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Darlington Mémorial Library

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R. P. Pierre Joseph Marie CHAUMONOT,

De la Compagnie de Jésus , Miffionnaire dans la Nouvelle France ,

Ecrite par lui-même par ordre de fon Supérieur , l'an 1688.

Nouvelle York , Isle de Manate ,

A la Prejfe Cramoijy de Jean-marie Shea.

M. DÇCC. LVIII,

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AVANT-PROPOS.

LA Relation que le R. P. Chaumonot a écrite de fa vie ejl imprimée d'après un manufcrit confervé précieufement à l'Hôtel Dieu de Québec.

Le vœu des Huro?ts de Lorette à N, D. de Chartres , écrit en lan- gue Huronne eft confe?~vé aux archives d'Eure-et-Loir et M. Doublet de Boisthibault , qui a déjà publié le texte français dans fon beau livre " Les vœux " des Hurons et des Abnaquis

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" à Notre Dame de Chartres ", a eu ^obligeance extrême de me copier aujffi exa&ement que pojfîble le texte Huron , quon trouve à FApendice.

LA VIE

DU REV. PÈRE

Pierre Joseph Marie Chaumonot,

de la Compagnie de Jéfus.

ON Rev. Père.

Puifque votre Révérence m'a ordonné à la plus grande gloire de Dieu de vous écrire au moins en abrégé toute ma vie , je commence par déclarer la barTerTe et les mifères dont le Seigneur a eu la bonté de me tirer pour me mettre dans la Sainte Compagnie de Jéfus. Moins je meritois cette grâce plus il en mérite de louanges et de reconnoiffance.

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J'ai eu pour père un pauvre vigneron et pour mère une pauvre fille d'un maitre d'école. A l'âge de fix ans ils me mirent chez mon grandpère à cinq ou fix lieues de notre village , afin que j'apprhTe à lire et à écrire. Ils me reprirent enfuite avec eux , mais pour peu de temps , un de mes oncles qui étoit prêtre et qui demeuroit à Chatillon fur Seine , ayant eu la bonté de me prendre chez lui , pour me faire étu- dier au collège de cette ville-là.

Après avoir déjà fait quelques progrès dans le latin mon oncle fouhaita que j'ap- prhTe le plain chant , fous un muficien qui étoit de ma claffe. Celui-ci me perfuada de quitter Chatillon , pour le fuivre à Beaune , nous étudierions fous les Pères de l'Oratoire. Comme je ne voulus pas entreprendre ce voyage fans argent je dérobai environ cent fols à mon oncle , pendant qu'il étoit à l'Eglife : avec cela nous primes la fuite.

Nous marchâmes par des chemins écar- tés jufqu'à Dijon , d'où nous nous ren- dimes a Beaune. Nous nous y mimes en peniion chez un bourgeois : mais comme ma finance efloit courte , j'écrivis à ma

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mère qu'elle euft la bonté de me fournir d'argent et de hardes afin que je puffe faire mes études a Beaune , j'efpérois faire plus de progrès qu'à Chatillon. La lettre tomba entre les mains de mon père , qui me répondit qu'on ne m'enverroit rien : que j'euffe à revenir et qu'il feroit ma paix avec mon oncle.

Cette réponfe m'affligea extrêmement : car de retourner chez mon oncle , c'étoit m' expofer à eftre montré au doigt comme un larron , et de demeurer plus long temps à Beaune fans argent , il n'y avoit pas d'ap- parence. Je me déterminai donc à cour- rir en vagabond par le monde , plutôt que de m'expofer à la confuiion qui méritoit ma friponnerie. Je fors de Beaune dans la penfée d'aller à Rome , quoique je n'euffe ni fol ni maille. Je marche feul pendant un demi jour : enfuite deux jeunes Lorains me joignent , me faluentet me demandent je vas. "A Rome" , leurdis-je , "pour gagner les pardons." Ils louent mon def- fin , et ils m'entretiennent de ce qui les fait aller à Lyon.

Cependant je penfe à ce que je devien- drai et de quoi je pourrai vivre , il je con-

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tinue mon voyage. De demander l'aumône c'etoit m'abahTer à mon avis ; je ne pou- vois me refoudre de travailler pour gagner ma vie , il y avoit encore moins d'appa- rence , je n'étois pas accoutumé au travail et je ne favois aucun métier. Par bon- heur pour moi , mes deux Lorains qui n'étoient guère mieux fournis d'argent , fe mirent à demander l'aumône de porte en porte , au premier bourg ou nous arri- vâmes. Qui fut bien étonné de leur voir exercer ce métier ? Ce fut moi qui après avoir délibéré quelque temps , me réfolus de les imiter plutôt que de me laiiTer mou- rir de faim , tant leur example eut de force à me faciliter ce qui m' avoit paru impof- fible jufqu' alors. Voilà mon apprentiflage de gueux : mais comme je ne faifois que de commencer à en faire le métier , je n'y gagnois que fort maigrement ma petite vie. Je me flattois cependant dans l'efpé- rance qu'arrivant dans une aufli grande ville que Lyon , j'y aurois quelque bonne for- tune. Mais hélas ! je fus bien furpris de me voir arrefter par des gardes qui en ad- mettant mes compagnons à la faveur de leurs paiTeports , me retinrent parceque je

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n'en avois point. Je ne favois que devenir , ni même ou prendre le couvert. Je voyois bien de grand batimens dans le faubourg , mais je n'ofois jamais y demander un petit coin pour y parler la nuit. Enfin ayant ap- perçu vis-à-vis d'un fourneau de verriers un méchant appenti, je m'y retirai. Plut à Dieu qu'alors j'eufle eu l'efprit de pren- dre ma peine pour l'expiation de mes pé- chés et d'unir ma pauvreté à celle du Sauveur couché dans une mafure !

Le lendemain matin ayant vu fur le bord du Rhône un bateau l'on em- barquoit pour palier cette rivière je priai le batelier de me recevoir dans fon bac par charité. Il le fit étant payé par la ville pour tranfporter au delà du Rhône tous les gueux auxquels on auroit refufé l'entrée de Lyon. Lorfque je fus de l'autre bord , je trouvai un jeune homme qui me promit de faire avec moi le voyage d'Italie.

Comme nous commencions de marcher de compagnie , nous rencontrâmes un prê- tre , qui revenoit de Rome et qui fit ce qu'il put pour nous faire retourner fur nos pas , en quittant le deflein de notre pè- lerinage. Il nous allégua entre autres rai-

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fons que n'ayant point de paffeports nous ferions exclus de toutes les villes qui font fur le chemin. Je lui demandai s'il avoit un et il ne me l'eut pas plutôt montré , que je lui priai de me permettre d'en faire une copie en mettant mon nom et celui de mon compagnon au lieu du lien , ce qu'il m'accorda. Oh que n'offris je dès lors au bon Dieu la peine la nudité , la laffitude , le chaud , le froid , et milles autres mifères que je fouffris dans ce voyage. J'aurois eu le bonheur d'attirer fur moi les bénédic- tions du ciel. Notre commun Père ne me les auroit pas refufées , en voyant en moi quelques traits de la pauvreté et des fouf- frances de fon Fils. Mais helas ! mon or- gueil et mes autres péchés qui me rendoient beaucoup plus femblable au démon que je ne l'étois à Jefus Chrift par ma pauvreté , étoient en moi de grands obftacles à la grâce. Cependant , mon Dieu , vous aviez vos vues en permettant que je Me faute fur faute et folie fur folie. Vous prétendiez me voir libre de toute affection déréglée envers mes parents , laquelle fi j'avois tou- jours demeuré auprès d'eux , m'auroit em- pêché de me confacrer à vous. Vous pre-

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tendiez que quand je ferois plus grand , le fouvenir de mes peines me fit compatir avec plus de tendrefie et de reconnoifiance aux peines de votre Fils.

Mais je ferois trop long fi je voulois ra- conter toutes les fautes que j'ai commifes et toutes les difgraces que j'ai eu dans mon voyage. Je n'en toucherai que les princi- pales aventures.

La première qui fe préfenta a mon ef- prit , c'efh qu'étant en Savoie j'entrai dans la cour de notre collège de Chambéry pour y demander l'aumône en latin : un de nos pères eut tant de compaffion de me voir ii miférable qu'il me fit donner bien à fou- per et qu'il me promit même de me ra- mener à Lyon , ou il devoit aller et de me faire conduire de Lyon à Chatillon. D'a- bord je le remerciai de mon mieux et je lui promis de le fuivre : mais dès qu'il m'eut quitté , je m'enfuis , mon argent me détournant toujours de retourner chez mes parents. N'etois-je pas hors de mon bon îens et ne méritai-je pas bien tous les maux qui m'arrivoient , de refufer des of- fres fi advantageufes pour mon propre re- pos et pour la confolation de ma pauvre

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famille ? Combien eft déplorable l'aveu- glement de mon efprit orgueilleux; d'aimer mieux s'expofer à une infinité de dangers et de mifères , que de foufTrir une falutaire réprimande.

Dans un village de Savoie nous rencon- trâmes un bon curé qui nous mena chez lui , après nous avoir donné à fouper , il nous fit coucher dans le lit de fon valet qu'il avoit envoyé à Chambéry. Ce Mon- sieur avoit fa chambre fur celle couchait fon domefKque et l'on y montoit par une échelle au haut de laquelle eftoit une trappe que notre hotte ne ferma pas bien , de telle forte que fur la minuit un chat la fit tomber en pourfuivant fa proie : le bruit en fut allez grand pour éveiller M. le curé qui s'alla imaginer que nous montions à fa chambre pour quelque mauvais coup. delfus il fe levé en chemife , il fort de fa chambre fur une galerie et crie trois fois "Au meurtre" de toute fa force. De mon coté je monte en haut de l'échelle et je le raffure en lui faifant connoiflre la caufe innocente de tout ce defordre. Par bon- heur pour nous les voifins ne fe reveillèrent pas à la voix de leur Pafleur.

Voici

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Voici un autre aventure nous cou- rûmes encore plus de rifques.

Dans un bourg de nous trou- vâmes une garnifon françoife réduite à un fort petit nombre de foldats : ainfi les of- ficiers nous preïîerent fort de nous enrôler : à quoi j'aurois confenti pour avoir tous les jours mon pain , dans la faim que je fouf- frois , mais mon compagnon qui étoit plus fage que moi , n'en voulut rien faire. Tout ce qu'on gagna donc fur nous fut de nous faire confentir à relier jufqu'à l'arrivée du commirTaire qui étoit attendu de jour en jour. On nous donnoit efpérance que nous recevrions de lui la même montre que les vrais foldats. Cependant on vou- lut voir quelle figure nous ferions à la revue. L'on n'eut pas de peine à traveftir en foldat mon compagnon qui étoit grand : mais comme je ne paraifibis qu'un enfant à caufe de mon peu d'âge et de la petiteffe de mon corps on eut plus de difficulté à trouver une épée propre pour moi. Celle qu'on jugea la plus proportionnée à ma taille , avait pour fourreau une peau d'an- guille ou de ferpent : et faute de baudrier ou de ceinture on me l'attacha avec un

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licol d'âne. Je parus fi ridicule en cet état qu'on refolut de me faire mettre au lit comme malade à l'arrivée du Commif- faire. En attendant fa venue , nous vi- vions du pain du Roi et mon camarade trembloit continuellement de peur , ou qu'on ne nous reconnut pour paffevolants ou qu'on ne nous arrefla malgré nous. Il me fit le danger fi grand que je me rendis à fes inftances. Refolus de pourfuivre notre pèlerinage de Rome, nous partons un beau matin , mais à peine eûmes nous fait une demie lieue que nous fumes arrêtés par des foldats qui avoient ordre de prendre les deferteurs qu'ils trouveroient et de les mener à leurs officiers. " Helas, " leur dis-je en pleurant , " ai-je la mine d'un homme de guerre ? Je fuis un pauvre écolier qui ai fait vœu d'aller à Rome." Je parlai d'un accent fi pathétique , qu'en étant touchés ils nous biffèrent paffer. Si Dieu ne leur eut donné de la compaffion pour nous que ferions nous devenus ? Il nous fauva d'un autre danger , lorfque nous fumes entrés dans l'Italie.

Un peu avant la nuit nous arrivâmes à une hoftellerie qui étoit fur le chemin et

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nous prétendions coucher , mais nous comptions fans notre hofte. A peine eûmes nous pris un méchant fouper , qu'il nous le fit payer tout ce qu'il voulut , et quelques menaces que nous lui pûmes faire de nous loger au moins dans une de fes étables , il nous chaffa barbarement. Encore fi nous eufîions pu coucher à la belle étoile , mais la nuit il n'en parut aucune et le temps qui étoit couvert fe defchargea bientôt fur nous par une grande pluie. Nos habits en furent tout pénétrés et pourcroit de mal fur le chemin eftoit plein de trous et de fofles que nous ne voyions point ; nous faifions prefque autant de chutes que de pas.

Nous n'en pouvions plus , lorfque nous aperçûmes une métairie , à la faveur d'une lumière. Comme nous nous y trainions nous rencontrâmes tout proche un gros tas de paille. Nous grimpons defïus et nous faifons un trou au haut, pour nous y four- rer. Le froid nous ayant faifis , furtout aux pieds nous nous les mettons fous les aif- felles l'un de l'autre en nous couchant de forte que j'avois la tête a l'oppofite de celle de mon compagnon. Nous commencions à nous réchauffer , lorfque voilà de grands

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chiens qui nous ayant fentis accoururent en aboyant avec furie. Au bruit , on fort de la ferme , et on tache de nous écarter à coups de pierres. Cette nouvelle grêle ne nous permettoit pas de demeurer dans notre gîte et la crainte des chiens nous empechoit d'en fortir. Je crus alors qu'il falloit parler et bien m'en prit de lavoir faire le pleureur ainfi que je l'avois déjà fait pour nous tirer d'affaire quand on nous arrefta comme déferteurs. Je me mis donc à crier , en difant en latin que nous étions de pauvres pèlerins : " Nos fumus pauperes peregrini. " Ce dernier mot qui eft auffi Italien donna à connoitre à ces bonnes gens qui nous étions. Ils eurent pitié de nous , ils rappelèrent leurs chiens et nous lahTerent parler en paix le refte de la nuit. Après bien des peines et des fatigues nous nous rendimes à Ancone. Helas ! qui pourroit exprimer le pitoyable état mon libertinage m'avoit réduit. Depuis la tête jufqu'au pieds tout faifoit horreur en moi. J'étois pieds nuds , ayant été obligç de jetter mes fouliers , qui étant rompus me bleffoient. Ma chemife pourrie et mes ha- bits déchirés etoient pleins de vermine ,

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ma tête mefme que je ne peignois point fe remplit d'une fi horrible galle qu'il s'y forma du pus et des vers avec une extrême puanteur. La vermine qui étoit dans mes hardes ne me donnoit de trêve que lorfque je rencontrai quelque holpital, parceque les pèlerins y quittent leurs haillons avant de de fe mettre dans les lits qui leur font pré- parés. O que ces nuits m'etoient douces. Il n'y a que les perfonnes qui n'ont expé- rimenté la cruelle perfecution que leur font fouffrir de tels hôtes qui puiffent s'imaginer le répugnance que j'avois le matin a rejoin- dre ma garnis ou en reprenant mes hardes. Je m'attendois bien que durant le jour ces domeftiques affamés fe dedommageroient du jeune de la nuit. Ce ne fut qu'à Ancone que je connus l'excès du mal que j'avois à la tête. Y fentant une piqûre plus dou- loureufe qu'à l'ordinaire j'y portai la main pour me gratter et un de mes doigts ayant fait un trou dans ma galle , il s'y attacha un gros ver. A la vue de cette infecte , ma confternation fut indicible. " Faut - il donc " , me difoit à moimême , " qu'en punition de mes friponneries je fois mangé tout vif des poux et des vers ! Je ne m'é-

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tonne plus que quand j'ote mon chapeau devant le monde, on témoigne de l'éton- nement et de l'horreur à la vue de ma tête. Hélas ! que deviendrai-je ? Qui me pourra fouffrir auffi puant et aufli fale que je fuis ? Ne ferai-je pas bondir le cœur à quiconque me regardera ? O la trifte punition de mon orgueil ? "

Après tout je repris courage aux appro- ches de la fainte maifon de Lorette. " Peut-être que la Bienheureufe Vierge, qui fait tant de miracles dans ce facré lieu en faveur des miférables y aura pitié de ma mifère. " Oh que n'avois-je alors, les connahTances que j'ai eus depuis des merveilles qu'elle opère dans ce fan&uaire en faveur des âmes et des corps ! J'aurois eu une toute autre confiance, que je n'a- vois en fon pouvoir et en fa bonté ! Quoique je ne la priafTe que fort froide- ment, elle me fit voir qu'indépendamment de nos mérites et de nos difpofitions, elle fe plait à exercer envers nous les devoirs d'une véritable mère et comme un de ces devoirs eft de nettoyer leurs enfants, vous me regardâtes en cette qualité, O Sainte Vierge ! toute indigne que je fuiTe et que

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je fois encore d'être adopté de vous pour votre fils. Vous donnâtes à un jeune homme , que je n'ai jamais pu connoitre, la volonté et le pouvoir de guérir ma tête. Vous favez mieux que moi comment la chofe fe fit. Je ne laiffe pas pour marque de reconnaiffance de rapporter ce que j'en fais.

