à? Lars Te Le : AP AT TEE 6 A LOTS DST DE AP TR SALE y : PT a AUS vas os * 4 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES ET SES LIMITES OUVRAGES DU MÊME AUTEUR, * LS OËUVRES SCIENTIFIQUES DE GOETHE, analysées et appréciées. 4 vol. AIS 7e et eleueieie Me sneteln la st oie = lois SArerere SORTE se 0 COR ÉTUDES SUR L’BISTOLOGIE COMPARÉE DU SYSTÈME : NERVEUX chez quel- ques animaux inférieurs. Paris, 1857, in-4 de 106 pages, avec 3 ARIANCHES S'en 1510 50e ee se he isese select ae ee ELU a ——_—_—_—_—_—— Paris. — Imprimerie de E. MARTINET, rue Mignon, 2. LA VARLABILITÉ DES ESPÈCES ET SES LIMITES PAR Enxesr F AEVRE Reese = Professeur à la Faculté des sciences de Ke PARIS GERMER BAILLIÈRE, LIBRAIRE-ÉDITEUR Rue de l'École-de-Médecine, 17, Londres New-York IL pp. Baillière, 219, Régent street. Baillière brothers, 440; Broadwag, MADRID, C, BAILLY=BAILLIÈRE, PLAZA DEL PRINCIPE ALFONSO, 16, 1868 INTRODUCTION Nous traitons, dans cet écrit, la question de savoir si, dans _ les conditions actuelles d'existence, les types que les natura- listes appellent des espèces sont fixes ou variables, permanents, ou susceptibles de modifications incessantes. Nous y examinons les causes capables de produire la varia- bilité, nous en recherchons les effets, nous essayons surtout de découvrir et de marquer les limites de leur puissance. La question de la mutabilité, ou dela permanence des espèces, est une des plus difficiles, des plus graves que la science puisse agiter ; elle est la base de l’histoire naturelle descriptive, le fondement de la doctrine anthropologique, le principe de la paléontologie, le point de départ de déductions philosophi- ques et de croyances religieuses qui commandent l'attention, l'examen et le respect. Elle a été posée dès l'antiquité; mais c’est seulement de nos jours que les progrès des sciences naturelles en ont préparé et favorisé la solution. Jusqu'à Linné, la question des Espèces n’est guère sortie du domaine des conjectures et des hypothèses; depuis Linné, depuis M. Darwin surtout, elle est entrée dans les voies de vI INTRODUCTION. la science expérimentale. Snbordonnée, pendant l’antiquité et le moyen âge, à des systèmes, à des conceptions philosophi- ques, elle en à eu l'incertitude et l'instabilité ; la méthode à priori dictait alors les solutions et les imposait, tenant seule la place du fait et de l’expérience. Cette méthode à priori, si favorable aux illusions de l'esprit, mais si funeste à l'avancement des connaissances positives, exerçait encore son empire au XVIL° siècle, lorsque Restif de la Bretonne, Robinet, de Maillet, imaginaient sur la mutabilité des formes organiques un système dont les ridicules consé- quences provoquaient justement les railleries de Voltaire. Avec Linné, la question entre, de la phase conjecturale dans le domaine des recherches positives. Encore qu’elle soit incidemment examinée plutôt qu’étudiée directement et en elle-même, elle est du moins posée avec net- teté ; dès lors les naturalistes donnent de la précision à ses dé- veloppements ; ils commencent à s'appuyer sur l'observation pour en définir les termes et en préparer la solution. Préoccupé avant tout des systématisations et des méthodes, Linné donne plutôt son attention à la distinction des Espèces fondée sur les caractères de similitude, qu’à la variabilité et à ses limites ; il proclame dogmatiquement l’immutabilité ; il écrit : « Species tot sunt, quot diversas formas ab initio pro- » duxit infinitum Ens... Species tot sunt quot diversæ formæ » seu structuræ hodienum occurrunt (1). » Comme Linné, Buffon envisage surtout la question au point de vue de l'histoire naturelle descriptive, mais moins esclave des méthodes, ses vues ont une portée plus haute ; la stabilité des espèces lui paraît l’expression la plus assurée des faits, et il en trouve dans l’idée de filiation la preuve la plus démonstra- tive ; il tente lui-même une suite d’expériences, mais ses ten- tatives se bornent à des essais, comme ses vues sur le fond (1) Philosophia botanica. Éd. 2, $ 457, INTRODUCTION. VIL même du problème se réduisent à me assertions qu’on désire- rait plus concordantes. Buffon écrit : « Que les espèces sont les seuls êtres de la nature. » « Que les individus sont les ombres dont l'espèce est le corps. » « Que l'empreinte de chaque espèce est un type dont les principaux traits sont gravés en caractères ineffaçables et permanents à jamais », mais il n’appuie pas sur des raisons solides de si éloquentes assertions (1). Cuvier aborde le problème avec cet esprit positif, cette exactitude dont ses profonds travaux nous donnent la mesure, seulement, il l’envisage moins en lui-même que dans ses rap- ports avec la zoologie descriptive, et surtout avec l'étude des débris fossiles objet assidu de ses recherches ; il définit l'espèce avec rigueur et en proclame la stabilité. « L'espèce, dit-il, est la réunion des individus descendus l’un de l’autre ou de parents communs, et de ceux qui leur ressemblent autant qu'ils se res- semblent entre eux (2). » Cuvier comprend qu'une proposition si importante doit re- poser sur des preuves fournies par l'observation directe, et il essaye de les établir ; de là ses mémoires sur les Ibis et les ani- maux de l’ancienne Égypte dont nous pouvons apprécier les changements depuis une époque reculée; de là encore les observations que son frère exécute à sa demande, sur les modi- fications ostéologiques dans l'espèce canine. Si le temps n’a pas permis à Cuvier d'approfondir une question qu’il eût cer- tainement éclairée, et dont il avait très-bien jugé les bases expérimentales, da moins, il a laissé à l'appui de sa manière de voir des arguments d’une réelle valeur. Geoffroy Saint-Hilaire ne les ignorait pas ; mais, entraîné à des conceptions plus vastes, liées à ses vues sur l'unité de com- position organique, il embrasse une manière de voir à laquelle (4) Buffon, Histoire naturelle générale et particulière, édition de l'Imprimerie royale, t, HIT, p. j ; t. XIE, p. 1x (2) Cuvier, Règne animal, éd, 2,t.1, p. 16. VIII INTRODUCTION, il s'attache d'autant plus volontiers qu’elle ne semble contre- dire ni ses doctrines, ni la réalité ; partant de ce principe que les formes éteintes et les formes vivantes sont les aspects divers d’une même unité, et que rien n’est stable dans la nature, il écrit: « L’espèce est fixe, sous la raison de l’état conditionnel » de son milieu ambiant; elle se modifie, elle change, si le » milieu ambiant varie, et selon la portée des variations (1). » L'opinion de Geoffroy Saint-Hilaire n’apporte à la thèse de la mutabilité aucun argument décisif ; elle appelle l'attention sur les conditions multiples du problème à résoudre, et parti- culièrement sur deux d’entre elles : les changements antérieurs à l’époque présente, ceux qui s’accomplissent dans les condi- tions actuelles d’existence, Geoffroy Saint-Hilaire a mis dans ses opinions une réserve que Lamark n’y avait point apportée, lorsque promoteur ardent de la mutabilité absolue, il prétendait l'expliquer, et par l’in- fluence des agents physiques, et par l'exercice de l’activité fonctionnelle sous l'empire de la multiplicité des conditions de vie (2). Le système de Lamark n’a pas scientifiquement avancé la question ; son mérite est d’avoir nettement posé et habilement vulgarisé la doctrine de la mutabilité ; il a trouvé des adhérents parmi ces esprits généralisateurs que les nouveautés séduisent, parce qu'elles touchent à de vastes problèmes et contredisent des croyances religieuses ou des opinions philosophiques ; la valeur des méthodes et des preuves n’est rien pour eux; ils courent à la solution et l’acceptent, la tenant pour certaine, si un savant de quelque mérite la propose et la défend. C’est à la juste autorité de son nom, à la nouveauté et à la puissance de ses vues, à l'intérêt que sa doctrine a excité dans (4) Geoffroy Saint-Hilaire, Sur le degré d'influence du monde ambiant pour modifier les formes animales. (Mémoires de l’Académie des sciences, t. XII, p. 63, 1833). Cons. également Is. Geoffroy Saint- Hilaire : Histoire naturelle générale, t. IL, p. 416. (2) Lamark, Philosophie zoologique, t. I, p. 62. Paris, 4 809. INTRODUCTION, IX le monde philosophique que M. Darwin a dû, dans ces der- nières années, la légitime faveur dont jouit son ouvrage sur la mutabilité des formes organiques (1). Le livre de M. Darwin fait époque dans cette grave ques- tion. L'illustre naturaliste la traite dans toutes ses parties, l’étudie dans l’ensemble et le détail, la discute avec pénétration, met en œuvre pour la résoudre les arguments que fournit une science sûre et profonde, unie à une rare sagacité. La doctrine de M. Darwin repose sur l’idée d’une sélection naturelle sans cesse à l’œuvre pour produire des formes nou- velles; elle conduit à dériver de plusieurs, et peut-être d’un seul type primordial, l’ensemble des organismes. Les changements dans les conditions d’existence, et la eon- currence vitale, sont les agents toujours actifs qui réalisent, dans le cours des âges, la diversité des types. C’est là le fond de la doctrine ; la conception en est brillante, les déductions logiques, les preuves en imposent par le choix et le nombre des faits positifs qui les appuient, mais l’ensemble repose sur une hypothèse, (4) Ch. Darwin, On the origin of species by the means of natural seleclion, or the preservation of favoured races in the struggle for live; London, 1859 ; traduction française par mademoiselle CI. Royer, un volume ; Paris, Victor Masson 1862 ; traduction allemande piar le docteur H. G. Bronn. Stuttgart, 1862. — Le mouvement bibliographique dont l'œuvre capitale de M. Darwin est devenue le point de départ peut être étudié dans les travaux suivants : Carl Nægeli : Enstehung und Begriff der naturhistorischen Art, Zwefte Auflage. München, 1865 ; Anton Bernard : Altes und Neues zur Lehre über die organische Art., dans Abhandlungen des zoologischen Vereins in Regensburg. Neuntes Heft (Regensburg, 1864). Parmi les travaux de critique suscités en France par la doctrine de M, Darwin, nous signalerons : les articles de MM. Laugel dans la Revue des deux mondes (avril 1860); Ed. Clapa- rède, dans la Revue germanique (31 août et 30 septembre 4861); les + écrits de MM. Fée, Le Darwinisme, Paris, 1864 ; Paul Janet, Le ma- térialisme contemporain (L vol. Bibliothèque de philosophie contempo- raine; Paris, 1864); Flourens, £Eæamen du livre de M. Darroin sur l’origine des espèces (1 vol. Paris, 1864) etc. 80 INTRODUCTION. La théorie séduit l'esprit par son unité et sa grandeur ; elle l’entraîne, nous dirions volontiers qu'elle l’enchaîne par la science infinie du détail, mais sa base est fragile et les argu- ments qu'on s'efforce d’étayer sur elle ne sauraient ni satis- faire la raison, ni la convaincre. L'idée d’une sélection naturelle est une supposition ingé- nieuse ; aucan fait direct ne la prouve et ne la confirme; en vain on allègue que la nature à pu réaliser en grand ce que ‘homme a tenté avec succès dans des limites restreintes ; nous apprécions trop imparfaitement la réalité, la mesure, les limites du pouvoir que l’homme exerce, pour imaginer, en prenant pour point de départ cette puissance mal assurée, on ne sait quelle force aveugle capable d'éteindre, de transformer, de multiplier, de perfectionner les êtres au gré des caprices de la concurrence vitale. Ge point de départ accordé, et rien ne le légitime, l’argu- mentation de M. Darwin tend à cette seule fin : prouver que la sélection naturelle explique et confirme to: les résultats acquis à la science, qu’elle a droit dèslors d’être tenue pour l’expres- sion de la vérité. Ce mode de raisonnement serait démonstratif, si la science était assez parfaile pour se prêter à tous les points de vue au contrôle de l'hypothèse, si l'interprétation des faits en était l'expression véritable, en dehors de toute vue systéma- tique. C'est faire trop d'état de nos connaissances positives que de demander encore à la science la confirmation d’un système qui prétend expliquer, par les seules ressources d’une sélection vraiment merveilleuse, les lois de la distribution géographique et géologique, le développement, les instincts, l’uniformité de composition, les affinités, les anomalies, l’origine première des êtres organisés. La science est trop bornée et imparfaite pour se prêter à une semblable vérification ; à défaut de démonstra- tions directes, l'hypothèse demeure donc sans preuves suffi- santes ; et l’ingénieux inventeur d’une vue si féconde, placé INTRODUCTION. XI entre le désir et l'impuissance de la contrôler, est sans cesse exposé aux interprétations systématiques. En dernière analyse, si la sélection naturelle peut être pré- sentée comme une vraisemblance, elle ne saurait être acceptée comme une vérité démontrée, et surtout comme l'expression de la loi générale, en conformité de laquelle agit la nature dans l’évolution des organismes. M. Darwin ne donne nulle- ment la preuve de cette sélection naturelle, il se borne à en faire ressortir la possibilité, en coordonnant avec un rare savoir les vérités acquises à la science. A considérer les efforts tentés par les maîtres pour démon- trer la permanence ou la mutabilité des espèces, les voies diverses qu’ils ont suivies, les solutions contradictoires qu'ils ont proposées, les limites de nos connaissances, les aspects multiples et complexes de la question, on hésite en posant de nouveau le formidable problème, on sent combien sa discus- sion impose de réserve et de prudence. Pour l’aborder utilement, ilne faut point chercher les élé- ments de sa solution dans les conceptions brillantes, mais trop souvent stériles, de la métaphysique, dans les vagues géné- ralités de la science, dans les hypothèses qui séduisent parce qu’elles ont une apparente conformité avec la nature des choses ; la réalité seule peut et doit servir de guide ; il convient donc d'interroger les faits, de les déterminer, de les com- parer, de les interpréter, en suivant la seule méthode ration- nelle dans cet ordre de recherches, la méthode à posteriori d'observation et d'expérience. C'est à ce point de vue, et non sans quelque crainte d’avoir enfreint le précepte d’Horace : Sumite materiam, vestris cum viribus æquam, que nous tenterons l’examen de la question ; voici de quelle manière nous en posons les termes, nous en apprécions les indications : Pour circonscrire le sujet dans les bornes de nos connais- XII INTRODUCTION. sances positives, nous traitons particulièrement de la variabi- lité des espèces dans les conditions actuelles d’existence. Nous ignorons les conditions de la vie et l'état des orga- nismes dans les âges géologiques : les débris fossiles sont des témoignages encore trop incomplets pour nous l’apprendre, et d’ailleurs, plus nous étendonsle problème, moins nous sommes aptes à l’approfondir ; plus nous nous éloignons du présent, plus s'agrandit, au préjudice du vrai, le champ des proba- bilités et des conjectures ; comme les géologues qui demandent aux phénomènes actuels l'intelligence des révolutions anté- rieures, interrogeons d’abord les modifications que l’espèce éprouve autour de nous, si nous voulons mieux comprendre les changements qu’elle a pu subir dans les âges antérieurs. Ainsi posée, en dehors des conceptions philosophiques sans certitude, et des conjectures sur un passé qui nous échappe, la question, sagement limitée, devient plus accessible ; cependant, même en ces termes, elle n’est point encore susceptible d’une solution immédiate. Nous ne saurions établir directement que l'espèce est fixe ; mais il n’est pas en dehors de la mesure de nos connaissances de démontrer que sa variabilité n’est pas absolue ; ce sont les limites de cette variabilité qu’il faut découvrir et fixer en pre- nant pour appui des connaissances positives ; c’est à ce point de vue, à ce point de vue seul, comme l’a si bien compris Cuvier, que la question devient accessible et conforme à l’in- suffisance de notre savoir. La recherche, la détermination des limites du variable sera donc le but vers lequel nous tendons, sans préjuger aucune solution, mais en cherchant les résultats par la voie lente et assurée de la méthode d'observations et d'expériences. Telle est la portée et l'esprit de cet opuscule ; en voici main- tenant l’ordre et la suite. Nous y examinons les circonstances extérieures les plus capables de modifier les espèces, la nature et la valeur des chan- gements qu’elles déterminent, | INTRODUCTION. XIII Nous cherchons dans quelle mesure les Icis de l'organisme ont compatibles avec la mutabilité absolue. Nous en appelons au témoignage des faits historiques em- preints du caractère de certitude. Dans chacune de ces voies, nous puisons nos indications aux sources de la science positive. L'histoire naturelle, la zootechnie, l’agriculture et l’horti- culture nous fournissent sur les variations de l'espèce, leurs conditions, leur étendue, des enseignements trop négligés. Nous puisons dans la pratique des agronomes et des agri- culteurs d'importantes indications sur les races et leurs carac- tères, la sélection et ses difficultés, sur l'étendue et la restric- tion du pouvoir modificateur de l’homme. Nous empruntons à la physiologie expérimentale plusieurs des importantes vérités qu’elle a mises en lumière, sur l’hé- rédité, sur l'adaptation aux conditions d’existence, la réver- sion aux types, la puissance que nous avons, ou pouvons avoir de les modifier, sur le croisement, l’hybridation ; nous recherchons surtout, par la considération des lois de l’orga- nisime, la marque des limites tracées à la variabilité (1). Enfin, nous invoquons les témoignages irrécusables du passé sur là question de la constance des types depuis les époques antérieures. Les expressions d'espèces et de races reviennent sans cesse dans cet écrit ; sans préjuger en rien la thèse qu'il s’agit de discuter, mais par la nécessité même du sujet, nous les accep- tons, et nous les emploierons en leur attribuant le sens dans lequel elles sont entendues par les maîtres et la très-grande majorité des naturalistes, (4) Nous insistons dans ce travail sur la valeur de la méthode expé- rimentale, et l'importance des données de la physiologie générale au point de vue de la question qui nous occupe ; des considérations d’un haut intérêt ont été présentées à cet égard par M, C1. Bernard, dans son Rapport sur les progrès de la physiologie, Paris, 1867, p. 111, 113, notes, n° 53, 192, ete, XIV INTRODUCTION. Nous attachons à l'espèce l’idée d’une collection d'individus unis, et par la similitude héréditaire de leurs traits distinctifs essentiels, et par leur propagation normale, régulière, indéfinie, dans les mêmes circonstances. Nous considérons les races comme des modifications, ou, pour parler le langage de Buffon, comme des touches accessoires de l'espèce, propagées par la génération, et maintenues constantes dans des conditions déterminées. En nous attachant fermement à la méthode d’observa- lion, en renfermant la question dans des limites qu'une science sérieuse el sûre peut espérer atteindre, nous ne voulons point exclusivement sacrifier l'interprétation aux faits, la participation légitime de l’esprit aux données expéri- mentales. Dans chacune des questions que la science agite, il faut faire la part de la raison et celle des sens, la part des faits qui s'imposent à l'esprit, le dirigent et l’éclairent, la part de l'esprit auquel, seul, il appartient d'apprécier, de contrôler la légitimité des faits et leur valeur, d’en tirer les conséquences, d’en déterminer la signification ; mais que d’écueils dans cette participation de l'esprit à la recherche de la vérité, que de difficultés dans le passage du fait à son interprétation ? Combien d’erreurs dans le choix des preuves et leur valeur, d’abus dans leur emploi, d'illusions sur leur portée; presque tou- jours, et c’est là la raison de ces errements si funestes à la science, l'esprit se cherchant lui-même se laisse entrai- ner aux conceptions qui le séduisent, aux théories qui le flattent ; il en vient, à son insu, à oublier la vérité, qu'il cherche, pour établir la solution qu’il a conçue d’avance et qu'il désire. Ges erreurs sont surtout faciles dans les questions obscures et complexes comme celles de la stabilité des types, ou de leur mutabilité ; aussi, dans les solutions qu’on en a proposées, les preuves tirées des observations et des expériences ont-elles servi plus souvent peut-être d'arguments pour légitimer cer- INTRODUCTION. XV taines doctrines, que d’appuis pour conduire à la connaissance éclairée et désintéressée du vrai. En traitant la question, nous n’aurons souci que de la recherche de ce qui est ; en faisant grande la part des faits, nous nous garderons de perdre de vue ces deux vérités : l’une que la raison est comme le milieu dans lequel et par lequel s'accomplit toute vie scientifique ; l’autre, qu’il faut souvent aussi être en défiance de cette raison imaginative, source d'illusions et d’erreurs, dont notre vieux Montaigne a dit avec son sens juste et profond, « qu’elle est un util soupple, » contournable et accommodable à toute figure (4) ». (1) Essais, chap. xu, p. 179, t. II, éd. Leclère, . Ur ES Lo He re aré — si " prié | Fer e sapin TT RU AE UE 14 GT ES BA. L LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES ET SES LIMITES CHAPITRE PREMIER LA VARIABILITÉ NORMALE ET LE POLYMORPHISME. L'Espèce offre, dans la collection des individus qui la com- posent, des diversités naturelles, normales, indépendantes des conditions extérieures et de l’action de l’homme ; la loi du va- riable est essentielle à l'organisme. Telle est la proposition dont il importe d’abord de donner les preuves et de faire res- sortir la valeur. Ces preuves ne sont pas contestables; elles établissent comment, dans la constitution normale des types, la diversité s'associe à l'unité, la variabilité individuelle à la constance des formes spécifiques ; elles marquent par là la fragilité des systèmes et des méthodes qui reposent exclusivement sur l’idée de similitude. Lorsque Linné écrit dans le Système de la nature : « Simile » sSemper parit sui simile », il exagère l'importance d’une vue, vraie sans doute dans sa généralité, mais dont l'application exclusive est devenue après lui une source d'erreurs et de confusions. Parmi les dissemblances que nous découvrons dans l'Espèce, les unes sont constantes, permanentes, régulières ; elles réa- lisent le polymorphisme normal. Les autres, accidentelles, inconstantes dans leurs manifesta- FAIVRE, 1 2 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. tions, insolites dans les caractères qu’elles atteignent, limitées dans les individus qu'elles modifient, constituent ce qu'il con- vient d'appeler le polymorphisme anormal. On confond trop souvent ces deux modes de manifestation du divers : ainsi, dans le règne végétal, on nomme également polymorphes, et les suites caractérisées par des variations nor- males et constantes, et celles qui manifestent quelques dévia- tions exceptionnelles et passagères. Nous aurons à revenir sur le polymorphisme anormal ; nous le signalons d’abord sans y insister. Il sera mieux compris lorsque nous aurons examiné le mode de manifestation du variable dans son expression la plus générale et la plus régu- lière. La variabilité normale de l’Espèce se rattache particulière- ment aux fonctions de propagation. Elle se manifeste : Soit dans les caractères de la sexualité ou le mode de géné- ration, soit dans la condition physiologique de Ja transmission héréditaire, soit dans les phases du développement primitif ou de la succession des âges. Le polymorphisme d'évolution est rare chez les organismes supérieurs, il s’accuse davantage à mesure que les espèces sont plus dégradées ; chez les plus humbles représentants des deux règnes il devient la règle et la loi. Dans ces suites d'êtres imparfaits, les liens d’affinité se relàchent, l’unité semble se détruire, les individus tendent plutôt à se perpétuer qu’à maintenir leur similitude: on dirait que leur durée éphémère s'écoule dans une suite de métamorphoses, qu'ils vivent pour se succéder en se transformant. Il y a plus, chez ces groupes inférieurs la génération alternative associée aux métamorphoses les complète et les étend; elle mas- que à tel point letype primitif, que nous le croirions détruit si nous n’embrassions dans son ensemble le cycle des évolutions. Arrêtons d’abord nos regards sur ces végétaux dégradés dont on à multiplié les espèces avec une profusion découra- geante, alors qu'il suflisait, pour légitimer les distinctions, de quelques légères dissemblances dans les caractères extérieurs. Depuis que les botanistes en ont appelé à l'étude plus com- a VARIABILITÉ NORMALE ET POLYMORPHISME. or] plète de l'organisation, ils détruisent l'édifice qu'ils aveient primitivement élevé. Ils savent qu'une même espèce, chez les Fougères ou les Mousses, les Champignons ou les Algues, peut être représentée par une succession d'individus, ou même de fragments d’indi- vidus, qui n’ont entre eux aucune similitude ; le polymorphisme se développe chez ces suites avec constance et régularité. Dans son premier âge, la Fougère n’a ni le port, ni les for- mes élancées, ni les frondes élégantes qui la caractérisent plus tard. Elle se réduit à une lame Ctalée et verdâtre; sous cette lame s’accomplissent mystérieusement les phénomènes de la fécondation, le germe s’y développe, et c’est seulement après son élongation qu'il revêt la forme caractéristique de la Fougère. Chez les Champignons, l’aspect, les caractères essentiels se modifient à un tel degré, qu’on a presque toujours pris pour des espèces, et bien souvent pour des genres, des formes dont rien n'indiquait en apparence l’intime parenté. Nous devons aux remarquables études de MM. Tulasue, Berkeley, Hoffmann, de Bary, de connaître sur ce point la vérité; ces observateurs ont établi que le polymorphisme individuel peut être porté à cette limite, que les organes propagateurs eux-mêmes s’indi- vidualisent en quelque sorte et vivent d’une vie distincte : tel type en posséderait jusqu'à quatre formes susceptibles de vivre comme individus isolés. Nous effleurons ce sujet sans oser y pénétrer; l'emploi du redoutable appareil des terminologies scientifiques nous dissuade et nous détourne, même d’une tentative de vulgarisation; qu’il nous suffise de constater qu’entrant heureusement par l’expérimentation dans ces voies nouvelles, les botanistes ont constaté rigoureusement les faits de polymorphisme ; de là, au grand profit de la science, une véritable hécatombe d'espèces (1). (1) On trouvera des détails spéciaux dans les ouvrages suivants : - Berkeley, Introduction to the cryptogamic Botany. London, 1857. — L. et R. Tulasne, Selecta Fungorum carpologia, ete. 3 vol. Paris, 1861- — 1865. — Payer, Botanique cryplogamique, 1 vol. Paris, 1850. — … Dans l'excellent Traité de botanique de M. Duchartre, Paris, 1857, à Il, p. 820 et suiv. à | [n LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. Chez quelques-uns de ces petits organism's qui semblent créés pour provoquer l’étonnement el l'admiration, le polymor- phisme s'accompagne de changement de formes et de change- ment d'hôtes. Ainsi les spores de la Puccinie des blés ger- ment sur ces graminées dont elles sont un hôte parasite, mais les germes de sporidies que les spores produisent à leur tour ne sauraient vivre et se développer que sur un nouveau végétal ; le Champignon achève son évolution sur les feuilles de l'Épine-vinette et y revêt une forme nouvelle : la Puccinie y devient un OEcidium (1). Les Mousses, les Hépatiques, les Lichens, sont également soumis aux changements de formes dans les phases de leur évolution végétative, la forme primordiale n’y ressemble pas à la forme définitive ; il n’est pas exagéré de dire que le poly- morphisme d'évolution doit être tenu pour constant chez toutes les familles de plantes à noces cachées, comme les appelle poétiquement Linné. Lorsque Cuvier préparait ses premiers travaux, on ignorait les métamorphoses des animaux dégradés; le fait de la géné- ration alternante, de la généagenèse qui s’y lie d’une manière si intime, n’était pas acquis à la science : un poëte, Chamisso, deux naturalistes danois, Sars et Steenstrup, ont, en ouvrant ‘ces voies, imprimé une nouvelle direction à la zoologie. Nous n’avons pas à développer ici leurs attachantes décou- vertes, l’histoire d’ailleurs en a été écrite avec une précision et une clarté qu’il ne nous serait pas donné d'atteindre (2) ; bornons nous à indiquer quelques traits de ces étranges trans- formations. On voit nager dans la haute mer un animal singulier dont le corps gélatineux agite sous sa face inférieure de longs tenta- cules munis de piquants et de ventouses: cet être, la Méduse, produit des œufs; de chaque œuf sort une larve mobile qui se transforme en polype arborescent et se propage par bourgeons; chaque bourgeon à son tour, loin de produire la forme du (1) Cons. A. de Bary, Sur la germinalion des Puccinies (Ann. sc. nat., 5° série, t. V, 1866). (2) De Quatrefages, Mélamorphoses de l'Homme et des Animaux, 4 vol. Paris, 4862, J-.B. Baillière. VARIABILITÉ NORMALE ET POLYMORPHISME. 5 polype, sur lequel il s’est développé, redevient une Méduse, et l’évolution par œufs recommence, Ici la disparité des formes est complète, et liée à l'alternance dans la génération ; la ressemblance n’est plus entre les pères et les fils, mais entre les petits-fils et les aïeux. La plupart des types dégradés appartenant aux groupes infé- rieurs, offrent des exemples d’une semblable alternance dans la propagation et dans les forines ; là aussi régnait le chaos, la confusion entre l'individu et l’espèce, lorsque l’observation est venue apporter la lumière. Müller, Edwards, de Quatrefages, van Beneden, ont dissipé les doutes, et la notion du polymorphisme a été généralisée. Les Vers qui vivent en parasites, comme le Cœnure dans le cerveau du Mouton, les Trichines dans les muscles du porc, le Tænia dans les intestins de l'Homme, en offrent les plus frap- pants exemples; nous nous bornerons à rapporter l’un d’eux. Le Mouton, en broutant l'herbe, avale les germes de Tænia; introduits dans l'hôte nouveau, ces germes s’y développent et deviennent des Cœnures. Le Cœnure grandit, se propage par bourgeons, gagne par une suite de migrations le centre céré- bral, et y provoque trop souvent la grave affection du tournis; que le Mouton devienne la proie d’un Loup, le Cœnure intro- duit dans l'intestin du carnivore changera de forme, et de- viendra un Tænia qui se multiplie par des œufs. Ainsi le Tænia ouvre et ferme le cycle de l’espèce dont l’œuf, l'embryon et le Cœnure, sont les états intermédiaires (1). Les autres Vers parasites n’accomplissent pas des évolutions moins étranges ; ils changent de forme, de mode de propaga- tion en changeant d'hôte, de milieux organiques. Les Vers marins, les Mollusques, les Crustacés, ont égale- ment leur polymorphisme; il doit être signalé comme un trait caractéristique dans l’histoire de ces organismes ; les observa- teurs ajoutent chaque jour à nos connaissances à cet égard (2). (4) Cons. van Beneden, Mémoire sur les Vers intestinaux. Paris, 4858, J.-B. Baillière. (2) Cons. de Quatrefages, op. cit. — Is. Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire nat. générale, partie II, p. 490. — Gerbe, Comples rendus de l’Acad., 7 mai 1866 ; etc. 6 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. Insisterons-nous sur les métamorphoses des insectes, objets depuis des siècles de la curieuse attention des hommes qui observent et qui réfléchissent ? Dans cette classe, l'organisme est plus perfectionné que chez les Mollusques ou les Vers; la métamorphose y est moins complexe, rarement elle s'accompagne de migrations et de générations alternatives. Si l’on s'élève encore dans les groupes zoologiques, le poly- morphisme d'évolution perd de son importance, mais ses ma- nifestations sont sensibles encore; général chez les Batraciens, il devient l'exception chez d’autres Reptiles et chez les Pois- sons. Il était encore inconna en 1856 dans cette dernière classe, lorsque Auguste Müller apprit aux naturalistes que les Ammo- cètes et les Lamproies sont les deux états d’un même être, les deux phases d’une même évolution (1); l’illustre naturaliste des États-Unis, Agassiz, a étendu depuis cette donnée pre- mière, en prouvant que deux poissons, la Dorée et le Gocco, dont on avait fait, en raison des caractères différentiels, les types de deux familles, sont simplement les formes d’une même espèce (2). Si nous nous élevons enfin aux organismes supérieurs, aux Mammifères, à l'homme, nous constatons que le polymor- phisme n’y fait pas défaut; nous le retrouvons, mais anté- rieurement à la naissance; les transformations se succèdent alors, cachées dans le sein maternel, complexes, passagères, presque insaisissables. ‘Tel est dans son ensemble, dans son étendue, dans ses manifestations liées à la dégradation des organismes, le fait fondamental du polymorphisme normal. Quelle preuve plus assurée pourrait-on invoquer en faveur de la variabilité nor- male au sein de l’Espèce elle-même ? Mais voici un second aspect sous lequel les organismes ma- nifestent la même loi : (1) Aug. Müller, Ueber die Entwickelung der Neuñaugen (Arch. de Müller, 4856, t. XXIIL, p. 395). (2) Comptes rendus de l’Acad., 4865, t. LX, n° 4, p. 20. sim tint. nn. VARIABILITÉ NORMALE ET POLYMORPHISME. 7 C'est une règle chez les animaux que les individus sexuelle- ment distincts ne diffèrent pas seulement par leur rôle physio- logique, mais par un ensemble de traits caractéristiques; ils sont polymorphes, bien qu'ils constituent le couple appelé au maintien de l’Espèce. Qui n’a le souvenir d’avoir vu briller dans les gazons hu- mides, pendant de belles nuits d’été, la lumière phosphores- cente du Ver luisant : chez cet insecte, le mâle, agile et ailé, n’a point ces ailes dures qu’on nomme des élytres; la femelle, vermiforme, rampante, est dépourvue des organes du vol; c'est elle dont les anneaux portent le délicat et éclatant appareil destiné à indiquer au mâle la compagne qu’il doit chercher. Chez d’autres insectes comme le Drile flavescent ou le Cochléoctone vorace, les différences sexuelles sont encore plus tranchées : l'exiguïté de la taille, le développement des ailes, la longueur des antennes pectinées, caractérisent le premier de ces insectes ; le second a plutôt les traits d’une larve que ceux d’un insecte parfait; dépourvu d'ailes, d’élytres, d’antennes, le Cochléoctone traîne sous les herbes humides un corps vermi- forme et volumineux. Entre les deux insectes le contraste est profond, et cependant ce sont les deux formes d’un même couple destiné à s’unir et à perpétuer l’Espèce (1). Faut-il s'étonner si, trompés par des dissemblances aussi inattendues, les naturalistes ont longtemps rangé dans des fa- milles très-distinctes le mâle et la femelle ? Chez les insectes et les oiseaux, la nature a multiplié dans les couples les différences extérieures : elles portent, le plus souvent, sur les appareils accessoires, les formes, la taille, les couleurs; associées dans d’harmonieux rapports, elles consti- tuent, pour chaque sexe, une livrée qui le caractérise. Les plantes elles-mêmes ne sont pas soustraites à cette loi du polymorphisme sexuel; on retrouve ces manifestations jusque chez les plus humbles. On peut cueillir, dans les cours humides de nos cités, une plante que sa ténuité soustrait à la vue, mais que l'élégance (4) Audouin, Recherches analumiques sur le Drile jaundtre (Ann. se. nat,, 4824, t. Il, p. 257). 8 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. de sa structure indique à l'attention. Sur la lame végétative du Marchantia polymorpha s'élèvent des pédicules terminés par une sorte d’ombrelle; sous sa surface sont disposés les organes propagateurs; sur les pieds mâles, les ombrelles sont sinuées avec régularité, elles sont lobées sur les pieds femelles. On ne retrouve point à la fois sur une même expansion les sinuosités et les lobes; les sexes sont distincts chez les individus polymor- phes. Les végétaux les plus parfaits, lorsque les sexes en sont sé- parés sur des picds distincts, offrent aussi, en dehors de l’appa- reil floral, des différences tranchées : tels les pieds mâles et femelles du Chanvre ou du Dattier. Quand on réfléchit aux conditions et au but du polymor- phisme sexuel, on est fondé à croire qu'il se rattache à l’exer- cicede l’acte fondamental de la propagation, soit qu’il la prépare et la facilite, soit qu’il la réalise et la complète. Cette vue est confirmée par un ensemble de preuves dont nous ne pouvons taire les plus décisives ; elles établissent que la loi du variable, intrinsèque aux espèces, loin d’en impliquer la transformation, en indique la constance, en réalise le maintien comme par des moyens plus efficaces et plus nombreux. M. Darwin, dont nous ne saurions admettre la doctrine, mais dont il serait injuste de ne pas rappeler les ingénieuses et im- portantes découvertes, a révélé le polymorphisme sexuel sous ce nouvel aspect. Il a constaté que des graines mûries sur un même pied de Primevère et confiées au sol peuvent produire des plantes dont l'appareil floral est conformé selon deux types distincts : tantôt les fleurs se reconnaissent à leur style allongé, à leurs stigmates globuleux, à leurs courtes étamines, à leurs semences peu abondantes; tantôt elles se caractérisent par des styles courts, de longues étamnines, des stigmates lisses et de nombreuses se- mences. Ces particularités, comme nous l’établirons ailleurs, favorisent les croisements et la fécondité. M. Darwin a reconnu le même polymorphisme chez les Lins, les Menthes, les Plantains, la Salicaire ; ce dernier végétal, plus remarquable encore, offre, sur les pieds issus d’une même plante mère, jusqu'à trois formes distinctes dans l'appareil VARIABILITÉ NORMALE ET POLYMORPHISME. 9 floral. L’éminent naturaliste a mis hors de doute l'importance de ce polymorphisme relativement à la fécondation (1). Le groupe riche et bizarre des Orchidées réalise également des modifications polymorphes sur les organes floraux. L'éminent et regrettable botaniste Lindley, jugeant sur des indications insuffisantes, avait pris pour des genres distincts deux échantillons de Catasetum tridentatum, couverts de fleurs différentes. Un savant de la Guyane anglaise signala l'erreur : il avait observé les fleurs des deux prétendus genres, épanouies à la fois sur les mêmes rameaux, et elles y étaient parfaitement distinctes. Le doute ne fut plus possible lorsqu’en 1836 la même floraison se reproduisit dans les serres du duc de Devonshire (2). D’autres Orchidées, les Cycnoches, le Vanda Low, se com- portent comme le Catasetum tridentatum. C’est au polymorphisme sexuel qu'il convient encore de rat- tacher ces diversités individuelles si étranges, observées dès longtemps chez plusieurs sociétés d'insectes ; elles se lient sur- tout à l'acte de la propagation, en assurant la conservation des produits. On trouve, dans un essaim d’Abeilles, quatre formes d’indi- vidualités : la reine, qui pond les œufs ; les mâles, qui les fécon- dent; les nourrices ou neutres, chargées du soin des jeunes larves ; les cirières, habiles à réunir les matériaux et à construire les demeures. Les sociétés de Fourmis ont aussi leurs femelles, leurs mâles, leurs ouvrières neutres et privées d'ailes ; elles ont de plus leurs soldats neutres, inaptes au vol, armés de défenses énergiques. Les Termites réalisent ce mode de polymorphisme dans sa plus haute expression : dans leurs sociétés merveilleuses, l'Es- pèce, comme le remarque Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, n’est pas seulement double comme chez les animaux sexués, qua- (4) Darwin, .Rapporls sexuels entre les trois formes de Lythrum salicaria (Archives de Genève, 20 mai 1865). (2) Duchartre, Sur le polymorphisme des Orchidées (Bulletin de la Société botanique, 1862, n° 2, p. 114 ; et Darwin, Sur les formes de l'appareil sexuel du Catasetum tridentatum (Ann, sc. nal., t. XIX, p. 347). 1, 40 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. druple comme chez les Abeilles et les Fourmis; elle devient octuple, chacune des quatre formes essentielles de rois, reines, ouvrières et soldats se dédoublant à son tour. Toutes ces formes sont distinctes : les rois, par leur taille élevée et le déve- loppement de l'appareil propagateur ; les petits rois, par leur taille réduite et l’atrophie partielle des organes génitaux ; les reines et petites reines, par des dispositions analogues. Parmi les ouvrières, les unes sont inailées et neutres, les au- tres incomplétement neutres et ailées. Les mêmes modalités diversifient les soldats, caractérisés par les pièces puissantes dont la bouche est armée (1). Sous les dénominations de polymorphisme d'évolution et de polymorphisme sexuel, nous avons envisagé jusqu'ici un des aspects de la loi du variable dans la condition normale des espèces; à savoir, la variabilité dans les producteurs et dans le développement des produits. Portons maintenant notre attention sur un autre ensemble de faits plus intimement rattachés à la notion de l’Espèce, puis- qu'ils témoignent des liens de similitude et de dissemblance entre les parents et les produits ; nous voulons parler du poly- morphisme tel que l'hérédité l’a réalisé dans les descendants d’un même couple, dans la même collection individuelle, qu’elle soit simple comme chez la plante, ou représentée, comme chez l'animal, par autant d'individualités séparées. Les preuves ne font pas défaut sur le fait de la diversité native dans les types. Les enfants d’une même famille, les petits d'une même portée, les produits d'un même pied mère, se différencient singulièrement par les formes, la taille, la conformation, la physionomie, les tempéraments, les aptitudes ; et ces différences apparaissent alors même que les conditions extérieures, les influences de milieux ne sont nullement modifiées, ni chez les parents ni chez leurs produits. Chacun à son édiosyncrasie, pour nous servir d'une expres- sion consacrée dans les sciences médicales. C’est l’art et la saga- (1) Lespés, Recherches sur le Termite lucifuge (Ann. sc. naë., 4e série, 1856, t. V, p. 227). YVARIABILITE NORMALE ET POLYMORPHISME, 41 cité des éleveurs de savoir distinguer ct apprécier ces diver- sités natives, sur lesquelles la sélection saura heureusement s'exercer; elle les développera, parviendra à les fixer, à en faire le point de départ de races utiles à l’industrie. Cette diversité dans les produits d’un couple, cette mobilité dans les touches accessoires de l'Espèce, avaient dès longtemps frappé le poëte, lorsque, portant ses vues sur l’ensemble des êtres et leur diver- sité dans une même famille, il écrivait : Horum unum quodvis generatim sumere perge ; Invenies tamen inter se distare figuris Nec ratione alia proles cognoscere malrem; Nec mater posset prolem (1)... C’est qu’en effet la dissemblance entre les parents et les produits peut parfois devenir si profonde, qu’en plus d’un cas on chercherait vainement dans ces traits extérieurs la mar- que d’une commune origine, si l'expérience n’en donnait la cer- titude. L'hérédité peut expliquer ce polymorphisme individuel, Chaque produit, en effet, est déterminé, développé sous l'influence de conditions multiples directes et indirectes, de parentés, d’influences que l’hérédité associe et met en jeu; dans chacun des descendants d’une famille, elle imprime, à des degrés divers, les caractères des parents immédiats, des ascen- dants, des conjoints, des collatéraux ; dans chacun elle reflète avec une variété infinie les traits physiques et moraux, les tempéraments, les aptitudes, les caractères, les sexes, les âges, les circonstances de la procréation, et jusqu'aux états anor- maux et maladifs. Ainsi la puissance héréditaire exprime à ce point l’unité et la solidarité de tous les représentants de la famille et de la suite spécifique, qu’elle marque dans chacun d’eux, même dans les détails, comme des empreintes particulières; et c’est là le départ de ce que nous appelons des variétés et des races; séries secondaires que les conditions extérieures et l’hérédité concourent à la fois à réaliser. Un écrivain philosophe à élevé la question de savoir si, en (4) Lucrèce, De natura rerum, livre II. 42 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. dehors de la variabilité native que les conditions extérieures et l'hérédité expliquent, il ne serait pas rationnel d'admettre ce qu'il appelle la variabilité innée (1)? Assurément, s’il s’agit du polymorphisme en général; il implique la variabilité native, aussi bien lorsqu'il se réalise dès la conception, par les premières transformations, que lorsqu'il continue à s’accomplir par une inflexible loi pendant tout le cours des âges. Nous ne le savons que trop, écrivait Montaigne, qui avait aussi médité sur cette nature ondoyante et diverse du corps, « l'être, depuis sa semence » ya toujours se muant et changeant ; âge et génération subsé- » quente, va toujours défaisant et modifiant la précédente (2). » Si des doutes pouvaient encore exister sur la réalité du poly- morphisme , comme principe normal et loi de nature, il suffi- rait de rappeler que l’on constate de semblables manifestations jusque chez les individus du règne inorganique. Les chimistes, les minéralogistes, y ont fréquemment signalé des corps dont l'origine, la constitution chimique ne sont pas différentes, mais . dont cependant les formes sont dissemblables ; c’est la même substance configurée diversement, suivant des conditions don- nées. Rappelons, sans y insister, les exemples des états molé- culaires et cristallins particuliers au soufre et au + au spath d'Islande et au phosphore. | Le polymorphisme, dans l'Espèce, est donc un fait normal dont on ne saurait contester ni la généralité, ni la constance, ni la valeur, Mais quelle en est la signification? Implique-t-il la variabilité limitée, ou conduit-il à la mutabilité ? Prouve-t-il l'hypothèse de la sélection, ou appuie-t-il la doctrine contraire ? M. Darwin, en développant sa théorie, n’a eu garde de mé- connaître ces faits ; il a dû les faire rentrer dans ses vues d’en- semble et en présenter une explication rationnelle. Comment explique-t-il, par cette puissance qu’il nomme sélective , le polymorphisme d'évolution et la génération alter- nante, les différences sexuelles, et le polymorphisme héré- ditaire ? Nous ouvyrons son livre pour y chercher des données (4) Lucas, Traité physiologique RASE nalurelle, 2 vol, Paris, 4847 et 1850. (2) Essais, édit, Leclère, t. II, p. 277, VARIABILITÉ NORMALE ET POLYMORPHISME. 43 décisives ; nous sommes frappés par l'absence ou par l’insuffi- sance des preuves. Les générations alternantes des animaux, leurs métamor- phoses, sont incidemment expliquées (1); celles des plantes ne le sont point : quelques faits de polymorphisme sont plus attentivement examinés, mais la manière dont l’auteur les con- çoit laisse place à plus d’une sérieuse objection (2). Pour légitimer ces assertions, qu’il nous soit permis d’insister sur deux points : l'explication des neutres chez quelques fe- melles d'insectes, et celle de l'appareil lumineux des Lampyres. Dans le paragraphe intitulé fort à propos : Cas difficiles, M. Darwin n'hésite pas à avouer que l’explication des insectes neutres est une des difficultés les plus graves que l’on puisse élever contre sa doctrine? Et en effet, si la sélection accumule les déviations favorables, et si elles doivent être transmises par hérédité, comment comprendre les neutres qui ne peuvent procréer, et par conséquent transmettre ? Comment concevoir que la neutralité constitue une modification utile, puisqu'elle est une imperfection ? Pour une explication décisive, M. Darwin renvoie d’abord à un prochain ouvrage, puis il revient sur sa décision, et présente l'explication suivante, applicable seule- ment aux Fourmis ouvrières. Ces Fourmis sont neutres; elles diffèrent des mâles et des femelles par leurs instincts et leurs caractères extérieurs; il y a plus, ces neutres eux-mêmes diffèrent entre eux. Quant à la neutralité, elle s’explique, selon M. Darwin, par l’action sélective, en admettant qu’il soit avantageux à la com- munauté que plusieurs de ses mernbres soient aptes au travail etinaptes à la production. Mais comment comprendre la trans- mission et l'accumulation de modifications corrélatives par le moyen d'individus qui n’engendrent pas? Ici M. Darwin sup- pose : il suppose que le principe de sélection s'applique autant à la famille qu’à l'individu, et il conclut en ces termes : « Une » légère modification de structure ou d’instinct, corrélative à » l'état de stérilité de certains individus, s’est sans doute trouvée (4) Ch. Darwin, De l’origine des espèces, traduit en français par mademoiselle CI. Royer. 4 vol., Paris, 1862. (2) Ibid., p. 276, 339 et suiv. A4 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. » avantageuse à la communauté; conséquemment les mâles et les » femelles fécondes de la même communauté réussirent mieux » dans la vie que ceux des communautés rivales, et transmi- » rent à leur postérité féconde une tendance à reproduire » des individus stériles, doués des mêmes particularités d’or- » ganisation et d’instinct (1). » Ce passage témoigne de l'emploi que l’éminent auteur fait faire des conjectures, et il faut convenir qu’en prenant pour des rai- sons solides des hypothèses aussi arbitraires, une doctrine est toujours facile à légitimer. Mais l’auteur n’a pas encore touché au point vif de l’objection à sa thèse : les différences souvent extrêmes que les neutres peuvent offrir. Il les expliquera aisé- ment au moyen d’une conjecture nouvelle : « C’est que « l’élec- » tion naturelle agissant sur des parents féconds peut arriver » à former successivement une espèce qui produira régulière- » ment des neutres » fort différents entre eux. Seulement, » ajoute-t-il, il faut admettre, en pareil cas, qu'une série » complète de degrés intermédiaires a existé antérieurement, » comme elle existe encore aujourd'hui chez la Fourmi chas- » seresse, et qu’ensuite les deux formes les plus extrêmes » s'étant trouvées les plus utiles à la communauté, se sont de » plus en plus multipliées par l'élection naturelle des parents » qui les procréaient, jusqu'à ce que tous les individus inter- » médiaires en caractères aient enfin cessé d’être produits (2). » La sélection qni fait toutes ces choses n’est pas, à coup sûr, l’aveugle instrument du hasard. Quoi qu’il en soit de cette succession d'hypothèses, que M. Darwin croit autorisées par l'appui de quelques faits, l'au- teur tient pour assuré que l'efficacité, la vérité du principe de sélection, en reçoivent, dans le cas particulier, une confirma- tion inanifeste. Au chapitre VI, il s’agit d'expliquer la présence d'organes lumineux chez les insectes? La doctrine de la sélection im- plique des degrés successifs dans la formation de ces délicats appareils ; elle suppose que, s'ils se sont transmis héréditaire (1) Op. cit., p. 342. (2) Op. cit, p. 346. VARIABILITÉ NORMALE ET POLYMORPHISME. 