i

^

^

\^o

\%-i~ 1^/f

îf

a

Y

G) •■-

i.10

(S3

TkANSF

^f^f^Ea/

^^cff:

Digitized by the Internet Archive

in 2009 witii funding from

University of Ottawa

http://www.arcliive.org/details/latliorieplatonOOrobi

LA

THÉORIE PLATONICIENNE

DE L'AMOUR

FELIX ALCAN, EDITEUR

DU MEME AUTEUR

La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d'après Aristote. Étude histori(jue et critique. 1 vol. in- 8 de la Collection historique des grands philosophes 12 fr. 50

ANGERS IMPRIMERIE ORIENTALE A. BUHUIN ET C'", 4, RCE OARIVIER.

LA

TIIIÎORIE PUTONICIENNE

DE L'AMOUR

LÉON ROBIN

Agrt'gé do Fhiloiophie

ProTesseup au Lycée d'Angers

Docteur es lettres.

PARIS FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR

LIBRAIRIES FÉLIX ALCAN ET GUILLAUMIN REUNIES

108, BOULEVARD SAINT-GER.M \1N', 108

1908

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

SEP -1 1956

.4 la mémoire, chère et vénérée

MONSIEUR OCTAVE HAMELIN

CdARGÉ DE COURS A LA FACULTÉ DES LETTRES UE l'université de PARIS

TABLE DES MATIÈRES

Introduction § 1, p. 1

CHAPITRE I

Exposition de la théorie de l'Amour d'après le Lysis, le Ban- qvet eilQ Pkèdre § 2, p. 3

I Lysis § 3, p. 3 n Le Banquet § 11, p. 9 III Phèdre g 32, p. 23 IV Conclusion : résultats de l'analyse interne g 70, p. 47.

CHAPITRE H

La formation de la théorie de l'Amour. Recherches chronolo- giques sur le Lysis, le Banquet et le Phèdre. . § 75, p. tS

I Lysis § 76, p. S3 Il Le Banquet § 77, p. 33 III Phèdre § 83, p. 63 IV Appendice : le Phédon § 105, p. 109.

CHAPITRE m

Interprétation de la théorie de l'Amour ... § 110, p. 121

I Nature synthétique de l'Amour § 111, p. 121 II Nature intermédiaire de l'Amour § 118, p. 129 111 Vérification, par rap- port à la Vertu et à la Connaissance, de la théorie qui fait de l'Amour la fonction propre de l'Ame § 141, p. 168 IV Retour sur la nature synthétique de l'Amour : importance philosophique de cette idée S 157, p. 201 Conclusions § 169, p. 226.

i.\ TiiEoiiii: nnoMd^M': de i'amoir

INTRODUCTION

§1. Il n'est peut-être pas inutile de déterminer tout d'ahord avoo exact iludo les limites de cette étude. Je m'y suis proposé soulemenl dVxposer la théorie platonicienne de l'Amour et do tenter d'en déterminer la signification. Mais je laisserai de coté plusieurs des cpiestions philosophiques ou des problèmes historicpies que cette étude imposerait à qui la voudrait intégrale. C'est ainsi que je me suis abstenu d'ap- précier la théorie de l'Amour, aussi bien en elle-même que par rapport à l'ensemble de la philosophie de Platon. Je laisse également de coté tout ce qui concerne les origines mythiques ou philosophiques de cette théorie et son déve- loppement ultérieur, en particulier chez les Néoplatoniciens De même je ne me préoccuperai pas de rechercher quels peuvent être ses rapports avec d'autres doctrines contempo- raines. Les problèmes biographiques relatifs à Socrate ou à d'autres personnages, qui figurent dans les dialogues aux- quels est empruntée mon exposition, ne seront étudiés non plus que dans la mesure cela semblera strictement indis- pensable, par exemple pour élucider la question chrono- logique. Enfin c'est encore à dessein que j'ai écarté de ce travail toute discussion sur les idées et les mœurs des Grecs relativement à l'amour, clans la société cultivée du v* siècle. Sans doute, au point de vue purement historique, il y aurait eu grand profit à examiner la plupart de ces questions. Mais, ne pouvant donner à cette étude tout le développement

iNTRODtCTION

quelle comportait, j'ai cru du moins possible, dans le cadre restreint que je me suis assigné, de chercher à fixer la place qu'occupe en fait la théorie de l'Amour dans la philosophie de Platon.

CHAPITHK [

EXPOSITION DE LA THEORIE DE L'AMOUR D'APRES LE LYSIS, LE BANQUET ET LE PHÈDRE

§ 2. Si l'on veut obtenir une exposition objective de la lliéorie platonicienne de l'Amour, le moyen le plus simple sera, semble-t-il, d'extraire en quelque sorte cette exposition des dialogues elle est présentée. Nous commencerons donc par analyser, de ce point de vue, le Lysis, le Bamjuet et le Phèdre. L'ordre choisi ne préjuge rien quant à la rela- tion chronologique de ces trois dialog:ues, qui sera étudiée plus tard; il est motivé, en ce qui concerne le Phèdre, par le fait que la doctrine de IWmour y est exposée d'une façon en quelque sorte occasionnelle et avec plus de liberté ou, en apparence tout au moins, plus de fantaisie que dans les deux autres. Il convient de reconnaître, d'autre part, que le procédé employé court grand risque, en dépouillant d'admirables œuvres d'art de ce qui en fait la beauté et le charme, de paraître sacrilège. Mais une analyse rigoureuse des idées, une détermination sèche et même un peu scolastique de leurs divisions et de leurs liaisons ont semblé indispensables pour lintelligence philosophique de la théorie que nous étudions.

I. Lijsis.

§ 3. Le point de départ du Lysis, c^est l'amour d'Hippo- thalès pour le jeune Lysis. Toutefois la recherche, bien qu'elle soit motivée autant par ce fait initial que par l'amitié, pro- prement dite, de Lysis pour Ménéxène, porte sur l'essence

4 EXPOSITlOiN DE LA THÉORIE DE L'AMOtIR

non de l'è'pwç, mais de la t^ùJ.x, en général . Cette recherche présente tous les caractères de la méthode qu'on appelle socratique.

Socrate ne sait môme pas comment un homme devient l'ami d'un autre homme et, usant de l'ironie *, il feint de s'en instruire auprès de Ménéxène, l'ami de Lysis.

§ 4. 1. Est-ce celui qui aime qui est l'ami, ou hien celui qui est l'aimé? Ou hien n'y a-t-il, à cet égard, entre eux au- cune différence? 1) Cette dernière solution doit être écar- tée, car il arrive' souvent que l'amitié d'un homme pour un autre ne soit pas payée de retour, et même que la haine réponde à l'amitié. Oi^^nd donc il n'y a pas réciprocité, à qui donnera-t-on le nom d'ami? Est-ce à celui qui aime, ou hien à celui qui est aimé, mais n'aime pas? Ou hien encore ne le donnera-ton ni à l'un ni à l'autre? 2) Faut-il donc changer d'avis et dire qu'il n'y a pas amitié du tout, quand il n'y a pas réciprocité? Mais cette thèse conduit à des conséquences si manifestement ahsurdes qu'il faut l'écarter à son tour : on en viendrait alors en effet à croire que celui qui aime n'est pas lui-même l'ami de ce qu'il aime, que, par exemple, celui qui aime les chevaux, n'en est pas l'ami, parce qu'il n'en est point aimé en retour. Donc, que l'ohjet aimé donne ou ne donne pas l'amitié en échange de l'amitié, il n'en est pas moins ami, de même qu'on appelle ennemi celui qui est l'oh- jet de la haine, non celui qui l'éprouve. 3) Mais d'autres conséquences déraisonnahles apparaissent, par contre, immé- diatement. Si, en effet, il en est comme on vient de le dire, alors vous pourrez avoir pour ami celui qui vous hait, puis- qu'il est, par hypothèse, ami de celui dont il est aimé et, pour la même raison, vous vous trouverez à être haï par celui qui, d'après l'hypothèse, doit être appelé votre ami. Bref ces deux définitions générales opposées sont également précipitées. Il convient de dire, en effet, comme nous l'avons fait tout à l'heure, que souvent nous avons de l'amitié pour ceux qui ne nous aiment pas et même nous haïssent, et que,

1. Lysis 212 A : ... t-x-jtu oy) kOtcx o-e po-j'Aoïiai èpÉrrOat cîti c(j.7t3tpov.

ANALVSK 1)1 I.YSIS 5

|iarcill('iiu'iit, nous (IcIcsUjiis |iai'l'(»is ceux qui n'oiiL pour nous que de l'amitié. Mais nous voici alors bien embarras- sés; car l'ami, ce n'est, d'une façon générale, ni ensemble celui (|ui aime et celui qui est aimé, ni séparément chacun des deux. \1\-1 \-l\:\ \))

5^ 5. II. Il sera bon, par conséquent, de rechercher si la çiX'x ne re|»ose pas sur quelque autre principe, si elle ne con- siste pas dans quehpie autre chose. l) Or précisément les poètes, au.xquels on peut joindre quelques hommes très sagc^s, qui ont écrit sur la Nature et sur l'Univers', préten- diMil que le siMublaide est toujours l'ami de son semblable. Mais comineni l'hounne injuste pourrait-il être l'ami de rhomuic injuste, puis((u'ils se nuisent réciproquement? En outre les méchants sont changeants : étant sans cesse diffé- rents d'eux-mêmes, ils ne peuvent ressembler à autre chose. D'autre part, les gens de bien ne seront pas non plus amis les uns d(^s autres en tant que semblables; car on aime les gens en proportion de l'utilité qu'on en espère (cf. 207 D- 210 D, surtout 210 CD); or le semblable ne peut attendre de son semblable aucun avantage qu'il ne puisse tirer de lui- même. Le semblable n'est donc pas ami du semblable, 2) Mais, dira-t-on, les gens de bien s'aiment peut-être en tant que gens de bien. A ce titre encore, c'est impossible, et pour la même raison ; car l'homme de bien se suffit à lui-même et n'a besoin de s'attacher à personne. La maxime est donc fausse à quelque point de vue qu'on l'envisage, soit qu'on se demande si le méchant peut être l'ami du méchant, ou le bon du bon. (213C-2UiC)

§ 6. m. Mais il en est d'autres qui disent, cette fois en- core en harmonie avec les poètes, que le semblable est, inversement, l'ennemi de son semblable et que c'est le con- traire qui est l'ami du contraire'. Mais, s'il en était ainsi, la

2. Empédocle. Voir les références dans Zkller Ph. d. Gr. P, 693, 2 [tr. l'r. II, 213, 2J. Cf. cependant H- Rai^der Platons pinlosopk. Êntwick. 155, 1.

3. Heraclite. Cf. Zeller op. cit. 505-600, surtout 596, 4 [Ir. fr, II, 124- 128 ; 125, 21.

6 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

haine, étant le contraire de l'amitié, serait l'amie de l'amitié, et de même la justice de l'injustice, la tempérance de l'in- tempérance, le bien du mal. Il n'est donc pas plus raison- nable de fonder l'amitié sur la contrariété que de la fonder sur la similitude. (215 C-216 B)

§ 7. IV. Cependant, si ni le méchant n'est l'ami du mé- chant, ni le bon du bon, ni le bon du méchant, ni le méchant du bon, peut-être l'intermédiaire, c'est-à-dire ce qui n'est ni bon, ni mauvais, est-il l'ami de ce qui est bon. La beauté, dit-on encore, est ce qui fait naître l'amitié. Nous dirons donc que ce qui ('lime le bon, et aussi le beau lequel ressemble au bon, n'est soi-même ni bon, ni beau. Il ne peut, en effet, être ami, ni du mauvais, qui ne saurait en aucun cas être aimé, ni du bon et mauvais à la fois, car ce serait alors, so- lution déjà exclue, amitié du semblable pour le semblable. 1) Mais pourquoi ce qui n'est par soi-même ni bon, ni mauvais devient-il ami de ce qui est bon? C'est à cause de la présence du mal : ainsi le corps, quand il est malade, aime la médecine. 2) De plus, il ne suffit pas d'avoir dit que la présence du mal fait naître le désir du bon dans ce qui n'est ni jjon, ni mauvais. Il faut ajouter que le mal ne doit pas, par sa présence, rendre entièrement mauvais le sujet qui en participe. Car alors le sujet, ayant cessé d'être à la fois bon et mauvais, perdrait et le désir du bon et le pouvoir de l'ai- mer; car le mauvais ne peut, on l'a montré, être l'ami du bon. Celui qui possède la sagesse, homme ou dieu, ne peut plus l'aimer; car le bon n'est pas l'ami du bon, son sem- blable. Mais, d'autre part, celui qui ignore complètement la sagesse, ne peut en avoir non plus le désir; car le mauvais n'est pas l'ami du bon, son contraire. Celui qui aime la sa- gesse, c'est celui qui en est dépourvu et qui sait pourtant qu'elle existe, c'est celui qui sait qu'il ne sait pas ce qu'il ne sait pas en effet. Donc, soit relativement au corps, soit relativement à l'àme, il semble que cela seul soit ami du bon qui n'est ni bon, ni mauvais, et cela, à cause de la présence en lui du mal. (2ir)C-218C)

§ 8. V. Ces considérations, toutefois ne sont pas défini-

ANALYSE nu LYSIS '

tivos : l'Ih's doivonl (Mrc (l(''|);iss(''('s. I) Si le sujel (jui n'est ni Ikm». ni ni;uiv;us (par tv\eiii|)le le corps) aime 1«' lion (par oxenjple la nK'ilecine) à cinse du mal (la maladie), c'est sans doute CM \ lie diiM bien à ac(|ii(''rir idans le cas parliciiiici-, la santt'). Mais la santi' est amie du corits, la maladie en est l'en nemie. Il s(> trouve» donc (pie ce (pii n'est ni lion, ni mauxais est ami de ce (pij. ('tant Itoii, lui est ami, à cause de ce qui, étant mauvais, est son ennemi, et en vue de ce qui, étant bon, lui est ami ('•^'•alement. AiMsi apparaît une première dit- llculté : l'ami devient ami de l'ami et, par conséquent, le semblable est ami de son semblable, ce qui précédemment avait été reconnu im|)ossible. 2) Ce n'est pas tout. Si ce qui est aimé est aimé en vue d'autre cliose, ainsi la méde- cine en vue de la santé, à son tour la santé doit être aimée en vue de quelque cliose, et de (juelque chose que nous ai- mons, et ainsi de suite. Mais il faudra bien s'arrêter à un principe, lorsque, au lieu de remonter ainsi sans fin de chose aimée en chose aimée, nous aurons atteint ce qui est aimable par excellence et en vue de quoi tout le reste est aimé. '.]) Or ce principe est seul véritablement aimable; toutes les autres choses ne sont aimées que comme images de ce der- nier aimable. De même le vin n'est pas vraiment aimé par celui dont le fils a bu la ciguë; de même ce que nous aimons, ce n'est pas l'or et l'argent eux-mêmes, ce sont les biens qu'ils procurent. Si donc cet objet dernier de nos amours, cet aimable suprême, c'est ce qui est aimé pour soi-même, il s'ensuit que, contrairement à ce qui vient d'être dit, l'ami n'est pas, en soi et essentiellement, aimé en vue d'une autre chose amie. (218 C- 220 B)

§ 9. VI. En second lieu, s'il est vrai que le bon est aimé, est-il vrai, d'autre part, que ce qui est aimé le soit toujours à cause du mal? S'il en est ainsi, le bon n'est bon que à cause du mal et, le mal étant supposé disparu, le bon deviendrait complètement inutile. Nous n'éprouverions alors, en efïet, aucune souffrance et nous ne ressentirions, par conséquent, nul besoin de chercher dans le bon aucun soulagement à notre malaise. Mais cette conception est inacceptable pour

8 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

deux raisons. 1) D'abord, il en résulterait que le suprême aimable n'est pas bon par lui-même, contrairement à ce qui a été établi tout à l'heure. 2) En second lieu, il faudrait dire que tout désir est un mal, même les appétits, comme la faim et la soif. Or il est visible que ces appétits sont tantôt pénibles, tantôt agréables, tantôt indifTérents. Les appétits, qui ne sont ni bons ni mauvais, subsisteraient donc, alors même que le mal aurait disparu. La même conclusion devra être étendue, pour les liiêmes raisons, à l'amour en général. 3) Il y a donc une autre cause de l'amour que la présence du mal. C'est le désir de ce dont on a besoin ou de ce qui nous manque, en tant que cette chose convient cependant à notre nature et lui est propre, à quelque titre que ce soit. Par suite, il est impossible que le véritable ami ne soit pas aimé de ce qu'il aime. (220 B-222 B)

§ 10. VIL Mais qu'est-ce donc que le propre, le conve- nable? Est-ce la même chose que le semblable? Supposons que ces deux choses diffèrent l'une de l'autre. Il n'en est pas moins vrai que nous serons bien embarrassés pour déter- miner le principe de la convenance : le bon conviendra-t-il à tout? ou bien le mauvais au mauvais, le bon au bon et ce qui n'est ni bon, ni mauvais à ce qui, pareillement, n'est ni bon ni mauvais? Mais comme, en conséquence, ces divers termes seraient mutuellement amis comme semblables, nous retomberions dans les erreurs précédemment réfutées. D'autre part, si on identifie le convenable et le bon, le bon seul pourrait être ami du bon ; mais cela reviendrait, on le sait, à dire que le bon pourrait être ce dont on peut se passer. Le convenable ne constitue donc pas plus certaine- ment l'essence de l'amitié que ne la constituent le fait d'être aimé, ou celui d'aimer, ou le semblables ou le contraire. Il a donc été impossible de définir l'amitié et sans doute il faudra chercher ailleurs, ou autrement, si l'on veut découvrir cette définition et être en état de dire quel est le véritable principe de la ©lA-a. (222 B-223 B)

ANALYSE DU BANQUET

II. Le B'Uiqmt.

v!^ 11. Je bornerai, pour lo Hanqitrt, mon analyse à l'étude du discours de Socrate. Il est bien certain* que les einq autres (liseouRs contiennent une grande part de vérité, que Platon relient pour sa propre Ibéoi'ie. Mîiis il i'aut recon- naître aussi que, cette part de véi'ité étant expressément dé- gagée dans le discours de Socrate, parfois avec référence aux opinions des uns et des autres, ce dernier discours doit nous enseigner tout ce que les précédents renferment de valable relativement à la dt)ctrine platonicienne de FAmour. .Nous n'avons donc besoin, pour notre objet, d'analyser que cette partie du Ihinquft.

§ 12. Une étude de l'Amour se divise naturellement en deux parties : on déterminera d'abord sa nature, on dira ensuite quels sont ses effets : c'est le plan même d'Agathon {Hœiq. 199 C, 201 DE; cf. 195 A). Il ne suffit pas cependant d'affirmer la nécessité de définir, puis, tout aussitôt après, se borner à louer les mérites de ce qu'on devait définir (198 DE, 199 C, 201 E; cf. Gorq. 448 E).

§ 13. I. Quelle est donc la nature de l'Amour?

1) Il faut tout d'abord envisager cette question de la nature de l'Amour d'une façon tout à fait générale. A) L'Amour est-il par essence amour de quelque chose, ou non? La question posée est analogue à celle-ci, dont l'occasion nous est précisément fournie par la possibilité d'interpréter la première question d'une façon erronée', « un père ou une

4. Comme le fait observer R\edeb, op. cit. p. 159 sqq.

5. Le passage 199 D . Èpwrù) ô' oùx si [AvjTpoç v-vo; ti ttxtpÔ; ÈffTt ycXoîov yap av EiV, èpciTr,aa, si "Epw; È(Ttiv spw; [jLY]Tpô: rj uv.xpô; à).X'... est dilfl-

cile. Ce qui serait ridicule, ce n'est pas, ccmme le comprend Cousin, de demander si l'Amour a un père et une mère. Socrate ne peut déclarer celle question ridicule, par égard pour Phèdre qui se l'est posée (178 B), et elle ne Test pas, puisqu'il la traitera lui-même à sa manière, sous le nom de Diolime (203 A-C). L'erreur de Cousix vient de ce qu'il a suppri-

10 EXPOSITION DR LA THÉORIE DE L'AMOUR

more, en tant que père et que mère (aùro tsuto -a-Apx 199 D), ne le sont-ils pas nécessairement de quelque chose, à savoir d'un fils ou d'une fille? Un frère, en tant précisément que frère [xj-zh touô' c-sp ïavy ihid. E) ne l'est-il pas de quelque chose, à savoir d'un frère ou d'une sœur? )) De même, di- rons-nous, l'Amour est nécessairement amour de quelque chose. {Banq. 199D-200 A; cf. Lyi^. 218 D, 221 B-D)

§ 14. B) Si l'Amour est amour de quelque chose, de quoi est-il amour? Cette nouvelle question doit être examinée avec la même généralité que la précédente. On peut y ré- pondre que l'Amour désire ce dont il est amour et que, s'il le désire, c'est qu'il en est privé. 11 y a non pas une simple vraisemblance, mais une conséquence nécessaire des pré- misses posées : un homme grand et fort, par exemple, ne désirera pas être grand et fort. (200 A-B; cf. Lys. 221 DE) Peut-être un observateur superficiel prétendra-t-il cependant que le désir porte souvent sur ce qu'on a ou sur ce qu'on est : que je sois bien portant ou riche, cela ne m'empêche pas de désirer être bien portant, de désirer être riche. Mais, faut-il répondre, ce qu'on a ou ce qu'on est, on la, ou on l'est, bon gré mal gré; comment dès lors pourrait-on le désirer? Ce qu'on désire, c'est d'avoir ou d'être encore, dans la mite, ce que l'on a ou ce que l'on est actuellement. On aime donc

le second Ëpfoi; dans la phrase veXoTov yàp Sv eî'-o--- Il faut au contraire le conserver : Socrate, se rappelant peut-être que Phèdre a dit de l'Amour qu'il n'a point de parents, prévoit une méprise possible sur la question

qu'il a posée (Trôxspôv ia-zi TOtoCiToç oroi; etvai t'.vôç 6 "Epw; epw;, r, o-joevoCî-") J

Agathon, faute de faire attention à la répétition du mot epojç, ne va-t-il pas croire qu'on veut lui demander si l'Amour est fils de telle mère ou de tel père? Mais ce n'est pas ce que Socrate veut savoir; autrement, il n'aurait pas répété le mot ëpwç, et, puisqu'il l'a répété, ce serait en efTet une question ridicule de demander si l'Amour est amour d'un père ou d'une mère (cf. A.Hug ad Inc.). —On pourrait cependant comprendre d'une façon plus simple : « L'Amour est-il amour de quelque chose, ou de rien? La question que je te pose n'est pas une question particulière telle que celle-ci : l'Amour est-il amour [après -^ uatpôç ia^i, il faut sous- entendre ô "Epwç ëpwç] d'un père ou d'une mère? car il serait ridicule de poser une pareille question, qui ne nous ferait pas connaître ce que nous cherchons, à savoir quelle est ta nature de l'Amour, en général... »

ANALYSE m HANyi'RT 11

i|iii'l(|iir rhoso quo, h vv:\'\ »lin', on n'.i |)as actucllomoiil, à s;i\(iii- la oonsorvalioii poiii" soi dans I axi'nir de rr donl on joiiil acIiiclIcMiUMil. (2(10 l>-Ki

s^ 15. ("') ()i' r.\in(Uir. dil-oii jiisiciiicnt, est ainoin- dn lieaii. non du laid. Si donc I "Amour csl amour de co don! il est |U"i\('', il l'aul ni-ccssaircmcnt roronnailn* que l'Amoui- csl privt' (\r la hcauU', (|uc, par conséqiicnl, contrairement à ee ipia dit A^atlion (lU."» D- I'.m; M; [\)1 li. C. K), il n'est pas beau. Comme, d'autre part, les choses bonnes sont p;ir là-nième lndlt^s*. le bon l'ait aussi défaut à l'Amour. Il y a une suite ii-rt''sislible de const'cpiences. (201 A-1); cf. E; sur l'idenlili- calion du bon et du beau, voir 11)7 C, J), \'l (lans le discours d'Agathon^; 20i E, 20() AB dans la conversation de Socrate et de Diotimc ; Li/s. 21() D)

s5 16. D) Mais de ce que l'Amour n'est pas beau, ni bon, il ne s'ensuit pas qu'il soit laid et mauvais. Car, de môme qu'il y a un milieu entre la science et l'ignorance, à savoir l'opinion vraie qui ne peut rendre raison d'elle-même, sem- blablement tout ce qui n'est pas beau n'est pas nécessaire- ment laid, tout ce qui n'est pas bon n'est pas nécessairement mauvais. On dira donc de l'Amour qu'il est quelque chose d'intermédiaire entre le beau et le laid, entre le bon et le mauvais. (201 E-202 B : c'est à partir d'ici que le personnage de Diotime entre en scène ; comp. Li/s. 216 B-218 C)

§ 17. E) Mais tout le monde ne s'accorde-t-il pas à re- conuîiitre que l'Amour est un grand dieu? Or comment cela pourrait-il être, puisque les dieux possèdent tout ce qui est bon et beau et que l'Amour, au contraire, est privé du beau et du bon? Ce n'est pas à dire pourtant que l'Amour soit un simple mortel. De même que précédemment, il faut voir en lui un être intermédiaire, intermédiaire entre le mortel et l'im- mortel. En d'autres termes, ce n'est pas un grand dieu, c'est un grand démon. Un démon, c'est en efTet un intermédiaire entre les dieux et les hommes : des uns aux autres il ne peut y avoir communication immédiate, mais les démons sont

6. Cf. Raeder 0/). cit. 163, 1.

12 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

pour transmettre aux dieux les prières et les offrandes des hommes et pour apporter aux hommes les ordres des dieux et la rémunération des offrandes reçues. Ils remplissent l'in- tervalle entre la sphère divine et la sphère mortelle et ainsi ils donnent à l'Univers l'unité et la liaison. A tel homme ces génies donnent des connaissances, grâce auxquelles il est un être génial (zxr^.ô^nzç). L'inspiration géniale fait, au contraire, défaut à toute autre connaissance et l'homme qui ne possède que cette dernière est un artisan vulgaire (.Sâvauacç). Ces dé- mons sont en gr;\nd nombre et de bien des sortes, et l'Amour est l'un d'eux. (202 B-203 A)

§ 48. 2) Quelle est l'origine de ce démon? 11 est utile de le savoir, pour déterminer les qualités qui sont propres à sa nature, en raison même de cette origine. Le jour de la naissance d'Aphrodite, les dieux firent un grand festin. Parmi les convives se trouvait Poros l'Expédient », « l'Es- prit du gain ))'), fils de Métis (a la Sagesse ))). A la fin du repas, Pénia la Pauvreté ») vint à la porte pour mendier quelque chose. Elle aperçut Poros qui, s'étant enivré de nec- tar, s'était endormi dans le jardin de Zeus, et elle s'avisa, dans sa misère, d avoir un enfant de lui^ Elle se coucha donc auprès de Poros et ainsi conçut l'Amour. (203 A -G)

s5 13. 3) Toutes les qualités de l'Amour s'expliquent par son origine. A) Comme il a été engendré pendant les fêtes de la naissance d'Aphrodite, il est devenu son suivant et son serviteur. Au reste Aphrodite est belle et c'est de la beauté que, par nature (cf. 201 AB et in/ra 204 B), l'Amour

7. Et non « l'Abondance », comme Iraduit Cousin. Renouvier Manuel II, lOFf, 5 est plus exact en traduisant par « Gain » Grote Pkito II, 215 rend par « resource »; Sdsemihl Genêt. Enlw. I, 393, par « Erwerbs- mitlel »; Zeller Plato's Gastmahi, 49, 107 et Ph. d. Gr. II, 1*, 611, 7 [612],- par « Ervverb » et « Betriebsamkeit » ; UviT Études sur le Banquet 61, 1, par « habileté », « savoir-faire ». Il faut, semble-t-il, traduire Poros par un iioui masculin.

8. Il y a ici dans le texte, 203 B G, un jeu de mots intraduisible : Sià TT^v a-jT-Tiç àiïopîav TtatStov 7totr,(7a(7()ac èx toO Hûpou. Le Sens littéral est : « Étant elle-même dépourvue de ressources, elle voulut avoir un enfant de la Ressource. »

ANALYSE DU BANQUET 13

pst juiiourciix. I>i Mil (aiil ((iir lils de IV'-iiia (la PaiiNrcd'), il csl toujours paiiNrc; il iiVsl ni dclical, ni licaii, coiiiinc on locroil ', mais riidc cl iiialiti'dprc; il \a lui-picds; il nu jias de k)^is, jamais d'anirt' lil (|iii' la dnic, (•ou(diant. à, la belle; étoile sur les portes ou dans les (dicniins, liref toujoui-s logé à la même enseigne i[[\r lindigenee. C) D'un autre côté, par ee qu'il lient de son père, il est toujours à l'alTùt de co qui est beau et bon; il est liardi, allant île l'avant, plein d'ar- deur, eliasseur liabile, sans cesse comliinanl quelque artifice, désireux de savoir et adroit à trouver les moyens d'y par- venir {-ip:\i.o:, de -ipcc), employant toute son existence en elTorts philosophiques, c'est-à-dire en vue d'acquérir la sa- gesse*^, merveilleusement habile comme charmeur, comme magicien, comme sophiste. (203 C-E) Dj Cette énuméra- tion, sous forme successive, des qualités opposées de l'Amour, en tant que fils de Poros et lils de Pénia, conduit à une déter- mination synthétique de sa nature, de telle sorte que l'ana- lyse générale, entreprise dans la première partie, se trouve ainsi achevée. Sa nature, dirons-nous donc, n'est ni d'un immortel, ni d'un mortel (cf. plus haut 202 Ii-203 A et, pour l'explication de cette union, plus bas 206 B-207 A, 208 B); mais, tour à tour, dans la même journée, il est dans toute sa fleur et plein de vie, puis il s'en va mourant, puis il revit encore. Tout ce qu'il trouve moyen d'acquérir s'écoule entre ses mains, de sorte qu'il n'est jamais sans ressources voj's à-KopiX... T.o-i) et que jamais non plus il n'est dans Tabon- dance. De même, à l'égard de la science et de l'ignorance, il est dans un état intermédiaire". La raison en est que qui-

9. Allusion au discours d'Agalhon. La plupart de ces déterminations sont le contre-pied de celles qu'il a attribuées à l'Amour :il est, disait-il, beau, délicat, tendre et bien soigné (195 D-19ë D ; 197 B, C, E). L'erreur vient de ce que, dans l'Amour, on ne considère pas l'Amant, mais seule- ment l'Aimé auquel on accorde tous les charmes (204 C).

10. çiXoffocpûv ô'.à Travtb; toO piou 203 D. ytXoijoçwv et, de même, plus bas 204 AB, cpiXoffoocîv, sO.ôaoço; doivent être eniendus dans leur sens élv- mologique, alors même qu'on rend ces mots par leur décalque Irançais.

il. Agathon a attribué la To?;a à l'Amour, 196 D-E.

i4 EXPOSITION DE LA THEORIE DE L'AMOUR

conque est sage Cet tel est le cas des dieux) ne peut avoir le désir de le devenir et, par conséquent, ne philosophe pas, ne fait pas effort pour savoir. Il en est de même pour les igno- rants, car ils ne connaissent pas leur état et ils ne désirent pas acquérir ce dont ils ne se croient pas dépourvus et dont ils ne pensent pas avoir besoin (comp. toute cette explication avec le développement, presque identique, de Lym 218 A-C). Ceux-là font un elîort philosophique et ont le désir de savoir qui sont dans un état intermédiaire entre la science et l'igno- rance, et l'Amour est de ce nombre. D'ailleurs la connais- sance est parmi les plus belles choses qui soient et c'est relativement au beau que l'Amour est amour (voir 201 A, 203 C^; cf. plus bas 204 D, 206 A. sq.). L'Amour est donc, par le fait même de son origine, ami de la sagesse, il est philo- sophe. (203 E-204 B; voir la dernière partie du discours de Diotime)

Telle est la nature de l'Amour, telle est son essence, (204 BC).

§ 20. II. Il faut maintenant s'interroger sur les effets de l'Amour, se demander quel est son rôle dans la vie hu- maine (204 CD'-). Il est bien évident d'ailleurs que cette dé- termination du rôle de l'Amour nous conduira à en mieux comprendre la nature.

§ 21. I) On commencera par faire cette recherche d'un point de vue tout à fait général et de manière à découvrir une formule, dont on montrera ensuite les applications.

A) Le mot « amour » est employé d'ordinaire dans un sens spécial et on l'applique seulement à l'amour des belles choses. Mais le sens de ce mot est plus étendu. Il en est de lui comme des mots izcirpic, T^cir,-:xi, que nous employons pour désigner la poésie et les poètes. Cependant, dans leur sens propre et universel, izolrtai; comprend toute cause par laquelle quelque chose que ce soit passe du Non-Ètre à l'Être et, par conséquent, les actions dépendant de tous les arts; Trc.rjTa-;, les

12. Le mol /psîa, employé ici, équivaut à ta k'pya de 199 C, 201 E et, plus exactement encore, à 'an Sôdei; dans le discours d'Agathon, 195 A.

ANALYSE DU BANQUKT 15

;irlis;uis (|iii cxcciilciil ces actions. \){' inrmc, rAiiumi' (u; Il Cst pas la it'cliciclii' ilii inoprc. de Vol/.v.o''/, ni, coiiuno on la (lit, la l'cclicrclic (!•' l'aiitic inoilic de nous nK'nic ' '. cai- il se pourrait (prcllc ne lût l'icn de lion : une telle (ir^finition est ("troile et ne dit pas ce (lu'osl J'Anioui', en g(''n(''ral. \oiis aiM'ons au conti-aire une dtWinition satislaisanle si nous ap- pelons amour tout ilésir des choses lionnes et du lioniiour, en quehpie dirtM'tion (pie ce soit, (|u"il salisse du désir de ^ai^iier de l'ari^enl dans les alTaires, du ,i;dùt des exercices cor|)orels, ou bien de celui de savoir; et cependant nous n'euiployons pas alors, d'haliitude, les mots d'amour et damant. C-eci posé, si nous nous demandons ce qu'aime celui (pii aime ainsi les choses bonnes, la réponse s'impose : il aime qu'elles lui appartiennent et qu'elles lui appartiennent toujours. Si elles lui a[ipartiennent, qu'en adviendra-t-il pour lui '? 11 adviendra qu'il sera heureux (comp. Lys. 218 C-220 B). C'est donc par la possession du bon que les heureux sont heureux, et il serait tout à fait superflu de se demander, en outre, pourquoi celui qui veut être heureux veut l'être. On délinira donc l'Amour dans son sens le plus large en disant (pie c'est le désir, commun à tous les hommes, de la posses- sion éternelle du bon. (204 D-20G A).

§ 22. B) Mais considérons maintenant l'acception spé- ciale, la plus ordinaire, du mot amour : la définition géné- rale n'en sera point infirmée. Dans ce sens plus étroit, l'Amour est amour de la beauté. Or, dirons-nous, celui qui aime les belles choses, qu'aime-t-il? 11 aime qu'elles lui ap- partiennent. Si elles lui appartiennent, qu'en adviendra-t-il pour lui? Cette question avait paru tout d'abord (cf. 204 DE) fort embarrassante. Mais, à présent, il est possible de com- prendre en quel sens il faut y répondre. Ainsi qu'on l'a fait tout à l'heure pour l'amour en général, on déterminera le

13. C'est la thèse contenue dans le discours d'Aristopliane. Il va répondre à Socrale 212 G, au moment Alcibiade entre dans la salle du banquet. Une explication ingénieuse de la raison pour laquelle sa réplique est ainsi interrompue est donnée par Brocharu Sur le Banquet de Platon Année Philos. XVII, 1906, p. 28.

16 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

but dernier de l'amour, entendu avec la signification étroite qui est la signification usuelle, \et ainsi on en pourra définir la fonction dans notre vie. L'amour, dirons-nous maintenant, c'est la procréation dans la beauté, et selon le corps, et selon l'esprit. (206 B)

§ 23. 2) 11 faut maintenant développer cette formule, obscure au premier abord, et montrer par quels effets se ma- nifeste, d'une façon générale, la fonction de l'Amour.

A) On en indiquera tout d'abord les conditions. Or il y a, pour tous les hommes, une fécondité (/.jouji, -/.jy;?'.;) selon le corps et selon l'esprit, et, lorsque nous sommes parvenus à un certain âge de notre développement corporel et spirituel, notre nature demande à procréer. Mais elle ne peut le faire dans la laideur; elle le peut, au contraire, dans la beauté. Au reste, cette fécondité et cette procréation sont quelque chose de divin, car elles introduisent dans l'animal mortel un prin- cipe d'immortalité; il est donc impossible qu'elles se pro- duisent là il y a discordance, car entre le laid et le divin il y a discordance, accord au contr.iire entre le beau et le di- vin'*. L'initiatrice d'une destinée, l'ouvrière d'une délivrance (MsTpa -/.al 'EtAsîOj'.a), voilà donc ce qu'est la beauté par rap- port à toute génération, en général. C'est pourquoi, lorsque l'être fécond s'approche de la beauté, il est alors joyeux et ce bonheur fait c^a'il s'épanouit, il procrée ou produit '^ Lorsque, au contraire, il s'approche du laid, son visage de- vient morose; il est plein de tristesse, il se pelotonne, il se replie sur soi-même et ne produit point; mais, retenant en

14. Tout ce développement a un caractère absolument giMH-ral. Pla'on ne se propose pas, st-nible l-il, d'y traiter parliciilii^remenl la que^lion de la génération selon le corps, dont il ne sera pailé qu'à partir du clî. 26 (jOT A), le ch.apitre suivant (208 G sqi].) devant être consacré à la génétalion selon le^pnt 11 laul donc avec Asr, Rceckf.rt, Mettig, Hcg mettre entre crochets, comme étant une glose du mol tixTôiv, la phrase :

Yl yàp àvSpb; y.ai Y'jva.xbç a-jvoudia rixo; ècxiv (206 G), COnlraircment à l'opi-

nion de Stallbaum qui la conserve dans son texte, ainsi que Gousi.n et ZKLLbR dans leurs traductions.

15. Les mots ti/tîtv, xoxo;. yiv^>âv, yh^i\cii sont synonymes dans tout le développement. Cf. Hug p. 144.

ANALYSE DU BANQUET 17

lui la (irciiM' de sa fi-coiiditi'"' il en iwiilc |)(''iiiltlciii('iil 1(5 poids. \)o \h xiiMincnl, ('ht'/ ctdiii (|iii csl IV'coiid cidt'jà ^oiilli' do dt'sii's. res l'oiips de passioti ipii le rcliciiiUMil auprrs lUt la hoaiité. parco (|ii(' lobjol on (iiii réside celle beaiilé peut metlre (in aux douleurs qui sonl la suile de la fécondité'". La conclusion, c'est que l'Amour n'est pas véritablement l'amour de la beauté, mais, ainsi qu'on l'a dit plus haut, l'amour de la génération da[is la beautt'\ l/Amour est en elïet amour de la possession éternellt> du bon (cf. 205 A-2ÛG A), et, d'autre part la i>-énération, la production, sous quelque forme que ce soit," peuvent seules donner à l'être mortel l'éternité et l'immorta- lité. L'Amour est donc, nécessairement, le désir de l'immor- talité. (206 B-207 A)

§ 24. B) Les idées contenues dans cet exposé sont ensuite développées et vérifiées par des exemples. Il est question, tout d'abord, de la génération selon le corps et la description générale du but de l'amour est justifiée par ce que nous voyons de ses efïets sur tous les animaux. Dans tous ceux de leurs actes qui sont relatifs à l'amour et à l'édu- cation des jeunes se manifeste l'effort de la nature mortelle pour se rendre, autant qu'elle le peut, éternelle et impéris- sable. Or elle le peut seulement parce que'^ sans cesse, à l'être ancien elle fait succéder un être nouveau. Nous disons bien, il est vrai, de chaque animal individuel qu'il est le même dans sa vie et dans son être. Nous disons bien d'un homme que c'est le même homme depuis son enfance jus- qu'au moment il est devenu vieux. Ses parties intégrantes

16. Il faut un terme assez général pour rendre le double sens du mot •/c-jr,u.x, qui signifie à la fois ici le germe fécondant, et le produit de cette fécondation ou le développement intérieur du germe, et cela aussi bien dans l'esprit que dans le corps.

17. Cette traduction correspond à la construction que Stallbaum, UsENER, HuG donnent de la phrase, 206 E : Ssà xb xbv s/ov-ra [se. xaXbv] à7ro),'j£'.v (jLsyàXo; wôTvo;. Mais peut-être vaut-il mieux construire, comme

paraît vouloir le fair.î Rettig, p. 287 : ôtà -cb xb xaXbv àuoA-Jstv (jLsyâXr,; (î)8ïvo; Tov Ë-/ovTa xaùxTiv ttiv ojôïva.

18. Je crois, avec Hcg 223, qu'il faut supprimer xîi yv/édzi. La formule a un caractère absolument général.

2

18 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOllR

ne sont pourtant pas restées les mêmes et il n'a cessé de se renouveler dans les unes, tandis qu'il se mourait dans les autres, aussi bien dans ses cheveux que dans sa chair, que dans ses os, dans son sang, en un mot dans son corps tout entier. (207 A-E)

Une remarque, dont l'objet est, à vrai dire, étranger au développement primitif, vient s'ajouter à cette démonstra- tion. Ce n'est pas seulement dans le corps que s'accomplit cet incessant travail de rénovation, mais aussi dans l'âme. Les manières d'être de celle-ci, ses habitudes, ses opinions, ses désk's, ses joies," ses douleurs, ses craintes, il n'est rien de tout cela qui reste toujours le même pour chaque individu; mais chacune de ces choses naît et meurt à son tour. Encore bien plus surprenant est le cas des connaissances : non seule- ment il y en a qui naissent tandis que d'autres périssent, de sorte que nous ne restons jamais les mêmes dans l'ordre de nos connaissances, mais encore chacune individuellement est sou- mise à la même loi. Ce qu'on appelle « étude )) se rapporte a ce fait qu'une connaissance s'en va : qu'est-ce en effet que l'ou- bli, sinon la fuite d'une connaissance? L'étude vient alors créer une nouvelle connaissance à la place de celle qui s'en est allée '^ et conserve ainsi la connaissance en lui donnant une apparente identité. (207 E-208 A) La conclusion nous ramène à la formule par laquelle se définissent en somme la fonction propre et la fin de l'Amour, à savoir la production, en tant qu'elle est le seul moyen que possède l'animal mortel de par- ticiper à l'immortalité. (208 A-C)

§ 25. C) La conception générale de l'Amour va mainte- nant être examinée sous un autre aspect, celui de la généra- tion selon l'esprit. La démonstration sera conduite de la même manière : les faits à expliquer sont d'abord exposés ; puis le principe général est rappelé : la fin de l'amour, c'est

19. La leçon Iradilionnelle est : iielix-ri 8s TtâXiv xcxivôv i\j.noio\)<70i àvtt xr\i àuio-jT/i; iJiv/iu.r)v... (208 A). HuG p. 151 montre très-bien qu'il faut sup- primer iJ-v-iFO"', car ce mot bouleverse la suite naturelle des idées, La correcfion de Sauppe : \i.-fr\m<i n'offrirait, à cet égard, aucun avantage.

ANALYSK DU BANQUET 19

riiniii(»r(ali((' ; ciiliii de ce priiicipo osl, dcMliiitc l'oxplicalion (les faits. l,t>s homincs soni |)()ss('(lés du désir de se faire un nom cl de laisser aprrs tnix, dans le souvonir de leurs siMuMalilcs, une gloire ini[)(M'issaIiIe. A ce souvcMiir, plus (Mii'ore ([uà leurs enfants, ils sont \n'Hs à sacrifier leurs bitMis. leur repos, leur vie même. Pour eetle immortalité de la vertu, il n'est rien que tous ue fassent, et avec d'autant plus de zèle qu'ils sont meilleurs; car ce qu'ils aiment tous, c'est l'immortalité. Ils ne se tournent pas vers les femmes, comme ceux qui sont féconds suivant le corps, ils ne s'ima- ginent pas qu'ils gagneront l'immortalité du souvenir par la procréation des enfants; mais, mortels vraiment divins, dès leur jeune âge féconds selon l'âme, eux aussi, dès que le moment est venu de procréer et de produire, ils cherchent de côté et d'autre la beauté dans laquelle ils pourront pro- duire; car ils ne le feront jamais dans la laideur. Toutefois leur pouvoir fécondant s'exerce dans l'âme plutôt que dans le corps, pour les choses dont il appartient à l'âme de pos- séder les germes ou de les faire fructifier, comme la sagesse (opôvr;c7'.ç) et toute espèce de vertu d'une façon générale, mais plus particulièrement la tempérance {^ux^poGùrr,) et la justice, qui sont, par rapport à l'administration des États et des familles, la forme la plus belle de la sagesse. Parmi ces hommes privilégiés sont tous les créateurs (::srr;xa') et, entre les artisans eux-mêmes, ceux qu'on nomme inventeurs. Ce n'est pas à dire que celui qui est fécond selon l'esprit n'ai- mera pas les beaux corps : il les aimera au contraire de pré- férence aux laids, et, quand il trouve en eux une âme belle et noble et bien née, il éprouve pour cet ensemble un attache- ment très fort, et, auprès de l'homme en qui cet ensemble se rencontre, il lui vient en foule des discours sur la vertu (cf. ififra 210 B-D), sur ce que doit être l'homme de bien et sur ce à quoi il doit s'occuper. Enfin il entreprend de l'instruire. C'est en effet par le contact du bel objet, c'est par sa fréquentation que les germes fécondants qu'il portait depuis longtemps en lui sont mis au jour et produits, et, soit présent, soit absent par le souvenir, il nourrit cette progéniture en commun avec son

20 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

bien-aimé, de sorte que ces deux hommes forment run à l'ég-ard de l'autre une union bien plus intime que l'union ré- sultant de la génération d'enfants selon la cbair, et leur amitié est bien plus forte, car leur union leur donne des enfants beaucoup plus beaux et plus impérissables. Il n'est personne qui ne préférerait de tels enfants à ceux des hommes; car, étant immortels eux-mêmes, ils assurent à ceux qui les laissent derrière eux, l'immortalité personnelle du souvenir. Les grands poètes, Homère, Hésiode, les grands législateurs, Lycurgue, Solon sont donnés en exemple. (208 C-209 E)

§ 26. 3) Mais tout ce qui a été dit jusqu'à présent n'est qu'une étape vers l'achèvement de l'initiation aux mystères de l'Amour et vers la contemplation suprême, et il n'est même pas certain que celui qui a gravi, comme il convient, tous les degrés de cette préparation soit en état d'être initié. H convient donc tout d'abord de déterminer ces degrés suc- cessifs, qu'il faudra monter d'une façon continue, comme les degrés d'une échelle (àsl è-xv.ïva'. oW-ep â7:ava6xG[;.ûT(; 7pco[X£vov), en marquant ce qui dans chacun d'eux constitue une propé- deutique en vue des dernières révélations. Au reste, dans la première partie de cette exposition (jusqu'à 210 E), Platon revient, mais avec plus de précision et de méthode, sur ce qui a été dit auparavant (208 C-209 E) et nous ne trouvons pas ici d'indication nouvelle sur la nature de l'amour. (209 E-210A)

§ 27. A) La première étape pour l'initié doit être, dès la jeunesse, une tendance vers les beaux corps. 11 n'en aimera qu'un tout d'abord et cherchera à produire dans cet objet de beaux discours. Mais il réfléchira ensuite que la beauté qui est dans un corps est sœur de la beauté qui est dans tous les autres et que, s'il faut rechercher la i)eauté dans sa forme plastique-^, ce serait une grande sottise de ne s'attacher qu'à

20. Par opposition à to èv xaï; 'î/j-/aïç y.âUo;, 210 B. RuECKERT, RETTtG,

HcG adoptent avec raison ce sens, que de nombreux exemples justifient : Charm. 154 D, 157 D, 158 A; Protag. 315 E, 352 A; Banq. 189 E, 196 A, 215 B; Phédon 73 A; Phèdre 229 D, 249 B, 251 A (cf. AsT et Mitchell

ANALYSE DU BANQUET 21

l'amour d'un seul beau corps sans roinanjuer que, dans tous, la licaulf' corporelle est une et la uieiue. (1\0 AB)

v^ 28. H) Quand il s'élève au second degré, il conçoit la beauté île l'ànie coiiinic licaiicoiiii |iliis csliiiiahli' que celle du cor|)s. Par consé(|ncnl, s'il rciiconlic uneànie bien douée, même accompai^iu'e dune licanh' MU'diocre, il s'en conten- tera, en d('\ icndi'a aiiioun-iix cl s'cU'orccra dr produire cm elle des discours ipii rendent les jeunes gens meilleurs. (210 BC; cf. si//j>-a 20'.) el particulièrement BC)

5$ 29. C) L'initié sera ainsi nécessairement amené à con- sidérer la beauté dans les occupations -' et dans les lois, et encore il se rendra compte que la beauté, des unes aux autres, ne cliange pas de nature et, de nouveau, que la beauté des corps a par elle-même peu de prix. (210 G)

§ 30. D) Après le spectacle des occupations, il faut que le guide tourne l'esprit de son élève vers les sciences et lui fasse voir, ici encore, une beauté commune à toutes. Ainsi, il s'est affranchi peu à peu de son esclavage à l'égard du beau individuel, qu'il s'agisse de l'amour d'un seul bel enfant ou d'un seul homme, ou de l'amour d'une seule octfupation; il cesse d'être misérable et plein d'étroites pensées. Mais, les yeux tournés vers le vaste océan du beau et tout à cette con- templation, il fait, au contraire, naître en foule des discours beaux et magnifiques, et ses méditations éclosent dans une aspiration inépuisable vers la sagesse {ho'Xoazdx àsOovw). (210 CD; voir aussi tout le résumé de l'ascension préparatoire, 211 B C : OTav or, t;ç... è::': ~x y.aÀà ij.x%rf'^xzx...)

§ 31. E) Mais nous voici parvenus à l'étape suprême et au dernier effet de l'amour bien réglé. Grandi et fortifié ^-

dans leurs lexiques) ; voir aussi le Banquet de Xenophon VIII, 25, 26, 36. Ce serait anticiper sur ce qui va suivre que de traduire ètî' Etoet, avec ScHLEiERMACHER, CoDsiN, Zeller, par « dans sa notion générale » ou « dans son Idée d .

21. Cf. Rep. IV, 444 E : il y a des occupations belles et nobles qui mènent à la vertu, des occupations laides et avilissantes qui conduisent au vice.

22. ptoffôets;. Peut-être y a-t-il ici un jeu de mots analogue à celui qui

22 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

dans ces régions supérieures, celui qui reçoit l'initiation finit par apercevoir une certaine science une, qui est celle de la beauté même. Alors il touche au but. Son maître l'a guidé dans les mystères de l'amour jusqu'au point nous en sommes : après avoir contemplé les belles choses au cours de l'ascension continue (èçs^-^ç) qui vient d'être décrite, par- venant maintenant au terme de l'initiation amoureuse, il apercevra brusquement (â^a'icpvr,?) une beauté d'une nature admirable, celle-là même en vue de laquelle ont été institués tous les travaux précédents. Cette beauté est éternelle, n'est sujette ni à la génération, ni à la destruction, ni à l'accrois- sement, ni au décroissement. Elle n'est pas belle dans une de ses parties, laide dans une autre, belle maintenant et non à un autre moment, belle sous tel rapport et laide sous tel autre, belle ici, laide ailleurs. Elle ne lui apparaîtra pas non plus comme ayant rien de la beauté sensible et corporelle, ni de celle des discours ou des sciences, ni comme existant dans quelque autre chose ni de la terre ni du ciel. Mais elle est elle-même, en elle-même et par elle-même, dans l'unité et l'éternité de sa forme, et toutes les autres choses belles le sont en tant qu'elles participent de cette réalité transcen- dante-^; mais cette participation a lieu de telle sorte que ni la génération, ni l'anéantissement de ces autres choses ne font éprouver à la réalité absolue ni augmentation, ni dimi- nution, ni aucune modification quelle qu'elle soit. C'est seu- lement à ce moment, il est permis à l'homme de contem- pler le Beau-en-soi, que la vie, si elle l'est jamais, mérite vraiment pour lui d'être vécue. Auprès de cette beauté, aucune autre beauté ne compte plus, ni surtout la beauté corporelle. L'homme à qui il serait donné de contempler ainsi le Beau lui-même, dans son indépendance, dans sa

sert de fondement à l'étymologie du mot epwç dans le Phèdre 238 C :

Ti... èppu)|i£va)ç pwffOEÏaa... àywyvi, au' aù-cî]? ira pwfxriç £7iwvu[iiav XaPoûcra, è'pto; èxÂr(9ï].

23. Tel est toujours le sens de èxeivo. Cf. 210 E, 211 C, et 212 A ce mot est rapproché de èxcïae. 11 s'oppose à -rà ôl, les choses d'ici-bas. Cf. Phédon 74 B; Phèdre 248 B fin, 250 A. Voir Ast Lex. 658, 7-14.

ANAI.YSK DU l'HÈORR 23

puretô, sans iiK'Iaii^o, o\ non |»liis r('\(''hi de la souillnic des chairs t>ii (Icscoulciirs limiiaiiics cl de hms ces \aiiis cliarnics porissalilcs, de rontiMiipliT, en un iiiol. I;i Itcaulr divine ello-mèiiu', dans runilt' de sa forme, et avec Iceil pour lequel elle est visible, ([ui pouriait enlin sunir avec elle, celui-là ne vivrait certes pas dune vie nilséi'al)le. Seul il serait ca- palde d'eui^'endi'ci' non des iniaf;:es de x'ci'tu, car ee n'est pas à une iniai^-e (lu'il louche, mais des vertus récdies, car c'est le réel mènu' (pi'il a alleinl. iLniin, c'est àcelui (pii entendre la véritable vertu et qui la nourrit, qu'il appartient d'être ami des dieux, et, s'il y a un lionimc au monde qui doive posséder l'innuortalité, certes c'est bien celui-là. (210 U- 212 A).

II!.— Phèdre.

§ 32. On sait dans quelles circonstances Socrate est amené, dans le Phèdre, h parler sur l'Amour. Phèdre vient de lui donner lecture d'un discours dans lequel Lysias s'est proposé de prouver qu'il vaut mieux accorder ses faveurs à celui qui n'aime pas qu'à celui qui est amoureux. Mais, comme Socrate n'a point partagé l'admiration de Phèdre, et qu'il s'est même vanté d'être capable de faire, sur le même sujet, un discours qui ne serait pas inférieur à celui de Lysias, Phèdre le presse de s'exécuter et Socrate finit par céder à ses instances.

§ 33. Premier discours de Socrate. Le thème est, suivant les conventions, celui-là même que Lysias avait choisi. [Préambule) Mais, en toute question, il est, dit So- crate, une obligation primordiale pour ceux qui veulent en discuter sagement; c'est de savoir quel est l'objet sur quoi l'on discute; autrement on se trompera nécessairement du tout au tout. La plupart des hommes ne s'aperçoivent pas qu'ils ignorent l'essence de chaque chose. Donc, tout comme s'ils savaient, ils négligent de se mettre d'accord avec leurs interlocuteurs et ainsi, par la suite, ils paient la peine natu-

24 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

relie de leur maladresse, car ils ne s'entendent ni avec eux- mêmes, ni les uns avec les autres (c'est la faute commise par Lysiàs, 231 D). On commencera donc par convenir d'une définition de l'Amour : quel est-il? quelle est sa fonction? et, après avoir posé cette définition, on n'en détournera pas les regards; on s'y reportera sans cesse dans la discussion qui va être entreprise sur la question de savoir si l'Amour est utile ou nuisible. (237 B-D; cf. 238 DE et 263 D-264 A. Comp. Banq. 198 DE, 199 C, 201 E).

§ 34. 1) Que l'Amour soit un désir, c'est ce qui est évi- dent pour tout le, monde, et que, d'autre part, on puisse, sans aimer, avoir le désir des belles choses, c'est ce que nous sa- vons aussi. A quel signe distinguerons-nous donc celui qui aime de celui qui n'aime pas? Il faut maintenant réfléchir que, en chacun de nous, il y a deux sortes de principes direc- teurs et conducteurs; nous les suivons ils nous con- duisent : l'un est inné, instinctif, c'est le désir des plaisirs; l'autre est acquis, c'est un jugement, accompagné de ten- dance vers ce qui est jugé le meilleur-*. En nous, ces deux principes tantôt sont d'accord, tantôt sont en lutte, et, dans ce cas, c'est tantôt l'un, tantôt l'autre qui l'emporte. Quand c'est le jugement qui nous conduit d'une façon raisonnable jus- qu'au meilleur et qu'il triomphe, ce triomphe s'appelle tem- pérance (cwipoaûvr;) . Si, au contraire, c'est le désir qui nous entraîne d'une façon déraisonnable jusqu'aux plaisirs et ob- tient en nous la suprématie sur la conception du meilleur, cette suprématie est appelée intempérance (yêpiç). Mais l'in- tempérance a plusieurs formes et noms : désir intempérant de la nourriture, ou gloutonnerie, désir intempérant de la boisson, ou ivrognerie. Or, quand le désir déraisonnable, triomphant du jugement qui nous conduit vers ce qui est droit, s'est porté vers les plaisirs que procure la beauté et, par tous les désirs apparentés à celui-ci, vers la beauté des corps, alors, puissamment fortifié par le triomphe de son impul-

24. Il laut, avec Stai-lbaum, mellre une virgule après èm'xrrjToi;. yi (xèv

ANALYSE DU PHÈDRE 25

sion, il tiif son nom do cette force même et on l'appelle amour. ciiiT D-^.'ISC; n. t^t^)^^

5;^ 35. 1) Aprôs avoir dit quel csL l'uhjt't de la discu.s.siou et l'aNoir dcliiii. voyous uiaintenant, sans perdre de vue cette déliniliou, (|uels avantages ou quels inconvénients peuvent résulter, i)t)ur l'aimé, de ses complaisances à l'égard de celui qui aime ou n'aime pas. La composition du discours est, dans celte j)artie comme dans les autres, j);irfaitenient nette. Cliacpie îu'ticulation en est bien marquée et le plan en est rappelé vers la lin (241 C) avec une grande clarté, en suivant l'ordre inverse des subdivisions. Celui que domine le désir, et qui est Tesclave du plaisir, cberchera sans cesse, à rabaisser moralement son ami, par crainte de lui paraître in- férieur; il éloignera de lui tout ce qui pourrait le rendre meilleur et, en particulier, la philosophie. De même, en ce qui concerne le corps de son bien-aimé, il le préfère délicat et eiïéminé. Si nous considérons maintenant l'influence de l'amant sur la condition et la fortune de l'aimé, nous voyons qu'il le souhaite aussi dépourvu que possible de toute amitié qui pourrait le détourner de leur amour, ou de tout bien qui pourrait l'en rendre indépendant. En outre, le commerce d'un amant est nuisible sans qu'aucun agrément en com- pense les effets, car, dans les relations de chaque jour, il est mal commode et insupportable. Enfin, lorsque sa passion se sera éteinte, il se montrera sans foi, et, maintenant que la raison et la tempérance dominent en lui au lieu de l'amour et du délire, c'est un autre homme, il a oublié tout ce que la passion lui avait fait promettre. Il vaut donc mieux, en ré- sumé, écouter celui qui n'aime pas; car l'affection d'un

25. Dans l'analyse du Phèdre, j'ai cru nécessaire, en certaines parties, de suivre le texte de très près. Le Phèdre, dans ses expositions sur l'Amour, est, en apparence du moins, un dialogue oratoire, poétique, librement fantaisiste. On s'est trop souvent laissé prendre à ces dehors et on n'a pas étudié les expositions dont il s'agit avec le sérieux qu'elles méritent. 11 m'a paru qu'on devait, tout au contraire, faire effort pour respecter aussi exactement que possible la forme et le développement de la pensée de Platon.

26

EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

amant n'est pas une amitié bienveillante, mais une sorte d'appétit matériel qui cherche à s'assouvir. L'amant aime son bien-aimé comme les loups aiment les agneaux. (239 D- 241 D)

§ 36. Ce discours, pense Phèdre, appelle une seconde partie, l'éloge d'un homme sans amour. Mais Socrate se dé- fend ironiquement de vouloir l'entreprendre. Car, si dans le blâme il est déjà monté au ton du dithyrambe, que serait-ce dans l'éloge? Socrate veut s'en aller et résiste aux instances de Phèdre qui cherche à prolonger l'entretien, quand, tout à coup, il sent ce^ signal divin qui l'avertit d'ordinaire et le retient au moment oii il va prendre quelque résolution : il a cru entendre une voix qui lui défendait de partir avant d'avoir expié l'impiété qu'il a commise. Or son talent de devin lui permet de reconnaître en quoi consiste cette im- piété : le discours de Lysias, et celui que Phèdre lui a fait prononcera lui-même, sont impies; ils ont outragé l'Amour qui est fils d'Aphrodite et qui est dieu. Il s'agit donc pour lui d'offrir au dieu Amour une palinodie, en expiation de son premier discours.

§ 37. Deuxième dùcoiirs de Socrate. I. Tout d'abord Socrate s'élève avec force contre cette fausse idée que l'amant passionné doit ne pas être préféré, parce qu'il est dans le délire (voir 231 CD dans le discours de Lysias; 237 D, 238 BCE, 241 BC dans le premier discours de Socrate; cf. aussi 236 AB). 11 faudrait qu'il fût prouvé que le délire est un mal. Bien au contraire, les plus grands biens nous arrivent par un délire inspiré des dieux. Il y en a plusieurs formes : 1" le délire des prophétesses; incapables de faire, quand elles sont dans leur bon sens, le moindre bien aux hommes, elles leur ont rendu, quand elles sont remplies de l'inspiration céleste, les plus grands services en leur prédisant l'avenir. Le mot [j-avTf/.r;, qui signifie « divination », n'est au reste qu'une corruption maladroite de [xavixy^, dérivé lui-même de \}.7.r.y., (( délire ». L'art prophétique l'emporte sur l'art au- gurai, par lequel on s'eiï'orce de substituer le raisonnement à l'inspiration, autant que le délire qui vient des dieux l'ein-

ANALYSE DU PHÈDRE 27

porte sur l;i sagesse des lioiiinics. 2" D'iiiilrcs fois le déliro ins|)ii(> (1rs (lieux ;i f;iil trouver des pratiques re]i^'-i(!uses propres à oldeuir daus de f^M'auds lléaux la miséricorde cé- leste. — ;{" lue (lutre espèce de possession cl de délire con- stitue rins|tiralion jjoétique, ipie l'ai-l raisonnable et sage ne saurait reuiplaeer. ï" Enfin il faut considéi-er le dédire anuMireux lui-même connne étant aussi un don divin. Mais, au uunnent d'en parler, Socrate s'interrompt pour exposer sui- l'àmt" certaines idées nécessaires à son dessein et il ne reviendra que plus tard (249 1), début du cli. 30) sur le délire amoureux. (244 A-24o C; comp. Baiiç. 202 l)-203 A)

§ 38. H. Socrate va donc étudier la nature de l'âme divine et luimaine, en déterminer les propriétés et les fonc- tions {-xfyq y.a' ïpyx).

1) Le point de départ de la démonstration sera ce principe : toute âme est immortelle. A) Socrate prouve tout d'abord que ce qui se meut soi-même est immortel, a) Ce qui est per- pétuellement en mouvement est en eiïet immortel. Or, ce qui, donnant le mouvement à autre chose, est en même temps par autre chose cesse de vivre dès qu'il cesse de se mouvoir. Seul à la vérité ce qui se meut soi-même ne cesse jamais d'être mû, ne pouvant se dépouiller de sa propre essence, et il est pour tout ce qui se meut la source et le principe du mouvement. b) Or un principe est inengen- dré. Car tout ce qui est engendré est engendré nécessaircr ment à partir d'un principe; mais il est nécessaire aussi que le principe ne soit pas engendré; car vouloir que le principe naisse d'une autre chose, ce serait vouloir le faire naître de quelque chose qui n'est pas principe [, puisque c'est lui qui est le principe; hypothèse absurde'. c) Mais, puisque le principe est inengendré, il est aussi impérissable. Car, à supposer disparue l'essence du principe, d'une part il n'y aurait rien de quoi le principe lui-même puisse jamais naître par la suite et rien d'autre ne pourrait non plus naître de cette essence ', qui ne serait plus l'essence d'un principe], s'il est vrai, du moins, que tout doit naître d'un principe. Ainsi, en résumé, il n'est possible, ni que le principe soit en-

28 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

gendre, ni qu'il soit détruit, yiutrement le monde entier et toute la génération s'arrêteraient en même temps et il n'y aurait plus rien à partir de quoi ils pourraient reprendre leur mouvement et le cours de leur devenir. B) Main- tenant qu'il est prouvé que ce qui se meut soi-même est immortel, nul n'hésitera non plus à affirmer que l'essence et la notion de l'âme sont d'être une chose qui se meut elle- même. Tout corps qui reçoit son mouvement du dehors est en effet sans âme ; tout corps, au contraire, qui trouve en lui-même le principe interne de son mouvement, possède une âme, en tant que la nature de l'âme est telle qu'on vient de le dire. Si donc il est vrai que ce qui se meut soi-même n'est rien d'autre que l'âme, il est nécessaire de conclure, en définitive, que l'âme est quelque chose d'inengendré et d'im- mortel. (245C-246A)

§ 39. III. On peut maintenant parler de l'idée ('tSÉa) même de l'âme. Faute de posséder une science divine et de pouvoir donner à la pensée les longs développements qui conviendraient, on ne pourra dire ce qu'elle est; on devra se contenter de dire à quoi elle ressemble, procédé plus humble, mais compatible, sur la présente question, avec notre science humaine. (246 A)

§ 40. 1) On dira donc que l'âme doit être comparée aux forces naturellement unies d'un attelage ailé et de son co- cher. Pour les âmes des dieux, les chevaux et les cochers sont tous bons et formés de bons éléments. La constitution des autres âmes est au contraire mélangée. C'est ainsi que, chez nous autres hommes, tout d'abord le conducteur est cocher d'un attelage apparié ^^ et que, en outre, des chevaux qui composent cet attelage, l'un est beau et bon et formé de

26. Il ne me semble pas que auvwpcç, employé ainsi sans détermination, puisse avoir ici le même sens que, plus haut, i^sOi-o;. Le premier de ces mots paraît marquer, par lui-même, la différence du ÇeOyoç humain et du CsOyo; divin; il contient déjà l'idée d'une union entre des chevaux qui ne sont pas pareils, idée que développe la seconde phrase, en insistant sur ce point que l'un est bon, l'autre mauvais. A remarquer l'opposition de TTpwTov et de eîtw.

ANALYSE DU PHÈDRE 2i)

pMi'lics (|iii sont cllt's-mrmcs l)oll(^s cl lionnes; l'atilri; est l'oriiK' (le |iiinci|K>s conliiiii-cs cl il est lui nirnic opposé par sa nalni'(' au précc'MJiMit. Aussi ciic/ nous la làclic du cocIhm* ost-clle (liflicilo et pénihio. {iM\ AH)

5^ 41. 2) A présent donc il faut s'efforcer de dire d'où vient, dans le viv.nil, la distinction du mortel et de l'im- mortel, l/àme, prise dans son universalité, prend soin de Tenseudde de l'être inanimé et elle fait le tour du ciel tout enlicr, i'(^vèlan( ici et des formes diverses. Tant (ju'ellc est parfiiite et conserve ses ;ules, elle plane dans les régions su- périeures et elle administre et règle l'univers entier. Mais, lorsqu'elle a perdu ses plumes, elle est entraînée au con- traire, jusqu'à ce qu'elle se soit attachée à quelque chose de solide, en quoi elle s'établit désormais, s'appropriant un corps terrestre, lequel semble se mouvoir lui-même en raison d(> la [)uiss;ince motrice qui appartient à l'âme. On donne le nom de vivant à cet ensemble d'une àme et d'un corps qui lui est joint, et il a reçu, en outre, la dénomination de mor- tel. Quant à l'immortel, on n'en saurait expliquer la déno- mination par aucune définition raisonnée (comp. Banq. 208 B); mais, puisque nous sommes incapables de le voir ou même de le concevoir d'une façon suffisante, nous imaginons le dieu comme un vivant immortel, ayant une âme, ayant aussi un corps, mais unis par nature de toute éternité. (246 B-D)

§ 42. IV. Considérons maintenant quelle est la cause de la chute de l'âme, quand elle a perdu ses ailes.

1) La propriété naturelle des ailes est de faire que ce qui est pesant s'enlève, et de le conduire vers les régions supé- rieures 011 habite la race des dieux, et il n'y a rien, parmi tout ce qui est corporel, qui participe du divin à un aussi haut degré que les ailes-'. Or le divin, c'est ce qui beau, sage, bon et possède toutes les qualités analogues. Aussi est-ce

27. ']^'JX"n, mis entre crochets par Hep.mann, me paraît décidément devoir être rejeté. La. conjecture de Stallbadm : xexotvojvoxs... toO ôetou •^u/îi n'est pas nécessaire pour rendre intelligible la suite des idées.

30 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L*AMOUR

ce qui nourrit et accroît par dessus tout les ailes de l'âme. Au contraire dans le laid, dans le mauvais et dans toutes les qualités opposées aux précédentes, il y a pour elles une cause de corruption et de ruine. (246 DE)

§ 43. 2) Donc le chef suprême, Zeus, conduisant dans le ciel son attelage ailé, s'avance le premier ordonnant toutes choses et prenant soin de tout. A sa suite, vient l'armée des dieux et des démons, rangée en onze groupes; car Hestia, seule, reste dans la demeure des dieux ^**. Quant aux autres divinités, qui sont rangées dans ce nombre de douze, cha- cune, à son rang, conduit les évolutions de la troupe dont elle est le chef. A leur suite s'avance quiconque veut et peut les suivre, car l'envie est ban^nie du chœur des dieux. Or, lorsqu'ils se dirigent vers le festin auquel chacun d'eux doit prendre sa part, ils gagnent tout d'abord les régions, déjà

28. Ces cîmes des dieux font immédiatement songer aux sphères célestes. Hestia. immobile dans le palais des dieux, c'est la Terre, immo- bile au centre du monde. Cependant le Timée (38 BC) et IdiRépublique (X, 616 DE) ne reconnaissent, au delà, que huit cercles, ceux des sept planètes et un huitième, celui des étoiles fixes. Quels sont donc les trois autres mouvements dont il est, en outre, question dans le Phèdrel L'Epinomis (984 BC) parle de l'éther, de Tair et de l'eau comme existant au-dessous des corps ignés, qui sont les astres, et au-dessus de la terre. D'après une citation qu'on trouve dans Jambliqde vit. Pyth. II, 108 KiessI. et dans Photius Cod. 249, p. 439 Bekk. (ap. Stallbacm Phaedr.^, p. lxx), cette place intermédiaire appartiendrait au feu, à l'air et à l'eau. Th. H. Martin Éludes sur le Timée II p. 138-143 adopte la première opinion, Stallbadm loc. cit., la seconde. 11 est inutile pour notre objet de nous attarder à discuter cette question. Peut-être Martin a-t-il raison de vouloir, d'après ÏEpinomis, que ces trois dernières sphères soient celles que gouvernent les démons. Si cette hypothèse est exacte, ce ne serait pas, comme on l'a dit, le nombre traditionnel des grands dieux qui aurait déterminé Platon à compter douze groupes dans l'armée céleste. Il me semble cependant, comme je chercherai à le montrer plus tard 122 s. fin., § 127 et § 128 Si med.)f que c'est peut-être comprendre d'une façon un peu étroite le rôle des démons dans la philosophie platonicienne. Enfin il convient de signaler une difficulté, relativement à la place que le Phèdre assigne à Zeus : ce dieu paraît représenter ici la sphère des fixes et non la planète qui porte son nom; cette planète ne vient en effet qu'au second rang, après Cronos.