Au fortir de la fainte maifon de Marie , une perfonne inconnue qui paraiffoit un jeune homme et qui etoit peut-être un ange, me dit, d'un air et d'un ton de com- pafîion : " Mon cher enfant, que vous avez de mal à la tête ! Venez, fuivez moi , je tacherai d'y apporter quelques remèdes." Je le fuis, il me mène hors de l'églife , derrière un gros pilier , par il ne paffoit perfonne. Rendus que nous fommes dans ce lieu écarté , il me fait affeoir et me dit d'oter mon chapeau. Je lui obéis , il me coupe tous mes cheveux avec des cifeaux : il me frotte d'un linge blanc ma pauvre tête et fans que je fente aucune douleur, il en ote entièrement la galle, le pus et la vermine : après quoi il me remet mon chapeau. Je le remercie de fa charité, il me quitte et je fuis encore à revoir un fi

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bon médecin et à reffentir un fi vilain mal.

Si la moindre dame m'avoit fait rendre ce fervice par le dernier de fes valets, n'au- rois pas dus lui en rendre toutes les recon- noifïances poffibles ? Et fi après une telle charité elle s'etoit offerte à me fervir tou- jours de mefme, comment aurois-je l'honorer, lui obéir, l'aimer toute ma vie ? Pardon, Reine des Anges et des hommes ! pardon de ce qu'après avoir reçu de vous tant de marques, par lefquelles vous m'a- vez convaincu que vous m'avez adopté pour votre fils, j'ai eu l'ingratitude pendant des années entières de me comporter encore plutôt en elclave de Satan qu'en enfant d'une Mère Vierge. O que vous êtes bonne et charitable ! puifque quelques obflacles que mes péchés ayent pu mettre à vos grâces, vous n'avez jamais ceffé de m'attirer au bien ; jufque que vous m'avez fait admettre dans la Sainte Com- pagnie de Jéfus, votre fils.

Mon camarade et moi reprimes le chemin de Rome, après avoir parlé trois jours à Lorette; mais Dieu m'arrêta à Jerny dans l'Ombrie pour me faire chan- ger

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ger ma vie de gueux en condition d'un valet.

Selon ma coutume je demandai l'aumo- ne de porte en porte lorfqu'un vénérable vieillard , docteur en droit , m'invite à de- meurer chez lui pour le fervir dans la maifbn et pour l'accompagner en ville. J'étois fi las de mon métier de mendiant que j'acceptois volontiers l'offre que me faifoit le bourgeois d'être fon laquais. J'en remplis mefme les devoirs les plus bas, et il n'y avoit rien qui ne me parut doux et honorable en comparaifon des travaux et des humiliations qui m'avoient dégoûté de la gueuferie. Il y avoit déjà quelque temps que j'étois à Jerny : cependant je ne favois pas encore afïez l'Italien pour me confeffer en cette langue ; c'efl pourquoi je la fis en latin à un Père de la Compa- gnie de Jéfus. Après ma confefîion il m'interrogea fur mes études. Je lui ré- pondis que j'étois en Rhétorique , lorfque je m'étois lame débaucher. Il me témoi- gna la compaflion , qu'il avoit de me voir après de fi bons commencements dans les lettres , réduit à une fi pauvre condition. Il m'exhorta à reprendre mes études et D

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pour m'en faciliter les moyens , il me pro- pofa , s'il vouloit qu'il me fit recevoir dans le collège ou je m'avancerois dans les fciences et dans la vertu. Je pris mal fa penfée , en m'imaginant qu'il vouloit me faire JéTuite ; mais dans la fuite j'ai eu tout fujet de croire que ce fage Religieux ne vouloit d'abord me procurer que la place d'un jeune homme féculier qui re- gentoit la plus baffe clafle du collège. Plut à Dieu que j'eufle dès lors commencé à le faire ! Oh que j'aurois évité des péchés. A la vérité j'allois deux jours après chercher le père pour lui rappeler , mais comme je ne favois pas fon nom , je fus fi bête que de demander le Jéfuite qui m'avoit confeffé. Les écoliers à qui je fis cette demande dans la cour des clalfes , fe mirent à rire de mon impertinence et il n'en fallut pas davantage pour me faire retourner fur mes pas plus vite que je n'étois venu. Je ne laiflai pas de deman- der à mon Docîeur que je fervois quelles gens étoient les Jéfuites. Et il me répon- dit, tant bien que mal, qu'ils ne recevoient chez eux que des gens de qualité et d'ef- prit , que leur religion n'étoit pas fi auftère

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que les autres et qu'on pouvoit en fortir mefme' après les vœux. Ces derniers traits avec lefquels il me les dépeignoient ne me déplaifoient pas. Volontiers je ferois entré chez eux pour un temps. Ainfi je n'étois pas encore propre pour le royaume de Dieu , puifque je regardois derrière moi avant que de mettre la main à la charrue.

Comme je commençois à entendre l'Italien, je lifois des livres de dévotion écrits en cette langue ; et un entr'autres qu'etoit la Vie des Saints Solitaires me fit naitre l'envie d'être hermite. deflus fans confulter perfonne je fors de la maifon de mon maitre à deffein de m'aller cacher en France dans quelque folitude après que j'aurois fait le voyage de Rome.

Au fortir de la ville je reconnois la fille de mon docteur , à laquelle je découvre mon deffein, afin qu'on ne fut pas en peine de moi. Après quelques lieues de chemin il me vint à la penfée de m'éprouver, fi je pourrois vivre de légumes comme les ana- chorètes. Je prends du blé en herbe , je le porte à ma bouche, je le mâche, mais je ne puis l'avaler. Mon retour fut à mon

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métier de mendiant qui ne m'empêcha pas de beaucoup fouffrir de la faim , même dans Rome , faute de connoitre les maifons religieufes Ton fait aumône à certains jours et à certaines heures. Le noviciat des Jéfuites que l'on nomme St. André efl un de ces charitables lieux et l'unique dont j'eus connoifTance. Au refte quoique ma prétendue vocation à la vie d'hermite fut fort ébranlée , je partis de Rome dans le deffin de reparler en France. Et comme je repris le mefme chemin que j'avais tenu , je me rendis à Jerny , mais n'ofant retourner chez mon maitre , je me retirai chez un favetier de ma connoifTance, je parlai la nuit. Celui-ci le matin donna avis de mon retour au Docteur qui eut la bonté de m'inviter encore à fon fervice. J'acceptai auffitot fon offre, pour renoncer entièrement à la gueuferie dont j'avois plus d'horreur que jamais.

Mon bonhomme de maitre avoit un intime ami qu'on nommoit II Signore Bapitonè. Celui-ci quelque temps après mon retour à Jerny dit à celui-là qu'il fouhoitoit bien ' de m'avoir chez lui en qualité de précepteur de fes deux fils , qui

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étudioient au Collège de la Compagnie de JéTus. Mon docteur en eft content et après m'en avoir parlé, il m'envoie à fon ami. J'en fus reçu à bras ouverts, et préfenté dès le lendemain à nos pères, qui me mirent en Rhétorique. Je ne fus pas longtemps à étudier fous eux fans être épris d'imiter les vertus que j'admirois dans ces dignes ferviteurs de Dieu. Une chofe m'empéchoit de m'en découvrir à mon conferfeur; c'eft que je ne pouvois me réfoudre à faire connoitre la bafferTe de mon extraction. Jufqu'alors je m'étois vanté que mon père étoit procureur du Roi et j'avois peine foit à m'en dédire, foit à continuer dans mon menfonge. Plufieurs mois fe parlèrent dans ce combat de la nature et de la grâce, celle-ci me preffant de déclarer ma vocation et celle- m'en empêchant.

O malheureux que j'étois ! O combien de péchés aurois-je évité ! O combien au- rois-je pratiqué de vertus pendant le temps que mon filence m'empêcha de pourfuivre mon entrée dans une fi fainte compagnie ! Cependant Dieu me voulant faire la grâce d'y être reçu m'en ménagea cette occafion.

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Un jeune eccléfiaftique payé par nos Pères faifoit une baffe claffe dont il fe dé- goûta. Ayant demandé d'en être déchar- gé, on jeta les yeux fur moi et on me promit les mêmes gages qu'il avoit. Le monfieur chez qui je demeurois ayant confenti , je devins Régent. Dieu me fit la grâce de ménager l'argent que je ga- gnois et lorfque j'en eus une affez bonne fomme je la partageai entre les églifes et les pauvres. Je tâchai même d'imiter du moins en quelque chofe le grand St. Ni- cholas en jettant de nuit de l'argent dans une maifon ou il y avoit une fille en né- ceffité. Notre Seigneur me récompenfa bien de ces petites libéralités par la grande grâce qu'il me fit de m'appeler fortement à la Religion. Un jour entre autres que dans l'églife de la Compagnie de Jéfus on faifoit la fefte de St. François de Borgia, qui n'étoit encore que béatifié, je fus telle- ment touché du fermon qu'en fit un père Jéfuite , que pour fuivre, autant que je le pourrois l'example du Bienheureux , je fis vœu de quitter le monde et d'entrer en religion, foit chez les Jéfuites s'ils vouloient me recevoir, foit , s'ils me jugeoient indigne

L*7] de cette faveur , chez les Capucins, ou chez les Recollets. Enfuite je déclarai mon deffin à mon confeffeur qui étoit de la Compagnie de Jéfus. Il me dit de bien recommander à Dieu cette affaire ; qu'il prieroit pour moi et qu'à l'arrivée du père Provincial , fi je perfeverois dans ma vocation , il me propoieroit entre ceux qui demandoient la même grâce que moi. Comme il fe parla beaucoup de temps juf- qu'à la venue de ce père , le démon en prit occafion de me troubler par divers doutes. Tantôt il me fuggéroit que je n'avois pas les qualités néceffaires à un Jéfuite , et tan- tôt il m'alléguoit qu'ayant commis plu- rieurs péchés mefme d'impureté , je devois pour en faire pénitence choifir une reli- gion plus auftère que la Compagnie de Jéfus. Dans ces peines je m'adreffai d'abord à des Carmes déchauffés ; enfuite à des Recollets , et enfin à des Capucins. Les gardiens de ceux ci me promirent de me faire recevoir dans fon ordre , après lesK>. * feftes de Pâques , temps auquel fon provin- cial fe rendit à terny. Cette parole ne me délivra de la crainte j'étois de me tromper dans la choix dont il s'agiffoit.

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Afin donc que Dieu me fit la grâce d'em- braffer l'inftitut auquel il m'avoit deftiné, je lui préfentai de longues et fréquentes oraifons mentales et vocales ; j'y ajoutai des difciplines , des aumofnes, des commu- nions , des méfies que j'entendois et que je faifois dire. J'ai cru depuis que le démon voulant me rendre incapable d'eftre reli- gieux , m'avoit porté à ce qu'il y eut d'excès et d'indifcretion dans ces exercifes de piété. Mais par la mifericorde de Dieu, il n'a pas réufîi dans fon deffein. Notre feigneur même ne me laifia pas longtems dans une fi grande perplexité : car enfin ayant fait reflexion fur ce que le Capucin et le Jéfuite m'avoit dit féparément , que leur Père Provincial viendroit après Pâ- ques , je me refolus d'entrer dans la religion de celui des deux provinciaux qui après fon arrivée , auroit le premier la bonté de me recevoir.

Cet expédient me parut propre à me tirer de peine , dans laperfuafion j'étois que le ciel me voudroit dans l'ordre qui m'admettroit le plutôt. Ainfi le Provin- cial de la Compagnie de Jéfus étant venu avant l'autre , je lui fus prefenté par les

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Pères du Collège de Jerny : et fur les té- moignages avantageux qu'ils eurent la bonté de rendre de moi, je fus reçu et en- voyé avec de bonnes lettres au noviciat de St. André a Rome.

O quelle joie ! O quel bonheur de me voir entre cinquante novices tous jeunes hommes d'une naiffance diftinguée , d'un efprit et d'un naturel excellents , bien faits de corps et defquels je n'aurois été que le laquois ou le marmiton , fi eux et moi étions demeurés dans le fiècle ! Combien de fois me dis-je alors à moi-même, O que voila un état bien différent de tous les états ou j'ai été jufqu'ici. En vérité qui efl femblable au feigneur Notre Dieu, qui étant il grand et il relevé daigne por- ter fa vue fur ce qu'il y a de plus bas et de plus vil et de plus petit , foit au ciel ou en la terre. Il cherche le pauvre jufque dans la pouffière et il relève le miférable du mi- lieu du fumier et de l'ordure pour le placer avec les princes et même avec les princes de fon peuple. Grand Dieu ! qui l'auroit jamais imaginé qu'un pauvre malotru comme moi dut être admis dans une auffi fainte et auffi illuftre compagnie E

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qu'en: la Compagnie de Jéfus, votre fils ! Pères du Collège de terny , de grâce , à quoi penfez vous d'unir un membre fi chétif fi difforme à un fi noble et fi beau corps ! Aviez vous oublié qu'à vos yeux j'avois mendié mon pain de porte en por- te ? Aviez vous oublié qu'à vos yeux j'avois exercé toutes les fonctions de pédagogue, de valet et de laquais ? Affurément que le Seigneur vous ôte toutes ces vues afin de donner en moi un example vivant et fen- fible de fes grandes miféricordes.

J'avois vingt un ans lorf que j'entrai au noviciat. C'étoit le 1 8 de Mai en 1632. Au commencement de mes premiers exer- cices fpirituels je fus importuné d'imagi- nations et de penfées contraires à la pureté. Pour me délivrer de ces fantômes qui m'attaquoient furtout la nuit et durant mon fommeil je mis une difcipline fur le chevet de mon lit, avec refolution de m'en bien fervir. Dieu, foit qu'il agréa ma volonté , foit qu'il vit ma foibleffe , me pre- ferva de ces tentations tout le temps de mon noviciat.

