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GUSTAVE GEFFROY

LA

VIE ARTISTIQUE

Préface d'EDMOND DE CONCOURT Pointe sèche d'EUCÈNE CARRIÈRE . . ,>hC\

Farei-rtiè

eï^e sene

Le Sarcophage égyptien Edouard Manet

Claude Monet Eugène Carrière

Auguste Rodin

Camille Pissarro - J.-F. Raffaelli - Me.ssonier

Puvis de Ciiavannes J.-B. Jongkind

Whistlér

L'Art Japonais Salons de 1890 et de 1891

ETC., ETC..

PARIS E. DENTU, ÉDITEUR

LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

3, Place de Valois, 3 1892

[Tous droits réservés)

A MAURICE HAMEL

Te dédier des chapitres de critique d'art, mon ami, c'est vouloir offrir des fleurs à un jardinier. Mais c'est pour moi l'occasion d'inscrire un homjitage à ton intelligence de lettre, à ta vie désintéressée^ toute aux idées et aux sentiments. Et toi, tu sauras ne voir dans ces pages que des sensations d'exis- tence et des confidences de sensibilité. Heu- reux si j'ai pu fixer, pendant l'instant dun livre, le souvenir de notre compagnonnage à travers le monde social et la poésie des choses, si j'ai pu te donner, par l'art et la littérature, un témoignage de ma frater- nelle affection.

Gustave Geffroy.

PRÉFACE

A quoi pensez-vous , mon ami^ de me demander une préface pour la Vie artistique ?. . . Je suis au fond un cri- tique vieux jeu, un amateur de la pein- ture au bain d'huile, oïl le temps fait de la cristallisation, de la peinture à la façon de Rubens, de Watteau, de la peinture transparente , de la peinture avec des profondeurs... et Je ne vois, pour ainsi dire, à l'heure qu'il est, que de la peinture plâtreuse, dar- treuse, qui s' efforce d'imiter la peinture à la détrempe. . . Vous savez si J'aime

II

la peinture japonaise^ mais enfin la peiniut'e à l'eau, avec renfort de gouache^ de colle^ ou de n importe quoi, est un procédé inférieur^ incomplet, in- suffisant, un procédé de peuple primi- tif : pourquoi y revenir'^... Puis vrai- ment, mon ami, depuis nombre d'an- nées, f ai trop vécu dans la peinture du diœ-huitième siècle, dans la peinture de rExtréine-0 rient; je me suis tenu trop à l'écart de la peinture moderne, pour en parler avec autorité.

Gejfroij restait debout, devant moi, avec la tendresse sourieuse de son re- gard, en même temps qu'une moue d'enfant contrarié venait à ses lèvres.

Une préface, une préface . . . Mais qu'a besoin d'une préface d'un quel- concpie, LA Vie artistique ! Vous êtes l'écrivain je le dis tous les jours qui avez la plus admirable langue pic-

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turalc, une langue colorée juste au point qu'il faut, une langue à la fois poétique et technique, et une langue charriant des idées dans de la clarté : enfin le plus beau français moderne qui soit. Votre Sarcophage égyptien, un petit chef-d'œuvre, et la description de la déesse Nephthtjs est une. descrip- tion, que je tous erœie. Dans /'Olympia de Manet, il y a toute une originale histoire philosophique de la chair pa- risienne de ce corps. Que de pages sa- vamment japonisantes sur les peintres japonais ! Votre Salon de 1890 est, tout du long y de la haute et intelligente critique. Et vous parlez de Rodin, de Carrière, de Whistler, de Jongkind, de Monet , de Renoir, de Puvis de Chavannes , de Pissarro , de notre ami Raffaèlli, beaucoup mieux que je ne peux en parler.

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Enfin, vous me refusez ?

Que le diable cous emporte!,., eh bien! non, je n'en ai pas le courage, puisque cous insistez; mais tenez, alors, je ferai un petit bout d'étude sur Carrière, que les hasards des rencon- tres de la vie m'ont fait connaître un peu plus cpie vos autres peitUres, et qui pour moi, dans la modernité, continue le plus habilement la tradition de la grande peinture ancienne.

II

A quelques jours de là. Carrière se trouvant brosser une étude pou/- mon portrcdt, pendant quil me faisait poser, je F interviewais su/' la forma- tion de son talent, et voici à peu près ce qui ressortait de ses paroles, coupées

par des coups de brosse, donnés comme avec un bâton de chef d'orchesirCy coupées par des regards pénétrants, qui me semblaient pomper ma cie.

Une jeunesse passée jusqu'à dix— huit ans à Strasboui'g, sa/is U ouver- ture des yeux, sans la fréquentation du Musée, sans le regard amoureux sur les tableaux. Les délicates et mys- tiques pei/dures de Martin Schœn, à l'église Sai/d-Pier/'C-le- Vieux, il ne s'apercevra de leur présence que lors- qu'il repassera plus tard à Stras- bourg. A dix-neuf ans, ou son exis- tence est transportée à Saint-Quentin, (devant cette salle garnie, de haut en bas, do plus de quatre-vingts têtes de La Tour, devant ce stupéfiant musée, paraissant avoir gardé toute vive, contre ses murs, la vie d'une société morte, il y a en lui, pour la première

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fois^ un éveil du peintre Jusqu'alors sommeillant, et peut-être ces prépara- tions d'un des plus grands dessina- teurs de la figure humaine, lui ins- pirent l'amour de la construction, que plus tard il apportera dans ses por- traits. Alors l'année qui suit la guerre de 1870, il est prisonnier en Alle- magne,et étudie sérieusement le Musée de Dresde, et le faire et les procédés des Maîtres anciens. Puis encore les années allant de 1872 à 1876, pas^ sées à l'Ecole des Beaux-Arts, il était déjà avant la guerre, années passées sans grand fruit, sans ré- sultat bien appréciable. Enfin cinq an- nées de retraite, dans un coin perdu, à Vaugirard, où, femme et enfants pour modèles, sa vie est une vie de travail du matin au soir, et encore bien avant dans la nuit, une vie de

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iranail acharné^ sans trêve, sans re- pos, avec, en ce travail, quelque chose de passionné, de fiévreux, de jouis- seur, qui lui fait dire que, pour lui, travailler, c'est l'aire la noce.

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Cest en ce labeur d'intérieur et de famille que s'est formé le talent de Carrière. Là, à Yaugirard, la Ma- ternité divine, le motif religieux qui s'étale sur toutes les toiles de la vieille Italie, depuis Cimahue jusqu'à Ra- phaël, lui, l'a repris, et en a fait le sujet bourgeois de la Maternité mo- derne, avec des grandeurs sœurs de l'autre. Certes ce n'est plus la mater- nité tranquille et reposée des époques de foi, c'est la maternité du siècle du

vil

pessimisme, c'est la maierniié aux pensées noires de la mère^ apparte- nant toujours à l'inquiétude, et dont les étreintes anxieuses, et rcnronlc- ment inquiet des bra^ autour du coips de son enfant, semblent perpétuelle- ment en défense contre la maladie et la mort.

IV

Puis Carrière nest pas seulement le peintre de la Mère moderne, c'est un grand portraitiste, le portraitiste de Daudet, de Verlaine, de Geffroij, de Dolent, etc., etc , un peintre, dont la pensée est préoccupée, tout le temps qu'il peird, de l'inlellectaalité habitant les formes ciu'il rej)résente sur sa toile, et ces formes, il les cliercJie, il

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los caresse j il les construit, à la façon d'un sculpteur cjui modèlerait dans u/ie terre sans épaisseur. Et alo/s (/u'/l donne à ces /if/urcs une réalité /)r('S(j((c sculpturale, en iiuhne te/nps il enveloppe, il estompjc cette réalité de cette coloratio/i aimée par lui, de cette coloration prescpie tenue dans le noir bistré et le blanc, de cette coloration où, dans le léger barbotage du jnnceau, dans le miroitement des lumières et des ombres, qu'on dirait mouisantes, dans l'éclcdrcie prescpie d'un clair de lune par de rousses ténèbres, il ap- parcut monter un peu de l'âme du mo- dèle sur la matière de son visage. Oui, c'est une transfiguration toujours poé- ticjue et parfois un peu fantastique d'une figure.

Mais tout amoureux que Carrière peut être du clair-obscur de lu vie

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V)Wanie, et tout méprisant qu'il se montre parfois, dans la conversation, pour le claquant de la couleur, le colo- riste cjui a peint la belle tête de femme de trois cjuarts, exposée, il y a quel- ques années, chez Boussod et Vala- don, ne doit pas se confiner dans la grisaille, quelque savant et artistique parti cjuil en tire.

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Je suis dans râtelier de la villa des Arts à Batignolles, et je regarde.

Ce sont, sous mes yeux, au mur, sur des chevalets, des esquisses de têtes de femmes, rosées de la pâleur d'une rose-thé fleurie à l'ombre, des vivantes, comme vues dans l'évanouissement de leur couleur terrestre ; ce sont de pe-

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tites faces d'enfants, aux prunelles de diamant noir, dans l' indécision noyée de leurs traits, dans la coloration lactée de leur chair ; ce sont, dans des pots de jardinier, des fleurs aux tons mourants, et de vagues dessertes de tables y montrées dans le crépuscule d'une grisaille : des natures mortes un peu hoffmannesques ; ce sont les douze êcoinçons des six dessus de portes de r Hôtel de Ville, que Carrière ment de peindre : ces douze corps de femmes, en le contournement élégant de leur repos nu, en la rocaille de leur grâce, ce sont des choses d'hier et des choses d'aujourd'hui : l'ébauche de Mullem, brossé, balafré, égratigné en cjuelques heures, V ébauche d'un enfant du pein- tre, mort d'une diphtérie, l'on sent l'influence de Yelascptez, en ses pre- mières œuvres.

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Et ce sont encore des fem'tles, des feuilles de papier, pour ainsi dire^ les études de la Caresse maternelle,

et on un trait de sanguine ou de fusain a fixé des niouvemerds de ten- dresse : l'enroulenieid de bras autour d'un cou, l'écraseme/d d'un baiser sur une Joue , des ei'renietds de mains tremblotantes autour d'un petit corps aimé... Ah, des mains! ah, la main! ce morceau de l'ét/'e, gui dit et raconte tant de choses su/' lui! des mains, il y en a là, dans les tiroirs, des brassées,

et toujours en la surprise de toute leur éloqueide mimique. Car Carrière est un dessinateur passionné de la main, comme Vont été Watteau et Ga- tarni, et dans le portrait qu'il fait, même en un cadre resserré, cherche-t-il le plus souvent à côté du visage de l'homme, à y placer sa main!

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A travers fa succession des toiles y les morceaux de carton colorés, des feuilles de papier crayonnées, que Car- rière méfait passer sous les yeux, mon regard cet, tout le temps, à la grande machine, à la toile posée à terre, qui prend tout le fond de l'atelier.

C'est son exposition de l'année pro- chaine, c'est la composition dans la- quelle le portrcdtiste et le peintre de la mère moderne va montrer son talent, dans des proportions historiques , sous fine forme nouvelle, va nous donner du Paris contemporain , avec une huma- nité, à la fois étudiée par un peintre et par un observateur littéraire. Oui, dans le vague de l'esquisse, d'ans le brouillard bitumeux de la grisaille, ou çà et là, un trait de craie arrête la sil- houette d'une figure, enfin dans cette apparence figée d'un rêve, cjue met sur

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une toile la tâtonnante recherche d'a/i pinceau, en la première idée d'un peintre : voici le théâtre de Bellemlle. L'étude est prise des secondes ga- leries, en sorte que la vue puisse des- cendre au parterre, monter au pa- radis. D'abord quelques gros dos attentionnés, avec des têtes aplaties sur la rampe; ça, presque aussitôt coupé par ut: groupe debout, une femme, le bras couché au-dessus de sa tête, et touchant le plafond, semble une robuste cariatide qui le soutient; et au delà de ce groupe, court le tournant de la galerie, cjui revient à gauche devant vous, jusqu'au montant de la scène, avec son monde d'hommes et de fem- mes, tassé, serré, pressé, entré les uns dans les autres, tandis qu'à droite, vous avez la tumultueuse foule de l'amphithéâtre, mêlée dans une de ces

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con fumons, grouil laides à la Goya, on, ses lithographies de la Tauromachie.

Et cette salle qu'il veut, lors de V achèv)einent de la peinture, éclairée d'une double lumière, d'une lumière argentine à gauche^ d'une lumière do- rée à droite, lumière transpercera le rouge de la tenture, il en montre l'effet harmonique sur deux longues et étroites pancartes.

Puis y tirant de je ne scùs où, une carte du graveur à l' eau-forte Boutet, une enveloppe de lettre de faire-pjart de mort, on, un soir, là, à Bellecille, sur les bouts depapie/- qu'il avait dans sa poche, le peintre a cherché à instan- taniser, en quatre coups de crayon, des mouvements de nature, des poses, des attitudes du peuple au spectacle, il se met à parler, les yeux brillards, dans une espèce d'hallucination fiévreuse, de

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la « bête humaine »_, dont il veut peu- pler sa toile ; de cette plèbe fermen- tante, qu'il rêve d'y mettre, et de ces mâles vivants de la barrière, et de ces faubouriennes à la beauté sauvageonne, enfin de ces rudes et ingénus specta- teurs, sous le coup de l'empoignement d'un gros drame, et il se laisse aller à dire les frissons de joie qu'il aura à réaliser cette puissante, cette intelligente œuvre moderne.

Edmond de Goiscodrt.

Âuteuil, 15 juin 1892.

LA

VIE ARTISTIQUE

1890- 1891

LE SARCOPHAGE EGYPTIEN

20 juillet 1891. Ces jours de soleil de juillet et d'août sont les jours d'accalmie de l'existence des grandes villes. Il y a un temps de répit dans les régions habituellement soumises à tant d'agitations et de remous, et ce répit coïncide avec la fermeture des classes et l'entrée des élèves en vacances. Faut-il voir une preuve de la survivance perpétuelle de l'écolier chez l'homme? Toujours est-il que le mouvement journalier s'arrête par-

tout à la fois dans les milieux cet arrêt est possible. Le magistrat dépose le glaive et la balance. L'acteur s'en va aux champs. La politique s'arrête. Il n'y a pas évé- nement extraordinaire! d'exposition de peinture. Les polémiques des journaux de- viennent molles. Les gens de lettres sem- blent se dérober aux interviews.

C'est le bon moment, sans doute, l'on peut réfléchir avec quelque impartialité aux incidents de la saison et à l'ensemble de la vie qui a été vécue pendant l'hiver et le printemps et qu'on revivra à la fin de l'au tomne, cette année, et l'année suivante, et les autres années, dans un recommence- ment aussi régulier, aussi périodique, aussi semblable que la course de la terre et la ve- nue des saisons. Oui, mais quelle est, cette fois, la conclusion passagère ? En quel mot, les Chambres parties, les théâtres clos, le Salons de peinture fermés, les enquêtes littéraires terminées, en quel mot peuvent se résumer les tendances actuelles, peut s'affirmer l'état d'esprit de l'humanité civi- lisée?

Autrefois vers i8()5 les Concourt ont cru reconnaître que la maladie du temps était la Blague. Aujourd'hui, en 1891, n'ap- paraît-il pas que cette maladie est la Ré- clame, et ne nous fera-t-elle pas regretter la Blague ? Car cette Réclame est terrible-

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àprement méthodique. Voulez-vous la voir brusquement apparaître, par antithèse, telle qu'elle est, envahissante, démesurée? Allez regarder le sarcophage égyptien du musée du Louvre. C'est ce sarcophage qui est le point de départ de ces réflexions, par une naturelle association d'idées, et je suis allé le revoir.

On ferait bien de se diriger vers lui de temps à autre, quand la bataille des in- térêts devient trop ardente, quand la pous- sée est trop brutale. Ce sarcophage est apai- sant pour tous les hommes de bonne foi qui iront tourner autour et regarder dedans, sous le couvercle exhaussé. Il apparaît sur- tout impossible que ceux qui ont fait de la pensée et de l'art les principales

affaires de leur existence n'acceptent pas l'enseignement dédaigneux et doux, hau- tain et tranquille, inclus en ce solide coffre de basalte qui a traversé les siècles.

Ce sarcophage est au Louvre, dans la ga- lerie des Antiquités égyptiennes, salle du rez-de-chaussée. On y accède immédiate- ment par le guichet de Saint-Germain- l'Auxerrois. Il y a bien d'autres merveilles dans cette salle, et l'après-midi peut passer vite entre ces murs sévères, sur ces dalles s'allongent les sphinx, se dressent les silhouettes de granit rose. Il est très célè- bre, et à bon droit, dans le m_onde des égyptologues, ce monument d'époque dis- parue qui devient inopinément un chapitre de l'histoire parisienne. C'est, dit M. de Rougé en sa notice, le chef-d'œuvre de la gravure égyptienne de l'époque saïte. Il a une hauteur totale de i m. 20, une longueur de 2 m. 85, une largeur de i m. 24. Dans ces dimensions restreintes, toute une race revit, une conception de la vie et de la mort s'affirme, une leçon d'humanité, de nature et d'art se mêle fièrement à l'odeur mé-

lancolique de la fine poussière du passé. Ce qu'elle donne à entendre, cette leçon, c'est qu'il peut exister un art fait, non pour être vu, mais pour être caché, dérobé à tous les regards, enfoui aux profondeurs, et que cet art peut être aussi tendre et aussi grandiose, aussi profondément expressif, aussi hautement significatif que les œuvres d'orgueil exhibées en pleine lumière, éri- gées devant les foules en succès d'apothéose. Jamais, non, jamais il n'a été fourni une preuve plus évidente de repliement de pensée, de forte vie intérieure. Jamais ne sont mieux apparues la passion désinté- ressée de la beauté, la jouissance intime res- senties par le faiseur de chefs-d'œuvre.

Un prêtre, nommé Taho, fut inhumé dans ce creux, Taho, basilico grammate, prêtre d'Imhotep, fils de Ptah. Sur la face extérieure de l'enveloppe de pierre, des scènes de légendes montrent les zones noc- turnes où circule l'àme défunte. Le ser- pent, la barque du soleil, Osiris, Horus, le châtiment des coupables, la série des Heu-

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res, la naissance du scarabée, ont été incisés dans la pierre. Les personnages défilent, stationnent, se mêlent aux emblèmes, toute une existence active et fantastique apparaît.

A l'intérieur, c'est une vie différente, un séjour de calme, des personnages de soli- tude, des visages de mystère.

Sur les parois, les déesses Nephthys et Isis, l'une au chevet, l'autre au pied, toutes deux acroupies en de légères attitudes de suprême élégance, étendent leurs ailes au repos, de longues aides rapides de beaux oiseaux de proie. Sur les côtés, des génies célestes se dessinent en attitudes protec- trices. Et voici, maintenant, les deux œuvres que l'artiste crut dissimuler à jamais.

Au fond de la cuve, la déesse qui reçoit le défunt : une jeune déesse vaguement sou- riante, le visage doux, presque enfantin, d'une expression aussi inJétinissable que les visages des femmes de Vinci. Mais ce n'est pas le trouble voluptueux des époques finis- santes. C'est une rêverie instinctive faite pour éclairer doucement l'obscurité, c'est

une aurore de grâce à peine pubère qui se lève, et qui cesse presque tout de suite, aus- sitôt couchée dans la nuit de la tombe. Le regret ne voltige pas sur cette bouche vivante, n'assombrit pas ce délicieux re- gard. Cette longue fillette qui est étendue là, de profil, ouvrant les bras au nouveau venu, ses longs bras minces, souples comme des tiges de fleurs, s'avance, donne la sensa- tion d'une marche heureuse dans la pierre elle est encastrée, tout son léger corps en mouvement rythmique, enfermé dans cette admirable gaine du dessin égyptien, d'où l'art grec devait faire déborder la pléni- tude des formes.

Sur ce corps doucement tressaillant, sur cette chair qui fleurit dans la pierre, on dé- posait le mort, la momie embaumée, étroi- tement enveloppée de bandelettes, enfer- mée dans la boîte couverte de signes, ornée de coloriages... Et une autre compagne était encore donnée à ce prisonnier éternel de la tombe.

Au-dessus de lui, sous le couvercle, une seconde déesse, la déesse du Ciel, les bras

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en l'air soutenant une circonférence, est doucement modelée dans la dure matière. Elle est longue et fine plus encore que sa sœur, la déesse de l'accueil. Elle a les jam- bes souples, les pieds minces, les mains étroites, des petits seins naissants, le ventre ferme, à peine marqué en relief au ras de la pierre. Le visage, de face, est sérieux, mortuaire, les yeux grands ouverts, avec une expression extraordinaire de jeunesse et de iatalité.

Elle était là, dans la pensée de l'artiste, pour toute l'éternité. La déesse et la momie devaient se regarder sans cesse, dans le noir du tombeau, avec des yeux qui ne voient pas, et se chuchoter les confidences ignorées avec des lèvres qui n'ont plus de paroles. Ces Egyptiens croyaient que l'exis- tence se continuait dans cette auge de pierre l'on déposait le corps. C'était là, cette maison des morts, la « demeure éternelle ». La maison des vivants n'était que 1' « hôtel- lerie » l'on passe. Le mort était donc logé dans un caveau , entouré d'objets usuels ou de représentations de ces objets.

d'armes, de vêtements, de bijoux. On lui servait à boire et à manger, on venait man- ger près de lui. Les travaux qui avaient été les siens se continuaient sur les murailles, en gravures et en peintures.

Ces admirables figures que nous voyons aujourd'hui au Louvre étaient à jamais, croyait-on, encloses avec lui. Le couvercle était scellé dans une rainure par du ci- ment et par des boulons. La porte du cou- loir du monument était murée. Le puits intérieur par lequel on accédait au caveau était obstrué de pierres et de sable. « Il y a certainement en Egypte, dit Mariette, des momies si bien cachées, que jamais^ au sens absolu du mot Jamais, elles ne rever- ront le jour. >■> Le chef-d'œuvre était ainsi pour toujours enfoui, exhibé dans l'obscu- rité, exposé dans le néant.

On ne remonte pas les temps, et les ar- tistes d'aujourd'hui sont condamnés à exer- cer leur art comme une profession, à don- ner la publicité à leur pensée. Ne semble-t-il pas, tout de nicnic, qu'on exagère cette pu-

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blicité, qu'on installe trop la boutique, qu'on entreprenne trop le commerce, et que les hommes de maintenant feraient bien, certains jours, d'aller regarder de leurs yeux respectueux l'intérieur de l'é- mouvant sarcophage ?

II

LES BRAS DE LA VÉNUS DE MILO

28 juin 1890.

La Vénus de Milo redevient d'actualité. Le marbre divin, pour un instant, est un sujet de reportage et de chronique. Du fond de sa galerie du Louvre il prend l'attention qui ne va d'ordinaire, dans le monde pari- sien, qu'à ces dames des théâtres ou aux marchandes de sourires dont les toilettes sont décrites et les équipées racontées dans les échos des journaux galants. C'est à la patience de M. Ravaisson que la déesse doit cette inattendue réclame. M. Ravaisson a

II

imaginé d'expliquer l'attitude de la Vénus de Milo par la présence du dieu Mars. A l'aide de quelques documents et d'adroites suppositions, il a reconstitué le groupe, il a réinventé les bras qui manquent. On a pu voir le résultat obtenu dans le vestibule de l'Institut.

C'est une idée intéressante, mais ce n'est pas une heureuse idée. Si c'est pour fournir un renseignement aux érudits que ce dia- logue entre Mars et Vénus a été rétabli, passe encore. On accordera à la tentative une curiosité d'un instant, et ce sera fini. Mais s'il s'agit de donner au chef-d'œuvre sa forme définitive, c'est peine perdue. La Vénus de Milo doit rester et restera isolée et sans bras. On se souvient des cou- plets écrits dans Hoinines et dieux, par ce savoureux prosateur, Paul de Saint-Victor:

« Béni soit le paysan grec dont la bêche (exhuma la déesse enfouie depuis deux mille ans dans un champ de blé! Grâce à lui, l'idée de la Beauté s'est exhaussée d'un degré sublime; le monde plastique a re- trouvé sa reine. A son apparition, que d'au-

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tels écroulés, que de prestiges évanouis ! Comme dans le temple biblique, toutes les idoles tombèrent la face contre terre. La Vénus de Alédicis, la Vénus du Capitole, la Vénus d'Arles, s'abaissèrent devant la Vé- nus deux fois Victorieuse qui les réduisait. en se relevant, au rang secondaire. »

C'est la vérité môme, éloquemment ex- primée. Les Vénus coquettes, libertines, faussement pudiques, dont le type est la Vénus de Médicis, passent au rang inférieur depuis que la V^énus de Milo est venue ré- gner sur le monde de l'art grec. Forcer celle-ci à une conversation avec Mars, c'est la mettre en déchéance. Elle n'a pas besoin de ce compagnon porte-glaive et casqué. Elle se diminue en armant ce militaire. Il est fort possible qu'elle ait été conçue dans cette attitude et dans la société du guer- rier. Qu'importe! Le hasard a bien fait les choses en supprimant le suffisant bellâtre et même en cassant les bras de la statue superbe. Vénus, ainsi, n'est plus localisée dans la mythologie grecque, elle échappe à son rôle spécial, elle monte au plus haut

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degré des généralisations et des symboles. Saint-^'icto^, dans son idéalisme mal compris, dans son esthétique trop souvent étroite, s'applaudit de ce qu'il n'y ait pas un atome de chair dans ce marbre auguste. « Ces traits grandioses, dit-il, ne répètent aucune ressemblance; ce corps, la grâce se revêt de force, accuse la généralisation de l'esprit. Il est sorti d'un cerveau viril, fécondé par l'idée et non par la présence d'une femme. » Il revient encore sur cette idée : « 11 n'y a pas de squelette dans ce corps superbe, ni de larmes dans ces yeux aveugles, ni d'entrailles dans ce torse circule un sang calme et régulier comme la sève des plantes. » Ce n'est pas l'apparence exacte que la Vénus prend sous tous les re- gards. Elle est harmonieuse et éternelle, elle est devenue synthétique et souveraine, certes. Mais, c'est une des formes les plus vivantes de la femme qui aient été réalisées. Le physiologiste ne trouve ici rien à re- prendre, il reconnaît la place des organes, il admire la solidité de l'armature, il voit circuler le sang, s'accomplir la respiration,

14 s'élaborer la vie. Oui, tant mieux si les bras sont absents. On voit mieux l'incomparable torse. La pensée conçoit plus parfaitement celle vers laquelle vont tous les désirs, qui reste impassible et immuable, qui n'étreint pas et ne se donne pas, la souve- raine Beauté, éternel appât de la vie.

III

OLYMPIA 1

10 février 1890.

Il me suffît de songer à ce nom d'Olympia pour revoir le tableau d'Edouard Manet tel que je le vis, une première fois, dans l'atelier du peintre, lorsqu'il montra à tous deux toiles refusées au Salon, le portrait de

' A propos de la présentation à l'Etat de l'Olympia par un groupe de souscripteurs réunis sur l'initiative de Claude Monet. La toile d'Edouard Manet est ac- tuellement au l;uyembourg, en attendant le Louvre elle peut entrer, réglementairement, l'an prochain.

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Desboutin et le Linfce, une seconde fois, à l'exposition posthume de l'Ecole des Beaux-Arrs, et enfin à l'Exposition cen- tennale de 1S89. Immédiatement, la femme peinte surgit dans la mémoire comme une vivante qu'on aurait connue. Tous les traits de son visage, tous les détails de son atti- tude sont restés familiers, on séjourne à nouveau dans le décor elle habite.

Elle est nue, étendue sur un lit, au pre- mier plan, à la façon des courtisanes des tableaux vénitiens. On peut deviner derrière elle, au delà des rideaux verts, la banale chambre d'amour les maîtres du pinceau ont aimé souvent à faire éclore les chairs tièdes et souples des véridiques créatures de rencontre auxquelles leur pinceau a donné la survie. Les linges du lit sont d'un blanc gris légèrement bleui. Un chat noir surgit, s'éveille comme sa maîtresse. Une négresse apparaît, portant un bouquet. Une harmonie générale, en larges taches de noir et de blanc, est déjà éveillée par ces images. Mais combien elle est résumée et portée au plus haut point par le corps lumineux de

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l'Olympia, tout en clartés étendues et en ombres légères! Le corps entier est circon- scrit, un peu comme une figure de vitrail, par une onduleuse ligne sombre qui le cercle de nuit. Ligne de convention, parti pris ar- tistique qui a fort irrité, par un singulier phénomène, des gens qui sont habituelle- ment partisans de la convention et de la formule. Certes, le trait qui représente idéa- lement les contours n'existe pas dans la na- ture. Balzac a déjà dit cela en i83i dans le Chef-cCœuvre inconnu, en une page superbe qui pourrait bien être, jusqu'à présent, le plus parlait sommaire de la conception ar- tistique. Ce trait n'est donc employé que pour traduire les apparences d'une façon visible, pour en donner la signification écrite. C'est un outil, et rien de plus, un instrument comme un rabot, disait un jour Bracquemond. Le véritable dessin, c'est ce- lui qui consiste à modeler les surfaces. C'est le signe du don de voir, c'est la preuve du métier possédé, c'est la réalisation possible de la beauté de la vie. Ce dessin, c'est le dessin de l'Olympia. La chair est d'une

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coulée de lumière, cette lumière s'épand comme un fleuve, d.'puis la racine des che- veux jusqu'à l'orteil, en une pâte pétrie de clarté, avec des passages de demi-teintes et de transparentes obscurités d'une justesse inouïe. Le noir des yeux, le rose éteint des lèvres, le point rougissant du sein, l'ambre du ventre, la dureté perceptible des os de la cheville, des genoux, des côtes, la rondeur lisse et fuselée des mollets, la tache du nombril, le bombé élastique de la gorge, les doigts écartés et les plans en raccourci de la main posée sur la cuisse, ce sont les détails impeccables qu'on trouve à l'analyse de cet ensemble la vie respire dans la lumière.

Olympia est une fille de Paris, la première qui ait figuré ainsi, avec une tranquillité d'œuvre charmante et définitive, dans la peinture de ce temps. C'est évidemment un modèle rencontré, et qui a conquis l'artiste par sa grâce particulière, son caractère indi- viduel. Il s'est trouvé qu'en transcrivant sur sa toile l'aspect de cet être de hasard, devant

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lequel il s'était arrêté, il avait réfléchi, il s'est trouvé que Manet, comme tous les grands artistes, a fixé la synthèse d'une race spéciale, a créé une femme qui résume les mœurs d'une ville, la physiologie d'une classe. Ce n'est pas la première fois qu'une créature de cette catégorie passe à l'état de symbole d'art et entre dans l'Histoire, Dans le Nord, en Flandre et en Hollande, les maîtres ont fait poser devant eux des mari- tornes de carrefours aux sanguins visages et aux chairs épaisses. Ils les ont montrées dans leurs rapaces marchandages, discutant en aigres commerçantes avec le bourgeois ou le soudard, dans la petite pièce de rez-de- chaussée proprement meublée, ornée d'oi- gnons de fleurs, prenant vue sur une église ou sur un quai. Ou bien ils ont fait coucher leurs débordantes et roses personnes sur les vulgaires courtines de leur litd'avaricieuses ménagères. En Italie, les courtisanes du terroir, celles dont la beauté rayonnait dans des réduits de faubourgs, comme les impé- rieuses qui traînaient leurs robes de brocart sur les dalles des palais, sont entrées, elles

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aussi, en victorieuses, dans l'apothéose de la peinture. Non pas seulement les rousses et somptueuses créatures du Titien et de Yéronèse, les corps couleur de soleil alan- guis au fond des alcôves. Le Carpaccio a immobilisé dans l'attente, sur les terrasses de Venise, d'effrayantes courtisanes entou- rées de chiens, de pigeons et de paons, qui sont bien les servantes d'amour les plus atroces à l'embuscade qu'on ait encore ren- contrées dans l'art, à ce point que les pro- cès-verbaux des romanciers et des dessina- teurs naturalistes, en quête d'horreurs dans le quartier de l'Ecole Militaire, pâlissent au- près de ces impitoyables et grandioses évo- cations.

Quelle que soit la situation sociale d'Olym- pia, qu'elle habite les plus mauvais lieux, ou qu'elle soit une libre fille de bohème, modèle de peintres, coureuse de brasseries, amante d'un jour, elle peut donc se récla- mer d'assez illustres parentés, car les mu- sées d'Europe sont occupés, aux places

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d'honneur, par ses sœurs de tous les temps et de toutes les nationalités. C'est un produit de grande ville, l'errante des rues, fatiguée aux pavés, salie aux ruisseaux. En sa courte jeunesse, elle connaît les fortunes contraires, les hauts et les bas de l'existence. Ouvrière aux maigres salaires, mal nourrie, amou- reuse en promenade de banlieues le di- manche, femme savante de sa chair à seize ans, battue par des brutes, adorée par des frénétiques et des délicats, c'est une épave de civilisation promise à la misère et à l'hô- pital. Heureusement, elle est venue s'échouer sur cette toile, et voilà que celle qui n'était pas sûre du lendemain va vivi'e ici de l'exis- tence prolongée, et peut-être sans fin, que peut donner l'art. Sa physionomie de malice et d'inconscience, son visage carré, aux mâ- choires un peu lourdes, prennent une séré- nité dans ce silence éternel, dans cette atmos- phère de paix vivent les chefs-d'œuvre. Au milieu de ces vêtements quittés, de ces falbalas en désordre, le corset, les jupons, les bas, les souliers, Une main jouant avec une écharpe à fleurs, un lacet noir en col-

lier, un bracelet au bras, dans tout son faux luxe de pauvre, toute meurtrie de sa nuit, toute promise au recommencement des fati- gues du soir, Olympia est délicieuse et tou- chante, et tous ceux qui ont au cerveau un peu de pitié, aimeront cette nerveuse et ané- miée fillette aux yeux cernés. Ces vaincues de naissance auront été, en ce siècle de com- préhension, des inspiratrices de poètes, de ceux qui veulent enclore des pensées dans des rimes, de ceux qui cherchent l'expres- sion par l'harmonie des lignes et des cou- leurs. Cette face d'esprit instinctif, cette face d'enfant vicieuse aux yeux de mystère, un peu d'innocence erre encore dans les montantes eaux troubles, ce jeune corps fra- gile aux seins frêles, aux bras minces, aux jambes fines, ce corps respirant, doux et triste comme une fleur fanée, disent tout cela de façon précise aux yeux qui regardent et qui interrogent, mais ils ne le disent pas sous un despotisme d'intentions du peintre. Ils parlent, mais ils parlent par eux-mêmes, insconsciemment. Ils sont écoutés et com- pris parce qu'ils vivent, ils surgissent et ils

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s'imposent par l'autorité de la forme et de la couleur.

IV

LES MEULES DE CLAUDE MONET i

r" mai 1891. La réunion de ces quinze toiles des Meu- les, où le même sujet est inscrit, le même paysage se reflète, est une démons- tration artistique extraordinairement victo- rieuse. Claude Monet est venu prouver, pour son compte, le surgissement continuel en aspects nouveaux des objets immuables, l'afflux sans trêve de sensations chan- geantes, liées les unes aux autres, devant un spectacle d'apparence invariable, la pos- sibilité de résumer la poésie de l'univers dans un espace restreint.

' Préface du catalogue de l'exposition de 22 toiles de M. Claude Monet, dans les galeries Durand-Ruel, du 5 au 20 mai 1891.

_>3 Pendant une année, le voyageur a renoncé au voyage, l'actif marcheur s'est défendu la marche. Il a songé aux pays qu'il avait vus et traduits, la Hollande, la Normandie, le Midi de la France, Belle-Ile-en-Mer, la Creuse, les villages de la Seine. Il a songé aussi aux pays qu'il avait seulement tra- versés, où il voudrait retourner, Londres, l'Algérie, la Bretagne. Sa pensée est allée vers de vastes étendues et vers des points précis qui l'attirent, la Suisse, la Norvège, le mont Saint-Michel, les cathédrales de France, hautes et belles comme les ro- chers des promontoires. Il a ressenti le regret de ne pouvoir hxer, encore et tou- jours, les villes tumultueuses, les mouve- ments de la mer, les solitudes du ciel. Mais il sait aussi que l'artiste peut passer sa vie à la même place et regarder autour de lui sans épuiser le spectacle sans cesse renouvelé. Et le voilà à deux pas de sa maison tranquille, de son jardin flambe un incendie de fleurs, le voilà qui s'arrête sur la route, un soir de fin d'été, et qui re- garde le champ se dressent les meules.

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l'humble terre attenant à quelques basses maisons, circonscrite par les collines pro- chaines, pavoisée de l'incessant détilé des nuages. C'est au bord de ce champ qu'il reste ce jour-là et qu'il revient le lende- main et le surlendemain, et tous les jours, jusqu'à l'automne, et pendant tout l'au- tomne, et au commencement de l'hiver. Les meules n'auraient pas été enlevées, qu'il aurait pu continuer, faire le tour de l'année, renouer les saisons, montrer les infinis changements du temps sur l'éter- nelle face de la nature.

Ces meules, dans ce champ désert, ce sont des objets passagers viennent se marquer, comme à la surface d'un miroir, les influences environnantes, les états de l'atmosphère, les souffles errants, les lueurs subites. L'ombre et la clarté trouvent en elles leur centre d'action, le soleil et l'om- bre tournent autour d'elles en une pour- suite régulière : elles réfléchissent les cha- leurs finales, les derniers ra^'ons^ elles s'en- veloppent de brume, elles sont miouiilées

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de pluie, glacées de neige, elles sont en harmonie avec les lointains, avec le sol, avec le ciel.

KUes apparaissent d'abord dans la séré- nité des belles après-midi, leurs bords fran- gés des morsures roses du soleil, prenant des apparences d'heureuses chaumières en avant des feuillages verts, des coteaux ma- melonnés d'arbres. Elles se dressent nette- ment au-dessus du sol clair, dans une at- mosphère limpide. Aux mêmes jours, le soir plus proche, la descente du coteau bleuie, le sol diapré, leur paille se violacé, leur contour est sillonné d'une ligne incan- descente. Puis, ce sont les fêtes colorées, somptueuses et mélancoliques de l'automne. Par les jours voilés, les arbres et les mai- sons se tiennent à distance comme des fan- tômes. Par les temps très clairs, des om- bres bleues, déjà froides, s'allongent sur le sol rose. Aux tins des journées de tiédeur, après des soleils obstinés qui s'en vont à regret, qui laissent une poudre d'or dans la campagne, les meules resplendissent dans la confusion du soir comme des amas de

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joyaux sombres. Leurs tlancs se crevassent et s'allument, laissent entrevoir des escar- boucles et des saphirs, des améthystes et des chrysolithes, les fiammes éparses dans l'air se condensent en feux violents, en flammes légères de pierres précieuses, l'ombre de ces meules rougeoyantes s'al- longe criblée d'émeraudes. Plus tard en- core, sous le ciel orange et rouge, les meu- les s'assombrissent et scintillent comme des foyers brûlants. Des voiles tragiques, d'un rouge de sang et d'un violet de deuil, traînent autour d'elles, sur le sol, au-des- sus du sol, dans l'atmosphère. Et c'est enfui l'hiver, la neige éclairée de rose, les ombres bleues et pures, la menace du ciel, le blanc silence de l'espace.

De toutes ces physionomies du môme lieu, il s'exhale des expressions qui sont pareilles à des sourires, à de lents assombrissements, à des gravités et à des stupeurs muettes, à des certitudes de force et de passion, à de violents enivrements. L'enchantement mystérieux qui sort de la nature murmure et chante ici dans ces incantations par les

formes et par les couleurs. Une \ision s'affine et s'exalte, une pensée est errante dans ces reflets de couleur qui se multiplient les uns par les autres, dans cette matière illuminée d'étincelles, de pointes bleuâtres de flammes, des soufres et des phosphores épars qui sont la fantasmagorie de la cam- pagne. Le rêve inquiet du bonheur s'élabore dans cette douceur rose des lins de jour, monte avec les fumées colorées de l'atmos- phère, s'harmonise avec le passage du ciel sur les choses.

Ce même langage que parle la lumière dans les pa3'sages des meules, la lumière le parle encore dans ces quelques toiles ajou- tées ici par Claude Monet à cette série signi- ficative. Soit qu'il étende devant nous la prairie fleurie de rouge, la prairie fleurie de mauve, le champ des légères avoines, soit qu'il enferme en un cadre ce bloc de terre, ce massif sommet de colline, soit qu'il adresse en sveltes ascensions, dans la dorure du soleil et la marche des nuages,

ces figures de jeunes filles aériennes et rythmiques, il est toujours l'incompara- ble peintre de la terre et de l'air, préoccupé des fugitives influences lumineuses sur le fond permanent de l'univers. Il donne la sensation de l'instant éphémère, qui vient de naître, qui meurt, et qui ne reviendra plus, et en même temps, par la densité, par le poids, par la force qui vient du de- dans au dehors, il évoque sans cesse, dans chacune de ses toiles, la courbe de l'hori- zon, la rondeur du globe, la course de la terre dans l'espace. Il dévoile les portraits changeants, les visages des paysages, les apparences de joie et de désespoir, de mystère et de fatalité, dont nous revêtons, à notre image, tout ce qui nous entoure. Il est l'anxieux observateur des différences des minutes, et il est l'artiste qui résume en synthèses les météores et les éléments. Il raconte les matins, les midis, les crépus- cules, la pluie, la neige, le froid, le soleil, il entend les voix du soir et il nous les fait entendre, et il construit sur ses toiles des morceaux de la planète. C'est un peintre

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subtil et fort, instinctif et nuancé, et c'est un i^rand poète panthéiste.

EUGENE CARRIERE i

10 avril i8Ui.

Ces dessins aperçus en entrant ici, ces crayonnages noirs et rouges mis sous verre, c'est l'indice du perpétuel travail, de l'in- cessante activité de pensée. Quelques-uns seulement ont été immobilisés, accrochés au mur d'exposition. Le reste est en nom- bre prodigieux, en feuilles volantes partout disséminées, parties chez des amis, déchi- rées aux mains des enfants, réfugiées à Tabri des cartons, au creux des tiroirs, ou bruissantes et légères, errantes sur les tables,

* Préface du catalogue de l'exposition de tableaux, esquisses et dessins, de M. Eugène Carrière, chez Bous- sod Valadon, boulevard Montmartre, du 13 avril au 2 mai i8qi.

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sur le sol, soulevées au moindre souffle, comme les feuilles d'un automne.

Il y en a encore et sans cesse, il y en a eu hier, il y en aura demain, en poussées in- cessantes. Carrière regarde, pense, des- sine, comme d'autres regardent, pensent, écrivent. Ces papiers blancs, gris, bleus, qu'il anime d'un trait et d'une tache, qu'il marque du signe personnel, c'est le cahier d'expressions auquel il ajoute sans cesse, le livre de son existence, aux pages séparées qui se suivent comme les heures, le Jour- nal de son esprit et de son cœur, le clair grimoire se reflètent la signification des événements et les nuances des idées. Il prend ainsi ses notes sur la vie, et il les prend tout près de lui, sur les choses qu'il sait, sur les êtres qui lui sont intimes. Il trouve la poésie de son imagination et l'ali- ment de son talent dans un espace restreint, il voyage à l'infini à travers le monde qui tient dans la lumière et l'ombre d'une chambre, sous l'orbe d'or d'une lampe. Il parle, il rêvasse, il rêve, il est sérieux, il égaie, et il voit. Il voit des visages con-

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fiants ou réservés, des chairs qui sont pâles ou roses dans le noir de la nuit, des arrêts et des montées de vie, des paupières qui s'abaissent, des lueurs de regards, des tristesses de fronts, des illuminations de sourires. Des sentiments surgissent, passent, se suivent, s'amènent les uns les autres sur les physionomies mobiles. Une histoire de l'humanité s'élabore, de l'enfant qui vient de naître, le visage vieillot et ridé, jusqu'à cet autre qui essaye des mots et des gestes et qui boit la clarté par ses yeux limpides, de la fillette grêle commence à s'inscrire la silhouette de la femme jusqu'à la mère s'incarne le souci de vivre. Les instincts, les réfiexions, les passions qui s'agitent, les sentiments qui se recueillent, se devinent aux gesticulations et aux attitudes, aux mouvements rapides, aux frissons subits, aux lentes cadences, aux prolongés repos. Ce sont ces silences et ces r3'thmes, ces mouvements et ces attitudes, dont le dessi- nateur s'empare. Il les continue sur la feuille, d'une main volontaire, d'un crayon sûr de son parcours. Il cherche à prendre

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un peu de cette variété jamais interrompue, une partie de ces manifestations sans fin. Les formes animées par la force intérieure, les formes sans cesse changées par l'action de la lumière, se résolvent en combinai- sons sans nombre. L'œil le plus apte, les doigts les plus prompts, ne peuvent en apercevoir et en fixer que quelques-unes. Carrière se hâte, suit avec tout le pouvoir de sa maîtrise cette vie changeante, si riche, si complexe. Il voit beaucoup et il recueille beaucoup. Son œuvre est abondamment pourvue déjà de lignes significatives, d'as- pects essentiels. Par quelques frottis, par quelques indications de dominantes, il fait revivre la silhouette qu'il a vue très loin- taine, s'en allant comme un regret, ou ve- nant à lui comme un souvenir. Il force à se rapprocher et à se préciser les visages. Il fixe un détail, l'écart ou le rapprochement des yeux, la noirceur ou laHuidité, la dureté et l'éclat de pierre précieuse ou le tendre et le joli de fleur d'une prunelle, la courbe d'un sourcil, la douceur charnelle, l'inflexion fine, la fiévreuse aspiration, la ligne de fer-

33 meture hermétique d'une bouche. Les mains aussi , il les représente incompa- rablenient. Ces mains, qui sont là, qu'il a délimitées et modelées en quelques coups de crayon, on peut les placer auprès des mains les plus célèbres racontées par les croquis des plus impeccables. Carrière les voit vraiment douées d'une existence spé- ciale et révélatrices de caractères. Il dit par elles les volontés et les mollesses, les éner- gies de l'action, les abandons hautains des indifférents, les défaites des résignés. Il en sait de gracieuses, de nobles, d'infiniment touchantes, palpitantes de nervosité, chu- choteuses d'aveux. Il caresse de toute sa dé- licatesse des mains courtes et potelées d'en- fants, des mains Unes et rêveuses de femmes. Il est saisi d'un respect attendri devant des mains de vieillesse au repos d'un long tra- vail.

Les voilà, ces dessins, les voilà, ces con- fidences d'une vie mêlée à la vie des autres, ces divinations de mains, de bouches, d'yeux, de gestes, de sourires, de pleurs. C'est la

34 préface et c'est le sommaire de l'œuvre. Il se trouve qu'en parlant de ces quelques feuilles, de ces recherches, de ces prépara- tions, on a parlé aussi de ce qui les suit, de ces beaux tableaux sombres rayonne si doucement la lumière persistante, l'hum- ble vie s'approfondit dans l'espace et le temps, se revêt de voiles d'ombre, de clarté somptueuse, et monte aux hautes synthèses. Là, Carrière achève de révéler le sens de la vie qui est en lui. Il raconte l'existence tendre et tragique, il fait surgir des êtres vivaces, il fait défiler des passants, il mêle dans les créatures les espoirs incertains et les mélancolies pressenties. Une flamme obscure vacille dans les yeux qui viennent de s'ouvrir au jour. Les prunelles de velours et les bouches couleur de rose ont de déli- cieux sourires déjà navrés dans les ténèbres. Mais s'il fait rire les enfants et sourire les fillettes, l'artiste, supérieurement compré- hensif, aggrave le visage des mères, aiguille leurs préoccupations vers la farouche inquié- tude. Ce sont des lionnes attentives et soup- çonneuses qui prévoient, qui redoutent, et

qui grondent contre l'inconnu. Enlaçant le dernier né, guidant les pas de l'hésitant, par- lant du regard aux aînés, elles se meuvent dans la tragique atmosphère chargée de menaces se livrent les batailles du destin. Elles y vivent d'une vie passionnée, elles y dépensent des ardeurs d'amantes, projettent tout leur corps dans l'avancée d'un baiser, concentrent en elles les joies violentes et douloureuses les yeux se closent. Sur ces visages de femmes, Carrière a fait passer toutes les affres de la passion. Il est allé au grand art, au résumé des formes et des expressions, à la beauté des idées générales, il a été poète compréhensif en réunissant hier à demain dans les mêmes êtres, en évo- quant le fugitif passé, et l'avenir qui de- viendra si vite du passé.

Qu'il soit le peintre des enfants qui sou- rient, des adolescentes qui rêvent, des mères qui agissent, qu'il trace en inoubliables effigies des portraits d'expressions de tous ceux qu'il a examinés, scrutés, et qu'il ré- vèle à eux-mêmes en ces biographies stu- péfiantes écrites sur une toile, toujours,

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avec la puissance de sa forme, la science de son modelé, toutes ses qualités de peintre, de dessinateur, d'harmoniste, toujours, et sans que la lîne matérialité de son art en souffre et faiblisse, il apporte des préoccu- pations cérébrales, il s'adresse pour être compris à des complices intellectuels. Pas un de ses tableaux qui ne fasse songer, par l'aigu de son expression, par sa grâce dou- loureuse et souveraine, aux profondeurs tressaillantes et énigmatiques de la vie. Et c'est une vie sans métaphysique compli- quée, qui ne donne pas à résoudre de sub- tils rébus, c'est la vie de tous, toute proche, enfermée, concentrée et épanouie à la fois, dans nos demeures de villes, dans des réduits de silence aménagés au milieu des bâtisses agglomérées et des passages de foules for- midables. Que l'on regarde et que l'on com- prenne, que l'on s'aperçoive de ce fait sin- gulier que jamais ce grand artiste passionné n'a peint un ciel, n'a fait passer de nuages et luire de soleil, et peut-être aura-t-on un des secrets de ces confidences ardentes et révoltées, les contacts sont si appuyés et

37 si tendres, la joie est si navrée et la dou- leur si mvstérieuse.