ANALYSE DU PHI^DRK 31

oscai'ptMN, (|iii sont MU dessous du |ioint ciiIminanL do la Noùlc du ciel. Les chars des iuiinoilids, (ju'il osl ais('> de con- duii'o sans ([u'ils perdent leur <''(|uililire, aeconiplisscMit faci- leujeul ce trajet. Les auli'es, au c(Uilraii'e, ue le l'ont qu'avec |)eine; car celui dos cjievaux qui a on partage une mauvaise nature simdino, il poncho vers la torro et s'alourdit, à nrioins (pi'il n'ait «'tt' auparavant bien drossé par son cocher. (240 E- "IM H)

Î!} 44. .'{) A) [ci so place la dernière des épreuves et des luttes que l'ànie ait à soutenir. Car les ànies qu'on appelle immortelles, lorsqu'elles se trouvent parvenues contre le sommet de la voûte céleste, passent de l'autre côté et s'ar- rêtent sur le dos de cette voûte. Quand elles s'y sont établies, leur révolution les emporte et elles contemplent les choses qui sont en dehors du ciel. (247 BG)

§ 45. B) Le lieu qui est au-dessus du ciel, aucun de nos poètes d'ici-bas ne l'a jamais chanté et aucun ne le chantera jamais comme il convient. Voici pourtant ce qui en est, car il faut oser dire la vérité, surtout quand on parle sur la vé- rité. La réalité (oùjia-^) sans couleur, sans forme, intangible, qui existe réellement, qui ne peut être contemplée que par le conducteur de l'àme, par l'intellect (comp. Ba/iq. 210 E-211 B. E; 212 A), et autour de laquelle réside la science véritable, occupe ce lieu. C'est pourquoi la pensée des dieux qui se nourrit, sans autre mélange, d'intelligence et de science'^'', et de même celle de toute âme qui prétendrait recevoir ce qui lui convient, en apercevant, après un temps, l'Être [dont elle s'était éloignée], se réjouit à ce spectacle et elle se nourrit alors de la contemplation du vrai ; elle y trouve ses

29. IV^EDER, p. 253, remarque, avec raison que, dans tout ce morceau, les mots îSéa et slSoç ne sont pas prononcés.

30. 11 n'est pas très important de savoir s'il faut lire à/v^paTo;, comme l'exige Stallbaum, ou bien «/.ripâTw, avec IIermann; au fond, le sens général ne peut être très différent. Mais on acceptera difficilement la leçon (jTpE50[i.svo, défendue par Stallbaum : la construction de ce mot avec le datif serait étrange et la traduction proposée « propter mentem et scientiam sese vertens » paraît inadmissible.

32 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

délices jusqu'au moment sa révolution la ramène, suivant un cercle, à son point de départ. Dans ce trajet circulaire elle porte ses regards sur la Justice en soi, sur la Tempé- rance (awfpoauvr^), sur la Science, non pas celle à laquelle se lie le devenir, ni celle qui change avec les différentes choses auxquelles nous attribuons à présent le nom d'êtres (comp., Batiq. 208 iV et 211 A, la description de la beauté absolue), mais la Science dont l'objet est ce qui est litre essentiellement. Après avoir contemplé de même toutes les autres réalités absolues, après en avoir fait son régal, elle plonge de nouveau dans l'intérieur du ciel et elle revient dans sa demeure. Lorsqu'elle y est arrivée, le cocher, ayant placé ses chevaux contre la mangeoire, répand devant eux l'ambroisie et leur verse le nectar. (247 C-E)

§ 46. C) Telle est du moins la vie des dieux. Parmi les autres âmes, celle qui suit le mieux les dieux et qui leur ressemble le plus élève la tête de son cocher vers la région extérieure du ciel et elle accomplit avec eux leur révolution, troublée pourtant par ses chevaux, et ayant peine à porter ses regards sur les réalités. En voici une qui tantôt s'élève, tantôt s'enfonce; ses chevaux emportés ne lui obéissent pas, et, si elle aperçoit certaines essences, il en est d'autres qu'elle ne voit pas. Quant aux autres âmes, désirant ardem- ment parvenir aux régions supérieures, elles suivent, elles aussi; mais elles sont impuissantes à ne pas se laisser submerger dans le mouvement qui les emporte toutes en- semble. Elles se foulent aux pieds, se jettent les unes sur les autres. C'est un tumulte, une lutte, un effort désespéré. C'est que, par la maladresse des cochers, beaucoup d'âmes sont estropiées, que beaucoup ont nombre de plumes froissées, et toutes, saisies d'une immense douleur, elles renoncent à la contemplation de l'Être, elles s'en éloignent et, quand elles se sont éloignées, elles n'ont plus pour nourriture que l'opi- nion. Quant à la cause de remprcssemcnt qu'elles mettent à découvrir en quel endroit se trouve la plaine de la Vérité, c'est que la pâture qui convient à la partie la meilleure de l'âme se tire de cette sublime pr;iirie (âx tou èxeï X£i[^.covoç, cf.

ANALYSK l)i; l>IIKI>l«K 33

n. ''J.i) ot qiio la snbslariro dos ailes aiixqiiollos l'àme doil sa léi»:»M-('l(', 111' trouve (|Ut' sou aliiiuMit. (iïl E-2'i<S C)

^ 47. \. I ) (l'est une loi d Adi-aslée-" (fuo toute Ame (jui, en conipai^'uie des àuies di\ iues, a porU'' ses regards sui- imk; des r(''alil(''s vt''ril;dd(>s lu' couuaisse |);»s la douieui" juscju'au nioineul d'uu uouveau voyage et (jue, si éterrudieuieut (die réalise uue Itdie conteniplation, élcrnellemcut elle soit exempte de soulTranco (comp. Banq. 211 D-212 A). Mais, quand l'àme, ayant été incapable de suivre les dieux, n'a pas vu le réel, c'est-à-dire quand, par malheur, s'étant nour- rit» (M même gorgée d'ouhli et de méchanceté, elle s'est appe- santie, et que, ainsi appesantie, ayant perdu ses ailes, elle est tombée sur la terre, alors cette loi détend que, dans la pre- mière génération, l'âme dont il s'agit porte la vie dans aucun organisme de bète. (2^8 CD)

§ 48. 2) Mais [il ne suffit pas de ces indications géné- rales; il faut encore montrer quelle hiérarchie, après la chute, subsiste entre les âmes.] En vertu de la loi, celle qui a vu le plus grand nombre de réalités donne naissance à un homme qui aimera la Sagesse ou la Beauté, ou qui aura le culte des Muses et de l'Amour. Celle qui vient après animera un roi respectueux des lois, ou guerrier et puissant ; la troi- sième, un politique ou bien un administrateur, ou un homme d'affaires; la quatrième, un homme qui se dépense aux exer- cices du gymnase, ou qui doit se consacrer à la guérison des corps; la cinquième doit obtenir la vie d'un devin ou d'un initiateur; à la sixième conviendra l'existence du poète ou de quelque autre de ceux dont l'art est une imitation; à la sep- tième, un artisan ou un laboureur; à la huitième, un sophiste ou un flatteur du peuple; à la neuvième, un tyran. (248 DE)

§ 49. 3) Dans tous ces états, quiconque a vécu selon la

31. Ici commence un nouveau développement. Le sujet du précédent est épuisé : nous savons maintenant en eiïet pour quelle cause les âmes mortelles ont perdu leurs ailes et quelle est la raison de leur chute. Il s'agit désormais d'apprendre ce qui en advient. La virgule placée par Stallbadm devant ôeafAÔç te, ou même le point en haut de Herjunn sem- blent donc marquer insuffisamment cette division du discours.

3

34 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

justice participe à un sort meilleur, à une pire destinée s'il a vécu dans l'injustice. Aucune âme ne revient en effet au point d'où elle est partie avant dix mille années; car elle ne recouvre pas ses ailes avant ce temps, à moins pourtant qu'elle n'ait professé pour la sagesse un culte sincère ou aimé les jeunes-gens d'un amour philosophique (comp. Banq. 203 D-204 B). Une telle âme, au contraire, à la troisième période de mille ans, si elle a choisi trois fois de suite le même genre de vie, recouvre ses ailes et ainsi, après trois mille années, peut revenir à son séjour primitif. Quant aux autres, après, avoir achevé leur première existence, elles sont l'ohjet d'un jugement. Après qu'elles ont été jugées, les unes s'en vont vers les lieux de punition situés sous la terre et y subissent l'arrêt prononcé. D'autres, en vertu de l'arrêt, sont enlevées vers un certain endroit du ciel et con- tinuent d'y vivre comme elles l'ont mérité par la façon dont elles ont accompli leur existence humaine. Au bout de mille ans, les unes et les autres reviennent pour la répartition (y.AY-pojaiç) et pour le choix d'une nouvelle existence, et cha- cune choisit celle qu'elle préfère. A ce moment une âme hu- maine peut aller donner la vie à une bête, et, au sortir de la bête, revenir dans un homme, pourvu quelle ait été homme auparavant. Car il n'est pas possible que l'âme qui n'a jamais vu la Vérité parvienne à la forme humaine. (248 E-249 B)

§ 50. VII. 1) Il convient en effet que la connaissance se fasse selon ce qu'on appelle idée {^.ozq), c'est-à-dire qu'elle soit capable de saisir dans l'unité de la pensée ce qui se dé- gage de la multiplicité des sensations. Or cette façon de con- naître est une réminiscence de ces réalités supérieures que notre âme a vues lorsqu'elle accompagnait la divinité dans ses évolutions et que, regardant de haut ce que nous nom- mons à présent des êtres, elle levait la tête vers la réalité absohie. (249 BC)

§ 51. 2) C'est pourquoi il est juste que, seule, la pensée du philosophe prenne des ailes ^^; car elle s'attache toujours

32. uTEpoOTott signifie exactement « ait des ailes ». Mais l'àme même du

ANAI.VSK DU PIIKURE 35

par lo souviMiir. aulaiit (luCllf le peut, h ces iviililôs supé- rieures au voisinage inèmr (lt'S(|uolk's ce qui est dieu doit sa divinité. Or c'est en faisjiiil un jjon usage de telles réminis- cences (|u'un liounne, qui reçoit ainsi continuellement l'ini- tiation parfaite, devient seul réellement parfait (conq). Banq. 212 A). 11 s'éioiii^ne des préoecupalions humaines et ne s'at- tache tpi'à ce (pii est divin. La mulli(u(l(^ h; raj)pelle à la raison et l'avertit {.\\\"\\ s'égare. Mais il est inspiré et la multi- tude ne s'en aperçoit pas. (2it9 CL); avec la fin comp. Banq. 202 E-203 A)

{^ 52. 3) C'est donc (}u'ahoutit tout ce discours sur la quatrième espèce de délire. Il prouve que, grâce à cette sorte de délire, celui qui voit ici-has la beauté, ayant alors la ré- miniscence de la Beauté véritable, prend des ailes et, les sentant battre, brûle de s'envoler; que cependant il ne le peut et, pareil à l'oiseau, lève vers le ciel ses regards, né- gligeant les choses de la terre ; que, pour cette raison, on le prend pour un insensé ; que c'est donc bien, de toutes les formes de l'enthousiasme, la meilleure dans ses effets aussi bien que dans ses principes, pour celui qui la possède comme pour celui à qui elle se communique et enfin que, participant à ce délire, [dont le Beau est le principe], celui qui aime reçoit le nom d'amant des belles choses. (249 DE)

§ 53. 4) En effet, comme on l'a vu, toute âme d'homme, en vertu de sa nature, a contemplé les réalités vraies ; autre- ment cette âme ne serait pas passée dans un tel vivant. Mais il n'est pas également facile à toutes les âmes d'obtenir, à l'occasion des choses d'ici-bas, une réminiscence des réalités supérieures, ni à celles qui n'ont fait alors qu'entrevoir ra- pidement les choses de ce monde supérieur, ni enfin à celles qui, au moment de leur chute ici-bas, ont eu le malheur de se laisser entraîner à l'injustice par certaines fréquentations et

philosophe ne peut avoir ici-bas ses ailes d'uue façon constante : n'est-i^ pas dit, au contraire, que l'àme recouvre ses ailes, à la condition d'avoir choisi trois fois de suite la vie philosophique, après une épreuve de mille ans à chaque fois? voir mpra 249 A : Tixepwôîtaat... àuép/ovTai et tout le développement.

36 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

ainsi d'oublier les choses sacrées qu'elles avaient vues. Il n'en reste donc qu'un petit nombre chez lesquelles persiste assez de mémoire : celles-ci, lorsqu'elles aperçoivent quelque image des choses du monde supérieur, sont frappées d'admi- ration ; elles ne se maîtrisent plus ; ce qu'est l'émotion qui les trouble, elles l'ignorent parce qu'elles ne parviennent pas à la percevoir assez distinctement. C'est que la Justice, la Tempérance, et toutes les autres choses qui ont du prix pour des âmes n'ont pas conservé leur éclat céleste dans leurs images d'ici-bas. Mais, avec ces organes obscurs, c'est à peine si quelques-uns d'entre nous mis en présence des copies de ces choses reconnaissent la nature de ce dont elles sont des copies. Cependant la Beauté apparaissait dans toute sa splendeur, en ces jours les âmes, en compagnie du chœur bienheureux, les nôtres à la suite de Zeus, d'autres à la suite d'un autre dieu^^ avaient la félicité de cette vision et de ce spectacle offerts à leurs regards, et, de toutes les initia- tions (cf. supra 249 C; comparer l'initiation du Banq. 209 E sq.), recevaient celle à laquelle il est Juste d'attribuer le plus haut degré de félicité, l'initiation à un mystère auquel nous participions dans l'intégrité de notre être, avec l'ignorance des maux qui nous attendaient dans l'avenir, admis, tout au contraire, à contempler dans l'éclat d'une pure lumière ces apparitions parfaites, simples, calmes, bienheureuses, étant purs nous-mêmes, n'ayant pas encore la marque de ce tom- beau que nous portons maintenant avec nous sous le nom de corps ^* et auquel nous sommes enchaînés comme l'huître à

33. Les a nôtres » me paraît devoir être entendu ironiquement, comme se rapportant à Socrate et à Phèdre. Il ne peut être question d'opposer par ces mots nos âmes d'hommes à d'autres âmes. En effet, Platon va nous dire que toutes les âmes dont il parle ici ont contemplé les réalités absolues. Or nous venons de voir (249 B et 249 E sq., début de ce §) que celte contemplation était propre aux âmes humaines. D'autre part, sans parler des passages 247 A, 248 AB, il nous sera dit très explicitement plus bas, 252 G -253 B, que les âmes humaines ont été réparties entre les diverses divinités.

3i. 250 G : àT-riixavcot Toûtoy, o vOv TieptçépovTs; crtôfia ovo(xdc!^o(iev. Le jeu de

mots Tw[j.a, dvitia est d'origine orphico -pythagoricienne. Cf. Gorg. 493 A,

ANALYSE DU PHÈDRE 37

sa ('(xjuillo. (2i9K-25()C; comp. la liii di' ro développeineiit

N^ 54. VU. I) l-a |{('aiil(', nous l'avons dit, ('(ail au noinlur (le ces apparitions, clic resplendissait paiini elles, et, (jiiand nous sonuncs arrivt's ici-lias, nous l'avons saisie par le j)lus luinincu.v di' nos sens, puisqu'elle possède elle-même le plus lumineux éclat. Eu recevant la vue, notre corps a reçAi en elTet le plus pénétrant des sens. Cependant elle ne nous fait p.'is voir la Sai>esse (spivr^stç), car ce serait pour nous la source de prodii^ieuses amours, si rimage de la Sag-esse ve- n;ut d'une aussi vive lumière frapper nos regards, et ainsi pour tout ce qui, de même, est digne d'être aimé. A la Beauté seule appartient, au contraire, actuellement, ce privilège d'être ce qu'il y a de plus distinct comme ce qu'il y a de plus aimable. (250 CD)

§ 55. 2) L'homme qui n'a pas été récemment initié, ou qui s'est laissé corrompre, met du temps à passer du monde d'ici-bas à celui d'en haut et à s'approcher de la Beauté vraie, après qu'il a contemplé ici-bas les objets qui en reçoivent leur nom (comp. Banq. 209 E-210 A). Par conséquent, au lieu de diriger vers elle de respectueux regards, il s'abandonne à la volupté d'un amour bestial et il ne pense qu'à procréer des enfants; bien plus, emporté par la passion, il ne craint pas, il ne rougit pas de poursuivre une volupté contre nature. (250 D-251 A)

§ 56. 3) Quant à celui qui a été initié depuis peu et qui a beaucoup vu de ce qu'on voit au cours de l'initiation, lors- qu'il aperçoit un visage presque divin, image fidèle de la beauté, ou bien un corps bien fait^^, alors il frémit d'abord et il lui revient quelque chose des terreurs de l'initiation; puis il porte vers le bel objet des regards respectueux comme vers un dieu et, s'il ne craignait d'être taxé de véritable folie, il sacrifierait à son bien-aimé, comme à l'image d'un

Crat. 'iOO BC. Voir Zeller I *, 418 * [tr. fr. I, 428, 1] ; Rivacd Vrobl. du Bev. n. 475.

35. Tcva (TtôfAXTo; îÔlav, s. eat, Oeotôr], ..., xâXXoç £\» [i,£|Xiti,Y)[i.£v/5V (voirSTALLB.

ad loc). Sur le sens de '.5îa, cf. supra n. 20.

38 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

dieu ou comme au dieu lui-même. Les émanations de la beauté pénètrent par les yeux dans rame, elles l'échaufîent, raniment, ainsi la vertu des ailes et fondent ce qui, fermant les pores, empêchait jusque-là par sa dureté les germes des ailes d'éclore et de pousser. Quand, au contraire, la beauté s'éloigne, les pores de Tâme se dessèchent et se ferment, et les ailes ne peuvent se développer : ce ne sont alors que fu- rieux battements d'ailes, impatience douloureuse d'une âme en travail; mais c'est aussi la joie qu'elle trouve à se souve- nir d'un bel objet. Elle ne recouvre le calme que lorsqu'elle se rapproche de son bien-aimé (cf. 255 CD; comp. Banq. 206 DE), La conclusion du développement est que l'Amour serait mieux nommé Ptéros que Eros, parce qu'il a des ailes. (251 A-252 C)

§ 57. VIII. 1) Si l'homme dont l'Amour s'est emparé est un des suivants de Zeus, il est capable de supporter avec plus de force le poids du dieu qui tire son nom de ses ailes (cf. le jeu de mots à'pwç, ^xépwç). Quant à ceux qui ont été les fidèles d'Ares et qui ont accompli avec lui la révolution cé- leste, ceux-là, s'ils s'imaginent, lorsque l'amour les a pris, avoir été injustement traités par celui qu'ils aiment, ils de- viennent alors sanguinaires et sont tout prêts à s'immoler eux-mêmes en sacrifice, ainsi que leur favori. Ainsi chacun de nous honore le dieu dans le chœur duquel il a figuré et, autant qu'il le peut, l'imite dans sa vie, aussi longtemps du moins qu'il a échappé à la corruption; c'est ainsi qu'il mène sa vie, durant sa première génération ici-bas, et telles sont ses façons de régler ses relations et de se comporter à l'égard de ceux qu'il aime, aussi bien qu'à l'égard de tous les autres hommes. (252 CD)

§ 58. 2) Chacun se choisit donc un amour de la beauté en raison de sa manière d'être. De cette beauté il fait son dieu, il en façonne pour lui-même une sorte d'image; il pare cette image en vue d'adorer ce dieu et de l'honorer en célé- brant ses mystères. Ceux qui ont appartenu à Zeus veulent que l'âme de celui qu'ils aiment soit aussi une âme apparte- nant à Zeus. Us examinent donc s'il est naturellement ami

ANAI.YSR mi Pli Kl) It F, 30

(le la sai^i'ssi' cl s'il es! caiialilc d'rl it fjirr ; |iiiis, l()rs(|irils oui liniivc ((liii (juils clitM-cliaiciil cl (piils lui oui ddiiiK' K'iir amour, ils l'onl loiit pour tiu'il soit Ici (juils le soii- hait(Mit. S'ils ii'oiil jamais r\r occupes au|iara\a!il |)ai' dii sem!)lal)lcs soins, maiiilciiaiil (pi'ils s'y appli(picnl, ils aj)- prcMiiUMit auprès de (pii ils peuvent trouver (piehpie chose h ^i\^\wvv[, de leur coté, ils vont de l'avant. Comme des chiens suivant une piste, ils s'elTorcent de se découvrir en eux- mêmes la ualuin- de leur dieu, ils y réussissent grâce aux ef- forts qu'ils sont coniraiuts de faire pour regarder de son côté et, quand ils l'ont ;ilteint par le souvenir, alors tout pleins d'enthousiasme, ils lui empruntent ses moeurs et ses occupa- tions, autant du moins qu'il est possihle à l'homme de parti- ciper à la divinité. Alors, comme tout cela leur semhle venir de celui qu'ils aiment, ils l'en chérissent encore davantage, et, si c'est en Zeus qu'ils ont, pareils à des bacchantes, puisé leur inspiration, ils la répandent ensuite dans l'âme de celui qu'ils aiment et ils le rendent, autant qu'ils le peuvent, le plus semblable possible à leur di'eu. Ceux qui ont fait partie de la suite de Héra cherchent une âme royale et, lorsqu'ils l'ont trouvée, ils se conduisent à son égard de la même ma- nière. Quant à ceux qui ont été avec Apollon ou avec tel autre des dieux, ils marchent sur ses traces et cherchent pour eux un jeune-homme dont la nature soit pareille à celle du dieu; puis, quand ils ont mis la main dessus, alors, en imi- tant leur divin modèle, en persuadant à leur ami d'en faire autant, en réglant sa conduite, ils l'amènent à vivre de la vie de leur dieu et, dans la mesure ils le peuvent, à en repro- duire les traits, n'ayant d'ailleurs, à l'égard de leur favori, ni envie ni basse malveillance; mais ce qu'ils veulent au con- traire, c'est que sa ressemblance avec eux-mêmes et avec le dieu qu'ils honorent, soit totale : c'est, en tout, l'objet de leurs plus grands efforts et la raison de leurs actions. Tel est donc le zèle de ceux qui aiment véritablement, telle est l'ini- tiation à laquelle aboutit leur effort. L'ennoblissement et le bonheur qu'y trouve celui qui, en proie au délire inspiré par l'amour, éprouve des sentiments tendres, se communiquent

40 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

à leur tour à celui qui est l'objet de ces sentiments, à la con- dition du moins qu'il se laisse prendre (252 D-253 C; com- parer Banq. 209 BC, 216 CD; cf. 203 DE)

§ 59. IX. Or voici comment a lieu la conquête de celui qui s'est ainsi laissé prendre.^ Socrate rappelle tout d'abord le mythe de l'âme tel qu'il l'a développé précédemment et il décrit les deux coursiers, si diiïérents l'un de l'autre, qui sont attelés au char de l'âme humaine. (253 CE)

§ 60. 1) Or, dès que le cocher, apercevant l'amoureuse vision, sent s'échauffer l'âme tout entière, un chatouille- ment de plaisir et un désir l'aiguillonnent et le remplissent entièrement. Celui des chevaux qui obéit aux ordres du cocher, dominé, à ce moment comme toujours, par un sentiment de respect, se retient d'assaillir l'objet aimé. Mais l'autre ne connaît déjà plus ni l'aig-uillon du cocher ni le fouet ; il bondit avec violence, emporté dans sa course, cau- sant mille ennuis à son compagnon de joug ainsi qu'au cocher, et il les force d'aller vers le favori et de songer aux joies de l'amour charnel. Tous deux commencent par résis- ter, s'indignant d'être contraints à des actes dangereux et coupables ; mais ils finissent, lorsque le mal n'a plus aucune limite, par se laisser entraîner eux-mêmes à la suite de l'autre; ils lui cèdent et promettent de faire ce qu'il exige. (253E-254B)

§ 61. 2) Ils se sont donc approchés du bien-aimé; ils ont aperçu l'étincelante vision du favori. Or, au moment oii le cocher l'a aperçue, son souvenir s'est reporté vers la réa- lité du Beau, et de nouveau il a vu la Beauté se dressant, avec la Tempérance (awçpccrûvYi), sur ses pures assises. 11 l'a vue par le souvenir, et, plein d'effroi et de respect, il est tombé à la renverse. En même temps il a été forcé de rame- ner à lui les rênes avec tant de force que les deux chevaux se sont renversés sur leur croupe, l'un de bon gré, car il ne résiste pas, mais l'autre avec fureur et absolument malgré lui. (251 BG)

§ 62. 3) Tandis qu'ils reculent et s'éloignent, le pre- mier inonde l'âme tout enH^ë^^e sueur de honte et d'ef-

ANALYSE DU PHEDRE 41

froi ; (|ii;iiil an sccoiid, se l'ciiicllaiil de la douleur (juc lui Diit causi-c la prcssiou du IVcin cl sa (diiilc rllc-nièuic, à poino a-l-il ri'|»ris haleine (|u'il f^ourniande avec colère le cocher et son compagnon de jou^- cl les couvre d'injures, leur repro- chant d'avoir, |»ar leur lâche!/' et leiu- manque de hardiesse, abandonnt' leur posie el Iralii leurs promesses (o[ji.o/wv.;a, cf. li : z'xz'i.";r,zr'-i -z'.r^-ivi zb y.tArjiv.i/sv). De nouveau, bien qu'ils refusent encore d'avancer, il les y force. C'est avec peine qu'il leur cède, quand ils demandent qu'on remette à plus tard. i*uis, quand arrive le temps qui a été convenu, s'ils font mine de ne plus se souvenir, il réveille leur mémoire, il leur fait violence, il hennit, les entraîne et les force de s'approcher encore du favori, en recommençant à leur tenir les mêmes propos (cf. 254 A làvaYxaueilÉvx'. xs r.pbq zx~oc:ov/,x'/.x\ [AVî'iav r.c:v.zOx: -f,; -wv àspso-.diwv yip'.-.oç)... Cette tentative du coursier indocile, plus audacieuse même que la première, aura pourtant peut-être à nouveau le même résultat. Le cocher éprouve, avec plus de force encore qu'auparavant, la même impression de terreur; il tire, avec plus de vio- lence encore, sur la bouche du cheval rebelle; il le fait souf- frir. Lorsque, après avoir subi plusieurs fois le même traite- ment, le méchant a renoncé à sa fureur, enfin humilié, il obéit à la pensée du cocher et, quand il aperçoit le bel objet, il meurt de frayeur. Voilà donc à quelles conditions l'àme d'un amant suit avec respect et vénération celui à qui elle a donné sa faveur. (254 C-E)

§ 63. 4) Supposons donc que le jeune homme, à force de recevoir, à la façon d'un dieu, les adorations de son amant, finisse par l'admettre dans sa familiarité. Après qu'il l'a accueilli et qu'il a accepté son entretien et sa société, la tendresse de l'amant, grâce a ce rapprochement, trouble l'aimé. Celui-ci s'en aperçoit maintenant : ce que tous les autres amis et tous les parents peuvent donner d'affection n'est rien auprès de ce qu'apporte un amant inspiré. Après quelque temps de cette vie, lorsqu'il a joui de son intimité en l'approchant dans les gymnases et dans les autres réu- nions, alors le désir passionné (l'i^spoç), pareil à un flot dont

42 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

l'aimé est la source, se porte en abondance vers Famant; une partie pénètre en lui et, lorsqu'il en est complètement rempli, le reste s'écoule au dehors. Puis, semblable à un souffle ou à un écho qui, renvoyé par des surfaces lisses et dures, rebondit jusqu'à l'endroit d'où il était parti, le flot de la beauté revient vers le bel objet, en passant par ses yeux, ce qui est le chemin naturel pour aller jusqu'à l'âme. Quand il y est parvenu, il lui rend ses ailes auxquelles il donne l'essor, en baignant les conduits par celles-ci peuvent sortir. Ainsi, à son tour, l'âme de l'aimé est remplie d'amour. Encore incertain sur l'objet, sur la cause, sur la nature même de l'affection qu'il ressent et qu'il croit être, non de l'amour, mais de l'amitié, il ne s'aperçoit pas que, dans son amant, c'est lui-même qu'il voit comme en un miroir. Il ne tarde pas à céder à l'amant, et ainsi s'achève cette conquête dont Socrate a annoncé plus haut qu'il allait analyser les moments successifs. (255 A-256 A)

§ 64. ^ 5) Toutefois cette chute de l'aimé est surtout l'œuvre du mauvais coursier; elle ne se fait pas sans que l'autre coursier et le cocher résistent au nom de la pudeur et de la raison. Si les éléments les meilleurs de l'âme triomphent et conduisent les amants vers une vie bien or- donnée et vers l'amour de la sagesse (tpLXoaooitav), c'est dans la félicité et dans l'union des âmes qu'ils passent leur vie ici- bas, sachant se posséder eux-mêmes et régler sagement leur conduite, car ils ont asservi cette partie de l'âme par laquelle la perversion se fût produite en eux et affranchi au contraire celle qui est le principe de sa vertu (comp. Baiiq. 218 D-219 B, CD). Puis, quand ils ont achevé leur vie, ayant repris leurs ailes et retrouvé leur légèreté, ils ont remporté la vic- toire dans un de ces trois combats (cf. 249 A) qu'on peut appeler véritablement olympiques, et acquis un bien en com- paraison duquel il n'en est pas de plus grand que puissent nous procurer ni l'humaine sagesse, ni le divin délire. (25CAB)

36. Tel me paraît être le sens de Siâvota. Cf. 256 G : Trâff-/) ... r?) ôiavoia, signifiant l'àme tout entière.

ANALYSE nV PIH^^RR 43

v!} 65. 6) Si cepomlanl Ir ^ciiro de vio qu'ils adoptonl es! moins ii()l)lt\ l't non j)liilos()plii(|ii(\ sans nian((U('r pourtant (If i,''t''nt'M'('US(' Mi'dt'Ui', un jour \ iciulra hiciihM où, dans leurs ivross(>s on par (pichpn' n('';^lii4t'n('(' d'une antre sorte, ils ahandonntM'onl aux coursiers indomptés hnu's deux àmcs mal iiai'dees, et. se laissard conduire vers un munie but, fe- l'ont ut) choix (pii, aux regards de la multitude, est celui de la plus ^^rande félicité (|u'il soit possible de choisir. Ils réa- lisent leur choix; puis, (piand ils l'ont réalisé, dans la suite ils y reviennent encore, mais seulement à de rares inter- valles, parce qu'ainsi ils font quelque chose qui u'a pas été décidé par l'ànu^ tout entière (où zâjr] ... o-.avîîa). Entre eux lieux c'est bien encore de l'amitié, mais leur amitié mutuelle est moins forte que celle des premiers. Dans Tamour comme hors de l'amour, ils continuent de vivre ensemble, pensant ipi'ils se sont donné l'un à l'autre les gages les plus sérieux et les plus probants, et qu'il ne serait pas juste de briser de tels liens pour en venir à la haine. A la fin de la vie, leurs âmes sortent de leurs corps, sans ailes à la vérité, mais ayant fait du moins un premier efïort pour les reprendre. Ainsi, au terme du combat, ce n'est pas une méprisable couronne que leur vaut leur amoureux délire; car ce n'est plus vers les ténèbres, ni vers un voyage souterrain que la Loi fait aller ceux qui ont déjà commencé le voyage céleste. Mais elle veut que, continuant de vivre dans la joie, ils aient le bon- heur de rester les compagnons l'un de l'autre, et, à cause de leur amour, de recevoir en même temps leurs ailes le jour ils devront les recevoir. (256 B-E)

§ 66. X. Tels sont les immenses bienfaits, bienfaits vraiment divins, que procure l'amitié d'un amant. Mais la familiarité d'un homme sans amour, tempérée par le mé- lange d'une sagesse mortelle, dispensatrice de présents mor- tels et parcimonieux, engendre seulement dans l'âme aimée une servilité, que le vulgaire loue comme une vertu, et qui la fera rouler privée de raison, pendant neuf mille ans, au- tour de la terre, et sous la terre. (256 E-257 A)

§ 67. Remarques ultérieures sur l'Amour. Plus tard.

u

EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

après avoir déterminé les conditions auxquelles doit sa- tisfaire la rhétorique philosophique, Socrate montre que le discours de Lysias manque des qualités essentielles de tout discours, car rien n'y a sa place nécessaire et il est plein de confusion. Un discours, au contraire, à la façon d'un or- ganisme vivant, doit avoir un corps qui lui appartienne en propre, ne pas être sans tête ou sans pieds, mais avoir un milieu et des extrémités, qui se conviennent entre eux et qui soient faits pour l'ensemble (264 G). Cependant, comme Phèdre est mécontent d'entendre malmener ainsi un mor- ceau dont il fîTiisait si grand cas, Socrate va prendre pour exemples de sa méthode de composition littéraire les deux discours qu'il a lui-même prononcés. Ce sera pour nous l'oc- casion de retracer, en les dégageant avec une précision plus grande, les lignes essentielles de la théorie de l'iVmour et de mettre en lumière un élément capital de notre dialogue.

§ 68. Les deux discours de Socrate étaient opposés l'un à l'autre. Ils disaient, l'un, que l'on doit avoir des complai- sances pour l'homme qui aime, l'autre qu'on doit en avoir pour celui qui n'aime pas. D'autre part, l'Amour est un délire. Or il y a deux espèces de délire : l'un est déterminé par les maladies de notre nature humaine; l'autre vient des dieux, qui modifient les lois accoutumées de notre nature. Dans ce délire divin, nous avons distingué quatre parties, rapportées à quatre dieux, attribuant le délire divinatoire à l'inspiration d'Apollon, le délire des initiés à celle de Dionysos, celui des poètes à l'inspiration des Muses, le quatrième enfin à celle d'Aphrodite et de l'x^mour, et nous avons dit que le délire amoureux était le meilleur. « Puis, constituant, je ne sais comment, une image de la passion amoureuse, 'tantôt mettant peut-être la main sur la vérité, parfois sans doute entraînés d'un îiutre côté, assemblant ainsi un discours qui n'est pas tout à fait sans vraisemblance, nous avons, en nous jouant, avec mesure et dignité, adressé un hymne mythique à l'Amour, ton maître et le mien, ô Phèdre, le protecteur des beaux enfants. » (265 A-C)

§ 69. Voyons donc, d'après cet exemple, comment on

ANALYSE DU I>HKI)11E 45

|i(Mil. dans iiii iliscotirs, (lasscr du l)làiii(' h l'éloge : rolijrl du ln'iMuicr discDiirs do Socralc lui cii cIlVl de prouver (juc le dt'dii'c l'sl une maladie, celui du second de iiionli'ei" (ju'il est iMie iiispiialioii divine. Il me seudde |)oui'tant, ajoute-t-il, (|u'il n'y avait vérilablemeid. en loul le reste, (|u'un jcni don! nous nous sommes amusés ''. Mais, pour ces deux |)ro- ctMlc's, dont les circonslances '^ nous ont amenés à parler, il me parait, au couli'.iire, que, si on |)ouvail en saisir métho- diipienieul le l'ôle, on ne s'en trouverait pas mal. Quels sont

37. Le sens est sans doute que le sujet, qui a donné lieu ;\ la remarque sur la possibilité de passer du blâme à l'élogje, n'importe pas en lui-même et qu'un autre sujet aurait pu tout aussi bien servir d'exemple à l'appli- cation de la méthode dialectique (cf. 262 CD). L'essentiel, c'est en effet de dégager celte méthode; mais Platon ne peut vouloir dire que toute sa théorie de l'Amour n"est qu'un badinage et il serait absurde de se fonder sur le texte en question pour se refuser à la prendre au sérieux (cf. G. ScHMELZER Commeniar zur Plalo's Phaedrus p. 24). Toutefois il ne faut pas perdre de vue ce que Bonitz a si bien mis en lumière dans l'une de ses Plalonische Stiidien {zw ErMarung des Dialogs Phadros), que l'objet propre du Phèdre, c'est la conception philosophique de l'art oratoire.

38. £x vj/r,;. Peut-être parce que le mot àvSptxw; a amené Socrate à penser à (Aav.xù);, puis à reparler de la [lavi'a (265 A) ; ou bien parce que le mauvais discours de Lysias fut l'occasion accidentelle d'une discussion sur l'Amour; d'autre part, on peut rappeler aussi que Phèdre a dit (227 C) que l'objet du discours de Lysias fut l'Amour : oOx oiS' ovxtva xpÔTvov (cf. aussi 262 D). Stallbadm voyait dans les mots : Toyxwv ôé

Tivwv ... p/iOlvTwv ôuoîv clSotv un TCnvoi à 265 A : evavccw ttou r^<jTr\v [sC. tw

)iôyw] et, en conséquence, il traduit ici slooîv par Reden. Mais il semble peu naturel de rapporter aux deux discours les mots qui viennent ensuite : aù-Qïv -T|V ôûvau-tv T£/vï) ÀaoEïv : n'étaient-ils pas, sous ce rapport, assez ex- plicites l'un et l'autre? De plus, l'hypothèse de Stallbaum me paraît inac- ceptable, parce que les deux discours de Socrate ne correspondent pas du tout aux deux sî'Sv) dont il est ici question et que, dans l'un et dans l'autre, il y a définition et division. Dans le second, la définition générale de l'amour comme étant un délire est supposée 244 A. Dans le premier, la méthode de division est appliquée à la subdivision du désir, puis aux subdivisions du désir irrationnel (237 B-238 C). Au reste elôoç a par- fois ce sens de procédé, système, méthode, par exemple, dans Thcc. VI, 77; VIII, 56. Ainsi, en résumé, l'allusion présente serait à 265 AB :

Havt'av yâp Tiva r?r,o-a[i£v eîvai tov k'pwTa [premier procédé] ... (xaviaç ôé ye eî'Sr) ôvo, ... TÎi; 6k 6e:a<; TÉTTapa (lép-/) 5tîX6[A£vot [second procédéj.

46 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

ces deux procédés? 1°) A une seule idée, par une vue synthétique, on ramène la pluralité dispersée de côté et d'autre (comp. Banq. 210 B-D, ci. 211 C), afin de rendre manifeste, par une définition de chaque chose, l'objet auquel peut se rapporter, dans chaque cas, l'enseignement qu'on veut donner (comp. Lois XII, 965 C, cf. 966 k et 963 A sqq.). C'est ainsi que, tout à l'heure, au sujet de l'Amour, nous en avons défini la nature, et nous en avons ensuite parlé tantôt bien, tantôt mal. Du moins notre discours a-t-il trouvé par le moyen d'exprimer des idées claires et conséquentes avec elles-mêmes. -^ 2°) Quant à l'autre procédé, il consiste, inversement, à être en état de diviser l'objet, ainsi défini, en ses espèces, comme en ses articulations naturelles, à s'effor- cer de ne rompre aucune partie, à la façon d'un cuisinier qui ne sait pas découper. Voilà comment encore, à l'instant, nos deux discours ont obtenu de l'état déraisonnable de notre esprit (délire) une notion commune. Puis, de même que, dans un corps, les parties qui sont doubles portent le même nom, mais sont appelées les unes gauches, les autres, droites, nos deux discours ont considéré d'abord le délire comme une forme unique existant dans notre nature; mais l'un, divi- sant la partie qui est à gauche, puis la divisant encore, ne s'est pas arrêté avant d'avoir découvert dans ces parties un certain amour qu'on appellera gauche (237 B-238 G) et qu'il a couvert (par la suite, 242 D-243 D) d'injures bien méritées; quant à l'autre, nous conduisant vers la droite du délire, il a découvert un autre amour, portant le même nom que le pre- mier, et, l'ayant pris pour matière de son étude, il l'a loué, comme étant pour nous la source des plus grands biens. Pour moi, conclut Socrate, je suis fort amoureux de ces divi- sions et de ces réunions (tojtwv... twv otaipéaewv y.al (juvayoJYÛv), ovi je vois le moyen d'être capable de parler et de penser et, si je juge que quelqu'un soit à même d'apercevoir ainsi les choses sous leur unité ainsi que dans leur pluralité naturelles, cet homme, je le suis en arrière, je marche sur ses traces comme sur celles d'un dieu. Or les hommes qui sont à même de faire cela ai-je raison, ai-je tort de les nommer ainsi,

RÉSULTATS DK I/ANALYSE INTERNE 47

hirii If sait . je les a|)|ii'llr (lialccliciciis. CU'ù'i (!-2(>(i li; cf. aussi 'll'.\ K).

IV. Conclusion.

s} 70. .Vpi'ôs ('('lit' analyse iiK'lhodicjiit' des trois dia- logiios, essayons, eu nous londant uiiiquonuMil. sur l'élude iut(M'ne, de di'lei'niiiier la j)art de cliaeun d'eux dans la cou- stilution de la théorie de l'Auioui'.

La discussion du Lysis est en grande partie négative : elle montre l'insuflisance de la conception populaire de l'amitié et elle combat les tentatives faites par les philosophes pour en déterminer le principe, en le cherchant, soit dans la simi- litude, soit dans la contrariété. Toutefois de la discussion se dégai^'ent incontestablement certains éléments positifs : celui- ci, tout d'abord, cpie l'amitié ou l'amour apparaît dans un sujet qui n'est ni entièrement bon, ni entièrement mau- vais, qui est, par conséquent, intermédiaire; en second lieu, que nous aimons toujours en vue d'une fin qui est la raison d'être de nos amours, qu'il y a donc une première raison qui les explique tous, c'est-à-dire un premier ai- mable^^; enfin que, en lui-même, le bon n'est pas bon re- lativement au mal et, par suite, que le désir n'est pas néces- sairement lié au mal et à la souffrance. Mais quel est l'objet

39. Raeder op. cit. p. 157 a raison de remarquer que cette tliéorie est admise par Platon d'une façon positive. Mais il me paraît avoir tort de croire qu'elle fournit, dans le Lysis même, une réponse à la question relative au convenable et qui reste en suspens (cf. § 10). La relation supposée est légitime sans doute; mais ne serait-il pas surprenant que Platon ne nous eût pas indiqué cette solution, s'il l'avait aperçue en écrivant le Lysis'l De tels procédés de recherche seraient déconcertants. J'en dirais autant pour les rapprochements que Raeder prétend établir entre cette prétendue réponse et l'introduction du dialogue, il est dit que celui qui sait est seul aimé et est oîxsïo;, parce que, seul, il est utile; il en conclut que, selon le Lysis, le Convenable, c'est le Bien et que le Bien, c'est le Savoir. Tout cela est, peut-être, en germe dans le Lysis i mais il faudra, pour l'en dégager, une nouvelle recherche.

48 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

du désir? Un moment, Socrate a cru entrevoir que c'était le beau; mais il ne s'est pas arrêté à cette idée (216 CD). Puis il a pensé que c'était le convenable. Cependant, quand il s'est agi, après les exclusions précédemment faites, de déterminer avec précision la nature du convenable, de dire pourquoi le convenable est l'objet du désir et ce que nous aimons, on se trouve de nouveau aussi embarrassé qu'au commencement de la discussion, et celle-ci n'aboutit pas.

§ 71. La doctrine exposée dans le Banquet dépasse celle du Lysis, mais, semble-t-il, en s'appuyant sur elle et même en s'y référant expressément. Les cinq discours qui, dans le Banquet, précèdent le discours de Socrate paraissent bien en efïet, suivant la juste remarque de Sghleiermacher*", être destinés à rappeler, en attribuant chacune d'elles à un des personnages du dialogue, les diverses thèses examinées dans le Lysis. Pausanias a tenté de prouver que l'Amour ne peut naître que du semblable au semblable, entre l'amant et l'aimé vertueux, ce qui est le véritable amour, entre l'amant et l'aimé vicieux, ce qui est l'amour vulgaire. On reconnaît aisément ici l'objet de la seconde des discussions du Lysis : le méchant ne peut être l'ami du méchant, ni le bon du bon, ni en tant que semblables, ni en tant que bons (213 C-215 C). La troisième des discussions du Lysis est consacrée à la ques- tion de savoir si l'amitié ne naît pas entre des opposés (2L5 C-216 B). Or c'est la doctrine que défend Eryximaque. Quel est le fond du discours d'Aristophane (voir le résumé que Socrate en donne 205 E)? C'est que l'Amour est le désir de ce qui nous manque, et qui est propre et convenable à notre nature. Cette doctrine est précisément la dernière à laquelle s'attache le Lysis et c'est, après en avoir reconnu l'insuffisance, que le dialogue remet à plus tard la découverte d'une solution (221 C-222 1); cf. § 9 [VI, 3] et 10). Enfin, d'après Phèdre et d'après Agathon, dont les discours ont l'un

40. Ap. Stallbadm Proleg. in Phaedr. p. xxvm sq. Voir aussi Gomperz Pens. de la Grèce tr. fr. II, 402 et Raedrr op. cit. 154, 4, 157; cf. 160, 162, 164.

RÉSULTATS DE L'ANANYSR INTERNE 49

avec l'autre une ressomhlaiicc (jne IMaloii a pris soin de si- gnaler [[[Vj H: h;i,) [A^''atlion] «l'ricîM -zWx à'XXa :y.;X:v,;,v...), l'amour est tout puissant pour inspirer Ihorreur du mal et l'émulation du liien; il a son principe dans le désir du bon et du beau''. Leur conception est done, mais enveloppée dans les ornements d'une exposition j)lus po(''li(pie que rigoureuse, celle-là même. (pii. dans le Li/sis, faisait de l'amitié la ten- dance de (•(> (pii n'est ni lion ni niau\'ais à aller xcrs le bon à cause de la prc'sence du mal.

v:j 72. Mais le lianquel ap|)orte une docirine positive de l'Amour cl celle docirine semble r(''pondre aux (pu'stions que le Ltj:<is avait laissées sans ré|)onse : elle nous donne en elTel la raison d'être et le principe de l'amoiu'. L'amour sup- pose le désir (b^ ce dont on manque et dont on a besoin, tel est en somme le point de départ de la recherche, et son objet sera de préciser la nature de ce quelque chose dont on manque; elle continue donc vérital)lemenl la discussion in- terrompue du Lysi.s. Ce dernier dialogue avait établi que l'as- piration vers ce que nous aimons ;\|)parail <lans un sujet qui n'est ni tout à fait bon, ni tout à fait mauvais, ni tout à fait beau, ni tout à fait laid, ni tout à fait savant, ni tout à fait ignorant. Le Banquet accepte cette donnée, il la détermine en disant que l'Amour est un démon, un de ces êtres inter- médiaires qui ont pour fonction de donner à l'Univers son unité, en reliant l'une à l'autre la sphère immortelle et la sphère mortelle. Du mythe de la naissance d'Eros découle une conclusion analogue : dans î'amour, avec la perpétuité du besoin, coexiste une indéfectible habileté à se s;itisfaire, il est ce qui meurt et renaît sans fin. Une idée se dégage donc déjà, c'est que l'amour tend essentiellement vers la perpé- tuité; il est le désir de la possession éternelle du bon, plus généralement, le désir même de l'immortalité. Voici donc ce qui est propre à notre nature mortelle, c'est d'aspirer à nous rendre immortels autant que nous le pouvons par la géné-

41. Dans le discours d'Agathon le principe de l'amitié du semblable pour le semblable est également invoqué 195 B, et il sert à faire entrer dans la nature de l'Amour toutes les qualités dont il est amour.

50 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

ration dans la beauté, non seulement selon le corps, mais aussi selon l'esprit. Toutefois cet élan de l'homme vers l'éter- nité a besoin d'une discipline. C'est cette nécessité que traduit la description des étapes successives d'une sorte d'initiation méthodic|ue de l'amour. De l'amour des beaux corps, on s'élèvera à l'amour des belles âmes dans lesquelles on peut faire germer la vertu, puis à l'amour des occupations qui endjellissent l'activité humaine, enfin à l'amour des belles sciences. Alors seulement nous apercevons la signification et la portée des efforts que nous avons faits, dans les précé- dentes étapes, pour nous affranchir des déterminations indi- viduelles et pour nous élever au général. L'objet dernier de cet elfort, c'est, on le sait, de parvenir à la contemplation de la beauté absolue, vraiment indépendante des beautés parti- culières, dont elle est le principe éternel et immuable.

§ 73. Mais, si cette théorie possède sur celle du Lysis une réelle supériorité, si elle nous satisfait relativement à l'objet même de l'amour, en même temps qu'elle en détermine la nature avec plus de précision, en revanche elle laisse inex- pliqués plusieurs points très importants. Pourquoi aspirons- nous à l'immortalité? Pourquoi notre désir de l'immortalité cherche-t-il dans la beauté le moyen de se satisfaire? Ré- pondre que c'est en raison de l'aptitude de la beauté à fécon- der les germes de toutes sortes, germes de sagesse et de vertu aussi bien que germes de vie, ou encore que c'est à cause de l'accord de la beauté avec ce qu'il y a de divin et d'immortel au fond de toute génération (206 B-E), ce n'est pas répondre d'une façon suffisante. Pourquoi en effet la beauté est-elle capable de féconder ces germes? Et ces germes mêmes, doii viennent-ils? Pourquoi le Beau en soi et absolu est-il le terme de l'initiation amoureuse? Quel intérêt y a-t- 11, d'autre part, à dépasser le degré oii nous avait conduits, avec l'élude de la beauté des sciences, la connaissance scien- tifique du concept général de beau? Or, précisément, le Phèdre nous fournit à ces diverses questions une réponse dont il ne sera jtas inutile de souligner les jioints essentiels. 11 y a im monde supérieur à la sphère céleste elle-même et

HKSIILTAIS DK l-'.\NAI.Y>K INTEKNK 51

(l;ms Icinit'l MHil (les rcalili's .ilisoliics, pjirnu l('S(|ii('ll(s v.s[ la lltMiilt'. (!('s réalilrs soiil h- |»riii(i|)(' iiirmc du divin (2.\\) C : -ICC :I--sp Oîo; (ôv OiViç èj-r-.). Notre àiiii', avant de vivre de la vie sensible, au eours de laquelle elle est unie à un corps, a été admise à contempler, à la suite des dieux, ces réalités absolues, non toujours, il est vrai, dimc faron suffisante (247 C-2iS C; cf. 2.'M) Al. Du moins sont-elles l'objet naturel d(^ la partie la nuMlIeni'e de lame, de lintellect ('IM CD; 2iS HO. D'anti-e pai'l, si notre àme est capable ici-bas de quelque vertu et de (juebpie savoir, ce ne peut être que en tant qu'elle se ressouvient de la Justice réelle, de la Tempérance réelle, de la Science réelle et de toutes les réalités qu'il lui a été donné de contempler autrefois (247 DE, 254 BG; cf. 248 D dédut et 250 AH). Or ces réminisc(Mices n'appartiennent qu'aux âmes liumaines, s(>ules capables de ramener la multi- plicité des sensations à l'unit»' de la pensée ou, en d'autres termes, dépenser le général (2i9 HC, E). iMais, entre toutes les réalités supérieures, la Heauté possède une splendeur particulière : aussi communique-t-elle un incomparable éclat à ses images terrestres. Il en résulte que le beau est, non pas seul capable (250 D), mais du moins ce qu'il y a de plus ca- pable de provoquer en nous une émotion qui puisse favoriser notre retour vers ce monde divin dont nous sommes déchus (250 AH; D-251 H, D; 252 C-253 G), en nous faisant ressou- venir des réalités qui y résident à côté du Beau en soi (254 B, début du ch. 35). Gette émotion, c'est le délire de l'amour (244 A; 245 B; 248 D; 249 DE; 250 A; 251 A, D). Grâce à lui, notre àme recouvre ses ailes; elle peut s'élever au-dessus du Sensible (240 C-E; 251 B-E; 256 B) et recouvrer l'immorta- lité qui lui appartient en vertu de sa nature propre : car l'âme est essentiellement ce qui se meut soi-même et elle est le principe impérissable de tout mouvement et de toute génération (245 G-246 A, G). Sans doute il y a d'impures amours, parce que les autres parties de notre âme ne sont pas soumises, comme cela a lieu pour les âmes des dieux, à la discipline de la Baison (24G AB; 247 B; 256 A-C). Mais, même dans un amour non philosophique, pourvu qu'il ne

52 EXPOSITION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

soit pas perverti par l'injustice et le désordre (comp. 2,l')i\ C et 248 fi, 2'M) E), il y a plus de garanties d'un retour vers le di- vin (pie dans une vie sans amour, rcMluit»^ à rette sagesse mortelle, à laquelle l'inspiration fait défaut. (i.'Ki B-257 A)

§ 74. Ainsi le Phèdre nous fait voir que le désir de l'im- mortalité a son principe dans la nature môme de notre tune; que la beauté a en elle ce (pi'il faut pour réveiller ce désir; que les semences d'immortalité qui sont en nous sont des survivances d'une participation elîective à la vie immortelle et divine; que, par l'amour, nous trouvons le moyen de libé- rer notre âme de ses entraves sensibles, de lui donner l'essor et, en la ramenant ainsi à ses destinées primitives, de lui rouvrir, par la réminiscence de la beauté absolue, l'accès de ce monde sont les réalités supérieures. Sans doute toutes ces idées sont présentées dans le Phèdre sous une forme my- thique. Mais un mythe n'est pas un simple jen; c'est ou bien une façon symbolique de représenter sous une forme con- crète des idées abstraites antérieurement exposées, ou bien c'est une explication relativement à des choses que les sciences ou la dialectique ne permettent pas d'exposer sous une forme rigoureuse (216 A, CD; cf. 2G5 G : [jlj6'./.6v xiva -Jt^vov). Or le mythe du Phèdre répond bien à cette conception : il se fonde sur les inductions que le Banquet avait dégagées, il les coordonne et en éclaire le résultat. Ainsi l'analyse du con- tenu des ti'o's dialogues nous conduit à voir dans la pensée du Banquet une continuation de celle du Lysis, dans la pen- sée du Phèdre un approfondissement de celle du Banquet. Nous allons maintenant étudier la question au point de vue pur&ment historique et ncnis rechercherons si l'examen du problème chronologique nous conduit au même résultat.

CHAPITRE II

LA FORMATION DE LA THEORIE DE L'AMOUR

RECHERCHES CHRONOLOGIQUES

SUR LE LYSIS. LE BANQUET ET LE PHÈDRE

v!} 75. La tiu'orii^ plalonicienne de l'Amonr, que nous xenons d'exposer, est constiluée à l'aide d'éléments em- pruntés, comme on l'a vu, à trois dialogues, Lysis, le Ban- quet et Phèdre. Or l'étude interne nous a paru montrer que le Phèdre marque, par rapport au Banquet, un progrès de la pensée, comme le Banquet par rapport au Lysis. Il convient maintenant de conlrôler ce résultat au moyen, principalement, de la criti(pie (>xterne, en cherchant à déterminer, sinon la date exacte, du moins la relation chronologique des dia- logues desquels a été extraite notre exposition. Comme, d'autre part, la théorie de l'Amour ne se laisse pas séparer de la théorie de l'Ame et que, en outre, il y a entre le Ban- quet et le Phédon un rapport très étroit, que tous les critiques se sont accordés à reconnaître, il sera nécessaire de faire au Phédon une place dans notre recherche. Ajoutons enfin que ce prohlème de chronologie doit être traité pour lui-même comme un problème indépendant, dont l'étude est propre à confirmer ou à infii'iner les résultats de la seule analyse des idées.

1. Lysis.

§ 76. En ce qui concerne le Lysis, il n'y a pas de diffi- culté sérieuse^-, et la plupart des critiques s'accordent à voir

42. L'authenticité du Lysis est généralement admise : elle a été con- testée cependant par Ast, par Socher (d'après Gomperz Pens. de la Grèce

54 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

flans ce dialog-no iino œuvre antérieure an moins an Banquet. DiTTENBERciER Cependant, se fondant snr des considérations stylistiques, a voulu placer le Lysis après le Phédnn et le Banquet, avant le Phèdre''^. De môme le Phèdre est regardé ordinairement comme postérieur au Lysis, sauf par ceux qui veulent voir dans le Phèdre le premier ou l'un des premiers écrits de Platon. C'est ainsi que Immisch^* a rangé le Lysis bien après le Phèdre. Tandis que ce dernier serait tout à fait un ouvrage de jeunesse, le Lysis appartiendrait à ce qu'Lvi- MiscH appelle le « groupe pédagogique » des dialogues, qui se place entre la date de l'ouverture de l'École dans l'Aca- démie et la date du second voyage en Sicile, c'est-à-dire entre 387/386 et 367. Il serait d'ailleurs de la première partie de cette période, avec Lâchés, Eiithydème, Ménéxène et Char- mide. D'autres mettent au contraire le Lysis très près du Banquet, ainsi Gomf^erz {les Penseurs de la Grèce tr. fr. II, 399, 1 ; cf. aussi 301) et Raeder {op. cit. 154-158). Ce dernier fait observer que le caractère négatif de la discussion ne prouve nullement que le Lysis soit une œuvre de jeunesse : le Théétète ne conduit-il pas, lui aussi, à une conclusion négative? De plus, les premiers dialogues de Platon con- tiennent très peu d'allusions aux philosophes qui l'ont pré- cédé et encore moins de discussions analogues à celles que nous trouvons dans le Lysis (213 C-216 B). Le Gorgias, VEu-

tr. fr. 399, l),par Sghaarschmidt Samml. d. plat. Schr. p. 382 sqq. et par Madvig Adversaria critica I, 402 (cf. Ueberweg Untersuch. 171-173; Zeller Ph. d. Gr. II, H, 479, 5; Raeder op. cit. 91, 2). Lutoslawski, sans se prononcer expressément, semble assez disposé à considérer le Lysis comme inaulhentique {Orig. and growth of Plato's Logic p. 75, note et p. 194; cf. !nd. s. v.). Il semble pourtant bien difficile de tenir pour apo- cryphe un dialogue auquel Arislote a fait de nombreuses allusions, cf. Ueberweg op. cit. 172 sq. Je crois inutile d'insister sur l'anecdote connue (ap. Diog. III, 35), d'après laquelle le Lysis aurait été écrit du vivant de Socrate; cf. Grote I, 196 m et Gomperz tr. fr. JI, 301.

43. Sprackliche Rritericn Hermès XV{ (1881), d'après Lltoslawski op. cit. 105.

4i. Ziiin gegenwdrtigen Slande d. platon. Frage, d'après Ueberweg - fti:iNZK Grundr. 1% 175.

CIIMOVdLdiilK 1)1 I1AN01M:T ->•)

thijdrmr cl le Crati/lr lui |i;ir;iissriil .inliTifiirs ;ni lîmKiuol. Zkllki! rcpri'si'iili' une (i|iiiii(iii nioyciiiD'. vu .illiilMiaul le Li/sia ;i ce (pi'oii l'sl ctinNcnu (r;\|»|)('lt'r la « ikm-IoiIc soci'a- ti(|U(* 1) ili' laclixili' lilli-rairc de IMalou d il |ir()|M)S(' de le placi'i' culi'c la uiorl tit* Socrah' cl le di-liul des Noya^'cs à (lyrriic cl en l\:;ypl(' (o/;. cit. ■,\1\) s(|., cl'. '.\1'.\).

-Vous nous ('(inlcnltM'ons de rcinartiuci' tout d'ahoid (pic (''(>sl en i^i'andc jnrlie à la ci'iliipie inicrne (pi(^ los («rudils de- niandcnl la jusliliralion {\v leurs ojjjnions sur la chi'onoloi^ie du diak)f>iie. Aussi neso fora-t-on pas scrupuio, à l'ég-ardde la seconde thèse, de s'appuyer sur des raisons do cet ordre pour refuser de plactM' le Lysis aussi près du Banquet. Ce dernier dialoi^iie nous a paru marqu(M' un iniportanl progi'ès par rajiporl au |)reiniei', et, vraiscinhlablcnient, ce progrès ne s'est pas fait sans préparation, (-oniuicnt supposer dès lors que le temps, s'élal)or;nent sans doute dans la pensée de Platon les idées qui devaient faire le foiul du Banquet, ait été eelui-là même il écrivait le Lysis^. Admet-on, d'autre part, que l'hypothèse qui a été adoptée relativement au sens des pre- miers discours du Banquet (cf. 5:} 71 ) est exacte? On est alors en droit de penser que, si le Lysis était immédiatement antérieur au Banquet, Platon n'eût pas senti le besoin d'en reprendre les thèses avec autant de développement. Au surplus, c'est pour nous une question secondaire. Ce qui nous intéresse surtout, c'est qu'il est de la plus haute j)robabilité que le Lysis est antérieur au Banquet. Quant à décider s'il faut le mettre après le Phèdre comme le veut I.M.MrscH, c'est une question qui dépend entièrement de celle de savoir quelle place il faut assigner à ce dernier dialogue.

II. Le Banquet.

§ 77. Pour déterminer la date du Banquet, nous possé- dons un indice auquel la plupart des critiques ont fait la plus large confiance. C'est l'allusion bien connue qui est faite dans le discours d'Aristophane (193 A) à la dispersion des

56 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

Mantinéens {ot.civj.c\).iç) par les Spartiates. Cet événement s'étant produit en 385 (cf. Xenoph. Hellen. V, 2; Diod. XV, 12), on pourrait dire avec certitude, si toutefois l'allusion est exactement interprétée, que le Banquet n'est pas antérieur à cette date. D'antre part, selon l'opinion la plus communé- ment admise, il ne lui serait pas de beaucoup postérieur. Car ce qui explique ici l'anachronisme *% c'est précisément, dit- on, la vivacité non encore atténuée de l'impression produite sur les esprits par un événement tout récent. Toutefois on a soutenu, non sans quelque apparence de raison, une opi- nion différente: Comment Aristophane plaisanterait-il sur un événement aussi triste, si l'émotion qu'il dut causer ^^ était encore récente? Rien ne servirait d'invoquer, avec Stallbaum, l'assertion de Xénophon, que les Mantinéens furent enchantés d'échapper à leurs démagogues et de passer sous un régime aristocratique : qui ne voit à quel point un tel témoignage est suspect? Mais, en revanche, il est permis de remarquer que Platon est lui-même assez disposé à juger sans tendresse les gouvernements démocratiques. Il n'est pas impossible, d'ailleurs, qu'il ait vu une occasion de montrer en Aristophane le railleur qui ne respecte rien cl contre les injustes moquei'ics (hupiel il seiiible \ouloir dé- fendre dîins le Banquet'''^ la |jei'sonnalité de son maître. Des raisons plausibles peuvent être alléguées, on le voit, en fa- veur de l'une et l'autre hypothèse et sans doute serait-il té- méraire de chercher dans cette indication rien de plus qu'un moyen de savoir au-d<dà de quelle date on ne ]>eut reculer la l'omposition du Banquet. Aussi est-ce prétendre à une pré- cision chimérique que d(> vouloir, avec Schleier.macfikh (II, 2, 370) (^t DiK.M.MLKK (Chronol. Beitrae(]e zn einù/en Plat. Dialogen ans den Reden des hokr.), déterminer exactement. à quelle date le souvenii' de la dispersion des Mantinéens pou- N'ait revenir à l'esprit de Platon. Ce serait, à leur avis, au

45. La scène du Banquet se place en efTet en 416. Cf. Ar.\. Hug Platons Sympos. Aufl, XL.

46. Voir G. Fougères Mantinée et l'Arcadie orientale, p. 425.

47. Cf. Brochard art. cité p. 28-31.

ClIRONOLOniH DU UANQL'ET 57

iiionu'iit ilr la iccoiisliltilioii de Manliiii'c par l'^paiiiiiiondas, quatorze ans après le y.z:-/.<.ry.; (Xkn. llellen. \l, .")). Mais, lorsque le nouveau juvoty.'.!JiJi.ô; des Manlinéens était l'événe- menl du jour. IMatoii n'y eût-il pas ciiei-ehé plutôt un sym- bole du retour à lunilé première de notre nature? Ajoutons que, selon la juste reinai'(|ue dTKiîKiiWKC {Unters. l\\)^ç[.) et de Zkllku (o/>. cit. \\\\), i), si la disfiei'sion des Manlinéens eût été' un l'ait aussi aneieii, IMaton naui'ait sans doute pas manqué dtM liie : /.aOaTrsp o'. 'Apxâsî; r.z-ï /.ta.

îlj 78. dépendant le sens même de cette allusion n'a pas paru ineontestalile à tous les critiques et il n'est pas inutile, pour bien comprendre à quel point la question est délicate, de passer en iinue quelques-unes des hypothèses qui ont été ou qui peuvent être émises à ce sujet. Il faut signaler tout d'abord la conjecture de Ho.m.mkl, dans son édition du 5^;/- çwe/ (Leipzig 1834); il proposait de lire : •/.a6:z-£p oS 'Apy.âocç à::ci (au lieu de ù-c) Aa/.îo:z'.;j.cv((ov. U n'y aurait plus dès lors aucun renseignement chronologique à chercher ici : la sépa- ration géographique que de hautes montagnes établissent entre les Arcadiens et les Lacédémoniens serait seule en question. On expliquerait ainsi assez bien une anomalie, signalée par H. Miller, le traducteur de Platon^^ et que ni le tour comique de la comparaison, ni le désir d'éviter une expression prosa'ique ne suffisent peut-être à justifier, quoi qu'en ait pensé Uebkrweg {loc. cil.) : pourquoi Platon a-t-il écrit 'Ap-xiosç et non Mavx'.vîT;?

Mais, objecte-ton très justement, si l'on adopte cette hypo- thèse, le mot c'.(|)/.(c:Oy;;j.£v n'est plus approprié, car ce mot a une signification parfaitement définie et convient unique- ment aux opérations du genre de celle que Mantinée eut à subir en 385. La conjecture de Hommel appellerait dès lors une autre modification au texte traditionnel : il faudrait, con- conformément à une leçon signalée, sans justification, par H. EsTIEX^■E*^ lire o'.caxîcô-oixev. au lieu de à'.wx'îOyiiJ.sv. Cette

48. P/. \VW. IV, .358, d'après Ueberweg Unters. p. 220.

49. Ap. Rettig dans son éd. du Sympos., cum comment, crit., ad loc.

58 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

loçon, comme il le faisait observer, s'accorderait avec le futur Staaxts6/jffô[A£6a qu'on trouve un peu plus bas, et, de même, avec toutes les expressions précédemment emploj^ées par Aristophane pour caractériser l'opération que pratiqua Zens sur les hommes primitifs, et qui ne ressemble guère, il faut bien en convenir à la dispersion des habitants dune cité et à leur répartition en de nouvelles résidences^". Mais aucun de nos manuscrits ne donne cette leçon. Aussi convient-il de l'abandonner, ainsi que la conjecture deHo.M.MEL dont elle est le complément nécessaire.

§ 79. Cepe,ndant, même en restant fidèle à une inter- prétation historique du passage en question, on peut con- tester le sens qu'on lui attribue d'ordinaire. C'est ce que font GoMPERz {op. cit. 301) et surtout Wilamowitz-Moellendorff (Hermès XXXI, 102)^'. Ce dernier a supposé qu'il s'agissait ici, non pas du o\c'.yj.z\i.iq de 385, mais de la dissolution de l'Union arcadienne, au début de 417, après la bataille de Mantinée^-. On ferait ainsi disparaître l'anachronisme que suppose l'autre hypothèse.

Mais, tout d'abord, est-il bien nécessaire de délivrer le Banquet de l'anachronisme en question? De plus, linterpré-

50. 190 P : ôtaT£[xw ôt-/a ExaaTov etejave toÙ; àvÔpwuo'jç 8:/a E : tÉij.- vovTEç TÉiiot To ToG aùxÉ'vo; ïîjxtffu Tipbç TY)V TO[iYÎv T[j.Y)(Ttv l91 A : fi^Xt" ST|jLr,Oïi D : T:£Ta?)[X£voî wffTtEp at tj/riTTat, Ivbç Sûo toO y.oivo'j T(XTi(jLa E ; appevo; T[xr,[ia.

51. D'après Ldtoslawski o^. cit. p. 241, n. 208.

52. Thuc. V, 81 : cf. Fougères op. cil. 402 sq. Cette Union arcadienne ne doit pas être confondue avec la ligue formée, à l'instigation d'Alcibiade, entre Athènes, Argos, Mantinée et Elis, contre Lacédémone (cf. Thdc. V, 43-47). L'existence de cette union nous est attestée par des monnaies portant l'inscription 'Apxaûiy.ôv. A la vérité, c'était plutôt une suzeraineté de Mantinée sur quelques parties de l'Arcadie, la Ménalie peut-être et sûrement la Parrhasie (Thuc. V, 29 in., 33, 47 [avant les conditions du serment], 67, 70; voir Fougères op. cit. 383 sq., 385 sq.) ; Orchomène qui était resté en detiors dut s'y soumettre (Thuc. ihid. 61). C'est vers la fin de la paix de trente ans, paix conclue, après la ruine de la suprématie raantinéenne sur une partie de l'Arcadie. que Lacédémone, arguant de la mauvaise foi des Mantinéens, procéda au ôiotxi(îtJ.ô; dont on reconnaît ordinairement la trace dans notre passage (voir Xen. Hellen. V, 2, 2 fin).

CHRONCtLOCIK Ml' »AN(jlIKT 59

l.llinli i|(> W'iiwiow 1 1/ !!(> s'.iccoimIc iillllriiirnl .ivcc la Ic^coii :'.(;)y.'-Or;;jL£v '', cl, (•((iiimr la conjccliirt' de lloMMKL, «'lie l'iilraîiic l;i iiôccssilr dadoitti'i' la leçon l:t-y\-:^r;}.vi . Oi', on l'a vu, celle-ci n'esl conlinm'c par aiicim iiianiiscril. Kniin il l'an! l'oMveiiir (|ue II iiion arcadieime à la(|iielle on Noudrail \(iii' ici une allusion i'esseud)lail liien moins (cf. )i. ,')''J) une union nalurelle ([u'à une alliance forcée cl. par conséquent, elle auiail représenté fort inexactement cet état primitif de riunnanitt', dont Aristophane entretient ses auditeurs.

v^ 80. On accentue encore les difliculté's du jM'ohIènie chronologique du Bajiquet en sui)posanl. comme le l'ail (Io.m- l'KH/,^^*, que le discours d'Alcihiade dans le Haiiqiiet \Kn\vv{\\i bien être une réponse à l'accusiitionportée contreSocrate, après sa mort, j)ar le rhéteur Polycrate. Ce dernier avait présenté Socrate conmie ayant été le maître d'.Mcihiade et il rendait le maître responsable de la conduite politique qu'avait suivie rélève '^ Or (Io.mi'Kuz fait remarquer, avec raison, que certains passages du discours d "Alcibiade semblent bien indiquer chez Platon le désir de disculper son maître d'un tel reproche : (( 11 me force de convenir, dit Alcibiade en parlant de So- crate, que, manquant moi-même de bien des choses, je ne m'en néglige pas moins et que je m'occupe au contraire des affaires des Athéniens. Aussi dois-je me faire violence à moi- même, me boucher les oreilles comme pour échapper aux Sirènes et fuir en toute hâte loin de lui, si je ne veux pas m'exposer à rester fixé à la même place auprès de cet homme jusqu'à la fin de mes jours. Il est le seul à l'égard de qui j'éprouve un sentiment qu'on ne croirait pas trouver en moi, celui de la honte : oui, il n'y a que devant lui que je rougisse. J'ai conscience en effet de ne pouvoir rien opposer à ses conseils, et pourtant, lorsque je me suis éloigné, je sens que je redeviens l'esclave de la faveur populaire. C'est pourquoi je lui échappe et je le fuis, et, lorsque je le vois, c'est avec

53. Cf. Raeder op. cit. 167, 2; voir aussi 66.

5i. Op. cit. tr. Ir. (410 sq.). Cf. Teichmueller Lit. F. I, 120-122.

