tradi- tionnel; mais son fanatisme religieux peut très bien le porter à utiliser, dans l'intérêt même des pèlerinages, ce mécanisme des hôtels ultra-modernes inventé par les races de l'Occident. Ainsi les Peaux-Rouges, incapables de s'assimiler bien des découvertes utiles, ont vite emprunté deux choses aux Européens : le cheval et le fusil, parce qu'ils étaient chasseurs, et que cela leur servait à chasser.

La Mecque est la ville sainte de l'Islam, vouée à l'encombrement par dinnombrables pèlerinages. Dans ces conditions, un mécanisme qui permet de mieux loger les pèlerins a des chances d'être vu d'un bon œil, même par des gens farouchement hostiles aux idées, aux inventions, à la manière de vivre des peuples non musulmans.

m. AGITATIONS ET PAS PERDUS

L'administration des postes. La discussion du budget a mis sur la sellette l'administration des postes, et l'on a vu, chose curieuse, une sorte de tournoi à armes différentes s'engager entre M. Mougeot, parlant à la tribune, et M. Paul Leroy-Beaulieu écrivant, soit dans le Journal des Débats, soit dans Y Économiste Français.

En termes véhéments, M. Paul Leroy-Beaulieu a dénoncé ce qu'il appelle 1' « anarchie postale ». Ses critiques se résument en deux griefs : L'administration des postes n'a pas su se mettre à la hau- teur des progrès qui, depuis quelque temps, se sont produits dans l'art des transports; non seulement elle n'a pas su progresser, mais elle a même perdu quelque chose de sa régularité d'autrefois.

M. Mougeot, sous-secrétaire d'État, a protesté énergiquement

LE MOUVEMENT SOCIAL. 281

contre ces accusations, et a relevé des inexactitudes de fait dans les assertions de M. Paul Leroy-Beaulieu; celui-ci, à son tour, a signalé de graves erreurs dans la réponse du sous-secrétaire d'État. Bref, il est resté du colloque cette impression que, dans l'état actuel des transports, beaucoup de lettres sont levées trop tôt et distribuées trop tard. Détail caractéristique : M. Mougeot a classé le réseau de l'État parmi ceux dont les trains n'arrivent pas à l'heure, ce qui retarde forcément les distributions.

Au cours de la discussion, des députés ont fait observer que, de- meurant dans la banlieue de Paris, ils ne recevaient le Journal Officiel qu'à l'heure celui-ci est distribué à Marseille ou à Bor- deaux.

Enfin, M. Paul Leroy-Beaulieu a déclaré que son exemplaire de V Économiste Français, qui lui arrivait par la distribution du matin à une époque oîi la poste ne disposait ni de bicyclettes ni d'automo- biles, lui arrive maintenant par la distribution du soir. En province, des journaux paraissant le samedi matin ne sont distribués que le lundi.

Et tout cela s'explique. Dans une entreprise privée, le patron est intéressé à faire marcher l'affaire de mieux en mieux. Il esta l'affût des progrès qui peuvent se réaliser de droite et de gauche et lui per- mettre de simplifier ou d'accélérer la besogne. Dans une adminis- tration publique, les fonctionnaires n'ont qu'un désir, celui de faire le moins possible. Les progrès, les innovations dérangent, et, si on les adopte de temps à autre, ce n'est qu'à contre-cœur, sous la pres- sion puissante de l'opinion.

Crédits pour la marine. En France et en Allemagne, le gouvernement demande de forts crédits pour la marine.

En ce qui nous concerne, les dépenses nouvelles, fixées théori- quement à neuf cents millions, dépasseront probablement un milliard.

On va donc construire de nouveaux navires de guerre, forger de nouveaux engins destructeurs, et cela ironie cruelle au lende- main de la fameuse conférence dite « du désarmement ».

C'est fâcheux, et les sommes énormes qui vont s'engloutir dans ces constructions navales vont constituer un obstacle de plus aux dé- grèvements tant réclamés par ceux-là même qui poussent à ce sur- croît de dépense.

Il est à craindre que, même ainsi accrue, la flotte française ne soit pas en état de soutenir une lutte éventuelle avec la flotte anglaise. D'autre part, il est à croire que, même sans cet accroissement, la marine française peut rester assez facilement la deuxième marine du monde.

T. XXIX. . 19

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Le milliard une fois dépensé, il y a donc de fortes chances pour que la situation de la France vis-à-vis des autres puissances ne soit pas changée.

Seules les charges publiques seront changées, c'est-à-dire alour- dies, et les contribuables, qui payent déjà trop, paieront encore davantage.

Mieux vaudrait moins de cuirassés sur la mer, et moins d'impôts sur la terre. Comme nous croyons l'avoir déjà dit, les sacrifices énor- mes, démesurés, accomplis en vue de la défense nationale, risquent d'équivaloir, à la longue, au désastre d'une guerre malheureuse, ou même de le dépasser. Il y a des personnes qui se rendent malades à force de se précautionner contre les maladies. N'est-ce pas un peu le cas des nations qui, par crainte de revers incertains, s'infligent chaque année, sous forme de budget de la guerre et de la marine, un formidable tribut à d'imaginaires ennemis?

IV. L'EDUCATION FAMILIALE

C'est sous ce titre que vient de se fonder à Bruxelles une « ligue nationale pour la vulgarisation des sciences pratiques, pédagogiques et sociales dans les familles ». Les fondateurs sont partis de cette idée dont l'observation la plus sommaire suffît à démontrer l'exactitude : Nombre de parents ne réussissent point à faire de leurs enfants des individus bien équilibrés au point de vue physique et intellectuel, capables de se conduire eux-mêmes en êtres raisonnables et moraux, aptes enfin à se suffire pleinement et à faire face aux diverses néces- sités de la vie. Ce n'est pas que le dévouement fasse défaut aux pères et aux mères, ou que la fin morale qu'ils se proposent d'atteindre soit fausse ou seulement inférieure. Leur insuccès réside tout entier dans la défectuosité des moyens employés ; leurs procédés sont pres- que toujours inopérants quand ils ne vont pas à l'encontre du but poursuivi. D'où cela vient-il? C'est que nous ignorons les lois natu- relles du développement parallèle et des réactions réciproques du corps et de l'âme ; nous ne connaissons pas mieux les conditions sociales avec lesquelles les enfants auront à compter lorsqu'ils devront as- surer leur existence et leur bonheur.

La ligue de l'éducation familiale entreprend de remédier à notre ignorance en ces matières. Et comme les pères, généralement trop absorbés par leurs travaux, nont pas le temps d'exercer utilement leur rôle d'éducateurs, elle s'adresse plus particulièrement aux femmes sur qui celte charge retombe le plus souvent.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 283

Pour atteindre son but, elle a recours à trois moyens principaux : la création d'un bulletin mensuel, la formation d'une bibliothèque et d'un service de renseignements, enfin l'organisation de conférences. Le premier numéro de sa revue vient de paraître, et tout un pro- gramme de cours a été élaboré sous la direction de M. Proost, dont j'ai fait connaître jadis aux lecteurs de la Science sociale les excellentes idées en matière d'éducation (1).

Deux de ces cours commenceront incessamment. Le docteur Pol Demade fera une série de leçons sur la physiologie envisagée dans ses rapports avec la pédagogie. On jugera par le sommaire que voici de l'intérêt qu'offre ce sujet :

A. Lois naturelles de l'éducation. Transformation des impulsions héréditaires (instinctives ou réflexes) en mouvements volontaires ou soumis à l'empire de la volonté. Transformations des mouve- ments volontaires en mouvements réflexes ou habitudes par la répé- tition des exercices.

Lois du balancement organique et fonctionnel. Étude des tem- péraments et de leurs transformations par l'exercice, l'alimentation, les milieux, Tares héréditaires. Maladies de l'esprit. Moyen de les combattre par l'hygiène physique et morale.

B Hygiène de l'enfance et de l'adolescence. Notions de micro- biologie théoriques et pratiques. Art de prévenir et d'^atténuer les maladies contagieuses et les dégénérescences des organes. L'al- coolisme et la race.

C. Soins à donner en cas d'accidents, blessures, pansements.

Déjà le distingué praticien qui s'est chargé de développer ce beau programme a fait une conférence d'introduction qui a groupé autour de sa chaire plus de deux cents personnes, et à la suite de laquelle de nombreuses adhésions sont parvenues à la ligue.

La Science sociale avait sa place toute indiquée dans une œuvre comme celle de l'Éducation familiale. A vrai dire, des cours ambi- tieux avaient d'abord usurpé sa place; mais du jour une heureuse rencontre la fit connaître, elle fut accueillie comme elle le méritait et elle reprit tous ses droits. L'honneur de l'exposer m'ayant été confié, je consacrerai cette année une dizaine de leçons à l'étude des Sociétés patriarcales et de leurs dérivés occidentaux. Ainsi j'espère faire com- prendre, à ceux qui les ignorent encore, le caractère vraiment scien- tifique de nos études et en faire apprécier l'importance pour l'édu- cation et la direction des enfants.

Les lecteurs de la Revue me pardonneront d'avoir parlé de moi- même en cette circonstance. J'ai cru devoir le faire pour les mettre au

(1) Science sociale, 189T, t. XXUI, p. 27 et suivantes.

284 LA SCIENCE SOCIALE.

courant d'un événement intéressant. Ils apprendront sans doute avec plaisir que la Belgique ouvre décidément les yeux sur les problèmes de Téducation et qu'elle commence à prêter l'oreille à la voix de la Science sociale.

Victor MuLLER.

V. COUP D'ŒIL SUR LES REVUES

Ceyian et les Anglais.

M. Jules Leclercq, dans la Revue des Deux-Mondes (1), étudie la situation de l'île de Ceyian sous l'administration coloniale de l'Angle- terre.

« La conquête de l'île achevée, les Anglais y introduisirent une solide organisation coloniale. Parmi les principales réformes politi- ques et sociales accomplies sous leur domination, on peut mentionner l'abolition de la torture et des châtiments barbares, l'institution du jury, l'abolition de l'esclavage et du travail forcé, la suppression de toute distinction de caste en matière judiciaire, l'établissement d'un Conseil législatif comprenant des membres non officiels, la liberté de la presse, l'abolition du monopole de la culture de la cannelle, l'ins- titution d'une caisse d'épargne, la restauration des travaux d'irriga- tion, la construction de routes et des chemins de fer, l'organisation du service postal, du télégraphe et d'autres services publics, la ré- forme des lois relatives au mariage des indigènes, la suppression de la polyandrie, l'organisation du service de l'état civil, la publication de journaux en langue cinghalaise et en langue tamile. Les Anglais, avec leur sens pratique, s'appliquèrent surtout à multiplier les routes, les ponts, plus tard les voies ferrées qui, en facilitant les communi- cations, devaient apporter l'aisance et la civilisation aux populations de l'intérieur, diminuer la mortalité causée par les famines, et faire disparaître les préjugés de castes. Les voies ferrées sont, pour ces peuples orientaux, un puissant instrument de progrès. Les chemins de fer de Ceyian transportent, chaque année, près d'un million et demi de voyageurs indigènes, plus que n'en eussent pu transporter en un siècle les anciens chars à bœufs. Nous sommes loin du temps le système des voies de communication se réduisait aux quelques canaux construits parles Hollandais dans les provinces maritimes de la côte occidentale de l'île. Lorsque les Anglais débarquèrent à Ceyian, il n'y avait pas une route pratiquable dans l'île entière. Au-

(1) Livraison du l"raars.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 285

jourd'hui, l'île est couverte d'un admirable réseau de routes, et le chemin de fer qui relie la côte au massif montagneux de l'intérieur est un des plus étonnants du monde.

« Dès 1863, la prospérité de Ceylan avait pris un tel développe- ment, que la colonie fut chargée de pourvoir elle-même à toutes les dépenses militaires. Depuis lors donc, elle ne coûte plus rien à la métropole. La colonie paye annuellement au gouvernement impérial 160.000 livres sterling pour la dépense de la protection militaire. Sous le rapport de l'instruction publique, Ceylan est en grand pro- grès sur rinde anglaise. Partout, le gouvernement a institué des écoles indigènes. Actuellement, on compte un élève sur dix enfants en âge d'école, tandis que, dans l'Inde, on en compte à peine un sur cent.

La colonisation à Madagascar

M. Sevin-Desplaces, dans la Revue Bleue (1), termine ainsi un article sur la colonisation de Madagascar, colonisation fortement appuyée par le gouvernement militaire :

« Il y a ce point de comparaison entre Madagascar et l'Algérie qu'ici comme là-bas, c'est l'armée qui a préparé la colonisation. Il y a eu ici comme là-bas colonisation militaire, sous une forme appro- priée. Mais il y a cette différence qu'ici l'initiative militaire n'avait pas comme là-bas un élément fixe à sa disposition et tout préparé à lui servir d'auxiliaire.

<( C'est pourquoi la colonisation ou, ce qui est plus exact, la mise en valeur de l'Algérie aura été plus lente que celle de Madagascar, dont la population entière sera, dans un temps peu éloigné, irrésis- tiblement saisie par le flux de pénétration et d'organisation dont le corps d'occupation est l'agent impulsif.

« Il était intéressant, alors que tant de voix défendent le système civil et tant d'autres le système militaire, d'insister sur cet exemple qu'offre Madagascar après l'Algérie d'une colonie Tarmée, par la force des choses et l'initiative de certains de ses chefs, a fait de la colonisation intelligente et pratique. »

Si la colonisation semble devoir marcher plus vite à Madagascar qu'elle n'a marché en Algérie, cela tient surtout, comme l'aperçoit M. Sevin-Desplaces, à ce que la formation sociale des Hovas ne res- semble pas à celle des Arabes. Ceux-ci, patriarcaux rigoureusement attachés à leurs traditions, sont moins pénétrables que ceux-là, et les Hovas, d'autre part, ont une certaine civilisation qui permet d'obte- nir d'eux quelque chose.

(1) Livraison du 2i février.

286 LA SCIENCE SOCIALE.

Quant à Fautorité militaire, il est évident qu'elle doit souvent, dans les colonies françaises, prendre l'initiative de la colonisation, comme nous l'avons déjà montré, et pousser, pour ainsi dire, les colons par les épaules, lorsque ceux-ci, trop timides encore, n'osent pas marcher Wut seuls.

VI. A TRAVERS LES FAITS RECENTS

Les bâtiments de l'Exposition. La grève de Carinaux. La suppression des cadres inutiles dans l'armée. I>es marchands d'eau de Paris. —L'Algérie ancienne et l'Algérie nouvelle. Les massacres en Chine. Les progrès de la vigne et des arbres fruitiers en Californie. Le retour en Afrique des nègres américains.

Un mois seulement nous sépare de l'ouverture de l'Exposition. Presque tout a été dit sur les conséquences sociales qu'aura probable- ment cette grande fête économique. Beaucoup risquent de n'être pas heureuses : augmentation du coût de la vie, dissipation improductive d'épargnes accumulées, diffusion de divertissements malsains, chô- mage succédant brusquement, pour des milliers d'ouvriers, aune pé- riode de travail assidu et de forts salaires, invasion de la capitale par des flots humains, qui, les exceptions mises à l'écart, n'apporte- ront pas ce qu'il y a de plus sain dans la province et à l'étranger.

Au dire des gens experts, le bénéfice le plus important de l'Expo- sition est déjà acquis. Ce bénéfice consiste dans le spectacle des tra- vaux qu'ont occasionnés les constructions diverses qui doivent abriter les objets exposés, et aussi celle du pont Alexandre III. L'art de bâtir, soit en pierre, soit en fer, a progressé durant les dernières années, et les hommes compétents en la matière, architectes ou ingénieurs, ont pu s'en rendre compte en voyant avec quelle rapidité s'édifiaient le pont et les palais en question. Le « ciment armé », surtout, a fait merveille.

Il serait utile que les procédés nouveaux employés dans ces cons- tructions pussent se répandre un peu partout, et que les simples par- ticuliers pussent en profiter dans la mesure du possible. Si les im- meubles peuvent- être construits plus vite et moins cher, tant mieux pour les propriétaires, et, par contre-coup aussi, pour les locataires de l'avenir. Quand le bâtiment va, tout va, dit un proverbe. La so- ciété, à ce compte, n'aurait jamais si bien marché qu'à présent.

Et pourtant, cela n'empêche pas certains malaises, devenus pour ainsi dire endémiques. Nous devrions renouveler, à propos de la récente grève de Carmaux, les réflexions que nous ont inspirées

LE MOUVEMENT SOCIAL. 287

tour à tour les grèves du Creusot, de Monceau-les-Mines et de Saint- Étienne. On a vu des ouvriers entrer en lutte avec leurs patrons, non point sur des questions vraiment intéressantes pour eux, mais sur des questions politiques et religieuses. Le système de la « guerre des classes », préconisé par les politiciens socialistes, a été expéri- menté une fois de plus. En outre, l'oppression de l'ouvrier qui veut travailler par l'ouvrier qui ne le veut pas, s'est révélée comme une méthode de plus en plus régulière d'organiser l'hostilité entre les patrons, méthode réprouvée en théorie, mais approuvée en réalité par la connivence tacite de ceux qui ont pour mission de garantir la sécurité des citoyens et la liberté du travail. Rien de moins encou- rageant pour les jeunes gens que peut solliciter une vocation indus- trielle, mais qu'effrayera de plus en plus, il faut s'y attendre, la pers- pective des innombrables soucis attachés au métier de patron.

La carrière d'officier plaît davantage. Aussi le panache du Saint- Cyrien fait-il l'objet de bien des convoitises. Peu de ces ambitions sont récompensées, sans doute. Mais ce « peu » n'est que relatif. N'avons-nous pas trop d'officiers? C'est la question que l'on s'est posée à l'occasion de la discussion du budget de la guerre, et à la- quelle un publiciste militaire, M. le colonel Patry, vient de répondre en proposant des coupes sombres dans les grades trop touffus de notre armée.

M. le colonel Patry trouve inutiles les généraux de division. La « division », assure-t-il, n'a pas de raison d'être. Au-dessous du corps d'armée peut venir immédiatement la brigade, et le général com- mandant celle-ci gagnerait à se trouver immédiatement en contact avec le général commandant celui-là. On peut supprimer encore le lieu- tenant-colonel. Il ne sait que faire pendant la paix et se placer dans le combat. Même suppression proposée pour le chef d'escadron, qui ne commande pas un escadron, puisque celui-ci possède à sa tête un capitaine. Entre l'escadron et le régiment de cavalerie, il n'y a pas utilité à créer un groupement intermédiaire comprenant deux esca- drons. Les capitaines adjudants-majors et les capitaines en second peuvent aussi être considérés comme superflus.

Telles sont en substance les réformes proposées par M. le colonel Patry. Nous n'avons pas la compétence requise pour les discuter à fond; mais, à première vue, elles paraissent assez raisonnables. Du reste, il ne suffirait pas de supprimer des cadres; il faudrait sup- primer des effectifs entiers. Mais, pour le quart d'heure, nous n'en prenons pas le chemia.

288 LA SCIENCE SOCIALE.

A propos de fonctions peu utiles, on signalait dernièrement l'exis- tence à Paris de « marchands d'eau », profession que Ton s'étonne de retrouver aujourd'hui que la distribution de l'eau à domicile est si universellement organisée dans nos grands centres urbains. Il y a un vestige, un témoin du passé, une curiosité pour ainsi dire archéologique.

Il existe encore à Paris dix fontaines Ion vend de l'eau. En 1860, ces fontaines réalisaient une recette de 700.000 francs. C'était l'époque héroïque du porteur d'eau, ce type immortalisé par la comédie d'a- lors. Aujourd'hui, chaque marchand d'eau vend en moyenne, dit-on, un seau tous les mois. Le prix du seau d'eau est d'un centime!

Les marchands, qui n'ont en réalité rien à faire, sont d'anciens employés de la Compagnie des eaux, à qui l'on donne ainsi une sorte de retraite : cinq cents francs par an et le logement.

On ne peut donc ici crier à l'abus. C'est plutôt une façon originale de pensionner de vieux serviteurs, et l'existence de ce bizarre emploi, en définitive, ne fait de mal à personne.

Des choses antiques, on est en train d'en déterrer pas mal en Algérie et en Tunisie. Pour ce dernier pays, on connaît les décou- vertes du P. Delattre. Pour l'Algérie, voici qu'on annonce la mise au jour, près du cap Matifou, d'une basilique romaine qui faisait partie de la ville de Rusguinia. On pense que la continuation des fouilles permettrait de retrouver bien des choses intéressantes dans cette cité disparue.

La conclusion qui se dégage de toutes ces trouvailles sur le sol africain, c'est quil y a eu là, du temps des Carthaginois et des Romains, une population dense, des villes florissantes, une civilisa- tion très avancée, et que tout cela a été balayé par les invasions pos- térieures.

C'est un pays qui se réveille après plusieurs siècles de sommeil. Ce rivage, plus productif et plus propice à la formation de la richesse qu'il ne l'avait paru au premier abord, fît vraiment grande figure depuis l'époque les Phéniciens y arrivèrent jusqu'à celles les Romains y furent vaincus.

On sait que l'Algérie-Tunisie, depuis les Romains, a reçu trois fâcheuses visites : celle des Vandales, celle des Arabes, celle des Turcs. Chacune d'elles semble avoir exercé sur le pays une dépres- sion croissante. Les Turcs surtout, bien qu'ils aient dominé l'Afrique

LE MOUVEMENT SOCIAL. 289

barbaresque plutôt qu'ils ne l'ont occupée, ont contribué à l'immo- biliser dans le degré de décadence oîi nous l'avons trouvée.

Heureusement, ce qui reste du passé permet de former des espé- rances pour l'avenir. Soumis à des influences sociales supérieures, ce sol peut produire à nouveau cette civilisation qui y régna pendant tant de siècles, et dont nous retrouvons de temps en temps les dé- bris.

Les civilisés sont quelquefois des barbares, dans le sens le plus populaire du mot. Tel est le cas des Chinois, qui, une fois de plus, viennent de se signaler par des massacres de chrétiens et des pillages de chrétientés. Les châtiments infligés précédemment à d'autres meurtriers n'ont pas corrigé les meurtriers actuels, et les réclama- tions diplomatiques, si souvent appuyées par des menaces, n'ont pas inculqué au gouvernement chinois cette idée élémentaire que son premier devoir est de faire régner la sécurité. Étant donné les dis- positions et les convoitises des puissances européennes, une telle négligence ne peut que lui porter malheur.

C'est en Chine encore que vient d'être publié un édit impérial ordonnant de détruire les tombes des ancêtres du mandarin Kang- Yu-Ouaï, châtiment bien chinois. En outre, la tête dudit mandarin est mise à prix pour cent mille taëls. Le crime du mandarin, paraît-il, est de s'être fait le promoteur de certaines réformes.

Et pourtant, il résulte de renseignements fournis par les mission- naires que, malgré cette résistance traditionnelle opposée au progrès par une grande partie de la masse chinoise, cette masse n'est plus tout à fait un bloc, comme autrefois, et que les adhésions aux nou- veautés deviennent nombreuses. C'est ce que les événements nous permettront, selon toute vraisemblance, de vérifier bientôt.

En face de la Chine, de l'autre côté du Pacifique, s'étend la célèbre Californie. On y trouve toujours de l'or, mais ce n'est plus ce métal qui fait sa grande richesse. Le climat californien se prête admirable- ment, par sa douceur, à la culture des arbres fruitiers et notamment de la vigne. C'est de ce côté que s'est jetée l'activité des Américains.

C'est seulement l'année dernière que la Californie a commencé à exporter ses vins. Ils ont été achetés par l'Angleterre et par l'Alle- magne. Une grande maison de Londres, très active, s'efl'orce de pro- pager ces vins en Europe, et d'y disputer la clientèle aux vins espa- gnols et français.

T. xxi\. 20

290 LA SCIENCE SOCIALE.

Quant aux abricots, pêches, raisins de Californie, voilà longtemps que leur réputation est faite et qu'ils viennent, jusque chez nous, faire concurrence à nos propres fruits. Tantôt desséchés, tantôt con- servés, ils pénètrent sur tous les marchés de l'Europe, malgré les frais de transport dont ils sont grevés. Une exploitation savante, mé- thodique, perfectionnée, permet aux horticulteurs californiens de pro- duire en grand ces fruits secs et ces conserves. Ils font de cette culture une affaire et le pays où, il y a moins d'un demi-siècle, s'agitaient fiévreusement les chercheurs de pépites, est en train de se transfor- mer en un gigantesque verger, fournisseur de toutes les tables du monde.

Moins prospère est la culture de la canne à sucre, qui fit jadis des Antilles un pays si opulent. La betterave a porté un terrible coup à sa rivale, et, depuis longtemps, un sourd malaise économique tour- mente toute cette région. Ce malaise n'est pas étranger aux tragiques événements de la Martinique, dont l'opinion s'est émue le mois der- nier. Une des formes de ce malaise est le cliômage, qui paralyse beaucoup de travailleurs noirs.

Frappé de ce phénomène, le consul anglais de Bathurst (Gambie) a eu ridée de proposer, dans un curieux rapport, l'établissement d'un service maritime direct entre les Antilies et la côte occidentale d'Afrique. Ce service permettrait aux nègres des Antilles de venir s'établir sur la côte africaine ils joueraient, parmi leurs frères noirs, le rôle d'élément supérieur, susceptible de relever le niveau de la masse. On ferait ainsi d'une pierre deux coups : on débarrasse- rait les Antilles d'un certain nombre d'ouvriers sans travail et on les transporterait dans un nouveau milieu ils constitueraient, rela- tivement aux noirs africains, des ouvriers d'élite. Peut-être même les nègres des États-Unis suivraient-ils le mouvement, et viendraient-ils, eux aussi, chercher du travail en Afrique.

On sait que cette question du « retour « des nègres américains en Afrique a été envisagée par d'excellents esprits. La république de Libéria constitue déjà, à ce point de vue, une tentative partielle. L'idée du consul de Bathurst pourrait quelque jour la compléter, à la satisfaction des deux continents.

G. d'Azambuja.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 291

VII. SOCIÉTÉ DE SCIENCE SOCIALE

POUR

LE DÉVELOPPEMENT DE L'INITIATIVE PRIVÉE

ET L\

VULGARISATION DE LA SCIENCE SOCIALE

Nouveaux membres titulaires :

Bary (de), Lieutenant au ïl'2.'' d'artillerie, à Versailles; Seynes de Larlenque (de), Secrétaire de l'Ambassade de France à Berlin, présentés par M. Raoul de Chamberet; Simon (Adrien), 17, rue de Tournon à Paris, présenté par M. Maurice Bures; Richard, Industriel, à Jujurieux (Ain), présenté par M. H. de Boissieu; Crépin (Paul), Licencié es lettres. Villa des Flots, avenue de Le- rins, à Cannes (Alpes-Maritimes), présenté par M. G. Melin; Moutier (le Docteur A.), 11, rue de Miromesnil, à Paris; Hubert (Maurice), Ingénieur des Arts et Manufactures, 114, rue de la République, à Marseille ; Bochanow (André), Consul grec, à Riga (Russie) ; Brun (Henri), Avocat à la Cour d'appel, 33, rue du Cherche-Midi (Paris); Ayala Valva (G. d'), 2, Rione Siri- gnano, à Naples (Italie); Ricard (R.), Avocat, 17, rue d'Iéna, à Angoulême (Charente) ; Chabannes (P. de)', 3, Traverse Pé- rier, à Marseille; Dumon (Henri), Industriel, faubourg Valen- ciennes, à Tournai (Belgique) ; Braamcamp de Mattos (José), Hôtel Bragzanço, à Lisbonne (Portugal); Semey (V.), Lieutenant, 6^ compagnie de remonte, à Blidah (Algérie); Aman, Directeur de l'orphelinat Prévost, à Campuis, par Grandvilliers (Oise) ; Mo- hamed Saleh Solyman, Directeur de FÉcole de Tala (Egypte); Wil- LEMS (Victor), Juge de Paix, suppléant, à Dra-El-Mizan (Alger) ; DuTET (Pierre), Industriel, 47, rue Plateau, à Gand (Belgique); OsoRio (Paulo), Foz do Douro à Porto (Portugal); Vomécourt (Baron de), à Martimpré, par St-Dié (Vosges); Auclair, ferme du Crosne, par Villeneuve-Saint-Georges (Seine-et-Oise); Monti DE Rezè (Louis de), rue Madame, 60, à Paris ; Couturié (H.), Diana Lodge, Grantham (Angleterre); Neuville (Albert), rue Louviex, 87, à Liège (Belgique) ; Gebhardt (J.-J.), 5, allée Saint- Fiacre, à Champignolle, par la Varenne-St-Hilaire (Seine); Geiger (André), rue de Naples, 30, à Paris; présentés par M. Ed- mond Demolins.

292 LA SCIENCE SOCIALE.

VIII. BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE

De l'inaptitude des Français a concevoir la question juive, par M. Octave Tauxier. Bureaux de l'Action Française, 143, rue d'Aboukir.

M. Tauxier donne, à sa courte brochure, cette épigraphe, fournie par M. Maurice Barrés : « La recherche des principes de notre affai- blissement, voilà une belle besogne pour ceux qui ont Famour de leur patrie, de son histoire et le goût de l'analyse. » C'est dire que M. Octave Tauxier, au moins par ses aspirations, se rapproche de l'école de la Science Sociale. Les travaux de notre revue Font heu- reusement inspiré, du reste, en plusieurs passages de son travail.

Après avoir caractérisé le « travail juif » et les tendances de la race juive à s'emparer du gouvernement des nations, M. Tauxier s'eiTorce d'expliquer la « passivité » du Français en présence du péril juif ». Il étudie ensuite la « mentalité jacobine » et montre les points de contact qui existent entre le jacobin et le juif. Il con- clut en disant que la solution de la question juive est subordonnée à la solution de la question jacobine, car c'est le jacobinisme qui a déformé l'intelligence française.

Étude très serrée, d'une philosophie nerveuse, d'un style net et uni, sereine dans son genre malgré une certaine allure belliqueuse des formules et des arguments.

Un contemporain égaré au dix-huitième siècle. Les projets de l'abbé DE Saint-Pierre, par M. Siégler-Pascal, docteur endroit. 1 vol. in-8°, Arthur Rousseau, Paris.

Le titre de cet ouvrage en indique clairement la portée. L'abbé de Saint-Pierre, souvent traité d'utopiste, eut surtout des idées en avance sur son temps. Ses projets de réformes politiques, administratives, judiciaires, ses vues sur la statistique, sur la bienfaisance, ses prin- cipes informes d'économie politique, son système de la polysynodie, qui aurait été un commencement de gouvernement parlementaire, montrent que si le fameux abbé avait vécu de nos jours, il. aurait marché avec son siècle. Son œuvre aurait même peut-être réussi deux fois pour une, par ses vérités et par ses erreurs.

Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.

TYPOGRAPHIE Fir.MIX-DIDOT ET C'^.

QUESTIONS DU JOUR

V

LE "TRUST " AUX ÉTATS-UNIS

La question des Trusts, en ce moment de développement industriel intense, tend à prendre une certaine acuité. M. Paul de Rousiers, qui a déjà étudié dans cette Revue (livraison de juillet 1898) le Irust de l'a- cier, veut bien nous communiquer la conférence suivante qu'il vient de faire sur les Trusts en général, à Nancy. Notre collaborateur avait été invité à traiter ce sujet par la Société industrielle de l'Est, et la confé- rence a eu lieu le 24 février, dans la salle de l'Institut cldmique de Nancy.

Messieurs,

Le mot de Trusts que nous commençons à adopter en France est, dans son pays d'origine, aux États-Unis, un de ceux qui prê- tent au plus grand nombre de confusions, de malentendus. Il a ce caractère double et d'apparence contradictoire, d'être à la fois indéterminé et passionnant, de n'éveiller aucune idée précise, mais d'exciter les esprits au plus haut point. Contre les Trusts se lig-uent tous ceux qui souffrent ou croient soulfrir des « abus du capitalisme », esprits généreux frappés de certaines anomalies ou de certaines injustices, simples vaincus de la vie qui accusent de leur échec personnel un système général. Et, d'instinct, sans réflexion, la plupart de ceux qui se trouvent bien de ce système se groupent autour des Trusts pour les défendre, par opposition

T. XXIX. 21

294 LA SCIENCE SOCIALE.

à ceux qui les attaquent, par sympathie irraisonnée, par senti- ment irréfléchi de solidarité.

Obscur et excitant tout à la fois, ce mot de Trusts était naturel- lement destiné à devenir une plate-forme politique. Déjà, au cours de la campagne électorale présidentielle de 1896, Bryan, le can- didat démocrate et populiste, ne ménageait pas ses attaques aux Trusts ; mais elles disparaissaient dans le grand bruit mené autour du monométallisme et du bimétallisme. Aujourd'hui, à la veille de la nouvelle campagne de 1900, la question monétaire réglée maintenant passe au second plan, et les Trusts paraissent desti- nés à faire l'objet principal de la lutte.

Pour nous, Messieurs, qui sommes Français, nous n'aurons à voter ni pour Mac Kinley ni pour Bryan; nous n'aurons pas à nous prononcer pour ou contre les Trusts américains, et notre esprit, moins surexcité par les luttes politiques, aura la liberté nécessaire pour examiner ce gros problème des Trusts après l'avoir nettement défini.

I. LE (( TRUST )!. CE QUIL EST ET CE QU IL X EST PAS.

Qu'est-ce donc exactement qu'un Trust?

Il y a r^Mi lorsqu'une industrie est monopolisée e;i/«// entre les mains dune seule société ou d'une seule personne, lorsque les tentatives de concurrence sont rendues impossibles, lorsque aucune exploitation indépendante ne peut se créer dans cette industrie.

Cela, c'est le Trust absolu, scientifique, idéal. En réalité, on peut considérer que le Trust est suffisamment caractérisé, lors- qu'il ne laisse vivre auprès de lui que des entreprises très peu im- portantes, ou qu'il domine le marché au point d'obliger toute entreprise indépendante à suivre aveuglément son impulsion. Par exemple, le pétrole est l'objet d'un Trust de la part de la Standard OU Co, bien que les États-Unis comptent quelques raf- fineurs indépendants; on a parlé dernièrement d'une Société nouvelle, la Pure OU Co, destinée à grouper ces indépendants et

LE « TRUST » AUX ÉTATS-UNIS. 295

à combattre la Standard OU Co. Tant que des faits précis n'au- ront pas remplacé ces menaces, tant que l'existence de cette so- ciété ne se sera pas affirmée par des résultats, la domination de la Standard OU sera suffisante pour qu'elle reste le type le plus énergique et le plus fortement constitué du Trust améri- cain.

Le Trust est donc un monopole de fait ^ c'est-à-dire un mono- pole constitué sans l'intervention, au moins sans l'intervention directe de l'État. Le monopole des allumettes chimiques en France, celui de l'alcool en Russie, etc., sont des monopoles légaux, des moyens de fiscalité; ils n'ont rien de commun avec les Trusts, parce qu'ils ne sont pas un phénomène spontané, mais le résultat voulu d'une contrainte. Un gouvernement peut, aux risques et périls des intérêts de la nation, violenter le libre jeu des forces économiques et créer un monopole artificiel dans une industrie pour se procurer des ressources budgétaires ; mais que, pour une cause quelconque, il retire sa main de cette industrie, qu'il sup- prime la contrainte, et d'elle-même, spontanément, l'industrie reviendra au régime de la libre concurrence. Au contraire, lors- que le Trust se produit, c'est que d'elle-même, spontanément, tout au moins sans contrainte apparente et positive, l'industrie se jette entre les bras d'un maître. Vous saisissez de suite combien l'étude scientifique du Trust va être plus intéressante que celle du monopole légal. Le monopole légal, vous pouvez l'observer dans ses résultats; vous n'avez pas à en chercher les causes, tout au moins les causes économiques ; son origine n'est pas due en efiet à des motifs d'ordre économique, mais à des motifs d'ordre fiscal ; elle n'estpas naturelle, mais artificielle. Au contraire le Trust a des causes éloignées et cachées, comme tous les phénomènes naturels, dès causes qui sollicitent les recherches des savants et qui permettent l'observation. Ceux qui ont voulu le combattre à coups de textes de lois, ont bien reconnaître qu'il avait des racines profondes et qu'il repoussait avec une vigueur nouvelle quand on l'abattait à grands coups de cognée. Nous aurons à suivre les ramifications souterraines de ces racines, et cela nous fournira l'occasion d'intéressantes constatations.

296 LA SCIENCE SOCIALE.

Nous aurons, au cours de cette conférence, quelques constata- tions péniJiles à faire au sujet des Trusts américains. Je ne vou- drais pas qu'elles vous apparussent comme un blâme, même très atténué et très indirect, des ententes vers lesquelles l'industrie française évolue de plus en plus. Je sais les services indiscuta- bles que rend, en particulier, le Comptoii' métallurgique de Longwy. Si je n"ai pas la prétention de le bien connaître, ni l'ou- trecuidance de venir en exposer le fonctionnement devant la Société Industrielle de l'Est, je tiens du moins à marquer net- tement que, pas plus d'ailleurs que le Cartell allemand, il ne mérite le jugement sévère que se sont attiré les Trusts améri- cains.

Si le Trust se distingue du monopole légal, il ne se confond pas non plus avec le C«r^e// allemand, avec l'entente industrielle que nous connaissons en France, et dont votre région de l'Est offre l'exemple le plus parfait peut-être avec le Comptoir métal- lurgique de Jjongicy.

Le Cartell est une entente volontaire entre différents produc- teurs dans une même industrie. Il n'a jjas le caractère fatal du Trust, qui se présente comme une domination inévitable. Les fondateurs dun Trust vont trouver leurs concurrents avec cette menace à la bouche : « Si vous refusez d'entrer dans notre com- binaison, nous vous ruinerons ». Et. en cas de refus, ils exécutent leur menace. Leur formule pourrait être celle d'un homme d'État célèbre: « Se soumettre ou se démettre ». C'est la formule de gens qui se sentent sûrs de la victoire. Au contraire, le Cartell, comme l'entente, ne s'établit que par le libre consentement de tous ses adhérents. Il ne peut subsister que si ses adhérents cons- tituent la presque totalité des producteurs d'une industrie. Ces temps derniers, par exemple, les raffineurs et fabricants de sucres allemands ont cherché à établir un Cartell. L'entreprise a échoué parce qu'on n'a pas pu obtenir l'adhésion de 90 pour cent des producteurs. Une très grosse majorité désire le Cartell, mais cela n'est pas encore suffisant.

Non seulement le Cartell est volontaire, mais il est loin d'a- voir le même effet absorbant que le Trust. Il ne s'applique qu'à

LE « TRUST » AUX ÉTATS-UNIS. 297

la question commerciale du prix de vente des produits, et gé- néralement sur le seul marché national. Il laisse donc à l'ini- tiative des fabricants tout son libre jeu en ce qui concerne les multiples questions des matières premières, d'outillage, de sa- laires, etc. D'ordinaire aussi il laisse subsister une liberté com- plète pour la vente à l'étranger. Je ne connais pas d'exemple de Cartell qui réglemente actuellement les prix de vente en dehors du marché national.

Le Trust, au contraire, est l'absorption de plusieurs sociétés concurrentes par une autre société qui les englobe et ne leur laisse plus qu'une apparence de vie, quand elle la leur laisse. Au début, ces sociétés abandonnaient leurs pouvoirs à des Trustées qui don- naient des Trust Certificates^ des certificats de dépôt en échange des actions qui leur étaient remises. Aujourd'hui, pour éviter les difficultés résultant des lois contre les Trusts, on a recours à un procédé plus direct. Les actions des sociétés anciennes sont échangées contre des actions d'une société nouvelle de la même forme, mais unique. De la sorte, il n'y a plus de Trust apparent, mais seulement une société par actions. Dans les deux cas, les anciennes sociétés perdent toute personnalité en entrant dans le Trust. Souvent il arrive qu'on ferme leurs usines pour augmenter la production sur un point jugé plus favorable, mais peu importe à leurs actionnaires; ils sont désormais actionnaires du Trust. Les profits du Trust les intéressent, non ceux de telle ou telle usine. En somme, le Trust est une annexion, le Cartell une fé- dération.

De plus, le Cartell est temporaire. Il est conclu pour une pé- riode déterminée, en vue de résultats momentanés, pour parer à des circonstances particulières; sans doute, il arrive qu'il se prolonge par tacite reconduction ou par engagement formel, ou bien encore avec d'importantes modifications, entre les mêmes associés, ou avec addition de nouveaux adhérents, ou avec dé- part de quelques-uns; cela prouve précisément sa souplesse et la multiplicité des combinaisons auxquelles il se prête, et com- bien de changements on peut y apporter. Le Trust, au contraire, s'il peut affecter des formes extérieures un peu différentes, a tou-

298 LA SCIENCE SOCIALE.

jours le même caractère fondamental, essentiel, permanent, de monopolisation. Quand le Trust est établi, c'est que tous ses con- currents sérieux sont absorbés ou ruinés par lui ; c'est que toute la vie est en lui et qu'autour de lui il n'y a que mort ; c'est qu'il a monopolisé l'industrie sans que personne puisse prévoir quand elle reviendra au régime de libre concurrence. Le Trust du pétrole est maître aux États-Unis depuis 1872 en fait. Le Trust du sucre y règne depuis une cjuinzaine d'années; rien ne fait penser que la fin de leur règne approche.

Enfin le Cartell a très nettement l'allure d'une ligne défensive. Le Trust est une entreprise offensive. Le Cartell cherche à sau- vegarder, au moyen d'une entente entre plusieurs fabricants, des intérêts qui leur sont communs. Le Trust va attaquer et ruiner les concurrents qui ne se laissent pas absorber. Il leur fait une guerre essentiellement déloyale en abaissant ses prix de vente au-dessous du cours normal, pour les relever ensuite, une fois la victoire obtenue.

Toutefois, ces manœuvres ne servent jamais qu'à faciliter la fondation du Trust; elles ne sauraient lui assurer la durée qui le caractérise. Le Trust est tout autre chose, en effet, qu'un simple phénomène d'accaparement. Ceux qui l'établissent ne se proposent pas un coup de bourse, une opération rapide et passa- sagère, mais une exploitation de longue haleine dans laquelle ils s'engagent à fond. Le J^rust du pétrole, par exemple, a sa formation à ce que Rockefeller et quelques-uns de ses associés les plus intimes avaient acheté la majorité des actions dans les Compagnies indépendantes. Ce n'est pas le fait de spécula- teurs, mais le fait d'industriels. Ils se liaient étroitement à la fortune du Trust ; ils pensaient qu'un monopole de fait établi dans l'industrie pétrolière pourrait être une source de gros pro- fits, et la suite des événements a prouvé qu'ils ne se trompaient pas. Mais ils ont couru les risques de l'entreprise sans pouvoir se dégager facilement; ils se sont délibérément compromis.

Ainsi le Trust se distingue du monopole légal parce qu'il se produit sans contrainte directe de la loi, du Cartell par son ca- ractère dominateur, fatal, absorbant et durable, de l'accapare-

LE « TRUST » AUX ÉTATS-UNIS. 299

ment par l'exploitation industrielle qu'il comporte essentielle- ment.

C'est un phénomène nouveau qui paraît résulter naturelle- ment des circonstances, dont la marche est irrésistible et l'effet définitif, qui affecte profondément l'organisation de l'industrie elle-même, au lieu d'être, comme l'accaparement, un accident passager d'ordre commercial.

C'est la main mise sur une branche du travail national par un particulier.

II. AVANTAGES SUPPOSES ET DANGER REEL DES (c TRUSTS ».

Les termes seuls de cette définition suffisent à défioncer une transformation considérable.

C'est, en effet, le monopole substitué à la concurrence, non plus pour satisfaire à un besoin fiscal, non par suite d'une déci- sion législative toujours révocable, mais par le cours naturel des choses, semble-t-il.

Est-ce une ère nouvelle qui commence, ère dans laquelle la production choatique, irraisonnée, abandonnée aux hasards des initiatives privées et aux dangers de la concurrence sans li- mites, disparaîtra devant a production scientifique, raisonnée, guidée par une connaissance précise des besoins de la consom- mation ? Beaucoup de partisans des Trusts le soutiennent et sa- luent cette ère nouvelle avec enthousiasme.

Ils prédisent la disparition prochaine, tout au moins l'espace- ment de plus en plus marqué des crises de surproduction, qui apportent sur nos marchés de tels désordres et sont la cause de tant de ruines. De la sorte, le capital se trouvera dirigé norma- lement et avec des risques très diminués vers les entreprises véri- tablement réclamées par la situation économique ; voilà pour les capitalistes.

Aux ouvriers ils annoncent la régularisation du travail résul- tant de la régularisation de la production, les chômages beau- coup moins fréquents, plus de sécurité.

300 LA SCIENCE SOCIALE.

Enfin les consommateurs seront d'après eux les vrais bénéfi- ciaires de l'évolution nouvelle. Grâce aux économies considéra- bles apportées dans les frais généraux par la concentration d'une industrie entre les mêmes mains, grâce à une distribution plus scientifique des produits avec le minimum de transports néces- saires, grâce à la rareté des crises qui diminuera les occasions de pertes pour les industriels, la fabrication pourra livrer ses produits à un prix bien inférieur aux prix actuels.

Et à l'appui de ces prédictions, les partisans des Trusts citent des faits. Ils rappellent que, depuis 1871, époque de la forma- tion du Trust du pétrole, l'écart entre le prix de l'buile brute prise aux puits et le prix de l'huile raffinée prise à New-York, par exemple, a constamment diminué. Donc le transport et le raffinage coûtent moins cher au public sous le nouveau régime que sous l'ancien. En effet la ditférence entre les prix de 1871 et ceux de 1893 révèle une économie des 2/3 environ. L'écart était de 13 cents 72 en 1871 ; il était seulement de i cents 72 en 1893. De même la monopolisation de fait des services télégraphiques entre les mains de deux compagnies a permis une diminution des tarifs, etc.

Si le Trust est véritablement le fruit naturel de l'évolution in- dustrielle et commerciale moderne, si son avènement doit sauver les patrons du danger de la surproduction, les ouvriers du fléau du chômage, si, en plus, il assure aux consommateurs le bénéfice de prix moins élevés, il ouvre en effet une nouvelle ère et une ère bénie. Rien ne prévaudra contre lui d'une part, et, d'autre part, personne n'aura beaucoup à s'en plaindre. Ce sera un tyran, mais un bon tyran.

Ces affirmations, Messieurs, je me hâte de le dire, ne reposent que sur des apparences. Le Trust n'est pas un phénomène na- turel, mais un phénomène anormal, se rencontre toujours, avec un ensemble de circonstances exceptionnelles, un élément tout artificiel. Il n'est pas le produit de l'évolution industrielle et commerciale moderne, mais le résultat fâcheux de la ren- contre de cette évolution avec des contraintes surannées ou de dé- plorables négligences de l'autorité publique. Il est à une

LE « TRUST » AUX ÉTATS-UNIS. 301

fausse conception du rôle de l'État, à son ingérence abusive dans les intérêts privés par rétablissement de taxes douanières prohi- bitives, à son absence de contrôle sur certains services publics, les chemins de fer, par exemple.

C'est là, Messieurs, ce que je me propose de démontrer au cours de cette conférence.

Mais, avant d'entrer dans ma démonstration, permettez-moi une remarque qui a bien son importance. Peut-être vous semble- t-il que je me bats un peu contre des moulins à vent, que les Trusts ne sont pas une menace bien dangereuse, que la question est d'ordre purement spéculatif.

Sans doute, nous n'avons pas en France le même intérêt im- médiat que les Américains à nous éclairer sur les Trusts. Ils ne sont pas un agent de corruption pour notre politique nationale comme pour la leur, mais leur succès prête à une confusion pleine de dangers, et comme une erreur en engendre une autre, cette confusion apporte un argument inattendu aux théories collectivistes.

En effet, si vraiment l'évolution moderne conduit à la mono- polisation de l'industrie au profit de quelques particuliers, si la libre concurrence est réellement appelée à disparaître, quelle objection peut-on faire avec quelques chances pratiques de succès à ceux qui demandent le monopole industriel de l'État au profit supposé de tous les citoyens? Si le monopole est inévitable, ne vaut-il pas mieux qu'il soit sous le contrôle de la nation que sans contrôle? Nous avons toujours pensé jusqu'ici que le meil- leur, le plus efficace, le plus juste des contrôles se trouvait dans le libre jeu de la concurrence, que rien ne garantissait aussi bien les intérêts de tous; mais s'il n'y a plus de concurrence? si le monopole l'a tué? sera le salut contre la fantaisie toute- puissante de cet autocrate d'un nouveau genre, le monopolisa- teur d'une industrie? Évidemment, on le cherchera dans le col- lectivisme.

Vous le voyez, Messieurs, la question des Trusts américains se lie étroitement aux problèmes qui passionnent le plus l'opinion de ce côté-ci de l'Atlantique. Si les Trusts sont l'annonce d'une

302 LA SCIENCE SOCIALE.

ère nouvelle, ne vous laissez pas leurrer par des affirmations in- téressées, et sachez que cette ère sera, en fin de compte, celle du collectivisme. Je sais bien ce qu'on peut objecter, et que l'État gouvernerait probablement le Trust du pétrole moins bien que Rockefeller; mais la question n'est pas précisément de savoir si l'expropriation d'un monopole particulier serait avantageuse. Je soutiens seulement qu'elle se produirait. Je prétends que, si les électeurs intéressés à défendre la propriété privée de l'in- dustrie n'étaient plus qu'un tout petit groupe numérique, celle- ci succomberait fatalement.

Il s'agit donc de savoir si l'existence des Trusts américains est un signe avant-coureur du triomphe du collectivisme.

Je crois fermement que non, et je m'appuie sur trois ordres de faits observés aux États-Unis, principalement, mais souvent véritiés en Europe. Ces trois ordres de faits sont les suivants :

Il n'y a pas de monopoles industriels en dehors de cer- taines rencontres exceptionnelles de circonstances naturelles rares ;

Cela ne suffit pas toutefois, et il n'y a pas de monopoles industriels si, à cette rencontre exceptionnelle, il ne se joint pas un élément purement artificiel ;

Enfin, le fruit naturel de l'évolution moderne n'est pas le monopole, mais la concentration industrielle, ce qui est tout différent.

m. CARACTERE EXCEPTIONNEL DES « TRUSTS ».

Voyons d'abord comment l'existence des Trusts suppose tou- jours des rencontres exceptionnelles.

En premier lieu, nous ne la constatons que dans des indus- tries très concentrées déjà par suite de nécessités de fabrication. C'est le pétrole que l'on raffine et que l'on a avantage à raffiner dans d'immenses établissements. J'ai visité celui de ^Yhiting, ap- partenant à la Standard OU Co ; il couvre 128 hectares de su- perficie. Le fait d'opérer sur d'énormes quantités permet de mi-

LE « TRUST » AUX ÉTATS-UNIS. 303

nutieuses vérifications sans trop charger les frais généraux; tous les sous-produits peuvent être utilisés, etc., etc. C'est le sucre, toujours traité lui aussi en grande masse. Et remarquez bien que ce fait de la concentration n'amène pas nécessairement l'existence du l'inist même aux États-Unis : l'acier, le fer, pour lesquels on a établi des usines colossales, ont échappé aux ten- tatives de Trusts très positives dont elles ont été l'objet. Dans l'industrie textile, nous ne trouvons pas non plus de IViists.

La concentration est donc une condition nécessaire du Trust, mais en aucune manière elle n'est une condition suffisante.

Dans les Trusts existants, d'autres éléments favorables vien- nent s'ajouter à celui-ci; par exemple, dans le cas du pétrole, nous trouvons cette circonstance que les terrains pétrolifères sont rares, que la nature a en quelque sorte créé des monopoles au profit de certains cantons privilégiés delaPensylvanie, del'Ohio, du Colorado, que leurs seuls concurrents sérieux se trouvent au pied du Caucase ou en Galicie. Quiconque se rendra maitre du pétrole de la Pensylvanie et de l'Ohio dominera forcément le marché américain et influera puissamment sur le marché du monde. Ajoutez encore ceci : le pétrole, surtout le pétrole brut, est d'un transport difficile ; c'est une matière encombrante et dangereuse ; mais, d'autre part, c'est une matière fluide, et voilà qu'on a inventé de le pomper et de le chasser dans d'immenses Pipe-Lines mesurant plusieurs centaines de kilomètres de lon- gueur. Quiconque pourra établir, conserver, exploiter ces Pipe- Lines, aura de tels avantages sur ses concurrents qu'il sera, en pratique, maître des chemins du pétrole. En fait, la domination de la Standard OU Co est due originairement à la possession des Pipe-Lines.

Le sucre, lui, est produit un peu partout depuis la culture de la betterave sucrière; mais il est loin de pouvoir être raffiné par- tout avantageusement. En réalité, aux États-Unis, les raffineries de sucre sont situées dans les grands ports de l'Atlantique. La région propre à cette industrie est donc strictement limitée, non par suite d'un jeu de la nature, mais par le fait d'un ensemble de circonstances économiques.

304 LA SCIENCE SOCIALE.

Et ici encore, comme pour la concentration, nous nous trou- vons en présence de conditions favorables, mais non détermi- nantes, nécessaires, mais non suffisantes.

A'oyez ce qui s'est passé aux États-Unis pour l'anthracite : Fan- thracite ne se trouve là-bas que dans une région très restreinte de la Pensylvanie, les trois bassins contigus de Schuylkhill, de Lehigh- Valley et de Wyoming". Le monopole naturel est plus marqué encore, par conséquent, que pour le pétrole. En plus, lanthracite est un produit essentiellement encombrant, pour le- quel les questions de transport auront une grosse importance, et les Compagnies de chemins de fer voisines l'ont si bien com- pris qu'elles ont acquis tous les terrains à anthracite. Enfin, les conditions actuelles d'exploitation exigent une très forte mise de capitaux, par suite une concentration du travail. Les petites Compagnies ont donc disparu pour faire place aux Sociétés puis- santes. Eh bien! malsré ces éléments très favorables à la mo- nopolisation de l'anthracite, tous ceux qui Tout tentée et la liste en est nombreuse ont échoué jusqu'ici.

IV. LE « TRUST » > EST PAS UX PHENOMENE NATUREL.

C'est que, pour constituer un JVust, et j'arrive ici au point le plus important il ne suffit pas de la rencontre exception- nelle de circonstances favorables et rares; il faut quelque chose de plus, il faut un élément artificiel. En d'autres termes, les forces économiques laissées à elles-mêmes ne produisent pas, aux États-Unis, actuellement, un seul monopole, un seul Trust.

Reprenons l'exemple du pétrole, le type par excellence du Trust américain. Pour lui, l'élément artificiel se trouve dans la complicité des Compagnies de chemins de fer, en particulier du Pensi/lvania Bailroad, complicité qui a pu être efficace grâce au régime anormal sous lequel se trouvent les chemins de fer américains.

Cela demande un motd'explication. Les Compagnies de chemins de fer américaines sont des Compagnies privées, chargées d'un

LE « TRUST » AUX ÉTATS-UNIS. 305

service public qu'elles dirigent sans contrôle de l'autorité publique, En principe, elles ne sont pourvues d'aucun monopole. En fait, une Compagnie sérieusement établie, quia pu amortir une partie de son capital, qui a formé son personnel, possède de tels avan- tages qu'elle empêche en général la création d'une Compag-nie concurrente. deux lignes parallèles appartenant à deux So- ciétés différentes coexistent, c'est ou bien que l'abondance du trafic leur permet de vivre côte à côte, comme il arrive entre New-York, Philadelphie, Washington, par exemple, ou bien qu'elles sont encore à leurs débuts, et que chacune d'elles es- père absorber l'autre. Il existe dans les États de l'Ouest de nom- breux exemples de cette situation. Mais, dans un pays peuplé comme la Pensylvanie, une Compagnie puissante, qui a détruit successivement beaucoup de ses rivales, qui se sent financière- ment inattaquable, qui a établi ses lignes d'une façon durable, est vraiment bénéficiaire d'un monopole de fait. C'est le cas du Pensylvania Railroad.

Le Pensylvania Railroad est aux États-Unis une puissance de premier ordre. Non seulement son président gouverne en toute souveraineté, sans aucun contrôle efficace, l'énorme entreprise de transports publics qui est l'objet même de la Compagnie; non seulement il établit les nouvelles lignes comme il veut, les fait passer il veut; non seulement il les exploite à son bon plaisir, mais il manque, quand il lui plaît, à une obligation essentielle de sa fonction de transporteur public, de « Common Carrier », en faisant entrer des considérations de personnes dans l'appli- cation des tarifs de transports, en pratiquant des discriminations, en demandant plus aux uns, moins aux autres, pour le trans- port des mêmes marchandises dans les mêmes conditions et sur le même trajet.

En d'autres termes, le Pensylvania Railroad estla seule Com- pagnie de chemin de fer à la disposition d'un certain nombre de citoyens américains. L'État lui a délégué, à Torig-ine, son privilège de transporteur public et le droit de passage sur les propriétés privées qui, d'après la Common Law anglaise, en est la conséquence; mais, en échange de cette délégation, il n'a

306 LA SCIENCE SOCIALE.

rien exigé et il se trouve désarmé en présence des abus, des in- justices que produit la pratique des discriminations.

L'État fédéral a voulu réagir contre cette situation en faisant voter V Interstate Commerce Lan: et en établissant V Interstate Com- merce Commission pour assurer aux clients des chemins de fer une complète égalité de traitement ; mais les découvertes de la Commission aboutissent à de simples constatations dépourvues de sanction, et le fléau àe^ discriminations coniinwe.

Il est facile de comprendre maintenant comment la complicité d'un chemin de fer peut être pour une entreprise industrielle une condition très favorable de son succès, comment elle peut aider à se débarrasser de concurrents gênants. En fait, voici comment et pourquoi le Pensijlvania Railroad a contribué si puissamment à l'établissement du Tmist du pétrole.

Dès le début de son existence, la Standard OU Co, très fortement organisée, fut pour le Pensylvania Railroad un client des plus importants et, d'après une coutume malheureusement assez fré- quente aux États-Unis de la part des grandes sociétés industrielles, elle s'était assuré la faveur des officiers du chemin de fer en les intéressant à ses opérations; c'est le procédé ordinaire pour obtenir des disci^iminations : certains des officiers du chemin de fer, c'est-à-dire de hauts fonctionnaires, sont accessibles à la remise gracieuse d'un paquet d'actions libérées ; d'autres se trou- vent très honnêtement et très réellement actionnaires d'une So- ciété, mais se servent de leur autorité dans la Compagnie du chemin de fer pour assurer à leur Société un traitement de fa- veur. Dans les deux cas, l'intérêt général des actionnaires du chemin de fer est sacrifié à l'intérêt particulier des direc- teurs.

La Standard OU Co faisait donc voyager son huile, soit brute, soit épurée, à meilleur compte que ses concurrents, sur le réseau du Pensylvania Railroad ; c'est pourquoi elle ne se pressa pas, au début, de construire des Pipe-Lines. Mais lorsqu'il fut bien établi que ce procédé de canaUsation constituait une économie de 50 % sur le transport par voie ferrée, la Standard OU Co se mit en mesure de monopoliser les canalisations existantes et de

LE « TRUST » AUX ÉTATS-UNIS. 307

les étendre. Et, pour cette opération, le Pensylvania BailroadXui donna une aide précieuse.

Cela peut surprendre au premier abord, parce que le chemin de fer se trouvait perdre, par le fait des Pipe-Lines, le transport de l'huile brute; mais le transport de Tiiuile épurée lui restait et pouvait (ce qui est arrivé du reste) augmenter beaucoup par suite de la facilité nouvelle apportée à l'exploitation pétroUère et du bon marché qui en résultait. De plus, la transformation était inévitable, et les Américains ont le bon sens d'accepter promp- tement l'inévitable. Enfin, l'intérêt particulier de certains direc- teurs les poussait à favoriser l'entreprise de la Standard OU Co,

Ainsi le Pensylvania Railroad se trouva tout acquis à la Stan- dard OU Co. Or, le Pensylvania Railroad parcourait en tous sens la région qui sépare les puits à pétrole de la côte de l'Atlan- tique; il se trouvait donc fatalement sur le chemin des canali- sations, et comme le droit d'expropriation n'existe aux États- Unis que pour les chemins publics, comme les constructeurs de Pipe-Lines ne peuvent obtenir le droit de passage sur les pro- priétés privées que par cession volontaire , le Pensylvania Rail- road s'employa d'une part à gêner, parfois à arrêter complète- ment les Pipe-Lines indépendantes qui se construisaient ; d'autre part, à favoriser les Pipe-Lines de la Standard OU Co.

Aujourd'hui, celle-ci possède toutes les grandes lignes de Pipe- Lines, qui mettent en communication la Pensylvanie avec les ports maritimes de l'Est, TOhio avec les Grands-Lacs ; elle refuse de transporter l'huile qui ne lui appartient pas, de sorte que les producteurs d'huile brute doivent la vendre à la Standard OU Co, ou bien la transporter aux raffineries par le chemin de fer, c'est-à-dire par un moyen deux fois plus cher.

On comprend maintenant que la complicité du Pensylvania Railroad ait été un gros atout dans le jeu du Trust. C'est le Pensylvania qui lui a permis de monopoliser en fait le transport du pétrole brut, et c'est par le monopole du transport qu'il assure sa domination absolue sur le marché. On voit apparaître claire- ment ici l'élément artificiel qui est venu s'ajouter aux circons- tances naturelles pour déterminer la naissance du Trust.

308 LA SCIENCE SOCIALE.

Cette complicité des chemins de fer se retrouverait, d'ailleurs, dans presque tous les T?'usts, mais sans avoir toujours sur leur constitution l'influence déterminante que nous venons de voir. Elle existe dans les Trusts comme dans la plupart des grandes entreprises, sous forme de discriminations et pour les raisons que nous avons exposées plus haut. Il n'est pas nécessaire qu'une Société financière soit un Trust pour exercer sur des officiers de chemins de fer une action corruptrice.

D'autre part, elle n'est pas toujours suffisante à créer le mono- pole, même quand elle s'y emploie de la façon la plus directe. L'exemple de l'anthracite le montre bien. Ici encore nous cons- tatons que le Trust réclame essentiellement une rencontre d'élé- ments multiples.

Un autre élément artificiel s'est rencontré aux États-Unis pour favoriser les Trusts : c'est le protectionnisme à outrance qui, en élevant autour du territoire national de véritables murailles de Chine, en a fait un marché fermé et l'a soustrait à la concur- rence des pays étrangers. Rien ne peut faciliter autant la créa- tion d'un monopole national. Et, en fait, les tarifs douaniers américains sont responsables du Trust du sucre, par exemple.

Mais ils sont responsables aussi de bien d'autres désordres. Par les conditions éminemment favorables qu'ils présentent pour la monopolisation, ils constituent une perpétuelle excitation au Trust, et ils ont amené la création et la ruine d'une foule d'en- treprises qui poursuivaient l'établissement d'un monopole dans des industries que leurs conditions économiques n'y prédispo- saient pas. C'est l'histoire de certains Pools de l'industrie métal- lurgique, celle des Trusts du whiskey, du cordage. non plus, l'élément artificiel n'a pas suffi à faire le Trust.

Enfin la législation américaine présente un troisième élément artificiel favorable aux Trusts, celui des brevets d'invention. Ici, nous n'avons pas à nous indigner contre de coupables complai- sances ni contre la corruption des lég-islateurs ; l'existence des brevets garantit un droit de propriété des plus justifiables, mais il semble au premier abord que tout brevet soit une cause suffisante de monopole. Il est assez curieux de constater cju'en

LE c( TRUST » AUX ÉTATS-UNIS. 309

fait il n en est pas ainsi, et i)ien des Américains l'ont appris à leurs dépens.

Dans les industries préalaljlement centralisées en grandes fabriques et produisant des objets d'un usage courant, le brevet a fait surgir quelques Trusts; celui des cigarettes, celui du caoutchouc, par exemple; mais encore a-t-il fallu pour cela, d'une part, l'aide des tarifs et, d'autre part, celle de quelque circonstance naturelle favorable. En son absence, les tenta- tives de monopolisation ont abouti à des échecs, comme cela a été le cas pour les clous [wire nails).

En résumé, l'artifice est nécessaire à la constitution du mono- pole industriel. Jamais nous ne le voyons se produire naturelle- ment, normalement, sans intervention de l'autorité publique, soit que celle-ci se trouve entre les mains de ses représentants ordinaires, soit qu'elle ait été abusivement déléguée à des parti- culiers, comme nous l'avons vu pour les Compagnies américaines de chemins de fer, maîtresses ainsi de barrer la route aux Pipe- Lines indépendantes et de favoriser la traversée des Pipe-Lines du Trust. Le Trust n'est donc jamais le résultat de l'évolution industrielle moderne. Celle-ci ne nous conduit pas aux mono- poles, comme on se plait à le dire, parfois.

Non seulement elle ne conduit pas naturellement aux mono- poles mais elle suffit souvent à écarter les monopoles qu'un arti- fice voudrait imposer. C'est grâce à elle qu'échouent constam- ment les tentatives de Trusts édifiées sur une prohibition des tarifs douaniers, comme celle du Linseid OU, du Cotton OU, sur la complicité des chemins de fer, comme celle de l'anthracite, sur un brevet d'invention comme celle des clous.

V. LA RESPONSABILITÉ DE LÉVOLUTIOX MODERNE

DANS LE PHÉNOMÈNE DU « TRUST ».

D'où vient alors cette illusion si fréquente aux États-Unis de rattacher l'existence des Trusts à l'évolution moderne? Il ne suffit pas d'en démontrer la fausseté, il faut encore en expliquer l'origine.

T. XXIX. 22

310 LA SCIENCE SOCIALE.

Deux confusions en sont responsables : la première a pour objet le phénomène de la concentration; la seconde se rapporte aux services publics.

La concentration industrielle et commerciale qui résulte très positivement de l'évolution moderne, fait disparaître de plus en plus le petit atelier devant la grande usine, la petite boutique devant le grand magasin; elle ne permet plus la concurrence qu'entre des unités beaucoup plus fortes, beaucoup plus puis- santes, mais elle ne tue pas la concurrence. Toutefois, on com- prend que les vaincus de la lutte, ceux que la sélection met de côté, les petits patrons et les petits boutiquiers incapables de monter jusqu'à la situation de grands usiniers ou de grands commerçants, aient l'impression d'être écrasés par un monopole. Le vainqueur qui, à lui seul, élimine et remplace plusieurs d'entre eux, supprime en effet la concurrence qu'ils se fai- saient, mais, dans la sphère élargie il se meut, des rivaux de sa taille se dressent devant lui; de sorte qu'en fait ce mono- polisateur lutte pour la vie, lui aussi. La lutte a changé de théâtre, voilà tout.

Il importe donc de bien distinguer, lorsqu'on veut étudier la question des Trusts, les phénomènes de concentration et les phénomènes de monopolisation.

Il importe également de distinguer avec le plus grand soin l'industrie privée et les services publics.

Si, en effet, les constatations que nous avons faites sur le ca- ractère anormal et artificiel des Trusts établis dans l'industrie privée, prouvent que celle-ci n'engendre jamais naturellement le monopole, il ne faut pas perdre de vue que, par leur nature contraire, les services publics ne se prêtent jamais que d'une façon exceptionnelle au régime de la libre concurrence.

Nous avons eu, au cours de cette conférence, une occasion de l'observer à propos des chemins de fer américains. Les chemins de fer sont par essence une entreprise de transports publics. Si l'État leur abandonne son privilège sans se réserver un droit suffisant de contrôle, s'il compte sur la concurrence pour pré- venir la formation du monopole, il commet une faute lourde.

LE (C TRUST » AUX ÉTATS-UNIS ». 311

La concurrence disparaît peu à peu, par la nature même des choses; le monopole se constitue en dehors de l'État, hors de l'atteinte des citoyens, au profit de particuliers, et c'est une source de graves abus.

Le même fait se passe aux États-Unis pour les télégraphes. L'État a laissé les télégraphes entre les mains de l'industrie pri- vée, pensant que la libre concurrence garantirait les citoyens de la manière la plus efficace. Et, aujourd'hui, les télégraphes américains sont monopolisés par deux compagnies, la 11 estern Union Telegr^aph Co et la Postal Telegraph Co, qui se sont par- tagé le territoire américain et qui rançonnent chacune de leur côté, à leur gré, le public ordinaire, en assurant des avantages à certains organes de la presse, à certaines entreprises indus- trielles.

Mais c'est surtout dans la sphère municipale que Finconvénient de cette confusion entre l'industrie privée et les services publics a été fatal. Beaucoup de villes américaines ont eu cette illusion que la libre concurrence les préserverait de tout monopole et ont organisé leur éclairage, leurs tramways sous ce régime, avec l'absence de contrôle qui en est la conséquence. Et des mono- poles abusifs se sont créés, sans que les villes puissent soustraire leurs administrés à cette tyrannie inattendue. Et les monopoles abusifs nés de cette manière ont beaucoup contribué à déter- miner d'abord, à fortifier ensuite, le mouvement d'opinion con- traire aux Trust.

Quelle magnifique occasion, en effet, de prouver le caractère fatal du Trust, de rattacher sa naissance au mouvement général de l'évolution moderne, quand une entreprise que tout le monde connaît, qui intéresse tout le monde, passe naturellement, contrairement à la volonté générale, du régime de la libre con- currence au régime du monopole? Et aussi quelle agitation au- tour du Chicago Gas Trust et de ses procès retentissants, du gaz de New-York et de Boston, etc., etc.

Les cours de justice américaine, agissant au nom de la Com- mon Law, ont brisé bien des fois la forme légale de ces mono- poles sans pouvoir les atteindre dans leur réalité. Et l'opinion

312 LA SCIENCE SOCIALE.

pulîlique surexcitée a demandé aux législateurs des armes nou- velles. Ceux-ci ont docilement forgé des lois terribles contre les Trusts, contre tous les Trusts, aussi bien contre ceux de l'industrie privée que contre les monopoles municipaux, et leurs lois se sont trouvées inefficaces, tellement que les cours ne craignent pas aujourd'hui de les déclarer entirelij unscrviceabie, entièrement inapplicables. Prises au pied de la lettre, elles interdiraient toute association entre deux personnes ou deux sociétés exerçant la même industrie, ce qui équivaudrait à l'interdiction de toute activité. Et, d'autre part, elles peuvent bien empêcher certaines formes juridiques d'association, mais elles ne sauraient agir en aucune façon sur les causes profondes qui produisent le phé- nomène du Trust.

Ce qu'il faut pour le combattre, ce n'est pas d'ajouter des ar- tifices à ceux qui les favorisent, des interventions législatives à celles qui s'accumulent inutilement contre lui. Il faut agir sur ses vraies causes.

Plusieurs d'entre elles échappent aux efforts de la volonté hu- maine; on ne peut rien contre la concentration industrielle, contre la distribution du pétrole ou de l'anthracite sur le territoire des États-Unis, mais on peut beaucoup contre les éléments artifi- ciels dont nous avons constaté la présence indispensable dans tous les Trusts. On peut ne pas abandonner les services publics natio- naux ou municipaux à l'industrie privée, sans aucun contrôle ; on peut ne pas fausser le jeu des forces économiques, ne pas fermer le marché national par des tarifs douaniers prohibitifs. On peut débarrasser le terrain de l'industrie privée des ingé- rences abusives de l'État. On peut soustraire le terrain de l'action nationale et municipale à la domination injustifiée de simples particuliers. On peut, en résumé, et on doit séparer avec soin les intérêts privés des intérêts publics.

Et le jour les États-Unis auront fait ce triage, l'évolution industrielle sera lavée du reproche injustifié de donner naissance dMx Trusts américains.

Paul DE ROUSIERS.

LES ' GRANDES ATTRACTIONS - A ATHÈNES

LE SPECTACLE TRAGIQUE, SES PATRONS. SA PHYSIONOMIE SOCIALE

L'Exposition qui s'ouvre on ce moment pouvait être renfermée dans une modeste enceinte. On a voulu que cette enceinte fût immense. Pourquoi? C'est qu'on tenait à y installer beaucoup d' « attractions ». On savait que le gros du public ne vient pas pour s'instruire, mais pour s'amuser, et que l'amusement, pour être complet, doit prendre la forme d'un spectacle.

Une galerie de tableaux, ou môme de machines, peut inté- resser un visiteur, satisfaire sa curiosité ou ses inclinations artistiques; mais le divei^tisscmcnt proprement dit ne commence que lorsque le regard est sollicité par des scènes animées, par des imitations de la vie ou même par des réalités vivantes. Écoutons le langage que Gœthe prêle à son directeur de théâtre dans le prologue de Faust :

« Ou mouvement, sur toutes choses, du mouvement! On vient ici au spectacle; on veut qu'il y ait beaucoup à voir. Si les yeux ont été satisfaits, si vous présentez au public des ta- bleaux variés et merveilleux, vous voguez à pleines voiles, et

le spectateur en sortant vous proclame son favori On nous

demande des liqueurs fortes. Brassez-nous-en comme il faut

N'épargnez aujourd'hui ni décorations, ni machines. Faites pa- raître et le soleil et la lune; semez les étoiles à pleines mains; usez à discrétion des eaux, des feux et des rochers, des bêtes féroces et des oiseaux de proie. Entassez entre ces quatre plan- ches toutes les merveilles de la création, et parcourez d'un vol rapide les cieux, la terre et les enfers. »

314 LA SCIENCE SOCIALE.

Cet amour pour les « spectacles », il nous est facile de l'ob- server chez les enfants. L'imitation des grandes personnes, la reproduction des scènes auxquelles ils assistent, est, comme on le sait, une de leurs principales distractions. Ils font en jouant ce que leurs parents font sérieusement. Sont-ils plusieurs? Ils se distribuent des rôles. Sont-ils seuls? Cette solitude n'est pas une entrave absolue au développement de leurs fantaisies dramati- ques. Les objets deviennent des personnages. Partout l'on trouve une poupée, il se joue des comédies ou des tragédies.

Il nous faut savoir maintenant pourquoi, cet instinct étant universel, l'art dramatique s'est développé, selon les milieux, en des proportions si variables et dans des directions si diffé- rentes. La chose ne s'explique, évidemment, qu'en ajoutant l'appoint des (lauses sociales à cette grande loi psychologique. Pour mieux nous en convaincre, nous allons étudier le cas le plus célèbre , celui de la tragédie grecque , dont on connaît l'étonnante prospérité. On sait en effet que ce « genre », après avoir satisfait les aspirations dramatiques de la Grèce, a débordé au dehors, séduit Rome, fasciné la Renaissance, inspiré les dix- septième et dix-huitième siècle, et que son influence, malgré des apparences contraires, n'est pas éteinte aujourd'hui.

Le milieu grec avait donc quelque chose de tout particulier qui favorisait la naissance, la croissance et le perfectionnement de l'art dramatique.

I. LA DANSE DES VEXDAXGES.

Les Grecs pratiquaient la culture, mais avec modération. Et cette culture modérée était aussi une culture facile. Bien que les céréales fussent connues, et qu'on eût fait un demi-dieu de Triptolème, les productions arborescentes occupaient encore une place qui parait avoir été prépondérante. Or, de toutes ces productions, celle dont la récolte ofïre le plus d'attrait est incon- testablement le fruit de la vigne; et le moment cet attrait atteint son maximum est celui l'on récolte le raisin pour en

LES (( GRANDES ATTRACTIONS » A ATHÈNES. 315

faire du vin. Aujourd'hui encore, en des pays les paysans, plus laborieux, sont écrasés de travaux bien plus difficiles, et oii l'état d'esprit se ressent de ces difficultés, le moment des vendanges est un moment de joie et d'expansion. C'est une fête fournie par la nature, et k laquelle on ajoute des divertisse- ments variés.

D'autres circonstances partageaient, avec les vendanges, le privilège de mettre les Grecs en joie. La moisson, les semailles, l'apparition des fleurs, sig-nes de promesse, le souvenir de cer- tains événements mémorables, tout était prétexte à des réjouis- sances, durant lesquelles, au besoin, la loi interdisait de s'oc- cuper d'affaires sérieuses. Duruy compte dans l'année athénienne quatre- vingt jours de fêtes publiques. Mais on conçoit que la fête des vendanges, sans qu'il soit presque ici besoin de jouer sur le mot, produise une « ivresse » particulière. Les bac- chantes en sont la preuve. Les vignerons primitifs, c'est évi- dent, chantaient, dansaient, se trémoussaient devant leurs cuves pleines. Ils étaient d'autant plus disposés au chant et à la danse que l'ensemble de leur existence était facile, et les prédisposait aux manifestations de la bonne humeur. Et, comme l'obscurcis- sement des traditions primitives avait multiplié les divinités, comme on n'avait pas manqué d'imaginer une divinité spéciale pour présider à la cueillette du raisin et à la fermentation de son jus, les vendangeurs profitaient tout naturellement de l'oc- casion pour témoigner leur reconnaissance à cet imaginaire bienfaiteur.

Les divertissements provoqués par la vendange se confon- daient avec les rites du culte de Bacchus. C'étaient des cris, des invocations dans le genre de « loi Bacchus! » des bouts de prières analogues à des litanies, le tout proféré en cadence tandis que se formaient des processions, des rondes, des danses. A certains moments, ces danses étaient graves, parce que l'idée religieuse dominait. A d'autres moments, elles étaient folâtres, parce que la joie emportait tout. Il y a eu des rites semblables chez divers peuples, et, si d'autres causes n'avaient pas agi, les choses en seraient restées là.

310 LA SCIENCE SOCIALE.

Les choses n'en restèrent pas là, et la tragédie d'un côté, la co- médie de l'autre, devaient sortir de ces réjouissances rudimen- taires. La culture n'était pas la seule occupation des Grecs. Us se livraient aussi au commerce, et, comme nous l'avons dit ailleurs, la configuration des îles et des rivages se prêtait admi- rablement, tant à l'échange des produits qu'à celui des idées. Ce commerce développait peu à peu la vie urbaine et la ri- chesse. D'autre part, le Grec, à la différence du Phénicien, ne devenait pas plus commerçant intense qu'il n'était agriculteur intense. Une partie notable de la population conservait des loisirs, trop de loisirs peut-être, puisque l'oisiveté d'un grand nombre devait permettre de compliquer à l'excès le fonction- nement des organismes démocratiques, et multipHer la race des politiciens professionnels. A côté de la campagne résonnaient ces chœurs bachiques, se créaient des villes florissantes, comme Athènes, dont les vaisseaux visitaient des centaines de rivages, et de grosses fortunes s'édifiaient. D'anciens vignerons deve- naient négociants, boutiquiers, citadins oisifs, et transportaient dans les murs du chef-lieu leurs réjouissances rurales. Un oracle, cité par Démosthène dans son discours contre Midias, s'expri- mait ainsi : (( A vous, enfants d'Érechthée, qui habitez la cité de Pandion et qui ordonnez des fêtes d'après les usages de vos pères, je recommande le souvenir de Bacchus. Mêlez-vous dans les larges carrefours, formez en l'honneur de Bromios les chœurs qui sont les charmes des fêtes, et faites fumer sur les autels la graisse des victimes, en chargeant vos têtes de cou- ronnes. » Or, on conçoit que nos danses de vendangeurs, à la longue, devaient se ressentir du développement intense pris par les éléments urbains et civilisés.

Nous trouvons, dans un livre de M. Bernard Perez, l'Art et la Poésie chez l'enfant, livre écrit d'après des observations directes sur les jeux de l'enfance, cette intéressante réflexion : « Les libres jeux des enfants de la campagne sont, en général, bien moins dramatisés que ceux des enfants de la ville. On fait parler da- vantage ceux de la ville ; on leur fait raconter et on leur raconte en les mimant beaucoup plus d'histoires. Ils ont aussi plus de

LES « GRANDES ATTRACTIONS )> A ATHÈNES. 317

loisir pour jouer, ei plus doc casions pour voir des scènes bonnes à imiter. »

Ainsi donc, même sur cet instinct universel des enfants que nous constations tout à l'heure, la vie urbaine produit une action modificatrice. Elie pousse à clramatiser davantage les jeux. De même, le contact des vendangeurs avec des hommes de phis en plus affinés par l'éducation des villes était de nature à donner une forme de plus en plus esthétique au chœur informe des premiers temps, à y tout régler par une ordonnance plus savante, à en faire un spectacle arrangé, préparé, étudié, paroles, chants, évolutions seraient appris par cœur, répétés au besoin avant la « représentation ». C'est forcément le fait d'un public qui de- vient plus difficile, et ne se contente pas de quelque chose d'im- provisé.

Le mot theatron, en grec, signifie endroit d'où l'on peut voir. C'était d'abord un emplacement naturel, une sorte de cirque plus ou moins complet avec un espace plat au milieu et des émi- nences tout autour. Le chœur dansait dans la partie basse et plate, et les gens des environs, dicconvws pour voir, se massaient sur les tertres voisins cFoù Von pouvait voir. En cherchant bien, on trouvait des endroits heureusement disposés pour ce spec- tacle, et, à mesure qu'on s'habituait à fréquenter un endroit, on avait tout naturellement l'idée de l'arranger, de corriger par l'art les imperfections de la nature, de faire intervenir peu à peu la charpente et la maçonnerie la disposition du sol ne per- mettait pas de voir assez commodément. Sauf dans les théâtres de la dernière époque, on trouve toujours, en examinant les ruines de ces monuments, que les Grecs avaient utilisé quelque colline, quelque pente naturelle, et le théâtre d'Athènes était précisément dans ce cas.

Combinons maintenant ces danses sacrées avec ce goût des « tableaux vivants » que nous trouvons chez l'enfance.

Nous obtenons une sorte de ballet sacré, les choreutes repré- sentent des personnages, et dont les évolutions ont pour but de signifier quelque chose. C'est ainsi qu'à Delphes, on mimait le combat d'Apollon et du serpent Python. ADélos, des jeunes filles

liïH LA SCIENCE SOCIALE.

représentaient les voyages de Latone, imitant successivement, par leurs gestes et leurs langages, les nations que la déesse avait visitées (1). En Crète, les Curetés, en des sortes de ballets très animés, représentaient les moyens qui avaient été employés, se- lon la légende, pour sauver Zeus de la fureur de son père Kronos. De même, le chœur des vendanges s'occupait tout naturellement des aventures de Bacchus, et, en même temps cju'on chantait les louanges du dieu, on mettait en action les épisodes les plus frap- pants de sa vie. L'origine de nos Mystères du Moyen Age fournit un Doint précieux de comparaison à cet égard. L'idée qui doit dominer tout cet exposé, dit M. Maurice Croiset en abordant la question du drame tragique, <( c'est que la tragédie en Grèce est une forme du culte public (2) ». C'est également des cérémonies du culte chrétien que sont sortis les premiers drames du Moyen Age, et le chant de la Passion, aujourd'hui encore, donne une idée suggestive des transformations que peut subir uue cérémonie sacrée sans cesser d'être elle-même.

Le chœur chantait donc Bacchus ; il imitait Bacchus. Il mettait sons les yeux des spectateurs les traits les plus saillants de la vie de Bacchus. Mais, à la longue, on conçoit que ces hommes pro- gressifs, mobiles, amis des nouveautés qui leur arrivaient plus facilement qu'à d'autres, aient trouvé un peu monotone le pro- gramme arclîiconnu de ces réjouissances traditionnelles. Cette idée féconde germa donc un jour chez les organisateurs de cer- tains spectacles : « Si pourtant on parlait d'autre chose que de Bacchus? » Et, un beau jour, à Sicyone, le chœur, au lieu de célébrer le dieu du vin, se mit à représenter les malheurs d'Adraste, héros local. Des spectateurs se scandalisèrent : «Qu'est- ce que cela a de commun avec Bacchus? » s'écrièrent-ils; et l'expression passa en proverbe.

Une nouvelle voie était ouverte, et, après des hésitations, des retours, des compromis, on dut s'y engager de divers côtés. Pen- dant ce temps, que devenait le lieu des représentations? Obser- vons qu'un simple chœur de danse peut être contemplé par des

(1) Ces espèces de danses s'appelaient hyporchèmes.

(2) Histoire de la littérature grecque.