45 ment à partir de quelque ancêtre, toutes les espèces pourvues de ces organes doivent offrir d’intimes affinités ; enfin, que s’ils ont été utiles à l'espèce, ils s’y présentent avec les caractères de la constance et de la stabilité ? La réalité ne justifie point ces conséquences logiques de l'hypothèse. On n’a démontré de modifications intermédiaires, ni dans les organes phosphorescents, ni dans les cellules sphé- riques à substances granulées qui les constituent. Les organes phosphorescents se retrouvent d’ailleurs chez des êtres fort dis- tincts : les Lampyrides et les Élatérides, pour citer seulement deux groupes dissemblables d'insectes; il y a plus, ils ne sont pas constants. Sous le climat de Paris, les femelles seules sont phosphorescentes ; chez le Lampyre d’ftalie et quelques espèces des pays chauds, les mâles et les femelles partagent cette pro- priété; elle existe aussi chez les larves, bien qu’à un moindre degré. Comment expliquer que chez les mêmes êtres ces appareils aient pu être utiles, tantôt au mâle, tantôt à la femelle, tantôt à tous deux ? Comment existe-t-il chez les larves? Et d’ailleurs, en quoi cet appareil phosphorescent est-il plutôt utile à ces insectes qu'aux espèces affines qui cependant en sont dépour- vues? Ce sont là autant d’objections auxquelles la théorie sé- . lective ne saurait répondre que par des conjectures. M. Darwin passe sous silence ces objections ; il fait de même à l'égard de celles que peut soulever l'explication de la phos- phorescence bien connue chez les Crustacés, les Annélides, les Mollusques, les Infusoires, les plantes elles-mêmes. Il se borne à signaler les difficaltés que peut élever contre sa thèse la pré- sence d'organes lumineux chez les insectes (1). Nous avons voulu indiquer par quelques traits l'insuffisance de la doctrine de la matabilité à expliquer, sans recourir à des suppositions peu vraisemblables, les faits de polymorphisme normal; comment la doctrine contraire peut-elle les interpréter et les comprendre ? La variabilité normale, non de l'Espèce, mais dans l’Espèce, est un premier aspect sous lequel le polymorphisme conduit à * (1) Op. cit., p. 278. 16 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. envisager les types; de là cette conséquence que l’idée vraie qu’on peut s’en faire ne repose point essentiellement sur la similitude ou la dissemblance, puisque les produits d’une même portée, les états successifs d'évolution d’un même indi- vidu, peuvent offrir des dissemblances profondes. C'est cependant en acceptant comme criterium de constilu- Lion des espèces la similitude absolue, que les naturalistes en sont venus à multiplier les prétendues formes spécifiques jus- qu’à un point où le savoir, aussi arbitraire que stérile, est devenu un obstacle à la science et l'instrument d’une futile curiosité. Si le polymorphisme normal implique certaines manifesta - tions du variable comme essentielles à l'espèce, il n'autorise point à admettre la mutabilité des espèces elles-mêmes ; il est relatif, il se développe au sein de l'unité sans la détruire, il a ses limites et y demeure. S'agit-il du polymorphisme originel, il exprime par l’héré- dité la solidarité dans l’Espèce, il diversifie le type individuel sans effacer les traits du type spécifique ; l’expérience en donne chaque jour des preuves irrécusables. S'agit-il du polymorphisme qui porte sur les sexes et les distingue, sur l’appareil procréateur et le diversifie, ce mode de variabilité est essentiellement favorable au maintien de l’Espèce. Tantôt, par la richesse, par le contraste des formes, il pro- voque en quelque sorte les sexes à s’unir ; tantôt il concourt à rendre les croisements plus assurés et plus féconds, tantôt la conservation des produits moins incertaine ; il est lié en di- verses manières à l’accomplissement de l’acte procréateur qu’il assure ou qu'il complète. Qu'on réfléchisse aux particularités qu'il nous a été donné d'indiquer chez quelques plantes ou quelques animaux, et l'interprétation dans le sens du maintien des types n’en paraîtra pas arbitraire. Reste à expliquer les faits du fpolymorphismeïd’évolution. Ils semblent au premier abord peu compatibles avec l’idée qu'on se forme généralement de l’Espèce, lorsqu'on la présente comme une succession d'individus qui se ressemblent et se perpétuent ; ils modifient en eflet cette notion et la rendent VARIABILITÉ NORMALE ET POLYMORPHISME. 17 plus complexe ; à l'idée de succession individuelle ils en ajoutent une nouvelle, l’idée de la succession des cycles. Chez les êtres polymorphes à générations alternatives, il faut en effet se représenter les espèces comme autant de suites in- dividuelles, souvent dissemblables et se perpétuant par des modes variés; mais, dans chaque suite, les dissemblances dans la génération ou les formes ne sont point arbitraires, elles ont leur régularité. Dans les cas de génération alternante, si complexes qu’on les suppose, on trouve toujours un parent qui produit le germe d’après les lois de la sexualité, un germe d’où naît directement ou par une suite de métamorphoses un être semblable au pre- mier et procréant comme lui suivant l’un des modes les plus parfaits; ce terme complète l’évolution et devient le point de départ d’une série nouvelle. Dans les cycles qu’elle parcourt ainsi, la nature réalise son inépuisable variété; elle s’y joue en y introduisant des modes divers de reproduction, des formes multiples et passagères, en inultipliant les métamorphoses et en variant les migrations dans des hôtes différents; mais que l’évolution spécifique soit lente cu rapide, qu’elle cntroîne de faibles dissemblances ou des différences marquées, les mêmes termes reparaissent avec la même régularité. Chez les Méduses, le cycle ouvert par la forme médusaire et fermé par elle, comprend dans son évolution deux formes intermédiaires, celles de la larve ciliée et du polvpe. Parmi les Vers intestinaux, le Distome, qui est le point de départ et le terme d’un cycle, réalise tour à tour, dans la mé- tamorphose de sa descendance, les formes de larve ciliée, de sporocyste, de Cercaire libre et enkysté ; chez les Biphores, mollusques dégradés, dont l'étude à valu à la science la cu- rieuse découverte de la généagenèse, un individu androgyne et vivipare ouvre et ferme le cycle, dont un individu agrégé et ovipare forme le terme intermédiaire. De cette manière l’espèce se diversifie sans que l’unité en soit atteinte ; et s’il peut paraître d’abord que les formes successives et dissemblables impliquent la mutabilité, l’ordre d'évolution constant, le retour fixe aux mêmes formes plus 18 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. parfaites et dont la perpétuité s’accomplit par un mode régu- lier et physiologiquement plus élevé, suffisent à lever tous les doutes (1). Et d’ailleurs ces cycles n’accomplissent point seulement leur évolution dans le moment actuel, nous les retrouvons tels dans les phases du passé où il a été donné de les observer et de les suivre ; les relations entre les états présents et antérieurs con- courent donc aussi à établir la constance et l’uniformité dans l’évolution des suites polymorphes. Le polymorphisme dans le temps et dans l’espace, sexuel, héréditaire ou évolutif, développe, agrandit , sans la détruire, l’idée vraie que nous devons nous faire de l’Espèce: il nous fait apprécier les aspects divers, l'importance, l'étendue de la variabilité normale; il ne nous autorise nullement à conjec- turer que cette étendue soit sans limites. CHAPITRE IT LA VARIABILITÉ ET L'INFLUENCE DES MILIEUX, Aucun fait n’est mieux assuré que celui de la variabilité re- lative des espèces sous l'influence des conditions extérieures. Les relations normales des organismes et des milieux, les modi- fications déterminées par les changements dans les conditions d'existence, en témoignent également la réalité. L'expression de milieux, dont nous nous servons ici, est complexe ; elle doit s'entendre de l’ensemble des conditions qui permeltent le maintien et la transmission des existences : con- ditions physiques de chaleur, d'électricité, de lumière, d’hu- midité ; conditions chimiques de l'atmosphère et du sol; con- ditions climatologiques et géologiques, physiologiques surtout, (4) Cons., pour le développement de ces idées, de Quatrefages, op. cit, p. 315 et suiv. INFLUENCE DES MILIEUX. 19 d'où dépendent les relations de l'être avec le monde extérieur, par l'air qu'il respire, les aliments dont il se nourrit, les cir- constances dans lesquelles son activité s'exerce. La science est loin d’avoir fait la part de chacune de ces influences sur les machines organiques : dans ces questions l'art expérimental est encore à son début ; lorsque la solution en sera cherchée avec le concours de l'expérience, elle con- tribuera certainement d’une manière efficace aux progrès de la question des espèces ? Privés d’un ensemble de connaissances positives, nous avons du moins pour nous guider dans de telles recherches des indications partielles qu'il est possible de réunir et d’inter- préter ; le règne végétal fournit les plus certaines et les plus nombreuses. Fixées au sol, dépendantes des actions extérieures qu’elles subissent sans pouvoir s’y soustraire, aptes à être placées et maintenues dans des conditions dont on peut apprécier l’in- fluence, les plantes se prêtent particulièrement aux observa- tions sur l’action du sol et des agents extérieurs, et il est vrai de dire que chaque habitat imprime à la végétation son cachet et sa physionomie : quelques exemples mettront en lumière cette vérité. Sur les sommités des montagnes, au-dessous de la région des neiges éternelles, l'aspect de la végétation est uniforme et saisissant. A ces altitudes, les plantes, longtemps cachées sous la neige, ont chaque année une courte durée végétative: tout semble en harmonie dans leur organisme avec la rigueur du climat. La plante est comme rahougrie ; de l’axe et des rameaux aériens, grêles, rampants, hérissés, disposés en touffes gazon- nantes, naissent les feuilles rapprochées, étalées en rosettes ; leur limbe est recouvert de poils ou d’un enduit séreux et gluant ; sous le sol, le végétal a caché la plus grande partie de ses tiges et de ses rameaux , comme pour les soustraire à la rigueur du milieu, tandis que les racines, allongées, pénétrant profondément à travers les fissures des roches, assurent plus aisément l’alimentation. La floraison, la fécondation, la matu- ration des graines, sont hâtives chez ces végétaux. 20 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. Nous nous souvenons encore des vives impressions que nous ressentîmes lorsqu'il nous fut donné, sur les hautes cimes des Alpes, d’être le spectateur solitaire de ces admirables harmonies. Les Saules, élancés dans les régions plus basses, sont devenus sur ces roches herbacés et rampants ; les Genévriers y élèvent à peine leurs tiges rabougries ; les Primevères, les Saxifrages, étalent sur la surface du sol leurs rosettes de feuilles ; les Airelles, les Rhododendrons, l’Empetrum noir, y étendent leurs rameaux bas et diffus; de plus humbles végétaux, les Mousses, les Lycopodes, les Lichens, cachent sous leurs expan- sions gazonnantes le sol dénudé (1). Dans les plaines basses et arrosées, la végétation revêt un tout autre caractère : là croissent des plantes à racines grêles et multipliées, à tiges droites, élancées, souvent fistuleuses, à feuilles larges et distantes, à vigoureux rameaux; le sol est riche, la végétation luxuriante. Ailleurs, sur Les bords de l'Océan, l'aspect des plantes s’est singulièrement modifié; une végétation puissante, des feuilles glauques, charnues, succulentes, glabres ou chargées de poils, forment les traits distinctifs de la flore du littoral. Les formes des eaux douces se reconnaissent à une élongation particulière, à une laciniation très-caractérisée des racines, des feuilles, et même des fruits, si ces parties sont exposées à l’ac- tion des courants. : L'aspect extérieur distingue encore, et les plantes qui se développent péniblement en luttant contre des formes plus vigoureuses, et celles qui ont subi les influences extrêmes de la lumière ou de l'humidité, celles enfin auxquelles les aliments ont fait défaut ; ce sont là autant de manières d’être de l’Espèce, de modifications secondes auxquelles on à parfois appliqué les expressions de « naines, ombreuses, faméliques, frimaires », etc. Les harmonies de l’organisation végétale et des conditions © (4) Cons., sur la physionomie de la végétation alpestre : Faucher Prunelle, Coup d'œil sur la végétation des Alpes dans ses rapports avec les climats (Session du congrès scientifique de France à Grenoble, 4857, p. 311 à 352), INFLUENCE DES MILIEUX. 21 d'existence sont si frappantes, que l'observateur exercé peut souvent indiquer, au seul aspect d’un végétal, le milieu au sein duquel le développement s’est accompli. Les animaux n’obéissent pas à d’autres lois ; leur physio- nomie, leurs traits distinctifs, sont également en harmonie, non- seulement avec le milieu en général, mais avec les habitat particuliers, tels que les montagnes ou les plaines, la surface des mers ou leurs profondeurs, les eaux douces ou salées, les contrées basses ou élevées, chaudes ou froides, humides ou sèches. Les cantonnements des animaux dans des habitations et des stations spéciales, les dispositions organiques tant internes qu’externes en harmonie avec ces habitat, sont presque un lieu commun en histoire naturelle; il y a longtemps que Buffon, pénétré de cette vérité, l’a développée dans un magnifique langage : « Chaque être, écrit-il, a sa patrie naturelle dans » laquelle il est retenu par nécessité physique ; chacun est fils » de la terre qu'il habite. L'homme est en tout point l’ouvrage » du ciel, les animaux sont à beaucoup d’égards les productions » de la terre. Ceux d’un continent ne se trouvent pas dans » l’autre ; ceux qui s’y trouvent sont altérés, rapetissés, chan- » gés souvent au point d’être méconnaissables (1). » La relation des organismes et des milieux est assurément un fait général et constant, mais quelle en est la portée? Où s'arrêtent les harmonies, et comment en fixer les limites ? Interrogeons. de nouveau le règne végétal, el considérons les plantes qui, demeurant dans le même milieu, s’y trouvent soumises à de nouvelles conditions d’existence. Les Renoncules qui végètent dans les eaux dormantes, et qu’on a pour cetle raison nommés batraciennes, ont, comme la plupart des plantes submergées, les feuilles découpées en segments capillaires ; que les eaux s’abaissent et se retirent, que la végétation s’accomplisse quelque temps sur le sol dé- couvert, les feuilles nouvelles offriront des segments courts, épais, obtus, et elles pourront redevenir entières. Dans de semblables conditions, l'influence variée du milieu (1) Buffon, op. cit, t. X, p. 2 : Histoire du Lion. 22 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, réalise, chez les plantes aquatiques, uu polymorphisme marqué dans la configuration des feuilles. Les Renoncules aquatiques, les Potamogétons, les Myriophylles, les Callitriches, les Naïa- dées, subissent ces influences : si ces plantes sont submergécs et exposées à l’action des courants, leurs feuilles se découpent en segments capillaires ; si elles se développent hors de l’eau, leurs tiges sont plus courtes, les segments des feuilles de- viennent étroits, charnus, étalés. Les deux types précédents réalisés sous l'influence du milieu s'associent souvent sur des pieds partiellement émergés et sabmergés ; souvent aussi des intermédiaires en rattachent les modifications extrêmes. A juger d’après les seules apparences extérieures, ces formes diverses se rapporteraient à autant d'espèces, et telle a été l’erreur partagée par un grand nombre de naturalistes. L'observation comparative suffit cependant pour lever les doutes, et établir que la même espèce aquatique peut présenter des modalités diverses, des formes secondaires, suivant qu’elle est submergée ou émergée, plongée dans des eaux stagnantes ou rapides (1). Les exemples qui suivent ne laisseront pas de doute sur la réalité de ces changements par le fait des milieux : on dirait que la nature elle-même se plaît à en donner la dé- monstration expérimentale. Les feuilles de la Sagittaire offrent deux formes distinctes : hors de l’eau, elles ont l'apparence d’un fer de lance; submer- gées, elles deviennent spatulées, ou linéaires; si la Sagittaire est entièrement submergée, elle devient stérile, les stomates disparaisent à la face supérieure de ses feuilles, La forme terrestre du Polygonum amphibium a les feuilles pubescentes et rudes, lancéolées, brièvement pétiolées, cou- vertes de stomates sur les deux faces ; la forme aquatique de la même plante offre des feuilles glabres, longuement pétiolées et obtuses, dépourvues de stomates à la face supérieure, L'action du milieu est ici tellement évidente, qu’il n’est pas rare » (4) Cons. pour les exemples de formes produites par les chan- gements de milieu, et prises à tort pour des espèces, l'excellente Flore des environs de Paris, par MM. Cosson et Germain, 2° édition. Paris, 1861, p. 14, 106, 604, etc. 4 INFLUENCE DES MILIEUX. 23 de rencontrer sur la même plante les deux formes caractéris- tiques, lorsqu'aux diverses époques de la croissance la plante s'est trouvée alternativement dans l’eau ou hors de l’eau (1). Le Pontederia crassipes offre, à la base de ses feuilles flot- tantes, des vessies natatoires qui les maintiennent à la surface ; que la plante fixée sur un sol ferme y plonge ses racines, sa vigueur s’augmente, les pétioles s’allongent, les vésicules na- tatoires disparaissent, les fleurs se forment et s’épanouissent, Chez le Jussiæa grandiflora, observé par M. Martins, le milieu provoque et réalise des changements plus complets : dans l’eau, les nœuds de la tige sont garnis de racines aéri- fères et filiformes ; sur un terrain sec, ces racines cessent de se développer, le port du végétal se modifie. Les feuilles, ré- duites, se couvrent de poils blanchâtres ; des branches courtes, non ramifiées, à feuilles très-petites, remplacent les rameaux florifères ; les fleurs, moins nombreuses, se montrent plus hâtives dans leur évolution (2). Les plantes grimpantes offrent aussi une singulière aptitude à se modifier par le fait de changements dans les conditions extérieures. Fixé à un support, le Lierre s’y attache par des crampons nombreux et s’allonge ; que lesupport fasse défaut, les rameaux se raccourcissent en augmentant de vigueur, les crampons cessent de se développer à leur surface. Le licrre grimpant était stérile ; devenu buissonnant, il se met à fruit (3). La sécheresse ou l’humidité provoquent aussi des change- ments. Sous l'influence de la sécheresse, la taille se réduit, une pubescence abondante couvre les feuilles plus petites et à peine divisées ; l'humidité, au contraire, accroît la taille, déve- loppe, grandit les feuilles, allonge les pédoncules et les fruits. Un botaniste habile, M. E. Fournier, a très-bien observé ces (4) Cosson et Germain, op. cil., p. 570; et Kareltschikoff, Sur la réparlilion des stomates, mémoire analysé dans le Bulletin de la Société —. bolanique, t. XIV, 1867, p. 66. (2j Ch. Martins, Observations sur le Jussiæa grandiflora (Bulletin de la Société botanique de France, t. XI, p. 176). (3) Carrière, Entretiens sur l'horlicullure, p. 253, 2h LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. modifications sur une Crucifère, le Sisymbrium pumilum, et en a fait avec raison ressortir l'importance (1). L'observateur qui suit dans les stations variées des localités qu'ils habitent les individus d’une même espèce, est mis à même d'apprécier l’action des milieux. A quelque distance des marais salants, l’Atriplex à larges feuilles ne ressemble pas à la même plante développée sur les terrains salifères. La ressemblance s’accuse, le Lype maritime se marque da- vantage, à mesure que la plante est recueillie dans des stations plus rapprochées des marais (2). Curieux d'observer ces influences des stations, nous nous sommes proposé de les suivre chez la Brunelle commune: dans les lieux secs et élevés des Alpes, nous avons observé des individus dont l’aspect, la taille, le développement, sont ceux des formes alpestres ; dans les prairies basses ct marécageuses, l'espèce se présente avec une autre physionomie ; le système souterrain est réduit ; les tiges, grêles et allongées, couchées sur le sol, y sont maintenues par des racines adventives, dévelop- pées à chaque entre-nœud; sur les prairies élevées, arrosées par les torrents, on rencontre une forme rampante caractérisée par la vigueur de ses nombreux rejets latéraux et l'abondance de ses fleurs; dans les bois, la Brunelle offre une forme om- breuse caractérisée par la longueur du pédoncule floral et la richesse de l’inflorescence. La plante se modifie avec le milieu dans ses traits acces- soires, mais ses caractères essentiels demeurent; la culture a levé à cet égard les doutes que nous avions pu concevoir. Les changements que provoquent, dans les conditions d'existence d’un végétal, les naturalisations et les acclimata- tions, en mettant en jeu la variabilité, permettent d'apprécier l'influence des milieux et la mobilité des organismes. Le Blé de miracle, semé dans l'Aveyron, n’a pu y conserver son inflorescence caractéristique ; la couleur de ses graines a (1) E. Fournier, Recherches anatomiques el laxonomiques sur la famille des Crucifères, thèse (Paris, 1865). (2) Godron, De l'espèce et des races chez les êtres organisés. Paris, 1859, t. I, p. 418. INFLUENCE DES MILIEUX. 25 changé (1) ; sous le climat du Cap, la Vigne d'Europe s’est mo- difiée dans sa nature et ses produits ; le Cerisier est devenu à Ceylan un arbre toujours vert (2). Il en est de même pour le Pêcher, au Para. Sous l’Équateur, les plantes potagères d'Eu- rope ont changé de caractère et d'aspect ; leurs organes végé- tatifs ont pris un développement rapide et extrême ; la floraison s’est appauvrie, la propagation altérée, la maturation des graines a été rare et improductive (3). L'influence d’un climat nouveau modifie souvent la durée et la constitution des plantes : l’Érythrine crête-de-coq est un arbre dans le nouveau continent, elle devient une herbe sous le climat de Paris; le Cobœæa scandens, le Phytolacca, herbacés dans nos contrées, sont ligneux sur le sol africain ; le Réséda, annuel chez nous, est un arbuste en Égypte. On aurait beaucoup à attendre pour la détermination ration- nelle de l'influence des milieux, de la culture des plantes en dehors de leurs stations et de leurs habitations. C’est par des expériences de ce genre que l’habile directeur du jardin de Grenoble à vu le Céraiste des Alpes reprendre la livrée du Céraiste des champs, et la Bétoine hérissée des hauts sommets se rapprocher, en modifiant ses caractères, de la Bétoine offi- cinale (4). Si les changements de milieu exercent sur certains traits de l'organisme une incontestable influence; si, les conditions de- meurant les mêmes, la constitution nouvelle peut être hérédi- tairement transmise, il en résulte cette conséquence dont les botanistes ne révoqueront pas en doute la portée : à chaque type spécifique on peut rattacher des formes secondaires déri- vées, produites par les influences de milieu ; si l’on en méconnaît l'origine, on sera conduit à les considérer comme espèces légi- times, tandis qu’elles sont seulement l'expression de la flexibi- lité organique. Cette erreur a été trop souvent commise : l'expérience (1) Société agricole de l'Aveyron, 1838, p. 4-6. (2) A. de Candolle, Géographie bolanique, IL, p. 447. (3) Sagot, Végétation des plantes potagères d'Europe sous | Équa- teur (Bullelin de la Sociélé botanique, 4862, p.147). (&) Communication de M. Verlot. FAIVRE, 2 26 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. seule peut la découvrir et la rectifier. Que les observateurs soucieux de la rigueur «de la science essayent de rattacher, autant qu'ils le pourront, à la connaissance d’un type bien défini l'étude de ses formes secondaires, dépendantes du milieu; qu'ils se proposent de découvrir par l'observation et l'expérience les formes alpestres, naines, ombreuses, mari- times, aquatiques, de certains types bien déterminés, ils ren- dront à la science un incontestable service. De Candolle, dans sa théorie élémentaire, a depuis longtemps indiqué cette voie; malgré les conseils et l'exemple de MM. Decaisne et Naudin, trop peu de botanistes ont tenté de la suivre : l'analyse facile des caractères a toujours prévalu ; l'observation empi- rique l’a emporté le plus souvent sur la critique établie d’après les bases de la culture et de l'expérience. On à donné de nos jours une portée considérable au prin- cipe de l'influence des milieux ; emprunté à l’histoire natu- relle, il a été appliqué tour à tour à la médecine, à la législa- tion, à l’histoire civile, à la littérature et aux arts ; on a voulu y découvrir le secret des caractères, des écrits, des mœurs de l’homme individuel ou social. Laissons ces thèses qui n’appar- tiennent point à la science positive, et, revenant à l’histoire de la nature, insistons de nouveau pour montrer que l'influence des milieux sur les êtres organisés, et dans les conditions ac- tuelles d'existence, est réelle, incessante, qu’elle est pour l'Espèce une source de variations, mais de variations limitées. Comme les plantes, les animaux sont modifiés par les chan- gements dans les conditions d'existence. Guvier accepte celte vérité lorsqu'il écrit : « Le développement des êtres organisés » est plus ou moins prompt, plus ou moins étendu, selon que » les circonstances lui sont plus ou moins favorables. La cha- » leur, l’abondance et l’espèce de la nourriture, d’autres » causes encore, y influent, et cette influence peut être géné- » rale sur tout le corps, ou partielle sur certains organes (4). » L'illustre naturaliste parle, comme toujours, d’après l'autorité des faits : il avait suivi chez le Renard l’action successive de ces influences du milieu ; il avait constaté chez cette espèce, (4) Introluction au Règne animal (Règne animal, 1862, t. I, p. 16). INFLUENCE DES MILIEUX. 27 du nord de l’Europe jusqu’à l'Égypte, sept ou huit modifica- tions. si intimement rattachées, si bien liées aux conditions des climats, qu’il les avait considérées comme l'expression de changements réalisés par les influences extérieures. La même vue dirigeait Geoffroy Saint-Hilaire lorsqu'il a réuni le Chacal des Indes et celui du Sénégal, rattachés par des nuances inter- médiaires ; on sait, du reste, combien Geoffroy est à l'abri du reproche d’avoir fait une trop minime part aux agents exté- rieurs comme modificateurs de l'organisme (1). L'influence du milieu sur l'animal est indiquée par des faits directs et probants. Considérons les animaux transportés sous des climats plus chauds : leur pelage se modifie sensiblement et s’appauvrit. Si les tentatives pour obtenir de la laine dans les Indes occiden- tales ont été infructueuses, c’est parce que, s’adaptant au cli- mat chaud de ces contrées, les animaux perdent leur laine et se couvrent de poils. En Guinée, les Moutons sont couverts, comme les Chiens, d’un poil clair ou noir ; il en est de même aux environs d’Angora. M. Roulin rapporte qu’en Colombie, le Poulet vient au monde pourvu d’un duvet noir et fin, et demeure ensuite presque complétement nu. Les climats froids modifient, en sens opposé, le système tégumentaire. Au témoignage de l’évêque Herber, les Chevaux et les Chiens conduits de l’Inde dans les montagnes y sont bientôt couverts de laine, comme la Chèvre à duvet de ces climats. L'influence des milieux sur la laine a une importance indus- trielle, aussi a-t-elle été l’objet de quelques études auxquelles nous pouxons emprunter des indications intéressantes. En Es- pagne, les Moutons mènent une vie rustique, leur laine est souple, moelleuse et corsée ; en Russie, elle est sèche et dure ; en Australie, lorsqu'ils vivent en plein air, dans les steppes, les Moutons ont la laine sèche et peu corsée ; sous le climat brumeux de l'Angleterre, les toisons sont âpres et rugueuses. (4) Cons.le mémoire de Geoffroy Saint-Hilaire Sur l'influence du monde anbiant pour modifier les espèces (Mémoires de l'Acad., t. XII, p. 63). 28 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. Chez les Moutons d'Europe à laine fine et délicate, la jarre a presque entièrement disparu ; au Sénégal, en Guinée, elle s’est exclusivement développée. Les toisons changent donc de carac- tères avec les climats ; ainsi peuvent s’expliquer les déprécia- tions qu'ont subies, malgré tous les soins, les laines des Mérinos transportés dans les diverses contrées (1). Le milieu n’influe pas seulement sur le pelage, il modifie les formes, la taille, les caractères extérieurs (2) : les bêtes à cornes de l'Europe deviennent plus petites aux Indes orientales; le Porc acquiert dans les contrées basses ses plus grandes dimen- sions ; sa taille se réduit avec l'altitude. Au rapport de Bosman, les Chiens européens, transportés dans la Côte-d'Or, s’y modifient d’une manière étrange : ils n'aboient plus, ils hurlent et glapissent ; la queue s’allonge, les oreilles se redressent comme chez la race native. Les Bœufs introduits au cap de Bonne-Espérance par les colons hollandais étaient lourds et paresseux ; sous le climat nouveau, ils sont devenus d'excellentes bêtes de course et de trait. Depuis qu’on a établi en Angleterre et en France des jardins d’acclimatation, les changements par l'influence du milieu s’y sont réalisés presque sous nos yeux. On a vu, au Jardin d’acclimatation de Paris, les animaux originaires des contrées chaudes se couvrir, pour résister au froid, de poils abondants plus fournis d'hiver en hiver. Deux Moutons du Sénégal, à poils ras à leur arrivée, étaient recou- verts et protégés, deux ans après, par un poil long et frisé ; des Mouflons à manchettes, également amenés d'Afrique, avaient subi de pareils changements. Depuis leur introduction au jardin , les Agoutis ont pris un pelage plus foncé; il est devenu plus long et presque noir chez plusieurs Manicous, originaires des Antilles. Les Oiseaux ont offert, dans leur plumage, des modifications analogues (3). (1) Cons. Teyssier des Farges, Influence des milieux sur la laine (Bulletin de la Société d'acclimatation, 1863, t. X, p. 657). (2) Cons. Gondrot, op. cit., t. IL, p. 6 et suiv. (3) Rufz de Lavison, Bulletin de la Société d'acclimatation, 1863, t. IX, n° 42, INFLUENCE DES MILIEUX. 29 Les établissements d'acclimatation, comme les jardins bota- niques, sont des écoles expérimentales qu'il serait précieux d'utiliser en vue de la solution de problèmes qui ont, comme celui qui nous occupe, un incontestable intérêt. Concluons. Aucune vérilé n’est mieux établie en histoire naturelle que l'influence du climat sur les caractères superficiels des espèces animales, la taille, la couleur, les formes, la nature des téguments, des poils qui les recouvrent ; aucune cependant n’a été moins expérimentée et discutée par les naturalistes qui font profession de distinguer, nous allions dire de multiplier les espèces. Nous avons signalé les faits ; il convient d’insister sur quel- ques conséquences qui en découlent ei se rattachent aux har- monies des êtres et des milieux, au point de vue de la varia- bilité. La première est que les animaux et les plantes sont confor- més pour vivre dans un milieu déterminé, et que les traits, même secondaires de l'organisme, sont en rapport avec cette adaptation ; il faudrait admettre des changements radicaux dans ces machines admirables pour qu’elles pussent vivre dans des milieux absolument différents des milieux originaires : une pa- reille supposition n’est point admissible : elle n’est en rien légitimée par l'expérience. Tenons donc pour des hypothèses les transformations qui supposent, avec le changement dans les conditions d'existence, un changement radical dans les fonc- tions et les organes. Nous savons qu’une semblable hypothèse ne trouble pas les partisans de la mutabilité, et qu’avec l’aide des siècles, ils ne voient rien d’impossible à ce qu’un poisson soit deveuu oiseau, ou qu’un oiseau se soit élevé à la dignité de mammifère, ou même qu’un mammifère soit monté au rang auguste que nous occupons. Laissons à ceux qui imaginent de si séduisantes transformations, la démonstration et la respon- sabilité d’une doctrine qui répugne à la dignité humaine, et ne s'accorde ni avec la réalité, ni avec l’admirable fixité des lois de la nature. Mais si les êtres ont, en quelque sorte, un milieu absolu avec lequel ils sont en harmonie, ils trouvent aussi dans ce milieu des conditions variées et comme des milieux secon- 2. 30 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. daires et relatifs. C’est ainsi que les plantes des eaux douces peuvent être émergées ou submergées, plongées dans des eaux vives ou stagnantes, fixées à la surface ou dans les profondeurs, attachées au rivage, ou flottantes dans le milieu liquide ; ainsi les espèces animales conformées pour la natation ou le vol peuvent habiter dans leur milieu général des stations particu- lières que caractérisent des différences dans les températures, les courants, les altitudes, ou d’autres influences météorolo- giques. Dans ces conditions, l’action du milieu n’est plus invraisem- blable, l’Espèce peut vivre en s’adaptant. Cette adaptation n’est plus une hypothèse, elle est l'expression d’un ensemble de faits. Dans le même milieu, d’une station à une autre, il est pos- sible d'observer la série des modifications par lesquelles passe Vanimal ou la plante, pour se mettre en harmonie avec des conditions d'existence nouvelles, et résister à la destruction ; ainsi s’expliquent les formes, les nuances intermédiaires si fré- quentes chez les espèces modifiées el propagées par nos soins. L'adaptation se révèle encore par la similitude extérieure des êtres placés dans les mêmes conditions et par les changements analogues que présentent ceux qu’on soumet aux mêmes in- fluences; de là, pour chaque population animale ou végétale dans des conditions déterminées, un cachet déterminé et comme une même livrée. En acceptant ces faits et en cherchant leur signification, on est conduit à constater que l’Espèce est flexible et variable en des limites qu’il appartient à l'expérience de déterminer, à re- connaître qu’elle peut, dans ces limites, s'adapter aux condi- tions d'existence, Mais ce serait conclure au delà des conséquences qu’auto- risent les connaissances actuelles, que de conjecturer, des adaptations à la mutabilité, de l'influence relative des milieux à leur influence absolue. Autant que nous pouvons en juger par les expériences réalisées incessamment sous nos yeux, les agents extérieurs ne changent l’essence d’aucun type orga- nique ; ils en modifient seulement les traits secondaires, la taille, les formes, les couleurs, les appendices, en un mot, les Caractères d'enveloppe et les rappurts; les traits distinctifs, INFLUENCE DES MILIEUX. 31 essentiels, demeurent, lors même que les modificateurs ont agi pendant un temps considérable : les Céréales chez les végé- taux, et dans le règne animal le Bœuf et le Cheval, n’en sont- ils pas de frappants exemples ? Les partisans de la mutabilité répondront sans doute que les actions de milieu, dans nos conditions d'existence, ne sont rien au prix de celles qui ont dû agir dans les périodes géolo- giques antérieures, et que le temps, cette puissance sans bornes, en à accumulé, multiplié les effets. C’est là une con- jecture, et noas ignorons ce qui s’est passé dans le lointain des âges; ce que nous savons, c’est qu'il est au pouvoir de l’homme de réaliser avec quelque continuité, pour les animaux on les plantes, des changements profonds dans les milieux ; et qu'il n’est pas résulté, de l'exercice répété de ce pouvoir, quelque transformation des types dont on puisse apporter la preuve incontestable. Mais c’est trop s'arrêter à des possibi- lités : revenons à l'action des milieux, et indiquons par quel- ques exemples la nature des corrélations qui peuvent exister entre les conditions extérieures et les actes physiologiques. Lorsque les animaux ou les plantes doivent vivre dans un wilieu froid, leurs téguments se modifient pour servir à la résistance et à la protection : l’épiderme se couvre de poils et d’un enduit séreux ; les feuilles s’épaississent, et se resserrent en rosettes ; la tige et les rameaux, bas, diffus, étalés, semblent se cacher sous le sol ; chez l'animal, la taille diminue, la graisse s'accumule, l’épiderme devient épais, la fourrure abondante. Des modifications opposées se produisent sous les climats brûlants. L'humidité ou la sécheresse, la richesse ou l’insuffi- sance de l'alimentation, façonnent également l'Espèce suivant d’autres directions. Mais quelles que soient les adaptations réalisées, les agents extérieurs et les milieux n’interviennent pour les produire qu'à titre de causes occasionnelles; les forces organiques atteignent seules les résultats par le jeu des harmonies physio- logiques ; elles manifestent ainsi avec évidence l’aptitude pri- mordiale à la variabilité. Ce qui se passe en grand dans l’économie générale de la nature, se passe dans Le corps humain soumis aux inflmences 32 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. périodiques des saisons, du sexe et de l’âge : il réagit et s'adapte. Les expérimentateurs ont été frappés de ces adaptations fonc- tionnelles, lorsqu'ils ont analysé les effets produits sur nos organes par l’abaissement ct l'élévation de la température, lorsqu'ils ont porté leur attention sur l’admirable mécanisme à l’aide duquel nous pouvons résister à des températures extrêmes (1). Si l’on médite sur ces faits, on apprendra com- ment l'adaptation, qui a pour but la conservation de l'être, se réalise par le jeu de certaines subordinations et coordinations fonctionnelles. De même que l'équilibre physiologique et l’état des organes changent périodiquement en nous avec les actions de milieu, et que par là la résistance aux modifications du dehors est rendu possible ; de même les animaux et les plantes ont l’apti- tude de s’adapter, lorsque leurs conditions normales de vie viennent à changer en certaines limites : il est même tel organe des plantes, les racines, par exemple, chez lesquelles le but et les manifestations de l'aptitude que nous signalons peuvent être l'objet d’une analyse du plus haut intérêt. Les racines s’allongent ou se raccourcissent, se réunissent ou se divisent, mulliplient ou réduisent leurs bouches absor- bantes, selon la fertilité ou la stérilité du sol. Elles varient leurs formes, leurs rapports, leurs directions, suivant que la terre où elles vont puiser la nourriture est dure ou tendre, forte ou légère, humide ou sèche, riche en argile ou en sable. Si le sol est compacte, elles restent courtes ; elles s’allongent s’il est perméable ; si elles viennent à flotter dans l’eau, elles s’y divisent en filaments capillaires. De semblables adaptations ont paru si merveilleuses aux observateurs, que plusieurs ont songé à admettre dans la plante un instinct conservateur (2). Tel est le principe d'adaptation aux conditions d'existence ; signalons quelques-uns des traits généraux de cette loi fonda- mentale qui domine la question de la variabilité des types. L'adaptation paraît plus générale et plus facile dans le règne (1) Cons. Longet, Physiologie, t. I, 2° partie, p. 1122 et suiv. — Gavarret, De la chaleur produile chez les élres organisés. Paris, 4855, 1 vol. (2) Cons. Duchartre, op. cit., t. I, p. 197-198. INFLUENCE DES MILIEUX. 33 végétal : les végétaux, inertes, passifs, subissent l'influence du milieu ; les animaux, mobiles, peuvent s’y soustraire. L'adaptation est plus marquée chez les êtres dont la distri- bution géographique est moins spéciale et plus étendue ; elle est plus difficile chez ceux dont l'habitat est restreint, et le maintien étroitement lié à des conditions déterminées. Les espèces ébranlées, celles dont le type est assoupli par la domestication , sont également plus aptes à se plier aux exigences du milieu. Le transport sous d’autres climats, surtout chez les espèces déjà modifiées, met activement en jeu la puissance de la varia- bilité accommodative ; l’acclimatation, par ses mécomptes comme par ses succès, en traduit les vicissitudes. Acclimater, n'est-ce pas modifier par un changement de milieu les conditions normales d'existence, et réaliser ladap- tation de l’organisme à un milieu nouveau ? Les animaux et les plantes s’acclimatent à condition de s'adapter, etils s’acclima- tent d’autant plus aisément, que les circonstances nouvelles diffèrent moins des circonstances normales, qu’ils sont doués eux-mêmes, ou qu’ils ont acquis par le fait de l’homme une plus grande flexibilité (4). Ainsi les changements qu'imprime l'influence des milieux permettent le maintien des types, et l'adaptation est liée à leur conservation. Telle est la raison facile à saisir de la variabilité accommodative, assez puissante pour soustraire les formes or- ganiques à des causes incessantes de destruction. Si l'influence des milieux agit dans le sens du maintien, par l'adaptation des formes organiques, doit-on en conclure à la toute-puissance du milieu sur l’être et à la mutabilité absolue ? IL n'est ni rationnel, ni conforme à l'expérience de soutenir cette question. L'action du milieu est relative et exceptionnelle; elle ne s'exerce pas sur tous les êtres ; elle ne provoque pas aisément, à l'état de nature, et en dehors des circonstances ou du con- cours de l’homme, des variations et des races: nous aurons (4) Cons. sur ce sujet un travail de M. Gubler, intitulé: Préface d'une réforme des espèces (Bulletin de la Société botanique, 4862). 34 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. ultérieurement à confirmer cette proposition en la déve-. loppant. L'action du milieu, limitée quant à sa généralité et à sa fré- quence, ne l’est pas moins quant à à la valeur des modifications qu’elle imprime ; elle ne s'exerce point sur les organes essen- tels, pour en changer les formes, le jeu, les dispositions rela- tives, elle manifeste son influence sur les caractères extérieurs; et son action la plus intime consiste à réaliser un équilibre en rapport avec les conditions nouvelles. Le plus souvent l'être soumis à l’action du milieu se main- tient sans changements, ou succombe; s’il s'adapte, c’est par suite de modifications dans les touches accessoires ou dans quelques harmonies fonctionnelles ; nous n'avons aucune preuve que l’action des milieux ait jamais déterminé la trans- formation d’un organisme. Le passé est muet à cet égard, et les enseignements de l’ex- périence, dans les conditions actuelles d’existence, ne donnent guère créance à une opinion aussi absolue, CHAPITRE III VARIATIONS DES ESPÈCES VÉGÉTALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. Lorsque l'on compare chez les animaux et les plantes les limites du pouvoir modificateur de l’homme, il apparaît dans le règne végétal plus étendu et plus profond. Non-seulement les moyens d’ébranler l'espèce y sont plus nombreux et d’un plus facile emploi, mais la nature y aide elle-même, soit par la multiplicité des variations spontanées, soit par la facilité avec laquelle elle assouplit aux change- ments les appareils les plus essentiels. Renfermés chez l’animal dans des cavités closes, les organes fondamentaux, ces grands ressorts de la vie, sont soustraits à VARIATIONS VÉGÉTALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 35 notre influence ; chez les plantes, ils sont extérieurs, et direc- tement accessibles. Nous modifions l’économie animale par des moyens peu nombreux et d’un difficile emploi, les croisements, la sélection, la gymnastique fonctionnelle ; nous agissons sur l’économie végétale, non-seulement par les influences multiples de la cul- ture, mais encore par la sélection et la fécondation artificielle : enfin, chez la plante, les modifications originelles, normales ou anormales, sont noinbreuses et variées, elles peuvent être propagées par des modes physiologiques spéciaux, la bouture, la marcotte et la greffe. L'homme agit donc plus profondément sur la plante que sur l'animal ; il y marque mieux son empreinte. Pour obtenir des variations chez les végétaux, deux voies sont tracées à l’horticulteur. Tantôt il suit la nature et se borne à recueillir les modifi- cations qu’elle produit; tantôt il la contraint à les réaliser. Dans le premier cas, il surveille l'apparition des variétés ou des anomalies, choisit celles qu’il croit être de quelque utilité pour son art, et s’efforce de les perpétuer ; dans le second, il fait naître directement, développe, fixe les modifications ac- quises, | Envisageons tour à tour ce double rôle, en faisant la part de la nature et celle de l’industrie, et cherchons dans quelles limites il a été donné à l’homme de façonner à son gré, soit l’ensemble, soit les pièces isolées de l'organisme végétal. Comme caractères d'ensemble, l'horticulteur peut modifier aisément la taille du végétal, sa forme, la rapidité de son évo- lution, sa résistance aux conditions climatiques, la durée de son existence; il y parvient par l’hybridation, la sélection, les cultures, le transport, et il réussit d'autant mieux, qu'il opère sur des plantes depuis plus longtemps ébranlées (1) (4) Cons, sur ce sujet : Decaisne et Naudin, Traité d'horticulture. Paris, 4° partie, p. 619. — Lindley, Théorie de l'horticulture, trad, Lemaire. Paris, 1841, p. 62. — Bentham, The natural History Re- view, April 1861, p. 133-141, — Clos, Des modifications exercées par l’homme sur les végélaux uliles (Journal d'agriculture du Midi, t. XVI, août 1863). 36 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. Nul n'ignore que les plantes cnt une époque fixée pour la production de leurs fleurs et de leurs fruits : si elles devancent cette époque de puberté, elles sont précoces ; elles sont tar- dives, si leurs organes de propagation se développent après le terine assigné. Il nous est donné de changer ces conditions de précocité ou de tardiveté. Portons dans les pays chauds des espèces de notre climat, des Haricots, du Maïs, par exemple, ces plantes accom- pliront hâtivement leur évolution végétative. Le Maïs mürit en cinq mois à Paris, il en mettra quatre à Cayenne. Le Haricot végète chez nous en trois mois; en deux mois et demi il aura atteint, sous les tropiques, le même développe- ment (1). Nous pouvons utiliser cette influence de la chaleur, si nous cultivons dans le Midi les nlantes dont nous voulons obtenir des races plus précoces. C’est ce qu'a fait pour le Chrysan- thème de Chine un habile jardinier d'Avignon : trouvant dans ses semis une variété qui fleurit en septembre, il en choisit les graines, et opérant par sélection, il parvint à obtenir une va- riété fixée, qui donne ses fleurs dès le mois d'août. Notre art ne se borne pas seulement à changer l’époque relative de la floraison, il peut modifier la durée de la vie, transformer, par exemple, une plante vivace en une plante annuelle. Le Ricin, le Tabac, la Pomme de terre, sont des espèces vivaces, de haute taille et souvent arborescentes dans les con- trées chaudes d’où elles sont originaires. Transportées dans les régions plus froides, soumises à la culture, elles se sont amoin- dries et dans leur taille et dans leur durée ; elles sont devenues des plantes annuelles. La fleur met un terme à la durée des végétaux annuels ; entraver leur floraison, c’est donc en prolonger lexistence : l'horticulteur y parvient, soit par des moyens directs, soit par la plantation sur un sol riche et fertile, soit même par la greffe sur des espèces vivaces. (4) Cons. le travail de M. B. Verlot, Sur la production et la fixa= tion des varièlés dans les plantes d'ornement, broch. Paris, 14866, J.