55. Cf. IsocR. Busiris, 5; le Busiri'i est probablement postérieur à 391.

60 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

un sentiment de honte que je lui fais ma confession. » (21 G A-C) Le morceau, que j'ai cru devoir traduire en entier, pa- raît en eiïet avoir un objet précis ; tout y tend à montrer en Alcibiade le disciple indocile, et, par suite, à dégager la res- ponsabilité de Socrate.

Cependant le pamphlet de Polycrate est de 393 ou du dé- but de 392. Dès lors, si l'on place le Banquet en 385/384, n'est-on pas en droit de trouver la réponse de Platon bien tardive? Peut-on accorder à Go.mperz (p. iiO) que Platon eût trouvé dans une attaque déjà vieille de huit ans « un motif très précis » de faire un nouveau plaidoyer en faveur de son maître et de placer ce plaidoyer dans la bouche d'Alcibiade? GoMPRRz prétend, à vrai dire, que « l'effet (de cette attaque) n'était pas encore épuisé ». C'est une hypothèse toute gra- tuite, et qui ne se justifie que par le besoin d'étayer une autre hypothèse. En réalité, si celle-ci était bien fondée, elle nous conduirait bien plutôt à rapprocher le Banquet de 392 et, par conséquent, à abandonner l'interprétation traditionnelle du passage de 193 A. Oh en reviendrait donc aux hypothèses de HoMMEL ou de Wilamowitz, dont nous avons montré toutes les difficultés. Aussi me semble-t-il que, si le Banquet est considéré (ce qui, sans être son but essentiel, est peut- être bien sa cause occasionnelle) comme une réponse aux détracteurs de Socrate, il y a tout avantage à adopter une autre hypothèse relativement au discours d'Alcibiade. M. Bro- CHARD [loc. cit. p. 25 sq., 27-32) a supposé qu'Aristophane était, plus qu'aucun autre, visé par l*laton et il a donné, pour le prouver, d'excellentes raisons. Au surplus yVristophane écrivait encore au moment on peut croire que fut com- posé le Banquet : le second Plutus est de 388 et, bien ({ue dans la suite le poète n'ait plus rien fait représenter sous son nom, son activité littéraire paraît avoir persisté jusqu'à l'époque de sa mort, en 380. Sans doute les comédies de cette dernière période étaient bien difl'érentes de celles qu'il avait composées au temps il poursuivait Socrate de ses railleries. Mais le souvenir en demeurait incontestablement très vivace, entretenu d'ailleurs, sans doute, par les repré-

CllUONOLUGIK 1)1" liANlJi;i:T (Jl

sciilalioiis (iiioii Cl» (loimail (Micoi-c, |»(MiI (Mrc, il est \r.'ii, sous iiiir forme plus adoucie. Arislopliaue «iliul donc, cnlie tous les adversaires d»; Socrafe, le seul vraiseuildaldeuKMit dont rinlliicncc \ aliU encore la |)cine d'èlre condialluc, el, si rialon a pensé an pani|ililel de INdycrale, ce ne dlll cli-e (pie à l'occasion de sa r(''|ioiise à Arislopliane. Ainsi en iM'siinié le |iroldènie clironoloiii(pie dn IhuKjUft resle enlièreinenl ind(''- pendanl du rappriudieincnl si,i;nai('' par (io.\ii'i;i!/ el ce rap- pi'ochenienl n aide en rien à le l'c'soudre.

§ 81. l ne iuilre hypothèse de (lo.Mi'Kiiz nous fournirait, si elle étîiit viM'iliée, une indication plus précise sur la date prohahle du Uanqwt. Il rappelle (juc l'Ialon ;i\"ail consacré à la niéMiioire de Dion (( une ('pitaphe tout empreinte du souvenir d'un sentiment passionné » et (]ui se termine par ces mots : (( toi tpii, par l'amour, lis naître le délire en mon cœur, ô Dion! w^*^. Or le Banquet contiiMidrait des traces de cette ardente afTection. Rien ne plait davantage, proclame Diotime, au mortel divin, auquel appartient la fécondité selon l'esprit, que la rencontre en un même homme d'une belle àme et d'un beau corps (209 B) : Dion était en eltet « aussi beau de corps que bien doué du coté de l'esprit ». C'était un jeune homme d'à peu près vingt ans lorsque Platon, âgé de plus de trente-cinq ans, le rencontra à Syracuse. Or ce sont de telles amitiés que, selon Gomperz, prescrit justement Diotime. Entin, avec ce prince, « l'élève de Socrate n'a pas seulement philosophé; de concert avec lui, il a aussi formé des projets de rénovation politique et sociale et espéré les réaliser par son appui. Par là, l'allusion étrange en elle-même et nulle- ment exigée par le contexte à des faits de législation issus d'une liaison amoureuse devient compréhensible et acquiert même un certain piquant^''. »

Remarquons cependant, tout d'abord, que, si le passage auquel Gomperz fait allusion en dernier lieu et qui lui semble

56. Bergk Voet. lyr. gr. IP, 301 ; cf. Gomperz op. cit. tr. fr. p. 412 et la note.

57. Natorp {Platos Meenlehre p. 166, 1) a accueilli avec faveur la con- jecture de Gomperz.

62 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

si étrange, est bien, comme il paraît, le morceau de 209 DE, il n'est. pas si malaisé qu'il le dit de le rattacher à l'ensemble du développement. Diotime parle de l'invention comme d'un moyen de nous perpétuer par une sorte de génération selon l'esprit : on ne voit donc rien de surprenant à ce que les lois lui apparaissent comme une des manifestations les plus re- marquables de cette fécondité intellectuelle (voir le début du développement, 209 A). Au reste l'analyse même de Gomperz (cf. p. 407) suffirait à montrer combien est peu justifié le jugement que nous discutons. En second lieu, on peut se d.Mîiander il voit que Diotime recommande de préférer l'amour d'un jeime homme sorti de l'adolescence à celui d'un adolescent. Qu'on puisse l'inférer de l'ensemble de ses con- seils, je ne le nie pas. 11 n'en est pas moins vrai cependant que, partout elle pourrait, au contraire, préciser sa pensée sjr ce point, elle parle, sans distinction, d'amour pour les enfants, les jeunes gens, les hommes^^ Enfin, que Dion fût bien doué du côté de l'ârne comme du côté du corps, il n'y a peut-être pas une raison suffisante de supposer que c'est à lui que dut penser Platon en vantant le bonheur de l'amant qui a pu rencontrer dans son bien-aimé une pareille réunion des qualités physiques et morales. Bref l'hypothèse de Gom- perz, qu'il présente d'ailleurs comme une témérité à laquelle il ne se résout pas sans hésitation, me paraît assez fragile : n'aurait-elle pas été inspirée à son auteur, quoi que celui-ci n'en dise rien, tout simplement par la ressemblance du nom de Diotime avec celui de Dion? Cependant, il faut recon- naître que tout le développement 209 BC respire un enthou- siasme si chaleureux qu'on ne peut s'empêcher, même si on se refuse à le rapporter à la personne de Dion, de supposer que l'objet n'en est pas tout imaginaire. C'est le point de dé- part <le riiypotlièse de Go.mi'KUz. « 11 faut, dit-il excellemment, avoir éju'ouvé une chose soi-même |)()ur la présenter sous des couleurs aussi chaudes, aussi vives, aussi éclatantes...

58, 211 D : Ttatcapiou xâXXo; îj àvÔpwTiov -rtvô; 212 D : toyç xaXoù; naloâ; •:; xav viaviaxo-j;.

POSITION HÉCIIMIOUUE DU l'Ill.DUK Kl IH HANolJKT ()3

Tinit cri;! Il t'Nl pas sciilciiit'iil ddclriiic iilaldiiicirinic, mais sùrt'iiKMil , t'\ idiMiiiiiciil . r\|)(''i'i(M\c(' |ilalniiici('iinr. » C/rsl (loMf sciilciiHMit siii' la sccoiidr partie de I li\ |>(il lirsc iill'il coin icnl de faire des rt'scrNCs : rllc n'est nidlciiieiil iinrai- seiiddaldc. mais elle est iiisiil'lisammeiit jiistili(''e. Au reste, an point do vue idiroiiolo^iipie, lliypidlièse (pii Noil dans le iia/Kjtœt une sorte de rellel di' l'aniilié de IMaton pour le prince syracusain. n'entraîne avec elle aucune difdculté. Le retour de IMaton à Athènes après son séjour à la cour de henys l'Ancien. st> j)la(:;uit aux environs d(^ .'587, il n'y aurait en elTet rien de surprenant que le souvenir de sa grande amilii' poiii' Dion IVil encore très-vivant dans son esprit au moiuenl où. d'après les vraisembhuices mentionnées anté- rieurement, il aurait écrit son Banquet.

§ 82. En résumé, il est plus difficile qu'on ne le dit gé- néralement de fixer la date de composition du Banquet. Une seule indication pourrait jiermettre de déterminer avec certi- tude au moins une limite aparté ante, qu'on ne saurait dépas- ser. Mais cette indication même donne lieu, nous l'avons vu, à des discussions légitimes, aussi bien quant aux inductions qu'on peut fonder sur elle, en l'interprétant comme on le fait ordinairement, que relativement à la signification qu'il con- vient de lui attribuer; en outre les difficultés que nous avons cru trouver dans certaines des hypothèses émises à ce sujet ne sont sans doute pas insurmontables. 11 nous reste mainte- nant à nous poser une question qui, pour être plus large, n'est pas moins épineuse, bien au contraire : celle de savoir si le Banquet doit être placé avant ou après le Phèdre.

ÎII. Phèdre.

§ 83. Deux opinions sont en présence relativement au" rapports chronologiques du Phèdre et du Banquet. D'après lune, qui est classique, le Phèdre serait antérieur au Ban- quet ; l'autre renverse ce rapport et apparaît le plus souvent aux partisans de la première comme une opinion hérétique

64 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

et révolutionnaire. Cette seconde thèse n'a guère pour défen- seurs, à quelques exceptions près, que l'armée des stylisti- ciens, qui ont commencé cependant à l'accréditer auprès des historiens. Elle a été suggérée ou défendue tout d'abord par Mu^■K'^ par Campbell, dans l'Introduction générale à son édition du Sophiste et du Poltiigne (1867) ^^ et surtout par Thompson dans son édition du Phèdre (wuh english notes and dissert'itioiis, 1868). A ces premiers noms, il faut ajouter ceux [de Blass^', de Teichmueller®^ et enfin de Raeder *'^ Dans un dernier groupe, je mentionnerai ceux qui, pour dé- fendre l'opinion dont il s'agit, se sont appuyés surtout sur la stylistique, comme lavait fait d'ailleurs Campbell, le pre- mier : Dittenberger ^S M. Schanz*'^ Gonst. Ritter'^'* et, principalement, Lutoslawski*^'. Dans l'autre camp, nous trouvons plusieurs des plus illustres historiens de la pensée grecque, la plupart des Platonisants les plus notoires : Stallbaum ^^ Hermann'^^ Steinhart'^ SrsE.MiHL^', Ueber-

59. Die naUlrliche Ordnung der plalon, Schriften 1856, d'après Ueberweg Grundr. l\ 173.

60. P. xxviii, XXXI, XXXIII, XXXIX. Du même, consulter aussi : On the posi- tion of the Sophibtes, PolUlcus and Phiitbus etc. in Transact. of Ihe Ox- ford philol. Soc. 18S8-1889, p. 25-42; on sume récent atteinpls toxoards ascerlainiag the chronoloyicat order of the composition of Plalo's Dialogues in Bibl. plalon. I, 1-28, 188ci, el enfin le second vol. de son edilion de la République avec Jowett, 18j4.

61. Altische Beredsamkeit 1874, t. IF, p. 426.

62. Die lieiheiifolge der platon. Dialoge 1879 et Literar. Fehden I (1881), 57-82 : der Phaidros desPlato und der Panegyrikus des Isokrates; Il (1884), 22 sq., 272 sq.

63. Dans son récent ouvrage Platons philos. Entwickelung (1905).

64. Sprachl. Kriienenf, d. Chrunol. d. plalon. Dialoge Heraies XVI, 1881.

65. Zur Entwickelung des plalon. Stils Hermès XXI, 1886.

66. Untersuchungen ueber Plato 1888.

67. Dans son grand ouvrage Origin and growlh of Plato's Logic (348- 358; cf. 169, 176, 241 sq., 331; dans la note 209, L. nomme plusieurs autres représentants de celle tliéorie.

68. Plalonis opp. IV, 1, XXXI sq. [éd. II, 1857); De primordiis Phaedri Plàtonis (1848) 27-30.

69. Gesch. und System der platon. Philosophie [1839] I, 514.

70. PI. sammtl. WW. IV, 24, 26.

71. Genêt. Enlwickel. I, 285 sq. et surtout De Plàtonis Phaedro et

1,K IMIKDllK (M.:UV»K DE PHEMiftUR .IKIJNESSK 05

WEr. ^-, Zeli.kii ' '. WiNDELHANi) "^ X.vTOiti' "^. A vi'ai dire, tous lie pl.ictMil p.is s(Mnl)lalil(Mii(Mil lo Phi'drp par rapport aux autres (liaUti^Mics, cl pliisicui's oui chaii^f'' d'avis au sujcd de cette rclaliou. Il serait huit à l'ait inutile pour notre objet d'cnti'ci' dans le (h'Iail d "une discussion à ce |)i-opos. Il suf- lira de sii^naler que, parmi ces auteurs, qiud(jues-uns s'accor- dent |tour ne st'pai'cr le P/u'drr du Banquet que par un court iidei'\aile, ainsi Ueu.mann, Stallisatm, Steinhaut, Uei$ei{-

\Vi:(; (M WlNUEMSAXH.

v^ 84. Avant de discuter ces deux opinions opposées, il convient de présenter et d'examiner immédiatement deux variétés intéressantes de chacune d'elles : l'une est une exa- gération de la théorie classique, l'autre est une tentative pour la concilier avec la théorie opposée. La particularité même de ces hypothèses permet de les envisager en elles-mêmes, indépendamment des solutions divergentes auxquelles elles se rattacheid. D'après une tradition (Xcyoç [se. èaTÎ] , AsysTai) que nous trouvons rapportée dans Diogène Laerce (III, 38) et dans Olv.mimodore {vita Piaf. 3[VÎ, p. 192s. mrd. Herm.]'^, le Phèdre aurait été le premier dialogue de Platon : le sujet, dit Diogène, a quelque chose de juvénile (ij,etpa/,i(oo£ç xt). Cette indication, sans que pourtant le témoignage qui l'accom- pagne ait été considéré par lui comme certain, a été cepen- dant retenue par Schleiermacher (Pf. WW. I a, 67, 69 sqq.). Elle lui paraissait confirmée par tous les caractères du dia-

Isocratis « contra Sophislas oralione [1887], MX [cf. ses articles dans Jahrb. f. Philol. 1880, 1881 : die Abfassungszeit d. platon. Phaedrus] et Neue Platon. Forschungen, I, 23-43.

72. Vntersuch. ueber die Echtheit und Zeitfolge d. plat. Schr. 252-265; Grundriss l\ 180 sq.

73. Ph. d. Gr. II, 1*, 535-540; cf. 820.

74. Gesch. d. alten Philos. 106 sqq.

75 Platos Ideenlehre ch. III. Grote Plate (3oéd.) II, 245 ne sépare pas le Phèdre du Banquet et croit qu'il n'est possible de fixer ni la date, ni même l'ordre du Phèdre dans la série chronologique des dialogues ; toutefois, il le place, dans la liste qu'il en donne, avant le Banquet, après le Gorgias et le Phédon. Cf. aussi I, 189 sq.

76. Cf. Schol. in Phaedr. ad 227 A [VI, 262 Herm.].

5

66 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

logiie : Fabsence d'une argumentation véritablement dialec- tique, et, au lieu de cela, d'une part, l'emportement de la passion, d'autre part, des discussions de méthode; la ten- dance à une sorte d'ostentation littéraire; la confiance de Fauteur en lui-même; la surabondance de matière, se tradui- duisant par deux réfutations successives qui, finalement sont qualifiées de simple jeu; la solennité de chacune des reprises ; le mépris de la composition écrite, ce qui serait incompré- hensible chez un homme qui aurait déjà beaucoup écrit; le tour poétique du style, tout à fait naturel s'il est vrai que Platon, comme l'assurent ses biographes, était poète quand il devint l'élève de Socrate. En outre, dans le Phèdre (2,"»7 B), Socrate parle de la conversion philosophique de Polémarque, le frère de Lysias, ce qui signifie qu'il est devenu son élève; mais cette allusion est beaucoup plus vraisemblable, si l'on suppose Polémarque encore vivant; or celui-ci périt par le poison quatre ans avant Socrate (Lysias contra Eratosth. § 17, 18). Enfin les éloges que Platon, à la fin du Phèdre (278 E- 279 A), accorde à Isocrate et les espérances qu'il fonde sur lui ne s'expliquent que si on place le Phèdre tout au début de la carrière littéraire de Platon. De deux choses l'une, en effet : ou bien ces espérances furent comblées, ou elles furent déçues. Si donc on place le Phèdrek une époque postérieure, on fait faire à Platon, dans la première alternative, un vati- cinium ex eventii absolument ridicule et, dans la seconde alternative, on lui fait faire sciemment et intentionnellement une prédiction fausse. En conséquence, Schleiermacher admet que le Phèdre fut composé en 406 : c'est dans ce dia- logue que Platon aurait enfermé le plan général de toute sa philosophie, plan dont il devait, par la suite, développer les parties une à une dans ses dialogues ultérieurs.

§ 85. La même opinion a été soutenue par AsT^', par Krische'^ par Ribbing'^ par Volquardsen*^ et, plus récem-

77. Platons Lehen und Schr. 1816.

78. Platons Phadrus in Gult. Stud. ï. 1847 [1848].

79. Genêt. Barst. d. plat. Ideenlehre 1858, 1863-64.

80. Platons Phaedr., erste Schr. Platom 1862,

LE PIIKDUK OliUVRE DE IMIEMIKUE JEUNESSE 67

mont. p;u' I>omt//', par Fsener" ci par iM.Misr.n^'. AsT allait jiiscpi'à vouloir placer h; /V/tv//r avant \i)i\, sous prétexte cpiil y est (pieslion (^GS Cl), HW) A) de Sophocle et d'Euripide comme de personnages encore \ivants. Usenku et I.M.\Msc.n iuî demaiulent pas à reculer le dialogue aussi loin : ils estiment néanmoins que Platon ne devait pas avoir beaucoup plus do vingt-cinq ans, lorsqu'il l'écrivit, et qu'il est, par consé- quent, de 403 ou 402. A l'appui de cette opinion Usener a fait valoir trois raisons principales. En premier lieu, le Phèdre est certainement antériem* au discours d'Isocrate contre les Sophistes^ dont un passage 14-18) est insj)iré du Phèdre (269 D, cf. 272 A; sur ce point, voir plus bas § 99 .<;. m.); or ce discours ne peut avoir été composé après 390; il faut donc que le Phèdre ait été écrit avant que Platon parte d'Athènes pour entreprendre ses grands voyages, et, par conséquent, alors que Socrate vivait encore. En outre, Cicéron nous apprend dans le Brutits (XII, 48), s'appuyant peut-être sur l'autorité d'ARiSTOTE (cf. ibid. 4(i), que Lysias avait enseigné la rhétorique avant de devenir logographe; or ce changement d'occupation se produisit sans doute après la chute des Trente, et au moment de la restau- ration de 403; longtemps après cette date, Platon n'aurait pu prendre en effet pour sujet de sa critique un discours d'ap- parat de Lysias, appartenant à un genre que celui-ci avait désormais complètement abandonné. D'autre part, Isocrate, au témoignage de Cicéron (au même endroit), aurait inver- sement renoncé au métier de logographe pour se consacrer à l'enseignement de la rhétorique (394/390, cf. § 99 in.) ; or Iso- crate, qui avait été jusqu'alors, comme le prouve la confiance que Platon met en lui dans le passage déjà cité du Phèdre, un ami de l'école socratique, s'en éloigne au contraire et Pla- ton brise avec lui. Il faut donc que le Phèdre soit antérieur, à la fois, à ce double changement de profession, ou, s'il est

81. Plat. St. : ZurErkldr. d. Dial. Phcidros 270-272, éd. II 1875.

82. Abfassungsz. d. platon. Phaedr. Rli. Mus. XXXV, 1880, p. 131-151.

83. Zum gegenwartigen Stande d. platon. Frage N. Jalirb. f. d. Klass, Altertti. III, 1899, p. 549 sqq.).

68 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

postérieur au premier, que ce soit de très peu. Enfin il nous est dit dans le Phèdre (257 C, cf. 258 C) qu'un homme poli- tique avait appliqué à Lysias le nom outrageant de « log-o- graphe »; or, peu de temps après la chute des Trente, un politicien nommé Archinos, du parti d'Anytus, avait com- battu une motion ayant pour objet d'accorder le droit de cité dans Athènes à Lysias et à tous ceux qui étaient revenus du Pirée avec les démocrates (Arist. Rep. Ath. 34, 40; Ps. Plut. Vit. X. Orat. 835 F)**'. Ainsi, en résumé, le Phèdre aurait été écrit avant la mort de Socrate, près de vingt ans avant l'époque probable du Banquet, et alors que Platon avait à peine vingt-cinq ans.

§ 86. Le crédit que cette opinion, après une assez longue période de défaveur, a trouvé auprès de critiques aussi bien informés et aussi judicieux que le sont Usener et Immisch, nous impose l'obligation de l'examiner sérieuse- ment; il faut bien nous garder en effet de toute hostilité pré- conçue, déterminée par les résultats de l'analyse interne, à l'égard d'une théorie qui leur est si violemment opposée. Au surplus il ne manque pas de bonnes raisons à faire valoir.

Tout d'abord, en admettant que toutes les allusions qu'on prétend trouver dans le Phèdre à tels ou tels événements, dont on connaît d'autre part la date, soient exactement inter- prétées, que prouvent-elles quant à la date du dialogue? Pla- ton, mettant Socrate en scène, se trouve tout naturellement amené à parler défaits déjà anciens, comme s'ils étaient con- temporains : autrement, l'anachronisme serait la loi, et ce serait, en vérité, bien étrange. 11 n'y a non plus aucune con- clusion à tirer de la mention qui est faite de Polémarque, car nous retrouvons le même personnage dans le premier livre de la République. Or, quelque raison qu'on puisse avoir de considérer ce premier livre comme beaucoup plus ancien que le reste de l'ouvrage, personne n'a eu l'idée de soutenir qu'il ait été écrit du vivant de Socrate. Tout au contraire,

84. On a voulu voir également une allusion à ce même Archinos dans Phèdre 244 CD, il est peut-être question de la réforme de i'orthofjraphe proposée par Archinos en 403; cf. Raeder op. cit. 269.

LK IMII^DRE OEUVRE DE PREMIÈRE JEUNESSE TiO

OU ;i |ii'ii>^(''' ' (HIC. cil iitl rilMi;inl , dans le Plirdrc , à INih'inai'iiiic (les (lisposilioMs pour la (iliilosopliic, IMalon Jivail voulu l'aire allusion à la docilili' avec la(|uelle le jeune intorloculeur de Socralo se laisse eonvaiiicic dans la lié/jublique (I, ',\',M\ \)\\). De j)lus, il siMiilde (|ir(ui s'exagère la valeur du (('■moi- gnage de Cickiukn el nièiiie. à le supposer exact, (pi'on en force singulièrement le sens. Il ne signilie pas en eJTet que Lysias ait cessé de professer, locsipiil commença d'écrire des plaidoyers. D'autre part, comme on va le voir, Lysias était riche avant la tyrannie des Trente : est-il croyable, demande GoMPERZ {op. cit. tr. fr, 441, 1), que, dans sa situation de fortune, il se fût abaissé à exercer une profession salariée? Il serait donc faux que, comme le dit l'auteur du Brutus, Lysias eût une longue pratique de l'enseignement, lorsqu'il devint logographe. En supposant même mal fondée l'opi- nion de GoMPERz*^, il n'en resterait pas moins que, en 403, Lysias n'aurait pu être appelé par Platon osivs-ca-co; twv vDv ypa- çsiv [Phèdre 228 A). C'est en elîet à cette date même que se place le discours de Lysias contre Eratosthène, le principal auteur de la mort de son frère Polémarque. Au début de ce discours, Lysias déclare que, sans être absolument sans expérience, il n'a cependant jamais plaidé ni pour lui, ni pour d'autres ; il y raconte en outre la mort de son frère et comment il fut lui-même (2, 10 sq., 20) dépouillé de sa for- tune par les Trente*'. Mais rien n'y montre qu'il fût alors un avocat connu, ni même, ajouterai-je, qu'il eût déjà enseigné la rhétorique. A aucun titre par conséquent il ne justifiait alors le jugement de Platon ^^ Au reste, l'opinion de Usener suppose, ainsi que l'a bien vu Zeller {op. cit. II, P, 538, 4), que le discours épidictique de Lysias est considéré par Platon en lui-même et pour lui-même, indépendamment de toute re- lation interne et réelle avec l'objet du dialogue, et autrement que comme un exemple, choisi entre beaucoup d'autres, de

85. LuTOSLAwsKi op. cit. 355; Raeder op. cil. 266, 2.

86. Voir A. Croiset t. IV de VHisl. de la litlér. gr. 433.

87. Cf. A. Croiset op. cit. 433, 439-441.

88. Grote Plato i^, 200 r; Gomperz loc. cit.

70

LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

celto l'iiétoriquc creuse à laquelle fait défaut la réflexion phi- losophique.

La prédiction relative à Isocrate ne saurait non plus four- nir la preuve qu'on croit y trouver. Qu'y aurait-il donc de si ridicule, demandait déjà Hermann^'-', qu'elle fût un vaticl- nmm ex eventu'^ N'est-ce pas précisément ainsi que l'a com- prise CrcÉRON {Orator XIII, 41 sq.)? Tout au contraire, il y aurait eu, observait encore le même critique, une grande outrecuidance de la part d'un homme jeune et inconnu à recommander sur ce ton un de ses contemporains, de neuf ans même plus âgé que lui. D'autre part, rien n'est moins certain que l'antériorité du Phèdre sur le discours d'Isocrate contre les Sophistes-, beaucoup de critiques pensent, à l'inverse d'UsENER, que c'est au contraire Platon qui s'est inspiré d'Isocrate (voir plus bas § 100 s. in.), et nous essaierons de montrer, d'ailleurs, à quel point sont hypothétiques toutes les inductions que l'on fonde sur la comparaison des textes d'Isocrate et de Platon 100, en entier). Sur cette pre- mière supposition, Usener en fonde une autre qui n'est pas mieux établie : le Phèdre, dit-il, étant antérieur au discours contre les Sophistes, il faut qu'il ait été composé avant le départ de Platon pour ses voyages. Mais rien ne prouve, remarque Zeller {loc. cit. et 404 sq.), et cela semble même au contraire tout à fait invraisemblable, que Platon ne soit pas revenu une seule fois à Athènes, depuis la mort de So- crate jusqu'au moment de son retour, après le premier voyage de Sicile, en 389/387.

§ 87. Il n'y a rien non plus de décisif dans toutes les vraisemblances que l'on croit trouver dans les caractères in- ternes du dialogue. Le manque de rigueur dans la composi- tion, sur lequel Bonitz a principalement insisté {loc. cit.), n'est pas incontestablement un signe de jeunesse. Raeder fait remarquer avec raison que nous le retrouvons également dans la République et dans tous les dialogues postérieurs, la considération du fond l'emporte sur les préoccupations

89. P. 382, ap. Raeder op. cit. 270.

I.K l'IlKDKK (^Kl'VI'.K l)K l'HK.MlîiUK JKIJNESSE 71

artisti(|ii('s. Toiil an coiilrairc V Ion, l //i/)/)iastnifwr, l|o fMc/iàs, le C/i'/r/niir, t^wr Vow s'accorci*' Irôs généralement à consi- déror t'omiiu'ôlanl des [)i'oiui('r('s pruduclioiis de Platon, soiil des ouvrages très bien composés {up. cit. p. 207; cf. p. 1)7). l*our expluiner, d'autre part, le toui' poétique d'une partie du Phèdre, est-il besoin de supposer qu'il a été écrit par Platon sous l'influence encore récente de sa vocation poétique? C'est, je crois, une suite innnédiale de la fiction i)ar laquelle il intro- duit la palinodie de Socrate, en expiation de son premier discours : Socrate. après l'impiété qu'il a commise envers lAniour, redoute un sort pareil à celui de Stésichore d'ili- mère, après qu'il eut médit de la belle Hélène {242 E-243 B). Il va donc, comme lui, composer une palinodie, et, laissant plaisamment à Plièdre la responsabilité de son premier dis- cours, il suppose que le second est de Stésichore d'Ilimère, fils d'Euphémos (244 A). L'ayant mis ainsi sous le patronage du grand lyrique, il se trouve engagé par cette plaisanterie même à donner un tour lyrique à sa composition. Au reste, déclare-t-il en terminant sa palinodie (257 A), si les expres- sions poétiques y abondent, la faute en est à Phèdre. Il y a donc évidemment quelque ironie dans la poésie débordante de ce second discours (cf. aussi 262 D)'^". On allègue encore que le mépris de la composition écrite, qui s'affiche avec tant d'éclat dans le Phèdre (274 B-277 A), serait incroyable de la part d'un homme qui a déjà beaucoup écrit. Ne serait- il pas beaucoup plus incroyable, au contraire, que dans son premier ouvrage Platon se fût exprimé en termes si sévères à l'égard de l'art de l'écrivain? Raeder, à qui j'emprunte cette remarque, pense qu'il serait bien plus naturel de sup- poser que Platon s'exprimait ainsi en un temps où, fatigué de la composition écrite, déjà occupé par son enseigne-

90. Selon Natorp Archiv XII, 45 et Hermès XXXV, 387 (ap. Raeder op. cit. 267, 2), si le Phèdre n'était pas antérieur à la RépubL, le Ion poétique du premier de ces dialogues serait incompréhensible, venant après la condamnation des poètes dans le second. Mais, réplique justement Raeder 267 sq., la poésie du Phèdre satisfait à la condition qui est indispensable aux yeux de Platon : elle est fondée sur la théorie des Idées.

72 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

ment oral, il songeait à consacrer à celui-ci, il trouvait sans doute des satisfactions plus immédiates, son activité tout entière {op. cit. 263 sq.). Enfin, sans nous arrêter da- vantage à souligner toutes les invraisemblances de la théorie en question ou à montrer la faiblesse de ses inductions, re- marquons combien serait étrange cette façon de tout juger du haut de la doctrine des Idées, si cette doctrine n'avait pas été antérieurement exposée. C'est cependant cette thèse singu- lière qui est à la base de la méthode de Schleiermacher et qui lui a sans doute suggéré son opinion sur la date du Phèdre. Il faut donc renoncer, semble-t-il, à voir dans ce dialogue le premier écrit, ni même l'un des premiers écrits de Platon.

§ 88. Entre la théorie plus modérée, qui cependant fait encore du Phèdre un ouvrage antérieur au Banquet, et la théorie opposée qui le range parmi les derniers dialogues, il y a, avons-nous dit, une théorie moyenne, qui accorde à chacune des deux autres ce qu'elle demande. Elle peut néan- moins, comme la précédente, être étudiée en ce qu'elle a de propre et indépendamment des deux opinions qu'elle se pro- pose de concilier. Le Phèdre, d'après cette hypothèse, aurait été complètement élaboré, peut-être même composé avant le Banquet et avant le Phédoii-, il n'aurait été écrit ou publié qu'après, et non sans que la forme primitive eût subi bien des retouches. Cette hypothèse d'une seconde rédaction ou édition du Phèdre est, on le sait, celle de Gomperz [op. cit. tr. fr. ddS-ddS'''). D'une part, en effet, les résultats de la stylo- métrie et quelques autres raisons conduisent nécessairement, suivant lui, à placer le Phèdre après les deux autres. En re- vanche, l'étude interne conduit à renverser ce rapport : ainsi, il y a dans le Banquet un « raffinement », un « ennoblis- sement de l'erotique » ; la théorie des Idées, présentée comme une nouveauté dans le Phèdre, est traitée dans le Phédon comme une doctrine déjà connue, et, « en conséquence, l'ex-

91. Hypothèse exposée antérieurement dans les Platon. Aufsâtze I, du même auteur (1887) acceptée par Blass dans la 2" éd. de VAtt. Bered" samh. m, 393.

I.lIVl'OTHr.SR D'UNE SECONDE ÉDITION 73

|)()sili()ii iMi est tlrpoiiilli'c ilii tlrniicr \('sli;i;c dcnveloppo iiiythi(|ii(' ». [ihid. 44(1 sii.)

i:^ 89. ('.(M'tos. on ne saurait nier ce (|uil y a de séduisant dans Mlle hypothèse qui pi'rniettrait de tenir compte de ce (pi'il y a (le vrai dans les deux théories adverses. Il est, d'autre part, iiiie tradition aiiliipie d'après hupiclle, juscpi'à quatre- vin^'ls ans, Platon ne cessa, suivant l'expression de Dknvs d'Halicahnassk, « de peigner ses dialogues, de les friser, de les tresser de toute manière ))^^ Mais, si cette tradition est vraie, elle ne l'est pas seulement du Phèdre, elle l'est aussi dt^ tous les autres dialogues et la conséquence immédiate en doit être le scejiticisme le plus complet à l'égard des recher- ches chronologiques, lui outre, si on accepte l'hypothèse dans le cas particulier du Phèdre et sous la forme que lui donne Gompkrz, on se trouve engagé dans de singulières invraisemhlances. D'une part, on aperçoit des raisons de placer le Phèdre avant le Banquet et le Phédon, sous forme de projet ou d'œuvre puhliée, et, d'antre part, on admet que Platon, rédigeant ce projet primitif ou révisant sa première édition, n'aurait rien fait pour mettre cette rédaction ou cette révision en harmonie avec les dialogues précédents. Quel eût été, dès lors, l'objet de cette révision, par quoi la réalisa- tion des premières conceptions difïérerait-elle de ces concep- tions mêmes? Toute la nouveauté en eût consisté dans l'addi- tion ou dans l'emploi de certaines particularités de style qui seraient caractéristiques des derniers ouvrages : point de changement dans le fond, mais un certain nombre de -J. [xr.v, un ';t \j:r,'t, un aA/à... [xv^v, et c'en serait assez pour adapter d'anciennes idées ou un ancien ouvrage à des circonstances nouvelles, sans lesquelles, en effet, l'hypothèse même d'un changement perdrait toute raison d'être ! ^^ Au reste Go.m-

92. Decompar. verb. 25, p. 208 Rsk : Ecphorion et Panaetids ap. DiOG. III, 37; Qdimil. Inst. VIII, 6, 64; cf. Ritt. Prell. », 310 et la note, p. 231 ; Grote Flato I, 193 g, avec une intéressante citation des Proleg. Humer, de F. A. Wolf [p. clii] ; Rodier V Évolution de la dialectique de Platon Année philos. XVI, 1905, p. 51, 1.

93. Cf. Zeller op. cit. 51 4, 3 [515 sq.j et Susemihl N. plat, Foisch, \, 34 sq

74 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

PERZ n'a pas suffisamment distingué, ce semble^*, entre les deux formes possibles de son hypothèse : « Une œuvre, dit- il, peut avoir été longtemps méditée intérieurement et n'avoir reçu son expression par le langage que postérieurement à une autre d'une conception beaucoup plus récente. Il se peut aussi qu'une œuvre antérieurement composée et publiée ait été surtout si le succès extérieur en avait été très considé- rable — remaniée par l'auteur, et ne soit parvenue à la pos- térité que sous sa dernière forme littéraire. » (444 sq.) Mais les conséquences de ces deux possibilités me paraissent être bien différentes relativement à la vraisemblance de l'hypo- thèse générale. Se demande-ton par exemple, pourquoi le Banquet ne contient aucune allusion aux entretiens de So- crate et de Phèdre sur l'Amour? 11 n'y a rien qui puisse surprendre, si le Phèdre était simplement élaboré avant la publication du Banquet-, mais on a tout lieu, au contraire, de s'en étonner si une première édition du Phèdre avait déjà paru. Objecte-t-on les compliments à l'adresse d'Isocrate, incompréhensibles à la suite du changement qui s'était opéré dans leurs relations? Ces compliments, à supposer, bien entendu, qu'ils ne comportent ni restriction, ni ironie (cf. §101), pourraient encore s'expliquer dans le cas d'une première édition antérieure ; car, comme le dit Gomperz (445, 1), « nous nous faisons une trop haute idée du carac- tère de Platon pour admettre qu'il dût retrancher d'une œuvre déjà connue de tous une affirmation qui en était partie constitutive ». Mais, par contre, on voit mal quel scrupule aurait pu empêcher Platon de retrancher d'un écrit (ou d'un projet d'écrit) encore ignoré du public des compliments à l'adresse d'un homme qui était devenu son adversaire. Enfin, si notre Phèdre est postérieur au Banquet et au Phédon, pourquoi l'exposition de la théorie des Idées y est-elle enve- loppée de précautions oratoires, alors qu'il n'en est point ainsi dans le Banquet et que, dans le Phédon, elle est pré-

94. Au moins dans les Griech. Denker, car je n'ai pas eu entre les mains les Platon. Aufsàtze.

POSTKKIolUTK IH IMlftDRR RAISONS STYLISTIQUES 75

■^l'iihM" (•(iiiiiiic mil' lln'oiii' hii-n ('•l.ililir".* ('.clic r.iisoii csl , aux yeux (le (i(»\ii'i:i!/. (i'i'i cl ii. I) une des plus l'orlcs <|uou |tuiss«' fairi' valnir vu faNcur do riiyijullicsc dun P/ièdre, aiilcricui-, sous (ju('l(|uc l'oiuio t|UO ce soil, aux deux autres (liaJDi^uos. (Icpcndanl, si l'on peu! sup|)()scr, dans le cas d'uni" première ('dilion. cpie IMalon eut jui^é i)ii(''ril de rien eliani;(M' à la l'orme primilivo de son exjiosilion, par contre on ne voil pas iiicii, si le dialogue n'a\ail pas été publié, cpielle raison il aurait pu avoir d'introduire ou de conserver dans sa rédaction des formules (|ui désormais n'avaient plus d«> sens. Bref lliypothèse de (îo.mi'KUZ ne paraît pas ré- soudre les diflicullés de la question : celles-ci restent donc tout entières, et il nous faudra chercher s'il n'est pas d'autre solution plus satisfaisante. En outre, cette hypothèse ne se justifie que par elle-même, et de plus on ne pourrait, semble- t-ii. répondre aux objections qu'elle suscite, qu'à la condition de foryer d'autres hypothèses ég-alement gratuites.

§ 90. La supposition du second Phèdre étant écartée, nous sommes désormais obligés de choisir entre les deux théories opposées : le Phèdre est-il antérieur ou postérieur au Banquet ? La seconde hypothèse me paraît devoir être adoptée. En général, pour le prouver, on s'est appuyé prin- cipalement sur des raisons tirées de la considération du style. Elles ont été le principe déterminant de la solution bâtarde adoptée par (Io.mperz (p. 444). Si donc ces raisons étaient les seules et que les raisons contraires subsistassent néanmoins, il nous faudrait nécessairement en revenir à cette solution, quelles qu'en fussent les difficultés. Aussi ne m'attarderai-je pas longuement à exposer les arguments fondés sur la stylométrie, me réservant de développer da- vantage tout ce qui peut, par ailleurs, contribuer à ébranler l'hypothèse adverse et à prouver, indépendamment des motifs d'ordre linguistique, la postériorité du Phèdre.

Si l'on examine le Phèdre au point de vue de la langue, on voit, dit-on, qu'il abonde en particularités stylistiques appartenant à la dernière manière de Platon : prédominance des termes poétiques ; observation des règles formulées par

76 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

les maîtres de rhétorique relativement à l'hiatus et au rythme; emploi de certaines particules etc. Bien plus, par rapport à son étendue, il est même plus riche, non pas seu- lement que le Banquet ou le Phédon, mais même que la Rr- piiblique, le Sophiste, le Parménide et le Phrlèbe, en mots appartenant aux trois derniers dialogues. Donc, si ce carac- tère du style du Phèdre n'était pas contrebalancé, on serait en droit de le placer entre ces dialogues, d'une part, et, d'autre part, le Timée, le Critias et les Lois. Une chose du moins apparaît certaine à Lutoslawski (voir sur tout ceci op. cit. 356-358); c'est que, d'après les résultats de la méthode stylométrique, le Phèdre est postérieur au Banquet et au Phédon, postérieur aussi à la République, exception faite peut-être des livres VI et VII, dont l'affinité stylistique avec les derniers dialogues ne dépasse d'ailleurs celle du Phèdre que d'une quantité insignifiante ^^

§ 91 . Il ne peut être question de discuter ici la valeur de la méthode stylométrique. Entre la confiance enthousiaste des uns et le dénigrement un peu hargneux des autres, il y a peut-être place pour une attitude à la fois plus juste et plus circonspecte. La concordance, tout à fait remarquable dans son ensemble, de recherches indépendantes, portant sur des locutions différentes, est un fait auquel il serait absurde de refuser toute signification. Mais, à mon sens, la statistique verbale ne fournit pas le moyen de déterminer avec préci- sion, comme on l'a cru, l'âge relatif des dialogues. Elle per- met seulement de constituer, d'une façon d'ailleurs appro- chée, des groupes de dialogues d'après les indices de parenté que paraît donner l'étude de la langue.

En ce qui concerne particulièrement le Phèdre, elle ne me

95. L'affinité relative du Banquet par rapport aux LoU est de 0.14; celle du Vkèdre, de 0,31. Le nomt)re des unités d'affinité est de 98 pour le premier dialogue, de 220 pour le second, et tous les deux ont à peu près la même étendue. Cf. Lutoslawski op. cit. p. 169 (n" il) et p.l76(n'' 18). On trouvera un très clair exposé de la méthode stylométrique et un bon résumé des tableaux de L. dans Coutcrat Sur révolution historique du syst, de Platon Ribl. du Gongr. intern. de Philos, de 1900, IV, 130-133.

POSTÉIUOKITK DU l»HI>I)RE RAISONS STYLISTIQUES 77

si'iiililc |i,is iiiciilcr (l'aillfiii'sla conliaiiri» (li'cisivc (lu'on place iMU'Ilt'.C.tMlt's, il y a (|ii('l(|nt' cxcrs à dire avec Zelleu (Ai'chiv X. 1S'.I7, |). j'Jii) que la iiu'lliodo styloinélriqiio tM'houo />/*m- cipalemetit on ce qui couceriie le Phèdre. Ccpendaiit l'étude alliMitivc de toutes les particularités qui, d'après le résumé do LuTOsi.AWSKi. appai'ficuMiMit à c«^ dialogue, conduit à dou- ter que les eonelusious qu'on en tire soient pleinement justi- fiées. Parmi les particularités signalées, il en est un bon nombre, plus d'une vingtaine, qui sont moins fréquentes proportionnellement dans le Phèdre que dans des dialogues supposés antérieurs et, en particulier, dans le Z^awç'we^ etdans le Phédon. D'autres, une trentaine au moins, ne sont pas pbis fréquentes dans le Phèdre que dans le Banquet, dans le Phédon et dans d'autres dialogues antérieurs. De plus, cer- taines particularités vraiment essentielles du dernier style, particularités purement linguistiques, entièrement indépen- dantes de la nature des idées exprimées : flexions, emploi des temps, emploi des prépositions, des adverbes ou des parti- cules, régime des prépositions, construction des phrases, tournures et locutions diverses etc. sont absentes du Phèdre et présentes au contraire, soit dans le Banquet, soit dans le Phédon, soit dans les deux à la fois; on en peut compter plus de dix. Si maintenant nous tenons compte de la valeur rela- tive des particularités, nous verrons que, parmi les sept par- ticularités « très importantes )) du Phèdre, il n'en est pas une seule qui soit nouvelle; que, parmi les particularités « im- portantes », il en est qui sont proportionnellement plus importantes dans des dialogues antérieurs; que, parmi celles qui, dans le Phèdre, apparaissent simplement comme a répé- tées », quelques-unes étaient « importantes » dans des dia- logues que LuTOSLAWSKi veut placer avant le Phèdre. D'autre part, nous l'avons vu 90, p. 76), si Ton tenait compte exclusivement de certaines particularités (il y en a tout près de soixante dans ce cas), la méthode stylométrique condui- rait, ce qui est intéressant à retenir, à mettre le Phèdre au rang de dialogues qu'on prétend lui être postérieurs, ou même à le placer après eux. Enfin, quelle induction peut-on

'78 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

fonder, quant à la chronologie du Phèdre, sur des particu- larités dont la fréquence est d'abord croissante jusqu'à un maximum, qui se réalise précisément dans ce dialogue, puis décroissante et, enfin, de nouveau croissante (n"^ 231 de la nomenclature de Lutosl. ; cf. 248)? Les variations de fré- quence sont même parfois tellement désordonnées qu'elles mettent gravement en défaut, semble-t-il, l'efficacité pro- bante de la méthode (n"" 24, 248, 249, 367, 377, 390, 412). En vain nous dénierait-on le droit de considérer isolément les diverses particularités; en. vain prétendrait-on qu'elles sont significatives, en quelque sorte, par leur masse. Mais, en premier lieu, pour que la méthode fût vraiment convain- cante, il faudrait que, pour la plupart des particularités sty- listiques, il y eût une progression ou une régression à peu près régulières jusqu'au Phèdre et à partir du Phèdre. Au- trement, on pourra toujours penser que l'emploi, ici ou là, de tel mot, de telle forme, de telle construction, de préfé- rence à tels autres, provient de causes tout accidentelles. Si, d'autre part, dans un dialogue, il y a répétition plus ou moins fréquente de quelque particularité, ne peut-on croire que c'est un effet de la tendance spontanée et entièrement in- consciente, en l'absence de toute cause contraire, à répéter une expression qui, sans intention définie, a été déjà emplo- yée une première fois? Ainsi par exemple [j/^v est employé onze ou douze fois"^' dans le Phèdre. Or dix de ces [j^t^v se trouvent dans le dernier tiers du dialogue. S'il s'agissait de deux dialogues distincts, remarque avec raison Zeller [loc. cit.), on voudrait voir un indice chronologique : fera-ton de même en ce qui concerne la dernière partie du Phèdre à l'égard des deux premières? Tout au contraire, la prédomi- nance du dialogua dans cette dernière partie et la loi d'habi- tude suffiraient à expliquer le fait allégué et sans qu'il fût possible de lui attribuer aucune autre signification. Quant au second point, il n'est pas impossible non plus de rap-

96. Onze fois, selon Zeller Ph. d. Gr. 11 1'*, 513, 2; douze fois selon DlTTENBERGER, ap. LUTOSL. op. cit. p. 104, n" 202.

AUTRES PREUVES RENVOI AU BANQUET 79

porlcr à d'aulrcs c.iiisi's ([iic là,!,''»' "In (li;il(t^ii(' le nomlii'e. vraiiiitMil I ('inari|ualilt', des parliculai'iU's du dernier style que itMifrniit' le Phèdre, l'arnii ces parlicularités on compte |uincipaleuient, nous l'avons vu. l'emploi des mots poé- licpies et lObservation des règles formulées par les rhéteurs professionnels sur l'hiatus et le rythme. Or l'emploi des mots j)oétiques s'explicpierait assez bien, comme j'ai essayé de le prouver (cf. 5^ 87, p. 71), par la fiction même qui conmiande toute une partie du Phèdre. En outre, dans une criticpie de la rhétorique non-pliilosophique, on compren- drait fort bien que JMalon se fût amuse' par ironie à observer des règles, dans le respect desquelles on faisait sottement consister l'art tout entier. Campbell^" et Natorp^*^ ont de même pensé que beaucoup des particularités linguistiques du Phèdre pouvaient s'expliquer par le but de l'ouvrage. Mais pourquoi, demande Raeder, ces particularités sont-elles devenues, par la suite, habituelles au style de Platon? La question certes est faite pour embarrasser. Mais il faut bien reconnaître qu'elle n'est pas relative au Phèdre lui-même. Or tout ce que j'ai voulu montrer, c'est que la méthode stylomé- trique ne saurait suffire, à elle seule, à prouver que le Phèdre est un dialogue postérieur au Banquet, ni, à plus forte rai- son, à prouver qu'il appartient au dernier groupe des écrits de Platon. Il faut donc chercher d'autres preuves.

§ 92. La première de ces preuves, et la plus décisive peut-être, est fournie par un passage du Phèdre (242 AB) qui paraît renfermer une allusion précise, non pas seulement au Banquet, mais aussi au Phédon. Socrate s'émerveille de ce qu'il y a de vraiment surnaturel en Phèdre pour ce qui con- cerne les discours : « Je ne crois pas, lui dit-il, que, parmi les hommes de ta génération, il y en ait aucun qui ait fait se produire plus de discours que toi, soit pour les avoir pro- noncés lui-même, soit pour avoir amené d'autres personnes d'une façon quelconque, à les prononcer. J'en excepte pour-

97. Soph. and Polit, p. xxxi.

98. Archiv XII, 1 sqq , 159 sqq., XIII, 1 sqq., ap. Raeder, 246, 88 sq.

80 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

tant, ajoute-t-il, Simmias le Thébain. Mais sur tous les autres tu l'emportes, et de beaucoup. » 11 me paraît difficile de ne pas voir dans ce passage une référence directe, d'une part au Banquet, dans lequel Phèdre nous apparaît comme le véri- table initiateur, et, comme dit Eryximaque, «le père» des dis- cours sur l'Amour (177 A-C, D), qui remplissent le dialogue, et, d'autre part au Phédon-, car Simmias, en réclamant de •Socrate, au moment il va quitter ses amis, la communi- cation de sa pensée, comme d'un bien qui leur est commun à tous (63 B-D), est vraiment l'instigateur de toute la discus- sion sur l'immm'talité''^ Rien ne servirait de dire que cela signifie peut-être simplement que Phèdre était bavard et cu- rieux, que Simmias ne l'était pas moins, ou bien que le pas- sage a été ajouté après coup, ou encore que Socrate fait allusion seulement au discours que Phèdre vient de lui faire prononcer, et dont il réclame la seconde partie. La dernière supposition est insuffisante : elle ne rend pas compte de l'allusion à Simmias, ni même des termes qui concernent Phèdre, car, depuis le début du dialogue, Phèdre n'a lui- môme prononcé aucun discours. Quant aux autres conjec- tures, elles consistent à relier un fait à des hypothèses invérifiables, au lieu de le rattacher à un autre fait que nous connaissons et avec lequel il concorde parfaitement. Admet- tons d'ailleurs que le Phèdre soit antérieur au Banquet : il en résulterait une invraisemblance inverse de la vraisemblance que nous venons d'établir. Le second discours de Socrate, dans le Phèdre, n'est-il pas un véritable éloge de l'Amour, puisque c'est une palinodie offerte au dieu en expiation des offenses qu'il lui a faites par le premier discours (cf. 242 B- 244 A, surtout 242 D-243 D; 257 AB)? Comment s'expliquer dès lors, si le Banquet est le second des deux dialogues, que Phèdre, au moment où, pour lui donner satisfaction, on va louer l'Amour, ne fasse aucune allusion à l'entretien qu'il a eu sur ce sujet avec Socrate? Une telle allusion n'aurait-elle

99. ce. LuTOSiAwsKi op. cil. 354; Blass Die IViythmen d. ait. Kunslprosa 1901 (d'après Grain De ratinne quae inter VI. Phaedr. et Symp. intercédât p. 15); IUeder op. cil. 266, 2.

I.K l>lli:i)HK SIIFI'OSK LA KKPlilil.InlIK 81

[);is t'Ii' suflisammi'iil iiidliNcc pai- ce (|ii(> nous conlc Kryxi- m;u|ii(' tir I iii(li,!4ii-ili«'ii de IMirdi-c (•(iiilrc 1rs l'aisnii-s dr païK'i^N ii(|iirs, (I»nil aiiriiii n'a jamais rir Irnlr par Irlo^'r du l'Anioni' {/{(UK/. 177 A-(!)'? 'Font an moins l(> souvenir du Phèdre v[[[ d(''t(»mni'' l'Ialon i\o s'r.\|ii'imri" commril l'a l'ail. Cl' n'osl pas, rn rlïrl, uno seule fois, ni par liusaril, étourdi- nienl, (pie IMièdre a exprimé à l^ryximaquc rindif-iuitiun doiil il saisit : il la (('inoi^ne en toute occasion (iy.âsToxe 177 A), liien plus. Sociale, loin de protester, de rappeler un autre entretien. approuve, sinon précisément l'indignation de Phèdre, du moins la proposition (pi'rllr a inspirée à Eryxi- niaque (177 DK). Kl ipi'on ne dise» pas, pour atténuer ce qu'il y a de surprenant, cpu' lindignation di; Phèdre ne visait que les poètes et les sophistes; qu'il s'est plaint seulement de n'avoir entendu personne jusqu'ici louer dignement (à;iw;) l'Amour; que, le problème de l'Amour n'ayant été traité dans le Phèdre que d'une façon accidentelle, Platon ne veut pas paraître avoir déjà entamé le sujet qu'il aborde dans le Ban- quet. Toutes ces raisons sont alambiquées et peu décisives, et il n'en reste pas moins vrai que, si le Phèdre est antérieur au Banquet, l'absence, au début de ce dernier dialogue, de toute allusion au précédent serait vraiment étrange et bien difficilement explicable.

§ 93. Une seconde preuve de l'antériorité du Banquet sur le Phèdre me parait pouvoir être induite de ce que le Phèdre suppose, quoi qu'on en dise, plusieurs livres de la République-, or personne ne doute que la République, au moins dans son ensemble, ne soit postérieure au Banquet. Assurément de tels arguments me paraissent devoir être employés avec la plus extrême circonspection et c'est pour- quoi je n'ai pas voulu faire état de certaines raisons de ce genre que je développerai plus tard 150) : trop souvent en efïet, on voit des critiques déclarer, pour les besoins de leurs hypothèses, que tel dialogue en suppose un autre, alors que d'autres critiques renversent ce rapport en vue de jus- tifier une hypothèse opposée '*^°. Les raisons que l'on tire de

100. Ainsi, par exemple, je ne pense pas que le seul fait de nommer,

6

82 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

la comparaison de la théorie de l'âme tripartite et des preuves de l'immortalité dans le Phèdre et dans la Répu- blique ne nous arrêteront pas non plus*"'. Il }■ a sur ce point trop de difficultés et il vaudra mieux sans doute réserver cette discussion pour le moment nous pourrons l'étendre au Phédon lui-même (voir plus bas § 106). Toutefois, des à présent, on peut du moins remarquer ceci : dans la Bépii- blique (IV, 435 BC, 436 AB, 440 E-441 C) la théorie des par- ties de l'âme est présentée comme quelque chose de nouveau. Si le Phèdre est antérieur à la République, c'est bien étrange. Dira-t-on, pour expliquer cette singularité (Zeller op. cit. 8^1-3, 3 [844]), que Platon n'a pas voulu faire état de l'exposi- tion mythique du Phèdre, celle-ci lui paraissant dépourvue de base scientifique? Cette explication suppose que l'on adopte la conception de ScHLErERMACHER sur la méthode de Platon (voir en effet Zeller, 53G) et qu'on croit à l'antériorité de la forme mythique sur l'explication directe : des énigmes pour commencer, et afin de faire travailler l'esprit des lec- teurs, puis des solutions, voilà quelle aurait été la marche suivie par Platon dans ses expositions. Mais, s'il en est ainsi, comment se fait-il, demande très judicieusement Raeder (252 sq., cf. 576 sq.), que, dans la République, à la suite de la prétendue solution des mythes énigmatiques du Phèdre,

dans le Phèdre (247 D), la Justice avant les autres Idées, ou celle dé- claration, placée dans la bouche du jeune Phèdre, qu'il vaut mieux s'amuser à parler sur la justice qu'à faire des débauches (276 E), soient des raisons suffisantes, quoi qu'en pense Ldtoslawski (op. cit. 331) de proclamer la République antérieure au Phèdre. De même ce passage du Phèdre (248 B), il est dit que l'opinion est le seul mode de connais- sance accessible à l'âme déchue du monde idéal, ne me paraît pas rap- peler avec une évidence irrésistible (Teichmueller Lit. Fehd. I, 80 sq. ; Raeder 249) le morceau de la fin du V" livre de la République, dans lequel est déterminée la nature de l'opinion (476 D-478 E ; cf. VH, 534 A). On pourrait alléguer avec autant de vraisemblance que ce passage du Phèdre suppose le Ménon ou le Théétète, ou bien encore dire du Banquet lui-même (201 E-202 A, 203 E), aussi bien que du Phèdre, qu'il suppose les développements mentionnés de la République (voir plus bas § 158), 101. Sur la question, cf. Raeder 173 sq., 239-241, 252 sq.

LF iMn>nnE suppose la république 5^3

noii^ Iroin idiis une ikmim'IIc ('\|»(>siliiin myllii(|m' de la iiiriiic lliciuit''.* h.iiis le livre l\, r>iS<S (]-K, IM;il(iii s'csl <Mi l'Iïcl (le ii(»ii\ (Mil sei-\ i du uiyllie pour l'epi-t'-sentcr la Iriparli- lion (le lAuie, (|u'il coiniiaïc h rasseiiil)lag:e d'un lioinuie, d'un lion el d'un uionsli'e à |dusieui's tetos. Ce retour au syndiole est poui' la llit''(uie de Sculiiikismacuki; une redoii- laltie pierre djudioppeinenl et, de nuMue, pour llivitotlièso de i'aiilériorité du l^hcdrr : on coniiu'endrait mal que, ;»près avoir employé le symbole dans le Phèdre, puis expliqué ce symL)ole dans le l\ ' livre de la République , IMaton eût eu de nouveau recours au synd)ole daiïs le livre IX. Tout au con- traire, il est très naturel que, après avoir exposé la doctrine en question sous une l'orme scientifique, il cherche à la rendre sensible à ses lecteurs par des comparaisons et des images concrètes : celle du livre IX en est une, celle du Phèdre en est une autre.

Considérons maintenant les mythes eschatologiques de la République et du Phèdre : entre les uns et les autres, la res- semblance est remarquable; on pourrait même^"^ la trouver surprenante si l'on persistait à placer le Phèdre au début de la carrière de Platon et la République à la fin. Il semble au contraire que l'eschatologie du Phèdre (2i9 AB) serait bien obscure, si on ne la considérait comme un résumé, modifié dans quelques parties, de celle de la République (X, 615 A-C, 017 C-621 A) : comment pourrait-on comprendre, par exemple, sans la République (X,GI7D-618 B, 619 B-G20 D), ce que signifie l'union, dans le Phèdre (249 B), de y.Xrjpwatç et de aipsjtç. du tirage au sort et du choix (cf. Raeder loc. cit.)"!

Sur d'autres points, les développements du Phèdre sem- blent marquer un progrès par rapporta la République. Ainsi, bien que dans ce dernier ouvrage, il soit question d'un tôttoç voy)t6; (VI, 308 B-510 B, 516 A-C, 317 B) qui ressemble fort à l'OTiEpGupav'.cç TOTToç du Phèdre (247 A-C), il n'en pas moins vrai que, entre la vie des âmes séparées de leurs corps et ce vor-.hq ■zir.oç, aucune relation n'est établie. La région transcendante

102. Avec DiETERiCH Nekyia 116, ap. Raeder 256 sq.

84 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

OÙ, selon le mythe d'Er l'Arménien, les âmes qui ne sont pas reléguées dans la région souterraine sont appelées à vivre pour un temps, c'est le ciel astronomique, comprenant la sphère des fixes et les sphères de chaque planète (X, 614 G, D, E, 615 A, 616 B sqq.). Il n'en est plus ainsi dans le Phèilre : sans doute, les âmes ont encore dans le ciel droprement dit une part de leur existence, mais le lieu elles tendent et elles peuvent seulement trouver l'aliment qui leur est propre, c'est un lieu supra-céleste (247 A-E, 248 B, 248 D-249 A). Platon aurait-il renoncé à une conception qui, comme nous le verrons, s'accorde parfaitement avec sa théorie de l'Ame, et ne fîiut-il pas y voir plutôt une expression plus complète des exigences de cette théorie ?

On a fait voir encore *°^ que la hiérarchie des âmes, qu'on trouve dans le Phèdre (248 DE), serait par certains de ses traits incompréhensible, si on ne se reportait à la Répu- blique : ainsi la place assignée, sans justification, au tyran, s'explique par les preuves données Républ. IX, 587 B-588 E; l'assimilation établie entre les poètes et les imitateurs ne se comprend que si on se rappelle les développements du X'' livre de la République (()03 B-608 B) : dans le Banquet au contraire (205 BC), la poésie était création. Dans l'hypo- thèse qui place le Phèdre avant le Banquet et avant la Répu- blique, la relation de ces idées serait inintelligible et sup- poserait dans l'esprit de Platon une singulière inconsistance. Pareillement, on ne peut croire, pour la même raison, que la liaison établie dans la République (IX, 572 E-573 G; cf. 571 B) entre la formation de l'homme tyrannique et la pré- dominance, en lui, de l'amour, identifié à l'ivresse et à la folie soit postérieure au Phèdre : dans ce dialogue, en eiTet, une conception tout à fait analogue fait le foiui du premier discours de Socrate (238 A -G); mais cette conception est vi- goureusement combattue; et i-éfutée, d'un point de vue plus élevé, dans le second discours (241 A-D, 215 B, 2i0 D; cf. 265 A-G, 266 AB). Si donc le Phèdre a précédé la République,

103. LuTOSLAwsKi, 331 et n. 234; Raedkr 256, 1.

PARENTÉ DU PMh'lDRE AVEC LE TIMÉE ET I-KS LOIS 85

il f;iU(lr;i cioiii' (|iit' IMalon, apirs avoir pris soin, dans le |)i'('- inicr (iialonuc, de (it'saxoniM' celle concepliou avec mu^ solen- nité si^îiiilicalive, y sérail ensnile revenu, sans jn^cr pourlani niile (le jusliliei- en rien ce clian^'enienl île vues! fcl'. |{Ai;nKU tï\)) Kn resunu', il senilile liien cpie la /{epiiùiù/ufi, posté- rieure an HaïKjitft, esl anli'rienre elle-niènie an Plirdre.

^ 94. On peni IroiiNcr d'anlres ar^innenls- dans l'élndt; (les rapports qui existent entre le Phèdre, d'une part et, d'autre p;irt, le Timée et les Lois. La preuve de l'imniortalitc d(; lànie j)ar le mouvement {Phèdre 24;") C-2iG A) est seule retenue dans les Lois et elle y est présentée de la même ma- nière que dans le Phèdre {Lois X, SOI E-Si)."'. C, 89(; AH). Xous ne pouvons entrer dans le détail de la question, sur laquelle d'ailleurs nous aurons à revenir à propos du Phédon (cf. § 163 s. in.) Remarquons cependant à quelles étranges cons(''(piences le rapprochement signalé nous conduisit dans l'hypothèse le Phèdre serait antérieur au Phédon et à la République : les preuves du Phédon, qui sont rappelées dans la République (X, 01 I H), et qui y sont complétées par une preuve nouvelle (G08 D-Gll Bj, seraient abandonnées pour revenir à une preuve unique bien antérieure, alors que cette preuve aurait été elle-même négligée dans toutes les démon- strations qui lui seraient postérieures. Sur ce point encore, la tluctuation constante serait donc la loi de la pensée de Platon. De plus, n'est-il pas étrange que cette preuve ancienne se trouve justement d'accord, par son caractère physique, avec les tendances qui se développent dans le Timée, dont le dialogue des Lois, qui la reprend, n'est sans doute pas très éloigné? Au surplus, les analogies du Phèdre avec le Timée sont nombreuses et remarquables : nous en mettrons plu- sieurs en lumière en parlant des rapports du Phèdre avec le Phédon et dans notre interprétation de la théorie de l'amour '"^ Il suffira, pour le moment, d'appeler l'attention sur un curieux passage du Phèdre (209 E-270 C), qui, en dépit

104. Voir § 128 el 129, § 130, § 137 et surtout 138, §163 s. m.; cf. Ldtoslaavskt 332-335.

86 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

d'une ironie apparente, me paraît devoir être considéré comme très sérieux. Platon y affirme la nécessité d'une étude de la Nature universelle (x^ç 100 oXou ©ucrswç) pour con- naître la nature de l'âme, comme pour connaître la nature du corps : sans cette étude, il n'y a pas d'art digne de ce nom. Une telle affirmation, si elle ne suppose pas le Timée, ce que je n'oserais à vrai dire conjecturer dès à présent (cf. § \OQfin et 107 fin), semble du moins en être l'annonce presque immé- diate; je n'insiste pas, il n'y aurait pas d'intérêt pour notre sujet à tenter d'élucider complètement ce problème. J'ajou- terai seulement que nous aurons encore l'occasion un peu plus tard de signaler d'autres points de contact du Phèdre avec les Lois (cf. § 95, p. 89 sq.) et même d'apercevoir (cf. § 163 s. med.) certains rapports entre le PAèâfré" et la dernière philosophie de Platon telle qu'Aristote nous l'a fait connaître.

§ 95. Mais ce n'est pas seulement l'étude de la Physique qui est ainsi reconnue indispensable dans le Phèdre, c'est aussi l'étude de la Dialectique. S'il y a en effet une circon- stance qui soit propre à faire croire que le Phèdre est un des derniers dialogues de Platon, postérieur tout au moins à la République , c'est bien la façon dont il y est parlé de la mé- thode dialectique (265 0-266 G; cf. 272 D, 276 E). On allè- gue sans doute que la Dialectique n'y est encore envisagée que comme un procédé purement logique et tout formel, bien différent de la méthode àw Sophiste-, que les procédés de la méthode dialectique y sont présentés avec une solen- nité remarquable, et comme le fruit d'une récente découverte (265 CD); que le nom même de dialecticien y est employé (2()6 G) comme un terme nouveau, et dont l'usage pourrait être contesté, tandis que, dans Y Euthydème (290 G), Platon s'en sert sans aucune explication, et, dans le Cratyle (390 G) en paraissant se référer à une explication déjà donnée **''*.

Mais, ni dans \ Euthydème, ni dans le Cratyle le mot n'est employé avec le sens particulier qu'il a ici : dans le pre-

105. Zeller op. cit. 537-539, n. 2 et 3 de la p. 538; cf. 526. Ukberwilg

Vntera. 278.

I.A MKlIKthK niALKCTKjDK DANS LE FIIKDUR 87

micr (le CCS (li;(l(),i,Mics, le (|i;ilc(iicicn, c'est celui (|iii sail (irer |);iiti des l'ccluMches {\c I iiiil liiin'l icicii ou du géomotro; dans la second, c'i'st, en un sens |»i'es(|ue sociali(|iie, par suite d(''jà l'oniui, celui (jui sail inleri'o.^er et n'pondi-e (cr. ilDcS I)). D'au- tre pai'l, il est faux tpie chose cl nom soient présentés dans le Phî'dre conune des nc)uve;uilés. En ce qui concerne le nom, IMalon se horne à dire (ju'il ignore s'il a raison d'appeler dialecticiens ceux qui usent du procédé dont il a parlé, mais (pie, jusquà présent (^i-^xp' 'coùoe), il les nomme ainsi (206 BC) : cela ne veut-il pas dire qu'il s'est déjà servi du même mot dans le même sens? Or, s'il y a uh ouvrage aucjuel puisse s'appli- (piei- une telle référence, c'est bien la République le mot {( dialectique » est employé pour décrire une opération tout à fait semblable à celle dont nous parle le Phèdre : cette opéra- tion consiste en effet à découvrir d'abord, en partant de la multiplicité sensible, une notion générale, objet de la défini- tion, j)rincipe ferme (àvuTziOe-ov) qui pourra servir de base à la démonstration ; puis, partant de là, à déduire toutes les con- séquences de ce principe au moyen d'une méthode purement logique, qui ne tient compte que de l'essence et qui, par con- séquent, développe tout ce que l'essence comprend en elle {Rép. VI, 509 D 511 C; YIl, 531 D-534 E). Il me paraît bien difficile de nier l'étroite parenté de cette méthode avec celle du Phèdre, et, d'autre part, l'indication dans ce dialogue d'un emploi antérieur du mot « dialectique » pour désigner les procédés en question prouve suffisamment que ce n'est pas la description de la République qui est la deuxième. Si l'on prétend, à vrai dire, que la description du Phèdre est annon- cée comme relative à une récente et merveilleuse découverte, c'est qu'on force singulièrement le sens de la formule par laquelle elle est introduite : Socrate dit simplement que la question vraiment importante, c'est la question de méthode, et il se félicite que les hasards de son entretien avec Phèdre, entretien dont l'objet primitif n'offre plus désormais qu'un intérêt secondaire, l'aient conduit à se servir des deux procé- dés dont il va maintenant parler (cf. § 69, n. 37 et n. 38). Ce n'est pas à dire pourtant qu'il n'y ait dans la méthode

88 LE PROBLÈiME CHRONOLOGIQUE

du Phèdre quelque chose de plus que dans celle de la Répu- blique : cette dernière en efïet ne contient pas l'idée d'une division du concept en désarticulations naturelles. On a voulu, il est vrai, la trouver dans le Cratyle (387 A) '''^ Mais le sens de la proposition mentionnée est absolument général : l'ac- tion de couper doit être accomplie ainsi qu'il convient à la nature de la chose qu'il s'agit de couper et à la nature de cette action même, comme aussi l'action de brûler et de même enfin, par assimilation, l'action de parler. Si Ton cherche le principe de la méthode de division, ce serait d'ail- leurs plus loin encore que dans le Cratyle qu'on le rencon- trerait; il est, semble-t-il, déjà dans cet axiome du Protagoras (332 CD), que chaque contraire a un contraire et un seul "'^. Au surplus la nécessité même de la division du concept est impliquée par la description que donne la République du se- cond procédé de la méthode dialectique : dire qu'il consiste à développer l'Idée et à découvrir, progressivement, par ce moyen toutes les Idées qui se subordonnent à l'Idée qui a été prise pour principe (voir en particulier VI, 511 BC), c'est dire qu'il faut procéder à une analyse rationnelle de l'essence, grâce à laquelle on pourra ensuite la diviser en toutes les espèces qu'elle comporte naturellement. Mais, dans le Phè- dre, du moins, l'opération dont il s'agit est caractérisée ex- pressément comme une méthode de division rationnelle et, par même, naturelle.