Au fortir de ma retraite je tombai ma- lade d'une groffe fièvre qui me dura juf.

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qu'à la fête des apôtres St. Pierre et St. Paul. Le médecin , qui obfervait tous les fymptomes de mon mal , ayant dit à mon infirmier que le lendemain matin l'accès me reprendroit à telle heure , je répondis que j'etois quitte de ma fièvre et qu'elle ne reviendrait plus. Je m'arTurois fur la parole que m'avoient donné quelques uns de nos frères novices. Comme à l'occa- fion de la fête ils dévoient vifiter l'églife de St. Pierre , ils m'avoient promis de de- mander ma fanté au grand apôtre. Mon efpérance ne fut pas vaine, le médecin revenu après l'heure marquée me trouva fans fièvre et je n'eus plus befoin de lui.

Cependant un Marquis nous fondoit à Florence une maifon de noviciat , je fus envoyé avec trois autres novices fix mois après mon entrée dans la Compagnie. Je trouvai un Recteur avec qui j'eus bien plus d'ouverture de cœur qu'avec mon recteur de Rome. Celui ci me paroiffoit trop grave et trop févère au lieu que ce- lui-là avoit une affabilité et une douceur charmante : tant il eft vrai que les faints n'ont pas tous un même caractère de grâce et de vertu,

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Une des premières chofes que je de- mandai à ce fécond maître de novices , fut qu'en punition de mon orgueil , il m'in- terrogeât en public fur la qualité de mes parents , fur ma venue en Italie et des emplois que j'avois exercés. Je préten- dois par expier en quelque manière mes fautes et nommément les menfonges que j'avois débité pour cacher la bafferTe de mon extraction. Il m'accorda ma deman- de. Un jour que tout le noviciat étoit afiemblé , il m'interrogea fur tous ces articles. Dieu me fit la grâce de pratiquer l'humiliation qu'il m'avoit infpiré et je déclarai publiquement qui j'étois , com- ment et pourquoi j'avois quitté la France et quelles avoient été mes aventures en Italie. Le faint homme ajouta à mon aveu que je m'étois propofé de faire un autre acte de mortification auquel je ne m'attendois pas. Il me dit de chanter une chanfon de mon village et pour cela il me fit monter fur une coffre , comme fur un théâtre. Je me mis en devoir d'obéir , mais la mufique ne fut pas longue : ma mémoire ne me fourniffant qu'un air de la guimbarde je l'entonnai. Des le

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Je

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premier couplet , le père m'arrefta , en s'écriant : " Fi ! la ridicule chanfon ! fi vous n'en favez pas de meilleur , n'en chantez jamais plus. " Ce bon Père ne voulant pas me permettre de me confeffer à lui généralement de toute ma vie parce qu'à mon entrée au noviciat j'avois fait une confeffion générale , je lui priai de me permettre que je lui donnaffe mes péchés par écrit. Il reçut à la vérité la catalogue que j'en avois fait et que je lui donnai afin qu'en connairTant mes crimes il connut à quel vice j'étois plus enclin et de quelles pénitences et mortifications j'avois plus befoin , mais il ne voulut point lire mon papier.

Je ne fais fi ces petites humiliations que Dieu m'infpira ne furent point la caufe qu'il commença à me faire mieux goûter que jamais la douceur de fes confolations , non feulement dans l'oraifon , mais même partout ailleurs jufque qu'après m'être couché , je me fentois fouvent careffé de Notre Seigneur , comme l'enfant l'eft de fa mère , qui pour l'endormir plus douce- ment lui fait fucer le lait de fes mamelles.

Depuis ce temps-là jufqu'en 1688 que

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j'écris ceci, c'eft-à-dire , depuis $$ ans au moins, je n'ai expérimenté ni fechereffe ni ennuis , ni dégoût dans mes oraifons. La divine bonté en a agi toujours avec moi comme une pieufe et prudente dame, qui montre plus de tendrerfe au plus petit et au plus foible de fes enfants qu'aux plus grands et aux plus forts. Ce n'eft pas qu'elle l'aime plus qu'eux , mais c'eft qu'elle connoit que fans ce fecour dont les autres peuvent bien fe parler il ne feroit que languir , û tant eft même qu'il ne mourut pas.

Après quelques mois de féjour à Flo- rence je tombai malade. Un jour d'hyver qui etoit fort rude , ayant été demander l'aumofne par les rues , je fus faiii de froid , qui me caufa une pleuréiie avec une fièvre qui tourmentoit plus mon efprit que mon corps : parceque , dès que je fermois l'œil pour repofer , mon imagination me repré- senta des lions , des tigres et d'autres monftres horribles qui fe ruaient fur moi pour me dévorer , ce qui me caufoit de mortelles frayeurs. Je n'avois qu'un re- mède pour m'en garentir ; c'étoit de jeter les yeux fur la lumière de la lampe qui

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bruloit devant le St. Sacrement et que je voyois de mon infirmerie par une fenêtre vitrée. Hélas ! quand il n'y auroit point en enfer d'autres tourmens que la vue de femblables fpectres au milieu des ténèbres qu'aucun rayon de lumière ne diffipe , il n'y a rien qu'on ne dût en faire et fouffrir pour éviter un fi grand mal. L'obéifTance que je rendis à mon Recteur me guérit fans faignée et fans médecine. Il m'or- donna d'enfoncer par pluiieurs fois dans mon gofier une plume qu'il trempoit dans une huile puante et vilaine. A chaque fois que je la mettais à ma gorge, je l'en retirois pleine de flegmes qui s'y atta- choient. Enfuite les douleurs de cofté cefTèrent , la fièvre me quitta , les fantô- mes difparurent et des le lendemain je me vis en parfaite fanté.

Vers la fin de mes deux années de no- viciat , on fut fort en peine fi l'on me permettroit de faire les vœux , à caufe d'une violente douleur de tête que j'endu- rois habituellement. Ce fut alors que mon maître des novices me découvrit la crainte qu'il avoit lui même que je ne fufTe renvoyé de la Compagnie. La première

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penfée qui me vint après cet avis fut de conjurer les pères confulteurs dont mon fort dependoit après Dieu , de m'être favorable. Mais Notre Seigneur m'in- fpira un bien meilleur expédient : ce fut de recourir au grand St. Jofeph , époux vierge de la Vierge Mère , puifque per- fonne ne pouvoit mieux que ce chef de la famille de Jéfus me faire admettre pour toujours dans la Compagnie de Jéfus. Je ne fus pas trompé dans mon attente : parce que nos Pères ne pouvant fe réfou- dre ni à me recevoir , ni à me renvoyer , appelèrent le médecin de la maifon pour prendre fon avis fur mon mal. Lui com- mençant par faire le Directeur , m'inter- rogea en préfence de la confulte ou je fus appelé : " Comment fe païfoient mes mé- ditations , et fi je pouvois m'y appliquer , ayant un fi grand mal de tête ? " Je lui repondis ingénument ; qu'à la vérité , au commencement de mes oraifons , je fentois bien mon mal , mais qu'un peu après , auffitot que j'étois en train je ne fentois plus de douleur. " Il n'en fallut pas da- vantage pour faire prononcer à Mr le Médecin cette favorable fentence " " Mes

pères

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pères , qui peut , étant novice , faire une bonne contemplation, pourra bien étant régent , faire une bonne leçon. " Là- deifus , on me dit de me retirer dans ma chambre , pendant que je recommen- dois encore mon affaire à mon puiffant avocat St. Jofeph, mon Recteur tout joyeux vint m'apporter la bonne nouvelle de ma réception , et avec bien des démonstrations d'amitié , il m'avertit de me préparer à faire en peu de jours les premiers vœux de notre Compagnie.

Jamais y eut-il homme fur terre plus obligé que moi à la Sainte Famille de Jélus , de Marie et de Jofeph ! Marie en me gueriffant de ma vilain galle ou tei- gne , me délivra d'une infinité de peines et d'incommodités corporelles , que cette hideufe maladie qui me rongeoit m'avoit caufé. Jofeph m'ayant obtenu la grâce d'être incorporé à un corps auffi faint qu'eft celui des Jéfuites , m'a préfervé d'une infinité de mifères fpirituelles , de tentations très dangereufes et de péchés très énormes. Jéfus n'ayant pas permis que j'entraffe dans aucun autre ordre qu'en celui qu'il honore tout à la fois de fon F

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beau nom , de fa douce préfence et de fa protection fpéciale. O Jéfus ! O Marie ! O Jofeph ! qui méritoit moins que moi vos divines faveurs , et envers qui avez vous été plus prodigue ?

Mon noviciat ainfi achevé je retournai à Rome , d'où je fus envoyé à Fermo ville qui n'eu: pas fort diftante de Lorette ; puifque on ne compte que trois lieues de l'une à l'autre : ce qui me fut une occa- iion de faire un pèlerinage en celle-ci. J'y fis rencontre d'un père François qui faifoit l'office de pénitencier. Il me fit l'amitié de me donner avec permiiîion des Supé- rieurs trois livres françois , à condition que j'en lirois tous les jours un chapitre pour m'apprendre ma langue maternelle que j'avois entièrement oubliée. Dieu bénit mon obéhTance. Je m'appliquai à cette lecture , # d'abord je ne concevois quafi rien : mais avant que j'euïTe lu la moitié d'un de ces livres , j'entendois tout ce que je lifois. Je demeurai deux ans et demi à Fermo , mon occupation fut de régen- ter le deuxième.

La première année de ma régence Dieu m'infpira à demander à Notre Père Pro-

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vincial Mutius Vitellefchi qu'il agréât que je ne fulTe dans la Compagnie que Coad- juteur temporel ; mais il me répondit , qu'il ne jugeoitpas à propos que je chan- geante de degré. La féconde année je fus nommé pour faire la féconde claffe dans le même collège , mais ayant fu que le père Recteur fouhaitoit fort qu'un autre le fit , j'écrivis au Père Provincial que j'étois content de continuer à faire la quatrième , et qu'il obligeroit mon Recteur de donner la féconde à un de nos jeunes religieux que je lui nommois. Cette déférence que je rendis à mon Supérieur immédiat et à fon bon ami , fut caufe que le Provincial , à fa vifite fut follicité par quelques Pères du collège de m'envoyer à Rome , pour y étudier en Théologie. En effet il confen- tit de m'y faire retourner à ce deflein , fi les Pères examinateurs , après m'avoir in- terrogé jugeoient que j'en fuffe capable , mais leur avis fut qu'auparavant je répé- tante ma philofophie , ce que je fis.

Durant cette année de répétition , le père Jofeph Poncetdela province de France qui achevoit fa théologie à Rome me montra une relation du Canada compofé

Fij

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par le faint et illuffre miffionnâire des Hurons le père Jean de Brebeuf. Cet homme apoftolique demandoit de nos religieux pour travailler avec lui à la con- verûon des fauvages de la Nouvelle France. Dans la lecture de cette Relation je remar- quai deux chofes ; l'une que dans ce pays , il n'y a ni pain , ni vin, ni aucune des nourritures ordinaires qui adouciffent la vie en Europe ; qu'au contraire il y a beaucoup à fouffrir ; l'autre que pour inftruire et pour convertir ces nations barbares , l'humilité , la patience, la cha- rité et le zèle des âmes étoient plus nécef-. faires que beaucoup d'efprit et de fcience. Alors je me fouvins que dès mon noviciat j'avois écrit au révérend père Vitellefchi , général de Notre Compagnie que s'il avoit befoin de quelqu'un pour les millions étrangères , je m'offrois à fa paternité pour celle ou il y avoit le plus à fouffrir. deffus je fis reflexion que fans connoitre la mifîion des Hurons je l'avois déjà de- mandée , puifqu'elle étoit une de celles la nature trouve moins de fatisfacfion. Penfant auffi que beaucoup de doctrine et de théologie n'étoient pas néceffaires pour

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prêcher la foi à ces fauvages je conclus en moi même que fi Dieu me deftinoit au Canada je n'aurois pas befoin d'achever mes études. J'en communiquai avec le père Poncet qui étoit nommé pour cette miffion et qui avoit congé de repaffer en France et de France' au pays des Hurons. Ce père n'ayant perfonne à Rome pour l'accompagner , fut bien aife d'apprendre l'ardent délir que j'avois d'être fon compa- gnon. II me falloit bien des permiffîons pour cela , permiffion de quitter mes étu- des fans les achever , permiffion d'être prêtre au plutôt, permiffion de partir de Rome pour me rendre à temps aux ports de France, l'on s'embarque pour le Canada. Enfin j'obtins toutes ces grâces de nos Supérieurs après diverfes inftances que je leur en fis.

Ayanc gagné le père Piccolomini , Pro- vincial de la province Romaine et le père Charlet , affiftant de France je m'adreffai au Révérend père Général. Sa paternité m'ordonna d'abord de recommander huit jours durant mon affaire à Dieu et enfuite de la venir retrouver. Pendant tout ce temps nous tachâmes , le père Poncet et

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moi de ne rien omettre de ce qui pouvoit nous rendre le ciel propice. Notre huit- aine ayant expiré le jour de St. Matthieu , j'allai attendre Notre Père au fortir de fa chapelle il venoit de dire la Ste Merle. Auffitôt qu'il m'aperçut , il me dit : "Notre frère Chaumo'not, vous avez gagné votre caufe." Puis me mettant les mains fur la tête , il ajouta avec une tendreiîe de Père : " Mon cher enfant , vous irez au Canada. " Cette bonne nouvelle me caufa prefqu'autant de joie que j'en reffen- tis lorfque mon maitre de novices m'aver- tit qu'on m'admettoit à faire mes vœux dans la Compagnie.

Ayant reçu du Révérend Père Vitellef- chi cette affurance de ma miffion , je commençai les exercifes fpirituels , durant lefquels le père Poncet obtint de notre même Père Général la permiffion pour lui et pour moi d'aller en pèlerinage à Notre Dame de Lorette à pied et en demandant l'aumône. Mais avant que je parle de ce voyage , je crois devoir dire ici ce qui regarde un vœu , que la Sainte Vierge m'avoit infpiré de faire. Voici comment. Un jour que je me preparois à la commu-

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nion je priai la divine Marie de m'infpirer ce que je pourrois faire d'agréable à fon très cher fils que j'allois recevoir. Au même infiant il me fembla ouir au fond de mon cœur cette aimable Reine qui me difoit à l'âme : " Faites vœu de chercher toujours et en toutes chofes la plus grande gloire de Dieu. " Je lui répondis de même intérieurement. " Je le veux bien, O Sainte Vierge ! pourvu que vous foyez ma caution et que vous m'aidiez à garder une telle promefTe. " J'écrivis comment tout cela s'étoit parlé : j'en communiquai avec notre Révérend Père Général et je lui demandai s'il agréeroit que je fervifïe ce mouvement. Il me demanda fi je n'étois pas fcrupuleux , je lui répondis que non. " Dieu foit béni , " reprit-il , " vous pouvez faire ce vœu ; mais attendez à vous y enga- ger loriqu'il fe rencontrera quelque occafion favorable , comme d'un lieu de quelque grande dévotion ou Dieu vous auroit attiré. Je jugeai donc lorfque le père Poncet m'eut fait la propofition du pèlerinage de Lorette, que c'étoit que Notre Seigneur et Notre Dame fouhaitoient que je m'engageaffe par vœu à chercher en tout la plus

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grande gloire de Dieu. Ce qui me con- firma dans ma penfée fut que le propre jour que le père Poncet m'interrogeoit dans ma retraite pour m'apprendre qu'il me vouloit mener à Lorette , la nuit pen- dant mon fommeil je vis en fonge une perfonne que je pris pour ma mère : mais ion vifage noirâtre et bazané m'étonna ; ma vraie mère ne m'ayant jamais paru avoir le teint brun. Le matin immédiate- ment après mon lever , avant que qui que ce foit fut entré dans ma chambre , je trouvai fur ma table un écrit étoient ces mots : " Votre beau vœu efr. enrégif- tré dans le ciel ; il faut le préfenter à Dieu fous les aufpices de la Mère par excellen- ce. " Alors je me perfuadai que la per- fonne qui m'avoit apparu durant mon fommeil étoit la Bienheureufe Vierge qui vouloit me fervir de mère ; et qu'elle avoit apparu fous la figure et avec la cou- leur qu'a fon image à Lorette afin que je reconnufTe par que fa Sainte Maifon étoit le lieu elle défiroit que je me de- vouafTe à la plus grande gloire de Dieu.