-B. Baillière. VARIATIONS VÉGÉTALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 37 Nous n’insisterons point sur les modifications dont les formes des plantes sont susceptibles ; une promenade dans un jardin consacré à la culture des arbres à fruits apprendra combien le végétal peut se montrer souple et docile aux exigences et aux caprices des praticiens. La plante végète au moyen d'organes souterrains, et qu'on croirait soustraits par leur position à toute tentative exercée par l'industrie de l'homme; cependant la sélection et la culture ont opéré sur ces parties leurs transformations les plus heureuses et les plus utiles. En voici .un remarquable exemple. Vilmorin sème en été des graines de Carotte sauvage, plante à racine grêle, sèche et fibreuse; il obtient au prin- temps suivant des individus doni la racine offre une tendance à se modifier; ces individus sont choisis pour porte-graines, et de leurs semences, confiées au sol pendant l'été, naissent de jeunes plantes plus modifiées encore dans leurs racines; ces végétaux sont à leur tour l’objet d’un nouveau choix, c’est ainsi qu’à la suite de quelques générations, la racine grêle de la Carotte sauvage a donné la racine charnue et alimentaire de la Carotte cultivée (1). Les mêmes procédés ont permis à l'habile horticulteur fran- çais d'obtenir une race de Betteraves que sa richesse en sucre rend précieuse. Il a suffi de trois générations pour accumuler dans la racine développée une proportion de sucre qui n’est pas moindre de 21 pour 100. Par des procédés analogues, on a singulièrement accru les dimensions de la racine du Cerfeuil bulbeux, et on a constitué dans l'espèce du Gélcri une race à racine charnue, riche en substances alimentaires. Dirons-nous comment l’horticulteur est parvenu à provo- quer le développement des racines, à en modifier les formes et les dispositions? S'il veut fixer plus solidement au sol une plante mal assurée, multiplier le nombre de ses bouches absor- bantes, qu’il amasse autour de sa tige de la terre humide et de l’engrais, il provoquera la formation de nouvelles fibres radi- (1) Vilmorin, Bulletin des séances de la Sociélé centrale d'A gricul- ture, 2° série, t. 1], p. 540, FAIVRE, 3 38 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES cales. Tel est le procédé que mettent en pratique les cultiva- teurs du Midi, pour multiplier les racines de la Garance et obtenir en plus grande quantité la matière tinctoriale qu’elles renferment. Quelques arbres, comme le Chêne, ont une racine longue, pivotante et épaisse qui, s’enfonçant profondément sous le sol, rend la transplantation difficile et incertaine; on sait vaincre ces difficultés, soit en coupant l’axe trop allongé, soit en oppo- sant des obstacles à son développement; l’axe unique s’atro- phie sous ces influences, et à sa place naissent des racines secondaires plus multipliées et plus rapprochées de la surface du sol. Ainsi, le cullivateur sait, à son gré, multiplier les racines, les diriger, en modifier les dispositions. Le luxe et la mode, les travaux accomplis avec ardeur dans les villes pour les orner, en les rendant plus salubres, ont sin- guliérement développé de nos jours le goût des plantes, et poussé à la recherche de leurs variations les plus ornementales et les plus curieuses ; de ces tentatives, est né un art nouveau que nous appellerons l’art de la phytotechnie, si l'on veut bien permettre ce néologisme, assez autorisé d’ailleurs. Nos voisins, les Belges et les Anglais, s'étaient arrogé, jus- ques à ces dernières années, le monopole de cette intelligente spéculation sur les plantes; nous avons tenu à honneur de les jiniter, et nous les égalons aujourd’hui; comme eux, nous modelons avec aisance la nature végétale, nous produisons par les semis, les bybridations, la culture, des feuillages luxuriants et colorés, des fleurs riches et nuanctes avec art, des fruits abondants et délicats; comme eux, nous demandons aux con- urées étrangères les espèces Les plus curieuses et les plus utiles, elles enrichissent nos cultures et deviennent à leur tour comme le départ d’une série de variétés et de races nouvelles. Dans ce travail incessant sur la nature végétale, les fleurs ont été et devaient être l’objet plus particulier de l'attention des horticulteurs ; sur elles se sont concentrés leurs efforts: aussi, de tous les appareils de la plante, aucun ne donne-t-il une plus juste idée des ressources et de la puissance de leur pouvoir sur l'organisme végétal ? Pour comprendre les résultats obtenus, il est indispensable VARIATIONS VÉGÉTALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 39 d’avoir quelque souvenir de la nature des fleurs et de leur composition; qu'on imagine des feuilles, disposées en ver- ticilles autour d’un axe allongé, modifiées dans leurs formes, leur coloris, leur structure, adaptées à des usages divers, con- servant toutefois, sous leurs nouveaux aspects, les traits de leur nature première à laquelle elles peuvent aisément revenir, on aura l’idée essentielle de la constitution de l'appareil floral. Quatre verticilles de feuilles métamorphosées le composent ; les deux premiers, plus extérieurs (calice et corolle), servent d’enveloppe protectrice ; les deux intérieurs (étamines et pis- ils) sont les organes de la propagation. Aux étamines est dévolu le rôle d'appareil fécondateur ; au pistil, celui d'organisme ma- ternel ; le germe est le produit de leur union. Dans la réalisation de cet appareil gracieux et délicat, la nature semble avoir manifesté, plus que dans aucune autre de ses créations, la constance et la simplicité du plan, la richesse de l’exécution. La fleur est un ensemble de feuilles métamorphosées ; on conçoit que cette nature première puisse reparaître, et que chaque organe retourne à ses formes primitives, trahissant ainsi les lois de son évolution et de son origine. L'étude des fleurs et de leurs anomalies a livré le secret de ces métamorphoses ; la culture a permis de les réaliser, Les fleurs doubles et les fleurs pleines dévoilent surtout les mystères de ces transformations ; dans les fleurs doubles, les pétales colorés se sont multipliés, soit par dédoublement, soit par métamorphose de quelques-uns des organes sexuels ; dans les fleurs pleines, la transformation des organes propagateurs a été complète, et c’est en cessant d’être fécondes que ces fleurs ont acquis de nouveaux charmes. Rien de plus commun que ces transformations, disons pour être plus exact, que ces altérations du type primitif. Qui n’a admiré les Roses, les Renoncules, les Anémones, les Prime- vères, les Camellias, les Chrysanthèmes que la culture a dou- blés ; on ne compte plus les fleurs ainsi modifiées par la main de l’homme, au grand profit de son industrie, La forme des pièces florales peut être modifiée comme leur nature, B0 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES Lorsque les Dahlias et les Chrysanthèmes furent introduits en Europe, les fleurs étaient simples ; les fleurons qui les com- posaient, courts et tubuleux ; la culture a changé ces formes ; elle a développé et étalé les fleurons, elle en a fait de larges et riches pétales, semblables à ceux des rayons de l’inflores- cence. On pourrait dire du changement dans la couleur, qu'il est le triomphe de l’art phytotechnique; ce caractère instable et capricieux justifie bien la maxime : /Vimium ne crede colori. On peut donner aux fleurs les nuances les plus variées, y faire naître des ponctuations et des panachures, y déterminer l'albi- nisme partiel ou complet. Le semis associé à la sélection modifie les couleurs ; on obtient le même résultat par l'emploi d’un procédé dont la physiologie a enseigné les applications à la pratique ; nous vou- lons parler de la fécondation artificielle. En portant le pollen d'une fleur sur le stigmate d’une autre fleur à coloration différente, on réalise, dans le produit, des nuances intermé- diaires : ainsi l'Amaryllis du Brésil, à coloris sombre, inarié à l'Amaryllis à bandelettes, à fleurs d’un ton clair, a donné une curieuse série d’hybrides diversement colorés ; ainsi les Phlox se sont nuancés en se croisant. Par l'emploi simultané des semis et des croisements artifi- ciels, on a pu faire parcourir aux Jacinthes, aux Tulipes, aux Primevères presque tous les degrés du cercle chromatique (1). Les Lilas donnent des fleurs blanches lorsqu'ils sont forcés à l'obscurité ; les Hortensia, des fleurs bleues lorsque la cul- ture en est faite dans la terre de bruyère ; on obtient des fleurs décolorées, en propageant des accidents ou des états maladifs ; on obtient des fleurs striées, ponctuées ou panachées, en met- tant en pratique le procédé suivant, dû à la sagacité de Vil- morin : On choisit parmi les plantes à type coloré les variétés à fleurs blanches obtenues de semis, et on les fixe par sélection ; les panachures se produisent naturellement sur ces végétaux par la réversion des types blancs aux tvpes colorés primitifs. (4) Cons. Chevreul, Histoire des connaissances chimiques, t. I, p. 179, VARIATIONS VÉGÉTALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 41 Un soin constant dans l'isolement des espèces ainsi pana- chées, le choix pour porte-graine des individus dont les fleurs se rapprochent le plus du type à fond blanc pur, permettront de conserver et de perpétuer les modifications acquises. Grâce à ces ingénieux procédés, les jardins renferment maintenant nombre de fleurs panachées ou ponctuées ; Vilmorin à lui seul en avait obtenu et fixé plus de dix; on en connaît plus du double aujourd’hui (1). L'art ne se borne pas à modifier les caractères des fleurs ; il peut agir sur l’ensemble de l’évolution florale, déterminer, retarder, hâter la floraison, la rendre plus abondante et plus durable. Pour mettre à fleur un végétal, il suffit de diminuer sa vigueur, de ralentir l’activité du cours de sa sève. L'appau- vrissement du sol, la transplantation, l’arcure des branches, les incisions annulaires, concourent par ce mécanisme à acti- ver la production florale, ou à l’accroître. L'époque à laquelle les végétaux épanouissent leurs fleurs ou mûrissent leurs fruits peut être devancée. A l’aide du forçcage, on obtient en janvier des Gerisiers et des Fraisiers en fleurs; la Vigne donne ses fruits pendant l'hiver ; les Azalées, les Camellias étalent bien avant la saison accoutumée la bril- lante parure de leurs fleurs. Ainsi, en ménageant artificiellement à la plante des alterna- tives de repos et d'activité, en changeant pour elle les saisons, nous nous procurons, au milieu de l'hiver, les sensations agréa- bles du printemps et de l'été. C'est encore une conquête sur la nature végétale que le pou- voir d'assurer à la floraison une durée plus longue en mettant obstacle à la chute des enveloppes colorées ; l’ablation des éta- mines avant la fécondation, le transport des plantes dans un milieu plus froid et moins humide, permettent de prolonger la phase toujours trop rapide de l'épanouissement. L'art horticole profite habilement du pouvoir étendu qu'il nous est donné d'exercer sur les fleurs ; par son développe- ment, il est devenu une richesse chez les nations voisines de la Qi Vilmorin, Archives des sciences physiques de Genève, t. XX, p. 327. 12 LA VARTARBILITÉ DES ESPÈCES nôtre ; on ne doit pas être étonné dès lors de la prodigieuse activité déployée pour modifier diversement et profondément cette partie délicate de l’organisme végétal. Si l’espèce eût été souple et modifiable dans ses caractères essentiels, comme plu- sieurs veulent le soutenir, nul doate que sa variabilité absolue ne se fût trahie par quelques traits, au milieu de si incessants efforts ; il n’en a rien été cependant, et les tentatives réitérées ont prouvé que si dans les caractères accessoires, la variabilité d'un type semble n'avoir pas de limites, les traits essentiels, les caractères fondamentaux, ne s'effacent point sous la main de l’homme. Gette vérité est l’expression de l’expérience de chaque jour ; néanmoins, on ne trouvera pas qu'il soit hors de propos de la jostifier par quelques exemples. Le Dahlia introduit du Mexique en Europe, vers l’année 1800, est caractérisé par ses racines tuberculeuses, ses tiges fistuleuses et droites, ses feuilles opposées et divisées, ses capitules floraux à disque jaune, à rayons rouges disposés sur un seul rang ; sous l'influence de la culture et du transport, il s’est produit aux dépens de cette espèce des variétés que l’on compterait par centaines ; les traits généraux du type n’ont point été altérés; la taille a été développée et réduite, les fleurs élargies, les fleurons du disque transformés en ligules étalés, les appareils de la propagation totalement ou partiellement modi- fiés dans les fleurs doubles ou pleines ; les variations du coloris ont été portées à l'extrême, puisque le Dahlia, sauf la colora- tion bleue, à réalisé presque toutes les nuances. Le Rosier cent feuilles est une des espèces les plus gra- cieuses, les plus délicieusement parfumées du groupe des Rosiers. Les climats, les sols, la culture ont multiplié chez cette plante les variations ; la taille en a été réduite, la couleur riche- ment nuancée; le revêtement des pédoncules, les feuilles du calice en ont été changées, jusques à acquérir, comme chez les Rosiers mousseux, une bourre verte et abondante. Les variétés de Jacinthe obtenues par la culture se comptez raient par milliers ; elles dérivent pour la plupart toutes de la Jacinthe orientale, dont le type constant se caractérise par des fleurs en grappe, une tige sans feuilles, six pétales réfléchis et VARIATIONS VÉGÉTALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 43 soudés, une capsule à trois divisions : les variations obtenues, surtout au moyen du semis, ont porté sur la hauteur des ham- pes, le nombre des fleurs, la multiplicité des pièces de la corolle, leurs formes, leurs rapports, et particulièrement leurs couleurs (1). Nous craignons de multiplier les exemples ; il suffira de donner quelque attention aux collections florales des jardins, des expositions publiques ou des squares, pour prendre une idée de la puissance modificatrice qui diversilie les types sans les transformer et dans laquelle se résument l'avenir et les progrès de l'art horticole. Les fruits sont modifiables comme les fleurs, et c’est une erreur de considérer comme essentiels et profonds, les carac- tères qu’ils ont acquis par le fait du temps et de l’habileté du praticien. Sur ce point de la physiologie végétale, les preuves expéri- mentales ne font pas défaut. Il à suffi à M. Decaisne de confier à un sol cultivé quelques graines de la Poire d'Angleterre, pour obtenir, en peu d’an- nées, six arbres chargés de fruits dissemblables, et distincts de la forme mère ;fles différences ne consistaient pas seulement dans les caractères du fruit, elles se marquaient dans la pré- cocité, le port, la forme des rameaux, des fleurs et des feuilles ; cependant le type n’était nullement méconnais- sable (2). Les caractères les plus variables dans les fleurs paraissent aussi les plus modifiables dans les fruits ; la couleur d’abord, puis la forme, la grosseur, la consistance, l'époque de la ma- turité, la saveur, la résistance à l’altération. On jugera par un nouvel exemple de cette mobilité des ca- ractères : d’un semis de Poire Saugcr, M. Decaisne obtint quatre arbres qui donnèrent à la maturité des fruits différents : les (1) On lira avec intérêt des détails sur ces variations florales dans les deux ouvrages suivants : Decaisne et Naudin, Manuel de l'amateur des jardins, t. Il; Vilmorin, Les fleurs de pleine terre, À vol, Paris, 1863. (2) Decaisne, Sur la variubililé de l’espèce dans le Poirier (Comptes rendus de l’Acad. des sciences, G juillet 1863). h1 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES uns étaient verts et de forme ovoïde, d’autres, verts, rouges et arrondis, d’autres avaient la forme d’une Pomme aplatie ; quelques-uns, colorés en jaune, étaient allongés et doubles en grosseur des précédents. Le même observateur a vu sortir de la Poire Belle-Alliance, mullipliée par semis, neuf variétés nouvelles dissemblables par la forme, la grosseur, le coloris et l'époque de la maturation. A considérer ces dissemblances si marquées dans les pro- duits d’un même arbre, on déplore la chimère que pour- suivent certains pomologistes, lorsqu'ils ont la prétention d’instituer ce qu'ils nomment des espèces, en se basant sur les différences extérieures des fruits et sur le seul examen des caractères ; à ce compte, il serait logique d'admettre plus de 500 espèces de poires, et ce serait rester dans les limites de la modération. Nous avons essayé d'indiquer quelques-unes des variations que l’homme produit, provoque, développe et maintient. Insistons maintenant sur les circonstances dans lesquelles les variations naissent spontanément, accidentellement ; ici, la nature a l'initiative, le rôle du jardinier se borne à recueillir et à propager. Un végétal est un agrégat de parties capables d’une vie indépendante, rattachées à l'organisme général par une soli- darité relative et souvent éphémère ; on conçoit, dès lors, que ces individualités puissent se modifier isolément et devenir dissemblables ; ces modifications sont fréquentes ; elles chan- gent la physionomie des plantes, et constituent un polymor- phisme dont la pratique sait profiter. = On en peut citer de curieux exemples : Sur un pied d’Ageratum nain du Mexique, espèce orne- mentale à gros capitules portés sur un pédoncule allongé, s’est accidentellement développé un rameau à capitules grêles et presque sessiles ; séparé du pied mère et bouturé isolément, ce rameau floral est devenu le point de départ d’une race nou- velle. Ayant un jour observé sur le Hêtre commun une branche dont les feuilles étaient laciniées, M. Carrière eut l'idée de la greffer sur un autre Hêtre à feuilles indivises ; il en obtint un æ VARIATIONS VÉGÉTALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 45 végétal sur lequel les rameaux, dirigés dans le même sens, offraient tous des feuilles laciniées. Le Pin sylvestre, nain et monstrueux, variété propagée, est le résultat d’un état fortuit ; il a pour origine une branche développée par la tige d’un Pin sylvestre, et multipliée par bouture. Le Robinier hispide arborescent, et le Robinier hispide à grandes feuilles, l’Acacia boule, le Saule à feuilles annulaires, plusieurs Arbres pleureurs sont également le résultat d’une anomalie, accident heureusement propagé (1). De Candolle rapporte qu'en 1824, un propriétaire des environs de Genève, remarqua sur un Marronnier une branche dont les fleurs étaient doubles ; il y prit des greffes et ces greffes sont devenues l’origine de la variété à fleurs doubles, répandue maintenant en Europe ; l'arbre sur lequel a été con- staté ce curieux fait de dimorphisme anormal existe encore, et sa floraison reproduit chaque année le même accident. Aux modifications que nous signalons comme de simples déviations à l’état normal, il faut rattacher les monstruosités qui s’éloignent davantage et plus profondément du plan de l'organisme ; elles ont aussi leur valeur en horticulture, le goût du jour s’attachant parfois à en propager les bizarreries et les caprices ; c’est ainsi que, sous l’empire de la mode, on a vu prendre place dans les cultures, les Parots à corolle monopé- tales, les Linaires et les Gloxinia à fleurs régulières, les Ama- ranthes dont l’inflorescence simule une crête, les Roses proli- fères et bien d’autres formes étranges, Si l’art horticole modifie les organes, il exerce aussi son pouvoir sur certaines qualités physiologiques ; la culture déve- loppe dans les fraits les principes aqueux et sucrés ; elle peut corriger l’amertume de leur saveur ; elle sait même développer ou rendre plus pénétrantes les odeurs que les fleurs exhalent. ‘Lels sont les faits qui témoignent de l'influence profonde que l’homme peut exercer sur l'économie végétale ; meis s’il peut troubler comme à sa volonté cet harmonieux ensemble, (1) Cons. Carrière, Production et fixation des variétés dans les plantes d'ornement. Brochure. Paris, 1865. 3. LG LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES il ne saurait le changer et en effacer les traits vraiment essen- tiels ; ni le temps, ni ses industrieux efforts n’ont pu, même eu s’unissant, rendre les types méconnaissables. Qui peut dire les variétés et sous-variétés de Roses, d’OEillets, de Prime- vères, de Tulipes que renferment les parterres et les collec- tions? Ces végétaux ont-ils été dépouillés par l’art de leur physionomie originaire; n’ont-ils pas conservé les caractères et l’empreinte primitive, malgré les variations incessantes de leurs touches accessoires, malgré l'influence des conditions de cultures et de milieux ? Nous varions bien le thême donné par la nature, nous le paraphrasons, nous le ridiculisons même ; nous ne saurions le changer ; à quoi se réduit finalement cet empire qui nous est donné sur la plante? A des changements dans la taille, les formes, les couleurs, la durée, les proportions et les rapports. Les modifications plus profondes amènent la plupart du temps des altérations dans les fonctions ou les organes ; les plantes les plus remarquables que l'homme ait façonnées au point de vué de la feuille, de la fleur ou du fruit, ne sont-elles pas des productions maladives ou monstrueuses ? N’est-on pas tenté, à la vue de plus d’une collection brillante, de s’écrier, comme le naturaliste espagnol Correa de Serra, à l’aspect des produc- tions bizarres de la Nouvelle-Hollande : « Nous somiies ici au bal masqué. » Non, l'empire qu'il a été donné à l’homme d'exercer sur les plantes ne le conduit pas à les transformer, mais il lui permet de mettre en jeu et de développer les ressources admirables de la variabilité normale. Qu'il apprenne donc à user de ces ressources, au grand profit de ses jouissances et de son bien- être, de l'avancement des sciences horticoles et agricoles ? Buffon l’a dit, avec l'intuition du génie : « L'homme ne saura » jamais assez ce que peut la nature, ni ce qu'il peut sur » elle (1). » (1) Buffon, Histoire naturelle, t. XI, p. 95. VARIATIONS ANIMALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 47 CHAPITRE IV VARIATIONS DANS L’'ESPÈCE ANIMALE PAR LE FAIT DE L'HOMME. «Les animaux domestiques, écrit M. Flourens, sont les » exemples les plus sûrs de la variabilité des espèces, mais ils » sont aussi l'exemple le plus sûr de leur immutabiiité, de leur » fixité (1). » Les considérations que nous développons dans ce chapitre viennent à l'appui de cette proposition. L'homme peut arriver par plusieurs voies à modifier les animaux qu'il tient sous sa dépendance : tantôt il agit indirectement sur eux, en les soumettant aux influences de nouveaux climats; tantôt il exerce, par la domestication, une action plus constante et plus intime; tantôt enfin, appliquant avec intelligence les principes d’un art qu'il a su découvrir, il s’attache à les façonner, à les adapter à son usage. Nous avons dit ce que peuvent les changements apportés dans les conditions d'existence, par le fait du transport sous de nouveaux climats; nous n'avons pas signalé l'influence qu’une longue servitude domestique a exercée sur les orga- nismes. Dès que l’homme a étendu son empire sur les animaux, il a, par cela même, apporté des modifications multiples dans l’ali- mentation, les habitudes, l’activité, le développement, la pro- création de chacun d’eux; soumises, depuis des siècles, à ces causes complexes de variabilité, leurs espèces ont été comme frappées à une nouvelle effigie, et elles peuvent aujourd’hui nous indiquer jusqu’à quel point la tyrannie, comme le dit si bien Buffon, a pu dégrader et défigurer la nature. Examinons donc attentivement les elfets qu'a produits sur les animaux le joug longtemps apesanti de l’homme. L'état de domesticité a provoqué des variations dans la cou- leur ; on ne saurait dire les nuances sans nombre dont sont teints (4) Flourens, Examen du livre de Darwin sur l'origine des espèces, 4 vol. Paris, 1864, p, 52, ‘ L8 LA VARIABILITÉ DES LSPÈCES les pelages chez nos races de chevaux, de moutons et de bœufs : il n’est pas jusqu'aux oiseaux de basse-cour dont le plu- mage n'ait varié comme au gré du caprice des producteurs : le serin des Canaries, le canard musqué, le dindon d'Amérique, ont donné des races chez lesquelles les plumes ont perdu leur reflet métallique et dont les teintes sont singulièrement alté: rées. Les poils ont varié aussi en abondance, en finesse et en longueur ; la taille s’est diversement modifiée ; mais ce ne sont pas là des caractères dont l'importance impose un plus long exanien. Un autre trait de la domesticité, trait étrange mais constant, est la direction des oreilles; droites à l’état sauvage, elles de - viennent pendantes par suite de l’asservissement. Il en est ainsi chez la plupart de nos chiens ; chez ces animaux, des mu- tations singulières dans la voix ont été également provoquées par l'influence de la servitude : le chien sauvage où celui qui le redevient poussent des hurlements; l'aboiement est un des caractères spéciaux du chien qui vit avec nous (1). L'emploi des animaux comme bêtes de somme a parfois laissé des traces dans leur descendance ; ainsi, d’après Buffon, auraient été produites et transmises les loupes dorsales des chameaux et les callosités de leurs genoux (2). À part quelques animaux qui refusent de procréer, et l'élé- phant est du nombre, ceux que l’homme a asservis sans pré- tendre les perfectionner, ont été rendus plus féconds ; c’est en- core une des influences marquées de la domesticité. Dans nos maisons, les chats et les chiens produisent par an plusieurs portées; ils n’en ont qu'une seule à l'état sauvage. Dans la même condition, le cochon d’Inde met bas une fois l’année un ou deux petits; à l’état domestique, il a souvent plus de cinq portées et chacune de huit petits. La multiplication du lapin est proverbiale; le chat domesti- que multiplie beaucoup moins, cependant il procrée plus que le chat sauvage; citons encore la truie, dont l’état domes- (1) Buffon, De la dégénération des animaux, t. VIH, p. 217 et suiv de notre édition. (Paris, J. Poulain et Gie.) (2) Ibid., p. 223. VARIATIONS ANIMALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 49 tique à au moins triplé la fécondité. Nous devons tenir ces faits pour assurés; mais nous n'avons pas la même certitude à l'égard de l'influence de la domestication relativement à la proportion des mâles dans les naissances. Au dire d’fsidore Geoffroy Saint-Hilaire, elle l’'augmenterait singulièrement (1). L'histoire des modifications que la domesticité et l’action inconsciente de l’homme ont déterminées chez les animaux, se résume dans les traits essentiels que nous venons de rappeler. Nous ne voyons pas que, perpéluées par une suite de généra- tions à travers les âges, ces influences aient imprimé aux types des altérations plus profondes. L'industrie de l’homme a obtenu, en peu d'années, des résultats que son intervention directe n’a pu atteindre après de longs efforts. Il y à un siècle environ s’est développé un art que les an- ciens n'avaient pas connu; son incontestable utilité l’a placé, en peu de temps, au premier rang des créations utiles, deve- nnes une source de bien-être individuel et de richesse natio- nale. D'obscurs praticiens, hommes d'observation et de génie, ont fondé cet art nouveau, et en ont consacré les principes par l'expérience. Le temps a développé et sanctionné ces ré- sultats que l’empirisme avait d’abord établis, et bientôt la science a fait entrer dans son domaine les vérités dont la pé- nétration ct la sagacité de quelques agriculteurs avaient entrevu l'avenir. Telle est l'origine d'un art dont nous aurons à rappeler les principes. Mis en possession des méthodes de la zootechnie, l’homme à pu poursuivre rationnellement le but industriel de l'adaptation des espèces à ses besoins et à ses plaisirs. La z0otechnie enseigne les moyens d’ébranler les types ; elle permet d'en apprécier le degré de stabilité, en dévoilant ce qu'il y a de flexible dans l'organisme, ce qu’il y a de perma- nent dans les appareils, les fonctions, les harmonies d’en- semble. (1) Observations d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à propos d’un rap port de M. Flourens sur le travail de M. Bellingieri (Comptes rendus de l’Académie des sciences, 9 septembre 1839). 50 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES A ces titres, l’histoire individuelle de quelques animaux présente un intérêt particulier au point de vue de l’étude qui nous occupe, el il est important d’en mettre à profit les ensei- gnements. Comme œuvre de l’industrie humaine, comme expression d'un animal façonné par nos soins, le cheval anglais offre un des plus intéressants exemples qu’on puisse citer (1). Essentiellement conformé pour la course, il résume, au plus haut degré, ce genre de beauté apprécié chez les chevaux de selle, et auquel concourt l’ensemble de leur configuration : des formes sveltes, des membres secs et tendineux, des muscles fermes et denses, d’épaisses articulations recouvertes de ten- dous forts et bien détachés, une taille élancée, une encolure souple, aux courbes élégantes et peu accusées. Pour réaliser cette association, il fallait parvenir à une pré- dominance de l'enveloppe extérieuresur la machine intérieure, de la vie de relation et des appareils locomoteurs sur la vie de putrition et les viscères; le but a été atteint par la méthode d'entraînement. Elle consiste dans l'emploi d’un système d’ali- mentation, d'éducation et de sélection spéciales. Pour favoriser autant que possible le développement des organes locomoteurs, il faut alléger l’animal, éviter l’accumu- lation des graisses, la formation de chairs inutiles ; on y par- vient d’abord en stimulant les fonctions de la peau. Dans ce but, le jeune poulain est placé dans une écurie chaude et entouré de couvertures ; on exerce sur ses téguments des frictions et des massages; on recourt même quelquefois et avec succès à l’emploi de bains chauds ; par ces procédés, la circulation et la transpiration activées augmentent l'énergie de l'organisme, tandis qu'au moyen d’une alimehtation modérée, riche sous un petit volume, en substances assimila- bles, on en maintient la vigueur. Par cet ensemble de procédés combinés avec un exercice régulier et constant, on déplace (4) Cons. pour les détails techniques D. Low, Histoire agricole des animaux domestiques, trad. française. Paris, 1842. — Moll et Gayot, Encyclopédie de l’agriculture, Paris, 1859-65, art. BOUF et CHEVAL ; — Économie du bétail, par A. Sanson. 2 vol. Paris, 4866. — Le livre de la Ferme. Paris, 1865, L. 1; etc., etc. VARIATIONS ANIMALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 51 graduellement et on reporte sur les appareils extérieurs le centre de l’activité vitale, L'exercice continu est par dessus tout lé moyen efficace et la véritable raison de la puissance musculaire , de l'énergie nerveuse, de la capacité respiratoire acquises par l'animal. A deux ans, on conduit à la promenade le jeune cheval, dont on prend soin de graduer les exercices et de varier les allures en passant progressivement de la marche lente à la course rapide. Par ces exercices méthodiquement dirigés, on parvient à alléger l'animal de tout ce qui n’est pas puissance mécanique, et à concentrer l’énergie vitale sur les os, les muscles, les ten- dons et les nerfs. L'œuvre de l’éleveur resterait incomplète si à l’entraîne- ment il n’ajoutait la sélection, s’il ne prenait soin de se servir des animaux perfectionnés comme reproducteurs, et de choisir parmi leurs produits ceux qui s’en rapprochent le plus et sont susceptibles d’un plus haut degré de perfectionnement. Ainsi par l'entraînement, associé au choix des produits et au choix des alliances, on réalise la spécialisation désirée. Façonné d’après ces principes, le cheval de course anglais, qu'il ait ou non du sang de race arabe dans les veines, remplit l'intention des éleveurs : l’art en a fait un animal long, haut, plat, anguleux, qui réunit à la force la rapidité, la souplesse et la résistance; sa vitesse est si grande qu'il peut, à chaque temps de galop, franchir 5 à 7 mètres de terrain, et qu’il lui suflit, pour parcourir 1 kilomètre, d’une minute et de moins de vingt secondes. Telle est, du moins, la vitesse des plus célèbres coureurs. Le cheval anglais est un exemple du développement ex- trême de quelques appareils de la vie de relation ; le bœuf durham réalise une machine animale façconnée par l'élevage en vue de la prépondérance des facultés nutritives et du dévelop- pement du système musculaire. Ici la réalisation du type de la race de boucherie a été le but à atteindre, et c’est la gloire des frères Colling d’avoir résolu le problème. Ghez le durham, tout est sacrifié aux masses musculaires; les jambes, courtes et grêles, supportent avec peine un corps massif, qui à perdu ses contours gracieux, et ressemble à 52 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES une sorte de parallélipipède charnu ; l'encolure est épaisse : la peau, munie de poils fins et peu fournis, recouvre un abon- dant coussinet de tissu cellulaire; sur la têle, petite et coni- que, sont implantées des cornes réduites, courtes et dirigées en avant; un système osseux grêle, une poitrine si amplement développée qu’elle peut-devenir une gêne pour la marche; une queue courte, fine, arrondie, un sternum projeté en avant, d’abondants dépôts de graisse sous la peau et dans l’interstice, des masses musculaires, telles sont les traits qui expriment l'harmonie de l'animal avec sa destination. Tous concourent au même résultat : la production de la plus grande masse possible de substances alimentaires. Il est un autre caractère par lequel cette race perfectionnée réalise au plus haut degré les intérêts de l’industrie : c’est l'aptitude à la précocité ; le durham s’engraisse facilement dans son pays natal, et avant sa troisième année il peut être livré ‘à la boucherie : chez les races ordinaires, les animaux ne sont guère en état d’être sacrifiés avant la quatrième année. Un durham bien développé est une richesse pour l’obtenteur. La formation de la précieuse race qui a assuré tant de bien- être aux agronomes anglais a pour principe le développement de la nutrition aux dépens des autres actes de l’économie. Quant au mode d'élevage, il se réduit à des préceptes fort sim - ples et très-logiquement déduits des modifications physio- logiques que l’on se propose d'obtenir. Dès le jeune âge, les animaux choisis sont isolés; on leur donne une abondante nourriture, on les soumet à un exercice très-modéré ; le même régime d'abondance dans l’inaction est continué avec constance pendant toute la durée du développe- ment ; lorsque l'animal adulte s’est reproduit, on pratique la sélection, et on élève comme leurs parents les jeunes dont l’organisme est déjà plié aux exigences de la spécialité lucrative qu’on a en vue de produire. Il est une autre race bovine que l'élevage a perfectionnée dans le même sens que la race durham, et dont il a modifié plus visiblement quelques traits extérieurs : les bœufs angus, c’est le nom de cette race écossaise, ont la tête entièrement dépourvuc de cornes et tellement réduite, qu’on serait vrai- NARIATIONS ANIMALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 53 ment porté à croire que, dans son zèle pour la suppression des parties inutiles à l’alimentation, l’éleveur a tenté de la faire disparaître (1). Les éleveurs français ont cherché à obtenir des races sans cornes ; ils y trouvaient un double avantage au point de vue de la boucherie et au point de vue du travail ; l'expérience a été tentée et le résultat atteint; l'honneur en revient à un magistrat qui à consacré à l’agriculture ses soins et ses loisirs : M. Dutronne a résolu le problème par l'alliance d'animaux de races anglaise et écossaise à tête nue, et des sujets à corne de la race cotentine. D'an pareil croisement était issu le bœuf Sarlabot, qu'on a vu figurer avec honneur dans la capitale, à l'occasion des jours gras (2). L'espèce ovine a été modifiée par les éleveurs en vue de deux résultats : l'obtention de la chair et le perfectionnement de la laine. Comme animal de boucherie, le mouton dishlev, obteau par Bakewell, est le type de la race améliorée ; il répète le durham par la forme générale du corps, l'exiguïté du squelelte, la puissance musculaire, l'abondance du système adipeux, la réduction des extrémités, l'aptitude à l’engraissement précoce. A étudier parallèlement les deux produits, on dirait que l’éleveur s’est plu à imaginer un type d'animal de boucherie, et qu’appliquant les mêmes procédés, les mêmes formules à des espèces différentes, il a aisément réalisé des créations uni- formes. Quoi qu'il en soit, le mouton dishley est une de ces productions par lesquelles la puissance de l’horame sur l'espèce a le plas heureusement servi ses intérêts industriels. Dès la première année le dishley s’engraisse et, avant la deuxième, il peut être sacrifié ; son poids vif est très-élevé, et son ren- dement en substance alimentaire est considérable. Les améliorations obtenues dans les toisons et les laines de l'espèce ovine sont d’une origine essentiellement française ; nous possédions des races à laine grossière, comme la bre- (4) Baudement, dans l'Encyclopédie agricole, art. ANGus. (2) Cuns. un excellent rapport de M. U. Leblanc, dans le Bul'etin de la Société d'acclimatation, 4858, t, V, p. 246. 5h LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES tonne et l’angevine, des races à laine commune, comme la Roussillonnaise et celle du Poitou, des races à laines intermé- diaires, issues du croisement du mérinos et de nos moutons indigènes; mais la race à laine fine, c’est-à-dire la race méri- nos, n'avait pas été introduite en France, lorsque Colbert tenta dans ce but les premiers efforts ; ils demeurèrent infruc- tueux. En 1766, Daubenton fat plus heureux; il parvint à unir aux brebis bourguignonnes des béliers du Roussillon et obtint, à la suite d’une sélection persévérante, des toisons aussi fines que celle des mérinos espagnols. Après dix années de soins et d'efforts, les sélections et les croisements donnèrent enfin des toisons dont la laine ne mesurait pas moins de 22 pouces de longueur. On sait que, depuis Daubenton, un troupeau de mérinos fut envoyé par le roi d'Espagne à Louis XVI, qui fit bâtir, pour le recevoir, la bergerie de Rambouillet. Ces progrès étaient accomplis et la race mérinos acclimatée en France, lorsqu’en 1828, un fermier du domaine de Mau- champ parvint à perfectionner, de la manière la plus heureuse, le pelage des brebis à laine fine, et à constituer une race à laine longue et très-soyeuse. . Une brebis de son troupeau donna le jour à un agneau chétif et mal conformé, mais que distinguait entre tous sa laine abondante, lisse, longue et délicatement soyeuse. L’éleveur comprit l'importance du produit, et résolut d’en perpétuer les caractères utiles : il emploie donc le bélier comme reproduc- teur et choisit pour étalon, parmi sa descendance, les jeunes dont la conformation se rapproche le plus de celle du type. Deux individus à laine soyeuse naissent d’abord du pre- mier agnelage ; le second en produit déjà cinq qui répètent les mêmes caractères. En 1833, à la suite de sélections régulières, les reproducteurs étaient devenus assez nombreux pour servir le troupeau et perpétuer la race. Restait à éliminer la forme défectueuse du type primitif; c'est à quoi parvint M. Graux, en s’attachant, lors de l’union des couples reproducteurs, au choix des brebis qui unissaient la toison du père à la conformation maternelle. Telle fut l’origine de la race ovine de Mauchamp, un des VARIATIONS ANIMALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 55 plus curieux exemples des modifications intelligentes et utiles que l'éleveur puisse réaliser (1). Pour compléter ces indications sommaires des conquêtes de l’industrie sur les formes animales, et des limites dans lesquelles il lui a été donné de les façonner, choisissons un dernier exemple : celui des races porcines artificielles. L'art zootechnique n’est pas toujours heureux dans ses créations ; pour réaliser l'utile, il produit souvent le difforme; il ren« laides et disgracieuses les créatures qu'il tente de modi- fier. Sachons être modestes, et convenir que chez l'animal comme chez la plante, nous n’exerçons notre puissance qu’en détruisant la beauté et la grâce; les formes merveilleusement combinées, les gracieux contours, les proportions, les parties de l’harmonieux ensemble, sont sacrifiés sans réserve aux exi- gencés utilitaires. L'industrie réalise lPutile aux dépens du beau ; la nature ne sacrifie jamais l'un à l’autre. Spécialiser l'animal, changer les proportions de sa machine par le déve- loppement exclusif d'une fonction ou d’un appareil, c’est presque toujours rendre le type difforme. Où pourrions-nous en trouver des exemples plus probants que dans l’examen des races porcines de l’Angleterre ? Les éleveurs anglais les ont améliorées ; ils n'auront pas sans doute la prétention de les avoir embellies ? Qu'on se représente des animaux dont le corps cylindrique est porté sur des jambes grêles et courtes, dont la tête ct l’os- sature sont aussi réduites que possible, dont la peau, ténue, est garnie de soies fines et rares, on aura quelque idée de ces races précoces que recherche l'industriel pour la graisse abon- dante qu’elles accumulent dans leurs organes. Sur ce plan sont conformées les races Berkshire, Hampshire, d’Essex et d’'York. Les procédés d'élevage se rapprochent de ceux auxquels sont soumis les animaux de boucherie ; ils se résument dans la même formule : l’inactivité dans l'abondance. Les exemples qui précèdent établissent le pouvoir de l’éleveur sur les formes, les proportions des parties, l’activité de Ja (1) Le livre de la Ferme, t, I, p. 805. 56 LA VARIABILIIÉ DES ESPÈCES nutrition, les téguments, les appareils extérieurs. Une sem- blable puissance lui a-t-elle été donnée sur les appareils et les fonctions de la vie intérieure? On ne saurait le prétendre. Nous en aurons presque indiqué les bornes, en constatant qu'il est possible de favoriser l’ampliation du poumon ou du tube digestif par l'activation des fonctions nutritives ou res - piratoires, d'accroître les sécrétions de quelques glandes, de devancer l’évolution normale de plusieurs appareils, de modifier par l’exercice le volume des viscères, et même de multiplier ou de diminuer le nombre des pièces du système osseux. Pour donner appui à ces assertions, indiquons quelques tentatives dont les appareils de la vie intérieure ont été l’objet; l'industrie ayant trouvé profit à tenter ces modifications, nous sommes assurés que l’éleveur n’aura rien épargné pour les rendre complètes. On cite avec raison, pour leur aptitude laitière, les races Alderney et Avres; la première fournit 4800 litres de lait en une année, la seconde près de 3000; chez ces animaux, obtenus par la sélection, les mamelles ont pris un dévelop- pement considérable, ainsi que les vaisseaux qui s'y distri- buent; leur fonction s’est notablement activée ; le régime aidant, le produit de la sécrétion a été lui-même modifié; tel est le cas chez les individus de la race Alderney , dont le lait est beaucoup plus riche en matières butyreuses. On peut en reti- rer, si le régime a été abondant et régulier, près de 125 kilo- grammes de beurre par année; cette richesse a fait rechercher la race Alderney dans plusieurs comtés de l’Angleterre (1). Quelques glandes, annexées au canal digestif, peuvent être sensiblement activées dans leurs propriétés et augmentées de volume; les foies gras des oies, que l’on sait être si fort appré- ciés des gourmets, en sont une preuve significative. Pour obtenir ces foies, on soumet à la torture les malheureux oiseaux; on les enferme dans des cages étroites, obscures et basses; on gêne leurs mouvements et on les gorge de nourri- (4) Le livre de la Ferme, chap. xv, p. 626. VARIATIONS ANIMALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 57 ture. Pendant plus de vingt jours, les oies subissent ce traite - ment barbare, et l’on y met un terme lorsque la respiration devient anxieuse et qu’une pelote de graisse s’est développée sous l’aile; le foie pèse alors une à deux livres et peut donner satisfaction aux palais les plus délicats. Lorsqu'un foie est ainsi préparé, les cellules qui en consti- tuent la trame sont gorgées de graisse, et cependant, dans ces cellules, ainsi que l’a démontré CI. Bernard, la fonction forma- trice du sucre n’a pas cessé de s’accomplir ; elle semble même plus active (1). Chez les animaux préparés pour l'alimentation publique, l'appareil digestif prend un plus grand développement, par suite de l’activité imprimée aux fonctions qu’il est chargé d'accomplir; dans les mêmes conditions, le volume des pou- mons et du cœur se réduit, tandis que la cavité thoracique augmente par la puissance des masses musculaires, comme l’a démontré Baudement dans un remarquable mémoire (2). La raison de ces changements est facile à concevoir : Chez les races de boucherie soumises à un faible exercice et à une abondante alimentation, la respiration est gênée et ralentie; dès lors, le poumon et le cœur n’ont plus qu'une moindre activité, leur poids relatif est diminué; l'inverse se produit chez les races dont l'évolution organique est hâtive, chez celles conformées en vue des mouvements et de l'énergie musculaire ; elles joignent au développement du cœur ct des poumons, l'ampleur de la cavité thoracique, due à l'activité des puissances mécaniques qui en réalisent les mouvements. Nous avons déjà dit un mot de la précocité; c’est une des modifications les plus complexes que l'élevage puisse obtenir : elle atteint l’économie entière; et en effet, elle ne consiste pas seulement dans la production hâtive de la graisse et des masses musculaires, elle se caractérise surtout par trois manifestations (1) Lereboullet, Mémoires de l’Académie de médecine, 1853, Cr ie p.477; et CI. Bernard, Leçons de physiologie, 1854-1855, p. 125, (2) Baudement, Observations sur les rapports qui existent entre le développement de la poitrine, la conformation et les apliludes des races bovines (Annales du Conservatoire des arts et métiers, Paris, 1861). ‘ 58 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES physiologiques : l'évolution dentaire, la soudure des épiphyses osseuses , l'aptitude à la procréation. L’éruption complète des dernières dents fixe l'époque de l’âge adulte; or, chez les races bovines ordinaires ce terme est atteint vers la sixième année ; tandis que chez les races précoces, la dentition est souvent de beaucoup antéricure à celle époque. On cite même des dur- ham pourvus de l'appareil dentaire adulte dès l’âge de deux ans et dix mois. Telle est la raison de quelques erreurs aux- quelles a donné lien l’âge des animaux, dont on méconnaissait l'origine et le mode d'élevage. Quoi qu'il en soit de ces effets physiologiques de la préco- cité, ils ne témoignent pas d’un pouvoir transformateur bien profond. Rien n’est changé dans l'organisme, mais on en obtient plus hâtivement l’évolution. Le système osseux n’est pas soustrait à l'empire de l’homme; l'art en varie les proportions, et il peut même, indirectement, en multiplier ou en réduire les pièces par suite des influences qu'il exerce sur la stature ; il ne peat rien sur la nature intime, les connections, les articulations des os. Cuvier remarque à cet égard que « le peu de développement des défenses, la » soudure des ongles, sont l'extrême des différences que nous » avons produites chez les animaux herbivores », et il ajoute : « Chez le chien, le maximum des variations obtenues, et » quel animal en a subi de plus multiples, consiste dans la forme » des pièces osseuses de la tête, et parfois dans la présence d’un » doigt de plus aux pieds de derrière (1). » Il est juste de si- gnaler cependant, chez certaines races, des différences plus tranchées ; elles dépendent le plus souvent de la réduction ou de l'accroissement des proportions générales du corps, et, en cela, elles sont du fait de l’homme ; c’est ainsi que la queue des chiens peut renfermer de seize à vingt et une vertèbres, et qu’on peut compter chez les porcs de treize à quinze vertèbres lombaires, de quatre à six vertèbres sacrées, de treize à vingt- trois vertèbres coccygiennes. En parlant des végétaux, nous avons rappelé qu’il s’y ren- contre parl.is, dans des conditions qui nous échappent, des (1) Cuvier, Discours sur les révolutions du globe, 6° édit., p. 428, VARIATIONS ANIMALES PAR LE FAIT DE L'HOMME. 59 modifications anomales susceptibles de devenir, entre les mains de l'horticulteur, le point de départ de races nouvelles. Il en est de même chez les animaux; l'art peut profiter, pour former des races et les maintenir, de quelques heureuses aberrations de la nature. Il naît parfois d'un couple des produits étranges dont Mau- pertuis a dit spirituellement « qu'il y a, chez eux, disette des traits de la famille »; ces produits, formés dans des conditions anomales, sont, d'ordinaire, destinés à disparaître sans posté- rité ; quelquefois, cependant, leurs altérations organiques sont compatibles avec la transmission héréditaire ; l’homme peut les conserver, et par la sélection, en constituer des races. Telle est l'origme de plusieurs de ces types de pigeons que M. Darwin a si bien étudiés. Tel est le point de départ des races angus el mauchamp mérinos, dont il a été question ; telle est encore l'origine d’une race curieuse et récente, celle du mouton ancon ou basset obtenu en Amérique: ce mouton, à jambes basses et trapues, à pelage abondant, est devenu la souche d'une race fixée, dont les individus ne sont pas rares dans l’état du Massachusets. 1l faut encore ranger, au nombre des races dont une mo- dification tératologique est le point de départ, les poules de Padoue, si singulièrement caractérisées par la hernie des hé- misphères cérébraux, la race bovine dite niata, dont la tête courte rappelle celle du dogue; les poules dites de soie, qui conservent toute leur vie le duvet du jeune âge (1), et sans doute aussi la race bovine italienne à quatorze paires de côtes, les races chevalines d'Occident à six vertèbres lombaires (2). Nous avons essayé d'indiquer dans quelles limites l’homme agit sur les organismes animaux qui lui sont soumis. Est-il parvenu à les transformer en les modifiant? Son industrie a-t-elle réalisé la mutabilité, en rend-elle au moins l’hypo- thèse admissible ? Nous n’hésitons pas à dire que l’enseigne- ment des faits, s’il s’agit de modifications individuelles que (4) Consulter sur ces races anomales Dareste, Comptes rendus de l’Académie des sciences, 4 mars 1867. (2) Sanson, Comptes rendus de l’Académie, 12 novembre 1866, 60 LA VABIABILITÉ DES ESPÈCES nous pouvons connaître avec certitude, ne saurait autoriser de semblables conjectures. Les modifications que l’homme exerce sur l’économie ani- male, en dehors bien entendu d’expérimentations pratiquées dans un but scientifique, atteignent essentiellement les carac- tères extérieurs : le volume, la taille, la proportion des organes, leurs rapports, les appareils de la vie extérieure et, pour nous servir d'expressions plus abrégées, les caractères relatifs et d’enveloppe. Les actions que l’homme exerce ne sont pas générales, mais localisées à quelques appareils, restreintes au développement de certaines aptitudes : il fait un autre emploi des forces orga- niques, en les appliquant à la prédominance d'une fonction, en les harmonisant en vue d’une adaptation déterminée ; il dé- place l’équilibre fonctionnel ; mais qui essurerait qu'il ait rien changé d’essentiel dans un organisme, qu’il en ait modifé dans leur ensemble, les appareils ou les actes ? Que peut-il sur les viscères, sur la machine intérieure qui régit et donne l’im- pulsion à tout le reste? Et ne voyons-nous pas que souvent, même avant d’avoir franchi les bornes assignées, il aboutit à des productions difformes, maladives, inviables, éphé- mères ? Les efforts de l’homme ont déployé, jusques à leurs limites extrêmes, les aptitudes à la variabilité; et cependant, malgré la constance et l'intelligence de ses soins, en dépit des siècles, malgré les influences continues, variées, profondes de la do- mesticité, de l’industrie, des transports, les traits distinctifs essentiels de l'espèce n’ont pu être effacés : le bœuf, le cheval, le mouton, n’ont pas moins conservé leur cachet originel que ces Lypes végétaux, dont l’organisation plus flexible s’est plus aisément encore assouplie entre nos mains. Pour tout observateur qui demande à la réalité des raisons et des motifs de créance, l'impuissance de l’homme à trans- former par son industrie les formes végétales et animales doit être tenue, jusqu'ici au moins, et dans les conditions actuelles, pour l'expression des données de l'expérience. Cette résistance à la mutabilité, associée à une étrange mo- bilité dans les traits accessoires, à des changements faciles dans LES VARIATIONS UTILES. 61 l'équilibre fonctionnel apparaîtra davantage, si nous examinons maintenant les procédés mis en œuvre pour modifer les espèces, et les principes physiologiques sur lesquels ils repo- sent. CHAPITRE V DES PROGÉDÉS QUI PERMETTENT D'OBTENIR ET DE FIXER LES VARIATIONS UTILES. Il s’est rencontré, en France et en Angleterre, à plus d’un demi-siècle de distance, deux hommes d’uneextraction obscure, que n'ont distingués ni les relations, ni la fortune, ni la posi- tion sociale, et dont l'opinion publique s'est à peine préoc- cupée ; cependant leurs découvertes ont singulièrement ajouté au bien-être de l’homme et à sa richesse. Observateurs judicieux, développés par leur propre énergie, formés par la pratique, guidés par les lecons de l'expérience, instruits par de profitables insuccès, ils sont parvenus avec le temps, à poser les bases d’un art nouveau, l’art de modifier les organismes et de les façonner en vue des besoins de l’in- dustrie. _ L’Angleterre a payé un tribut mérité à la mémoire d’un de ces hommes modestes et uliles, Robert Bakewell. C’est justice de ne pas taire le nom de cet autre praticien, qui, dans le cours de sa longue carrière, n’a cessé de poursuivre parmi nous, avec constance et succès, le but de la formation et de l'amélioration des races végétales. Se servir habilement des tendances de l'organisme, en saisir les aptitudes natives, en mettre à profit les influences hérédi- taires, en modifier heureusement les harmonies fonctionnelles, en varier les relations avec les milieux, telles sont les inspira- tions qui ont dirigé dans des voies également fécondes, Bakewell et Vilmorin. Au milieu du siècle dernier, Bakewell, fermier du domaine de Dishley-Grange, conçoit l'idée d'améliorer la race bovine FAIVRE, & 62 LA VARIABILITÉ NES ESPÈCES du comté de Leicester. Il veut obtenir des animaux précoces et spécialement conformés pour l’alimentation. Pendant trente ans, de 1759 à 1789, il poursuit avec activité, malgré les obstacles et les insuccès, son œuvre sans précédent et pose les bases de la science zootechnique. Ses vues sur la sélection méthodiquement appliquée, sur l’éducation fonctionnelle, datent de cette période de la vie du célèbre éleveur. La race Dishley, véritable conquête de l’industrie sur l'organisme, est le prix de ses efforts. En lui en donnant les produits, la fortune n’a pas attendu, pour le récompenser, la tardive justice de la postérité. Moius ingénieux peut-être que Bakewell, Vilmorin a éga- lement rendu des services dignes de notre reconnaissance. On lui doit de profitables applications de la méthode sélective, des vues ingénieuses et pratiques sur l’ébranlement de l'espèce, sur les moyens de combattre l'influence de l’atavisme. Il a donné des règles assurées pour varier le coloris des fleurs, pour faire naître sur leurs enveloppes des ponctuations et des pana- chures ; enfin, joignant la pratique au précepte, il a doté l’hor- ticulture et l’industrie de formes et de races nouvelles, qu’a- vant lui on avait été impuissant à obtenir. Ces services ne doivent pas être oubliés ; en les associant à ceux qu'a rendus Backewell, en présentant dans leur ensemble les principes de l’art dont ces deux hommes éminents ont été les créateurs, nous aurons à signaler les bienfaits dont nous leur sommes redevables; nous aurons à indiquer aussi les dif- ficultés et les limites d'action des procédés que la science et l'industrie mettent en œuvre pour réaliser la variabilité, L Par l'art de la variabilité, l’homme se propose un double but : Faire naître des variations utiles, Les développer et les fixer. Le procédé de sélection applicable, aux animaux et aux plantes, lui permet d’atteindre le second résultat, Il réalise le premier, soit en modifiant les actes relatifs à la LES VARIATIONS UTILES. 