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38,flUEDU pÊGUINAGl BRUXSUUE

LE BOURGEON

COMÉDIE EN TROIS ACTES

Représentée pour la première fois, à Paris, au théâtre du Vaudeville, le 1" mars 1906.

Il a été tiré de cette pièce 35 exemplaires de luxe numérotés à la presse.

I exemplaire sur Chine tiré d'un seule côté n" i. 14 exemplaires sur Japon du 2 au n" i5. 20 exemplaires sur Hollande du 16 au 35.

GEORGES FEYDEAU

LE

BOURGEON

COMEDIE EN TROIS ACTES

Avec la mise en scène complète et conforme à la représentation

PARIS

LIBRAIRIE THÉÂTRALE

30, RUE DE GRAMMONT, 30

1906

Tous droits de traduction, de reproduction et de représentation réserTés pour

tons les pays y compris la Suède et la Norvège.

Entered according to act of Congress, in tbe year 1906, by Georges Feydeau, in the

ofSee of the Librariaa of Congress at Washington. AU Riglits reserved.

PERSONNAGES

HEURTELOUP MM. LÉRAND.

MARQUIS DE LAROCHE -TOURMEL . . . GASTON DUBOSC.

MUSIGNOL Louis Gauthieb.

MAURICE DE PLOUNIDEC ANDRÉ Brulé.

GUÉRASSIN Baron Fils.

L'ABBÉ BOURSE! JOFFRE.

VETILLE, médecin principal Victor Boucher.

LUC i . . . . Vkrtin.

JEAN-LOU.- .' ..... . ir >/ Lucien Brûlé.

ROGER . . . ■. . ." . . iH.J' Baud.

COMTESSE DE PLOUNFÇÎEC M"»" Anna Judic.

ÉTIENNETTE . . . .' Jea>>-E ROLLY.

EUGÉNIE HEURTELOUP CÉCILE Caron.

HUGUETTE YVONNE De Bray.

LA CLAUDIE Harlay.

CLEO De Mornand.

LA MARIOTTE Henriette Andràl.

LA CHOUTE Calvill.

PAULETTE Mariette Lelièrks.

NOTA : Cette pièce faisant jusqu'à nouvel ordre l'objet de conventions particuliCres, MM. les Directeurs sont avisés qu'ils ne pourront la monter sans une autorisation spé- ciale (le l'auteur ou de son représentant, .M. R. Gangnat, Agent-Général de la Société des Auteurs.

ACTE PREMIER

ACTE PREMIER

Au château de Plounidec, en Bretagne.

Le grand salon du château. Au premier plan, à droite, une porte donnant sur une })ioce du château.

Immédiatement lires de la porte un boulon de son- nerie électrique. Au-dessus de la porte, au deuxième plan, adossé au mur, un meuble-secrétaire, avec une chaise devant. A gauche premier plan, une chemi- née surmontée d'un portrait enchâssé dans la boise- rie. — Au deuxième plan, grand pan coupe au centre duquel s'ouvre une vaste baie donnant de plain-pied sur une terrasse avec vue sur la mer. Au fond à gauche une grande porte vitrée à quatre vantaux don- nant sur le hall du château. A droite de cette porte, séparée par un pan de mur, une porte assez grande mais à un seul vantail donnant sur la chamlire de Maurice. Tout le fond du liall est vitré permettant de voir le parc dont il est séparé par la balustrade du perron. Face à la porte vitrée du salon, porte vitrée au fond du hall permettant d'accéder dans le parc.

Dans le salon, près et à gauche de la cheminée, un petit fauteuil tourné presque dos au pulilic. Au- dessus, prés et à droite de la cheminée, une cliaisc- longue cil osier, avec des coussins. Un peu au- dessus à droite de la chaise-longue une grande table

LE BOURGEON

ronde sur laquelle sont dos journaux, des jeux, des ouvrages de dames. Au milieu une vasque avec des fleurs. Devant la table un tabouret carré pour s'asseoir. A droite de la table, un fauteuil ; à gau- che entre la chaise-longue et la table, et un peu au- dessus, une chaise dite « fumeuse » avec accoudoir, le siège face au public. A droite, presque au milieu de la scène un petit meuble « tricoteuse s, avec, à sa gauche, un petit fauteuil ; à sa droite une bergère. Dans la tricoteuse, les trois journaux catholiques dont il sera question ; des pelotes de laine, un ouvrage au tricot. Au fond, de chaque côté de la porte vitrée, adossée au mur, iine chaise à haut dossier. Lustre en cristal au plafond. Sur la terrasse, un ou deux fauteuils d'osier; un télescope sur son trépied. La banno do la baie est à moitié descen- due. — Dans le hall à gauche, grande table d'anti- chambre recouverte d'un tapis. Il fait grand soleil dehors. Toutes les entrées des gens venant de l'in- térieur du château, se feront par la droite du hall. Les entrées venant de l'extérieur se feront naturelle- ment par la porte du fond du hall.

NOTA : Toutes les indications sont prises de la gau- cho du spectateur placô censomont au centre de la .salle; « un tel passe à droite ; un tel passe à gauche », signi- fiera donc qu'un tel sera à droite, qu'un tel sera à gauche du spectateur. Môme l'expression « un tel est à gauche d'un tel » indiquera qu'un tel est à gauche de cet un tel par rapport à ce même spectateur, alors qu en réalité et par rapport à lui il sera h sa droite. Cependant quand les indications, nu lieu do : « à droite de... à gauche de... », porteront; « à /adroite de... à lU gauche de... », il est évident qu'il s agira alors de la gauche et de la droite réelle, du personnage désigné.

LE BOURGEON

SCENE PREMIERE

LA COMTESSE, puis EUGÉNIE, puis LA CLAU-

DIE, puis LE MARQUIS. Dans le hall, LUC,

Deux Valets de I'ikd.

Au lever du rideau, la scène osl uu iustaut vide. Dans le hall, on voit passer un valet eu livrée qui vient vite dire deux mots à Luc le maître d hôtel et repart aussitôt. Au môme instant, toujours dans le hall, paraît Eugénie Hourtoloup portant un flacon de sels et une hurette de vinaigre; elle arrive d un pas rapide, comme une per- sonne pressée d apporter une chose qu on attend.

LA COMTESSE, sortant à moitié de la chambre de droite, premier plan. A Eugénie qui à déjà pénétré dans le salon.

De l'éther!... vite, apporte de l'éther!

Elle rentre dans la chambre dont la porte reste ou- verte.

EUGÉNIE, rebroussant chemin. l)On!... (Se cognant presque dans La Claudio qui ac- court une boule d'eau chaude à la main.) La, Glauclie ! .. . LA CLAUDIE.

Madame ?...

EUGÉNIE.

Vitel dans la pliarmacie de Madame... de l'éther 1

LA CLAUDIE.

Oui, madame.

LE BOURGKON

KUGlÎNIî'", à la Claudio qui déjà rebroussait chemin. Allez, donnez-moi ça ! (Elle p end la boule des mains de la Glaudie.) CoureZ !

LA GLAUDIE.

Oui, madame.

Elle sort en courant. LE MARQUIS, sortant do la chambre et appelant. Luc ! Luc ! (Il appuie sur le bouton électrique qui est près de la porte ; voyant Eugénie qui se dirige vers la

chambre.) Ail! c'cst Ic vinaigTC ?. . . entrez, on l'attend.

Eugénie entre dans la chambre. A l'extérieur, pen- dant ces dernières répliques, on a vu un deuxième valet remonter du perron tenant deux bouteilles en- veloppées qu il a remises à Luc. A ce moment sur le coup de sonnette, Luc paraît. LUG.

C'est monsieur le marquis qui a sonné?

LE MARQUIS, qui a traversé la scène avant l'entrée de Luc.

Oui. Avez- vous fait le nécessaire pour qu'on aille chercher le docteur au train de dix heures quarante ?

LUG.

Oui. monsieur! j'ai fait prévenir le co- cher.

LE MARQUIS. Bon. (Indiquant le^ bouteilles.) Qu'cSt-CC qUC

c'est que ça?

LE BOURGEON

LUC.

C'est l'alcool à frictions pour M. Maurice.

LE MARQUIS.

Ah! bon! Allez les porter.

LUC.

Oui, monsieur le marquis.

Il entre dans la pièce de droite.

Lii MARQUIS, comme un homme qui en a par-dessus la

tête.

Oh ! la-la ! la-la ! (ll se laisse tomber sur le fauteuil à droite de la table et pousse un soupir d'épuisement.)

Fffue !

Après quoi tranquillement il tire de sa poche un exem- plaire du « Rire » et se met à regarder les images. VOIX DE LUC.

C'est l'alcool à frictions, madame la com- tesse.

VOIX DE LA COMTESSE.

Ah! posez ça là.

VOIX DR LUC.

Oui, madame.

Luc ressort. LE MARQUIS.

Dites donc, Luc?

LUC.

Monsieur le marquis?

LE MARQUIS.

C'est toujours comme ça ici ?

8 LE BOUPGKON

LUC.

Dam! depuis quelque temps!... ]M. Mau- rice a, à propos de rien, des vapeurs : il s'en va et puis y revient... C'est l'âge qui veut ça !

LE MARQUIS.

C'est pas amusant, vous savez.

LUC.

Eh! non. monsieur le marquis, mais... on ne le fait pas pour s'amuser.

LE MARQUIS^ hochant la tête.

Evidemment!

LUC.

Oui, monsieur le marquis, (ii remonte pendant

que le marquis se replonge dans son journal. brusque- ment une réflexion lui traverse le cerveau, il redescend.)

Ah!

LE MARQUIS, relevant la tète.

Quoi?

LUC.

Ah! Non, rien!... je vois que monsieur le marquis a de quoi lire...! c'est parce que

les journaux sont arrivés! {prenant les journaux en question dans la tricoteuse.) Si mOnsicUr Ic lUar-

quis désirait... il y a /a Croix du Finistère, le Réceil Catholique, la Renaissance de la Foi.

LK BOURGEON 9

LE MARQUIS} sur un ton plaisant.

Non, merci... j'ai le Rire.

LUC.

Enfin, ils sont là!... si monsieur le mar- quis voulait se distraire...

LE MARQUIS.

C'est ça, Luc ! merci.

LUC.

Oui, monsieur le marquis.

Il sort. VOIX DE LA COMTESSE

Eh bien, mon enfant chéri, c'est moi. ta maman.

VOIX DE MAURICE.

Qu'est-ce qu'il y a eu donc ?

VOIX DE LA COMTESSE.

Rien, rien! Ne parle pas! Ne te fatigue pas.

LE MARQUIS, se levant et à lui-raême, tout en se diri- geant vers la porte qui est restée entr'ouverte.

Ah! ah! Je vois qu'il y a du mieux.

En passant devant la tricoteuse, il se débarrasse de l'exemplaire du Rire préalablement plié en deux dans le sens de la longueur, en le déposant sur le tas des autres journaux. Au moment d'arriver à la porto do la chambre, il s'arrête en voyant paraître la comtesse.

1.

10 LE BOURGEON

LA. COMTESSE, pénétrant dans le salon, ot parlant à son li!s du pas de la porte, tandis que lo marquis regagne un peu à ganche.

Là. tu vas être bien raisonnable et te

reposer un peu. (a Eugénie qui pavait à la porte.) Va ! passe, toi ! {EIIc la fait passer devant elle; puis à Maurice toujours invisible au spectateur.) Je ferme la

porte pour que tu n'entendes pas de bruit.

Elle ferme la porte. LE MARQUIS, qui est arrivé au tabouret devant la table.

Ehl bien? ça va mieux?

LA COMTESSE, gagnant le fauteuil à droite de la table.

Oui. pour le moment; mais c'est égal, tout cela m'inquiète bien.

EUGÉNIE, allant s'asseoir sur la bergère.

Heureusement encore que cette indispo- sition l'a pris à cette heure-ci : il a pu au moins assister à l'office.

LK MARQUIS, assis sur le tabouret. Ironique.

Ah! oui... ça c'est de la veine!

LA COMTESSE.

Enfin, qu'est-ce qu'il peut avoir? C'est un solide g'aillard cependant! Pourquoi, de- puis quelque temps, ces faiblesses à propos de rien? ces syncopes? et puis cette nervo- sité, cette tristesse que rien ne justifie?

LE BOURGEON 11

LE MARQUIS.

Eh! tu ne veux pas le croire! Je te dis que cet enfant est trop confit en dévotion.

LA COMTESSE et EUGÉNIE, se rôcriant.

Oh!

LE MARQUIS.

Mais oui! mais oui! tout ra l'exalte, lui tape sur le système nerveux.

EUGK.VIE, tout ea tricotant.

Non, tu entends ton frère ? il voudrait faire croire que c'est le zèle religieux de Maurice qui est cause...

LA GOMTKSSK, faisant du crochet.

Quelle hérésie!

LE MARQUIS.

Je dis... je dis qu'à un âge un jeune homme a besoin de développer son corps par l'hygiène, par l'exercice, par la gym- nastique et par... tout ce que vous voudrez, ça n'est vraiment pas le moment pour lui de s'étioler dans les méditations, les claus- trations, les mortifications et autres choses déprimantes en « tion ». Ah! la! la! lorsque j'avais son âge, moi, je ne pensais pas à toutes ces choses-là... Quand je voyais une jolie fille... !

Il esquisse un geste significatif.

12 LE BOURGEON

LA COMTESSE, le rappelant à l'ordre.

Onfroy !

LK MARQUIS.

C'est possible! Mais au moins je me por- tais bien.

Il se lève et va a la cheminée. EUGÉNIE.

Ah! tiens, laisse cet hérétique de côté. ma chère ; et pour ce qui est de ton fils, tranquillise-toi : j'ai brûlé ce matin à son intention un cierge sur l'autel de Saint Antoine de Padoue, ainsi... !

LA COMTESSE, touchée.

Oui?

LE MAUQUIS, gagnant un peu vers elles.

Quoi? quoi, « Saint x\ntoine de Padoue »? C'est pas sa partie, ça : il est pour les ob- jets perdus.

EUGÉME.

Eh bien?

LE MAKQUIS.

Eh bien! Maurice n'a rien perdu que je

sache... (Entre chair et cuir.) si mÔmC OU dcvait

lui reproclier quelque cliose...

Il remonte par la gaucho de la table à hauteur de la baie.

LE BOURGEON 13

EUGÉNIE.

Rien perdu! et sa santé?

LE MARQUIS, ironique.

Ah ! pardon ! C'est juste I Saint Antoine la lui retrouvera.

EUGÉNIE, de toute sa foi.

Absolument.

LE MARQUIS.

Oui ; eh! bien, si vous voulez bien, en at- tendant, moi je vais vous amener un ami. qui, sans contrarier en rien l'action de Saint Antoine de Padoue, s'efforcera de con- courir parallèlement au rétablissement de notre cher Maurice : c'est le docteur Vétille, médecin principal dans l'armée, actuelle- ment à Concarneau. J'ai reçu une dépèche il y a une heure m'annonçant son arrivée par le train de dix heures quarante...

LA COMTESSE, vivement.

Vraiment? (se levant.) Oh! Mais as-tu dit qu'on envoie une voiture le prendre à la gare?

LE MARQUIS, avec une courbette gamine.

Je me suis permis !... et il sera ici dans une demi-heure.

14 LE BOURGEON

I,A COMTESSE, touchée.

C'est gentil, Onfroy, ce que tu as fait là.

Pendant ce qui suit, la comtesse va'par lo fond, jusqu'à la porto de droite qu'elle ouvre doucemeut pour voir ce que fait son fils.

EDGÉNIE.

EvidemiiKmt, comme frère, vous valez mieux (juc comme chrétien.

LE MARQUIS.

N'est-ce pas? Pour un démon, je ne suis pas un trop mauvais diable.

Il s'assied dos au public sur le tabouret devant la ta- ble et crayonne pour passer le temps, sur des papiers qu'il trouve devant lui.

LA CO.UTESSE, refermant la porte sans bruit.

Il dort!

LE MARQUIS, tout en crajonnant.

Ah ! bien, c'est bon ça !

SCENE II

Les .Mî:mes, LA. GL.\UD1K.

La Claudie parait, l'air dépité, un litre à la main. LA CLAUDIE (2).

Madame la comtesse...

LE BOURGEON 15

LA COMTESSE, (3) au-dessus et à gauche de la bergère dans laquelle est assise Eugénie.

Te voilà, toit D'où arrives-tu?

I,A GLAUDIE.

Je ne trouve pas l'éther.

LA COMTESSE, railleuse.

Allons donc? 11 est bien temps!

LA GLAUDIE.

J'ai bien trouvé cette bouteille.

LA COMTESSE

Qu'est-ce que c'est?

LA CLaUDIE.

Je ne sais pas! Ça ne peut pas rempla- cer?

LA COMTESSE, lisant l'étiquette de la bouteille

Du sirop antiscorbutique. Ah! ça tu es folle? Xon, non, ça ne peut pas remplacer.

Elle passe au 2. LA CLAUDIE.

C'est tout (le même du médicament.

LA COMTESSE, s asseyant et reprenant son crochet.

Ah! tu es bien restée paysanne! Allons, va-t'en !

LA GLAUDIE, elle remonte.

Oui, madame la comtesse.

16 LE BOURGEON

LA COMTESSE. Ah! (La Glaudiese seutaut rappelée, s'arrête aussitôt.)

Et puis je voulais t'avortir : demain tu en-: treras à mon orphelinat de Kenogan.

LA. GLAUDIE, desceudant d'un pas vers la comtesse.

Moi ?

LA COMTESSE.

Oui, toi!... tu seras attachée à la linge- rie...

LA CLAUDIE, navrée.

Oh I... madame me renvoie ?

LA COMTESSE.

Je ne te renvoie pas : je te change d'em- ploi, voilà tout.

LA CLAUDIE, les larmes dans les yeux.

Oh! mais pourquoi?

LA COMTESSE, avec un peu d'impatience.

Ah!... Parce que j'en ai décidé ainsi ; je n'ai pas d'explication à te donner.

LA CLAUDIE, pleurant presque.

Ohl je vois bien que madame la comtesse ne m'a pas encore pardonné le bal forain du 15 août.

LA COMTESSE.

Eh! il ne s'agit pas de (ja!

LE BOURGEON 17

LA GLAUDIE.

Oh! si; tout ça, parce qu'on a dit à ma- dame que j'avais dansé avec un cuirassier.. . qui était dans les dragons.

EUGÉNIE, scandalisée.

Vous avez dansé avec un dragon !

LA CLAUDIE.

Qui était dans les cuirassiers! Oui, ma- dame ! pour ça !

EUGÉNIE, scandalisée.

Oli!... un dragon!... et à cheval! oh!

LE MARQUIS, toujours dessinant.

Bah! tant qu'il ne l'a pas dragonnée.

LA COMTESSE, sévèrement, au marquis.

Je t'en prie, toi. ne te môle pas!... (a la Giaudie.) Je te répète, mon enfant, qu'il n'y a pas l'ombre de disgrâce dans la mesure que je prends. Mais je ne dois pas oublier que j'ai charge d'âme ! tu es orpheline; c'est moi qui t'ai élevée : j'ai pour devoir de veiller sur toi. Or, ce penchant que tu semblés manifester pour le plaisir m'est un avertissement ; tu arrives à un âge la vie est pleine d'embûches pour une jeune fille; et si elle n'a pas en elle une ri- gidité de principes suffisante pour y parer, elle y tombe fatalement un jour ou l'autre.

18 LE BOURGEON

Kh ! bien, je ne l'entends pas ainsi ; et pour commencer, il est urgent que je te retire à la promiscuité de l'office. Tu me comprends, n'est-ce pas?

La Claudie qui écoute tout ce discours avec de grands yeux ahuri>!, fait un signe afflrmatif de la tête que dément rexpres>!ion do sa physionomie.

LE MARQUIS, levant les bras au plafond.

Mais pas un mot! Tu lui parles chinois!

LA GOMTESSK.

N'importe! Qu'il lui suffise de savoir (ju'où je l'envoie, elle sera parfaitement heureuse..., dans une atmosphère d'hon- nèt(ité, de sainteté, à l'abri du mal et de la tentation, au milieu de bonnes sœurs...

LE MARQUIS, avec une envuléo do la main au-dessus do sa tète.

Ohé 1 Obéi

LA COMTESSE.

Et elle y restera jusqu'à son mariage. on de ce fait ma responsabilité se trouvera dégagée.

EUGÉNIE.

Vous voyez, mon enfant, que c'est au contraire de la reconnaissance que vous de- vez à madame la comtesse pour la sollici- tude qu'elle a pour vous.

La Claudio approuve do la tèto sans conviction.

LE BOURGEON 19

LE MARQUIS, à part, tout en se levant.

Tu parles!

Il gagne la cheminée. EUGÉNIE

Remerciez donc votre maîtresse.

LA GLAUDIE, sans conviction.

Merci, madame.

EUGliNIB.

A la bonne heure.

LA COMTESSE.

J'ajoute que s'il te plaît de te marier tout de suite, il y a Jeannick qui ne demande qu'à t'épouser ; c'est un honnête homme, un bon cocher, et un excellent chrétien* : j'approuverai cette union.

LA GLADDIE, de toute l'impulsion de son cœur.

Mais... il est vieux!

LA COMTESSE.

Vieux !

EUGÉNIE.

Ah I ça, ma pauvre enfant ( Que deman- dez-vous donc au mariage?

LA CLAUDIE, bien naïvement.

Mais... un jeune I

Donner exactement la mémo valeur à ces trois qua- lités en les énumérant.

20 LE BOURGEON

I.\ COMTESSE.

Voilà!... Yi)ilà, ce penchant pour les futi- lités que je redoute.

LA CLAUDIE.

Ben, tiens!

LA COMTliSSE.

C'est bien, ma tille! ne perdons pas de temps à discuter ; tu peux te retirer; je n'ai plus besoin de toi.

La ClauJie sort avec humeur.

SCENE III

Les Mêmes, moins L.\ Cf.AUDIK, puis HUGUETTE.

LA COMTESSE.

Xon; vous l'avez entendue? cette pay- sanne! Il lui faut un jeune.

EUGÉNIE.

C'est extraordinaire!

LE MARQUIS, appuyant ironiquement sur le mot.

Extrordinaire !

Il reniouto à gauche de la table. LA COMTESSE.

Enfin, qu'est-ce que tu en dis?

Lli MARQUIS, paillard.

Ce que j'en dis?... hé!... je dis (jue c'est un licau brin de fille.

LE BOURGEON 21

LA COMTICPPK.

Oui ! Eh bien, justement c'est une des rai- sons pour lesquelles jel'éloig-ne... Je trouve qu'il n'est pas convenable que dans une maison il y a un jeune homme de vingt ans, on ait des tendrons à son service.

LK MAUQUIS, ironique.

Tu as peur que ton fils la détourne?

LA COMTESSE.

Oh! Dieu non!... Mais si bien armé que soit un être contre le démon, qui peut ré- pondre que dans une heure de défaillance... Exposer une enfant à un contact journa- lier... !

EUGÉNIE, sur un ton péremptoire.

C'est très juste.

Le marquis hausse les épaules et gagne le fond. LA COISITESSE.

Sans compter que j'ai remarqué que la petite tournait beaucoup trop autour de Maurice. Elle mettait une complaisance a être toujours fourrée dans sa chambre!... et l'enfant, lui. ça l'énervé.

LE MARQUIS, redescendant entre elles deux.

Mais ce qui l'énervé, c'est le combat en- tre sa chair qu'il n'entend pas et ses con-

22 LE B0UR(1P:0X

viciions qui l'assourdissent. S'il voulait seu- lement écouter un peu sa chair et s'il faisait comme elle lui dit, ah! bien!... je te pro- mets que ça ne l'énerverait pas longtemps.

EUGÉNIE.

Quelle horreur!

LA GOAITESSK.

Tu as une de ces moralités!..,

EUGÉNIE.

C'est dégoûtant.

LA COMTESSE.

J'élève mon fils comme je l'entends, libre à toi d'élever ta fille comme il te plaît... (lu moment que tu es satisfait de l'éducation que tu lui donnes !...

LE MARQUIS.

Tu la trouves mal élevée ?

LA COMTESSE.

Je ne la trouve pas élevée du tout. Tu en as fait une espèce de sauvageon, de garçon manqué, toujours par monts et par vaux, tantôt à cheval, tantôt à bicyclette.

EUGÉNIE, avec déffoùt.

Des choses qui s'enfourchent.

LE MAUQUIS.

Eh ? ben ?

LE BOURGEON 23

EUGÉKIE.

Ça donne des idées.

LE MARQUIS

Pas à elle.

LA COMTESSE.

Une enfant qui entend la messe tous les Irente-six du mois ! Elle devait nous re- joindre à l'église ce matin : tu crois qu'elle est venue ? Ah ! bien oui ! Une enfant qui n'a reçu aucune direction religieuse; qui a fait tout juste sa première communion... pour ne pas se faire remarquer, mais à part ça... ! Mon pauvre Maurice a essayé plu- sieurs fois. lui. de la moraliser, de lui faire entrevoir les beautés de la doctrine chré- tienne... Ah! elle l'a bien reçu!... C'est tout 'uste si elle a été polie.

LE MARQUIS.

Si elle n'a pas été polie, elle a eu tort ; mais Maurice aurait peut-être mieux fait de garder pour lui ses tentatives de prosé- lytisme. Je ne tiens pas à faire de ma fille une dévote. Elle aura de la religion ce qu'il en faut... pour une femme du monde; en tous cas ce sera une honnête femme, au tempérament solide, au caractère droit,

24 LE BOUHGEOX

avec tout ce qu'il faut pour rendre son mari heureux; c'est tout ce que je lui demande. Je ne sais pas qui elle épousera, mais cer- tainement ce ne sera pas le Christ ! Nous ne sommes pas ambitieux.

En ce (lisant il passe devant la comtesse et va vers la cheminée.

HUGUETÏE, qui est entrée sans bruit pendant que son pore parlait et a entendu ces derniers propos.

Bravo, papa !

Elle va déposer sur la tricoteuse son chapeau qu'elle tenait à la main en entrant. Elle a une très élé- gante toilette, mais toute déchirée, couverte do boue et trempée d eau, surtout aux genoux. LE MARQUIS, se retournant à la voix de sa fille.

Toi!

LA COMTESSE, voyant l'état delà robe d*Huguette.

D'où viens-tu, malheureuse enfant ? Dans quel état!

HUGUETTE, indiquant à mesure les parties de sa toilette dont elle parle.

Ah ! ça, ma tante, la déchirure : c'est les ronces! le mouillé : c'est de l'eau!

LA COMTESSE.

Oh!

LE MARQUIS.

Eh bien! tu t'es bien arrangée.

LE BOURGEON-

EUGÉNIE, sur un ton de blâme dédaigneux.

Une toilette neuve!

HUGUETTE, elle passe devant la Comtesse et va vers son père pour 1 embrasser.

Oui ! c'est embêtant.

LA GOMTRSSE, corrigeant.

C'est ennuyeux, tu veux dire.

HUGUETTE, dans les bras de son père et par-dessus l'épaule.

Non ! C'est pas assez !

LE MARQUIS.

Elle a raison : « embêtant », c'est encore faible.

Il embrasse sa tille. LA COMTESSE, s'inclinant ironiquement.

Ah? bien, bien!... (changeant de ton.) Mais avec tout ça, je croyais que tu devais venir nous rejoindre à la messe ?

HUGUETTE, allant vers la comtesse. Mais oui, ma tante. (Montrant sa robe.) VOUS

voyez : j'étais prête; j'avais même fait toi- lette, (s'asseyant surlebord de la table, près de la Com- tesse.) Seulement, voilà, au moment de par- tir, dans la cour des écuries, j'ai vu le nou- veau cheval arrivé hier! Vous ne pensez

pas vous en servir, ma tante ? il est vicieux !

2

26 LE DOURCJEON

Les hommes u'eii venaient pas à bout !

(Kedescendant un peu.) Yoilà t'il paS qUê tOUt à

coup, la bète fait un tète à queue, et v'ian! son cavalier par terre. Alors, je ne sais pas ce qui m'a pris, une sorte de vertige, d'en- vie irrésistible!... avant même qu'on ait eu le temps de faire « ouf », une, deux! mon paroissien était dans les mains du palefre- nier et j'avais, moi, enfourché le cheval !

En ce disant, elle a rassemblé ses jupes et s est mise à cheval sur l'extrémité du tabouret qui est devant la table

EUGÉNIE, avec un sursaut scandalise.

Enfourché !

UUGUKTTE, bien naturellement.

11 était sellé pour homme !

EUGiiXIE, les yeux au ciel.

Enfourché ! Et en g-rande toilette !

IIUGUETTE.

Ça prouve qu'il n'y avait pas prémédita- tion! (Reprenant sou récit.) Et alorS (imitant le galop

sur son tabouret.) c'a été uue galopadc à travers champs! tantôt je conduisais le cheval; tantôt... (Moins fièrement.) il me Conduisait: et on dév^orait l'espace, c'était amusant ! Mais c'est égal, il no m'a pas désarçonnée...

LE BOURGEON 27

Alors, je me suis dit, je vais un peu lui faire faire du kilomètre sur la plage, (imi- tant do nouveau le galop, les mains tenant des rèncs ima- ginaires.) et patatam ! patatam ! nous voilà sur le sable; on allait un train ! Quand tout à

coup. (Se levant et gagnant la baie par la gauche Je la

table.) là, de l'autre côté de la pointe, vous voyez la cabine du douanier, j'aperçois un

rassemblement; (Au-dessus de la table, s'adressant

à son père.) tu counais ma curiosité ; je ne suis pas femme pour rien ! Je cingle mon cheval ; un temps de galop et j'y suis... (s'appuyant des

deux poings sur la table.) Qu'cst-Ce CJUC jCtrOUVC?

Un groupe de marins qui entourait un pau- vre petit jeune homme qui avait été en- traîné par notre maudit raz de marée, et qu'on venait de repêcher sans connaissance .

LA GO.MTKSSE et EUGÉNIE.

Quelle horreur !

HUGUETTE, à son pore en descendant vers lui par la gauche de la table.

C'est intéressant, n'est-ce pas? Etait-il vivant? Etait-il mort? On ne savait pas. Les pêcheurs discutaient gravement ! (Allant vers la Comtesse.) On parlait déjà de Ic pcudro par les pieds... pour lui faire rendre son eau.

28 LE BOURGEON

LE MARQUIS, à la cheminôo.

Les crétins ! Sainte routine!

HUGUETTE.

Je me dis : ma bonne lluguette, si tu n'interviens pas, on va faire des boulettes.

(Se tournant vers son iiôro et gaîment.) lienS, C CSt

des vers! Je ne l'ai pas fait exprès! Alors, ma foi, je ne fais ni une; ni deux, je saute à bas de ma bète et je viens mêler ma voix au chapitre. Naturellement, aucun méde- cin! (un genou sur le tabouret.) Par bonllCUr, j'a-

vais déjà vu un cas pareil, une année à Biarritz ; je me suis rappelée comment avaient fait les hommes de l'art et ma foi, je me suis mise à faire mon petit docteur. (a son père.) Exercice illégal, oui, monsieur! J'ai écarté le groupe et j'ai pris le comman- dement: j'ai commencé par faire enlever le costume de bain du petit bonhomme.

EUGÉNIE.

Comment, « enlever »? iMais alors... il était tout nu ?

HUGUETTK.

Naturellement.

EUGÉNIE, scandalisée.

Devant toi! Oli!... Ça ne te faisait rien!

LE BOURGEON 29

HUGUETTE, bien simplement.

Non!

EUGÉNIE.

Oh!

LE MARQUIS, de la cheminée.

Mais c'est si ça lui avait fait quelque chose que c'eût été répréhensihle. Je vous en prie. Eugénie, ne montez donc pas la tète à ma fille, n'est-ce pas ?

Il remonte par la gauche de la table. EUGÉNIE.

Moi? C'est moi qui...? Oh!

HUGUETTE.

Une fois le petit en tenue, allez-y ! Je me dis : adieu, ma helle toilette! D'ailleurs, il n'y avait pas grand mal, elle avait déjà eu affaire aux ronces. Je me plante par terre, les deux genoux dans la vase, à cheval sur le petit.

EUGÉNIE.

A cheval! Encore!

LA COMTESSE.

En amazone, au moins ?

LE MARQUIS, derrière le^fautouil de la comtesse. Avec un sourire d'aHoctueuse commisération.

En^amazonej

2.

30 LE BOURGEON

HUGUETTE.

Oh ! Vous me voyez faisant de la respira- tion artificielle en amazone! (passant devant la

comtesse pour gagner le milieu de la scène.) MaiS nOn,

ma tante! là, corps à corps, face à lui, comme pour lutter... et c'était une lutte, en effet, contre la mort, là, qui guettait! Aussi, à nous deux ! Je charge un marinier de la manoeuvre des bras, tandis que moi, je m'occupais à rétablir les fonctions respi- ratoires, par des pressions régulières, au bas du sternum ; pendant ce temps-là. les autres me cherchaient des serviettes chau- des, des briques chaudes, des fers chauds, tout ce qu'on pouvait imaginer de chaud pour ramener la circulation!.,. Et nous avons respiré artificiellement comme ça pendant une heure et quart ! Ah ! je n'en pouvais plus ! Voilà que tout à coup nous avons vu la poitrine se soulever faiblement. Oh ! quelle émotion ! Nous n'en croyions pas nos yeux. Nous étions haletants! Puis, soudain, un paquet d'eau de mer rejeté ! et un cri : un cri rauque, terrible, déchirant ! un cri qu'on n'oublie pas ! Ah ! ce cri, il m'a ré- sonné jusqu'au cœur... Quelle joie ! C'était la résurrection! Je vainquais la mort! Je

LE BOURGEON 31

refaisais une vie! Ah! papa! papa! il me semblait que je faisais un enfant !

Elle se jette radieuse dans les bras de son père. LA. COMTESSE et EUGÉNIE, choquées.

Oh!

La comtesse on poussant co c oh » s'est levée et reste ainsi légôrement dos au public devant son fauteuil. LE MARQUIS *.

Ma chère petite Huguette, je suis fier de toi.

HUGUETTE. N'est-ce pas papa que j'ai été chic?... (Des- cendant légèrement vers Eugénie.) Ah! par exemple, ma messe était dans l'eau... comme ma robe!

(a son père qui est descendu à sa suite.) IMais bah ! je

me disais : le bon Dieu, il est éternel, il peut attendre, tandis que mon moribond, lui, il ne peut pas... et ma foi, si j'ai fait tort au bon Dieu de sa messe, je suis sûre qu'il ne m'en voudra pas.

EUGÉNIE, pincée.

C'est commode !

LA COMTESSE.

Evidemment, ce que tu as fait est loua- ble... quoique bien inconvenant pour une jeune fille.

* La G. 1, le M. 2, H. 3, E, 4.

32 LE BOURGEON

LE MARQUIS, s'interposant.

Permets.

LA. COMTESSE, sur un ton péremptoire au Marquis.

Quoique bien inconvenant! (v Huguette.) Je veux bien que cela t'absolve, mais cela ne t'excuse pas d'avoir manqué à l'office.

Elle gagne par lo fond jusqu à la tricoteuse ou elle dé- pose son ouvrage.

HUGUETTE.

En tout cas, je n'ai pas de regrets.

EUGÉNIE, se levant.

C'est un tort, car rien n'excuse dtï man- quer à la messe 1 J'ai un mari, moi; c'est un homme...

LE MARQUIS, passant devant Huguette pour s'approcher d Eugénie et sur un ton ironique.

Allons donc ?

EUGÉNIE, hausse les épaules avec dédain, puis continue.

Eh ! bien, il se ferait plutôt hacher que de ne pas accomplir ses devoirs religieux. Tous les jours, il va jusqu'à Concarneau pour as- sister à l'office. Ving-t-deux kilomètres à bi- cyclette! dix pour aller, douze pour revenir.

LE MARQUIS.

Tiens ! Pourquoi deux de plus pour revenir ?

EUQÉNIË, avec un haussement d'épaule de pitié.

Parce que ça monte.

LE BOURGEON 33

LE MARQUIS, s'inclinant.

Ah ! je n'y avais pas pensé.

Il gagne vers la cheminée. Huguette remonte au fond.

SCENE IV

Les Mêmks, MAURICE.

La porte de ^Maurice s'ouvre à ce moment et 1 on voit pa- raître le jeune homme, les jeux encore lourds de sommeil, les cheveux décoilTés par le contact de 1 oreiller. Il est revêtu d'un pyjama de molleton violet foncé, qui laisse apercevoir sa chemise de nuit ; aux pieds des pantoufles Sur le pas de la porte, il s'arrête et s étire discrète- ment.

TOUS, à son entrée, lui faisant accueil.

Ah!

LA COMTESSE, qui depuis la fin de la scène est debout derrière la bergère de droite, accourant vers son fils.

Oh! Tu t'es levé!

MAURICE, gagnant la gaucho accompagné par sa mère qui le couve. Gaîment et gentiment.

Oui. maman ça va mieux! Ce peu de re- pos m'a fait du bien.

EUGÉNIE, empressée.

Tu ne veux pas t'asscoir?

34 LE BOURGEON

MAURIGK, avec insouciance.

Oh!

LA COMTESSE.

Si, si. (Au marquis.) Onfroy ! le roking ! le roking!

LE MARQUIS, tirant lo roking à lui, de façon à amener le pied de ce meuble entre lo fauteuil gauche de la che- minée et lo tabouret.

Voilà! voilà!

MAUniGE,

Oh! mon oncle, je vous en prie!

LE MARQUIS.

Laisse donc ! laisse donc ! Tiens, étends-toi.

MAURICE.

Oh! Je suis confus !

Il s'assied sur lo roking. LA COMTESSE, le calant avec des coussins.

Et tiens, sous ta tète! sous tes reins!

MAURICE, gentiment.

Mais, maman, je vous assure! Vous allez me faire prendre pour plus malade que je ne suis.

Il s'étend. LA COMTESSE, s'asseyant sur le tabouret près do son fils.

Allons, allons, veux-tu te laisser soigner.

Lo marquis s'assied sur le fauteuil pr6s de la chemi- née, Eugénie est debout devant le fauteuil à droite do la table.

LE BOURGEON 35

MAURICE.

Et puis il va être l'heure de mon bain de mer.

LA COMTESSE.

Tu vas prendre un bain après avoir été souffrant !

MAURICE.

Mais je crois bien, maman! cela me fait tant de bien ! Qu'est-ce que j'ai ? de la fai- blesse. Eh ! bien, rien ne me remonte comme cela ! Regardez, hier je n'ai pas pris de bain à cause du temps et aujourd'hui, le ressort m'a manqué.

LA COMTESSE.

En tout cas, tout à l'heure, doit venir un médecin que ton oncle a eu la gentillesse de mander ; je te prie d'attendre qu'il t'ait vu avant de te baigner.

MAURICE, soumis et indifférent.

Bien, maman. (Avec intérêt.) M. le curé n'est pas venu?

LA COMTESSE.

Il a fait dire qu'il passerait te voir dans la matinée. Il ne tardera pas.

MAURICE.

Oh! oui ; sa visite me fera du bien. J'ai tant, tant à lui dire !

36 LE BOURGEON

LA COMTESSE.

Eh ! mon Dieu, toi !...

LE MARQUIS.

Ah! bien... qu'est-ce que je dirais, moi!

LA COMTESSE.

Toi. mon pauvre enfant!

MAURICE.

Oh ! maman, on a beau faire... on est des pêcheurs tout de même.

EUGÉNIE, avec un soupir profond.

ïïélas!

Elle gagne la droite et va s asseoir dans la bergère. LE MARQUIS, avec le même soupir, mais ironique.

Eh! oui!

MAURICE, apercevant Huguette, qui, un peu au-dessus de la table, avait été masquée jusque-là à son cousin par la présence d'Eugénie.

Ah ! Huguette... Je ne te voyais pas.

(Huguetto descend entre le fauteuil à droite de la table et

la table.) Eh! qu'cst-cc qui t'est arrivé?

EUGÉNIE, tricottant.

Ah! oui. gTonde-la! Elle a encore fait de ses folies.

MAURICE, sur un Ion de reproche affectueux.

Oh!

LE BOURGEON 37

HUGUETTE, à Eugénie.

Oli! vous n'avez pas besoin d'inciter Mau- rice à me gronder; il est déjà assez porté à voir tous mes défauts !

MAURICE, avec douceur.

Tu m'en veux encore de ce que hier je me suis cru autorisé par l'affection que je te porte...

HUGUETTE, sur un ton perce un peu de dépit.

Mais pas du tout... seulement je sens que je suis tellement indigne..!

MAURICE.

Comme tu me parles durement ! Jadis nous étions si bons camarades I

HUGUETTE, même ton.

C'est que jadis tu étais un garçon comme tout le monde. Maintenant tu es un saint!

MAURICE, se défendant en souriant.

Oh! .

HUGUETTE.

Mais si ! Tout le monde est d'accord là- dessus. Eh ! bien, moi, je ne suis pas une sainte; alors, n'est-ce pas, je sens tellement la distance..!

Maurice pousse un soupir. LA COMTESSE, sur un ton de reproche.