LES « GRAiNDES ATTRACTIONS » A ATIIÈXES. 319

spectateurs rangés tout autour, mais que, dès que ce chœur a la prétention de représenter quelque chose, on ne peut guère voir commodément que (F un seul côté. Le groupement des curieux se fit donc tout naturellement en demi-cercle, et les constructions ou aménagements entrepris pour compléter Tœuvre de la nature tinrent compte de cette forme, qui répondait aux besoins parti- culiers de la vue.

Les choreutes étaient donc des personyiages , mais des person- nages chantant tous à la fois. Un nouveau pas était facile à fran- chir : détacher du groupe un des choreutes et le faire chanter ou réciter tout seul. C'est l'initiative que l'on attribue généralement à Thespis.

Rappelons que la « danse » du chœur tragique n'avait que la plus lointaine ressemblance avec les danses de nos salons. C'é- taient dés ballets religieux, majestueux, une marche plutôt qu'un saut, mais une marche cadencée, rythmique, avec évolution à droite, évolution à gauche, repos au milieu. Toutefois, comme les choreutes chantaient et dansaient à la fois, l'opération pou- vait devenir assez fatigante, et dut le devenir à mesure que le chœur tragique prit plus d'ampleur. La nécessité de faire re- poser, non seulement les jambes, mais aussi les voix, poussait à l'innovation dont nous parlons. Les danseurs s'arrêtent, se taisent ; l'un d'eux grimpe sur des tréteaux et se met à parler, d'un ton qui n'est plus tout à fait le chant. Un autre, resté en bas, ou grimpé sur l'autel de Bacchus, répond au nom du chœur tout entier qu'il est censé incarner en sa personne. Le premier sera Vacteur, le second sera le coryphée. A la partie chantante et dansante se trouve jointe, dès lors, une partie plus proprement dramatique, à savoir le dialogue d'un individu avec une collec- tivité. Mais, pendant longtemps, l'idée n'entra pas dans le cerveau des organisateurs de détacher du chœur un second personnage pour le faire dialoguer avec le premier. Ce qui nous semble si naturel restait en dehors de leur conception. C'est à partir d'Es- chyle, ou peu avant Eschyle, que cette seconde innovation fut lentée, et nous voyons Eschyle lui-même revenir, dans ses Sup- pliantes, à l'ancien système qui, apparemment, ne lui semblait

320

LA SCIENCE SOCIALE.

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\f (

pas mauvais : un chœur interrompu de temps ù autre par le dialogue d'un seul personnage avec la collectivité des choreutes. Mais, tandis que ces progrès s'accomplissaient lentement, la vie urbaine se développait à Athènes. Les fêtes de Bacchus avaient quitté les champs pour la ville, et comportaient des pré- paratifs de plus en plus somptueux. La date elle-même des réjouissances se trouvait retardée, et la fête, n'étant plus une manifestation spontanée d'allégresse, avait cessé de coïncider exactement avec ces vendanges d'où elle était primitivement .sortie. On la dédoublait même; et on lui empruntait de quoi corser d'autres solennités moins bien pourvues d' « attrac- tions ». Bref, la vie urbaine introduisait peu à peu ses raffine- ments et ses complications dans un divertissement que la cam- pagne avait vu simple et naïf 1). Le sol s'était couvert de gradins en bois ou en pierre. L'emplacement réservé aux évolutions du chœur, l'orcAe^/re, s'était arrondi. L'autel de Bacchus, Idi t/iymélè, était toujours lA, signe de l'origine sacrée du spectacle; mais il était dominé désormais par la schie (de scènr, tente, baraque) qui, d'abord insignifiante comme l'indique l'étymologie, avait lini par constituer une sorte de long mur percé de portes de- vant lequel une estrade étroite et longue servait de support aux actf-urs. Mais ces acteurs, quel moyen pour eux de se faire en- tendre en plein air à des milliers de spectateurs, dix, quinze, vingt fois plus nombreux que ceux de nos plus vastes théâtres modernes? Comment conserver leur prestige à une distance qui les rapetissait nécessairement? Ce double problème fut résolu par le inasfjue, qui grandissait le visage, doublé du porte-voix

(1) Les premières fêtes de Bacchus, ou Dionysies, furent les Dionysies d'automne, ou Lénéennes. ou fêtes du pressoir. Elles succédaient immédiatement aux vendanges.

Puis vinrent les Dionysies du printemps, ou de la Ville, ou .\nlhestéries, en l'hon- neur du vin nouveau.

Plus tard, tous les trois ans, on célébra les Grandes Dionysies, qui duraient trois jours.

Les chœurs tragiques furent au.ssi associés aux Eleusines et aux Panathénées, célé- lirées en l'honneur de Cérèset de Pallas Alhéné. Mais les danses avaient lieu au théâtre lie Bacchus.

Pour la description détaillée de ces fêtes, voir Charles Magnin : Les Origines du théâtre moderne Introduction).

LES « GRANDES ATTRACTIONS » A ATHÈNES.

lUl

qui amplifiait la voix, et par le fameux cothurne, chaussure qui, exhaussant la taille, empêchait l'acteur de paraître trop petit aux spectateurs les plus éloignés. Dans ces conditions, on le pense bien, les inflexions de voix et les jeux de physionomie, si impor- tants chez nous, ne pouvaient jouer aucun rôle, et, en dehors des gestes des bras, qui avaient évidemment leur valeur, toute l'attention se reportait sur les choses dites, sur les chants ou sur les récitatifs à demi chantés que le poète mettait dans la bouche de ses personnages.

Un critique poète, doué d'une grande puissance de vision, Paul de Saint-Victor, décrit avec enthousiasme l'appareil dans lequel apparaissaient les acteurs :

« Avant lui (avant Eschyle) les masques étaient inanimés ou informes; il les fit modeler et peindre, d'après les types consa- crés, plus grands et plus accentués que nature, avec ces bouches béantes, ces yeux caverneux, ces traits saillants, ces chevelures étagées et calamistrées qui frappaient chaque personnage à l'effigie d'une tête surhumaine. Joint aux plastrons qui ampli- fiaient les membres, aux gants énormes qui grossissaient les mains, ce masque monumental faisait de l'acteur un spectre ef- frayant. Même en recomposant l'immense perspective du théâtre antique, le goût moderne a peine à comprendre, dans la plupart de ses drames, cette figuration gigantesque ; elle excédait les dimensions de la vie. On ne voit pas les héros proportionnés de Sophocle, les personnages tout humains d'Euripide, représentés par des géants masqués, chaussés de piédestaux, aux faces im- mobiles et marmoréennes. Mais cette mise en scène titanique, apphquée aux tragédies d'Eschyle, parait leur mesure exacte, leur forme normale. Sa terrible idéalité est la nature même de ses personnages (1). »

Mais comment notre simple chœur de vendangeurs égayés par la moisson avait-il pu se transformer à ce point? Nous avons si- gnalé l'influence de la vie urbaine, du commerce, de la richesse. Mais par quel mécanisme s'exerçait en réalité cette influence?

(1) Les Deux Masques.

320 LA SCIENCE SOCIALE.

pas mauvais : un chœur interrompu de temps à autre par le dialogue d'un seul personnage avec la collectivité des choreutes. Mais, tandis que ces progrès s'accomplissaient lentement, la vie urbaine se développait à Athènes. Les fêtes de Bacchus avaient quitté les champs pour la ville, et comportaient des pré- paratifs de plus en plus somptueux. La date elle-même des réjouissances se trouvait retardée, et la fête, n'étant plus une manifestation spontanée d'allégresse, avait cessé de coïncider exactement avec ces vendanges d'où elle était primitivement sortie. On la dédoublait même; et on lui empruntait de quoi corser d'autres solennités moins bien pourvues d' « attrac- tions ». Bref, la vie urbaine introduisait peu à peu ses raffine- ments et ses complications dans un divertissement que la cam- pagne avait vu simple et naïf (1). Le sol s'était couvert de gradins en bois ou en pierre. L'emplacement réservé aux évolutions du chœur, V orcheslre, s était divrondi. L'autel de Bacchus, tat/ii/tnélè, était toujours là, signe de l'origine sacrée du spectacle; mais il était dominé désormais par la scè7ie (de scène, tente, baraque) qui, d'abord insignifiante comme l'indique l'étymologie, avait fini par constituer une sorte de long mur percé de portes de- vant lequel une estrade étroite et longue servait de support aux acteurs. Mais ces acteurs, quel moyen pour eux de se faire en- tendre en plein air à des milliers de spectateurs, dix, quinze, vingt fois plus nombreux que ceux de nos plus vastes théâtres modernes? Comment conserver leur prestige à une distance qui les rapetissait nécessairement ? Ce double problème fut résolu par le masque, qui grandissait le visage, doublé du porte-voix

(1) Les premières fêtes de Bacchus, ou Dionysies, furent les Dionysies d'automne, ou Lénéennes. ou fêtes du pressoir. Elles succédaient immédiatement aux vendanges.

Puis vinrent les Dionysies du printemps, ou de la Ville, ou Anthestéries, en l'hon- neur du vin nouveau.

Plus tard, tous les trois ans, on célébra les Grandes Dionysies, qui duraient trois jours.

Les chœurs tragiques furent aussi associés aux Eleusines et aux Panathénées, célé- l)rées en l'honneur de Cérès et de Pallas Alhéné. Mais les danses avaient lieu au théâtre de Bacchus.

Pour la description détaillée de ces fêtes, voir Charles Magnin : Les Origines du théâtre moderne (Introduction).

LES •( GRANDES ATTRACTIONS )) A ATHÈNES. Ail

qui amplifiait la voix, et par le fameux cothurne^ chaussure qui, exhaussant la taille, empêchait l'acteur de paraître trop petit aux spectateurs les plus éloignés. Dans ces conditions, on le pense bien, les inflexions de voix et les jeux de physionomie, si impor- tants chez nous, ne pouvaient jouer aucun rôle, et, en dehors des gestes des bras, qui avaient évidemment leur valeur, toute l'attention se reportait sur les choses dites, sur les chants ou sur les récitatifs à demi chantés que le poète mettait dans la bouche de ses personnages.

Un critique poète, doué d'une grande puissance de vision, Paul de Saint-Victor, décrit avec enthousiasme l'appareil dans lequel apparaissaient les acteurs :

« Avant lui (avant Eschyle) les masques étaient inanimés ou informes; il les fit modeler et peindre, d'après les types consa- crés, plus grands et plus accentués que nature, avec ces bouches béantes, ces yeux caverneux, ces traits saillants, ces chevelures étagées et calamistrées qui frappaient chaque personnage à l'effigie d'une tète surhumaine. Joint aux plastrons qui ampli- fiaient les membres, aux gants énormes qui grossissaient les mains, ce masque monumental faisait de l'acteur un spectre ef- frayant. Même en recomposant l'immense perspective du théâtre antique, le goût moderne a peine à comprendre, dans la plupart de ses drames, cette figuration gigantesque ; elle excédait les dimensions de la vie. On ne voit pas les héros proportionnés de Sophocle, les personnages tout humains d'Euripide, représentés par des géants masqués, chaussés de piédestaux, aux faces im- mobiles et marmoréennes. Mais cette mise en scène titanique, appliquée aux tragédies d'Eschyle, parait leur mesure exacte, leur forme normale. Sa terrible idéalité est la nature même de ses personnages (1). »

Mais comment notre simple chœur de vendangeurs égayés par la moisson avait-il pu se transformer à ce point? Nous avons si- gnalé l'influence de la vie urbaine, du commerce, de la richesse. Mais par quel mécanisme s'exerçait en réalité cette influence?

(1) Les Deux Masques.

''i'22 LA SCIENCE SOCIALE.

Par qui, en d'autres termes, le chœur tragique se trouva-t-il pati'onné?

Le chœur tragique fut patronné par le chorège, et, subsidiai- rement, par la Cité, représentée par un magistrat spécial, l'ar- chonte éponyme.

M. LES PATRONS DU THKATRE GREC.

A défaut de documents assez anciens, nous renseignant sur les premiers patrons du chœur tragique, nous devons avoir recours à des documents postérieurs, et reconstituer, par des hypo- thèses qu'autorise la connaissance des lois sociales, ce qui se pas- sait précédemment.

La choragie, à l'époque classique de l'histoire d'Athènes, cons- titue une liturgie.

On entendait, par liturgie, des charges spéciales qui incom- baient aux citoyens les plus riches, aux plus fort imposés. Monter un chœur tragique, organiser une course, oârir un repas public à sa tribu, armer une galère, avancer des sommes d'argent à la Cité, étaient des servitudes imposées à ces citoyens plus fortunés que les autres, et nous voyons, par les discours des orateurs, que ces dépenses extraordinaires n'étaient pas sans exciter les plaintes de ceux qui étaient ainsi forcés d'y subvenir. On avait même le droit, lorsqu'on était choisi comme lilurge, de dénoncer tel ou tel autre citoyen comme plus riche que soi. Si cet autre en con- venait, il devait se charger de la liturgie ; s'il n'en convenait pas, il devait échanger ses biens contre ceux de son dénonciateur. Cela s'appelait Vantidosis.

On était donc chorège d'office. La Cité disait un beau jour à un citoyen : « Fournis-moi un chœur », comme elle disait à un autre : (c Fournis-moi un vaisseau de guerre ». Quant aux pou- voirs publics, en ce qui concerne les fêtes de Bacchus, ils étaient représentés par l'archonte éponyme. gardien officiel des tradi- tions relatives aux tribus et aux phratries. Cet archonte, magis- trat « %-ieux jeu », homme distingué le plus souvent et de bonne

LES « GRANDES ATTRACTIONS » A ATHÈNES. 323

famille, choisissait trois poètes parmi les concurrents qui se pré- sentaient, et les renvoyait au chorège, avec prière à celui-ci de tout préparer pour la prochaine fête. La Cité ne s'en mêlait plus.

C'est alors que le chorège devait « s'exécuter », et la répu- gnance témoignée à cet égard par bien des riches citoyens s'ex- pliquait fort bien par l'énormité des dépenses que réclamait, depuis le développement du luxe urbain, l'organisation d'um spectacle tragique. Recrutement des choreutes, nourriture, ins- truction, répétitions, costumes, salaire du personnel ainsi re- cruté : tout cela était aux frais du chorège ; la Cité ne lui four- nissait que le local et les décors. Mais le luxe était grand, et le public était difficile. L'honneur d'être chorège se traduisait donc, pour les citoyens qui en étaient investis, par une forte épreuve pécuniaire. « Plus d'une fois, dit Démosthène (1), ils ont dé- pensé toute leur fortune pour les liturgies. » Et ces mêmes cho- règes étaient pourtant victimes des exigences du peuple athé- nien. « Rien ne leur a fait défaut, ni la discrétion, ni le respect du culte, ni l'empire sur soi-même. Ils dépensaient beaucoup, ils luttaient pour vaincre, et cependant ils ont su s'arrêter, pres- sentir vos désirs, comprendre combien vous teniez au succès de la fête (2) ». D'autres orateurs font entendre les mêmes plaintes, et le poète Antiphane les prête à un personnage de ses comédies : « Chorège, il ne vous reste que des haillons, pour avoir fourni au chœur des habits couverts d'or (3). »

Eh bien! malgré ces dépenses, malgré ces exigences, malgré les procès d'an^z'rfom dont nous entretiennent les orateurs atti- ques, nous voyons que, môme à cette époque, il y avait des cho~ règes amateurs. C'est encore Démosthène qui nous l'affirme, et il fait plus que nous l'affirmer, puisque lui-même est un exem- ple du fait. La fonction de chorège étant devenue vacante dans la tribu Pandionide, Démosthène s'offrit comme chorège volon- taire en concurrence avec plusieurs autres, et fut désigné par le

(1) Discours contre Midias.

(2) Ibid.

(3) Fragments.

324 LA SCIENCE SOCIALE.

sort. C'est à la suite de cet événement que l'orateur, ayant été frappé en plein théâtre par un certain Midias, poursuivit celui-ci pour outrage à la personne d'un chorège dans l'exercice de ses fonctions.

11 y avait donc une loi pour forcer les gens à être chorèges, et il y avait^ indépendamment de cette loi, des gens qui sollicitaient spontanément les charges de la choragie. Selon nous, ces particularités permettent de conjecturer ce qui se produisait dans les temps antérieurs, La loi, en général, survient pour sanctionner un usage, et le même mot, nomos, traduit en grec ces deux expressions. Tout donne donc à supposer que les citoyens les plus riches, avant rétablissement légal de la litur- gie, patronnaient les chœurs tragiques, et que la contrainte lé- gale intervint seulement lorsque, par suite des progrès du luxe, le total des dépenses à effectuer commença à effrayer les riches, et que certains d'entre eux tentèrent de se dérober à la corvée. Cette infraction à des coutumes établies dut scandaliser la masse populaire qui, devenue maîtresse du pouvoir, transforma dé- sormais en charge publique ce qui, jusqu'alors, avait relevé uniquement de l'initiative privée.

L'hypothèse est d'autant plus vraisemblable que le gouverne- ment d'Athènes, comme celui de la plupart des cités, évolua de l'aristocratie vers la démocratie, sous l'influence perturbatrice du commerce, qui diminuait l'importance des grands proprié- taires ruraux. Ce sont ces grands propriétaires ruraux qui, à l'époque la démocratie n'était pas encore pour di- riger contre eux des lois vexatoires, ont du vraisemblablement protéger ces fêtes de Bacchus, alors rurales^ et subvenir aux modestes dépenses qu'elles exigeaient. Si, en d'autres termes, certains citoyens, à un moment donné, furent déclarés cho- règes en vertu de la loi, c'est qu'ils l'étaient précédemment en vertu de Vusage. Toutes les législations présentent des phénomènes de ce genre-là.

Le Grec riche, aujourd'hui encore, aime tout particulièrement à protéger, à subventionner les manifestations de l'activité intel- lectuelle chez ses compatriotes moins fortunés. Cette tendance

LES « GRANDES ATTRACTIONS » A ATHÈNES. 325

persiste chez le Grec émigré, qui a perdu de vue ses compa- triotes. Elle a été constatée à différentes époques. Rien donc de plus naturel que les riches particuliers de l'Attique prissent plaisir à organiser ces fêtes des vendanges, à user de leur au- torité pour discipliner, régulariser cette joie exubérante, la jeter, pour ainsi dire, dans un moule esthétique. Ils y étaient portés d'ailleurs, non seulement par leur goût naturel et par leurs loi- sirs, mais encore par le désir de se faire des clients politiques. C'est surtout ce dernier motif, évidemment, qui faisait encore subsister, du temps de Démosthène, le type du cliorège amateur.

Mais cette même classe d'aristocrates, d'où sortaient la plu- part des chorèges, était aussi celle d'où sortaient la plu- part des archontes, même après la révolution populaire qui avait élargi pour ces magistrats les conditions d'éligibilité. La démocratie, en effet, avait amené l'éclosion de nombreuses ma- gistratures, dont les attributions s'étaient enrichies aux dépens de l'archontat, et les « parvenus », les moins lettrés, par consé- quent, recherchant de préférence les charges nouvelles, lais- saient assez souvent aux rejetons des vieilles familles l'honneur de remplir ces vieilles fonctions d'archontes, plus décoratives qu'importantes, et qui conduisaient à l'Aréopage, comme à une retraite consacrée par la tradition.

C'est ce qui nous aide à comprendre comment la tragédie grecque put échapper au patronage impersonnel, administratif, des États, qui, à coups de règlements, d'examens, de jurys, de commissions, de subventions mécaniques et aveugles, veulent se donner le luxe d'encourager les arts. Les poètes ont affaire tout d'abord à un homme, l'archonte éponyme, et il y a de grandes chances pour que ce soit un homme de goût. Cet homme, après un contact direct avec eux, renvoie trois d'entre eux à un autre homme, le chorège, riche et intelligent, ambitieux peut- être, mais dont l'ambition ne gâte rien. Cet homme, respon- sable devant la Cité, possède, en dehors de cette responsabilité, ses coudées franches ; il peut monter sa petite affaire comme il l'entend. Toujours citoyen privé, il se trouve gratifié momenta- nément et accidentellement de l'auréole du fonctionnaire, mais

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326 LA SCIENCE SOCIALE.

cette auréole n'est pas à dédaigner. Le chorège est, dans l'exer- cice de sa charge, un être sacré. Patron d'une cérémonie du culte, il participe à la dignité de ce culte même. Le frapper, l'outrager en cet instant est un sacrilège, susceptible d'attirer sur son auteur la peine de mort. Voilà pourquoi Démosthène, frappé par Midias, ne se contente pas d'une action ordinaire. Il intente une action extraordinaire : « Si j'avais, dit-il, été ainsi maltraité par Midias autrement que dans mes fonctions de cho- rège, en ce cas. Athéniens, on pourrait se contenter de le con- damner pour fait d'outrages. Mais ce n'est point le cas, et je vais jusqu'à dire qu'en le condamnant pour impiété vous feriez justice. »

Constatons ici un fait important, ou plutôt l'absence d'un fait, qui permet de mieux caractériser le type. Bien que la tragédie soit une cérémonie religieuse, nous ne la voyons pas, comme nos Mys- tères du Moyen Age, patronnée par le clergé. Le clergé, chez les Grecs, a peu de puissance. Il reste, pour employer une métaphore à lamode, « renfermé dans la sacristie ». On peut même dire qu'une partie des fonctions sacerdotales lui échappe, et se retrouve, soit dans les attributions de l'archonte-roi, soit dans les rites accom- plis par le père de famille à son foyer. Le prêtre de Bacchus ne joue donc dans les fêtes que le rôle de sacrificateur, et tout re- pose, en définitive, sur deux hommes, l'un public, l'autre privé : l'archonte éponyme qui choisit, parmi des poètes connus de lui, les meilleurs ou jugés tels ; le chorège, à qui incombe l'organi- sation du spectacle, et de qui dépend la réussite de l'opération, laquelle consiste, dans le cas dont nous parlons, à satisfaire un public extraordinairement difficile.

C'est plus tard, après la conquête macédonienne, que la dif- ficulté de constituer des chorèges devint tellement grande que la Cité dut souvent y renoncer et assumer entièrement les charges de la choragie. Des inscriptions relatent la représenta- tion de telle tragédie, le i^euple étant chorège. « Tant qu'Athènes existera, dirait pourtant Démosthène, grand sera le nombre de ceux qui fourniront des liturgies, etil n'en manquera jamais (1). »

(1) Contre Leptime.

LES (C GRANDES ATTRACTIONS » A ATDÈNES. 327

La prophétie devait être démentie par les faits; mais ce fut aussi l'époque de la décadence.

Nous ne pouvons nous étendre ici sur des détails qu'il est fa- cile de retrouver dans tous les traités de littérature : groupe- ment — pendant long-temps de trois tragédies en trilogie, con- cours de trois trilogies représentées en trois journées, jugement porté d'abord par acclamation, puis confié à un tribunal de cinq juges, diminution prog-ressive du nombre des choreutes; efïacement de l'élément lyrique à mesure que se développait l'élément scénique et que s'augmentait le nombre des acteurs. Considérons, pour fixer nos idées, la plus simple des tragédies que les Grecs nous aient laissées, la plus primitive par sa forme, sinon par sa date. Nous voulons parler des Suppliantes d'Eschyle, et voyons ce qu'en peut dégager, au point de vue social, une rapide analyse.

III. UNE TRAGEDIE ELEMENTAIRE.

La tragédie des Suppliantes est très simple, tellement simple qu'elle nous déroute, et que nous ne concevons pas, avec notre amour des intrigues, des péripéties, des « trucs » dramatiques modernes, qu'un tel sujet ait pu intéresser, passionner même des milliers de spectateurs. La scène représente un rivage près d'Argos. Le chœur, formé des cinquante Danaïdes, arrive en invoquant les dieux. Les filles de Danaûs ont s'enfuir d'Egypte, pour échapper à l'hymen des cinquante fils d'Égyptus. Après un long morceau lyrique, Danaûs, qui accompagne ses filles, recommande la prudence à celles-ci. Elle doivent se montrer pieuses envers les dieux et humbles à l'égard de l'étranger. Sur- vient Pélasgus, roi du pays. Chose curieuse, Danaûs se tait alors; il s'efface ; la pièce, sauf à un seul endroit, ne comporte pas de dialogue entre deux acteurs. Les Danaïdes invoquent la protec- tion de Pélasgus contre les Égyptiens qui les poursuivent. Pé- lasgus trouve la chose grave, très grave. Ici, beaucoup de généalogie. Les suppliantes rappellent qu'elles descendent de

328 LA SCIENCE SOCIALE.

Zeus, ce qui les rend, par conséquent, plus ou moins congénères de leurs hôtes. Pélasgus annonce qu'il va consulter l'assemblée du peuple. Nouveau chœur lyrique; invocation à Zeus. Danaiis, qui est allé à Argos, revient et annonce que les Argiens sont favorables aux suppliantes. Chœur lyrique en l'honneur de ces excellents Argiens. Danaiis aperçoit les vaisseaux égyptiens qui arrivent. Il s'en va de nouveau pour avertir les Argiens. Chant de crainte et de désolation des Danaïdes, qui demeurent groupées autour d'un autel. Un héraut vient les sommer de s'embarciuer. Cris de douleur, protestations. Arrive Pélasgus qui somme le héraut de se retirer (c'est le seul dialogue entre acteurs). Le héraut se retire, et le chœur, en de nouveaux chants lyriques, remercie les dieux.

Comme intrigue, c'est plutôt maigre; mais ce qui nous semble un défaut permet de mieux saisir le caractère essentiel et primitif du spectacle tragique. Ce spectacle est un divertissement sans doute, mais c'est avant tout une cérémonie religieuse, et qui tient à la religion par une foule de liens. Ces hymnes pieux qui remplissent une bonne partie de la pièce, cet autel autour duquel tout se déroule, ces bandelettes de suppliantes, le cas de conscience que se pose gravement Pélasgus : tout cela est empreint d'une réelle austérité religieuse. Ajoutons que l'amour, ce condiment obligé de toutes nos pièces de théâtre, est ici complètement absent. L'amour n'existe pas pour Eschyle. Il n'apparaît qu'inci- demment dans VAntigone de Sophocle, et ne prend de l'impor- tance chez Euripide que par le caractère de fureur sacrée dont il se trouve revêtu. Si l'on voulait faire la « psychologie » de nos suppliantes^ on découvrirait peut-être que la grande préoc- cupation qui les anime est la crainte d'oublier quelque dieu dans leurs invocations et de se faire ainsi un ennemi parmi les immortels : « Zeus, protecteur des suppliants, jette sur nous

un favorable regard 0 Ville! ô Terre! 0 limpides fontaines

de cette contrée! et vous, divinités du ciel! et vous, dieux qui régnez dans les enfers, impitoyables vengeurs!.... Et toi, fils

de Zeus, toi dont la mère paissait l'herbe des prés Epaphus,

traverse les mers! Dieux de notre famille, défendez les

LES « GRANDES ATTRACTIONS )> A ATHÈNES. 329

droits de la justice! Et toi, exauce ma prière, toi dont rien

ne trouble jamais l'œil serein, chaste fille de Zeus!.... » Et c'est immédiatement après ces invocations que Danaûs, trouvant sans doute ses filles trop peu dévotes, les exhorte à invoquer Apollon, puis Poséidon, puis Hermès. Encore nous arrêtons-nous aux pre- mières pages. Il nous serait facile de continuer, et d'accumuler les citations.

Aux invocations s'entremêlent les maximes morales, les « phrases de sermons », tout à fait semblables à celles que nous avons déjà relevées dans Pindare (1) : « Non! même dans les enfers, même après la mort, le coupable n'évitera point le châti- ment dû à son crime ! . . . Il faut respecter un suppliant ; car ses offrandes, s'il est pur, sont toujours agréées des dieux Res- pecter ceux à qui nous devons la vie est l'un des trois préceptes de cette justice dont tous subissent la loi. » Les lieux communs moraux abondent, en un mot, dans le langage de la tragédie comme dans celui de l'ode pindarique. Rien d'étonnant à cela. Les deux « genres » sont étroitement parents. Dans un cas comme dans l'autre, c'est un chœur qui chante et qui danse, et, dans un cas comme dans l'autre, danse et chant ont un caractère émi- nemment religieux.

L'ode pindarique est consacrée à célébrer les vainqueurs aux grands Jeux de la Grèce, et nous avons vu que, du vainqueur lui-même, le poète se hâte de remonter aux ancêtres de celui-ci, à ces « héros » dont le souvenir idéalisé, transfiguré par la lé- gende, hante toujours les générations d'alors. Le poète tragique, lui, n'a pas à se préoccuper des contemporains ; il remonte tout de suite à ces héros, à ces familles illustres, exceptionnelles, qui ^diàis, j)oussèrent en avant la société pélasgique, exécutèrent de grands travaux, exterminèrent des monstres, châtièrent de ter- ribles malfaiteurs, entreprirent des expéditions sensationnelles et d'importants travaux d'assainissement, excitèrent l'horreur par de grands crimes ou la pitié par de grands malheurs. Le poète grec n'a pas besoin d'aller chercher ses héros dans les annales

(1) Pindare et les pindariques. V. Science sociale, septembre 1899, t. XXVIII.

330 LA SCIENCE SOCIALE.

des autres peuples. Il est fasciné par ces « familles divines » dont les membres ont fondé ou renouvelé les principales Cités de sa patrie, les Atrides, les Labdacides, les Héraclides, la race du vieux Priam. celle de l'antique Inaclius, et bien d'autres, dont s'occupaient de nombreuses tragédies perdues. Ce sont eux, ce sont ces chefs éminents, fondateurs d'aristocraties locales, qui alimentent la tragédies de sujets toujours palpitants, sujets que tout le monde peut comprendre sans le secours de l'érudi- tion, parce que la légende de ces demi-dieux ou hommes quasi divins est restée vivace dans l'imagination populaire. Et ne peut- on ajouter que le poète, par là, se trouve payer aux grandes fa- milles une dette qu'illeurdoit, puisque, très probablement, parmi les « mécènes » qui ont patronné l'art tragique, il s'est trouvé et se trouve encore des descendants de ces héros divinisés?

On est frappé, à la lecture des Suppliantes, de l'importance attachée à la généalogie des Danaïdes. Une longue conversation entre Pélasgus et le chœur roule sur cette question, qu'un auteur moderne trancherait vite en deux mots. Le chœur raconte com- ment Zeus aima lo, lille d'Inachus, laquelle fut changée en vache, comment lo eut de Zeus un fils nommé Epaphus, qui eut pour fille Lybie, qui eut pour fils Bélus, qui engendra lui-même Egyptus et Danaûs. On remarquera ici la confusion symbolique établie entre des noms de pays et des noms de personnes. Pélasgus lui-même est l'incarnation des anciens Pélasges, qui précédèrent les Achéens dans le Péloponèse, en attendant qu'à ceux-ci vint se superposer le type dorien. Nous sommes donc en pleine antiquité, et le poète vise une époque dont il est séparé par plus de mille ans. On conçoit que la fable mais une fable symbolique, artistique se soit copieusement mêlée aux quel- ques éléments historiques contenus sans doute dans la légende en question.

Mais si le drame d'Eschyle nous révèle le culte rendu aux grandes familles légendaires, il reflète également cet « esprit de cité » qui éclate dans tant d'œuvres grecques.

Ce sont surtout, dans ces œuvres anciennes, les passages pro- pres à nous dérouter, à nous déconcerter, qui constituent des do-

LES « GRANDES ATTRACTIONS )) A ATHÈNES. 331

cuments caractéristiques sur l'état social. Nous avons noté ces innombrables invocations aux dieux; nous avons mentionné ces minutieuses généalogies deux particularités que ne présente- raient pas un drame moderne. Insistons maintenant sur Fattitude si réservée de ce Pélasgus qui, voyant arriver cinquante jeunes filles malheureuses, persécutées, descendantes du dieu qu'il adore, et originaires du pays même auquel il commande, se tient prudemment sur la réserve et ne veut pas accorder son hospita- lité jusqu'à ce qu'un « vote de confiance » de ses notables l'ait tranquillisé. Voilà une figure aussi peu française que le fameux Achille d'Euripide, qui ne manifeste pas la moindre inclination pour Iphigénie, Pélasgus, en d'autres termes, est peu galant pour les jeunes personnes qui lui font l'honneur de réclamer son aide, et il réduit ces belles visiteuses à une bien étrange extré- mité :

Le choeur. Écoute mes dernières prières.

PÉLASGUS. J'ai écouté jusqu'ici; parle donc, j'écoute en- core.

Le choeur. J'ai des ceintures qui entourent, qui serrent sur moi mes habits.

Pélasgus. Oui, c'est une partie nécessaire du vêtement des femmes.

Le choeur. Eh bien! il y a là, sache-le, une belle res- source...

PÉLASGUS. Explique-toi : que veux-tu dire?

Le choeur. Si tu ne rassures par un serment une troupe infortunée

PÉLASGUS. Ces ceintures, cette ressource, à quel usage vas- tu les employer?

Le choeur. A orner ces statues de tableaux d'une nou- velle sorte.

Pélasgus. Ces mots sont une énigme. Parle en termes clairs.

Le choeur. Nous nous pendons, sur l'instant même, à ces dieux.

Pélasgus, il est vrai, s'écrie alors : « Ah! ces paroles déchirent

332 LA SCIENCE SOCIALE.

mon cœur! » Mais il explique tout de suite pourquoi son cœur est déchiré. C'est cju'un suicide auprès d'un autel est un sacrilège, une souillure pour le lieu sacré, et c[u'il va falloir des purifica- tions, des expiations. Encore des contrariétés, quoi! C'est alors qu'il envoie Danaûs auprès des Argiens, en lui recommandant de se débrouiller et d'exciter en sa faveur la pitié des citoyens. Pélasgus lui-même, après un nouvel entretien avec le chœur, ajoute :

« Je vais convoquer le peuple d'Argos; je vais essayer de vous concilier la bienveillance de l'assemblée. J'instruirai ton père des paroles qu'il faut faire entendre... Puissent la Persuasion et la Fortune seconder mes efforts ! »

Et voici maintenant Danaiis qui revient, content de la « séance » :

« Ce fut de l'enthousiasme, raconte-t-il ; et je sentais ma vieille âme toute ragaillardie, quand l'air s'est hérissé des mains droites de cette foule, quand l'arrêt a été pris d'une voix unanime. Nous serons traité dans ce pays comme des habitants libres ; nul ne pourra nous revendiquer, nous serons à l'abri des injures de tous les mortels; personne, ni citoyen, ni étranger, ne nous arra- chera de ces lieux. Si l'on essayait d'user de la violence, tout Argien qui ne nous prêterait pas main-forte sera puni, par le peuple, de l'infamie et de l'exil. Tel est le décret adopté par le peuple. » Enfin, les papiers des Danaïdes sont en bonne règle, la constitution est sauvegardée, et Pélasgus, qui au fond n'est pas méchant, se sentira du courage tout à l'heure pour dire au hé- raut des fils d'Egyptus :

« Holà! que fais-tu? Quelle est cette impudence, de violer le territoire des Pélasges?... Pour un barbare, tu le prends d'un peu haut avec des Grecs! »

Et plus loin :

« Le peuple d'Argos l'a décidé d'une voix unanime : jamais la violence ne nous fera livrer cette troupe de suppliantes. Ce dé- cret, c'est un clou solide qui Ta fixé : il est inébranlable. »

En un mot, il n'est pas venu à l'esprit d'Eschyle de nous montrer un roi galant, généreux, chevaleresque, s'empressant de mettre son palais à la disposition de femmes infortunées et son

LES « GRANDES ATTRACTIONS » A ATHÈNES. 333

épée à leur service. Ce qu'il a jugé plus intéressant, plus naturel aussi sans cloute, c'est un chef de cité consciencieux, respectueux de la lég-alité, pas trop content au premier abord de voir des étrangers s'installer dans son canton et lui attirer des affaires, cédant, en fin de compte, moins à un sentiment de pitié qu'au respect de Zeus hospitalier, protecteur des suppliants, et seule- ment encore lorsqu'il se sent appuyé par le corps délibératif de la localité. Ce n'est pas moderne, mais c'est on ne peut plus correct.

Nous avons voulu borner nos exemples à une seule pièce, afin de ne pas disperser l'attention et d'évoquer le plus possible, à travers cette pièce des Suppliantes, l'image plus simple encore, plus lyrique, plus dansante et plus chantante pour ainsi dire, de la tragédie en honneur avant Eschyle. Une troupe de danseurs aux évolutions lentes et graves, coupées de repos, près d'un autel ; un personnage masqué apparaissant par intervalles sur une scène étroite pour échanger de petits couplets symétriques avec le chœur; puis les évolutions reprenant, harmonieuses, reli- gieuses, accompagnées de chants le nom des dieux éclate cent fois ; trente raille spectateurs tout autour, sur des gradins étages en demi-cercle; par-dessus, le beau ciel bleu del'Attique; au dehors, dans un instant, les ovations d'une foule intelligente et enthousiaste, se pressant pour acclamer les trois triomphateurs de la fête : poète, chorège, archonte, dont les noms vont être gravés sur un trépied pour l'édification de la postérité recon- naissante : telle est, en deux mots, la rapide évocation de la tra- gédie grecque, harmonisée avec le milieu qui lui est propre, et hors duquel son <( genre de beauté » ne saurait être compris.

G. d'Azambuja.

*

LA REVOLUTION AGRICOLE

RÉCIT DE NOTRE EXPÉRIENCE PERSOxNNELLE

JE DÉCHOIS DANS LA CHASSE. —M. DE R"' (1)

Il me restait, pour achever, à ma confusion, mon expérience, à me donner un dernier démenti.

Je fus amené à faire un faux pas dans cette passion de la chasse que j'avais imprudemment qualifiée de décadente. Je semblais décidément voué à succomber toujours, à toujours adorer, en pratique, ce que j'avais doctement brûlé en théorie.

Je n'étais plus agriculteur. Qu'étais-je? Vis-à-vis de moi-même, il fallait bien me trouver une qualification quelconque. Je me décorai du titre de forestier, puisque je regardais pousser mes bois et même que j'en plantais.

Je cessai mon abonnement au Journal cV Agriculture pratique et passai à la Revue des Eaux et Forêts.

I

Il est admis que les forestiers sont chasseurs par état. Je de- vins chasseur. Je dois dire, à ma décharge, que ce fut, pour moi, une obligation. Je me vis contraint à chasser et même à faire

(1) Voir les quatre livraisons précédentes.

LA. RÉVOLUTION AGRICOLE. 335

assermenter mon métayer comme garde, non pour préserver mes lapins, mais pour m' aider à les détruire.

Du temps j'étais agriculteur, les lapins étaient pour moi des animaux nuisibles, des l'ongeiirs. Je n'avais garde d'en pré- venir la destruction; je la favorisais au contraire, de sorte qu'ils avaient disparu de ma propriété braconnée, remplie de collets.

Ils pullulèrent subitement. J'en trouvais partout des traces ir- récusables. Bien plus, déjà on me parlait de dégâts. On me mon- trait des blés, des seigles mangés ; on me menaçait de dommages et intérêts; on parlait de demander à M. le Préfet une battue ad- ministrative, fléau justement redouté du propriétaire.

Dernièrement, un de mes voisins en avait été affligé. Il avait vu sa propriété envahie, plus ou moins saccagée, sous ce pré- texte. La voiture-cantine qui accompagnait les chasseurs et por- tait leur lunch avait arboré le drapeau rouge. Cette manifestation avait un relent de Jacquerie socialiste, quelque chose comme la répétition générale du grand jour du « chambardement » pro- phétisé par les apôtres de l'anarchisme. Us avaient triomphé, tandis que le propriétaire partiellement dépossédé par une me- sure administrative, demeurait diminué à la suite de ce dange- reux déchaînement de convoitises.

Son droit avait faibli; l'audace des maraudeurs s'était accrue. Ils devenaient des précurseurs de l'ère nouvelle, l'on ferait rendre gorge aux accapareurs et l'on restituerait à tous la jouissance commune de la terre, injustement détenue encore par quelques particuliers.

En attendant, disait -on, je devais payer les dépens. Puisque je n'avais pas voulu chasser mes lapins, ce qui était avéré, j'étais responsable de leur multiplication.

C'était grave, et je savais cela pouvait me mener. Tout simplement à servir une rente perpétuelle aux terres situées sur tout mon pourtour.

J'étais à peine sorti, après tant de difficultés, de l'obligation de servir une rente à ma propriété. Allait-elle maintenant me forcer à en servir une aux voisins? Je ne voulais à aucun prix entrer dans cette voie.

336 LA SCIENCE SOCIALE.

Peu auparavant, visitant avec un ami une ferme à vendre, nous avions été frappés de la pauvreté des terres.

Mais quel revenu peut-on en tirer? demandions-nous au fermier.

Il y a d'abord 600 francs que nous paie chaque année 31. X***. pour les dégâts de ses lapins.

Nous ne doutâmes pas que ce ne fût le plus clair du revenu.

Le fermier expliquait la manière de s'y prendre. On fait un « témoin », c'est-à-dire qu'on entoure de treillage une chaînée au milieu du champ, on la fume abondamment, tandis qu'on oublie d'engraisser tout le pourtour, qui pourtant est censé cul- tivé de même. La différence entre la récolte du champ et celle du (( témoin » est attribuée aux dégâts commis par les lapins.

Mais d'où venait, chez moi, cette génération spontanée de lapins?

Je finis par le découvrir, non sans stupéfaction. Je suis obligé de répéter l'expression de mes surprises naïves, parce que j'ai passé par une suite ininterrompue et prolongée d'éton- nements en abordant la campagne française. C'est ce qui me fait conclure que le colon de France fera bien d'aborder sa colonie comme une terre inexplorée, la terra ignota de nos anciens atlas.

Ma stupéfaction provint donc de la découverte que je devais à mes voisins le repeuplement de ma chasse. Ce sont des choses qui ne s'inventent pas.

Mes voisins avaient constaté que, si je leur laissais tout dé- truire, je ne me chargeais pas du repeuplement, comme ils l'a- vaient d'abord espéré.

C'était regrettable. Toutefois, mon indifférence en cette ma- tière les assurait que je ne leur ferais pas tort de leur gibier. Ils s'étaient donc décidés à repeupler, à leur profit.

L'un d'eux, amateur de chasse au chien courant, ne trouvait plus de lapins à lever. Il avait lâché, sur sa lisière, neuf lapines pleines, au printemps.

Un autre avait lâché, de son côté, une trentaine de lapins do- mestiques qu'il ne pouvait plus nourrir et qu'il était sur de re- trouver, avec usure, en hiver. J'avais, en effet, remarqué, comme

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 337

un phénomène curieux, des lapins blancs et noirs dans les bois.

Enfin, un colleteur i^enommé avait déclaré : « C'est dégoûtant, il n'y a plus moyen de vivre ! » Aux grands maux les grands re- mèdes! Habitué à chasser en été dans une propriété gardée, vraie garenne, il avait voulu assurer son hiver; il en avait rapporté bon nombre de lapines pleines. Il les avait installées, une nuit, avec grand soin, au milieu de ma propriété, sous un énorme tas de bourrées, il avait, par un arrachage artistique, machiné des passages, des retraites. C'était un vrai terrier artificiel.

Je comprenais, maintenant, toute la légitimité de sa plainte, le jour il avait accusé un de mes hommes de lui voler ses collets, et l'indignation de cet homme me disant, à moi : « Il m'a appelé voleur, je n'ai jamais rien pris à personne ». C'était vrai, mon homme aurait eu scrupule à faire tort à mon bracon- nier du fruit de son travail. Il respectait ses collets.

Personne n'ignorait les faits dans le pays, si ce n'est moi. On m'attendait, avec curiosité et espérance, au moment des récla- mations. Mes voisins avaient réussi, l'un, à assurer sa récréation sportive, l'autre son gagne-pain d'hiver. Je nourrissais leurs lapins, c'était bien. Mais, comme l'année avait été propice à la multiplication du gibier, si mes voisins arrivaient maintenant à me faire payer les dégâts de leurs lapins, ce serait mieux en- core. Le tour serait complet.

En me voyant m'équiper et me mettre à la chasse, ils se cru- rent volés. Je ne sortis plus qu'avec mon fusil. Quoi de plus naturel à la campagne, pensai-je? En surveillant mes planta- tions, je tuerai mes lapins. est le mal? Seulement, je ne rencontrais pas de lapins dans les plantations. Il fallait aller les chercher; ils ne me menaient pas je voulais. En sorte que la cloche du déjeuner sonnait, et il me fallait rentrer avant d'avoir pu jeter un coup d'œil sur mes gens.

Ce n'était pas ennuyeux ; le temps passait vite à écouter les chiens chasser ; j'y retournais volontiers après déjeuner. Je pre- nais goût à la chasse et, sans m'ennuyer, je ne faisais plus rien.

De la chasse à laquelle j'avais été contraint chez moi, je pas- sai, tout naturellement, à la chasse chez les autres.

338 LA SCIENCE SOCIALE.

Je m'étais jusque-là défendu contre les invitations sous pré- texte d'installation. Je n'avais plus cette raison et crus faire preuve de grandeur d'âme en me bornant à la chasse à tir. Les chasses à courre se font, dans le pays, en déplacements, c'est-à- dire, tantôt ici, tantôt là, à de grandes distances. Il faut envoyer les chevaux la veille au rendez- vous, parfois coucher en route. Je ne voulais pas laisser ma femme toute seule. Il n'en était plus de même de la chasse à tir ; la journée suffisait. Ma femme, d'ailleurs, m'y avait poussé comme à une distraction obligée à la campagne et dont, disait-elle, j'avais besoin. C'était son rôle. Mais bientôt je compris le mien, qui consistait à me demander les conséquences que lui faisait cette vie nouvelle. Eh bien ! elle m'attendait toute seule au coin du feu. J'étais obligé de cons- tater que c'était un peu court; d'autant plus que je rentrais avec un excellent appétit, mais, fatigué par ma journée, j'avais plus envie de dormir que de causer après diner. Elle ne se plaignait pas, c'est moi qui la plaignais.

Et pourtant, comment font les autres? me disais-je.

J'écoutai les propos des chasseurs :

Je pars ce soir, disait l'un, j'ai mon conseil demain.

J'arrive, expliquait un autre en manquant son perdreau. Ma famille est à Paris. La nuit passée en chemin de fer rend nerveux, le tir est moins sûr.

La maison est pleine, disait le maître de la chasse. Nous n'avons plus une chambre de libre.

Un garde apportait le courrier dont on prenait connaissance entre deux battues.

La chasse ne les rend donc pas oisifs comme moi ? pensai-je.

En effet, ces voisins sont des citadins, généralement très occu- pés. Ils sont oisifs à la campagne parce qu'ils y passent leurs vacances ou y viennent en congé. Leurs femmes sont en ville, ou ont une nombreuse société pendant la saison des chasses. Elles ne souffrent pas de la passion de leurs maris. Dans ces condi- tions, la chasse, pour les citadins, me paraît un sport tout à fait recommandable. Leurs familles, leurs affaires n'en souffrent pas. Cette récréation saine est nécessaire à leur santé. Elle ne peut

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 339

devenir envahissante, parce qu'elle est limitée par la brièveté de leurs séjours et par leurs aifaires.

C'est ce qui m'arrivait avant mon mariage, pour la chasse à courre. Je ne lui avais reconnu que des avantages. Elle n'inter- rompait pas mes travaux. Deux jours par semaine, je montais à cheval à dix heures du matin ; j'avais rempli dans la matinée ma tâche quotidienne de travail intellectuel; je ne rentrais que pour dîner, mais je trouvais encore deux heures de lecture dans ma soirée,

La chasse à tir, quand vos occupations vous retiennent dehors, et que vous pouvez toujours chasser, est autrement envahissante. J'étais obligé de constater que, pour moi, rural, elle était dange- reuse et vraiment décadente, parce qu'elle pouvait m'absorber tout entier, ruiner ma vie de famille et me tenir lieu de travail.

Mon parti fut pris : j'invitai tous mes voisins, chasseurs et bra- conniers, à des battues générales. Ce fut un massacre : « Il ne faudrait pourtant pas tout détruire, me disaient les prévoyants. » Mais je les rassurais jusqu'à ce qu'il ne restât plus un lapin.

La leçon n'a pas été oubliée. 11 y a deux ans que je n'ai tiré un coup de fusil, mais je conserve mon garde pour prévenir le repeuplement.

Il semblait donc que, pour bien faire, ye dusse ne rien faire, pas même chasser. Pourtant les deux termes sont contradictoires.

Je ne pouvais pas tomber plus bas; j'avais touché le fond. En effet, à partir de ce point, je commençai à remonter.

II

Un jour, s'annonça chez moi un de mes voisins, M. de R***, qui devait plus tard publier une étude agricole dont je me sers pour reproduire nos conversations. M. de R*** a joué un rôle ca- pital dans mon relèvement; il m'a donné le point de départ pra- tique. Je lui en serai toujours reconnaissant. Je ne le connaissais pas encore, à cette époque, mais je savais qui il était. Il s'était établi en même temps que moi dans le pays, pour se livrer à la culture.

340 LA SCIENCE SOCIALE.

M. de R*** venait me demander des renseiguements sur un ménage que j^avais employé. Je fis la grimace.

« Je vois ce que c'est, me dit-il, tous les mêmes, voleurs et menteurs comme des nègres. »

A cette épithète de « menteur comme un nègre », je ne pus m'empêcher de rire. Elle faisait tableau, et ce tableau, je venais de le considérer le matin même.

En effet, mon jardinier venant chercher, pour la porter à la fosse à fumier, la brouette l'on dépose les débris de cuisine et déchets de toutes sortes à la maison, avait trouvé, en plus, les cendres du calorifère. Pour n'avoir pas à rapporter le ^au qui les contenait, il en avait versé le contenu dans un panier qui lui servait à porter les légumes à la cuisine, et qu'on lui rendait vide. Je vis, par hasard, le fait de ma fenêtre et lui en fis l'obser- vation, en descendant.

« Votre panier à légumes n'est pas fait pour transporter les cendres; ce n'est pas propre ! Aussi, Monsieur, je n'en mets ja- mais! — Comment, vous n'en mettez jamais. Je vous en ai vu transporter ce matin. Ah! oui... un peu. Pas un peu; il était tout plein. Ah! oui, il était môme bien plein. » Et il se mit à rire. Je fus désarmé par cette inconscience. Je revoyais le large rire du fellah surpris en flagrant délit.

« Monsieur, continua M. de R***, j'ai été officier de marine; j'ai démissionné jeune pour monter le premier arsenal au Japon ; au Tonkin, en Chine, je me suis occupé de constructions mari- times, de bassins de radoub, à la Plata, d'approvisionnements de navires. C'est vous dire que j'ai fait travailler toutes sortes de gens ; à la Plata surtout, le rebut de toutes les populations blan- ches, des gens de sac et de corde, venus des quatre coins du monde; mais, je vous déclare que je n'ai jamais eu affaire à des gens comme ceux-ci. Il n'y a rien à en tirer; on a beau cher- cher, on ne peut les prendre par aucun bout. Ici nous perdons notre temps, notre peine et notre argent à les faire travailler. La surveillance est impossible; le dos tourné, ils ne font plus rien. Et pillards! les enfants de l'école dévastent mes arbres fruitiers; je les vois, je sors, ils s'éparpillent en riant; je rentre, ils revien-

LA RÉVOLUTION AGillCOLE. 'S'il

nent, toujours en riant, comme une bande de moineaux après un coup de fusil. Ici il ne faut s'occuper que des mesures à prendre.

« ?

« Oui, trouver des conditions telles qu'ils ne puissent nuire, qu'ils soient forcés, par elles, de travailler pour vous. Pour cela, il est vrai, il faut avoir passé parle faire valoir, chose que je ne conseille pas. Je l'ai fait, étant déjà âgé. Je me suis levé tous les jours à 4 heures du matin, et, par tous les temps, j'ai conduit mes hommes au travail, comme un paysan, sans en retirer un grand avantage. Alors je remis la direction à un métayer plus apte que moi à conduire l'outil, et à en apprendre le maniement au personnel. Mais j'avais acquis un document précieux qui me permit, sans fatigue, et par ma seule supériorité intellectuelle, de guider ce métayer et d'augmenter considérablement mon revenu, ainsi que la valeur de mon domaine. »

Ainsi donc, mon voisin avait pratiqué, comme moi, le faire valoir, et y avait renoncé, comme moi. Il y avait appris, comme moi, une fois pour toutes, une leçon qui lui avait permis de se tirer d'affaire.

Seulement, il avait cette énorme supériorité sur moi : il avait su trouver le moyen de cultiver fructueusement. Le fruit de sa leçon était actif et non passif.

J'étais désolé. Il y avait donc bien un moyen de pratiquer une culture lucrative, et non seulement je ne l'avais pas trouvé, mais je ne pourrais même pas en profiter.

Son exploitation, quelle qu'elle fût, supposait évidemment un fonds de roulement et je me serais fait couper en morceaux, plutôt que d'en reconstituer un, après mes déceptions; car c'eût été me mettre dans une position un échec deviendrait sans excuse, puisque ma passivité était prospère.

Je lui fis part de mes regrets; il se mit à rire.

« Chez moi, tout s'est fait sans inise de fonds, mais avec le temps et une logique entêtée, par un homme déjà âgé. On peut donc dire que c'est à la portée de tout le monde. Je dois reconnaître pourtant que j'ai sacrifié une partie de mes reve- nus. »

T. XXIX, 24

o42 LA SCIENCE SOCIALE.

Mais alors, je pouvais l'imiter, moi qui avais sacrifié, par principe et d'avance, tous mes revenus!

J'entendis des choses extraordinaires, dans le genre de celles que j'avais observées, mais ne ressemblant en rien à celles qui remplissent les livres agricoles.

J'ai un principe, me dit mon voisin, et je n'en ai qu'un seul, a priori. Le voici : c'est la terre qui doit faire vivre son homme; ce n'est pas à l'homme à faire vivre sa terre.

« Mais alors, comment améliorez-vous vos terres?

« En leur rendant un peu de ce qu'elles me donnent et seulement pour qu'elles me rendent davantage. Mais ici, je dis- tingue. Je ne prête qu'aux riches et j'abandonne les pauvres à leur malheureux sort.

« Vous n'améliorez donc pas celles-là?

-< Si, mais par elles-mêmes, par les agents atmosphéri- ques, par la jachère. Autrement, par le travail et la dépense, c'est folie ! »

Et il conclut, en se levant : « Notre livre de comptes est notre meilleur professeur d'agriculture. »

Je le reconduisis et lui fis faire le tour obligé du propriétaire. Je n'avais pas grand'chose à montrer dans ma ferme morte, mais enfin, il restait ma fosse à fumier. Il sourit.

« Ça vous rapporte? me demanda-t-il.

<( Mon fumier est très bon.

K Je n'en doute pas.

« Et la dépense est faite une fois pour toutes.

Elle est très pure, me dit-il, impeccable, construite d'après les données les plus classiques. Oh ! un professeur d'agriculture n'aurait rien à y reprendre, c'est la fumière idéale de la ferme modèle. Mais ça coûte cher. »

Et il me quitta, me laissant rêveur.

Je lui rendis sa visite quelques jours après.

Je ne saurais résumer mon impression sur cette exploitation que par les deux qualificatifs : banal et choquant.

Tout ce que je voyais, fait comme ailleurs, était absolument banal; c'est ce qu'on rencontre partout.

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 'MU

Ce qui n'était pas fait comme ailleurs était absolument cho- quant. J'en citerai trois traits.

Je vis un champ de chardons ; une vigne dans laquelle paca- geait un troupeau de moutons, et nous suivîmes une route ravinée qui avait été comblée avec des pierres brutes, non cas- sées, telles qu'elles étaient sorties des champs, et dont quelques- unes n'étaient pas beaucoup moins grosses que la tête. Comme les chevaux s'y seraient cassé les jambes, un étroit sentier entre les deux ornières était formé par de la terre rapportée, pour combler les interstices,

(( Vous voyez, me dit M. de M***, je cultive les chardons dans les mauvaises terres ; c'est ma faconde les améliorer. N'empêche que, quand les moutons s'y seront promenés pendant trois ans, elles me donneront une récolte d'avoine qui paiera les frais et me laissera un bénéfice; puis elles retourneront en jachère. Je ne leur demande pas grand'chose, comme vous voyez, mais elles ne coûtent rien. Dans ces conditions, elles rapportent. La vigne est phylloxérée, le bois n'eût pas payé l'arrachage. Je laisse les moutons la tuer; elle pourrira en terre. C'est brutal, je le reconnais, mais logique.

« Mon macadam ? Il se fera peu à peu. Les voitures y passent; elles ne le pouvaient pas avant. Je me borne au nécessaire. »

Ayant terminé mon tour :

« Mon impression, dis-je, est que je me trouve en présence d'une manière nouvelle de comprendre l'agriculture. Ce n'est ni paysan, ni classique. Que pensez-vous du paysan?

« Il travaille sa parcelle comme un nègre, et surtout avec les procédés du nègre. Tout bien compté, il gagne ainsi peut-être quinze sous par jour, chez lui. Il nest sauvé bien souvent que par les journées à trois francs que lui paie le grand propriétaire chez lequel il va se reposer- Il est inutile de chercher à rien appren- dre de lui; il ne voit et ne connaît que le tout petit côté des choses. Les petits paysans ne comprennent rien à ce qui se passe; aussi les voit-on prolonger les cultures et une manière de faire qui autrefois avaient fait vivre leurs pères, mais qui, aujourd'hui, les conduisent lentement et sûrement au désastre. »

o44 LA SCIENCE SOCIALE.

Ainsi nous étions d'accord dans notre jugement sui' le paysan.

Le professeur d'agriculture conservait-il encore aux yeux de M. de R*** un prestige qu'il avait bien perdu aux miens ?

« Et le théoricien agricole ? lui demandai-je. »

Il exécuta sommairement les professeurs d'agriculture.

« Ce sont des cultivateurs en chambre, s'exclama-t-il, leurs livres fourmillent des erreurs économiques les plus énormes.

« Il y a bien les livres des vrais savants ayant fait, en ces der- niers temps, des découvertes admirables, mais il reste à chercher les applications vraiment pratiques et incontestablement lucra- tives de ces découvertes.

« Tenez! en ce qui concerne les engrais, il est incontestable que les engrais chimiques ont sur le fumier une supériorité écra- sante qui consiste en ce qu'ils ne coûtent pour ainsi dire ni charroi, ni main-d'œuvre; mais encore les achète-t-on et faut-il qu'ils rapportent plus qu'ils n'ont coûté.

(( Quant au fumier, il existe beaucoup de théories pour le traiter et l'améliorer; mais l'ammoniaque s'évapore, les eaux des pluies le lavent, le meilleur des traitements ne compense pas ces déperditions.

« La vérité est que, le fumier se produisant d'une façon con- tinue, votre assolement doit être tel que l'emploi du fumier soit le plus continu possible afin qu'il ne dépérisse pas dans votre cour. Cette matière exigeant de grands charrois, l'emploi des fu- mures ira en décroissant de la ferme au pourtour de la propriété. Les engrais chimiques, au contraire, seront employés, en crois- sant, de la ferme au pourtour,

« Le purin s'écoule dans la fosse.

« On recommande d'en arroser le fumier : c'est le travail des Danaïdes; il est plus simple de recueillir le purin dans une grande tonne et d'en arroser les champs au fur et à mesure. De cette façon il n'y a ni perte de temps, ni perte de purin.

« On peut aussi, si le terrain s'y prête, faire écouler les eaux des toits dans la fosse à purin, et, par le moyen d'une fosse, con- duire le tout dans le champ le plus voisin, tantôt dans un rayon, tantôt dans un autre. J'ai vu obtenir de cette façon une fertilité

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. ^{45

merveilleuse. Ce ne sont que des faits d'expérieuce, mais prenez note, en passant, qu'en agriculture la théorie n'est qu'un inutile et dangereux produit de l'imagination si elle n'est direc- tement basée sur l'expérience.

« Et que pensez- vous de nos voisins?

(( Les gros propriétaires? Ils vivent tous ou presque tous dans les villes et dans l'ignorance du premier mot de la culture ; aussi ne savent-ils que se plaindre et se désoler, tout en contri- buant, par leur inertie, aux plus grands maux de l'agriculture.

(( Ne pouvant suivre ni l'exemple de vos voisins, gros pro- priétaires ou paysans, ni les leçons de nos professeurs d'agri- culture, comment avez-vous donc fait?

« Je lus les livres nouveaux, français et étrangers; j'essayai tous les engrais minéraux ainsi que les machines nouvelles. A la vérité, je lis des écoles, mais je fus préservé des grosses pertes parce que je i\n?, scrupuleusement mes comptes, simplement par recettes et dépenses, mais avec leur pourquoi.

« Il me fut dès lors facile, le soir, avec une feuille volante et un crayon, de récapituler, par une sorte de comptabilité en partie double, les recettes et dépenses afférentes à chaque objet.

<( Par exemple, je constituai ainsi le Doit et Avoir d'un noyer; d'un côté, la valeur des noix qu'il avait produites, année moyenne; d'autre côté, ce qu'il me coûtait. Pour cela je comptai le nombre des betteraves ou autres récoltes en souffrance dans tout son pourtour ; j'en pris quelques-unes que je pesai compara- tivement à d'autres, bien venues en dehors de son action. J'eus vite le poids et la valeur des betteraves dont il me faisait tort. Ce noyer et tous ses confrères me coûtaient plus qu'ils ne me rap- portaient. Je les abattis. De même pour d'autres cas il s'a- gissait de différentes sortes de cultures ou d'engrais.

« C'est ainsi que, par ma comptabilité, il me sauta aux yeux que la même forte quantité d'engrais chimiques avait porté la ré- colte de blé, de 10 à J4 hectolitres dans les terres médiocres, sans humus, et de 20 à 35 hectolitres dans de bonnes terres largement fournies d'humus, comme le sont ordinairement les terres basses.

« J'en conclus, ce qui au premier abord me parut paradoxal,

346 LA SCIENCE SOCIALE.

mais le compte était évident qu'il fallait fumer les JDonnes terres de préférence, et abandonner les mauvaises terres à leur malheureux sort, ou revenir à la jachère, car sur ces dernières, à 10 hectolitres de rendement, je perdais, et à li hectolitres, au moyen de l'engrais, je perdais davantage, la plus-value de récolte ne payant pas le coût de l'engrais.

« Cette même quantité d'engrais avait au moins doublé la ré- colte de topinambours. J'en conclus que, là, mon argent avait été encore mieux employé.

« Cette comptabilité, voyez-vous, a un résultat immédiat, qui est de nous faire rejeter tout ce qui ne rapporte pas. Elle nous préserve de la routine et des essais scientifiques ruineux ; dès le début, elle nous remet d'aplomb, et plus tard nous conduit aux bénéfices.

« Ces procédés sont bien terre à terre ; mais, à côté de l'emploi théorique des engrais et des machines, à côté des assolements dits scientifiques, et d'ailleurs fort savants, il y a une culture économique et plus lucrative qu'on ne le croit, mais que la comptabilité seule peut nous apprendre.

« Nous devons, conclut M. de R***, tenir notre livre décomptes, comme un industriel ou un commerçant, nous guider sur lui pour savoir ce qu'il faut faire et ce à quoi il faut renoncer.

« Par exemple, quiconque a conduit une ferme sait quel dur travail et quels frais il faut faire pour faucher, faner, rentrer les foins à temps. Il sait surtout combien grande est la déperdition. Songez de plus à l'éloignemént habituel des prés, que les prés toujours fauchés s'épuisent, qu'il faut donc double transport, ce- lui du foin à la ferme et son retour, sous forme de fumier, au pré. Comparez maintenant l'économie et les avantages de la pratique du pâturage. Pas de main-d'œuvre, ni de charrois, point de déperdition. Dans un pré pâturé, rien de perdu; la bête rend sur place ce qu'elle a consommé; le pré s'améliore. Il faut donc pâturer les prés, comme en Angleterre l'on fait peu de foin, et rentrer les artificiels.

. « Autrefois, il est vrai, l'absence éventuelle de ces fourrages pouvait entraîner la mort du bétail, mais aujourd'hui le foin vient

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 347

de l'étranger comme toute autre marchandise. Tout est changé, et la vieille routine française consistant à faucher tous les prés n'est plus qu'une absurdité.

« D'ailleurs on se tire toujours d'affaire, par un moyen ou par un autre. Lorsque, encore enfant, j'étais à l'école navale, on nous racontait des histoires de navires en perdition, ayant brisé tous leurs cables, mais qui s'étaient sauvés sur un mauvais et dernier grelin, lequel avait tenu bon. Je me suis inspiré de ce souvenir pendant la sécheresse de 1893.

« J'avais pâturé mes prés elles artificiels avaient fait défaut. Au printemps, je devais manquer de nourriture ; je fis beaucoup de choux à vaches et force seigle que je coupai en vert. Tout mon troupeau fut ainsi sauvé. On avait escompté ma ruine et on se moquait de moi dans le pays ; dès ce jour, je passai maître. Rien n'est probant comme un fait : le voilà.

« J'admire, dis-je à M*** de R., votre vigne livrée aux mou- tons, vos champs de chardons, vos routes à macadam mégali- thique. Je connais, en effet, ce qu'est l'amour-propre du proprié- taire et je comprends ce que ces mesures représentent de force de volonté, de logique entêtée, suivant votre pittoresque expres- sion. Je renie ma fabrique à fumier qui hier encore faisait mon orgueil. Je deviens partisan convaincu de la pratique du pâtu- rage, de l'amélioration des bonnes terres par des engrais coû- teux, mais qu'elles paient, et de celle des mauvaises par le temps, ce qui est le renversement de tous les principes. Mais je ne vois pas ce document précieux dont vous me parliez lors de votre première visite et qui vous permet sans fatigue et par votre seule supériorité intellectuelle, de guider votre métayer et d' augmenter considérablement votre revenu, ainsi que la valeur de votre do- maine. Quel est-il?

« Mon bail, simplement mon bail. Nos baux sont surannés. Le blé est à vil prix, la viande est chère. Or, tous nos baux sont basés sur la vente du blé, seul produit autrefois transportable. Maintenant les transports donnent un débouché à la viande qui se vend. J'ai doublé mon troupeau. Cependant je continue, ce qui est amusant, à rentrer autant de grains, par suite de l'aug-

348 LA SCIENCE SOCIALE.

nientation du rendement sur des emblavures réduites, mais en bonnes terres, bien fumées.

« Mon bail est rempli, dans sa brièveté, de ces mesures dont je vous parlais. Au lieu de forcer mon métayer à cultiver d'une façon ruineuse, il le force à cultiver fructueusement. Eh ! c'est bien simple. Il lui fait, par exemple, une obligation du pâturage des prés et, du même coup, il le force à faire des artificiels pour la nourriture de l'hiver. Mes terres en profitent et accumulent l'azote que les légumineuses empruntent à l'atmosphère. Il doit laisser en friche, pendant trois ans, les terres pauvres, spécialement désignées; le voilà forcé de porter sur les riches tout le fumier de la ferme et les engrais auxquels il est tenu. 11 ne se doute pas de la théorie, mais il bénéficie de la pratique; en sorte qu'il se range, sans difficulté, à ces prescriptions, une fois qu'il en a palpé l'effet. Par exemple, il faut être ferme la première année, ne pas faiblir à ses instances. Je ne m'en suis tiré qu'en fai- sant venir un homme du Poitou. Étranger, mal vu dans le pays, il ne trouvait pas d'appui au dehors; il a bien fallu qu'il eût confiance en moi. Maintenant cela va tout seul. Ce que m'ont appris le faire valoir et la comptabilité, c'est de savoir faire un bail avantageux pour mon métayer et pour moi. »

Je partis avec le bail et je retournai souvent voir M. de R***. Le fruit de nos nombreuses conversations, que je viens de résumer ci-dessus en une seule, fut de me persuader que j'avais trouvé chez M. de R*** une nouvelle solution de propriétaire. Ces solu- tions ne ressemblent décidément à rien de ce qui a cours ; elles sont même l'envers des principes admis. Elles ont pourtant une force de conviction capable, non de satisfaire platoniquement l'esprit d'un théoricien, mais de convertir, jusqu'à l'action, un intéressé responsable, déjà déçu pourtant et terriblement sur ses gardes, comme je l'étais. C'est ainsi que je me décidai à prendre la direction de ma grande ferme.

(.4 suivre.)

A. Dauprat.

LE SYNDICAT OUVRIER

INSTRUMENT DE PACIFICATION

III.

LA RECONSTITUTION DES SYNDICATS AVANT LA LOI QUI LEUR RECONNAIT L'EXISTENCE.

I. LES PREMIERES ORGANISATIONS.

Nous avons vu que les syndicats, avant de se développer, ont rencontré sur leur route trois principaux obstacles : la concur- rence des sociétés de secours mutuels, celle des sociétés coopéra- tives, et les tendances trop égalitaires de leurs propres membres, une fois que l'organisme nouveau fut créé.

Malgré les obstacles à l'expansion de l'idée syndicale, les rap- ports des délégués de Lyon et de Paris, à l'Exposition universelle de Londres, en 186*2, montrent assez à quel point le spectacle des Trade-Unions avait frappé les ouvriers français. Ils n'osaient ce- pendant prendre un titre qui les eût désignés aux rigueurs du gouvernement.

3fais, sous leurs statuts de sociétés de crédit mutuel et de so- lidarité, perçait nettement l'idée syndicale (1).

(1) Voici quelques extraits des statuts revisés en 1864, de la Société du crédit mu- tuel et de solidarité des ouvriers du bronze :

Préambule : Les ouvriers de l'industrie du bronze, résolus à résister, par tous les moyens que leur donne la loi, contre l'avilissement toujours croissant des salaires, et décidés à maintenir la limite de dix heures de travail, au plus, afin de donner plus de temps à leur famille et à la culture de leur intelligence, ont décidé de fonder une Société dans le but de soutenir ces conditions.

Art. 16. Les sociétaires quitteront l'atelier dans les cas suivants : 1 " lorsque le pa-

330 LA SCIENCE SOCIALE.

En 1867, les ouvriers cordonniers sont les premiers à donner le nom de chambre syndicale à leur association professionnelle.

Cette même année, une commission d'encouragement pour les études des ouvriers de l'Exposition universelle fut nommée et fixa le nombre des ouvriers, délégués par chaque profession. Trois cent seize délégués furent désignés, par cent douze professions. Ils formèrent une Commission ouvrière, qui se réunissait dans un local scolaire du passage Raoul, mis à sa disposition par le maire du XP arrondissement. Le but de cette commission était de mettre de l'unité dans les divers rapports qu'elle devait pré- senter. Mais ces rapports étaient depuis longtemps déposés, que la Commission ouvrière se réunissait encore. - Les séances ne prirent fin qu'au li juillet 18{j9.

Une délégation de cette Commission avait été reçue, le 19 jan- vier 1868, par le ministre de l'agriculture, du commerce et des travaux publics, iM. Forcade delà Roquette, et lui avait soumis les vœux de la classe ouvrière, pour Torganisation des Chambres syndicales, ainsi que pour les modifications réclamées dans le mode d'élection des Conseils de prud'hommes, pour la sup- pression des livrets et l'abrogation de l'article 1781 du Code civil (1).

Cette démarche auprès du ministre eut un résultat immédiat. Dans une circulaire officielle, M. Forcade de la Roquette déclara que désormais les chambres syndicales ouvrières jouiraient de la tolérance, dont profitaient, depuis de longues années déjà, les chambres patronales.

Enfin la loi du 2 août 1868 abrogea l'article 1781.

tron voudrait ramener la journée à plus de dix heures; 2" chaque fois que l'on dimi- nuera le salaire d'un homme à la journée, qui travaillera depuis deux mois au moins dans l'atelier, et qu'en outre la majorité de cet atelier affirmera qu'il vaut cette journée

Art. 26. L'vidcmnité accordée dans les cas prévus par le règlement est fiocée, à 3 fr. 30 par jour de travail, soit à 20 francs par semaine.

(1) L'article 1781 stipulait:

« Le maître est cru sur son affirmation,

Pour la quotité des gages,

« Pour le paiement des salaires de 1 année échue

c. Et pour les acomptes donnés pour l'année courante, u

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 351

Forte de ce premier succès, la commission ouvrière constitua immédiatement une commission d'initiative, dans le but de fa- voriser la création de chambres syndicales.

Cette commission d'initiative fonda, tout d'abord, deux grandes fédérations : V Union syndicale des ouvriers du bâtiment et le Syndicat général de tous les ouvriers de Vameublemenf^ puis des syndicats isolés. En 1870, ceux-ci s'élevèrent au nombre de 67.

En mars 1809, la commission fut saisie d'un projet de sta- tuts d'une chambre fédérale des sociétés ouvrières de Paris. Ce projet, déposé par les ouvriers bronziers, réussit, La chambre, fondée à la fin de l'année, eut son siège, 6, place de la Corde- rie. Tous ses membres étaient affiliés à l'Internationale, et son action dans les grèves contribua à établir l'influence occult<; et puissante de la fameuse association. Le comité directeur de la Commune se recruta, en grande partie, dans son comité.

Une autre fédération, composée d'ouvriers de vingt corpora- tions et fondée par les ouvriers typographes, eut aussi son heure de célébrité : ce fut la Caisse fédérative des cinq centimes. Cette association, dont les membres s'engagaient à verser cinq centimes par semaine, pratiqua le prêt mutuel en cas de grève.

Toutes ces organisations furent ruinées par la guerre de 1870 et la sanglante répression de la Commune.

Les chambres ouvrières syndicales parisiennes ne se reconsti- tuèrent qu'en 1872.

Alors, M. Barberet se mit à la tête du mouvement de réorga- nisation. Il désirait voiries travailleurs se détourner de la grève, dont les effets lui paraissaient funestes, non seulement pour les ouvriers, mais surtout pour la République.

Les ouvriers imprimeurs en taille -douce, les premiers, répon- dirent à son appel,

La corporation des ouvriers imprimeurs en taille-douce avait été créée en 1820 sous la forme mutualiste; mais elle avait tenté, à plusieurs reprises, de s'organiser sous la forme corporative.

En 1848 se constitua une association, qui se développa à la suite

3o2 LA SCIENCE SOCIALE.

des expositions de 1862 et 1867, et prit comme titre la Pré- voyante, chambre syndicale des ouvriers en taille-douce.

Il n'y avait que Paris cette industrie eût atteint quelque importance; on y comptait iOO ou i50 ouvriers, pour 80 patrons. Le travail y était extrêmement varié, d'où il résultait que le sa- laire devait être fixé pour ciiaque produit. Cette situation pro- voquait des discussions continuelles entre l'ouvrier et le patron. L'association qui venait d'être fondée se proposa la fixité du tarif et sa majoration.

Puis elle se posa en arbitre des différends qui pouvaient sur- venir entre patrons et ouvriers. Lorsqu'un ouvrier ne pouvait s'entendre avec son patron, il en référait à la chambre syndi- cale ouvrière, qui estimait le travail, enjoignait à l'ouvrier de quitter l'atelier, s'il avait raison, et l'indemnisait, pendant la durée de son chômag-e, par des subsides puisés à la caisse sociale. Dans son estimation, la chambre syndicale prenait pour base la journée de dix heures et le minimum de salaire de 6 francs.

Il en résulta de fréquentes grèves individuelles, jusqu'au mo- ment où les patrons comprirent la nécessité de s'organiser eux- mêmes en chambre syndicale. Une lutte regrettable aurait pu s'engager entre les deux associations, mais les ouvriers dé- cidèrent de s'entendre avec la chambre patronale. Une con- vention entre les deux chambres fut signée en février 1870 (1).

Grâce à cet esprit de conciliation, deux tarifs spéciaux purent être établis, pour certains genres de travaux (l'un en 1872, l'autre en 1873). Les grèves cessèrent. La société, n'ayant plus de chômages à indemniser, réunit des fonds pour tenter la création d'un atelier corporatif.

(1) Celte conventioQ reposait sur les bases suivantes :

1" Journée de dix heures;

Salaire minimum de 6 francs par jour ;

3" Formation de commissions mixtes, composées mi-partie de patrons, mi-partie d'ouvriers, jugeant souverainement tous les difFérends industriels qui s'élèvent entre patrons et ouvriers;

i" Obligation pour le patron de s'en rapporter au jugement des commissions mixtes et de ne pas renvoyer l'ouvrier avec lequel il a un débat ;

Obligation également, pour l'ouvrier, de ne pas quitter le travail sur lequel statue la Commission mixte.

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 353

Parallèlement au syndicat, se développait la société de secours mutuels, qui avait en 1870, sous le nom de la Progressive, près de 100.000 francs en caisse.

Les ouvriers bijoutiers suivirent l'exemple des imprimeurs en taille-douce.

Ils formaient deux groupes distincts : le groupe du Palais- Royal, se fabriquait la bijouterie riche, et le groupe du quar- tier du Temple, se fabriquait la bijouterie ordinaire. Seuls, ces derniers étaient organisés en société de résistance. Dans le pre- mier groupe, une grève partielle fut décidée à la fin de 1871. Plusieurs ouvriers du Palais-Royal abandonnèrent leurs ate- liers, mais le syndicat des patrons eut facilement raison de l'épar- pillement des ouvriers. A la suite de cet échec, une entente fut ébauchée entre les deux groupes ouvriers. Une commission mixte fut chargée d'élaborer les statuts syndicaux. Enfin, le 29 mai 1872, était fondée, entre tous les membres de la corpora- tion, une Chambre syndicale ouvrière de la bijouterie ijarisienne, qui fournissait à bon marché le petit outillage professionnel, néces- saire à ses adhérents, et se proposait de créer un atelier coopératif de production.

Les ouvriers marbriers avaient, avant la guerre, une chambre syndicale. En 1869, avait même éclaté une grève qui dura trois semaines et endetta le syndicat. Ces dettes s'élevaient à 17.000 francs. Mais la grève avait été favorable aux ouvriers. De- puis certains patrons, essayant de revenir sur les concessions auxquelles ils avaient consentir, la nécessité de nouvelles grèves se fit sentir; il parut alors plus avantageux d'établir un atelier de chômage pour les grévistes, que de les soutenir, inac- tifs, à l'aide de la caisse syndicale.

Cet atelier de chômage fonctionna près d'un an. Il fut ensuite cédé à la société de crédit mutuel, qui le transforma en associa- tion coopérative de production, sous le titre : fUnion.

Après la guerre, la société de crédit mutuel ayant atteint son but, qui consistait dans la fondation d'une association de produc-

:i:')i LA SCIENCE SOCIALE.

tion, restreignit son opération aux prêts entre membres de la so- ciété.

La chambre syndicale se réorganisa et se libéra des dettes con- tractées pour la grève.

Et l'association de production modifia ses statuts, de façon à permettre l'entrée à tout membre de la corporation, pourvu d'une action de 50 francs.

Le 2i mars 1872 était fondée la chambre syndicale des gar- çons de magasin ou de bureau.

Ces ouvriers n'avaient jusque-là trouvé aucun moyen de s'en- tendre. Dans les quartiers de luxe, les magasins sont ouverts très tard, leur journée commence à 7 heures du matin, pour ne se terminer qu'à 11 heures du soir. Dans le quartier du Sen- tier, on leur faisait traîner, le jour, une voiture à bras, et, le soir, porter les relevés de compte et récolter les recettes, jusqu'à 7, 9 et 10 heures du soir.

Le salaire de ces ouvriers était de 80 à 120 francs par mois.

A la même époque se reconstituait la Chambre syndicale dea ouvriers menuisiers en hâlim,ent du département de la Seine.

Avant 1838, cette corporation ne possédait aucun groupement. Les travaux se faisaient à la journée, ou à la pièce, suivant des tarifs qui variaient avec les ateliers. La nécessité se fit alors sentir d'arrêter des prix uniformes fixes, et c'est grâce à elle qu'une sorte d'association se produisit. Elle dura peu. Une fois le tarif accepté par les ouvriers et les patrons, son but était atteint : elle tomba d'elle-même.

En 1859, en raison du nombre de constructions que l'on entre- prit à cette époque, et aussi de la cherté croissante des objets de consommation, le tarif de 1838, appelé tarif Collin, fut revisé. Il se fit, comme précédemment, un groupement momentané, qui dis- parut ensuite. Mais le nouveau tarif n'ayant pas été accepté par les patrons, les ouvriers les plus énergiques de la corporation s'ef- forcèrent de constituer une nouvelle entente, pour exiger l'ac- ceptation du tarif.

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE, Xm

Ils n'aboutirent que neuf ans plus tard, en 1867, et l'asso- ciation fondée ne sembla être constituée qu'à l'avantage des ou- l'riei'S-marchandeurs , qui représentaient dans la corporation une véritable oligarchie. Les simples ouvriers restèrent à l'écart et les essais de grèves, tentés pour l'application du tarif, échouèrent complètement.

Néanmoins cette société put faire face aux: dépenses que né- cessitait l'organisation corporative. Elle paya un comptable, fournit à son président une gratification de 1.000 francs et une rétribution mensuelle de 300 francs. La dette sociale s'éleva bientôt à 1.100 francs. Le président donna sa démission et les dettes furent payées.

La guerre survint sur ces entrefaites.

Après cet événement, le syndicat se reforma sur des bases plus larges, refit ses statuts et devint réellement la chambre syndicale de toute la corporation. Les patrons consentirent im- médiatement à passer avec elle une convention, d'après laquelle le tarif devait être revisé chaque année, d'un commun accord des deux parties.

La chambre syndicale ne se contentait pas de ce succès. Elle poursuivait également la suppression du travail brutal et bar- bare à la journée, l'étabh'ssement de cours professionnels, pour rendre tous les ouvriers capables de travailler à façon, et enfin « l'émancipation économique de tous ses sociétaires )>.

\S Association syndicale des ouvriers bronziers de Paris renais- sait également de ses cendres en 1872,

En novembre 186i, les ouvriers avaient eu à supporter une grève, pour l'obtention de la journée de dix heures, que les pa- trons consentaient à accorder « dans le bronze proprement dit )>, mais qu'ils refusaient aux « ouvriers du gaz et du bronze d'imi- tation ». Cette journée avait enfin été obtenue pour tous, après une lutte de deux mois.

La fondation de la Société de Solidarité des ouvriers du bronze fut le résultat de cette réussite.

Jusqu'en 1867, cette société vécut assez paisiblement. Elle eut

356 LA SCIENCE SOCIALE.

cependant quelques grèves partielles à soutenir. Chaque maison avait son genre spécial de fal)rication et son tarif propre. Plu- sieurs maisons furent mises à l'index, pour des questions de tarif. Tous les patrons se coalisèrent alors contre la société ouvrière; mais cinq semaines de grève générale eurent raison de leur coali- tion. Cette grève avait coûté 94.7i3 francs, sur lesquels 30,458 francs avaient été prêtés à la société. Jusqu'en 1870 elle entassez à faire pour liquider cette dette.

En 1872, à la reprise des travaux, quelques patrons ayant re- fusé de reconnaître le tarif convenu, les ouvriers durent de nouveau s'unir, mais ils comprirent que les sociétés de résis- tance, qui se proposaient uniquement la grève comme moyen, ne pouvaient réaliser toutes les améliorations désirables. La forme qui leur convenait le mieux était la forme syndicale, per- mettant des relations suivies avec les patrons, rendant les grèves plus rares, et la conciliation plus facile.

Il fut donc décidé, à ce moment, que la société de solidarité des ouvriers du bronze serait transformée en association syndi- cale, et qu'un atelier social serait établi, qui permettrait, en cas de grève, d'utiliser les chômeurs, et, en temps normal, de mettre un outillage à la disposition de certains sociétaires, des travail- leurs Agés, par exemple, auxquels, dans les ateliers, on pré- fère les jeunes gens.

En 1873, cet atelier social pouvait contenir quatre monteurs, trois tourneurs et treize ciseleurs. Il avait coûté 1.635 francs de frais d'établissement.

Les recettes de l'association s'élevaient, depuis le l*^" mai 1872, à 25.402 francs.

En juin 1872, la corporation des ouvriers passementiers se constituait aussi en chambre syndicale. L'association avait existé avant la guerre sous le nom et la forme de Société de prévoyance et de solidarité. Et, le 27 juillet 1872, le nouveau syndicat adoptait un règlement, aux termes duquel l'ouvrier passementier de Paris devait gagner au minitnum cinq francs par jour.