La pitié et la violence d'une âme haute, la compréhension d'une intelligence, c'est ce qui apparaît dans ces œuvres, c'est ce qui leur donne une si grave signiiication et fera leur importance dans l'avenir... Ah! cher Carrière, mon ami, me voilà ici en cri- tique parlant d'un peintre, et le flux des souvenirs, des conversations, des disputes, des ententes, vient à moi par toutes ces toiles, qui marquent une évolution d'esprit et de talent parallèles. Ce sont des pensées, des sensations, qui se lèvent dans ces ca- dres, la vie qui se m(Me à l'art. Je nous re- vois dans l'avenue verdo3'ante de faubourg, dans le jardinet, autour de la maison de banlieue, dans la lumière des soirs, dans les promenades par les rues de nuit et de si- lence, et là-bas, en Bretagne, devant la mer émouvante, et j'oublie ma critique, ou plu- tôt je la continue et la certifie comme un des témoins et des compagnons de ta vie.

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VI

CAMILLE PISSARRO i

15 fiivricr 1890.

Les vingt-six œuvres exposées par M. Ca- mille Pissarro résument ses recherches des récentes années, une évolution nouvelle«de son talent d'artiste. Ce sont des résultats ardemment espérés, opiniâtrement voulus, qui sont montrés aujourd'hui au public ar- tistique. Le peintre avait déjà un beau passé derrière lui et se trouvait en pleine moisson d'œuvres, il était le paysagiste admis des champs normands, des tranquilles potagers attenant aux maisons villageoises, l'obser- vateur sincère des passants de la campa- gne, on admirait sa juste perception de la lumière, ses douces et claires évocations des aspects de la terre et du ciel quand il

' Notice de l'exposition d'œuvres de M. Camille Pis- sarro, chez Boussod Valadon, boulevard Montmartre, du 25 février au 15 mars 1890.

39 s'arrêta dans la voie il marchait d'un pas régulier, d'une allure constante. L'heure du succès venue, au moment les hom- mes, d'habitude^ ont leur siège fait et se contentent de récolter ponctuellement ce qu'ils ont semé dans l'inquiétude, à une époque de production effrénée et mécanique tant de triomphateurs se contentent d'être les exploiteurs d'un genre, les four- nisseurs d'un succès, et répètent jusqu'à satiété une formule, une manière et un sujet, lui, le sincère et obstiné travailleur, décidait une halte, et un départ par un nouveau chemin. Il n'y eut pas reniement d'une con- ception, changement de vision, radicale ré- volution dans le procédé. 11 y eut un désir de s'accroître, un instinctif et logique be- soin de développement. Camille Pissarro voulut l'observation plus serrée des phéno- mènes, une analyse plus exacte des in- fluences et des reflets. 11 était doux et clair, il voulut être plus doux et plus clair encore, il exigea de sa science de fin coloriste une production de lumière d'une fraîcheur plus intense et d'une transparence plus vive.

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Il n'est pas d'effort plus honorable et qui mérite mieux la louange. 11 n'est pas de spec- tacle plus enseignant que celui d'un tel pein- tre, accepté par la critique et par les ama- teurs, et qui tente un effort de plus, et qui se remet de bonne foi à l'école de l'art. Ou plutôt il crut s'y remettre. La vérité, c'est qu'il en était de lui comme de tous les vrais artistes. Il n'avait jamais cessé d'étudier et d'acquérir, et au moment il croyait ré- apprendre, il réalisait toute une vie d'étude acharnée, de science amassée jour par jour. S'il y eut quelque trouble chez lui, s'il tâ- tonna pour trouver une manière différente de fractionner la couleur et de distribuer la lumière, si certains tableaux, en petit nom- bre, déroutèrent un instant ceux qui aimaient son talent délicatement robuste, ce ne fut pas pour une période de longue durée.

Pissarro fit partie du groupe de ceux qui "prirent le nom de néo-impressionnistes. Pen- dant un instant il subordonna son indivi- dualité à la méthode du pointillé. Les preuves de l'évolution qu'il a tentée et de celle qu'il a accomplie sont visibles dans les

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œuvres qu'il expose en ce moment. I.e pro- blème que donnaient à résoudre les néo- impressionnistes : fixer l'impression d'une dominante fragmentée, servie et combattue par les reflets et les complémentaires, ce problème, l'artiste l'a résolu pour sa part, et il l'a résolu sans le pointillé. Il a supprimé le mélange sur la palette, il a réuni sur la toile, tout en les isolant, les parties à mélan- ger, il a voulu que la fusion s'opérât dans l'œil du spectateur, et il a presque toujours mené à bien les phases de ces opérations et obtenu le résultat espéré. Mais le point,, le rond coloré, est absent. Le peintre a infi- niment varié, au contraire, le travail de sa brosse, par larges traînées dans certaines peintures à la détrempe, en suivant le sens des objets, en adaptant à la forme de ces objets la forme de chaque touche, dans les peintures à l'huile. Il eut la volonté achar- née d'exclure tout mélange assombrissant, d'exiger, sur toutes les parties de sa toile, la lumière absolue, dans son intégrité at- mosphérique.

Il était artiste personnel, de belle vision

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et d'exécution sùrc, et c'était ressenticl. Il a donc obéi à la loi intérieure qui gou- verne son individu, il a été sans cesse vers l'idéale clarté que son être intime cherchait dans le monde extérieur. Partout, sur les surfaces, dans les demi-teintes, dans les ombres, il s'est acharné à la trouver, cette fluide lumière pénétrante pour laquelle il n'y a pas de coins cachés, de réduits invio- lables, cette lumière permanente et chan- geante dans laquelle baigne le monde. Il l'a aimée surtout pendant les après-midi claires, dans les tendres prairies, bordées d'arbres sveltes, au pied des basses collines. Il l'a cherchée aux pentes elle coule en fleuves, aux étendues elle s'étale en trans- parentes vapeurs. Il en a étudié les caresses sur les chairs hàlées des travailleurs rus- tiques, sur les pelages des animaux, sur les branchases des arbres, sur les feuilles re- muantes, sur les brindilles à ras du sol, sur le caillou et la motte de terre. Il a tout mis en rapport avec l'enveloppe de l'air^ avec l'éther lointain, avec les passages de nuages. Dans ce merveilleux paysage des Prjz'r/t'.f

4) de Saint-Charles, la diffusion de la clarté solaire dans retendue céleste s'accomplit pour ainsi dire progressivement sous nos yeux par ces alternances de justes valeurs qui vont de l'orangé au bleu par des pas- sages de lilas et de rose de nuances infinies. Partout, sur la terre, dans l'herbe, dans la haie de saules, dans le rideau de peupliers, sur la gardeuse de vaches et ses bètes, la même influence lumineuse se répète et joue librement, dans la joie d'une journée d'été. C'est une vie abondante et une douceur ex- quise, une apothéose de nature pénétrée de clarté, frissonnante de sève et délicatement dorée de soleil.

Dans le tableau des Faneuses, l'impres- sion différente éveille une joie et une admi- ration égales. Les derniers travaux s'accom- plissent avec la régularité et le rythme qui font ressembler ces défilés de paysans et de paysannes à des danses de lenteur et d'harmonie. Les fanes tombent sur le sol en légères floches, les jambes marchent en me- sure, les bras vont et viennent, l'herbage s'amoncelle en vagues gracieuses jusqu'aux

- 44 clairs horizons. Toute cette verdure fait flamber en tons exaltés des vêtements de toile rose, des légères camisoles, des coiiTes, des jupons, et aussi les visages et les mains de chairs colorées. La svelte et saine fille qui surgit, les pieds dans l'herbe, et qui règne par sa belle allure, le caractère de son mouvement, sur tout le paysage en fcte, apparaît incandescente dans l'air imprégné de verdure, son visage et ses mains s'allu- ment d'une lueur de couchant rouge et rose. Le Beau jour dliircr à Érafrny est tra- versé de rayons lumineux, mais la pâle prairie, les arbres dépouillés, les lointains de givre, le feu qui flambe et fume, le vent qui froisse la jupe de grosse laine de la fil- lette, le vêtement du garçonnet, tous les détails de l'œuvre constituent un des plus extraordinaires effets de froid et de soleil qui aient été obtenus par la peinture.

Il est encore d'autres belles pages, après ces trois paysages qui prennent tout d'abord l'attention : les Côtes cC EragJiy^ les plans du ciel et la transparence des ombres ravis-

sent rœil, la vue, de Ruucm dans le brouil- lard, un surgissement fantastique des pre- miers plans d'une ville, une atmosphère blafarde et vaguement colorée, devinée et lointaine, les Pruniars en Jleiirs^ d'une clarté tamisée, d'une intimité de verger et de jardin, une Fcnaisrm à Ponloisc^ de justes mouvements au-devant d'une étendue de campagne à la fois intime et profonde, une Paysamie gardant des chèvres dans des hautes herbes, à la lisière d'un bois des richesses de couleurs luisent dans l'ombre du feuillage, un Berger sous une averse, une averse qui noie les contours des coteaux, qui couche les herbes, qui fait ruisseler la cape, qui entoure d'une trombe les moutons, les uns qui se rassemblent, d'autres retardataires qui broutent.

Et encore, des scènes des champs, des villages, des petites villes, cueillettes de pommes, femmes causant, cours de ferme, gardeuses d'oies, marchés à Gisors, obser- vations des êtres et de leurs occupations qui dénotent une connaissance approfondie de la vie de campagne, le regard le plus

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attentif fixé sur les paysans depuis Millet, et une conception toute ditîérente de celle de Millet, un sens intime de la vie rurale, une vision nette de la vérité locale, de la particularité des allures, de la couleur des vêtements. C'est d'une fine rudesse, d'une malice tranquille. Chez l'artiste épris des vives lumières, des fortes chaleurs des après-midi, et que la critique d'hier a par- fois traité en violent et en énergumène, il y a un délicat qui sait et qui exprime en un langage de nuances, le charme de la vie rustique. Les preuves abondent, parmi ces vingt-six œuvres : cette faneuse rose, si fine et de si haut style, qui reste véridique, cette autre faneuse vue de dos, de construction jeune et souple, ces causeries au bas d'un champ, cette jeune paysanne à sa toilette, et ces gouaches, en forme d'éventail, s'avive et s'adoucit encore la lumière aux champs apaisés, aux légers ciels, aux purs horizons.

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VII

RAFFAËLLI, PEINTRE-SCULPTEUR '

27 mai 1890. Comme en 1884, alors qu'il avait loué une boutique, avenue de l'Opéra, pour accro- cher ses toiles, Raffaëlli expose tout seul, cette année, dans cet entresol du boulevard Montmartre qui est un des plus sûrs ren- dez-vous artistiques de Paris. Plus que ja- mais il faut l'approuver, en ce mois de double Salon, quelque application est nécessaire pour découvrir les vraies œuvres d'art égarées dans la cohue. D'ailleurs, la nouveauté qu'il apporte prend mieux sa si- gnification dans un milieu isolant. Ici, on fera mieux connaissance avec de l'inédit. Car Raffaëlli veut encore de l'inédit, après les siècles d'art qui ont absorbé notre atten-

' Notice de l'exposition de toiles et de bronzes de M. J.-F. Raffaëlli chez Boussod Valladon, boulevard Montmartre, du 27 mai au 21 juin 1890.

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tion et découragé notre esprit. De fait, tout renaît et tout recommence chaque fois qu'un être nouveau éprouve une sensation au con- tact des choses. C'est de l'inédit, et c'est de l'unique, venu avec lui et qui va disparaître avec lui. RafFaëlli est un de ceux qui se préoccupent le plus de ce passage rapide de l'homme à travers cet immuable et inconscient décor de nature qui ignore nos gesticulations et nos inquiétudes. Il croit sans doute qu'il est nécessaire de marquer ce passage et d'en inscrire ici ou le souvenir, comme on griffonne son nom sur un livre d'auberge. Qu'on croie ou non à cette néces- sité, on fait, en tout cas, comme si l'on y croyait, par instinct plus que par raisonne- ment, par cet impérieux besoin d'agir qui est au fond de l'homme et qui est si difficile à refréner.

L'artiste qui m'a confié le soin d'écrire ces quelques lignes est un désireux d'action, un chercheur en mal de cervelle, un perpétuel recommenceur d'efforts miultiples. Combien de projets il a rouler entre Asnières et

49 Paris, combien de tickets pour des stations imaginaires a-t-il cru prendre en frappant au iiuichet de sa iiare de banlieue. Il a dé- couvert une zone, tout d'abord, ce qui n'est pas peu de chose en art, il a pris pos- session d'un sol, il a arpenté, il a catalogué sa flore et sa faune, la plante des gravats, le chien de chiffonnier, le cheval de terrains vagues, le cheval blanc qui pâture des écailles d'huîtres. Il s'est logé chez l'habi- tant, et il est devenu le confident, l'histo- rien et le poète de l'humanité qui vit proche des grandes villes. Il fournit encore, cette fois, un beau spécimen de cet art et de cette région il est passé propriétaire intellec- tuel. Le Vieillard qui vient d\ihattre des arbres le montre en pleine possession des êtres et des horizons, très décisif dans le choix des moyens d'exprimer. L'homme a la sérénité, la lourde tranquillité des tra- vailleurs sans révolte, les arbres abattus sont des cadavres de choses, et leur sueur de mort est de la couleur noire des pays d'usines et des latitudes pluvieuses. Une excursion du peintre établi proche Paris,

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mais s'en allant en vacances, a été l'Angle- terre et les îles anglaises. Par des retours fréquents, par une assimilation scrupu- leuse, il a pénétré certains aspects, il a dé- couvert des intimités de paysages, il a com- pris des surgissements de silhouettes. Il est resté lui-même là-bas, et il est revenu légèrement changé ici , épris de l'atmo- sphère blonde et des gracieusetés de ver- dures de Jersey. Il a donc calmé un peu les êtres farouches qui erraient dans ses toiles, qui se dressaient derrière des monticules avec des yeux d'embuscade. Il s'est plu davantage dans des rues de printemps il entrevoyait comme une possible banlieue anglaise. Je n'en veux pour preuve que ces Blanchisseuses d Asnièi^es qui cousinent vaguement avec des bonnes de Londres, Maud et Mary allant aux provisions.

Mais il est impossible de dresser une topographie des voyages de Raffaëlli à tra- vers les paysages et la société. Les scènes et les portraits exposés par lui depuis dix ans sont présents à la mémoire. On sait aussi la souplesse et l'amusant de ses illus-

trations. En voici trois belles séries. Des habitués de l'Hôtel Drouot. D'étonnants acteurs de mélodrame, les Gubetta et les Rustigheilo de Lucrèce Borgia, les figu- rants à fausses barbes féroces qui tiennent leurs épées en queues de billard et circu- lent dans les salons d'Alphonse d'Esté comme au promenoir des bains à quatre sous, Georî^es de Germanv, le héros de Trente ans ou la vie d'un joueur, méritait aussi d'être raconté en ces images l'iro- nie est d'une si perfide naïveté. C'est vrai- ment, pour qui sait lire l'alphabet de ce dessin intentionnel, une histoire de l'esthé- tique d'Ambigu, un exposé de l'état d'esprit des spectateurs. Raffaëlli a été aussi arti- clier, brochurier, polémiste, il a voulu com- menter lui-même sa peinture, ou plutôt le programme de sa peinture, il a fondé le ca- ractérisme. Enfin, il a fait de la sculp- ture. C'est à cette sculpture qu'il revient aujourd'hui, c'est elle qui est le motif prin- cipal de cette exposition et de cette notice, et c'est d'elle qu'il me reste à dire quelques mots.

Il n'est pas besoin de grandes explica- tions pour faire admettre qu'il s'agit d'un nouvel emploi de la sculpture, et que le volontaire artiste a trouvé une forme qui n'avait pas encore été emplo3^ée avant lui. Quel que soit l'avenir réservé à cette com- binaison de lignes et de reliefs, il prend date avec ces huit bronzes qu'il montre au- jourd'hui, il s'inscrit pour un brevet d'in- venteur qu'il sera impossible de lui con- tester, puisque l'invention est très solide, visible et palpable pour la satisfaction du regard et du toucher.

Ce sont des bas-reliefs sans fonds, des silhouettes d'êtres et d'objets traitées en ombres chinoises quant aux lignes qui les délimitent, mais augmentées du modelé, du relief, de toute la coloration de la lumière et de l'ombre. Raffaëlli a voulu faire profi- ter la sculpture de la fluidité de l'atmo- sphère, de l'espacement de plans que la peinture s'est naturellement appropriés. Il a voulu supprimer une convention du bas- relief, celle qui soude le personnage à la pierre ou au bronze. Ce personnage, il le

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53 veut libre, non pas libre comme une statue, diflîcile à placer dans un décor réalisé artis- tiquement, mais libre dans son cadre natu- rel, avec le contact des objets familiers. Il continue à loisir la coulée du bronze, le conduit à exprimer, en sinueux trajets, le miCuble sur lequel l'homme est accoudé, la bouteille posée sur la table, le parquet, la route il marche, l'arbre qui se profile en avant ou en arrière de lui. Il peut, par une juste indication de perspective, indiquer la 'lointaine ligne d"horizon, bâtir sommaire- mient un panorama de ville, fixer un nuage. Personne, plus que Raffaëlli, ne respecte le grand passé de la sculpture, et il n'y a pas, certes, d'irrespect à vouloir employer cette sculpture à exprimer le pittoresque de nos mœurs intimes. C'est son ambition en essayant cette figuration d'êtres découpés et si réels. Il croit que la statue et le bas-relief sont surtout faits pour décorer des tom- beaux, que c'est une forme de l'art dont nous ne pouvons jouir pleinement qu'après notre mort. Il oublie que c'est aussi un art de places publiques et de hauts monu-

54 ments. Mais, précisément, ce qu'il poursuit ici, c'est un art qui soit le contraire de l'art des ronds-points et des sommets de buttes. La diversion est permise. 11 Aeut l'œuvre sans piédestal, la sculpture d'appartement ou plutôt de muraille. La statue et le bas- relief, tels qu'on les pratique, ne peuvent pas prendre place dans nos chambres exi- guës. Lui, il accroche au mur, avec un ou deux centimètres d'intervalle, la feuille de bronze qui ne tient pas plus d'espace que le tableau ou le dessin. Il trouve le moyen' d'éterniser, par la durable matière, des as- pects qui étaient soumis à la fragilité des toiles et des panneaux, au hasard de la fa- brication des couleurs.

Tout devient réalisable, sous une forme de souple défilé multiple comme la vie. Aucun détail de la vie contemporaine, de cette vie d'aujourd'hui la sculpture semble s'être achoppée , n'est impossible à inscrire sur ces tableaux familiers. La redingote, la blouse, l'habit, le tricot, y trouvent place sans difficulté. Le paysage y apparaît, par

un artifice inattaquable, et cette prise de possession semblait jusqu'à présent bien problématique. Elle se trouve, dès mainte- nant, suffisamment marquée par un des exemples apportés par Raffaëlli à l'appui de sa conception. L'arbre devant lequel vien- nent de passer le chiffonnier et son chien ne suggère-t-il pas, avec une précision singu- lière, l'idée d'un paysage particulier, d'une grande route de pauvres, d'un pays désolé et plat, d'un vent âpre dépouilleur de branches ? Pour la mise en scène d'attitudes et d'ac- tions humaines, elle se zigzague en méan- dres de bronze infiniment expressifs. Un homme est assis au cabaret, le coude sur la table. Une voiture à bras, oîi s'entasse et se hérisse un mobilier strictement composé, monte une pente absolument appréciable par la position des roues dégringolantes, de l'homme qui tire, de la femme qui pousse. Une servante s'arrête en son balayage. Tous les accessoires du métier de rémouleur sont présents autour de l'homme qui active sa pédale, s'acharne sur sa roue, les outils à leur place, la cafetière d'eau à portée de la

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main. Et ce qui reste à dire, c'est que l'art particulier de Raffaëlli est visible partout, dans ses sculptures, comme dans ses toiles et ses dessins. Son modelé, toujours appli- qué et poursuivi dans le sens des objets, est vigoureux et ligneux comme son trait de crayon et sa touche d'huile. Le buste de paysan à la casquette de loutre, le profil de cantonnier, sont reconnaissables et se révè- lent signés au premier coup d'œil. La ser- vante est populaire et saine, coquette et alerte. L'homme au cabaret est accablé de labeur ou de marche, une songerie s'est in- stallée dans sa tète inculte, derrière son front soucieux. Il a la seule joie d'une minute de repos, d'une pipe étroitement tenue en ses doigts et tout près des lèvres.

VIII

MEISSO?vIER

3 février 1891.

Ceux qui n'ont pas connu l'homme n'ont pas à examiner les événements de sa bio-

- 57 graphie et les traits de son caractère. Il importe peu que Meissonier ait été môié à la querelle des deux Salons, et il n'}' a qu'à souscrire aux éloges qui s'adressent aux vertus privées, à la probité, à la bienveil- lance, au courageux travail de celui qui n'est plus. Il ne peut être question que de sa production de peintre. Cette production, qui commande toute une spéciale peinture de genre, de sujets en somme fort restreints, ne figurera pas ici par une longue disserta- tion, et n'excitera pas l'admiration coutu- m.ière.

Le peintre a été, certes, des plus habiles. Il a exécuté certaines toiles avec une vo- lonté étroite et une dure précision aux- quelles il n'est pas difficile de rendre justice. Il a surtout montré son savoir par des étu- des qui ne subsistent guère dans les œuvres achevées. Mais l'ensemble de ces œuvres est antipathique aux yeux et à l'esprit par le jeu de patience des détails, la dureté des contours, le froid modelé sans lumière, l'absence d'émotion et d'intellectualité, le

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désagréable parti pris anti-artistique de l'a- necdote. 11 y a eu seulement un grand succès au lîni de l'exécution, et une grande influence expliquée par le grand succès.

Mais en art, les influences, les imitations, les traditions, les théories, n"ont pas à être invoquées. Et ici moins que jamais. La fa- brication de la peinture de genre, de l'abo- minable anecdote à costumes, est rapide- ment devenue une des plaies des Salons annuels et des expositions à la mode. Elle sévit encore à l'heure actuelle, et Aleisso- nier est certainement le grand responsable de cet envahissement de la cimaise par tant de costumes Louis XIII, Louis XV, Directoire et Premier Empire. C'est lui qui a installé dans l'art de notre temps le ta- bleau de format flamand, se voient des vêtements de bal masqué et des bibelots d'étagère.

Non pas que le tableau d'histoire et l'évo- cation du passé soient interdits à l'artiste, Delacroix, lui aussi, a habillé des person- nages de vêtements disparus et les a fait se

59 mouvoir à travers des décors qui sont au- jourd hui des ruines. Mais devant ses toiles on ne pense pas au costume, on voit le geste et la physionomie, on assiste au sur- gissement d'une passion d'amour ou de co- lère, on s'enivre de l'harmonie des senti- ments et des couleurs. Devant les toiles de Meissonier les plus célèbres, l'obsédante idée du modèle, du mannequin, de la dé- froque, envahit l'esprit. Le procédé méti- culeux, le travail puéril, stupéfient l'imagi- nation. Qu'il s'agisse du graveur à sa table, du joueur d'échecs, du liseur, du fumeur, de l'homme en contemplation à sa fenêtre, ou des furieux de la Rixe, ou des cui- rassiers lancés dans une charge, ou de Na- poléon à cheval, l'application est la même. Nulle synthèse, nulle grandeur de dessin, nulle enveloppe d'atmosphère. Le cuiras- sier et le cheval, qui partent dans un galop d'escadron, sont vus d'aussi près, représen- tés dans les mêmes innombrables détails, que l'homme vu à deux pas, dans une im- mobilité absolue. Chez celui-ci, une telle preuve de vision étroite est déjà choquante,

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on s'étonne de ce parti pris singulier, de cette impuissance à généraliser. Qu'est-ce donc, lorsqu'on regarde un tableau qui veut donner la sensation du grouillement d'une armée, d"un violent passage de cavalerie!

On aperçoit un extraordinaire échan- tillonnage de buffleteries, de boutons et de galons, on compterait les poils de la moustache de l'homme, les crins de la queue du cheval. Dans les ligures au repos, c'est l'équivalent de la photographie faite à loisir, avec le choix de l'attitude et de l'éclai- rage. Dans les figures en mouvement, c'est l'équivalent de la photographie instantanée. Quelle que soit l'occupation, l'attitude des modèles, il y a toujours un « Ne bougeons plus A dans chacune des toiles de M. Meis- sonier.

Ses admirateurs, dont je viens de lire avec soin les dithyrambes, reconnaissent, presque tous, qu'il n'a pas le sentiment des plans et des distances, qu'il ignore l'har- monie générale, qu'il a vécu hors de son temps, non par inquiétude et en vertu d'une aspiration supérieure, mais par goût d'imi-

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tation. Quelques-uns même veulent bien reconnaître qu'il y a eu avant lui des pein- tres militaires qui s'appelaient Gros, Charlet et Rafïet. La grande majorité célèbre les ré- compenses obtenues aux Expositions et rénorme valeur marchande des tableaux. Pour rendre un hommage vraiment natio- nal à l'artiste qui vient de mourir, on s'est ingénié à calculer le prix de tous ces chefs- d'œuvre par centimètre et par mètre carré. Que pourrait-on ajouter à tant de louanges, sinon qu'on a fait subir au peintre décédé une apothéose un peu cruelle?

IX

J-B. JONGKIND

8 décembre i8ji.

On a organisé à l'hôtel Drouot la vente des œuvres, tableaux, esquisses, études et aquarelles du peintre hollandais Johann- Barthold Jongkind, en 1819, à Latrop,

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près Rotterdam, mort cette année à la Côte-Saint-André, en Isère. La biographie artistique oflicielle de l'artiste peut être vite rédigée. On a tout dit, quand on a rappelé qu'il eut pour maîtres un peintre de son pays nommé Schelïout, et ici, plus tard, Isabey, et qu'il obtint au Salon une médaille de troisième classe en i852. C'est tout. De- puis, les jurys refusèrent ses toiles, il se tint à l'écart, très soucieux de son art, très peu soucieux de fortune et de renommée. Lors de l'Exposition universelle de 1889, personne ne s'avisa, parmi ceux qui avaient autorité pour cela, de faire accrocher une seule de ses œuvres à une muraille de la section hol- landaise. On peut donc dire sans exagération que Jongkind, connu de quelques amateurs et de quelques artistes, a vécu et est mort ignoré. Ceux qui n'ont pas rencontré l'ar- tiste, et à qui il n'a pas été donné de visiter son atelier, avaient à peine aperçu çà et une toile signée de lui chez certains mar- chands. Ses aquarelles, surtout, n'avaient été vues que par quelques personnes. L'expo- sition et la vente de l'hôtel Drouot ont donc

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pu révéler complètement à certains un ar- tiste original, qui a joué un rôle important dans révolution artistique de ces A'ingt-cinq dernières années.

Ce rôle, Fourcaud l'a montré dans la no- tice qu'il a écrite pour le catalogue de cette vente, en racontant avec simplicité l'exis- tence de l'homme qu'il a connu, en ana- lysant de manière sagace l'œuvre qui va être délinitivement dispersée. Il s'exprime ainsi, après avoir dénombré les paysagistes de la première moitié de ce siècle :

« Ne croyons pas néanmoins que les maîtres illustres à qui nous venons de rendre hommage aient fixé la vision entière de la terre et d%i ciel. A le bien prendre, il manque à leurs chefs-d'œuvre quelque chose de cette mobilité, de cette vie instantanée, de cette ondoyance des aspects changeants, pour tout dire de ce sentiment de la succession inin- terrompue des effets qui nous ravit en pré- sence d'un beau site, la plus furtive mo- dification de l'atmosphère déplace les clar-

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tés, les reflets, les ombres et transpose les harmonies. Corot lui-même, si merveilleux à évoquer les formes dans la transparente fluidité de l'espace, ne donne point l'idée de ce que j'appellerai l'incessante palpitation lumineuse du monde. »

C'est là, pendant la période de transition entre les paN^sagistes de i83o et les impres- sionnistes d'aujourd'hui, que Jongkind a joué un rôle.

Turner en a joué un plus grand encore, cela est certain. Pour la seconde fois en i83o, ce fut par Constable et Bonnigton, sinon l'initiation complète, du moins le trait de lumière aura été fourni par un artiste de l'Angleterre. Delacroix et Corot avaient été de savants transmetteurs en même temps que des artistes individuels assez glorieux. jNIais, sur eux, Tart anglais avait eu son influence, comme il l'eut sur Monet et Pis- sarro, déjà préparés, lors de leur voyage à Londres, et qui revinrent avec l'éblouis- sement du grand Turner dans les yeux. L'histoire de telles filiations serait intéres- sante à étudier de près, mais il faudrait le

-65 - temps de dire toutes les ressemblances, de montrer l'Angleterre influencée, elle aussi, par le xvni® siècle français, et d'indiquer avec quelque exactitude l'apport de chaque artiste, le mélange de tradition et de na- ture inclus dans chaque œuvre. Aujour- d'hui, c'est le nom de Jongkind qui vient s'inscrire dans cette chronologie. On peut être assuré qu'il y restera et que ses ta- bleaux seront nécessaires dans une salle de musée, non seulement pour leur valeur intrinsèque, mais encore pour la fixation d'une date intermédiaire qu'il est impossible de négliger. Il est facile de s'en convaincre, Jongkind a été préoccupé, un des premiers, de la vérité de l'atmosphère, de la décom- position des ra3^ons lummeux, de la colo- ration des ombres.

Il marque cette préoccupation dans ses aquarelles, qui sont parmi les plus belles aquarelles qui aient été faites, d'une calli- graphie de dessin fougueuse, rapide, et d'une sûreté extraordinaire, d'une couleur infiniment délicate, véridique, apte à mettre en valeur les aspects essentiels des premiers

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plans, à donner leur élqignement et leur charme aux lointains. De ces aquarelles rapides il extrayait ses tableaux, plus pe- sants, où il s'essayait à de plus longues analyses. Presque tous sont intéressants, soit qu'il fasse se mirer les moulins de son pays dans l'eau tranquille des canaux, soit qu'il explore la banlieue et les faubourgs de Paris pendant les journées de ciel gris et de sol boueux, soit qu'il produise ses plus délicates pages, à la fin de sa vie, dans l'at- mosphère fine et vibrante des plateaux du Dauphiné.

Jongkind restera ainsi comme un con- structeur de paysages et un trouveur de nuances d'atmosphères. Il a gardé, en somme, le désir et le sens de l'arrangement des paysagistes hollandais. Il s'ingéniait à « composer » un tableau, à mettre en bonnes places les arbres, les bateaux, les maisons, les voitures, les êtres. Ce souci est visible, surtout dans ses tableaux, et même dans ses aquarelles, si primesautières. Et en même temps qu'il gardait avec respect cette formule des petits maîtres disparus, il pre-

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nait sa place de novateur par son inquié- tude des transparences de Tair, des jeux des reflets, des états fugitifs créés par les heures.

X

LE MONUMENT DE VICTOR HUGO

22 juillet 1890.

Le monument de Victor Hugo, conçu par Rodin, et qui a été refusé à l'unanimité par la Commission des travaux d'art, n'a pas été contemplé seulement par les per- sonnages officiels qui lui ont refusé leur estampille. Quelques-uns des amis et des admirateurs de l'artiste ont pu, pendant plusieurs mois, assister à la mise au jour de l'œuvre, ils connaissent les raisons pour lesquelles s'est décidé le sculpteur, ils ont assisté à ses premières recherches, ils ont vu, enfin, le commencement de la décisive exécution. Ceux-là, évidemment, la per- sonnalité de Rodin mise à part, n'arrive- ront pas à comprendre les motifs pour

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lesquels s'est décidée la commission qui admet Injalbert et rejette Rodin.

C'est le Victor Hugo de la dernière pé- riode qui est représenté ici, le Victor Hugo définitivement populaire, le vieillard chenu, robuste et un peu las, aux cheveux drus et courts, à la barbe blanche, auquel songe le lecteur d'aujourd'hui, le premier pas- sant venu qui a acheté les Misérables par livraisons, et qui a suivi le corbillard du poète. Il est assis, adossé à un roc de Guer- nesey, fatigué comme un rude ouvrier de la mer qui a fait entrer sa barque au port sous la bourrasque. C'est le soir de sa vie, l'heure dramatique du couchant, il donne ses livres de songerie et de colère. N'est-ce pas avec cette physionomie, qu'il s'est vio- lemment appliqué à prendre, qu'il apparaî- tra aux enthousiastes de son œuvre? Rodin a bien vu et compris cette attitude du vieil- lard soucieux, fatigué et combattant. Il l'a représenté en une des accalmies de sa ba- taille poétique. Hugo regarde d'un œil fixe les flots qui battent son île et qui s'en vont,

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à la marée prochaine, aller battre la côte de FYance, il a le regard perdu et lointain de ceux qui voient au loin et qui voient aussi au dedans d'eux-mêmes.

Il regarde et il écoute. La vague qui bat la plate-forme du rocher il se tient, qui rampe à ses pieds, qui lui fait un pié- destal mouvant et écumeux, cette vague a cipporté jusqu'à lui, a jeté au-dessus de sa tète les sirènes enlacées qui chantent leurs chants de douceur et de fureur. Elles sont venues, portées dans la longue lame enrou- lée, elles sont échevelées et ruisselantes, à genoux sur la pierre, se penchant vers le vieillard, lui souffiant leurs haleines d'eni- vrement et de passion. Jamais l'inspiration qui chuchote et qui crie n'a été exprimée d'une manière plus saisissante, à la fois grandiose et intime. Il y a une hâte et une fièvre dans le rassemblement de ces trois corps de jeunesse et de souplesse infinies. Les visages languides et crispés se rappro- chent, les bras se nouent autour des corps comme des lianes, les chevelures et les seins frôlent le poète. Une atmosphère de

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séduction l'enveloppe, il est en proie à l'ob- session de ridée et du chant, il entend dans toutes ces voix qui n'en font qu'une, l'hymne des Contemplations et les imprécations des Châtiments.

Sans doute il va se lever tout à l'heure, et sa poésie s'en ira encore dans le bruit rythmé de l'eau et dans la tempête du vent. Les filles de la mer l'arracheront à son re- pos et le forceront une fois de plus à courir avec elles les aventures :

Toi qui bats de ton flux fidèle La roche j'ai ployé mon aile, Vaincu, mais non pas abattu. Gouffre l'air joue, l'esquif sombre Pourquoi me parles-tu dans l'ombre? O sombre mer, que me veux-tu ?

C'est cette rêverie de poète, et ce repos prêt à l'action, que Rodin a symbolisés dans les fîiTures de ce magnifique monument. Il est bien indifférent, semble-t-il, qu'une telle sculpture soit en rapport avec les propor- tions et le style du Panthéon. 11 ne s'agit pas de continuer la construction de Souf- flot par une ornementation intérieure. Le

Panthéon est devenu un musée civique des manifestations d'art très différentes doi- vent trouver place. Il faut en prendre son parti. En tous cas, pourquoi la sculpture serait-elle traitée autrement que la pein- ture? En quoi les fresques de Puvis de Chavannes révèlent- elles une homogénéité avec les compositions de Cabanel, J.-P. Lau- rens, Blanc, etc.? Quel programme peut-on imposer aux artistes d'aujourd'hui, au nom de Testhétique particulière qui a inspiré l'architecte du xviii" siècle et qui lui a fait pasticher Saint-Pierre de Rome dans le Paris des philosophes et de VEncydo- pcdie?

Il faut ajouter que l'expérience faite pour l'œuvre de Rodin a été défectueuse et nul- lement concluante, même au point de vue restreint la commission s'est placée. « Afin de juger de l'effet, dit M. Arsène Alexandre, l'architecte du Panthéon a fait exécuter deux décorations figurées, l'agran- dissement, sur une toile peinte, du projet de Rodin, et de celui d'injalbert pour Ali-

72 rabeau. C'était déjà une première trahi- son. Seulement, tandis qu'on avait laissé tel quel le projet de M. Injalbert, on a jugé à propos d'agrémenter celui de M. Rodin de rochers auxquels il n'avait jamais songé, et de surélever son groupe à une hauteur pour laquelle il n'était pas calculé. La com- mission des travaux d'art, enchantée d'être ainsi induite en erreur, a prié J\L Rodin de recommencer une nouvelle esquisse. En vérité, cela est admirable : ce sont quatre ou cinq ronds de cuir et deux ou trois pon- tifes qui, maintenant, dirigent l'inspiration d'un artiste de cette taille. »

C'est fort bien dit. 11 faut ajouter que Rodin a cédé trop vite devant cette stupé- fiante décision. A défaut de la direction des Beaux-Arts, qui n'est pas entrée en lutte avec ces juges condamnant un chef-d'œuvre, le sculpteur devait défendre son groupe. Il avait le droit de parler haut, et les argu- ments n'auraient pas manqué à sa discus- sion. A lire les journaux, vraiment bien inspirés, perspicaces et respectueux en cette circonstance, le grand artiste aurait eu des

/) auxiliaires dans la bataille qu'il aurait li- vrée, et il est à croire qu'il serait reste libre d'achever son travail selon son inspi- ration, et non d'après les avis de ce jury parfois malfaisant, et inutile toujours.

WHISTLER

4 novembre 1891.

Je voudrais donner, à ceux que de telles choses intéressent, l'adresse d'un chef- d'œuvre.

Ce chef-d'œuvre est un tableau, encadré d'or terni, qui mesure i mètre 45 sur I mètre 65. Il est visible dans une petite salle, de plafond bas, boulevard Mont- martre, dans ce réduit très spécial, bien connu d'un certain nombre d'artistes d'hommes de lettres et d'amateurs, exacts aux rendez-vous que leur donnent ici tant d'œuvres hautes, profondes, fines, char- mantes.

74 Il y a déjà eu là, organisées par feu Van Gogh, puis par son successeur, M. Mau- rice Joyant, des expositions de Claude Monet, de Pissarro, de Raffaëlli, de Gau- guin, de Forain, d'Eugène Carrière. Cette fois le tableau, inattendu, exceptionnel, est d'un étranger en visite. 11 a pour auteur Whistler, et c'est le portrait de la mère de l'artiste.

Whistler n'est, certes pas, un inconnu à Paris. Il fit vaguement partie, en 1857 de l'atelier de Gleyre. Il y a bien eu quelque arrêt dans les relations après le refus du jury de i863, qui repoussa la Fille Blanche, laquelle trouva l'hospitalité au Salon des refusés de cette année-là. Un salon des re- fusés qui pouvait, d'ailleurs, bravement supporter le voisinage du Salon des ad- mis ! Il eut, en effet, inscrits dans son cata- logue, avec le nom de Whistler, les noms de Manet, Bracquemond, Degas, Cazin, qui ont acquis depuis quelque célébrité. Le peintre de la Fille blanche ne renouvela pas de 'sitôt sa tentative. Il mit quelque

vingt ans avant de décider à nouveau l'envoi d'une œuvre de Londres à Paris. Il ne reparait ici qu'en 18S2 avec le portrait de M. liarry Men. Puis, c'est le portrait de sa mère en i883, les portraits de miss Alexander et de Carl3'le en 1884, les por- traits de lady Archibald Campbell et de Théodore Duret en i885, le portrait de Pablo de Sarasate en 1886, deux Noc- turnes en 1890, et enfin, cette année, au Champ de JNlars, un portrait de femme et un paysage de la rade de Valparaiso.

Mais ce ne fut ici qu'une série de mani- festations artistiques discrètes, beaucoup moins actives que les manifestations orga- nisées à Londres. James Mac Neil Whistler, qui est Américain il est aux Etats- Unis, à Baltimore a choisi Londres comme lieu de séjour et, par suite, comme la scène il joue d'habitude, et cela très naturellement, très sincèrement, le rôle qui lui est échu dans l'existence, celui d'un artiste rare, convaincu, violemment origi- nal. Il est, là-bas, très admiré d'un certain nombre, et il est connu de tous. Une lettre

adressée à M. Whistler, à Londres, arrive- rait sûrement et rapidement à son adresse, à travers le bruyant dédale de l'énorme ville de chaos et de mystère. Le peintre fait partie de la vie anglaise. Il en fait partie, à un autre titre, mais de la même manière que tous les personnages du tout-Londres, quels que soient leur profession particulière et leur importance acceptée.

Le peintre est désigné, mis en vedette par l'attention publique, classé au nombre des célébrités, reconnu il se mon- tre, comme le prince de Galles, comme M. Gladstone, comme M. Irving, ou comme telle professionnelle beauté. Il représente, sans un effort, le dand3'sme intellectuel qui se meut à l'aise au milieu de cette civilisa- tion tumultueuse.

Quoiqu'il n'ait pas revêtu de costume particulier et que son élégance soit en dedans et non traduite au dehors par des coupes et des couleurs voulues, on peut définir assez bien son attitude d'esprit artistique en rappelant l'attitude de littérature du grand écrivain disparu, Barbey d'Aurevilly. C'est

/ / la môme hautaine aflirmation du privilège de l'Art, c'est la même ardeur de sensations et la mcme bravoure de jugements.

Les conversations, les ripostes, les dis- cussions, les procès de Whistler, ont fait en Angleterre autant de bruit que les dis- cours d'un leader et les polémiques d'un maître journaliste. On se souvient toujours de l'assignation qu'il adressa au critique Ruskin, et qui se termina, dans l'embarras se trouvèrent les juges, perdus dans l'esthétique, par la reconnaissance des droits de Whistler et la condamnation de Ruskin à un liard d'amende ! Depuis, Whistler a toujours su faire respecter sa personne et sa production, et c'est devenu, en somme, une des réjouissances du Londres artistique, chaque fois qu'il expose à Royal Academ}^, à Grosvenor-Gallerv ou dans l'une de ces salles, qu'il décore de si harmonieuse façon pour en faire le milieu logique doit sur- gir son œuvre.

JMais ce n'est que l'apparence d'exis- tence de Wliistler, l'au-dehors de sa per-

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sonnalité, le spectacle de cette personna- lité aux prises avec le monde social.

C'est dans le monde moral qu'il vit sa véritable existence, c'est dans la région close naissent et croissent les sentiments, s'élaborent et s'approfondissent les ré- flexions intimes de l'individu. Là, ^Yhistler réside solitairement, sans souci des vaines extériorités, enfermé comme un alchimiste qui cherche la pierre philosophale. C'est aussi une pierre philosophale qu'il cherche et qu'il trouve. C'est la formule éternelle et toujours changeante de l'œuvre d'art, c'est la manière individuelle, forte, sereine et émouvante d'évoquer sur l'étroit espace d'une toile l'image de la vie éphémère. Cette vie, il l'arrête au passage, il la mé- dite, il s'en empare dans son apparition es- sentielle, et il acharne sa volonté à la fixer, à la prolonger magiquement à travers les siècles.

C'est dans une maison de Chelsea, pro- che la Tamise, que Whistler habite. C'est là, dans cette demeure discrète en arrière d'un jardinet, dans ces pièces que visite

79 la lumière trouble des jours, dans ce salon de rez-de-chaussée d'une harmonie vert- pàle, dans l'atelier du premier étage, en- combré de gravures et de toiles, c'est que i'eus la grande joie, l'hiver dernier, d'être accueilli par l'artiste sur la présentation de notre ami commun, Théodore Duret, cri- tique d'avant-garde, collectionneur des im- pressionnistes et des Japonais. Le Whistler de ce logis est autre que le Whistler tel que peuvent le concevoir ceux qui ne veulent connaître de lui que ses mots, ses procès, ses conférences, son allure dédaigneuse, son visage sarcastique, la mèche blanche en aigrette dans sa chevelure noire et la haute canne dont il scande sa marche à travers les salles d'une exposition.

Ici, à ce seuil, expirent les bruits de la foule, s'arrêtent les hostilités ou les mani- festations S3^mpathiques de la mode. Whis- tler devient, dans ce quartier londonien, dans cette maison fermée, le solitaire cloî- tré par lui-même, le maître d'un domaine lointain, étrange et silencieux, peuplé de ses pensées, il règne au milieu de pa3'sa-

ges mystérieux qu'il a traversés et qu'il suscite encore, au milieu d'êtres singuliers qui sont proches de son cœur et de son esprit, ses familiers et ses interlocuteurs, et qu'il a créés à nouveau en leur donnant la vie harmonieuse des lignes et des couleurs, ^vie profonde de l'expression. Le portrait de la mère de Whistler est le oortrait de l'un de ces êtres qui vivent dans la solitude de l'artiste. C'est le mieux connu et le plus cher sans doute, c'est ce- lui où se trouve exprimé cet amour si doux et si douloureux de la mère qui est chez tous les intellectuels. Allez le contempler il est\ que vous so3^ez convaincu ou non par cette pâle description.

La femme est assise dans une chambre sévère traîne la clarté dernière des cré- puscules. Elle est tournée de profil, au re- pos, immobile et songeuse, dans une de ces longues stations des vieillards, ces stations qui paraissent si calmes et qui doivent être

* Il est maintenant au Musée du Luxembourg.

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si intérieurement agitées par toute l'exis- tence qui a été vécue.

Il y a bien du sombre, il y a bien du noir sur cette douce femme et autour d'elle. Le rideau à fleurettes, la chaise, le cadre fixé au mur, un autre cadre dont on voit un peu la bordure, la plinthe, la chaussure des deux pieds rassemblés sur un tabouret, l'ample robe, tout cela est noir, d'un noir de deuil, d'un noir de tentures funèbres, d'un noir de lettres de faire-part. Mais la vie est réfugiée dans ce décor de tristesse, la vie d'un cœur chaleureux et d'une pen- sée sereine. Les deux mains menues per- dues dans les manchettes, et appuyées au creux des genoux sur un mouchoir de den- telle, le visage amaigri, fin, pensif, abaissé vers le sol alors que les 3^eux se lèvent vers les visions invisibles et certaines, ces mains et ce visage sont de la réalité la plus douce, de la chair la plus soyeuse et la plus tiède que jamais artiste ait évoquée avec un res- pect attendri devant la vieillesse qui a gardé de la jeunesse la grâce, ce souvenir exquis de la beauté.

Cette grâce, cette beauté, cette jeunesse, sont présentes. Elles sont partout errantes, et elles se fixent à la sinuosité de la bouche rentrée, au profond du regard, à la fleur rose qui fleurit encore sur ces joues amai- gries. C'est ce rose, plus encore que cette lumière d'argent et de vermeil qui remplit la chambre, c'est ce rose qui éclaire ces murailles, ces tentures, ces vêtements, se sont accumulées tant de ténèbres. « De- puis qu'il existe des peintres, écrivait exquisement d'Aurevilly, n'est-ce pas tou- jours sur une palette noire que se broie le rose le plus doux? » Et il disait aussi : « L'amour, la jeunesse, les premières ivres- ses de la vie, tout cela est si beau quand tout cela n'est plus, tout cela s'empourpre tant en nous quand le noir de la nuit nous tombe sur la tète... »

C'est l'admirable signification de cette toile rayonne un art de simplicité, d'har- monie, de grandes lignes, comparable seu- lement à l'art des plus grands artistes, et d'une signification si individuelle, si nou- velle. Qî^uvre admirable, harmonieuse,

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image grave et profonde le génie du Nord resplendit dans la pénombre avec une fierté incomparable et une douceur in- finie! En même temps que le portrait de la Maternité, tel que pouvait le concevoir le fils de cette femme et devenu un grand artiste, c'est un poème extraordinaire à la gloire de la femme. Il est peut-être trop in- diqué de prendre une créature de jeunesse et de beauté, en croissance ou en épanouisse- ment, et de la donner à admirer sur la toile elle a été transportée. Whistler a montré qu'il était aussi facile pour lui de la prendre, alors que sa taille, flexible et souple, tombe aux attitudes lasses, que ses cheveux s'ar- gentent et que ce rose délicieux des joues reste délicieux et devient si mélancolique quand il vient parer l'usure du corps et le refuge des pensées de la vieillesse.

On a déjà pu voir une fois à Paris, il y a huit ans, cette œuvre de beauté souveraine. Whistler avait adressé ce portrait de sa mère au jury du Salon de i883. Il fut reçu, ce qui peut bien être remarqué, et les promeneurs

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du palais de l'Industrie ont pu le découvrir dans la salle il fut exposé. Il se trouva même que le jury dépassa la mansuétude habituelle aux jurys. Whistler vit recon- naître son mérite par une médaille de troi- sième classe, qui échut en même temps, d'ailleurs, à toute une promotion de maîtres superliciels, de peintres achalandés, de men- tions honorables de l'année précédente. Le tableau passa, néanmoins, à peu près ina- perçu. Inaperçu, en tous cas, des commis- sions qui sont chargées de désigner les œuvres rares et significatives, et qui doivent deviner quels tableaux vivront suftisamment pour arriver au Louvre en passant par le Luxembourg.

En 1 89 1 , voici que la merveilleuse toile est revenue de nouveau à Paris, et il y a lieu de croire que nous serons, cette fois, quelques- uns pour l'empccher de disparaître, vaincue par le parti-pris du silence plus encore que par l'indifférence publique. Il se présente une occasion rare de faire entrer un des maîtres de la peinture contemporaine et de la peinture de tous les temps dans ce mu-

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sée des artistes modernes, l'on compte si peu d'artistes modernes! Ce serait un acte qui serait compté à l'administration actuelle des beaux-arts, et qu'elle devrait tenir à honneur de réaliser. A son défaut, n'existe-t-il pas à Paris assez de gens capa- bles de s'occuper autrement qu'aux futilités ordinaires, et qui sauraient rendre à l'artiste de Londres le grand hommage qu'il mérite, et faire don à la France d'un chef-d'œuvre de Whistler, comme il lui a été fait don, l'an dernier, d'un chef-d'œuvre d'Edouard Manet.