Huguctte! mon enfant.

38 LE BOURGEON

LE MARQUIS, se levant et affectueusement grondeur.

Voyons, Huguette 1

HUGUETTE, allant à la tricoteuse prendre son chapeau.

Qu'est-ce que vous voulez, ma tante? ou est ce qu'on est! Je ne peux pas me refaire. (Brisant la discussion.) Allons. je vais luc chan- ger ! Comme cela on ne verra plus les tra- ces de mes folies I A tout à l'heure.

LE MARQUIS, avec un geste amical de la main.

A tout à l'heure.

Il remonte par la gauche de la table. HUGUETTE, sort dans le hall ; à peine sortie, elle re- passe la tète.

Tenez ! voici mon cousin Hector qui ren- tre ! Je vous le passe !

Elle disparaît à droite. Pendant les répliques suivantes on voit Heurteloup arriver dans le hall.

LE MARQUIS, au-dessus et à droite de la table.

Elle est drôle, cette petite.

LA COMTESSE, avec une moue.

Tu trouves !

SCENE V

Les Mêmes, HEURTELOUP.

Il est en veston d'alpaga noir, pantalon noir ; petite cra- vate noire de la largeur d'une ficelle autour du cou.

LE BOURGEON 39

et dont le nœud a tourne sur le côté ; aux pieds de grosses bottines noires. Des pinces serrent son pantalon autour de sa cheville ; il a un feutre mou sur la tête.

HEURTKLOUP, retirant son feutre et s'dpongeant le front.

Oli! mes enfants, quelle chaleur dehors!..

Il va a la comtesse. LA GOMTKSSE, à qui lleurteloup baise la main.

Aussi, mon cher Hector, faire de la bi- cyclette par une température pareille...

HEURTELOUP, allant embrasser sa femme.

C'est vrai !

KUGÉNIE.

Oh 1 regarde un peu, tu es en transpira- tion.

HEUPiTELOUP, allant serrer la main du marquis toujours à sa même place.

C'est cette montée en plein soleil. (Redes- cendant.) Ah! je vous annonce la visite de M. le curé ; je viens de le brûler sur la route ; il se dirigeait de ce côté.

MAURICE, avec joie«

Ah?

HEURTELOUP.

Au moment je l'ai croisé, il m'a crié : <( A tout à l'heure, je vous rejoins. » (ou en- tend très au lointain deux coups do timbre bien distincts.)

40 LE BOURGEON

Et tenez, il franchit la grille du parc ! On vient de timbrer deux fois.

LA GOMTKSSE.

En eii'et.

Elle se lève et reinoate. Pendant ce qui suit, on voit Luc arriver de droite par le hall, et aller ouvrir la porte donnant sur le perron pour recevoir le curé à son arrivée.

HEUUTELOUPj allant par devant, serrer la main à .Maurice.

Bonjour, Maurice. Eh! quoi :' pas encore habillé.

MAURICE.

J'ai été un peu indisposé tout à Tlieure.

HEURTELOUP.

Allons, bon, encore!

MAURICE.

Oui, mais c'est fini à présent. Et... il y avait beaucoup de monde à l'église :'

HEURTELOUP.

A Concarneau '? Ah! plein! tu penses: un sermon du Père Euchariste! Vraiuient il est admirable !

MAURICE.

Ah! oui.

HEURTELOUP.

Quelle fougue! Quelle force de persuasion! Quelle éloquence! Ahl ranimai.

LE BOURGEON 41

EUGÉNIE, sévèrement.

Hector !

IIEURTELOUP, allant à Eugénie.

Pardon : lapsus! (corrigeant.) Quel orateur!

EUGÉNIE. A la bonne heure... (Remarquant sa cravate toute

de travers.) Oli ! comme ta cravats est mise !

HEURTELOUP, pendant que sa femme lui arrange sa cravate.

Oh! qu'est-ce que ça fait ? tu penses bien que je vais me changer... et puis, si tu crois que je m'occupe de ces colifichets!

EUGÉNIE, lui refaisant son nœud.

Ah! tu n'es pas coquet! (Le nœud fait.) Là, au moins..!

HEURTELOUP.

Tu es contente, hein? quand tu peux me donner l'air d'un gandin.

LE M.\RQUI.S, sur le ton le plus sérieux.

Le fait est qu'on pourrait s'y tromper.

HEURTELOUP.

Oui ? Eh bien vous êtes témoin que c'est le fait de ma femme.

Il gagne l'extrême droite. A ce moment on aperçoit 1 abbé dans le hall, introduit par Luc. La comtesse va au-devant do lui.

42 LE BOURGEON

SCENE VI

Les Mêmes, L'ABBÉ BOURSET *.

LA. COMTESSE, allaut au-devant de l'abbé.

Ah! monsieur le curé, que c'est gentil I

l'abbé, descendant accompagné de la comtesse.

Vous êtes vraiment trop bonne, madame la comtesse I Monsieur le marquis, je vous présente mes hommages.

Il va vers Maurice. MAURICE, se levant.

Ah! mon clier père, je vous attendais avec impatience.

l'abbé.

Voulez-vous bien ne pas bouger, mon cher enfant.

MAURICE.

Mais pourquoi donc? Je suis solide à pré- sent.

l'abbé. Non, non, je vous en prie, restez assis!

* Maurice 1 ; le Marquis 2, au dessus de la table ; l'AbLé 3; la Comtesse 4; Eugénie 5; Ileurteloup G.

LE BOURGEON 43

(a Eugénie.) Madame, mes respects ! (a Heurte-

loup, sans aller à lui.) MonsicUF ÏÏCUrteloup, jC nC

vous dis pas bonjour, c'est déjà fait sur la route.

HEURTELOUP.

Oui. monsieur le curé.

l'abbé, s'asseyant sur le tabouret près de ^Maurice qui s'est rassis sur la chaise longue mais sans s étendre.

Alors, quoi donc, mon cher enfant? vous avez encore eu un de ces vilains malaises?

MAURICE.

Mon cher père, la santé corporelle est peu de chose à côté de la santé spirituelle et c'est celle-ci qui me préoccupe. Voilà pour- quoi j'ai besoin de votre direction éclairée. Si j'avais été mieux, je me serais rendu à votre confessionnal.

l'abbé.

Je suis tout à votre dévotion, mon cher enfant.

LA COMTESSE.

Nous allons te laisser, mon chéri ; si tu désires t'entrctenir avec M. le curé...

MAURICE.

Pourquoi, ma mère? nous pouvons aussi bien passer dans ma chambre, M. le curé et moi.

44 LE BOUr.GEON

LA COMTESSE.

Mais non. mais non ! d'ailleurs, j'ai des comptes à vérifier: Eugénie viendra m'ai- der. Quant au marquis, il ira au-devant du docteur; c'est bien le moins qu'on lui doive.

LE MARQUIS.

Mais oui! et puis ça me dégourdira les jambes.

HEURTELOUP.

Et moi, ma mission est toute tracée : je suis en transpiration, je vais me changer.

MAURICE.

Comme vous voudrez.

Tout le monde remonte pour laisser Maurice et l'abho ; le marquis et la comtesse en tête, Eugénie et Heur- teloup en dernier,

L ABBÉ, hélant Heurteloiip de sa place.

M. Heurteloup!

Tout le monde s'arrête à 1 appel de 1 abbé. ^Maurice assis sur le pied de la chaise longue, la tête dans sa main, le coude sur le genou, s'absorbe pendant ce qui suit dans seS' méditations.

l'abbé. Vous reveniez de Concarneau quand je vous ai croisé tout à l'heure?

HEURTELOUP.

Oui. monsieur le curé.

LE BOURGEON 45

l'abbé, sur un ton d'affectueux reproche.

Le service divin de notre humble église de villag'e alors ne vous suffit pas ?

HEURTELOUP, do-jcendant vers l'abbé.

Oh! ce n'est pas cela... Mais la bicyclette m'est recommandée, et puis, la perspective d'entendre prêcher le révérend Père Eu- chariste...!

l'abiîé.

Ah! oui... Cela a être un désappointe- ment pour les fidèles d'apprendre qu'ils en seraient privés.

HEURTELODP, très visiblement décontenancé.

Ilein? Comment? Mais... pas du tout.

Tout le monde redescend un peu, excepté le marquis qui reste au-dessus du fauteuil de droite de la ta- ble, et le monocle dans l'œil, se met à observer Heurteloup d'un air narquois.

EUGÉNIE, descendant (6).

En quoi privé?... Le Père Euchariste a prêché,

LA GOMTKSSE, descendant (S).

Il a même été d'une éloquence, paraît-il!

l'abbé. * Mais ce n'est pas possible!... Il a la rou- geole depuis deux jours.

M. survie roking, l'Ab. sur le tabouret, Heurteloup près de l'Abbé, le Marquis au-dessua de la table, la G., Eug.

3.

46 LE BOURGEON

HEURTELOUP, de plus en plus gêné.

Mais voyons... oh! vous faites erreur, je vous assure.

Il remonte.

l'abbé. Enfin, voyez plutôt les journaux catho- liques ; les avez-vous ?

HEURTELOUP, vivement et instinctivement se rap- prochant de la tricoteuse.

Non, non I

LA COMTESSE, étonnée.

Tiens!., comment..?

LE MARQUIS, bien perfide, le sourire aux lèvres.

Si. si, ils sont là.

Il indique la tricoteuse d'un geste de la tête, LA COMTESSE, allant à la tricoteuse. Ah I ça m'étonnait aussi ! (Grimace d'neurte- loup. La comtesse prend les journaux de la main droite. Au moment de les passer, elle aperçoit dans le nombre le Rire posé par le marquis. Elle détache aussitôt ce journal des autres en le prenant avec horreur du bout des doigts de sa main gauche. ,\vec répugnance, le tenant loin d'elle.)

Qu'est-ce que c'est que ça ?

LE MARQUIS, le plus naturellement du monde.

Ah! c'est le Rire. C'est à moi.

LA COMTESSE (5) passant le journal à llourteloup (4) qui le passe au marquis (3).

C'est toi qui introduis ces choses clioz moi I..,

LE BOURGEON 47

L ABBÉ, curieusement et avec bonne humeur.

C'est le numéro de cette semaine? Oh! vous permettez...?

Il se lève,

LE MARQUIS, lui tondant le numéro.

Mais comment donc, monsieur le curé.

Les deux femmes échangent un regard d'étonnement. LA GOMTESSK.

Eh! quoi, monsieur le curé, vous n'êtes pas scandalisé ?

EUGÉNIE.

Le Rire, monsieur le curé! le Rire!

L'ABBÉ.

Mais oui, madame, le Rire!... le rire est une helle qualité française qui n'a jamais contaminé personne, et ma foi, j'avoue que je le salue partout je le rencontre.

EUGÉNIE, n'en croyant pas ses oreilles.

Oh!

L'ABBÉ.

Vous me le prêtez, monsieur le marquis.

LE MARQUIS.

Mais volontiers.

l'abbé. Merci.

Il plie le journal et le mot dans la poche de sa sou- tane. — La comtesse, ahurie, a considéré cette scène bouche bée, les bras écartés. Heurteloup qui est à côté d'elle, et qui n'a pas perdu de vue les jour-

48 LE BOURGEON

naux qu'elle tient toujours à la main, les lui tondant pour ainsi dire, ne manque pas une aussi bonne oc- casion de les subtiliser ; le plus naturellement du monde et sans que la comtesse s'en aperçoive, il les lui prend et les glisse aussitôt entre son veston et son gilet. Ce jeu de scène très rapide n'échappe pas au marquis.

l'abbé. Là... et maintenant les journaux!

LA COMTESSE, s'apercevant seulement do leur dispa- rition.

Ah!... Eh! bien, les journaux? les jour- naux?

LE MARQUIS indiquant malicieusement Ileurteloup qui remonte à pas de loup vers le hall avec le vague espoir de passer inaperçu.

C'est Heurteloup qui les a.

LA COMTESSE et EUGÉNIE.

Hector! Hector!

LA COMTESSE.

Les journaux!

HEURTELOUP. Hein? all! oui... tiens! (En manière d'excuse.)

inadvertance!

LE MARQUIS, moqueur.

Evidemment! Evidemment!

HEURTELOUP, les tendant à l'abbô.

Pardon !

l'abbé, prenant les journaux et se rasseyant sur le tabouret.

^ Ah! La Croix du Finistère... voyons.

LE BOURGEON 49

(il déplie la feuille en question.) Eh ! teneZ ! (Lisant.)

Nous apprenons que le R. P. Eucharistc dont la parole vibrante a si souvent tou- ché les cœurs de nos lecteurs, est atteint d'une rougeole bénigne, ce qui le met dans l'obligation de remettre à plus tard le ser- mon qu'il devait prononcer aujourd'hui de- vant les fidèles de Concarneau. (AHcuneioup.) Vous voyez que je n'invente rien.

EUGÉNIE, étonnée mais sans défiance.

Qu'est-ce que cela signifie?

HEURTELOUP, allant à sa femme.

Mais je ne sais pas I Qu'est-ce que tu veux que je te dise? Ou c'est un canard, ou alors il aura été remplacé et j'aurai pris un au- tre pour lui.

EUGÉNIE, facile à convaincre.

Ah I peut-être, oui, oui.

La comtesse qui était un peu redescendue pendant la lecture, remonte au fond vers le marquis. HEURTELOUP.

Ce que je peux dire c'est qu'il y a un do- minicain qui a prêché ; maintenant, est-ce le P. Euchariste, ça?... En tous cas, il a joliment bien prêclié. Ah! le bougre!

EUGÉNIE, sévèrement.

Hector !

50 LE BOURGEON

HEURTELOUP.

Pardon, lapsus!... Allons, je vais me changer.

LA COMTESSE.

C'est cela! Laissons Maurice avec M, le curé.

LE MARQUIS.

A tout à l'heure.

Ils sortent EUGÉNIE, tout en sortant derrière eux avec Heurteloup,

Et sur quoi a-t-il prêché ?

HEURTELOUP.

Oh ! bien tu sais, un peu sur tout, un peu sur rien... comme on prêche.

Ils disparaissent à droite, à la suite de la comtesse. Le marquis a pris son chapeau et sort par le fond pour aller à la rencontre du docteur.

SCENE Vil

L'ABBÉ, MAURICE.

l'abbé, qui s'était levo à la sortie p-énorale, allant à Maurice et paternellement lui mettant la main sur 1 o- paule, ce qui le tire de sa méditation.

Eh I bien, nous voici seuls, mon cher en-

LE BOURGEON 51

fant; qu'avez-vous donc de si grave à con- fesser ?

MAURICE.

Oh ! mon père, mon père, je m'accuse parce que j'ai péché, monstrueusement pé- ché.

Il se laisse tomber sur les deux genoux.

l'abbé, le relevant et le faisant asseoir sur le pied de la chaise longue.

Mon enfant! Mon fils, relevez-vous! («'as- seyant en face et tout près de lui, sur le tabouret.) Ici

nous ne sommes pas au confessionnal ; et confiez-vous à moi, comme à votre père spi- rituel. Je suis sûr que vous vous exagérez vos fautes.

MAURICE.

Oh ! non, mon père. Dieu m'est témoin pourtant que ma volonté n'y est pour rien. Comment dans mon cerveau, dont j'écarte avec tant de zèle toute idée coupable, a-t-il pu germer une horreur pareille!.. Cette nuit, j'ai fait un cauchemar : j'ai vu la Magdeleine au pied de IV. S. Jésus-Christ. Elle était belle, belle! ses cheveux étaient défaits et son corps était nu jusqu'à la taille... Elle implorait Notre Seigneur et ses yeux brûlaient d'un amour profane. (L'Abbé

52 LE BOURGEON

hocho la têto.) Oh ! commont oserai-jo vous dire...?

Il ramène son bras sur son front pour dissimuler sa honte.

l'abbé, paternellement.

Allez, mon enfant, allez !

MA.URIGE, faisant un elTort sur lui-même et reprenant sa confession.

Tout à coup, je m'aperçus que le Christ me ressemblait; oui. mon père, le Christ, c'était moi ! Quel sacrilège ! Quel péché d'orgueil!... et la Magdeleine, la Magde- leine c'était traits pour traits la Claudie. notre servante! Elle me regardait, avec ces yeux que je lui ai déjà vus en réalité, ces yeux qui me gênent... et, c'est atfreux à dire : moi, moi le Christ, au lieu de repous- ser ses avances, d'essayer de l'amener au bien, de lui dire les mots qui purifient, je n'avais pas le courage ! que dis-je ? j'éprou- vais comme une joie de sa présence, son regard me troublait, sa caresse me rete- nait ! C'était moi, moi qui la rapprochais de moi, et avant que j'aie pu me ressaisir, oh! mon père! je devenais humainement et misérablement sa chose!... (Avec des san-

LE BOURGEON

giots.) Vous entendez, mon père, sa chose! sa chose!

Il so laisse tomber aux pieds du prêtre et sanfrlote, la tête enfouie dans son bras et appu\ée sur les ge- noux de l'abbc. l'abbé, lui caressant paternellement la tête.

Mon enfant! Mon pauvre enfant.

MAURICE, relevant la tête.

Ah! Comment expierai-je un pareil sacri- lège ! (il se lève et passe à droite.) Quaud jC me

suis éveillé, j'ai prié; j'ai prié jusqu'au ma- tin, implorant mon pardon, me déchirant la poitrine, me meurtrissant les chairs ; mais je le sens bien : Dieu s'est retiré de moi !

l'abbé, se levant (l) et allant à lui (2).

Non, mon enfant, non! Dieu ne s'est pas retiré de vous ! Certes votre rêve est crimi- nel et le démon vous a visité cette nuit. Mais croyez-vous, que tous, et parmi les plus saints, nous n'avons pas eu à subir des épreuves pareilles ? Est-ce que S. An- toine n'eut pas à résister à toutes les ten- tations qui l'hallucinaient? Sa sainteté en a-t-elle été diminuée ?

MAURICE.

Oh ! mon père, si c'était vrai !

54 LE BOURGEON

l'abbé, lui prenant le bras.

Dieu ne retient que les péchés que riiomme commet à l'état conscient ; (Tout en

marchant de façon à gagner tous deux la droite de la scène.)

Mais sa miséricorde est trop grande pour qu'il fasse un grief d'un péché qui se pro- duit en dehors du lihre arbitre. Aussi, est- ce en son nom, mon fils, que je vous absous, et que je vous dis : allez en paix, vos pé- chés vous sont remis.

MAURICE, so précipitant dans ses bras.

Oh! mon père, mon père, que la bonté de Dieu est infinie!

l'abbé, le serrant dans ses bras.

Mon cher enfant! Que j'admire l'ardeur de votre foi de néophyte.

MAURICE.

Mon père, je suis lieureux.

L'abbô l'embrasse.

LE BOURGEON 55

SCENE VIII

Les Mêmes, LA COMTESSE, puis LUC dans le hall, LE MARQUIS et VÉTILLE.

LA COMTESSE.

Dans les bras l'un de l'autre ! Voilà qui

est de bon augure. (Descendant au-dessus du fauteuil

de droite de la table.) Je VOUS demande pardon de vous interrompre : (a Maurice.) Maurice, voici le docteur.

MAURICE.

Comment! Déjà! On n'a pas averti.

LA COMTESSE.

Je te demande pardon, on a timbré deux fois *. Dans le feu de votre entretien vous n'aurez pas entendu.

MAUHIGE, montrant l'abbé.

Ah! ma mère, mon meilleur médecin, le voici.

Les doux coups de timbre dont parle la comtesse ne doivent pas avoir été sonnés ; le public devant avoir, comme Maurice, 1 illusion de ne pas les avoir remarqués.

ôG LE BOUKGliOX

LA. CD.MTKSSE.

Ah! voici ces messieurs.

Sur ces dernières répliques, on a vu dans le hall pa- raître Luc qui est allô se planter à son poste près de la porte donnant sur le perron. Arrivent le marquis et Vétille que Luc introduit aussitôt.

LR MARQUIS, s'effaçant pour laisser passer le docteur.

Tenez, si vous voulez entrer, mon cher docteur ?

VÉTILLE, uniforme do médecin principal.

Pardon.

Se trouvant face à face avec la comtesse, il s incline. LE MARQUIS (3).

Ma chère sœur, je te présente mon ami, monsieur le médecin principal, Vétille.

VÉTILLE (2).

Madame, très honoré.

LA COMTESSE, (l) descendant en sc^ne tout en parlant.

Combien c'est aimable à vous de vous être dérangé. Docteur!... vraiment, par cette chaleur...!

VÉTILLE, descendant à l'exemple do la comtesse

Il fait chaud, en effet! il fait chaud!

LA COMTESSE.

Et surtout en uniforme!

LE BOURGEON 57

VÉTILLE.

Ah! ça. madame, c'est un principe chez moi ! Je déplore la fâcheuse tendance que je vois chez les officiers de se mettre en pékins dès qu'ils peuvent. On doit avoir l'orgueil do son uniforme.

LA COMTESSE.

Ces sentiments vous font honneur.

VÉTILLE, tout en se retournant vers 1 abbô qui est devant le fauteuil à gauche de la berge. e.

En tous cas, c'est ma façon de voir, ça ne fait de mal à personne ; (a l'abbo sans tran- sition.) Vous êtes ecclésiastique, monsieur, si je ne me trompe...?

l'abbé, souriant.

Et catholique, oui, monsieur.

LA COMTESSE, présentant

M. l'abbé Bourset, curé de notre village.

VÉTILLE, s'inclinent. Ah! parfaitement! (Poursuivant sa pensée.) Eli!

bien, il ne vous vient pas à l'idée de vous mettre en pékin ? Alors, pourquoi est-ce que je m'y mettrais?

l'aubé. Parfaitement dit.

Il remonte.

58 LE BOURGEON

LA COMTESSE, présentant sou fils qui est deriôrc la bergère et redescend par 1 extrême droite.

Je vous présente également mon fils.

IMaurice s'incline

VÉTILLE, allant à Maurice et se plantant devant lui en assujôtissant son lorgnon sur son nez.

Aha ! C'est le jeune phénomène en ques- tion.

LA COMTESSE.

C'est lui dont la santé...

VÉTILLÉjles deux poings sur les hanches, et dévisageant Maurice comme il le ferait d un soldat au régiment

Oui, oui, je suis au courant... Le marquis m'a exposé en venant... Eh! bien, mais... je ne peux pas vous répondre comme ça, moi! faudrait voir... faudrait voir!

LA COMTESSE, esquissant un mouvement dans la direc- tion de la chambre du fond.

Si vous voulez, docteur, que nous passions dans la chambre de mon fils.

VÉTILLE.

Elil bien, mais... ça me parait ce qu'il y a de plus pratique.

LA COMTESSE, à son fils, l'invitant à se ren<lro dans sa chambre.

Maurice!

MAUlircK.

Voilà maman.

LIS BOURGEON 50

Il remonte par l'extrême droite ; Vétille remonte à la suite de la comtesse. A ce moment ou entend lieux coups de timbre au lointain. LA. COMTESSE.

Oh ! justement voici du monde, dépô-

chonS-nOUS ! (a l'abbé et au marquis, qui sont restés en

place.) Vous permettez! (ns s'inclinent.) Par ici docteur !

Elle entre dans la chambre de Maurice suivie du doc- teur et de Maurice. On voit comme précédemment paraître Luc dans le hall pour attendre les nouveaux arrivants.

SCENE IX

LE MARQUIS, L'ABBÉ, puis LUC, ÉTl EN- NETTE, GUÉRASSIN.

LE MARQUIS, de sa place, c'est-à-diro au-dessus do la table. Après un temps.

Dites donc, monsieur le curé! vous tenez à voir le monde ?

l'abbé^ derrière la bergère.

Pas du tout.

LE MARQUIS.

Moi non plus ! Eh ! bien, si nous cédions la place..? Allons fumer une bonne pipe dans ma chambre.

60 LE BOURGEON

l'abbé, bien bonhomme.

C'est que... je ne fume pas.

LE MARQUIS.

J'ai dit: « une., bonne pipe ». C'est niui qui la fumerai.

Il va à 1 abbé

l'abbé. Ah! A ce compte-là, je veux Lien.

LE MAE.QUIS, apercevant Étiennette suivie de Guôrassin qui pénètre dans le hall.

Oh!... Venez monsieur le curé.

Il lui prend le bras et l'entraîne. Tous deux sortent par la droite premier plan. Pendant ce qui précède on a vu Guérassin retirer son cache-poussière que Luc a déposé sur la table du hall. LUC, une fois la sortie de 1 abbé et du marquis, intro- duisant.

Si monsieur et madame veulent entrer, je vais aller prévenir madame la comtesse.

ÉTIENNETTE (2). C'est cela! (Luc va frapper à la porte de Maurice et entre. A Guérassin, après la sortie de Luc.) DlS doUC !

Bien, ici! pur! noblesse vieille roche! Ça se sent.

GUÉRASSIN (l).

Arcllipur.

ÉTIENNETTE.

Archi.

LE BOURGEON 61

LUC, ressortant de la chambre de Maurice et sans descendre.

Madame la comtesse prie madame de l'attendre un instant.

ÉTIENNETTE.

Bien ! (I-uc gagne le hall dont il referme la porte sur

le salon Étiennette s assied sur le petit fauteuil à

gauche de la bergère tandis que Guêrassin en fait autant

sur le fauteuil à droite de la table. Une fois assis.)

Mais qu'est-ce que je disais donc ? Ah ! oui . . . Alors, n'est-ce pas ? en bas : le salon ; guérâssin. Oui!

ÉTIENNETTE.

La salle à manger ;

GUÊRASSIN.

Oui...

ÉTIENNETTE.

Et du billard je fais ma chambre à cou- cher.

GUÊRASSIN. Oui, (Changeant de ton.) Oll ! bicil, tU Sais,

comme je n'y suis pas admis...

ÉTIENNETTE, avec un sourire narquois.

Oh ! tu ne voudrais pas I

GUÉKASSIN.

Tiens, pourquoi donc?

62 LE BOURGEON

ÉTIENNETTE.

Mais voyons ! Il y a trop long-temps qu'on se connaît! Ces choses-là, c'est tout de suite ou jamais.

GUÉIIASSIN.

C'est consolant !

ÉTIENNETTE.

Mon pauvre vieux, aujourd'hui, tu es le «sans importance, » pour moi!... D'ail- leurs comme pour mes amants. Regarde : quand ils s'absentent, à qui me confient- ils? à toi ! Musignol mon actuel, au moment de partir en manœuvres, qu'est-ce qu'il t'a dit? «Tu tiendras un peu compagnie à Etien- nettcl » Pourquoi? Parce qu'on sait que tu es de tout repos.

GUÉRASSIN', avec un sourire vexé.

C'est ça I C'est exquis 1

ÉTIENNETTE, se levant et remontant tout en parlant.

Oh! Tiens, tu ne mérites pas ton bon- heur.

GUÉRASSIN, ronchonnant.

Oui, c'est entendu.

ÉTIENNETTE, avec un soupir de regret.

Et pourtant si au lieu de toi, tout de même, j'avais fait cette tournée d'auto avec un autre... !

LE BOURGEON 63

GUÉRASSIN, idem.

Non. mais va donc !

ÉTIENNETTE,

Je ne sais pas si c'est la griserie de la vitesse, si c'est la campagne, l'air de la mer. le vent chaud, le soleil?... Ah ! Je me sens amoureuse aujourd'hui !

GUÉRA.SSIN.

Allons, de qui encore? Pas de Musignol, assurément.

ÉTIENNETTE.

Oh ! non, lui c'est mon amant.

GUÉRASSIN.

Alors?

ÉTIENNETTE.

Mais de personne, malheureusement. Amoureuse, un point, c'est tout. Amoureuse

en disponibilité. (Au-dessus du fauteuil sur lequel est

assis Guérassin.) Il y a dcs uiomcnts commc cela l'on sent que l'on aimerait aimer quelqu'un! Mais tu penses bien que si je l'a- vais ce quelqu'un, je serais avec lui, je ne serais pas avec toi.

GUÉRASSIN.

Merci.

ÉTIENNETTE, allant jusqu'à la baie.

Pas de quoi I (Admirant lo paysajre.) Regarde-

64 LE BOURGEON

moi euUe vue, cette mer verte ! cette bonne brise tiède! Ça ne t'incite pas à l'a- mour?

GUÉRASSIN, qui s'est levé sur ces paroles, allant se mettre à côté A elle à sa droite.

Mais si, je te dis!

Il lui prend la taille. ÉTIENNETTE, se dégaf^eant.

Oh! là! t'es bètel (changeant de ton.) Ah! J'ai- merais à prendre un bain là-dedans! On se déshabillerait dans la cabine, là-bas...

GUÉRASSIN, d une main lui prenant la taille, de l'autre le poignet et la faisant familièrement passer au 2.

Oui, eh bien on se baig^nera quand on sera arrivé à Roskoffi On a emporté ses costumes et ses peignoirs pour ça 1 Au moins là-bas, il y a des bains organisés.

ÉTIEXNETTE, sentimentale.

Justement, ce ne sera pas la même chose! Se baigner avec un tas de gens qu'on ne connaît pas... ! dans la même eau!

GUÉRASSIN.

On ne peut pourtant pas vous donner une mer par personne.

ÉTIENNETTE, revenant à sa place primitive et dési- gnant la mer.

Mais c'est ce qu'on a ici : l'Océan à soi

LE BOURGEON 65

tout seul; la mer tout à vous, la mer toute vierge.

GUÉRASSIN, sur le ton d'un homme qui la connaît dans les coins.

Mais non! Elle a l'air comme ça; mais c'est la môme qu'à Roskoff. Elle fait sa vierge ici, et là-bas elle s'est donnée à tout le monde!... Faut pas s'en laisser conter.

ÉTIENNETTE.

Ah! Tu n'as pas l'âme poétique pour un sou.

QUKRASSIN.

Ail I Toi tu l'as, Tâme poétique !

ÉTIENNETTE.

Toujours.

A ce moment Heurteloup venant du hall pénètre carré- ment dans le salon, comme un homme qui entre dans une pièce il ne s attend à trouver personne. Il a changé de vêtements et porte une longue redin- gote noire très sévère.

4.

G6 LE BOURGEON

SCENE X

Les Mêmes, HEURTELOUP, puis LA COM- TESSE.

HEURTELOUP, qui se dirigeait vers la table, apercevant Étiennette et Guérassin. Avec un petit mouvement de recul.

Oh I pardon, je ne savais pas!...

ÉTIENNETTE et GUÉRASSIN, le reconnaissant.

Ah I Totor.

HEURTELOUP, reculant instinctivement vers la porte de Maurice.

Xom d'un chien I Etiennette, Guérassin!

ÉTIENNETTE.

Eh bien, qu'est-ce que tu fais ici?

HEURTELOUP, revenant à eux.

Chut ! Taisez-vous ! C'est le sein de hx fa- miUe : ma femme, mes cousin, cousine, ne- veu, tout le tralala... et des curés! De la religion jusqu'au cou !

ÉTIENNETTE, riant.

Ah! c'est pour ça que tu es en sacristain?

HEURTELOUP.

C'est ma tenue de recueillement. Surtout, si on vient, vous ne me connaissez pas.

LE BOURGEON 67

ÉTIENNETTE.

Ah ! Mon pauvre ïotor !

GUÉRASSIN, à pleine voix.

Eh bien, et la Choute?

HEURTELOUP, sursautant.

Oh ! chut donc.

GUÉRASSIN, sans voix, articulant simplement avec les lèvres.

Ehl bien et la Choute?

HEURTELOUP.

Elle est à Concarneau I Pauvre petite, c'est pas drôle ! Juste deux heures par jour pour se voir! C'est sec!... et déplus le matin! Assommant pour les deux! Mais pas moyen autrement ! Faut que ça concorde avec les

offices I (Étiennette et Guérassin rient.) ChoutC qui

n'aime pas qu'on l'éveille de bonne heure! Comme c'est gai! et moi obligé d'avaler des kilomètres de bécane ! Voilà un cal- vaire! Oh! le mariage. (Étiennette et Guérassin rient à gorge déployée.) CllUt I la COUsiuC !

On redevient subitement sérieux avec 1 aspect des gens qui ne se connaissent pas, Heurteloup s'écarte avec des petites révérences, pour se donner l'air de quelqu un qui vient seulement d entrer. LA COMTKSSE, s'avançant vers Étiennette.

Madame de Marigny?

G8 LE BOURGEON

ÉTIENNETTE, tr^s correcte.

Oui, madame.

LA COMTESSE (4).

Mon maître d'hùtel m'a remis votre carte. Excusez-moi de vous avoir fait at- tendre, mais j'étais avec mon fils qui vient d'être un peu souffrant.

ÉTIE.NÎNETTE (2).

Mais je vous en prie, madame.

LA. COMTESSE, indiquant Guérassin.

Monsieur de Marigny sans doute ?

GUÉRASSIN (l), après une seconde d'hésitation voyant que c est lui dont il est question.

Non... non madame, à mon grand re- gret, je dois le dire.

LA COMTESSE.

Ah I pardon.

ÉTIENNETTE.

Monsieur est un de mes amis qui a bien voulu m'accompagner : monsieur Guéras- sin.

Guérassin s'incline. La comtesse fait un salut aimable de la tête.

LA COMTESSE» présentant Heurteloup (s) un peu au-des- sus.

Mon cousin, monsieur Hector Heurteloup.

Salut correct et froid de part et d'autre.

LE BOURGEON 69

HEURTELOUP.

Je VOUS demande pardon, j'ai fait irrup- tion dans le salon, ignorant qu'il y avait du monde, mais je puis...

II fait signe de se retirer. ÉTIENNETTE.

Mais du tout, ce que j'ai à dire ne cache aucun mystère.

LA. COMTESSE, indiquant le fauteuil à droite delà table.

Je vous en prie.

Heurteloup avance un peu le dit fauteuil sur lequel s'assied Étiennette, puis, en faisant le tour de la ta- ble par en dessus, va s'asseoir sur le pied de la chaise longue. Guorassin - assied sur le tabouret, la comtesse, sur le fauteuil gaucho de la bergère.

ÉTIENNETTE, une fois tout le monde assis.

Yoici en deux mots, madame... J'ai vu qu'il y avait, attenant au parc de ce châ- teau, un pavillon do chasse disposé en mai- son d'hahitation, et qui est à louer.

LA. COMTESSE.

Parfaitement.

ÉTIENNETTE.

Je l'ai visité et il me plaît tout à fait... Alors, comme on m'a dit que c'était vous qui en étiez propriétaire...

70 LE BOURGEON

LA COMTESSE.

En effet, madame! mais l'on aurait vous dire ég-alement que c'était mon inten- dant qui avait charge... Mais n'importe, je suis bien heureuse que vous vous soyez adressée à moi, puisque cela me permet de recommander tout particulièrement votre requête à mon intendant.

ÉTIENXETTE.

Vraiment madame, je suis confuse !

LA COMTESSE.

Mais du tout, madame. Croyez bien que c'est en égoïste que je parle. Vous devez le savoir mieux que personne, dans notre monde, nous avons un peu le préjugé de caste. Aussi, quand il m'arrive de pouvoir louer à quelqu'un de la noblesse...

ÉTIENNETTE, un peu interloquée.

Ah?

Elle jette un regard, à Gutsrassin qui en adresse un à Heurteloup qui, lui, ne bronche pas. LA COMTESSE, cherchant dans sa mémoire.

« De Marigny » : j'ai connu un chevalier de Marigny. Est-ce que vous auriez épousé son fils?

Guérassin ne peut réprimer un pouffement do rire qui dans l'etrort qu'il fait pour le retenir prend l'ap-

LE BOURGEON 71

parence d un vaste éternuement qu il étoutfe aussi- tôt dans son mouchoir. Heurteloup et Étiennette le foudroient d'un regard. LA. COMTESSE, qui croit qu'il a éternué.

A VOS souhaits, monsieur.

GUÉRASSIN5 une seconde interloqué.

Hein ? Mille grâces, madame.

LA. COMTESSE.

C'est le grand soleil qui enrhume.

GUÉR.\SSIN.

C'est le grand soleil, évidemment.

Il lance un petit coup de pied d intelligence à Heur- teloup, qui gêné, se détourne d un mouvement brus- que. Mais comme il est tout au pied du roking, ce jeu de scène fait basculer la chaise longue qui le dé- pose par terre, en repliant son dossier sur lui. TOUS.

Ohl

LA CO.MTESSE.

Eh ! bien qu'est-ce qui vous prend, Hec- tor ?

HEURTELOUP, se relevant et se rasseyant.

Hein! rien... c'est le roking qui a bas- culé.

LA COMTESSE.

Oh! vous nous donnez des émotions! (a Étiennette.) Je VOUS demandais dune, madame, si...

72 LE BOUIIGEON

ÉTIENNETTE, avec décision.

Mon Dieu, madame, j'aime mieux être franche :je ne suis pas mariée. J'ai bien connu le chevalier de Marigny, mais il fut un ami et un père pour moi ; à ce point, que quand j'ai eu la douleur de le perdre, son nom m'est resté par l'habitude ; et comme aucun héritier n'était pour le recueillir, ''ai continué à le porter au tliéàtre.

LA COMTESSE, refroidie.

Ah! vous...?

Elle se lève, Étiennette se lève ègalemeat. GDÉRASSIN, à part.

Aïe donc!

Il se lève à son tour. Seul Ileurteloup reste assis, ÉTIENNETTE.

Quant à moi, mon nom est beaucoup moins aristocratique : je m'appelle vulgai- rement Charlotte Cunard. comme mon père qui tenait un petit café rue de la Tour d'Auvergne. Vous voyez donc, madame, que je serais fort en peine pour faire croire que j'ai du sang bleu dans les veines.

LA COMTESSE, pincée.

Mon Dieu, madame, après ce que...

LE BOURGEON 73

ÉTIENMETTIi;, lui coupant la parole.

Laissez-moi achever, madame... quand ce ne serait que pour me permettre dédire moi-même, ce qui me serait plus pénible à entendre de votre bouche. De la profession de foi que vous avez bien voulu me faire tout à l'heure, je dois conclure que j'ai peu do chance de retrouver les bonnes disposi- tions que vous sembliez avoir à mon égard, et que. par conséquent, pour ce pavillon...

LA COMTESSE, avec effort.

Ecoutez, madame, puisque vous avez le tact de comprendre certaines susceptibili- tés, qui sont peut-être d'un autre âge, mais enfin qui sont.

ÉTIENNETTE.

Oui, madame, oui.

LA COMTESSE.

Certes, je ne jette la pierre à personne ; mon cousin vous dira que nos sentiments chrétiens sont trop ancrés...

ÉTIENNETTE.

Ah?

Elle se tourne d'un air moqueur vers Heurteloup ainsi que Guôrassin.

HEURTELOUP, les lèvres pincées.

Hein?... euh... Oui!... oui, oui, oui...

0

74 LE BOURGEON

LA COMTESSE.

Mais enfin, dans notre entourage, très austère, un milieu artiste surgissant tout à coup...! Ce serait même une gêne de part et d'autre.

ÊTIENNETTE.

Il suffit, madame ! Xe vous croyez pas obligée de me donner des explications. Soyez bien persuadée, même, que si j'avais pu prévoir,., mais l'écritcau ne portait aucune restriction... alors, je me suis cru permis... N'importe! je suis édifiée et il ne me reste plus qu'à m'excuser.

LA COMTESSE.

Croyez que je suis désolée...

ÉTIENNETTE, avec une pointe d'ironie.

Ne vous désolez pas, madame, il n'y a

vraiment pas de quoi! (a Cuérassinsur un ton dé- taché.) Vous, venez, mon ami ? (saluant.) Ma- dame ! Monsieur...

LA COMTESSE^ s'inclinant légèrement puis, tout en re- montant un peu.

Si vous voulez accompagner madame jusqu'à son automobile, Hector ?

HEURTELOUP.

Volontiers.

Il remonte par la gauche de la tahle, remet en pas-

L-E BOURGEON 75

sant le fauteuil occupe par Étiennette à sa place primitive et sort à la suite des deux visiteurs. LA COMTESSE, s'incline une dernière fois.

Madame.

Echange de saluts. Au moment de la sortie, Eugénie paraît à la porte du salon; elle s etfaco devant Étiennette et les deux hommes. On échange des sa- luts froids et Eugénie reste un moment sur le pas de la porte à regarder la sortie. LA COMTESSE, une fois la sortie faite, agitant son mou- choir comme pour chasser les miasmes et gagnant a gauche.

Ah ! puuali 1 pouah I

EUGÉNIE, sur le pas de la porte.

Qu'est-ce que c'est que ces gens ?

LA COMTESSE.

Une actrice! Une actrice chez moi!

EUGÉNIE, descendant au-dessus de la table.

Une actrice 1

LA COMTESSE, gagnant le milieu de la scène,

x\h ! ces créatures ont toutes les audaces.

EUGÉNIE.

Une actrice ! Et M. Heurteloup se com- met avec elle ?

LA COMTESSE, se dirigeant vers la chambre de sonfils.

Non, ne t'inquiète pas, c'est moi qui l'ai prié...

76 LE BOURGEON

EUGÉNIE.

Ah 1 J'espère !

Elle descend en scène.

