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{EUVRES COMPLÈTES
D'ALEXANDRE DUMAS
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE II
OEUYRES CO?.!iLÈT.:S D'ALEXANDRE DUMAS
PUBLIÉES DANS LA COLLECTION MICHEL LBVY
Aetë
Anianry
Ange l'ilOD
Ascaiiio
Une Aventure d'a- njonr
Àveiaares de John Lavys
Les Baleiniers . . .
LeBâiarddeMaQléon.
Black
Les Llaoc? et les Bleus
La Bouillie de la com- tesse Berilie. . . .
la Boule de neige.
Eric-à-Brac ....
Un Cadet de famille
LeCspiiainePamidiile
Le Capitaine l'^ml. .
Le Capitaine Rhino.
LeCapilaineRichard.
Catherine Blom. . .
Causeries
Cécile
Charles le Téméraire.
Le Chasseur de Sauva- gine
LeChâieaud'Eppstein
Le Chevalier d'Har- menial
Le Chevalier de Mai- son Rouge ....
Le Collier de la reine.
La Colonihe. — Haiir»
IdlB liCaliliriis , . .
Les Compagnons de Jébu
Le Comte de Monie- Crisio
Ls Comtesse de Charny. .....
La Comtesse de Sa- lisbury
Lef Confessions delà marquise. ....
Conscience l'Inno- cent
CiéaiioB et Rédenip- Uon . — Le Docteur mystérieux. . . .
— LaFilleduMarqais.
La Daniede .Monsorean
i.a Dame de Yolupié.
les Deux Liane. . .
Les Lenx licines. .
Dieu dispose. . . .
Le Draine de 93 . .
Les Drames de la mer.
LesDramcs ga anis. — La Marquise d'Es- coDian. . ê , . ,
Euuia Lfouna • • .
La Femme an collier de velours. . . .
Fernande
L'ne Fille du régent
Filles, Lorcites et Courtisanes. . . .
Le Fils du lorçat . .
Les Frères corses. .
Gabriel Lambert. . .
Les Garibaldiens . .
Gaule Cl France. . •
Georges
lin G il Blas en Ca- lifornie
Les Grands Hommes enrubede chambre: César
— Henri IV, Louis Xlll, Kichelieu. .
La Guerre des femmes
Histoire d'un casse- noisette. .....
L'Hunime aux contes.
Les lloiiuiies de fer.
L')lorosco|ie ....
L'Ile de Feo. . . .
Iniprossionsde voyage:
En Suisse
— Une Année à Florence
— L'Arabie Heu rcuse
— LcsBordsduRhIn
— Le Capitaine Arena.. ....
— Le r.anrase. . .
— Le Cl iiicolo.. .
— Le Midi de h France
— De Taris à Cadix.
— Quinze jours au Sinaî
— En Russie. . .
— Le Spcronare. .
— Le Vélore. . . .
— La Villa Palmieri.
Insinue
l.^aac Laquidcm. . . Isaliel de Bavière. . Daliens et Flamands. Ivaiihoe de Walter
Senti (iriisctlm) . .
Jacques Orlis. . . .
Jarquoisans Oreilles.
Jane
Jehanne la Pucelle. .
Louis XIV et !«n Siècle
Louis XV et sa Coiir.
Louis XVI et la Ré- volution
Les Louves de Ma- cliccnul
Madamede Chaoïblar.
La Maison de glace. Le .Maître d'armes.. Les Mariages da père
Olifus
Les Mcdicis. . . . Mes .Mémoires. . . i Mémoiiesde Garibaldj Mémoires d'uneaveu-
«le •
îîémoius d'un mé- decin : IS.iisano. . Le .Mineur de loups. Le.-i .\ill!c et un Fan- lô'f.es
LcsMoUicansde Paris
Les .Morts vomi vite.
Naiinléon
Une Knil ï Florence.
(Jlynipe de Clèves. .
Le l'âge du duc de Savoie
Parisiens et Provin- ciaux
Lei'asteurd'Asiibourii
Pauline et Pascal rfuno
Un l'avs inconnu. .
Le Pcfe Gigogne . o
Le Père la Ruine. .
Le Prince des Voleurs
Princesse deMunaco.
La Princesse Flou..
Propos d'Art et de Cuisine
Les Qaaranie-Cinq. .
La Bé;:tnce
La Reiiio fllarjot . .
Boliinllood le Proscrit
La r.outpJeVarcnnes.
Le Saliéador. . . .
S3lv;ilor [ml* dti libi- C3DS Jii ftrit) ....
la San-Ftlice. . . .
Soiiveiiirs d'Amony .
tuiiv.iiirs d'une Fa- vorite.
Les Siuarls
Sulianctta
Sylvandire
Terreur prussienne.
Le Tesiomcnl de M. Cliauvelin
Tliéâire cmplet. . .
Trois Maîtres. . . .
Les Trois .Mousque- taires
Le Trou de l'enfer .
La Tulipe noire. . .
Le Vicomte de Brage- lonne
La Vie an Désert. .
Une Vie d'artiste . .
Yiasl Ans après. .
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LE CHEVALIER
MAISON-ROUGE
ALEXANDRE DUMAS *"■ <^ i^ 1» II ^ I
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
CALMANN >,! ÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAlSOîî MICHEL LÉVY FRÈRES
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18H8 Droilt dâ tradiietiua m de rcprudvction réserva*»
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LE CHEVALIER
MAISON-ROUGE
XXVII
LE MUSCADIN
D y avait deux heures, à peu près, que les événements que nous venons de raconter étaient accomplis.
Lorin se promenait dans la chambre de Maurice, tandis qu'Agésilas cirait les bottes de son maître dans Tantichambre ; seulement, pour la plus grande com- modité de la conversation, la porte était demeurée ou- verte, et, dans le parcours qu'il accomplissait, Lorin s'arrêtait devant cette porte et adressait des questions à l'officieux.
— Et tu dis, citoyen Agésilas, que ton maître est parti ce matin ?
— Oh I mon Dieu, oui.
— A son heure ordinaire ?
«-- Dix minutes plus tôt, dix minutes plus tard^ je ne saurais trop dire.
II. i
2 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Et tu ne l'a pas revu depuis ?
— Non, citoyen,
Lorin reprit sa promenade et fit en silence trois à quati e tours, puis s' arrêtant de nouveau :
— A vait-il son sabre ? demanda-t-il.
— Oh I quand il va à la section, ill'a toujours.
— Et tu es sûr que c'est à la section qu'il est allé ?
— Il me l'a dit du moins.
— En ce cas, je vais le rejoindre, dit Lorin. Si nous nous croisions, tu lui diras que je suis venu et que je vais revenir.
— Attendez, dit Agésilas.
— Quoi?
— J'entends son pas dans l'escalier.
— Tu crois ?
— J'en suis sûr.
En effet, presque au même instant, la porte de l'es- calier s'ouvrit et Maurice entra.
Lorin jeta sur celui-ci un coup d'œil rapide, et voyant que rien en lui ne paraissait extraordinaire :
— Ah I te voilà enfin-| dit Lorin; je t'attends depuis deux heui'es.
— Tant mieux, dit Maurice en souriant, cela t'aura donné du temps pour préparer les distiques et les qua- trains.
— Ah ! mon cher Maurice, dit l'impc avisateur, je n'en fais plus,
— De distiques et de quatrains t
— Non.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 3
— Bah I mais le monde va donc finir?
— Maurice, mon ami, je suis triste.
— Toi, triste?
— Je suis malheureux.
— Toi, malheureux?
— Oui, q,ue veux-tu! j'ai des remords.
— Des remords ?
— Eh I mon Dieu, oui, dit Lorin, toi ou elle, mon cher, il n'y avait pas de milieu. Toi ou elle,* tu sens bien que je n'ai pas hésité ; mais, vois-tu, Arthémise est au désespoir, c'était son amie.
— Pauvre fille I
— Et comme c'est elle qui m'a donné son adresse...
— Tu aurais infiniment mieux fait de laisser les choses suivre leur cours.
— Oui, et c'est toi qui, à cette heure, serais con- damné à sa place. Puissamment raisonné, cher ami. Et moi qui venais te demander un conseil I je te croyais plus fort que cela.
— Voyons, n'importe, demande toujours.
— Eh bien, comprends-tu ? Pauvre fille, je vou- di'ais tenter quelque chose pour la sauver. Si je donnais ou si je recevais pour elle quelque bonne torgnoUe, il me semble que cela me ferait du bien.
— Tu es fou, Lorin, dit Maurice en haussant les épaules.
— Voyons, si je faisais une démarcha auprès du tri- bunal révolutionnaire?
— Il est trop tard, elle est condamnée.
4 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— En vérité, dit Lorin, c'est affreux de voir périr ainsi cette jeune femme.
— D'autant plus affreux que c'est mon salut qui a entraîné sa mort. Mais, après tout, Lorin, ce qui doit nous consoler, c'est qu'elle conspirait.
— Eh I mon Dieu, est-ce que tout le monde ne conspire pas, peu ou beaucoup, par le temps qui court? Elle a fait comme tout le monde. Pauvre femmel
— Ne la plains pas trop, ami, et surtout ne la plains pas trop haut, dit Maurice, car nous portons une partie de sa peine. Crois-moi, nous ne sommes pas si bien lavés de l'accusation de complicité qu'elle n'ait fait ta- che. Aujourd'hui, à la section, j'ai été appelé giro.;din parle capitaine des chasseurs de Saint- Leu, et tout à l'heure, il m'a fallu lui donner un coup de sabre pour lui prouver qu'il se trompait.
— C'est donc pour cela que tu rentres si tard?
— Justement.
— Mais pourquoi ne m'as-tu pas averti ?
— Parce que, dans ces sortes d'affaires, tu ne peux te contenir; il fallait que cela se terminât tout de suite, afin que la chose ne fît pas de bruit. Nous avons pris chacun de notre côté ceux que nous avions sous la main.
— Et cette canaille-là t'ava:* appelé girondin, toi, Maurice, un pur? . . .
— Eh I mordieu ! oui ; c'est ce qui te prouve, mon cher, qu'encore une aventure pareille et nous sommes impopulaires; or,.tu sais, Lorin, quel est, aux jours où
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 5
nous vivons, le synonyme d'impopulaire : c'est suspect.
— Je sais bien, dit Lorin, et ce mot-là fait frisson- ner les plus braves ; n'importe. . . il me répugne de lais- ser aller la pauvre Héloïse à la guillotine sans lui de- mander pardon.
— Enfin, que veux-tu?
— Je voudrais que tu restasses ici, Maurice, toi qui n'as rien à te reprocher à son égard. Moi, vois-tu, c'est autre chose; puisque je ne puis rien de plus pour elle, j'irai sur son passage, je veux y aller, ami Maurice, tu me comprends, et pourvu qu'elle me tende la main ! . . .
— Je t'accompagnerai alors, dit Maurice.
— Impossible, mon ami, réfléchis donc : tu es mu- nicipal, tu es secrétaire de section, tu as été mis en cause, tandis que, moi, je n'ai été que ton défenseur; ente croirait coupable, reste donc; moi, c'est autre chose, je ne risque rien et j'y vais.
Tout ce que disait Lorin était si juste, qu'il n'y avait rien à répondre. Maurice, échangeant un seul signe avec !a fille Tison marchant à l'échafaud, dénonçait lui-même sa complicité.
— Va donc, lui dit-il, mais sois prudent. Lorin sourit, serra la main de Maurice et partit. Mau^'icp ouvrit sa fenêtre et lui envoya un triste
atlieu. Mais, avant que Lorin eût tourné le coin de la rue, plus d'une fois il s'y était remis pour le regarder encore, et, chaque fois, attiré par une espèce de sympa- thie magnétiQie. Lorin se retourna pour le regarder en souriant.3
P ttc CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Enfin, lorsqu'il eut disparu au coin du quai, Mau- rice referma îa fenêtre, se jeta dans un fauteuil, et tomba dans une de ces somnolences qui, chez les ca- ractères forts et pour les organisations nerveuses, sont les pressentiments des grands malheurs, car ils ressem- blent au calme précurseur de la tempête.
11 ne fut tiré de cette rêverie, ou plutôt de cet as- soupissement, que par l'officieux, qui, au retour d'une commission faite à l'extérieur, rentra avec cet air éveillé des domestiques qui brûlent de débiter au maî- tre les nouvelles qu'ils viennent de recueillir.
j^Iais, voyant Maurice préoccupé, il n'osa le distraire, et se contenta de passer et repasser sans motifs, mais avec obstination devant lui.
— Qu'y a-t-il donc ? demanda Maurice négligem- ment; parle, si tu as quelque chose à me dire.
— Ah t citoyen, encore une fameuse conspiration, allez!
Maurice fit un mouvement d'épaules.
— Une conspiration qui fait dresser les cheveux sur la tête, continua xVgésilas.
— Vraiment I répondit Maurice en homme accou- tumé aux trente conspiratioiK quotidiennes de cette époque,
— Oui, citoyen, reprit Agésilas; c'est à faire frémir, voyez-vous 1 Rien que d'y penser, cela donne la chair de poule aux bons patriotes.
-^ Voyons cette conspiration? dit Maurice. ■ — L'Autrichienne a manqué de s'enfuir.
LE CHEVALIER DE MAISON -BOUGE /
— Bah ! dit Maurice commençant h prêter une at- tention plus réelle.
— Il paraît, dit Agésilas, que la veuve Gapet avait des ramifications avec la fille Tison, que l'on va guil- lotiner aujourd'hui. Elle ne l'a pas volé, la malheu- reuse'
— Et comment la reine avait- elle des relations avec cette fille? demanda Maurice, qui sentait perler la sueur sur son front.
— Par un œillet. Imaginez-vous, citoyen, qu'on lui a fait passer le plaiî de la chose dans un œillet.
— Dans un œillet t . . . Et qui cela?
— M. le chevalier de... attendez donc... c'est pour- tant un nom fièrement connu... mais, moi, j'oublie
tous ces noms Un chevalier de Château que je
suis bête 1 il n'y a plus de châteaux... un chevalier de Maison...
— Maison-Rouge?
— C'est cela.
— Impossible.
— Comment, impossible? Puisque je vous dis qu'on a trouvé une trappe, un souterrain, des carrosses.
— Mais non, c'est qu'au contraire tu n'as rien dit CE- core de tout cela.
— Ah bien, je vais vous le dire alors.
— Dis; si c'est un conte, il est beau du moins.
— Non, citoyen, ce n'est pas un conte, tant s'eis faut, Jt la preuve, c'est que je le tiens du citoyen por- tier. Les aristocrates ont creusé une mine; celte raine
8 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
partait de la rue de la Gorderie, et allait jusque dans la cave de la cantine de la citoyenne Plumeau, et même elle a failli être compromise de complicité, la citoyenne Plumeau. Vous la connaissez, j'espère?
— Oui, dit Maurice; mais après?
— Eh bien, la veuve Capet devait se sauver par ce souterrain-là. Elle avait déjà le pied sur la première marche, quoi! C'est le citoyen Simon qui l'a rattrapée par sa robe. Tenez, on bat la générale dans la ville, et le rappel dans les sections; entendez -vous le tambour, la ? On dit que les Prussiens sont à Dammartin , et qu'ils ont poussé des reconnaissances jusqu'aux fron- tières.
Au milieu de ce flux de paroles, du vrai et du faux, du possible et de l'absurde, Maurice saisit à peu près le fil conducteur. Tout partait de cet œillet donné sous ses yeux à la reine, et acheté par lui à la malheureuse bouquetière. Cet œillet contenait le plan d'une con- spiration qui venait d'éclater, avec les détails plus ou moins vrais que rapportait Agésilas.
En ce moment le bruit du tambour se rapprocha, et Maurice entendit crier dans la rue :
— Grande conspiration découverte au Temple par le citoyen Simon I Grande conspiration en faveur de la veuve Capet découverte au Temple I
— Oui, oui, dit Maurice, c'est bien ce que je pense. Il y a du vrai dans tout cela. Et Lorin qui, au milieu de cette exaltation populaire, va peut-être tendre la main à cette fille et se faire mettre en morceaux...
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 9
Maurice prit son chapeau, agrafa la ceinture de son sabre, et en deux bonds fut dans la rue.
— Où esl-il? demanda Maurice. Sur le chemin de Ja Conciergerie sans doute.
Et il s'élança vers le quai.
A l'extrémité du quai de la Mégisserie, des pi- ques et des baïonnettes, surgissant du milieu d'un ras- semblement, frappèrent ses regards I II lui sembla dis- tinguer au milieu du groupe un habit de garde national et dans le groupe des mouvements hostiles. 11 courut, le cœur serré, vers le rassemblement qui encombrait le bord de l'eau.
Ce garde national pressé par la cohorte des Marseil- lais était Lorin; Lorin pâle, les lèvres serrées, l'œil menaçant, la main sur la poignée de son sabre, mesu- rant la place des coups qu'il se préparait à porter.
A deux pas de Lorin était Simon. Ce dernier, riant d'un rire féroce, désignait Lorin aux Marseillais et à la populace en disant :
— Tenez, tenez 1 vous voyez bien celui-là, c'en est un que j'ai fait chasser du Temple hier comme aristo- crate : c'en est un de ceux qui favorisent les corres- pondances dans les œillets. C'est le complice de la fdle Tison, qui va passer tout à l'heure. Eh bien, le voyez- vous, il se promène tranquillement sur le quai, tandis que sa complice va marcher à la guillotine, et peut-être même qu'elle était plus que sa complice, que c'était sa maîtresse, et qu'il était venu ici pour lui dire adieu ou pour essayer de la sauver.
II. l.
10 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGK
Lorin n'était pas homme à en entendre davantage.
11 tira son sabre hors du fourreau.
En même temps la foule s'ouvrit devant un homme qui donnait tête baissée dans le groupe, et dont le« larges épaules renversèrent trois ou quatre spectateurs qui se préparaient à devenir acteurs.
— Sois heureux, Simon, dit Maurice. Tu regrettais sans doute que je ne fusse point là avec mon ami pour faire ton métier de dénonciateur en grand. Dénonce, Simon, dénonce, me voilà.
— Ma foi, oui, dit Simon avec son hideux ricane- ment, et tu arrives à propos. Celui-là, dit-il, c'est le beau Maurice Lindey, qui a été accusé en même temps que la fille Tison, et qui s'en est tiré parce qu'il est ri- che, lui.
— A la lanterne 1 à la lanterne I crièrent les Mar- seillais.
— Oui-da; essayez donc un peu, dit Maurice.
Et il fit un pas en aviint et piqua, comme pour s'es- sayer, au milieu du front d'un des plus ardents égor- geurs que le sang aveugla aussitôt.
— Au meurtre I s'écria celui-ci.
Les Marseillais abaissèrent les piques, levèrent les haches, armèrent les fusils ; la foule s'écarta elfrayée, et les deux amis restèrent isolés et exposés comme une double cible à tous les coups.
Ils se regardèrent avec un dernier et sublime sdarire, car ils s'attendaient à être dévorés par ce tourbillon de fer et de flamme qui les menaçait, quand tout à coup
LE CHEVALIER DE MAISOX-ROUGE 11
la porte de la maison à laquelle ils s'adossaient s'ouvrit et un essaim de jeunes gens en habits, de ceux qu'on appelait les muscadins, armés tous d'un sabre et ayant chacun une paire de pistolets à la ceinture, fonait sur les Marseillais et engagea une mêlée terrible.
-=-= Hourra t crièrent ensemble Lorin et Maurice ra- nimés par ce secours, et sans rétléchir qu'en combat- tant dans les rangs des nouveaux venus, ils donnaienlt raison aux accusations de Simon. Hourra I
Mais, s'ils ne pensaient pas à leur salut, un autre y pensa pour eux. Un petit jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, à l'œil bleu, maniant avec une adresse et une ardeur infinies, un sabre de sapeur qu'on eût crut que sa moin de femme ne pouvait soulever, s'a- percevant que Maurice et Lorin, au lieu de fuir par la porte qu'il semblait avoir laissée ouverte avec inten- tion, combattaient à ses côtés, se retourna en leur di- sant tout bas :
— Fuyez par cette porte ; ce que nous venons faire •ci ne vous regarde pas, et vous vous compromettez inutilement.
Puis tout à coup en voyant que les deux amis hési- taient :
— Arrière f cria-t-il à Maurice, pas de patriotes avec nous; municipal Lindey, nous sommes des aristo- crates, nous.
A ce nom, à cette audace qu'avait un homme d'ac- cuser une qualité qui, à cette époque-là, valait sentence de mort, ia foule poussa un grand cri.
J2 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Mais le jeune homme blond et trois ou quatre de sea amis, sans s'effrayer de ce cri, poussèrent Maurice et Lorin dans l'allée, dont ils refermèrent la porte der- rière eux ; puis ils revinrent se jeter dans la mêlée, qui était encore augmentée par l'approche de la char- rette.
Maurice et Lorin, si miraculeusement sauvés, se rc. gardèrent étonnés, éblouis.
Cette issue semblait ménagée exprès ; ils entrèrent dans une cour, et au fond de cette cour trouvèrent une petite porte dérobée qui donnait sur la rue SaiMt-Ger- main-l'Auxerrois.
A ce moment, du pont au Change déboucha un détachement de gendarmes qui eut bientôt balayé le quai, quoique de la rue transversale où se tenaient les deux amis, on entendît pendant un instant une lutte acharnée.
Es précédaient la charrette qui conduisait à la guil- lotine la pauvre Héloïse.
— Au galop f cria une voix; au galop !
La charrette partit au galop. Lorin aperçut la mal- heureuse jeune fille, debout, le sourire sur les lèvres et l'œil fier. Mais il ne put même échanger un geste avec elle ; elle passa sans le voir auprès d'un tourbillon de peuple qui criait :
— A mort, l'aristocrate I A mort I
Et le bruit s'éloigna décroissant et gagnant les Tuiie- leries. En même temps, la petite porte par où étaient sortis
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 43
Maurice et Lorin se rouvrit, et trois ou quatre musca- dins, les habits déchirés et sanglants, sortirent. C'était probablement tout ce qui restait de la petite troupe.^
Le jeune homme blond surtit le dernier.
— Hélas I dit-il, cette cause est donc maudite !
Et, jetant son sabre ébréché et ^nglant, il s'élança vers la rue des Lavandières,
XXVIII
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Maurice se hâta de rentrer à la section pour y porter plainte contre Simon.
Il est vrai qu'avant de se séparer de Maurice, Lorin avait trouvé un moyen plus expéditif : c'était de ras- sembler quelques therraopyles, d'attendre Simon à sa première sortie du Temple, et de le tuer en bataille rangée.
Mais Maurice s'était formellement opposé à ce plan.
— Tu es perdu, lui dit-il, si tu en viens aux voies de fait. Ecrasons Simon, mais écrasons-le par la léga- lité. Ce doit être chose facile à des légistes.
î!n conséquence, le lendemain matin, Maurice se rendit à la section et formula sa plainte.
Maïs il fut bien étonné quand à la section le président lit la sourde oreille, se récusant, disant qu'il ne pou-
i4 LE CHEVALIER DE MAISON -ROUGE
vait prendre parti entre deux bons citoyens animés tous deuji de l'amour de la patrie.
— ■ Bon I dit Maurice, je sais maintenant ce qu'il faut faire pour mériter la réputation de bon citoyen. Ah ! ah I rassembler le peuple pour assassiner un homme qui vous déplaît, vous appelez cela être animé de l'a- mour de la patrie? Alors j'en reviens au sentiment de Lorin, que j'ai eu le tort de combattre. A partir d'au- jourd'hui, je vais faire du patriotisme, comme vous l'entendez, et j'expérimenterai sur Simon.
— Citoyen Maurice, répondit le président, Simon a peut-être moins de torts que toi dans cette affaire ; il a découvert une conspiration, sans y être appelé par ses fonctions, là où tu n'as rien vu, toi dont c'éfait le de- voir de la découvrir; de plus, tu as des connivences de hasard ou d'intention, — lesquelles? nous n'en savons rien, — mais tu en as avec les ennemis de la nation.
— Moi? dit Maurice. Ah! voilà du nouveau, par exemple; et avec qui donc, citoyen président?
•— Avec le citoyen Maison -Rouge.
— Moi! dit Maurice stupéfait; moi, j'ai des conni- vences avec le chevalier de Maison-Rouge? Je ne le connais pas, je ne l'ai jamais...
— - On t'a vu lui parler.
— Moi?
— Lui serrer la main.
— Moi?
— Oui.
— Où cela? quand cela?... Citoyen président, drt
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 15
Maurice emporté par la conviction de son innocence, tu en as menti.
— Ton zèle pour la patrie t'emporte un peu loin, ci- toyen Maurice, dit le président, et tu seras fâché tout à l'heure de ce que tu viens de dire, quand je te donne- rai la preuve que je n'ai avancé que ia vérité. Voici trois rapports différents qui t'accusent.
— Allons donc t dit Maurice; est-ce que vous pensez que je suis assez niais pour croire à votre chevalier de Maison-Rouge?
— Et pourquoi n'y croirais-tu pas ?
— Parce que c'est un spectre de conspirateur avec lequel vous tenez toujours une conspiration prête pour englober vos ennemis.
— Lis les dénonciations.
— Je ne lirai rien, dit Maurice; je proteste que je n'ai jamais vu le chevalier de Maison - Rouge, et que je ne lui ai jamais parlé. Que celui qui ne croira pas à ma parole d'honneur vienne me le dire, je sais ce que j'au- rai à lui répondre.
Le président haussa les épaules, Maurice, qui ne "voulait être en reste avec personne, en fit autant.
Il y eut quelque chose de sombre et de réservé pen- dant le reste de la séance
Après la séance, le président, qui était un brave pa- triote élevé au premier rang du district par le suffrage de ses concitoyens, s'approcha de Maurice et lui dit :
— Viens, Maurice, j'ai à te parler.
Maurice suivit le président, qui le conduisit dans
\Q LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
un petit cabinet attenant à la chambre des séances Arrivé là, il le regarda en face, et ,lui posant la main sur l'épaule :
— Maurice, lu/ dit-il, j'ai connu, j'ai estimé ton père, ce qui fait que je t'e=time et je t'aime. Maurice, crois-moi, tu cours un grand danger en te laissant aller au manque de foi, première décadence d'un esprit vraiment révolutionnaire. Maurice, mon ami, dès qu'on perd la foi, on perd la fidélité. Tu ne crois pas aux en- nemis de la nation : de là vient que tu passes près d'eux sans les voir, et que lu deviens l'instrument de leurs complots sans i'en douter.
— Que diable ! citoyen, dit Maurice, je me connais, je suis homme de cœur, zélé patriote; mais mon zèle ne me rend pas fanatique : voilà vingt conspirations prétendues que la République signe toutes du même nom. Je demande, une fois pour toutes, à voir l'édi- teur responsable.
— Tu ne crois pas aux conspirateurs, Maurice, dit le président; eh bien, dis-moi, crois-tu à l'œillet rouge pour lequel on a guillotiné hier la fille Tison ?
Maurice tressaillit.
— • Grois-lu au souterrain pratiqué dans le jardin du Temple et communiquant de la cave de la citoyenne Plumeau à certaine maison de la rue de la Gorderie?
— Non, dit Maurice.
— Alors, fais comme Thomas l'apôtre, va voir.
— Je ne suis pas de garde au Temple, et l'on ne me laissera pas entrer.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 17
— Tout le mo«de peut entrer au Temple maintenant.
— Coramerftcela?
— Lis ce rapport; puisque tu es si incrédule, je ne procéderai plus que par pièces officielles.
— Gomment! s'écria Maurice lisant le rapport, c'est à ce point?
— Continue.
— On transporte la reine à la Conciergerie'/
— Eh bien? répondit le président.
— Ah I ah ! fit Maurice.
— Crois-tu que ce soit sur un rêve, sur ce que tu appelles une imagination, sur une billevesée, que le comité de salut public ait adopté une si grave mesure?
— Cette mesure a été adoptée, mais elle ne sera pas exécutée, comme une foule de mesures que j'ai vu prendre, et voilà tout...
— Lis donc jusqu'au bout, dit le président. Et il lui présenta un dernier papier.
— Le récépissé de Richard, le geôlier de la Concier- gerie! s'écria Maurice.
— Elle y a été écrouée à deux heures. Cette fois, Maurice demeura pensif.
— ^La Commune, tu le sais, continua le président, agit dans des vues profondes. Elle s'est creusée un sil- lon large et droit; ses mesures ne sont pas des enfan- tillages, et elle a mis en exécution ce principb de Crom- well :
// ne faut frapper les rms qu'à la tête.
48 LE CHEVALIER DE MATSON-ROUGE
Lis celte note secrète du ministre de la police,
Maurice lut :
t Attendu que nous avons la certitude que le ci-de- vant chevalier de Maison-Rouge est à Paris; qu'il y a été vu en différents endroits; qu'il a laissé des traces de son passage en plusieurs complots heureusement déjoués, j'invite tous les chefs de section à redoubler de surveillance.
— Eh bien? demanda le président.
— Il faut que je te croie, citoyen président, s'écria Mamice.
Et il continua :
« Signalement du chevalier de Maison-Rouge : cinq pieds trois pouces, cheveux blonds, yeux bleus, nez droit, barbe châtaine, menton rond, voix douce, mains de femme.
j Trente-cinq à trente- six ans. »
Au signalement, une lueur étrange passa à travers l'esprit de Maurice ; il songea à ce jeune homme qui commandait la troupe de muscadins qui les avait sau- vés la veille, Lorin et lui, et qui frappait si résolu- ment sur les Marseillais avec son sabre de sapeur.
— Mordieul murmura Maurice, serait-ce lui? En ce cas, la dénonciation qui dit qu'on m'a vu lui parler ne serait point fausse. Seulement, je ne me rappelle pas lui avoir serré la main.
— Eh bien, Maurice, demanda le président, que di- tes-vous de cela maintenant, mon ami?
— Je dis que je vous crois, répondit Maurice en raé-
LE CHEVALIER DE MATSON-ROUGB 49
dilant avec tristesse; car. depuis quelque temps, sans savoir quelle mauvaise influence attristait sa vie, il voyait ^outes choses s'assombrir autour de lui.
— Ne joue pas ainsi ta popularité, Maurice, conti- nua le président. La popularité, aujourd'hui, c'est la vie; l'impopularité, prends-y garde, c'est le soupçon de trahison, et le citoyen Lindey ne peut pas être soupçonné d'être un traître.
Maurice n'avait rien à répondre à une doctrine qu'il sentait bien être la sienne. Il remercia son vieil ami et quitta la section.
— Ah! raurmura-t"il, respirons un peu, c'est trop de soupçons et de luttes. Allons droit au repos, à l'in- nocence et à la joie; allons à Geneviève.
Et Maurice prit le chemin de la vieille rue Saint-Jac- ques.
Lorsqu'il arriva chez le maître tanneur, Dixmer et Morand soutenaient Geneviève, en proie à une violente attaque de nerfs.
Aus. i, au lieu de lui laisser l'entrée libre, comme d'habitude, un domestique lui barra-t-il le passage.
— Annonce-moi toujours, dit Maurice inquiet, et, si Dixmer ne peut pas me recevoir en ce moment, je me retirerai .
Le domestique entra dans le petit pavillon tandis que lui, Maurice, demeurait dans le jardin.
11 lui sembla qu'il se passait quelque chost, d'étrange dani» la maison. Les ouvriers tanneurs n'étaient pointa leur ouvrage, et traversaient le jardin d'un air inquiet.
20 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGB
])ixmer revint lisi-même jusqu'à la porte.
— Entrez, dit-il, cher Maurice, entrez; vous n'êtes pas de ceux pour qui la porte est fermée.
— Mai^ qu'y a-t-il donc? demanda le jeune homme.
— Geneviève est souffrante, dit Dixmer, p'us que souffrante, car elle délire.
— Ah ! mon Dieu ! s'écria le jeune homme, ému de retrouver là encore le trouble et la souffrance . Qu'a- t-elle donc?
— Vous savez, mon cher, reprit Dixm-er, aux mala- dies des femmes, personne ne connaît rien, et surtout le mari.
Geneviève était renversée sur une espèce de chaise longue. Près d'elle était Morand, qui lui faisait respirer des sels,
— Eh bien? demanda Dixmer.
— Toujours la même chose, reprit Morand.
— Héloïsel Héloïsel murmura la jeune femme à travers ses lèvres blanches et ses dents serrées.
— Héloïsel répéta Maurice avec étonnement. •
— Ehl mon Dieu, oui, reprit vivement Dixmer, Geneviève a eu le malheur de sortir hier et de voir pas- ser cette malheureuse charrette avec une pauvre fille, nommée Héloïse, que l'on conduisait à la guillotine. Depuis ce moment-là, elle a eu cinq ou six attaques de nerfs, et ne fait que répéter ce nom.
— Ce qui l'a frappée surtout, c'est qu'elle a reconnu dans cette fille h bouquetière qui lui a vendu les œil- lets que vous savez.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 21
— Certainement que je sais, puisqu'ils ont failli me faire Cv uper le cou.
— Oui, nous avons su tout cela, cher Maurice, et croyez bien que nous avons été on ne peut pas plus ef- frayés; mais înorand était à la séance, et il vous a vu sortir en liberté.
— Silence! dit Maurice, la voilà qui parle encore, je crois.
— Oh ! des mots entrecoupés, inintelligibles, reprit Dixmer.
— Maurice ! murmura Geneviève ; ils vont tuer Maurice. A lui! chevalier, à luil
Un silence profond succéda à ces paroles.
—■ Maison - Rouge, murmura encore Geneviève; Maison- Rouge!
Maurice sentit comme un éclair de soupçon ; mais ce n'était qu'un éclair. D'ailleurs, il était trop ému de la souffrance de Geneviève pour commenter ces quelques paroles.
— Avez-vous appelé un médecin? demanda-t-il.
— Oh ! ce ne sera rien, reprit Dixmer ; un peu de délire, voilà tout.
Et il serra si violemment le bras d sa femme , que Ge- neviève revint à elle et ouvrit, en jetant un léger cri, ses yeux qu'elle avait constamment tenus fermés jusque-là.
-"•Ah! vous voilà tous, dit-elle, et Maurice avec vous. Oh ! je suis heureuse de vous voir, mon ami; si vous saviez comme j'ai...
Elle se reprit •
22 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Comme dous avons souffert depuis deux jours !
— Oui, dit Maurice, nous voilà tous ; rassurez- vous donc et ne ""ous faites plus de terreurs pareilles. Il y a surtout un nom, voyez-vous, 'qu'il faudrait vous désha- bituer de prononcer, attendu qu'en ce moment il n'est pas en odeur de sainteté.
— Et lequel? demanda vivement Geneviève.
— C'est celui du chevalier de IMaison-Rouge.
— J'ai nommé le chevalier de Maison-Rouge, moi? dit Geneviève épouvantée,
— Sans doute, répondit Dixraer avec un rire forcé; mais, vous comprenez, Maurice, il n'y a rien là d'éton- nant, puisqu'on dit publiquement qu'il était complice de la fille Tison, et que c'est lui qui a dirigé la tentative d'enlèvement qui, par bonheur, a échoué hier.
— Je ne dis pas qu'il y a quelque chose d'étonnant à cela, répondit Maurice; je dis seulement qu'il n'a qu'à se bien cacher.
— Qui? demanda Dixmer.'
— Le chevalier de Maison-Rouge, parbleu! la Com- mune le cherche, et ses limiers ont le nez fin.
— ' Pourvu qu'on l'arrête, dit Morand, avant qu'il accomphsse quelque nouvelle entreprise qui réussira mieux que la dernière.
— En tout cas, dit Maurice, ce ne sera pas en faveur de l?i reine.
~- Et pourquoi cela? demanda Morand.
— Parce que la reine est désormais à l'abri de ses coups de main.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 23
— Et OÙ est-elle donc? demanda Dixmer
— A la Conciergerie, répondit Mauribtj, ou l'y a transférée cette niiit.
Dixmer, Murani et Geneviève poussèrent iîîi cri que Maurice prit pour une exclamation de surprise.
— Ainsi, vous voyez, continua-t-il, adieu les plans du chevalier de la reine I La Conciergerie est plus sûre que le Temple.
Morand et Dixmer échangèrent un regard qui échappa à Maurice.
— Ah I mon Dieu 1 s'écria-t-il, voilà encore ma- dame Dixmer qui pâlit.
— Geneviève , dit Dixmer à sa femme, il faut te mettra au ht, mon enfant, tu souffres.
Maurice comprit qu'on le congédiait, il baisa la main de Geneviève *(Bt sortit.
Morand sortit avec lui et l'accompagna jusqu'à la vieille rue Saint- Jacques.
Là, il le quitta pour aller dire quelques mots à une espèce de domestique qui tenait un cheval tout sellé.
Maurice était si préoccupé, qu'il ne demanda pas même à Morand, auquel d'ailleurs il n'avait pas adressé un mot depuis qu'ils étaient sortis ensemble de la mai- son, qui était cet homme et que faisait là ce cheval.
Il prit h ruedes Fossés-Saint-Victor et gagna les quais.
— C est étrange, se disait-il tout en marchant. Est- ce mon esprit qui s'affaiblit? sont-ce les événements qui prennent de la gravité? mais tout m'apparaît grossi comme à travers un microscope.
24 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Et, pour retrouver un peu de calme, Maurice pré- senta son front à la brise du soir, et s'appuya sur le parapet du pont.
XXÎX
LA PATROUILLE
Comme il achevait en lui-même cette réflexion, tout en regardant l'eau couler avec cette attention mélan- colique dont on retrouve les symptômes chez tout Pa- risien pur, Maurice, appuyé au parapet du pont, en- tendit une petite troupe qui venait à lui d'un pas égal, comme pourrait être celui d'une patrouille.
Il se retourna ; c'était une compagnie de la garde nationale qui arrivait par l'autre extrémité. Au milieu de l'obscurité, Maurice crut reconnaître Lorin.
C'était lui, en effet. Dès qu'il l'aperçut, il courut à lui les bras ouverts ;
— Enfin, s'écria Lorin, c'est toi. Morbleu! ce n'est pas sans peine que l'on te rejoint ;
Mais, puisque je retrouve un ami si fidèle, Ma fortune ra prendre une face nouvelle.
Cette fois, tu ne te plaindras pas, j'espère; je te donne du Racine au lieu de te donner du Lorin.
— Que viens-tu donc faire par-ici en patrouille? de- manda Maurice, que tout inquiétait.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 25
™- Je suis chef d'expédition, mon ami; il s'agit de rétablir sur sa base primitive notre réputation ébranlée. Puis, se retournant vers sa compagnie :
— Portez armes f présentez armes ! haut les armes ! dit-il. La, mes enfants, il ne fait pas encore nuit assez noire. Causez de vos petites affaires, nous allons causer des nôtres.