C'eft ce que je fis en effet dans ce divin fanctuaire à la faveur de Marie et par le

vœu

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Vœu dont j'ai parlé. Cela n'empêcha pas que je reçuffe d'abord avec un peu de froid le Père qui vint m'interrompre dans ma retraite pour m'entretenir de notre pèle- rinage. Les douceurs que je goutois dans ma folitude me portèrent à lui répondre •avec ces paroles de Gerfon : " Il eft rare que qui voyage beaucoup en devienne plus Saint.'' Cependant j'acceptai auffitôt fon offre , et nous partîmes de Rome pour Lorette au commencement d'Octobre de l'année 1637. Dès le premier jour il me prit un mal de genou il violent qu'à cha- que pas que je faifois , je fentois autant de douleur que fi l'on m'y eut donné des coups d'aleine. Nous ne voulions pas pourtant nous en retourner , de crainte que nos Supérieurs ne revocaffent la per- mifîion qu'ils nous avoient donné d'aller au Canada , s'ils voyoient que fi peu de chemin fait à pied eût déjà eftropié un de nous deux.

Je marchai huit jours entiers avec cette incommodité , ou plutôt je me trainai , m'appuyant fur un bâton. Le père Poncet m'avoit flatté que je ferois guéri à Affifes et effectivement lorfque nous y fûmes , il G

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fit tout ce qu'il put auprès du Séraphique St. François pour obtenir ma guérifon. Mais ce miracle étoit relèrvé à une pauvre villageoife morte en opinion de fainteté dans la ville de St. Sévérin , nous arri- vâmes la veille de Ste. Thérèfe.

Il n'y avoit que peu de temps que nous* avions lu à Rome dans un manufcrit la vie de cette fervante de Dieu , ce qui fut caufe qu'ayant logé chez les Révérends Pères Barnabites dans l'églife defquels fon corps repofe , je me recommandai à elle en lui promettant de la faire connoître dans toutes les occaiions que j'en aurois jamais , fi elle m'obtenoit de Dieu ma guérifon. Comme l'on a de l'inclination pour fon femblable , cette fainte villageoife intercéda fi bien pour moi , pauvre villa- geois , qu'après la meffeditepar lepèrePon- cet en action de grâces des faveurs qu'elle a reçues du ciel et après la communion que je fis à cette meife à la même intention , je me trouve entièrement guéri. Il eft vrai que les premiers jours après ce mira- cle lors que je hâtois le pas ,je me relfen- tois encore comme une piqûre d'épine au deffus du genou : mais cela ceifoit même

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auffitôt que je difois mentalement à Dieu " Seigneur je vous recommande l'honneur de votre dévote et fidèle fervante Françoife de Ferron. "

Enfin nous nous rendîmes à Lorette vers la St. Luc et nous y fîmes nos dévotions avec le plus de ferveur que nous pûmes. Nous y recommandâmes à la Vierge le fuccès de notre voyage du Canada et nous formâmes le defTin de bâtir dans la Nou- velle France lorfque nous y ferions une chapelle fous le nom de Notre Dame de Lorette et fur le plan de la Sainte Maifon de la Mère de Dieu dans laquelle nous étions. Je fis aufli le vœu que la Sacré Vierge m'avoit infpiré et dont j'ai parlé plus haut. Mais hélas ! je ne l'ai pas gardé avec la ferveur et avec la fidélité que je devois avoir. Peut être même qu'il auroit mieux valu pour moi de n'avoir jamais fait une telle promelTe que de l'avoir fi mal gardée.

Après notre retour à Rome la Signora Portia Lancelotti, nièce d'un Cardinal et pénitente du Père Poncet , ayant appris de lui que nous avions formé le deffin de bâtir en Canada une Lorette , voulut dès

Gij

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lors y contribuer d'une fomme d'environ 25 écus pour y mettre, dit elle, la première brique. Environ dans le même tems je fus que le Canada avoit pour patron le glorieux St. Jofeph : ce qui excita ma dé- votion à demander à notre Révérend Père Général qu'il me permit de me nommer Jofeph Marie : ce qu'il m'accorda fur les raifons que je lui en apportai , de me mettre fous la puhTante protection de ces deux époux vierges , de reconnoitre par les obligations que je leur ai et de m'ex- citer à l'imitation de leurs vertus.

Il y a dans Rome une chapelle de St. Jofeph , de temps en temps s'arfemble la Confrérie qui lui efl dévouée. Je vifitai ce faint lieu quelques jours après que j'eus pris les noms de Jofeph Marie et je fus que cette dévote chapelle étoit bâtie fur la prifon St. Pierre avoit été enfermé et chargé de chaines. Il me vint alors en penfée que comme on avoit bâti une cha- pelle à St. Jofeph fur un lieu qui étoit honoré du nom du prince des apôtres , de même Dieu pouvoit bien fe fervir de moi qui avoit reçu le nom de Pierre à mon baptême pour faire une chapelle le

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digne nourricier de Jéfus fut honoré avec fa divine époufe. Il me fembla même qu'au fujet de la future Lorette du Canada , Notre Seigneur me feroit grâce d'avoir une petite part à cette grande pro- meffe qui fait la gloire de mon faint patron : " Tu es Petrus et fuper hanc petram œdi- ficabo ecclefiam meam. "

On permit à Rome aux nouveaux prê- tres de notre Compagnie de dire leur première M elfe dans le lieu que leur dévo- tion leur infpire. Je n'eus garde d'en choifïr d'autre que la chapelle bâtie à l'honneur de la Vierge par le Cardinal Pallotti , fous le nom et fur le modèle de la Sainte Maifon de Lorette. J'avoue que j'aie fouvent fouhaité la Papauté à ce ver- tueux Prélat en recompenfe de fa dévotion à Notre Dame et je fouhaité encore toutes fortes de bénédictions aux perfonnes qui ont contribué à la bâtifTe de la Lorette du Canada , je demeure en qualité de Chapelain de la Sacrée Vierge et de Mif- lionnaire des pauvres Hurons. Lorfque j'écris ceci en 1688 , il y a quatorze ans que j'ai le premier de ces deux emplois , y en ayant près de 49 que j'ai le fécond.

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Dieu me faffe la grâce d'y mourir et d'y mourir incontinent après avoir dit ma dernière merle. Ainfi foit il.

L'an 1639 , le premier d'Août , qu'on fait la fête de St. Pierre aux liens , j'arri- vai à Québec avec les Religieufes Urfuli- nes et Hofpitalières. Deux jours après je partis avec le père Poncet , pour la Million des Hurons. Le canot fur lequel je m'em- barquai étant conduit par iix fauvages aborda le 10 de Septembre au haut d'un petit lac nommé Isiaragui II eft au pays des Hurons. Depuis peu nos Pères avoient fait bâtir tout proche une cabane pour s'y loger. Au même moment de notre arri- vée , le père Jérôme Lalemant , Supé- rieur de cette million fentit frémir fa poi- trine , ce qu'il prit pour un avertiffement que quelqu'un de nos pères de France arrivoit. Il fort donc auffitôt de la cabane , jette les yeux vers le lac et me voit déjà débarqué au bord de l'eau. Il accourt à moi , il m'embraife avec tendreïfe et il me mène au logis en me racontant ce qui l'avoit excité à venir à ma rencontre.

L'hyver luivant il y eut parmis les Hurons une très grande mortalité caufée

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par une efpèce de petite vérole , qui n'é- pargnoit ni grands ni petits d'entre les fau- vages. Le père Paul Ragueneau ayant été choifi pour parcourir tous les bourgs infeftés de cette maladie contagieufe et moi lui ayant été donné pour compagnon, nous ne manquâmes pas tous deux d'oc- cafions d'exercer la patience en exerçant notre emploi qui étoit de confoler , d'in- ftruire , de baptifer et d'affifter de notre mieux ces pauvres moribonds. Comme cette contagion n'attaquoit pas les Fran- çois , on nous prenoit pour des forciers qui cautions ce mal et nous étions chaffés de la plupart des cabanes. On nous ca- choit les enfants malades pour nous ôter le moyen de leur conférer le baptême. Les adultes fe bouchoient les oreilles pour ne pas oiiir nos instructions. Un jeune homme entre autres ayant apperçu au col du père Ragueneau un crucifix au bas duquel il y avoit une tête de mort , le lui arracha en criant que c'étoit le fortilège qui les faifoit mourir. Le père intrépide dans les dangers faifant inftance pour le ravoir , l'autre prit une hache pour lui en fendre la tête. Le père la vit levée

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fur fa tête fans pâlir et fans trembler : au lieu de s'enfuir et de fe mettre en defence il ôta fon chapeau , prefenta fa tête et at- tendit le coup. Il l'auroit reçu effective- ment fi une femme qui fe trouva ne fe fut jettée fur la hache au moment qu'il l'abattoit fur le Père. La nuit nous étoit encore plus facheufe que le jour , à caufe du froid que nous endurions , étant éloi- gnés du feu et expofés à tous les vents. L'unique foulagement que nous nous pro- curions étoit en nous couchant fur une écorce d'arbre qui nous fervoit de lit , étoit, dis-je , de nous mettre les pieds fous les aifelles l'un de l'autre pour les échauf- fer. Je ne finirois point fi je racontois tous les mauvais traitemens qu'on nous fit pour nous obliger à quitter notre miflion. L'année fuivante on m'envoya avec le père Antoine Daniel à une autre nation qu'on appeloit Arendaenronnon. Comme je de- vois y apprendre la langue huronne , que je ne favois pas encore , le père me dit que pour y réuflir , il falloit que j'allaffe tous les jours dans un certain nombre de caba- nes pour demander aux fauvages les mots de leur langue et pour les écrire , lorfque

l'on

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l'on me les fuggéreroit. J'avois tant de répugnance à faire ces vifites qu'à chaque fois que j'entrois dans les cabanes , il me fembloit que j'allois au fupplice : tant j'appréhendois les railleries qu'il m'y fal- loit fouffrir.

Mon apprentifTage ainfi fait fous le père Daniel , je fus choifi par notre Père Supé- rieur, (le père Jérôme Lalemant) pour accompagner à la nation Neutre le père Jean de Brebeuf.

Nous y fumes d'abord affez bien reçus furtout après que nous les eûmes convain- cu que par le moyen de notre écriture nous pourrions connoitre ce qui s'étoit fait ou dit dans les lieux d'où nous étions éloignés. Voici l'expérienee que nous leur en donnâmes.

Le père de Brebeuf fortit de la cabane et alla allez loin. Cependant un de l'af- femblée me dit d'un ton bas et en fa lan- gue ces paroles : " Je vais à la chaffe , je trouve un chevreuil , je prends une flèche dans mon carquois , je bande mon arc , je tire et du premier coup j'abas ma proie ; je le charge fur mes épaules , je l'apporte à la cabane , et j'en fais un feftin à mes H

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amis. " Je n'eus pas plutôt écrit ce petit difcours qu'on rappela le père. On lui mit le papier en main et il lut mot pour mot tout ce qu'on m'avoit dicté. A cette lecture tous les amftants jettèrent un grand cri d'admiration. Enfuite ils prirent le papier et après l'avoir bien tourné et re- tourné , ils s'entre-difoient " Ou eft donc la figure qui repréfente le chafleur ? le chevreuil eft- il peint ? eft marqué la chaudière et la cabane du feftin ? Nous ne voyons rien de tout cela , et pourtant l'écrit la dit à Héchon (c'eft le nom fau- vage qu'on avoit donné au père de Brebeuf et que j'ai eu l'honneur de porter après fa mort). Au refte nous eûmes une belle occafion de leur déclarer ainfi que nous fîmes que ce que l'écriture de nos ancêtres nous apprenoit de la foy étoit aufîi véri- table que ce que le papier écrit de ma main en leur préfence avoit raconté à Héchon.

Pendant que nous étions paifiblement chez ces fauvages quelques uns des anciens Hurons qui nous attribuoient tout le mal que la petite vérole leur avoit caufés en- voyèrent deux députés aux Neutres , pour

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porter ceux-ci à fe défaire de nous , parce- que , difoient ils , nous étions des forciers et que nous prétendions ruiner la Nation Neutre en hyvernant chez elle , comme nous avions déjà ruiné la Huronne par nos fortilèges. Ils offrirent enfuite neuf haches pour récompenfe à ceux qui nous feraient mourir. C'étoit un préfent très consi- dérables à ces peuples , qui étant affez éloignés des Hurons , étoient les Fran- çois ne fe fervoient encore que de pierres pour couper du bois ou plutôt pour le rompre et le carier. Ces pierres étoient engagés dans la fente d'un bâton et liées avec une courroie à cette efpece de man- che. Ainfî les neuf haches tentoient puiffamment les Neutres , et c'eft un mi- racle que nous ayons échappés à un h* grand danger.

En effet un foir qu'on deliberoit de nos vies dans une affemblée de tous les notables du bourg , le père de Brebeuf faifant fon examen de confcience eut cette vifion. Un fpeclxe furieux avoit dans fes mains trois dards ou trois javelots dont il nous ménaçoit tous deux qui étions enfemble en prières. Afin que l'effet fuivit les me-

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naces il lança contre nous un de ces traits , mais une main plus adroite , ou une vertu plus forte l'arrêta en chemin ; et elle nous rendit le même bon office , lorfqu'il déco- cha le fécond et le troifième dard. Notre examen fini le père m'avertit du danger ou nous étions et après qu'il m'eut raconté fa vifion je jugeai comme luy qu'on pourroit bien tramer quelque chofe contre nous. Sans en prendre l'alarme nous nous entre - confeffames l'un l'autre et toutes nos pri- ères achevées , nous nous couchâmes à l'ordinaire.

Bien avant dans la nuit , notre hôte revint du confeil , ou les deux Hurons avoient préfenté leurs haches pour nous faire caffer la tête. A fon arrivée dans fa cabane , il nous éveilla pour nous appren- dre que par trois diverfes fois nous avions été fur le point d'être maffacrés , lesjeunes gens s'étant offerts à faire le coup ; mais qu'à toutes les trois fois les anciens les avoient tenus par la force de leurs raifons. Ce récit nous expliqua ce que le père de Brebeuf n'avoit vu qu'en énigme.