SCENE XI

Les AlÈMEs, VÉTILLE, puis LE MARQUIS et L'ABBÉ.

LA. COMTESSE, voyant le docteur qui sort de chez son fils. Ah I docteur!... (Redescendant en scène pvec lui.)

Eh bien, vous avez examiné mon fils?

VÉTILLE (3).

Eh! oui, madame. Il se dispose à aller prendre son bain.

LA COMTESSE (2).

Ah! vous autorisez.,.?

VÉTILLE.

Certes! Très bon. la mer ! Ça fouette le sang... Tout ce qui est exercice violent, j'approuve.

LA COMTESSE.

Et, comment l'avez-vous trouvé ? Qu'est- ce qu'il a ?

VÉTILLE.

Qu'est-ce que vous voulez que je vous

LE BOURGEON 77

dise ? C'est un garçon qui fait de la neu- rasthénie.

LA. COMTESSE, s'effarant.

Ah ! mon Dieu! C'est grave?

VÉTILLE.

En soi, non... mais enfin, c'est toujours un mauvais terrain.

LA COMTESSE.

Vous m'effrayez ! Quand je pense que ce garçon doit partir en octobre pour son ser- vice militaire.

VÉTILLE.

Ah ? bon, ça ! très bien, parfait 1

LA COMTESSE.

Ah?

VÉTILLE.

C'est ce qui peut lui arriver de meilleur. 11 trouvera parmi ses camarades des exem- ples salutaires à son état, et, s'il a la bonne idée de les suivre...

LA COMTESSE.

Vraiment, docteur? Ah 1 vous me tran- quillisez ! Mais, enfin, étant donné l'état actuel, comment peut-on enrayer...?

VÉTILLE.

Comment ?

78 LE BOURGEON

LA COMTESSE.

Oui.

VÉTILLE, embarrassé et tout en se tortillant la mous- tache.

Comment 1 (Brusquement.) Ecoutez-moi, ma- dame : je suis un vieux militaire, et. pour moi, un chat est un chat.

LA COMTESSE.

Oui, docteur, oui.

VlÎTrLLÉ.

Eh ! bien, ce qu'il faudrait à votre fils, dam... il faudrait... il faudrait...

LA COMTESSE, sur les charbons.

Mais quoi ? Quoi?

VÉTILLE, éclatant.

Mais qu'il marche, madame! qu'il mar- che I

LA COMTESSE, qui ne comprend pas.

Qu'il marche ?

VÉTILLE.

Evidemment.

LA COMTESSE, très naïvement.

Mais... il marche, docteur.

VÉTILLE, interloqué.

Hein ?... Avec qui ?

LA COMTESSE.

Mais avec ma cousine, avec moi, avec M. le curé.

LE BOURGEON 79

VÉTILLE, ahuri. Hein ? (Retenant une envie de rire.) Ah t nOn,

non ! vous n'y êtes pas du tout ! Notez que je ne trouve pas mauvais qu'il fasse du footing avec madame, ou avec M. le curé, mais ce n'est pas du tout cela que j'en- tends.

LA COMTESSE.

Mais alors, quoi ? Quoi ?

VÉTILLE, s'emballant.

Mais ne comprenez-vous pas, madame, que ce qui travaille cet enfant : c'est sa jeunesse, c'est son printemps! ne compre- nez-vous pas qu'il subit la loi de la nature, commune à tous les êtres, commune aux oiseaux, aux fleurs, aux arbres, à tout ce qui a une vie ! C'est le bourgeon qui crrrève

de sève jusqu'à éclater. (Esquissant le mouvement de remonter pour redescendre aussitôt.) Eh blCn, UOm de D...! (sur ce juron qu'il n'achève pas, Eugénie et la comtesse comme deux poules effarouchées se rapprochent instinctivement l'une de l'autre. Eugénie fait un rapide signe de croix. La comtesse contracte sa figure comme lorsqu'on entend scier un bouchon.) qu'oU faSSC donC Ce qu'il

faut pour qu'il éclate.

LA COMTESSE, commençant à s'énerver.

Mais qu'est-ce qu'il faut, docteur?

80 LE BOURGEON

VÉTILLE, à tue-tête.

Mais une fcmmo. madame, une femme !

LA COMTESSE.

Une femme ?

EUGÉNIE.

Pourquoi faire?

VÉTILLE, subitement calmé.

Ah! ça, madame, vous m'en demandez trop.

LA COMTESSE.

Une femme!... mon fils...! mais... c'est un saint !

VÉTILLE.

Eh! justement, madame, mais c'est un saint-vierge! Et c'est ce qu'il ne faut pas.

LA COMTESSE.

Mais songez, docteur, songez que mon fils a l'intention de se consacrer à Dieu.

EUGÉNIE.

Et Dieu impose à ses ministres, comme premier devoir, la chasteté.

VÉTILLE.

Ah! ça, madame, c'est un autre point de vue, chacun son traitement ; moi, ce n'est pas le mien.

Il remonte.

LE BOURGEON 81

LA COMTESSE, rémontant à sa suite par un mouvement arrondi de façon à passer au 3.

Et puis, enfin, mon fils est trop jeune pour le marier.

VÉTILLE.

Mais qui est-ce qui vous parle de le ma- rier ?

LA COMTESSE, scandalisée.

Oh ! Oh !

Elle gagne la droite jusqu au-dessus du fauteuil. EUGÉNIE, gagnant la droite également.

Oh! mais docteur, vous êtes le diable.

VÉTILLE, riant.

Mais non, madame, mais non.

Il gagne jusqu'à la baie.

LE MARQUIS, passant la tête par l'embrasure de la porte par laquelle il est sorti, et qu'il entr'ouvre avec précau- tion.

On est parti ?

Il entre suivi de l'abbé. LA COMTESSE, s'élançant vers lui pour redescendre aus- sitôt par la gauche du fauteuil qui est près de la trico- teuse.

Ah! viens, Onfrny! Et vous, monsieur le curé, venez à notre secours. M. le docteur est en train de nous dire des choses terri- bles.

83 LE BOURGEON

EUGÉNIE, à l'abbé qui est descendu par la droite pas- sant devant lui, les mains jointes, dos au public, de façon à arriver à l'extrême droite.

Terribles !

LE MARQUIS, au-dessus de la bergère.

A ce point ?

l'abbé.

Ahl mon Dieu! Quoi donc?

LA COMTESSE.

Il a vu Maurice, n'est-ce pas, et il nous a dit qu'il faudrait... qu'il faudrait... Oh! non, je n'oserai jamais.

Elle se laisse tomber sur le fauteuil.

VÉTILLE, descendant au-dessus de la table et du fauteuil de droite.

J'ai dit, j'ai dit... que ce jeune homme était arrivé à la nubilité et que la nubilité avait ses exigences.

LE MARQUIS, triomphant.

Là! qu'est-ce que je disais.

Il va au docteur. L'abbé sérieux et songeur, hoche la tête.

LA COMTESSE.

Ainsi, vous comprenez, M. le Curé, ce que l'on voudrait, que mon fils...

EUGÉNIE.

Oui, l'œuvre de chair, et sans mariage

LE BOURGEON 83

encore! Voyons, M. le Curé, parlez; dites votre indignation.

l'aBBÊ, entre la comtesse assise, et Eugénie.

Ah! madame, la question est grave, et vaut qu'on y réfléchisse.

LA COMTESSE.

Hein?

EUGÉNIE.

Comment, vous ne frémissez pas? l'abbîS.

Je suis bien obligé de tenir compte de l'état particulier de Maurice. 11 est établi que son tempérament manifeste des exigen- ces impérieuses qui rejaillissent sur sa santé. Eh bien ! qui vous dit que ce tempé- rament qu'il ignore aujourd'hui ne le trahira pas quelque jour ?

EUGÉNIE.

C'est vous, monsieur le curé, qui parlez ainsi !

l'abbé.

Mais oui, madame, c'est moi. Le vœu de chasteté est un sacrifice dont on ne mesure souvent pas assez l'étendue. Au moins, Maurice, s'il le prononce quelque jour le fcra-t-il en connaissance de cause ; et, dût-

84 LE BOURGEON

il en résulter son renoncement à une vo- cation dont il ne se sentirait pas la force, j'aimerais encore mieux cela, alors qu'il en est temps encore, que le voir devenir plus tard un mauvais prêtre ou un renégat.

Il gagne le milieu de la scène en passant devant la comtesse.

LE MARQUIS.

Voilà.

VÉTILLE.

Parfaitement parlé !

La comtesse affalée, les 3'eux à terre, écarte les bras et les laisse retomber comme une femme déso- rientée.

EUGÉNIE, pimbêche.

Vraiment, monsieur le curé, vous êtes d'un libéralisme ! Certes, votre prédécesseur était autrement intransigeant.

Elle remonte et va s'appuj'er sur le dossier de la ber- gère.

l'abbé.

Bien oui... je sais : il y a les deux écoles. Moi, j'estime que l'intransigeance est in- compatible avec le caractère du prêtre. La religion de Dieu est faite d'indulgence et de miséricorde. Eh bien, je crois qu'il faut écouter les enseignements d'en haut et ne

LE BOURGEON 85

pas être plus légitimiste (indiquant le clel du doigt et avec un bon sourire.) que le TOI,

Il gagne un peu la gauche. LE MARQUIS.

Bravo !

II remonte au fond. VÉTILLE, qui est descendu par la gauche de la table.

M. le curé, je ne suis pas positivement un bondieusard : mais, vrai, vous m'allez! vous devriez être militaire.

l'abbé.

Halte-là, M. le médecin principal... En temps de guerre, nous avons notre place comme vous sur le champ de bataille! Nous ne tuons pas, voilà tout.

VÉTILLE, se rebiffant.

Mais moi non plus, monsieur le curé I moi non plus!... quoique médecin.

Il remonte par le même chemin et va rejoindre le marquis près de la baie.

l'abbé. Oh ! ce n'est pas cela que je voulais dire; soyez-en persuadé.

VÉTILLE, tout en remontant.

A la bonne heure.

l'abbé. Et maintenant, madame la comtesse, je

LE BOURGEON

VOUS ai dit ce que ma conscience me dictait, je ne veux pas intervenir plus longtemps dans une question qui sort vraiment trop de mes attributions. Vous avez eu la gra- cieuseté de m'inviter à déjeuner, j'ai encore mon bréviaire à dire, je vais, si vous le per- mettez, me recueillir un peu par là.

LA COMTESSE, abattue.

Faites, monsieur le curé.

Il passe derrière le fauteuil de la comtesse, dans la direction de la porte de droite, il s'arrête en enten- dant parler Eugénie,

EUGÉNIE, pincée.

Et moi aussi je m'en vais, parce que vrai- ment devant la tournure que prennent les choses... I

Elle remonte entre 1 abbé et la bergère. LK MARQUIS, moqueur.

Mais allez donc, Eugénie, allez donc !

EUGÉNIE, en sortant.

Mais certainement je vais! Certainement je vais...!

Elle sort par le fond droit. l'abbé, sur le pas de la porte,

A tout à l'heure.

Il sort de droite.

LE BOURGEON 87

SCENE XII

LE MARQUIS, LA COMTESSE, VÉTILLE, puis MAURICE.

VÉTILLE, descendant vers la comtesse.

Tout le monde s'en va...? Mais alors, moi aussi.

LA COMTESSE, se levant.

Quoi? Vous aussi, docteur?

VÉTILLE,

Mais, madame, ma mission est terminée ; pour la décision que vous avez à prendre, c'est affaire de famille, et je n'ai pas voix

au chapitre, (a ce momoment, la porte de Maurice s'ou- vre et l'on voit celui-ci en costume de bain achevant de pas- ser un peignoir que Luc lui tend.) D'aillcurS, Voici

votre fils qui est prêt ; si vous le permettez, en attendant l'heure de mon train, je des- cendrai avec lui, assister à son bain.

LA COMTESSE, regardant son fils qui sort de sa chambre, avec émotion et d'une voix étranglée.

Le pauvre petit !

MAURICE, sortant de sa chambre.

Je vais prendre mon bain, maman.

88 LE BOURGEON

LA. COMTESSE, s'etTorçant de dissimuler son trouble.

Oui, mon enfant, va !... Tiens, M. le doc- teur t'accompagne.

MAURICE.

Ah! c'est bien aimable! Alors, venez doc- teur.

Il fait mine de gagner le hall. VÉTILLE, faisant le même mouvement.

Voilà.

LA. COMTESSE, le voyant s'en aller, brusquement.

Maurice !

MA.URICE, se retournant.

Maman ?

LA. COMTESSE, très émue.

Embrasse-moi, mon enfant, embrasse-moi bien !

MAURICE, allant à elle.

Mais avec joie, maman, (ii l'embrasse, eiie

le mange de baisera.) Qu'cst-CC CJUe VOUS aveZ ? LA COMTESSE, voulant cacher son émotion.

Rien, rien, mon enfant! va! va !

MAURICE, que cette réponse ne satisfait pas.

Ah?

Il adresse au marquis un regard interrogateur. LE MARQUIS, au-dessus et à gaucho de la table.

Hein?... Mais il n'y a rien. Ta mère éprouve le besoin de t'embrasser. C'est très naturel.

LE BOURGEON 89

MAURICE, peu convaincu.

Ah?... oui... (a part.) C'est drôle! (naut à vétille.) Eh bien, docteur, si vous voulez...?

VÉTILLE.

Je vous suis.

LA COMTESSE, le regardant partir.

Pauvre petit !

VÉTILLE.

A tout à l'heure, madame ! Je viendrai vous présenter mes hommages.

LA COMTESSE, remontant.

C'est cela, docteur, à tout à l'heure.

LE MARQUIS, remontant également.

Et merci.

LA GOMTESSa.

Ah ! oui.

VÉTILLE, fait un geste pour dire que cela n en vaut pas la peine, puis :

A tout à l'heure !

Il sort rejoindre Maurice.

90 LE BOURGEON

SCÈNE XIII

LA COMTESSE, LE MARQUIS.

LA. COMTESSE, sur le pas delà porte du salon, les yeux dans la direction prise par son fils.

Et c'est cet enfant-là qu'on voudrait que moi... Oh! non, jamais! jamais!

Elle descend jusqu'à l'extrême gauche. LE MARQUIS, descendant au-dessus du fauteuil droite de la table.

Allons ! Solange...

LA COMTESSE, se retournant vers le marquis.

Hein? Tu triomphes, toi I

LE MARQUIS.

Moi?

LA COMTESSE, s'asseyant sur le tabouret.

Mais en quoi êtes-vous donc faits, vous autres hommes, que tous, jusqu'aux plus purs, vous soyez ainsi assujettis à la tyran- nie de votre chair ?

LE MARQUIS, allant à elle.

Prends garde, ma chère sœur, tu es en train de blasphémer! Songe que c'est le bon Dieu qui a organisé les choses ainsi, pour la perpétuation de son œuvre... Et il

LE BOURGEON 91

a bien fait ! car c'est encore le meilleur moyen d'assurer la conservation de l'espèce.

Il gagne la droite. LA GOMTESSE-

Pauvre petit être si chaste, si pur... dans les bras d'une femme!...

LE MARQUIS.

Ah! dam...!

LA COMTESSE.

Alors sa mère?... sa mère ne lui suffit plus?

LE MARQUIS, avec une bonhomie narquoise.

Oh! Tu ne voudrais pas!

Il remonte vers le fond. LA COMTESSE.

Et il faudrait que j'aille démolir dans son âme, le monument de candeur que j'avais si jalousement édifié, (se dressant.) Oh! non, ça, jamais, jamais.

LR MARQUIS, avec un geste évasif.

Ah!

LA COMTESSE, passant à droite.

Tu t'en chargeras toi,, si tu veux.

LE MARQUIS, s'inclinant.

Merci de la commission.

LA COMTESSE, douloureusement.

Moi, je fermerai les yeux, puisqu'il le faut.

92 LE BOURGEON

LK MARQUIS, allant à elle.

Mais il m'enverra religieusement prome- ner.

LA GOMTKSSE, s'alïalant sur le fauteuil près de la tri- coteuse.

Ah! mon Dieu! mon Dieu!

SCENE XIV

Les Mêmes, IIUGUETTE.

HUGUETTE, accourant et se dirigeant droit vers la baie.

Ma tante, ma tante! Qu'est-ce qui se passe sur la plage? Je vois des gens qui courent en tous sens! et au loin, dans la mer, une personne qui a l'air d'être en- traînée par le courant.

LE MARQUIS, se précipitant sur la terrasse.

Entraînée !

LA GOMTB'SSE, courant à la baie.

Allons bon! Qu'est-ce qui arrive encore?

HUGUETTE *.

Quelque nouvelle victime du raz de ma- rée.

* Le marquis sur la terrasse suivant le drame par lo

LE BOUliGEON 93

LA COMTESSE, avec angoisse.

Ce n'est pas Maurice?

HUGUSTTE.

Xon, Maurice connaît sa plage et ne se risque pas de ce côté-là.

LE MARQUIS, qui interroge l'horizon avec la longue- vue.

On dirait une femme! Je vois sur sa tète comme une marmotte rouge.

HUGUETTE.

La malheureuse!

LE MARQUIS.

Elle lutte éperdument contre le courant.

HUGUETTE.

Et pas une barque, pas un homme pour aller à son secours !

LA COMTESSE.

De tous ces marins, aucun ne sait nager.

LE MARQUIS.

Heureusement qu'elle a l'air de bien sa- voir, elle! Ah! voilà quelqu'un qui s'est mis à l'eau et fait force de bras dans sa direc- tion.

télescope. liuguetle contre le chambranle de la baie, le plus éloigné de la scène. La comtesse de l'autre côté et plus en scène que les autres.

94 LE BOURGEON

LA COMTESSE, poussant un cri de détresse.

Mon Dieu! mais c'est Maurice!

LE MARQUIS et HUGOETTE, tressaillant.

Maurice!

LA COMTESSE.

Oui, oui, je reconnais son maillot.

LE MARQUIS, quittant la longue-vue.

Oui, c'est Maurice!

HUGUETTE, répétant angoissée.

Maurice!

LA COMTESSE.

Mon Dieu! mon Dieu! mon enfant! Mais

il est tou! (courant comme une folle vers le hall.)

Maurice!... Maurice!

LE MARQUIS.

Voyons, Solange, un peu de sang-froid.

LA COMTESSE.

Mais tu ne vois pas que les flots l'entraî- nent! Maurice ! Maurice! (Elle sort, suivie du mar- quis. Arrivée dans le hall.) Luc! LuC ! tOUt le

monde ! Vite ! Venez tous, M. Maurice est en train de se noyer... Maurice! Maurice!

Elle disparaît par le fond suivie du marquis. Hu- guette est restée affalée, sans forces contre le chambranle de la baie. A peine le marquis et la comtesse sont-ils sortis depuis quelques secondes que 1 on voit dans le hall, surgir en trombe, Luc suivi des deux valets de pied ; ils traversent atfolés avec

des « ah ! mon Dieu I quelle catastrophe ! qu'est-ce qui se passe?... vite dépêchons I

LE BOURGEON 95

etc. » et disparaissent par le fond quelques se- condes encore et courant à leur suite, passe Eugénie, trottinant tant qu'elle peut pour les rattraper, en le- vant de grands bras au ciel *. HUGUETTE, qui est restée comme paralj'sêe, les j'eux fixés sur 1 horizon.

J'ai peur! J'ai peur! Oh! qu'il est déjà loin!... Il a presque rejoint la femme! (Les yeux au ciel.) Mon Dieu ! Mon Dicu ! Vous ne laisserez pas se consommer une pareille

catastrophe ! (Tombant à genoux contre la fumeuse dont le dossier lui tient lieu de prie-Dieu.) MoU DlCU ! JC

vous implore à genoux, sauvez Maurice ! Sauvez-le ! Je sais que son vœu le plus ar- dent est de m'amener à vous. Eh bien, je jure de me faire votre servante! mais sau- vez-le, mon Dieu, sauvez-le !

SCENE XV HUGUETTE, L'ABBÉ.

L ABBÉ, accourant très inquiet.

Que se passe-t-il donc ? J'ai entendu crier ; tout le monde courait I

Mettre de 1 air entre ces entrées successives. Une fois le marquis et la comtesse sortis, compter jusqu à 4 ou 5 et faire passer les domestiques ; même temps pour faire passer Eugénie.

96 LE BOURGEON

HUGUETTK, courant à l'abbé.

Ah! monsieur le curé, recevez mon ser- ment! Devant vous je renouvelle le vœu que je viens de faire à Dieu de renoncer au monde et d'entrer au couvent. l'abbé.

Qu'y a-t-il donc? Vous m'effrayez!

HUGUETTE.

Il y a que Maurice est en péril, qu'il va se noyer peut-être.

l'abbé.

Se noyer, Maurice! Et vous ne me dites pas ça tout de suite!...

Il sort rapidement. HUGUETTE, continuant à lui parler bien qu'il ne l'écoute plus.

Ah! sauvez-le, mon père! Ramenez-le!

(Après un temps d'abattement, relevant la tête.) CSt- il '? Je n'ose regarder... (Risquant un regard et avec un cri rauque.) Jc UC Ic Vois pluS... Ah! si,

il a gagné à gauche... On dirait qu'il se rap- proche de la rive... la femme est près de lui... Ah! Seigneur, est-ce possible? Cou- rage, Maurice, courage!... un peu d'effort... Va... va... Il n'y a plus très loin... On di- rait qu'il a pied... Oui... oui... Il soutient la femme qui a l'air épuisé... Il la prend

LE BOURGEON 97

dans ses bras. Sauvés! Ils sont sauvés! Ah! Dieu! soyez Léni! qui avez eu pitié de ma détresse !

Sa phrase s'achève dans une sorte de rire convulsif ; en même temps elle tombe à genoux contre la fu- meuse.

SCÈNE XVI

HUCIUETTE, LUC, Deux Vaj.ets de Pied, LA GLAUDIE, puis L'ABBÉ.

LUC) suivi des deux valets de pied qui portent des peignoirs, des brosses à friction, des bouteilles d'alcool.

Venez! venez vous autres! (au premier vaiet

de chambre tout en ouvrant la porte du fond.) TcneZ,

vous! apprêtez tout par là, chez M, Mau- rice, (a l'autre ouvrant la porte de droite.) VoUS,

dans cette pièce pour la dame, (a La ciaudie qui accourt.) Et toi, La Claudic, des serviettes dans les deux chambres. Vite!

Les deux valets de chambre sont entrés au fur et à mesure des ordres, chacun dans la chambre qu'on lui a indiquée. Au moment la Claudie s'ap- prête à rebrousser chemin, elle s efface pour laisser entrer 1 abbé, puis sort immédiatement, suivie de Luc qui regagne précipitamment le parc, tandis que la Claudie file à droite.

L ABBÉ, accourant.

Ah! mon enfant, remerciez le Trôs-IIaut.

Il a exaucé votre prière.

6

98 LE BOURGEON

HUGUETTE (1), qui s'est relevée à l'entrée des domes- tiques.

Je le sais, muiisieur l'abbé ! Je la fenêtre j'ai suivi tout le drame. Ah! que Dieu soit

béni! (Après un temps, changeant de ton.) YoUS aveZ

reçu mon serment, monsieur l'abbé, je le tiendrai.

l'abbé (2).

Non, mon enfant, non ! Dieu a entendu votre cri de détresse et en a ou pilié, mais jamais il ne fait de sa miséricorde le prix d'un marché. Un vœu prononcé dans de telles circonstances ne saurait être valable : devant lui, et en son nom je vous en re- lève!...

HUGUETTE.

Cependant, monsieur l'abbé...!

l'abbé. Chut! voici du monde.

Il descend un peu à droite.

SCENE XVII

Les Mêmes, hX COMTESSE ..uivie d'EUGÉNIE.

LA COMTESSE, radieuse et cmue allant à l'abbé.

Sauvé! 11 est sauvé! Ah! monsieur l'abbé -

LE BOURGEON 99

l'abbé. Madame la comtesse, le Seigneur était avec vous,

EUGÉNIE, accourant (2) à la suite de la comtesse et s'arrêtant au fond.

0 Jésus! Marie! Sainte Mère de Dieu! Soyez bénie!

Elle se signe. LA. COMTESSE (S), à Huguette (l).

Huguette ! Huguette ! Ton cousin est sauvé !

HUGUETTE, sur un ton sauvage.

Oui!...

Elle sort brusquement par la terrasse. L.\ COMTESSE, la regardant partir.

Petit cœur sec, va !

Elle descend à gauche. l'abbé, descendant à l'extrême droite.

Hé! Sait-on jamais ce qui se passe au fond d'un cœur?

EUGÉNIE, elle descend par la gauche de la table.

Il n'y a qu'à la voir!

L abbé, sur un ton plein de sous- entendus.

Oui, je sais bien !

100 LE BOURGEON

SCENE XVIII

Les Mêmes, LE MARQUIS, suivi de MAURICE

en peignoir, portant dans ses bras ETIENNETTE, en costume de bain et enveloppée d un peignoir elle a une marmotte rouge sur la tête. A leur suite GUE-

RASSIN, VÉTILLE, LUC.

A ce moment grande rumeur, on voit arriver précédé du marquis, Maurice portant Étiennette à moitié évanouie et accompagné des personnages ci-dessus désignés Cette entrée doit durer l'e^^pacé d'un éclair Le Mar- quis s'efface à gauche, pour livrer le chemin à Maurice Luc se précipite, en passant derrière la bergère, pour ouvrir la porte droite, premier plan ; Maurice descend avec Ktiennette et passe devant la bergère pour gagner la chambre Au-dessus du cortège, cavalcadant, tel un Auguste de cirque, Guérassin portant les vêtements d É- tiennette et ne trouvant rien d'autre que de répéter à satiété. « Quel drame, mon Dieu, quel drame ! » Vé- tille suit également A 1 entrée des personnages, la comtesse se précipite au-devant de son fils, ainsi qu'Eu- génie, c'est un vrai brouhaha dan= loquel on distingue ce qui suit, dit en quelque sorte ensemble. Tout le monde parle à la fois, en faisant irruption dans la pièce.

LE MARQUIS.

Tenez, par ici.

MAURICE.

La porte, Luc. la porte!

LE BOURGEON 101

LA COMTESSE.

Ah! mon enfant! quelle imprudence!

MAURICE.

Oui, maman, tout à l'heure.

Luc ouvre la porte de droite. GUÉRASSIN.

Quel drame, mon Dieu! quel drame!

ÉTIENNETTE, reprenant ses sens.

Qu'est-ce qu'il y a eu, donc?

MAURICE.

Rien, rien ! docteur, venez.

VÉTILLE.

Voilà !

GUÉRASSIN.

Quel drame! mon Dieu! quel drame!

Il entre à la suite tout le monde, dans la pièce, premier plan droit.

SCENE XIX

LA COMTESSE, LE MARQUIS, EUGÉNIE, puis LA CLAUDIE.

LA COMTESSE *, qui a accompagné tout le monde jus- qu'à la porte, se laissant tomber dans la bergère.

Ah ! Onfroy ! Onfroy, l'émotion par laquelle je viens de passer.,.!

* Eug. 1, la G. 2, le M, 3.

102 LE BOURGEON

LE MARQUIS, entre la porte et la bergère.

Voyons, ce n'est pas le moment de te lais- ser aller, maintenant que tout est fini.

LA. COMTESSE, voyant la Claudie faire irruption et der- rière elle, se diriger, son paquet de serviettes en mains, vers la chambre de droite, premier plan.

Qu'est-ce que c'est?

LA CLAUDIE, faisant un crochet et venant à gauche du fauteuil voisin de la tricoteuse.

C'est les serviettes.

LA COMTESSE, avec humeur.

Eh bien, dépêchez-vous ! qu'est-ce que vous restez à causer ?

LA CLAUDIE.

Mais c'est madame qui me parle!

LA COMTESSE.

Mais allez donc, voyons !

LA CLAUDIE, pirouettant à la voix de la comtesse.

Oui, madame.

Elle refait le même crochet en sens inverse, et gagne rapidement la chambre de droite. LA COMTESSE.

Dire que j'aurais pu ne jamais le revoir I

EUGÉNIE, tout en gagnant la gauche.

Et tout ça, pour cette demoiselle !

LE MARQUIS, au-dessus de la bergère.

Qu'est-ce que vous voulez, Eugénie? c'est

LE BOURGEON 103

toujours vous qui faites la perte des hom- mes.

EUGÉNIE, humblement, les mains croisées sur la poitrine.

Moi?

LE MARQUIS, s'avançant vers le milieu de la scène.

Votre sexe I

Eugénie hausse les épaules. Le marquis remonte. LA COMTESSE.

Ah! je t'en prie!... Ne plaisante pas... Tu as le cœur aussi sec que ta fille.

Elle se lève. EUGÉNIE.

Et ce n'est pas peu dire !

LE MARQUIS, en appuyant sur le ' oui. »

Oui, Eugénie ! Oui !

SCÈNE XX

Les Mêmes, MAURICE, L'ABBË.

MAURICE, sortant de la chambre et se dirigeant vers la sienne.

Là! Eh bien! maintenant qu'il n'y a plus d'inquiétude à avoir, je vais me rhabiller.

l'abbé, qui le suit.

C'est ya ! Ne prenez pas froid.

104 LE BOURGEON

LA. COMTESSE, qui est remontée, vivement à son fils.

Oh ! vilain enfant ! Tu n'aimes donc pas ta mère, pour lui infliger des transes pa- reilles ?

MAURICE.

Mais maman, il fallait bien!...

LA COMTESSE, entre lui et la porte de sa chambre.

Promets-moi, promets-moi que plus ja- mais...

MAURICE.

Oui, maman! seulement... je vais pren- dre froid.

LE MARQUIS.

Mais oui, laisse-le donc aller...

LA COMTESSE.

Ah! On voit que ce n'est pas ton fils à toi!... (a Maurice.) Va, mou cufaut, va!... (a l'Abbc.) Monsieur l'abbé, accompagnez-le ! Veillez à ce qu'il ne manque de rien,

MAURICE, tout en entrant dans sa chambre dont il laisse la porte ouverte.

Oh ! ce n'est pas la peine.

LA COMTESSE.

Si, si ! Je vous en prie M. l'abbé.

l'abbé. Mais comment donc, madame ! (ii entre

dans la pièce, et parlant à Maurice qu'on ne voit plus,

LE BOURGEON 105

comme ponr l'exhorter, et en se donnant de petites tapes d'une main dans l'autre.) AllonS ! alloDS ! LA COMTESSE, au moment de refermer la porte. Apercevant La Claudia qui sort de droite, avec une par- tie du linge dans les bras.

Eh bien ! voyons, le linge ! le linge de M. Maurice.

LA. CLAUDIE.

Mais j'étais avec la dame noyée.

LA COMTESSE, nerveuse.

Eh! « la dame, la dame »! elle pouvait attendre ; tandis que M. Maurice peut at- traper froid.

LK MARQUIS, avec logique.

Mon Dieu... la dame aussi!

LA COMTESSE, avec un suberbe ôgo'isme.

Oui, <>h ! mais la dame... ! (a la ciaudio.) Eh ! bien courez, voyons.

LA CLAUDIE.

Oui, madame.

Elle entre chez Maurice. EUGÉNIE, apercevant le docteur qui sort de chez Ktien- nette.

Ah! le docteur.

106 LE BOURGEON

SCENE XXI

Les Mêmes, VÉTILLE.

VÉTILLE, remontant dans la direction de la comtesse.

Allons, nous en avons été quittes pour la peur. . . la petite syncope de cette jeune dame n'est que le résultat de l'émotion. Tout va bien.

EUGÉNIE (i), bien pimbêche.

Vraiment, ce n'était pas la peine de ve- nir jeter le trouble dans notre milieu pour si peu de chose !

LE MARQUIS (2), railleur.

Qu'est-ce que vous voulez Eugénie ?. . . cette pauvre dame, elle a fait ce qu'elle a pu.

EUGÉNIE, haussant les épaules avec dédain.

Ah!

VÉTILLE (3), qui a regarde sa montre.

Oh! mais l'heure de mon train approche! Il serait bon de penser au départ.

LA COMTESSE.

Vous avez le temps docteur, (a Eugénie.) Veux-tu voir si le phaëton est attelé?

LE BOURGEON 107

EUGÉXIEj remontant.

J'y vais !

VÉTILLE.

Oh ! madame, ne vous donnez pas la peine!

EUGÉNIE, passant entre le marq^uis et Vétille moitié miel et moitié vinaigre.

Mais comment donc, docteur !

Elle sort. VÉTILLE.

Moi, madame, pendant ce temps, je vais aller prendre congé de votre fils, et voir, ce qui est peu probable, s'il n'a pas besoin de mes services. La vérité c'est que cela me permettra de le féliciter pour son courag'e et son dévouement... car pour ce qui est de sa santé, je suis sans inquiétude... je vous ai dit le seul remède qu'elle réclamait.

(voyant à la physionomie de la comtesse que ce genre de recommandation la met au supplice.) AlloUS, JC SCnS

que je vous fais souffrir; je vais retrouver votre fils.

LA COMTESSE.

Tenez, par ici, docteur.

108 LE BOURGEON

SCENE XXII

LE MARQUIS, LA COMTESSE, puis LA CLAUDIE.

LA COMTESSE, referme la porte et pousse un gos sou- pir; puis remarquant le marquis qui se mord les lèvres d un air narquois.

Ah ! je t'en prie, ne prends pas cet air malin! tu m'agaces.

EKe descend à gauche. LE MARQUIS, de l'air le plus candide.

Moi ?

LA COMTESSf:, allant s'asseoir sur le fauteuil à droite de la table.

C'est vrai : c'est ta faute tout ça! C'est toi qui as sermonné le docteur...

LE MAUQUIS, descendant près d'elle.

Moi!

LA COMTESSE.

Oui! Eh hien, vous aurez heau vous li- guer contre moi ! jamais, tu m'entends, ja- mais !

Le marquis s'incline avec un geste de soumission et va s'asseoir sur le fauteuil près do la tricoteuse. A ce moment la Glaudie sort de la chambre de Maurice.

LE BOURGEON 109

LA COMTESSE, avec anxiété.

Ah! Eh bien? M. Maurice?

LA. GLAUDIE, qui s apprêtait à sortir, descendant auprès de la comtesse.

Oh ! ça va bien!

LA GOMTESSK, respirant. Ah ! tant mieux ! (La Claudie remonte pour sortir, la rappelant.) La Claudie!

LA GLAUDIE, redescendant.

Madame la Comtesse?

LA COMTESSE, après un effort visible.

Non... rien.

LA CLAUDIE.

Ah?

Elle remonte. LA COMTESSE, brusquement. Si !... (T-a Claudie s'arrête. La Comtesse voyant le regard du marquis fixé sur elle, et le sourire moqueur qu'il a sur les lèvres.) Ah ! ne ris paS toi ! (A la Claudie, avec embarras.) Ça... Ça t'eunuie beau- coup de rentrer à l'orphelinat de Kenogan.

LA CLAUDIE, levant de grands bras.

Oh! madame la Comtesse...!

LA COMTESSE, avec des efforts qui lui coûtent.

Eh bien... c'est bien... pour le moment je consens... Nous... nous verrons plus tard... tu resteras au château.

7

110 LE BOURGEON

LA GLAUDIE, avec expansion.

Oh ! merci, madame la Comtesse !

LA COMTESSE, avec humeur, lui coupant son élan.

Ah ! C'est bien... va !... va !... ne m'agace pas.

Elle se lève et gagné la gauche. LA GLAUDIE, interloquée.

Oui, madame la Comtesse.

Elle sort radieuse. LE MARQUIS, une fois la Claudie sortie.

Allons donc ! Tu te ranges au parti de la raison I

LA COMTESSE, pi-otestant.

Moi! moi! qu'est-ce que tu veux dire?

LE MARQUIS, Lieu amicalement.

Allons, voyons ! Crois-tu que je ne lis pas

dans ta pensée ? (se levant et allant vers elle.) PoUF-

quoi ce brusque revirement, si ce n'est parce que tu te dis...

LA COMTESSE, toute honteuse et sur un ton suppliant.

Oh ! tais-toi I tais-toi !

LE MARQUIS.

Ahl tu vois bien que j'ai deviné juste.

LA COMTESSE, s'affalant sur le tabouret.

Ah! les enfants!... les enfants!

LE MARQUIS, derrière elle, lui prenant affectueusement les épaules entre ses deux mains.

Ne te désole donc pas, val... C'est la loi

LE BOURGEON 111

humaine après tout!... Eh bien, pourquoi s'insurger contre elle?. .. Faisons en sorteque Maurice ne vive pas plus longtemps en marge de cette loi !... et pour cela, le mieux est Je laisser parler la nature : entoure ha- bilement Maurice, sans avoir l'air de rien, de jolies femmes, de frimousses aguichan- tes... qu'il en trouve partout et tout le temps !... que diable, il n'y a pas un homme qui n'ait son heure de défaillance et, un jour la tentation sera trop forte...

II gagne la droite. LA COMTESSE, bien simplement.

Je le connais, il se mettra à prier.

LE MARQUIS.

Oh ! alors, zut !

Il remonte. LA COMTESSE.

Et puis enfin, tu es bon ! « Entoure-le, en- toure-le » ! Gomment veux-tu que je m'y prenne ! Je n'en connais pas, moi, des fem- mes I En as-tu toi ?

LE MARQUIS, qui est un peu redescendu sur les paroles de sa sœur.

Moi ? Mais ma pauvre sœur du bon Dieu, il y a longtemps que je suis rangé des voi- tures !

113 LE BOURGEON

LA COMTESSE.

Quoi?

LE MARQUIS.

Expression qui veut dire qu'il y a long'- temps que j'ai enrayé; du jour j'ai cons- taté que j'étais au-dessous de mes ali'aires...! et que je ne faisais plus honneur à ma si- gnature...! Aujourd'hui, je vis dans mes terres de Touraine et ce n'est pas que... (Allant à elle.) La dcmière quc j'ai connue était une nommée Clarisse lloulgate qui avait fait les beaux jours du 16 mai.

LA COMTESSE, avec une lueur d'espoir.

Ah?... Eh bien voilà! Qu'est-ce qu'elle est devenue?

LE MARQUIS.

Dame, elle est devenue. . . vieille ; du moins je le suppose, parce que. avec les femmes, les années, ce n'est pas comme avec les hommes.

LA COMTESSE.

N'importe! Tu pourrais te renseigner! une femme d'un certain âge... elles ont le sentiment maternel plus développé... cette Houlgate me conviendrait très bien.

LE MARQUIS.

Non mais tu es superbe! Ce n'est pas à

LE BOURGEON 113

toi qu'il faut qu'elle convienne! c'est à ton fils.

Il remonte. LA COMTESSE, C'est vrai ! (Avec découragement.) Ail ! mon

Dieu! mon Dieu que le rôle d'une mère est donc difficile !

Elle remonte vers la droite de la table.

SCENE XXIII

Les Mêmes, HEURTIîLOUP, puis VÉTILLE.

HEURTELOUP, accourant, venant du hall côté droit et descendant milieu de la scène.

Qu'est-ce qu'on vient de me dire ? Maurice entraîné par le raz de marée ?...

LA COMTESSE.

Non... non... rassurez-vous.

LE MARQUIS.

C'est fini... C'est fini...

EUGÉNIE} qui est entrée sur les derniers mots de son mari.

Ah ! tu arrives toujours comme les cara- biniers, toi. (a la Comtesse tout on descendant par la

gauche de la table.) La ^■oiture du doctcur est avancée.

114 LE BOURGEON

LE MARQUIS. Ah ? bon ! (Allant ouvrir la porte de Maurice et ap- pelant.) Docteur !

VÉTILLE, paraissant.

Voilà !

LE MARQUIS.

La voiture vous attend.

VÉTILLE.

Ah! parfait! (a la comtesse.) Madame, votre fils est en excellent état.

LA COMTESSE, l'accompagnant jusqu'au hall ainsi que le marquis.

Encore merci docteur.

LE DOCTEUR.

Mais comment donc ! Madame la Comtesse, je vous présente mes respects.

LA COMTESSE.

Au revoir, docteur, et ne nous abandon- nez pas.

LE MARQUIS.

Je vous accompagne.

VÉTILLE. Parfait ! (s'incllnant devant Eugénie et Heurteloup.)

Monsieur ! Madame !

HEURTELOUP et EUGÉNIE.

Au revoir, docteur !

Sortie du marquis et de Vëtillé.

LE BOURGEON 115

SCÈNE XXIV

LA COMTESSE, HEURTELOUP, EUGÉNIE, puis ÉTIENNETTE et GUÉRASSIN.

LA. COMTESSE, au-dessus de la table et tout en mettant un peu d'ordre.

Ah ! je suis tout de même plus rassurée maintenant que j'ai vu le docteur.

HEURTELOUP, à droite du tabouret et devant.

Ça a l'air d'un bon médecin.

EUGÉNIE, à gauche du tabouret et devant.

Tu trouves toi ?... un médecin qui traite par la pornographie!

HEURTELOUP.

Oh!

EUGÉNIE.

Jamais il ne te soignera! tu entends...

HEURTELOUP, avec un soupir de résignation.

Bon!

EUGÉNIE.