63 propagation, soit en altérant l'harmonie des fonctions qui con- courent à l’entretien de la vie individuelle, Un nouvel équi- libre est créé pour l'être et ses rapports avec les milieux sont modifiés. Lorsque nous nous proposons d’agir par ces moyens, notre premier soin doit être de choisir l’espèce dans les conditions les plus assurées de variabilité. Ce choix bien dirigé rendra les efforts plus fructueux, et le temps amènera plus hâtivement les modifications désirées. De tous les êtres organisés, les plus aptes à subir notre influence sont ceux qui, depuis le plus longtemps, nous sont soumis par la domestication et la culture. Plus nous avons ébranlé l’espèce, plus nous pouvons aisément la modifier, comme si au delà de certaines limites, le lien spécifique était brisé et que nous n’eussions plus à agir que sur des individua- lités incessamment variables. Nous l'avons appris par des expériences répétées sur les espèces domestiques des deux règnes. Chacune d'elles s’est dissociée en un tel nombre de formes secondaires d’inégale valeur, que leur classification est devenue un cahos pour le naturaliste et une énigme pour le philosophe. Pour l’éleveur, au contraire, ces espèces polymorphes sont une garantie de succès ; leur choix rend sa réussite plus certaine. Mais ce n’est pas le seul concours que la nature accorde à Vart. Le fait de la diversité originelle des produits réalise mille nuances dans les formes, les couleurs, la taille, la phy- sionomie, les aptitudes. Ges traits diversifient comme à l'infini les individus d’une même famille, les produits d’un même couple ; les conditions multiples d’hérédité, de parenté, de milieu, de fécondation, de développement, expliquent ces modifications sans nombre. Parmi elles, l’éleveur est mis à même de choisir des variations utiles, des adaptations impor- tantes, d’heureuses aptitudes. Il peut les élire et les déve- lopper. Que l’un de ses premiers soins soit donc de profiter des avances que la nature semble lui faire, de scruter attentive- ment les diversités qu’elle lui présente, fussent-elles des anomalies, Lorsqu'il aura tiré parti de ces variations sponta- 64 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES nées, qu’il s'étudie à en faire naître à son tour, scit en secon- dant les tendances de la nature, soit même en en dirigeant les actes. Les premières et les plus importantes fonctions sur les- quelles il devra exercer son pouvoir, sont celles de la propaga- tion. Dans le jeu de ces fonctions essentielles, dans les modif - cations qu’on peut leur imprimer, résident les secrets, les causes de la variabilité. Si ces causes sont obscures, c’est que la science physiologique, de date encore récente, ne s’est pas attachée à en pénétrer les mystères. Disons cependant quels sont, dans l’état actuel de nos con- naissances, les résultats déjà consacrés par la pratique et sanc- tionnés par la science; signalons aussi les progrès que de nouvelles recherches expérimentales rendront un jour réali- sables. Dans ces délicates investigations, les enseignements de la physiologie sont la base sur laquelle les expérimentateurs de- vront s'appuyer, pour servir avec profit les intérêts de l’indus- trie. Ce point de départ est rationnel, la première condition pour agir sur un organisme et le modifier étant d'en connaître les lois. Parmi ces lois, l’une des mieux établies est celle de la transmission héréditaire des caractères et des aptitudes. Ces effets, marqués dans tous les degrés de la descendance, s’ac- cusent plus sensiblement entre les parents et leurs produits immédiats ; modifier les parents, c'est donc préparer des varia- tions dans les produits, et s’il est en notre pouvoir d’agir sur les ancêtres, par des moyens variés et puissants, nous serons assurés d'obtenir dans leur postérité des déviations qu’il peut être utile de propager. Ces principes si simples ont été mis fort Re en pratique chez les animaux. Chez les plantes, au contraire, ils sont depuis longtemps connus et appliqués. Ils font même telle- ment loi en horticulture, qu’un des représentants les plus auto- risés de cette science à pu écrire : « Le grand objet d’un jar- » dinier instruit, désireux d'améliorer les variétés de plantes, » d’après les principes, doit être, par des procédés artificiels, » d'amener le pied mère, dont il veut conserver les graines, LES VARIATIONS UTILES. 65 » aussi près que possible de l’état auquel il a l'espoir de voir » arriver le jeune plan (1). » Pour cette préparation du porte-graine, l’horticulteur a le choix des moyens. Il emploiera tour à tour, avec succès, la culture dans un sol plus fertile, l'ablation partielle des fleurs ou des fruits, pour accumuler la sève dans les fleurs et les fruits réservés, les troubles apportés dans les fonctions de la plante mère, la transplantation à l’époque de la maturité. Sageret tourmente un pied d'Hélianthe commun, par la torsion, la bouture, les incisions annulaires, et des graines müûries sur ce pied sortent des plantes à feuilles panachées ; il pratique une incision annulaire sur un Rosier capucine, et les graines formées dans ces conditions développent un Rosier pain à fleurs sans pétales. En Perse, pour prévenir la dégénérescence des légumes à racines alimentaires, on transplante le pied mère ; le change- ment de sol rend les graines qu’il fournit moins vigoureuses, moins promptes à monter en tige, plus aptes à former de volumineux organes souterrains. Ce que l’art est impuissant à produire, le transport du végétal dans de nouvelles conditions de milieu peut le réaliser, en affectant les organes propagateurs. Toutefois les change- ments obtenus dans ce cas sont souvent si profonds qu'ils dé- terminent la stérilité. Exercer une influence sur le pied mère, c’est donc agir sur les graines et les jeunes plantes qui en naîtront, y développer des caractères utiles à élire et à perpétuer. Nous savons par l’empirisme pratique que les mêmes faits se produisent chez les animaux. Le choix des parents, les soins donnés aux reproducteurs y réalisent également, dans la des- cendance, des variations que l’art recherche et provoque. La solidarité organique entre la mère et le produit indique qu'il ne saurait en être autrement ; l'expérience confirme ces prévisions: M. Flourens nourrit avec de la garance une Coche en gesta- tion, et les jeunes ont les os et les dents imprégnés de matière (4) Lindey, Théorie de l’horticullure, trad. Lemaire. Paris, 4844, p. 268. A, 66 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES colorante rouge ; on donne à des Poules un extrait de la même substance, et la coloration envahit bientôt la coque et le con- tenu des œufs qu’elles ont développés (1). D’après les observations de M. Coste, les femelles de Saumon à chair saumonée produisent aussi des œufs de la même teinte ; les muscles des femelles viennent-ils à perdre cette couleur, les œufs la perdent également (2). Nous savons par d’autres expériences, par l’action des médicaments et des poisons, par la transmission de plusieurs états pathologiques, que le sein de la mère, comme l’a écrit Aldrovande, est un milieu qui exerce aussi ses véritables in- fluences. Leur détermination expérimentale serait un progrès pour la science, et nous serions bientôt redevables à de sem- blables recherches de précieux moyens d'obtenir les déviations premières, sans lesquelles l’art de la variabilité demeure im- puissant. Il n'est point téméraire d'espérer de pareils résultats, lorsque nous sommes témoins des progrès dont une mémorable dé- couverte de physiologie végétale est devenue le point de départ dans le domaine de la culture. En démontrant la sexualité des plantes, la fertilisation des fleurs sous l’action du pollen, Camerarius, et après lui Linnée et Kælreuter, ont accompli dans la pratique horticole une véri- table révolution. Grâce à leurs ingénieuses expériences, nous pouvons intervenir comme à volonté dans l’acte intime de la fécondation, choisir les propagateurs, les associer à notre gré, varier les alliances et les conditions dans lesquelles elles s’ac- complissent, et susciter des formes, des couleurs, des propor- tions, des aptitudes, que la nature n'avait pas encore réalisées ; le dépôt sur l'organe maternel de quelques grains de la pous- sière fécondante que l’anthère prépare, l'obstacle apporté au contact d’un pollen étranger, le choix d'espèces rapprochées par leurs affinités, suffisent à assurer la fécondation artifi- (1) Flourens, Expériences sur la coloration des os du fœtus par le régime de la mère (Comples rendus de l’Académie des sciences, séances des 4 juin et 31 décembre 1860). (2) Coste, Observations relatives à l'hérédité (Comptes rendus de l'Académie des sciences, séance du 4 juin 1860). LES VARIATIONS UTILES. 67 cielle. La mystérieuse action s'accomplit, les enveloppes florales se flétrissent et se détachent, le germe s’ébauche, l'ovaire se développe, et l’on peut bientôt y recueillir les graines qui révéleront à l’horticulteur les modifications qu'a provo- quées son art, Pratiquée dans ces conditions, la fécondation artificielle est devenue l’origine de modifications sans nombre, expressions variées de la flexibilité des types, de la mobilité et de la richesse de leurs traits accessoires. Les services rendus par la fécondation artificielle dans l’ob- tention des variétés végétales ont été considérables; toutefois ce puissant moyen est loin d’avoir donné les résultats qu’il semble promettre. Son application intelligente et rationnelle attend encore, de la science, des indications qui puissent éclairer et guider les efforts de la pratique (1). Chez les animaux, les résultats obtenus par la fécondation artificielle sont fort imparfaits. Encore que l’action du fluide fécondateur sur leurs germes pe Soit pas absolument un secret pour nous, que nous ayons même pénétré quelques-uns des détails de l’acte mystérieux qui évoque la vie, nous ne possédons pas le pouvoir de faire réagir à volonté les deux éléments fécondateurs ; les organes qui les préparent sont trop soustraits à notre influence ; les circonstances qui déterminent, accompagnent, réalisent leur mutuelle action, sont trop au- dessus de notre savoir et de nos prévisions pour que nous puissions les diriger. Les expériences de M. Coste sur la pisciculture et sur la mise en valeur du littoral maritime nous ont appris, sans doute, à utiliser industriellement la fécondation artificielle ; mais c’est plutôt en vue de l’abondance dans la production que de la diversité dans la conformation des produits. Si nous ne pouvons intervenir, chez les espèces supérieures, dans l’acte de la fécondation; si la nature jalouse garde à l'égard (1) On trouvera des indications développées et pratiques sur la fécon- dation artificielle, ses conditions, sa puissance, ses effets, dans les ou- vrages suivants : H. Lecoq, De la fécondation artificielle. Paris, 1862. — Decaisne et Näudin, Manuel de l’amaleur des jardins, 1, p. 617, et les écrits précédemment cités de MM. Verlot et Carrière. 68 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES des animaux des secrets qu’elle nous a livrés chez les plantes, elle nous laisse du moins agir par des voies détournéces ct réaliser indirectement des modifications impossibles par la fécondation directe. Le croisement est un de ces moyens efficaces de mettre en jeu la variabilité. En unissant les Moutons communs avec les Mérinos, on en a amélioré la toison; en alliant la race anglaise de Durham avec les races flamande, normande et bretonne, on en à modifié utilement les qualités alimentaires ; en associant aux taureaux sans cornes d'Angus des bœufs de race cotentine, on a formé des animaux indigènes dépourvus de cornes et mieux conformés pour le travail. Ainsi le croisement est effi- cace à réaliser des variations dans les produits, mais toute autre et bien plus complexe est la question de savoir s’il suffit à main- tenir ces variations et à former des races. Les débats élevés sur ce sujet nous importent seulement en ceci qu’ils indiquent les caractères relatifs du croisement, les difficultés et les mé- comptes que la pratique peut rencontrer dans l’emploi de ce moyen; elle en rencontre surtout lorsqu’au lieu de deman- der au croisement des produits, elle lui demande des repro- ducteurs (1). Nous avons insisté sur deux procédés généraux à l’aide des- quels peuvent être obtenues les variations utiles : | L'action sur l'organisme maternel en vue de le préparer à la formation des produits, antérieurement à l'acte de la fécon- dation ; L'intervention directe ou indirecte dans l’acte même de la fécondation. L'élevage dispose d’une troisième ressource, l’action sur l'être nouveau, soit qu’il s’'ébauche et se complète dans l’orga- nisme maternel, soit qu’il s'échappe encore imparfait de l’ap- pareil formateur et achève dans un autre milieu l’évolution préparée. (4) Cons. sur cette question controversée : Magne, Communicalion à la Sociélé centrale de médecine vétérinaire, 9 juin 1864 ; — Sanson, L'économie du bélail, 1. 1, p. 269, Le livre de la Ferme, t. 1, p, 448, etc. LES VARIATIONS UTILES. 69 Müûrie dans cette double condition, la graine obéit, pendant les phases de son développement, à des influences multiples, dont l’art peut tirer avantage pour provoquer des variations utiles. Et d’abord, les graines sont modifiables, au sein même de l'organisme maternel, suivant les circonstances qui ont présidé à la récolte, au choix et à la séparation du pied mère; plus lourdes et plus volumineuses, plus nouvellement recueilies, elles donnent des plans plus vigoureux; débiles, elles produi- sent des plans débiles ; parvenues plus hâtivement à leur matu- rité, elles en produisent de plus hâtifs ; c’est l'inverse pour les semences confiées au sol longtemps après la récolte. Les causes qui agissent le plus eflicacement pour provoquer des variations par l'intermédiaire de la graine, dépendent à la fois de sa nature propre, de l'influence du milieu et surtout des soins du cultivateur, des procédés qu'il met en œuvre dans l'exécution des semis. En semant, en récoltant des graines dans des circonstances identiques, on peut en obtenir des variétés ; l'aptitude normale des graines à varier, leur nature intime, peuvent seules, dans ces conditions, expliquer les modifications obtenues. Le sol suffit aussi à déterminer des variations; s’il est sec et aride, son influence explique la prédisposition au nanisme ; s’il est riche et fertile, elle se traduit par la vigueur des formes el l'élévation de la taille. Nous aurions singulièrement à dire des améliorations, ou même des dégénérescences dues à son influence ; mais nous ne voulons pas insister sur ces actions complexes. Les pratiques du semis exercent surtout des influences variées et profondes. En changeant les époques du semis, Vilmorin a obtenu plu- sieurs races perfectionnées; Monnier (de Nancy) a transformé les froments d'hiver en blés de printemps; Pépin a obtenu d’un Choux, importé de la Chine, des individus remarquables par la luxuriance de leur feuillage. En combinant les semis d'automne et les repiquages successifs, les horticulteurs savent réaliser des formes plus vigoureuses, plus réduites et plus rustiques. 70 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES Aïnsi, en associant, en combinant les ressources qui lui sont offertes par les semis, le praticien intelligent peut demander avec succès à la culture florale ses races les plus remarquables par les dimensions de leurs fleurs, la précocité, la tardivité, les panachures et le coloris. L'œuf animal est loin de se prêter aussi aisément aux modi- fications qu’on tente de lui imprimer. Délicat, impression- nable, conformé pour accomplir son évolution, soit dans un milieu organique auquel il demeure attaché, soit au dehors dans des conditions déterminées, il ne saurait être, comme les graines, soumis à des expériences et à des essais. Les tenta- tives faites dans ce sens ont amené des modifications anormales sans réaliser de déviations utiles. Nous en trouvons des preuves dans les curieuses recherches commencées par Geoffroy Saint-Hilaire, continuées de nos jours par de persé- vérants observateurs, parmi lesquels on ne peut taire les noms de M\. Panum, Dareste et Lereboullet (1). Les œufs des oiseaux, soumis par ces expérimentateurs à l'incubation artificielle, ont été l’objet de leurs nombreuses tentatives ; ils en ont varié les positions ; ils en ont enduit les coques, d'huile ou de vernis; ils ont soumis les œufs à une tem- pérature basse ou élevée; l'arrêt de la vie dans les germes nais- sants, le développement de divers états pathologiques, la fré- quente réalisation d'anomalies et de monstruosités, telles ont ont été les conséquences des investigations. On ne peut con- tester que les résultats obtenus n'aient un intérêt pour la science; ils ne peuvent servir les exigences de la pratique industrielle, en réalisant les variations qu’elle recherche. Il Nous avons essayé de faire comprendre comment les influences exercées sur les êtres organisés, soit par l’intermé- diaire des parents antérieurement à l’acte procréateur, soit pendant la fécondation, soit à l’époque du développement, peuvent mettre en jeu l'aptitude à la variabilité. (4) Cons. un Rapport fait à l’Académie des sciences sur les travaux de ces observateurs (séance du 29 décembre 1862). LES VARIATIONS UTILES. 71 Insistons maintenant sur les modifications que permettent d'obtenir les troubles apportés dans l'harmonie des autres fonctions de l’organisme. Chez l'animal et chez la plante, les fonctions peuvent être envisagées sous un double aspect : leur individualité et leur indépendance, leur enchaînement et leur harmonie. Au premier point de vue, elles Sont surtout l’objet des études du physiologiste expérimentateur ; au second, elles intéressent particulièrement les savants qui veulent diriger la machine organique, soit pour y rétablir l'équilibre altéré par la maladie, soit pour y réaliser des modifications utiles à l’art de l’éle- vage. L'organisme est une pluralité dans l'unité ; les fonctions qui en déterminent le jeu et en règlent la durée, les organes qui les servent, représentent comme autant d’unités particulières, capables de vie indépendante ; la maladie, la mort, manifestent ces activités spéciales ; l’expérimentation permet de les isoler (1). Mais ces unités d'existence, si on peut ainsi les nommer, se rattachent les unes aux autres par des liens de subordination et de coordination d’où dépendent le maintien et la direction de l’économie vers un but déterminé. À envisager ces lois d'harmonie en ce qu’elles ont de général et d’applicable à la pratique, on y découvre quelques manifes- tations plus essentielles, dont l'expérience a depuis longtemps appris à connaître la valeur : L'action de la fonction sur l'organe, Le balancement fonctionnel, Les corrélations organiques, L'influence des milieux. Ces principes, qui sont du domaine de la physiologie géné- rale, fourniront aux éleveurs leurs moyens d'action les plus rationnels et Les plus efficaces. Le secret des modifications à imprimer, en prenant en (1) Cons. un excellent travail de M. Claude Bernard, Sur les poisons américains (Revue des deux mondes, septembre 1864), et son livre : Introduction à l’élude de la médecine expérimentale (1 vol, Paris, 1865). 72 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES considération ces lois de l’économie, se résume essentiellement dans l'éducation fonctionnelle mise en pratique dès le jeune âge. C'est un principe, qu’une fonction rendue plus active réagit sur les actes qui en dépendent et provoque le déve- Joppement des organes qui la servent. Par une alimentation plus abondante, l'appareil digestif gagne en développement, le cœur en énergie, la poitrine en capacité, les muscles en volume et en richesse alimentaire. Sollicitées à donner leur produit, les mamelles se distendent et préparent un lait plus abondant. Exercés dès les premières années, les muscles et les articula- tions acquièrent de la vigueur et déterminent chez l'animal l'aptitude spéciale soit à la course, soit au travail, L'activité imprimée à chaque fonction développe les appa- reils qui l’exécutent. L'art atteint, par cette voie, son résultat le plus désiré, la spécialisation ; il réalise chez l'animal le genre de beauté le plus en harmonie avec sa destination. L’éleveur augmente la sécrétion du lait par l’exercice des mamelles, et il produit les races laitières, il active l'alimentation et pré- pare des animaux précieux pour la consommation; il déve- loppe l'appareil locomoteur et forme les races de course et de travail. On conçoit que les effets de l'exercice fonctionnel puissent différer, suivant l’âge des animaux, le temps pendant lequel les modifications sont continuées, l’importance des fonctions dont on a en vue le développement. Les jeunes organismes plus vivaces, plus actifs, réagissent davantage ; les procédés de l'éducation fonctionnelle ont sur eux des effets plus rapides et déterminent des perturbations plus profondes; nous donnerons quelque idée de l’enchaîne- ment de ces effets, en disant comment on obtient la précocité sous l'influence du régime alimentaire. Chez le jeune animal soumis dans l’inaction à une alimen- tation abondante, le développement est précipité ; les os, plus hâtivement durcis, s'arrêtent dans leur croissance, les dents activent leur évolution, les muscles prennent du volume, les graisses se déposent en quantité sous les téguments, les formes de l'adulte s’accusent, se réalisent avant le temps, LES VARIATIONS UTILES. 73 De pareils produits, chez lesquels l’art est parvenu à devancer l’évolution normale, sont si précieux pour l’industrie, qu’un maître en zootechnie n’a pas hésité à formuler ce précepte : « Le mode d'alinentation et d'élevage dans le jeune âge ren- » ferme, en définitive, tout le problème de la création et de » l'alimentation des races (1). » Ghez l'adulte, la gymnastique alimentaire réagit également, mais avec moins de puissance sur les actes de l'économie. La digestion activée verse dans le torrent circulatoire des maté- riaux plus abondants, la respiration s'exécute avec énergie, elle détermine, par le jeu plus répété des muscles, l’ampliation de la poitrine ; le cœur, plus actif, distribue sur tous les points de l'organisme un sang plus riche et plus abondant ; l’assimi-- lation accomplit ses transformations mystérieuses, et l'excès des aliments préparés se dépose, soit dans les interstices des fibres musculaires, soit dans les mailles des tissus, au sein desquels les organes sont comme enveloppés. C'est ainsi que la gymnastique alimentaire, l’activité impri- mée aux fonctions nutritives, permeitent à l'éleveur l’obten- tion de formes précieuses pour la subsistance publique; s’il veut atteindre, par ce moyen, des résultats plus complets, qu'il ajoute le repos à l’abondance dans l'alimentation ; il transfor- mera ainsi l'animal en une sorte de machine destinée à pro- duire sans dépenser, à emmagasiner, sans les utiliser pour elle- même, les produits réservés à notre bien-être. En considérant cette puissante action de la fonction sur l'organe, traduite par des effets si positifs, il serait difficile de prétendre avec certains adeptes des doctrines matérialistes que les actes de l’économie sont sous la dépendance exclusive des organes, que la fonction est subordonnée à l'instrument, que le seul jeu des rouages de la machine physique suffit à expli- quer l'opération de la vie. C’est une loi en physiologie que les fonctions sont équili- brées de telle sorte, qu’on ne saurait développer l’une d'elles (1) Baudement, Observations sur les rapporis qui existent entre le développement de la poitrine, la conformation el les aplitudes des rcces | bovines (Annales du Conservaloire des arts et métiers. Paris, 1861), FAIVRE. E) 7h LA. VARIABILITÉ DES ESPÈCES. sans affaiblir l’autre ; l’activité excessive entraîne l’inertie, la force conduit à la faiblesse, une aptitude spéciale exclut les aptitudes différentes. Geoffroy Saint-Hilaire a insisté, en anatomiste, sur cette loi du balancement organique ; Bichat en a indiqué la portée phy- siologique ; Gœthe en a donné, en ces termes, la formule sai- sissante : « Les chapitres du budget qui doit régler les dépenses de la » hature'sont fixés d'avance, mais elle est libre, dans certaines » limites, de répartir ses dépenses comme il lui plaît ; si elle » veut dépenser davantage d’un côté, elle ne rencontre pas » d'obstacles, mais elle est forcée de se restreindre sur un autre » point; c’est ainsi que la nature ne peut jamais s’endetter » ni faire faillite (1). » Dans l’art de la variabilité, cette formule est fondamentale ; chez l’animal façonné pour l'alimentation, la vie de relation perd en puissance ce que la vie nutritive acquiert ; chez les races conformées pour le travail, l’appareil locomoteur est dé- veloppé, mais les formes sveltes, grêles et élancées, témoignent du peu d'activité du travail assimilateur ; chez les vaches laitières, les mamelles donnent d’abondants produits, mais c'est de plus souvent aux dépens de l’aptitude au travail et de la production alimentaire. La loi du balancement fonctionnel implique donc l’ éxchision des aptitudes; ce serait une faute de demander au même animal des spécialisations différentes. Le balancement fonctionnel crée d’autres antagonismes, dont nous profitons sans les comprendre; celui des fonctions nutritives et des actes de la propagation est le plus important à signaler. C’est un fait vulgaire que l’engraissement des volailles s'obtient par l’ablation de leurs glandes séminales. C’est égale- ent une pratique, dès longtemps répandue, d’émasculer les moutons et les porcs pour accumuler, dans leurs tissus, une graisse abondante; enfin, on pratique avec succès une (4) Consulter notre Analyse des œuvres scientifiques de Gæthe, 1 vol. Paris, 4862, p.130. | LES VARIATIONS UTILES. 75 opération analogue sur des individus de la race bovine, dont on obtient des produits alimentaires, alors que l’âge les rend impropres à d’autres services, L’engraissement excessif amène souvent des résultats in- verses ; il altère les fonctions propagatrices et peut conduire à la stérilité. Il est curieux de trouver, jusque dans le règne végétal, l'expression du même antagonisme entre la nutrition et la génération. Dans un sol fertile, la plante développe avec vigueur ses organes végétatifs, mais les fleurs y sont rares et la fructifica- tion peu abondante; cultivée, au contraire, dans un sol appauvri, ses rameaux se chargent de fleurs et de fruits, tandis que les organes de la vie végétative sont ralentis dans leur dé- veloppement. Linné connaissait ce principe : « Plantez», disait-il, « dans » un sol fertile, un arbuste, qui, dans un vase de terre, » donnait chaque année des fleurs et des fruits, il cessera de » fructifier, et ne développera plus que des rameaux chargés » de feuilles ; les branches autrefois chargées de fleurs sont » maintenant couvertes de feuilles (1). » Les botanistes modernes ont confirmé la justesse de ces principes en établissant que chez les hybrides, le développe- ment des organes végétatifs coïncide avec l’absence ou l’im- perfection du pollen ou des ovules. Le balancement fonctionnel explique plusieurs pratiques horticoles; ainsi, l’ablation des fleurs concourt à l'amélioration des graines, la suppression des feuilles peut aider à l’accumu- lation dans les racines des principes alimentaires; le retran- chement des branches par la taille multiplie et développe les bourgeons. Parmi les lois d'harmonie organique, il en est une encore dont la connaissance permet de provoquer et de mettre en jeu les manifestations du variable ; nous voulons parler du principe des corrélations dont Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire ont éga- lement compris la portée et la valeur. (1) Amænitates Academic, t, I, p. 324-365; 76 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. Les corrélations de l’économie sont, ou fonctionnelles, ou organiques, ou de développement. Ces dernières, sur lesquelles M. Darwin a particulièrement insisté, se lient surtout aux âges et à la croissance (1). Chez l'enfant, les dents et les cheveux sont en corrélation de développement ; à l’âge de la puberté, l'organe vocal, l’appa- reil générateur, les mamelles, accomplissent simultanément leur évolution. | Lorsqu'un organe apparaît, lorsqu'une métamorphose s’ac- complit à un moment déterminé du développement, le même organe se produit, la même métamorphose se répète chez chaque descendant à la phase correspondante de sa vie; ainsi se forment les bois chez les ruminants, ainsi le ver à soie passe régulièrement, aux âges correspondants de sa descendance, par les états de larve, de chrysalide et de papillon. Plusieurs corrélations organiques intéressent exclusivement la science; quelques-unes importent surtout à la pratique, l'état d’une partie devenant un indice pour juger de la con- formation des autres. Le seul examen des cornes lisses, chez une brebis du troupeau de Mauchamp, a suffi à l’un de nos habiles zootechniciens pour lui faire présager sans erreur la finesse, la longueur, l'absence de flexuosité des brins laineux qui forment la toison. La corrélation bien connue des toisons et des cornes avait dirigé, dans cette circonstance, le juge- ment du praticien. M. Darwin rapporte, dans son ouvrage, plusieurs exemples de corrélations analogues. Les chiens chauves, dit-il, ont les dents imparfaites : elles sont allongées chez les animaux à longs poils ; elles offrent chez les Édentés et les Pangolins des ano- malies en rapport avec la singularité des téguments épider- miques. L’observateur attentif des lois de la variabilité ne doit point méconnaître ces harmonies ; par elles, il est mis à même de prévoir comment la fixation de certains caractères entraînera des modifications corrélatives que la sélection peut propager en les développant. (4) Darwin, op. cit., p. 209, 286. LES VARIATIONS UTILES. 101 Au nombre des moyens qui, cn ébranlant l'espèce, peuvent provoquer des variations, il en est peu d'aussi efficaces que les changements apportés dans l’action des milieux et dans les conditions d’existence. C’est que ces conditions d'existence, si profondément modi- fiées par la domesticité et la culture, règlent le jeu des fonc- tions, concourent à leur entretien, en maintiennent l'équilibre; le monde extérieur assure la durée de là machine organique, c’est à cette source qu’elle puise, à ce foyer qu’elle s’alimente : nous ne saurions donc être surpris de la puissance des effets de corrélation entre les organismes et les milieux. L'art zootechnique tire un grand parti des changements dans les conditions d'existence, et la culture elle-même doit surtout les résultats qu’elle obtient à de pareilles modifications provoquées par le transport, ou déterminées par des moyens artificiels. Le jardinier change la constitution du sol ; il règle l’expo- sition, la température, l'humidité atmosphériques ; il fait vivre la plante dans des demeures artificielles, il la déplace ou la maintient, l’étiole ou la développe, la retarde ou l’accélère en lui donnant ou en lui refusant la lumière et la chaleur. Soumise à ces pratiques que l’art a ingénieusement multipliées, la plante est forcément ébranlée; elle cède, et obéit aux exigences de l’horticulteur. Tels sont les procédés que l’homme peut mettre en œuvre pour obtenir les variations ; il lui est possible d’en augmenter, par l'emploi simultané, la puissance et les résultats. Chez les plantes, les soins dont le pied-mère est l’objet, les semis, les fécondations artificielles, les transports, ajoutent leurs effets et concourent à réaliser des formes nouvelles ; chez les espèces animales, les croisements, le choix des reproduc- teurs, les soins incessants de la domesticité et de l’éducation fonctionnelle sont unis en vue de mieux assurer l'obtention des variations utiles. Par toutes ces ressources, l’art prend possession de la nature, il lui dicte en quelque sorte les variations qu’elle doit réaliser. Mais ses efforts seraient vains, ses créations éphé- 3 mères, s’il se bornait à provoquer des modifications indivi- 78 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. duelles, impuissant à les développer, à les fixer, à les trans- mettre. Ce pouvoir lui a été donné; la sélection en assure l'exercice et en démontre l'efficacité. HI Nous ne parlerons pas de la sélection pour en tracer l’his - toire, en discuter les procédés, en signaler les résultats indus- triels ; notre but est d’en indiquer la nature et la portée, d’en dire les difficultés et les limites. Depuis que M. Darwin a si ingénieusement développé les conséquences de cette méthode, en lui donnant une valeur, que personne, avant lui, n'avait songé à lui attribuer, la sélection est à l’ordre du jour ; elle soulève de vives polé- miques, elle excite le plus légitime intérêt. Chez les plantes, la sélection se réduit à deux principes essentiels : Le choix et l'isolement des produits, La permanence du choix et de l’isolement. La constance dans le choix des pieds mères, en vue d’une spécialisation déterminée, accumule et développe les variations ; La constance dans leur propagation, par semis successifs, les fixe et en assure la stabilité. Un exemple fera facilement com- prendre la mise en application de ces principes. Un horticulteur remarque, dans ses semis, de jeunes plants dont l'aspect trahit la tendance à des proportions plus réduites ; il se propose d’exagérer, de fixer cette tendance et de consti- tuer une race naine. Il choisit donc les individus les plus con- formes à son dessein, et les ayant élus, il détruit soigneusement, avant leur floraison, tous les plants d’alentour. Les graines mürissent sur les pieds réservés, à l'abri des influences étran- gères. Parmi les produits qui en naissent, quelques-uns accusent plus nettement, par leur taille réduite, la tendance à fixer. Geux-là sont encore distingués, isolés et réservés pour la récolte. Dans les graines qu’ils prépareront à leur tour, le nanisme sera encore plus nettement réalisé, et la ERNST . LES VARIATIONS UTILES. 19 sélection pourra être pratiquée dans des conditions plus favo= rables. Les choix, l'isolement et les semis sont répétés à chaque génération, et chaque fois, la variation s’accentue davantage ; elle acquiert bientôt des caractères de stabilité qui assurent sa transmission régulière. En se conformant à cette méthode, d’habiles floriculteurs ont obtenu, en quelques années, des races naines de Scabieuses et de Calliopsis; il a même suffi à Vilmorin de deux généra- tions pour fixer la variation naine du Tagetes signata. Nous devons au même procédé la plupart des races qui font notre richesse horticole, et récemment encore, un agronome comme l'Angleterre sait en former démontrait une fois de plus l'excellence de la méthode sélective par l'obtention d’une race de Froment perfectionné (1). La sélection est une formule applicable, chez la plante, aux états les plus divers. Il suffit généralement qu’une variation soit donnée par la nature ou provoquée par l'art, pour que la méthode sélective s’en empare, la développe et parvienne à la fixer; nous disons généralement, parce qu’il est des restric- tions à apporter au principe ; nous n’en voulons donner pour preuves que les tentatives réitérées et infructueuses de MM. Vilmorin pour perpétuer par les semis une forme naine . de Saponaire de Calabre, développée accidentellement dans leurs cultures. Chez l'animal dont les fonctions sont spécialisées par suite de la division du travail, la sélection est plus difficile que chez la plante ; elle exige des soins plus intelligents. Sous les mêmes enveloppes florales, la plante réunit les deux sexes; ils sont portés chez l'animal sur des individus différents ; au choix des produits et à leur isolement, il faut donc joindre, chez les animaux, le choix attentif des propa- gateurs et diriger cette opération en vue de la variation dont le maintien est le but à atteindre. C’est là une des difficultés que l’éleveur instruit apprendra (1) Blé généalogique de Nursery obtenu par M. Hallett. — Voyez Gardner’s Chronicle and Agricultural Gasetle, 24 août 1861. 80 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. à Surmonter ; s’il consulte les leçons de l’expérience, il saura les avantages des reproducteurs sains et vigoureux ; il n’igno- rera pas la participation de chacun d’eux aux caractères des produits; il tiendra compte de la puissance héréditaire; il mettra surtout ses soins à connaître la généalogie des ancêtres, sachant que l’hérédité en transmet les vices, et que les alliances consanguines accumulent les imperfections des aïeux (1). Le choix des produits et le choix des alliances expliquent la difficulté des sélections chez les espèces animales; ces con- ditions exigent de l’éleveur la science et la sagacité. 1 lui faut distinguer, parmi les produits, ceux qu’une aptitude à peine indiquée désigne à son choix, ceux dont la conformation révèle par des traits certains, ou par quelques associations de carac- tères, la précocité ou la tendance à une adaptation spéciale ; c’est le génie des Backewell, des Colling, des Tomkins, d’avoir su découvrir ces conformations particulières, dont ils ont fait le point de départ de races nouvelles. Les espèces les plus humbles peuvent être, comme les plus parfaites, l’objet de la sélection. Elles exigent des éducateurs, la même intelligence et les mêmes soins ; nous en trouvons un exemple chez les vers à soie. Ces précieux insectes n’ont jamais aussi vivement excité l'attention qu’à notre époque ; on cherche, par tous les moyens, à les soustraire au terrible fléau qui menace une de nos plus riches industries. La sélection appliquée au grainage a été et peut être proposée comme un des procédés les plus propres à l'amélioration de la race dégénérée. Elle se pratique sur les cocons et sur les papillons qui en naissent. Dans ce but, on fait choix des cocons, dont le volume, la forme, la régularité et la couleur, traduisent le mieux les qualités supérieures ; à l’éclo- sion, on choisit de même les papillons que distinguent la vigueur et l’activité, ceux dont on est en droit d’attendre des graines exemptes d'infection. C’est surtout ce choix que recommande M. Pasteur dans ses savantes recherches, et il indique un (1) Ainsi s’explique l’importance des livres généalogiques, du Stud- Book par exemple, que les éleveurs anglais tiennent avec tant de soin. LES VARIATIONS UTILES. 81 moyen à la fois simple et rigoureux qui en permet la réali- sation. En opérant cette sélection intelligente, on épure la race en mettant obstacle à la propagation et au développement des individus atteints par la maladie. La sélection est complexe dans son mode d’exécution. Pour former ou améliorer les races utiles, il ne suffit pas de choisir les produits et les propagateurs, il faut tenir compte des conditions suivantes qui déterminent et limitent le pouvoir sélectif: La spécialisation ; L'hérédité ; La consanguinité ; La continuité d’action ; La permanence des milieux. £ La spécialisation est exclusive; nous avons déjà dit pour- quoi il serait contraire à une sélection bien entendue de demander tout ensemble à l’animal le travail et le produit, ou à la plante la luxuriance de la floraison et la vigueur des organes de la vie végétative; la nature n’est pas si prodigue; on dirait qu’elle retire d’un côté ce qu’elle donne de l’autre, et qu’elle n’assure de succès qu'aux prétentions bornées et mo- destes. L’hérédité transmet en même temps les qualités et les vices ; elle peut donc devenir, entre les mains de l’éducateur qui en ignore les tendances, un principe fatal de dégradation. Il ne s’exposerait pas moins à l’insuccès, s’il avait la prétention d’élire et de transmettre indifféremment tous les caractères et toutes les aptitudes ; il importe qu’il sache d’abord quels sont les traits de l’organisation dont l’hérédité assure le plus sûrement la permanence. Les alliances consanguines, dont on a dit avec justesse qu’elles représentent l’hérédité agissant à puissance cumulée, exercent dans la sélection une double influence. Indispen- sables pendant les premières générations au perfectionnement et à l'établissement des races, elles peuvent devenir, si elles sont trop longtemps continuées, une cause d’altération et de stérilité. Les éleveurs suivent donc une pratique rationnelle lorsqu'ils recourent aux alliances consanguines pour développer 5. 82 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. et fixer les caractères, et qu’ils choisissent ensuite pour opérer les croisements des individus de même race, mais dont la parenté est éloignée. L’atavisme agit en sens inverse des alliances consanguines. Dès les premières générations, l’éleveur est appelé à combattre le retour au type des aïeux qui tend à effacer les caractères paissants de la race; il doit alors affoler le type, comme le disait Vilmorin. Mais, après quelques générations, le même principe d’atavisme devenant un auxiliaire pour la fixité des caractères, l'éducateur devra mettre autant de soin à en faciliter l’action qu'il en a mis au début à en combattre l'influence. Dans l'œuvre de la sélection, le temps est un agent indis- pensable. Par la succession des produits, choisis et alliés entre eux, il assure le développement et la stabilité des caractères élus. Malgré l’action du temps, la sélection demeurerait éphé- mère si les individus de la race élue cessaient d’être maintenus dans des conditions identiques. Les changements d'hygiène, d'éducation, d'alimentation, et surtout le transport dans des contrées différentes, ont souvent troublé des harmonies orga- niques qu'on pouvait croire permanentes, abâtardi des races que l’on regardait comme des conquêtes certaines de l’action sélective. La sélection a un incontestable pouvoir, mais ce pouvoir a ses difficultés, son impuissance, ses limites; c’est l'erreur de M. Darwin de les avoir méconnues, et d’avoir considéré la sélection, suivant l’expression imagée de Youatt, « comme la » baguette magique, au moyen de laquelle l'éleveur appelle à » la vie quelque forme qui lui plaise » (1). L'illustre auteur du livre sur l’origine des espèces ne s’est pas borné à soumettre à ce merveilleux procédé l’organisation entière ; il va plus loin, il va au delà des conséquences qu’une saine logique autorise, lorsqu'il proclame la sélection comme le moyen par excellence employé par la nature dans la for- mation et l’évolution des êtres vivants, lorsqu'il en suppose la réalisation dans le cours des âges, sous l’action incessante des (4) Darwin, De l’origine des espèces, p. 54. LES VARIATIONS UTILES. 83 forces naturelles. Il écrit : « L'élection naturelle travaille » partout et toujours insensiblement et en silence au perfec- » tionnement de chaque être organisé... Nous ne voyons pas » bien les lentes et progressives transformations qu’elle opère, » jusqu’à ce que la main du temps les marque de son empreinte » en mesurant le cours des âges (1). » La transformation des espèces, leur production à laide d’un nombre limité de types primitifs, tels seraient en dernière analyse les effets de cette puissance sélective si libéralement accordée à la cause organisatrice, quelque nom qu’on veuille lui donner. Si nous rappelons ces idées bien connues de lillustre naturaliste anglais, ce n’est, ni pour les développer, ni pour les combattre ; nous voulons seulement mettre l'hypothèse en face de la réalité, et montrer la sélection, non telle qu’on la sup- pose, mais telle que l’expérience la découvre avec ses difficultés, ses incertitudes et ses limites (2). En fait, nous n’avons modifié par ce moyen qu'un nombre très-restreint de types organiques, non que nous n’ayons réitéré nos tentatives, mais parce que les insuccès nous ont contraints à abandonner l’entreprise. Nous avons agi sur des appareils extérieurs, nous arrêlant en quelque sorte à l'écorce des organismes, sans en changer en rien la constitution essentielle et profonde. Enfin, ces races utiles qui sont l’œuvre de la sélection, nous les avons acquises au prix de difficultés incessantes, et leur conservation est condi- üonnelle et relative. Telle est la sélection pratiquée par l’homme. Importante par ses résultats industriels, par ses bienfaits, par ses promesses, elle est loin encore de justifier par ses con- quêtes les espérances que des esprits trop exclusifs ont voulu fonder sur elle. M, Darwin voit dans la sélection un moyen tout-puissant mis à la disposition de l'homme pour modifier les organismes et les (1) Darwin, De l’origine des espèces, p. 120. (2) On lira dans un des volumes de cette collection (Janet, Le maté- yialisme contemporain, chap. vi) une intéressante critique de la doctrine de l’élection naturelle. 8h LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. rendre plastiques au gré de ses besoins et de ses caprices; la pratique enseigne quelles restrictions, quelles limites, les lois de l’économie, les difficultés à vaincre, l'impuissance de nos essais, apportent à ce pouvoir. S’avançant sans hésiter dans la voie des conjectures, l’émi- nent observateur anglais n’hésite pas à accorder à la nature une puissance sélective illimitée, développant, perfectionnant, modifiant sans cesse les êtres organisés. Où sont les preuves d’une si étrange sélection ? Sur quels faits repose la justification d’une aussi ingénieuse conjecture ? En dehors des vraisem- blances, des rapprochements heureux, des explications habiles, nous ne saurions découvrir un seul exemple clair, complet, décisif, d'une opération si complexe réalisée par la nature, disons mieux, par le hasard? Tenons donc pour hypothétique une doctrine que ne justifie pas et ne rend pas vraisemblable la sélection pratiquée par l’art dans un but industriel, et atten- dons, pour accorder créance à cette séduisante assertion d’une élection naturelle, le jugement sans appel de la réalité. La réalité, elle nous met à l’abri de toutes les illusions, elle nous défend des séductions de la théorie, des rêveries de l’ima- gination, des égarements de l’idée préconçue; elle nous apprend, comme l’a écrit Pascal, ce profond penseur, qui se connaissait en sciences exactes, «à ne pas juger de la nature selon nous, mais selon elle » (1). CHAPITRE VI LES RACES ET LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. I « On n’a aucune preuve », écrit Cuvier, « que toutes les diffé- » rences qui distinguent aujourd'hui les êtres organisés soient de (1) Pascal, Pensées, édition Havet, p. 362. LES LIMITES DE-LA VARIABILITÉ. 85 » nature à avoir pu être produites par les circonstances. Tout » ce que l’on à avancé sur ce sujet est hypothétique ; l'expé- » rience paraît montrer au contraire que dans l'état actuel » du globe, les variétés sont renfermées dans des limites assez » étroites, et, aussi loin que nous pouvons remonter dans l’anti- » quité, nous voyons que ceslimites étaient les mêmes qu’au- » jourd’hui. » On est donc obligé d'admettre certaines formes qui se » sont perpétuées depuis l’origine des choses, sans excéder ces » limites, et tous les êtres appartenant à l'une de ces formes » constituent ce qu’on appelle espèce (1). » La science ne contredit pas ces vues si sensées de l’illustre naturaliste ; les faits chaque jour plus nombreux et mieux étu- diés ajoutent leurs témoignages à son autorité. En découvrant les limites étendues que l’aire de la variabilité normale peut atteindre, ils n’autorisent nullement à conclure que ces limites aient été franchies. Les partisans de la mutabilité des formes organiques ne pen- sent pas ainsi, et voici à quelles conséquences conduit leur séduisante hypothèse. Si l'espèce se transforme, ce n’est point sans doute par de brusques changements et comme par des coups de théâtre, mais par une suite de modifications lentes, incessantes, que les siècles accumulent, que les changements dans les condi- tions d'existence, la sélection, la lutte pour la vie, préparent et réalisent. Sous ces influences, chaque espèce donne lieu à des varia- tions; ces variations élues, perpétuées, forment des races, et ces races elles-mêmes, véritables candidats aux espèces nou- velles (qu'on nous permette cette expression d’un ingénieux auteur), réalisent, en se spécifiant, une suite de formes inter - médiaires et graduées. Devenues espèces, leur stabilité, leur permanence par la propagation, sont conditionnellement assu- rées, c'est-à-dire en tant que les actions de milieu, la sélec- tion, la lutte pour la vie, n’exercent pas leurs 2rrésistibles in- fluences. (1) Règne animal (Paris, 4829), introduction, p. 16. 86 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. La mutabilité de lespèce posée en principe conduit logi- quement à cette suite de conséquences : formation normale et facile des races naturelles; suppression des limites entre les races et l’espèce ; réalisation de types intermédiaires entre les formes spécifiques actuelles ; durée relative et passagère des formes réalisées. D'illustres naturalistes ont été frappés, depuis longtemps, de la portée de ces objections. Notre but, dans ce chapitre, est d'en mettre en lumière, surtout en ce qui concerne les races, la légitimité et la valeur. Discutant, à propos de l’Ane, la haute question de l’origine de cet humble animal, Buffon écrit : «Si l'espèce de l’Ane vient de l’espèce du Cheval, cela n’a pu » être que successivement et par nuances : il y aurait eu, entre le Cheval et l’Ane, un grand nombre d'animaux intermé- » diaires, et, pourquoi ne verrions-nous pas, aujourd’hui, les » représentants, les descendants de ces espèces intermédiaires? » Pourquoi n’en est il demeuré que les deux extrêmes (1)? » Cuvier, à un autre point de vue, tient le même langage que Buffon : il se demande ce qu'ont pu devenir ces intermédiaires innombrables qui marquent, entre les formes actuelles, les degrés de spécificité que la transmutation suppose. « Si les espèces», dit-il, «ont changé par degrés, on devrait » trouver des traces de ces modifications graduelles .. .. ...... » Pourquoi les entrailles de la terre n’ont-elles point conservé » les monuments d’une généalogie si curieuse (2)? » Il n’a été fait de réponse satisfaisante, ni à Buffon, ni à Cuvier, et les tentatives des paléontologistes pour retrouver, parmi les débris fossiles, les intermédiaires si désirés, ne sont pas encore de nature à dissiper les doutes légitimes, Mais, peut-être, les adeptes de la mutabilité légitimeront-ils plus aisément cette autre conséquence de leur doctrine, que les espèces se sont formées de races insensiblement spéciéifiées, que, dès lors, dans les conditions actuelles, comme par le passé, l’étude des races doit donner les preuves de leur facile & (1) Buffon, De l’âne, t. IV, p. 390. (2) Cuvier, Histoire des révolutions du globe,, 6° édition, p. 390. LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ, 87 formation à l’état de nature, de leur maintien, de leur grada- tion insensible vers des formes considérées comme spécifiques, et dont elles ne différeraient par aucun trait essentiel ? Voyons si ces différentes suppositions sont conformes à la réalité, s’il est logique de nier les limites entre l’espèce et la race, si l'expérience ne conduit pas, au contraire, à reconnaître dans l’origine, le maintien, les caractères des races, des diffé- rences, des contrastes avec les espèces, à assigner des limites à la mutabilité. Nous tenterons l'examen de ces difficiles sujets en appelant successivement l’attention : Sur la formation des races ; Sur les conditions de leur maintien. Par races, nous entendons, avec la majorité des savants, naturalistes ou praticiens, des variétés constantes, perpétuées par la génération, ou encore, pour employer un langage plus rigoureux, des groupes dont les individus donnent entre eux, par les croisements, des produits indéfiniment féconds. Dans cette manière d'envisager les races, nous nous éloi- gnons d’une opinion récente et soutenue avec talent ; les races, d’après cette nouvelle doctrine, sont considérées comme per- manentes, naturelles aussi bien que l'espèce. Il existerait des types naturels, des types spécifiques de races, distincts par des traits essentiels ; et il faudrait cesser de considérer comme véritables les prétendues races industrielles. - Attendons que les partisans de cette manière de voir légi- timent, par des arguments péremptoires, leurs graves asser- tions, combattues et repoussées par des hommes dont le nom fait autorité (1). (4) Cons. Sanson, Principes généraux el applications de la zoolechnie, 4 vol. ; Paris, 1866-1867 ; — Des types naturels en zoologie, dans le Journal d'anatomie de Charles Robin, juillet et août 1867, etc. ; — et pour les critiques : Tisserant, dans Journal de-médecine vétérinaire de Lyon, juin et août 1866, p. 292 et suiv.; — De Quatrefages, Rapports sur les progrès de l'anthropologie, 1 vol. ; Paris (1847, p. 145); — Lartet et de Mortillet, Bulletins de la Société d'anthropologie (ENV, t. Ier, 2e série) ; — Dareste, Comples rendus de l’Académie des sciences, avril et mai 1867. 