XII

MAITRES JAPONAIS

§ I. LES PAYSAGISTES

Au jardin, dans la vallée, le Japonais a rassemblé des aspects de nature, installé des décors multiples. Il s'est ingénié à ré- duire les choses de l'immensité à des pro-

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portions habitables et tangibles. Il semble ici, dans l'intimité de cet enclos, que le pos- sesseur de ce morceau de terre ait le senti- ment de la relativité, et qu'il se plaise aux résumés et se satisfasse du possible. Tout €st représenté en cet étroit espace qu'une lente promenade de quelques pas peut par- courir si vite. Il y a la forte et universelle substance, il y a la terre. Cette terre, sous les outils qui la nivellent et qui la creusent, reproduit les ondulations rythmiques du sol, les soulèvements des chaînes de mon- tagnes, les surfaces unies des plaines. Il V a le fluide et chanteur élément, il y a l'eau qui court, qui jase et qui s'encolère. Le mince filet circule en rivière bordée de si- nueuses rives, descend une pente de terrain et tombe en cascade, bouillonne, jaillit, s'apaise et s'approfondit au bassin minus- cule qui simule le lac tranquille et la baie rassurante. Dans les plates-bandes et sur les versants croît la variété des arbres, des arbustes, des plantes, la profusion des fleurs. En même temps que la vérité, l'artiticiel triomphe. Pour posséder les nombreuses

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essences et créer la forêt imaginaire, le rêveur et patient jardinier a violenté la nature, com- primé les sèves, forcé à la petitesse les arbres aux troncs élevés, aux longues ramures. Il leur a gardé leur physionomie, mais cette physionomie complète et caractéristique est ramassée en dimensions minuscules. Toutes cespousses naines, depuis le cerisieren fleurs jusqu'au chêne multicolore de l'automne, peuvent tenir dans des pots de fleurs que l'homme emporte, rentre et sort à son gré. Son œil s'amuse de ce rapetissement im- posé aux libres forces végétatives, mais son imagination se réjouit de ces images qui en évoquent d'autres, de cette transposition artistique qui lui livre, par des jeux puérils, le spectacle changeant de l'univers, Il poursuit donc cette mise en scène, plante des roseaux sur les bords de l'imperceptible ri- vière, fait s'épanouir la flore des marécages, érige dans l'eau un rocher couvert des mousses des falaises. Qu'il porte ses regards tout près ou au loin, il est en pleine nature. Ce jardin miniature est enveloppé d'air lu- mineux. Sur lui passent les brises de l'été et

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les bourrasques de l'hiver, les ondées obli- ques de la pluie, les cinglantes averses de grêle, les silencieuses tombées de neige. Au printemps, le pécher et le prunier essai- ment leurs fleurs comme des vols de papil- lons blancs et roses, et les chr3'santhcmes échevclés palpitent dans la dorure des der- niers soleils. Au loin, c'est l'horizon de la montagne ou c'est l'horizon de la mer.

Comment un peuple qui affirme un tel goût de la terre et de ses ornements de ver- dures et de fleurs, ne se serait-il pas épris, dans son art, de la représentation des pa\'- sages? Cette passion de jardiniers artistes, transmise de pères en fils, persistant à tra- vers les générations, ne devrait-elle pas s'af- finer encore et s'agrandir chez ceux qui fixaient sur le papier et sur le laque les spectacles familiers à leur vue? A vrai dire, l'histoire du paysage japonais serait l'histoire même de l'art japonais. La vie en plein air mêle, en Extrême-Orient, les mœurs à la nature, fait défiler les êtres sur les fonds de terrains, d'eaux et de ciels. Tous les artistes japonais, plus ou moins, ont

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donc été des paysagistes, ceux qui se sont adonnés à la représentation de l'humanité, comme ceux qui étudiaient de préférence les fleurs, les poissons, les reptiles, les oi- seaux, les mammifères. Au delà des fleurs apparaît le jardin, s'étend la campagne. Le poisson vit dans le dormant, dans le re- mous, dans la vague, remonte un torrent, il est environné de pierres, d'herbe, d'algues marines, et il n'est pas rare que la surface de l'eau soit indiquée, et le rivage, et l'ho- rizon, et le ciel. A travers les branches de l'arbre s'enroule le reptile, perche l'oiseau, s'accroche le singe, les champs, les bois, les sommets s'étagent. La biche marche de ses pattes fines sur un sol de forêt semé de'feuilles et d'aiguilles de pin. Le tigre royal, habitant du ravin et seigneur tout-puissant de la solitude, contourne son souple corps et fronce ses impérieux sour- cils, dans des défilés de rochers aux détours sinistres, propices aux affûts. Pour l'homme, en marche guerrière, en voyage, en prome- nade, en plaisir ou en occupation, il donne à parcourir aux yeux l'entier panorama du

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Japon. Il laboure les champs, descend et remonte les rivières, contourne les mon- tagnes, emplit un faubourg du bruit d'un métier, manœuvre une barque sur la mer, franchit l'enceinte fleurie d'un temple, se réjouit aux farces et aux spectacles de la rue, trébuche à la porte du Yoshivara ouverte sur le lumineux quartier sensuel. La ten- dance est si marquée, la préoccupation est si forte qu'il n'est pas rare de voir le pay- sage intervenir dans les scènes d'intérieur. La ronde baie ouverte des appartements est un cadre permanent oii s'inscrivent les per- spectives de villes, les vergers multicolores, les champs, les monts, les lacs, la mer, les saisons.

Un classement complet est donc impos- sible, sous peine de réunir tous les objets, tous les livres, toutes les gravures, s'in- scrivent les lignes d'un pa3'sage, un lacis de branchages, un passage de nuées. Quelques- uns des noms de ceux qui ont été plus spécialement des paysagistes seront seuls cités et leurs œuvres indiquées sommaire- ment. Toutefois il m'a paru qu'il fallait,

91 avant de noter des détails individuels et des aspects de talents, reconnaître le milieu s'était produit cet art de nature et essayer d'entrer, sans préoccupations érudites, dans les ànies subtiles des insulaires du Nippon. Regarder, et regarder sans cesse les pro- ductions écloses dans l'atmosphère de là- bas, c'est le meilleur moyen d'entrer en communication avec ces grands artistes. Leur existence et leur cérébralité se font connaître à ceux qui vivent longtemps de- vant les mémoires et les testaments qu'ils ont laissés en traits décisifs sur ces feuilles volantes s'inscrivent les immenses per- spectives et les détails essentiels. C'est cette impression qui sera éparse en ces lignes rapides. JNIais un moyen de contrôle et de confrontation peut être fourni, et je n'aurais garde de le délaisser.

Ces paysages, que les artistes ont dessinés etcolorés,les poètes les ont vus aussi etles ont évoqués dans de courtes pièces de vers, des distiques, des quatrains, ils enfermaient leurs sensations. Tous, et c'est déjà un trait commun, tous, les peintres et les poètes, sont

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brefs dans leurs moyens, ont horreur du trop dire, cherchent l'ellet rapide et juste de la synthèse, laissent à l'imagination un travail d'achèvement et une course à fournir. Les poètes veulent marquer une émotion de l'âme, éveiller un souvenir, le regret d'une joie, l'irréparable d'une douleur. Il est bien rare qu'un pa3''sage ne surgisse pas entre les lignes, ou qu'un terme de comparai- son pris dans la nature ne serve pas à l'explication d'un état d'esprit et d'un état de cœur. Ils invoquent le nuage qui passe sur le pic, qui cache la lune, les bateaux de pêcheurs, les roseaux des rivages, le bruit du navire s'élevant sur la vague, les ban- deroles des nuées, la pourpre du soleil cou- chant. Un vêtement trempé de larmes de- vient semblable au « rocher de la haute mer, » à la « bouée du port de Naniva \ » Dans une pièce de souhaits du nouvel an, on lit ceci :

' Ces citations et les suivantes sont extraites de VArithoIogic japonaise, poésies anciennes et modernes traduites en français et publiées avec le texte original par Léon de Rosny, professeur à l'Kcole spéciale des langues orientales (Paris, Maisonneuve et C'% 1871).

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« Que votre bonheur soit inépuisable comme la neige qui tombe en ce jour de printemps naissant... »

Une autre pièce de souhaits et de bonheur exprime la crainte par cette image :

« Je n'ose croire que mon bonheur sera d'éternelle durée,

« Comme cette blanche vapeur toujours suspendue sur la montagne de JVlifouné, au- dessus de la cascade. »

Quand l'impératrice Dzi-tô, qui règne de 690 à (39(5, compose une pièce de vers pour honorer la mémoire de l'empereur Ten-bu, elle invoque les soirs et les matins le défunt contemplait les érables :

« O mon grand seigneur, maître du monde, le soir tu tournais tes regards vers les arbres aux feuilles rougissantes de la colline des esprits, et dès la pointe du jour, tu les cherchais des yeux. Aujourd'hui, tes yeux les chercheraient encore, demain, tu les contemplerais encore! »

Dans la collection des cent poètes, l'homme qui a quitté sa maison pense à la floraison prochaine :

9 'r

« Bien que mon palais soit inhabité par son maître, n'oubliez pas, fleurs de prunier, d'épanouir au printemps sur le bord de sa toiture. »

U Injustice tf ici-bas apparaît de cette sai- sissante façon :

« Je songe à me retirer dans la profon- deur de la montagne; et, encore, le cerf pleure! »

Abe-no Naka-maro, qui fît partie, en 716, d'une ambassade envoyée en Chine, regarde la lune se lever pendant le festin d'adieu qui lui est offert. Il va retourner dans son pays, il songe aux endroits familiers d'où il regardait aussi la même montée silen- cieuse de l'astre, et il compose ces vers :

« Sur la voûte céleste, en ce moment j'élève mon regard, n'est-ce pas au-dessus de la montagne de Mikasa du pays de Ka- souga que la lune se lève? »

L'amour s'exhale ainsi dans la poésie des Pins :

« Après que je t'aurai quittée, si j'ap- prends que tu m'attends sur le pic de la montagne du pays d'Inaba, croissent

95 les pins, alors je reviendrai sur-le-champ. »

Et dans les Feuilles de Wakana :

« Pour vous, ô ma maîtresse, j'ai été cueillir au printemps la feuille de Wakana dans les prairies ; la neige est tombée sur mon vêtement. »

La vieillesse se revêt de ce symbole :

« La neige qui tombe n'est point celle des fleurs emportées par la tempête : c'est celle de mes années. »

Il y a des pièces intitulées. En rcgwrdant la lune. La trace des pas dans la neiijçe. Pour exprimer les caractères différents de trois lieutenants impériaux, la comparaison est cherchée au fond des bois, et le poète fait parler en ces mots expressifs le patient, l'habile et le violent:

« Si le coucou ne chante pas, j'attendrai qu'il chante. »

« Si le coucou ne chante pas, je le ferai chanter. »

« Si le coucou ne chante pas, je le tue- rai. »

S'il s'agit de la description d'une courti- sane, comme dans la chanson populaire de

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V Etude des fleurs â Yoshivara, toute la na- ture est mise à contribution, la neige, la brume, le feuillage du saule, les fleurs d'arbres fruitiers. Si le poète devient mora- liste, la déclaration la plus philosophique est inséparable de la célébration de la na- ture. Ce double sentiment inspire les Pen- sers d'automne :

« Si vous désirez connaître l'endroit s'dcquierv i nature rationnelle,

« Allez la chercher dans le sentiment de l'humanité et de la sagesse.

« L'air est pur, les collines et les cours d'eau sont gracieux;

« Le vent est haut, la nature est par- fumée;

« Les nids d'hirondelle ont perdu leur couleur d'été;

« Les oies sauvages sur leur étang font entendre des chants d'automne.

« Inspirés par cette nature, les amis des forêts de bambous

« Sont indifférents à l'estime aussi bien qu'au mépris du monde. »

Enfin, si l'on veut voir, en un poète, une

97 vision de peintre, voici deux lignes sur les oies sauvages :

0 Les oies sauvages qui s'envolentdans la brume des nuages me paraissent semblables à des caractères tracés dans de l'encre lim- pide. A

C'en est assez pour faire prévoir la poésie des paysagistes japonais, la joie de contem- plation incluse dans leurs œuvres extraor- dinaires. Il était nécessaire de montrer les caractéristiques japonaises, les qualités com- munes, les préoccupations semblables. La qualité de vision, le plaisir du regard et de l'esprit, sont portés au plus haut point et prouvés avec une maîtrise supérieurs par les peintres. Mais on les apercevra mieux et on les comprendra davantage après les avoir entendu exprimer par les poètes, après les avoir vus mêlés à l'existence de Ihomme tranquille et raffiné évoqué tout à l'heure dans son jardin bruissant d'eau, parfumé de rieurs.

Le même amour des choses de la terre,

6

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la facilité à accepter les joies de nature fu- gitives et renouvelées, l'adresse à trouver un charme particulier aux différences des saisons, ce sont les sentiments instinctifs que l'on trouvera chez l'artiste comme chez le Japonais épris du jardin il cherche sa distraction et installe sa rêverie. La même concision de moyen , la certitude dans le choix des caractéristiques, la rapidité à dé- signer une dominante, c'est la ressem- blance de technique que l'on constatera chez les écrivains et chez les peintres, poètes de la mèm.e façon. Sans doute, les poètes de l'écriture peuvent mieux mar- quer la profondeur et la nuance d'un senti- ment, et les poètes du dessin sont plus natu- rellement outillés pour évoquer les specta- cles matériels. Les vers ne comportent les phénomènes et les aspects des paysages qu'à l'état de métaphores ingénieuses à mettre en valeur une émotion, et les œuvres des paysagistes ne laissent apercevoir des ma- nières de sentir qu'à travers des construc- tions et des harmonies individuelles. Il serait bien impossible de nommer ici

99 les peintres et dessinateurs dont on connaît des paysages. Ce serait vouloir établir une immense nomenclature , un dictionnaire d'individus, un catalogue d'œuvres. Qu'il suffise d'indiquer, chez les artistes supé- rieurs, cette tendance perpétuelle à résu- mer la réalité en grandes lignes, en lueurs décisives. Ils expriment l'aigu des sensa- tions, ils subordonnent les détails au trait qui les représente, à la lumière qui les éclaire, à l'ombre qui les envahit. Ils sa- vent agrandir l'étroit espace ils inscri- vent leurs visions, et sur cette feuille sou- dain haussée ou élargie, ils montrent, avec un minimum de traits, l'écart entre le pre- mier plan et le lointain de l'horizon, prodi- gieusement reculé. Souvent il n'y a rien, ou pas grand'chose, dans cet écart béant, mais les deux apparences distinctes sont si exactement en rapport, que tout est révélé. C'est l'atmosphère qui emplit les vides et qui donne aux 3'eux qui regardent l'extra- ordinaire illusion de l'éloignement. C'est ce qui se passe dans l'atmosphère qui est l'objet principal, la raison d'être de l'œuvre

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d'art. Malgré tous les rapprochements que l'on peut faire, et dont quelques-uns, en effet, prennent leur raison d'être dans des ressemblances de résultats, les œuvres des paysagistes japonais et des maîtres impres- sionnistes d'aujourd'hui n'ont pas les mêmes points de départ. Les grands artistes fran- çais auxquels je fais allusion exprinient la lumière par le modelé des surfaces, alors que les Japonais ne A'eulent que la délimi- tation de la ligne et le secours de quelques teintes pour produire la sensation d'éten- due et l'illusion de la lumière.

La tendance est visible dès les commen- cements connus de l'art japonais, et elle est visible dans tous les genres abordés par les précieux et poétiques manieurs de pinceau dont les œuvres sont venues jusqu'à nous. Le génie de l'Extrême-Orient s'incarne dans une nouvelle race, l'héritage esthétique de la Chine est transmis au petit peuple du Nip- pon, qui reçoit ce dépôt respectueusement, comme un ensemble de traditions histori- ques et de préceptes religieux. Les paysa- gistes d'alors obéissent à la loi commune.

loi

Leur attention ne va pas aux sentiers fami- liers, aux douces rivières, à la mer lumi- neuse, à la montagne vue de partout. Les paysages qu'ils représentent sont des pay- sages du Japon transportés sous une autre latitude artistique. Il est permis de croire que ces premiers peintres japonais ont sur- tout connu la fin de l'art chinois, les con- ventions dernières issues de chefs-d'œuvre probables, originaux et puissants, les con- clusions expirantes de tout un long passé somptueux et raffiné, jalousement défendu comme un secret social, un mystère de na- tionalité. Certains ont pu faire le voyage de Chine et apprendre en partie la chronolo- gie de la tradition, mais on ne recommenc pas l'idéal poétique d'une civilisation, et le. instinctifs Japonais, alors qu'ils ne faisaient que se mettre à la suite des artistes chinois, annonçaient déjà des explorations person- nelles et des découvertes inédites.

Dans les œuvres des Japonais des xv" et xvi"^ siècles, inspirées directement de la fan- taisie hiératique de leurs voisins du conti- nent asiatique, «ans les productions de Ses-

6.

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shiu et de son école, de Keishoki, de Doan et de Schiuboun, un contemporain de Sesshiu encore plus étroitement appliqué à l'imi- tation, on trouve déjà les indices de la per- sonnalité de la vision et de la liberté du pin- ceau. Il y a, de Sesshiu, des noirceurs d'encre, des violences de traits, à travers lesquelles s'aperçoivent un chemin de montagne, un assaut de l'eau contre des arbres et des ro- chers, et déjà la tache et la diffusion de la tache, par les plus simples procédés, an- noncent la curiosité pour les choses et l'amour des états d'atmosphère. Keishoki donne l'impression vraie de l'espace de brume Hottant en lac de vapeur suspendu entre deux sommets de montagne. Cet autre, anonyme, amoncelle la neige, profile le sque- lette d'un arbre et fait errer un cavalier à travers une immensité d'hiver. Chez eux, et chez les Kano, dont les œuvres marquèrent une phase de l'évolution artistique, une réac- tion contre le nationalisme purement aris- tocratique des Tosa, l'enseignement chinois fut singulièrement productif. Si les œuvres qu'ils connurent présentaient des signes d'en-

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tétement et de décrépitude, ils ne surent pas moins y démêler la grandeur du dessin sommaire, l'agrandissement du sujet par l'emploi des lignes et des taches expressives. C'est le point de départ de l'art des paysa- gistes japonais, et le génie de leur race se trouve en accord pendant trois siècles avec ces premières affirmations. En dehors des différences individuelles, un caractère géné- ral frappe surtout les yeux et l'esprit, et peut-être tout le dessin des dessinateurs ja- ponais se résume-t-il dans ce fait que les traits par lesquels ils représentent les objets ne reproduisent jamais que l'essentiel des choses. Une avancée de promontoire, un bord de rivière, un découpage de montagnes donnent à parcourir aux yeux d'immenses paysages. Chez tous les représentants de cette dynastie des Kano, qui naît au xvi" siè- cle, qui traversa le xvii" et le xviif siècles et vit jusqu'à nos jours, il y a, d'abord, avant tout souci de particulariser, l'ambition de faire percevoir un état géologique et atmos- phérique, la lourdeur du minéral, la fluidité de l'air, la force d'un élément. Ils sont les

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montreurs de la plaine, du roc, de la mon- tagne, de la rivière, du lac, de la mer, de la pluie, de la neige, de la brume, du vent, du soleil, de la terre, de l'eau, de la lumière.

Chez tous, on les trouvera, ces préoccupa- tions de résumé et d'agrandissement, chez JMotonobou, qui fait traverser l'air par des rayons lumineux et qui donne à entrevoir des montagnes, chez Tanyu qui peint des collines basses bleutées, chez Naonobou, chez Yassunobou qui déroule d'infinies perspectives sur la bande étroite d'un ma- kiyemono, des paysages rapides, des panora- mas à vol d'oiseau, des levers de lune dont la clarté vibre en ondes molles au-dessus des basses rizières, des sommets qui émer- gent et s'étagent.

Tsunenobou exprime une densité d'at- mosphère, un ciel bas, un sol s'assour- dissent les bruits, une nature rendue froide et muette, en faisant se dresser un échassier debout, sur une patte, dans une brume de neige. Guéami, d'une école parallèle à celle des Kano, inscrit les quatre saisons sur la môme feuille, en partant de l'arbre en

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fleurs du printemps pour aller aboutir au sommet glacé par le perpétuel hiver des hautes régions. Un doux rêveur, Soami, fils de (juéami, dégage des frêles vapeurs les toits de maisons, les extrémités de branches, étage les kiosques dans la brume et fait sor- tir soudain une rivière d'un couloir de hautes montagnes. Je les nomme ici sans ordre, au hasard des rencontres, comme en courant à travers les musées. Voici celui qui ne peut être oublié, Korin, le maître unique, se ser- vant du moindre fragment pour évoquer les ensembles.

Depuis la fondation de l'art populaire par Moronobou, à la fin du xvii'' siècle, les ar- tistes qui s'avisent de raconter les mœurs et de montrer avec précision les endroits se passent les scènes, n'ont pas pour cela re- noncé aux grandes lignes des paysages, à la poésie de l'étendue. Ils n'ont plus le sens des pa3'sages en quelque sorte abstraits de leurs prédécesseurs, et il faudra en arriver à Hokusaï pour trouver réalisée l'alliance de la vérité familière et des généralisations de la matière, ils sont quelquefois amusés de

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gracieuses puérilités, et confinés dans des sécheresses de technique. Mais ils sont les historiens au jour le jour de leurs pays, et ils gardent, à travers toutes les différencia- tions, un sens des beaux spectacles et une tendance aux éloquents résumés.

Devant leurs œuvres, on peut encore pas- ser les heures de rêverie et deviner des per- spectives, et ajouter, aux provinces qu'ils parcourent, des contrées d'imagination. La figure humaine joue d'ailleurs un grand rôle dans leurs compositions, et certains d'entre eux l'ont réalisée de telle façon typique et grandiose que leur part est ainsi suffisante et qu'on ne peut leur demander injustement le génie panthéiste qui est le lot de quelques rares individus. Ne suffît-il pas que les ar- tistes de la famille des Outagawa aient été les fins chroniqueurs qui font défiler la vie publique du Japon dans les paysages coutu- miers, fêtes de nuit de To3'oharu, fines ar- chitectures, foules spirituelles de Toyohiro, Uustrations théâtrales et scènes de mœurs de Toyokouni, promenades de femmes de Kounisada, mises en scène fastueuses et

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mélodramatiques de Kouniyoshi, les pay- sages apparaissent comme des décors de féeries. Il y a des feuilles éclatantes très particulières dans l'œuvre de Kouniyoshi, le dernier du groupe, contemporain de Ho- kusaï, auprès duquel il s'inspire. Dans la mémoire restent le monstre dans les nuées, rénorme poisson entouré par des hommes en barque, des montagnes ceinturées par des nuées, de grands feux au bord de l'eau, le Fujiyama \u à travers un filet de pê- cheur, un arc-en-ciel, la courbe harmonieuse du golfe d'Yedo, la barque au grand oi- seau noir en proue, de vives harmonies d'arbres rouges et verts, 'de chemins jaunes, de ciel bleu, et ce pays de désolation, ces rocs, ce hameau ensevelis sous la neige au bord d'une mer bleue, pure et hostile, et le prêtre Nitshiren, seul dans le froid et dans le silence, cheminant par la neige qui lui monte jusqu'à la ceinture.

Kiyonaga et Outamaro , poètes de la femme, qui savent ses journées, ses occupa- tions chez elle, ses promenades, ses gentil- lesses, ses élégances, ses amours, savent aussi

quelle nature elle aime, à travers quelles rues elle passe, au bord de quelles ri- vières traîne sa démarche onduleuse. Qu'on regarde le joli paysage de Kiyonaga, dans la gravure des deux femmes montées en barque, et dans l'œuvre de Outamaro, le plus grand de tous dans la représentation de la femme, qu'on regarde les ponts illu- minés, les cieux obscurcis, les blancheurs de lune, les scintillements d'étoiles, les ar- bres du printemps fleuris de blanc et de rose, la neige légère tombant sur les jar- dins délicats.

Tous, il faut y insister, ne sont pas nom- més, et les biographies d'individus avec énumérations etdescriptions de leurs œuvres apparaissent nécessaires si Ton veut con- naître l'histoire de l'art japonais. Un cha- pitre serait consacré à Massayoshi, qui a dessiné des paysages à la manière dont les grands observateurs du crayon prennent des croquis de physionomie. De même, il faudrait faire place aux peintres réalistes de l'école de Shijo (fondée par Okio à la fin du xviii* siècle), épris des brumes matinales.

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des cimes d'arbres, des montagnes trans- parentes. Ici, il ne pouvait être question que d'une revue rapide, il ne reste plus à inscrire que deux noms, celui de Miroshi- ghé et celui de Hokusaï, Pour moi, je ne les mets pas sur la même ligne et je vois entre eux d'énormes dilïérences de conception et de talents. Maisilsreprésententbien,au der- nier jour de l'art japonais, les deux direc- tions que l'on peut démêler et suivre à tra- vers l'amas des peintures, des dessins et des gravures.

Hiroshighé est un homme de grand ta- lent, très préoccupé d'exactitude, attentif aux formes des objets, et qui arrive même à éprouver et à faire ressentir les grandes sensations. Il y a de lui une proue de ba- teau, dans une vignette de deux pouces de largeur, qui suggère le mouvement des lames. Il y a une cataracte qui fait le sujet d'une vaste composition les remous et les tourbillons des basses eaux sont d'une maîtrise supérieure. Il y a un très beau paysage de neige, blanc et vert, il y en a d'autres encore, certes, et il donne une très

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haute idée de son talent par les rapides études de ses croquis. Il excelle à voir les choses de près, mais il brutalise un peu les lointains. On peut croire qu'il a été souvent trahi par la gravure qui a grossi son trait, chargé sa couleur. Finalement, il laisse dans l'esprit la sensation d'un imagier-ar- tiste, admirablement doué, destiné aux po- pularités immédiates, essaimant pour la joie des yeux de tous ses innombrables produc- tions, véridiques et distrayantes, d'un art éclatant et souple.

Hokusaï est un poète d'une autre enver- gure. Peintre de mœurs comme pas un, affirmant vraiment une vue de philosophie personnelle de Itiumanité, ajoutant sa bon- homie malicieuse dans la représentation des êtres à ses vols les plus hardis au-dessus des horizons, il est en même temps, pour s'en tenir aux moyens employés, un coloriste harmonieux et un nerveux et distingué des- sinateur. C'est un réaliste en ce sens qu'il est peintre scrupuleux des paysages qu'il a vus, des effets qu'il a saisis au passage, mais un réaliste qui va toujours plus avant,

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toujours plus haut, qui alllrme sans cesse l'essence des choses et la force des phéno- mènes. Une vague de lui s'enfle, s'élève, s'abaisse et fait songer à toute la mer, à la rythmique universelle. Partout, dans les vues du Fuji3'ania, dans la ?tlangwa, il suit le détail le plus infime, et il dé- limite les espaces. Il est l'observateur le plus attentif, l'explicateur le plus scienti- fique, il mesure rigoureusement les objets, il décompose les moindres mouvements, et il est en même temps un des voyageurs les plus audacieux qui se soient aventurés au pays des rêves. Il inscrit les décors im- mobiles, les rocs inébranlables, les mon- tagnes perpétuelles il énumère leurs as- pects changeants d'ombres perceptibles, le mouvement des êtres et des choses, il fait gesticuler les hommes, marcher les ani- maux, voler les oiseaux, glisser les reptiles, nager les poissons, il fait bouger les feuilles des arbres, l'eau des rivières et de la mer, les nuages du ciel. Le terrc-à-terre de l'exis- tence, il le quitte à sa fantaisie, iJ s'envole sur l'aile de la Chimère, déforme la vie, crée

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des monstres, raconte ses songes de poésie terrifiante. Il est le paysagiste véritablement extraordinaire, il évoque les saisons, de la floraison du printemps au noir de l'hiver, il établit la carte géographique des champs, des vergers, des bois, il trace le cours si- nueux des rivières, il fait monter la mer en écumes de mousseline et en vagues grif- fantes, — il jette la lame sur le rocher, l'ar- rondit en volutes épuisées sur le sable, et encore, quand le panorama du monde qu'il habite ne lui suffit pas, son œil de vision- naire retourne aux époques antérieures ou prévoit les cataclysmes futurs, et il bouscule l'univers, et il invente le chaos.

§ II. LE JAPON' A l'école DES BEAUX-ARTS

i6 mai 1890.

Il y a foule tous les jours au Salon, et aux dates des vernissages l'assistance rend la peinture invisible. 11 n'y a pas la même affluence à l'école des Beaux-Arts, l'ex- position de la gravure japonaise a été ou-

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verte en avril. jMais les tourniquets ne font pas la loi , le chiffre des entrées n'est pas une sanction d'art. Si les specta- teurs sont moins nombreux dans les salles du quai JNlalaquais, ils sont en revanche plus attentifs. Chez Meissonier, comme chez Bouguereau, la peinture est le prétexte à réunion et à conversation. Ici, chez les Japonais, la curiosité d'art est surtout visi- ble. Les visiteurs sont des familiers de cette imagerie d'Extrême-Orient si subtile et si simple à la fois, ou bien ce sont des adeptes nouveaux, qui veulent voir et sa- voir, et qui s'en vont conquis. Les quel- ques centaines de personnes qui entrent tous les jours ne passentpas indifféremment à travers les salles, jetant un regard distrait aux murailles, sortant comme elles sont entrées. Non, l'étude est longue et minu- tieuse. Toutes les estampes sont regardées, on voudrait feuilleter tous les albums ou- verts sous les vitrines.

11 faut féliciter les amateurs qui ont eu l'idée d'organiser cette exposition histori- que : ivIjNL s. Bing, Henri Bouilhet, Phi-

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lippe Burty, G. Clemenceau, Ch. Gillot, Edmond de Concourt, L. Conse, Roger Marx, Montefiore, Cuimet, A. Proust, Edmond Taign}-, Ch. Tillot, H. Vever. En associant leurs efforts, en réunissant les pièces caractéristiques de leurs collections, ils ont révélé au public japonisant l'ensem- ble d'un art et d'une ci\ilisation qui n'é- taient connus que par fragments. Désor- mais, quand on a parcouru cette incompa- rable série, avec l'intelligence des dates, des événements, des transformations, on a scellé de durables relations intellectuelles avec ces artistes qui ont raconté leur pays pendant deux siècles et demi dans un lan- gage inoubliable, de vivacité et de coloris, de brièveté et de rêve.

Il restera d'ailleurs un précieux docu- ment dans les bibliothèques, lorsque toutes ces feuilles coloriées, qui auront été visi- bles pendant un mois à l'Ecole des beaux- arts, auront été reprises par leurs posses- seurs : ce document, c'est le catalogue très étendu et très scientifique dressé par M. S. Bing, et qui classe chronologiquement

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les artistes japonais, depuis le commence- ment du dix-septième siècle jusqu'à i8ôo, époque qui marque la fin de la production artistique originale. Ce sont d'abord les livres illustrés en noir sans nom d'auteur, de 1675. Puis les ouvrages illustres en noir par Hishikawa JMoronobou, C'est la créa- tion de l'estampe encore subordonnée aux enluminures du pinceau. L'impression en couleurs est proche, les harmonies tout d'a- bord vont être obtenues par deux tons. Toutes ces transformations vont de 1676 à 1720. De 1720 à 1760, c'est le dévelop- pement rapide de l'estampe polychrome, l'apparition de livres illustrés en noir et en couleurs. La troisième période, de 1760 à 1800, sera l'apogée de la chromox34o- graphie. Elle se termine par les noms glo- rieux d'Outamaro et d'Hokusaï. La qua- trième et dernière période, de 1800 à 1860, est encore commandée par Hokusaï, qui incarne, à ses derniers jours, le génie du dessin avec une volonté et une profusion qui n'ont peut-être jamais été égalées.

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Après quelques heures passées en con- templation de ces pages innombrables, on sort avec la sensation qu'on vient d'explorer une contrée lointaine toutes choses, à travers les préjugés d'Europe, ont pu paraître d'abord chimériques ou tout au moins d'une fantaisie paradoxale, et qui, peu à peu, à mesure qu'on a pénétré davantage l'extraordinaire alpha- bet de dessin employé par les artistes, sont devenues d'une réalité complexe, tour à tour grandiose et intime. C'est une civilisation complète qui est présente, avec les grandes lignes de ses décors et toutes les iînesses de ses détails. Et c'est un art qui ne ressemble à aucun autre, issu directement de la vision et des habitudes manuelles de l'Extrême-Orient. La race est incarnée dans cet art, mais les grands ma- nieurs de crayon et de pinceau ont été, là- bas comme partout, des êtres exception- nels. Ce qui est certain, c'est que le peuple était ingénieux d'invention, habile de ses doigts, sachant façonner des objets et dé- corer l'usuel de l'existence. Quelques-uns,

alors la liste, en ce qui concerne l'es- tampe, a pu être facilement dressée quelques-uns sont venus qui ont poussé à l'extrême le don échu à tant de leurs con- génères et qui ont su raconter les paysages et les mœurs de l'archipel. C'est au bout de deux siècles d'art qu'on voit surgir un Hokusaï.

En dehors des différences individuelles, un caractère général frappe surtout les yeux et l'esprit, et peut-être tout le dessin des dessinateurs japonais se résum.e-t-il dans ce fait que les traits dont ils représentent les objets ne reproduisent jamais que l'es- sentiel des choses. Une avancée de promon- toire, un bord de rivière, un découpage de montagnes donnent à parcourir aux yeux d'immenses paysages, depuis les premiers plans très précis jusqu'aux loint-ains hori- zons. Une vague fait songer à toute la mer. Une proue de bateau, dans une vignette de deux pouces de largeur, suggère le mouve- ment des lames. De même pour les repré- sentations des êtres, ils ont su trouver les lignes qui résument les mouvements, ils se

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sont bornés parfois à noter la place d'un ou deux muscles. Sans cesse ils ont choisi, et sans cesse ils ont trouvé le détail significa- tif, celui qui est chargé de représenter tous les autres. Ils en sont arrivés, logiquement, à deviner la brume de l'air, la mousse des vagues, ils ont su enfermer le corps humain dans une seule ligne onduleuse. C'est l'en- seignement qui restera de cette exposition. Mais il resterait à trouver une application qui ne fût pas un pastiche. Quel' ennui si nos peintres employaient grossièrement de tels procédés par lesquels on a su, là-bas, tout exprimer, faire tenir le monde en d'é- troits espaces ! Quel ennui aussi, ce Japon destiné à s'européaniser et qui nous enverra incessamment, sans doute, des concurrents pour le prix de Rome! L'art est devenu, décidément, un produit commercial qui s'é- change, et les idées font trop facilement le tour du monde.

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§ III. OUTA.riARO

28 mai 1890.

L'exposition de l'estampe japonaise à l'E- cole des Beaux-Arts a été heureusement prolongée. On aura pu, pendant quelques jours encore, parcourir cette contrée d'art qui n'avait jamais été ainsi ouverte à tous. Ce n'est pas tout l'art japonais. Il reste à faire connaître des formes différentes, il reste même à montrer, en leur ensemble, des œuvres de maîtres que l'on a seulement pu faire représenter cette fois par quelques pièces. Ce sont deux de ces artistes dont je voudrais inscrire maintenant les noms et caractériser les tendances, au cours de ces chroniques d'art. Il y a, certes, des ten- dances communes marquées par toutes ces images, de semblables manières de voir et d'exprimer peuvent être constatées. Mais il s'agit du caractère d'une race, et non d'une renonciation d'individualité, de l'acceptation d'une règle d'esthétique rigoureuse et mo- notone. A la simple inspection de ces es-

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tampes des murailles, de ces albums des vi- trines, les différences profondes et accen- tuées se révèlent.

Beaucoup peuvent être nommés qui sont tous des artistes essentiellement japonais, qui ne peuvent être nés qu'au Japon, qui ont reçu des choses, de la lumière, des ha- bitudes manuelles, la même éducation, mais qui affirment en même temps des instincts et des choix très opposés, impossibles à confondre les uns avec les autres. Tels sont, pour n'en citer que quelques-uns, Morono- bou, Kiyonaga, Outamaro, Hokusaï, Hiros- highé.

Une gravure d'Outamaro, par exemple, s'affirmera parmi des centaines et des mil- liers d'autres gravures japonaises. On la re- connaîtra de loin à ses traits, à sa colora- tion. Celui-là semble avoir été pris à la fois de mélancolie et d'exaltation devant les femmes de son pays, les courtes et menues créatures que les voyageurs nous ont dé- crites comme de vifs et gentils petits ani- maux, et que nous avons pu voir depuis

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circuler dans les galeries de nos exposi- tions internationales. Outamaro à n'en pas douter, a été affecté par cette petitesse. Il devait être opiniâtrement convaincu que les grandes lignes et les longues formes effilées sont les indispensables conditions d'exis- tence de l'art, car il a violemment passé outre et inventé la femme qui n'existait pas. De la naine qui bougeait devant lui il a fait jaillir à profusion d'élancées créatures qui restent immobiles en d'hiératiques postures, qui semblent pâlir et s'évanouir dans la tor- peur d'un rêve, qui marchent en une len- teur rythmique au bord de lacs de rêverie et de fleuves de paresse, dans le doux rayon- nement des fêtes nocturnes.

Il a pris pour modèles de minces fillettes, des mères de famille parvenues à la mûris- sante saison, d'aristocratiques personnes en promenade, des servantes d'auberge. Tou- jours il a dégagé d'elles une sérénité, toujours son pur dessin flexible a augmenté la grâce et la sveltesse de leurs corps. Le plus sou- vent, celles qu'il a suivies auxpremenades, qu'il a isolées comme des idoles, ce sont les

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courtisanes somptueuses, le buste capara- çonné de brocards, les reins et les jambes entourés de souples et collantes étoffes, de robes enroulées qui donnent à la femme une courbe de sabre ou de vague. Et de même qu'il supprime les épaisseurs, qu'il anoblit et endort les visages, qu'il affine les mains et les gestes, de même il calme les couleurs voyantes, les éclats de vêtements, il se plaît aux noirs profonds, aux douces blancheurs, aux nuances apaisées, aux roses, aux lilas qui se perdent et s'effacent en mourantes décolorations.

§ IV. noKUSAï

30 mai 1890.

Il faut, après Outamaro, hiératique et so- lennel, citer l'autre grand artiste qui est au pôle opposé de l'art, Hokusaï, naturiste et familier, épris des formes multiples de l'existence.

Celui-là s'est intéressé à tout. C'est évi- demment un des plus prodigieux parmi les

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créateurs de formes et de mouvements. Il est à souhaiter qu'on expose un jour en entier son œuvre incomparable. On saura alors, comme on ne l'a jamais su, ce que peut être une existence vouée à la vision des choses. Le dessinateur apparaîtra dans sa hâte et sa joie de tout regarder et de tout reproduire. On comprendra le spécial état de fièvre dans lequel devait se trouver celui qui écrivait à la lin de sa vie ces lignes naïves et exaltées : « Depuis Tàge de six ans, j'avais la manie de dessiner les formes des objets. Vers Tàge de cinquante ans, j'ai publié une infinité de dessins, m.ais je suis mécontent de tout ce que j'ai produit avant soixante-dix ans. C'est à l'âge de soixante- treize ans que j'ai compris à peu près la forme des oiseaux, des poissons... A l'àgc de cent-dix ans, tout ce qui sortira de mon pinceau, soit un point, soit une ligne, sera vivant. »

Le programme a été accompli par Hoku- saï, mort à Tàge de quatre-vingt-dix ans. en 1 7(3o, il a dessiné jusqu'à son dernier

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jour, en i85o. Simplifiant toujours de plus en plus, il en était arrivé, vraiment, par l'inflexion d'une ligne, par la place donnée à un point, à résumer la forme apparente des êtres et des objets et leur structure in- time. Il en exprimait à la fois Taspect de surgissement et l'essence cachée. Il ne gar- dait sur son papier que la forme envelop- pante, ce qui s'impose aux regards lors d'une furtive apparition et ce qui reste dans le souvenir quand la vision a dis- paru. Et en même temps, par on ne sait quel sortilège d'indication, par une juste mise en place du détail caractéristique, par une fixation de nuance et de frisson qui est la vie même, il donne Tidée du flux inté- rieur, du ressort caché, de la force ner- veuse. « Cet homme, dit Edmond de Con- court dans la Maison d'iui artiste, a le génie du dessin de premier jet, le talent unique d'enfermer, dans une ligne tracée en courant, la vie d'un mouvement humain ou animal, la physionomie d'une chose animée. »

Hokusaï a été un illustrateur de livres,

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minces brochures et ouvrages en cinquante volumes, il a publié des recueils destinés à l'enseignement du dessin, à l'exercice des métiers, il a signé des affiches, il a employé son pinceau pour des motifs industriels, il a été dilettante raffiné et artisan utilitaire.

C'est que dans le pays et au temps il vivait, l'art était instinctif et perpétuelle- ment inclus dans la vie. Le Japon, comme la Grèce, comme la France au moyen âge et au dix-huitième siècle, aura eu son ex- pansion et sa plénitude artistiques. Hokusaï a été la suprême incarnation de cet état des esprits et de ce désir esthétique. Mais il a vite repris son rang d'exception, et il se présente aujourd'hui pour prendre sa place parmi les artistes volontaires et aristocra- tiques. Une seule page de la Mangwa, cet ouvrage en quatorze volumes que l'on peut considérer comme ses Mémoires et son Testament de dessinateur, une seule page de cette Mangwa le révèle en possession du don de voir et de dire sa vision, qui est le don de quelques-uns seulement.

Le moindre de ses croquis peut figurer

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dans les planches d'une histoire naturelle, et c'est en même temps de l'art le plus haut et le plus personnel. C'est un anato- miste, un botaniste, un géologue. Par quelques traits qui cherchent toujours la brièveté, la simplicité, l'expression, il des- sine des êtres A'ivants, des fleurs, des pierres. Il modèle des corps minuscules en une incomparable largeur de dessin. C'est un observateur exquis des actes et des sentiments, il n'est pas un copiste ba- nal, il pénètre, il juge, il reste lui-même, au point qu'il n'est pas un seul de ses ad- mirables croquis pris dans l'au jour le jour de l'existence, qui ne soit une révélation de son àme singulière, faite de fine malice et de haute poésie.

§ y. IIOKUSAÏ A LONDRES

Londres, 22 novembre 1890.

Au milieu de Londres, 148, New Bond Street, une exposition de peintures, dessins et gravures de Hokusaï est ouverte, grâce

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aux collections de M. S. Bing, dans des lo- caux et avec le concours de The fine art So- ciL'ly's. Il ne s'agit plus ici, comme à Paris au mois de mai dernier, dans les salles de l'Ecole de Beaux-Arts, de montrer une suite chronologique, un ensemble de gravures et de dessins japonais, depuis les origines in- fluencées par l'art chinois et les premières productions de l'école classique, jusqu'aux derniers dessins des derniers artistes. Le seul Hokusaï occupe la salle d'exhibition, et il pourrait en occuper bien d'autres. C'est un choix dans son œuvre, c'est un assem- blage de pièces diiTérentes choisies à toutes les époques de sa vie, et dans tous les genres s'est exercée son extraordinaire personnalité. Il faudra en venir à ces expo- sitions partielles pour faire naître l'idée exacte des œuvres individuelles, pour qu'on aperçoive que l'art du Nippon, en dehors des caractères généraux de la race, com- porte de profondes différences et d'infinies nuances, comme tous les autres arts. Toutes les hautes œuvres sont nées de sensations directes, profondément éprouvées devant la

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nature et la vie sociale, toutes comportent une vision caractéristique, une manière in- dividuelle, une irrécusable signature.

Ces décisives expériences, les artistes japonais achèveront de se révéler, je ne se- rais pas autrement surpris de les voir tenter à Londres si le succès de l'exposition de Hokusaï, très vif hier, jour de l'ouverture, allait s'accentuant. Pourquoi, après le maî- tre qui semble avoir clos, du sceau de son génie, l'existence artistique du Japon, pour- quoi ne pas montrer ses prédécesseurs et ses contemporains : Korin, Moronobou , Motonobou, Kounyoshi, Massa^-oshi, Kiyo- naga, Outamaro , Hiroshighé... et tant d'autres? A Londres, il ne serait pas diffi- cile de trouver des salles d'exposition et une critique attentive. A Paris, on peut croire, après l'exposition de la gravure ja- ponaise à l'Ecole des Beaux-Arts, que les visites ne manqueraient pas maintenant à des expositions fragmentées, l'on pour- rait voir et étudier à son aise les œuvres d'un seul artiste. AL Durand-Ruel, qui a montré l'heureuse persistance que l'on

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sait pour faire reconnaître l'art des im- pressionnistes, devrait bien installer un peu chez lui, dans une ou deux salles de la rue Le Peletier, les dessinateurs de l'Extrême- Orient.

En attendant, Hokusaï occupe les écri- vains d'art, les peintres et les amateurs de Londres. Sa gloire apparaît, comme un so- leil tardif, à travers le brouillard, son rire spirituel se fait finement entendre à travers le bruit de bataille de la tumultueuse ville. C'est un charme, en quittant la rue vio- lente, houleuse de foule, les cabs filent et oscillent comme des bateaux secoués par les lames, c'est un charme de trouver, dans le tranquille abri, le petit peuple en- fantin et narquois, souriant, subtil et puéril. Les contemplatifs s'accoudent et réfléchis- sent, pèchent à la ligne, fument leurs mi- nuscules pipes, regardent la dorure du so- leil sur le sommet d'une montagne. Les promeneurs circulent, la tête cachée sous les parasols, les artisans travaillent avec des gestes de drôlerie et des grimaces de

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bonne humeur. Les femmes passent, les unes vivaces, trottant menu comme des souris, les autres lentes et souples comme des couleuvres. Partout, ce sont de tendres images, des couleurs harmonieuses légère- ment indiquées, des profonds paysages dont les perspectives s'éloignent sous des ciels roses, des vagues contournées et mous- seuses, des levers de lune qu'un calme poète regarde, assis au frais d'une terrasse, des tombées de cascades bleues, des feuillages d'automne, de rouges érables, d'échevelés et somptueux chrysanthèmes... Au dehors, dans Londres, les locomotives mugissent, le mouvement de la rue s'accélère, la suie tombe.

On n'est pas choqué, pourtant, en sor- tant de ce refuge, par la différence de la vie et de l'œuvre d'art, qui éclate parfois si brusquement au sortir d'une exposition. Certes, la représentation de l'existence au Japon n'est pas en accord avec l'existeace de Londres. Toutefois, il y a un tel accent et une telle souplesse dans ces dessins de Hokusaï, que l'unité s'établit, que la vie

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semble reprendre et continuer au dehors. On vient de voir des Japonaises, on voit des Anglaises, et il semble que ce soient les mêmes femmes en marche, les jambes nerveusement projetées en avant, le souple buste en arrière, la tète doucement penchée. On peut, dès maintenant, après cette nouvelle présentation d'œuvres, affirmer que Hokusaï est un maître égal aux plus grands de Grèce ou d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne ou des Flandres. Il y a ici une série de dessins originaux , des portraits d'une fine précision, des silhouettes d'une grâce émouvante, des dessins qui ne crai- gnent aucune confrontation, qu'on peut pla- cer aux murs des musées et dans les car- tons de chefs-d'œuvre, avec les feuilles des- sinées ou gravées se lisent les noms du Vinci, de Holbein, de Rembrandt, de Goya.

§ VI. A PROPOS DE LA VENTE BURTY

19 mars 1891. On a vendu la bibliothèque, les estam- pes, les tableaux, aquarelles et dessins qui

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composaient la collection de Philippe Burty. Ensuite, c'est la mise aux enchères des peintures, des estampes japonaises, des objets d'art japonais et chinois. C'est à propos de ces dernières collections, s'était aflîrmé le goiît du critique d'art pour l'esthétique de l'Extrême-Orient, qu'il im- porte de faire une remarque et d'exprimer un regret. Il suflit de feuilleter les deux catalogues dressés par MM. S. Bing et Ernest Leroux pour reconnaître l'impor- tance des séries dispersées. Il y a là, sur- tout, dans cette collection Burty, établie par l'effort de toute une vie, contrôlée par un goût difficile, une histoire résumée des manifestations artistiques du peuple du Nip- pon, pendant plusieurs siècles. Les ama- teurs n'ont donc pas fait défaut. Un seul acquéreur n'apparaît pas : aucun représen- tant des musées nationaux n'a acquis une de ces œuvres précieuses qui appartiennent à l'art universel.

Si le budget des beaux-arts n'existe pas lorsqu'il se présente une occasion de ce

133 genre, on ne voit pas trop bien à quoi il peut servir. Si les fonds dont on peut dis- poser sont insuffisants pour acquérir de magnifiques dessins qui sont adjugés pour quelques centaines de francs, de merveil- leuses estampes qui trouvent acheteurs à cinquante francs et même moins, il faut le dire et expliquer une bonne fois comment sont employés les subsides votés par la Chambre... Mais, d'ailleurs, nous le con- naissons trop, cet emploi de fonds, et il n'y a, pour le connaître, qu'à visiter le stupé- fiant musée du Luxembourg, qu'à par- courir les listes d'achats annuels du Salon. s'en va toute cette peinture, s'en va toute cette sculpture, qu'on emporte par cargaisons, aussitôt le Palais de l'Industrie fermé.'' Vers quels mornes musées de pré- fectures dirige-t-on ces toiles prises dans le tas, celles-ci ou celles-là, qu'importe! sous quelles voûtes d'églises accroche-t-on les tristes peintures à l'eau bénite qui propa- gent la religion en faveur dans les bou- tiques du quartier Saint-Sulpice, au milieu de quels squares lamentables érige-t-on les

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174 guerriers, les nymphes, les allégories en marbre et en bronze, qui méritaient à peine le zinc et la mie de pain !

Pour encourager cet art-là, pour l'ins- taller sur les places publiques et dans les musées, on trouve de l'argent, on en trouve même beaucoup, et il n'y a personne pour surveiller et pour dénoncer ces pratiques, et pas un fonctionnaire des beaux-arts n'a un sursaut devant ces besognes ! On sub- ventionne n'importe qui, on fait droit à des centaines de demandes, et de grands artistes ont attendu pendant vingt ans, pen- dant trente ans, pendant toute leur vie, que justice leur soit rendue. Que dis-Je! ils ont attendu un peu d'équité, un peu d'impar- tialité, une heure de repos et de sérénité. On encombre les cathédrales, les hôtels de ville, les théâtres, tous les édiiîces pu- blics, de peinturlures quelconques, exé- cutées au mètre carré, et on ne peut pas acquérir la vraie œuvre d'art qui apparaît dans une vente et qui est immédiatement ravie par un amateur, ou par le représen- tant d'un musée étranger!