Ni moi non plus.

A. ce moment paraît Ktiennetto qui entre timidement suivie de Guérassin. Elle est entièrement rhabillée

116 LE BOURGEON

à 1 exception de son manteau que Guôrassin porte sur le bras.

_2 ( LA COMTESSE.

m| I Madame de Marigny !

= g I EUGÉNIE.

S g g y

""=1 1 L'actrice !

z ? ^ J

W * I HEURTELOUP, à part.

E ( Étiennette !

ÉTIENNETTE, timidement.

Excusez-moi, madame la Comtesse...

LA COMTESSEj qui est toujours au-dessus de la table, descendant vivement entre celle-ci et le roking, et écar- tant Eugénie et Heurteloup pour passer entre eux afin d'aller plus vite à Étiennette.

Vous, vous ! madame ! Mais comment donc ! Mais je vous en prie, mais asseyez-vous... après les émotions que vous venez de tra- verser... !

TOUS, étonnés.

Hein?

ÉTIENNETTE, n'en croyant pas ses oreilles.

Oh! vraiment, madame, je suis confuse!

LA COMTESSEj la faisant asseoir dans la bergère.

Mais, je vous en prie, ne vous excusez pas...

EUGÉNIE, à part, scandalisée. Oll ! (Haut et sèchement iinpérative.) VicnS, HcCtOr I

LE BOURGEON 117

HEURTELOUP.

Moi?

EUGÉNIE.

Oui, toi ; viens!

LA COMTESSE, qui s'est assise dans le fauteuil près de la bergère, à Eugénie.

Tu t'en vas ?

EUGÉNIE, très pincée.

Oui ! nous avons affaire par là.

Elle remonte par la gauche do la table. LA COMTE SSE, en prenant philosophiquemout son parti.

Ah ? bien !

Heurteloup fait signe de la tête à la comtesse que ce n'est pas vrai et suit en époux résigné; ils sortent.

LA COMTESSE, une fois la sortie faite.

Ah ! madame î A quel effroyable danger vous venez d'échapper ! j'en suis encore tout en émoi.

ÉTIENNETTE.

Ah I Madame !

GUÉRASSIN, debout, appuyé à la bergère d'Étiennette.

J'en ai mon déjeuner qui m'est resté là.

ÉTIENNETTE.

Et c'est au courage de monsieur votre fils que je dois... Aussi, avant de partir...

Elle se lève.

118 LE BOURGEON

LA. COMTESSE, la faisant rasseoir.

Eh quoi I vous songez déjà à nous quitter ?

ÉTIENNKTTE.

Mais oui, madame...

LA COMTESSE, avec hésitation.

Ecoutez, madame...! vous... vous auriez désiré louer ce petit pavillon...?

ÉTIENNETTE.

Oh! madame! ne revenons plus sur ce caprice d'un moment dont vous m'avez fait comprendre toute l'outrecuidance.

LA COMTESSE.

Mais du tout madame... j'ai réfléchi et après tout... tout bien pesé... je ne vois pas pourquoi?...

ÉTIENNETTE.

C'est trop aimable madame... mais non !... d'ailleurs, ce n'eût été que pour l'année prochaine, ainsi... !

LA COMTESSE, bien naïvement.

Oh! comme c'est tard!...

ÉTIENNETTE, étonnée.

Tard? pourquoi?

LA GOMTESSIC, id.

Mon fils sera au régiment à ce moment...

ÉTIENNETTE, qui n'y entend pas malice.

Ah! monsieur votre fils sera... ?

LE BOURGEON 119

LA COMTESSE.

Oui, madame! Penser qu'on crée des êtres pour en faire de la chair à canon.. I

ÉTIENNETTE, pousse un soupir approbatif puis après réflexion.

Oh!... en temps de paix.

GUÉRASSIN.

C'est moins dangereux.

LA COMTESSE.

C'est ce qui me console.

ÉTIENNETTE, se levant.

Mais madame, je ne voudrais pas abu- ser... et si avant de partir, vous m'auto- risiez à exprimer ma reconnaissance à monsieur votre fils...

LA COMTESSE.

Mais comment donc ! 11 sera trop heu- reux... 11 doit être prêt ; je vais le chercher.

Elle remonte vers la chambre de son fils. ÉTIENNETTE, suivant la comtesse par une passade ar- rondie.

Comment vous remercier, madame...

LA COMTESSE.

Mais voyons...

Elle sort. Guérassin est passé à gauche au moment Étiennette est remontée.

120 LE BOURGEON

SCENE XXV

Les Mêmes, moins LA COMTESSE.

ÉTIENNETTEj une fois la porte refermée, descendant vivement vers Guérassin (l) et avec transport.

Ah! Guérassin! Guérassin! Ce garçon, depuis qu'il m'a serrée dans ses bras,, de- puis que j'ai éprouvé son étreinte vigou- reuse, tandis qu'il nie disputait aux flots... ! Ah! je ne sais pas, Guérassin!... Jamais je n'ai été serrée comme cela !

GUÉRASSIN, faisant claquer sa main >ur sa cuisse.

Allons, bon!

ÉTIENNETTB.

Vois-tu. en une minute, en une seconde... j'ai senti que celui-là c'était mon homme ! je lui appartenais.

GUÉRASSIN, attestant le ciel.

Elle devient folle!

ÉTIENNETTE,

Guérassin! je n'ai jamais éprouvé cela !

LE BOURGEON 121

SCÈNE XXVI

Les Mêmes, LA GOiMTESSE, puis MAURICE, et L'ABBÉ.

LA. COMTESSE, sortant de la chambre et descendant au- dessus de la bergère.

Voici mon fils, Madame.

KTIENNKTTE, s'élançant à sa rencontre. Ah! Monsieur je... (.Maurice paraît suivi de l'abbé. Il est en tenue de séminariste. Étiennette, ne peut répri- mer un sursaut à cette apparition.) Ah ! GUÉRASSIN, idem. Ah! (Riant sous cape.) Oh!

MAURICE, descendant un peu.

Que je suis heureux, madame, de vous savoir saine et sauve.

ÉTIENNETTE, essayant de dissimuler sa déception et faire bonne contenance.

Et c'est à vous que je le dois... monsieur l'abbé! Ah! comment reconnaîtrai-je ja- mais... !

MAURICE.

C'est le ciel que vous devez remercier, madame; moi. je n'ai été que le bras qui exécute.

122 LE BOURGEON

ÉTIENNETTE.

C'est ég'al. monsieur l'abbé, je ne vous reverrai peut-être jamais, mais je tiens à vous dire que j'emporterai d'ici le souvenir le plus reconnaissant.

MAURICE, très simplement.

Adieu donc, madame, et que Dieu vous protège...

Il descend jusqu'à a gauche du fauteuil qui est près de la tricoteuse, la comtesse est près de lui devant le fauteuil, le curé au-dessus de la tricoteuse. ÉTIENNETTE.

Adieu, monsieur l'abbé !

On s'incline de part et d'autre. Étiennette remonte lentement. MAURICE, brusquement pris d'un étourdissement.

Ah!

Il a porté le bras droit à son front, de la main gau- che il s'est retenu au dossier du fauteuil. TOUS.

Ah!

LA COMTESSE, qui a retenu son fils sur le point de tomber.

Maurice! mon enfant!

MAURICE, se remettant.

Ce n'est rien : un de ces fâcheux verti- ges... C'est passé... merci...

LE BOURGEON 123

LA COMTESSE.

Ah! que tu me donnes de tourments.

MAURICE.

Ce n'est rien. ..(a Étiennette.) Adieu madame.

ÊTIENNETTE, s'incline à nouveau, puis au moment sortir, jette un dernier regard à Maurice ; après quoi, à part, avec un soupir:

Ah! C'est dommage!

Rideau.

ACTE DEUXIEME

V,

ACTE DEUXIÈME

Chez Étiennette. Petit salon très élégant. A gauche premier plan, une cheminée avec sa garni- ture. — Deuxième plan, une porte. Au fond plein milieu porte donnant sur une galerie. A droite, premier plan, une fenêtre-bow-window. Deuxième plan, une porte. Près de la cheminée, côté le plus rapproché de la scène, un petit fauteuil dos au public. De l'autre côté lui faisant vis-à-vis, une bergère. A droite de la bergère, un canapé face au public. Adossée au canapé, une table de même gran- deur. — Sous le canapé, un coussin de pied. Un peu à droite et devant le canapé, à un mètre environ, un siège-tabouret. Près de la grande table et à sa droite, une chaise volante. A droite de la scène, près du boMT-windovv^, un peu au-dessus, un sopha, entouré d'un paravent. Devant le sopha, un peu vers la gauche un siège-tabouret. A gauche du sopha, un fauteuil portatif. Entre le sopha et le fauteuil, une toute petite table à tiroirs. Au fond de chaque côté de la porte un meuble de style. Au fond, dans la galerie, face à la porte, un canapé. Dans l'embra- sure du bow-window, jardinière avec des plantes ver- tes. — Sur la grande table un service à café, une cave à liqueurs et une boîte contenant des cigarettes. A la dernière feuille de gauche du paravent est sus- pendu, amené par un fil, un bouton de sonnerie élec- trique. — Autre bouton électrique à droite de la che- minée. — Lustre de style au plafond.

138 LE BOUHGEON

SCÈNE PREMIERE

ÉTIENNETTE, PAULETTE, GLÉO, GUÉRAS-

SIN, MUSIGNOL, tenue de cheval d'offlcier de dra- gons.

Au lever du rideau, Étiennette, face au public au-dessus la table qui est derrière le canapé, sert le café tout en discutant avec Musignol, Celui-ci, plus bas en scène un peu à droite, est entre Paulette et Guôrassin. Cleo est près d Étiennette. Tout le monde parle à la fois : Guérassin et Paulette essayant de calmer Musignol ; Cleo de convaincre Étiennette. On entend des « allons Étien- nette...! — Mais non, mais non! Musignol voyons! Ah ! laissez-moi...! » etc.

MUSIGNOL, * brusquement à Étiennette.

Voyons, Étiennette, ça n'est pas sérieux! Qu'est-ce que tu as ? Qu'est-ce que je t'ai fait?

ÉTIENNETTE, tout en versant du café.

Mais rien, je te répète! tu ne m'as rien fait. J'en ai assez : j'en ai assez! et voilà tout.

MUSIGNOL.

Ah! non, non. celle-là...!

PAULKTTE, quittant Musignol et gagnant la cheminée.

Oh! ce qu'ils sont embêtants!

* C. 1, Kt. 2, P. :<, M. 4, (i. 3.

LE BOURGEON 129

ÉTIENNETTE, prosentant une tasse à Cleo.

Une tasse de café, Cleo ?

GLÉO, prenant la tasse.

Merci, (a mi-voix.) Pourquoi es-tu dure comme ça avec ce pauvre Musignol?

ÉTIENNETTE, écartant Cleo qui va par la suite s'asseoir dans la bergère près de la cheminée.

Ah! non, je t'en prie, hein? ne te mêle pas. (a Guérassin.) Du café. Guérassin ?

GUKRASSIN, remontant légèrement.

Avec beaucoup du sucre, s'il te plaît?

MUSIGNOL, gagnant sur la droite.

Xon, non, elle est raide, celle-là! (Reve- nant brusquement à Guérassin qui est redescendu n" 4.)

Enfin, qu'est-ce que tout cela veut dire, hein ?... qu'est-ce que tu as fait d'Étiennette pendant mon absence?

GUÉRASSIN, ahuri de cette interpellation.

Moi?...

MUSIGNOL.

Oui, toi! je te l'ai confiée comme à un être de tout repos...

GUÉRASSIN, se vexant.

Ah! bien, dis donc...!

MUSIGNOL.

...je reviens de manœuvres aujourd'hui...

130 LE BOURGEON

ETIENNE TTE, apportant à Guôrassin la tasse qu'elle a préparée pendant ce qui procède.

Mais laisse donc Guérassin tranquille, il n'a rien à voir dans tout ça.

Elle remonte. GUÊRASSINj sa tasse en main gagnant la droite du ca- napé.

Là! C'est clair !

MUSIGNOL.

Pardon : il me doit des comptes!... (s 'as- seyant sur le tabouret à droite de la scène.) CommCnt !

j'accours ici, n'ayant qu'une idée : revoir mon Etiennette; lui apporter toutes les économies d'amour de cinq semaines de cé- libat...

ETIENNETTE, tout en tendant une tasse de café à Pau- lette par-dessus le dossier du canapé. Haussant les épaules.

Ah! laisse-moi donc tranquille.

MUSIGNOL, remontant vers Etiennette.

Oui, de célibat !

Paulette qui était debout, un genou sur le canapé, une fois servie, s assied sur le canapé.

ETIENNETTE, lui coupant la parole.

Du café ?

MUSIGNOL, interloqué.

Hein?... Je veux bien.... (ueprenant.) et au lieu de l'accueil que j'attendais, je trouve

LE BOURGEON 131

une femme de glace, que ma tendresse ex- cède, que mes assiduités insupportent ! qu'est-ce que ça veut dire tout ça ? Pour- quoi ? (a Guérassin en le tirant par la manche, ce qui ren- verse à moitié la tasse de café qu'il tient à la main.)

Pourquoi ?

GUÉRASSIN. Ah! zut! (s'essuyant avec son mouchoir.) MaiS CSt-

ce que je sais, mon ami ?

Musiguol redescend un peu à d;oite. ÉTIEKNETTE.

Non, mais c'est extraordinaire!... enfin est-ce que nous avons contracté un bail pour l'éternité, dis ? Je n'ai pas aliéné ma liberté que je sache? Eh! bien, il me con- vient de la reprendre, je la reprends.

MUSIGNOL, rageur.

Allons donc!... dis donc qu'il y a un homme là-dessous ! il y a un homme!

ÉTIENNETTE, excédée. Oh! (changeant de ton et descendant 4 à gauche de

Musignoi 5.) Tiens, ton café.

MUSIGNOL, boudeur.

Je n'en veux pas !...

ÉTIENNETTE.

A ton aise; qui est-ce qui en veut?

132 LE BOURGEON

MUSIGNOL.

Moi.

Il prend rageusement la tasse.

ÉTIENNETTE, remontant à sa place primitive au-dessus de la table.

Ce n'était pas la peine de dire que tu n'en voulais pas.

PAULETTE.

Ecoutez, mes enfants, vous n'avez pas bientôt fini de v(ms chamailler?

GLÉO.

Mais laisse-le donc. Tout ça c'est des raf- finements d'amoureux : on se dispute et puis, c'est bien meilleur après.

ÉTIENNETTE.

Oh! bien, je t'assure, tu ne me connais pas.

MUSIGNOL. déposant sa tasse vide sur la petite table qui est près du paravent.

Quand une femme subit une transforma- tion pareille, sans raison apparente, c'est qu'il y a un homme !

ÉTIENNETTE, descendant et excédée.

Eh bien, oui, là, il y a un homme ! Es-tu content ?

LE BOURGEON 133

MUSIGNOL, avec un ricanement rageur.

Ah! qu'est-ce que je disais! hein, Gué- rassin ? Qu'est-ce que je disais ?

GUÉRASSIN, gagnant la gauche.

Eh ! bien, mon ami, qu'est-ce que tu veux que j'y fasse ?

Il s'assied en face de Gléo dans le fauteuil, dos au pu- blic, près de la cheminée.

PAULETTE.

Allons, voyons, voyons !

MUSIGNOL.

Je savais bien que si tu étais ainsi chan- gée à mon égard, c'est que tu avais abusé de mon absence pour me tromper.

CLÉO, le rappelant à l'ordre.

Oh! Musignol!...

MUSIGNOL.

Parfaitement!

ÉTIEXNETTE.

Te tromper. Ah! non, mon ami, je ne t'ai pas trompé! Si ce n'était que cela, tu n'aurais constaté aucun changement en moi !

MUSIGNOL.

C'est exquis!

ÉTIENNETTE.

Non, le sentiment qui m'étreint est au-

134 LE BOURGEON

trement élevé, car il m'a entièrement trans- formée. Il m'a donné l'horreur de ma si- tuation, le mépris de la vie que je mène ; qu'est-ce que je suis après tout? une femme entretenue, une cocotte.

GLÉO.

Ah! bien, dis donc, au moins n'en dé- goûte pas les autres.

MUSIGNOL, furieux.

Et quel est-il, l'auteur de ce miracle? le godelureau, le polichinelle... ?

ÉTIENNKTTB, allant prendre la lasse déposée par Mu- signol pour la reporter sur la grande table.

Va, va, insulte-le! Epanche ton dépit im- puissant : tout cela ne changera rien à ce qui est.

MUSIGNOL, écumant.

Étiennette...!

ÈTIENNETTE, se retournant et le toisant.

Quoi?

GUÊRASSIN, se levant.

Allons, voyons, mes enfants, ça n'est pas sérieux!

ÉTLENNETTE, redescendant.

Oh! très sérieux!

LE BOURGEON 135

CLÉO.

Mais non, Étiennette, tu n'en penses pas un mot.

ÉTIENNETTE.

Pourquoi parlerais-je de la sorte si mon parti n'était pas pris? Ai-je l'air d'une femme qui cède à un caprice ou à un mou- vement d'humeur? non, c'est posément, tranquillement, mais bien résolument que je lui dis : « C'est fini, fini nous deux. »

Elle s'assied face au public sur le tabouret de gau- che, tandis que Guôrassin va déposer sa tasse vide sur la table derrière le canapé. MUSIGNOL, pincé et comme un homme qui prend une résolution.

C'est bien, puisqu'il en est ainsi, il ne me reste plus qu'à m'en aller.

ÉTIENNETTE, écartant les bras en signe d'acquiesce- ment.

Eh bien, mon ami... !

MUSIGNOL, après un temps.

Adieu.

GUÉRASSIN, redescendant par la droite la table.

Voyons, Musignol, tu ne vas pas faire cela !

MUSIGNOL.

Oh! si, par exemple!... Oh! sil...

136 LE BOURGEON

PAULETTE, se levant.

Mais non! (Aiunt à Étiennette.) Etiennette. dis-lui un mot aimable!

ÉTIENNETTE.

Moi? je n'ai rien à dire.

GLÉO, se levant.

Allons, voyons, Musignol.

MUSIGNOL.

Non, non, inutile d'essayer de me rete- nir. Maintenant, moi aussi, mon parti est pris!

PAULETTE.

Ah! non. écoutez, mes enfants, vous n'ê- tes pas rig-olos!

Elle va déposer sa tasse sur la petite table près du paravent et redescend à droite.

MUSIGNOL, à Étiennette.

Et puis, tu sais, tu pourras venir me supplier après, ce sera comme si tu flùtais !

ÉTIENNETTE, les jeux au plafoml et avec un calme déconcertant.

Je ne flûterai pas.

MUSIGNOL.

Et quant à ton gigolo...!

ÉTIENNETTE, id.

Ça n'est pas un gigolo!

LE BOURGEON 137

MUSIGNOL.

Ton « tout ce que tu voudras », je te ré- ponds bien que jamais tu ne l'auras.

ÉTIENNETTE5 avec un rictus plein de mélancolie.

Je le sais! Oh! mais n'en tire aucune va- nité, tu n'y seras pour rien!

MUSIGNOL.

Voilà! Vous l'entendez! Non, quand je pense que je lui étais fidèle! que je repous- sais des avances!., car enfin si j'avais voulu en manœuvres, Dieu sait...! Ah! il y en a plus d'une...! Oh! mais maintenant plus souvent que je me gênerai!

ÉTIENNETTE, avec le même calme.

Merci de me dire cela ; car enfin une chose pouvait me faire hésiter; c'était la peur de te faire de la peine, mais maintenant que tu as pris soin de mettre ma conscience en repos.

MUSIGNOL, subitement petit gardon et sur un ton qui dé- ment tout ce qu'il a dit.

Hein?... Oh! mais c'est pas vrai, tu sais! c'est pas vrai !

TOUS, entourant Étiennette.

C'est pas vrai, là! c'est pas vrai.

138 LE BOURGEON

ÉTIENNETTE, écartant tout le monde du geste.

Trop tard, mon ami! ce qui est dit est dit! et puis si ce n'est pas vrai aujourd'hui, ce le sera demain.

MUSIGN'OL.

Oh! non, non, jamais! Étiennette, je t'en prie.

GUÉRASSIN, GLÉO, PAULETTE, intercédant.

Étiennette!...

ÉTIENNETTE, se levant.

Non. mon ami. non. Donnons-nous la main et quittons-nous en bons camarades.

Elle lui tend la main. MUSIGNOL.

Ah! ça, non. par exemple! adieu!

Il remonte. ÉTIENNETTE.

A ton aise !

Elle gagne la cheminée. MUSIGNOL, redescendant.

Jamais, tu m'entends, jamais je ne re- mettrai les pieds ici!

Il remonte à nouveau. ÉTIENNETTE.

Soit !

TOUS.

Ohl

LE BOURGEON 139

MUSIGNOL, qui a été jusqu'à la porte, l'a même ouverte pour sortir, se ravisant au moment de partir, referme la porte, redescend comme pour aller encore dire quelque chose à Étiennette, hésite un instant, puis, ne trouvant rien, avise Guérassin tranquillement adossé contre côté droit du canapé.

Oh! toi, tu sais, je te garde un chien de ma chienne!

Il sort précipitamment, GUKRASSIN.

Ah! mais zut. à la fin! est-ce que j'y suis pour quelque chose?

Il gagné la droite. ÉTIENNETTE, excédée.

Ah! non, maison nette! maison nette! maison nette!

Elle va s'asseoir sur la partie droite du canapé de gauche.

GUÉRASSIN, allant vers Étiennette.

Voyons, Etiennette, ce n'est pas possible ! C'est ton séminariste qui te monte comme ça au cerveau?

ÉTIENNETTE.

Ah! je ne sais ce qui me monte au cer- veau; ce que je sais, c'est que je suis une autre femme et que je romps avec mon passé.

140 LE BOURGEON

PAULETTE, ébahie.

Ah!

Elle va au-dessus de la table derrière le canapé pren- dre et allumer une cigarette. CLEO) s'asseyant près d'Étiennette sur ie canapé.

Mais ma pauvre Étiennette, mais c'est de l'amour!

ÉTIENNETTE.

Eh bien, oui, je l'aime, là! je l'aime!

CLÉO, tout en prenant sans se lever, la cigarette que Paulelle lui passe par-dessus la table.

Eh bien, mon colon I

Elle allume sa cigarette à celle de l'aulette, que cette dernière lui tend également par-dessus la table.

ÉTIENNETTE.

Oh! mais rien de commun avec l'amour tel que nous le concevons : c'est quelque chose de pur, d'idéal...

GUÉRASSIN, sur le même ton qu'Étiennette.

d'éthéré...

ÉTIENNETTE, sur un ton sans réplique.

Mais oui!... (Après un temps.) Oh! ccrtcs, d'a- bord, je l'ai désiré comme un autre homme : matériellement, sensuellement. J'avais comme un besoin de lui, de le voir, de lui dire mon amour. Il est venu; je n'ai pas osé; l'aveu a expiré sur mes lèvres; j'ai

LE BOURGEON 141

compris que j'aimais l'inaccessible; qu'un mot l'éloignerait à jamais. Alors j'ai re- foulé cet amour, je me suis tue pour le g"ar- der, n'ayant plus qu'une terreur c'est qu'il apprît ce que j'avais été, tant je tremblais qu'il me méprisât !... Et je l'ai revu souvent depuis; peu à peu, j'ai subi l'ascendant de sa parole, qui a été pour moi comme une eau lustrale, comme un bain purificateur; aussi, la pensée que j'ai pu le désirer, m'ap- parait aujourd'hui comme une monstruo- sité; si je l'aime, si je l'aime toujours, du moins c'est d'un amour noble, immatériel, quelque chose comme un amour spirituel.

GUÉRASSIN, narquois.

Ah! tu le trouves spirituel!

PAULETTE, qui, pendant tout ce qui procède, est res- tée debout au-dessus de la table, à prendre un petit verre de liqueur.

C'est idiot, on n'aime pas dans le clergé !

Elle va s asseoir dans le fauteuil au-dessus de la che- minée.

GLÉO, à Paulette.

Tu parles!... (a Étiennette.) Qu'cst-cc que tu peux espérer ?

ÉTIENNETTE, vivement et avec conviction.

Oh! rien! je n'(*spore rien!

142 LE BOURGEON

GTJÉRASSIN, s'asseyant en face d'elle sur le tabouret.

Eh ! bien, si tu n'espères rien, ne gâche donc pas ta situation à plaisir. Tu as en Musignol un protecteur sérieux...

É TIEN NETTE, avec indignation se levant et gagnant la droite.

Moi. le tromper avec Musignol! ah! ja- mais!

GUÉRASSIN, dos au public.

Mais tu es superbe!... Ce n'est pas lui que tu tromperais avec Musignol, c'est Mu- signol que...! puisqu'il est le premier occu- pant.

ÉTIENNETTE, debout au milieu de la scène.

Quand je te répète que c'est une méta- morphose qui s'est opérée en moi. Je vais te paraître idiote; si je te disais que je rêve de choses folles : d'entrer dans un couvent, de me consacrer au bien, d'étonner le monde par ma dévotion; puis, de tout cela, d'aller lui faire l'offrande, à lui ! et de lui dire : « voilà votre œuvre ! »

GUÉRASSIN, railleur.

C'est ça! la Magdeleine au vingtième siècle! Mais ça ne se fait plus, ma ché- rie!

LE BOURGEON 143

PAULETTE, se levant et allant à la cheminée.

Et tu t'imagines que tu ne l'aimes plus avec tes sens !

GLÉO.

Mais c'est des loufoqueries de femme amoureuse.

GUÉRASSIN.

Si c'en est! (se levant.) Mais aie donc le courage de t'interroger sincèrement! ce n'est pas Dieu que tu vois en lui ; c'est lui que tu vois en Dieu! Alors inconsciemment tu t'es dit : « la religion, voilà le terrain qui nous rapprochera. »

ÉTIENNETTE.

Ah! tais-toi, tais-toi, tu blasphèmes !

GUÉRASSIN.

C'est possible, mais j'y vois clair !

On sonne. ÉTIENNETTE, tressaillant.

Mon Dieu, on a sonné!., c'est peut-être lui!

Elle court au fond. GLÉO, PAULETTE, ne comprenant pas.

Lui?

Gléo s'est levée. ÉTIENN'ETTEj très agitée allant et venant au fond.

Oui, monsieur l'abbé de Plounidec ; c'est

144 LE BOURGEON

l'heure il vient généralement... Allons, bon I qu'est-ce que j'ai fait de., ?

GLÉO, remontant entre fauteuil et canapé vers Étiennetto.

De quoi?

ÉTIENNETTE, cherchant a droite et à gauche.

Je ne sais pas... c'est de... Je ne sais plus ce que je voulais...

Elle gagne ainsi la cheminée. GUKRASSIN, gouailleur.

Là, là, regarde-la!... Elle valse!

ÉTIENNETTE, furieuse.

Allons voyons toi... !

Tout en parlant, elle écarte Paulotte qui est devant la cheminée, et la gêne pour se regarder dans la glace; rapidement elle arrange sa coiffure en se mirant.

GUÉRASSIN, à qui ce jeu de scène n'a pas échappé.

Eh bien, quoi donc? dans la glace main- tenant?... mais oui, on est très bien : du moment que l'âme est belle...

ÉTIENNETTE.

Ah! te tairas-tu, insupportable plaisant!

Elle remonte dans la direction de la porte du fond.

Lie I30UUGK0N 145

SCENE II

Les Mêmes, ROGER, HEURTELOUP, LA CHÛUTE.

ROGER, paraissant au fond et se rangeant à droite de la porte.

Monsieur et madame Heurteloup !

Pendant ce qui suit il ramasse les tasses qui traînent et les range sur le plateau qu il emporte aussitôt. UEUKTELOUP et LA GHOUTE, passant leurs deux tê- tes dans 1 embrasure de la porte.

Bonjour, les enfants!

ÉTIENNETTE, désappointée.

Vous I

PAULETTE, debout dos au public non loin du tabouret de gauche.

Heurteloup!

GLÉO.

La Choute I

GUÉRASSIN, sur un ton de déception atfecté.

Ah I . . . Ce n'est que vous !

HEURTELOUP, qui est allé embrasser Étiennette puis Gléo, descendant par la gauche vers Paulette et tout en marchant.

Comment : « Ce n'est que nous » ?

n embrasse Paulette. 9

146 LE BOURGEON

LA. GHOUTE, qui est allée embrasser Étiennette et Cleo, descendant vers Paulette par la droite du canapé, ce qui la fait se croiser avec Heurteloup qui va serrer la main à Guérassin.

C'est encore gentil!...

Elle embrasse Pauielte. ÉTIENNETTE, descendant par le milieu de la scène.

Ne faites pas attention : c'est son genre d'esprit.

GUÉRASSIN, avec un geste do désinvolture.

C'est mon genre I

GLÉO, qui est descendue près de la cheminée.

Ahl ça, vous êtes à Paris,, vous autres?

LA GHOUTE et HEUHTELOUP, ensemble et vivement.

Non, non !

GLÉO.

Comment : « non non » ?

HEURTELOUP *, sur un ton dévot.

Je suis actuellement en retraite au mo- nastère de Concarneau, je prépare mon jubilé.

TOUS.

Non?

LA GHOUTE) dévotement, les mains croisées sur la poitrine.

Et moi aussi.

*GI. 1,— Paul 2, —H. 3, la Gh. 4, Et. 5, —G. 6.

LE BOURGEON 147

ÉTIENNETTE.

C'est du joli !

PAULETTE.

Et ta femme a donné là-dedans?

HEUKÏELOUP.

Ma femme, tu parles I... Elle est ici avec la famille à l'occasion de l'entrée de notre neveu au régiment.

GUÉRASSIN.

Oui, oui... le petit séminariste.

ÉTIENNETTE, très simplemeut.

En effet, c'est demain qu'il entre au corps.

HEURTELOUP.

Ahl tu sais?

GUÉRASSIN.

Comment, si elle sait!

HEUTELOUP.

Alors j'ai trouvé ce truc pour me don- ner campo! et surtout, défense de m'écrire, de m'envoyer mes lettres : tout au jubilé! Je suis retiré du monde! Comme ça, c'est un mois de bon! Ohé I Ohé I

Il s assied sur le tabouret de gauche, LA CHOU TE.

Et ce qu'on jubile, ouh, mon Totor !

Elle lui saute sur les épaules.

148 LE BOUllGEON^

HEURTELOUP, gesticulant des épaules pour se dégager de son étreinte.

Allons, voyons! Alil celle-là, quand elle n'est pas sur mon dos, sur mes reins ou sur mes épaules...!

GUÉE.ASSIN, jovialement.

... c'est que tu te retournes.

On rit. LA GHOUTK, quittant lleurteloup et sur un ton scanda- lisé que dément une envie do rire mal dissimulée.

Ah! dis donc, toi! si tu étais convena- ble!

HKURTELOUP, se levant et passant devant la Ghoute pour aller à Éliennette.

Au fait, à propos de convenances, qu'est- ce qu'a donc Musignol? Xous venons de le croiser dans la rue. Je lui ai dit : « Bon- jour, Musignol. » Il m'a répondu : « ... la garde meurt et ne se rend pas. »

LA GHOUTE, un genou sur le tabouret quitté par Heurte- loup.

Gomment, pas du tout. 11 t'a répondu : m...

HEURTELOUP, vivement, lui mettant la main sur la bou- che; et presque crié :

Je sais! (-sur un ton de voix plus pondéré.) MaiS

c'est comme (;a que ça se dit dans les sa- lons...

LE BOURGEON 149

LA CHOU TE, bien naïvement.

Ohl... comme c'est plus longf

On rit. GUÉRASSIN.

Ah! il t'a dit...? Eh bien, ça ne m'étonne pas ! ce pauvre Musignoll campo aussi ; mais lui pas de son propre gré : Étiennette vient de rompre.

LA GHOUTE et HEURT ELOUP.

Non?

GUÉRASSIN.

Et en cinq sec encore I

ÉTIENNETTE, remontant jusqu'à la petite table près du paravent. Avec humeur.

Mais qu'est-ce que ça a d'intéressant?

HEURTELOUP.

Ah! bien, je comprends alors.

GUÉRASSIN, se rapprochant d'Heurteloup.

Et pourquoi, je vous le demande?

ÉTIENNETTK, se précipitant (6) sur Gucrassin (5).

Allons, voyons Guérassin!

GUÉRASSIN, l'écartant du bras gauche.

Si ! si ! il faut qu'ils sachent.

ÉTIENNETTK, essayant de le faire taire en lui mettant la main sur la bouche.

Non !... non I

150 LE BOURGEON

QUÉRASSIN, se débattant contre son étreinte et dominant la voix d'Étiennette qui pendant celte phrase pique autant qu'elle peut des « non !... non !... C'est pas vrai ! »

C'est parce que madame est amoureuse do ton neveu, le jeune Plounidec.

HEURTELOUP, LA GHOUTE, ahuris.

Non?

ÉTIENNETTR, furieuse.

Ce n'est pas vrai !

GUÉRASSIN, GLÉO, PADLETTE.

Si, si... c'est vrai, c'est vrai!...

ÊTIENNETTE, très vexée allant s'asseoir sur le tabou- ret de droite.

Vous êtes stupides!

HEURTELOUP, se tordant.

Maurice? ah! ah! Elle est bien bonne.

LA GHOUTE, se laissant tomber sur le tabouret de gauche.

Le petit séminariste! ah! ah! je me tords.

GUÉRASSIN.

Hein? N'est-ce pas qu'elle est drôle?

GLÉO.

^' Croyez-vous, hein?

^i PAULETTE.

H I

Ah ! la pauvre Etiennette !

Tous les cinq se tordent de rire.

LE BOURGEON 151

ÉTIENNETTE, après les avoir laissé rire un instant en les considérant d un air do profonde pitié.

Non, mais je vous en prie!... voulez-vous que j'appelle les domestiques, le concierge?

GLÉO, un genou sur le tabouret sur lequel la Chouto est elle-même assise.

Oh! bien quoi? du moment qu'il y a do l'amour au fond d'une chose, il y a pas de mal.

ÉTIENNETTE, dépitée.

Je ne vous dis pas ! mais enfin ça ne re- garde que moi.

PAULBTTE.

C'est égal, une soutane, moi. ça me jet- terait un froid.

GLÉO.

Pourquoi ? c'est toujours un homme qui est dedans. Tiens, moi, j'en ai connu un comme ça, qui avait voulu se faire prêtre.

TOUS, étonnés.

Ah!

GLÉO.

C'était un juif!

TOUS.

Quoi?

CLÉO.

Oui. enfin, un prêtre juif.

152 LE BOURGEON

GUÉRASSIN.

Ah ! un ralibin !

GLÉO, affirmative.

C'est (;al... (changeant de ton.) Seulement après, ça ne lui avait plus dit... alors il était entré à la Bourse.

GUÉRASSIN, avec bonne humeur.

Oui!.,, monsieur voulait un temple!

CLÉO.

Eh bien, vous savez, mes enfants, c'était un homme comme tout le monde... à peu de chose près.

GUÉRASSIN, s'inrlinant gouailleur.

Voyez-vous ça !...

CLÉO résumant.

Tout ça, c'est pour dire qu'un homme n'est jamais qu'un homme.

Elle remonte au coin droit du canapé. HEURTELOUP, gagnant le 5, vers Étiennette.

Ahl non, mais c'est égal, Maurice! Ah I ma pauvre Etiennette celui qui le dég-our- dira celui-là !

ÉTIENNKTTIO, sur un ton sans réplique.

Je n'ai pas l'intention de le dég-ourdir.

GUÉRASSIN.

Mais non! c'est ce qu'il y a de superbe :

LE BOURGEON 153

foin do la chair I l'amour psychique! le col- lage hlanc!... Voilà ce qu'elle rêve!

LA GHOUTE

Ah! ben!...

HEURTELOUP.

Mon Dieu ! à ce compte-Li... on peut s'en- tendre... Mais autrement! ah! la la ! Mais tenez, voilà Maurice soldat; je parie qu'il sortira du rég-iment aussi novice qu'il y en- tre. Il le quittera gradé... et vierge.

LA. CHOUTE, avec une conviction comique.

Sortir vierge d'un régiment! olil... moi je pourrais pas !

GUÉRASSIN, moqueur.

Tiens, l'autre!

On rit. HEURTELOUP.

Assez, la Choute! je suis là.

On sonne. ÉTIENNETTE, se dressant tout d'une pièce.

On a sonné !

vivement, elle court vers la porte. Dans son mouve- ment précipité, elle a été donner contre Heurteloup qui lui barre le chemin, le dos tourné; elle le fait pivoter et gagne le fond, en proie à la même agita- tion que précédemment.

154 LE BOURGEON

GUÉRASSIN.

Tenez I regarJez-la! le boston qui re- commence.

ÉTIENNETTE, au fond.

Eh bien, quoi? je no peux plus bouger ? c'est extraordinaire, ma parole !

Heurteloup va s asseoir sur le tabouret de droite.

SCENE III

Les Mêmes, ROGER.

ROGER, au fond.

Madame, c'est monsieur l'abbé de Plou- nidec.

ÉTIENN'ETTE, très agitée.

Mon Dieu, c'est lui... c'est lui !... (a Roger.) est-il? Vous l'avez fait entrer par ?

ROGER.

Oui, madame, dans le petit salon.

ÉTIENNETTE.

Bon, tout de suite! Je vous sonnerai!

(sortie de Roger. Étiennette descend en passant devant Gléo, jusqu'à la Ghoute Gléo, aussitôt ce mouvement, des- cend à droite d'Ktiennette. Pendant ce qui suit Guêras-

LE BOURGEON 155

sin gagne la cheminée par le fond de la scène.) MeS Gn-

fants, vous êtes très gentils, mais vous allez vous en aller.

TOUTES, se levant.

Oh!

PAULETTE.

Comment, juste au moment...?

ÉTIEN NETTE.

Oui, oui, juste au moment.

GLÉO.

Oh! laisse-nous le voir...

ÉTIENNETTB.

A vous !

TOUTES TROIS, l'entourant.

Oh ! oui ! oh ! oui !

HEURTELOUP, se levant vivement.

Mais non, mais non, mais pas du tout! Je notions pas à le voir, moi! merci! et mon monastère... ! Ah ! non !

LA GHOUTE, qui est devant Ktiennette et dos au public, se tournant pour se rapprocher d Heurteloup.

Eh bien, tu iras faire un somme sur la chaise-longue d'Etiennetto. Justement tu n'as pas fermé l'œil entre Concarneau et Paris.

156 LE BOURGEON

HEURTELODP.

A qui la faute ?

LA GHOUTE.

Je ne te dis pas ! Eh bien, voilà l'occasion

de te refaire, (a Ktlennette, se rapprochant du groupe et sans transition.) OU ! montrC-lc nOUS. GLÉO et PAULETTE.

Montre-nous le.

LA GHOUTE.

Montre le nous le.

ÉTIENNETTE.

Mais non, voyons ! En voilà une idée ! Ce n'est pas une bête curieuse !

TOUTES.

Oh ! pourquoi ? pourquoi ?

ÉTIENNETTE.

Mais parce que! Parce qu'il y a une question de bienséance, de délicatesse!... vous présenter à monsieur l'abbé, vous I

PAULETTE, dégageant, en descendant avant-scône gauche.

Ah! mais dis donc, tu es encore aimable!

GLÉO, dégageant vers la droite.

Du moment qu'il vient chez toi, il peut nous voir !

LE BOURGEON 157

LA CHOUTE, qui a dégagé en même temps que Cleo de sorte qu'elles conservent respectivement le même numéro.

D'autant qu'on a des usages...

GDÉRASSINj adossé à la cheminée.

Si on en a !...

ÉTIENNETTE.

Oui, je ne vous dis pas; mais...

PAULETTE, par dessus l'épaule et sur un ton pincé, tout en gagnant au-dessus de la table par la gauche de la scène.

Mais avoue donc la vérité I Après le por- trait dithyrambique que tu nous as fait de ton petit ecclésiastique, tu as peur que nous ayons une déception.

ÉTIENNETTE, indignée.

Oh!

GLÉO.

C'est vrai ce que dit Paulette! Il est peut- être très toc, ton séminariste.

LA CHOUTE, surenchérissant.

Très moche!

ÉTIENNETTE, indignée.

Toc ! monsieur l'abbé I Ah bien, par exem- ple!...

Elle va à la cheminée comme pour sonner. PAULETTE, de l'air le plus détaché, tout en se dirigeant vers la porte du fond comme une personne qui se dis- pose à s en aller.

Allons, au revoir.

158 LE BOURGEON

LES DEUX AUTRES, entrant dans le jeu de Paulette.

Au revoir.

Elles remontent. ÉTIENNETTE, s élançant plus vite que les trois femmes entre elles et la porte.

Hein?... du tout, du tout, vous allez me faire le plaisir de rester là.

TOUTES, se faisant prie;-.

Mais non, mais non !

CLÉO.

Tu nous as fait comprendre que nous étions de trop.

ÉTIENNETTE, voulant parler.

j\on, pardon...

LA GHOUTE. lui coupant la parole.