Puis, revenant à Maurice :
— J'ai appris aujourd'hui à la section deux grandes nouvelles, continua Lorin.
— Lesquelles?
— La première, c'est que nous commençons à être suspects, toi et moi.
— Je lésais. Après?
— Ah! tu le sais?
— Oui.
— La seconde, c'est que toute la conspiration à l'œillet a été conduite par le chevalier de Maison-Rouge.
— Je le sais encore .
— Mais ce que tu ne sais pas, c'est que la conspira- tion de l'œillet rouge et celle du souterrain ne faisaient qu'une seule conspiration.
— Je le sais encore.
— Alors passons à une troisième nouvelle ; tu ne la sais pas, celle-là, j'en suis sûr. Nous allons prendre ce soir le chevalier de Maison-Rouge.
— Prendre le chevalier de Maison-Rouge ?
— Oui.
~ Tu t'es donc fait gendarme?
Ji. 8
26 LE CHEVALIER DE MATSON-ROUGE
— Non; mais je suis patriote. Un patriote se doit à sa patrie. Or, ma patrie est abominablement ravagée parce chevalier de Maison-Rouge, qui fait complots «ur complots. Or, /a patrie m'ordonne à moi qui, suis an patriote, de la débarrasser du susdit chevalier de Mai- son Rouge qui la gêne horriblement, et j'obéis à la pa- trie.
— C'est égal, dit Maurice, il est singulier que tu te charges d'une pareille commission.
— Je ne m'en suis pas chargé, on m'en a chargé ; mais, d'ailleurs, je dois dire que je l'eusse briguôe, la commission. Il nous faut un coup éclatant pour nous réhabiliter, attendu que notre réhabilitation, c'est non- seulement la sécurité de notre existence, mais encore le droit de mettre à la première occasion six pouces de lame dans le ventre de cet affreux Simon.
— Mais comment a-t-on su que c'était le chevalier de Maison-Rouge qui était à la tête de la conspiration du souterrain ?
— Ce n'est pas encore bien sûr, mais on le présume.
— Ahl vous procédez par induction?
— Nous procédons par certitude.
— Comment ar^ransres-tu tout cela? Voyons; car snfm...
— Écoute bien..
— Je t'écoute.
— A peine ai -je entendu crier : «Gra^^âe conspiration découverte par le citoyen Simon... (cette canaille de Simon I il est partout, ce misérable I) » que j'ai voulu
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 27
juger de la vérité par moi-même. Or, on parlait d'ua souterrain.
— Existe-t-il?
— Olî ! il existe, je l'ai vu,
Vu, de mes d^x yeux vu, ce qui s'appelle vui
Tiens, pourquoi ne siffles-tu pas ?
— Parce que c'est du Molière, et que, je te l'avoue d'ailleurs, les circonstances me paraissent un peu graves pour plaisanter.
— Eh bien, de quoi plaisantera- 1- on, alors, si l'on ne plaisante pas des choses graves?
— Tu dis donc que tu as vu.. .
— Le souterrain.... Je répète que j'ai vu le sou- terrain, que je l'ai parcouru, et qu'il correspondait de la cave de la citoyenne Plumeau à une maison de la rue de la Gorderie, à la maison n" 12 ou 14, je ne me le rappelle plus bien.
* — Vrai I Lorin, tu l'as parcouru!...
— Dans toute sa longueur, et, ma foi f je t'assure que c'était un boyau fort joliment taillé ; de plus, il était coupé par trois grilles en fer, que l'on a été obligé de déchausser les unes après les autres; mais qui, dans le cas où les conjurés auraient réussi, leur eussent donné fout le temps, en sacrifiant trois ou quatre des leurs., de mettre madame veuve Capet en lieu de sû- reté. Heureusement, il n'en est pas ainsi, et cet affreux Simon a encore découvert celle-là.
28 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Mais il me semble, dit Maurice, que ceux qu'on aurait dû arrêter d'abord étaient les habitants de cette maison de la rue de la Corderie.
— C'est ce que l'on aurait fait aussi si l'on n'eût pas trouvé la maison parfaitement dénuée de loca" laires.
— IMais enfin, cette maison appartient à quelqu'un?
— Oui, à un nouveau propriétaire, mais personne ne le connaissait ; o« savait que la maison avait changé de maître depuis quinze jours ou trois semaines, voilà tout. Les voisins avaient bien entendu du bruit; mais, comme la maison était vieille, ils avaient cru qu'on travaillait aux réparations. Quant à l'autre proprié- taire, il avait quitté Paris.
J'arrivai sur ces entrefaites.
« — Pour Dieu I dis-je à Santerre en le tirant ii part, vous êtes tous bien embarrassés.
î — C'est vrai, répondit-il, nous le sommes.
s — Cette maison a été vendue, n'est-ce pas?
» — Oui.
» — Il y a quinze jours?
s — Quinze jours ou trois semaines.
j — Vendue par devant notaire?
s — Oui.
» — Eh bien, il faut chercher chez tous les notaires de Paris, savoir lequel a vendu cette maison et se faire communiquer l'acte. On verra dessus le nom et le do- micile de l'acheteur.
— A la bonne heure I c'est un conseil cela, dit San-
LE CHEVALIER DE MAÏSON-ROUGE 29
terre, et voilà pourtant un homme qu'on accuse d'être un mauvais patriote. Lorin, Lorinl je te réhabiliteraij 0» le diable me brûle.
— Bref, continua Lorin, ce qui fut dit fut fait. On chercha le notaire, on retrouva l'acte, et, sur l'acte, le nom et le domicile du coupable. Alors Santerre m'a tenu parole, il m'a désigné pour l'arrêter,
— Et cet homme, c'était le chevalier de 3Iaison- Rouge ?
— Non pas , son complice seulement , c'est-à-dire probablement.
— Mais alors comment dis-tu que vous allez arrêter le chevalier de Maison-Rouge?
— Nous allons les arrêter tous ensemble.
— D'abord, connais -tu ce chevalier de Maison- Rouge ?
— A merveille.
— Tu as donc son signalement?
— Parbleu f Santerre me l'a donné. Cinq pieds deux ou trois pouces, cheveux blonds, yeux bleus, nez droit, barbe châtaine; d'ailleurs, je l'ai vu.
— Quand?
— Aujourd'hui même.
— Tu l'as vu?
— Et loi aussi. 3Iaurice tressaillit.
— Ce petit jeune homme blond qui nous a délivrés ce matin, tu sais, celui qui commandait la troupe des muscadins, qui tapait si dur.
u g.
30 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGB
— C elail donc lui? demanda Maurice.
-:- Lui-même. On l'a suivi et on l'a perdu dans les environs du domicile de notre propriétaire de la rue de la CorJerie; de sorte qu'on présume qu'ils logent en- semble.
— En effet, c'est proJnble.
— C'est sûr.
— Mais il me semble, Lorin, ajouta Maurice, que, si tu arrêtes ce soir celai qui nous a sauvés ce matin, tu manques quelque peu de reconnaissance.
— Allons donc 1 dit Lorin. Est-ce que tu crois qu'il nous a sauvés pour nous sauver ?
— Et pourquoi donc?
— Pas du tout. Ils étaient embusqués là pour enle- ver la pauvre Héloïse ïison quand elle passerait. Nos égorgeurs les gênaient, ils sont tombés sur nos égor- geurs. Nous avons été sauvés par contre-coup. Or, comme tout est dans l'intention, et que l'intention n'y était pas, je n'ai pas à me reprocher la plus petite ingratitude. D'ailleurs, vois-tu, Maurice, le point ca- pital c'est la nécessité ; et il y a nécessité à ce que nous nous réhabilitions par un coup d'éclat. J'ai répondu de toi.
— A qui ?
— A Santerre; il sait que tu commandes l'expé- dition.
— Gomment cela ?
» — Es-tu sûr d'arrêter les coupables? a-t-il dit, « — Oui, ai-je répondu, si Ma'irice en est.
LE CHEVALIER DE MAÎSON-ROUGE 31
» — Mais es-tu sûr de Maurice? Depuis quelque temps il tiédit.
, — Ceux qui disent cela se trompent, Maurice ne tiédit pas plus que moi.
j — Et tu en réponds?
j — Gomme de moi-même.
— Alors j'ai passé chez toi, mais je ne t'ai pas trouvé; j'ai pris ensuite ce chemin, d'abord parce que c'était le mien, et ensuite parce que c'était celui que tu prends d'ordinaire; enfin, je t'ai rencontré, te voilà : en avant, marche f
La victoire en chantant Nous ouvre la barrière.,,
— Mon cher Lorin, j'en suis désespéré, mais je ne me sens pas le moindre goût pour cette expédition; tu diras que tu ne m'as pas rencontré.
— Impossible I tous nos hommes t'ont vu.
— Eh bien, tu diras que tu m'as rencontré et que jo n'ai pas voulu être des vôtres.
— Impossible encore.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que, cette fois, tu ne seras pas un tiède, mais un suspect... Et tu sais ce qu'on en fait, des sus- pects • on les conduit sur la place de la Révolution et on les» invite à saluer la statue de la Liberté; seule- ment, au lieu de saluer avec le chapeau, ils saluent avec la tête.
= — Eh bien, Lorin, U arrivera ce qu'il pourra; mais,
32 LE CHEVALIER DE MAlSON-ROUGE
en vérité, cela te paraîtra sans doute étrange, ce que je vais te dii e là ?
Lorin ouvrit de grands yeux et regarda Maurice.
— Eh bien, reprit Maurice, je suis dégoûté de la vie. ., Lorin éclata de rire.
— Bon i dit- il; nous sommes en bisbille avec notra bien-aimée, et cela nous donne des idées mélancoliques. Allons, bel Amadis I redevenons un homme, et de là nous passerons au citoyen ; moi, au contraire, je ne suis jamais meilleur patriote que lorsque je suis en brouille avec Arthémise. A propos, Sa Divinité la déesse Raiscn te dit des millions de choses gracieuses.
— Tu la remercieras de ma part. Adieu, Lorin,
— Gomment, adieu?
— Oui, je m'en vais.
— Où vas-tu?
— Chez moi, parbleu I
■ — Maurice, tu te perds.
— Je m'en moque.
— Maurice, réfléchis, ami, réfléchis.'
— C'est fait.
— Je ne t'ai pas tout répété. . .
— Tout, quoi?
— Tout ce que m'avait dit Santerre.
— Qiie t'a-t-il dit?
— Quand je t'ai demandé comme chef de l'expédi- tion, il m'a dit:
— Prends gardai
— A qui ?
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 33
» — A Maurice.
— A moi?
— Oui. € Maurice, a-t-il ajouté, va bien souvent dans ce quartier-là. »
— Dans quel quartier ?
— Dans celui de Maison-Rouge.
— Gomment ! s'écria Maurice, c'est par ici qu'il se eache?
— On le présume, du moins, puisque c'est par ici que loge son complice présumé, l'acheteur de la maison, de la rue de la Gorderie.
•— Faubourg Victor? demanda Maurice.
— Oui, faubourg Victor.
— Et dans quelle rue du faubourg?
— Dans la vieille rue Saint-Jacques.
— Ah I mon Dieu I murmura Maurice ébloui coïnma par un éclair.
Et il porta sa main à ses yeux. Puis, au bout d'un instant, et comme si pendant cet instant il avait appelé tout son courage :
— Son état? dit-il.
— Maître tanneur.
— Et son nom?
— Dixmer.
— Tu as raison, Lorin, dit Maurice comprimant msqu'à l'apparence de l'émotion par la force de "îa volonté; je vais avec vous.
— Et tu fais bien. Es-tu armé?
•— J'ai mon sabre, comme toujours.
34 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGB
' — Prends encore ces deux pistolets :
— Et toi?
— Moi, j'ai ma carabine. Portez ai'mesl armes bras! en ayant» marche f
La patrouille S8 remît en marche, accompagnée de Maurice, qui marchait près de Lorin, et précédée d'un homme vêtu de gris qui la dirigeait : c'était l'homme de la police.
De temps en temps on voyait se détacher des angles des rues ou des portes des maisons une espèce d'ombre qui venait échanger quelques paroles avecl'hom.me vêtu de gris; c'étaient des surveillants.
On arriva à la ruelle. L'homme gris n'hésita pa§ un seul instant; il était bien renseigné : il prit la ruelle.
Devant la porte du jardhi par laquelle on avait fait entrer Maurice garrotté, il s'arrêta.
— C'est ici, dit-il.
— C'est ici, quoi? demanda Lorin.
— C'est ici que nous trouverons les deux chefs. Maurice s'appuya au mur, il lui sembla qu'il allait
tomber à la renverse.
— Maintenant, dit l'homme gris, il y a trois entrées: l'entrée principale, celle-ci, et une entrée qui donne dans an pavillon. J'entrerai avec six ou huit hommes par l'entrée principale; gardez cette entrée-ci avec quatre ou cinq hommes, et mettez trois hommes sûrs à la sor- tie du pavillon.
— Moi, dit Maurice, je vais passer par-dessus le ^nur et je veillerai dans le jardin.
L2 CHEVALIER DE MAISON-ROUGS 35
— A irerveille, dit Lorin, d'autant plus que, de l'ia- térieur, tu nous ouvriras la porte.
— Volontiers, dit Maurice. Mais n'allez pas dégar- nir le passage et venir sans que je vous appelle. Tout ce qui se passera dans l'intérieur, je le verrai du jardin.
— Tu connais donc la maison? demanda Lorin.
— Autrefois, j'ai voulu l'acheter.
Lorin embusqua ses hommes dans les angles des haies, dans les encoignures des portes, tandis que l'a- gent de police s'éloignait avec huit ou dix gardes natio- naux pour forcer, comme il l'avait dit, l'entrée princi- pale.
Au bout d'un instant, le bruit de leurs pas s'était éteint sans avoir, dans ce désert, éveillé la moindi'e attention.
Les hommes de Maurice étaient à leur poste et s'effaçaient de leur mieux. On eût juré que tout était tranquille et qu'il ne se passait rien d'extraordinaire dans la vieille rue Saint-Jacques.
Maurice commença donc d'enjamber le mur.
— Attends, dit Lorin.
— Quoi?
— Et le mot d'ordre.
— C'est juste.
— Œillet et souterrain. Arrête tous ceux qui ne te diront pas ces deux mots. Laisse passer tous ceux qui tô les diront Voilà la consigne.
— Merci, dit Maurice.
Et 11 sauta du haut du mur dans le jardia.
30 tE CHEVALIER DE MAI80N-R OUGT?^
XXX
CEILLET ET SOUTERRAIN
Le premier coup avait été terrible, et il avait fallu à ]\ïaurice toute la puissance qu'il avait sur lui-même pour cacher à Lorin le bouleversement qui s'était fait dans toute sa personne ; mais, une fois dans le jardin, une fois seul, une fois dans le silence de la nuit, son esprit devint plus calme, et ses idées, au lieu de rou- ler désordonnées dans son cerveau, se présentèrent à son esprit et purent être commentées par sa raison.
Quoi I cette maison que Maurice avait si souvent visi- tée avec le plaisir le plus pur, cette maison dont il avait fait son paradis sur la terre, n'était qu'un repaire de sanglantes intrigues l Tout ce bon accueil fait à son ar- dente amitié, c'était de l'hypocrisie; tout cet amour de Geneviève, c'était de la peur 1
On connaît la distribution de ce jardin, oîi plus d'une fois nos lecteurs ont suivi nos jeunes gens. Maurice se glissa de massif en massif jusqu'à ce qu'il fût abrité contre les rayons de la lune par l'ombre de cette espèce de serre dans laquelle il avait été enfermé le premier jour où il avait pénétré dans la maison.
Cette serre était en face du pavillon qu'habitait Gene- viève.
Mais, ce soir-là, au lieu d'éclairer isolée et immobile la chambre de la jeune femme, la lumière se prome-
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 37
naît d'une fenêtre à l'autre. Maurice aperçut Geneviève à travers un rideau soulevé à moitié par accident; elle entassait à la hâte des effets dans un porte- manteau, et il vit avec étonnement briller des armes dans ses mains.
Il se souleva sur une borne afin de mieux plonger 4es regards dans la chambre. Un grand feu brillait dans latre et attira son attention; c'étaient des papiers que Geneviève brûlait.
En ce moment une porte s'ouvrit, et un jeune homme entra chez Geneviève.
La première idée de Maurice fut que cet homme était Dixmer.
La jeune femme courut à lui, saisit ses mains, et tous deux se tinrent un instant en face l'un de l'autre, paraissant en proie à une vive émotion. Quelle était cette émotion ? Maurice ne pouvait le deviner, le bruit de leur parole n'arrivait pas jusqu'à lui.
Mais tout à coup Maurice mesura sa taille des yeux,
— Ce n'est pas Dixmer, murmura-t-il.
En effet celui qui venait d'entrer était mince et de petite taille; Dixmer était grand et fort.
La jalousie est un actif stimulant; en une minute Maurice avait supputé la taille de l'inconnu à une ligne près, et analysé la silhouette du mari.
— Ce n'est pas Dixmer, murmura-t-il, comme s'il eût été obligé de se le redire à lui-même pour être con- vaincu de la perfidie de Geneviève.
Il se rapprocha de la fenêtre, mais plus il se rappro- chait moins il voyait : son front était en feu. II. a
38 LE CHEVALIER DE MAISON-RODGE
Son pied heurta une échelle; la fenêtre avait sept ou huit pieds de hauteur, il prit l'échelle et alla la dresser contre la muraille.
Il monta, colla son œil à la fente du rideau.
L'inconnu de la chambre de Geneviève était ur; Jeune homm^de vingt- sept ou vingt-huit ans, à l'œil bleu, à la tournure élégante; il tenait les mains de la jeune femme, et lui parlait tout en essuyant les larmes qui voilaient le charmant regard de Geneviève.
Un léger bruit que fit Maurice amena le jeune homme à tourner la tête du côté de la fenêtre.
Maurice retint un cri de surprise, il venait de recon- naître son sauveur mystérieux de la place du Châtelet.
En ce moment Geneviève retira ses mains de celles de l'inconnu. Geneviève s'avança vers la cheminée, et s'assura que tous les papiers étaient consumés.
Maurice ne put se contenir davantage; toutes les terrible? passions qui torturent l'homme, l'amour, la vengeance, la jalousie, lui étreignaient le cœur de leurs dents de feu. 11 saisit son temps, repoussa violemment la croisée mal fermée et sauta dans la chambre.
Au même instant deux pistolets se posèrent sur sa poitrine.
Geneviève s'était retournée au bruit; elle resta muette en apercevant Maurice.
— Monsieur, dit froidement le jeune républicain à celui qui tenait deux fois sa vie au bout de ces armes, monsieur, vous êtes le chevalier de Maison-Rouge?
— Et quand cela serait? répondit le chevalier.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 39
— Ohf c'est que si cela est, vous êtes un homme brave et par conséquent un homme calme, et je vais vous dire deux mots,
— Parlez, dit le chevaiier sans détourner ses pis- tolets.
— Vous pouvez me tuer, mais vous ne me tuerez pas avant que j'aie poussé un cri , ou plutôt je ne mourrai pas sans l'avoir poussé. Si je pousse ce cri, mille hommes qui cernent cette maison l'auront réduite en cendres avant dix minutes, ainsi abaissez vos pisto- lets, et écoutez ce que je vais dire à madame.
— A Geneviève? dit le chevalier.
— A moi? murmura la jeune femme.
— Oui, à vous.
Geneviève, plus pâle qu'une statue, saisit le bras de Maurice; le jeune homme la repoussa.
— Vous savez ce que vous m'avez affirmé, madame, dit Maurice avec un profond mépris. Je vois maintenant que vous avez dit vrai. En effet, vous n'aimez pas M. Morand.
— Maurice, écoutez-moi I s'écria Geneviève.
— Je n'ai rien à entendre , madame, dit Maurice. Vous m'avez trompé; vous avez brisé d'un seul coup tous les liens qui scellaient mon cœur au vôtre. Vous avez dit que vous n'aimiez pas M. Morand, mais vous ne m'avez pas dit que vous en aimiez un autre.
— Monsieur, dit le chevalier, que parlez -vous da Morand, ou plutôt de quel Morand parlez- vous?
— De Morand le chimiste.
40 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Morand le chimiste est devant vous. Morand le chimiste et le chevalier de Maison-Rouge ne font qu'un.
Et allongeant la main vers une table voisine, il eut en un instant coiffé cette perruque noire qui l'avait si longtemps rendu méconnaissable aui yeux du jeune républicain.
— Ah I oui, dit Maurice avec un redoublement de^ dédain; oui, je comprends, ce n'est pa-i Morand que vous aimiez, puisque Morand n'existait pas; mais le subter- fuge, p ur en être plus adroit, n'en est pas moins mé- prisable.
Le chevalier fit un mouvement de menace.
— Monsieur, continua Maurice, veuillez me laisser causer un instant avec madame; assistez même à la causerie, si vous voulez ; elle ne sera pas longue, je vous en réponds,
Geneviève fît un mouvement pour inviter Maison Rouge à prendre patience.
■ — Ainsi, continua Maurice, ainsi, vous, Geneviève, vous m'avez rendu la risée de mes amis f l'exécration des miens I Vous m'avez fait servir, aveugle que j'étais, à tous vos complots ! vous avez tiré du moi l'utilité que l'on tire d'un instrument! Écoutez : c'est une action infâme 1 mais vous en serez punie, madame I car mon- sieur que voici va me tuer sous vos yeux I Mais avant cinq minutes, il sera là, lui aussi, gisiant à vos pieds, ou, s'il vit, ce sera pour porter sa tête sur un échafaud.
— Lui mourir! s'écria Geneviève, lui porteï sa tête sur l'échafaud ! mais vous ne savez donc pas,
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 41
Maurice, que lui c'est mon protecteur, celui de ma fa- mille ; que je donnerais ma vie pour la sienne ; que s'il meurt je mourrai, et que si vous êtes mon amour, vous, lui est ma religion?
— Ah I dit Alaurice, vous allez peut-être continuer de dire que vous m'aimez. En vérité', les femmes sont trop faibles et trop lâches.
Puis se retournant :
— Allons, monsieur, dit-il au jeune royaliste, il faut me tuer ou mourir,
— Pourquoi cela ?
— Parce que si vous ne me tuez pas, je vous ar- rête. Maurice étendit la main pour le saisir au collet.
— Je ne vous disputerai pas ma vie, dit le cheva- lier de Maison-Rouge, tenez I
Et il jeta ses armes sur un fauteuil,
— Et pourquoi ne me disputerez-vous pas votre vie?
— Parce que ma vie ne vaut pas le remords que j'é- prouverais de tuer un galant homme, et puis surtout, surtout parce que Geneviève vous aime.
— Ah ! s'écria la jeune femme en joignant les mains; ah ! que vous êtes toujours bon, grand, loyal et géné- reux, Armand 1
Maurice les regardait tous deux avec un étonnement presque stupide.
— Tenez, dit le chevalier, je rentre dans ma cham- bre; je vous donne ma parole d'honneur que ce n'est point pour fuir, mais pour cacher un nortrait,
42 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Maurice porta vivement les yeux vers celui de Ge« neviève; il était à sa place.
Soit que Maison-Rouge eût deviné la pensée de Mau- rice, soit qu'il eût voulu pousser au comble la géné- itosité :
— Allons, dit-il, je sais qu€ vous êtes républicain; mais je sak que vous êtes en même temps un cœur pur et loyal. Je me confierai à vous jusqu'à la fin : regardez I
Et il tira de sa poitrine une miniature qu'il montra à Maurice: c'était le portrait de la reine.
Maurice baissa la tête et appuya la main sur son front.
— J'attends vos ordres, monsieur, dit Maison- Rouge ; si vous voulez mon arrestation, vous frap- perez à cette porte quand il sera temps que je me livre. Je ne tiens plus à la vie, du moment où cette vie n'est plus soutenue par l'espérance de sauver la reine.
Le chevalier sortit sans que Maurice fît un seul geste pour le retenir.
A peine fut-il hors de la chambre que Geneviève se précipita aux pieds du jeune homme.
— Pardon, dit-elle, pardon, Maurice, pour tout le mal que je vous ai fait ; pardon pour mes trompe- ries, pardon au nom de mes souifrances . et de mes iarmes, car, je vous le jure, j'ai bien pleuré, j'ai bien souffert. Ah I mon mari est parti ce matin ; je ne sais où il est allé, et peut-être ne le reverrai-je plus; et
LE CHETALIER DE MAISON-ROUGE 43
maintenant un seul ami me reste, non pas un ami, un frère, et vous allez le faire tuer. Pardon, Maurice? pardon !
Maurice releva la jeune femme.
— Que voulez- vous? dit-il, il y a de ces fatalités-là; tout le monde joue sa vie à cette heure ; le chevalier de Maison -Rouge a joué comme les autres, mais il a perdu; maintenant il faut qu'il paye.
— C'est-à-dire qu'il meure, si je vous comprends bien.
— Oui.
— U faut qu'il meure, et c'est vous qui me dites cela?
— Ce n'est pas moi, Geneviève, c'est la fatalité.
— La fatalité n'a pas dit son dernier mot dans cette affaire, puisque vous pouvez le sauver, vous.
— Aux dépens de ma parole, et par conséquent de mon honneur. Je comprends, Geneviève.
— Fermez les yeux, Maurice, voilà tout ce que je vous demande, et jusqu'où la reconnaissance d'une femme peut aller, je vous promets que la mienne y montera.
— Je fermerais inutilement les yeux, madame; il y a un mot d'ordre donné, un mot d'ordre, sans lequel personne ne peut sortir, car, je vous le réoète, la mai- son est cernée.
— Et vous le savez?
— Sans doute que je lesai&
— Maurice 1
44 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGB
— Eh bien?
— MoD ami, mon cher Maurice, ce mot d'ordra, dites-le-moi, il me le faut.
— Geneviève I s'ëcria Maurice, Geneviève I mais qui donc êtes-vous pour venir me dire : Maurice, au nom de l'amour que j'ai pour toi, sois sans parole, sois sans honneur, trahis la cause, renie tes opinions. Que m'offrez- vous, Geneviève, en échange de tout cela, vous qui me tentez ainsi ?
— Olif Maurice, sauvez le, sauvez-le d'abord, et ensuite demandez-moi la vie.
— Geneviève, répondit Maurice d'une voix sombre, écoutez-moi : j'ai un pied dans le chemin de l'infamie ; pour y descendre tout à fait, je veux avoir au moins une bonne raison contre moi-même ; Geneviève, jurez- moi que vous n'aimez pas le chevalier de Maison - Rouge. . .
— J'aime le chevalier de Maison-Rouge comme uqg sœur, comme une amie, pas autrement, je vous le jure I
— Geneviève, m'aimez-vous?
— Maurice, je vous aime, aussi vrai que Dieu m'en- tend.
— Si je fais ce que vous me demandez, abandonne- 'îez-vous parents, amis, patrie, pour fuir avec lu traître?
— Maurice ! Maurice I
— Elle hésite... oh I elle hésite !
Et Maurice se rejeta en arrière avec toute la violence du dédain.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 45
Geneviève, qui s'était appuyée à lui, sentit tout à coup son appui manquer, elle tomba sur ses genoux.
— Maurice, dit-elle en se renversant en arrière et en tordant ses mains jointes ; Maurice, tout ce que tu voudras, je te le jure; ordonne, j'obéis.
— Tu seras à moi, Geneviève?
— Quand tu l'exigeras.
— Jure sur le Christ! Geneviève étendit le bras :
— Mon Dieu ! dit-elle, vous avez pardonné à la femme adultère, j'espère que vous me pardonnerez.
Et de grosses larmes roulèrent sur ses joues, et tombèrent sur ses longs cheveux épars et flottants sur sa poitrine.
— Oh! pas ainsi, ne jurez pas ainsi, dit Maurice, ou je n'accepte pas votre serment.
— Mon Dieu I reprit-elle, je jure de consacrer ma vie à Maurice, de mourir avec lui, et, s'il faut, pour lui, s'il sauve mon ami, mon protecteur, mon frère, le chevalier de Maison-Rouge.
■ — C'est bien; il sera sauvé, dit Maurice. Il alla vers la chambre.
— Monsieur, dit-il, revêtez le costume du tan- neur Morand. Je vous rends votre parole, vous êtes libre.
— Et vous, madame, dit-il à Geneviève, voilà les deux mots de passe : Œillet et souterrain.
Et comme s'il eût eu horreur de rester dans la chambre où il avait prononcé ces deux mots qui le fai- II. 3.
46 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
saîent traître, il ouvrit la fenêtre et sauta de la chambiia dans le jardin.
XXXI
tERQUISITION
Maurice avait repris son poste dans le jardin, en face de la croisée de Geneviève : seulement cette croisée s'était éteinte, Geneviève étant rentrée chez le chevalier de Slaison-Rouge.
Il était temps que Slaurice quittât la chambre, car à peine avait-il atteint l'angle de la serre, que la porte du jardin s'ouvrit, et l'homme gris parut, suivi de Lorin et de cinq ou six grenadiers.
— Eh bien? demanda Lorin.
— Vous le voyez, dit Maurice, je suis à mon poste.
— Personne n'a tenté de forcer la consigne ? dit Lorin.
— Personne, répondit Maurice, heureux d'échapper à un mensonge par la manière dont la demande avait été posée; personne I et vous, qu'avez-vous fait?
— Nous, nous avons acquis la certitude que le che- valier de Maison-Rouge est rentré dans la maison, il y aune heure, et n'en est pas sorti depuis, j-épondit y homme de la police.
— Et vous connaissez sa chambre ? dit Loriu*
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 47
— Sa chambre n'est séparée de la chambre de la citoyenne Dixmer que par un corridor.
— Ah t ah ! dit Lorin.
— Pardieu, A n'y avait pas besoin de séparation du tout; il paraît que ce chevalier de Maison-Rouge est un gaillard.
Maurice sentit le sang lui monter à la tête; il ferma les yeux et vit mille éclairs intérieurs.
— Eh bien I mais... et le citoyen Dixmer, que di- sait-il de cela? demanda Lorin.
— Il trouvait que c'était bien de l'honneur pour lui.
— Voyons? dit Maurice d'une voix étranglée, que décidons-nous?
-— Nous décidons, dit l'homme de la police, que nous allons le prendre dans sa chambre, et peut-être même dans son lit.
— Il ne se doute donc de rien?
— De rien absolument.
— Quelle est la disposition du terrain ? demanda Lorin.
— Nous en avons un plan parfaitement exact, dit l'homme gris : un pavillon situé à l'angle du jardin, le voilà ; on monte quatre marches, les voyez- vous d'ici? on se trouve sur un palier ; à droite, la porte de l'ap- partement de la citoyenne Dixmer; c'est sans doute celui dont nous voyons la fenêtre. En face de la fenêtre, au fond, une porte donnant sur le corridor, et, dans ce corridor, la porte de la chambre du traître.
— Bien, voilà une topographie un peu soignée, dit
48 LE CHEVALIER DE MAISON -ROCGE
Lorin ; avec uiî plan comme celui-là on peut marcher les yeux bandés, à plus forte raison les yeux, ouverts. Marchons donc.
— Les rues sont-elles bien gardées? dem'Mida Mau rice avec un intérêt que les assistants attribuèrent na- turellement à la crainte que le chevalier ne s'échappât.
— Les rues, les passages, les carrefours, tout, dit l'homme gris ; je défie qu'une souris passe si elle n'a point le mot d'ordre.
^laurice frissonna; tant de précautions prises lui faisaient craindre que sa trahison ne fût inutile à son bonheur.
— Maintenant, dit l'homme gris, combien deman- dez-vous d'hommes pour arrêter le chevaher ?
— Combien d'hommes? dit Lorin; j'espère bien que Maurice et moi nous suffirons ; n'est-ce pas, Maurice ?
— Oui, balbutia celui-ci, certainement que nous suffirons.
— Écoutez, dit l'homme de la police, pas de for- fanteries inutiles ; tenez-vous à le prendre?
— Morbleu I si nous y tenons, s'écria Lorin, je le crois bien I N'est-ce pas, Maurice, qu'il faut que nous le prenions ?
Lorin appuya sur ce mot. Il l'avait dil, un commen- cement de soupçons commençait à planer sur eux, et il ne fallait pas laisser le temps aux soupçons, lesquels marchaient si vite à cette époque-là, de prendre une plus grande consistance; or, Lorin comprenait que
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 49
personne n'oserait douter du patriotisme de deux hom- mes qui seraient parvenus à prendre le chevalier de Mai son -Rouge.
— Eh bien f dit l'homme de la police, si vous y te- nez réellement, prenons plutôt avec nous troiè> hommes que deux, quatre que trois; le chevalier couche tou- jours avec une épée sous son traversin et deux pisto- lets sur sa table de nuit.
— Ehl morbleu, dit un des grenadiers de la com- pagnie de Lorin, entrons tous, pas de préférence pour personne; s'il se rend, nous le metti'ons en réserve pour la guillotine; s'il résiste, nous l'écharperons.
— Bien dit, fit Lorin : en avant ! Passons-nous par la porte ou par la fenêtre?
— Par la porte, dit l'homme de la police; peut-être, par hasard, la clef y est-elle; tandis que si nous en- trons par la fenêtre, il faudra casser quelques carreaux, et cela ferait du bruit,
— Va pour la porte, dit Lorin ; pourvu que nous entrions, peu m'importe par où. Allons, sabre en main, Maurice.
Maurice tira machinalement son sabre hors du four- reau.
La petite troupe s'avança vers le pavillon. Comme l'homme gris avait indiqué que cela devait être, Gû rencontra les premières marches du perron, puis l'on se trouva sur le paUer, puis dans le vestibule.
— ■■ Ah ! s'écria Lorin joyeux, la clef est sur la porte.
En effet, il avait étendu la main dans l'ombre, et.
50 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
comme il l'avait dit, il avait du bout des doigts senti le froid de la clef.
— Allons, ouvredonc, citoyen lieutenant, dit l'homme gris.
Lorin fit tourner avec précaution la clef dans la ser- ïure; la porte s'ouvrit.
Maurice essuya de sa main son front humide de sueur.
— Nous y voilà, dit Lorin.
— Pas encore, fit l'homme gris. Si nos renseigne- ments topographiques sont exacts, nous sommes ici dans l'appartement de la citoyenne Dixmer.
— Nous pouvons nous en assurer, dit Lorin ; allu- mons des bougies, il reste du feu dans la cheminée.
— Allumons des torches, dit l'homme gris; les tor- ches ne s'éteignent pas comme les bougies.
Et il prit des mains d'un grenadier deux torches qu'il alluma au foyer mourant. 11 en mit une à la main de Maurice, l'autre à la main de Lorin.
— Voyez-vous, dit-il, je ne me trompais pas : voici la porte qui donne dans la chambre à coucher de la citoyenne Dixmer, voilà celle qui donne sur le corridor.
— En avant I dans le corridor, dit Lorin.
On ouvrit la porte du fond, qui n'était pas plus fer- mée que la première, et l'on se trouva en lace de la porte de l'appartement du chevalier. Maurice avait vingt fois vu cette porte, et n'avait jamais demandé où elle allait; pour lui, le monde se concentrait dans la chambre où le recevait Geneviève,
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 5!
— Oh ! oh I dit Lorin à voix basse, ici nous chan- geons de thèse; plus de clef et porte close.
— Mais, demanda Maurice, pouvant parler à peine, êtes-vous bien sûr que ce soit là?
— Si le plan est exact, ce doit être là, répondit l'homme de la police; d'ailleurs, nous ^-.Uons bien le voir. Grenadiers, enfoncez la porte ; et vous, citoyens, tenez-vous prêts, aussitôt la porte enfoncée, à vous précipiter dans la chambre.
Quatre hommes, désignés par l'envoyé de la police, levèrent la crosse de leur fusil, et, sur un signe de celui qui conduisait l'entreprise, frappèrent un seul et même coup : la porte vola en éclats.
— Rends-toi, ou tu es mortl s'écria Lorin en s'é- lançant dans la chambre.
Personne ne répondit : les rideaux du lit étaient fer- més.
— La ruelle î gare la ruelle I dit l'homme de la po- lice; enjoué, et, au premier mouvement des rideaux, faites feu.
— Attendez, dit Maurice, je vais les ouvrir.
Et, sans doute dans l'espérance que Maison-Rouge était caché derrière les rideaux, et que le premier coup de poignard ou de pistolet serait pour lui, Maurice se précipita vers les courtines, qui glissèrent en criant long de leivr tringle.
Le lit était vide.
— Mordieu I dit Lorin, personne !
— 11 se sera échappé, balbutia Slaurice.
52 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Impossible, citoyens ! impossible! s'écria l'homme gris; je vous dis qu'on l'a vu rentrer il y a une heure, que personne ne l'a vu sortir, et que toutes les issues sont gardées.
Lorin ouvrait les portes des cabinets et des armoires et regardait partout, là même où il était maléiielleraent impossible qu'un homme pût se cacher.
— Personnel cependant; vous le voyez bien, per- sonnel
— Personne I répéta Maurice avec une émotion facile à comprendre; vous le voyez, en elfet, il n'y a per- sonne.
— Dans la chambre de la citoyenne Dixraer, dit l'homme de la police, peut-être y est -il?
— Oh! dit Maurice, respectez la chambre d'une femme.
— Comment donc, dit Lorin, certainement qu'on la respectera, et la citoyenne Dixmer aussi ; mais on la visitera.
— La citoyenne Dixmer? dit un des grenadiers, en* chanté de placer là une mauvaise plaisanterie.
— Non, dit Lorin, la chambre seulement.
— Alors, dit Maurice, laissez-moi passer le prc-^- mier.
— Passe, dit Lorin, tu es capitaine : à tout seigneur tout honneur.
On laissa deux hommes pour garder la pièce que l'on venait de quitter; puis l'on revint dans celle où l'on avait allumé les torches.
LE GHliVALIER DE MAISON-RODGE 53
^laurice s'approcha de la porte donnant dans la ciiambre à coucher de Geneviève.
C'était la première fois qu'il allait y entrer.
Son cœur battait avec violence.
La clef était à la porte.
Maurice porta la main sur la clef, mais il hésita.
— Eh bien! dit Lorin, ouvre donc.
— Mais, dit Maurice, si la citoyenne Dixmer est couchée?
— Nous regarderons dans son lit, sous son lit, dans sa cheminée et dans ses armoires, dit Lorin; après quoi, s'il n'y a personne qu'elle, nous lui souhaiterons une bonne nuit.
— Non pas, dit l'homme de la police, nous l'arrê- terons ; la citoyenne Geneviève Dixmer était une aris- tocrate qui a été reconnue complice de la fille Tison et du chevalier de Maison -Rouge.
— Ouvre alors, dit Maurice en lâchant la clef, je n'arrête pas les femmes.