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 3o7

Deux moyens se présentaient pour faire adopter ce règle- ment par les patrons : l'imposer par la force, sous menace de grève, ou réclamer la constitution d'une commission mixte, chargée de le discuter. Le dernier moyen prévalut.

La fixation du minimum fut acceptée par les patrons. Et, ainsi, Fouvrier fut assuré de pouvoir toujours, par son travail, sub- venir à ses besoins.

Enfin la création d'un atelier coopératif était décidée par le syndicat.

Cependant un groupe d'une autre corporation, celle des ou- vriers tailleurs, se lançait dans la coopération de production avant de songer à créer un syndicat. C'était la Société (jénévale des oiim'iers tailleurs.

Un deuxième groupe de la même corporation avait formé une société de résistance dont la caisse contenait près de 10.000 francs. C'étaient les coupeurs-tailleurs , qui transformèrent bientôt leur société en chambre syndicale, en faisant servir leur caisse de résistance à la création d'un atelier coopératif de pro- duction. Hommes et femmes y étaient également admis.

Un troisième groupe enfin formait la chambre syndicale des ouvriers tailleurs, dont la fondation remontait aux dernières années de l'Empire. Ce syndicat avait pour objectif la coo- pération. Les femmes n'y étaient pas admises, leur concur- rence étant une cause de ruine pour les ouvriers. Elles sem- blaient cependant devoir être moins dangereuses dans le syndicat que laissées à la porte, indépendantes et isolées.

II. LES TENTATIVES UE FEDEHATIOX.

A mesure que les associations syndicales ouvrières se multi- pliaient, se manifestait la nécessité de les fédérer en une orga- nisation centrale, ainsi que l'avaient déjà fait les chambres syndicales patronales, avec V Union du commerce et de l' industrie.

Au mois de mai de l'année 1872, quinze chambres syndicales

T. XXIX. 25

3o8 LA SCIENCE SOCIALE.

ouvrières étaient réorganisées. Mais n'allaient-elles pas suc- comber bientôt dans ces essais continuels de grèves, qui leur semblaient alors le meilleur moyen de combattre les exigences des patrons et d'élever les salaires? La grève, sans préparation, tourne presque fatalement au désavantage des ouvriers. Même heureuse, si la caisse des syndicats est vide, son efTet en faveur des salariés n'est pas de longue durée. Les patrons tentent un retour offensif qui a bientôt raison d'adversaires désarmés et démunis. Les suites de la défaite sont la débandade et la dé- sertion du syndicat. Les exemples de ces faits ont été trop fré- quents pour que nous croyions utile d'y insister.

Il s'agissait donc de détourner les syndicats renaissants de cette voie fatale, la violence cachait leur faiblesse, la détermination ne pouvait tenir lieu d'organisation.

Il fallait, dit M. Barberet, poser des bases d'opérations pra- tiques, dont Tensemble offrit un champ assez vaste pour ren- fermer l'évolution pacifique des ouvriers vers le progrès et l'émancipation économique.

Le programme que l'on fixa se divisait en cinq parties ;

La première consistait à établir un groupement central des délégations ouvrières.

La seconde embrassait l'instruction professionnelle, élaborée d'abord méthodiquement par les délégués centraux et décentra- lisée ensuite par eux-mêmes, dans leurs syndicats respectifs.

La troisième partie réglait l'apprentissage et le placement gratuit des sociétaires.

La quatrième se proposait pour but le règlement amiable des litiges, entre le patron et l'ouvrier, par voie d'arbitrages directs et mixtes.

Enfin la cinquième question du programme, rassemblant les quatre premières, précisait le mouvement syndical, et en dédui- sait les moyens de conduire le prolétariat vers la coopération de production et la coopération de consommation.

L'exposé de ce planfut fait, le 1"" mai 1872, devant le syndicat des graveurs en tous genres, syndicat composé de patrons et d'ouvriers. Il y fut question de la fondation d'une école spéciale

LE SYNDICAT OUVRIER EX FRANCE. 359

de dessin, chaque corporation pourrait envoyer ses apprentis, et dont les frais incomberaient aux syndicats adhérents. Les syn- dicats ouvriers des tapissiers, des marbriers, des bijoutiers, des menuisiers en bâtiment, des selhers, des gantiers, des employés de commerce, des garçons de magasin ou de bureau, adhérèrent à ridée de cette école professionnelle, que l'on appela : École syn- dicale centrale cV enseignement professionnel.

Cette école n'existait pas encore d'une façon définitive, qu'elle faisait place à une nouvelle conception, et devenait le Cercle de l'Union syndicale ouvrière.

Le 28 août 1872, ses statuts étaient définitivement adoptés.

L'article 3 définissait le but principal du cercle : l'enseigne- ment professionnel.

L'œuvre des premiers délégués était terminée. Ils allaient, conformément aux statuts, céder la place au conseil adminis- tratif, composé d'un délégué par syndicat.

Le conseil s'assembla, le 17 septembre, et se divisa en quatre sous-commissions executives.

La première était chargée de l'émission des quotes-parts et de la comptabilité.

La deuxième avait pour objet la recherche d'un siège social et l'appréciation du matériel.

La troisième devait recevoir et envoyer la correspondance et s'occuper de l'élaboration du règlement intérieur et de la garde des archives.

La quatrième avait mission d'organiser les cours.

Sur ces entrefaites, se créa une Société d'études pratique, pour le développement des sociétés coopératives, fondée dans le but évident de combattre l'action du cercle. Cette société n'eut qu'une existence éphémère. Mais elle eut le temps de se plaindre de la pression arbitraire exercée par les membres du cercle, dans le vote de ses statuts.

Cette plainte eut pour résultat de faire dissoudre le cercle.

Un des griefs invoqués par le préfet de police fut d'abord

360 LA SCIENCE SOCIALE.

cette pression qu'aurait exercée le cercle sur les décisions prises par la Société d'études pratiques. Les membres du cercle répondirent que cette appréciation de leurs actes leur semblait tout à fait singulière. Les discussions de la Société d'études prati- ques étaient publiques, et, si Tinfluence du Cercle avait pu s'y manifester, c'était, sans doute, que les arguments présentés par ses membres étaient plus éloquents que ceux des fondateurs de la société.

Un autre grief consistait en ce que le vote de l'article 4, interdisant toute discussion politique et religieuse, avait été accueillie par un sourire.

Nous voulions, ajoutaient les délégués, copier le grou- pement des chambres syndicales patronales, réunies sous le nom d'Union nationale du commerce et de l' industrie.

« Je l'accorde, répondait le préfet, mais les chambres patro- nales ne nous donnent aucun souci. Et votre groupement nous donne de l'inquiétude. »

Et ce fut l'oraison funèbre de ce cercle, à peine né, qui n'avait pas eu le temps d'agir.

ni. LE TYPE DU SYNDICAT AVANT LA LOI DE 188'*.

Il est curieux de voir comment étaient constitués les premiers syndicats, avant la loi de 1884.

Dans un petit livre de la Bibliothèque ouvrière, publié en 1873, M. Louis Pauliat indiquait quelles étaient, à son avis, les bases d'une organisation syndicale, et quels devaient être les sta- tuts de cette organisation.

La première question qui se présente, disait-il, est celle-ci : ces associations sont-elles légales, autorisées par la loi? Non, répondait-il. Dans notre pays toute société est en principe régie par l'article 291 du Code pénal (1).

(1) Nulle association de plus de vingt personnes, dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués, pour s'occuper d'objets reli- gieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu'avec l'agrément du gouvernement et soies les conditions qu'il plaira à l'autorité publique d'imposer à la Société.

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 361

On invoque, contre elles également, deux articles du décret des li-17 juin 1791, dont les textes sont beaucoup plus expli- cites (1).

Cependant, malgré ces prescriptions législatives, ces sociétés existaient à peu près partout. Il n'était pas de département, qui n'en renfermât un certain nombre, et aucune poursuite judi- ciaire ne gênait leur action. Le régime auquel elles étaient soumises s'appelait la tolérance.

Le mouvement qui présida à leur création fut si général, que l'Empire n'osa leur résister. Puis, il faut le dire, c'étaient tous les industriels et les commerçants qui se groupaient. // aurait fallu poursuivre, au début, huit ou dix mille personnes : c était bien dif- ficile. Puis, ces huit ou dix mille personnes étaient le commerce et l'industrie de Paris, et ce fut une raison qui fît fermer les yeux à la police et à la magistrature impériale.

Les corporations ouvrières suivirent les corporations patronales dans leur organisation. S'il en fut ainsi, ce n'est pas que les ou- vriers manquassent d'initiative, mais c'est qu'ils auraient été arrêtés, avec la dernière rigueur, s'ils s'étaient engagés seuls dans la voie syndicale.

En 1873, il était devenu absolument impossible, même au gou- vernement le plus despotique, de rien tenter contre les organisa- tions syndicales. Elles avaient, dit M. Pauliat, quelque chose de plus que la loi, elles avaient le fait et la force irrésistible des choses.

L'association ouvrière se composait d'une chambre syndicale,

d'une commission de contrôle et de sociétaires en nombre illimité.

La chambre syndicale était nommée pour un an, mais renouve-

(1) Art. I. L'anéantissement de toutes les espèces de corporations des citoyens d'un même état et profession étant une des bases fondamentales de la constitution française, il est défendu de les rétablir de fait, sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit.

Art. II. Les citoijens d'un même état et profession, les entrepreneurs, ceux qui ont boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d'un art quelconque, ne pour- ront, lorsqu'ils se trouveront ensemble, se nommer ni président, nisecrélaire, ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou des délibérations, former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs.

.'}62 LA SCIENCE SOCIALE.

lable par moitié, tous les six mois. Lopinioii générale ne trouvait pas bon que les syndics restassent trop long-temps en fonctions. « Plus souvent ils sont soumis à la réélection, disait-on, plus ils cherchent à faire preuve de zèle et d'activité, pour que leurs pou- voirs soient renouvelés. »

La chambre syndicale ne dépassait pas ordinairement le nombre de dix-huit membres. En effet, toute réunion de plus de vingt personnes devait être autorisée à moins que le lieu de réu- nion ne fût privé, et que des invitations personnelles n eussent été envoyées. Il aurait donc fallu faire certaines dépenses et rem- plir certaines formalités légales, toutes choses que les associa- tions évitaient avec soin. Le nombre des membres delà chambre devait être plutôt inférieur à dix-huit, pour permettre de recevoir des personnes étrangères au syndicat.

Les dix-huit membres se nommaient syndics, parmi les- quelles on choisissait un secrétaire et un secrétaire-adjoint, un trésorier et un trésorier-adjoint, auxquels on pouvait subordon- ner des receveurs de cotisations. En général, pas de président. Un président permanent semblait devoir imprimer à la société une direction toute personnelle et la gouverner absolument, « si bien, disait M. Pauliat, qu'elle et lui ne font plus qu'un et qu'au bout d'un certain temps il devient indispensable. D'ailleurs, ajou- tait-il, la suppression de la p^ernianence du président dans les associations ouvrières est autant réclamée par le principe répu- blicain et démocratique que par V intérêt lui-même de ces asso- ciations. ))

Malgré l'intention bien arrêtée des ouvriers d'éviter les grèves, il pouvait arriver qu'ils fussent conduits, contre leur gré, à cette redoutable extrémité. L'atelier social devenait alors un atelier de chômage, qui permettait de ne pas nourrir les grévistes sans les faire travailler. En tout temps, c'était la salle d'études, s'apprenait le maniement de la coopération, des essais étaient tentés sur une modeste échelle, et, par suite, sans grands risques.

Enfin la chambre svndicale devait avoir son bureau de conten-

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 3G3

ticux, son bureau de placement, une coopérative pour l'achat et la réparation des outils, une J>ibliothèque, des cours profession- nels.

D'ailleurs, il ne sera pas sans intérêt de donner les principaux articles des statuts d'une de ces associations de 1872 (1).

(1) Art. .3. A la lête de l'association est un conseil administratif, appelé Chambre syndicale.

Art. !j. Lorsqu'un différend s'élèvera entre un patron et un sociétaire sur une question de travail ou de salaire, la Chambre syndicale prendra en mains la cause de son adhérent, si elle la reconnaît juste.

Elle essaiera d'obtenir une solution amiable.

Si l'affaire doit être appelée au tribunal, la caisse syndicale supportera les frais du procès; elle pourra même avancer à l'ouvrier partie ou totalité de l'argent qu'il réclame à son patron.

Art. 6. Dès que ses ressources le lui permettront, la Chambre instituera une bibliothèque et des cours professionnels.

Elle pourra même fonder un atelier social. En attendant, et provisoirement, une commission, nommée par elle, ou fonctionnant sous sa surveillance, aura toujours à rétude la question de la coopération de production, relativement à la corporation et à la profession.

Art. 7. La Chambre s'occupera activement des élections aux prud'- hommes.

Art. 8. Elle fera tous ses efforts pour prévenir les grèves générales ou partielles, en proposant aux patrons la création d'un tribunal d'arbitrage, composé mi-partie d'ouvriers, mi-partie de patrons, lequel statuera sur ce qui pourrait amener des conflits de cette nature.

Art. 9. Elle entretiendra des rapports suivis avec les associations de la lirofcssion, qui sont établies sur tes différents points du pays.

Art. 11. Au siège social est un registre, sur lequel sont consignés l'offre et la demande de travail, et que les sociétaires pourront librement consulter.

Art. 12. Si ces ressources sociales ne permettent pas à l'association de fon- der une maison de réparation, ou de vente des outils et autres objets nécessaires à l'exercice du inétier, la Chambre s'entendra avec une ou plusieurs maisons de ce genre, qui prendront l' engagement de faire aux sociétaires des conditions exceptionnelles.

Art. 13. Le droit d'entrée dans la Société est de 2 francs.

Chaque sociétaire est astreint au paiement dhuie cotisation men>^uelle de 1 franc.

Art. 14. La C/uanbre syndicale se compose de dix-huit membres élus au scrutin de liste.

(t) Bibliothèque ouvrière. Louis-Pauliat. Les Associations et Chambres syndi- cales ouvrières, 1873.

364 LA SCIENCE SOCIALE.

Elle nomme un secrétaire, un secrétaire-adjoint, un trésorier et un tréso- rier-adjoint.

Chaque syndic à tour de rôle et par ordre alphabétique préside les séances de la Chambre.

Art. 21. Les syndics sont élus pour un an et renouvelables par moitié, tous les six mois.

Art. 22. Une commission de contrôle de sept membres surveille les actes de la Chambre syndicale.

C'est à elle que l'on adresse toute réclamation contre la Chambre.

Art. 23. Les assemblées générales ont lieu tous les deux mois.

L'assemblée générale est souveraine pour trancher toute question portée à l'ordre du jour, mais elle a toujours le droit de retirer les mandats donnés aux syndics ou aux contrôleurs.

Elle statue définitivement sur l'emploi des fonds de la caisse sociale.

Elle nomme une commission de vérification de cinq membres, pour examiner la gestion de la Chambre syndicale et tes travaux de la Commission de contrôle, d'après les rapports qui lui sont présentés.

Cette commission doit présenter ses observations à la prochaine assemblée générale; cependant, si, en raison des irrégularités constatées, elle supposait que les intérêts de V association sont particulièrement compromis, elle a le droit de convoquer les sociétaires en assemblée générale extraordinaire, pour leur sou- mettre le résultat de ses travaux.

IV. LA LOI DE 188i.

Le projet du Gouvernement fut déposé le 21 novembre 1880, par M. Jules Cazot, garde des sceaux, et M. Tirard, ministre de l'agriculture et du commerce. Il conservait la déclaration des noms et des adresses de tous les syndiqués et n'accordait le droit de se syndiquer qu'aux seuls ouvriers français, jouissant de leurs droits civils (1).

(1) Akt. 1". Des syndicats professionnels, composés déplus de vingt personnes, exerçant la même profession ou le même métier, pourront se constituer, sans l'auto- risation préalable du Gouvernement, aux conditions prescrites par les articles sui- vants :

Art. 2. - Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des intérêts professionnels, économiques, industriels et commerciaux, com- muns à tous leurs membres.

Art J. Quinze jours avant le fonctionnement d'un syndicat professionnel, ses fondateurs devront déposer les statuts du syndicat et les noms et adresses de tous les membres qui le co;H/)ose/i^, avec indication spéciale de ceux qui, sous un titre quelconque, seront chargés de l'administration ou de la direction.

Ce dépôt aura lieu, pour le département de la Seine, à Préfecture de police,

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 365

Dans la séance du 15 mars 1881, M. Ailain-Targé constatait dans son rapport combien une législation était nécessaire, alors que le nombre d'associations tolérées s'élevait déjà à 138 associa- tions de patrons à Paris avec 15.000 adhérents, et 150 associations d'ouvriers, parmi lesquelles celle de la soie, à Lyon, représentait 18.000 membres.

A son avis, les syndicats ne pouvaient se passer de la per- sonnalité civile, pour être durables et devenir comme les sociétés mères de toutes sortes de sociétés, ou d'institutions profession- nelles.

Puis, il demandait l'abrogation de la loi de juin 1791 et des articles 41i, 415etil6, qui, en réalité, avaient cessé d'être appli- qués, mais qui n'en étaient pas moins l'objet des récriminations les plus vives. Ces textes semblaient en effet définir et punir des délits ouvriers, quand, dans un pays d'égalité, il ne devait pas y avoir de délits de classe. « Le droit commun, ajoutait-il, doit suffire à tous et contre tous. La liberté du travail et la libre concurrence sont garanties par le droit commun, qui réprime les voies de fait, les menaces, les injures, les attroupements, les ten- tatives de désordre. Quant à la pression morale qu'une société peut exercer sur ses membres, qui auront librement accepté seff statuts, la loi pénale n'a rien à y voir. Il faut bien se souvenir qu'il n'y a pas seulement l'exercice d'une liberté, il y a toujours aussi une aliénation de liberté, dans tout contrat d'association. »

Les lock-out, les proscriptions d'atelier, les mises à l'index, non accompagnées de violences et de menaces , semblaient au rapporteur des faits regrettables; mais il y voyait l'usage extrême

et pour les autres départements, à la mairie de la localité le syndicat est établi.

Ce dépôt devra être renouvelé le 1" janvier de chaque année, et à chaque change- ment des administrateurs ou des statuts.

Art. 4. Les syndicats professionnels ne pourront élre formes qu'entre Fran- çais jouissant de leurs droits civils.

Art. 5. ^ Le défaut de déclaration sera puni d'une amende de 16 à 200 francs. En cas de fausse déclaration, l'amende pourra être portée à 500 francs.

En cas d'infraction aux statuts, ou aux prescriptions des articles 2 et i, les tribu- naux pourront prononcer la dissolution dessyndicats professionnels.

Art. 6. Les dispositions antérieures, qui sont contraires à la présente loi, sont abrogées.

366 LA SCIENCE SOCIALE.

et sans ménagements de la liberté d'association. Les Anglais, qui professent la doctrine de la liberté du travail, se sont cependant servis du lock-out,^\ec une rigueur violente. En France, souvent ces mesures d'intolérance avaient été prises contre des citoyens, dont le travail était le seul gagne-pat?!, non seulement par des administrations industrielles , entre lesquelles l'entente secrète et à demi-mot est trop aisée, mais, j)arf ois même, par des coteries locales, animées cVimplacables passions politiques ; et la preuve de ces persécutions est trop difficile à faire, pour que l'action publique ne renonce pius à poursuivre, chez les travailleurs, ce qu'elle est i?npmissante à poursuivre pjlus haut. Il nest pas bon de donner à la justice l'apparence de la j)artialité.

L'obligation, pour tous les associés, de faire partie de la même profession ou d'une profession similaire, était une garantie prise par le législateur, pour que les avantages de la personnalité ci- vile ne fussent point usurpés par des personnes absolument étrangères aux intérêts professionnels, et qui auraient trans- formé l'association en société politique ou religieuse. Les unions ne devaient également admettre que des syndicats représentant une même profession, ou des métiers similaires.

Lq projet de la commission repoussait l'article i réservant aux Français seuls le droit de faire partie du syndicat, et n'exigeait plus que le dépôt des statuts et des noms des administrateurs des syndicats. Enfin ce dépôt ne devait plus être affecté à la préfecture de police, pjour Paris, mais à la préfecture de la Seine, et, ailleurs, à la mairie.

La crainte des ouvriers de voir les listes des syndiqués devenir, entre les mains du préfet de police , des listes de proscription , aurait donc pu disparaître. Mais, à Paris surtout, le sentiment de méfiance persista chez les ouvriers, longtemps encore, et ce n'est que ces dernières années que tous les syndicats se sont décidés à reconnaître la loi de 188i, et à s'y soumettre.

Le projet de loi suivit la marche suivante :

Première délibération à la Chambre (16 au 2i mai 1881).

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 367

Seul l'article ilG fut abrogé, sur l'intervention de M. Ribot, qui s'exprima ainsi :

K II est incontcstaJile que si vous donnez la liberté aux syn- dicats de s'organiser, avec la pensée qu'ils pourront s'organiser à l'état de lutte, il faut leur permettre de procéder, au moins vis-à-vis de leurs membres, par certaines sanctions, certaines amendes et interdictions, dont nous n'admettons pas la validité, au point de vue du droit civil, mais qui, au point de vue du droit pénal, ne peuvent pas être l'objet d'une incrimination. »

Enfin la Chambre décida que seuls seraient astreints au dépôt des statuts les syndicats qui voudraient jouir de la personnalité civile.

Deuxième délibération à la Chambre (9 juin 1881). La ChamJjre soumit les syndicats à l'obligation de ne choisir que des Français comme administrateurs .

Première délibération au Sénat [i" juillet, il juillet 188-2V Dans cette discussion , sur le rapport de M. 3Iarcel Barthe , le dépôt des statuts fut rétabli, pour tous les syndicats indistincte- ment, la personnalité civile accordée aux unions de syndicats, l'article 416 maintenu, malgré l'intervention du gouverne- ment.

Deuxième délibération au Sénat [^^ juillet, 1®'" août 1882). L'article il6 fut de nouveau maintenu, l'article relatif aux unions f/e5?/;ir/ic«/5repoussé, malgré l'exemple, cité par M. Barthe, d'une union de chambres syndicales patronales, fonctionnant à Paris depuis plus de trente ans, et comprenant 92 chambres syndi- cales et 8.500 adhérents.

Troisième discussion à la Chambre (12 au 19 juin 1883). Sur le rapport de M. Lagrange, la Chambre vota de nouveau l'abrogation de l'article 4-16 et la faculté, pour les syndicats et les unions, d'exister sans déclaration, ou d'obtenir la personnalité civile par la déclaration.

Troisième discussion au Sénat : première délibération (15 au ^% janvier 1884). Le projet avait été renvoyé au Sénat, avec la même rédaction, à peu de chose près, que la première fois. M. Tolain fut nommé rapporteur, et la discussion s'engagea de

368 LA SCIENCE SOCIALE.

nouveau sur le fameux article 416. 31. Marcel Barthe invoqua les faits d'intimidation, qui avaient marqué les grèves récentes des menuisiers et des chapeliers et motivé des condamnations par les tribunaux. Mais, grâce aux efforts de M. Tolain et à l'au- torité que lui donnait une existence passée tout entière parmi les ouvriers, grâce aussi à l'intervention décisive de M. Wal- deck-Rousseau , ministre de l'Intérieur, dont la parole éloquente et précise venait à bout de toutes les hésitations, et dissi- pait tous les doutes, l'article 416 fut abrogé, par 151 voix contre 121.

Le projet, qui fat définitivement adopté par le Sénat en deuxième délibération (21 au 23 février 1884), laissait aux syn- dicats le caractère d'institutions véritablement démocratiques, que lui avaient donné ses auteurs. Mais le Sénat rétablissait, pour tous les sijndicats indistinctement , l' obligation du dépôt des statuts, cette proposition ayant été acceptée par le Mi- nistre de l'Intérieur; enfin, il donnait une existence légale aux unions de syndicats, mais sans leur accorder la personnalité civile.

Quatrième discussion à la Chambre (13 mars 1884). Malgré certaines imperfections, certaines restrictions, imposées encore par les tendances un peu timorées du Sénat, la Chambre adopta la loi, telle qu'elle lui fut renvoyée, afin de ne pas décourager, par une attente indéfinie, la classe nombreuse des ouvriers et des patrons qu'elle intéressait.

La loi fut promulguée le 21 mars (1).

(I) Loi sur les syndicats professionnels.

Art. \". Sont abrogées les lois des 14-17 juin 1791 et l'article 416 du Code pénal.

Les articles 291, 292, 293, 294 du Code pénal et la loi du 10 avril 1834 ne sont pas applicables aux syndicats professionnels.

Art. 2. Les Syndicats ou associations professionnelles, même de plus de vingt personnes, exerçant la même profession, des métiers similaires ou des professions connexes, concourant à l'établissement de produits déterminés, pourront se constituer librement, sans l'autorisation du Gouvernement.

Art. 3. Les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l'étude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles.

Art. 4. Les fondateurs de tout syndicat professionnel devront déposer les sta-

LE SYNDICAT OUVRIER EN FRANCE. 369

Depuis, divers projets et propositions de loi, tendant à amender ou à compléter la loi, ont été déposés. La plus importante propo-

tuts et les noms de ceux qui à un titre quelconque seront chargés de l'adminis- tration ou de la direction. Ce dépôt aura lieu à la mairie de la localité le syn- dicat est établi et, à Paris, à la préfecture de la Seine.

Ce dépôt sera renouvelé à chaque changement de la direction on des statuts.

Communication des statuts devra être donnée par le maire ou le préfet de la Seine au procureur de la République.

Les membres de tout syndicat professionnel, chargés de l'administration ou de la direction de ce syndicat, devront être Français et jouir de leurs droits civils.

Art. 5. Les syndicats professionnels, régulièrement constitués, d'après les prescriptions de la présente loi, pourront librement se concerter pour l'étude et la défense de leurs intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles.

Ces unions devront faire connaître, conformément au deuxième paragraphe de l'arlicle 4, les noms des syndicats qui les composent.

Elles ne pourront posséder aucun immeuble, ni ester en justice.

Art. 6. Les syndicats professionnels de patrons ou d'ouvriers auront le droit d'ester en justice.

Ils pourront employer les sommes provenant de cotisations.

Toutefois, ils ne pourront acquérir d'autres immeubles que ceux qui seront nécessaires à leurs reunions, à leurs bibliothèques et à des cours d'instruction professionnelle.

Ils pourront, sans autorisation, mais en se conformant aux autres dispositions de la loi, constituer entre leurs membres des caisses spéciales de secours mutuels ou de letraites.

Ils pourront librement créer et administrer des otïîces de renseignements pour les offres et demandes de travail.

Ils pourront être consultés sur tous les différends et toutes les questions se ratta- chant à leur spécialité.

Dans les affaires contentieuses, les avis du syndicat seront tenus à la disposition des parties, qui pourront en prendre communication et copie.

Art. 7. Tout membre d'un syndicat professionnel pexit se retirer à tout ins- tant de l'association, nonobstant toute clause contraire, mais sans préjudice du droit pour le syndicat de réclamer la cotisation de l'année courante.

Toute personne qui se retire d'un syndicat conserve le droit d'être monbre des sociétés de secours mutuels et de pensions de retraite pour la vieillesse, à l'actif desquelles elle a contribué par des cotisations ou versements de fonds.

Art. 8. Lorsque les biens auront été acquis contrairement aux dispositions de l'article 6, la nullité de l'acquisition ou de la libéralité pourra être demandée par le procureur de la République ou par les intéressés. Dans le cas d'acquisition à titre onéreux, les immeubles seront vendus, et le prix en sera déposé à la caisse de l'association. Dans le cas de libéralité, les biens feront retour aux disposants ou à leurs héritiers ou ayants cause.

Art. 9. Les infractions aux dispositions des articles 2, 3, 'i, 5 et 6 de la pré- sente loi seront poursuivies contre les directeurs ou administrateurs des syndicats et punies d'une amende de 16 à 200 francs. Les tribunaux pourront, en outre, à la diligence du procureur de la République, prononcer la dissolution du syndicat et la nullité des acquisitions d'immeubles faites en violation des dispositions de l'ar-

370 LA SCIENCE SOCIALE.

sition est celle de M. Bovier-Lapierre, déposée le 4 mars 1886, dans le but de réprimer les atteintes portées à l'exercice des droits reconnus par la loi aux syndicats professionnels.

En voici l'article premier : <( Quiconque sera convaincu d'a- voir, par dons ou promesses, violences ou voies de fait, menaces de perte d'emploi, ou de privation de travail, entravé ou troublé la liberté des associations syndicales professionnelles, et em- pêché l'exercice des droits reconnus par la loi du 21 mars 1884, sera puni d'un emprisonnement d'un mois à un an, et d'une amende de 100 à 2.000 francs. » Cette proposition, adoptée par la Chambre, a été, deux fois déjà, repoussée par le Sénat.

Enfin, on ne peut passer sous silence la proposition Merlin (21 décembre 1894) ayant pour objet d'interdire les coalitions for- mées, dans le Jmt de suspendre ou de cesser le travail, dans les exploitations de l'État et dans les compagnies de chemins de fer, et le projet de loi, déposé sur le même sujet, le 4 mars 1895, par M. Trarieux, garde des sceaux , interdisant les coalitions seule- ment dans les services rattachés à la défense du pays.

En résumé, la seule modification apportée à la loi est celle qui admet les médecins à se constituer en syndicats (loi du 30 novembre 1892 sur l'exercice de la médecine).

Telle est donc la situation présente des syndicats professionnels. Ce que nous venons de voir nous permet de constater un fait im- portant, à savoir que c'est l'initiative de l'ouvrier qui a fini par entraîner le législateur. Mais à peine la loi existe-t-elle depuis seize ans qu'elle s'apprête à changer encore. On sait en effet que M. Waldeck-Rousseau s'est fait le promoteur d'une législation nouvelle, améliorant la première sur certains points. C'est ce que nous examinerons prochainement.

[A suivre.)

Léon DE Seilhac.

ticle G. Au cas de fausse déclaration relative aux statuts et aux noms et qualités des administrateurs ou directeurs, l'amende pourra être portée à 500 francs.

Art. 10. La présente loi est applicable à l'Algérie.

Elle est également applicable aux colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion. Toutefois, les travailleurs étrangers et engagés sous le nom d'immi- grants ne pourront faire partie des syndicats.

LE MOUVEMENT SOCIAL

I. CONTROVERSE ANGLO-TRANSVAALIENNE

Nous avons signalé, dans notre dernière livraison, la controverse engagée en Belgique entre deux avocats, MM. Gustave Abel et Charles Christophe , au sujet de la thèse exposée ici même par M. Edmond Demolins. Cette controverse a gagné peu à peu une partie de la presse belge.

L'extrait suivant d'un nouvel article publié par M. Christophe, dans la Liberté de Bruxelles, pose la question dans des ternies qui nous paraissent devoir être reproduits :

Monsieur le Rédacteur en chef,

La Liberté de dimanche dernier s'est occupée, dans un lonç article signé Tgnotus, d'une controverse engagée il y a quelque temps dans un journal gantois entre M. Abel et moi au sujet de la question anglo-transvaalienne et parue récemment en brochure. Comme le dit Ignotus, nous nous sommes proposé de discuter la portée de certaine loi « de supériorité sociale » définie par M. Demolins; pour mieux dire, il s'agissait surtout de pénétrer le sens réel de l'opuscule de M, Demolins ainsi intitulé : Boer)> et Anglais. est le droit? Mon ami M. Abel l'interprète d'une façon, moi d'une autre. Mais Ignotus présente d'une manière si inexacte la position que j'ai prise, il m'attribue des affirmations si monstrueuses et d'une telle naïveté, que réellement je ne puis m'empècher de protester. Auriez-vous l'amabilité d'accueillir mes rectifi- cations?

Je commence par la plus importante.

Ignotus affirme, en insistant à plusieurs reprises, que selon moi l'Angleterre a eu cette unique intention, en entreprenant la guerre actuelle, de « servir la cause de la civilisation et du progrès )) ! Ce serait de ma part une colossale naïveté. Ignotus m'a lu trop hâtivement. Il faut que je lui déclare bien nettement que, pas plus que tout autre homme de sens rassis, je ne crois au désintéressement pur dans la conduite que tiennent les peuples les uns à l'égard des autres. Ni les Anglais, ni les Français, ni les Allemands, ni les Boers ne sont des anges. Si l'Angleterre fait la guerre en ce moment, c'est en vue d'intérêts très tangibles. Et quels sont-ils? Bornons-nous à des hypo- thèses raisonnables et disons qu'il s'agit pour elle de venger l'honneur de son drapeau, comme disent les uns; ou bien, comme disent certains autres, de

372 LA SCIENCE SOCIALE.

redresser des injustices commises à regard de SCS nationaux; ou bien de main- tenir sa suprématie menacée dans l'Afrique du Sud; ou bien, ainsi que le ré- pète la grande majorité des gens, de s'emparer des richesses du Transvaal.... Que sais-je encore! Parmi ces mobiles, les uns sont plus ou moins légitimes, les autres sont condamnables. On juge moralement les actions d'après les in- tentions, n'est-il pas vrai? Montrez-moi donc quelles étaient les vraies inten- tions de l'Angleterre, tâchez de me convaincre, alors nous serons en état de juger ensemble, au point de vue moral, sa conduite actuelle. Mon langage ne heurte |ias, je pense, le sens commun? Voilà qui est entendu.

La pensée de M. Demolins, celle que je considère comme dominante chez lui et queje vais rappeler ici, semble fort déplaire à Ignotus La souveraineté qu'un peuple exerce sur un territoire, disais-je, après l'avoir acquise soit vio- lemment, soit pacifiquement, ne devient légitime à la longue, au cours de l'é- volution historique, que dans la mesure il s'en sert pour le bien de l'ensemble des habitants de ce territoire, et, par voie de retentissement, pour le bien de l'espèce humaine. » Le principe que cette pensée implique principe de mo- rale sociale d'une très large et très vaste portée n'est rien autre chose qu'une des affirmations les plus fréquentes et les plus courantes du bon sens vulgaire. De même que tout individu voit l'exercice de ses droits très légiti- mement limité et même totalement entravé, au nom de l'intérêt de la na- tion, par les pouvoirs publics, de même, déclare la morale sociale, toute na- tion pourrait légitimement être dépossédée en tout ou en partie de sa souveraineté, si l'intérêt de l'humanité l'exige. « Qui sera juge de cet inté- rêt? » demande ironiquement Ignotus. Ce sera apparemment, ajoute-t-il, toute nation qui, se prétendant supérieure aux autres, s'imagine par le fait avoir le droit de profiter de cette dépossession?

La morale sociale répond de suite : ce sera, bien au contraire, l'ensemble des autres nations, et celles-ci feront valoir leur volonté au moyen de ces tribunaux d'arbitrage international que tous les philosophes et moralistes, y compris .M. Demolins, M. Abel et Ignotus, souhaitent voir instituer un jour, Ignotus sait parfaitement que nous parlons morale, c'est-à-dire que nous pla- nons en pleine théorie idéale. Voilà qui est encore entendu.

Passons à la loi de M. Demolins. Elle consiste à dire que quand, à côté d'un peuple, survient un autre peuple plus civilisé, celui-ci finit à la longue par évincer, supplanter et dominer l'autre. Cette loi simple formule par- ticulière du principe darwinien de la « survie des plus aptes )> ne fait que constater a posteriori un fait qui se produit invariablement; c'est une loi pu- rement naturelle, au même titre que celle qui établit, par exemple, que chez l'homme adulte en bonne santé le cœur bat soixante fois à la minute, non pas oO fois ni 80 fois, mais 60 : c'est un fait. Cette loi, fondée sur l'expérience, est utile : elle permet de diagnostiquer la fièvre, elle fait comprendre la né- cessité de la combattre, et fait prévoir, si l'on n'y parvient, l'issue dernière et fatale. De même le peuple menacé dans son intégrité et sa souveraineté par un autre plus avancé en civilisation, comprend, souvent de la manière la plus spontanée, qu'il doit de toute nécessité se réformer, s'élever et pro- gresser : et si effectivement il s'engage dans cette voie nouvelle, il agit sous

LE MOUVEMENT SOCIAL. 373

l'influence d'une loi inéluctable, il démontre par le fait la réalité de cette loi.

Mais, fait observer Ignotus, « une loi qui attribue la prééminence aux peuples dont la supériorité sociale est démontrée, affirme implicitement que cette prééminence est conforme au progrès » : en d'autres termes, elle jus- tifie cette prééminence, elle trouve parfaite la dépossession d'un peuple par un autre, « elle prend un caractère moral », du moins aux yeux de ceux qui professent cette singulière morale qu'une culture sociale supérieure chez un peuple suffit pour l'absoudre de tous ses méfaits et de toutes ses violences. Il y a dans tout ceci des erreurs bien évidentes, qu'il est aisé de dégager.

Si l'on en vient à dire que la domination conquise à la longue par les plus civilisés sur les autres par l'effet de la loi darwinienne a contribué au progrès, on formule par un jugement optimiste, indépendant de la loi même, mais qui n'a non plus aucun caractère moral. Il constate que, tout compte fait, il faut s'applaudir de ce qui est arrivé, mais il n'approuve ni ne désapprouve rien ni personne. La supériorité par elle-même ne confère aucun droit. S'il est évident qu'un homme instruit et distingué ne peut se targuer de sa supériorité pour excuser un vol qu'il a commis au préjudice de gens ignorants, il est tout aussi certain qu'une nation qui tenterait de justifier ses attaques violentes contre un peuple socialement inférieur, en al- léguant sa seule supériorité, commettrait une sottise bien inutile. Le sens commun en serait révolté, et dirait avec raison que la supériorité ne crée pas des droits, mais bien plutôt des devoirs.

« J'ai dit, en passant, dans une de mes réponses à M. Abel : « La morale sociale, comme toutes les morales, comme le bon sens d'ailleurs, juge les actions d'après l'intention de celui qui agit et non pas d'après leurs, consé- quences éloignées et toutes fatales, qui peuvent, tout compte fait, être heu- reuses. » Je n'aurais jamais cru devoir insister sur des vérités aussi simples et aussi claires. La fortune volée par le scélérat distingué dont je parlais tantôt, peut être, après tout, utilisée très intelligemment, si bien que de très nombreuses personnes en tireront profit : voilà, certes, une conséquence heureuse. Mais que cet homme ne vienne pas dire que son intention était de faire le bien. Tout le monde lui répondra, comme Pascal : « Qui veut faire l'ange, fait la bête... »

-'CXIFSOSi/'ëN.-»

II. INITIATIVES ET PROGRES

Pour enrayer les dépenses. La Chambre des députés vient de prendre une résolution qui a surpris tous ceux qui la con- naissent. Elle a décidé, par voie de modification au règlement, que nul ne pourrait, au cours de la discussion du budget, déposer des amendements tendant à relever le traitement des fonctionnaires. Chose surprenante également, c'est un radical, M. Berthelot, qui a pris l'initiative de cette mesure. Il est vrai que M. Berthelot est député

T. XXIX. 26

374 LA SCIENCE SOCIALE.

de Paris, et que l'appui des fonctionnaires, en temps d'élections, est bien moins efficace à Paris qu'en province. Quoi qu'il en soit, voici la puissance législative dans la situation s'était mis, dit-on, l'em- pereur Trajan. Ce monarque avait le défaut de se griser, et, dans cet état, donnait des ordres qu'il regrettait ensuite. Aussi avait-il ordonné de lui désobéir lorsqu'il commanderait quelque chose après avoir perdu sa raison dans l'ivresse.

C'est l'ivresse de la popularité, le souci de la réélection, qui pousse nos législateurs à mettre le budget au pillage. Le budget voté, ils res- tent tout de même atterrés devant le total que forment les dépenses nouvelles. Ils ont voulu, comme Trajan, se créera eux-mêmes un obs- tacle. Le malheur, c'est que, l'obstacle dont on a soi-même barré sa route, on peut soi-même l'enlever. Mais ne préjugeons de rien, et attendons l'expérience.

Un éducateur. Bien que nous n'ayons pas de rubrique pour les nécrologies, nous ne pouvons passer sous silence la mort du P. Didon, qui fut de nos abonnés et de nos amis. On sait que l'élo- quent et actif dominicain s'était efforcé d'orienter son collège d'Arcueil dans le sens des besoins nouveaux de notre époque, et de dévelop- per, dans une mesure assez large, les sports physiques, base indispen- sable d'une solide éducation. Un de ses principes, qui guidait aussi Lacordaire à Sorèze, était d'encourager chez les jeunes gens les habitudes de courage, de franchise, et de laisser quelque chose à l'exercice de leur spontanéité, autant que le permettait la discipline nécessaire d'un grand collège. Chose curieuse et typique : le P. Didon n'était pas bachelier. Cet éducateur de mérite, supérieur à tant de proviseurs munis de tous les diplômes, n'avait pas le droit d'être di- recteur d'une école, môme privée. Aussi était-il obligé d'exercer son action par une voie détournée, comme délégué d'un conseil d'admi- nistration, tandis que le ^titre de directeur était officiellement porté par un autre. Nous avons cité, à plusieurs reprises, des fragments des allocutions prononcées par le P. Didon aux distributions de prix de son collège, allocutions qui exhortaient les jeunes gens à se lancer dans la vie d'un pas ferme, le front haut, prêts à toutes les initiatives et à tous les combats, moins épris des carrières fonctionnaristes que de celles l'indépendance de l'individu peut s'épanouir librement.

D'autres ont vanté les vertus, la science et les qualités oratoires du P. Didon. Ici, nous résumerons notre éloge en disant qu'il fut un homme d'initiative et de progrès.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 375

m. AGITATIONS ET PAS PERDUS

La question des décorations. Le gouvernement a été in- terpellé dernièrement, entre autres choses, sur une décoration mal placée.

On s'était étonné de voir un commerçant nommé chevalier de la Légion d'honneur après avoir subi cent trois condamnations pour in- fractions à la loi sur la réglementation du travail.

Le ministère n'est pas tombé pour si peu, car on est blasé sur la façon dont sont distribuées les distinctions honorifiques. Toutefois, la discussion a donné, aux partis d'opposition, le malin plaisir de rappeler une proposition assez curieuse, déposée sur la tribune de la Chambre il y a un peu plus de cinq ans.

Cette proposition, renouvelée elle-même d'un décret signé en 1870 par le gouvernement de la Défense nationale, portait qu'à l'avenir la décoration de la Légion d'honneur serait exclusivement réservée à la récompense des actes de bravoure et de dévouement accomplis en présence de l'ennemi.

Or, le piquant de l'histoire, c'est que cette proposition comptait, parmi ses signataires, le ministre actuel du commerce, contre qui a été dirigée l'interpellation dont nous parlons.

Elle comptait également, parmi ces mêmes signataires, nombre de députés socialistes qui, par leur vote, ont approuvé la décoration du commerçant aux cent trois condamnations.

Sans vouloir faire de la polémique de parti, nous pouvons ici nous arrêter un instant, et contempler la beauté des volte-face politiques.

On accueille une idée très juste; on la préconise, on s'efforce de la faire adopter; puis, quand le pouvoir vous est remis, et que l'on peut appliquer à sa guise les principes longtemps défendus dans l'opposi- tion, on s'empresse de faire exactement comme ceux que l'on criti- quait naguère.

Voilà qui n'est pas un progrès.

Pour 43 centimes. Il s'est passé, à propos des crédits sup- plémentaires de l'Exposition, une petite histoire qui a passé presque inaperçue, mais qui méritait, sinon l'attention qu'exige une chose grave, du moins l'intérêt souriant qui s'attache aux petits incidents comiques et instructifs.

Ces crédits se chiffraient par plusieurs millions, et le nombre se terminait par quarante-trois cetitimes. C'est ainsi que la Chambre l'a- vait voté.

376 LA SCIENCE SOCIALE.

Le Sénat, estimant fâcheux que des centimes figurassent à la droite du nombre entier, et jugeant que la comptabilité pouvait en souffrir, vota, sur le chiffre des crédits, une réduction de 43 centimes.

11 n"y a rien de mal à cela. Seulement, la loi ordonnant l'ouverture des crédits dut revenir devant la Chambre. Un projet dut être rédigé, imprimé, distribué aux députés et aux journalistes. La commission compétente fut réunie, discuta, nomma un rapporteur, lequel rédigea un rapport et en soutint les conclusions à la tribune. Après quoi Ton procéda au vote, et le projet fut agréé à Tunanimité moins deux voix. Enfin le Journal Officiel consacra plusieurs colonnes au compte rendu de cette discussion et à Tenregistrement des votes.

En frais d'impressions diverses, l'économie des 43 centimes est peut-être revenue à 500 ou 600 francs. Et nous ne comptons pas le temps perdu, ce temps qui est de l'argent, lui aussi.

Bien des faits, moins apparents et moins comiques, se passent dans l'administration, et ont le même résultat pour la bourse des contri- buables. L'histoire des 43 centimes a d'innombrables éditions que le public ne connaît pas.

IV. UNE CONFERENCE SUR LE SACERDOCE

Le P. Delbrel nous adresse le texte d'une conférence qu'il vient de faire au séminaire Saint-Sulpice, sur la nécessité de recruter davan- tage le clergé dans les classes élevées. Il invoque à ce sujet des con- sidérations sociales que nous croyons devoir signaler.

« Avec la fusion désolasses, dit-il, un antre problème social intervient, comme un des éléments désolation, le recrute ment du clergé dans les classes élevées, est celui du choix des carrières.

« Problème social, oui certes : s'il préoccupe avant tout les jeunes gens et leurs familles, il ne peut laisser inditférente la collectivité. Le bien général exige que tout individu puisse exercer son activité et ses talents, elles exercer dans une carrière qui convienne à ses aptitudes particulières, puisque seu- lement l'exploitation en sera facile et féconde. Il n'est de société bien orga- nisée que celle tous ont leur place, et chacun sa place.

(< Eh bien! ce problème se pose, s'impose aujourd'hui, surtout en ce qui a trait aux jeunes gens des catégories supérieures ou moyennes, dont nous nous occupons ce soir. Je vous renvoie, pour les démonstrations et les ex- plications que le défaut de temps m'interdit, aux livres et aux articles de De- molins, de Le Roux, de Jules Lemaître, de tant d'autres, et je me borne à vous montrer, dans cette question, le côté pijr elle touche à celle du recru- tement du clergé.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 377

« Ayant discuté le problème, les sociologues et les écrivains que je viens de mentionner ont proposé leurs solutions : se jeter moins exclusivement du côté des fonctions officielles, |)uisque aussi bien l'abord en est obstrué par des foules de candidats, dans le choix à faire entre les professions indépen- dantes, ne pas se croire obligé de préférer les carrières libérales, toutes si en- combrées, — se tourner aussi vers l'agriculture, le commerce, l'industrie, la colonisation. Et, sans doute, agriculture et industrie, colonisation et com- merce, voilà déjà de fort appréciables débouchés ouverts à l'activité de nos jeunes hommes.

« Mais n'y en avait-il donc pas d'autres ? Suffisante partout ailleurs, au Japon, en Turquie, cette énumération l'était-elle en plein pays chrétien, alors qu'il s'agissait de suggérer un emploi de sa vie à une jeunesse en très grande partie chrétienne, élevée dans des établissements religieux? Vraiment, dansée concert de judicieux avis prodigués de tous côtés à nos enfants, une note a manqué. Pourquoi ne pas leur conseiller aussi le Sacerdoce? Non pas pour tous, à beaucoup près, mais pour ceux qu'un appel divin autoriserait à orienter leur vie de ce côté, n'y a-t-il pas une solution déplus au problème du choix des carrières, une solution que la science sociale, s'exercant sur une société l'élément catholique garde une large place, n'a pas le droit xle négliger?

« Autre question sociale, étroitement liée à la précédente : celle de la na- talité.

« La prévision des difficultés que l'encombrement des carrières, entre autres obstacles, opposerait un jour à l'établissement des enfanis, est une des causes que M. Paul Leroy-Beaulieu assigne à la dépopulation de notre pays. Sous l'empire de cette pensée, il signale aux familles des débouchés peu connus ou négligés, la colonisation, par exemple, dont la perspective pourra, lui semble-t-il, les rassurer sur l'avenir de leur postérité éventuelle et les en- courager à la bien accueillir (1).

« L'idée est évidemment juste, mais elle est incomplète. A ces craintes démoralisatrices, l'organisation et les traditions de la société chrétienne per- mettent d'opposer un autre espoir, celui d'une vocation sacerdotale, reli- gieuse, grâce souvent offerte par Dieu aux enfants chrétiens très chrétienne- ment élevés. Il est presque de foi, parmi nous, que la Providence bénit les familles nombreuses : entre autres bénédictions, n'ont-elles pas le droit d'es- compter un peu celle-là? Un observateur qui venait d'étudier de près, dans un coin des Pyrénées, certaines populations exceptionnellement croyantes et pieuses, me communiquait cette remarque : « C'est un usage immémorial, parmi ces braves gens, que la plupart des familles donnent chacune au moins un fils au clergé, et une fille à quelque communauté religieuse. Aussi hésite- t-on beaucoup moins qu'ailleurs à laisser naître autant d'enfants qu'il plaît à Dieu. On se dit que Dieu lui-même, représenté par l'Église, en prendra bien toujours à sa charge un ou deux. » Et à la condition que ces calculs, disons mieux : ces espérances, se subordonnent aux principes chrétiens en matière de vocation sacerdotale et religieuse, il faut les approuver elles apprécier; il

(1) Revue des Deux-Mondes, 15 octobre 1807 : La question de la poxmlation , etc.

378

LA SCIENCE SOCIALE.

faut que nos sociologues les mentionnent comme un préservatif de plus contre ce fléau social et national qu'est la limitation systématique de la natalité... »

V. LA QUESTION OUVRIERE AUX ETATS-UNIS D'APRÈS UN OUVRAGE RÉCENT

->-.

M. L. Vigoureux, chargé par le Musée social d'une mission aux États-Unis, a récemment fait paraître un très documenté et conscien- cieux ouvrage : La Concentration des Forces ouvrières dans f Amé- rique du Nord (1). Ce volume est, en outre, agrémenté d'une belle préface de M. Paul de Rousiers.

Voyons si, des nombreux faits recueillis aux États-Unis par M. Vi- gouroux, nous pouvons tirer une leçon pour nous. Français. Tout d'abord, nous apercevons un fait capital, tellement important que M. Vigouroux , avec juste raison , l'a choisi comme titre de son ouvrage. Nous voulons parler de cette concentration des forces ou- vrières, trait caractéristique du mouvement ouvrier aux États-Unis. Mais nous n'insisterons pas, car ce fait est très particulier à l'Union Américaine. Là-bas, en effet, d'une part, le perfectionnement du machi- nisme ayant produit, à un degré inconnu en Europe, la despécialisa- tion de la main-d'œuvre, les barrières entre les divers métiers se sont abaissées et la concentration des forces ouvrières est devenue possible. Cette concentration ouvrière, d'autre part, a été favorisée par la concentration industrielle qui, parvenue en Amérique, avec les Trusts et autres combinaisons, à un point dont elle est très éloignée ailleurs, a réuni, dans quelques entreprises, des milliers d'ouvriers.

Par contre, l'ouvrage de M. Vigouroux nous fournit des faits d'un intérêt plus pratique, plus général ceux, notamment, d'oii se dégage une conclusion qui s'imposait déjà après les enquêtes de M. Paul de Rousiers : la nécessité des syndicats ouvriers. L'observation montre décidément que l'évolution actuelle de l'industrie rend né- cessaires ces nouveaux organismes et que rien ne sert d'en entraver la constitution. Les patrons doivent s'habituer à cette transformation dont il n'est pas en leur pouvoir d'arrêter la marche.

Le syndicat, disions-nous, est, en effet, devenu une nécessité. Au- trefois, dans le petit atelier, non seulement l'ouvrier conservait tou- jours l'espoir, d'ailleurs souvent réalisé, de devenir patron, mais, en outre, des rapports journaliers avec son patron lui permettaient, le cas échéant, de discuter avec celui-ci les conditions de son engage-

(1) Paris, Colin, in-18, 1899.

LE MOUVEMENT SOCIAL.

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ment. Aujourd'hui , rien de pareil. Même aux États-Unis les chances d'élévation sont nombreuses , une élite seule parvient à s'élever au patronat. Dans tous les grands pays industriels, le patron emploie des centaines, parfois des milliers d'ouvriers qu'il no con- naît pas individuellement. Impossible à l'ouvrier de débattre avec lui un marché de travail individuel; le plus souvent même, le salaire n'est pas déterminé par la valeur propre de l'ouvrier, mais suivant la catégorie à laquelle il appartient, suivant par exemple qu'il est ;j/rt- quii'r ou riveur. Si donc un ouvrier déclare son salaire insuffisant, le patron lui fera répondre que ses camarades s'en contentent et qu'il peut aller chercher du travail ailleurs. Il en résulte que, seule, une démarche collective aura prise sur le patron. De le besoin de s'unir, de s'entendre pour débattre le marché collectif de travail ; de là, pour les ouvriers, la nécessité des syndicats (1).

Toutefois, si certains intérêts des ouvriers, si certains intérêts des patrons ont maintenant besoin, pour être défendus, d'une représen- tation distincte, il n'en reste pas moins vrai que les deux parties ont des intérêts communs et que l'une ou l'autre, à vouloir trop obtenir, peut tuer l'industrie dont vivent ouvriers et patrons. Par suite, si certains de leurs intérêts conduisent les ouvriers à se syndiquer, il faut qu'ils usent de leurs syndicats, non pour organiser une lutte permanente contre les patrons, mais, au contraire, pour arriver plus rapidement à un compromis avec ceux-ci.

Des faits cités par M. Yigouroux, il résulte qu'aux États-Unis, comme ailleurs, trois conditions s'imposent au syndicat pour remplir sa fonction normale : il faut que les ouvriers aient assez de bon sens et de sang-froid pour ne pas se laisser emporter par la passion et pour savoir choisir comme chefs des hommes de valeur; â" il faut que ces chefs, ces leaders, aient de l'énergie, de la clairvoyance, du sens pratique; 3" il faut, enfin, qu'ouvriers et leaders se gardent bien d'engager la lutte professionnelle sur le terrain politique. L'ou- vrage de M. Vigouroux fournit maints exemples à l'appui.

C'est ainsi, notamment, que les ouvriers cigariers et les typogra- phes, véritable élite de la classe ouvrière américaine, ont pu s'orga- niser puissamment et que leurs Unions sont devenues les bases de la Fédération américaine du Travail. Voyez, au contraire, l'impuis- sance des mineurs, des cordonniers, des ouvriers de l'industrie tex- tile. Ces métiers, comprenant nombre d'immigrants, d'individus de formation sociale inférieure, ne parviennent à s'organiser que d'une manière défectueuse et, continuellement soumis à des réduc-

(1) C'est M. p. lie Rousiers, qui, le premier, a développé ceUe remarquable dcmonstra- lion dans l'ouvrage le Trade-Unionisme, p. 7 et suivantes.

378 LA SCIENCE SOCIALE.

faut que nos sociologues les mentionnent comme un préservatif de plus contre ce fléau social et national qu'est la limitation systématique de la natalité... »

V. LA QUESTION OUVRIERE AUX ETATS-UNIS D'APRÈS UN OUVRAGE RÉCENT

M. L. Vigoureux, chargé par le Musée social d'une mission aux États-Unis, a récemment fait paraître un très documenté et conscien- cieux ouvrage : La Conccniration des Forces ouvrières dans V Amé- rique du Nord (1). Ce volume est, en outre, agrémenté d'une belle préface de M. Paul de Bousiers.

Voyons si, des nombreux faits recueillis aux États-Unis par M. Vi- gouroux, nous pouvons tirer une leçon pour nous, Français. Tout d'abord, nous apercevons un fait capital, tellement important que M. Vigouroux , avec juste raison , l'a choisi comme titre de son ouvrage. Nous voulons parler de cette concentration des forces ou- vrières, trait caractéristique du mouvement ouvrier aux États-Unis. Mais nous n'insisterons pas, car ce fait est très particulier à l'Union Américaine. Là-bas, en efTet, d'une part, le perfectionnement du machi- nisme ayant produit, à un degré inconnu en Europe, la despécialisa- tion de la main-d'œuvre, les barrières entre les divers métiers se sont abaissées et la concentration des forces ouvrières est devenue possible. Cette concentration ouvrière, d'autre part, a été favorisée par la concentration industrielle qui, parvenue en Amérique, avec les Trusts et autres combinaisons, à un point dont elle est très éloignée ailleurs, a réuni, dans quelques entreprises, des milliers d'ouvriers.

Par contre, l'ouvrage de M. Vigouroux nous fournit des faits d'un intérêt plus pratique, plus général ceux, notamment, d'où se dégage une conclusion qui s'imposait déjà après les enquêtes de M. Paul de Rousiers : la nécessité des syndicats ouvriers. L'observation montre décidément que l'évolution actuelle de l'industrie rend né- cessaires ces nouveaux organismes et que rien ne sert d'en entraver la constitution. Les patrons doivent s'habituer à cette transformation dont il n'est pas en leur pouvoir d'arrêter la marche.

Le syndicat, disions-nous, est, en effet, devenu une nécessité. Au- trefois, dans le petit atelier, non seulement l'ouvrier conservait tou- jours l'espoir, d'ailleurs souvent réalisé, de devenir patron, mais, en outre, des rapports journaliers avec son patron lui permettaient, le cas échéant, de discuter avec celui-ci les conditions de son engage-

(1) Paris, Colin. in-l8, 1899.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 379

ment. Aujourd'hui, rien de pareil. Même aux États-Unis les chances d'élévation sont nombreuses , une élite seule parvient à s'élever au patronat. Dans tous les grands pays industriels, le patron emploie des centaines, parfois des milliers d'ouvriers qu'il ne con- naît pas individuellement. Impossible à l'ouvrier de débattre avec lui un marché de travail individuel; le plus souvent même, le salaire n'est pas déterminé par la valeur propre de l'ouvrier, mais suivant la catégorie à laquelle il appartient, suivant par exemple qu'il est jjla- quier ou riveur. Si donc un ouvrier déclare son salaire insuffisant, le patron lui fera répondre que ses camarades s'en contentent et qu'il peut aller chercher du travail ailleurs. Il en résulte que, seule, une démarche collective am^a prise sur le patron. De le besoin de s'unir, de s'entendre pour débattre le marché collectif de travail ; de là, pour les ouvriers, la nécessité des syndicats (1).

Toutefois, si certains intérêts des ouvriers, si certains intérêts des patrons ont maintenant besoin, pour être défendus, d'une représen- tation distincte, il n'en reste pas moins vrai que les deux parties ont des intérêts communs et que l'une ou l'autre, à vouloir trop obtenir, peut tuer l'industrie dont vivent ouvriers et patrons. Par suite, si certains de leurs intérêts conduisent les ouvriers à se syndiquer, il faut qu'ils usent de leurs syndicats, non pour organiser une lutte permanente contre les patrons, mais, au contraire, pour arriver plus rapidement à un compromis avec ceux-ci.

Des faits cités par M. Vigouroux, il résulte qu'aux États-Unis, comme ailleurs, trois conditions s'imposent au syndicat pour remplir sa fonction normale : il faut que les ouvriers aient assez de bon sens et de sang-froid pour ne pas se laisser emporter par la passion et pour savoir choisir comme chefs des hommes de valeur; il faut que ces chefs, ces leaders, aient de l'énergie, de la clairvoyance, du sens pratique; il faut, enfin, qu'ouvriers et leaders se gardent bien d'engager la lutte professionnelle sur le terrain politique. L'ou- vrage de M. Vigouroux fournit maints exemples à l'appui.

C'est ainsi, notamment, que les ouvriers cigariers et les typogra- phes, véritable élite de la classe ouvrière américaine, ont pu s'orga- niser puissamment et que leurs Unions sont devenues les bases de la Fédération américaine du Travail. Voyez, au contraire, l'impuis- sance des mineurs, des cordonniers, des ouvriers de l'industrie tex- tile. Ces métiers, comprenant nombre d'immigrants, d'individus de formation sociale inférieure, ne parviennent à s'organiser que d'une manière défectueuse et, continuellement soumis à des réduc-

(1) C'est M. P. de Rousiers, qui, le premier, a développé cette remarquable démonstra- tion dans l'ouvraye le Trade-Unionisme, p. 7 et suivantes.

380 LA SCIENCE SOCIALE.

tions de salaires, n'ayant pas le calme que donne la conscience de la force, les ouvriers de cette catégorie ne font que s'agiter en mou- vements violents et désordonnés.

Les leaders de valeur qui assurent le succès aux syndicats bien organisés ne manquent pas aux ouvriers américains. C'est, par exemple, Mac Guire, connu par son grand bon sens et qui ne craint pas de perdre sa popularité en adressant, à l'occasion, à ses camarades de fermes critiques. A la Convention de la Fédération qui se tenait à Kansas-City en 1898 et il siégeait comme premier vice-président, il s'élevait courageusement contre la mauvaise organisation des mi- neurs et des cordonniers; « Maintenant, déclarait- il, ils semblent en- clins à des pensées révolutionnaires. Ceux qui sont déprimés indivi- duellement par des salaires faibles et de mauvaises conditions ne sont pas mûrs pour l'indépendance politique... Combien de fois la fasci- nation d'obtenir beaucoup pour un faible effort n"a-t-elle pas poussé les hommes et les organisations à quitter les sentiers de la vérité et de l'esprit pratique pour se lancer dans la voie du hasard (1). »

C'est aussi Samuel Gompers, l'un des organisateurs de ces Clubs de réforme sociale se rencontrent des ouvriers et des personnes de tout rang s'intéressant à la classe ouvrière. Le club de New-York, à la fondation duquel Gompers a eu une large part, a inscrit dans ses statuts : « Le trait caractéristique de ce club est de ne participer, en aucune façon, à la propagande des théories générales et de s'abs- tenir rigoureusement de discuter les prétendues panacées sociales; il doit se confiner à l'étude, à la propagande et à la mise en vigueur des mesures pratiques (2). »

Un autre leader, Martin Fox, dont l'énergie à défendre les inté- rêts de son Union s'unit à une grande modération, a su, comme pré- sident de V Union des Ouvriers fondeurs, gagner l'estime des indus- triels au point d'être appelé à exposer, devant la Convention annuelle d'un syndicat de patrons, les raisons qui militent en faveur de la journée de huit heures.

La perspicacité des leaders a généralement préservé les ouvriers américains des dangers de l'action politique. Pour s'être imprudem- ment engagés sur ce terrain glissant, les Chevaliers du Travail, après avoir fédéré de gros bataillons ouvriers, ont perdu toute sérieuse influence, et leur grande situation est échue à la Fédération améri- caine du Travail qui, elle, a su éviter le péril de la politique. La convention de 1890, par 1.G76 voix contre 744, déclarait que la Fé- dération n'avait pas de programme politique et 1.460 voix contre 158

(1) Vigouroux, p. 293.

(2) Id., p. 3-26.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 381

votaient rintroduction dans, la constitution de cette disposition : « Les partis politiques : démocrate, républicain, socialiste, popu- liste, prohibitionniste ou autre, n'auront aucune place dans les conventions delà Fédéralxon amcricaine du Travail. »

En 1897, Samuel Gompers, qui avait déjà été plusieurs fois prési- dent de la Fédéraiion et dont Taversion pour la politique est con- nue, fut réélu par 1.858 voix contre 407 données au candidat so- cialiste, et en 1898 il était de nouveau réélu à l'unanimité moins trois voix. Sous cette ferme direction, la Fédéraiion américaine du Travail est demeurée indemne du «virus de la politique » , pour employer la propre expression de Gompers, et toutes les propositions socialistes ont été repoussées.

Ph. Denis.

VI. D'OU VIENT LA CRISE MEDICALE

Il y a actuellement « encombrement médical ». On entend par la proportion de plus en plus élevée des médecins par rapport à la population totale de la France. Les statistiques prouvent la réalité de cet encombrement dont les conséquences, multiples,, créent la crise médicale qui fait à juste titre, depuis quelques années, la préoc- cupation du monde médical.

Cette crise résulte de causes nombreuses qui ont toutes leur in- fluence, mais dont la principale réside, suivant un grand nombre de médecins, dans l'évolution sociale moderne.

Étudier ces causes générales et sociales en appliquant à cette étude la méthode de la science sociale afin de tâcher de découvrir les remèdes (remèdes préventifs pour l'avenir, remèdes curatifs pour le présent, don de retournement, etc.), telle est la tâche qui m'a tenté.

Le véritable remède, je le sens, doit nous être fourni par la science sociale. Il serait du plus haut intérêt, pour une semblable étude, de pouvoir comparer la situation du médecin dans les différents pays avec celle des médecins des différentes régions de la France. Pour m'aider dans ce travail, je m'adresse aux lecteurs de cette revue.

Je serais reconnaissant en particulier aux médecins de tous pays de France et de l'étranger et ménie à tout lecteur d'e la Science sociale^ qui pourraient me fournir quelques renseignements sur l'exercice de la profession médicale dans leur pays, de vouloir bien répondre aux questions suivantes :

1" Le nombre des médecins a-t-il augmenté depuis 50 ans par rapport à la population totale du pays et dans quelle proportion?

382 LA SCIENCE SOCIALE.

Quelles sont, dans votre pays, lesconditions d'obtention du di- plôme de médecin et les conditions d'exercice de la profession?

La situation générale du médecin (matérielle et morale) est-elle meilleure ou plus mauvaise actuellement qu'il y a quelques années?

Tous autres renseignements ou considérations sur la question se- raient également reçus avec reconnaissance.

Prière d'adresser les réponses à M. le D"" Oudaille, à Fresnay-le- Grand (Aisne).

Je crois que cette étude pourra contribuer au relèvement de notre profession qui, de l'aveu de tous, subit en ce moment une crise terrible. D' 0.

VII. A TRAVERS LES FAITS RECENTS

L'Exposition. Les administiatcurs de chemins de fer. La gréviculture ». Socia- listes indociles. A propos de YAiglon. La question du café. La morphine chez les Chinois. L'épargne chez les nègres de Guinée. Un président de république à l'amende.

L'Exposition universelle doit s'ouvrir au moment paraîtront ces lignes. Il est trop tard et trop tût pour la juger : trop tard pour la juger dans son plan, dont nous avons parlé à plusieurs reprises, trop tôt pour la juger dans son fonctionnement et dans ses résultats, que nous n'avons pas encore vus.

D'ores et déjà, il est pourtant permis d'affirmer que l'Exposition pré- sentera un caractère bien français : l'élégance. La disposition des palais, pavillons, est louée par des gens de goût. Un autre caractère français est rimportance accordée aux divertissements, qui occupent une place immense relativement aux locaux d'exposition proprement dit. >'ous avons dit que la combinaison a paru nécessaire pour atti- rer le public frivole. L'Exposition n'eût pas fait recette si Ton avait eu seulement le public sérieux.

Le revers de la médaille, ce seront les frais, toujours plus considé- rables qu'on ne le suppose dans les « devis ». L'État peut faire grand, m-^me quelquefois faire beau, quand de bons artistes le secondent. Mais l'Etat fait toujours cher.

 ce propos, quelqu'un rappelait dernièrement un fait peu connu, quoique récent. L'Exposition de Chicago, qui a précédé la nôtre, fut, au point de vue financier, une entreprise presque entièrement privée. Des capitalistes commencèient par donner oO millions. Alors seulement l'Assemblée municipale sota une subvention de 25

LE MOUVEMENT SOCIAL. 383

millions. Le gouvernement fédéral se contenta de donner 7 millions et demie, et encore comme exposant, pour Férection du pavillon gouvernemental et quelques frais divers.

Il y avait un trait bien américain, et ce n'est pas chez nous que l'initiative privée eût pu se charger avec succès d'une œuvre aussi gigantesque. Cette initiative privée est surtout représentée, dans l'Exposition actuelle, par les entreprises de divertissements aux- quelles nous faisions plus haut allusion.

L'État est si peu disposé chez nous à céder la place aux entre- prises particulières, qu'il songe au contraire à transformer en ad- ministrations publiques les vastes organisations des compagnies de chemins de fer. On lance de temps en temps l'idée du rachat, qui plaît surtout aux politiciens désireux de voir s'augmenter le nombre des places disponibles. Sans aller jusque-là, le gouvernement actuel songe sérieusement à soumettre à son bon plaisir la nomination des administrateurs, ce qui constituerait une main-mise indirecte sur le personnel des Compagnies.

Voici le projet de loi qu'a déposé, en conséquence, le ministre des travaux publics :

« Art. 1^''. La nomination des membres des conseils d'administra- des compagnies de chemins de fer d'intérêt général sera soumise à la ratification du Ministre des Travaux publics.

« Art. 2. Sera nulle de plein droit toute délibération d'un de ces conseils à laquelle aura participé un de leurs membres dont la nomination n'aura pas été ainsi ratifiée. »

Les hommes compétents et surtout les financiers justement sou- cieux de la bonne administration de ces vastes organismes se mon- trent complètement hostiles à ce projet, qui n'a d'autre raison d'être, répétons-le, que le besoin, éprouvé par certains hommes politiques, d'élargir le domaine oîi ils peuvent distribuer des faveurs.

L'Etat possède un réseau. Ce réseau est loin d'être le plus brillant. On a démontré, en tenant compte des dépenses dissimulées à d'autres articles du budget, que ce réseau ne paye pas. Ce fait suffit pour faire condamner toute tentative d'accaparement des moyens de trans- port par la bureaucratie de l'État, plus inintelligente et plus coûteuse que la bureaucratie des Compagnies anonymes, bien que celle-ci ne soit pas absolument sans défaut.

Cette intervention de l'État, les grévistes de Carmaux ont voulu

384 LA SCIENCE SOCIALE.

la susciter, une fois de plus, dans les querelles qu'ils avaient avec leurs patrons. Il ne semble pas, en cette circonstance, qu'il y aient réussi, et le fait saillant de cette grève a été la résistance énergique, organisée, opposée aux menaces des partisans de l'inaction par les ouvriers qui voulaient continuer à travailler. On sait que cette résistance est allée jusqu'à la lutte armée et qu'à l'intimidation ont répondu les coups de fusil.

Un autre fait, que les adversaires du socialisme ont cru pouvoir relever comme étant d'un heureux présage, c'est la lassitude qu'ont laissé percer les commis voyageurs en grève, les orateurs, députés ou autres, chargés d'aller entretenir le zèle des partisans du chômage et transformer en « luttes de classes » l'état de choses ne devrait se révéler qu'un dissentiment économique. On a même trouvé un mot pittoresque pour désigner cette profession malheureusement trop répandue de nos jours. On compte l'appeler désormais la « gré- viculture ».

La gréviculture n'a pas donné, cette fois, ce qu'on attendait, d'a- bord parce que nombre d'ouvriers commencent à se méfier de ce que viennent leur dire ces orateurs parisiens ou parisianisés, ensuite parce que certains de ces orateurs eux-mêmes, satisfaits du séjour de Paris, qui n'est pas sans charmes, montrent parfois de la répugnance à s'en aller en mission. Les politiciens « arrivés », surtout, témoignent moins d'entrain. Ils sont comme les maréchaux de Napoléon qui, pourvus de titres pompeux et de dotations magnifiques, marchaient avec moins d'enthousiasme aux combats. Force est donc de se ra- battre sur les apprentis, et, naturellement, cela produit moins d'efTet.

Une grève de gréviculteurs est donc ce qu'il y a de mieux pour amener la cessation des autres grèves. Au moment nous écrivons ces lignes, c'est ce qui semble se produire à Carmaux.

Autre rébellion ouvrière contre l'impulsion des politiciens, chefs attitrés du parti socialiste.

La « fédération centrale du parti ouvrier guesdiste vient de tenir un congrès à Montluçon. Trente-huit groupes étaient représentés. On a voté la résolution suivante, particulièrement significative à un moment deux socialistes font partie du cabinet :

« Considérant que la bourgeoisie libérale est impuissante à défendre. la République, menacée par les monarchistes, les nationa- listes et les cléricaux, et qu'elle se voit forcée de faire appel au con- cours des socialistes, qui forment déjà un puissant parti politique, le congrès déclare que tous les membres du parti ouvrier ont le devoir

LE MOUVEMENT SOCIAL. 385

de continuer à défendre par tous les moyens la forme républicaine, mais en restant sur le terrain de la lutte de classes, sans compro- mission ministérielle ou autre avec la bourgeoisie libérale.

« Le congrès de Monlluçon joint ses protestations à celles des bourses du travail réunies le 8 mars contre le projet de loi Waldeck- Jlousseau-Millerand relatif aux syndicats professionels.

« Le congrès invite les députés socialistes à repousser ce projet de loi, véritable piège tendu par l'homme du grand patronat aux chambres syndicales ouvrières pour dénaturer leur action et leur faire immobiliser dans des entreprises industrielles et commerciales leurs fonds, afin qu'ils ne soient pas disponibles aux moments de grève.

« C'est une tentative pour désorganiser les syndicats en leur fai- sants courir les risques des entreprises et opérations bourgeoises, pour lesquelles ils ne peuvent être outillés ni en hommes ni en ar- gent. »

Un de nos collaborateurs aura l'occasion de revenir bientôt sur ce projet de loi, qui produit le curieux effet d'effrayer ceux-là même dont il augmente les droits. Certains syndicats ne veulent pas devenir propriétaires, par crainte de la responsabilité. Et, non seulement ils ne veulent pas, mais ils veulent que la chose leur soit défendue, ce qui constitue un état d'âme peu banal, propre à déconcerter les es- prits logiques, et explicable seulement par la passion de parti.

L'esprit de parti semble n'être pour rien, au contraire, dans l'inté- rêt qui s'attache à V Aiglon, la nouvelle pièce de M. Edmond Rostand. Le bonapartisme, durant ce siècle, aura été trois choses : une opi- nion politique, un culte poétique et enfin une mode intellectuelle. Depuis quelques années, c'est un déballage de documents, d'anec- doctes, de souvenirs sur Napoléon et son entourage. Les historiens, les érudits, les auteurs de mémoires ont vidé leurs tiroirs. On a épluché les factures des fournisseurs du grand homme. On a essayé de dénombrer ses caprices de cœur comme ses tabatières, de recons- tituer la liste de ses passions comme celle de ses gilets. Il y a un cas de dilettantisme. Bien que M. Edmond Rostand ait un peu le ton de Victor Hugo, notre génération n'est plus dans la note que donnait jadis VOde à la Colonne ou l'ode sur Napoléon II. Notre napoléonisme comporte plus de curiosité que d'admiration. Dans la légende impé- riale, ce n'est pas le plus beau qui nous passionne; c'est l'inédit.

Il y avait peu de choses inédites à dire sur le duc de Reichstadt. La principale ressource du poète était d'exalter, une fois de plus, la

386 LA SCIENCE SOCIALE.

gloire du grand conquérant, ce que d'autres avaient fait avant lui avec non moins de verve. Aussi, malgré le talent de l'auteur, l'opi- nion commune est-elle que le succès de V Aiglon n'égalera pas celui de Cyrano.

Nous avons peine à nous représenter nos arrière-grands-pères, contemporains des guerres napoléoniennes et du blocus continen- tal, privés de bien des douceurs qui nous sont devenues nécessaires, comme le chocolat, le sucre, le café et toutes autres denrées colo- niales. Pour le sucre, on sait que l'utilisation de la betterave date précisément de cette époque; mais, quelle que fût son origine, c'était alors une marchandise de luxe. Quant au café, il provenait surtout de Moka, des Antilles et de l'île Bourbon. Depuis lors, la production et la consommation de cette graine ont pris un développement vrai- ment gigantesque. Les plantations de café se sont multipliées sur la côte occidentale d'Afrique, dans l'Amérique centrale, dans le Nord de l'Amérique du Sud, et surtout au Brésil. Dans les vingt-cinq der- nières années seulement, la production de ce pays a presque triplé. Elle est aujourd'hui de quarante-cinq millions de sacs environ, soit deux milliards sept cent millions de kilogrammes, et le café à lui seul constitue les cinq huitièmes de l'exportation brésilienne. Les Brési- liens, selon le dicton populaire, ont mis « tous leurs œufs dans le même panier ». Il en résulte des crises fréquentes, la valeur du café en gros étant sujette à de très grandes variations.

Il y a donc une « question du café » et cette question a occasionné dernièrement, entre la France et le Brésil, des froissements diplo- matiques. La café, pour entrer en France, paye un droit énorme de 156 francs les lOU kilos. Le Brésil voudrait qu'on réduisit ce droit, et les consommateurs français en seraient bien aises. Mais la politique financière de notre gouvernement a rendu impossible, comme on le sait, une foule de dégrèvements utiles. Notre gouvernement a doncrépondu par une fin de non-recevoir. Le Brésil a répliqué par une menace d'augmenter ses propres droits sur les importations françaises. Le gouvernement français a riposté par la menace d'exagérer encore les droits sur les cafés brésiliens, et l'affaire s'est terminée, provi- soirement, par un modus vivendi, prolongeant la situation actuelle.

C'est ainsi que la politique de gaspillage paralyse, en partie du moins, le développement du bien-être. Beaucoup de gens sans doute consomment du café, qui n'en consommaient pas autrefois; mais cette consommation serait plus générale encore si cette denrée n'était pas grevée d'un droit de douane supérieur à sa valeur. Il faudrait

LE MOUVEMENT SOCIAL. 387

aussi et c'est une autre question que les intermédiaires ne s'en- tendissent pas pour profiter exclusivement des baisses de prix lors- qu'elles se produisent. A cela, les coopératives peuvent puissamment aider.

Pendant que l'Occident, en dépit du mot de M""^ de Sévigné à pro- pos de Racine, prend goût de plus en plus au café, certains Chinois essayent de se déshabituer de l'opium, mais la tentative, jusqu'à présent, ne paraît "pas très heureuse. En effet, l'opinion s'est accré- ditée que l'usage de la morphine peut guérir de la manie de l'opium. Cette opinion avait, pour s'appuyer, l'exemple de certains médecins européens qui, en des cas déterminés, avaient employé cet anesthé- sique dans le traitement de ceux que l'opium avait rendus malades. Là-dessus, la morphinomanie s'est propagée dans certaines régions du Céleste-Empire, et les orfèvres chinois se sont mis à fabriquer des injecteurs avec le plus grand succès. Sous prétexte de combattre leur ancien vice, beaucoup de fumeurs d'opium en ont adopté un nouveau, dont les médecins et les missionnaires commencent à se préoccuper sérieusement.

Ces mêmes Chinois, si lents à emprunter ce qui dans notre civili- sation choque leurs vieilles routines, montrent donc un réel empres sèment à nous prendre, pour en faire un usage plus fréquent que nous, ce qui flatte leur penchant pour les sensations extatiques, leur amour des « paradis artificiels ». Ce n'est pas dans le /iew qui produit l'opium et se fabrique la morphine, que ces deux produits se con- somment le plus, mais dans un pays on ne l'obtient que par l'im- portation, preuve que la formation sociale joue un rôle prépondérant dans le choix des consommations et des plaisirs.

En ce qui concerne, notamment, la substitution de la morphine à l'o- pium, nous voyons que l'intelligence cultivée et souvent raffinée du Chinois ne lui sert qu'à se leurrer de prétextes scientifiques, et que son habileté dans les travaux manuels n'a d'autre effet que de vulga- riser plus facilement les instruments spéciaux dont usent les mor- phinomanes. Mieux vaudrait, dans la circonstance, des raisonneurs moins subtils et des orfèvres moins adroits.

Autre effet de la civilisation, mais sur les nègres cette fois. Les in- digènes de la Guinée française, que l'on emploie à la récolte du caoutchouc, étaient d'abord payés en nature. Ils consommaient alors immédiatement ce qu'on leur donnait. Maintenar. t, on les paye en

388 LA SCIENCE SOCIALE.

espèces. Que font nos bons noirs? Ils épargnent. La chose paraît peu vraisemblable, mais il faut attendre l'explication. Pourquoi épargnent- ils? Pour pouvoir ne pas travailler pendant un certain temps. Ils s'a- bandonnent à une agréable paresse, tant que durent leurs petites éco- nomies. Après quoi, n'ayant plus rien, ils acceptent de nouveau du travail.

Il y a un concept de l'épargne tout à fait primitif. Nous ne di- sons pas, quoique nous en soyons tentés, « tout à fait nègre », car le même concept se retrouverait chez des blancs. Les lazaroni de Na- ples auraient certains points de ressemblance avec ces nègres de la Guinée, tout supérieurs qu'ils leur sont par leur formation artistique; et, plus haut encore, dans le monde des artistes ou des hommes de lettres parisiens, les types de ce genre, quoique ne formant pas la majorité, ne sont pas non plus introuvables.

Ce qui est « introuvable », parfois, c'est une justice absolument impartiale, ne distinguant pas entre les grands et les petits, entre les amis du pouvoir et ses adversaires. Il faut croire pourtant qu'elle se rencontre aux États-Unis, le président Mac-Kinley, s'étant mis dans son tort, vient de se voir condamner à l'amende comme un simple mortel. Le président avait voulu faire réparer la façade de sa maison, donnant sur la rue. Un règlement porte que le propriétaire en ce cas, doit se munir d'une autorisation. M. Mac-Kinley ayant négligé cette formalité, procès-verbal a été dressé de l'infraction, et l'affaire a suivi son cours. Condamné par le juge compétent, le président s'est exécuté, donnant l'exemple de la soumission aux ins- titutions démocratiques.

Cet exemple est bon à mettre en regard de ce qui se passe ailleurs, plus près de nous, dans un pays l'on voit certaines affaires indéfi- niment ajournées, et d'autres précipitées, uniquement à cause de la couleur politique des personnages qui ont la qualité de plaignants ou de poursuivis. La justice égale pour tous, soustraite à l'attraction de tout astre troublant, sera peut-être une réalité quelque jour; mais, pour le moment, elle n'est encore qu'un beau rêve.

G. d'AZAMBUJA.

Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.

TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET C'«. PARIS

QUESTIONS DU JOUR

LE NOUVEAU PROJET DE LOI

SUR LES SYNDICATS PROFESSIONNELS

—OV<X>90-

La pleine et entière liberté d'association menace de se faire attendre longtemps en France ; mais nous nous préparons du moins à faire un pas vers elle, par une loi qui doit élargir les attributions des syndicats professionnels.

Cette réforme partielle est contenue dans un projet de loi, portant modifications à la loi du 21 mars ISSi, et qui consti- tuera, s'il est adopté, un pas important dans la voie de la légis- lation ouvrière.

« La loi du 21 mars 1884, énonce l'exposé des motifs, a marqué une première étape. Le projet actuel a pour but d'é- tendre la capacité des syndicats et de donner à la loi des sanc- tions, que l'expérience permet de considérer comme étant à la fois légitimes et nécessaires. »

En matière aussi délicate que la législation ouvrière, il est bien certain qu'on ne saurait prendre trop de précautions, car le ter- rain est brûlant et le législateur est obligé d'innover. Que pro- duira telle mesure législative? On ne peut le dire d'avance et les probabilités seules sont en jeu. Ne va-t-on pas souvent aller à rencontre du but poursuivi et nuire aux travailleurs que l'on voulait sauvegarder? Ces erreurs se commettent tous les jours.

T. XXIX. 27

.390 LA SCIENCE SOCIALE.

On a coutume de ne point voir, à côté des intérêts si sérieux que Ton veut défendre, d'autres intérêts tout aussi respectables que l'on doit ménager. La ruine d'un patron est un désastre pour ses ouvriers, et la ruine d'une branche d'industrie est une calamité publique, dont les travailleurs sont les premiers à souffrir.

Les mesures législatives les plus fécondes sont celles qui ont simplement confirmé un fait acquis et sanctionné une révolution déjà terminée. L'expérience doit être le seul guide, c'est le guide le plus sûr dans celte voie incertaine et inexplorée. Si nous avions besoin d'un exemple, nous citerions celui de M. Millerand, obligé d'infliger une apparence de recul aux sanctions législa- tives de la loi de 1892, parce que cette loi, avec toutes ses caté- gories d'ouvriers divers, avec ses différences d'heures de travail pour chacune de ses catégories d'ouvriers, était ouvertement violée, sans qu'on pût obvier à cette violation manifeste.