Au refte quoique les anciens euifent empêché leur jeunefTe de nous tuer , ils ne

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purent empêcher les autres mauvais effets que produiiit la calomnie des Hurons que nous étions forciers. Perfonne ne nous vouloit plus donner le couvert même pen- dant la nuit , quoiqu'il fit bien froid. Un foir que tout le monde étoit fur fes gardes et qu'on avoit comploté de ne nous point loger nous nous mîmes à la porte d'une cabane , à defîin de nous y gliffer , lorfque quelqu'un en fortiroit. En effet une per- fonne qui étoit dedans ayant ouvert la porte nous nous y fourrâmes aufîitôt mais on ne nous eut pas plutôt apperçus qu'on penfa fe pâmer de peur. Après qu'ils furent un peu revenu de leur crainte et qu'ils eurent repris leur efprit , ils envoyè- rent avertir les anciens que nous étions chez eux et de la manière dont nous y étions entrés. Voilà incontinent la cabane pleine de monde qui vint au fecours de nos nouveaux hôtes. Les anciens nous entreprennent avec menace de nous mettre dans la chaudière , fi nous ne délogions et fi nous ne fortions de leur pays. Les jeu- nes gens pour appuyer les anciens difoient bien haut qu'ils étoient faouls de la chair noirâtre de leurs ennemies et que volontiers

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ils mangeroient de notre chair qui eit plus blanche. Sur ces entrefaites un foldat armé d'arc et de flèches entre comme un furieux dans la cabane , bande fon arc et fe met en devoir de décocher fes flèches fur nous. Je le regarde fixement et je me recommande avec confiance à St, Michel. Sans doute que ce grand Archanges nous preferva puilque notre plus furieux enne- mi s'appaifa prefqu'aufîitôt et qu'enfuite nos autres adverfaires fe rendirent aux rai- fons que nous leur donnâmes de notre arrivée et de notre féjour dans leur pays. Nous les afTurâmes que notre unique pré- tention étoit qu'ils fe foumifTent à la foi que nous leur prêchions pour les rendre faints dans le tems et heureux dans l'éter- nité.

Nous parlâmes quatre mois et demi chez ces fauvages de la Nation Neutre fans pouvoir rien gagner fur leur efprit , tant ils s'étoient laiflé préoccuper contre nous. C'en: pourquoi le père de Brebeuf jugeoit avec fujet , que h* nous demeurions plus longtems parmi ces barbares , ce feroit les aigrir contre nous , plutôt que de les adoucir , nous retournâmes au pays des

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Hurons , nous avions déjà quelques Chrétiens.

Lorfque je fus arrivé , notre Supérieur m'ordonna pour compagnon de mifîion , tantôt à un père , tantôt à un autre. Comme ils parcouroient toutes les bour- gades Huronnes , je m'y tranfportois avec eux. Un jour que j'accompagnai le père Daniel (bourg de St. Michel dans la mif- îion de St. Jofeph) dans une cabane il avoit baptifé une jeune femme moribonde , voici ce qu'il m'arriva. Un des parents de la malade , irrité contre nous à caufe de ce baptême nous attend dehors à l'entrée de la cabane avec une grorfe pierre en main pour nous la décharger de toute fa force fur la tête , lorfque nous fortions. Par bonheur pour moi je parfe le premier et voilà qu'au moment que je mets le pied dehors ce furieux m'abattit mon chapeau d'une main et de l'autre il me frappa de fa pierre fur la tête nue : je fus tout étourdi du coup , et l'arfaffin voulant m'achever prit une hache. Mais le père Daniel qui étoit fort adroit , la lui arracha des mains. On me mena chez notre hôte , un autre fauvage fut mon charitable médecin.

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Ayant vu la groffe tumeur que j'avois à la tête , il prit une autre pierre pointue pour m'y faire des incifions par lefquelles il tacha d'exprimer tout le fang meurtri et puis il arrofa le haut de la tête avec de l'eau froide , dans laquelle il avoit quelques racines pilées. Il prenoit dans fa bouche cette liqueur médecinale et la fouffloit dans les plaies ou dans-les ouvertures qu'il avoit faites. Cette cure fut fi heureufe qu'en fort peu de tems je fus guéri. Dieu fe contenta du defir que j'avois du martyr ou plutôt il ne méjugea pas digne qu'on me fit mourir en haine du premier de nos facrements.

Lorfqu'on vit que je favois bien la lan- gue Huronne , on me donna entièrement le foin de deux différentes miffions. En même tems je m'appliquai à faire et à comparer les préceptes de cette langue , la plus difficile de toutes celles de l'Amé- rique Septentrionale. Il plut à Dieu de donner à mon travail , tant de bénédiction , qu'il n'y a dans le Huron ni tour ni fubti- lité ni manière de s'énoncer dont je n'ai eu la connoiffance , et fait pour ainfi dire la découverte. Peut être que Notre Sei- gneur

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gneur a voulu récompenfer par ce don de langue l'attrait qu'il me donna à l'humilité dès mon noviciat. Peut être auffi que St. Jérôme à qui j'ai eu recours pendant plu- rieurs mois m'a affilié dans cette ouvrage. Peut être encore que je n'y ai pas été moins aidé du père Charles Garnier , Parifien , tué à coups de fufil par les Iro- quois en 1649 , lorfqu'il faifoit dans fa miffion l'office d'un bon pafteur. Je n'eus pas plutôt appris fa glorieufe mort , que je lui promis tout ce que je ferois de bien pendant huit jours , à condition qu'il me feroit fon héritier dans la connoiffance parfaite qu'il avoit du Huron. Quoiqu'il en foit , elle eft pour le dire ainli la mère de plufieurs autres , nommément des cinq Iroquoifes. Lorfque je fus envoyé aux Iroquois (que je n'entendois pas) il ne me fallut qu'un mois à apprendre leur langue. J'avoue que fouvent j'ai remarqué dans les confeils de leurs cinq nations affem- blées , que par une affiftance de Dieu toute fpéciale , je les entendois tous , quoi- que je n'euffe encore étudié que l'Onnon- tagué.

Mais pour retourner aux Hurons dont I

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je me fuis éloigné infenfiblement et trop tôt. Les premières années que je parlai dans leur pays je fus grandement incom- modé de la colique. On a cru que c'étoit la nourriture du lieu qui me la çaufoit. Dieu me fit cependant la grâce de n'avoir pas même la première penfée de regretter l'Europe. Au contraire je me fentois plus réfolu que jamais de parler toute ma vie dans cette million ; et j'y ferois encore fi ce pauvre pays-là n'eût été ruiné par les Iroquois.

Au tems de la plus grande défaite de la Nation Huronne j'avois foin d'un bourg qui étoit prefque tout Chrétien. Les Iroquois ayant attaqué les villages qui étoient éloignés de nous d'environ trois lieues , donnèrent le loifir à nos gens de faire une fortie pour aller fondre fur eux : mais les ennemis étant en bien plus grand nombre qu'on ne penfoit , les nôtres furent battus. Deux jours après leur défaite , la nouvelle nous vint que tous nos- guerriers étoient ou tués ou captifs. Ce fut vers le minuit qu'on nous l'annonça et tout aufïi- tôt voilà dans toutes les cabanes , des pleurs, des fanglots , des cris lamentables. On

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n'entendoit partout que de femmes qui regrettoient leurs maris , des mères qui pleuroient leurs fils , et d'autres parents qui s'attriftoient de la mort ou de la cap- tivité de leurs proches. demis un vieillard craignant avec fujet que les Iro- quois ne vinfTent enlever le bourg , qui étoit fans défenfe par la perte de fes bra- ves , commença à courir de tous côtés en criant à pleine tête : " Fuyons ! fuyons ! fauvons-nous ? Voici l'armée ennemie qui vient nous prendre." A ce cri je fors dehors , je parcoure les cabanes pour bap- tifer les catachumènes , pour confeifer les Néophytes et pour armer de la prière les uns et les autres. En faifant ainfi la tour de la bourgade , je m'aperçus que tout le monde l'abandonnoit pour fe réfugier chez une nation qui étoit à onze grandes lieues de notre demeure. Je fui- vis ces pauvres fugitifs dans la vue de les aider pour leur falut et comme je ne pen- fai pas même à prendre aucune provifion je fis tout ce chemin fans boire et fans manger et même fans être las. Je ne fongeai en marchant et je ne m'occupai qu'à confoler mon troupeau , à inftruire

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les uns , à confefTer les autres et à baptifer ceux qui ne l'étoient pas encore. Comme l'hiver duroit encore , je fus obligé de leur conférer le baptême avec de l'eau de neige que je faifois fondre entre mes mains. Ce qui me fit mieux connoitre qu'en ce voyage les forces que j'avois me venoient d'en haut, c'eft qu'un françois qui fe trouva de la bande et qui étoit d'une complexion incomparablement plus forte penfa mourir en chemin , n'en pouvant plus de foibleffe , de laffitude et d'épuifement.

J'avois parlé onze ans au pays des Hurons avant qu'il fut détruit par les Iro- quois , mais à notre grand regret il nous le fallut quitter, Notre Supérieur voyant que le peu qui refloit de la nation Huronne n'étoit plus en état de renfler à ces cruels ennemis , eut la charité de les inviter à defcendre à Québec et même de les y conduire en notre compagnie et de tous les François qui étoient avec nous. Lorf- que nous fûmes rendus à Québec , on m'y donna le foin de tous ces pauvres étran- gers , et je les y gouvernai tout un hiver. Le printems je les conduifis à l'Ifle d'Or- léans fur les terres que nous y avions ,

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nous leurs fîmes abattre du bois et faire des champs , le bled d'Inde qu'ils femèrent vint à merveille. Sans parler des François que nous employâmes à ce travail , en les payant , nous engageâmes aufîi tous ces fauvages à s'aider eux mêmes. Voici comment.

Ils n'avoient rien de quoi fubfifter , et tous les jours nous leur donnions par au- mône du pain et de la fagamité , ainli qu'ils l'appellent ; c'eft-à-dire du potage fait avec des pois , du riz ou du bled d'Inde , affaifonné avec de la viande ou du pohTon : Leur part de ces vivres étoit plus grande ou plus petite à proportion qu'ils avoient plus ou moins travaillé. D'abord quelques uns murmurèrent , s'imaginant que nous profitions de leur travail ; mais lorfqu'ils virent qu'après les avoir nourris et habillés à nos dépens , depuis leur arrivée à Qué- bec j nous ne nous retenions pas même un feul pouce des terres nouvellement défri- chées à nos frais , qu'au contraire nous les partagions également à toutes leurs famil- les , ils nous chargèrent de bénédictions. Ils nous remercioient non feulement des champs , que nous leur donnions , mais

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même de ce que nous les avions fait tra- vailler. Auffi dès la féconde année ils commencèrent à receuillir autant de bled d'Inde qu'ils avoient coutume d'en receuil- lir dans leur pays.

Pendant que j'étois avec mes Hurons dans cet ile , les Iroquois d'Onnontagué arrivèrent à Québec pour traiter de la paix avec nous et pour demander des miffion- naires qui les inftruififTent dans la foi. On m'appela de l'IUe d'Orléans j'étois et l'on vouloit m'avoir pour interprète. Comme en répondant aux paroles et aux préfents des Onnontagués , je fis paroitre un grand défir qu'on leur donnât de nos pères , Monfieur de Lauzon , Gouverneur du Canada , jeta les yeux fur moi pour cette mifïion , et il en parla ii favorable- ment à nos pères qu'ils me préférèrent au père Ménard , déjà deftiné à cet emplois par notre Supérieur. Le père Claude Dablon me fut donné pour fécond et Dieu ayant béni notre voyage nous fûmes bien reçus à Onnontagué. On témoigna qu'on agréoit furtout le préfent que nous fîmes pour exhorter les Iroquois de cette nation à embraner la foi. Et certes nous n'eûmes

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pas plutôt dreffé une petite chapelle dans la cabane de notre hôte que le monde commença à s'y aflembler pour la prière et pour l'inftruction. Les dimanches et les fêtes nous choififfions tantôt une cabane, tantôt une autre pour y faire le catéchifme, parce que notre chapelle étoit trop petite et que nous efpérions par gagner ces fauvages , qui fe tenoient honorés que la fainte affemblée , (c'eft ainfi qu'ils la nom- moient) fe fit chez eux.

Afin d'y attirer encore plus de monde nous apprîmes à chanter des cantiques fpirituels à celles des petites filles qui. avoient la voix plus belle. Et comme le père qui étoit avec moi fait fort bien jouer des inftruments de mufique et qu'il en avoit apporté avec foi , les filles n'avoient pas plutôt chanté un couplet qu'il le répé- toit fur cet inftrument. Les fauvages furpris jufqu'à l'admiration s'entredifoient: " Quelle merveille ! voilà un bois qui parle et qui a l'efprit de redire tout ce que nos enfants ont dit."

Sur la fin de l'hiver le père Dablon et moi voyant que les Onnontagués ne fe difpofoient point à tenir la parole qu'ils

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avoient donné à Onnontio (c'eft ainïi qu'ils appellent le Gouverneur des Fran- çois) de lui faire favoir de nos nouvelles avant le printems nous recommandâmes cette affaire au feu père de Brebeuf en recitant des prières en fon honneur et nommément l'oraifon de St. Ignace , notre père. Notre dévotion eut fon effet : voici comment.

A l'occafion des bruits qu'on faifoit courir que des chaffeurs d'Onnontagué defcendus à Montréal y avoient été pris , maltraités et mis en prifon , je fus mis fur la fellette par les anciens qui m'accufoient de les avoir trahis eux et leurs gens.

Je leur répondis que nous n'étions pas capables d'une telle fourberie : qu'ils fe donnaiîent patience , et qu'avec le tems ils connoitroient la vérité. On m'a fouvent impofé de femblables calomnies et même de plus atroces pour avoir quelque prétexte de me maffacrer , mais je n'ai jamais été faiii d'aucune crainte dans toutes ces ren- contres : en quoi j'ai reconnu une grâce de Dieu toute particulière puifque je fuis timide de mon naturel. Mais pour re- prendre mon difcours dont je m'éloigne

fans

L69 J

fans y faire réflexion , je propofai à nos accusateurs de nous donner deux ou trois guides pour conduire à Montréal et à Québec le père Dablon ou moi , afin d'en rapporter des nouvelles aflurées. J'ajoutai que celui de nous deux qui ne feroit pas choiii pour ce voyage , demeureroit ce- pendant en otage chez eux. C'eft ce qui m'arriva , le père étant parti avec deux jeunes hommes des premières familles pour aller informer de tout M. de Lauson , Gouverneur du Canada et le révérend père François le Mercier notre Supérieur. Au refle comme cette miffion que j'ai faite aux Iroquois eft décrite avec les autres , foit dans l'hiftoire de la Nouvelle France par le père Du Creux , foit dans les Relations ou Lettres Annuelles de notre Supérieur de Québec à notre révé- rend père Provincial , je ne dis guère ici que ce que je crois y avoir été omis.

J'ajouterai donc encore que dans un con- feil général des cinq Nations Iroquoifes , qui fe tint à Onnontagué , quoique j'euife la fièvre , je répondis avec tant de force et d'action à toutes les objections qui y furent faites , foit en général contre la nation K

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françoife , foit en particulier contre notre compagnie , foit même contre la religion Chrétienne que je fermai la bouche à tous mes adverfaires. Enfuite ma fièvre aug- menta jufqu'au délire ; mais enfin un jour que j'eus quelque bon intervalle je me fouvins qu'étant à Rome , j'avois été guéri de la fièvre par le grand St. Pierre. Je me recommandai donc à lui et dès le len- demain je me trouvai en fanté. Ma pre- mière guérifon arriva le jour de fon martyre, et cette féconde à la fête de fes liens.