88 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. II La variabilité de l'espèce suppose que la formation des races à l'état de nature ne saurait être ni rare ni exceptionnelle: or, un fait frappe les observateurs : c’est le peu de fréquence, à l'état sauvage, des variations et des races chez les animaux et les plantes; les races formées dans ces conditions sont excep- tionnelles à ce point, que plusieurs naturalistes n’hésitent pas à en révoquer en doute l'existence. «11 n’y a pas de races natu- » relles dans le sens strict du mot », écrit M. Godron, la race » est le cachet de l'intervention de l’homme (1). » Sans partager cet avis, de Candolle constate que, dans le règne végétal, « l'existence même des races est controver- sée » (2). Jugeant à son tour la question, M. de Quatrefages établit à la fois le peu de fréquence des races naturelles et la réalité de leur existence chez les animaux et les plantes (3); elles peuvent, en effet, exister dans les deux règnes, et elles y sont une conséquence de l’action du milieu et de la possibilité d'adaptation aux conditions d'existence. Mais autre chose est d'établir la possibilité et la réalité d'existence de quelques races * naturelles, comme nous l'avons tenté précédemment, autre chose de prétendre que la formation de ces races soit fré- quente, normale et facile. Les lois de la distribution géographique, les essais de natu- ralisation et d’acclimatation , la connaissance si avancée au- jourd’hui des formes végétales et animales apportent à cet égard des preuves restrictives. Frappé de l’aptitude à la mobilité, par le fait du milieu et dans certaines touches accessoires, Cuvier ne l'avait pas été moins de la constance des espèces à subir, sans changements essentiels, les conditions variées de leur vaste habitat. « Quoique » le Loup et le Renard », écrit-il, « habitent depuis la zone tor- » ride jusqu’à la zone glaciale, à peine éprouvent-ils, dans cet » immense intervalle, d'autre variété qu’un peu plus ou un (4) Godron, op. cit., 1, 16-23. (2) Physiologie végétale, 11, 690. (3) A. de Quatrefages, Unilé de l'espèce humaine (4 vol, Paris 1361), p. 80 et suiv. on LD dt LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. 89 » peu moins de beauté dans leur fourrure...…; ceux des ani- » maux sauvages qui sont retenus dans des espaces limités » varient bien moins encore, surtout les carnassiers. Une cri- » nière plus fournie fait la seule différence entre l'Hyène de » Perse et celle du Maroc (1).» Il suffit, pour confirmer ces remarques, de donner quelque » attention à la distribution géographique des animaux et des plantes. Le Tigre royal se retrouve sans changements des îles de la Sonde au nord de la Sibérie, du Géleste-Empire aux latitudes de Berlin et de Hambourg; les Jaguars vivent identiques en Amérique, du A0° degré de latitude nord au 40° degré de latitude sud ; le Héron ne change pas, de la Norwége au Congo, du Tonkin au Malabar. Même stabilité chez les végétaux : le Mouron des oiseaux est spontané dans toute l’Europe; on le retrouve dans la Sibérie et l'Himalaya, au Cap et en Algérie, en Californie et au Chili, au Kamtschatka et à la Nouvelle- Zélande ; partout il demeure le même. Le Cresson de fontaine végète, sans modifications, dans les eaux de Madère et des Canaries, de la Russie et du Japon; on a cueilli la Fougère ai- glière, identique avec elle-même, sur les monts du Caucase, aux îles Canaries, dans toute l’Europe, dans l’Australie et la Nou- velle-Zélande. De plus humbles espèces ne fournissent pas des exemples moins décisifs; c’est ainsi que l'habitat des Lichens saxicoles, étendu d’un pôle à l’autre, n’a changé ni l’aspect, ni les caractères de.ces Cryplogames (2). Quelles conditions plus favorables cependant à la formation des races, que ces vastes habitats où les animaux et les plantes sont soumis aux influences profondes, permanentes, extrêmes, des milieux les plus variés? Pour modifier les êtres dans de semblables conditions, le temps et les milieux paraissent unir leur toute-puissante in- fluence et, cependant, les mêmes formes, les mêmes traits distinctifs demeurent. Mais voici d’autres preuves bien claires des difficultés, des (1) Discours sur les révolutions du globe, 6° édit., p. 124. (2) Godron, op. cit., I, 43, 66. 90 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. obstacles que rencontre la formation des races parmi les plantes spontanées ; M. À. de Candolle, qui en a fait ressortir la valeur, n'en à certainement point exagéré l'importance. Rien n'autorise à croire que les limites géographiques des espèces aient changé depuis plusieurs siècles et, cependant, il n'apparaît sur ces limites aucune race distincte ; les plantes luttent en vain depuis des siècles pour les franchir (1). On connaît près de 200 espèces primitivement introduites de l’Europe aux États-Unis, et plus de 64 importées de cette contrée en Europe. « Je n’en pourrais citer une seule », dit encore M. de Candolle, « qui soit indiquée comme une va- » riété bien tranchée et surtout comme race. » Plusieurs siè- cles d'exposition sous un climat nouveau n’ont pu déterminer des modifications héréditaires. Les agents physiques, les animaux, l’homme même, sont souvent les causes indirectes du transport d'animaux ou de plantes dans des conditions nouvelles? Les races dans ces con- ditions devraient prendre aisément naissance, et cependant elles ne se sont point formées. Les espèces du midi, transportées au nord, celles de la plaine développées sur les montagnes, celles du nouveau monde dans l’ancien continent, celles de l’Europe, apportées en Amé- rique, ont végété le plus souvent sans altérations marquées. Nous disons le plus souvent, car beaucoup languissent et meu- rent, impuissantes, non-seulement à se transformer, mais sim- plement à s'adapter aux conditions nouvelles. Parmi les nombreuses preuves que nous pourrions apporter de cette résistance des types aux changements à la suite de transports, nous n’en connaissons pas de mieux établies que celles dont l'étude botanique du port Juvénal, aux environs de Montpellier, indique la valeur. Un savant botaniste, mettant à profit des documents nom- breux, a étudié les modifications subies depuis le xvI° siècle par la flore si riche de cette contrée, et il est arrivé aux con- clusions suivantes : Les causes physiques n’ont pas introduit une seule plante (1) A. de Candolle, Géographie bolanique, t. II, p. 1986. last LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. 91 dans cette région; seize espèces s’y sont naturalisées, mais seulement par suite des soins assidus de l’homme. Quant aux graines étrangères apportées par l’étendage de laines au port Juvénal, elles y ont constitué une flore transitoire, elles s’y sont montrées pour disparaître bientôt : sur plus de 458 espèces étrangères signalées dans cette localité à différentes époques, une seule, l’Onopordon virens, semble s'être développée, depuis le xvi° siècle, dans une aire étendue (1). Ainsi, la végétation exotique du port Juvénal à été passagère et adventive. Une lo- calité belge, Verviers, offre un exemple analogue ; aucune des nombreuses plantes que le commerce des laines y apporte d’Espagne, du Cap ou d'Australie, n’a pu demeurer et se fixer. Les animaux introduits en Europe par des circonstances indépendantes du fait de l’homme se comportent comme les plantes; les uns disparaissent parce qu’ils ne peuvent se plier aux exigences du climat nouveau, les autres demeurent, mais sans offrir de changements appréciables. De ce nombre sont le Rat noir introduit de l’Asie en Europe, à l’époque des croi- sades, le Surmulot amené au xvixr° siècle, de la Perse ou de l'Inde, par des navires anglais, la Blatte venue de l'Orient, les Termites fortuitement transportés à la Rochelle, vers la fin du siècle dernier. Si les races prennent si difficilement naissance chez les animaux ou les plantes à l’état spontané, et chez des espèces transportées dans d’autres contrées, sans le concours de l'homme, on supposera peut-être que la flexibilité des types est plus facilement mise en jeu, lorsque les soins et les calculs humains ont préparé et déterminé des naturalisations ou des acclimatations. Sans nier la naturalisation, sans nier l’acclimatation elle- même, dans les limites où l’industrie et l'aire de la variabilité la rendent possible, nous ne saurions cependant méconnaître les difficultés et l'incertitude d’une semblable tentative. Des _ expériences réitérées ont trop de fois rappelé, par leurs in- (4) G. Planchon, Des modifications de la flore de Montpellier depuis le XVI siècle jusqu'à nos jours, thèse. Paris, 1864. 92 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. succès, la multiplicité des obstacles pour qu’il soit possible de les nier. Que de brillantes promesses dans cette voie, mais que de déceptions ! En vain on a tenté d’acclimater en Europe les Qua- drumanes des contréés chaudes, de faire vivre en Angleterre le Renne du Nord; en vain on a essayé d’y cultiver normale- ment les végétaux des régions équatoriales, ou les plantes ligneuses qui prospèrent sur les sommets; il a fallu renoncer à ces douces chimères de l’acclimatation, chimères, sans doute, et Dupetit-Thouars, a de justes motifs de caractériser ainsi les tentatives d’acclimatation sur les animaux sauvages et les plantes spontanées; mais ces expressions ne sauraient s'appliquer avec vérité aux espèces domestiques et cultivées des deux règnes. Dans ces conditions, l’acclimatalion n’est pas une impossi- bilité (1). Si nous réfléchissons aux conditions nécessaires pour que les races naturelles puissent s'établir et durer, nous découvrirons tant d'obstacles à leur formation, que nous ne serons pas sur- pris qu’on ait songé, même à en contester l'existence. Soustraites à leur habitat naturel, et placées dans les condi- tions les plus favorables en apparence pour être ébranlées, les espèces refusent, pour la plupart, de se plier aux conditions nouvelles ; tantôt elles sont infécondes, tantôt elles disparaissent rapidement, ou cessent après un temps limité de se propager et de vivre; quelques-unes demeurent, si elles trouvent un milieu analogue au milieu originaire, mais elles demeurent sans changements; un petit nombre, se pliant aux exigences du milieu nouveau, subissent des modifications et s'adaptent ; mais il ne faut rien moins, pour qu’elles puissent former des races naturelles, qu’un concours de circonstances dont la réa- lisation ne saurait être ni facile ni fréquente. La formation d’une race exige, en effet, le concours de con- ditions multiples : Une suite de générations qui assure par l’atavisme le main- tien des caractères acquis. Une organisation qui ne nuise pas à la propagation normale. (4) Cons. Ed. Morren, l’Acclimalation des plantes, brochure. Gand, 1865. LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. 93 Un complet isolement d’avec les formes de même espèce, capables d’altérer la race. Lorsque le hasard réalise et associe ces conditions, la race véritable est établie; en réfléchissant à l’heureux hasard que ‘ ce concours de circonstances suppose, on admettra qu’il existe, dans le cours normal des choses, une très-faible probabilité en faveur de la formation incessante de races progressivement perfectionnées. Si, dans les âges géologiques, nous ne découvrons point les types de transition que la mutabilité suppose, nous ne démon- trons pas, d’une manière plus satisfaisante, la réalité de ces races naturelles dont la même hypothèse implique la formation incessante et facile. Mais cherchons dans une autre voie et plus près de nous ; apprenons à connaître par l'influence modificatrice de l'homme jusqu'où peut s'étendre la plasticité du type et son aptitude à former des races, c’est-à-dire à perpétuer par la génération les modifications acquises. Si dans sa lutte contre la nature l’homme a apprécié, me- suré, en quelque sorte, la résistance et l'étendue de la varia- bilité, s’il en a plus d’une fois rencontré les limites; c’est sur- tout lorsqu'il s’agit de l'intégrité des fonctions procréatrices, d’où dépend l'existence de la race. Ce qui manque le plus souvent aux suites artificielles, c’est l'aptitude normale à la propagation ; dès que le type est ébranlé, il semble atteint, altéré dans ce qu'il a de plus essentiel, la puissance d’engendrer el de transmettre. En exagérant les précieuses qualités de leurs chevaux de course, les Anglais en ont fait des animaux incapables d’une existence normale, très-souvent inaptes à la reproduction, aisément accessibles aux influences morbides. Geux qui ont couru sont des générateurs de chevaux médiocres, leurs produits n’acquièrent de réelles qualités » qu’autant qu'ils ont cessé, depuis quelques années, de prendre ei part aux luttes de vitesse. “ Ilest connu des éleveurs, que plus les races de chevaux sont perfectionnées, plus les étalons qu'elles fournissent sont limités dans leur puissance génératrice ; les étalons rouleurs ou 94 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. communs, peuvent, sans fatigue, saillir jusqu'à deux cents juments; les étalons demi-sang n’en sauraient couvrir que trente à soixante, et les pur-sang que douze à vingt-cinq (1). Les races dites perfectionnées de l'Angleterre présentent le même affaiblissement dans le pouvoir de procréer. Les moutons donnent deux agneaux à chaque portée; chez les races anglaises spécialisées, en vue de la boucherie, üls n’en donnent plus qu’un seul ; les New-Leicester, si riches en graisses et en viande sont peu prolifiques ; l’agnelage est, dans celte race, retardé, difficile, et il faut des précautions particu- lières pour combattre ces graves inconvénients ; la même ob- servation s'applique aux moutons spécialisés en vue de la laine, et aux races bovines et porcines. Le Porc sauvage met bas deux fois par an et chaine portée est de huit à douze petits; les races porcines perfectionnées n'ont plus qu’une seule portée de trois à huit petits. L’impuis- sance dans ces races ‘est même arrivée à ce point, que plu- sieurs agriculteurs, incapables de les propager, ont dû renoncer à leur élevage (2). Chez les plantes, les variations profondes entraînent, comme chez les animaux, l’altération des organes propagateurs et de leurs produits. « La stérilité, écrit l'illustre botaniste Lindley, » estune maladie ordinaire aux plantes cultivées (3). » En principe, les races de fleurs ou de fruits ne peuvent se perpétuer de graines, mais seulement par un des modes arti- ficiels de propagation; cette impuissance accuse une altéra- tion, un degré d’infériorité des caractères de race. La stérilité totale ou partielle est souvent la conséquence di- recte de la formation de ces races végétales : les hybrides sont altérés dans leur pollen ou leurs ovules, les fleurs doubles où pleines, les fleurs péloriées donnent exceptionnellement des graines fertiles, le nombre des semences est réduit dans les arbres fruitiers cultivés, comparativement à leurs types pris à l’état sauvage. d (1) Communication de M. Tisserant, professeur d'économie rurale ë - à l’école vétérinaire de Lyon. (2) Cons. Le livre de la ferme, t. I, p. 899, (Paris, 1865, V. Masson.) (3) Lindley, op. cil., p. 497. de LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. 95 Ainsi se comportent les Pommiers et Poiriers dont les va- riétés sont précoces ou très-succulentes; l’altération va même jusqu’à l'avortement complet ; la Belle sans pepins, la Berga- mote de Gansel ou de Chaumontel, ont des fruits absolu- ment ou presque entièrement dépourvus de graines ; quelques Nèfles, plusieurs races de Raisins, les Corinthes en particulier, se caractérisent également par l'avortement des semences. Aux altérations produites par la culture se rattachent encore: la stérilité des Pommes de terre, dont on a développé avec excès les tubercules ; l’impuissance de plusieurs races de Jacinthes à se reproduire par caïeux, celle du Lis blanc, à former et à müûrir ses graines. La multiplication trop répétée par boutures, par.marcottes, ou par greffes, paraît elle-même porter atteinte à la fécondité ; telle est l’opinion de plusieurs praticiens éminents comme Sageret, Poiteau, Knight, Humphry-Davy, Puvis, opinion re- prise de nos jours et défendue avec succès (1). L'histoire de plusieurs fruits modernes la corrobore ct la confirme ; l'observation prouve, en effet, que des Poires, comme le Saint-Germain, le Doyenné et le Beurré gris, des Pommes, comme la Calville blanche et la Reinette du Canada, des Pommes et Poires de pressoir, parmi lesquelles les variétés dites Peau de Vache et Reïnette grise de Dieppedalle, ont dégénéré sous l'influence de la propagation artificielle; les Saules, les Peupliers d'Italie, les Fraisiers et la Canne à sucre ont donné lieu aux mêmes remarques. De l'examen attentif auquel il a soumis cette question, un habile pomologiste de Rouen, M. de Boutteville, conclut que la dégénérescence de ces fruits n’est explicable, ni par l’épuise- ment du sol, ni par l’état maladif accidentel des arbres fruitiers, ni par les altérations da climat, ni par la vieillesse, ni par la pratique vicieuse de la greffe; l’histoire et l'expérience le con- duisent à la fois à cette conclusion que, souvent, les races végé- tales propagées avec trop de continuité par division artificielle peuvent dégénérer et s’éteindre. On a contesté (2), nous (4) Cons. Chevreul, De l'Espèce (Ann. sc. nat. 1846) | Botanique], t. VI, p. 1453. (2) De Boutteville, De l'existence lunilée et de l’exlinclion des végé- 96 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. le savons, cette manière de voir, mais dans l'opinion de plus d’un praticien, on n’en a pas présenté une réfutation décisive. Les changements de climats, qui jouent un rôle si important dans la formation des races, sont souvent une cause de sté- rilité. Les légumes, les céréales d'Europe, importés dans les con- trées équatoriales, y dégénèrent et perdent la faculté de mûrir leurs graines ; on à vainement essayé d'introduire la Vigne, le Pêcher, le Poirier d'Europe, aux Antilles et à la Guyane; sous ces climats trop humides et trop chauds, les arbres se couvrent d’un feuillage luxuriant, mais demeurent stériles. Les espèces méridionales transportées au Nord y deviennent souvent infé- condes ; enfin, c’est une règle que la stérilité frappe les plantes de serres et d’orangerie, importées des contrées chaudes, quelques soins d’ailleurs qu’on prenne de les maintenir dans des conditions favorables. Ainsi, dans l’œuvre de formation des races, l’industrie hu- maine rencontre d’insurmontables obstacles au maintien de la variabilité ; l’infécondité des produits borne ses efforts, lorsque la réalisation de formes anormales ou maladives ne les rend pas éphémères. IT Un principe domine l'histoire des races anciennes et récentes, naturelles et artificielles, et établit entre ces suites secondaires et les espèces légitimes un contraste marqué ; nous voulons parler de leur durée relative et conditionnelle. La race est liée à la permanence de conditions déterminées ; elle tend à se détruire sous l’action des influences contraires à celles qui ont présidé à sa formation et à son maintien, et elle s’altère d'autant plus aisément que sa formation est plus récente. Considérons les races végétales et animales industriellement formées : elles sont relatives, dépendantes du climat, du sol, du régime, des alliances, de l’ensemble des soins réguliers qu’assure la main protectrice de l’homme; si cette main se taux propagés gar division, brochure. Rouen, 1865; et rapport sur cet ouvrage par le docteur Pigeaux (Bullelin de la Société d'horticul- ture de Paris, avril 1867). Cons, également : Revue hort., juin 1867. LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. 97 retire, si les conditions changent, les races dégénèrent et dis- paraissent. Pour que le maintien en soit assuré, deux conditions sont nécessaires : La permanence des milieux et des circonstances dans les- quelles la stabilité a été obtenue. L’éloignement de toute influence étrangère dans l’acte de la propagation. Les changements dans les conditions d’existence effacent les caractères accidentels qui sont les empreintes des races, et les races tendent à faire retour aux types; telle est la pro- position que l'expérience légitime chaque jour, et elle est vraie, même à l'égard des races perpétuées sans change- ments, depuis une époque reculée; M. Darwin lui-même ne conteste pas cette possibilité lorsqu'il écrit : «lIlne me semble pas improbable que si nous pouvions » réussir à naturaliser, ou même à cultiver, pendant de » longues générations, les différentes races de Choux en un sol » très-pauvre, elles reviendraient jusqu’à un certain point, » ou même complétement, au type sauvage, originel (4). » Les savants et les voyageurs ont appris que de pareilles ten- dances au retour des races, à leurs types primitifs, ne sont pas rares chez les animaux domestiques ; les caractères d’une race peuvent être altérés ou effacés, même après des siècles, par le passage de l’état de domesticité à l'état sauvage. Redevenu sauvage, le Porc a perdu les marques de la ser- vitude et pris les allures du Sanglier ; ses poils noirs et rudes, ses oreilles dressées, sa large tête, l’uniformité de son pelage, ses défenses allongées, ne laissent guère de doutes sur cerctour ; le P. Dutertre et M. Roulin affirment ces faits et leur autorité mérite toute créance !2). Affranchis du joug de l’homme, les Chiens et les Chevaux (4) Darwin, op. cil., p. 35. (2) Roulin, Recherches sur les changements observés chez les ani- maux domestiques transportés dans le nouveau continent (Ann. sc. nal.,t. XVI, p. 16. 1829); et rapport de Geoffroy Saint-Hilaire : même recueil, t. XVI, p. 34. 1829; Cons. également : Histoire naturelle et souvenirs de voyage, par Roulin. 1 vol. Paris, 1867, Hetzel. FAIVRE. 6 . 08 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. ont également repris les allures que nous connaissons chez leurs congénères à l’état sauvage; les Chiens cessent d’aboyer, se creusent des terriers où ils enfouissent leurs aliments et cachent leurs petits ; redevenus féroces, ils se réunissent pour donnér la chasse aux autres animaux ; ils déployent pour les attaquer des ruses particulières. On a pu faire ces observations sur des Chiens abandonnés par les Espagnols dans r'île de Juan Fernandez. Les Chevaux redevenus sauvages ont acquis une coloration plus uniforme; leur corps est couvert de poils grossiers, longs, frisés, floconneux ; ils parcourent par troupes les régions désertes où ils errent en liberté (1). A l'état de domesticité, plusieurs races de Bœufs se dis- tinguent par l'abondance de leur lait; les Vaches à demi- sauvages de la Colombie ont perdu cette aptitude ; elles ont, paraît-il, la précaution de soustraire aux regards leur progé- niture, ce qu'elles ne font point à l’état de servitude. Rendus à la liberté, les Lapins domestiques de nos con- trées reprennent les caractères de l’état sauvage; le pelage devient plus uniforme, les proportions du corps diminuent ; les oreilles sont plus droites et plus fermes; l’animal retrouve l'habitude de fouir que la domesticité lui avait fait perdre. On doit au célèbre physiologiste Spallanzani, d’avoir appelé l'attention sur ce retour du lapin domestique à son type primitif. Les Poules et Coqs, trouvés en 1842, par le capitaine W. Haller, dans l’île d’Annobono, offrent un autre exemple d’un retour à la souche primitive. Ces Gallinacés, échappés d’un navire échoué sur la côte, et redevenus libres et sauvages dans l'île, rappelaientpar leurs cris, leurs formes, leur plamage, leurs habitudes, le Coq etla Poule primitifs, originaires de l'Orient (2). Ajoutons un dernier exemple; celui des descendants des (1) Don Félix d’Azara, Voyage dans l'Amérique méridionale, J, p. 373. A (2) Dureau de la Malle, Comples rendus de l'Académie, 1855, t. XLI, p. 688. LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. 99 Pigeons qui, abandonnant les colombiers, pour nicher dans les rochers, ont repris les caractères du Biset. Les éleveurs, les agronomes, ont fait l'épreuve de l'instabilité des races industrielles, par leur transport dans des contrées diverses; cette expérience leur a appris, trop souvent à leurs dépens, l'aptitude des races à dégénérer par le fait des condi- tions changeantes du milieu. Chaque climat modèle en quelque sorte la race, et lui imprime une physionomie déterminée ; aussi, pour introduire utilement des races dans une région, c’est peu de les y amener, l'essentiel est de connaître d'avance leur convenance, leur har- monie avec le milieu nouveau. On ne saurait dire à combien de mécomptes à entraîné l'oubli dé cette règle si simple. En Angleterre, les Chevaux de pur sang arabe, sans mésal- liance, engendrent des produits anglais, en France, des produits français ; en Bretagne, les Chevaux de race limousine ou nor- mande donnent des animaux de la race inférieure du pays; dans le Delta du Rhône, le Cheval barbe a bientôt pris les caractères et les allures de la race Camargue. Il n’en est pas autrement chez d’autres animaux domes- tiques ; ainsi, les Durhams, les Mérinos, dégénèrent dans des milieux différents du milieu originaire, et y forment autant de races particulières adaptées aux conditions nouvelles. Tandis que dans des localités différentes, on est toujours assuré d'obtenir et de perpétuer des produits de même espèce que les producteurs, des Bœufs, des Chevaux, des Moutons, par exemple, on ne saurait être certain d'obtenir régulière- ment et de perpétuer sans altération les produits d’une race déterminée. Le jeu de ces influences qui modifient les races importe essentiellement à la richesse publique; aussi a-t-il été étudié avec soin, et voici comment, un mailre en ces questions en a résumé le mode d’action et les conséquences : « La fixité des races, écrit M,Magne(1), est en raison inverse (1) Magne, Communication à la Sociélé centrale vétérinaire, broch. Juin 1864, . 400 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. » de leur perfection, et en raison directe de leur ressembiance » avec les animaux, que les forces naturelles d’un pays tendent » à produire. > N'insistons pas d’ avantage sur l'importance pratique du principe de conditionnalité et d’adaptation ; il est réservé aux zootechniciens d’en mettre en lumière les conséquences essen- tielles. Les races végétales sont-elles moins instables, moins rela- tives que les races animales, résistent-elles mieux aux change- ments que peuvent amener les climats ou les pratiques de la culture ? Qu'on écoute le témoignage d'un des botanistes les plus profonds de l'époque. « Si la culture », écrit Lindley, « abandonnait quelques années seulement ses soins artificiels , » toutes les variétés annuelles de nos jardins disparaîtraient et » seraient remplacées par quelques formes typiques sau- » vages (1). » Il importe de prouver, de développer, de compléter cette proposition. Certaines races, stables dans une contrée, dégénèrent ou ne sauraient être cultivées en une autre; les Melons de Perse dégénèrent en Angleterre, les Choux de Bruxelles à Malines, les Choux pommés en Bolivie, les Choux cabus en Allemagne, où l’on en a obtenu des Choux cavaliers et des Choux-fleurs (2). Le Blé de miracle perd ses caractères dans l'Aveyron, l’Orge céleste revient souvent à l’Orge commun sur les bords du Rhin; dans les terres calcaires et marneuses, le Blé de Saint- LÔ se transforme en Blé brun; on a vu la Durelle revenir au Froment ordinaire. Les variations introduites dans l’époque des semis ou le mode de culture ont suffi à ramener au Seigle commun les races appelées Seigle de printemps, Seigle marsais, Seigle trémois (3). Dans des conditions déterminées de culture, le Navet, le Céleris, la Carotte, la Betterave, perdent leurs racines char- (4) Lindley, op. cit., p. 356. (2) Muller, Physiologie, I, p. 765, (3) Teissier, Dictionnaire d'agriculture, XI, p. 424. LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. 401 nues, et cessent de se distinguer des formes sauvages d’où elles proviennent (1). Les Asters de Chine, doubles et colorés, reviennent au type primitif à fleurs doubles et simples, l'Oseille cultivée retourne parfois à l’Oseille sauvage, le Mürier multicaule, au Müûrier blanc ; le Noyer précoce, dont cependant la race paraît fixée, reprend spontanément la taille et le mode de vivre du Noyer commun (2), les races de Pivoine, de Reine Marguerite, lors- qu’elles sont privées de soins, retournent fréquemment à l'espèce typique (3). Enfin, nos races de Dalhias, de Chrysan- thèmes, de Camélias, envoyées et cultivées au Mexique, en Chine et au Japon leurs patries primitives, ne tardent pas à y dégénérer (4). Les arbres à fruits marquent les mêmes tendances ; on en voit les races anciennes et bien fixées perdre leurs caractères par le semis, et donner parfois naissance à des individus à fruits exigus et acerbes, à rameaux épineux. Pallas et Tour- nefort ont observé de pareils faits sur le Merisier, et nous tenons d’nabiles pomologistes français, qu’ils ont recueilli des formes sauvages, parmi les produits de semis tentés dans le but d'obtenir des variétés nouvelles. Nous pourrions ajouter à ces faits nombre d'exemples tirés de la pratique horticole; nous y trouverions de nouveaux motifs de croire à la flexibilité des races, à leur dégénérescence par le fait du milieu. Du principe de conditionnalité des races dérive une consé- quence trop directement liée au sujet que nous traitons, pour que nous négligions d’en faire ressortir la portée ; elle se lie en effet au problème de la détermination des espèces, véritable écueil de la méthode naturelle, cause et point de départ de tant de créations arbitraires qui ôtent à la science son attrait, sa dignité et sa valeur. Trop souvent oublieux du précepte de Linné ! « Varietates (4) Vilmorin, Bulletins de la Société d'agricullure, série 2, t, IT, p. 540. (2) A. de Candolle, op. cit., p. 1083. (3) Carrière, Entretiens sur l'horticullure, p. 208. (4) Ed. Morren, Acclimatalion des végétaux, p. 19. 402 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. lœvissimas non curat botanicus, » les descripteurs ont attribué arbitrairement à tous les caractères une valeur spécifique ; ils ont compté autant d'espèces qu'ils o nt distingué de différences, de nuances particulières ; ils ont souvent méconnu la puissance de la variabilité normale, ses effets, l’action des causes qui peu- vent la mettre en jeu; dans leurs recherches, l’observation tient seule la place qu’elle devait partager avec l'expérience. Linné admettait deux espèces de Joubarbes ; on en décrit trente aujourd’hui; le nombre des espèces du genre ÆRubus a été porté, par de trop consciencieux observateurs, de sept à plus de deux cent trente; celui des Plantains s’est élevé, depuis Linné, de vingt à plus de cent trente; que dire des Rosiers, des Potentilles, des Æieracium dont les espèces scindées ont pris une valeur générique. Dans cette œuvre de morcellement, de pulvérisation, les laborieux investigateurs ont trop souvent perdu de vue l’apti- tude à la variabilité ; M. Decaisne leur rappelait naguère cette aptitude, en écrivant ces paroles pleines de sens : « Transpor- » tons l’une quelconque de nos races de Poiriers dans toutes les » régions du globe; partout où elle pourra vivre, elle tendra à se » mettre en harmonie avec les milieux, et l’on peut être assuré » qu’à la suite de plusieurs générations elle aura donné nais- » à de nombreuses et nouvelles variétés ; le fait qui s’est réa- » lisé sous les yeux de l’homme pour toutes les plantes éco- » nomiques donne la clef de ces espèces polymorphes si em- » barrassantes pour les classificateurs, et qui ne sont devenues » telles que parce que la nature les a elle-même disséminées » sur une immense étendue de pays (1). » L'éminent botaniste sur l'autorité duquel nous aimons à nous appuyer a joint l'exemple au précepte, la pratique à la théorie, et il a pensé qu’en mettant en jeu, par la culture, la variabilité des graines müûries sur un même pied, il ne lui serait pas impossible de reproduire plusieurs des formes prétendues spé - cifiques; l'expérience a donné raison à cette vue : des graines recueillies sur une espèce de Plantain tenue comme légitime ont été cultivées dans un milieu nouveau, et il en est résulté (1) Decaisne, mémoire cité Sur les arbres fruitiers. LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. 103 sept des formes que certains auteurs avaient décrites comme spécifiques ; cette méthode si rationnelle a trouvé des imita- teurs. Un botaniste belge, M. Crépin, a obtenu, par le simple semis des graines d’un même pied, diverses formes d’/era- cleum et de Silene, réputées antérieurement comme espèces différentes (1). Au lieu de reproduire les prétendues espèces par le jeu de la variabilité, il est possible d'en démasquer la nature, en les ramenant par la culture à leurs types véritables. M. Decaisne a également expérimenté en se plaçant à ce point de vue. « Des observations sur les /safis (Pastel) m'ont démontré, » dit-il, qu’une multitude de plantes décrites comme espèces » distinctes et des mieux caractérisées en apparence, finis- » aient par se fondre dans nos jardins en une seule, le clas- » sique /satis tinctoria ; il en a été de même d’un genre de » Crucifères, le Zetrapoma, qui a repris en peu d'années, au » Jardin des plantes, la forme d’une Cameline(2).» Des expériences semblables ont été reproduites, et l’on ne saurait trop les multiplier : Par la culture, M. James Floyd à ramené la Pyrèthre maritime à la Pyrèthre inodore (3). Le professeur Buckmann a reconnu l'identité de plusieurs espèces de Fétuques (4). Ainsi, l'expérience prenant pour base la conditionnalité des races et leur retour au type peut rectifier, par la culture, ct au grand avantage de la science, les erreurs dont le point de départ est dans la considération trop exclusive des caractères de similitude. La stabilité des races et leur maintien sont liées à la perma- nence dans les conditions d'existence; elles dépendent égale- ment de la permanence dans les conditions de propagation. Le maintien d’une race est assuré par l’union régulière et continue des individus qui la composent; la race s’abâ- tardit sous l'influence du sang ou du pollen, soit d’une race, soit d’une espèce étrangère; ces abâtardissements sont fré- (1) Crépin, dans le journal l'Institut, 22 avril 1862. (2) Bulletin de la Société botanique, t. IV, p. 338, (3) Floyd, Flore de l’ouest de la France, p. 243. (4) Buckmann, Revue horticole, 1860, p. 312. 404 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. quents; ils sont la conséquence des lois même de la propagation. Deux types spécifiques ne peuvent se mêler; ils répugnent aux croisements ; le mélange de deux races est toujours aisé et productif; lorsqu'il s’agit de croiser des races, les difficultés paraissent, non dans la réalisation des unions, mais dans les obstacles qu'il faut élever pour les empêcher et les restreindre. Par ces causes même, les abâtardissements sont multipliés et la dégénérescence des races est facile. C’est un principe en horticulture, que pour conserver l’in- tégrité des races, il faut les isoler, les soustraire soigneusement à l'influence d’un pollen étranger. Chez les plantes cultivées en collection cette influence s'exerce aisément; elle est favorisée par l’action du vent, le concours des insectes, l'intervention involontaire de l’homme. Dès 1774, Linné en avait signalé les effets, en voyant appa- raître des Tulipes panachées, au milieu de Tulipes unicolores; la fréquence de ces actions croisées est bien démontrée aujourd’hui. L'abâtardissement qui en est la conséquence épargne rare- ment, dans les jardins, les planches où se cultivent en collec- tions les races de Courges, de Melons, d’OEillets, de Renon- cules, ou d’Anémones : «Le Melon cantaloup, le Melon » maraîcher, le Dudaim, et d’autres races également tranchées » se conservent indéfiniment depuis des siècles par le semis, » pourvu », comme l’observe M. Naudin, « qu’on ait soin » d'empêcher leur croisement mutuel (1). » Le croisement des races est si facile, qu’un même stigmate peut recevair à la fois et utilement le contact simultané de plusieurs poussières polliniques ; la race dégénérée est soumise dans cette condition au plus étrange polymorphisme ; l’expé- rience en a fourni la preuve ; en semant des graines d’un même pied de Courge ou de Melon, développés au milieu de variétés de même espèce, M. Naudin en a obtenu des produits dont les fleurs, les fruits, les graines, rappelaient la multiple origine des principes fécondateurs. Chez les animaux, comme chez les plantes, les croisements (1) Decaisne et Naudin, Op. cit., p. 620. LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. 405 de races s’opèrent sans difficultés ; ils ne sont pas rares dans les fermes et dans les basses-cours; les éleveurs doivent être attentifs comme les horticulteurs à les prévoir, à en empêcher les fâcheux effets. De semblables croisements altèrent les races et les abâtardis- sent, comme on a pu l’observer en Algérie où la propagation des races bovines et ovines est livrée au hasard; dans les troupeaux de cette contrée on a vu la confusion portée au point que la distinction d’une race déterminée y devenait impossible (1). L’isolement des races est le moyen le plus direct et le plus sûr d’en prévenir la dégénérescence ; les savants et les prati- ciens sont d'accord sur ce point. « Pour qu’une race reste » pure », écrit Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, « pour qu’elle ne » mélange pas son sang avec celui des autres races, il faut » qu’elle soit tenue isolée des autres races, car ses instincts ne » l'en éloignent pas; livrée à elle-même, elle s’altérerait rapi- » dement, el après quelques générations, fruits d’unions aban- » données au hasard des circonstances, on n'aurait plus qu’un » mélange confus de métis sans caractères définis, sans type » comme disent les horticulteurs, en un mot, au lieu d’une » race, des animaux des rues (2). » Ces considérations sont également applicables aux races de récente formation, et aux races très-anciennes, à celles des Chiens, par exemple, entre lesquelles l’état de domesticité provoque souvent, par le métissage, la dégénérescence dans les produits. L'action du croisement pour modifier les races est si puis- sante et si sûre que l’industrie en a tiré profit; elle utilise ce moyen lorsqu'il s’agit d’agir sur les races d’une contrée, de les faire disparaître en les transformant. Dans ce but, on absorbe la race croisée dans la race croi- sante par l'union, pendant une suite de générations, des mâles de la race à introduire aux femelles de la race à transformer ; la continuité de semblables unions réalise, dès la quatrième génération, des produits dépourvus des caractères LA (1) Bulletins de la Société d’acslimatation, t. IV, p. 366, 417. (2) Isid. Geoffroy Saint-Hilaire, op. cit., t. III, 4'€ partie, p. 255. 106 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. essentiels de la race croisée; ainsi un type nouveau peut être substitué à l’ancien. La France doit à cette heureuse pratique, dont l’honneur revient à Daubenton, de posséder la race mérine-espagnole, et quelques troupeaux remarquables de Moutons Southdown. Nous avons supposé des croisements entre races distinctes ; la dégénérescence de la race serait encore plus rapidement réalisée par des croisements avec l'espèce d’où elle est sortie; on sait combien est prompt le retour au type dans le cas de Punion d’une race et de l'espèce primitive. Par les considérations qui précèdent, nous avons essayé de donner quelque idée de la stabilité relative des races, de leur conditionnalité. Cette conditionnalité forme an frappant con- traste avec l’aptitude des espèces à se propager régulièrement, et à maintenir leurs caractères essentiels, même sous l’action des circonstances contraires ; elle trace entre l’espèce et la race une ligne de démarcation; elle établit entre ces groupes une distinction que complètent et confirment d’autres enseigne- ments de l'expérience. Les races se forment sous nos yeux; leur conservation, leur destruction, sont mises, pour ainsi parler, sous la maïn de l’homme. La formation, le maintien, l'extinction absolue des espèces, échappent à son pouvoir. La transformation des races est un fait, celle des espèces, une conjecture. Deux races sont aptes à la génération ; la fécondité de leurs produits est assurée et régulière. Deux espèces, séparées par l'impuissance à la génération nor- male, constante et régulière, ne sauraient réaliser, ni des espèces intermédiaires, ni des races hybrides régulièrement, naturellement permanentes. Il existe des races anormales ; quelles preuves avons-nous de l'existence d'espèces monstrueuses ? Enfin, et c’est là une vue sur laquelle insistent Frédéric Cuvier, Is. Geoffroy Saint-Hilaire et M. de Quatrefages, les caractères des races se nuancent par mille transitions et d’in- sensibles passages ; « là où sont, au contraire, des limites nette- LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ. 107 » ment assignables, sont aussi de véritables espèces, de bonnes » espèces, comme disent les naturalistes » (1). En d’autres termes, les espèces sont séparées par un en- semble de traits distinctifs; on voit naître chez les races les gradations insensibles qui les distinguent. En essayant de marquer les différences les plus accusées entre les espèces et les races, nous ne nous faisons pas illusion sur les obscurités et les incertitudes de cette grave question, dans l’état actuel de nos connaissances, et nous n'avons pu avoir la prétention d’en aborder toutes les difficultés; il nous a paru sage de nous attacher au présent, de nous en tenir, dans ces conditions, à celles des données da problème que la science peut éclairer. Avec ces réserves, et sans rien préjuger des solutions que l'avenir prépare, nous tenons les races comme l’expression de la variabilité, non de la mutabilité des formes organiques. Les obstacles multipliés à la formation des races naturelles et artificielles, leur tendance si marquée au retour vers le type spécifique, leur conditionnalité démontrée, et par les change- ments de milieux et par l’action des croisements, paraissent autant de limites posées à la variabilité, autant de faits incon- ciliables avec la doctrine de la spéciéité insensensiblement * réalisée. C’est en ce sens qu'un des esprits les plus profonds de l'époque a formulé ses vues sur la question; nous ne sau- rions mieux faire que de les reproduire, en nous résumant : « Les variétés de plantes, obtenues par le semis», écrit M. Chevreul, « et les variétés d'animaux domestiques, loin » d’être invoquées en faveur de la variabilité des espèces, sont » à mon sens un puissant argument à l'appui de leur fixité? » Autrement, comment concevoir les difficultés que nous » éprouvons à maintenir des modifications produites par la » culture et le climat, ou par la domestication, lorsque nous » les jugeons propres à satisfaire nos besoins ou nos jouis- » sances? Dès que ces êtres modifiés cessent de se trouver dans les sphères des causes de modifications, celles-ci tendent > (1) Is, Geoffroy Saint-Hilaire, up, cil., p. 274. 108 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. » à s’effacer ; et si le retour au type originel et spécifique » n’est pas parfait, incontestablement la tendance à cette forme » plutôt qu’à toute autre devient manifeste à tous les veux, et » les différences qu’on peut observer sont des effets dignes » d’être notéspar la science la plus précise (1). » CHAPITRE VII LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ ET L'HÉRÉDITÉ. La similitude héréditaire, chez les suites individuelles dont la collection constitue l'espèce, est un des traits les plus frap- pants, les plus constants de l’unité spécifique. Depuis Linné cette donnée fondamentale est entrée dans les définitions, et si l’on en a parfois exagéré l’importance, on n’en a jamais méconnu la réalité. L'expérience de chaque jour témoigne de cette similitude héréditaire ; l’induction légitime ne la rend ni moins assurée ni moins facile à prévoir que le peut être, dans un autre ordre de phénomènes naturels, la succession régulière des saisons ou des années. Le passé, rattaché au présent dans la limite des observations positives, ne laisse pas davantage prise au doute, sur la con- stance, à travers les âges et par l’hérédité, des traits distinctifs essentiels. Les anciens, comme Cuvier l’a si bien établi, dis- tinguaient déjà chez les animaux la plupart des types que nous y reconnaissons ; si l’on consulte leurs descriptions, leurs monuments, on ne doutera pas que ces types ne soient demeurés les mêmes; à l'égard des plantes, leur maintien par transmission héréditaire n’est pas moins sûrement dé- montré. (4) Chevreul, Hisloire des connaissances chimiques, t. TI, p. 186. Paris, 1866. LES LIMILES DE LA VARIABILITÉ ET L'HÉRÉDITÉ., 109 Mais n'insistons pas sur ces Yérilés que nous aurons occa- sion de développer ailleurs; faisons seulement un appel à leur témoignage ponr mieux établir que l’hérédité des traits dis- ünctifs dans une même suite spécifique est un fait hors de contestation. Reste maintenant, et ce sera l’objet du présent chapitre, à apprécier la portée de la solidarité héréditaire au point de vue de la permanence ou de la transmutation des formes orga- niques. Un écrivain d’un haut mérite, dont l'ouvrage eût gagné à être moins abstrait, a parfaitement montré l'étendue de la puissance héréditaire, et son empire souvent funeste chez l’homme et les animaux. Il a prouvé que l’hérédité ne s'exerce pas seulement sur les organes et les appareils, mais que les fonctions, les aptitudes, les tempéraments, les états maladifs de l'esprit et du corps, sont du domaine de cette puis- sance qui perpétue l’ancêtre dans le descendant, modèle avec une fidélité, souvent trop scrupuleuse, le produit sur les pro- pagateurs (1). Dès son entrée dans la vie, l’être nouveau réalise les traits de ceux dont il tient l’existence, mais la puissance héréditaire ne se borne pas à cette manifestation primordiale; elle agit et s'exerce avec continuité ; à chaque phase de l’existence, elle imprime aux produits les caractères des producteurs aux phases correspondantes de leur vie. De là, ces corrélations sur les- quelles M. Darwin a singulièrement insisté en les expli- quant dans le sens de ses vues (2). Ainsi, l'hérédité concourt au maintien du type, en perpé- tuant son empreinte chez chacun des descendants, et dans le temps, et dans l’espace. Mais il v a plus, l'hérédité est à ce point essentielle à la conservation des organismes, qu’elle semble comme indépendante de la matière et des formes particulières, et qu'on la dirait plutôt représentative de l’expression abstraite d’un type que de son expression matérielle; c’est ce que (1) Lucas, Traité philosophique de l'hérédilé naturelle. 2 vol. Paris, 1850. (2) Darwin, op. cit, p. 133, 123, 613. FAIVREs 7 110 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. prouvent les faits si étranges de reproduction, de régénération totale ou partielle de l'individu par lui-même. Chez les plantes, les fragments de tiges, de racines ou de feuilles, artificiellement multipliés, reproduisent fidèlement, et jusque dans ses traits secondaires, le végétal dont on les à détachés. Chez les animaux, et surtout les plus dégradés, chaque frag- ment peut régénérer l'être dans sa totalité, et dans ces régéné- rations, il n’y a jamais aberration et réalisation d’un type différent. Un fragment d’Hydre ou de Planaire régénère fidèlement le type de l’Hydre ou de la Planaire dont il provient ; les Naïs re- produisent jusqu’à douze fois leurs queues et leurs extrémités antérieures , le Ver de terre reproduit également sa têle, l'Étoile de mer, les rayons de son corps, l'Écrevisse, ses pattes, le Limaçon, ses tentacules, quelques poissons br nageoires, les Lézards, les Salamandres, les Axolotls, leurs queues et leurs pattes; point d’aberrations cependant dans cette reconstitution de l'être; la matière change, le type demeure, la forme fondamentale est rigoureusement re- produite. Tout dans l'organisme est ordre, constance, stabilité ; l’his- toire des régénérations en fournit des preuves bien frappantes, non-seulement lorsque nous en considérons le procédé général, mais alors même que nous nous attachons à suivre l’évolution des tissus et des éléments pendant le cours de la période ré- paratrice. Les observations directes que nous avons tentées à cet égard sur la queue en voie de régénération de la Salamandre, celles qui ont été faites plus complétement après nous, ont établi que la régénération est vraiment une génération à nouveau, que les parties se reproduisent, non-seulement avec les mêmes formes extérieures, la même structure, les mêmes éléments, mais en suivant, dansleur évolution embryonnaire ou histologique, les lois mêmes de leur formation primordiale (1). (4) Cons. Mémoires de la Société de biologie et Gaelle médicale, « octobre 1864 et 22 juin 1867. LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ ET L'HÉRÉDITÉ. 