Ce n'est donc qu'à tâtons que l'on peut cheminer dans cette voie semée de périls et d'écueils de la législation ouvrière, et en prenant pour base les quelques expériences, tentées en France ou à l'étranger, sur les points que le législateur veut déterminer.

Des deux objets que le projet de loi se propose, le premier, tout en étant de plus nouveau, est le moins discuté.

L'article 3 de la loi de 1884 a décidé que les syndicats profes- sionnels auraient exclusivement pour objet Vétude et la défense des intérêts économiques, industriels, commerciaux et agricoles.

L'article 6 les a autorisés à employer les sommes provenant des cotisations, sans toutefois qu'il leur fût permis de posséder (Vautres immeubles que ceux nécessaires à leur fonctionnement .

Ils ont ainsi reçu une capacité limitée, cpui ne s' étend à aucune entreprise positive et matérielle, en dehors des cours d'instruction professionnelle et des bureaux de placement.

Cependant la pensée de ceux qui ont proposé ou défendu la loi de 1884 visait plus haut et plus loin.

Ils voyaient dans le syndicat un premier groupement de la communauté de l'intérêt professionnel, et ils étaient persuadés

NOUVEAU PROJET DE LOI SUR LES SYNDICATS. 391

qu'il devait être le point <h départ et la raison <Vêire d'une mise en pratique prochaine du principe d'association, sous toutes ses formes.

C'est cette pensée que le projet de loi tend à réaliser.

Le projet n assigne aucune limite à la capacité des syndicats professionnels.

Il leur reconnaît le droit d'acquérir et de posséder, à titre oné- reux ou à titre gratuit, tous les biens meubles ou immeubles, le droit, en se conformant à certaines obligations spéciales, de faire des actes de commerce , et, par là, de développer et de faire fructifier leurs ressources.

Il reconnaît au syndicat, auquel la personnalité civile est ac- cordée dans cette mesure, la propriété des cotisations ou des va- leurs qui en représentent l'emploi. Cette propriété ne réside jj as sur la tête de chacun des syndicataires, înais sur celle du syn- dicat envisagé comme une personne morale, distincte de celle de ses membres.

La même solution ne pouvait cependant être appliquée ù tous les biens qui, par suite d'opérations entreprises par le syndicat, viendraient accroître son patrimoine.

Si le syndicat fait des actes de commerce, s'il se livre à des en- treprises, s'il obtient et exploite des concessions, alors une société se juxtapose au syndicat.

C'est ce qui existe déjà pour les caisses de secours mutuels et de retraites constituées par les syndicats.

Le syndicat fournit un personnel tout trouvé, uni déjà par des relations de communauté professionnelle ; mais il n'y a pas moins société distincte.

Alors chaque intéressé doit avoir sa part d'actif et sa part de bénéfices.

Il appartiendra aux statuts de les régler, comme aussi de fixer les conditions auxquelles les membres sortants du syndicat et par suite de la société verront liquider leurs droits, suivant leur part contributive et le temps passé dans la société.

Le projet facilite la constitution de sociétés commerciales syn- dicales à responsabilité limitée.

392 LA SCIENCE SOCIALE.

Les lois du 2i juillet 186T et du l''" août 1893 ont déjà fa- vorisé à un haut degré la formation des associations ouvrières : la première, en n'exigeant que la réunion de sept personnes, ayant souscrit chacune une action de 50 francs et en ayant versé le dixième, la deuxième en autorisant les actions de 25 francs.

„. Le projet exige pas que chacun des membres du syndicat, qui voudra faire des opérations commerciales, souscrive une ac- tion et en verse le dixième. Le syndicat, personne civile, j)ourra être propriétaire de la totalité des actions.

Enfin le projet donne aux Unions un droit que la loi de 188i leur avait refusé, on se demande vraiment pourquoi. Les Unions de syndicats acquièrent le droit, que les syndicats isolés avaient déjà, d'ester en justice et celui de posséder les immeubles néces- saires à leur fonctionnement.

Le second ordre de réformes réalisé par le projet a soulevé d'ardentes controverses.

Plus d'une fois déjà le Parlement a été saisi de projets tendant à assurer le fonctionnement de la loi. Aucun n'a été adopté par les deux Chambres.

Cependant, et tandis qu'on substituait des formules à d'autres formules sans parvenir soit à une précision suffisante, soit à une conciliation nécessaire avec les principes généraux du droit, les intéressés soumettaient leurs griefs à la justice, et il se for- mait une jurisprudence. De cette jurisprudence, c'est-à-dire d'une série de petits faits particuliers, est sortie le plan du nou- veau projet de loi.

Ainsi la loi ne se basait plus sur des idées générales et abs- traites, mais sur des faits précis.

La loi de ISSi- est une loi d'intérêt public et social; d'où ré- sulte que le syndiqué exerce un droit reconnu, qui ne peut être lésé, sans qu'une sanction interviejine .

Assurément, dit l'exposé des motifs du projet de loi, celui qui refuse d'engager un employé, ou qui le congédie dans les dé-

NOUVE.vr l'HOJET HE LOI SUR LES SYNDICATS. 393

lais cFusage, exerce un droit légitime. Mais ce droit nest pas illimité. Le droit le plus légitime peut être abusivement exercé, et alors il donne lieu à l'action en dommages-intérêts.

C'est exercer un droit légitime que de prendre ou ne pas prendre un employé. Cest abuser de ce droit que d'exclure un employé parce quil fait pmrtie d'un syndicat.

Le droit de faire partie d'un syndicat professionnel serait lésé et deviendrait, dans ce cas, illusoire.

L'objection, présentée contre la mise en pratique d'un prin- cipe évidemment juste en lui-même, et qui n'est pas heurté de front par les adversaires des propositions antérieurement dépo- sées, consiste à dire qu'il sera malaisé de reconnaître si le refus d'embaucher un ouvrier syndiqué tient à ce qu'il est syndiqué et non à autres motifs; on ajoute d'ailleurs que le patron n'a pas à justifier le choix, non plus que le renvoi d'un emplové.

Pour le choix, c'est exact; pour le renvoi, nous avons déjà l'article 1788 du Code civil. Mais de à conclure que, lors même que le patron se serait proposé d'entraver la constitution ou le fonctionnement d'un syndicat, il ne devrait aucune répara- tion, il y a toute la distance qui sépare la justice du droit, de son abus.

Une objection, tirée de la difficulté de la preuve, pourrait être proposée, dans toutes les espèces il s'agit d'apprécier un fait licite en soi , rendu cependant quasi délictueux par les circons- tances.

Les difficultés de cette sorte sont, la pratique constante le démontre, aussi faciles à résoudre suivant les espèces, qu im- possibles à régler par voie de définition, et c'est peut-être pour avoir voulu mettre dans la loi ce qui ne peut trouver place que dans les jugements, que les auteurs des propositions précédentes ont soulevé des difficultés insolubles.

On admettra difficilement que le renvoi d'un ouvrier syn- diqué, entre beaucoup) d'autres syndiqués comme lui, tienne à ce qu'il fait partie d'un syndicat: on n'admettra pas plus volon- tiers que le renvoi d'ouvriers syndiqués, à l'exclusion des non- syndiqués employés par le même patron, tienne à leur incapa-

394 LA SCIENCE SOCIALE.

cité partielle. Ce sont donc des faits qui tombent sous l'appréciation d'un tribunal, mais qui ne peuvent être déter- minés à l'avance par un texte législatif.

La loi de 1884, si elle a établi et reconnu le droit de faire partie d'un syndicat, a reconnu aiii^si le droit (Ven sortir, et, à plifs forte raison, de n'y pas entrer.

La question s'est donc posée de savoir si un syndicat pouvait, sans engager sa responsabilité, mettre en interdit un atelier, une usiné.

Envisagée en elle-même, l'interdiction est et a été reconnue légitime.

Il n'est pas inutile de rappeler que les débats de la loi de 1884 ont mis hors de question le droit de coalition. Mais c'est abuser de ce droit gue de l'exercer pour contraindre telles ou telles personnes à faire partie du syndicat.

Il ne demeure légitime que lorsqu'il est exercé da7is le but de maintenir ou de faire exécuter les conditions de travail adojitées par le syndicat.

Ici encore le projet de loi ne fait que consacrer les solutions données par la jurisprudence.

La limitation apportée au droit du patron de renvoyer un ou- V7'ier, parce que cet ouvrier est syndiqué, a pour corollaire la res- triction du droit de mise en interdit pour les syndicats qui, sans pouvoir invoquer la défense des intérêts professionnels, se serviraient de cette mise en interdit, uniquement pour con- traindre des tiers à entrer dans leur syndicat.

Les propositions antérieures s'attachaient exclusivement à ridée du délit. Aussi ont-elles abouti à considérer comme dé- lictueux des faits, tels que le renvoi d'un syndiqué, et à établir, entre le fait pré^'u et la sanction, une disproportion, qui ex- plique leur échec.

Le projet au contraire restreint l'application de la loi pénale au cas oii les faits quasi délictueux sont accompagnés de circons-

NOUVEAU PROJET DE LOI SUR LES SYNDICATS. 395

tances constitutives; du délit. Ces circonstances sont cnumérées par l'article 414. Ce sont les violences, voies de fait, menaces, manœuvres frauduleuses, étant entendu que ni la coalition, ni la grève, ni Tinterdiction du travail, ou la mise en interdit, ne constituent la menace ou la violence, telles qu'elles résultent de l'article 414.

Le projet que nous venons de résumer a été violemment at- taqué, et il semble que la discussion aux Chambres sera longue et délicate, mais l'issue ne saurait en être douteuse. Tout le monde s'accorde en efi'et à réclamer l'élargissement du terrain légal de 1884.

Il est de règle, dans notre droit, dit M. Hubert Valleroux, que celui qui s'engage, est responsable des suites de son engage- ment; mais responsable sur quoi? Jadis, on était responsable sur sa personne et sur ses biens; dans l'ancienne Rome, le débiteur qui ne payait pas devenait esclave de son créancier. En France, l'emprisonnement des débiteurs existait encore, il n'y a guère plus de trente ans. Actuellement on ne répond plus que sur ses biens et encore pas sur tous. Il y a des restrictions que l'hu- manité a fait établir : on ne peut saisir le coucher d'un débi- teur, non plus que ses vêtements et ses instruments de travail. La tendance qui se manifeste est d'augmenter la quantité des objets insaisissables. C'est ainsi qu'on a rendu une loi sur l'insai- sissabilité des salaires et que les partisans du homestead vou- draient obtenir la même faveur pour l'habitation du débiteur.

Ces réserves n'ont, d'après M. Valleroux, que la conséquence d'affaiblir le crédit.

Mais pourquoi, ïijoute-t-il, la règle qui exige la reconnaissance d'un gage pour celui qui emprunte va~t-elle fléchir encore, parce que l'engagement n'est pas pris par un individu seul, mais par plusieurs réunis? Il n'y a aucune raison pour cela et, dans la société en nom collectif, chaque associé est responsable des dettes de la société comme des siennes propres. Puis on a cherché à restreindre cette responsabilité de chacun, en la re- portant sur un seul ou sur quelques-uns des membres de la so- ciété, et on a formé la société en commandite, les simples com-

396 LA SCIENCE SOCIALE.

manditaires ne restant responsables que jusqu'à concurrence d'une somme déterminée. Enfin on a été encore plus loin et on a fini par admettre que tous les associés ne s'engageraient que jus- qu'à concurrence d'une somme déterminée : c'est la société ano- nyme, qui prend un nom de son choix : La Confiance, l'Entre- prise, etc.. Et alors le législateur a pris le soin d'exiger de chacun des associés l'apport d'une somme minima : 500 francs, ou 100 ir. d'abord, 25 francs seulement depuis la loi de 1893. De plus, le quart de cette somme au moins devait être versée de suite. Les tiers obtenaient ainsi quelque garantie; ils étaient également avertis, par les publications légales, qu'ils avaient affaire à une société dont le capital était connu et s'élevait, par exemple, à 100.000 francs divisés en actions de 100 francs.

La loi a donc pris des précautions pour que la responsabilité des sociétés contractantes restât sérieuse, bien que la part de res- ponsabilité des associés fût très atténuée.

Mais si nous revenons aux syndicats professionnels, quel mi- nimum trouvons-nous? Aucun.

Les sociétaires ne sont tenus que de leur cotisation annuelle, cette cotisation sera ce que voudront les associés. Ce n'est pas là, conclut M. Hubert Valleroux, une responsabilité sérieuse.

Il y a un moyen pour les associations d'offrir une surface et de présenter aux réclamations des créanciers une sérieuse ga- rantie : c'est la possession d'un patrimoine. Les législateurs de 188V ont montré une vue bien courte lorsqu'ils se sont ef- forcés, par tous les moyens, de limiter le patrimoine que pour- raient avoir les syndicats. Us ont été hantés par la peur de la mainmorte et n'ont pas vu que, si les syndicats veulent exercer une action efficace dans les limites permises par la loi : ensei- gnement technique, développement de la valeur et de l'honneur professionnels, assistance aux membres malheureux ou seulement gênés dans leurs affaires, il leur faut autre chose que de faibles et incertaines cotisations annuelles; il leur faut un fonds donnant des revenus certains. N'est-il pas vraisemblable aussi que la pos- session de ce fonds donnera aux syndicats plus de sagesse dans leur conduite? C'est ce qui se voit en Angleterre, les unions

m

NOUVEAU PROJET DE LOI SUR LES SYNDICATS. 397

riches se montrent moins disposées à batailler et bien plus ac- commodantes que les unions qui ne possèdent rien.

Un fait assez curieux, et qui a été déjà signalé dans cette Revue, c'est l'hostilité affichée par certains groupes socialistes contre le nouveau projet de loi. Les grands champions des syndicats ne veulent pas que l'on augmente les droits des syndicats. Cette at- titude paradoxale, si elle étonne au premier abord, s'explique fort bien. Devenir propriétaire, c'est prendre des leçons de pré- voyance. La fameuse « lutte des classes » sera plus difficile à organiser lorsque les syndicats, nantis de capitaux, auront à risquer gros dans la bataille. Il se trouvera dans leur sein, à ce moment, des ouvriers raisonnables pour conseiller de ne pas anéantir les ressources accumulées dans des grèves irréfléchies, ou inspirées uniquement par les passions politiques. C'est ce qu'appréhendent, d'ores et déjà, certains politiciens plus sou- cieux de se conserver, parmi les membres des syndicats, des clients pauvres et dévoués que de les voir s'élever à l'aisance, au risque de devenir plus indépendants. Cette méfiance des hommes de clan est une bonne note pour le projet qui, s'il eût été soutenu de ce côté avec trop d'enthousiasme, eût peut-être inspiré des appréhensions instinctives aux partisans de la pacifi- cation.

Léon DE Seilhac.

LA FABRIQUE LYONNAISE

I

LE TYPE ACTUEL I. LA PRODUCTION DU FIL DE SOIE.

Loin de nous l'intention de présenter ces pages, écrites pour des profanes et par un profane, comme une monographie en règle d'une des industries les plus scientifiques, les plus artisti- ques, les plus complexes. Même pour les initiés, pour les profes- sionnels, pour les membres en vue de la manufacture de Lyon, le corps dont ils font partie conserve ses mystères. La fabrique lyonnaise, vous dit-on rue du Griffon ou rue Puits-Gaillot, c'est l'œil de la mouche aux mille facettes.

Nous n'examinerons que les plus saillantes de ces facettes. Encore, pour celles-ci, sans pousser trop loin notre analyse, sans aller jusqu'à la cellule, nous étudierons seulement l'anatomie succincte, et surtout les principes de la vie physiologique.

L'examen méthodique d'un organisme animal peut amener à constater une loi qui donne aussitôt la clef de la constitution et des moindres détails de l'organisme.

L'étude méthodique de la fabrique lyonnaise, à la lumière de l'histoire de Lyon et des principes de la science sociale, nous a conduit très vite à une importante conclusion. La cause, non pas unique, il s'en faut bien, mais fondamentale de la force indus- trielle de notre seconde capitale, le secret de la permanence de cette force, à travers les âges, à travers les révolutions, ce fut et c'est encore un caractère natif du lyonnais, sa tendance natu- relle à l'effort spontané, son vieil esprit d'initiative.

Une ville où, par les libéralités de quarante générations, sans aucun subside de la communauté, la charité constitue des hos-

LA KABRigrE LYONNAISE. ."iQ^

pices riches de trois millions et demi de revenu ; une ville où, par le dévouement des individus et l'aide des associations libres, on a vu éclore depuis un demi-siècle plusieurs écoles profes- sionnelles florissantes, une école de commerce, une école de chi- mie, un grand nombre d'œuvre de prévoyance, et, chose tout à fait remarquable, une société privée pour venir en aide à l'ac- tion publique (1); une ville dans laquelle une association de particuliers a pu, sans concours ni garantie de l'État, mener à bien cette œuvre colossale du canal de Gonage, qui renouvellera bientôt, par l'adduction de la force hydraulique à domicile, la vie sociale de la cité ; une ville se développe et prospère, fidèle à sa noble devise, nonverbased acta, cet office colonial lyonnais dont le directeur, tils de paysan, brasse d'énormes sommes, et n'a qu'une terreur, celle de l'ingérence officielle ; une ville qui donne à la France casanière le signal des entreprises lointaines en explorant méthodiquement la Chine et Madagascar, en cons- tituantau Tonkin la première société importante (2), en fécondant la Tunisie de son argent et de son labeur, si bien qu'aujourd'hui Tunis est un faubourg de Lyon, puis, qui, joignant le précepte à l'exemple, organise la première un enseignement colonial indé- pendant de l'État (3); une ville sur le marché de laquelle tant d'affaires financières ont été lancées, les unes sans doute trop hasardeuses, mais la plupart aussi habilement conçues que loya- lement dirigées; cette ville-là n'est-elle pas la cité de l'effort, le foyer de rayonnement de l'initiative française?

A Lyon, l'industrie peut traverser des crises, et subir de dou- loureuses évolutions, une branche florissante se trouver momen- tanément ou définitivement ruinée ; la force industrielle subsiste latente, en dépit des commotions économiques, parce que la vraie source des richesses lyonnaises, ce n'est pas la matière que modifie le travail de l'homme, c'est la valeur intime de l'homme qui transforme cette matière première.

(1) La société de garantie contre le « jiiquage d'once », c'est-à-dire le vol de soie. Nous reviendrons sur le fonctionnement de cette curieuse association.

(2) Celle des docks d'Haïpliong.

(3) Ouvert en 1899, sous le patronage de la Chambre de commerce.

400 LA SCIENCE SOCIALE.

L'esprit d'initiative n'est pas toujours universel, et telle popu- lation, admirablement douée pour les arts mécaniques, serait incapable d'eti'ectuer la moindre amélioration agricole.

A Lyon, jusqu'en ces dernières années, des Lyonnais de cœur l'ont constaté en le déplorant (1), la valeur commerciale du fabri- cant resta très inférieure à son pouvoir industriel ou artistique.

Et pourtant, Lyon est par excellence la cité du commerce. A presque toutes les périodes de sa vie sociale, jusqu'en 1789, la vieille métropole traficante du Sud-Est demeura ce que l'avaient faite le lieu et la protection de Rome, le premier marché de la France, celeberrimum Galilée emporium.

Le Lyonnais naissait commerçant, mais en même temps il naissait sédentaire. Habitué à voir l'étranger venir à lui, il igno- rait l'art délicat d'aller chercher l'étranger. Comme en toutes les cités à autonomie intellectuelle et sociale développée, à Lyon, le patriotisme local, l'esprit de clocher est intense. Cette tendance, jointe à la propension du Français à ne guère s'éloigner du sol natal, détournait le fabricant lyonnais des voyages au long cours. Fort du renom de sa manufacture, au lieu d'aller solliciter la clientèle éloignée, il l'attendait patiemment derrière son comptoir. Et pendant que les fabriques suisses, allemandes, ita- liennes, avaient à Lyon des émissaires pour les tenir au courant des derniers progrès de notre industrie, Lyon ignorait ce qui se passait à sa porte. Malgré de pressants avertissements, le Lyonnais ne vit pas venir la concurrence, il se laissa surprendre par elle.

Surprendre, mais pas abattre. Aujourd'hui, l'endormi s'est éveillé de sa torpeur; disons mieux, le sédentaire a tourné vers le dehors une partie de son énergie latente. En un tour de main, le casanier a pris l'habitude et puis le goût des équipées de longue haleine. « Un voyage à Moscou ou à New- York, me disait récem- ment le chef d'une des grandes maisons de soieries de Lyon, mais c'est une bagatelle, une intéressante promenade! » Cette heu- reuse transformation enlève au Lyonnais la plus notoire de ses •infériorités dans la lutte industrielle qui se poursuit, lutte terri-

(1) V. PermezeL L'Industrie lyonnaise de la soie, son état actuel, son avenir, p. 52, N. Rondot. Les Soies, p. 6, 14, 19.

LA FABRIQUE LYONNAISE. 401

ble, s'il en fut, et dont, malgré quelques symptômes rassurants, il serait téméraire de pronostiquer l'issue.

En même temps qu'une concurrence extérieure admirablement dirigée, Lyon a subi une crise interne, une crise, sinon plus aiguë, du moins plus fondamentale que toutes les épreuves d'antan, et provenant, nous le verrons, d'une organisation traditionnelle du travail en fabrique collective, qui n'était plus en rapport avec les besoins de marchés démocratisés. Cette crise a été sing-uliè- rement aggravée par l'immixtion de la politique alimentaire dont la science sociale renonce k nombrer les méfaits. Lyon a évoluer sous les feux croisés de l'ennemi, et pu le faire sans trop péricliter.

Les chiffres exceptionnels enregistrés l'automne dernier par la condition des soies, un des bons thermomètres, nous le verrons, de la prospérité d'une fabrique, font espérer que la cité de Jacquard, ou du moins la région industrielle dont elle est le pivot, va reprendre sa marche en avant. Ce n'est pas au fabri- cant lyonnais, à cet entreprenant doublé d'un tenace, qu'il im- porte de rappeler que le Cap des Tempêtes est le Cap de Bonne- Espérance.

Suivant la méthode ordinaire de la science sociale, qui re- monte du connu à l'inconnu, du certain à l'incertain, nous étu- dierons d'abord l'état actuel de la fabrique de Lyon. Puis, nous demanderons au présent d'éclairer le passé et, au présent comme au passé suffisamment explorés, de nous entr'ouvrir les voiles de l'inconnu. Notre enquête sur la grande industrie lyonnaise com- prendra trois étapes, aujourd'hui, hier, demain.

Nous nous permettrons d'ailleurs quelques infractions à ce plan, lorsqu'il nous arrivera, en étudiant le présent, de rencon- trer un fait capital plongeant ses racines dans le passé, un de ces faits qu'il ne suffit pas de constater, mais qu'il faut com- prendre et expliquer.

Pour pouvoir initier le lecteur à l'organisation intime de la fabrique de Lyon, pour le préparer aux problèmes sociaux

402 LA SCIENCE SOCIALE.

qu'entraine le fonctionnement de ce mécanisme compliqué, quelques détails sont nécessaires sur la technique de la soierie. Avec le temps, dit un proverbe persan, la feuille de mûrier de- vient satin. Examinons brièvement ce ne peut être cependant l'atTaire de quelques lignes les modifications que subit le grossier parenchyme avant d'orner l'épaule de nos élégantes, et les ouvriers qui président à ces heureuses métamorphoses.

Tant que la synthèse chimique, entrevue par Réaumur, expé- rimentée par des inventeurs modernes, et déjà entrée dans le domaine industriel (1), ne se sera pas complètement substituée à l'œuvre de la nature pour la production de la matière soyeuse, la première de ces transformations continuera à s'opérer comme chacun sait, par voie animale, dans les glandes séricigènes du Bombyx mori.

« L'insecte qui, par son fil précieux, est le fondement de notre industrie, dit une des lumières de la fabrique de Lyon, M. N. Rondot (2), est en vérité à peine connu. Une longue domesti- cation, des croisements infinis et souvent opérés au hasard pen- dant plusieurs siècles lui ont fait perdre tout ou partie de ses ca- ractères primitifs. Il semble que ce soit une espèce artificielle. »

L'animal présente une des meilleures caractéristiques de la race asservie, l'atrophie des organes inutiles à l'homme. L'in- secte parfait ne vole pas comme tous ses congénères. Il a des ailes impuissantes, et court en voletant.

On rencontre en Suède et en Chine (3), pays originaire du ver à soie, des larves vivant à l'état libre sur le mûrier. Ces chenilles, remarquables par leur agilité, seraient, suivant des entomologistes compétents, les cousins germains non transfor- més de notre ver domestique. Les anciens Chinois considéraient

(1) L'invention d'un de ces chimistes, M. le comte de Ciiardonnet, a été très re- marquée à l'exposition de 1889. Aujourd'hui l'inventeur exploite avec succès plusieurs usines, entre autres une manufacture à Besançon. La soie Chardonnet, (il brillant de collodion formé dans une filière, n'a trouvé jusqu'ici qu'un emploi restreint dans la fabrique de Lyon, mais on commence à l'utiliser sérieusement à Saint-Cha- mond pour la confection des lacets.

(2) L'industrie de la soie en France, p. 28.

(3) N. Rondot. Les Soies, I, p. 218, II, p. 38.

»

LA FABRIQUE LYONNAISE. iO.'{

comme un bienfait d'en haut la présence de ces larves sur leurs plantations, et leur avaient donné le joli nom de tien semj Isaiirj, ver du ciel, traduit en langue savante par celui de Théophila.

On poursuit en certaines magnaneries scientifiquement or- ganisées, spécialement à la station séricicole de Montpellier et au laboratoire d'études de Lyon, des recherches sur la généalogie vraisemblable du Bombyx mori. Ces enquêtes, en apparence désintéressées, ont un réel intérêt pratique. En dévoilant le mystère des sélectionnements opérés pendant les migrations du ver à soie, elles donneront peut-être le moyen d'obtenir, par des procédés analogues, des résultats un peu dififérents, mais voulus. Elles pourront amener la création artificielle de races adaptées à un climat, à un but déterminés.

Quelques étoffes, les crêpes, les mousselines, certains velours, etc., exigent l'emploi d'une soie à part que peut fournir au- jourd'hui une seule race de cocons.

Il y a donc intérêt majeur à discipliner la reproduction du précieux Bombyx, à constituer, comme pour les autres espèces domestiques, des étalons de choix donnant des produits dont on soit sur. L'élevage pour la reproduction, le grainage^ sur lequel nous reviendrons, forme d'ailleurs une branche à part de la sé- riciculture et procure de sérieux profits à certains de nos dé- partements méridionaux.

Pour reprendre ab ovo l'histoire de la fabrique, j'emprunte à l'excellent ouvrage de M. Pariset, que je me permettrai de citer ou de résumer plus d'une fois dans le cours de cet exposé techni- que, Les Industries de la soie en F?rmce, quelques détails sur les premiers instants de l'insecte vorace dont l'appétit a laissé sa trace dans le langage séricicole, et déterminé l'appellation de « magnanerie » (1).

« Au moment de la ponte, la couleur est jaune pâle... En cinq ou six jours, elle passe par le gris roussâtre et le gris ardoise. Au lieu de laisser l'éclosion se faire naturellement, auquel cas les chenilles naissent très inégalement et à de longs inter-

(1) Magnan, gros mangeur, nom provençal du ver à soie.

404 LA SCIENCE SOCIALE.

valles, on a pris l'habitude de provoquer réclusion artificielle.

« L'usag-e ancien était que les femmes missent des œufs dans de petits sachets et les portassent sur leur sein. Plus tard, on eut recours à des étuves. L'incubation dure de 25 ou 30 jours, au bout desquels l'éclosion commence et se prolonge 3 à 4 jours. »

Disons en passant que si, dans nos parages, le Bombyx mori est généralement annuel, l'Extrême-Orient, le plus ancien et le plus important producteur de matière première, possède des races polyvoltines donnant trois ou quatre récoltes par an. Mais la quantité s'obtient souvent au détriment de la qualité. Nos vieilles races européennes, surtout celle de Novi et des Cévennes, fournissent un produit de choix qui fait encore prime sur tous les marchés.

Il est à remarquer cependant que la supériorité de la soie cévenole tient à la filature autant qu'au cocon. Depuis l'intro- duction en Chine de filatures montées « à l'européenne », les soies Canton talonnent leurs concurrentes occidentales qui ont peine à conserver leur avance. C'est la Chine qui fournit aujour- d'hui à Lyon les plus beaux lots de cocons blancs.

(( Les vers étant éclos, dit M. Pariset, on voit s'agiter une mul- titude de petites chenilles longues de 3 mm. environ. Il y en a 33 à 35 mille dans une once de graines provenant de races à gros cocon, 45 à 50 dans celles à petits cocons.

On couvre cette nichée de feuilles de mûrier hachées menues. Les vers affamés grimpent vers le suc nourricier. Au bout de quelques jours, on remplace la pâtée par des feuilles entières ou des rameaux feuillus.

Le local destiné à l'éducation, la magnanerie, est garni d'é- tagères portant des claies superposées. Chaque ver demande une surface triple de sa grandeur. De l'espacement des larves, et de la bonne aération des magnaneries, dépend en grande par- tie le succès des éducations.

Celles-ci, toutes autres conditions pareilles, sont d'autant plus fructueuses qu'elles sont plus limitées. En sériciculture, la grande minutie des soins entrahie la grande division du travail. Les

LA FABRIQUE LYONNAISE. -iOo

éducations de deux ou trois o/ices sont la règle. Il est très dangereux d'opérer en grand.

Le ver qui à l'éclosion mesure 3 mm. en atteint à sa matu- rité 80 ou 90. L'élevage du Bombyx annuel de France a lieu en avril-juin et demande de 25 à 40 jours. L'existence de la che- nille cemprend en général cinq âges séparés par autant de chan- gements de peau, appelés unies ou maladies.

Après chaque mue, on recouvre les claies d'un fort papier percé de trous proportionnés à la grosseur des larves. C'est le papier à déliter. Sur ce couvercle, on sert le repas des vers. Ceux-ci traversent les ouvertures et montent sur les feuilles. Dès que le papier est assez chargé de chenilles, on le transport^} sur une claie vide les larves jouiront d'un espace en rapport avec leurs nouvelles dimensions.

Six jours après la dernière maladie, les vers changent de cou- leur. Leur appétit diminue ainsi que leur poids. Ils montrent une activité fébrile et s'approchent du bord de la tablette, comme s'ils étaient en quête d'un point d'appui. Alors la ma- gnanière borde la claie de sarments sur lesquels les chenilles pressées tisseront leurs cocons. Puis, elle construit la cabane en disposant au-dessus de chaque tablette une voûte de ra- meaux de chêne, de genêt ou plus généralement de bruyère. Les vers montent à la bruyère et commencent à vomir leur soie.

Une semaine après la montée a lieu la cueillette des cocons. Le maximum qu'ait donné une once de graines européennes pesant 25 grammes est 65 kilogrammes de cocons. L'an dernier, la pro- duction générale de la France a été de 128.114 kilogrammes pour 2.321 onces.

Nous ne pouvons entrer dans le détail des comptes et des mé- comptes du sériciculteur. Suivant M. Pariset, l'éducation du ver, soumise à tant d'aléas, doit être tentée seulement quand le coût total de la graine, de la feuille et de la main-d'œuvre est rému- néré par la vente du produit à 3 fr. 50 le kilogramme. Or, en 1899, sur quelques points du territoire français, le kilogramme descendit au-dessous de 2 fr. 50.

Aussi bien, plusieurs années de mévente ne suffisent pas tou-

T. xxix. 28

406 LA SCIENCE SOCIALE.

jours à dégoûter le sériciculteur. L'élevage du ver à soie est un travail alléchant, et, quand on en a tàté, on a quelque peine à lui dire adieu.

C'est d'abord un travail de cueillette et de surveillance, en rap- port avec les tendances un peu indolentes des populations méri- dionales; il se fait en chantant, comme en témoigne une charmante mélodie de Gounod. et les femmes, les enfants, la famille entière peuvent y coopérer. C'est un travail amusant. Rien de drôle au moment des fringales, de la grande fraize, pour employer le mot technique, comme de voir les bestioles se jeter sur la feuille fraîche , de constater jour par jour leurs progrès surprenants. C'est un travail de complément, une industrie domestique acces- soire, dont le succès fournit au budget familial un appoint sé- rieux, dont l'échec cependant n'entraine ni la misère ni la ruine. Le produit de l'industrie, le cocon, est d'une défaite facile, réali- sable de suite en beaux deniers comptants.

Il y a dans l'Ain, au nord de Trévoux, un foyer séricicole dis- joint dont l'existence est ancienne. J'ai pu constater de visu en cette localité à quel point l'élevage amuse l'éducateur qui renon- cerait difficilement, je crois, à une charmante distraction rom- pant tous les ans la monotonie de ses travaux agricoles.

Malheureusement, la nécessité est souvent plus forte que l'at- trait. Dans la seconde moitié de notre siècle, l'élevage européen a subi une crise terrible. En France surtout, la propriété était très morcelée, beaucoup d'éducateurs ont plier bagage, n'ayant pas les ressources nécessaires pour lutter contre les maladies qui décimaient leurs magnaneries.

Un mot sur ces fléaux, qui ont eu la plus sérieuse des réper- cussions sur l'économie des marchés soyeux, de la place de Lyon en particulier.

Le plus redoutable, c'est la pébrine, mal épidémique et héré- ditaire propagé par des corpuscules qui s'attachent aux feuilles, passent à l'intérieur des vers sains et y développent la contagion, ou bien entrent par la moindre égratignure dans le corps de la larve indemne. Souvent la chenille pébrinée dépérit sans mourir; les corpuscules subsistent dans la chrysalide, le papillon, l'œuf,

LA FAIiRIQUE LYONNAISE. 407

et reparaissent à la deuxième génération, dont le ver n'éclôt que pour périr instantanément.

La maladie, constatée déjà depuis quelques années, commença vers 1850 à devenir une plaie (1). Aussitôt des entreprises furent formées, les unes pour découvrir en Asie des races encore in- demnes, les autres pour établir des grainages sous des cieux éloi- gnés.

Mais ces grainages eux-mêmes devenaient véhicules de conta- gion. L'épidémie, qui avait pris naissance en France et en Italie, chemina de proche en proche et n'épargna aucun pays du monde, sauf la Chine et le Japon. Sans le Japon, l'élevage européen du ver à soie était définitivement perdu. Au début, la vente d'oeufs japonais aux Occidentaux était sévèrement interdite, même punie de mort, mais bientôt le féroce gouvernement se radoucit, et en 1865 l'importation japonaise en Europe atteignit trois cents millions de cartons.

En même temps que les voyageurs combattaient pratiquement le fléau, les savants en recherchaient la cause. Un entomologiste milanais, Emilio Cornalia, découvrit les corpuscules. Mais c'est à un Français, destiné depuis à bien d'autres gloires, à notre im- mortel Pasteur, que revient l'honneur d'avoir analysé le mal en détail et indiqué le remède qui a pour lui la sanction de l'expé- rience : le grainage cellulaire.

La méthode imaginée par notre illustre compatriote consiste à isoler les couples de Bombyx dans une cellule de gaze la ponte est recueillie avec les cadavres des parents. On examine au microscope l'état des œufs et celui des reproducteurs et l'on met au rebut tout ce qui présente les corpuscules révélateurs. Au début, on broyait mâle et femelle, aujourd'hui on se contente de piler la femelle et d'observer une goutte du liquide obtenu. On a constaté que le mâle, dans l'acte générateur, ne peut com- muniquer la contagion.

Grâce à la généralisation du procédé pastorien, non seulement la France n'est plus tributaire du Japon ni de personne, mais

(1) Nat. RondoL Les Soies. I. p. 32.

408 LA SCIENCE SOCfALE.

certains de nos départements méridionaux se sont fait une spé- cialité du grainage, renouvellent tous les ans nos races indigènes, et exportent même des cartons à l'étranger, en Italie, en Orient, en Espagne. Citons notamment le Var, les Hautes-Alpes , les Basses- Alpes, la Corse.

Au siècle dernier, on régénérait périodiquement les races fran- çaises par l'introduction de graines espagnoles. Aujourd'hui, grâce àPasteur, c'est la France qui renouvelle les éducations d'Espagne.

Souveraine contre la pébrine^ la sélection ne l'est malheureu- sement pas contre les deux autres fléaux des magnaneries : la flacherie et la inuscardine.

La flacherie, maladie des morts flats, guette les vers à leur dernière période, avant la montée. Les chenilles deviennent lan- guissantes et immobiles, la mort survient en quelques heures, puis le cadavre s'amollit et exhale rapidement une odeur infecte.

Souvent des chambrées périssent en un jour. On ne connaît contre cette contagion cryptogamique ni moyen préventif ni moyen curatif. La seule manière d'éviter le mal, c'est de soigner l'hygiène des vers, de les espacer, de les pourvoir d'assez d'air respirable.

La inuscardine n'offre pas l'aspect dégoûtant de la flacherie. Le ver meurt sans cause apparente et se momifie en prenant l'em- preinte des objets environnants. De couleur brune, à l'air sec, il se couvre à l'humidité d'une moisissure blanchâtre.

L'agent de l'infection est encore un cryptogame. La muscar- dine est essentiellement contagieuse. Heureusement, germes et filaments sont détruits par l'acide sulfureux, qui, employé judi- cieusement, ne fait aucun mal à la chenille.

Souvent, le ver muscardiné a le temps de se métamorphoser. Alors la chrysalide durcit tout en perdant de son poids et se couvre des filaments caractéristiques. Elle prend en langage séri- cicole le nom de dragée.

Ajoutez, aux fléaux dont nous venons de dire un mot, la gras- sei'ie, la maladie des vers gattinés^ des lucettes, des clairettes, et vous aurez idée des pièges que la nature tend au sériciculteur avant de le mettre en possession d'un beau lot de cocons.

LA FABRIQUÉ LYONNAISE. 409

L'éducation s'est passée sans encombre, et tous les cocons ont été déramés, c'est-à-dire enlevés des cabanes. L'œuvre de la nature et du travail de simple récolte cesse, celle du travail de transformation va commencer.

Une première manipulation s'effectue cîiez le sériciculteur, le débavage. Débaver, c'est enlever les filaments extérieurs gros- siers qui ont été vomis les premiers par le ver, et ne font pas partie intégrante du cocon.

Ils constituent la blaze (du grec iz'tJxq, gâteau) qui sert, nous le verrons ailleurs, de matière première à une annexe de l'in- dustrie soyeuse, celle des déchets.

Les cocons débavés sont portés au marché. Il faut se hâter. Dès le septième jour, le poids des chrysalides diminue, et surtout on peut craindre la sortie des papillons qui rend les cocons indé- vidables, et les rejette au rang des matières à peigner ou à carder.

Sauf en Chine l'extrême division du travail permet, paraît- il, de filer les cocons en vie, ceux-ci, en arrivant à la filature, su- bissent un traitement préliminaire , le fournayage , destiné à étouffer la chrysalide avant sa métamorphose en insecte parfait.

Opération délicate , s'il en fut. Une trop forte température compromet la qualité de la soie, une température trop faible respecte la vie de la chrysalide.

On comprend que les sériciculteurs, qui sont d'ordinaire de petites gens et n'ont que des moyens pécuniaires limités, ne puis- sent procéder eux-mêmes à l'étouffage de leur récolte. La néces- sité de se défaire de leur marchandise coûte que coûte, en un laps de temps très court, les met pour ainsi dire sous les fourches caudines des filateurs.

En trente jours, on l'a remarqué (1 ), l'éleveur doit être succes- sivement industriel et commerçant. La généralisation des fours banaux d'étouffage, dont il a été sérieusement question ces an- nées dernières, permettrait de discipliner le commerce de la matière soyeuse.

Evidemment, l'institution profiterait surtout à l'éleveur, mais

(1) Bulletin des soies et soie7-ies, 30 sept. 1899.

410 LA SCIENCE SOCIALE.

le filateur y trouverait aussi son compte. Il pourrait espacer ses approvisionnements et subordonner ses achats à ses besoins, au lieu qu'avec l'organisation actuelle, il faut qu'il s'encombre en hâte d'un stock de marchandises qu'il connaît mal, et dont l'u- tilisation est toujours aléatoire.

Le filateur du midi de la France, en particulier, petit indus- triel sans grandes ressources financières, ne saurait conclure ses achats sans une avance que lui consent le commerce de Lyon. 11 passe donc à son tour sous les fourches caudines du commer- çant qui peut avoir intérêt à empêcher son débiteur de se jeter sur la matière première, au moment de la récolte, ou, comme on dit, de la fièvre du cocon.

D'ailleurs ce filateur trouve son avantage, avant de parfaire son stock, à attendre l'arrivée des lots d'Extrême-Orient et à en connaître le prix.

Il s'ensuit que, dans nos départements séricicoles, une por- tion seulement des cocons disponibles, les grosses parties, est acquise directement par la filature. Le reste l'est par la spécula- tion. Tout le monde joue sur le cocon, épiciers, merciers, mar- chands de vin, etc.. On achète le produit à l'éleveur, on le fait fournayer au four banal ou dans des appareils portatifs qui circulent de \dllage en village, et on attend patiemment l'heure de la hausse. Le filateur, lui, s'il sait s'y prendre, achète au moment des hausses faibles et continues, pendant lesquelles la marchandise court la chance de gagner en magasin.

Le stock fournayé va au triage. Il faut séparer des cocons normaux les cocons percés dont le papillon s'est échappé, les choquets gâtés par la putréfaction du ver flat, les chiques ou cocons inachevés, les cocons fondus, tachés, rouilles, enfin les doubles formés par deux vers qui ont soudé bout à bout leurs enveloppes. Ceux-ci sont filables par le procédé ordinaire, mais non sans de sérieuses difficultés. La matière assez grossière qu'ils fournissent, la soie de douppions, trouve son principal dé- bouché dans l'industrie des soies à coudre.

LA FABRIQUE LYONNAISE. 411

H

Remarquons en passant que le terme filature, appliqué couram- ment à la production du fil soyeux, est en somme assez impropre. A la différence des autres industries textiles, l'industrie soyeuse ne confectionne "^di^ un fil, elle dépclutonne le fil tout formé par la nature. Aussi, dorénavant, pour la netteté de la nomenclature, nous réserverons l'appellation de filature à la production de fila- ments discontinus liés par la torsion sur le métier, comme dans l'industrie lainière, cotonnière, ou dans celle des déchets. Nous nous servirons pour la vraie soie des termes appropriés de dévi- dage ou de tirage^ ou du terme officiel de filerie.

Donc, on apporte à la tireuse, assise devant une bassine à eau profonde, une forte provision de cocons. L'ouvrière les jette dans le liquide, porte celui-ci à une haute température à l'aide d'un robinet placé sous sa main. Puis, avec un petit balai, elle frappe les cocons en leur imprimant un mouvement de rotation rapide. Ce battage enlève les couches ou vestes supérieures dont le fil n'est pas tirable et vient par paquets. Les vestes, réunies en cordes, forment les frisons, le gros déchet de la filerie.

Le battage achevé, la dévideuse détache du balai les fils qui y sont accrochés, les saisit de la main gauche, et procède au tirage proprement dit.

Les fils élémentaires (les baves) sont passés dans la filière ils s'assemblent. Il y a une filière par fil composé ou bout. Le tirage le plus ordinaire est à deux bouts, mais il existe des bassines à trois, quatre ou bien un seul bout.

La filière est un disque plat d'un côté, convexe de l'autre, percé d'un trou. Elle réunit les faisceaux de baves destinées à former un bout et aide à leur soudure. Celle-ci s'opère d'ailleurs naturellement, grâce à l'enveloppe visqueuse qui entoure les baves à l'état natif.

Au sortir de la filière, les bouts sont croisés, puis décroisés. La croisure fait adhérer davantage les baves, donne au fil de soie une surface lisse, unie et une grosseur homogène.

412 LA SCIENCE SOCIALE.

En arrière de l'appareil croiseur est Yasple ou dévidoir, animé d'un mouvement de rotation continu. Un va-et-vient guide Ten- roulement du fil sur le tour.

La soie tirée est la soie en grès^ la grège. Le grès est une subs- tance glutineuse, souvent colorée en jaune, qui recouvre comme d'un étui la bave composée de pure fibrome (1). La bave elle- même, vue au microscope, présente un fort sillon longitudinal correspondant à la soudure des deux brins natifs, filés chacun dans une des glandes séricigènes du ver et qui se sont accolés à l'émission.

La grosseur du bout de grège est naturellement un caractère important pour en déterminer la valeur et l'emploi. iMais la té- nuité du cylindre à mesurer rend ce caractère d'une observation délicate. En pratique, on substitue presque toujours à la consi- dération du diamètre la considération du poids.

On appelle titre d'un fil de soie le poids de 500 mètres de ce fil à l'état de siccité absolue. Dans les fileries perfectionnées, une surveillante s'approche de tempsà autre des asples en mouvement et enlève 500 mètres de la grège qui s'enroule. Le flottilloii té- moin, posé dans un appareil de dessiccation Penet, donne le titre du fil et en même temps le degré de conscience de Touvrière. Il est facile de constater si celle-ci, en remplaçant par un brin neuf tout brin élémentaire qui s'épuisait, a su maintenir la grège à la grosseur indiquée par le filateur.

Abandonnons un instant sur le tour la grège du Bombyx mori. La race artificielle n'est plus aujourd'hui la seule qui fournisse de matière première l'industrie soyeuse. La maison Payen^ de Lyon, en particulier s'est fait une spécialité d'étoffes en soie tussah.

On appelle ainsi la matière tirée des cocons d'espèces natu- relles qui pullulent en Orient sur plusieurs essences, notamment les variétés de chêne. Le lecteur trouvera dans le beau livre

(1) Le cocon du Bombyx mori est tanlot i>arfaUement blanc, tantôt d'un jaune doré, quelquefois d'un blanc un peu verdàtre; la soie dépouillée du grès est toujours d'un blanc pur. Au contraire la &oie tussah (voy. plus bas) conserve, même rfecrewsee, une teinte grisâtre assez accentuée.

LA FABRIQUE LYONNAISE. 413

de M. N. Kondot (1) d'intéressants détails sur ces soies sau- vages, dont les premières applications industrielles opérées en cachette remontent aux environs de 1860 et qui gag-nentde plus en plus de terrain dans la consommation courante.

Comme profanes, remarquons seulement que, si la soie des vers du chêne est en général plus grossière que celle du Bombyx mori la soie tùssah entre d'ailleurs maintenant dans la compo- sition de très belles étoffes elle est aussi bien plus économique. Un lot de cocons tussah peut être le fruit d'une cueillette heu- reuse dans les forêts sauvages, dans les jungles de l'Himalaya; il est d'ordinaire le résultat d'une éducation peu dispendieuse, dont toutes les phases, sauf l'éclosion des vers et le tissage des cocons, se passent à l'air libre.

Cet élevage forme en Chine une industrie domestique très di- visée. Des facteurs circulent de village en village pour acheter le produit, et quand ils s'en sont procuré une certaine quantité, ils engagent des tireurs qui travaillent à leur compte. Les essais d'acclimatation et de dévidage du cocon du chêne en Europe ont été jusqu'ici trop peu importants pour que nous ayons à nous en occuper.

Dans l'antiquité, pendant que la Chine gardait avec un soin jaloux et des précautions cruelles le secret de l'élevage du ver domestique et du tirage de sa soie, le filage à la quenouille des cocons sauvages jouait, parait-il, un rôle considérable dans l'in- dustrie domestique de l'Inde. Aujourd'hui, l'Extrême-Orient fa- brique avec ces mêmes cocons, non plus /iies, mais fii^és, un genre spécial de tissus, les corahs et tussahs dont nous verrons l'importance en étudiant l'économie de la place de Lyon.

Le dévidage du cocon tussah s'opère à sec ou dans un récipient garni de très peu d'eau. Jamais la bassine n'est à eau pro- fonde.

Longtemps, la raison de ce tirage spécial, en usage chez les Chinois depuis un temps, immémorial resta un mystère pour l'Européen. Après de longues investigations, le directeur du

(1) Les .Soies, II, p. li et suiv.

il 4 LA SCIENCE SOCIALE.

laboratoire d'études de soie lyonnais, M. Dusuzeau, parvint enfin à déterminer le pourquoi de cette façon d'agir.

Dans les vers du chêne, dans l'Antheraea Pernyi notamment, vestes et couches de soie sont disposées, sauf ce qui est de leur étendue, comme celles du Bombyx mori. Mais elles se terminent toutes à un même point près de l'attache. Là, les fils repliés forment comme une frange de boucles rapprochées et aggluti- nées pour cacher l'ouverture ces boucles sont réunies. Celle- ci a l'apparence d'une coupure à peine fermée. Les boucles convergent en cet endroit, comme le feraient les mailles des bords d'un filet dans lequel on aurait passé une corde et qu'on serrerait. L'eau pénétrant par cette ouverture ferait tomber les cocons au fond du vase, et le dévidage deviendrait impossible.

Cet exemple, choisi entre mille, montre l'intérêt industriel autant que scientifique qui s'attache à l'étude à peine ébauchée des lépidoptères séricigènes sauvages. Il existe dans le monde en- tier, spécialement en Asie, mais aussi en Afrique et en Amérique, bon nombre de papillons producteurs de soie dont, faute d'exa- men méthodique, la filerie et le tissage n'ont peut-être pas tiré tout le parti désirable '.

Un obstacle a d'abord entravé la consommation de la soie tussah, sa teinte foncée. Mais aujourd'hui, des procédés de blan- chiment parfaits ont été découverts. L'on aurait même, parait- il, trouvé le moyen, en disciplinant l'alimentation des larves, d'obtenir des cocons tussah naturellement presque blancs.

Terminons nos remarques sur les producteurs de soie secon- daires et revenons au Bombyx mori. Soie tussah et soie de ver domestique vont d'ailleurs maintenant suivre la même route ou les mêmes routes. Au niveau de tous les nœuds que porte le grand arbre des industries de la soie, il y a, en efi'et, jonction de rameaux inférieurs et surtout émission de rameaux supérieurs.

Une partie de la grège est utilisée telle quelle par la consom-

(1) Aux matières susceptibles de produire de la soie, il faut ajouter les poches dans lesquelles certaines chenilles exotiques réunissent leurs cocons, à la manière de notre chenille du pin, et les lils d'araignée de quelques grosses espèces, entre autres l'arai- gnée fileuse de Madagascar appartenant au genre Epeira.

LA FAlîiaOUE LYONx»ÎAISE. il5

mation sans avoir rerii à' apprêt. Nous la retrouverons en parlant de l'industrie du teint en pièces. Mais c'est un chemin latéral ; pre- nons la grande route qui s'ouvre devant nos regards.

La grège, nous le rappelons, est formée d'un certain nombre de baves élémentaires, soudées par le grès coagulé. En cet état, elle peut servir au tissage, mais ne saurait supporter les opérations de la teinture. Celles-ci exigent la dissolution du grès, le dé- creusage, et l'immersion de la soie dans des bains colorants à 100", et même au-dessus. Les brins primitifs auraient alors une forte tendance à se disjoindre, à former des boucles et des bouchons, et le tissage deviendrait impossible.

Pour augmenter la résistance du fd de grège, pour en faire un textile susceptible d'être décreusé, puis teint, il faut donc lui donner une torsion, le mouliner.

A partir du moulinage, les fils, qui s'étaient jusqu'à présent classés d'après leur provenance, vont se diversifier suivant leur destination.

Un tissu ordinaire de soie, les amateurs de parfîlage ont pu s'en rendre compte, est formé par l'entre-croisement de deux ordres de fils. Les uns, solides et résistants, suivent la pièce dans toute sa longueur; les autres, souples et gonflés, courent perpen- diculairement aux premiers en passant tantôt au-dessus, tantôt au-dessous; les uns constituent \{i chaîne , las, autres la /r«>/^e.

Le fil mouliné destiné à la trame porte, comme de juste, le nom de trame. Celui qui forme le plus souvent la chaîne est connu sous la dénomination d'organsin.

« E sappi che l'addopiare, dit un vieux texte italien cité par MM. N. Rondot et Pariset (l),si e in due modi, l'uno alla diritta, Taltro al argoncina. Alla diritta si fa tutta sete a filare e ail' ar- gon cin a a torcere. »

« Vous savez que le dou]>lement des soies se fait de deux ma- nières, l'une à droite, l'autre à gauche (trad. Pariset). A droite se fait toute soie à filer, et à gauche toute soie à tordre. »

Je rapporte ce texte parce qu'il met bien en lumière les carac-

(1) Kondot. Les Soies, t. I, p. 75. Pariset, op. cit., p. 132.

416 LA SCIENCE SOCIALE.

tères spéciaux des deux grandes catégories de moulinées, la trame, soie à filer, soie presque plate, et l'organsin, soie tordue comme une cordelette.

Le moulinage s'opérait jadis avec des moulins ronds, instru- ments si encombrants qu'on les avait comparés à la fameuse ma- chine élévatoire de Marly. Aujourd'hui, dans toutes les usines en progrès, il s'effectue sur d'élégants moulins ovales. J'emprunte les détails qui vont suivre à la monographie d'une de ses manufactu- res, celle des pelits-fîls de C.-J. Bonnet, établissement modèle réu- nissant par exception presque toutes les industries de la soie (1) :

(( Le fil, à la sortie de la bassine, est moite et gommeux. Malgré toutes les précautions possibles, il se colle parfois en se superpo- sant. Aussi, avant de distribuer les flottes de grège aux ou- vriers du moulin, on prend soin de les mouiller ou de les gon- fler à la vapeur.

« La première opération du moulinage, désignée sous le nom de banque, n'est autre que le dévidage de l'écheveau de grège sur une bobine, la seconde est le purgeage, le nettoyage du brin. Le fil frotte sur des barbins de drap, de buffle ou d'acier. Il s'ar- rête quand une défectuosité se présente et se rompt s'il est trop fin. La bobine sur laquelle il s'accroche est le roquet.

« En cet état, suivant que le fil est destiné à la trame ou à la chaîne, il reçoit une manipulation différente. S'agit-il de produire de la trame? le brin sortant du purgeoir est doublé, c'est-à-dire qu'on réunit deux ou plusieurs fils de grège, puis porté au moulin t07'se. Faut-il fabriquer de l'organsin, ces deux opérations sont précédées d'une torsion au moulin filage. »

La trame est donc formée de deux ou plusieurs brins de grège assemblés et faiblement tordus (40 tours au mètre) ; l'organsin de deux ou plusieurs brins tordus isolément, doublés, et soumis à une seconde torsion inverse de la première.

Dans les moulins filage ou tors., les roquets chargés de soie sont fixés verticalement sur des fuseaux tournant à une vitesse de 5.000 à 10.000 tours au mètre. Le brin tordu s'enroule len-

(1) Monographie parue dans « les grandes usines de Turgan » (août 1890).

LA FABRIQUE LYONNAISE. 417

tement au-dessus de lui-même sur un nouveau roquet ou sur une tavelle (1).

Si l'ouvrée (2) a été filée et moulinée sous le même toit ou dans deux usines dépendant du même patron, on lui donne le nom d'organsin ou trame filature et ouvraison. La réunion des deux principales phases de production du fil soyeux sous la même di- rection, encore rare, est en général avantageuse. Les soins sont plus minutieux, mieux adaptés à chaque catégorie et provenance de grège. Il en résulte beaucoup de sécurité dans l'emploi du fil mouliné.

Souvent fou vraison s'opère pour le compte dufilateur. Le mou- linier est alors réglé soit à petite, soit à grande façon. Dans le premier cas, il n'est pas responsable des déchets; dans le second, il reçoit la somme convenue par kilogramme d'ouvrée rendue, mais on lui facture les déchets à un prix établi ; il a donc intérêt à en faire le moins possible.

Avec le moulinage, nous terminons la première série des in- dustries de la soie, la production du fil. Nous étudierons en un prochain article la seconde série, la consommation de ce fil.

Bien que dans les transformations initiales de la matière soyeuse, le rôle du goût artistique soit nul, et la répercussion de la mode très peu sensible, le lecteur a pu déjà être frappé de la complication de l'industrie que nous examinons. Cette complica- tion va s'accentuer en approchant de la consommation, entraînant des conséquences sociales intéressantes à mettre en lumière.

Relevons seulement ici un fait que nous avons indiqué inci- demment, à savoir la dépendance pécuniaire des échelons infé- rieurs par rapport aux supérieurs. Le magnanier, le filateur, le moulinier ne travaillent pas pour eux, mais pour la fabrique qui utilise leurs produits. Ils sont donc portés, surtout le filateur et le moulinier à qui la nature n'interdit pas d'opérer en grand, à demander une aide pécuniaire à ceux dont ils préparent le tra-

(1) La soie, pour être envoyée à la teinture, doit être remise en écheveaux pour flottes. La tavelle est une roue polygonale en bois dont le périmètre répond au périmètre ou (juindrage des flottes que l'on veut obtenir.

(2) Ouvrée, ouvraison, synonymes de moulinée, moulinage.

ils LA SCIENCE SOCIALE.

vail, à s'appuyer sur les capitaux de la consommation. On peut dire que la banque lyonnaise ne féconde pas seulement le tissag-e et la fabrication locale; son influence se fait sentir dans toute la série des industries préparatoires. Lyon est le banquier en titre de nos départements séricicoles.

Une industrie vivant sur le crédit et par le crédit n'est pas for- cément une industrie opulente. Rien de plus modique au con- traire que les salaires de filature et d'ouvraison. Ces branches de travail n'exigeant ni grande force physique, ni force intellectuelle, mais seulement de la dextérité et de la patience sont naturelle- ment l'apanage de la femme, et l'on sait combien l'homme se montre peu généreux quand il s'agit de rémunérer le travail de sa concurrente.

La tireuse se fait en moyenne 1 franc par jour; l'ouvreuse, de 1 fr. 50 à 1 fr. 75.

Il est vrai que les filatures et les moulins s'établissent d'ordi- naire en des pays pauvres la vie est à rien, que lafilerie cons- titue parfois un travail auxiliaire de l'exploitation du sol. Mais la tireuse doit se garder d'abuser des instruments de culture; si elle s'abîme la main, elle perd son gagne-pain.

Le brin de soie, dans les étapes de sa transformation, fait vivre un nombre considérable d'ouvriers et il faut que les salaires s'é- chelonnent proportionnellement à la peine, aux risques, à la durée de l'apprentissage. Les métiers partiels les moins compliqués ne peuvent naturellement prétendre qu'à une faible rémunération.

Toutes les industries dont nous venons de dire un mot n'inté- ressent qu'indirectement laplace de Lyon, En France, lafilerie est localisée dans huit ou dix départements méridionaux, notamment l'Ardèche, la Drôme, le Var, etc.. Le moulinage en occupe de dix à quatorze dont les plus importants sont l'Ardèche, la Drôme, l'Isère, la Loire, etc.

Nous arrivons à l'industrie qui a fait à proprement parler la gloire et la fortune de la cité de Jacquard, au tissage, et aux métiers préparatoires ou complémentaires qui pivotent autour de cet axe central. H. de Boissieu.

{A suivre.)

LA RÉVOLUTION AGRICOLE

RÉCIT DE NOTRE EXPERIENCE PERSONNELLE

VI

JE DEVIENS RÉVOLUTIONNAIRE

Ainsi donc je tenais deux solutions prospères, Tune active, celle de M. de R***, l'autre passive, la mienne, de ce problème, si étudié, de la fructueuse exploitation de la terre.

C'étaient deux solutions de propriétaires et toutes deux dia- métralement opposées, dans leur principe régénérateur, à la pratique du paysan et à la théorie agricole officielle.

J'en conclus que je devais chercher ma voie en dehors de la routine paysanne et des prédications de la science officielle, qui n'en sont que le perfectionnement. Elles se résument, en effet, en cette unique exhortation :

« Faites comme le paysan, mais faites-le scientifiquement. »

J'étais persuadé, au contraire, par mon échec dans la culture officielle, puis par mon succès et par celui de M. de R***, que le propriétaire ne pouvait se tirer d'affaires que par du nouveau. II ne fallait pas perfectionner, mais changer. Il ne s'agissait pas d'obéir docilement aux principes locaux ou théoriques. Je savais, en effet, ce qu'il en coûtait de les suivre.

Il fallait se garder de se laisser influencer par eux, tâtonner, ne se fier qu'à son expérience, mais marcher alors dans le bou- leversement de tout ce qui est universellement admis, avec la logique entêtée de M. de R***.

Quelles étaient les conditions que je considérais, par ma

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propre expérience, comme primordiales, conditions que je possé- dais dans ma passivité et que je ne voulais plus remettre en question depuis que j'y avais goûté? Elles se réduisaient à deux :

La maîtrise de la situation ;

La sauvegarde de l'avenir par l'amélioration de ma terre, mais sans dépenses, par le fait de Forganisation culturale.

M. de R*** a bien raison, me disais-je, en comparant mon bail au sien, nos baux sont surannés. Ils sont basés sur la vente du blé ; l'assolement qu'ils spécifient obligatoirement le prouve sans conteste. Or le blé, seul produit transportable autrefois, a baissé ; la viande a monté et les transports faciles lui ont ouvert des débouchés. C'est par la vente du blé qu'on pouvait seulement, autrefois, faire de l'argent. C'est par la vente de la viande que nous pouvons et que nous devons, par conséquent, en faire au- jourd'hui.

Pourquoi même ne pas faire que de la viande?

Pourquoi ne pas organiser toute ma culture en vue de la pro- duction de la viande?

Il me suffirait de garder toutes mes naissances pour augmen- ter, sans dépenses, mon bétail, avec le temps.

Si j'arrive à faire passer toutes les récoltes par le ventre de mes animaux, je suis sûr d'améliorer ma terre, puisque tous ses produits, n'étant plus exportés, lui seront restitués par le fumier.

Le métayage maintient bien mon indépendance au pays. C'est mon métayer qui en reste dépendant et qui, en faisant, comme mon garde, une affaire personnelle de la défense de notre ex- ploitation, défend ma part avec la sienne.

Le bail me rend bien maître de la situation vis-à-vis de mon métayer, comme point de départ ; mais, ses conditions acceptées, je me trouve lié par elles. Puisque je fais du nouveau par tâton- nements, comment imposer, dans l'avenir, les progrès reconnus nécessaires par moi, mais qui ne seront pas acceptés par mon métayer parce que ce sont des nouveautés auxquelles le bail ne peut le contraindre d'avance. Il me faudrait un bail assez sim-

LA. RÉVOLUTION AGRICOLE. 421

pie pour se plier à des améliorations reconnues successivement.

Je ne voulais, en aucun cas, rester lié par mon bail, contre ma volonté, d'autant plus que je savais que, dans cette association, la réciproque n'était pas vraie ; le bail ne lie pas, malgré lui, le métayer ou fermier.

L'année précédente, en effet, mon fermier m'avait quitté en cours de bail. Cela s'était passé très simplement comme une chose toute naturelle à laquelle je n'avais trouvé rien à répondre , mais qui m'avait donné à réfléchir.

Un jour, mon fermier était venu me trouver pour m'annoncer la mort de sa belle-mère.

Le bonhomme (son beau-père) est seul, il n'y peut suffire. .Je le regrette, mais il faudra que nous y allions au printemps.

Et notre bail, dis-je, interloqué de la simplicité de sa so- lution.

Monsieur ne voudrait pourtant pas me faire manger de l'argent!

Le ton avait changé. Mon fermier jugeait qu'il avait mis la forme de son côté, en m'avertissant deux mois à l'avance pour me donner le temps de me retourner ; il ne me mettait pas dans l'embarras. Maintenant, il défendait ses intérêts et la menace n'était pas loin ; si je voulais lui faire du tort, je n'en serais pas bon marchand.

Son gendre, employé à la ferme, s'offrait d'ailleurs à prendre la succession. C'était un excellent garçon dont je n'avais eu et dont je n'ai encore qu'à me louer, mais il était très jeune et offrait bien peu de surface.

J'acceptai donc, parce que je sentais que je ne pouvais pas faire autrement; mais, en somme, comme j'y perdais en garantie, je craignais d'avoir fait acte de faiblesse.

Rencontrant peu après mon notaire, je lui racontai le fait, lui demandant, pour ma gouverne, si je n'aurais pas retenir mon fermier et comment?

Comment voulez-vous, me dit très naturellement ce no- taire qui avait fait mon bail, retenir un fermier malgré lui? Vous n'y arriverez pas. Si vous pouviez l'y contraindre, ce ne

T. XXIX. 29

4:22 LA SCIENCE SOCIALE.

serait pas votre intérêt, car il ruinerait votre ferme avant de partir.

Mais alors, dis-je pour m'éclairer, puis-je, moi, renvoyer mon fermier avant fm de bail?

Ah! non, me répondit mon notaire, toujours aussi natu- rellement, vous ne pouvez pas renvoyer votre fermier, puisque vous vous êtes engagé en lui consentant le bail pour une pé- riode déterminée. Il peut bien, il est vrai, consentir à résilier le bail, mais c'est toujours avec une indemnité coûteuse.

Ainsi, en fait, le bail ne liait que moi.

Mon jeune fermier ne faisait pas ses affaires; il peinait à payer son fermage et bientôt ne le pourrait plus.

C'était assurément le meilleur type que je pouvais rencontrer dans le pays comme honnêteté, désir de bien faire, caractère enjoué et bon esprit, c'est-à-dire qu'il ne voyait pas en moi, fatalement, l'ennemi. Profitant de la difficulté il se trouvait de payer son fermage, je lui proposai de résilier le bail et d'en faire un nouveau à moitié.

Il accepta aussitôt parce que cette combinaison le déchargeait du fermage.

Devant cette acceptation facile, j'eus l'idée maîtresse de mon nouveau bail dont je m'applaudis après expérience faite, car elle « icorks well », comme disent les Anglais. Ce fut de faire un bail d'une durée d'un an seulement, un bail annuel. Aussitôt je retrouvai le sentiment inoubliable que j'avais ressenti à la découverte des bois, prés et ajoncs. Le bail annuel me faisait, pour toujours, maître de la situation. 11 n'engageait pas l'ave- nir. Il rendait toutes les transformations successives possibles, puisque je pouvais, chaque année, modifier les conditions de mon bail.

J'eus de grandes difficultés à le faire accepter, mais j'avais une vue claire ; je n'en démordis pas. J'avais d'ailleurs de bons arguments !

D'abord, les prés, bois et ajoncs ; s'il n'acceptait pas, je ferais, pour la grande ferme, ce qu'il m'avait vu faire, avec profit, pour ma réserve ; puis, si mon bail était annuel, cette clause prove-

LA. RÉVOLUTION AGRICOLE. 423

nait du départ précipité de son beau-père; je voulais naturel- lement avoir, comme lui, la faculté de me retirer quand je vou- drais de rassociation. A cela il n'avait rien à répondre.

Je changeai donc mon bail de notaire contre un bail de pro- priétaire. Je rédigeai moi-même mon bail, sans secours du notaire ; je le fis sur papier timbré, pure concession de forme pour mes gens que cette apparence officielle satisfaisait, mais il aurait autant de valeur sur papier libre; enfin je négligeai l'en- registrement. Je ne le fis pas enregistrer. Je me retirais donc, il est vrai, la faculté de contraindre mon fermier à exécuter les clauses de son bail, mais je ne me la retirais qu'en droit et n'y perdais rien, puisque je savais, maintenant, qu'en fait je ne pouvais pas l'exercer.

Voici quelles sont les principales clauses de ce bail qui s'est montré efficace :

« Le bail est consenti pour une période d'un an, courant du 24 juin 1896 au 2i juin 1897, et renouvable d'année en an- née à la volonté réciproque de chaque partie, à charge pour la partie qui voudra résilier de prévenir l'autre partie au plus tard le l'"' janvier de l'année de la résiliation. »

C'était la maîtrise de la situation.

« Le bail est à moitié de tous fruits, récoltes et bestiaux qui sont le but de l'exploitation. »

Les seules exceptions à cette règle sont spécialement spécifiées plus loin :

A savoir : la laiterie et le poulailler, qui donnent lieu à des redevances fixes.

Par cet article, nos intérêts étaient liés sur tous les points possibles. Les redevances, réduites au minimum, ne comprenaient plus les porcs, suivant un usage répandu dans le pays, mais seulement les produits qui échappent forcément au contrôle. Il est pratiquement impossible de se rendre compte du nombre de litres de lait, de livres de beurre ou de douzaines d'œufs pro- duits dans une ferme et variant suivant les saisons et l'état des animaux. De plus, avec des animaux à viande, le lait et le beurre devaient vite disparaître.

124 LA SCIENCE SOCIALE.

c( Toutes les récoltes, grains, foin, paille, fourrages, po- tagers seront consommés à la ferme. Les preneurs y entretien- dront les animaux nécessaires pour les consommer. »

Voilà pour la production exclusive de la viande et le retour à la terre de tous ses produits sous forme de fumier.

« Les pièces ***, soit environ quinze hectares, resteront en jachère pendant trois ans. Chaque année, il en sera labouré quatre hectares pour y prendre une récolte de seigle ou d'a- voine.

« Les prés sont divisés en trois soles. Alternativement deux soles seront pâturées et la troisième fauchée. »

L'article 4 devait assurer le travail et la fumure aux bonnes terres et empêcher les dépenses sur les mauvaises, améliorées par la jachère. L'assolement des prés amenait les avantages économie de travail et amélioration de la pratique du pâ- turage.

« Les preneurs ne pourront vendre, acheter ni échanger des bestiaux sans l'avis et le consentement du bailleur.

« Ils ne conserveront aucune vache au-dessus de six ans, ni de brebis au-dessus de quatre. »

Limiter l'âge des animaux était l'élimination forcée, dans le troupeau, de la vieillesse qui dépérit, son remplacement par la jeunesse dont la valeur s'accroit. Une imprévoyance trop com- mune amène au résultat opposé. Les vieux animaux sont con- servés indéfiniment à cause du petit prix qu'on en trouve et l'on vend la jeunesse, espoir et avenir du troupeau.

(c On ne travaillera pas le dimanche à la ferme. » Prescription morale dont j'étais devenu responsable en assu- mant la direction.

En somme, je m'étais largement inspiré du bail de M. de R*** ; je faisais seulement un pas de plus.

C'est l'honneur des amés et la preuve de leur succès que d'être- dépassés par les cadets auxquels ils ont su donner, comme point de départ, leur point d'aboutissement. Je ne vendais plus aucun produit direct du sol et faisais, par conséquent, plus d'animaux que M. de R***. Il vendait, eji eflet, toujours son blé ;

I

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 425

j'étais donc entré plus avant dans sa voie. Mais, comme lui, je conservais, en définitive, l'organisation essentielle de la ferme. Ce qui avait changé, c'étaient les proportions, une meilleure en- tente du travail, mais appliquée à tous les mêmes objets. Nous faisions toujours les cultures habituelles, les mêmes espèces d'a- nimaux.

Il ne restait plus de moutons à la ferme depuis que le boise- ment de leur ancien pacage avait amené leur suppression. Je commençai par consacrer le fermage de l'année en cours à l'ac- quisition de 50 agnelles du pays et d'un hélier Soulh-doicn. Le troupeau devait, chaque année, comme dans un ranch, s'aug- menter des agnelles ; je ne vendrais que les mâles jusqu'à ce qu'il ait atteint son plein développement. En même temps, j'au- torisai mon métayer à faire pacager les moutons dans les terres de la réserve, laissées en friche. Elles se convertiraient donc, non plus en ajonnières, mais en pâtures permanentes.

Enfin, suivant l'usage du pays, la première année du bail est payée par le fermier, à son départ, généralement par le croit du troupeau. J'avais donc à toucher une année de fermage. Je la consacrai à l'achat de reproducteurs de bêtes à viande. Puisque le but de l'exploitation était la viande, il me fallait abandonner les normandes laitières. J'allai donc dans le Limousin acheter trois génisses et un taureau.

Ces bêtes furent reçues avec admiration. Elles étaient l'hon- neur et l'avenir du troupeau. Mises dans une étable spéciale, soignées avec amour, elles prospérèrent jusqu'au vêlage des gé- nisses. A ce moment, il y eut un changement radical. Les Limou- sines maigrirent, le taureau ne voulut plus faire la saillie. Par contre, il y avait un etfort désespéré en faveur des Normandes; à elles les soins, la nourriture de choix. C'étaient elles qui, main- tenant, prospéraient, tandis que les Limousines dépérissaient.

Que s'était-il passé?

Mes gens avaient découvert que les Limousines ne sont pas laitières. Ainsi, avec elles, il n'y aurait plus de lait, plus de beurre. Il est vrai que leur plus-value en viande compenserait bien au delà cette perte. Mais le prix de l'animal vendu se par-

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tage avec le propriétaire, tandis que le lait, le beurre, une fois la petite redevance acquittée, re^^ent entièrement au fermier. Il travaille, sur ce point, pour son compte seul. C'est son « profit ».

éclatait le vice de mon bail. J'avais laissé un v- profit », un point sur lequel nos intérêts n'étaient pas liés. Je l'avais consi- déré de peu d'importance à cause de sa valeur minime, de la supériorité de gain qui résulterait de la vente de la viande. J'avais, du reste, prévenu que le lait ne durerait pas avec les Limousines. Mais je ne savais pas que le fermier préférât vingt francs de profit à cent francs partagés. Dans la poursuite du premier gain, il met l'ardeur du tâcheron qui travaille pour lui seul; dans celle du second, même supérieur, l'idée qu'il aura à partager le paralyse. Il préférera d'instinct et toujours le premier, même si, en définitive, il est contraire à son intérêt bien entendu. Quant à l'absence du lait, mes gens n'y avaient jamais cru. « Les Limousines en auront peut-être moins que les Normandes, mais une vache a toujours du lait! Le pro- fit restera et à lui tout l'eflort. » En réalisant la disparition de leur profit, ils se trouvèrent volés. Il fallait se défendre, se débarrasser des Limousines, ne pas laisser contaminer le trou- peau par le taureau de cette race non laitière, prouver enfin que ces animaux ne valaient rien, qu'ils ne réussissaient pas dans le pays. C'est toujours facile. Il suffit de ne pas donner à manger aux: bêtes pour les faire dépérir. xMes Limousines mou- raient de faim.

J'étais perdu sans mon bail annuel.

Mais comment supprimer tout profit de mon bail; et ces deux petites redevances de la laiterie et du poulailler étaient bien son vice. Ces deux détails prenaient une importance croissante. Le poulailler, par exemple, avait gagné une extension considé- rable. Au début, les quelques poules se nourrissaient en liberté; il fallait des temps de neige pour que la maîtresse leur épar- pillât parcimonieusement, sur le seuil de sa porte, quelques pin- cées de grains. Des bandes de volailles, actuellement, emplis- saient la ferme. Je voyais la servante, son tablier bondé de grains, en jeter à poignées dans la boue de la cour. C'est que

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 427

c'était notre grain qui allait à leurs poulets. Ils en devaient re- cueillir le profit et ne supportaient que la moitié de la dépense. C'était, inversement, le même sentiment que tout à l'heure. La générosité des distrilDutions de grains provenait de ce que cette dépense était partagée et que le produit ne l'était pas. Ils en étaient arrivés à y perdre pour leur seule part, tant le senti- ment qu'il est avantageux d'être deux à dépenser et un seul à en bénéficier les entraînait.

Mais on ne peut partager ni le lait, ni le beurre, ni les produits du poulailler. Le contrôle en est reconnu pratiquementimpossible.

D'un autre côté, sans beurre, me disait mon métayer, il n'y aura plus de petit lait pour les porcs. Je voulais me rejeter sur les truies, ne vendre que des laitons et ne pas engraisser de porcs. Mais alors, les pommes de terre qui viennent si bien?

Fallait-il donc supprimer le poulailler, supprimer la laiterie, mais alors supprimer aussi la porcherie? [Sans doute, c'était la logique ; mais comme je comprenais V entêtement qu'il faudrait pour appliquer cette logique !

Pour supprimer ces misérables redevances qui semblaient un tout petit détail, c'était cette fois toute rorganisation de ma ferme qui craquait!

Restaient les Limousines et les moutons. Oui, mais, mes Li- mousines avaient dépéri. Elles avaient été déclarées incapables de réussir dans le pays, l'amour-propre de mes gens y était en- gagé ; puis ils ne voulaient pas de vaches sans lait. En concur- rence avec les ^'ormandes, elles auraient toujours le dessous. Il aurait fallu vendre d'un coup toutes les Normandes pour cons- tituer un troupeau de Limousines ; mais ces dernières reviennent plus cher; pour avoir le nombre de bêtes nécessaire, un sacrifice d'argent s'imposait. Faire une avance? Je n'en voulais à aucun prix.

Ainsi, la logique m'amenait aux seuls moutons. Oui, en ven- dant les vaches, les porcs, les poulets, je pouvais acheter assez de moutons, et leur succès était assuré. J'entendais dire partout : « c'est la bête du pays ». Mais c'était fécroulement complet de la ferme. Ce n'était pas seulement la suppression des autres bêtes,

428 LA SCIENCE SOCIALE.

mais aussi le bouleversement de toute culture. Plus d'artificiels, plus de potagers (citrouilles, carottes, navets, etc.), plus de prés pacagés.

Mettre tous ses œufs dans le même panier, risquer tout sui' une seule espèce d'animaux, justement au moment nous subissions une épidémie dans notre bergerie, et cela sans avan- tage, au contraire I Les produits de la ferme se balancent, comp- tes en mains. On vous prouve l'intérêt qu'il y a à les faire tous parce que chacun utilise une conséquence des autres qui serait perdue, comme le petit lait sans les porcs.

Non! mathématiquement, un seul produit de la ferme, à quel- que extension qu'on le pousse, ne donne pas autant que l'en- semble des produits, à moins quil ne soif supérieur à ce cju'il était auparavant dans la ferme.

était le point. Je ne m'en tirerais pas en ne faisant que des moutons comme ceux que j'avais, mais seulement en en fai- sant de supérieurs. Gela se pouvait, cela existait dans le pays, mais était réputé impraticable avec bénéfice, parce que ces moutons supérieurs étaient considérés comme les produits d'une culture coûteuse et qu'en effet les fermes modèles qui les pro- duisent, avec tout le reste, travaillent à perte. Mais ne tra- vaillent-elles pas à perte parce qu'elles pratiquent toutes la cul- ture officielle et ne pouvait-on pas, avec bénéfice, obtenir le même produit qu'elles, leur mouton, en s'y adonnant exclusive- ment? Si je pouvais atteindre leur type de moutons, en calculant les rations d'après mes récoltes, je doublais ou triplais mon fermage. Les chiffres étaient là. Je prenais les rations données dans ces fermes aux moutons, je voyais combien j'en pouvais fournir, le succès était éclatant.

Pourquoi ces rations ne produiraient-elles pas le même effet, chez moi, que dans les fermes modèles. Il est évident qu'il n'y avait pas de raison en faveur de la négative et il est bien certain, d'un autre côté, que je comprenais la supériorité de leurs mou- tons en comparant la composition de leurs riches rations à la misère qu'on imposait aux miens, sous prétexte qu'ils l'aimaient. « Les moutons aiment la misère, » disait M. Jacques.

LX RÉVOLUTION AGRICOLE. 429

Il s'agissait donc de ne cultiver que pour les moutons et, main- tenant, à leur profit exclusif, l'article 3 de mon bail, de faire pas- ser par leur ventre toutes les récoltes.

Je divisai mes terres de labour en trois soles, seigle, avoine, et tubercules moitié pommes de terre, moitié topinambours. C'était une culture bien simplifiée, réduite à quatre plantes et à une seule espèce d'animaux. Quant aux prés, ils seraient fauchés; le regain seul en serait pâturé, en plein été, quand les près sont bien secs et les pacages brûlés, et j'y mettrais les sco- ries de déphosphoration que j'avais expérimentées avec succès.

Je ne me faisais pas d'illusion sur l'enthousiasme de mon mé- tayer devant cette transformation. La question n'était pas de savoir si elle lui plairait, mais s'il resterait; s'il partait, je ne pouvais pas espérer rencontrer aussi bien dans le pays; il fau- drait recourir à un étrang-er, comme M. de R***, mais dans des conditions bien plus désavantageuses. Son métayer se suffisait sur sa ferme, tandis que le mien, n'y faisant plus les produits nécessaires à sa consommation, devait se les procurer du de- hors. Ainsi donc cet étranger qui venait prendre la place d'un enfant du pays, bouleverser toutes les traditions culturales, al- lait dépendre du pays pour tous ses besoins. Je ne le conserve- rais jamais; la vie lui serait rendue impossible.

Ne voulant pas de l'exploitation directe, la vraie solution pour une transformation, mais qui implique une avance de fonds, je jouais une grosse partie. Ce qui m'en donna le courage, c'était ma retraite assurée par les prés, bois et ajoncs. Non! je ne reviendrais, en aucun cas, à la culture officielle. Ou je réussi- rais par les moutons, ou j'abandonnerais ma grande ferme, comme ma réserve, aux productions spontanées.

J'allai trouver mon métayer et entamai les négociations. Au premier mot, il me regarda épouvanté, se demandant si je par- lais sérieusement, et déclara que cela ne se pouvait.

Sur mon insistance : « Monsieur est libre de faire des frais, si ça lui plait, mais moi je ne veux pas manger le peu d'argent que j'ai dans une chose impossible. »

Voilà justement, lui dis-je, l'avantage du bail annuel, vous

i30 LA SCIENCE SOCIALE.

pouvez toujours me quitter si cette culture ne réussit pas. Mais vous avez tort de ne pas essayer, puisque vous n'êtes tenu que pour un an. Quant à moi, j'y suis décidé.

Monsieur ne trouvera personne dans le pays pour le faire. Ce qui était vrai et faisait sa force.

Aussi, lui dis-ie, si vous me quittez, je boiserai la ferme comme la réserve. J'y mettrai un homme de journée ou un se- cond garde et vous savez qu'avec le temps j'y aurai plus de profit qu'en continuant la ferme telle qu'elle est.

était ma force à moi.

C'est pourtant vrai, pensait-il. Il s'est rendu compte qu'il gagne plus, sans dépenses, avec les prés, les bois, les ajoncs que nous lui achetons. Et il peut attendre, il a la force!

Le pauvre paysan, toujours à court, est atterré devant cette découverte : w 11 peut attendre. » Esclave du pays, tous ses cal- culs sont déroutés devant l'indépendance de ces obligations qui sont vitales pour lui. Il sent son règne finir. Il n'a qu'à se ré- signer devant cette force nouvelle.

Pourtant, il refusa, et j'assistai pendant longtemps à la trans- formation douloureuse du paysan. Le spectacle est poignant. Le malheureux se cramponne à son passé, comme s'il se sentait entraîné dans un goufi're; il perd pied, il se débat, éperdu. Il fait de la peine, et c'est alors qu'il faut une énergie douloureuse pour ne pas faiblir, pour le sauver malgré lui.

Huit jours après, mon métayer m'apportait son budget qui prouvait que l'opération était ruineuse. Il me faisait toutefois la concession de « forcer sur les moutons », c'est-à-dire d'en augmenter le nombre au delà des proportions admises et de ne conserver que huit vaches. Me voyant inébranlable, ils me propo- sèrent, lui et sa femme, de se mettre domestiques à gages pour faire ce que je voudrais. Ils préféraient cela.

Puis vint le beau-père, mon ancien fermier, plaider leur cause. « C'est la femme que ça dérange, me dit-il après les préambules, parce qu'il lui faudra tout acheter. Songez qu'on lui fera payer un litre de lait quatre sous. C'est elle qui fera le profit des autres.

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 431

Mais si, à la fin de l'année, ils se trouvent avoir gagné davantage, même en achetant leur lait?

Nous causâmes longtemps et, comme il n'était pas directement intéressé, il finit par me dire :

C'est vrai que, dans les conditions, il n'y a que ce qu'on y met. Je ne sais pas ce qu'ils feront, mais ce que je peux dire, c'est que, pour moi, j'accepterais.

Deux jours après, les paroles étaient échangées. Mon métayer «tait venu me dire qu'il consentait à ne conserver que deux vaches. Je refusai.