L'homme de la police regarda Maurice de travers, et les grenadiers murmurèrent entre eux.
— Oh I oh ! dit Lorin, vous murmurez? murmurez donc pour deux pendant que vous y êtes, je suis de l'avis de Maurice.
Et il fit un pas en arrière.
L'homme gris saisit la clef, tourna vivement, la porte céda; les soldats se précipitèrent dans la cham- bre.
Deux bougies brûlaient sur une petite table, mai»
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LE GHEALIER DE MAISON-
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— Impossibl citoyens I impossible! s Ccria gris; je vous il.sp'on l'a vu rentrer il y a uf que personne nd'a vu sortir, et que toutes 1 sont gardées.
Lorin ouvraitîs portes des cabinets et des et regardait parlât, là même où il était matériellerSè impossible qu'uihomme pût se cacher.
— Personne tependant; vous le voyez bien, per sonne I
— Personne ! épéta Maurice avec une émotion facile à comprendre ous le voyez, en effet, il n'y a per- sonne.
— Dans la cambre de la citoyenne Dixmer, dit l'homme de la pice, peut-être y est-il?
— Oh! dit aurice, respectez la chambre d'une femme.
— Comment ionc, dit Lorin, certainement qu'on la respectera, «ti citoyenne Dixmer aussi; mais on la visitera.
— La citoycne Dixmer? dit un des grenadiers, en» chanté de placera une mauvaise plaisanterie.
— Non, dit Lrin, la chambre seulement.
— Alors, fl'' Maurice, laissez-moi passer le prc« mier.
— Passe, diuorin, tu es capitaine : à tout seigneur tout honneur.
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— Oh ! oh ! dit Lorm, ^wh donc pour deux pcndanl qu^ l'avis de Maurice.
Et il fit un pas en arrière.
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5^ LE CHEVALIER DE M AISON-llOUGS
la chambre de Geneviève, comme celle du chevalier de Maison-Rouge, était inhabitée.
— Vide I s'éciid l'homme de la police.
— Vide! répéta Maurice en pâlissant; où est-elle donc?
Lorin regarda Maurice avec étonnenient.
— Cherchons, dit l'homme de la police.
Et, suivi des miliciens, il se mit à fouiller la maison depuis les caves jusqu'aux ateliers.
À peine eurent-ils le dos tourné, que Itlaurice, qui les avait suivis impatiemment des yeux, s'élança à son tour dans la chambre, ouvrant les armoires qu'il avait déjà ouvertes, et appelant d'une voix pleine d'anxiété :
— Geneviève I Geneviève !
Mais Geneviève ne répondit point, la chambre était bien réellement vide.
Alors Maurice, à son tour, se mit à fouiller la mai- son avec une espèce de frénésie. Serres, hangars, dé- pendances, il visita tout, mais inutilement.
Soudain Ton entendit, un grand bruit; une troupe d'hommes armés se présenta à la porte, échangea le mot de passe avec la sentinelle, envahit le jardin et se répandit dans la maison. A la tête de ce renfort brillait le panache enfumé de Santerre.
— Eh bien! dit-il à Lorin, où est le conspirateur?
— Gomment! où est le conspkateur?
— Oui. Je vous demande ce que vous en rvez fait?
— Je -vous le demanderai à vous-même : votre dé- tachement, s'il a bien gardé les issues, doit l'avoir ar-
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE S5
rêté, puisqu'il n'était plus dans la maison quand nous y sommes entrés.
— Que dites-vous là ! s'écria le général furi<îux, vous l'avez donc laissé échapper?
— Nous n'aCbns pu le laisser échapper, puisque nous ne l'avons jamais tenu.
— Alors, je n'y comprends plus rien, dit Santerre.
— A quoi?
— A ce que vous m'avez fait dh-e par votre envoyé.
— Nous vous avons envoyé quelqu'un, nous?
— Sans doute. Cet homme à habit brun, à cheveux noirs, à lunettes vertes, qui est venu nous prévenir de votre part que vous étiez sur le point de vous emparer de Maison-Rouge, mais qu'il se défendait comme un lion; sur quoi, je suis accouru.
— Un homme à habit brun, à cheveux noirs, à lu- nettes vertes? répéta Lorin.
— Sans doute, tenant une femme au bras.
— Jeune, jolie? s'écria Maurice en s' élançant vers îo général.
— Oui, jeune et jolie.
— C'était lui et la citoyenne Dixmer.
— Qui lui?
-— Maison-Rouge... oh! misérable que je suis de ne pas les avoir tués tous les deux 1
— Allons, allons, citoyen Lindey, dit Santerre, on les rattrapera.
— Mais comment diable les avee-vous laissés pas- ser? demanda Lorin,
56 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Pardieu I dit Santerre, je les ai laissé passer parce qu'ils avaient le mot de passe.
— Ik avaient le mot de passe! s'écria Lorin; mais il y a donc un traître parmi nous?
— Non, non, citoyen Lorin, dit Santei re, on vous connaît, et l'on sait bien qu'il n'y a pas de traîtres parmi vous.
Lorin regarda tout autour de lui , comme pour cher- cher ce traître dont il venait de proclamer la présence.
Il rencontra le front sombre et l'œil vacillant de Maurice.
— Oh I murmura-t-il, que veut dire ceci?
— Cet homme ne peut être bien loin, dit Santen'e; fouillons les environs; peut-être serà-t-il tombé dans quelque patrouille qui aura été plus habile que nous et qui ne s'y sera point laissé prendre.
— Oui, oui, cherchons, dit Lorin, et il saisit Mau- rice par le bras; et, sous prétexte de chercher, il l'en- traîna hors du jardin.
— Oui, cherchons, dirent les soldats; mais, avant de chercher...
Et l'un d'eux jeta sa torche sous un hangar tout bourré de fagots et de plantes sèches.
— Viens, dit Lorin, viens.
Maurice n'opposa aucune résistance. Il suivit Lorin comme un enfant; tous deux coururent jusqu'au pont sans se parler davantage; là, ils s'arrêtèrent, Maurico se retourna.
Le ciel était rcage à l'horizon du faubourg, et l'on
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 57
voyait monter au-dessus des maisons de nombreuses étiuceilesu
XXXII
LA FOI JURÉE
Maurice frissonna, il étendit la main vers la rue Saint- Jacques.
— Le feu ! dit-il, le feu !
— Eh bien! oui, dit Lorin, le feu; après?
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu I si elle était revenue?
— Qui cela?
— Geneviève.
— Geneviève, c'est madame Dixmer, n'est-ce pas?
— Oui, c'est elle.
— Il n'y a point de danger qu'elle soit revenue, elle n'était point partie pour cela.
— Lorin, il faut que je la retrouve, il faut que je e venge,
— Oh I oh ! dit Lorin.
Amour, tyran des dieux et des mortels. Ce n'est plus de l'encens qu'il faut sur te aatels.
— Tu m'aideras à la retrouver, n'est-ce pas, Lorin?
— Pardieu I ce ne sera pas di ficile. — - Et comment?
«~ Sans doute, si tu t'intéresses, autant que je puis
ÎÎS LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGB
le croire, au sort de la citoyenne Dixmer, tu dois !a connaître, et la connaissant, tu dois savoir quels sont ses amis les plus familiers ; elle n'aura pas quitté Pa- ris, ils ont tous la rage d'y rester; elle s'est réfugiée chez quelque confidente, et demain matin tu recevras par quelque Rose ou quelque Marton un petit billet à peu près conçu en ces termes :
Si Mars veut revoir Cyiliérée, Qu'il emprunte à la Nuit son écharpe azurée.
Et qu'il se présente chez le concierge, telle rue, tel numéro, en demandant madame trois étoiles; voilà.
Maurice haussa les épaules; il savait bien que Ge- neviève n'avait personne chez qui se réfugier.
— Nous ne la retrouverons pas, murmura-t-il.
— Permets -moi de te dire une chose, Maurice, dit Lorin.
— Laquelle?
— C'est que ce ne serait peut-être pas un si grand malheur que nous ne la retrouvassions pas.
— Si nous ne la retrouvons pas, Lorin, dit Maurice, j'en mourrai.
— Ah! diable! dit le jeune homme, c'est donc de cet amour-l^ que tu as failli mourir?
— Oui, répondit Maurice. Lorin réfléchit un instant.
— Maurice, dit-il, il est quelque chose comme onze heures, le quartier est désert, voici là un banc de pierre qui semble placé exprès pour recevoir deux amis. Ac-
LE CHEVALIER DE MAISON ROUGE 39
co?de-raoi la faveur d'un entretien particulier, comme on disait sous l'ancien régime. Je te donne ma parole que je n'* parlerai qu'en prose.
Maurice regarda autour de lui et alla s'asseoir au- près de son ami.
— Parle, dit Maurice, en laissant tomber dans sa main son front alourdi.
— Ecoute, cher ami, sans exorde, sans périphrase, sans commentaire, je te dirai une chose, c'est que nous nous perdons, ou plutôt que tu nous perds.
— Comment cela? demanda Maurice.
— Il y a, tendre ami, reprit Lorin, certain arrêté du comité de salut public qui déclare traître à la patrie quiconque entretient des relations avec les ennenris de ladite patrie. Hein! connais-tu cet arrêté?
— Sans doute, répondit Maurice,
— Tu le connais?
— Oui.
— Eh bien ! il me semble que tu n'es pas mal traî- tre à la patrie. Qu'en dis-tu ? comme dit Manlius.
— Lorin f
— Sans doute; à moins que tu ne regardes toutefois comme idolâtrant la patrie ceux qui donnent le loge- ment, la table et le lit à M. le chevalier de Maison-Rouge, lequel n'est pas un exalté républicain, à ce que je sup- pose, et n'est point accusé pour le moment d'avoir fait Ses journées de septembre.
— Ah I Lorin I fit Maurice en poussant un soupir.
— Ce qui fait, continua le moraliste, que tu lue pa-
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rais avoir été ou être encore un peu trop ami de l'enne- mie de la patrie. Allons, allons, ne te révolte pas, cher ami; tu es comme feu Encelades, et tu remuerais une montagne quand tu te retournes. Je te le répète donc, ne te révolte pas, et avoue tout bonnement que tu n'es plus un zélé.
Lorin avait prononcé ces mots avec toute la dou- ceur dont il était capable, et en glissant dessus avec an artifice tout à fait cicéronien.
Maurice se contenta de protester par un geste.
Mais le geste fut déclaré comme non avenu, et Lorin continua :
— Oh 1 si nous vivions dans une de ces tempéra- tures de serre chaude, température honnête, où, selon les règles de la botanique, le baromètre marque inva- riablement seize degrés, je te dirais, mon cher Maurice, c'est élégant, c'est comme il faut; soyons un peu aristo- crates, de temps en temps, cela fait bien et cela sent bon; mais nous cuisons aujourd'hui dans trente-cinq à qua- rante degrés de chaleur 1 la nappe brûle, de sorte que l'on n'est que tiède; par cette chaleur-là on semble froid; lorsqu'on est froid on est suspect : tu sais cela, Maurice; et quand on est suspect, tu as trop d'intelli- gence, mon cher Maurice, pour ne pas savoir ce qu'on est bientôt, ou plutôt ce qu'on n'est plus.
— Eh bien ! donc, alors qu'on me tue et que cela finisse, s'écria Maurice ; aussi bien je suis las de la vie.
— Depuis un quart d'heure, dit Lorin; en vérité, il ji'y a pas encore assez longtemps pour que je te laisse
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 61
faire sur ce point-là à ta volonté; et puis, lorsqu'on meurt aujourd'hui, tu comprends, il faut mourir ré- publicain, tandis que toi tu mourrais aristocrate.
— Oh ! ch f s'écria Maurice dont le sang commen- çait à s'enflammer par l'impatiente douleur qui ré- sulte de la conscience de sa culpabihté ; oh . oK . tu vas trop loin, mon ami.
— J'irai plus loin encore, car je te préviens que si tu te fais aristocrate. . .
— Tu me dénonceras?
— Fi donc ! non, je t'enfermerai dans une cave, et je te ferai chercher au son du tambour comme un objet égaré ; puis je proclamerai que les aristocrates, sachant ce que tu leur réservais, t'ont séquestré, martyrisé, af- famé ; de sorte que, comme le prévôt Élie de Beau- mont, M. Latude et autres, lorsqu'on te retrouvera tu seras couronné publiquement de fleurs par les dames de la Halle et les chiffonniers de la section A'^ictor. Dé- pêche-toi donc de redevenir un Aristide, ou ton affaire est claire.
— Lorin, Lorin, je sens que tu as raison, mais je suis entraîné, je glisse sur la pente. Wen veux-tu donc parce que la fatalité m'entraîne ?
— Je ne t'en veux pas, mais je te querelle. Rappelle- toi un peu les scènes que Pylade faisait journellement à Oreste, scènes qui prouvent victorieusement que l'arnitié n'est qu'un paradoxe, puisque ces modèles des gmis se disputaient du matin au soir.
— Abandonne-moi, Lorin» tu feras mieux,
n. 4
62 lE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Jamais I
— Alors, laisse-moi aimer, être fou à mon aise, être criminel peut-être, car, si je la revois, je sens que je la tuerai.
— Ou que tu tomberas à ses genoux. Ah! Mau- .ice ! Maurice amoureux d'une aristocrate, jamais je n'eusse cru cela. Te voilà comme ce pauvre Osselin avec la marquise de Charny.
— Assez, Lorin, je t'en supplie 1
— Maurice, je te guérirai, ou le diable m'emporte. Je ne veux pas que tu gagnes à la loterie de sainte guillotine, moi, comme dit l'épicier de la rue des Lom- bards. Prends garde, Maurice, tu vas m'exaspérer. Maurice, tu vas faire de moi un buveur de sang. Mau- rice, j'éprouve le besoin de mettre le feu à l'île Saint- Louis ; une torche, un brandon !
Mais non, ma peine est inutile, A qui bon demander une torche, un flambeaa?
Ton feu, Maurice, est asseï beau Pour embraser ton âme, et ces lieux, et la ville.
Maurice sourit malgré lui.
— Tu sais qu'il était convenu que nous ne parlerions qu'en prose? dit-il.
— Mais c'est qu'aussi tu m'exaspères avec ta folie, dit Lorin; c'est qu'aussi... Tiens, viens boire, Mau- rice ; devenons ivrognes, faisons des motions, étudions l'économie politique ; mais, pour l'amour de Jupiter, ne soyons pas amoureux, n'aimons que la liberté.
— Ou la Raison.
lE CHEVALIER DE MAISON-ROUaE 63
— Ah I c'est vrai, la déesse te dit bien des choses, et te trouve un charmant mortel.
— Et tu p.*es pas jaloux?
— Maunî-e, pour sauver un ami, je me sens capable de tous les sacrifices.
— Merci, mon pauvre Lorin, et j'apprécie ton dé- vouement; mais le meilleur moyen de me consoler, vois-tu, c'est de me saturer de ma douleur. Adiei:> Lo- rin; va voir Ajthémise.
— Et toi, où vas -tu ?
— Je rentre chez moi.
Et Maurice fit quelques pas vers le pont.
— Tu demeures donc du côté de la rue vieille Saint' Jacques, maintenant?
— Non, mais il me plaît de prendre par-là.
— Pour revoir encore une fois le lieu qu'habitait ton inhumaine ?
— Pour voir si elle n'est pas revenue oîi elle sait que je l'attends. 0 Geneviève I Geneviève I je ne t'au- rais pas crue capable d'une pareille trahison I
— Maurice, un tjTan qui connaissait bien le beaa sexe, puisqu'il est mort pour l'avoir trop aimé, disait :
Souvent femme Tarie, Bien fol est qui s'y fie.
Maurice poussa un soupir, et les deux amis reprirent le chemin de la vieille rue Saint- Jacques.
A mesure que les deux amis approchaient, ils dis- tinguaient un grand bruit, ils voyaient s'augmenter la
64 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
lumière, ils entendaient ces chants patriotiques, qui au grand jour, en plein soleil, dans l'atmosphère du com- bat, seniolaient des hymnes héroïques, mais qui, la nuit, à la lueur de l'incendie, prenaient l'accent lugu- bre d'une ivresse de cannibale.
— Oh I mon Dieu t mon Dieu f disait Maurice ou- bliant que Dieu était aboli.
Et il allait toujours la sueur au front. Lorin le regardait aller, et murmurait entre ses dents :
Amour, amour, quand tu nous tiens; On peut bien dire adieu prudence.
Tout Pans semblait se porter vers le théâtre des événements que nous venons de racoîlter. Maurice fut obligé de traverser une haie de grenadiers, les rangs des sectionnaires, puis les bandes pressées de cette po- pulace toujours furieuse, toujours éveillée, qui, à cette époque, courait en hurlant de spectacle en spectacle.
A mesure qu'il approchait, Maurice, dans son im- patience furieuse, hâtait le pas. Lorin le suivait avec peine, mais il l'aimait trop pour le laisser seul en pa- reil moment.
Tout était presque fini; le feu s'était communiqué du hangar, où le soldat avait jeté sa torche enflammée, aux ateliers construits en planches assemblées de façon à laisser de grands jours pour la circulation de l'air ; les marchandises avaient brûlé; la maison commençait à brûler elle-même.
— Oh ! mon Dieu t se dit Maurice, si elle était re-
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE R5
venue, si elle se trouvait dans quelque chambre enve- loppée par le cercle de flammes, ra'attendant, m'appe* lant..
Et Maurice, à demi insensé de douleur, aimant mieux croire à la folie de celle qu'il aimait qu'à sa tra- hison, Maurice donna tête baissée au milieu de la porte qu'il entrevoyait dans la fumée.
Lorin le suivait toujours ; il l'eût suivi en enfer.
Le toit brûlait, le feu commençait à se communiquer à l'escalier.
Maurice, haletant, visita tout le premier, le salon, la chambre de Geneviève, la chambre du chevalier de jVîaison-Rouge, les corridors, appelant d'une voix étranglée :
— Geneviève! Geneviève!
Personne ne répondit.
En revenant dans la première pièce, les deux amis virent des bouffées de flammes qui commençaient à entrer par la porte. Malgré les cris de Lorm, qui lui montrait la fenêtre, Maurice passa au milieu de la flamme.
• Puis il courut à la maison, traversa sans s'arrêter â rien la cour jonchée de meubles brisés, retrouva la salle à manger, le salon de Dixmer, le cabinet du chi- miste Morand ; tout cela plein de fumée, de débris, de vitres cassée» ; le feu venait d'atteindre aucsi cette par- tie de la maison, et commençait à la dévorer.
Maurice fit comme il venait de faire du pavillon, lî ne laissa pas une chambre sans l'avoir visitée, un cor- Ih 4.
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06 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
rider sans l'avoir parcouru. Il descendit jusqu'aux caves. Peut-être Geneviève, pour fuir l'incendie, s'était- elle réfugié", là.
Personne.
— Morbleu f dit Lorin, tu vois bien que personne fie tiendrait ici, à l'exception des salamandre», et ce n'est point cet animal fabuleux que tu cherches. Al- lons, viens, nous demanderons, nous nous infor- merons aux assistants; quelqu'un peut-être l'a-t-il vue.
Il eût fallu bien des forces rëunies pour conduire Maurice hors de la maison; l'Espérance l'entraîna par un de ses cheveux.
Alors commencèrent les investigations ; ils visitèrent les environs, arrêtant les femmes qui passaient, fouil- lant les allées, mais sans résultat. Il était une heure du matin; Maurice, malgré sa vigueur athlétique, était brisé de fatigue : il renonça enfin à ses courses, à ses ascensions, à ses conflits perpétuels avec la foule.
Un fiacre passait; Lorin l'arrêta.
—r Mon cher, dit-il à Maurice, nous avons fait tout ce qu'il était humainement possible de faire pour ré- trouver ta Geneviève ; nous nous sommes éreintés ; nous nous sommes roussis ; nous nous sommes gour- més pour elle ; Cupidon, si exigeant qu'il soit, ne peûi exiger davantage d'un homme qui est amoureux ^ et surtout d'un homme qui ne l'est pas ; montons en fia- cre, et rentrons chacun chez nous.
Maurice ne répondit point et se laissa faire. On ar-
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LE CHEVALIER DE MAÎSON-ROUGE
67
riva à la porte de Maurice sans que les deux amis eus- sent échangé une seule parole.
Au moment où Maurice descendait, on entendit une fenêtre de l'appartement de Maurice se refermer.
— Ali ! bon 1 dit Lorin, on t'attendait, me voilà plus tranquille. Frappe maintenant.
Maurice frappa, la porte s'ouvrit.
— Bonsoir ! dit Lorin, demain matin attends-moi pour sortir.
— Bonsoir 1 dit machinalement Maurice. Et la porte se referma derrière lui.
Sur les premières marches de l'escalier il rencontra son officieux.
— Oh I citoyen Lindey, s'écria i^elui-ci, quelle in- quiétude vous nous avez donnée !
Le mot nous frappa Maurice.
— A vous? dit-il.
— Oui, à moi et à la petite dame qui vous attend.
— La petite dame ! répéta Maurice, trouvant le mo- ment mal choisi pour correspondre au souvenir que lui donnait sans doute quelqu'une de ses anciennes amies; tu fais bien de me dire cela, je vais coucher chez Lorin,
— Oh ! impossible; elle était à la fenêtre, elle vous a vu descendre, et s'est, écriée : Le voilà !
— Eh I que m'importe qu'elle sache que c'est moi ; je n'ai pas le cœur à l'amour. Remonte, et dis à cette femme qu'elle s'est trompée.
L'officieux fit un mouvement pour obéi?, mais il s'arrêta.
(J6 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
rider sans l'avoir parcouru. Il descendit jusqu'aux caves. Peut-être Geneviève, pour fuir l'incendie, s'était- iSlle réfugie*, là.
Personne.
— Morbleu 1 dit Lorin, tu vois bien que personne fie tiendrait ici, à l'exception des salamandres, et ce n'est point cet animal fabuleux que tu cherches. Al- lons, viens, nous demanderons, nous nous infor- merons aux assistants; quelqu'un peut-être l'a-t-il vue.
Il eût fallu bien des forces réunies pour conduire Maurice hors de la maison ; l'Espérance l'entraîna par un de ses cheveux.
Alors commencèrent les investigations ; ils visitèrent les environs, arrêtant les femmes qui passaient, fouil- lant les allées, mais sans résultat. Il était une heure du matin; Maurice, malgré sa vigueur athlétique, était brisé de fatigue : il renonça enfin à ses courses, à ses ascensions, à ses conflits perpétuels avec la foule.
Un fiacre passait: Lorin l'arrêta.
— r Mon cher, dit-il à Maurice, nous avons fait tout ce qu'il était humainement possible de faire pour ré- trouver ta Geneviève ; nous nous sommes éreintés ; nous nous sommes roussis ; nous nous sommes gour- jnés pour elle ; Cupidon, si exigeant qu'il soit, ne pedl exiger davantage d'un homme qui est amoureux^ et surtout d'un homme qui ne l'est pas ; montons en fia- cre, et rentrons chacun chez nous.
Maurice ne répondit point et se laissa faire. On ar-
LE CHEVALIER DE MAÎSÔN-ROUGE 67
riva à la porte de Maurice sans que les deux amis eus- sent échangé une seule parole.
Au moment où Maurice descendait, on entendit une fenêtre de l'appartement de Maurice se refermer.
— Ali I bon I dit Lorin, on t'attendait, me voilà plus tranquille. Frappe maintenant.
Maurice frappa, la porte s'ouvrit.
— Bonsoir ! dit Lorin, demain matin attends-moi pour sortir.
— Bonsoir I dit machinalement Maurice. Et la porte se referma derrière lui.
Sur les premières marches de l'escalier il rencontra son officieux.
— Oh I citoyen Lindey, s'écria i^elui-ci, quelle in- quiétude vous nous avez donnée I
Le mot 710US frappa Maurice.
— A vous? dit-il.
— Oui, à moi et à la petite dame qui vous attend.
— La petite dame 1 répéta Maurice, trouvant le mo- ment mal choisi pour correspondre au souvenir que lui donnait sans doute quelqu'une de ses anciennes amies; tu fais bien de me dire cela, je vais coucher chez Lorin.
— Oh 1 impossible; elle était à la fenêtre, elle vous a vu descendre, et s'est, écriée : Le voilà t
— Eh ! que m'importe qu'elle sache que c'est moi; je n'ai pas le cœur à l'amour. Remonte, et dis à cette femme qu'elle s'est trompée.
L'officieux fit un mouvement pour obéir, mais il s'arrêta.
68 LE CHEVALIER DE MAISON -ROCGE
— Ah I citoyen, dit-il, vous avez tort : la petite dame était déjà bien triste, ma réponse va la mettre au dé- sespoir.
— -Mais enfin, dit Maurice, quelle est cette femme?
— Citoyen, je n'ai pas vu son visage ; elle est en- veloppée d'une mante, et elle pleure ; voilà ce que je ôais.
— Elle pleure f dit Maurice.
— Oui, mais bien doucement, en étouffant s-es san- glots.
— Elle pleure, répéta Maurice. H y a donc quel- qu'un au monde qui m'aime assez pour s'inquiéter à ce point de mon absence?
Et il monta lentc'^'ii- .Tit d<imère l'officieux.
— Le voici, citoyenne, le voici ! cria celui-ci en se précipitant dans la chambre.
Maurice entra derrière lui.
Il vit alors dans le coin du salon une forme palpi- tante qui se cachait le visage sous des coussins, une femme qu'on eût cru morte sans le gémissement con- vulsif qui la faisait tressaillir.
Il fit signe à l'officieux de sortir.
Celui-ci obéit et referma la porte.
Alors Maurice courut à la jeune femme, qui releva la tête.
— Geneviève ! s'écria le jeune homme, Geneviève chez moi I sais-je donc fou, mon Dieu?
— Non, vous avez toute votre raison, mon and, ré- pondit la jeune femme. Je vous ai promis d'être à vous
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE C9
si VOUS sauviez le chevalier de Maison-Rouge. Vous l'avez sauvé, me voici 1 Je vous attendais.
Maurice se méprit au sens de ces paroles ; il recula d'un pas, et regardant tristement la jeune femme •
— Geneviève, dit-il doucement, Geneviève, vous ne m'aimez donc pas?
Le regard de Geneviève se voilà de larmes ; elle dé- tourna la tête et, s'appuyant sur le dossier du sofa, elle éclata en sanglots.
— Hélas t dit Maurice, vous voyez bien que vous ne m'aimez plus, et non-seulement vous ne m'aimez plus, Geneviève , mais il faut que vous éprouviez une espèce de haine contre moi pour vous désespérer ainsi.
Maurice avait mis tant d'exaltation et de douleur dans ces derniers mots, que Geneviève se redressa et lui prit la main.
— Mon Dieu, dit-elle, celui qu'on croyait le meilleur sera donc toujours égoïste 1
— Egoïste, Geneviève, que voulez-vous dire?
— Mais vous ne comprenez donc pas ce que je souffre? Mon mari en fuite, mon frère proscrit, ma maison en flammes, tout cela dans une nuit, et puis cette horrible scène entre vous et le chevalier !
Maurice l'é^outait avec ravissement, car il était ira- possible, même à la passion la plus folle, de ne pas ad- mettre que de telles émotions accumulées puissent amener à l'état de douleur où Geneviève se trouvait.
— Ainsi vous êtes venue, vous voilà, je vous tiens, vous ne me quitterez plus 1
70 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Genev'ève tressaillit.
— Où serai-je allée répondit-elle avec amertume. Â.i-je un asile, un abri, un protecteur autre que celMJ qui a mis un prix à sa protection ? oh I furieuse e? folle, j'ai franchi le pont Neuf, Maurice, et en passant je me suis arrêtée pour voir l'eau sombre bruire à l'angle des arches, cela m'attirait, me fascinait. Là, pour toi, me disais-je, pauvre femme, là est un abri ; là est un repos inviolable ; là est l'oubli.
— Geneviève , Geneviève ! s'écria Maurice , vous avez dit cela?... Mais vous ne m'aimez donc pas?
— Je l'ai dit, répondit Geneviève à voix basse ; je l'ai dit et je suis venue.
Maurice respira et se laissa glisser à ses pieds.
— Geneviève, murmura-t-il, ne pleurez plus. Gene- \1ève, consolez-vous de tous vos malheurs, puisque vous m'aimez. Geneviève, au nom du ciel, dites-moi (jpc ce n'est point la violence de mes menaces qui vous a amenée ici. Dites-moi que, quand même vous ne m'eussiez pas vu ce soir, en vous trouvant seule, isolée, sans asile , vous y fussiez venue, et acceptez le serment que je vous fais de vous délier du serment que je vous ai forcée de faire.
Geneviève abaissa sur le jeune homme un regard emp^'eint d'une ineffable reconnaissance.
— Généreux ! dit-elle. Oh ! mon Dieu, je vous re- mercie, il est généreux 1
— Ecoutez, Geneviève, dit Maurice, Dieu que l'on chasse ici de ses temples, mais que l'on ne peut chasser
tE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 1\
de nos cœurs où il a rais l'amour, Difcu a fait cette soirée lugubre en apparence, mais étincelante au fond de joies et de félicités. Dieu vous a conduite à moi, Genevi^e, il vous a mise entre mes bras, il vous park par moîi souffle. Dieu, enfin. Dieu veut récompenser ainsi tant de souffrances que nous avons endurées, tant de vertus que nous avons déployées en combat- tant cet amour qui semblait illégitime, comme si un sentiment si longtemps pur et toujours si profond pouvait être un crime. Ne pleurez donc plus, Geneviève î Geneviève, donnez-moi votre main. Voulez- vous être chez un frère, voulez-vous que ce frère baise avec res- pect le bas de votre robe, s'éloigne les mains jointes et franchisse le seuil sans retourner la tête ! Eh bien t dites un mot, faites un signe, et vous allez me voir m'éloigner, et vous serez seule, libre et en sûreté comme une vierge dans une église. Mais au contraire, ma Geneviève adorée, voulez-vous vous souvenir que Je vous ai tant aimée que j'ai failli en mourir, que pour cet amour que vous pouvez faire fatal ou heureux, j'ai trahi les miens, que je me suis rendu odieux et vil à moi-même; voulez-vous songer à tout ce que l'avenir nous ga-de de bonheur; à la force et à l'énergie qu'il y a dans notre jeunesse et dans notre amom* pour dé- fendre ce bonheur qui commence contre quiconque voudrait l'attaquer ! Ohf Geneviève, toi, tu es un ange de bonté, veux-tu, dis? veux-tu rendre un homme si heureux qu'il ne regrette plus la vie et qu'il ne désire plus le bonheur éternel? Alors, au lieu de me repous'
7i LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
âer, souris-moi, ma Geneviève, laisse-moi appuyer ta main sur mon cœur, penche-toi vers celui qui t'aspire de toute sa puissance, de tous ses vœux, de toute son âme ; Geneviève, mon amour, ma vie, Gentjviève, ne reprends pas ton serment !
Le cœur de la jeune femme se gonflait à ces douces paroles : la langueur de l'amour, la fatigue de ses souf- frances passées épuisaient ses forces, les larmes ne re- venaient plus à ses yeux, et cependant les sanglots sou- levaient encore sa poitrine brûlante,
Maurice comprit qu'elle n'avait plus de courage pour résister, il la saisit dans ses bras. Alors elle laissa tom- ber sa tête sur son épaule, et ses longs cheveux se dé- couèrent sur les joues ardentes de son amant.
£n même temps Maurice sentit bondir sa poitrine, soulevée encore comme les vagues après l'orage.
— Oh! tu pleures, Geneviève, lui dit-il avec une profonde tristesse, tu pleures. Oh I rassure-toi. Non, non, jamais je n'imposerai l'amour à une douleur dé- daigneuse. Jamais mes lèvres ne se souilleront d'un baiser qu'empoisonnera une seule larme de regret.
Et il desserra l'anneau vivant de ses bras, il écarta son li'ont de celui de Geneviève et se détourna lentement.
Mais aussitôt, par une de ces réactions si naturelles à la femme qui se défend et qui désire tout en se dé- fendant, Geneviève jeta au cou de Maurice ses bras tremblants l'étreignit avec violence et colla sa joue glacée et humide encore des larmes qui venaient de se tarir sur la joue ardente du jeune homme.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 73
Oli ! murmura-l-elle, ne m'abandonne pas, Mau- rice, car je n'ai plus que toi au monde 1
XXXIII
LE LENDEMAIN
Un beau soleil venait, à travers les persiennes vertes, dorer les feuilles de trois grands rosiers placés dans des caisses de bois sur la fcncîrede l!aurice.
Ces fleurs, d'autant plus précieuses à la vue que la saison commençait à fuir, embaumaient une petite salle à manger dallée, reluisante de propreté, dans laquelle, aune table servie sans profusion, mais élégamment, venaient de s'asseoir Geneviève et Maurice.
La porte était fei'mée, car la table supportait tout ce dont les convives avaient besoin. On comprenait qu'ils s'étaient dit :
— Nous nous servirons nous-mêmes.
On entendait dans la pièce voisine remuer l'officieux, empressé comme l'ardélion de Phèdre. La chaleur et la vie des derniers beaux jours entraient par les lames en- tre-bâillées de la jalousie, et faisaient briller comme de l'or et de l'émeraude les feuilles des rosiers caressées par le soleil.
Geneviève laissa tomber de ses doigts sur son as- siette Ib fruit doré qu'elle tenait, et, rêveuse, souriant des lèvres seulement, tandis que ses grands yeux lan- u. 5
74 F.S CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
guissaient dans la mélancolie, elle demeura ainsi silen- cieuse, inerte, engourdie, bien que vivante et heu- reuse au soleil de l'amour, comme ^'étaient ces belles fleurs au soleil du ciel.
Bientôt ses yeux cherchèrent ceux de Maurice, et ils les rencontrèrent fixes sur elle : lui aussi la regardait et rêvait.
Alors elle posa son bras si doux et si blanc sur l'é- pauledu jeune homme, qui tressaillit ; puis elle y appuya sa tête avec cette confiance et cet abandon qui sont bien plus que l'amour.
Geneviève le regardait sans lui parler et rougissait en le regardant.
Maurice n'avait qu'à incliner légèrement la tête pour appuyer ses lèvres sur les lèvres entr'ouvertes de sa maîtresse.
Il inclina la tête; Geneviève pâlit, et ses yeux se fer- mèrent comme les pétales de la fleur qui cache son ca- lice aux rayons de la lumière.
Ils demeuraient ainsi endormis dans cette félicité Inaccoutumée, quand le bruit aigu de la sonnette les fit tressaillir.
Ils se détachèrent l'un de l'autre.
L'officieux entra et referma mystérieusement la porte.
— C'est le citoyen Lorin, dit-il.
— Ah I ce cher Lorin, dit Maurice; je vais aller le congédier. Pardon, Geneviève.
Geneviève l'arrêta.
LE CHEVALIKR DE MAISON-ROCGE 75
— Congédier votre ami, Maurice I dit-elle, un ami, un ami qui vous a consolé, aidé, soutenu ? Non, je ne veux pas plus chasser un tel ami de votre maison que de votre cœur ; qu'il entre, Maurice, qu'il entre.
— Comment, vous permettez?... dit Maurice.
— Je le veux, dit Geneviève.
— Oh ! mais vous trouvez donc que je ne vous aime {fâs assez , s'écria Maurice ravi de cett3 délicatesse, et c'est de l'idolâtrie qu'il vous faut?
Geneviève tendit son front rougissant au jeune homme; Alaurice ouvrit la porte, et Lorin entra, beau comme le jour dans son costume de demi-muscadin. En apercevant Geneviève, il manifesta une surprise à laquelle succéda aussitôt un respectueux salut.
— Viens, Lorin, viens, dit Maurice, et regarde ma- dame; tu es détrôné, Lorin; il y a maintenant quel- qu'un que je te préfère J'eusse donné ma vie pour toi; pour elle, je ne t'apprends rien de nouveau, Lorin, pour elle, j'ai donné mon honneur.
— Madame, dit Lorin avec un sérieux qui accusait en lui une émotion bien profonde, je Kcherai d'aimer plus que vous Maurice, pour que luii ne cesse pas de m' aimer tout à fait.
— Asseyez - vous, monsieur, dit en souriant Gene- viève.
— = Oui, assieds-toi, dit Maurice, qui, ayant serré à di'oite la mam de son ami, à gauche celle de sa mai- tresse, venait de s'emplir le cœur de toute la feiicilë qu'un homme peut ambitionner sur la terre.
76 LF CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Alors tu ne veux donc plus mourir? tu ne veux donc plus te faire tuer?
— Comment cela? demanda Geneviève.
— Oh ! mon Dieu, dit Lorin, que l'homme est un animal versatile, et que les philosophes ont bien raison de mépriser sa légèreté I En voilà un,, croiriez- vous, cela, madame? qui voulait, hier au soir, st jeter à l'eau, qui déclarait qu'il n'y avait plus de félicité possible pour lui en ce monde ; et voilà que je le retrouve ce matin gai, joyeux, le sourire sur les lèvres, le bonheur sur le front, la vie dans le cœur, en face d'une table bien servie; il est vrai qu'il ne mange pas, mais cela ne prouve pas qu'il en soit plus malheureux.
— Comment, dit Geneviève, il voulait faire tout cela?
— Tout cela, et bien d'autres choses encore; je vous le raconterai plus tard; mais pour le moment j'ai très-faim; c'est la faule de Maurice, qui m'a fait courir tout le quartier Saint- Jacques hier au soir; permettez que j'entame votre déjeuner, auquel vous n'avez touché ni l'un ni l'autre.
— Tiens, il a raison! s'écria 3ïaurice avec une joie d'enfant; déjeunons. Je n'ai pas mangé, ni vous non plus, Geneviève.
Il guettait l'œil de Lorin à ce non; mais Lorin ne sourcilla point.
— Ah çà ! mais tu avais donc deviné que c'était elle? lui demanda Maurice.
— Parbleu I répondit Lorin en se coupant une large tranche de jambon blanc et rose.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 77
— J'ai faim aussi, dit Geneviève en tendant son as- siette.
— Lorin, dit Maurice, j'étais malade hier au soir.
— Tu étnis plus que malade, tu étais fou.
— Eh bien , je crois que c'est toi qui es souffrant ce atin.
— Comment cela?
— Tu n'as pas encore hit de vers.
»- J'y songeais à l'instant même, dit LorJ«
Lorsqu'il siège au milieu des Grâces, Pliébus tient sa lyre à la maii); Mais de Vénus s'il suit les iraccs, Phébus perd sa lyre en chemin.
— Bon! voilà toujours un quatrain, dit Maurice en riant.
— Et il faudra que tu t'en contentes, vu que nous allons causer de choses moins gaies.