Pour s'en tenir à cette vente de Burty, après les rares estampes de Korin, d'Ou- tamaro, de Massavoshi, de Hiroshi^hé, elle a mis en vue une admirable collection de Hokusaï, qui est un des grands artistes de tous les temps et de toutes les natio- nalités, des kakémonos, des peintures ori- ginales, parmi lesquelles l'extraordinaire poisson de Mori Sosen. Et ni le Louvre ni la Bibliothèque nationale ne se présentent! Les laques, les objets en bois sculpté, en ivoire, en bronze, en argent, les armes, les gardes de sabres, sont offerts aux curiosités et aux convoitises, il y a des pièces uni- ques parmi ces dix-huit cents objets, et on ne profite pas d'une telle circonstance pour ouvrir une salle, pour installer au Louvre l'art prodigieux, si fort et si délicat, de la Chine et du Japon ^ !

' Depuis, cette installation a eu lieu grâce à MM. Cle- menceau et Bourgeois. L'art japonais, représente par deux belles statues de bois, est désormais au Louvre ailleurs qu'au musée de marine.

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XIII

SALON DE 1890

AUX CHAMPS-ELYSÉES à au CHAMP -DE-MARS

§ I. PRECHER VERNISSAGE

Les fêtes se multiplient. Deux vernissages au lieu d'un. Les plus exigeants devront se déclarer satisfaits. S'il pleut aujourd'hui, si les victuailles manquent aux restaurants, si les voisins de tables sont déplaisants, ce sera une revanche à prendre dans quinze jours, au Champ de Mars. Et même, si l'on pense tout à coup que l'on a été convoqué sous un prétexte d'art, si l'on s'avise de re- garder aux murailles, et si les œuvres mon- trées au Palais de l'Industrie apparaissent médiocres, on gardera l'espoir d'aubaines meilleures dans le Pavillon des Beaux-Arts

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laissé vacant par la disparition de l'Exposi- tion du Centenaire.

On s'est beaucoup préoccupé dans les milieux élégants et intellectuels de savoir si la disparition d'un certain nombre de peintres, dont quelques-uns sont à la mode, amènerait un changement dans les disposi- tions d'esprit du public, si les visiteurs ha- bituels déserteraient en masse l'ancien local pour le nouveau. On peut dès à présent se rassurer. Les habitudes ne se changent pas ici en un jour. Les journalistes que la du- reté des temps force à écrire des comptes rendus de Salons, et qui ont été machinale- ment retirer leurs cartes, ont pu voir par l'aftluence des quémandeurs et des quéman- deuses que l'annuelle solennité n^avait rien perdu de son prestige. L'empressement est le même, le désir de voir et de se faire voir est aussi exalté.

C'est un prétexte à sortie, à toilettes clai- res, à bouquets, à gaîté de vin de Champa- gne, et c'est l'important pour l'aimable assistance. Réellement, cette journée du 3o avril est un rendez-vous parisien

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l'on ne se préoccupe que très peu de vernis et presque pas de peinture. Pour les gale- ries où sont les dessins, pastels, miniatures, et pour la nef peuplée de sculptures, ce sont es fumoirs de l'établissement. Une telle /ndifférence a sans doute sa raison d'être, et si elle est peu flatteuse pour les sociétaires, du moins elle leur assure une clientèle fidèle.

Longtemps encore, quand même tous les hommes de génie exposeraient au Champ de Mars, quand il ne resterait que les mé- diocres aux Champs-Elysées, par un ata- visme invincible, semblable à celui qui con- duit les Parisiens sur le boulevard, les jours de carnaval, aux heures passait autrefois le bœuf gras, longtemps encore, on des- cendra de voiture devant le tourniquet établi à la porte du Palais de l'Industrie en i855.

Mais il s'agit là, dira-t-on, d'un public spécial qui n'a rien de commun avec la foule des jours suivants. Peut-être le public payant des matinées et des après-midi ordi- naires, n'aura-t-il pas les mêmes raisons d'envahir la maison, peut-être hésitera-t-il entre les deux établissements ennemis. C'est

i'39 peu probable. Il ira une fois au Champ de Mars, qui est loin, qui exige une locomotion bien combinée, le chemin de fer, l'om- nibus avec correspondance, le bateau mou- che ou hirondelle, et le terrible fiacre, jouent des rôles appréciables. Et puis, pour le pu- blic de tous les jours, les Champs-Elysées et les restaurants constituent aussi des attractions. On déjeune au buffet, et à la sortie on s'asseoit sur les chaises de la pro- menade, on fait le tour du l'ond-point, on monte jusqu'à l'Arc de Triomphe. Ce n'est pas rien.

De plus, un travail consciencieux se ré- vèle chez les visiteurs dès le lendemain du vernissage. Le tableau à sujet est re- cherché avec fièvre, avec âpreté. La moin- dre scène de genre est scrutée comme un rébus, les effets de drame et de vaudeville sont subis par les groupes compacts qui s'amusent réellement comme au théâtre. Or, le tableau à sujet n'est pas près de manquer au Palais des Champs-Elysées. JNlème, les émigrants du Champ de Mars feront bien d'en avoir quelques-uns, et de

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ne pas trop faire répandre le bruit qu'eux seuls monopolisent l'art pur. Toute l'ingé- niosité des organisateurs n'y ferait rien, les salles resteraient désertes.

Pour la critique, elle ne peut pas non plus être hostile à la dislocation de la So- ciété des artistes français. Au fond, pour elle, si vraiment elle cherche les manifes- tations d'art, les affirmations individuelles, il n'y aura qu'un Salon, elle ne se préoccu- pera pas de remarquer à quels panneaux seront accrochées les toiles. Pour le reste, discussions entre M. Meissonier et M. Bou- guereau, réunions bruyantes, discussions de statuts, réclamations de médaillés et de hors concours, c'est le fait-divers artistique aussitôt oublié que publié. Montrez-nous des œuvres.

§ II. LA CONVENTION DE LA PEINTURE

Ce qui est tout d'abord indiqué, c'est un jugement sur le changement causé par le départ des émigrants du Champ de Mars.

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La vérité, c'est qu'il s'agit surtout d'une déialcation de quelques œuvres indivi- duelles. Pour l'ensemble , il est à peu près ce qu'il était l'année dernière, et ce qu'il était Tannée précédente, et ce qu'il a été pendant une période de dix ans. C'est un Salon clair et moderniste, pourront dire encore les critiques qui passent volontiers sur la faiblesse des œuvres pour louer la cohésion et le progrès, la tendance à l'ob- servation et la préoccupation du plein air. Rien n'est plus vrai, et à ce point de vue, si les personnalités sont négligeables, cet amas de toiles vaut les amas antérieurs. A n"\^ pas regarder de trop près, si Ton se satisfaisait des courants d'idées et du goût d'imitation, si l'on estimait l'influence comme chose importante entre toutes, on pourrait passer outre au départ de Puvis de Chavannes, par exemple. Les pastiches de sa manière foisonnent. Des grandes toiles, ces pastiches sont descendus aux tableaux de chevalet. Gazin est également très admis et beaucoup veulent s'approprier Carrière. Les reflets de feux et les projections de

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lampes de Besnard luisent çà et dans diverses salles. PourManet, il A^a sans doute se partager entre les Champs-Elysées et le Champ de Mars. C'est lui surtout que l'on fusille, mais dont on fouille les poches, pour citer le mot Degas a résumé l'histoire du groupe à la fois si raillé et si influent.

J'avoue, pour mon compte, que toutes ces enrégimentations ne me touchent guère et qu'il me suffit qu'il existe un seul Manet et un seul Puvis. D'abord, il ne peut pas en exister deux. Quelque perfection qui soit apportée par le pasticheur, il y aura tou- jours un endroit au moins de son œuvre par lequel il se trahira pasticheur. S'il a conscience des travaux qu'il exécute d'après les autres, c'est un habile. S'il est incon- scient, c'est un sincère élève, un suiveur pénible. Dans les deux cas, il est en sous- ordre. C'est que l'on confond trop l'éduca- tion des arts du dessin et l'exécution même de l'œuvre d'art. Le courant national, ou le courant d'école, que certains réclament, c'est par l'éducation qu'il peut être créé, c'est en apprenant à voir et à dessiner à

143 l'enfant en même temps qu'on lui apprend à lire. Aujourd'hui, avec la nécessité de science et d'exactitude nous sommes, il n'y a que cette chance de faire naître un art français de ce temps comme il y a eu, pour d'autres raisons, un art grec, un art du moyen âge, un art du xvni" siècle, un art japonais.

S'il y a impossibilité dans ce sens, ou si l'utilité de tels groupements n'était pas dé- montrée, restons individuels et hâtons la venue de la complète anarchie artistique.

Les Salons n'auront pas été étrangers à l'établissement de ce terrible régime nou- veau d'une liberté sans limite et sans con- trôle, qui plaît à l'orgueil de l'homme d'aujourd'hui. Cette liberté, c'est un océan mouvementé et dangereux, les gros temps sont fréquents, la vague est traî- tresse et assaillante. Il faut qu'un bateau soit bon marcheur et fin voilier pour résis- ter au vent du large et à la mer démontée. Ceux qui survivent s'en vont allègrement dans la lumière, balancés au rythme des flots, avec l'espoir d'aborder un jour dans

M4 des havres sûrs. Mais combien de carcasses insuffisantes, d'épaves méconnaissables s'en vont joncher les lointains rivages de l'oubli? Le nombre de ces débris est infini, les cata- logues annuels semblent des livres s'in- scrivent régulièrement les désastres, les départs sont toujours marqués et rarement les arrivées.

Le chapitre des imitations, recommence- ments, plagiats, pastiches, comporte une bifurcation. On s'aperçoit parfois que ceux qui ont commencé par imiter les autres Unissent par s'imiter eux-mêmes. Ils ont découvert un lilon, ils ont acquis un cer- tain tour de main, le succès, un succès de récompenses de jury et d'attroupement de public, leur est venu pour une trouvaille d'expression, pour la mise en scène d'une anecdote. Et voilà que pendant toute leur vie, tous les ans, ils montrent sans se lasser cet arrangement colorié pour lequel ils ont été brevetés.

C'est la dominante des Salons, c'est ce qui a fini par les rendre insupportables à

i4) - nombre de gens. Qu'on ne se figure pas, en effet, que tout Paris se rue, comme le Tout- Paris, à la fête du vernissage et continue, pendant deux mois, à fréquenter les galeries et la nef, à pointer les numéros du livret jusqu'à complet épuisement du stock ex- posé. Il n'en est pas ainsi. De nombreux curieux des choses de Tintelligence fuient ces exhibitions, se refusent à voir une inté- ressante manifestation d'humanité dans cette monotonie, et, même, en ont conçu quelque aversion pour la peinture. Cette année en- core, si quelques exceptions vont contre leur colère ou leur dédain, trop de preuves sont à l'appui de leur opinion tour à tour malveillante et indifférente.

Prenez au hasard parmi les exemples qui abondent. Le premier qui vient sous nos yeux est typique. C'est l'exemple de M. Vibert. M. Vibert est célèbre pour ses cardinaux. Il s'est risqué un jour à dresser l'apothéose de AI. Thiers, mais il est vite revenu à ses sujets habituels, aux rouges dignitaires qu'il présente à l'aquarelle ou à l'huile avec des intentions malicieuses. Il

les recherche goutteux, gourmands ou égril- lards. On peut dire qu'il n'est guère de cadre de lui qui n'en contienne un, quelque- fois deux. Or, cette année, M. Yibert a en- trepris de souligner de ses ironies coutu- mières une scène du Malade unai^-mairc. Il n'a pas voulu renoncer pour cela au succès périodique, et il a inventé de vêtir Argan de la robe et de la pourpre cardinalices. Si le peintre avait seulement jeté les yeux sur les indications de costumes des person- nages de la comédie de Molière, il aurait lu ceci :

« Argan, malade imaginaire. 11 est vêtu en malade. De gros bas, des mules, un haut-de-chausse étroit, une camisole rouge avec quelque galon ou dentelle, un mou- choir de cou à vieux passements, négligem- ment attaché; un bonnet de nuit avec la coiffe à dentelle. »

Comparez.

Si ce Malade imaginaire de M. Vibert a d'abord été choisi, ce n'est pas pour la va- leur de l'œuvre, on s'en doute, mais à cause de cette typique opération de l'esprit du

1-17 peintre qui est bien visible et bien singu- lière. Des observations du môme genre peuvent être faites à chaque pas.

JNI. Gérôme a pris Thabitude de durs paysages dans lesquels il fait surgir des personnages ou des animaux plus durs en- core. Cette année, ce sont des antilopes poursuivies par un lion empaillé. On cher- che, et l'on aperçoit au loin ces antilopes qui courent. Elles peuvent fuir en flânant, revenir sur leurs pas, bondir légèrement sur leurs pattes frêles en jouant et tournant autour du roi des animaux. Le roi des animaux a été la victime du pinceau de M. Gérôme. Il lui a été jeté un sort : il est pétrifié pour toujours.

JNl. Jean-Paul Laurens a cru représenter les sept Troubadours et la fondation des Jeux floraux. Il a, une fois de plus, cos- tumé des piètres figurants, aptes à jouer des inquisiteurs et des hommes d'armes à Mont- parnasse ou à faire les flots dans les féeries, au Chàtelet. Et M. Jean-Paul Laurens a pourtant dessiné des pages compréhensives

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parmi ses dessins pour les Rc'cils des temps mérovingiens^ d'Augustin Thierry.

M. Julien le Blant s'attarde parmi les Vendéens, qui font, eux aussi, penser d'une façon invincible à du théâtre de mélodrame. C'est décidément le mélo qui est le grand pervertisseur des peintres d'histoire. Et aussi des peintres de modernité comme jNI. Pelez. Pauvre enfant! c'est le titre de son tableau^, qui fait songer aux petits ac- teurs-prodiges de huit à dix ans.

Des toiles de M. Jules Breton, c'est au contraire une influence de romance qui se dégage. Influence très visible dans la Lavan- dière, que nous vîmes déjà en glaneuse, en moissonneuse, en promeneuse des champs, en révasseuse de crépuscule, et dans les Dernières Jleiirs, des chrysanthèmes sous la neige, ce qui était un joli et subtil tableau à faire.

M. Benjamin Constant a fait voisiner chez Eugène Carrière son Beethoven de la Sonate au clair de lune. Mais il se retrouve lui-même avec Victrix : une femme nue, de physionomie coquette, couchée sur le dos,

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et qui saisit un sabre. Si c'est pour tuer le papillon qui voltige au-dessus de sa tête, l'effort est peut-être excessif.

De M. Lobrichon, des enfants.

De M. Luminais, des Gaulois.

De M. Schenck, des moutons surpris par la neige.

De jNI. Desgoffe : Casque circassien, poire à poudre orientale, agates et cristaux. Ici, le travail aux résultats antipathiques a été puéril et attentif. Une patience sans fin se révèle dans ces clous et dans ces ciselures, dans ces pierres précieuses qui toutes étin- cellent également. L'habitude, après tout, est encore plus grande que la patience. Il y a des années et des années que M. Desgoffe nettoie ainsi les cuivres et les cristaux comme s'il s'agissait de boutons de sonnet- tes et de boules d'escalier. Il y a des exis- tences qui ont vraiment touché le fond de l'ennui.

jNI. Vollon, cette fois, n'a pas été très

prudent en envo^'ant ces meules en même

. temps que cette citrouille et ce chaudron.

11 fait apercevoir que le chaudron est mol-

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lement peint, il fait naître des doutes sur toute sa batterie de cuisine, car meules et chaudron sont de la même pâte, et les meu- les, épaisses, sans lumière, sont en crème, en beurre, en moutarde, en tout ce que Ton voudra de gras, avec une fonte et un cou- lage probables.

Chez M. Bonnat, par contre, aucune mol- lesse. Plus il va, plus les crins de ses brosses se raidissent, plus les modelés des ph3^sio- nomies qu'il attaque se bossèlent en zinc, plus les vêtements se durcissent en stupé- fiantes carapaces. M. le Président de la Ré- publique et M'"^ la vicomtesse de C... sont peints avec la même inflexibilité, ils ont les cheveux du même noir, la chair du même métal. Il n'y a de différences que pour les fonds. La vicomtesse a été placée en avant d'une fournaise, et c'est dans un milieu glauque, devant un bureau sérieux^ qu'a été installé M, Carnot.

jNl. Bouguereau... Mais c'est devenu trop une mode que de s'attaquer à M. Bougue- reau. M. iSleissonier lui-même s'en est mêlé. L'abstention est donc possible.

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Eji batterie, artillerie de la Garde, régi- ment jnonte\ c'est le tableau de M. Détaille, et c'est un fragment très réussi de pano- rama. On pourrait continuer le sol sur le plancher de la salle avec de la vraie terre, et semer quelques vraies cartouches.

De M. Worms, un Récit du torero.

Et pour finir cette série, une figure de M. Henner qui a été intitulée Mélancolie, avec intention, il est permis de l'espérer. Si cette figure familière, aux chairs fondantes, à la chevelure rousse, aux lèvres rouges, est un symbole, si elle est chargée d'exprimer un jugement sur le défilé mystificateur de ces dernières années, si elle constitue une conclusion, enregistrons cette mélancolie compréhensible, mais appréhendons de la voir revenir en Madeleine, en Salomé ou en Hérodiade, l'année prochaine.

Des objections de même ordre, avec des nuances, pourraient être faites à beaucoup d'autres triomphateurs, des anciens et des nouveaux : à jM. Chaplin, dont telle figure garde toutefois un charme de jeunesse, à M. Lucien Doucet, qui a caressé un

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jour un portrait si alangui et si meurtri de femme au retour du bal et qui paraît s'é- prendre maintenant de la peluche et du satin, à M. Raphaël Collin, qui ne paraît plus donner que des morceaux de ses grandes toiles de verdure pâles et de chairs blondes d'autrefois.

Les paysans, maraîchers, endimanchés, vêtus de drap, tels que les peignent MM. Buland, Brispot, d'autres encore, lourds trompe l'œil, personnages photo- graphiques, s'éloignent de l'art tout autant que les fades figures, et le vrai vulgaire s'en va rejoindre le faux distingué.

§ III. TOILES GRANDE LARGEUR

Il faut en venir à la grande peinture, aux énormes décorations, aux œuvres qui pré- tendent à installer du style aux plafonds et sur les hautes murailles. On pourrait s'en tenir aux toiles de M. de Munkacsy et de M. Jules Lefebvre. Du premier, voici le Plafond pour le niiisce de V Histoire de

1)3 l\jrt à T 'icjine ; allepçoric de la Renaissance italienne. Ceux qui avaient conservé des illusions sur l'artiste austro-hongrois après la mise en scène de chez Sedelmeyer, et qui ne les avaient pas encore perdues Tan dernier, à TExposition universelle, seront bien forcés de se rendre, cette fois, devant cette composition désordonnée et hési- tante, où tout se disloque et tous les ar- rangements de convention apparaissent. Le pape, naturellement, regarde un projet, des peintres et des sculpteurs célèbres dres- sent leurs bustes au-dessus d"une balus- trade. II y a dans l'air des rouleaux de parchemin, des palettes et des trompettes. Des Renommées volent à travers des co- lonnades. Edifice en papier peint laborieu- sement élevé. Plafond véritablement tout indiqué pour un Palais du. Poncif.

L'autre grande toile est de M. Jules Le- febvre. Il suffira peut-être d'en donner la description telle qu'elle figure au catalo- gue.

« Lady Godiva. C'était la femme de Lœfric, comte de Coventry; timide comme

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154 un agneau, douce comme une colombe. Sa chasteté était sans tache et sa pudeur scru- puleuse. Un jour que les habitants de Coven- try suppliaient le comte Lœfric de lever des impôts accablants qui les plongeaient de- puis longtemps dans la misère, elle inter- céda pour eux. « De par Dieu, s'écria le dur guerrier, je ne remettrai aucun des impôts que vous ne vous alliez promener à cheval, nue comme l'enfant qui vient de naître, d'un bout à l'autre de la ville. » Il pensait ainsi émettre une condition impossible. Lady Godiva l'accepta : « Je ferai ce que vous dites, répliqua-t-elle, s'il le faut pour sau- ver ces pauvres gens. » Lœfric, très marri de son imprudence, ordonna qu'au jour de l'épreuve on ne mît pas le pied dans la rue, qu'aucun œil ne s'y abaissât, mais que tous restassent dedans, portes closes et fenêtres barrées; et que quiconque hasarderait sur sa femme un regard indiscret serait puni de mort. »

Pour ne faire qu'une seule objection à M. Jules Lefebvre, comment a-t-il pu con- cevoir l'idée de donner cette attitude de

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coupable tressaillante à la chaste Godiva ? Par la seule réponse qu'elle fait à son mari, elle se révèle absolument calme et candide, et c'est en une attitude de douceur impas- sible qu'elle aurait dii nous apparaître. Mais qui ne voit que cela est bien indifférent, qu'on n'a pas le temps de scruter les légen- des, et que M. Jules Lefebvre s'est dévoué pour exécuter une des attractions du Salon compromis par quelques défections. De même que dans le portrait de femme qu'il expose dans une autre salle, il se montre couturier expert, de même, ici, il s'aftirme anecdotier susceptible d'attirer la curiosité, s'il ne peut susciter une émotion. Il a su être aimable et un peu inconvenant, juste ce qu'il fallait pour plaire à la fois au pu- blic du vendredi et à celui du dimanche. 11 a donné l'idée du déshabillé, mais il est resté juste dans la mesure, et il sera récom- pensé de ses efforts par un grand succès de spectateurs et de reproductions photogra- phiques. Le comte Lœfric a su faire ren- trer les habitants de Coventry chez eux, mais il n'avait pas prévu le peintre de 1890

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et les visiteurs du Salon de peinture. Voilà cette lady Godiva, blanche et molle comme un godiveau, bien affichée.

M. Maignan a violé ou cru violer un au- tre mystère, celui des profondeurs océani- ques. 11 nous fait assister à la Naissance de la perle, avec une profusion de pierres, de poissons, de zoophytes, de crabes, d'algues. C'est un peu gros de peinture, très peu fluide et très peu mystérieux. Si le fond de la mer est maçonné de cette manière, mieux valait nous laisser nos illusions.

La Fleur dtn?ial, de M. Henri Martin, est plus délicate et plus étrange. Elle est pres- que peinte au pointillé, si mes yeux ne m'abusent, dans une gamme de douce gri- saille. L'attitude de cette svelte et bizarre fille est osée, et les lignes sont jolies et graciles. Mais elle tient à la main une vul- gaire pensée des pelouses de nos jardins : il devient décidément difficile d'inventer une fleur du mal inédite.

M. Cormon n'a pas envoy de grande toile, mais avec un portrait intelligemment disposé de M"'^ B,.. il a encadré une esquisse

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de la Bataille de Graves^ qui est peut-être bien l'embryon d'une grande toile. Telle qu'elle est, cette bataille de Graves peut passer pour une revanche de la Salamine du même peintre. C'est une mêlée, plus qu'une bataille, une confusion de cris, de horions, bouches qui crient, mains qui frappent. Et encore, et toujours, de durs portrai- tistes, des tableaux pour des régiments, des gardes-françaises serrant la main à des offi- ciers de la ligne, et des scènes exotiques en quantité, ressouvenirs évidents de l'Orient de l'Exposition, esplanade des Invalides, Kampong javanais, rue du Caire.

§ IV. DEUX NOCTURNES DE WHISTLER

A travers les salles qui donnent la sensa- tion d'avoir déjà été traversées, les yeux levés sur des peintures identiques ont la joie de se trouver brusquement en face des deux tableaux de Whistler :

Nocturne en bleu et argent.

Nocturne en noir et or.

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Celui-là est toujours lui-même et pour- tant ne se répète pas à la façon des autres. Chaque fois, on perçoit une sensation diffé- rente, une étude attentive. Les vrais ar- tistes, peintres ou littérateurs, parlent sans cesse le langage qu'ils ont choisi et adopté, mais ils l'emploient à dire des choses di- A'erses, ils sont toujours en éveil et en progrès. Les spectacles enclos en ces deux cadres sont vraiment aussi opposés, aussi antithétiques que les titres qui leur ont été donnés.

Dans le premier, le Nocturne en bleu et argent, une jetée s'avance au-dessus d'une eau d'un bleu pâle. Des personnages vont et viennent, ils sont d'un noir transparent, leurs vêtements plus clairs sont des taches livides. Ils bougent réellement, ils se sil- houettent en ombres mouvantes. Sur l'eau, des bateaux se profilent en coques et en mâtures, striés de feux rouges, jaunes, bleus, blancs. Une pluie d'étincelles espa- cées tombe. Des collines, au fond, montent devant le ciel. La nuit est claire, elle n'est

l'O assombrie que par les fantômes de barques et les étranges promeneurs de la jetée, si impalpables et si actifs.

Le Nocturne en noir et or s'élabore au- dessus des pelouses, autour de chevelures d'arbres, au long d'un haut édifice. Des feux courent au ras du gazon, tombent en pluie lumineuse à travers les feuillages, dorent les tours entr'aperçues, trouent l'obscurité. Des voiles de deuil s'entre-croisent, de déchi- rantes lueurs traversent l'espace, le sol frissonne, devient phosphorescent, d'une lueur A^erdàtre. C'est infiniment délicat et tendre. Par un prodige de sensitivité et de virtuosité, la nuit reste despotique et mys- térieuse tout en étant clarifiée et pénétrée de lumière.

Une de ces délicieuses et profondes vi- sions est bien placée, aussi bien qu'elle peut l'être dans la cohue des toiles. Des œuvres de ce genre veulent être isolées, exigent d'être contemplées à loisir dans des conditions d'entours, d'éclairage, d'atmosphères, très chosies et très particulières, ^lais on n'a pas

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daigné faire au Nocturne en noir et or les honneurs de la cimaise, et il faut s'acharner pour trouver un angle de vision qui permette d'apercevoir ce second chef-d'œuvre.

§ V. FAXTIX-LATOUR. KEXOIR.

En même temps qu'un pastel : Le Jui>'e- ment de Paris, et trois lithographies : Hé- lùjie, L'immortalité, La G/o/re, F antin- Latour expose deux portraits de femmes, le Portrait de iVi"" S. Y..., le portrait de A/"'* L. G... La femme est coiffée pour une soirée, vêtue d'une robe décolletée, étoffe solide et somptueuse tramée de colorations sourdes. La brosse du peintre a tissé le cos- tume en souples traînées de vert et de sou- fre, La poitrine, les bras nus, jaillissent en chairs robustes et reposées. C'est l'apparat moderne, le repos dans le plaisir, la chair tranquille et sereine. La profondeur de sen- timent, le jugement sur l'existence -sont marqués au visage fier et réfléchi. La jeune fille, en blanc verdàtre, en ornements d'un

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rouge doucement rouillé, col montant, cha- peau qui ombre le visage, a le charme de la naïveté intelligente et de l'éveil pensif. La bouche fermée et le regard direct sont en délicieux accord. Fantin, une fois de plus, s'aftîrme, en son autorité discrète, coloriste caché, dessinateur d'une force assouplie, peintre du caractère de la jeune fille et du caractère de la femme.

Le tableau de Renoir est aussi mal placé que possible. Il a fallu le découvrir, d'a- bord dans le dénombrement du livret, puis au haut de la muraille il a été accro- ché. Les jurés qui ont accepté la mission de recevoir et de classer les envois, n'ont pas pu se résigner à faire les honneurs logiques de la cimaise à cette toile lumi- neuse. Ils ne savaient pas, sans doute, que l'artiste qui consentait à leur examen est un des rares et des personnels de ce temps, un des maîtres d'aujourd'hui et de demain, et ils l'ont traité en débutant, en postulant de mention honorable.

Cette réunion de fillettes : Portraits de

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J\i""j\/..., est pourtant parmi les quelques ceuvres exceptionnelles qui sont l'honneur et le charme cie ce Salon presque désert. L'aînée, assise devant le piano, laisse sa main errante au clavier, et lève vers le vol d'une fugitive mélodie un visage de rêverie in- quiète. La seconde, les doigts frôlant les cordes d'un violon, projette en avant son jeune corps en une marche rythmique. La plus petite, appu3^ée des deux mains au piano, écoute les préludes, promet son at- tention et son émotion enfantines au con cert des deux sœurs, "fout le tableau est en vives lueurs, en subtils reflets. Le meu- ble, les fleurs rouges et jaunes, le cahier de musique, les courtes robes blanches, la longue robe blanche à pois bleus, la chair des visages, des mains menues, des jambes nues, les cheveux blonds et légers, les yeux bleus d'un bleu de violettes, les pieds impa- tients chaussés de hautes bottines, ou trans- parents sous le bas de soie dans les souliers plats découverts, tout est en harmonie de lignes et de couleurs. C'est un poème inti- me des mouvements instinctifs de l'enfance

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et des commencements de joies intellec- tuelles.

§ VI. LE BOTTIN DE LA PEINTURE

Des peintres intimistes, il en est beaucoup par les étiquettes, il en est quelques-uns en réalité. Ils ne révèlent pas pour cela la vie intime dans un absolu de vérité et de beauté, Celui qui sait exprimer par une toile la liai- son entre son intellectualité et le monde extérieur, quand cette intellectualité est haute et puissante, ou fine et distinguée, quand le monde extérieur a été vu dans la grandeur des formes et dans l'harmonie atmosphérique, celui-là a touché au but suprême de l'art, il est un maître, et les maîtres sont rares. Ils ne se rencontrent pas à chaque instant dans les Salons an- nuels. Il y en a eu et il y en a pourtant. J'ai nommé Whistler, Fantin-Latour, Renoir. C'est ici l'explication d'opinions et de si- lences qui seront peut-être trouvés sévères et hors de propos. En vérité, Je n'ai aucune

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raison d'être dédaigneux, et la sévérité n'est pas mon fait. Je ne suis qu'un passant, épris d'art et se promenant dans des galeries ou- vertes à tous. Je ne suis guidé dans mes recherches que par le désir de découvrir une œuvre individuelle, et malgré moi, en regardant ce qui est exposé, et en essayant de me formuler à moi-même une opinion, une préoccupation parle plus haut que toutes les autres : celle de savoir laquelle de ces toiles restera, sera retenue par les vivants qui viendront après nous, pourra venir prendre sa place dans un musée et y vivre de la douce et rayonnante vie des chefs- d'œuvre.

Certes, ce sont de mauvaises dispositions d'esprit pour visiter ces salles remplies au petit bonheur par le vote de quelques per- sonnes fatiguées du défilé monotone, levant machinalement leurs cannes et leurs para- pluies, pensant obstinément aux noms qui leur ont été recommandés. Mais qu'y faire? Cette méthode que j'emploie en vaut bien une autre. Je ne nie pas l'habileté et le savoir-faire, je constate les pensées à fleur

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de tète, ringéniosité, le faux esprit qui con- çoit un tableau comme un mot de la (in, le mot pour le mot, sans rien dessous, une nouvelle à la main compliquée de calem- bour. Je vois des imitations, des pistes sui- vies, je vois beaucoup d'arrangements qui n'ont aucun rapport avec l'art, qui ne com- portent ni la science de la vie ni la belle ima- gination passionnée. Je vois tout cela, et je le dis avec infiniment de réserve. Je ne dé- finis guère les tendances déplaisantes, les instincts antiartistiques, les roublardises sociales, que par les œuvres prétentieuses et nulles de quelques arrivés. Ceux-là sont des membres de l'Institut, des dirigeants d'écoles, chamarrés de décorations, criblés d'ordres étrangers, accablés de commandes, ce sont des chefs d'usines au fonctionne- ment régulier, expédiant les produits par bal- lots, couvrant le monde de leur toile peinte. Leurs noms prononcés donnent immé- diatement à l'esprit les idées de négoces considérables, de commerces prospères, de maisons solidement établies qui font vivre tout un actif personnel.

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Certains sont d'opulents boutiquiers te- nant les objets de piété, les images mysti- ques, les Vierges aux yeux baissés, les saints auréolés, les Pères éternels à barbes blan- ches, les adorations de mages, les Passions, les Résurrections. Invinciblement ils font songer aux devantures du quartier Saint- Sulpice, se déroulent les chromolitho- graphies, où reluisent les ostensoirs.

D'autres sont des fournisseurs de mai- ries, d'hospices, d'écoles.

D'autres sont des tailleurs, ils coupent à plein drap, ils chiffonnent l'étoffe, ils la plient, la cassent, la font miroiter, l'agré- mentent de dentelles, de passementeries, ils surgissent autour des personnages de leurs tableaux, un mètre à la main, un crayon à l'oreille, prenant des mesures, faisant va- loir l'elbeuf, le tout laine, le revers de soie, parlant de la dernière mode, exhibant des gravures, faisant tourner l'employée-man- nequin devant la cliente mondaine.

D'autres encore sont des restaurateurs, et d'autres des épiciers. Ils installent des tables, mettent des bouteilles de vin dans

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des seaux de glace, ordonnent un dessert, biscuits, poires, raisins secs, pruneaux, couvrent le puant camembert d'une cloche.

Et des légions de notables commerçants accourent, réclamant leur place au Bottin de la peinture :

des fournisseurs d'équipements mili- taires,

des menuisiers,

des tapissiers,

des fleuristes,

des surveillants des halles et marchés,

des marchands de chevaux,

des coupeurs de chats,

des bonnes d'enfants.

Quelques-uns de ces grands magasins, de ces vastes entrepôts, de ces entreprises d'exportations, auront été signalés dans ces pages modérées. Il faut bien s'en prendre aux responsables et aux heureux. Pour la cohue qui les suit, il sied de la respecter en bloc, de lui conserver un clair-obscur d'ano- nymat. Sans doute il en est, parmi cette foule, qui n'ont pris la peinture que comme un moyen de parvenir et qui font anti-

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chambre, non pour la gloire, mais pour le succès. Mais le nombre est grand aussi de ceux qui croient à leur vocation, et il serait bien inutile, et peut-être bien cruel, de chercher à les désillusionner. Tous peuvent être laissés en repos. La vie est dure à vivre, une tiède aisance est difficile à gagner. Peu nous importe que les paque- bots emportent tous ces cadres, que tous les salons bourgeois recueillent ces tableaux à sujets. Il faut reconnaître le droit à l'exis- tence de tout le monde, même des élèves- femmes de chez Julian, qui ont excité tant d'irascibles. Le malheur, c'est que les médiocres empêchent les gens de talent de gagner leur vie et la vie des leurs. Le champ de bataille est obstrué, la lutte devient de plus en plus âpre et confuse. Ceux qui ont quelque chose à dire s'usent dans une opi- niâtre production méconnue, ou se perdent dans le rêve. Les autres, ceux qui exécutent mécaniquement, donnent tous leurs efforts au placement de leurs marchandises parées pour le client. C'est la marche du monde. Mais j'ai parlé de peintres intimistes, il

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faut en indiquer quelques-uns. D'abord, pour aller à un nouveau, JM, Charles Mau- rin. Non dans le portrait d'homme qui est durement découpé, sans compensation d'ex- pression. Mais dans le portrait de femme, une femme qui va sortir de chez elle, qui boutonne ses gants, et auprès de laquelle une bonne s'empresse. Aucune dureté, seu- lement de la précision et de la douceur, un rayonnement de lumière dans les yeux d'un gris vert au regard direct, une tiède délicatesse dans la main gantée et dans la main nue. M. Charles Maurin sait les plans d'un visage, l'habituelle légère moue d'une bouche, le lisse d'une chevelure, le fin ré- seau de veines des tempes, et il sait enve- lopper ses silhouettes exactes d'une claire, froide et lo3^ale atmosphère qui rendra re- connaissables ses toiles artistes et véridi- ques.

Ensuite :

De M. Amand Gautier : La première le- çon, un groupe sans affectation de pose, sans souci de théâtre, deux femmes bien enfermées chez elles.

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De M. Mettling : une Tète dliommCy vivante dans la pénombre. Le regret à ex- primer, c'est que ce buste ait été costumé en chef de reîtres. Le peintre devait donner l'idée, sans buffle et sans hausse-col de fer- blanc, que ce moderne pouvait avoir une âme de chercheur d'aventures, de guer- ro3'ant de hasard, déterminé et grave.

Et ces titres de tableaux pris en notes :

La Lampe y de M. Dillon.

Portrait de M""' A..., de M. E.-R. Mé- nard.

Portrait Je ^f..., de M. Rachou.

Dessert et ALx pèche, de M. Fouace, des oranges, des raisins, des prunes, des cre- vettes, des coquilles de Saint-Jacques, d'un travail qui exprime surtout le gras, le mouillé, le mûri des choses.

LWbsejite, de j\L Ewen, est fantasma- gorique d'une façon puérile. L'ombre de la grand-mère et la chaise jouent un ca- che-cache pour intriguer et amuser le pu- blic. Mais les vivants sont peints avec une parfaite dextérité sentimentale. Cette dexté- rité est d'ailleurs frappante chez nombre

lyi - d'étrangers. Ils sont adroits à enfermer une atmosphère brillante dans les chambres closes, ils savent faire reluire le parquet, étinceler la lampe de cuivre, filtrer une lu- mière couleur d'eau à travers les vitres ver- dàtres à fonds de bouteilles, égayer un re- bord de fenêtre du rouge fleurissement des géraniums. Quelques marques ont été faites sur le livret à ce propos :

Des Baigneurs, de M. Bunny, qui est Australien.

L.T Soupe^ des éreintés de travail qui mangent en affamés dans une chambre aux meubles peints, de ]M. Wentzel, qui est Norwégien.

La Jeune JiHo aux ffc'raniums, de M. Wal- ter Gay, qui est de Boston.

Le Fortran de M'^' F..., du violet, du blond, des ténèbres, de M. Guthrie, qui est d'Ecosse.

La Promenade dans le parc et r Attente^ une robe noire, une robe blanche, des pa)'- sages qui s'évaporent, de M. W. Lee, qui est d'origine anglaise.

La Classe manuelle et La Partie de

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cartes, de M. Richard Hall, qui est Fin- landais.

Un très expressif portrait d'homme, de M. Bendheim, qui est Berlinois.

Le Soir en février, de M. CauUvine, en Suède.

Rustic Grâces, de M. Christie, second Ecossais.

Les Sœurs, un tout petit tableau, deux vieilles chuchotent, de M. Kooreman, à Leyde.

§ VII. DEUXIÈME VERNISSAGE

Le décor extérieur de ce deuxième ver- nissage ne vaut pas, à beaucoup près, l'ar- rangement de verdures et la douceur de promenade des Champs-Elysées. Les car- casses restées debout de la fête de l'Exposi- tion sont suffisamment mélancoliques. En revanche, l'intérieur est fort bien aménagé, et la lumière est de meilleure qualité qu'au Palais de l'Industrie. Les galeries du res- taurant Sapin n'ont pas l'accueil aussi aima-

17) ble que les jardins fleuris de Ledoyen, mai- il est bien probable que la cuisine est h même et que les saumons seront noyés dans une identique sauce verte. Les conditions de succès se contre-balancent donc, et le public parisien, avide de premières repré- sentations, se réjouira des deux vernis- sages.

Tout de môme, deux Salons, cette année, après la peinture et la sculpture interna- tionales de l'année dernière, après les kilo- mètres de cadres et de socles que la critique a mesurer, cuber, inventorier, deux Sa- lons, c'est peut-être beaucoup, et l'on a pu voir errer tous ces jours-ci des journalistes aux visages consternés, on a pu entendre des lamentations d'esthéticiens sur les dents. De janvier à juin, en effet, la peinture ne désarme pas. Partout il y a une appa- rence de cimaise, le tableau, le pastel et l'aquarelle s'installent. Partout il y a un couloir qui peut jouer la galerie, un tour- niquet fonctionne, un catalogue se débite, des dames s'asseoient en rond, des mes- sieurs prennent des notes. Il paraît que

174 cette prise de possession de la ville par Tarmée des peintres n'était pas encore assez complète. Les gros bataillons qui campaient aux Champs-Elysées se trouvaient à l'étroit dans les chambrées du Palais de l'Industrie. Serrer les rangs devenait difficile, le coude- à-coude était irritant. Les locaux du Champ- de-Mars, vides depuis le mois de novembre, pouvaient être emportés par une expédition hardie sur la rive gauche. Quelques-uns se sont décidés à tenter l'aventure.

Il y a eu de fortes discussions à ce pro- pos. Pendant quelques semaines, le monde artiste a tenu des réunions, prononcé des discours, polémiqué, élaboré des règle- ments. Le prétexte avait été la ratification des récompenses jetées comme des dragées de baptême aux exposants de la fête du Centenaire de 89. Décidément, les hors- concours devenaient une puUulation irré- frénable, le flot de l'huile montait comme une marée d'équinoxe.

C'est alors que les graves déclarations patriotiques furent émises, que l'action ci- vilisatrice et le renom de politesse de la

^75 France furent invoqués en phrases émues et solennelles. Les prétentions et les inté- rêts se mirent à l'abri derrière l'agaçant chauvinisme, plus hors de propos que jamais. La transaction se fit de plus en plus difficile. Des paroles aigres, prononcées de part et d'autre, révélèrent de puérils des- sous d'élections, des fonctionnements de jurys favorisant indistinctement les maîtres et les élèves, les artistes et les amateurs. La réception en masse de tout le personnel féminin des ateliers établis çà et en suc- cursales de l'Institut et en arrière-boutiques du Salon avait surtout le privilège d'exciter l'irascibilité des dissidents. Ce travail d'ou- vroirs leur était antipathique, ils se refu- saient, pour leur compte, à favoriser l'ex- tinction du paupérisme féminin, ils ren- voyaient tout ce personnel en perpétuelle augmentation aux ateliers de modes et de couture, aux imprimeries, chez les fleuris- tes, partout les petites mains sont de- mandées, et les fillettes de Paris tra- vaillent en grands tabliers et se nourrissent de déjeuners de crudités et de vinaigre.

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Que les séparatistes aient eu raison ou non, que les querelles latentes aient été poussées jusqu'à l'exaspération par les con- flits des personnalités de MM. Bouguereau et Meissonier, l'un représentant la Reli- gion et l'autre la Grande Armée, ce n'est pas, après tout, une de ces questions qui doivent troubler un peuple et alarmer les consciences.

Il n'est pas nécessaire de prendre parti dans cette bataille, de se faire le champion d'un camp, il y aurait injustice à procla- mer excellent ou détestable ce qui est ici ou ce qui est là, à affirmer au public que la meilleure peinture reluit aux Champs- Elysées ou au pied de la tour Eiffel. Il n'y a qu'à entrer dans les magasins concur- rents, qu'à examiner les produits mis en montre, qu'à constater le chef-d'œuvre, s'il se présente.

Aux Champs-Elysées, il y a Whistler^ Renoir, Fantin-Latour.

Ici, au Champ-de-Mars, l'œuvre de Puvis de Chavannes, toute de sérénité et de lu-

'Il mière, conquiert radmiration et donne l'idée de la survie. Inter Arles et Natu- }'jj?i, c'est le titre de ce panneau destiné à l'escalier du musée de Rouen.

Et aussi, Eugène Carrière, en six toiles qui sont des visions de réalité émouvante et d'intelligence supérieure, exprime ses sensations d'existence et ses vouloirs d'ar- tiste. Le Sommeil, surtout, restera comme une des plus belles conceptions et des plus magnifiques réalisations de l'artiste.

De telles pages sont forcément isolées dans une exposition de ce genre qui est tou- jours un carrefour d'art. Il reste, après les avoir vues et revues, à faire des constata- tions de talent, d'habileté, à reconnaître des bons vouloirs et des scrupules dans des por- traits et dans des paysages.

L'imitation, d'ailleurs, règne ici comme aux Champs-Elysées. Le même panneau, sont espacées quatre ou cinq toiles du même peintre, montre les spécimens les plus divers, les preuves les plus concluantes de la faculté d'assimilation. Dans un côte-à- côte fraternel, c'est le paysage à la Cazin,

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un effet de Besnard, un portrait genre Bon- nat ou Carolus Duran, une réduction de Puvis de Chavannes, une scène inspirée par les peintres des pa3's du Nord. Cette fabri- cation est véritablement stupéfiante. La fausse mondanité continue aussi à envahir les cervelles. Les envois de MM. Duez, Bé- raud, et de tant d'autres, parmi lesquels AL Sargent surtout s'affiche, sont fort ren- seignants à ce sujet. L'art se retrouve dans les envois nombreux de Ribot, dans deux toiles d'Israëls et de Liebermann, dans les por- traits de femmes au pastel de Louis Anque- tin, dans la série des dessins d'observation et de philosophie exposés par Forain.

La sculpture, qui vaut un chapitre étendu et qui l'aura, est représentée par des œu- vres de Constantin Meunier, Dalou, Des- bois, Michel-Malherbe, Lenoir, Devillez, Ringel, Mme Besnard, Mme Cazin, Baf- fier. Rodin a envoyé une statue de vieille femme, un bronze stupéfiant de vé- f'ixé et d'audace, d'une expression incom- parable et le grand artiste a exprimé

179 sur la vie le jugement le plus hautain et l<r plus douloureux.

§ VIII. LES PAYSAGISTES

l'out à l'heure, énumérant les genres de peinture qui peuvent donner le change et faire croire à de commerciaux établisse- ments, à des emmagasinements de denrées journellement achetées et revendues, avec bénéfices, les paysagistes ont été omis. Ils occupent néanmoins une place énorme dans le dénombrement.

Eux, ce sont les rustiques travailleurs, les hommes des champs. Ils se subdivisent en journaliers, en fermiers, en grands pro- priétaires terriens. Les commençants, ceux qui s'en vont avec leur déjeuner dans un bissac et un outil à la ceinture, se con- tentent de pousser une charrue, de creu- ser des sillons, d'ensemencer un champ, de le sarcler, de récolter des légumes, de couper le blé, de vendanger, de ranger les fruits dans des paniers. Les fer-

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miers exploitent de vastes domaines, ils s'entendent à diriger des attelages, à en- granger le blé, à rentrer le foin, à engrais- ser les bètes aux gras pâturages, à traire les vaches. Ils possèdent les guérets jusqu'à l'horizon, des vergers blancs et roses de fieurs, chargés de fruits. Les espaliers plient sous les abricots et les pêches. Ils combattent opiniâtrement le phylloxéra dans leurs vignes agrippées aux coteaux pierreux. Ils gaulent les no3^ers, ramassent les châtaignes, recueillent le bois mort. La terre est pour eux d'un bon rapport, ils l'exploitent sans cesse, ils y viennent, y re- tournent après avoir vendu leurs produits à la ville. Ils peuvent devenir un jour de grands propriétaires, on leur concédera les immenses étendues, des morceaux de dé- partement. — Les champs seront à eux, et avec les champs, la forêt, la montagne, la rivière, le fleuve, l'étang, le lac, le lai de mer, la mer elle-même, et le vent qui passe, et l'espace qui se clôt dans la brume et s'agrandit dans la lumière, et tout ce qui pousse, toutes les plantes, tous les arbris-

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seaux, tous les arbres, et tout ce qui mar- che, rampe, vole, nage, les quadrupèdes, les reptiles, les insectes, les oiseaux, les poissons.

Toutes comparaisons terminées, le pein- tre paj'sagiste apparaîtra à de nombreux hommes des villes comme Tètre le plus heureux de la civilisation actuelle. On peut avoir d'autres goûts que le goût de la cam- pagne, mais on reconnaîtra que s'il y a des citoyens libres, affranchis autant que pos- sible de toute charge sociale, ce sont les paysagistes. Ils sont inscrits au rôle des contributions, s'ils ont un logement et un atelier, mais rien ne les empêche de vivre perpétuellement à l'auberge, en campe- ments rapides si le pays ne leur plaît pas, ou en campements sédentaires, s'ils trouvent la contrée accueillante. Ils ne sont astreints à aucun des travaux de ceux qui ont dans les villes des emplois et des relations. Leur fonction ne les oblige pas à se raser le men- ton tous les jours, à porter des chemises empesées, des cols raides, des bottines poin-

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tues, des chapeaux haut-de-forme. Ils ne lisent pas de journaux, ils n'ont personne qui les force à aller au théâtre, ils ne son- gent pas, à six heures, quand tombe le déli- cieux crépuscule, qu'il faut mettre un habit pour aller dîner en ville, il ne sont pas obli- gés de séjourner sur le Boulevard.

Non, ils sont libres de leurs heures, de leurs allures, de leurs vêtements. Ils s'en vont au matin inspecter le temps, juger de l'elTet. Ils sont vêtus de toile en été, de gros velours en hiver, ils coilfent un béret, chaus- sent des sabots ou des bottes. L'automne leur est hostile, et il leur arrive de recevoir un soir le coup de lancette du rhumatisme. Mais il V a des rhumatismes aussi dans les villes, et eux, ils peuvent se défendre à l'aide de bas de laine, de passe-montagnes, de doubles et triples tricots. Avec quelques précautions, ils ont le droit de vivre dans le plein air, de respirer sous les arbres verts des bois, de baigner leur individu dans le 'sel marin. Ils s'installent dans des' jardins fleuris, ils longent les champs de blé, ils s'étendent aux lisières des forêts, ils suivent

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les bords herbus des rivières, ils arpentent les grèves. Tout ce qui est parfum, chant et couleur, leur appartient. Ils respirent, ils écoutent, ils regardent. Ils peuvent par- ler tout haut, gesticuler, chanter, dans une ivresse de nature. Ils ont le droit de fu- mer, de dormir, de lire un livre, ils ne sont pas forcés à des conversations. Même avec quelqu'un à côté d'eux, il leur est permis de se réfugier dans le silence, sous le pré- texte de la poursuite obstinée d'une nuance qui ne va pas durer dans le ciel.

Si le temps change, ils ne font rien. S'il pleut, ils regardent et ils écoutent la pluie, ce qui est bien une des plus charmantes oc- cupations dct;e monde quand les feuilles se froissent et exhalent leur odeur, quand la terre fume comme une cassolette sous la tiédeur de Taverse. Ils peuvent peindre aussi de leur fenêtre, ou s'installer sous un para- pluie. S'ils sont gourmands, ils savent faire mijoter pour eux des plats graissés du meil- leur beurre de Tétable. S'ils sont observa- teurs, ils peuvent se récréer aux veillées, quand on apporte la lampe ou qu'on allume

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la chandelle dans l'humble logis de campa- gne où ils ont exilé leurs ennuis et dissi- mulé leur bonheur.