C'est la ménagère qui ne sera pas contente, me dit-il en souriant, car leur parti était pris. Elle est habituée aux vaches, de foute petite. Elle dit comme cela qu'elle s'ennuiera sans bes- tiaux.

Je fis la concession apparente, puisqu'elle était déjà décidée dans mon esprit, de lui dire que je consacrerais ma moitié de revenus dans la ferme à l'achat des engrais, d'un râteau à cheval et, ce qui lui tenait le plus au cœur, du bélier. Il s'agissait, en effet, de mettre 160 francs à cette acquisition.

Mon beau-père payait les siens 17 francs, soupirait-il. Nous le revîmes dans l'après-midi de ce même jour; il remet- tait la patte cassée d'une brebis.

Eh bien ! lui dit ma femme, vous êtes bien décidés. Il faut maintenant s'y mettre de bon cœur. Vous avez vu votre beau- père, il est de notre avis; nous réussirons.

Je ne sais pas, madame, mais, comme mon beau-père me disait, il faut bien gagner sa vie et on ne trouve rien autre dans le pays.

Nous ne devions pas nous faire illusion. L'enthousiasme était absent. C'était un pis aller.

Du reste, la victoire n'était que théorique. Nous devions passer, dans la pratique, par les mêmes luttes. Les vaches étaient sup- primées sur le papier, mais elles restaient dans la ferme. Nous étions en mars, je fixai une date pour leur disparition : septembre, mais la dernière ne devait partir qu'en novembre.

Un premier lot fut, sans grande difficulté, vendu contre achat

432 LA SCIENCE SOCIALE.

d'agnelles, mais les autres n'étaient pas de vente, c'est-à-dire au moment le plus avantageux pour être vendues. Néanmoins, avec le temps, malgré les plaintes, les regrets, sur mes instances réité- rées sans trêve, elles partirent péniblement et une à une.

Enfin il en resta deux, et je crus ne pas pouvoir en venir à bout. Je me heurtais au désespoir le plus opiniâtre. Je finis par prendre le parti d'aller tous les jours à la ferme et, tous les jours, après avoir causé indiCféremment. de m'enquérir des pro- grès de leur départ. C'était mon « delenda est Carthago ». J'avais arrêté toute autre observation ou remarque pour qu'elle ne fournit pas un prétexte à prendre le change. Pour lenfoncer, je ne frappais que sur un clou, je ne demandai qu'une seule chose, le départ des deux vaches. Enfin, mon homme fut vaincu, et un jour il vint au-devant de moi :

Les deux vaches sont parties, me dit-il. Cependant il restait un porc dans la porcherie.

Il ne gène pas, me disait mon métayer, et peut profiter encore .

Allai-je recommencer avec les porcs? J'eus l'idée de transfor- mer la porcherie en chambre de préparation de nourriture pour cuire les pommes de terre et le seigle, couper les topinambours. Le porc ne fut tué qu'à l'arrivée des maçons et pour leur faire place.

Je logeai les chiens de berger dans un réduit occupé par les poules déjà vendues, mais pour éviter leur retour. Cependant je n'ai jamais pu me débarrasser des lapins et dune chèvre, cachée dans l'écurie. Je m'y suis résigné.

Une morne tristesse régna dans la ferme et chez ces pauvres gens désemparés par l'absence de leurs vaches. Elle devait durer jusqu'à la première vente d'agneaux. Elle fut médiocre; cepen- dant, quand mon homme en eût réalisé le prix, palpé ses napo- léons, nous étions sauvés. L'affaire avait démarré, et sa course n'a cessé de suivre une ligne ascendante.

Le troupeau a crû. La vacherie a été transformée en bergerie, puis est venu le tour de la grange, puis celui d'un hangar y attenant. Les bâtiments me donnaient place pour 'tOO bêtes. La

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ferme bientôt déborda. Je scindai alors l'exploitation, transfor- mai en bergeries les bâtiments de ma ferme réserve, y compris ma fameuse fosse à fumier, enfin utilisée pratiquement, et y trouvai place pour iOO autres bêtes. Le troupeau y réside sous la surveillance du berger, tandis que les bêtes à l'engrais ou les mères quand elles agnellent les bêtes, en somme, qui néces- sitent des soins, restent à la ferme, à la portée des mé- tayers.

Je ne suis pourtant pas au bout de mes transformations. Je n'ai pas atteint la perfection pour m'arrêter; bien loin de là. Ce que je fais est médiocre, à tous les points de vue. Mon agneau est médiocre. Je n'ai pu encore arriver au type supérieur que je m'étais fixé, mais je m'en rapproche.

Pourquoi ne l'ai-je pas encore atteint? C'est que, comme me le disait un voisin, quand on nous demande des progrès rapides en culture et qu'on nous rend responsables de leur lenteur, on oublie que nous sommes deux. Or, natura non facit saltus. Nous ne pouvons pas faire procéder notre métayer par bonds succes- sifs; il aurait la tête perdue. Il ne peut, avec la meilleure vo- lonté, s'élever que pas à pas, de progrès en progrès, sans omettre aucune transition. Un exemple le fera comprendre. Le bélier South clown est d'une race réputée rustique, mais supérieure à celle du pays ; ce n'est pas la misère qui l'a dotée de ses qualités. Eh bien! mon premier bélier, l'orgueil et l'espoir de mon mé- tayer, spécialement soigné par lui, est mort de faim.

« Du temps de mon beau-père, me disait-il, jamais on n'a donné de foin aux moutons. » Aussi croyait-il être généreux en lui en donnant, mais, malgré mes remontrances et pour ne pas être prodigue, il ne lui donnait que son plus mauvais foin. Le second eut de bon foin et vécut, mais maigre. Au troisième seu- lement, je pus obtenir du grain, et il conserva un bon état, sans se développer cependant comme il l'aurait dû, parce qu'il y a encore tendance à le rationner pour ne pas gâcher la nourri- ture. J'espère arriver l'année prochaine à nourrir mes béliers normalement. Nous y aurons mis quatre ans.

De^même, l'agneau qui me parait inférieur, comparé à celui

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que je vise, et devant lequel je me sens poussé à obtenir mieux, parait à mon métayer tout à fait supérieur, comparé à ceux qu'il faisait autrefois et le porte à se reposer sur ses lauriers.

Ma ration est également médiocre. Nourrir les bêtes aux grains est un mode coûteux que je ne donne pas comme modèle.

Ma culture aussi est médiocre ; je ne fais pas du tout ce que je

veux.

L'organisation même en est défectueuse.

.l'ai commencé à planter mes pacagés en pommiers. La plus- value est évidente pour l'avenir. Je veux transformer ainsi mes terres de ferme, renoncer à toute culture, ne faire que du pa- cage sous pommiers, mais un pacage supérieur, cultivé, drainé, irrigué, nettoyé des mauvaises herbes, fumé aux engrais chi- miques. Seulement, pour y arriver, il faut acheter le supplément de nourriture, issues industrielles, tourteaux, farines, etc., à joindre au foin et la litière. De ce chef, une avance d'argent assez considérable est nécessaire. J'attendsj que ma ferme mo la donne, et que mon métayer soit au point.

Enfin mon exploitation n'est pas parfaite, bien loin de là, mais en progrès. Elle est pleine de défauts, mais elle se déve- loppe, tandis que la ferme modèle est parfaite, mais en meurt. Sa perfection ruine, tandis que ma médiocrité paie.

Quand on s'avise d'être logique à la campagne, il faut tout ré- volutionner!

Nous venions de révolutionner notre culture; il nous restait à révolutionner toute notre vie privée, car nous nous apercevions qu'instinctivement établie d'après ce qui se fait partout, elle portait à faux sur tous ces points d'appui que nous avions em- pruntés à la tradition et à l'usage.

Rien de ce qui est traditionnellement admis ne tient plus de- bout. Cela a été vrai, mais cela ne l'est plus.

Par exemple, le potager, le personnel, les moyens de locomo- tion ne répondaient pas à nos besoins; ils constituaient des charges et non des aides. Il fallait faire machine en arrière pour prendre une nouvelle direction, encore inconnue, porter la sape et la ruine dans cette organisation de vie privée dont

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 435

rorthodoxic causait notre malheur, et construire à nouveau, mais, cette fois, sous notre responsabilité, par notre initiative personnelle.

Des deux principales créations de ma réserve que je croyais faites à coup sûr et que j'avais généreusement dotées de tous les perfectionnements recommandés, l'une, la fabrique à fumier, était reconnue chimérique. La manipulation du fumier pour l'améhoration que l'on prétend en obtenir coûte beaucoup plus que l'acquisition d'engrais chimiques, équivalant à cette amélio- ration. — La fabrique à fumier était transformée en bergerie qui se montrait payante. Restait le potager.

Il continuait à osciller entre une abondance qui se perdait et la disette. Par moments, nous ne pouvions consommer tous nos légumes, ils pourrissaient ; mais, par intervalles, nous étions forcés d'en acheter.

C'était vexant, mais combien heureux! Nous fûmes, en effet, obligés :

De constater que nous pouvions nous procurer des lé- gumes ;

De connaître, à la longue, les prix des diÛerents légumes.

Or, nous découvrîmes, j'allais encore dire avec stupéfaction, que nous ne consommions pas pour une valeur de cent francs de légumes par mois. iMais ces cent francs étaient les gages men- suels de mon jardinier et il y avait en plus les journées de bê- chage en automne et au printemps, le transport du fumier, et les cloches, les châssis, les tuyaux d'arrosage, les semences, qui dou- blaient facilement les gages. Sans compter l'intérêt du fond de terre et de ses améliorations.

Sur ces entrefaites, notre jardinière s'ennuyait à la campagne. Elle avait été, nous disait-elle, élevée dans un bourg, et, faite pour la société, croyait déchoir dans l'isolement rural. Elle désira reprendre dans cette vie semi-urbaine le rang auquel son édu- cation lui donnait droit. Nous ne retînmes pas le ménage, mais ne le remplaçâmes pas.

Du potager j'ai fait un verger d'arbres fruitiers, que mon garde, intéressé à moitié dans cette spéculation, taille, dont il

.436 LA SCIENCE SOCIALE.

vendra les fruits, qui nous rapportera à tous deux et qui, en at- tendant, ne me coûte plus.

encore, cependant, non plus pour mon mélayer, mais pour moi-même, je retrouve la loi « Natura non facit saltus ». « Nous ferons encore quelques légumes en attendant que les arbres aient poussé, me suis-je dit la première année. Puisqu'il faut cultiver pour détruire les mauvaises herbes, autant en profiter. » Erreur! Les légumes n'ont pas payé les façons et pertes de temps. Cette année, j'ensemence le terrain en herbe. La façon se réduira au fauchage; Therbe coupée servira de paillis aux arbres, puis sera enterrée à leur pied, dans le cercle en guéret qui les entoure. Ainsi rien ne sera perdu pour eux dans le potager ; l'herbe les fumera.

Le jardinier parti, adieu les fleurs I Point du tout. Nous fîmes d'abord avec un fleuriste des environs un forfait des plus avan- tageux qui nous donna satisfaction pendant deux ans. xMais, vrai- ment, le géranium vaut-il la rose? Ces petites plantes que Ton pique chaque année, maigrelettes, qui mettent trois mois à garnir la corbeille, qui fleurissent au moment nous partons, qui, à notre retour, pourrissent, lamentables, à la première gelée, valent- elles des plantes vivaces qui fleurissent en deux saisons, précoce et tardive, l'une avant notre départ, l'autre après notre retour? Nous avons le courage de tenter cette solution, mais elle était trop simple pour être trouvée du premier coup.

Ainsi le personnel fondait rapidement en nombre. Ce n'en était pas la révolution, mais la liquidation.

Plus de gens de ferme, plus de jardinier. Le nombreux per- sonnel, traditionnel à la campagne, que nous avions engagé dès le début, suivant l'usage, avait baissé de moitié. Nous nous en trouvions bien et nous étions mieux servis. Cette vérité parait contraire au raisonnement, mais c'est une vérité d'observation.

Comme je comprenais la boutade d'un de mes vieux voisins me disant : « Je ne renvoie jamais mes gens; mais, quand ils partent, je ne les remplace jamais. »

Le cocher était ma bête noire. Je craignais qu'il ne finit par me donner une névrose. J'en avais expérimenté de deux sortes. Celui

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 437

qui savait conduire et manier mes chevaux. Celui-là exerçait un sacerdoce, c'était le pontife du fouet. Il me quittait, après m'avoir donné beaucoup d'ennuis et coûté cher, parce que les gens de sa sorte ne supportent la campagne que pendant six mois au maxi- mum ; ceux du pays, je les dressais. Ils restaient inaptes à conduire mes chevaux autrement que leuràne, et gare aux accidents dont j'étais responsable! ou, s'ils avaient des dispositions, développées par un long- apprentissag-e et mes leçons de guides, ils me quit- taient aussi, dès que les confrères parisiens, fréquentés pendant nos visites, leur avaient reconnu la capacité de faire un service de ville.

En sorte que mon écurie ne me donnait pas l'indépendance, mais me mettait au service de mes chevaux pour les promener, de mes cochers pour les dresser. Mon service, à moi, était subor- donné à toutes ces circonstances, aux interrègnes, et rien moins qu'assuré. Nous observions avec curiosité que les nécessités de de notre écurie nous forçaient à sortir quand nous n'en avions ni besoin ni envie, mais qu'elles nous empêchaient de le faire, dans le cas contraire.

Seule, ma bonne jument de selle m'avait aidé, pendant ma période d'initiation rurale, à me détendre les nerfs. Quand j'avais un ennui, j'allais faire avec elle un long temps de trot en forêt. Un jour, rentrant de sa promenade quotidienne, elle se renversa sur moi à la porte de l'écurie comme j'allais mettre pied à terre. Elle hennit et mourut. La pauvre et vaillante bête m'a- vait vraiment donné tout ce qu'elle pouvait. J'en cherchai une autre, et, en attendant, louai une bicyclette. L'autre, en entrant dans l'écurie, s'arrêta pour prendre connaissance des lieux; bru- talement tirée par le cocher, elle glissa en travers de la porte, tomba et, en se relevant, se donna un tour de reins. Elle était perdue. Je l'envoyai chez Gherri, et la vendis, sans garantie, avec 900 francs de perte. Je gardai ma bicyclette, faute de mieux, mais, peu à peu, sa vertu opéra, et je renonçai au cheval.

Cette même année, pour nous mémorable, de 1895, fut courue la première course automobile de Paris-Bordeaux, (( Si une voi- ture fait ce trajet sans accroc, me disais-je, elle se prouvera pra-

T. XXIX. 30

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LA SCIENCE SOCIALE.

tique, et je liquide mon irlandais qui vieillit pour l'acheter. Nous ferons nos courses avec elle, elle le remplacera. »

On connaît le succès de Levassor. Je commandai à la maison Panliard et Levassor une voiture pareille à celle de la course. 4.800 IV., cela semble clier, mais je vendis mon cheval, ses harnais, deux voitures.

Mon cocher, sa saison finie, rentrait à Paris. Ce fut avec un plaisir ineltable que je pris à jamais, en sa personne, congé de messieurs les cochers. Ainsi, en deux ans. mon automobile fut payé; je puis dire qu'il roule sur le velours.

Restaient mes deux juments postières pour lesquelles un char- retier suffisait. Puis, un charretier est tier comme Artaban le jour il monte sur un omnibus. Mais ce diable de grand om- nibus, avec ses deux postières et leurs grelots, fait encore plus d(^ bruit que de besogne. La gare est à trois kilomètres. Les courses se font en carriole. Je viens de réchanger contre un omnibus à un cheval, et, eu en faisant cadeau à mon métayer, de me débarrasser d'une de mes juments.

C'est tout simplement comme si j'héritais d'un millier de francs de rente.

Je reste avec un cheval et un àne. Mes équipages se sont donc singulièrement réduits, mais mon service s'est bien perfectionné ; nous le verrons.

Révolutionnaires dans notre culture, révolutionnaires dans notre vie domestique rurale, comliien plus révolutionnaires ne sommes-nous pas devenus dans nos idées générales?

Si, d'après l'étymologie (ju'en donne Littré, révolutionner de- vrait signifier retourner, je puis dire que nos cerveaux Font été et dans les deux sens. Nous les retrouvons à 90° de leur point de départ, non seulement de bas en haut, mais encore de gauche à droite. Ce n'est pas un bouleversement; nous ne sommes pas troublés. Nos idées sont en ordre, mais dans un ordre interverti. Et, encore, nous voyons nettement la conséquence du tra- vail. Tout progrès nous bouleversait jadis. Comment le faire rentrer dans notre idéal traditionnel? Nous ne pouvions lui trouver la place qu'il n'y avait jamais occupée. « Ron! en-

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*f Le téléphone! nous écnons-noos aujourd'hui, quelle mer- veille! Comment pouirion»-nous Tirre sans lui! Un enfant est malade? Vite un appel téléphonique, et notre médecin, au sortir de son cahinet, passe an bureau de poste, ^tms avons notre con- sultation plus vite que nous ne Taurions en ville.

« Un ami s'annonce sans payer d'exprès télégraphique et nous, -rans nous dérang^er. nous sommes approvisionnés par téléphone. .Vous sommes reliés an monde par lui et tout nous y intére^e. Il a brisé notre horizon restreint : par lui, nous faisons pins partie de la grande famille humaine: nous sommes hommes à nne plus haute expresaâon. A la dernière élection pré^entielle, n'avons-nous pas connu le résultat dès qu''est arrivée la dépêche officielle ponr la préfecture, avant bien des Parisiens? Xous de- vons au téléphone beaucoup de notre indépendance. De combien rie servitudes locales ne nous a-t-il pas délivrés? Qu'il se per- fectionne encore ! Tout progrès dans les transports et les com- munications est mainlenant à notre avantage. »

Du temps on nous jouissions de l'approbation générale, tout périclitait chez nous, remarquons-nous ; depuis que nous mar- chons en enfants perdus, tout prospère. Toilà le fait. 3^otre ini- tiative pourrait être si^ecte d'excentricité; on nous soupçonne- rait peut-être d'être de ces gens impossibles qui ne liMit rien comme tout le monde. Mais qui s^'oceupe de nous? Peramme. liions sommes hors du courant. En tout cas, nous n'en sonffi^ns pas, puisque nous l'ignorons. Enfin, s'il faut choisir entre l'approba- tion générale jointe à la ruine, et une prospérité originale, des deux maux le second, sans conteste, nous parait le moindre.

438 LA SCIENCE SOCIALE.

tique, et je liquide mon irlandais qui vieillit pour l'acheter. Xous ferons nos courses avec elle, elle le remplacera. »

On connaît le succès de Levassor. Je commandai à la maison Panhard et Levassor une voiture pareille à celle de la course. 4.800 fr., cela semble cher, mais je vendis mon cheval, ses harnais, deux voitures.

3Ion cocher, sa saison finie, rentrait à Paris. Ce fut avec un plaisir ineffable que je pris à jamais, en sa personne, congé de messieurs les cochers. Ainsi, en deux ans. mon automobile fut payé; je puis dire qu'il roule sur le velours.

Restaient mes deux juments postières pour lesquelles un char- retier suffisait. Puis, un charretier est fier comme Artaban le jour il monte sur un omnibus. Mais ce diable de grand om- nibus, avec ses deux postières et leurs grelots, fait encore plus do bruit que de besogne. La gare est à trois kilomètres. Les courses se font en carriole. Je viens de l'échanger contre un omnibus à un cheval, et, eu en faisant cadeau à mon métayer, de me débarrasser d'une de mes juments.

C'est tout simplement comme si jhéritais d'un millier de francs de rente.

Je reste avec un cheval et un âne. Mes équipages se sont donc singulièrement réduits, mais mon service s'est bien perfectionné ; nous le verrons.

Révolutionnaires dans notre culture, révolutionnaires dans notre vie domestique rurale, combien plus révolutionnaires ne sommes-nous pas devenus dans nos idées générales?

Si, d'après l'étymologie qu'en donne Littré, révolutionner de- vrait signifier retourner, je puis dire que nos cerveaux l'ont été et dans les deux sens. Nous les retrouvons à 90° de leur point de départ, non seulement de bas en haut, mais encore de gauche à droite. Ce n'est pas un bouleversement; nous ne sommes pas troublés. Nos idées sont en ordre, mais dans un ordre interverti. Et, encore, nous voyons nettement la conséquence du tra- vail. Tout progrès nous bouleversait jadis. Comment le faire rentrer dans notre idéal traditionnel? Nous ne pouvions lui trouver la place qu'il n'y avait jamais occupée. « Bon! en-

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 439

core une nouveauté, nous disions-nous. Ils n'auront donc ja- mais fini? Le téléphone! c'est ])on pour être dérangé par des Parisiens qui ne savent que faire I II faut être à leur son- nette! C'est moi qui décrocherais les récepteurs, si j'avais le malheur d'en posséder un ! » Puis, après une pause de réflexion profonde, avec un hochement de tête : « Et qui nous dit que ce courant électrique, à la longue, n'arrive pas à paralyser le nerf auditif? Voilà pourtant, un jour, ce dont on s'apercevra; mais il sera trop tard ! »

<( Le téléphone! nous écrions-nous aujourd'hui, quelle mer- veille ! Comment pouvions-nous vivre sans lui ! Un enfant est malade? Vite un appel téléphonique, et notre médecin, au sortir de son cahinet, passe au hureau de poste. Nous avons notre con- sultation plus vite que nous ne l'aurions en ville.

« Un ami s'annonce sans payer d'exprès télégraphique et nous, sans nous déranger, nous sommes approvisionnés par téléphone. Nous sommes reliés au monde par lui et tout nous y intéresse. Il a brisé notre horizon restreint; par lui, nous faisons plus partie de la grande famille humaine; nous sommes hommes à une plus haute expression. A la dernière élection présidentielle, n'avons-nous pas connu le résultat dès qu'est arrivée la dépêche officielle pour la préfecture, avant bien des Parisiens? Nous de- vons au téléphone beaucoup de notre indépendance. De combien de servitudes locales ne nous a-t-il pas délivrés? Qu'il se per- fectionne encore ! Tout progrès dans les transports et les com- munications est maintenant à notre avantage. »

Du temps nous jouissions de l'approbation générale, tout périclitait chez nous, remarquons-nous; depuis que nous mar- chons en enfants perdus, tout prospère. Voilà le fait. Notre ini- tiative pourrait être suspecte d'excentricité ; on nous soupçonne- rait peut-être d'être de ces gens impossibles qui ne font rien comme tout le monde. Mais qui s'occupe de nous? Personne. Nous sommes hors du courant. En tout cas, nous n'en souffrons pas, puisque nous l'ignorons. Enfin, s'il faut choisir entre l'approba- tion générale jointe à la ruine, et une prospérité originale, des deux maux le second, sans conteste, nous paraît le moindre.

440 LA SCIENCE SOCIALE.

En vérité, l'esprit d'obéissance ne nous a pas réussi, et nous avons versé en plein dans le libre examen. Or, c'est un grand malheur d'avoir perdu la foi dans les matières qui ne touchent en rien à la Révélation, car on change terriblement. Ainsi, nous ne cherchons plus l'accord avec l'opinion, nous nous en méfie- rions plutôt. Nous cherchons l'accord avec les faits. Oui, un seul fait, bien établi, prime, dans notre esprit, l'unanimité du suf- frage universel.

Décidément nous marchons sur nos pieds et non plus sur nos mains, et, nous y trouvant plus d'aplomb, nous y restons. Bien plus, nous nous sommes même retournés. En ellet, c'est à recu- lons que l'on marche sur les mains. On avance vers l'avenir en regardant le passé. Nous avons résolument tourné le dos au passé et regardons droit devant nous.

Chose bizarre, notre marche, déjà affermie dans son équihbre par l'usage des pieds, devient plus rapide et plus sûre depuis que nous voyons devant nous. Seulement, notre idéal n'est plus l'homme d'autrefois, mais l'homme de l'avenir. Si nous éprouvons maintenant quelque inconvénient, ce n'est plus de ne pas être à hier; c'est de ne pas être à demain. Mais hier s'éloigne sans retour, tandis que demain arrivera sûrement après aujourd'hui. Nous attendons le bien de l'avenir, du pro- grès croissant.

Oserai-je enfin avouer une conséquence de cet état d'âme que l'on reproche si amèrement aux satisfaits et insinuer timidement qu'en politique oui, même en politique! nous sommes de- venus optimistes!

Ce n'est pas que nous nous en occupions beaucoup ni que nous lui attribuions une grande influence sur la marche des événements. Oh non! Cette influence nous parait singulièrement réduite. Nos réformes consisteraient à exiger des libertés, et seu- lement celles qui ont fait leurs preuves, dont on bénéficie déjà ailleurs et que nous finirons par remporter; mais des libertés avec les responsabilités qui y sont attachées. Nous ne voulons plus qu'on fasse notre bonheur; nous voulons nous en charger et demandons qu'on nous laisse la liberté.

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. Mi

Nous sommes devenus optimistes parce que, si nous consta- tons, comme autrefois, du bien et du mal, nous avons interverti Tinfluence de ces deux éléments. Nous ne croyons plus que le mal, malgré le bien existant, nous entraine à Tabime, mais que le bien, malgré le mal existant, nous mène à une ère meilleure.

Révolution culturale, vitale, cérébrale : voilà bien des révo- lutions.

Il s'agit maintenant d'en donner les résultats. C'est ce que nous ne manquerons pas de faire le mois prochain.

(.4 suivre.)

A. Dauprat.

LE ROLE SOCLiL D'UN ELEUVE

LE TYPE SÂIISTO>GEÀIS

II

LE VIGNERON ACTUEL ET LA CRISE DU VIGNOBLE

L'article précédent nous a laissés devant un triste spectacle : la Saintonge privée de sa vigne. Quelques chiffres ont montré Té- tendue du désastre. Nous avons pu, une fois de plus, juger le type social créé par la vigne. 11 était ici certainement plus bril- lant, plus riche, plus intelligent, plus prévoyant même qu'ail- leurs; mais une certaine mollesse, un amour du bien-être poussé à l'extrême, le rendaient peu résistant; son anéantissement par le phylloxéra en est la meilleure preuve.

Dans ce nouvel article, que nous pourrions intituler « La crise », nous voudrions retracer le tableau de la nouvelle existence de nos vignerons, faire ressortir leur incapacité à solutionner les difficultés actuelles par la culture, et dire à quoi tient cette in- capacité, qui, dans le pays, a trouvé sa formule dans l'axiome suivant ; « La culture est le dernier des métiers ».

Le triste état est cette culture explique, sans le justifier, le peu d'estime on la tient. Aussi, plutôt que de s'adonner à un travail agricole qu'ils se sentaient incapables de rendre productif, nos Saintongeais ont-ils émigré en masse vers les métiers urbains, et, dans toutes les classes, le phénomène a été le même. En ceci notre type donne bien ce qu'on en pouvait attendre, et d'après les observations de types identiques déjà faites dans cette revue, et d'après nos propres descriptions.

Mais ce type, par certains côtés, se montre très supérieur au type ordinaire. En effet, ceux des vignerons qui resteront dans le pays ne vont pas se résigner à leur triste sort, mais au contraire

LE ROLE SOCL\L d'uN FLEUVE. 443

faire de sérieux efforts pour l'améliorer. Ces efforts porteront sur le développement industriel et commercial de l'autre branche des produits naturels de la Saintonge, Vherbe, et se traduiront par la création des laiteries coopératives. De sorte qu'en définitive cette aptitude au commerce que nous avions soigneusement re- levée dans notre premier article se trouvera être le trait caracté- ristique du type social produit par l'eau-de-vie dans le pays. Nous nous bornons pour le moment à le constater, sauf à y revenir bientôt. Nous voulons d'aljord justifier ce que nous avancions tout à l'heure, et montrer, dans cette étude du nouveau travail de la culture, que les efforts de nos gens n'ont pas abouti à son amélioration, qu'ils se sont sentis incapables de résoudre la crise de la manière qui devait se présenter le plus naturellement à leur esprit.

I. LA RÉPERCUSSION SOCIALE DL PHYLLOXÉRA.

Avant d'entrer dans les détails, il est nécessaire de caractériser brièvement le contre-coup du phylloxéra sur la composition de la famille. Sans doute le mode d'existence a été, lui aussi, profondé- ment troublé. Nos gens, privés de leur principale ressource, ont forcément changé leur manière de vivre. Cela est évident, mais importe peu pour le moment. Au contraire, il est nécessaire, en abordant l'étude du travail, de mettre en lumière le point sui- vant : la diminution volontaire du nombre des enfants. Cela éclaire notre type d'un jour singulier. Nous voyons un type social qui, devant la difficulté, se replie en quelque sorte sur lui-même, se réduit volontairement, et essaye de se sortir d'affaire, non pas par un travail plus intense, plus énergique, mais par des économies, de tous les côtés et sous toutes les formes.

Nos paysans ne se faisaient pas d'illusions sur les résultats de cette petite culture qui devait désormais leur fournir leur princi- pal moyen d'existence. Us sentaient qu'il allait y avoir de mau- vaises années à passer, et de bien grandes difficultés pour élever et établir les enfants. Il ne fallait donc pas s'embarrasser de nombreuses bouches inutiles. C'était peut-être une mauvaise

444 LA SCIENCE SOCIALE.

prévoyance, de la prévoyance de vigneron, mais c'en était tout de même. Voici quelques chiffres pour le département de la Cha- rente-Inférieure (la marche est la même en Charente i. Leur pro- gression est éloquente :

En 1860 479.320 habitants.

En 1881 406.419

En 1880 402.803

Jusqu'au phylloxéra, la population augmente régulièrement. Depuis l'apparition du fléau, elle décroit de même. Or les chiffres accusent nettement une diminution de naissances. La faible na- talité est donc bien la cause de cet amoindrissement delapopula- tion. Et, quand on a causé avec les médecins du pays, on n'a point de doute non plus que cette faible natalité ne soit volontaire.

Deux faits confirment les chiffres que nous venons de donner et les illustrent en quelque sorte. Le premier est la difficulté assez grande de recruter des domestiques, surtout en un pays les enfants de vignerons, encore orgueilleux malgré leur triste condition actuelle, aiment assez peu à « aller chez les autres ». Le deuxième, bien plus curieux, est l'envahissement du pays, dans certaines parties du moins, par les enfants de l'Assistance départementale, par les Champis. Ce nom générique désigne aussi bien les enfants abandonnés dont on ne connaît ni le père ni la mère, que ceux dont les parents, depuis la loi de 1889, ont été déchus des droits de puissance paternelle. Dans la seule com- mune de C*** il nous est facile d'étudier le phénomène, pour une population d'environ 650 habitants, il y en a plus d'une vingtaine, et beaucoup de personnes en voudraient qui n'en ont pas encore. Et cependant quels pauvres enfants ce sont pour la plupart !

A ce propos se pose un intéressant problème d'éducation. Quelle sera l'influence de cette nouvelle vie sur ces êtres pervertis par les mauvais exemples dès lapins tendre enfance? Réussira-t-elle à les corriger de leurs tares morales et de celles de leurs pa- rents? Les résultats ne sont pas toujours très satisfaisants. Sans doute on les soustrait bien à leur ancien milieu, mais souvent,

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. iiS

s'ils ont dépassé la dizième année , les influences familiales ont été déjà trop puissantes pour que l'on en puisse triompher. Nous avons suivi de près plusieurs de ces enfants; ils avaient été placés à la campagne dans des familles de bonne bourgeoisie. Ces familles s'intéressaient à eux, et considéraient comme un devoir social de travailler à leur amélioration. Les enfants étaient très intelligents, comprenant parfaitement qu'il est mal de faire certaines choses, de voler par exemple, et cependant ni conseils ni corrections ne pouvaient les empêcher de se livrer à leur vice favori. Ils y semblaient poussés par quelque fatalité. Nous tou- chons ici à un des problèmes les plus difficiles de la criminalité. En effet, les enfants que Ton ne peut conserver sont repris par l'Assistance et placés dans les colonies pénitentiaires, où, de l'aveu d'un grand nombre de magistrats, ils préparent les crimi- nels de l'avenir. C'est un fait souvent constaté que ces enfants, quand ils vivent agglomérés, se pervertissent mutuellement; et l'on observe que ceux qui ont passé par ces sortes d'établis- sements sont beaucoup plus difficiles à corriger que ceux qui viennent directement de leurs familles.

Les cjuelques observations que nous venons de présenter mon- trent la difficulté du problème. Et cependant les enfants sont placés dans le milieu le plus favorable à leur amendement. Il n'y a en effet que dans des familles, et dans des familles rurales, que l'on puisse faire le redressement physique et moral de ces pau- vres êtres abandonnés. Mais quand l'expérience ainsi tentée échoue, qu'espérer de ces grands établissements, si bien surveillés et aménagés soient-ils? Ici la tentative, dans sa généralité du moins, est récente, et nous n'avons pas encore vu de familles fondées par ces sans-famille. Ces petits enfants sont en général plus intelligents que les petits paysans de leur âge, mais quelle surprise préparent-ils au pays qui les reçoit en si grand nombre?

En tout cas, leur quantité montre bien nettement le vide laissé dans la famille par la faible natalité. L'Assistance départemen- tale envoie des enfants de tous les âges, depuis le biberon jusqu'à leur majorité. Elle fournit les vêtements et donne une certaine somme d'argent jusqu'à li ans. Aussi le paysan trouve-t-il ce

146 LA SCIENCE SOCIALE.

svstèrae beaucoup plus avantageux que d'avoir des enfanls pour son propre compte. 11 a, sinon les agréments, du moins les avan- tages de la paternité sans en avoir les charges. Et dans cet ordre d'idées sa ligne de conduite semble bien ferme. Il ne semble pas disposé à la changer, comme bien on pense, même après les conférences d'instituteurs qui, par ordre préfectoral, travaillent en paroles à la repopulation.

La famille est donc réduite à son minimum : le père, la mère, un ou deux enfants, rarement trois. Quels travaux vont lui four- nir ses moyens d'existence? Ce seront, tout d'abord, cette petite culture dont nous avons déjà parlé et qui va devenir do- minante, puis certaines petites industries accessoires (extraction de la pierre, poteries, briqueteries), enfin l'ancien système d'ex- ploitation de l'herbe : production du lait et du beurre pour les besoins locaux, élevage restreint, soit de l'espèce bovine, soit de l'espèce chevaline. Les résultats ne seront pas brillants, et ne permettront qu'une vie assez misérable. Ce sera la condition de la Saintonge pendant ces dix dernières années. Puis nous ver- rons peu à peu les énergies se réveiller et arriver à la création des laiteries coopératives à l'aide desquelles les petits paysans suivront, il faut l'espérer, le mouvement de reconstitution des vignobles, commencé sous l'impulsion des capitalistes.

IL LA PRTITE CILTIRE APRÈS LH PHYLLOXÉRA.

Étudions d'abord cette petite culture. Ses effets sociaux, nous les connaissons. A maintes reprises ils ont été analysés dans cette revue. On sait qu'elle n'est pas le fait d'un type bien puissant. Elle ne permet pas le développement du grand propriétaire, du patron agricole, et sans eux pas de progrès possibles. Nous pourrions nous borner à cette constatation et en conclure tout à la fois que si notre type ne transforme pas ce genre de culture, c'est qu'il n'est pas très capable, et aussi que, s'il le conserve, il n'a pas en lui les éléments d'une prospérité bien grande. Nous pousserons l'examen un peu plus loin, pour caractériser cette petite culture, en reconnaître les traits distinctifs, voir enfin ce

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. Ml

qui a manqué à notre type pour la transformer et l'améliorer.

D'abord, que cette petite culture ait été la seule possible, au début du moins, c'est ce qui résulte suffisamment de la nature du lieu et du travail précédemment décrits pour qu'il soit nécessaire d'y revenir. Nous avons devant nous de petites gens, allant opérer sur un sol très morcelé avec de petits capitaux. Ils devaient tout naturellement être amenés à ce mode d'exploitation du sol, le mieux à leur portée.

Les résultats en ont varié suivant les zones. La Saintonge, avons-nous dit, présente tous les caractères de la vallée idéale ou. si Ion aime mieux, théorique. Si elle a moins d'étendue que la vallée de la Loire, en revanche elle a plus de cohésion, car la route fluviale de la Charente a produit une unité de lieu que la Loire, avec sa navigabilité tout à fait défectueuse, était inca- pable de créer.

Nous avons distingué : une région herbue; une région de petits coteaux ; une région de petits plateaux.

La première, n'étant que l'accessoire des deux autres, n'a pas à être étudiée spécialement en ce moment-ci : il n'en est pas de même des autres zones le nouveau travail a produit des effets tout à fait difTérents.

Dans la deuxième zone, la culture est très peu prospère. Voici pourquoi : d'abord la couche de terre arable est fort mince. La charrue a vite fait de rencontrer les assises crayeuses sur les- quelles la vigne réussissait si bien autrefois, mais qui sont infini- ment moins propres à la culture des céréales. D'un autre côté, la vigne avait amené dans ces contrées, nous l'avons constaté, un morcellement extrême. Aussi la culture y est-elle, qu'on nous passe l'expression, plus petite encore que dans le reste de la Saintonge. Enfin les habitants étaient presque exclusivement ap- puyés sur deux productions naturelles, la vigne et l'herbe qui est tout à côté en bas du coteau ; elles se sont trouvées à la fois plus touchées par la crise et plus incapables aussi de lutter contre elle.

En réalité, sur beaucoup de points cfiix justement qui étaient autrefois les plus riches les gens sont misérables, et l'aspect du pays est lamentable. Le fait a vivement frappé

4i8 LA SCIENCE SOCIALE.

M. Ardouin-Dumazet lors de son passage dans les Cliarentes et, dans son livre, il y revient à plusieurs reprises :

« Aujoiird'iiui la vigne a disparu (il s'agit de la contrée entre le et la Charente, autrefois le centre de production de la meilleure eau-de-vie), faisant place à des pentes crayeuses croissent à grand'peine de maigres moissons; chaque ferme, avec son vaste chai s'empilaient autrefois les « tiercons » pleins de la liqueur généreuse, semble un petit hameau... De chaque côté de cette longue mais étroite rivière, V aspect aban- donné du sol est navrant. Certes le paysan peine et travaille, mais le résultat est loin de répondre aux eti'orts. Ce sol ressemble aux terres de la Champagne pouilleuse et, comme elle, parait infertile... (1) »

La situation est la même sur une partie des collines de la Cha- rente : « Tous ces coteaux étaient jadis fortunés. La vigne les recouvrait en nappes continues; elle a disparu : de maigres céréales, des topinambours, des prairies artificielles ne sauraient compenser la richesse envolée. »

Et il ajoute en manière de conclusion : « Cette vue serre le cœur; quand on a vu des terrains plus mauvais encore, comme ceux de la propriété de M. Boutelleau aux Guéris (2), rivaliser avec les meilleurs terrains de France pour le rendement et l'as- pect des cultures, on ne peut s'empêcher de trouver effrayant y esprit de 7'outine qui sévit sur ce paysl »

Certains villages des arrondissements de Saintes et de Saint- Jean-d'Angely présentent le même aspect désolé. Sur beaucoup de points, les terres demeurent incultes, les maisons sont aban- données. Tandis que certains arrondissements (^Marennes, culture plus prospère, usine de produits agricoles, commerce d'huitres; La Rochelle, centre urbain) voient le chiffre de leur population augmenter sensiblement, au contraire, les arrondissements de Jonzac et de Saint-Jean-d'Angely dans la Charente-Inférieure, Barbezieux, Ruffec et Cognac dans la Charente accusent une diminution considérable d'habitants.

(1) Ardouin-Dumazet. Voyages en France.

(2) Propriété située aux environs de Barbezieux Charente;.

LE RÔLE SOCIAL d'UN FLEUVE. -449

C'est que là, comme nous l'avons dit, habitaient des popula- tions presque uniquement appuyées sur la vigne. Filles ont été incapables de se mettre au nouveau travail. 11 y a en effet plus qu'une question de routine. Certainement, l'homme est naturel- lement attaché à ses xieilles habitudes, surtout quand elles sont commodes, mais souvent, s'il ne les change pas, surtout quand il s'agit d'améliorer sa situation, c'est qu'il n'en a pas la capacité. Quelquefois, en agriculture, l'exemple suffît; en vertu de cette loi de l'imitation si chère à certains sociologues, le paysan essaie de réaliser les progrès qu'il voit s'effectuer autour de lui, surtout quand il est, comme ici, intelligent, et, quoi qu'en dise M. Du- mazet, beaucoup moins routinier que d'ordinaire la suite de cette monographie le prouvera. Mais encore faut-il qu'il soit capable de suivre les exemples qu'il a sous les yeux. Or, il peut arriver, et c'est le cas ici, qu'il ne le soit pas. Les efforts tentés par quelques grands propriétaires, encore qu'ils aient été cou- ronnés de succès, n'ont pas eu d'influence sur le voisinage. îl y a une trop grande disproportion entre leurs ressources et celles des petits paysans. Ils disent, en voyant cette culture : « C'est de la culture de messieurs », et ils n'ont pas tout à fait tort. Du reste, ces cas particuliers sont trop disséminés sur l'étendue du territoire pour avoir une influence bien marquée. Aussi est-il probable que, sur certains points plus particulièrement touchés par la crise, les paysans seront incapables, même avec le secours des laiteries, de mener à bien la reconstitution des vignobles. Elle sera faite en grande partie par des commerçants des petites villes voisines, ou même de plus loin, de Cognac ou de Saintes (nous en connaissons deux exemples pour cette dernière ville) qui essaieront, malgré leur éloigneraent, de replanter en vignes ces terres qui produisaient autrefois la meilleure eau-de-vie et qui sont maintenant presque en friche.

La région des petits plateaux est plus prospère. Elle se prêtait du reste mieux à la culture des céréales, tout à la fois par la fertilité plus grande du sol et aussi par son morcellement beau- coup moindre. Certains de ces plateaux ont une assez grande étendue : celui de Mat/m, entre Burie et Matha, a 33.000 hectares.

loO LA SCIENCE SOCIALE.

On cite aussi celui de la Double, entre Montlieu et Montendre, celui de Saintonge, ceux qui sont à l'ouest de Pont et au sud- ouest de Saintes. Par la nature des terres, ils se divisent en va- rennes, terres argileuses, fertiles, les céréales réussissent bien; en groies, sol caillouteux, siliceux, plutôt propre à la vigne ; en double (région de Montendre), la végétation dominante était autrefois des bruyères et des pins, et maintenant on cultive la vigne avec succès, car le sol sablonneux est rebelle au phylloxéra.

aussi la vigne était autrefois la culture principale ; mais, dans cette zone, elle dominait moins que sur celle des coteaux. Aussi n'y amena-t-elle pas une aussi grande division du sol. Comme, d'un autre côté, les prairies y étaient plus restreintes, les populations se trouvaient moins appuyées sur les productions naturelles. Aussi furent-elles plus capables, et dans de meilleu- res conditions pour lutter, pour s'adapter au nouveau genre de travail, que les habitants des petits coteaux.

Nous devons dire également quelques mots de la région mari- time. Nous avons surtout en vue celle qui s'étend autour de Marennes. Le relief du sol change, il devient plat, les collines disparaissent; c'est le marais, soit cultivé, soit encore en prairies, au sol riche, sablonneux, ou chargé d'alluvions argileuses. Dès qu'on atteint cette région le phénomène est intéressant à mettre en relief la moyenne propriété apparaît. Les collines ne l'empêchent plus de se développer. Elle est ici universellement répandue. Des commerçants et des banquiers de La Rochelle ou de RocheforI; viennent acheter des propriétés et, de la réunion de deux ou trois petites fermes, se constituent un domaine arrondi.

Deux industries, l'une par la richesse qu'elle crée (l'ostréicul- ture) , l'autre par la transformation qu'elle a opérée dans la race (l'exploitation des marais salants! , ont ici une influence consi- dérable sur la culture. Nous parlerons surtout de la seconde, dont le rôle est moins connu. Elle est du reste aujourd'hui bien en décadence. Le muid de sel, qui a valu jusqu'à 50 francs, est tombé à 8 francs, et cependant le sel est toujours aussi blanc qu'autrefois, et il fleure toujours pareillement la violette; mais

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 451

le coût de sa production ne lui a pas permis de supporter la con- currence des salines de l'Est. Aujourd'hui que la plupart des marais salants sont abandonnés et transformés en marais gàts (gâtés), il est difficile de se rendre compte de la population con- sidéraJîle que leur exploitation occupait autrefois. La Saintonge vendait pour plusieurs millions de francs de sel. Voici quelques chiffres empruntés au Dictionnaire géographique de Guibert (1850) : « Les marais salants occupent environ 11.000 hectares et produisent 1.200.000 quintaux métriques de sel. » Or, le sel étant un produit lourd et encombrant, une pareille production néces- sitait une main-d'œuvre considéralîle. Les droits énormes qui pesaient sur cette denrée (et ils sont encore aujourd'hui considé- rables) donnaient lieu à une contrebande très active avec le Poitou et la Vendée. Il existait une véritable armée de faux sau- niers qui résistait même aux troupes du roi. Ces faux sauniers étaient gens hardis, endurcis aux plus pénibles travaux. 11 est moins commode en effet de transporter en fraude du sel que du tabac ou des dentelles. C'étaient souvent, malgré le nom, les vrais sauniers eux-mômes qui l'hiver transportaient le produit de leur travail de l'été, et, quand la sûreté des routes et la facilité des communications eurent ruiné ce négoce un peu spécial, ces gens devinrent des agriculteurs plus travailleurs, plus hardis que d'ordinaire. C'est en effet un rude métier que celui de sau- nier et bien propre à tremper un homme.

Préparer l'exploitation du sel est un travail aussi pénible que l'exploitation elle-même. A l'aide d'un système de fossés et de petites écluses, on amène l'eau de la mer sur des fonds argileux; on l'y fait séjourner dans de petits canaux, très étroits et très peu profonds, la couche d'eau n'a que quelques centimètres. le sel se forme sous l'action du soleil. Mais l'établissement de ces fossés et de ces canaux dans des fonds argileux n'est pas une besogne commode. Ce sont de très durs travaux qu'il faut recom- mencer presque chaque année. Ensuite, par les chaudes jour- nées de juillet et d'août, armé du râteau, le saunier doit, à mesure qu'elle se forme, ramener au bord la mince croûte de sel; il doit, à dos d'homme et pieds nus, pour ne pas détruire les fragiles

452

LA SCIENCE SOCIALE.

séparations des canaux, la transporter au tas commun sous l'œil vigilant, mais bien agaçant, du douanier qui, les mains dans les poches, fume paisiblement sa pipe. Quand il fait très chaud, le sel tombé sur ces petits chemins brûle les pieds du saunier. Souvent la douleur est si vive qu'il doit cesser son travail et attendre la nuit où, comme ils disent, le sel est a moins méchant » .

De pareils labeurs trempent ces hommes. Aussi, quand le sel, au cours de ces dernières années, a subi la dépréciation dont nous parlons plus haut, nos gens se sont livrés spontanément et sans aucune difficulté à la culture. Et il faut voir avec quel en- train ces anciens sauniers, tout vêtus de rouge, remuent la terre, même pendant les plus fortes chaleurs. Nulle part on ne voit des champs de blé aussi bien cultivés, des vignes aussi bien entretenues qu'àMarennes. La plupart sont cultivées à bras, et la bêche, de tous les instruments, est celui qui divise le plus la terre, qui lui donne le meilleur aspect. Beaucoup de grands propriétaires font cultiver leurs vignes à bras. Nous connaissons des paysans qui cultivent à la bêche plus de 15 journaux de terre (5 hectares). Un vigneron ordi- naire n'oserait même pas envisager la possibilité d'un tel travail.

Le tableau suivant, dont nous empruntons les chiffres à la Nou- velle Encijclopédie, donnera une idée de l'importance compa- rative des cultures en Saintonge :

ClIAREXTE-l.XFÉRIEURE

CHARENTE

hectares.

hectolitres.

hectares.

hectolitres.

Froment

143.445 G.862

2.267.000 99.100

121.137 9.117

1.344.621 125.000

Méteil

Seigle

2.770

27.159

13.995

181.000

Avoine. .

77.040 16.862

1.148.152

238.404

45.217

19.088

782.254 190.880

Maïs

qumtaux.

quintaux.

Pommes de terre

45.612

2.052.540

38.095

1.523.800

Betteraves fourragères. . . .

21.373

3.184.577

1.667

409.805

Betteraves à sucre

1.248

169.728

1.205

279.500

Luzerne, sainfoin

30

45.000

Prés naturels

83.188

hectolitres.

66.000

Yienes

31.467

602.100

30.412

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 453

Le blé arrive donc en première ligne, et cependant avec quels faibles rendements. Tandis que certains départements produisent jusqu'à 32 hectolitres à l'hectare, l'Aisne par exemple, d'autres, comme l'Indre-et-Loire, pays de petite culture, 17 hectolitres, la Charente-Inférieure arrive péniblement à 15 hectolitres. Et la faute n'en est pas exclusivement au sol, puisque, s'il se trouve des agriculteurs expérimentés, les rendements peuvent doubler, comme le prouve l'exemple cité par M. Ardouin-Dumazet. M. Boutelleau, propriétaire des environs de Barbezieux, dans un sol réputé peu fertile, obtient un rendement de 32 à 35 hecto- litres à l'hectare. Nous connaissons d'autres exemples, moins brillants cependant que celui-ci.

Après le blé vient l'avoine. Elle demande moins de soins, d'en- grais. Elle s'accommode des terrains pauvres. Aussi sa culture reste-t-elle, même ici, assez rémunératrice.

Dans les deux départements de la Charente et de la Charente- Inférieure, les statistiques accusent une réelle augmentation de la culture de ces céréales et de la pomme de terre. Ils sont parmi les rares départements il en soit ainsi. Nous en savons la raison générale. Il a bien fallu remplacer la vigne par quelque chose. Mais, spécialement, l'extension de la culture des pommes de terre s'explique en partie par la tendance qu'eurent les com- merçants d'eaux-de-vie à se procurer des alcools industriels à mesure que la production d'alcools de vin diminuait. était la principale utilité des pommes de terre. Elles servent bien aussi à faire des fécules ou des farines, mais il ne parait pas que ces industries se soient beaucoup développées dans ces derniers temps. Ce qui confirme encore notre manière de voir, c'est qu'à mesure que la vigne se relève, la pomme de terre à son tour subit une crise et que ses prix de vente diminuent.

Les plantes fourragères : betteraves, choux, navets, carottes, rutabagas, maïs, tiennent aussi une large place dans la culture en Saintonge, surtout depuis l'extension des laiteries qui per- mettent d'utiliser les produits d'un plus grand nombre d'ani- maux. Au mois de septembre, les prairies ne suffisent pas aux besoins des animaux de l'espèce bovine. On leur donne alors

T. XXIX. 31

-454 LA SCIENCE SOCIALE.

beaucoup de ces plantes, maïs vert, feuilles de choux et de bet- teraves. Le maïs vert est très estimé; on le nomme « garouillet »; il est semé très épais, et on le coupe dès que les fusées sont en lait. Pour l'hiver, on récolte de grandes quantités de betteraves qui forment avec le foin la nourriture des vaches laitières et leur permettent d'avoir assez de lait. L'importance de ces cul- tures augmente chaque jour. Il faut s'en féliciter, tant à cause des laiteries dont elles montrent la marche en avant, que dans l'intérêt du sol lui-même. On sait qull s'améliore beaucoup avec ces plantes dites sarclées, et l'on connaît la charmante anecdote d'Arthur Young ne trouvant meilleur cadeau à faire à ses hôtes de France que de leur envoyer de la graine « de ses navets ».

III. l'échec de la petite culture.

Du blé pour sa provision ou à peu près, la vente de quelques sacs de pommes de terre et d'avoine, les produits de sa vache et de ses moutons : voilà, pour la majorité des paysans saintongeais, les résultats de la culture actuelle. Ce n'est pas brillant, et on comprend qu'ils ne comptent guère là-dessus pour parvenir à la richesse. Et cependant, sauf des différences de détail, ni dans la région des coteaux, ni dans celle des plateaux, ni même dans la région maritime, il ne semble pas qu'il y ait de progrès appré- ciables permettant de prédire que cette culture soit susceptible de s'améliorer beaucoup d'ici longtemps. Devant ces maigres ré- sultats, on reconnaît, comme nous le disions au début de l'article, que le paysan n'a pas été à la hauteur de la tâche que les circons- tances lui imposaient, et que sa tentative pour remplacer par la culture les riches produits de la vigne s'est terminée par un échec.

Cela ne surprendra pas les lecteurs de cette revue. S'il en avait été autrement, c'est que la vigne aurait créé en Saintonge un type très puissant en dehors des types de vignerons actuelle- ment étudiés. Cela pouvait être, mais cela n'a pas été. Pour être tout à fait juste envers la vigne, nous montrerons cependant, dans le chapitre consacré à la vigne nouvelle, que le type du vigneron bordelais nous paraît être supérieur sur beaucoup de

LE RÔLE SOCIAL d'UN FLEUVE. i55

points au nôtre, de sorte qu'il constituerait un nouvel échelon dans le classement des vignerons par ordre de complexité : le vigneron producteur de vins de luxe, et que son étude serait in- dispensable pour pouvoir juger définitivement les effets sociaux de la vigne.

Nous avons maintenant les éléments nécessaires pour savoir à quelles causes il faut attribuer l'échec de nos vignerons. Que les difficultés aient été grandes, personne ne le niera. Nos gens se trouvaient dans des conditions de lutte plutôt défavorables sur leurs petites propriétés morcelées, peu propres à la culture des céréales. On pouvait y remédier, soit par une concentration de la propriété, soit par une amélioration de la culture. Mais le premier moyen nécessitait un nouveau lotissement des terres. Des tentatives de ce genre ont bien réussi eu Allemagne, mais au prix de grands efforts et en partie grâce à une contrainte ex- térieure très puissante. Je n'en vois pas la possibilité avec des vignerons saintongeais si fort pénétrés de leurs droits et ayant une idée si pointilleuse de la propriété individuelle.

Restait l'amélioration de la culture. Mais comment? Nos gens sont appauvris, sans capitaux, ne connaissant que des procédés de culture tout à fait rudimentaires, et sans patrons pour leur en montrer de nouveaux.

Malgré cela ils se sont mis au travail avec courage, avec plus d'ardeur même qu'on ne pouvait en attendre d'eux. Et on ne re- connaîtrait point aujourd'hui, en les voyant peiner dans les champs, ces vignerons d'autrefois habitués à bien vivre sans beaucoup travailler, ni ces paysannes au teint fleuri dont nous parlions dans notre premier article. Ily a un trait distinctifde notre vigneron, et ce trait le sépare nettement du vigneron de Touraine, souvent flâneur et habitué des cabarets. Un climat moins doux, l'absence de ces primeurs et de ces productions ar- borescentes si abondantes en Touraine, ont vite habitué le nôtre à plus de travail et à un travail plus rude. Nous ne sommes plus dans « le Jardin de la France ». Aussi le point faible de la cul- ture, celui qui explique son peu de résultats^ ce n'est point la faible aptitude de nos gens au travail, mais leur incapacité, tant

456 LA SCIENCE SOCIALE.

à se mettre dans les conditions actuelles du travail agricole qu'à employer les méthodes modernes qui seules peuvent le rendre productif. Ou il n'a pas d'exemples, ou ceux qu'il a ne peuvent être suivis. La vigne, nous le savons, ne développe en général ni une classe supérieure très capable de patronner, ni une classe inférieure très disposée à se laisser diriger. Ici la question a été encore plus délicate. En effet, le phylloxéra a surtout touché la classe moyenne, dont les membres redevenaient de petits paysans ou passaient dans les métiers urbains, tandis que les grands propriétaires se contentaient de réduire leur train de vie. Aussi la scission a-t-elle été complète entre les uns et les autres, rendant une influence patronale sérieuse bien difficile à exercer.

Mais cette désertion des campagnes a eu un autre effet, et qui ne doit pas être compté parmi les moindres causes du mauvais état de la culture clans ce pays : l'extension considérable d'un louage spécial très défectueux : le louage parcellaire. Par suite du morcellement extrême, sur beaucoup de points, on ne loue pas une exploitation d'une certaine étendue se suffisant à elle-même, mais de petits lopins de terre, de-ci, de-là, que le paysan cultive avec les autres parcelles. On se doute des résultats de ce système, bien plus général qu'on ne pourrait le penser d'après les condi- tions générales du lieu. Beaucoup de fils de paysans, en effet, ont trouvé des emplois dans les villes, dans les chemins de fer (c'est très recherché ici) et louent les terres que leurs ancêtres cultivaient. Aussi, est-il curieux de voir que, dans un pays réputé de petite propriété, et où, disent les statistiques officielles, la pro- priété semble « convenablement divisée » , le louage soit extrê- mement développé.

Il est facile de démontrer théoriquement l'infériorité du louage sur les autres modes d'exploitation des terres. Pour se convaincre des mauvais résultats du système particulier usité en Saintonge et qui, sur beaucoup de points, est dominant, il faut d'abord savoir qu'il est d'usage fréquent, quand on loue un champ, de le donner un an, quelquefois deux, sans rien demander, uniquement pour le <c mettre en état »; ensuite, après une promenade à la campagne, avec une personne connaissant bien

LE RÛLE SOCIAL d'UN FLEUVE. 457

les propriétaires des innombrables parcelles de terre (ce n'est pas commode) on est suffisamment édifié. Qu'il nous soit permis à ce propos de citer une anecdote bien typique. Nous cbassions un jour avec un jeune homme dont le père, occupé par une pro- fession dite libérale, afferme depuis très longtemps ses terres. Il a une ferme, mais pas de ferme au sens ordinaire du mot, c'est- à-dire que l'habitation est au centre du village, tandis que les champs et les prés sont un peu partout au nord et au sud, séparés parfois par une distance de 2 ou 3 kilomètres. Il nous arriva, à deux ou trois reprises, de rencontrer des champs « sales ». On appelle ainsi chez nous tout champ envahi par les ronces ou les panais, les deux quelquefois. Il me disait alors : « A qui le champ? » Et sur mon silence : « Mais, à la manière dont il est cultivé, tu devrais bien deviner qu'il est à nous. )> De fait leurs terres sont les plus mal entretenues de la commune, et si elles font la joie du chasseur, en revanche elles sont le désespoir du bon agriculteur, iMalheureusement, elles ne sont pas les seules à donner une si mauvaise impression.

En résumé, les conditions du lieu sont bien pour quelque chose dans le mauvais état de la culture en Saintonge. Mais ne sont point les causes principales. La faute en est beaucoup aux hommes, au travail antérieur auquel ils se sont livrés, à la vigne qui, après avoir amené un morcellement extrême, a laissé en dispa- raissant, sur de minuscules propriétés, de petits paysans sans capitaux, sans connaissances culturales suffisantes et sans beau- coup d'énergie.

Deux faits importants le prouvent : le premier, c'est que les populations qui se sont montrées le plus incapables de résoudre les difficultés actuelles sont précisément celles à qui la vigne donnait les plus riches produits.

Le second, c'est que, pratiquée pardes gens capables, la culture peut être très rémunératrice, même ici, comme le prouvent les exemples que nous avons cités et d'autres que nous connaissons.

Cette culture a-t-elle un avenir? Est-elle susceptible de se transformer? Deux choses s'y opposent, nous venons de le dire : d'une part, l'extrême division du sol ; d'autre part, le manque de

458 LA SCIENCE SOCIALE.

patronage agricole, tant à cause de la rareté des grands proprié- taires cultivant eux-mêmes que par leur peu d'influence sur le voisinage pour des causes cjue nous avons énumérées en temps et lieu. Sur certains points, le premier défaut est à peu près irré- médiable. Sur d'autres, surtout dans la région des petits plateaux, il s'est produit depuis le phylloxéra un certain tassement de la propriété qui permettrait à une influence patronale sérieuse de s'exercer avec succès. Nous savons qu'elle n'existe pas encore. Mais nous avons laissé entrevoir qu'elle pourrait peut-être exister un jour, et comment...

Nous disons qu'elle n'existe pas pour le moment. En etlét, malgré notre vif regret de faire peut-être de la peine à de très braves gens, nous ne pouvons reconnaître une influence patro- nale bien remarquable au Syndicat agricole de la Charente-In- férieure. Et pourtant était bien l'objectif principal de ses fondateurs. Voici ce que nous lisons dans le très remarquable ouvrage de M. de Rocquigny sur les Syndicats agricoles :

« Nous les avons vus des Syndicats agricoles) se faire les apô- tres du progrès dans l'exploitation du sol, répandre les notions techniques et les appuyer par la démonstration, instituer des concoui^, des essais publics, des expositions, des champs d'expé- rience, devenir l'École mutuelle des Cultivateurs, »

Et plus loin : « ils ont su donner à l'agriculture une représen- tation professionnelle spontanée, active, compétente... ».

Or, il existe dans la Charente-Inférieure un Syndicat très for- tement constitué, puisque M. de Rocquigny le donne comme type et l'étudié tout spécialement. Au moment paraissait son ou- vrage, il était très florissant. Depuis, il l'est moins. Une phrase de l'ouvrage de M. de Rocquigny en fera vite deviner les raisons aux lecteurs de cette Revue : <( La société n'a pas périclité, bien que, pendant six mois, elle ait été dirigée de Paris par M. Rostand, malade, qui ne laissait aucune initiative aux employés de la Ro- chelle. » Est-il étonnant que la mort de M. Rostand ait profondé- ment troublé le Syndicat?

Enthousiasmé en lisant les bienfaits présents et à venir des Syndicats agricoles en général et du nôtre en particulier, je me

LE ROLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 459

promettais beaucoup de plaisir à les prendre sur le fait. Mon pre- mier soin fut de demander à un paysan de chez moi s'il en faisait partie. « Et pourquoi? me répond-il. On n'y vend les denrées pas beaucoup moins cher qu'ailleurs, et c'est moins commode. Il faut aller à P***, petit bourg des environs. » « Vous voulez parler de la Société coopérative de production et de consommation de la Charente-Inférieure dont une succursale se trouve à P**% en effet. Mais il y a aussi le Syndicat agricole qui institue des concours, enseigne les meilleures manières de cultiver, donne de bons con- seils en agriculture. Il permet aux paysans de s'unir pour défen- dre leurs intérêts. » «Je ne le connais pas, » me fut-il répondu.

Un peu surpris, désappointé, j'interroge d'autres paysans sur le fameux Syndicat agricole. Quelques-uns en ont entendu parler. Ce sont les mieux renseignés. Tous, par exemple, connaissent la Société coopérative. Beaucoup même y ont acheté des engrais. Et cependant le Syndicat compte plus de 15.000 adhérents. Puisque je ne puis trouver de mes paysans parmi ces membres, je cherche autour de moi quels ils peuvent bien être. Je n'ai pas de peine à les trouver : un médecin, un grand propriétaire résidant sur ses terres^ mais les affermant, un commerçant en pierres, un ancien notaire. Je leur parle du Syndicat : ils en sont enchantés, ne taris- sent point en éloges sur lui, bref m'en parlent comme le livre de M. de Rocquigny. Je leur fais observer cependant combien jus- qu'à présent sont minimes les résultats obtenus autour de nous. Ils en conviennent, mais vantent ceux qui ont été obtenus ailleurs, et m'assurent qu'une si bonne chose ne peut produire que d'excel- lents effets. Il est malheureusement certain que ces effets sont bien difficiles à découvrir.

N'a-t-on pas, aussi, voulu aller un peu vite? La forme pre- mière du Syndicat fut une association ayant pour but d'acheter des engrais en commun, afin de les obtenir à meilleur marché et de réprimer la fraude dans les livraisons. De à s'associer pour l'achat de toutes les choses nécessaires à l'agricuUure, il n'y avait qu'un pas; on le franchit vite. Le paysan comprenait très bien l'avantage qu'il avait à faire partie de cette association; il se traduisait en espèces sonnantes.

460 LA SCIENCE SOCIALE.

Alors vint la loi de ISSi sur les syndicats professionnels. On voulut faire pour les paysans ce que l'on faisait pour les ouvriers. Ces paysans groupés pour l'achat des matières agricoles en com- mun, on voulut les grouper de même pour la défense de leurs in- térêts agricoles. Il serait assurément naïf de croire que les propa- gateurs de ce mouvement n'eussent en vue que les intérêts de l'agriculture. Quelle est en France l'idée qui ne cache pas une arrière-pensée politique? Mais enfin, si de toutes les ambitions politiques il ne sortait rien de plus mauvais que les syndicats agricoles, on pourrait se féliciter d'avoir des politiciens.

Entre « les travailleurs des villes et les travailleurs des champs » , il y avait cette différence : les uns voulaient ; on voulait pour les autres. Les uns sentaient le besoin de s'unir, de se grouper; ils en étaient capables surtout, les autres non. Les organisateurs des syndicats agricoles ne voulurent pas voir ces dillerences; ilspas- sèrent outre. Ils firent un cadre, mais ce cadre resta presque vide ; il y eut des chefs, mais de soldats, point. Et il semble bien qu'au- jourd'hui certains de ces syndicats s'acheminent tout doucement vers la mort.

Nous ne croyons pas, en ce qui concerne la Saintonge, que l'influence des syndicats agricoles aide efficacement l'agriculture à progresser. Ceux qui aideront au progrès, ce sont ceux qui tra- vaillent à reconstituer les vignobles, ces capitalistes à connais- sances techniques suffisantes, grands propriétaires ou commer- çants, dirigeant eux-mêmes leurs exploitations rurales. Les sim- ples donneurs de conseils n'auront pas d'action.

Nous allons bientôt voir ces nouveaux propriétaires à l'œuvre. Disons de suite comment ils seront amenés, entraînés parfois, presque malgré eux, à faire de la culture. Beaucoup n'y songent même pas encore, surtout les commerçants qui n'ont en vue que la reconstitution des vignobles. A l'heure actuelle, les propriétés sont bon marché en Saintonge. Le phylloxéra a amené une sorte de concentration de la propriété; le paysan tient moins à sa terre depuis qu'elle ne produit plus de vin. Il est donc relative- ment facile de se constituer un moyen domaine. iMais il est extrê- mement rare qu'il soit entièrement joropre à la culture de la

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vigne. D'ordinaire, toute une partie doit être exploitée en pâtu- rages ou en céréales, sinon laissée improductive. Dautre part, la période de travail intense pour les céréales n'est pas la même que pour la vigne. Enfin la nourriture des animaux que néces- site l'entretien si méticuleux des vignes nouvelles, demande des cultures spéciales. Aussi, tout naturellement, moitié pour occuper leur personnel, moitié pour obtenir un meilleur rendement du sol, ces nouveaux propriétaires sont amenés à faire de la culture et, cela va sans dire, avec d'autres méthodes que nos vignerons.

Ils ont développé dans le département l'usage des instruments agricoles perfectionnés. Depuis longtemps déjà on se servait de batteuses et vanneuses mues par la vapeur, qui passaient après les moissons de ferme en ferme. Mais le mauvais état des prairies ne permettait pas l'emploi de faucheuses mécaniques. En les améliorant par le passage du rouleau, les nouveaux propriétaires ont montré les excellents résultats de ces machines. Dans le INord, elles atteignent naturellement un chiffre considérable. Dans le Nord-Est, on en trouve de i.OOO à 1.500 par département (1). « Dans le Centre, dit la Statistique, on ne compte, comme dé- partement atteignant un nombre aussi important de faucheuses mécaniques, que la Charente-Inférieure et la Cùte-d'Or. » On voit donc bien nettement l'influence de ces nouveaux cultivateurs. Comme on le disait récemment dans cette revue, il faut re- peupler la France agricole, il faut la coloniser à nouveau. On voit, en Saintonge, quels sont les gens qui se sont rais à l'œuvre.

Les charrues perfectionnées font aussi leur apparition. Elles sont encore assez rares, car la nature du sol ne permet pas leur emploi partout. Souvent la pierre vient affleurer la surface du sol; il faut alors soulever la charrue pour éviter des heurts. Ce procédé n'est guère possible avec les charrues à avant-train. Au reste, ce n'est "pas par le labourage que l'agriculture pèche : avec la charrue dite Dombasle, traînée par de forts bœufs, comme c'est ici l'usage, on obtient de bons résultats. Le point faible est le manque de méthode scientifique pour l'assolement et pour les

(1) Nous empruntons ces chiffres à la Statistique agricole de 1892, publiée par le Ministère du Commerce.

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engrais. Mais avant qu'à ce point de vue l'influence de nos grands propriétaires se soit fait sentir, il y a encore de beaux jours pour la petite culture telle que nous l'avons décrite.

Peut-être même la transformation n'aura-t-elle jamais lieu. En effet, l'influence de ces propriétaires se fera sentir tout d'abord et d'une façon beaucoup plus intense pour les vignes. Et vraisem- blablement, celles-ci serontreconstituées avant que le petit paysan n'ait sérieusement songé à transformer sa culture. Or ce serait peut-être mal connaître la nature humaine que de croire qu'une fois que la nécessité ne l'y forcera plus^ il essayera de son plein gré, même après les durs avertissements de ces dernières années, de la modifier. En dernière analyse, ce qui s'oppose actuellement le plus à l'amélioration de la culture, c'est l'espoir placé dans la vigne , et ce qui dans l'avenir l'arrêtera, ce sera la reconstitution opérée des vignobles. Vraisemblablement, la crise actuelle ne durera pas assez longtemps pour rendre nécessaire la transfor- mation. L'agriculture y aura cependant gagné un peu par l'éta- blissement de ces nouveaux propriétaires qui persévéreront, il faut l'espérer, dans la voie actuelle, et ne recommenceront pas l'ancien système du propriétaire résidant sur ses terres, mais s'en désintéressant absolument, allant faire un tour à ses vignes en chassant, se félicitant quand elles étaient belles, mais ne s'en occupant pas davantage.

La culture proprement dite, dans ce pays, ne semble donc pas avoir beaucoup d'avance. 11 en est de même des quelques indus- tries secondaires dont nous allons dire un mot en terminant.

IV. LES INDUSTRIES SECONDAIRES.

Le trait commun de ces petites industries est d'améliorer sur beaucoup de points la situation des paysans saintongeais. La plupart sont exclusivement locales et leur étude ne présenterait pas un grand intérêt. Aucune du reste ne semble devoir prendre un développement suffisant pour orienter nos gens dans une certaine direction, et sortir de son rôle d'industrie accessoire.

Les principales de ces industries sont celles des poteries, qui

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semblent avoir développé clans ces derniers temps, sinon la qualité, du moins la quantité de leurs produits. Nous sommes en effet dans la patrie du bon potier Bernard Palissy. Les prin- cipaux centres de fabrication sont la Chapelle-des-Pots (un nom bien typique), Archingeay, la Glotte, Mirambeau, etc.. Un peu partout, le long de la Charente, il y a des tuileries et des bri- queteries. Le sol d'alluvions argileuses fournit une bonne matière première et, grâce à la proximité du fleuve, il est facile d'expédier les produits fabriqués.

Il y a aussi de noml)reuses scieries mécaniques. Nous ne voulons pas parler de celles de Rochefort et de la Rochelle, l'on travaille les bois du Nord, mais de celles des campagnes l'on débite les bois du pays. Les champs de Saintonge sont très fréquemment entourés de haies d'ormeaux qui fournissent un excellent bois employé pour la fabrication de moyeux de voiture et de charrette. Cette industrie exige un bois spécial très résistant. Une petite usine, près de C*'*, emploie une quaran- taine d'ouvriers et expédie des moyeux jusqu'en Allemagne.

Mais la plus importante, la plus générale de toutes ces petites industries, est celle de Vextraction de la pierre. Elle mérite quelques détails.

Nous l'avons déjà dit, presque toutes les collines qui bordent la vallée de la Charente et celle de ses affluents recèlent une excellente pierre à bâtir. Il y en a de toutes les catégories : de blanche et de jaune, de dure et de tendre, mais partout le grain est excellent et très estimé. Nombre des flèches des églises de Bretagne sont construites en pierres de Saintonge. Les car- riers d'Échillais, en particulier, ont fourni la plus grande partie des pierres employées à la construction de la cathédrale de Nantes. Les villes de Bilbao, de Biarritz et de Bayonne, malgré leur éloignement, ont presque uniquement recours à la pierre de Saintonge, et les commerçants d'ici ont, dans les deux der- nières villes, des entrepôts permanents.

La Charente, pour ce commerce comme pour celui de l'eau- de-vie, a joué un rôle prépondérant. Avec une marchandise aussi lourde et aussi difficile à manier que la pierre, qui ne

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engrais. Mais avant qu'à ce point de vue l'influence de nos grands propriétaires se soit fait sentir, il y a encore de beaux jours pour la petite culture telle que nous l'avons décrite.

Peut-être même la transformation n'aura-t-elle jamais lieu. En effet, l'influence de ces propriétaires se fera sentir tout d'abord et d'une façon beaucoup plus intense pour les vignes. Et vraisem- blablement, celles-ci serontreconstituées avant que le petit paysan n'ait sérieusement songé à transformer sa culture. Or ce serait peut-être mal connaître la nature humaine que de croire qu'une fois que la nécessité ne l'y forcera plus, il essayera de son plein gré, même après les durs avertissements de ces dernières années, de la modifier. En dernière analyse, ce qui s'oppose actuellement le plus à l'amélioration de la culture, c'est l'espoir placé dans la vigne, et ce qui dans l'avenir l'arrêtera, ce sera la reconstitution opérée des vignobles. Vraisemblablement, la crise actuelle ne durera pas assez longtemps pour rendre nécessaire la transfor- mation. L'agriculture y aura cependant gagné un peu par l'éta- blissement de ces nouveaux propriétaires qui persévéreront, il faut l'espérer, dans la voie actuelle, et ne recommenceront pas l'ancien système du propriétaire résidant sur ses terres, mais s'en désintéressant absolument, allant faire un tour à ses vignes en chassant, se félicitant quand elles étaient belles, mais ne s'en occupant pas davantage.

La culture proprement dite, dans ce pays, ne semble donc pas avoir beaucoup d'avance. Il en est de même des quelques indus- tries secondaires dont nous allons dire un mot en terminant.

IV. LES INDUSTRIES SECONDAIRES.

Le trait commun de ces petites industries est d'améliorer sur beaucoup de points la situation des paysans saintongeais. La plupart sont exclusivement locales et leur étude ne présenterait pas un grand intérêt. Aucune du reste ne semble devoir prendre un développement suffisant pour orienter nos gens dans une certaine direction, et sortir de son rôle d'industrie accessoire.

Les principales de ces industries sont celles des poteries, qui

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semblent avoir développé clans ces derniers temps, sinon la qualité, du moins la quantité de leurs produits. Nous sommes en effet dans la patrie du bon potier Bernard Palissy. Les prin- cipaux centres de fabrication sont la Chapelle-des-Pots (un nom bien typique), Archingeay, la Glotte, Mirambeau, etc.. Un peu partout, le long de la Charente, il y a des tuileries et des bri- queteries. Le sol d'alluvions argileuses fournit une bonne matière première et, grâce à la proximité du fleuve, il est facile d'expédier les produits fabriqués.

Il y a aussi de nombreuses scieries mécaniques. Nous ne voulons pas parler de celles de Rochefort et de la Rochelle, l'on travaille les bois du Nord, mais de celles des campagnes l'on débite les bois du pays. Les champs de Saintonge sont très fréquemment entourés de haies d'ormeaux qui fournissent un excellent bois employé pour la fabrication de moyeux de voiture et de charrette. Cette industrie exige un bois spécial très résistant. Une petite usine, près de G***, emploie une quaran- taine d'ouvriers et expédie des moyeux jusqu'en Allemagne.

Mais la plus importante, la plus générale de toutes ces petites industries, est celle de Yextraction de la j^ierre. Elle mérite quelques détails.

Nous l'avons déjà dit , presque toutes les collines qui bordent la vallée de la Charente et celle de ses affluents recèlent une excellente pierre à bâtir. Il y en a de toutes les catégories : de blanche et de jaune, de dure et de tendre, mais partout le grain est excellent et très estimé. Nombre des flèches des églises de Bretagne sont construites en pierres de Saintonge. Les car- riers d'Échillais, en particulier, ont fourni la plus grande partie des pierres employées à la construction de la cathédrale de Nantes. Les villes de Bilbao, de Biarritz et de Bayonne, malgré leur éloignement, ont presque uniquement recours à la pierre de Saintonge, et les commerçants d'ici ont, dans les deux der- nières villes, des entrepôts permanents.

La Charente, pour ce commerce comme pour celui de l'eau- de-vie, a joué un rôle prépondérant. Avec une marchandise aussi lourde et aussi difficile à manier que la pierre, qui ne

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vaut presque que par la main-d'œuvre, le transport est tout. En fait, les vieux centres d'exploitation sont tous situés sur les rives de la Charente, depuis Angoulème jusqu'à Saint-Savinien, qui possède des carrières souterraines de plusieurs kilomètres de long. Les principaux centres d'exploitation sont Saint-Même, Saint-Vaize, Port-la-Pierre, Tesson, Grazannes, etc..

Ce qui a fait jusqu'à ces dernières années la supériorité de Cra- zannes et de Saint-Savinien sur les autres centres d'exploitation, c'est leur situation géographique. Ils sont situés sur la Charente au point le plus rapproché de la mer il y ait de bonne pierre. Les navires de fort tonnage peuvent y remonter, grâce au petit canal de Saint-Savinien qui évite le premier seuil impor- tant de la Charente depuis son embouchure. Les navires char- geaient directement dans ces ports, évitaient le transbordement de Tonnay-Charente, si onéreux avec une pareille marchandise, et s'en allaient vers les débouchés que nous avons énumérés. était la vraie cause de la prospérité de ces deux centres, la cause de leur supériorité sur leurs rivaux situés plus en haut sur le cours de la Charente, ou même trop éloignés du fleuve pour qu'on pût songer, malgré la qualité de leur pierre et sa faculté d'extraction, à l'expédier par eau. Ils devaient se con- tenter de débouchés exclusivement locaux.

Avec les chemins de fer, les conditions changent, sauf pour Crazannes qui est laissé en dehors du réseau, à quatre kilomètres et demi de Saint-Savinien. Les autres centres profitent de la voie ferrée. Beaucoup font relier directement les carrières avec la gare la plus proche et le commerce de Crazannes subit une baisse énorme. Le transport par voie ferrée coûte certainement un peu plus cher que le transport par eau, mais il présente certains avantages. Il est plus rapide, plus sûr; il permet de livrer les commandes à jour fixe, dans la quantité voulue, toutes choses impossibles avec un bateau à voiles dont il faut faire le chargement complet et que de mauvais vents peuvent retenir une ou deux semaines dans un port. On cite de nombreux exemples de navires qui, arrivés en vue de la barre de Bayonne, et ne pouvant prendre la passe à cause du mauvais temps, durent

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fuir devant lui et venir s'abriter vers rembouchiire de la Cha- rente. Cela suffit pour détourner les entrepreneurs de prendre leur pierre à Crazannes. Mais la crise actuelle n'a pas d'autre cause, en définitive, que cette question de transport. Et il semble bien que des patrons plus capables pourraient les conjurer, soit en s'adressant à des bateaux à vapeur, soit en cherchant des débouchés la concurrence de la voie ferrée ne pourrait les atteindre. Ils préféreront attendre mais le pourront-ils? la construction d'un chemin de fer dit économique, dont le tracé est du reste déjà fait.

Yoici maintenant quelques détails sur la manière d'extraire la pierre. Les procédés en sont très simples et tout traditionnels. D'après les restes d'anciennes carrières, les Gallo-Romains et les Français du moyen âge devaient procéder de la même façon. Il y a en effet, non loin de Crazannes, d'anciens centres d'ex- ploitation qui ont alimenté autrefois un trafic très sérieux ou fourni les matériaux de villes aujourd'hui disparues, caries pierres qu'on en a extraites ne sauraient avoir été toutes employées à la construction des hameaux des environs.

La plupart des carrières sont à ciel ouvert. L'ouvrier com- mence par enlever la couche de terre, puis il trouve une couche de pierres minces, plates, se levant comme des écailles : la hanche. Celte couche est plus ou moins épaisse; naturellement, plus elle est épaisse, moins le travail est productif pour le carrier. Il arrive enfin au rocher. Ce sont encore des couches de pierres su- perposées, mais elles ont une bien plus grande épaisseur, qui peut atteindre plusieurs mètres. L'ouvrier, armé d'un pic, tranche cette pierre à la longueur voulue, il l'entoure d'un petit fossé, de sorte qu'elle n'adhère plus au sol que par la base. Le carrier cherche alors une veine indiquant l'épaisseur de la cou- che, et, à l'aide de coins de fer, fait sauter le bloc qui se lève comme une gigantesque écaille. Il ne reste plus qu'à l'équarrir pour en faire une pierre marchande. Des grues, mues à la main, montent ces pierres du fond des trous, profonds quelquefois de quatre ou cinq mètres, et les déposent dans de solides charrettes tramées par des bœufs, qui les conduisent à la rivière ou à la gare.

466 LA SCIEXCE SOCIALE.

Ce métier de carrier est pénible et peu productif. Même en travaillant beaucoup, on n'y gagne que de très petites journées. Il a pour lui d'être facile, ne demandant pas non plus de gros capitaux. Généralement, les carrières appartiennent à de petits propriétaires, qui les laissent exploiter moyennant de faibles redevances. Le carrier travaille à ses pièces; il vend sa pierre au marchand, au patron qui se charge des débouchés. Grâce à la carrière, les plus pauvres peuvent vivre en y consacrant le temps que leur petite culture laisse libre. Mais ceux qui y travaillent continuellement il y en a, sont de très petites gens menant une vie pauvre, pour ne pas dire misérable.

En revanche, la carrière développe une certaine intelligence chez les ouvriers. Le travail en commun, l'habitude de se réunir pour aller au travail et en revenir, les petits calculs que nécessite le métrage de la pierre développent l'habitude de parler et de dis- cuter. En fait, c'est eux qui sont les « politiciens du pays ». Ils sont en rapport avec la population des marins pour le chargement delà pierre. Aussi ont-ils en général l'esprit plus ouvert que les paysans des environs. Ils comprennent d'autant mieux le commerce qu'ils en subissent les contre-coups. Ils ont l'habitude du groupement. Beaucoup de ces carrières sont exploitées sous la forme syndi- cale. Le métier n'étant pas très difficile, avec un bon gérant, la société peut marcher.

Quant au type patronal que crée la carrière, il n'est pas bien puissant non plus. La marchandise sur laquelle le commerçant opère a trop de valeur, et il opère surtout sur de trop petites quantités. Quelques patrons y gagnent une petite aisance, mais ils sont tous sans grande hardiesse ni grande énergie, et se lais- sent abattre par la moindre difficulté.

Pas plus dans cette industrie que clans la culture, l'avenir n' apparaît bien brillant, et nous sommes heureux d'en avoir fini avec tous ces travaux peu productifs et peu progressifs.

Nous jetterons un coup d'œil, dans notre prochain article, sur les laiteries coopératives, et nous rechercherons les causes de leur développement ainsi que leurs chances d'avenir. [A suivre.) Maurice Bures.

LE MOUVEMENT SOCIAL

l. INITIATIVES ET PROGRES

La mise en valeur du Congo. On sait avec quel succès les Belges commencent à mettre en valeur l'État libre du Congo.

Pendant longtemps, nous n'avons pas osé imiter l'exemple de nos voisins; mais enfin la réussite de ces derniers a déterminé chez nos compatriotes une réaction qui se traduit par de nombreuses de- mandes de concessions au Congo français.

La réaction est même si vive que, s'il faut en croire les gens bien informés, nos compatriotes sont en train de passer d'un excès à l'au- tre. Parmi les compagnies qui se créent, il en est de viables, il en est d'autres qui ont peu de chances de prospérer. Il ne faudrait pas que cette catégorie devint trop importante, car il suffirait quelques échecs retentissants pour décourager nos capitalistes, et déterminer une contre-réaction qui ajournerait encore les résultats de l'œuvre ébauchée par nos courageux explorateurs.