— Qu'y a-t-il encore? demanda Maurice avec in- quiétude.
— 11 y a que je suis prochainement de garde à la Conciergerie.
— A la Conciergerie ! dit Geneviève; près de la reine? —1 Près de la reine. . . je crois que oui, madame. Geneviève pâlit, Maurice fronça le sourcil et fit un
signe à Lorin.
Celui-ci se coupa une nouvelle tranche de jambon, double de la première.
La reine avait, en effet, été conduite à la Concier- gerie, où nous allons la suivre.
78 LE CHEVALIER Da MAISOiN-ROUGB
XXXIV
LA CONCIERGERIE
A l'angle du pont au Change et du quai aux Fleurs, s'élèvent les restes du vieux palais de saint Louis, qui s'appelait, par exct Uence, le Palais, comme Rome s'ap- pelait la Ville, et qui continue à garder ce nom souve- rain depuis que les seuls rois qui l'habitent sont les greffiers, les juges et les plaideurs.
C'est une grande et sombre maison que celle de la justice, et qui fait plus craindre qu'aimer la rude déesse. On y voit tout l'attirail et toutes les attributions de la vengeance humaine réunis en un étroit espace. Ici, les salles où l'on garde les prévenus; plus loin, celles où on les juge; plus bas, les cachots où on les enferme quand ils sont condamnés ; à la porte, la petite place où on les marque du fer rouge et infamant; à ceiit cin- quante pas de la première, l'autre place, plus grande, où on les tue, c'est-à-dire la Grève, où on achève ce qui a été ébauché au Palais.
La justice, comme on le voit, a tout sous la mairj.
Toute cette partie d'échtices, accolés les uns aux au- tres, momes, gris, percés de petites fenêtres grillées,- où les voûtes béantes ressemblent à des antres grillés qui longent le quai des Lunettes, c'est la Conciergerie.
Cette prison a des cachots que l'eau de la Seine vient humecter de son noir limon; elle a des issues mysté-
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rieuses qui conduisaient autrefois au fleuve les victimes qu'on avait intérêt à faire disparaître.
"Vue en 1793, la Conciergciie, pourvoyeuse infatin^a- ble de l'échafaud, la Conciergerie, disons-nous, regor- geait de prisonniers dont on faisait en une heure des condamnés. A cette époque, la vieille prison de saint Louis était bien réellement l'hôtellerie de la mort.
Sous les voûtes des portes, se balançait, la nuit, une lanterne au feu rouge, sinistre enseigne de ce lieu de douleurs.
La veille de ce jour où Maurice, Lorin et Geneviève déjeunaient ensemble, un sourd roulement avait ébranlé le pavé du quai et les vitres de la prison; puis le roulement avait cessé en face de la porte ogive; des gendarmes avaient frappé à cette porte avec la poignée de leur sabre, cette porte s'était ouverte, la voiture était entrée dans la cour, et, quand les gonds avaient tourné derrière elle, quand les verrous avaient grincé, une femme en était descendue.
Aussitôt le guichet béant devant elle l'engloutit. Trois ou quatre têtes curieuses, qui s'étaient avancées à la lueur des flambeaux pour considérer la prison- nière, et qui étaient apparues dans la demi -teinte, se plongèrent dans l'obscurité; puis on entendit quelques rires vulgaires et quelques adieux grossiers échangés entre les hommes qui s'éloignaient et qu'on entendait sans les voir.
Celle qu'on amenait ainsi était restée en dedans du premier guichet avec ses gendarmes; elle vit qu'il fal-
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lail en franchi'- an second; mais elle oublia que, pour passer un guichet, on doit à la fois hausser le pied et baisser la tête, car on troiive en bas une marche, qui monte, et en haut une marche qui descend.
La prisonnière, encore mal habituée sans doute à l'architecture des prisons, malgré le long séjour qu'elle y avait déjà fait, oublia de baisser son front et se heurta violemment à la barre de fer.
— Vous êtes-vous fait mal, citoyenne? demanda un des gendarmes.
— Rien ne me fait plus mal à présent, répondit-elle tranquillement.
Et elle passa sans proférer aucune plainte, quoique l'on vît au-dessus du sourcil la trace presque sanglante qu'y avait laissée le contact de la barre de fer.
Bientôt on aperçut le fauteuil du concierge, fauteuil plus vénérable aux yeux des prisonniers que ne l'est aux yeux des courtisans le trône d'un roi, car le con- cierge d'une prison est le dispensateur des grâces, et toute grâce est importante pour un prisonnier; souvent la moindre laveur change son ciel sombre en un fir- mament lumineux
Le concierge Richard, installé dans son fauteuil, que, bien convaincu de son importance, il n'avait pas quitté malgré le bruit des grilles et le roulement ('e la voiture qui lui annonçait un nouvel hôte, le concierge Richard prit son tabac, regarda la prisonnière, ouvrit un registre fort cros, et chercha une plume dar.s le pe- tit encrier de bois noir où l'encre, pétrifiée sur les
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bords, conservait encore au milieu un peu de bour- beuse humidité, comme, au milieu du cratère d'un volcan, il reste toujours un peu de matière en fusion.
— Citoyen concierge, dit le chef de l'escorte, fais- nous l'écrou et vivement, car on nous attend avec ira- patience à la Commune.
— Oh I ce ne sera pas long, dit le concierge en ver- sant dans son encrier quelques gouttes de vin qui res- taient au fond d'un verre; on a la main faite à cela, Dieu merci! Tes noms et prénoms, citoyenne?
Et, trempant sa plume dans l'encre improvisée, il s'apprêta à écrire au bas de la page^ déjà pleine aux sept huilièm.es, l'écrou de la nouvelle venue; tandis que, debout derrière son fauteuil, la citoyenne Ri- chard, femme aux regards bienveillants, contemplait, avec un étonnement presque respectueux, cette femme à l'aspect à la fois si triste, si noble et si fier, que son mari interrogeait.
— Marie-Antoinette-Jeanne-Josèphe de Lorraine, répondit la prisonnière, archiduchesse d'Autriche, reine de France.
— Reine de France? répéta le concierge en se soule- vant étonné sur le bras de son fauteuil.
— Reine de France, répéta la prisonnière du même ton.
— Autrement dit, veuve Capet, dit le chef de l'es- corte.
— Sous lequel de ces deux noms dois-je l'inscrif e? demanda le concierge.
II. 5.
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— Sons celui des deux, que tu voudras, pourvu que tu l'iasrrives vite, dit le chsf de l'escorte.
Le concierge retomba sur son fauteuil, et, avec un léger tremb'ement, il écrivit sur son registre les pré- noms, te nom et le titre que s'était donnés la prison- nière, inscriptions dont l'encre apparaît encore rou- geâtre aujourd'hui sur ce registre, dont les rats de la conciergerie révolutionnaire ont grignoté la feuille à l'endroit le plus précieux.
La femme Richard se tenait toujours debout derrière le fauteuil de son mari ; seulement, un sentiment de re- ligieuse commisération lui avait fait joindre les mains,
— Votre âge? continua le concierge,
— Trente-sept ans et neuf mois, répondit la reine.
Richard se remit à écrire, puis détailla le signale- ment, et termina par les formules et les notes particu- lières.
— Bien, dit-il, c'est fait.
- — Oij conduit-on la prisonnière? demanda le chef de l'escorte.
Richard prit une seconde prise de tabac et regarda sa femme.
— Dame! dit celle-ci, nous n'étions pas prévenus, de sorte que nous ne savons guère...
— Cherche 1 dit le brigadier.
— Il y a la chambre du conseil, reprit la femm'e.
— Hum! c'est bien grand, murmura llichard.
— Tant mieux I si elle est grande, on pourra plus facilement y placer des gardes.
LE CHEVALIER DE MAISON -ROUGE' 83
— Va pour la chambre (iu conseil, dit Richard ; mais elle est inhabitable pour le moment, car il n'y a pas de lit.
— C'est vrai, répondit la femme, je n'y avais pas songé.
— Bah I dit un des gendarmes, on y mettra un lit demain, et demain sera bientôt venu.
— D'ailleurs, la citoyenne peut passer celte nrât dans notre chambre; n'est-ce pas, notre homme? dit la femme Richard.
— Eh bien, et nous, donc? dit le concierge.
— Nous ne nous coucherons pas; comme l'a dit le citoyen gendarme, une nuit est bientôt passée,
— Alors, dit Richard, conduisez la citoyenne dans ma chambre.
— Pendant ce temps-là, vous préparerez no're reçu, n'est-ce pas ?
—^ Vous le trouverez en revenant.
La femme Richard prit une chandelle qui brûlait sur la table, et marcha la première.
Ttlarie-Antoinette la suivit sans mot dire, calme et pâle, comme toujours; deux guichetiers, auxquels la femme Richard fit un signe, fermèrent la marc'ie. On montra à la reine un lit auquel la femme Richard s'empressa de mettre des draps blancs. Les guichetiers s'installèrent aux issues ; puis la porte fut refermée à double tour, et Marie-Antoinette se trouva seule.
Gomment elle passa cette nuit, nul le sait, puis- qu'elle la passa face à face avec Dieu.
84 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Ce fut le lendemain seulement que la reine fut con- duite dans la chambre du conseil, quadrilatère allongé dont le guichet d'entrëe donne sur un corridor de la Conciergerie, et que l'on avait coupé dans toute sa lon- gueur par une cloison qui n'atteignait pas à la hauteur du plafond.
L'un des compartimentséîait la chambre des h omm*^!» de garde.
L'autre était celle de la reine.
Une fenêtre grillée de barreaux épais éclairait cha' cune de ces deux cellules.
Un paravent, substitué h une porte, isolait la reine de ses gardions, et fermait l'ouverture du milieu.
La totalité de cette chambre était carrelée de bri- ques sur champ.
Enfin les murs avaient été décorés autrefois d'un cadre de bois doré d'où pendaient encore des lambeaux de papier fleurdelisé.
Un lit dressé en face de la fenêtre, une chaise placée près du jour, telle était l'ameublement de la prison royale.
En y entrant, la reine demanda qu'on lui apportât ses livres et son ouvrage.
On lui apporta les Révolutions d'Angleterre, qu'elle avait commencées au Te-mple, le Voyage du jeune Anacharsis, et sa tapisserie.
De leur côté, les gendarmes s'établirent dans la cel- lule voisine. L'histoire a conservé leur nom, comme elle lait des êtres les plus intimes que la fatalité associe
I
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGK 85
aux grandes catastrophes, et qui voient refléter sur eux ui fragment de cette lumière que jette la foudre en brisanc, soit les trônes des rois, soit les rois eux- mêmes.
Ils s'appelaient Duchesne et Gilbert.
La Commune avait désigné ces deux hommes, qu'elle connaissait pour bons patriotes, et ils devaient rester à poste tixe dans leur cellule jusqu'au jugement de Ma- rie-Antoine Lte : on espérait éviter par ce moyen les ir- régularités presque inévitable d'un service qui change plusieurs fois le jour, et l'on conférait une responsabi- lité terrible aux gardiens.
La reine fut, dès ce jour même, par la conversation de ces deux hommes, dont toutes les paroles arrivaient jusqu'à elles, lorsqu 'aucun motif ne les forçait à bais- ser la voix, la reine, disons-nous, fut instruite de cette mesure; elle en ressentit à la fois de la joie et de l'in- quiétude; car, si, d'un côté, elle se disait que ces hommes devaient être bien sûrs, puisqu'on les avait choisis entre tant d'hommes, "d'un autre côté, elle réiiéchissait que ses amis trouveraient bien plus d'oc- casions de corrompre deux gardiens connus et à poste fixe que cent inconnus désignés par 1*^ nasard et passant auprès d'elle à l'improviste et pour un seul jour.
La première nuit, avant de se coucher, un des deux gendarmes avait fumé selon son habitude; la vapeur du tabac glissa par les ouvertures de la cloison et viîit assiéger la malheureuse reine, dont l'infortune
8S LE CREVALIER DE 3ÎAÎS0N -ROUGE
avait irrité toutes les délicatesses au lieu de les «^'mous- ser.
Bientôt elle se sentit prise de vapeurs et de nausées : sa tête s'emban*assa des pesanteurs de l'asphyxie; mais, tidèle à son système d'indomptable fierté, elle ne se plaignit point.
Tandis qu'elle veillait de cette veille doulourfîuse et que rien ne troublait le silence de la nuit, elle crut en- tendre comme un gémissement qui venait du dehors; ce gémissement était lugubre et prolongé, c'était quel- que chose de sinistre et de perçant comme les bruits du vent dans les corridors déserts, quand la tempête emprunte une voix humaine pour donner la vie aux passions des éléments.
Bientôt elle reconnut que ce bruit qui l'avait fait tressaillir d'abord, que ce cri douloureux et persévé- rant était la plainte lugubre d'un chien hurlant sur le quai. Elle pensa aussitôt à son pauvre Black, auquel elle n'avait pas songé au moment où elle avait été en- levée du Temple, et dont elle crut reconnaître la voix. En effet, le pauvre animal, qui, par trop de vigilance, avait perdu sa maîtresse, était descendu invisible der- rière elle, avait suivi sa voiture jusqu'aux grilles de la Conciergerie, et ne s'en était éloigné que parce qu'il avait failli être coupé en deux par la double lame de fei' qui s'était refermée derrière elle.
Tï'ais bientôt le pauvre animal était revenu, et, com- prcni^uit que sa maîtresse était renfermée dans ce grand tombeau de pierre, il l'appelait en hurlant, et attendait.
LE CHEVALIER DE MAISON-BOUGE 87
&, dix pas de la sentinelle, la caresse d'une réponse.
La rei*^^ répondit par un soupir qui lit dresser l'o- reille à ses gardiens.
Mais,comnrie ce soupir fut le seul, et qu'aucun bruit ne lui succéda dans la chambre de Marie-Antoinette, les gardiens se rassurèrent bientôt et retombèrent dans leur assoupissement.
Le lendemain, au point du jour, la reine était levée et habillée. Assise près de la fenêtre grillée, dont le jour, tamisé par les barreaux, descendait bleuâtre sur ses mains amaigries, elle lisait en apparence, mais sa pen- sée était bien loin du livre.
Le gendarme Gilbert entr'ouvrit le paravent et la re- garda en silence. 'tîarie-Aiitoinette entendit le cri du meuble qui se repliait sur lui-même en frôlant le par- quet, mais elle ne leva point la tûte.
Elle était placée de manière à ce que les gendarmes pussent voir sa tête entièrement baignée de cette lu- mière matinale.
Le gendarme Gilbert fit signe à son camarade de venir regarder avec lui par l'ouverture.
Duchesne se rapprocha.
— Vois donc, dit Gilbert à voix basse, comme elle est pâle ; c'est effrayant ! ses yeux bordés de rouge an- noncent qu'elle souffre, on dirait qu'elle a pleuré.
— Tu sais bien, dit Duchesne, que la veuve Capet ne pleure jamais; elle est trop fière pour cfla.
— Alors, c'est qu'elle est malade, dit Gilbert, Puis, haussant la voix:
88 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Dis donc, citoyenne Capet, demanda-t-il, est-ce que tu es malade?
La reine leva lentement les yeux, et son regard se fixa clair et interrogateur sur ces deux hommes.
— Est-ce que c'est à moi que vous parlez, messieurs? demanda- t-elle d'une voix pleine de douceur, car elle avait cru remarquer une nuance d'intérêt dans l'accent de celui qui lui avait adressé la parole.
— Oui, citoyenne, c'est à toi, reprit Gilbert, et nous te demandons si tu es malade?
— Pourquoi cela?
— Parce que tu as les yeux bien rouges.
— Et que tu es bien pâle en même temps, ajouta Duchesne.
— Merci, messieurs. Non, je ne suis point malade; seulement, j'ai beaucoup souffert cette nuit.
— Ahf oui, tes chagrins.
— Non messieurs, mes chagrins étant toujours les mêmes, et la religion m' ayant appris à les mettre aux pieds de la croix, mes chagrins ne me rendent pas plus souffrante un jour que l'autre; non, je suis malade parce que je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit.
— Ah I la nouveauté du logement, le changement délit, dit Duchesne.
— Et puis le logement n'est pas bea'\ ajouta Gil- bert.
— Ce n'est pas non plus cela, messieurs, dit la reine en secouant la tête. Laide ou belle, ma demeure m'est indilïërente.
lE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE gg
— Quest-ce donc, alors?
— Ce que c'est?
— Oui,
— Je vous'demande pardon de vous le dire^ mais j'ai été fort incommodée de cette odeur de tabac que monsieur exhale encore en ce moment.
En effet, Gilbert fumait, ce qui, au reste, était sa plus habituelle occupation.
— Ahl mon Dieu! s'écria-t-il tout troublé de la douceur avec laquelle la reine lui parlait. C'est cela ! que ne le disais-tu, citoyenne?
— Parce que je ne me suis pas cru le droit de vous gêner dans vos habitudes, monsieur.
— Â.hbien, tune seras plus incommodée, par moi du moins, dit Gilbert en jetant sa pipe, qui alla se briser sur le carreau • car je ne fumerai plus.
Et il se retourna, emmenant son compagnon, et re- fermant le paravent.
— Possible qu'on lui coupe la tête, c'est l'affaire de la nation, cela; mais à quoi bon la faire souffrir, cette femme? Nous sommes des soldats et non pas des bour- reaux comme Simon.
— C'est un peu aristocrate, ce que tu fais là, com- pagnon, ditDuchesne en secouant la tête.
— Qu'appelles-tu aristocrate? Voyons, explique- moi un peu cela.
— j'appelle aristocrate tout ce qui vexe la natio» et qui fait plaisir à ses ennemis. -
— Ainsi, selon toi, dit Gilbert, je vexe la nation
90 LE CÎIEVALTER DE MÂTSON-ROUGE
parce que je ne continue pas d'enfumer la veuve Capet? Allons doncl vois-tu, moi, continua le brave homme, je me rappelle mon serment à la patrie et la consigne de mon brigadier, voilà tout. Or, ma consigne, je la sais par cœur : « Ne pas laisser évader la prisonnière, ne lais- ser pfînétrer personne auprès d'elle, écarter toute corres- pondance qu'elle voudrait nouer ou entretenir, et mourir à mon poste. » Voilà cequej'aipromisetje le tiendrai. Vive la nation 1
— Ce que je t'en dis, reprit Duchesne, n'est pas que je t'en veuille, au contraire ; mais cela me ferait de la peine que tu te compromisses,
— Chut I voilà quelqu'un.
La reine n'avait pas perdu un mot de cette convefja- tion, quoiqu'elle eût été faite à voix basse. La captivité double l'acuité des sens.
Le bruit qui avait attiré l'attention des deux gardiens était celui de plusieurs personnes qui s'approchaient de la porte.
Elle s'ouvrit.
Deux municipaux entrèrent suivis du concierge et de quelques guichetiers.
— Eh bien , demandèrent-ils, la prisonnière?
— Elle est là, répondirent les deux gendarmes.
— Comment est-elle logée ? '— Voyez.
Et Gilbert alla heurter au paravent.
— Que voulez- vous? demanda la reine.
— C'est la "?;^'?" ede la Commune, citoyenne Capet.
LE CHEVALIBR DE MAISON-ROUGS 91
«— Cet homme est bon, pensa Made-Antoinette, et êl mes amis le veulent bien...
— C'est bon, c'est bon, dirent les municipaux en écartant Gilbert et en entrant chez la reine; il n'est pas besoin de tant de façons,
La reine ne leva point la tête, et l'on eût pu croire, à son impassibilité, qu'elle n'avait ni vu ni entendu ce qui venait de se passer, et qu'elle se croyait toujours seule.
Les délégués de la Commune observèrent curieuse- ment tous les détails de la chambre, sondèrent les boi- series, le lit, les barreaux de la fenêtre qui donnait sur la cour des femmes, et, après avoir recommandé la plus minutieuse vigilance aux gendarmes, sortirent sans avoir adressé la parole à Marie-Antoinette et sans que celle-ci eût paru s'apercevoir de leur présence
XXXV
LA SALLE DES PAS-PERDUS
Vers la fin de cette même journée où nous avons vu les municipaux visiter avec un soin si minutieux la pri- son de la reine, un homme, vêtu d'une carmagnole grise, la tête couverte d'épais cheveux noirs, et, par- dessus ces cheveux noirs, d'un de ces bonnets, à poil qui distinguaient alors parmi le peuple les patriotes exagérés, se promenait dans la grande salle si philoso-
92 LE CHEVALIER DE MATSON-ROUGE
phiquement appelée la salle des Pas-Perdus, et semblait fort attentif à regarder les allants et les venants qui forment la population ordinaire de cette salle, popula- tion fort augmentée à cette époque, où les procès avaient acqui.. une importance majeure et où l'on ne plaidait plus guère que pour disputer sa tête aux bourreaux et au citoyen Fouquier-Tinville,leur infatigable pourvoyeur.
C'était une attitude de fort bon goût que celle qu'a- vait prise l'homme dont nous venons d'esquisser le por- trait; la société, à cette époque, était divisée en deux classes, les moutons et les loups; les uns devaient na- turellement faire peur aux autres, puisque la moitié de la société dévorait l'autre moitié.
Notre farouche promeneur était de petite taille ; il brandissait d'une main noire et sale un de ces gourdins qu'on appelait constitution ; il est vrai que la main qui faisait voltiger cette arme terrible eût paru bien petite à quiconque se fût amusé à jouer vis-à-vis de l'étrange personnage le rôle d'inquisiteur qu'il s'était arrogé à l'égard des autres; mais personne n'eût osé contrôler, en quelque chose que ce fût, un homme d'un aspect aussi terrible.
En effet, ainsi posé, l'homme au gourdin causait une grave inquiétude à certains groupes de scribes à cahutes qui dissertaient sur la chose publique, laquelle, à cette époque, commençait à aller de mal en pis, ou de mieux en mieux, selon qu'on examinera la question au point de vue conservateur ou révolutionnaire. Ces braves gens examinaient du coi» de l'œil sa longue
lE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 93
barbe noire, son œil verdâtre enchâssé dans des sour- cils touffus comme des brosses, et frémissaient à cha- que fois que la promenade du terrible pv'\triote, prome- nade qui comprenait la salle des Pas-Per(2Ms dans toute sa longueur, le rapprochait d'eux.
Cette terreurleur était surtout venue de ce que, cha- que fois qu'ils s'étaient avisés de s'approcher de lui ou même de le regarder trop attentivement, l'homme au gourdin avait fait retentir sur les dalles son arme pe- sante, qui arrachait aux pierres sur lesquelles elle re- tombait un son tantôt mat et sourd, tantôt éclatant et sonorA
Mais ce n'étaient pas seulement les braves gens à ca- hutes dont nous avons parlé, et qu'on désigne générale ment sous le nom de rats du Palais, qui éprouvaient cette formidable impression ; c'étaient encore les diffé- rents individus qui entraient dans la salle des Pas-Per- dus par sa lai'ge porte ou par quelqu'un de ses étroits vomitoires, et qui passaient avec précipitation en aper- cevant l'homme au gourdin, lequel continuait à faire obstinément son trajet d'un bout à l'autre de la salle, trouvant à chaque moment un prétexte de faire réson- ner son gourdin sur les dalles.
Si les écrivains eussent été moins effrayés et les pro- meneurs plus clairvoyants, ils eussent sans doute dé- couvert que notre patriote, capricieux comme toutes les natures excentriques ou extrêmes, semblait avoir les préférences pour certaines dalles, celles, par exem- ple, qui, situées à peu de distance du mur de droite, et
94 LE CHEVALIER DE MATSOX-ROUGE
au milieu de la salle, à peu près, rendaient les sons les plus purs et les plus bruyants.
Il finit même par concentrer sa colère sur quelques dalles seulement, et c'était surtout sur les dalles du cen- tre. Un instant même, il s'oublia jusqu'à s'arrêter pour mesurer de l'œil quelque chose comme une distance.
Il est vrai que cette absence dura peu, et qu'il reprit aussitôt la farouche expression de son regard, qu'un éclair de joie avait remplacée.
Presque au même instant , un autre patriote, — à cette époque chacun avait son opinion écrite sur son front, ou plutôt sur ses habits ; — presque au môme instant, disons-nous, un autre patriote entrait par la porte de la galerie, et, sans paraître partager le moins du monde l'impression générale de terreur qu'inspirait le premier occupant, venait croiser àa promenade d'un pas à peu près égal au sien; de sorte qu'à moitié delà salle, ils se rencontrèrent.
Le nouveau venu avait, comme l'autre, un bonnet à poil, une carmagnole grise, des mains sales et un gour- din ; il avait, en outre, de plus que l'autre, un grand sabre qui lui battait les mollets; mais, ce qui faisait sur- tout le second plus à craindre que le premier, c'est qu'autant le premier avait l'air terrible, autant '^ second avait l'air faux, haineux et bas.
Aussi, quoique ces deux hommes parussent apparte- nir à la même cause et partager la même opinion, les assistants risquèrent-ils un œil pour voir ce qui résulte- rait, non pas de leur rencontre, car ils ne marchaient
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 95
pas précisément sur la même ligne, mais de Inn- rap- prochement. Au premier tour, leur attente, fut déçue : les deux patriotes se contentèrent d'échanger un regarcî, et même ce regard fit légèrement pâlir le plus petit des deux; seulement, au mouvement involontaire de ses lè- vres, il était visible que cette pâleur était occasionnée, non point par un sentiment de crainte, mais de dé- goût.
Et cependant, au second tour, comme si le patriote eût fait un violent effort, sa figure, si rébarbative jus- que-là, s'éclaircit; quelque chose comme un sourire qui essayait d'être gracieux passa sur ses lèvres, et il appuya légèrement sa promenade à gauche, dans le but évident d'arrêter le second patriote dans la sienne.
A peu près au centre, ils se joignirent.
— Eh ! pardieu ! c'est le citoyen Simon I dit le pre- mier patriote.
— Lui-même ! Mais que lui veux-tu, au citoyen Si- mon? et qui es-tu, d'abord?
— Fais donc semblant de ne me pas reconnaître l
— Je ne te reconnais pas du tout, par une excellente raison, c'est que je ne t'ai jamais vu.
— Allons donc ! tu ne reconnaîtrais pas celui qui a eu l'honneur de porter la tête de la Lamballe.
Et ces mots, prononcés avec une sourde fureur, s'é- lancèrent brûlants de la bouche du patriote à carma- gnole. Simon tressaillit.
— Toi? fit-il, toi?
•—Eh bien, cela t' étonne? Ah! citoyen, je te croyais
96 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
plus connaisseur en amis, en fidèles t... Tu me fais de la peixie.
— C'est fort bien, ce que tu as fait, dit Simon; mais je ne te connaissais pas.
— il y plus d'avantage à garder le petit Gapet, on est plus en vue; car, moi, je te connais, et je t'es- lime.
— Ali I merci.
— Il n'y a pas de quoi... Donc, tu te promènes?
— Oui, j'attends quelqu'un... Et toi?
— Moi aussi.
— Comment donc t'appelles-tu ? Je parlerai de toi au club.
— Je m'appelle Théodore.
— Et puis?
— Et puis, c'est tout ; ça ne te suffit pas ?
— Oh I parfaitement... Qui attends-tu, citoyen Théodore?
— Un ami auquel je veux faire une bonne petite dé- nonciation.
— En véiité? Conte-moi cela.
— Une couvée d'aristocrates.
— Qui s'appellent?
— Non, vrai, je ne peux dire cela qu'à mon amn.
— Tu as tort; car voici le mien qui s'avance vers nous, et il me semble que celui-là connaît assez la pro- cédure pour arranger tout de suite ton affaire, hein ?
— Fouquier-Tinville ! s'écria le premier patriote. ~~ Rien que cela, cher ami.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 97
— Eh bien, c'est bon.
— Eh! oui, c'est bon... Bonjour, citoyen Fouquier. Fouquier-Tinville, pâle, calme, ouvrant, selon son
habitude, des yeux noirs enfoncés sous d'épais sour- cils, venait de déboucher d'une porte latérale de la salle, son registre à la main, ses liasses sous le bras.
— Bonjour, Simon, dit-il; quoi de nouveau?
— - Beaucoup de choses. D'abord, une dénonciation du citoyen Tliéodoce, qui a porté la tête de la Lamballe. Je te le présente.
Fouquier attacha son regard intelligent sur le pa- triote, que cet examen troubla, malgré la tension cou- rageuse de ses nerfs.
— Théodore, dit-il. Qui est ce Théodore?
— Moi, dit l'homme à la carmagnole.
— Tu as porté la tête de la Lamballe, toi ? fit l'accu- sateur public avec une expression très-prononcée de doute.
— Moi, rue Saint-Antoine.
— Mais j'en connais un qui s'en vante, dit Fou- quier .
— Moi, j'en connais dix, reprit courageusement le citoyen Théodore; mais enfin, comme ceux-là deman- dent quelque chose, et que, moi, je ne demande rien, j'espère avoir la préférence.
Ce trait fit rire Simon et dérida Fouquier.
— Tu as raison, dit-il, et, si tu ne l'as pas fait, tu aurais dû le faire. Laisse-nous, je te prie ; Simon a quelque chose à me dire.
u. 6
98 lE CHEVALIFR DE MAISON-BOUGE
Théodore sVloigna, fort peu blessé de la franchise du citoyen accusateur public.
— Un moment, cria Simon, ne le renvoie pas comme cela; entends d'abord la dénonciation qu'il nousappo' te.
— Ah f fit d'un air distrait Fouquier-ïinville, une dénonciation?
— Oui, une couvée, ajouta Simon.
•— A la bonne heure, parle ; de quoi s'agit-il?
— Oh ! presque rien : le citoyen Maison-Rouge 1 1 quelques amis.
Fouquier fit un bond en arrière, Simon leva les bras au ciel.
— En vérité? dirent-ils tous ensemble.
— Pure vérité; voulez-vous les prendre? -~ Tout de suite; où sont-ils?
— J'ai rencontré le Maison-Rouge rue de la Grandc- Truaoderie.
— Tu te trompes, il n'est pas à Paris, répliqua Fou- quier.
— Je l'ai vu, te dis-je.
— Impossible, on a mis cent hommes à sa poursuite; ce n'est pas lui qui se montrerait dans les raes.
— Lui, lui, lui, fit le patriote, un grand brun, fort mme trois forts, et barbu comme un ours. Fouquier haussa les épauh s avec dédain.
— Encore une sottise, dit-il : Maison-Rouge est petit, maigre, et n'a pas un poil de barbe.
Le patriote laissa retomber ses bras d'un air coa- stenié.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 99
— N'importe, la bonne intention est réputée pour le fait. Eh bien, Simon, à nous deux ; hâte-toi, l'on m'at- tend au greffe, voici l'heure des charrettes.
— Eh bien , rien de nouveau; l'enfant va bien.
Le patriote tournait le dos de façon à ne pas paraître indiscret, mais de façon à entendre,
— Je m'en vais si je vous gêne, dit-il.
— Adieu, dit Simon.
— Bonjour, fit Fouquier.
— Dis à ton ami que tu t'es trompé, ajouta Simon. ■— Bien, je l'attends.
Et Théodore s'écarta un peu et s'appuya sur son gourdin.
— Ah f le petit va bien, dit alors Fouquier; mais le mrM al ?
— Je le pétris à volonté.
— Il parle donc ? ~ Quand je veux.
— Tu crois qu'il pourrait témoigner dans le procès d'Antoinette?
— Je ne le crois pas, j'en suis sûr.
Tliéoilore s'adossa au pilier, l'œil tourné vers les portes ; mais cet œil était vague, tandis que les oreilles du citoyen venaient d'apparaître nues et dressées sous le vaste bonnet à poil. Peut-être ne voyait-il rien; mais, à coup sûr, il entendait quelque chose.
— Réfléchis bien, dit Fouquier, ne fais pas faire à la commission ce qu'on appelle un pas de clerc. Ti3 es sûr que Gapet parlera?
100 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— 11 dira tout ce que je voudrai.
— 11 t'a dit, à toi, ce que nous allons lui demander?
— li me l'a dit.
— C'est important, citoyen Simon, ce que tu pro- mets là . Cet aveu de l'enfant est mortel pour la m^re.
— J'y compte, pardieu I
— On n'aura pas encore vu pareille chose, depuis es confidences que Néron faisait à Narcisse, murmura Fouquier d'une voix sombre. Encore une fois, réflé- chis, Simon.
— On dirait, citoyen, que tu me prends pour une brute; tu me répètes toujours la même chose. Voyons, écoute cette comparaison ; quand je mets un cuii dans l'eau, devient-il souple?
— Mais... je ne sais pas, répliqua Fouquier.
— Il devient souple. E!i bien, le petit Capet devient en mes mains aussi souple que le cuir le plus mou. J'ai mes procédés pour cela.
— Soit, balbutia Fouquier. Voilà tout ce que tu vou- lais dire?
— Tout... J'oubliais : voici une dénonciation.
— Toujours 1 tu veux donc me surcharger de be- sogne?
— Il faut servir la patrie.
Et Simon présenta un morceau de papier aussi noir que l'un de ces cuirs dont il parlait tout à l'heure, mais moins souple assurément. Fouquier le prit et le lut.
— Encore ton citoyen Lorin; tu hais donc bien cet homme?
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 101
— Je le trouve toujours en hostilité avec la loi . 11 a dit : i Adieu, madame, 5 à une femme qui le saluait d'une fenêtre, hier au soir... Demain, j'espère te donner quel- ques mots sur un autre suspect : ce Maurice, qui était municipal au Temple lors de l'œillet rouge.
— Précise, précise I dit Fouquier en souriant à Simon.
Il lui tendit la main, et tourna le dos avec un em- pressement qui témoignait peu en faveur du cor- donnier.
— Que diable veux-tu que je précise ? On en a guil- lotiné qui avaient fait moins.
— Eh I patience, répondit Fouquier avec tranquil- lité; on ne peut pas tout faire à la fois.
Et il rentra d'un pas rapide sous les guichets. Simon chercha des yeux son citoyen Théodore, pour se con- soler avec lui. Il ne le vit plus dans la salle.
Il franchissait à peine la grille de l'ouest, que Théodore reparut à l'angle d'une cahute d'écrivain. L'habitant de la cahute l'accompagnait.
— A quelle heure ferme-t-on les grilles ? dit ThéO" re à cet homme.
— A cinq heures.
— Et ensuite, que se fait-il ici?
— • Rien; la salle est vide jusqu'au lendemain. -=- Pas de rondes, pas de visites?
— Non, monsieur, nos baraques ferment à clef.
Ce mot de morMeur fit froncer le sourcil à Théodore^ qui regarda aussitôt avec défiance autour de lui. II. 6»
102 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— La pince et les pistolets sont clans la baraque? dit-il.
— Oui, sous le tapis.
— iietourne chez nous... A propos, montre-moi encore la chambre de ce tribunal dont la fenêtre n'est pas grillée, et qui donne sur une cour près la place Daupliine.
— A gauche entre les piliers, sous la lanterne.
— Bien. Va-t'en et tiens les chevaux à l'endroit dé- signé I
— Oh I bonne chance, monsieur, bonne chance ! . . . Comptez sur moi !
— Voici le bon moment... personne ne regarde... ouvre ta baraque.
— C'est fait, monsieur; je prierai pour vous!
— Ce n'est pas pour moi qu'il faut prier I Adieu. Et le citoyen Théodore, après un éloquent regard,
£0 glissa si adroitement sous le petit toit de la baraque, qu'il disparut comme eût fait l'ombre même de l'écri- vain qui fermait la porte.
Ce digne scribe retira sa clef de la serrure, prit des papiers sous son bras, et sortit de la vaste salle avec les rares employés que le coup de cinq heures faisait sortir des greffes comme une arrière- garde d'abeilles attardées.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE i03
XXXVI
LE CITOYEN THÉODORE
La nuit avait enveloppé de son grand voile grisâtre cette salle immense dont les malheureux échos ont pour tdche de répéter l'aigre parole des avocats et les paroles suppliantes des plaideurs.
De loin en loin, au milieu de l'obscurité, droite et immobile, une colonne blanche semblait veiller au mi- lieu de la salle comme un fantôme protecteur de ce lieu sacré.
Le seul bruit qui se fit entendre dans cette obscurité 4tait le grignotement et le galop quadruple des rats qui rongeaient les paperasses renfermées dans les cahutes des écrivains après avoir commencé par en ronger le bois.
On entendait bien parfois aussi le bruit d'une voi- ture pénétrant jusqu'à ce sanctuaire de Thémis, comme dirait un académicien, et de vagues cliquetis de clefs qui semblaient sortir de dessous terre ; mais tout cela bruissait dans le lointain, et rien ne fait ressortir comme un bruit éloigné l'opacité du silence, de même que rien ne fait ressortir l'obscurité comme l'apparition d'une lumière lomtaine.
Certes, A eût été saisi d'une vertigineuse i',;ireiir, celui qui, à cette heure, se lût hasardé dan^ ia vaste salle du Palais, dont les murs étaient encore à i'"ex-
104 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
térieur rouges du sang des victimes de septembre, dont les escaliers avaient vu, le jour même, passer vingt-cinq condamnés à mort, et dont une épaisseur de quelques pieds seulement séparaient les dalles des cachots de la Conciergerie peuplée de squelettes blan- chis.
Cependant, au milieu de cette nuit effrayante, au milieu de ce silence presque solennel, un faible grince- ment se fit entendre : la porte d'une cahute d'écrivain roula sur ses gonds criards, et une ombre, plus noire que l'ombre de la nuit, se glissa avec précaution hors de la baraque.
Alors ce patriote enragé, qu'on appelait tout bas monsieur^ et qui prétendait bien haut se nommer Théodore, frôla d'un pas léger les dalles raboteuses.
Il tenait à la main droite une lourde pince de fer, et, de la gauche, il assurait dans sa ceinture un pistolet à deux coups.
— J'ai compté douze dalles à partir de l'échoppe, murmura-t-il; voyons, voici l'extrémité de la pre- mière.
Et, tout en calculant, il tâtait de la pointe du pied cette fente que le temps rend plus sensible entre cha- que jointure de pierre.
— Voyons, murmura-t-il en s'arrêtant, ai-je bien pris mes mesures? serai-je rssez fort, et elle, aura- t-elle a«sez de courage? Oh ! oui, car son courage m'est coniiu. Oh î mon Dieu I quand je prendra? sa main, quand je lui dirai : î Madame, vous êtes sauvée!,.. »
LE CHEVALIER DE MAISON -ROUGE 105
Il s'arrêta comme écrasé sous le poids d'une pareille espérance.