Aussi, regardez-les, les vrais, même ceux qui ne font pas de la peinture géniale, mais qui aiment la campagne comme une maî- tresse chuchoteuse et confidente. Ils sont habituellement charpentés solidement, ils marchent d'aplomb, ils ont le bon coffre, mais leur figure est fine, et leur œil est dé- licat.'Certains mêmes vont plus loin, leur physionomie les révèle rusés et pleins d'as- tuce, ils font songer à d'avisés renards prompts à regagner leurs terriers. Ce sont, vraiment oui, des habiles qui ont choisi leurs occupations, qui ont imposé leur vo- lonté à leur temps, ce qui est rare.

Ceux qui n'accomplissent pas conscien- cieusement les rites du métier sont, par contre, bien coupables. Le rustique devrait sans cesse travailler d'après nature, juxta- poser sa rêverie à tous les fugitifs frissons qui passent sur l'eau, sur la terre, sur les feuillages et dans l'air. Il est invraisem-

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blable. pour être plus vrai, qu'on soit forcé d'amonceler les études, de les fondre en un tableau, qui n'a plus la Heur et la fraî- cheur de cet air de la campagne, dont les Concourt ont si joliment dit, dans les Lices L't Sensations ; a II semble que le matin à la campagne il y ait de l'air neuf. » Il est in- vraisemblable que la vision ait besoin de s'aider de photographies, et que les pa3^sages puissent se confectionner dans les ateliers des villes. Il en est ainsi, pourtant. Le goiit de nature s'est, lui aussi, compliqué de pa- risianisme, de désirs de succès, d'ambitions de médailles.

Une des preuves morales de cette indif- férence naturiste, c'est la recherche indif- férente du pittoresque, c'est la trouvaille hâtive qui fait au peintre s'asseoir sur son pliant, ouvrir son parasol et peindre sans connaître seulement le pays dans lequel il vient de débarquer, il était un étranger, il v a une heure, il est encore un étran- ger maintenant, il sera longtemps l'in- trus et l'incompréhensif. Un artiste extra- ordinaire comme Claude Monet, universel

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paysagiste, constructeur de morceaux de planètes, sensitif peintre de météores, peut aller çà et là, courir ébloui à travers cet uni- vers qu'il voudrait exprimer tout entier. Il ne veut pas représenter la réalité des choses, il veut tixer la lumière qui est entre lui et les objets, tout ce qui s'allume et tout ce qui s'assombrit entre ses yeux et le décor du paysage. Il pourrait peindre toute sa vie d'après les mêmes objets, qu'il ferait sans cesse des tableaux diiterents. Quelle variété de lignes, de formes, de couleur, d'aspects, obtiendra-t-il donc, en se hâtant du nord au sud, de l'ouest au centre, de la lumi- neuse Hollande au chaleureux Midi, des roches de Belle-Isle aux ravins de la Creuse. Celui-là, il faut le laisser faire son œuvre suivant la secrète logique qui est l'àme in- flexible de son apparente fantaisie, de son ivresse de tout voir.

Mais d'autres se fixent dans une région, tel Corot se réjouissant de la succession des minutes changeantes de l'heure, tel Pis- sarro, cherchant toujours plus de lumière autour de sa demeure. Ceux-là aussi sont

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de grands artistes, et c'est de leur exemple que doit sortir ce conseil :

L'artiste doit être d'un pays.

Du pays il est né, il a été élevé, si c'est possible. S'il l'a quitté, qu'il y re- tourne, qu'il aille y rechercher ses souve- nirs, qu'il les évoque doucement, qu'il les fasse se lever des chemins, des angles de ruelles, qu'il les fasse sortir des clartés ma- tinales, des soirs qui se vaporisent en pou- droiement d'or, en buée de sang, en mous- selines grises, qu'il les appelle, qu'il les assemble autour de lui, qu'il les force à parler dans son œuvre.

Après la 'promenade au Salon, et à l'aide du livret, j'aurais voulu faire pour chaque région un résumé des forces superficielles adaptées tant bien que mal à des contrées inconnues, un total des curiosités A^nues en chemins de fer, pourquoi ici plutôt que là? C'était une besogne trop considérable. Mais voici un commencement de cet état irrécusable, quelques pages du livret seule-

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ment ont été recueilles les indications sur la Bretagne :

La fontaine de Salnl-Pierre-le-Paurre, haie de Douarnenez (Finistère), par M. Paul Abram, qui est de Yesoul.

Vanse de Dinard, par M. Adelsward, qui est de Lyon.

La ferme de Lesdowini (Finistère), par M. Atkinson, du Canada.

Dans les îles du Morbihan^ par M. Barck, Suédois.

Un intérieur à l'iriac (Loire-Lijerieure), par M. A. Bellanger, en Seine-et-Oisc.

La pointe de Testriu'm'l((Jôtes-du-No?\i), par M. Eug. Bergeron, de Paris.

Le Pieux chemin du Locli à Fouesnant (Fi- nistère)^ par M. Henri Bergeron, de Paris.

La chapelle Saint-Léonard, enviroyis de Guingamp, par M. Bouille, de l'Yonne.

La clarté: Ploumanacli (Côtes-du-Nord), par M. Eug. Bourgeois, de Paris,

La tour de Bridebec, par M. Cabuzet, de Meaux.

Fileuse bretcmne, par M"" Callac, de Ne vers.

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Les bords de lEsole, à Quimperlé , par M. Chaudey, de Paris,

Le cloître de Sainte- Anne-d Auray , par M. Choisnard,' de Valence.

Chemin couvert à Pont- Aven, par M. Cho- quet, de Paris.

Vallon en Bretjixne, par M. Clavel, de Paris.

Etc., etc., etc.

Nous ne sommes qu'à la lettre C, aux toutes premières pages du catalogue, et pas un de ceux dont le nom vient d'être recueilli n'est de ce pays si avidement transcrit. Que les artistes ne se donnent pas, d'ailleurs, la peine de rectifier leur état civil. Il peut y avoir un tiers d'entre eux, admettons-le, ayant des origines et des habitudes bre- tonnes, non seulement parmi ceux de Pa- ris, mais même parmi ceux du Canada et de la Suède, et des États-Unis, dont la colonie conquérante n'a pas été abordée. Soit. Et les deux autres tiers. Sûrement, ceux-là feront une peinture quelconque, ethnographique si l'on veut, renseignante si l'on V met de la bonne volonté. Mais la

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mémoire émue, la connaissance intime, la douceur des évocations, la rêverie réfléchie, manqueront à ces procès-verbaux.

Pour chaque province, ce relevé som- maire donnerait les mêmes résultats.

Quelques notes pour finir :

A travers le Crépuscule, souvenirs de l Allier, de M. Harpignies. Une lumière mourante erre au creux des vallées, à la surface des eaux, aux cimes des feuillages.

Al. Jan Monchablon se montre préoc- cupé des effets de fines brumes bleues et de dorures de soleil qui intéressaient Chin- treuil. Dans les Ventes, dans la Petite ri- vière, il déploie les ciels, il délimite délica- tement les champs.

M. Albert Gosselin produit une sensation de matin et de solitude dans ce paysage de septembre, trois arbres haut poussés, et sur le sol une buse qui saisit quelque bête, rat ou mulot.

M. Gabriel a transcrit la poésie d'un paysage de Hollande, verdures pâles, canal

ICI

froid, sol mouillé, une locomotive qui glisse sa course à un tournant de rails.

M. Pointelin connaît les effacements et les fumées du soir, mais il lui arrive de planter des arbres trop réels en dehors de ces paysages qui s'évanouissent.

De M. Edmond Yon, la Loire, l'étang de Gerna}^, des herbes couchées au bord des eaux. De M. Paul Sain, des monticules pierreux, de blancs oliviers aux environs d'Avignon. De ]M. Petitjean, un gris village de Lorraine. Enfin, de AL Quost, qui est un consciencieux jardinier, des fleurs en pleine terre, des clochettes, des corolles roses, jaunes, bleues, joyeuses dans la ver- dure des herbes légères.

§ IX. -AlONDANITÉS

Quoiqu'il n'y ait pas lieu de formuler une philosophie nouvelle pour parler de l'art de la rive gauche, une tendance parti- culière peut être signalée chez les artistes campés dans les ruines de l'Exposition. Là-bas, au Palais de l'Industrie, le tableau

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à explications historiques, la mise en scène d'anecdotes, dominent. Ici. au Palais des Beaux-Arts, la préoccupation de la monda- nité est surtout évidente. Le Salon du Pre- mier-Mai est davantage pour le public du dimanche. Le Salon du Quinze-Mai s'offre avec un empressement marqué au public du vendredi. Esthétiquement parlant, il ne s'ensuit pas, chez les uns ou chez les autres, une supériorité. Les cohues du di- manche qui viennent chercher un amuse- ment au long des cimaises, les visiteurs et les visiteuses du vendredi qui se rencon- trent et causent devant les toiles comme autour de la théière de cinq heures, ont, au fond, en regardant de la peinture, la même préoccupation du sujet. Il y a peu de re- gards pour le surgissement de lignes du dessin, l'harmonie de la couleur, l'envelop- pement de l'atmosphère. Peu de cervelles s'inquiètent, devant une œuvre d'art, de l'esprit de précision, de rêve, d'ironie, qui l'a inspirée, de l'enivrement de nature, de la poési;^' de la vie, de l'àme individuelle qu'elle exprime.

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Cette distraction à côté, désirée par la majorité des promeneurs d'expositions, sera donc trouvée chez les dissidents comme à la maison-mère. Presque toutes les toiles affi- chent le désir de plaire, par leur soumis- sion à la mode, leur apparence d'ameuble- ment riche, leur fard luxueux. On a la sen- sation que le grand nombre de ces expo- sants s'est appliqué à vouloir produire l'illu- sion de tous les décors de civilisation qui sont admis comme élégants et distingués.

Il est impossible de ne pas songer, en face de cette peinture prétendue raffinée, aux gens du boulevard et des théâtres, des cour- ses et de la Bourse, des cercles et des villes d'eaux. Restaurants aux prix forts, cabinets particuliers, salles de premières représenta- tions, enceintes du pesage, retours du Bois, hall de maison de banque, salons de jeu, buffets l'on soupe debout, promenades sur des planches au bord de la mer, casinos, fumoirs, boudoirs, loges d'actrices, divans, sleeping-cars, old engiand, ateliers pelu- cheux de peintres, paletots mastic, lor- gnettes en bandoulière, habits rouges, que

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sais-je! Consultçz le code de la mondanité, lisez les journaux qui racontent les bals et soirées, les fêtes des clubs, les petites noces chez les horizontales, dégrafées, etc., les parties de chasse avec honneurs du pied, évoquez la gomme et le sport, faites-vous l'idée d'une peinture qui soit le résultat de la vision superficielle de tout cela, et ce sera assez exactement l'art actuel. On a une hâte et une inquiétude, on songe à des hôtels prétentieux l'on peut échouer en voyage, à des soirées encombrées l'on ne connaît personne. Les fauteuils, l'argenterie, les fleurs, semblent pris en location pour la cir- constance. Le même entrepreneur a tout fourni, mais il n'a pu fournir l'impression du définitif.

Une telle peinture, qui n'a pas été vécue, est sans dessous et sans profondeur, alors qu'elle pourrait être si charmante et expres- sive. Qu'on ne croie pas, en effet, qu'il se cache des revendications démocratiques sous cette critique d'art, et que l'occasion ait été choisie de réclamer un nivellement social à propos du second Salon. C'est sim-

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plement un refus de se laisser éblouir par un tel étalage d'étofTes et une telle vantar- dise de relations, La représentation de la vie mondaine, dans ce qu'elle peut avoir de grâce séduisante, devrait, pour se faire agréer, indiquer une nerveuse sensibilité, et quant aux trompe-l'œil et aux défilés factices de la haute vie, ils ne sont pas acceptables, s'ils ne sont pas plus ou moins soulignés d'ironie. Le snobisme de vision et de procédés aura quelque peine à cons- tituer un art.

Ces réflexions, quoique très précises et très appuyées de renseignements, sont d'une signification toute générale, et il est presque inutile de les étayer par des noms et des œuvres. Il est vraiment des entre- prises picturales, très achalandées, que Ton ne peut désigner sans avoir l'air de recom- mander des boutiques de fleuristes ou des magasins de tapissiers. Pourquoi décrire le portrait de celui-ci ou le tableau de genre de celui-là avec plus de soin qu'il n'en a été employé à les peindre? Pourquoi s'attarder dans ces Monte-Carlo et dans ces Trou-

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ville la peinture suit les villégiatures à la mode? S'il faut absolument en arriver à quelques faits-divers artistiques, lequel choisir pour une démonstration, de M. Au- blet, avec ses baigneuses au bain photogra- phique, ou de M. Béraud qui a trouvé pour un tableau ce titre de fatalité : Rien ne va plus! Est-il nécessaire de rédiger encore un bulletin de déroute devant les toiles de M. Gervex ou celles de M. Duez, devant cette rédaction de la République française qui réédite les attitudes de Téternelle leçon de clinique, MAI. Reinach, Spuller, Challemel-Lacour, etc., paraissent oc- cupés a disséquer un premier Paris, ou devant le Portrait de Georges Hugo. sans ressemblance et sans intuition, et qui n'est, en son costume de soirée, qu'un piètre découpage de tailleur. Une page de la Majiette Salomon des Concourt revient en mémoire, une tirade de Chassagnol sur le vêtement moderne : « Et il n'y aurait plus rien pour l'artiste dans l'ordre des choses plastiques, plus d'inspiration d'art dans le contemporain!... Je sais bien, le costume,

197 rhabit noir... On vous jette toujours ça au nez, l'habit noir! Mais s'il y avait un Bron- zino dans notre école, je réponds qu'il trou- verait un fier style dans un Elbeuf. Et si Rembrandt revenait... crois-tu qu'un habit noir peint par lui ne serait pas une belle chose .•*... Il y a eu des peintres de brocart, de soie, de velours, d'étoffes de luxe, d'ha- bits de nuage... Eh bien! il faut maintenant un peintre du drap : il viendra... et il fera des choses superbes, toutes neuAes, tu ver- ras, avec ce noir d'allaires de notre vie so- ciale... » Rembrandt et Bronzino, et même Bronzinetto, sont ici absents, mais la sur- prise n'est pas énorme.

L'étonnement est plus grand avec M. John Sargent, qui a vraiment signé les toiles les plus extraordinaires de la série, un portrait de femme en toilette de soirée et un por- trait d'actrice dans le rôle de lady Mac- beth. Nous sommes loin , avec ces ori- peaux inouïs, ces effigies désordonnées et barbares, du portrait de M™" Gautereau de 1884! Les toiles de M. Carolus Duran se trouvent gagner à ces manifestations ex-

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cessives, la combinaison connue des p,ns et des roses de son portrait de jeune fille en deviendrait reposante pour les 3^eux irrités de CCS mélanges inharmoniques. Après, il y a encore les modes anglaises de M. Jac- ques Blanche, et, au milieu de ces cruelles énigmes, le D"" Blanche, assis un peu comme le Bertin, de Ingres, et lisant, d'ailleurs, les Dc'bats. Et encore, le panneau les figures de M. Boldini rient, grimacent, perdent l'é- quilibre, tombent les unes sur les autres, prennent par leurs contorsions une atten- tion qui s'enfuit vite.

La nature d'observateur de M. Roll esf très différente de la nature boulevardière des peintres de mondanité. Il y a en lui une émotion loyale, un goût des rudesses natives, qui se sont manifestés dans des études et des compositions présentes à la mémoire. La rue et l'atelier, la campagne et la ferme l'ont intéressé, et il s'est sou- vent trouvé en correspondance avec l'exis- tence populaire et villageoise. Pourquoi faut-il qu'il paraisse gagné depuis quel- que temps, aux Pastellistes, il y a deux

199 mois, et à ce Salon, aujourd'hui, par les fallacieuses invites d'un art de mièvrerie auquel son individu aurait ciù être rcfrac- taire. Les dernières études de nus ne sem- blaient plus de la brosse qui avait fait tourner les nymphes autour du Silène et qui avait glacé de lumière et rosé de sang le corps de la Femme au taureau. Le por- trait de ^L Antonin Proust fut surprenant aussi, comme le sont maintenant les por- traits de Coquelin cadet et de ^M""" Jeanne Hading, Çà et là, la franchise d'art veut réapparaître, mais elle ne conquiert pas l'ensemble, elle s'atténue maladroitement, elle est en déperdition. Tous ne savent donc pas résister aux courants de con- vention, aux coudoiements, puisque ceux qui paraissaient devoir garder intacte leur personnalité se laissent aller aux faciles consentements. Les artistes d'aujourd'hui, littérateurs et peintres, n'ont pas grand'- chose à gagner à une préoccupation exclu- sive de Paris, et je leur voudrais de plus longs intervalles de vie isolante et d'examen de leur conscience artistique.

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Ceci, pour répéter à propos d'un cas in- dividuel une réflexion d'ordre général, n'est pas un rigide arrêt contre des curiosités très légitimes. Le peintre de la Grève des mi- neurs a certes le droit de changer ses mi- lieux d'expériences, mais il faut lui deman- der d'y rester lui-même, et cette apprécia- tion sincère du peintre, il y a de ma sympathie pour l'homme, n'a pas d'autre but. C'est avec la même préoccupation que je regarde les envois de M. Besnard après les toiles de M. Roll. Le goût particu- lier, ici, est très différent. L'éducation est classique, et le désir d'affranchissement est très visible, au point que la fantaisie s'exaspère comme dans le plafond destiné au Salon des sciences à l'Hôtel de Ville, qui est d'ailleurs une esquisse à laquelle il ne faut pas imposer un injuste classement définitif. De même, dans la Vision de femme s'aperçoit une volonté d'étonner, une ten- dance à s'en aller vers Texcentricité, à ne pas expliquer l'arrangement et la construc- tion. Mais M. Besnard a fait s'épanouir ici les fleurs amoncelées, mais il a le sens des

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éclairages de lustres et de bougies des fêtes, des lueurs douces des lampes, des lumières contrariées par de subites ouvertures sur des nuits claires. Il peut trouver du rêve et de la grâce dans le réel, je n'en veux pour preuve que ce Soiiuucil lumineux, et cette InsoiJiiiicoù la lueur de la veilleuse épanduc dans la pièce, sur le lit, enveloppant la femme dressée, les yeux grands ouverts, le geste halluciné, colore tout d'un bleu fin et léger de bleuet et de véronique, un bleu tout en clartés et en ombres légères, comme des émanations et des souffles.

L'ironie, par trop absente de cette expo- sition, on la trouvera chez Jean-Louis Fo- rain, dessinateur du Fifre et du Courrier Français^ qui expose vingt-trois dessins ori- ginaux d'un faire délicieux et d'une nou- veauté de légendes qui démontre l'accord entre la vision et la cérébralité. Le dessin de ces précieuses images de la vie pari- sienne, c'est la concision et la justesse mê- mes. Rien de trop et rien ne manquant. Des fines anatomies de femmes anémiques, de

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danseuses à pattes de sauterelles, de pau- vres mal nourries, d'épaisses corpu- lences de jouisseurs congestionnes, de Tesprit dans la ligne d'un habit, d'une pe- lisse, dans une jupe de tulle, dans une robe d'indienne, dans l'ameublement d'une pièce, une forme rapide il y a de la légèreté de la note et du style définitif, tout semble se passer en demi-mots et en clins d'yeux. Dans la blague des lé- gendes, dans les sténographies de phrases, un esprit agile court et tout à coup s'ar- rête sur un mot qui fait surgir de la pro- fonde canaillerie et de l'affreuse détresse humaines. La blague souvent s'évapore, et il en reste on ne sait quelle songerie gouail- leuse et quelle gravité stupéfiante.

L'homme affalé sur un divan, LÎ^•a^t la femme, à genoux, près de lui, trouve ce re- merciement bégayant :

« Jamais ^jamais, ma chérie, je n oublierai ce que tu viens de faire pour moi. »

Un voyou étonnant, une femme rigolarde au bras, constate avec une fumisterie et un

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mépris de bonne humeur que sa table est prise au Café Anglais, et il donne le senti- ment immédiat et irréfutable d'un scepti- cisme d'en bas et d'une inapaisable bataille de classes.

La danseuse s'adresse au monsieur.

« C'est à prendre ou à laisser ; freux qutu mènes ma mère au Bois. »

Le mari à la femme, sur un ton chan- geant :

« Tu as un amant, je le sais et vous me laissez afficher au club! »

Et ces trois autres pages :

A l'hôpital, auprès d'un lit, deux chirur- giens, à tabliers blancs, à lunettes, se char- gent de faire tpnir en une phrase l'inhuma- nité possible de la science :

a Morte! ça ne fait rien, continuons tout de même l opération pour la famille. »

Dans un coin de salle de jeu, un homme affaissé, l'œil fixe, les muscles du visage défaits. C'est \ Afficha p;e au club.

Sur un sombre palier, une femme, un bougeoir à la main, tourne une clef dans une serrure. Derrière elle, un homme, col

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relevé, chapeau enfoncé sur les yeux, les mainsdans les poches, la canne tenue comme un sabre, une bouche brutale de carnassier, le Pran/ini et le Prado probable. Titre : U Inconnu.

Dans cette silhouette, comme dans les deux scènes précédentes, Forain est allé jusqu'au tragique. C'est sa gaieté qui de- vient sérieuse et c'est le sérieux d'une foule d'autres qui devient comique et cocasse.

Il devient difficile de revenir aux habi- tuels peintres de la vie parisienne après ces plaisanteries de supérieur pince-sans-rire et ces remarques ai.^i;uës. Ici, dans les salles de dessins, gravures, faïences, je note en- core le panneau de faïence de M. Ernest Carrière, Faisan doré et Roses trémicrcs, les belles gravures de Desboutin, d'après Fragonard, les dessins de Constantin Meunier : Mineurs remontant au jour et V Accrochage, et les deux pastels de M. Louis Anquetin, deux portraits de fem- mes vêtues de rouge les attitudes, les traits des physionomies énigmatiques, sont

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exprimés en lii^ncs simples, à la manière ja- ponaise, mais avec une expression indivi- duelle. Seul, le dessin des mains grimace un peu. Le visage de rêverie sur lequel s'étend l'ombre, cet autre visage au regard direct, ces chevelures aux souples ban- deaux et aux lourdes Hoches témoignent qu'un artiste est présent, et continuent ces recherches de dessin que l'on a eu déjà oc- casion de constater aux expositions faites par M. Anquetin dans les salles des Indé- pendants.

§X. ELGJiNE CARRIÈRE

Voici, avec les six tableaux d'Eugène Car- rière, une manifestation d'art pure des allia- ges et des influences de la mode.

Le Soniiueil : une grandiose et allongée tigure de femme qui pourrait tout aussi bien s'appeler la Nuit, une sorte de mère géante couchée dans un accablement de fatigue, et gardant jusque dans l'abandon de ses membres une tendresse inquiète qui

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ne fait que sommeiller, elle aussi, et qui va se ranimer et recommencer sa garde et ses soins. L'enfant dort à l'abri de ses seins, de son visage, de ses mains inquiètes. Sa tète aux yeux fermés, aux traits gonHés, s'appe- santit sur son bras relevé. Ses membres sou- ples, son torse le clair-obscur donne l'il- lusion de la respiration régulière et profonde, son visage d'énergie coiiïé d'une sombre cri- nière, sortent de l'ombre et présentent aux yeux admiratifs la douceur de la chair et un impeccable modelé de sculpture. En cette évocation, la femme endormie apparaît avec les chairs tièdes d'une vivante et la solidité de formes d'une noble statue visible dans l'ombre.

Tendresse : c'est le contact de corps de la mère et de l'enfant, des mains de femme serrées aux fragiles tempes, une union de chairs qui n'a été jamais exprimée que par de rares artistes, et les sentiments rendus jusqu'aux nuances, jusqu'il la petite douleur physique de l'enfant étreint avec trop de force.

Le Déjeuner : l'enfant libre qui agite

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par mouvements d'instinct ses bras et ses mains errants sur la table, contre l'assiette et le verre.

Une fillette ronde et rose comme un fruit, un ruban aux cheveux, tourne les pages d'un cahier, et les tourne de tout son bras étendu, et croit lire, la bouche ouverte pour le cri vif et le vague chantonnement.

La jeune fille est à sa coilîure, le profil en avant, avançant les lèvres en une moue de coquetterie et de grâce souffrante, les mains effilées occupées à lisser les fins cheveux de soie blonde de la nuque.

Et la voici encore, assise, sérieuse, regar- dant les reflets d'une coupe de verre, per- due dans une rêverie, dans une solitude, il n'y a plus d'entours, plus d'objets, plus de décors, plus d'indications, d'habi- tudes d'existence, rien qu'une grise profon- deur, du vide de néant, du silence sans fin.

Les fonds indistincts semblent re- muer lentement des formes confuses, des fleurs épanouies parfument secrètement e silence, la luisancc d'un objet éclaire

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la chambre d'une clarté de veilleuse, ces fonds sont des décors tâtonnent des vies qui commencent, errent les enfants qui A'eulent pa'icr et grandir, s'ouvrent tout grands sur la vie les yeux des adolescentes. 11 y a donc des espoirs et des illusions qui passent à travers cet air de deuil, comme les chauves-souris voletantes le soir et se cognant à des issues fermées. Des prunelles fines et colorées comme des fleurs, mysté- rieuses comme des corolles, s'imprègnent de la lumière rare, des bouches charmantes sourient sous ces voiles d'ombres qui s'en- tre-croisent sur les visages. Les mères qui veillent sur ces jeunes chairs bougeantes, qui croisent leurs regards chaleureux avec ces regards d'inconscience, qui inventent des dialogues en rapport avec le bégaye- ments de ces lèvres impatientes, ces mères oublient Texistence déjà vécue, en réap- prennent une autre avec les petits êtres neufs encore dans les langes, avec les sé- rieuses filles de douze ans. Et pourtant, malgré tant de vouloirs vivaces , tant de promesses de bonheur volontairement affir-

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mées, c'est une impression de tristesse qui se lève de ces demi-teintes, de ces crépus- cules et de ces nuits. Ces tableaux de ma- ternités vaillantes, d'enfances joyeuses, de nerveuses adolescences, peuvent devenir des inspirateurs d'affliction et des refuges de désabusement. Ceux qui ont réfléchi sur la vie, et qui regardent ces douces, lointaines et profondes images, se sentent peu à peu envahis par l'envahissante obscurité des souvenirs et des regrets. Sans cesse cette ombre s'accroît et les gagne, les fait retour- ner en arrière, les replonge dans le passé, les force à évoquer des sentiments et des pensées qui ne sont plus que des fantômes. Les enfants, alors, apparaissent blêmes, délicatement maladifs, promis en pâture à l'existence vorace, au sphinx incompréhen- sible. Les mères deviennent songeuses, las- ses, passives. Les fillettes, sveltes et pâles, ont la line et anémique beauté, si frèlement poussée , si paiement fleurie des grandes villes. Il en est une, blanche et rousse, mai- gre et Hère, qui se coiffe, qui passe dans sa chevelure ses doigts transparents. C'est une

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enfant va naître la femme, une tiède chair pubère, un vague et hésitant sourire d'inoubhable grâce. Je ne sais pas de plus mystérieux, navrant et hautain symbole de mélancolie qui s'ignore et de prescience douloureuse.

Telles sont ces œuvres, de pensée haute et d'infinie séduction, qui parlent dans ce Salon un langage altier et rare. Celui-là, Eu- gène Carrière, est un solitaire. Il s'est en- fermé dans un rêve dont il refuse de sortir, il ne veut pas aller courir les aventures au dehors. La chambre réfléchit un intellec- tuel, où respire un enfant, lui est un monde, toute la nature lui apparaît perceptible en un seul point se manifeste la vie, tres- saille la matière organique, se creuse une réflexion, va bégayer une intelligence.

Il ne représente pas la vie en étendue, mais il la scrute en profondeur. Il sait ce que les spectacles familiers comportent de rêverie et comment ils peuvent aboutir aux attitudes de résignée mélancolie et d'at- tente tragique. Il est le peintre des humbles

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existences, mais il ignore les faciles effets d'apitoiement et les mélodrames de misère, il ne cherche l'expression des joies et des tristesses que dans les visages nuancés de sentiments et dans les gestes de passion, il pare la vie éphémère de grâce iine et de muette fierté.

Ce repliement sur soi-même, cette recher- che au profond de l'être, ces perpétuelles écoutes des voix qui parlent dans les ténè bres, comportent à la fois une joie d'inti- mité et la tristesse de la pensée sans cesse aggravée et plus fixe. L'éveil inconscient de la vie cherche la lumière avec des sourires et des larmes , les pressentiments s'élabo- rent, des visages fatigués se détendent en des repos de tombes et de nirvanas, des ac- tivités recommencent sur des physionomies se combattent la douceur des yeux et l'amertume de la bouche. Dans ces tableaux pour lesquels on peut hardiment employer les mots de poèmes psychologiques, les idées complexes de départs pour l'existence, de haltes et de refuges, s'assemblent et se complètent. Ces logis sont clos et silen-

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cieLix, et parce qu'ils sont silencieux, on y entend bien mieux le murmure de vie qui est au loin et tout près, comme une arrivée de mer. La lumière a ses ondes sonores et ses échos comme le bruit.

§ XI. FIGURES ET PAYSAGES

A parcourir de nouveau les salles, des notes peuvent être prises sur un portrait de femme de M'" Louise Breslau, les cava- liers de AL John Levis Brown, des scènes d'intérieur de jeanniot, les envois d'étran- gers tels que ceux de Liebermann, un pay- sage : Dans les dunes, et la Coiu^ d'une mai- son de retraite à Leiden (Hollande)^ intelli- gente vision d'existences casanières et de jardinets de vieilles, de Josef Israëls : Jeunes Jilles de Zandjpurt allant à la criée^ de la vérité et de la tristesse du prolétariat de la campagne.

Puis, c'est le groupe des paysagistes, que la vie des champs a empêchés d'être con-

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taminés par les élégances cosmopolites. Cazin, qui exerce dans ce Salon l'influence la plus étendue, qui n'a jamais été plus imité que cette année, a envoyé quatre toiles : Un soir^ L'e'tc'. Aïoissoîîs, Les ]'ova- geiirs, des femmes qui se baignent dans une calme rivière, des champs assombris, une rencontre mélancolique dans une campa- gne trouble, cette dernière toile fort singu- lière, évoquant des lectures de romans russes, du nihilisme, Raskolnikoff, \'era Zassoulitch, par je ne sais quelle associa- tion d'idées. Des imitateurs, qu'il n'en soit pas question, ils sont trop.

Mais voici des brumes de la mer du Nord et de la ?>Ianche, de Boudin, des paysages imprégnés d'eau, des ports, des anses, des bords de quais, des réunions de bateaux, des maisons de pécheurs. C'est le bassin de l'Eure au Havre et la plage de Schwenin- gue en Hollande, c'est le départ et le retour des barques à Berck, l'entrée et le fond du port à Dunkerque, la plage de Benerville et une vue de Caudebec-en-Caux. 11 y a de fines notes, d'exactes levées de

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plans de ^l. Damoye, en Bretagne, de M. Lhermitte, à travers les travaux cham- pêtres, de M. Lebourg, en Auvergne. M. Emile Barau s'est arrêté, près de Paris, sur la place de l'église de Creil et dans l'île de la Grande-Jatte, mais il reste peintre de Champagne, épris du sol de calcaire, de la A^erdure maigre, des filets d'eau coulant entre les pierres. La Rue à Roisy^ le Coudierde Soleil, Bnult-sur-Suippe , V Im- pression d'automne, le montrent fidèle au pays il a pris son inspiration, s'est dé- veloppé son talent. Il connaît les solitudes particulières des rues de village, alors que les gens sont aux champs et que les maisons donnent la sensation que les habitants ne sont pas partis bien loin et vont rentrer tout à l'heure. Il sait la juste place qu'oc- cupe, dans un paysage, la silhouette du passant sur la grande route, dans une plaine coupée de bois, sous un profond et doux ciel. M. Alfred Schlaich a établi son poste d'observation entre Vincennes et Bagnolet. Il descend parfois à Paris, il en rapporte une rue Royale, un Trocadéro, le soir,

mais il revient, par Bercy, il s'arrête à Vincennes, il parcourt à nouveau les rues de Montreuil-sous-Bois, il est épris de ce pays aux terrains glaiseux, aux guin- guettes rouges, aux monticules d'où l'on a des échappées sur l'Océan de maisons de Paris, et il exprime des goûts d'esprit et des habitudes de vie dans des pastels s'a- paise la banlieue aigre et souffreteuse. Parmi les six toiles de M. Sisley, l'une : Le Loing et le coteau de Saint-Nicaise , est empreinte d'une lumière rose et se- reine où s'adoucissent les maisons, la col- line, la rivière, dans un échange de tendres reflets. M.A'ictorBinet a affirmé sa nature de pa3''sagiste dans des sens très différents. Il a reconnu et délimité, dans les Carrières de Gentilly^ les abords de grande ville et le panorama lointain des maisons. Avec le Soir, il se montre subjugué par la poésie d'une certaine heure, de l'heure crépus- culaire qui assouplit les plans, qui vert- de-grise les arbres, qui conduit aux mysté- rieux horizons les sentiers indistincts. Le Jardinet de Moiiîrouge est l'analyse d'une

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lumière d'hiver, par une après-midi oiî la légère brume flotte et se violacé. C'est en même temps une jolie et scrupuleuse repré- sentation d'un coin de faubourg, la mai- son de plâtre, les maigres arbustes, la pe- louse minuscule. M. Victor Binet a exprimé en un dessin finement coloré les brindilles moussues, le tournant du sentier humide, la fragilité de la bâtisse.

L'effort très attendu de M. Meissonier a consisté à peindre un Octf)brc i8o(), l'é- popée napoléonienne devient à peine une équipée. L'air manque dans ce musée de costumes militaires la Redingote grise est en enseigne. Le tableau tant acclamé à l'avance est tout au plus une illustration pour une Histoire à la façon de M. Thiers,

Un de ceux qui honorent le plus la pein- ture française actuelle, Ribot, occupe tout un panneau avec le portrait de M""" T. Ris bot, le portrait de M. Léon Mage, la. Femme aux luneties. Devant le Cahaire, Une Fla- mande, Au Sermon, les Titres de famille, la Gibecière, les Perles noir es, la Tricoteuse.

II y a la force et le savoir que Ton sait dans ces ligures qui se délimitent sur les fonds opaques, certains portraits ont une allure d'autorité, et l'assemblée de Bretonnes est d'une cohésion à la fois délicate et vigou- reuse. Quelquefois pourtant, malgré cette solidité de pâte, la construction seule des vi- sages apparaît en avant, la forme de la tête semble absente, les chairs sont appliquées en minces lamelles sur les énergiques noir- ceurs.

§ XII. PUVIS DE CIIAVAXXES

Dans l'une des galeries du Champ-de- Mars, une œuvre ravit les yeux, invite l'es- prit, par l'éternelle poésie qui émane d'elle. C'est celle de Puvis de Chavannes : Intcr artes et îiaturam, panneau destiné à Tesca- lier du musée de Rouen.

C'est un enclos fermé d'une haie de pom- miers qui s'arrondissent et s'entrelacent en cloître, et c'est un enclos ouvert, à travers

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les branches, sur un incomparable paysage, les collines, la vallée de la Seine, les ponts, le large fleuve, les îles en bouquets, la ville hérissée de clochers, tout un espace de va- peurs bleuâtres, lointain et étendu comme la mer. Dans le doux jardin abandonné, des hommes, des femmes, des enfants, assis, se promenant, causant, s'arrêtant devant des fragments d'architectures, des chapi- teaux, des morceaux de fresques. Ce sont des femmes, vêtues de vert pâle, de rose, de violet, une mère qui endort sa fille, des ar- tistes en costumes modernes, très simpli- fiés et très harmonieux, vestons, blouses grises et bleues, un enfant qui traîne des feuillages, un autre enfant tenu en des bras maternels, d'autres femmes, assises, debout, en robes lilas, bleu pâle, gris clair, un ado- lescent qui porte des terres cuites.

Dans le bassin desséché, des fleurs, des iris, dans l'herbe, des fleurs jaunes et rouges, dans la main d'une femm.c, une tulipe. Ces fleurs sont des points lumineux ajoutés en- core à la lumière sereine de ce tableau, tout est lumière, tous les êtres, tous les

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objets sont enveloppés de clarté. La Nor- mandie du fond est d'une vérité grandiose, et ce jardin de rêve s'ajoute tout naturelle- ment, par la magie du poète, à cette contrée véridique. La terre se déroule sous le ciel infini, une terre exacte vivent les hom- mes, et voici, dans l'étroit espace, sur cette terrasse comparable aux balcons du ciel de Baudelaire :

. . .Vois se pencher les défuntes Années, Sur les balcons du ciel, en robes surannées,

voici les figures vivantes qui symbolisent les idées fécondes et les années disparues.

Par ce décor s'exprime une émanation d'humanité, un résumé de civilisation, Hier si proche d'Aujourd'hui, le passé vu par la mélancolie d'un moderne. La représentation réelle et vivante des préoccupations idéales de l'humanité apparaît en cette réunion de femmes aux corps charmants, d'hommes aux sérieux visages, qui sont à la fois scrupuleusement vrais et synthériquement expressifs. En même temps qu'une apo-

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théose du paysage normand, il y a exalta- tion de ce qui peut subsister de l'homme, un fragment d'art, une lointaine pensée. Une telle fresque, résurrection de l'histoire, évocation du monde des pensées, qui vous arrête au passage et vous fait pénétrer dans d'aussi hautes régions de poésie avec une grâce si accueillante qu''elle vous donne l'il- lusion de frôler des compagnes habituelles et de marcher dans des sentiers familiers, une telle fresque devient la gloire d'une ville et d'un temps. Rouen s'augmente d'une ex- quise parure et le civilisé d'aujourd'hui re- pose sa lassitude dans cette atmosphère de recueillement et d'oubli.

§ XlII. LA SCULPTURE

Aux Champs-Elysées.

Sur presque tous les socles, des attitudes déjà vues, des pieds en l'air, des bras ar- rondis. Pauvreté de conceptions qui parait singulière lorsqu'on songe à la souplesse et à la complexité des mouvements de la vie. La Femme au paon de M. Falguière est une

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figuration accentuée de l'orgueil, et un re- commencement trop évident de la Diane. Pour le monument du peintre Guillaumet, M. Barrias a eu l'heureuse idée de sculpter une jeune Algérienne de Bou-Saada qui jette des fleurs sur le médaillon de l'artiste. Le MafX'cau de M. Morice monte péniblement dans un bas-relief, avec l'aide d'une Renom- mée. Le sabre et les bottes rendent l'ascen- sion plus lourde et plus déplaisante. M. Mar- queste fait lutter Persée et Gorgone. M. De- laplanche dresse à la mémoire d'un arche- vêque de Bordeaux le monument classique pour prélats. h'Ère de j\L Garnier est comme tatouée par l'application de ses cheveux au corps : on cherche un cœur, une flèche, et le nom d'Adam. M. Antonin Alercié a représenté la Peinture en sta- tuette, et a taillé Victor Hugo en Jupiter, Jupin plutôt que Zeus.

Divers bustes : AL Pasteur, par M. Paul Dubois, Gavarni, par AL Injalbert, Ricord, par M. Doublemard, AL Gréard, par AL Crauk, AL Spuller, par AL Aube, AL Perrin, par AL Guillaume.

Le monument de Flaubert, par M. Chapu, est mièvre. Le Danton, de M. Desca, est plus raisonnablement brutal, mais d'une brutalité convenue. Il faut donner une autre place au Velasquez, de M. Fremiet. Sur le lourd cheval, c'est une silhouette fringante du peintre espagnol. Ce cheval, dit-on, est un cheval de toréador. Le Velasquez, alors, devient singulier. Malgré cela, il surgit avec vérité en cavalier artiste, manteau court, chapeau à plumes, serré dans son justau- corps, botté, l'épée au flanc, une menue branche de laurier entre les doigts. C'est une effigie compréhensive de celui qui peignit les rois ennuyés, les infants anémi- ques sur les chevaux massifs, l'élégante ar- mée des Lances. Une autre statue délicate et intelligente, c'est celle de AL Gérôme : Taiiagra^ un marbre discrètement coloré en chair, rosé aux seins et aux lèvres, une femme au front bas, au nez droit, qui tient en sa main une statuette de danseuse. D'au- tres statuettes, dorées, faiblement colorées, sortent de terre, sous ses pieds. C'est une charmanteévocation, réelle et archéologique.

)

Au Champ-de-Mars.

Là, les sculpteurs se sont installés comme ils ont pu, sous un jour défectueux. Et c'est fâcheux, car les œuvres distinguées et fortes y sont en nombre : la Mort^ de Desbois, un grand effort et une exécution solide, une Mort à la fois squelettique et décharnée, hypocrite, ironique, cruelle, penchée, le geste invitant, vers le malheureux qui la re- pousse, un groupe qui aurait été l'honneur d'une église du xv° siècle ou d'un de ces ci- metières de Bretagne les tètes décharnées rient dans les reliquaires, le Victor Noir et le Lai'oisier, le buste de M. Floquet, un bas-relief des Châtiments, de beaux envois de Dalou, les Berrichons de Baffîer, moissonneur, pionnier, greffeux, pâtre, sonneur de vielle, le Puddleur, le Mar- teleur, le Débardeur, le Souffleur de verre, de Constantin Meunier, quatre bronzes de haute allure, la Nymphe, de Michel Malherbe, le Masque, de Devillez, le buste d'Edmond de Concourt, très vivace, et le buste de Daumier, très narquois, de Lenoir, le bas-relief de M""" Cazin,

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les médaillons de Ringel, la Mcrc et r Enfant, et la jolie statue de fillette en faïence, de M"* Besnard, enfin, les en- vois d'Auguste Rodin, réservés pour un dernier chapitre.

Dans la section de gravure au Champ-de- Mars, le nom de Guérard doit être cité pour ses planches originales, et le nom de Des- boutin pour ses Fragonard. Aux Champs- Elysées, beaucoup de reproductions, peu d'œuvres personnelles. M. Baude montre encore une magnifique gravure sur bois, le Rembrandt vieux de la National Gallery. M. Kratké a bien gravé un Constable. MM. Dautrey et Alasonière ont fidèlement interprété Millet, le premier avec V Homme à la reste, le second avec VAumone. MM. Dillon et Lunois ressuscitent pour leur compte la lithographie trop dédaignée. M. Léveillé a extraordinairement reproduit en une gravure sur bois le Rochefort, de Rodin, comme il avait déjà reproduit le Da- lou. M. Haig a gravé à l'eau-forte deux vues de la cathédrale de Burgos, et M. Vie-

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tor Focillon a gravé d'une fine pointe, sûre d'elle-même, des Meules, de Millet, et un Claude Gueux, de Raffaëlli.

§ XIV. RODIX

Le grand sculpteur de ce temps, l'éner- gique maître de la matière, Auguste Rodin, est représenté au salon du Champ-de-Mars par quelques œuvres qu'il intitule simple- ment : PZbauches, Esquisses ou Marbres. Lorsqu'on verra de lui quelque haute rîgure, ou l'un de ces ensembles grandio- ses auxquels il travaille dans l'atelier de la rue de l'Université ou dans l'atelier du boulevard de Vaugirard, l'impression pro- duite par semblables conceptions sera nouvelle et profonde. Toutefois, la marque matérielle et spirituelle de l'artiste est em- preinte sur ces fragments et ces figures : un admirable buste de femme, au visage harmonieux, la nuque renfîée, les cheveux drus, la bouche expressive, les yeux sou- riants, la chair vivante, un torse beau comme n'importe quel torse antique,

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une femme penchée vers la terre, le corps souple et frémissant, une Vieille femme qui est la statue même des décadences et des regrets de la vieillesse. On songe, en la regardant, aux vers de Ronsard, aux vers de Baudelaire. La vie vécue apparaît avec ses espoirs anéantis et sa décrépitude irrémédiable.

C'est une nouveauté hardie qu'une telle œuvre. Quand il s'agit de la femme, habi- tuellement, en art et en littérature, c'est d'une certaine femme qu'il s'agit, de la femme de dix-huit à vingt-cinq ans, trente ans quelquefois, chez les audacieux. C'est le type conventionnel que les habiles et les coquets fleurissent de lys et de roses. Rodin, lui, s'est avisé que la femme de soixante - dix ans existait, et il l'a sculptée, il lui a donné la durable existence. Une fois de plus, par cette trouvaille de posture acca- blée, de bras lassés, par cette étude d'une armature humaine défaite, d'une chair flé- trie, d'une douleur il y a de la passivité, une fois de plus, Rodin s'est affirmé un

statuaire d'expressions et d'attitudes nou- velles.

Les attitudes nouvelles! C'est par elles, même en s'en tenant à la technique d'un métier et à la matérialité d'un art, que peut se démontrer la hardiesse de nouveauté et l'originalité profonde de Rodin. Dans ce temps-ci, la remarque doit en être faite, et elle peut être facilement vérifiée aux expo- sitions annuelles, les pratiques de l'Ecole, la routine des commandes, l'habitude si facilement prise et gardée de se contenter des moules conventionnels, font que la sculpture réside en quelques poses admises qui pourraient être facilement énumérées. Un corps droit, une jambe infléchie, un bras levé, ^ un corps étendu, accoudé, les mains croisées derrière la tête pour faire se projeter le buste en avant, une tête inclinée, une main tenant un coude, et l'au- tre main au menton, tels sont les princi- paux arrangements de lignes, à peine aug- mentés de quelques variantes insignifiantes, qui rendent si monotone la foule semblable des statues.

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Rodin, s'avisant de comparer les formes existantes avec les formes reproduites, est resté stupéfait devant les innombrables po- sitions possibles. Non seulement, pour lui, Jes attitudes ne peuvent être réduites à quel- ques types, mais encore elles lui appa- raissent infinies, s'engendrant les unes les autres par les décompositions el les recom- positions de mouvements, ae multipliant en fugitifs aspects à chaque fois que le corps bouge. Ce n'est pas la difficulté d'aperce- voir une combinaison inédite qui le frappe et l'effraie, c'est au contraire l'impuissance, imposée par le manque de temps, par la brièA'eté de la vie, à recréer dans le marbre et le bronze toutes les combinaisons de lignes et nuances d'expression qui se re- flètent dans les yeux qui savent voir. Pour employer les vives images, les saisissantes comparaisons qui n'ont pu encore être usées par l'usage, les attitudes des corps sont , pour lui , nombreuses comme les vagues de la mer, comme les grains de sable des grèves, comme les étoiles du ciel. Après les vagues visibles, là-bas, au loin.

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il en arrive d'autres, sous les grains de sable, les grains de sable s'accumulent, au delà des astres vifs et de la poussière d'or du ciel, il v a des étoiles, encore et tou- jours. La vie passe devant l'observateur, l'entoure de ses agitations, et le moindre de ses frissons, devenu perceptible, peut se lîxer en une statue définitive, comme une brusque et intime pensée peut éclore en une page durable, et y inscrire à jamais un état de l'humanité.

XIV

SALON DE 1891

AUX CHAMPS-ELYSEES ET AU CHAMP-DE- MARS

§ I. LA PEINTURE

AU PALAIS DE l'iXDUSTRIE

Les promeneurs du vernissage au Pa- lais de l'Industrie, n'auront peut-être pas la sensation d'une production diminuée et d'un jury plus sévère. Le nombre des œu-

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vres exposées apparaîtra probablement aussi considérable, et pourtant il y a seu- lement 3,()()o numéros au catalogue, alors que l'année dernière il y en avait 5,3oi. En 1890, il y a un chiffre de 2,480 peintures. Cette fois, ce chiffre est i,733, soit 747 pein- tures de moins. Au lieu de 962 dessins, aquarelles, pastels, miniatures, etc., le total est 486, soit 466 numéros en moins. La sculpture est également réduite, 740 plâtres, bronzes et marbres, et non plus 1,196. Dif- férence : 456. La gravure en médailles et sur pierres fines n'a subi qu'une faible sous- traction de 8. C'est 54 pièces, alors qu'il y en avait 62. La section de gravure et litho- graphie est peu atteinte également, 436 ca- dres à la place de 461. 11 en a été écarté 25. Seule, l'architecture monte. L'an dernier, le chiffre est de 1 5o. Cette année, il est de 2 1 ] . L'augmentation est de 61. Il faudra sur- veiller cette petite folle d'architecture, qui fait mine de s'émanciper.

Cette arithmétique était nécessaire pour expliquer l'émotion populaire, le mouve- ment d'insurrection, qui viennent de se pro-

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duire dans la foule des refusés. Au Salon du Champ-de-Mars, la résistance des jurés a été plus vive, et des assaillants en plus grand nombre encore sont restés sur le carreau. La bataille a été rude, et Paris en ce moment est plein de toiles crevées et de bustes pul- vérisés. Les vaincus se sont retirés au fond de cafés spacieux, ont voté des motions, nommé des comités, décidé d'entrer de nouveau en ligne au mois de juin, quand ils auront repris des forces et choisi un ter- rain favorable.

Ces vaincus ont raison, car il est bien évident que beaucoup d'entre eux avaient le même droit à la cimaise que ceux qui les ont évincés. Toutefois, la superficie des toiles présentées ne peut dépasser la super- ficie des murailles disponibles, le contenu ne peut pas être plus grand que le contenant. La nécessité d'un troisième, d'un quatrième, d'un cinquième Salon, et de tous les Salons qu'on voudra, s'impose donc, et même un rédacteur des Débats a pu proposer d'ac- crocher les cadres aux arbres du Bois de Boulogne. Soit. La seule réserve à faire, et

il est grand temps de la faire, c'est sur le laps de temps qui doit être accordé à ces manifestations. Il semble qu'en deux mois, mai et juin, avec un Salon par semaine, tout puisse être réglé. Il faut organiser le campement des peintres et ne pas leur livrer la ville pendant toute l'année.