Quelques-unes des compagnies de colonisation qui ont obtenu des concessions au Congo français commencent à entrer dans la phase active de leurs travaux et envoient des agents sur leurs territoires. D'autres n'opèrent encore que sur le papier. Les territoires concédés sont d'ailleurs fort inégaux en valeur. Les plus rapprochés de la mer ou des cours d'eau navigables seront naturellement exploités les pre- miers, et si la gestion de ces vastes entreprises est confiée à des hom- mes vraiment intelligents et « débrouillards »,il faut s'attendre à voir notre colonie du Congo suivre bientôt, ne fût-ce qu'à quelque dis- tance, l'essor de son homonyme. Le Congo belge a toujours pour lui l'avance qu'il a su prendre et les avantages que lui assurent la cons- truction du chemin de fer de Matadi-Stanley-Pool. Mais le second rang nest pas à dédaigner dans l'exploitation de l'Afrique centrale, et, avec de la persévérance, on peut, du second rang, s'élever lente- ment au premier.

La lutte contre le paludisme. Les territoires nouvelle- ment ouverts aux colons de toutes les nations sont situés en grande

468 LA SCIENCE SOCIALE.

partie dans la zone tropicale, et une bonne part se compose de maré- cages, dont les exhalaisons sont d'autant plus délétères que le pays est plus chaud. Une grave question se pose donc : celle de l'assainis- sement des terres nouvelles. Cet assainissement est difficile. Il n'est pas impossible. Nous voyons par l'histoire que, dans les temps les plus reculés, des marais pestilentiels ont été desséchés et tranformés en territoires fertiles. La légende de l'hydre de Lerne se rapporte vraisemblablement à quelque ancien travail de ce genre entrepris par un grand chef, ingénieur improvisé. Les fameux Marais Pontins, plusieurs points des rivages de l'Ionie avaient été assainis jadis par le travail de l'homme, et c'est seulement lorsque des races moins énergiques eurent laissé les forces naturelles reprendre leui- cours sans obstacle que la terre est revenue graduellement à l'état maréca- geux.

Ce que faisaient les anciens, nous pouvons le faire. Ils n'avaient à leur disposition que le travail des esclaves; nous avons celui des ma- chines, et, en outre, des connaissances scientifiques dont nous pou- vons profiter. C'est ainsi que des médecins anglais de l'école de Li- verpool ont organisé récemment une campagne méthodique contre le paludisme, et, grâce à des libéralités privées, ont pu envoyer succes- sivement deux expéditions, dont la dernière va opérer dans la vallée méridionale du Niger. Mais les médecins auraient grandement besoin d'être aidés par des ingénieurSt

Ce qui retarde, en général, ces travaux d'assainissement, c'est qu'ils ne rapportent aucun bénéfice immédiat à ceux qui les entre- prennent. Ils constituent essentiellement des œuvres de prévoyance à longue portée, des placements condamnés à ne rapporter que très tard, peut-être après une génération, et c'est pourquoi un vulgaire industriel n'est pas de taille à s'en charger. Ceux qui s'y intéressent doivent être soutenus par l'idée dii bien public.

Madagascar et le Tonkin sont, pour la France, les deux points cet amour du bien public trouverait à s'exercer avec le plus de fruit. Les rivages de notre grande île africaine, en particulier, compteraient parmi les terrains de culture les plus riches du globe si l'hydre du marécage voyait surgir devant elle quelque moderne Hercule capable de Texterminer dans toutes les règles de l'art.

LE MOUVEMENT SOCIAL. '(69

II. AGITATIONS ET PAS PERDUS

Protection gênante. La question du travail des femmes est fort délicate, et Ton sait que le meilleur travail féminin est celui qui ne sort pas du foyer, puisque la femme, lors même qu'elle n'est pas mère, a tout au moins le droit de le devenir, et que le soin des enfants l'emporte, au point de vue des conséquences sociales, sur toute autre espèce d'occupation.

Pourtant, il y a des femmes dans les ateliers : c'est un fait, et un fait des moins négligeables. Ces femmes, le législateur a voulu les protéger, et la chose partait d'une excellente intention. Mais la loi a forcément quelque chose de raide et d'absolu, qui ne s'adapte pas à la variété des circonstances. Par exemple, l'interdiction pour les ou- vrières de travailler passé une certaine heure, interdiction qui a l'air d'une mauvaise ironie aux moments de « morte-saison », devient tyrannique et presque meurtrière aux moments l'ouvrage abonde, les salaires s'élèvent, l'occasion s'offre, à de pauvres femmes, de réparer par une petite série de fortes journées les privations endu- rées pendant le chômage.

C'est ainsi que, l'Exposition ayant augmenté, chez les couturières, la quantité d'ouvrage à expédier, les ouvrières employées par celles- ci ont sollicité du gouvernement l'autorisation de travailler après l'heure légale, afin de pouvoir profiter de cette excellente aubaine. Les pétitionnaires estimaient que ce surcroît de travail ne nuirait pas à leur santé. Mais le ministre, un ministre socialiste, M. Millerand, à cheval sur les prescriptions légales, a répondu que sa sollicitude pour les ouvrières lui défendait de donner satisfaction à leur désir. Ces dames n'entendent rien à leur intérêt; le ministre, austère et vi- gilant, s'y entend pour elles.

Un journal non ministériel, à propos de cet incident, faisait la ré- flexion que la réponse du ministre de l'industrie eût été différente si les couturières avaient été électrices. Mais qu'importe aux politiciens le mécontentement de celles qui ne peuvent pas leur nuire par un bulletin de vote? Mieux vaut satisfaire ceux de qui dépend le résultat du scrutin. Et, en fait, la fin de non-recevoir opposé à la demande des couturières correspondait à une réclamation contraire, adressée au ministre par la chambre syndicale des couturiers qui, eux, peuvent travailler autant iV heures qu'ils veulent, et doivent bénéficier, par conséquent, durant la période de presse, de tout l'ouvrage dont les couturières, esclaves de la protection légale, ne pourront pas se charger.

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MO LA SCIENCE SOCIALE.

Le trait est peu galant, mais l'expérience démontre que, lorsque des hommes et des femmes sont en concurrence pour un même travail, la galanterie s'é^^nouit toujours devant la convoitise. Seulement, dans le cas présent, l'homme ne se contente pas de sa force. Il se fait, contre la femme, une alliée de la loi.

Victimes de leurs amis. Le silence s'est fait depuis quel- que temps autour de la grève de Gueugnon, sans qu'on en ait jamais officiellement annoncé la tîn. Qu'est-il donc advenu, et pourquoi les agitateurs professionnels, après tant d'exhortations adressées aux grévistes, s'abstiennent-ils aujourd'hui de nous renseigner sur le ré- sultat de leur campagne?

Plusieurs personnes arrivant de Gueugnon même viennent de sa- tisfaire notre curiosité. La grève n'a jamais été que partielle. Parmi les grévistes, un bon nombre, fatigués de l'attitude qu'on les contrai- gnait de prendre, ont repris leur travail. Un groupe encore notable a continué la résistance, dans l'espoir soigneusement entretenu par les politiciens de voir enfin capituler le patron. Pendant ce temps, le patron faisait venir des ouvriers étrangers, et leur donnait la place des grévistes. Une nouvelle fraction de ceux-ci ayant renoncé à la grève et redemandé de l'ouvrage, on n'a plus pu leur donner que des em- plois inférieurs, comportant un salaire bien plus bas que celui qu'ils touchaient antérieurement, mais qu'ils ont été relativement heureux de recevoir après les dures privations que leur avaient infligées les meneurs de la grève. Enfin, un dernier groupe se trouve définitive- ment exclu de l'usine, et cherche à se créer des ressources en créant une fabrique coopérative de conserves alimentaires. Ils espèrent être soutenus dans cette fondation par la publicité des journaux socialis- tes, comme les fondateurs de la Verrerie ouvrière d'Albi; mais, jus- qu'à présent, cette publicité a été insignifiante. Toutefois, il est peut- être plus facile à de simples ouvriers de monter une fabrique de conserves que d'organiser une verrerie.

La grève de Gueugnon, due en très grande partie à des causes ex- térieures et artificielles, s'est donc, en définitive, traduite par un com- plet échec. C'est pour cela que, depuis deux ou trois mois, l'on en a si peu parlé.

III. DES ROIS QUI SONT DES ESCLAVES

Tout n'est pas rose dans le métier de député, et la royauté des législateurs a pour revers, en vertu de notre état social, d'affligeantes servitudes dont ïvl Lanterne journal peu suspect d'animosité contre

LE MOUVEMENT SOCIAL. 471

le régime politique de notre temps traçait dernièrement le tableau.

C'est à propos d'un vœu émis par M. Clovis Hugues, et tendant à ce que « la Chambre se libère elle-même, ]3ar un texte de loi précis, de toutes les corvées qui sont une humiliation pour les députés et une compromission pour le suffrage universel », c'est à l'occasion de cette motion assez platonique, disons-nous, que M. Maurice Allard publiait dans Fii Lanterne les lignes suivantes :

« On se demande souvent ce que font les députés. Ils écrivent des lettres et font des courses. Si, par hasard, il leur reste cinq minutes de libres dans une journée remplie par ces occupations, ils peuvent alors étudier une question et rédiger une proposition de loi.

« Il est peu de députés qui ne reçoivent quarante ou cinquante let- tres par jour. Parmi ces lettres, quelques-unes peuvent avoir trait à des questions d'intérêt général, départemental ou communal. C'est la minorité. La plupart d'entre elles demandent au député son aide et sa protection pour des affaires d'un intérêt essentiellement individuel.

« Le député est sollicité à l'occasion des nominations des fonction- naires de tout ordre. Si un poste de juge de paix ou de percepteur devient vacant, vingt candidats prennent la plume et lui demandent de faire des démarches pour faire obtenir le même poste à chacun des vingt. Il en est de même pour toutes les fonctions qui forment l'administration française. Le député est prié d'intervenir en tout et pour tout. Il faut qu'il se précipite dans les bureaux de toutes ces ad- ministrations et se pende aux basques de tous les ministres et de tous les directeurs. S'il ne le fait pas, c'est un homme classé. Aux prochaines élections, on saura lui reprocher son manquement à ces singuliers devoirs électoraux.

« Quant aux bureaux de tabac, je n'en parlerai pas. Pour une place, il y a peut-être quatre ou cinq mille demandes, toutes apos- tillées convenablement et munies des recommandations les plus pres- santes. Il en est de même pour les facteurs, les gardes champêtres, les douaniers, etc. Le député recommande et apostille. C'est, paraît- il, sa principale fonction. On lui pardonnera volontiers un mauvais vote, mais on lui gardera éternellement rancune de n'être pas inter- venu, pour une fonction quelconque, en faveur d'un candidat qui postulait en même temps que cinq cents autres citoyens.

« Ce n'est pas tout. Si le député est sollicité dans les nominations de tous les fonctionnaires, il l'est encore bien plus pour l'obten- tion des pensions, brevets, dispenses, secours, retraites, qui se distribuent dans le cours de l'année. Le postulant ne s'inquiète même pas si la loi et si le budget permettent l'octroi de la pension ou du secours qu'il demande. Il écrit à son député et l'invite à faire toutes

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LA SCIENCE SOCIALE.

les démarches nécessaires pour arriver au but poursuivi. Le député doit marcher, suivre la demande pas à pas, intriguer dans les bu- reaux, pleurer chez les ministres. Comme il a, dans ses cartons, mille demandes du même genre, il court, il vire, il vole. On le voit aux finances, à l'intérieur, à la guerre, partout.

« Après les administrations publiques viennent les administrations privées, car beaucoup de citoyens se figurent que le âéputé est tenu de donner et peut donner des places à tous les jeunes gens sans em- ploi de l'arrondissement. On lui demande d'aller trouver les direc- teurs des grandes Compagnies de chemins de fer ou de navigation, les patrons des grands magasins, des grandes usines ou des grands cafés. Il doit avoir des relations avec la banque de commerce et l'in- dustrie. Il est universel, il doit pouvoir tout.

« On lui demande encore de voir les juges et d'intervenir dans les procès, de visiter les professeurs et d'assurer le succès aux exa- mens du baccalauréat, de connaître tous les directeurs ou chefs de bureau et de peser de son influence dans les difl"érents concours, de fréquenter chez les officiers et de leur recommander des scribes ou des brosseurs.

« Souvent, on le charge de besognes encore plus particulières. Il va chez les notaires, les avoués, les architectes et aussi chez les con- fiseurs. Ce n'est plus un député, c'est un commissionnaire, un pla- cier, un liomme d'affaires, un domestique ou un bon Dieul II serait facile de citer des exemples. 11 n'est pas un député de droite, du centre ou de gauche, qui n'ait chez lui un stock de lettres montrant tout ce qu'on exige de lui. Certains citoyens se figurent que le député est tout-puissant et qu'il n'a qu'à se montrer pour obtenir tout ce qu'il demande. Aussi le fait-on intervenir dans tous les actes de la vie de ses électeurs ou de ceux qui ont fait campagne contre lui. Peu importe qu'il vote bien ou mal, s'il remplit bien ses fonctions d'homme d'affaires de l'arrondissement !

« Cette conception du rôle du député est déplorable et l'on conçoit que Clovis Hugues demande qu'un texte de loi précis intervienne pour modifier les choses.

(c En somme, un député est un homme comme les autres. Il n'a ni pouvoir spécial, ni connaissances plus élevées que le reste des mortels. Ses apostilles ou ses recommandations sont la plupart du temps inutiles et vaines. Elles lui prennent son temps et le forcent à des transactions et à des compromissions continuelles.

« Un député que ses électeurs poussent dans les antichambres ministérielles ou privées perd forcément toute son indépendance. Il

LE MOUVEMENT SOCIAL.

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devient Tobligé des ministres ou des directeurs qui cèdent à ses de- mandes. Que devient alors sa liberté d'action? S'il intervient au- près des juges, dans les examens ou les concours, il commet une action immorale, car, si son intervention est efficace, elle lèse for- cément ceux qui ne sont pas protégés.

« Je crois donc que tous les députés verraient avec satisfaction, comme le demandait Clovis Hugues, qu'un texte de loi précis mît fin à cette orgie de recommandations, d'apostilles et de démarches. Débarrassés de cette besogne immorale et humiliante, qui prend ac- tuellement le meilleur de leur temps, les députés pourraient travailler plus utilement au bien du pays. Ils n'écriraient plus cinquante lettres banales par jour et ne seraient plus immobilisés dans les antichambres. Ils seraient représentants du pays et non plus les courtiers de leur arrondissement. »

M. Maurice Allard nous semble avoir une grande confiance dans les « textes de loi précis ». Cette confiance, nous ne la partageons guère, car les mœurs sont plus fortes que les lois, et les apostilles, les recommandations, les démarches sont choses qui échappent forcé- ment au contrôle.

De quoi se plaignent d'ailleurs les députés? Si ces apostilles, ces recommandations, ces démarches les ennuient, pourquoi consen- tent-ils à accorder les unes et à faire les autres? Que ne prennent- ils l'initiative du refus, au lieu de se le faire imposer par un « texte précis » ... et inapplicable? Ae sont-ils pas eux-mêmes les auteurs de leur esclavage? Au cours de la période électorale, n'ont-ils pas multiplié les promesses? Et ne s'accorde-t-on pas à reconnaître que les plus zélés tiennent moins encore qu'ils n'ont promis?

Le député, en définitive, récolte comme législateur ce qu'il a semé comme candidat. Il dépend de ses électeurs, qui l'ont choisi parce qu'il leur promettait ses services, et il n'est pas étonnant que, le moment de l'échéance venu, les créanciers exigent satisfaction. M. Méline, dans son récent discours de Remiremont, constatait la facilité croissante avec laquelle certains représentants de la nation jettent par-dessus bords leurs programmes politiques. On se fait élire pour voter j)our telle mesure, et, sans sourciller, on vote contre, ou vice versa, sous quelque prétexte d'opportunité. Rien d'étonnant à cela. Ce n'est pas à ces réformes que le gros des électeurs in- fluents tient le plus. La chose à laquelle on tient, ce sont les fa- veurs. Sur ce terrain, les engagements sont plus redoutables. On dépouille une opinion, mais on ne renie pas une flatterie à la bête humaine; ou, si on la renie, la béte humaine devient féroce et se venge, aux élections suivantes, en jetant dans l'urne le nom du

472 LA SCIENCE SOCIALE.

les démarches nécessaires pour arriver au but poursuivi. Le député doit marcher, suivre la demande pas à pas, intriguer dans les bu- reaux, pleurer chez les ministres. Comme il a, dans ses cartons, mille demandes du même genre, il court, il vire, il vole. On le voit aux finances, à l'intérieur, à la guerre, partout.

« Après les administrations publiques viennent les administrations privées, car beaucoup de citoyens se figurent que le âéputé est tenu de donner et peut donner des places à tous les jeunes gens sans em- ploi de l'arrondissement. On lui demande d'aller trouver les direc- teurs des grandes Compagnies de chemins de fer ou de navigation, les patrons des grands magasins, des grandes usines ou des grands cafés. 11 doit avoir des relations avec la banque de commerce et l'in- dustrie. Il est universel, il doit pouvoir tout.

« On lui demande encore de voir les juges et d'intervenir dans les procès, de visiter les professeurs et d'assurer le succès aux exa- mens du baccalauréat, de connaître tous les directeurs ou chefs de bureau et de peser de son influence dans les différents concours, de fréquenter chez les officiers et de leur recommander des scribes ou des brosseurs.

« Souvent, on le charge de besognes encore plus particulières. Il va chez les notaires, les avoués, les architectes et aussi chez les con- fiseurs. Ce n'est plus un député, c'est un commissionnaire, un pla- cier, un homme d'affaires, un domestique ou un bon Dieu I II serait facile de citer des exemples. Il n'est pas un député de droite, du centre ou de gauche, qui n'ait chez lui un stock de lettres montrant tout ce qu'on exige de lui. Certains citoyens se figurent que le député est tout-puissant et qu'il n'a qu'à se montrer pour obtenir tout ce qu'il demande. Aussi le fait-on intervenir dans tous les actes de la vie de ses électeurs ou de ceux qui ont fait campagne contre lui. Peu importe qu'il vote bien ou mal, s'il remplit bien ses fonctions d'homme d'affaires de l'arrondissement !

« Cette conception du rôle du député est déplorable et l'on conçoit que Clovis Hugues demande qu'un texte de loi précis intervienne pour modifier les choses.

« En somme, un député est un homme comme les autres. Il n'a ni pouvoir spécial, ni connaissances plus élevées que le reste des mortels. Ses apostilles ou ses recommandations sont la plupart du temps inutiles et vaines. Elles lui prennent son temps et le forcent à des transactions et à des compromissions continuelles.

« Un député que ses électeurs poussent dans les antichambres ministérielles ou privées perd forcément toute son indépendance. Il

LE MOUVEMENT SOCIAL. 473

devient Tobligé des ministres ou des directeurs qui cèdent à ses de- mandes. Que devient alors sa liberté d'action? S'il intervient au- près des juges, dans les examens ou les concours, il commet une action immorale, car, si son intervention est efficace, elle lèse for- cément ceux qui ne sont pas protégés.

« Je crois donc que tous les députés verraient avec satisfaction, comme le demandait Clovis Hugues, qu'un texte de loi précis mît fin à cette orgie de recommandations, d'apostilles et de démarches. Débarrassés de cette besogne immorale et humiliante, qui prend ac- tuellement le meilleur de leur temps, les députés pourraient travailler plus utilement au bien du pays. Ils n'écriraient plus cinquante lettres banales par jour et ne seraient plus immobilisés dans les antichambres. Ils seraient représentants du pays et non plus les courtiers de leur arrondissement. »

M. Maurice AUard nous semble avoir une grande confiance dans les M textes de loi précis ». Cette confiance, nous ne la partageons guère, car les mœurs sont plus fortes que les lois, et les apostilles, les recommandations, les démarches sont choses qui échappent forcé- ment au contrôle.

De quoi se plaignent d'ailleurs les députés? Si ces apostilles, ces recommandations, ces démarches les ennuient, pourquoi consen- tent-ils à accorder les unes et à faire les autres? Que ne prennent- ils l'initiative du refus, au lieu de se le faire imposer par lin « texte précis » ... et inapplicable? Ne sont-ils pas eux-mêmes les auteurs de leur esclavage? Au cours de la période électorale, n'ont-ils pas multiplié les promesses? Et ne s'accorde-t-on pas à reconnaître que les plus zélés tiennent moins encore qu'ils n'ont promis?

Le député, en définitive, récolte comme législateur ce qu'il a semé comme candidat. Il dépend de ses électeurs, qui l'ont choisi parce qu'il leur promettait ses services, et il n'est pas étonnant que, le moment de l'échéance venu, les créanciers exigent satisfaction. M. Méline, dans son récent discours de Remiremont, constatait la facilité croissante avec laquelle certains représentants de la nation jettent par-dessus bords leurs programmes politiques. On se fait élire pour vcvter j^our telle mesure, et, sans sourciller, on vote contre, ou vice versa, sous quelque prétexte d'opportunité. Rien d'étonnant à cela. Ce n'est pas à ces réformes que le gros des électeurs in- fiuents tient le plus. La chose à laquelle on tient, ce sont les fa- vmirs. Sur ce terrain, les engagements sont plus redoutables. On dépouille uae opinion, mais on ne renie pas une flatterie à la bête humaine; ou, si on la renie, la béte humaine devient féroce et se venge, aux élections suivantes, en jetant dans l'urne le nom du

474 LA SCIENCE SOCIALE.

candidat, quel qu'il soit, disposé à supplanter le mauvais payeur. M. Clovis Hugues peutdonc réclamer tîint qu'il voudra des « textes précis ». Qu'on les vote ou qu'on ne les vote pas, cela ne changera rien à l'afTaire. L'élu restera dans la dépendance de l'électeur, et si l'électeur lui dit : « Demande », le pauvre diable, en dépit de tous les textes, demandera.

IV. L'ÉDUCATION POPULAIRE (1)

Sous ce titre, M, MaxTurmann vient de réunir de nombreux rensei- gnements sur diverses œuvres qui fonctionnent à côté de l'école et après l'école, en vue de compléter les résultats de celle-ci.

Depuis quelques années, il s'est créé beaucoup de cours d'adultes, de conférences, de lectures, de mutualités scolaires, d'Universités populaires, de cercles d'études, d'associations d'anciens élèves. C'est ce mouvement que l'auteur s'efforce de nous représenter et sur lequel il a recueilli des documents et des statistiques.

Un simple résumé de cet ouvrage, en raison même de la riche docu- mentation qu'il renferme, nous entraînerait trop loin. Arrêtons seule- ment nos regards sur deux des organismes décrits par M. Turmann : la Fondation Universitaire de Belleville et l'œuvre populaire du Sillon.

La Fondation Universitaire de Belleville a été inaugurée le 5 no- vembre 1899. Elle a été entreprise par des étudiants qui, à l'exemple de ce qui se passe dans les settlements anglais, ont voulu s'établir dans des quartiers populaires, et ouvrir un local ils se rencontreraient avec des ouvriers pour converser et travailler avec eux.

La Fondation Universitaire de Bellecille admet des membres de toutes croyances. Lesétudiants vont habiter, à tour de rôle, la maison de Belleville est établi le siège de l'œuvre. Cette maison s'ouvre le soir et les ouvriers y trouvent, outre d'instructives conversations avec des jeunes gens instruits, des conférences, des lectures, des di- vertissements, des consultations juridiques et médicales. La cotisation est de cinquante centimes. L'œuvre est surtout fréquentée par des ouvriers d'élite, auxquels leur profession permet déjà un certain développement intellectuel. Vers la fin de l'année dernière, la Fon- dation Universitaire de Belleville comptait 56 membres honoraires et 167 membres actifs, dont 97 étudiants et 70 ouvriers.

(I) Lecolîre, Paris.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 'l i .)

L'œuvre du Sillon consiste en cercles d'études sociales pour jeunes ouvriers, sortes de salles de travail ils viennent pour lire, étudier, et surtout se rencontrer avec des hommes compétents et instruits, ca- pables de leur donner des conseils. Ces cercles, dans la pensée de leurs fondateurs, doivent être des « offices centraux de coopération intellectuelle et morale •>, propres à rapprocher les uns des autres les membres de la classe populaire et ceux qui exercent les professions libérales. Depuis le mois de décembre dernier, des salles de travail et de consultations ont été ouvertes rue de Bagneux. Des conférences ont été faites sur l'alcoolisme, sur nos colonies africaines, sur l'air, sur les épopées françaises, sujets variés comme on le voit. On a organisé des promenades au Musée du Louvre, à une grande usine de boulan- gerie et à l'imprimerie du Journal des Débats. Les promoteurs de l'œuvre, qui rédigent la revue le Sillon, se proclament catholiques et démocrates.

Ces œuvres, et d'autres semblables, sont intéressantes en ce qu'elles témoignent d'une généreuse initiative et d'un salutaire besoin d'acti- vité de la part de la jeunesse des écoles. Elles vérifient en outre, une fois de plus, la loi en vertu de laquelle les ouvriers, lorsque le patro- nage naturel leur fait défaut, se rejettent vers le patronage artificiel, qui leur est fourni par les cultures intellectuelles. Ce patronage arti- ficiel, selon les individus qui l'exercent, peut se trouver bon ou mau- vais. Du reste, il aura peut-être plus d"utilité pour les étudiants que pour les ouvriers, en leur dévoilant les perspectives peu connues pour eux du monde du travail, et en les éclairant sur la complexité des questions sociales, que les purs « intellectuels » sont trop portés à ré- soudre avec des principes abstraits.

Ne fermons pas le livre de M. Turmann sans louer, outre le labeur qu'il représente, l'impartialité dont il est animé. L'auteur, catholique militant, examine avecfaveur et loue, lorsqu'il y alieu, les œuvres com- plémentaires de l'école instituées par des hommes de toute opinion. Sur certains points les œuvres religieuses lui paraissent en avance: sur certains autres elles se laissent distancer. M. Turmann note tout cela, et, bien qu'il prenne rarement la parole pour son propre compte, exprime sa pensée en des passages tels que ceux-ci :

(( Durant de longs siècles, l'Église a été la maîtresse d'école du peuple de France : il ne faut donc pas que les catholiques laissent accaparer par leurs concurrents le monopole de la diffusion de la science. Aussi souhaitons-nous voir se développer les lectures pu- bliques, les cercles d'études, les cours du soir et les conférences, les promenades artistiques et scientifiques. »

Et plus loin, après avoir cité un article publié dans le Siècle par

470 LA SCIENCE SOCIALE.

M. Buisson, qui reconnaît l'activité déployée par les organismes re- ligieux sur le terrain de Faction sociale :

« Échappantà toute accusation de partialité, cet éloge est précieux. Nous ne disons pas qu'il soit immérité ; nous souhaitons seulement que les catholiques de France s'efforcent de justifier encore davan- tage un pareil jugement.

«C'est à eux que l'on doit les intitutions complémentaires de l'école. Ils se doivent à eux-mêmes de ne se laisser dépasser par personne : catholicisme oblige. »

Mais pour cela, ajouterons-nous, l'exacte observation des faits so- ciaux est nécessaire, afin que le zèle le plus pur n'aille pas quelque- fois contre l'évolution providentielle des choses. Plus le dévouement est actif, plus il a besoin d'être éclairé sur les conditions dans lest quelles il doit agir pour produire des fruits durables et sains. C'est à quoi peut grandement servir la Science sociale.

G. d'A.

V. A TRAVERS LES FAITS RECENTS

Choses municipales. La hausse du papier. La crise de la dentelle. Le droit de péage réiiabililé. Un cadeau du roi des Belges. Le mouvement religieux chez les Arméniens. L'autonomie scolaire aux États-Unis. Histoire d'un cheval et d'une automobile.

La France vient de renouveler ses conseils municipaux. C'est une opération qui, en même temps qu'elle déchaîne bien des discordes locales, soulève de grosses questions, périodiquement agitées par tous ceux que préoccupent les réformes administratives.

C'est dans les grandes villes que les élections municipales abou- tissent généralement aux résultats les plus bizarres et les plus dan- gereux. Les sommités commerciales y sont presque toujours écartées du pouvoir, et celui-ci devient le butin de quelques aventuriers dé- classés, appuyés par la masse des ouvriers d'usines. Une des plus grandes villes de France, oii nous résidons en ce moment, offre pré- cisément ce spectacle depuis de longues années, et l'on attend tou- jours en vain la « coalition des hommes d'ordre » qui doit jeter à bas une municipalité absolument impropre à sa fonction.

Sans le vefo préfectoral, de telles assemblées municipales auraient vite fait de causer le plus terrible bouleversement dans une cité. Mais la centralisation est là, qui paralyse les petits dictateurs locaux dans leurs essais de révolution fragmentaire, et il en résulte cette consé- quence très curieuse que les hommes d'ordre, assez souvent favo-

M

LE MOUVEMENT SOCIAL. 't I i

rables aux idées de décentralisation, sont obligés de se réfugier eu ftiil dans les bras du pouvoir central pour échapper aux caprices de leurs édiles.

Comment s'évanouira cette antinomie? Nous avouons n'en rien savoir, et les transformations sociales devraient précéder ou accom- pagner, dans tous les cas, les modifications administratives. Tout ce qu'on peut conclure de la situation actuelle, c'est que les poisons sont quelquefois des contre-poisons, et que le seul moyen de conjurer un grand mal, c'est, dans certains cas, la conservation d'un mal moindre.

Les partisans d'un pouvoir fort auront la partie belle tant que les grandes villes auront besoin d'être protégées contre les petits des- potes sortis de leur sein.

Un contre-coup peu connu des secousses politiques, c'est la hausse qu'elles occasionnent sur le papier. Les journaux font de cette den- rée une consommation effrayante, et, lorsque un événement « sensa- tionnel >) se produit, augmentant le tirage quotidien, la papeterie éprouve plus de difficulté à se procurer sa matière première. Cette matière, c'étaient d'abord les chiffons, mais il y a beau temps que les chiffons ne suffisent plus. On a alors expérimenté diverses subs- tances, notamment le bois, et les forêts de la Norvège, celles du Ca- nada, d'autres encore, ont reçu de terribles brèches. On affirme que le Petit Journal engloutit 150 arbres par jour. Au bout de l'an, cela fait une véritable futaie.

En ce moment, la guerre du Transvaal renforce le tirage des jour- naux. Bon nombre d'entre eux, qui n'avaient que quatre pages, se mettent à en avoir six ou huit. D'autres se contentent d'agrandir leur format. Devant cette etïrayante consommation, les producteurs de papier ont récemment augmenté leurs prix, et des publicistes ex- priment la crainte de les voir s'augmenter encore. Bien des indus- tries, la librairie notamment, peuvent se ressentir fâcheusement de cette hausse, et le livre, qui a déjà contre lui le développement des sports physiques, trouvera, dans le prix même de la matière dont il se compose, un obstacle croissant à sa multiplication. Nos enfants liront peut-être moins que nous. Faut-il les plaindre?

Un objet, en revanche, dont la valeur diminue, c'est la dentelle. Cet élément de la parure féminine se faisait jadis à la main, et coû- tait fort cher. Il se fait aujourd'hui à la machine, et coûte fort peu.

478 LA SCIENCE SOCIALE.

La dentelle à la main existe toujours, car le grand luxe l'admet en- core; mais il est si peu de personnes en état de distinguer Toeuvre des dix doigts de celle de la mécanique moderne que bien des per- sonnes aisées se contentent de la qualité inférieure. Elles s'en con- tentent d'autant plus facilement que la mode, l'impérieuse mode, impose de nos jours dans la toilette des changements plus rapides qu'autrefois. Or, ce qui doit peu durer n'a pas besoin d'être très beau.

La dentelle à la main se vend donc moins et, dans la seule Nor- mandie, des milliers d'ouvrières ont ainsi perdu leur gagne-pain. Celles qui l'ont conservé ne gagnent plus que quelques sous par jour. Dans le Calvados, une cinquantaine de maisons centralisaient les ou- vrages, exécutés par les paysannes du pays. Aujourd'hui, c'est à peine si trois ou quatre maisons se soutiennent, grâce aux salaires dérisoires dont la main-d'œuvre veut bien se contenter. Pendant ce temps, dans le Nord, des usines se créent d'ingénieux appareils, en dix minutes, fabriquent autant de dentelles qu'une bonne ouvrière peut en confectionner en six mois.

Il y a une de ces évolutions fatales, contre lesquelles on ne peut rien. Ou plutôt, l'on peut toujours quelque chose. On peut se retour- ner, et voir dans quelle mesure il serait possible d'utiliser ses apti- tudes en les adaptant aux nécessités nouvelles. M. Engerand, dans la Revue, des Deux-Mondes, exprimait dernièrement cette opinion que la dentelle à la main peut vivre, à la condition de devenir résolument artistique, d'employer des fils de diverses couleurs et de donner à chaque ouvrage, grâce à la variété des combinaisons possibles, un cachet d'originalité qui atteste, du premier coup, l'habileté d'une main humaine. La machine doit se borner à un petit nombre de types, qu'elle reproduit indéfiniment. L'ouvrière dentellière, si elle veut continuer la concurrence, doit viser à créer une infinité de types, dont chacun n'existerait qu'à un seul exemplaire. La clientèle très riche, en ce cas, lui resterait fidèle, parce que la dentelle à la main et la dentelle à la machine ne risqueront plus de se confondre. Les vieilles industries peuvent échapper à la mort, mais en se rajeunis- sant.

* »

Un usage qui semblait à peu près mort, et qu'on va pourtant rajeu- nir, c'est le péage. Quoique « contraire à tous les principes », cette institution vient d'être agréée par la Chambre qui, avant de se séparer, a voté un projet de loi sur l'achèvement du canal de la Marne à la Saône, projet de loi dont l'article principal est ainsi conçu :

« La chambre de commerce de Saint-Dizier est autorisée à per-

LE MOUVEMENT SOCIAL. ^71)

cevoir, pendant cinquante ans au plus à partir de la mise en exploi- tation complète du canal de la Marne à la Saône, des péages dont le tarif kilométrique est indiqué ci-après, sur toules les marchandises et sur les bateaux vides qui emprunteront, en tout ou en partie, la portion du canal comprise entre les ports de Heuilley-Cotton et de Licey-sur-Vingeanne ». Et l'article ajoute : « Les péages sont calculés sur le nombre total de kilomètres que ces marchandises et bateaux parcourront sur le canal, entre Rouvroy et la Saône ».

Il y a un peu plus de cent ans, celui qui eût soutenu un tel article eût risqué sa tète. Il y a quelques semaines, Tarticle a été voté sans débat.

On conçoit, en effet, que des cas se présentent les frais d'une nouvelle voie de communication, faite exprès pour tels et.tels, doivent être supportés principalement par les intéressés. Cela est vrai sur- tout dans le cas où, sans les ressources fournies par les intéressés, la voie de communication ne pourrait pas être ouverte. Du reste, au bout d'une certaine période, à mesure qu'on s"éloigne des conditions spé- ciales qui ont entouré l'inauguration de la nouvelle voie, les péages, de gré ou de force, disparaissent toujours.

Les passages privés deviennent passages publics. même, les promenades privées deviennent des promenades publiques. Les Tui- leries, le Luxembourg, les parcs de Versailles et de Saint-Cloud ont été des annexes de demeures royales. Aujourd'hui, les plus humbles citoyens en profitent, et nous voyons que le domaine de Chantilly vient de subir le même sort.

Il se passe en Belgique un phénomène analogue. Le roi Léopold vient de disposer, en faveur du peuple belge, de tous ceux de ses domaines qui peuvent servir de promenades. Cette libéralité royale a été accueillie avec reconnaissance. Le roi des Belges, en s'y résol- vant, a montré une fois de plus, qu'il était dans le « courant mo- derne ». Il aura bien mérité de la « démocratie ».

Rois et grands auront d'ailleurs joué, à ce point de vue, un rôle providentiel. Grâce à leur prudence, ils ont pu, à une époque les villes n'étaient pas développées comme aujourd'hui, créer des jardins magnifiques, pour lesquels il n'y aurait pas eu de jolace si tout le ter- rain eût été dès l'origine laissé à la disposition des petits propriétaires ou des magistrats municipaux. C'est à ces grands personnages que l'on doit la constitution de réserves d'air et de verdure, véritable trésor pour les populations urbaines d'aujourd'hui. On se scandalise quand on voit, en lisant l'histoire, ce qu'a coûté Versailles aux con-

480 LA SCIENCE SOCIALE.

tribuables d'alors. Maintenant, à certains jours, en voyant la foule se presser dans ces avenues et ces bosquets, on se demande si, au fond, Versailles « ne valait pas çà ». Louis XIV, avec toute sa prodi- galité et tout son faste, travaillait pour le peuple sans le savoir.

C'est loin du luxe et en des régions désolées par la famine que tra- vaillent ceux de nos missionnaires occupés à soulager les Arméniens, victimes des dernières persécutions. Le patronage de leurs stations disséminées a contribué, au moment des massacres, à en sauver un grand nombre. Seule, au milieu des tergiversations de la diplomatie, leur influence a pu faire quelque chose pour ces malheureux. Une fois le carnage terminé, ou à peu près, ce sont leurs aumônes qui ont permis de conjurer la détresse des premiers moments, et d'arracher à la faim ceux qui avaient échappé à la mort. Les Arméniens ont été reconnaissants, et le dernier Bulletin de l'Œuvre des Écoles d'Orient nous apprend que trente mille d'entre eux, depuis cinq ans, ont em- brassé le catholicisme. Ils deviennent ainsi, non plus officieusement, mais officiellement, les protégés delà France.

Jusqu'ici, la configuration même du sol au nord-est de l'Asie Mi- neure, la distribution du territoire en hautes vallées tournées vers des lacs, préservait les populations du contact des races et des idées étrangères, et certaines hérésies du Bas-Empire s'étaient conservées telles quelles, en de petites communautés fermées constituant autant de petits mondes religieux et moraux. C'est donc un grand pas que plusieurs milliers de ces hommes traditionnels viennent de franchir, et l'on annonce que l'exemple des premiers a des chances d'être suivi par d'autres.

l'on voit des hommes peu traditionnels, c'est dans cet État de rsew-York qui, à ce que racontaient dernièrement plusieurs jour- naux, vient d'inaugurer, dans ses écoles, un système d'autonomie des plus hardis, mais aussi des plus intéressants.

L'école est considérée comme une cité; les élèves en sont les ci- toyens et élisent un maire, un conseil municipal, des magistrats et des policemen. Le directeur et les maîtres n'ont plus à s'occuper d'ordre et de discipline. C'est affaire aux élèves.

Les conseillers se réunissent une fois par semaine, jugent les cas d'indiscipline et appliquent les réprimandes et les peines du piquet, de la retenue et de la quarantaine ou isolement des autres écoliers.

Les maîtres comparaissent comme témoins et n'ont pas voix au

LE MOUVEMENT SOCIAL. 481

chapitre pour le prononcé des sentences à Texécution desquelles veillent les policemen.

Un rapport du directeur de Técole Montgomery dit que le système d'école-ville fonctionne parfaitement.

Le système dont il s'agit, comme on le voit, ressemble à l'institu- tion des cap/aixs, qui fonctionne dans plusieurs établissements anglais, ainsi qu'à V Ecole des Roches. Les procédés peuvent ne pas être iden- tiques; mais ils tendent au même but, qui est de développer le sen- timent de la responsabilité chez l'enfant.

C'est encore des États-Unis que nous arrive l'écho suivant.

Un accident fut causé, dans le comté de Rochester, par un cheval qui s'était emballé sur le passage d'une automobile. On alla en justice. Le propriétaire de l'automobile, condamné en première instance, fît appel devant le juge de comté. Il vient d'être acquitté.

Et voici dans quels termes le juge apprécie l'afTaire qui était évo- quée devant lui :

« Si l'on avait l'idée de revenir aux méthodes primitives et de par- courir les rues de la cité avec un attelage de bœufs, comme on en voyait autrefois dans la prairie, chacun ne manquerait peut-être point de s'effrayer de ce convoi inusité, et cependant l'événement ne sau- rait donner lieu à une action.

« Les chevaux peuvent s'effrayer des modes de locomotion tombés en désuétude anciens ou modernes, mais ce sont des incidents avec lesquels il faut toujours compter quand on emploie des chevaux; y attacher une importance trop grande serait nuisible au progrès. Les automobiles, marchant à une allure modérée, peuvent effrayer les chevaux qui n'y sont pas habitués, mais il faut que les chevaux s'y habituent, et que le conducteur coure les risques inévitables pen- dant cette période d'accoutumance. »

Le jugement conclut ainsi :

« Les dangers accidentels résultant de l'emploi sur les grandes routes de ce mode de locomotion s'effacent devant les bénéfices per- manents et plus grands qui résultent, pour l'intérêt général, de l'a- doption d'instruments perfectionnés par la science et le génie de l'in- venteur. »

On ne reprochera pas à la justice américaine de ne pas se mettre au pas de son siècle. Pour le juge de Rochester, comme on le voit, la question du progrès prime tout. Ordre est donné au cheval de s'y habituer; mais la sentence, par-dessus la tête du cheval, vise l'homme, qui lui aussi se montre quelquefois rétif.

G. d'Azambuja.

.'(.82 LA SCIENCE SOCIALE.

VI. UN ROMAN SOCIAL

Sous ce titre L'Abdication, M. Gabriel d'Azambuja, notre rédacteur en chef, va publier un nouveau roman à thèse sociale.

Il s'agit des grands propriétaires ruraux c|ui, désertant leur fonc- tion naturelle, émigrent à Paris pour y mener une vie de désœuvre- ment et de plaisirs mondains.

Ces grands propriétaires font plus qu'émigrer : 'ûs abdiquent. Quels sont les résultats de cette abdication? C'est ce que Fauteur, en un récit l'analyse psychologique se fond avec l'observation sociale, et terminé d'une façon dramatique, s'est efforcé de montrer.

Le volume de M. d'Azambuja, qui est actuellement sous presse, paraîtra chez Delhomme et Briguet, 8;$, rue de Rennes, Paris. Prix : :) fr. 50.

VIL BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE

Histoire de la littérature française, des origines à nos jours, par

M. Petit de Jalleville, professeur à la Faculté des lettres de Paris. 1 vol. in-12, Masson et C''', Paris. Cette œuvre, très résumée, a le caractère d'un manuel classique, clair, bien divisé, sobre de dissertations, agréable- ment fourni de citations. L'auteur y mentionne les écrivains les plus ré- cents, ceux dont le succès vient de s'affirmer de nos jours.

Les assemblées politiques dans la Russie ancienne. Les Zembskié Sobors. Etude historique par M. Félix de Kocca. 1 vol. in-8", Larose. Paris. La Russie a eu quelque chose d'analogue à nos États généraux. Cette institution a fleuri au xvi" siècle et a ensuite disparu, ne pouvant sur- vivre aux circonstances accidentelles qui l'avaient fait éclore. Il y a donc une page curieuse d'histoire, et digne de frapper l'attention. Certains faits ouvrent un jour tout spécial sur Télat social de la Russie, qui a évolué si différemment des autres nations.

L'assurance contre le chômage, par M. Georges Denjean, ancien élève de l'École Centrale, docteur es sciences politiques et économiques. i vol. in-8°, Guillaumin, Paris. L'auteur de cet ouvrage étudie les divers moyens proposés ou essayés pour combattre le chômage involontaire : droit au tra- vail, assistance par Iq travail, assurances de divers types, publiques et pri- vées. Il passe en revue les institutions et les législations des différents pays, les combinaisons expérimentées dans les grands ateliers les plus célèbres, et conclut en proposant un système d'après lequel l'ouvrier, le patron et l'État seraient mis à contribution pour faire fonctionner des caisses d'as- surance obligatoire.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 483

Le marxisme et son critique Bernstein, par Karl Katusky ; traduction de M. Martin Leray. P. V. Stock, Paris. L'écrivain allemand Fiernstein? dans un ouvrage qui a fait beaucoup de bruit, s'est écarté de la pure doc- trine marxiste et a préconisé l'alliance du parti socialiste avec les partis libéraux bourgeois.

M. Katusky réfute l'opinion de Bernstein et défend contre ce dernier l'in- tégrité des idées marxistes. Son livre se subdivise comme il suiL : la méthode, le programme, la tactique.

L'ordre social et ses bases naturelles. Esquisse d'une Anthroposo- ciologie, par 0. Amman; traduction de H. MufFong, professeur agrégé au lycée de Saint-Brieuc. Albert Fontemoing, Paris. L'auteur de ce livre analyse, selon ses idées philosophiques et anthropologiques, les éléments de la société. 11 attache une grande importance à l'hérédité, à la sélection, à tout ce qui constitue la « race physique ». Il préconise diverses réformes pour l'amélioration des races ouvrières. Il repousse le socialisme, mais se déclare partisan d'une réforme agraire, et conclut en disant que les classes dirigeantes doivent avant tout patronner les paysans.

Pour devenir avocat (l). Sous ce titre a paru depuis peu un tout

petit volume de 187 pages de nature à intéresser nos lecteurs.

Dans les divers chapitres fort spirituellement tournés de son ouvrage, M. René Lafon se place successivement à deux points de vue ; Théoriquement, que se plaît-on à espérer de l'exercice delà profession? Pratiquement, comment la profession réalise-t elle ces promesses?

On le voit, le but poursuivi dans cette étude est d'observer en fait ce que c'est que la profession d'avocat.

Ce point de \ne d'observation, fort voisin du nôtre, fournit à l'auteur l'occa- sion d'une série de petits tableaux très mouvementés, présentant en raccourci les diverses étapes de la carrière : l'école de droit d'abord : cours et exa- mens; l'élude d'avoué et l'apprentissage de la procédure; le stage et l'ap- prentissage de la profession ; la dialectique juridique et la conférence des avocats; les règles professionnelles et leurs interprétations idéalistes parles an- ciens; rapports théoriques de l'avocat et de la clientèle; lieux communs di- thyrambiques sur la noble profession.

Sourdines à trop d'enthousiasme; exercice de la profession pour le débu tant qui ne peut guère attendre; être ou ne pas être; comment concilier la rigueur théorique des règles professionnelles, et le fait pratique de trouver à se procurer des affaires; quelques tendances révolutionnaires au sein d'une minorité du conseil de l'ordre (notamment sur les questions du mandat, des honoraires, du traité à forfait), etc.

Citons un fragment de la conclusion : « Tu me demandes de conclure, lec- teur : je t'ai dit ce qui est; conclus toi-même...

(1) Paris. Remwald, Schleclier, 1 vol. in-18.

48 i LA SCIENCE SOCIALE.

« Tant que subsistera l'ordre social actuel, et tant qu'il y aura des avocats, '( ne songe pas à venir en grossir le nombre, à moins que tu n'aies : de « quoi vivre d'abord, deux ou trois avocats, autant de notaires, autant « d'huissiers, autant d'agents d'affaires pour l'envoyer les dossiers, ^oms les « dossiers dont ils disposent, et la clientèle assurée de quelques grandes so- « ciétés, compagnies ou administrations à la tête d'un contentieux respec- « table... « Sinon va chercher fortune ailleurs, audacieux jeune homme. » Peut-être jugera-t-on par cet extrait du ton général du livre, d'une lec- ture fort suggestive. P. I.

Sous le titre Questions pratiques de législation ouvrière et d'écono- mie sociale, \ieni de paraître une nouvelle revue, dirigée par MM. Paul Pic, professeur de législation industrielle à la Faculté de droit de Lyon et Justin Godart, docteur en droit, professeur d'économie poli- tique à la Marlinière.

La Revue a pour but d'enregistrer tout ce qui a trait à la législa- tion ouvrière et de signaler tout ce qui se fait dans le monde du tra- vail en vue d'améliorer la situation de l'ouvrier. Elle procédera éga- lement à des enquêtes sociales.

Le Directeur Gérant : Edmond Demolins.

TYPOGRAPHIE FIUMIN-DIDOT ET C". PARIS

QUESTIONS DU JOUR

LE PERIL JAUNE

A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT

Cinq ans sont écoulés depuis que la Chine, vaincue par le Ja- pon, a signé le traité de Shimonosaki, par lequel de nouveaux ports ont été ouverts au commerce étranger et de nouveaux droits conférés aux Occidentaux désireux de s'établir en Chine, notam- ment celui de naviguer sur les fleuves et de créer des établisse- ments industriels dans l'intérieur. On peut dire que, depuis lors, la « question d'Extrême-Orient » a pris une face nouvelle, et que les événements, dans cette région du globe, ont marché d'une allure accélérée. C'est ce qu'a fort bien vu M. Pierre Leroy-Beaulieu qui, au retour d'un voyage en Sibérie, au Japon et en Chine, publie un intéressant volume : la Rénovation de CAsie (1).

C'est au milieu de transformations et de secousses inusitées que la fin du xix'^ siècle va sonner pour ces trois pays. La Sibérie, qui s'est étendue vers le Sud par l'extension de la puissance russe dans une partie des steppes de Asie centrale et dans la Mandchourie du Nord, va devenir une « route » de pre- mier ordre avec la prochaine inauguration du chemin de fer trans-

(1) Armand Colin, Paris.

T. XXIX. 33

486 LA SCIENCE SOCIALE.

sibérien. Le Japon, en trente ans, a fait peau neuve, et a revêtu la physionomie extérieure d'un Etat européen. La Chine est restée à peu près la même intérieurement ; mais, ce qui a surtout changé, c'est sa situation vis-à-vis des races occidentales, fortement éta- blies désormais sur plusieurs points de ses rivages et disposées à exploiter le plus tôt possible les ressources de l'intérieur.

C'est vers la Chine, principalement, que se tournent les convoi- tises européennes. Le pays est vaste, il est peuplé, il est relative- ment riche, et renferme des mines que les Chinois n'ont jamais songé à mettre en valeur. Ce pays, non seulement on peut en tirer beaucoup, mais on peut y placer beaucoup. Il y a, dans l'énorme masse de la population chinoise, un pouvoir de consom- mat/ion qui fait entrevoir des débouchés magnifiques aux indus- triels de l'Occident.

La question chinoise, dans ces derniers temps, n'était pas à l'état aigu. Elle restait à l'état chronique. La lecture des jour- naux nous apprenait de temps à autre que l'Angleterre, que la Russie, que lAllemagne, que la France avaient demandé et obtenu des enclaves territoriales situées au bord de la mer, et cédées « à bail » admirez l'ingéniosité de la langue diplomatique ! parle gouvernement chinois; que l'Italie avait fait des démar- ches dans le même sens; que l'influence russe ou que riiifluence britannique prédominait à la cour de Pékin ; que la cession de tel projet de chemin de fer était vivement disputée par les socié- tés financières de diverses nations ; que tel mandarin partisan de réformes était en faveur ou en disgrâce, que l'empereur avait rendu un édit en faveur des missionnaires, mais que d'autre part quelques centaines de chrétiens avaient été massacrés par des fanatiques peu dociles aux édits impériaux. Nous étions donc tenus en haleine, sans avoir à enregistrer toutefois des événe- ments (( sensationnels ». Mais voilà que l'insurrection des Boxers prend des proportions inquiétantes, et oblige les gouvernements civilisés à faire débarquer des troupes. Il y a une situation sur laquelle nous devons, comme les autres, ouvrir sérieusement les yeux.

LE l'HRIL JAUNE. 487

C'est donc le moment de reparler un peu du « péril jaune ». Non pas certes que M. Pierre Leroy-Beaulieu soit de ceux; qui s'a- larment de ce péril. Au contraire. Les observations du jeune économiste peuvent aider l'Europe à se rassurer. L'écrivain a vu de près les Chinois, et il ne les a pas trouvés redoutables. Ce qui est plus redoutable^ c'est la concurrence des puissances euro- péennes autour de ce grand empire en décomposition. Néanmoins l'idée du « péril jaune » est loin d'être évanouie dans les esprits. Profitons de l'occasion pour examiner et peser les divers motifs qui peuvent nous inciter à craindre. Le meilleur moyen de se guérir de la peur des fantômes est encore d'aller vers eux et de les regarder de près.

Notons tout d'abord que le fantôme est double. On se repré- sente le péril jaune sous deux aspects : l'aspect militaire et l'as- pect économique. On le transporte sur le champ de bataille, ou sur le marché du travail. Pour les uns, la masse chinoise est une pépinière éventuelle d'envahisseurs armés, invincibles par leur nombre, contre lesquels ne tiendraient pas les forces des États européens. Pour les autres, la môme masse constitue une fourmi- lière de travailleurs trop peu exigeants, qui, une fois dispersés à la surface du globe, accepteront partout de faibles salaires et rui- neront ainsi, par leur concurrence, les ouvriers de l'Occident. Ce serait Finvasion pacifique au lieu de l'invasion belliqueuse, mais le « péril », en définitive, ne serait pas moins effrayant.

L'Occident a-t-il des chances d'être conquis militairement par les Chinois? Beaucoup le craignent pour un seul motif: la masse énorme de la population chinoise. Depuis cinq ans, il en est qui le craignent pour un motif nouveau : l'exemple donné par le Ja- pon. En peu d'années, ce pays s'est constitué une armée et une marine de guerre formidables, et M. Pierre Leroy-Beaulieu incline à penser que, si la France, l'Allemagne et la Russie n'étaient in- tervenues en 1895 en faveur de la Chine, c'est une dynastie japo- naise qui régnerait actuellement à Pékin. Les troupes japonaises se sont comportées comme des troupes européennes. La ressem- blance ne se bornait pas à l'armement; elle s'étendait aux ma-

488 l'A SCIENCE SOCIALE,

nœuvres stratégiques et à la discipline. Les diplomates, dont le devoir professionnel est pourtant d'être renseignés, furent les pre- miers à tomber dans la plus profonde stupéfaction. Ils avaient cru que les Japonais seraient jetés à la mer. Ils furent obligés d'im- proviser une triple alliance pour les empêcher de conquérir le pays. Sur quoi certaines personnes raisonnent ainsi : puisque le Japon, pays de quarante millions d'âmes, a pu, en un quart de siècle, former une redoutable armée, pourquoi la Chine, pays de trois ou quatre cents millions d'âmes, ne pourrait-elle, si elle s'y met aussi, organiser une armée de même genre, huit ou dix fois supérieure en nombre â celle du Japon, capable par conséquent d'envahir et de subjuguer l'Europe? Chinois et Japonais ne sont- ils pas frères, ou tout au moins cousins? Ce qu'un pays a fait, l'au- tre ne peut-il pas le faire, surtout maintenant que la Chine a être aiguillonnée par sa défaite, et que lanécessitéde se constituer de vraies forces militaires a être démontrée à ses gouvernants.

Un argument, tiré d'une qualité du peuple chinois, vient à l'appui de cette thèse. Le Chinois craint peu la mort. Il se suicide avec une facilité extraordinaire. Il se laisse tuer, et même torturer, avec bien moins de protestations qu'un Européen. N'est-ce pas une excellente formation pour des gens que l'on veut mener au combat? Des soldats qui n'ont pas peur de mourir! Mais la théorie nous dit immédiatement que c'est l'armée invincible par excellence. Eh bien! la théorie a tort. La preuve, c'est que les soldats chinois, en présence des Japonais, prenaient résolument la fuite. « Il faut ajouter, dit M. Pierre Leroy-Beaulieu, que ce sont toujours les mandarins militaires, les officiers, qui donnent le signal dusauve-qui-peut. (1) » On peut donc ne pas trop craindre la mort, et craindre beaucoup la bataille. C'est un fait, et il faut s'incliner devant les faits.

Dans l'ensemble, la population de la Chine est pacifique, à l'in- verse de celle du Japon, qui comprend une classe vraiment guerrière. Le Japon possède de temps immémorial sa nombreuse

(1) La Rcnovalion de l'Asie, p. 380.

•.lî

LE PÉRIL JAUNE. 489

aristocratie des Samouraïs, qui n'est pas sans analog-ie impar- faite d'ailleurs avec notre chevalerie du moyen âge. En Chine, les mandarins militaires se recrutent par des examens et sont fort méprisés de leurs collègues civils. Les deux peuples, à ce point de vue, sont dotés d'institutions radicalement différentes. Le Chinois de la classe inférieure est un petit cultivateur tran- quille, minutieux, poli et rusé. Le Chinois de la classe supérieure est un lettré, déformé par une instruction exclusivement philoso- phique, pétri d'orgueil et de corruption. M. Pierre Leroy-Beaulieu pense que le premier, convenablement dressé, pourrait faire un bon soldat ; mais le second, à coup sûr, n'est pas taillé pour faire un officier. Si donc le Chinois reçoit quelque jour une impulsion militaire, il ne la recevra pas d'autres Chinois. En fait, la Chine, lorsqu'elle a eu affaire à de sérieux ennemis, a mieux aimé se laisser conquérir qu'opposer une vigoureuse résistance. La grande muraille elle -même, si elle témoigne d'une belle patience, prouve aussi une certaine horreur pour les « rencontres » à main armée. C'est l'état d'âme diamétralement opposé à celui des Spartiates dont les magistrats ne voulurent jamais entourer leur ville de remparts, parce qu'ils redoutaient d'occasionner par un affaiblissement de l'esprit militaire chez les défenseurs de la cité.

Il est donc absolument improbable que la Chine tente pour son propre compte le gigantesque effort militaire du Japon. Si elle le tentait, l'absence d'une classe dirigeante militaire frapperait la tentative de stérilité. Nous ne parlons pasdes difficultés financières, et aussi de la surveillance des puissances qui ont bien pu laisser le Japon se réorganiser militairement, mais qui, instruites par cet exemple, sauraient mettre obstacle à toute velléité d'armement qui leur, paraîtrait menaçante. L'Europe a désormais en Chine trop d'observatoires et de citadelles pour qu'une entreprise de ce genre ne soit pas arrêtée dès le début.

Nous voilà tranquillisés du côté de l'invasion guerrière. Mais il est plus d'une catégorie d'envahisseurs, et, à vrai dire, c'est le côté

400 LA SCIENCE SOCIALE.

économique des choses qui frappe le plus ceux qui se préoccupent aujourd'hui du péril chinois. Ce petit cultivateur, qui plante son riz grain par grain, et fait rendre à un minuscule lopin de terre le maximum de production qu'on peut en tirer, devient assez fa- cilement un ouvrier d'usine, ouvrier obéissant, laborieux, dura la peine, acceptant sans rechigner des besognes viles, répu- gnantes; avec cela, sobre et économe, et se contentant d'un salaire qui semblerait dérisoire à nos ouvriers occidentaux. Déjà, dans les « concessions européennes » et surtout à Shang-haï, des filatures s'élèvent, qui occupentdes milliers d'ouvrières indigènes. (( En trois ans à peine (après le traité de Shimonosaki) surgit à Sang-haï tout un faubourg industriel occupé par neuf grandes fabriques de coton, qui comptaient déjà 290.000 broches au dé- but de 1898 et qui devaient en avoir bientôt 100.000 de plus, et trente filatures de soie avec iOO bassines, chiffre qui ne tardera pas à être doublé (1). » Or, le salaire moyen d'une ouvrière fileuse est de 90 centimes environ. On emploie des fillettes, qui gagnent de 12 à 15 centimes par jour. Notons que ces salaires sont en augmentation sur les salaires anciens. Quant aux tra- vailleurs masculins, ils sont payés en proportion.

Étant donné le bon marché de la main-d'œuvre, le calcul à faire est très simple, et plusieurs capitalistes (anglais surtout) l'ont déjà fait. Ils ont transporté leurs entreprises en Chine et font travailler des ouvriers chinois au lieu de faire travailler les ouvriers européens qu'ils auraient employés s'ils n'étaient pas allés se fixer en Chine. Autant de perdu pour la main-d'œuvre européenne. Du reste, l'ouvrier chinois n'ignore pas qu'il y a beaucoup à gagner pour lui dans les pays occupés par les blancs, et les ouvriers gagnent de forts salaires. Il s'expatrie donc, et va chercher du travail ailleurs. On en trouve dans l'Indo-Chine, enMalaisie, aux Philippines, et enfin sur tous les rivages occiden- taux de l'Amérique. Là, comme on le sait, un formidable choc social s'est produit. L'ouvrier qui accepte les salaires les plus

(1) La Rénovation de l'Asie, p. 401

LE PÉRIL JALNK. Wl

bas s'est heurté à l'ouvrier qui exige les salaires les plus hauts, et, de ce choc, les États-Unis ont vu éclater la question chinoise, qui, pour le moment, s'est à peu près résolue par l'expulsion des Chinois.

Mais la violence est-elle une solution? Peut-on enrayer une émigration que facilitera de plus en plus, dans l'avenir, le dé- veloppement des moyens de transport, une émigration qui pourra sans doute déplaire aux ouvriers blancs, mais que les patrons blancs, eux, auront intérêt à favoriser, puisqu'elle tend à leur procurer une économie de main-d'œuvre? Telle est, en fin de compte, la face économique du « péril jaune », et nous con- venons que ce danger-là est plus sérieux, plus digne d'être « pris en considération » que le danger militaire. Toutefois, encore, les fails observés par M. Pierre Leroy-Beaulieu donnent à penser que les craintes sont exagérées.

En effet, le Chinois se contente d'un salaire inférieur; mais, à mesure qu'il se trouve dans un milieu plus riche, il est porté à se donner plus de confortable, à élever son standard of life^ selon le terme anglo-saxon. Le résultat, c'est que les salaires s'élèvent, et nous avons vu qu'à Shang-haï ils se sont déjà élevés. Au Japon, cette élévation de salaires a été beaucoup plus sen- sible, et les industries qui se fondent en Extrême-Orient doivent tenir compte de cette tendance de la main-d'œuvre à renchérir très rapidement. Ce seul fait est de nature à ralentir notablement l'expansion de l'industrie européenne sur le sol chinois. Sans doute, même relevés, ces salaires demeurent très bas, et la diffé- rence persiste entre ce que reçoit l'ouvrier chinois et ce que réclame l'ouvrier anglais ou français. Seulement, cette différence, à mesure que les points de contact deviennent plus nombreux entre les races, va en diminuant. Le « péril jaune « se trouve donc amoindri d'autant. Mais ce n'est pas tout.

Une différence de salaire ne suffit pas pour menacer d'une éviction prochaine la masse des ouvriers bien payés au profit des ouvriers mal payés. Toutes les industries ne peuvent pas se transporter en Chine, pour une foule de raisons qu'il est facile de

492 LA SCIENCE SOCIALE.

conjecturer. Celles-là seules le peuvent avec succès dont les pro- duits, une fois manufacturés, s'écoulent en Chine même, ou qui tirent leur matière première de produits chinois. C'est déjà une limite. En outre, même pour ces industries privilégiées, il y a deâ aléas et des frais considérables. Les patrons se voient dans la nécessité de « former » leur personnel, de « créer » des débou- chés, d'inaugurer des rapports spéciaux avec des populations de mœurs tout fait différentes, d'affronter des difficultés inconnues ou mal connues, inhérentes au pays, et provenant de ces auto- rités locales dont les façons d'agir ont donné naissance au terme expressif de « chinoiserie », Sur le sol même des « concessions », l'Européen est libre et ne reconnaît d'autre autorité que son consul; mais, pour faire des affaires, il faut traiter avec r<( au- delà ». Il faut peut-être y aller soi-même, s'enfoncer dans l'in- térieur. Bref, monter une industrie en Chine est une œuvre in- téressante, susceptible d'atteindre une prospérité exceptionnelle ; mais cette œuvre ne peut convenir qu'aux tempéraments éner- giques et débrouillards. Or, ce n'est pas le cas de tout le monde, et c'est pourquoi, même chez les fabricants de soie qui prennent leur matière première en Chine, même chez les filateurs qui placent en Chine leur coton, beaucoup se trouvent bien en Europe et ne sont pas tentés de déménager.

D'autre part, si beaucoup de Chinois émigrent, tous ne peuvent pas émigrer. Les voyages coûtent cher, et, si quelque puissant patron veut faire venir des hommes jaunes, ce qui se passe dans certaines colonies, il y a la question des engagements qui com- plique aussitôt la chose. Il faut, quand on a payé à des ouvriers un voyage au long cours, pouvoir les garder pendant plusieurs années, sans quoi l'opération ne laisserait aucun bénéfice ; et cette circonstance suffit à paralyser la plupart de ceux qui vou- draient bien payer à leurs ouvriers des salaires inférieurs. On le voit donc, malgré l'expression proverbiale, les distances n'ont pas été supprimées. Le lieu continue à agir, soit par sa proxi- mité, soit par son éloignement, sur les combinaisons industrielles. Il passera du temps avant que l'on compte, dans le personnel de

LE PÉRIL JAUNE. 493

nos usines, des groupes sérieux d'ouvriers chinois. Si l'infiltra- tion de travailleurs jaunes parmi les travailleurs blancs finit par se produire, elle gardera son caractère dC infiltration sons prendre celui d'invasion, et nous allons voir tout à l'heure que, loin de constituer un danger, ces arrivages progressifs de nouveaux venus peuvent rendre service, dans l'avenir, aux populations de TOcci- dent.

N'y a-t-il donc rien à prendre, absolument rien, dans l'opinion de ceux qu'effraye le spectre du Chinois militaire, et faut-il op- poser une fin de non-recevoir pure et simple aux pressentiments de ceux qui voient déjà le monde envahi par le Chinois industriel? Nous ne le pensons pas, car, même dans les opinions que permet de réfuter la connaissance des lois sociales, il peut y avoir des faits positifs, dont l'interprétation seule est en défaut. Il n'est pas impossible de tirer quelque chose du Chinois au point de vue mihtaire. Il n'est pas impossible non plus que certains métiers ouvriers, en Europe, en Amérique, soient un jour exercés par des Chinois. Seulement, il n'y aura pas (( péril ». Il y aura « secours», et c'est cette conjecture que nous voudrions étayerpàr quelques faits.

Ceux qui gouvernent notre colonie indo-chinoise ont organisé, comme on le sait, des corps de tirailleurs annamites et tonkinois qui nous sont maintenant fort utiles. Le pays, dans une grande partie tout au moins, est peu propice aux Européens, surtout à des Européens obligés, comme les soldais, de faire de grandes marches et de supporter, dans des campements nécessairement peu confortables, les intempéries du climat. Encadrés par des officiers français, les indigènes de l'Annam et du Tonkin four- nissent donc de sérieuses forces militaires. Or, ces indigènes n'ont pas une formation sociale très différente du Chinois. Ce qu'on peut obtenir d'eux, on pourra l'obtenir du Chinois lorsque les circonstances permettront de donner à des recrues schinoise des cadres européens. Mais peut-on dire que ce temps est éloigné? Les puissances de l'Occident ne se sont pas partagé la Chine, mais elles ont inauguré avec le Céleste-Empire un genre

491 LA SCIENCE SOCIALE.

assez curieux de traité : celui qui consiste à faire promettre au gouvernement chinois de ne pas céder telle ou telle portion de son territoire à une nation autre que telle ou telle nation. C'est ce que l'on appelle les « sphères d'intérêt ». Tout le monde sait, au fond, ce que cela veut dire; mais on ménage l'orgueil du Fils du Ciel et des mandarins. On leur permet, selon le dicton chinois, de « sauver la face ».

Déjà, nous l'avons rappelé, indépendamment des villes mari- times où les Européens ont leurs « concessions » autonomes, quel- ques parcelles de territoire ont été cédées à quatre puissances européennes : la France, l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie. Sur ces domaines d'une superficie relativement étendue, les puis- sances ont le droit d'entretenir des troupes, et les Anglais, établis à ^Yeï-haï-\veï, ont immédiatement organisé quelques bataillons chinois, dirigés par des officiers britanniques. Or, ces bataillons viennent de faire leurs preuves. Une insurrection a éclaté der- nièrement contre les nouveaux occupants du sol. Les jeunes troupes ont marché au feu, et paraît-il, elles se sont bien comportées. Le fait tend à prouver que les Chinois, si peu enclins qu'ils soient au métier des armes, peuvent, à la condition d'être entraînés par des spécialistes européens, constituer des soldats passables. Dans le cas que nous venons de citer, la transformation de quel- ques centaines de Chinois en militaires a épargné la mobilisa- tion de quelques centaines de soldats anglais.

Or, on n'en a pas fini avec les insurrections. Quoique tran- quille par nature, le peuple chinois est facile à ameuter. Il suffit de heurter violemment les préjugés et les superstitions de la race le culte des ancêtres par exemple pour déter- miner des courants d'opinion très hostiles aux étrangers, et des agressions analogues à celles dont nos missionnaires sont si souvent victimes. Ces mouvements populaires sont d'ailleurs encouragés et excités par les lettrés,, qui joignent en Chine, au prestige des cultures intellectuelles, celui du métier de poli- ticien.

« Dans tout chef-lieu de district, dit M. Pierre Leroy-Beaulieu,

LE PÉRIL JAlNi:. «95

dans toute préfecture ou sous-préfecture, il se trouve toujours une masse de lettrés sans place, aigris et faméliques, exerçant souvent pour vivre les métiers les plus humbles, intimement mêlés à la vie du peuple, mais profondément respectés de lui et prêts à susciter des troubles contre les Européens et tout ce qui vient d'eux (1). » Pour ces lettrés, les Européens sont toujours des barbares. Qu'attendre de bon de gens qui ne lisent pas Con- fucius? Des troubles éclatent donc, et les Européens cherchent à se défendre. C'est sans doute le renouvellement d'incidents de ce genre qui déterminera, dans un avenir plus ou moins éloigné, le morcellement de la Chine. Chaque puissance importante prendra son morceau, et alors la nécessité de maintenir la sécurité amènera chacune d'entre elles à se constituer sur place une force armée coloniale. Les soldats chinois seront alors formés à l'eu- ropéenne. Seulement, la masse, la terrible masse, se trouvera distribuée entre plusieurs Etats européens. Ce qui ajoute à la vraisemblance de l'hypothèse, c'est que le sentiment patriotique n'existe pas parmi les Chinois. Ceux du Nord détestent ceux du Sud, et, en diverses circonstances, on a vu des provinces en lutte les unes contre les autres. encore se révèle une des différences capitales qui séparent le type chinois du type japonais. Au Japon, du Nord au Sud, règne un sentiment extrêmement vif de l'unité nationale. On pourra découper un jour la Chine par tranches. L'opération ne pourrait du moins sans d'extrêmes difficultés être tentée sur le Japon.

La Chine peut donc être considérée comme une réserve éven- tuelle de soldats, mais de soldats coloniaux, analogues à nos tirailleurs annamites, et répartis entre les futurs conquérants du Céleste-Empire. Certes, nous ne prétendons pas donner pour certitude ce qui n'est qu'hypothèse. L'avenir comporte trop d'éléments incertains pour que l'on se hasarde à prophétiser. Nous avons simplement voulu montrer, par quelques faits assez probants, que notre hypothèse était suffisamment scientifique.

(1) La Rénovation de l'Asie, p. i65.

496 LA SCIENCE SOCIALE.

Il en sera de même de celle qu'il nous reste à énoncer, touchant le rôle du travailleur chinois dans l'industrie de l'avenir.

On peut constater en France, pour ne citer que notre pays, une certaine difficulté à recruter le personnel nécessaire à certains mé- tiers infimes, rebutants, malsains, malpropres. De même, c'est une vérité universellement admise que, plus on va, plus il est difficile de se faire servir. La domesticité se fait rare, coûteuse, exigeante. Sur plusieurs points de notre pays, ces difficultés sont résolues par une forte immigration de travailleurs étrangers, et tout par- ticulièrement d'Italiens.

A certaines époques, la question des ouvriers italiens a produit à Marseille, en petit, des effets semblables à ceux que produisait en Californie la question des ouvriers chinois. La vérité, c'est que si, dans certains métiers, l'ouvrier italien, porté à se con- tenter d'un salaire inférieur, tend à supplanter l'ouvrier français malgré celui-ci, il est d'autres métiers que l'ouvrier français lui abandonne spontanément. Un exemple nous vient à l'esprit : celui des nettoyeurs de chaudières dans les innomlirables savon- neries de Marseille. Ces nettoyeurs de chaudières sont tous ou presque tous italiens, parce qu'on ne trouve pas d'ouvriers fran- çais disposés à pratiquer cette peu ragoûtante opération.

Mais, si l'on peut noter, à ce point de vue, une différence entre le travailleur italien et le travailleur français, il est bien certain que la différence est plus grande encore si l'on met en parallèle l'ouvrier français et l'ouvrier chinois. Celui-ci est un ouvrier encore plus complaisant, s'il est possible. De plus, il faut dis- tinguer entre Italiens et Italiens. Certains de ceux-ci représentent un type relativement supérieur, et se soucient médiocrement des besognes répugnantes. D'autres sont avant tout enclins au far niente, et, que la besogne soit noble ou vile, leur principe ■est de ne l'accepter que lorsqu'ils ne peuvent pas faire autre- ment. La réserve de travailleurs que contient l'Italie n'est donc pas illimitée, et, surtout si l'industrie continue à se développer en Occident comme elle le fait à l'heure actuelle, les bras peu-

-i&

LE PÉRIL JAUNE. 497

vent finir par manquer pour les tâches absolument inférieures. Ce sera le moment d'avoir recours à l'immigration de travail- leurs appartenant à une formation sociale inférieure, tels que le coolie indien, et le Chinois. Mais il ne s'agit, comme on le voit, ni d'aujourd'hui ni de demain. Notre hypothèse envisage l'époque où, les communications étant devenues de plus en plus fré- quentes entre les peuples, la « division du travail )> pourra faire surgir, sur une plus large échelle, les phénomènes de sélection et de groupement qu'elle occasionne déjà, dans nos principales régions industrielles, sur une échelle de moindre étendue.

On pourra s'adresser en Chine pour avoir des nettoyeurs de chaudière, des vidangeurs, des hommes de peine, des égoutiers, des balayeurs. On pourra s'y adresser également pour avoir des domestiques. Nul nignore que la difficulté de recruter ces derniers défraye en grande partie la conversation des maîtresses de maison. Certains pays ne produisent plus du tout le domestique. Certains pays le produisent encore, mais l'offre tend à être submergée par la demande. En Amérique, on a le nègre. En Angleterre, on a l'Ir- landais. Nous avons le Breton et le montagnard des Alpes, des Pyré- nées, du plateau central. La Suisse et l'Italie sont mises à contri- bution. Et pourtant les domestiques se sentent de plus en plus « maîtres de la situation ». Ils savent confusément que le progrès du bien-être accroît le nombre des gens qui veulent avoir des do- mestiques, au lieu que rien n'accroît la superficie des régions qui produiront cette denrée humaine. Leurs prétentions s'élèvent en conséquence, et, si le mouvement continue, le moment arrivera les maîtres les plus avisés et les plus entreprenants jetteront les yeux vers l'Extrême-Orient. Le Chinois c'est une observation qui a été faite bien des fois a des qualités et des défauts de do- mestique. Il est humble, docile, poli, obséquieux même, soi- gneux dans ce qu'il fait, empressé à vous rendre de petits services. Après cela, qu'il soit menteur et corrompu, qu'il soit enclin à « faire danser Tanse du panier », cela n'est pas pour effaroucher les neuf dixièmes des maîtres et des maltresses de maison, qui savent à quoi s'en tenir sur leur domesticité actuelle. En fait, les

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Chinois sont employés comme domestiques par beaucoup d'Eu- ropéens étaijlis dans rExtrême-Orient, et aussi sur les paquebots des Messageries Maritimes; et Ton se montre, dans Tensemble, assez satisfait de leurs services. Il suffirait donc que la différence devint très forte entre les gages d'un domestique européen et les gages d'un domestique chinois, pour déterminer, soit de nom- breux Chinois à venir chercher du service en Europe, soit des particuliers ou des placeurs à provoquer cette émigration.

On dira que la condition des ouvriers occidentaux peut s'en trouver tout de même assez diminuée ; car nombre d'immigrants peuvent ne pas se borner aux métiers dédaignés par la race supé- rieure et afficher d'autres ambitions. C'est possible, mais la com- pensation est tout indiquée. La loi que nous observons est double. Plus nous allons, d'une part, plus le besoin d'ouvriers inférieurs se fait sentir en Occident; mais plus nous allons, d'autre part, plus le besoin d'ouvriers supérieurs se fait sentir en Orient. Ces manu- factures dont nous parlions tout à l'heure, et que de hardis in- dustriels sont en train de fonder, soit à Shang-haï, soit dans les autres ports ouverts au commerce occidental, ne peuvent s'im- proviser avec un personnel purement chinois. Le fondateur doit amener ou faire venir d'Europe des contremaîtres, des ouvriers délite, qui sont à la masse des travailleurs jaunes ce que nos of- ficiers et nos sous-officiers blancs sont aux tirailleurs annamites. Or, le nombre de ces manufactures est encore des plus restreints dans le Céleste-Empire. Qu'adviendra-t-il quand elles se seront multipHées? Qu'adviendra-t-il quand les mines et les chemins de fer, se mettant de la partie, créeront aussi des « places à prendre » pour de bons mécaniciens et des ouvriers instruits, connaissant bien la technique du métier? Il adviendra que la Chine fournira de l'ouvrage à de nombreux ouvriers occidentaux, recrutés parmi les meilleurs. Quelles que soient en effet les qualités du travail- leur chinois^ il lui manque toujours, surtout lorsqu'il s'agit de mettre en branle des machines compliquées ou de procéder à des manipulations impliquant chez l'opérateur certaines notions scientifiques, ces aptitudes supérieures qui distinguent nos bons

LE PÉRIL JAUNE. 499

ouvriers, et que nos écoles d'Arts et Métiers s'efTorcent de déve- lopper tout spécialement. Même en Europe, en des pays comme l'Espagne, oii les populations se ressentent davantage d'un con7 tact séculaire avec des races énergiques et entreprenantes, nous voyons que les industriels français qui créent des usines ont soin on nous en citait récemment des exemples d'emmener avec eux quelques ouvriers de leur pays, en vue d'en faire, pour ainsi dire, le levain qui doit soulever la pâte. Ce qui est nécessaire avec des ouvriers espagnols Test davantage avec des ouvriers chinois, encore plus arriérés, et plus fortement rivés au passé par les liens de la tradition.

Une expérience de physique élémentaire nous fait voir que, lorsqu'on établit une communication entre deux pièces de tem- pératures différentes, un double courant s'établit aussitôt : un courant d'air froid va de la pièce froide dans la pièce chaude, et rase le sol ; un courant d'air chaud va de la pièce chaude dans la pièce froide, et se maintient près du plafond. Des effets ana- logues tendent à se produire entre deux sociétés, l'une avancée, l'autre arriérée au point de vue de la civilisation, lorsque les obstacles et les barrières qui les séparaient l'une de l'autre tombent ou s'abaissent peu à peu. Parfois, sans doute, le phénomène peut prendre des formes violentes, guerrières, fâcheuses â divers points de vue pour l'humanité. Mais, en d'autres cas, les choses peuvent se passer pacifiquement, et chaque société bénéficie alors de ce qu'elle emprunte à l'autre. La Chine est probable- ment une immense réserve de travailleurs faciles et accommo- dants, aptes à se charger des besognes inférieures auxquelles l'ouvrier occidental cherche à se soustraire de plus en plus. L'Oc- cident, d'autre part et nous entendons par Occident les sociétés les plus avancées de l'Europe et de l'Amérique peut être con- sidéré comme une grande école d'Arts et Métiers d'où provient une surabondance d'ouvriers d'élite, aptes à servir d'élément initia- teur et organisateur dans l'industrie chinoise. Si la chose peut se faire sans heurt, sans secousse, les nations de l'Occident y ga- gneront autant que la Chine, et l'ensemble de l'humanité aura

500 LA SCIENCE SOCIALE.

réalisé un notable progrès. Si des heurts se produisent, si le sang coule, si des milliards d'argent et des milliers de vies humaines doivent périr avant qu'une combinaison définitive ait prédominé, ce sera un grand malheur sans doute, et le progrès se trouvera retardé; mais il n'en reprendra pas moins son cours, l'orage une fois dissipé.

G. D'AZAMBUJA.

LA FABRIQUE LYONNAISE

I '

LE TYPE ACTUEL

II. LA CONSOMMATION DU FIL DE SOIE (1).

Nous avons étudié les opérations qui transforment la matière soyeuse brute en fil, ou, pour employer le lang-age technique, la production du fil de soie; entrons dans la seconde série des in- dustries de la soie, la consommation du fil.

Le passage d'une série à l'autre, n'est pas, comme il pourrait sembler, d'une simplicité enfantine. Nous essaierons, en étudiant l'organisation de la place de Lyon, qui fut, pendant trente ans, le premier marché soyeux du monde, de montrer les principales difficultés du commerce des soies. Pour le moment, contentons- nous de quelques observations.

La soie, substance très hygrométrique, peut, sans qu'il y pa- raisse, se charger de 20 à 40 0/0 de son poids d'eau. L'acheteur, s'il n'y prenait garde, ferait souvent un marché de dupe. Croyant se procurer un kilogramme de matière première, il en achèterait en réalité 600 grammes. La soie a valu longtemps 100 fr. le kilogramme. Perte sèche pour l'acheteur, 40 fr.

(1) Voir la livraison précédente. Quelques fautes d'impression se sont glissées dans notre premier article. Relevons les principales : p. 399, Gonaje pour Jonage; même page, œuvre pour œuvres; p. i02, en Suède pour en Inde; p. 'i09, ir).à; pour TTÀà?; p. 417 (note) pour flottes au lieu deparfloltes; p. 416, note, août 1899 pour août 1894. Lelecteur, nous l'espérons, a fait lui-même justice des plus grosses coquil- les. Les vers à soie sauvages de la Suède seraient le clou de l'Exposition !

T. XXIX. ' 34

502 LA SCIENCE SOCIALE.

Au contraire, par les temps secs, c'est le vendeur qui ferait un marché de dupe. Il s'imaginerait qu'il se défait de la môme quan- tité de soie que son camarade, lequel a négocié sa marchandise un jour de grand brouillard; en réalité, il vendrait 300 à 350 gr. de plus.

Un arrangement devait intervenir entre vendeurs et acheteurs. Après de longs tâtonnements, voici celui auquel les deux parties se sont arrêtées.

Un certain nombre d'échantillons, prélevés dans le lot de soie à négocier, sont soumis à la dessiccation complète. On note leur poids hrut avant l'opération, et leur poids absolu après. Une simple règle de trois donne le poids absolu du ballot.

Ajoutez y 11 0/0, quantité d'eau dont la soie est censée chargée en temps normal, et vous aurez le poids marchand qui servira de base aux transactions.

Cette opération est le conditionnement; les établissements elle s'efiectue se nomment conditions. Nous reviendrons sur la condition de Lyon, le modèle du genre.

Outre le degré de saturation du fil soyeux, l'acheteur a intérêt à en connaître le titre dont nous avons indiqué le mode de déter- mination. Il peut désirer savoir quelle est sa ténacité, poids que le fil supporte sans se rompre, son élasticité, quantité dont il peut allonger sans se briser. Un même appareil, le .se>zmè/re, permet la constatation aisée de ces deux derniers caractères.

Enfin la moulinée, avant d'être prise en livraison, est soumise à un décreusage d'essai, pour reconnaître si le moulinier n'a pas ajouté de substances étrangères au fil écru. L'épreuve est impor- tante. Quand le taux normal de grès est dépassé, taux à peu près constant pour une catégorie et provenance d^' ouvrée, l'acheteur a droit à une indemnité équivalente au surplus.

La première manipulation que reçoit le fil de soie, en entrant dans la consommation, est le mettage en 7nains.

L'ouvrière examine les flottes, les répartit par grosseurs, en réunit un certain nombre en une pantime et groupe les pantimes en une masse dite main.

Cette opération secondaire a son intérêt, comme thermomètre

LA FABRIQUE LYONNAISE. 503

de la prospérité d'une fabrique (1). Quand le mettage en mains s'arrête, c'est preuve que la consommation a un gros stock d'a- vance; il est donc vraisemblable que la fabrication se ralentit; ou bien, c'est que la consommation a des raisons d'alléger sa provi- sion, ce qui se produit, par exemple, lors d'une hausse persistante sur la matière première.

En novembre dernier, les metteuses en main lyonnaises, qui ont généralement six balles d'avance, n'en avaient plus que deux, La fabrique, après une hausse continue, escomptait la baisse de la matière soyeuse, baisse qui s'est fait longtemps attendre.

La soie en mains est envoyée au teinturier, avec indication de la couleur et de Xii charge et une de ces trois désignations : à tein- dre en cru, en souple, en cuit.