— Oh f reprit-il, projet téméraire, insensé I diront les autres en s'enfonçant sous leurs couvertures, ou en se contentant d aller rôder vêtus en laquais autour de la Conciergerie ; mais c'est qu'ils n'ont pas co que j'ai pour oser, c'est que je veux sauver non-seulement la reine, mais encore et surtout la femme
» Allons, à l'œuvre, et récapitulons.
j Lever la dalle, ce n'est rien ; la laisser ouverte, là est le danger, car une ronde peut venir... Mais jamais il ne vient ce rondes. On n'a pas de soupçons, car je n'ai pas de complices , et puis que faut-il de temps à une arc £ur comme la mienne pour franchir le couloir som- bre ? En trois minutes, je suis sous sa chambre; en cinq autres minutes, je lève la pierre qui sert de foyer à la cheminée; elle m'entendra travailler, mais elle a tant de fermeté, qu'elle ne s'effrayera point ! au contraire, elle comprendra que c'est un libérateur qui s'avance... Elle est gardée par deux hommes ; sans doute ces deux hommes accourront...
» Eh bien, après tout, deux hommes , dit le pa- triote avec un sombre sourire et regardant tour L f.our l'arme qu'il avait à sa ceinture et celle qu'il te® nait à sa main, deux hommes, c'est un double coup de ce pistolet, ou deux coups de celte barre de -fer. Pauvres gensl... Oh! il en est mort bien d'autres, et qui n'étaient pas plus coupables.
> Allons 1
100 LE CHEVALIER DE MAISON-ROCGE
Et le citoyen Tliéodore appuya résolu raent sa pince entre la jointure des deux dalles.
Au m^rae moniont. une vive lumière glissa comme un sillon d'or sur les dalles, et un bruit répété par l'écho de la voûte fit tourner la tête au conspirateur, qui, d'un seul bond, revint se tapir dans l'échoppe.
Bientôt, des voix, alfaiblies par l'éluignement, affai- blies par l'émotion que tous ies hommes res«enlerit la nuit dans un vaste édiiice, arrivèrent k i'oreille de Théodore.
11 se baissa, et, par une ouverture de l'échoppe, il aperçut d'abord un homme en costume militaire, dont le grand sabre, résonnant sur les dalles, était un des bruits qui avaient attiré son attention; puis un homme en habit pistache, tenant une règle à la main et des rou- leaux de papier sous son bras ; puis un troisième, en grosse veste de ratine et en bonnet fourré ; puis enfin un quatrième, en sabots et en carmagnole.
La grille des Merciers grinça sur ses gonds sonores, et vint claquer sur la chaîne de fer destinée à la tenir ouverte le jour.
Les quatre hommes entrèrent.
— Une ronde, murmura Théodore, Dieu soit béni ! dix minutes plus tard, j'étais perdu.
Puis- avec une attention profonde, il s'appliqua à reconnaître les personnes qui composaient cette ronde*
11 en reconnut trois eu effet.
Celui qui marchait en tête, vêtu d'un costump. de général, était Santerre ; l'homme à la veste de ratine et
LE CKEVATTER T)E MAISON-ROUGE i07
au bonnet fourré était le concierge Richard ; riioiujne en sabots et en carmagnole était probablement le gui- chetier.
Mais ii n'avait jamais vu l'homme à l'habit pistache, qui tenait une règle à la main et des papiers sous son bras.
Quel pouvait être cet homme, et que venaient faire, à dix heures du soir, dansla sa'ledes Pas-Perdus, le gé- rerai de la Commune, le gardien de la Ctticiergerie, un guichetier et cethomme inconnu ?
Le citoyen Théodore s'appuya sur un genou, tenant d'une main son pistolet tout armé, et, de l'autre, arran- geant son bonnet sur ses cheveux, que le mouvement précipité qu'il venait de faire avait beaucoup trop dé- rangé à leur base pour qu'ils fussent naturels.
Jusque-là, les quatre visiteurs nocturnesavaient gardé le silence, ou, du moins, les paroles qu'ils avaient pro- noncées n'étaient parvenues aux oreilles du conspirateur que comme un vain bruit.
Mais, à dix pas de la cachette, Santerre parla, et sa voix arriva distincte jusqu'au citoyen Théodore.
— Voyons, dit-il, nous voici dans la salle des Pas- Perdus. C'est à toi de nous guider maintenant, citoyen architecte, et de tâcher surtout que ta révélation ne soit pas un-e baliverne; car, vois-tu, la Révolution a fait justice de toutes ces bêtises -là, et nous ne croyons pas plus aux souterrains qu'aux esprits. Qu'en dis-tu, ci- toyen Richard? ajouta Santerre en se tournant vers l'homme au bonnet fourré et à la veste de ratine.
168 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Je n'ai jamais dit qu'il n'y eût point de soutprrain sous la Conciergerie, répondit celui-ci ; et voici Grac- chus. qui est guichetier depuis dix ans. qui, par con- séquent, connaît la Conciergerie comme sa poche, et qui cependant ignore l'existence du souterrain dont parle le citoyen Giraud ; cependant, comme le citoyen Giraud est architecte de la ville, il doit savoir ça mieux que nous, puisque c'est son état.
Théodore frissonna des pieds à la tête en entendant ces paroles.
— Heureusement, murmura-t-'î, la sailëest grande, et, avant de trouver ce qu'ils cherchent, ils cherche- ront deux jours au moins.
Mais l'architecte ouvrit son grand rouleau de papier, mit ses lunettes el s'agenouilla devant un plan qu'il examina aux tremblotantes clartés de la lanterne que tenait Gracclius.
— J'ai peur, dit Santerre en goguenardant, que le citoyen Giraud n'ait rêvé.
— Tu vas voir, citoyen général, dit l'architecte tt? vas voir si je suis un rêveur; attends, attends.
— Tu vois bien, nous attendons, dit Santerre.
— Bien, dit l'architecte. Puis calculant :
— Douze et quatre font seize, dit-il, et huit vingt- quatre, qui, divisés par six, donnent quatre; après quoi, il nous reste une demie; c'est cela, je tiens mon endroit, et. si je me tromped'un pied, dites que je suis un ignar
LE GHEVALIEB DE MAISON-ROUGE 109
L'architecte prononça ces paroles avec une assu- rance qui glaça de terreur le citoyen Théodore.
Santerre regardait le plan avec une sorte de respect; on voyait qu'il admirait d'autant plus qu'il ne compre- nait rien.
— Suivez bien ce que je vais dire.
— Où cela? demanda Santerre.
•— Sur cette carte que j'ai dressée, pardieu! Y êtes- vous? A treize pieds du mur, une dalle mobile, je l'ai marquée A. La voyez- vous .'^
— Certainement je vois un A, dit Santerre; est'Ce que tu crois que je ne sais pas lire?
— Sous cette dalle est un escalier, continua l'archi- tecle; voyez,je l'ai marqué B.
— B, répéta Santerre; je vois le B, mais je ne vois pas l'escaUer.
Et le général se mit à rire bruyamment de la facétie.
— Une fois la dalle levée, une fois le ;;ied sur la der- nière marche, reprit l'architecte, comptez cinquante pas de trois pieds et regardez en l'air, vous vous trou- verez juste au greffe, où ce souterrain aboutit en passant sous le cachot de la reine,
— De la veuve Capet, tu veux dire, citoyen Giraud» riposta Santerre en fronçant le sourcil.
-— Eh! oui, delà veuve Capet.
— C est que tu avais dit de la reine.
— Vieille habitude.
— Et vous dites donc qu'on se trouvera sous !• grtife? demanda Richard.
li, T
1!0 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Non-seulement sous le greffe, mais je vous dirai dans quelle partie du greffe on se trouvera ; sous le poêle.
— Tiens, c'est curieux, dit Gracchus; en effet, cha- que fois que je laisse tomber une bûche en cet endroit- là, la pierre résonne.
— En vérité, si nous trouvons ce que tu dis là, ci- toyen architecte, j'avouerai que la géométrie est une belle chose.
— Eh bien, avoue, citoyen Santerre, car je vais te conduire à l'endroit désigné par la lettre A.
Le citoyen Théodore s'enfonçait les ongles dans la chair.
— Quand j'aurai vu, quand j'aurai vu, dit Santerre; je suis comme saint Thomas, moi.
— Ah ! tu d\s saint Thomas ?
— Ma foi, oui, comme tu as dit la reine, par ha- bitude; mais on ne m'accusera pas de conspirer pour saint Thomas.
— Ni moi pour la reine.
Et, sur cette réponse, l'architecte prit délicatement sa règle, compta les toises, et, une fois arrêté, après qu'il parut avoir bien calculé toutes ses distances, il frappa sur une dalle.
Cette dalle était précisément lamême qu'avait frappée le citoyen Tliéodore, dans sa furieuse colère.
— C'est ici, citoyen. général, dit l'architecte.
— Tu crois, citoyen Giraud ?
Le patriote de l'échoppe s'oublia jusqu'à frapper-
LE GttEVALIER DE MAISON-ROUGE i!i
violemment sa cuisse de son poing fermé, en poussant un sourd rugissement.
— J'en suis sûr, reprit Giraud; et votre expertise, combinée avec mon rapport, prouvera à la Conventioc que je ne me trompais pas. Oui, citoyen général, con- tinua l'architecte avec emphase, cette dalle ouvre sur un souterrain qui aboutil au greffe, en passant sous le cachot de la veuve Capet. Levors cette dalle, descen- dez dans le souterrain avec moi, et je vous prouverai que deux hommes, qu'un seul même, pouvait en une nuit l'enlever, sans que personne s'en doutât.
Un murmure de frayeur et d'admiration arraché par les paroles de l'architecte parcourut tout le groupe, et vint mourir à l'oreille du citoyen Théodore, qui sem- blait changé en statue.
— Voilà le danger que nous courions, reprit Giraud. Eh bien, maintenant, avec une grille que je place dans le couloir souterrain, et qui le coupe par la moitié, avant qu'il arrive au cachot de la veuve Capet, je sauve la patrie.
— Oh ! fit Santerre, citoyen Giraud, tu as eu là une idée sublime.
— Que l'en'er te confonde, triple sot! grommela le patriote avec un redoublement de fureur.
— Maintenant, lève la dalle, dit l'architecte au ci- toyen Gracchus, qui, outre sa lanterne, portait encore une pince.
Le citoyen Gracchus se i-it à l'œuvre, et au bout d'un instant la dalle fut levée.
1(5 LB CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Alors le souterrain apparut béant, avec l'escalier qui se perdait dans ses profondeurs, et une bouifijc d'air moisi s'en échappa épaisse comme une vaoeur.
— Encore une tentative avortée ! murmura le citoyen Théodore, Oh I le ciel ne veut donc pas qu'elle en échappe, et sa cause est donc une cause maudite !
XXXVII
LE CITOYEN GRAGCHUS
Un instant le groupe des trois hommes resta immo • bile à l'orifice du souterrain, pendant que le guichetier plongeait dans l'ouverture sa lanterne, qui ne pouvait en éclairer les profondeurs.
L'architecte triomphant dominait ses trois compa- gnons de toute la hauteur de son génie.
— Eh bien, dit-il au bout d'un instan*.
— Ma foi, oui I répondit Santerre, voilà bien le sou- terrain, c'est incontestable. Seulement, reste à savoir où il conduit.
— Oui, répéta Richard, reste à savoir cela.
— Eh bien, descends, citoyen Richard, et tu verras toi-même si j'ai dit la vérité.
— Il y a quelque chose de mieux à faire que d'en- trer par îà, dit le concierge. Nous allons retourner avec toi et le général à la Conciergerie. Là, tu lèveras la dalle du poêlii, et nous verrons.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 113
— Ti'^s-bienl dit Santerre. Allons!
— Mais prends garde, reprit l'architecte, la dalle de- meurée ouverte peut donner ici des idées à quelqu'un.
— Qui diable veux-tu qui vienne ici à celte heure? «lit Santerre.
— D'ailleurs, reprit Richard, cette salle est dëserte, et, en y laissant Gracchus, cela suffira. Reste ici, citoyen Gracchus, et nous viendrons te rejoindre par l'autre côté du souterrain.
-— Soit! dit Gracchus.
— Es-tu armé? demanda Santerre.
— J'ai mon sabre et cette pince, citoyen général.
— A merveille ! fais bonne garde. Dans dix minutes, nous sommes à toi.
Et tous trois, après avoir fermé la grille, s'en allèrent par la galerie des Merciers retrouver l'entrée particu- lière de la Conciergerie.
Le guichetier les avait regardé s'éloigner ; il les avait suivis des yeux tant qu'il avait pu les voir; il les avait écoutés tant qu'il avait pu les entendre ; puis enfin, tout étant rentré dans la solitude, il posa sa lanterne à terre, s'assit les jambes pendantes dans les profondeurs du souterrain et se mit à rêver.
Les guichetiers rêvent aussi parfois; seulement, en général, on ne se donne pas la peine de ciiei'cher ce i quoi ils révent.
Tout à coup, et comme il était au plus profond de sa rêverie, il sentit une main s'appesantir sur son épaule.
ÎI4 LE CUEVALÎER DE MAISON-BOUGE
Il se retourna, vit une figure inconnue et voulut cner; mais à l'instant même un pistolet s'appuya glacé sur son front.
Sa voix s'arrêta dans sa gorge, ses bras retombèrent inertes, ses yeux prirent l'expression la plus suppliante qu'ils purent trouver.
— Pas un mot, dit le nouveau-venu, ou tu es mort.
— Que voulez -vous, monsieur? balbutia le gui- chetier.
Même en 93, il y avait, comme on le voit, des mo- ments où l'on ne se tutoyait pas et où l'on oubliait de s'appeler citoyen.
— Je veux, répondit le citoyen Théodore, que tu me laisses entrer là dedans.
— Pourquoi faire?
— Que t'importe ?
Le guichetier regarda avec le plus profond étonne- ment celui qui lui faisait celte demanfle.
Crpendant, au fond de ce regard, son interlocuteur crut remarquer un éclair d'intelligence.
îl abaissa son arme.
— lîefuserais-tu de faire ta fortune?
— Je ne sais pas ; personne ne m'a jamais fait de proposition li ce sujet.
— Eh bien, je commeacerai, moi.
— Vous m'offrez défaire ma fortune, à moi? -- Oui.
— Qu'entendez-vous par une fortune?
— Cinquante mille livres en or, par exemple : l'ai-
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 415
gent est rare, et cinquante mille livres en or aujour* d'hui valent un million. Eh bien, je t'offre cinquante mille livres.
— Pour vous laisser entrer ià dedans?
— Oui ; mais à la condition que tu y viendras avec moi et que tu m'aideras dans ce que j'y veux faire.
— Mais qu'y ferez- vous? Dans cinq minutes, ce sou- terrain sera rempli de soldats qui vous arrêteront.
Le citoyen Théodore fut frappé de la gravité de ces paroles.
— Peux-tu empêcher que ces soldats n'y descen- dent?
— Je n'ai aucun moyen, je n'en connais pas; j'en cherche inutilement.
Et l'on voyait que le guichetier réunissait toutes les perspicacités de son esprit pour trouver ce moyen, qui devait lui valoir cinquante mille livres.
— Mais demain, demanda le citoyen Tiiéodore, pour- rons-nous y entrer?
— Oui, sans doute ; mais, d'ici à demain, on va po- ser dans ce souterrain une grille de fer qui prendra toute sa largeur, et, pour plus grande sûreté, il est con- venu que cette grille sera pleine, soUde, et n'aura point de porte.
•— Alors il faut trouver autre chose, dit le citoyen Théodore.
— Oui, il faut trouver autre chose, dit le guich(a lier. Cherchons,
Comme on le voit par la façon collective de at s' ex»
HQ LE CHEVALIER DE MAISON-RCUTGE
primait le citoyen Gracchus, il y avait déjà alliance entre lui et le citoyen Théodore.
— Cela me regarde, dit Théodore. Que fais-t'j à la Conciergerie ?
— Je suis guichetier.
— C'est-à-dire ?
— Que j'ouvre des portes et que j'en ferme.
— Tu y couches?
— Oui, monsieur.
— Tu y manges?
— Pas toujours. J'ai mes heures de récréation.
— Et alors?
— J'en profite.
— Pourquoi faire?
— Pour aller faire la cour à la maîtresse du cabaret du Puits-de-INoé, qui m'a promis de m'épouser quand y-: posséderais douze cents francs.
— Où est situé le cabaret du Puits-de-Noé?
— Près de la rue de la Vieille-Draperie. — Fort bien.
■-^ Chut, monsieur f
Le patriote prêta l'oreille.
— Ah ! ah I dit-il.
— Entendez- vous?
— Oui... des voix, des pas.
— Ils reviennent.
— -Yous voyez bien que nous n'aurions pas eu le temps.
Ce 7WUS devenait de plus en plu>» concluant.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 117
— C'est vrai. Tu es un brave garçon, citoyen, et tu me fais l'effet d'être prédestiné.
— A quoi?
— A être riche un jour.
— Dieu vous entende I
— Tu crois donc en Dieu?
— Quelquefois, par-ci par-là. Aujourd'hui, par exemple...
— Eh bien?
— J'y croirais volontiers.
— Crois-y donc, dit le citoyen Théodore eu meltauÈ dix louis dans la main du guichetier.
— Diable! dit celui-ci en regardant l'or à la lueur de sa lanterne. C'est donc sérieux?
— On ne peut plus sérieux. — • Que faut-il faire?
— Trouve-toi demain au Puits-de-Noé, je te dirai c^ que je veux de toi. Gomment t'appelles-tu?
— Gracchus.
— Eh bien, citoyen Gracchus, d'ici à demain, fais- toi chasser par le concierge Richard.
— Chasser! Et ma place?
— Comptes-tu rester guichetier avec cinquante mille francs à toi?
— Non; mais, étant guichetier et pauvre, je suis sûr de ne pas être guillotiné.
— Sûr?
— Ou à peu près; tandis qu'étant libre et rie ne...
— Tu cacheras ton argent et tu feras la cour k une
n. 7»
^!8 LE CHEVALIER DE M AIS ON-ROUGÎi
tricoteuse, au lieu delà faire à la maîtresse du Puits-
ÛQ-Noé.
— Eh bien, c'est dit.
— Demain au cabaret.
— A quelle heure?
— A six heures du soir.
— Enrôlez-vous vite, les voilà... Je dis envolez- vous, parce que je présume que vous êtes descendu à travers les voûtes.
— A demain, répéta Théodore en s'enfuyant.
En cflet, il était temps; le brait des pas et des voix se rapprochait. On voyait déjà dans le souterrain obscur briller la lueur des lumières qui s'approchaient.
Théodore courut à la porte que lui avait montrée i'écrivain dont il avait pris la cahute; il en fit sauter la serrure avec sa pince, gagna la fenêtre indiquée, l'ou- vrit, se laissa glisser dans la rue, et se retrouva sur le pavé de la République.
Mais, avant d'avoir quitté la salle des Pas-Perdus, il put encore entendre le citoyen Gracchus interroger Ri- chard, et celui-ci lui répondre :
— Le citoyen architecte avait parfaitement raison : le souten'ain passe sous la chambre de la veuve Capet ; c'était dangereux.
— Je ie crois bien I dit Gracchus, lequel avait la conscience de dire une haute vérité.
Santerre reparut à l'orifice de rescalier.
— Et tes ouvr^^rs, citoyen archileote? demanda-t-il k Giraud.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 119
— Avant le jour, ils Êeront ici, et, séance tenante, la grille sera posée, répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs de la terre.
— Et tu auras sauvé la patrie I dit Santerre, moitié railleur, moitié sérieux.
— Tu ne crois pas dire si juste, citoyen général, murmura Gracchus.
XXXVIII
l'enfant p.oyal
Cependant le procès de la reine avait commencé h s'instruire, comme on a pu le voir dans le chapitre précédent.
Déjà on laissait entrevoir que, par le sacrifice de cette tête illustre, la haine populaire, grondante depuis si longtemps, serait enfin assouvie.
Les moyens ne manquaient pas pour faire tomba* cette tête, et cependant Fouquier-ïinville, l'accusateur mortel, avait résolu de ne pas négliger les nouveaux moyens d'accusation que Simon avait promis de mettre à sa disposition.
Le lendemain du jour où Simon et lui s'étaient ren- contrép dans la salle des Pas-Perdus, le bruit des armes vint eELore faire tressaillir, dans le Temple, les prison- niars qui avaient continué de l'habiter.
Ces prisonniers étaient madame Elisabeth, madame
420 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGB
Royale, et l'enfant qui, après avoir été appelé fliajesté au berceau, n'était plus appelé que le petit Louis Gaprt ,
i.e général Hanriot, avec son panache tricolore, son gros cheval et son grand sabre, entra, suivi de plu- sieurs gardes nationaux, dans le donjon où languissait l'enfant royal.
A côté du général marchait un greffier de mauvaic-c mine, chargé d'une écritoire, d'un rouleau de papier, et s'escrimant avec une plume démesurément longue.
Derrière le scribe venait l'accusateur public. Nous avons vu, nous connaissons et nous retrouverons plus tard encore cet homme sec, jaune et froid, dont l'œil san- glant faisait frissonner le farouche Santerre lui-même dans son harnois de guerre.
Quelques gardes nationaux et un lieutenant les sui- vaient.
Simon, souriant d'un air faux et tenant d'une main son bonnet d'ourson et de l'autre son tire-pied, monta devant pour indiquer le chemin à la commission.
Ils arrivèrent <x une chambre assez noire, spacieuse et nue, au fond de laquelle, assis sur son lit, se tenait le jeune Louis, dans up état d'immobilité parfaite.
Quand nous avons vu le pauvre entant fuyant devant la brutale colère de Simon, il y avait encore en lui une espèce de vitalité réagissant contre les indignes traite- ments du cordonnier du Temple : il fuyait, il criait, U pleurait; donc, û avait peur; donc, il souffrait; donc, il espérait.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE i2î
Aujourd'hui, crainte et espoir avaient disparu; sans doute la souifrance existait encore; mais, si elle existait, l'enfant martyr à qui l'on faisait, d'une façon si cruelle, payer les fautes de ses parents, l'enfant martyr la ca° chait au plus profond de son cœur et la voilait sous les apparences d'une complète' insensibilité.
Il ne leva pas même la tête lorsque les commissaires marchèrent à lui.
Eux, sans autre préambule, prirent des sièges et s'installèrent. L'accusateur pubhcau chevet du lit, Si- mon au pied, le greffier près de la fenêtre, les gardes nationaux et leur lieutenant sur le côté et un peu dans l'ombre.
Ceux d'entre les assistants qui regardaient le petit prisonnier avec quelque intérêt ou même quelque cu- riosité, remarquèrent la pâleur de l'enfant, son embon- point singulier, qui n'était que de la bouffissure, et le fléchissement de ses jambes, dont les articulations commençaient à se tuméfier.
— Cet enfant est bien malade, dit le lieutenant avec une assurance qui fit retourner Fouquier-Tin ville, déjà assis et prêt à inteiTOger.
Le petit Capet leva tes yeux et chercha dans la pé- nombre celu? qui avait prononcé ces paroles, et il re- connut le même jeune homme qui, une fois déj\, avait, dans la cour du Temple, empêché Simon de le battre. Un rayonnement doux et intelligent circula dans ses prune^e? d'un bleu foncé, mais ce fut tout.
— Ah ! ahl c'esl toi, citoyen Lorin, dit Simon ap«
{22 LE CHEVALIER DE M AIS0>.'-ROUG lî
ppîant ainsi l'atlention de Fouquier-ïinvilie sur î'ami de Maurice.
■'—Moi-même, citoyeo Simon, répliqua Lorir. avec sQn imperturbable aplomb.
Et, comme Lorin, quoique toujours prêt à faire fac:; au danger, n'était point homme à le ciiercher inutile- ment, il profila de la circonstance pour saluer Fou- quier-Tinviîle, qui lui rendit poliment son salut.
— Tu fais observer, je crois, citoyen, dit alors l'ac- cusateur public, que l'enfant est malade; œ-tu mé- decin ?
— J'ai étudié la médecine, au moins, si je ne suis pas docteur.
— Eh bien, que lui trouves-tu?
-—Gomme symptôme de maladie? demanda Loria.
— Oui.
— Je lui trouve les joues et les yeux bouffis, les mains pâles et maigres, les genoux tuméfiés: et, si jo lui tâtais le pouls, je constaterais, j'en suis sûr, un mouvement de quatre-vingt-cinq à quatre-vingt-dix pulsations à la minute.
L'enfant parut insensible à l'énumération de ses souiïrcnces.
— Et à quoi la science peut-elle attribuer l'état du prisoimier? demanda l'accusateur public.
Lorin se gratta le bout du nez en murmurant :
P.'-Uis veut me faire parler. Je ii'cQ ai pas la moindre envie»
LE CHEVâLICR Dfî MAISON-ROUGS 123
Puis, tout haut.
—■Ma foi, citoyen, répliqua-t-il, je ne connais pas assez le régime du petit Gapet pour te répondre... Ce- pendant...
Simon prêtait une oreille attentive, et riait sous cape de voir son ennemi tout près de se compromeltre.
— Cependant, continua Lorin, je crois qu'il ne prend pas assez d'exercice.
— Je crois bien, le petit gueux. I dit Simon, il ne veut plus marcher.
L'enfant resta insensilîle à l'apostrophedu cordonnier.
Fouquier-Tinville se leva, vint à Lorin, et lui parla tout bas.
Personne n'entendit les paroles de l'accusateur pu- blic; mais il était évident que ces paroles avaient la forme de l'inlerrcgation.
— Oh! oh! crois-tu cela, citoyen? C'est bien grave pour une mère...
— En tout cas, nous allons le savoir, dit Fouquier; Simon prétend le lui avoir entendu dire à lui-même? et s'est engagé à le lui faire avouer.
— Ce serait hideux, dit Lorin ; mais enfin cela est possible : l'A-utrichienne n'est pas exempte de péché ; et, à tort ou à raison, cela ne me regarde pas... On en a fait une j\ïessaline ; mais ne pas se contenter de cela et vouloir en faire une Agrippine, cela me piraît un peu lort, je l'avoue.
— Voilà ce qui a été rapporté par Simon, dit Foa- qiiier impassible.
laSi LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Je ne cloute pas que Simon n'ait dit cela... il y a des hommes qu'aucune accusation n'effraye, même les accusations impossibles... Mais ne trouves-tu pas, continua Lorin en regardant fixement Fouquier, ne trouves-tu pas, toi qui es une homme intelligent et probe, toi qui es un homme fort enfin, que demander à un enfant de pareils détails sur celle que les lois les plus naturelles et les plus sacrées de la nature lui or- donnent de respecter, c'est presque insulter à l'huma- nité tout entière dans la personne de cet enfant?
L'accusateur ne sourcilla point; il tira une noie de sa poche et la fit voir à Lorin,
— La Convention m'ordonne d'informer, dit-il; le reste ne me regarde pas, j'informe.
— C'est juste, dit Lorin; et j'avoue que, si cet enfant avouait...
Et le jeune homme secoua la tête avec dégoût.
— D'ailleurs, continua Fouquier ce n'est pas sur la seule dénonciation de Simon que nous procédons; liens , l'accusation est publique.
Et Fouquier tira un second papier de sa poche.
Celui-là, c'était un numéro de la feuille qu'on appe- lait le Père Duchesne, et qui, comme on le sait, était rédigée par Hébert.
L'accusation, en effet, y était formulée en toutes lettres.
— C'est écrit, c'est même imprimé, dit Lorin; mais n'importe, Jusqu'à ce que j'aie entendu une pareille ac- cusation sortir de la bouche de l'enfant, je m'entends,
LE CHEVALIER DE MAISOxN -ROUGE 1^3
sortir volonlairement, librement, sans menaces... rh bien...
— Eli bien*?...
■ — VA\ bien, malgré Simon et Hébert, je douterais comme lu doutes toi-même.
Simon guettait impatiemment l'issue de cette con- versation; le misérable ignorait le pouvoir qu'exerce sur l'homme intelligent le regard qu'il démêle dans la foule : c'est un attrait tout de sympathie ou une impression de haine subite. Parfois c'est une puis- sance qui repousse, parfois c'est une force qui attire, qui fait découler la pensée et dériver la personne même de l'homme jusqu'à cet autre homme de force égale ou de force supérieure qu'il reconnaît dans la foule.
Mais Fouquier avait senti le poids du regard de Lorin, et voulait être compris de cet observateur.
— L'interrogatoire va commencer, dit l'accusateur public ; grefllcr, prends la plume.
Celui-ci venait d'écrire les préliminaires d'un procès- verbal, et attendait, comme Simon, comme Hanriot, comme tous enfin, que le colloque de Fouquier-Tin- ville et de Lorin eût cessé.
L'enfant seul paraissait complètement étranger à la scène dont il l'tait le principal acteur, et avait repris ee regarc^ atone qu'avait un instant illuminé l'éclair d'une Euprêiuo intelligence.
— Silence! dit Hanriot, le citoyen Fouquier-Tm- ville va interroger l'eni'ant.
126 LE CHEVALIER DE M AISO.N -ROUGE
— Capet, dit l'accusateur, sais-tu ce qu'est devenue la îRère'/'
Le petit JLOuis passa d'une pâleur de marbre à une rougeur brûlante.
Mais il ne répondit pas.
— M'as-tu entendu, Capet? reprit l'accusateur. Même silence.
— Oh I il entend bien, dit Simon; mais il est comme les singes, il ne veut pas répondre, de peur qu'on ne le prenne pour un homme et qu'on ne le fasse travailler.
— liéponds, Capet, dit IJanriot; c'est la commission delà Convention qui t'interroge, et tu dois obéissance aux lois.
L'enfant pâlit, mais ne répondit pas.
Simon fit un geste de rage ; chez ces natures brutales et stupides, la fureur est une ivre£se, accompagnée des hideux symptômes de l'ivresse du vin.
— Veux-tu répondre, louveteau ! dit-il en lui mon- trant le poing.
— Tais-toi, Simon, dit Fouquier-Tinville, tu n'as pas la parole.
Ce mot, dont il avait pris l'habitude au tribunal ré- volutionnsire, lui échappa.
— Entends-tu, SLaion, dit Lorin, tu n'as pas la pa- role; c'est la seconde fois qu'on te dit cela devant moi; la première, c'était quand tu accusais la fille de la mère Tison, à laquelle tu as eu le plaisii* de faire couper k cou.
Simon se tut.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 127
— Ta mère t'aimait-elie, Capet? demanda Fouqaier. Même silence.
— On dit que non, continua l'accusateur. Quelque chose comme un pâle sourire p.issa sur les
lèvres de l'enfant.
— Mais quand je vous dis, hurla Simon, qu'il m'a dit à moi qu'elle l'aimait trop.
— Regarde, Simon, comme c'est fâcheux que le petit Capet, si bavard dans le tête-à-tête, devienne muet devant le monde, dit Lorin.
— Ohl si nous étions seuls! dit Simon.
— Oui, si vous étiez seuls, mais vous n'êtes pas seuls, malheureusement. Oh ! si vous étiez seuls, brave Simon , excellent patriote, comme tu rosserais le pauvre enfant, hein? Mais tu n'es pas seul, et tu n'oses pas, être infâme! devant nous autres, honnêt'js gens, qui savons que les anciens, sur lesquels nous essayons de no !s modeler, respectaient îout ce qui était faible; tu n'oses pas, car tu n'es pas seul et tu n'es pas vaillant, mon digne homme, quand tu as des enfants de cinq pieds six pouces à combattre.
— Ohl... murmura Simon en grinçant des dents. — Capet, reprit Fouquier, as-tu fait quelque confi- dence à Simon.
Le regard de l'enfant prit., sans se détourner une expression d'ironie impossible à décrire.
— Sur ta mère? continua l'accusateur. ta éclair de mépris passa dans le regard.
— Réponds oui ou non, s'écria Hanrioi.
VâS LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Réponds oui I hurla Simon en levant son tire-pied sur l'enfant.
L'en'ant frissonna, mais ne fit aucun mouvement pour évitei le coup.
Les assistants poussèrent une espèce de cri de ré- pulsion.
Lorin fit mieux, il s'élança, et, avant que le bras de Simon se fût abaissé, il le saisit par le poignet.
— Veux- tu me lâcher? vociféra Simon devenant pourpre de rage.
— Voyons, dit Fouquier, il n'y a point de mal à ce qu'une mère aime son enfant; dis-nous de quelle ina- nière ta mère t'aimait, Gapet. Gela peut lui être utile.
Le jeune prisonnier tressaillit à cette idée qu'il pou- vait être utile à sa mère.
— Elle m'aimait comme une mère aime son fils, monsieur, dit-il; il n'y a pas deux manières pour les mères d'aimer leurs enfants, ni pour les enfants d'aimer leur mère.
— Et moi, petit serpent, je soutiens que tu m'as dit que ta mère...
— Tu auras rêvé cela, interrompit tranquillement Lorin ; tu dois avoir souvent le cauchemar, Simon.
— Lorin I Lorin I grinça Simon.
— Eh bien, oui, Lorin; après? Il n'y a pas moyeu de le battre, Lorin : c'est lui qui bat les autres quand ils sont méchants; il n'y a pas moyen de le dénoncer, car ce qu'il vient de faire en arrêtant ton bras, il l'a fail
lE CHEVALTER DE MAISON-ROUGE 129
devant le général Hanriot et le citoyen Fouquier-Tin- ville, qui l'approuvent, et ils ne sont pas des tièdes, ceux-là I II n'y a donc pas moyen de le faire guillotiner un peu, comme Héloïse Tison; c'est fâcheux, c'est même enrageant, mais c'est comme cela, mon pauvre Simon I
— Plus tard I plus tard f répondit le cordonnier avec son ricanement d'hyène.
— Oui, cher, ami, dit Lorin; mais j'espère, avec l'aide de l'Élre suprême!... ahl tu t'attendais que j'al- lais dire avec l'aide de Dieu? mais j'espère, avec l'aide de l'Êlre suprême et de mon sabre, t' avoir éventré aupa- ravant; mais range-toi, Simon, tu m'empêches de voir.
— Brigand I
— Tais-toi I tu m'empêches d'entendre. Et Lorin écrasa Simon de son regard.
Simon crispait ses poings, dont les noires bigarrures le rendaient fier; mais, comme l'avait dit Lorin, il lai fallait se borner là.
— Maintenant qu'il a commencé à parler, dit Hanriot, il continuera sans doute; continue, citoyen Fouquier.
— Veux-tu répondre maintenant? demanda Fou- quier.
L'enfant rentra dans son silence.
— Tu vois, citoyen, tu vois! dit Simof..
— • L'obstination de cet enfant est étrange, dit Han- riot, troublé malgré lui par cette fermeté toute royale.
— 11 est mal conseillé, dit Lorin.
— Par c-ui? demanda Hanriot,
130 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Dame, par son patroi?.
— Tu m'accuses? s'écria Simon, tu me dénon- ces?... Ahf c'est curieux...
— Prenons-le par ia douceur, dit Fouquier.
Se retournant alors vers l'enfant, qu'on eût dit cora^ platement insensible :
— Voyons, mon enfant, dit-il, répondez à la com- mission nationale; n'aggravez pas votre situation en refusant des éclaircissements utiles; vous avez parlé au citoyen Simon des caresses que vous faisait votre mère, de la façon dont elle vous faisait ces caresses, de sa façon de vous aimer.
Louis promena sur l'assemblée un regard qui devint haineux en s' arrêtant sur Simon, mais ii ne répondit pas,
— Youj; trouvez-vous malheureux? demanda l'ac- cusateur; vous trouvez-vous mal logé, mal nourri, mal traité? voulez-vous plus de liberté, un autre ordinaire,
.une autre prison, un autre gardien? voulez-vous un cheval pour vous promener? voulez- vous qu'on vous accorde la société d'enfants de votre âge ?
Louis reprit le profond silence dont il n'était sorti que pour défendre sa mère.
La commission demeura interdite d'étonneiEent; tant de feriîieté, tant d'intelligence étaient incroyables dans un enfant-
— rl^iikl ces rois, dit Hanriot à voix basse, quelle race! c'est comme les tigres : tout petits, ils ont de la méchanceté.
LE CHEVALIER DE MAISON-BOUGE ISf
— Comment rédiger le procès -verbal? demanda la greffier embarrassé.
— Il n'y a qu'à en charger Simon, dit Lorin; il »'y a rien à écrire, cela fera son affaire à merveille,
Simon montra le poing à son implacable ennemi. Lorin se mit à rire.
— Tu ne riras point comme cela le jour où tuéter- rueras dans le sac, dit Simon ivre de fureur.
— Je ne sais si je te précéderai ou si je te suivrai dans la petite cérémonie dont tu me menaces, dit Lorin ; mais ce que je sais, c'est que beaucoup riront le jour où ce sera ton tour. Dieux t. .. j'ai dit dieux au pluriel... dieux t seras-tu laid ce jour-là, Simon 1 tu seras hideux.
Et Lorin se retira derrière la commission avec uî : franc éclat de rire.
La commission n'avait plus rien à faire, elle sortit» Quant à l'enfant, une fois délivré de ses interroga- teurs, il se mit à chantonner sur son lit un petit refrain mélancolique qui était la chanson favorite de son père.
XXXIX
LE BOUQUET DE VIOLETTES
La paix, comme on a dû le prévoir, ne pouvait ha- biter longtemps cette demeure si heureuse qui renfer- mait Geneviève et l^Iaurice.
Dans les tempêtes qui déchaînent le vent et la foudre,
432 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
le nid des colombes est agitû avec l'arbre qui les recèle.
Geneviève tomba d'un ellroi dans un autre; ellena craignait plus pour Maison-Rou?e, elle trembla pour Maurice.
Elle connaissait assez son n".ari pour savoir qiu, du moment oti il avait disparu, il était sauvé; sûre de soii salut, elle trembla pour elle-même.
Elle n'osait confier ses douleurs à l'homme le moins timide de cette époque où personne n'avait peur; mais elles apparaissaient manifestes dans ses yeux lougis et sur ses lèvres pâlissantes.
Un jour, Maurice entra doucement et sans que Ge- neviève, plongée dans une rêverie profonde, l'entendît entrer. Maurice s'arrêta sur le seuil, et vit Geneviève assise, immobile, les yeux fixes, ses bras inertes éten- dus sur ses genoux, sa tête pensive inclinée sur sa poi- trine.
11 la regarda un instant avec une prolonde tristesse; car tout ce qui se passait dans le cœur de la jeune ièmnie lui fut révélé comme s'il eût pu y lire jusqu'à sa der- nière pensée.
Puis, faisant un pas vers dis:
— Vous n'aimez plus la France, Geneviève, lui dit- il, avouez-le moi. Vous fuyez jusqu'à l'air qu'on y respire, et ce n'est pas sans répugnance que vous vous approchez de la fenêtre.
— Hélas 1 dit Geneviève, je sais bien que je ne puis vous cacher ma pensée; vous avez devinée juste, Mau- rice.