Pour le public d'aujourd'hui, il considère cette ouverture du Salon des Champs-Ely- sées comme une préface à l'ouverture du Salon du Champ-de-Mars, comme une mise en train pour la promenade de la quin- zaine prochaine. Il se distraira pourtant des améliorations apportées à la mise en scène, de l'agencement nouveau des galeries, du changement de place des dessins, pastels, aquarelles, gravures, de la création d'un salon de repos proche le buffet. On verra une preuve de l'utilité de la concurrence, on s'amusera de l'avenir de distractions que vaudra aux visiteurs cette émulation entre les deux Sociétés rivales. L'adjonction des objets d'art a été décidée déjà au Champ- de-Mars, ce qui est bien. On parle mainte-

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nant d'inviter la musique, ce qui n'est pas non plus une mauvaise idée. C'est un commencement, et il est sur qu'on ne s'ar- rêtera pas en chemin, que la peinture et la sculpture deviendront de plus en plus acces- soires, et qu'on en arrivera à ouvrir des Sa- lons qui seront des lieux de plaisir parisien, des jardins d'été, des salles de concert, de théâtre, de bal, avec pourtour et promenoir, danseuses et promeneuses, diseurs de mo- nologues, chanteuses de cafés-concerts, etc. II n'y a nul inconvénient à ces pratiques anglo-américaines. Peu à peu, les quelques artistes qui s'attardent encore dans ces co- hues se retireront à l'écart, on saura les trouver, et leur œuvre sera mieux vue par ceux qui auront le désir de la voir. Ce sera un des bons résultats de la singulière évolu- tion qui s'accomplit à grand bruit de ré- clame, et tout le monde, on peut l'espérer, y trouvera son compte, les artistes, le public et les critiques. Comment ces derniers ac- compliraient-ils, en eflfet, dans les conditions actuelles, le labeur qui leur est demandé, comment se résoudraient-ils à l'énumération

234 de tant de toiles qui se ressemblent? C'est un travail qui est suffisamment fait par le catalogue. Devant ces milliers d'œuvres, on ne peut guère fournir qu'une impression gé- nérale, dire le résultat de confusion, de colo- riage criard, de puérile ingéniosité, obtenu par toutes ces mains habiles rompues aux besognes hâtives, aux exécutions matérielles qui indiquent l'absence de lentes réflexions. Du faire adroit, de l'adaptation indiffé- rente, il y en a. Mais toute cette adresse et tout ce pastiche sont des quantités négli- geables, de même que la recherche de l'in- tention et la trouvaille de l'anecdote. Chez les peintres notables et achalandés, et chez les débutants qui essayent de s'approprier les marques à succès, la même prestidigita- tion et la même lassitude apparaissent. Chez presque tous, il y a paresse ou insuffisance intellectuelle, l'esprit est mis à la torture pour trouver le sujet alors que la vie abon- dante, multiple, sans fin, s'ofTre aux regards qui savent voir, chez presque tous il y a l'aveuglement sur cette vie, l'impuissance à découvrir les beaux spectacles coutumiers.

235 On pourra alambiquer les esthétiques, disserter sur les méthodes, la vérité qui ressort de l'étude des musées et de l'histoire de l'art, c'est que le haut talent a toujours été en accord avec une belle cérébralité, avec une conception passionnée et intelli- gente de l'existence. Pas une des œuvres d'art qui ont survécu n'échappe à cette loi vraiment par trop facile à découvrir. La compréhension des choses, la sensibilité instinctive, la réflexion profonde, se pré- sentent, en un tout inséparable, avec la beauté des lignes, le charme voluptueux de la couleur, la force de réalisation par le modelé, la merveilleuse fixation de la lu- mière.

Il faut ajouter à ces réflexions quelques indications de noms et d'œuvres. 11 im- porte de savoir que le tableau mis en meil- leure place, en face la porte d'entrée du Salon d'honneur, c'est la Voûte d'acier de M. Jean-Paul Laurens, une toile énorme d'une réussite contestable. La réception de Louis XVI par Bailly et Lafayette se ré-

sout ici en une froide exposition de cos- tumes de courtisans et de constituants, la Révolution est résum.ée par des mollets blancs et par des mollets noirs, par un Louis XVI costumé en pigeon ramier, et Ton chercherait en vain d'autres signes ca- ractéristiques des passions de ce temps-là et de ce jour-là dans cet immense déHlé d'habits mis en scène à la façon de M. Sar- dou. C'est une autre méthode qui prévaut dans les scènes d'histoire que choisissent Al. Chalon, M. Rochegrosse et quelques autres. La Mort de Sardanapale, la Fin de Bahylone, amusent l'œil par des détails archéologiques et l'agacent par l'ensemble inharmonique le caractère essentiel de ces formidables écroulements n'est pas mar- qué. Tout y est, excepté le drame humain, et l'on se refuse à prendre au sérieux ces catastrophes d'Eden-Théàtre, ces fins de drames en attitudes de ballets, ces apo- théoses dans la lumière électrique.

Les voyants de l'histoire sont rares. Un Michelet et un Delacroix sont des solitaires exceptionnels, et il y aurait quelque naïveté

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à leur vouloir trop de congénères. Combien de peintres sont aptes à faire oublier le modèle sous les oripeaux et dans le bric-à- brac ! C'est donc un sujet il n'y a pas à s'attarder. Il vaut mieux vite nommer les anciens chefs de file qui se sont serrés autour de M. Bouguereau, et qui exposent, cette année, comme tous les ans, leurs produits immuables. De M. Henner, un Christ et une Madeleine, pas plus renouvelés d'atti- tudes et d'expressions que ceux des années précédentes. Le même procédé aussi, une chair glacée qui fond dans des opacités de chocolat, une pâte de peinture grasse et sa- voureuse, mais sans atmosphère. M. Jules Lefebvre montre son mal académique ag- gravé par une Nymphe chasseresse. M. Al- bert Maignan fournit une Mérovingiejuie à sa toilette qui s'inscrit dans la pauvre ma- nière historique indiquée tout à l'heure, et un Dormoir de sirène qui donne une éton- nante idée du fond de la mer. C'est extrê- mement inférieur à l'aquarium du Troca- déro. M. de Munkacsy se montre tapissier encombrant dans son portrait de femme

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bloquée par les meubles et les plantes d'appartement. J'aime mieux les portraits un peu blancs et expressifs de MM. Jules Simon et Bonnat par Jean Gigoux. Un coin du Caire, de M. Gérôme, est un sec découpage de maisons, une étendue res- treinte qui fait songer à un jeu de do- minos parsemé de pièces d'échiquier. Le Lion aux aguets, ceci dit sans raillerie, a des apparences de singe. C'est un lion qui finira évidemment au Nouveau-Cirque, et l'observation n'est pas dépourvue d'agré- ment. Le petit paysage est drôlet, éclairé comme par une flamme d'allumette. Le lion de M. Bonnat ne vaut pas ce spirituel lion de M. Gérôme. Le lion que déchire le Samson de M. Bonnat est un lion de « che- vaux de bois », et le seul compte rendu possible de pareilles histoires est le compte rendu à petites images des caricaturistes du Charivari et du Jourtial amusant.

On trouve le repos devant les peintures de Fantin-Latour, Danses., Tentation de Saint- Antoine, la vue se récrée enfin de

239 l'harmonie des fonds avec les premiers plans, les draperies d'une richesse som- bre, les robes de couleurs pâles, de nuances effacées, les nobles feuillages de parcs, les gestes de bel opéra, ont l'éloquence de cou- leur et de rythme habituelle à l'artiste.

Quelques bons portraits sont signés de MM. Cormon, Amand Gautier, Guthrie, Aman Jean, Kaphaël Collin, Parmi les paysagistes, M. Harpignies a peint une Au- rore et un Couchant, une arrivée et un départ de lumière sur de doux feuillages, de sombres roches.

§ II. LA SCULPTURE

La nef du Palais de l'Industrie est encore plus vaste et plus vide cette année que les années précédentes. Les chefs-d'œuvre sont absents, ce qui n'est pas pour sur- prendre, car il y a souvent des années sans chefs-d'œuvre. Mais les œuvres même s'y font rares, excessivement rares. Il faut une certaine bonne volonté pour découvrir

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parmi les monuments dégingandés, les nus de fausse élégance, les bustes vulgaires, un morceau qui révèle une réHexion et une étude.

Pourquoi donc s'épuiser en descriptions, développer des raisonnements d'esthétique? Quand les artistes ne consentent pas à des renouvellements et à des efforts, les jour- nalistes chargés de la critique d'art ne sont pas tenus à de longues explications. Il faut prendre cette nef pour ce qu'elle est, pour un lieu de promenade fort agréable aux heures claires de la matinée. On est ins- tallé à merveille sur ces bancs pour fumer des cigarettes, et les femmes en jolies toi- lettes qui se promènent sont des statues vivantes et souples autrement expressives que les silhouettes de plâtre et de marbre qui gesticulent sur les piédestaux.

A quoi bon se déranger de cette sieste et de cette contemplation pour chercher des noms dans le catalogue et pour inscrire des notes sur son carnet. D'ailleurs, le mé- tier de sculpteur est un rude métier, dans lequel on arrive rarement à gagner sa vie.

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ù nouer les deux bouts de l'année. Les mo- dèles sont chers, la matière employée est onéreuse, le placement de l'œuvre est difli- cile. Pas encore assez difficile, sans doute, puisque les places publiques, les vestibules de monuments et les cimejtières les ci- metières, oiî il ne devrait y avoir que des œuvres admirables sont encombrés des extraordinaires morceaux que l'on sait. Il n'y a donc pas à interpeller directement ces braves gens à grandes barbes, qui, pour la plupart, mènent des existences de ma- nœuvres, modelant la glaise, gâchant le plâtre, taillant le marbre, prenant leur repas dans les boutiques de marchands de vins, peintes en rouge, du quartier Mont- parnasse.

Quelques-uns, que l'on pouvait consi- dérer comme des arrivés, sont morts, et leurs œuvres sont tous les jours fleuries de fleurs fraîches. Pourquoi regarder de trop près, discuter trop àprement? La princesse de Galles, de Chapu, assise, le front cré- nelé comme les fronts des statues de villes de la place de la Concorde, est d'un corps

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bien léger, d'une physionomie bien incon- sistante, dans son lourd fauteuil, sous la lourde garniture de sa robe. L'Ère avant le pc'clic, de Delaplanche, est d'une malice excessivement précoce, et c'est elle, évidem- ment, qui va séduire le serpent. Et voici, parmi les vivants, M. Mercié, avec la Toi- lette de Diane, un groupe sans accent qui essaye de plaire, et M. Falguière, auquel on fait tous les ans le même succès en l'hon- neur de Diane. Cette année, il a reproduit un modèle un peu plus allongé que les années précédentes. La décocheuse de flèches apparaît au loin svelte et élégante, mais les membres sont ronds, sans tres- saillements, sans .muscles ni nerfs, sans une dominante de mouvements. C'est, en somme, d'une inspiration assez semblable, en sculpture, à l'inspiration de M. Jules Le- febvre en peinture. Art d'Institut, pondéré et connu.

Il faut citer la Peinture de M. Turcan, le groupe de M. Stephan Sinding : Homme et femme ^ la statuette de Saint -Georges de M. Fremiet. L'émotion historique pourrait

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être contestée au Danton de M. Paris, et des objections pourraient être faites à l'Alsace et à la Lorraine que M. Bartholdi a sculp- tées pour le monument de Gambetta.

§ III. AU CHAMI'-DE-.AIARS

Le décor des salles est agréable, les ga- leries sont assez spacieuses pour favoriser les promenades devant les toiles, la lumière est bien distribuée à travers les vitres et les vélums, le salon rouge et le salon bleu in- vitent le passant fatigué au repos, le jardin vitré, verdo3^ant et fleuri, est un joli asile offert aux sculpteurs... Voilà les aimables constatations qui peuvent être faites à pro- pos de ce lointain Salon du Champ-de- Mars, ouvert pour la seconde fois entre la Tour Eiffel et la Galerie des Machines. On peut encore rendre hommage à la cage de l'escalier, aux vitrines sont exposés les objets d'art. Mais pour l'art lui-même, pour tout ce qui est peint, dessiné, gravé^ •sculpté, façonné en une matière quel-

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conque, exposé dans des cadres ou sur des piédestaux, pour cet art à la mode qui fait se pâmer tant de messieurs et de mesda- mes, l'enthousiasme n'est guère de mise. C'est une production qui est en accord avec l'ameublement, les tapis, les fauteuils, les banquettes, tout ce qui est du ressort de MM. Alphand et Belloir. Cela va connaître le succès bruyant d'un jour, les bavardages élogieux du public, les phrases hâtives de la critique, les réclames à images des jour- naux illustrés. Mais c'est tout. Succès d'un jour et durée d'un jour.

Qu'on se promène à travers ces galeries avec la préoccupation de ce qui doit sur- vivre. Avec quelque habitude d'œil et de cerveau, le compte sera vite fait des belles œuvres égarées dans ces luxueux magasins, et il faudra bien reconnaître que les mêmes maladies de banalité et d'imitation qui régnent aux Champs-Elysées existent aussi au Champ-de-Mars à l'état aigu. On n'a pas tout dit, et on n'a même rien dit, lors- qu'on s'est réjoui d'un Salon moderne, d'un Salon clair, d'un Salon influencé par

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rimpressionnisme. La belle affaire, que les peintres s'ingénient à représenter des sujets de la vie d'aujourd'hui, s'ils les représen- tent sans compréhension et sans profon- deur, avec la même facilité déplorable qu'ils montraient également autrefois, alors qu'ils traitaient les anecdotes costumées du genre historique. La belle affaire, que leurs tableaux soient clairs, si cette prétendue clarté, mal imitée des maîtres de la lu- mière, est sans harmonie, et si les couleurs échantillonnées violent les inexorables lois des valeurs. Cette clarté-là aboutit aux as- pects blafards et plâtreux, ce faux impres- sionnisme se résout en ombres violettes qui tachent au hasard les toiles. Grand merci !

Ce sont des indiv^idus qu'il faut chercher, ce sont des œuvres longuement vécues, avec émotion, avec passion, qu'il faut réclamer. Il est quelques-uns de ces artistes, indiffé- rents aux procédés régnants, aux manières acclamées, aux succès organisés et consa- crés par la société mondaine. Ceux-là vivent librement leurs conceptions et se réfugient

14.

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dans leur art comme dans une cellule. Ils ne sont pas nombreux ici, et comment seraient-ils nombreux? Les artistes person- nels ne foisonnent pas, ne se rencontrent pas tous à la fois en un rendez-vous ba- nal d'exposition. Ils sont clairsemés dans chaque siècle, et c'est déjà une bonne for- tune d'en rencontrer par occasion dans les fêtes données au Tout-Paris. Je ne man- querai pas de signaler ces exceptionnels et de dire quelles sensations peuvent faire naître leurs œuvres.

L'admirable paysage, VEte, de Puvis de Chavannes, vaut que la pensée erre à loisir par cette étendue de champs et de bois. La montée de la maîtrise d'Eugène Carrière, la rencontre de son esprit avec l'esprit de Daudet, son évocation rapide et inoubliable de Verlaine, la beauté expressive de ses visages de femmes, exigent une rêverie non troublée par la foule. L'œuvre dominatrice de Whistler est représentée par un paysage d'eau et de navires et par un portrait de femme de haute allure, auxquels on pourra demander des renseignements sur la dis-

247 tinction cérébrale et sur la simplicité énig- matique de leur auteur. J'aimerai encore dire le charme des anciens marmitons de Ribot, heureusement revenus à la lumière, et montrer dans quelle banlieue bleuâtre et attendrie vit à présent Raffaëlli, qui ex- pose, avec ses paysages, un très intelligent et vivant portrait du peintre Dannat. Et encore, çà et là, car la nomenclature tire à sa fin pour les peintres, un morceau bien venu, un paysage de fine exactitude, un portrait curieux. Par exemple, une souple silhouette de Al. Besnard, les portraits de M. Blanche, des scènes de MM. Jeanniot et Lobre, les panneaux de M. Marchai, la femme en robe jaune de Stevens. Les pay- sages sont nombreux. Il y en a de MM. Vic- tor Binet, Ary Renan, Boudin, Lhermitte, Damoye, Barau, Lépine, Cazin, Lebourg, Sisle\-. Il y aurait bien à dire sur beaucoup de ces paysages qui donnent une envie, une envie folle, d'aller voir de la vraie cam- pagne. Si je résiste pendant quelque temps à ce désir, habituellement suggéré par la verdure des Salons, je reviendrai à l'exa-

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men des œuvres des paysagistes du Champ- de-Mars.

Et puis, beaucoup d'imitations, de pro- cédés éculés remis à neuf, beaucoup de pro- miscuité dans l'habileté. Tous ces exposants se connaissent, sont au courant des derniers trucs, à l'alfùt des plus minimes trouvailles. On pourrait croire qu'ils se prêtent entre eux leurs observations, leurs moyen de peindre, leurs palettes, leurs cadres. La grosse majo- rité, l'immense majorité, ne songe pas à la vie, cette vie énorme, multiple, sans cesse renouvelée, toujours inédite, toujours inat- tendue, qui s'offre à chaque esprit qui vient de naître. Non, c'est à la façon d'opérer du voisin que l'on songe, c'est chez lui que l'on s'introduit avec effraction ou avec prudence. Vraiment, puisqu'il y a des jurys qui fonc- tionnent, est-ce qu'ils ne devraient pas faire quelque objection aux envois de ces imita- teurs effrénés de Puvis de Chavannes, de Whistler, de Carrière, et à tous les pasti- cheurs d'impressionnisme? C'est la tare des Salons, de tous les Salons, cette confusion

249 créée par les plagiaires. Il y a d'autres vices, certes, et je ne vois pas trop ce que le Champ- de-Mars et les Champs-Elysées pourraient avoir à s'envier à quelque point de vue que l'on se place. Au fond, tout se ressemble, tout se vaut. MM. Carolus Duran, Jean Béraud, Duez, Gervex, etc., ne sont pas, somme toute, d'une supériorité écrasante, si on les place en comparaison de MM. Bou- guereau, Henner, Donnât, Gérôme, etc. Il y aurait encore bien d'autres observations à noter : sur l'étonnante inspiration de ce tableau de M. Béraud, le Christ, assis parmi des messieurs en habit noir, relève une Madeleine moderne en costume de bal, sur le curieux document établi par M. Priant, Coquelin aîné soucieux et napo- léonisant qui écoute une lecture par Coque- lin jeune, sur les conscrits de M. Dagnan- Bouveret qui déploient hors de la toile un excessif drapeau tricolore. Mais il faut savoir se borner, le premier jour, et traverser le jardin de la sculpture exposent Rodin, Constantin Meunier, Desbois, Dalou, Baf- fier, Charpentier, Injalbert, Lenoir, Raf-

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faëlli, et de nouveaux venus comme Bour- delle et Bartholomé. La section des objets d'art, enfin inaugurée au Salon, présente quelques œuvres et fragments d'œuvres tels que les meubles de Carabin, le lustre en fer forgé de Servat, les vases de Cha- plet, de Deck, de Delaherche, de Galle... C'en serait assez pour justifier l'adjonction de ces objets peuvent s'affirmer, s'af- firment déjà, des artisans vivaces, des ar- tistes solitaires.

§ IV. PUVIS DE CIIAVANNES

L'artiste qui a déjà peint tant de ses rêves aux murailles de nos édifices, à Lyon, à Marseille, à Amiens, au Panthéon et à la Sorbonne de Paris, expose cette année, au milieu de tant de colifichets de la mode, le complément de la décoration du musée céramique de Rouen, la Poterie Qt la Céra- mique, et une grande page sereine, VEte, destinée à l'Hôtel de Ville de Paris.

Les personnages qui personnifient la Po-

terie et la Céramique, des jeunes fem- mes en robes de couleurs pâles, tenant entre leurs mains douces et attentives un plat, un vase, fleuris d'arabesques, des ouvriers robustes et graves occupés à re- muer la terre et à chauffer le four, pensent et agissent dans des jardinets étroits, dans des cours d'espace restreint, auprès de min- ces plates-bandes. De beaux ciels légers pavoisent de lumière ces entours de fabri- ques, ces tranquilles travaux, ces humbles personnages fixés dans la régularité de leur vie, dans lehr grâce et dans leur force journalières, et devenus comme de pâles statues immuables du labeur humain.

Mais voici le panneau décoratif de VEte\ oiîily a aussi des personnages, des femmes, des enfants qui se baignent, qui sortent de l'eau, qui se reposent du mouvement de la rivière dans la tiédeur de l'air. Une femme est debout, dans i'eau jusqu'aux hanches, une autre, en robe rose, remet sa chemise, une autre, debout, penchée, s'essuie les jambes, une autre, toute nue, est étendue

sur l'herbe. Ce sont de grandes et fortes créatures, vite indiquées, sommairement modelées, surtout conçues en vue de l'en- semble, d'attitudes et de carnations en har- monie avec le paysage qui s'étage au-des- sus d'elles, et célébrant l'été par la joie saine de leurs corps mouillés et de leurs placides visages.

Autant et davantage même que ces heu- reuses créatures, le paysage représente la beauté de la saison et de l'heure. La rivière bleue circule en large méandre à travers rétendue, revient en courbe molle au pre- mier plan se dressent les femmes. Les bandes vertes de la prairie enserrent un champ de blé, éblouissant d'or. De longs et légers peupliers palpitent doucement, de toutes leurs feuilles^ au bord de l'eau, dans la chaleur de l'air. Les feuilles jaunes d'un frêle bouleau semblent battre des ailes, comme des légers papillons couleur de soufre. Et voici, au sommet de cette belle pente cultivée, au milieu de ces champs, au delà des arbustes légers, sous le ciel pro- fond et lumineux pénétré par l'ardeur du

255 soleil, voici un centenaire et impénétrable massif d'arbres, sombre, chenu, opaque, dressé au centre de cette clarté, de cette fluidité de l'air. Toute l'ombre de la vallée est amassée là, dans les interstices du feuillage qui sont comme des fentes, des crevasses de rochers, au ras du sol, au- tour des troncs énormes, trapus, chargés de ramures basses.

Au loin, à droite, une forêt bleuit. Plus loin encore, à gauche, des collines pier- reuses, d'un mauve pâle, enveloppées de la brume chaude du milieu du jour, brillent faiblement comme de très lointains cris- taux. Çà et là, l'activité humaine apparaît. Sur Teau bleue un bateau passe, une femme assise à l'arrière, un homme debout à l'avant, jetant u,n filet. Une femme s'abrite avec un enfant à l'ombre de saules. Des travailleurs vont et viennent autour d'un chariot d'herbages. Tout cela disséminé, perdu dans la campagne, les personnages se confondant à demi avec les choses, les êtres vivants teintés des reflets roses et verts de la lumière et du sol. C'est la vie d'un

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254 jour qui s'agite et qui défile autour de ce formidable massif d'arbres, si ancien, d'ap- parence si farouche, si écrasante, si dura- ble, qu'on pourrait le croire sans commen- cement et sans fin, immuable, éternel.

Il est beau de fixer ainsi le décor dans lequel nous vivons, le décor dans lequel nous promenons notre vain désir de bon- heur, le songe mystérieux, sans explication possible, de notre destinée. Les choses sont expressives et parlantes, nous savons quels liens nous unissent à tout ce qui nous en- toure, nous savons que nous faisons partie de cet univers qui déroule autour de nous son mirage, et notre sympathie spirituelle, et notre joie et notre mélancolie s'en vont vers ces aspects de la matière qui existaient avant nous, qui existeront après nous. C'est la haute raison d'être d'une poésie éloquente et attractive comme la poésie de cet Eté de Puvis de Chavannes. L'artiste a su faire parler à notre esprit les nuées, les eaux, les champs, les arbres, toute cette nature insen-

255 sible nous nous réfugions comme auprès d'une complice et d'une confidente.

§ V. EUGÈNE CARRIÈRE

Deux scènes familiales , une figure expressive de femme, quatre portraits, sont exposés par Eugène Carrière au Salon du Champ-de-jMars. Le Matin ^ c'est réveil d'un enfant sur les genoux de sa mère. Au centre d'une chambre éclairée par une clarté douce, tendre, argentée comme une clarté d'aurore, le petit être commence la vie. Sa chair nouvelle, si molle, si impressionnable, respire et frémit dans la lumière du jour. Son visage ridé se ride davantage, s'effare et se contracte, ses yeux se ferment, ses mains fragiles grima- cent aussi, se retournent dos à dos con- vulsivement. Il se débat dans l'éclat et la chaleur du rayon qui l'enveloppe et qui l'éblouit. 11 apprend inconsciemment la vie et sa douceur blessante. Mais il est tenu dans des bras bienveillants, embrassé par

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une fillette qui avance son lin profil en une amoureuse et impatiente moue des lèvres. Il se débat entre des tendresses. La Timbale, c'est une plus accentuée prise de possession des choses par l'enfant. Pâle et blond, de doux et rares cheveux d'or en- volés autour du crâne frêle, les tempes nacrées veinées faiblement, les os des pom- mettes et du front devinés friables et légers comme les os d'une tète en formation, soli- dement tenu par les grandes mains de sa mère qui enveloppent tout son corps, il boit à longs traits le breuvage de la timbale. Rèrerie, c'est une tête, un buste et des mains de femme , un visage douloureux appuyé sur des mains lasses, un accord de tristesse farouche entre les yeux et la bou- che, une pensée qui cherche le repos, une âme énergique qui voudrait se refuser à l'ac- tion. Carrière est aujourd'hui le peintre de ces faces expressives les lentes réflexions, les creusements d'idées fixes, les luttes inté- rieures, apparaissent en contractions et en lueurs dans une atmosphère de silence.

257 Des quatre portraits, il en est un dont je ne puis rien dire, sinon qu'il me fait songer aux vers de Musset :

Un étranger vctu de noir

Qui me ressemblait comme un frère.

Et j'ai hâte de signaler cette curieuse ef- figie de M. Armand Berton, dont la tête penchée en avant est significative au plus haut point de vie concentrée. Et voici Paul Verlaine, le poète des Fêtes gaLuites et de Sagesse, image significative par le front en dôme, la fente des yeux transparaît un regard lointain, la barbe fauve, le masque ravagé. C'est une ébauche puissante, un portrait A'ite fait pendant quelques heures de conversation. Le peintre ne connaissait pas le poète et il a su garder à sa physio- nomie et à sa silhouette leur caractère de brusque apparition. Peut-être n'est-ce pas tout ^'erlaine, mais certainement c'est un Verlaine caractéristique, tel qu'il surgit dans l'atelier de Carrière, fatigué, éloquent, at- tendri, évoquant des souvenirs, commen- tant sa fine, souffrante et incertaine poésie,

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se livrent les combats des instincts et de l'esprit.

Le portrait d'Alphonse Daudet a été com- pris par la même intelligence d'observateur, mais plus longuement préparé et plus lon- guement exécuté. Ceux qui connaissent Daudet y retrouvent Tami qu'ils aiment avec le grand esprit qu'ils admirent. L'ar- tiste a marqué l'affection tendre dans ce doux enlacement du père et de la fille, la petite main de la fille dans la main du père, les deux corps penchés dans le même mou- vement de vague par une continuité de lignes qui va de l'enfant à l'homme, de l'ignorance à la connaissance, de l'être qui balbutie la vie à celui qui sait la vie. C'est de la poésie d'existence, et c'est une poésie consciente et commentée par Daudet lui- même, par son front d'intellectualité, par son regard direct, par son visage de pensée ferme et de sérénité songeuse.

La variété et la progression du talent de Carrière se prouvent ainsi par cette exposition, si différente de son exposition

259 de l'an dernier. Il n'a pas à se préoccuper des imitateurs vulgaires ou adroits qui tournent, sans pouvoir y pénétrer, autour de ce monde d'art et de pensée il est maître. Il peut continuer son chemin sans s'arrêter aux non-compréhensions des gens du monde qui s'attroupent devant ses toiles et des critiques qui se dispensent d'examen et de rétlexion avec les plaisanteries coutu- mières. Pour la technique savante de son métier, pour la beauté souple des formes, pour l'harmonie des tons atténués, elles apparaissent et elles apparaîtront de plus en plus, incontestables, à ceux qui regar- dent et qui aiment la peinture. Il me semble inutile d'entreprendre des démonstrations pour prouver la science de construction et de modelé, la qualité de la lumière, la transparence des ombres dans les tableaux de Carrière. C'est un divinateur, c'est un voyant, c'est un expressif, mais c'est aussi un peintre, un peintre de fine et haute race. Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder ces vêtements noirs et blancs de petite fille, cette soie de cheveux blonds, cette timbale

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d'argent, et ces mains, et ces visages ou l'enveloppe est d'une si étonnante unité, tous les passages de chair entre les organes sont écrits avec une si belle certitude, les yeux, le nez, la bouche sont en accord si délicieux avec le menton, le front et les joues. Ces joues qui jouent un tel rôle dans les physionomies et dont la littérature parle si rarement, que la peinture esquive d'habi- tude. Carrière les connaît bien, il les arrondit et il les caresse comme les sculpteurs égyp- tiens, comme les primitifs italiens, comme Vinci et comme Prudhon.

Quand on est l'artiste d'un tel art, on peut rester solitaire, volontaire, patient, comme sont les forts. Si l'heure des banales popularités ne sonne pas pour Carrière, il s'en réjouira facilement et quelques-uns avec lui. L'heure de la joie au travail, de l'enivrement artiste devant la nature, devant les êtres et les choses, pourra, du moins, sonner souvent, et c'est cette heure-là qu'il est essentiel et doux d'entendre.

26l § VI. J.-I-. RAFFAELLI

Désormais peintre-sculpteur, RafTaëlli ex- pose au Salon du Champ-de-Mars six pein- tures et cinq bronzes. Ces derniers ont été placés en partie à la sculpture, en partie à la section des objets d'art. On ne saura jamais pourquoi ils ont été ainsi disséminés et je n'y vois d'autre raison que le désir d'accrocher des ornementations à la mu- raille du salon bleu du premier étage. Ce sont, en elTet, des œuvres de même famille, des découpures en relief qui gardent toutes les qualités du dessin cursif et appuyé de l'artiste, et qui prennent un intérêt nouveau et une beauté nouvelle par la matière em- ployée, un beau bronze doux au regard et souple au toucher, la lumière achève de modeler les surfaces. Il y a là, en plus d'un Buste Je vieux exécuté d'après les lois habituelles de la statuaire, le Buste de Paysan^ la Servante, le Rémouleur, l'on retrouvera quelques-uns des types sur les- quels Raiîaëlli a mis sa marque, et une

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silhouette de femme nue, Fleur de mon- tagne ^ de physionomie jeune, naïve et étrange, au corps énergiquement construit, avec de naissantes grâces charnelles. C'est une curieuse étude de nature, d'une allure vivante, à la fois fine et fruste, d'une spon- tanéité et d'une décision charmantes, gar- dées jusqu'à la fin d'un travail délicatement précis, scrupuleusement attentif.

Il n'y aurait donc pas de raison, sur la vue de ces résultats, de renvoyer Raffaëlli à la seule peinture de la banlieue. La manie d'aujourd'hui est de vouloir spécialiser, de force, les chercheurs qui ont en eux des aptitudes diverses. Cette manie-là était in- connue aux belles époques d'art. On ad- mettait que le même homme s'ingéniât à manifester son action par des applications différentes de la force artistique qu'il por- tait en lui. On ne se récriait pas devant des peintures et des sculptures sorties des mêmes mains, on admettait qu'un tailleur de marbre fût aussi architecte, on ne trou- vait pas que c'était déchoir pour un faiseur

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de statues s'il s'avisait de fournir le dessin d'un objet usuel, et s'il allait jusqu'à façon- ner lui-même cet objet utile et gracieux. On a, maintenant, changé tout cela, et ca- tégorisé les individus. On a mieux fait, on a divisé et catégorisé l'art lui-même, et c'est un événement tout à fait imprévu que l'ex- position, cette année, au Champ-de-JMars, d'œuvres artistiques qui ne sont ni des ta- bleaux ni des statues, mais des meubles, des vases, des cruches, des plats, des as- siettes.

Raflaëlli, sculpteur, est d'ailleurs resté peintre, et les pa3^sages et le portrait qu'il expose le montrent en plein exercice de son observation, en pleine possession de ses moyens d'exprimer. Le portrait, c'est celui de M. William Dannat, un peintre améri- cain assis au bord d'une table, dans son ate- lier, où apparaissent une toile commencée et des falbalas noirs et jaunes de costumes espagnols. Le corps en son altitude de re- pos, la physionomie aux regards aigus ont été lîxés par un travail léger de couleur qui recouvre une construction de hachures,

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un jeu de pinceau et de crayon opiniâtre comme un modelé de pointe sèche. C'est un portrait vivace, nerveux, supérieurement griffé de main d'artiste.

Les banlieues, Autour cic la ca?^rièrc de sable, La Plaine, Les grands arbres, V avenue d'Arg'enteuil, Le grand-père, sont très différentes des banlieues violentes d'il y a di.x ans, des paysages inquiétants erraient des révoltés. Ce sont d'autres coins et d'autres passants, et ce sont des visions vraies aussi, qui témoignent d'un esprit adouci et d'une période de mansué- tude. Il est un de ces paysages les hum- bles bâtisses, les pauvres terrains apparais- sent vraiment touchants dans une atmos- phère douce et bleue, légère et calmante. Les personnages entrevus, le grand-père en casquette qui promène une fillette au long des premières et timides verdures, les gens qui parcourent l'avenue dorée de so- leil, marchent et respirent sous le ciel clé- ment des matinées heureuses.

Dans ses récentes œuvres comme dans

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les œuvres précédentes, dans ses sculptures comme dans ses peintures, Raffaëlli affirme sa vision particulière de riiumanité. Il a, dans l'art moderne, sa place bien à lui, de producteur d'êtres d'une espèce nettement définie et reconnaissable. Il a donné, par ses dessins et par ses peintures, des signa- lements certains d'individus qui vivent aux confins de la petite bourgeoisie, du com- merce retiré à la campagne, aux environs de la zone ou dans les quartiers la grande ville change d'aspect, et d'autres individus encore qui rôdent dans les mêmes parages avec des allures prudentes et des yeux in- quiets de gibier chassé et chasseur. Des ren- tiers, des boutiquiers, des employés, des commerçants de hasard, des habitants de ruelles, et des errants de routes, ont été vus et étudiés par lui, dans leur milieu, avec un souci rare du caractère individuel. Ils sont maintenant à demeure dans son œuvre, ils s'y montrent, étonnamment vé- ridiques, conquis par le peintre qui a su les voir et les comprendre, qui les a regardés d'abord curieusement, puis avec une sym-

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pathie humaine. Ils sont désormais fami- liers pour nos regards, commensaux de notre esprit. Combien de fois, dans les rues des régions oiî ils stationnent, ils pas- sent, ne les a-t-on pas vus, ne les a-t-on pas reconnus à leurs yeux, à leurs mains, à leur coiffure, à leur pantalon, à leurs souliers? combien de fois celui qui connaît cette sé- rie de tableaux expressifs ne s'est-il pas écrié, devant un bonhomme brusquement surgi : « Un Raffaëlli ! » Celui qui recueille de tels témoignages est un artiste créateur d'êtres, et ces artistes-là ne courent pas les rues, ni les Salons de peinture.

^ VII. WIIISTLER

En novembre dernier, allant de Calais à Douvres, je vis tomber le soir sur la mer. L'eau glauque très calme, sur laquelle glis- sait régulièrement le long bateau, se con- fondit peu à peu avec le ciel, déjà si bas, si rapproché, aux derniers instants du jour, et qui enfermait si hermétiquement le pay-

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sage de sa circulaire cloison grise. La nuit désemprisonna les choses, rompit la ri- gide, l'inexorable ligne de démarcation. La fluidité de l'ombre envahit l'atmosphère hostile du crépuscule d'hiver, harmonisa dans l'espace obscurci la mer de froide émeraude et le ciel de cendre. Il n'y eut plus rien, autour du fanal scintillant à l'a- vant, qu'une étendue de ténèbres.

Soudain, à droite, se projeta un jet de lu- mière de phare, une tache jaune, ronde et scintillante comme un astre. Puis, un peu en arrière, une autre lumière, plus fine, puis une autre, et d'autres, et d'autres en- core, qui apparaissaient lentement ou se déclaraient vite, à des places irrégulières, en une ligne brisée, en une perspective qui fuyait et se rapprochait. L'ensemble se ré- véla enfin, circonscrit de noirceur bleue. Ce fut un féerique jardin suspendu dans la nuit, entre l'eau et le ciel devinés, un jardin s'épanouissaient des fleurs d'or, des fleurs de lumière, des fleurs de feu, vi- vantes, remuantes, qui semblaient par mo- ments se voiler, clore leurs calices, dispa-

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raître sous des gazes, sombrer sous des lames, pour se ranimer ensuite et reparaître plus vives. Elles surgissaient, montaient, descendaient, selon le mouvement rythmé du bateau, s'élançaient vers la nue, se ca- chaient au ras de l'onde, brillaient comme des yeux ardents et curieux à l'horizon d'un rêve. Et ces fleurs frémissantes, et ces pru- nelles de Hamme, auréolées dans l'air, re- flétées par l'eau, perdues dans un infini, sillonnaient le lointain d'une illumination fantastique de points brillants, de poussière d'or et d'argent, et dessinaient au-dessus et en dehors du réel un décor de ville étrange, inexistante, s'apercevaient les lignes pressenties de l'avancée d'une jetée, de la bordure d'un quai, de l'ascension d'une col- line, d'un amas obscur de maisons, d'une flottille balancée au calme d'une rade. Il était bien impossible que la songerie d'un art ne vînt pas à la pensée, qu'un nom de magicien ne montât pas aux lèvres : Un Whistler!

Un Whistler, oui, c'était bien un Whist-

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1er qui s'évoquait en ce lieu, à cette heure, par ce Douvres allumé au sommet des Hots, au bas du ciel. L'œuvre de paysage du peintre des Nocturnes se résumait là, en partie, par cette courbe étincelante, par ces entours immenses, profonds et sombres. Pendant la course finale du paquebot vers la côte, au bruit des derniers tours de roue, devant les aspects grandissants et les lu- mières plus vives, je songeai à tant de no- tations lucides et rêveuses, à tant d'expres- sives représentations des choses ensevelies dans Tombre et dans le silence, à tant de poèmes de lumière éteinte signés du pres- tigieux artiste James Mac Neil Whistler. Je revis en pensée ces Nocturnes en bleu et argent, en noir et or, en argent et noir, l'un d'eux, surtout, chez Théodore Duret, le plus hardi et le plus extraordinaire peut- être. De l'eau, du ciel, et entre l'eau et le ciel une irrégulière masse noire, morcelée à la base par les avancées et les retraits de la berge, découpée au sommet en opacités et en légèretés aériennes. C'est tout, et c'est suffisant pour la vision de l'œil et pour la

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contemplation de l'esprit. Le spectacle se déploie en beauté harmonieuse, s'approfon- dit sans cesse devant la rêverie interroga- tive. Qu'y a-t-il devant nous? Une ville, des arbres? des vivants habitent-ils derrière ce décor de silence? On finit par distinguer que cette masse est çà et dorée de quelques lueurs imperceptibles, qu'il y a tout en haut, dans la cage de quelque vague tour, clocher ou beffroi, une pâle horloge éclairée, tremblante et presque indistincte veilleuse, qui dit dans la nuit une heure incertaine, et qu'il y a encore, au bas de la ville mystérieuse, au plus épais du noir, une courte flamme enfouie, derrière quelque vitre invisible! Mais tout cela conjecturé plutôt que vu, tout cela cerné, envahi, re- couvert par la nuit. Le vers de Baudelaire revient en mémoire : « Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche. » C'est la Nuit qui passe sur l'eau, qui englobe la ville, qui absorbe l'air, c'est elle qui do- mine ce paysage, qui lui donne cette cou- leur inclassée que l'on voit les yeux fermés, qui en fait l'apparence visible de l'Om-

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bre, le portrait prodigieux de TObscurité.

Il est d'autres paysages de Whistler, des aquarelles, des peintures, des eaux-fortes du travail le plus rare (i), qui constituent des indications d'une justesse extrême, des preuves de sensations d'une autorité irréfu- table. Il y a au Salon du Champ- de-Mars, cette année, une Marine {harmonie en j'ert et opale), une rade de Valparaiso l'eau et le ciel sont en accord délicieux, les vais- seaux légers célèbrent les longs voyages et les douces rentrées au port et les désirs de repartir.

Il y a eu exposées çà et là, à Paris et surtout à Londres, dans des salles judi- cieusement décorées par l'artiste, des séries dont les litres disent le souci de couleur qui hante le peintre. Ce sont des Notes, des Harmonies, des Symphonies, en vert, en

(i) II faut lire, sur la technique de l'œuvre de Whistler, sur la description des combinaisons de co- loris du peintre, des procédés de l'aquafortiste, le savant travail public dans la revue Les Lettres et les Arts, par Théodore Duret, l'écrivain de ce livre bien nommé : Critique d'avant-giXrde.

rouge, en gris, en bleu et argent, en bleu et or, en argent et violet, en violet et rose, en rose et nacre, en capucine et rose, en mauve et argent, en opale, en noir et or, des Arrangements en noir. Il s'agit de notes prises sur la réalité, mais très sim- plifiées, les tons significatifs seulement gardés. C'est ainsi que sont représentés la Mer, la Hollande, Dieppe, Jerse}', le Havre, Honffeur, Liverpool, le village de Wortley, Londres, le faubourg de Chelsea, Paris, et la Venise de rêve l'art harmo- nieux et singulier de Whister élit parfois domicile, la ville son pinceau et sa pointe creusent les ruelles, font trembler l'eau, glisser les barques. La virtuosité de toutes ces représentation est excessive, les surfaces des objets, les épidermes des choses sont exprimés avec un bonheur inouï. Il en est ainsi pour des rues, des devantures de boutiques, des prairies, des plages, des marchés, d'étonnantes mai- sons illuminées, reflétées dans l'eau, des paysages délimités avec un art égal à l'art des maîtres japonais. Les tableaux de ces

273 formats restreints mettent aussi en scène des ligurines précises, sveltes, délicates comme des statuettes colorées de Tanagra. Telles ces femmes en rouge, ces liseuses, et certaine autre assise devant une cheminée dans un intérieur vieil or. Et ceci me con- duit aux grands portraits de Whistler, qui se trouvèrent attestés dès ma première pro- menade à travers Londres, comme les pay- sages avaient été certifiés à l'approche de Douvres, aux heures submergées du cré- puscule vaincu par la nuit.

Ce jour-là, à Londres, après une tempête de neige, l'atmosphère de brume fut parti- culièrement dense et somptueuse, une prise de possession despotique de la rue, du sol, des maisons, des monuments, par un brouil- lard enfouisseur des choses, large et haut, énorme et rampant, tenant tout le ciel, em- brassant toute la terre, roulant et s'étalant avec lenteur, sans une déchirure. Dans cette lourde atmosphère grise et blanche, er- raient une clarté verdàtre, une dorure de vermeil, une émanation longuement pro- longée d'un pâle soleil invisible reculé dans

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l'immensité. Quelles inoubliablessilhouettes surgirent alors aux centres des places, aux angles des rues, dans les halos de lumière des boutiques, sous les flammes ouatées des becs de gaz! Ce fut un déiilé sans lin, les êtres étaient visibles pendant le temps d'un fugitif regard, les longues formes noires surgissaient, se montraient, dispa- raissaient, étaient remplacées par d'autres, en croisaient d'autres, dans un va-et-vient de rue agitée," de silence de neige, de vie tragique.

Nombre de ces personnages vivent à jamais sur les toiles de Whistler, en avant de fonds sombres, dans des atmosphères concentrées. J'en retrouvai quelques-uns chez lui, à Chelsea, après l'accueil d'un geste cordial et d'une parole fine. Je les vis dans l'encombrement d'un atelier de travail- leur, à la lueur d'une bougie. L'admirable femme exposée au Champ-de-Mars, la Femme vue de dos, qui détourne un dé- daigneux profil, appartient à la famille de ces minces, élégantes, hautaines créa- tures, de ces vivantes silencieuses, aux

mains blanches , aux visages secrets !

L'une porte une fleur au corsage, l'autre tient un feutre traversé d'une plume noire. Les fleurs, les cheveux blonds, les joues roses d'un extraordinaire modelé lisse, à plat, en dedans, sont vus comme à travers ces invisibles voilettes en tulle de soie transparaissent les visages. Les formes sont enveloppées d'une atmosphère qui serait à la fois noire et claire, l'atmosphère de cette chambre profonde le peintre voit ses modèles, médite ses imaginations amou- reuses de nature résumée et de poésie rare. C'est dans ce jour voilé, c'est dans cette lumière qui semble une lumière ancienne, que se remémorent tant de hauts chefs- d'œuvre.

La Mère de l'artiste est assise, de profil, en robe noire, le visage pâle, pensif de souvenirs évoqués. Lady Archibald Campbell marche vers l'ombre, bouton- nant son gant d'un geste nerveux, baissant et retournant la tête en un mouvement de grâce indicible. Théodore Duret est debout, droit, fin, le visage sagace,

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évoquant une fête mondaine, un bal de masques mystérieux, par son habit noir, par ce domino rose à dentelle noire qu'il porte au bras, par Téventail rouge qu'il tient de sa main gantée de blanc. Le violoniste Pablo de Sarasate sort, son vibrant violon aux mains, de Tobscuriié qui apparaît d'abord impénétrable, puis qui se dévoile, qui révèle un vague mo- bilier à des plans de demi-teintes, qui projette en avant le virtuose en une atmosphère grise, l'habit noir décoloré, le plastron recevant la lueur d'une lueur pro- chaine.

Miss Alexander, une fillette d'une dou- zaine d'années, est debout dans une chambre. Les murs gris ont, par places, de mortuaires revêtements de bois noir. Le costume parcourt toute la gamme des ' gris, atténués ou exaltés par des détails de toilette : la bouffette des souliers, la plume du chapeau, la gaze qui recouvre la jupe. La chevelure blonde, brillante et légère comme l'étalement d'une floche de soie, est traversée par un ruban noir. Une

277 atmosphère de rêve douloureux se dégage, la douceur ardente de cette jeune tète rayonne dans cette atmosphère vert-de- grisée et pour ainsi dire dédorée il semble que des ravons de soleil expirent pendant que tremble une clarté naissante de lune. L'historien Carlyle est assis, profilé sur un mur gris. Tout ici est dis- posé pour donner, par la couleur, la même impression qu'une marche funèbre exé- cutée en mineur. Les cadres fixés au mur, la chaise de Carlyle, sont noirs, le chapeau qu'il tient sur son genou, la redingote qui se gonfle en jabot sur sa poitrine, le gant qui recouvre une de ses mains, sont noirs. Il y a de TafTaissement dans la ligne qui dessine Thomme depuis la chevelurei us- qu'à la pointe des pieds. Le corps est en- goncé dans de gros draps. Les jambes croisées disparaissent en partie soux le faix d'un pardessus. La tête est inclinée sur la poitrine, une tête songeuse, écrasée sous l'ombre qui tombe. Le nez, la bouche, la mâchoire, affirment une nervosité excessive. La barbe inculte, les cheveux longs, sont

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gris. Les yeux sont à demi-clos, les traits sont crispés, le visage est à la fois endormi et vivant. Et la profonde originalité de l'ar- tiste se révèle encore dans la qualité de l'air qui enveloppe les personnages. Le jour n'est pas, dans le portrait de Carlyle, d'un jaune verdàtre comme dans le portrait de Miss Aiexander. Il est noir, à la fois bru- meux comme les vapeurs qui s'élèvent de la Tamise, et transparent comme des voiles de crêpe flottant. C'est le jour des hivers de Londres, le jour mourant qui semble sans cesse près de céder à la nuit qui menace.

Telles sont, ici indiquées, quelques-unes de ces œuvres de si fine psychologie, de vérité si fîère, de si hautaine étrangeté.

§ VIIL FIGURES ET PAYSAGES

Il ne faut pas quitter les salles de pein- ture sans une station devant l'ensemble d'œuvres exposées par Ribot. Le peintre expose dix toiles et dix dessins par lesquels

279 la qualité de sa vision et les recherches de son existence sont éloquemment résumées. Il évoque dans le noir l'ombre des vieilles femmes vêtues de noir, les mains osseuses, les profils décharnés. Ainsi dans la Tireuse de cartes^ se hérisse un étonnant chat blanc, ainsi dans le Livre d'images. Il sait aussi faire fleurir la jeunesse enfouie dans ces ombres opaques, il fait passer une ca- resse de lumière sur les joues roses, sur les cheveux de soie blonde et au profond des yeux couleur de bluets. Ainsi dans A//- gnoiine^ un doux et calme visage d'infante pauvre, ainsi dans Avant V église, toutes ces physionomies colorées, marquées de la même sérénité, enveloppées du même silence. Et les mêmes personnages familiers se retrouvent encore dans ces beaux dessins, d'un modelé magistral : la Leçon de tricot, la Couture^ Méditation^ la Lecture, La Femme aux limettes, la Remmailleuse, les Pommes de terre, le Sommeil. Et voici encore, dans un autre ordre d'idées, ces énergiques peintures de natures mortes, si réelles, le Gigot de Pâques, les Œufs sur

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le pLit, et les scènes qui commencèrent la réputation de Ribot, les Rccurcurs et deux tableaux de Cuisiiiiers, l'un qui s'en va à la cave, muni de la clef, de la chandelle et de la bouteille, l'autre qui prépare des pois- sons. Ce sont de belles toiles oiî l'ombre est transparente, les costumes, d'un blanc verdàtre, apparaissent éclairés de lueurs singulières, les marmitons errent dans les sous-sols comme des Pierrots lointains et falots.

Parmi les toiles qu'expose M. Alfred Stevens, V Album et la Dame jaune ?,onX sur- tout significatives. Un peu datées par le costume, elles gardent, et elles garderont sans doute, puisque maintenant l'expérience est faite, un chai me persistant de peinture, un arôme de vie expressive et mélancolique. La femme de V Album est au départ d'une rêverie hallucinée. Elle laisse tomber le livre et regarde droit devant elle, de ses yeux grands ouverts. Mais s'il y a exagération dans cette mimique de physionomie, on l'oublie vite pour goûter l'harmonie savante

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entre les chairs et le bleu du peignoir. La Dajuc jaune est une œuvre aussi aiguë et plus complète. Si les ombres sont un peu lourdes sur les épaules et sur les bras, le visage à l'abri de l'éventail est enveloppé d'une transparente atmosphère de clair- obscur les yeux et la bouche expriment la vie au repos et la songerie lucide. Les gants chamois et la robe jaune, d'un jaune éclatant, d'un jaune de bouton-d'or, témoi- gnent d'un coloriste énergique, précis et savant.