La soie teinte en cru ne subit aucun décreusage, la soie souple est soumise à un décreusage partiel, la soie en cuit à un décreu- sage total.

Décreuser, c'est attaquer le fil écru par une solution bouillante de savon, qui dépouille la fibroïne du grès.

La teinture est un art de plus en plus compliqué. Le teinturier, dit M. Pariset, doit être un savant doublé d'un praticien. Il faut qu'il soit à même d'appliquer toutes les découvertes de la chi- mie, et de suivre, voire de solliciter les progrès de la mécanique.

Jadis, on teignait à la main. Aujourd'hui, naturellement, d'in- génieuses machines remplacent les bras qui plongeaient et re- tournaient les flottes, les traînaient avec des bâtons dans des bains colorants, etc..

La charge a pour but d'augmenter le poids du textile, de faire des étoffes plus lourdes, plus épaisses, plus avantageuses au tou- cher. On charge, soit avec des substances organiques, soit avec des matières minérales, surtout des sels de plomb et d'étain.

Qui se douterait que la gracieuse industrie de la soie absorbe des saumons d'étain, et que le prix du grossier métal exerce une répercussion sur la valeur des plus brillantes étoffes?

(1) Malheureusement pour la justesse du thermomètre, le mettage en mains cesse d'être une profession pour devenir une fonction que chaque patron fait exécuter à son compte par des ouvrières de sa maison.

304 LA SCIENCE SOCIALE.

C'est la soie noire qui reçoit la charg-e la plus forte, la trame 200 à 300 % , la chaîne 20 à 30 % . Un tissu de soie noire, même sortant d'une maison qui se respecte, ne contient guère plus de la moitié de pure fibroïne.

L'abus de la charge s'est aggravé pendant la grande cherté de la matière soyeuse; mais, comme toujours, l'efl'et a survécu à la cause, et la baisse de la soie n'a pas entraîné celle de la fâcheuse pratique.

Celle-ci, soit dit à l'excuse de nos teinturiers modernes, n'est spéciale ni à un temps ni à un lieu. Certaines maisons chinoises annoncent à grand fracas que leurs soies sont pures de sucre, de riz, de lout ingrédient étranger au noble fil. Et il s'agit de soies écrues^ n'ayant reçu aucune teinture.

Preuve qu'en ces parages lointains, on charge à la filature et au moulinage. D'ailleurs, nous venons de le voir, pareille fraude se constate sur les ouvrées françaises. Le fil soyeux est accommo- dant ; il absorbe tout ce dont on le gorge. Il est si tentant de com- muer le plomb vil en or pur! Mais passons; les mouliniers fran- çais, depuis quelque années, sont gens trop intéressants.

Aussi bien, toute charge n'est pas forcément nocive. La charge végétale, Yengallage, est nécessaire pour donner à une étoffe de la souplesse, du brillant, de la main.

La clientèle refuserait d'instinct un tissu non engallé.

La soie, teinte, remise en mains, va au dévidage.

La flotte à dévider, placée sur un guindre (1) ou une tavelle, est enroulée sur des bobines ou roquets.

Jadis l'ouvrière ne dévidait qu'un écheveau. Au xviii^ siècle, on confia à la même personne la surveillance de quatre guin- dres. Au xix^ apparut la machine à dévider classique, la table ronde à douze guindres avec pédale unique mue par la dévi- deuse, appareil que supplante aujourd'hui le dévidoir méca- nique.

Le dévidage exige de l'ouvrière un long apprentissage et une grande dextérité de main.

(1) Appareil formé de deux cylindres superposés. Le supérieur est le chapeau. Pour le mot tavelle, voir p. 417.

LA FABRIQUE LYONNAISE. 505

Plus on réunit d'écheveaux sur un appareil, plus on est exposé à obtenir des roquets différents de grosseur et de forme. Aussi sont-ils détrancanês sur d'autres bobines l'opération est con- duite avec plus de soin.

Si la soie sur roquets est de Torgansin, ou tout autre apprêt destiné à la chaîne, elle est confiée à l'ourdisseuse.

Ourdir, c'est juxtaposer parallèlement dans toute leur lon- gueur les fils qui composent la chaîne. Il faut que chacun garde sa place d'un bout à l'autre de l'étoffe, qu'aucun ne chevauche sur les voisins, qu'ils soient tous fortement tendus.

Quand on emploie des soies très fermes (grosses), on prend autant de roquets que l'on veut de fils de chaine, et on les as- semble parallèlement, pour former une nappe qu'on attire sur le rouleau.

Mais, à mesure qu'on a filé des grèges plus fines, il afallu aug- menter le nombre de fils de chaine qui ne pouvaient plus être ourdis en même temps. On les a fractionnés en groupes de 40, dits musettes.

Les quarante roquets sont enfilés à autant de broches disposées sur deux rangs, dans une cantre. On compte les fils de gauche à droite; ceux du premier rang sont les impairs, ceux du second les pairs. En face de la cantre, est l'ourdissoir, tambour creux, cylin- drique, mobile autour d'un axe central. La première musette s'en- roule en spirale de haut en bas, guidée par le mouvement du plot^ la seconde de bas en haut et ainsi de suite.

La chaine ourdie est levée sur chevilles, la totalité de fils for- mant comme un ruban, qu'on pelotonne très serré.

De l'ourdisseur, cette chaîne passe au plieur. Celui-ci donne au ruban étroit la largeur que doit avoir pièce d'étoffe et le fixe à Vensouple ou rouleau de devant du métier, en surveillant le parallélisme des fils.

L'ourdissage mécanique, tel qu'il est pratiqué dans les grandes usines, supprime l'intervention du plieur. Des ourdissoirs, non plus horizontaux, mais verticaux, donnent immédiatement à la nappe de chaîne l'écartement voulu pour le passage de la trame.

Pendant que la chaine reçoit ces manipulations, la trame est

506 LA SCIENCE SOCIALE.

remise à la canneteuse qui l'enroule sur un tuijau, petit cylindre en jonc, en roseau ou en canne.

Ce tuyau chargé de soie est la cannette. La canne, dont autre- fois il était toujours fait, a donné, parait-il, son nom au canut lyonnais (1). Le suffixe ut, en dialecte de la Grand' Côte, correspond au français eur. Le canut est celui qui s'occupe de la canne, comme le péjul est celui qui s'occupe de la poix.

La cannette est fixée dans la navette. L'instrument destiné à glisser sur la chaine en laissant échapper la trame a gardé, malgré de sérieuses modifications, la forme qu'il affectait aux âges hé- roïques de l'humanité , celle d'un navire minuscule.

Nous sommes arrivés au tissage proprement dit.

Prenons le cas le plus simple, la fabrication d'une étoffe imie.

Le métier classique se compose de quatre montants en bois, et d'un cadre rectangulaire formé de poutrelles ou estases (2). Deux rouleaux sont lixés, l'un à l'avant, l'autre à l'arrière du métier à la hauteur de la poitrine d'un homme assis. Sur le rou- leau de devant la chaine vient d'être fixée par le plieur.

Toute étoffe étant le résultat de l'entre-croisement de la trame et de la chaine, il s'agit, suivant la disposition ou armure du tissu, de faire lever à volonté tels fils de chaine voulus pour le passage de la navette. C'est l'office des lisses, assemblage de cor- delettes verticales tendues entre deux lattes de bois et présentant une boucle que traverse un ou plusieurs fils de chaîne. L'ensemble des lisses est le remisse.

Ce n'est pas généralement le tisseur en personne qui passe la chaîne dans les mailles du remisse. Cette opération méticuleuse exige la dextérité féminine. Elle est confiée à une spécialiste dite remetteuse. Quand une pièce nouvelle succède à une pièce de même armure, le remettage est remplacé par le tordage, l'at- tachage fil à fil de la chaine qui finit avec celle qui commence.

En arrière des lisses;, la remetteuse passe les fils de chaine entre

{l)Nizier duPuitspelu (Clair Tisseur) : leLittré de la GrandCùte. (2) Les termes de canuserie, la plupart italiens, trahiraient à eux seuls l'origine transalpine de l'industrie lyonnaise.

LA FABRIQUE LYONNAISE. 507

les dents d'un peigne, lié au mouvement d'un battant, puis elle les fixe à l'ensouple ou rouleau de derrière.

Ceci posé, voici comment s'opère le tissage, avec le métier à bras le plus perfectionné, tel que je l'ai vu fonctionner dans un atelier familial dépendant de la manufacture des petits-fils de C. Bonnet,

L'ouvrier, assis devant le métier, appuie le pied sur une marche ou pédale, le mouvement de celle-ci se communique : par le jeu d'une poulie et d'un levier, aux lisses voulues qui se soulèvent; 2" par l'action d'une petite roue, au battant du peigne qui s'écarte de sa position de repos; par une mécanique spéciale, à Yensouple de devant qui enroule automatiquement le tissu fabriqué.

Deux petites cases, ménagées latéralement aux extrémités de la masse du peigne, reçoivent alternativement la navette chargée de trame. Celle-ci est chassée de la case par le jeu du rat et de ficelles actionnées par un bouton de bois. L'ouvrier, en continuant d'appuyer sur la pédale, pousse le bouton, la trame passe, prend les fils de chaîne levés, laisse les fils baissés (1). L'ouvrier lâche la pédale, les lisses reviennent à leur position de repos et le peigne, en retombant, presse solidement le fil de trame contre les fils préalablement tissés.

Pour le coup de trame suivant, une nouvelle pédale est baissée et ce sont d'autres lisses qui se lèvent, entrainant la dressée de fils de chaîne différents.

Tel est tout le jeu de la fabrication dans la plus simple des dispo- sitions, le taffetas répondant à un pris, un laissé. Pour un sergé (un pris, trois laissés), il faut quatre marches et quatre séries de lisses; pour un satin de huit, huit marches et huit lisses, etc.

De temps à autre le tisseur s'arrête pour remplacer par une cannette nouvelle celle dont la trame est épuisée, parer aux menus accidents de la fabrication, et pinceter avec ses forces (gros ciseaux) les bouchons qui dépassent le niveau du tissu, etc.

Dans l'ancienne fabrication, telle qu'on la pratiquait jusqu'au

(1) Remarquons qu'à la réserve du velours, les tissus se fabriquent généralement à l'envers. La trame apparaît donc aux pris et disparait aux laissés.

508 LA SCIENCE SOCIALE.

commencement de notre siècle, l'ouvrier avait parfois jusqu'à 36 marches à faire mouvoir. Que le tisseur commit un faux pas, et la lisse soulevée n'était plus la bonne, d'où défaut de fabrica- tion, baptisé du nom caractéristique de pié failli.

Aujourd'hui le piéfailli est presque impossible, parce que toutes les étolfes un peu compliquées, en particulier les façon- nées (1), s'exécutent par le jeu d'une mécanique ingénieuse à la- quelle Jacquard attacha son nom, mais qui est, en réalité, l'œuvre collective de plusieurs canuts de génie.

Nous allons essayer de donner de cet appareil compliqué une description aussi peu technique que possible. La majorité des lecteurs pourra la sauter à pieds joints, mais ceux qu'intéresse spécialement la révolution économique de notre siècle aimeront, nous le croyons, à se rendre compte du progrès immense que la jacquard réalise par rapport au vieux métier « à la grande tire » dont nous nous occuperons dans la partie historique de notre étude.

Un parallélipipède rectangulaire, improprement appelé cylin- dre (2), est placé à la droite de la mécanique, et entraîné par un levier lié au mouvement de la marche unique du métier. Quand le tisseur presse sur la marche, le parallélipipède s'écarte de sa posi- tion initiale ; quand il lâche la pédale, le cylindre revient à sa situa- tion de repos en décrivant un quart de cercle autour de son axe.

Une longue bande de carton, percée de trous, et divisée en feuilles de la longueur d'une des faces du cylindre^ s'enroule sur ce dernier, qui, chaque fois qu'il est ramené à sa position initiale, présente une feuille nouvelle au corps de mécanique placé à sa gauche. Chaque feuille de carton répond à un coup de navette et à un hl de trame.

(1) « On appelle étoffes unies, dit un mémoire de 1751, celles sur lesquelles... il ne paraît aucun agrrment, bien qu'elles puissent t^lie fabriquées d'une soie teinte en une ou plusieurs couleurs. Les étoffes façonnées ou figurées sont celles... sur lesquelles l'ouvrier assemble d'après le dessinateur quelque agrément. » En un mot les façonnées sont les étoffes à dessin. Elles diffèrent des brochées en ce que, dans celle-ci, la trame qui forme Yagrément a sa course limitée à la largeur du dessin et emprisonne les fils de chaîne, au lieu que, dans les façonnées, cette trame court d'un bord à l'autre de la pièce, mais n'apparaît que sur l'étendue du motif.

(2) Encore un souvenir historique. Le cylindre de Vaucanson répondait à la défini- tion du solide en question.

LA FABRIQUE LYONNAISE. 509

La partie de la mécanique sur laquelle s'applique la feuille de carton est une planchette percée de trous pour le passage d'ai- guilles qui, à l'état de repos, dépassent la planchette d'une faible longueur.

A l'extrémité opposée à la planchette, ces aiguilles sont fixées dans un anneau horizontal qui limite leur cour?e en arrière et latéralement. Derrière cet anneau est un ressort à boudin, contre lequel les aiguilles butent dans leur mouvement de recul. Ces aiguilles horizontales portent à leur partie médiane une boucle, passe une tigette verticale en croix avec l'aiguille.

Cette tigette, à son extrémité supérieure, est terminée par un demi-anneau en forme de bec de corhin. A son extrémité infé- rieure, elle porte un talon d'où pend une cordelette soutenant par l'intermédiaire des ficelles de collet le ou les fils à' arcade qui soulèvent par un maillon tels fils voulus de chaîne. Donc, en sou- levant le bec de corbin, ou entraîne un ou plusieurs fils de chaîne déterminés (1).

L'appareil destiné à soulever le bec-de-corbin est une griffe en lame de couteau adaptée à un mouton de plomb. Quand la marche du métier baisse, une corde, par l'intermédiaire d'une poulie, lève la griffe qui, dans son mouvement ascendant, entraine les becs-de-corbin et les tigettes, lorsque celles-ci et les aiguilles correspondantes sont à leur position normale.

Mais nous avons vu qu'à chaque coup de pédale, le cylindre appuie contre la planchette une feuille de carton percée de trous. Les aiguilles en arrière de ces trous entrent dans les ouvertures destinées à leur logement, et les crochets des tigettes peuvent être soulevés par la griffe montante.

Au contraire, les aiguilles en arrière des pleins du carton sont légèrement repoussées en arrière, et les tigettes correspondantes déplacées latéralement par rapport à la griffe qui monte sans saisir le bec-de-corbin.

(1) Supposons que le dessin doive être reproduit quatre fois en la largeur du tissu, que la pièce soit « à quatre chemins ». Chaque ficelle de collet soutiendra non pas un mais quatre fils d'arcade, soulevant eux-mêmes un ou plusieurs (ils contigus de chaîne.

510 LA SCIENCE SOCIALE.

Ainsi à chaque trou du carton répond un fil de chaîne pris (trame apparente), à chaque plein, un fil laissé (chaîne visible).

Un système ingénieux dont le lecteur trouvera la description dans les ouvrages techniques (1) permet de percer mécanique- ment les cartons Jacquard.

Mentionnons certaines dérivations du type général. Une modi- fication dans la direction des aiguilles a amené le remplacement du manchon de carton, toujours dispendieux et encombrant, par une bande de papier troué. Ainsi les frais de Usage (perçage du carton sont fortement diminués et la conservation de vieux des- sins facilitée. La nouvelle mécanique s'appelle la Yerdol, du nom de son inventeur.

Supposons qu'on veuille reproduire en façonné un dessin, par exemple un bouquet de roses sur fond blanc. Le dessin sera d'abord mis en carte, c'est-ù-dire représenté par un gra- phique tracé sur papier quadrillé. Les interlignes verticales figureront le fil de chaîne, les interlignes horizontales les coups de trame. Un carré blanc représentera les points la chaîne doit être apparente, un carré noir les saillies de la trame qui fait le fond, un carré teinté celle de la trame qui forme le motif. L'exemple choisi est celui d'une étoffe lattée (tramée de plusieurs couleurs).

Cette mise en carte et la traduction de la carte sur les cartons Jacquard (le Usage) sont l'office de vrais artistes, l'élite ouvrière de la soierie.

Il va sans dire que dans l'industrie soyeuse, comme en toutes celles du même genre, le progrès amène la substitution au vieux métier « main (ou à pieds) d'un métier mécanique actionné par un moteur quelconque (vapeur, gaz, électricité). L'ouvrier cesse d'être agent pour devenir surveillant. Son rôle physique se borne à remplacer la canette dont la trame est épuisée, à pin- ceter, etc. Les avantages du métier mécanique sont multiples : économie de temps, de peine, d'apprentissage (15 jours au lieu de quatre ans), facilité de groupement de forces industrielles, etc.

(1) Pariset, op. cil., p. 276.

LA FABRIQUE LYONNAISE. 511

Les organes essentiels du métier mécanicjue sont ceux du métier à bras. La fabrication à la machine ne peut encore exécu- ter tout ce que fait le métier à main, mais les progrès ont été poussés si avant qu'aujourd'hui elle produit déjà des étoiles tramées à huit couleurs.

Sans entrer dans la technique du montage de métiers, notons que cette opération délicate est encore l'office d'une profession à part. Une autre vit de la fabrication des accessoires, remisses, peigîies, navettes.

Tout remplacement sur un métier en activité d'une étoffe par une autre d'artnure différente, tout changement de disposition entraîne des frais qui peuvent devenir considérables^ surtout s'il s'agit d'un façonné. Dans ce dernier cas, la modification amène en outre l'intervention de deux spécialistes, le monteur de métier et la remetteusc.

Il n'est guère de tissu qui puisse être mis directement en vente au sortir du métier. La plupart reçoivent certaines mani- pulations complémentaires, telles que l'apprêt, le cylindrage, le gaufrage, le moirage. Ces opérations finales, exécutées dans des maisons spéciales, sont une des causes de supériorité pour cer- taines fabriques, entre autres la manufacture de Lyon.

La feuille de mûrier est devenue satin. Mais il s'en faut que tous les fils soyeux aient suivi notre grande route. Jetons un coup d'oeil rapide sur les embranchements que nous avons laissés à droite et à gauche.

Le velours de soie fut un des principaux produits de l'ancienne fabrique lyonnaise. Sa vogue a faibU au fur et à mesure que s'accomplissait un fait sur lequel nous reviendrons, la démocra- tisation de la soierie. Ce tissu, d'un prix trop élevé, a été rem- placé par un succédané tissé mécaniquement, le velours poil schappe (1) produit d'abord par l'Allemagne, et, depuis 1883, largement par la France.

Le velours comporte actuellement trois grandes divisions : 1" le velours au fer, tissé à bras et d'une production très lente,

(1) Voir ci-dessous l'explication du terme.

312 LA SCIENCE SOCIALE.

l'ouvrier ne pouvant exécuter que 60 centimètres par jour; le velours mécanique poil soie ou simili-fer tissé à la machine, à 2 ou 4- pièces à la fois ; 3" le velours schappe fabriqué aussi méca- niquement, à 2, i, 6, 8 pièces simultanément.

Le velours au fer se tisse sur deux chaînes, la toile de fond et une chaîne de poils (fils moulinés non doublés). L'ouvrier fait lever la chaîne, place contre celle-ci une longue lame métallique très fine, passe la trame pour lier le fond, replace un nouveau fer et donne un second coup de trame. Il coupe alors avec un i^abot le fil de chaîne bouclé sur le fer et le poil se redresse.

Au sortir du tissage, le velours est envoyé au rasage. Raser, c'est régulariser la position des poils, et flamber les brindilles qui dépassent le niveau du tissu. Le raseur de velours a une fonc- tion analogue au métreur juré; sa déclaration fait foi.

Pour le velours mécanique, le métier comporte 2, 4, 6 pièces qui se tissent superposées, le rabot coupe le poil entre deux pièces qui s'enroulent en sens inverse.

La fabrication du velours schappe est celle du velours méca- nique avec cette diûerence que la réduction (tassage des fils de trame) étant moindre pour le poil schappe que pour le poil soie, l'exécution du tissu devient encore plus rapide.

Le tulle est un réseau soyeux, qui ne nécessite pas d'ourdis- sage proprement dit. La disposition est remplacée par un barème qui indique le schéma de l'étoffe. Le tulle est généralement tissé en grège, puis teint et apprêté. Le métier il s'exécute est d'une valeur considérable; il atteint quelquefois 40.000 francs. Suivant la mode, le tulle est garni de perles, de chenilles, de broderies, etc. , ce qui exige l'emploi^ soit de nombreuses ma- chines à broder, soit d'innombrables ouvrières travaillant à do- micile.

Il se fait aussi des applications de simili-perles et simili-chenil- les au moyen de \^ planche à aiguilles. Celle-ci est un rectangle garni d'aiguilles représentant un dessin déterminé. On le porte au-dessus d'un bain de mixture coagulante; chaque aiguille en prend une gouttelette. La planche est alors apposée sur le tulle tendu. L'aiguille dépose sa gouttelette qu'on laisse solidifier.

LA FABRIQUE LYONNAISE. , 513

On imite la chenille, en saupoudrant, avant que les goutte- lettes soient sèches, le tulle d'une poussière de laine ou de dé- chets de soie.

L'industrie du teint en pièces prend chaque jour de l'impor- tance. Le tissu, fabriqué avec de la soie écrue, reçoit la teinture après le tissage. C'est une interversion de deux des principales phases de la production.

« On est arrivé ainsi, dit M. A. Rondot, à atteindre les limites extrêmes du bon marché. On a revêtu les étoffes modestes d'un dessin élégant et d'un fin coloris. Les tissus de ce type ont le bénéfice des dernières inspirations de la mode; une teinture savante, le dessin, l'impression et les apprêts ont permis d'obte- nir à peu de Irais les apparences si recherchées de la nouveauté et du luxe. »

Entre autres avantages, le teint en pièces permet de tisser pour le placard. Plus à craindre de laissés pour compte. Quand la mode tourne, il suffit au fabricant de se prêter au goût du jour, et de modifier ses dessins en conséquence. L'étoffe écrue devient une matière première qu'on utilise au mieux.

Le façonné teint en pièce, s'il doit recevoir deux couleurs, une pour le fond, l'autre pour le motif, doit être formé de deux textiles différents (par exemple, chaîne grège, trame coton). Au sortir du métier, l'étoffe écrue est portée dans un premier bain qui ne touche qu'un textile. Une seconde solution termine la pièce en donnant une teinte différente au fil épargné.

Ce procédé rappelle celui des vieux Égyptiens. Ceux-ci, avec un seul bain colorant, revêtaient le même tissu de deux nuances, et exécutaient de la sorte les dessins les plus compliqués, par l'emploi simultané de deux mordants, dont l'un respectait le fil animal, l'autre le fil végétal.

Le musée de Lyon possède de curieux spécimens d'étoffes traitées par cette méthode antique, qui justifierait dans une certaine mesure le célèbre adage un peu trop souvent invoqué : nihil novi siib sole.

L'imprimé sur chaîne est une intéressante variété du façonné. Le dessin gravé est remis à l'imprimeur sur tissu. En même

514 LA SCIENCE SOCIALE.

temps ]a chaîne est livrée au tisseur, qui en réunit les fils par une trame provisoire et largement espacée.

L'étoffe mi-tissée va à Timprimeur qui applique le dessin sur la chaîne, puis rendue au tisseur qui remonte la pièce sur son métier, et, en tramant définitivement, enlève les fils de liaison primitivement placés.

On le voit, l'impression sur chaîne est très rémunératrice pour le tisseur à qui l'étoffe passe deux fois entre les mains et qui bénéficie des deux manipulations. Ce genre de tissu, à dessin un peu flou et très fondu, fut fort à la mode les années dernières. Les ateliers d'impression lyonnais ne suffisant plus aux com- mandes, il fallut envoyer certaines pièces au loin; il en alla jusqu'à Saint-Ouen.

La poursuite du bon marché qui fait le succès du teint en pièces cette guenille brillante favorise davantage encore l'industrie des déchets de soie.

Cette filature est organisée dans son ensemble comme celle de la laine et du coton. Elle crée de toutes pièces des fils formés de filaments discontinus liés par des appareils analogues à la Mull Jenny.

L'industrie de déchets utilise tous les rebuts de celle de la soie : rebuts de la magnanerie, cocons percés par le papillon qui s'é- chappe, cocons de grainagc^ cocons d'espèces sauvages non dévi- dables, produits de débavage; rebuts de la filerie, frisons (vestes supérieures), telettes (vestes inférieures), déchets au moulinage, au dévidage, au tissage, etc..

L'utilisation industrielle de ces déchets a été pratiquée en Asie dès les temps les plus reculés. Au xiii*' siècle, en France, c'était une fraude courante, chez les fileresses de soye (1), de remplacer par de la bourre de floret, flourin, le fil écru qu'elles devaient mouliner. Mais c'est à notre époque que l'industrie dont nous nous occupons a progressé à pas de géants, par la substitution du métier mécanique au métier à main.

La filature de déchets donne deux produits principaux, la/an-

{\) N. Rondot. L'Industrie de la soie en France, p. 36.

LA FABRIQUE LYONNAISE. ol5

taisie et la schappe. L'une provient de matières cuites et décreu- sées, l'autre de détritus rouis, macérés et désagrégés par la fer- mentation.

De cocons inachevés, de déchets informes de la filerie et du moulinage, on peut obtenir des filaments aussi brillants que la soie tirée; mais il faut, en détruisant le grès, ne pas altérer la fibroïne.

Dans rinde (1) on enfouit les cocons avec les détritus de l'é- levage. A Madagascar, on les mouille et on les laisse fermenter en terre. Ailleurs les procédés varient, mais le but est toujours le même : dissoudre l'enduit, respecter le contenu.

La schappe elle-même comprend deux branches principales, la schappe peignée, faite de beaux déchets, de longs filaments en nappe, et la schappe cardée formée de filaments courts. Les em- plois de fils de déchet sont encore plus variés que leur mode de confection. Il en entre dans la composition des plus belles étoffes.

Comme, dans l'industrie soyeuse, la matière première a long- temps été hors de prix, et est encore très chère, il importe que rien ne soit perdu. Aussi existe- t-il une filature de déchets de déchets, dite de la bourrette, utilisant les détritus du second degré, provenant non plus de la filerie, mais du peignage.

Un mot maintenant d'une branche secondaire sur laquelle nous ne reviendrons plus, car elle n'intéresse pas la place de Lyon, l'industrie des soies retorses.

Le retordage %'opère après le moulinage, à l'aide de métiers spéciaux, la plupart réunis en usines. Il consiste en une torsion supplémentaire variant suivant la destination des fils.

Cette industrie emploie les douppions, les grèges gros titre et les cordonnets en fantaisie. Son activité dépend surtout de la prospérité de la passementerie et de la chapellerie pour dames. Sa production en France est de 25 millions, avec une importa- tion étrangère presque nulle. Longtemps disséminée sur tout notre territoire, elle est aujourd'hui concentrée à Paris.

(1) N. Rondol,. Les Soies 11, p. 276.

516 LA SCIENCE SOCIALE.

Nous sommes parvenus au terme de notre exposé technique. Il a dû, nous le craignons, faire bâiller quelques profanes, et amener un sourire de pitié sur la lèvre des professionnels, s'il en est qui aient jeté les yeux sur notre travail. Nous tâche- rons, dans notre prochain article, de le résumer dans un ta- bleau d'ensemble qui puisse aider nos lecteurs pour Tintelli- gence de notre essai monographique.

Nous pourrions maintenant continuer notre voyage, et, après avoir suivi le fil soyeux dans les phases de sa production et de sa consommation, accompagner l'étofTe jusque chez la couturière. Mais cette excursion au long cours sortirait de notre programme.

Reposons-nous d'un exposé ardu, par des considérations un peu moins techniques, par quelques réflexions d'ensemble sur l'industrie dont nous venons de tracer le schéma.

Faisons d'abord une remarque à la La Palisse : la soie est un produit très cher.

C'est en outre un produit qui n'est ni lourd, ni encombrant.

Qu'en résulte-t-il? D'abord, qu'un prix de transport, même élevé, n'influe guère sur le coût de la matière première rendue au seuil des ateliers de tissage. Le tisseur peut sans inconvénient s'éloigner beaucoup du ver à soie.

Notons cependant que la modicité relative du transport est compensée par la cherté des étapes. Quel que soit le trajet à par- courir, que de haltes dispendieuses imposées au fil de soie, depuis la magnanerie jusqu'à l'établissement de l'apprêteur!

Il en résulte en second lieu que tous les marchés du monde ten- dent et tendront de plus en plus, avec la suppression économique des distances, à s'uniformiser comme source d'alimentation et comme prix. La soie est une marchandise internationale. Un droit à la frontière ne peut guère en fausser le prix de revient, sans tuer la fabrication du pays qui s'entoure de cette barrière factice, pour peu que le pays soit exportateur.

Un fait récent permet de constater l'internationaHsme de la valeur de la soie : il semblerait que, plus l'on va, plus les magna- niers de régions à main-d'œuvre élevée, à éducations restreintes

LA FABRIQUE LYONNAISE. 517

et annuelles, doivent avoir de peine à lutter contre leurs concur- rents des contrées à main-d'œuvre minime, à élevage considé- rable de races /jo/yuo/^me^. Or je tiens le détail d'un membre en vue de la Fabrique lyonnaise depuis trois ans environ, ce sont les soies d'Extrême-Orient qui soutiennent la valeur de leurs si- milaires européennes.

Les prix fixés à Lyon et à Milan font loi sur les autres marchés.

Un fait à remarquer dans un grand nombre des industries de la soie, c'est l'importance de la main-d'œuvre féminine.

L'élevage, nous l'avons vu, utilise toute la famille. Mais la tilerie, le moulinage, le dévidage, l'ourdissage n'emploient guère que des femmes. Le tissage en occupe encore beaucoup.

Certaines branches des industries de la soierie éprouvent dès lors, cela se conçoit, quelque peine à se fixer dans les régions le travail manque aux bras masculins, il faudrait une in- dustrie faisant vivre la famille. C'est peut-être, me disaitun usinier de la basse vallée de l'Ain (1), la principale raison qui rend cette contrée si rebelle à la pénétration des fabriques soyeuses.

Dans les manufactures à personnel mixte et pour la plus grande partie féminin, les lois récentes sur le travail des femmes et des mineurs ont eu leur répercussion, même sur celui des hommes. Quand la femme ne peut travailler plus de onze heures, l'homme ne saurait guère en dépasser douze, étant donnée la connexité des rôles de l'ouvrier et de l'ouvrière, par exemple de la tisseuse et du mécanicien. Mais passons à des constatations moins évidentes.

Les industries partielles que porte l'arbre des soies et soieries sont assez souvent géographiquement disjointes.

Plusieurs causes éloignent la fabrication du foyer producteur de la soie. D'abord, la dissémination des éducations sur un terri- toire étendu, puis l'uniformité du produit fourni par une contrée donnée. Le tissage réclame différentes qualités de soies, partant des cocons de plusieurs provenances. Le mûrier ne donne pas les mêmes produits en plaine et en montagne^ en sol calcaire et en terrain granitique, etc..

(1) Pelite contrée agricole évoluant vers l'industrie. Voir la Science sociale de 1899. T. XXIX. 35

518 LA SCIENCE SOCIALE.

Notons enfin que la sériciculture est un travail accessoire de l'exploitation du sol, une auxiliaire de l'agriculture. Elle ne pré- dispose pas la population qui l'exerce au labeur intense, renfermé et délicat que comporte la consommation du fil soyeux. Le tis- seur, plus encore que la fileuse, doit avoir grand soin de ses mains, ne pas les exposer iautilement aux intempéries ni aux callures. Le maniement de la navette s'accorde mal avec l'usage fréquent des instruments aratoires, surtout s'il s'agit de la con- fection des tissus fins. Pourtant chaque règ-le a ses exceptions, et nous aurons à constater la prospérité de certains foyers ruraux le tissage marche de pair avec la culture fragmentaire.

Mais, en général, le tissage se rend de préférence se trou- vent abondamment la main-d'œuvre, la force, l'intelligence. 11 subit fortement l'attirance des grands centres urbains. C'est à la ville que se développent les connaissances chimiques et méca- niques, que se maintient le goût artistique. En outre, îa grande ville est, pour la région qu'elle commande, le foyer de rayonne- ment delà mode, et elle offre un terrain propice à l'établissement des industries annexes du tissage : teinture, apprêt, finissage, etc. « Donnez-moi les ateliers de préparation de Lyon, disait en 18G() à Louis Reybaud un fabricant de la Prusse rhénane, et je trans- porte Lyon à Elberfeld. »

L'attraction des centres urbains sur le tissage de la soie est à noter, car elle est assez spéciale au textile de luxe. La fabrication de l'article courant, du calicot classique, par exemple, n'a guère à tenir compte des variations de la mode, et peut, sans inconvé- nient, s'enfoncer dans la campagne perdue.

Le moulinage, lui, aime la montagne la force hydraulique abonde; il subit l'attirance de la houille hlanclw. Au milieu du XVI* siècle, on vit les moulins s'installer brusquement dans la vallée du Gier, près de Saint-Chamond (Loire), et s'y multiplier au point qu'on comptait bientôt des centaines d'établissements au bord de la rivière. Plus tard cependant, vers 1720, cette indus- trie déracinée émigra partiellement au sud, en se rapprochant des foyers de filature.

En dehors des causes économiques, la disjonction géographique

LA FABRIQUE LYONNAISE. 519

des industries soyeuses obéit à une raison historique, la route et l'ordre de marche qu'elles ont suivis pour pénétrer dans nos con- trées occidentales.

Toutes ont leur origine en Chine, longtemps les secrets de l'élevage, du tirage, de la fabrication, furent gardés avec les pré- cautions les plus cruelles. Mais le temps perce à jour bien des mystères. L'art de la soierie chemina de proche en proche. Les nations, qui possédaient certains procédés de travail, dérobés par la ruse ou par l'audace aux régions plus orientales, et perfectionnés par leur propre initiative, n'étaient guère disposées, cela se com- prend, à communiquer leurs secrets aux pays plus occidentaux. Longtemps les Bolonais surent conserver pour eux leurs moulins, en les soustrayant aux regards indiscrets.

Presque partout, en France, en Italie, en Espagne, le produit fut connu avant le producteur, le tissu avant le ver, le produit de deuxième ordre avant celui de premier ordre, la soierie avant la soie. Les industries soyeuses les plus proches de la nature nous sont donc venues les dernières. Bien que, pendant des siècles, l'Europe ait pu se suffire, il est à remarquer qu'aujourd'hui les tard-venues sont relativement les moins développées. Le tissage occidental a un besoin urgent de la sériciculture orientale et ne saurait se passer de la filerie chinoise.

Abandonnons les considérations semi-géographiques pour d'autres plus purement économiques.

Les industries qui vont du mûrier à l'étoffe sont toutes à la fois connexes et autonomes. Connexes, car la matière à transfor- mer passe de l'une à l'autre, et chacune dépend pour l'ofire de celle qui est au-dessous d'elle, pour la demande de celle qui vient au-dessus.

Autonomes, non seulement par la main-d'œuvre, mais encore, si l'on considère les grandes divisions, par la direction. Nulle part la spécialisation du travail et celle du patronage n'ont été poussées si avant.

« Au point de vue de l'organisation du travail, dit Vignon (1),

(1) Les Soies, p. 161.

520 LA SCIENCE SOCIALE.

notons que le moulinage des arèges s'effectue dans des établis- sements spéciaux. Les tentatives faites pour le réunir dans une même usine au dévidage des cocons ne semblent pas avoir donné de résultats. » (Ceci est exagéré, témoin la prospérité de l'usine des petits-fils de C. Bonnet.)

C'est du reste un point remarquable dans le travail de la soie. Les différentes manipulations s'y trouvent spécialisées plus qu'en toute autre industrie: ici la magnanerie, puis la filature, enfin le moulinage; cette division du travail donne à la préparation du fil soyeux une physionomie particulière.

Mon incompétence professionnelle ne me permet guère de dé- terminer les causes exactes de cette spécialisation à l'extrême dans les arts de la soie. En ce qui concerne le patronage, faut-il croire que chaque branche exige des connaissances si étendues, des aptitudes telles, qu'il est impossible, même à une intelligence de premier ordre, den réunir plusieurs sous sa direction?

Tel est l'avis d'un membre éminent de la fabrique lyonnaise. La spécialisation patronale dans l'industrie soyeuse serait une preuve de l'infirmité naturelle de l'esprit humain.

En tout cas, il est certain que, si 1 on classe les industries textiles par ordre de complexité croissante, celle de la soie occupe le der- nier rang.

Dans un mécanisme si compliqué, il suffit d'un accroc à son rouage pour détraquer toute la machine.

Les canuts lyonnais appartenant au parti avancé, et qui, natu- rellement, sont de fines mouches, ont vite compris le profit qu'ils pourraient tirer de la connexité économic|ue de professions indé- pendantes quant à la main-d'œuvre. Ils ont créé un groupement dit des tisseurs et similaires. La totalité des tisseurs se refuse-t-elle à faire chanter les patrons? Les meneurs pèsent sur les similaires en choisissant le métier au personnel le plus restreint.

En 1885, ils réussirent à faire fermer les ateliers de pliage. Dès lors, tisseurs, canneteuses, remetteuses, ourdisseuses, etc. . . , étaient vouées au chômage. La situation se prolongeant eût exercé une ré- percussion sur presque toutes les branches de la soierie.

Maintenant, prenons le cas heureusement habituel : le fonc-

LA FABRIQUE LYONNAISE. 521

tionnement, sans gros accroc, de tous les rouages du mécanisme. Leur multiplicité et leur disjonction vont encore entraîner des conséquences intéressantes.

Considérons une industrie partielle, le moulinage. Elle occupe une place moyenne dans la série des transformations à partir du cocon. Elle tend à s'éloigner médiocrement du foyer de produc- tion, et aussi, nous l'avons vu, à aller à la montagne.

Pour les moulins, la matière première, c'est la soie grège. Les fdei'ies^ moins éloignées que les établissements de moulinage des racines de l'arbre des industries de la soie, ont propension à se rapprocher des centres d'élevage.

Il en résulte qu'un foyer d'ouvraison ne sera pas suffisam- ment alimenté par la production locale de grège, et devra se pro- curer ailleurs, généralement plus au sud ou plus à l'est, un sup- plément de matière à transformer. S'il y a une frontière inter- posée entre ce foyer et les centres d'alimentation, les mouliniers demanderont à leur gouvernement la libre entrée des grèges et un droit contre la concurrence dans leur propre branche. Ils seront protectionnistes pour la soie ouvrée, libre-échangistes pour la grège.

On peut dire en somme que chaque industrie partielle réclame une barrière contre l'industrie étrangère de même rang et celles qui sont plus près de la consommation, la libre entrée pour celles qui sont plus voisines de la production. Le teinturier m flottes sera protectionniste pour toute espèce de tissus, le teinturier en pièces libre-échangiste pour le tissu écru.

Voilà le fait brutal, en supposant qu'aucune cause, se jetant à la traverse de l'intérêt égoïste, ne vienne en entraver le libre jeu.

Si les rapports des industries partielles entre elles et avec la production donnent lieu à d'intéressantes remarques, il en est de même a fortiori pour les rapports de ces industries avec la clientèle.

La soierie est une industrie de luxe. Encore une vérité de M. de La Palisse (1). Le propre des métiers de ce genre est l'instabilité.

(I) Le fait tend cependant à devenir moins exact, grâce à la démocratisation delà soierie.

522 LA SCIENCE SOCIALE.

La prospérité de la branche du travail cj[ui nous occupe ne dépend pas seulement de la matière qu'elle met en œuvre et des condi- tions économicjues de son fonctionnement. Elle résulte aussi du bien-être de la classe à laquelle elle s'adresse, de la classe aisée.

Évidemment toute industrie le lecteur excusera une banalité nécessaire est régie par la loi de l'offre et de la demande. Mais, dans le plus grand nombre, l'industrie lainière ou minotière par exemple, la demande plus ou moins forte est une nécessité. L'homme ne saurait se passer de pain, pas plus qu'il ne se passe de vêtement. Au contraire, toute femme peut se passer de soieries, et la demande tomber à zéro.

Tous les cataclysmes économiques et sociaux, une crise moné- taire, une guerre, un krack financier^ qui ont leur répercussion sur les branches de travail vivant du besoin, en ont une autrement grave sur celles vivant du luxe. La profession soyeuse est essen- tiellement une profession chanceuse, celle des fortunes hâtives et des ruines rapides.

Les modes de travail à rémunération aussi variable entraînent souvent pour qui les exerce une tendance à la prodigalité, aux folles dépenses. Cette tendance, atténuée par l'influence des causes agissant en sens opposé, s'observe dans une au moins des branches de la soierie, le tissage. Pendant les campagnes bril- lantes de la fabrique lyonnaise, il y aune cinquantaine d'années, ilsefaisaitau printemps, à la Cro^J:-/?o^/55e,unerafle de primeurs. Le pauvre compagnon, descendu sans sou ni mailles de sa mon- tagne granitique et habitué à subsister de privations, était bientôt saisi par le tourbillon ambiant et se mettait à dépenser en grand seigneur.

Pourtant, le lecteur s'en doute, et nous ne pouvons que confir- mer ses présomptions, la prodigalité n'est guère la caractéris- tique du soyeux lyonnais. L'instabilité de la rémunération exerce sur le patron ou sur l'ouvrier stable une influence tout autre que sur l'ouvrier instable, une influence diamétralement opposée.

Quelles que soient les qualités du fabricant lyonnais, on peut, sans médire de ce bûcheur^ concéder qu'il n'a pas le travail joyeux. Les affaires vont toujours mal, la fabrique est perdue! La

LA FABRIQUE LYONiNAISE. o23

presse locale s'empare de ces doléances sincères qui parviennent àla capitale, elles inspirent des articles empreints de la plus pure compassion. On prétend que certains fabricants, en discutant avec leurs clients l'acceptation de la marchandise livrée, se pré- sentent en habits de détresse qui implorent la commisération et pleurent avec eux. Quelle est la stupéfaction des naïfs qui se sont laissé prendre à ces démonstrations sensibles, de lire au bout de l'an que le chiffre d'aflaires de la fabrique a considéra- blement augmenté!

N'en voulons par trop au pauvre fabricant de ce double jeu involontaire. Capital doublé ou compromis, gêne ou prospérité, quasi-misère ou opulence, voilà l'alternative troublante que, depuis des siècles, les soyeux voient se renouveler sans cesse, et dont l'issue dépend d'un rien, d'un incident difficile à prévoir, souvent impossible à parer. Est-il étonnant que Féchaudé craig"ne l'eau bouillante? qu'instruit par l'exemple de ses devanciers et par sa propre expérience, il s'épouvante d'une ombre, g-émisse des fluctuations du prix de la soie (1), des variations de la mode, de l'instabilité politique, presque de la pluie et du beau temps, parce que l'une pousse à la consommation de la laine et l'autre à celle de la toile?

« Le fabricant lyonnais, disait une femme d'esprit qui avait long-temps fréquenté chez les soyeux, est un animal plaintif. » Le gentil oiseau moqueur se doutait-il qu'il était peut-être, lui et ses pareils, la principale cause du travers si joliment fustigé, le principal bourreau de la victime si intéressée mais si inté- ressante?

Non seulement la prospérité de la soierie dépend du bien-être d'une classe limitée, mais elle dépend du caprice de cette classe, du caprice de l'être charmant, mais un peu volage, dont le bon roi François pï" ne fut pas seul à déplorer les sautes d'humeur... et du caprice, pas même de toutes les femmes, mais d'une catégorie restreinte, la plus capricieuse de toutes, les lanceuses de mode.

(1) La soie valait, en moyenne, en 1868,110 fr. le kilogramme ; en 1893, i5 fr. ; l'automne dernier, 60 fr.

524 LA SCIENCE SOCIALE.

De même que le public qui fait les réputations littéraires tient dans l'enceinte d'un ou de deux théâtres sélect, de même celui qui lance la mode tient dans le salon de deux ou trois couturiers en renom. Inconsciemment, à la légère, ceux-ci décident de la ruine ou du salut de milliers de patrons, du pain de milliers et de milliers d'ouvriers.

Le spectacle des inégalités sociales irrite toujours celui qui se trouve au bas de l'échelle, mais, par un paradoxe attristant, il semble particulièrement douloureux à qui vit de cette inéga- lité. Quand on confectionne des produits de luxe, il est dur d'en être réduit à manquer de pain.

Les conséquences sociales d'une sujétion, nécessaire évidem- ment, mais en même temps pénible, du travail à la frivolité ont été bien mises en lumière par un observateur judicieux qui vient de publier une longue enquête sur le passé de l'industrie lyonnaise.

« Ce fut une des caractéristiques de l'ouvrier en soie, et en gé- néral de tous ceux qui vivent d'une industrie de luxe, dit M. Go- dard (1), que d'accepter avec tranquillité, résultat d'une longue habitude, les crises qui fondaient si souvent sur eux. Il ne leur restait, assis devant leur métier muet, incapables d'un autre la- beur, qu'à songer et à attendre.

« Ils étaient bien placés pour juger des frivolités humaines, ces ouvriers... qui apprenaient avec stupeur qu'ils n'auraient plus de travail, parce qu'une reine, pour jouer à la bergère, s'habillait de blanc et que tous l'imitaient (2)... Et cet engouement du bour- geois à vouloir copier servilement le gentilhomme et à se croire tout autre parce qu'il a un habit de velours, était pour eux des sujets de conversation sans fin, la colère fît place à la longue à une ironie qui est restée le fond du caractère lyon- nais (3). Rien de ridicule ou de prétentieux ne trouve grâce devant ces ouvriers qui jugent depuis si longtemps et à leurs dé- pens. L'esprit narquois et réfléchi de l'ancien ouvrier en soie fut

(1) Loxivrieren soie, p. 'lO.

(2) Ceci soit dit seulement pour montrer la subordination fatale du travail de luxe au caprice. En somme, l'influence de la cour de France sur la fabrique de Lyon fut assez heureuse.

(3) Pas lyonnais, à mon sens, mais canut. Le type lyonnais est autrement complexe.

I

LA FABRIQUE LYONNAISE. 5"25

fait de résignation et d'appréciations l'amertume s'égayait de de ce qui faisait arrêter les métiers et pourtant était ridicule. Avec le chômage, entra dans le petit atelier l'occasion d'obser- ver et de juger. »

Non seulement de juger, mais de rimer. La poésie de la Croix- Rousse, tout imprégnée de philosopliie ironique et de résigna- tion frondeuse, est un produit naturel du tissage. Trois circonstan- ces, ce me semble, ont présidé à son développement : le besoin de chants pour scander les rythmes des métiers et distraire la fa- tigue des travailleurs, les chômages propices à la composition de ces chants, enfin la constatation irritée des causes qui fai- saient cesser le travail.

Si la réputation des chants c^niuts n'a pas franchi les collines du Lyonnais, il en est autrement du théâtre canut. Sans vouloir en- trer dans l'histoire des origines du Guignol, serait-il paradoxal de croire que nous devons aux tribulations de l'ouvrier lyonnais les traits les plus mordants de ce goguenard pleurant de son rire, dont la verve perd de sa causticité savoureuse sitôt qu'on l'éloigné des brumes de la Saône? Quand l'indignation serait im- puissante et dangereuse, l'ironie calme et soulage.

H. r>F. BoissiEU.

[A suivre.)

LA REVOLUTION AGRICOLE

RÉCIT DE NOTRE EXPÉRIENCE PERSONNELLE

VII

RÉSULTATS FINANCIERS

Les bonnes âmes que de généreuses inclinations ont poussées dans la carrière d'inspiratrices d'unions matrimoniales ont ré- solu le problème qui m'agitait.

Elles savent, en effet, fort bien que si elles ouvrent leurs pour- parlers par l'énumération des qualités morales de leur jeune fille, et tant qu'elles poursuivent dans cette voie, elles ne sau- raient rencontrer que la froideur polie d'un marbre qui ne veut pas se laisser entamer.

Ce n'est pas que leur interlocuteur récuse ces qualités ni en méconnaisse la valeur; non, mais il veut savoir, d'abord, à quoi s'en tenir.

Les personnes d'expériences entament donc la négociation par le chiffre de la dot, sachant bien qu'il n'y a rien de fait avant cela, et trop habiles pour exposer leur partner à la situation qu'il redoute, c'est-à-dire à la douloureuse confusion de refu- ser un ange.

Ce chiffre, à peine jeté, a fixé l'adversaire; il fait aussitôt, et nettement, une retraite honorable sur le terrain des affaires, non embarrassé de considérations morales, ou il ouvre l'oreille à l'énoncé des vertus qu'il espère entendre louer maintenant.

Je sui\Tai cette méthode, sanctionnée par l'expérience, en débutant par la situation financière, non pour mon colon de

!

LA. RÉVOLUTION AGRICOLE. '")27

France seulement, mais pour le père récalcitrant que je lui prête.

Ici, nouvelle difticulté. Une dot, c'est un chiffre, et il suffit que l'on ait affaire à un honnête homme pour que le chiffre soit exact. Mais une estimation de propriétaire n'arrêterait pas une minute ce père prévoyant. « L'estimation d'un propriétaire, honnête, je le veux bien, mais, par avance, plein d'illusions sur son œuvre, ne signifie rien », dirait-il, en riant de la naïveté filiale.

Je dois convenir qu'il n'aurait pas tout à fait tort. Je m'en méfie tellement pour moi-même que j'eusse préféré ne rien dire que de donner des chiffres venant de moi. Mais le hasard sert les bonnes causes. On le dit aveugle ; il m'a toujours semblé fort clairvoyant. En tout cas, il vient de me tendre la perche au bon moment.

Un mien parent est directeur, dans notre région, d'une com- pagnie d'assurance contre l'incendie. Je désirais, ma première assurance expirant, entrer m'adresser à sa société.

Comment faut-il s'y prendre, lui dis-je, pour faire une assu- rance sérieuse, par laquelle, en cas d'incendie, on serait entière- ment remboursé de la perte éprouvée?

Il faut assurer la valeur réelle. Si vous assurez moins, on ne vous remboursera que la somme assurée, et vous perdrez la différence entre cette somme et la valeur réelle. Par exemple, si vous estimez un bâtiment dix mille francs et qu'il en vaille vingt mille ; s'il brûle, on vous donnera dix mille francs et vous en perdrez dix mille. C'est comme si vous n'aviez assuré que la moitié du bâtiment ; vous restez votre propre assureur pour l'autre moitié.

En ce cas, je préférerais l'assurer trente mille. Vos primes sont peu importantes et je serais sûr d'être largement remboursé. Le surplus compenserait les ennuis, le retard qu'occasionne tou- jours un incendie.

Ah ! mais non. En ce cas, on ne vous donnerait que vingt mille, la valeur réelle, et non la valeur assurée. Sinon vous auriez avantage à brûler. Que deviendrions-nous si nos assurés béné- ficiaient d'un incendie? Tout serait assuré au-dessus de la valeur

528 LA SCIENCE SOCIALE.

et tout brûlerait. Nous faisons toujours estimer. Non, vous ne retireriez aucun avantage à assurer trop cher ; et vous perdriez la surprime que vous vous seriez imposée. Il faut assurer la va- leur réelle.

Mais je ne la connais que très approximativement, et plus en bloc qu'en détail. Ne pourrais-je pas faire estimer par l'agent même que vous m'enverriez en cas d'incendie?

Parfaitement, et nos statuts prévoient le cas. Seulement il vous faudra payer l'estimation, mais vous serez ainsi complète- ment à l'abri de toute perte et de toute difticulté.

Pourtant votre agent n'a-t-il pas intérêt à surestimer la propriété pour faire encaisser à sa société des sommes plus consi- dérables ?

Nullement. D'abord, je ne vous enverrai pas un de nos agents, mais l'expert de toutes les sociétés d'assurances. Nous ne nous adressons à lui que dans les affaires importantes. C'est l'expert de la région ; son ressort comprend le centre et l'ouest. Il règle les gros sinistres depuis Orléans jusqu'à Brest et Bor- deaux. C'est un homme considérable, tout à fait indépendant de notre société. Il ofï're toutes les garanties. De plus, ce ne serait pas l'intérêt de la société de forcer l'estimation ; la prime en- caissée serait plus forte, il est vrai, mais le moindre sinistre dé- passerait cet excédent des primes et deviendrait désastreux pour elle. Elle est en effet obligée de vous rembourser, en ce cas, suivant l'estimation que vous a donnée son propre expert. Ni lui ni elle ne sauraient se récuser. Ce qu'il a estimé dix mille francs, venant à brûler, vous sera payé dix mille francs, sans contesta- tion possible.

Alors, par lui, je vais avoir l'estimation vraie de la valeur réelle de ma propriété.

Oui, aucun intérêt ne la faussera et les garanties de com- pétence de l'estimateur sont irrécusables. »

Je n'hésitai pas, enchanté de faire faire mon bilan, après une période décennale, par un homme compétent et désintéressé dans la question.

Telle est la garantie que j'apporte.

LA. HÉVOLUTION AGRICOLE. ri29

On ne peut convaincre évidemment ceux qui s'y refusent; je n'y prétends pas. Je me contente de chercher à satisfaire les hommes de bonne foi, mais qui entendent exercer une juste critique et y voir clair.

Je dois seulement expliquer comment cette estimation, faite en mars 1900, embrasse une période de 15 années, alors que je n'ai que 10 ans de séjour.

« A combien sont aménagés les bois? me demande l'expert en arrivant.

Ils ne sont pas aménagés.

Que faites-vous donc?

Je laisse pousser, en favorisant la croissance par des éclaircies que je pratique de mon mieux.

Fort bien, mais quand ferez-vous votre première coupe?

Je ne compte pas en faire; mes successeurs s'en charge- ront. Je me contente de créer une richesse sur la propriété.

Mais, c'est que les compagnies d'assurances ne peuvent pas vous assurer ainsi. Cette méthode ne rentre dans aucun de leurs tarifs. Il leur faut un terme fixe pour pouvoir, en cas d'incendie, escompter la perte suivant leurs tables toutes faites, d'après la valeur des bois, et le nombre d'années restant à courir avant l'exploitation.

Ne pourrait-on prendre un terme fictif?

Parfaitement. Je puis estimer la totalité de vos bois comme devant être coupés dans cinq ans tous à la fois. Dans cinq ans vous ferez établir une nouvelle période quinquennale et ainsi de suite.

Cette circonstance m'a amené à prendre ce délai comme base. Nous n'aurons donc pas les résultats d'une exploitation de 10 ans, mais de 15 ans.

D'abord, quelles sont nos charges?

La propriété, moins riiabitation, a été achetée 200.000 fr.

Le fonds de roulement de 50.000 a été dépassé de 7.S7G IV. 60;

en chiffres ronds 60.000

260.000 Dont les intérêts à 5 0/0 pendant loans représentent 19;j.000

455.000 fr.

530 LA SCIENCE SOCIALE.

455.000 francs est donc la somme que devrait donner l'esti- mation pour faire retrouver, dans la plus-value de la propriété, la compensation du sacrifice d'intérêts consentis :

Or que me donne l'estimation ?

Valeurs du bois debout 141.900 fr.

d'un troupeau de 700 moutons 20.000

des fourrages en réserve 5.200

du mobilier agricole et chevaux 9.500

176.600 fr.

Auxquels il convient d'ajouter :

Valeur du fonds de terre des bois, 120 hectares à 1.000 fr. l'hectare. 120.000 fr.

de 13hectares 1/2 de prés à 2.d00 33.750

de 51 hectares l'2 de pacages, plantés de pommiers,

à 2.000 fr 103.000

433.350 fr.

Nous remarquerons :

1" Que mes 120 hectares de bois n'ont pas donné li 1.900 francs de bois en 15 ans. Il y en avait cent de plantés à des âges divers.

L'estimation porte, par exemple, une vingtaine de mille francs de futaie qui n'a pas poussé en 15 ans. Mais ils étaient généra- lement jeunes et ne donnaient pas encore à la terre la valeur qu'on lui attribue, plantée en bois, c'est-à-dire après la première coupe qui se fait plus longtemps attendre et qui est inférieure. En sorte que ces bois, vendus au moment le plus désavantageux, ne représentaient pas la valeur de la terre plantée en bois comme fonds de terre et une bien mince valeur comme bois debout. En bloc, ils avaient été estimés à 1.000 francs, bois debout et fonds de terre.

2" La valeur de 1.000 fr.. attribuée au fonds de terre planté en bois, est celle qu'ils ont actuellement, comme nous l'avons vu, dans tout le pays.

3^ La valeur de 2.500 fr. l'hectare de pré est celle que j'ai payée. Je ne tiens pas compte de ce que j'ai doublé la récolte en foin par mes améliorations ni des centaines de peupliers que j'ai plantés.

.a

LA RÉVOLUTIO^' AGRICOLE. 531

La valeur des pacages, 1.000 fr. fonds de terre, est, dans le pays, celle de toute terre enrichie par la production naturelle. C'est celle de la lande, bien qu'il s'agisse de prairies hautes que l'on me dit valoir 2.000 francs.

Je leur attribue une plus-value de 1.000 fr. l'hectare du fait de leur plantation en pommiers. Cette estimation est de moi; voici comment je l'établis.

Une autorité de la région, M. Roger de la Borde, propriétaire d'une cidrerie importante, cite, d'après le Frère Henry, de l'Ins- titut Saint- Vincent, à Rennes, le cas di verger de cet Institut, établi en sol très ordinaire, loué auparavant 51 fr. l'hectare, et ayant rapporté, à la septième année de greffe, 1.150 fr. Il ajoute :

« Sans craindre aucunement l'exagération, on peut dire qu'un hectare de verger, bien entretenu, rapporte en moyenne, tous frais déduits, au moins de 500 à 600 francs. » Il cite également M. l'abbé Ouvray, autre autorité de la région, qui dit :

« Un arbre à haute tige de 12 à 15 ans rapporte, en moyenne, sa pièce de cent sous ; cent arbres peuvent rapporter 500 francs et représentent un capital de 12 à 15.000 francs. » [Le pommier et le cidre ^ par R. de la Borde. "l

Quoique provenant du propriétaire, j'espère qu'on trouvera mon estimation modérée, puisqu'elle n'est que le dixième de celle de 31. de la Borde, 500 francs de revenu représentant un capital de 10.000 francs. Or je ne compte que 1.000 francs.

II faut tenir compte cependant que je suppose toutes mes terres mises eu pacages et tous mes pacages plantés, ce qui n'est pas le cas actuellement, mais ce que je compte bien réaliser d'ici cinq ans.

Ainsi donc, pour retrouver le capital dépensé, plus le sacrifice des intérêts à 5 p. %, je devrais atteindre V55.000, et je n'y arrive pas tout à fait, puisque je n'obtiens que i33.350.

C'est honorable, mais je ne puis pas dire que j'aie fait, de ce chef, une bonne affaire ; une assurance de pareille somme m'au- rait donné davantage, sans travail de ma part.

Je sais bien qu'il me serait facile, avec les mêmes chiffres, si, au

532 LA SCIENCE SOCIALE.

lieu de chercher les résultats que fournissent les faits, je voulais prouver, par exemple, ma bonne gestion, de présenter bien plus favorablement mon affaire.

Il me suffirait de prendre 3 p. % comme taux normal du re- venu de la terre, et Tonne discuterait pas le chiffre; je prouverais alors que j'ai obtenu davantage et fait une bonne opération. Mais, loin de vouloir me servir des préjugés courants, je veux les com- battre, et je trouve que le taux de 5 % doit être considéré comme un revenu minimum pour une affaire que Ion dirige, et qui, donnant de la peine, doit fournir un salaire.

.)'ai aussi 60.000 francs d'w écoles » de culture officielle, que j'espère bien éviter au colon de France avec les ennuis qui les accompagnent; mais le fait est que, pour mon compte, j'en suis grevé. Je les fais donc entrer dans les charges au lieu de remarquer, ce qui serait vrai pourtant, que mon affaire n'a commencé qu'avec sa bonne gestion. Et puis, je ne prétends pas le moins du monde me donner comme modèle. Mon exemple montre ce que j'ai fait, mais je nai nullement la prétention de limiter à son résultat le succès de toute exploitation agricole. On peut faire beaucoup plus et beaucoup mieux. Mais enfin, même pour moi, et ce sera encore plus probant, avec toutes mes erreurs, il me semble que je n'ai pas fait un métier de dupe.

Il ne s'agit pas ici de chercher la petite bête, mais de ne pas laisser passer inaperçu le fait capital : je ne me suis pas ruiné dans la culture. Malgré une fausse direction au point de départ, malgré une école coûteuse dont je reste grevé, je m'en tire, en somme, honorablement.

Mais on ne saurait séparer que momentanément, et pour donner à l'analyse toute sa puissance en ne la portant que sur un point, l'exploitation rurale des conséquences de vie qu'elle entraine. Il faut ensuite faire la synthèse et la remettre à sa place dans le tout dont elle fait partie.

Dans la vente de la propriété, Ihabitation a été comptée .jO.OOO francs, suivant l'usage de sous-estimer les bâtiments, quand on en tient compte, dans les ventes rurales. Elle vaut donc plus, mais c'est le chiffre auquel elle me revient.

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 533

En aménagements intérieurs, j'y ai dépensé 80.445 fr. 95.

soit, en chiffres ronds 140.000 fr.

qui ajoutés aux. 260.000

représentant l'acquisition delà terre et le fonds de roulement, et au montant des objets mobiliers figurant dans l'assurance pour

environ 100.000

donnent au total : 500.000 fr.

En fait l'estimation de l'expert monte pour l'assurance totale à 548.900

Plus, pour valeur du fonds de terre, non assuré 250.730

«05.650 fr.

C'est donc une valeur totale réelle de 800.000 francs obtenue par un déboursé de 500.000 francs plus le temps, c'est-à-dire le sacrifice des intérêts.

Je dis valeur réelle, est-ce à dire valeur de vente? Nulle- ment. On peut vendre bien; on vend généralement mal. Mais, pour cela, il faut commencer par vouloir vendre,, et ce n'est pas notre cas. Ce n'en est pas moins la valeur réelle pour nous qui, ayant organisé notre propriété pour notre résidence et non pour la vente, aurions à faire cette dépense pour obtenir ce que nous avons et qui nous convient.

Quand je reçois un costume de mon tailleur, sa valeur réelle est le prix que je paie et non celui auquel je le vendrais à un acheteur d'occasion qui devrait le faire élargir ou qui, s'il lui allait bien, s'aviserait que la couleur ou l'étolfe ne lui convien- nent pas. Sa valeur réelle est le pri.x que je devrais payer si je devais le remplacer. Il en va de même pour notre propriété. Je dirai même plus. Ici, nous nous trouverions plutôt dans le cas de l'acheteur qui a trouvé d'occasion et à meilleur compte le cos- tume, à sa taille, de l'étoffe et de la couleur de son choix.

Ainsi donc, mon loyer est représenté par un capital de liO.OOO francs. Il faut partout se loger, mais la qualité de ce lo- gement est ici une conséquence de notre travail et une consé- quence avantageuse. En effet, nous tenons à être bien chez nous.

En ayant la possibilité, nous en avons le droit. Nulle part ail- leurs nous ne pourrions le faire aussi économiquement. Dans la moindre petite ville de province, une installation analogue à la

T. XXIX. 36

o34 L.^ SCIENCE SOCIALE,

nôtre nous reviendrait beaucoup plus cher et nous nous y déplai- rions. A Paris, l'équivalent représenterait le prix de toute la pro- priété avec toutes les charges qui la grèvent, et nous n'aimons pas Paris.

En sorte que, non seulement nous vivons dans le milieu qui nous convient, mais encore nous obtenons ici la satisfaction de nos goûts d'intérieur, ce qui est bien quelque chose, par un loge- ment au meilleur marché. Si nous ajoutons ce fait aux résultats de l'exploitation, et il s'y trouve lié, nous verrons alors, sans conteste, que nous avons fait, au total, une très bonne affaire financière. La compagnie d'assurances, en effet, qui m'aurait rapporté plus que mon exploitation, n'y aurait pas joint le lo- gement de notre convenance, à bon marché.

Mais il y a plus. Une installation équivalente, partout ailleurs qu'à la campagne, entraînerait à des dépenses de luxe, d'entre- tien, de réception qui viendraient grever notre budget, et cela immanquablement, quoi qu'on veuille, par la force des choses.

Ici, notre installation est, pour nous, une cause d'économie. C'est une conséquence financière que nous devons mettre à lactif de notre travail, puis^ju'elle en provient. Elle améliore encore le résultat total. Notre travail ne nous donne pas seule- ment le logement à bon compte; il entraine encore une diminu- tion de dépenses de vie, sans détriment pour notre bien-être, au contraire.

Nous vivons ici sur un pied de 2i.000 francs de dépenses. Quand je dis vivre sur un pied, l'expression est tout à fait inexacte. La vérité est que nous dépensons une moyenne de 2.000 francs par mois, soit 2i.000 francs par an. Mais nous ne représentons pas ce train de vie. Nos dépenses sont bien supérieures à leur représentation. Nous ne nous faisons pas homieur.

Au lieu de nous épuiser avec 12.000 francs de rente à en re- présenter 2i.000, nous mettons notre aisance à nous procurer, avec le minimum de souci matériel et largement, le bien-être qui nous satisfait. C'est le low standard of lifc par rapport à sa position financière .

Cette méthode n'implique pas le coulage, et n'exclut ni l'ordre

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 535

ni une économie bien entendue, mais facile vertus nécessaires pour faire régner l'honnêteté dans une maison mais elle im- plique toute une série de simplifications et de facilités qui, jointes à notre habitude d'exiger la première qualité pour tout ce que nous consommons, double peut-être le prix de la vie apparente. Nous considérons cette manière de faire comme notre luxe. Nous pensons aussi payer de la sorte la libération de notre temps, que nous croyons plus avantageusement employé ailleurs.

Un exemple le fera comprendre. Si ma femme, en faisant l'éducation de ses iilles, gagne les trois mille francs que nous coûterait peut-être une institutrice, je trouve à ces trois mille francs une valeur infiniment supérieure à celle des trois mille francs qu'elle pourrait réaliser par la gratte sur son ménage, si elle y consacrait le temps de ses heures de leçons. Cependant une insti- tutrice nous ferait plus honneur, puisque honneur il y a, les dé- penses restant les mêmes.

Mais, à ce métier, ma femme s'épanouit, se développe singu- lièrement au lieu de se recroqueviller dans la pratique de l'espion- nage domestique et dans Fétroitesse d'une économie sordide.

Notre foyer est débarrassé de l'intrusion fâcheuse d'une étran- gère; enfin nos enfants bénéficient d'une méthode supérieure. Leur mère trouve, en effet, à l'éducation et à l'instruction, des so- lutions maternelles qui sont aussi nouvelles et aussi avantageuses pour les enfants que le sont, pour la terre, les solutions de pro- priétaire.

Cette dépense de 2i.000 francs que représente notre vie, nous sommes bien décidés à la maintenir à cette limite, et cela même si notre position de fortune s'accroissait. Elle représente à nos yeux, en effet, notre infirmité, ce dont nous avons besoin pour vivre largement, suivant nos habitudes acquises, et non notre puissance.

Mais, en fait, nos revenus sont supérieurs et c'est ce surplus que nous considérons comme notre force. Par principe, nous voulons l'employer et dépensons entièrement l'épargne que nous a laissée l'année précédente, mais non celle que nous espérons de l'année courante, de façon à rester toujours au- dessus de nos afiaires. Cette méthode représente l'économie des

53G LA SCIENCE SOCIALE,

revenus, non employés, d'une première année, après laquelle on est maitre de la situation, puisqu'on est en retard sur ses revenus au lieu de devancer, dans ses dépenses, leur arrivée et de se trouver, par suite d'un imprévu, au-dessous de ses affaires. Nous dépensons donc de notre mieux, cette année, l'épargne de l'année dernière, avec une seule réserve : c'est que cette dépense n'engage pas l'avenir, ne nous crée pas un nouveau besoin. Nous voulons une dépense nette, mais nous nous refusons à lui servir une rente. C'est la distinction qu'on peut établir entre l'achat d'un tableau qui n'entraine pas un entretien et celui d'un cheval de plus à l'écurie.

Vous ne faites donc pas d'économies?

Pas un sou.

N'est-ce pas imprévoyant quand on a des enfants et surtout trois filles?

Nous n'oublions pas nos enfants. Mais, pour constituer leur avoir, nous nous y prenons autrement que par l'épargne sur nos revenus.

En effet, étant arrivé à considérer comme une folie coupable et sans excuse les placements de « père de famille », les valeurs de tout repos, à revenu fixe garanti par l'État, qui ne sont que des prétextes à fournir à cet État besogneux et dilapidateur les moyens de continuer ses méfaits et d'augmenter nos entraves, nous nous gardons de toute complicité avec lui et ne lui confions pas notre argent. Ne tenant pas à être ruinés par lui, nous avons eu soin de nous défaire de toute valeur portant sa garantie illu- soire. La consolation de penser que nous sauterions avec lui et avec tout le monde n'en est pas une pour nous, et ayant dit adieu à cette bonne compagnie, nous cherchons à être parés quand même l'État sauterait.

Dès lors nous n'avons que des valeurs aléatoires, à revenus aléatoires. Nous faisons travailler notre argent comme nous tra- vaillons nous-mêmes.

Vous recommandez alors la spéculation?

Nous ne jouons pas à la Bourse. Nous n'achetons ni à crédit, ni pour revendre, mais comptant et pour garder. Nous entrons

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 537

dans des affaires industrielles, bien étudiées, et, quand nous les croyons bonnes, nous savons attendre. Ce système nous réussit, et nous avons de plus la satisfaction de penser que notre argent aide des travailleurs libres, contribue au développement du bien-être général, au lieu de le voir engendrer un nouveau fonc- tionnaire, tyran au petit pied.

Il nous suffît de souffrir la tyrannie que nous ne pouvons évi- ter ; nous refusons énergiquement la responsabilité de la payer et de Taccroitre bénévolement. Cela nous paraîtrait tout simple- ment monstrueux et ridicule.

Cette gestion de fortune donne lieu à des aléas qu'on ne sau- rait chiffrer. Elle oblige, dès lors, à établir ses prévisions sur un minimum de revenus. Dans toute affaire, un rapport supé- rieur k b % peut être considéré, par exemple, comme un béné- fice qu'il sera sage de consacrer à l'amortissement du capital. Puis, il y a les rentrées; une bonne affaire rembourse son capi- tal emprunté, en conservant à l'actionnaire des actions de jouis- sance. Une mauvaise affaire, passée par profits et pertes ca?' il y a aussi des pertes donné à la liquidation une partie du capital que l'on considérait comme entièrement perdu et qui se transforme en bénéfice, grâce à cette sage précaution.

Ce sont ces bénéfices, tous ces revenants-bons, sur lesquels nous ne comptions pas, que nous mettons sur la tète de nos en- fants.

Comment en tirer le meilleur parti? Nous avons longtemps cherché et je vais donner notre moyen parce qu'il nous satis- fait.

Il faut beaucoup de petits bénéfices pour constituer ces gros chiffres qui classeront la jeune fille à marier. Trois dots, ce n'est pas une petite affaire !

Nous avons bouleversé la question oh ! sans parti pris mais seulement en cherchant à démêler ce que nous devions à nos enfants, ce que nous pouvions pour leur bonheur et le meil- leur moyen pour y atteindre.

Eh bien! il nous a paru que nous n'avions pas le devoir de marier nos filles, ni le pouvoir d'assurer leur bonheur : d'abord

538 LA SCIENCE SOCIALE.

parce que Jes lois, en leur reconnaissant le droit de disposer d'elles-mêmes, de se marier comme elles l'entendent ou même de se refuser au mariage, ne peuvent, en même temps, nous faire un devoir de les marier; ensuite parce que, leur bon- heur dépendant d'elles et non de nous, nous ne pouvons l'assu- rer en leur préparant celui de notre choix. En revanche, il nous a semblé que nous pouvions les rendre heureuses jeunes fdles; les aider, en augmentant leur liberté, en la rendant plus puis- sante, en leur donnant plus de facihtés pour se marier si et comme il leur convient en les mettant à même de le faire libre- ment, en connaissance de cause, et non à l'aveugle et pour s'af- franchir du spleen qui pèse sur la vie de trop de jeunes tilles. Nous cherchons à leur assurer le plus tôt possible une indépen- dance financière.

Mais nous ne voulons pas non plus être diminués par chaque mariage de nos filles, ni qu'elles constituent une charge crois- sante dans le budget de notre ménage.

Pour harmoniser ces desiderata, au fur et à mesure des possibi- lités, par un versement unique qui n'engage pas l'avenir, nous leur constituons dans des compagnies d'assurances, non suscep- tibles d'être confisquées par l'État, des rentes viagères différées qui commenceront à courir du jour elles auront dix-huit ans, et qui s'échelonnent de façon à ce que leurs revenus croissent en même temps qu'elles apprennent à s'en servir. Au reste, nous aurons commencé beaucoup plus tôt par des pensions de toilette progressives.

Encore faut-il rester maître de la situation. Nous y avons pourvu en nous faisant porter comme bénéficiaires des rentes placées sur la tête de nos enfants. La rente est payable à moi, ei en cas de mon décès, à ma femme. Ainsi nous pourrons ré- gler, pour chacune de nos filles, son indépendance sur l'emploi qu'elle sait en faire, elle aura celle qu'elle saura mériter, ou sur notre position si elle venait à décroitre et ne nous permet- tait plus normalement le même sacrifice pour nos enfants.

Si une de nos filles meurt, nous perdons le capital, mais en même temps la charge pour laquelle il était constitué.

LA. RÉVOLUTION AGRICOLE. 539

Enfin, si, à son mariage, notre fille préfère un capital à une rente, nous pouvons, si nous le jugeons avantageux pour elle et, en même temps, possible pour nous, conserver sa rente et lui donner le capital correspondant.

L'aléa de la perte du capital nous a permis d'obtenir beau- coup plus que nous n'aurions pu le faire par tout autre moyen. De fait, à ce jour, nos trois filles, âgées de neuf, sept et quatre ans, ont chacune 2.400 francs de rente assurée à partir de dix- huit ans. Nous espérons augmenter cette petite indépendance déjà obtenue pour elles.

Ainsi donc, au total, Texploitation agricole est honorable, mais elle entraîne des conséquences avantageuses qui en font, en définitive, une très bonne affaire financière. De plus, elle per- met des finances générales prospères.

Maintenant que, comme notre marieuse expérimentée, nous avons débuté par établir la dot de l'œuvre, nous pouvons ha- sarder quelques aperçus sur ses « espérances ». Ici, seulement, nos espérances n'attenteront à Is, vie de personne.

Nous pouvons donner d'autres résultats financiers, ou en passe de le devenir, maisforcément entachés d'un alliage de considéra- tions, de résultats en nature, qui, dans une exposition financière, doivent les faire passer au second rang. Ils ne peuvent, en efïet, s'exprimer toujours par un chiffre seul.

Notre but était, si l'on s'en souvient, de créer, non une œuvre de charité, mais une œuvre sociale, par l'aliénation d'un capital et l'aliénation de ses intérêts, mais de façon à retrouver ce sacri- fice dans la plus-value de la propriété. Nous venons de montrer que ce but a été atteint, que notre œuvre est vivante, qu'elle n'est pas une utopie, une duperie généreuse.

Il faut montrer comment elle vit, c'est-à-dire comment elle s'accroît d'elle-même, ou rapporte pour s'accroître. Il faut main- tenant donner les résultats culturaux de notre révolution cultu- rale.

Cette révolution culturale, à quoi a-t-elle abouti au point de vue de l'exploitation de la propriété?

A reformer un ensemble, une unité, comme autrefois, mais sur

540 LA SCIENCE SOCIALE.

des bases nouvelles. Ce n'est plus cette ferme réservée à la vie du propriétaire, flanquée de ses deux métairies auxquelles elle sert décole, qui font vivre chacune deux familles de travailleurs et dont la moitié des produits vient se joindre à ceux de la réserve pour assurer la subsistance de la maison plus forte du proprié- taire. Cette image, avec la paix qu'elle suppose, l'harmonie sen- timentale qu'elle laisse entrevoir entre ces familles unies, la vie large et simple qu'elle évoque, répond à la conception que les auteurs urbains nous ont faite, dans leurs romans, de la vie rurale. En fait, elle est fausse, puisque nous y avons vu régner la guerre et non la paix, la haine et non l'amour, la misère et non l'abon- dance, et, planant sur le tout, le désespoir d'une ruine fatale.

Les propriétés que l'on rencontre un peu partout offrent trop souvent cette apparence mensongère qui a le grand malheur de faire généralement tenir pour vrai et bon ce qui est faux et mau- vais. Notre exploitation a un mérite : elle est véridique. Elle ne trompe pas le passant.

Ce grand homme de bien et de sens droit qu'était M. Alfred Mame, le célèbre éditeur, dépensait 100.000 francs par an, dans sa propriété, pour ses fleurs. Il avait su faire de ce délassement une merveille qui attirait les visiteurs. Mais son œuvre était véridique. C'était un jardin d'agrément, une œuvre de luxe; elle se donnait pour telle et ne trompait personne. Un champ de blé, un champ de betteraves n'évoquent pas une idée de luxe, mais d'utilité. On présuppose, en le voyant, que le travail qu'il re- présente espère sa récompense. Celui qui se livre avec acharne- ment à un labeur infécond, qui s'amuse, avec persistance, à travailler à perte, qui réussit à faire d'une terre de rapport une terre de haut luxe, trompe le public qui n'arrivera pas à ima- giner ce dilettantisme ruineux, pénible et inexplicable pour le bon sens; il croira bonnement que si le propriétaire se donne la peine de faire ces betteraves, c'est qu'il y a intérêt.

Ma propriété est devenue véridique, en ce sens qu'elle donne l'impression de la réalité. Le travail qui s'y voit y est récompensé et celui qui est omis a été rejeté parce qu'il ne procurait pas au travailleur sa récompense. Elle n'est plus divisée en trois exploi-

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 541

tations distinctes; elle ne représente plus qu'une exploitation, sous la direction unique du propriétaire.

Constituée pour l'élevage de l'agneau, tout y est sacrifié à ce Lut. Mais certains terrains ne convenant pas au pacage ont été ou sont restés boisés. De un sous-produit forcé par la nature de la propriété : les bois.

Mais les pacages peuvent donner double récolte, la pomme ne nuit pas à l'herbe. Ce second sous-produit est une conséquence avantageuse des nécessités de l'exploitation de l'agneau. En sorte que nous avons, en définitive, un produit principal et deux pro- duits accessoires qui en dérivent : l'un par l'inaptitude de cer- taines terres à servir à l'agneau, l'autre par une double utilisa- tion des pacages qu'il réclame.

Le propriétaire dirigeant se fait aider par deux associés: le métayer pour l'agneau ; le garde pour le bois et la pomme.

Voilà qui est simple: trois intéressés et trois produits. Il n'est pas besoin d'être paysan ni d'être devenu ingénieur agronome pour comprendre; le bon sens suffit. Examinons successivement ces trois produits.

Agneaux. Dans ma grande ferme, mon ancien fermier avait un troupeau de 50 mères. Il faisait, comme dans les fermes simi- laires du pays, les fermes tout court, non les fermes modèles, Fagneau de dix-huit mois qu'il vendait 18 francs à un engrais- seur. Celui-ci le revendait comme mouton, généralement maigre, six mois plus tard. L'engraisseur espérait gagner 5 francs par mouton. Quant à mon fermier, je ne sais pas ce qu'il gagnait, et je crois qu'il ne gagnait rien. En tout cas, cet agneau de 18 francs a baissé et ne vaut plus que 15 francs, en moyenne.

Dans ma transformation, j'avais visé, par le croisement de la brebis berrichonne et du bélier southdoion, et par une meilleure nourriture, à faire un agneau gras valant .30 francs à six mois.

On voit que ce n'est pas la même chose.

En dix-huit mois un agneau, mal nourri, mange cependant autant qu'un agneau bien nourri eu six mois. Il se vend moitié moins; nourri de misère, il ne rapporte que la misère. De plus, si le pacage répond à 100 têtes, le troupeau se composera de

54^ LA SCIENCE SOCIALE.

50 mères, de 50 agneaux d'un an et 50 agneaux de lait, restant à la bergerie. Au contraire, avec la nouvelle méthode, on aura 100 mères et 100 agneaux de lait. De sorte qu'on ne vendra pas seulement l'agneau le double, mais qu'on vendra encore deux fois plus d'agneaux. Ce n'est pas une multiplication par deux, mais par quatre.

Seulement l'agneau de mon fermier comporte une exploitation de père de famille, avec l'assurance contre toute perte, qui est obtenue dans la ferme par l'équilibre entre ses divers produits. Dans les années sèches, propices aux moutons, ceux-ci sauvent de la perte sur la vacherie. Dans les années humides, on se sauve par les vaches. L'envers de la médaille est que cette assurance s'exerce aussi contre tout gain. Alternativement, les moutons font perdre le bénéfice des vaches et les vaches celui des moutons.

Mon agneau est le produit dune exploitation aléatoire. J'ai mis tous mes œufs dans le même panier. Et quels œufs! des moutons, c'est-à-dire les animaux, les plus susceptibles peut-être d'épidémies contagieuses. Est-ce une folie? Non. Les compagnies d'assurances ne garantissant pas le mouton, par suite de sa mau- vaise réputation, j'ai me faire mon propre assureur; je pré- vois l'accident et j'y pare d'avance pour moi et pour mon mé- tayer. L'assurance subsisterait donc comme à la ferme , mais avec l'avantage de ne plus s'exercer que contre la perte et non contre le bénéfice, si la réserve des compagnies d'assurances ne nous mettait en méfiance. Contradiction étrange, qui engendre le doute sur la valeur du seul raisonnement logique : depuis que j'ai beaucoup de moutons, je n'ai plus d'épidémies. Du temps des vaches, je me disais : « Si j'ai des épidémies avec une centaine de moutons, que sera-ce avec cinq cents! » Mais voilà, toutes choses ne sont pas égales d'ailleurs. Mon panier unique, je veux dire ma bergerie, est mieux tenu que du temps des paniers mul- tiples. Plus aérée, plus spacieuse, soigneusement chaulée, com- prenant une infirmerie, elle sert de plus à des bêtes mieux soi- gnées, bien nourries, qui, malgré leur grand nombre, semblent moins susceptibles d'épidémies. En fait, je n'en ai plus.

L'agneau de 30 francs à six mois n'est pas une bête remarquable.

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 543

C'est un produit médiocre, et ma visée n'était pas ambitieuse. Toutes les grandes exploitations du pays dépassent cette moyenne. Celle de M. Moisant, lauréat de la prime d'honneur du départe- ment en 1898, a été de francs pour une période de trois ans sur un troupeau de 534 mères.

Cependant cet agneau médiocre demande plus de soins, de précision, de régularité, que n'en peuvent donner, du premier coup, les gens du pays, et je n'ai pas encore pu atteindre mon chiffre. Après une marche nscendante et des étapes représentées par les prix de vente passant de 20 francs à 22 francs, 24 francs, 27 francs, j'y touche enfin, mon dernier lot de 44 agneaux de six mois ayant été vendu 29 fr. 89 en moyenne.

Il y en avait plusieurs valant 42 francs pièce, mais, en revan- che, il y en avait d'inférieurs qui rabaissaient la moyenne. En tout cas, j'espère bien dépasser rapidement le prix moyen de 30 francs.

J'ai actuellement 559 bêtes dans ma bergerie, dont 300 mères et une centaine d'agnelles qui deviendront mères l'année pro- chaine. Je nourris donc déjà 400 brebis, les agnelles pacageant comme les mères, et je n'emploie ni ma nourriture, ni mon pa- cage. Je n'ai donc pas atteint mon plein. Si je n'ai pas encore obtenu ce chiffre, puisque m.es 100 agnelles ne produisent pas encore, je me crois donc, pourtant, autorisé à compter sur 400 agneaux à 30 francs, soit 12.000 francs. Les dépenses d'en- grais et quelques faux frais montant à 2.000 francs, il reste en tout 10.000 francs à partager.