Nous ne voulons pas être indiscrètes.

ÉTIENNETTE.

Oui, eh ! bien, vous vous en irez tout à l'heure si vous voulez, mais pas avant d'a- voir vu monsieur l'abbé.

TOUTES, sans conviction.

Mais non! mais non !

ÉTIENNETTE, sur un ton impératif.

Ah!... je le veux. (Les trois femmes descendent de l'air détaché de personnes qui veulent bien faire la concession qu'on leur demande, _Étiennette va sonner n la

LE BOURGEON 159

cheminée.) Toc, moD séminariste! Ah! ben, je vous ferai voir, moi, s'il est toc !

PAULETTE.

Soit ! C'est bien pour t'être agréable !

Elle descend jusqu'au coin droit du canapé. GLÊO, LA GHOUTEj descendant vers la droite.

Oh ! oui !

QUÉRASSIN, adossé à la cheminée. A part.

Comme les femmes connaissent le cœur humain !

SCÈNE IV Les Mêmes, ROGER, puis MAURICE.

ROGER.

Madame a sonné ?

ÉTIENNETTE, du coin de la cheminée.

Introduisez monsieur l'abbé.

HEURTELOUP *, qui s'était assis pendant cette scène sur le sopha de droite, se levant vivement et saisissant au passage son chapeau qu'il avait déposé lors de son entrée sur la petite table près du paravent.

Eh! là, attendez! attendez! que je m'éva- pore!

G. 1, à la cheminée, Et. 2, au-dessus de la chemi- née, — P. 3, au coin droit du carapé, Gl. 4 et la Gh. 5, H, 6, sur le sopha.

160 LE BOURGEON

LA GIIOUTE.

Bon, va!

HEURTELOUP, à la Choute.

Quand Maurice s'en ira, tu viendras me prévenir.

LA CHOUTE.

Entendu !

HEURTELODP» sur le pas de la porte de droite, à Ro- ger sur le seuil de celle du fond.

Vous pouvez introduire.

Il sort. ÉTIENNKTTE. C est ça. (sortie de Roger. Descendant légèrement vers les trois femmes.) Et VOUS, je VOUS en prie,

observez-vous surtout... de la tenue... son- gez que vous n'avez pas affaire à un gigolo. . .

TOUTES, sur le ton ennuyé dont on accueille une recom- mandation superflue.

Mais oui, mais oui !

ÉTIENNETTE.

Que monsieur l'abbé ignore tout de moi ; que s'il se doutait jamais... !

PAULETTE.

Allons, voyons, tout de môme, il ne s'i- magine pas être chez une chanoinesse !

RUo passe à droite. ÉTIENNETTE.

Il ne s'imagine rien du tout! son esprit

LE BOURGEON 161

ig-norc tellemont le mal qu'il ne lui arrive même pas de le soupçonner.

G LÉO, un peu vexée.

« Le mal, le mail... » Tu es toujours à parler du mail vraiment, de quoi avons- nous l'air ? C'est vrai, ça !

ÉTIENNETTE.

Allons, voyons, Cleo, tune vas pas...! (sans

transition, en voyant entrer Maurice introduit par Roger lemontant vivement entre la cheminée et la table, pour s'élancer à sa rencontre.) Ah ! mOUsieur l'abbé...

quel plaisir de vous voir !...

MAURICE, s'arrêtant, un peu interdit.

Oh! madame, vous avez du monde; si j'avais su!... vraiment, je suis indiscret!

ÉTIENNETTE.

Indiscret, vous, monsieur l'abbé !

PAULETTE, remontant légèrement vers Maurice.

C'est nous qui sommes indiscrètes, mais nous n'avons pas voulu nous en aller, mon- sieur l'abbé.

En ce disant elle esquisse une révérence. CI.ÉO, même jeu que Paulette.

Nous avions un si grand désir de vous connaître, monsieur l'abbé I

Elle fait la révérence.

162 LE BOURGEON

LA GHOUTE, même jeu.

Xotre amie Etiennette nous a fait un tel élog-e de vous, monsieur l'abbé 1

Révérence,

MAURICE, qui est descendu peu à peu en scène suivi d Etiennette.

Oh ! mesdames.

GUÉRASSrx, de la cheminée.

Voilà un accueil qui doit rassurer vos scrupules, monsieur l'abbé.

MAURICE, allant serrer la main à Guérassin.

On n'est pas plus aimable que ces dames. Votre serviteur, monsieur Guérassin !

GUÉRASSIN, gaîment avec une courbette comique.

Mais... nous en sommes un autre, mon- sieur l'abbé.

ETIENNETTE *, présentant.

Mesdames Paulette de Vermandois et Cleo de... de Montespan.

Les deux femmes font une profonde révérence. MAURICE, s'inclinant, et galamment.

Ah ! mesdames voilà des noms qui appar- tiennent à l'histoire.

* G. 1, à la cheminée, M. 2, Et. 3, la Ch. 4, un peu au-dessus des autres, Cl. 5, P. 6.

LE BOURGEON 163

GUÉRASSIN, à part.

Ils n'appartiennent même qu'à elle.

ÉTIENNETTE. Et... (voyant la Choute un peu remontée, lui faisant de la tête signe d'avancer.) une pPtitC amie à

nous. Simonne Clovisse; dans l'intimité « La Choute ».

MAURICE.

De mieux en mieux, un nom de roi, main- tenant.

LA CHOUTE, bien espiègle.

Quoi? « La Choute? »

MAURICE.

Non, Clovis.

LA CHOUTE.

Oh! de mollusque plutôt : ça s'écrit deux S-E.

MAURICE, un peu interloqué.

Ah?... Ah?

LA CHOUTE.

On n'est pas ambitieuse!

ÉTIENNETTE.

Et maintenant, mes amies, vous le con- naissez, mon sauveur ; celui à qui je dois d'être près de vous en ce moment.

MAURICE, modestement.

Oh t madame !

164 LE BOUHGKOX

PAULETTE.

Oui, oli! Etiennette nous a dit! vous avez montré un courage I

MAURICE, protestant.

Oh!

CLÉO.

Si, si ! il paraît que vous avez été sublime.

ETIENNETTE, avec admiration.

S'il a été sublime !

Elle remonte légèrement jusqn an coin droit du canapé. LA CHOUTE.

Que vous avez affronté les courants les plus dangereux.

MAURICE.

Mais non. mais non I quelle exagération ! j'avais un bain à prendre, je l'ai pris ; voilà tout!

TOUTES, se pâmant.

Ah!

PAULETTE.

Quelle simplicité dans le dévouement!

LA CHOUTE

C'est un héros !

CLÉO et PAULETTK.

Un iiéros !

ETIENNE rTIÎ, conlirmnnt l 'expro-^sion.

Un héros.

LE BOURGEON 165

MAURICE, tout confus.

Mais je vous en prie, mesdames, je vous en priel

LA. CHOUTE, bas aux deux femmes, avec orgueil.

Et dire que c'est mon cousin par alliance !

MAUUIGE.

D'ailleurs je n'étais pas seul ; et M. Gué- rassin ici présent...

GUÉRASSIN, bien modeste.

Oh! moi... sur le rivage!

ÉTIENNETTE.

Oui, demandez-lui donc s'il se serait mis à l'eau, lui, pour me sauver, (.v cuérassin.) Car enfin, pourquoi ? pourquoi ne t'es-tu pas mis à l'eau?

GUÉRASSIN, très bon enfant.

J' sais pas nager.

ÉTIENNETTE.

En voilà une raison !

MAURICE? avec un sourire d indulgence.

Oh! si madame, c'en est une. Et puis en- fin il faut être juste : sans monsieur Gué- rassin qui m'a signalé le danger que vous couriez, je ne me serais certainement pas aperçu...

166 LE BOURGEON

GUiLrASSIN, saisissant la balle au bond.

Ah! je ne suis pas fâché!... car enfin, c'est moi, le monsieur qui courait en tous sens en criant: « Au secours au secours! il y a une femme qui se noie ».

LA G HOU TE.

Eh ! hen quoi ! C'est pas sorcier !

GUKRASSIN.

C'est pas sorcier ; mais fallait y penser.

KTIENXETTE, brusquement.

Oh! Mais je vous en prie, monsieur l'abbé, vous restez debout !

Tout en parlant elle a gagné jusqu'à la bergère près do la cheminée, en faisant le tour au-dessus de la table. ^ I PAULETTE, ailant chercher le tabouret de droite et = I le rapportant.

C'est vrai, un siège pour monsieur l'abbé.

LA GHOUTE, allant chercher la chaise à droite de la table.

Tenez, monsieur l'abbé, prenez donc l.icette chaise.

G LÉO, qui est allée prendre le fauteuil près du paravent.

Non, ce fauteuil plutôt, monsieur l'abbé ! vous serez mieux.

Toutes trois rangées en demi-cercle lui présentent cha- cune son lueublc qu'elles ticiaenl à hauteur de poitriac.

LE BOURGEON 1G7

ÉTIEXNETTE, agaoeje de tant de zèle de leur part, sur un ton un peu sec.

Laissez donc! laissez donc!... (sur un ton plus

impératif.) LaisSOZ I

LKS XaOIS FEMMES, interloquées.

Ah?

ÉÏIENNETTE, sur un ton plus doux, et tout en avançant la bergère avec l'aide de Uuérassin.

Voici le fauteuil qu'atiectionne JNI. l'abbé! Je commence à connaître ses goûts!

Les femmes toutes déconfites ont été remettre les meu- bles à leur place primitive. Guérassin qui est resté au-dessus de la bergère après 1 avoir avancée, re- monte au-dessus de la table. Étiennette descend au fauteuil face à la bergère de Maurice et s'assied.

MAURICE;, assis.

Oh ! vraiment, mesdames, je suis confus !

PAULETTE, revenant vivement.

Mais comment donc M. l'abbé.

GLÉO, id.

j I Mais c'est bien le moins M. l'abbé.

W\ LA GHOUTE, id.

1/3 1

H j Oh I M. l'abbé nous sommes trop heu- reuses.

l'abbé. Oh! mesdames...

168 LE BOURGEON

LA GHOUTE,

Vous êtes bien, Monsieur l'abbé?

MAURICE.

Mais, comment donc...

PAULETTE, près du canapé au-dessus de Cleo.

Vous ne désirez pas un tabouret ?

MAURICE.

Madame I je vous en prie.

CLÉO, se précipitant et presque à genoux pour ramasser le coussin qui est sous le canapé.

Ou ce coussin sous vos pieds ?

MAURICE.

Mais non, mais non!... oh! vraiment, mesdames... I

Ces trois répliques des trois femmes tant elles sont empressées, doivent arriver l'une sur l'autre sans attendre les réponses de Maurice qui doivent être piquées dans le dialogue. Cleo, au refus de Mau- rice, a remis le coussin sous le canapé. ÉTIENNETTE.

Vous ne direz pas qu'on n'est pas heureux de vous gâter, monsieur l'abbé.

MAURICE.

Oh! madame, je ne sais comment remer- cier; je suis confus !

Les trois femmes se sont assises, la Ghoute sur le ta- bouret de gauche, Gléo et Paulette sur le canapé, la première à gauche, la seconde à droite.

LE BOURGEON 169

GUÉRA.SSIN, qui est descendu à droite du canapé.

Le fait est qu'il y a long-temps que je viens ici; jamais on n'en a fait le quart pour moi.

PAULETTE.

Oh ! ben, tiens, toi I

LA GHOUÏE.

Tu n'es pas ecclésiastique, toi !

GUÉRASSIN, s'inclinant devant l'argument.

Xon!... <;a c'est vrai!

G LÉO, très femme du monde, à Maurice.

C'est si rarement qu'il nous est donné de converser avec un fils de l'Eglise...

GUÉRASSIN, à part.

Ouh! là!

PAULETTE, sur le même ton que Gléo.

Que c'est une joie pour nous, M. l'abbé.

MAURICE, tout eu s'inclinant légèrement.

Vraiment ?

LA GHOUTE, avec beaucoup de tenue.

Il y a des moments on en a jusque des laïques.

PAULETTE, les yeux au ciel.

Ah! la religion!

MAURICE.

Vous l'aimez?

GLÉO, lyrique.

Ah ! oui ! . . . la messe, la messe surtout ! . . .

10

170 LE BOURGEON

PA.ULETTK, sur le même ton lyrique.

En musique !

LA CHOUTE, id.

Celle (le onze heures... à la Madeleine.

PAULETTE, id.

C'est la plus eliic !

GLÈO. avec une légère moue. Oui... (Changeant de ton.) Eli! bien, nOU!...

non moi, celle qui me touche davantage, (s'agrippant le cœur.) ccllc qui me prend : ce n'est pas cette messe mondaine, élégante, et qui ressemble à un spectacle; non : (senti- mentale.) c'est la messe toute simple, dans une pauvre église de village.

MAURICE.

Combien vous êtes dans le vrai.

PAULETTE et LA GHOUTE, vivement, ne voulant pas ètiC en reste.

Oh! mais nous aussi! nous aussi!

GUÉUASSIX, à part.

Tiens, parbleu!

GLÉO.

Est-ce l'humilité du saint lieu? est-ce le recueillement qui y règne? je ne sais pas; mais c'est plus fort que moi : mon cœur se gonfle, ma gorge se contracte... je pleure... comme un veau.

LE BOURGEON 171

GUÉRASSIN, avec une commisération jouée.

Oh ! pauvre Cleo ! (Entre chair et cuir.) le re- tour à la nature !

MAURICE.

Ah ! mesdames, cela réchauffe le cœur de vous entendre parler de la sorte! je vois que vous êtes de ferventes chrétiennes.

PAULETTE et GLÉO.

Si nous le sommes!

LA GHOUTE^ sentimentale et les yeux au ciel.

Et comment?

MAURICE.

Ohl ça ne m'étonne pas d'ailleurs... Dans un milieu comme celui-ci !...

ÉTIENXETTS, s'inclinant, triï's touchée.

Oh ! monsieur l'abbé!

MAURICE.

Ah! mesdames... je ne sais pas si vous avez des enfants...?

TOUTES TROIS, sursautant instinctivement.

Hein^

GLÉO, ne pouvant réprimer ce cri du cœur.

Ah ! non, alors !

LA CHOUTE, inconsidérément.

On fait attention.

MAURICE, bien naïvement.

A quoi ?

172 LE BOURGKON

LA GHOUTE, interloquée.

Hein? Comment?... mais à... à...

GLÊO, vivement.

Aux commandements !

LA GHOUTE et PAULETTE, vivement.

Voilà! oui, voilà I

ÉTIENNETTE, vivement.

Ohl... Ces demoiselles ne sont pas ma- riées?

TOUTES.

Euh! Non !... non... nous ne... non.

MAURIGK, au comble de la confusion.

Oh!... oh! je suis confus...! vous êtes en- core jeunes filles.

TOUTES, ne sachant que répondre.

Hein? Oli!... euh...!

LA GHOUTE, ne trouvant pas de meilleure explication.

Nous... nous ne sommes pas mariées.

GLÉO et PAULETTE.

Nous ne sommes pas mariées.

GUÉRASSI.V^ avec un sérieux comique.

Elles ne sont pas mariées !

MAURICE, ne sachant comment s'excuser.

Oh! mesdemoiselles et moi qui vous tiens des propos...! (Brusquement.) Je ne vous ai pas choquées ?

LK BOURGEON 173

TOUTKS.

Du touti Du tout!

GUÉRASSIN, comme procôdemment.

Du tout ! Du tout !

SCENE V

Les Mêmes, ROGER

Roper paraît au foml tenant un plateau sur lequel est un papier plié en deux et va directement à la Ghoiite.

ÉTIENNETTE.

Qu'est-co que c'est, Roger?

ROGER, présentant le papier à la Ghoute.

Un mot pour madame.

LA GHOUTE, étonnée.

Pour moi?

MAURICE, corrigeant malicieusement.

Pour mademoiselle.

ROGER, conciliant.

Pour mademoiselle.

LA GHOUTE. Vous permettez ? (se levant et descendant un peu à

droite pour lire.) « Est-co qu'il y en a encore

pour longtemps ? » (sur no ton moitié lassé moitié

rieur.) Oh ! (Lisant.) (( Jc m'embête par ! viens

10.

174 LE BOURGEON

un peu : on rira!... » (a part en riant.) quelle brute ! (Haut, à Roger.) C'est bicn ! dites que je viens ! (Roger sort. A Maurice.) Je VOUS de- mande pardon, monsieur l'abbé, c'est une personne qui est là; qui a... à m'entretenir.

GUÉRASSIN, à part.

« A l'entretenir » ! c'est un rien!

MAURICE, se levant.

Mais, mademoiselle, je vous en prie...! Ah! seulement je vous demanderai la per- mission de vous présenter mes adieux.

LA GHOUTE.

Ohl mais je reviens.

MAURICE.

C'est que moi je suis obligé de partir.

TOUTES, se levant.

Oh! déjà?... déjà ?

MAURICE.

Hélas, oui mesdames. Je n'étais venu que pour prier madame de Marigny de m'excu- ser si je suis forcé de renoncer pour au- jourd'hui à notre conférence quotidienne.

ÉTIENNETTE.

Ohl vraiment?

MAURICE.

C'est demain que je rentre à la caserne,

LE BOURGEON 175

et nous sommes convoqués pour aujourd'hui avant six heures à la Place.

TOUTES, désappointées.

Oh!

LA GHOUTE, enfant gâtée.

Oh ! qu'ils sont ennuyeux à la Place ! Vous ne pouvez pas y aller un autre jour?

MAURICE, avec un geste désolé tout en souriant de 1 innocence de sa question.

Impossible! Avec les choses militaires...!

LA GHOUTE.

En disant que vous étiez avec nous 1

MAURICE, id.

Même en disant ça.

LA CHOUTE, sur un ton de regret, à Maurice qui sur ces dernières répliques a gagné le milieu de la scène.

Allons ! Puisqu'il en est ainsi, au revoir monsieur l'abbé, et, j'espère, à bientôt.

MAURICE *.

Mais je l'espère aussi.

LA CHOUTE, après avoii- fait une révérence à Maurice. sur un ton déluré.

A tout à l'heure, vous autres.

Elle sort.

Kt. 1, près de la cheminée, Cl. 2, Paul 3, M. k, (j. 5, un peu au-dessus, la Ch. 6.

176 LE nOURGKON

MAURICE, qui, sur la sortie de la Choute, est remonté.

Charmante jeune fille!... (a cuérassin qui est à sa gauche.) et qucUe natuFC supérieure!...

GUÉRASSIN, avec une admiration jouée.

Ah!

Roger entre du fond, avec une carte sur un plateau; il va vers Étiennette près de la cheminée, en descen- dant par la gauche de la table. ÉTIENNETTE.

Qu'est-ce encore?

ROGER.

Madame, c'est une dame, accompagnée de... de sa femme de chambre, qui demande à être reçue en particulier.

ÉTIENNETTE, ennuyée.

Allons, bon! quoi ? quelle dame ?

ROGER.

Voici sa carte.

Il présente le plateau à Étiennette. ÉTIENNETTE, prenant la carte et lisant.

Comtesse de Plounidec... !

MAURICE.

Maman !

TOUS.

Hein ?

ÉTIENNETTE, allant (3) à Maurice.

Madame votre mère ! Madame votre mère chez moi... ?

LK BOURGEON 177

MAURIGIî.

Pourquoi? Qu'est-ce que ça signifie?

ÉTIENNETTE.

Je ne sais pas... Pourvu que ce ne soit pas pour... t

MAUHIGE.

Pour quoi ?

ÉTIENNËTTE.

Hein? non, rien!... (a Roger.) Vous n'avez rien remarqué dans l'air de cette dame?...

ROGER, ail dessus de la table.

Dans son air?... non.

11 remoDte près de la porte. MAURICE.

Il faut vraiinoiit quelque raison majeure pour que ma mère vienne ainsi vous de- mander un entretien particulier.

ÉTIENNËTTE, troublée.

Oui, évidemment.

MAURICE.

Ah! je voudrais l)ion savoir...

ÉTIENNËTTE.

Ecoutez, monsieur l'abbé, cet entretien

ne saurait être long"; (rinliquant la porte de gauche.)

voulez-vous attendre par avec ces dames

et (jUeraSSin. (a (iuô;assin,qui est au-dessus de la ta-

178 LE BOURGEON

ble. causant avec Clôo et Paulette, l'invitant à indiquer le

chemin.) Guérassin !

GUf;RASSIN.

Entendu !

Il remonte et pendant ce qui suit, tout en bavardant avec Paulette et Gléo passe dans la pièce de gauche dont la porte reste ouverte.

ÉTIENXETTE.

Aussitôt madame votre mère partie je viendrai vous donner l'explication.

MAURICE.

Attendre, cela me mettrait bien en re- tard ! d'autant qu'il faut que je passe encore chez moi avant d'aller à la Place ; (Tout en

marchant avec Ktiennette dans la direction de la porte de

gauche.) mais voici ce que je puis faire : de chez moi, c'est sur mon chemin avant la Place, je remonte ici savoir...

ÉTIENNETTE.

Eh! bien, c'est ça! Tenez passons par là.

(A Roger, avant do sortir.) Ct VOUS, iutroduisCZ

ces dames.

ROGER.

La bonne aussi?

ÉTIENNETTE.

Hein?

LE BOURGEON 179

ROGER.

La bonne ?

KTIENNETTE.

Oui... non... comme le désirera madame la comtesse, (a Mamice.) Allons I

MAURICE.

Mon Dieu ! pourvu que cela no soit pas quelque contrariété!

Ils sortent.

SCENE VI

RUGEU, puis L.\ COMTESSE, EUGÉNIE, un en-

tout-cas à la main et un réticule suspendu au poignet.

ROGERj allant ouvrir au fond et se rangeant côté gauche de la porte.

Si madame la comtesse veut entrer.

(Tandis que la comtesse entre et descend à droite, à Eu- génie qui s attarde dans le vestibule à regarder autour d'elle sur un ton amical ot un peu protecteur.) tiU-

trez!... entrez, ma fille!

EUGÉNIE, sur le seuil de la porte.

« Ma fille » ! Eh bien, dites donc, malo- tru ?

Elle gagne la gauche au-dessus de la table. ROGER} sans s'émouvoir.

Pardon!... (uectiâaut.) Mademoiselle...

180 LE BOURGEON

EUGÉNIE, rectifiant.

Madame.

ROGER, conciliant.

Madame, (a la comtesse.) Madame prie ma- dame la comtesse de l'attendre un instant.

LA COMTESSE.

Merci.

Roger sort. EUGÉNIE, maugréant. « Ma fille! » (a la comtesse, tout en descendant entre la chemiaée et la table.) Tu Vois CC qUC l'oil

gagne à aller chez ces dames ; ce valet m'a prise pour une cocotte.

LA COMTESSE.

Mais non ! pour une g-ouvernante, tout au plus ! tu as une tenue tellement sévère.

EUGÉNI[<:, devant le tabouret de gauche.

J'ai la tenue d'une femme honnête.

LA COMTESSE.

Merci pour moi.

EUGÉNIE.

Ecoute, Solang-c! il en est encore temps! Notre place n'est pas ici ! Allons nous en !

LA COMTESSE, froidement décidée.

Non, ma chère! non 1 inutile I

LE BOURGEON 181

EUGÉNIE.

Mais c'est fou, voyons ! toi, la femme ri- gide, la femme de toutes les vertus, aller composer avec une courtisane ! Et pour quel motif!

LA COMTESSE.

Inutile je te dis, ma décision est prise. Va-t-en si tu veux; moi, je reste.

Elle s assied sur le tabouret de droite. EDGÊNIE.

C'est bien, je resterai donc ! Ce n'est pas dans une pareille démarche que je t'aban- donnerai à toi-même : mais cela m'est dur !

Elle s assied sur le tabouret de gauche. LA COMTESSE.

Ah! as-tu vu que les calvaires fussent semés de roses !

A ce moment paraît Étiennette arrivant de gauche.

SCENE VII

Les Mêmes, ÉTIENNETTE.

EUGKNIE, voj-anl Étiennette.

Elle!

La comtesse et Eugénie se lèvent. Celle-ci prend son air le plus pincé.

11

182 LE BOURGEON

ÉTIENNETTE} accourant vers la comtesse mais s arrê- tant respectueusement à une certaine distance.

Vous, madame la comtesse, chez moil...

Dans son mouvement, son regard tombe sur Eugénie, elle s'incline légèrement, Eugénie lépond par un sajut dédaigneux à peine esquissé,

LA COMTESSE.

Oui, moi!... Je comprends: ma visite a lieu de vous étonner. Evidemment, je pour- rais la justifier par de vagues prétextes : invoquer l'accident dont vous avez été victime chez moi, qui me fait un devoir, étant de passage à Paris, d'aller m'infor- mer de vos nouvelles... non ! j'aime mieux aborder les choses franchement.

KTIENXETTE, avec angoisse.

Mon Dieu ! ce sont les visites de monsieur votre fils qui vous déplaisent et vous venez me signifier...

LA COMTESSE, la rassurant.

Moi! quelle idée! Non! il ne s'agit pas de ça!

ÉTIENNETTE, ne sachant que croire.

Ah?... alors je ne vois pas... (Brusquement ot tout en se portant au-dessus du fauteuil qui est près du paravent pour l'avancer do façon à co qu'il tienne lo mi-

LE BOURGEON 183

lieu entre les deux tabourets.) Oh! mais je VOUS en

prie madame, asseyez- vous donc.

LA COMTESSE, gagnant le fauteuil que lui présente Étiennette,

Pardon !

ÊTIENNETTK, qui est descendue aussitôt à droite, indi- quant le tabouret de gauche à Eugénie.

Madame !

LA COMTESSE, présentant.

Ma cousine, madame Heurteloup.

ÉTIENNETTE, très aimable, faisant des frais.

Mais je crois déjà avoir eu le plaisir d'en- trevoir madame... C'est au moment je prenais congé de madame la comtesse; ma- dame est entrée si je ne me trompe et alors... seulement je n'avais pas eu l'hon- neur de... de euh! (interloquée par l'attitude d'Eu- génie, qui a écouté tout cela, 1 air dédaigneux, la bouche en cul de poule, le regard dans le vague et avec ces do- delinements de tête tels qu'en ont les vieilles filles.)

Asseyez-vous dune, madame, je vous en prie.

La comtesse et Eugénie s asseyent sur les meubles in- diqués, Étiennette sur le tabouret de droite. LA COMTESSE, avec effort.

Ah! madame la démarche que je viens faire près de vous est d'un ordre tellement délicat.. !

18i LE B0URGP:0N

EUGÉNIE, entre ses dents.

Ça!.,.

I.A COMTESSE.

que vraiment, au moment de l'aborder, j'hésite : un trouble m'envahit.

ÉTIENNETTE, inquiète.

Eh! mon Dieu, quoi donc, madame?

LA COMTESSE.

J'espère que vous ne prendrez pas ce que je vais vous dire en mauvaise part et que vous me tiendrez compte do l'effort que je m'impose; nous sommes femmes: au fond de toute femme, il y a une mère!.., vous me comprendrez,

ÉTI ENN KTTE, empressée.

Parlez, madame! je serai trop heureuse si vous m'apportez une occasion de recon- naître tout ce qui a été fait pour moi dans votre famille.

EA COMTESSE

Merci de ces bonnes paroles!... C'est une pauvre mère affolée qui vient vous trouver. Il s'agit d'une question je suis tellement incompétente...! si vous saviez : les uns me disent : « il faut faire ceci I », les autres me répètent : « n'en faites rienl » Je ne sais

LE BOURGEON 185

plus à quel saint me vouer. Alors j'ai pensé à m'adresser à vous comme on s'adresse... à un avocat consultant. Vous avez tant d'ex- périence!...

ÉTIENNETTIl, un peu ébaubie.

Moi, madame! et en quelle matière?

LA COMTiiSSE.

Eh bien, voilà!... il s'agit de mon fils.

ÉTIENNETTE.

De monsieur l'abbé?

LA COMTESSE.

Oui! (Bas à Eugécie.) L'écrin...! (Celle-ci, qui a as- sisté à toute cette scène, comme si elle planait dans d'au- tres régions, a un sursaut, tel quelqu'un qu'on rappel e à la réalité. La comtesse après un temps.) PaSSe-UlOl

l'écrin!

Eugénie fait une moue de victime résignée, et ouvrant son réticule en tire successivement : un mouchoir, un paroissien puis un chapelet ; en le voyant, elle lève un regard au ciel, esquisse un signe de croix avec le chapelet tout cela très discrètement pen- dant que la comtesse donne des signes d'impatience.

LA COMTESSE, voyant qu'Eugénie n'en finit pas avec un sourire gêné, à Étiennette.

Tout de suite madame!

Nouveau signe d impatience à Eugénie. Celle-ci a enfin trouvé 1 écriii. Elle le passe à la comtesse, lion- teuscmcut, les hras tendus vers la terre et eu dé-

186 LE BOURGEON

tournant la tête. Après quoi, elle range bien soi- gneusement son chapelet, son paroissien, son mou- choir et aj-ant refermé son réticule reprend son air pimbêche. LA COMTESSE, aussitôt qu'Eugénie lui a remis l'écrin.

Mais d'abord laissez-moi vous offrir cette petite bagatelle.

ÉTIBNNETTE.

A moi?... Oh! madame, mais non... Il n'y a aucune raison...

LA COMTESSE.

Si, si ! je sais ! Mon frère qui est bien ren- seigné m'a dit qu'il était d'usage... et puis n'est-il pas naturel que l'avocat-conseil perçoive des honoraires ?...

ÉTIENNETTE, qui a ouvert l'écrin.

Ohl madame, je suis confuse... la belle bague I

LA COMTESSE.

Vous la garderez comme un souvenir des émotions que nous avons traversées ensem- ble! C'est mon fils en quelque sorte qui vous l'offre par mes mains.

ÉTIENNETTE.

A ce titre, elle me sera chère par-dessus tout.

LE BOURGEON 187

Elle se soulève pour déposer l'écrin sur la petite table près du paravent et vient aussitôt reprendre sa place.

LA COMTESSE, après un temps embarrassé. Brusquement, sans préparation.

Il est bien souffrant, le pauvre petit.

étiennettp:. Qui ? monsieur l'abbé ?

EUGÉNIE, ne pouvant se contenir.

Je t'en prie. Solange.

LA COMTESSE, à mi-voix avec humeur, à Eugénie.

Ah ! laisse-moi, Eugénie ! (a Étiennette, su- bitement radoucie.) Puisque VOUS voyez Maurice : il no lui est jamais arrivé chez vous d'être pris d'une faiblesse? d'avoir une syncope?

ÉTIEN'NETTE.

En effet, il y a trois jours. Cela nous a assez inquiétés.

LA COMTESSE.

Eh bien, voilà!... 11 paraît que c'est le résultat d'un excès de santé.

ÉTIENNETTE.

Ah?

LA COMTESSE.

Oui.

ÉTIENNETTE.

Je ne saisis pas.

188 LE BOUUGEON

LA COMTESSE.

Oui, évidemment!... à première vue cela a l'air d'un paradoxe; mais il paraît qu'en la matière, le trop est aussi préjudiciable que le pas assez !... Oh! ces enfants quelle cause de souci!... Il a delà neurasthénie, comprenez-vous? la sève... la nature, le... le bourgeon, je ne sais comment vous expli- quer... (Bien ingôDumeut.) il faut qu'il niarchc !

EUGÉNIE, un coup au cœur.

Oh!

ÉTIENNETTE, se rejetant en arrière, estomaquée.

Comment?

LA COMTESSE, vivement.

Ce n'est pas moi qui parle, c'est le doc- teur! une façon dédire qu'il faut que... que...

ÉTIENNETTE.

Oh! je comprends.

LA COMTESSE, avec une admiration pleine d'iiumiUlo.

Ah! vous comprenez! Comme vous «''tes instruite! Moi, sur le moment je ne com- prenais pas... Eugénie non plus. (Eu-ônio pince les lèvres.) Mais quaud on m'a mis les points sur les i!... (avoc émotion.) Ali! madame de Ahirigny. ^'ous ne savez pas ce que c'est

LE BOUIlGEON 189

pour une maman, quand on vient lui dire brutalement]: « Eh I bien, voilà: vous avez un fils qui est un ange de vertu; désormais il n'en faut plus de cette vertu et à partir de maintenant il est désirable que... que... »

ÉTI KNN l'LTT E, affolée à cette perspective.

Oli! mais il ne faut pas! Il ne faut pas!

EUGKNIK, se dressant triomphante.

Ah! tu entends ! tu entends ce que dit ma- dame ?

LA COMTliSSK.

Eh! est-ce que cela n'a pas été mon pre- mier cri du cœur : « Il ne faut pas »? cri de révolte, d'indignation devant ce qui me

paraissait une monstruosité!.. (Avec amertume.)

et puis... quand j'ai vu tout le monde se mettre delà partie, se liguer contre moi...

EUGÉNIE, qui s'est rassise pendant ce qui précède.

Ah! pas moi,

LA COMTESSE.

Non, pas toi: mais le docteur, mon frère,

monsieur le curé lui-même ! (La voix dans le

grave.) Oui, madame, monsieur le curé! Alors

peu à peu j'en suis arrivée à medemander

était mon devoir ? Je me suis raisonnée ; je

me suis dit que la santé de mon enfant était

11.

190 LE BOURGEON

en jeu ; que peut-être j'étais une égoïste à vouloir pour mon fils un bien qui n'était ap- paremment pas celui qui lui convenait ; que si son tempérament devait être une entrave continuelle à ce qu'il avait cru être sa vo- cation, ce tempérament, en somme, c'était Dieu qui le lui avait donné; que s'il l'avait fait ainsi, c'est qu'il le réservait peut-être pour une autre mission; qu'on n'allait pas contre la volonté céleste... et alors, insen- siblement, je me suis résignée au sacrifice qu'on attendait de moi...! je l'ai accepté... j'ai fini par le souhaiter ! (Approchant son fauteuil

légèrement d Étiennette et toute honteuse, sombrant la voix.)

J'ai fini par chercher à le provoquer... Ahl vous ne savez pas ce dont l'amour d'une mère est capable.

ÉTIENNETTE.

Oh ! Madame ! Alors, quoi ? Vous voudriez jeter votre fils dans les bras de... ?

LA COMTESSE, toute désemparée.

Est-ce que je sais... I

EUGÉNIE, accablant la Comtesse sous sa réprobation.

Eh! bien oui ! Eh I bien, oui ! Voilà le fond de sa pensée : au moment son fils va entrer au régiment, il n'aura pas trop de toute sa fermeté pour lutter contre la

LE BOl^RGEON 191

contagion des mauvais exemples, au lieu de le fortifier dans ses convictions religieu- ses, elle en arrive à souhaiter... Ah!

Elle détonrno la tcto d'un fïosto de dôgo't. ÉTIENNETTE, reculant terrifiée.

Ah ! madame, vous ne ferez pas cela !

LA COMTESSE, suppliante.

Mais alors donnez-moi un conseil! Venez à mon secours ! Vous voyez hien que je suis un pauvre être désorienté, perdu... voyons il s'agit de Maurice : après ce qu'il a fait pour vous, il ne peut vous être indifférent.

ÉTIENNKTTE, un peu plus bas que le tabouret qu'elle vient de quitter et presque dos au public.

Votre fils I Ah ! Madame, si vous me de- mandiez ma vie... de me jeter au feu pour lui...

LA. COMTESSE, se levant et «'approchant d'Étiennette.

Oh ! je ne vous en demande pas tant : aidez-moi. Madame, aidez-moi. Vous êtes honno, vous êtes noble, vous... vous por- tez un grand nom.

ÉTIENNKTTE, humblement, sentant l'ironie de sa noblesse d occasion.

Oli !... ne parlez pas de mon nom.

LA COMTESSE, avec conviction.

Laissez donc : lorsqu'on croit pouvoir se

192 LE BOUIlGEON

parer d'un titre, c'est qu'on se sent de force

à le porter. (S'asseyant sur le tabouret que vient de quitter Ktiennette de façon à être plus près de celle-ci.)

et puis vous avez la noblesse du cœur qui est la première de toutes ! Mais comprenez donc que ce que je rêve pour mon fils c'est un être d'élection qui serait digne de lui ; une femme de sentiment si raffiné, si déli- cat, — qui l'aimerait assez et de façon suffi- samment élevée que les relations qui s'é- tabliraient entre eux seraient bien plus une communion d'âmes que toute autre cbose.

(Sur un ton d'imploration.) Ail! si VOUS VOulicZ ! si

vous vouliez !

ÉTIENN'ETTE, ayant peur de comprendre.

Si je voulais...?

LA COMTESSE.

Mais ne voyez-vous pas que vous êtes l'incarnation de la femme que j'ai rêvée? Vous êtes prête à vous jeter au feu pour mon fils, dites-vous? Eh bien, pour lui fai- tes moins et plus : retenez-le par le charma qui se dégage de vous ; soyez son amie, sa confidente, sa conseillère ; et, mon Dieu, si

quelque jour... (Avec beaucoup déboute et d'une voix do moins en moins perceptible.) daUS l'ardcUr dc

VOS sentiments... vous en arrivez à... (Après

LE BOURGliON 193

un instant d'hésitation on sent qu elle ne trouve plus ses

mots.) à la grâce de Dieu!

Sursaut de révolte chez Eugénie. ÉTIENNETTE.

lîein !

LA COMTESSE.

Mon pauvre petit, il est à vous !

KTIKNNETTK, les yeux hagards.

A moi ?

LA COMTESSE.

Je vous le donne.

ÉTIEN.sETTE, passant au (2) en écartant du geste l'i- mage évoquée parla comtesse.

Oh! non... Oh! non, non, pas ça!

LA COMTESSE, se levant.

Comment?

ÉTIENNETTE.

Aon ! pas ça, pas ça !

Eugénie s'est levée en même temps que la comtesse ; son visage a pris une expression radieuse ; elle en- trevoit l'intervention divine.

LA COMTESSE, qui n'en croit pas ses oreilles.

« Non »! Vous dites « non »! Ah! ça, je rêve? C'est moi qui ici m'humilie jusqu'à vous demander ce qui révolte en même temps mes sentiments de mère et mes pu- deurs de femme ! Et c'est vous qui me re- poussez ! qui dites non!

194 LE BOURGEON

ÉTIRNNETTE, douloureusement.

Madame, je vous en supplie !

LA COMTESSE.

Pourquoi ? Pourquoi ? Mon fils est jeune ; mon fils est beau !

ÉTIENNETTE, avec exaltation.

Oh ! oui!... oui !

LA COMTESSE.

Elles sont légion les femmes qui seraient heureuses et fières...!

étiennp:tti-, id. Oh! oui, certes !

LA. COMTKSSK.

Enfin, vous m'avez fait entendre que vous l'aimiez.

ÉTIENNETTB, à voix presque basse.

Oh! oui !

LA COMTESSE.

Alors, je ne comprends pas ! à quel sen- timent obéissez-vous donc ? (,Sur un ton de doux

reproche.) Car enfin, vous en avez accueilli qui ne le valaient pas.

ÉTIENNETTEj avec amertume, tout en remontant péni- blement.

Ah! voilà!... voilà! oui; c'est sur cette réputation que vous vous êtes dit que vous n'aviez qu'à vous adresser à moi!

LE BOURGEON 195

LA COMTESSE.

Oh! madame!

ÉTIENNETTE, se retournant pour redescendre.

Oh! ne croyez pas qu'ici intervienne chez moi le moindre sentiment d'amour-propre froissé; non, le sentiment auquel j'obéis est plus haut que cela!... oui, j'aime votre fils, mais je l'aime d'un amour tellement pur, tellement élevé, tellement... chaste! qu'il a pris en quelque sorte quelque chose de supra-terrestre. Certes, quand il m'est apparu pour la première fois, alors qu'il me disputait aux flots, cela a été pour moi comme un coup de foudre! comment n'au- rais-je pas été séduite par tant de courage, de beauté physique^

LA. COMTESSE, avec tout l'orgueil d'une mère.

Ah! n'est-ce pas qu'il est beau!

ÉTIENNETTE, levant les yeux au ciel.

S'il est beau!

LA COMTESSE, d'une traite, et en en ayant plein la bouche.

Oh! oui, il est beau!

ÉTIENNETTE.

Malheureusement quelques minutes après ces instants d'émotion, je devais le revoir encore et cette fois il portait la soutane.

196 LE BOURGEON

(So laissant tom))Ci- sur lo tabouret qu'occupait Eugénie. Celle-ci pendant ce qui suit, derrière Étiennette et un peu à droite (2), écoutera comme en extase, les deux bras pres- que tendus au-dessus de la tête d'Étiennette.) Loltl il tjtb

comme une glace sur mon amour naissant. J'en ai compris aussitôt toute l'hérésie, toute l'impossibilité! Alors, ce qui était chez moi un désir dos sens, brusquement est devenu une dévotion pieuse. (Après un temps.) J'ai revu M. Maurice; peu à peu il s'est emparé de mon âme; il l'a transformée, pétrie à ses idées, à ses croyances; il a fait de la femme déchue, une pécheresse repen- tante; il m'a sauvée du mal. Oh! j'ai con- tinué à l'adorer, oui!... j'ai continué, mais religieusement, dévotement, comme on adore au pied des autels : à genoux et pros- ternée.