Voici maintenant des élégances d'aujour- d'hui. J'ai déjà indiqué la fine silhouette de femme de ^L Besnard qui traverse un paysage de soleil couchant : Xiic'cs du soir. Du même artiste, il y a au Champ-de-Mars des portraits, de formes souples, dans des milieux habilement agencés, et des cartons pour vitraux, d'un dessin ample issu du dessin japonais. Les femmes nues de M. Roll, fondantes dans l'atmosphère du paysage environnant, sont d'une carnation légère et nacrée. M. Jacques Blanche prouve l'intelh'gence de son observation et la diver-

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site de son talent par de nombreux portraits : de sa mère, M"" E. Blanche, de M""' Abel Hermant, de M. Maurice Barres, de M. Henri de Régnier et de lui-même, M. J. Blanche, en compagnie de M. de Ochoa. Il faut ajoutera cette revue les noms de M"° Louise Breslau, de M. Desboutin, de M. Anquetin, de M. René Ménard, qui expose un harmonieux pa3^sage édénique : Adam et Ère, et un bon portrait de M. Rioux de Maillou, de M. Louis Picard, peintre de gracieuses femmes : Mimosa^ Lifféia, et une Sphinge aux yeux d'un bleu vert.

Parmi les étrangers, M. Josef Israëls, M. de Uhde, J\L Liebermann, M. Kuehl, ne nous donnent pas cette année de nou- veaux renseignements sur les milieux qu'ils habitent et sur les impressions qu'ils reçoi- vent. AL Liebermann et M. Kuehl parais- sent surtout enclins à la manière, à la répé- tition, à la rapide habileté technique. Un seul étranger M. Léon Frédéric révèle un talent nouveau par une vingtaine de des- sins, des séries consacrées au Die et au Lin, des histoires de travaux des champs.

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des fragments de paysages, des intérieurs de chaumines, passent et vivent des hommes, des femmes, des enfants. Il con- naît les attitudes de corps et les expressions de visages des vieilles femmes ankylosées, fatiguées par les dures besognes. Il sait les mouvements instinctifs des enfants, les in- terrogations de profils, les gestes ébauchés par les mains frêles. Il y a aussi une science du corps, une grandeur de dessin, dans la Nuit de M. Ferdinand Hodler. Quelques parties de cette grande composition ont une précision de trompe-l'œil, mais il y a des lignes souples et de vivantes surfaces, telle la femme couchée au premier plan, et une vraie science des attitudes cadavéri- ques du sommeil et de l'agitation des cau- chemars.

Parmi les pa3'sagistes, qui ont été seule- ment signalés, il faut revenir vers M, Sis- le}^ à ses paysages des environs de ]Moret, des bords du Loing, il rend visibles la chaleur de l'atmosphère, le bleuis- sement des verdures dans la lumière, la

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force de végétation qui envahit les chemins d'herbe et les bords de rivières croissent les roseaux et les lentilles d'eau. Il faut louer les marines de M, Boudin, peintes à Etretat, à Trouvillc, à Saint-Valery, au Crotoy, à Berck. Il y a aussi un goût de nature, une sensitivité éparse dans les toiles de MM. Cazin, Lebourg, Lépine. M. Ary Renan a rapporté d'Algérie des toiles de co- lorations précieuses. M. Emile Barau peint les villages et les rivières de Champagne avec une compréhension très locale du pays calcaire, des verdures maigres, des rues droites et sèches. M. Auguste Durst, dans ses paysages de La Garde, près Tou- lon, du Alont-Coudon^ près 7 o///o«, indique les harmonies de ce pays de lumière, et il sait rythmer le mouvement des vagues dans sa Bourrasque et dans son Anse des Catalans. M. Victor Binet est le peintre précis des plaines normandes, des étendues il délimite les champs, il plante les fins bouquets d'arbres, il déploie de grands ciels au-dessus des collines bleues de l'horizon. Le Pont des Ai'ts et la Fon~

285 taine du Chatclet le montrent en villégîa- ture à Paris, regrettant Saint-Aubin et Ouillebeuf, mais gardant sa conscience d'artiste devant les ponts de fer et les mai- sons en pierre de taille. Les quatre pan- neaux décoratifs de M. Marchai sont des paysages à diverses heures et à diverses sai- sons, tout baignés de lumière et tout odo- rants de terre. L'artiste excelle à montrer ces campagnes familières, à travers des pre- miers plans occupés par la végétation des bords de routes et des lisières de champs, des ronces, des orties, des chardons, des herbes sèches, des tiges délleuries.

Il ne reste plus à signaler au Champ- de-Mars, avant de passer à la sculpture et aux objets d'art, que les dessins de Daniel Vierge, de Serret, les gravures de Bracque- mond, Desboutin, Guérard, Max Klinger, les lithographies de Lauzet.

§ IX. LA SCULPTURE

Le buste de M. Puvis de Chavannes est la seule œuvre exposée par Rodin, mais

elle suffit à représenter le grand sculpteur de ce temps dans sa manière d'observer et d'exprimer le visaç^e humain. Ici, comme dans tous les bustes modelés par l'artiste, la préoccupation de l'ensemble et de l'expres- sion dominante s'affirme et triomphe. On peut tourner autour de ce socle, regarder l'œuvre de dix points de vue différents, tou- jours s'inscrira dans le champ de la vision un profilement de lignes significatives, tou- jours l'attitude sera physiologiquement et intellectuellement renseignante. C'est ainsi que M. Puvis de Chavannes apparaît ro- buste et calme, lier et réservé, la mâchoire et la nuque solides, le pli de l'attention en- tre les yeux, le regard fixe, le front bossue et fuyant d'un mystique lyonnais. Pourquoi faut-il que le modèle ait demandé à son portraitiste tant de précision dans le cos- tume et que Rodin, au dernier jour, ait indiquer cette redingote, ce col droit, cette rosette de Légion d'honneur? C'est seule- ment l'évocation du poète du Dois sacré et de Y Eté qui nous importait, et non celle du grand artiste compliqué d'un chef de bu-

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reau de l'art, président de société, faiseur de discours, fonctionnaire successeur de Miessonier.

La Scène bachique, de M. Dalou, est une fontaine classiquement conçue, les formes en mouvement sont privées de couleur par l'égalité des reliefs. Mais la bacchante renversée est grassement mode- lée, et l'allure générale de la scène, savam- ment encerclée, pourra s'harmoniser, au fond d'une allée, avec un décor de verdure, une montée de plantes, un bruit d'eau. La Le'da, de j\L Jules Desbois, très grande de lignes, très ample de surfaces, en ses pro- portions restreintes, est d'une courbe har- monieuse, la tête basse, le dos arrondi, tout le torse incliné vers l'oiseau divin. Les mains molles, abandonnées, les paumes re- tournées, avouent l'accablement de la dé- faite et l'heureuse lassitude. On aimerait revoir, agrandie, cette œuvre qui fait hon- neur au sculpteur de la Mort de l'an der- nier. ^L Jean Baffier affirme la simplicité et la grâce de son talent, par cette statue à

mi-corps : La Jeannette, qui est bien une des plus douces représentations de la pay- sanne qui soient dans l'art. C'est la préci- sion nuancée, c'est l'observation de tous les jours, sûre d'elle-même, tendre et fami- lière, et c'est en même temps une silhouette généralisée, celle de la iillette silencieuse, vivant aux solitudes, sérieuse et attentive, bouche close, yeux baissés.

M. Constantin Meunier continue ses étu- tudes au pa3's noir de la mine. Son Fau- cheur et ses statuettes de cette année, Mi- neur^ Le grisou, Ahatteur, sont marquées de force line et d'expression tragique. M. Emile Bourdelle anime le marbre, le fait vivre en souples arabesques dans ce groupe d'une femme et d'un enfant aux vi- sages rapprochés et rieurs. Il faut se sou- venir aussi des médaillons et de la vasque de M. Charpentier, des statues et des bustes de M. Lenoir, et de la tête de jeune fille, jolie d'expression, délicate de travail, de M"'" Besnard.

Dans la section des Objets d'art, heureu- sement ouverte à cette exposition, je con-

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tinue à parler sculpture en écrivant ici le nom de Carabin qui expose des meubles en noyer : une bibliothèque, toute une ornementation, les masques, la figure de rignorance, l'ait bien partie de la forme d'en- semble du meuble, mais dont le fronton est surmonté de figures simplement surajou- tées, — une table qui est un livre soutenu par quatre lemmes, un siège, qui repro- duit le mJme motif avec une variante heu- reuse, — un classeur de correspondance : une figure de curieuse, les doigts pris dans la bouche d'un masque, une statue de la Misère qui sera le départ d'une rampe d'es- calier.

Et voici maintenant, un nouveau sta- tuaire, jNI. Albert Bartholom.é, qui révèle une intelligence affinée et une haute com- préhension de l'existence et de la disparition de l'être. Il expose cinq sujets, statues et groupes, qui font partie d'un monument fu- néraire dont nous saurons quelque jour l'ar- rangement définitif. L'homme et la femme sont couchés côte à côte sur la pierre du

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sépulcre, leurs quatre mains réunies en une étreinte de douceur et de fièvre. Un bras de rhomme est un peu grêle, un peu court, mais la beauté de la mélancolie est em- preinte sur toutes ces formes longues, élé- gantes et mortes. Ce sont les torses que ne soulèvera plus le rythme de la respiration, les jambes qui ne marcheront plus, la chair à jamais abolie. Ce beau groupe est dominé par une femme nue, courbée, un genou en terre en avant d'une pierre qu'elle semble supporter et sur laquelle se lit cette inscrip- tion : « Sur ceux qui habitaient le pa3^s de l'ombre de la mort une lumière resplendit. » Celle-là est un peu une silhouette de gracieu- seté admise, et son apparition, les bras éten- dus, évoque une ligure d'apothéose théâ- trale. Pour tout le reste, il n'y a qu'à louer : la fillette repliée sur elle-même, les mem- bres rassemblés, dans une prostration irré- médiable, — la mère penchée en avant, la tête cachée dans ses mains, laissant aller à la renverse l'enfant mort tenu en ses bras, l'homme enveloppé d'un linceul, qui sort à demi de la tombe, la bouche amère, le vi-

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sage pleurant, regardant de ses yeux obs- curcis le médaillon que tiennent fébrilement ses mains décharnées.

Ce qui apparaît surtout, c'est la manière singulière, émouvante et contenue, par la- quelle l'artiste a opéré le mélange de vie et de mort, qui est le grand caractère de son œuvre. Il faut saluer en Bartholomé un noble esprit, un savant artiste, un sculpteur de la douleur.

XV

REFUSÉ AU SALON

23 juin 1891.

On a annoncé qu'un jeune peintre s'était suicidé parce qu'il avait eu un tableau refusé au Salon. C'est un fait-divers assez extraor- dinaire, mais qui réapparaît encore de temps à autre, aux saisons trop chargées de pein- ture.

Le public des amateurs et des prome- neurs ne prend pas très au sérieux les fêtes

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annuelles du portrait et du genre, du nu et du paysage, de la ligne et de la couleur. La partie dite parisienne de ce public, celle qui trouve encore un charme aux premières représentations des vieux vaudevilles, ne croit au Salon que pendant la journée du vernissage. Ce jour-là, par exemple, il faut être au poste, à tout prix, il faut prendre son rang dans la cohue, défiler devant les toiles, reconnaître les gens au passage, dé- jeuner dans un restaurant tumultueux. Après, le Salon n'existe plus. C'est une jour- née, dans l'existence de Paris, et une jour- née sans lendemain. On pourra retourner dans les galeries de peinture, dans la nef de la sculpture, mais par désœuvrement, ou pour aller à un rendez-vous, mais le Pa- lais de l'Industrie et le Champ-de-Mars ne tiendront plus de place dans les préoccu- pations des cervelles à la dernière mode. On ira peut-être encore au Salon, mais on n'en parlera plus.

Ensuite, c'est la foule tranquille, le défilé de ceux qui sortent de chez eux en quête

295 d'une distraction, la procession des couples, des ménages, des hommes, des femmes, des époux, des épouses, des enfants, des habitants de tous les quartiers, des subur- bains, des départementaux, des étrangers. Les uns sont des désœuvrés sceptiques, d'autres sont de la classe des croyants de la distraction, des gobeurs de l'anecdote. Ces derniers viennent pour deviner des sujets de tableaux. Quand ils ont découvert ce que les personnages se disent, ils s'en vont enchantés, et ils en parlent encore le soir, au milieu de leur famille. Mais le plus grand nombre voit une promenade indi- quée, l'endroit l'on peut se rendre à cette époque de l'année, Ton est sur de rencontrer la foule. Car les gens des villes ont définitivement horreur de la solitude. Ils projettent bien parfois d'aller visiter la campagne, ils parlent avec ravissement des bords de rivière, des allées de forêts, mais quand ils se décident à réaliser ces rêves de bonheur champêtre, ce qui leur arrive bien quatre fois l'an, ils s'en vont toujours par bandes et se dirigent vers des sites

294 excessivement fréquentés. Ils s'enquièrent des villages en fête, et ils aiment à déjeuner sur l'herbe, aux bords de chemins et sur des pelouses se trouvent réunis, par hasard, quelques centaines de groupes qui ont eu la même idée et qui retrouvent là, dans cette promiscuité et dans ce coude-à- coude, les pures Joies des restaurants et des cafés du boulevard.

Il est certain, et il ne saurait en être au- trement, que le public s'intéresse à la pein- ture de la même façon qu'il s'intéresse à la littérature et à la musique. On regarde un tableau, on lit un livre, on écoute un opéra, comme on s'en va aux courses, aux illumi- nations, au feu d'artifice. Le livre est ou- vert lorsque la journée est vraiment vide, vraiment morne, lorsqu'on a épuisé toutes les recherches de délassement, lorsqu'il ne s'agit plus que de tuer les heures. La mxU- sique est un plaisir du soir, utile après le dîner comme une heure de marche ou un verre de chartreuse, selon les estomacs, en tous cas, et de l'aveu de tous, un fameux digestif. Pour les tableaux, ce sont des ima-

-95 ges qui sont accrochées à un mur, et qui ne peuvent pas ne pas y être, en mai et juin. C'est un décor devant lequel il faut passer. Et voilà que ceci me ramène au suicide de ce jeune peintre, et voilà que, subi- tement, les différences de compréhension apparaissent, et que les futilités deviennent graves. Ce qui n'est rien ou pas grand'- chose pour les uns, ce qui n'est, en tous cas, considéré par eux, d'un certain point de vue, que d'une manière à la fois récréative et indifférente, cela peut devenir tout pour d'autres. Ce banal Salon la foule va errer, en traînant les pieds, devient subi- tement un champ de bataille l'on ra- masse des morts.

Certes, ce malheureux a pris au tragique un incident sans doute insignifiant par lui- même. Il n'était pas admis cette année à exposer sa toile, il aurait été admis l'année suivante et peut-être même aurait-il pu se résigner à vivre de longs jours en renon- çant à la cimaise et aux mentions honora- bles, aux bourses de voyage et aux palmes

académiques. C'est une observation il n'entre que de la pitié pour cette lamentable victime, et qui s'adresse à ceux qui se lais- seraient affoler demain par le même misé- rable prétexte. C^'est la preuve de cet affo- lement qu'il faut retenir et qui doit faire apporter quelque circonspection humaine dans leurs jugements à ceux qui savent un peu la vie, et qui ne se laissent pas piper par les solennités parisiennes et par les mi- rages d'art. Oui, certes, le Salon est une institution qu'on peut se refuser à considé- rer comme essentielle, et la badauderie de la peinture peut apparaître extraordinaire - ment niaise dans ses manifestations de tous les jours. Oui, mais il n'y en a pas moins de pauvres êtres qui vivent dans l'illusion de cette peinture et de ce Salon, qui s'enfiè- vrent à l'idée d'être reçus ou refusés par le jury, qui croient être des artistes et qui veu- lent vivre, et faire vivre les leurs, de cet art chimérique, tant poursuivi, si rarement ap- proché. Leur déception est enfantine, oui, et ils auraient mieux fait d'apprendre un état, de vivre d'un métier ou d'un commerce^

297 et de ne donner à leur semblant d'art que le surplus de leur vie. Mais il faut être déjà un philosophe pour agir ainsi, et les philo- sophes sont rares. Le débutant refusé croit, lui, qu'il lui arrive un malheur irréparable, rentre chez lui, et s'asphyxie comme une grisette abandonnée. L'existence ne s'ap- prend donc pas vite, et il en est, même, qui ne l'apprennent jamais. Ce suicide du pein- tre inconnu ne vous fait-il pas songer à un autre suicide, le suicide d'un illustre? Qu'on lise la biographie de Gros, du baron Gros, le glorieux auteur de la Peste de -lajfa et de la Bataille cfEylau, qui se laissa aller à s'enrégimenter de nouveau derrière David, qui produisit alors des toiles neutres, des œuvres hésitantes, qui fut ulcéré par l'aban- don du public et par la raillerie des jour- naux, et qui s'en alla se noyer à Aleudon, à rage de soixante-quatre ans!

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XVI

ILLUSIONS ET RECHERCHES D'ART

22 avril 1890.

A propos d'une exposition comme celle des Indépendants, ouverte au pavillon de la Ville de Paris, comme à propos de toutes les manifestations de ce genre, on pourrait écrire des volumes en prenant les choses exposées comme point de départ, en remon- tant aux états d'esprit, en reconstituant les milieux d'éclosion.

Là, aux Indépendants, tout le monde est reçu moyennant une cotisation, tout le monde a droit à une place, et probable- ment à un morceau de cimaise, c'est une lamentable et touchante plèbe artistique qui envahit les salles. Ambitions irréfléchies, vocations ratées, illusions maladives, ce sont les confidences que déclament et pleu- rent les étonnants peinturlurages. Portraits,

299 paysages, natures mortes, scènes histori- ques, ce sont les toiles qu'on aperçoit chez les encadreurs de faubourgs et dans les amas de marchands de ferrailles. Person- nages à petits bras et à grosses tètes, redin- gotes au cirage, sujets coloriés inventés à la suite d'égarements de lectures, romances en action inspirées par la poésie des cafés- concerts , forêts, champs et marines qui semblent peints à l'eau de vaisselle, ce sont toutes les aberrations de ceux qui passent dans la vie sans rien voir et qui se croient néanmoins soulevés par le flot de l'inspira- tion intérieure. La critique de ces préten- tions et de ces aveux n'a pas à être entre- prise en citant les toiles exposées et les noms de leurs auteurs.

Plutôt que d'essayer un triage, il vaut mieux passer outre après avoir reconnu chez le grand nombre les sj'mptômes du mal singulier et probablement inguérissable. Pour avoir été menés au Louvre, un di- manche, quand ils étaient petits enfants, pour avoir reçu en livre de distribution de

300 prix une Vie des Peintres célèbres, pour avoir fréquenté le Salon et s'être exalté de- vant les Hors concours, ils ont délaissé des occupations ils auraient pu trouver l'em- ploi de leurs naturelles facultés à défaut du placement de leur idéal. Ils auraient pu être des emplo3'és ponctuels, des commer- çants avisés, d'opiniâtres cultivateurs. Là, dans cet au jour le jour de l'existence cou- rageusement accepté, ils auraient pu, qui sait? se faire à la longue une conception résignée et délicate de l'ordre des choses et découvrir un motif de penser et un charme d'habitude dans la monotonie des travaux accomplis. Ils auraient pu égale- ment, s'ils avaient eu quelque sensitivité, garder pour eux, jalousement, leur secrète attirance vers l'art, leur manie de réalisation, ils auraient consacré à leur humble chimère le temps que la vie exigeante aurait concédé à leur repos, ils se seraient enfouis dans la solitude des dimanches pour tenter de diminuer le tourment de produire qui était en eux.

Il en est qui ont ainsi réparti les nécessi-

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tés et les inquiétudes de leur destinée, et Ton doit de beaux livres à cette acceptation de la vie régulière. L'homme, certes, est épris de changement, il désire sans cesse autre chose, il voudrait perpétuellement être ailleurs, et cette impatience qu'il éprouve en face de la besogne forcée, il la trompe comme il peut, il la promène et il l'occupe. Des casaniers s'enferment pour dessiner, sculpter des morceaux de bois, chercher des rimes, jouer de la flûte. Des remuants s'en vont par les campagnes de banlieues pour marcher, pour respirer, pour voir des feuilles et de l'eau. Certains liront, liront sans cesse, jusqu'à la fatigue des yeux et jusqu'à la congestion du cer- veau, et pour ceux-là, la lecture sera le dé- placement et le voyage, la fuite incessante à travers le temps et à travers l'espace. Des instincts de violence et de guerre se satisfe- ront dans la chasse, un goût de ruse silen- cieuse et de patience sans fin trouvera son emploi dans les stations prolongées de la pèche à la ligne, au bord des rivières. La grande masse humaine cherchera le plaisir,

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sous toutes ses formes matérielles, depuis sa plus brutale manifestation de sensualité jusqu'à ses diplomaties amoureuses. Le jeu sera despotique. Les boissons, les tabacs et les opiums donneront de l'excitation et de l'oubli. Quelques-uns seulement, parmi les civilisés d'aujourd'hui, ayant mesuré le passé et jaugé la A'ie, se déclareront con- vaincus qu'il faut se contenter de ce qu'a- mène le sort et qu'il est imprudent d'agir pour quitter le médiocre et acquérir le mieux. Ce serait, il est vrai, beaucoup de- mander, non seulement aux illusionnés, mais même à ceux qui agissent sans pour cela croire à l'importance de leur action, poussés par la seule force vitale diffici- lement réductible. Ceux-là trouvent leur seule joie dans une organisation voulue de leurs heures, ils satisfont le besoin de s'ex- primer qui est en eux, ou ils le dissolvent dans une exaltation d'imagination, une rê- verie d'esprit, une fumée de cigarettes.

Pour ceux qui ont essayé à travers leur travail, au jour du repos hebdomadaire, de

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lixer pour eux-mêmes les bégaiements ou les curiosités de leurs impressions, ils gâ- tent la sincérité de leur sensation, et ils s'affirment inférieurs lorsqu'ils essayent la propagande de leur impuissance et qu'ils affichent leur ambition de conquérir la cé- lébrité de leur vivant et la lointaine gloire future. C'est le cas de la plupart de ceux qui exposent au Pavillon de la Ville de Paris, si proche le Palais de l'Industrie, qu'ils semblent encore affirmer leur désir de ce Salon à jury et à récompenses ils n'ont pu pénétrer, faute de place. Les men- tions, les médailles, les exemptions les ont tentés, comme les autres, et ce n'est, pour beaucoup, qu'à la suite de tentatives obs- tinées et d'échecs répétés, qu'ils se sont résignés à arborer le drapeau de la ré- volte et à proclamer l'indépendance de l'art.

C'est assez insister en ce qui concerne la cocasserie des effigies et la plainte que fait entendre une telle exhibition morale. L'in- justice serait de ne pas signaler les tableaux en ombres colorées de ^i""" Berria-Blanc et

304 les cléphants dessinés par M. Lcmmen. Si plusieurs sont oubliés qui n'auraient pas l'être, qu'ils n'en accusent que leurs dé- courageants compagnons.

Ces réflexions, dont l'application est trop générale et qui, il faut le répéter, ne sont pas bornées à cette seule réunion, devraient maintenant se compliquer d'esthétique, lorsque le visiteur passe dans la salle sé- parée oij se sont réunis quelques-uns des Indépendants qui font bande à part, les adeptes du pointillé, les chercheurs de lu- mières inédites. Il en est là, comme Seu- rat, qui a inventé le procédé, qui sont des ardents à cette recherche, des convaincus évolutionnistes. Chez eux, le talent est in- dividuel et se serait montré sous n'importe quelle forme choisie. Il est des aspects que la méthode employée exprime avec déli- catesse, des calmes d'eaux et de ciels, des verdures de prairies, des douceurs de lu- mières, telles les marines de Seurat, de Signac, des meules d'Angrand, des champs de Lucien Pissarro. Le Chahut de Seurat est plus incertain comme résultat, malgré la

305 visible volonté du dessin caricatural et expressif et du fané de tapisserie de Ten- semble. Bientôt aussi, en dehors de quel- ques-uns, la personnalité va manquer, et l'obsédant procédé, trop marqué, blessera inexorablement le regard le plus attentif, le plus disposé à Texamen. \o\ci que les imitateurs accourent, que les étrangers se livrent à des contrefaçons mécaniques, que la chapelle est envahie. Un Belge, ^L Théo Van Rysselberghe, s'exerce même avec une virtuosité évidente dans les étoffes de deux grands portraits, les têtes, par contre, d"un pointillé timide, à peine appa- rent, semblent d'un autre peintre et adroi- tement rapportées. Trois autres artistes, ac- ceptés ici, ne se réclament pas, pourtant, de la règle admise : l'impressionniste Guillau- min, avec de beaux pa3'sages éclatants, Toulouse-Lautrec, avec un bal du Moulin- Rouge d'une sarcastique vision, et Vincent Van-Gogh, qui sculpte ses pa3'sages en même temps qu'il les peint, et qui réalise des reliefs montagneux, d'osées perspec- tives, des juxtapositions de modelés, des

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flammes colorées véritablement imprévues, rutilantes et belles.

XVII

LES INDÉPENDANTS

10 avril 1891.

Au pavillon de la Ville de Paris, la der- nière salle, oij se réunissaient annuellement les néo-impressionnistes, est en deuil. Du* bois-Pillet, un des fondateurs de la Société, est mort il y a quelques mois, et on a réuni ses œuvres aussi complètement que pos- sible. Vincent Van Gogh est mort, lui aussi. Et depuis l'ouverture de la présente exposition, un autre artiste, jeune et cher- cheur, Georges Seurat, a disparu : on l'en- terrait la semaine dernière, et les regrets furent vifs autour de ce mort de trente- et-un ans. Seurat fut le promoteur de cette nouvelle division des tons, de ce pointillé qui suscita tant de discussions

307 entre artistes, tant de polémiques dans les journaux. Qu'une telle technique revêtît quelque monotonie, produisît ça et des applications pénibles, peu importe. Seurat, dans certains paysages de Gravelines expo- sés aujourd'hui, n'en fut pas moins un peintre très distingué, épris de lignes ani- ples et d'une atmosphère délicatement pâle. Ses recherches de lignes droites, obliques, relevées, abaissées, par lesquelles il vou- lait exprimer les sensations d'ensemble n'avaient pas encore donné les résultats qu'il en attendait. Son Chahut de l'an der- nier était singulièrement inerte, et la joie violente du mouvement n'était pas la do- minante de cette grande toile. Dans le Cir- que de cette année, quelques personnages me paraissent discutables, mais il y a un joli sens de la caricature dans les aspects des assistants, et l'écuyère qui arrive, de- bout sur le cheval blanc, penchée et tour- nante, est excessivement aérienne et gra- cieuse. Il y avait évidemment en Seurat une science et une volonté, et il serait sorti, de ses expériences de laboratoire et de ses

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combinaisons géométriques, un artiste par- ticulier qui apparaît déjà dans son œuvre sitôt close.

D'autres, qui ont commencé avec Scural, et d'autres qui sont venus après lui, expo- sent des tableaux les tons sont égale- ment divisés. Chez les uns, on croit aper- cevoir une foi et une ardeur, chez les autres, une habileté, chez d'autres, de Ten- nui. L'inconvénient apparaît souvent, c'est une analyse menue des phénomènes lumi- neux, un morcellement infinitésimal de la couleur, une absence de synthèse et de hautes généralités, M. Charles Angrand, lui, irait volontiers, par VAtre et le Chien de berLicr, vers des impressions d'en- semble. M. Van Rysselberghc est surtout adroit, il a un sens des dispositions élé- gantes et de la gaîté des robes claires dans un jardin. Les lignes de rivières et de bords de mer de M. Paul Signac ont des longueurs et des courbes grandes et sou- ples, mais on voudrait des eaux plus denses et des horizons plus lointains, et mon goût d'explication reste court devant le ta-

309 bleau ainsi étiqueté : « Sur l'émail d'un fond rythmique de mesures et d'angles, de tons et de demi-teintes, portrait de M. Fé- lix Fénéon en 1890 ». M. Maximilien Luce cherche à travers les paysages des sensa- tions d'énergie, c'est un violent harmoniste épris des rudes apparences. Il expose une Vue de Montmartre s'exhale l'atmos- phère des faubourgs, des étendues de toits pauvres, des fabriques actives. M. Lucien Pissarro n'a pas envoyé de peintures, mais des gravures sur bois, d'un beau résumé de dessin.

11 est d'autres exposants, dans cette salle, qui ne se réclament pas de la doctrine du mélange optique. M. de Toulouse-Lau- trec représente avec une volonté gouail- leuse des milieux équivoques, de couleurs salies, surgissent d'aflVeuses créatures, des larves de vice et de misère. AL Willum- sen fait drôlement gambader les passants. Il 3^ a une tendance à la déformation, à la caricature, qui existe aussi chez JM. Louis Anquetin, très varié ou très incertain : il

3'<J réunit de lamentables femmes, des paysa- ges très dillerents, un Pont des Saints-Pères japonais, un beau décor d'opéra, un doux torse de jeune fille. M. Léo Gaussonfait ru- tiler certaines parties de V()i\Tg'e et du Soleil couchant, comme des fragments de paysages vus à travers des morceaux de vitraux. M. Armand Guillaumin installe des Vaches du rt'pAvdans un paysage de verdure somp- tueuses. M. Henri Cuvillier exprime, en des peintures voilées, çà et trop construites comme des Monet, les espaces de brume chaude de la nature méridionale. Et voici AI. Pierre Bonnard, avec V Après-midi au jarditi, quatre panneaux décoratifs, et un portrait aux yeux fins, qui réalise sommai- rement les expressions et les effets.

M. Maurice Denis, dont le nom apparaît pour la première fois dans les expositions, est un artiste épris de synthèse, dont on peut attendre des œuvres charmantes et sub- tiles. C'est un archaïque dans la série qu'il nous montre aujourd'hui, il s'est enfermé dans un béguinage de peinture visité par les délicieux ravons de soleil couchant. Il re-

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garde, dans le silence, les sœurs aux coifl'es bleuâtres qui passent dans le braisillement des lumières, auprès de la Vierge en or, il célèbre avec dévotion le Mystère catholique le diacre s'avance vers la sainte, pré- cédé de deux enfants de chœurs, dans la chambre ouverte sur le coteau fleuri d'ar- bres roses. C'est un poète qui se plaît aux glissements de pas, aux gestes lents, aux corps ployés comme des lis, aux flottements d'encens. C'est en même temps un observa- teur de la vie cléricale, il sait les regards brefs cachés aux bords des paupières, les crânes pointus, les mains molles. Il connaît les soirs des dimanches, les femmes en pro- menade aux bords des canaux, dans le violet du soir, sous les ciels roux et verts. Il des- sine avec d'exquises harmonies de lignes les illustrations pour Sag'esse de Verlaine. Il n'y fait pas apparaître le sens d'aujour- d'hui, il en marque surtout le côté ancien, la poésie de moyen-âge mais dans le Motif romanesque, il est moderne avec infiniment de douceur, et la femme qu'il montre en promenade, cueillant des fleurs par les taillis

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dépouillés, est une frêle, charmante et vi- vante apparition.

XVIII

PASTELLISTES ET PEINTRES-GRAVEURS

28 avril i8i)i.

Les pastellistes sont luxueusement logés dans la galerie Georges Petit, et leur art est en accord avec les tentures et l'ameuble- ment. C'est un art riche, très pelucheux, ou tout semble revêtu d'étoiles à la mode, choi- sies chez les tapissiers les plus réputés, tout, les vêtements des portraits, cela va sans dire, mais aussi les terres et les ciels des paysages. Les personnages élégants re- présentés sans profondeur et sans malice d'observation habitent tous des champs, des vallons, des jardins, des bords de rivières, des océans infiniment distingués. 11 3^ a une grande ressemblance entre ces scènes en- cadrées. Les auteurs ont obéi aux mêmes

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préoccupations, connaissentles mêmes gens, sont du même monde, et l'on a vraiment, à parcourir cette jolie galerie de la rue de Sèze, la sensation d'avoir été invité à unfive o'clock artistique.

Il est pourtant quelques invités à remar- quer dans cette foule. M. Besnard continue ses études de colorations de chairs de femme, il montre des épaules et des chevelures de rousses, des profils et des nuques teintées par des atmosphères violemment colorées. Les pastels de MM. Dagnan et Boldini sont d'une adresse qui essaie de frôler le sentiment et le caractère. Les portraits de M. Jacques Blanche réalisent des expres- sions alanguies et fines, des sveltesses de corps et des souplesses de vêtements. Et voici Chéret dont la gaîté passe sur les murs en fusées, en ra3'ons lunaires, en dégringolades de femmes, de polichinelles et de pierrojs, en expressions entrevues de bouches entr'ouvertes et d'yeux qui rient. Et voici Forain avec un beau dialogue entre un garçon de café, gras et important comme un financier, et une fille hâve et macabre.

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Les peintres-graveurs habitent chez Du- rand-Ruel, avec Bracquemond à leur tète. Le maître graveur, à qui l'on doit déjà tant de belles interprétations de la nature, a en- voyé des études d'oiseaux, de fougères, des croquis pris dans un atelier de couturières, et un Janot lafiîi digne d'illustrer La Fon- taine. C'est la même lucidité et la même rêverie que dans les vers du fabuliste, parfu- més de thym et mouillés de rosée. Le lapin est pendu par une patte, et le duveteux de son pelage, la construction et la lourdeur de sa tête sont merveilleusement exprimés. Au loin, comme dans un rêve, d'autres lapins, vivants, heureux dans la clarté de l'aurore, s'ébattent dans une tendre et lumineuse clairière.

De très beaux portraits de Desboutin, des dessins avec légendes de Forain, des eaux- fortes à la manière noire, une pointe sèche, des gravures sur bois, des gravures en cou- leurs, tout cela très varié et très curieux, de Henri Guérard, des cadres de MM. Bes- nard,Chéret, Buhot, Lepère, Lunois, Louis Morin, P. Renouard, Vignon, Storm de

>i5 Gravesande, Zorn, Henri Rivière, uue série de lithographies et de dessins fantastiques d'Odilon Redon, de superbes dessins mar- qués de la griffe de Rodin... Et puis, et puis, beaucoup de choses qui se ressemblent, beaucoup d'habiletés semblables, beau- coup de virtuosités matérielles, très mono- tones.

Au milieu de tout cela, un rayonnement subit, une tète ardente, le profil levé, la paupière close, les cheveux légers envolés sur les tempes, une indicible expression passionnée, une main d'une fine élégance, d'une sèche nervosité, qui vient s'appuyer au visage en un contact de fièvre, un art merveilleux mis au service de l'expression, une sobriété de moyens qui stupéfie, un ra- pide dessin au pinceau, un modelé d'une infinie douceur, une extraordinaire concen- tration de clarté sur cette face tendre et fière qui pâlit et resplendit dans une lumière d'or. C'est une tète de femme avec la signature d'Eugène Carrière.

A l'écart, dans deux petites salles, ce sont

3'6 les expositions de Camille Pissarro et de M'^' Mary Cassatt.

M"'' Cassatt aura eu ce bonheur, gagné par infiniment de volonté et de patience, de retrouver, par la pointe sèche, l'aquatinte, l'impression en couleurs, des effets de sim- plicité et d'harmonie des colorations japo- naises. Il est évident, et l'artiste le sait bien, qu'il y a ici des ressemblances avec les œuvres de là-bas, avec celles d'Outamaro, surtout. Mais il y a aussi une nouveauté de vision, une adaptation de ces procédés à des spectacles modernes. Il en est ainsi pour la Lampe, pour la Jeune femme essayant une robe. Auprès de ces dix planches, d'un en- semble précis et doux à la fois, M"" Cas- satt expose, comme peintre et pastelliste, quatre œuvres, des portraits de femmes et d'enfants, d'une observation nette, d'une belle science de mouvements. Elle a vu exactement, dans des jardins très clairs, des babvs roses, joueurs ou renfrognés, essayant des gestes, et elle a bien vu aussi des femmes aux visages tachés de rous- seurs, des fronts durs de rurales, des vi-

^'7 sages nets, sérieux, impassibles, de bonnes d'enfants villageoises, de gouvernantes alle- mandes correctes.

Camille Pissarro a réuni vingt-six de ses dernières œuvres, des eaux-fortes, des goua- ches, des dessins, des aquarelles, des pas- tels, des éventails. Il excelle à exprimer les mouvements des foules dans les marchés, les occupations des paysannes dans les champs. Il faittenir sur un éventail de vastes espaces d'eaux et de ciels, des lointains de brume dorée, des disparitions de soleils d'hiver. C'est un des grands artistes du paysage et de la vie rurale. Quelques-uns le savent et le disent, mais il ne faut pas se lasser de le redire et de rendre l'hommage artistique qu'il mérite à ce maître délicat, dont l'œuvre de nature est pénétrée d'une si tendre et si éclatante lumière.

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XIX

MODES DE PARIS

4 avril 1890. Paris est tous les ans, pendant quatre mois^ la ville peinte. Il se prête avec une bonne grâce parfaite, qu'il ne montre pas souvent pour la littérature et pour la mu- sique, aux entreprises de ceux qui dé- gorgent des tubes sur des palettes, qui dé- layent des petits pains de couleur dans des godets, qui écrasent des poussières de pastels sur des cartons, qui grattent le cui- vre. Il ne faudrait pas en conclure que tous les ans, à époque périodique, un subit engouement s'affirme pour l'art, et qu'une compréhension particulière s'exerce devant les toiles depuis le premier jour de mars jusqu'au dernier jour de juin. Non, il s'agit d'un rite spécial de l'existence parisienne,

319 d'une occupation prévue par la mode et à laquelle nul ne songe à se soustraire. C'est réglé comme la réouverture des théâtres en septembre, comme les premières repré- sentations de l'hiver, comme les visites du mois de janvier, comme la saison au bord de la mer mitigée de casinos.

C'est ainsi que s'expliquent à peu près, sans qu'il soit guère besoin d'y insister au- trement, les expositions particulières ou- vertes çà et là, rue Volney, rue Boissy- d'Anglas, rue de Sèze. Les amateurs, en grand nombre, ont cherché des satisfac- tions intimes, se sont récréés aux ren- contres et aux salutations amicales. Des seigneurs de l'avenue de Villiers ont quitté leurs châteaux à poternes et à mâchicou- lis, et se sont débonnairement mêlés aux gens du monde, tellement mêlés qu'il est presque impossible de sV reconnaître sans catalogue. Ces prétentions et ces commerces n'ont pas à être encouragés ici. D'au- tant que la publicité a été suffisante. Tel critique d'art omnipotent, qui ne parle ja-

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mais des grands artistes isolés d'aujour- d'hui, ne se fait pas faute, ordinairement, de célébrer les toiles d'exportation de Ma- chin et les bouts d'aquarelles de Chose. Pourquoi ajouter à ces réclames insérées en si extraordinaire abondance ?

Rue Volne}', la critique de bonne volonté n'a pu trouver à citer que des fusains d'Al- longé ! Rue Boiss3'-d'Anglas, la Famille, de y\. Besnard, une réunion d'enfants très divers d'expressions et de colorations, deux paysages nocturnes de M. Cazin, des por- traits de ALM. Elie Delaunay et Jacques Blanche, sont les seules œuvres, sur les deux cents exposées, qui donnent aux yeux une sensation d'art. Le reste, c'est le ta- bleau de rieurs durement découpées, c'est le paysage photographique, c'est le banal portrait, c'est la puérile scène de guerre. Il suffit d'avoir constaté le Printemps^ de M. Gérôme : une lionne dans les fleurs, étendue, les pattes écartées, comme une descente de lit. Les aquarellistes de la rue de Sèze ont plus d'habileté, un savoir- faire égal en toutes choses, un soin dans le

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fini qui donne à tout ce qui est exposé une physionomie semblable d'articles de Paris montrés dans un magasin luxueux. M. Bes- nard se retrouve ici avec des fantaisies d'une couleur un peu égarée. Ses femmes nues, l'une à queue de paon, l'autre conduisant une bande de paons blancs, sont revêtues de tendres et roses clartés, mais leur ana- tomie s'elîbndre dans les étincellements qui les entourent. En revanche, les paons blancs qui suivent leur conductrice sont jolis, ils ont, dans la lumière qui flotte autour de leur plumage, de lins et prolongés mouve- ments d'oiseaux-reptiles. Il v a aussi rue de Sèze des grisailles vertes d'Harpignies, des sentiers d'ombre, des branchages cen- dreux sur le ciel. ^Mais les rassemblements de la foule sont devant une charge des cui- rassiers de Détaille, l'on peut compter les boutons, les poils des moustaches et des crinières, une galopade rigide à laquelle on a crié : Fixe! une charge de cavalerie em- paillée !

Les pastels succèdent aux aquarelles. Un parisianisme spécial triomphe dans les

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effigies exposées. L'inquiétude de l'œuvre de Manet compliquée par des ambitions d'é- légance anglaise, ce sont les influences qui peuvent être signalées dans les portraits de MM. Jacques Blanche, Helleu, Besnard. Une parenté avec certains décors et cer- taines préoccupations des romans de Bour- get est visible dans ces silhouettes mon- daines qui sont de la même famille artis- tique. Et encore, d'habiles travaux de MM. Doucet, Dagnan, Eliot, Lewis-Brown, des mondanités de M. Tissot, des sous-mon- danités de M"'° Lemaire. Au dernier degré se tient M. Dubufe. Heureusement qu'en descendant l'escalier on retrouve au mur du vestibule quelques pages suffisamment iro- niques signées de Jean-Louis Forain. Le cruel manieur de crayon ne s'attendait pas à jouer ce rôle de consolateur.

On va pour rencontrer des amis, pour causer, pour s'asseoir, pour manier les faces- à-main. La mode y est. Elle n'est pas encore à l'exposition des femmes-artistes qui ressemble à une exposition d'horticul-

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ture. Intéressante et curieuse manifestation que celle-là, l'on peut voir s'épanouir, auprès de désirs délicats, une extraordinaire poésie convenue, un goût d'imitation poussé à l'excès. La vérité, c'est que l'artiste, femme ou homme, est une exception, et que les formations et les associations de groupes n'y feront rien. Voici une autre exposition, celle des peintres-graveurs, chez Durand-Ruel,oùronrencontre deux femmes artistes, et d'une rare distinction. M"' Ma- ry Cassatt, avec d'exquises pointes-sèches, M""* Marie Bracquemond, avec ses portraits de femmes gravés à l'eau-forte en traits d'une suprême élégance, et quatre peintures, les figures et les paysages sont évoqués en lins modelés, en lumineuses apparitions. sont aussi exposés des gravures de Des- boutin, Seymour-Haden, Bracquemond, Legros, Guérard, des pastels de Chéret, des lithographies de Fantin-Latour, des dessins d'Odilon Redon, des peintures de Henri Rivière, Luce, Vignon, Sisley. Camille et Lucien Pissarro, le père et le fils, ont une double et belle manifestation artisti-

3-^4 que. Lucien Pissarro sait indiquer, en ses eaux-fortes, en ses bois, en ses dessins, l'allure particulière des figures, paysannes aux champs, habitués de cafés, ruraux, provinciaux. Il y a une saveur d'archaïsme dans ces précises et hardies silhouettes qui témoiiinent d'un observateur des mœurs d'aujourd'hui. Camille Pissarro est un maître dans la représentation du paysage et du paysan. Il le prouve par cette magni- lique série d'une douzaine d'eauxfortes, il a, par des recherches patientes, par des procédés nouveaux, exprimé de si di- vers aspects des choses : bâtiments de fer- mes, vétustés de masures, silhouettes de petites villes, prairies, jardins", ruisseaux. Le trait sommaire et délié dans lequel il sait enclore ses figures gravées, le révélera des- sinateur à ceux qui ne veulent pas voir la justesse et la solidité des ligures de ses pein- tures, sous les variables effets atmosphé- riques qui les colorent. Quelle décision im- peccable dans ce geste de la paysanne bê- chant, de cette autre portant des seaux, de la femme retournant une brouette, à bout

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de bras, les deux poings solidement rivés aux brancards.

XX

HORS DE L'ECOLE

13 janvier 1891.

Cette École dont il s'agit, c'est l'Ecole des Beaux-Arts. Quelques-uns des élèves, qui avaient promis la fréquentation assidue des cours, le respect du professeur, l'adoration perpétuelle tournée vers la villa romaine, quelques-uns, l'autre jour, ont passé devant la porte, sont partis au hasard, lassés de l'apprentissage, désireux de marcher en li- berté, de se dégourdir les doigts, de changer l'orientation de leur cervelle. Ce n'est pas seulement dans l'échauffourée de l'atelier Bonnat et dans l'arrêté qui a suivi, suspen- dant les cours pour trois mois, qu'il faut

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chercher le motif d'une telle évasion. Il n'y a, parmi les dissidents, que deux ou trois élèves de l'atelier Bonnat. Les autres, ils sont une douzaine, et ils seront, disent-ils, vingt-cinq prochainement, les autres appar- tenaient à d'autres geôles. Que l'incident soit mince, que les écoliers en liberté n'aient voulu se livrer à aucune manifestation, qu'il n'y ait pas encore de quoi révolutionner le régime artistique sous lequel nous vivons, tout cela est possible, tout cela est vrai. C'est tout de même un fait-divers qu'on n'avait pas eu encore à enregistrer, c'est un petit commencement de la fin, c'est une iine lézarde dans la maçonnerie de la maison du quai, c'est un caillou lancé dans les fenêtres de l'Institut.

Naturellement, ces jeunes gens échappés à un professeur ont eu immédiatement l'idée d'en prendre un autre. Ils ne se sont pas plus tôt trouvés libres, qu'ils n'ont su que faire de leur liberté. Ils ont montré une in- quiétude, ils ont manifesté par leurs allures incertaines qu'il leur manquait quelque

327 chose. Le prisonnier qui se sauve et le pri sonnier qu'on pousse dehors, au jour de la levée d'écrou, ont ainsi une période d'hési- tation pendant laquelle ils ne savent que faire, que dire, aller. Ils promènent leur cellule avec eux, ils ne se sentent pas en sé- curité dans l'espace. Le soleil est trop chaud, il va peut-être pleuvoir, il y a trop d'air, et le vent est une chose terrible. Comment résister à tous ces éléments violents et eni- vrants dont on était déshabitué? Il est tout naturel que les jambes flageolent, que les mains tâtonnent en gestes irrésolus, que l'ivresse de l'atmosphère du dehors monte aux fronts délivrés. On raconte que Barbes, au lendemain du 24 Février 1848, mis hors de sa prison à Tours, ne sut que devenir jusqu'au moment du départ pour Paris, et qu'il demanda à passer sous les verrous cette soirée et cette nuit pendant lesquelles il aurait pu vaguer par les rues et les champs. Ainsi, les jeunes artistes qui ont manqué l'heure du cours n'ont pas su me- ner jusqu'au bout leur école buissonnière. Heureusement, ils se sont adressés à un

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artiste qui a mieux à faire qu'à jouer au professeur. Eugène Carrière, qu'ils sont allés trouver, à qui ils ont conté leur histoire, à qui ils ont demandé de les réunir et de les aider de ses conseils, Eugène Carrière n'imposera aucune discipline à ces enfants de troupe qui ont rompu les rangs. Ils au- raient pu, sans savoir, s'adresser à quelque autre, d'apparences indépendantes, enchanté d'installer une chapelle libre en face de l'é- glise abandonnée, et en réalité, c'aurait été là, avec tous les affichages violents et tous les drapeaux clac|uant au vent, une simple succursale de l'Ecole, la convention du moderne aurait succédé à la convention d'hier. Carrière, qui n'est pas seulement un peintre, qui est un amoureux et un voyant de la vie, saura donner, on peut le croire, un enseignement spécial à ceux qui sont venus gentiment et naïvement vers lui. Il les a félicités, sans doute, de leur départ, et il a accepté leur groupenient provisoire. Il leur a dit que rien n'était plus simple que de se réunir pour dessiner, qu'il n'y avait qu'à louer un atelier et qu'à faire venir des

329 modèles, et qu'il consentait volontiers à aller voir ses nouveaux amis de temps en temps. J'imagine volontiers ce que seront ces vi- sites, et je crois entendre les conseils donnés par l'artiste.

Il ne sera pas un pédant corrigeur de dessins, ne donnera pas de notes et de bons points, ne s'emploiera, quand le moment sera venu, que pour mettre en lumière, dans quelque salle d'exposition, les travaux de ses jeunes camarades. Son cours sera surtout une conversation. Chaque fois que ce singulier professeur s'en ira trouver ses élèves, il leur tiendra le même discours fa- milier et profond. Il les forcera à faire cette observation toute simple que les maîtres n'ont pas copié les maîtres, qu'ils n'ont placé aucun modèle de calligraphie artis- tique entre la nature et eux, mais qu'ils se sont inspirés directement des spectacles qu'ils avaient sous les yeux, que leur vision et leur réflexion se sont acharnées à com- prendre la signification des formes et les rapports qui existent entre les choses. Il

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leur montrera, par des exemples pris dans toutes les époques, que le grand art, bizar- rement érigé en système et en pensum, est de la persistance d'observation et de la force de repliement intime, et qu'il est, plus que le résultat d'un apprentissage, l'expres- sion suprême de l'individualité. A quoi bon recommencer ce qui a été fait et définitive- ment fait, à quoi bon le décalque de l'art de la Grèce et de l'art de l'Italie? Pourquoi reprendre en sous-œuvre le Vinci et le Ra- phaël, pourquoi retravailler dans le vieux, piocher les procédés, se fatiguer sur l'équi- libre de celui-ci et le modelé de celui-là? C'est se mettre volontairement des œillères, et mal comprendre l'enseignement des mu- sées et le langage des œuvres de ceux qui ne sont plus.