LE CHEVALIER DE MAI30f:-F OUGE 133
— C'est poji'lanl un beau pays, dit le jpiine homme"! îavie y est importante et bien remplie aujourd'hui: celte activité bruyante Je la tribune, des clubs, des conspirations, rend bien douces les heures du foyer. On ainio si ardemment qua d on rentre chez soi avec la crainte de ne plus aimer le lendemain, parce que le lendemain on aura cessé de vivre!
Geneviève secoua la tête.
— P;iys in^irat à servir! dit-elle.
— Ci;mment cela?
— Oui, vous qui avez tant fait pour sa liberté, n'êtes- vous pas aujourd'hui à moitié suspect?
— ôlais vous, chère Geneviève, dit Maurice avec un itgird ivre d'amour, v us, l'ennemie jurée de cette li- licrté, vous '-lui avez fait tant contre elle, vous dormez paisibl.î et inviolable sous le toit du républicain; il y a compensation, comme vous voyez.
— Oui, dit Geneviève, oui; mais cela ne durera point longtemps, car ce qui est injuste ne peut durer.
— • (^ue voulez-vuus dire?
— ■Je veux dire qae moi, c'est-à-dire une aristo- crate, moi qui rêve sournoisement la défaite de votre parti et la ri ine de vos idées, moi qui conspiie jusque d'.uis Votre maison le retour de l'ancien régime, moi qui. reconnue, vous condam-ie à la mort et à la honte, selon vos opinions, du mo ns; moi, Maurice, je ne res- terai pas ici comme le mauvais génie de la maison; je ne vtms entraînerai pas à l'échafaud.
— Et où irez-vous, Geneviève?
\3i LE CHEVALIER DE MAISON' -ROUGE
— Où j'irai? Un jour que vous serez sorti, Mau- rice, j'irai me d'inoncer moi-même sans dire d'où je viens.
— Oh I cria Maurice atteint jusqu'au fond du cœur, de l'ingratitude, déjà I
— Non, répondit la jeune femme en jetant ses bras au cou de Maurice; non, mon ami, de l'amour, et de l'amc-"!- le plus dévoué, je vous le jure. Je n'ai pas voulu que mon frère fût pris et tué comme un rebelle; je ne veux pas que mon amant soit pris et tué comme un traître.
— Vous ferez cela, Geneviève? s'écria Maurice.
— Aussi vrai qu'il y a un Dieu au ciel i répondit la jeune femme. D'ailleurs, ce n'est rien que d'avoir la crainte, j'ai le remords.
Et elle inclina sa tête comme si le remords était trop lourd à porter.
— Oli ! Geneviève I dit I\iaui ice.
— Vous comprenez bien ce que je dis et surtout ce que j'éprouve, Maurice, continua Geneviève, car ce remords, vous l'avez aussi... Vous savez, Maurice, que je me suis donnée sans m' appartenir; que vous m'avez prise sans que j'eusse le droit de me donner.
— Assez t dit Maurice, assez î
Son front se plissa, et une sombre résolution brilla dans ses yeux si purs,
— Je vous montrerai, Geneviève, continua le jeune homme, que je vous aime uniquement. Je vous donnerai la preuve que nui sacrifice n'est au-dessus de mon
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 135
ftiîiour. Vous haïssez la France, eh bien, soit, nous quitterons la France.
Geneviève joignit les raains, et regarda son amant j-vecune expression d'admiration enthousiaste.
— Vous ne me trompez pas, Maurice? balDutia- t-elle.
— Quand vous ai-je trompée? demanda Maurice; est-ce le jour où je me suis déshonoré pour vous acquérir?
Geneviève rapprocha ses lèvres des lèvres de Mau- rice, et resta, pour ainsi dire, suspendue au cou de son îimant,
— Oui, tu as raison, Maurice, dit-elle, et c'est moi qui me trompais. Ce que j'éprouve, ce n'est plus du remords; peut-être est-ce une dégradation de mon âme; mais toi, du moins, tu la comprendras, je t'aime trop pour éprouver un autre sentiment que la frayeur de te perdre. Allons bien loin, mon ami ; allons là où personne ne pourra nous atteindre.
— Oh! merci I dit Maurice transporté de joie.
— Mais comment fuir? dit Gene\iève tressaillante cette horrible pensée. On n'échappe pas facilement au- jourd'hui au poignard des assassins du 2 septembre, ou à la hache des bourreaux du 21 janvier.
■— Geneviève! dit Maurice, Dieu nous protège. Ecoute, une bonne action que J'ai voîiiu faire à propos de ce 2 seprembre dont tu pariais tout à l'heure va çor» ter sa récompense aujourd'hui. J'avais le désir de sau- ver un pauvre prêtre qui avait étudié avec moi. J'allai
130 LE CHEVALIER DE M A ISON-ROUG.S
trouver Danton, et, sur sa demande, le comité de salut public r signé un passe-port pour ce maHieureux et pour sa sœur. Ce passe-port, Danton me le remit; mais le malheureux prêtre, au lieu de venir le chéri her chez moi comme je le lui avais recommandé, a été s'enfermer aux Carmes : il y est mort.
— Et ce passe-port? dit Geneviève.
— Je l'ai toujours; il vaut un millii)n aujourd'hui; il vaut plus que cela, Geneviève, il vaut la vie, il \ aut le bonheur !
— Oh ! mon Dieu I mon Dieu, s'écria la jeune femme, soyez béni I
— Maintenant, ma fortune consiste, tu le sais, emme terre que régit un vieux serviteur de la lamille, patriolc pur, âme loyale dans laquelle nous pouvons nous con- fier. Il m'en fera passer les revenus où je voudrai. En gagnant Boulogne, nous passerons chez lui.
— Où demeure-t-il donc ?
— Près d'Abbeville.
~— Quand partirons-nous, Maurice?
— Dans une heure.
— Il ne faut pas qu'on sache que nous partons.
— Personne ne le saura. Je cours chez Lor'ji; il a un cabriulet sans cîieval; moi, j'ai un cheval sans voi- ture : nous partir )ns aussitôt que je serai revenu. Foi, reste ici, Geneviève, et prépare toutes clioses jjour C3 départ. Nous avons besoin de peu de bagages : nous rachèterons ce qui nous manquera en Angleterre. Je vais donner à Scévola une commission qui l'éloigue.
E CHEVALIER D 2 MAI SON-RO UGBi
137
Lorin lui expliquera ce soir notre départ; el ce soir nous serons déjà loin.
— Mais, en route, si l'on nous arrête?
— N'avons-nous point notre passe-port? Nous
chez Hubert, c'est le nom de cet intendant. Hubert fait partie de la municipalité d'Abbeville; d'Abbeville à Boulogne, il nous accom[ agne et nous sauvegarde; à Boulogne, nous achèterons ou nous fréterons une bar- que. Je puis, d'ailleurs, passer au comité et me faire donner une mission pour Abbeville. Mais non, pas de supercherie, n'est-ce pas, Geneviève? Gagnons notre bonheur en risquant notre vie.
— Oui, oui, mon ami, et nous réussirons. Mais conmie tu es parfumé es matin, mon ami I dit la jeune femme en cachant son visage dans la poitrine de Maurice.
— C'est vrai; j'avais acheté un bouquet de violettes à ton intention, ce matin, en passant devant le Palais- Egalité; mais, en entrant ici, en te voyant si triste, je n'ai plus pensé qu'à te demander les causes de cette tristesse.
— Oh I donne-le-moi, je te le rendrai.
Geneviève respira l'odeur du bouquet avec celle es- pèce de fanatisme que les organisations nerveuses ont presque toujours pour les parlums.
Tout à coup ses yeux se mouillèrent de larmes. — - Qu'aa-tu? demanda Maurice.
— Pauvre Kéloise I murmura Geneviève.
— Ah I oui, fit Maurice avec un soupir.
II.
^3S lE CIIEVAL'EP. T>E M A I SON-150UGE
sons à nous, clière amie, et laissons les morts, de quel- que parti qu'ils soient, dormir dans la tombe que le dévoûinent leur a creusée. Adieu I je pars.
— Reviens bien vile.
— Eu moins d'une demi-neure je suis ici
— Mais si Lorin n'était pas clies iui?
— Qu'importe I son domestique me connaît; ne puis- je prendre chez lui tout ce qu'il me plait, même en son absence, comme lui ferait ici ?
— Bien ! bien I
— Toi, ma Geneviève, prépare tout, en te bornaU, comme je te le dis, au strict nécessaire; il ne faut pas <iue notre départ ait l'air d'ur. déménagement,
— Sois tranquille.
Le/june homme tit un pas vers la porte.
— Maurice ! dit Geneviève.
Il se retourna, et vit la jeune femme les bras étendus vers lui.
— Au revoir 1 au revoir, dit-il, mon amour, et Loi. courage I dans une demi-heure je suis de retour ici.
Geneviève demeura seule chargée, coînme nous l'a- vons dit, des préparatifs du départ
Ces préparatifs, elle les accomplissait avec une espèce de fiè\Te. Tant qu'elle resterait à Pai-is, elle se faisait à cUe-mcme l'efiet d'être doublement coupable. Une fols iiors dfc France, une fois a l'étranger, il lui semblait fiue son crime, crime qui était plutôt celui de la fata- [llé que le sien, il lui semblait que son crime lui pèse- rait moins.
LE CHEVALIEP. DE M AISON-ROUC S loD
Elle allait même jusqu'à espérer que, dans la solitude et l'isolement, elle finirait par oublier qu'il existât d'autre homme que Maurice.
Ils devaient fuir en Angleten'e, c'était une chose con- venue, lis auraient là une petite maison, un petit cot- tage bien seul, bien isolé, bien fermé à tous les yeux; iîi changeraient de nom, et, de leurs deux noins, ils en feraient un seul.
Là, ils prendraient deux sei^iteurs qui ignoreraient compléteînent leur passé. Le hasard voulait que Mau- rice et Geneviève parlassent tous deux anglais.
rsl l'un ni l'autre ne laissaient rien en France qu'il eût à regretter, si ce n'est cette mère que l'on regrette tou- jours, fût-elle une marâtre, et qu'on appelle la patrie.
Geneviève commença donc à disposer les objets qui étaient indispensables à leur voyage ou plutôt à leur fuite.
Elle éprouvait un plaisir indicible à distinguer des autres, parmi ces objets, ceux qui avaient la prédilec- tion de Maurice : l'habit qui lui prenait le mieux la taille, la cravate qui seyait le mieux à son teint, les livres qu'il avait feuillett's ie plus souvent.
Elle avait déjà fait son choix; déjà, dans l'attente des coiîres qui devaient les renfermer, habits, linge, vo- lâmes couvraient les chaises, les canapés, le piano.
Soudain elle entendit la clef grincer dans la ser- rure.
— Bon t dit-elle, c'est Scévola qui rentre. Maurice ne l'aurait-il pas rencontré?
i40 LE CHEVALIER DE MAISOiN-ROUGE
Elle continua sa besogne.
Les pones du salon étaient ouvertes: elle entendit roffîcieux remuer dans l'antichambre.
Justement elle tenait un rouleau de musique et cliei- chait un lien pour l'assujettir.
— Scévola 1 ajouta-t-elle.
Un pas, qui allait se rapprochant, retentit dans la piice voisine.
— Scévola I répéta Geneviève, venez, je vous prie.
— Me voici! dit une voix.
A l'accent de cette voix, Geneviève se retourna brusquement et poussa un cri terrible.
— Mon maril s'écria-t-elle.
— Moi-même, dit avec calme Dixmcr. Geneviève était sur une chaise, élevant les bras pour
chercher dans une armoire un lien quelconque; elle sentit que la tête lui tournait, elle étendit les bras et se laissa aller à la renverse, souhaitant de trouver un abîme au-dessous d'elle pour s'y précipiter.
Dixmer la retint dans ses bras, et la porta sur un canapé où il l'assit.
— Eh bien, qu'avez-vous donc, ma chère? et qu'y a-t-il? demanda Dixmer; mi présence produit-elle donc sur vous un si désagréable effet?
— Je me meurs I balbutia Geneviève en se renversant en arrière et en appuyant seà deux mains sur ses yeux, pour ne pas voir la terrible apparition.
— Boni ait Dixmer, me croyiez-vous déjà trépassé, ma chère? et vous lais-je l'etïet d'un fantôme?
LE CHEVALIER DE MAÎSON-ROUGE 141
Geneviève regarda autour d'elle d'un air égaré, et,. apercevant le portrait de jMaurice, elle se laissa glisser du canapé, tomba à genoux comme pour demander as- sistance à cette impuissante et insensible image qui contmuait de sourire.
La pauvre femme comprenait tout ce que Dixmer cachait de menaces sous le calme qu'il affectait.
— Oui, ma chère enfant, continua le tanneur, c'est bien moi; peut-être me croyiez- vous bien loin de Paris; mais non, j'y suis resté. Le lendemain du jour où j'a- vais quiUé la maison, j'y suis retourné et j'ai vu à sa place un fort beau tas de cendres. Je me suis informé de vous, personne ne vous avait vue. Je me suis mis à votre recherche et j'ai eu beaucoup de peine à vous trouver. J'avoue que je ne vous croyais pas ici; cepen- dant, j'en eus soupçon, puisque, comme vous le voyez, je suis venu. Mais le principal est que me voici et que vous voilà. Comment se porte Maurice? En vérité, je suis sûr que vous avez beaucoup souffert, vous si bonne royaliste, d'avoir été forcée de vivre sous le même toit qu'un républicain si fanatique.
— Mon Dieu! murmura Geneviève, mon Dieu f ayez pillé de moi I
— Après cela, continua Dixmer en regardant autour de lui, ce qui lae console, ma chère, c'est que vous êtes très -bien logée ici et que vous ne me paraissez pis avoir beaucoup souffert de la proscription. Moi, depuis l'incendie de notre maison et la ruine de notre fortune, j'ai erré assez à l'aventure, habitant le fond des caves.
142 LE CHEVALIEh lE MAISON-ROUOE
ia cale, des bateaux, quelquefois môme les cloaques qui aboutissent à ia Seine.
— Monsieur I fit Geneviève.
— Vous avez là de fort beaux fruits; moi, j'ai â\ souvent me passer de dessert, étant forcé de me passer de dîner.
Geneviève cacha en sanglotant sa tête dans ses mains.
— rs'on pas, continua Dixmer, que je manquasse d'ar- gent ; j ai, Dieu merci, emporté sur moi une trentaine de mille francs en or, ce qui vaut aujourd'hui cinq cent mille franco; mais le moyen qu'un charbonnier, un pê- cheur, ou un chiffonnier tire des louis de sa poche pour acheter un morceau de fromage ou un saucisson I Eh ! mon Dieu, oui, madame; j'ai successivement adopte ces trois costumes. Aujourd'hui, pour mieux me dé- guiser, je suis en patriote, en exagéré, en Marseiliaib. Je grasseyé et je jure. Dame! un proscrit ne circule pas dans Paris aussi facilement qu'une jernie et jolie femme, et je n'avais pas le bonheur de connaître une républi- caine ardente qui pût me cacher à tous les yeux.
— Monsieur, monsieur, s'écria Geneviève, ayez pitié de moi ! vous voyez bien que je meurs 1
— D'inquiétude, je comprends cela ; vous avez été fort mquiète de moi ; mais, consolez-vous, me voilà; je reviens et nous ne nous quitterons plus, madame.
— Ohl TOUS allez me tuerl s'écria Geneviève. Dixmer ia regarda avec un sourire efirayant.
— Tuer une femme innocente I Ohî madame, que dites-vous donc là? il faut que le chagrin oue vous a
ES CHEVAÎJKR DE MAISON-ROUGE l'îj
il spire mon absence vous ait fait perdre Tesprit,
— Monsieur, s'écria Geneviève, monsieur, je vous demande à mains jointes de me tuer plutôt que de mo torturer par de si cruelles raillerids. Non, je ne suis pas innocente; oui, je suis criminelle; oui, je mérite la mort. Tuez-moi, monsieur, tuez-moi !...
■ — Alors, vo':s avouez que vous méritez la mort? -~ Oui, oui.
— Et que, pour expier je ne sais quel crime dont vous vous accusez, vous subirez cette mort sans ■^'ous plaindre?
— Frappez, monsieur, je ne pousserai pas un cri ; et, au lieu de la maudire, je bénirai la main qui me {"l'appera.
— Non, madame, je ne veux pas vous frapper ; ce- pendant vous mourrez, c'est probable. Seulement, votre iMort, au lieu d'être ignominieuse, comme vous pour- riez le craindre, sera glorieuse à l'égal des plus belles morts. Remerciez-moi, madame, je vous punirai en vous immortalisant.
■ — Monsieur, que ferez- vous donc ?
— Vous poursuivrez le but vers lequel nous tendions «juand nous avons été interrompus dans notre route, Pour vous et pour moi, vous tomberez coupable; pour tous, vous mourrez martyre.
— Oh I mou Dieu I vous me rendez folle en me par- iant ainsi. Où me conduisez-vous? où ra'entraînez-vous y
— À la mort, probablement.
— ■ Laissei-raoi fair^î une prière, alors.
4A4 LE CHEVALIER DE M Aï SO^v-ROUas
— Votre, prière?
— Oui.
— A qui?
— Peu vous importe ! du moment que vous ine tucz.j je paye ma dette, et, si j'ai payé, je ne vous dois rien.
— O est juste, dit Dixmer en se retirant dans l'autre diambre; je vous attends.
Il sortit du salon.
Geneviève alla s'agenouiller devant le portrait, en serrant de ses deux mains son cœur prêt à se briser.
— 3Iaurice, dit-elle tout bas, pardonne-moi. Je no .n'attendais pas à être heureuse, mais j'espérais pouvoir te rendra heureux. Maurice, je t'enlève un bonheur qui faisait ta vie; pardonne-moi ta mort, mon bien-aimôf
Et, coupant une boucle de ses longs cheveux, elle la noua autour du bouquet de violettes et le déposa a j bas du portrait, qui parut prendre, tout insensible qu'était cette toile muette, une expression douloureuse pour la voir partir.
Du moins cela parut ainsi à Geneviève à travers ses larmes.
— Eh bien, êtes -vous prête, ]\Iadarae? demanda Dixmer.
— Déjà! murmura Geneviève.
— Oh 1 prenez votre temps, madame!... répliqua Bixmer; je ne suis pas pressé, moi I D'ailleurs, Maurice ne tardera probablement pas à rentrer, et je serau charmé de le remercier de l'hospitalité qu'il vous a donnée.
ME CHEVALIER DE MAÏSON-ROUGE 145
Geneviève tressaillit de terreur à cette idée que .wu amant et son mari pouvaient se rencontrer.
Elle se releva comme mue par un ressort,
— C'est fini, monsieur, dit-elle, je suis prête!
Dixmer passa le premier. La tremblante Geneviève le suivit, les yeux à moitié fermés, la tête renversée en arrière ; ils montèrent dans un fiacre qui attendait à la porte; la voiture roula.
Comme l'avait dit Geneviève, c'était fini.
XL
LE CABARET DU PUITS-DE-NOÉ
Cet homme vêtu d'une carmagnole, que nous avons vu arpenter en long et en large la salle des Pas-Perdus, et que nous avons entendu, pendant l'expédition de l'architecte Giraud, du général Hanriot et du père Richard, échanger quelques paroles avec le guichetier resté de garde à la porte du souterrain; ce patriote enragé avec son bonnet d'ours et ses moustaches épaisses, qui s'était donné à Simon comme ayant porté la tête de la princesse de Lamballe, se trouvait le len- demain de cette soirée, si variée en émotions, vers sept heures du soir, au cabaret du Puits-de-Noé, situé, comme nous l'avons dit, au coin de la rue de la Vieille- Draperie.
îl Ha\t là, chez le marchand, ou plutôt chez la mar- II. -^
146 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
chande de vin, au fond d'une salle noire et enfumée par le tabac et les chandelles, faisant semblant de dévorer un plat de poisson au beurre noir.
La salle où il soupait était à peu près déserte; deux ou trois habitués de la maison seulement étaient de- meurés après les autres, jouissant du privilège que leur donnais leur visite quotidienne dans l'établisse- ment.
La plupart des tables étaient vides; mais, il faut le dire en l'honneur du cabaret du Puits-de-Noé, les nappes rouges, ou plutôt violacées, révélaient le pas- sage d'un nombre satisfaisant de convives rassasiés.
Les trois derniers convives disparurent successive- ment, et, vers huit heures moins un quart, le patriote se trouva seul.
Alors il éloigna, avec un dégoût des plus aristocra- tiques, le plat grossier dont il paraissait faire un instant auparavant ses délices, et tira de sa poche une tablette de chocolat d'Espagne, qu'il mangea lentement, et avec une expression bien différente de celle que nous lui avons vu essayer de donner à sa physionomie.
De temps en temps, tout en croquant son chocolat d'Espagne et son pain noir, il jetait sur la porte vi- trée, fermée d'un rideau à carreaux blancs et rouges, des regards pleins d'une anxieuse impatience. Quel- quefois il prêtait l'oreille et interrompait son frugal ,^pas avec une distraction qui donnait fort à peiiser à h maîtresse delà maison, assise à son comptoir, assez près de la porte sui' laquelle le patriote fixait les yeux,
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 147
pour qu'elle pût, sans trop de vanité, se croire l'objet de ses préoccupations.
Enfin, la sonnette delà porte d'entrée retentit d'une certaine façon qui fit tressaillir notre homme ; il reprit son poisson, sans que la maîtresse du cabaret remar- quât qu'il en jetait la moitié à un chien qui le regardait faméliquement, et l'autre moitié à un chat qui lançait au chien de délicats mais meurtriers coups de griffe.
La porte au rideau rouge et blanc s'ouvrit à son tour ; un homme entra, vêtu à peu près comme le pa- triote, à l'exception du bonnet à poil, qu'il avait rem- placé par le bonnet rouge.
Un énorme trousseau de clefs pendait à la ceinture de cet homme, ceinture de laquelle tombait aussi un large sabre d'infanterie à coquille de cuivre.
— Ma sGupe I ma chopine I cria cet homme en en- t.*ant dans la salle commune, sans toucher à son bonnet rouge et en se contentant de faii'e à la maîtresse de l'établissement un signe de tête.
Puis, avec un soupir de lassitude, il alla s'installer à la table voisine de celle oii soupait notre patriote.
La maîtresse du cabaret, par une suite de la défé- rence qu'elle portait au nouvel arrivant, se leva et alla commander elle-même les objets demandés.
Les deux hommes se tournaient le dos; l'un regar- dait dans la rue, l'autre vers le fond de la chambre. Pas un mot ne s'échangea entre les deux hommes tant que la maîtresse du cabaret n'eul pas complètement disparu.
!48 LE CIIEVALIER DE MAISON-ROUGE
Lorsque la porte se fut refermée derrière elle, et qu'à la lueur d'une seule chandelle suspendue à un bout de fd de ter, dans des proportions assez savantes pour que le luminaire fût divisible entre les deux con- vives, quand enfin l'homme au bonnet à poil se fut aperçu, grâce à la glace placée en face de lui, que la chambre était parfaitement déserte :
— Bonsoir, dit-il à son compagnon sans se re- tourner.
— Bonsoir, monsieur, dit le nouveau venu.
— Eh bien, demanda le patriote avec la même in- différence affectée, où en sommes-nous?
— Eh bien, c'est fini.
— Qu'est-ce qui est fini ?
-~- Comme nous en sommes convenus, j'ai eu des raisons avec le père Richard pour le service, j'ai pré- texté ma îaiblesse d'ouïe, mes éblouissements, et je me suis trouvé mal en plein greffe.
— Très -bien; après?
— Après, le père Richard a appelé sa femme, et sa femme m'a frotté les tempes avec du vinaigre, ce qui m'a fait revenir.
— Bon ! ensuite?
— Ensuite, comme il était convenu entre nous, j'ai dit que le manque d'air me produisait ces éblouisse- ments, attendu que j'étais sanguin, et que le servica de la Conciergerie, oîi il se trouve en ce moment quatre cents prisonniers, me tuajL
— Qu'ont-ils dit?
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 149
-- La mère Richard m'a plaint.
— Elle père Richard ?
— Il m'a mis à la porte.
— Mais ce n'est point assez qu'il t'ait mis à la porte.
— Attendez donc; alors la mère Richard, qui est une bonne femme, lui a reproché de n'avoir pas de cœur, attendu que j'étais père de famille.
— Et il a dit à cela ?
— Il a dit qu'elle avait raison, mais que la première condition inliérente à l'état de guichetier était de de- meurer dans la prison à laquelle il était attaché; que La République ne plaisantait pas, et qu'elle coupait le cou à ceux qui avaient des éblouissements dans l'exer- cice de leurs fonctions.
— Diable I fit le patriote.
— Et il n'avait pas tort, le père Richard ; depuis que l'Autrichienne est là, c'est un enfer de surveillance; on y dévisage son père.
Le patriote donna son assiette à lécher au chien, qui fut mordu par le chat.
— Achevez, dit-il sans se retourner,
— Enfin, monsieur, je me suis mis à gémir, c'est- à-dire que je me sentais très-mal; j'ai demandé l'infir- merie, et j'ai assuré que mes enfants mourraient àa faim si ma paye m'était supprimée.
— Et le père Richard?
— Le père Richard m'a répondu que, quand on était guichetier, on ne faisait pas d'enfants.
Î50 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Mais vous avez la mère Richard pour vous, je suppose?
— Heureusement! elle a fait une scène à son mari, lui reprochant d'avoir un mauvais cœur, et le père Richard a fini par me dire : « Eh bien, citoyen Grac- chus, entends-toi avec quelqu'un de tes amis qui te donnera quelque chose sur tes gages; présente-le- moi comme remplaçant et je te promets de le faire ac- cepter. ^ Sur quoi, je suis sorti en disant : « C'est bon, père Richard, je vais chercher. »
— Et tu as trouvé, mon brave?
En ce moment, la maîtresse de l'établissement rentra, apportant au citoyen Gracchus sa soupe et sa chopine.
Ce n'était l'affaire ni de Gracchus ni du patriote, qui avaient sans doute quelques communications à se faire.
— Citoyenne, dit le guichetier, j'ai reçu une petite gratification du père Richard, de sorte que je me per- mettrai aujourd'hui la côtelette de porc aux cornichons et la bouteille de vin de Bourgogne ; envoie ta servante me chercher l'une chez le charcutier, et va me chercher l'autre à la cave.
L'hôtesse donna aussitôt ses ordres." La servante sortit par la porte de la rue, et elle sortit, elle, par la porte de la cave.
— Bien, dit le patriote, tu es un garçon intelli- gent.
— Si intelligent, que je ne me cache pas, malgré vos
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 15i
belles promesses, de quoi il retourne pour nous deux. Vous vous doutez de quoi il retourne?
— Oui, parfaitement,
-- C'est notre cou à tous deux que nous jouons.
— Ne t'inquiète pas du mien.
— Ce n'est pas le vôtre non plus, monsieur, qui me cause, je l'avoue, la plus vive inquiétude.
— C'est le tien? »- Oui.
— Mais si je l'estime le double de ce qu'il vaut...
— Eh ! monsieur, c'est une chose très-précieuse que le cou.
— Pas le tien.
— Gomment ! pas le mien?
— En ce moment, du moins.
— Que voulez- vous dire?
— Je veux dire que ton cou ne vaut pas une obole, attendu que si, par exemple, j'étais un agent du comité de salut public, tu serais guillotiné demain.
Le guichetier se retourna d'un mouvement si brus- que, que le chien aboya contre lui. Il était pâle comme la mort.
— Ne te tourne pas et ne pâlis pas, dit le patriote ; achève tranquillement ta soupe au contraire : je ne suis pas un agent provocateur, l'ami. Fais-moi entrer à la Conciergerie, installe-moi à ta place, donne-moi les clefs, et demain je te compte cinquante mille Uvres en or.
— C'est bien vrai au moins?
— Oh I tu as une fameuse caution, tu as ma tête.
152 LE CHEVALIER DE lîAISON-ROUGE
Le guichetier médita quelques secondes.
— Allons, dit le patriote, qui le voyait dans sa glace, allons, ne fais pas de mauvaises réflexions; si tu me dénonces, comme tu n'auras fait que ton devoir, la République ne te donnera pas un sou; si tu me sers, comme au contraire tu auras manqué à ce môme devoir, et qu'il est injuste dans ce monde de faire quel- que chose pour rien, je te donnerai les cinquante mille livres.
— Ohf je comprends bien, dit le guichetier, j'ai tout bénéfice à faire ce que vous demandez; mais je crains les suites...
— Les suites I ... et qu'as-tu à craindre? Voyons, ce n'est pas moi qui te dénoncerai, au contraire.
— Sans doute.
— Le lendemain du jour où je suis installé, tu viens faire un tour à la Conciergerie; je te compte vingt-cinq rouleaux contenant chacun deux mille francs; ces vingt-cinq rouleaux tiendront à l'aise dans tes deux poches. Avec l'argent, je te donne une carte pour sor- tir de France; tu pars, et, partout où tu vas, tu es, si- non riche, du moins indépendant.
— Eh bien., c'est dit, monsieur, arrive qui arrive. Je suis un pauvre diable, moi; je ne me mêle pas de poli- tique; la France a toujours bien marché sans moi, et ne périra pas faute de moi ; si vous faites une méchante action, tant pis pour vous.
— En tout cas, dit le patriote, je ne crois pas pou- voir faire pis que l'on ne fait en ce moment.
!f,E CHEVAI.irCR DE MAISON-ROUGE 153
— ]\Ionsieur me permettra de ne pas juger la politi- que de la Convention nationale.
— Tu es un homme admirable de philosophie et d'in- souciance. Maintenant, voyons, quand me présentes-tu au père Richard?
— Ce soir, si vous voulez.
— Oui, certainement. Qui suis-je ?
— Mon cousin Mardoche.
— Mardoche, soit; le nom me plaît. Quel état? -— Culottier.
— De culottier à tanneur, il n'y a que la main.
— Ètes-vous tanneur?
— Je pourrais l'être.
— C'est vrai.
— A quelle heure la présentatioii ?
— Dans une demi-heure, si vous voulez.
— A neuf heures alors.
— Quand aurai-je l'argent?
— Demain.
— Vous êtes donc énormément riche?
— Je suis à mon aise.
— Un ci-devant, n'est-ce pas ?
— Que t'importe I
— Avoh de l'argent, et donner son argent pour cou- rir le risque d'être guillotiné, en vérité, il faut que les ci- devant soient bien bêtes !
— Que veuK-tu ! les sans-culottes ont tant d'esprit, qu'il n'en reste pas aux autres.
— Chut! voilà mon vin.
u. 9.
!54 LE CHEVALIER DE MAISO.N-ROUGS
— A ce soir, en face la Conciergerie.
— Oui.
Le patriote paya son écot et sortit. De la porte, on l'entendit crier de sa voix de ton» nerre :
— Allons donc, citoyenne I les côtelettes aux corni- chons! mon cousin Gracchus meurt de faim.
— Ce bon Mardoche I dit le guichetier en dégus- tant le verre de Bourgogne que venait de lai verser la cabaretière en le regardant tendrement.
XLI
LE GREFFIER DU MlNiSTÈRE DE LA GUERRE
Le patriote était sorti, mais ne s'était pas éloigné. A travers les vitres enfumées, il guettait le guichetier, pour voir s'il n'entrerait pas en communication avec quelques-uns de ces agents de la police républicaine, l'une des meilleures qui eût jamais existé, car la moitié de la société espiormait l'autre, moins encore pour la plus grande gloire du gouvernement que pour la plus grande sûreté de sa tête.
Mais rien de ce que craignait le patriote n'aiTÎva ; à neuf heures moins quelques minutes, le guichetier se leva ;;^rit le menton de la cabaretière et sortit.
Le patriote le rejoignit sur le quai de la Conciergerie, «t tous deux entrèrent dans la prison.
LE CHEVALIER DE MAÎSON-ROUGE (55
Dès le soir même^ le marché fut conclu : le père Richard accepta le guichetier Mardoche en remplace- ment du citoyen Gracchus.
Deux lieures avant que cette affaire s'arrangeât dans la geôle, une scène se passait dans une autre partie de la prison qui, quoique sans intérêt appa^'ent, avait une importance non moins grande pour les principaux personnages de cette histoire.
Le greffier de la Conciergerie, fatigué de sa journée, allait plier les registres et sortir, quand un homme, conduit par la citoyenne Richard, se présenta devant son bureau.
— Citoyen greffier, dit-elle, voici votre confrère du ministère de la guerre qui vient, de la part du citoyen ministre, pour relever quelques écrous militaires.
— Ahf citoyen, dit le greffier, vous arrivez un peu tard, je pliais bagage.
— Cher confrère, pardonnez-moi, répondit le nouvel arrivant, mais nous avons tant de besogne, que nos courses ne peuvent guère se faire qu'à nos moments perdus, et nos moments perdus, à nous, ne sont guère que ceux où les autres mangent et dorment.
~ S'il ea est ainsi, faites, mon cher confrère ; mais hâtez- vous, car, ainsi que vous le dites, c'est l'heure du souper et j'ai faim. Avez- vous vos pouvoirs?
— Les voici, dit le greffier du ministère de la guerre en exlûbant un portefeuille que son confrère, tout pressé qu'il était, examina avec une scrupuleuse attea- tioa.
136 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— 0]i ! tout cela est en règle, dit la femme Richard, et mon mari a d^jà passé l'inspection.
— N'impcYte, n'importe, dit le greffier en continuant son examen.
Le greffier de la guerre attendit patiemment et en homme qui s'était attendu au strict accomplissement de ces formalités.
— A merveille, dit le greffier de la Conciergerie, et vous pouvez maintenant commencer quand vous vou- drez. Avez- vous beaucoup d'écrous à relever?
— Une centaine.
-— Alors, vous en avez pour plusieurs jours?
■ — Aussi, cher confrère, est-ce une espèce de petit étabhssement que je viens fonder chez vous, si vous le permettez, toutefois.
— Comment l'entendez-vous? demanda le greffier de la Conciergerie.
— C'est ce que je vous expliquerai en vous emme- nant souper ce soir avec moi; vous avez faim, vous l'avez dit.
— Et je ne m'en dédis pas.
— Eh bien, vous verrez ma femme : c'est une bonne cuisinière ; puis vous ferez connaissance avec moi : je suis un bon garçon.
— Ma foi, oui, vous me faites cet effet-là; cepen- dant, cher confrère...
— Ohl acceptez sans façon les huîtres que j'achè- terai en passant sur la place du Châtelet, un pou- iet de chez notre rôtisseur, et deux ou trois petits
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 157
plaU que madame Durand fait dans la perfection.
— Vous me séduisez, cher confrère, dit le greflBer de la Conciergerie, ébloui par ce menu, auquel n'était pas accoutumé un greffier payé par le tribunal révolu- tionnaire à raison de deux livres en assignats, les- quels valaient en réalité deux francs à peine.
— Ainsi, vous acceptez?
— J'accepte.
— En ce cas, à demain le travail; pour ce soir, par- tons.
— Partons.
— Venez-vous ?
— A l'instant; laissez-moi seulement prévenir les $,endarmes qui gardent l'Autrichienne.
— Pourquoi faire les prévenez-vous?
— Afin qu'ils soient avertis que je sors et que, sa- cliant. par conséquent, qu'il n'y a plus personne au greffe, tous les bruits leur deviennent suspects.
— Ahl fort bien; excellente précaution, ma foil
— Vous comprenez, n'est-ce pas?
— A merveille. Allez.
Le greffier de la Conciergerie alla en effet heurter au guichet, et l'un des gendarmes ouvrit en disant :
— Qui est là?
— Moi! le greffier; vous savez, je pars. Bonsoir, citoyen Gilbert.
— Bonsoir, citoyen greffier. Et le guichet se referma.
Le greffier de la guerre avait examiné toute cette
158 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
scène avec la plus grande attention, et, quand la porte de la prison de la reine restait ouverte, son regard avait rapidement plongé jusqu'au fond du premier compai - tiraen\7 : il avait vu le gendarme Duchesne à table, et s'était, en conséquence, assuré que la reine n'avait que deux gardiens.
îl va sans dire que, lorsque le greffier de la Concier- gerie se retourna, son confrère avait repris l'aspect le plus indifférent qu'il avait pu donner à sa physionomie.
Gomme ils sortaient de la Conciergerie, deux hommes allaient y entrer.
Ces deux hommes qui allaient y entrer, étaient le citoyen Gracchus et son cousin Mardoche.
Le cousin Mardoche et le greffier de la guerre, cha- cun par un mouvement qui semblait émaner d'un sen- timent pareil, enfoncèrent, en s'apercevant, l'un son bonnet à poils, l'autre son chapeau à larges bords sur les yeux.
— Quels sont ces hommes? demanda le greffier do la guerre,
— Je n'en connais qu'un : c'est un guichetier nommé Gracchus.
— Ah } fit l'autre avec une indifférence affectée, les guichetiers sortent donc à la Conciergerie?
— Ils ont leur jour.
L'investigation ne fut pas poussée plus loin; les deux nouveaux amis prirent le pont au Change. Au coin de la place du Châtelet, le greffier de la guerre, selon îe programme annoncé, acheta une cloyère de
LE CHEVALIER BE MAISON-ROUGE 159
douze douzaines d'huîtres ; puis on continua de s'avan- cer par le quai de Gèvres.
La demeure du greffier du ministère de la guerre était fort simple : le citoyen Durand habitait trois pe- tites pièces sur la place de Grève, dans une maison sans portier. Chaque locataire avait une clef de la porte de l'allée; et il était convenu cpie l'on s'avertirait quand on n'aurait pas pris cette clef avec soi, par un, deux ou trois coups de marteau, selon l'étage que l'on ha- bitait : la personne qui en attendait une autre, et qui reconnaissait le signal, descendait alors et ouvrait la porte.
Le citoyen Durand avait sa clef dans sa pocko, il n'eut donc pas besoin de frapper.
Le greffier du Palais trouva madame la greffière de la guerre fort à son goût.
C'était une charmante femme, en effet, à laquelle une profonde expression de tristesse répandue sur sa physionomie, donnait à la première vue un puissant intérêt. Il est à remarquer que la tristesse est un des plus sûrs moyens de séduction des jolies femmes; la tristesse rend amoureux tous les hommes, sans excep- tion, même les greffiers; car, quoi qu'on dise, les greffiers sont des hommes, et il n'est aucun amour- propre féroce ou aucun cœur sensible qui n'espère con- soler une jolie femme affligée, et changer les roses blanches d'un teint pâle en des roses plus riantes, comme disait le citoyen Dorât.
Les deux greffiers soupèrent de fort bon appétit^
160 LE CHEVALIER DE MAISON-I\OUGE
il n'y a que madame Durand qui ne mangea point
Les questions cependant marchaient de part e« d'autre.