Or cette méthode tient justement la plus grande place dans les grands dialogues dialectiques, que presque tout le monde s'accorde aujourd'hui à placer à la fin de la carrière littéraire de Platon : Sophiste, Politique et Philèbe. Il est impossible, quand on considère les expressions par lesquelles Platon dé- crit dans le Phèdre la division du délire, de ne pas penser aux célèbres divisions du Sophiste, division de Pldée d'art qui conduit à l'Idée de pêche à la ligne (218 E-22I C), divisions successives de l'Idée d'art en général (221 C-226 A, 235

106. Cf. RoDiER Évolution de la dial. de Platon Ann. phil. XVI 1905, p. 57 ,

107. Cf. Prantl Gesch. d. Log. I, 82, n. 78.

I.A MKIIIitDK DIALECTIQUE DANS LE PHÈDRE 89

C-23(i("-. HV.\ A à la iin) on, plus pailiciiliriTinciil. de lldi'-c (l'arl (le Irii'r [l'ICt H-Î'M H), (|iii alioiilisscnl, si l'on pirnd toujours sur la droite (conii». Soph. 2(;'i 10 avec Phèdre 1(\(] \) i\ l'Mi'tMlo sophistique; la (h'Iinitiou (pii y est donnée de la Dialeetique {^2:^'^ \W.) i'a[)pelle très exactement non seulement le passai^i' déjà eilé du Phèdre, mais d'autres encore. 270 I), tlW hK, 277 l> (cf. 2'tO l)C). Des remarcpies analogues s'ap- plicpiei'ait'iil an Politique : l'importance de la méthode de division. It>s erreurs auxtpielles elle est exposée (comp. Phèdre 2G.i H *-. fin. avec Polit. 278 I) s. in.) y sont encore mieux mis en relief (285 A-C, 286 D-287 A, cf.' 262 A-264 B); les exemples sont plus noml)reux encore que dans le Sophiste et plus variés (2:18 B-268 I); 275 C-277 A; 279 A-284 B [l'art de tisser]; 287 B-305 E); enfin la division rationnelle y est comparée, comme dans le Phèdre, avec la division des mem- bres d'un corps vivant (287 C). La concordance de la con- ception que le Phitèbe (16 C-17 A) nous donne de la Dialec- tique avec celle du Phèdre (cf. 277 B), comme avec les précé- dentes, n'est pas moins remarquable : elle les rappelle très fidèlement, tout en les précisant, et la solennité du ton n'est pas moindre, bien loin de là, dans le Philèbe (16 C) que dans le Phèdre (266 B); en conclurait-on que, lorsqu'il écrivit le Philèbe, Platon venait d'inventer la Dialectique? Ainsi la pa- renté du Phèdre avec le Sophiste, le Politique et le Philèbe paraît établie; ce résultat doit nous suffire, et, aussi bien que plus haut à propos des rapports du Phèdre avec le Timée, il est inutile de poursuivre une plus grande précision et de chercher à déterminer plus exactement, de ce point de vue, l'âge relatif du Phèdre. Rappelons seulement, pour iinir, le rapprochement déjà signalé 69. p. 46) entre les formules du Phèdre au sujet de la Dialectique et celles que l'on trouve dans le XII^^ livre des Lois, 963 A, C-964 A, 965 BC, 966 A. L'idée d'une première opération ramenant à l'unité du con- cept la multiplicité des faits, puis d'une seconde, déterminant les différentes espèces et les subordonnant à f unité primitive dans une synthèse hiérarchisée, sont exactement marqués les intermédiaires qui lient l'unité à la multiplicité, cette

90 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

idée est exprimée, dans les passages auxquels nous faisons allusion, brièvement, mais avec une grande netteté'"*.

§ 96. En résumé, le Phèdre nous apparaît comme un dialogue non seulement postérieur au Banquet, mais même voisin des derniers dialogues de Platon. A la vérité, en outre des raisons que j'ai données pour le prouver, on en a allé- gué un grand nombre d'autres, que j'ai cru devoir laisser de côté comme peu décisives. Il convient donc sans doute d'ex- pliquer maintenant, le plus brièvement possible, pour quels motifs il n'a pas été tenu compte de quelques-unes d'entre elles relativement aux rapports du Phèdre et du Banquet, auxquelles cependant les partisans de la théorie que j'ai adoptée accordent une grande valeur.

Je mentionnerai tout d'abord ces allusions au Banquet, qu'on prétend apercevoir dans le Phèdre. Les plus notables ont été signalées au cours de l'analyse du Phèdre dans le chapitre précédent. Il faut signaler en même temps l'intéres- sante conjecture de Teichmueller '^^ d'après laquelle l'Ero- ticos de Lysias, au début du Phèdre, aurait été une critique du discours de Pausanias dans le Banquet : ainsi s'explique- rait l'ironie particulièrement mordante avec laquelle cet échantillon de la rhétorique non philosophique est, à son tour, critiqué par Platon. Mais, en premier lieu, le discours en question est-il vraiment de Lysias ''°? A cet égard, l'incer-

108. 965 BG : (ao ij-Ôvov ocïv upôç -rà ■noXXà (SâsticIV ouvaxciv etvai, Tipbç to £V èueîyeffôat yvwvaî zz xa\ yvôvra Tipô; èxeîvo ffu VTâÇadôat Ttâv-ra ^uvopwvra Ttpbç (Asav tSIav ex tcov TioXXiov y.ai àvopioiwv Suvatôv etvat pXéitstv... 966 A :

il ne faut pas se contenter de savoir ti6).a' ecttiv... É'xaffTov..., mais il faut encore être en état de dire, en outre, ôttojî h te xat oTtr,... Sur l'antériorité de la conception de la Dialectique dans Rep. par rapport au Phèdre, cf. Teichmueller LU. Fehd. I, 81, Raeder op. cit. 261. Sur la théorie de la Dialectique, Rodier art. cit. Ann. philos. XVI, 1905, 55-59; Brochard Les « Lois » de Platon et la Théorie des Idées Ann. philos. XIII, 1902, p. 10.

109. Liter. Fehden II, 272 sq. et la note **, cf. 22 sq.

110. C'est, par exemple, l'opinion de Ueberwkg {Unters. 262 sq.), d'EcGER {Observations sur CEroticos inséré sous le nom de Lysias etc. Ann. des études gr. 1871), de Bonitz {Plat. Stud.-, 254), de Gomperz {Pens. de la Gr. tr. fr. Il, 430) etc. Blass, qui l'avait adoptée (Att. Bereds.

AUTRES RAISONS PEU PROBANTES 91

litiidc csl l'vlrrmc. D'iiiitic pai'l, |)i>iii(nioi l'I.iloii .iiir.iil il jii^M' iK'crss.iiic (If piriidi'f la (Ic'lciisc ilii discours de l'aiisa- nias, |)iiist|iif ce discmiis r('|)i(''sriilv, diuis son Banquet, une (ioi-lriiic iiH'orrtH'lc cl (|uil ridule lui-nicuic? EuPim les prc- Icnducs allusi(»ns au Banquet (jue rciirciinciail l'I'jolicos de l.ysias uian(|ucnl lolalcnienl d'évidence. Troj) st)uvenl, d'ail- leui's, il en esl ainsi poin- les diverses l'élerences au Banquet (lu'on croit IroiiNcr dans le Phèdre : ce sont des ressem- blances, parfois purenienl extérieures, qu'on interprète au gré de son désir td qui peuvent signitier l'antériorité du Phèdre sur le Banquet, tout aussi bien que l'inverse.

On en pourrait dire à |)eu près aut;uit de certaines preuves fondées sur la conqta raison du contenu doctrinal des deux dialogues : elles se fondent soit sur une hypotbèse particu- lière relativement au sens et à l'évolution de la philosophie platonicienne, soit sur l'hypothèse même de l'antériorité du Phèdre, de telle sorte que ce sont de simples cercles vicieux. Ainsi, par exemple," on r^.marque, non sans raison du reste, que dans le Banquet l'Amour est l'image de l'âme qui lie le monde sensible au monde intelligible. Mais, ajoute-t-on, il faut en outre que, par sa nature, elle soit vraiment quelque chose d'intermédiaire : d'où la théorie des trois parties de l'àme dans le Phèdre (Couturat art. cit. p. 151 sq.). Or il semble bien que, si on ne partait de cette hypothèse que le Phèdre est antérieur au Banquet, on pourrait soutenir avec tout autant de vraisemblance que la doctrine de l'àme tri- partite a conduit Platon à donner à l'Amour le rôle d'un intermédiaire. Dans d'autres cas, comme je l'ai indiqué plus haut, on s'appuie pour établir la postériorité du Phèdre sur une conception du Platonisme qui aurait elle-même bien besoin d'être prouvée. On admet l'existence d'un « Plato- nisme moyen », dans lequel les Idées, au lieu d'être des réa- lités auxquelles les choses participent, ce qui serait le point de vue du Banquet, ne seraient plus que des universaux dont

r, 416 sqq.), a ensuite changé d'avis (Hermès XXXVI, 580 sq.), et, de même, A. Croiset {Litt. gr. IV, 435 sq.) tient pour la négative.

92 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

les choses sont des imitations. Or ce point de vue logique serait très apparent dans le Phèdre. Cependant, comme on ne peut hier que, dans ce dialogue, les Idées soient représen- tées comme possédant une réalité objective (par ex. 247 CE, 250 B-D), on se tire d'embarras au moyen du subterfuge ordinaire : ce sont des assertions mythiques qu'il convient de traduire, et certes Lutoslawski, dont on reconnaît ici les conceptions, a fait preuve dans ce travail d'une merveilleuse ingéniosité (337-339, 340; cf. 359). En vérité, c'est une façon trop simple de justifier son parti-pris et d'esquiver les dif- ficultés. Au reste,, on retrouve, dans le cas qui nous occupe, des exemples de cette belle indépendance à l'égard des textes, qu'on a si justement reprochée à Lutoslawski. Pour lui, le Phèdre développe des vues antérieures : ainsi, dit-il (p. 331), dans le Banquet la Beauté était la plus haute des Idées ; dans \e Phèdre (247 D), ce n'est plus qu'une Idée entre beaucoup d'autres (ce qui doit prouver, sans doute aussi, la prédomi- nance du point de vue logique de la classification des con- cepts), dont la première est désormais la Justice. Or, en ce qui concerne le Banquet, il semble bien qu'il y ait ici une erreur d'interprétation : Platon ne dit pas du tout (210 E- 212 A) que l'Idée du Beau soit l'Idée la plus haute; il dit seu- lement qu'elle est au-dessus des beautés particulières et sen- sibles. D'autre part, le Phèdre ne dit pas que la Justice soit la première des Idées; il la nomme seulement la première et, s'il en est une dont on nous dise assez explicitement qu'elle est au-dessus de la Beauté, ce n'est pas la Justice, c'est la Sagesse, çpov^aiç (250 D).

Toutefois, il n'y a pas de preuve à laquelle on ait accordé plus d'importance qu'à celle qui se tire de la façon dont il est parlé des poètes dans le Banquet et dans le Phèdre : Luto- slawski (330 sq., 356; cf. 338, 351), Gomperz (443),BAEDEn (107) l'ont développée avec une insistance particulière. « Ce qui nous inspire, écrit (jOMI'erz, une absolue méfiance pour cette conclusion traditionnelle [que \e Banquet cslphis récent que le Phèdre], c'est la considération que voici. Dans un passage... au Symposion [209 A, CD] Platon élève ses regards

AUTRES RAISONS l'KU IMUlUANTES 93

;i\rc lilif ;Hliiiir;(lii)li i|ii(' licii n';! ciicoi'c cill.iliicc vers les ^l'aiuls portes cl les grands h'i^islalciii's, les lloiiirir cl les Hésiode, les l.ycnr^iic cl IcsSolon, doiil la gloire le fascine et (|iie le liiil su|trèiiic de son ainliilion sendilc cli'c^ d'égaler un join'. \Vrs la fin du Phnirc, au conlraire [::!7S ('d>|, il déclare la ^iieri'c à la c(>ui[)(>sili(»n lilh'raii-e en ^(■nt'ral, cl conl(Mn|ilede la liaulem- (|u'il a alleinle les auteurs de poèuics l't de h'i^islaliiuis, pai'nii lestpicls il nonnnc^ cxpi'cssiMnenl llonicre et Solon. » (Tmil. Au^'. Ueyinond, p. \\'.\). Ailleurs (248 E). il met les poètes au sixième ran^' dans la hiérarchie des âmes, au-dessous dos financiers, des négociants, des athlètes, des médecins, juste a\ant les artisans et les labou- reurs, au-dessous desquels ne se trouvent plus que les so})histes et les tyrans.

Nous avons vu précédemment 93, p. <Si) dans quelle mesure l'opinion qui s'exprime dans le PAèâfre relativement aux poètes peut être un indice quant à la position de notre dialogue. Mais il ne semble pas qu'on puisse rien induire qui soit probant de la comparaison des déclarations du Banquet et du Phèdre sur la question dont il s'agit. Tout d'abord, en elTet, il n'est pas exact que l'admiration de Platon pour les poètes et pour les législateurs fût encore intacte, lorsqu'il écrivait le Banquet. Dans le Gorgias, dont nul, je crois, ne conteste l'antériorité par rapport au Banquet, nous trouvons une condamnation très sévère (501 E-502 D) du dithyrambe et de la tragédie. Or les raisons pour lesquelles Platon con- damne ces formes de poésie, à savoir qu'elles visent seule- ment à charnier les auditeurs, non à les rendre meilleurs, et ne sont que flatterie, ces raisons s'appliquent en somme à toute poésie; car toute poésie cherche, de même, à plaire au peuple, si bien que l'on en vient à cette formule : Br^ixvjYspix â'pa t(ç è(7T'.v •/) 7:c'.r,-'.r/î. Cette déclamation pour le peuple a tous les défauts de celle des rhéteurs. Mais, d'autre part, cette appréciation sur les poètes se rapporte à un jugement tout à fait analogue en ce qui concerne les législateurs; la flatterie a changé subrepticement leur art en une rhétorique sophistique, comme elle a substitué à la gymnastique l'art de

y4 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

la toilette et de la parure {Gorg. 464 B-465 C). Sans doute il y a de bons et de mauvais législateurs, comme il y a de bons et de mauvais orateurs : les mauvais, ce sont ceux que guide le désir de flatter et non de rendre meilleur; les bons, ce sont ceux qui n'ont en vue que la justice (principalement 502 E- 503 B, DE; 50i DE; 516 B-517 A; 521 A; 527 G). De même en doit-il être pour les poètes, dont la fonction est susceptible, également, d'être bien ou mal comprise. Il n'y a donc en somme, dans l'attitude du Phèdre à l'égard des poètes et des législateurs rien qui soit nouveau, et, par conséquent, sur ce point encore, l'opinion en question est très contestable : l'idée que les législateurs, les orateurs et les poètes ne méri- tent d'être estimés qu'à la condition de savoir en quoi con- siste la vérité et d'être, en un mot, philosophes (278 B-E), c'est l'idée même du Gorgias. Dans le même sens, les Lois montreront plus tard que les poètes et tous les autres écri- vains doivent être soumis à l'autorité et au contrôle du légis- lateur philosophe (IX, 858 C-859 A). Par conséquent, il ne faut pas dire, semble-t-il, que la sévérité de Platon à l'égard de la poésie et de la législation traditionnelles soit un des caractères distinctifs des derniers dialogues; les raisons par- ticulières qui lui servent à la justifier ont pu se transformer (par exemple, en ce qui concerne l'idée d'imitation), mais le motif général reste le même, d'un bout à l'autre de l'œuvre de Platon : toute poésie, toute rhétorique, toute politique sont condamnables, dont l'objet n'est pas la vérité et la jus- tice. — Mais pourquoi, dira-t-on, cette sévérité ne se mani- feste-t-elle pas dans le Banqueta C'est un fait qu'il est impossible de contester. Sans doute; mais il faut bien prendre garde à ce qu'imposait l'affabulation même du dia- logue : au milieu de cette fête joyeuse donnée par un poète en l'honneur d'un de ses succès, dans cette sorte de concours d'éloges qu'on peut, au sens le plus large du mot, appeler poétiqu(?s, Socrate ne serait-il pas mal venu à faire ouverte- ment la leçon aux poètes et à payer de la sorte les affectueux égards que lui témoigne son hôte, le poète Agathon (175 G- E, cf. 174 E-175 Gj? Platon n'eut pas commis cette faute de

F.A TiiiiSE i)K i;anti:iji()hitk nu phkdue 95

H'oùl. (le le l.iiic |t,ti'lcr (111111' l'aron si coiil r.iirc aux Nraiscin- lilaiicos '". llcla ne rciiiix'clic pas d'aillrtirs de dire à peu |irrs les mtMiics choses (|ii(' dans le (Jorf/io^ on dans le l'hrdre, mais rn de (oui aiilrcs Icriiics. Il l'rinl radiniralioii |)oiii' Joiis ces dist'DUi's inspirés de la rlu''k)ri(pie à la mode, inipré^nés (1rs loi;()ns lies poMos et dos sophistes; il i-c^i'cllc d'avoir |)roniis de faire un élo^e de rAnionr. il ne savait pas ce ipie c'était ipriin t'Ioi^c. il croyait ipiil n'y a\aii d'aiiti'e rèi^Ie (jne de dire la véritt»; il se sent incapahie de rivaliser d'élo- cpience avec ceux (jui l'ont préct'dé, il l'aiit donc (ju'on lui peimelte de {)arlerà sa manière (I9S \\- 191) B). En résmiK'. il y a, en ce qui concerne les poètes, et aussi en ce qui concerne les législateurs, une [)arfaite unité dans la pensée de Platon et le Phèdre ne marque, à cet égard, aucvui chaiigenient pro- fond ni par rapport au Gorgias, ni même, en dépit des appa- rtMiC(N, par rapport au Banquet.

% 97. Après avoir ainsi reconnu la faiblesse de certains des arguments allégués en faveur de la postériorité du Phèdre, il sera naturel d'examiner la doctrine de ceux qui

111. Bien que, (^lans le Banquet, il y ail, au tond, uno polémique très réelle, comme l'a si bien montré M. Brochard [Sur le Banquet de Platon Année philos. XVII, 1906, 2, 7-15, 27 sq.), il n'en est pas moins vrai que cette polémique ne se manifeste pas dans la conversation même des convives. Ainsi, par exemple, Socrate discute bien contre Agathon, mais il le fait avec mille ménagements, en le louant du plan de son discours (199 C), en adoptant même ce plan pour rapporter sa conversation avec Diotime (201 DE, 204 C sq.), en prenant soin d'affirmer que le débat n'est pas entre Socrate et Agathon, car il serait bien facile de répondre à Socrate, mais que c'est à la Vérité qu'il est impossible de tenir tête (201 CD). Le désir de ne pas heurter le sentiment d'autrui est si évi- demment lié à la pensée constructive du dialogue que le personnage de Diotime semble avoir été imaginé uniquement pour permettre à Socrate de ménager la susceptibilité de son hôte et de ses compagnons de table, en ayant l'air de se réfuter lui-même : il disait à la prêtresse de Mantinée les mêmes choses qu'a dites tout à l'heure Agathon, voici ce qu'elle lui répondait ... (201 E, cf. 212 B). Au reste, Platon ne veut pas que nous soyons dupes ce cet artifice, puisqu'Aristophane réclame (212 C) contie une allusion que Socrate a faite à son discours (205 DE), dans celui-là même qu'il avait attribué à Diotime.

96 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

tiennent, au contraire, le Phèdre pour certainement antérieur au Banquet. Nous allons donc peser les raisons qu'ils appor- tent à leur tour.

Il n'y a pas lieu de s'arrêter bien long-uement à celles qui se fondent sur de prétendus renvois au Phèdre qui se trou- veraient dans le Banquet : nous avons vu plus haut, à pro- pos de la thèse opposée, combien précaires sont ces sortes de preuves, à moins que le renvoi ne soit formellement indi- qué, ou la référence précise et indiscutable. On ne fera pas, je pense, difficulté de reconnaître que tel n'est pas le cas, par exemple, pour le renvoi que plusieurs critiques *^^ ont pensé voir au Phèdre dans un passage du discours de Pausanias {Banq. 182 A). Il y est question des amants populaires dont les excès ont discrédité l'amour, au point de faire dire qu'il est honteux d'accorder ses faveurs à un amant. C'est, dit-on, une allusion au discours de Lysias dans le Phèdre. Mais est- il besoin de remarquer à quel point l'allusion est incertaine? Le caractère essentiellement général de la proposition con- damnée par Pausanias est manifeste. Il y a d'ailleurs un bel exemple de l'indécision de tels arguments : ils passent en quelque sorte d'un camp dans l'autre et nous avons vu tout à l'heure 96, p. 90) Teichmueller utiliser précisé- ment, au contraire, l'Éroticos de Lysias pour prouver, par des renvois au discours de Pausanias, l'antériorité du Ban- quet sur le Phèdre. Il en va de même pour ces passages du Banquet (177 D, 193 E, 198 D, 201 D, 212 B) Socrate dé- clare qu'il ne sait rien d'autre que l'amour : on a voulu y voir des renvois à Phèdre 221 C, 257 A. Mais l'inverse n'est pas moins plausible et, d'ailleurs, la même idée était déjà dans le Li/sis (204 BC), et elle s'y trouve, comme ailleurs, parce que c'était une des plaisanteries familières de Socrate {Me?nor. Il, 6, 28).

§ 98. Un des principaux arguments de la plupart des partisans de l'antériorité du Phèdre se fonde sur un passage

112. AsT Platon Leben und Schr. 311 ; Stallbaum Proleg. ad Syinp. LXV [ap. Grain op. cit. 15|; Schleiermacher, ap. Hettig Symp. 135.

UAl»l'(mïS D'ISOCRAÏE KT 1)K l'LATON 97

(If ce dialogue, aii(|ii('l nous a\ oiis di'-jà iihisiciirs lois l'ait allu- sion, et l'Ialoii loue riicui'cux uuUircI (risocrutcetexpriiiie les ('sp(''i'aiicos ciuVui (k'uI concevoir à son sujet (27(S K-îl\) 15) : u Isocrafe est encore jeune, mon clier IMièdre; ce que |touilanl je |)i"(''sa,i;-e de lui, je ncux le le dire... Il me paraît îivoir une trop lielle nature pour (pi'on |)uisse établir aucim rapjiort entre son (docpience et ccllo de Lysias, et, de plus, son caractère est l'ait d'une trop généreuse essence. Aussi n'y aurait-il rien de surprenant que, en avançant en âge, il l'em- portât dans le genre même d'éloquence auquel il s'applique niaint(Miant, au point de surpasser, comme des enfants, tous ceux qui se sont jamais occupés d'éloquence, et même"^ si cela ne lui suffisait pas, qu'il fût conduit vers quelque chose de plus grand par une impulsion vraiment divine; car la nature, mon cher, a mis dans l'esprit de cet homme une certaine philosophie ».

Quels sont, se demande-t-on les discours auxquels il est fait allusion dans ce passage et sur la foi desquels Platon se fait une si belle idée de l'avenir d'Isocrate? Ce ne peut être, comme l'ont voulu les partisans de la thèse opposée, le Pd- négyrique d'Athènes, qui se place entre 384 et 380 ^'"^ : aucun écrit antérieur d'Isocrate, disent-ils, n'eût mérité les éloges de Platon. Mais quelle raison avons-nous, réplique-ton, de supposer que le passage du Phèdre (267 AB), Platon attri- bue à Gorgias la définition de l'éloquence, comme un pouvoir de faire paraître grandes les choses petites, petites les grandes, nouvelles les anciennes etc., se rapporte non pas à Gorgias, mais à Isocrate, qui l'avait exposée {Paiieg. 8)"^?

113. SX'. Ts, vulgate. Peut-être conviendrait-il d'adopter la leçon si' t£, donnée par le Cod. Bodl. et confirmée par la traduction que Gicéron donne de ce morceau, Orator XIII, 41 : « aut in hoc orationum génère, cui nunc studet, ... aut, si contenlus his non fuerit ... ». Cf. Sdsemihl De Plat. Phaedro etc. p. xr, n. 21 et N. Platon. Forsch. I, p. 27, 32.

114. Pour la première date, A. Croiset op. cit. IV, 498; pour la seconde, WiL\MO\viTz-M0ELLEND0RFF AHstoteles und Athen II, 30, ap. Gomperz op. cit. 441, 1 [442].

115. Thompson 170, ap. Lutolawsri 347 sq.

7

98 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

Pourquoi, alors que les critiques adressées à Théodore, à Evénus, à Prodicus, à Polus, à Thrasymaque les concerne- raient en réalité, seules celles qui sont relatives à Tisias et à Gorgias cacheraient-elles une autre destination? Ne retrouve- t-on pas la même définition dans la bouche de Gorgias, dans le dialogue qui porte son nom (449 G), et qui est, certaine- ment, bien antérieur au Panégyrique^. Au reste Isocrate, après l'avoir exposée, ajoute que d'autres l'ont soutenue avant lui (-cajxa xepl wv sxôpoi TCpôxepov ei'pvjxxci). De plus, puisque Pla- ton condamne cette conception de l'éloquence, on ne voit pas comment le fait de l'avoir soutenue aurait pu valoir à Isocrate l'éloge spécial par lequel Platon, à la fin du dialogue, le met à part de ses rivaux. 11 est bien plus probable, au con- traire, qu'Isocrate, en reprenant une théorie que Platon a ouvertement critiquée, cherche à faire pièce à ce dernier***. Enfin, quand Isocrate écrivait le Panégyrique, il avait, au moins, cinquante-deux ans, peut-être cinquante-six. N'eût-il pas été absurde, de la part de Platon, fût-ce en mettant ces paroles dans la bouche de Socrate, de parler alors, et à plus forte raison un peu après, des espérances que lui fait conce- voir Isocrate, vécç à'xi, quand il sera plus âgé ? Il eût été con- traire à toute vraisemblance littéraire d'exprimer à propos d'un personnage vivant une solennelle prophétie, quand cette prophétie ne peut apparaître à celui qui l'énonce comme confirmée par la carrière antérieure de celui à qui elle s'applique. On ne peut donc, concluent les adversaires de la thèse que j'ai adoptée, considérer le Phèdre comme postérieur au Panégijrique d'Isocrate.

§ 99. Ce n'est pas à dire pourtant qu'il faille, selon eux, abandonner toute recherche analogue, tendant à expliquer le passage élogieux de la fin du Phèdre. Bien longtemps avant le Panégyrique , Isocrate avait écrit un discours contre les Sophistes, que l'on considère généralement comme le pro- gramme d'ouverture de son école de Rhétorique (cf. \V, 19.3) et que l'on s'accorde assez bien à placer entre 393 et 390 *'^

116. Cf. SusKMiHL N. Plat. Forsch. l, p. 'M sq. ; cf. 10.

117. 393/392 d'après Blass op. cit. IV, 17, 4 et Susemihl iV. P/. F. /,

KAIM'dllTS D'ISOCrtATK KV DK PLATON 09

Or, dans ri' iliscoiirs. se trouve un (Icvcloppcmcnl (!::} I^t IS), sur la iKMTssiU' de conipli'lcr par réludc cl rcxcrfici; les dis- positions nalurcllcs, (|ui rappelle de 1res près el jusque dans la foi'nir li*s icU'i's analogues l'xposées dans lu Phèdre (2()9 I), ni A), Mais quel est l'emprunteur? On n'hésite pas à décla- rer que c'est Isocrate, qui répond par une politesse à celle que Platon lui a faite dans le Phèdre. Gomment, au contraire, après le discours contre les Sophistes, se manifestaient, d'autre part, des divergences si graves entre son point de vue et celui d'ïsocrate, après l'ouverture d'une école oii était en- seignée la uKiuvaise rhétorique, Platon eût-il pu encore se faire des illusions sur ce qu'il avait à attendre d'ïsocrate? Sans doute, auparavant, Isocrate n'était qu'un logographe, comme Lysias; mais Platon pouvait avoir des raisons per- sonnelles de se montrer plus indulgent pour l'un que pour l'autre. Sa haine contre Lysias, dont les motifs sont pour nous obscurs, est incontestable : sans doute abhorrait-il en lui non seulement l'orateur familier, mais aussi le démocrate (cf. (io.MPEHZ op. cit. tr. fr. 11, 437). Il devait donc être disposé à flatter Isocrate, le rival de Lysias. D'autre part, on croit voir dans le début du discours d'ïsocrate contre les Sophistes (1-8) des attaques contre Antisthène : il y avait donc rivalité entre ces deux hommes (cf. Diog. L. VI, 15). Or Platon dé- teste Antisthène. Il y a pour lui, par conséquent, une nou- velle raison de témoigner sa sympathie à Isocrate ^'^ En ré-

p. 41, p. 24, n. 43; 392/390 d'après Zeller op. cit. II 1% 536, 2; 394, d'après Natorp Platos Phaedv. Philol. XLVIII 1889 ; un peu après 390, d'après Gomperz op. cit. tr. fr. 442.

118. Cf. Zeller II, 1*, 540, 1 avec référence à Usener die Abfassungsz. d. platon. Phaedr. 139 sqq. Signalons en passant l'hypothèse de R/veder op. cit. 249, d'après laquelle le premier discours de Socrate dans le Phèdre serait une critique des idées d' Antisthène sur l'Amour. Diog. L. VI, 15 sqq. rapporte qu'il avait composé un Èpwxtxô; et, d'après Clem. Alex. Strom. II, 20, 107, il disait qu' « il aurait tué Aphrodite s'il avait pu s'emparer d'elle ». De même Dceiluler Akademika 37 et K. Joël d. echte und xenophont. Sokr. II, 912 sq. (ap. Raeder 159, 2, 5) avaient considéré les théories de Socrate sur l'Amour comme une réponse à celles d'Anlisthène.

100 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

siimé, il faut que le Phèdre soit antérieur au •/.. twv aoœiaTwv d'Isocrate, car les éloges et les espérances de Platon n'ont plus ensuite aucune raison d'être. Ce fut précisément le discours en question, et l'ouverture consécutive de l'école de rhétorique qui dessillèrent les yeux de Platon au sujet d'Isocrate : celui-ci prenait nettement position contre ou, du moins, en face de l'École de Platon. Le philosophe ne s'y trompa pas et c'est la trace de ses désillusions, l'aban- don de ses espérances que nous trouvons sans doute dans VEuthydème (304 E-306 D, surtout 305 B-D, 306 G). Il y est question d'un personnage qui compose pour les autres d'ex- cellents plaidoyers, qui se croit supérieur aux politiques et aux philosophes, et qui pourtant, demi-politique et demi-phi- losophe, ne vaut ni les uns ni les autres. Or ce personnage pour l'orgueil duquel on devra se montrer indulgent, mais qu'il faut pourtant juger tel qu'il est, c'est précisément un homme qui est capable de prendre sérieusement l'enseigne- ment d'Euthydème et de Dionysodore pour la philosophie et de s'imaginer que, en décriant les philosophes, il répond aux attaques d'Euthydème et de ses partisans. Toutes ces allusions ne s'appliquent exactement qu'à Isocrate : Platon se reproche maintenant de l'avoir jugé dans le Phèdre mieux qu'il ne vaut, et il lui apprend que, s'il veut combattre iVntisthène (Euthydème), il ne doit pas s'imaginer qu'il réfute en même temps les théories de Platon "^ On sait au reste que l'animo- sité d'Isocrate contre Platon ne cessa dans la suite de se ma- nifester jusqu'après la mort du philosophe*-"^. Si le Phèdre est un des derniers dialogues, comment concilier les éloges qu'il contient à l'adresse d'Isocrate avec l'hostilité tenace d'Isocrate à l'égard de Platon et avec le fait que, du temps parut VEuthydème, Platon avait déjà cru devoir se défendre contre cette hostilité de son ancien ami?

§ 100. On ne saurait nier la solidité ni la richesse de

119. Voir Zeller II, 1^', 295 sq. [296, 2]; 301, 3; 477, 4; 478, 1; 531, 1; 536, 3; BOMTZ Fiat. Stud.' 125 sq., 129-131, 141 sq. ; Grotk 1, 560- 562; Blass IP, 31 sq.; Suskmihl N. PL F. 7 40 ; Natorp PL IdeenL 117 sq.

120. Cf. Zkllkr 536, 3 [537]; Blass 31, 35.

ISOCRATE, ALCIDAMAS ET PLATON 101

(•('(te ;iri;uiii(Mil.ili(m. dniil je n'ai |i(>iirl;ml. retenu que les uioyeiis li's plus esseiiliels. Kllc nie |)araîl eepcMidanl [((''cher di)ul»li'uii'iit |)ar la hase : elle admet, sans preuve sullisante, à propos des idées coiiinuiiies au v.x-x -uvt 70©'.7T(7)v ot au Phèdre, ipie c'est Isoerale (|ui est rem{)ruuteur; on second lieu, elle détermine insuflisamnuuït la vraie nature du mor- ceau relatif à Isocrate, à la lin du P/ièdrc

Qui nous assure en efïet, pour ce qui concerne le premier point, (jue le Phèdre ait été. comme on le veut, le modèle d'Isoerate dans cette partie de son discours? On ne le prouve que par une série successive de conjectures, dont la sédui- sante liaison ne peut équivaloir à une preuve véritable. D'ail- leurs d'autres vraisemblances ont conduit un bon nombre d'érudits, parmi lesquels Blass, Uererweg, Bergk, Sieiîeck, Zycha, Natorp, Go.mperz*-', à penser, tout au contraire, que Platon fut ici l'emprunteur. Interprétés différemment, les mômes renseignements servent à établir les deux thèses op- posées. Il n'est pas, à cet égard, d'exemple plus instructif que celui des rapprochements entre Platon, Isocrate et un autre écrivain que nous avons à dessein laissé de côté jusqu'à présent, Alcidamas. Celui-ci*-^ avait composé un discours : Tuepl T(ov -O'jç Ypa::-:cùç \ô^(o\iq vpaçsvxcDv, y) 7:£p: aootJ- Twv. Or nous y trouvons 22. 27, 2S. .3.; = 7, 10 des Orat. ait. de Didot) un éloge de l'improvisation par rapport aux discours écrits, qui ressemble d'une façon frappante à certains passages du Phèdre (276 A. DE, 275 CD, 277 E). D'autre part, il y a des rapports indéniables entre le y. a- à tôv (joç'.ttwv d'Isoerate et le -rrepl (joo'.a-iûv d' Alcidamas. Si nous en croyons Susemihl (iV. PI. F. I 14-23), le discours d' Alcida- mas serait une réponse au discours d'Isoerate, qui lui-même serait une attaque contre une liyyr, qu' Alcidamas aurait pu- bliée peu après l'apparition du Phèdre, et Isocrate aurait à son tour répliqué dans le Panégyrique (11 sqq.) : le pro- gramme d'école, contenu dans le •/,. t. (joa/taxwv n'aurait

121. Pour les références, voir ce dernier o^. cit. tr. fr. 441, 1 début.

122. Sur lequel, cf. Blass op. cit. \\\ 317 sqq. (323-331), 43 sq., 47.

102 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

pas semblé suffisamment orthodoxe à ceux qui, comme Alci- damas, pensaient avoir conservé la pure tradition de Gor- gias. Dans cette hypothèse, liée à celle de l'antériorité du Phèdre sur le discours d'Isocrate contre les Sophistes, ce serait donc Alcidamas qui aurait imité Platon *-^ Mais, d'un autre côté, nous voyons au contraire plusieurs érudits^-* soutenir l'antériorité du discours d'Alcidamas sur celui d'Isocrate et prouver, en même temps, que c'est Platon qui a repris à son compte la thèse d'Alcidamas : au reste, suivant sa coutume, il l'approfondit par sa conception du discours vivant qui fé- conde l'âme de l'élève, conception entièrement étrangère à la rhétorique purement technique d'Alcidamas. Comme, d'autre part, aucun écrit d'Isocrate, avant le Panégyrique n'eût été capable de justifier les paroles élogieuses du Phèdre (Teichmueller op. cit. 79), ni, encore bien moins, aucun écrit antérieur au xaTa twv aoçtaTwv (Raeder 271), il faudrait donc, de toute nécessité, admettre que la ressemblance si- gnalée entre le Phèdre et les discours d'Alcidamas et d'Iso- crate a sa source dans un emprunt fait par Platon à Isocrate, tout comme à Alcidamas. En somme, on le voit, la difficulté de trancher les questions d'antériorité laisse le champ libre à toutes les hypothèses : la controverse est sans issue, et, sur des bases aussi fragiles, il n'y a rien à fonder, ni pour un parti, ni pour l'autre.

§ 101. Ce dont il faut encore blâmer, avons-nous dit, ceux qui tirent des rapprochements avec Isocrate les induc- tions dont il s'agit, comme on en blâmerait d'ailleurs aussi leurs adversaires, c'est de n'avoir pas assez bien déterminé la nature du passage relatif à Isocrate à la fin du Phèdre. On répète presque partout que c'est un éloge. Est-ce bien certain? Ce n'est pas assez de dire avec Lutoslawski ou avecGoMPERz qu'il n'y a qu'une approbation conditionnelle, médiocre- ment flatteuse dans sa forme condescendante à l'égard de

123. Cf. GoMPKRz 44-2 et la fin de la note, avec référence aux travaux de Zycha.

124. Teichmcellkr {Lit. Fehd. I, 92-99) et Gercke (Hermès XXXII, 1897, p. 341 sqq., ap. Sdsemihl {loc. cit.); dans le même sens Raeder, 278.

L'ÉLOr.E DISOCRATE DANS LE PI^^DRE EST IRONIQUE 103

riuMiiint' {|uV'l.iil Isocr.ilc' -'. Il r.iiit alln- plus loin ci rccoii- nailcc (|iit\ ilaiis ce iiiorctMii, il ii y a pas (l'aitiirolialion ihi tout, mais liit'u au t'outrairo uiu' i-ailici'ic iiionlaulc cl ci'Ut'Ilc. Cette idc'c, déjà iiidiquée par Teichmuellem {op. cil. I, 72), a été dévoloppéo do la façon la plus infuénieusc par Kaedku'-*^ : jo ino siM'virai libromcMit do son arguniontation, sans m'as- Iroindro à on sui\ ro l'ordonnance et en la niodiliant lé^ère- luoitl sui' quelqnos points. Tout d'abord, qu'est-ce que Platon louo on Isooralo? Son lu'uroux naluiud {-y. -:%:, ©jtewç, cp'^csi) : il insiste sur ootto idée (cf. r.Os-. Ycvv./.wTÉpw y.e/.pasOa-.) ; ce qu'il espère pour lui, c'est une inspiration divine (opiJi,Y) ôsiôtepa). Or, pour Platon, le naturel et l'inspiration divine n'ont pas de valeur sans la philosophie, c'est une doctrine constante. A vrai dire, il y a bien en lui iine certaine philosophie (àve^--! XI? (p'.Xoffoçîa) ; c'est justement la sienne, car Isocrate décorait son arl du luuii do philosophie {Soph. 18, Paner/. 10); pauvre philosophie qui nosL fondée que sur le naturel! Certes le naturel est bien une des conditions requises pour devenir un orateur illustre; mais il y faut aussi la science et l'exercice (è-jT'a-ïitxriV Te v.x: i}.e)AzT,^ 2(j9 D) : louer Isocrate de posséder l'une seulement de ces trois conditions, c'est une façon malicieuse de -lui dire que, faute des deux autres, il n'est pas un orateur illustre, et la malice apparaît plus piquante encore, si l'on suppose que le y. a- à xwv acoia-wv est antérieur au Phèdre; car cette énumération des qualités de l'orateur parfait, c'est précisément Isocrate qui l'a formulée dans son discours (17- 18). Au surplus, Isocrate eût-il même, en outre du naturel, l'exercice {zohq Xoyouç oTç vuv i-iieipzi), le manque d'une seule des trois qualités nécessaires suffît pour rendre l'orateur im- parfait (269 D : OTO'J o' av kWiTTriq xoûxwv,. -rau-rv; à-i\-qq ecre-.). Or il semble bien qu'Isocrate n'ait pas la science : n'est-ce pas à lui en effet qu'il faut rapporter le morceau dans lequel Pla-

125. Lut. 346 sq., 348; Gomperz tr. fr. 439, 445, 1.

126. Cf. p. 274-278, avec référence aux suggestions antérieures de Geel Rh. Mus. VI, 1839, p, 11; de Bake Scholica hypomnem. III, p. 37, 46 sq. [1844]; de C. Ritter Unters. 133 sq. ; de Pfleiderer Sokrates, Plato und ihre Schùler p. 287.

104 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

ton, après avoir rappelé ce que la rhétorique des écoles doit à chacun de ses maîtres les plus renommés, définit la portée d'un tel enseignement (268 A-269 C)? Dans ce morceau, Platon montre que la rhétorique non philosophique n'est pas plus une science que ne le serait la médecine, si elle se con- tentait de savoir produire l'échauffement ou le refroidisse- ment, de savoir faire vomir ou faire évacuer; que ne le serait l'art de composer des tragédies, s'il consistait à savoir tirer en longueur un petit sujet, ou en rapetisser un grand etc. ; ou encore l'harmonie, si elle n'était autre chose que de savoir tirer d'une corde le son le plus aigu ou le son le plus grave : une telle rhétorique n'est pas la rhétorique, elle n'en est que les préliminaires et ce n'est pas enseigner la rhéto- rique que d'apprendre aux élèves une foule de détails et de les ahandonner à eux-mêmes quand il s'agit d'en tirer parti. Sans doute, ceci concerne hien en même temps tous ceux dont il a été question jusqu'à présent. Mais ce qui paraît prouver qu'il s'agit plus précisément d'Isocrate, c'est qu'il est question d'un homme qui apporterait en quelque sorte un programme de l'enseignement de la rhétorique, et, en outre, que cet homme est traité exactement de la même manière que celui sous lequel, dans VEuthydème, on a cru reconnaître le célèbre rhéteur (cf. § 99, p. 100) : il faut être indulgent pour ses ambitions {Euthyd. 306 G), recon- naître que ce qu'il sait est bien quelque chose de nécessaire, ne pas lui adresser d'injures, mais au contraire lui pardonner parce que, s'il n'a pas compris ce qu'est vraiment la rhéto- rique, et si, par suite, il trompe ceux à qui il promet de l'en- seigner, c'est seulement parce qu'il ignore la Dialectique et à cause de cette ignorance même {Phèdre 268 DE, 269 BC); c'est donc une ignorance involontaire, semble-t-il, et dont il faut le plaindre. Les expressions mêmes sont identiques '-''. Ainsi s'expliquerait-on fort bien la façon dont, à la fin du Phèdre, le prestigieux railleur se donne l'air de satisfaire

127. Euthyd. 306 C : (TUYYiyvw(7X£iv [aÈv ouv «ÙtoT; -/pYj tÎ); èin9u[Atai; xai jjiv) •/aAETiaivEtv... Phèdre 269 B : ypT) yaXeTcaivstv àXXà «yuyytyvwaxEiv...

L'ÉLOGE DISOCRATE DANS LE PIlftDHK EST lUONIQUE 105

l'iniioccnlf \;iiiil('' d'Isocralc par des cniiiitliiiiciils i|iii ne soiil, (lu'im pi'isillaur ciiii^lanl. Il a li'tmvr iiii iiioycii détourné de faire coiiiiirciidrt' à ses Icclciirs (lue c'étiiit iiicu di^ ce paiivi-c ('s|iril (|ii'il ('lait (|iiestion plus haut, et, ce (pi'il n'avait pas su faire dans V lùflht/dtbnr, de se UKxpit'i' de lui en le désignant par son non», loul en lui enlevant la possil)ilil(; de s'en laelitM'. Il faut reniai'cpier. en outre, que si l'hypothèse est juste, d'après la([uelle la conception de l'Amour exposée dans le Phèdre serait une réfutation déguisée des théories d'Anlisthène (cf. n. 118), dans les deux dialogues la polémique contre Isocrate serait liée à une polémique contre Antisthène. En résumé, ce ne serait donc pas seulement l'éloquence de Lysias qui serait visée dans le Phèdre, mais, tout autant, celle d'isocrate, en même temps que son enseignement. Après tout la qualification de logographe, dont on fait injure à Lysias [Phèdre 257 C) convient tout aussi bien à Isocrate qui. dans V Euthydème (30.") HC, cf. 289 D), en a été lui-même gratifié '-\ N'est-il pas singulier môme, comme Usener n'avait pas eu tort de l'observer (cf. § 85, p. 67), que Lysias soit traité de logographe dans un ouvrage c'est préci- sément un de ses discours épidictiques qui est critiqué ? On a d'ailleurs remarqué ^-^ que, à plusieurs reprises 272 G, 277 D, 278 C, Platon pense, en même temps qu'à Lysias, à un autre qu'il ne nomme pas : peut-être est-ce Isocrate, dont il se réservait d'introduire le nom (278 E) avec une brusque- rie très propre à relever l'attention. Quoi qu'il en soit de cette dernière supposition, sur laquelle je crois ne pas devoir insister, il n'en est pas moins très hautement probable que le morceau en question est entièrement ironique : Platon ne fonde aucun espoir sur l'éloquence, sur l'enseignement ni sur l'intelligence d'isocrate, et c'est pour faire rire à ses dé- pens qu'il feint de se faire à ce sujet des illusions pour

128. Il est bon de rappeler du re>te que, même après l'ouverture de son école, ses élèves étant au début fort peu nombreux, Isocrate composait encore des plaidoyers : le Trapéùtique est de 392/391, VEginétique de 390/389. Cf. BLASsir,209sq.,214sq., 17 sqq. ; Scsemihl ZV. P/. F. 7, 40 sq.

129. SiEBECK Unters. z. Philos, d. Gr.', 136, ap. Raeder 274.

106 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

l'avenir. Cette interprétation nous délivre d'une foule de dif- ficultés sans issue et elle libère en môme temps l'hypothèse de la postériorité du Phèdre d'une objection redoutable, qui atténuerait singulièrement la force des preuves sur lesquelles elle s'appuie.

§ 102. Il est cependant une autre objection à laquelle se heurte cette hj^pothèse. Dans le Phédon qui, s'il n'est pas pos- térieur au Banquet, lui est du moins do peu antérieur, il est parlé de la théorie des Idées comme d'une théorie familière à tous les amis de Socrate, qu'il leur a développée à satiété et dont il a fourni des démonstrations sur lesquelles il n'y a même plus à discuter (76 D-77 E, 100 B)'2'\ Dans le Phèdre au contraire cette même théorie apparaît comme une nou- veauté hardie, à laquelle il est nécessaire de préparer l'audi- teur; la solennité avec laquelle débute le passage relatif au monde des réalités absolues est très frappante : « Car il faut bien, s'écrie Socrate, oser dire la vérité, et surtout quand on parle sur la vérité. » (247 C) Il y a là, dit Gomperz (tr. fr. 444, 446 sq.), une raison de fait qu'il n'hésite pas à qualifier d'impérieuse, et c'est elle sans doute qui le décide à ne céder qu'à moitié aux arrêts de la stylométrie*^^

130, Cf. surtout 76 D : el [J-Èv ëativ à 6puXoO|xsv àeî et 100 B : £7t' sxsïva xi TvoX'jOpûXï^ra.

131. Voir aussi Zeller 550, 4 ; Sdsemihl op. cit. 37. Il est impossible de rapporter, avec Schultess Deutsche Lit. Z. 1888, p. 348 (ap. Susemihl loc» cit.), les expressions précitées du Phédon à des parties antérieures du dia- logue; car, la première fois qu'il est question de la théorie des Idées dans le Phédon 65 D, elle est présentée comme une théorie connue et qu'on n'hésite pas à affirmer. Les assertions de Lutoslwvski à propos de cette question témoignent de quelque précipitation dans le jugement : « la con- ception des idées ou notions, dit-il (p. 353), comme substance des choses est dans le Phédon une probabilité (76 D : [aèv ëaxtv « ôpyXoOiAev àei... 100 B ; -jTtoôÉjjievo; etvat t: xaXôv auTo xa9' -x'j-zô), dans le Phèdre, c'est le patri- moine commun [Ihe common inheritance] de tous les philosophes (247 G :

ri... où(Tta ovTWi; [om. '{'uyîii;] ouca xu6epvY)r?i (aovw Ha.Tr\ vu). » Il faut avouer

que la traduction libre du passage qui vient d'être cité ne manque pas de largeur; elle se rapporterait mieux à 249 C : ôtb Sri ô'xaîwç xtX... Quant aux expressions conditionnelles signalées dans le Phédon, elles n'ont pas le sens que leur attribue Lutoslawski : elles signifient seulement que, à

LA TU KOHI R DES IDÉES DANS LE PIII^DRK 'lO?

§ 103. S'il »'s( vrai (■('[triidanl (|ii(', coiimiic le r<'iii;(r(|ii(' (l'aillems (Io.mi'KU/ lui-iiièmc (p. 'l'iC»), la lliôorii' des IdtM^s entre on l'ontai'l dans le Phèdre avec- la théorie de l'Ame et la théorie île la connaissance, il est diffieile de croire que cela ail pn se faire alors (jue la première était encore « com- plètemenl ou prescpie coniplèlenienl nouvelle » (p. 444). En réalili', le dt'veloppement que prend, dans le Phèdre, la doc- trine des Idées en relation avec les diverses parties de la phi- losophie platonicienne, non seulement avec la théorie de l'Ame et la théorie de la connaissance, mais avec la théorie de l'art, et même avec la physique, dans la preuve de l'im- mortalité de l'àme (pii y est présentée (cf. § 94, p. 85 sq.), tout cela prouve suffis;imment, à mon sens, que la théorie des Idées est déjà une théorie ancienne, fermement étahlie et qui est prête à porter tons ses fruits. Raeder, qui insiste sur le caractère polémique du Phèdre (cf. op. cit. p. 255 et p. 2()3), a raison quand il voit dans ce dialogue l'œuvre d'un homme tout pénétré du sentiment que, dans sa philosophie et parti- culièrement dans sa théorie des Idées, est un trésor dont ses adversaires n'apprécient pas la valeur, et faute duquel pour- tant aucun d'eux n'est capable de diriger la jeunesse (p. 279). Quant à l'enthousiasme lyrique qui se manifeste au début du morceau en question, il n'y faut pas chercher, avec Zeller, la joie de la découverte. C'est seulement une des consé- quences de ce parti-pris littéraire qui commande, comme nous

l'égard de la doctrine de l'Ame, la tliéorie des Idées est un postulat dont Socrate a besoin ; or ses interlocuteurs le lui accordent sans la moindre difficulté, ce qu'ils ne feraient pas s'il s'agissait d'une simple probabilité. Ldtoslawski commet, remarquons le en passant, une méprise analogue en ce qui concerne l'exposition de la réminiscence dans le Phédon et dans le Phèdre : « La théorie de la réminiscence, écrit-il, qui est mentionnée dans le Phédon avec la réserve " et àXYjÔTÎç èerTtv " (72 E) est dans le Phèdre considérée comme certaine (250 A). » {ibid). Outre que, en ce qui con- cerne le Phèdre, la référence serait plus exacte à 249 C, il faut noter que la réserve en question, dans le Phédon, s'explique suffisamment par le fait que c'est dans la bouche de Cébès, et non dans celle de Socrate, que Pla- ton a placé cette allusion à la réminiscence ; Cébès n'ajoute-t-il pas d'ail- leurs, aussitôt, que Socrate a coutume d'en parler souvent?

108 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

l'avons déjà montré (cf. § 87, p. 71), tout le second discours de Socrate. Sans doute, la phrase qu'on allègue comme par- ticulièrement significative : ToX[j,Y)Téûv yàp oh xtX. (voir la tra- duction § 102, p. 106) est bien une formule très solennelle, mais l'audace qu'elle affirme ne fait que développer l'idée contenue dans la phrase précédente : xov §à ÛTrspcupàvtov tôtcov

C'J't V.Ç •JlViTf'ji TCO) TWV -CYiSs TrO'.T^X'/]^ OUTE TTOO'' U[XV(^!T£'. '/.OLT à^iaV, Ct

elle prélude heureusement à une progression marquée du lyrisme dans toute cette partie du discours. Au reste, quand bien même la phrase en question annoncerait réellement des nouveautés, n'y en a-t-il pas assez d'autres dans cette partie du Phèdre en dehors de la théorie des Idées? Trouve-t-on ailleurs l'aflirmation de l'existence réelle et objective, en dehors de l'espace visible, d'un monde des Idées? Le rapport de l'âme avec les Idées est-il expliqué ailleurs comme il l'est ici et avec la même précision? Sans doute la notion d'une vie préempirique de l'âme n'est pas que dans le Phèdre : elle est, moins précisément il ^t vrai, dans le Ménon, dans le Phe'don; mais le Phèdre n'est-il pas le seul à chercher dans la vie suprasensible elle-même la raison pour laquelle toutes les âmes ne sont pas également bien partagées sous le rap- port de la réminiscence, le seul à montrer que toutes les ré- miniscences n'ont pas une pareille efficacité? Enfin il y a dans le Phèdre une doctrine de la chute que nous ne trou- vons, je crois, dans aucun autre dialogue ^^^, D'autre part, selon la remarque de Raeder (254 sq.) s'il y a beaucoup de raisons pour que Socrate mourant parle à ses disciples et à ses amis de la théorie des Idées comme d'une doctrine qu'ils connaissent bien, il n'y en a pas, bien au contraire, pour qu'il fasse de même à l'égard de Phèdre, qui non seulement n'est pas de ses élèves, mais qui est même un fidèle de ceux qu'il combat.

§ 104. En résumé, les deux raisons les plus fortes qui puissent être apportées à l'appui de l'opinion de l'antériorité

132. Sur toutes ces questions, voir le ch. III, principalement § 129 s. med., § 124, § 127 s. med.

HAPPORTS DU IMIKDON ET DU PHKDIΠ109

(lu P/irdrr sur |i' Ihi/k/u// iiOnl pas |iarii proicmh's. l'ar con- sô(|ii«'nl, la llu'sc opposi-c reste entières II siiflit à l'objet que je me propose de l'aN'oir l'iahlie d'une l';içon ^•('Mi(''ral(\ et je ne pousserai pas plus avant celle l'Iude chronologitiue. Le Phèdre est il de 'Ms, coniine le xciilenl TiiO.Mi'SON (XXWIII, ap. Uakdkii 27S) et Lutoslawsiu (p. 'SM)'? Doit-on se borner à dire qu'il est postérieur à 380 (Uaedeu loc. cit., cf. 200)? l'eu importe '^^\ L'essentiel, ce serait en effet, pour nous, d'avoir prouvé que les résultats de notre analyse (ch. l, § 73- 74) n'étaient pas illusoires et que la théorie de l'Amour ex- posée dans le Phèdre est bien postérieure en ell'et, dans le temps, à celle du Banquet. S'il est vrai (|uo le Phèdre soit postérieur à la République et voisin des dialogues de la der- nière période, du Timée, du Sophiste, du Politique, du Phi- lèbe, sans parler des Lois, il faut voir une indication pré- cieuse sur le sens qui pourra être attribué à cette forme plus récente de l'Erotique platonicienne. La théorie de l'Amour y serait élaborée principalement au point de vue de ses rap- ports tant avec la théorie de l'Ame et avec la théorie de la Nature, que avec la conception de la méthode philosophique et morale, en somme dans ses rapports avec l'organisation de l'Univers et avec la constitution ou la destinée de l'homme, avec l'action comme avec la pensée.

IV. Phédon.

§ 105. 11 est difficile, nous le constaterons d'un bout à l'autre du chapitre suivant, de séparer la doctrine de l'Amour de la doctrine de l'Ame. Cette étroite connexité de l'une et de l'autre nous impose la nécessité de dire quelques mots des rapports chronologiques du Phédon avec le Phèdre, et, du même coup, du Phédon avec le Banquet.

133. Les partisans de l'antériorité, en dehors, bien entendu, de ceux qui veulent que le Phèdre ait été écrit du vivant de Socrate, placent le dialogue entre 394 et 393 : Zeller 540, 1; Slsejiihl A'. FI. F. 1, 41 sq.

110 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

Déjà, à plusieurs reprises, nous avons été amenés inci- demment à parler de cette question. Il sera donc inutile d'insister sur un certain nombre de raisons en faveur de l'an- tériorité du Phédon sur le Phèdre, qui sont corrélatives de celles qui ont été données pour soutenir une thèse analogue à propos du Banquet. Ainsi, par exemple, si les arguments qui se tirent de la façon dont la Dialectique est exposée dans le Phèdre constituent des preuves valables, il est clair que ces preuves conservent, dans le cas présent, toute leur force. Il en est de même pour celle qui se fonde sur le passage de Phèdre 242 AB (voir supra § 92)^^*. Je n'ai rien à ajouter d'autre part à ce que j'ai dit relativement à la manière dont il est parlé de la théorie des Idées dans le Phèdre et dans le Phédon {ci. % 102-103).

En second lieu, il convient, je crois de ne pas s'attarder non plus à établir ni à discuter certaines raisons qui semblent par elles-mêmes peu convaincantes. On allègue, par exemple, certaines prétendues références. Le morceau du Phèdre oh. est décrite l'ascension de l'âme ailée est inspiré du Phédon 109 E, disent les partisans de l'antériorité de ce dernier dia- logue (cf. Raeder 254). Mais ceux qui soutiennent la thèse opposée ne pourraient-ils répondre que le passage du PJiédon est, au contraire, un souvenir des développements du Phèdrel Au reste ils invoquent, comme un renvoi au Phèdre, ces passages du Phédon, surtout 100 B, Socrate rappelle qu'il a prouvé antérieurement qu'il y a quelque chose de bon et de beau par soi-même. Mais, leur répond-on, ces passages peuvent se rapporter tout aussi bien au Banquet ou à VHippias major. On dit encore, pour prouver que le Phèdre est posté- rieur au Phédon, que l'idée d'une migration des âmes, qu'on trouve dans le Phèdre (248 CD, 249 B) et aussi dans la Répu-

134. Peut-être pourrait-on supposer que, en ce qui concerne Simmias, l'allusion se rapporte au nombre de ses écrits tous sous forme de dialo- logues, vingt-trois, selon Diogènk (II, 124). La supposition serait sans vraisemblance : dans la phrase en question, dont le sens est d'ailleurs étendu de Phèdre à Simmias, il n'est pes un mot qui indique qu'il s'agit ici d'une abondance d'écrivain.

LE l'HOHLKME DE LA THIPAHTITION DE L'AME 111

h/iqNP{(\\X\\\,{\-l{)\ ï)), (laiislc 'ri//u-r {M\\-\), ICt UK/M) \i- [)\ A. '.Il I) \)1 II), .l;ins les Lois (X. \M:\ [)), ost absente du Phrclon (cl. (loin ij.vT art. cit. I;JI, I). Mais ('otto <l(U'inorc assiM'lioM n'est pas exacte (cf. P/iédon (SI l)-S2 B, ^'A D) et, d'autre part, il n'y a dans le Phèdre qu'une simple indica- tion, moins développée môme que dans l'autre dialogue, l'eul-èlre y aurait-il plus de fond à faire sur cette observation ({ue, dans le Phrdon (lOS 1^- 1 I.) C, 114 BC), la région supra- sensible est seulement un ciel et même une terre supérieurs à notre atmosplière, tandis que, dans \e Phèdre, c'est un lieu supra-céleste, de sorte que le ciel est un monde intermédiaire (cf. LuT08L\wsKi 32(S sq.; Raeoer 254). Il faut convenir ce- pendant que cette observation ne prouve qu'indirectement la postériorité du Phèdre, et principalement, je crois, par rapprocliement avec les expositions d'Aristote (cf. ch. III, § 163 6'. med.)

§ 106. Les discussions relatives à la question de la tri- partition de l'àme et aux preuves de son immortalité mé- ritent plus d'attention. Nous avons eu déjà l'occasion de dire quelques mots 93) de la première difficulté, à pro- pos des rapports du Phèdre et de la Hépiiblique. Dans le Phédon (80 B) est affirmée expressément la parenté de l'àme avec tout ce qui est [j.ovo=io£ç. Dans le Phèdre au contraire il est question (246 AB, 248 C, 253 CD) de la division de l'âme en trois parties. Or cette division se retrouve dans la Répu- blique (IV, 435 BC, 436 AB, 440 E-441 C) et dans le Timée (42 A-E, 69 C-E, cf. Polit. 309 C). Une des explications de cette singularité consiste à dire que le Phédon est antérieur au Phèdre, puisqu'il ignore une doctrine que celui-ci contient, et antérieur à la République'''^'' . Il en est une autre, toute con- traire, et que nous connaissons déjà (cf. p. 82 sq,), c'est que Platon se serait contenté d'exposer cette théorie sous la forme du mythe dans le Phèdre, se proposant de la développer plus tard et que, s'il l'a présentée dans la République comme une nouveauté, c'est parce que cette exposition mythique était à

135. Cf. Ldtoslawski 282; Raeder loc. cit. supra.

112 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

ses yeux, au point de vue scientifique, une sorte de non- valeur. Mais, sans revenir sur des objections déjà faites, pourquoi, demandera-t-on, le Phédon, dans l'intervalle, n'a-t- il pas déjà commencé à développer l'esquisse peu scientifique du Phèdre'} C'est, répond un critique'^'', pour ne pas altérer la sérénité de Socrate mourant ! L'explication de Zeller (843, 3 [844]), pour être moins fantaisiste en apparence, n'est pas plus satisfaisante : Platon n'aurait pas voulu sur- charger de cette démonstration difficile l'exposition déjà em- brouillée des preuves de l'immortalité de l'âme. C'est, semble- t-il, un expédient, que Raeder n'a pas tort d'appeler « déses- péré », pour lever une difficulté dont l'unique principe est le parti-pris irréductible de Zeller relativement à la date du P/ièdi^e.

Certes on adopte une méthode moins aventureuse, quand, avec Gomperz^", on cherche dans le /*Ae(/o?z lui-même des traces de la doctrine des trois parties de l'âme, a Les parties irraisonnables de l'âme, écrit Gomperz, ...y sont si peu igno- rées que la vie du sage y apparaît plutôt comme une lutte continuelle contre les désirs qui proviennent du corps. » On peut alléguer en effet ce passage du Phédon {^^ BC), il est dit que les désirs, les craintes et toutes les passions viennent du corps et que le principal obstacle à l'ascension de l'âme vers la vérité, son bien naturel, c'est qu'elle est embarrassée dans la corruption du corps. A dire vrai, on pourrait trouver aussi la théorie en question dans le Gorgias, que tout le monde est d'accord pour placer avant le Phédon : Platon y fait allusion, en passant (493 AB) à une doctrine, d'origine pythagoricienne sans doute, des parties de Tâme. Mais, disent les uns, est-il croyable que Platon, admettant la tripartition, ait cependant appelé àine, sans réserve ni restriction, une seulement de ces parties (Haeder 173 sq.)? D'autre part, en supposant même que l'on eût raison de voir dans le passage

136. Brandt Zw Entivich. d. platon. Lehre von den Seelenleilen 1890, p. 26, ap. Raeder 174.

137. Tr. fr. p. 455; de même Windelband (Gesch. d. altcn Philos., ap. Zeller loc. cit.).

LK I'I«(>»I.I;MK 1)K I.A THIl'AiniTION 1)K L'AMK 113

(lu Phédon mit' (htcliiiif des parties de ràiiic, il faiidrail coii- voiiir (|ii(' ccllr (loiiiiiic, sons la lorme (iiii lui ost doruiro, est très diUV'i'iMitc de la doclriiic du P/trdrr, i|ui placMi l(;s deux |iarti('s infcM'iiMinvs dans rcsscncc ukmiic de l'ànic. Or t'olte t'oneeplioii du Phédon se raj)pr(»clici'ail hcaucouj» do colle de la /{rpu/ilii/ur r\ du Timrc, (pii, de mémo, co dernier surtout, c'onsidèreul les parLios iuféi'ieuros oonuiio surajou- tées à l'àmo à la suito do son union avoc lo corps.

A co propos, (îo.Mi'Eiiz {/oc. cit.) déchiro le point de vue du Phédon supérieur à celui du Phèdre. Cotte opinion ne me semble pas exacte. Je crois tout au contraire qu'il faut, comme je tenterai de le montrer plus tard '^^ considérer la th«H)rio du PJtrdre comme un perfectionnement des concep- tions de kl République et même du Timée. En cliercliantdans l'essence, ou, comme il dit, dans Vidée môme de l'Ame des éléments capables d'expliquer sa ciiute, Platon me paraît avoir voulu donner la raison de l'addition, à la partie raison- nable de l'Ame, dos parties inférieures. Or c'est la théorie de la composition de l'âme du monde dans le Timée qui est sans doute le principe immédiat de cette recherche : nos ûmes, il ne faut pas l'oublier, sont composées de la môme manière que les âmes astrales et que l'âme du monde (41 D, 69 C). Mais le Timée n'avait peut-être pas suffisamment montré ni pourquoi ni comment les dieux inférieurs sont conduits à joindre à l'âme immortelle une âme mortelle, faite elle- même de deux parties. C'est en somme ce dont le Phèdre rend compte : l'Ame a dans son essence première la raison de sa chute. D'autre part, la théorie du Timée est elle-même le développement d'une indication de la République : dans ce dernier dialogue, en effet, l'Ame est incidemment (X, 611 B) présentée comme un composé dont les parties sont si merveilleusement liées que, à ce titre même, ce composé échapperait à la dissolution. Or il est manifeste que la com- position dont il est ici question n'est point celle qui charge

138. Cf. § 138 . On trouvera à cet endroit des indications sur les anté- cédents de celte conjecture.

il4 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

l'âme des misères qui résultent de son union avec le corps [ibid. Gll BC). Aussi bien le Phédon, qui pourtant affirme la simplicité de l'Ame en elle-même, se bornait-il à affirmer sa ressemblance et sa /^«yen/e avec l'Indivisible (79 D, 80 B). De même, le Timée semble dire que, si, de sa nature, l'Ame n'est point indissoluble, puisqu'elle est une essence mixte et un composé, en revanche, ce serait a le fait d'un méchant de vouloir dissoudre ce qui est beau et bien proportionné » (il AB). 11 n'en est pas moins vrai, et voilà justement l'ap- port du Phèdre à la constitution définitive de cette doctrine, que cette composition essentielle et foncière de l'Ame est précisément ce qui peut conditionner sa chute et son exis- tence mortelle. Ainsi en résumé, du Phédo7i au Phèdre, en passant par la République et le Timée, nous voyons évoluer la doctrine de la nature de l'Ame. Pour la seconde fois (cf. § 94, p. 8G), le Phèdre nous apparaît donc comme postérieur au Timée. Il s'ensuit que nous ne pouvons à fortiori Xq consi- dérer comme antérieur au Phédon.

§ 107. Cette discussion se lie de la façon la plus étroite à celle qui concerne les preuves de l'immortalité, et le pro- blème pourra être résolu exactement de la même manière. La difficulté se présente de la façon suivante. D'une part, la preuve de l'immortalité qui est donnée dans le Phèdre (245 C-246 A) est valable pour l'Ame en tant que composée, dans son essence, de trois parties. D'autre part, il y a accord entre le Phédon (78 BG), la République (X, 611 B) et le Timée (41 A fin, 43 D fin) pour poser en principe que tout ce qui est composé peut être dissous. Dans le premier dialogue, ce principe conduit à démontrer l'immortalité de l'Ame par sa simplicité, laquelle résulte de ce que, purifiée convenable- ment par la philosophie, elle est seule capable de connaître son semblable, le Simple et l'Immuable, c'est-à-dire l'Idée (79 D-84 B). A la vérité, nous l'avons vu, il ne s'agit que d'une indissolubilité approchée (80 \\), et cette réserve se pré- cise dans la République, nous voyons]qu'un composé aussi parfait qu'est l'Ame peut cependant être éternel (611 B), et dans le Timée, l'indissolubilité résulte de la perfection

IJ-: l'HiilJLKMK DK i;iM.MORTAIJTK DE L'AME 115

môme (In iiiclaiii^c cl de la \ dloiih' de ct'liii (|iii la l'ail (il AD, 4.'{ D). Tmilclois dans la H<'publi(ju<\ tandis (|U(', d'nnr pari, riiniuoi'lalili' so prouve [lar ce l'ail (pic, nial,i^i'('' la pcrvcisil('' qui résulte pour (dic ^W s(tn union avec le corps, l'Auu' ne peut iK'annioins être d(''truile idUS D-lilU K), d'iiutre pari, il nous est dil e.\press(''nienl ((il I |{-GI2 A) qu(; l'Auie ûo'xl plu- tôt être consid('Méc dans la pureté de son essence, à part de son union av(>c \v corjis el dans son rapport avec la Vérité, avec ce cpii est divin cl étern(d, c'csl-à-diri^ avec l'Idée. Au contraire le Timée attribue explicitenicnl rininiortalité à la partie raisonnable de l'àme et à elle seule {\\ I), (iO CD). Ainsi il y a concordance, d'ailleurs partielle, entre les décla- rations du Phédon, de la République et du Tunée, désaccord des trois dialogues avec le Phèdre.

^ 108. Toutefois, d'après Ueberweg {Unters. 285 sq.; cf. Lltosl.vwski 3.")3 sq.), il y aurait quelque cbose de commun entre le Phèdre et le Timée. Dans ces deux dialogues, disait- il, nous trouvons en effet cet axiome que tout ce qui est prin- cipe est indestructible, corruptible au contraire tout ce qui est conditionné. Or, ajoutait-il, dans le Phédon'û y a quelque chose de plus, c'est cette autre proposition que le conditionné lui-même peut être impérissable, s'il est dans un rapport né- cessaire à ime Idée déterminée excluant la mort, à savoir l'Idée môme de la vie (103 C-107 A, principalement 103 E, lO.ï E sqq.; cf. 102 DE). Il en concluait que le Phédon a sa place après le Ti?née , comme après la République. Tout le monde s'accorde, aussi bien les partisans de l'ancienneté du Phèdre que les adversaires de cette hypothèse, à rejeter l'opinion de Ueberweg en ce qui concerne la place du Phédon. On fait remarquer que la République se réfère manifestement au Phédon, non seulement d'une manière implicite (611 B-612 A), mais, comme nous l'avons déjà vu 94, p. 85), en rappelant d'autres preuves (cl àVAc. \b-(y.) qu'il suffisait de compléter ^^^

139. Cf. Zeller 827, 3 [828 sq.], Raeder 239. Si Glaucon manifeste de la surprise, 608 D, en entendant parler de preuves de t'immorlalilé de l'àme, cela ne prouve pas que le X^ livre de la Républ. soit antérieur au Phédon. Platon se propose sans doute, au contraire, de rappeler indirec-'

116 LE PROBLÈME CHRONOLO .IQUE

D'autre part, Zeller fait remarquer avec raison que, dans le Thnée, il n'est pas question de principe et de conditionné, mais seulement de simple et de composé. Il y aurait néan- moins, selon ceux qui placent le Phèdre avant le Phédon, ceci de vrai dans la conjecture d'UEBERWEO que le Phédon mar- querait, au point de vue qui nous occupe un progrès réel sur le Phèdre. Celui-ci ne considérait Fâme que comme principe de mouvement (24;') C sqq.), l'autre voit en elle, par suite de son union avec l'Idée de la vie, le principe de la vie et, par même, du mouvement'^". On peut en outre prétendre que le principe « tout composé estpérissaljle », graduellement dé- veloppé et précisé dans le Phédon, dans la RépubliqiiP, dans le Timée, rectifie la preuve en quelque sorte intiMiipérante du Phèdre.