111 Il y a plus, si, comme l’a fait M. Bert, on introduit sous la peau d'un individu de même espèce la patte coupée et dénudée d’un embryon de mammifère, le développement du membre greffé se poursuit, s’achève suivant les lois ordinaires, sur ce sol organique étranger (1). A considérer cette constance, ce maintien des lois éta- blies, cette permanence des mêmes formes jusque dans d’in- signifiants détails, on doit tenir pour bien peu rationnel'e l'hypothèse des transformations incessantes et capricieuses que suppose la doctrine de la sélection. Le hasard qu’elle invoque, l'instabilité qu’elle admet, les changements qu’elle implique dans la suite régulière des successions hérédi- taires, ne contrastent-ils pas étrangement avec cette ad- mirable constance des lois de la nature dont Montaigne a si bien dit: « C’est une même nature, qui roule partout » son cours ; qui en aurait suffisamment jugé le présent estat, » en pourroit sûrement conclure et tout l'avenir et tout le » passé (2). » La constance et la valeur du lien héréditaire se tra- duisent par un fait digne d’être médité; nous voulons parler de la réalisation intégrale du tÿpe chez le descen- dant, lorsque les ancêtres l’ont transmis incomplétement aux produits. Les Juifs circoncis mettent au monde, depuis des siècles, des enfants dont les organes propagateurs sont normaux ; les monorchides procréent, et les produits sont pourvus de deux glandes séminales ; des ancêtres privés d’un membre, d’un organe des sens, donnent l'existence à des descendants régu- lièrement constitués ; des animaux auxquels on a coupé la queue ou les oreilles, ou même extirpé la rate, ne perpétuent nullement dans leurs produits, d’une manière assurée, les mutilations qu’on leur à fait subir (3). Le fait suivant, observé chez les Axolotls, Batraciens à branchies extérieures, confirme, d’une manière frappante, les autres preuves qu’on pourrait (1) Bert dans la Revue des cours publics, 13 juillet 1867. (2) Montaigne, Essais, chap. 1x. (3) Cons. Flourens, De l’ontologie, p. 40, Paris, 1850; et Lucas, op, cil., t, Il, p. 490, 112 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. apporter ; un de ces reptiles, ayant perdu un membre par suite d'une morsure, un membre anormal fut reproduit par régéné- ration ; l’amputation en ayant été faite, un autre membre fut reconstitué, mais cette fois sur le plan primitif (1). Ainsi l'être peut se compléter, se rattacher à la succession, à la chaîne des individus de son espèce, encore qu’un ou plusieurs anneaux en aient été brisés. Frappés de ces témoignages de la constance dans la simili- tude héréditaire, les observateurs philosophes ont imaginé, pour les expliquer, des moules intérieurs, des idées, des modèles, des patrons suivant lesquels la nouvelle forme réalise- rait exactement l’ancienne ; leurs explications sont des hypo- thèses; ce qui ne l’est point, c’est la réalité de certaines formes arrêtées, leur indépendance d'avec la matière, leur invariable tendance à se perpétuer régulièrement, en dépit des causes nombreuses qui peuvent modifier l'organisme. L’hérédité assure la permanence des traits distinctifs; mais nous savons aussi qu’elle amène dans les descendances des va- riations étranges, qu’elle réalise le type en le diversifiant, qu'elle produit et transmet des états pathologiques ou téra- tologiques. Ne pourrait-t-elle pas, par cette voie, devenir le point de départ de modifications profondes et favoriser la for- mation d'espèces pathologiques et anomales? Nous ne contestons pas ce pouvoir trop sûrement établi de l'hérédité, de transmettre des aberrations organiques ou des altérations morbides, mais il ressort de l'examen des faits, que, même dans ces conditions, et sans s’écarter de la permanence de ses lois, l’hérédité maintient le type, en arrêtant, dans leur cours, les générations anomales ; elle offre à la fois ce double caractère, de perpétuer les modifications qui ne sont pas con- formes au type, puis de les arrêter dans leurs évolutions. Nous voyons des monstruosités, c’est-à-dire des déviations notables aux formes spéciques ordinaires, chez les êtres orga- nisés, nous n’y voyous, normalement, à l’état d'espèce régu- lièrement permanente, régulièrement propagée, aucune suite (4) Vulpian dans Comptes rendus des séances de la Sociélé philoma- thique, 13 juillet 1867. dite LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ ET L'HÉRÉDITÉ, 413 monstrueuse; les états tératologiques sont des accidents, les monstres, pour la plupart, sont incapables de vie, ceux qui vivent sont d'ordinaire incapables de sc reproduire, ceux qui, exceptionnellement, peuvent se perpétuer, engendrent des des- cendants chez lesquels les caractères anormaux s’effacent, soit par l’effet des croisements, soit par l’acte même qui les évoque à la vie, soit par la ressemblance avec des ancêtres normaux. Les soins de l'homme, le concours des circonstances ont réussi parfois, nous ne saurions le méconnaître, à perpétuer certaines varialions anormales, à réaliser des races tératologi- ques de quelque stabilité. Il en est ainsi chez les animaux, à l'égard des moutons Ancons, de la race de bœufs dite Niata ou Camargue, des poules de Padoue; on en peut citer comme exemples, chez les plantes, la race de Pavots à capsules multi- ples obtenue par Gœppert, les Fougères à frondes monstrucuses, une race de Datura tatula à capsules lisses et inermes. Que conclure de ces faits exceptionnels? Prouvent-ils que l'héré- dité réalise, sous nos yeux, des races en voie de devenir autant d'espèces tératologiques ? Nous ne croyons pas à la légi- timité de conclusions aussi absolues. Les exemples qu’on invoque pour leur donner appui sont loin de conduire, lors- qu’on les examine attentivement, à des conséquences aussi graves, aussi tranchées ; autant qu’on en peut juger par leurs indications incomplètes, par leur conditionnalité mal déter- minée, ces faits témoignent de la réalité de races tératologi- ques, sans en établir sûrement le degré de permanence. Le mouton Ancon, les Bœufs Niata, ont une origine relati- vement récente; ils se sont formés sous les yeux de l’homme et se propagent en partie par ses soins; la perpétuité de ces races, pendant une longue suite de générations, et surtout au milieu de circonstances différentes et contraires n’est rien moins qu’établie (1). Mêmes observations relativement aux races vé- gétales tératologiques. A l'égard des Pavots à étamines particl- lement transformées en carpelles, M. Naudin lui-même déclare ne pas insister sur ce fait, parce « qu'on pourra trouver que (1) Cons. Dareste, Comples rendus de l’Académie des sciences , 8 avril 1867. 414 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. » le nombre des générations n’est pas assez grand pour qu’on » puisse conclure la stabilité de l’anomalie indiquée » (1). La certitude de la transmission par semis des monstruosités de Fougères ne s’étend pas au delà de quelques années ; encore faut-il, pour l'obtention de ces races artificielles, choisir les spores sur la partie altérée de la fronde (2). Les races anomales de Courges sont plus tranchées et persistantes ; mais les indi- cations positives font défaut sur leur origine, les conditions de leur formation ; la culture les conserve, et M. Naudin convient que le croisement peut les altérer. La race anomale de Datura tatula à fruits lisses et inermes, obtenue de semis par M. Godron, a persisté intacte depuis plus de cinq générations sans retour au type épineux de l'espèce ; croisée avec cette espèce elle a donné des métis qui sont re- venus comme les Hybrides fertiles, à la forme épineuse, et à la forme inerme ; il semble donc légitime de se demander en quoi une pareille race se distingue d’une Espèce. De nouvelles expériences sont indispensables pour suivre, compléter, déterminer ce fait intéressant; mais déjà nous pouvons dire avec M. Godron, auquel nous avons soumis celte difficulté et qui s’est empressé d'y répondre : « La race » en question diffère du type par son origine connue; elle en » diffère parce qu’un seul caractère de minime valeur l’en dis- » tingue: la suppression des épines du fruit; elle s’en diffé » rentie enfin par le croisement (3). » Et en effet, croisée avec les races de Datura de même ori- gine, la race nouvelle a donné des produits d’une fécondité absolue, et ces produits, dès la première génération, sont re- venus au type ou aux autres races de. Datura tatula ; S'il se fût agi d’Espèces distinctes, les produits eussent été en partie stériles, et plus ou moins intermédiaires aux parents. (4) Naudin, Comptes rendus de l’Académie des sciences. Séance du 13 mai 1867. (2) Naudin, Flore des serres, t, V, 6° livraison. (3) Communication de M. Godron; consulter sur cette question : Godron, Comptes rendus, 1% trimestre, p. 379; Observalions sur les races de Datura stramonium. Broch. Nancy, 14864 ; Nouvelles expé- riences sur l'hybridité, etc. (Broch. Nancy, 1866). LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ ET L'HÉRÉDITÉ. 415 Contestable, si l'on s’en tient à l'examen des faits particuliers, le pouvoir de l’'hérédité de former des Espèces par la trans- mission d'États tératologiques, n’est pas plus sûrement dé- montré par l’ensemble des données de la science. Si ce procédé de réalisation des types était conforme à l’ordre établi, pour- quoi, depuis des siècles, les formes tératologiques élevées au rang d’Espèces, ne se seraient-elles pas multipliées autour de nous ? Is. Geoffroy Saint-Hilaire, auquel on ne reprochera pas d'avoir méconnu la portée des modifications tératologiques, en donne la raison lorsqu'il démontre que leur transmission héré- ditaire est exceptionnelle et que de semblables races sont éphé- mères : «Les suites naturelles anomales, ne sont », dit-il, « dans » le monde organique que de simples accidents, presque aussi- » Lôt effacés que produits; si elles méritent notre attention, » c’est bien moins pour elles-mêmes que pour ce qu’elles nous » apprennent, indirectement, sur les seuls êtres de la na- » ture (1). » Is, Geoffroy veut dire sur les Espèces, et son lan- gage est ici le langage même de Buffon. Ailleurs, Is. Geoffroy Saint-Hilaire prouve que les suites anomales, doivent dispa= raître, toutes les probabilités étant, dans le cours des généra- tions, pour l'union de ces êtres anomaux avec les espèces parfaitement pures. L'hérédité transmet des états pathologiques ; c’est une loi dont nous connaissons trop la douloureuse et fatale réalité, et cependant il n'existe aucune race pathologique en voie de devenir une espèce. Fidèle au principe d’hérédité, la nature permet la transmis- sion des altérations morbides, mais elle revient par des voies détournées sur la rigueur de ses décrets ; elle éteint, dans leurs évolutions les suites maladives ; le fait de la procréation, le changement dans les conditions d'existence, le renouvelle- ment des sangs par les alliances, le retour aux ancêtres, la stérilité des êtres malades, leur inaptitude à vivre, les transfor- mations morbides, tels sont les procédés par lesquels elle fait disparaître la variabilité pathologique. (4) Geoffroy Saint-Hilaire, Histoire naturelle générale, t. IT, p, 28 et 244, 116 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. Nous mettons la transformation héréditaire des affections morbides au nombre des moyens qui arrêtent le plus sûre- ment, dans leurs évolutions, les races dégénérées. On sait, par les recherches des aliénistes, que la folie des ascendants se complique, chez ies descendants, d’une série d’infirmités ; les troubles du système nerveux forment, le plus souvent, le premier anneau de cette chaîne douloureuse, et aux désordres d'intelligence succèdent tour à tour l’idiotie, l'épilepsie, la démence complète; la mort met heureusement un terme hâtif à ces misères (1). Les mêmes enchaînements morbides expliquent les altéra- tions profondes survenues chez les descendants d'individus soumis à des actions délétères. On se demande où en serait l'humanité, si cet ensemble de moyens n'assurait l'extinction des races dégénérées qui sont souvent les conséquences des instincls grossiers et de la per- version morale? Heureusement le remède est à côté du mal : les dégénérescences peuvent être combattues, arrêtées par ces lois mêmes de l’hérédité, qui en expliquent la produc- tion; les médecins philanthropes tentent aujourd'hui de combattre l’hérédité maladive et d'améliorer le sort des races dégénérées, en associant, pour les ramener au type normal, le choix des alliances aux changements dans les conditions de vie. Nous avons présenté l’hérédité comme obstacle à la varia- bilité absolue, soit qu’elle maintienne le type en perpétuant dans la descendance ses traits essentiels, soit qu’elle en arrête les déviations pathologiques et anomales ; envisagcons maintenant l'hérédité, en temps qu’elle concourt au maintien de l'espèce, par le lien de solidarité qu’elle établit entre les ancêtres et les descendants. L'hérédité ne transmet pas seulement au produit les traits du procréateur immédiat, elle le marque à l'empreinte com- mune de toute la suite des ancêtres; en ce sens, et, selon (1) Morel, Trailé des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine. Paris, 1857. Cons. également un travail du même auteur sur l’hérédité morbide progressive dans : Archives de médecine, Avril, et mai 1867. LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ ET L'HÉRÉDITÉ. 117 l’expression imagée de Baudement, chaque individu dans l'espèce, « est comme l'épreuve tirée une fois de plus, d'une » page, une fois pour toutes stéréotypée » (1). Le célèbre physiologiste Muller exprime la même pensée, lorsqu'il écrit : « Si l'individu procrée, c’est toujours sous l'empire des lois » qui régissent l’espèce en général. …. On dirait que l'espèce » crée les individus à son image » (2). L'expression d'atavisme est consacrée pour exprimer le rap- port de similitude des descendants aux ancêtres. Columelle chez les anciens, la plupart des modernes, dési- gnent, par cette expression, la réapparition subite de cer- tains caractères d’un ancêtre, chez un descendant, après une suite de générations, chez lesquelles ces caractères ont fait défaut. Dans un sens plus général l’atavisme est l'expression, dans chacun des termes de la descendance, du type considéré col- lectivement dans la suite des ascendants. Tout ébranlement de l’espèce tend à manifester la réversion alavique, aussi n’est-clle pas rare chez les suites modifiées par les soins de l'homme ou l'influence du milieu. Chez les animaux domestiques, il se produit souvent, dans les caractères de la descendance, des changements inattendus ; d’agneaux noirs naissent des brebis ou des béliers à laine blinche ; un animal de faible taille, issu de parents de la même structure, met au monde des produits d’une taille élevée; un chien de chasse braque, uni à une chienne de même race, donne des mâles épagneuls, comme les ancêtres maternels ; des métis mérinos à toison soyeuse procréent des jeunes dont la toison est commune ; en vain, depuis plusieurs siècles, dans les troupeaux à laine noire de l’Andalousie, on prend soin de rejeter les individus à laine blanche, ils reparaissent à chaque génération. Il en est ainsi à l'égard des races de chevaux, de bœufs, et même de Vers à soie; quelque attention qu’on apporte à éliminer les individus dissemblables par les carac- (4) Baudement cité par Sanson, Économie du bétail, 2° partie, p. 120. (2) Müller, Physiologie, t, 11, p. 763, trad. française (Paris, 1845). 7. 118 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. tères, ils ne laissent pas que de reparaître parfois dans les générations subséquentes (1). Il n’en est pas autrement dans l'espèce humaine ; le jeu de l’atavisme, du coup en arrière (Æuckschlag), comme disent les Allemands, y explique aussi la réapparition dans la descen- dance des qualités ou des vices des ancêtres (2). Les faits d’atavisme sont très-appréciables dans le règne végétal; il n’est guère d’agronome ou d’horticulteur qui en révoque en doute l'existence : on confie au sol les semences d'une race, et les jeunes plants, qui en proviennent, reprodui- sent souvent, non les caractères du pied mère, mais la physio- nomie du type dont la race est issue; ainsi s'expliquent ces mélanges dans les semis d'individus qui perpétuent la race, et de jeunes pieds qui ont tous les caractères de l'Espèce non mo- difiée ; les soins les plus assidus sont parfois impuissants à en- traver ces retours spontanés ; c’est ainsi que les races de Pen- sées à grandes fleurs retournent rapidement au type lorsqu'on néglige de leur donner les soins spéciaux qui en assurent le maintien. MM. Vilmorin ont observé le même retour à l'égard d’un pied nain de Saponaire, dont ces observateurs tentaient de fixer la variation ; un premier semis semblait promettre les résultats désirés; bientôt, à une génération subséquente, les graines recueillies dans les meilleures conditions reproduisirent le type primitif (3). La rétrogradation au type primordial est surtout facile et fréquente dans les cas de dimorphisme anormal; le Hêtre à feuilles pourpres, obtenu et propagé depuis longtemps, revient partiellement, par le semis, à la forme du Hètre ordinaire des forêts ; il en est de même à l'égard des modifications fastigiés de l'If et autres Conifères, à l’égard des races à feuilles laciniées de Cresson alénois, de Laitue ou de Cerfeuil ; il n’est pas rare (4) Cons. entre autres écrits, Sur l'atavisme : Baudement, art, ATAVISME de l’Encyclopedie agricole, publiée par MM. Moll et Gayot, t. IL. Paris, 1859. (2) Cons. Lucas, De l’hérédité, IL, p. 47 et suivantes. (3) Verlot, Sur la production et la fixalion des variélés, brochure citée, p. 38 et 46. LES LIMITÉS DE LA VARIABILITÉ ET L'HÉRÉDITÉ. 119 que, dès le premier semis, un tiers ou la moitié des jeunes plants retournent au type en perdant leurs caractères. Les races d'arbres à fruits, de Poiriers, par exemple, sont depuis longtemps fixées; dès le xvri° siècle, la Quintinie en donnait déjà une nomenclature assez complète; les pépiniéristes savent cependant qu'il n’est pas rare d'obtenir par les semis de ces races, non-seulement des fruits, mais des arbres dont les caractères rappellent ceux des formes sauvages primitives. Cette reprise de possession du type par le fait de l’atavisme peut être d’une extrême importance lorsqu'il s’agit de dégager la forme primitive des formes dérivées; c’est ainsi, pour nous borner à deux exemples, que la Pivoine de Wittmann, l’Aubé- pine à feuilles linéaires, qu’on avait élevées au rang d’espèces, ont dévoilé par la réversion atavique leur origine véritable; le semis a ramené ces variétés à leurs formes essentielles, l’Aubé- pine épineuse et la Pivoine officinale (1). Un praticien, dont nous avons signalé souvent l'esprit judi- cieux et la profonde sagacité, Vilmorin, avait été frappé de cette puissance des formes organiques à reprendre par l’atavisme les caractères du type dont l’art les à fait dévier ; il avait compris l'extrême importance du lien héréditaire au point de vue de la formation et de la conservation des races ; il avait su tourner à l'avantage de la pratique ses observations et ses réflexions. Sa théorie sur ce sujet ne saurait être passée sous silence (2). Selon Vilmorin, deux tendances sollicitent le germe dans son évolution ; la tendance à la variabilité individuelle, la ten- dance à la répétition du type des ancêtres. Si le parent immédiat ne s’écarte pas des caractères du type, le produit les réalisera à son tour. Mais il n’en sera plus de même s’il y a discordance entre les traits des ancêtres et ceux du parent immédiat ; dans ce cas, la transmission aux produits des traits paternels, et leur maintien dans la descendance, né- cessitent la lutte contre la puissance de l’atavisme; moins les modifications à fixer seront anciennes, plus la résistance à (1) Cons. Carrière, Revue horticole, juin 1857. (2) Vilmorin, Revue horticole, 1852, p. 25 ; Bibliothèque de Genève, t XX, 1852, p. 327. 120 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. l'atavisme offrira de difficultés ; pour combattre chez les végé- taux la tendance réversive, il faudra les affoler ; affoler, c’est choisir parmi les produits modifiés, pendant le cours de quel- ques générations, non ceux qui réalisent le mieux la modifi- cation à fixer, mais ceux qui s’éloignent le plus du type; à la suite de ces choix persévérants, la force d’atavisme, contrariée par des influences divergentes, cède et s’affaiblit. L’affolement obtenu, la sélection est alors dirigée suivant le sens des modi- fications qu'on à en vue de fixer. Ces considérations importantes dans la pratique horticole, ont également une valeur en zootechnie. A l’origine des races, l’atavisme est un obstacle à leur fixité; il devient dans la suite une condition favorable à leur maintien. Au point de vue qui nous occupe, la signification de l’ata- visme, comme expression du maintien des types, ressort sur- tout des expériences d’hybridation, c’est-à-dire des tentatives réitérées dans le but d'obtenir, par l'union d’Espèces distinctes, des formes nouvelles et régulièrement permanentes. L'atavisme est un obstacle au succès de ces tentatives; il est dès lors une limite assignée à la variabilité. Pour établir cette proposition nous en appellerons à l’expérience : la tâche a été rendue facile, au moins en ce qui concerne les végétaux, par un ensemble de recherches remarquables dont l'honneur revient à M. Naudin, un des botanistes éminents de notre époque. L’hybridité découvre, par trois ordres de manifestations la puissance de l’atavisme : Par la disjonction des caractères ; Par la réversion spontanée aux types; Par le phénomène des variations désordonnées. La disjonction des caractères est une première marque de la facile séparation des formes que l’hybridation a un instant associées. La disjonction, naturellement réalisée, n’est pas inconnue dans le règne végétal; le Cytise d'Adam en est l'exemple le plus frappant; chez cette plante hybride, dont le Cytise pourpré et le Cytise labour sont les deux parents , les inflorescences, les feuilles, les fleurs, les pétales de la corolle, offrent un mélange des caractères propres aux deux espèces productrices ; LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ ET L'HÉRÉOITÉ. 421 mêmes phénomènes chez l'Oranger bizarrerie, hybride du Citronnier et de l'Oranger, dont les rameaux portent à la fois des Citrons et des Oranges. Les disjonctions ne sont pas moins caractérisées chez les hybrides des Datura lœvis et stramonium ; l'art de l'homme a produit ces hybrides, dont les rameaux portent à la fois les fruits lisses de l’une des espèces auprès des fruits hérissés de l’autre; ik n’est même pas rare de trouver des fruits par- tiellement lisses et partiellement hérissés, sur lesquels on peut suivre et apprécier les degrés successifs et la marche de la disjonction (1). Chez les hybrides de Mirabilis et de Linaire, la disjonction est apparente sur les pétales de la corolle ; les couleurs propres aux formes dont on a tenté l’union y sont séparées jusque sur les pièces du même verticille floral ; on dirait que les espèces font effort pour réaliser isolément leurs types dans un produit qui figure la juxtaposition passagère de deux essences spécifiques. A chaque génération, la disjonction s’accentue davantage jusqu'à ce qu’enfin l’une des espèces absorbant l’autre, imprime définitivement ses caractères à la descendance. La disjonction manifeste la tendance au retour des hybrides à leur forme première ; la réversion spontanée la réalise et la complète. « Les hybrides fertiles et se fécondant eux-mêmes reviennent » 1Ôt ou tard », dit M. Naudin, « aux types spécifiques dont ils » dérivent, et ce retour s'accomplit, tantôt par le dégagement » des deux essences réunies, tantôt ES l'extinction graduelle » de l’une des deux (2). » Cette proposition est appuyée sur des expériences qui ne sauraient laisser place aux objections. On jugera par quel- ques exemples de la rigueur des investigations et de la netteté des résultats. M. Naudin féconde le Datura tatula par le Datura stra- monium, et inversement ; toutes les précautions ont été prises ; la fécondation est facile, les produits hybrides se chargent à (1) Ch. Naudin, Comptes rendus de l'Académie des sciences, 1859, p. 616. (2) Ib., Ann. se, nat., XIX, n° 4, p. 195. 122 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. leur tour de fleurs et mürissent des graines fertiles ; celles-ci sont confiées au sol; mais au lieu de conserver et de maintenir dans les jeunes plantes, qui en naissent, les caractères hybrides des propagateurs, elles retournent spontanément, pour la plu- part, au type de l’un des ancêtres, le Datura tatula. En 1854, le même observateur recueille des graines sur un pied de Pefunia, hybride entre les Petunia violacea et nyclaginiflora. Parmi ces graines, quarante-sept seulement reproduisent un végétal semblable à l’hybride mère, dix-neuf retournent au Pefunia violacea ; vingt-sept reproduisent à peu près les traits des types primitifs. M. Naudin choisit alors pour porte-graines les vingt plantes les plus rapprochées par leurs caractères de l’hybride obtenu, espérant par là en transmettre plus sûrement les traits à la génération subséquente ; les graines sont confiées au sol, il en naît cent onze jeunes pieds, dont douze répètent avec quelque fidélité les caractères de l’hybride primitif, tandis que les autres reproduisent invariablement les formes normales des ancêtres. A la suite d'expériences semblables et confirmatives, M. Naudin a pu formuler cette conclusion : « Tous les hybrides, dont j'ai observé, avec quelque soin, » Ja deuxième génération, m'ont offert ces changements » d'aspect et manifesté cette tendance à revenir aux formes » productrices, et cela, dans des conditions telles que le pollen » d’une de ces espèces n’a pas pu concourir à les y ra- » mener (1). » La conclusion qui précède a une généralité qu’il importe de copstater. Les espèces de Primevères, de Daturas, de Tabacs, de Pétunias, de Luffas, de Linaires, hybridées avec soin, ont toujours manifesté, daus les produits hybrides obtenus, une tendance à la réversion. A l'égard des Linaires, M. Naudin a vérifié, sur plus de six générations hybrides consécutives, la réalité du retour au type ; nous ne pouvons malheureusement entrer dans le détail de si intéressantes expériences (2). (4) Naudin, Ann. sc. nat., t. XIX, p. 191. (2) Ann. sc, nat., t. IX, p. 274. AS OP LES LIMITES DE LA VARIARILITÉ ET L'HÉRÉDITÉ. 1923 Dans les limites de nos connaissances, la réversion des hybrides végétaux aux types, à partir de la deuxième géné- ration, peut être considérée comme un fait général et sûre- ment établi. L'insuffisance des preuves ne permet pas des indications aussi positives en ce qui touche le règne animal ; cependant, à en juger par les faits connus, nous n'avons nul motif de nous refuser à croire que les choses ne se passent pas de même chez les animaux et les plantes. Déjà, dans le siècle dernier, Buffon avait tenté des expé- riences sur l'union du Chien et de la Louve; il en avait obtenu deux hybrides et il était parvenu à les unir; l’un des pro- duits, à son témoignage, ressemblait beaucoup à la Louve, et par sa férocité et par ses hurlements ; la réversion à la souche mère y était sensiblement accusée (1). Les essais de Buffon ne sont pas contredits par les expé- riences sérieuses et suivies de M. Flourens ; cet habile expé- rimentateur croise le Chien et le Chacal; il obtient des hybrides de premier sang, moitié Chiens, moitié Chacals ; l'union d’une Chienne et de l’un de ces hybrides lui donne un produit chez lequel les caractères du Chien s’accusent davantage. A la quatrième génération, par suite de l’union continuée des chiennes et des hybrides mâles, Je type Chacal s’est com- plétement effacé. Le retour inverse a pu être obtenu, et les pro- duits ramenés au type Chacal, par l'union successive du Chacal et des hybrides femelles de plusieurs générations ; quatre géné- rations ont suffi pour réaliser le retour aux formes primitives (2). Il est regrettable que la mort ait interrompu les recherches qu’Is. Geoffroy Saint-Hilaire avaitcommencées sur cet impor- tant sujet, Le croisement des races ou des variétés peut manifester, comme l'hybridation, la puissance de l’atavisme, et donner lien à la réversion. En 1865, M. Lecoq tente des hybridations entre plusieurs variétés diversement colorées de la Belle-de-nuit ; il agissait (A) Buffon, Histoire naturelle, t. II, p. 9. (2) Flourens, De l'instinct et de l'intelligence des animaux, 2° édit. Paris, 4845, p. 110, — Id., De la longévité, p. 144, Paris, 1854, 424 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. daus l'espoir de multiplier les variations dans le coloris ; le résultat fut loin de répondre à son attente; sur six cents pieds obtenus, à la suite d'expériences réitérées, presque tous revin- rent spontanément à la couleur rouge, c’est-à-dire à la couleur originaire du type (1). Conduit par ses études à la question de sayoir si les nom- breuses races de pigeons descendent d’un seul ou de plusieurs types, M. Darwin opère des croisements entre individus des races les plus dissemblables ; il efface, par ces unions, les ca- ractères des races, et fait apparaître un certain ensemble de Lraits communs, qu'il juge avec raison l’indice d’un retour vers une forme primordiale ; les races croisées n’offraient pas, dans leur plumage, la coloration bleue ardoisée; les métis obtenus se distinguaient cependant, par une livrée de cette couleur caractéristique chez la Columba livia ; d’après ce fait, el en s'appuyant sur d’autres considérations, M. Darwin n’hé- site pas à admettre que la Columba livia peut être considérée comme la véritable souche des races de pigeons (2). L’atavisme tend au maintien des formes spécifiques, par la disjonction, et surtout par la réversion aux types; lorsque ce maintien cesse d’être assuré, lorsqu’à la suite d’unions hybrides la descendance ne fait pas retour, alors il y a obstacle à la réalisation d’aucun type défini et permanent. Les caractères sont dissociés, la solidarité héréditaire est bri- ste, la variation devient désordonnée, pour nous servir de l'heureuse expression de M. Naudin. Soumise dès lors à une aberration sans limites dans les caractères, la postérité ne se rattache à nulle forme déterminée ; l’atavisine a perdu sa puis- sance, le lien spécifique est brisé, il n’existe que des individus isolés et incessamment variables. M. Naudina scientifiquement formulé ce phénomène étrange de Ja dissociation, en lai donnant la sanction de l’expérience (3). (1) Lecoq, Des croisements dans le genre Mirabilis (Bulletins de la Sociélé botanique de France. 1862, p. 229. (2) Darwin, Op. cit., p. 47. (3) Nous devons rappeler que, dans des leçons faites au Collége de France, en 4863, sur le sujet que nous traitons, nous avions de notre côté signalé le phénomène de la dissociation. LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ ET L'HÉRÉDITÉ. 425 Voici quelques-uns des faits sur lesquels s'appuie lhabile expé - rimentateur. Les Datura lœvis et feror, deux espèces tenues pour légi- times, sont fécondées réciproquement. Les cent trente plantes hybrides, issues de ces doubles unions, sont semblables entre elles, mais étrangement distinctes des Espèces croisées, par la taille, le port, les fleurs et les fruits. Ces produits étant devenus féconds, les graines en sont semées, et elles développent des hybrides de seconde généra- tion, bien distincts des premiers; ceux-là étaient semblables entre eux, les autres sont profondément distincts; les diffè- rences sont marquées dans le port, la forme du feuillage, la coloration des tiges et des fleurs, le degré de fertilité, le volume et la spinescence des fruits : « Les quarante-cinq plantes » des deux lots obtenus constituent», dit M. Naudin, «autant » de variétés individuelles, comme si le lien qui devait les ratta- » cher aux types spécifiques s'étant rompu, leur végétation » s'était égarée dans toutes les directions. C’est ce que j'appelle » la variation désordonnée. » Des hybrides de Belle-de-nuit commune fécondée par la Belle-de-nuit à longues fleurs ont offert, à la seconde généra- tion, une dissociation analogue ; plus de similitude entre eux, ni avec les premiers hybrides. L’hybridation de la Linaire commune par le pollen de la Linaire à fleur pourpre, a réalisé de semblables variations, chez les hybrides de sixième et de septième génération, qui ne faisaient pas retour aux formes primordiales ; mêmes résultats à l'égard des Péfunias dont les horticulteurs savent obtenir des variations extrêmes en fécon- dant les hybrides les uns par les autres. Il n’est guère dou- teux que chez les Rosiers et les Primevères, les Pommiers et les Poiriers, les croisements incessamment répétés, dans le but d'obtenir de nouveaux et utiles produits, n'aient singulière- ment multiplié les formes en réalisant la variation désordonnée. « Ainsi, chez les hybrides la forme se dissout, d’une géné - » ration à l’autre, en variations individuelles et sans fixité, » tandis que dans l'espèce pure, la variation tend à se perpé- » tuer et à faire nombre (1). » (1) Naudin, Comptes rendus de l’Académie des sciences, 21 novem- bre 4864, t. LIX, pp. 837-845. 126 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, En terminant son remarquable travail sur la variation désor- donnée, M. Naudin avait soulevé la question de savoir si une semblable manifestation se rencontre aussi chez les animaux. Un zootechnicien habile répondant à cet appel s’est proposé d'établir que l’accouplement des métis conduit à ce mode de variabilité : « L’accouplement'des métis », dit M. Sanson, «_ est toujours aléatoire. … il y a toujours lutte entre l'hérédité » individuelle et les deux atavismes, et le résultat de la lutte est » Ja variabilité désordonnée (1). » On unit les races mérinos et Dishley, caractérisées par la forme de la tête, courte, aplatie, recouverte chez la première, allongée, découverte, saillante dans la race anglaise ; on obtient des métis dont les formes sont loin d’être intermédiaires; quelques métis se rapprochent du type mérinos, d'autres, du bélier Dishley, d’autres réalisent des formes éloignées des pré- cédentes. Les métis issus de deux autres types tranchés, le New-Kent el le Berrichon, ne sont pas moins variables dans leurs caractères. Nous avons cherché à montrer comment, par ses diverses manifestations physiologiques, l’hérédité concourt au maintien des formes et en assure la permanence. Nous en ayons trouvé les preuves dans la régénération, la réapparition dans la des- cendance des caractères des aïeux, l'existence relative et éphé- mère des suites anomales et pathologiques; enfin dans ces manifestations de l’atavisme, marquées dans la formation des races, indiquées dans les disjonctions, réalisées dans les unions hybrides par le retour aux types, exprimées dans la dissociation, par la rupture, si l’on peut ainsi parler, du lien spécifique. En présence de témoignages si clairs, si concordants, n’est-il pas rationnel de voir dans l’hérédité qui assure par tant de moyens la conservation des types, une limite posée, comme par la nature elle-même, à leur incessante mobilité. Comment admettre la mutabilité, sans supposer la déroga- tion permanente à la similitude héréditaire, sans nier, en y substituant des conjectures invraisemblables, le principe même de la stabilité des lois de l'organisme. (1) Sanson, Économie du bétail, p. 309 ; Comptes rendus, t. LXI, p. 636. soins Le. he st. te ET LES SUITES HYBRIDES. 127 Ces considérations n’ont pas manqué de frapper l'esprit pénétrant de M. Darwin; pourquoi l’illustre auteur traite-t-il avec tant de mesure et de réserve la question de la similitude héréditaire (1) ? CHAPITRE VIII LES LIMITES DE LA VARIABILITÉ ET LES SUITES HYPBRIDES. Il n’est pas de questions générales qui soient susceptibles de solutions absolues ; en vain notre esprit les désire et y tend par d’intimes aspirations ; la nature des choses y met obstacle et nous contraint de demeurer dans des limites que notre savoir borné ne nous permet pas de franchir. Il en est ainsi pour la question de l’espèce ; ce que nous en pouvons connaître est peu de chose au prix de la réalité : aussi devons-nous nous attacher d'autant plus aux rares vérités que le temps et l'expérience nous ont permis de découvrir. Voilà pourquoi nous nous bornons aux faits actuels sans perdre de vue cette ancienne et sage maxime : « Je dis ce que je sais. » Au nombre de ces vérités qui satisfont l'esprit, et le portent à tenir la doctrine de la fixité de l'espèce pour l'expression la plus assurée de nos connaissances positives, il convient de placer les phénomènes de procréation entre individus dissem - blables, et particulièrement l’hybridité. « Si l'espèce changeait », écrit un illustre physiologiste, « l’hybridation serait assurément le moyen le plus efficace » d'opérer ce changement ; l’hybridation est, au contraire, le » moyen qui met le plus complétement en son jour la fixité de » l'espèce (2). » Buffon développe la même vérité et l’exprime en ces termes : « On peut toujours tirer une ligne de séparation entre deux (4) M. Darwin, op. cit. p. 53, 123, 613. (2) Flourens, Journal des savants, mai 4863, p. 272. 128 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, » espèces, c’est-à-dire entre deux successions d'individus qui » se reproduisent et ne peuvent se mêler, comme l’on peut , aussi réunir en une seule espèce deux successions d’indi- » vidus qui se reproduisent en se mêlant. Ce point est le plus » fixe que nous ayons en histoire naturelle (1). » Nous nous proposons de développer ces pensées en les con- firmant par des preuves expérimentales; pour être mieux compris, établissons d’abord le sens de quelques expressions usitées dans le langage scientifique et dont nous aurons sans cesse à nous servir. On entend par hybridations, les unions tentées entre espèces distinctes; on nomme Aybrides, les êtres issus de ces unions ; les hybrides sont dits bigénères, si les espèces dont ils sont les produits appartiennent à deux genres différents, congénères, si elles font partie du même genre. On nomme métis les pro- duits d’unions entre individus appartenant à des races dis- tinctes d’une même espèce, Si nous jetons les yeux autour de nous, nous ne voyons pas que Ja nature ait confondu les formes de la vie qu’elle a mul- tipliées avec tant de richesse. En vain, depuis des siècles, les animaux vivent réunis dans les mêmes contrées; en vain les espèces végétales les plus rap- prochées par leurs affinités se pressent depuis un long temps sur un même sol ; soumises aux causes multiples qui provoquent l'hybridation, elles sont cependant restées distinctes ; nous ne voyons pas que le mélange des formes ait introduit le désordre et la confusion, qu’il se soit produit des types persistants et nouveaux; au contraire, les hybrides spontanés sont très-rares dans la nature; ils v seraient la règle, si la transformation des espèces était la loi. Interrogeons les faits : deux botanistes, Schiede et Lasch (2), ont donné la liste des hybrides végétaux, connus depuis près d'un siècle; de Candolle, qui la reproduit (3), en admet, .d’après eux, environ quarante exemples bien avérés; plus réservé encore dans ses calculs, M. Decaisne en réduit le (1) Buffon, Animaux domestiques : De l'âne. (2) Schiede, De plantis hybridis sponte natis. Broch. Cassel, 1825, (3) Physiologie végétale, t, II, p. 711. tparsths ÊT LES SUIIES HYBRIDES. 129 nombre à vingt; les hybrides végétaux sont donc rares à l’état de nature, et les causes qui en expliquent l'existence exceptionnelle ne sont pas difficiles à découvrir ; la croissance des espèces dans des localités éloignées, leurs floraisons à des époques différentes, les conditions variées auxquelles elles sont soumises, les accidents qui peuvent entraver l’évolution du germe nouveau, sont autant d'obstacles aux croisements à l’état sauvage; ajoutons qu'à l'égard d'un végétal, l'influence de son propre pollen est tellement prépondérante sur celle d’un pollen étranger, qu'il suffit de quelques grains du premier pour en- traver l’action de tout autre élément fécondateur. Chez les animaux, les hybrides à l’état de nature sont plus rares encore que chez les plantes; les espèces distinctes s’é- loignent et marquent une répugnance invincible à s’accoupler. Chez les mammifères, on ne connaît aucun exemple pro- bant d'hybridité naturelle; on cite chez les oiseaux, comme capables de croisements naturels, les Tétras et les Corneilles, les Perdrix grises et les Bartavelles ; ces exemples sont excep- tionnels et mériteraient confirmation. Les tentatives de l’industrie dans le but de réaliser des accouplements que la nature répugne à accomplir, découvrent aussi les difficultés, les impossibilités que rencontrent les unions entre espèces notoirement distinctes. Chez les plantes, il faut, pour assurer le succès, que l’union soit tentée entre formes liées" par d’étroites affinités, qu'on pratique dans le bouton l’ablation des étamines, que la fleur soit protégée contre le contact d’un pollen étranger, qu'elle reçoive en temps opportun l’action de la poussière fécondante. Chez les animaux, les difficultés à vaincre sont plus nombreuses encore. A l’état sauvage, les espèces, fussent-elles très-voisines, ont {ant de répugnance au croisement, que la violence elle-même est souvent impuissante, et que pour forcer la nature, il faut la surprendre. Ainsi ont agi Hunter et Buffon, en élevant ensemble, dans les mêmes conditions, et dès le jeune âge, les animaux qu'ils se _proposaient d’unir. Buffon observe que la captivité, l’état de domestication, 130 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, aident aussi à ces croisements en ce qu'ils rendent les animaux plus libertins, c’est-à-dire moins fidèles à leur espèce. Par l'excitation du sens génital, que la captivité provoque, s'expliquent certaines unions fécondes entre espèces sauvages et espèces captives. On a vu, dans les ménageries, le Chacal de l'Inde s'accoupler à celui du Sénégal, le Daw s'unir au Zèbre, et la Tigresse au Lion. Entre espèces sauvages et domestiques, les rapprochements sont moins exceptionnels ; le Chien croise avec le Loup, le Cheval avec le Zèbre, le Couagga avec la Jument. Mais c’est surtout entre espèces déjà domestiquées que les unions sont aisées et fécondes; l’Ane et le Cheval, le Bouc et la Brebis, le Buflle et la Vache, en fournissent des preuves. L'hybridité semble d'autant plus facile que les espèces ont été plus profondément modifiées par l'homme et pliées à ses usages. Cependant, même dans ces circonstances, il est des conditions déterminées en dehors desquelles les croisements seraient irréalisables. Une de ces conditions, et la plus essentielle, est le choix d'individus rapprochés par leursimilitude et leursaffinités d'or- ganisation ; la nécessité de ces choix apparaît comme une des marques les plus assurées de la séparation primordiale des groupes organiques ; si tous étaient issus d’une même souche, et descendus les uns des autres, pourquoi ces incompatibilités physiologiques accusées par Impuissance à la propagation, révélées par des différences radicales, dont la greffe, la trans- fusion du sang, l’action des agents toxiques, les immunités morbides, peuvent offrir de frappants exemples ? L’aptitude aux croisements est liée au degré de parenté des espèces, les unions se réalisent d'autant mieux que les formes à associer offrent des affinités plus intimes. La science, à cet égard, est riche de faits qui ne permettent pas le doute. Chez les animaux, de l’aveu d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, il faut rejeter en masse les prétendus hybrides signalés entre ordres, classes et familles distinctes; on n’a jamais réussi à faire naître aucun produit des étranges amours qu’on avail artificiellement provoquées entre des êtres si dissemblables. ET LES SUITES HYBRIDES, 131 1l faut exclure également le plus grand nombre des hybrides bigénères comme douteux, fabuleux et impossibles. Exceptons certains cas d’hybridité bigénère sur lesquels l'expérience semble s'être prononcée, qu'il faut cependant encore accepter avec réserve. Tels seraient, chez les mammifères, les croise- ments de la Brebis et du Bouc, de la Chèvre et du Bélier ; chez les oiseaux, les hybrides du Cygne ct de l'Oie, du Serin avec la Linotte et le Chardonneret (1). Les aflinités organiques sont plus multipliées entre espèces congénères, les produits de leurs rapprochements sont plus nombreux et plus féconds. Dans ces conditions, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire signale plus de vingt cas d’hybridation chez les mammifères, il en indique quinze chez les oiseaux, quatre à cinq chez les pois- sons, plusieurs chez les insectes eux-mêmes. L'hybridation végétale ne paraît pas soumise à d’autres lois. Les expériences ont eu le plus complet insuccès, lorsque la fécondation a été tentée entre familles différentes ; entre genres distincts de la même famille, les tentatives auraient été plus heureuses ; Kælreuter aurait obtenu un hybride d’un Lychnis et d’un Silene, Gœærtner aurait croisé des Datura et des Tabacs, Sageret aurait fécondé l’Amandier par le Pêcher, le Radis par le Chou cultivé; la critique trouverait à s'exercer sur ces faits, qu'il faut admettre avec d’autant plus de réserve qu’une foule d’observateurs ont échoué en répétant de semblables ten- tatives ; ce n’est pas conclure au delà des données de l’expé- rience, que de s’en tenir à ce principe formulé par M. Naudin : la fécondation croisée est, en général, impossible entre espèces appartenant à deux bons genres de la même famille. On admettait, autrefois, qu'entre espèces congénères les croisements sont impossibles ou frappés de stérilité ; les re- cherches de Knigth, Herbert, Gœrtner, Godron, Naudin, ont prouvé, au contraire, qu'ils s'effectuent sans difficultés; ainsi ont été réalisées les fécondations dans les groupes des Prime- vères, Daturas, Nicotianes, Pétunias, Cucurbita, Linaires. (1) Geoffroy Saint-Hilaire, op. cit., t, ILL, livre Il, chap, x ; Godron, op, cit., 210 ; de Quatrefages, op. cil., chap, x1v, 132 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, Ea résumé, les expériences faites sur les plantes, les essais tentés chez les animaux, établissent que l'impuissance à la gé- nération délimite dans les deux règnes les groupes organiques, et qu’elle se marque d’autant plus que les affinités sont plus tranchées entre les êtres à unir. Mais la génération n’est pas la seule expression physiolo - gique de la dissemblance entre les types organiques et de l’in- tervalle qui les sépare ; il est d’autres traits par lesquels s’accu- sent, les mêmes différences. Les greffes animales et végétales par exemple, indiquent entre les formes distinctes de sem- blables incompatibilités. On essayerait vainement de greffer des végétaux, apparte- nant à des classes, des familles, des ordres distincts, comme on tenterait vainement de les féconder; au contraire, le succès est possible entre des formes très-voisines par leurs affinités, des espèces congénères, par exemple ; ce rapport avait si vivement frappé de Gandolle, qu'en 1811 il indiquait la greffe comme critérium des affinités végétales, et que, confiant dans ses indications, Tschudy faisait à l’Hortensia une heureuse application de sa méthode. On objectera sans doute qu’il est des circonstances dans les- queiles la greffe réussit entre individus d'espèces, ou même de genres distincts : le Planère reprend sur l’Orme, le Lilas sur le Troëne, l’Épiphyllum sur le Pereskia, le Poirier sur le Coignas- sier et l’'Aubépine; dans ces conditions elles-mêmes, la greffe offre un exemple de la force inhérente au végétal greffé, pour le maintien de son état spécifique ; il est avéré, en effet, que la greffe maintient ses caractères essentiels, sans rien emprunter à la nature intime du sujet qui joue le rôle de sol organique. Nous possédons sur les greffes animales quelques expériences qui sont loin d’être sans analogies avec les précédentes. On sait que la transplantation s'opère d’un animal sur un autre de même espèce, tandis qu’il n’en serait plus ainsi entre espèces différentes. Un savant qui s’est occupé avec succès de ces sujets assure qu’il n’a pu obtenir de véritables greffes qu'entre animaux très-voisins appartenant au genre Mus (1). (1) Bert, Sur la greffe animale. Thèse. Paris, 1863, ÊT LES SUITES HŸBRIDÉS. 133 Un chirurgien habile, expérimentant sur les greffes périos- tiques, a constaté que les fragments de périoste implantés sur des individus de même espèce se greffent et développent du lissu osseux , tandis que d’une espèce à une autre, comme du Chien au Lapin, au Poulet, ils se modifient anormalement dans leur développement, ou ne donnent lieu à la formation d’aucun Lissu osseux (1). Les expériences de Brown-Séquard, de MM. Prévost el Dumas, Delafond et Milne Edwards sur les transfusions san- guines, ont appris que le succès de semblables opérations dé- pend également des affinités entre les animaux choisis ; si l’on opère entre ruminants ct carnassiers, carnassiers et rongeurs, de l'Homme au Mouton ou au Chien, la vie un moment rap- pelée abandonne bientôt l'animal opéré. Si la différence entre les types est plus tranchée, la vie n’est pas même un instant soutenue ; c’est ainsi que le sang d’un mammifère injecté dans les veines d’an oiseau est incapable de le révivifier (2). L'action des substances toxiques, la caractéristique patholo- gique spéciale des divers groupes animaux, l’intransmissibilité d'états morbides d’une espèce à une autre, sont encore d’autres marques des différences physiologiques profondes qui séparent les types organiques. Skl’on considère la destination des espèces dans les limites où il nous est donné de la connaître, on arrive par une autre voie aux mêmes conséquences ; nous songeons à ces Infusoires, à ces végétaux qui sont, d’après les découvertes si remar- quables de M. Pasteur, les intermédiaires des transformations organiques, le lien entre la mort et la vie, entre la formation et la destruction. Capables de vivre sans l'influence de l'oxygène, certains animalcules, les Vibrions, agissent sur le milieu fermentescible, et, par des réactions d’un ordre particulier, préparent la fermentation putride. D’autres animalcules, les Bactéries, auxquels l'oxygène est indispensable, achèvent, au contact de (4) Ollier, Mémoires sur les greffes osseuses (Journal de Brown- Séquard, janvier 1860), et Trailé expérimental et clinique de la régé- néralion des os, elc. Paris, 1867. (2) Milne Edwards, Leçons de physiologie, 1, 1, p. 326. FAIVRE. 8 4134 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, l'air, l'œuvre de destruction que les vibrions ont com- mencée (1). D’autres organismes accomplissent des fermentations spé- ciales. La levûre de bière détermine la fermentation alcoolique ; les Mycodermes, Champignons d’un ordre inférieur, agissant sur l'alcool produisent le vinaigre; d’autres Mycodermes déter- minent la fermentation butyrique; d’autres, sont les agents actifs de la vinification ; quelques-uns, comme l’Aspergillus niger, enlèvent au tannin du sucre et déterminent la fermen- tation gallique (2). Les rôles spéciaux, départis à ces organismes dégradés, n’impliquent-ils pas entre les types une distinction profonde, essentielle, bien difficilement intelligibie dans l'hypothèse d’une origine commune par la voie des transformations ? Comment expliquer par la capricieuse fantaisie de la sélec- tion, ou les hasards du combat de la vie, les différences fonc- tionnelles si radicales que l’observatiou révèle entre les formes spécifiques ? Comment se fait-il qu'entre les types, séparés par leurs affinités, la fécondation soit irréalisable? Pourquoi les unions deviennent-elles possibles et parfois fécondes, si les affinités se multiplient, sans cesser cependant, entre espèces congénères, d’être bornées, relatives et incomplètes? Il est difficile de concevoir ces faits, si l’on n'accepte la doctrige de la distinction des types et de leur constance. Nous avons dit que les croisements ne sont pas impossibles entre espèces, peut-être même entre genres distincts ; la ques- tion est maintenant d’examiner la nature de ces croisements, de rechercher s'ils ne diffèrent point des unions normales, s'ils sont aptes à réaliser la formation de suites intermé- diaires et permanentes. Pour étudier cette question dont la solution affirmative donnerait une réelle valeur à la doc- trine de la mutabilité, comparons la propagation entre individus (1) Cons. les nombreux travaux de M. Pasteur, Sur la fermentation el la putréfaction : ces travaux sont insérés dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences, notamment aux dates suivantes : 20 avril, 9 mars, 29 juin 1863 ; 25 février 1861. Cons. également : Études sur les vins, etc. 1 vol. Paris, 1866. (2) Van Tieghem, Sur la fermentation gallique (Gaia rendus, 23 décembre 1867). ET LES SUITES HYBRIDES. 