Quelque tems après je fus envoyé en Miflion et en ambafiade à Goiogouen et à Tfonnontouan. J'y fis aux fauvages autant de préfents que je leur déclarai d'articles de notre foi et de commandement de Dieu. Les Tfonnontouans agréèrent toutes mes propofitions à la réferve de celle qui dé- fend la pluralité des femmes et la diffolu- tion des mariages; car l'ancien qui répondit à mes préfents m'allégua que fi l'on ne permettoit aux hommes d'avoir plufieurs femmes , le pays ne fe peupleroit pas. A quoi je répondis que la France étoit in- comparablement plus peuplée que leurs terres et que cependant on ne s'y démarioit

t 7' ]

point ni on n'y fouffroit la polygamie. J'ajoutai même que fi en cela ils imitoient les François ils élèveroient beaucoup plus d'enfans qu'ils ne font ; car " vos femmes voyant que vous les quittez pour aller à d'autres lorfqu'elles font ou groffes ou nourrices , s'empêchent de le devenir , et fi malgré elles , elles le deviennent , le cha- grin qu'elles ont de fe voir abandonnées eft caufe qu'elles perdent leur fruit de quelque manière : que grand mal arrive ainfï que vous le favez mieux que moi. C'eft donc vous , dis-je aux hommes , oui , c'en: vous qui renverfez vos familles au lieu de les établir et qui ne rempliffez prefque vos cabanes que d'efclaves que vous prenez en guerre au lieu de les peu- pler des enfans d'un légitime mariage." Ce difcours qui ferma la bouche aux hommes eut tellement l'approbation des femmes qu'elles voulurent m'en remer- cier dans un grand feftin qui fe fit dans leur bourg et elles vinrent parées de leur bijoux danfer à la cadence de deux méneftriers du pays au bruit defquels joignant leurs voix , elles chantoient mes louanges et me rendirent des actions de

Kij

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grâces de ce que j'avois fi bien pris leur parti» Ce n'eft pas feulement en Europe que les perfonnes du fexe font plus portées à la douceur et à la piété que les hommes , puifque même chez les Iroquois qui font la plus flère et la plus cruelle nation du monde , les femmes ne m'ont donné que des marques de refpect et de bonté. Comme lors de mon féjour à Onnontagué , j'allois fouvent prier Dieu vers les champs de bled d'inde pour éviter l'importunité des fauvages qui me vifitoient à toute heure , les femmes qui me rencontroient m'invitoient d'aller du coté de leurs champs et d'y prier Dieu qu'il donnât un tems propre à mûrir les bleds. Elles firent encore mieux paroitre leur affection pour moi à notre départ d'Onnontagué , puif- qu'elles en pleurèrent l'efpace de plufieurs jours : et depuis ce tems-là à toute occa- fion , elles demandent de mes nouvelles en témoignant qu'elles défirent encore ma préfence. Prefque tout le monde avec qui j'ai converfé m'a donné de ces marques d'eftime et d'amitié fans que je fâche pourquoi , h* ce n'eft que Dieu par fa mi- féricorde m'a favorifé de cette grâce qu'on

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appelle Donum famae. Il me l'a même accordée , lorfque dans le fiècle je ne valois rien.

A mon retour de chez les Iroquois on me remit auprès des Hurons que je trouvai en petit nombre réfugié à Québec au deiïbus du fort : les Iroquois leurs enne- mis leur ayant donné depuis mon départ , un terrible échec , les étant venus chercher et furprendre jufque dans l'Ile d'Orléans. Au refte pendant que je m'employois à affifter ces pauvres néophytes pour le fpi- rituel et pour le temporel même , je tom- bai malade et je le fus dangereufement , furtout par une exceffive douleur de tête qui me rendit fourd et qui m'ota le fom- meil. Alors il me fouvint avoir lu , ou avoir entendu qu'un malade recouvra la fanté en recommandant à St. Ignace , notre fondateur et en mettant par dévotion dans fa bouche une médaille de ce faint confefTeur. Il me vint en penfée de faire la même chofe à l'égard de la Sainte Fa- mille dont j'avois fur moi une médaille : je la portai à ma bouche en recomman- dant ma fanté à Jéfus /Marie , Jofeph. Je m'endormis fort peu après > et après

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mon réveil , je me trouvai guéri , ayant durant mon fommeil , jette par l'oreille la matière d'un abcès.

A quelque tems de je fus choifi par Monfeigneur de Laval , Evêque de Pêtrée et par Notre Supérieur pour fecourir les habitans de Montréal, qui étoient dans un extrême néceffité de vivres. On leur en envoya par la barque qui me portoit. A mon arrivée M. Souart , curé de cette ville et M. Galinier , fon collègue eurent la bonté de me loger chez eux. Nous parlâmes enfemble quatre mois pour le moins et toujours dans une fi parfaite union qu'on nous auroit pris , eux pour être de la Compagnie de Jéfus et moi pour être du Séminaire de St. Sulpice. Les fêtes et les dimanches nous officions et prêchions tour à tour. Les habitans François me marquèrent auffi une grande confiance et plufieurs voulurent que je leur fiffe faire des confeffions générales. Je ne fus pas non plus tout à fait inutile à l'égard des fauvages , qui y pafîbient dès mon arrivée à Montréal. J'eus le bien de faire connoirTance avec Madame d'Aillebout qui m'avoit été recommandé par le père

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Jérôme Lalemant 9 Notre Supérieur , qui ayant été fon directeur à Québec , voulut que je tinfle fa place auprès d'elle à Mont- réal. Comme je la reconnus auffitôt pour une femme de vertu , d'efprit et de con- duite , je la priai de fe charger des vivres qu'on m'avoit confiés à mon départ de Québec , et d'en faire la diftribution , de quoi elle s'acquitta à la fatiffaction de tous les nécefîiteux pendant que je vaquois à leur fpirituel.

Cette dame dont le mari avoit été deux fois Gouverneur de la Nouvelle France eut la penfée pendant que j'étois à Mont- réal de trouver quelque puiffant et offi- cieux moyen de reformer les familles Chrétiennes fur le modèle de la Sainte Famille du Verbe Incarné en inftituant une fociété ou confrérie l'on fut inftruit de la manière dont on pourroit dans le monde même , imiter Jéfus , Marie , Jofeph. Pour moi il y avoit quatorze ans et plus que j'avois de très ardents dé- lirs et prefque continuels que la divine Marie eut grande quantité d'enfans fpiri- tuels et adoptifs , pour la confoler des douleurs que lui avoit caufé la perte de fon

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Jéfus. Auffi la première penfée que j'eus fur ce fujet me vint en méditant les infi- nies peines de la compaffion de la Vierge à la mort de fon Fils , et depuis ce tems je n'ai guère eu d'autres entretiens dans mes oraifons que de conjurer le Saint Efprit de donner à fa très digne époufe le plus de dévots enfans qu'il fe pourroit pour fuppléer au refpect , à l'amour et aux fervices que le Sauveur même lui auroit rendu , fi la mort ne lui avoit pas dérobé pendant trois jours ce fils fi cher. Quoi ! difois-je à Dieu , vous avez bien promis à votre ferviteur Abraham une poftérité plus nombreufes que les étoiles du ciel et que les fables de la mer , parce qu'il s'étoit mis en devoir de vous immoler fon Ifaac au premier ordre qu'il en reçut de votre part , et encore n'en falloit- il pas venir à l'exécution ; vous vous contentâtes même de l'avoir vu trois jours feulement com- battre la paternelle tendrefie pour fon fils ; mais voici bien un autre martyre ! autant que trente trois ans l'emportent fur trois jours , Marie fur Abraham , Jéfus fur Ifaac , la vérité fur la figure , autant le combat que la Vierge Mère a foutenu ,

l'emporte

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l'emporte fur le combat de ce patriarche. Je vous en conjure donc , Divin Efprit , de donner encore plus d'enfans fpirituels à Marie , qu'Abraham n'en a eu de charnels.

Je reflentis de très grandes confolations à conjurer par toute forte de motifs le divin amour de m'accorder ma demande , telle- ment que je ne me lafïbis pas de méditer fur ce fujet , et je n'avois alors nul goût à faire à Dieu d'autres demandes. Une fois donc que j'étois épris d'ardents défirs d'ob- tenir à la Vierge Mère cette fainte et nom- breufe famille , voilà que tout à coup j'en- tendis distinctement au fond de mon âme ces paroles intellectuelles , qui me difent au cœur : " Vous ferez mon époux , " puifque vous voulez me faire mère de " tant d'enfans." Tout honteux et confus que la Mère de Dieu penfât à me faire tant d'honneur , je m'abymai dans la confi- dération de mon néant , de mes péchés et' de mes mifères. Cependant elle me dit qu'elle étoit mon époufe.

Après une telle faveur que j'aurois bien

voulu mériter , je trouvai dans un livre

une dévotion pratiquée par quelques per-

fonnes dévotes à la Sainte Famille , lef-

L

t J

quelles à l'honneur des trente années que Jéfus , Marie et Jofeph ont parlé enfem- ble portent un cordon qui a trente nœuds à trois tours , pour représenter combien , pendant tout ce temps , ces trois adorables perfonnes ont été unies de penfée , de fen- timents et d'affections. deflus je me fentis porté à établir à Montréal cette pra- tique et Mr. Souart , à qui , comme à mon confeffeur , je découvris tout ce qui fe paf- foit dans mon âme , approuva cette dévo- tion déjà reçue en France , et comme Curé , il me permit d'en prêcher le diman- che fuivant , ce que je fis en exhortant ceux et celles qui voudroient , à porter ce cordon , après qu'on l'auroit béni , félon la formule qui s'en trouve : devant s'y difpofer furtout par une exacte veille fur leurs penfées , fur leurs paroles , et fur leurs actions : afin qu'il n'y eut point de criminelles en matière d'impureté. Tout le monde agréa fort cette dévotion , et pluiieurs en prirent la fainte marque , après s'être préparés à la recevoir. .

Ce coup d'eflai fut fuivi d'un autre defTein , Dies diei eruBat verbum. Ce fut d'ériger une aflbciation fous le titre de la

t 79 ]

Sainte Famille et de s'y propofer pour fin la fanctification des familles chrétiennes , fur le modèle de celle du Verbe incarné : les hommes imitant St. Jofeph , les fem- mes la divine Marie , et les enfans l'enfant Jéfus. Mon même directeur à qui je découvris ce deifein , m'y confirma par fon approbation ; mais comme nous ne pou- vions y réufiïr , fi nous n'avions l'appro- bation de M§r l'Evêque et même des in- dulgences de Notre Saint Père le Pape , je propofai au dit Monfieur , à Madame d'Aillebout , à la Mère Supérieure de l'Hôpital et à la Sœur Marguerite , Supé- rieure de la Congrégation (parce qu'en cette affaire nous agifîions de concert) , je propofai , dis-je , que nous recommande- rions une fi grande entreprife à St. Ignace , en faifant pour fon heureux fuccès une neuvaine à ce digne fondateur de la Com- pagnie de Jéfus. Yoici même la copie de l'oraifon que je compofai en fon hon- neur , et dont j'ai encore l'original.

" Glorieux St. Ignace ! qui avez pour " devife ' La plus grande gloire de Dieu ' " et qui l'avez lahTée comme par héritage " aux enfans de votre Compagnie , nous ne

L ij

1 80]

" doutons point que vous n'ayez la direction , " et pour le dire ainli la furintendance de " tous les bons deifeins que vos fils fpirituels "entreprennent à l'honneur de Dieu. Ainfi " nous vous fupplions très-humblement de " prendre foin de faire réuffir un ouvrage , " qui , à ce que nous l'efpérons , doit con- " tribuer beaucoup à la plus grande gloire " de la Divine Majefté , puifqu'il s'y agit " de la réforme des familles chrétiennes fur " le modèle de la très-Sainte famille de " Jéfus , Marie , Jofeph. Souvenez-vous , " illuftre patriarche , d'une fociété fi utile " à l'églife; fouvenez-vous du foin que vous " preniez, nommément à Rome, des hom- " mes pécheurs , des femmes mal mariées , " des pauvres orphelins et des filles dont la " pudeur étoit en danger. Continuez du " haut du ciel à faire encore fur terre , par " l'entremife de vos en fan s , ce que vous y " failiez autrefois vous-même. Daignez " donc leur infpirer les moyens d'arrêter les " défordres qui perdent les familles , et d'y " faire fleurir les vertus propres à changer " les maifons en autant de féminaires qui " rempliffent l'églife de faints et le ciel de " bienheureux. Cette charge , ô grand

f 81 ]

* faint, vous doit appartenir, puifque JéfuS f ayant bien voulu vous choifir , vous et vos

* enfans , pour communiquer fon efprit à ' tant de perfonnes , même à des commu- ' nautés entières et à des royaumes entiers ; ' apurement que Marie et Jofeph , pour ' fe conformer à leur Fils , voudront auffi fe ' fervir de Vous et de vos mêmes ënfans , ' pour communiquer leur efprit aux pères ' et aux mères de famille. Ainfi grand Zéla- ' teur de la gloire de Dieu , qu'il vous ' plaife d'être fondateur de Faffociation de

* la Ste. Famille, comme vous l'avez été de

* la Compagnie de Jéfus. Et en recon- ' naiffance de ce nouvel établiffement dans ' lequel nous efpérons de réuffir fous vos ' aufpices et par votre interceffion , nous

* Soulignés vous offrons chacun neuf com- î munions. Nous les ferons en action de ' grâce des faveurs que Dieu vous a accor- 1 dées , tant à vous qu'à votre Ste Compa- 1 gnie. De plus nous promettons de faire 1 en forte que toutes les perfonnes qui feront ' admifes dans cette afîbciation de la l Ste Famille , réciteront immédiatement *■. après leur réception , neuf fois le Gloria ' Patri , pour le même fujet. A Montréal ,

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"le 31 Juillet , fête de St. Ignace , en "l'année 1663. Souart P. ; Joseph " Marie Chaumonot , Jéfuite; Judith " de Bressole , Supre de l'hôpital , Mar- " guérite Bourgeois , inftitutrice des " filles de la Congrégation , en Canada , "Barbe de Boulogne , veuve de Mr " d'Aillebout."

Au refte , le Saint ne manqua pas de faire réulîir l'affaire que nous lui avions re- commandée. Après quelques traverfes et quelques oppoiitions , qui font ordinaires dans toutes les ouvrages de Dieu , je fus rappelé à Québec Mê1' l'Evêque avant que de donner fon approbation à notre delTein , en voulut d'abord faire comme un elTai. Ainfi il me permit , d'alTem- bler de 15 en 15 jours un bon nombre de Dames et autres femmes dévotes , pour être admifes dans cette nouvelle Société. Ayant enfuite reconnu par expérience , que l'alTociation érigée fous le nom et à l'honneur de la Ste Famille , produiroit dans les femmes et les filles les mêmes biens que les Congrégations de N. D. produifent dans les hommes et dans les garçons , il l'approuva.

[ «3 1

Il me fît même écrire au P. Paul Ra- gueneau , qui étoit à Paris , qu'il nous procurât de Rome des indulgences mêmes plenières , pour les perfonnes de l'Affocia- tion de la Ste Famille. C'eft. ce qu'il fit , et , l'année fuivante , nous reçûmes les bulles du Pape , à la follicitation du P. Claude Boucher , affûtant de France.