Il me semble que c'est l'inverse qui est le vrai : Platon n'abandonne pas peu à peu, tout en le maintenant tliéorique- ment, le principe de l'immortalité d'une Ame composée; il s'élève au contraire progressivement à ce principe, en par- tant de l'idée de l'immortalité de l'Ame envisagée comme une substance simple. Ce n'est qu'incidemment qu'il s'avise dans le Phédon que, si l'Ame avait la simplicité absolue, elle se confondrait avec l'Idée. x\vec la République, il commence à apercevoir, sans cesser d'admettre pourtant que tout ce qui est composé peut être dissous, que les composés très bien faits pourraient bien être éternels : telle est justement l'Ame. Mais n'est-il pas très difficile d'accorder cette forme parfaite de composition à une Ame dans laquelle se trouvent des éléments de corruption? Sans doute, la prédominance de ces éléments n'est môme pas capable de faire périr l'Ame. Il n'en est pas moins vrai qu'il est préférable de s'en tenir à la na- ture essentielle de l'Ame, dans son rapport avec la simplicité des Idées (611 B-6I2 A). C'est alors que le Timée vient débrouiller ce qu'il y avait d'embarrassé et d'équivoque dans

temenl la fiction qui, dans le Phédon, a placé l'exposition de ces preuves devant un cercle d'amis qui assistent précisément aux derniers moments de Socrate. Cf. Raeder, 255, 1. Voir aussi § 103 fin. 140. SusËMiHL iV. IHat. F. l 39.

LK l'IlOULK.MK DE L IMMOUT AMTK UK L'AMK 117

l'ottc» attitiith' : oui, il rcsl»' vnii (|U(' tout ce ((ui est composé peut (Mrc dissous, cl le Dcuiiui'f^c [)oun'ail di'lruirc les iné- laii^'cs ([iiil a si jiahilciiiciil coiislihh's ; mais la |)crfccli()u niciiic (le ci's UK'Iaiim's, dcsonnais prouxc'c, nous ^araiilil leur conservation, parce (|u'il ne poui-rail apiiarlenir cpi'à uno \"olonlt'' niau\aise. ce tpii n'est pas le cas, di' xoiiloir la ruine de ce en tjuoi ri'sidiMit la prt)porUon el riiarinonie. LaTitnée a découvert en elTcl iMi (juoi l'Ame est un composé très bien fait : c"(>st en tant (pie, dans sa nature essentielle, le Môme et l'Autre soid combinés selon les nondjres les plus barmo- nicux et s(don les figures les j»lus parfaites. Quant à ses deux parties inf(''rieures. elles n'entrent j);is dans le mélange; elles ne participeront donc pas à l'immortalité que ce mélange doit à sa p(>rfection, et ainsi l'àme supérieure seule doit être immortelle. Entin Xa Phèdre, en mènu' temps qu'il coordonne la doctrine de la République et celle du Timée, développe certaines idées de ce dernier dialogue. En premier lieu, c'est, nous l'avons vu (§106, p. 113sq.). dans l'Ame essentielle elle- même, dans le mélange, si parfait soit-il, qui la constitue, qu'il cherche la raison de l'existence en elle de deux parties mortelles ou, en d'autres termes, la cause de sa chute. D'autre part, tout en reprenant du Timée la notion d'une àme uni- verselle (cf. toute la démonstration de l'immortalité de l'àme 245 C sqq. et 246 ^s./in.), le Phèdre semble dépasser le point de vue du Tijnée, en ce qu'il paraît bien admettre que l'Ame est un principe de mouvement, antérieur à toute géné- ration comme à toute corruption, indépendant par consé- quent de l'action fabricatrice du Démiurge. En outre, il montre, mieux que le Timée (cf. 36 E), que cette àme est immortelle en tant précisément qu'elle conserve dans l'Uni- vers le mouvement et la vie. Ce n'est donc pas le Phédon qui perfectionne le Phèdre : tout au contraire, ce dernier dia- logue élargit la preuve par l'Idée de la vie, en la reliant, avec le Devenir tout entier, aux propriétés motrices que l'Ame possède par sa nature même.

Ainsi, en résumé, la conciliation de la doctrine de l'im- mortalité de l'Ame avec la croyance à sa composition, à

118 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

peine entrevue dans le Phédon, ébauchée maladroitement dans la République, exposée dans le Timée, s'achève et se développe dans le Phèdre. Une troisième fois, le Phèdre nous a donc semblé être postérieur au Timée : nous pouvons donc conclure qu'il ne saurait être placé avant le Phédon. Ajou- tons encore deux brèves remarques, pour finir. Si le Phèdre était antérieur au Banquet, au Phédon, ne serait-il pas vrai- ment étrange qu'il fît dépendre une démonstration de la na- ture de l'Ame de ce principe qu'elle est immortelle? Cette façon de procéder me semble impliquer que l'immortalité de de l'Ame est désormais pour Platon un dogme incontestable, dont il importe plutôt de reconnaître toute la portée que de fournir de nouvelles preuves. En second lieu, et ceci pourrait bien être décisif, la seule preuve de l'immortalité qui soit retenue dans les Lois (X, 894 E-895 C, 896 AB), c'est, comme nous l'avons déjà vu 94, p. 85), la preuve même du Phèdre.

§ 108 bis. Une dernière question nous reste, celle des rapports du Phédon avec le Banquet : nous ne nous y attarde- rons pas longuement, car une discussion à ce propos serait pour notre sujet médiocrement instructive. La plupart des historiens considèrent le Banquet comme antérieur au Phé- don. Ils allèguent le développement plus considérable de la théorie des Idées dans ce dernier dialogue, ou bien une conception plus haute de la destinée du philosophe : dans le Banquet (20i AB), celui-ci n'est qu'un être intermédiaire entre l'ignorant et le sage, dans le Phédon (82 B), c'est un homme qui s'élève jusqu'à la condition des dieux (cf. Rae- DER 179 sq.). Mais qu'est-ce que cela prouve? Si le philosophe approche de la béatitude divine, on peut en avoir conclu par la suite qu'il devait être considéré comme inférieur aux dieux, mais comme supérieur au reste des hommes, bref comme un être intermédiaire. D'autre part, le Banquet peut tout aussi bien supposer que conditionner l'exposition plus abondante de la théorie des Idées, que nous trouvons dans le Phédon.

Teigh.muellkh a donné deux raisons intéressantes de pla- cer le Banquet avant le Phédon^^^ : l'une se fonde sur ce que,

141. Zeller 506, 1 lui attribue, par erreur, l'opinion contraire.

RAIM'ORTS l)V l»IIÉDON ET DU HANQUET 119

IMaton, se |)i<»|)(>s;in( de ir|K»ii(li'c au painplilot do l'olycj'ato (cf. v!} 80) ri lit' corriger la maladroilc i'(''|>ons(> d'Isocralo dans son /)V/s//7.s-, Miirail voulu refaire au vrai le portrait (\v. son inaiire : il aurait rouniieuci' |iar i'éi)oiidre, eu (MMjui concorno K's relations de S(»erate avec Alciliiade et, ainsi qu'il était naturel, il aurait d'abord montré le j)liiloso[)lic dans la plé- nitude de la \ ie avant de lo montrer sur le point de mourir*'*^ l/aulre raison, qui se rattache à celle-ci, c'est que rallusion du Banquet (1>'1'.\ D), que le mC'me homme doit être poète tra- fique et poète comique, serait entièrement inexplicable si elle ne se rapportait au Phédon, lequel est en efïet la tragédie de la mort de Socrate après la comédie du Banquet ''^^ Ces vues sont ingénieuses et pourraient bien être vraies : il faut reconnaître qu'elles présentent sous un jour très satisfaisant une incontestable corrélation.

La thèse opposée a été soutenue par Natorp {Platos Ideenl. 128, 163). Le Phédon lui apparaît comme étant « le réflexe tout à fait immédiat du voyage d'Italie et de Sicile. » Il en donne comme preuves principales : le choix, pour interlo- cuteur de Phédon, d'Echécrate, affilié aux doctrines pytha- goriciennes {Phédon 88 D), disciple des Pythagoriciens Phi- lolaûs (le maître de Simmias et de Cébès, 61 D); Platon l'aurait connu à Athènes et rencontré de nouveau au cours de son voyage en Italie ^^^; la comparaison avec l'Etna (111 DE); la nécessité de nombreux voyages à l'étranger pour former le philosophe (78 A) etc. En outre, dit-il, tandis que, dans le Phédoji, Platon est encore hésitant, en ce qui concerne le rapport de l'Idée à l'apparence, entre la doctrine de l'im- manence et celle de la transcendance, dans le Banquet au contraire son parti est pris : le point de vue de l'immanence

142. LU. Fehden I, 125 sq. ; cf. 120-122.

143. Op. cit. II, 307-309, cf. I, p. xiv fZeittafel] n. *; comp. Grote II, 227 sq. avec référence à SghleieriMacher Einleit. z. Gastm. p. 359 sq.

144. Je suppose que Natorp, bien qu'il ne le dise pas, fonde cette con- jecture sur l'autorité de Cicéron, qui (De Fin. V, 29, 87), dans une ampli- fication d'ailleurs purement littéraire, le nomme parmi les Pythagoriciens que Platon aurait rencontrés à Locres.

120 LE PROBLÈME CHRONOLOGIQUE

dans toute sa pureté domine toute l'exposition. Bref le Phédon, antérieur au Banquet, se placerait en 387, Tannée même du retour de Platon à Athènes. Ces raisons, il faut en conve- nir, sont bien vagues et ne suffisent pas à faire voir dans le Phédon un effet « immédiat )) de la rencontre de Platon avec les Pythagoriciens d'Italie. Au fond la preuve décisive aux yeux de Natorp, c'est sans doute celle qui se fonde sur sa conception du Platonisme; mais cette conception, poumons, n'est qu'une hypothèse, elle ne peut servir à prouver d'autres hypothèses, et d'ailleurs l'interprétation qu'elle donne au sujet du Banquet est des plus contestables. On tiendra donc pour certaine l'étroite connexité des deux dialogues, avec une probabilité assez forte en faveur de l'antériorité du Ban- quet sur le Phédon.

§ 109. En résumé, en ce qui concerne le développement de la théorie de l'Amour, l'ordre des dialogues me paraît bien être décidément : Lysis, Banquet, Phèdre, Relativement à la théorie de l'âme, je considère le Phédon, qui serait à peu près de la même date que le Banquet, comme antérieur à la Bépublique , antérieure elle-même au Timée et enfin au Phèdre. Si l'on envisage enfin les rapports de la théorie de l'Amour avec la méthode dialectique, le Phèdre apparaît comme con- temporain des grands dialogues dialectiques, qui sont sans doute parmi les dernières œuvres de Platon, Sophiste, Poli- tique, Philèbe : il les prépare; peut-être même les suppose-t- il. En un mot, le Phèdre, bien loin d'appartenir à la jeunesse de Platon, serait un des ouvrages de sa vieillesse, et les points de contact qu'il y a entre ce dialogue et les Lois seraient ainsi moins faits pour nous surprendre. Je ne me dissimule pas ce qu'il y a de révolutionnaire dans une telle conclusion : dans les discussions et dans les inductions qui m'y ont conduit, je me suis efforcé cependant d'être scrupuleux et prudent. A présent que nous avons déterminé le rapport dans lequel nous utiliserons les diverses idées que nous fournissent les dialo- gues, sur la nature et sur la portée de la théorie de l'Amour, nous pouvons tenter de donner une interprétation de cette théorie.

CIIAIMTKK III INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

§ 110. Dans les deux ehapili'cs qui précètleiil, après avoir fait une analyse des parties du Lysis, du Banquet et du Phèdre il est question de l'Amour, j'ai essayé de déter- miner l'ordre de succession de ces trois dialogues et leur rapport avec quelques autres, dont nous aurons souvent à nous servir. Le moment est venu, en nous appuyant sur les inférences chronologiques, de travailler à dégager de nos analyses la théorie de l'Amour et à montrer quelle place elle occupe dans la philosophie platonicienne.

I

§ 111. Une des idées les plus saillantes du Banquet, c'est que la nature de l'Amour est essentiellement synthé- tique ; cette idée appartient déjà au Lysis, et, comme nous le verrons, le Phèdre ne la contredit pas. L'amitié, lisons- nous dans le Lysis, apparaît dans ce qui n'est ni heau, ni bon, sans être cependant tout à fait laid, ni tout à fait mau- vais : aimer la sagesse, être philosophe est possible pour celui-là seulement qui, bien qu'il en soit dépourvu, en a cependant quelque idée. Dans toute amitié, à défaut d'un mal dont on souffrirait positivement, il y a toujours, tout au moins, le désir d'un bien dont on a besoin, et ce désir n'est jamais complètement satisfait, à moins qu'on n'atteigne le principe suprême de tout bien et l'objet dernier de tout amour. (216 C-222 B) Dans le Banquet nous trouvons une doctrine tout à fait analogue, mais l'analyse psycholo-

122 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

gique y prend la forme du mythe. L'Amour est un être dont il s'agit d'expliquer la nature : or il n'est pas absolument beau, ni bon, mais il n'est pas pour cela absolument laid et mauvais : il participe de l'immortel et du mortel, car c'est un démon. 11 aime la beauté, dont il est dépourvu. En lui le besoin, sans cesse renaissant, s'accompagne d'une ingénieuse ardeur, toujours en éveil, en vue de l'acquisition de ce qui lui manque; il est dans un devenir incessant; toujours avide et jamais satisfait, il manifeste principalement la complexité de son essence, en même temps que son goût pour le beau, en ce qu'il est philosophe, c'est-à-dire désireux de posséder une belle chose dont il est privé ; car il est de ces ignorants qui n'ignorent pas leur ignorance. (201 A-204 B) Enfin le Phèdre reproduit la même idée sous une autre forme. Chacun de nous s'efforce d'imiter, autant qu'il est en lui, le dieu dont il a suivi le cortège, ce qui est participer, en quelque mesure, à l'immortalité. Or c'est l'amour qui nous donne l'occasion de faire cet effort, en tant que l'amant s'applique à trouver en lui-même un type de perfection auquel il voudrait amener son bien-aimé (252 D-253 C). L'Amour apparaît donc, ici encore, comme une synthèse de la nature mortelle avec celle de l'immortel.

§ 112. Le mythe de la naissance de l'Amour est, dans le Banquet même, une autre expression figurée de cette doc- trine : il traduit ce qu'il y a de contradictoire dans la com- plexité de la nature de l'Amour. L'Amour est le fils de Pénia, la pauvreté, et de Poros, l'esprit du gain, dont la mère est Métis, la sagesse. Il a été conçu le jour de la nais- sance d'Aphrodite, à la suite du banquet que les dieux don- nèrent à cette occasion. Poros, s'y étant enivré de nectar, s'endort dans le Jardin de Zeus; Pénia, qui est venue à la porte pour mendier les miettes du festin, s'avisant qu'elle mettrait fin à sa détresse si elle avait un enfant de Poros, s'unit à lui (203 A-C). 11 n'est pas douteux que ce mythe est une allégorie : il représente, sous une forme figurée et avec les procédés de la Fable, la doctrine même dont nous trouvions tout à l'heure l'expression entièrement positive

NATURE SYNTHÉTIQUE DE L'AMOUR 123

dans le L//s/\. \\ s'inlcrcalc en rlïcl au milieu des t'onsidéi'a- liiHis |»ai' l('S(ni('ll('s IMaldii cliiTcht' à délcrniiiuM' la nature, de 1 Aiiuuir ri dont l'analogie avec les analyses psycliolo- ^:itliies du Lf/sis est manifeste. Il importe toutefois de ne pas se borner à ces remanpies superlicielles et de cherelier à savoir quel est, dans toutes ses parties, le sens de cette allé- gorie. Si en elTet, dans son ensemble, elle répond à une con- ception philosophitpie, il est à croire que les détails n'en sont pas desliut's simplement à donner de la couleur !iu tableau. Kn d'autres ternies, si le myllie est fait pour traduire des idées sous une forme concrète, il ne vaut pas par lui-même, et ce n'est sans doute pas pour embellir le mytbc qu'ont été imaginés les éléments qui s'y ajoutent à la donnée première et essentielle.

^113. Le mythe du Banquet a donné lieu dans l'anti- quité» et dans les temps modernes à un très grand nombre d'interprétations'^^. Les unes donnent à ce mythe un sens philosophique général et y cherchent une représentation de toute la doctrine platonicienne. Les autres ne veulent pas que la signification du mythe dépasse les idées mêmes que développe le Banquet.

§ 114. Dans le premier groupe, deux interprétations surtout sont remarquables, celle de Plutarque et celle de Plotin.

Plutarque, dans son traité Ilcp't 'Ij'.Sos /.a'^ 'Oaîptooç établit à plusieurs reprises des rapprochements entre le mythe égyptien qu'il interprète et la doctrine platonicienne. Platon, dit-il (48, p. 370 sq.), a parlé sous une forme enveloppée et mys- térieuse, de deux pricipes contraires, qu'il appelle le Même et l'Autre. Dans les Lois, qui sont l'œuvre de sa vieillesse, renon- çant aux énigmes et aux symboles, il dit en propres termes que le Monde est non par une âme unique, mais par plu- sieurs âmes, deux au moins; l'une est le principe du bien, l'autre, qui lui est contraire, est le principe de la contrariété.

i45. CoosiN VI, 443 sq. ; Stallbaum Sympos. p. 177; M. N. Bouillet dans sa Irad. de Plotin II, 537-541.

124 liNTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

Il fait place en outre à une troisième réalité, intermédiaire, qui n'est dépourvue ni d'Ame, ni de Raison, et qui a en elle le principe de son mouvement. Elle se rattache aux deux pre- mières, en ce sens qu'elle désire ardemment le bon et qu'elle le recherche. Le Bien, c'est Osiris; le Mal, c'est Typhon; le réceptacle du changement, c'est Isis; Horus, fils d'isis et d'Osiris, c'est notre monde, image sensible et adultérée du monde intelligible (49, p. 371 ; 54, p. 373 A sqq. ; cf. 56 s. fin. p. 374 B) Isis, dit-il encore ailleurs (53, p. 372), c'est la partie femelle de la réalité, ce qui reçoit en soi toute la génération ; c'est cette partje que Platon a appelée la nourrice et le récep- tacle universel, parce que, sous l'action directrice de la Kai- son (Xcyoç), elle fait place en elle à toutes les Formes et à toutes les Idées. Isis possède par nature l'amour de la réalité première : elle désire le Bien et le recherche. Elle fuit au contraire et repousse tout ce qui lui vient du Mal. Elle est donc pour le Bien et le Mal le lieu et la matière (x^pa xai uX-r;); mais, d'elle-même, toujours elle penche du côté du meilleur et elle se prête à lui pour qu'il engendre et sème en elle ses émanations et ses images; elle en éprouve des jouissances infinies, étant fécondée et devenant ainsi grosse des généra- tions. Car la Génération est, dans la Matière, l'image de la Substance absolue, et l'Engendré est une imitation de l'Etre. Plutarque est ainsi amené à interpréter dans le môme sens le mythe du Banquet (57, p. 374 C sqq.). Poros n'est pas autre chose que le Premier Aimable et Désirable, qui est parfait et se suffit à lui-même. La Pauvreté, c'est la Matière qui, essen- tiellement, est dépourvue du Bien, mais qui toujours le désire et qui, le recevant toujours en elle, est toujours fécondée par lui. Pareil à l'Amour, le Monde, Horus, qui naît du Bien et de la Matière, n'est ni éternel, ni impassible, ni impé- rissable; il lutte en effet sans cesse contre le Mal; mais, sans cesse abattu, il renaît sans cesse, les changenKMils et les révolutions des propriétés naturelles ne font que lui forger une jeunesse toujours nouvelle, et il doit toujours subsister et ne jamais périr. En résumé, d';q)rès cette interprétation dont il était nécessaire d'indiquer la genèse par rapport au

l.E MYTIIK 1)K I.A NAISSANCE DE LAMOUR 125

myllir d'Isis, d'Osiris cl d'Ilonis, I AiiuMir c'csl le iiiomlt; (I ici h.is, lils (le IMliT cl du |)c\('iiil- ;ilis(dll, du Iticii cl de l,i Malicrc.

^115. i;iiilcr()rclali(»ii dr I'i.otin l/ùin. III v, 2. 7-1)) csl licaiic()ii|) plus (lôlailh'c (|iic celle de l'i.i i akuik cl, si elle liroccdc CM soininc du uièmc esprit, elle eu dilTère sur |du- sieui's points iuiportaids (voir la critique de riuter|)r(''talioii (le Pli T. dans ri.(vri.\ //»;>/. ."i). Klle est souvent assez confuse, parce (|uc l'aulcur ne la d(''i;ai^-c |tas toujours, aussi nettement cpiil l'aurait fallu, de ses propres conceptions sur l'Amour. Zeus, dans le palais de (jui se célèhrcî la fête de la naissance d'Aphrodite, c'est l'Intellect divin : IMaton l'a en elîet repré- senté dans le Phèdre (21^6 E) comme étant « le grand chef » et, dans le Philèhe (150 D), il a parlé de « son Ame royale » et de (( son intelligence royale »; il appartient à l'ordre des causes, c'est même une cause royale et dirigeante (8 s. in.). Aphrodite, c'est l'Ame *^^. Comme une âme est attachée à toute intelligence et suhsiste par elle, l'Ame, dont Aphro- dite est le symhole, procède de l'intelligence de Zeus; elle en reçoit les Raisons (àôyoi, images de Idées), qui la remplissent, dont la beauté l'embellit et dont la multiple splendeur se laisse apercevoir en elle et y constitue les images de toutes les beautés (S fin, 9 s. med.). Si les dieux sont représentés assis à un festin, c'est parce qu'ils jouissent du bienfait de la vie, laquelle existe toujours dans ce qui est (9 5. fin.). A ce festin on boit du nectar; car le vin n'a pas encore été inventé,

146. D'après Plotin {ihid. 2, 3 et III ix, 9; cf. V vin, 13), il y a deux Aplirodiles : l'une, Aplirodlle Uranie, est une divinité, elle est fille de Gronos, c'est l'Ame céleste, fille de Tlntelligence divine; elle est entière- ment séparée de la Matière. L'autre est de nature démonique, c'est l'Ame du Monde, de laquelle les âmes particulières ne sont pas séparées et dans laquelle elles sont contenues, comme autant d'Aphrodites (2,3,4). Corré- lativement il y a aussi deux Amours; l'un est un dieu, il est fils d'Aphro- dite Uranie et d'Ouranos, de l'Ame céleste et du Bien ou de l'Un; il est entièrement séparé de la Matière. L'autre est un démon (3, 4 fin, 5 in., 6 in.) : l'Amour universel est lié à l'Ame universelle (3, 4) ; il a une ma- tière, mais elle est purement intelligible. De cet amour dépendent tous les Amours particuliers, qui sont les démons des âmes particulières (4).

126 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

ce qui vent dire que FAmour est avant le monde sensible (7 ifi.). Le nectar, que reçoit chacun des dieux, ce sont les Raisons qui s'épanchent du principe supérieur dans le prin- cipe inférieur, et, par exemple, de rintelligence dans FAme (9 5. in., med. et fin.). Poros, lui aussi, représente la Raison (Xcv^?) c^6s choses qui existent dans l'Intelligence et dans l'In- telligible (et qui sont les Idées), la Raison qui se déploie et s'épanche dans l'Ame (9 in., cf. vi, 14 s. in.) ; tel est le sens de sa présence chez Zeus et le jour même de la naissance d'Aphrodite (9 s. med.). Il s'enivre de nectar : cela signifie que les Raisons; émanées de l'Intelligence, sont en lui sura- bondantes, et leur richesse {ùr^o^ia) est en lui si manifeste que Poros se trouve être, en somme, la totalité même de ces Raisons (£j-cp{a /.al Ilépiç), lorsque, du haut de la région supé- rieure, coule le divin nectar (9 5. in. ets. fin.). Toutefois cette plénitude qui le fera s'endormir n'est qu'une plénitude ad- ventice : l'Intelligence en effet qui se possède pleinement et ne possède rien qui lui soit étranger, ne reçoit pas les Idées d'autre chose, comme l'âme et comme Poros reçoivent de l'Intelligence les Raisons; elle les possède perpétuellement, elle se confond avec elles; sa plénitude est donc constante et le nectar qui vient des Idées mêmes ne peut l'enivrer. Mais il n'en est pas de même pour Poros ; il s'enivre, parce qu'il se trouve tout à coup rempli d'un bien qui n'est pas son bien propre (9 s. in.). Quant au Jardin de Zeus, il symbolise l'éclat et la beauté de l'intelligence de Zeus, se manifestant par les raisons qui en émanent («6?rf.). La mère de FAmour, c'est Pénia : elle se nomme ainsi parce qu'elle désire sans cesse et que le désir est le propre de l'indigence. Elle est la Matière, parce que la Matière est l'indigence complète et, en outre, parce que l'être qui désire le bien est matière et indétermi- nation à l'égard de la forme qu'il désire recevoir (9 fin ; cf. VI, 14 s. in.). Pénia mendie à bi porte du banquet et demande qu'on l'y reçoive; cela veut dire cpie la Matière essaie de pénétrer dans le lieu qu'occupe FAme (I, viii, 14 s. med.). Elle ne demande pas de Poros tout ce qu'il possède; elle veut seulement avoir quelque chose de lui : c'est que, dans la Ma-

I.E MYTIIR 1)K LA NAISSANCE DK l/AMoUH 127

lirrc. rien ne s;iiir;iil apii.ii'.iili'c i|iii ne soil siiiipIciiuMil le simulacrt' de Irlrc v«''ril;ilil(' illl, \i, \\s. med.). iNéanmoiiis, piiis(jii(> rAiiiour, commt' on l'a \ii, csl no ;ivanl l(^ monde scnsililc. il faut adnu'llrc (|Ui' l'énia, sa nirrc, a participe'' à l'cssoni-t' ink'llif,nl>l(' elle nièint;. Costco qui arrivo (pi;ind elle so l'oiiclio au ion^- i\{' l*oros. Ainsi la Maliôrc onlioroinont indôtorniinôo est devenue iMatière intelligijjle. niélaiigo d'in- délerniination ot do forme. Do la sorte, elle a pu donner nais- sance à l'Amour, l/àme en elTet, avant d'atteindre le bien, est dans un élat d'indélenninalion ; mais elle pressent l'exis- tence d'un bien, selon une image indéterminée et indétinie : voilà coMuiuMit la Matière donne naissance à la substance (liy|)oslase) de l'Amour (7 5. iv.). En résumé, l'Amour existe du jour Aphrodite, c'est-à-dire l'Ame, est née elle-même : il provient de ce que, dans l'âme naissante, coexistent, en la personne de Poros, les Raisons dont il s'est enivré et, d'au- tre part, avec Pénia, l'indétermination et l'indig-ence, et en- iin de ce que la réminiscence confuse des Raisons a fait éclore en elle cette activité qui tend vers le bien et dont le nom est amour (9 s. fin.). L'être qui résulte de cette, 'union de l'irrai- sonnable et du désir indéterminé avec la simple émanation do la Raison (non Poros, mais sa semence), ne peut être par- fait ni complet; il désire le bien, mais il ne le possède jamais, et il n'est jamais satisfait, parce qu'il a toujours en lui quelque chose de l'indétermination maternelle (7 •«. in., ^ fin). § 116. 11 serait superflu de discuter une interprétation si manifestement imprégnée des idées personnelles de son auteur. De même on s'abstiendra de passer en revue toutes les explications analogues qui ont été données dans la suite. Les idées qu'on prête à Platon dans toutes ces constructions, plus ou moins métaphysiques, dépassent de beaucoup, si même elles lui ont jamais appartenu, le développement de sa pensée philosophique tel que nous le révèle le Banquet ^*'. Pour interpréter correctement le mythe de la naissance de

147. Cette remarque s'appliquera également à l'interprétation, une des moins ambitieuses pourtantj de Rettig Sympos. 270, cf. 267.

128 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

rAmoiir, il faut donc le prendre en lui-même avec le con- texte et sans l'isoler arbitrairement du dialogue auquel il appartient. Or, dans les développements qui en accompa- gnent l'exposition, nous voyons seulement que l'Amour par- ticipe du bon et du mauvais, du beau et du laid, du savant et de l'ignorant, de l'immortel et du mortel. Nous savons d'au- tre part qu'il est amour de quelque chose qui lui manque, du bon et non du mauvais, du beau et non du laid. La synthèse de ces qualités contradictoires et l'instabilité de cette syn- thèse, par suite la tendance incessante à passer d'un état moins parfait à, un état plus parfait, voilà seulement ce que ÏMaton veut mettre ici en relief et ce qu'il cherche à nous rendre sensible par le mythe. C'est ce que Zeller (II 1*, Gll, 7 [612], approuvé par HuG Symp., ad /oc.) a très bien com- pris. L'Amour, dit-il, unit en lui les qualités les plus contra- dictoires, « parce que, dans l'Amour, le côté fini et le côté infini de notre nature se rejoignent et trouvent leur unité. 11 est le fils de Pénia et de Poros, parce que l'Amour dérive à la fois du besoin de l'homme (199 D sqq.) et, d'autre part, de cette faculté plus élevée qui le rend capable d'obtenir la possession de la chose qui lui manque... Son père est appelé fils de Métis, parce que tout gain est le fruit de l'intelligence et de l'habileté '^^ et que le gain dont il s'agit ici, et qui s'ap- plique aux biens les plus élevés, procède de la nature raison- nable, spirituelle de Fhomme. Enfin Eros a été conçu le jour des fêtes de la naissance d'Aphrodite, parce que c'est la révé- lation du Beau qui d'abord éveille l'amour, sollicitant la partie la plus élevée de notre nature à féconder la partie infé- rieure, finie et indigente et à s'unir à elle dans l'aspiration vers le Bien (comp. 203 C avec 206 C sqq.). » Peut-être cependant Zeller a-t-il tort lorsque, avec Stallbaum, il con-

148. Métis est un des noms du dieu ailé Phanès, qui, d'après la théo- gonie des rhapsodies (théogonie de Damascius ou théogonie orphique commune), serait sorti de l'œuf produit par le Chaos; ce dieu ailé a, d'autre part, une très grande ressemblance avec l'Eros d'Hésiode. Voir Aristoph. Aves 693-702. Cf. Rivacd Pr. du Dev. p, 253 sq.: Zellkr tr. fr. I, 95 sqq.

EN TANT QUE MÉDIATEUR, L'AMOUR EST DÉMON 129

sidère toiil ce (|iii csl en dcliois do C(ifoiul, le jardin do Zous, l'ivrosso do l'oros comiiio do siinplos Driiomonls poôliniios sans sii^nilicalion plus prid'oiido. Lo jai-diii do Zous iiio |)araît èiro I ôli'o vJNaiil, mais plus |)ailiculiôroiiioM( riioiiiiiio, dans loqiiol l'aiiionr rôsiillo di' l'union du i)Osuin ol do l'iialtilolô induslriouso. L'ivrosso do Porcs, gorgo do nectar, symboli- serait la satiété nionientanéo, la possession passagère du bien à laquollo doit succéder l'essor vers de nouveaux biens, ou vers une possession renouvelée des biens déjà obtenus. (Cf. SrsH.MiuL Genêt, hliitwick. \, p. 31)i> ot n. 575, p. 394)

5^ 117. Le développement (203 C-204 B) qui suit l'ex- position du mytlie on détermine d'ailleurs l'intention et la portée. Platon y montre que la nature de l'Amour est essen- tiellement contradictoire et instable, non dépourvue cepen- dant de quelque unité puisque l'Amour reste toujours attaché à la beauté. Ainsi on voit clairement que le mythe n'a d'autre objet que de servir d'introduction et de préparation à ce dé- veloppement. En résumé, l'Amour nous apparaît tout d'abord comme une aspiration vers tout ce qui est beau et bon, une synthèse de la non-possession et de la possession, synthèse indestructible et telle que l'effort le plus industrieux ne nous donne jamais qu'une possession temporaire. Cette phrase du Lipis exprime bien ce premier résultat : « Ce qui n'est ni bon, ni mauvais est poussé par la présence du mal et du nui- sible à aimer le bien, en vue du Bien et de l'Aimable. » (219 A) L'xVmour, dirons-nous, est fils de Pénia et de Poros, et il est le serviteur d'Aphrodite.

II

§ 118. Mais ce n'est pas seulement sur la nature syn- thétique de l'Amour qu'insiste le Banquet, c'est aussi sur sa nature intermédiaire. Cette seconde caractéristique est d'ail- leurs étroitement liée à la première : la nature synthétique de l'Amour fait de lui un intermédiaire entre les qualités op- posées que cette nature a pour fonction d'unir. Celte concep-

9

130 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

tien, on Va vu 72, p. 49), était préparée par les analyses du Lysis. Mais elle se développe seulement dans le Baiiqiiet. Si en effet lu seconde notion dépend de la première, il faut re- connaître toutefois qu'elle l'élargit singulièrement. Elle sup- pose en effet que les termes dont l'Amour effectue la liaison sont des termes réellement séparés et possédant une exis- tence indépendante; il s'ensuit que l'Amour représentera lui-même, à la fois, une réalité intermédiaire, et, par l'union de cette réalité avec notre propre nature, un moyen de passer de l'un à l'autre de ces termes. Toutefois cette doctrine ne se fait jour encore dans le Banquet môme que d'une façon in- complète ; mais nous la verrons se développer ensuite et se confirmer par sa liaison avec les autres parties du système. § 119. L'idée de l'x^mour médiateur s'exprime dans le Ban* qiiet sous une forme bien connue : l'Amour est un démon et un grand démon. Or la fonction des démons est d'être les intermédiaires entre les immortels et les mortels, d'unir l'une à l'autre les deux sphères, de remplir l'intervalle qui les sé- pare, de donner à l'Univers l'unité et la liaison ^*^ Unissant, comme nous l'avons vu, par le désir philosophique du sa- voir, la connaissance et le défaut de connaissance, l'Amour, en tant que démon, est un intermédiaire entre l'ignorance de la vérité et la possession de la vérité (203 E-204 B). C'est aux démons que les hommes de génie sont redevables de leurs plus belles inventions (202 B-203 A). Sans entrer dans le détail des discussions auxquelles le personnage de Diotime a donné lieu, il faut se rappeler que cette prêtresse, qui a été capable de conjurer des fléaux envoyés aux hommes par les dieux et qui, non moins savante en amour, a appris à Socrate tout ce qu'il sait à ce sujet (207 D), a précisément pour rôle, dans le Banquet, de nous donner la vision d'une réalité dis- tincte de celles que nous connaissons et affranchie des con- ditions qui font celles-ci multiples, changeantes et périssables (210 A-2i2 B). Diotime, à qui est confiée l'exposition de la

149. 202 E : èv (j.é(7w 6k ov à(i.?OTépa)v [twv Tiap' àvôpwTiwv xtôv Tiapà Ôîcôv]

LA DÈMONOLOGtK PLATONICIENNE 131

(luMU'it* (If r Viiioiii' sous la l'orme (Marrie (|ii(' lui a (loiiiit''e lo Hiiuijurt , est iloiic, comme I Aiiioiii-, im être (l(''moiiia(Hie (cf. Uiiith; 2(»2 s(|.). l'jiliii le (toilrait de S(tci'al,e, que nous Iroii- \()ns dans le discours d'Alciltiade, est aussi c(dui d im Iiomme démoniaque; car non seulement Socrato a une nature com- plexe et contradictoire, ce qui le fait comparer par Alcibiade à ces boîtes en forme de Silènes dans lesquelles on enfermait les images des dieux (215 AB, 221 D sqq. )'■''"; mais encore il ressendde moins à un homme qu'à un de ces êtres intermé- diaires. Silènes ou Satyres (21."» n,22l l)).Ses discours, dans lesquels se concilient les plus grossières apparences et le fond le plus divin (221 E-222 A), ont seuls la vertu, comme les mélodies du satyre Marsyas, de produire en nous, par eux-mêmes et indépendanniient d(? tout talent oratoire, la possession religieuse et de faire reconnaître, étant divins, ceux qui ont soif du divin et de ses mystères (215 CD). Est-il besoin de rappeler la croyance de Socrate en son démon? Cette croyance est fréquemment mentionnée par Platon de- puis V Apologie (31 D, 40 A-C, 41 D) et VEuthyphron (3 B) jusqu'à la République (VI, 496 C), au Théétète (151 A) et au Phèdre (230 A, 242 BC). Or Socrate est, nous le verrons plus tard, le véritable Èpwi'.xéç, en même temps que le type du phi- losophe (cf. 154-155). Enfin le fameux portrait du Philo- sophe, qu'on trouve dans le Théétète, nous montre en lui un homme qui n'est jamais sur la terre, ni occupé des affaires des hommes, mais dont l'àme est toujours pressée de s'élever vers les sphères supérieures (173 E-174 A, 175 B, D) et de s'échapper de ce monde pour s'unir à Dieu, autant qu'elle le peut (176 AB). Ainsi, dès à présent, nous apercevons une relation étroite entre la nature démoniaque de l'Amour et la fonction du philosophe.

§ 120. Il ne peut être question de faire ici une étude ap- profondie de la démonologie platonicienne. Mais il importe cependant, si on veut bien comprendre la théorie de l'Amour, de rechercher quelle place Platon a conservée à la doctrine

i50. Cf. Teichmcellër Stud. z. Gesch. d. Begr. 192-194.

132 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

des démons dans le développement continu de sa philosophie. Ce n'était pas la première fois, on le sait, que la philoso- phie, avec les Pythagoriciens, avec Heraclite, avec Empé- docle, avec Démocrite lui-même, utilisait la croyance popu- laire à l'existence des démons, telle qu'on la trouve dans Homère, ou dans Hésiode, et dans les écrits orphiques *^^ C'est d'ailleurs pareillement aux croyances vulgaires, telles, par exemple, qu'il les rappelle dans V Apologie (27 C-E), ou bien à l'autorité des poètes, et notamment d'Hésiode {Crat. 397 E-398 C), que Platon lie ses conceptions sur les dé- mons '''". Au reste, quoi qu'il en soit de l'origine de cette

151. Voir HiLD Les démons dans la littérature et dans la religion des Grecs (1881). La question des démons dans Homère, dans Hésiode, dans rOrphisme y est traitée d'une façon très intéressante. Mais l'exposé de la démonologie platonicienne peut sembler un peu sommaire. Les textes de Rep. X, 617 E, 620 D et de Tim. 90 A justifient assez bien la distinction établie entre deux sortes de démons, l'âme et le démon tutélaire. On trouvera aussi un bon exposé de la démonologie, avant et après Xéno- crate, dansR. Heinze Xenokrates 83 sqq. (démonologie platonicienne 92-94). Sur le rôle des croyances populaires, cf. Zeller I*, 425 [tr. fr. I, 434], 838, 2 [II, 353, 2]; Rivadd op. cit. 67; R. Heinze op. cit. 84 sq. Sur la théorie des démons dans le Pythagorisme primitif, voir Zeller I*, 424 [tr. fr. I, 432 sqq.]; R. Heinze Xenokr. 87; chez Heraclite, Zeller 648, 4; 649, 1, 2 [II, 171, 4; 172, 1, 2]; R. Heinze 87 sq. ; chez Empédocle, Zeller 736; 729, 3; 696, 1 fin [II, 254; 248, 1; 216, 1]; R. Heinze 86 sq. ; chez Démocrite, qui rattachait sa démonologie à la théorie des et'ôw),D(, Zeller 8.36-838 [11,351-353]; R. Heinze 88 sq.

152. Bien qu'on puisse rappeler des traditions orphiques, d'après les- quelles les démons seraient des médiateurs entre les hommes et les dieux (cf. HiLD op. cit. 123 sqq. ; contre cette interprétation R. Heinze 85 sq.), bien que nous ayons conservé un vers soi-disant orphique (Mdllagh Fragm. I, 186, L), l'amour est précisément appelé ôatixwv, il n'y a pas lieu, je crois, de s'arrêter à l'assertion de Proclds (Alcib. I, XX dans Initia theol. de Creuzer I, 64 sq., 66 sq.), que Platon aurait emprunté à Orphée, ou même à l'Orphisme en général, sa théorie des démons. Il semble bien du moins que le rôle d'Eros dans la théogonie hésiodiquc n'était pas absent de la pensée de Platon, lorsqu'il écrivait le Banquet, puisqu'il met dans la bouche de Phèdre (178 B) les vers d'Hésiode sur la naissance de l'Amour. En somme, il se peut que, sur ce point, Plutarque nous donne la vraie formule, quand il dit d'une façon générale que Pla- ton, Xénocrate, Chrysippe, auxquels il joint Pylhagore, ne faisaient, dans

LA DÉMONOLOGIE PLATONICIENNE 133

tloctrinc dans la pliildsopliic de IMahin, il t'sl du moins in- roiiU'staMc (lu'clli' est i-htv. lui Irrs sri'icusc cl (lu'cllc so inaiulitMil, [jrcsquo sans clian^^iMnoul, des i)i-oiniiM's aux der- niers dialofcm's. I)";iprès {'Apologie, les dénions, enfants bâ- tards que les dieux ont eus de nymphes, y; è'x Ttvwv aXXwv (27 C-E), sont bien des êtres intermédiaires entre les immortels et les mortels. Dans le Gorgias, il n'est pas question, à pro- prtMnent parler, des d/'uions ; mais IMaton y attribue à l'homme sag-e el teuqiiM'anl un rùle analogue à eelui qu'il donne aux démons dans Uotujuct, et presque dans les mêmes termes : seul il peut être ami des hommes et des dieux, parce que seul il participe des uns et des autres; le ciel et la terre, poursuit Soerate, les dieux et les hommes sont, au dire des sages, mis en communication par l'amitié, par l'ordre (y.oc- •xidTf,;), par la tempérance (^wçpoauv/;) et par la justice, et c'est pour cela que l'Univers a reçu d'eux le nom d'Ordre des choses ou de Cosmos (507 E-508 A; comp. Théét. 173 E- 174 A). Ainsi la vertu est un principe de synthèse et d'har- monie analogue au principe ordonnateur qui unit et harmo- nise les éléments de l'Univers. Le rapprochement, qui s'impose, de la conception des démons et des facultés démo- niaques dans le Banquet avec ce passage du Gorgias semble en partie confirmé par le Cratijle-, car Platon y rattache le mot {( démon » à l'étymologie oar(;j.a)v : l'homme sage est vrai- ment démon pendant sa vie et après sa mort (398 BG) .

Les démons tiennent une grande place dans les expositions eschatologiques du Phédon : chacun de nous, pendant sa vie, est conduit par un démon, et, lorsque la vie est terminée, c'est ce démon qui mène l'âme au lieu l'on juge les morts; un autre la ramène dans cette vie, après qu'elle a fait son temps dans les enfers (107 D-108B, 113 D). Le même point de vue reparaît dans le X'' livre de la République. Au moment de recommencer leur nouvelle existence terrestre, les âmes sont appelées à choisir elles-mêmes leur démon, qui, après

leur doctrine des démons, que suivre " les anciens tliéologiens " (De Is. et Osir. 25, p. 360 E).

134 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

les avoir guidées dans les opérations qui précèdent le retour, les accompagne ensuite sur la terre (X, 617 E, 620 D-621 B). Mais nous retrouvons également dans la République lassi- milation de Fhomme sage, vertueux, vaillant, avec les dé- mons, dont il mérite les honneurs après la mort (V, 468 E- 469 B; VIT, 540 BC). ^ § 121. Avec le Timée, les indications précédentes pa- raissent s'éclairer d'un jour tout nouveau et la démonologie se coordonne d'une façon précise aux idées essentielles de la philosophie platonicienne. Si l'homme sage est démon, ou tout au moins démoniaque, cela tient sans doute à la prédo- minance en lui de lame raisonnahle; car cette sorte d'âme, la seule parfaite, la seule qui soit, en somme, véritahlement âme. Dieu nous l'a donnée comme un démon ; elle réside aii sommet du corps, et, grâce à sa parenté avec le ciel, elle nous élève au-dessus de la terre comme une plante, non pas ter- restre, mais céleste. Celui qui, appliquant son esprit à la re- cherche de la vérité, donne tous ses soins à la partie divine de lui-même et honore de son culte le démon qui habite en lui et avec lui, celui-là participe à l'immortalité dans la me- sure où cela est possible à la nature humaine (90 A-C). Quant aux dieux créés, aux dieux fils de dieux, à ces dieux qui, sans être immortels ni indissolubles, ne souffriront cependant ni la dissolution ni la mort (41 AB), ne ressemblent-ils pas eux- mêmes d'une façon surprenante à des démons ? Sans doute Platon les appelle expressément des dieux. Mais il n'en est pas moins vrai qu'ils servent, tout comme les démons, de lien entre le Dieu suprême, le Démiurge, et les mortels : ils ont une nature synthétique et constituent des intermédiaires indispensables. C'est à eux en effet qu'est confiée la mission de créer des hommes, parce que, si le Démiurge s'en chargeait lui-même, il créerait en réalité d'autres dieux (41 C). Or, d'un autre côté, la partie démoniaque de notre nature, ce n'est pas par ces dieux qu'elle a été faite : leur père s'est réservé de la préparer et ensuite de la semer ; il la leur donne donc toute faite (41 B-D; cf. 90 A : apa aùxo oai'jxova ôeoç IxâuTip [yjixwvJ oéâwxe). Ces dieux inférieurs ont un corps et une âme

LA DKMdNtH.oCIK l'LATdNICIENNE 1^5

(AS K /i/i]^'\ Ils |),ir;iissi'iil vive les diiuix des astres ou, du nu)iiis, ceux des ('loilcs Jixcs (40 AB). C'est en efîct, semblc- t-il, dans les étoiles fixes que le reste des éléments de Tàine du nioiule. une fois mélangé par le Démiurge, a été déposé par lui, pour être seuié ensuite d;ins les |»lanètes, instruments du temi)s. alin de donner enfin la vie au plus religieux des êtres animés (41 \)-\l l)E)'^*. Ces dieux inf('i'ieurs ont pour fonc- tion de recevoir après la mort cette portion de l'àme dont le Démiurge s'est réservé la constitution (41 D), et, de même, il promet, pour les âmes des justes, un retour à l'astre qui leur est propre (42 B). Or c'est à ces dieux créés qui, dans leur corps astral, ont reçAi les âmes humaines créées par leur propre créateur et qui les recevront de nouveau après la mort, c'est à eux qu'il appartient, d'abord, de joindre à ces âmes des corps mortels et de leur donner tous les complé- ments qui doivent résulter pour elles de cette union (comp. 41 D [fin du ch. 13] avec 42 A et D [s. fin.] ; cf. 43 A et 69 BC) ; mais leur tâche ne s'arrête pas là, elle consiste encore à pourvoir aux hesoins des êtres mortels, à les guider et à les gouverner (apy.^'"' ••• B'.ax.u6£pvav 42 E). N'est-ce donc f)as là, en définitive, la fonction propre des démons?

§ 122. Il semble toutefois que le Politique abandonne cette idée, dont nous venons de suivre le progrès jusqu'au Timée, d'une sorte de communication, constamment assurée par des intermédiaires, du divin avec l'humain. Nous y voyons en effet non seulement que, sous le règne de Cronos, les dé- mons étaient les pasteurs et les nourriciers des espèces ani- males et Dieu lui-même celui des hommes (271 DE; cf. aussi Tim. 23 CD, 24 D, 26 D; Critias 109 B sqq.), mais que, dans un état contraire à celui-là et dont notre état actuel est l'image, les hommes n'ont à compter que sur eux-mêmes pour se gouverner et pour se protéger (274 B-D). Il serait superflu d'aborder à ce sujet la question délicate de savoir s'il convient

153. Sur les âmes des Astres, cf. Lois, X, 897 C, 898 G-899 D; XII, 967 AB, DE,

154. Cf. sur tout ceci Zeller 819, 2, qui me paraît avoir raison contre Martin II, 151.

136 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

d'expliquer cette différence en supposant, comme on le fait d'ordinaire, que le Politique est antérieur au Timée. On re- marquera seulement que, la doctrine du Timée étant le dé- veloppement naturel des doctrines antérieures, l'abandon de cette doctrine, avant ou après le Timée, ne serait pas moins surprenant. D'autre part, les Lois, comme nous allons le voir, nous ramènent à la doctrine du Timée, sans renoncer cepen- dant, pour l'essentiel, à celle du Politique^^^.

En effet, de ce que la protection, en quelque sorte spécifi- que, exercée sur les hommes par les dieux a disparu, il ne s'ensuit pas que toute providence particulière de la part des démons ait été abolie, ni qu'elle soit devenue impossible. Or tel est précisément le point de vue des lozs. Nous y voyons en effet que, sous le règne de Cronos, les cités des hommes (suivant le Politique 271 E, elles n'existaient pas alors) étaient administrées par des démons. D'autre part, si main- tenant il n'en est plus ainsi, du moins faut-il s'efforcer d'imi- ter de toute manière ce qui se passait sous le règne de Cronos, et, « obéissant, dans notre conduite publique et privée, à ce qu'il y a en nous d'immortel, d'administrer nos maisons et nos cités en donnant le nom de loi à ce qui est le lot de la Raison. » (IV, 713 C-714 A) La conciliation de la doctrine du Politique avec celle de Timée est manifeste : la croyance aux démons n'est donc pas abandonnée. D'autres exemples le prouvent. Platon veut-il montrer implicitement que la science des nombres est le moyen de lier l'opinion à la Dia- lectique, c'est-à-dire les hommes aux dieux (V, 747 B; VII,

155. L'exposition du Politique est, en ce qui concerne la question qui nous occupe, assez flottante. C'est, dit d'abord Platon (271 E), Dieu lui- même qui est le pasteur des hommes; les démons sont ceux des animaux Mais un peu plus bas (274 B) le pasteur des premiers hommes est appelé démon; puis (274 D) ce n'est plus d'un démon qu'il est question, comme tout à rheure, ni du Dieu suprême, comme auparavant, mais d'une plu- ralité de dieux (xb (xèv âx ^loi^). Au surplus, il y a toujours ceci de com- mun entre le Timée et le Politique, c'est que l'espèce humaine, dans son ensemble et comparativement aux autres espèces animales, est essentiel- lement dans un rapport plus direct et plus immédiat avec ce qu'il y a de plus haut dans la divinité.

LA DÉMONOLOCIK 1>LAT0NIC1ENNE 137

SJI AI), CD ; S'I'l I U'j".' Il iv\|tiim<' ('('Ile pcnsiM' cinlisaiil {|ii'()n lie pciil (Mit, aux yeux des li(iiilliirs, im rlic dixiii, ou un (It'num, nu un Iu'I'ds, (|u'à la coudilioii de pos.si'dci' celle sriiMicc i\ II, 8IS nC). La croyance à des dénions prolecleurs de clia(|iif honinie apparaît dans les Lois comme dans le Phé- don (IX.877 A; V, 730 A, 7i7 E; X, Oon A ; XI, 914 H). Enfin le fait ({ue Platon priMid soin de délermincr les honneurs qu'il convient de rendre aux démons (IV, 717 H; \'II, 71M) A, 801 E; \III, 848 D); qivil veut attribuer un démon particu- lier à chaque classe de citoyens (V, 738 D; VI, 771 D) im- plique qu'il n'a pas renoncé à sa doctrine des démons mé- diateurs.

Si, à vrai dire, le Phèdre, que nous avons cru pouvoir considérer comme un des derniers dialogues, ne fait aucune place à cette notion, ce n'est qu'une apparence, comme nous le verrons plus tard en reprenant, d'après le Phèdre, la théo- rie de l'Ame 127 et § 128 «. med.). Ces démons qui sui- vent les dieux dans la révolution qu'ils accomplissent autour du Ciel et dans la région supra céleste (246 E-247 A) pour- raient bien n'être en efïet que les conducteurs de nos âmes et peut-être celles de nos âmes elles-mêmes, qui ont le mieux réussi à marcher sur la trace des dieux et qui ont eu le plus complètement et le plus longtemps la jouissance du spectacle des Idées, Ainsi le Phèdre serait l'expression la plus profonde de la démonologie platonicienne; mais nous ne serons en état de le prouver, qu'après avoir étudié, ce que nous allons faire tout à l'heure, la théorie de l'Ame.

§ 123. En résumé la théorie des démons médiateurs ne semble pas être pour Platon un pur symbole, mais l'expres- sion d'une croyance positive. Il suffirait, pour le prouver, de l'importance prise dans la suite par cette conception, tant chez les successeurs immédiats de Platon, comme Xénocrate et Philippe d'Oponte, l'auteur probable de VEpinomis, que dans l'École sto'icienne, ou chez des platoniciens pythago- risants et éclectiques, tels que Plutarque, Maxime de Tyr et Apulée, ou enfin chez les Néoplatoniciens purs. Au reste, cette croyance, chez Platon, est intimement liée aux exigences

138 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

g'énérales de son système. Entre le monde d'ici-bas et le monde snpériem', quel qu'en soit le nom : régions habitées par les ^ieux, ciel peuplé par des astres qui sont eux-mêmes divins, ou plutôt encore monde supra-céleste des pures Idées, entre ces deux sphères Platon a besoin d'intermé- diaires, afin qu'elles ne demeurent pas isolées l'une de l'autre et que l'inférieure puisse participer de la supérieure, sans que la pureté de celle-ci en reçoive néanmoins aucune altération. Mais ces intermédiaires, il faut qu'ils soient assez nombreux pour que la relation des deux mondes puisse être assurée jusque dans les détails, autant du moins que le per- mettra la constitution même du monde d'ici-bas, réfractaire par nature à la stabilité et à l'ordre. Ces intermédiaires, ces moyens-termes de la relation, ce sont les démons ; ils assurent à toute chose dépendante la réalisation de sa fin essentielle, pour autant qu'elle n'y résiste pas. L'Amour est au nombre de ces médiateurs. L'Amour, qui unit les êtres, établit une communion entre la terre et le ciel. Il est une relation perpé- tuellement mouvante entre le Non-Ètre et l'Être. Cependant le Non-Être qui subsiste en lui est un non-être relatif, dans le dénuement duquel il y a du désir et une aspiration vers l'Être. A l'être qui lui a donné la vie, il manque, à vrai dire, la possession calme et durable; mais ce qui lui appar- tient tout au moins, c'est l'ingéniosité qui peut procurer les joies, sans cesse renouvelées, de l'acquisition éphémère du bon, de ce bon qui s'est oiîert à lui avec le charme de la beauté.

§ 124. Or cette fonction médiatrice que Platon attribue à l'Amour est aussi celle qu'il donne à l'Ame, de la façon la plus expressive, dans le mythe du Phèdre. Il faut remarquer tout d'abord que c'est à propos du délire de l'Amour que Platon, avec une brusquerie bien faite pour éveiller notre attention sur le rapport intime de ces deux choses, introduit son exposition sur les propriétés et les fonctions de l'Ame (245 G). En second lieu la forme du mythe, avec les compa- raisons qu'elle admet (246 A), est employée pour parler de l'Ame comme elle l'a été, dans le Banquet, pour parler de

LA FONCTION MIIDIATIUCR I)K I/AME 139

r Amour. (h\ d'jiiui's l'cxposilioii du Phèdre, la iialurt' do l'Amt' est csstMdicdlt'iiKMil s\ Mlli(''li(|ii(\ eu ce sens d'ahord (|iio touti' àmc l'sl litM' un corps vivaiil, puis en cet îiiitre ipie toulo àiMo est conipostk; d'éléments hétérogènes. P]n cIlVl, |)our('t' qui conreriie le pirmiei- point, tout ce qui s(^ uuuit sans rt'ct'voii' son niouvemenl du dehors, le Ciel et le inonde enlicr de la (l('Mi('M'alioi), lien! son mouvement de l'Ame, .qui est ce qui se uumiI soi inènu; (245 C-246 A). L'Ame semble donc inséparable de ce quelle a pour fonction de mouvoir, étant elle-même automotrice. iVussi les immortels sont-ils dt'linis, autan! du moins (pi'une telle définition est possible, des vivants im[)érissal)les. qui ont une âme et aussi un corps, mais unis lun à l'autre de toute éternité (240 CD). De plus, il iwus est affirmé avec précision que TAme, prise dans sa totalité, exerce sur la totalité de ce qui est sans âme une action tutélaire (-a^a r, &jyjri r.x^noq èr.'.\).=\v:-x: tou à(]^u)ro'j), ce qui signifie sans doute que au corps de l'Univers est liée néces- sairement une âme de l'Univers, qui administre ce corps : elle parcourt, ajoute Platon, le ciel tout entier, prenant diffé- rentes formes; mais elle ne peut remplir ces fonctions or- donnatrices, par lesquelles se constitue le Cosmos, qu'à la condition d'être parfaite (240 BC). Est-ce à dire que cette perfection soit synonyme de simplicité absolue et exclusive de toute composition? Non; l'âme même des dieux est un attelage double, avec son cocher. Mais, tandis que, pour les âmes des immortels, la constitution des chevaux et du cocher est excellente et faite d'éléments excellents, pour les autres âmes elle est mélangée : les deux chevaux ne se ressemblent pas; l'un est bon en lui-même et dans ses éléments; c'est le contraire pour l'autre (240 AB; cf. 253 C-E). De même, le l^if7iée nous montre, on le sait, l'âme du monde comme une âme composée (34 C-30 D); le monde est un animal, modelé lui-même sur l'Animal-en-soi (30 D, 34 C, 37 CD) et la tota- lité du corporel (-av to aiù\ixT:Qz<Mq) est logée au sein même de l'Ame (30 DE). Toutefois ce sont des rapprochements qui, j'en conviens, prêtent à contestation et auxquels il faudra consacrer plus tard 138) une discussion spéciale.

140 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

§ 125. Ail reste, dira-ton, on prouve peut-être de la sorte que la nature de l'Ame est synthétique, comme est celle de l'Amour; on ne prouve pas que l'âme soit quelque chose d'intermédiaire entre la sphère supra-sensible et la sphère sensible, comme sont justement les démons et, par consé- quent, l'Amour lui-même, puisque c'est un démon. En effet, d'après l'exposition du Phèdre, l'àme mortelle et l'âme im- mortelle ne diffèrent, en quelque sorte, que par leur siège; elles ont même constitution. Donc, soit qu'on envisage le temps les âmes des dieux et les nôtres vivaient d'une même vie, soit qu'on s'en tienne à l'état actuel dans lequel elles sont séparées, dans un cas comme dans l'autre, nous nous trouvons en présence de deux sphères entièrement di- stinctes et les âmes n'ont pas pour office de les réunir, mais elles habitent l'une, ou l'autre. C'est au contraire la fonction propre des démons de combler l'intervalle des deux sphères et d'établir un commerce entre les âmes divines et les âmes humaines {Ba?iq. 202 E sq.); ils seraient inutiles, si des âmes pouvaient remplir le même rôle.

55 126. Assurément, les âmes divines n'ont pas à quitter pour venir vers nous la béatitude dont elles jouissent; rien n'est plus exact. Quand les dons de la grâce, si l'on peut ap- peler ainsi la Oet'a [jLoïpa du Ménon (99 B à la fin ; Phèdre 245 C; cf. § 136 et § 157) viennent favoriser un mortel et qu'il est en proie à quelqu'une des formes du délire (ôeîa [xavi'a) dont il est question dans le VhMre (244 A-245 B; cf. 2G5 AB), il faut bien comprendre ce qui se passe : ce n'est pas le dieu qui descend dans le mortel, de telle sorte que la chute d'un dieu serait, pour ainsi dire, la condition de l'ascension d'un mortel ; les dieux se diminueraient en venant habiter, fût-ce temporairement, en nous. Mais ils ignorent l'envie {Tim. 29 E, cf. 71 D ; Phèdre 247 A) ; ils ne refusent donc pas de faire part à quelques-uns d'entre nous, et à certains moments de notre vie, d'une sagesse surn;iturelle. Le Phèdre est, à cet égard, très explicite : c'est vraiment un don '^^ et, s'il y est

156. Voir 244 A: otà [jiav(«;, Ôeîa... ôôaei ôt6o(j.évyii; 244 C : OeÎoc [AOt'pot '

LAME PEUT S'ENVOLER VERS LE SÉJOUR DES DIEUX 141

(|ii('sli()n (le (I possession», ccllt' jjosscssion vient des (Vieux ^-'^ ; le mol ne doit ilonc pas être (MittMulii en ce sons que l'èlrc^ serait haliilé par le dieu qui rinsi)ire. L'iionime inspiré est uu contraire hors de lui-niènie : le dieu le possède en ce sens qu'il en fait son instrument et son interprète; il parle par sa houelie; il le pousse et lui donne l'élan, il l'élève et le tient suspt'udu à lui comme les anneaux de ter sont suspendus à la pierre niagnétique. Voilà en ellet dans quels termes VIon décrit l'enthousiasme du poète. Il exprime encore la même pensée sous une autre forme quand il dit que le poète est chose légère, ailée, sainte'^'*. Ainsi donc, on le voit, s'il est vrai (|ue les dieux ne s'abaissent pas jusqu'à nous, il n'en ré- sulte pas que nous restions dans notre sphère; nous pouvons monter vers les dieux, quand il leur plaît de nous élever jus- qu'à eux.

s!} 127. Mais, si cette propriété de s'élever appartient aux poètes, c'est qu'ils sont des hommes démoniaques. Elle appartient à tous les hommes démoniaques en général, en tant précisément qu'ils ont pour fonction de relier le ciel à la terre et qu'ils sont les interprètes des dieux {Banq. 202 E- 203 A). Les démons seront donc ailés. Le nom même d'Eros ne lui vient-il pas de ce qu'il est -njTspwç, c'est-à-dire ailé {Phèdre 252 BG'^^). Cependant ce n'est pas seulement aux démons que Platon donne des ailes. Il y a dans tout homme un principe ailé au moyen duquel il pourra s'élever vers les dieux, s'ils lui en fournissent l'occasion ou s'il sait la provo- quer lui-même. Ce principe ailé, c'est l'Ame. L'Ame, à vrai dire, ne possède vraiment ses ailes et n'est capable de s'en

245 C : (xavï'a; YiYvo|j.évr,<; «tio 6îwv 6 epw;... Ix 6îù)v £7tt7i£[xîT£Ta'. Tcapà 6îù)v T) TO'.a-JTY) [lav'a [sc. ô k'pw;] ôtSoTat.

157. Voir 244 E-245 A : tw ôp6wç [lavlv^-. %o.\ xxTacyoïxsvw xaToxw/Ti xat (Jiavîa àuo Mo-jcûv y.aTOXw/r,.

158. Ion 533 D-535 C, 536 A-C. L'authenticité de l'ion, généralement contestée, a été défendue par Janell Quaestiones platonicae, dernier chap. (Diss. Rostock ISOii. Elle me semble très probable.

159. Le jeu de mots qui donne lieu à ce rapprochement dans le second des deux vers soi-disant homériques cités à ce sujet, n'a pas besoin d'être examiné (cf. Stallb. ad loc.) ; le rapprochement seul nous intéresse.

142 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

servir que tant qu'elle est parfaite : grâce à ses ailes, elle plane alors dans les régions supra-terrestres habitent les dieux (246 C, cf. 248 C). Toutefois, môme quand l'Ame est déchue et qu'elle est enchaînée à la pesanteur d'un corps ter- restre, c'est encore à ses ailes qu'elle devra de recouvrer, si elle le peut, sa légèreté première et de remonter vers le ciel ; car il n'y a rien, dans tout ce qui touche au corps, qui parti- cipe au divin plus que les ailes (246 D). En outre, ce qui nourrit les ailes de l'âme, c'est ce qui est divin, c'est ce qui a beauté, sagesse, bonté; au contraire, le laid, le mauvais et, d'une façon générale, tout ce qui s'oppose aux qualités pré- cédentes est pour les ailes cause de corruption et de ruine (246 DE; cf. 248 C, 250 A). L'Ame, par nature, habite donc le séjour môme des dieux et Platon nous montre des âmes qui ne sont ni des âmes de dieux, ni des âmes de démons, c'est-à-dire sans doute les âmes des mortels, s'avançant à la suite de l'armée des dieux et des démons vers le point culmi- nant de la voûte du ciel. Dans ce trajet, les âmes des immor- tels, dont la composition est parfaitement équilibrée, ne courent aucun risque. Mais pour les autres âmes il n'en est pas de même : celui des deux chevaux qui est d'une mauvaise nature s'alourdit et entraîne l'attelage vers la terre, à moins pourtant qu'il n'ait été parfaitement dressé par le cocher (247 BC). D'autre part, les ailes de l'âme, nous l'avons vu (cf. 246 DE), se nourrissent de ce qui est vraiment divin et c'est dans la plaine de la Vérité que l'Ame cherchera la nourriture qui lui convient. Aussi, quand les âmes des immortels ont franchi la voûte du ciel et que, parcourant le i6-oq br.epo-jpi- v'.oç, elles se repaissent de la contemplation des réalités abso- lues, la Justice en soi, la Tempérance en soi, la Beauté en soi (247 CD, 250 B-D, 254 B), toutes les autres âmes se ruent- elles à leur suite pour tâcher d'avoir leur part de cette heu- reuse contemplation. Dans cette lutte, bien des âmes sont estropiées, ont leurs ailes froissées, par suite de la mala- dresse des cochers; d'autres sont découragées d'un effort inutile; chez d'autres, sans doute, les résistances du cour- sier vicieux sont une cause de leur chute. Elles n'ont plus

1/AMK I»EIIT S'KNVoLKll VKHS LK SK.KtUll DKS DlKl X 1 i3

alors la MM'ilt' |i(>iir pàliirc. mais sciilcmonl ropiiiioii; elles se ^ori^-enl d Oubli '"" cl de inécliaiicelé, bref do tout co qui est eapalile de détruire les ailes, el, ainsi déj)ouillécs de leur lé^^'M'elé première, elles toiidieni sur la terre (247 E-2.ïH(]). Cette eliute, cependîint, n'est pas définitive. L'Ame peut reeouvr(>r ses ailes au bout de trois périodes de mille ans fliaeune, à la condition (pielle ait, pendant chacune de; ces, périodes, vécu selon la justice, cultivé la philosophie ou, (Milin. aimé les jeunes gens d'un amour philosophique, c'est- àdire en vue de la sagesse et de la vertu (iiîS E-241) A, ■l'M\ AB). La pensée du philosophe mérite seule, en efïet, de prendre des ailes; elle s'attache toujours par le souvenir, autant qu'elle le peut, aux réalités supérieures qu'elle a jadis contenq)lées et ainsi, ne s'appliquant qu'au divin, elle s'éloigne des préoccupations humaines (249 CD). Or cette élc'vation vers les réalités supra-terrestres, que le vulg-aire prend pour de la folie, ne dilTère pas du délire amoureux : elle est, comme lui, d'inspiration divine; elle en est même, à vrai dire, le terme naturel. La vue de la beauté qu'on aime a en eiïet le pouvoir de faire fondre un moment ce qui obstrue les canaux par pourraient se déployer les ailes de l'àme, dont la vertu se trouve ainsi ranimée. Il en est de même, inversement, pour l'âme du bien-aimé : les émanations de la beauté, qui étaient parties de lui, reviennent vers son âme, après s'être réfléchies sur celle de l'amant, et ainsi elles lui rendent ses ailes. L'Ame est alors impatiente de s'envoler, elle ne tient plus à la terre, elle lève ses regards vers le ciel et c'est le divin délire qui passe, aux yeux des hommes, pour de l'égarement. Ceux-là même qu'un amour, dont la philosophie n'est pas le principe, mais non dénué pourtant

160, C'est-à-dire qu'elles font tout ce qu'il faut pour oublier les réalités idéales, et il s'ensuit que la réminiscence ne leur sera plus possible ou leur sera du moins plus difficile qu'à d'autres; cf. 250 A. Comparer, dans la Républ. X, 621 A, l'empressement maladroit de certaines âmes, pendant leur séjour dans la plaine du Léthé, à boire l'eau du fleuve Amélès : elles en prennent tant qu'elles perdent tout souvenir de ce qui a précédé leur existence terrestre.

144 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

de toute noblesse, a unis l'un à l'autre, et qui restent fidèles au souvenir de leurs enthousiasmes passés, quittent la vie, à la vérité, sans avoir repris leurs ailes : il leur est du moins tenu compte de leur effort pour les reconquérir, et, quand le jour en sera venu pour eux, c'est ensemble que leurs âmes, redevenues ailées, reprendront leur essor. (249 DE, 256 AB, 255 CD, 251 A-E, 256 B-E)

Il semble donc, en résumé, que les âmes, en raison de leur aptitude à rentrer en communication avec le monde dans lequel elles ont vécu primitivement, peuvent être con- çues comme des intermédiaires tout à fait analogues aux démons.

§ 128. Toutefois, quand le Phèdre nous décrit avoir l'Ame comme une chose ailée, il parle, nous le savons, d'une âme complexe et formée de parties qui sont très différentes les unes des autres : T.a.ij. yàp r,v [se. rj J^uy/J xo TràXat TrTepwxr, (251 B). Il est dit simplement que le cheval vicieux a une tendance naturelle à appesantir l'âme (247 B). Nous retrouvons ici une difficulté que nous avons indiquée précédemment 106 et § \.1k.fin). Les deux coursiers du Phèdre ressemblent de très près, en effet, aux parties mortelles de l'Ame selon le Timée. Or comment admettra-t-on que les parties mortelles de l'Ame participent d'une propriété qui leur donnerait le moyen de se dégager du corps et de parvenir ainsi à l'immortalité? L'assimilation que nous avons cru pouvoir établir entre nos âmes et les démons vaudrait-elle donc, même pour des âmes enchaînées au sensible par quelques-unes de leurs parties? II est incontestable cependant que, dans le monde supra-cé- leste, les coursiers vivent, avec l'Intellect qui les conduit, de la vie divine et que, sous sa direction, ils prennent part, autant qu'ils le peuvent, à la révolution que les dieux accom- plissent autour des réalités absolues. Mais, d'autre part, il n'est pas moins vrai que, comme on l'a déjà remarqué, les deux parties inférieures sont pour l'Ame, selon le Phèdre même, une cause de trouble dans sa vie divine (cf. 247 B, E- 248 A). Le Phèdre reconnaît en outre que c'est au conducteur de l'âme, à l'Intellect, et à lui seul, qu'il appartient de con-

L'AME RAISONNABLE EST UN DÉMON 145

templor la rralilô vniio. Gela est vrai de l'àme divine comme de la ikMi'c. Sans doiile, tandis que riiilellecl divin s(; noin-rit d'in(('lli,ii;-('nce cl de seience sans nuMan^a^ {iM VA), cf. 2i«S A début), le noire n'a pu s'élever jusqu'à des satisfactions aussi complètes, ni aussi continues (2iS A). Il n'y a pas néan- moins, en ce qui nous concerne, une marque spéciliciue de l'infériorité de nos âmes. C'est donc bien par l'Intellect seul que la vertu des ailes est entretenue, puisque seul il est ca- pable de pourvoir les ailes de l'aliment qui leur convicMit {l\i\ Dfc], iiS nC), et c'est à lui seul aussi, puisqufî seul il a pu contempler les Idées, fût-ce imparfaitement, lorsqu'il condui- sait le cbar de l'Ame à la suite des dieux (248 A), qu'il appar- tiendra, dans la vie terrestre, d'en retrouver un souvenir (253 E 5. fin. ; 254 B [ch. 35 début]). Ainsi, en résumé, môme d'après les expositions du Phèdre, ce n'est qu'à la partie in- tellectuelle de l'àme que semble pouvoir convenir la compa- raison avec les démons, car il n'y a qu'elle qui soit vérita- blement apparentée au divin et véritablement capable de reprendre contact avec son principe.