4135 d'une même espèce à la propagation entre espèces distinctes. Si nous sommes attentifs aux faits qui se passent sous nos yeux, nous remarquerons que deux conditions règlent le main- tien de l'espèce : La fécondité naturelle, indéfinie, régulière des produits. La transmission permanente aux descendants des traits dis- tinctifs des ancêtres. , Les produits hybrides se comportent-ils de la même ma- nière? A-t-on vu naître du croisement, entre espèces distinctes, des suites régulièrement fécondes, fixées dans le maintien de leurs traits distinctifs ? Les anciens s'étaient formés sur les hybrides une opinion que lascience moderne désavoue ; s'autorisant de la stérilité des Mulets, hybrides de la Jument et de l’Ane, ils avaient conclu à l’infécondité de tous les autres hybrides. Gette conclusion trop absolue n’est nullement fondée; elle est en contradiction avec l'expérience directe, dont nous rap- pellerons quelques enseignements : Tantôt l’hybride est stérile par lui-même, et infécond avec l’un ou l’autre des parents; c’est le cas pour le Mulet et le Bardeau, et chez les plantes, pour Jes hybrides issus du Tabac rustique et du Tabac de la Californie. Quelquefois la stérilité est moins absolue, les hybrides ne donnent pas de postérité directe, mais ils sont féconds avec lun ou l’autre parent; ainsi se comportent les produits obtenus de l’Hémione et de l’Anesse, et les hybrides issus des espèces de Tabacs à feuilles glauques et à feuilles étroites. Dans d’autres circonstances, la fécondité des hybrides est plus complète et ils se reproduisent eux-mêmes pendant une suite de générations. M. Naudin a obtenu deux générations hybrides chez les Primevères, trois chez les Luffa et les Tabacs, cinq chez les Linaires, il a même constaté que, dans ces conditions, les gra- nules polliniques pouvaient n'être point altérés (1). Chez les animaux, Buffon et M. Flourens ont obtenus jusques à quatre’générations métives du Chien et de la Louve, (4) Naudin, Ann. sc. nat, , t. IX, p. 18. 136 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, du Chacal et du Chien, et si l’on en croit le témoignage de quel- ques savants, l’Alpaca et la Vigogne en auraient produit un plus grand nombre. La fécondité des hybrides ne saurait donc être révoquée en doute; elle existe, mais bien différente de la propagation nor- male ; elle n’est ni complète, ni régulière, ni naturelle. Elle n’est pas naturelle et normale, puisqu'il faut pour la réaliser ou la maintenir, notre art et nos soins ; elle n’est point complète et absolue, puisque les suites hybrides ont une fécon- dité déterminée et relative, et que les individus qui en forment la descendance sont presque tous atteints d’une altération dans les organes séminaux ou les fonctions propagatrices. Des faits nombreux apportent leurs témoignages à l’appui de ces vérités. Il y a un siècle, Kælreuter a insisté sur les altérations orga- niques consécutives à l’hybridité végétale, M. Naudin en a établi la réalité avec une nouvelle évidence ; il a reconnu que plusieurs hybrides, ceux des Tabacs, des Digitales et des Gro- seilliers, par exemple, sont stériles à la fois par leurs étamines privées de pollen normal, et par l'ovaire, puisqu'ils ne sauraient être fécondés par le pollen de l'espèce maternelle, ou qu'ils en sont susceptibles, mais seulement en apparence, car les fruits qui en naissent sont plus ou moins dépourvus de graines. L'action stérilisante de l’hybridité est particulièrement appré- ciable sur le pollen; tantôt cette poussière séminale avorte dans les loges de l’anthère, tantôt elle s’y développe, mais privée de tout pouvoir fécondateur. Il en est ainsi chez les hybrides obtenus par la fécondation des Tabacs glauques et à feuilles étroites ; les anthères sont remplies de pollen, mais d’un pollen inerte, impuissant à la fécondation. Au contact du stigmate, il pe développe aucun germe, tandis que l'ovaire du même hybride peut, sous d’autres influences, müûrir des germes normaux. Il est ordinaire aussi que le nombre des graines soit réduit dans les fruits des formes hybrides; Gœrtner rapporte que le fruit d’un Datura hybride contenait deux cent quatre-vingt semences; le patiént observateur en avait compté près de six cent cinquante dans les deux espèces croisées ; il en avait évalué ET LES SUITES HYBRIDES. 137 le nombre à plus de deux mille dans la capsule du Tabac à larges feuilles, il en retrouvait à peine six cents dans la capsule de l’un des hybrides de cette forme végétale (1). L’altération consécutive à l’hybridité est si profonde qu’elle s'accuse, même en dehors de l'appareil générateur; tantôt elle porte sur l’inflorescence et consiste dans la chute préme- turée des fleurs, ainsi qu'il arrive aux hybrides de Luffa et de Mirabilis, tantôt, elle atteint l’inflorescence entière et va jus- qu’à modifier la sexualité ; enfin, elle se révèle encore par un antagonisme marqué entre les organes de la vie végétative et ceux de la propagation ; c’est en effet un trait général chez les hybrides que le développement et la vigueur des tiges, des ra- meaux et des feuilles, Les hybrides animaux ne sont pas exempts d’altérations dans l'appareil générateur ; elles portent particulièrement sur le fluide séminal, et le rendent infécond. Prévost et Dumas ont constaté chez les Alulets que ce fluide est dépourvu de filaments spermatiques (2). Ainsi, l'appareil propagateur chez les hybrides porte 1es traces d’une altération plus ou moins profonde et générale; c’est à un premier trait qui sépare les suites hybrides des suites ordinaires ; l'inconstance dans la transmission des carac- tères distinctifs des ancêtres établit entre les suites normales et hybrides une nouvelle ligne de démarcation. Les espèces véritables sont frappées à une seule et même effigie, et quel que soit l'individu que l’on considère dans la descendance, on le reconnaît aisément ; les. traits de simititude se maintiennent dans les produits, les caractères des produc- teurs n’y sont pas seulement mêlés, ils y sont intimement con- fondus. Les hybrides, dans leurs générations successives, ne se com- portent point ainsi. À la première génération, ils rappellent encore avec fidélité les conditions des espèces légitimes ; les produits se ressemblent entre eux, les formes en sont mixtes, (1) Fr. Gœrtner, Versuche und Beobachtungen über die Bastarder- zeugung im Plansenreich. (Stuttgart, 1849.) (2) Prévost et Dumas, Ann. sc. nal., p. 183. Wagner, Hisloire de la génération, p. 32. 8. 138 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, généralement intermédiaires entre celles des espèces pa- rentes. | Quelquefois un des types marque plus fortement son em- preinte et domine dans les croisements, mais alors cette action est uniforme et constante dans tous les produits. Tels on voit les hybrides des Petunia violacea et nyctaginiflora, porter uniformément l'empreinte plus accusée du premier de ces types producteurs. A partir de la seconde génération et surtout aux suivantes, la physionomie des produits hybrides se modifie et s’altère. A l’uniformité succède la bigarrure des formes, à la fusion des caractères, leur dissociation ; obéissant à la tendance qui les rattache à chacune des formes distinctes accidentellement asso- ciées, les hybrides y font retour, ou brusquement, ou lente- ment, et par des degrés successifs ; on dirait que chaque pro- duit est un agrégat forcé des deux formes mères, et, comme le dit si bien M. Naudin, « une mosaïque vivante, où l'œil » ne discerne pas les éléments discordants tant qu'ils restent » entremêlés » (4). On chercherait donc en vain, dans une postérité hybride, la stabilité des caractères; la disjonction, la réversion aux types, la variation désordonnée, en effacent l’uniformité. Telles sont, à les considérer dans le règne végétal, les indica- tions fournies par les études expérimentales ; les rares observa- tions tentées sur les animaux, tout en imposant des réserves, donnent cependant lieu de croire que chez eux les choses ne se passent point autrement; cette conjecture est rendue plausible par l’exemple des croisements tentés entre le Chien et la Louve, le Chacal et le Chien. Pour compléter le parallèle entre les suites hybrides et les suites normales, un dernier point reste à éclaircir. Les hybrides peuvent-ils se perpétner régulièrement, indé- finiment comme les véritables espèces, et pourrait-on citer des espèces intermédiaires formées par l’hybridité ? Dans l’état actuel de la science, la réponse ne saurait être douteuse ; on ne connaît aucun exemple incontestable de sem- (1) Naudin, 4nn. sc. nal., t. XIX, p. 192. ts Sd. LL . ET LES SUITES HYBRIDES, 139 blables suites ; la preuve peut en être établie, par l'examen des arguments invoqués à l'appui de l'opinion contraire. A cet égard, le fait le plus considérable et le plus digne d'attention est relatif à la propagation de l’Ægilops, espèce voisine de celle du Froment. L'Æ'gilops speltæformis serait, selon M. Godron, le pro- duit hybride de lÆZ'gilops ovata fécondé par le Froment vulgaire. Un horticulteur du Midi, M. Fabre, ayant obtenu la nouvelle forme hybride d’Ægilops speltæformis, l'a régulièrement per- péluée, sans retour au type , pendant plus de vingt généra- tions ; des résultats analogues obtenus à Paris et à Nancy sont confirmatifs du fait annoncé; tous semblent conduire à admettre la réalisation, par le fait de l’homme, d'une espèce hybride in- termédiaire, et régulièrement féconde (1) ? En est-il réellement ainsi ? Remarquons d'abord que l'expérience signalée n’est ni assez complète, ni assez contrôlée, pour légitimer une opinion abso- lue, considérons également les conditions anormales dans les- quelles elle s’est accomplie ; l’hybride propagé à Agde pendant vingt années à pu .se maintenir sans retour, parce qu'il a été soustrait à l’action des causes naturelles de variation et au contact du polleu des espèces parentes ; il diffère, d’ailleurs, des véritables espèces par plusieurs caractères physiologiques importants. Il est douteux qu’il ait été rencontré à l’état sauvage, mais ce qu’il importe le plus de remarquer, c’est l'impuissance de la forme hybride à se propager naturellement sans le secours de l'homme ; ses graines ne germent point si l’épi qui les ren- ferme n’est enfoncé dans le sol par les soins du cultivateur; il faut des circonstances exceptionnelles, indépendantes de la nature même de la plante, pour que la germination des graines devienne possible ; aussi chaque année un certain ‘nombre de (4) Cons. au sujet de cet hybride : Des Ægilops du midi de la Franceet de leurs transformalions (Mémoires de l’Académie de Mont- pellier, 4863). Godron, Des hybrides végétaux, dans Ann. sc, nal., 4. XIX, p. 175, et Mémoires de l’Académie Stanislas, 11 juin 1858; Revue horticole, 4° série, t. Il, p. 17, etc. 140 LA VARIAPILITÉ DES ESPÈCES, pieds demeurent-ils stériles. En présence de ces faits M, Godron, auquel on doit sur ce sujet des études spéciales et persévé- rantes, n'hésite pas à conclure ainsi : « Il est évident pour moi » que si cet -Æ'qilops se comporte autrement dans ses allures » que les hybrides ordinaires, et il n’est pas le seul, il manque » également d’un des caractères essentiels de lEspèce, celui » de pouvoir se propager sans le secours de la main de ) l’homme (1). » La question de l’Æ'gilops speltæformis motive, on le voit, des doutes légitimes et impose des réserves; les doutes sont d'autant plus autorisés qu'aucun exemple analogue ne s’est présenté dans le règne végétal; M. Naudin, si compétent sur ce sujet, n'hésite pas à déclarer qu'aucun des nombreux hybrides, par lui obtenus, n’a manifesté la moindre tendance à faire souche d’espèces. On a cité chez les animaux, les Léporides, ou produits hybrides du Lièvre ct du Lapin, comme un exemple probant en faveur de la permanence des races hybrides. D'après M. Roux (d'Angoulême), la fécondité des Lépo- rides aurait été constante depuis dix générations, et le retour au type ne se serait pas manifesté ; on a pu croire, il y a quel- ques annécs, à la légitimité de ces assertions, présentées au public par un savant bien connu (2). On ne saurait les accepter aujourd’hui. ‘ La mortalité extrême des Léporides, leur dégénérescence facile, l'extension restreinte d’une industrie dont on s’était trop hâté d’exagérer l'importance, pouvaient déjà causer quelque hésitation ; bientôt, le silence obstiné, puis les aveux de lPin- venteur lui-même, ont singulièrement réduit le nombre des crédules partisans de la fécondité des Léporides. Désireux d'obtenir sur cette question des éclaircissements positifs, nous avons écrit à Angoulême, etil nous a été répondu par un agronome, témoin des essais tentés à diverses époques, (1) Godron, Nouvelles expériences sur l'hybridilé dans le règne vé- gétal, fait:s pendant les années 1863, 1864 et 1865. Broch. Nancy, page 38. (2) Broca, De l'hybridité (Journal de physiologie de Brown-Séquard, 1858 à 1860). LE PREND ET LES SUITES HYBRIDES. A1 qu'on ne saurait désormais attacher d'importance et tenir pour sérieuses des assertions émises avec trop de précipitation et d'assurance (1). On a donné comme preuve d’une postérité hybride fertile les résultats du croisement entre les Moutons et les Chèvres ; au Chili où ils sont commercialement exploités, les produits de ces croisements portent le nom de Chabins ; leur peau est l'objet d’une industrie particulière. Les Chabins de premier sang sont féconds, ceux de second sang s'obtiennent en croisant avec les brebis les métis mâles du premier sang; leurs produits seraient doués, assure-t-on, d’une fécondité sans limites. Un examen attentif ne conduit pas à adopter une opinion aussi absolue. Il est certain qu'après trois à quatre générations, les descendants s’altèrent et retournent au type primitif; la loi de réversion mel donc encore dans ce cis un terme à la fécon- dité ; et pour obvier aux altérations de Ja toison, il faut re- prendre toute la série des croisements. Voici, du reste, à ce sujet, l'opinion très-autorisée de M. CI. Gay, telle que M. de Quatrefages la reproduit : « Là où ces hybridations constituent » une industrie régulière, on est obligé de donner aux pro- » ducteurs presque le double de sang d’une des deux espèces » croisées, pour entretenir la fécondité ; en outre, au bout de » quelques générations, on est obligé de recommencer toute la » série des croisements, parce que les produits retournent aux » espèces primitives comme chez les végétaux (2). » Tels sont les faits qui semblent élever le plas de doutes à l'égard des limites de la fécondité chez les suites hybrides ; aucun d'eux n’est concluant, et si une vérité ressort de leur critique, c'est, comme l’a démontré un éminent naturaliste, que dans l'état actuel de nos connaissances, on ne saurait citer aucune espèce intermédiaire, aucune suite hybride permanente. (1) Cons. sur cette question : Barral, Journal @’agriculture pra- tique, juin et août 1863. Sanson, Zootechnie, p. 263. Le cullivaleur charentais (Journal d'agriculture, 15 juin et 15 août 1863, 15 février 1865). (2) Cons, de Quatrefages, Rapports sur les progrès de l’anthropo- logie ; op. cit., p. 122. 142 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, En définitive, l'étude des hybridations prouve que les suites hybrides ne sont ni normales, ni indéfinies dans leur propa- gation ; arrêtées dans leur succession régulière par la stérilité qui en frappe les produits, par la variation désordonnée, par le retour aux souches primitives, elles ne sauraient réaliser des espèces intermédiaires. è Cette inaptitude à la propagation normale n'existe plus, soit entre races de même espèce, soil entre individus de même race, mais de lignées différentes. Dans ces conditions, la pro- création est aussi assurée et aussi facile qu’elle est, entre espèces légitimes, anormale et instable. L'importance de ces faits a frappé les partisans de la muta- bilité, aussi M. Darwin s'est-il eflorcé de soumettre à la cri- tique des arguments dont il ne pouvait méconnaître ni la portée ni la valeur, Ils élèvent, en effet, contre la théorie sélective, une objection de la plus baute gravité ; comment l'élection expliquera-t-elle la stérilité des hybrides, puisque la stérilité ne peut en rien leur être avantageuse « et ne saurait, par conséquent, avoir été » acquise par la conservation continue des progrès successifs » de cette stérilité. J'espère néanmoins », ajoute M. Darwin, « après avoir formulé l’objection, j'espère réussir à démontrer » que la stérilité n’est, ni un don spécial, ni une propriété » directement acquise par élection, mais qu’elle est la consé- » quence d’autres différences peu connues, successivement » développées chez les espèces du même genre et de même » source» (1). Partant de ces données, l'argumentation de M. Darwin porte particulièrement sur deux points : Établir que la stéri- lité consécutive à l’hybridation est relative, variable en degrés, « qu’elle est une conséquence des deux organisations généra- » trices, et non une propriété spéciale dont les Espèces seraient » douées » (2) ; déterminer les causes de la stérilité des pre- miers croisements et des hybrides. En présentant la stérilité comme une altération variable et (4) Darwin, op. cit., p. 352, ' (2) Op. cit., p. 369. ES PTT RUE ET LES SUITES HYBRIDES. 143 relatives, M. Darwin a surtout en vue de réfuter cette thèse que nous tenons pour l'expression des faits : la stérilité qui frappeles croisements entre espèces, que limite si souvent la pro- pagation des suites hybrides, met obstacle à la confusion des formes organiques. L’éminent naturaliste n’atteint pas le but qu'il poursuit Montrer en effet que la stérilité est une manifestation varia - ble, proposition vraie à plusieurs égards, n’est pas établir qu’elle n'apporte nul obstacle au mélange des types; la réalité de cet obstacle n'est-elle pas d’ailleurs démontrée par bien d’autres manifestations physiologiques? M. Darwin tourne habilement les difficultés sans les résoudre. Ses explications, à l'égard des causes de stérilité des pre- miers croisements et des hybrides ne sont point heureuses; en ce qui a trait aux premiers croisements, il invoque les troubles dans les conditions de la vie, la mort hâtive de l’em- bryon ; relativement à la stérilité des hybrides, il en donne pour raison les modifications apportées dans les organes reproduc- teurs; mais comment expliquer, s’il en est ainsi, l’inégale fécondité des hybrides, l’accroissement de leur fécondité, après plusieurs générations, faits si bien établis par M. Naudin ? M. Darwin prétend aussi que chez la plupart des hybrides vé- gétaux, l’ablation des étamines, condition indispensable au succès de l’opération, est la cause de l’infécondité. Cette raison ne sau- rait être tenue pour décisive, puisque la fécondation réussit, lorsqu'elle est pratiquée entre des individus unisexués d'espèces différentes. Ainsi agit le pollen du Cucurbita moschata, au contact du stigmate des fleurs femelles du C'ucurbita pepo ? Des expériences répétées sur les fleurs d’un Agave nous ont également donné la certitude que lablation des étamines d’une fleur n’entrave point nécessairement son évolution et sa végé- tation. L'auteur allègue, à l’appui de sa manière de voir, les effets des croisements réciproques. Il cite l'exemple du Mirabilis longiftora, aisément fécondé par le pollen du Mirabilis Jalapa, tandis que le croisement inverse serait impossible. Il rapporte les résultats analogues obtenus par la fécondation QUE LA VARIARBILITÉ DES ESPÈCES, réciproque des Matthiola annua et incana ; où peut opposer à ces faits des expériences contradictoires; en 1775, un observateur de Berlin a réalisé la fécondation réciproque des Mirabilis; M. Lecoq, dans son ouvrage plein d'intérêt sur l’hy- bridation, ne nie pas les fécondations réciproques chez les Matthioles, mais en signale seulement la difficulté, MM. Naudin et Godron ont obtenu des hybrides par fécon- dation réciproque sans constater dans leurs caractères ou leur production les inégalités sur lesquelles insiste avec com- plaisance le naturaliste anglais. On sera frappé, en lisant le remarquable ouvrage de M. Dar- win, des ressources d'observation et d'imagination qu’il met en œuvre pour prouver que la stérilité varie en degrés, qu’elle n’est pas universelle, qu’elle n’est pas un don spécial, mais un accident (1); on restera convaincu, malgré les raisonnements de l’éminent observateur, que sa manière de voir ne saurait, ni concilier avec la doctrine de la sélection, les faits relatifs à la stérilité, à l’instabilité des suites hybrides, ni effacer les résultats si sûrement acquis à la science sur l'intervalle que la génération met entre les types organiques ; ces résultats, nous les résumerons en deux propositions : Les espèces appartenant à des classes, ordres, familles, sou- vent même à des genres distincts, sont impuissantes à s’unir. Les espèces congénères peuvent être aptes à se féconder ; il en naît alors une postérité hybride dont les produits se succèdent pendant quelques générations, mais les descendances ont un terme, l’hybridité ne formant pas d’espèces intermé- diaires et permanentes. L’altération des produits et leur stérilité, la dissociation des caractères, l’individualisation, la réversion aux types primitifs concourent à la fois à l'extinction de ces suites éphémères que l'hybridation réalise et qu’on ne saurait assimiler aux espèces véritables. Aïnsi, la loi de propagation apparaît comme une marque de la distinction des types, une limite, un obstacle à leur mutabilité. (1) Darwin, op, cil., chap. wii. ès. Sun CROISEMENTS ENTRE INDIVIDUS DE MÊME GROUPE. 145 Nul n'a mieux compris que Buffon cette importante vérité ; sur cette question, comme sur tant d’autres, son pénétrant génie avait devancé les résultats de l’expérience : « Quel nombre » immense, écrit-il, et peut-être infini, de combinaisons ne » faudrait-il pas pour pouvoir seulement supposer que deux » animaux, mâle et femelle, d’une certaine espèce, ont non- » seulement assez dégénéré pour n'être plus de cette espèce, » c'est-à-dire pour ne pouvoir plus produire avec ceux aux- » queïs ils étaient semblables, mais encore dégénéré tous deux, » précisément au même point, et à ce point nécessaire pour ne » pouvoir produire qu’ensemble ; et ensuite, quelle autre pro- » digieuse immensité de combinaisons ne faudrait-il pas encore » pour que cette nouvelle production des animaux dégénérés » suivit exactement les mêmes lois qui s’observent dans la pro- » duction des animaux parfaits !.... Quoiqu’on ne puisse donc » pas démontrer que la production d’une espèce par la dégé- » nération soit une chose impossible à la nature, le nombre » des probabilités contraires est si énorme, que, philosophi- » quement même, on n’en peut guère douter (1). » CHAPITRE IX DE L'APTITUDE AUX CROISEMENTS ENTRE INDIVIDUS D'UN MÊME GROUPE SPÉCIFIQUE. L’impuissance à la propagation normale, régulière, indé- finie entre deux formes organiques, est la marque véritable de la distinction des types, l'expression des limites assignées à leur variabilité ; « cette impuissance sépare les espèces par » un intervalle que la nature ne peut franchir (2). » Pour juger mieux encore de cet intervalle que la génération met entre les types, considérons maintenant combien est facile, (4) Buffon, Histoire naturelle générale, édition de l'Imprimerie royale, t. IV, p. 390. (2) Buffon, édition citée, t. V, p. 59. FAIVRE. 146 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. complète, générale, la propagation entre les suites indivi- duelles groupées en une même forme spécifique. Une semblable proposition ne semble guère s’accorder avec le mode normal de propagation chez les plantes ; les plantes sont hermaphrodites, c’est du moins la règle chez les plus élevées en organisation ; comment donc comprendre dans cette condi- tion la possibilité des croisements faciles et multiples entre in- dividus distincts, entre les individualités dont l’union réalise l'unité végétale? L'organisation florale n’implique-t-elle pas la perpétuité de la fleur par elle-même et par elle seule ? Nous nous proposons surtout d'examiner cette question, et d'établir, en prenant pour appui les remarquables travaux de M. Darwin, que l’hermaphrodisme n’est point un obstacle aux unions faciles et fécondes entre individus distincts d’une même souche spécifique, mais qu’il se rattache au contraire au main- tien des types dont il rend la propagation plus assurée. Si, par l'impuissance à la génération, la nature manifeste la distinction des types, par les procédés qu’elle met en œuvre, pour réaliser les unions au sein du type lui-même, elle ne té- moigne pas avec moins d’évidence de l'unité, de la solidarité établies entre les collections individuelles qui composent l'unité spécifique. La nécessité des croisements n’a pas besoin d’être démon- trée, lorsqu'il s’agit des plantes dont les sexes sont séparés, soit sur les fleurs d’un même pied, soit sur les fleurs de pieds différents. Ges dispositions sexuelles que Linné, dans son poétique lan- gage, appelle monœcie et diæcie, impliquent les fécondations réciproques; mille moyens sont mis en œuvre pour les rendre plus faciles et plus sûres : l'abondance du pollen, la puissance du vent, l’action des insectes, la disposition relative des fleurs sur le même pied, et, chez les plantes aquatiques, l'élévation des organes floraux à la surface liquide, soit par l’élasticité des pédoncules, comme chez la Vallisnerie, soit par le dégagement de gaz dans des vésicules spéciales, comme chez la Mactre d’eau, ou l'Utriculaire. Tous ces procédés tendent au même but, l’union des sexes portés sur des pieds distincts. CROÏSEMENTS ENTRE INDIVIDUS DE MÊME GROUPE. 147 . La séparation des sexes implique le croisement, mais com- ment en comprendre la possibilité entre les végétaux, dont les pieds distincts sont couverts de fleurs hermaphrodites ? Chaque fleur n'est-elle pas, dans cette condition, destinée à se suffire à elle-même et à assurer sa perpétuité ? Des observations attentives et répétées n’ont pas, sans doute, contredit ce fait, mais elles ont appris que l’hermaphrodisme normal est loin d’exclure ces croisements qui établissent l’unité entre les termes individuels dont l’espèce se compose. Et d’abord, les obstacles apportés à la fécondation de la fleur par elle-même, indiquent que la poussière pollinique est réservée à d'autres fécondations. On en découvre une première preuve dans le fait de l’infé- condité d’un certain nombre de pistils, sous l’action du pollen développé dans la même fleur. Nul doute pour les Orchidées ; en France, M. Rivière, a vainement tenté de féconder par son propre pollen l'Oncidium Cavendishianum; en recueillant, au contraire, du pollen sur un autre pied de la même plante, il a obtenu des germes féconds (1). En Angleterre, John Scott a fait sur les Orchidées et les Passiflores des expériences plus étendues et plus complètes. Il a inutilement tenté de féconder par elles-mêmes des fleurs de Passiflore ailée ; le même pollen appliqué sur le stigmate d’autres individus, a développé des graines; vingt fleurs de Passiflore bleue, au contact de leur propre pollen ont refusé de nouer leurs ovaires ; les ovaires ont müûri sous l'influence du pollen recueilli sur un autre pied de même espèce. Les fleurs des T'acsonia, des Oncidium n’ont pas ‘offert des faits moins étranges (2). Dans le Catasetum tridenté, curieuse Orchidée, dont nous avons déjà parlé, M. Crueger a toujours échoué en fécondant la variété mâle par son propre pollen; il a toujours réussi en (1) Rivière, Fécondation des Orchidées, dans : Acles du Congrès internalional de botanique, p. 35 (1 vol. Paris, 1867. Germer Baillière). (2) John Scott, On the individual sterility, etc. (Journal of the Lin- nean Society, 1864, t, VIII, n° 31, et Ann. sc. nal., Botanique, 5e série, t, II, n° 3, 148 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, fécondant la femelle par le pollen du mâle; la fécondation a lieu nécessairement dans cette espèce d’une fleur à une autre, bieu que chacune soit hermaphrodite (1). Herber a observé des faits analogues chez les Amaryllis et les Passiflores ; M. Darwin en a signalé. d'aussi étranges chez les Linum perenne et Grandiflorum, le Lythrum salicaria. La fécondation directe fut impossible chez ces plantes, le croi- sement seul donaait des produits. M. Hildebrand a retrouvé les mêmes particularités dans la fécondation du Corydalis cava (2). Il féconde les unes par les autres des fleurs de la même grappe, et obtient, sur trois cent cinq fleurs fécondées, une seule capsule ne renfer- mant pas plus de deux graines fertiles; choisissant ensuite cinq grappes de fleurs de différents pieds, il féconde sur cha- cune deux fleurs, l’une avec le polien d’un autre individu, la seconde avec le pollen développé sur le même pied ; des pre- mières, il obtient une notable proportion de graines fécondes ; les secondes, donnent à peine, sur les dix fleurs, une capsule stérile ; le stigmate de vingt-sept fleurs est mis au contact de leur propre pollen , le tube pollinique est développé, et cepen- dant, pas une seule capsule ne devient féconde. Peut-on donner des preuves plus saisissantes de l'aptitude, de la néces- sité des fécondations réciproques entre individus de même espèce ? Il arrive parfois que dans les conditions les plus normales, la fécondation d’une fleur par elle-même est contrariée et rendue impossible ; les croisements sont dès lors une nécessité indiquée par la nature même des choses : Les anthères des fleurs du Pelargonium ou du Zobelin fulyens laissent échapper le pollen avant que le stigmate soit préparé à le recevoir; en se dressant, les étamines de la Parié- taire et de l’Épine-vinette projettent en dehors de la corolle la poussière fécondante ; quelques plantes ont un pollen imparfait, | (4) Crueger, Proceedings of the Linnean Sociely, t. VIII, el Sociélé botanique, Bulletin bibliographique, t. XIE, 1865, p. 131. (2) Hildebrand, Sur lu nécessité de l'intervention des insecles pour la fécondation du Corydalis cava, traduit dans Jes Archives des sciences physiques, 25 juin 1867. CROISEMENTS ENTRE INDIVIDUS DE MÊME GROUPE. 149 quelques autres des anthères trop élevées ou trop basses rela- tivement au stigmale. Un habile expérimentateur, Conrad Sprengel, avait été frappé, il v a longtemps déjà, de ces obstacles apportés à un mode de fécondation qui semble si normal ; il avait remarqué que chez plusieurs Composées, Campanulacées et Dipsacées, dont les fleurs sont groupées en tête, en corymbe ou en ombelles, les fleurs sont dressées, et les étamines plus courtes que les stigmates; dans ces conditions, les stigmates de chaque fleur sont impuissants à être fécondés par leurs propres anthères, mais le transport du pollen s'opère facilement et utilement sur les fleurs voisines (1). La présence de glandes nectarifères cachées au fond des enveloppes florales, est un argument de plus en faveur de l'importance des croisements entre fleurs hermaphrodites ; des observateurs ont enlevé les nectaires chez les Aconits, les Renoncules, les Fritillaires, et la stérilité a été la conséquence de l’opération (2). Ge fait s'explique lorsqu'on admet que le nectar attire les insectes, et qu’en s’introduisant dans les corolles des fleurs, ces agents ailés concourent indirectement à la fécondation. Telles sont les observations qui apportent des preuves indi- rectes de la nécessité des, croisements, en démontrant les obstacles mis à la fécondité d’une fleur par son propre pollen. Disons maintenant par quels moyens ingénieux sont favo- risés les croisements et réalisées les fécondations à distance. L'action du vent détermine des croisements fréquents entre individus distincts, pourvus de fleurs hermaphrodites. Dans ce cas, les plantes offrent des particularités de structure en har- monie avec ce mode de transport ; leur pollen est abondant, léger, pulvérulent, leurs stigmates sont plumeux, leurs anthères pendantes, leur corolle nulle ou rudimentaire, elles ne sécrètent point ce nectar dont les insectes se montrent si avides ; telle est la disposition chez les Conifères et les Céréales. De tous tempson a remarqué, parmi les plantes de collection, (1\ De Candolle, Physiologie végétale, {. IN, p. 522. (2) De Candolle, op. cil., 558. 150 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. la tendance à l’hybridation, alors même qu'on a pris soin de les garantir contre l’incursion des insectes. Cette facilité du croisement fait le désespoir des horticul- teurs, parce qu’elle est un des plus sérieux obstacles à la stabilité des races, et il n’est nullement douteux que l'air joue un rôle essentiel dans ces imprégnations à distance. Nous donnerons une idée de la fréquence de ces croisements, si nous disons que, sur deux cent trente-trois plants de choux, provenant de variétés bien déterminées et croissant auprès les unes des autres, M. Darwin n’a recueilli après une année que soixante-dix-huit individus des races pures primitives ; tous les autres étaient hybridés. M. Naudin à publié des observations semblables (1); on lui doit d’avoir signalé chez les Cucurbitacées ce fait étrange, qu’une même fleur peut recevoir en même temps et utilement, le pollen de trois ou quatre variétés distinctes. Les mouvements de l'air agissent encore par le moyen des inflorescences, pour déterminer des fécondations croisées entre fleurs hermaphrodites, c’est ce qu’on voit chez les plantes à inflorescences, en ombelles, épis, cymes ou corymbes. Ilarrive, le plus souvent, qu'une fleur inférieure est alors fécondée par une fleur placée au-dessus d’elle, et successivement. Il est même exceptionnel que dans ces conditions les fécondations ne soient pas croisées (2). On a traité de fables, les faits relatifs au rôle des insectes dans la fécondation ; on ne saurait cependant révoquer en doute leur concours, comme agents de croisements entre les fleurs hermaphrodites ; la pratique et l'expérience concordent sur ce point. Dans les jardins consacrés à la culture des Courges, des Melons, des Pastèques, on voit les Abeilles voltiger sur les fleurs, et dépouiller les anthères de la poussière pollinique qu’elles transportent sur les stigmates d’autres fleurs (3). (1) Recherches sur les caractères spécifiques du genre Cucurbita. (Ann. sc. nat., t. NT, 1856.) (2) Lecoq, De la fécondation indirecte chez les végétaux. (Bulletin de la Sociélé botanique de France, 1862, p. 211.) (3) Decaisne et Naudin, Traité d'horticullure, p.°612. CROISEMENTS ENTRE INDIVIDUS DE MÊME GROUPE, 151 Les Bourdons sont indispensables à la fécondation du Trèfle rouge, les Abeilles à celle de certaines espèces de Trèfles ; pour donner des preuves de cette dernière assertion, M. Darwin à institué l'expérience suivante : Vingt têtes de Trèfle hollandais, protégées contre les incursions des insectes, n’ont produit aucune graine ; vingt autres têtes abandonnées à l’action des insectes ont produit plus de deux mille semences. Il en a été de même à l'égard du Trèfle rouge: cent têtes non protégées ont pro- duit deux mille sept cents graines; on n’a obtenu aucune graine sur cent têtes soustraites à l’action des insectes (1). Cette action des insectes n’est nulle part aussi certaine et aussi générale que chez les végétaux du groupe des Orchidées. Dans un ouvrage récent, M. Darwin a pris à tâche d’accumuler les preuves et de lever les doutes à cet égard. Il a étudié avec une patiente sagacité les insectes qui visitent chaque genre, il est parvenu à les surprendre à l’œuvre, enlevant; emportant les masses polliniques, il a analysé les dispositions anatomi- ques des fleurs, il a prouvé leur adaptation nécessaire à la fécondation indirecte ; il a établi que tel est le mode normal de propagation des Cypripedium, des Angræcum, des Vanda et autres genres de la même famille (2). Au nombre des procédés par lesquels sont réalisés les croi- sements réciproques, aucun n’est plus digne d'attention, nous pourrions presque dire d’admiration, que le dimorphisme des organes sexuels, singulière disposition dont on connaissait l'existence, mais dont nul, avant M. Darwin n’avait indiqué la signification. Les premières observations du savant anglais datent de 1860 à 1862; elles portent sur les espèces du genre Primula (3). L'auteur vérifña d’abord cette observation que les individus issus d’un même pied de Primevère commune, se partagent (4) Darwin, op. cil., p. 606. (2) On the various contrivances by which Britich and foreign Orchids are fertilised by insectes, etc., par Charles Darwin, 4 vol. Londres, 1862. (3) Sur le dimorphisme des espèces du genre Primula, travail lu le 3 avril 1862 à la Société Linnéenne de Londres, traduit dans les Ann. se. nat., t. XIX, p. 204. 152 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. en deux formes distinctes : dans l’une, que l’on peut appeler la forme à longs styles, Le style est très-allongé, le stigmate globuleux et chagriné ; les étamines sont courtes, les grains de pollen petits et oblongs, les semences peu nombreuses. Dans l’autre forme, ou forme à style court, les anthères, au contraire, dépassent un stgle peu allongé que termine un stigmate globuleux et lisse; les grains de pollen sont volumi- neux, les graines abondantes. Il paraissait impossible de pénétrer les motifs d’une disposi- tion semblable; l’ingénieux esprit de M. Darwin a su les dé- couvrir. M. Darwin eut d’abord l’idée d'isoler chaque formeau moyen d’une gaze, afin de déterminer, sans cause d’erreur, les effets de la fécondation de chaque forme par elle-même. Il reconnut que chez les plantes à style court, la fécondation donnait lien à un nombre limité de graines, que chez les plantes à longs styles la stérilité était constante; il eut alors l’heureuse idée d'opérer entre les deux formes de Primevères, des féconda- tions artificielles, tantôt directes, tantôt croisées. En fécondant chaque forme par elle-même (union homomor- phique), il reconnut que les semences étaient généralement abondantes, que, toutefois, elles l’étaient davantage lorsqu'on évitait de prendre le pollen sur la fleur à féconder, c’est- à-dire lorsqu'on se mettait à l’abri des fâcheux effets d’ane consanguinité trop rapprochée. En fécondant chaque forme par le pollen de la forme opposée, (union hétéromorphique), M. Darwin obtint toujours des se- mences abondantes et fertiles. “Quelques faits feront mieux ressortir la valeur et le sens de ces expériences. Dans la Primula sinensis, les bonnes capsules, résultant de l'union de deux formes distinctes, contenaient plus de graines que celles des unions directes, dans la proportion de un contre deux ; la différeuee en poids des graines de cent capsules des deux formes ne représentait pas moins de douze cent graines développées en excès, dans le cas d’unions croisées entre formes différentes. Mêmes résultats pour la Primevère du printemps ; les cent PTE ER... GROISEMENTS ENTRE INDIVIDUS DE MÊME GROUPE. 153 capsules qui résultent de la fécondation croisée donnent plus de graines que les cent capsules obtenues par fécondation directe, dans la proportion en poids de trois contre deux. M. Darwin a répété les mêmes expériences sur la Primula auricula, et les résultats ont été les suivants : les unions de deux formes distinctes sont beaucoup plus fécondes que les unions des individus de même forme par eux-mêmes. Ainsi, dans le genre Prèmula, le dimorphisme favorise le croisement entre individus distincts du même type. Quelque rigoureuses que fussent les expériences de M. Dar- win, elles parurent si nouvelles, si étranges, qu’onles accueillit avec défaveur et que l’auteur crut devoir s’empresser de les confirmer et de les étendre; le 15 janvier 1863, il lat à la Société Linnéenne de Londres un nouveau travail dans lequel il établit chez les Lins l'existence de deux formes analogues et détermine l'influence de la fécondation réciproque sur leur fertilité. Comme les Primevères, le Lin à grandes fleurs et le Lin vivace offrent des types tranchés; des individus issus d’un même pied, les uns ont les styles courts à stigmates diver- gents, les autres, les styles allongés, à stigmates serrés et droits; c’est encore le dimorphisme des Primevères et les conséquences en sont les mêmes au point de vue de la fécondité. On obtient difficilement des produits, si l’on féconde par leur propre pollen des individus à styles courts ; on n’en obtient jamais, et la stérilité est complète, si les plantes à longs styles reçoivent directement leur pollen. Les expérimentations de M. Darwin à cet égard sont rigou- reuses ; il à placé des grains de pollen de fleurs à longs styles, sur leurs propres stigmates, et s’est assuré à l’aide du micros- cope que ces grains n’émettent point de tubes, ou que, s’ils en émettent, les tubes ne pénètrent point le tissu du stigmate, qu'enfin ces stigmates ne se décolorent et ne se fanent jamais. Si les grains de pollen d’une fleur à styles courts sont dépo- sés sur les stigmates d’une fleur à styles longs, cinq à dix heures suffisent pour qu'une multitude de tubes polliniques pénètrent les stigmates, et en vingt-quatre heures, les stigmates sont desséchés et flétris. 9. 154 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. Chez les Lins comme chez les Primevères, le dimorphisme aurait donc pour but de favoriser les croisements, et, si l’on en juge par les observations déjà faites, il remplirait un rôle ana- logue chez un assez grand nombre d’espèces. Le professeur Asa Gray en a signalé quelques cas chez les Rubiacées ; il n’est pas douteux chez plusieurs Plantains, dans quelques genres de Borraginées, dans les Oxalidées, les Labiées, les Lythrariées. Nous ne pouvons passer sur ce dernier fait sans y insister un instant. On doit à M. Darwin d’avoir démontré chez les Lythrum l'existence d’un trimorphisme étrange, qui implique encore la nécessité des croisements entre individus distincts. Le Zythrum salicaria à trois formes sexuelles : l’une à styles longs, à éta- mines moyennes et courtes, une autre à styles moyens et à étamines longues et courtes, une troisième à styles courts avec des étamines longues et moyennes, En opérant des fécondations artificielles entre les trois formes précédentes, M. Darwin à constaté que les unions croisées légitimes, c’est-à-dire celles qui ont lieu entre fleurs à style et à étamines de même longueur, sont beaucoup plus fécondes que les unions qu’il nomme illégitimes et qui s’ac- complissent dans des conditions différentes. Il à constaté que si les unions croisées sont fécondes, les unions légitimes et illégitimes, entre le style et les étamines d’une même fleur, sont presque toujours stériles. Enfin, en abritant contre les incursions des Abeilles les diverses formes de ZLythrum salicaria, il les rendait stériles, tandis que, visités par ces insectes, les mêmes pieds deve- naient féconds. Les croisements sont donc la règle chez les plantes si ingé- nieusement étudiées par le naturaliste anglais. Le polymor- phisme les rend nécessaires, le concours des insectes intervient pour les réaliser (1). Si les fleurs hermaphrodites étaient destinées à se féconder (1) Ch. Darwin, Sur les rapports seæuels entre les trois formes de Lythrum salicaria, op. cit. 0 &- CROISEMENTS ENTRE INDIVIDUS DE MÊME GROUPE. 1455 elles-mêmes et sans croisements, le pollen qu’elles renferment devrait perdre ses propriétés lorsque l’imprégnation est accom- plie, se dessécher, comme se dessèchent les enveloppes florales, les filets et les stigmates. Et cependant il n’en est pas ainsi; le pollen survit long- temps à l’acte qui met un terme à l'existence de la fleur sur laquelle il s’est formé. Plusieurs mois, plusieurs années même après la disparition de celle-ci, il est apte encore à féconder d’autres fleurs portées sur des pieds différents ; il v a plus, les croisements paraissent en favoriser la puissance. à La vitalité du pollen est un fait incontestable; les preuves en sont nombreuses, bornons-nous à en rappeler quelques-unes empruntés à de récentes observations (1). Il a été constaté que la durée de la conservation du pollen est inégale ; elle serait de cing à six années pour les Lis, de cinq à six pour les Amaryllis ; chez le Dattier, elle se prolonge- rait de huit à neuf années; chez les Dicotylédonés végétaux, les limites de conservation seraient plus restreintes; on a pu, après deux ans, obtenir des fécondations chez les Solanées, les Crucifères, les Malvacées ; après un an, la puissance féconda- trice ne s'était maintenue, ni dans le pollen des Ombellifères, ni dans celui des Myrtacées. Qu'il nous soit permis d’ajouter à ces résullats ceux de quelques expériences personnelles. Nous avons recueilli du pollen sur des pieds de Gloxinia speciosa, (resneria cinnabarina, Columnea lindleyana, nous l'avons conservé pendant deux années, et le portant alors sur les stigmates de fleurs de même espèce, nous avons obtenu leur fécondation. Le 5 janvier 1862, nous observons à Lyon la fécondation d’un pied de Gesneria cinnabarina par son propre pollen, l'ovaire se développe avec lenteur ; le 2 avril de l’année sui- vante, une portion du même pollen, mis en réserve, nous est adressée à Paris dans une lettre; nous en faisons l’examen microscopique, et nous fécondons dans les serres du Muséum, (4) Cons. Belhomme, Comptes rendus de l'Académie des sciences. 2 mai 1864, 156 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. avec les grains restants, un pied de Gesneria cinnabarina ; la fécondation, pratiquée par le jardinier en chefavec toute l’ha- bilité et les précautions possibles, donne des résultats immédiats. £n quelques heures, les enveloppes florales tombent et se flétrissent; l'ovaire acquiert régulièrement son développe- ment. Il nous a paru intéressant de savoir si le pollen des plantes annuelles conserverait aussi sa vitalité au delà du temps pendant lequel il est apte à féconder les fleurs de la plante mère. Une pareille démonstration nous semblait une preuve sans réplique de la nécessité des croisements chez les espèces annuelles ; nous avons demandé cette preuve à l’expé- rience. En 1864, nous avons recueilli du pollen sur un pied de 7ro- pæolum majus, plante annuelle du Pérou, et nous avons fécondé l'été suivant, avec cette poussière, un autre pied préalablement soumis à l’ablation de ses étamines; la fécon- dation a réussi. Comment comprendre ce fait, si le pollen est destiné à la seule fécondation de la fleur sur laquelle il s’est formé ? Pour- quoi la permanence de ses propriétés après la disparition du pied-mère ? S'il était besoin de démontrer par de nouvelles preuves que l'hermaphrodisme n’est pas un obstacle aux croisements, nous pourrions invoquer la constitution de l’hermaphrodisme lui- même, et nous n’aurions pas de peine à établir que cette dis- position sexuelle est instable et relative. On pourrait citer nombre de végétaux chez lesquels les sexes sont indistinc- tement, tantôt réunis dans une même fleur, tantôt séparés sur un même pied, ou portés sur des pieds différents ; cette mobilité dans la disposition sexuelle est frappante, soit dans les genres d’une même famille, soit chez les espèces d’un même genre, soit chez les individus d’une même espèce ; l'examen de lafleur montre souvent cette réalisation des modes divers de la sexualité : l’Asperge est tantôt hermaphrodite et tantôt dioïque:; les Thymelées deviennent unisexuelles par avortement ; l'Épi- nard a des fleurs ordinairement dioïques, parfois hermaphro- CROISEMENTS ENTRE INDIVIDUS DE MÊME GROUPE. 157 dites; mêmes faits à l'égard des Cucurbitacées, du Maïs et même du Pistacher Lentisque (1). Le plus curieux exe:ïple de changement dans la sexualité vient d’être offert par une plante dioïque, l’Aucuba japonica, dont un pied femelle, introduit en Europe en 1783, s’y est mis à fleur pour la première fois en 1864; les graines produites furent semées, et elles donnèrent naissance à un végétal dont les fleurs cette fois furent toutes hermaphrodites, comme si, pour obvier à une stérilité trop prolongée, la nature avait réalisé une adaptation nouvelle (2). On peut différer sur l'inter- prétation du phénomène ; le fait existe, il est indiscutable. Plus on étudie la fleur et ses modes de fécondation, plus l'hermaphrodisme des plantes, qui semblait à la loi des croise- ments, une objection insurmontable, paraît, au contraire, la confirmer et l'étendre ; on dirait que la plupart des plantes dont les fleurs réunissent les deux sexes, ressemblent à ces animaux hermaphrodites, dont la fécondité n’est possible que par l'union avec d’autres hermaphrodites de même espèce. Ainsi, la propagation est favorisée entre les individus du même groupe spécifique, et ila été possible de surprendre, chez les végétaux hermaphrodites, les moyens mis en œuvre : pour établir, en quelque sorte, la solidarité par la génération, entre les individualités distinctes dont l'espèce se compose. Cette fusion, ce mélange des individus par les alliances réité- rées, importent au maintien de la fécondité et à la vigueur des produits ; c’est une vérité d’un haut intérêt pour la pratique, un principe sur lequel M. Darwin a insisté, et qu’il formule en ces termes : « Parmi les animaux et les plantes, un croisement » entre des variétés différentes, ou des individus de même » variété, mais d’une autre lignée, rend la postérité qui en » paît plus vigoureuse et plus féconde ; les reproductions entre » proches parents diminuent, au contraire, cette vigueur et » cette fécondité (3). » L'hermaphrodisme des plantes est compatible avec les croi- g (1) John Scott, Transactions of the Bolanical Society, vol. VIII, are partie, pp. 56-62. Édimbourg, 1864. (2) Cons. Ch, Lemaire, {illustration horticole, mai et janvier 1867. (3) Ch. Darwin, De l'Espèce, op. cil., p. 136 et 356. 158 LA-VARIABILITÉ DES ESPÈCES. sements, ce serait une erreur d'en conclure qu’une fleur her- mapbrodite ne puisse se féconder par elle-même. Plusieurs plantes ont des fleurs dimorphes, sans que ce dimor- phismeimplique la nécessité des croisements. Chez les Violettes, les Fumeterres, la Balsamine spontanée, on découvre, au voisi- nage des fleurs ordinaires, des fleurs plus petites, très-fertiles, et dont les organes sexuels sont tellement clos par les enveloppes florales au moment de la fécondation, que pas un grain de pollen étranger n’y saurait pénétrer; chez plusieurs, un méca- nisme étrange atteste la réalité de la fécondation directe; le tube pollinique, développé sur l'anthère elle-même, pénètre le tissu du stigmate immédiatement contigu (1). Ici, le doute n'est pas possible ; il ne l’est pas davantage dans le groupe des végétaux, dont la fécondation s’accomplit dans la fleur avant l'épanouissement des pièces du périanthe. C'est ainsi que chez les Balisiers la fécondation s’opère dans le bouton, alors que les enveloppes flcrales hermétiquement closes rendent impossible tout contact d’un pollen étranger. La nécessité des croisements entre individus de même espèce, est plus facile à établir chez les animaux que chez les plantes ; chez le végétal, l’hermaphrodisme est la règle, il est l'exception dans le règne animal, où la séparation des sexes constitue l’état normal et régulier. On ne rencontre d'hermaphrodites dans aucun des groupes supérieurs du règne animal; quelques poissons font seuls exception, et il est loin d’être démontré que chez ces espèces tout accès soit absolument fermé aux influences extérieures. Chez certains types inférieurs l'hermaphrodisme semble complet, et cependant de pareils êtres ne sauraient se féconder eux-mêmes; c'est ainsi que chez les Limaçons, les Lombrics, les Sangsues, deux individus sont nécessaires à la reproduc- tion, et que plusieurs paraissent indispensables chez les Lymnées, les Ancyles et les Biphores. Parmi les animaux aquatiques inférieurs, l’hermaphro- disme est général, mais il est loin d’être absolu. (4) Hugo von Molh, Quelques observations sur les fleurs dimorphes. (Ann. sc. nat., 1e série, t. I, p. 200.) s CROISEMENTS ENTRE INDIVIDUS DE MÊME GROUPE. 