LA GOMTKSSE, les yeux tixés à terre, hochant la tête.

Oui!... oui!

EUGKNIE, avec lyrisme.

C'est bien, madame! c'est bien ce que vous dites-là.

ÊTIE.VNETTE, se levant sur place.

Et vous voulez après cela que je profane ce sentiment devenu si pur... ? Oh! madame la comtesse! vous que monsieur votre fils

LE DOUhGliON 197

m'a appris à révérer comme une sainte, comme la plus vertueuse des femmes, est- il possible qu'il ait pu naître en vous une pensée pareille !

LA COMTESSE, profondément humiliée.

Madame... !

EUGÉNI ■; (2), au-dessus d'Éliennette.

Et faut-il que ce soit madame qui te rap- pelle à tes principes? à tout ton passé?

LA COMTESSE, traversant la scène et gagnant le 1.

Assez, assez!... mon Dieu, ces paroles : il me semble entendre l'écho de ma cons- cience!... (Les yeux au ciel.) MoU DicU,, VOUS

voyez ma détresse, éclairez-moi ! enseignez- moi la vérité!

EUGÉNIE, avec le ton et le geste du prédicateur.

La vérité, la vérité ! c'est de notre bou- che qu'elle sort!

ÉTIKNNKTTE

Vous tremblez pour la santé do votre fils!... Eh! madame, ne croyez donc pas ceux qui vous effraient ! c'est une crise pas- sagère dont il se remettra : au-dessus de la santé de son corps, il y a la santé de son âme, qui a droit à votre sollicitude.

EUGÉNIE, avec énergie.

Absolument!

198 LE BOURGEON

LA COMTESSE, ne sachant plus à quel saint se vouer.

Ah! mon Dieu !...

ÉTIENNKTTE, comme suprême argument.

Et puis, et puis...! je ne peux pas être à lui et je ne veux pas qu'il soit à d'autres ! (Sur un ton d'imploration.) Ah! madame, qu'il reste chaste! qu'il reste chaste!

LA COMTESSE, avec énergie.

Eh bien, oui! Assez de compromission commecela! assez d'intrigues équivoques!... J'étais égarée ; vous m'avez remise sur le chemin de la raison : merci, madame, je ne l'oublierai pas.

KTIENNETTE, radieuse.

Oui?

EUGÉNIE, avec un accent de triomphe.

Ah! je savais bien que la lumière se fe- rait.

Elle gagné la droite. ÉTIENNRTTE.

Ah! madame, que je suis heureuse de vous entendre parler ainsi !

EUGÉNIE, s'inclinant avec respect.

Madame, je vous avais mal jugée; je vous fais réparation.

A ce moment on entend un bruit de rires à la canton- nade,des <r h dada ! à dada ! » et des « hue, I hue ! >

LE BOURGEON 199

LA COMTESSE.

Qu'est-ce que c'est que ça ?

EUGÉNIE.

« A dada » ?

ÉTIENNETTE, à part, gagnant au-dessus de la cheminée.

Mon Dieu, Heurteloup, je l'avais oublié..!

SCENE VIII

Les Mêmes, HEURTELOUP, LA CHOUTE.

A ce moment la porte de droite s'ouvre violemment, à deux battants, et Heurteloup surgit avec la Ghoute sur les épaules. Il descend bien franchement en cavalcadant joyeusement, avec des « à dada, à dada 1 » accompagnés de hue là, hue I » poussés par la Ghoute. Il arrive ainsi en plein milieu de la scène, face à la comtesse. Tableau.

LA COMTESSE et EUGÉNIE.

Ah!

HEURTELOUP, manquant de s'effondrer.

Ah!

LA COMTESSE.

Heurteloup!

Heurteloup pivote sur lui-même et se trouve face à face avec sa femme.

HEURTELOUP.

Ma femme!

200 Lli BOU'KGEON

F.CGÉME.

Mon mari !

LA GHOUTK.

La famille!

£lle saute à bas de ses épaules et s éclipse derrière le paravent, taudis qu Heurteloup est sur le point de s évanouir de saisissement. Il porte la main à son col pour le déboutonne:-, comme un homme qui sent venir la congestion. EUGliXIE, qui est remontée, centre de la scène, à hau- teur de la table, de façon à couper la retraite à son mari, brandissant son en-tout-cas.

Mon mari! avec des gourgandines! Ali! polisson !

Elle cherche à le rattraper, mais déjà Heurteloup s'est ressaisi. Course de va-et-vient entre les deux époux autour de la table.

EUGÉNIE, l'en-tout-cas levé.

Attends un peu! attends un peu!

LA COMTESSE.

Eugénie! je t'en prie.

ÉTIEXNETTE.

Madame ! madame !

EUGÉNIE, tout en poursuivant sa course. Laissez-moi! (courant après son mari qui parvient à s'échapper et à gagner la porte.) HectOT ! lïector!

veux-tu venir ici! veux-tu venir ici !

Elle sort à sa suite.

LE BOURGEON 201

LA GOMTIÎSSE, sans laisser tomber le mouvement.

Ah! mon Dieu! (a Ktiennette.) Je vous de- mande pardon, madame, mais ma cousine... je ne peux pas la laisser...

KTIKXNETTH.

Mais je comprends très bien, faites.

LA OOMTKSSE.

Au revoir, madame, excusez-moi... (sor- tant en appelant.) Eugénie! Eugéuic !

Elle disparaît. ÉTIENKETIE, au fond.

Quelle histoire,, mon Dieu!

LA GHODTE, descendant entre le paravent et 1 extrême- droite.

Eh ben, vrai !

Sur la fin de cette scène ont paru Guôrassin, Paulette et Gléo. Les femmes ont leur chapeau sur la tête ; elles sont prêtes h partir.

SCENE IX

ÉTIENNETTE, LA CHuUTE. CLEO, PAU- LETTE, GUÉRASSIN, puis ROGER, puis MAU- MCE.

CLf'O, allant à Ktiennette.

Qu'est-ce qu'il y a donc ?

302 LE BOURGEON

PAULETTE, descendant jusque devaut le canapé.

Qu'est-co qui se passe ?

GUÊRA.SSIN, au-dessus de la cheminée.

Pourquoi ce tapage?

ÉTIENNETTE.

Ae m'en parlez pas! C'est Heurteloup qui vient de se faire pincer par sa femme avec la Choute sur le dos !

Elle redescend uu peu. TOUS.

Oh! le lualiieureux!

LA GUOUTE.

Ce qu'il va se faire saler!

ÉTISNNETTE, à la Choule.

En tout cas, rien ne pouvait m'être plus désagréable, surtout en la circonstance ac- tuelle.

Tout en parlant, elle remet le fauteuil qu'elle av;iit avancé à la Comtesse, à sa place primitive. LA CHOUTE.

Qu'est-ce que tu veux, on ne l'a pas fait pour son plaisir.

ROGER *, paraissant au fond.

Madame ?

* Pour les besoins de la scène, pendant ce dialogue entre Ktiennette et Roger, discrètement la C'.houtc repous- sera le tabouret qui est devaut le supha jusqu à 1 extrême droite.

LE BOURGEON 203

ÉTIENNETTE.

Quoi?

ROGER

Madame sait que monsieur l'abbé est là.

ÉTIENNETTE.

Monsieur l'abbé !

ROGER.

Comme madame était occupée avec ces dames, je l'avais fait entrer dans le bou- doir...

ÉTIENNETTE.

Mais, vite, introduisez.

Roger sort.. VOIX DE ROGER.

Si monsieur l'abbé veut entrer?

MAURICE) paraissant en uniforme de la ligne ; la tunique et pas d'arme.

Mesdames...

TOUS, étonnés.

Ah!

ÉTIENNETTE, qui est allée à sa rencontre.

Monsieur l'abbé 1... Ah!... qui vous re- connaîtrait ainsi!...

LA GHOUTE.

Oh! vous êtes joliment bien en défenseur de la patrie.

204 LE BOURGEON

PAULETTE et GLKO.

Oh ! oui ! oh ! oui !

MAURICE, tout gêne, descendant par le mi ieu de la scône, jusqu à proximité de la cheminée.

Oh! ne vous moquez pas I Je me sens tout guindé. Je ne dois pas positivement avoir l'air martial.

TOUTES.

Mais si !... mais si !

LA GHOUTE.

Oh !... et comment !...

MAURICE.

Mais d'ordre de l'arclievèché, il nous a été prescrit de nous présenter en tenue.

LA GHOUTE.

Ah ! bien, c'est une ficre idée qu'il a eue là, l'archevêché !

TOUTES.

Oh ! oui! oh! oui !

GUÉRASSIN, au-dessus de la table.

Ah I l'attrait de l'uniforme!

1 aulette est remontée pendant ce qui précède et est près de Guérassin.

MAURICE, à Étiennetto qui l'a suivie près de la cheminée.

Chère madame, je suis revenu en hâte : Eh bien, ma mère ?

LE BOURGEON 205

ÉTIENNETTK,

Hein ? oh ! rien... simple visite de courtoi- sie. . . Madame la Comtesse s'est crue obligée de me faire l'honneur, après l'accident qui m'était arrivé chez elle...

MAURICE.

Ah! tant mieux, cela me tranquillise; je craignais...

ÉTIENNETTE.

Quoi donc ?

MAUniGR.

Je ne sais pas... que peut-être, elle trou- vât mauvais...

ÉTIRNNETTK.

Rassurez-vous, il n'est rien entré de pa- reil dans sa pensée.

MAURICE.

J'en suis bien heureux.

A ce moment on entend des voix à l'extérieur. ÉTIENNETTE.

Qu'est-ce que c'est que ça?

La porte du fond iî'ouvre avec fracas, et 1 on aperçoit Musignol discutant avec Roger.

12

206 LE BOURGEON

SCÈNE X

Les Mêmes, ROGKR, MUSIGXOL.

MUSIGNOL, écartant Rogor.

Inutile ! laissez !

Roger se retire. TOUS, excepté Maurice.

Musignol !

Tandis que tout le inonde reste cloué sur place, ^lusi- gnol demeure sur le pas de la porte, embrassant d un regard le tableau qu il a devant lui. MUSIGNOL, avec un ricanement, en apercevant Maurice.

Aha!

Le képi sur la tête et le stick à la main ; les poings sur les hanches, il descend 1 air provocateur, la démar- che insolente, dans la direction de Maurice. A la vue de 1 oflicier, celui-ci a pris l'attitude militaire. MUSIGNOL, arrivé à peu de distance de Maurice. Avec dédain.

C'est bien ! repos !

ÉTIENNETTE, descendant entre Maurice et Musignol et sur un ton provocateur.

Qu'est-ce que vous venez faire ici ?

MUSIGNOLj sur un ton ironique oh l'on sent percer la rage contenue.

Rien I simple curiosité! (Xout en remontant en arpentant la scène.) Jo Voulais Ic Voir, Ic doU

LE BOURGEON 207

Juan, le bourreau des cœurs ! le chérubin auquel on me sacrifiait.

MAURICE.

Hein ?

TOUS.

Qu'est-ce qu'il dit?

ÉTIENNETTE, furieuse.

Musignol!

MUSIGNOL, se retournant et froidement.

Quoi?

GUÉRASSIN5 qui a Musignol à proximité.

Musignol, voyons!

MUSIGNOL, descendant. LaiSSe-moi, toi (a Étiennette en indiquant Maurice avec un sourire de dédain.) Un simple SOldat!...

Ah!... (a Maurice.) Avanccz, militaire!

MAURICE, interloqué.

Mon lieutenant... !

ÉTIENNETTE, sur un ton qui ne souffre pas de réplique.

Ne bougez pas !

MUSIGNOL.

Vous dites ?

ÉTIENNETTE.

Je dis qu'en voilà assez ! Vous vous con- duisez comme un butor; sortez!

Elle remonte un peu.

Si08 LE BOURGEON

MUSIGNOL, sur un ton gouailleur.

Moi?... Ah ! vous ne vourlriez pas que de- vant mon inférieur!...

ÉTIENXETTE.

Il n'y a ici ni inférieur ni supérieur ! vous n'êtes pas à la caserne, mais cliez moi... il n'y a que deux hommes en présence.

MUSIGNOL, levant son stick et marchant sur Maurice.

Vous avez raison et je vais...

MAURICE, reculant légèrement.

Mon lieutenant !..

ÉTIENXETTE, qui s'est jetée entre eux, de façon à faire à Maurice un rempart de son corps.

Touchez-le donc!

TOUS, se lapprochant de Musignol.

Voyons, voyons. Musignol.

MUSIGNOL, les écartant et impérativement.

Laissez-moi !

MAURICE, avec douceur et énergie.

Prenez garde, mon lieutenant ! vous allez commettre un acte que v ;us reg-retterez après.

MUSIGNOL, persifleur.

Parce que?...

MAURICE, avec calme et dignité.

Parce que deux choses m'empêchent de vous répondre: voire grade...

LK BOURGEON "^09

MUSIGNOt,.

Suit! je Toublie.

MAURICE.

Et mon caractère.

MUSItJNOr,, sarcastique.

Son caractère ! . . . C'est un soldat qui parle !

MAURICE, avec le même calme.

Non, mon lieutenant, c'est un ecclésias- tique.

MUSIGNOL, avec un recul.

Un ecclésiastique !

ÉTIENNETïE.

Oui, un ecclésiastique!... J'espère main- tenant que vous comprendrez tout ce que votre attitude a d'odieux, tout ce que votre sortie a de révoltant.

MUSIGNOL, abruti par cette révélation, se laissant tomber su,- le tabouret de gauche.

Un ecclésiastique!

Il reste comme atterré, les yeux fixés au sol. Instinc- tivement sa main va chercher son képi ; il se dé- couvre.

ÉTIENNETTE.

Et voilà à quel degré d'aberration vous en arrivez avec vos suppositions pitoyables et votre jalousie aveugle : à oublier le res- pect de votre grade et à vous rendre publi- quement ridicule.

12.

210 LE BOURGEON

MUSIGNOL, brusquement, et d'une voix sourde, à Étien- nette qui est tout près de lui ; comme un gamin qui se re- pent et demande pardon ; les mots lui montant aux lèvres, rapides et pressés

Étiennette ! Etiennette ! je me suis con- duit comme une brute! J'ai été fou! J'ai vu rouge ! C'est la jalousie qui m'a fait per- dre la tête! Pardon ! pardon !

ÉTIENNETTE.

Ce n'est pas à moi qu'il faut demander pardon, mais à celui que vous avez offensé.

Elle indique Maurice. MAURICE, qui par discrétion tourne le dos à la scène, la tète penchée et les bras croisés, se retournant et sur un ton de prière.

Madame I...

MUSIGNOL, résistant,

A lui!... A ce soldat!

ÉTIENNETTE, rectifiant. A monsieur l'abbé. (Muslgnol reste silencieux, mais on sent le combat qui se livre en lui.) Ail !... je le

veux !

Elle passe au-dessus de Musignol et descend à sa gauche. MUSIGNOL., après un dernier effort. Sans bouger de place.

Monsieur l'abbé... je vous demande par- don.

MAURICE, voulant lui épargner son humiliation.

Mon lieutenant I... oh ! non !

LE BOURGEON 211

MUSIGNOL^ lui tendant la main.

Monsieur l'abbé, voulez-vous me donner la main?

MAURICE, allant à lui avec empressement.

Oh !.. . mon lieutenant ! . . .

Ils se serrent la main. MUSIGNOL.

Merci !

ÉTIENNETTE, gagnant le milieu droit de la scène et sur un ton de satisfaction rageuse.

Ah!

TOUS, félicitant Musignol.

A la bonne heure !

Musignol pensant en être quitte et avoir bien mérité d'Étiennette, va à elle comme un homme assuré de sa rent.ée en grâce. ÉTIENNETTE, à Musignol au moment il arrive à elle, la bouche enfarinée.

Et maintenant, allez! allez-vous en! al- lez-vous en !

MUSIGNOL, estomaqué par cet accueil.

Tu me chasses ?

ÉTIENNETTE, marchant sur lui.

Par votre façon d'agir vous avez élevé entre vous et moi une barrière infranchis- sable!... jamais! jamais, je ne vous par- donnerai.

MUSIGNOL, suppliant.

Étiennette 1

212 LK BOUl.GKON

ÉTIENNF.TTE.

Non, non, je neveux plus vous voir. (Excé- dée.) xVllez-vous en!... Mais allez-vous en!

Elle gagne 1 extrême droite. GUÉRASSIN, descendant à la droite de Musignol et sur un ton bon garçon.

Va-t'en Musignol... ne l'irrite pas ; ça vaut mieux.

MUSIGNOL, se retournant et heureux d épancher sa colère sur quelqu'un.

Ah ! toi, par exemple, tu paieras pour les autres!

Il le repousse et lui applique deux soufflets. GUÉRASSIN, au premier soufflet. Oll ! (Au second.) Oh !

TOUS, comme un écho de Guérassin.

Oh!... Oh!

MUSIGNOL, remontant.

Je suis à vos ordres !

Il sort. GUÉRASSIN, encore sous le coup du saisissement.

Mais... mais il m'a g-itïé?

LES FEMMES, sauf Étiennette.

Mais oui, il t'a giflé!

GUÉRASSIN.

Ah ! par exemple! (courant après Musignoi.) Mon- sieur.. ! monsieur, vous m'en rendrez rai- son !

Il sort dans la direction de Musignol.

LE BOURGEON 213

GLÉO.

Non. mais a-t-on jamais vu?

I.A OHOUTE.

En voilà un soudard!

PAULKTTE.

Quel pignouf!

ÉTIENNKTTIC^ qui les a fait remonter en les poussant Ju geste vers la porte du fond.

Oui! c'est bien! Allez! laissez-moi!

GLÉO.

Non, c'est vrai, ça !

a - I LA CHOUTE.

Gifler Guérassin !

PAULETTE.

En voilà des façons !

ÉTIEXNETTI-:, pressant leur départ.

Allez ! allez !

LA GHOUTE.

Alors, adieu.

«I PAULETTE.

^ 1 Adieu.

GLÉO.

Adieu.

KTIKNMKTTE, pressée de les renvoyer. Oui. adieu, adieu, (au moment les femmes

214 LE BOURGEOX

sortent, elle se retourne pour aller à Maurice ; elle le trouve entrain de remonter et se disposant à sortir également. Sur un ton de prière.) Oh ! non ! . . . VOUS, paS ! . . .

Vous, restez !

MAURICE, voulant partir.

Madame...!

ÉTIENNETTE.

Je vous en supplie, pas comme cela ; pas avant de m'avoir entendue ; que je me sois disculpée...!

MAURICE, descendant vers la droite jusque devant le sopha.

Oh ! madame, pourquoi m'avez-vous menti ?

ÉTIENNETTE, au-dessus du fauteuil qui est p.ès de la petite table.

Eh ! bien, oui ! oui, c'est vrai, j'aurais vous dire, vous avouer... mais je n'ai pas osé!... je ne voulais pas rougir devant vous... Oui, cet homme était mon amant : je suis une malheureuse, une créature in- digne.

MAURICE» avec un accent de tristesse.

Vous voyez bien que ma place n'est pas ici...

ÉTIENNETTE, avec élan.

Elle n'est pas ici si vous vous occupez de

LE BOURGEON 215

l'opinion du monde! elle est ici si vous te- nez compte du rôle que vous y avez à rem- plir.

MAURICE, la regardant un instant puis :

Que voulez-vous dire?

ÉTIENNETTE, id.

Vous voyez bien que j'ai soif de repentir, soif de pardon... Vous qui m'avez indiqué la voie du bien, allez-vous m'abandonner alors que j'ai encore si besoin de vous? alors que mon initiation est encore si nouvelle ? alors que ma foi est encore si chancelante?

MAURICE, lentement et comme inspiré.

C'est vrai!

ÉTIENNETTE.

Vous ne doutez pas de ma sincérité, n'est-ce pas ? Eh bien, lorsque la pécheresse vous'crie : « au secours! » lui refuserez-vous la main et vous détourncrez-vous d'elle?

MAURICE, avec une profonde conviction.

Non, vous avez raison! je reste.

ÉTIENNETTE, radieuse.

Quoi! je puis espérer?,..

MAURICE.

Venez! Parlez! Confiez-vous à moi!

Tout en parlant il la fait asseoir sur lo sopha et s'as- sied lui-même sur le tabouret qui e^t auprès ; il se

216 LE BOUliGEOX

débarrasse de son képi en le posant derrière lui sur le tabouret.

ÉTIENNETTR, une foi= assise.

Ah! monsieur l'abbé, merci pour ces pa- roles réconfortantes! Ah! vous ne savez pas quelle influence vous avez eue sur moi !

MAUKrCE.

Moi ?

ÉTIENNETTE.

En m'arrachant aux flots qui m'entraî- naient, vous avez cru opérer un sauvetage ordinaire ? vous avez fait un sauvetage moral. Je n'ai plus qu'un objectif aujour- d'hui : travailler au rachat de mes fautes et devenir la créature que vous souhaite- riez que je sois. Voilà le miracle que vous avez opéré.

MAURICE, touché.

Eh! quoi, c'est à cause de moi...!

ÉTIENNETTE.

Ah! je serais si heureuse de mériter vo- tre estime.

MAURICE.

Oh! madame...!

ÉTIENNETTE.

Mais j'ai besoin qu'on me soutienne, j'ai

LE BOURGEON 317

besoin du secours de vos lumières : soyez mon conseiller, mon directeur de cons- cience! dites! vous voulez bien?

MAURICE, avec uu enthousiasme mystique.

Si je veux!... Je suis encore bien novice, bien impuissant à exprimer les choses que pourtant je ressens ! mais puisque Dieu est avec moi, c'est lui qui m'inspirera les mots qu'il faut dire et par lesquels je vous per- suaderai.

ÉTIENNETTE.

Promettez -moi que vous viendrez me voir souvent.

MAURICE.

Toutes les heures de liberté que mon service me laissera, je vous les consacrerai.

ÉTIENNETTE.

Et vous m'apprendrez à croire ?

MAURICE.

A croire! Est-ce qu'on apprend à croire! On croit, et voilà tout !

ÉTIENNETTE, se laissant glisser sur les genoux, et les deux mains jointes contre sa joue gauche.

Eh bien oui. je croirai; je croirai puis- que vous me le dites.

13

218 LE BOURGEON

MAURICE, avec un geste d'apôtre.

IVon!... pas parce que je vous le dis, mais parce que telle est votre volonté.

ÉTIENNETTE, humble et soumise.

Alors parce que telle est ma volonté.

MAURICE^ doucement.

Mais relevez-vous ; pourquoi vous age- nouiller ?

ÉTIEÎs'NETTE, sur un ton de prière.

Laissez-moi rester ainsi: c'est l'attitude qui convient à la pénitente.

Elle s assiel sur les genoux, les mains toujours join- tes, le coude gauche appuyé sur le sopha. MAURICE, avec élévation.

Regardez Marie de Béthanie. celle' que nous appelons la Magdeleine : c'était une pécheresse comme vous; mais elle eut la foi en la présence du sauveur et c'est par qu'elle toucha le cœur de Jésus.

ÈTIENNETTR, hoche la tête doucement puis timidement.

Mais... la Magdeleine aima le Ciirist ?

MAURICE, id.

Oui, mais elle l'aima comme il voulait être aimé.

ÉTIENNETTE.

C'était une courtisane : comment se fait- il qu'elle ait pu concevoir un autre amour que celui qui lui était habituel?

LE BOURGEON 319

MAURICE, id.

Elle fut touchée de la grâce.

ÉTIKNNETTE, comme dans un rêve.

A moins qu'elle n'ait eu conscience de l'impossibilité de son amour et que plutôt que de voir s'éloigner d'elle celui qu'elle aimait, elle n'ait préféré se résigner à cette adoration muette qui devait lui cacher la nature de ses pensées.

MAURICE, avec une énergie mystique.

Croyez-vous donc que le Christ qui lisait dans son âme se serait mépris sur le carac- tère de ses sentiments ?

ÉTIENNETTE, id.

C'est pourtant tellement le propre des femmes de savoir plier leur amour à l'idéal de ceux qu'elles aiment.

MAURICE, avec élan.

Non! non! chez elle, tout est spontané,

tout est sincère! (D'une voix pleine de tendresse.)

Pécheresse encore, elle voit le Christ et re- connaît Dieu dans la chair du fils de l'homme. Elle se rend auprès de lui avec un vase d'albâtre rempli de parfum ; elle commence par arroser ses pieds de larmes ; puis elle les essuie avec les cheveux de sa

220 LE BOUHGfcON

tèti". elle, baiso st^s pieds et les oint di; par- fums.

ÉTIENNKTTE, à qui tout ceci paraît peu de chose.

Quand on aime!

MAURICE, avGC transport.

Comprenez-vous la beauté de cet acte de loi et d'iiumilité ? comprenez-vous que le Sauveur en fut t(mcbé par tout ce qu'il contenait de repentir, d'expiation et d'a- mour ? comprenez-vous ? comprenez- vous?

ÉTfEN.NETTE, comme grisée.

Ail! je ne sais pas... je ne sais pas si je comprends le sens de vos parcdes !... je com- prends que votre voix est une musique qui me monte à l'àme, me berce et m'étourdit,

MA.URICE, dôconteuauco par ces paroles inattendues. presque à mi-voix.

Madame! iMadame! l'erdez-vous l'esprit?

ÉTIENNETTE, id.

Ah! je comprends la Magd(deine, quand je me mets à sa place : s'humilier devant celui qu'on aime... quelle joie!... Ah! si je pouvais!... si je pouvais...!

MAURICE, reculant sur sou tabouret.

Madame!...

Lli BOURGEON 221

ÉTIENNbTTE, s'approchant de lui, en se traînant sur les genoux.

Etre à vos pieds, toujours, les inonder de mes larmes, comme elle !... Ali! comme je comprendrais cela!...

MAUKICE, se levant en essayant de se dégager.

Quelles paroles osez- vous dire!

ÉTIENNETTE, essayant de le retenir.

JVon, non! ne vous éloignez pas... laissez- moi me serrer, me blottir contre vous.

MAURICE^ scandalisé.

Madame ! Madame ! Retirez-vous.

Il passe à gauche, Étiennette en s'accrochant à lui pour le retenir a pivoté sur les genoux ; mais il s est dégagé presque aussitôt de son étreinte.

ÉTIENNETTE, qui a gagné ainsi presque le milieu de la scène toujours à genoux.

Par pitié... oui. je suis folle... mais la Magdeleine aima le Christ : pourquoi moi. pécheresse comme elle, n'aimerais-jc pas à son exemple? Mais est-ce que tout l'Evan- gile n'est pas un livre d'amour? Eh! bien, après tout, pourquoi rougirais-je d'un sen- timent que les Ecritures magnifient!

MAURICE, avec horreur, la repoussant du geste.

Taisez-vous! Taisez-vous !.., vnl.rc aiiKiur

232 LE BOURGEON

est coupable. Celui-là la religion le ré- prouve !

ETIENNE TTE, se levant brusquement, et avec résolution.

Eh bien, tant pis! j'en ai trop dit pour pouvoir reculer, et puis je n'ai plus la force

de lutter ; (Marchant sur lul et presque dans son orellle.)

je vous aime ! je vous aime ! je vous aime !

MAURICE, affolé.

Malheureuse, c'est le démon qui vous pos- sède ! Chassez-le! chassoz-le!

Il esquisse un rapide signe de croix, tout en gagnant jusqu'à la cheminée il demeure le dos tourné pour éviter le regard d Ktiennette.

ÉTIENXETTE.

Moi,, le chasser ! quand il me donne une des sensations les plus intenses que j'aie ressenties de ma vie !

MAURICE, se retournant à demi et douloureusement.

A moi...! vous osez !

ÉTIENNETTE, à l'angle droit du canapé et de la table.

Oui, j'ose! oui j'ose ! Jusqu'alors vous aviez la soutane qui commandait à mon respect. Désormais vous n'êtes plus l'ecclésiastique pour moi : vous êtes un soldat, vous êtes un homme.

LE BOURGEON 233

MA.URIGE. qui face à la cheminée a écouté tout cela l'air terrifié, les deux mains jointes en implorant le ciel avec détresse.

Ah! pourquoi suis-je venu ici!

ÉTIENNETTE, qui a gagné jusqu'à lui avec une âpre joie.

Pourquoi ? Parce que vous m'aimez aussi.

MAURICE,, vivement et douloureusement.

Non ! non !

ÉTIF;NNETTK, tout contre lui; un peu au-dessus, à la cheminée.

Mais si. mais si! si j'ai été dupe, vous l'avez été autant que moi. Pourquoi avez- vous tremblé tout à l'heure, quand vous avez appris la présence de votre mère ? Oui, pourquoi? si ce n'est parce que vous sentiez bien que le sentiment qui vous atti- rait, n'était peut-être pas aussi évangéli- que que vous vouliez le croire, (presque dans

l'oreille de Maurice, qui écoute tout cela terrifié, les cou- des serrés contre lui, le cou dans les épaules et les mains collées contre ses oreilles comme pour se défendre d'enten- dre.) Eh bien, ce sentiment, c'était l'amour I et l'amour terrestre, l'amour charnel, ce- lui qui tenaille, qui persécute et finit tou- jours par avoir raison de la volonté !

MAURICE, sur un ton de souffrance et de prière, avec des sanglots dans la voix.

Taisez-vous! Taisez-vous!

224 LE BOURGEON

ÉTIKNNETTE, implacable.

Vous pouvez vous dérober aujourd'hui, vous me reviendrez demain ; parce que ma pensée est dans la vôtre ; parce que vous m'aimez! vous m'aimez! et que maintenant

(Appuyant sur le c savez ».) VOUS Savez qUC VOUS

m'aimez!

MAURICE, douloureusement.

Etre de perdition, VOUS aspirez à ma chute.

KTIEXN'KTTK, avec transport.

J'aspire à nion bonheur et j'aspire au

vôtre ! (Maurice a un geste de révolte.) Oui, aU VÔ-

tre! (Avec perfidie.) Et tcuez ! voulez-vous sa- voir ce que madame votre mère est venue faire tout à l'heure?

MAURIGK.

Ma mère ?

ÉTIENNETTE.

Me prier de m'employer à ce que vous appelez votre chute.

MAURICE, scandalisé.

Ma mère! ma mère... vous osez!

ÉTIENNETTE.

Oui... Et elle n'est pas seule à souhaiter : monsieur le curé...

LE BOURGKON

MAURICE, abasourdi.

Monsieur le curé !

ÉTIENNETTE.

Oui, monsieur le curé, le vôtre...

MAURICfi;, avec un désespoir comique.

Mon Dieu, qu'est-ce que je dois entendre?

ÉTIENNETTE.

Vous voyez que tout conspire contre vous ! Et vous-même; oui, vous-même, qui résis- tez en vain : vous pouvez me maudire, mais vous ne partirez pas !

MAURICE, avec plus d'angoisse que de conviction réelle.

Oh ! si !

Il traverse vivement la scène pour aller chercher son képi laissé sur le tabouret de droite.

ÉTIENNETTE, sftre à présent du triomphe, tout en ga- gnant le milieu de la scène.

Non ! car si vous aviez partir, il y a longtemps que vous ne seriez plus là.

MAURICE, arrêté dans son élan par la vérité de ces pa- roles, — implorant le ciel.

Mon Dieu, ayez pitié de moi!

\3.

226 LE BOURGEON

SCENE XI

Les Mêmes, ROGER.

ROGKR, entrant, avec une lettre sur un plateau.

Madame !

ÉTIENNETTE;, (l) avec humeur.

Allez-vous en ! Laissez-nous !

ROGER, (2) à mi-\-oix en présentant le plateau.

C'est monsieur Musignol qui a fait mon- ter cette lettre,

ÉTIENNETTE, vivement.

C'est bien.

Elle prend la lettre d'un geste brusque. ROGER.

Il attend la réponse en bas.

ÉTIENNETTE, l'œil fixé sur Maurice.

Bon! bon!... Je vous sonnerai pour la réponse! Allez !

ROGER.

Bien, madame.

Il sort. ÉTIENNETTE, elle jette un regard de défi sur Maurice, puis, cyniquement, froidement comme quelqu un qui pose les conditions d on marché, tendant sa lettre non déca- chetée.

C'est de mon amant! Je n'ai pas besoin

LE BOURGEON 227

de lire : Il me demande pardon et me sup- plie de le laisser revenir. Dois-je lui faire dire qu'il peut monter?

MAURICE, ne pouvant retenir ce cri du cœur.

Oh! non!...

ÉTIENNETTE, se rapprochant de lui comme une chatte.

Que vous importe? Ce n'est pas l'intérêt de mon salut qui vous préoccupe encore, je suppose ?

MAURICE, essayant de se donner le change à lui-même.

Pourquoi pas ?

II rencontre le regard d Étiennette et détourne les yeux.

ÉTIENNETTE. Allons donc ! (Derrière lui tout contre, et figure con- tre figure.) Mais ayez donc le courage de re- garder la vérité en face. Croyez-vous que j'aie pu me méprendre sur le cri que vous venez de pousser? Mais c'est le cri de la chair, fait d'amour, de jalousie et de désir. Vous voyez bien que vous m'aimez, (Le faisant

retourner face à elle d'un geste brusque.) tU le VOIS

bien que tu m'aimes !

MAURICE, sans farce.

Non! non ! (D'une voix suppliante.) laisscz-moil laissez-moi !

228 LE BOURGEON

ÉTIENNKTTE, d'un ton sec.

C'est bien !

Elle appuie ^^ur la poire électrique suspendue au jjara- vent et attend sur place.

MAURICE, avec angoisse.

Qu'allez-vous taire ?

Roger entre. ÉTIENNETTE, (2) à Roger (l).

Faites dire à M. Musignol qu'il peut mon- ter,

MAURICE, douloureusement, et d'une voix à peine per- ceptible, presque dans l'oreille d'Étiennette.

Oh ! non...

ÉTIENNETTE, vivement.

C'est bien ! Faites dire qu'il n'y a pas de réponse.

Sortie de Roger. MAURICE.

Oh! mon Dieu! pourquoi m'avez-vous abandonné ?

ÉTIENNETTE.. s'êlançant vers lui.

Mais viens donc! Grand enfant!

Elle l'enlace dans ses bras et tous deux s'effondrent sur le sopha J leurs lèvres se joignent.

Rideau.

ACTE TROISIÈME

ACTE TROISIEME

Le jardin du presbytère de l'abbé Bourset. Pay- sage d'automne. A gauche, le corps de bâtiment du presbytère occupant deux plans. Au premier plan, la porte d'entrée surélevée de trois marches. Au deuxième plan, une fenêtre; devant la fenêtre, un banc. Au quatrième plan, la haie de clôture qui sé- pare le jardin de la route. Entre le deuxième et qua- trième plan, le chemin qui sépare le bâtiment de la haie de clôture. Au fond, un peu à gauche, et face au public, entre deux pilastres de pierre, une grille donnant accès dans le jardin ; pendant tout l'acte la grille est grande ouverte. Adroite de la scène, le jar- din est clos par un mur percé d'une porte pleine au premier plan. Au deuxième plan, à droite, accolée au mur, une serre au faite de laquelle on parvient au moyen d'une échelle de fer garnie de sa rampe. Au milieu de la scène, à droite, un vieux chêne qu'en- châsse un banc de bois circulaire. A gauche de la scène, une table de jardin ; un fauteuil de jardin de- vant, une chaise idem au-dessus. Entre le banc de gauche et les marches, une chaise. Entre le gros arbre et la porte de droite, une brouette sans coffre de fa- çon à pouvoir s'asseoir dessus. Au lointain, mouve- ment de terrains dominant la mer qui s'étend à l'in- fini.

232 l.K B01JKG1::0N

SCÈNE PREMIÈRE

LA MARIOTTE, JEAN-LOU, puis L'ABBÉ.

Au lever du rideau, Mariette est assise sur les marches de la porte d'entrée, en train d'éplucher des légumes qu'elle met à mesure dans une terrine placée à côté d elle sur la chaise. Debout sur le banc, Jean-Lou est en train de remett.e un carreau qui manquait à la fenêtre.

LA MARIOTTE.

Eh bien, Jean-Lou, ra avance ?

JEAN-LOU, tout en travaillant.

Ça va être fini, la Mariotte ! j'en suis au masticage.

LA MARIOTTE.

Oui ? ben, tâche un peu à pas me salir partout avec ton mastic.

JEAN-LOU.

Que non! ça me connaît.

LA MARIOTTE.

Oui, ben, tâche.

Elle chantonne tout en épluchant.

C'est le mois de Marie,...

JEAN— LOU, sur un ton détaché et tout en travaillant.

Dites donc, la Mariotte ?

LE BOURGEON 233

LA MARIOTTE.

Eh...?

JEAN-LOU.

Je voudrais bien vous demander quelque chose.

LA MARIOTTE.

Fais, mon petiot...

JEAN-LOU.

Vous qui avez du goût...

LA MARIOTTE, modeste, et flattée.

Oh!

JEAN-LOU.

Je voudrais avoir votre avis sur un ob- jet...

LA MARIOTTE.

Et quoi donc ?

JEAN-LOU.

Oh ! C'est peu do chose... C'est pour la de- moiselle du château, vous savez... qui m'a sauvé de la noyade, le jour je faisais l'idiot sans connaissance sur la plage... Il paraît que sans elle, ça y était de mon Jean- Lou...

LA MARIOTTE.

Ca!

234 LE BOURGEON

JEAN-LOU.

Alors, ça vaut bien quéqu'chose, n'est-ce pas? Seulement quoi?... Ah! ce que j'ai cherché ! Quand on n'est pas riche, pas vrai ? et puis, je voulais que ce soit un sou- venir qui eût rapport... et puis, qu'il vînt bien de moi... Alors je ne sais pas si c'est bien?... j'ai pensé que ça...?

Il saute à bas de son banc et va chercher quelque chose dans le casier qui forme le bas de son cro- chet, lequel est contre la table du jardin, LA MARIOTTE.

Voyons ?

JEAN— LOU, tirant du casier de son crochet, un objet assez volumineux enveloppé soigneusement dans de l'ouate.

Oh ! ce n'est pas un objet de valeur I... ce n'est qu'un objet d'art... fait par moi... c'est tout le mérite.

Il présente l'objet qu'il a développé tout on parlant; c'est une espèce de grand verre gravé. LA MARIOTTE.

Ah ! mais c'est joli !

JEAN-LOU, flatté dans son for intérieur.

Vous trouvez ? C'est moi qui l'ai gravé. Vous voyez, d'un côté : « A ma sauveteuse, son saiweté. » Ça dit tout!... Et au milieu: nos initiales entrelacées. De l'autre côté, elle, assise.

LE BOURGEON 235

LA MARIOTTE.

Ah! c'est elle, ça?

JEAN-LOU.

C'est elle.

LA MARIOTTE.

Je ne l'aurais pas reconnue.

JEAN-LOU.

Sur du verre, n'est-ce pas? et au-dessus de sa tête, une femme en l'air, qui bran- dit une couronne; j'ai vu ça dans des ta- bleaux... ça fait bien... Et moi, à genoux, lui baisant respectueusement le bout des doigts, une main sur mon cœur.

LA MARIOTTE.

Oui, oui.

JEAN-LOU.

Au fond, la mer avec une moitié de soleil qui en sort. C'est ce qu'on appelle une allégorique.

LA MARIOTTE.

Comme tu es instruit.

JEAN-LOU.

On a été élevé à la ville, pas vrai? vous croyez que ça lui fera plaisir ?

LA MARIOTTE.

Comment, mais c'est très joli!

236 LE BOURGliON'

JEAN-LOU, modeste.

C'est simple... (changeant de ton.) Ça pourra lui servir de verre à table; comme ça, cha- que fois qu'elle boira, ce verre lui dira : « c'est le petit que j'ai sauvé!... » et ça fera plaisir à tous les deux.

LA MARIOÏTE.

Bien pensé, mon p'tiot; faut lui porter ça.

JEA.N'-I-OU, comme saisi d'épouvante à cette perspective.

Qui. moi?... Oh! non... non!

LA MARIOTTE.

Comment?

JEAN— LOU, sur un ton câlin.

Non, vous!... vous, vous lui porterez!... moi, voyez-vous, j'oserais pas la regarder en face. Quand on a été vu tout nu par une demoiselle, et que c'est pas voulu, on a trop iionte.

LA MARIOÏTE.

Jean-Lou, t'as de l'orgueil !

JEAN-LOU.

J'aime pas me faire remarquer.

n retourne à son crochet dans l'intention de ranger son précieux cadeau.

LE BOURGEON 237

l'abbé, paraissant au seuil de la porle du presbytère. II tient à la main un porte-bouteilles muni de quatre bou- teilles cachetées.

Eh bien, c'est coinnie en que tu travail- les, flâneur?

JEAN-LOU.

J'ai fini, monsieur l'Abbé.

L ABBÉ, descendant au 2.

Qu'est-ce que tu niontrais-là, à la Ma- riette?

JEAN-LOU, 3.

Oli! c'est rien d'intéressant, monsieur l'abbé.