Or c'est précisément l'Intellect que le Timée compare expli- citement, comme on l'a vu 121), à un démon, que Dieu aurait donné à chacun de nous. Il nous parle également de sa parenté avec le ciel, de son aptitude à nous élever au- dessus de la terre, parce que la divinité retient l'Ame suspen- due par sa partie supérieure aux lieux d'où elle tire son origine : ainsi, ajoute-t-il, elle dresse en quelque sorte le corps tout entier. Les passions, les désordres sont la mort de cette partie de nous-même ; mais, si nous voulons nous rendre immortel autant que le permet notre nature, il faut, au con- traire, lui donner les aliments et les mouvements qui con- viennent à sa nature. Or ce qu'elle aime, c'est la connaissance et la vérité, et les mouvements qui lui sont appropriés, ce

sont a-. Tsu ■7:av-oç o\y.->zr^Q^'.q •/.ac Tïôp'.çspat (cf. infra xàç tou -avxoç àp[j.ov{aç y.al TCcpiçopxç). Celui qui se livre à cette étude réussira à rétablir entre l'objet de la pensée et ce qui pense l'identité qui existait primitivement entre eux (-rw /.axavoo'j;ji.£vw xo axiol' voouv èço[xoiw7at xx-cà TYjv cf.Ciyct.lx) çuaiv [90 A-D; cf. 47 BC, D])

10

146 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE rAMOUR

on sait en effet que, d'après la doctrine du Timée, la partie supérieure de l'Ame, celle qui est notre démon, a été faite par le Démiurge des mêmes éléments, mélangés d'une manière analogue, que l'Ame même de l'Univers, avant d'être aban- donnée aux soins des dieux inférieurs (41 D, 42 D; cf. 69 C; comparer Philèbe 30 A). La substance en est répartie par lui entre les astres, tout comme, dans le Phèdre, les âmes sont distribuées entre les dieux, auxquels elles resteront liées dans leur vie terrestre (247 A, 252 C-253 B). Nous pouvons donc conclure que le Phèdre est d'accord avec le Timée pour affirmer que ce ,qui est apparenté au divin ou démoniaque dans l'âme humaine, c'est ce qui est intellectuel '^^

§ 129. Au reste, la même doctrine relativement à l'âme intellectuelle peut encore s'établir à un autre point de vue moins sujet à discussion, parce que les conceptions reli- gieuses, sinon le mythe, y tiennent moins de place : au lieu de considérer l'âme raisonnable dans son rapport avec Dieu ou les dieux, on l'envisagera dans son rapport avec les Idées. Or le Timée lie très explicitement l'âme raisonnable aux Idées (51 D-52 A, C). De plus, si c'est vraiment d'après les Idées que le Démiurge a fait l'Univers et son âme, comme d'autre part notre âme essentielle a été fabriquée par lui pareillement à l'âme universelle, on pourra dire que toute âme de cette sorte est une image des modèles éternels. Le Démiurge cherche en effet à réaliser, autant qu'il le peut, la Forme ou l'Idée du meilleur (46 G, cf. 68 E) ; il a les yeux constamment fixés sur ce qui est et ne devient pas (27 D-28 A, cf. 50 C) et ce modèle éternel, c'est ce qui est saisi par la Raison et pos- sède l'immutabilité (29 A). Ainsi l'âme du monde participe de l'ordre calculé et de l'harmonie des réalités intelligibles et éternelles dont elle est une image (36 E-37 A : XoytaiJ.ou lJi.£T£^cua-a xal àpfJLOvi'aç 4"^X^/ "^^^ voyjtwv àd cvtwv^^", cf. 37 C et

161. Peut-être cette proposition aura-t-elle besoin d'être expliquée, c'est ce que nous verrons plus tard (i? 138).

162. Zeller 710, 5, d'après Stallb., fait dépendre ces génitifs de àpîo-xri ; mais comment l'âme du monde pourrait-elle être dans les «et ovTa, dans

les vor,Tà?

L'AMK RAISONNABLE EST UN DÉMON 147

1)2 I^). Mais nos àmos sont des ilôf^radalioiis de ràmc univer- selle : II' nuMang'e esl le rniMnc, mais il n'a j»as la mC'mc pu- i'elé('il h), el. (jnels que soient les elToils des dieux inférieurs pour sauvef^arder ce prinei|)e divin que leur a conllé leur père (('»!) !)), il est très certain que nos àmcs reproduiront dune façon plus infidèle le modèle qui a servi au Démiurge. La doetrine du Phèdre n'est en somme qu'une autre expres- sion de eelle-ei. Déjà nous avons eu plus d'un*; fois l'occasion d(^ rappeler comment, dans ce dialogue, Platon nous montre les âmes des dieux s'élevant jusqu'au sommet de la voûte cé- leste, puis passant de l'autre côté et s'arrêtant enfin sur le dos de cette voûte. La révolution du ciel entier les emporte alors et elles contemplent les choses qui sont en dehors du ciel. Dans ce lieu supra-céleste, domaine de la science véri- t;d)le, est la Réalité sans couleur, sans forme, intangible et (pii pourtant existe véritablement, bien dilïérente de l'être soumis au Devenir et auquel ne convient qu'une connaissance changeante. Au nombre de ces réalités absolues, le Phèdre nomme, nous le savons, la Justice en soi, la Tempérance en soi, la Science, la Beauté (247 BC, 250 BGD). Or c'est à l'In- tellect seul, on Fa vu 128, s. med.), qu'il appartient, même dans les âmes divines, de jouir de cette contemplation (247 G), à laquelle ce qui est dieu doit lui-même sa divinité (249 G). En somme le rapport des dieux aux Idées ressemble fort à celui du Démiurge à ses modèles : de part et d'autre, elles apparaissent comme les objets d'une contemplation de l'In- telligence. Pareillement le Phèdre nous donne lui aussi une explication de la dégradation de nos âmes par rapport à cette contemplation. Toutes les âmes n'ont pas également réussi à la réaliser. Gelles qui ressemblent le plus aux dieux élèvent la tête de leur cocher vers la région qui est en dehors du ciel ; mais celui-ci a de la peine à maintenir son attelage : il y a des réalités qu'il aperçoit, d'autres qu'il n'aperçoit pas (248 AB, 249 G). Le Phèdre est très explicite à cet égard : toutes les âmes n'ont pas contemplé le même nombre d'Idées et elles ne les ont pas toutes contemplées pendant le même temps; quelques-unes, sans doute, n'ont même rien vu du

148 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

tout {loc. cit. et 248 D, 250 A, 251 A). Cependant, de même que nos âmes, selon le Timée, sont, au même titre que l'âme universelle, des images des Idées, de même le Phèdre admet que toute âme d'homme a nécessairement et par nature vu la Vérité : sans cela elle ne se serait pas passée dans un corps d'homme (249 B, E; cf. 248 CD). Ce qui prouve clairement en outre que la contemplation dont il est ici question est hien la contemplation par l'Intellect de ce que nous nommons proprement Idée, au sens platonicien traditionnel de ce mot, c'est que, aussitôt après avoir parlé de la vision de la Vérité, Platon précise que la connaissance humaine doit en effet se faire selon ce qu'on nomme etâoç, c'est-à-dire qu'elle doit être capable de saisir dans l'unité de la pensée ce qui se dégage de la multiplicité des sensations, et il ajoute que cette façon de connaître est une réminiscence des réalités supérieures ^^^, que notre âme a vues lorsqu'elle accompagnait les dieux dans leurs évolutions et qu'elle regardait de haut {{jizepihoïxja) ce que nous appelons aujourd'hui des êtres (249 BC).

Ainsi l'âme raisonnable, d'une part, a de l'affinité avec les dieux ; elle est de leur famille, et, d'autre part, elle est con- stituée de façon à connaître les Idées.

§ 130. Mais, en même temps que cette âme participe ainsi à la vie des dieux et à l'immutabilité des réalités abso- lues, elle est aussi, nous le savons, liée à la condition d'un être soumis au devenir et à la mort. On a déjà vu comment le Phèdre explique la chute de l'Ame dans le sensible. L'op- position de ces deiix états de notre âme n'y est nulle part mieux marquée que dans ce passage Platon compare notre pureté primitive, alors que, dans l'intégrité de notre nature, nous contemplions la splendeur des pures réalités, avec notre déchéance actuelle, enfermés dans le sépulcre du corps comme l'huître dans sa coquille (250 BC). Le Timée est encore plus explicite. Il met parfaitement en lumière cette associa- tion des éléments mortels avec la partie immortelhî do l'Ame : nous voyons en elïet le Démiurge charger les dieux inférieurs

163. èxeivojv, les choses qui sont là-bas, heï; cf. n. 23.

L'AME RAISONNABLE EST UN DÉMON 149

d'ajoul(M' à son (i'u\ ic propre ce par quoi des êtres, pourvus (l'un priiu'ipr iinmorlrl et divin, seront copondant des ;uii- luaiix moilcls ('il (.1), \'l A); puis nous assistons au travail des (lieux inférieurs l'aronnanl le corps niorlcl, i'aronnant une ànie inorlelle et la séparant de l'àine innnortelle afin de ne pas souiller eelle-ei, la divisant enfin en deux, alin de sé- parer l'une de l'autre la partie nu'illeure et la partie pire de cette àme mortelle ((il) C-71 1), 72 D).

Jj 131. Nous trouvons donc en résumé dans la partie supérieure et vraiment essentielle de l'Ame la caractéristique de la nature des démons. Elle est intermédiaire entre l'im- mortel et le mortel ; comme elle unit en elle une double na- ture, tenant à l'immortel par son origine, au mortel par sa chute, elle peut s'élever au-dessus de la vie terrestre et se rapprocher, par la réminiscence, de son divin séjour. Elle efTectue donc, comme un démon, la liaison du Sensible et de l'Intelligible. Sans prétendre que les âmes raisonnables soient, pour Platon, les seuls démons, on peut assurer, je crois, que toute sa démonologie le conduit à la doctrine qui s'affirme si nettement dans le Timée, que le Phèdre ne dément pas, bien au contraire, et qui subsiste avec des changements et des additions dans les philosophies posté- rieures ^^^.

164. Xénocrate, qui, tout en gardant l'idée platonicienne de démons médiateurs, s'en écarte cependant en distinguant, comme on sait, de bons et de mauvais démons, a continué, au témoignage d'ÂRisTOTE (Top. II, 6, 112 a, 37 sq. ; cf. Zeller II, 1', 1023, 3, 4), de considérer, avec son maître, l'àme vertueuse et sage comme le démon de chacun de nous. Parmi les Stoïciens, Posidonius (Sextds Empir. adv. Math. IX, 71) consi- dérait de même les âmes, en tant qu'immortelles, c'est-à-dire les âmes raisonnables, comme n'étant pas autre chose que les démons. Enfin une conception analogue de l'Ame me paraît avoir été dans la pensée de Plu- tarque, lorsqu'il nous conte, comme un mythe capable de nous faire tou- cher la vérité, ce que vit Timarquc de Ghéronée, quand il descendit dans l'antre de Trophonius (De Gen. Socr. 21 sqq., p. 589; 22,591 sqq. ; cf. 20, 589 G); voir aussi De Pyth. orac. 21, p. 404, et De An. procr. in Tim. 27, 7, p. 1026, l'enthousiasme prophétique et l'enthousiasme de l'Amour sont considérés comme le résultat de l'union de la nature immortelle à notre nature mortelle. Quant à Plotin, il distingue, on le sait, les démons

150 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

§ 132. Il faut convenir toutefois que cette théorie qui fait du Nous un démon et qui tend ainsi à lier l'Amour à l'Ame proprement dite, suscite quelques difficultés.

Tout d'abord, pour que l'âme raisonnable pût être appelée véritablement un démon, il faudrait, semble-t-il, qu'elle fût capable, dans le temps môme son essence divine se trouve unie à un corps, de sortir de ce corps pour retourner tempo- rairement vers le séjour divin d'où elle est issue. Or, dans le Phèdre, Platon déclare de la façon la plus précise que les âmes, même quand elles ont pratiqué l'amour philosophique, ne recouvrent leurs ailes qu'après avoir achevé leur exis- tence mortelle (256 B, cf. D). Bien plus, nous voyons ailleurs (249 A) que l'Ame doit avoir opté trois fois de suite, à mille ans d'intervalle, pour ce genre de vie l'amour s'unit à la philosophie, pour qu'elle ait le droit de reprendre ses ailes et de revenir auprès des dieux. De même, d'après le Timée, il semble bien que le retour des âmes à l'astre dont elles sont originaires (42 B, CD) ne puisse avoir lieu qu'après la mort. Au surplus, quand l'Ame est envisagée dans -son existence corporelle, Platon ne nous dit pas qu'elle s'envole, mais qu'elle tend à s'envoler et qu'elle en est impatiente (251 B-D)

qui sont des puissances de l'Ame universelle, par lesquelles elle admi- nistre le Tout pour le bien général [Enn. III v, 6 s. med.), et ceux qui sont des puissances de notre âme (iftiJ. iv, 3 in.). Mais Plotin admet une hiérarchie des démons : car notre démon particulier est toujours la puis- sance immédialement supérieure à celle que nous exerçons et cette puissance préside à notre vie sans agir elle-même; si nous vivons de la vie sensitive, nous avons pour démon la Raison (to Xoyixôv) ; si nous vivons de la vie rationnelle, notre démon, c'est l'Intelligence (voO?) (iv, 3; cf. III V, 7 5. med.). C'est le cas pour l'homme vertueux : celui-ci est donc un démon, ou vit selon un démon; il en est ainsi en effet quand le principe directeur de sa conduite est une puissance supérieure encore à l'Intelli- gence, à savoir le Bien lui-même, et ce démon alors est véritablement un dieu (iv, 6 début). Tous les démons qui sont ainsi des puissances de notre âme sont des Amours, qui résultent du désir qu'a l'Ame du bien et du beau ; tous les Amours conformes à la nature et qui ne sont pas pervertis sont donc, en somme, des démons essentiels à l'Ame (III v, 6, 7). Mais l'Amour qui mène l'Ame vers le Bien, de même que le démon qui dirige celte âme, n'est pas véritablement démon, mais dieu (v, 4 fin).

ELLE LEST MÊME DANS SON UNION AVEC LE CORPS 151

t'I (|iii'. |)ai'iMllo ;i l"()is(>;iii, vWc lèvo sos regards vers l(i ciol (2WI)).

§133. Ces toxhv. ;issiir(''m(Mil sont prrcis; mais ils iio sont peut-être pas en eonlr;uliclit)n avec la théorie qw, nous avons exposée.

Le Phédon nous fournit à cet égard des explications très nettes : c'est le corps qui nous empêche de discerner ki Vé- rité et il semhle que, pour savoir véritablement, il soit néces- saire d'abandonner le corps. Ne jouirions-nous donc de la Vérité, dont nous sommes amoureux, qu'après notre mort? On doit îulmettre, j)ar conséquent, que, à moins de perdre tout espoir de jamais la connaître, il y a pour nous un moyen, dans cette vie môme, de nous libérer de notre corps. C'est à cette œuvre que s'applique le philosophe (67 A-E, 68 G-69 D, 82 D, 83 A-E, 84 AB, 114 G; cf. 64 A, 65 A, CD, 80 E sq.). Or, si toute connaissance est une réminis- cence des réalités éternelles (ce qui prouve non-seulement l'antériorité de l'àme, mais encore sa survivance [72 E-77 G]), on peut croire que ces réminiscences seront un des efïets les plus certains de la purification philosophique. Les doutes que le Phèdre avait pu nous inspirer sur la question qui nous occupe s'évanouissent donc du fait que ce môme dialogue n'affirme pas avec une moindre précision la doctrine de la réminiscence. C'est un moyen de nous rattacher, autant que nous le pouvons (cf. Phédon 79 D), aux réalités supérieures qui sont le principe même du divin. N'est-ce pas dire que, si nous avons, dans la réminiscence, un moyen de nous divi- niser, de nous immortaliser en quelque sorte, ce moyen est réellement efficace, sans cesser d'être relatif à l'état présent de notre nature? On le compare à une initiation parfaite, capable de nous rendre nous-mêmes parfaits (249 G). Le Théétète (176 AB) nous parle aussi de la nécessité de nous enfuir d'ici-bas dans le monde supérieur (âvôsvoe l-z-eTae ©euYetv) et cette fuite, c'est l'identification avec Dieu telle qu'on la réalise par une vie juste, sainte et sage à la fois. Le philo- sophe, qui a sans cesse les yeux fixés sur des réalités dont l'ordre est immuable, dit dans le même sens la République

152 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

(VI, 500 CD), aime ces réalités et met tout son effort à leur ressembler ^''^ De plus, si on n'admettait pour l'homme la possibilité de se libérer des entraves du Sensible dans le cours même de sa vie mortelle, quel sens aurait la formule, si fréquente chez Platon, qui proclame la participation de l'animal mortel à l'immortalité dans la mesure il le peut? Cette formule se rencontre à plusieurs reprises dans le Ban- quet : la génération dans la beauté selon le corps et selon l'esprit, voilà l'objet de l'amour; car l'amour est essentielle- ment le désir de l'immortalité; or par cette génération l'être mortel se rend immortel autant que le lui permet sa nature (206 C, E-207 A, 208 AB; cf. C-D, 209 CD). Mais il n'y a pas d'homme à qui l'immortalité appartienne plus légitimement qu'à celui qui, après avoir suivi les étapes de l'initiation amoureuse, a réussi à s'élever jusqu'à la contemplation du Beau absolu (212 A fin). Cette doctrine du Banquet se re- trouve dans le Timée sous une forme qui s'accorde parfaite- ment avec l'opinion que nous défendons. On devient mortel autant que cela est possible, quand on s'abandonne aux pas- sions. On atteint au contraire la béatitude suprême et on participe de l'immortalité autant que peut le faire la nature humaine, quand, par l'amour de la science et de la vérité, on réussit à n'avoir que des pensées immortelles et divines, quand on s'applique à cultiver en soi le divin et à honorer le démon que l'on porte en soi-même. C'est encore dans le môme sens qu'il faut sans doute interpréter ce passage du Phèdre où, après avoir montré que, dans nos amours, nous cherchons à imiter le dieu à la troupe duquel notre âme a ap- partenu, Platon nous dépeint l'enthousiasme de l'amant lors- qu'il a réussi à ressaisir son dieu par le souvenir : il s'ef- force alors de lui ressembler, autant du moins qu'il est permis à un homme de participer à la divinité (252 G-253 C, surtout 253 A). Enfin, dans les Lois, nous trouvons réunies les deux conceptions dont nous venons de parler. D'une part

165. hoc. cit. : ôsûo Sri xa'i xoaiilw o y^ cpiXôffoyoc ô[i.tXù)V %ôc\nôç, te xai 9eÎ0{ eî; To Svvaxbv àvôpwTtw v'Y^Exat.

OBJECTION DE I,.\ PRÉDESTINATION DES AMES 153

il y est (jucsiioli du désir de riminortalilé, naturel î\ l'hiima- nilé el (|iii si> inanifoste par \c désir de la ^'•loire, mais aussi do la ^éiiériiliou. comino inovoii do salisl'airo ce désir (IV, 721 BC; il'. \ I. 7715 E). D'autro i)art, nous l'avons déjà \n{^ 122), après avoir repris, à peu de chose près, les vues du Politique sur le rè^ne de Cronos, Platon nous indique la possibilité de le rétablir, niènie dans notre état actuel, en obéissant à ce qu'il y a en nous d'iumiortel (IV, 7I3E-714A).

Bref nous avons bien en nous-mêmes le moyen de réaliser l'union de notre condition mortelle avec l'immortalité, que possède essentiellement, et que ne peut perdre, la partie rai- sonnable de l'Ame, celle en qui se réalise, dans sa pureté, la nature propre de cette substance.

§ 134. Une seconde difliculté est relative à la condition même des âmes. Toute âme humaine, dira-t-on, est raison- nable. Si, d'autre part, toute âme raisonnable est un démon et précisément en tant que capable de reprendre contact avec l'Intelligible, on s'explique mal que Platon n'accorde pas également à toutes les âmes humaines un privilège qui, leur appartenant par nature, ne semble pas comporter de degré. On comprend, à la rigueur, si on s'en rapporte aux exposi- tions du Timée, que toutes les âmes ne soient 'pas des âmes humaines; ce n'est pas en effet pour toutes les âmes, mais seulement pour les âmes destinées à animer le plus religieux des êtres vivants (41 E), celui qui est fait pour partager le nom des immortels (41 C), que le Démiurge a fait un nouveau mélange des éléments de l'âme du monde. La conséquence en est, comme le dit le Phèdre, que toutes les âmes ne voient pas la Vérité et que celles-là seules qui l'ont vue animent des corps d'hommes (249 B, E; cf. 248 A, C, D). Mais pourquoi, encore une fois, toutes les âmes humaines ne sont-elles pas pareillement traitées? Pourquoi les unes voient-elles un plus grand nombre, d'autres un moins grand nombre des réalités absolues (248 AB, D, 249 C, 250 A, 251 A)? Or c'est précisé- ment d'après ces différences que s'établit entre les âmes une hiérarchie des incarnations. Celle qui a vu le plus grand nombre d'Idées anime le corps d'un homme qui aimera la

154 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

sagesse ou la beauté, qui aura le culte des Muses (c'est-à-dire sans doute de la philosophie) et de FAmour. Viennent ensuite l'âme d'un roi respectueux des lois ou puissant à la guerre, puis d'un politique ou d'un administrateur; les deux places suivantes appartiennent aux devins ou aux initiateurs ceux sans doute qui n'ont qu'une routine professionnelle, dépour- vue de toute philosophie), aux poètes et aux imitateurs en général (voir § 93, p. 84), les trois derniers rangs sont ceux des artisans et des laboureurs, des sophistes et de tous les flatteurs, enfin des tyrans (248 D-E). Que signifierait cette hiérarchie prédéterminée des âmes, cet ordre des élus et des réprouvés, si toutes les âmes humaines, comme telles, parti- cipent au divin ?

§ 135. Il ne semble pas cependant que cette prédestina- tion soit incompatible avec l'assimilation aux démons de la partie raisonnable de l'iVme. Qu'importe en effet qu'il y ait une prédestination si, d'une part, cette prédestination n'est pas définitive, et que, d'autre part, elle puisse être momen- tanément suspendue par la Mix [xo^pa? Si en effet toute âme n'est pas actuellement démon par sa partie raisonnable et se trouve ainsi incapable de communiquer avec le divin, elle peut, du moins, grâce à une faveur spéciale, en devenir ca- pable accidentellement. De plus, dans de nouvelles périodes d'existence, elle peut être l'objet d'une prédestination nou- velle.

On sait ce que sont la ôeia [xoîpx et la Oeia [xavia : par elles nous devenons capables de faire des inventions dont nous serions complètement incapables dans notre état normal; elles nous élèvent en quelque sorte au dessus de nous-mê- mes ^^^ Or, bien que, dans la République (IX, 571 D-572 B), Platon semble dire que c'est à l'engourdissement des âmes inférieures, la Raison seule restant éveillée, qu'est due la di- vination pendant le sommeil, dans le Timée il expose une doctrine, non pas foncièrement différente, (îomme un examen

166. AprA. 22 BG ; Ion 534 B ; Mémn 99 B sqq. ; Banq. 203 A ; Phèdre 244 A, 245 B, 265 AB; Lois III, 682 A. Cf. sur la question Zeller II 1*, 594, 4 et supra § 126.

DISCUSSION LA OEIA MANIA ET L'AMOUR 155

superficiel iioiii-rail le faire ci'oin', mais plus |U'(''cist' siii'ccîtte question : (MIc nous apprend eu elle! eouiuieul la partie déniouiatpu' de l'ànie trt)U\t' uu)yeu de se faire entcMidre dans des liouïuies inférieurs, ehez lesipiels à d'autres égards elle seinltlei-ail faire défaut. D'après cette doctrine la divina- tion dans le souinieil ou dans le délire serait une sorte de réllexion des objets de la pensée raisonnable sur la surface d'un des or^aïu's de l'ànie inférieure, le l'oie, lorsque cette surface reste lisse et polie : « l'inspiration » (èttîttvou) partie de la pensée peint des images sur le foie comme sur un miroir (71 Cl); cf. 72('). Mais, si cette action de la Raison est réelle, elle n'est, il est vrai, ipr'indirecte, et c'est à la Raison môme qu'il faut restituer le soin d'interpréter les visions divinatoires du sommeil ou de l'entliousiasme (71 I)-72 B). En ce qui concerne le délire causé par l'amour, il y aurait lieu, sem- ble-t-il, de faire appel à une tliéorie analogue, bien que Pla- ton ne le dise pas expressément. En effet, la semence animale émane directement de la moelle; celle-ci, constituée par la matière cérébrale et par la moelle épinière est, aux yeux de Platon, la substance sont attachés les liens qui unissent l'Ame au cor|)s et font prendre, en quelque sorte, racine aux êtres mortels. Or, dans cette moelle, semence universelle (zavjTrsp'jia) des mortels, tous les genres d'àmes ont été plan- tés, et, de même qu'il y a une moëlle-encéphale dans laquelle, comme en un champ fertile, a été semée la semence divine (sans doute celle qui correspond à la partie divine de Fâme), de même à la moelle du cou et du dos doit correspondre (bien que Platon parle de l'àme entière), l'àme passionnée (73 B- 74 A; cf. 77 D). Les parties génitales, liées à la portion de notre corps qui est le siège de l'âme appétitive, sont compa- rables à un animal rebelle à la Raison et qui s'efforce pour- tant d'être le maître (91 A-D; cf. 86 CD). Mais, d'autre part, au même endroit, Platon nous rappelle que le sperme vient de la tête. Par conséquent, alors même que, dans la folie amoureuse, la partie démoniaque ou divine de notre âme semble être le plus complètement abolie, elle manifeste en- core, on vient de le voir, son existence d'une façon indirecte.

156 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

Au surplus, nous trouvons, dans le Phèdre lui-même, un passage dans lequel on peut voir une adaptation, au cas de l'Amour, de la théorie du Timée sur la divination. Les émanations de la beauté (y; toD xâXXouç aTroppo-i^), dont le bien- aimé est la source, sont réfléchies par l'amant comme dans un miroir et elles reviennent ensuite vers le bien-aimé, dans l'âme duquel elles raniment la vertu des ailes et auquel elles communiquent l'amour (255 B-D; cf. 251 BC^"). Le bien-aimé, c'est celui en qui se trouve une image de la Beauté absolue, occasion de la réminiscence; c'est en outre celui en qui l'amant croit avoir retrouvé son dieu et en qui il veut s'en façonner une image aussi parfaite que possible (252 D- 253 C). Il y a donc dans le bien-aimé une image des objets de la Baison et son âme, à cause des émanations qui s'échappent de lui et des pensées qu'il inspire, apparaît comme vraiment apparentée aux dieux ou aux Idées. Par suite ces émanations qui, se réfléchissant sur l'amant, ont fait naître en lui l'en- thousiasme erotique, ont une analogie remarquable avec ces inspirations de la Baison, qui, se réfléchissant sur le foie, font naître l'enthousiasme divinatoire. De part et d'autre, nous n'avons pas atîaire à la Baison même, ni à ses objets, mais à des images de la Baison et de ses objets. Or ces images, il appartient à la Baison seule, dans l'amour comme dans la divination, de les utiliser comme il convient, sans se laisser duper par elles, sans les prendre pour des réalité inhérentes à la substance qui ne fait que les réfléchir *^^

§ 136. D'autre part, en même temps que les dons de la grâce divine fournissent à la partie démoniaque de l'Ame le

167. C'est la théorie de l'îVspoç et de l'àvxépwç [cf. Dugas L'amitié antique 10 sq.] ; comparer la théorie des miroirs exposée dans le Timée 46 A-C.

168. C'est ce que dit Pldtarque dans le passage déjà mentionné de son traité De Genio Socr. 22, 591 F (cf. n. i6i). Il s'exprime, par contre, d'une façon moins vraisemblable, au point de vue platonicien, quand il désigne les beaux objets comme les miroirs sur lesquels se réfléchit la Beauté absolue Erotlcos XIX, 14; XX, 5, 6, p. 763, 764. Les beaux objets sont des imitations de l'Idée du Beau, le sentiment qu'ils font naître dans l'amant est une image réfléchie, une copie de la copie. Cf. Rép. VI, 509 E -510 A.

CONDITIONS DU RETOUR DES AMES 157

ilutycii (le se iiiaiiifcslcr iiMMlialciiiciil , iiirmc dans co qu'on peut a|)|)('l(M' (li's ànu's de r(''(ii-iiii\é.s, la lc)i du rolour doniKi à l'ollos-ci la possibilité de participer en quelque sorte ù une prédestination plus favorable. D'après le mythe de la liépu- blique, comme d'après celui du Phèdre, les àmcs peuvent en olTet choisir leur destinée {Urp. X. ()i7 I)-(US C, GIO H, E, (')20 A. I); Phèdre 1\\) AU; cf. 5^ 93); or elles le font d'après le souvenir de leur vie antérieure et même d'après l'expé- rience qu'elles on! pu acquérir des maux d'autrui pendant leur séjour aux Enfers {Hcpubl. 020 A-D, (5 11) D; cf. Phèdon 81 G, 107 D); il arrive donc qu'elles optent parfois pour une destinée meilleure que celle qu'elles ont eue jusqu'alors (OU) D). Mais, dans cette nouvelle existence, il est possible en outre que la domination de l'àme supérieure sur les âmes inférieures s'exerce d'une façon plus complète, de telle sorte qu'elles s'améliorent au cours de leurs transformations. Au reste, si la mauvaise éducation et de mauvaises institutions peuvent corrompre le meilleur naturel {Rép. VI, 491 B-492 B, E) et créer en lui, comme en tout autre, une tendance in- volontaire à mal faire par ignorance du h. en**'^ inversement une bonne éducation et des lois bien faites peuvent aussi le sauver {Tim. 44 C; 87 AB; Rép. VII, 518 D-5I9 B), et le soin que prend Platon, dans \{x République et dans les Lois, de les régler minutieusement n'a sans doute pas d'autre objet. Bien mieux, cette œuvre, consistant pour l'essentiel à développer en nous la Raison, suppose qu'une adhésion, consciente et volontaire, au bien qui nous détermine a remplacé l'inclina- tion involontaire et inconsciente vers le mal {Rép. III, 412 E-4I3A). Il est vrai qu'il y a, semble-t-il, des châtiments éternels

169. Cf. par ex. Apo/. 25 E- 26 A; Protag. 345 DE, 358 BG; Ménonllh- 78 B; Rep. IX, 589 G; Tim. 86 D, 87 B; Soph. 228 BG, 230 A; Lois V, 731 CD, 734 B; IX, 860 D-861 D. La persistance de cette doctrine jusque dans les Lois prouve bien que Platon ne peut avoir accordé une indépen- dance réelle à la volonté dans le texte parfois équivoque des Lois X, 903 D-904 D. Notre volonté dépend bien de notre caractère et la vraie liberté consiste, au moins ici-bas, à se laisser déterminer par le bien.

158 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

[Gorg. 525 C, E-526 B; Phédon 1 13 E; Rép. X, 615 G-616 A) : il y aurait donc des âmes qui seraient exclues du privilège du retoiir. Mais, en premier lieu, cette doctrine se concilierait mal avec la doctrine relative à la permanence de la quantité de substance psychique en circulation dans l'Univers {Phédon 71 E-72 B;Rép. X, 611 A; Lois X, 904 AB). En outre, on peut penser qu'il y a lieu de rappeler ici (cf. Zeller II 1 \ 842, 5) les théories du Phèdre (248 E-249 B) et d'accorder, même aux plus grands coupables, le droit de faire un nouveau choix après la grande période de dix mille ans : ils sont seulement exclus des options millénaires, réservées aux âmes des justes, ou à ceux dont les fautes ont été suffisamment expiées par un châtiment de mille années (voir particulière- ment Rép. 615 A, 619 D et Phèdre 249 AB)*'«. Si on accorde que, comme nous avons essayé de le prouver plus haut 93), l'eschatologie du Phèdre se réfère constamment à celle de la République , on ne fera pas difficulté d'admettre pour l'opi- nion définitive de Platon que toutes les âmes doivent revenir un jour à leur céleste séjour, mais que cela ne peut avoir lieu avant dix mille ans, sauf pour les âmes des philosophes : celles-ci y reviennent après trois options millénaires succes- sives, précisément parce qu'elles ont obéi plus constamment à la partie démoniaque de leur nature ^^^ Sans doute, c'est surtout à propos de ces âmes excellentes que Platon a décrit le retour à la vie divine *^^. Toutefois il est permis de croire que toutes, sans exception, même celles des grandes coupa- bles, y reviendront au jour la révolution du monde sera terminée, et non pas cette fois pour faire le choix d'une exis- tence terrestre, mais pour reprendre contact avec l'âme as-

170. Dans la Républ. nous voyons que Ardiée, un des condamnés dont les crimes sont éternellement inexpiables, a été tyran mille ans aupara- vant; il a donc déjà subi une peine de mille ans, au moment il s'ima- gine avoir terminé son expiation.

171. Phèdre 248 E : el; t^sv yàp xb aÙTo oÔ^v rjxsi ■/) '^y/'^'i éxâaT-/] oùx àcptx- Vcitai èxwv jx'jpiwv oy yàp TnrspoÛTac irpo tocoÛtou -/povoy, tiXyiv r\ xoO cptXoao-

172. En outre des passages déjà cités, cf. Gorg. 523 AB; Phédon 80 D- 81 A, 82 BC, 114 BG; Thédt. 170 E-177 A; Lois X, C04 D.

L'AME RAISONNABLE EST ELLE-MÊME UNE SYNTHÈSE 159

li'al(\ commt* le \tnil If Timée {M |{, D), ou \Hn\v (enter do iioiiNtMii, comiiH' rcnscii^nc le Phèdre, !;i coiilciiiiil.ilioii des lilôos.

§ 137. Il nous rrslc (Micorc à disrulor une objection possible. On pourrait préleiub'e en eiïet que d'avoir montré l'ànie raisonnable, divine par son origjne, mortelle par l'elTet de la cliute, ee n'est pas assez pour prouver qu'elle est un démon et, par suite, pour établir sa parenté avec TAmour. Il faudrait encore cpie cette àine raisonnable fût elle-même, et par elle-même, un intermédiaire, pour qu'on pût l'identifier au.x démons et à l'Amour.

Or, sur ce point encore, le Timée, qui nous a conduits à cette identification, va nous fournir le moyen de la confirmer. En elTet, d'après ce dialogue, l'âme raisonnable, nous le sa- vons, a été composée des mêmes éléments que l'àme du monde {Tim. 41 D, 42 0. ()9 C; cf. Phileb. .-^0 A). Quels sont ces élé- ments? Ce sont deux principes opposés entre eux, le Même et l'Autre, l'essence indivisible et l'essence divisible, relative au corps et sujette à la génération, c'est-à-dire au devenir. Le Démiurge les mélange de façon à former une troisième espèce d'essence, intermédiaire entre les deux premières et participant de la nature du Même comme de celle de l'Autre (35 AB, 37 A). Voilà donc quels sont aussi les éléments, non pas de l'àme après l'addition de ses parties mortelles, mais bien de notre âme immortelle elle-même, de celle que le Dé- miurge a donnée toute faite aux dieux inférieurs. Il n'y a qu'une différence, c'est que l'élément du Même n'y est plus aussi pur que dans l'âme du monde, mais deux ou trois fois moins (41 W''-

Certes il ne peut être question d'entreprendre ici une in- terprétation de cette fabrication de l'âme du monde et de ce

173. Il s'agit évidemment ici, quoique le passage ne soit pas parfaite- ment clair, du Même et non de l'Autre, parce que l'impureté plus grande de l'Autre ne pourrait que signifier, inversement, la prédominance plus accentuée du Même, et il en résulterait par conséquent que, tout au contraire de ce que Platon veut prouver, l'àme humaine se trouverait être supérieure à l'âme du monde.

160 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

qui, en nous, lui est spécifiquement identique. On se bornera donc à quelques brèves indications. Vraisemblablement, l'essence indivisible du Même, ce sont les Idées, objets de la contemplation du Démiurge tandis qu'il accomplit son œuvre, les Idées, qui sont simples et immuables; l'essence di- visible de l'Autre, c'est la multiplicité et le mouvement, qui certes ne sont pas absents du monde des Idées {Soph. 248 A- 259 B), mais qui doivent proprement constituer le monde divisible, mobile et changeant, des choses corporelles; enfin l'essence intermédiaire, se trouvent unis le Même et l'Au- tre, l'Indivisible et le Divisible, c'est le nombre. Si on s'en rapporte en effet aux expositions de la dernière philosophie platonicienne, telle qu'Aristote nous les a conservées, le nombre est précisément le produit de l'Un ou de l'Égal et d'un principe de diversité et de multiplicité, de mouvement et de changement, l'Inégal ou le Grand et Petit*''*. Or, d'après le Timée, les éléments de l'Ame sont divisés et organisés selon des relations numériques et géométriques (31 BC, 35 B-

36 B). L'Ame est donc elle-même, en tant précisément qu'elle est organisée selon le nombre et la figure, et par le fait de cette organisation, une essence intermédiaire qui participe du Même et de l'Autre. D'ailleurs, les révolutions des cercles du Même et de l'Autre, qui rendent compte des mouvements dont le ciel est le théâtre (le Même est le cercle de l'équa- teur, l'Autre, celui de l'écliptique), expliquent aussi, aux yeux de Platon, les fonctions cognitives de l'àme supérieure, c'est-à-dire de l'Intellect, qui a son siège dans la tète (36 E-

37 G, 42 G, 43 A-44 D, 47 BG, D, 88 E-89 A, 90 D; Lois X, 897 B, 898 AB ; cf. 893 GD). Rappelons enfin que, si cette âme est en nous l'image de l'àme universelle, on doit trou- ver en elle les causes divines et les causes secondaires, la Raison et la Nécessité, qui correspondent réciproquement, sans doute, à l'essence du Même et à l'esssence de l'Autre. L'idéal, pour nous comme pour l'Univers, c'est que la néces-

174. Voir mon ouvrage %\xvla Théorie platon. des Idées et des Nombres d'après Arist., livre II.

I.A TUIPAUriTloN UK l/AMK DANS LK PIIKURE 101

si(('' soil soumise à |;i Maison selon l'ordre, la mesure el la proportion. Le monde es! sorli de celto suhordinalion {Th/i. i(i C-K, M h-iS A. :i(i C. (iS K-(iU A '"); elle exislail aussi jiour Ihumauilé dans cet ancien orilrc de choses dont les mythes du Timcf, du Critias, du Poliliqiip el des Lois (cf. i!} 122, p. !.'{."> s(|.) nous donnent la description. 11 convient de rc'lahlir aul;inl cpie [)ossihle, dans notre vie actuelle, au moyen de la mesure, une telle suhordinalion et on |teut diic, tl'une fa(;on générale, (jue le Philèhe n'a pas d'autre ohjet.

Au reste, cette conception n'est pas exclusivement propre à la dernière philosophie de Platon. On la rencontrait déjà dans le Gorgias et dans le Phédo?i. Ce dernier définissait la sa- gesse comme l'état dans lequel l'àme, mettant fin à ses mou- vements désordonnés, se donne l'imnnitahilité, parce qu'elle s'atlaciie à ce qui est lui-même immuable, c'est-à-dire aux Idées, et inversement il représentait l'attachement de l'àme au corps et aux choses corporelles comme un état de désor- dre. Le Gorgias était plus explicite encore, quand il nous montrait l'égalité géométrique toute-puissante parmi les dieux comme parmi les hommes (508 A), et qu'il en faisait, en d'autres termes, un principe à la fois de l'ordre cosmique et de l'ordre moral.

§ 138. Cependant cette diversité que le Timée nous dé- couvre au sein même de l'àme supérieure semble, au premier abord, s'accorder assez mal avec les expositions du Phèdre. Il semble en effet que les trois parties distinguées dans l'Ame par ce dernier dialogue correspondent réciproquement, le cocher, l'Intellect, à l'àme noétique de la Républiqur^ à l'àme immortelle du Timép, les deux coursiers aux âmes irascible et concupiscihle, à la meilleure et à la pire des deux parties de l'àme mortelle. Mais comment comprendre que les parties mortelles de l'Ame soient les compagnes de l'Intellect dans le monde intelligible? Et, si elles existent déjà dans la sphère supra-sensible, à quoi bon la chute '■^? Toute difficulté

175. Cf. Lois X, 896 E-898 C, h.v.cL-^y.Tt est remplacé par avoca.

176. Zeller (820) prétend que, si C3S parties n'existaient pas dans l'Ame, rien n'expliquerait la chute. Il me semble, au contraire, que la lecture

11

162 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

disparaît en revanche, si l'on voit dans les deux coursiers du Phèdre l'image de l'Autre ou de la Nécessité. L'Autre est l'essencb divisible. C'est donc une multiplicité, et, comme le dira plus tard Platon, une dyade du Grand et du Petit, ou, comme il le dit déjà, une inégalité et une dissemblance^", une multiplicité'"'' constituée par l'opposition du Plus et du Moins *'^ 11 y a un principe rebelle au Môme*^°, mais que le Même peut ordonner*^', tout comme le nombre impose l'accord et la proportion, qui sont de la nature du Fini, aux contraires qui forment l'Infini '^^ : c'est la Nécessité, principe de l'opposition des contraires ^^^, cause de ce qu'il y a de dés- ordonné et de mauvais dans les choses "^"^ et fondement de la constitution de l'ame mortelle ^'^^ D'autre part, l'attelage du char de l'Ame, selon le Phèdre, est double, même pour les âmes divines (246 AB) ; mais cette dualité n'est pas en elle- même un danger, tant que l'inégalité reste soumise à l'ordre; elle nt^ le devient que dans les âmes cette subordination est détruite, c'est-à-dire, en termes mythiques, dès que le cocher n'est plus maître de ses chevaux; la chute de l'Ame est donc pareillement l'effet de la Nécessité, en tant que la Nécessité est un principe de désordre. Ainsi les deux chevaux du Phèdre semblent représenter très exactement l'essence de l'Autre et la cause nécessaire, tantôt dominée par la Raison, tantôt en révolte contre elle. La Nécessité n'est-elle pas ap-

altentive du Phèdre amène à considérer la morlalilé comme une consé- quence de la chute. Et d'ailleurs, il demeurerait toujours inexplicable que des parties mortelles de l'Ame eussent leur place jusque dans le domaine des Idées.

177. Tim 58 A, Polit. 273 D.

i78. Philèbe 24 A : to auetpov 'KoHâ Èaxi.

179. J6irf. 24 A-25.A, 26D.

180. Tim. 35 A : t-^iv Oaxlpou çûacv ôûo-fjuxxov ouffav sic laùiov ^uvap[j.ÔTTa)v p;?.. Cf. 46 E,

181. 48 A; cf. 30 A.

182. Philèbe 25 D-26 D, 27 D; cf. Tim. 31 BC.

183. Comp. Tim. 46 D, 47 D sqq., 69 D avec Phil. 24 A-25 A.

184. Polit. 269 DE, 272 E-273 E.

185. Tim. 69 D; cf. Théét. 176 A.

LA TUIfAHTITlON DK l/AMK DANS LK PJll-.DHE 1<)3

\)v\cc tl;ms le Tunée \\\\c cause- N'a^alioiidc (iS A : ir;ç zXa- v(o;a,évr;; e-s;^ a'.-r-^tç) cl celle expression ne peiil-elle êli'e rappi'o- clit'e (le la Imicliiui nioli'ice (pie le Vlu'drc assii^ne aux coiii'- si(M's dans la \ ie de l'Ame? L'(d(''nienl de la diN'ci'silt', (pii exisie dans l'Ame anlt'riein'emenl à la vie sensilde, aussi jiieu dans l'fime du monde el dans les ;unes asti'ales (jue dans les âmes di\ ines el humaines, voilà la nudièi'c (jui s'impos(^ aux dieux inférieurs ([iiaïul ils s'eUorcent d'imiler, à leur façon, I (eu\ ri> du l)émiuri;-e (G*.) !)). l^]n d'iiuires termes, l'àme su- p(''rieure conlienl une lU'cessilé réglée : celle nécessité se reirouve dans l'àuu: morlelle, mais elle y résiste; à l'ordre, bien tpi'à des deiji'és divers; conuiioiit dès lors s'étonner que la Maison lUMlomiue pas facilement les passions, que celles-ci ne puissent pas être ramenées aisément à Tordre primitif? Oue maintenant, des trois parties qui sont distinguées diins le Phèdre, une seule, l'Intellect, soit capable de contempler les Idées (247 CD, 248 A; voir 5^ 128), il n'y a rien qui puisse surprendre. L'Intellect, en efîet, représente dans l'Ame l'es- sence du Mènu\ et l'essence du Même représente les Idées, tlnfin comment le Phèdre pourrait-il prouver l'immortalité de l'xAme par sa propriété d'être automotrice, et motrice de ce qui est corps, si, dans l'âme immortelle elle-même, il n'admettait pas l'existence d'une essence à laquelle le mou- vement est naturellement lié, à savoir l'essence de l'Autre? Or les deux coursiers de l'Ame sont aussi, d'après le Phèdre, le principe de son mouvement. Mais, si le mouvement dérive de l'Autre, il ne peut être en lui-même qu'irrégularité, car le mouvement et le changement ont précisément leur origine dans la lutte des contraires. C'est ce que le Timèe et le Politique, entre autres dialogues, expliquent avec une parfaite clarté ^^^ Mais ce mouvement sans règle peut être ordonné par l'In- telligence : au mouvement de l'avou, comme parlent les Lois, peut être substitué le mouvement uniforme du voîiç; tel est

i86. Tim. 57 E-58 A, Polit. 269 DE; cl". Phédon 79 G : l'âme 7t/avSxat xa.\ xapâiTTSTai. lorsqu'elle se laisse entraîner par le corps sU ta oùSétiots; x«Tà

xaCiTa k'/ovTa.

164 INTERPRÉTATEON DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

précisément le cas pour l'Ame dans la perfection de sa nature, alors que se trouvent conciliés le mouvement lui-même et le repos, puisque les mouvements, s'eiïectuant alors ;iutour d'un centre commun, ne changent pas véritaijlement de lieu^*'. En résumé, l'Ame est motrice parce qu'elle a en elle le principe môme du mouvement, et son mouvement peut être régulier parce que dans l'x^me il y a aussi l'Intelligence, qui est le principe de l'ordre et de la régularité. D'autre part, dans toute âme, il y a de la diversité, puisque l'essence de l'Autre est un élément de toute âme; mais, dans les âmes divines, la natlire de l'Autre, étant entièrement soumise à l'Intelligence, n'est rien de plus qu'une dualité ; dans nos âmes, au contraire, cette dualité est vraiment une dualité d'opposés.

Cette hypothèse sur l'identité de la théorie de l'Ame dans le Phèdre avec la doctrine de la composition de l'Ame dans le Timée a été défendue dans l'antiquité par Hermias, dans son commentaire du Phèdre et, de nos jours, par HERMANN^^^

187. Lois X, 893 CD, 897 B, 898 AB ; cf. Tim. 36 D- 37 A, 30 A ; VoiU. 269 DE, Bien que Platon parle avec précision dans le x^ livie des Lois, 896 E, 897 CD, de plusieurs âmes, l'une bienfaisante, l'autre mallaisanle (cf. 898 G), il me paraît certain que Platon veut dire plutôt que l'Ame est double, qu'elle contient et unit un principe du bien et un principe du mal, et cette doctrine ne diffère pas de celle du Timée et du Phèdre. En effet, dans ce qui précède 896 D, il est dit que l'Ame est le principe des biens et des maux et, plus loin, 904 D, Platon parle du mélange du bien et du mal dans toutes nos actions en tant qu'elles proviennent de l'Ame, et des soins que prend le Roi du Monde pour assurer dans l'Univers le triomphe du Bien. Au reste, tout le développement 896 D-897 D ne semble pas avoir d'autre sens que celui-ci : le monde entier porte la marque de l'ordre; c'est donc une âme bonne qui le régit; s'il avait les caractères du désordre, on pourrait dire au contraire que c'est une âme mauvaise; il y a donc daus l'Ame deux principes en lutte : l'ordre du monde prouve la victoire du bon sur le mauvais, nos actions témoignent de leur opposition.

188. Hermias p. 126 Ast, ap. Zei.ler 820,2; Hermann De part. an. immort. sec. Plat. Gott. 1850/1851, p. 10, ap. Zeller ibid. D'après Raeder op. cit. 2.52, telle semble être aussi l'opinion de Immisgh Neue Jahrbiicher f. d. Klass. Altertum III, 560 sq.

L'A.MOUK KST LACTR ESSENTIEL HE l/AMR 165

Zkller of Kakdkii ill')'!), lo f);irlis;iii cl l'advcrsiiiic de l'iinlé- rioi'iU' (lu Phrdi'f', s'.iccordt'iil pour la l'cjcici'. Il m'a sciiihh'' poui'iani (iircllc s'appiiyail sur des raisous Irrs fortes cl (ItTclic |c\ail liicu des diriicuilt's. I^ilc s'impose d'ailleurs, à mou seus, a M'c uiu' a ul or il (' particulière à(pii('ou( pie ad uiel la proxiuiiti'" chrouoloi^iipic du Timéf cl du l*hrdrc : (die m'a nu^Mue paru cousiiluer \\\\ umlif d(^ |)la('cr le Phèdre après le Timée, la doctriuc du premier sur la tripartitioii de l'Amo dans sa vie préempii'ique sn|)posant nécessairem(Mit la doc- trine du second sur la composition de l'ànic immortelle (cf. ^ 106, p. Il 3 sq. ) . Le Phèdre nous permet de comprendre que l'àmt" su|)('M'ieure, c'est-à-dire l'Ame dans sa réalitc'^ vraie, ait pu être apptdée démon dans le Ti7w;e , [)uisque, dans cette àme mtMue, iu)us trouvons unies l'essence de ce qui fonde l'unité et l'immortalité et l'essence de ce qui fonde la diver- sité et la mortalité.

§ 139. De tout ce qui précède, il résulte donc que l'Ame, envisagée dans son essence, c'est-à-dire l'âme raison- nable, est un démon. Elle établit entre les astres le Dé- miurg-e l'avait logée et les corps auxquels elle apportera la vie la relation exigée par le plan de l'Univers [Tim. 41 BC). A un point de vue plus général, elle est un intermédiaire entre les Idées et les phénomènes, entre l'Intelligible et le Sensible. L'Ame en effet n'est pas une Idée, mais seulement ce qui est apparenté à l'Idée et ce qui lui ressemble '^^ Mais, d'autre part, du fait de sa chute, elle est liée à des parties mortelles, elle se trouve engagée dans le Sensible et, à ce titre, elle est privée des Idées ; elle manque donc de ce qui est approprié à sa nature; ce qui le prouve, c'est que l'Ame, lorsqu'elle par- vient à secouer l'esclavage que le corps fait peser sur elle, est amoureuse de la Vérité, et la Vérité c'est ce qui possède la simplicité et la pureté de la Chose en soi. Aussi le Phédon

189. Phédon 79 A-SO R, 81 A et surtout 79 D : a-jyyEv)!? ouaa et 80 A : so'xEv Le texte de Théét. 184 D ne signifie pas, comme on l'a prétendu, que l'Ame soit une Idée : le mot lôéa a dans ce passage son sens vulgaire, comme l'a bien \u Zeller 660, -4 i^661]; cf. Fouillée Philos, de Platon 1% 115-H7.

166 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

nous répète-t-il à satiété que le philosophe ne travaille qu'à se délivrer du Sensible pour atteindre l'objet propre de ses amour? (65 D-66 B, D-67 B, E-68 B, 83 B)'^^ Il semble donc que l'Amour, du moins l'amour de cela seul qui mérite véri- tablement d'être aimé pour lui-môme, c'est-à-dire l'amour des réalités absolues, doive nécessairement appartenir à l'Ame, en tant qu'elle est isolée du Sensible et considérée dans la pureté de son essence, et cet amour est en elle la conséquence de ce qu'elle est privée du bien qui lui est propre, la réalité absolue, à laquelle elle ressemble elle-même. C'est, au reste, ce que la République expose en des termes qui, invinciblement, font penser à la fois au Phédon et à la théorie de l'Amour telle qu'elle est présentée dans le Banquet. La première condition pour devenir un homme de bien et un philosophe, c'est d'avoir l'amour de la vérité et du savoir, l'amour de l'ordre et de l'immutabilité (ef. VI, 500 CD, cité en partie § 133, p. J51 sq.) : « il va vers son but et son amour ne s'émousse ni ne se relâche, avant qu'il ait atteint la nature de ce que chaque chose est en elle-même, par la partie de son âme à laquelle il appartient d'atteindre un tel objet. Or ce privilège appartient à une partie de l'âme qui est apparentée à cet objet. Quand elle s'en est approchée et qu'elle s'est unie à lui d'une façon absolument réelle ^^^ et qu'ainsi elle a donné naissance à la pensée et à la vérité, elle connaît alors et elle vit véritable- ment et elle se développe; car c'est de la sorte que prennent fln pour elle les douleurs de l'enfantement, et cela pour la première fois jusqu'à ce moment. » {Rép. YI, 490 AB; cf.

190. Voir en particulier 66 DE : (jléXXojjlév tcots xaôapîô; xt ciaeffôat,

àTtaXXaxTéov aûxoO [SC. toO c7w[x.aTo;] xai aÛTÎ) xî) 4'^X^i [cf. 66 E-67 A : auxY) y.aO' a-jTTiv... "/wptç toO ffco(xaTOç] OeaTÉov aixà irpâytia-ca xa\ tÔte... ■r^^v^ ïnxrxi £7n6y (JioO [aÉv te xac çâ|jLev ëpaTT'/t Eîva;, çpovi^ffew;. 67 AB : O'jxto |j.£v... yvtôaoasOa ci' Yiaojv a-jxwv itâv xb siAtxpivI; [cf. 66 A : ï'jxô xaô' auto st/txptvàç

exa-7xov] xoOxo 8' È(jxtv t'a-wç xb oLkr,bkz, 67 E-68 A : 11 serait absurde que les philosophes ne fussent pas joyeux d'aller èxsïas ...oî àepixoîJLÉvotç zktz-.^ èffxiv oO Sià pioj rjpwv x'j/£tv f^pwv (ppovyjffîw;. Même expression un peu plus bas.

191. ù> ii)-r,"c-i(i(7aç y.a"i [xiyet; xtî) ovxi ovtm; [[)cut-être : " et qu'elle s'est mêlée à l'être absolu »].

RÉSUMÉ SUR LK RAIM'iiUT DK l/AME AVEC L'AMOUR 107

lîmuj. 1{)\) A-(.. l\'l A). 1/ Allie, diiis son acte essentiel, est doiu' aiiioiir.

Î!} 140. l.t' moiiKMil t'sl \('iui (le résimiiM' les résullats ;ui\(iiit'ls MOUS ;i coiiduils rt'ludc comparée {W la (liéorio de l'Aiiioiir. coiiimt' essence mixte e( inlermédiairo, et de la doc- trine de l'Ame. constiliK'e elle aussi par la synthèse d'éléments oppost's. Nous serons ainsi amenés à étendre notre interpré- tation du mythe de la naissance d'Eros et à en dégager le sens profonil, celui tpril n'a pas encore sans doute dans le Banquet, mais que le dévelopiiemcnt de sa philosophie de l'Amour devait disposer IMaton à lui attrihuer. L'Ame, dirons-nous, est par nature capable d'atteindre l'objet dont elle est privée par le fait de sa liaison avec le Sensible, et l'Amour naît pré- cisément de la rencontre de ces deux qualités opposées, de l'union de l'indigence avec une richesse qui n'est ni essen- tielle, ni durable, dans laquelle la possession du bien n'est qu'une griserie et, après un assoupissement, un élan vers une possession renouvelée. Ainsi s'explique d'une façon plus large, sans rien pourtant qui contredise notre première inter- prétation, sans rien même qui ne la confirme, le mythe de la naissance de l'Amour, tils de Pénia et de Poros, de la nature sensible à laquelle les Idées font défaut et de la nature intel- ligente, qui a connu les Intelligibles jusqu'à l'ivresse, mais aussi jusqu'à l'oubli qui en est la suite. Poros n'est donc pas le Premier Aimable, comme le veut Plutarque; car en Poros il n'y a rien de fixe, mais un mélange de la non-possession et de la possession, du Non-Etre et de l'Être, une accession à l'Intelligible qui n'est point une identification, puisqu'elle le trouble au point de l'enivrer. Bref Poros, c'est, comme l'a bien vu Plotin, quoiqu'il exprime cette idée en des termes qui ne sont pas platoniciens, cette partie de l'Ame qui, sans être Idée, est apparentée aux Idées, qui, sans être dieu, est admise au festin des dieux, L'Amour dérive de cette âme en tant qu'elle s'unit à une autre nature qui est, au contraire, étrangère aux Idées, et qui reste à la porte du festin, pendant que les dieux et ceux qui ont quelque parenté avec eux se repaissent de la nourriture qui leur est propre. Ainsi nous

168 LNTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

comprenons que FAmoiir soit lié si intimement à la philoso- phie, que le philosophe, c'est-à-dire Fliomme en qui prédo- mine l'àme raisonnable, soit aussi le parfait amoureux. Voici donc la conclusion qui se dégage désormais de nos analyses. L'Ame raisonnable est un démon, parce qu'il y a en elle du Fini et de Tlnfini et qu'elle unit ces deux principes opposés. Mais l'âme dans son état présent, c'est-à-dire liée à ses par- ties mortelles, est aussi un démon. Dans l'un et l'autre cas, l'amour apparaît comme essentiel à l'Ame. S'agit-il de l'âme déchue? Elle a le désir des réalités dont elle est désormais séparée. S'agit-i} de l'Ame dans la pureté de son essence? Elle n'a pas la perfection des âmes divines : l'Infini y est plus abondant que dans celles-ci [Tim. 41 D) ; les deux coursiers n'y sont pas également dociles {Phèdre 247 B, 248 A, 253 C-E). Cependant ce qu'il y a de divin en elle suffit à lui faire sentir son infériorité ; elle en souffre et l'empressement que mettent les âmes, d'après l'exposition du Phèdre, à suivre les dieux dans leurs évolutions, leurs efforts pour contempler les réa- lités absolues qui sont la pâture convenable à leur nature (248 A-C) signifient justement que, même dans cet état, il y a en elles l'amour de ce qui leur fait défaut et qui leur est pourtant essentiel. En résumé l'Amour est un démon, ce qui veut dire qu'il est l'acte propre de l'Ame, dans sa vie supra- empirique en tant qu'elle désire passionnément jouir d'un bien qui lui est propre, mais qui n'est pas cependant une partie d'elle-même ; dans son état présent, en tant qu'elle est une synthèse du mortel et de l'immortel et que sa nature vraie, c'est proprement d'être immortelle.

III

§ 141 . Il nous faut maintenant vérifier notre conception de l'Amour, en cherchant si les diverses fonctions de l'Aipe ne sont pas liées chacune à l'Amour.

Tout d'abord, ce qui. est essentiel à l'Ame, ce qui en est l'état parfait, la beauté et la santé, c'est la Vertu {Républ. IV,

I/AMOUH CONDUIT l/AMF. A I-A VKimi 169

i\\ I)K; tAiis \. '.mm; W). La vciiii l'oiisislc n\ cITol à fairo rt'^iKM' dans l'àiiK' l'ordre cl riiaiiuoiiic. d'où résulldil jus- tice cl lcm|»t''rancc {('<"'!/■ •"•••'i l)-l)), en doiuiaiil. à cIkuiiuî partie i\r l'àiiic li^ rôle ([iii lui appartient {Hép. IV, 443 DE; cf. I, [V.VA \)K. VIII, :»"»i b:. IX. ;i8(l E; Tim. 87 C). Toutefois cet équilihre est subordonné à une œuvre précise, qui con- stitue la lâche essentielle du philosophe : dans son elTort pour vivre par l'ànie et iu)n pai' le corps, il travaille (Ml elfet à se délivrer des passions et à acquérir C(4te vertu acconi|)a^-né!e de sagesse qui seule est vraie et par hupielle seule son ànie peut contempler ce qui est véritable et divin, et s'en nourrir {Phédon 01) AB, 84 AB). Au surplus, il est remarquable que, pour exemples de ces réalités absolues qui sont les objets soit de la contemplation supra-empirique, soit simplement de la réminiscence, le Phèdre allègue principalement des vertus, o'.y.a'.:7JvY;, atoçpoaûvvj et, s'il parle, en outre, de la beauté et do la science [Phèdre 247 D, 2M B, 254 B), il ne faut pas oublier, comme nous le verrons plus tard 170 5. in.), que la beauté consiste dans l'ordre et dans l'harmonie, qui constituent la Vertu, et que la vertu véritable est la même chose que la science.

§ 142. Or l'Amour tend vers l'acquisition et la commu- nication de la vertu; c'est son objet essentiel, celui qui se rattache immédiatement à sa nature primitive. D'après le Banquet, en effet, l'Amour est le désir de l'immortalité, et le seul moyen que possède l'être mortel de parvenir à l'immor- talité, c'est la génération (206 B-207 A, D, E, 208 B). Mais la génération selon le corps n'est qu'une image inférieure et trompeuse, commune à l'homme et à l'animal '^^, de la géné- ration proprement humaine qui est la génération -/.axà ty]v 'iuxôv (206 B, C; 209 AB). Ce que nous donne cette généra- ration, c'est l'immortalité de la vertu, pour laquelle les hommes sont prêts aux plus grands sacrifices et avec d'autant plps de zèle qu'ils sont meilleurs. Dès que le moment est

192. 207 A-D, 208 B, G, E : Stà TratSoyoviaç àQavacrtav..., w; oi'ovTai, a'jToïi; Etç xbv eTiecxa -/pôvov irâvTa iropiî6|X£voi, 209 C-E ; cf. aussi 210 BG.

170 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

venu, naît le désir d'engendrer, ces hommes divins cherchent la heaiité dans laquelle ils pourront produire, c'est- à-dire une helle àme sur laquelle s'exercera leur pouvoir fé- condant pour les choses dont il convient naturellement à FAme de posséder les germes ou de les faire fructifier. Or ces choses, ce sont çpôvYjŒi'ç xe xal iq ccW-q àper/^ (209 A), et la plus belle partie de cette sagesse, c'est la caxppoa-jvY) avec la S'.y.atoîtJVY), appliquées à l'organisation réglée des cités et des familles. Mais il est clair (la République le montrera suffi- samment) qu'une telle organisation doit être aussi, dans la vie individuelle elle-même, l'objet de la sagesse fruit de l'A- mour. Voici, du reste, comment les choses se passent. Quand celui qui est fécond selon l'iVme a trouvé, dans un corps d'ail- leurs beau, une belle âme, alors auprès de l'homme en qui se rencontre cette double beauté, il lui vient en foule des dis- cours sur la vertu, sur ce que doit être l'homme de bien et ce à quoi il doit s'occuper. L'œuvre de l'amour consiste donc précisément en ceci que l'aimé fait en quelque sorte éclore les germes que l'amant portait en lui, et de leur union résul- tent des enfants plus beaux et plus immortels que ceux des hommes (208 C-209 E). Provoquer en soi cette éclosion des vertus dont l'âme possède le germe, communiquer ce germe à d'autres '^^, c'est la véritable raison d'être de l'iVmour. C'est ainsi qu' Alcibiade présente, non sans alliage, il est vrai, do sentiments moins nobles, son amour pour Socrate (217 A, 218 DE, 222 A).

Sans doute Pausanias avait déjà indiqué une conception analogue (184 C-E, 185 AB), mais d'un point de vue superfi- ciel. Socrate reprend cette idée par la bouche de Diotime en lui donnant, à la lumière de la théorie générale de l'Amour, une signification toute nouvelle. La beauté de l'Ame est dé- cidément élevée bien au-dessus de la beauté du corps. Tout à l'heure il semblait désirable que celle-ci fût jointe à l'autre; maintenant cette condition n'est plus exigée : la beauté de

193. Sur ce dernier point, cf. Rrochard art. cit. Ann. philos. 1906, p, 20 sqq. el Dugas op. cit. 51, 53 sq., 183 sq., 275 sq.

L'AMOUR CONDUIT L'AME A LA VERTU 171

r Allie (loil siiflirc .-i (It-lcniiiiicr r.imonr ri ct'l niiKnii' se iiia- iiil'i'slcia |iar le dt'sir de (irodiiii-c dans l'àmc des discoiiis |ii'o|iiTs à rendre les jeunes i^cns nieilleiirs cilO A-h). I"]nliii celui i|iie rAiiiiuii' a eondiiil jiisiiu'à la coiileiiiplalioii du beau alisolu est seul capalde d'engendrer el de nourrir non des iinai^-es de vertu, mais des vertus réelles, car ce n'est pas à une iniai>-e qu'il tout lie, mais au réel lui-même, et il le con- temple avec l'œil pour lequel le réel est visible (212 AB; cf. T/iéét. I7() R). L'Amour est donc l'auxiliaire (jjvîpyév 212 B) le plus puissant que possède l'Ame pour s'élever parla vertu jusqu'à ce qui, comme dit la République dans le texte cité plus baut (!$ 139. p. 1(>(>), est connu par cette partie de l'Ame dont la nature est sendjlableà celle de l'objet qu'elle connaît. De même le Phèdre nous peint l'Amour comme étant ce qui excite chaque âme à s'efTorcer de se donner à nouveau la ressemblance du dieu dont elle a jadis suivi le cortège et (^'amener le bien-aimé à imiter le même modèle : ainsi ceux qui ont fait partie de la suite de Zeus cherchent une àme qui soit, comme la leur, une âme de Zeus; ils cherchent si elle est philosophe et capable de commander (çiaô^oçôç ts -/.al T^vsjxov'.y.Gç) et ils travaillent à cultiver en elle ces tendances (252 C-253 C). Or l'autorité dont il est ici question et vers laquelle tend l'eiïort de l'Amour, c'est précisément celle qu& la philosophie nous permet de prendre sur nos passions. Ainsi donc l'Ame liée au corps a bien dans l'Amour un moyen de se dégager du corps, pour réaliser dans la vertu la perfec- tion de son essence et atteindre par les réalités absolues. § 143. 11 y a plus, la justice elle-même et la tempé- rance peuvent être considérées, à un certain égard, non plus comme des effets mais comme le principe même de l'Amour, et nous verrons apparaître ainsi un aspect fort instructif de la théorie platonicienne de l'Amour. Si nous nous en rappor- tons en effet à ce curieux passage du Gorgim (507 E-508 A), que nous avons déjà cité (p. 133; cf. § 139 ^n), nous voyons qu'elles contribuent à établir un lien d'amitié entre les dieux et les hommes et que le Cosmos, le monde ordonné, est en somme leur œuvre. Que cette remarque doive s'appliquer

172 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

également à la conduite humaine, c'est ce qui résulte de l'en- semble du développement et aussi de l'observation qui suit. En effet, ajoute Platon, « l'égalité géométrique est toute- puissante parmi les dieux comme parmi les hommes ». N'est- elle pas, d'une part, le moyen d'unir des choses inégales, ce qui est l'objet même de l'Amour en tant qu'intermédiaire entre ses opposés? D'autre part, n'est-ce pas aussi la fonction de la justice d'établir une harmonie entre des choses oppo- sées, telles que sont les parties de l'Ame, et, quand la justice existe, l'homme n'est-il pas ami de lui-même et des autres {Rép. IV, 443 C-E; I, 351 D-352 B)? La liaison de ces deux idées est bien mise en lumière dans les Lois. Nous y voyons en effet que l'égalité est le principe de l'amitié, mais que la seule égalité vraiment capable de produire cet effet, ce n'est pas l'égalité fondée sur le hasard du sort, c'est l'égalité qu'on établit, par le moyen delà mesure ou de la proportion, entre des choses inégales, et conformément à leur nature : est véritable justice. Cette sorte d'égalité est divine; elle est rare parmi les hommes ; néanmoins tout ce qui se fait de bien parmi eux en dérive (VI, 756 E-758 A; cf. Plut. Quaest. conviv. VllI, 2, 4-6, p. 719). Mais, si la justice ainsi fondée sur la propor- tion et l'accord produit l'amour et combat le désordre, inver- sement on peut croire que la vraie justice doit elle-même dé- pendre de l'Amour; car l'Amour établit de son côté un accord et une proportion entre des choses diverses et ces choses, tout en conservant leur nature, se joignent selon un certain ordre dont le principe est dans la meilleure d'entre elles. Seule en effet elle est capable, en tant que faculté rationnelle, de soumettre entièrement l'Infini au Fini et de fonder une synthèse qui soit vraiment une, parce qu'elle est faite d'après une proportion bien réglée, et qui soit belle, pour la môme raison : « Il n'est pas de lien plus beau, dit le Timée (31 C), que celui duquel lui-même et les choses qu'il unit reçoivent la plus forte unité. Or la proportion est de telle nature qu'elle réalise cette fin de la façon la plus belle. » Dans l'amour pliilosopliique, c'est-à-dire dans l'amour véritable, il faut donc qu'il y ait de la mathématique, comme il doit y en avoir

L'AMOt'U l'HINCIPK DK CONNAISSANCE 173

dans r Amr pour (iii'cllc allcii^iic sa lin [iroprc, (pii csl la N'criii.

vi; 144. (It'llc concliisioii iiVsl |»as l'aile pour nous siir- prtMidic. Toiil nous a pi'(''pai'('' en cITcl jiisipi'à pi-(''si'iil à coiisidc-rcr rAïuoiir platonicien connue un acte propi-enient inlellechitd. D'ailleni-s, si lAnionr mène à la Vertu, c'esl pré- cisément en lanl (pie, dans sa nalnro vraie, il conduit h la çpcvr,î'.; {Banq. i()\) A) et (|u'il est essentiellement amour de la \'érité (Rép. \\, 490 AH). Or il est bien connu cjuc la véri- table vertu, pour Platon, c'est la vertu déterminée par la çpôvYjî'.^'^'. La Science figure, dans le Phèdre, parmi les pures essences, à coté de la Tempérance et de la .lustice (2i7 B) et à côté de la Beauté (25 i li), et elle i)arait bien être ce qui se- rait, an pins liant degré, capable de susciter T Amour (250 D). Est-il besoin de rappeler que l'Amour conduit à une contem- plation qui est un acte de l'intellect (Banq. 2i2 AB)^'^, ou qu'il doit, par la réminiscence, nous ramener à un état auquel l'intellect seul est intéressé (Phèdre 247 C, cf. § 128, p. 144 sq.)? Il importe donc de rechercber comment, par le moyen de la réminiscence, l'Amour peut être le principe de la connaissance du Vrai. Nous aurons ainsi prouvé que l'Amour est une fonction essentielle de l'Ame qui, du monde de la sensation, aspire à s'élever jusqu'à la connaissance des intelligibles.

§ 145. D'après le passage de la République Vi, 490 AB, auquel nous avons déjà plusieurs fois renvoyé 141 5. fin., 142 s. fin., 144 in.), l'amour du Vrai, quand il a atteint, par l'union avec son objet, les satisfactions auxquelles il tend délivre notre àme des douleurs de l'enfantement. Pour Platon comme pour Socrate'^'', l'Amour se lie intimement à la Maïeu- tique comme moyen de parvenir à la connaissance de l'es-

194. Mémn 88 C- 89 A; Banq. 209 A ; Phédon 69 AB ; Rép. VI, 504 E- 505 B sqq. ; VII, 519 AB ; cf. Brochard Morale de Platon Année philos, XVI, 1905, p. 12-15.