Enfuite , M§r de Laval , grand dévot de la Ste Famille , à laquelle , il a dédié fon très beau Séminaire de Québec , fou- haitant que notre nouvelle affociation fut auffi attachée à fa cathédrale même , nous avons jugé que lui et fes très-dignes ecclé- fiaftiques étant fi zélés pour cette belle dévotion , ils l'établiroient encore mieux que nous. Ainfi nous nous fommes demis entre leurs mains de la conduite de l'affo- ciation de la Ste Famille en Canada , à condition que le nouvel établiffement fer- viroit plutôt à foutenir les Congrégations de la Vierge , qu'à en diminuer la ferveur , ou les fujets. C'eft en effet ce que ces Mrs obfervent très-fidèlement , puif- qu'ils ne font des affemblées que des fem- mes et des filles qui font de l'aifociation de la Ste Famille , et que les hommes et les

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écoliers , ou garçons s'acquittent avec encore plus d'affiduité et de ferveur que jamais de tous les devoirs de Congréga- niftes. Auffi l'arlociation de la Ste Fa- mille étant comme une imitation de la Congrégation de la Vierge par le rap- port des exercifes de piété qui fe prati- quent dans Tune et dans l'autre , il n'a fallu que former celle-là fur celle-ci ; afin qu'elles s'aidaffent comme elles font plutôt l'une et l'autre que de s'entrenuire. Tout le Canada eft témoin des grands biens que produifent , comme de concert , et les Congréganiftes de leur côté , et les fem- mes et les filles de la Ste Famille de leur côté auffi.

J'ai oublié de dire , qu'à mon retour de Montréal , on m'avoit donné le foin de la million Huronne , qui étoit encore à Qué- bec. Mais à l'arrivée des troupes envoyées de France par Sa Majefté , commandées par Mr de Tracy , on me choifit pour fervir d'aumônier aux compagnies qu'on deftina pour le Fort Richelieu du Canada. J'avoue que je fus furpris de cette difpofi- tion. Cependant je ne fis rien pour la détourner , m'étant toujours très-bien

trouve

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trouvé de fuivre à l'aveugle les ordres de mes fupérieurs , quelque répugnance que j'aie pu y avoir. Et effectivement, je trouvai beaucoup plus d'honnêteté , de douceur et de docilité parmi ces gens de guerre que je ne l'efpérois. Comme ils m'obfervoient , ils remarquoient que j'é- vitois avec foin la perte du temps ; que j'aimois beaucoup l'oraifon ; que je ne les entretenois que des chofes de leur falut ; que je compatifîbis aux affligés , que je fervois les malades ; que je faifois leur protecteur quand les officiers les maltrai- toient , ou avec excès , ou fans fujet. Cela me gagna même l'affection de ceux- ci aurli bien que de leurs foldats , et j'en fis affez ce que je voulus. Le plus ancien des capitaines s'étant aperçu que je couchois fur une écorce me força , quelque réfiftance que je puffe lui faire , de coucher auprès de lui dans fon bon lit. Il étendit auffi fes foins charitables fur les autres befoins que je pouvois avoir.

Comme je tachois de leur infpirer de la

dévotion envers Jéfus , Marie et Jofeph ,

j'obtins d'eux qu'aux prières du foir , après

l'examen de confcience , nous réciterions

M

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tous le chapelet de la Ste Famille , lequel depuis ce temps-là , fe dit tous les jours de même , prefque dans toutes les familles du Canada. Ceux qui profitèrent le plus de mes inftructions furent un des capitaines nommé Mr. Petit et un foldat nommé Gilles Menard. Le premier à la fin de cette campagne fe diipofa pour l'étude et par des retraites aux ordres facrés , et depuis plufieurs années il travaille dans l'Acadie avec beaucoup d'édification , de fatigues et de fruit en qualité de curé du Fort Royal. Le fécond (Gilles Menard) quel- que tems après s'engagea pour toute fa vie à notre fervice , et entre fes différents emplois , il a une nombreufe clalfe d'en- fans auxquels il apprend à lire et à écrire , avec l'approbation de tout le pays.

Ma mifïion militaire étant achevée , on me remit auprès de mes chers Hurons qui étoient alors en deçà de Beauport, fur nos terres de Notre Dame des Neiges , à une petite lieue de Québec. Mais il fallut bientôt les placer ailleurs , ils fulfent plus commodément. On leur fit donc faire de grands et beaux champs à la côte de St. Michel , les françois abattant les

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arbres dont ils vendoient le bois à Québec , qui n'en eft qu'à une lieue , et les fauvages nettoyant la terre, qui leur a fept années durant , apporté d'excellent blé d'Inde.

D'abord nous n'eûmes pour chapelle qu'une cabane d'écorce , et encore étoit- elle trop petite pour contenir les François et les Hurons enfemble. C'eft pourquoi Msr l'Evêque me permit de dire deux méfies tous les dimanches et toutes les fêtes , jufqu'à ce que nous eufîions une églife plus grande. Voici comment elle fut bâtie fous le nom de Notre Dame de Foye.

Le père deVérencourt, Jéfuite, m'ayant envoyé d'Europe une vierge faite du bois même du chêne , l'on avoit trouvé la miraculeufe Notre Dame de Foye s près de Dinan , je formai le deffein de bâtir fous le même nom de Notre Dame de Foye une chapelle à la Sainte Vierge. Mais comme ce quej'avois d'aumônes pour mamifîion , et ce que notre maifon de Québec m'offroit de fecours n'étoit pas encore allez pour l'exécu- tion de mon entreprife , j'invitai les Fran- çois des environs à y contribuer auffi de leur travail. Ils le firent volontiers et par dévotion

M ij

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à la Vierge et pour leur propre commodité, Ainfi pendant l'hyver , ils préparoient tout le bois de la charpente , et l'apportè- rent fur le lieu. ' Enfuite je fis travailler à cet édifice avec tant de diligence , qu'en peu de mois il fut en état de nous fervir. On commença auffitôt à y voir de la dé- votion , laquelle s'augmenta extrêmement par les miracles que la Ste Vierge a bien voulu opérer. Je n'en marquerai ici que deux : Le premier fut accordé par la Mère de Dieu à un foldat qui tomboit du haut mal. Il fit vœu de venir , neuf jours durant , en pèlerinage à notre chapelle , et à chaque fois qu'il s'y rendit , il fentit l'on mal diminuer , de cette forte que les derniers jours, il n'avoit plus que de petits frémif- fements au bout des doigts , aux heures de fon accès , et même ils le quittèrent tout à fait à la fin de fa neuvaine.

Le 2me Miracle dont je parlerai ici, fe fit en faveur d'une Françoife, habitante de la Côte St. Michel et nommée la Doré. Il y avoit huit jours qu'elle étoit en travail d'enfant , défefpérée de tout le monde , et ne penfant plus qu'à fe préparer à la mort. J'y fus appelé pour l'y difpofer. Après

L 89 J

l'avoir confefle , je lui confeîllai de faire un vœu à N. D. de Foye , et d'en mettre fur fon fein l'image que je lui prêtai : ee qu'elle n'eut pas plutôt fait qu'elle accou- cha heureufement d'un garçon , qui vit y qui fe porte bien , qui eft fort et robufte. Ces merveilles et pluiieurs autres excitèrent la dévotion et la libéralité même des fidèles qui ne fe contentant pas de faire des vœux à la mère de Dieu dans fa nouvelle maifon , contribuèrent à l'achever , à l'embellir et à l'orner par leurs offrandes. Nous crûmes que nous devions remer- cier le P. de Vérencourt de nous avoir envoyé une N. D. de Foye. Pour cela je lui fis faire un collier de porcelaine blanche et noire étoient ces paroles : Beata quae credidijli : Le fond du collier de porcelaine blanche , et les lettres de noire. Nous priâmes le P. de le préfenter de la part des Hurons , à l'originaire de N. D. de Foye , près de Dinan. Les Jéfuites qui ont un collège , fe fervirent de cette occafion pour exciter de plus en plus le monde au culte et à l'honneur de la Ste Vierge. Ils firent donc faire un char le collier et quelques autres ouvrages des Hurons

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étoient portés comme en triomphe et fou- tenus par deux hommes couverts de peaux d'ours pour repréfenter nos fauvages qui faifoient ce préfent. Le char étoit trainé par quatre chevaux et efcorté par une troupe d'écoliers fort leïles et bien montés. Une autre quadrille de leurs compagnons , qui ne leur cédoit en rien , leur vint à la rencontre, à quelques pas de l'Eglife , et tous enfemble rirent plufieurs décharges. Le clergé fit fuccéder les chants de l'Eglife et un fermon à l'honneur de la Vierge , dans lequel on loua la piété de nos néophites.

Ayant appris par un imprimé la manière dont on avoit reçu notre préfent à N. D. de Foye , je formai le delîein d'en envoyer autant à N. D. de Lorette. Aufli depuis mon départ d'Europe , je confervois tou- jours le défir de procurer en Canada à la Ste Vierge une maifon bâtie fur le modèle delà Ste Maifon , tranfportée de Nazareth en Dalmatie , et de Dalmatie en Italie. Je fis donc faire par mes Hurons un beau grand collier de porcelaine ; la blanche en compofoit le fond et la noire en lettres bien formées exprimoit ces divines paroles :

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Ave Maria Gratta. Le P. Jéfuite pénî- tencierdesfrançois auquel on l'avoit adreffé, le fît enchâlTer dans un cadre doré avec une infcription qui marquoit que la nation huronne nouvellement convertie à la foi , offroit ce préfent à la Mère de Dieu. Meilleurs les chanoines et les autres offi- ciers de la Ste maifon de Lorette le reçu- rent avec beaucoup de marques d'admira- tion et de reconnoiffance , et je ne doute point que la Ste Vierge ne l'ait encore mieux reçu , puifque peu d'années après , elle me fit naitre l'occalion et les moyens de lui bâtir une Lorette dans les forêts de la Nouvelle France, à trois lieues de Québec. Ah ! Mère de grâce ! que ne fuis-je capa- ble de vous en rendre tous les jours des millions d'actions de grâces , furtout lorf- que j'ai le bonheur d'y célébrer la Ste MefTe ! Oh ! s'il m'étoit permis d'expofer ici toutes les miferes mêmes fpirituelles dont votre miféricorde m'a retiré , on feroit excité fans doute à vous en remercier pour moi , et à recourir à vous avec toute la confiance poffible.

Six années après que nos néophites hurons eurent été établis à N. D. de

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Foye , le bois et la terre commençant à leur manquer , il fallut penfer à tranfpor- ter leur village plus lojn de Québec , et plus avant dans les forêts. Eux-mêmes en choifirent le lieu fur notre Seigneurie de St. Gabriel. Alors la penfée me vint d'écrire les raifons que j'avois et pour lef- quelles , à mon avis , on devoit bâtir une chapelle fur le modèle de la Ste Mai- fon de Lorette. Le R. P. Dablon , rec- teur du Collège de Québec et Supérieur de toutes nos millions en Canada , les ayant lues , approuva fort mon delfein , et en ayant communiqué avec nos Pères , ils conclurent tous qu'on bâtit en briques une nouvelle Lorette dans la Nouvelle France. Notre Compagnie en a fait la dépenfe principale , quoique quelques particuliers y aient aufîi contribué par leurs aumônes. Par exemple une perfonne dévote de France ayant été infpirée d'envoyer cent écus à la million huronne , on les appliqua à ce St. Edifice. La Mère de la Nativité , Supre des Religieufes hofpitalières de Qué- bec , ayant appris de moi qu'à mon départ de Rome pour venir ici avec le P. Poncet , la Signora Portia Lancellotti nous avoit

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fait préfent de 25 écus pour mettre la 1 re brique de la Ste Maifon de Lorette qui feroit , un jour , bâtie dans ce nouveau monde , et qu'enfin cette fomme feroit employée bientôt félon les intentions de la donatrice , voulut auffi en donner autant pour contribuer à une 11 bonne œuvre. Elle m'ajouta même qu'elle auroit bien voulu donner le double , mais que dans fa caifette ou étoit l'argent qu'elle avoit à fa difpofltion , elle n'avoit plus que 1. Cependant le lendemain l'ayant ouverte elle en trouva 150 : ce qu'elle a pris pour un miracle dont elle a voulu que la Mère de Dieu profitât , en m'envoyant 50 écus au lieu de 25. Feu Mr. Bazile y a pour le moins contribué d'autant , et Mme fa femme (*) laquelle eft à préfent Mme la Major , ayant déjà donné un très bel ornement à N. D. de Foye , en a auffi fait faire un autre de même prix à peu près pour N. D. de Lorette. Mr. de la Chenaye a de même fait préfent de deux grandes et belles lampes d'argent à ces

(*) En 1692, cette Dame eft devenue Lieutenante de Roi ; le Roi ayant donné à Mr. Provoft , fon mari , cette charge pour récompenfe. '

N

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deux chapelles , avec un parement com- plet pour la dernière. Mr. Bayeux et Mme fa femme , Melle Boiffeau , plufieurs autres perfonnes ont pareillement beau- coup contribué à fa décoration. Mr. le Marquis de Denonville , gouverneur de la Nouvelle France et Mr. de Chauvigne intendant du même Canada , avec mes dames leurs femmes , qui les ontfuivis juf- qu'ici y ont fait auffi des préfents dignes de leur rare piété.

Au refte, on travailla avec tant de dili- gence à bâtir cette chapelle de Lorette , que n'ayant été commencée que vers la St. Jean en 1674 , elle fut ouverte et bénite la même année le 4 Novembre. La Cérémonie s'en fit avec un grand con- cours de françois et de fauvages tant Hurons qu'Iroquois * et après une pro- ceffion qui alla jufqu'à un quart de lieue prendre l'image de la Ste Vierge , faite fur celle de la vraie Lorette , d'où on nous l'a envoyée, N. R. P. Supérieur chanta la grand Méfie et fit un très beau fermon. De- puis ce temps-là on y vient de tous les côtés en pèlerinage ; on y fait et on y fait faire des neuvaines , les grâces qu'on y obtient par

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Pentremife de la Mère de Dieu , vont jus- qu'au miracle. Comme il faudrait com- pofer un livre entier pour décrire toutes ces faveurs extraordinaires , je n'en rap- porterai que deux ayant été témoin ocu- laire de l'une et propre fujet de l'autre. A mon avis donc la plus miraculeufe guéri- fon qui fe foit peut-être jamais opérée , du moins dans ce nouveau monde , elr. celle d'une nommée Marie Ouendraca , huronne de nation et très fervente chré- tienne. Son marie Ignace Jtaenhohi , capitaine des hurons et deux de fes enfans , dont un n'avoit que cinq ans et l'autre étoit une fille nubile , Jeanne Gaoendifé , étoient morts à N. D. de Foye , tous trois en opinion de Sainteté ; même le père et la fille plus glorieufement que le garçon. Quelques années après que la miffion huronne fut établie à Lorette , la bonne Ouendraca fut réduite à l'extrémité par une violente fièvre : de telle forte qu'elle ne pouvoit plus remuer aucune partie de fon. corps. Nous n'attendions plus que le moment qu'elle expireroit , après lui avoir administré les derniers Sacrements de l'E- glife , lorfque j'appelai Jean Atheiatha et

Nij

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Thérèfe Ohérardeger les deux enfans qui lui reftoient. Je leur fis promettre que s'il plaifoit à la Ste Vierge de rendre la fanté à leur mère , nous dirions eux et moi dans la chapelle neuf fois le chapelet de la Ste Famille. Enfuite , je me fentis infpiré d'y aller prier pour cette pauvre malade. Il n'y avoit tout au plus qu'un demi quart d'heure que j'y étois en oraifon , lorfque fa fille vint me dire que fa mère me deman- doit. J'y cours auffitôt , dans la penfée de faire pour la moribonde les prières de la recomméndation de l'âme. J'entre dans la cabane et voilà qu'à mon arrivée ma malade fe lève debout et me fait la révérence à lafrançoife. Je jugeai d'abord que la nature jouoit de fon refte , ou que la violence du mal lui faifoit faire fes der- niers efforts. Je la prefle donc de fe re- coucher fur fa natte : elle me témoigne qu'elle fera aufli bien debout ou affife que couchée. Je lui fais de nouvelles inflan- ces ; elle me répond qu'elle eft guérie par- faitement : et comme elle vit que je pre- nois fes paroles pour des rêveries , elle fit éloigner fa fille et fon fils pour me dire en fecret comment la fancé lui avoit été rendue,

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Voici fon difcours : " Mon Père un peu

* après que vous avez été forti de lacabane, ! deux perfonnes ont paru fur ma natte.