LA MARIOTTE, 1, toujours assise sur sa marche.

C'est un cadeau qu'il voulait ofirir à la demoiselle du château en manière de re- connaissance.

l'abbé.

Ah?... voyons!

JEAN-LOU, confus.

Oh! monsieur l'Abbé!...

l'abbé. Allons! allons!

LA MARIOTTE.

Te fais donc pas prier.

338 LE BOURGEON

JEAN-LOU.

Oli! pour ce que c'est... !

Il présente le verre à l'abbé.

l'abbé. Ah ! uiais c'est bien, ça !

JEAN-LOU.

C'est simple.

l'abbé, lisant l'inscription.

« A ma sauveteuse, son sauveté. »

Il s incline avec un sourire légèrement ironique, JEAX-LOU.

Ça peut aller?

l'abbé. Mon Dieu!... c'est du français du cœur.

JEAN-LOU, sincère.

Ah ! oui. du cœur...

l'abbé.

Alors, c'est parfait. Qu'est-ce que c'est que cette chose-là, cette espèce de brioclie qui est au milieu.

JEAN-LOU.

C'est mademoiselle!

L'ABBÉ.

Ahl c'est mademoiselle! oui, oui, oui... mais évidemment, je regardais mal...

LE BOURGEON 239

JEA.N-LOU.

Et moi à côté.

L ABBÉ^ lui rendant le verre.

Mes compliments, Jean-Lou, c'est tout à fait gentil.

JEAN-LOU.

Ail, bien, je suis bien content, monsieur l'Abbé !

11 remonte au-dessus de la table pour ranger ses ou- tils et se préparer au départ.

l'abbé, à la Mariette.

Je sors, la Mariotte.

LA MARIOTTE.

est-ce que vous allez encore porter notre vin ?

l'abbé.

Qu'est-ce que ça te fait?., puisque nous n'en buvons ni l'un ni l'autre.

LA MARIOTTE.

Possible; mais quand il n'y en aura plus pour mettre dans les burettes, hein ? com- ment fera-t-on pour le Saint-Office, hein ?

L'ABBÉ, la singeant.

Eh! bien, on en fera venir d'autre « hein » ! Ne grogne pas. Je m'absente cinq minutes. Si madame la comtesse et sa fa-

240 LE liOUnC.EON

mille arrivent pendant ce temps, dis-leur que je suis à deux pas, chez la Marie-Jeanne qui est accouchée ce matin ; qu'on veuille bien m'attendre, le temps que tu viennes me chercher.

LA MARIOTTE.

Voilà donc il va passer, notre vin : chez la Marie-Jeanne, une fille-mère!

I/aMBK, corrig'eant.

Une mère, c'est tout ce que j'ai à savoir I et une mère qui a d'autant plus besoin de moi que la place du mari est vide à son che- vet, par conséquent...!

LA MARIOTTIC.

C'est bon, allez. Tout ce que je dirai ou rien...

l'abbé.

Tu es bien aimable de me donner la per- mission.

Il remonte. La Mariotte hausse les épaules et pendant ce qui suit rentio dans le presbytère en emportant ses ustensiles de ménage. JEAN-LOU, tout en passant les bretelles de son crochet.

Je peux disposer, monsieur l'Abbé?

i/AUBÈ, au fond..

Oui!... Ah! Et puis, si tu vois ton oncle,

LE BOUHGKON 241

dis-lui qu'il vienne réparer mon mur, là.

(il indique lo côté droit de la scène.) CeS (HablcS (lo

gamins me l'ont dégradé en l'escaladant pour venir marauder dans mes espaliers! Que diantre I je leur laisse ma porte ou- verte, ils pourraient bien se dispenser de détériorer ma clôture. Enfin! va!

JBAN-LOU.

Oui, M. L'Abbé.

Il se diriRo vera la droite.

SCENE II

Les Mêmes, HUGUETTE.

HUGUETTE, arrivant du fond gauche. Elle est à bicy- clette et descend ainsi jusqu à 1 avant-scène.

Bonjour, monsieur le Curé.

Elle descend de bicyclette.

l'abbé. Ah ! mademoiselle Huguette!...

JEAN— LOU, essayant de s esquiver sans être remarqué.

Oh!

242 LE BOURGEON

l'abbé, tout en déposant son casier à bouteilles sur le banc circulaire de 1 arbre.

Ah! bien, justement... (voyant Jean-Lou qui cherche à s esquiver et le rattrapant par son crochet avec le bec de corbin do sa canno.) Eli! là, ne t'cn Va

donc pas toi, là-bas.

JEAN-LOU, tout gêné.

Mais, monsieur l'Abbé...

UUGUEÏTE, tout en déposant sa bicjclette contre le juur du presbytère, un peu au-dessus du banc.

J'arrive en avant-garde ; la famille me suit.

l'abbé.

Parfait ! Tenez, mademoiselle Huguette, voici un petit gars qui n'ose pas vous dire qu'il a une surprise pour vous.

HUGUETTE, descendant.

Pour moi?

l'abbé, le faisant passer au 2 en le prenant par 1 oreille.

Allez. Jean-Lou.

JEAN-LOU^ tout honteux et se faisant un peu tirer.

Oh! non ! non!

L'ABBÉ.

Comment, « non » ?

LE BOURGEON 243

JEA.N-LOU) qui tient toujours son verre enveloppé de ouate dans la main.

C'est-à-dire... Oh! mademoiselle... c'est une bêtise, une façon de vous remercier bien faiblement.

HUGUETTE.

Et de quoi, mon Dieu?

JEAN-LOU.

Mais de... (Bien godicho.) C'cst moi le noyé, mademoiselle.

HUGUETTE, le regardant.

Ah! c'est vous que...

Elle baisse les 3'eux instinctivement. .lEAN-LOU, baissant la tête.

C'est moi, oui, mademoiselle... Jean-Lou, le vitrier...

HUGUETTE.

Oh ! je vous demande pardon, je ne vous reconnaissais pas... c'est que c'est la pre- mière fois que je vous vois... (Hésitant et baissant

les yeux.) comme ça.

JEAN-LOU, gêné.

Oui, en effet...

Ils restent un instant décontenancés, n'osant se regar- der ; à un moment donné leurs regards se rencon- trent, ils rebaissent aussitôt les yeux. L ABBÉ, voyant leur embarras réciproque jovialement.

Eh bien, c'est le moment d'y aller de ton

244 Lie BOlJIiGKON

offrande . (sur un ton un peu moqueur.) (( A. ma Sail-

vetouse, son sauveLé ».

JEAN-LOU.

Oui. monsieur le curé, (.v iiuguette.) Alors, voilà, mademoiselle, si c'était un effet de votre bonté d'accepter ce modeste vase en souvenir de la chose...

Il lui tend le verre sans oser la regarder. HUGUETTE, prenant le verre sans regarder non plus Jean-Lou.

Oh! vous êtes bien aimable, monsieur Jean-Lou.

JEAN-LOUj id.

C'est pas bien beau.

HUGUETTE, id.

Oh! c'est très joli.

JEAN-LOU.

C'est simple.

HUGUETTE.

Ça me touche profondémoiil . monsieur Jean-Lou.

JEAN-LOU.

Alors, vrai, mademoiselle, vous n(i m'en voulez pas ?

HUGUETTE.

Et de quoi donc, monsieur Jean-Lou?

JKAN-LOU.

Mais... de m'être montré si iiiip(di... yiw ma ttuiue ce jnur-Ià.

LH BOURG,: ON 345

HUGUETXE.

Oh! pouvez- vous dire!

JEAN-LOU.

Si. si. je sais très bien que ce n'est pas comme ça qu'on se présente à une demoi- selle... surtout qui n'est pas do votre monde.

HUciUETïE.

Ce n'était pas de votre faute, monsieur Jean-Lou.

JEAX-LOU.

Sûr que ce n'était pas ma faute ! et il est évident que sur le moment on n'y a réflé- chi ni l'un ni l'autre.

HL'GUETTE.

Oh! non!

Jl, AN-LOU.

Seulement, quand après ça on se rencon- tre, on a beau faire : on pense, on se rap- pelle... et on se trouve tout gêné.

HUGUETTE.

Oui.

JEAN-LOU.

Oh! je le sens bien, allez.

HUGUETTE.

Est-ce hôtel je vous aurais revu comme

14.

246 LE BOURGEON

VOUS étiez la première fois, je ne sais pas, il me sembleque ça m'aurait paru naturel...

JEAN-LOU.

J'aurais tout de même pas osé.

HOQUETTE.

Non, évidemment I... aujourd'hui, je vous revois comme ça... et, je ne peux pas dire pourquoi?... j'ai comme un peu de honte... ça me gêne...

JEAN— LOU, hoche la tête puis.

C'est mon vêtement qui me fait remarquer.

HUGUETTE.

Oh! mais ça passera.

JEAN-LOU.

Faut l'espérer... Au revoir, mademoiselle.

HUGUETTE.

Au revoir, monsieur Jean-Lou.

JEAN— LOU, fait mine de s'en aller, puis s'arrêtant aussitôt.

Et quand on se rencontrera... des fois... eh! hien, alors, v'ià tout, on ne se regar- dera pas, mais on saura que le cœur y est.

HUGUETTE.

Oui, monsieur Jean-Lou.

JEAN-LOU. C'est ça, oui. (Brusquement, changeant de ton.) Au

revoir, monsieur le curé.

LE BOURGEON 247

l'abbé. Au revoir, Jean-Lou.

Jean-Lou sort rapidement par la droite.

l'abbé. Brave petit gars tout de même.

HUGUETTE.

Je crois que j'ai été stupide.

l'abbé. Mais non, mais non, ma chère enfant.

HUGUETTE.

Si, si! et je suis capable de lui avoir fait de la peine... Ah! que c'est bête d'être bête comme ça!...

Elle remonte vers sa bicyclette et range pendant ce qui suit le verre que lui a donné Jean-Lou dans une sa- coche en forme d étui suspendue au guidon de sa machine.

SCENE III

Les Mêmes, LA CO.MTESSE, LE MARQUIS,

EU(JENIE, ils arrivent, comme Huguette, par le fond gauche.

LA COMTESSE, franchissant la grille d'entrée et immé- iatement à 1 abbé avec une certaine inquiétude dans la voix.

Ah! monsieur le curé...!

248 Lli BOURGEON

l'abbé, s'inclinant.

Madame la comtesse.

LA COMTESSE.

Vous nous avez fait prier de venir...

l'abbé. Mais oui, madame. Bonjour, monsieur le marquis, bonjour, madame.

LE MARQUIS, EUGÉNIK, franchissant la grille.

Bonjour, monsieur le curé.

Le marquis descend à la suite de la comtesse. Eugénie descend par la gauche.

LA COMTESSE, tout en descendant dans la direction de 1 arhre.

Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui se passe ? pourquoi cette convocation... officielle?

Elle s'assied sur le banc circulaire, le marquis est de- bout entre elle et 1 abbé, mais un peu au-dessus.

l'abbé. Ah! ça, madame!... je serais bien embar- rassé pour vous le dire; j'ai reçu une lettre de M. Maurice, m'annonçant son arrivée, et me priant, si vous n'y voyiez pas d'in- convénient, de convier ici toute sa famille : je me suis conformé aux instructions.

LA COMTESSE.

Pourquoi, mon Dieu? Ça ne vous inquiète pas, tout ça?

LE BOURGEON 249

l'abbé. Oh! il n'y a aucune inquiétude à avoir : le ton de la lettre est enjoué; M. Maurice y parle d'un grand bonheur.

HUGUETTE, qui toujours à la même place est occupée à gonfler un des pneus de sa machine.

Ah?

LA CO.MTESSB, bien naïvement.

11 a peut-être été nommé sergent.

LE MARQUIS.

Oh! non! Il n'est au régiment que depuis quinze jours! A ce compte-là, il serait gé- néral à la fin de l'année. Ça ne va pas si vite.

LA COMTESSE.

Mais alors quoi ? Quoi ?

L ABBK, avec un gestfi d ignorance.

Ah!

LE MARQUIS.

Non, écoute! Tu ne vas pas t'inquiéter, hein? puisqu'il s'agit d'un bonheur, on peut attendre.

Tout en parlant, il quitte la comtesse et gagne jusqu'à Huguette.

K U G É N T R .

C'est évident.

LA GOMTESSK, avoi^ un soupir do rr.signntion.

Oui.

350 LE BOURGEON

l'abbé.

Mais oui. mais oui!... (a Eugénie.) Et

M. Heurteloup. madame? j'ai appris avec

joie qu'il était tout à fait remis; est-il vrai

qu'il fasse aujourd'hui sa première sortie?

EUGÉNIE,

Vous allez le voir tout à l'heure. Je l'ai laissé en train de s'habiller. Il vient même d'avoir une colère après moi ! l'abbé.

Ah?... Oh! alors, il est tout à fait bien!

EUGÉNIE.

Tout à fait. Mais c'est égal, nous avons eu une rude alerte !

LA COMTESSE.

Pendant quelques jours, on a craint la fièvre muqueuse.

EUGÉNIE.

Heureusement, ça n'a été qu'une forte jaunisse.

l'abbé. Ah^ Tant mieux !

LE MARQUIS, qui est descendu à l'extrême-gauche sur les dernières paroles d Eugénie.

Une grosse émotion éprouvée à Paris, qui lui a tourné la bile.

LE BOURGEON 251

l'abbé. Ce pauvre M. Heurteloup I

EUGÉNIE.

Oh ! ne le plaignez pas : C'est le ciel qui l'a puni ! iVujourd'hui qu'il est sain et sauf, je déclare qu'il n'a eu que ce qu'il méritait ! Un homme, monsieur le curé, à qui on au- rait donné le bon Dieu sans confession, et qui se débauchait avec des hétaïres. l'abbé.

Non, ce n'est pas possible!

LE MARQUIS, atfectant le plus profond sérieux.

Etes- vous bien sûre, Eugénie?

EUGÉNIE.

Si je suis sûre! Il a avoué. Un peu plus, il concubinait!

LE MARQUIS, id.

Non? Oh!... Heureusement que vous êtes arrivée à temps.

EUGÉNIE.

Un jour de plus, il était trop tard !

LE MARQUIS et LA COMTESSE, avec un sentiment différent.

Oh!

EUGÉNIE.

Oh! mais, maintenant, je l'ai à l'œil. D'ailleurs je le défie bien d'aller courir la

252 LE BOURGEON

prétentaine, avec la mesure que j"ai prise à son égard,, pendant sa maladie!., aussi bien, je dois le dire pour son salut que pour sa pénitence !

LA COMTESSE.

Ah! mon Dieu, quoi donc?

EUGÉNIE. Moi,... (Bien catcgoriquement.) je Tai VOUé aU

bleu !

TOUS, ébahis.

Non?

A ce moment explosion de cris et de rires à la can- tonade gauche et Heurteloup paraît se débattant contre une ribambelle de gamins qui le huent à qui mieux mieux.

SCENE IV

Les Mêmes, HEURTELOUP.

HEURTELOUP, en costume entièrement bleu-oicl, cha- peau et soiilicrs blous ; aux gamins qui lui font la conduite sur la route et dominant leurs cris.

Avez-vous fini de me suivre, tas de ga- lopins. Voulez-vous filer? Qu'est-ce que c'est que ça donc ?

LE BOURGEON 253

LES GAMINS, se sauvant.

Ah!

lleurteluup a franchi la grille, l'air furieux, la ligure maussade.

TOUS, stupéfaits.

Ah!

HEURTELOUP, après un temps, à Eugénie.

Vuilà ce que tu me vaux, toi !

TOUS, riant.

Ah! ah! ah! ah! ali!

HUGUEÏTE, se tordant.

Ah ! monsieur Heurteh)up. que vous êtes drôle comme ça!

LE MARQUIS.

Vous avez l'air du prince Saphir.

HEURÏELOUP *, descendant entre la comtesse otEugénie.

Oui, eh hien, je la trouve mauvaise! Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie? Mes vêtements ? Qu'est-ce que tu as fait de tous mes vêtements ?

EUGÉNIE, sur un tun sans réplique.

Je les ai distribués aux pauvres.

HEURTELOUP.

C'est trop fort! tu t'imagines que je vais

Le M. (l) près d'ilug. {2} ; plus eu scène K. i, H. 4, la G. 5, l'A. 6.

15

354 LE BOURGEON

continuer à me promener comme un chien- lit?

EUGÉNIE.

Eh bien., tu resteras chez toi } c'est au- tant de gagné.

HEURTELOUP, se cabrant.

Ah! non. par exemple! non!

EUGÉNIE.

Il n'y a pas à dire : « Ah! non! »... j'ai pris l'engagement,, si tu revenais à la santé, de te vouer au bleu ; un engagement est un engagement.

IIEURTKLOUP.

Un engagement qu'on prend soi-même, soit! Mais celui qu'on prend pour vous...!

(Se tournant vers l'abbé.) Mousicur Ic CUré, VOUS

allez me relever de ce vœu et sans tarder.

L ABBÉ, avec un reste de rire dans la voix.

Mais, monsieur Ileurteloup, je n'ai à vous relever de rien du tout, puisque ce n'est pas vous qui avez fait le vœu. Ah! si madame Heurteloup le demande, elle...

EUGÉNIE, n'entenilant pas de cette oreille.

Du tout, du tout! Mais qu'est-ce qu'on dirait, lui qui, grâce à Dieu, a une réputa- tion de piété, si on savait qu'après avoir

LE BOURGEON 255

son retour à la santé au vœu pris en son nom, monsieur s'en dégageait et en faisait litière !

LE MARQUIS, ironique.

Oui, oh!... ce serait grave!

LA COMTESSE.

11 est évident qu'un vœu... !

UEURTKLOUP.

Oui? Eh bien, je m'en moque.

EUGÉNIE.

Non, non!... il en a pour cinq ans I (Après un temps.) OU vcrra après.

HEURTELOUP, cclalant.

Ah! c'est comme ça!... Eh bien, non, entends-tu ; j'en ai assez de plier devant toi! d'être sous le boisseau. Je secoue le joug, je relève la tète, je suis le maître à la fin!

EUGÉNIE, le toisant de toute sa hauteur.

Qu'est-ce que c'est?

HEURTELOUP, intimidé.

Oui, enfin,., je dis...

EDGÉNIEj impèrative.

En voilà assez!

Elle remonte pour s éloigner de son mari et redescend aussitôt ot dans le même mouvement vers la com- tesse (5) qui caubc avec l'abhû (6).

256 LE BOURGEON

HEURTELOUP, rongeant son frein.

Oh!

LE MARQUIS, qui est redescendu un peu avant, bas à lleurtelûup.

Ma pauvre victime !

HEURTELOUP, entre ses dents.

Oh! divorcer! divorcer!... la pincer avec un aaïaiit!

LE MAllQUIS.

Eugénie? Oh!... elle ne voudrait jamais!

HEURTELOUP, comme un homme qui ne le sait que trop.

Ah!... et lui non plus !

LA MARIOTTE, paraissant à la fenêtre du presbytère.

Monsieur le curé, si vous avez à faire avec ces dames, je pourrais hien aller jus- que chez la Marie-Jeanne lui porter les bouteilles.

l'abbé.

Non, non, j'irai moi-même plus tard,, merci.

La Mariotte disparaît. LA COMTESSE.

La Marie-Jeanne ? Qui ? la petite vachère ?

l'abbé. Delà ferme, oui., madame; elle a mis au monde un jeune chrétien ce matin.

LE BOURGEON 257

TOUS.

Non?

LE MARQUIS.

Yoyez-vous ça !

Tout le monde s'est rapproché curieusement de l'abbé.

HUGUETTE, de la présence de qui personne n'a tenu compte

tout occupée qu'elle est à arranger sa bicyclette, après

avoir relevé la tête à la confidence du curé, descendant

pour surgir entre le marquis et Eugénie.

Tiens, je ne savais pas qu'elle fût ma- riée?

Tout le monde reste un instant interloqué par l'inter- vention subite de la jeune fille. LA COMTESSE, ne sachant que répondre.

ïlcin?... la...

LE MARQUIS, id.

La... la vachère... oh! eiili!...

L'ABBÊ. id.

C'est-à-dire que... euh!...

I,E MARQUIS, Approuvant l'explication de l'abbé.

Oui.

l'abbé. Yoilà.

HUGUETTE, ronseifrnée par leur gêne même.

Ail ? l)on, je comprends...

Elle remonte. TOUS.

Quoi ?

258 LE BOURGEON

HDGUETTE, tout en retournant à sa bicyclette.

Rien! rien !

EUGÉNIE, après un temps à son mari comme si c'était sa faute.

Voilà!... voilà ce que ça amène, ces cho- ses-là!

Heurteloup, la pensée ailleurs, brutalement rappelé à la réalité par./l 'apostrophe de sa femme, la regarde ahuri, puis lève des yeux résignés au ciel, hausse les épaules, et va s'asseoir sur le banc devant le presbytère.

L'ABBK.

La pauvre petite est dans un dénuement complet ; rien qu'un pauvre grabat et per- sonne auprès d'elle... Alors, j'allais lui porter...

Il indique son casier à bouteilles. LA COMTESSE.

Ah! mais que ne le disiez-vous? on ne peut pas la laisser ainsi : je vais la faire transporter à notre asile de Kénogant oiî elle trouvera auprès des bonnes sœurs tous les soins désirables, comme aussi tous les bons conseils qu'il est regrettable qu'on n'ait pu lui donner plus tôt.

EUGÉNIE, pincée.

On aurait une honnête femme de plus.

LE BOURGEON 359

LE MARQUIS, avec bon sens.

Bien ! oui... mais un petit français de moins ; tout compte fait, je ne sais pas si ça ne vaut pas encore mieux comme ça.

HUGUETTE, descendant vers la comtesse, avec sa bi- cyclette en main.

Si vous voulez, ma tante, j'ai ma bicy- clette, je puis pédaler jusqu'au château, c'est l'affaire de dix minutes.

LA COMTESSE.

C'est ça ; tu diras à Luc de faire le né- cessaire pour le transport de la mère et du bébé.

HUGUETTE, grimpant sur sa bicyclette.

J'y cours.

Elle franchit la grille et disparaît par la gauche.

l'abbiî. Que vous êtes charitable.

LA COMTESSE, avec un sourire modeste.

Laissez donc !... (changeant de ton.) La pauvro fille! Qu'est-ce qui lui a encore fait ça? l'abbé. Est-ce qu'on sait !

EUGÉNIE, avec dédain.

Quelque homme... évidemment!

260 LE BOURGEON

LE MARQUIS, aveo le plus grand sérieux.

Prenez garde. Eugénie ! vous accusez à la légère.

Heurteloup qui s'est levé, descend d'un air distrait en- tre le marquis et Eugénie.

l'abbé. Je l'ai demandé à la petite; c'est triste : elle ne le sait pas elle-même! elle m'a ré- pondu : « C'est un monsieur à bicyclette! »

Tout le monde hoche la tête, déplorant en silence. Soudain un éclair traverse le cerveau d'Eugénie ; elle relève la tête ; « A bicyclette ; porte la tête à droite « est-ce que ce serait?... Regarde son mari fixement dans les yeux « toi ! » Tout ce jeu de scène muet doit dui-cr exactement trois secondes ; ce sont en quelque sorte trois soubresauts successifs de la tête oi'i Eugénie doit tout exprimer par la physionomie.

HEURTELOUP, foudroyé par le regard de sa femme, la regarde ahuri comme pour dire « qu'est-ce qu'elle a en- core? ') puis comprenant sa pensée.

Quoi ? quoi ? tu ne vas pas encore me mettre ça sur le dos! 11 n'y a pas que moi en France qui aie une bicyclette.

EUGÉNIE, sèchement.

C'est possible ! mais je constate que vous avez pour ce genre de sport un amour un peu trop marqué,

HEURTELOUP.

Allons, bon !

LE BOURGEON 261

LE MARQUIS.

Ecoutez, Eiig'énio. je vous jure que pour faire un enfant, la bicyclette...

EUGÉNIE, moitié miel, moitié vinaigre.

Je vous en prie, Onfroy ! (a Heurteioup.) Do- rénavant, vous me ferez le plaisir de res- treindre un peu vos sorties à bicyclette.

Elle remonte par la droite de la table. HEURTELOUP, rongeant son frein.

Oh!

LE MARQUIS, lui prenant le bras et très gamin.

Allez ! au bleu aussi la bécane.

HEURTELOUP, soulageant sou creur.

Ah! le célibat! le célibat!

Ils remontent ensemble par la gauche delà table; à ce moment, à la porte premier plan droit, paraît Jean-Lou.

SCENE V

Les Mêmes, JEAN-LOU.

JEAN-LOU, 1 air mystérieux, allant sur la pointe des pieds jusqu'à l'Abbé.

Monsieur le curé, monsieur le curé ! (Saluant.) Mcssicurs, mcsdames.

263 LE BOURGEON

l'abbé. Te voilà revenu, toi.

JEAN-LOU, bas au curé.

C'est monsieur l'abbé de Plounidec qui m'envoie...

l'abbé, à haute voix aux autres.

Ah! bien justement, mesdames...

JEAN-LOU, vivement. Oh! chut!... (Confidentiellement.') MonsicUF

l'abbé est en carriole; il voudrait vous toucher deux mots en particulier avant de voir sa famille ; alors il vous fait prier, si elle est déjà arrivée, de l'éloigner... l'abbé. Bon.

Il va pour remonter. JEAN— LOU, achevant sa phrase.

habilement.

l'abbé, s'arrôtant court.

Ha... habilement?

JEAN-LOU5 confirmant.

habilement.

l'abbé, un peu déconfit. Habilement, oui. (se décidant et bien bêta.)

Hum!... Que... que penseriez-vous. mes- sieurs, mesdames, d'aller jusqu'au bout du jardin?

LE BOURGEON 263

TOUS *, étonnés.

Nous?

LA COMTESSE.

Pourquoi faire ?

l'abbé.

Hein?... je ne sais pas! Tenez, j'ai... j'ai un poirier qui est assez curieux: il ne pro- duit pas (le poires.

EUGÉNIE.

Qu'est-ce qu'il produit? l'abbk. Rien du tout. Si ça vous intéressait...?

LA GOMTESSK, malicieusement.

Vous avez quelqu'un à recevoir !

l'abbé, avec un sursaut d'élonnoment.

A quoi avez-vous vu ça?

LA COMTESSE, souriant.

Oh! c'est difficile à deviner! c'est Mau- rice, hein?

L'ABBÉ.

Maurice, oui!

LA COMTESSE.

11 voudrait vous parler en particulier.

* Le M. et H. au fond au-dessus du banc de gaucho, plus en scène E. la G., plus bas devani le gi-and arbre 1 ab. et J.-L.

264 LE BOURGEON

l'abbé. Comme vous êtes perspicace.

LA. COMTESSE.

Et il VOUS a fait prier de nous éloig"ner.

L ABBÉ^ i3ans voix, rion que par 1 articulation des IcNvre-^.

Habilement, oui !

LA COMTESSE.

Que de mystères, mon Dieu! Eh bien, plutôt que d'aller rendre visite à votre poirier qui ne donne pas de poires, je pro- pose d'utiliser ces instants en poussant jus- que chez la Marie-Jeanne; on lui montrera qu'elle n'est pas tout à fait aban(btnnée. Gela va-t-il ?

TOUS.

Ça va.

L'ABBÉ.

Oh ! madame, comme vous êtes plus ha- bile que moi.

LA COMTESSE, souriant. Croyez-vous? (aux autres, en se dirigeant vers le

fond.) Allons !

EUGÉNIE, au fond, au moment de sortir, à Ileurteloup qui pendant ce qui précède a cueilli une flour rouge dont il a paré sa boutonnière absolument comme s'il y avait lo feu.

Veux-tu enlever ça, toi I

LE BOURGEON 265

HEURTELOUP, ahuri par cotte apostrophe.

Hein ? Quoi ?

EUGÉNIE.

Ça!... c'est rouge!

HEURTELOUP, haussant les épaules.

Oh!

LE MARQUIS, railleur.

Vous n'avez plus droit qu'au bleuet.

Il lui enlève sa fleur et se la passe à la boutonnière,

EUGÉNIE, à son mari, qui furieux, les deux mains derrière le dos sort avec des haussements d'épaule rageurs.

Ah ! et puis toi, je t'en prie, pas de tête hein?

Ils sortent tous par le fond droit.

SCENE VI

L'ABBÉ, JEAN-LOU, puis MAURICE.

l'abbé, redescendant vers Jean-Lou.

Là! si tu veux prévenir monsieur l'abbé que je suis à sa disposition.

JEAN-LOU, gagnant la droite.

Ça ne sera pas long! Il attend dans la ruelle !

266 LE BOURGEON

l'abbé. Bon ! va !

JEA.N-LOU. appelant du pas de la porte.

Ehl monsieur l'abbé.

VOIX DE MAURICE.

Voilà!

JEAN-LOU, à l'abbé.

Le v'ià!

MAURICE)* le pas dôlurô, l'air gamin entrant vivement et, en passant pour aller à l'abbô, donnant une tape ami- cale sur la joue de Jean-Lou.

Merci. Jean-Lou. (^e précipitant dans les bras de

l'abbé.) Bonjour, monsieur le curé.

Us s'embrassent pendant que Jean-Lou sort. L'ABBÉ (l).

Mon cher enfant ! Ça me fait plaisir de vous voir.

MAURICE (2). Et à moi donc ! (passant au (l); tout ce qui suit très chaud, très vibrant, très jeune.) Ail ! mOUsicur le

curé, les joies que je viens d'éprouver en me retrouvant ici.. ! tous ces lieux que je

Maurice est en civil : blouse de chasse à trois plis et ceinture ; knickerbockers, le tout en étoffe anglaise. Le- gings et feutre mou.

LE BOURGEON 267

connais depuis mon enfance, il me semble que je les vois avec d'autres yeuxl comme c'est beau, notre cher patelin.

l'abbé, tout près de lui.

C'est aujourd'hui que vous vous en aper- cevez ?

MAURICE, se retournant vers lui.

Oui ! c'est à croire que je n'ai jamais re- gardé!., j'ai toujours eu les yeux trop tour- nés à l'intérieur, alors, je ne voyais pas au dehors ! (Bien gosse.) C'est bien, la nature,

vous savez.

l'abbé. Si c'est bien !

MAURICE, sans lui laisser le temps de placer sa réponse.

C'est ça qui nous prouve l'existence de

Dieu!

l'abbé. Tiens !

MAURICI'^, sautant d'une idée à l'autre.

Et à part ça, ça va bien? la santé, oui?

L abbé, s asseyant sur le banc circulaire de 1 arbre de façon à être profil au public et face au presbytère ; par- tant, face à Maurice.

Ma parole, je ne vous reconnais pas : cette exubérance, cette gaieté... c'est le service militaire qui vous a transformé ainsi ?

268 LE BOURGEON

MAURICE.

Mais oui! le service militaire et aussi...

l'abbé. Quoi ?

MAUIltCE, iur un ton plein de sons- entendu. Je ne sais pas... un tas de choses I (Brus- quement, changeant de ton.) CSt ma famille?

l'abbk. Vous aviez à me parler: je l'ai éloignée... habilement.

MAURICE.

Bien!

l'abbé.

Qu'avez-vous à me dire ?

MAURICE, se penchant vers lui.

Votre sentiment à vous demander sur un cas de conscience.

l'abbé. Et quoi donc ?

MAURICE, bien précis comme pour l'énoncé d'un problème.

Un homme a aimé une femme; ils s(mt tombés dans le péché; cet homme estime cette femme : quel est son devoir ?

l'.\BBÉ, bien nettement.

Mais cela ne souffre aucun doute! Il doit réparer la faute par le mariage.

MAURICE, lui serrant vigoureusement les mains.

Merci! C'est la réponse que j'attendais.

LE BOURGEON 269

l'abbé, un peu interloqué, avec une pointe d inquiétude.

Mais pour qui me demandez-vous...?

MAURICE.

Chut!... cliut!... je vous le dirai plus tard.

l'abbé.

Je ne suppose pas que ce soit...?

MAURICE. Chut, chut, chut! plus tard, (changeant

de ton.) Et, maintenant, monsieur le curé,

(Avec pompe.) introduisez... la famille.

l'abbé, un peu ahuri.

L'introduire? Mais... elle n'est pas là! il faut que j'aille la chercher...

MAURICE, remontant.

Oh ! monsieur le curé, non ! s'il en est ainsi, je...

l'abbé, qui s'est levé, allant prendre le casier à bouteilles qui est derrière l'aibre sur le même banc que lui.

Laissez donc! laissez donc! sont les vôtres, j'avais justement à aller.

MAURICE.

Oh! vraiment, je suis confus.

l'abbé. Dix minutes!

Il sort par le fond droit.

370 LE BOURGEON

SCENE VII

MAURICE, puis ÉTIENNETTE, puis LA MARIOTIE, puis HUGUETTE.

Maurice regarde partit- le curé, puis gagne rapidement, d'un pas léger, la porte donnant sur la ruelle.

MAURICE, ouvrant la porte et du seuil faisant signe à l'extérieur.

Entre !

Il gagne la gauche. ÉTIENNETTE, entrant et marchant à sa suite.

Ah! ça, m'expliqueras-tii ce que tout cela signifie?... et ce que tu manigances?

MAURICE, (l) pivotant sur lui-même et très gamin, tout en lui prenant gentiment les épaules entre les deux mains.

ïaratata ! inutile, madame... Je ne vous dirai rien tant que je ne jugerai pas le mo- ment venu. Vous m'avez promis de ne pas m'interroger, de vous en rapporter à moi, vous êtes à ma discrétion.

Il l'embrasse dans le cou. ÉTIENNETTE.

Quel enfant lu fais. Je ne te reconnais pas.

LE BOURGEON 271

MAURICE.

Mais je ne me reconnais pas moi-même. Il me semble que j'ai des années de jeunesse en retard, que j'existe pour la première fois. Assez longtemps j'ai vécu comprimé dans ma chrysalide, j'ai besoin d'étendre mes ailes et de voler éperdument. J'ai be- soin de mon âg-e, j'ai besoin de vivre, j'ai besoin d'aimer.

ÉTIEXNETTE.

Qu'il est loin le petit séminariste, à la soutane noire, dont le rigorisme m'impo- sait, dont la pureté me troublait!

MAURICE.

Qu'il est loin l'être de vanité qui s'imagi- nait avoir en lui toutes les vertus du sacri- fice ! Il a suffi d'un sourire de femme pour le ramener à la réalité et lui montrer qu'il n'était qu'un homme.

ÉTIENXETTE.

Regretterais-tu quelque chose ?

MAURICE.

Ai-je l'air de quelqu'un qui éprouve des

Il l'embrasse dans le cou.

regrets ?

272 LE BOUIUJEONJ

LA MARIOTTE, arrivant de jrauche, deuxième plan, avec des artichauts à la main et apercevant Maurice qui a fini d'embrasser Étiennette avec force courbettes.

Oh! monsieur l'abbé, vousl

MAURICE, tout près d'Étiennette et au-dessus d'elle bien brutalement.

Bonjour, la Mariotte !... Je vous présente ma bonne amie.

LA MAHIOTTK, qui déjà s'inclinait, su sautant scan- dalisée.

Jésus-Maria! Est-ce VOUS, monsieur l'abbé, qui parlez ainsi ?

MAURICE, marchant sur elle, ce qui la fait reculer cpou- vantôe.

Ah! c'est qu'il y a du nouveau, la Ma- riotte ! beaucoup de nouveau 1 et je suis un vil pécheur comme tous les autres.

LA MARIOTTE, qui est arrivée ainsi jusqu'au pied du perron, «'abritant le visage de son coude levé comme pour se garer de Maurice qui la poursuit sans merci.

Mon Dieu, mon Dieu ! monsieur l'abbé est possédé du démon !

Elle se signe avec un de ses artichauts et se précipite affolée dans le presbytère. MAURICE, ravi de l'effet obtenu, se laissant tomber dans le fauteuil qui est devant la table, et s'3' carrant.

Voilà : je l'ai scandalisée, la Mariotte!

ÉTIENNETTE.

Tu te fais un jeu de ces choses aujour-

LE BOURGEON 273

d'IiLii. Tu es bien comme ees petits collégiens tout fiers des premières grivoiseries qu'ils apprennent, qui les répètent à tout le monde pour bien montrer qu'ils ne sont plus inno- cents.

MAURICE.

Tu crois ? c'est qu'en ellet je suis le collé- gien en vacances, lo petit soldat qui s'é- mancipe... (se levant, et allant à l' tiennette.) Si tU

voyais au régiment... ! les progrès que je fais...! Je commence à jurer, ma chère amie! je dis : « n(mi d'une pipe», « ventre de biche ». « mille tonnerres ».

ÉTIEXXETTE, se laissant tomber tout effarée sur le banc de 1 arbre.

Xon :' Et puis quoi ?

MAURICE. Oh! c'est tout! Merci: (Dévotement sincère.)

plus, ça offenserait le bon Dieu !

ÉTIENNETTE.

A la bonne heure !

MAURICE, s'asseyant tout près d'elle, à sa d oite.

Ah! dis que tu n'es pas contente de nous sentir tous les deux ici?

ÉTIENNETTE.

Chez le curé ?

374 LE BOURGEOM

MAURICE.

Non, ici ! à PlouniJec ! nous nous som- mes vus pour la première fois.

ÉTIEXNKTTK, doucement émue.

C'est vrai, pourtant.

MAURICE, montrant l'océan.

Regarde-la, la grande verte, la vilaine qui a failli t'enlever à moi.

ÉTIENNETTE, corrigeant vivement.

Regarde-la, la grande verte, l'exquise, qui nous a donnés l'un à l'autre.

MAURICE.

C'est vrai pourtant, je suis un ingrat.

(Envo3ant un baiser à l'océan.) TlCnS, l'd W.QT ! (A Ktien-

nette.) Tieus, toi !

11 1 embrasse.

ÉTIENNETTE, se laissant aller à la douceur do l'exis- tence.

Ah ! qu'il serait doux, de vivre ici tous les deux, toujours.

MAURICE, vivement.

Oui ?... C'est ta pensée que tu dis là?

ÉTIENNETTE, comme dans un rêve,

(Dh! oui.

MAURICE.

Et tu ne regretterais rien de ta vie do

LE BOURGEON 275

Paris ? de ton passé ? tu ne regarderais ja- mais en arrière ?

ÉTIENNETÏK.

Tu sais bien qu'aujourd'hui, mon horizon, c'est toi.

MAURICE.

Alors, si par hasard ce vœu se réali- sait..?

ÉTIKNNETTE.

Quoi? vivre, ici, près de toi, toujours?

MAURICE.

Oui, et régulièrement, légitimement.

ÉTIENNETTE, se levant, dos au public, et se reculant do Maurice.

Malheureux! Quels mots prononces-tu? ]Xe joue pas avec ces choses-là ; c'est mal !

MAURICE.

Pourquoi pas? Est-ce que tu ne m'aimes pas ? Est-ce que je ne t'aime pas ?

ÉTIKNNETTE.

Moi ! moi ! après ce que j'ai été, après ce que tu m'as connue? voyons I

MAURICE.

Tais-toi, tais-toi, tout cela est racheté ( tout cela est oublié !

27G l.E BOUIIGEON

ÉTIENNETTE, passant au 1.

Allons, allons! ne dis pas de folies!

MAURICE, vivement, comme pour lui complaire mais avec visiblement une arxiôre-ijensée dans la tête.

Eli bien! soit, mettons que c'est une folie ; je t'aime.

Ils se tiennent longuement enil)rassès. A ce moment, au fond, on voit paraitre Huguette à bic^xlette. Elle saule de sa machine, s apprête à entrer et soudain aperçoit le couple enlacé.

HUGUETTE, ne pouvant réprimer un cri de douloureuse surprise.

Ah!

MAURICE et ÉTIENNETTK, arrachés de leur étreinte par le cri d'Huguelte.

Qu'est-ce que c'est ?

MAURICE. HugUette ! (Il se précipite vers la grille en appelant.)

Huguette ! Huguette !

HUGUETTE, qui déjà a enfourché précipitamment sa bi- cvclette, se :^auvanl à toutes pédales pour dissimuler son trouble.

Oui, oui ! Tout de suite! je reviens! je reviens !

Elle a disparu par le fond droit. MAURICE.

Eh bien, qu'est-ce qu'elle a ? (Appelant.) iïu- guette !

LE BOURGEON 277

VOIX d'HUGUETTE, dans le lointain.

Oui.

MAURICE^ revenant à Étiennette.

Pourquoi se sauve-t-elle ?

ÉTIENNETTE.

Bien sûr elle nous a vus et sa pudeur de jeune fille s'est effarouchée.

MAURICE.

C'est donc un spectacle si effrayant que celui de deux êtres qui s'aiment?

ÉTIENNETTE.

Non, devant la nature, mais oui do par le monde.

MAURICE.

Eh bien, vive la nature! Je vous aime, madame!

ÉTIENNETTE.

Et moi aussi, monsieur !

Maurice lui a pris la tête entre les deux mains et lui applique un long baiser sur les yeux. Sur ces deux dernières répliques, on a vu surgir la tète d'Huguette au-dessus du mur de droite.