159 Les Girrhipèdes, comme M. Darwin l’a prouvé, s’accouplent quelquefois ; les Stéphanomies et d’autres zoophytes rejettent au dehors la semence et les germes qu’ils ont élaborés; la féconda- tion indirecte peut donc avoir lieu sous l'influence des courants marins. Chez les poissons et plusieurs reptiles, la propagation réa- lisée dans les milieux extérieurs, en dehors des organismes, implique des actions croisées normales et fréquentes. L'hermaphrodisme absolu est en définitive très-rare chez les animaux; l'exemple des Synaptes, Zoophytes dont l’organi- sation a été étudiée par M. de Quatrefages, est un des moins douteux qu’on en puisse citer (1). L'opinion d’après laquelle l’hermaphrodisme animal et végétal est un état essentiellement relatif, n’est pas nouvelle dans la science. M. Darwin rapporte que cette idée lui avait été suggérée par André Knight; en Allemagne, Oken conçoit les mêmes vues, et déclare qu'aucun hermaphrodite ne se suffit à lui-même; Burdach revient sur ces faits et les discute ; il sou- tient qu'on ne saurait admettre la fécondation par soi-même, chez les animaux doués d’une certaine individualité : « Partout, » dit-il, où le développement de la sensibilité fait régner l'unité » dans la vie, la génération est effectuée par l’antagonisme de » deux individus et des substances qu’ils produisent. » Et il ajoute : « On serait presque tenté de croire que cette loi s’ap- » plique déjà à quelques plantes (2}. » M. de Quatrefages carac- térise plus nettement que Burdach et Oken l’infériorité de l'hermaphrodisme, lorsqu'il écrit : « La réunion des sexes » chez le même individu, loin d’être un signe de supériorité, » accuse une dégradation véritable ; elle est en quelque sorte » une monstruosité » (3). De l’ensemble des faits qui précèdent, nous nous croyons autorisé à tirer cette conséquence : les croisements, au moins (1) Mémoire sur la Synapte, de Duvernois (Ann. sc. nat., 1849, t. XVII et suiv.). Cons. Sur l’hermaphrodisme animal, Milne Edwards. Leçons de physiologie, t. VIII, 2° partie, p. 368 et suiv. (2) Burdach, Traité de physiologie, t. 1, p. 134. (3) De Quatrefages, Métamorphoses de l’homme et des animaux ; Op. cit., p. 318. 160 LA VARIABILIIÉ DES ESPÈCES. accidentels, entre individus de même espèce et de lignées diffé- rentes, sont avantageux, indispensables mêmede temps à autre, à la perpétuité de l’espèce el à sa vigueur, et ces croisements peuvent intervenir normalement, même dans le cas d’herma- phrodisme. Ainsi le renouvellement des sangs et desalliances, en réalisant dans les espèces animales et végétales, comme dans l’espèce humaine, la solidarité individuelle et l’unité, met un obstacle à l’abâtardissement, assure le maintien du type, en y entrete- nant l’énergie, la puissance et la fécondité. CHAPITRE X LA CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES ET LE TÉMOIGNAGE DU PASSÉ. I La pensée la plus naturelle que suggère le problème de la mutabilité des formes organiques est de rechercher si les êtres qui nous entourent ont changé depuis les époques eculées, sur lesquelles l'antiquité nous à transmis des documents et des lumières. 5 C'est la voie la plus directe et la plus sûre, qui puisse con- duire à quelques vues sur le problème dont tant d’esprits ont cherché la solution. Si le temps est l’agent de la mutabilité, n'est-il pas logique de penser qu'on puisse découvrir sur les organismes les traces des changements qu’il a réalisés, encore que peu de siècles se soient écoulés depuis l’origine de nos observations ? Si l'élection naturelle est toute-puissante, pourquoi ces effets ne seraient-ils pas incessamment produits ? Cherchons donc à en découvrir les manifestations, en com- parant les formes organiques actuelles aux formes que le temps a respectées et qu’il nous a transmises. Cette recherche apprendra ce qu’il faut penser de l’action des siècles, et si l'opinion qu’on peut s’en former est conforme aux conjectures des partisans de la mutabilité. CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES. 161 Les maîtres dans la science, Buffon, Gcoffroy Saint-Hilaire, de Candolle, Cuvier, ont insisté sur l'importance de ces re- cherches ; ils les ont conduites jusques à la limite où les faits alors connus autorisaient une opinion fondée. Pour diriger nos recherches, nous pouvons recourir à divers modes d’investigations ; nous pouvons consulter les collections zoologiques, les herbiers réunis depuis quelques siècles ; nous pouvons puiser des indications dans les descriptions que les anciens ont conservées, dans les dissections qu'ils ont faites, dans les monuments, les bas-reliefs, les sculptures, les dessins - qu'ils ont transmis. Le culte rendu dans les époques de civilisation primitive, aux animaux où aux plantes, les soins avec lesquels on en conservait alors les restes sacrés, ont préservé de la destruc- tion, non-seulement des ossements, mais des momies entières, et Le temps les a mis en notre possession. Enfin, les révolutions géologiques des derniers âges ont respecté quelques-uns des représentants de la vie organique dans ces temps reculés ; les bouleversements les ont cachés sans les détruire, et les travaux de l’homme, à notre époque d’ac- tivité, en mettent chaque jour à découvert les restes précieux. Par cet ensemble de témoignages, le passé revit, en quelque sorte, pour l'observateur, et il peut l’interroger. Les collections zoologiques et botaniques remontent, pour la plupart, à une époque peu reculée; quelques-unes cependant peuvent être consultées avec profit. Les animaux collectionnés dans les musées de Hollande depuis le xvn® siècle, l’herbier de Tournefort, composé à la même époque, ceux de Burser et Bauhin, réunis dans la seconde moitié du XVI siècle, et conservés à Upsal et à Bâle, la description de plantes alpines faite par Jean Ray en 167?, les plantes réunies par Césalpin vers 1580, l’herbier d’Adrien de Jussieu, dans lequel sont conservées des plantes desséchées à une époque antérieure à celle du botaniste italien, les herbiers plus récents de Magnol et de Linné, permettent de constater la permanence des formes végétales (1). (1) Cons. Godron, op. cit., 1, p. 147, et Kirschleger, Bullelin de la Société bolanique, t. IX, p. 292 (1862). 162 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. Nous possédons des témoignages d’une date antérieure ; les laves qui ont recouvert en 79 de notre ère les villes d’Hercula- num el de Pompéi, ont enfoui sans les altérer les restes de la vie organique à celte époque ; on à trouvé dans la maison d’un peintre une collection de coquilles, et dans la boutique d’un fruitier des vases remplis de châtaignes, d'olives et de noix. Malgré dix-huit siècles écoulés, on n’a point constaté de changements appréciables entre ces formes et celles de nos jours (1). Aristote qui vivait il y a plus de deux mille ans, Galien qui écrivait au second siècle de notre ère, ont donné, des animaux : et des plantes, des descriptions extérieures ou anatomiques d'une si entière exactitude, qu’on les croirait tracées par la main d’un naturaliste de nos jours. On a élevé des doutes sur les dissections de Galien, et l’on a pu s’autoriser quelque temps de ces incertitudes pour prétendre que depuis l'illustre médecin de Pergame, la nature des choses avait changé; les doutes sont maintenant dissipés. Vésale, dès le xvI° siècle, Cuvier et de Blainville, dans le nôtre, ont démon- tré que les études de Galien n’ont point porté sur l’homme, mais sur le singe ; M. Daremberg, en répétant minutieusement les dissections et en vérifiant leur parfaite exactitude, a levé les dernières objections (2). La critique n’est point facile à satisfaire; elle ne saurait se contenter des témoignages qui viennent d’être apportés ; elle allègue qu’ils sont trop récents, et que les conditions étant demeurées les mêmes dans ces temps et dans les nôtres, il est naturel que nul changement ne se soit produit. Cherchons donc des documents plus anciens et plus pro- bants. Deux particularités de la vie des plantes, leur longévité, l'aptitude des graines à vivre d’une vie latente, nous offriront, sur la permanence des types, des preuves moins contestables. Cachées sous le sol, soustraites aux circonstances capa- bles d’en favoriser la germination, les graines peuvent, pen- (1) Dureau de la Malle, An. sc. nat., 1° série, t. IX, p. 73, et Forbes, Journal d’'Edinburgh, 1827, p. 130. (2) Ch. Daremberg, Œuvres anatomiques el physiologiques de Ga- lien, 2 vol, Paris, 1857 ; préface, p. 14 et 15. CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES. 163 dant un temps très-long, conserver ce pouvoir, sous l'influence de conditions favorables; on exploite une forêt, on dessèche des tourbières, on défriche des terres incultes, et l’on voit appa- raître des plantes dont on n’avait pas soupçonné l'existence dans les mêmes localités ; les graines enfouies sous le sol ont recouvré avec la chaleur, l'humidité et la lumière, leur puis- sance germinative. Pour démontrer cette résistance à l’action du temps, on a le choix des exemples. Home a vu des graines de Seigle encore fécondes après un siècle et demi, Gérardin a fait germer après un siècle des Haricots conservés dans l’herbier de Tourne- fort (1,; au jardin de la Société d’horticulture de Londres, Lindley a suivi le développement des graines de Framboisier trouvées dans des tombeaux fermés depuis près de dix-sept cents ans (2). Pas de différences entre ces végétaux d’autrefois et les espèces de nos jours. La vie du végétal n’est pas bornée comme l'existence des ani- maux; la mort, au lieu d’en briser d’un seul coup la trame, l’atteint partiellement, et respecte la suite des générations développées sur la souche originaire. On peut calculer le nombre de ces générations par le nombre des couches de croissance du vé- gétal primordial ; ainsi déterminé, l’âge de la souche originaire ne présente guère d'incertitude. A en juger par ces marques de la longévité, le Châtaignier gigantesque de l'Eina ne compterait pas moins de vingt siècles d'existence ; il était déjà vigoureux au temps de Pline le naturaliste. Le Baobab du cap Vert, mesuré par Adanson, aurait cinq mille ans de durée, le Sequoia fameux de Californie, dont la cime s'élève à plus de 100 mètres, dont la circonférence mesure 20 mètres à la base, végéterait depuis six mille ans; il faudrait attribuer de quatre à six mille ans au Cyprès chauve d’Oaxaca, sous l'ombre duquel Cortès abrita, dit-on, sa petite armée, et l’If mesuré par Evelyn dans le comté de Kent, ne végéterait pas depuis moins de trente siècles (3). (1) De Candolle, Physiologie végétale, t. Il, p. 162. (2) Lindley, Théorie de l’horticulture, p. 87. (3) Cons, A. Py de Candolle, Physiologie, t. II, p. 984. 164 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. En admettant que chacune des plantes dont nous parlons fût née d’une graine mûrie sur un arbre d’une semblable vétusté, on trouvera qu'il suffit de compter quelques générations pour se perdre dans la nuit d’un passé antérieur à notre histoire. Chez ces végétaux d’une longévité si remarquable, les générations les plus récentes croissent auprès des plus an- ciennes sans qu'on puisse apercevoir entre elles des différences importantes. Il est une contrée féconde en souvenirs, riche en monu- ments et en débris d’une civilisation éteinte, visitée, dès les temps reculés, par les hommes de génie, explorée depuis des siècles par les savants, les érudits et les artistes; cette terre classique semble réservée pour nous servir d'enseignement à l'égard des modifications que les organismes ont pu subir. Le sol de l'Égypte nous est connu, avec détails, dans ses pro- ductions actuelles; les monuments, les sculptures, les hypogées, les tombeaux, les mounies, la langue même des hiéroglyphes, disent les anciennes formes de la vie sur ce sol foulé par les générations; l’histoire marque les dates de ces documents que le passé a transmis. Depuis des siècles, les causes capables'de favoriser la trans- mutation des espèces n'ont cessé d’agir sur le sol égyptien. La lutte pour le maintien des existences, le combat de la vie, ya été actif et incessant; les changements dans les conditions des milieux y sont altestés par des marques que les géologues n’ont point méconnues. À en juger par ces causes qui la favorisent et la préparent, l’œuvre de la sélection a dû s’accomplir avec activité sur Ja terre des Pharaons. La richesse de la flore ct de la faune, la fertilité du climat, l'élévation de la température unie à l’abondance de l'humidité, l’industrie même de l’homme, attestée par de gigantesques travaux, n’ont cessé, en provoquant incessamment l’évolution des germes, de rendre plus active la lutte pour la conservation des existences. L'histoire nous a transmis le souvenir de quel- ques-uns de ces combats; Hérodote parle de la lutte des Ibis et des Serpents, Maillet rapporte que les Égyptiens donnaient le nom d’Ibis aux Vautours, aux Faucons, aux Cigognes et autres oiseaux utiles, parce qu'ils faisaient la guerre aux dan- CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES. 165 gereux reptiles abondants dans celte contrée humide et chaude ; la Mangouste ou l’Ichneumon de Pharaon était aussi l'objet d’un culte, parce qu’elle dévorait les œufs des Crocodiles et s’attaquait aux Oiseaux et aux serpents; on avait rendu de pareils honneurs à la Musaraigne à queue épaisse qui fait sa proie des vers et des insectes, au Crocodile qui livre aux pois- sons, aux reptiles, aux oiseaux eux-mêmes des luttes acharnées. Les animaux carnassiers sont communs en Égypte, le climat y favorise l'abondance des germes, tout indique donc dans la faune de cette contrée la réalisation des conditions fa- vorables à ces combats pour l'existence, aux hasards desquels il faudrait, selon M. Darwin, attribuer pour une grande part l’évolution perfectionnée des types. Les changements dans les milieux ont aussi favorisé en Égypte la bataille de la vie et l'œuvre de la sélection ; nous n'avons point d'indices qu’ils aient été profonds, qu’ils aientcon- sisté en des modifcations de température ou en des bouleverse- ments du sol (1); mais nous savons avec certitude que les causes aqueuses ont joué depuis les temps historiques un rôle consi- dérable, qu’elles ont changé les conditions physiques de la région que le Nil arrose. A la suite des dépôts qui s’y accumulent, le lit de ce fleuve s’est exhaussé ; nous devons aux calculs de Wilkinson de savoir qu’il s’est élevé de 2 mètres à Thèbes, et de plus de 2 mètres à Eléphantine ; par suite de cet exhaussement, les alluvions ont empiété sur le désert et augmenté la surface des terres culti- vées ; les alluvions recouvrent maintenant jusqu’à la hauteur de 1 à 2 mètres la base des statues et des temples que les eaux n’atteignaient jamais il y a trois mille ans. Le Delta du Nil a gagné en étendue; Homère raconte que de son temps l’île de Pharos était distante du rivage, elle n’en est plus séparée de nos jours; il parle de Thèbes comme si cette ville eût été seule en Égypte, et ne fait pas mention de l'emplacement de Memphis, qui sans doute n'existait pas encore (2). (1) Lyell, Principes de géologie, trad, en français, t. 1, p. 22, et t. III, 44. (2) Cons. Cuvier, Discours sur les révolutions du globe, p. 148, et Ch. Lyell, Principes de géologie, 2° partie, p. 175. 166 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. Les villes de Rosette et de Damiette, bâties, il y a moins de mille ans, sur les bords de la mer, en sont aujourd’hui dis- tantes de deux lieues ; au contraire la mer a envahi les plages où étaient bâties Canopus et les villes voisines. Poussés sur les rives du Nil, les sables de l'Afrique ont aussi modifié la constitution du sol égyptien ; ils ont englouti des temples, des monuments, des villes entières, plus vastes peut- être que Thèbes et Memphis. Ainsi, on ne saurait prétendre que les conditions de la vie soient demeurées les mêmes sur le sol égyptien. Si, malgré ces changements, Les organismes n’ont pas varié, si les siècles n’ont point apporté dans leurs formes de modifi- cations appréciables, il faut bien convenir que l'expérience réalisée depuis trois à quatre mille ans, date que marquent l’histoire et les monuments d'Égypte, n’est point favorable à l'hypothèse de la mutabilité. Les recherches entreprises sur l'Égypte depuis un demi- siècle, celles surtout que les savants ont poursuivies en France sous l'initiative de Napoléon I”, légitiment cette conséquence. Au milieu même des périls et des difficultés de la campagne d'Égypte, Napoléon songe à rendre profitables à la science les conquêtes de la guerre, et institue une commission scientifique ; Geoffroy Saint-Hilaire est désigné pour en faire partie ; à peine arrivé, et au milieu même du tumulte des armes, le premier soin de Geoffroy est de rechercher les restes qui peuvent témoigner de l’action du temps; il visite les monuments et les temples, fait ouvrir les sarcophages, prend possession des débris que renferment encore les sépultures sacrées ; de retour en France, il s’empresse de soumettre à l'examen de ses collègues les précieux documents; Cuvier, Lamark, Lacépède sont char- gés de les examiner. Les opinions de ces savants diffèrent, quant à la question de l'espèce, néanmoins ils sont unanimes à reconnaître que les débris qu’ils ont sous les yeux appartien- nent à des organismes dont les formes ne se sont pas modifiées depuis trois mille ans. « On ne peut maîtriser les élans de son imagination, » écrivent les savants commissaires, lorsqu'on voit encore con- » servé avec ses moindres os, ses moindres poils, et parfaite- CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES. 167 » ment reconnaissable, tel animal qui avait, il y a deux ou » trois mille ans, dans Thèbes ou dans Memphis, ses prêtres et » ses autels (1). » « Certainement, » dit ailleurs Cuvier à l’occasion de ces » observations importantes, « il n’y a pas plus de différences » entre ces êtres et ceux que nous voyons, qu'entre les » momies humaines et les squelettes d'hommes d’aujour- » d'hui (2). » Lanark lui-même ne peut se refuser à l'évidence ; pour concilier avec sa doctrine des faits qu’il ne tente pas de nier, il se borne à prétendre que le climat et la configuration des bords du Nil n’ont point changé depuis trente siècles. A la suite du mémorable rapport des savants du Muséum, l'impulsion est donnée, l'identité des formes anciennes et des formes actuelles n’est plus seulement constatée par l'examen du Bœuf, du Chien, du Chat, du Singe, de l’Ichneumon et du Crocodile, mais par des observations variées, complètes et étendues. Guvier examine les figures d’animaux et d'oiseaux gravées sur les obélisques transportés de l'Égypte à Rome, il y recon- naît l’Ibis et le Vautour, le Faucon et l’Oie d'Égypte, le Râle de terre, le Vanneau, le Céraste, l'Aspic, l’Hippopotame ; la détermination de l'espèce à laquelle il convient de rapporter l’Ibis laissait des doutes dans son esprit, il entreprend de les dissiper ; de là, le savant travail rédigé d’après l’examen com- paratif des squelettes de momies et des squelettes d’Ibis de nos jours, examen qui autorise cette conclusion de l’illustre au- teur : « L'Ibis existe encore en Égyple comme du temps des » Pharaons; c'est la faute des naturalistes si l’on a pu croire » que l’espèce en était perdue ou altérée dans ses formes (31. » Ce que Cuvier a fait pour les animaux d’un ordre élevé, Latreille l’a tenté pour les insectes ; il a été assez heureux pour en retrouver des restes, assez habile pour les reconstituer et (1) Annales du Muséum. 1802, 1. I, p. 234. (2) Discours sur les révolutions du globe, 6‘édition, p. 132. (3) Cuvier, Détermination des oiseaux nommés Ibis par les anciens Ed (Appendice au Discours sur les révolulions du globe, 6° édit., Ps . 168 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, confirmer son examen par le témoignage des dessins, des bas reliefs et des hiéroglyphes. Il est ainsi parvenu à déterminer l’identité, avec nos espèces actuelles, de Ja Pilulaire sacrée, du Scarabée à deux cornes et de l’Abeille domestique (1). Les travaux des érudits, des archéologues, des artistes, des géographes, des membres de l’Institut d'Égypte (2), ont été pour les naturalistes d’un puissant secours; Champollion (3), Rosellini (4), Leipsius (5), ont collectionné de précieux docu- ments qui servent de contrôle aux résultats acquis, el ouvrent aux investigations une voie encore incomplétement explorée. Les fouilles ont aussi contribué à enrichir la science de docu- ments nouveaux, elles ont permis de découvrir dans les hypo- gées de Thèbes et de Memphis des figures reconnaissables de la Roussette d'Égypte, de la Girafe, du Lion mâle, du Croco- dile, du Bechir parmi les poissons, et de deux Singes, le Grive et l’Amadrvas. Le temps, en préservant de la destruction les débris, les empreintes, ou même les formes végétales dans leur ensemble, a permis d'étendre aux plantes les observations faites chez les animaux, et les résultats n’ont pas été contradictoires; Kunth(6), Passalacqua, de Jussieu, De Candolle, et plus récemment le professeur Unger, se sont livrés à cette étude. Kuanth, observant des fruits, des graines, des fragments de plantes trouvés dans des tombeaux, y a reconnu le Froment, le Dattier, le Papyrus, le Palmier Doum, l'Oranger, le Grenadier, la Vigne, le Ricin, le Genévrier de Phénicie, le Figuier, l’Acacie de Farnèse. « Les restes examinés appartiennent presque tous, nous dit Kunth, à des végétaux qu’on rencontre encore » aujourd’hui dans ces contrées ; la comparaison la plus scru- (1) Latreille, Annales du Muséum, t. V, p. 250. (2) Description de l'Égypte. Paris, 1812. (3) Champollion le Jeune, Monuments de l'Égypte el de la Nubie. Paris, 1845. (4 ) Rosellini, Monumenti dell’Egitto. Pise, 1844. (5) Leipsius, Antiquités de l'Égyple et de l'Éthiopie. (6) Kunth, Recherches sur les plantes trouvées dans les tombeaux éygptiens (Ann. sc. nal., série 8, p. 418). CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES. 169 » puleuse ne m'a laissé entrevoir aucune différence. » Bonastre, Passalacqua (1), De Candolle (2), confirment et complètent les indications du savant professeur de l'Allemagne. Parmi les formes végétales de l’ancienne Égypte, trois sont dignes d’une attention particulière : le Lotos, le Papyrus et le Froment. Le Lotos, ou Lis du Nil, végétait autrefois en Égypte; il est fréquemment figuré sur les bas-reliefs. Delile nous apprend qu'impuissant à supporter les alternatives du Nil, il a disparu de la contrée, mais qu'il ne s’est pas modifié. Le Cyperus Papyrus, célèbre dans l'antiquité par ses usages industriels, faisait partie de la flore de l’ancienne Égypte; cette plante est figurée sur les monuments. On ne la rencontre plus aujourd’hui dans sa localité primitive; elle a disparu sans être ni modifiée, ni transformée ; elle se retrouve en Nubie (3). On a souvent rencontré, dans les anciens cercueils de momies égyptiennes, des grains ou des fragments d’Orge et de Froment ; l'étude de l’Orge a révélé d'une manière étrange le degré de précision auquel peut atteindre la similitude des formes an- ciennes et des formes actuelles; lillustre botaniste Robert Brown, examinant des glumes d’Orge, extraites d’un tombeau, découvrit à leur base un appendice dont les botanisces n’avaient pas signalé l’existence dans l’Orge actuellement cultivée ; il dut croire d’abord à un changement opéré par l'effet du temps; ses doutes sur l'identité s'évanouirent lorsqu'il eut constaté dans les Orges de nos moissons la présence constante du même appendice (4). De Candolle a trouvé, dans le blé d'Égypte, des grains de Triticum turgidum; Loiseleur a été frappé de la similitude des semences qu’il examinait avec les graines du Blé blanc anglais ; le comte de Sternberg a réalisé une expérience plus décisive : il a semé des graines prises dans un cercueil de momies, (1) Passalacqua, Recherches sur les plantes trouvées dans les lom- beaux égyptiens (Ann. sc. nal., 1826, p. 418). (2) A. Py de Candolle, Physiologie végétale, M, p. 692. (3) A. de Jussieu, Dissertalion sur le Papyrus des anciens (Ann. se. nat., 1852, t. XVIII, p. 295). (4) R. Brown, Ann. sc. nal., 1'€ série, t, IX, p. 72. FAIVRE, 10 170 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. deux d’entre elles ont germé, et le jeune végétal qu’elles ont produit a été reconnu comme identique avec la variété du Fro- ment commun à épis lâches, mutiques, blancs et glabres (1). On doit au professeur Unger une confirmation inattendue de la constance des formes végétales de l’ancienne Égypte; en _examinant les briques employées vers l’année 3400 avant notre ère à la construction de la pyramide de Dashour, il a extrait de la paille et du sable dont elles sont partiellement formées, des débris organiques dont la conservation permettait une étude attentive; dans ces débris, il a distingué, parmi les plantes cultivées, le Froment, l'Orge, le Pois, le Teff, le Lin, et parmi les autres végétaux, le Chénopode des murs, le Radis, la Chrysanthème des moissons. Le temps n'avait point rendu ces formes méconnaissables (2). Des restes de poissons, d'insectes, de mollusques d’eau douce, également retrouvés dans ces briques, attestaient que les espèces actuellement vivantes en Égypte n’y ont point été modifiées. Telle est la conclusion de M. Unger ; ce même savant lui a donné une confirmation nouvelle, par l'examen des débris découverts dans la ville de Ramsés, bâtiepar les Juifs à l’époque de leur captivité; ces débris sont identiques avec ceux de la pyramide de Dashour (3). Ces travaux permettent d'espérer qu'un jour l'examen des briques qui ont servi à la construction des monuments de l’an- cienne Égypte, fournira de nouvelles et importantes indications sur la faune et la flore de cette contrée. Il Entraînés par la valeur des preuves que la science et l'éru-- dition apportent à l’envi, sur la permanence des formes, depuis les temps reculés de la civilisation égyptienne, la plu- (1) A. de Candolle, Géographie botanique, t. 11, p. 1063. (2) Uriger, Bolanische Streifzüge auf dem Gebiele der Culturge- schichte, Dans les Comptes rendus de l’Acad. des sciences de Vienne, année 1862, t. XLV, p. 11, et Journal l'Instilut, 24 oct. 1866. (3) Bullelin de l’Acad. des sciences de Vienne, janvier 1867, et Journal l'Institut, 5 juin 1857. CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES, 471 part des naturalistes les ont tenues pour des arguments solides en faveur de la stabilité : « C’est qu’en effet une expérience de » trois mille ans, comme le dit avec raison De Candolle, est » certainement un fait de quelque importance pour corroborer » les raisonnements qui résultent des faits actuels, et contre- » balancer les doutes vagues de ceux qui nient la permanence » de l’espèce(1). » Cette opinion du célèbre botaniste n’est pas celle de M. Darwin. Il ne juge pas cet argument assez fondé et ne s'arrête pas à discuter la valeur d’un pareil témoignage ; il n’examine pas, il décide, il suppose, il ne démontre pas; voici son lan- gage : « De ce qu'aucun des animaux ou des plantes de l'Égypte, » dont nous savons quelque chose, n’a changé pendant ces » trois derniers mille ans, on a voulu inférer qu'aucune autre » espèce ne s'était modifiée en d’autres parties du monde; » mais les nombreux animaux qui sont demeurés sans modifi- » cations depuis le commencement de la période glaciaire, » auraient pu fournir un argument incomparablement plus fort, » car ils ont été exposés à de grands changements de climats, » et ont émigré à de grandes distances ; tandis qu’en Égypte, » depuis ces trois mille ans, les conditions de la vie, autant du » moins que nous pouvons le savoir, sont demeurées parfaite- » ment les mêmes (2). » Ici, M. Darwin n’est pas dans le vrai, et nous pensons lavoir démontré; pourquoi, d’ailleurs, changer la question, et en appeler aux événements de la période glacaire, avant d’avoir discuté la valeur des arguments que l'Égypte fournit ? c’est éluder la question sans y répondre ; M. Darwin s’en éloigne encore davantage, lorsqu'il conclut par cet argument : « Que » penserait-on d’un homme qui, parce qu’il pourrait démon- » trer que le :nont Blanc et les autres pics alpestres ont » conservé leur même hauteur depuis trois mille ans, en con- clurait que ces montagnes ne se sont jamais lentement sou- » levées, et que la hauteur d’autres montagnes et d’autres y (1) A. P. De Candolle, op. cit., II, p. 696. (2) Darwin, De l’origine des espèces, p. 179. 172 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. » parties du monde ne s’est pas accrue lentement et récem- » ment. » Le raisonnement est ingénieux, il est habile, mais détruit-il le fait capital de la stabilité des formes organiques en Égypte depuis près de quatre mille ans, au milieu même des condi- tions favorables à l’exercice de la sélection naturelle? On dirait que M. Darwin prend soin d’en faire ressortir la valeur, lorsqu’à la suite de l’objection qu’il soulève, il énonce cette assertion : « Si l'élection naturelle est si puissante, pourquoi tel ou tel » organe ne s'est-il pas depuis peu modifié et transformé ? » La preuve de la stabilité des organismes depuis le commen- cement de la période glaciaire, et par conséquent depuis des époques bien antérieures aux temps historiques, paraît à M. Darwin moins favorable à sa doctrine, que celle de l'Égypte; il y voit un argument incomparablement plus fort à opposer à ses vues sur la mutualité. Cette preuve de la permanence des espèces, depuis la période glaciaire, peut être cependant invoquée aujourd’hui; les re- cherches de savants dont le nom fait autorité, l’établissent et la consacrent. Un naturaliste auquel les branches de la zoologie et de la paléontologie sont redevables de brillantes découvertes, Agassiz, rapporte que les Polypiers des mers tropicales ont formé, en s'accumulant, l'extrémité gnéridionale de la Floride; or, si l’on en juge par les profondeurs où sont entassées ces colonies ani- males, par le mode connu de leur évolution, par le temps qu’elles ont employé à remplir de leurs innombrables demeures les surfaces qu'elles occupent, on arrivera à cette conséquence, qu’elles n’ont pu mettre moins de huit mille deux cents années à établir leurs constructions. Qu'on examine les récifs qu’elles ont élevés, on ne décou- vrira pas de différences entre les êtres qui en forment les bancs les plus récents, et les zoophytes dont l’agrégat en sou- tient les premières assises (1). Les tourbières d'Irlande renferment des débris de mammi- fères, dont l'existence est antérieure à l'époque historique ; on (4) Cons. de Quatrefages, Unité de l’Espèce humaine, p. 61. CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES. 173 y découvre aussi des fragments de crânes, des fruits et des graines ; on n’a jamais hésité à rapporter ces formes organiques aux espèces végétales et animales qui vivent actuellement dans les mêmes contrées ou dans les contrées voisines. De semblables observations ont été faites sur les forêts sous- marines de l'Angleterre et des États-Unis. Les dépôts du Mississipi cachent dans leurs profondeurs les troncs facilement reconnaissables d’un Cyprès qui végète encore aujourd’hui, sous le même climat. L'espèce n’en a pas changé, et cependant, à en juger par la longévité de ces végétaux et par l'épaisseur des dépôts qui en recouvrent les restes, leur existence remonte à plus de cinquante siècles (1). Les dépôts lacustres, les cavernes à ossements, les tourbes, les alluvions ont conservé les débris d’un ensemble de formes animales et végétales qu’on ne saurait distinguer des formes actuelles, encore que les conditions d'existence aient subi depuis cette époque d’étranges modifications. M. A. de Candolle remarque que la plupart des végétaux du nord de l'Amérique peuplaient déjà ces contrées dès l'époque du Mastodonte : nous savons que l’homme des temps primitifs était contemporain du Mammouth, de l’Ours des cavernes et autres espèces éteintes, et cependant les débris d’après lesque's on peut juger de son existence, ne révèlent aucune modification subie dans le cours des siècles écoulés, l'identité des débris humains a pu être facilement reconnue ; nous savons d’ailleurs que les conditions de vie dans les con- trées où ces restes sont enfouis, n'étaient pas autrefois ce qu’elles sont de nos jours (2). Parmi les preuves que peuvent invoquer les partisans de la stabilité, nous n’en saurions citer de plus concluantes que les observations relatives à la permanence des organismes depuis la période glaciaire ; c’est un sujet très-étudié de nos jours et sur lequel les observations du professeur Heer (de Zurich), ont surtout jeté de vives lumières. Dans la contrée si pittoresque du canton de Zurich, auprès (4) A. de Candolle, Géographie botanique, t. 1, p. 1062. (2) Maury, L'homme primitif (Revue des deux mondes, avril 1867). 40. 4174 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. de Robenhausen, on a découvert, au sein de marais tourbeux, toule une population végétale des anciens âges. Si l’on en interroge les débris, comme l’a fait M. Heer avec autant de savoir que de succès, on reconnaît que les espèces enfouies ne diffèrent point de celles qui vivent aujourd’hui dans la contrée. Les débris organiques dont il s’agit sont encaissés dans des lignites dont les formations ont dû avoir lieu entre deux périodes glaciaires. Ces lignites sont recouvertes, en effet, d’un diluvium sur lequel reposent des moraines et des blocs erratiques, dont l’existence se rattache à la phase glaciaire la plus récente. Au-dessous des lignites, des galets alpins polis et striés, attestent l'existence d’une invasion glaciaire plus ancienne. Dans ces lignites, dont M. Heer fait remonter l'existence au delà de la formation des cavernes à ossements, « d’un âge » géologique antérieur au nôtre », on est surpris de rencon- trer nombre de formes semblables aux formes alpestres et boréales actuelles; on y trouve le Pin sylvestre, l’If, le-Mélèze, le Bouleau, le Chêne, l'Érable, qui végètent aujourd’hui ; on y a découvert jusqu'aux Noisetiers avec les deux variétés qui tapissent encore nos collines. A ces débris sont mêlés des sque- lettes de grands Mammifères dont les espèces sont maintenant éteintes. «Si de nombreuses plantes alpines et boréales se sont » propagées à partir desmêmes points, n'est-ce pas une preuve, » observe M. Heer, de la constance de ces espèces, puisqu'elles » aussi remontent jusques à l’époque diluvienne, et n’ont dès » lors subi aucune modification (1}? » Le témoignage de M. Heer, l'autorité qui s'attache à son nom, donnent aux faits qu’il a observés une incontestable valeur ; leur témoignage n’est certainement pas de nature à nous con- vaincre de la plasticité des formes, par l’action des siècles et les changements du milieu. Dans l’école de Lamarck et de M. Darwin, on tient pour si radicale l'influence du temps et du milieu, on subordonne si volontiers le maintien des organismes à la permanence dans les (1) Cons. Heer, dans Archives de Genève, n° 84, 20 déc. 1864, et Annales sc. nat., Botanique, 1865, t. IE, n° 3, p. 164. CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES. 175 * conditions d'existence, qu’il nous semble essentiel d'établir par de nouvelles preuves la gratuité de ces assertions, d'indiquer la prudente réserve avec laquelle l'esprit doit y accorder créance. Si nous considérons l’époque glaciaire, bien différente de la nôtre, quant aux conditions d’existence, nous constatons que la vie n’a pas cessé sur le globe pendant la longue phase de froid qu'il a traversée, que les organismes ne s’y sont point profon- dément modifés ; tels sont au moins les résultats qui ressor- tent de savantes recherches entreprises par M. Ch. Martins (1). Il existe encore, dans les lacs de la Suède, des animaux vivants, des mollusques en particulier, propagés sans change- ments depuis la dernière période de froid; à cette même époque, la flore du nord de l'Europe s'est avancée à travers les monts de la Scandinavie jusque dans nos contrées, et les types ne se sont point effacés ; on les retrouve dans les Vosges, dans les Alpes, jusque dans les contrées humides et froides du canton de Zurich; ils ont résisté au réchauffement du climat. Antérieurement à la première époque glaciaire, la tempéra- ture de l’Europe était bien supérieure à sa température actuelle; alors végétaient dans le Midi les plantes ligneuses qu’on trouve maintenant aux Acores, à Ténérifle et dans le sud de l'Amérique septentrionale. Aux temps de l’époque gla- ciaire, un grand nombre de ces espèces, incapables de résister au froid, ont disparu de notre pays; d’autres sont demeurées, malgré ces conditiens nouvelles, et sont demeurées sans chan- gements ; tel, le Palmier nain, unique représentant des Mono- cotylédonées arborescentes des pays chauds, qui végète encore à Niceet en Sardaigne. La flore et la faune se sont modifiées à l’époque glaciaire, par l’extinction de certaines espèces, l'apparition, ou l’envahis- sement par migration des espèces actuelles, mais rien n’autorise à admettre que les formes organiques aient été changées par des transformations incessantes et insensibles. (4) Cons. Ch. Martins, Études sur la période glaciaire (Revue des deux mondes. Février et mars 1867). 476 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES, La comparaison des flores actuelles du Spitzherg et des Alpes établit, comme l'examen de la période glaciaire, que les influences extérieures n'ont pas sur les changements orga- niques la toute-puissance qu’on leur suppose. Dans les contrées du Spitzhberg, entre le 76° et le 80° degré de latitude, une nuit de quatre mois enveloppe les terres glacées, elle fait place à un long jour pendant lequel le soleil ne s'éloigne pas de l'horizon. Il règne dans ces parages un biver presque incessant ; une lumière diffuse et blâfarde éclaire à peine, durant quatre mois, lés plaines de neige et de glace, et les alternatives des jours ct des nuits s’y succèdent pendant près de deux mois; là, les orages sont inconous, le thermo- mètre descend jusqu'à 8 degrés au-dessous de la glace, les nuits sont illuminées par des aurores boréales, la chaleur et la lumière, avares de leurs rayons, favorisent à peine les rares végétaux, que l’homme de science et d'esprit qui les a étu- diés appelle poétiquement les enfants perdus de la flore européenne. Les sommets des Alpes ne ressemblent certainement pas à ces contrées polaires par leurs conditions climatériques ; si les Alpes s’en rapprochent par l’abaissement de la température, elles s’en distinguent par la distribution de l'humidité, de la chaleur, de la lumière, l’alternative des saisons, la succession des jours et des nuits, et d’autres traits caractéristiques d’un climat. Cependant, malgré des conditions si différentes, bon nombre d’espèces végétales sont communes aux deux flores : au som- met du Faulhorn, au Jardin près de la mer de glace, à une altitude de 2756 mètres, on trouve encore des représentants de la vie végétative; 7 à 8 pour 100 des plantes qu’on peut cueillir à ces hauteurs sont des espèces identiques avec celles de la flore du Spitzberg ; au mont Rose, sur le versant méridio- nal, à 3158 mètres d'altitude ; aux Grands-Mulets, vers 3050 mètres, sur la route périlleuse qui conduit au mont Blanc, la proportion des plantes communes au Spitzherg et aux Alpes est encore plus considérable; M. Martins, auquel nous devons la connaissance de ces importants résultats, évalue cette pro - portion à un cinquième ; elle s'élève à 11 pour 100 au pic du CONSTANGE DES FORMES ORGANIQUES. 477 Midi, dans les Pyrénées, à une altitude de plus de 1500 mètres (1). M. Kirschleger, M. Heer, ont fait des rapprochements sem- blables sur l'identité des espèces qui habitent le nord de l’Eu- rope, les Vosges et les Alpes. Bien que les conditions de vie ne soient point absolument les mêmes dans les Alpes et les Vosges, plus de quatre-vingt-dix espèces sont communes aux flores de ces montagnes : « Les » colons alpins, dit M. Heer, vivent à Utliberg et au Bachtel » (c’est-à-dire sur les collines peu élevées dans la plaine du » canton de Zurich), au milieu d’un entourage différent de » celui des mêmes espèces dans les Alpes, au Spitzherg, en » Islande, sur les Alleghanvs et dans l’Altaï... Cependant, » malgré la condition toute différente dans la concurrence » vitale de ces espèces, elles sont restées identiques et il est » impossible de les distinguer (2). » La distinction, remarque le même observateur, n’est pas moins impossible chez les animaux; les Écrevisses du Nord qui vivent en Dalmatie, dans les profondeurs de l'Océan, les animaux marins qui, cantonnés dans les lacs de Norvége, s’y trouvent assurément dans d’autres conditions que leurs simi- laires du Nord, y ont conservé cependant leurs caractères spécifiques. Les différences de milieux n’ont point imprimé à l’organisa- tion de changements appréciables. Nous ne voulons pas tirer des observations de M. Heer des conclusions trop exclusives, nous constaterons seulement qu’elles ne donnent guère de valeur aux assertions des partisans de la mutabilité par la voie des transmutations lentes, non inter- rompues el toujours égales; la doctrine qu'ils prétendent éta- blir est contredite par nombre de faits, sans être appuyée par (1) Ch. Martins, Acad. des sc. de Montpellier, 1863, et Bulletin de la Société botanique de France, 1863, n° 2 et 3. (2) Heer, op. cit., Ann. sc, nat., p. 184. Dans une brochure inti- tulée : Die Pflanzen der Pfahlbauten (les plantes de pilotis), Zurich, 1865, M. Heer a confirmé ses vues en prouvant l'identité des plantes trouvées dans les habitations lacustres, avec les espèces qui vivent encore aujourd’hui en Suisse. 178 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. l'expérience directe , sans être légitimée dans ses conséquences les plus immédiates. Une de ces conséquences essentielles, la réalité de formes intermédiaires, reste encore à établir. Les paléontologistes, nous le savons, et nous applaudissons à leurs efforts, ont été frappés de cette difficulté ; les vues ingé- nieuses de M. Darwin ne l'ont point résolue; il fallait une démonstration; quelques paléontologistes ont tenté de la dé- couvrir. Ils pensent avoir atteint le but en comparant les ossements des Mammifères fossiles, ou plutôt les rares débris qu’ils ont su recueillir dans des localités privilégiées. Malgré l'intérêt de leurs remarquables travaux, qu'ils nous permettent d'observer combien les résultats sur lesquels ils se fondent, laissent encore prise à l'incertitude. Est-il légitime de conclure de quelques fragments osseux à l'ensemble du squelette, et à plus forte raison à l’ensemble d'un organisme? Ne voit-on pas, par les recherches anato- miques, que la solidarité des appareils de l’économie n’est pas tellement étroite qu’elle autorise une conséquence comme celle- ci : un organisme est intermédiaire entre deux autres par cela seul qu'il présente des caractères intermédiaires dans plusieurs pièces du système osseux ; et, d’ailleurs, à quelles conclusions sûres et susceptibles de vérification peut conduire l'examen de débris partiels, incomplets, et dont la mystérieuse origine cache à tout jamais les conditions d’existence (1) ? III Les preuves directes et de fait sont les plus saisissantes ; nous avons voulu en invoquer le témoignage en terminant ce travail, et elles nous ont appris la constance des formes à travers les âges, alors même que les conditions d'existence ne sont point demeurées identiques. Cette permanence dans le temps, encore qu’elle soit rela- (1) Cons. A. Gaudry, Considérations sur les animaux fossiles de Pikermi (Paris, 1858), et Archives de Genève, 23 mai 1866. CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES. 179 s tive, est un argument de quelque valeur à opposer aux asser- tions des naturalistes pour lesquels le temps est la puissance sans bornes, l’agent universel capable de réaliser les transfor- mations. Ils disent que la transformation est la loi, et ils n’en peuvent citer aucun exemple incontestable ; ils invoquent les variations accumulées dans le cours des siècles, et si nous interrogeons l'histoire, elle nous donne le spectacle de la constance des formes depuis des époques reculées, antérieures même à notre âge géo- logique ; ils ne nient pas cette conséquence de leur doctrine que les transformations ont dû réaliser des formes intermé- diaires, mais ces formes intermédiaires, ils sont impuissants à les découvrir ; ils sont conduits par des déductions légitimes à admettre la facile formation des races, leur spéciéité graduelle- ment atteinte, à effacer entre la race et l'espèce tout trait distinctif, Et cependant ils ne peuvent donner de ces vues une démonstration qui ne laisse prise au doute. Nous avons, au contraire, de sérieuses raisons d'affirmer que les races, rares à l’état de nature, sont conditionnelles, relatives, distinctes à plus d’un point de vue des types spéci- fiques ; il y a plus, par un concours de circonstances qu'on croirait un enseignement, nous avons sous les yeux le fait à la fois décisif et simple, d’espèces très-voisines soumises à toutes les influences capables de mettre en jeu la variabilité, et de- meurant néanmoins constantes : « Assurément, dit très-jus= » tement M. Flourens, si jamais on à pu imaginer une réunion » complète de toutes les conditions les plus favorables à la » transformation d’une espèce en une autre, cette réunion se » trouve entre les espèces de l’Ane et du Cheval. Et cependant, » y a-t-il eu transformation ?... Ces espèces ne sont-elles pas » aussi distinctes aujourd’hui qu’elle l’aient jamais été? Au » milieu de toutes les races presque innombrables qu'on a » tirées de chacune d'elles, y en a-t-il eu une seule qui soit » passée de l'espèce du Cheval à celle de l’Ane, ou réciproque- » ment, de l'espèce de l’Ane à celle du Cheval (1)? » Pourquoi méconnaître des faits si simples, et se donner tant (4) Flourens, Histoire des travaux de Cuvicr, p. 392. 180 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. de peine pour chercher, en dehors de l'évidence, des expli- cations qui ne concordent pas avec la réalité ? Les considérations qu’on peut déduire du fait de la perma- nence des types, trouvent une confirmation dans l'étude des lois de l’organisme. C’est le moment de résumer, en terminant, et de grouper dans leur ensemble cet ordre de preuves, dont le présent travail a été le long développement. Nous avons demandé aux lois de l’organisme des enseigne- ments sur les limites à la variabilité ; ces enseignements, nous les avons d’abord cherchés dans le principe même du variable envisagé dans ses causes, ses manifestations, sa portée, les dé- viations qu'il permet. A ce point de vue, nous avons considéré tour à tour, les variations normales, celles que provoquent les milieux, celles que le pouvoir de l’homme détermine, recherchant attentive- ment les modifications extrêmes qu’exerçent ces agents de la variabilité. Le polymorphisme normal n'implique point la mutabilité ; l'espèce varie naturellement, elle varie même dans des limites étendues, mais ne se transforme pas; on la dirait parfois formée comme d’anneaux dissemblables, mais ce sont les anneaux d’une chaîne, dont les extrémités sont fixées et liées entre elles; le cycle est fermé, et Ja nature le parcourt avec régularité et constance sans en franchir l'enceinte. L'influence des milieux implique le maintien des espèces, autant par leur flexibilité relative, et l’adaptation, en certaines limites, aux conditions d'existence, que par leur impuissance, à se transformer et à vivre dans des milieux différents. L'action de l’homme, variée, continue, profonde, s'arrête aux appareils de la vie extérieure; elle n’a jamais transformé les types, elle n’en a pas effacé les traits distinctifs; les altérations morbides, les difformités, l'impuissance à la procréation, ont marqué, le plus souvent, les bornes de nos efforts infructueux, de nos tentatives éphémères. Les lois de la physiologie découvrent les limites de la variabilité, non-seulement par les bornes qu’elles assignent aux variations, mais par les obstacles que l’unité organique oppose à la muta- CONSTANCE DES FORMES ORGANIQUES. 181 bilité, par la solidarité qu’elle établit entre les individus d’un même type, par l'intervalle qu’elle marque entre les types distincts. Les lois de la constitution des races, de l’hérédité, de la procréation, concourent à la fois à établir l'unité, le maintien, la solidarité spécifique. Les races sont distinguées, marquées, comme par des traits accessoires, la durée en est conditionnelle et souvent éphémère, le retour au type des ancêtres, d’autant plus facile qu’elles sont plus récentes. L'hérédité crée entre les descendances des liens puissants, qui assurent el maintiennent la constance de chaque type ; la transmission des traits distinctifs essentiels, la régénération, l’atavisme normal, les variations désordonnées, le retour aux formes des ancêtres, si manifeste à la suite des croisements hybrides, sont comme autant d'expressions de cette loi fonda- mentale d'hérédité qui concourt au maintien de l’unité spéci- fique, la réalise, la fixe, la rétablit. Mais la plus haute expression de l’unité dans l’espèce est la génération qui marque et mesure l'intervalle entre les types distincts. On ne voit point les espèces se mêler, se croiser indistinc- tement entre elles, on ne connaît point de suites intermé- diaires indéfiniment, régulièrement fécondes; autant les espèces sont séparées et les types intermédiaires irréalisables, autant sont productives et faciles les unions entre individus dis. tincts du même groupe spécifique : « Le caractère seul de la » génération constitue », comme l’a si bien dit Buffon, « la » réalité et l'unité de ce qu’on doit appeler espèce (1). » Ainsi, à considérer les extrêmes de la mutabilité dans le dé- veloppement du variable, ou l'unité, la distinction des types, manifestées dans la formation des races, les lois d’hérédité et de procréation, à envisager la constance des formes, dont témoigne la comparaison des êtres dans le présent et dans > les siècles antéricurs, on arrive à cette conclusion : les (1) Buffon, Histoire nalurelle générale, édit. in-4° de Imprimerie royale, t. IV, p. 385. FAIVRE, 11 182 LA VARIABILITÉ DES ESPÈCES. choses se passent comme si, variable dans ses traits acces- soires, \’espèce, dans ses traits essentiels, demeurait constante et fixe. | Cette conséquence trouve sa confirmation dans l'hypothèse même de la mutabilité. Cette hypothèse, elle ne se légitime, ni par son principe qui est une conjecture, ni par ses déductions que ne confirme point la réalité, ni par ses démonstrations directes qui sont à peine des vraisemblances, ni par ces deux con- séquences extrêmes que la science aussi bien que la dignité humaine nous défendent d’accepter : la génération spontanée, la parenté intime et dégradante de l’homme et de la brute. Malgré lhabileté, nous dirons presque le génie que des sa- vants illustres ont mis à défendre cette doctrine, la raison et l'expérience n’ont point infirmé ce jugement si réservé et si juste qu’en a porté Cuvier et qui servira de conclusion à ce travail : « Parmi les divers systèmes sur l’origine des » êtres organisés, il n’en est pas de moins vraisemblable » que celui qui en fait naître successivement les différents » genres, par des développements ou des métamorphoses gra- » duelles (1). » (1) Cuvier, Recherches sur les ossemenls fossiles, t. III, p. 297, 3° édition. FIN | TABLE DES MATIÈRES ER ODUGRIONS 2 neue he cralanssteaueedele vole slot CHAPITRE PREMIER. — La variabilité normale et le polymor- DLSTEREENS PE PRE RP RO CE OEMEO CHap, Il. — La variabilité et l'influence des milieux. ...... : CHaAP. III. — Variations des Espèces végétales par le fait de ÉTAPE oO Caap. IV. — Variations des Espèces animales par le fait de Cap. V. — Des procédés qui permettent d’obtenir et de fixer les variations utiles. ................................ CHar. VI. — Les races et les limites de la variabilité... ...... Cap. VII. — Les limites de la variabilité et l’hérédité..... Sa Car. VIII. — Les limites de la variabilité, la génération et les suiles hybrides. ....................... Robe - Cap. IX. — De l'aptitude aux croisements entre individus d'u un même groupe spécifique. .............. ST a Me Cuap. X. — La constance des formes ados et le témoi- gnage du passé. Conclusion ............ Éric De dorer Paris — Imprimerie de E. Marnier, rue Mignon, 2. ANS RE me AVES EN sil bon JA 3 > REXEL Ty x sq “Y ., 4 te RSR ROSE RCREARE CREER LARCEASS REY à À @, a À AS