* J'ai vu l'une à mes pieds , l'autre à mon ' chevet. Celle-ci qui étoit une jeune ' femme , ou plutôt une grande fille , m'a

* dit : Touchez feulement le bout de ma robe \ et vous serez guérie. "Je n'ai garde , \ difois-je en moi-même , d'avoir tant de ' préfomption que de m'imaginer que des ' bienheureux du Ciel foient envoyés - pour me guérir , ce font plutôt des ' démons qui voudroient me faire entrer ï en vanité." Pendant que cette penfée 1 m'occupoit l'efprit , la même parlant le ' bas de fes vêtements par deffus mon vifage, ' qui en fut touché : Ma mère , me dit-

* elle , vous voilà guérie , et au même ' inftant , elles difparurent avec le petit ' garçon qui s'étoit mis à mes pieds. ' Alors je crus devoir m'affurer û ces deux 1 perfonnes m'avoient rendu la fanté. Je ' commence par remuer les bras , enfuite ' je me lève et puis je marche , je fors ' même dehors , et tout cela avec autant 1 de facilité que fi je n'avois point été

* malade , quoique je fuffe auffi immobile

[ ]

" qu'une pierre , un moment auparavant» " Mes enfans , même Thérèfe , qui eft " une femme mariée , et Jean qui eft " bien dans fa i4ème année , ont été li éton- " nés de me voir revenir ainfi tout à " coup qu'ils s'enfuyoient , comme fi. " j'avois été un fpeclre. Je les rafTure et " j'ordonne à ma fille de vous appeler , " afin que vous jugiez vous-même d'un " événement li extraordinaire."

Son récit achevé , je ne fis nul doute que fes deux enfans morts en opinion de Sainteté , n'euflent été envoyés du ciel par la Ste Vierge pour rendre la vie à celle qui la leur avoit donnée , puis qu'ils l'ho- noroient du nom de Mère en lui difant : Ma Mère vous voilà guérie. Elle fut de mon avis , et fur ce que je lui dis qu'il falloit remercier la Mère de Dieu , fa bienfaitrice. " C'eft bien mon deffein , " me répondit-elle ; je n'attendois que votre " approbation pour le faire." delfus elle fe lève , marche d'un pas ferme , me fuit à la chapelle , y prie Dieu , y afîifte même au falut que nous fîmes et qui dura près d'une demi heure. Pendant tout ce temps , elle fe tint à genoux , fans s'appuyer ,

L 99 J

comme fi elle n'eut point été malade. Je l'ai repris après , comme d'une indifcré- tion en une perfonne qui ne faifoit que revenir d'une maladie mortelle , mais elle me répondit " je m'étonne que vous ne " vouliez pas me croire que j'ai autant de " forces que fi je n'avois point été malade." Non feulement tous nos fauvages de Lo- rette , mais même quelques françois qui y étoient , ont été témoins de ce miracle.

Celui qui fuit m'eft arrivé à moi-même. Le jour de St. Luc , en 1687 , un peu après minuit , je fus attaqué d'une furieufe colique accompagnée de grands élance- ments que je fentois au bas ventre , comme ii on m'y eut enfoncé de longues pointes. Ces douleurs m'étoient caufées par une defcente que j'ai depuis plulieurs années et qui ne m'avoit jamais tant fait fouffrir que cette fois. Mes boyaux hors de leur place étoient tombés fi bas et avec tant d'efforts que je ne pouvois les remettre à mon ordinaire. Enfin après bien du tra- vail et encore plus de mal , il étoit déjà onze heures avant midi lorfque je fis réflexion que c'étoit la fête de St. Luc. Aumtôt je m'adreffai à la Vierge , en lui

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difant feulement de la penfée et du cœur. " O Mère de Miféricorde ayez pitié de " moi ! Ordonnez à votre fidèle Secrétaire " et à votre dévot chapelain St. Luc , qui " étoit aufîi médecin de profeffion , de faire " ici un coup de fon métier." Il n'en fallut pas davantage. A l'inftant je fentis mes boyaux remonter comme d'eux-mêmes, fe remettre en leur place , et toutes mes douleurs s'évanouir ; de telle forte que je me levai , que j'allai à l'églife et que je dis la Ste Méfie en aclion de grâce de ma guéri fon.

Il ne faut pas que j'oublie ici que le P. Poncet ayant repafle en France a eu foin de m'envoyer non feulement une Vierge faite fur celle de Lorette (ainli que je l'ai déjà dit) mais aufîi une coiffe ou bonnet de taffetas blanc qui a été fur la tête de l'i- mage laquelle eft dans la Ste Maifon d'Ita- lie ; et une écuelle de fayence fait fur la forme de celle du Petit Jéfus , à laquelle elle a touché , et de petits pains bénis qui ont été pétris dans les écuelles de la Ste Famille , qu'on trouva., lorfque , pour rendre la Ste chapelle ou maifon plus com- mode , on en ôta le plafond , fur quoi l'on

faura

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faura que toutes ces chofes , ou même leurs femblables , font ici miraculeufes. Car en premier lieu , cette coiffe ou fa calotte ayant été prêtée à Mr. le curé de Château Richer pour un malade qui s'en trouva très bien , après l'avoir mife fur fa tête ; la perfonne qui nous la rapportoit la per- dit , l'ayant laiffé tomber en chemin , fans y prendre garde. Comme c'étoit en hiver et qu'il y avoit beaucoup de neige ; et même qu'il faifoit affez grand vent , le papier dans lequel elle étoit fut emporté du chemin battu , au milieu des déferts l'on ne pafToit point. Cepen- dant , un homme de devers Lorette , qui s'y en alloit et qui avoit des raquettes fur fon dos , fut infpiré de les mettre à fes pieds et de traverfer par le milieu des champs , en quittant le chemin ferme , lorfqu'il fut vis-à-vis du lieu le vent faifoit voltiger le papier et la coiffe qui étoient dedans. A peine eut-il fait 50 pas en marchant par le milieu des champs , qu'il s'en aperçut. Il courut aufîitôt après , et ayant ramaffé le papier il recon- nut facilement ce que c'étoit , et vint en diligence me l'apporter avec grande joie, O

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2°. Un jour que j'étois monté fur un marche-pied afiez haut , d'où je montrois à des pèlerins notre Ste Ecuelle qui, comme je l'ai déjà dit , n'étoit que de fayence , elle m'échappa des mains et tomba fur un plancher de bois fans fe cafîer. Tous les afliftants et moi furent autant furpris que réjouis de la voir au même état , après l'avoir ramaffée , qu'elle étoit avant fa chute. En 3me lieu , comme à l'imitation des M M. de Lorette en Italie , nous faifions auffi pétrir par les Religieufes de Québec de petits pains dans cette même écuelle , après les avoir bénits nous en dif- tribuons aux perfonnes qui en demandent. Plufieurs s'en font très bien trouvés dans leurs maladies , ne s'étant point fervis d'autres remèdes pour fe faire parler des fièvres opiniâtres et violentes dont ils étoient travaillés.

Encore que toutes ces chofes et plufieurs autres fuifent capables d'exciter ici tout le monde à une grande ferveur , cependant , pour allumer de plus en plus le feu du divin amour , furtout dans le cœur de mes fauvages , je leur fis faire un collier de porcelaine femblable aux autres dont j'ai

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parlé , fi ce n'en: que fur celui-ci on y écrivit : Virgini Pariturae , parce qu'il devoit être préfenté à N. Dame de Char- tres.

Tout le monde fait que l'image mira- culeufe qu'en ont fait les anciens Druides et qu'on y révère encore à préfent , a pour titre ces mêmes mots latin , que nous tournons ainfi en notre langue : A la Vierge qui doit enfanter \ Notre préfent y fut fi bien reçu que non feulement toute la ville en témoigna une fenfible joie , mais que Mrs Mrs les Chanoines de cette très illuftre Eglife nous en ont donné toutes les marques de reconnaiffance que nous pouvions recevoir de leur magnificence et de leur piété. Les voici. Ils ont affocié notre mifîion huronne de Lorette à leur vénérable corps , en rendant nos fauvages participants de toutes leurs prières , méfies et dévotions , qui fe difent fe font dans leur églife. Ils ont dreffé un acte authen- tique de cette efpèce d'adoption ou d'u- nion fpirituelle. Ils ont écrits à nos Néo- phites fur ce fujet une lettre très belle et toute pleine d'un zèle apoftolique. Ils ont fait aux mêmes un riche préfent d'un

Oij

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grand reliquaire d'argent , très bien tra- vaillé , pefant près de fix marcs , ayant la figure de lachemife de N. D. qu'on garde à Chartres , et repréfentant d'un côté le myftère de l'Annonciation et de l'autre l'i- mage de la Vierge qui tient fon fils , telle qu'on l'a reçu des Druides. Enfin ils ont remplis ce reliquaire des os de plufieurs Saints dont ils ont les châfies , et ils nous l'ont envoyé après l'avoir laifie fur la Ste châfie neuf jours entiers pendant lefquels ils ont fait pour notre million des prières extraordinaires.

APPENDICE.

Vœu à la Sainte Vierge de la nation des Hurons en langue Huronne , envoyé au chapitre de Chartres en 1678.

8ENDAT LOReTRONON TECATONTARIGe HAON GONASTAEN^8lN- DIK DEXA GRACHARANDIONT MARIE CHARSEEKEONDAON.

Marie Saatatoguête on8atonnhara ndaoten de chiefan- nonchionnianni chartres ekandataen afen te fatondin'nen, ondaie etiéfannonchionniatandi d'efap8etonhend ftante ftrak8atecheud ahotiatan'non'nen chartreronnon O'ndaie dok- ontà^Si efachiendaentak afon tfâten te éfchierâk ondéchaSeti. Chigànnen etion8a ranne'ntagui Marie di8tfatatiena deSendat a8aatfi , ondaie d'a8ak8ètak efachiendaenk aion8efenteguen : taonfaïaSa^ihSachaSa nonh8arih8anderai ouderati on8a dif8an efachiendaentak: o'ndaie ati nonh8a a8erhe ndio fen aia8atiecrap(;on de chartrero'nnon , gàtaguen tfon8andi- gonrat , a8eti chida8a8endat e8aton de Marie tekgannon- ronk8anneonhoin , ia8amonh8eha , ia8a8endioft : onne ichien a^iendiôa daat agon8e chartreronnon , a8erhe endifken aonfion^igenthen d'etiéfachiendaentatiend dindà- 8efk8ak etfae hiendaenhai , tho iohti de onionh8a aguenk. Flanigerhè te on8ata8ahe daher8éhonnonh8a fen aon^ien- tenh8a de efannonconk8annion , o'ndaie aonfahatichamia non8ahèkencha8an Hotiaranhdorè defaSendiofti , ondaiefken tande'ndi etion8a tandorè d'onnonh8a hatendarèti hotindi- gonr8annens , te hotïannrak8an'nens. Marie Saatatoquîti Dj8tfatatiena , $ok8an'nens. Marie Saatatoquîti Di8tfata-

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tiena , êo chien ftechiak8eton onh8atiguèhen d'hèchiciia ogontichien ia^i'ndageren chartreron'non ogont te etannon- ronk8a'nnion$a : dèfak8etondé te ftak8ateché , 8adefonh8a chieSendio dachierhon Sendat afen a^éenafâa ftan oraft'een- dâk8ateché. ^a ichien efachiendaenk onnonchia toguentiguè onde de fkiatierên ti gannonchi8ten'nen chiondaon^ êo haoné di8 hechienafti fton8é ihoton aSerhé ton Sentent iaon de Marie ion8aenafta , e8erhon ta^endigonterafen gatogen on8e ionton a onfahonaérenffa déhiena. êo ad taSenk dèfa fkakSaterihatié , ogont èchiokSetonhdè , êo haonè , êo ara tchiâka dak8eton d' Jef8s hechiena ehèchiatichien daat ehèchiatâerit nonSadigo'nragon : ondaie ichien a8atratfïfta dexa èfacharaen^8indik , o'ndaie atirakatha êo tho onSaakont chieronguè , 8ade ifa fk8aata8en daak atoguen aat Sendat a8aafti Lorètronnon teiatontarguè hoiiâti a8andarek

TABLE

De ce qu'il y a de plus remarquable.

AVANT PROPOS. 3

Vie du Père Pierre Jofeph Marie Chaumonot. 5

Sa vie féculière. 6

A Beaune. 6

Voyage à Rome. 7

A Lyon. 8

Ses Aventures 1 1

Un peu de foldat. 13

Il s'échappe. 14

Danger de la nuit. 14

Son état miférable à Ancone. 16

Guérifon. 19

Sa vie à Jerny. ■» 2 1

Il fort de Jerny. 23

Y retourne. 24.

Il enfeigne. 24

Ses aumônes. 26

Il eft reçu dans la Compagnie. 28

Sa vie religieufe. 29

Il entre dans le noviciat de St. André, 30

Guéri par St. Pierre. 30

Il va à Florence. 3 I

Il eft envoyé à Fermo. 3 g

Le P. Jofeph Poncet à Rome. 3 g

Permiffion du Général. ai

Vœu du plus parfait. *z

Pèlerinage de N. D. de Lorette. ac

Il pafle par Affife. 4.6

Première meffb à Rome, 40,

[ >°8 ]

Il arrive à Québec. 50

Le pays des Hurons. 50

Sa million chez la Nation Neutre. 53

Son retour au pays des Hurons. 58

Il étudie à fond la langue Huronne. 60

Déftruclion des Hurons. 62

Il defcend à Québec et conduit les Hurons à l'Ifle

d'Orléans. 64

Il eft envoyé à Onnontagué. 66

Son retour aux Hurons. 73

Il eft envoyé à Montréal. 74

Il y fonde l'Afîbciation de la Ste. Famille. 78

On le choifit pour aumônier. 84

Il revient aux Hurons à N. D. des Neiges. 86

Il bâtit la chapelle de N. D. de Foye. 87

Les Hurons envoyent des colliers de porcelaine à N. D.

de Foye et à Lorette. 89

Le Père fonde l'Ancienne Lorette du Canada. 92

Miracles opérés à Lorette. 95

Les Hurons de Lorette préfentent un collier à N.

D. de Chartres. 102

Appendice. Vœu à la fainte Vierge de la nation des Hurons , en lan- gue Huronne, envoyé au chapitre de Chartres en 1678. 105

Achevé cl' Imprimer par y. Munfell, à Albany, ce 28 Sept. 1858.