195. CI. Brochard Ann. philos. XVI, 15-17; XVII, 19 sq.

195. Cf. Zeller II l^ 123, 130 sq. [tr. fr. III, 117 sq.]; Brochard Ann. philos. XVII, p. 23.

174 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

sence. On connaît le célèbre passage du Théétète (148 E- 151 D) dans lequel Platon décrit, vraisemblablement non sans liberté, la méthode qu'il attribue à son maître. La re- cherche de la vérité y est comparée aux douleurs de l'enfan- tement (w3''vctv) et ces douleurs prouvent que l'Arne est grosse {br/:j\)Mr)). Si en effet Socrate pratique le métier de sa mère, du moins son art a ceci de particulier qu'il actouche non les femmes, mais les hommes et que son examen se rapporte à l'enfantement des âmes (xi; <h\>yoiq... TrAToûaaç iTriay.oTreïv) , et non des corps. Il le met en état d'éprouver (|3aaavtC£iv) si ce que l'àme d'un jeune homme met au jour (à-oit'xTsi) est quel- que chose de faux et de menteur, ou bien un fruit réel ; ce dont les sages-femmes sont incapables en ce qui concerne le corps, car elles savent seulement discerner si les femmes sont enceintes ou non (150 AB, 149 C). Il est d'ailleurs lui- même incapable d'engendrer; mais auprès de lui les autres éprouvent des douleurs qu'il peut, grâce à son art, réveiller ou apaiser. Il ne leur apprend rien et c'est en eux-mêmes qu'ils trouvent tout ce qu'ils acquièrent en fait de connais- sances : Socrate, avec l'aide du dieu, a su seulement les faire accoucher.

L'analogie des idées et des expressions fait songer naturel- lement à ce morceau du Banquet dans lequel Platon étudie les conditions générales de l'Amour, soit qu'il s'agisse de l'amour physique ou bien de l'amour proprement intellec- tuel (206 B-207 A). L'Amour est procréation {-ôy.oc) dans la beauté selon le corps et selon l'âme. La raison en est que les hommes sont féconds (y.uiujt), d'âme aussi bien que de corps, et, quand l'âge est venu, ont un désir naturel de pro- créer (iixTecv), ce qui ne peut se faire que dans le beau, lequel est une forme du divin. Or cette fécondité et cette procréa- tion (■/.uy;(7[ç xat -{i-irrpiq) sont aussi quelque chose de divin. La beauté est ainsi à l'égard de toute génération en général EPAEiOuia, c'est-à-dire la déesse de l'accouchement *^^ Au voi- sinage de la beauté, l'être fécond sent en quelque sorte se

197. Cf. Théél. 149 BG : "ApT£|j.t;... aX&-/Oî oùaa ttjv loyûu'i eî'X-^xe.

I.AMol'It KT l.\ MAIKUTIQUR 175

fdmlic sa |ilciiilii(l(' (i'.xyzX-x:) c\ alors il procn'c {'iv.-t'. ■/.%<. Y^wit). S'il se lidiiNC t'M lU'i'si'iici' de la laidriir, il coiisci-vc an coiilrairr son fiiiil (t: /.Jïjy.y.). cl il en soiilTic. St'iilr la hcaiilé est ('a|ial>lc (le (N'Ilvrcr l'èli-c fi-coiid de crnclles douleurs (|X£YâAf,; ô>ctv:ç) donl sa IV'condih'' iikmiic esl la cause. Sans doute dans tout ee passade, connue je lai di'jà fait oliservei- (( r. n. JO), les leruies erotiques ont un double sens, élant empruntés à la fois au désir do la génération et aux douleui's de l'enfantenient. Cependant l'idée générale est bien la même i[ue dans le T/u'ctète : c'est que, dans l'Ame, sont caclié's un i^tM-me ou un embryon, une semence ou un fruil, et(|ue l'Ame ne peut donniu- la preuve de sa fécondité que dans certaines conditions favorables. Pour le Banquet, c'est la préstMice d'un bel objet. Le Théétète, de son côté, n'oublie pas cette condi- tion, car c'est sur les beaux jeunes gens que Socrate exerce de préférence son talent d'accoucheur (210 CD fm du dial .) ; mais la cause déterminante, c'est l'intervention d'un honune qui ne sait rien par lui-même (quoique ce dernier trait, d'ail- leurs, ne soit peut-être pas oublié dans le Banquet ^^^), qui est stérile en fait de sagesse, mais qui sait reconnaître et faire reconnaître la grossesse, provoquer l'accouchement au mo- ment voulu et dire ce que vaut le produit mis au jour.

§ 146. Mais, dira-ton, si la condition nécessaire pour que l'àme grosse se délivre de son fruit est la présence d'un bel objet et que, d'autre part, Socrate soit merveilleusement habile à provoquer de telles délivrances, faut-il donc croire que Socrate soit un bel objet et un homme digne d'amour?

A cette question il faut répondre affirmativement et ajou- ter que c'est à cette qualité même qu'il doit ses dons ad-

198. Cf. 216 D, si loulefois les mots -/.ai a-j àvvosr Tiâvxa xa\ oùSàv olôsv

ne sont pas interpolés, comme l'ont pensé Jahn et, à sa suite, plusieurs autres éditeurs, cf. Hlg p. 231. Cependant, dans la comparaison établie à cet endroit entre Socrate et les rustiques Silènes ou Satyres, divinités des bois bien connues pour l'impudence de leurs désirs, il n'est pas surprenant, semble-l-il, d'apprendre d'abord que Socrate court toujours sans vergogne après les jeunes gens, puis, qu'il est grossier et ignorant, du moin&en apparence, comp. 221 DE.

176 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

mirables pour la maïeutique intellectuelle. Tout d'abord le Théétète ne fait-il pas dépendre l'exercice de cet art d'une auvcjjîa*^^ de ceux à qui il profite et de Socrate qui le pratique? Sans doute, dans la considération de l'amour, il ne faut pas séparer l'amant de l'aimé, il ne faut pas n'envisager que ce dernier, comme a eu le tort de faire Ag-athon {Banq. 204 C), ni s'imaginer, comme Lysias, que l'amitié d'un homme sans amour peut donner quelque fruit. L'amant, c'est l'âme grosse qui est impatiente de produire : de même, si les esprits ne portaient pas en eux la vérité et si, dans certains d'entre eux, il n'y avait pas^ une gestation actuelle, la maïeutique serait sans objet. Mais, d'autre part c'est au bien-aimé qu'appartient le rôle stimulateur à l'égard de l'amant : le Banquet et le Phèdre ne laissent aucun doute, ni à ce sujet, ni relativement à la nature du pouvoir qui appartient à Socrate en particulier dans l'accouchement des esprits. Comment se ranime en effet dans une âme la vertu des ailes? C'est par les émana- tions que la Beauté, représentée dans l'objet aimé, fait passer de celui-ci dans l'âme de l'amant. Elles reviennent d'ailleurs ensuite vers l'aimé qui en est tout troublé et qui comprend mal le sentiment qui l'agite. Ce qui fait qu'un homme est aimé d'un autre, c'est que ce dernier croit retrouver en lui l'image de son dieu, et les efforts qu'il fait pour façonner et pour parfaire cette image suscitent en lui un effort parallèle pour imiter la vie divine, pour en retrouver en lui-même l'image (%ot.Ç)' eauTwv âv£'jp{a-/.£'.v t'J;v tou açsiépou ôsou çûsi^) sous la forme qu'il veut en trouver dans son bien-aimé; il en résulte pour lui un ennoblissement en même temps qu'une satisfaction {Phèdre 251 A-252 A, D-253 C, 255 B-D). Les impressions que l'âme éprouve lorsque les émanations du Beau commen- cent à faire fondre ses ailes sont comparées à l'agacement causé par les dents qui veulent percer. Les douleurs qu'elle ressent, quand les ailes, à cause de l'absence du bien-aimé, cessent de se développer, sont d'une nature analogue à celles que cause le fœtus qui ne peut trouver passage'-"'^. Car, dès

199. Cf. DuGAS op. cit. 34-38, 62-74.

200. àTiopoiJua XuxTà 251 E ocTtopscv, c'est proprement ne pas trouver

LE IHKN-AIMK IM'.INCII'K DK I. ACTION MAl'kUTIQUE 177

qui' r.niic se icli'oiivc en pn'sciicc du hicii iiimi' cl (jiic l'i;- coimiiriin' IV'closinn iiil('rr()iM|)ii(' dus uil(!S, alors cllo re- prend haleinu cl les soullVaiiciîs du Iriiviiil s'éteignent (xva- T:vor;v cz Xxozjix /.ïvTpwv-'" -i y.xl (oî'vcov sXy;;îv). Enfin l'inqiiié- lude de làmo grosse el impalienle de produire, mais qui ne comprend pas la naluri! (l(^ ses impressions (Théct. 118 E), n'est pjis sans analo^^ie avee le trouble mysliM'ieux que les iinies auxquelles il est reslt' (piel(|ut' soiixciiir des choses célestes éprouvent lors(pi'elles voient quehpie iina^-e terrestre de ces choses [l^hrdrr :i50 A). En d'autres termes, l'étonne- ment, principe de la science, est proche parent du trouble qui saisit les amants.

Ainsi l'àme dans laquelle se produit le travail de parturi- tion, c'est bien l'àme de l'amant et, manifestement, c'est du bien-aimé tpie vient l'action maïeutique. Nous ne serons donc pas surpris que, dans le Banquet, Socrate nous soit repré- senté comme étant, en apparence seulement, l'amant des beaux éphèbes; il le leur fait croire, et, en réalité, le rôle qu'il joue auprès d'eux c'est celui du bien-aimé [Banq. 222 B, 216 D, 217 B, CD, 218 E; cf. 213 CD, 214 D, 218 CD, 219 C, 222 CD, 223 A). Au reste l'ironie se lie, chez Socrate, à la maïeutique et, dans son rapport avec l'Amour, cette ironie consiste précisément à laisser croire qu'il est ce qu'il n'est pas, qu'il est l'amant, alors qu'il est véritablement l'aimé; qu'il attend tout des autres, alors qu'il possède lui-même le bien dont ils manquent [Banq. 215 B, 216 DE [cf. n. i98\, 221 E-222 B). Rien n'est plus conforme que cette attitude à l'esprit de l'ironie socratique. De plus, le trouble que ressent Alcibiade à la vue et dans la compagnie de Socrate est décrit

passage. T.h'-^^it signifie en efTet parfois le passage qui l'ait communiquer la matrice avec le dehors. Au reste, dans le Théél. 151 A, Socrate dit que

ceux qui s'attachent à lui (spio'i a-JYYtYVÔ[Aîvoc) wSivouai xai àTtopia; £[j.7iia-

TiAavtai, bien plus vivement que les femmes en travail. Dans cet emploi des mots iT-ooix et àTiopsïv^ il y a, je crois, un jeu de mots étymologique intentionnel.

201. xÉvTpa rapproché de wôîvîç paraît signiOer que les douleurs de l'accouchement sont un aiguillon pour l'e.xpulsion de l'enfant, cf. Phèdre 251 B-E.

12

178 INTERPRETATION DE THÉORIE DE L'AMOUR

par lui dans les mêmes termes qui serviront à Platon, dans le Phèdre, pour peindre le trouble ressenti par l'amant en présence du bien-aimé. Quand il entend parler Socrate, quand il le voit, Alcibiade éprouve et il n'est pas le seul une émotion incompréhensible : le cœur lui bat avec violence, il est comme possédé d'un dieu (/.aTsycixsOa) et cette émotion est faite de respect et de vénération : ce qu'il cherche auprès de Socrate, c'est à se perfectionner lui-même; il a honte de l'es- clavage de son âme et ce sentiment s'impose à lui avec tant de force qu'il n'a pas d'autre moyen d'y échapper que de se soustraire à la compagnie de Socrate, ou bien de se boucher les oreilles, comme pour ne pas entendre la voix des Sirènes (213 G-216 G, 218 D). Or c'est de la même façon que le Phè- dre nous peint le frémissement de l'amant à la vue du bien- aimé et il insiste tout particulièrement sur ce qu'il y a d'im- périeux et de tyrannique dans ce pouvoir de l'aimé sur l'amant, sur le respect religieux que celui-ci éprouve en pré- sence du premier, comme en présence d'un dieu : n'est-ce pas en effet un dieu dont l'amant croit trouver en son bien- aimé une image dont il cherche à reproduire les traits; c'est donc l'amant qui travaille auprès de l'aimé à se rendre meilleur {Phèdre 251 A-252 B, 252 D-253 G; cf. 254 B, E). La comparaison qu' Alcibiade fait entre Socrate et ces boîtes en forme de silènes dans lesquelles on enferme les images des dieux (221 D-222 A, 216 D) confirme de tout point cette interprétation : comme, dans l'enveloppe mortelle du bien- aimé, il y a quelque chose de divin, la beauté et une image de la divinité, de même les discours grotesques de Socrate sont tout ce qu'il y a de plus divin ; ils renferment en eux- mêmes les plus abondantes et les plus riches images de la vertu, qui s'offrent comme des modèles à quiconque veut vivre en homme de bien '^^^. Socrate lui-même s'explique d'ail-

202. Comparer principalement Banquet 222 A : ...tcXeîctt' àyâX [lax' apexTiç ev a'jxoï; s/ovraç [touç Xôyou; toO Swxpâxou;] xai éiri nXeïfftov xetvovca;, (j.àX).ov 6k £ii\ Ttâv ôaov TtpoffYixct axoitsiv tw [aÉXXovti xaXô) xaya6(î) ïae,a^0Li avec Phèdre 252 D : <Ji>; ôsbv aùiov Ixeïvov [se. tôv k'pwTa toO xaXoO, cf. plus bas v?' avTwv £pa)(jL£vov] ovTa layTw oîov ayaXiJia TîxTatvîTai te xat xaTaxoaiAeT,

LAMOUR EST UNE INITIATION OU UNE RÉVÉLATION 179

leurs, ;i\fc une littiiic ;i|i|iai'('nlc, suc l;i raison de son [lou- \(>ir iiioial cl. (Ml mriiir Icnips, des ('iiiolions aiiioureuses (|iiil inspire en relation avec ce jiouvoir moral : « Si je ItMoeiis ainsi, dit il à Alcibiadc!, si je suis ea[)al)lo de te rendre meilleur, c'est (|ue lu as sans doute aperçu en moi une beauté merveilleust> et (jui est bien supérieure à la perfection de tes formes. Si, à la vue de cette beaut(''. tu as entrepris de t'unir à moi et d'échanger une beauté contre l'autre, l'avantage que tu médites de prendre sur moi n'est pas petit, mais c'est bien au contraire une hiMutc' vt'ritable que tu entreprends d'ac- quérir au lieu d'une beauté apparente, et tu songes à échanger du cuivre contre de l'or véritable. » (218 D-219 A) Il y a donc en Socrate tout ce qui est condition nécessaire de l'A- mour et propre à le faire éclore.

Knfin, si l'Amour est appelé sans cesse dans le Banquet et dans le Phèdre une initiation, c'est en vertu des mêmes ana- logies. Il fîiit apercevoir cequi restait caché, comme la ma'ieu- tiipie met au jour ce que l'Ame recelait en elle. Sans doute, dans le Phèdre, c'est principalement à propos de la contem- jdation des réalités absolues, dans une existence antérieure, qu'il est question d'initiation et de mystères (250 A, BC, E, 2.")1 A). Néanmoins il est clair que, si la réminiscence doit nous ramener en quelque sorte vers ces réalités, elle est un renouvellement de l'initiation primitive. Les textes ne man- queraient pas d'ailleurs pour le prouver : celui qui sait bien se servir des réminiscences, dit Platon, celui-là reçoit d'une façon continue l'initiation parfaite ^°^ et il appartient sans doute à ces hommes privilégiés d'être à leur tour des initia- teurs ; étant toujours capables de reconnaître dans leurs images les modèles supra-sensibles, ils guideront dans leurs réminiscences ceux qui sont moins heureux et qui ne se ren- dent pas compte du trouble qu'ils éprouvent en présence de ces images (250 AB) ; de même celui que l'amour ramène vers son dieu et qui s'efforce d'en retrouver l'image en son bien-

to; xiiJLT^CTwv -CE xa\ ôpytâuwv et la Suitc. Cf. 253 A : itpb; t'ov ôîbv pXÉuE'.v. Voir

aussi 251 A.

203. Cf. 249 G : tsXéoj; «îi TsXexà; Te).o'jpi£voç.

180 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

aimé reçoit une initiation (253 C). C'est dans le même sens que le Banquet parle de l'initiation amoureuse : elle consiste à amener progressivement l'âme jusqu'à Vïxo--zd% (209 E, 210 A, E) et Diotime a bien soin de remarquer que, si on a souvent besoin d'un autre pour vous y conduire, on peut aussi y aller de soi-même (211 BG, 210 A). Les discours de Socrate sont, dit Alcibiade, comme les airs du satyre Marsyas, pro- pres, étant eux-mêmes divins, à faire reconnaître ceux qui ont besoin des initiations (215 C) ; de même son art d'accoucheur le met à même de discerner, entre les esprits, ceux qui avaient besoin d€ son ministère [Théét. 148 E, 149 C, 151 B). § 147. Mais de quelle nature est la connaissance dont l'Amour fait accoucher notre âme? La réponse, déjà prépa- rée, résulte en outre très évidemment de ce qui précède : c'est une réminiscence. Toute connaissance en effet est une rémi- niscence, et une réminiscence de ces réalités vraies que l'Ame a connues dans son existence supra-sensible ^"^ Or le Phèdre est, à cet égard, très explicite : l'Amour est condition de la réminiscence. Sans doute la difficulté que beaucoup d'âmes ont à se ressouvenir des réalités transcendantes s'explique en partie parce que toutes les âmes n'ont pas pu également les contempler, mais aussi parce que certaines ont accru, par la vie injuste qu'elles ont menée, le malheur de leur chute dans le Sensible et se sont ainsi condamnées à l'oubli. Mais il y a lieu de tenir compte en outre de ce que les réalités absolues ne brillent pas, pour la plupart, dans leurs images terrestres, d'un éclat suffisant pour que les âmes, à l'exception d'un petit nombre, parviennent à se rendre compte du trouble dont elles sont agitées devant ces images. Cependant la Beauté a ce privilège sur les autres essences qu'elle a conservé son éclat jusque dans ses copies terrestres, et ainsi elle détermine en nous, à la vue de ce qui est beau, une vive émotion, bru- tale chez l'âme qui a oublié les divins mystères, respectueuse chez celle qui en a gardé un récent souvenir : c'est l'Amour.

204. Ménon 80 D- 86 G; Phédon 72 E-77 A, 91 E, 92 C, D; Fhèdre 249 B-250 B; cf. aussi Républ. Vil, 518 B-D, X, 621 A.

L'AMOUR CONDITION DE LA RÉMINISCENCE 181

Mais ct'llc (''luolioM iirisc en elle iikmiic n'a pas imiqucmont sa source, ne rouillions pas, dans le souNciiir de la Mrauli'', mais dans le souNcnir de liicn d'auli-cs parmi les ri''alil(''S absolues, h'aulrrs sont <\i;al('int'nl dignes de noire ainoiu' cl, soraionl (^[jabli's de le provtxiuei'. peut-être même avec plus de forée que la lieaulé; mais seule la Beaiiti' se révèle à nous et nous émeut jusque dans ses images sensiides. On sait com- ment cette r('V(''Iati(ui a lien : les ('inanalions de la iieauté pé- nètrent par les yeux justpi'à l'àme et elles rendent à l'Ame d'une kxçon plus ou moins conqilèle, plus ou moins durable, la légèreté qu'elle avait |)erdne. I/Intellect est alors transporté par le souvenir auprès de la Beauté absolue {Phrdre 250 A - 2")! I), 2'i3 A-2:;i H; cf. iï\) Cl), 252 E-25:3 A). L'Amour est donc bien condition d'une réminiscence à l'égard de l'Idée du Beau et, par conséquent, condition d'une connaissance.

Le Banquet, à la vérité, ne parle pas de réminiscence; mais le rôle de l'Amour n'y est pas conçu d'une façon diffé- rente. Il nous conduit par une série d'étapes, dans chacune desquelles l'Intelligence a sa place, jusqu'à la contemplation, pleinement intellectuelle, de l'Idée du Beau; chacun des de- grés de l'initiation erotique comporte en effet la formation d'un concept dans lequel se retrouve toujours la Beauté sous la diversité de ses manifestations, corps, Ames, occupations, sciences, et c'est ainsi que se révèle brusquement à nous la beauté idéale (209 E-212 A). Comment supposer, si le Ban- quet était postérieur au Phèdre et qu'il le fût également au Ménon, comme on l'admet d'ordinaire sans raisons bien pro- bantes (cf. GoMPERZ, tr. fr. Il, 301), et aussi au Phédon, que Platon, étant en possession de la théorie de la réminiscence, ne s'y fût pas souvenu des applications qu'il en avait déjà faites au problème de l'Amour? Comment supposer qu'il eût négligé une solution si profonde et si étroitement liée avec les dogmes les plus essentiels de sa philosophie? Chacun des degrés de l'ascension méthodique qui mène au Beau est en effet un moyen de provoquer la réminiscence : le Banquet n'avait pas encore clairement dégagé cette idée; le Phèdre la met en lumière d'une façon décisive.

182 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUK

§ 148. Toutefois, si nous voulons montrer d'une façon plus complète encore, en quoi l'Amour est fonction cognitive de notre âme, c'est principalement avec la méthode dialec- tique qu'il conviendra de comparer les processus par lesquels, selon le Banquet, l'Amour nous conduit jusqu'à l'Idée du Beau. Or nous trouvons dans le VIP livre de la République un développement dont le parallélisme avec l'exposition du Banquet di été maintes fois signalé. Il est impossible en effet de méconnaître les analogies générales de l'ascension qui mène le dialecticien de la République jusqu'à l'Idée du Bien avec celle qui conduit l'amoureux du Banquet jusqu'à l'Idée du Beau. La gymnastique et la musique, tout d'abord, correspondent assez bien à ce que sont l'amour des beaux corps et l'amour des belles âmes; car la musique n'a d'autre objet que de régler l'âme au moyen de l'harmonie (521 D- 522 B). L'étude des sciences qui vient ensuite est comparable au spectacle des sciences dans le Banquet, avec cette diffé- rence toutefois que l'aperception de l'unité conceptuelle, qui, dans le Banquet, appartient déjà aux premiers stades (210 B- D) semble être, d'après la République, l'apanage des études scientifiques (524 E-525 A). De part et d'autre, d'ailleurs, la contemplation de ce qui est beau, même par la science, ne peut être qu'une image de ce qui est véritablement beau [Rép. 529 D-530 C et Banquet 211 B, DE). A l'éducation dialectique proprement dite répond ce qui, dans l'ascension erotique, est la possession de la science du beau. Dans la République en effet Platon distingue l'apprentissage et l'exercice de la mé- thode dialectique, entre la trentième et la cinquantième année (537 D, 539 D-540 A), et la contemplation même de l'Idée du Bien qui est le terme de la Dialectique, comme celle- ci l'est de toute la préparation antérieure. De même, dans le Banquet, la contemplation de la Beauté absolue succède à la possession de la science du beau : elle en est le terme der- nier, Platon le dit explicitement, comme celle-ci est elle- même une fin par rapport au reste de l'initiation (210 DE, 211 BC). L'analogie des deux expositions n'est en défaut que en ce qui concerne ces belles occupations qui apparaissent au

RAI'lMtins 1)K LAMOlHt AVKC LA DIALECTIQUE 183

troisièiiit' vawj; dans l'ascrnsidii (''roliiiiic du Hanquel. Mais, quand liicii iiiriiu' im des luoiiicnls de la mtHliDdc (lui iih'IIC au lioau iiaiiiail pas sou (''(luivalcul dans cidlc (jui uièucî au Hi(Mi, ctda lie siillirait pas à drlruire les autres prouves de leur paiallélisuie-"-'.

s^ 149. (-e parallélisuK^ se uiaiiifeste d'une façon plus e()in[)lèle (juand on i'a|)pro('he en outre de l'exposition de raseension de la Dialecticpie Itî morceau (jui le prépare dans la Répubiiqiie, l'allégorie de la caverne. En elîet, entre cet enscMuble et les développements du Banquet, il y a un certain nond)re d'analogies verbales assez remarquables. C'est brusquement (içaîçvrjç) que le prisonnier, délivré de ses fers, est obligé de regîirder du côté de la lumière, ou (pie, au con- traire, il passe de la lumière à l'obscurité de la caverne (51.") C, 51G E; cf. 510 A). De même, dans le Banquet, c'est £^a{?vYjç

205. On pourrait penser que c'est à la même préoccupation par rapport aux £iriTriô£y[x.aTa que Platon a obéi dans la République, quand il parle, après la gymnastique et la musique, de ces arts mécaniques, dans lesquels nous ne trouvons pas encore le moyen de sortir du Devenir et de nous élever jusqu'à l'Être (522 B). Ce sont bien en efiet des occupations. Cependant ces occupations sont de celles qui, ne supposant pas la prédo- minance de la Raison, ne peuvent que nous avilir (VI, 495 DE ; IX, 590 C; X, 599 D ; cf. IV, 444 A-E [n. 2/]).|Par elles, l'organe de l'Ame à l'aide duquel on aperçoit la Vérité est souillé et aveuglé (527 DE : àuoUûfxevov xai TuçXoûjisvov yub xtov aXXuv lvnirfit\)^â-zu>'^). S'il est possible de les réhabi- liter, ce sera seulement dans la mesure elles seront subordonnées aux sciences (522 C-E, 526 CD), et, sous ce rapport tout au moins, nous retrouvons quelque chose de la hiérarchie du Banquet : quelle que soit en eflfet l'infériorité des sciences par rapport à la Dialectique (531 DE), elle sont cependant supérieures à tous les arts, qui sont toujours relatifs aux opinions et aux désirs des hommes (533 B). D'autre part, les précau- tions que recommande Platon en ce qui concerne l'étude de la Dialectique n'ont pas d'autre objet que de nous préserver de ce désordre de l'esprit qui nous fera préférer à de sages maximes de conduite d'autres façons d'agir (ÈTUTYioEÛixaxa) plus séduisantes (533 CD). Enfin l'usage même de la Dialectique, c'est de nous mettre eu état, grâce à la connaissance du Bien, d'avoir un modèle sur lequel nous réglerons notre conduite indi- viduelle et l'administration de la Cité (517 C, 540 A). Il y a donc, semble- t-il, réciproquement des occupations et des façons d'agir qui sont plus propres que d'autres à nous conduire vers l'Être et vers le Bien.

184 1NTERPRÉTAT[0N DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

qu'il nous est donné d'apercevoir le Beau absolu (210 E). Toutefois cette révélation subite est précédée, nous le savons, d'une série de contemplations qui se font, au contraire, sui- vant une consécution régulière ^^^. Semblablement, dans la République, l'homme de la caverne ne parvient à regarder le soleil, le dialecticien à contempler le Bien qu'après avoir successivement habitué leur regard à considérer des images de moins en moins dégradées de la réalité suprême ^"^ De part et d'autre, il est question d'une ascension qui requiert des points d'appui, qui comporte des degrés, au sens propre du mot, par lesquels on accède au terme, mais qui sont d'une autre nature ^"^ Pour parvenir jusqu'à l'Intelligible pur, rintellect se sert d'abord de simples images de l'Intelligible (les objets mathématiques) ; mais elles sont purement provi- soires et il aspire à dépasser ces hypothèses, qui sont alors des principes; il veut, au contraire, se servir d'hypothèses en les considérant réellement comme telles, et ne s'en servir que comme de degrés et de points d'appui pour atteindre l'In- conditionné, !'(( anhypothétique w-*^-. Ce qui caractérise cha- cune des étapes de cette ascension, c'est l'aperception d'une essence, commune à une multiplicité de choses. Nous voyons en même temps une même chose une et multiple jusqu'à l'Infini, et, dans l'un et l'autre dialogue, l'idée d'une mer sur laquelle on se dirige, ou au-dessus de laquelle on s'élève afin

206. Voir 210 E : ÔetotAevoç ÈçôÇr)!; xa.\ ôpOw;. Cf. A : èâv -et; ôp8(oç [astÎ^/) et 211 G : ôpôwç iiù -rà ÈpwTtxà levai.

207. Voir 516 A-C : pas de vision possible ll,a.i-^^-i)c, de ce qui est «vw, mais une série successive d'étapes : npiôTov [letà xoOto {laTîpov Itù

Taùxa... (j.Ex' èxeïva ÈXOeïv. Cf. 532 A- G.

208. Banquet 211 BC : ÈTtaviwv ôpOwç èm Ta spwTixà levât ènavtévai, (jjffTîsp ÈTtavaêaOfxoïç -/pwfjievov = Rép. 514 B : êTïâvM ôSôv 521 C, 532 B : ETidcvoSoç 517 B : 'iT|V 6s àv(o àvâêaatv xa't Oéav twv avw t-^iv £t; tov vo-/)tov TOTtov xriç '^'J'/jiZ avoôov 519 D : àvaêrjvai èxeîvrjv f/iv àvaêaitv 532 C : £7tav7.YWYr,v xoO [BeXtictou ev '^u/v) iipbçTriv toO àptdTOU èv toïç O'jfft Ôlav. Cf. pOUr

des expressions analogues 525 D, 533 B, C, 532 C, E.

209. Rêp. VI, 511 AB : otov ÈTtiêâTîiç te xai fjpjj.â?... |j.éxP' toO àvuTioOsTou etti TT^v ToO TtavTo; àp-/yiv : cf. Banq. 211 C; wanep £7tava6a6(j.oTi; 7p(<j|AEvov. Voir aussi liép. VII, 533 C.

RAPPORTS HE L'AMOL'R AVEC LA DIALECTIQUE 185

(le paiN'ciiir M conlciiipliT ce (|iii es! Ion jours idoiiliqiio à soi- nuMMc, s'iiu|»()s(' M l'cspiil de IMalon -'". l'oiii' coiidiiii^^ leur 6\r\o jiisiin'.ui biil, la lionne volonlt' ne nianrincra ni à l)io- tinu' à IV'i^ai'd de Socralc, ni à Soci'alc à r(''^ai-d de (îlaucon; mais l'élrvc sera-l-il capable de siiivrtî \i\ muilve jus(|U(vJù-"? La conteniplalion de l'objel absolu vers ieiphd on s'élèvo ap|»aitienl à un oi'i^ane de l'Anie (pii est l'ail pour cette con- toniplalion -'-. Kufln, de même (pie c(dui (pii esl parvemi au faîle de l'asctMision du lianqiiel ne s'atlacdie pas à des ima^'-es, et entendre des vcm-Ius réelles et non des images de vertus, de nuMue ce ne sont pas des imag'es du l)ien, mais le iiien lui-même (jue contemple Tàme au terme de l'asceusioii dia- lecti({ue-'^ Il semble donc que IMaton, en décrivant dans la République la méthode par laquelle le dialecticien s'élève jus- qu'à l'Idée du Hien, a eu présente à la pensée la description des étapes par lesquelles, selon le Banquet, l'Amour nous conduit jusqu'au Heau.

vl; 150. Dautre part, de même qu'il paraît bien s'être souvenu du Banquet en écrivant la République, dans le Phè- dre il y a plus d'un passage qui fait penser à ce qui a été dit dans la République de l'éducation dialectique du philosophe. C'est ainsi qu'on peut comparer la façon dont il parle, dans le premier dialogue, de l'opinion du vulgaire sur l'homme qu'a saisi le délire de l'Amour, avec ce qu'il dit dans le second de l'attitude des prisonniers de la caverne à l'égard de celui qui, après être monté jusqu'à la lumière, redescend ensuite parmi

210. Comp. Banq. 210 B-D avec Rép. VII, 523 B-525 B et surtout la fin

525 AB. Banq. 210 D .* èn\ ih iroXy TcÉlayo; Tîirpa(i(X£vo; toO y.aXoO ...â'wç av... xaTtSïi Tivà Itzi avfi\).-i\'^ jxtav xotaÛTviv, ri Èdti xaXoO toioOos. Rép. 525 B : triç oùfftaç âuTcOV îivat yevlffcaji; £|ava5ûvTt. Cf. X, 611 E.

211. Banq. 210 A : 8e xélea xat inoTtxi%i... oûx olô' tl olôi x' av el'oç [se. ix'jYjôïjvat]. èpw [XEv o-jv... èyo) xa\ upoôypiîaç ouSsv àTtoXec'W itetpà) êirsTOat. Rép. 532 E sq. ; ouxÉt' ofôç x' ïgzi àxoXouOsîv Inù y' èfiov oùSev av irpo-

6"J|JLCa; OLTlo'Xl'KO'.-

212. Banq. 212 A : ôptôvxt w ôpaxov xb xaXôv, Rép. 527 DE : Ixâaxou opyavov xt •\i-jyrii;... (w) [xovw... àXrjOsta opàxai. 533 D : xîi; 4'^X^'î ôV.jAa. Cf.

VI, 490 B et IX, 582 D. Comp. aussi Banq. 211 A, C avec Rép. 532 AB.

213. Ban7. 212 A : st'SwXa s'StiXoy Rép. 533 A : slxova, 534 C : s'tSciXov,

186 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

eux. L'homme qui a vu les Idées et à qui le délire amoureux donne le ressouvenir de cette contemplation s'éloigne des préoccupations humaines et ne s'attache qu'à ce qui est di- vin : il cherche à plaire à des maîtres excellents plus qu'à ses compagnons d'esclavage [Phèdre 249 DE, 273 E sq.). De même celui qui a vu dans la réalité les choses belles, justes et bonnes ne veut plus s'occuper de ce qui se passe dans la caverne {Rép. 520 C, 519 G-E). Mais, s'il y revient, les autres se moquent de lui : ils disent qu'il a perdu la vue, comme la multitude dit de l'amant philosophe qu'il a perdu la raison (517 A, E-518B).Semblablement, quand on lit dans le Phèdre la description de ce chemin escarpé que gravissent les âmes pour parvenir jusqu'au sommet de la voûte du cier-'*, il est difficile de ne pas songer à cet autre voyage que le prisonnier de la caverne accomplit le long d'une rude montée jusqu'au soleil ^^^; à cette ascension est comparée la xopei'a qui constitue la Dialectique (532 B) ; celle-ci est appelée le faîte de toutes les sciences ^'^ L'opposition, dans \q Phèdre, du ciel et de la région qui est au-dessus du ciel et sont les Idées (247 A- C) ne rappelle-t-elle pas la distinction, dans la République, d'une région visible, qu'on appellerait volontiers le ciel, et dont le soleil est le roi, et d'une région intelligible supérieure à la première et que régit le Bien ^". De quoi enfin se nourrit l'Ame, selon le Phèdre, dans cette existence supra-terrestre dont le délire amoureux doit ramener momentanément l'ex- périence jusque dans notre vie sensible? Elle se nourrit de la Vérité, delà Science et de l'Intellection (sans autre mélange, pour les âmes divines) ; elle contemple la Science, non pas celle qui est liée à la génération et qui change avec les diffé- rentes choses que nous nommons faussement des êtres, mais

214. Phèdre 247 B ; axpav ù-ko xy)v OitEpoupâviov à'^^tôa TtopeûovTac Tipô; a va vte; r^or).

215. hép. 515 E : ôtà Tpa^st'a; tyi? àva6d((T£fo<; xa\ àvâvTOu;.

216. Riip. 534 E : àp' ouv... Soxîï aoi... oiuTtep Op(y>cb; y| S'.aXsxiix-r) ï)[aïv £7tâvw xEïcrÙat.

217. TOTio; vo/)tÔ; ôpaxb; tÔttoç, l'va [ay) oùpavov ectkov ôô^w croi aocpcÇecrOat Ticpi xb ovo(j.a |50y D], 508 B-510 B; cf. 516 A-C, 517 B.

RAPPORTS DE L'AMOUR AVEC LA DIALECTIQUE 187

laScitMift' (|iii ,1 |((»iii'(i|ij('l ce (|iii est csscnlicllt'iiKMil (217 1)1*1). \'(tilà donc les s|)tM-l;icl('s (Itiiil l' Aiiiour iloil (N'ItM'iiiinci- en lions I;» rt'iiiinisct'iH'»' ri, nous le siisons (cf. 5:j 128, |>. l'i"»), c'est à riiilcllrcl, an cdclicr de lAnic (|ii'il apparlitMit «l'avoir cette réminiscence {i',VA K-il\ï \V), parce qne c'est à Ini (]ue ces spectacles onl été doiMK's (lï! CD). En onlre celle rémi- niscence n'est aulre chose i|ne la réduction de la mnlliplicité des sensations à lunih' de l'idée {lï\) BG). Or, en lisant ceci, le i-approcdiement s'impose avec l'objet de la Dialectique : n'esl-il pas en ell'et de nous élever au-dessus d'une science, plus ou moins bien dégagée du devenir, mais (pii du moins vaut en tant que généralisation, jusqu'à la contemplation de ri*]tre par excellence et enfin du Bien, contemplation qui n'appartient qu'à un organe de l'Ame, dont la parenté avec l'Être fait précisément que l'Être est visible pour lui-*^?

§ 151. Il résulte des comparaisons qui précèdent que la méthode erotique et la méthode dialectique, l'Amour et la connaissance, ont certainement aux yeux de Platon la plus étroite parenté. Certes il serait illégitime de les identifier, comme l'ont fait certains auteurs-"'. Mais il ne faut pas non plus, avec Zeller, considérer la méthode de l'Amour comme incapable, en comparaison avec la méthode dialectique, d'at- teindre la Vérité elle-même : « Toute cette préparation, dit-il, que le Banquet nous a décrite et que la République nous décrira plus exactement encore nous amène jusqu'au seuil de la Philosophie ; seule la Dialectique peut nous guider sur son domaine propre. La nécessité de surajouter la Dialectique à l'impulsion philosophique [der philosophische Trieb] (l'Eros)

218. Rép. VI, 490 AB, 507 D-508 E ; VII, 518 CD, 524 E-525 527 DE, 532 A-G, 533 CD, 540 A. Cf. VII, 521 CD, 525 B, 527 B, 529 D, 530 BC, 531 DE, 533 A, 537 CD.

219. Par ex., Hettig [op. cit. 33, 306], qui confond le Beau, terme du processus du Banquet, avec le Bien terme du processus de la République; et BoETTiCHER, qui va jusqu'à établir (Eros und Erkenntniss bei Platon in ihrer gegenseitigen Furderung und Erganzung Pr. 1894 (Berlin), p. 14) une symétrie parfaite entre les objets et les modes du connaître d'une part et les objets et les formes de l'Amour.

188 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE L'AMOUR

est déjà exprimée dans le Phèdre, puisque dans ce dialogue, à une exposition de l'Eros, contenue dans la première partie, la seconde fait suivre une recherche sur Tart du discours. » « L'impulsion philosophique est... seulement le stimulant [das Streben] pour la possession de la vérité. Mais... le moyen d'atteindre cette possession, . . . c'est la méthode dialectique qui le fournit. ))^"-" Mais une méthode qui nous donne la contem- plation de l'Idée du Beau ne peut être considérée comme nous conduisant seulement jusqu'au seuil de la vérité. Quel sens aurait la comparaison de la préparation erotique avec la préparation dialectique, si l'Amour était lui-même une propédeutique? Enfin l'argument tiré du Phèdre, ^w laissant même de côté la question chronologique, est sans valeur, car l'objet du Phèdre, c'est la rhétorique philosophique, c'est-à- dire la rhétorique fondée sur la Dialectique : la question de l'Amour n'y est traitée qu'à titre d'exemple (cf. n. 37), et, si le choix de cet exemple prouve quelque chose, on ne saurait du moins rien inférer de ce fait que Platon parle de la Dialec- tique après avoir parlé de l'Amour : n'est-il pas légitime en efïet de commencer par développer l'exemple avant d'exposer les enseignements qu'il comporte? Si, d'autre part, le pro- blème de l'Amour a été préféré à tout autre pour servir de matière à un discours vraiment philosophique, n'est-ce pas précisément parce que, au contraire, il est possible de trouver dans l'Amour un enseignement au moins analogue à celui que nous fournit la Dialectique? Il n'est donc pas une prépa- ration à la Dialectique, mais il y a déjà en lui une partie tout au moins de ce que nous trouvons dans la Dialectique. Car le sens précis des développements poétiques du Phèdre, c'est

2^0. II, 1*, 614 sq. Telle est aussi, à peu de chose près, l'opinion de M. KocK die Rede des Sokr. in Platon^ Sympos. und der Prohlem der Erotik Pr. Berlin 1886, ap. Boetticher op. cit. p. 3, n. 2 et aussi, bien qu'il insiste plus parliculièrement sur l'aspect moral et pratique de l'Eros, de HiLLE Ueber die platon. Lehre vom Eros. Welche ethischen Anforderungen stellt Plato in dieser Lehre an den Philusophen? In wie weit hal die Per- snnlichkeit Platos diesen Anforderungen entsprochen? Pr. Liegnitz 1892, ap. BuTTiCHER ibid. n. 3.

|;AM(U'K Ctt.MMK MÉTHODE PHILOSOPHIQUE 1^0

(|iit'. ,i;ràc(' à I AiMoiii'. (rii\ rc pioinc ilii idiilosoplic, l'Ariu! rc- vitMil Ncrs les Idi'cs cl (juc ce rcloiii- coiisislc dans la rocon- iiaissancc (le l'I'iiivrrscl siil»slaiilialis('', dans la ri'duclion d(! hi nmltiplicih' des scnsalioiis à l'iinih-dc l'Idée (248 I)-24!H)). Or c't'st l'olijt't du ce qu'on appelle oi-dinairenient la dia- iecliipie ascendante-*'. (Vest donc elle (jue l'Amour symbo- lise, nous verrons [dus lard de quelle façon et quelles dilîé- rences les séparent 156 5. med.).

^ 152. .Vinsi donc l'Amour et la Dialectique sont l'un et l'autre, non sans doute au même titre, ni au môme degré, mais selon la communauté de leur but, une méthode pliilo- sopbique. Le Banquet et le Phèdre s'accordent avec ht Répu- blique, pour montrer comment on peut amener l'Ame à ce qui est son objet propre, la contemplation de l'Ltre réel, c'est-à-dire de l'Idée. Or une méthode philosophique n'a de sens que par rapport à un être qui, engagé dans le Sensible, est étranger à l'I^.tre réel et dont la condition actuelle est d'ignorer l'Idée, qu'il est cependant, par nature, capable de connaître. Une méthode philosophique, c'est la voie qui mène du Xon-Ètre à l'Être. En efîet, s'il est vrai, comme nous l'avons montré (cf. § 140, p. 168), que F Amour n'est pas absent de l'Ame même dans sa vie intelligible, il n'en faut pas moins reconnaître que sa raison d'être, en ce qui con- cerne notre état actuel, c'est précisément que notre àme est déchue et qu'elle possède une partie sensible. Mais comment faut-il interpréter cette remarque, en relation avec ce qui vient d'être dit sur l'Amour comme méthode philosophique? Est-ce à dire que la sensibilité serait, en elle-même, capable de nous donner un équivalent de la connaissance? L'intellectua- lisme platonicien admettrait-il la juxtaposition d'un véritable mysticisme, fût-il même purement spéculatif? A ces ques- tions il faut répondre par la négative : c'est ce que M. Bro-

221. La distinction d'une dialectique ascendante et d'une dialectique descendante, résulte du passage bien connu de la République YI, 511 BG (cf. 510 B). On a donné à ces deux procédés, en se fondant sur les déter- minations du Phèdre (266 B; cf. Philèbe 23 E, 25 A, D), du Sop?iiste et du Politique, les dénominations de a-jvaywYri et de S'.aipio-i;.

190 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

CHARD-" a établi récemment dune façon qu'on peut croire définitive. N'avons-nous pas vu jusqu'à présent que, si l'Amour est fonction de lAme en tant qu'il engendre la Vertu et en taiit qu'il est un principe de la connaissance du Vrai, c'est justement en tant que la fonction essentielle et propre de l'Ame, c'est Fintellection? On rappelle souvent, il est vrai, le mot de la République (518 G) : c'est « avec l'âme tout en- tière », dit-on, que Platon nous commande de philosopher. Mais il ne faut pas prendre cette parole à contre-sens, ni se laisser obséder par les classifications factices que la psycho- logie éclectique a accréditées. Il faut y voir seulement l'affir- mation très nette de cette obligation, qui s'impose à nous, lorsque nous voulons contempler l'Être absolu, de donner à l'organe qui est capable de cette contemplation une disposi- tion appropriée, et cela en raison des nécessités mêmes aux- quelles l'àme est actuellement soumise, a Si l'œil n'avait pas de mouvement particulier, dit Platon, il faudrait nécessaire- ment que le corps tournât avec lui dans le passage des té- nèbres à la lumière ; de même l'éducation dialectique nous apprend comment c'est avec l'âme tout entière que la faculté cV apprendre [qui est naturellement dans l'âme] et l'organe destiné à cette faculté doivent être détournés (7r=p'.axTÉov) de la vue de ce qui devient, jusqu'à ce que l'âme soit devenue ca- pable de s'élever vers l'Être et vers ce qu'il y a de plus lumi- neux dans l'Etre, vers le Bien. Dans cette évolution (-£p'.xY«Y//) qu'on fait faire à l'âme, tout l'art consiste à savoir comment il faut tourner (iJ,£Taa-pa9r,7£Ta'.) l'organe de la manière la plus aisée et la plus efficace. » (518 G D) Gomme le dit excellem- ment M. Brochard, « c'est avec l'œil de l'âme, c'est-à-dire avec la raison pure que nous voyons le soleil intelligible. Les autres parties de l'âme ne prennent pas plus de part à cet acte que les pieds ou les mains ne sont nécessaires à la vision sensible. » {ibid. 20)

§ 153. Gependant il est bien clair que tourner l'âme tout entière, de manière qu'elle voie les Idées avec l'œil de

22,2.^ Art. cil. Ann. philos. XVII, 18-20; cf. A. ph. XVI, 16 sq.

L'AMOUH COMMK MF, IIK iDK l'lllI.(»S(U»HIQUE 101

rinti'IltM'l, i\c ptMil si^iiilicM' (luimc clioso : o'osl (|iril l'aiil aj^Mi' sur r.niu' morlollc cllt'-iiKMiu' cl (|iio nulle méliiodc plii- los()plii(iut' ne pourrait ou faire ahstractiou. Les premières étapes (le rt'ducalion dialecllipie sont relatives à cette Ame inférieure dans ses ra|t|»()rls avi'e l'ànie supérieure. D'autre; part, l'Amour, nous le savons déjà, est un inlermédiairc; (jui lie le mortel au divin, le Sensihle à l'Intelligible. Mais c'est un intermédiaire déterminé, ({ui a en quehiue sorte sa per- sonnalité et son histoire. Tandis que la Dialectique s'emploie à détourner l'àme vers les Intelligibles par une éducation progressive de l'intelligence seule, la méthode de l'Amour demande à l'àme de chercher, pour ainsi dire, jusque dans la « pauvreté » de sa nature mortelle un moyen d'obtenir cette conversion. Elle utilise en effet une émotion particulière de l'àme mortelle pour donner à l'àme immortelle une atti- tude qui lui permettra de contempler par les moyens qui lui sont propres le Beau en lui-même et, avec lui, les Intelligibles qui sont son objet naturel. C'est donc une utilisation ration- nelle du sentiment, non sans doute comme moyen mystique de connaissance, mais seulement comme un moyen de dé- tourner l'àme vers la connaissance vraiment intellectuelle. Au reste, le Banquet et le Phèdre, sans parler des autres dia- logues sont à cet égard très explicites : il n'est pas question de donner à l'Amour comme sentiment une valeur philoso- phique; l'amour physique est ou bien condamné ou bien considéré comme n'étant qu'un symbole de l'amour véritable. Cependant de l'image on peut passer à la réalité et employer l'émotion qui donne naissance à l'amour physique comme un moyen de s'élever jusqu'à l'amour intellectuel; mais celui-ci du moins est véritablement identique à une connais- sance. Si l'amour des jeunes gens^-^ est supérieur à l'amour des femmes, c'est précisément parce qu'il est plus susceptible de se dégager de la passion charnelle et d'atteindre le but scientifique et moral de l'amour.

223. Sur l'amour grec et sur la pédérastie, on lira avec l'ruit l'excel- lente étude de Ddgas op. cit. 84 sqq.

192 INTERPRÉTATION DE LA THEORIE DE L'AMOUR

Nous avons déjà vu que, dans le Banquet, l'amour qui se ré- alise par la génération n'est qu'une forme inférieure ou, pour mieux dire, une ombre, un fantôme de l'amour véritable (cf. § 144 et y? . 19^). Le Phèdre insiste à plusieurs reprises sur le sentiment de respect que l'amant véritable, c'est-à-dire l'amant philosophe éprouve en présence de la beauté : il ressent pour elle une vénération presque religieuse, bien différente de la brutale fureur de celui qui n'est guidé que par l'attrait du plaisir sensuel {Phèdre 250 E-251 A; 254 B, 256 A). Rappe- lons en outre les oppositions explicites que le même dialogue établit entre deux sortes de délire et corrélativement entre deux sortes d'Ainour (265 A, 265 E-266 B) ^-K Au reste, n'est- il pas dit expressément dans le Banquet que l'absence même de la beauté corporelle ne doit pas être un obstacle à l'amour, et l'amour des belles âmes n'est-il pas supérieur d'un degré à celui des corps (210 BC; cf. 216 E, mépris de Socrate pour la beauté corporelle)? En condamnant l'amour furieux, la République nous apprend comment il faut comprendre l'a- mour, envisagé précisément en tant que sentiment tendre et source d'émotions voluptueuses : l'amour des amants pour leurs bien-aimés doit être de même nature que celui d'un père pour son fils (III, 403 A-C). De même, dans le Banquet, Alcibiade qui attend de l'amour de Socrate un effet d'amé- lioration morale et intellectuelle, est traité par le philosophe, qu'il a entrepris de séduire, comme un fils par son père, comme un jeune frère par son aîné (218 C-219 C). Qu'im- porte que, dans le passage déjà cité de la République, le mau- vais amour soit précisément qualifié de délirant (403 A)? Platon n'avait aucune raison, dans ce développement, de

224. On ne saurait objecter que tous deux sont du moins des délires et supposent par conséquent, un désordre de l'esprit. Nous reviendrons un peu plus bas sur cette question de la (xavia (cf. § 156) ; mais dès à présent on doit se souvenir de tout ce qui est dit, dans le Banquet (201 D, 202 E sq.) comme dans le Phèdre (244 A -245 D, 249 DK, 265 A-G), sur la [Aavia comme propre à donner à l'esprit une pénétration dont il est ordinaire- ment dépourvu. D'autre part, nous avons sulfisamment établi que le véritable amour, précisément parce qu'il est inspiré, est une révélation du réel et un enseignement de la vertu.

LAMOIR EST l'URKMKNT INTKLLEr.Ti;i:L 193

t'IiorcIuM' à (l(''|iass('r les conccplioiis accdiilinm'cs, cl, d'aiili-c part, on ne voil |ias ({lie I inspirai ion (li\ inr ni' puisse rtii' un liicnlail pour un pri'c dans la làclic ('(Incaliicc (pic son amour lui trace à l'c^ard (h' ses enfanis. Parciiicnicnl, dans le Thnéf, l'amoui' physitiue est eondannu' en tant (jui* délire : il est une des uianifcslalions les plus évidentes de l'existeiice de lànic inférieure rebelle à la raison, cl les folies dont il est la cause sont justcnicid de ctdlcs (ju'on doit considi'rci' coinnic d(;s suites in\olonlaircs de la disposition des ori^anes du corps; lanionr (tassionni' est une maladie de lame qui dégrade l'in- tellii,M«nce (SC. ii-E, 91 A-D).

i^sl-ce à dire que l'iaton demande la continence sexuelle? Il ne paraît pas lavoir voulue complète, mais seulement limitée à la satisfaction des nécessités naturelles. C'est en ce sens que nous le voyons dans h^s Lois condamner la pédéras- tie et horner l'amour à son objet propre, la génération--^. Néanmoins il est bien certain que l'amour des jeunes-gens dut lui sembler plus voisin qu'aucun autre de l'amour philo- sophique, pourvu (jue les inspirations auxquelles il donne lieu conservent un caractère tout moral et n'aient rien de com- mun avec la passion sensuelle : « La grande raison qui fit préférer l'homme à la femme comme objet de V amour pla- tonique, a écrit très justement Renol vier, c'est que l'imma- térialité de cet amour, qui est tout idéal quand il est ce qu'il doit être, c'est que le culte de la Science, qui en est le moyen, et la connaissance du bon et du beau, qui en est la fin, ne permettent guère qu'il se développe qu'entre deux philoso- phes, l'un maître, l'autre disciple. » {Manuel de Philos, une. II, 104, 2) Au reste le seul amour des jeunes-gens auquel les Lois consentent à faire place dans la cité est celui qui a la vertu pour but et qui vise à rendre meilleur celui qui en est l'objet (VIII, 837 B-D). En résumé, l'amour tel que le com- prend Platon, c'est un amour dans lequel la passion n'a point de part : qu'il ait son origine dans l'émotion qui donne nais- sance à l'amour charnel, soit tel que le veut la nature, soit tel

225. Lois I, 636 A-D; VIII, 835 D-842 A. Cf. Ddgas 0^7. cil. 117 sq.

13

194 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

que l'a fait la dépravation des mœurs, ce n'en est pas moins tout autre chose. C'est un amour qui, détourné des objets sensibles accoutumés, tend seulement vers la science et vers la vertu, ce qui, d'ailleurs, n'est pour lui qu'un seul et même

' but. Le désir de l'éternité qui est à la base de la génération physique, qui en est le principe et qui en fixe en même temps les bornes, est donc aussi la raison profonde de l'amour philosophique. Mais l'éternité à laquelle il aspire est, du moins, une éternité vérital)le, celle que confère la possession

I du Vrai absolu et de l'Être absolu.

§ 154. Nous trouvons une autre preuve du caractère intellectuel de l'Amour accueilli par la Philosophie dans l'étroite liaison que Platon établit entre l'Amour et la per- sonne de Socrate. Cette conciliation, dans le même homme, de l'Amour et de la Philosophie a une signification symbo- lique à laquelle nous devons être particulièrement attentifs. Le discours d'Alcibiade dans le Bamiuet, en même temps qu'il a pour l)ut de rétablir contre iVristophane --^ et sous une forme à la fois sérieuse et comique, le portrait authentique et fidèle de Socrate, doit aussi servir à prouver que, par tous ses traits, le caractère du Socrate réel répond à la relation précédemment établie entre la définition de l'Amour et celle du vrai Philosophe. « 11 y a ainsi, écrit M. Huochaud (p. 25, cf. 24-27), entre les deux parties du dialogue le même rapport que entre l'abstrait et le concret, la théorie et la pratique, le principe et l'application. » On ne saurait mieux dire. Le So- crate de Platon fait profession à maintes reprises, non seule- ment dans le Banquet, mais ailleurs, de a ne savoir que l'amour » : tous ses amis connaissent et rappellent ce détail qui les frappe--''. 11 a tous les caractères qui sont attribués à l'Amour. En premier lieu, il est philosophe, et l'Amour est philosophe, précisément parce qu'il unit en lui l'ignorance et la sagesse [Hanq. 203 D-204 B), mais avec ce sentiment de son ignoi'ance (cf. Lysù 218 AB), qui est un des traits les

226. Ainsi que l'a montré excellemment M. Brochard, cf. t; 80 p. 60 sq.

227. Banq. 177 D, 193 E, 198 D, 201 D, 212 B; Lysis 204 BG : Fhèdre 227 G, 257 A; cf. en outre l'apocryphe Theages 128 B.

SdCHATE EST L'IMAGK MKMK DK L'AMdllU i^b

pliis saill.iiils (le r.illiliKlc |)!iil()S()|ilii{|ii(' (Ir Soc r;» le (cl". />a/i/f. '2H\ h, \nir //. (S',5). L'Amolli' est loiijoins |t,iii\r(' [2.()'.\ C, Di; (If iiicmc le Soci"ilt' ({lie MOUS pciiil Alciliiadc iiw'itrisc la ri- chesse iî\i\ Kl, il est plus invulnénilile conlre l'argent (|iie Ajax conlre le leic^M.) K)--**. l/amoiir n'esl ni délicat, ni lieaii i:*0.'} ('■); Socrale lui aussi esl laid; il ressemble, nous dit Alciliiade ([ui délie Socrale de conlesler la jiislesse de celle comparaison, au satyre Marsyas (:^l."» \\); il ji tout à fait l'ex- ((M'ieiii' de ces Silènes ipie les scul()teurs représcnlenl sur les boites liui eidernu' les images des dieux (210 I), 221 DÏ'A. Le vieux maiileau de Soerate (2111 C) nous rappelle ce ipiia ('II' dit de ras|iecl misérable de l'Aniour (a>/iJ.Y;;ô; 202C). (!elui-ci va nu-pieds, et de même il y a là, dans la façon de vivre du philosophe, une particularité tout à fait surprenante |)our ses coulem|)orains [BaiK/. 174 A, 220 IJ; Phèdre 229 A). tle (piAlcibiade nous conte de Soerate méditant à la même place, lors du sièi^-e de Potidée, depuis le malin jusqu'à l'aube suivante (220 Cl), cf. 174 D, 175 AD), ne nous fait-il pas sou- venir que l'Amour, lui aussi, vit en plein air et couche à la belle étoile (203 D)? Il n'est presque pas une seule des qualités attribuées par DiotiuK^ à l'Amour qui ne puisse se retrouver, dans le Banquet ou ailleurs, pareillement attribuée au Philo- sophe ou à Socrale. L'.Vmour est à l'affût des heaux objets {irJ.zz-ji.zz -sï; vSk-j.; 203 D), comme Soerate guette, en embus- cade, la beauté d'Alcibiade (213 C début : kWoyw> -xi, cf. Protag. 300 A). Si l'Amour est habile chasseur {ibid.), de même la recherche de l'essence pure des êtres est appelée par Soerate une chasse {Phcduii 66 A, C); on connaît aussi, dans le Tkéélètr^ la célèbre comparaison de la science avec la chasse aux colombes (198 A-199 E). Ainsi quel'Amour (làid.), Soerate possède une puissance magique, sur laquelle Alci- biade insiste longuement (215 G-21G C); l'influence de ses discours est comparée à l'action mystérieuse de la morsure de la vipère (217 E-218 B). A maintes reprises, du reste, le

228. Cf. ApoL 23 BC, 31 C, 88 A, B; Rép. I, 338 B; voir Zeller II 1% 46, 1 [tr. fr. III, 53, 1].

196 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

Philosophe en général est présenté comme un enchanteur--^. Sans dpute, tout cela est ironique et ce jugement sur le Phi- losophe traduit l'opinion du vulgaire, que Platon feint de prendre pour sienne : à ses yeux en efîet le vrai faiseur de prestiges, c'est le Sophiste, qui est, à ce titre, un danger-^^ Mais peu nous importe : l'essentiel est de constater que ce trait de la nature de l'Amour est encore un trait du person- nage de Socrate. Tout ce que dit Alcihiade de la nature con- tradictoire de Socrate et de ses discours, la comparaison avec le divin Marsyas et avec les coffrets à figure de Silène (215 A-D, 216 D-217 A, 221 C-222 A-^'), tout cela n'est-il pas l'application de ce qui a été dit plus haut sur l'Amour comme synthèse des opposés? Ce n'est donc pas sans intention que Platon substitue, dans la bouche d' Alcihiade, l'éloge de So- crate à l'éloge de l'Amour (214 D) : louer Socrate, c'est en- core louer l'Amour, car Socrate, c'est l'Amour lui-même et l'Amour, c'est la Philosophie, c'est-à-dire l'empire de l'intel- ligence sur les sens, en vue de la Beauté.

§ 155. Il ne suffit donc pas de dire que lamour de So- crate pour les jeunes gens est ironique; il faut encore expli- quer pourquoi Platon insiste avec tant de complaisance, fût-ce ironiquement, sur le penchant de son maître pour les beaux éphèbes. Certes, il peut avoir voulu, en prouvant à satiété que cet amour n'avait rien de sérieux au sens du vulgaire, défendre la mémoire de son maître contre des imputations calomnieuses. Mais son but semble être surtout de montrer comment le vrai philosophe maîtrise son corps par sa tempé- rance et sa force d'âme {Banq. 219 D). Il sait supporter la fatigue, résister aux tortures de la faim et de la soif, il ne craint pas le froid, il garde sa présence d'esprit en face des

229. Voir par ex. Charm. 155 E - 157 D ; 158 BG ; 175 E-176 B; Mémn 80 AB; Phédon 77 E-78 A; Théét. 149 CD ; comp. la fin de l'entretien de Socrate avec la courtisane Théodote dans Xen. Memor. III, H, 16 sq.

230. Euthyd. 288 B; Rêp. III, 413 A-E ; X, 598 D, 602 B; Soph. 232-236 [principalement 235 AB, 236 C], 241 B, 265-268.

231. Rabelais, au début du Prologue de Gargantua, a traduit avec une remarquable intelligence ce portrait de Socrate.

I/A.MOIU IDF.NTII'MK A LA PI1IL()S(>I>I1IK 197

(lanntM's (21'.) \']-ll\ H). Mais ce n'est ciicorc rien : ccl cin- |»ir(' sur la iiialirrc s'afliniic siirloiil, c'csl dans les occasions les autres lionnncs cèdent le plus l'acileuient à leurs pas- sions. I.es détails sur les capacités de Socrate coninu^ liu- veui'-'- n"ont pas d'autre siynilication. A plus forte raison l'aut-il interpréter de la même manière tout ce qui nous est dit dans le lianquet-^^ et dans d'autres dialo^nu's-'*'' sur la conduite de Socrate à l'égard d'Alcil)ia(le ou d'.iutres jeuues- ,nens. Il se peut (juil ressente aussi vivement qu'un autre des désirs charnels en présence d un iiid adolescent, mais ces sentiments, il les détourne vers un autre but. Si l'on se soucie du corps, il faut du moins que ces soins se subordonnent à des préoccupations supérieures dont l'Ame est l'objet : toute la sorcellerie du Philosophe consiste à semer dans l'àme de beaux discours, grâce auxquels la sagesse y prend racine, y devient vivante, y produit ses elTets -'^. Socrate aime i\lci- l)iade, mais il aime aussi la Philosophie et ces amours-là ont du moins le mérite de la constance (comp. Gorg. 482 AB avec Banq. 216 A-C). Bref Socrate réalise parfaitement les conseils de Diotime (210 A-212 A) : s'il aime les beaux corps, il ne s'attache pas à un seul (cf. Banq. 222 B); au-dessus de la beauté du corps, il aperçoit la beauté de l'àme, et elle lui fait dédaigner la beauté corporelle (comp. 210 BC avec 216 D), puis la beauté de la vertu, qu'il enseigne, la beauté de la science (cf. 204 B), enfin le Beau lui-même (218 DE). La possession de l'Idée affranchit le Philosophe de ces amours illusoires auxquelles la plupart des hommes sont uniquement attachés et qui sont le principal ressort de tous leurs actes (211 D-212 A). Bref Socrate nous apparaît, en même temps et pour les mêmes raisons, comme le parfait ipw-c-.y.ôç et comme le parfait philosophe, et il l'est précisément en tant qu'il dé-

232. Banq. 176 G, 214 A, 220 A, 223 CD; cf. Grote II, 227 u, III, 316 sq.

233. Cf. 211 D, 213 B-E ; 214 D, 216 D, 217 A, 218 G, 222 B-E.

234. Prof. 309 A-C, 1^' Alcib. [peut-être apocryphe] 103 AB, 104 CD; Charm. 155 C-E ; Gorg. 482 A; cf. 2'^ Alclb. [apocryphe] 150 D-151 A.

235. Comp. Charm. 155 E avec 156 E-157 D, 175 E-176 A; cf. Banq. 209 BC, 210 B-D, 212 A, 221 E-222 A; Phèdre 276 G -277 A.

i9S INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

passe Famour sexuel et qu'il utilise l'attrait de la beauté en vue de racquisition de la vertu et en vue de la connaissance du réel^. Il est sans doute celui en qui l'âme intellectuelle recouvre ses ailes pour retourner au séjour des purs Intelli- gibles et jouir j'i nouveau de leur contemplation; car il est celui qui a aimé la science pour elle-même, en philosophe, et c'est encore en philosophe qu'il a aimé les jeunes gens, n'ayant eu jamais en vue que de leur communiquer, par l'a- mour, la vertu et la connaissance. Si l'on veut comprendre le sens de ces expressions ôpOw; 7:r.oEpaj-£rv {Bonq. 211 R), rrai- zizx^-iv, ;j.-à 9'.Ac7:?(aç {Phèdre 248 E sq., cf. 256 AB), il faut penser au Socrate dont Platon a dressé devant nos yeux l'ad- mirable figure.

§ 156. Mais comment conciliera-t-on cette identifica- tion de l'Amour avec la Philosophie, si, d'autre part, l'Amour est un délire? Le délire, fût-il divin, est un principe inférieur d'action ou de connaissance : c'est ce qui résulte avec évi- dence de textes nombreux. Le Méiion nous enseigne que la vertu des politiques est comme la science des prophètes et des devins ou comme l'art des poètes; de tels dons, résultant d'une grâce divine et n'étant pas accompagnés de science, sont instables et on ne peut les transmettre à d'autres par la voie de l'enseignement -^^ Il y a donc un problème très réel et des plus emjjarrassants. Il est incontestable en effet que l'amour est un délire : ce n'est pas seulement la théorie du Phèdre, qui s'exprime à ce sujet avec une netteté parfaite, c'est aussi celle du Banquet, puisque l'Amour est un démon et que la science démoniaque est celle des prophètes, des de- vins et de tous les inspirés en général (202 E-203 A). Il ne faut donc pas craindre de prendre trop au sérieux cette con- ception de l'Amour : quelles que soient les relations de la méthode erotique et de la méthode dialectique, la première reste inférieure, en tant précisément qu'elle est un délire, et elle ne constitue pas une infidélité de Platon h l'intellectua-

236. Mênon 97 E jusqu'à la fin du dialogue; cf. Apol. 22A-D; Ion 533 E-535 A; Tim. 71 E-72 B.

EN QUEL SENS CEPENOANT I/AMOIIR EST UN DllLIUH

199

lisiiir i|iii (|(»miiir loiilf >a |iliilt's(»|ilii("''". l/.\in<uir ii<' pi'iil olir à ses yeux (lu'iiii Miixiliaiic, (iii -jvzpviv, |i(>iii* pai'Vt'iiir a la «'oimaissanci' de la vt'-riU-. Mais il n'en csl point <!•' |iliis précieux [lifuif/. lll II). Kst-cc à dire ipic ce soil nic<»i'<' une rijéliiodc ratiomudlc d'espèct' inférieiirt^? Non ; fiU' c'esl un don divin cl l'ost un délire. C'est un don divin, puisque son orig-ino est dans une émotion qu'il ne dépend pas de nous d'éprouver ou de ne pas éprouver, puisqu'il n'est pas notre œuvre, mais en ((ueiciue façon l'effet d'un hasard (cf. Méiion 99 A et C). D'autre part, c'est bien un délire, puisque c'est une émotion. Toutefois il doit et il peut être discipliné; car sa nature est mixte, et, s'il prend naissance dans le devenir et par un sentiment, (mi revanche c'est dans la réalité absolue de l'Idée du lîeau qu'il a son principe éternel. Par l'Amour est la forme la plus belle du délire divin, comme le dit le P/ièdre (245 B, 2V.) D, SC).") AB, 200 B). Les autres formes du délire nous conduisent en elîet à la possession précaire et instable d(^ la vérité : tel est le cas pour la vertu qui n'est pas science et qui ne se fonde que sur l'opinion vraie {Ménon, toc. cit.), ou pour l'art des devins et des prophètes. L'Amour, au contraire, est un délire qui, sans nous mener à la contempla- tion du vrai lui-môme, nous conduit du moins jusqu'à quel- que chose de réel, puisqu'il nous élève jusqu'au Beau véri- table et absolu. Tout l'art de l'amour doit donc être de l'em- pêcher de se détourner de sa fin naturelle, de l'y conduire au contraire par les voies qui conviennent, de le ramener enfin vers ce Beau absolu qui en est la cause véritable. C'est ainsi que l'Amour, qui dans ses apparences est tout sensible, peut être dans la réalité tout intellectuel ; il aboutit à la contem- plation d'une Idée par l'œil de l'âme, par l'Intelligence.

Un tel auxiliaire ne saurait donc être dédaigné par le Phi- losophe, l'exemple de Socrate suffit à le prouver, et de la sorte l'Amour devient entre ses mains un moyen de réaliser l'œuvre de la Dialectique, qui est d'orienter l'âme vers les Idées. Nous avons déjà longuement insisté sur ce point

237. Cf. Brochard art. cit. Ann. philos. XVII, 18-20,

200 INTERPRÉTATION UE LA THÉORIE DE L'AMOUR

(5^ 149-151); mais, pour pouvoir déterminer avec exactitude quelles diiïérences séparent l'Amour de la Dialectique, il nous manquait d'avoir essayé de marquer la relation que l'Amour établit entre le Sentiment et la Raison. Il nous a paru qu'il avait les rapports les plus étroits avec la Dialectique ascen- dante {^ 151 /?/2) . Toutefois cela ne signifie nullement, à mon sens, que celle-ci doive être considérée comme un procédé essentiellement empirique^^^ L'expérience sensible ne peut être à son égard qu'un adjuvant; mais tel est précisément le rôle réservé à l'Amour. Il y a donc ceci de commun entre la dialectique ascen.dante et l'Amour que tous deux sont une ffuvaywYïi et qu'ils aboutissent à l'unité de l'Idée, et ceci de dif- férent que la dialectique ascendante est toute rationnelle et logique, l'Amour, au contraire, empirique dans son origine, rationnel par son principe et par son but. Au reste la mobi- lité de l'Amour, la variété de ses objets le dispose naturelle- ment à être une telle o-uvxvwyv^, dans le domaine même de l'expérience. Mais le Banquet nous apprend comment il faut discipliner ses mouvements, comment il faut en unifier la multiplicité diverse, comment il faut, en un mot, régler l'as- cension qu'il nous permet de faire jusqu'aux Idées, ou du moins jusqu'à l'Idée du Beau. Le Phèdre pareillement, s'il nous montre dans l'Amour un délire, nous fait voir en même temps qu'il est une condition de la réminiscence et définit cette réminiscence comme un retour à l'Idée par la généra- lisation. En résumé, l'Amour, comme méthode philosophique, c'est en quelque sorte une dialectique ascendante empirique.

238. Ainsi que M, Rodier a voulu le prouver, arf. c/i. Ann. philos. XVI, 56 sq. Il me semble impossible d'admettre avec lui (57, I) que le texte de Rép. VII, 532 AB : outw v.(x\ oxav tiç.... lui tw toO ôpaxoO soit relatif à la dialectique descendante : ce passage me paraît prouver au contraire que la dialectique ascendante est elle-même un procédé rationnel (cf. Urid. 13C et 537 D). Celle-ci est, sans doute, inférieure en ce qu'elle est moins complètement rationnelle, et moins satisfaisante en ce qu'elle ne fait pas la déduction de l'essence; mais il suffisait de le reconnaître et d'ajouter que la conscience précise de cette insuffisance est justement ce qui mo- tive l'emploi de l'autre procédé. Ascendante ou descendante, la Dialec- tique intéresse toujours la seule Raison.