Elles ne disent pas, ces œuvres, que l'as- similation du procédé et la réussite de la copie sont tout. Elles disent tout le con- traire. Elles fournissent l'irrécusable témoi- gnage de la sensation profonde, du contact permanent avec la nature, de la vie person- nelle. Ecoutez-les parler, ces maîtres dont

331 on veut faire des maîtres d'études, écoutez leurs confidences si fines et si pénétrantes, écoutez-les chuchoter dans l'ombre et chan- ter dans la lumière, tous, tous ceux qui ont eu un approfondissement et un épanouisse- ment de pensée pendant leur passage de joie et de souffrance à travers l'existence : tous diront la même chose, tous s'enten- dront secrètement par l'affinité de leur génie pour renvoyer à la mêlée sociale, aux ten- dresses des sentiments et aux ivresses des passions, ceux qui demandent un enseigne- ment, qui cherchent inquiètement une inspi- ration. Cette inspiration, elle est en eux, cet enseignement, il est dans tout. Pour ceux qui les chercheront sans cesse et qui n'aboutiront jamais qu'à de lointaines imi- tations, qu'à de puériles ressemblances des autres, pour ceux-là, auxquels le monde qu'ils habitent restera éternellement fermé et qui n'entendent pas en eux les comman- dements d'une voix intérieure, il est bien inutile qu'ils s'acharnent, qu'ils essayent et qu'ils ressassent, qu'ils couvrent les murs d'expositions de leurs redites, qu'ils illu-

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sionnent les spectateurs par les exercices de virtuosité de talents qui travaillent à vide. S'ils ne peuvent faire ce qu'ont fait leurs prédécesseurs, s'ils ne peuvent con- centrer une conception de l'univers dans un an solitaire, qu'ils se livrent donc aux occu- pations sociales qui les réclament.

Ce sera là, probablement, le sens des conseils donnés par Eugène Carrière aux élèves en rupture de ban. Il sera le direc- teur des Beaux-Arts qui supprime la direc- tion des Beaux-Arts, le professeur qui sup- prime le professorat. Il sera, je pense, d'une ironie impitoyable pour ceux qui imiteraient ses œuvres à lui et qui voudraient entrer dans l'atmosphère de ses tableaux sans en avoir la compréhension, que nul autre que lui ne peut avoir. Il pourra achever la mise en liberté de ces désireux d'indépendance. La manifestation pourrait devenir ainsi très importante. Il y aura eu, en nos an- nées de bureaucratie, de protection admi- nistrative, d'encouragement officiel, des élè- ves suffisamment incorporés dans le per-

331 sonncl de la Centrale des Beaux-Arts, qui auront refusé tous les avantages offerts à ses matricules par le pénitencier d'Etat. Ils auront renoncé aux récompenses des heures de cellule, aux distinctions qui vont aux en- fermés bien pensants, à l'honorable dépor- tation dans la colonie de Rome, aux agré- ments qui accompagnent la surveillance de haute police idéaliste pendant toute la vie. Ils ont tiré leur révérence à ceux qui dé- tiennent les cimaises et qui distribuent les commandes pour les mairies et pour les églises. Ils ont voulu marcher par les routes qui leur plaisent, regarder des horizons et des visages ailleurs que dans les musées, respirer le doux air du dehors. Bon courage et bon voyage ^ !

(i) Le voyage a été bref, le courage a manqué. Les moutons, m'a-t-on dit, sont rentrés au bercail.

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XXI

DÉCORS DE VILLE

12 janvier 1891. On annonce des démolitions possibles dans le labyrinthe de rues qui enserre le palais et le jardin du Palais-Royal, rues étroites, enchevêtrées, marécageuses. C'est un projet dont la réalisation est encore assez éloignée. Mais ce qui paraît plus proche, c'est l'isolement de Notre-Dame. On a abattu les constructions qui occupaient l'es- pace entre la place du Parvis et le quai. On va maintenant déblayer l'autre côté, déga- ger l'église, faire se dresser dans un espace vide les deux tours et le vaisseau. On allègue des raisons d'assainissement qui touchent l'espi'it, mais aussi des raisons d'alignement plus difficiles à admettre.

Un monument ne vit pas seulement par sa forme propre, mais aussi par ses entours.

335 Le temps fournit une couleur à ses pierres, les tracés de voies et les maisons qui l'avoi- sinent donnent un aspect particulier et une signification logique à ses lignes. Les utili- taires qui veulent défricher la baie du Mont Saint-Michel en vue d'un rapport d'her- bages et de légumes ne se doutent pas qu'ils suppriment le décor nécessaire, de sable gris et d'horizon de mer, à la merveille architecturale. Même à leur point de vue discutable, ces utilitaires vont contre leur but. Un monument peut être, tout autant que des champs et des prés, un prétexte de fortune pour un pays.

La même erreur sur le décor de nature et de civilisation qui convient à Notre-Dame paraît devoir être commise. Si le temple grec, avec ses exactes proportions et ses détails tout lumineux, est sur son emplace- ment rationnel au sommet d'une colline et sur l'avancée d'un promontoire, la cathé- drale gothique doit être gardée autant que possible, par les compréhensifs et les éru- dits que nous prétendrons être, dans l'amas de maisons et le dédale de rues d'où ses

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inventeurs l'ont fait jaillir. La haute nef et le haut clocher paraissent davantage élevés et ascensionnants dans Tair si les maisons qu'ils dominent se rapetissent davantage et s'aplatissent sur le sol, il ne faut pas être grand clerc pour le comprendre. Sans nul doute, les admirables artistes qui ont équi- libré les proportions des mystérieuses nefs, qui ont distribué la lumière et l'ombre avec une telle science sur les rocheuses façades, sans nul doute, ces poètes et ces Imaginatifs ont songé à cette augmentation obtenue en hauteur par les bâtisses environnantes. C'est donc enlever un des caractères essentiels de leur œuvre que de la dégager, de la sortir de l'ombre, de l'entourer de larges avenues, de vastes places, de rues tirées au cordeau, de maisons régulières.

Autour du Palais-Royal, que l'on abatte, si l'on veut, ce qui peut rester dans le pian du quartier des sinuosités des rues de l'épo- que de la Révolution, des constructions du temps de Louis-Philippe. La claire tran- quillité du palais et du jardin n'en souifrira

3^7 pas. Mais pour Notre-Dame, le mal est déjà grand, il faudrait trouver autre chose, une combinaison qui établisse l'accord entre le monument et les rues qui le longent, et qui donne une satisfaction légitime aux hygiénistes. S'il est des maisons malsaines, modifiez leur aération, donnez-leur des cours intérieures. Mais est-il si difficile de garder en décor sur ce point de Paris, des maisons basses dont la suite formerait une rue sinueuse, rampant au pied des gigantes- ques contreforts? On pourrait bien çà et là, pour le plaisir, reconstituer certains aspects de Paris ancien. On se mettrait ainsi d'ac- cord avec l'Histoire d'aujourd'hui, si cher- cheuse des origines, si soucieuse des phases traversées par la Patrie. Non, en vérité, plus on y pense, moins on voit Notre-Dame dans un paysage industriel équivalent à celui du Champ-de-Mars.

-338 -

XXII

LA MANUFACTURE DE SÈVRES

26 juillet 1891. Forcément, la mort de M. Deck devait mettre en question l'existence de la manu- facture de Sèvres. Avant de confier à des mains nouvelles la direction officielle de la céramique, il y avait d'abord à examiner l'état actuel de cette céramique, et à voir si les résultats acquis étaient bien de nature à commander, ou à expliquer, ou à excuser, la conservation de l'établissement vit une population de fonctionnaires, de savants et de peintres sur porcelaine. L'examen a sans doute été très attentif, très sérieux. Mais on peut douter qu'il ait été satisfaisant. M. le ministre de l'Instruction publique et des Beaux-Arts a voyagé, s'est rendu compte des procédés de fabrication, a reçu des avis divers. Et il a su ne pas prendre vite de

339 décision. C'est sans doute un bon signe, c'est la preuve qu'il éprouve quelque inquié- tude devant les vases, les coupes, les plats, les assiettes, qui lui ont été montrés comme les produits définitifs de la chimie et de la peinture appliquées à la céramique na- tionale.

Mais tout le monde n'est pas obligé aux sérieux examens et aux longues réflexions, et il ne manque pas de gens en place qui sont tout disposés à laisser les choses comme elles sont ou à ne réclamer que des modifi- cations insignifiantes. Il est si facile de passer à côté des choses, il est si habituel que les mouvements de réformes aboutissent à des formules qui ne réforment rien, qu'il n'y a pas à s'étonner des conclusions à l'envers rédigées par les personnages auto- risés. Ainsi, les vœux exprimés par le con- seil supérieur des Beaux-Arts sur cette question de la manufacture de Sèvres, ces vœux extraordmaires sont bien tels qu'on pouvait les attendre, puisqu'ils ne résolvent rien et répondent à des demandes qui n'ont

140 pas été laites et qui n'ont pas de raison d'être. Voici ces vœux sous forme de cinq articles de programme, tels qu'ils ont été publiés par les journaux :

« r Maintien de Sèvres, comme manu- facture de porcelaine, en affirmant son ca- ractère d'art.

« 2" Création d'un laboratoire d'étude pour la céramique.

« 3" Création d'une école d'application décorative à la céramique.

« Création d'une école d'application technique à la céramique. y>

« Prépondérance de la direction artis- tique dans les manufactures.

Quelques brèves remarques sur ces cinq articles ne seront pas inutiles. Il ne s'agit pas, en effet, de refaire l'historique tant de fois fait, de la manufacture de Sèvres, de décrire le fonctionnement cahin-caha de la vieille machine. Tout cela, d'ailleurs, est su, archi-su, et il faut maintenant aller aux résumés clairs et aux critiques nettes.

On peut constater d'abord la parfaite concordance du premier et du cinquième

341 articles, et par suite l'inutilité de l'un d'eux. C'est l'indice d'une conception un peu va- gue. Caractère d'art, direction artistique, c'est vite dit. 11 faudrait maintenant s'expli- quer. Le conseil supérieur des Beaux-Arts s'explique en effet, dans un autre article. Ce n'est pas dans le deuxième article, qui est, lui, parfaitement inutile, puisque la manufacture tout entière est un laboratoire de céramique, et qu'il n'y a pas à créer ce qui existe. L'article quatrième, par contre, est une énigme. Qu'est-ce qu'une « école d'application technique à la céramique » ? Mystère. Mais c'est dans l'article troisième qu'elle gît, cette bienheureuse explication du caractère d'art qui sera affirmé, de la direction artistique qui sera prépondérante. Réimprimons-le et relisons-le :

« Création d'une école d'application dé- corative à la céramique. »

Les intentions ne deviennent-elles pas ici transparentes? et n'est-ce pas une simple succursale des écoles d'Art décoratif qu'on a le projet d'installer à Sèvres? En d'autres termes, la principale préoccupation de

142 MM. les conseillers supérieurs des beaux- arts, c'est la décoration des pièces, c'est l'image qui sera inscrite au flanc du vase et au fond de l'assiette. Ils désirent des sujets correctement dessinés et d'un coloris agréa- ble. Ils souhaitent de la bonne peinture. Et il ne s'est trouvé personne pour dire que ces considérations étaient bien indifférentes, et que cette décoration du vase, ainsi com- prise, est précisément la mystification qui a trop duré, la cause essentielle de la ma- ladie dont meurt la céramique.

Oui, le dessin, le modelé, l'harmonie des couleurs, ce sont de précieuses qualités d'art. Mais il ne manque pas d'écoles qui les enseignent ou qui passent pour les en- seigner. Où la nécessité d'annexer Sèvres à cet enseignement? la nécessité que les peintres viennent peindre sur les vases et sur les plats comme ils peignent sur les panneaux et sur les toiles? De cette pein- ture-là, il y en a assez comme cela, et ja- mais, jamais elle ne pourra jouer le rôle décoratif dans la céramique. La belle ma-

343 lice! on va consulter des directeurs d'éco- les, des professeurs de dessin, ils récla- ment la prépondérance du dessin. Si l'on consultait des chimistes, ils affirmeraient la toute-puissance de la chimie.

Consultez donc un peu des potiers, puis- qu'il s'agit de poterie.

Ceux-là auront quelque raison pour de- mander que l'art de la terre soit considéré comme existant en dehors des combinai- sons scientifiques qui sont des auxiliaires et des ajoutés décoratifs, qui peuvent être des ennemis s'ils sont demandés à des mains ignorantes de la céramique. Il n'y a pas que la porcelaine, dure ou tendre, il y a la faïence, il y a le grès... il y a toutes les terres. Ce sont ces matières variées qu'il s'agit de façonner, c'est pour elles qu'il faut trouver un dessin, un modelé, une colora- tion. Les formes qu'elles prendront ne se- ront pas mécaniques et régulières, elles au- ront, comme toutes les belles pièces de cé- ramique, cette marque spéciale, cet attrait de vie artistique qui est l'empreinte ma- nuelle de l'artisan. La décoration de ces

144 matières, elle n'est pas dans les travaux étrangers et plaqués, indifféremment juxta- posés aux objets, elle est dans la matière elle-même, et c'est l'action du feu qui doit en déterminer les infinies combinaisons. Le feu, voilà le décorateur. Il adopte ou il combat les alliages, il est le maître que doit deviner ou servir le potier. Les commis- sions, les conseils supérieurs, les esthéti- ciens, sont impuissants contre ce despote qui gronde et qui flambe, et ils n'auront rien dit, et ils n'auront rien fait parce qu'ils auront décidé qu'on continuera à peindre des figures sur les vases et des paysages sur les assiettes.

XXIII

ENCORE SÈVRES

9 août 1891. Cette fois, c'est un potier qui intervient dans le débat. C'est mieux qu'un amateur de belle céramique, c'est un artiste qui a

-345 mis la main à l'œuvre, qui connaît la ma- tière et le décor pour les avoir pratiqués pendant toute sa vie. Bracquemond, c'est de lui qu'il s'agit, n'est pas seulement le gra- veur dont la maîtrise est justement célébrée. C'est aussi un potier, et pour être convaincu de sa passion et de son goût, il suftit de l'avoir vu une fois manier une pièce de ses mains heureuses, il suftit de l'avoir entendu disserter sur cet art de terre si humain, si beau, si expressif, et qui est trop oublié au- jourd'hui. Mais il ne s'en tient pas à des jouissances d'artiste et de collectionneur. Il aime à dire son opinion et à la niotiver, il voudrait intéresser et convaincre, car il vou- drait assister à la remise en honneur d'un art qui a occupé sa vie. Il a souvent pris la parole dans des articles spéciaux, de rensei- gnements sûrs et de verve éloquente, et voici qu'il expose l'état de choses actuel et qu'il fournit des conclusions dans une brochure qui a pour titre : A fropos des manufac- tures nationales de céramique et de tapisse- rie. Ce sont, en elTet, des réflexions qui s'a- daptent à la situation de toutes les manu-

346 factures d'art de l'Etat. Mais il suffit, en ce moment la question de Sèvres est posée, de retenir ce qui a trait le plus particulière- ment à la céramique.

La cause principale, pour Bracquemond, de la décadence actuelle de la manufacture de Sèvres réside dans les pratiques admises de l'enseignement du dessin : « Les manu- factures sont en mauvais état, dit-il, parce quel'enseignement du dessin est mauvais. » Et il part de la cause pour arriver à l'effet, il mesure exactement le chemin suivi, in- dique, en quelques lignes, la responsabilité de l'Ecole des Beaux-Arts, de l'État, de l'Ecole nationale des arts décoratifs, de la Ville de Paris. Il constate, sans développe- ments inutiles, que tous les élèves de l'Ecole des Beaux-Arts s'en vont vers le tableau, vers la statue, vers l'imitation de la bâtisse grecque, que l'Etat est sous la tutelle artistique de l'Académie, que l'Ecole nationale des arts décoratifs consti- tue, de l'aveu même de ses programmes, une préparation à l'Ecole des Beaux-Arts,

347 que l'enseignement donné par la Ville de Paris, avec les meilleures intentions du monde, aboutit au dessin insuffisant et au demi-métier. Et chemin faisant, en quelques lignes nettes, il résume ainsi toutes les défec- tuosités de ces enseignements semblables :

« L'artiste qui produit un objet n'a pas à se préoccuper de créer un objet décoratif; il doit songer à orner la matière. La matière, ornée comme elle doit Fètre, sera forcément décorative. Les choses ne seront décora- tives que si elles sont faites d'une certaine manière, que si on a su trouver en elles la beauté logique, savante, naturelle, qui leur est propre. Un plat, un meuble, vont-ils devenir décoratifs par le seul fait qu'un paysage aura été peint sur le plat, que des fleurs auront été sculptées dans le meuble? Mais rien n'est plus facile à faire qu'un mauvais paysage! Et je crains bien que l'Ecole des arts décoratifs ne prépare, en fin de compte, que des paysagistes médiocres. »

Le terrain ainsi déblayé, l'auteur de la brochure examine le fonctionnement des manufactures. Il découvre les résultats lo-

-348-

giques de renseignement défectueux. Il montre, ce qui est vraiment l'évidence, que tout le dessin appris en vue du tableau et de la statue n'a rien à voir avec la production céramique, qu'il s'agit ici de conditions nouvelles, qu'il faut un modelé spécial, le dessin particulier à chaque art, à chaque manière. Il montre la science installée à Sèvres en maîtresse et méconnaissant le principe fondamental de toute décoration céramique : « V affinité absolue entre rémail recouvrant le corps des pièces et les matières colorantes du décor. » Et il ajoute :

« La valeur d'art d'une décoration céra- mique est indifférente en elle-même, le décor ne prenant une valeur réelle que par la façon dont les émaux de couverte s en emparent et en développent l'expression, c Le feu fait « fleurir la couleur », disent les potiers... Le dessin, sans valeur propre si on le sépare des pièces décorées, prend tout à coup l'impor- tance d'une artistique combinaison, savam- ment réfléchie, s'il est favorablement reçu par la matière. Cette action de la matière sur le décor est particulière à la céramique.

349

« En créant sa porcelaine, Brongniart n'a pas songé à la façon dont elle recevrait le décor, ou plutôt il s'est contenté d'une adhérence superficielle, d'une juxtaposition sans mélange, sans intimité avec le des- sous... Pleinement satisfait de la beauté de la porcelaine créée, il n'a pas vu ou, pour dire plus justement, il a regardé comme sans importance les aspects différents pris par la décoration sur les deux porcelaines : l'émail de la pâte tendre s'appropriant complète- ment les matières colorées, lorsque l'émail de la pâte dure semble les tenir constam- ment à distance...

« La matière céramique exalte la qualité d'art du décor, ou bien elle atténue et sup- prime cette qualité jusqu'à rendre revèche à la vue une œuvre ingénieuse et de bonne exécution sur la toile ou le papier.

« Commence-t-on maintenant à aperce- voirie mal d'incompréhension et de routine qui est celui de la manufacture de Sèvres? »

N'est-ce pas la vérité même qui apparaît dans ces lignes ? N'est-ce pas la vérité d'art

350 qu'il est indispensable de mettre en lumière et que tous les enquêteurs officiels et tous les membres de commissions paraissent n'avoir même pas entrevue ? Et sur le per- sonnel de la manufacture, n'était-il pas né- cessaire aussi que les observations suivantes fussent présentées :

« Pour l'apprentissage dans les manufac- tures de l'Etat, il est condamné par ce seul fait que ces manufactures sont moralement obligées de conserver à leur service par suite de la tournure d'esprit qu'elles leur inculquent tous les élèves, bons ou mauvais , qu'elles ont formés après les avoir attirés dans leurs ateliers par l'appât d'une rétribution régulière... Pourtant, le programme toujours proclamé était de répartir ces élèves dans l'industrie privée. Il s'agissait surtout d'aider aux perfec- tionnements de cette industrie privée en lui préparant une élite d'artistes et d'ar- tisans formés par des travaux supérieurs. Au lieu de cela, à quel spectacle assis- tons-nous aujourd'hui? Ces élèves, il faut les garder, et imaginer des travaux pour

351 les fonctions délèves qu'on a créées, car leur instruction, malgré le milieu, mal- gré quelques pratiques locales perpétuées, ne présente aucune spécialité siirement ap- plicable ni désirée au dehors. »

Et Bracquemond, très fermement, dé- nonce cette inamovibilité, signale même des cas d'hérédité, met en lumière ce fait extraordinaire que les remplacements ont lieu par vacations de fonctions, et que toutes les fonctions datent de la fondation de la manufacture, et finalement imagine ce petit discours, justifié par les faits, que pourrait prononcer chacun des membres de ce per- sonnel éternel au lendemain de sa nomi- nation :

« Pendant trente ans, j'ai le devoir et le droit, reconnus, d^exprimer le genre de ma fonction. Ce genre a plu dans le passé par mes devanciers. En le continuant, je m'ef- force à plaire dans le présent. Et il devra plaire dans l'avenir par mes successeurs. Laissez-moi tranquille avec vos innova- tions ! »

II conclut contre les tableaux et les sta-

3 52

tues exécutés sous prétexte de céramique par des peintres et des sculpteurs, il désire que les manufactures ne soient pas des cen- tres d'apprentissage, mais des ateliers de réalisation ouverts à tous. Il se prononce pour la conservation de Sèvres, à la condi- tion de liquider le passé, et de laisser l'art et non la science diriger cette manufacture d'art. Il veut l'emploi de toutes les matières de la poterie. Il se prononce contre l'inter- vention de l'administration supérieure des beaux-arts, il ose demander que la po- terie soit faite par des potiers ! C'est bien simple, et peut-être pourtant cette humble requête va-t-elle être considérée comme une énormité !

XXIV

LA GRATUITÉ DES MUSÉES

i8 décembre 1891.

Eh bien ! oui, décidément, la commission du budget, qui a voté le maintien de la

or--» ___

) 1 1

gratuité absolue des entrées dans les mu- sées, a bien voté. L'exemple de certaines galeries ne lui a pas paru suffisant. A Flo- rence, on a bien constaté un produit de 80,000 francs par an. iMais à Londres, 2(),ooo francs seulement. Et à Madrid , 5,000 francs ! Supposons qu'à Paris on dé- passe le chiffre le plus élevé, qui est celui de Florence, et que la recette prélevée sur les étrangers, les provinciaux et les Pari- siens de bonne volonté soit de 100,000 francs Voilà-t-il pas un grand avantage, capable de nous faire oublier les inconvénients des tourniquets nationaux ! Ce serait, dit-on, un impôt volontaire. Alors, fixez un tronc à la porte du Louvre. Ceux qui pourront et voudront payer cet impôt le pa3^eront. Le tronc, soit. Le tourniquet, non. Le tourni- quet, ce n'est pas la taxe volontaire, c'est la taxe forcée, c'est l'impôt redoublé. Le contribuable la paye déjà , son entrée au Louvre. Il est injuste, il est inadmissible qu'on la lui fasse payer à nouveau.

La raison pour laquelle ce beau projet est

- 354 parfois remis en discussion, c'est la création nécessaire d'une caisse des musées. Là-des- sus, tout le monde est d'accord. Les res- sources dont nous disposons pour l'achat d'œuvres d'art sont, paraît-il, insignifiantes. Il faut bien le croire, puisque nous avons vu dernièrement l'Etat français donner 4,000 francs du portrait de la mère de Whistler, alors que la seule ville de Glas- cow dépensait 2 5, 000 francs pour le Car- lyle, du même grand artiste. C'est le fait le plus récent, et l'on pourrait, n'est-ce pas, en citer d'autres, non seulement on n'a pas pu trouver 4,000 francs, mais Ton n'a pu rien trouver du tout. C'est à une telle situation que l'on veut remédier.

M. le ministre de l'instruction publique s'est employé très vivement auprès de la commission du budget pour obtenir d'elle une décision enfin favorable et pratique. Mais il proposait précisément cette adoption de l'entrée payante dans les musées qui a été repoussée par la commission, et qui sera repoussée, il faut l'espérer, parla Chambre. On ne s'arrêtera pas aux quelques billets

355 de mille francs qui pourront être laissés ici par les clients des agences Cook, et on con- tinuera d'offrir au monde l'hospitalité des chefs-d'œuvre. Nous ne les avons pas tous acquis bien correctement, il faut bien le dire, et il serait peut-être excessif de faire payer à des Italiens la vue des toiles que nous avons emportées un peu brutalement de chez eux, après des batailles heureuses et des entrées triomphales dans les villes. Ceci incidemment rappelé. Mais l'essentiel est que nous puissions tous continuer à entrer dans nos musées aux jours qui nous conviennent. Nous sommes chez nous. Ne pa3^ons donc pas pour entrer chez nous.

Et la caisse? Et les achats d'œuvres d'art, dira-t-on ?

Voici :

D'abord, la commission, qui a donné tort au ministre sur le procédé, lui a donné rai- son quant à la réclamation dont il se faisait le porte-parole, et c'est l'essentiel. Ici, la Chambre fera bien de ratilier, puisque c'est la solution désirée. La commission du bud-

356 get augmente le crédit annuel inscrit pour acquisitions d'objets d'art. Elle l'élève de 200,000 francs à 5oo,ooo francs, ce qui n'est pas peu de chose, et ceci est l'important ai' ce faculté de repor^t d'un exercice à Vautre des sommes non employées. C'est ce qui était réclamé depuis des années et des années, c'est ce qui est enfin admis. L'entrée payante dans les musées n'a donc plus de raison d'être.

Et maintenant, qu'une dernière réflexion soit permise. Décider qu'on achètera des œuvres d'art, c'est bien. Mais acheter des œuvres d'art qui soient véritablement des œuvres d'art, ce serait mieux encore. Il est impossible de ne pas être frappé d'un fait, c'est que, si minimes qu'aient été les res- sources jusqu'à présent, et malgré l'annula- tion des crédits non employés, la quantité des œuvres d'art acquises par l'Etat est, chaque année, considérable! Les musées regorgent. Le Luxembourg est un magasin encombré, un déversoir des salons annuels. A chaque instant, des ballots de peinture sont dirigés sur les départements. Dans tous

357 les squares, sur toutes les places, il y a des statues, et des statues qui ne sont pas sou- vent, hélas! la joie des yeux qui les regar- dent. On achète donc beaucoup d'œuvres d'art, et on en achète beaucoup qui sont des œuvres médiocres. Si les augmentations de crédits doivent amener une augmentation du nombre des toiles quelconques et des statues inutiles, c'est à faire frémir. Nous en avions pour 200,000 francs! Nous allons peut-être en avoir pour 5oo,ooo francs ! Cinq cent mille francs! Ce serait abominable, vraiment! Et dire que la bonne peinture colite moins cher, oh! beaucoup moins cher, que la mauvaise!

XXV

UNE PENSÉE DE PASCAL

23 janvier i8gi.

Pascal a fourni le sujet de concours du prix Bordin à l'Académie des Beaux-Arts :

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« Démontrer l'erreur ou la vérité conte- nue dans l'exclamation suivante de Pascal : « Quelle vanité que la peinture, qui attire « V admiration par la ressemblance des choses « dont on n admire pas les orif^inaux! »

Les mémoires ont été déposés, il y en a soixante et un, et l'on peut, sans prétendre au prix Bordin, fournir une interprétation et essayer de penser à la suite de Pascal. Tout d'abord, la ponctuation doit être ré- glée. Selon qu'il y aura ou non une virgule après le mot peinture, le sens de la phrase va changer. Quelle vanité, déjà, que la ré- flexion ainsi diminuée ou oblitérée parce qu'un petit signe d'imprimerie se sera perdu à travers les siècles par la négligence d'un correcteur! Dans le texte publié par les journaux, elle n'y est pas, la virgule. Il s'agirait donc, très clairement, de la « peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont on n'admire pas les originaux ». C'est-à-dire une cer- taine peinture préoccupée de reproduire exactement des spectacles indignes d'être reproduits. Pascal, si cette interprétation

359 prévalait, aurait parlé en homme du xvii" siècle, féru de décorations pompeuses, de rhétoriques extra-naturelles, des festons et des astragales de son époque. Il aurait localisé son opinion, examiné spécialement une tendance picturale, grillbnné en passant la critique d'un genre. Ce serait l'équivalent, et rien de plus, du mot de Louis XIV devant les Téniers : « Otez de ces magots », une simple remarque sur le réalisme, sur les scènes populaires, sur les douleurs et les joies des humbles, sur la petite huma- nité vivant sa vie obscure loin des regards superbes, et tout à coup éclairée par le coup de lumière de l'art.

L'admirable écrivain, l'aristocrate et le souverain de la pensée, le méditatif solitaire, Biaise Pascal, aurait donc été d'un pays et d'un temps, se serait trouvé contaminé, sur un point de sa puissance cérébrale, par la contagion d'un préjugé contemporain. C'est peu probable pourtant, et sans savoir si la pensée examinée a été écrite avant, pen^^ dant ou après la période de dandysme de

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Pascal, un tel grand esprit doit bénéfi- cier du doute. L'utile virgule est en effet présente dans les éditions des Pensées se montre un soin typographique. Il y a un arrêt après le mot peinture, il ne s'agit plus d'une observation restreinte, mais de l'une de ces généralisations dont le génie de Pas- cal est coutumier. C'est à tout l'art qu'il s'en prend, et non aux réalisations particu- lières des Flamands ou des frères Lenain. Il a pu trouver son point de départ dans la vie de tous les jours, être frappé par ce fait que les mêmes indifférents, qui restent sans émotion devant l'expression d'un visage rencontré, d'un paysage entrevu, peuvent devenir brusquement des enthousiastes de- vant le même aspect de nature et la même physionomie transportés de la réalité dans l'illusion, évoqués sur une toile par le des- sin et la couleur d'un artiste.

Pascal ne veut pas s'apercevoir de l'im- portance du phénomène alors accompli. L'artiste ne devient-il pas le montreur de ces choses qu'on n'admirait pas dans leur état original? 11 les révèle aux passants, à

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ces indifférents de tout à l'heure, devenus maintenant des enthousiastes. Lui, l'artiste, il les admirait, ou, plus simplement, il les voyait, et il les voyait avec ses yeux, il les comprenait avec sa compréhension, qui ne sont pas les yeux et la compréhension de tous. Son rôle en ce monde est de raconter le monde, de faire apercevoir la fugitive existence, de divulguer, tout impuissant qu'il est à l'expliquer, la mystérieuse sen- sation éprouvée au spectacle des décors changeants et des formes passagères. L'œu- vre d'art est une initiation.

Sans doute, quelques-uns, qui ne pro- duisent pas l'œuvre d'art, s'initient eux- mêmes. La vie peut être ressentie au plus profond de l'être par des inactifs qui sont à eux-mêmes leurs propres poètes. Dans leur esprit chante une voix secrète, dans leur imagination le tableau s'évoque. Les créa- tures qu'ils rencontrent leur deviennent des apparitions. La nature qu'ils traversent se multiplie pour eux en mirages. Est-ce à dire que pour ceux-là l'œuvre d'art soit non avenue, le double inutile de l'impression

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reçue? Comme si Timpression de l'un pou- vait être exactement l'impression de l'autre, comme si les manières de sentir n'étaient pas à l'infini! Non, que l'on n'admire pas ou que l'on admire les originaux, les œuvres d'art gardent leur beauté rare, leur beauté unique. Elles sont à la fois, faites d'après la vie, et en dehors de la vie. Elles se diffé- rencient de l'univers par cette seule raison que l'individu se différencie de l'ensemble. L'homme qui a les yeux ouverts sur le monde, qui le voit pour lui, qui se l'appro- prie par reHet, cet homme est un créateur. L'artiste est le créateur qui ne peut résister à l'instinct qu'il porte en lui et qui réalise sa création par des mots ou par des formes. Plus la nature sera présente dans son œuvre, et plus il ajoutera sa personne à cette nature, plus son œuvre sera précieuse et grande. C'est diminuer l'art que de parler seule- ment de la ressemblance des choses, puis- que c'est en défalquer l'artiste. Pascal au- rait dit vrai si la peinture n'avait pour rai- son d'être que l'exacte imitation. Alors en effet, à quoi bon ? Mais, encore une fois,

363 si l'œuvre d'art n'est pas plus belle que la nature pour qui voit la nature, de quelle beauté suprême ne se revêt-elle pas si on veut la considérer pour ce qu'elle est, la preuve de notre perpétuelle inquiétude, de notre insatiable désir de comprendre !

Si c'est la vanité de l'art que Pascal a voulu lixer en trois lignes, si c'est l'illu- sion de l'homme qu'il a transpercée de sa phrase acérée et incassable comme un glaive de diamant, il a sans doute hautement et lamentablement raison. Mais s'il a raison, pourquoi son eifort, son soin littéraire, pour- quoi son art ?

Il semble que Voltaire ait trouvé, dans cette pensée de Pascal, à une époque il n'y avait pas de prix Bordin, le texte de l'un des chapitres de Candide, le chapi- tre XXV : Visite chez le seiu;neiir Pococu- rante, noble venilien. Ce sénateur, habitant du beau palais sur la Brenta, et qui passe pour être un homme qui n'a jamais eu de chagrin, parle avec une parfaite désinvol-

3^4 ture de tous les trésors d'art qu'il a amas- sés chez lui.

Candide admire deux tableaux : a Ils sont de Raphaël, dit le sénateur; je les achetai fort cher par vanité, il y a quelques années : on dit que c'est ce qu'il y a de plus beau en Italie, mais ils ne me plaisent point du tout : la couleur en est très rembrunie, les figures ne sont pas assez arrondies et ne sortent point assez : les draperies ne res- semblent en rien à une étoffe : en un mot, quoi qu'on en dise, je ne trouve point une imitation vraie de la nature. Je n'ai- merai un tableau que quand je croirai voir la nature elle-même: il n'y en a point de cette espèce. J'ai beaucoup de tableaux, mais je ne les regarde plus. »

Sur la musique : a Ce bruit, dit Pococu- rante, peut amuser une demi-heure ; mais, s'il dure plus longtemps, il fatigue tout le monde, quoique personne n'ose l'avouer. La musique aujourd'hui n'est plus que l'art d'exécuter des choses difficiles, et ce qui n'est que difficile ne plaît point à la longue. » Il ajoute, sur la musique d'opéra, qu'il a

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renoncé depuis longtemps à ces pauvretés, qui font la gloire de l'Italie, et que des sou- verains payent si chèrement.

On visite la bibliothèque, on s'arrête de- vant un Homère magnifiquement relié : « Voilà, dit Candide, un livre qui faisait les délices du grand Pangloss, le meilleur phi- losophe de l'Allemagne. Une fait pas les miennes, dit froidement Pococurante ; on me fit accroire autrefois que j'avais du plai- sir en le lisant 5 mais... tout cela me causait le plus mortel ennui. J'ai demandé quelque- fois à des savants s'ils s'ennuyaient autant que moi à cette lecture; tous les gens sin- cères m'ont avoué que le livre leur tombait des mains, mais qu'il fallait toujours l'avoir dans sa bibliothèque... » Virgile, Horace, Cicéron, Milton, ouvrages scientifiques, piè- ces de théâtre, recueils de sermons, volu- mes de théologie, subissent des apprécia- tions aussi simples et aussi définitives. « Je me serais mieux accommodé de ses œuvres philosophiques, dit le Vénitien à propos de Cicéron qu'il vient d'annuler comme fai- seur de plaidoyers, mais, quand j'ai vu qu'il

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doutait de tout, j'ai conclu que j'en savais autant que lui et que je n'avais besoin de personne pour être ignorant. »

Il n'empêche que Voltaire a écrit ce chef- d'œuvre de Candide^ et ce déh'cieux chapi- tre XXV, pour prouver l'inutilité de tous les livres. Et son livre, à lui, n'ira-t-il pas aussi dans la bibliothèque de Pococurante? Et la phrase de Pascal n'est-elle pas aussi belle, ^aussi travaillée que l'œuvre qu'elle proclame superflue ? Quelle vanité que la peinture, quelle vanité que l'art ! Soit ! Mais il ne faut pas s'arrêter en route. Quelle vanité que tout ! Quelle vanité que l'amu- sement supérieur de Voltaire ! Quelle va- nité que la désespérée ironie de Pascal ! « Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse », a dit de Vigny, qui ne se tai- sait pas !

INDEX ALPHABÉTIQUE

Abram, 188. Aclclsward, 188. Alasonicre, 224. Alexandre (Arsène), 71, Allongé, 320. Angrand, 304, 308. Anquetin, 178, 204, 282,

309. Atkinson, 188. Aube, 221, 249. Aublet, ig6.

Baffier, 178, 223, 249, 287. Balzac (H. de), 16. Barau, 214, 247, 284. Barbes, 327.

Barbey d'Aurevilly, 76, 82. Barck, ]88. Barrias, 221. Bartholdi, 243.

BarthoIomé,2 5o,289à29i. Baude, 224. Baudelaire, 226, 270. Bellanger, 188. Bendheim, 172. Bcraud, 178, 196, 249. Bcrgeron (Eugène), 188. Rergeron (Henri), 188. Berria-Blanc (M™"), 303. Berton (Armand), 257. Besnard, 141, 178, 200,

247, 281, 313, 314, 320,

321, 322. Besnard (M""»), 178, 224,

288. Binet (Victor), 215, 247,

284. Bing (S.), 113, 114, 127,

132. Blanche (Jacques), 198,

247, 281, 313, 320, 322. Boldini, 198, 313. Bonington, 64. Bonnard (Pierre), 310. Bonnat, 150, 178, 238, 249,

325.

368

Boudin, 2n, 247, 284. Bouguereau, 113, 140, 150,

176, 237, 249. Bouilhet (Henr), 113. Bouille. 188. Bourdclle, 250, 288. Bourgeois (Eugène), 135,

188. Bourgeois (Léon), 135, 338,

354- Bourget (Paul), 322. Bracqucmond, 16, 74. 28?,

314, 323, 345 à 352. Bracquemond (M'"-), 323. Breslau (Louise), 212, 282. Breton (Jules), 148. Brispot, 152. Bronzino, 197. Brown (John-Lévis), 212,

322. Buhot, 314. Buland, 152. Bunny, 171. Burty, 1 14, 131, 132.

Cabuzet, 188.

Callac (M"«), 188.

Carabin, 250, 289.

Carlyle, 74, 277.

Carnot (Sadi), 150.

Carpaccio, 19.

(barrière lEugéne), III, IVà XVI, 29à37,74, 141,148, 177, 207 à 212, 246, 248 à 260, 315, 328, 3^2.

Carrière (Ernest), 204.

Cassatt Mary), 316, 323.

Caullvine, 172.

Cazin, 74, 141, 177. 213

247, 28^, 320. Cazin (M™"). 178, 223. Chalon, 236. Challemel-Lacour, 196. Chaplet, 250. Chaplin, 151. Chapu, 222, 241 . Charlet, 61. Charpentier, 249, 288. Chaudey, 189. Chéret, 313, 314, 323. Chintreuil, 190. Choisnard, 189. Choquet, 189. Christie, 172. Cicéron, 365. Cimabue, VIL Clavel, 189. Clemenceau (Georges),! 14,

135- CoUin (Raphaël), 152,239. Constable, 64. Constant (Benjamin). 148. Coquelin aine, 249. Coquelin cadet, 199. Coquelin jeune, 249. Cormon, 157, 239. Corot, 64, 186. Crauck, 221. Cuvillier (Henri), 3i(».

D

Dagnan-Bouveret, 249, 3 13,

322. Dalou, 178, 223, 249, 287. Damoye, 214, 247. Dampt, 249. Daudet (Alphonse), VIII,

246, 258.

369 -

Daumicr, 223. Dautrey, 224. Dcck, 250, 338. Dcf^as, 74, 142. Dclaunay (Eliel, 320. Delacroix, 58, 64, 236. Delaherchc, 250. Delaplanchc. 221, 242. Denis (Maurice), 3 10. Desbois, 178, 223, 249,

287. Desboutin, 15, 204, 224,

282, 28), 314, 323. Desca, 222. Dcsgoffc, 149. Détaille, 151, 321. Dewillez, 178, 223. Dillon, 170, 224. Doan, 102. Dolent (Jean), VIII. Doublcmard, 221. I^oucet, 151, 322. Dubois (Paul), 221. Dubois-Pillet, 306. Dubufe, 322. Ducz, 178, 196, 249. Duran (Carolus), 178, 187,

249. Durand-Ruel, 22, 129. Duret (Théodore), 74, 79,

269, 271, 275. Durst, 284,

E

Eliot, 322. Kscoula, 249. Ewen, 170.

Faiguièrc, 220, 242. Fantin-Latour, 160, 163,

176, 2^8, 323. Kenéon (Félix), 309. Focillon (Victor), 221;. Forain (J.-L.), 74, 178,

201 à 204, 313, 314, 322. Fouace, 170. Fourcaud, 63. Fragonard, 204. Frémiet, 222, 242. Frédéric (Léon), 282. Friant, 249.

Gabriel, 190.

Galle, 250.

Galles (Prince de), 76.

Garnier, 221 .

Gauguin (Paul), 74.

Gautier (Amand), 169, 239.

Gavarni, XII.

Gay (Walter), 171.

Gerôme, 147, 222, 238,

249, 320. Gervex, 196, 249. Gigoux (Jean), 238. Gillot (Ch.), 114. Gladstone, 76. Gleyre, 74. Gogh (Vincent Van), 305,

306. Goncourt (E. et J. de), 3,

i8j, 196.

370 -

Goncourt (Edmond de),

1 14, 124, 223. Gonse (Louis), 1 14. Gosselin (Albert), 190. Goya, XV. Gros, 61, 297. Gautereau (M™"), 197. Gausson (Léo), 310. Guéami, 104. Guillaume, 221. Guérard,224, 285, 3 14, 323. Guillaumet, 221. Guillaiimin, 305, 310. Guimet, 114. Guthrie, 171, 239.

H

Haig, 224.

Hall (Richard), 172.

Harpignies, 190, ^39, 321.

Helleu, 322.

lienner, 151, 237, 249.

Hiroshighé, log, 120, 131;.

Hodier (FerdinandI, 283.

Hokusaï, 105, 107, 109,

1 10 à 1 12, 115, 117, 120,

122 à 131, 135. Homère, 365. Horace, 365.

Hugo (Victor), 67 à 70, 221. Hugo (Georges), 196.

Injalbert, 68, 221, 250. Ingres, 198. Irving, 7Ô. Isabey, 62.

Israëls (Josef), 178, 221, 282.

Jean (Aman), 239. leanniot, 212, 247. jongkind (J.-B.), III, 61 à

67. Joyant, 74. Julian, 168.

K

Kano (Les), 102, 103, 104.

Keishoki, 102.

Kiyonaga, 107, 108, 120,

128. Klinger (Max), 285. Kooreuian, 172. Korin, 105, 128, 135. Kounisada, 106. Kouniyoshi, 107, 128. Kratké, 224. Kuehl, 282.

La Fontaine, 314.

Lassus, 368.

La Tour, V.

Laurens (J.-P.), 147, 235.

Lauzet, 28$.

Le Blant (Julien), 148.

Lebourg, 214, 247, 284.

Lee (W.), 171.

Lefebvre (Jules), 152, 153,

IÏ4» 237. 242. Legros, 323.

Lemaire (Madeleine), 322. Lemmen, 304. Lenain (Les frères), 360.

371

Lenoir, 178, 223, 25o,Î288. Lepère, 314. Lépine, 247, 284. Leroux (Ernest), 132. Léveillé, 224. I-hcrmitte, 214, 247. Liebermann, 178,212,282. Lobre, 247. Lobrichon, 149. Luce (Maximilien), 309,

323. Luminais, 149. Lunois, 224, 314.

M

Maignan, 156. 237. Malherbe (Michel), 178,

223. IWinet ^Édouard), III, 14 à

22, 74, 142, 322. .Marchai, 247, 285. Mariette, 9. ]\larqucste, 221. Martin (Henri^, 156. Marx (Roger), 1 14. Massayoshi, 108, '28, 135 iWaurin 'Charles'), 169. Meissonier, 56 à 61, 113,

140, uo, 176. 216, 287. Menard (E. René), 170, 282. Mettling, 170. Meunier (Constantin), 178,

204, 223, 249, 2^8. Mercié fAntonin), 221, 242. Michelet, 236. Millet, 224. Milton, ^65. Mirabeau, 71. Molière, 146. Monchablon (Jan), igo.

Monet (Claude), III, 14, 22 à 29, 64, 74, 185, 310.

Montefiore, 114. Morice, 221. Morin (Louis), 314. Moronobou, 115, 120, 128. Motonobou, 104, 128. Mullem (Louis), XL Munkacsy, 152, 237.

N

Naonobou, 104. Napoléon, 59.

Okio, 108.

Outagawa (Les), 106. Outamaro, 107, 108, 115, 1 19 à 122, 128, 135, 316.

Paris (Auguste), 243. Pascal (Biaise), 357 à 365. Pelez, 148. Pet'tjean, 191. Picard (Louis), 282. Pissarro (Camille), III, ?8

à 46, 64, 74, 186, 316,

317, 323, 324. Pissarro (Lucien), 304, 309,

323. Pointeliii, 191. Puvis de Chavannes, III,

141, 142, 176, 178, 217 à

220, 24Ô, 248, 250 à 255,

285, •286.

372

Proust (Antonin), 114,199. Pnidhon, 260.

Q

Qiiost, 191,

RafTaclli (j.-F.), III, 47 à

56, 7.), 247, 250, 2Ô1 à

266. RalTct, 61. Raphaël, VII, 364. Ravaissop, 10. Redon (Odilori), 315, 323. Rciiiach, 196. Rembrandt, 197. Renan (Ary), 247, 284. Renoir, ill, lôi, 163, 176. Renouard, 314. Ribot, 178, 217, 247, 278 à

280. Ringel, 178, 224. Rioux de Maillou, 282. Rivière (Henri), 31c, 323. Rochegrosse, 236. Rodin, III, 67 à 73, 178,

224, 225 à 229, 249, 285,

315- Roli, 198, 200, 281. Ronsard, 226. Rosny (Léon de), 92. Rouge iDe), 4. Rubcns, I. Rusi<in, 77. Rysselbcrghc (Théo Van),

305, 308.

Saint-Victor (Paul de), 11,

•3- Sarasate (Pablo de), 74,

276. Sardou, 236.

Sargent (John), 178, 197. SchclTout, 62. Schenck, 149. Schiuboun, 102. Schlaich (Alfred), 214. Schoen (Alartinj, V. Serret, 285. Servat, 250. Scsshiu, loi. Seurat (Georges), 304, 306,

307, 308. Seymour-Haden, 323. Signac, 304, 308. Sinding (Stephan), 242. Sisley, 21 S, 247, 283,323. Soarrii, 105. Sosen, 135. Spuller, 196.

Stevens (Alfred), 247, 280. Storm de Gravesande,3i4.

Taigny (Edmond), 114.

Tanyu, 104.

Thierry (Augustin), 104,

I 48. Thiers (Adolphe), 145. Tiilot (Ch.), U4- Tissot, 322. Titien, 19.

373

Tosa (Les), 102. Toulouse-Lautrec, 30^,

309. Toyoharu, 100. ToVohiro, 106. Toyokouiii, 106. Tsûnenobou, lo^. Turcan, 242. Turner, 64.

u

Uhde (de), 282.

V

Vclasqucz, XL 222. Verlaine (Paul), VIII, 24(>

2S7, 31'- Véronese, 19. Vever IL), 114. Vibert, 145. Vierge (Daniel), 285. Vignon, 314, 323.

Vigny (A. de), 366. Vinci, 6, 260. Virgile, 365. VoUon, 149. Voltaire, 363, 366.

w

Wattcau, I, Xll.

Wentzcl, 171.

Whistler, III, 73 à 85, 1^7 à 160, 163, 176, 246, 248, 266 à 278, 354.

Willumsen, 309.

Worms, 151.

Yassunobou, 104. Yon, 191.

Zorn, 31$.

TABLE

Dédicace à Maurice Hamcl. Préface d'Edmond de Goncourt.

I. Le sarcophage égyptien i

II. Les bras de la Vénus de Miio lo

III. Olympia = 14

IV. Les meules de Claude Monet 22

V. Eugène Carrière 29

VI. Camille Pissarro 38

VII. RalTaëlli peintre-sculpteur 47

VIII. Meissonier 56

IX. J.-B. Jongkind 61

X. Le monument de Victor Hugo 67

XI. Whistler 73

XII. Maîtres japonais 85

§ I. Les paysagistes 85

§ II. Le Japon à l'école des Beaux- Arts lia

§ III. Outamaro 119

§ IV. Hokusaï 122

§ V. Hokusaï à Londres 126

§ VI. A propos de la vente Burty. . . 131

XIII. SALON DE 1890

Aux Champs-Elysées et au Champ-de-Mars .

§ I. Premier vernissage 136

§ II. La convention de la peinture. . 140

§ III. Toiles grande largeur 152

375

§ IV. Deux nocturnes de Whistlcr. . 157

§ V. Fantin-Latour. Renoir . . . lOo

§ VI. Le Bûttin de la peinture. ... 163

§ VII. Deuxième vernissage 172

§ VIII. Les paysagistes 179

§ XI. Mondanités iqï

§ X. Eugène Carrière 205

§ XI. Figures et paysages 212

§ XII. Puvis de Chavannes 217

§ XIII. La sculpture 220

§ XIV. Rodin 225

XIV. SALON DE 1891

Aux Champs-Elysées et au Champ-de-Mars. g I. La peinture au Palais de l'In- dustrie 229

§ II. La sculpture 239

§ III. Au Champ-de-Mars 243

§ IV. Puvis de Chavannes 250

§ V. Eugène Carrière 255

§ VI. J.-F. Raffaëlli 261

§ VIL Whistler 266

§ VIII. Figures et paysages 278

§ IX. La sculpture 285

XV. Refusé au salon 291

XVI. Illusions et recherches d'art 298

XVII. Les Indépendants 306

XVIII. Pastellistes et peintres-graveurs 312

XIX. Modes de Paris 318

XX. Hors de l'École 325

XXI. Décors de ville 334

XXII. La manufacture de Sèvres 338

XXIII. Encore Sèvres 344

XXIV. La gratuité des musées 352

XXV. Une pensée de Pascal 357

Index alphétique 307

Paris. Imp. PAUL DUPONT, 4, rue du Bouloi (Cl.) 26.7.92.

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