HUGUETTE, avec un découragement navré.

Oh ! encore !

MAURICE, 1 entraînant doucement vers le presbytère.

Et maintenant, madame, vous allez me

16

278 LE BOURGEON

faire le plaisir d'aller un peu vous rccuiliVr. Vous êtes tout ébouritl'ée.

ÉTIENXETTE.

Qu'est-ce que (;a fait !

MA.URIGE. faisant claquer sa langue contre ses dents pour la rappeler à 1 obéissance.

Tsse! tsse! je veux!... j'ai mes raisons... Dites que c'est de la vanité si vous voulez : je tiens à ce qu'on vous voie avec tous vos avantages.

ÉTIENNETTE.

Enfant ! va !

L'un tenant la taille de l'autre, comme deux amants, ils sont entrés dans le presbytère. A peine ont-ils franchi le seuil de la maison, qu'Huguette qui ne les a pas perdus de l'œil, enjambe le mur, descend de long de l'échelle de fer fixée le long de la serre et gagne jusqu'à la fenêtre du presbytère pour épier le cou- ple. Sa figure est mauvaise, ses traits sont contrac- tés. Elle a un geste de rage. A ce moment paraissent sur la route l'abbé, la comtesse, le marquis, Eugénie et Heurteloup. En les voyant Huguette fait un effort sur elle-même ; se laisse tomber sur le banc et se compose un visage indifférent.

LE BOURGEON 279

SCENE VIII

HUGUETTE, L'ABBÉ, LA COMTESSE, LE

MARQUIS, EUGÉNIE, HEURCELOUP, puis

MAURICE.

l'abbé^ paraissant au fond, suivi des autres personnages ; arrivé à la porte, il s efface.

Passez, mesdames ! passez, messieurs !

LA COMTESSE, entrant la première.

Pardon.

LE MARQUIS, qui est entré à la suite de la Comtesse, allant à Huguette.

Ah! te voilà, toi! C'est toi qui laisses ta bicyclette contre le mur? Tu veux donc qu'on te la vole?

HUGUETTE, maussade.

Oh! il n'y a pas de danger. Je vais aller la reprendre.

Elle se lève et passe au 2, LA COMTESSE *.

Tu as été au château?

HUGUETTE.

Oui, ma tante, on va faire le nécessaire.

* Le M. l.IIug. 2, La C.3, L'ab. -i.Eug. 5, Hetirteloup, 6.

280 LE BOURGEON

LA COMTESSE.

Eh! bien, et Maurice? qu'est-ce que tu en as fait?

HUGUETTE, d'un air qu'elle s'efforce de rendre indif- fèrent.

Je ne sais pas, ma tante ! Il m'a semblé le voir entrer au presbytère comme j'arri- vais.

LA COMTESSE.

Oui? (Appelant.) Mauricc!

TOUS, se rapprochant du presbytère et appelant à l'exemple de la comtesse.

Maurice! Maurice!

HUGTJETTE., vivement.

Je vais clierclier ma ])icyclçtte.

Elle gagne rapidement le fond, désireuse d'éviter une rencontre avec Maurice.

MAURICE, paraissant sur le seuil du perron.

Maman !

Il se précipite dans ses bras. LA COMTESSE, l'embrassant tendrement.

Mon fils! mon chéri, comme ça me fait plaisir !

MAuniGi-:.

Ma chère maman ! (au marquis qui est à sa droite.) Bonjour mon oncle ! (Mlant à Euiréniequi est (4)à la

LE DOURGEON ^81

gaucbe de la Comtesse (3). BonjOUF Eugéllie ! (id. à Heurteloup qui est devant l'arbre près de la brouette.) DOn-

jour Hector ! Oh ! le drôle de costume! Pour- quoi ètes-vous si céleste?

HKUUTELOUP, avec hum?ur,

Xe m'en parle pas ! on m'a voué la vierge.

MAURICE, riant.

Non ?

LE MARQUIS, de sa place.

Oui !... ra le eliange.

MAURICE. Mes compliments. (Uetoumant à sa mère. En pas- sant jettant son chapeau sur le banc qui entoure 1 arbre.)

Ma chère maman, j'ai prié monsieur le curé de vous réunir tous pour vous entretenir d'une décision grave que j'avais l'intention de prendre et pour laquelle j'avais besoin

de votre avis (indiquant l'abbé qui est un peu au-dessus

des autres.) aiusi quc de celui de monsieur le curé.

LA COMTESSE.

Ah ! mon Dieu ! Quoi donc ?

Tout le monde s'assied à l'exception de Maurice : la comtesse sur le fauteuil à droite de la table ; l'abbé sur le fauteuil qui est au-dessus, le marquis sur la chaise entre le banc et le perron, Eugénie sur le banc circulaire de l'arbre, Heurteloup sur la brouette.

16.

282 LE BOURGEON

MAURICE, une fois tout le monde assis.

Maman, je vais sans doute vous causer une grande déception; je renonce à ma car- rière sacerdotale.

LA COMTESSE.

Toi!

l'abbé.

Est-il possible 1

MAURICE.

Oui.

EUGÉNIE.

La voilà, l'influence néfaste delà caserne!

MAURICE.

Non, Eugénie, non ! la caserne n'a rien à voir dans ma décision, croyez-le bien. Seu- lement, il m'a été donné de constater que je n'avais pas en moi les vertus suffisantes. la force de caractère nécessaire pour rem- plir dignement ma mission et rester à la hauteur du vœu que j'aurais prononcé.

(Après un temps d'hésitation.) Et puis enfin, ma

mère... je ne suis plus chaste!

LA COMTESSE, se levant d'un bond ainsi qu'Eugénie.

Toi!

EUGÉNIE, se dressant.

Ohl

Elle se signe.

LE BOURGEON 283

LE MARQUIS, riant sous cape.

Patatras !

LA COMTESSE.

Toi, mon enfant! mon ange de pureté, d'innocence !

MAURICE.

Il est loin, ma pauvre maman, votre ange de pureté, dinnocence. Aujourd'hui, je ne suis plus qu'un homme, et un homme aussi faible que tous les autres.

Maurice dégage un peu. La comtesse se laisse tom- ber anéantie sur son fauteuil.

EUGÉNIE, avec dépit, à son mari.

Voilà !... voilà!

HEURTELOUP.

C'est ça! ça va encore être de ma faute.

Eugénie se rassied, sur le banc au pied de I arbre. MAURICE.

Vous me pardonnerez, mes chers parents, et vous monsieur le curé... Ah! Dieu sait que sincèrement j'avais cru à ma vocation! parce que dès le plus jeune âge, j'avais été nourri dans les idées de religion, avec l'hor- reur qu'on m'avait enseignée du péché de la chair ; aussi quand je sentais mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine.

•284 LE BOURGEON

mon sang bouillonner dans mes veines, af- fluer à mes joues, je croyais bonnement que c'était une manifestation de l'exalta- tion religieuse! Aujourd'hui, ah!... aujour- d'hui, j'ai compris... aujourd'hui, je sais !

(Allant s'asseoir sur le bras du fauteuil dans lequel sa mère est elle même assise et bien câlin avec elle.) Et CCCl

m'amène, maman, au grand point pour le- quel je voulais vous parler. Maman, j'ai l'intention de me marier.

TOUS.

Hein ?

Eugénie se lève anxieuse, suspendue atix lèvres de Maurice.

LA COMTESSE.

Te marier, toi ! Mais avec qui ? Avec qui ?

MAURICE.

Avec celle que j'ai jugée digne d'être ma femme ; avec celle à qui vous avez vous- même témoigné votre sympathie, avec celle que j'aime enfin, (><e levant.) avec madame de Marigny.

TOUS.

Madame de Marigny !

Tout le monde s'est levé à l'exception d'ilourteloup qui semble dans les nuages. L'abbé est légèrement re- descendu de façon à être devant la table.

LE BOURGEON 285

LA COMTESSE

Qu'est-ce que tu dis?

LE MARQUIS.

Tu yeux épouser madame de Marij^ny?

EUGÉNIK.

Tu veux épouser une cocotte?

MAUllIGE, froissô.

Ah! Eugénie, je vous en prie.

LE MARQUIS, à part.

Oh! Ça va un peu loin! Ça va un peu hiin!

LA COMTESSE.

Ah! ça, tu es fou! tu perds la tête! Ah! non. par exemple! Moi, vivante, jamais je ne consentirai.

En parLint elle passe devant Maurice et gagne le mi- môro 3.

MAURICE, suppliant.

Ma mère...

LE MARQUIS.

Voyons, mon enfant, tu n'y penses pas.

LA COMTESSE.

Oublies-tu ce que tu dois au noni que tu portes, ce que tu nous dois à nous? Ce que tu te dois à toi-mômc?

386 LE BOURGEON

MAURICE.

Ma mère, j'aime et j'estime madame de Marigny.

LE MARQUIS.

Mais, mon pauvre enfant, tu ne sais donc pas à quelle femme tu as affaire ?

LA COMTESSE.

Tu ne sais donc pas ce qu'elle a été?

MAURICE.

Je sais tout, mais je sais aussi ce qu'elle est aujourd'hui et cela me suffit.

LE MARQUIS.

Mon enfant, songe au scandale, toi, le comte de Plounidec !

LA COMTESSE.

Songe à ce que l'on dira !

MAURICE.

Que m'importe l'opinion du monde ! j'ai ma conscience avec moi.

Il passe (l) extrême gauche. EUGÉNIE et LA COMTESSE.

Oh!

LE MARQUIS.

Voyons, Maurice, je ne suis pas sujet à caution, moi, tu sais! je suis un vieux li- béral.

MAURICE.

Mais justement, mon oncle, vous êtes un

LE BOURGEON 38T

vieux libéral; et pour me comprendre, il faut être un religieux. Je suis sur que mon- sieur le curé me comprend, lui.

l'abbé, qui dos au public debout près de la table, semble plongé dans ses réflexions, sursautant légèrement eu se sentant interpellé et se retournant.

Ilein? euh! je... certainement!... je... je vous comprends ; mais... je comprends aussi madame la comtesse et M. le Mar- quis.

MAURICE, au marquis.

Que vous me blâmiez, vous, je l'admets !

(passant devant le marquis pour aller à sa mère.) maiS

toi, ma mère! toi, qui pratiques la doc- trine chrétienne; toi qui m'as toujours prê- ché la pitié et le pardon... tout cela n'était donc que des mots ?

LA COMÏIÎSSE.

Entre le pardon et le mariage, il y a une marge.

MAURICE.

Parce que y'a été une pécheresse?... mais n'en est-elle pas plus digne d'intérêt ? et la morale du Christ : « II hii sera beaucoup pardonné, car elle a beaucoup aimé. »

Sur ce dernier mot, il a gagné jusqu'au Marquis.

288 LE BOURGEON

LE MARQUIS.

Trop!... Elle a trop aimé!

EUGÉNIE.

Le Christ a pardonné à la Mag-deleine, mais il ne l'a pas épousée.

MAURICE.

Et puis enfin, il y a une chose qui est au- dessus de tout ra! Entre Etiennette et moi, il y a eu le péché et dans un cas pareil, c'est le devoir de l'iiommc do ré])arer par le ma- riage.

LE MARQUIS, les bras au ciel.

Maison as-tu pris ra?

MAURICE, indiquant l'abbé.

Monsieur le curé me le confirmait encore tout à l'heure.

L'aBBÉj qui se sentant à uouveau interpellé, en a marqué sa contrariété par une moue ennuvoe.

Permettez, je ne savais pas que dans l'espèce il s'agissait d'une personne qui...

LE MARQUIS.

Mais parbleu!... Ah! si c'était une jeune fille que tu eusses détournée, bon !

l'abbé^ approuvant.

Voilà I

LE MARQUIS.

Mais madame de Marigny!...

LE BOURGEON 289

LA COMTESSE et EUGÉNIE, les mains au ciel.

Madame de Marigny ! !

LE MARQUIS.

Mais, mon pauvre petit, si chaque fois que l'on a commis le péché, il fallait répa- rer par le mariage, mais tous les hommes seraient polyg-ames.

MAURICE, avec brusquerie.

Que voulez-vous, mon oncle, chacun sa morale.

Il s'assied, boudeur, sur le fauteuil qu'occupait sa mère, le marquis à bout d arguments, lève les bras au ciel et remonte.

EUGÉNIE, suffoquant.

Non, c'est de la folie! (a Heurteioup.) Mais, dis-lui donc, toi ! au lieu de rester muet comme une carpe!

HEURTELOUP, toujours sur sa brouette, l'air détaché, le ton sec.

Je ne me mêle pas des choses qui ne me regardent pas.

EUGÉNIE.

Alors, tu approuves ce mariage?

HEURTELOUP, les deux mains agrippées aux barres de la brouette et avec explosion.

Je n'approuve jamais le mariage!

EUGÉNIE,

Hein !

17

290 LE BOURGEON

HEURTELOUP, avec un coup de poing sur la barre de traverse de la brouette.

Je suis pour le célibat ! (se levant et à pleine

voix.) Vive le célibat !

Il remonte. EUGÉNIE.

Insolent !

HEURTELOUP, du fond, avec soulagement.

Aïe,, donc!

LA COMTESSE, qui, pendant ce qui précède, nerveuse, a arpenté la scène, redescendant.

Et puis enfin, toute cette discussion est inutile... Si tu ne comprends pas certaines choses, c'est à moi d'avoir de la raison pour toi: Ce mariage ne se fera pas, parce que je ne le veux pas.

MAURICE, se levant et douloureusement.

C'est bien, ma mère, je sais trop le res- pect que je vous dois pour aller à l'encontre de votre volonté. Mais je ne m'imaginais pas que par vous, j'aurais à choisir entre mes devoirs filiaux et ceux que me dicte ma conscience. C'est dur !

LA CO.MTESSE, toute retournée.

Mon pauvre petit, tu m'en veux?

MAURICE, très simplement mais avec un profond chagrin.

Non! mais j'en souflre. Adieu, maman.

Il gagne vers la droite dans la direction de la sortie.

LE BOURGEON 291

LA. COMTESSE.

Tu pars ?

MAURICE, (5) s'arrêtant à la voix de sa mère, et tout en prenant son chapeau sur le banc de 1 arbre avec des larmes das la voix.

Oui... la carriole qui nous a amenés n'est peut-être pas encore dételée... Je dois ren- trer au corps demain matin et alors !... (sen- tant qu'il va pleurer.) A tout à l'iieure, maman.

Il essuie une larme du revers de la main et gagne vi- vement la porte de droite ; sortie.

LA COMTESSE, après un temps.

Pauvre petit, il s'en va le cœur brisé.

LE MARQUIS, à gauche de la table.

Que veux-tu, il y a des opérations néces- saires. Il faut savoir s'y résig"ner pour le bonheur de ceux qu'on aime.

l'abbé, à droite de la table.

C'est que c'est une opération au cœur, monsieur le marquis, et le cœur ne s'opère pas comme on veut.

LE MARQUIS, hochant la tête.

Eh! je sais bien.

LA COMTESSE, avec un soupir.

Hélas!

EUGKNIE> avec une conviction comique.

Mais qu'est-ce qui se dégage donc de nous.

292 LE BOURGEON

mon Dieu! que les hommes subissent ainsi notre empire ?

HEURTELOUP, du fond, gouailleur indiquant sa femme.

Ah ! non ! Écoutez-la !

SCENE IX

Les Mêmes, ÉriENNETTE.

A ce moment, Étiennette paraît sur le perron du presbytère. TOUS, à part.

Elle!

Chacun esquisse le mouvement de remonter comme pour lui céder la place.

Étiennette, sur un ton de prière déférente à la comtesse.

Ne vous en allez pas. madame.

LA COMTESSE, la toisant avec dédain.

Madame ! . . .

ÉTIENNETTE, l'arrêtant du geste.

Non, non! ne dites rien, je sais, j'ai en- tendu ; (comme pour s'excuser.) la feuêtrC était

ouverte et l'on parlait un peu fort, alors...! (Avec fermeté.) Trauquilliscz-vous, madame, ce mariage ne se fera pas.

LE BOURGEON 393

TOUS.

Hein?

LA COMTESSE.

Quoi, madame..?

ÉTIENNETTE, avec plus de fermeté encore.

Il ne se fera pas!... laissez-moi seulement avoir un entretien avec votre fils... je crois que vous serez contente de moi.

LA COMTESSE, hésite un instant, regarde Étiennette fixement pour tâcher de lire dans sa pensée, puis :

Soit! (Elle s'incline légèrement, passe devant Étien- nette, gagne le perron, et une fois la troisième marche fran- chie, se retourne pour dire :) PardonUCZ-moi d'êtrC

obligée de vous faire du mal.

ÉTIENNETTE.

Vous défendez votre fils, madame, il n'y a rien de plus respectable.

LA COMTESSE.

Merci.

La comtesse entre dans le presbytère tandis qu'Étien- nette remonte Le marquis entre à la suite de la comtesse, suivi de l'abbé, suivi lui-même d'Heurte- loup et d Eugénie qui se chamaillent à voix basse. Arrivé à la troisième marche 1 abbé se retourne pour livrer passage au couple en discorde Heurteloup qui marche en quelque sorte à reculons pour discuter avec sa femme, n'a pas vu le mouvement du curé, et va donner contre lui le choc le renvoie sur sa femme,

294 LE BOURGEON

qui le repousse brutalement après quoi ils entrent tous trois au presbytère Étiennette qui au fond et face au presbytère, a regardé à distance tout ce jeu de scène, n'a pas aperçu Huguette qui est entrée sur ces entrefaites, avec sa bicyclette en main En se retournant, elle se trouve nez à nez avec elle. ÉTIE.NNETTE, se retournant.

Ohl pardon mademoiselle.

HUGUETTE, qui a déposé dès son entrée, sa bicyclette contre la haie du fond.

Ohl vous! vous ! je vous déteste!

Elle se sauve, troisième plan gauche. ÉTIENNETTE, interloquée. Hein ? (Après un temps très lentement et avec un hoche- ment de tête.) Ah! Oui... oui, je comprends !

SCENE X

ÉTIENNETTE, MAURICE.

MAURICE, entrant de droite, la figure profondément attristée et allant à Étiennette.

Ma pauvre Étiennette !

ÉTIENNETTE.

Mon pauvre petit Maurice I

MAURICE.

Tu sais?

LE BOURGEON 395

ÉTIENNETTE.

Oui.

MAURICE, se laissant tomber sur le banc de l'arbre.

Ah I maman a été vraiment cruelle.

Il dépose d'un geste accablé son chapeau près lui Bur le banc.

ÉTIENNETTE, debout devant lui lui mettant affectueusement une main sur 1 épaule.

Ne l'accuse pas, Maurice! A sa place, ayant un fils, j'aurais agi comme elle.

MAURICE.

Oh!

ÉTIENNETTE.

Si! si! vois-tu, c'est un aveu qu'il faut avoir le courage de se faire à soi-même : nous ne sommes pas des femmes que l'on épouse. Nous sommes ici-bas pour donner du plaisir, pour donner de l'amour, il ne nous appartient pas de donner un foyer; conten- tons-nous de notre rôle. J'aurai eu de toi le meilleur de toi-même, la fleur de ta jeu- nesse, tes premiers baisers, tes premières étreintes. Tu auras été le printemps, le sou- rire de ma vie ; et toujours de ton souvenir se dégagera pour moi comme un parfum d'amour qui embaumera jusqu'à mes vieux

296 LE BOURGEON

jours. Qu'ai-je le droit de demander de plus ? Ne suis-je pas parmi les heureuses ?

MAURICE.

Étiennette, tes paroles me brisent le cœur.

ÉTIENNETTE.

Crois-tu qu'elles ne déchirent pas le mien? Mais quand nous fermerons les yeux à la réalité, empêcherons-nous qu'elle soit? Re- nonce à ce mariage, Maurice! nous ne som- mes pas des femmes qu'on épouse.

MAURICE.

Mais tout cela, ce sont des conventions du monde! Est-ce qu'il peut m'empêcher de t'aimer. le monde ? Est-ce qu'il pourra faire que je puisse aimer jamais une autre femme que toi?

ÉTIENNETTE.

Enfant ! Tu parles bien comme un être qui aime pour la première fois et qui croit encore à l'éternité de l'amour I Mais si j'étais assez démente pour accepter le bonheur que tu m'offres... avec tout ton cœur aujourd'hui, mais c'est toi, demain, qui ne me pardonnerais pas de n'avoir pas eu de la raison pour toi.

MAURICE.

Étiennette, comme tu me juges mal I

LE BOURGEON 297

ÉTIENNETTE, avec un soupir d'amertume.

Je ne te juge pas mal, je te juge selon la nature des hommes. Crois-moi, mon cher

amié, (s'asseyant tout près de lui à sa droite.) ij laut

nous prendre pour ce que nous sommes : quelque chose, comme ces fleurs de luxe, voyantes et capiteuses, arrangées pour pa- raître, que l'on achète pour orner sa bou- tonnière, plus encore pour les autres que pour soi-même et que le soir venu, alors que déjà elles se flétrissent, on jette dans un coin, comme une chose dont on a pris tout ce qu'elle pouvait donner. La vérité, vois- tu, c'est la petite fleur, bien plus modeste, quelquefois sauvage, au parfum plus dis- cret, mais si jolie 1 si purel si délicate! que votre œil découvre, que votre regard choi- sit et que votre main cueille sur la branche même qui l'a fait naître. Celle-là, vous l'ai- mez, parce que vous sentez que le premier vous l'avez vue, qu'elle n'est que pour vous. C'est cette petite fleur-là qu'il te faut, Mau- rice, cette petite fleur un peu sauvage, que ton œil n'a pas découverte et qui pourtant existe, ici, pas loin, à portée de ta main.

MAURICE, d'un ton presque bourru.

Quoi ? Qui ça ?

17.

298 LE BOURGEON

ÉTIENNBTTE.

Ta cousine.

MAURICE.

Huguette ?

ÉTIENNETTE.

Oui.

MA.URIGE, haussant les épaules.

Elle? la bonne histoire ! elle ne peut pas me sentir.

En ce disant il s'est levé et boudeur remonte un peu vers le fond. ÉTIENNETTE, gagnant un peu la droite.

Crois-tu?

MAURICE.

J'en suis sûr.

ÉTIENNETTE, affirmative.

Elle t'aime.

MAURICE, se retournant à demi et pardessus l'épaule, d'un air narquois.

Elle te l'a dit ?

ÉTIENNETTE.

Peut-être pas précisément dans ces ter- mes, mais enfin quelque chose d'approchant. Elle m'a dit : « Oh ! vous, vous, je vous dé- teste ! »

MAURICE, redescendant (l) vers Etiennette (2).

Ah I Eh bien ?

LE BOURGEON 299

ÉTIENNETTE.

Eh bien ? pourquoi me déteste-t-elle, si ce n'est parce qu'elle sent que je possède le cœur de son Maurice qu'elle aime et qu'elle ne me pardonne pas de lui ravir. Epouse- là, mon aimé, c'est la femme qu'il te faut.

MAURICE.

Etiennette, mais c'est fou. L'épouser, moi!... quand mon cœur est plein de toi, quand notre amour est encore tout récent... qu'il est dans toute sa force...

ÉTIENNETTE, vivement.

Ohl mais non, mais non... je ne te demande pas de l'épouser tout de suite I Oh I non

non... (Lui prenant amicalement les épaules entre les

deux mains.) Je te demande simplement de te faire à cette idée, d'envisager cette perspec- tive, pour plus tard, beaucoup plus tard 1 dans un an... un an et demi.

MAURIGK, très par-dessous jambe.

Ohl Dans un an, un an et demi... Alors nous avons le temps d'y penser...

Tout en parlant il se dcgago d'Étionnette et gagne le 2. ÉTIENNETTE, insistant.

Promets-moi qu'alors tu l'épouseras.

300 LE BOURGEON

MAURICE, comme un homme qui voit le temps devant lui et trouve inutile de discuter.

Bon, bon. soit! puisque ça te fait plaisir, c'est entendu : dans un an I

ÉTIENNETTE, vivement.

Oh! un an... un an et demi...

MAURICE, se retournant vers elle.

Ah ! Ah! Tu vois !... Tu marchandes déjà !

Ils remontent côte à côte vers le fond. A ce moment un incident invisible au public attire l'attention d'Étien- nette.

ÉTIENNETTE, indiquant le deuxième plan gauche.

Oh tiens! Regarde un peu qui vient là?

MAURICE, regardant.

Huguette! Qu'est-ce qu'elle a ?

Pour observer en se dissimulant ils vont se réfugier derrière larbre, restant toujours visibles aux spec- tateurs.

SCENE XI

Les Mêmes, LA MÂRIOT TE, HUGUETTE.

HUGUETTE, en pleurs, poursuivie par la Mariette qui la harcèle.

Mais laissez-moi, je vous dis, laissez-moi.

LE BOURGEON 301

LA MARIOTTE.

Mais enfin, qu'est-ce que vous avez made- moiselle?

HUGUETTE.

Mais rien, quoi! je n'ai rien.

LA MARIOTTE.

Comment, rien ? Je vous trouve au fond du jardin, pleurant à chaudes larmes.

HUGUETTE, convulsivement.

Oh!

LA MARIOTTE

Attendez, je vais un peu aller trouver votre papa, pour qu'il voie clair dans tout ça.

HUGUBTTB.

Oh non non ! Je vous le défends !

LA MARIOTTE.

Si si ! Je ne veux pas que vous ayez du chagrin, moi !

Elle entre au presbytère. HUGUETTE, s'effondrant sur le banc qui entoure l'arbre.

Oh! n'avoir même pas la liberté de pleu- rer en paix!

Elle pleure, la tête dans ses mains. Maurice et

Étiennette ont écouté tout cela avec compassion. ÉTIENNETTE, émue à Maurice à mi-voix.

Dis-lui un mot, voyons I console-là !

302 LE BOURGEON

Maurice hésite un instant, puis se laissant persuader, va s'asseoir tout près d Huguette.

MAURICE, une fois assis.

Tu pleures, Huguette ?

HUGUETTE (l), sursautant. Hein ! Toi ! (Essuyant vivement ses yeux.) Non !

non !

MAURICE (2), atïectueusement.

Qu'est-ce que tu as ?

HUGUETTE.

Rien. C'est nerveux!

MAURICEj id.

Non ça n'est pas nerveux! Tu as du cha- grin. Est-ce vrai, ce qu'on m'a dit, que c'est à cause de moi ?

HUGUETTE.

De toi ! Oh non!... non!

MAURICE.

Ah ! n'est-ce pas. que ce n'est pas exact,

(Avec un geste de la tête dans la direction d'Étiennette qui, elle, assiste à cet entretien, dissimulée par l'arbre.) CG

qu'on voudrait me persuader, que soi-di- sant, tu m'aimerais ?

HUGUETTE, vivement.

Oh non ! non !

LE BOURGEON 303

MAURICE, sur un ton de triomphe à l'adresse d'Étiennette.

Ah I (a Huguette.) Qu'au contraire, la vé- rité, c'est que plutôt, un peu d'antipathie...

HUGUETTE, avec feu.

D'antipathiel Oh non... (pius timidement.) non I

MAURir.E.

Non?

HUGUETTE, toute confuse.

Ah! Maurice! Maurice, laisse-moi!

MAURICE.

Tu me repousses ?

HUGUETTE, se cachant la figure dans les mains.

Oh I Que je suis malheureuse !

MAURICE, affectueusement.

Huguette !

HUGUETTE, éclatant.

Oh! toi! toi... et cette femme!...

MAURICE, interloqué.

Hein?

HUGUETTE.

Quand je pense que tout à l'heure, là... Oh! Je la hais !...

MAURICE, vivement et véhémentement.

Ne la hais pas, Huguette! Si tu savais!... si tu savais ce qu'elle me disait de toi, tout à l'heure...

304 LE BOURGEON

HUGUETTE, avec un ricanement dédaigneux.

Vraiment !

MAURICE.

Elle me disait que tu étais la femme qu'il me faut! Que je devrais t'épouser !

HUGUETTEj le regarde un instant interloquée, puis :

Elle t'a dit cela, elle?

MAURICE, les bras croisés, tournant à demi le dos à Hu- guette et sur un ton maussade perce un peu de ran- cune contre Huguette pour les propos qu'elle ^ ient de tenir.

Oui, elle m'a dit ça !

HUGUETTE, n'en croyant pas ses oreilles.

Est-il possible!... Oh! Et moi qui croyais... qui me figurais!... (changeant de ton.) Oh! oui, mais toi! toi, tu as répondu non!

MAURICE, toujours à demi tourné, et sur le même ton maussade.

Moi?... non, je n'ai pas répondu non.

HUGUETTE, explosion de joie.

Tu n'as pas répondu non !

MAURICE, id.

Non, je n'ai pas répondu non !

HUGUETTE.

Ah! Maurice! Maurice!... Si tu savais.

LE BOURGEON 305

je... la... la... ah! ah!... (changeant brusquement

de ton.) Attends-moi... Attends-moi !

Elle se sauve comme une folle. MAURICE, se levant comme pour la retenir.

Huguette !

HUGUETTE, tout en courant.

Oui, oui, je reviens.

Elle se précipite dans le presbytère. MAURICE, ahuri.

Eh bien! Qu'est-ce qu'elle a?

ÉTIENNETTE, qui pendant toute cette scène a souffert visiblement un véritable calvaire, allant à Maurice et avec une émotion contenue.

Et maintenant mon petit Maurice, il faut être bien raisonnable, et me laisser m'en aller.

MAURICE, ahuri.

Hein ! Tu pars ?

ÉTIENNETTE.

Je ne saurais rester davantage... Ma place n'est plus ici...

MAURICE.

Oh! mais, attends-moi; je rentre avec toi...

ÉTIENNETTE.

Non, non... Toi, tu partiras ce soir.

306 LE BOURGEON

MAURIGBj suppliant.

Etiennette... !

étîennette.

si, si ! Tu vas être bien mignon et faire ce que je te dis.

MAURICE, avec angoisse.

Etiennette, tu ne penses pas à me quit- ter... Tu rentres à Paris, mais une fois là- bas...

étîennette.

Mais oui, mais oui... Tu sais bien que je t'aime.

MAURICE.

A demain alors.

étîennette.

A demain! (Maurice tend les lèvres vers elle pour l'embrasser, elle le repousse doucement.) AllonS ! al- lons ! sage !...

MAURICE.

Etiennette !

ETIENNETTE.

Chut! ChutI Demain!

Elle a gagné doucement à reculons jusqu à la porte de droite. Au moment de la franchir, à Maurice qui la regarde littéralement terrassé, elle envoie un baiser et sort. Elle n'est pas plus tôt dehors qu'Hu- guette paraît, tirant son père par la main; à leur suite la Comtesse, l'Abbé, Eugénie etHeurteloup.

LE BOURGEON 307

SCENE XII

MAURICE, HUGUETTE, LE MARQUIS, LA COMTESSE, L'ABBÉ, HEURTELOUP,

EUGÉNIE.

HUGUETTE, entraînant son père.

Viens papa! Venez, ma tante! Vous ne savez pas la nouvelle!... Maurice, m'a de- mandé ma main.

MAURICE, tombant des nues.

Moi!

TOUS, stupéfaits.

Hein?

LE MARQUIS.

Est-il possible!

LA COMTESSE, passant devant le Marquis et Huguette et allant à son fils.

Toi ! Mon enfant I

MAURICE, abasourdi.

Comment maman, mais non !

TOUS.

Non?...

HUGUETTE.

Oh! Si... si!... Il peut dire ce qu'il vou-

308 LE BOURGEON

(Irai... à l'instant il s'est déclaré... alors...! Ça m'est égal, maintenant que je sais que c'est la timidité.

MAURICE.

Hein!

LA COMTESSEj radieuse.

Ah ! mon enfant I mon chéri ! Ce mariage- là, à la bonne heure.

MAURICE.

Mais maman...

EUGÉNIE, qui ainsi qu'Heurteloup a fait le tour par le fond, surgissant à la gauche de Maurice.

Ah ! Maurice ! Ça, oui ; voilà qui est bien I

Elle lui serre la main et remonte. MAURICE.

Quoi?

L ABBÉ, surgissant à la droite de Maurice, la Comtesse étant un peu remontée.

Mes compliments... Une union comme celle-là...!

Il lui serre la main et remonte féliciter la comtesse. MAURICE.

Monsieur le curé... mais non!

HEURTELOUP, surgissant à sa gauche.

Je ne suis pas pour le mariage... mais celui-là !...

Il lui serre les mains avec chaleur.

LE BOURGEON 309

MAURICE.

Mais enfin!... (a lui-même, furieux.) Olil c'est trop fort!

HUGUETTE, passant son bras autour du sien.

Tu vois comme tout le monde est content.

LE MARQUIS.

Mon fils!... Dans mes bras!

MAURICE, littéralement ahuri.

Hein?

HUGUETTE, le poussant dans les bras de son père.

Là! dans les bras de papa!

LE MARQUIS, l'étreignant.

Mon enfant! mon gendre!

TOUS.

Bravo ! Bravo I

Au milieu des applaudissements, Cn entend des i Très bien n « A la bonne heure... » MAURICE, avec un affolement comique.

Mais ça y est ! On me marie alors! on me marie !

LA COMTESSE^ qui est descendue à l'extrême gauche, à la droite du Marquis,

Alors tu consens ?

LE MARQUIS, en regardant Maurice.

Si je consens !... Je crois bien!

Pendant ces dernières répliques, on a entendu à la can- tonade le grelot d'un cheval.

310 LE BOURGEON

MAURIGEj instinctivement, se précipitant vers la grille du fond et à part.

Étiennette !

Tout le monde le regarde étonné. LE MARQUIS) à qui ce jeu de scène n a pas échappé, hochant la tète en comprenant soudain la situation et à part.

Alla, !... (voyant Maurice qui, s'étant rendu compte que son mouvement a été remarqué, redescend un peu gêné, reprenant sa phrase.) Je COnSCnS... mais paS

tout de suite...

MAURICE^ avec une joie mal dissimulée.

Ah?

TOUS, désappointés.

Oh I

LE MARQUIS.

Non... non!... Ce sont encore deux ga- mins!... Maurice finira son service mili- taire... Pendant ce temps, Iluguette se fera plus femme! Dans un an... un an et demi...

MAURICE, à part.

Oui, ohl bien, d'ici là!...

LE MARQUIS, sournoisement.

Je suis persuadé que Maurice se rangera à mon désir...

MAURICE, hypocritement.

Mais... mon oncle... du moment que c'est votre volonté...

LE BOURGEON 311

LE MARQUIS, malicieusement.

C'est ma volonté, oui !... oui !...

HUGUETTE, passant son bras autour de celui de Maurice.

L'important, c'est de savoir qu'on s'épou- sera, n'est-ce pas?

Elle entraîne Maurice vers l'arbre sur le banc duquel ils s asseyent.

LA COMTESSE, bas, au Marquis.

Ah! ça!... pourquoi?... pourquoi tant de temps ?

LE MARQUIS, comme un homme qui a son idée de derrière la tête.

Parce que! (pour donner une raison.) PaFCe qu'ils

ne sont mûrs ni l'un ni l'autre pour le ma- riage; et puis... et puis enfin, parce que j'estime qu'en matière de fièvre, il ne faut jamais essayer de la faire rentrer... Il faut que ça sorte... et puis que ça passe.

LA COMTESSE.

Je ne comprends pas...

LE MARQUIS.

Oui, mais moi, je me comprends.

l'abbé, debout près du jeune couple assis.

Allons, voilà un mariage que je bénirai, car j'espère bien qu'il se fera à Plounidec.

LA COMTESSE.

Certes !

312 LE BOUEGEON

HEDRTELOUP, à l'extrême droite.

Est-ce qu'il faudra que j'y assiste en bleu?

EUGÉNIE, près de lui.

Naturellement !

HEURTELOUP.

Eh! bien! Elle est verte, celle-là!

LE MARQUIS.

Qu'est-ce que vous voulez, Ileurteloup ? ça n'est pas rose tous les jours !

Rideau.

VARIANTE

NOTA : Quelques Imprésarios étrangers m'ont fait remarquer à propos de l'Homme que l'on voue au bleu au dernier acte du Bourgeon, que ce genre de vœu étant inconnu dans certains pays, il convenait pour faire comprendre la chose, d'initier le public des dits pays, par une scène préparatoire qui en assu- rerait l'effet. J'ai donc écrit dans ce but la variante ci-dessous qui, je l'espère, satisfera à toutes les exi- gences.

G. F.

ACTE PREMIER

SCENE IX

Les Mêmes, VÉTILLE, puis LE MARQUIS et L'ABBÉ.

LA COMTESSE, voyant le docteur qui sort de chez son fils.

Ah! Docteur...! (Redescendant en scène avec lui.)

Eh! bien vous avez examiné mon fils?

i8

314 LE BOURGEON

VÉTILLE (3).

Eh ! oui., madame ; il se dispose à aller prendre son bain.

LA COMTESSE (2).

Ah? VOUS autorisez?

VÉTILLE.

Certes ! très bon, la mer : ça fouette le sang! Tout ce qui est exercice violent, j'ap- prouve.

LA COMTESSE.

Ah ! Docteur, si vous saviez ma cou- sine peut vous le dire tous les tourments que cet enfant m'a donnés depuis sa nais- sance, avec sa santé!... Tout petit, j'ai failli le perdre, de la scarlatine! Les médecins l'avaient abandonné. Docteur !

VÉTILLE.

Ils n'en font jamais d'autres!

LA COMTESSE.

Heureusement, j'étais ! je l'ai sauvé, moi!... malgré eux!

VÉTILLE.

Eh! mon Dieu!... et comment? Ça m'in- téresse, vous comprenez !

LA COMTESSE, comme de la chose la plus simple du monde.

En le vouant au bleu.

LE BOURGEON 315

VÉTILLE.

Quoi ?

LA. COMTESSE.

Je l'ai voué au bleu.

VÉTILLE.

C'est la première fois que j'entends par- ler de cette médication-là.

EUGÉNIE, à part, avec pitié.

Médication !

LA COMTESSE, avec un sourire indulgent.

Vous ne me paraissez pas, Docteur, très versé sur les choses de la religion.

VÉTILLE.

Dame, madame! évidemment... ! ce n'est pas beaucoup ma partie...

EUGÉNIE, à part et comme précédemment.

Sa partie I

LA COMTESSE.

Eh ! bien, docteur, pour vous initier : Quand on a des raisons d'appeler la Misé- ricorde Divine sur un être aimé, on le voue à la Vierge, oui !... pour un temps déter- miné.

VÉTILLE, avec un profond sérieux.

Ah?

316 LE BOURGEON

LA COMTESSE.

Et alors, il est entendu que pendant cette période on ne l'habille, des pieds à la tête, qu'en bleu.

VÉTILLE.

Oui dàl

EUGÉNIE.

... qui est la couleur de notre sainte Mère la Vierge Marie.

VÉTILLE.

Oui, oui. oui, oui!... Eh! bien mais, di- tes donc, si vous avez confiance dans ce re- mède, moi vous, savez...! Avant tout la foi.

EUGÉNIE, avec amour.

Oh! oui.

LA COMTESSE

Hélas ! docteur, mon fils part en octobre pour son service militaire.

VÉTILLE.

Ah? ah?... oh! mais très bon ça! Je ne voudrais pas vous faire de la peine, mais j'aurais bien plus confiance dans ce remède là, qu'en votre machin bleu vous savez I

EUGÉNIE, scanrialisoo.

Oh!

VÉTILLE.

Le régiment, aha I parlez-moi de ça ! voila

LE BOURGEON 317

qui vous requinque un homme! Sans comp- ter que votre fils trouvera parmi ses cama- rades des exemples salutaires à son état et s'il a la bonne idée de les suivre...!

LA COMTESSE.

Vraiment, Docteur? Ohl vous me tran- quillisez: moi qui me faisais un monde...! Mais enfin, qu'est-ce qu'il a ?

VÉTILLE.

Votre fils ?

LA COMTESSE.

Oui!

VÉTILLE.

Eh! bien, mais qu'est-ce que vous voulez que je vous dise? C'est un garçon qui fait de la neurasthénie.

LA COMTESSE, s'effarant.

Ah! mon Dieu, c'est grave?

VÉTILLE.

En soi, non ; mais enfin c'est toujours un mauvais terrain.

LA COMTESSE.

Dieu! mon Dieu !... et comment pensez- vous qu'on puisse enrayer...?

VÉTILLE.

Comment ?

318 LE BOURGEON

LA COMTESSE.

Oui.

VÉTILLE, hésite un moment, puis brusquement.

Ecoutez-moi, madame : Je suis un vieux militaire et pour moi un chat est un chat.

LA COMTESSE.

Oui, Docteur, oui.

VÉTILLE

Eh ! bien, ce qu'il faudrait à votre fils, dame... il faudrait... il faudrait...

LA COMTESSE, sur les charbons.

Mais quoi ? quoi ?

VÉTILLE, éclatant.

Mais qu'il marche, madame! qu'il mar- che I

Etc., etc.

FIN

Imprimerie Générale de ChàtUlon-s-Selne. A. Pichat.

PQ Feydeau, Georges Léon Jules

2611 Marie

E86b6 Le bourgeon

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