L'AMOUR, DIALKCTIQUE ASCENDANTE EMPIRIQUK 201

Iliitic les mains (lu |)Iiilt>so|ilic, ce ne |i(Mi( ôti'O sans floiile (iniin iiKiycii acccssoiiT cl simpli'iiit'iil, coiimic nous l'avons (lit, un auxiliaire, dcslinrà (mmIci' le |)as à d'aiilrcs nirlliodi'S vrainicnl sciciililifUU's cl ciilici'cmciil lalionncilcs; celles-ci soni CM cll'cl seules capables, précisément p;u'ce ([u'cllcs com- porlcnl une démarche inv(M'se supposant la connaissance des Idées, de nous apprendre avec précision quelle est la place de cliacpie ld(''e dans la lii(''rarcliie qu'elles forment toutes enscmhl(\ cl en relalion avec d'autres Idées. Cependant, (juelle (pie soit l'infériorité de l'Amour par rapport à la Dia- locti(jue, ce n'est pas une raison pour le condamner et pour refuser à la faiblesse de notre nature cette chance inespérée de parvenir, fût-ce en partant do ce qui est étranger à la Rai- son, jusqu'à l'objet propre de la Raison. L'Amour ne consti- tue donc pas, comme l'a pensé Zeller, une méthode inoom- pl('te qui ne nous mt'ne pas jusqu'où va la Dialectique. II peut en elTet ne pas nous mener jusque là, d'abord parce qu'il lui arrive trop souvent de se dévoyer, mais aussi parce qu'il faut, de toute façon, un bond pour parvenir jusqu'à l'Intelli- gible et que cette grâce suprèine peut nous faire défaut. Toutefois, si nous sommes capables, pour parler comme Diotime, de recevoir les dernières révélations, nous attein- drons notre but, par l'Amour comme par la Dialectique. Mais il est bien vrai, d'autre part, que c'est une méthode partielle qui ne nous ouvre pas d'aussi vastes horizons que la méthode dialectique, qui ne détermine pas avec la même rigueur les étapes ou les croisements de la route suivie, et enfin qui n'uti- lise qu'un moyen empirique d'élever l'Ame, du Sensible à l'Intelligible.

IV

§ 157. Si nous voulons comprendre pleinement le rôle de l'Amour en tant que méthode philosophique, il est néces- saire maintenant de revenir sur ce qui a été le point de départ de notre étude, la considération de la nature synthétique de

202 INTERPRÉTATION LA THÉORIE DE L'AMOUR

l'Amour. Nous nous sommes contentés en effet, à ce sujet, de prendre les données de l'exposition platonicienne et d'in- terpréteur, dans ses termes les plus immédiats, le mythe du Banquet. Mais toute la suite do notre étude n'a fait encore que développer la môme idée : l'Amour est un démon, il éta- blit une relation entre des mondes opposés. Comme l'âme hu- maine, en effet, dont il est la fonction propre, il unit la na- ture sensible à la nature intelligible; à ce titre même, il est un moyen d'acquérir et de communiquer la vertu, qui est l'empire de la Raison sur les appétits, d'acquérir et de com- muniquer la science, puisque l'Amour est une condition pour l'âme déchue d'obtenir une réminiscence de l'Intelligible. L'Amour nous est apparu ainsi comme un succédané de la Dialectique et comme une philosophie; car il est un moyen pour. l'Ame d'opérer ce passage du Sensible à l'Intelligible, qui est la raison d'être de la Dialectique et de toute vraie phi- losophie. Le moment semble donc venu de coordonner les résultats de la recherche, de façon à mieux voir quelle est la nature de l'Amour et quelle est l'étendue de son rôle.

§ 158. Quand Diotime veut faire entendre à Socrate ce qu'est l'Amour, il est un point sur lequel elle insiste tout particulièrement : ce n'est pas une raison, explique-t-elle, parce que l'Amour n'est ni beau ni bon pour qu'il soit laid et mauvais ; ce sont en effet les gaucheries ou les excès d'un intellectualisme qui, commençant à prendre conscience de lui-même, s'enivre de logique. Platon, par la bouche de la prêtresse de Mantinée -^^, montre donc avec force qu'il y a d'autres opposés que les contradictoires, que les contraires sont aussi des opposés et des opposés dont il est possible d'ef- fectuer la synthèse, car ils comportent des intermédiaires. L'exemple choisi est celui de l'opinion vraie qui ne peut ren- dre raison d'elle-même et qui est moyenne entre la science et

239. Et peut-être afin de mieux marquer la différence de ses théories et de celles de Socrate, comme l'ont pensé Hermann Gesch. und Syst. d. platon. Philos, p. 523. n. 592 et Steinhart p. 346, n. 56, ap. Rettig op. cit. p. 301; cf. Brochard art. cit. Ann. philos. XVII, p. 15 sq.

RETid'H sni LA NATLUK S YNTIIIITIOIII-: DE I/AMOIMI '20^^

ri,:4iH)r;mci' '"'. (l'est .•issiiiw'incnl rtiiic des jH-cmiri-cs iiidicM- lioiis (l'une doeli-ine (|iii dex.iil preiidro dans la |)lul(>S(»|dne de IM.ddii une place si iniporlanle -^'. Mais aucune des ex- positions (|ue Platon en a donm-es n'est, jtlus int('ressante, pour notre («Inde. (|ue c(dle (|ui ternune le \'" livre dt^ la H''- fitihliiiitr. Platon y api)Ii(|ue en (dTel pr('cis('nu'nl à la connais- sance de ce (|ui est beau la distinction de l'opinion et do la seitMiee. 11 y parle do ceux((ui no s'attacdiont rpi'à la multipli- cité divorso ot inlinie dos ohjots beaux et qui sont incapablos de s'élcA'or jusqu'au Beau absolu et di» le contempler en lui- mom(\ ot il les distingue de celui qui, au contraire, ne con- fc^nd pas lo Beau avec les choses b(dlos. La connaissance que l)ossèdo ce dornior, ot qui ost l'ondéo sur une claire vision du réel, ost science; celle des [)remiers, n'otai\t relative qu'à l'apparence variable et lloltaide, ost opinion. L'opinion on oITot ost intermédiaire entre la science, qui a pour objet l'Ltro, et l'ignorance, qui est relative au Non-Être. Elle ost bien dis- tincte de la science, car celle-ci est infaillible, et l'opinion est, au contraire, ossentiellement faillible; et l'objet de la science, loquol ost immuable, ne peut être celui de l'opinion, lequel ost variable. Or, tandis que les uns aiment ce qui est l'objet de la science, les autres aiment ce qui est l'objet do l'opinion ; ils aimeront donc toutes ces choses auxquelles le vulgaire attribue la beauté, les belles voix, les belles couleurs; mais ils ne peuvent endurer qu'on cherche à les mettre en état de contempler lo Beau en soi, ni qu'on leur en parle comme de quelque chose de réel. De même pour la multitude dos choses justes, à l'égard du Juste absolu. Nous ne serons donc nulle- ment fautifs envers ces gens-là, conclut Platon, si nous les appelons z'Xiozzo: plutôt que çf/i-ossi (V, 476 A-480 A).

240. To ôpOà So^â;;£'.v xa\ aveu toû î/ti\ Xôyov SoOvai Banq. 201 E sq. ; Cl". 203 E : «Toçîa; xt ■/.■x\ â[ia6£a; Iv (xI(T(i> ecttiv.

241. On la trouve développée avec plus ou moins d'ampleur dans le Ménon (97 A "98 D), dans la Bépublique (V, 476 A-480 A, fin du livre; VII, 534 A), dans le Timée (27 D- 28 A; 37 B, C; 51 DE), dans le Théétèle (187 A-210 A), dans le Sophiste (2i7 RG, 262 E-264 B), dans le Philèbe (37 A-38E, 59 A-D).

204 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

Il semble résulter de ce développement que, si l'Amour est quelque chose d'intermédiaire, ce n'est pas du moins au même sens que l'opinion, et, par conséquent, si l'exem- ple de l'opinion est allégué dans le Banquet pour faire comprendre ce qu'est l'Amour, il faut ne voir qu'une comparaison très générale. Remarquons tout d'abord que l'opinion n'est pas un intermédiaire seulement en tant qu'o- pinion droite : elle l'est de toute façon, mais, quand elle est droite sans pourtant pouvoir rendre raison d'elle-même, c'est, comme dit le Ménon, une faveur divine. Cependant cette faveur est-elle aussi grande que celle dont l'Amour est la con- séquence? On ne peut le penser; jamais en effet l'opinion droite n'atteint le réel véritable; si elle arrivait jusque là, elle cesserait d'être elle-même, elle deviendrait autre chose, elle serait la science-*-; elle reste donc essentiellement inca- pable de s'élever jusqu'à ce qui pourrait rendre raison d'elle- même. L'Amour, au contraire, n'est pas un tel intermédiaire, et, si la 6£u iJ,oTpa qui lui donne naissance n'est pas une grâce imparfaite et précaire, il doit nous conduire jusqu'à son terme naturel, qui est la contemplation même du Beau absolu. Sans doute on pourra dire que, lorsque nous sommes parve- nus à ce terme suprême, déjà est achevé le rôle conducteur de l'Amour : « Il n'a plus qu'à se retirer pour faire place à ce qui est plus noble et plus divin que lui, l'intuition pure de l'intellect. » (Brochard Ann. ph. XVII, p. 19) Il n'en est pas moins vrai que, s'il nous conduit jusque là, c'est qu'il est un intermédiaire bien différent de l'opinion vraie. Le morceau du V*' livre de la République paraît être, comme je l'ai dit, très significatif à cet égard : l'Amour s'en tient-il aux pre- miers degrés de son évolution et en outre se disperse-t-il dans la multiplicité des objets beaux? Alors il est un intermédiaire analogue à l'opinion : tantôt, il a d'heureux élans, tantôt il se fourvoie; bref, comme l'opinion, il a ses erreurs. Se soumet-il à la discipline dont Diotime trace le plan dans le

242. Cf. dans le Théét. toute la discussion à partir de 201 C, mais principalement 208 C-2iO A,

L'AMOUR ET L'OPINION 205

Banquet'^ devient-il un amour piiilosopiiique? Il est encore un int(M'iné(li;iii'(\ nuiis un interniétliaire eniro le monde des plii'iKtniènes et eelui des Idt'es : il conduil eu elTet à lîi con- naissance de ce lieau en soi, dont il est amour, connue, au reste, de tout ce (|ui est imiuuahle, et il donne précisément à l'Ame le moyen de sortir, par la réminiscence, des conjec- tures de l'opinion, qui, comme on le sait, sont la pâture de l'àme déchue {fhèdre 248 B) et de retrouver ainsi la seule nourriture qui lui convienne, à savoir la Science et la Vérité.

Va\ résume'', tandis que l'opinion est en quelque sorte un intermédiaire lixe, emprisonné entre les extrêmes de Tigno- rance. cpielle dépasse nécessairement, et de la science, quelle n'atteint jamais, restant toujours au-dessus de l'une, au-dessous de l'autre, l'Amour, au contraire, est de telle na- ture qu'il tend à unir véritablement les extrêmes, à les con- cilier l'un avec l'autre. De plus il est ce que n'est pas l'opi- nion, car il constitue par lui-même une méthode, c'est-à-dire une transition au sens propre du mot, un passage, un mouve- ment vers un but, auquel il attei4it sans cesser d'être ce qu'il est. C'est pourquoi l'Amour sera justement nominé philosophe , aux termes mêmes de l'analyse du Y*" livre de la République. Il n'en va pas ainsi pour l'opinion : on ne saurait en effet, nous le savons, la transformer par l'instruction sans qu'elle devienne autre chose, sans qu'elle fasse place à la science qui en est l'opposé. La synthèse de contraires qui constitue l'A- mour est donc une véritable synthèse. Ce n'est pas seulement une pièce en quelque sorte intercalaire; c'est un principe de jonction ou d'union, tel que le terme inférieur participe, grâce à lui, du terme supérieur, tel, en d'autres termes, que le Sen- sible ne reste pas éternellement étranger à l'Intelligible.

§ 159. C'est, on le sait, l'influence d'Heraclite qui dé- termina Platon à modifier par sa théorie des contraires, sans faire tort au principe de contradiction-", l'intellectualisme intempérant de son maître. Il n'est donc pas surprenant que

243. Phédon 103 A-C; Soph. 256D-257 A, 258 D-259 A; cf. Brochard Ann. philos. XVII, p. 16 sq.

206 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

le souvenir de la doctrine héraclitéenne apparaisse dans la théorie de Platon sur l'Amour. Sans doute il a, dans le Lysis (215 C-216 B), rejeté la conception héraclitéenne de l'amitié; sans doute le discours d'Eryximaque, qui, à coup sûr, ne re- présente pas plus qu'aucun des autres la vraie pensée de Pla- ton s'inspire, en grande partie et explicitement des idées d'Heraclite -^'^ : ce n'est pas assez en efïet de dire que l'Amour est, en un sens universel, l'accord des contraires; il faut en outre délinir la nature et la fonction de cet accord; il faut dire de quoi l'Amour est amour; il faut indiquer de quelle façon l'Amour atteindra son ohjet. Il est donc vrai que le point de vue d'Heraclite sur la question de l'Amour est super- ficiel et incomplet. Toutefois il faut reconnaître que l'inspi- ration héraclitéenne est visible en plus d'un endroit du Ba):- qiiet : ainsi, dans la peinture de Péternelle mobilité de l'Amour (principalement 203 DE) et dans tous les développe- ments où Platon nous montre en lui une synthèse ou une succession de qualités opposées. Mais cette inspiration est plus manifeste encore dans le morceau par lequel Diotime prouve à Socrate que ce que nous aimons, c'est à nous con- server et à nous perpétuer en dépit du devenir perpétuel qui transforme incessamment notre organisme et notre pensée (207 C-208 B-^^). Or, dans le P/int(m (70 C-72 D), c'est aussi sur le principe héraclitéen de l'alternance des contraires que Platon fonde une des preuves de l'immortalité de l'Ame. D'autre part cette preuve est inséparable en fait de la preuve proprement platonicienne par la réminiscence; elles ne sont môme que les moments d'une démonstration unique (77 CD; cf. BoNiTz Plat. Sttf'/. - p. 280 sq.). On n'a donc pas à s'étonner de rencontrer dans le Banquet, qui (?st certainement à peu près de la môme date que le Phédon, une adaptation analogue d'un autre aspect de l'Héraclitéisme aux exigences de la plii-

244. Banq. 187 Ali; cf. Sopk. -l'iZ DE, 252 IJ ; comp. UkraGl. Fr. 37, 4i, 45, 86, 87, 93 M. ; voir B. Pr. 47; Zellkr V, 585, 1; 602, 2; 596, 3; eOO, 2 [Ir. fr. II, 115, 1 ; 130, 1; 125, 2; 128, 2].

245. Comp. Hkracl. Fr. 67, 60, 46, 62 M.; R. Pr. n»» 37, 46; Zelliîr 1*, 582, 5; 646, 3; 615, 4 [Ir. fr. Il, 112, 5; 169, 2; 141, 2],

IMMKNCE DK 1. H l-lîACLITKlS.ME '207

l(ts«)|)liit' |ilalonici('iiii('. Miiliii il csl assez rcmaiviiiahlc (juc c'csl |)i'(''cisciii('iil sur rcxciiiplc du llcaii (|iii' l'Ialon (•\|»li(|ii(' ilans li> Ci'dti/le la (lilTcrt'iicf ilc son iioiiil de vue cl de (('lui d"ll«'rarlil(', eh inriiu' lt'm|is (|iit' les insuflisanccs de (-(diii ci. 11 faut Idiiriicr ses i-cf^ards \ ers ctr qui existe en soi et non vers les a|i|tarenees seiisildes et clian^'eantes : « (ie qu'il s'a,i;il d'exaniiner. ce n"esl pas de savoir sil existe nii l);'au \ isai^c ou (|ntd(|ue antre chose de celle sorte; car tout eel;i me seniltle être ce (|ni s'(''coule, mais le Beau lui-même, ne de- vrons-nous pas dire (|ii il est toujours tel qu'il est?... Sora-t-il possible de le nouuner proprement, s'il nous é(diapj)e sans que nous nous en apercevions, parce qu'il sera d'abord ceci et puis cela, ou liien même n'esl-il pas nécessaire que, dans le temps juste oii nous j)arlons, il devienne iminc'diatement autre chose, nous échappe en secret et cesse de posséder sa manière d'être déterminée"?... Comment ceci pourrait-il être quelque chose, qui n'est jamais de la même manière?... Et, d'autre part, s'il persiste toujours dans le même état et reste toujours le même, comment changerait-il et se mouvrait-il, ne sortant jamais de son essence?... Il ne semble pas qu'il puisse y avoir de connaissance, si toutes choses se transfor- ment et si rien ne demeure... » (439 B-4iO D).

Ainsi il y a. semble-t-il, sur le point qui nous occupe, la même relation entre la thèse héraclitécnne et celle de Platon, que sur le problème de l'Ame. Il ne suffit pas, dans ce dernier cas, de dire que le retour du Devenir sur lui-même prouve la persistance de l'Ame après la mort en vue du recommence- ment de la vie ; il faut encore montrer que l'Ame possède hors du corps une existence réelle en rapport avec les Idées, et c'est ce que prouve la réminiscence. De même, il ne suffît pas de reconnaître avec les Héraclitéens, que l'Amour est une synthèse de contraires, qu'il est en un perpétuel mouvement et que le Beau nous apparaît dans la multiplicité de ses mani- festations changeantes; il faut en outre reconnaître que, dans cette synthèse, il y a un terme supérieur, toujours caractérisé de la même manière par la perpétuité, et dont l'Amour est précisément amour; il s'ensuit que la mobilité de l'Amour

208 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

n'est pas une mobilité qui doive échapper à toute détermina- tion : elle s'oriente incessamment vers ce terme supérieur. Mais comment l'atteindrait-elle dans des beautés toutes dif- férentes et sans cesse changeantes? Elle ne le peut que dans la Beauté une et immuable et Platon la caractérise précisé- ment en opposition avec le flux perpétuel et la multiplicité infinie des apparences (cf. Banq. 210 E-211 B), car la mé- thode de l'Amour n'a d'autre but que de nous mettre en état de sortir de la sphère du Sensible, changeant, divers, péris- sable, pour nous élever jusqu'à la Beauté intelligible qui seule est éternelle. En résumé, nous retrouvons ici la confirma- tion de l'analogie que nous avons cru apercevoir déjà entre l'Ame et l'Amour. L'Ame passe alternativement de la vie à la mort et de la mort à la vie ; mais cette alternance n'est elle- même possible que grâce à l'existence propre de l'Ame, exis- tence parente de celle des Idées, et dont la réminiscence nous apporte le témoignage. De même l'Amour oscille aussi entre la privation et la possession de ce dont il est amour, entre l'ignorance et la science, entre la mort et la vie; mais il n'en est pas moins vrai qu'il subsiste toujours à travers ces chan- gements, parce que son principe idéal subsiste indépendam- ment de lui, comme l'objet dont il retrouve parfois le souve- nir, vers lequel il tend sans cesse obscurément et qu'il peut même atteindre lorsqu'il a été bien conduit. Comme l'Ame, l'Amour introduit donc dans le devenir mobile des phéno- mènes un principe de stabilité, d'ordre et dunion.

§ 160. Au point de vue de la méthode philosophique, l'importance de la nature synthétique de l'Amour apparaît encore avec non moins d'évidence sur un autre point en re- lation avec celui dont il vient d'être question : l'Amour éta- blit une liaison entre les deux sphères que Platon avait tout d'abord si profondément séparées l'une de l'autre, la sphère sensible et la sphère intelligible. A cet égard, la théorie de l'Amour semjjle donc être un des moyens à l'aide desquels Platon a cru pouvoir réconcilier la vérité partielle de l'Intel- lectualisme socratique (cf. Mcmor. iV, 6 en entier) et la vérité partielle de la philosophie iiéraclitéenne du Devenir.

l MON DU SKNSIULE A LlNTKLI.IGIliLK l'AU l/AMol U '201)

Il csl incoutt'slalilc cii cIlVl (|iii' cfllc coiicili.ilioii a ('li'' l'oli- jcclif tic IMaloii : c'csl une idt'r (|u Aiiisioi i:, (Imil je li'iiioi- ^na^f à ccl ('i^ard nCsl pas siisjiccl, a iiiisc en liimicrt' a\t'c Itmlf la lu'll.'l.' (Irsirahic [Mciapii. A, (i, '.IS7 ^/, Wl-h, \)\ M, 4. 107s h, \1~\\)). Il ne sera pas s;uis iiilénH do suivre, de l'c |)(>iiil de \iit', les di\('rsos applications k\c la llu'orii» do l'Anioui'.

Uappclons-nons, d'nno pai'l, le caraelcre eoncrot dos dévo- lopptMiicnls rolalil's à la ^énôration sous toutes ses formes, selon le eoi'ps (>l selon l'espi'il. On y voit comment l'éternel monvenient des i^ént'ra lions, le rcnouvclleinont incessant do l'organisme par la nutrition, la conservation des connais- sances par l'élude, relToil constant des hommes pour se si- gnaler par leurs vertus et pour inventer de grandes choses, ce sont autant do manifestations, dans le Sensible, de cette tendance qui pousse tous les êtres à réaliser, autant qu'ils le peuvent, la permanence de leur essence {liattq. 207 A-208 D). Mais suffit-il de dire, comme eût fait Socrate, que, en tout cela, il y a quelque chose de commun, l'Amour, que l'Amour en est le -i iz-: (cf. Xen. Meyji. IV, 6, 1 ; Ar. Metaph. M, 4, 1078 //, 23). Il faut encore expliquer la raison d'être de cet Amour en le rattachant à quoique principe qui soit véritablement hors des choses sensibles, multiples et changeantes, et qui rende compte à la fois de son unité et de sa pérennité. C'est pourquoi l'Amour est présenté comme le désir, en tout être vivant, de sortir de sa nature mortelle pour s'élever, par les moyens qui sont en rapport avec son essence et dans la me- sure où il le peut, jusqu'à la nature immortelle, c'est-à-dire jusqu'à quelque chose qui en est entièrement distinct [Baiiq. 207 CD, 20S B-D).

§ 161. La réminiscence est une autre forme de cette tendance de l'homme sensible à revenir vers l'Intelligible. Nous avons si souvent exposé cette idée qu'il est inutile d'y insister ici (cf. en particulier § 147). La multiplicité des im- pressions produites en nous par tous les objets beaux a pré- cisément pour effet de réveiller le souvenir de l'Idée du Beau, et, par ce souvenir, nous sortons de la diversité changeante,

14

210 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

nous sommes ramenés à ce qui est réellement un et perma- nent en dehors des unifications précaires et des accords in- stables qui se produisent au sein du Devenir. C'est dans le Phèdre surtout que cette conception s'exprime avec précision (250 A, D-251 A, 253 E-254 B, 2i9 CD); mais tout ce qui est dit dans le Banquet sur cette discipline qui, d'étape en étape, nous conduit, au moyen d'une série réglée de généralisations, jusqu'à la contemplation de l'Idée du Beau, principe et terme de ces généralisations successives, tout cela n'a certainement pas d'autre sens.

Cette liaison du Sensible à l'Intelligible, sous la détermina- tion de celui-ci, se présente encore à un autre point de vue. C'est en effet dans l'Intelligible même que Platon va chercher la raison de la diversité des âmes et de l'incapacité pour cer- taines d'entre elles de retrouver dans l'Amour l'occasion de se ressouvenir des Idées. Toutes les âmes, dans leur vie pré- empirique, n'ont pas vu le même nombre d'Idées, ni égale- ment celles qu'il leur a été donné d'apercevoir (cf. § 134). Toutes ne les ont pas vues d'ailleurs, si l'on peut s'exprimer ainsi, sous le môme angle : les unes ont suivi Zeus, d'autres, un autre dieu {Phèdre 252 C-253C; comp. Rép. X, 617 E, 020 D-62I B) et elles sont, au moins pendant leur première génération, telles que les fait être cette vie primitive. Cette inégalité fonde entre les âmes une hiérarchie, et cette hiérar- chie par rapport à l'Intelligible explique la hiérarchie si va- riée qui existe entre les âmes dans le Sensible {Phèdre 248 DE). Ainsi donc, relativement au pouvoir que possède l'Amour de relier effectivement le Sensible à l'Intelligible, et relativement à la mesure dans laquelle il en est capable, c'est encore l'Intelligible qui donne à l'âme la réalité de ce pouvoir transcendant et c'est lui qui en explique le degré.

§ 162. Enfin, il semble que Platon, en attribuant à l'Amour une nature synthétique, ait voulu insister, à un double point de vue, sur la nature de l'Ame comme essence synthétique et intermédiaire. Elle est synthétique en tant (lu'elle unit l'homme sensible aux Idées; elle l'est encore, en tant qu'elle unit en elle la faculté cognitive et la faculté mo-

LAMK UNIT AUSSI L'HOMME SENSIULK A L'IDÉE 211

li'ict'. Or. d'iiii rn\r comiiic de l'aiil it, il nous ;i|)|i;ii';nl (|ii(» l'Amour se confond jincc l'Ame cl ([n'il en csl Nraimcnl, l'ommc nous l'.iNons dit, la fonction |)ro|irc.

Kii ce (|iii concerne le |ir<Miiier point, nous n'aurons (pi'ù d('g;»^(M' les coiiset|uences de nos analyses antorioures. L'ùmc du monde, d'après le Tinicc, est une essence mixte, inlcrmé- diaii-e cnti-e l'essence indi\isil»le du M(''ine, c'est-à-dire les Idf'es, et l'cssLMU'o divisible (pii doil consiiluor les corps (cf. 5:} 137). I.c Phrdon n'était |)as moins ex})licite, (juand il nous montrait l'.Vmc, parente des Idées et non identique aux Idées, faire efîort pour se déi^ager du corps auquel elle est unie, non sans doute [)our devenir Idée, mais pour se rapprocher de l'Idée. De même l'Amour est une essence intermédiaire entre le mortel et riumu)rtel, (Mitre les hommes et les dieux, et, comme l'Ame a vécu paiini les Idées, il est Fefïort persistant de l'Ame pour retrouver ce qu'elle a jadis aimé et qui ne cesse jamais d'être aimalile. Au-dessous des Idées que trouvons- nous dans l'exposition mythique du Timée'l Le Démiurge, puis l'àme du monde, puis les dieux, enfin les hommes. Nous n'avons pas à nous préoccuper ici de savoir si le Démiurge n'est pas un pur symbole et si la création de l'Univers ne doit pas être entendue, ainsi que le voulait Xéxocrate, comme une fiction, utile seulement pour Texposition -*'"'. Du moins il est incontestable que les autres termes sont bien réels et qu'ils imitent d'une façon de plus en plus afïaiblie les mo- dèles immuables. C'est une idée que Platon n'a jamais expri- mée que sous une forme détournée. Mais quel autre sens pourrait-on donner à cette hiérarcliie des âmes, dont il est question dans le Phèdre'^ Les chœurs célestes sont ouverts à toutes, car les dieux ignorent l'envie et ils admettent à leur suite quiconque peut en etïet les suivre. De même le Démiurge du Timée est bon, exempt d'envie, et, s'il crée le monde, c'est parce qu'il a voulu que toutes choses fussent produites de façon à lui ressembler autant qu'elles le pourraient (Tim.

246. Voir mon livre sur la Théorie platon. des Idées et des Nombres d'après Arist., n. 328, p. 406 sq.

215 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOtJR

29 E; comp. Phèdre 246 \) fin). Toutefois, bien diiïérenten cela de l'Jntellect suprême d'Aristote, le Démiurge de Platon ne se confond pas avec les Intelligibles, pas plus que l'Ame dont il est l'artisan ne se confond avec les Idées; ainsi, il reste en contact avec le monde et il s'ensuit aussi que, dans rame universelle, l'Intellect n'est pas non plus une forme absolument actuelle et afTrancliie de toute passivité. D'autre part, nous savons que ce qui est le plus voisin du Démiurge est aussi ce qui est le plus semblable à lui et que ce qui le décide à charger les dieux inférieurs de créer les mortels, c'est que, s'il les créait lui-même, nécessairement il ne ferait que donner naissance à de nouveaux dieux. En outre, il nous est dit explicitement que les dieux secondaires imitent dans la mesure de leurs moyens, c'est-à-dire à un degré inférieur, l'œuvre de leur père {Tim. 41 C, 42 E, 69 C, 71 D). Donc le pressentiment de ce que les Néoplatoniciens appelleront la procession apparaît chez Platon : l'existence de Pâme du monde et d'une hiérarchie des âmes particulières en est la preuve.

Or une preuve analogue peut être fournie par la théorie de l'Amour : l'amour n'est-il pas précisément le moyen d(; faire communiquer le Sensible et l'Intelligible, un don qui vient de l'Intelligible, un effort qui part du Sensible? Si nous nous reportons aux expositions du Phèdre, nous voyons en effet que l'Amour, c'est en somme une grâce divine, qui peut ne pas être complètement eflicace, mais dont le principe est tou- jours la contemplation antérieure de l'Idée du Beau et dont l'objet, c'est le retour, par la réminiscence, vers cette même contemplation. Le Banquet exprime, en somme, exactement la même conception, et, pour s'en rendre compte, il suffit de prendre à rebours la méthode décrite dans le discours de Diotime à Socrate. L'ascension vers le Beau est, en sens in- verse, une procession à partir du Beau et les moments suc- cesssifs de cette procession, ce sont les diverses réalisations du Beau, h; Be;ui dans les connaissances, puis dans l'action, i)uis dans les âmes liées aux corps, enlin dans les corps eux-mêmes. On voit ainsi comme on le verrait pour le Bien, en s'ap-

l/AMOLli ET LAME, COtJMTIKS ET MOTEUUS 213

puyaiil sur lasccusioii (lial('('li(|iio (1»m(U(^IIc façon le Hcaii se i'omiiiimi(|ii(' [iro,i;ii'ssi\(Miu'Ml aux choses : il y tm a (|ui soiil plus |iniclit's (le lui, iImiiIics i|iii cii soiil |»liis t'îloigiiécs, Hrt'f il y a dans la doclrinc de l'Anioni' une solulion indi- n'clc (lu [u'oliirnic de la l'arlicipalion. Si en ollVl l'Amour csL un iiilriiiK'diaii'c à laide duquel nous pouvons réconcilier le Seiisilde e( rin((dli.i;il»le, le phénomène et l'Idée, il est (dair (jue les t'iapes de eelie médiation seront, inversement, les moyens termes de la l'ai'lieipalion. J.a réalité cpie l'Amoui-, par essenee. aspire à posséder éternellement, le Beau, se ré- pand en des termes (pii en sont des expressions graducdiement alïaihiies, et chaeune de ces expressions représente un des moments par lesquels nous devrons au contraire passer, si, partant d'en has, nous voulons retourner vers la réalité ab- solue, c'est-à-dire vers le Beau. Il n'y a donc pas rupture complète entre le Sensible et l'Intelligible; il n'y a pas non plus identification du premier au second et on se tromperait gravement, je crois, en faisant de la doctrine platonicienne un monisme idéaliste. Mais entre l'un et l'autre il existe toute une série d'intermédiaires, et l'Amour paraît être justement une expression symbolique de cette conception. Platon a eu l'intuition de la méthode synthétique : pour lui l'effort de la pensée doit tendre à réconcilier des opposés ; la doctrine de l'Amour n'est-elle pas, comme nous l'avons vu, une des solu- lutions du problème des contraires? Elle en est précisément, peut-on dire, la solution concrète et pratique.

§ 163. Il y a en effet ceci de très remarquable dans l'A- mour tel que le conçoit Platon, qu'il est à la fois un principe moteur et un principe de connaissance, qu'il unit en lui le faire et le savoir. Nous sommes ainsi amenés à étudier le ca- ractère synthétique de l'Amour sous le second des aspects que nous avons distingués (p. 210 sq.). L'Amoui', c'est la ten- dance active vers l'Idée, c'est l'effort enthousiaste vers la science et vers la vertu. Veut-on comprendre en quel sens, demande M. Brochard, l'Amour peut être considéré comme identique à l'enseignement de la vertu? On réfléchira que u ce n'est pas seulement par des formules abstraites, de

214 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

sèches démonstrations et des procédés purement dialectiques que l'on s'élève à la vertu. Du moins la dialectique doit être active et vivante, le raisonnement doit être accompagné de la chaleur qui anime et vivifie l'âme, de la conviction qui persuade, de l'enthousiasme qui entraîne et de l'inspiration qui illumine. » {art. cit. Ann. philos. XVII, p. 21). L'Amour est philosophe : c'est dire qu'il y a en lui quelque connaissance de cette sagesse dont il est dépourvu, et le désir de l'ohtenir; mais c'est dire aussi qu'il tend essentiellement à réaliser cette même sagesse d'une façon concrète, dans la personne de l'amant que l'amour a ramené vers le dieu dont il dépend, comme dans la personne de l'aimé, en qui il s'efforce de pro- duire une image de son divin modèle. 11 est un mouvement, et la mobilité lui est même essentielle; or le but de ce mouve- ment, c'est la possession et la communication de la vertu et c'est aussi, ce qui revient au même, la contemplation de la Beauté idéale et absolue, par l'organe qui est capable de cette contemplation, c'est-à-dire par l'Intellect. Si, d'autre part, l'Amour est la fonction propre de l'Ame, non pas seulement de l'àme engagée dans le sensible, mais aussi de l'àme immor- telle, si d'ailleurs celle-ci est un démon comme l'iVmour lui- môme (cf. § 121, 128, 138), il en résulte quelques enseigne- ments d'un intérêt considérable au sujet de la conception pla- tonicienne de l'âme intellectuelle. Celle-ci doit être elle-même une synthèse du pouvoir cognitif et du pouvoir moteur : il y a en elle intellection et action. C'est ce que la théorie de l'âme du monde dans le Timée montre avec une grande évidence. Il y a une liaison incontestable entre le mouvement des cercles de l'âme et la connaissance (36 E-37 C), et ce qui est vrai de l'âme du monde l'est aussi des âmes particulières (43 A-44 B, 47 BC, 90 CD). La même conception apparaît très mani- festement aussi dans le Phèdre, nous voyons Platon prou- ver l'immortalité d'une âme, qui ne peut être que l'âme intel- lectuelle, en montrant que l'Ame est ce qui, se mouvant soi- même, est le principe du mouvement dans tout le reste (245 C-24G A; cf. 24G BC). Enfin une doctrine analogue est développée avec abondance dans le X' livre des Lois (892 A-

I/AMOUU KT LAMK. COCNITIKS KT MOTKUUS 215

C. SD'i C, K-S<.i:i 15, K S'.IS C). Il scmlilt' donc qu'il y ail une i(liHM|iii ani»arli(Mil en |iiu|hh' aux dernières cxprossiuiis de lu poiiS('M' idaloiiicicnuc.

Or il est ;'i peine Itesoin de i'ap|)eler, d'autre pari, que ce earaclèrt" inlellecluel et moteur de l'Aine est très cxplicite- uienl al'IiruK' dans la dédnilion l'anieuse (pi'en donnait Xono- erate el (pi'AiMsïOïi;, quand il parle de l'Ame selon Platon, n'entend |)as les ehoses autrement-". Il me paraît même très hautement probable ([u'Auistoti-: a eu plus d'une fois en vue les expositions mêmes du Phèdre-'^, l^^it-etre même ne serait- il pas téméraire de chereher dans <■(> dialogue, en même tenqis (lue dans le Timée, l'indication ou l'esquisse de théo- ries platoniciennes auxquelles Aristote et ses commentateurs ont donné une forme définie, relativement aux rapports de la connaissance avec la constitution des figures g-éométriques. S(don le Phèdre en elTct le mouvement circulaire appartient à l'àme universelle (246 B) et aux âmes divines, quand elles accomplissent, guidant ceux qui peuvent les suivre, leur révolution autour du lieu supra-céleste (247 CD, 248 A). Pa- reillement Aristote attribue le mouvement circulaire à Fâme du monde, et en tant précisément qu'elle est la même chose que l'Intellect {De An. I, 3, 407 a, 3-5). Mais la dégradation des àme^ commence par un mouvement désordonné qui tan- tôt les conduit vers les essences éternelles, tantôt les en éloi- gne, et elle s'achève par leur chute dans ce qui est solide et pesant, c'est-à-dire dans l'existence sensible l'opinion leur apparaît comme la pâture à laquelle elles peuvent aspirer (246 G, 247 B, 248 A-C). Tout cela ne ressemble-t-il pas, mieux encore qu'aucun passage du Timée ou des Lo^s, à cette conception platonicienne selon laquelle, d'après Aristote,

247. Voir Théorie platon. des Idées et des Nombres etc., § 220, 223- 225 et, pour les textes, principalement les notes 417, 418, 419 et 431.

248. Conip. 245 A- E avec Top. VI, 3, 140 b, 3 sq. ; Phys. VIII, 9, 265 6, 32-266 a, 1 ; Metaph. a, 8, 1071 b, 37-1072 a, 2 el surtout avec De An. I, 2, 404 a, 20-25. Le premier el le troisième de ces textes sont seuls menlionnés par Bomtz comme se rapportant au Phèdre, cf. Ind. 598 b, 26 sq.

216 INTERPRÉTATION DE LA THEORIE DE L'AMOUR

l'opinion aurait pour symbole la surface et le nombre trois, la sensation le solide et le nombre quatre-*^?

Nous sommes donc doublement autorisés à sig-naler le rap- port entre une doctrine de l'Amour à la fois principe de con- naissance et de mouvement, et la détermination de la nature de l'Ame à la fois comme cognitive et motrice : ne venons- nous pas en effet de retrouver l'une et l'autre dans le Phèdi^r, en corrélation avec les expositions d'AniSTOTE pour ce qui concerne le second point? La conséquence d'un tel rappro- chement est très importante. C'est que, comme nous l'avons déjà remarqué, rjntellect n'est pas du tout pour Platon ce qu'il est pour xAristote, un moteur immobile, identique à l'In- telligible et séparé comme est l'Intelligible lui-même. L'Intel- lect de Platon est à la fois moteur et mû; ainsi lié au monde, il n'est pas, en lui-même, étranger au monde ; il n'est pas les Idées mêmes, mais, comme il a vécu parmi elles, il con- serve la possibilité de s'en ressouvenir. Quand Aristote loue certains philosophes, qui sans doute sont des Platoniciens, d'avoir appelé l'âme -i-z:; v.lwi, on pourrait donc accepter cette formule. Il faudrait cependant rejeter la critique qui vient tout aussitôt restreindre l'éloge : Aristote blâme en effet les philosophes dont il s'agit de n'avoir point spécifié qu'il s'agissait de l'âme noétique seule et que les formes n'étaient

249. Sur l'exposition de celle ilîéorie par Arist., De An. \, 2, 404 6, 21- 27, el par ses commentateurs, voir mon livre § 141 et n. 274. On pourrait signaler d'autres rapports entre l'exposition aristotélicienne du Platonisme el le Phèdre. Le ciel du Phèdre, intermédiaire entre le monde d'ici-bas et le monde des Idées, est sans aucun doute celle des sphères de l'existence les relations mathématiques se réalisent de la façon la plus rigoureuse. De même, Aristote, en exposant que, d'après Platon, les choses mathé- matiques sont des [AETaÇû, semble bien admettre que les spéculations astronomiques sont un exemple de cette doctrine (Metaph. B, 2, 997 b, 12-19; 6, 34 sq. ; cf. mon livre, p. 207, p. 211 sq.). Le Phèdre, dans la démonstration qu'il donne de l'immortalité de l'âme, semble à la fois admettre réternité du mouvement et attribuer à l'Ame l'origine du mou- vement; mais, d'autre part, selon le Timée, l'âme apparaît avec le ciel et l'organisation de l'Univers. Or c'est précisément une telle contradiction que Aristote reproche à Platon d'avoir commise, Metaph. A, 6, 1071 b, 31-33, 37-1072 a, 2 (cf. op. cit. p. 91 sq. et n. 100, p. 480 et n. 417, p. 494 sq.).

I. AMOIK KV LAME, COGNITIFS ET MOTEURS 217

(Ml (Mlc ([Il (Ml |iiiiss;iiico-''\ Celte erilicpio est inacceptable, car ni le Ti/nrr ni le Phrdro ne |»euv(Mil laisscM' ;in(Mnu' incerlilude à eel ('i;;ir(l : si IMalon a dil de l'Ame (itrcllc es! le lirii des ldt''es, il lia |iii. d'inu' |tail, le dire (|iir de riidrllccl, el, d'antre part, il n'a pn attriliniM' an\ Idt'cs eonune rr'alités dis- linetes une existence actuelle dans l'Ame. Du moins, c'est hien des Idées elles-mêmes que lui \ itMil son double pouvoir : en lanl ({u'elles sont les Intelligibles, les Idées lui confèrent l'intellii,''en('e et, ce qui send)le au premier abord plus surpre- nant, ce sont elles encore qui lui donnent le mouvenuMit (|u"elle possède. F^es Idées forment en efTet une biérarchie et la communication des Genres, si nettement affirmée dans le Sophiste, signilie qu'il y a entre les genres des mouvements incessants non pas seulement d'association, mais aussi de progression. Entre l'Idée du Bien et la dernière des Idées, il y a un double mouvement de descente, ou d'ascension. Bref, à partir du Bien, il y a, comme on le dira plus tard, proces- sion, puis inversement, conversion et retour vers le Bien, et c'est sans doute ce double mouvement que l'Intellect accom- plit, quand il se meut circulairement autour des Idées.

Quoi qu'il en soit de cette supposition relativement à l'Ame, il faut du moins reconnaître que, si l'Amour, de son côté, est moteur, c'est en tant précisément qu'il aspire vers l'immor- talité ou, en d'autre termes, qu'il tend vers les Idées, et que, par une ascension régulière, il s'efforce de repasser en sens inverse par les étapes de la procession, c'est-à-dire de retour ner vers le Beau dont il émane. C'est une première contem- plation qui, dans la vie préempirique a mis dans l'Ame le germe de l'Amour ; c'est au renouvellement de cette contem- plation qu'il aspire. Nous comprenons maintenant pourquoi l'Amour apparaît à Platon (cf. Gorg. 507 E sq. ; voir § 120, p. 133; 137 fin et 143 in.) comme le principe universel de toute harmonie et de tout ordre. C'est grâce à lui que, par l'Ame, se réconcilient le Sensible et l'Intelligible, et, dans l'Ame, le mouvement et la connaissance, l'action et la con-

250. De An. III, 4, 429 a, 27-29; cf. mon livre p. 483 et n. 420.

218 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

templation, la vie et la pensée, le Devenir et l'Être. Enfin, il est permis de penser que ce rôle de médiateur, dont l'Amour est investi par rapport à l'Ame, ne se termine pas au seuil du monde intelligible. S'il est vrai que, avec la communication des Genres, la participation ait sa place dans le monde intel- ligible lui-même, si seulement un tel monde existe en tant précisément que monde, c'est-à-dire en tant qu'harmonie de termes hiérarchiquement ordonnés, il faut, semble-t-il, ad- mettre qu'il y a un autre Amour, supérieur à l'Ame, dans le- quel se réconcilient pareillement l'Être et un certain Non- Être, et qui n^est autre chose que la tendance de toutes les Idées vers le Bi'en.

§ 164. Mais, à vrai dire, ce sont des extensions de la pensée de Platon. Il importait toutefois de montrer quelles sont les conséquences de la conception de 1 Amour comme synthèse des contraires, par rapport à l'ensemble de la philo- sophie platonicienne. La théorie de l'âme du monde nous est apparue comme n'étant en somme qu'un autre aspect de la théorie de l'Amour et le principe de la communication des Genres en est la transposition dans le monde des Idées. Mais, si nous voulons restreindre le champ de nos inductions aux enseignements les plus immédiats de l'œuvre écrite de Platon, nous devrons encore insister tout au moins sur les deux points suivants : l'Amour, en tant qu'aspiration vers l'immortalité, nous libère partiellement des entraves de la vie sensible; de plus, il nous ouvre le monde intelligible en nous conduisant jusqu'à l'Idée du Beau.

§ 165. La première idée domine dans le Banquet et dans le Phèdre. Dans le premier de ces dialogues, l'Amour se ré- vèle à nous comme un moyen de nous affranchir non pas seulement du Sensible, mais aussi de l'individuel. A l'égard des corps aussi bien qu'à l'égard des âmes, il représente en quelque sorte l'instinct spécifique de l'immortalité et de l'u- niversalité. La génération, qui conserve le type, en est la manifestation dans le premier cas; dans le second cas, c'est le désir d'une renommée éternelle et indépendante des cir- constances transitoires {Banq. 20G A-C, E-207 D, 208 B-E,

LAMOllR ET LA MOUT 219

201) ('-l'!). M.iis ccl inslincl n'csl vt'i'ilMliliMiiciil salisl'ait que |>.ir la l'oiiIcMiiplalioM iiirmc de IVsscncc (''Icrncllc du Itcaii (lil:^ AKi; alorssciilcmciil se r('alis(' une imiiini'lalih' Vi'i'ilahlc, cl ii<»ii plus (I(''p(Mi(lanl(', coMiuK": celle de l'Anic, ou syndx)- li(|ue. cduiUK^ celle de la ^énéralion. D'après le Phèdre, l'A- mour esl le nioveii le plus jU'oprc à rendre à l'Anic les ailes qu'elle a p(M(liies. cl. comuie nous l'avons fait voir ailleurs (5:^ 133), il no s'aiiil pas seuleuient pour elle d'une récom- pense à obtenir après la mort, mais d'une (''vasion de la vie terrestre, jiendanl la durée môme de cette vie. Si cette évasion vers la réalité idc'ale n'était pas possible, que signifierait la réminiscence? (Juel avantage trouverait l'Ame à recouvrer ses ailes, si elle ne devait pas ainsi reprendre contact avec le réel et si elle ne devait connaître la vérité que dans un autre monde? La comparaison avec le Phédon s'impose ici. D'une part, nous voyons dans ce dialogue que l'Ame doit, autant qu'elle le peut, s'affranchir de son corps, afin de vivre de sa vie propre; la véritable vertu n'est qu'une purification à l'é- gard des passions du corps et une préparation à la mort. Mais d'autre part, il est également vrai que le véritable af- franchissement, le seul qui soit absolu, c'est celui que l'âme du juste obtient après la mort ; aussi est-ce à ce but que tend le philosophe, et il travaille toute sa vie à se préparer une fin telle que son Ame n'entraîne avec elle aucune des souillures du corps {Phédon 66 B-6S B, 80 D-81 D; cf. 63 E- 64 B, 83 D, 84 B, 114 C). Ainsi nous pouvons, dans cette vie même, par la suppression des désirs et des passions ou, en d'autres termes, par la mortification du corps, nous donner un équivalent partiel de cette libération complète qu'est la mort. D'après le Phèdre, de même, la mort est seule capable de nous procurer des satisfactions que ne nous donnerait ni la sagesse humaine, ni même le délire divin (256 B, cf. 249 D sq.). Or, si l'Amour est un moyen de revenir vers la réalité absolue, il semble bien qu'il doit avoir le même rôle que l'ap- prentissage de la mort : l'Amour est une sorte de mort dont les dieux nous accordent la grâce dans le cours même de notre existence mortelle et en vue de notre immortalité. Aussi

220 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

ne nous étonnerons-nous pas d'entendre Platon, dans le Ct^a- tyle (403 C-404 A), attribuer à Hadès les mômes effets qu'à l'A- mour et en parler presque dans les mômes termes. Ce qui fait le pouvoir de Hadès sur ceux qui sont allés jusqu'à lui, c'est précisément le désir qui est en eux de rester près de lui et ce désir est celui de devenir meilleurs. Mais c'est un don qu'il fait même aux habitants de la terre, puisque le désir de la vertu se confond, nous l'avons vu, avec le désir de la mort; à plus forte raison le fait-il à ceux dont l'âme, affran- chie en effet par la mort de toutes les passions du corps, peut être véritablement retenue dans de tels liens. Aussi ce dieu est-il, conime l'Amour, un parfait sophiste '^^' et même un vrai philosophe, comme l'Amour encore [Banq. 204 B), en tant qu'il a compris que seuls des hommes privés de leur corps peuvent être enchaînés par le désir de la vertu {Cral. 404 A). Enfin la République nous montre l'amour véritable, c'est-à-dire l'amour de la sagesse, ou la Philosophie, fonction propre de l'Ame, s'identifiant avec l'immortalité de cette âme : l'xVme est immortelle en tant précisément qu'elle aime, par nature, ce qui est immortel et qu'elle s'efforce de se débarras- ser de toutes les souillures dont la vie sensible l'a recouverte, comme la mer a caché sous les algues et les coquillages la primitive figure de Glaucus le marin (X, 611 C-612 A^^^).

Bref l'Amour bien compris, l'Amour dans son essence propre, c'est, à la fois et en vertu du même principe, la ten- dance de l'Ame à s'immortaliser et sa tendance à redeve- nir elle-même en se libérant des entraves du corps.

§ 166. Mais qu'est-ce pour l'Ame que de redevenir elle- même par l'affranchissement du Sensible? C'est reconquérir la place que lui assure sa parenté avec les Idées, c'est rentrer au sein du monde idéal. On a déjà vu comment, dans le

251. 403 E : TsXeb; no-j^\av'f\z te xa\ [jlyai: z\izçyixt\z, xwv irap' aùno, comp. Banq. 203 D : ÔEtvôç... ao-^iar'(\c,.

252. 611 DE : ...Ssî... pXÉnetv ... et; Tyiv çiXoooçcav aù-rri; [sc. tt.ç 4'y/''l<]' *'"'' èvvosTv wv aTtrexai xat oî'wv ÈsfeTai ôjAiXtùv, wv lyyyeviri; oucra xi Osîti) xat àôavaxw xat tw àet ovTt xat o't'a av yévoixo xw xotoûtw itàca £ui(T7to[Alvo xa"t 'jTih xayxï); xr;; ôp[x.î)ç àxxoji.KTÔEÎO'a ex xoO tïôvxo-j, ev <() vOv Eaxt...

l'LACI. 1)K LIDKK l)i: HKAII DANS I.K MONDK DKS IDKKS 221

P/iriirc, IMahm dt'-ri'il I V'i^.irrmcnl du xi'iIImIiIc ain.iiil de la iiUMUc l'a(;(»n t|ii(',daiis la lirpublique, les dil'IicultrscjuV'proiivo le |)liilos(»|»l»(', a|iirs s'iMic (dovô jusqu'aux Idrcs, à vivro dé- sormais selon les cxinciicfs de la vie luorlLdlo (cf. îlj 150 n. in.). X'cst-co pas la souicf de celle ol-ztJ.x, dont Alcihiadcî l'ail i^ricf à Socrale {Ihunj. 2I"> A, 221 I))? I/Amour, c'est le desii' (|ii'a I ïimc de l'epreiidi'c ses ailes el ainsi de (|iiillei" les lieux l'a pn-cipiU'e s;i (duile, pour reloiu'uer vers ceux (>sl sa V(''rilal)le patrie. Pareillement, si le mol 'l-or.o^ est pris en son sens étymologique, la connaissance acquise du Réel t'ai! senlir au philosophe que, dans le monde des apparences, il n'esl fxi'i à m place. Or jusqu'où le conduit l'initiation éro- licpie du Banquet, la réminiscence erotique du Phèdre'l Jus- tpi'à ridée du Beau, cause de cette réminiscence {Phèdre 246 1']. 2V.I 1)K. 2"»0 H), objet dernier de celte initiation [Banq. 210 E s(jq.). Ainsi donc c'est par l'Idée du Beau que l'Amour nous fait pénétrer dans la sphère idéale. Toutefois, ce n'est lunit-ètre là, il faut en convenir, qu'une conséquence de l'in- lirmilé» de notre nature (250 B). Sans doute, il nous est bien dit que nulle autre Idée ne brille d'un pareil éclat ; mais d'autre part, Platon ne manque pas de nous avertir que la Sagesse et les autres Idées dignes d'être aimées, comme la Justice, la Vérité, détermineraient en nous de prodigieuses amours, si elles faisaient sur nous une impression analogue à celle que produit l'Idée du Beau (250 D). N'en faut-il pas conclure que, si nous étions capables de supporter cette im- pression, nous pourrions atteindre le monde idéal par une autre Idée que l'Idée même de la Beauté ?

§ 167. Quoi qu'il en soit, voyons de quelle façon l'Idée du Beau nous introduit dans le monde intelligible et, pour cela, cherchons à déterminer quelle place elle occupe dans la hié- rarchie des Idées. Tout d'abord il convient de rappeler que Platon maintient entre le Bien et le Beau l'identité que, pour les Grecs, le langage et la conscience commune établissaient entre eux : dans le Banquet, il n'est même question tout d'abord que de l'Amour du bon '^^ De plus le beau se définit

253, Banq. 204 li, 206 AB [cf. d'autres références dans le ch. I, § 15] ;

222 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

pour Platon, comme pour Socrate, parla convenance, l'adap- tation de la chose à sa fin -^*. Platon ne veut pas dire autre chose quand il écrit, dans le Timée (87 C), que tout ce qui est bon est beau et que rien de beau n'est dépourvu de proportion (oj-/, â'ij.—pov) ; ou, dans le Philèbe (64 B-65 A), que l'essence du bon vient se réfugier dans celle du beau, car la mesure et la proportion ([x^rptô-r^ç /.al aj;x[j.£Tp{a) doivent partout consti- tuer la beauté et la vertu des choses (64 E). En d'autres ter- mes, la beauté d'une chose, c'est sa vertu propre, c'est-à-dire la réalisation de sa fonction, et cette réalisation de la fonc- tion essentielle dans un tout complexe ne peut résulter que d'un accord réglé selon la notion intelligible du tout et de ses parties.

Aussi voyons-nous dans le Philèbe la vérité s'ajouter à son tour à la mesure et à la proportion pour constituer un mélange qui non-seulement ait de la valeur, mais même puisse subsister (64 DE). La conception du beau reste donc nettement intellectualiste; car, si la cause qui fait la beauté du mélange en même temps que sa bonté (22 CD, 60 B, 6o B), c'est la mesure en même temps que la proportion, il faut reconnaître que l'intelligence est ce qui se rapproche le plus de la mesure et de la proportion (66 B, 67 A, 30 C-31 A) et ce qui se rapproche le plus aussi de la beauté (65 DE). Si on lui assigne le troisième rang dans une hiérarchie des biens, c'est seulement parce que, relativement à nous comme rela- tivement à l'Univers, c'est un bien qui ne se suffit pas à lui- même (67 A) ; l'àme intellectuelle, en nous comme dans l'Univers, n'est pas en effet, on le sait, identique aux Idées, qui seules sont un bien qui se suffit à lui-même. Toutefois, puisque l'intelligence est ce qui est le plus capable d'ap- procher de la mesure, cause elle-même de la beauté, nous

voir aussi llip-p. l 2,^1 BC; Akù. / 116 G; Protag. 360 B; Gorg. 474 G- 475 A, 477 C-E, 478 B ; Lysis 216 D ; Ménon 77 B ; Rép. VI, 505 B ; Tim. 87 G; Philèh. 64 E ; Lns IX, 859 D-860 A,

254. Hipp. I 288 G-E, 290 D- 291 B, 293 DE, 295 G-E. L'authenticité de ce dialogue n'est pas incontestable, il est vrai. Mais la doctrine en ques- tion est conflrmée par les dialogues authentiques, comme on va le voir.

PLACR DE L'IDKK DU UEAU DANS l,K MONDK DES IDÉES 223

n'avons |iliis à nous ('tonniM' ni du cararlrrc inh'llcchicl de l'anidin' plalonic'nMi dont le Icinir rsl la (•(inlcniitlalion du llcau, ni di-s ia|i|»r()cli(Mn('nls conslanls t'Iahlis pai- l'Ialon entre lidi'c d'Amour et l'idi'-e d'ordre cl de mesure (dorf/. 'M)l \'] si\. ; U(i/iq. 101 K). I) "autre part, le UK-iani^-e dont la mc- sui'e est la eause, possède lui-même ju'opoi'tion. heauti' et viM-ili'", mais ce ne son! (pie les asi)eets divcis du llien unitjue. prineipe dernier et eause suprènu' du midani^c {Phi- Irbc (i't l)-(i."> A). Il semble doue que ce mélan^-e (|ui, supé- rieur à rintelligenee, se suffit à lui-même, ne peut être autre ehoscque chaque Idée, prise individuellement, et surtout que l'ensemlde des idées, comme constituant un monde intelli- i^ilde. ("dia(|ue Idée envisagée en (die-mème est bien en elTet un mélange, puisqu'elle est une synthèse du Môme et de TAutre. Quant à l'ensemble de ces synthèses, il est lui-même une synthèse de relations et un cosmos ordonné; rassemblant en lui la totalité des synthèses possibles, il est seul, à la vé- rité, absolument parfait et absolument capable de se suffire à lui-même.

Cependant, s'il en est ainsi, il semble que le Philèbe ne puisse rien nous apprendre sur la place de l'Idée du Beau dans la hiérarchie idéale. Ce que nous voyons en effet ici, c'est que, par la mesure, chaque Idée est belle, harmonieuse et vraie et que le monde des Idées est lui-même beauté, har- monie et vérité. En d'autres termes, toute Idée et la totalité des Idées participent du Beau et du Vrai, comme elles parti- cipent du Bien. Mais il semble que les indications du Phtlèbe puissent être précisées et complétées, sur le point qui nous occupe, au moyen de la République. Ce dernier dialogue nous montre en effet dans le Bien le principe de toute réalité et de toute vérité et lui attribue une beauté supérieure à celle de la Vérité (VI, 508 E) ; ce Bien, dont on vient de nous dire qu'il est vrai et beau, est en outre supérieur à l'Existence même en dignité et en puissance; il donne par conséquent l'exis- tence à tout ce qui est au-dessous de lui, sans posséder lui- même cette sorte inférieure d'existence qu'il confère (509 B). Cette proposition est présentée sous une forme qui en sou-

224 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

ligne le caractère remarquable et appelle sur elle notre atten- tion (509 C). Ailleurs, quand Platon nous dit de Dieu qu'il est Fauteur des Idées, il semble que cette assertion, si elle n'a pas d'autre objet que de compléter la symétrie de l'exposi- tion, signifie réellement que le Bien et non Dieu est le principe de toute la réalité des Idées (X, 597 B-D). Enfin, dans le Phèdre (246 E), le divin, c'est-à-dire ce qui nourrit les ailes de l'Ame, c'est ce qui est /.aAôv, aiçsv, àvaOôv.

Du rapprochement de ces textes, on peut induire, je crois, que le Bien forme avec le Vrai et le Beau, qui n'en sont d'ail- leurs que les aspects, une sphère d'existence supérieure à l'existence môme d'un monde idéal ; si nous considérons ces trois choses comme n'en faisant qu'une seule, nous verrons en elles la cause du mélange qui constitue le monde des Idées et de la bonté de ce mélange {Philèbe 65 x\). Ce n'est pas à dire pour cela qu'il n'y ait pas une Idée indépendante du Beau : la participation à cette Idée est la raison de toute beauté dans les choses particulières (cf. Gorg. 497 E; Phédon 100 C-E). Mais cette Idée, disons-nous d'une part, occupe un rang très élevé dans la hiérarchie du réel, elle est un prin- cipe, et, d'autre part, elle est un aspect du Bien, principe su- prême, comme le Vrai en est l'autre aspect. M. Fouillée n'a donc pas eu tort d'appeler le Beau « la splendeur du Bien » [Philos, de Platon IP, p. 7); il est en eiïet en quelque sorte l'éclat lumineux (cf. Phèdre 250 A-C) par lequel le Bien fait impression sur nous. Or cette impression qui tourne l'Ame du côté du Bien n'est autre chose, nous le savons, que l'Amour. L'Amour, nous ramenant au Beau qui Fa fait naître, nous conduit donc jusqu'au Bien.

§ 168. Mais le Bien se révèle aussi à nous comme prin- cipe de connaissance, à savoir comme science et comme vé- rité. Il y a en effet, dans l'étude proprement scientifique, un autre moyen de tourner l'àme vers le Bien, sous l'aspect du Vrai ; cet autre moyen, c'est la Dialectique. Ainsi s'explique une fois de plus, par la communauté fondamentale du but, la correspondance de l'Amour et de la Dialectique. Mais, à ce sujet il convient de nous rappeler que le Philèbe a défini le

LK HIKN KT LK UKAl! 225

|)i'in('i|)t' ilii iiK'Ian^n' |t;ii' l;i mesure. IM'isc en (îllcî-inèine, la Mesure, c esl alisoliimeiil le lloii; (|iian(l elle se nianifest(; à nous, c'est le |{(>aii ; (|uaml elle nous (hnienl eonuaissahle, ces! le \i;ii. Il semhle dniu' (|iie uous soyons ici sur la voi(; lie cet iulelleclualisuie iiiallit''Miali(|ue (jui earaelérise la dei'- iiièi-e philosophie de IMaloii, telle iiu'ArisloLc nous l'a fait connaître. Cejx'ndanl eette dernière piiilosophie nr. constitue pas une révolutlitn dans la pensée de IMaton : du Gorgins jusipiau Tnnée, au Phèdre, aux Lois et cMdin aux enseigne- ments oraux de l'Académie, la pensée du Maître n'a fait que s'appi'olondii' dans le sens de l'intellectualisme, sans jamais se renier. On sait ce (juc raconti^ Aristoxèxi-:-^^' de l'étonne- nient de ceux (jui venaient écouter les leçons de IMaton sur le liien : ils s'attendaient à entendre parler du bien par rapport à l'homme, mais on ne leur donnait que des spéculations sur les nombres, sur la géométrie, et enfin sur l'Un identique au lîien. D'autre part, j'ai essayé de montrer ailleurs que l'Un et les Nombres, c'est-à-dire» l;i mesure et le mesuré, sont au- dessus du monde des Idées, et celui-ci, à son tour, au-dessus de l'àme du monde, lien de l'Intelligible et du Sensible. Or que nous apprend le Philèbe ? Que la mesure et la proportion sont au-dessus du mélange oii se retrouvent cette mesure et cette proportion et au-dessus de l'Intellect; le Timée'^. que l'ànie du monde, construite sur le modèle de l'Animal en soi, c'est-à-dire, sans doute, du cosmos intelligible -''^ est or- donnée suivant des nombres; le Phèdre'^, que l'Amour tend à nous ramener aux mouvements réguliers des âmes divines; que la Justice qui est une harmonie, la Tempérance, qui sup- pose la mesure, la Science, sont, a côté du Beau, aux premiers rangs des essences absolues (247 D, 254 B) ; que, s'il en est une qui domine les autres, c'est la plus intellectuelle, la çp^vr^si; (250 D). Le Gorgias (508 A) ne s'accorde-t-il pas avec les Lois (VI, 75G E sq. ; cf. § 143) pour faire de la proportion géomé- trique un principe d'une haute portée, non seulement morale

255. Elem. harm. II, 30 Meib., ap. Zkller Ph. d. Gr. II 1*, 712, 3; cf. mon livre déjà cité n. 453, I [p. 506,.

256. Cf. mon livre n. 273, III ^p. 305j el n. 274, II [p. 311].

15

226 ! INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

et sociale, mais même universelle? En somme, c'est toujours à l'harmonie, à la proportion, à la mesure qu'il faut en venir, qu'il sjagisse du corps ou de l'âme, du monde sensible ou du monde idéal, de la vertu ou de la science. Mais il y a plus : il semble môme que la hiérarchie du Philèhe, dialogue de la vieillesse de Platon, ne démente pas l'ascension erotique du Banquet, dont la composition est certainement bien anté- rieure; et celle-ci s'accorde, d'autre part, nous le savons, avec l'ascension dialectique de la République. Les premières étapes de la méthode de l'Amour, satisfactions pures, d'abord relatives au corps, puis relatives à l'âme, répondraient en effet assez bieiî aux plaisirs' purs de la cinquième classe des biens, dans le Philèbe (66 G). Au-dessus, vient dans le Banquet l'amour des belles occupations, puis des belles sciences; dans le Philèbe, le quatrième rang appartient aux opinions droites, aux arts, aux sciences. Sans doute ce parallèle ne saurait être poursuivi avec rigueur. Néanmoins le Banquet semble bien faire une place à part à la science du beau, analogue à celle que le Philèbe assigne à l'Intellect. Enfin, nous l'avons vu, la proportion et la mesure sont, dans ce dernier dialogue, au dessus de l'Intelligence, comme, dans le Banquet, l'Idée du Beau est au-dessus de la science seule de la beauté.

Conclusions.

§ 169. En résumé, le Beau n'est pas, à proprement par- ler, une Idée particulière correspondant à telle qualité abs- traite ou sensible, une Idée analogue à celles de l'Impair ou du Blanc, déterminées selon tels rapports particuliers ; c'est une Idée qui exprime un rapport universel et fondamental de toutes choses, dans le cosmos intelligible comme ici- bas -", au même titre que le Uéel ou le Vrai ; mais lun et l'autre sont subordonnés à un principe supérieur d'unité,

257. Bien différente dans son esprit est la conception de Natorp Platos IdeenL, principalement p. 171. La discussion en eût été trop longue et elle aurait mis en question toute^l'interprélation du Platonisme.

CONCLUSIONS 027

ridi'c (lii liicn. Donc l;i ini'lliodc i\c rAmoiir. on nous con- (liiisniil jiis(|ir;'i ridi'c du Ucui. nous f.iil îiporcovoir un dos |ii'iMci(irs iinivorsrls di' l'I-'Irc, on pliihM le |H'inoipo siiprômo lui inriiif. sous le im|i|)(M'I pr(''(is('iii('nl il i-.iyonnc ot nous ('ohni'o. (i'osl hioM. p;ir coiisfMpiont, uni' uiiMliodo univorscllo, on ce sons qu'ollo nous (Môvo à un point i]c vuo d'où nous dominons tout ci' qui ost : \c monde dos Idées, cosmos or- donné ot beau; l'Amo du monde, image de ce cosmos; l'ar- rangement morne de ITnivors visible; l'ordre des sciences et des occupations; la constitution et la vie des Ames et des corps.

Fn second lion, l'Amour unifie les contraires; il ost l'ins- tinct actif qui nous pousse à tenter d'acquérir ce qui nous manque ot, on particulier, do nous élever, au-dessus de notre condition mortollo, jusqu'à l'immortalité. T/Amour n'est pas soulomont on olTot l'amour do la possession étornollo du bon ; il ost l'amour do rtHornité mémo, parce qu'ollo ost un bien ol mémo notre bien. X'ost-il pas la fonolion propre do l'Ame supérieure, c'est-à-diro do l'Ame immortelle, en tant que cello- oi est liée à un corps mortel? A ce titre, il est même, avant la mort, le libérateur de l'Ame; il est donc le démon de cet autre démon qu'est l'Ame elle-même; ou plutôt, dire que TAme est démon, c'est dire qu'ollo ost Amour. Mais les efforts de l'Amour n'en ont pas moins un objet pratique; car l'Amour, dans son désir de l'immortalité, cherche à produire dans la beauté, ou plus exactement selon la beauté, quelque chose qui dure. Quelles seront ses productions? Au plus bas degré, ce seront les générations qui perpétuent la vie en général et chaque type spécifique de vivants; puis des œuvres de l'art, ou encore des règles de la conduite sociale; enfin des vertus et des sciences.

Toutefois l'objet dernier de l'Amour, c'est la contemplation de l'Idée, et sous le rapport qui l'a fait naître lui-même; c'est dire que cette contemplation est la contemplation de l'Idée du Beau. Par elle, il est vrai, nous sont ouverts des horizons plus étendus; car l'Idée du Beau, c'est l'Idée du Bien se ma- nifestant à nous et faisant impression sur nous. Donc la ré-

228 INTERPRÉTATION DE LA THÉORIE DE L'AMOUR

miniscence qui, par l'Amour, nous rend la vision de la Beauté absolue est la réminiscence de la vie de l'Ame parmi les Idées : si nous savons en user comme il convient, c'est l'Etre absolu qu'elle nous rend. Il s'ensuit que l'iVmour est essentielle- ment pour Platon une métbode morale et intellectuelle, s'unissent la puissance motrice et la puissance cognitive de notre âme, et qu'il exprime le pouvoir de l'ordre et de la mesure sur des choses qui, par nature, sont désordonnées.

Cependant, en tant qu'il a son point de départ dans le Sensible, l'Amour peut se pervertir : c'est ce qui arrive toutes les fois qu'il n'a pas exclusivement pour objet la vertu et le savoir. Comme l'opinion, il est en efï'et une synthèse de con- traires; mais, tandis que l'opinion, si elle ne cesse pas d'être elle-même quand elle devient erreur, n'est plus, du moins, opinion quand elle fait place à la science, l'Amour au con- traire, tout en demeurant amour jusqu'en ses égarements, n'en est pas moins, par nature et comme amour, propre à réaliser le plus haut objet de notre destinée. x4imer, peut-on dire, c'est sortir de soi-même. Platon a magnifiquement in- terprété et développé cette formule. Pour lui, en effet, l'Amour constitue une méthode philosophique et en même temps une grâce divine : c'est une chance qui nous est offerte, dans la nature sensible elle-même, de nous rattacher à l'Intelligible, une chance qui reste à l'âme déchue de reconquérir ses ailes et de retrouver sa nature essentielle.

Bref, la théorie de l'Amour est une des formes les plus remarquables de cet esprit synthétique qui anime la philoso- phie de Platon et dont la doctrine de l'âme du monde et, dans l'exposition d'AniSTOTE, la doctrine des choses mathéma- tiques intermédiaires sont d'autres exemples. A ce titre il est possible que la théorie de l'Amour ait pris dans le système une place plus vaste encore que celle que les textes nous au- torisent à lui assigner. Peut-être Platon tendait-il à voir dans l'Amour la loi universelle qui anime tout le réel, qui fait vivre la nature, qui meut l'âme du monde, qui lie dans l'Intellect l'Intelligible et le Sensible, qui opère dans le monde idéal le mélange des Genres, et les suspend enfin an l)ien, sous son

CONCLUSIONS 229

lii^lo aspect de la proportion. (I(> la boaiité ot de la vcM'ité. l'iic syntlirsc iiircssaiiiincnt r(Mioin'(d(''o de» contrîiircs, réglée iii- tolliH'tiiflIciiicnl et inrmc inalli(''mali(pi(Miii'iit en viio du noaii, du Vrai ot du Bien, voilà ce (juc serait l'Aniour platoiii(iue. En résumé, c'est une expression du caractère dynaniiste et synlhéti(jue de la doctrine de IMaton. non moins qu'une ma- nifestation de ses tendances intellectualistes et iM;illi('nia- titpies.

ROBIK, Léon.

La Théorie platonicienne de 1 ♦amour.

B

39Ô .L63 R6

.•*v.<*.*

.»; a

* * * .H «

iiiVWw*-^.'^.^;

T .1

^^^^

,^^)àL S5il. J?

KViV*T^',»>i^r*-

F r ?"

tB+

^ r_ i.

■JÊt « 'I » ^ M

'^^l*^?'''-

•'t. * c

-4

■A

.^^«i M •;■

^ P É

I ..^ *iî ^

^.M

-'4 *I '.si

, - , j:«:* :

w

"^A

k'-ir^s