Mais cette exploitation n'est que transitoire. Mon intérêt n'est pas de cultiver ; il est de ne faire que du pacage perfectionné qui me permettra d'augmenter de beaucoup mon troupeau et d'y joindre partout le produit de la pomme.

Le bénéfice me parait évident, mais je ne l'ai pas encore expé- rimenté. Je ne me hasarderai donc pas à donner mes prévisions. Je mentionne seulement le fait pour montrer que la voie reste ouverte au progrès et au développement.

Ainsi donc, nous avons comme résultat financier un capital troupeau dont la valeur croit par le nombre des brejjis et par les

544 LA SCIENCE SOCIALE.

agnelles conservées, puisqu'il n'a pas encore atteint son plein développement, et par la qualité de ces agnelles demi-sang- su- périeures à leurs mères ; un produit, l'agneau, qui va croissant chaque année en valeur et en nombre.

La ferme était louée primitivement 1,200 francs, 900 francs après la reprise des pacages à moutons; il y a été joint des prés qu'on pourrait difficilement louer un millier de francs. Elle a donc doublé comme rapport et continue sa marche ascendante. Résultat amusant : les moutons font la police de la propriété. Ils l'ont naturellement rendue vacante des vaches parasites qui la grevaient et qui, sous prétexte de droit à la vaine pâture sur routes, causaient de sérieux dommages sur la bordure de ces routes, c'est-à-dire chez moi. Mais les moutons tondent plus ras que les vaches; ils ont passé, celles-ci ne trouvent plus rien à glaner; de plus l'odeur du troupeau leur répugne. Bref, les moutons m'ont débarrassé des vaches. Je n'en vois plus. Ils ont fait le vide comme une machine pneumatique. La vaine pâture a disparu et cela sans combat, sans susciter de récriminations. Voilà un exemple d'une mesure comme celles dont la découverte était l'unique objet de la sollicitude de M. de R***. Non seulement toute mon herbe me revient, mais j'y ai gagné l'herbe des routes que suivent mes moutons et dont ils ne laissent rien en passant.

Bois. La raison d'être des bois qui existaient se trouve sanctionnée. Ils ont, en effet, été remaniés. Des terres non favo- rables au pacage ont été plantées et leur ont été jointes. En re- vanche, certaines coulées favorables à la pousse de l'herbe se trouvaient boisées; le bois en a été définitivement coupé; l'herbe y pousse, et les moutons la pacagent. La propriété étant constituée pour le mouton, le bois y est sacrifié au mouton. Elle forme donc un ensemble rationnel dans toutes ses par- ties.

Mon exploitation consiste à faire pousser les arbres et non à les laisser pousser. Je leur donne de l'air et les dirige. Un aibre n'est jamais enlevé que pour favoriser le développement d'un autre qui lui est supérieur. Mais je le fais dès qu'il com-

LA REVOLUTION' AGRICOLE. o4o

mence à lui nuire et aussi souvent qu'il convient. Ce ne sont pas seulement des bois livrés à la nature, mais des bois cultivés, drainés il faut, irrigués à l'occasion.

Si j'avais encore cent ans d'existence assurée, je dirais que je vise à faire une futaie jardinée, c'est-à-dire une futaie comprenant des arbres de tous les âges et dirigée de façon à obtenir le plus vite possible le plus grand développement de chaque arbre, abattu au moment de la maturité la plus avantageuse, et remplacé na- turellement par les semences qui sont en terre. Au lieu d'ex- ploiter par contenance, c'est-à-dire, par exemple, de couper sur 100 hectares, chaque année, un hectare de bois de 100 ans, on coupe sur la superficie un nombre d'arbres de 100 ans, ou mal venant, ou se gênant, et représentant le nomlDre de mètres cubes dont ces 100 hectares de bois peuvent s'accroître par année. Si la production de bois à l'hectare est de 3 mètres cubes par an, on coupe chaque année pour 300 mètres cubes de bois sur toute la propriété, au lieu de couper l'hectare de bois qui vient d'avoir 100 ans et qui porte 300 mètres de bois. Telle est la théorie.

C'est en fait, semble-t-il, le moyen naturel d'obtenir d'une forêt la plus grande richesse en bois et le plus grand rapport, en même temps qu'il lui épargne l'horreur de la coupe blanche qui, chaque année, en déshonore une partie. Cette méthode, vieille comme le monde, a toujours été, du reste, le mode d'exploitation du propriétaire résidant, intéressé et aimant son bois. Il imite la nature, et la dirige en lui obéissant. Tandis que, dans la forêt vierge, les arbres meurent un à un, il les cueille un à un au mo- ment de leur maturité. Mais, pour pratiquer cette méthode, il faut connaître ses arbres, se donner la peine de choisir soi-même ceux qu'il convient d'abattre. Le propriétaire s'y astreint tout naturellement; le mercenaire s'y refuse tout aussi naturellement. L'exploitation par coupe blanche est une invention commode de fonctionnaire. Cette barbare pratique lui permet, sans se dé- ranger, de borner son travail à désigner du fond de son cabinet, d'après le plan, le numéro de la parcelle en coupe.

Mais, au lieu de viser au centenaire, ne me donnons qu'un

5iG LA SCIENCE SOCLVLE.

délai de dix ans de vie, ce qui est plus dans les probabilités; mon exploitation se justifie-t-elle?

L'expert auquel j'exposais mes ambitions opinait du bonnet.

Oui, vous pouvez faire de la futaie. Elle viendra bien, mais vous n'y avez pas avantage. Il n'y a pas intérêt pour le proprié- taire de bois à dépasser dix-huit ans. C'est l'âge le plus avanta- geux; les calculs sont établis sans conteste.

Pourtant, ne vendrais-je pas mes bois, à trente-six ans, le double de ce que je les vends à dix-liuit?

Facilement, mais votre bénéfice sera réduit par la capitali- sation des intérêts.

Je le sais, mais ma propriété n'en aura pas moins un revenu double en bois.

Certainement, mais vous n'aurez pas fait une meilleure affaire, puisque le capital de ces bois, réalisé à dix-huit ans et placé, vous aurait rapporté davantage. Plus vous prolongez l'ex- ploitation, et plus vous grevez votre capital d'intérêts composés. Après dix-huit ans, il y a perte, c'est mathématique.

D'accord, mais je me demande s'il n'y a pas actuellement, en pratique, à faire un sacrifice théorique. Les calculs savants et inattaquables, établissant à dix-huit ans Fàge le plus avanta- geux pour l'exploitation, supposent que ce bois continuera à se bien vendre. Or je n'ai pas conhance dans la durée de la vente facile et fructueuse des taillis de dix-huit ans. Nous pouvons en- core les vendre bien ici, parce que le pays est retardataire. Je n'ai pas confiance dans l'avenir. Voyez les pays plus avancés, la Bour- gogne, par exemple. Ces bois y sont devenus invendables.

Je ne dis pas non.

Tandis que les beaux bois n'ont pas fini leur temps.

Cela est certain, puisque nous en manquons.

Nous avons vu la valeur qu'avaient pris les bois. La progression n'est pas près de s'arrêter. Ils sont pleins d'avenir; de plus, il y a la valeur des éclaircies qui va croissant. Au début, elles n'ont pas toujours payé la main-d'œuvre ; mais, le bois tout entier croissant à la fois, elles ont augmenté assez vite.

Après avoir [payé la main-d'œuvre, puis le garde, puis les

LA RÉVOLUTION AGRICOLE. 547

impôts et l'assurance, les bois n'ont plus exigé de dépenses. Ils sont arrivés à un petit rapport net, toutes charges déduites, et je m'attends, dans un nombre d'années pas bien considérable, en laissant croître mes Jjois, à obtenir des éclaircies le revenu que, par l'exploitation d'usage, auraient donné les coupes. Mais, tandis que le revenu des coupes aurait été fixe, s'il n'avait pas diminué, celui des éclaircies est progressif. Il dépassera chaque année le revenu précédent. De plus, le rapport fixe des coupes marquait l'arrêt de la valeur des bois sur la propriété ; le rapport des éclaircies progresse par la progression continue du capital bois.

Enfin, en même temps qu'une bonne affaire, les bois sont un intérêt, un agrément pour la promenade, un ornement pour la propriété.

Nous ferons, à leur sujet, la même observation que pour les moutons. Ils font eux-mêmes leur police. Percés pour l'exploitation par le chemin de fer Decauville, rentré dans mes prévisions dès le début, ces lignes nombreuses sont autant de lunettes qui ren- dent la surveillance facile. Mais, déplus, cesbois ont été nettoyés, ont poussé. Ce sont de moins en moins des tainis,-des fouillis offrant une retraite pour qui vient s'y cacher ; d'une allée à l'autre on voit au travers. Les maraudeurs n'aiment pas la lumière; ils désertent les bois ils peuvent être vus; d'autant plus que, dans des bois ainsi cultivés, le bois mort fait défaut. Ainsi donc l'attraction manque, en même temps que le danger d'être vu va croissant.

Les pommiers enfin ne sont pas non plus livrés à eux-mêmes. Ils sont soigneusement cultivés, taillés, et des engrais chimiques spéciaux doivent hâter leur production et augmenter leurs pro- duits. Je suis persuadé qu'ils deviendront un rapport important de la propriété ; ils pourront doubler celui des moutons.

Telle est la situation financière eu accroissement de capital et de rapport.

Il nous reste maintenant à aborder, sans sortir de notre cadre, les résultats sociaux de notre évolution. L'horizon va singulière- ment s'élargir.

[A siiiv?x\) A Daiprat.

LE ROLE SOQAL D'UN ELEUVE

LE TYPE SÂINTON&EÀIS

III

LES ESSAIS DE RELÈVEMENT. LA PRO DUCTION DU BEURRE (1).

Le type saintongeais, nous l'avons montré dans notre premier article, était en grande partie appuyé sur deux productions na- turelles : la vigne et l'herbe. Il était à présumer que, l'une d'elles venant à manquer, les efforts de nos gens peu aptes à la culture intensive se tourneraient vers l'autre; en revanche, il était à craindre aussi que les résultats de cette nouvelle orientation ne fussent pas très brillants, étant donné le produit naturel qu'ils allaient exploiter. Lherbe, en efï'et, ne jouit pas d'une très bonne réputation en Science sociale. Les gens qui lui demandent leur principal moyen d'existence ne se font pas précisément remar- quer par les qualités d'initiative et d'énergie, nécessaires aux peuples modernes. Exploiter leurs pâturages comme le faisaient les ancêtres, tel leur paraît être le dernier mot du progrès. On pouvait douter qu'un type qui, dans la culture, s'était montré si médiocre, arrivât, en transformant un moyen d'existence dont les procédés semblent devoir rester traditionnels, à y trouver une planche de salut.

C'est pourtant ce qui devait arriver. Nous allons assister à une sorte de réhabilitation de l'herbe, et aussi de notre type. Jusqu'à

(1) Voir les livraisons de mars et de mai 1900.

LE RÔLE SOCIAL d'UN FLEUVE, 549

présent nous avons été juste, mais aussi peut-être un peu sévère pour lui. Devant le triste état de sa culture, nous ne lui avons pas ménagé les reproches. Nous n'en serons que mieux à l'aise pour lui adresser quelques éloges sur la façon vraiment progres- sive dont il a compris l'utilisation de ses prairies.

Ces prairies, il est nécessaire de les décrire, avant de montrer la difficulté de la tâche qui incombait à nos Saintongeais et la manière dont ils l'ont accomplie.

D'après leur nature, ces prairies se divisent en quatre caté- gories :

Prairies de la vallée de la Charente;

Prairies des vallées de ses affluents;

3" Marais, soit de littoral, soit de l'intérieur du pays;

Prairies artificielles.

Quelques chillres fixeront les idées sur leur importance respec- tive. Voici pour la Charente-Inférieure (et, abstraction faite des marais du littoral, la proportion est la même en Charente), la statistique de 1882 :

Marais (littoral seulement) 70.000 hectares

Prés naturels 73.000

Prés artificiels 12.000

Les prairies de la vallée de la Charente forment à elles seules une grande partie des prés naturels proprement dits. Dans les deux départements de la Charente et de la Charente-Inférieure, ce fleuve a un cours de 315 kilomètres. Cela veut dire que, pen- dant 315 kilomètres, se succèdent sans interruption des prairies, très variables, il est vrai, au gré des coteaux qui les bordent, mais qui souvent atteignent plusieurs kilomètres de largeur.

Elles occupent l'ancien lit du fleuve, composé de terrains d'alluvion fertiles. La récolte de foin y est abondante. On les fauche en eflet presque toutes, du moins celles qui sont soumises à la vaine pâture. Aussitôt après, on y mène paître les animaux. Malheureusement, en juillet, en août, et durant la première moitié de septembre, il n'y a guère d'herbe. Ces mois sont très secs en Saintonge. La moyenne des pluies y est inférieure à celle

T. XXIX. 37

350 LA SCIENCE SOCIALE.

du reste de la France. Elle n est à la Rochelle que de 0°",^^^, tan- dis que la moyenne générale est de 0™,770. Aussi, pendant tout l'été, on est obligé de nourrir les bêtes à l'étable et de leur donner force foin et plantes fourragères. Vers la fin de septem- bre, les prairies reverdissent, et les animaux y trouvent jus- qu'aux gelées, c'est-à-dire jusque vers la Noël, une herbe abon- dante. La proximité de la mer et l'absence de montagnes susceptibles d'arrêter les nuages chargés d'eau expliquent cette sécheresse qui différencie profondément nos prairies de celles de Normandie ou môme du Limousin. Elles se prêtent moins à la diminution du travail de l'homme, puisque les produits de la culture sont nécessaires ici pour alimenter les animaux. Ce n'est plus de l'art pastoral pur.

Ces prairies^ assez généralement, sont soumises à la vaine pâture. Dans quelques endroits, cependant, elles sont mieux appropriées. Elles changent alors de nom et s'appellent prés. Pour des raisons particulières proximité d'un village, d'une route les propriétaires se sont clos. Un fossé généralement mitoyen, planté de chaque côté de haies vives, sépare les héritages. Ces haies sont formées d'aubépines mêlées de chênes, de frênes, d'ormeaux et de peupliers. Les aubépines forment le bas de la haie, s'opposant au passage des animaux. Les frênes, coupés à 2 mètres environ du sol, prennent le nom de têtards et fournissent du bois de feu. Enfin les chênes, les ormeaux et les peupliers alimentent les scieries dont nous avons parlé. Ces prés sont assez bien soignés, on y met quelques engrais, car on est sûr de profiter de tous leurs produits. Ils offrent aussi le très grand avantage d'être clos, et souvent les animaux y passent la nuit.

Malheureusement, la plupart des prairies sont soumises à la vaine pâture, « vaine », disent les vieux auteurs, parce qu'elle est maigre [vaciia). Voici en quoi consiste ce droit a,sez sur- prenant en un pays où, sous l'influence de la vigne, la terre a acquis un degré de morcellement exceptionnel. C'est la faculté, pour chaque habitant de la commune et pour tout propriétaire d'une fraction de terre dans cette commune, de faire paître son

LE RÔLE SOCIAL D'uN FLEUVE. Ool

troupeau sitôt la récolte de foin enlevée, dans toute l'étendue de la prairie. En fait, comme la pâture n'est pas très riche, on ne se préoccupe guère de régler minutieusement la manière d'en jouir. On se contente de fixer Tépoque elle commence et celle ellefinit, et de l'interdire à certains animaux (brebis). Le maire est chargé de ce soin. Quant à savoir si l'habitant est propriétaire dans la prairie, s'il envoie un nombre d'animaux proportionnel à la quantité de terrain qu'il possède, on n'en a cure, et la chose du reste ne serait guère facile, car la seconde particularité de ces prairies est d'être extrêmement morcelées, plus peut-être encore que les coteaux voisins.

La vigne avait donné l'habitude du partage égal pour les terres labourables. On appliqua le même système aux prairies, et cela avec d'autant plus de facilité que rien ne se prête mieux à la division qu'un pré. Aussi a-t-on été dans cette voie aussi loin que possible. Il y a des lopins infimes de deux longueurs de faux. En juin et juillet, des hauteurs voisines, avec leurs alternances de foins verts et de foins coupés, ces prairies ressemblent à de gi- gantesques damiers.

Donc, d'un côté, extrême division du sol ; de l'autre, persistance de la communauté pour le pâturage : il semble que ces deux faits dussent s'exclure. Leur coexistence s'explique par la formation sociale des peuples qui occupèrent primitivement la vallée de la Charente. Le phénomène, du reste, est plus général et se retrouve dans presque toutes les vallées du bassin de la Loire. était en effet le principal établissement des Celtes. Ils formèrent le fonds de la population que vinrent modifier sans doute, mais impar- faitement, les conquêtes romaines, wisigothes, franques et an- glaises. Les historiens de la Saintonge sont unanimes à constater les influences celtiques dans ce pays. Or, on a montré (1) dans cette revue comment, sous l'influence du Clan, on continue l'ex- ploitation de l'herbe en commun, tandis que les terres labou- rables sont cultivées séparément par chaque famille. Les mêmes causes produisirent les mêmes effets. Seulement, tandis que, dans

(1) E. Dernolins et Heari de Tourville. Les Celles. E. Demolins. La France.

5o2 LA SCIENCE SOCIALE.

certaines vallées du bassin de la Loire, cette vaine pâture paraît jouir d'une telle popularité, que, d'après M. Ardouin-Dumazet, le paysan, quoique assez timoré, ne craindrait point de verser son sang pour la défendre, ici, elle est quelque chose de très gê- nant que l'on supporte malgré soi. Il y a une différence essentielle à noter. Elle montre que, sous l'influence plus intense de la vigne et de la culture, que ne contre-balancent pas les pro- ductions forestières et arborescentes si importantes ailleurs, les habitudes celtiques ont été plus complètement battues en brèche. La vaine pâture, spontanée à l'origine en Saintonge, est au- jourd'hui forcée. En effet, le propriétaire qui veut se clore se heurte à une impossibilité matérielle presque insurmontable : V enclave. Chaque morceau de pré est une île isolée du chemin par la terre du voisin. La route est à 100, 200, 1.000 mètres. Pour rentrer sa récolte, et rejoindre la route, on passe sur la parcelle qui vous précède et ainsi de suite, à charge de réciprocité. Gomme les récoltes se font à peu près à la même époque, cela n'est pas très gênant. Touche-t-on au chemin, ce qui est assez rare, on ne peut encore se clore sans enlever son passage à celui qui est der- rière soi. Il faut alors lui laisser un chemin, mais souvent il serait presque aussi grand que le pré qu'il s'agit de clore.

Ce mode d'exploitation du sol ne manque pas de pittoresque. Il maintient ces grandes prairies, dépourvues d'arbres, que tra- verse paresseusement la Charente, et que bordent, dans le loin- tain, des coteaux bleuâtres à la luxuriante végétation. Mais quelle triste tenure du sol! Peu d'engrais et pas de soins. Le sol est bosselé, inégal, difficile à faucher, et ce système durera vrai- semblablement bien longtemps encore. Il profite cependant aux petites gens, aux moins capables, qui, grâce à lui, peuvent nourrir tant bien que mal une ou deux vaches et quelques chèvres.

Des législateurs, qui ne connaissaient probablement pas très bien ces prairies, ont voulu supprimer la vaine pâture. Ils ne se doutaient pas que des causes très profondes, quoique différentes suivant les lieux, tendaient à la maintenir. La loi nouvelle n'a rien supprimé du tout. En effet, ou les communes n'ont même

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 553

pas essayé de l'appliquer, et c'est le cas en Saintonge, ou les pro- testations des habitants ont été telles qu'on a s'arrêter. La loi fut du reste rapportée très peu de temps après sa promulgation, et les mesures qu'elle édictait sont aujourd'hui, d'obligatoires, devenues facultatives.

Après la Charente viennent, avec leurs vallées, ses nom- breux affluents, aux noms tantôt gracieux, tantôt bizarres : le Brouillon, la Sonnette, le Son grossi de la Guirlande, l'An- tenne, la Touvre, la Seugne ou Sevigne, le Bramerit, la Bou- tonne, l'Arnoult, etc.. En général, les prairies qu'ils arrosent sont plus humides, plus fertiles, que celles de la Charente. Elles sont aussi mieux appropriées; la vaine pâture n'y existe pas. Quelques-unes mêmes sont transformées en jardins potagers l'on fait une importante culture maraîchère. La vallée de l'Ar- noult, par exemple, est presque entièrement consacrée à la cul- ture de l'artichaut.

Avec les marais, nous arrivons à quelque chose de tout à fait différent. Il ne faudrait pas du reste que le nom portât à la con- fusion. Ce sont aujourd'hui d'excellentes prairies parfaitement desséchées, pousse une herbe excellente. Nous parlerons d'abord de ceux du littoral, de beaucoup les plus importants.

Formés d'alluvions (1) que la mer détache des côtes de Bre- tagne, ils sont de création récente et augmentent chaque jour. Au XVI® siècle, la mer baignait Brouage. Maintenant, du haut de ses remparts, on ne voit que des prairies; la mer est à plus de 5 kilomètres. De même Hiers-Brouage, bâtie sur une colline isolée au milieu des marais, qui était probablement autrefois une ile. Lors de notre passage nous vîmes en efiet, sur une vieille maison, les armes delà ville ; un beau vaisseau chargé de toiles, prêt à prendre le large. Maintenant la mer est bien loin.

Ces marais s'étendent entre Marennes, Saint-Just, Soubise, Rochefort. Vers 1860, on les évaluait à 20.000 hectares seule-

(1) Nous sommes peut-être un peu trop affirmalifs, car les géologues discuteut encore vivement cette question ; d'aucuns prétendent que ces marais seraient dus à un ex- haussement du sous-sol, ce que le populaire traduit piltoresquement en disant qu'ici la « banche (pierre) croît ». A notre point de vue, du reste, la chose a peu d'intérêt.

Oo4 LA SCIENCE SOCIALE.

ment. Aujourd'hui on les évalue à 80.000 hectares et ce chiffre serait, parait-il, encore inférieur à la réalité. Si les dépôts con- tinuent régulièrement, on pourra prévoir bientôt l'époque nie d'Oleron sera réunie au continent dont quelque perturba- tion la détacha sans doute jadis. Nous visitâmes ces marais au mois de mai, c'est-à-dire aune époque il est facile de juger la richesse herbagère d'un pays. A ce moment, ils forment une im- mense plaine verte que coupent uniquement quelques canaux et quelques routes, routes bordées de petits arbres chétifs, tout courbés sous le vent d'Ouest qui souffle presque constamment. Point d'habitation, si ce n'est, de temps à autre, quelque hutte de douanier abandonnée. Les bêtes paissent en liberté. En etfet, et c'est le premier caractère de ces marais, ils sont tous clos, et les clôtures consistent en fossés. La nature du sol a rendu cet aménagement nécessaire. De petits canaux le sillonnent en tous sens et permettent l'écoulement des eaux. Chaque marais est une sorte de presqu'île reliée à la route, par un passage étroit que ferme une barrière. La clôture est parfaite, mais rend la circulation fort difficile. Inutile de dire que la vaine pâture n'a jamais été en usage ici.

Cet aménagement nécessite un certain entretien. Il faut sou- vent réparer les fossés. On entasse la vase qu'on en retire sur les bords, de sorte que chaque « prise » de marais a un peu la forme dune cuvette. Les rebords sont appelés bosses, et l'herbe y est de meilleure quahté qu'au centre, l'eau s'amasse dès les premières pluies; en revanche, à cause de l'humidité, le centre conserve l'herbe plus longtemps.

En ce moment, le marais a vraiment bonne mine. Nous en- trons dans une « prise » et l'herbe nous monte à mi-jambe. Elle est très épaisse, La supériorité de ces prairies sur celles de la haute Saintonge est évidente. Elles pourraient maintenant rivaliser avec celles de la Normandie. Les animaux vautrés dans l'herbe n'arrivent pas à la manger toute. iMais, dans quelques mois, la situation va changer : le soleil d'août, aidé de l'air de la mer, brûlera l'herbe; les nuages chargés d'eaux passeront sans s'arrêter, et on devra retirer les animaux de ces prai-

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 555

ries qui ne leur fourniraient plus une nourriture suffisante.

Mais, pendant la plus grande partie de Tannée, ce sont de si riches pâturages que, du cœur de la Saintonge, bien au delà de Saintes qui est à plus de 40 kilomètres, on envoie des animaux y faire une saison. Un maquignon, habitant près de Saintes, nous assurait qu'il possédait dans ces marais, tant comme pro- priétaire que comme fermier, plus de 70 hectares de terrain. On comprend facilement que le prix de location en soit élevé. Il dépasse souvent 120 francs l'hectare.

La partie voisine de la mer, et aussi celle qui est au centre, se trouvant éloignées des villages, servent à l'élevage. On y met les jeunes animaux, et on ne s'en occupe que pour venir de temps à autre constater leurs progrès. On y engraisse aussi des bœufs et des vaches ; après une saison, ils sont en bonne forme pour la boucherie. Ce sont surtout des maquignons et de gros fermiers des alentours qui sont ici propriétaires. Habitant souvent foft loin, il leur serait peu commode d'y envoyer leurs vaches lai- tières. Mais, sur le pourtour, le marais touche les terres cultivées et les villages, on l'exploite pour le lait, et de puissantes laiteries se sont créées à proximité. On laisse les animaux errer continuellement dans la prairie et on se contente d'aller matin et soir les y traire. Dans la haute Saintonge, au contraire, on doit toujours les soigner à l'étable et leur donner des plantes fourragères qui seules leur permettent d'avoir une quantité raisonnable de lait.

Ces marais sont si prisés qu'en une foule d'endroits le phé- nomène est intéressant à noter les gens du pays ont été dépos- sédés par des propriétaires assez éloignés, mais plus riches. On nous avait signalé le fait à Marennes. Nous en eûmes une sen- sation très nette à Brouage, qui est au centre du marais.

Brouage! Quelle tristesse ce nom éveille dans l'esprit de tous ceux qui ont contemplé cette cité d'autrefois. Comme Bruges, elle évoque spontanément l'épithète de morte. Mais combien plus triste est cette pauvre bourgade, encore fière de ses for" tifications presque intactes, et perdue tout là-bas au fond des marais de Saintonge! Hélas I ses murailles l'ont bien mal dé-

556 LA SCIENCE SOCIALE.

fendue! Devant ses maisons basses, aux rares habitants malin- gres, il faut toute la puissance des souvenirs pour se figurer que c'était jadis un des premiers ports de l'Océan. Pourtant, comme pas une, cette \ille fut fière et puissante. Le titre de seigneur de Brouage était un de ceux dont Richelieu se parait avec orgueil. Elle eut ses notables commerçants, ses marins et ses guerriers, si l'on en croit les dalles de pierre de sa pauvre église. Mais le temps n'est plus Champlain s'embarquait pour le Canada, celui les Rochelais, jaloux de cette rivale, coulaient soixante navires dans son port. <( Depuis nous avons subi bien des révolutions, me disait gravement un vieux forge- ron; elles nous ont ruinés ». Certes, la ville a subi bien des vicissitudes, mais la plus redoutable ne venait pas des hommes; elle venait de la nature, du retrait de l'Océan. Et maintenant, perdue dans les marais, elle marche tout doucement vers la mort. Il semblait que sa position la désignât pour devenir un centre important d'élevage ou de production de beurre. Il n'en est rien. Quelques moutons et quelques vaches paissant sur les talus des fortifications composent la richesse pastorale des Broua- geais. Ils ont été incapables de l'efTort que nécessitaient les nou- velles laiteries. Ils donnent bien l'impression d'une iîn de race. La faute en est-elle uniquement à un climat malsain, beaucoup moins malsain du reste aujourd'hui qu'on ne veut bien le dire? Nous ne le croyons pas. Depuis les travaux de dessèchement des marais, la mortalité n'y dépasse pas la moyenne.

Le phénomène qui se passe à Brouage a été autrefois général sur les côtes de Saintonge. Jadis, sur tout le littoral, s'échelon- naient des villages aujourd'hui disparus et dont on lit le nom avec étonnement dans les vieux auteurs. De ces villages peu con- nus, on ne s'est guère préoccupé ; mais il fallait expliquer l'anéan- tissement progressif de Brouage, ville importante : l'insalubrité du climat et les révolutions parurent suffisantes. Elles n'étaient point cependant les principales causes du déclin actuel. Une plus importante était celle-ci : la formation sociale des habitants de ces Alliages les rendait impropres à la culture et même à l'art pasto- ral. C'étaient des pécheurs cotiers aimant mieux abandonner leur

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 557

foyer que leur atelier, et qui, en conséquence, suivaient la mer dans son recul. D'où venaient ces pêcheurs? il est difficile de le savoir. Peut-être appartenaient-ils à la race autochtone refoulée par les Celtes vers la mer, au bord de ces marais insalubres en voie de formation. Peut-être étaient-ils de la race de ces Aulni, qui, d'un rocher perdu dans les sables, firent La Rochelle, et qui, lorsque la nature les dotait de ports, devenaient capables de négoce et de pêche (Marennes, Brouage), mais non du métier de cultivateurs. Ils aimaient mieux abandonner leurs demeures que de changer de profession. Les Brouageais ont fait de même, et leur ville, par suite de l'émigration et de la faible natalité, est en train de disparaître.

Nous nous sommes un peu longuement étendus sur ces marais, à la fois parce qu'ils sont une importante partie de la richesse herbagère du pays, et parce qu'il est facile, avec eux, de se rendre compte du mode d'appropriation moderne de l'herbe. On voit combien, dans un même pays, il peut arrivera différer, comment aussi certaines pratiques arrivent à persister^ alors même que les conditions qui les ont fait établir ont disparu depuis longtemps. Mais ces marais ne sont pas les seuls. Il y en a beaucoup d'au- tres qui jouent avec d'autres régions un rôle identique. Cer- tains ne sont qu'imparfaitement desséchés, mais la plupart, malgré leur nom, produisent d'excellente herbe. Nous cite- rons ceux de Gourcoury au nord-ouest de Saintes, formés par les bras de la Seugne, ceux de la Boutonne, ceux de la Petite Flandre au nord de Rochefort, etc.. C'est autour de ces derniers que semble se localiser actuellement l'élevage du cheval. Ar- dillières, Muron^ Surgères, Aigrefeuilles, etc., sont les prin- cipaux centres de cette industrie.

Enfin il y a les prairies artificielles. En 18G0, M. Léonce de Lavergne remarquait déjà leur étendue. Elles ont bien augmenté depuis le phylloxéra. Dans certains endroits, autour d'Archiac par exemple, qui est au centre du pays de la « fine Champa- gne », elles ont remplacé les vignes. Les statistiques accusent très nettement ce mouvement, mais, comme il est en somme tout récent, il y apparaît bien inférieur à la réalité. Quelques excur-

358 LA SCIENCE SOCIALE.

sions dans des pays que nous connaissons bien, et les avis de propriétaires compétents, ne laissent aucun doute. Voici quel- ques chiffres :

En 1882. En 1887.

Marais 70.000 hectares. Marais 70.000 hectares.

Prés naturels . . . 74.649 Prés naturels . . . 83.000

Prés artificiels. . . H.671 Prés artificiels . . 38.597

Nous ne savons pas trop comment les prairies naturelles ont augmenté aussi considérablement, mais nous ne sommes pas surpris que les prairies artificielles aient triplé.

Ces prairies sont faites en luzerne, sainfoin ou trèfle. On sème ces graminées après une récolte de blé. La luzerne surtout réussit fort bien ; elle donne plusieurs coupes par année. Mais il est dan- gereux d'y laisser paître les animaux qui peuvent être victimes du phénomène de météorisation. La mode est maintenant à un mélange d'auge (brome) et de trèfle; la tige de l'auge, très ré- sistante, soutient le trèfle plus disposé à se coucher. On obtient ainsi des prés produisant une herbe excellente et très fournie.

Nos Saiutongeais avaient donc encore à leur disposition une ressource naturelle considérable, susceptible même d'une aug- mentation presque indéfinie. Certes, ses produits n'étaient pas susceptibles d'égaler jamais en richesse ceux de la vigne, mais ils pouvaient tout au moins améliorer considérablement la si- tuation présente, permettre la reconstitution si difficile des vi- gnobles perdus. Tout dépendait de la façon dont on en tirerait parti.

Des deux principales façons d'exploiter l'herbe, élevage et laiterie, nos gens ne tardèrent pas à préférer la seconde.

L'élevage présentait ici des difficultés particulières. D'abord celui du cheval pouvait seul être assez rémunérateur. Il était en effet difficile de lutter, pour l'élevage du bœuf, avec le Limou- sin, le grand centre de production pour les pays compris entre la Loire et la Garonne. Le caractère intermittent des prairies de Saintonge, cette période de sécheresse des mois d'août et sep-

LE RÔLE SOCIAL D'UN FLEUVE. 559

tembre pendant laquelle on est obligé de nourrir les animaux à l'étable, rendait cet élevage bien difficile. Le cheval, au con- traire, se contente d'une nourriture moins abondante. Par goût même, il préfère les pâtures un peu maigres. Aussi, avant les laiteries, avait-on ime tendance à développer la production chevaline. Mais, desrp-isons particulières s'opposaient à ce qu'elle se généralisât facilement.

Un premier obstacle était dans l'aléa considérable que présente cet élevage. Le poulain est un animal très susceptible, sujet aux maladies et aux accidents de toute sorte. Ce n'est pas un pro- duit sur lequel on puisse tabler sûrement. Puis, pour que sa vente soit rémunératrice, aujourd'hui surtout que le grand dé- bouché est constitué par la cavalerie, ilTaudrait de bons repro- ducteurs. La race saintongeaise produit bien ce qu'on appelle de « bons chevaux de pays », mais qui ne sont point très cotés en dehors de chez eux; ce ne sont pas de beaux chevaux. Or, du jour au lendemain, il n'est pas possible d'acclimater une race nouvelle dans un pays. Quelquefois on y arrive progressivement, en achetant de bons étalons, mais cela demande de lon- gues années. Souvent même on échoue, car la race n'est pas quelque chose d'immuable. Il va toujours dégénérescence dans l'adaptation de l'animal à un milieu nouveau. Sans doute, la part de l'homme dans la transformation d'une race n'est pas négli- geable, mais elle n'est point comparable à celle du' lieu et, dès que ses efforts cessent, la nature reprend ses droits. Peut-être le sol de Saintonge n'eùt-il pas permis à une race de chevaux de luxe de se développer partout. En tout cas, la grande majorité des paysans n'avaient pas les capitaux nécessaires pour se livrer à des essais de ce genre. A l'heure actuelle, et ceci vient bien confirmer ce que nous disions, l'élevage s'est monopolisé entre les mains de quelques grands propriétaires installés générale- ment sur le pourtour des marais du littoral. Nous avons déjà énuméré leurs principaux établissements. A Taide de sélections habiles et incessantes, ils arrivent à produire des chevaux très estimés par l'armée, qui les leur paie un prix souvent très élevé.

Enfin une dernière raison devait faire préférer les laiteries.

560 LA SCIENCE SOCIALE.

La voici : le paysan de Saintonge n'avait pas une grande habi- tude du cheval, qui était comparativement peu répandu sur la surface du territoire, puisque, comme nous l'avons vu, le bœuf seul est employé aux travaux de la culture.

En résumé, c'était à la race bovine et spécialement aux vaches laitières, que devait revenir la tâche d'utiliser les prairies. Mais comment? Par la production du lait ou celle du beurre? D'après ce que nous avons dit du lieu, il est facile de prévoir que ce sera par celle du beurre. En effet, les prairies sont assez maigres pen- dant les mois d'été; l'herbe y est toujours un peu sèche, nour- rissante certes, mais peu chargée d'eau. Aussi les vaches ont-elles relativement pende lait. En revanche, ce lait étant très chargé de matières butyreuses, elles produisent sensiblement autant de beurre que des vaches d'autres pays paraissant bien meilleures laitières. Il y a compensation.

Restaient deux diflicultés, qui n'étaient pas minces. Puisque les conditions actuelles rendaient nécessaires une exploitation plus intensive de l'herbe, et une augmentation considérable de la production, il fallait :

Trouver des débouchés;

Produire un beurre marchand.

Nous mettons la question des débouchés à la première place. Il eût pu paraître plus logique de commencer au contraire par la seconde : avant de songer à placer une marchandise il faut la produire. Oui, mais momentanément cette question des débou- chés était facile à résoudre. Avec les moyens de transports modernes, les villes voisines, et même des agglomérations plus éloignées, Paris, etc., étaient des centres de consommation tout trouvés. En général, le beurre y est fort cher. Pour beaucoup de gens, il est encore une denrée de luxe. On pouvait, sans craindre un avilissement des prix, en envoyer sur nombre de marchés des quantités considérables.

Le plus difficile était donc bien de produire un beurre mar- chand, c'est-à-dire un beurre pouvant supporter le voyage et se conserver ensuite un certain temps, enfin un beurre ayant toujours sensiblement le même goût, les mêmes qualités, un

LE RÔLE SOCIAL d'uN FLEUVE. 561

beurre de marque. Tant que la fabrication en fut laissée aux ménagères, ce furent choses impossibles à obtenir. Leur beurre présentait invariablement les défauts suivants :

11 n'était pas de qualité homogène. Suivant Thabileté et les procédés de chaque fermière, il différait complètement;

Par suite du mode de fabrication consistant à laisser monter la crème à la température ordinaire, et du petit nombre de vaches appartenant au même propriétaire, ce qui forçait à ne faire le beurre qu'une ou deux fois par semaine, on devait conserver la crème longtemps. Le beurre ainsi obtenu était toujours d'un goût médiocre. Pour en augmenter le volume, on ne le soumettait qu'à un barattage insuffisant. Aussi ne se conservait-il frais que très peu de temps ;

Un pareil beurre ne pouvait alimenter un trafic sérieux. De petits revendeurs venaient seulement acheter pour les villes voisines le surplus de la consommation locale. Mais le beurre de Saintonge ne sortait pas de Saintonge. Il n'y avait ni puissants producteurs, ni puissants commerçants intéressés à créer des débouchés éloignés, et surtout en ayant la capacité.

Nous verrons dans un prochain article comment les laiteries ont résolu la plus grande partie de ces difficultés, et comment de récentes découvertes scientifiques ont contribué à bouleverser cette branche de l'alimentation.

Maurice Bures.

{A suivre.)

LE MOUVEMENT SOCIAL

I. - « L'ABDICATION »

Le roman tond de plus en plus, depuis quelques années, à prendre une signification sociale.

Les romanciers moralisent, mais ils ne moralisent pas seulement sur des cas individuels; ils moralisent sur des cas généraux, qui re- flètent assez souvent, ou ont la prétention de refléter les vertus ou les vices de tout un milieu. Ils ne se contentent plus d'esquisser des per- sonnages; ils révent de créer des l\jp>'S-

En outre, les grands problèmes agités par les sociologues, les éco- nomistes, les journalistes, sous le nom de questions sociales, les lais- sent de moins en moins indifférents. On voit des psychologues purs, comme M. Paul Bourget, côtoyer dans telles da leurs œuvres les idées de Taine. Et il faut croire, en présence de leur succès continu, que l'intérêt de ces œuvres n'y perd rien. Le public se rend compte de l'importance que présente, indépendamment du style et de la compo- sition littéraire, la « conclusion » exprimée ou sous-entendue à la- quelle le conduit un romancier.

Il est toujours délicat d'adapter une morale à une œuvre littéraire. On risque de glisser dans le sermon, c'est-à-dire d'ennuyer son lec- teur. D'autre part, il est bon que l'écrivain ne soit pas un simple amuseur, et que son œuvre soit un principe d'action sociale. Sans quoi « ou n'est qu'un baladin et non pas un poète », selon l'énergi- que expression de Victor de Laprade, appliquée aux rimeurs qui ne cherchent qu'à charmer l'oreille sans vouloir atteindre les fibres sérieuses de l'être humain.

Donc, double écueil à éviter : le pédantisme sermonneur d'un côté, la stérilité de l'autre. Double but à atteindre : distraire le lecteur par une intrigue attachante, des descriptions pittoresques, des analyses de passion sincères et profondes, et faire en sorte qu'il emporte de sa lecture une « impression » salutaire, un principe de relèvement individuel, un motif nouveau d'agir, fût-ce à l'encontre des préjugés de son milieu et d'habitudes peut-être trop chèrement caressées.

LE MOUVEMENT SOCIAL. 563

Cet idéal du roman, notre ami M. Gabriel d'Azambuja s'est efforcé de le réaliser dans une première œuvre : Entre cousins (1), dans la- quelle, nos lecteurs s'en souviennent, deux jeunes gens, élevés, l'un à la française, l'autre à l'américaine, se trouvent momentanément réunis dans les mêmes conditions d'existence, et, en présence d'é- preuves identiques, se comportent tout différemment. Le nouveau roman qu'il nous présente aujourd'hui (2) aborde une question par- ticulièrement grave, et propre à intéresser tout spécialement les lec- teurs de cette Revue. Il s'agit de l'absentéisme des propriétaires ru- raux qui, abdiquantleur fonction naturelle, émigrent dans les grandes villes sans autre motif que le désir de se donner du bon temps.

Pendant que le propriétaire se donne du bon temps, les campa- gnards abandonnés se transforment, et cette transformation se tra- duit d'une manière éclatante, comme on le sait, par des révolutions électorales qui font gémir ce que l'on appelle le parti « conservateur». Ces revirements ne sont pas, en effet, de purs phénomènes politiques, ce sont des phénomènes sociaux. Ils supposent toujours la cessation ou la diminution de certaines influences, l'avènement ou l'accroisse- ment de certaines autres. Une lutte plus poignante que bien des ba- tailles de l'histoire s'engage, dans mille petits coins de province, entre le prestige déclinant des hommes d'ordre et l'ascendant chaque jour plus fort des politiciens ambitieux. Cette lutte a ses épisodes, ses pé- ripéties, ses héros, ses victimes. Comme tout ce qui est profondément humain, elle mérite de ne pas être étrangère au psychologue, et, comme tout ce qui est profondément social, elle avait de quoi frapper un des zélés collaborateurs de cette Revue.

Le héros de V Abdication, ce n'est pas, à proprement parler, le jeune comte Robert de Blincourt, c'est le village do Blincourt lui-même ; c'est le domaine paternel, ce sont les fermes des environs et toute la « sphère d'influence d'un château ». On a dit que le héros du Phédon n'était pas Socrate, mais bien l'immortalité de l'àme, dont le sort nous intéresse plus, dans le dialogue, que celui du philosophe con- damné à boire la ciguë. De même, tout le roman de M. d'Azambuja, même lorsqu'il nous transporte dans les salons de Paris ou sur les plages de Trouville, tourne et retourne obstinément autour d'un pe- tit clocher de Bretagne, car c'est à son ombre que repose l'enjeu de toute la lutte, et c'est l'insurrection finale de tous ces paysans, villa- geois, fermiers, ouvriers ruraux, contre le patronage d'une famille vé- nérée depuis des siècles, qui constitue, dans une scène d'un tragique tout à fait moderne, le dénouement de cette intrigue d'un genre spé-

(1) Petithenry, 8, rue François l", Paris.

(■») L'Abdication, oelliomme et Briguet, 83, rue de Rennes, Paris, 3 fr. jO.

564 LA SCIENCE SOCIALE.

cial. Des romans feuilletons se terminent au coup de revolver d'une maîtresse qui foudroie son amant. Le livre de M. d'Azambuja se ferme sur les huées et les menaces de mort de toute une population déchaînée contre l'héritier de ses anciens seigneurs, et se ruant pour lapider, dans un accès de fureur graduellement amené, celui dont on acclamait les ancêtres.

Mais il est clair qu'un roman doit rester roman, et que l'attention du lecteur demande à être fixée sur d'autres objets que sur des êtres collectifs. Le « genre », en un mot, réclame ses droits. On trouvera donc dans le volume de M. d'Azambuja ce qu'on trouve dans la plu- part des romnns, et, en particulier, de l'amour. Cet amour, par les effets qu'il produit, est intimement lié au plan général de l'œuvre. Robert de Blincourt, jeune propriétaire breton, n'aurait qu'à suivre l'exemple de son père pour être adoré du pays. Intelligent et plein de cœur, il saurait faire profiter ses tenanciers des progrès agricoles accomplis de notre temps et exercer la mission de patron dans la plus haute acception du mot. En outre, une vive sympathie l'entraîne vers une jeune voisine de campagne, aux goûts modestes, qui rêve précisément d'une telle vie. Mais Robert est faible, rêveur, indécis. Il se laisse entraîner à Paris ont déjà émigré plusieurs familles du voisinage. Là, il s'éprend d'une jeune Parisienne, physionomie brillante et mondaine qui, après diverses péripéties, lui fait oublier son premier amour. Un jeune universitaire, tempérament bilieux, ambitieux, lui dispute cette conquête. Robert l'emporte dans cette lutte, et épouse sa Parisienne, qui l'entraîne désormais dans le tour- billon stérile et léger de sa vie. La nécessité de dépenser davantage rend le jeune propriétaire dur à ses fermiers. Des influences nou- velles s'introduisent : un instituteur, un médecin, un distillateur. Un souffle révolutionnaire commence à passer sur le pays. Cepen- dant, Robert est resté, comme ceux de sa race, un croyant, un mi- litant de salon, un défenseur en chambre des sains principes atta- qués par la Révolution.

Un jour, poussé par sa femme qui l'accuse de manquer d'ambition, il accepte une candidature dans la circonscription se trouve son domaine, et c'est alors qu'éclate le châtiment, logiquement voulu par les lois sociales : le comte de Blincourt est battu dans son pays même par ce même universitaire qui fut son rival en amour et qui, devenu socialiste, se console de ses déboires mondains en se pous- sant vers les sommets politiques.

Il y a donc du romanesque dans le roman de M. d'Azambuja, ce qui en fait un ouvrage d'imagination en même temps qu'une thèse, et le rend susceptible d'être goûté par ceux qui veulent exclusive-

LE MOUVEMENT SOCIAL. 5G5

ment se distraire comme par ceux qui cherchent plutôt à penser. Il ne nous sied pas ici de décerner à notre ami et collaborateur des éloges que cette double qualité pourraient faire classer parmi les dé- monstrations d'admiration mutuelle. Notre rôle est de signaler. A nos lecteurs celui de juger. Puisse V Abdication tomber entre les mains de quelque jeune propriétaire tenté d'abdiquer, lui aussi, et dérouler à ses yeux les conséquences de cette grave démarche. Nous savons que c'est le vœu de l'auteur. C'est aussi le nôtre. Un seul résultat de ce genre prouverait du moins que la valeur éducative du roman n'est pas une utopie, et que la littérature, en certains cas, peut aider effi- cacement la science sociale.

S. B.

II. INITIATIVES ET PROGRES

L'enseignement commercial aux États-Unis. Jus- qu'à ces dernières années, aux Etats-Unis, les écoles commerciales n'avaient pour but que de former de bons comptables, aptes à entrer dans les affaires pour s'y débrouiller ensuite.

Cet enseignement était court. [Time is moiiey.) En deux ou trois mois, le jeune élève était approvisionné des connaissances techni- ques indispensables. Après quoi, il prenait son vol.

Ces « business collèges » ont obtenu un vif succès, et continuent à l'obtenir. Quatre-vingt mille élèves fréquentent des cours commer- ciaux. Toutefois, après avoir paré au plus pressé, on a cherché à créer un enseignement commercial supérieur, et plusieurs univer- sités américaines, depuis peu de temps, ont organisé des études approfondies, ou mieux élargies, pour les jeunes gens qui, ayant le loisir de se préparer plus complètement à la carrière commerciale, veulent l'aborder avec les plus grandes chances possibles de succès.

M. Edmond James, professeur d'administration publique à l'Uni- versité de Chicago, décritdans une brochure, écrite en vue de l'Expo- sition universelle, ce qui a été fait dans quatre grandes institutions américaines , pour élever l'enseignement commercial à sa plus haute puissance :

L'université de Pensylvanie a créé un département spécial sous le nom de « Wharton School of finance and economy >>, grâce à un don de 100.000 dollars qui lui a été fait par M. Joseph Wharton, manufacturier. Le cours dure deux ans et le programme se com- pose principalement d'économie politique, de sciences politiques, de statistique, de bureau commercial, de législation commerciale

T. XXIX. 38

566 LA SCIENCE SOCIALE.

et même de journalisme. Ces deux années font suite aux deux pre- mières années du cours général d'enseignement classique.

L'université de Chicago a ouvert, en 1898, une division sous le nom de « Collège of commerce and politics ». Son programme con- siste en économie politique, sciences politiques, histoire, sociologie et langues modernes. Les étudiants se divisent en trois groupes : commerce, politique, journalisme. Après avoir choisi son groupe, rélève doit encore opter pour un sous-groupe auquel il se voue plus particulièrement; ainsi, dans le groupe du commerce, il y a quatre sous-groupes : chemins de fer, l)anque, commerce, assu- rances.

L'université de Californie vient aussi de créer son Collège de commerce. L'art du bureau commercial, c'est-à-dire la comptabilité sous toutes ses formes, n'y sera pas enseignée, les étudiants seront encouragés à l'étudier avant d'entrer à ce collège. Le programme consiste en économie politique et financière, statistique, histoire du commerce, de l'agriculture, de l'industrie et du travail, législation commerciale, technologie, géographie, marchandises et produits, langues modernes.

En 1898, la chambre de commerce de New-York a nommé un comité qui, d'accord avec l'université Columbia, a décidé l'ouverture d'un collège supérieur de commerce. Les élèves doivent être âgés d'environ seize ans et avoir une instruction générale équivalente à celle des élèves diplômés des écoles secondaires classiques. Les cours y durent quatre ans et comprennent, outre le « bureau com- mercial », l'anglais et les langues modernes, l'histoire et la géogra- phie universelles, la chimie industrielle, l'économie politique et la science sociale. Le bureau commercial occupe plus de la moitié du temps.

Comme on le voit, l'unité de but n'exclut pas une certaine variété.

Dix mille étudiants environ suivent en divers lieux les cours supé- rieurs de commerce. L'instituteur n'étant qu'à ses débuts, on sup- pose que ce chiffre augmentera, et que le niveau des aptitudes commerciales, déjà si grand de l'autre côté de l'Atlantique, s'en trouvera sensiblement relevé.

m. REPONSE A UNE OBJECTION

Un de nos amis, ayant reçu, au sujet des rapports de la morale et de la science sociale, des objections d'un de ses amis à lui, à répondu par la lettre suivante, qu'il veut bien nous communiquer :

LE MOUVEMENT SOCIAL. 567

Mon cher ami,

Lorsque je vous ai parlé de la nécessité d'une science sociale, fon- dée sur l'observation des faits, et des avantages éminents qu'il y a lieu d'en attendre, vous m'avez, dès les premiers mots, arrêté par cette objection : « Faire de la science sociale une science d'observation pure, c'est méconnaître la nécessité des principes moraux qui doivent lui servir de base; elle doit être déductive autant quinductive ^ elle ne peut être la même pour un déiste et pour un athée, pour un catho- lique et un franc-maçon elle ne doit pas dire seulement ce qui est, mais ce qui doit être ; elle doit tendre à être un principe d'action. Per- mettez-moi de vous répondre en quelques mots.

Vous confondez, moucher ami, la science sociale, et ce qu'on pour- rait appeler l'art social. L'une étudie les faits, l'autre se propose de les modifier. Si l'on juge qu'un état social est mauvais, qu'une réfoi-mc doit être accomplie, c'est en vertu des principes moraux dérivant d'opi- nions philosophiques et religieuses auxquelles on a adhéré par un libre choix, et qui peuvent par conséquent différer selon les individus. La connaissance du bien suprême nous est donnée par la révélation, par le dogme, si nous sommes croyants, ou par un élan spontané de notre, esprit vers une conception idéale, si nous sommes libres penseurs; en un mot, elle est affaire de foi ; elle différera avec la doctrine pour laquelle nous avons parié, et c'est par la déduction que nous en ti- rerons des règles de conduite. Mais la connaissance des nioijeus qui procurent l'idéal choisi, des conditions nécessaires à la production d'un phénomène social donné (que ce phénomène soit d'ailleurs dé- siré ou redouté) est affaire de science : c'est une science d'observation ; elle étudie des lois qui sont immuables, que la méthode inductive peut seule faire découvrir, et qui s'imposent à tous de la même façon, quelles que soient les opinions philosophiques et religieuses. Il en est de même dans tous les domaines de l'esprit humain.

Considérez, par exemple, la médecine : nous y retrouvons ces deux ordres de connaissances. Faut-il conserver à notre prochain la vie, ou la lui enlever? Convient-il de le torturer, ou de le délivrer de la douleur? Qu'est-ce qui est préférable, la mort, ou l'infirmité? Ces questions sont du domaine de la morale; les réponses y seront faites par voie déductive, et elles seront différentes pour le chrétien et pour l'athée, pour le sauvage et pour le civilisé, « Pour le nègre de la con- trée au sud du lac Tchad, dit Gobineau (1), il est raisonnable, indis- pensable, pieux, de massacrer l'étranger aussitôt qu'on peut le saisir ;

(1) Nouvelles asiastiques, p. 6.

S68 LA SCIENCE SOCIALE.

«

et, si on lui arrache le dernier souffle du corps au moyen d'une tor- ture finement graduée, modulée, et appliquée, tout n'en est que mieux, et la conscience de l'opérateur s'en trouve à merveille. » D'autres ju- geront préférable d'occire cet étranger sans douleur, afin qu'il soit plus tendre et meilleur à manger. Enfin, un Ambroise Paré ou un Pasteur professera sur le même sujet des opinions radicalement dif- férentes. Il est clair qu'ils ne s'entendent pas sur la façon de traiter l'humanité, et la méthode expérimentale est impuissante à les mettre d'accord. Mais quels sont les moyens de tuer et de guérir? Quels ins- truments, quels venins produisent des plaies incurables? Quelles subs- tances anesthésient, désinfectent, guérissent telle ou telle maladie? C'est l'expérimentation qui en décide, et, à quelque confession que vous apparteniez, et quelle que soit la couleur de votre peau, vous serez bien obligé d'admettre que l'opium fait dormir, pourvu que vous ayez observé avec habileté.

De même en science sociale : préférez-vous la prospérité ou la mi- sère? Question de morale; votre choix est libre; mais sachez que, si vous optez pour la prospérité, il faut entrer dans la formation parti- culariste; c'est le moyen qui la procure; l'observation le démontre, et, que vous soyez sémite ou hellène, bouddhiste ou disciple de Niets- che, vous serez obligé d'en tenir compte. Désirez-vous pour votre pays une natalité élevée ou décroissante? Cela dépend de vos idées sur la bonté de la vie et sur le droit des nations à persévérer dans l'être; mais, si vous désirez une natalité élevée, il faut persuader aux pères de famille d'assurer plutôt à leurs enfants un capital d'énergie et d'initiative qu'une part d'héritage ou une fonction du gouverne- ment.

Non seulement donc une science expérimentale des sociétés, la même pour tous, est possible, mais elle est la condition indispensable de toute réforme efficace. Avant de prétendre soigner des malades, il faut aller à l'amphithéâtre ; et, avant d'intervenir dans le processus des phénomènes sociaux, il est bon d'avoir quelque connaissance de leurs connexions, de leurs relations de cause à effet, sans quoi l'on s'expose à obtenir des résultats bien différents de ceux que l'on se proposait. Il est vrai que les réformateurs ont apparu bien avant les sociologues, comme les guérisseurs et les rebouteurs ont précédé les physiologues et les anatomistes; mais il ne paraît pas que les uns ou les autres aient fait de bien bonne besogne.

C'est au nom de la liberté, des droits de l'homme, que les réforma- teurs de 1789, animés des meilleures intentions, ont détruit la vie provinciale et centralisé à outrance l'état français ; franchement, qu'au- raient-ils pu faire de mieux en faveur de la servitude et de l'arbitraire?

LE MOUVEMENT SOCIAL. 569

D'autres voudraient donner un nouvel essor à l'agriculture en met- tant la terre en commun, ou améliorer le sort des travailleurs par l'antagonisme haineux des classes et la ruine des patrons. La science sociale les mettrait en mesure de s'apercevoir que ce n'est pas ainsi qu'il faut s'y prendre.

Direz-vous que l'école de la Science sociale forge un instrument, sans s'inquiéter de l'usage qui en sera fait, comme une fonderie qui vendrait inditTéremment ses canons à deux nations belligérantes? Lui adressez-vous le reproche de dilettantisme? Craignez- vous que les vé- rités, en possession desquelles elle nous mettra, puissent servir pour le mal autant que pour le bien, étant donné que les hommes ne sont pas d'accord sur les causes de l'univers et le sens delà vie; autrement dit, craignez-v(tus, au moment de passer à la pratique, l'antagonisme que ferait naître, entre les réformateurs, la différence de leurs doctri- nes philosophiques et religieuses? Nous avons vu que cet antagonisme est possible en théorie; mais, en fait, les doctrines diffèrent beaucoup plus dans leur partie métaphysique que dans leur partie morale. Les hommes, suivant les temps et les pays, ont établi, sur les fondements les plus divers, des éthiques qui se ressemblent fort. On s'accorde gé- néralement à considérer comme désirables, la vertu, le bonheur, la santé, l'intelligence, l'énergie de l'individu, la puissance politique de la nation, la fécondité de la race, la sécurité des personnes et des biens, etc., en un mot, les divers éléments de la prospérité; et, avec cela, on peut déjà aller loin. Certains esprits ont parfois, il est vrai, repoussé quelques-unes de ces vérités; mais leurs idées n'ont jamais pu pénétrer dans la foule, et ils constituent des exceptions mor- bides dont il n'y a pas lieu de tenir compte.

De même qu'en ce qui concerne les applications de la physiologie, la conception du sauvage recule à grands pas devant celle du méde- cin civilisé, de même le plus farouche pessimiste cessera bientôt de maudire la vie et l'action, si on met à sa portée le moyen d'être heureux ici-bas. On peut livrer sans crainte la vérité sociale à la cir- culation : partout elle pénétrera, ses effets seront bons. La décou- vrir est rendre service à l'humanité.

Voici d'ailleurs qui doit vous rassurer plus pleinement encore : l'école de la science sociale forge l'instrument en question, précisé- ment dans l'intention de s'en servir. Les principes moraux qu'on doit perdre de vue pour observer les faits reprennent leurs droits dès que la loi est découverte, et forment la majeure d'un syllogisme dont elle est la mineure (1); la conclusion pratique en sort, et l'on pourrait

(1) Exemple : Toute cause de jjaresse est à éviter.

Or, la formation communautaire est cause de paresse. Donc, la formation commu- nautaire — est à éviter.

570 LA SCIENCE SOCIALE.

faire voir par des exemples nombreux que cette école, en s'astrei- gnant à observer les faits et leurs lois immuables, est loin d'avoir ab- diqué par laie droit déjuger ces mêmes faits et d'en entreprendre la réforme; au contraire, elle mesure la valeur de son œuvre aux con- séquences pratiques.

Concluons que la science sociale ne méconnaît pas la nécessité des principes moraux; mais elle se garde de mettre la charrue devant les bœufs; car ces principes ne doivent point intervenir dans la décou- verte d'une loi sociale, mais seulement après, lorsque, la loi étant connue, il s'agit de la mettre en œuvre. A la première de ces deux tâches, des hommes de toutes croyances peuvent dès maintenant col- laborer ; la diversité de leurs opinions ne s'oppose en rien à leur en- tente ; et, hâtons-nous de l'ajouter, lorsqu'ils auront mené à bien cette entreprise, ils seront très près de tomber d'accord pour exécuter la seconde partie du travail...

P. Crépin.

IV. COUP D'ŒIL SUR LES REVUES

M. Chailley-Bert, dans la Quinzaine coloniale, énumèreles obstacles que notre loi militaire oppose à la colonisation :

« Dans cette loi, trois choses sont absurdes.

« Tout d'abord, l'avantage évident qu'a, aux termes de cette loi, un jeune Français à émigrer dans les pays étrangers plutôt que dans les colonies françaises.

«Un Français, âgé de dix-huit ans, quitte la France et s'en va hors d'Europe, il lui plaît : au Brésil, en Argentine, aux États-Unis, en Chine, au Japon, en Sibérie, aux Philippines, à Java, partout en un mot, sauf dans les colonies françaises : article 50, il est exempté de tout service militaire. Et ce même jeune homme, bon patriote, dé- sireux de ne pas porter en pays étranger ses capitaux et ses talents, décide de s'installer à Madagascar, en Indo-Chine, au Sénégal; en un mot, dans une colonie française quelconque; articles 81 et 82, il est avec des distinctions trop longues à indiquer ici obligé de satis- faire d'abord à la loi militaire. Conséquence : à moins d'avoir un amour de la France à toute épreuve, il renonce à s'établir en sol français et s'en va quelque part, dans un pays étranger, qu'il enrichit et que peut-être il adopte.

« Seconde gêne qu'apporte aux entreprises coloniales la loi de 1889.

« Ce même jeune homme qui va s'établir dans les colonies, la loi

LE MOUVEMENT SOCIAL. 571

de 1889 le dispense bien de deux années de service militaire sur trois, mais à deux conditions, qu'il est, non pas impossible, mais difficile à ce jeune homme de remplir. La première, c'est qu'il doit avoir fixé son do- micile dans la colonie, avant dix-neuf ans; la seconde, c'est qu'il doit résider dans cette colonie pendant dix ans consécutifs. Avant dix- neuf ans ! Mais à dix-neuf ans, souvent on n'a pas encore pris un parti qui engage toute la vie! Et d'autre part, dix-neuf ans c'est un âge que les médecins sont unanimes à déclarer dangereux sous les climats tropicaux. Il faudrait, pour le jeune colon, le reculer au moins jusqu'à vingt et un ans.

« Enfin, troisième gène, celle que je viens d'indiquer : obligation de résider dans la colonie pendant dix années consécutiA'es. Un colon ne réside pas. S'il est commerçant, il faut qu'il voyage par le monde ; s'il est colon, il faut qu'il vienne en France, une fois, deux fois, trois fois, chercher des capitaux, compléter son outillage, se marier. Cette dernière obligation de la loi de 1889 lui est une gène et un obstacle à ses entreprises. »

En conséquence, les fondateurs de rf/^«iûn coloniale \oni demander au Parlement de faire] disparaître de la loi les inconvénients en question.

V. A TRAVERS LES FAITS RECENTS

Les peUts boutiquiers enlre deux feux. Les cochers de fiacre et l'Exposition. L'im- pût sur le revenu. Les concessions à Madagascar. I.e marasme à la Martinique. Un référendum en Suisse. L'occupation d'In-Salali et le Maroc. La délaite des Boers.

Il y a trois semaines environ, une boulangerie coopérative a été inaugurée solennellement dans le quartier de la Glacière. Cette inau- guration, dans la pensée des fondateurs, était un.e réponse « du tac au tac » aux élections municipales de Paris. Les socialistes, qui mar- chaient dans ces élections avec le gouvernement, accusent les petits boutiquiers d'avoir causé l'échec des candidats gouvernementaux. La boutique, ont-ils dit, s'est « inféodée à la réaction ». Aussi, bien que les coopératives de production soient condamnées par plusieurs théo- riciens fort écoutés du collectivisme, les journaux socialistes ont-ils lancé un mot d'ordre : ne plus acheter aux petits magasins.

Les petits magasins se trouvent donc pris entre deux feux : entre les grands magasins, dont l'organisation supérieure attire victo- rieusement la clientèle, et ces coopératives ouvrières que veulent multiplier les socialistes mécontents. Selon les besoins de la cause,

572 LA SCIENCE SOCIALE.

le petit boutiquier est un » humble », un « prolétaire », que la démo- cratie doit défendre contre l'aristocratie des grands patrons, ou un capitaliste « inféodé » aux aristocrates. Avouez que la situation est pénible en même temps que contradictoire. Elle n'est pas cependant désespérée. >[ous avons tenu, aujourd'hui, à signaler le fait. Nous comptons exposer une autre fois, moins brièvement, les raisons qui nous semblent de nature à rassurer les petits magasiniers beau- coup d'entre eux tout au moins contre ce double péril.

Aurons-nous, n'aurons-nous pas Paris la grève des cochers de liacre? Depuis les débuts de l'Exposition, à ce point de vue, il y a de l'orage dans l'air. Excellente période pour les cochers, direz-vous. Eh bien ! c'est précisément parce que les fiacres roulent beaucoup que les cochers ne sont pas contents. En effet, leurs voitures ne leur appartiennent pas : elles sont la propriété de compagnies qui, es- comptant les belles recettes de l'Exposition, louent les véhicules plus cher aux cochers qui les conduisent. Les cochers, à leur tour, s'ir- ritent contre une mesure qui leur enlève en grande partie leur béné- fice et les oblige, pour se rattraper, à rançonner le client. Peut-être l'auraient-ils bien rançonné tout de même; mais enfin, il est plus agréable décorcher les gens pour son bénéfice exclusif que pour le bénéfice d'autrui.

En résumé, cochers et compagnies veulent, chacun de leur côté, « tirer à eux toute la couverture ». Le résultat le plus clair de cette rivalité, jointe à l'action d'autres causes plus profondes, sera de pousser de plus en plus les particuliers à se passer des services oné- reux d'une corporation si exigeante et d'encourager par même les Compagnies de tramways à perfectionner leur matériel, leurs mo- teurs, leur service. Le jour viendra le fiacre sera un véhicule de luxe à Paris, comme il l'est devenu à New-York. Seulement, ce jour n'arrivera pas avant que les moj-eos de transport en commun soient devenus plus nombreux et plus rapides, plus pratiques en un mot pour tous les Parisiens, pauvres ou aisés, sans distinction.

Nul n'est forcé de payer tribut aux cochers de fiacre. Tout le monde est tenu de verser sa quote-part d'impôt à l'État. Aussi la ques- tion des remaniements d'impôts est-elle de celles qui excitent tou- jours l'attention. Remanier, nul ne l'ignore, est synonyme d'aug- menter. Il y aurait évidemment bien des injustices et des absurdités à faire disparaître de notre système fiscal. Le malheur, c'est que

LE MOUVEMENT SOCIAL. 573

ceux-là même qui partenl en guerre contre ces injustices et ces ab- surdités, tiennent absolument à mettre quelque chose à la place, et que ce quelque chose ne vaut pas mieux.

M. Caillaux, ministre des Finances, a déposé un nouveau projet dimpùt progressif ou dégressif sur le revenu. L'impôt sur le revenu est le revenu idéal. En pratique, il est très difficile d'apprécier le revenu des particuliers. Pour certaines professions, on peut même dire que c'est absolument impossible. Le projet de M. Caillaux donne une grande part, dans la fixation du revenu légal, à l'arbitraire bureaucratique. Le contribuable taxé injustement pourra protester, mais alors il devra fournir des actes authentiques, des pièces de comptabilité, subir, en d'autres termes, une véritable inquisition. Dans les petites communes, il appartiendra au préfet de décider si, oui ou non, tel ou tel système de taxation devra être employé. N'est- ce pas un pouvoir exorbitant? Il y a des communes que les politiciens veulent récompenser, et d'autres qu'ils veulent punir. Belle fête pour l'esprit de clan qui s'épanouit déjàtrop à l'aise.

Pour les contribuables adonnés aux professions libérales, le projet porte que Ion défalquera du revenu les « dépenses professionnel- les ». Cette réserve, louable en elle-même, double en fait la difficulté. Non seulement il est extrêmement difficile de savoir ce que gagne un écrivain, un professeur, un artiste, un acteur, un avocat, un médecin ; mais encore il est fort malaisé de démêler, dans leurs dépenses, la part qui revient aux nécessités professionnelles, et la part qui repré- sente les dépenses de n'importe quel citoyen. Un médecin doit avoir une pièce spéciale pour recevoir ses clients. Mais cette pièce peut lui servir pour des réunions de famille. Il loge aurez-de-chaussée. Peut- être, s'il n'eût pas été médecin, eût-il préféré loger au cinquième. Un écrivain, pour écrire un livre, a en acheter beaucoup d'autres, se livrer à des recherches coûteuses. Qui les contrôlera? On voit aisé- ment que le système de M. Caillaux ouvre la porte à une foule de désagréments.

Du reste, tant qu'une réforme fiscale ne se traduira pas par une diminution du chiffre global des impôts, on pourra la considérer a priori comme mauvaise, parce qu'il y a \in fait criant, aveuglant : à savoir que nous payons trop. Peu importe, au fond, la façon dont on rançonne les gens. Ce qu'il faudrait, c'est renoncer aies rançonner. Après quoi, l'impôt étant réduit à ses justes porportions, on pourrait rechercher à loisir quel système de perception concilie le moins imparfaitement les intérêts légitimes du fisc avec la dignité et l'indé- pendance du citoyen.

LA SCIENCE SOCIALE.

L'État, depuis quelques années, commence à tirer quelque chose peu de chose encore d'une source de recettes à peu près insigni- fiante jusqu'ici : les concessions coloniales. Nous en avons déjà dit un mot. Voici, pour fixer les idées par un exemple, la statistique publiée récemment en ce qui concerne les concessions à Madagascar,

Dans les deux années 1895 et 1890, il n'avait été accordé que quatre concessions, représentant un total de (500 hectares.

En 1897, on a compté 227 concessions, représentant 13.827 hectares.

En 1898, 229 concessions, représentant 12.054 hectares.

En 1899, enfin, le nombre des concessions s'est élevé à 485. Le total des hectares est redescendu à 28.887, ce qui prouve que les conces- sions, en moyenne, ont été moins vastes. Des propriétaires plus modestes la modestie est d'ailleurs relative se sont donc attelés à l'oeuvre de la colonisation.

Le gouvernement de la colonie fait appel à des colons paysans et ouvriers. Le général Rennequin, dans VOfficc colonial, déclare qu'une somme minimum de cinq mille francs doit être exigée de chaque immigrant désireux de s'établir à Madagascar. Le gouvernement colonial est disposé à favoriser, par divers moyens, l'établissement de ces colons, mais sans leur accorder des subventions proprement dites pour le transport et l'installation. Cela vaut mieux. La nécessité de dépenser au début un petit capital est de nature à éloigner les impré- voyants et les incapables. L'administration, qu'il ne faut pas toujours blâmer, a compris dans cette circonstance qu'il faut aider seulement ceux qui commencent par s'aider eux-mêmes.

Pendant que Madagascar, colonie naissante, commence à s'organi- ser, la Martinique, colonie vieillie, continue à se plaindre. Les san- glants événements qui se sont déroulés dans l'île, il y a deux ou trois mois, attestent un profond état de malaise. Ce malaise nous a été plu- sieurs fois confirmé par des correspondances du pays.

Il y aurait pourtant, au dire de ceux qui ont parcouru celui-ci, des entreprises à tenter pour le relever. La production du café, au point de vue de l'exportation, est devenue presque nulle. Pourtant ce café est bon, et celui qui reconstituerait des plantations de caféiers pour- rait en retirer de gros bénéfices. La vanille réussirait également. Enfin les Martiniquais sont obligés de faire venir leur viande de boucherie des États-Unis ou de Porto-Rico. Certains pensent qu'ils pourraient produire eux-mêmes leur bétail, et consacrer une partie du sol à l'élevage. Cela réduirait peut-être la culture de la canne à sucre,

LK MOUVEMENT SOCIAL. 575

mais 011 sait combien cette dernière est devenue peu rémunératrice. La Jamaïque, quoique cultivée par des Anglais, fait entendre, à ce point de vue, des doléances analogues à celles de la Martinique. Mais cette dernière attend surtout son salut de l'assistance de la métropole; et trop rares il en est pourtant quelques uns sont les hommes d'initiative qui s'efforcent de lutter virilement contre le marasme général.

Un peuple qui ne veut pas être assisté malgré lui, c'est le peuple suisse. Les chambres fédérales, à l'unanimité ou peu s'en faut, avaient adopté une loi instituant l'assurance obligatoire contre l'invalidité et la vieillesse, ainsi que l'assurance des citoyens appelés au service mi- litaire. Le référendum a été réclamé. Le peuple, par 340.000 voix envi- ron contre 145.000, a repoussé la loi adoptée par ses législateurs. La majorité a été hostile dans tous les cantons, sauf dans celui de Glaris.

Les Suisses ont une méfiance instinctive à l'égard de toutes les mesures qui tendent à augmenter les attributions du pouvoir fédéral au détriment des autonomies cantonales. Or, sous couleur de proté- ger telle ou telle catégorie de citoyens intéressants, l'organisme fé- déral cherche de temps à autre à se substituer, soit à rinH:iative privée soit à Faction des petits organismes locaux. Il faut croire qu'aux yeux de la majorité, cette initiative privée et ces petits organismes locaux fonctionnent d'une manière satisfaisante, puisque, pour conserver l'ancienne méthode, les électeurs n'hésitent pas à désavouer les députés mêmes qu'ils ont élus.

Ce sont des mouvements populaires d'un tout autre genre que l'on redoute en ce moment au Maroc. Nous venons d'occuper In- Salah, et toute une région mal délimitée qui se trouve dans le Sahara, sur les frontières flottantes de notre colonie algérienne et de l'empire marocain. C'est un nouveau débouché offert ou plutôt promis à notre colonisation. Nous disons u promis, » parce qu'il s'écoulera du temps avant que la sécurité soit vraiment rétablie dans cette région et aussi avant qu'un chemin de fer la mette en communication rapide avec les rivages de la Méditerranéet Le sol nouvellement conquis se compose d'oasis habités par des tribus à peu près indépendantes, qui n'ont jamais reconnu bien explicite- ment la souveraineté du sultan du Maroc, et qui obéissent plutôt aux inspirations de chefs religieux, assez portés aux exaltations fanatiques. Tout autour, dans le désert, errent des nomades pillards.

o76 LA SCIENCE SOCIALE.

L'œuvre de pacification menace donc d'être difficile. D'autre part, plusieurs puissances ont les yeux fixés sur le Maroc, comme sur l'empire ottoman et sur la Chine, pour les mêmes raisons d'ordre successoral, si l'on peut s'exprimer ainsi. L'Espagne, qui possède des parcelles du sol marocain, voudrait bien s'étendre de ce côté, mais ce pays sort d'une crise terrible et, ruiné, divisé, il ne peut songer, pour le quart d'heure, à faire des annexions. L'Angleterre convoite de son côté certains ports et certaines zones littorales. L'Al- lemagne ne serait nullement fâchée d'avoir sa part. Nous ne lâche- rons pas la nôtre. Il se peut que le Maroc, à la faveur de toutes ces convoitises qui se jalousent en se neutralisant, continue à subsis- ter, comme subsistent 1' « homme malade » de Constantinople et r « homme malade » de Pékin.

L'essentiel, pour la France, est d'éviter une « guerre sainte », qui réunirait contre nous toutes les zaouias du désert. Ces confréries musulmanes , heureusement, sont divisées par des rivalités pro- fondes, et quelques-unes, notamment la confrérie de Taiebia, qui étend son influence jusqu'à Tombouctou, favorise en ce moment nos progrès dans l'intérieur de l'Afrique. En revanche, la confrérie des Derquaoua nous est franchement hostile; mais, pour le moment, on ne voit pas l'homme, prophète ou malidi, qui pourrait incarner en lui l'idée de résistance et rallier autour de lui les fanalismes latents.

Malgré les illusions qui ont longtemps soutenu leur courage, les Boërs sont définitivement vaincus. Comme on a pu le remar- quer, cette guerre a eu deux phases. Dans la première, les Boërs ont remporté des succès, sans savoir jamais en tirer parti. Ils ne poursuivaient pas ; ils n'avançaient guère ; ils assiégeaient mal. Quant à l'armée anglaise, elle tâtonnait et ne comptait pas encore tous ses effectifs, de sorte que ses manœuvres étaient maladroites et ses moyens d'action limités. La seconde phase a commencé avec la, levée du siège de Kimberley, bientôt suivi de la capitulation du général Kronje. Les Boërs, à partir de ce moment, se sont trouvés absolument désorientés, et, comme des gens qui ont conscience de la supériorité stratégique de leurs adversaires, ils ont reculé de posi- tion en position. Seulement chaque recul produisait un effet démo- ralisateur, et, au bout de peu de temps, toute résistance organisée est devenue impossible. Ils n'avaient jamais eu, d'ailleurs, qu'un rudiment d'organisation. Les courages individuels n'étaient pas enca- drés de manière à garantir une résistance efficace. Aussi avons-nous

LE MOUVEME.NT SOCIAL. 577

VU, durant cette seconde période, se renouveler Thistoirc récente des Espagnols en présence des Américains.

Ces événements présagent à bref délai la transformation agricole, industrielle et commerciale d'une grande partie de l'Orange et du Transvaal. On sait qu'indépendamment des mines d'or, on a décou- vert dans cette contrée d'importants gisements de houille. Il ne faut pas s'aventurer dans les prophéties, mais il est probable que ceux qui ont vu le Transvaal il y a un an, et qui le reverront dans vingt ans d'ici trouveront que ce coin du globe a subi un bouleversement de taille peu commune.

G. d'Azambuja.

VI. BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.

La faillite de l'enseignement gouvernemental. L'éducation, par

Paul Fesch. Delhomme et Brigiiet, Paris.

L'État, avec sa vaste machine universitaire, avec les immenses ressources pécuniaires que lui donnent le budget, a-t-il su se montrer bon éducateur, et ses succès pédagogiques justifient-ils le dessein affiché par tout un parti d'accaparer l'enseignement en France? Telle est la question à laquelle répond M. Paul Fesch, appuyé sur les nombreux documents de la grande enquête parlementaire, et, comme le titre le fait prévoir, cette réponse est nettement négative.

<( La doctrine socialiste », par E. Maisonabe. Poussielgue, Paris. Cet ouvrage est un résumé fidèle et complet des principales doctrines socia- listes, trop mal connues de ceux même qui s'intéressent le plus aux questions sociales.

M. Maisonabe a tenu à mettre à la portée de tout le monde, et à exposer dans un style clair et précis des théories souvent très confuses, et qui ne peu- vent être comprises d'habitude qu'après une longue préparation. Maisonabe a divisé son travail en trois parties : 1'^ notion générale et base scientifique du socialisme; théorie de la confiscation, ou transformation de la propritté individuelle en propriété collective; organisation de la société collectiviste telle qu'elle a été rêvée, avec de curieuses contradictions, par les principaux organes de la secte. L'auteur entre dans une foule de détails fort intéressants, et son livre constitue une réfutation détaillée des nombreuses utopies qui dé- coulent de la conception collectiviste de la société. Certains passages mettent en relief, comme l'a fait plusieurs fois la Sctewc-? socta/e, l'infériorité du travail communautaire comparé au travail individuel.

Une table analytique très complète, jointe au volume, permet au lecteur de trouver immédiatement les points de détail sur lesquels il cherche à s'éclairer.

TABLE DES MATIERES

DU TOME VINGT-NEUVIÈME

LIVRAISON DE JANVIER 1900

Pages.

Le Journal de l'École des Roches. A nos Lecteurs, par ^L E. D ô

Questions du jour. Pourquoi Ton fait des visites, par M. G. d'Azam-

buja 6

Histoire de la Formation particulariste. IL Les origines odiniques, par

M. Henri de Tourville 27

La révolution agricole. Récit de notre expc-riencc peroonuelle.

II. Notre domaine et sa prise de possession, par M. A. Dauprat. ... 54 Boërs et Anglais. Objections et réponses, par M. E. Demolins 7;î

Mouvement social. I. A nos lecteurs, par G. d'A. II. Ini- tiatives et progrès. III. Agitations et pas perdus. IV. Coup d'œil sur les Revues. V. A travers les faits récents, par M. G. d' Azambuj a 87

LIVRAISON DE FEVRIER 1900

Questions du jour. Les poètes et la politique, par M. G. d'Azambuja. 105

Histoire de la FoiTuation particulariste. III. Le pêcheur côtier de Nor- vège, par ^I. Henri de Tourville 121

La révolution agricole. Récit de notre expérience personnelle. III. Trois années de culture officielle, par M. A. Dauprat 151

Le syndicat ouvrier instrument de pacification. IL Organisation et ten- dances qui contrariaient le développement des syndicats, par M. Léon de Seilhac 171

Mouvement social. I. Initiatives et progrès. IL Agitations et pas perdus. III. Nécessité d'une éducation agricole, par P. L. IV. Le corps et l'âme de l'enfant, par M"^= Ph. Denis. V. Coup d'œil sur les Revues. VI. A travers les faits récents, par M. G. d'Azam- buja 185

TABLE DES MATIÈRES. 579

LIVRAISON DE MARS 1900

Pages.

Questions du jour. Encore la question du Transvaal, par M. Edmond Demolins 201

Le rôle social d'un fleuve. Le ty})e saintongeais. L Le type du vi- gneron producteur d'eau-de-vie avant le phylloxéra, par M. Maurice Bures 221

La révolution agricole. Récit de notre exi)érience iiersonnelle. IV, Notre expérience du pays, par M. A. Dauprat 243

Les Germains orientaux et leurs invasions,- par M. Ch. de Calan 265

Mouvement social. I. La question du charbon, par S. B. IL Ini- tiatives et progrès. III. Agitations et pas perdus. IV. L'éducation familiale, par M. Victor Muller. V. Coup d'œil sur les Revues. VI. A travers les faits récents, par M. G. d'Azambuja. VIL Société de Science sociale : nouveaux membres. VIII. Bulletin bibliogra- phique 277

LIVRAISON D'AVRIL 1900

Questions du jour. Le « trust » aux Etats-Unis, par M. Paul de Bou- siers 293

Les « grandes attractions ->> à Athènes. Le spectacle tragique, ses pa- trons, sa physionomie sociale, par M. G. d'Azambuja 313

La révolution agricole. Récit de notre expérience personnelle. V. Je déchois dans la chasse, M. de R***, par M. A. Dauprat. 334

Le syndicat ouvrier instrument de pacification. III. La reconstitution des syndicats avant la loi qui leur reconnaît l'existence, par M. Léon de Seilhac 350

Mouvement social. I. Controverse anglo-transvaalienne. II. Ini- tiatives et progi'ès. III. Agitations et pas perdus. IV. Une confé- rence sur le Sacerdoce. V. La question ouvrière aux États-Unis d'après un ouvrage récent, par ^I. Ph. Denis. VI. D'où vient la crise médicale, par le D'' G. VII. A travers les faits récents, par M. G. d'Azambuja 373

LIVRAISON DE MAI 1900

Questions du jour. Le nouveau projet de loi sur les syndicats profes- sionnels, par M. Léon de Seilhac. 389

La Fabrique Lyonnaise. I. Le tj'pe actuel : La production du fil de soie, par M. H. de Boissieu 398

La révolution agricole. Récit de notre expérience personnelle. \'l. Je deviens révolutionnaire, par M. A. Dauprat 410

Le rôle social d'un fleuve. Le type saintongeais. II. Le vigneron actuel et la crise du vignoble, par M. Maurice Bures 442

580 LA SCIENCE SOCIALE.

Pages.

Mouvement social. I. Initiatives et progrès. II. Agitations et pas perdus. ^ III. Des rois qui sont esclaves. IV. L'éducation popu- laire, par M. G. d'A. V. A travers les faits récents, par M. G. d'Azambuja. VI. Un roman social. VII. Bulletin bibliogra- phique 467

LIVRAISON DE JUIN 1900

Questions du jour. Le péril jaune, à propos d'un livre récent, par M. G. d'Azambuja 485

La Fabrique lyonnaise. I. Le type actuel. II. La consommation du fil de soie, par ]M. H. de Boissieu 501

La révolution agricole. Récit de iiotre expérience personnelle. VII. Résultats financiers, par M. A. Dauprat 526

Le rôle social d'un fleuve. Le type saintougeais. III. Les essais de relèvement. La production du beurre, par M. Maurice Bures 548

Mouvement social. I. L'abdication, par M. G. B. II. Initiatives et progrès. III. Réponse aune objection, par M. P. Crépin. IV. Coup d'œil sur les revues. V. A travers les faits récents, par M. G. d'A- zambuja. — VI. Bulletin bibliographique 562

Le Direct eitr Gérant : Edmond Demolins.

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