Le greffier de la guerre demandait à son confrère, avec une curiosité bien remarquable dans ces temps de drames quotidiens, quels étaient les usages du Palais, les jours de jugement, les moyens de surveillance.
Le greffier du Palais, enchanté d'être écouté avec tant d'attention, répondait avec complaisance et disait les mœurs des geôliers, celles de Fouquier-Tinville, et enfin celles du citoyen Sanson, le principal acteur de cette tragédie qu'on jouait chaque soir sur la place de la Révolution.
Puis, s'adressant à son collègue et son hôte, il lui demandait à son tour des renseignements sur son mi- nistère à lui,
— Oh I dit Durand, je suis moins bien renseigné que vous, étant un personnage infiniment moins important que vous, attendu que je suis plutôt secrétaire du gref- fier que titulaire de la place; je fais la besogne du gref- fier en chef. Obscur employé, à moi la peine, aux il- lustres le profit; c'est l'habitude de toutes les bureau- craties, même révolutionnaires. La terre et le ciel changeront peut-être un jour, mais les bureaux ne changeront pas.
— Eh bien, je vous aiderai, citoyen, dit le greffier du Palais, charmé du bon vin de son hôte, et surtout charmé des beaux yeux de madame Durand.
— Ohl merci, dit celui à qui cette offre gracieuse
LE CHEVALIER DE MAISON ROUGE 161
était faite; tout ce qui change les habitudes et les loca- lités est une distraction pour un pauvre employé, et je crains plutôt de voir finir mon travail à la Conciergerie que de le voir tramer en longueur, et, pourvu que cha- que soir je puisse amener au greffe madame Durand, qui s'ennuierait ici...
— Je n'y vois pas d'inconvénient, dit le greffier du Palais, enchanté de l'aimable distraction que lui pro- mettait son confrère.
— Elle me dictera les écrous , continua le citoyen Durand; et puis, de temps en temps, si vous n'avez pas trouvé le souper de ce soir trop mauvais, vous en reviendrez prendre un pareil.
— Oui; mais pas trop souvent, dit avec fatuité le greffier du Palais; car je vous avouerai que je serais grondé si je rentrais plus tard que d'habitude dans une certaine petite maison de la rue du Petit-Musc.
— Eh bien, voilà qui s'arrangera merveilleusement bien, dit Durand; n'est-ce pas, ma chère amie?
Madame Durand, fort pâle et lort triste toujours, leva les yeux sur son mari et répondit :
— Que votre volonté soit faite.
Onze heures sonnaient; il était temps de se retirer. Le greffier du Palais se leva, et prit congé de ses nou- veaux amis, en leur exprimant tout le plaisir qu'il avait eu de faire connaissance avec eux et leur dîner.
Le citoyen Durand reconduisit son hôte jusque sur le palier ; puis, rentrant dans la chambre :
— Allons, Geneviève, dit-il, couchez- vous.
fb^ LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
La jeune femme, sans répondre, se leva, prit une lampe et passa dans la chambre à droite.
Durand, ou plutôt Dixmer, la regarda sortir, resta an instant pensif et le front sombre après son départ; puis, à son tour, il passa dans sa chambre, qui était du côté opposé.
XLÏI
LES DEUX BILLETS
A partir de ce moment, le greffier du ministère de la guerre vint chaque soir travailler assidûment dans le bureau de son collègue du Palais; madame Durand re- levait les écrous sur les registres préparés à l'avance, et Durand copiait avec ardeur.
Durand examinait tout sans paraître faire attention à rien. Il avait remarqué que chaque soir, à neuf heu- res, un panier de provisions apporté par Richard ou sa femme était déposé à la porte.
Au moment où le greffier disait au gendarme : < Jo m'en vais, citoyen, » le gendarme, soit Gilbert, soit Ouchesne, sortait, prenait le panier et le portait chez Marie-Antoinette,
Pendant les trois soirées consécutives où Durand était resté plus tard à son poste, le panier aussi était resté plus tard au sien, puisque ce n'était qu'en ouvrant la porte pour dire adieu au greffier que le gendarme récoltait les provisions.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE i63
Un quart d'heure après avoir introduit le panier plein^ un des deux gendarmes remettait à la porte un panier 7ide de la veille, le déposant à la même place où était i 'autre.
Le soir du quatrième jour, c'était au commen- cement d'octobre, après la séance habituelle, quand le greffier du Palais se fut retiré, et quand Durand ou plutôt Dixmer fut resté seul avec sa femme, il laissa tomber sa plume, puis regarda autour de lui, et, prêtant l'oreille avec la même attention q-ue si sa vie en eût dépendu, il se leva vivement, et cou- rant à pas étouffés vers la porte du guichet, il souleva la serviette qui recouvrait le panier et enfonça dans le pain tendre destiné à la prisonnière un petit étui d'ar- gent.
Puis, pâle et tremblant de l'émotîon qui, même chez la plus puissante organisation, trouble l'homme qui vient d'accomplir un acte suprême, et dont le moment a été longuement préparé et est fortement attendu, il revint prendre sa place, appuyant une main sur son front, l'autre sur son cœur.
. Geneviève le regardait faire, mais sans lui adresser la parole; ordinairement, depuis que son mari l'avait reprise chez Slaurice, elle attendait toujours qu'il lui parlât le premier.
Cependant, cette fois, elle rompit son silence.
— Est-ce pour ce soir? demanda-t-elle.
— - Non, c'est pour demain, répondit Dixmer.
Et, se levant après avoir regardé et écouté de nou-
ffî LE CHEVALIER DE MAISON-ROtGE
veau, il ferma les registres, et, se rapprochant du gui- chet, il frappa à la porte.
— Hein ? fit Gilbert.
— Citoyen, dit-il, je m'en vais.
— Bien, dit le gendarme du fond de la cellule. Bon- soir.
— Bonsoir, citoyen Gilbert.
Durand entendit le grincement des verrous, il com- prit que le gendarme allait ouvrir la porte, il sortit.
Dans le couloir qui conduisait de l'appartement du père Richard à la cour, il heurta un guichetier coiffe d'un bonnet à poil, et brandissant un lourd trousseau de clefs.
La peur saisit Dixmer; cet homme, brutal comme les gens de son état, allait l'interpeller, le regarder, le reconnaître peut-être. Il enfonça son chapeau, tandis que Geneviève tirait sur ses yeux la garniture de son mantelet noir.
Il se trompait.
— Ah! pardon! dit seulement le guichetier, quoi- que ce fût lui qui eût été heurté.
Dixmer tressaillit au son de cette voix, qui était douce et polie. Mais le guichetier était pressé sans doute, il se glissa dans le couloir, ouvrit la porte du père Richard et disparut. Dixmer continua son chemin, entraînant Geneviève.
— C'est éti-an-ge, dit-il lorsqu'il fut dehors, que la porte se fut refermée derrière lui, et que l'hnpression de l'air eut rafraîchi son front brûlant.
LE CHEVALIER DE MAISON-RODGE 165
— Ohf oui, bien étrange, murmura Geneviève.
Au temps de leur intimité, les deux époux se fussent communiqué l'un à l'autre la cause de leur étonnement. Mais Dixmer enferma ses pensées dans son esprit, les combattant comme une hallucination, tandis que Ge- neviève se contentait, en tournant l'angle du pont au Change, de jeter un dernier regard sur le sombre Pa- lais, où quelque chose de pareil au fantôme d'un ami perdu venait de réveiller en elle tant de souvenirs doux et amers à la fois.
Tous deux arrivèrent à la Grève sans avoir prononcé une seule parole.
Pendant ce temps, le gendarme Gilbert était sorti et s'était emparé du panier de provisions destiné à îa reine. 11 contenait des fruits, un poulet froid, une bou- teille de vin blanc, une carafe d'eau et la moitié d'un pain de deux livres.
Gilbert leva la serviette et reconnut la disposition ordinaire des objets placés dans le panier par la ci- toyenne Richard. Puis, dérangeant le paravent :
— Citoyenne, dit-il tout haut, voici le souper. Marie- Antoinette rompit le pain; mais à peine ses
doigts s'y étaient-ils imprimés, qu'elle sentit le froid contact de l'argent, et qu'elle comprit que ce pain ren- fermait quelque chose d'extraordinaire.
Alors elle regarda autour d'elle, mais le gendarme s'était déjà retiré.
La reine resta mi instant immobile; elle calculait son éloignement progressif.
166 LE CHEVALIER DE MAÎSON-ROUeE
Quand elle crut être certaine qu'il était allé s'as- seoir près de son camarade, elle tira l'étui du pain. L'étui contenait un billet. Elle le déplia et lut ce qui suit :
€ Madame, tenez-vous prête demain à l'heure où vous recevrez ce billet ; car demain, à cette heure, une femme sera introduite dans le cachot de Votre Ma- jesté. Celte femme prendra vos habits et vous donnera les siens; puis vous sortirez de la Conciergerie au bras d'un de vos plus dévoués serviteurs.
» Ne vous inquiétez pas du bruit qui se fera dans îa première pièce; ne vous arrêtez ni aux cris ni aux gémissements; ne vous occupez que de passer prom- pteraent la robe et le raantelet de la femme qui doit prendre la place de Votre Majesté. »
— Un dévouement! murmura la reine; merci, mon Dieu! je ne suis donc pas, comme on le disait, un objet d'exécration pour tous.
Elle relut le billet. Alors le second paragraphe la frappa.
— « Ne vous arrêtez ni aux cris ni aux gémisse- ments, » murmura- t-elle. Oh! cela veut dire que l'on frappera mes deux gardiens, pauvres gens ! qui m'ont montré tant de pitié ; oh ! jamais, jamais 1
Elle déchira encore la seconde moitié du billet, qui était blanchy, et, comme elle n'avait ni crayon ni plume pour répondre à l'ami inconnu qui s'oc- cupait d'elle, elle prit épingle de son fichu et pi-
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 1C7
qua dans le papier des lettres qui composèrent les mots suivants :
( Je ne puis ni ne dois accepter le sacrifice de la vie de personne en échange de la mienne. M. -A. »
Puis elle replaça le papier dans l'étui, qu'elle enfouit dans la seconde partie du pain brisé.
Cette opération était achevée à peine, dix heures sonnaient, et la reine, tenant le morceau de pain à la main, comptait tristement les heures qui vibraient len- tes et espacées, quand elle entendit à une des fenêtres, donnant sur la cour que l'on appelait la cour des femmes, un bruit strident pareil à celui que produirait un diamant grinçant sur le verre. Ce bruit fut suivi d'un choc léger à la vitre, choc plusieurs fois répété et que couvrait avec intention la toux d'un homme. Puis, à l'angle de la vitre , apparut un petit papier roulé qui glissa lentement et tomba au pied de la muraille. Puis la reine entendit le bruit du trousseau d'un clefs sautil- lant les unes sur les autres et des pas qui s'éloignaient en retentissant sur le pavé.
Elle reconnut que la vitre venait d'être trouée à son angle, et que, par cet angle, l'homme qui s'éloignait avait glissé un papier, qui sans doute était un billet. Ce billet était à terre. La reine le couva des yeux, tout en écou- tant si l'un de ses gardiens ne se rapprochait pas d'elle; mais elle les entendit qui parlaient à voix basse comme ils faisaient d'habitude et par une espèce de convention tacite pour ae pas l'importuner . AUors elle se leva
!68 LR CHEVALIER DE M-USON-ROUGE
doucement, retenant son haleine, et alla ramasser le papier.
Un objet mince et dur en glissa comme d'un four- reau, et, en tombant sur la brique, résonna métallique- ment. C'était une lime de la plus grande finesse, un bi- jou plutôt qu'un outil, un de ces ressorts d'acier avec lesquels une main, si faible et si inhabile qu'elle soit, peut couper en un quart d'heure le fer du plus épais barreau.
« Madame, disait le papier, demain à neuf heures et demie, un homme viendra causer avec les gendarmes qui vous gardent, parla fenêtre de la cour des femmes. Pendant ce temps. Votre Majesté sciera le troisième barreau de sa fenêtre, en allant de gauche à droite... Coupez en biaisant, un quart d'heure doit suffire à Votre Majesté ; puis tenez- vous prête à passer par la fenêtre, . . L'avis vous vient d'un de vos plus dévoués et de vos plus fidèles sujets,lequel a consacré sa vie au service de Votre Majesté, et sera heureux de la sacrifier pour elle. ï
— Oh ! murmura la reine, est-ce un piège? Mais non, il me semble que je connais cette écriture; c'est la même qu'au Temple; c'est celle du chevalier de Maison-Rouge. Allons ! Dieu veut peut-être que j'échappe.
Et la reine tomba à genoux et se réfugia dans la prière, ce baume souverain des prisonniers.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 469
XLIII
LES PRÉPARATIFS DE DIXMER
Ce lendemain, préparé par une nuit d'insomnie, vint enfin, terrible et, l'on peut dire sans exagération, couleur de sang.
Chaque jour, en effet, à cette époque et dans cette année, le plus beau soleil avait ses taches livides.
La reine dormit à peine et d'un sommeil sans repos; à peine avait-elle les yeux fermés, qu'il lui semblait voir du sang, qu'il lui semblait entendre pousser des cris.
Elle s'était endormie, sa lime dans sa main.
Une partie de la journée fut donnée par elle à la prière. Ses gardiens la voyaient piùer si souvent, qu'ils ne prirent aucune inquiétude de ce surcroît de dé- votion.
De temps en temps, la prisonnière tirait de son sein la lime qui lui avait été transmise par un de ses sau- veurs, et elle comparait la faiblesse de l'instrument à la force des barreaux.
Heureusement, ces barreaux n'étaient scellés dans le mur que d'un côté, c'est-à-dire par en bas.
La partie supérieure s'emboîtait dans un barreau transversal; la partie inférieure sciée, on n'avait donc qu'à tirer le barreau, et le barreau venait.
Mais ce n'étaient pas les difficultés physiques qui ar- rêtaient la reine : elle comprenait parfaitement que la chose était possible, et c'est cette possibilité même qui II. to
170 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
faisait de l'espérance une flamme sanglante qui éblouis sait ses yeux
Elle semait que, pour arriver à elle, il faudrait que ses amis tuassent les hommes qui la gardaient, et elle n'eût consenti leur mort à aucun prix ; ces hommes étaient les seuls qui depuis longtemps lui eussent mon- tré quelque pitié.
D'un autre côté, au delà de ces barreaux qu'on lui disait de scier, de l'autre côté du corps de ces deux hommes qui devaient succomber en empêchant ses sauveurs d'arriver jusqu'à elle, étaient la vie, la liberté, et peut-être la vengeance, trois choses si douces, pour une femme surtout, qu'elle demandait à Dieu pardon de les désirer si ardemment.
Elle crut, au reste, remarquer que nul soupçon n'agi- tait ses gardiens et qu'ils n'avaient pas même la con- science du piège où l'on voulait faire tomber leur pri- sonnière, en supposant que le complot fût un piège.
Ces hommes simples se fussent trahis à des yeux aussi exercés que l'étaient ceux d'une femme habituée à deviner le mal à force de l'avoir souffert.
La reine renonçait donc presque entièrement à la portion de ses idées qui lui faisait examiner la double ouverlL .'e qui lui avait été faite comme un piège; mais, à mesure quelahoiîte d'être prise dans ce piège la quit- tait, elle tombait dans l'appréhension plus grande encore devoir couler sous ses yeux un sang versé pour elle.
— Bizarre destinée, et sublime spectacle ! murmu- rait-elle; .deux conspirations se réunissent pour sauver
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 171
une pauvre reine ou plutôt une pauvre femme prison- nière, qui n'a rien fait pour séduire ou encourager les conspirateurs, et elles vont éclater en même temps.
j> Qui sait I elles ne font qu'une, peut-être. Peut-être est-ce une double mine qui doit aboutir à un seul point.
î Si je voulais, je serais donc sauvée !
B Mais une pauvre femme sacrifiée à ma place !
y> Mais deux hommes tués pour que cette femme arrive jusqu'à moi !
» Dieu et l'avenir ne me pardonneraient pas.
» Impossible, impossible!...
Mais alors passaient et repassaient dans son esprit ces grandes idées de dévouement des serviteurs pour les maîtres, et ces antiques traditions du droit des maîtres sur la vie des serviteurs ; fantômes presque effacés de la royauté mourante.
— Anne d'Autriche eût accepté, se disait-elle; Anne d'Autriche eût mis au-dessous de toutes choses ce grand principe du salut des personnes royales.
» Anne d'Autriche était du même sang que moi, et presque dans la même situation que moi.
» Folie d'être venue poursuivre la royauté d'Anne d'Autriche en France I
» Aussi n'est-ce point moi qui suis venue; deux rois ont dit :
» — Il est important que deux enfants royaux qui ne se sont jamais vus, qui ne s'aimaient pas, qui ne s'aimeront peut-être jamais, soient mariés au même autel, pour aller mourir sur le même échafaud.
172 LE CHEVALIER DE MAI?ON-ROUGE
s Et puis, ma mort n'entraînera-t-elle pas celle du pauvre enfant qui, aux yeux de mes rares amis est encore roi de France ?
> Et, quand mon fils sera mort comme est mort mon mari, leurs deux ombres ne souriront-elles pas de pitié en me voyant, pour ménager quelques gouttes de sang vulgaire, tacher de mon sang les débris du trône de saint Louis?
Ce fut dans ces angoisses toujours croissantes, dans cette fièvre du doute, dont les pulsations vont sans cesse redoublant, dans l'horreur de ces craintes, enfin, que la reine atteignit le soir.
Plusieurs fois elle avait examiné ses deux gardiens ; jamais ils n'avaient eu l'air plus calmé.
Jamais non plus les petites attentions de ces hommes grossiers mais bons ne l'avaient frappée davantage.
Quand les ténèbres se firent dans le cachot, quand retentit le pas des rondes, quand le bruit des armes et le hurlement des chiens alla éveiller l'écho des sombres voûtes, quand enfin toute la prison se révéla effrayante et sans espérances, Marie-Antoinette, domptée par la faiblesse inhérente à la nature de la femme, se leva épouvantée.
— Oh I je fuirai, dit-elle ; oui, oui, je fuirai. Quand on viendra, quand on parlera, je scierai un barreau, et j'attendrai ce que Dieu et mes libérateurs ordonneront de moi. Je me dois à mes enfants, on ne les tuera pas, ou, si on les tue et que je sois libre, oh! alors au moins...
LE CHEVALIER DI-: MAISON-ROUGE i73
Elle n'acheva pas, ses yeux se fermèrent, S3. bouche ëtoufta '>a voix. Ce fut un rêve effrayant que celui de cette pauvre reine dans une chambre fermée de ver- rous et de grilles. Mais bientôt, dans son rêve toujours, grilles et verrous tombèrent; elle se vit au milieu d'une armée sombre, impitoyable ; elle ordonnait à la flamme de briller, au fer de sortir du fourreau ; elle se vengeait d'un peuple qui, au bout du compte, n'était pas le sien.
Pendant ce temps, Gilbert et Diichesne causaient tranquillement et préparaient leur repas du soir.
Pendant ce temps aussi, Dixmer et Geneviève en- traient à la Conciergerie, et, comme d'habitude, s'in- stallaient dans le greffe. Au bout d'une heure de cette installation, comme d'habitude encore, le greffier du Palais achevait sa tâche et les laissait seuls.
Dès que la porte se fut refermée sur son collègue, Dixmer se précipita vers le panier vide déposé à la porte en échange du panier du soir.
Il saisit le morceau de pain, le brisa et retrouva l'étui.
Le mot de la reine y était renfermé : il le lut en pâ- lissant.
Et, comme Geneviève l'observait, il déchira le papier en mille morceaux, qu'il vint jeter dans la gueule en- flammée du poêle.
— C'est bien, dit-il ; tout est convenu. Puis, se retournant vers Geneviève :
— Venez, madame, dit^il.
— Moi ?
II. li.
i74 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Oui, il faut que je vous parle bas. Geneviève, immobile et froide comme ie marbre, fit un geste de résignation et s'approcha.
— Voici l'heure venue, madame, dit Dixmer; écou- tez-moi.
— Oui, monsieur.
•— Vous préférez une mort utile à votre cause, une mort qui vous fasse bénir de tout un parti et plaifldre de tout un peuple, à une mort ignominieuse et toute de vengeance, n'est-ce pas?
— Oui, monsieur.
— - J'eusse pu vous tuer sur la place lorsque je vous ai rencontrée chez votre amant ; mais un homme qui a, comme moi, consacré sa vie à une œuvre honorable et sainte, doit savoir tirer parti de ses propres malheurs en les consacrant à cette cause; c'est ce que j'ai fait, ou plutôt ce que je compte faire. Je me suis, comme vous l'avez vu, refusé le plaisir de me faire justice. J'ai aussi épargné votre amant.
Quelque chose comme un sourire fugitif mais ter- rible passa sur les lèvres décolorées de Geneviève.
— Mais, quant ^ votre amant, vous devez compren- dre, vous qui me connaissez, que je n'ai attendu que pour trouver mieux.
— Monsieur, dit Geneviève, je suis prête; pourquoi donc alors ce préambule ?
— Vous êtes prête?
— Oui, vous me tuez. Vous avez raison, j'attends. Dixmer regarda Geneviève el tressaillit malgré lui ;
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 175
elle était sublime en ce moment : une auréole l'éclai- rait, la plus brillante de toutes, celle qui vient de l'amour.
— Je continue, reprit Dixmer. J'ai prévenu la reine ; elle attend ; cependant, selon toute probabilité, elle fera quelques objections, mais vous la forcerez.
— Bien, monsieur; donnez vos ordres, et je les exécuterai.
— Tout à l'heure, continua Dixmer, je vais heurter à la porte, Gilbert va ouvrir; avec ce poignard, — Dixmer ouvrit son habit et montra, en le tirant à moi- tié du fourreau, un poignard à double tranchant ; — avec ce poignard, je le tuerai.
Geneviève frissonna malgré elle.
Dixmer fit un signe de la main pour lui imposer l'at- tention.
— - Au moment où je le frappe, continua-t-il, vous vous élancez dans la seconde chambre, dans celle où est la reine. Il n'y a pas de porte, vous le savez, seule- ment un paravent, et vous changez d'habits avec elle, tandis que je tue le second soldat. Alors je prends le bras de la reine, et je passe le guichet avec elle.
— Fort bien, dit froidement Geneviève.
— Vous comprenez? continua Dixmer; chaque soir on vous voit avec ce mantelet de taffetas noir qui cache ce visage. Mettez votre mantelet à Sa Majesté, et dra- pez-le connne vous avez l'habitude de le draper vous- même.
— Je le ferai ainsi que vous le dites, monsieur.
176 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— 11 nie reste maintenant à vous pardonner et à vous remercier, madame, dit Dixm_er,
Geneviève secoua la tête avec un froid sourire.
— Je n'ai pas besoin de votre pardon, ni de votre merci, monsieur, dit-elle en étendant la main; ce que je fais, ou plutôt ce que je vais faire, effacerait un crime, et je n'ai commis qu'une faiblesse; et encore cette faiblesse, rappelez-vous votre conduite, monsieur, vous m'avez presque forcée à la commettre. Je m'éloi- gnais de lui, et vous me repoussiez dans ses bras; de sorte que vous êtes l'instigateur, îe juge et le vengeur. C'est donc à moi de vous pardonner ma mort, et je vous la pardonne. C'est donc à moi de vous remercier, monsieur, de m'ôter la vie, puisque la vie m'eût été insupportable séparée de l'homme que j'aime unique- ment, depuis cette heure surtout où vous avez brisé par votre féroce vengeance tous les liens qui m'atta- chaient à lui.
Dixmer s'enfonçait les ongles d-^us la poitrine; il voulut répondre, la voix lui manqua. 11 fit quelques pas dans le greffe.
— L'heure passerait, dit-il enfin ; toute seconde a son utilité. Allons, madame, êtes-vous prête?
— Je vous l'ai dit, monsieur, répondit Geneviève avec le calme des martyrs, j'attends !
Dixmer rassembla tous ses papiers, alla voir si les portes étaient bien closes, si personne ne pouvait en- trer dans le greffe; puis il voulut réitérer ses instruc« lions à sa femme.
TE CHEVALIER DE MAISON-IIOUGK 177
— Inutile, monsieur, dit Geneviève, je sais parfai- tement ce que j 'ai à faire.
— Alors, adieu !
Et Dixmer lui tendit la main, comme si, à ce mo- ment suprême, toute récrimination devait s'effacer de- vant la grandeur de la situation et la sublimité du sa- crifice.
Geneviève, en frémissant, toucha du bout des doigts la main de son mari.
— Placez-vous près de moi, madame, dit Dixmer, et, aussitôt que j'aurai frappé Gilbert, passez.
— Je suis prête.
Alors, Dixraer serra dans sa main droite son large poignard, et, de la gauche, il heurta à la porte.
XLIV
LES PRÉPARATIFS DU CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Pendant que la scène décrite dans le chapitre précé- dent se passait à la porte du greffe donnant dans la pri- son de la reine, ou plutôt dans la première chambre occupée par les deux gendarmes, d'autres préparatifs se faisaient au côté opposé, c'est-à-dire dans la cour des femmes.
Un hc'inme apparaissait tout à coup comme une sta- tue de pierre qui se serait détachée de la muraille. Cet homme était suivi de deux chiens, et, tout en fredon-
178 LE CHEVALIER DE M A TSON-r, OUGE
nant le Ça ira^ chanson fort à la mode h cette époque, il avait, d'un coup de trousseau de clefs qu'il t0:/ait à la main, raclé les cinq barreaux qui fermaient la fenêtre de la reine.
La reine avait tressailli d'abord; mais, reconnaissant la chose pour un signal, elle avait aussitôt ouvert dou- cement sa fenêtre et s'était mise à la besogne d'une main plus expérimentée qu'on n'aurait pu le croire, car plus d'une fois, dans l'atelier de serrurerie où son royal époux s'amusait autrefois à passer une partie de ses journées, elle avait de ses doigts délicats touché des instruments pareils à celui sur lequel, à cette heure, re- posaient toutes ses chances de salut.
Dès que l'homme au trousseau de clefs entendit la fenêtre de la reine s'ouvrir, il alla frapper à celle des gendarmes.
— Ahl ah! dit Gilbert en regardant à travers les carreaux, c'est le citoyen Mardoche.
— Lui-même, répondit le guichetier. Eh bien, mais il paraît que nous faisons bonne garde?
— Comme d'habitude, citoyen porte-clefs. 11 me semble que vous ne nous trouvez pas souvent en défaut?
— Ah I dit Mardoche, c'est que cette nuit la vigi- lance est plus nécessaire que jamais.
— Bah! dit Duchesne, qui s'était approché,
— C.>rtainement. «— Qu'y a-t-il donc?
— Ouvrez la fenêtre, et je vous conterai ceîae
— Ouvre, dit Duchesne.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 179
Gilbert ouvrit et échangea une poignée de main avec Î6 porte-clefs, qui s'était déjà fait l'ami des deux gen- darmes.
— Qu'y '■^-t-il donc, citoyen Mardoche? répéta Gil- bert.
— Il y a que la séance de la Convention a été un peu chaude. L'avez-vous lue?
— Non. Que s'est-il donc passé?
— Ah ! il s'est passé d'abord que le citoyen Hébert a découvert une chose.
— Laquelle?
— C'est que les conspirateurs que l'on croyait morts sont vivants et très-vivants.
■— Ah I oui, dit Gilbert : Delessart et Thierry ; j'ai en- tendu parler de cela; ils sont en Angleterre, les gueux.
— Et le chevalier de Maison -Rouge? dit le porte- clefs en haussant la voix de manière à ce que la reine l'entendît,
— Comment! il est en Angleterre aussi, celui-là?
— Pas du tout, il est en France, conthma Mardoche en soutenant sa voix au même diapason. •
— ■ Il est donc revenu ?
'— Il ne l'a pas quittée.
— • En voilà un qui a du front I dit Duchesne,
— C'est comme cela qu'il est.
—- Eh bien, on va tâcher de l'arrêter.
— Certamement, qu'on va tâcher de l'arrêter; mais ce n'est pas chose facile, à ce qu'il paraît aussi.
En ce moment, comme la lime de la reine grinçait
iSO LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
si fortement sur les barreaux, que le porte-clefs crai- gnait qu'on ne l'entendît, malgré les efforts qu'il faisait pour la couvrir, il appuya le talon sur la patte d'un de ses chiens, qui poussa un hurlement de douleur.
— Ahl pauvre bête! dit Gilbert.
— Bah ! dit le porte-clefs, il n'avait qu'à mettre des sabots. Veux-tu te taire, Girondin, veux-tu te taire!
— Il s'appelle Girondin, ton chien, citoyen Mar- doche?
— Oui, c'est un nom que je lui ai donné comme cela.
— Et tu disais donc, reprit Duchesne, qui, prison- nier lui-même, prenait aux nouvelles tout l'intérêt qu'y prennent les prisonniers, tu disais donc?
— Ah! c'est vrai, je disais qu'alors le citoyen Hé- bert, en voilà un patriote ! je disais que le citoyen Hé- bert avait fait la motion de ramener l'Autrichienne au Temple.
— Et pourquoi cela?
— Dame! parce qu'il prétend qu'on ne l'a tirée du Temple que pour la soustraire à l'inspection immédiate de la Commune de Paris.
— Oh ! et puis un peu aux tentatives de ce damné Maison-Rouge, dit Gilbert, il me semble que le souter- rain existe.
— C'est aussi ce que lui a répondu le citoyen San- terre; mai? Hébert a dit que, du moment où l'on était prévenu, il n'y avait plus de danger; qu'on pouvait, au Temple, garder Marie- Antoinette avec la moitié des pré-
LE CHEVALIER DE MÀISON-ROUGE 181
cautions qu'il faut pour la garder ici, et, de fait, c'est que le Temple est une maison autrement ferme que la Conciergerie.
— Ma foi, dit Gilbert, moi, je voudrais qu'on la re- conduisît au Temple.
— Je comprends, cela t'ennuie de la garder.
— Non, cela m'attriste.
Maison-Rouge toussa fortement; la lime faisait d'au- tant plus de bruit qu'elle mordait plus profondément le barreau de fer.
— Et qu'a-t-on décidé? demanda Duchesne quand la quinte du porte-clefs fut passée.
— Il a été décidé qu'elle resterait ici, mais que son procès lui serait fait immédiatement.
•— Ah ! pauvre femme I dit Gilbert.
Duchesne, dont l'oreille était plus fine sans doute que celle de son collègue, ou l'attention moins forte- ment captivée par le récit de Mardoche, se baissa pour écouter du côté du compartiment de gauche.
Le porte- clefs vit le mouvement.
— De sorte que, tu comprends, citoyen Duchesne, dit-il vivement, les tentatives des conspirateurs vont devenir d'autant plus désespérées qu'ils sauront avoir moins de temps devant eux pour les exécuter. On va doubler les gardes des prisons, attendu qu'il n'esj question de rien moins que d'une irruption à force armée dans la Conciergerie; les conspirateurs tueraient tout, jusqu'à ce qu'ils pénétrassent jusqu'à la reine, jusqu'à la veuve Capet, veux-je dire.
fl. Il
18â LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Ah bahl comment entreraient-ils, tes conspira- teurs?
— Déguisés en patriotes, ils feraient semblant derfl^i commencer un 2 septembre, les gredins 1 et pui'*, une fois les portes ouvertes, bonsoir I
Il se fit un instant de silence occasionné par la stu- peur des gendarmes.
Leporte-clefs entendit avec une joie mêlée de terreur la lime qui continuait de grincer. Neuf heures sonnèrent.
En même temps, on frappa à la porte du greffe; mais les deux gendarmes, préoccupés, ne répondirent point.
— Eh bien, nous veillerons, nous veillerons, dit Gilbert.
— Et, s'il le faut, nous mourrons à notre poste en vrais républicains, ajouta Duchesne.
— Elle doit avoir bientôt achevé, se dit à lui-même le porte-clefs en essuyant son front moui'tié de sueur,
— Et vous, de votre côté, dit Gilbert, vous veillez, je présume; car on ne vous épargnerait pas plus que nous, si un événement comme celui que vous nous annoncez arrivait.
— Je crois bien, dit le porte-elefs; je passe les nuits à faire des rondes ; aussi je suis sur les dents ; vous autres, au moins, vous vous relayez, et vous pouvez dormir de deux nuits l'une.
En ce moment, on frappa une seconde fois à la porte du greffe. Mardoche tressaillit; tout événement, si mi- nime qu'il fClt, poi ivait empêcher son projet de réussir,
— Qu'est-ce d>nc? demanda-t-il comme malgré lui.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 183
— Rien rien, dit Gilbert; c'est le greffier du minis- tère de la guerre qui s'en va et qui me prévient.
-— Ah ! fort bien, dit le porte-clefs. Mais le greffier s'obstinait à frapper.
— Bon I bon ! cria Gilbert sans quitter sa fenêtre. Bonsoir!... adieu 1...
— n me semble qu'il te parle, dit Duchesne en sa retournant du côté de la porte. Réponds-lui donc...
On entendit alors la voix du greffier.
— Viens donc, citoyen gendarme, disait-il ; je vou- drais te parler un instant.
Cette voix, tout empreinte qu'elle paraissait être d'un sentiment d'émotion qui lui était son accent habituel, fit dresser l'oreille au porte-clefs, qui crut la reconnaître.
— Que veux-tu donc, citoyen Durand? demanda Gilbert.
— Je veux te dire un mot.
— Eh bien, tu me le diras demain.
— Non, ce soir; il faut que je te parle ce soir, re- prit la même voix.
— Oh t murmura le porte-clefs, que va-t-il donc se passer? C'est la voix de Dixraer.
Sinistre et vibrante, cette voix semblait emprunter quelque chose de funèbre à l'écho lointain du sombre corridor.
Duchesne se retourna.
— Allons î dit Gilbert, puisqu'il le veut absolument, j'y vais
Et il se dirigea vers la porte.
184 LE CHEVALIER DE MAISON-RODGE
Le porte- clefs profita de ce moment, pendant lequel l'attention des deux gendarmes était absorbéfe par una irconstance imprévue. Il courut à la fenêtre-de la reine, — • Est-ce fait? dit-il.
— Je suis plus qu'à nîoitié, répondit là reine.
— Ohl mon Dieu! mon Dieu! murmura-t-il, hâ- tez-vous I hâtez-vous I
— Eh bien, citoyen Mardoche, ditDuchesne, qu'es- tu donc devenu?
— Me voilà, s'écria le porte-clefs en revenant vive- ment à la fenêtre du premier compartiment.
Au moment même, et comme il allait reprendre sa place, un cri terrible retentit dans la prison, puis une imprécation, puis le bruit d'un sabre qui jaillit du four- reau de métal.
— Ah f scélérat ! ah ! brigand ! cria Gilbert.
Et le bruit d'une lutte se fît entendre dans le corridor.
En même temps, la porte s'ouvrit, découvrant aux yeux du guichetier deux ombres se colletant dans le guichet et donnant passage à une femme, qui, repous- sant Duchesne, s'élança dans le,'compartimentde la reine.
Dachesne, sans s'inquiéter de cette femme, courait au secours de son camarade.
Le guichetiîr bondit vers l'autre fenêtre; il vit la femme SkaxgeBOux de la reine; elle priait, elle suppliait la prisonnièi-e de changer d'habits avec elle.
11 se pencha avec des yeux flamboyants, cherchant à reconnaître cettt femme qu'il craignait d'avoir déjà trop reconnue, Tout à coup il poussa un cri douloureux.
lEh CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 185
— Geneviève I Geneviève I s'écria-t-il.
La reine avait laissé tomber la lime et semblait anéantie. C'était encore une tentative avortée.
Le guichetier saisit des deux mains et secoua d'un effort suprême le barreau de fer entamé par la lime.
Mais la morsure de l'acier n'était pas assez profonde, le barreau résista.
Pendant ce temps, Dixmer était parvenu à refouler Gilbert dans la prison , et il allait y entrer avec lui, quand Duchesne, pesant sur la porte, parvint à la repousser,
3Iais il ne put la fermer. Dixmer, désespéré, avait passé son bras entre la porte et la muraille.
Au bout de ce bras était le poignard, qui, émoussé par la boucle de cuivre du ceinturon, avait glissé le long de la poitrine du gendarme, ouvrant son habit et déchirant les chairs.
Les deux hommes s'encourageaient à réunir toutes leurs forces, et, en même temps, ils appelaient à l'aide.
Dixmer sentit que son bras allait se briser; il appuya son épaule contre la porte, donna une violente secoussf et parvint à retirer son bras meurtri.
La porte se referma avec bruit; Duchesne poussa les verrous, tandis que Gilbert donnait un tour à la clef.
Un pas résonna rapide dans le corridor, puis tout fut fini. Les deux gendarmes se regardèrent et chcr- cï^èrent autour d'eux.
Ils entendirent le bruit que faisait le faux guichetier en essayant de briser le barreau.
Gilbert se précipita dans la prison de la reine; U
486 LE CHEVALIER DE MAISON-ROWGE
trouva Geneviève à ses genoux et la suppliant de chan- ger de costume avec elle.
Duchesne saisit sa carabine et courut à la fenêtre ; il vit un homme pendu aux barreaux, qu'il secouait avec rage et qu'il essayait vainement d'escalader.
Il le mit en joue.
Le jeune homme vit le canon de la carabine se bais- ser vers lui.
— Oh I oui, dit-il, tue-moi ; tue !
Et, sublime de désespoir, il élargit sa poitrine pour défier la balle.
— Chevalier, s'écria la reine, chevalier, je vous en supplie; vivez, vivez I
A la voix de Marie-Antoinette, Maison-Rouge tomba à genoux.
Le coup partit : mais ce mouvement le sauva, la balle passa au-dessus de sa tête.
Geneviève crut son ami tué et tomba sans connais- sance sur le carreau.
Lorsque la fumée fut dissipée, il n'y avait plus per- sonne dans la cour des femmes.
Dix minutes après, trente soldats, conduits par deux commissaires, fouillaient la Conciergerie dans ses plus inaccessibles retraites.
On ne trouva personne; le greffier avait passé calme et souriant devant le fauteuil du père Richard.
Quant au guichetier, il était sorti en criant :
— ^'armel alarme l
Le factionnaire avait voulu croiser la baïonnette con-
lE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 187
tre lui ; mais ses chiens avaient sauté au cou du fao- tionnaire.
Il n'y eut que Geneviève qui fut arrêtée, interrogée, emprisonnée.
XLV
LES RECHERCHES
Nous ne pouvons laisser plus longtemps dans l'oubli un des personnages principaux de cette histoire, celui qui, pendant que s'accomplissaient les événements accumulés dans le précédent chapitre, a souffert le plus de tous, et dont les souffrances méritaient le plus d'éveiller la sympathie de nos lecteurs.
Il faisait grand soleil dans la rue de la Monnaie, et les commères devisaient sur les portes aussi joyeuse- ment que si, depuis dix mois, un nuage de sang ne semblait pas s'être arrêté sur la ville, lorsque Maurice revint avec le cabriolet qu'il avait promis d'amener.
Il laissa la bride de son cheval aux mains d'un dé- crotteur du parvis Saint- Eustache, et monta, le cœur rempli de joie, les marches de son escalier.
C'est un sentiment vivifiant que l'amour : il sait animer des cœurs morts à toute sensation ; il peuple les déserts, il suscite aux yeux le fantôme de l'objet aimé; il fait que la voix qui chante dans l'âme de l'amant lui montre la création tout entière éclairée par le jour lumineux de l'espérance et du bonheur, et, comme, en mikm temps que c'est un sentiment expansif, c'es*
188 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
encore un sentiment égoïste, il aveugle celui qui aime pour tout ce qui n'est pas l'objet aimé.
Maurice ne vit pas ces femmes, Maurice n'entendit pas leur» commentaires ; il ne voyait que Geneviève fai- sant les préparatifs d'un départ qui allait leur donner un bonheur durable; il n'entendait que Geneviève chanton- nant distraitement sa petite chanson habituelle, et cette petite chanson bourdonnait si gracieusement à son oreille, qu'il eût juré entendre les différentes modula- tions de sa voix mêlées au bruit d'une serrure que l'on ferme.
Sur le palier, Maurice s'arrêta; la porte était entr'ou- verte : l'habitude était qu'elle fût constamment fermée, et cette circonstance étonna Maurice, li regarda tout autour de lui pour voir s'il n'apercevrait pas Geneviève dans le corridor. Geneviève n'y était pas. Il entra, tra- versa l'antichambre, la salle à manger, le salon; il visita la chambre à coucher. Antichambre, salle à man- ger, salon, chambre à coucher étaient solitaires. Il appela, personne ne répondit.
L'officieux était sorti, comme on sait ; Maurice pensa qu'en son absence Geneviève avait eu besoin de quel- que corde pour ficeler ses malles, ou de quelques pro- visions de voyage garnir la voiture, et qu'elle était descendue acheter ces objets. L'imprudence lui parut forte; mais, quoique l'inquiétude commençât à le ga- gner, il ne se douta encore de rien.
Maurice attendit donc en se promenant de long en large, et en se penchant de temps en temps hors de la
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 189
fenêti-e, par l' entre-bâillement de laquelle passaient des bouffées d'air chargées de pluie.
Bientôt Maurice crut entendre un pas dans l'escgJier ; il écouta;ce n'était pas celui de Geneviève; il ne cou- rut pas moins jusqu'au palier, se pencha sur la rampe et reconnut l'officieux, qui montait les degrés avec l'in- souciance habituelle aux domestiques,
—- Scévola ! s'écria-t-il.
L'officieux leva la tête.
— Ah 1 c'est vous, citoyen!
— Oui, c'est moi : mais où est donc la citoyenne?
— La citoyenne? demanda Scévola étonné en mon- tant toujours.
— Sans doute. L'as-tu vue en bas?
— Non.
— Alors, redescends. Demande au concierge et in- forme-toichez les voisins.
— A l'instant même. Scévola redescendit.
— Plus vite, donc I plus vite ! cria Maurice; ne vois- in pas que je suis sur des charbons ardents ?
Maurice attendit cinq ou six minutes sur l'escalier; puis, ne voyant point reparaître Scévola, il entra dans l'appartement et se pencha de nouveau hors de la fe- nêtre ; il vit Scévola entrer dans deux ou trois bouti- ques et sortir àans avoir rien appris de nouveau.
Impatienté, il l'appela.
L'officieux leva la tête et vit à la fenêtre son maître impatient.
II. il.
iÔO LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Maurice lui fit signe de remonter,
— C'est impossible qu'elle soit sortie, seditMauric©. Et il appela de nouveau :
— Geneviève! Geneviève!
Tout était mort. La chambre solitaire semblait même n'avoir plus d'écho. Scëvola reparut. ~ Eh bien? demanda Maurice,
— Eh bien, le concierge est le seul qui l'ait vue.
— Le concierge l'a vue ?
' — Oui; les voisins n'en ont pa? entendu parler.
— Le concierge l'a vue, dis-tu? Gomment cela?
— Il l'a vue sortir.
— Elle est donc sortie?
— 11 paraît.
— Seule? 11 est impossible que Geneviève soit sortie seule.
— Elle n'était pas seule, citoyen, elle était avec un homme.
— Comment 1 avec un homme?
— A ce que dit le citoyen concierge, du moins.
— Va le chercher, il l'aut que je sache quel est cet homme.
Scévola fit deux pas vers la porte; puis , se retournant : -- Attendez donc, dit-il en paraissant réfléchir.
— Quoi? que veux-tu? Parle, tu me fais mourir.
— C'est peut-être avec l'homme qui a couru après moi.
— Un homme a couru après toi?
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 191
— Oui.
— Pourquoi faire?
— Pour me demander la clef de votre part.
— Quelle clef, malheureux? Mais parle donc, parle donc 1
— La clef de l'appartement.
~ ïu as donné la clef de l'appartement à un étran- ger? s'écria Maurice en saisissant des deux mains l'offi- cieux au collet.
— Mais ce n'était pas un étranger, monsieur, puis- que c'était un de vos amis.
— Ahl oui, un de mes amis? Bon, c'est Lorin, sans doute. C'est cela, elle sera sortie avec Lorin.
Et Maurice, souriant dans sa pâleur, passa sou mou- choii' sur son front mouillé de sueur.
— Non, non, non, monsieur, ce n'est pas lui, dit Scévola; pardieul je connais bien M. Lorin, peut-être.
— Mais qui est-ce donc, alors?
— Vous savez bi^i, citoyen, c'est cet homme, celui qui est venu un jour...
— Quel jour?
— Le jour où vous étiez si triste, qui vous a emmené et qu'ensuite vous êtes revenu si gai...
Scévola avait remarqué toutes ces choses. Maurice le regarda d'un air effaré ; un frisson courut par tous ses membres ; puis, après un long silence : •=»-Dixmer? s*écria-t-il.
— Ma foi, oui, je crois que c'est cela, citoyen, dil Vofficieus,
492 LE CIIEYALIER DE MAlSON-nOUGE
ûlaurice cl::>ncela et alla tomber à reculons sur un fauteuil.
Ses yeux se voilèrent.
— Oh I mon Dieu 1 murmura-t-il.
Puis, en se rouvrant, ses yeux se portèrent sur le bouquet de violettes oublié, ou plutôt laissé par Gene- viève.
11 se précipita dessus, le prit, le baisa; puis, remar- quant l'endroit où il était déposé :
— Plus de doute, dit-il; ces violettes... c'est son dernier adieu 1
Alors Maurice se retourna; et seulement alors il remarqua que la malle était à moitié pleine, que le reste du linge était à terre ou dans l'armoire entr 'ou- verte.
Sans doute le linge qui était à terre était tombé des mains de Geneviève à l'apparition de Dixmer.
De ce moment il s'expliqua tout. La scène surgit vivante et terrible à ses yeux, ei4re ces quatre murs témoins naguère de tant de bonheur.
Jusque-là, Maurice était resté abattu, écrasé. Le ré- veil fut affreux, la colère du jeune homme effi'ayante.
Il se leva, ferma la fenêtre restée entr'ouverte, prit sur le haut de son secrétaire deux pistolets tout char- gés pour le voyage, en examina l'amorce, et, voyant que l'amorre était en bon état, il mit les pistolets dans sa poche.
Puis il giissa dans sa bourse deux rouleaux de lo\iis, i|ue, malgré son patriotisme, il avait jugé prudent dô
LE CHEVALIER DE MAISON-ROLGE 193
garder au fond d'un tiroir, et, prenant à la main son sabre dans le fourreau :
■— Scévola, dit-il, tu m'es attaché, je crois ; tuas servi mon père et moi depuis quinze ans.
— Oui, citoyen, reprit l'officieux saisi d'effroi à l'as- pect de cette pâleur marbrée et de ce tremblement ner- veux que jamais il n'avait remarqué dans son maître, qui passait à bon droit pour le plus intrépide et le plus vigoureux des hommes; oui, que m 'ordonnez- vous?
— Ecoute I si cette dame qui demeurait ici...
Il s'interrompit ; sa voix tremblait si fort en pro« nonçant ces mots, qu'il ne put continuer.
— Si elle revient, reprit-il au bout d'un instant, re- çois-la ; ferme la porte derrière elle ; prends cette cara- bine, place-toi sur l'escalier, et, sur ta tête, sur ta vie, sur ton âme, ne laisse entrer personne; si l'on veut forcer la porte, défends-la; frappe I tue! tue! et ne crains rien, Scévola, je prends tout sur moi.
L'accent du jeune homme, sa véhémente confiance électrisèrent Scévola.
— Non- seulement je tuerai, dit-il, mais encore je me ferai tuer pour la citoyenne Geneviève.
— Merci... Maintenant, écoute. Cet appartement m'fôt odieux, et je ne veux pas remonter ici que je ne l'aie retrouvée. Si elle a pu s'échapper, si elle est reve- nue, place sur ta fenêtre le grand vase du Japon avec les reines-marguerites qu'elle aimait tant. Voilà pour le jour. La nuit, mets une lanterne. Chaque fois que je passerai au bout de la rue, je serai informé; tant que
i94 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
je ne verrai ni lanterne ni vase, je continuerai mes recherches.
— Oh 1 monsieur, soyez prudent t soyez prudent I s'écria Scévola.
Maurice ne répondit même pas; il s'élança hors de la chambre, descendit l'escalier comme s'il eût eu des ailes, et courut chez Lorio.
D serait difficile d'exprimer la stupéfaction, la co- lère, la rage du digne poëte lorsqu'il npprit cette nou- velle; autant vaudrait recommencer les touchantes élé- gies que devait inspirer Oreste à Pilade,
— Ainsi tu ne sais où elle est? ne cessait-il de répéter. • — Perdue, disparue ! hurlait Maurice dans un pa- roxysme de désespoir; il l'a tuée, Lorin, il l'a tuée!
— Eh ! non, mon cher ami ; non, mon bon Mau- rice, il ne l'a pas tuée ; non, ce n'est pas après tant de jours de réflexion qu'on assassine une femme comme Geneviève; non, s'il l'avait tuée, il l'eût tuée sur la place, et il eût, en signe de sa vengeance, laissé le corps chez toi. Non, vois-tu, il s'est enfui avec elle, trop heureux d'avoir retrouvé son trésor.
— Tu ne le connais pas, Lorin, tu ne le connais pas, disait Maurice; cet homme avait quelque chose de fu- neste dans le regard.
— Mais, non, tu te trompes ; iï m'a toujours fait l'effet d'un brave homme, à moi. Il l'a prise pour la sacrifier. Il se fera arrêter avec elle; on les tuera en- semble. Ahl voilà oîi est le danger, disait Lorin,
Et ces paroles redoublaient le délire de Maurice»
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 195
— Je la retrouverai ! je la retrouverai, ou je mour- rai! s'écriait-il.
— Uli ! quant à cela, il est certain que nous ia re- trouverons, dilLorin; seulement, calme-toi. Voyons, Maurice, mon bon Maurice, crois-moi, on cherche mal quand on ne réfléchit pas; on réfléchit mal quand on s'agite comme tu fais.
— Adieu, Lorin, adieu I
— Que fais-tu donc?
— Je m'en vais.
— Tu me quittes? pourquoi cela ?
— Parce que cela ne regarde que moi seul ; parce que moi seul dois risquer ma vie pour sauver celle de Geneviève.
— Tu veux mourir ?
— J'affronterai tout : je veux aller trouver le prési- dent du comité de surveillance; je veux parler à Hébert, à Danton, à Robespierre; j'avouerai tout, mais il faut qu'on me la rende.
— C'est bien, dit Lorin.
Et, sans ajouter un mot, il se leva, ajusta soîi cein- turon, se coiffa du chapeau d'uniforme, et, comme avait fait Maurice, il prit deux pistolets chargés qu'il mit dans ses poches.
— Partons, ajouta-t-il simplement.
— Mais tu te compromets 1 s'écria Blaurice,
— Eh bien, après?
Il faut, mon cher, quand U pièce est finies S'en retourner ca bocn© ocispagoiss
196 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Où allons-nous chercher d'abord ? dit Maurice.
— Cherchons d'abord dans l'ancien quartier, tu sais? vieille rue Saint-Jacques; puis guettons le Mai- son-Rouge; où il sera, sera sans doute Dixmer; puis rapprochons-nous des maisons de la Vieille-Corde- rie. ïu sais que l'on parle de transfère! Antoinette au Temple I Crois-moi, des hommes comme ceux-là ne perdront qu'au dernier moment l'espoir de la sauver.
— Oui, répéta Maurice, en effet, tu as raison... Maison-Rouge, crois-tu donc qu'il soit à Paris?
— Dixmer y est bien.
— C'est vrai, c'est vrai, ils se sont réunis, dit Mau- rice, à qui de vagues lueurs venaient de rendre un peu déraison.
Alors, et à partir de ce moment, les deux amis se mirent à chercher ; mais ce fut en vain. Paris est grand, et son ombre est épaisse. Jamais gouffre n'a su receler plus obscurément le secret que le crime ou le malheur lui confie.
Cent fois Lorin et Maurice passèrent sur la place de Grève, cent fois ils effleurèrent la petite maison dans laquelle vivait Geneviève, surveillée sans relâche par Dixmer, comme les prêtres d'autrefois surveillaient la victime de&tinée au sacrifice.
De son côté, se voyant destinée à périr, Geneviève, comme toutes les âmes généreuses, accepta le sacrifice et voulut mourir sans bruit ; d'ailleurs, elle redoutait moins encore pour Dixmer que pour la cause de la
LE CHEVALIER i)E MAÏSON-ROUGE 197
reine une publicité que Maurice n'eût pas manqué de donner à sa vengeance»
Elle garda donc un silence aussi profond que si la mort eût déjà fermé sa bouche.
Cependant, sans en rien dire à Lorin, Maurice avait été supplier les membres du terrible comité de salut public; et Lorin, sans en parler à Maurice, s'était, de son côté, dévoué aux mêmes démarches.
Aussi, le même jour, une croix rouge fut tracée par Fouquier-Tinville à côté de leurs noms, et le mot sus- pects les réunit dans une sanglante accolade.
XLVI
LE JU'gEMENT
Le vingt-troisième jour du mois de l'an II de la Ré- publique française une et indivisible, correspondant au 14 octobre 1793, vieux style, comme on disait alors, une foule curieuse envahissait dès le matin les tribunes de la salle où se tenaient les séances révolutionnaires.
Les couloirs du palais, les avenues de la Concierge- rie débordaient de spectateurs avides et impatients, qui se transmettaient les uns aux autres les bruits et les passions, comme les flots se transmettent leurs mugis- sements et leur écume.
]\Ialgré la curiosité avec laquelle chaque spectateur s'agitait, et peut-être même à cause de cette curiosité,
198 LE CHEVALIER DE MAISON-noUGB
chaque flot de celte mer, agité, pressé entre deux bar- rières, la barrière extérieure qui le poussait, la barrière intérieure qui le repoussait, gardait dans ce flux et ce reflux la même place à peu près qu'il avait orise. Mais aussi les mieux placés avaient compris qu'il fallait qu'ils se fissent pardonner leur bonheur ; et ils tendaient à ce but en racontant à leurs voisins, moins bien placés qu'eux, lesquels transmettaient aux autres les paroles primitives, ce qu'ils voyaient et ce qu'ils enten- daient.
Biais, près de la porte du tribunal, un groupe d'hom- mes entassés se disputaient rudement dix lignes d'es- pace en largeur ou en hauteur; car dix lignes en lar- geur, c'était assez pour voir entre deux épaules un coin de la salle et la figure des juges; car dix lignes en hau- teur, c'était assez pour voir par- dessus une tête toute la salle et la figure de l'accusée.
Malheureusement, ce passage d'un couloir à la salle, ce défilé si étroit, un homme l'occupait presque entiè- rement avec ses larges épaules et ses bras disposés en arcs-boutants, qui étayaient toute la foule vacillante et prête à crouler dans la salle, si le rempart de chair était venu à lui manquer.
Cet homme inébranlable au seuil du tribunal était jeune st beau, et, à chaque secousse plus vive que lui imprimait la foule, il secouait comme une crinière son épaisse chevelure, sous laquelle brillait un regard som- bre et résolu. Puis, lorsque, du regard et du mouve- ment, il avait repoussé la foule, dont U arrêtait, môlo
LE CHEVALIER DE MÀISON-ECUGE 199
vivant, les opiniâtres attaques, il retombait dans son attentive immobilité.
Cent fois la masse compacte avait essayé de le ren- verser, car il était de haute taille, et derrière lui toute perspective devenait impossible; mais, comme nous l'avons dit, un rocher n'eût pas été plus inébranlable que lui.
Cependant, de l'autre extrémité de cette mer hu- maine, au milieu de la foule pressée, un autre homme s'était frayé un passage avec une persévérance qui te- nait de la férocité; rien ne l'avait arrêté dans son infa- tigable progression, ni los coups de ceux qu'il laissait derrière lui, ni les imprécations de ceux qu'il étouffait en passant, ni les plaintes des femmes, car il y avait beaucoup de femmes dans cette foule.
Aux coups il répondait par des coups, aux impré- cations par un regard devant lequel reculaient les plus braves, aux plaintes par une impassibilité qui ressem- blait à du dédain.
Enfin, il arriva derrière le rigoureux jeune homme qui fermait, pour ainsi dire, l'entrée de la salle. Et au milieu de l'attente générale, car chacun voulait voir comment la chose se passerait entre ces deux rudes an- tagonistes; et au milieu, disons-nous, de l'attente gé- nérale, il essaya de sa méthode, qui consistait à intro- duire entre deux spectateurs ses coudes comme des ceins et à fendre avec son corps les corps les olus sou- dés les uns aux autres.
C'était pourtant, celui-là, un jeune homme de petite
ÎOO LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGK
taille, dont le visage pâle et les membres grêles annon» çaient une constitution aussi chétive que ses yeux ar- dents renfermaient de volonté.
Mais à peine son coude eut-il eiïïeuré les flancs du jeune homme placé devant lui, que celui-ci, étonné de l'agression, se retourna vivement et du même mouve- ment leva un poing qui menaçait, en s' abaissant, d'é- craser le téméraire.
Les deux antagonistes se trouvèrent alors face à face, et un petit cri leur échappa en même temps.
Ils venaient de se reconnaître.
— Ah 1 citoyen Maurice, dit le frêle jeune homme avec un accent d'inexprimable douleur, laissez-moi passer : laissez-moi voir; je vous en supplie ! vous me tuerez après I
Maurice,* car c'était effectivement lui, se sentit péné- tré d'attendrissement et d'admiration pour cet éternel dévouement, pour cette indestructible volonté.
— Vous ! murmura-t-il ; vous ici, imprudent !
— Oui, moi ici I mais je suis épuisé... Oh I mon Dieu I î'Ue parle I laissez-moi la voir I Jjissez-moi l'écouter I
Maurice s'effaça, et le jeune homme passa devant lui. Alors, comme Maurice était à la tête de la foule, rien ne gên? plus la vue de celui qui avait souffert tant de coups et de rebuffades pour arriver là.
Toute cette scène et les murmures qu'elle occasionna éveillèrent la curiosité des juges.
L'accusée aussi regarda de ce côté; alors, au pre- mier rang, elle aperçut et reconnut le chevalier,
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 201
Quelque chose comme un frisson agita un moment la reine assise dans le fauteuil de fer.
L'interrogatoire, dirigé par le président Harraand, interprété par Fouquier-Tinville, et discuté par Chau- Yeau-Lagarde, défenseur de la reine, dura tant que le permirent les forces des juges et de l'accusée.
Pendant tout ce temps, Maurice resta immobile à sa place, tandis que plusieurs fois déjà les spectateurs s'é- taient renouvelés dans la salle et dans les corridors.
Le chevalier avait trouvé un appui contre une co- lonne, et il était là non moins pâle que le stuc contre lequel il se tenait adossé.
Au jour avait succédé la nuit opaque : quelques bou» gies allumées sur les tables des jurés, quelques lampes qui fumaient aux parois de la salle, éclairaient d'un si- nistre et rouge reflet le noble visage de cette femme, qui avait paru si belle aux splendides lumières des fêtes de Versailles.
Elle était là seule, répondant quelques brèves et dédaigneuses paroles aux interrogatoires du président, et se penchant parfois à l'oreille de son défenseur pour lui parler bas.
Son front blanc et poli n'avait rien perdu de sa fierté ordinaire ; elle portait la robe à raies noires que, de- puis la mort du roi elle n'avait pas voulu quitter.
Les juges se levèrent pour aller aux opinions; la séance était finie.
— Me suis-j€ donc montrée trop dédaigneuse, mon- tteur? demanda-t-elle à Ghauveau-Lagarde,
202 LE CHEVALIER DE MAIS0N-R0UG8
— Ah! raadame, répondit celui-ci, vous se^ez tou- jours bien quand vous serez vous-même.
—Vois donc comme elle est fière ! s'écria une femme dans l'auditoire, comme si une voix répondait à la question que la malheureuse reine venait de faire à sou avocat.
La reine tourna la tête vers cette femme.
— Eh bien, oui, répéta la femme, je dis que tu es fière, Antoinette, et que c'est ta fierté qui t'a perdue.
La reine rougit.
Le chevalier se tourna vers la femme qui avait pro- noncé ces paroles, et répliqua doucement :
— Elle était reine. Maurice lui saisit le poignet.
— Allons, lui dit-il tout bas, ayez ie courage de ne pas vous perdre.
— Oh ! monsieur Maurice, répliqua le chevalier, vous êtes un homme, et vous savez que vous parlez à un homme. Oh 1 dites-moi, est-ce que vous croyez qu'ils puissent la condamner?
— Je ne le crois pas, dit Maurice, j'en suis sûr.
— Oh ! une femme I s'écria Maison-Rouge avec un sanglot.
— Non, une reine, répliqua Maurice. C'est vous même qui venez de le dire.
Le chevalier saisit à son tour le poignet de Maurice, et, avec une torce dont on aurait pu le croire incapable, il l'obligea -à se pencher vers lui.
Il estait trois heures et demie du matin, de grand0
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 203
Tides se laissaient voir parmi les spectateurs. Quelques lumières s'éteignaient çà et là, jetant des parties de la salle dans l'obscurité.
Une des parties les plus obscures était celle où se trouvaient le chevalier et Maurice, écoutant ce qu'il al- lait lui dire.
— Pourquoi donc êtes -vous ici, et qu'y venez- vous faire, demanda le chevalier, vous, monsieur, qui n'avez pas un cœur de tigre?
— Hélas I dit Maurice, j'y suis pour savoir ce qu'est devenue une malheureuse femme.
— Oui, oui, dit Maison-Rouge, celle que son mari a poussée dans le cachot de la reine, n'est-ce pas? celle qui a été arrêtée sous mes yeux?
■— Geneviève ? -~ Oui, Geneviève.
— Ainsi, Geneviève est prisonnière, sacrifiée par son mari, tuée par Dixmer?.., Oh! je comprends tout, je comprends tout, maintenant. Chevalier, racontez-moi ce qui s'est passé, dites-moi où elle est, dites-moi où je puis la retrouver. Chevalier.., cette femme, c'est ma vie, entendez-vous?
— Eh bien, je l'ai vue; j'étais h quand elle a été arrêtée. Moi aussi, je venais pour iaire évader la rehie! mais nob deux projets, que nous n'avions pu nous com- muniquer, se soii^ nui au lieu de se servir.
— Et vous ne l'avez pas sauvée, au moins, elle, votre sœur, Geneviève ?
— Le pouvais -je? Une grille de fer me séparait
204 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
d'elle. Ah 1 si vous aviez été là, si vous aviez pu réunir ■vos forces aux miennes, le barreau maudit eût cédé, ^ et nous les eussions sauvées toutes deux.
— Geneviève! Geneviève! murmura Maurice. Puis regardant Maison-Rouge avec une indéfmissa»
ble expression de rage :
— Et Dixmer, qu'est-il devenu? demanda-t-il.
— Je ne sais. Il s'est sauvé de son côté, et moi du mien.
— Oh ! dit Maurice, les dents serrées, si je îe re- joins jamais...
— Oui, je comprends. Mais rien n'est désespéré en- core pour Geneviève, dit Maison-Rouge, tandis qu'ici, tandis que pour la reine... Oh I tenez, Maurice, vous êtes un homme de cœur, un homme puissant ; vous avez des amis... Oh ! je vous en prie, comme on prie Dieu... Maurice, aidez-moi à sauver la reine.
— Y pensez- vous ?
— Maurice, Geneviève vous en supplie par ma voix.
— Oh 1 ne prononcez pas ce nom, monsieur. Qui sait si, comme Dixmer, vous n'avez pas sacrifié la pau- vre femme?
' — MonsieuB, répondit le chevalier avec fierté, je sais, quand je m'attache à une cause, ne sacrifier que moi seul.
En ce moment, la porte des délibérations se rouvrit; Blaurice allait répondre.
— Silence, monsieur ! dit le chevalier; silence ! voici les juges qui rentrent.
LÉ CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 205
Et Maurice sentit trembler la main que Maison- Rouge, pâle et chancelant, venait déposer sui' son bras.
— Oh I murmura le chevalier ; oh I le cœur me manque.
— Du courage , et contenez - vous , ou vous êtes perdu f dit Maurice.
Le tribunal rentrait, en effet, et la nouvelle de sa ren- trée se répandit dans les corridors et les galeries.
La foule se rua de nouveau dans la salle, et les lu- mières parurent se ranimer d'elles-mêmes pour ce mo- ment décisif et solennel.
On venait de ramener la reine; elle se tenait droite, mmiobile, hautaine, les yeux fixes et les lèvres serrées.
On lui lut l'arrêt qui la condamnait à la peine de mort.
Elle écouta, sans pâlir, sans sourciller, sans qu'un muscle de son visage indiquât l'apparence de l'émotion.
Puis elle se retourna vers le chevalier, lui adressa un long et éloquent regard, comme pour remercier cet homme qu'elle n'avait jamais vu que comme la statue vivante du dévouement; et, s'appuyant sur le bras de l'officier de gendarmerie qui commandait la force ar- mée, elle sortit calme et digne du tribunal.
Maurice poussa un long soupir.
— Dieu merci I dit-il, rien dans sa déclaration n'a compromis Geneviève, et il y a encore de l'espoir.
— Dieu merci I murmura de son côté le chevalier de Maison "Rouge, tout est fini et la lutte est terminée. Je n'avais pas la force d'aller plus loin,
II. î3
200 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Du courage, monsieur 1 dit tout bas Maurice.
— J'en aurai, monsieur, répondit le chevalier.
Et tous deux, après s'être serré la main, s'éloignèrent par deux issues différentes.
La reine fut reconduite à la Conciergerie : quatre heures sonnaient à la grande horloge comme elle y rentrait.
Au débouché du pont Neuf, Maurice fut arrêté par les deux bras de Lorin.
— Halte-là, dit-il, on ne passe pas.
— Pourquoi cela?
-— Oti vas-tu, d'abord?
— Je vais chez moi. Justement, je puis reiitrer main- tenant, je sais ce qu'elle est devenue.
— Tant mieux; mais tu ne rentreras pas.
— La raison ?
— La raison, la voici : il y a deux heures, les gen- darmes sont venus pour t' arrêter.
— Ah I s'écria Maurice. Eh bien, raison de plus.
— Est-tu fou? et Geneviève?
— C'est vrai. Et où allons-nous?
— Chez moi, pardieu I
— Mais je te perds.
-— Raison de plus; allons, arrive. Et il l'entraîna,
LE CHEVALIER DE MATSOr? - ROUOR 207
XLVII
PRÊTRE ET BOURREAtï
En sortant du tribunal, la reine avait été ramenée & h Conciergerie.
Arrivée dans sa chambre, elle avait pris des ciseaux, avait coupé ses longs et beaux cheveux, devenus plus beaux de l'absence de la poudre, abolie depuis un an ; elle les avait enfermés dans un papier ; puis elle avait écrit sur le papier : A partager entre mon fils et ma fille.
Alors elle s'était assise, ou plutôt elle était tombée sur une chaise, et, brisée de fatigue, — » l'interrogatoù'e avait duré dix-huit heures, — elle s'était endormie.
A sept heures, le bruit du paravent que l'on déran- geait la réveilla en sursaut; elle se retourna et vit un homme qui lui était complètement inconnu.
— Que me veut-on? demanda-t-elle. L'homme s'approcha d'elle, et, la saluant aussi po- liment que si elle n'eût pas été reine :
— Je m'appelle Sanson, dit-il.
La reine frissonna légèrement et se leva. Ce nom seul en disait plus qu'un long discours.
— Vous venez de bien bonne heure, monsieur, dit- elle; ne pourriez-vous pas retarder un peu?
— Non, madame, répliqua Sanson, j'ai ordre de venir.
Ces paroles dites, il fit encore un pas vers la reine.
208 LE CHEVALIER DE MAISON-ROCQÏ
Tout dans cet homme, et dans ce moment, était ex- pressif et terrible.
— Ah I je comprends, dit la prisonnière, vous vou- lez me couper les cheveux?
■ — C'est nécessaire, madame, répondit l'exécuteur.
— Je le savais, monsieur, dit la reine, et j'ai voulu vous épargner cette peine. Mes cheveux sont là, sur cette table.
Sanson suivit la direction de la main de la reine.
— Seulement, continua-t-elle, je voudrais qu'ils fussent remis ce soir à mes enfants.
— Madame, dit Sanson, ce soin ne me regarde pas,
— Cependant, j'avais cru...
— Je n'ai à moi, reprit l'exécuteur, que la dépouille des... personnes... leurs habits, leurs bijoux, et encore lorsqu'elles me les donnent formellement; autrement tout cela va à la Salpétrière, et appartient aux pauvres des hôpitaux; un arrêté du comité de salut public a réglé les choses ainsi.
— Mais enfin, monsieur, demanda en insistant Ma- rie-Antoinette, puis-je compter que mes cheveux se- ront remis à mes enfants?
Sanson resta muet.
— Je me charge de l'essayer, dit Gilbert,
La prisonnière jeta au gendarme un regard d'ineffa- ble reconnaissance.
— Maintenant, dit Sanson, je venais pour vous cou- per les cheveux ; mais, puisque cette besogne est faite, je puis, si vous le désirez, vous laisser im instant seule.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROULiE 209
— Je vous en prie, monsieur, dit la reine ; c?r j'ai besoin de me recueillir et de prier.
Sanson s'inclina et sortit.
Alors la reine se trouva seule, car Gilbeïl; n'avait fait que passer la tête pour prononcer les paroles que nous avons dites.
Tandis que îa condamnée s'agenouillait sur une chaise plus basse que les autres, et qui lui servait de prie-Dieu, une scène non moins terrible que celle que nous venons de raconter se passait dans le presbytère de la petite église Saint-Landry, dans la Cité.
Le curé de cette paroisse venait de se lever; sa vieille gouvernante dressait son modeste déjeuner, quand tout à coup on heurta violemment à la porte du presbytère.
Même chez un prêtre de nos jours, une visite im- prévue annonce toujours un événement : il s'agit d'un baptême, d'un mariage in extremis ou d'une confession suprême; mais, à cette époque, la visite d'un étranger pouvait annoncer quelque chose de plus grave encore. A cette époque, en effet, le prêtre n'était plus le man- dataire de Dieu, et il devait rendre ses comptes aux homme».
Cependant l'abbé Girard était du nomhre de ceux qui devaient le moins craindre, car il avait prêté ser- ment à la Constitution : en lui la conscience et la pro- bité avaient parlé plus haut que l'amour-propre et l'esprit religieux. Sans doute, l'abbé Girard admettait la possibilité d'un progrès daiis ie gouvernement et re* Il i%.
210 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
gretlait tant d'abus commis au nom du pouvoir divin; il avait, tout en gardant son Dieu, accepté la fraternité du régime républicain.
— Allez voir, dame Jacinthe, dit-il; allez voir qui vient heurter à notre porte de si bon matin; et, si par hasard, ce n'est point, un service pressé qu'on vient me demander, dites que j'ai été mandé ce matin à la Conciergerie, et que je suis forcé de m'y rendre dans un instant.
Dame Jacinthe s'appelait autrefois dame Madeleine; mais elle avait accepté un nom de fleur en échange de son nom, comme l'abbé Girard avait accepté le titre de citoyen en place de celui de curé.
Sur l'invitation de son maître, dame Jacinthe se hâta de descendre par les degrés du petit jardin sur lequel ouvrait la porte d'entrée : elle tira les verrous, et un jeune homme fort pâle, fort agité, mais d'une douce et honnête physionomie, se présenta.
— M. l'abbé Girard? dit-il.
Jacinthe examina les habits en désordre, la barbe longue et le tremblement nerveux du nouveau-venu : tout cela lui sembla de mauvais augure.
— Citoyen, dit elle, il n'y a point ici de monsieur ni d'abbé.
— Pardon, madame, reprit le jeune homme, je veux dire le desservant de Saint-Landry.
Jacinthe, malgré son patriotisme, fut frappée de ce mot madame, qu'on »'eût point adressé à une impéra- trice; cenentlant elle répondit ;
Ll CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 21i
— On ne peut le voir, citoyen; il dit son bréviaire, « En ce cas, j'attendrai, répliqua le jeune homme.
— Mais, reprit dame Jacinthe, à qui cette persis- tance redonnai! les mauvaises idëes qu'elle avait res- senties tout d'abord, vous attendrez inutilement, citoyen ; car il est appelé à la Conciergerie et va partir à l'instant même.
Le jeune homme pâlit affreusement, ou plutôt, de pâle qu'il était, devint livide.
•— C'est donc vrai I murmura-t-il. Puis, tout haut :
— Voilà justement, madame, dit-il, le sujet qui m'amène près du citoyen Girard.
Et tout en parlant, il était entré, avait doucement, il est vrai, mais avec fermeté, poussé les verrous de la porte, et, malgré les instances et même les menaces de dame Jacinthe, il était entré dans la maison et avait pénétré jusqu'à la chambre de l'abbé.
Celui-ci, en l'apercevant, poussa une exclamation de surprise.
— Pardon, monsieur le curé, dit aussitôt le jeune homme, j'ai à vous entretenir d'une chose très- grave; permettez que nous soyons seuls.
Le vieux prêtre savait par expérience comment s'ex- priment les grondes douleurs. Il lut une passion tout entière sur la ligure bouleversée du jeune homme, une émotion suprême dans sa voix fiévreuse.
— Laissez-nous, dame Jacinthe, dit-il.
Le jeune homme suivit des yeux avec impatience la
212 LE CHEVALIER DB MAISON-ROUGE
gouvernante, qui, habituée à participer aux secrets de son maître, hésitait à se retirer; puis, lorsque, enfin, elle eut refermé la porte :
— ■ Monsieur le curé, dit l'inconnu, vous allez me de- mander tout d'abord qui je suis. Je vais vous le dire : je suis un homme proscrit; je suis un homme con- damné à mort, qui ne vis qu'à force d'audace; je suis le chevalier de Maison-Rouge.
L'abbé fit un soubresaut d'effroi sur son grand fau- teuil.
— Ohl ne craignez rien, reprit le chevalier; nui ne m'a vu entrer ici, et ceux mêmes qui m'auraient vu ne - me reconnaîtraient pas; j'ai beaucoup changé depuis deux mois.
— Mais, enfin, que voulez-vous, citoyen? demanda le curé.
— Vous allez ce matin à la Conciergerie, n'est-ce pas?
— Oui, j'y suis mandé par le concierge,
— Savez-vous pourquoi?
— Pour quelque malade, pour quelque moribond, pour quelque condamné, peut-être.
— Vous l'avez dit : oui, une personne condamnée vous attend.
Le vieux prêtre regarda le chevalier avec étoppe- ment.
— Mais savez-vous quelle est cette personne"/ re- prit Maison-Rouge.
— Non... je ne sais.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 213
— Eh bien, cette personne, c'est la reine f L'abbè poussa un cri de douleur.
«-- La reine? Oh f mon Dieu I
— Oui, monsieur, la reine) Je me suis iniormé pour savoir quel 4tait le prêtre qu'on devait lui donner. J'ai appris que c'était vous, et j'accours.
— Que voulez -vous de moi? demanda le prêtre, effrayé de l'accent fébrile du chevalier.
— Je veux... je ne veux pas, monsieur. Je viens vous implorer, vous prier, vous supplier.
— De quoi donc?
• — De me faire entrer avec vous près de Sa Majesté.
— Ohl mais vous êtes fou! s'écria l'abbé; mais vous me perdez t mais vous vous perdez vous-même !
•=— Ne craignez rien.
— La pauvre femme est condamnée et c'en est fait d'elle.
— Je le sais ; ce n'est pas pour tenter de la sauver que je veux la voir, c'est... Mais, écoutez moi, mon père I vous ne m'écoutez pas.
«— Je ne vous écoute pas, parce que vous me de- mandez une chose impossible; je ne vous écoute pas, parce que vous agissez comme un homme en démence, dit le vieillard ; je ne vous écoute pas, parce que vous m'épouvantez.
— Mon père, rassurez-vous, dit le jeune homme en essayant de se calmer lui-même: mon père, croyez-moi, j'ai toute ma raison. La reine est perdue, je le sais; mais que je puisse me prosterner à ses genoux, une se»
2i4 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
conde seulement, et cela me sauvera la vie; si je ne la vois pas, je me tue, et, comme vous serez la cause de mon désespoir, vous aurez tué à la fois lecorps etl'ârae.
— Mon fils, mon fils, dit le prêtre, vous me deman- dez le sacrifice de ma vie, songez-y ; tout v'eux que je suis, mon existence est encore nécessaire à bien des malheureux; tout vieux que je suis, aller moi-même au-devant de la mort, c'est commettre un suicide.
— Ne me refusez pas, mon père, répliqua le cheva~ lier; écoutez, il vous faut un desservant, un acolyte : prenez-moi, emmenez-moi avec vous.
Le prêtre essaya de rappeler sa fermeté qui commen- çait à fléchir.
— Non, dit-il, non, ce serait manquer à mes de- voirs ; j'ai juré la Constitution, je l'ai jurée du fond du cœur, en mon âme et conscience. La femme condamnée est une reine coupable ; j'accepterais de mourir si ma mort pouvait être utile à mon prochain ; mais je neveux pas manquer à mon devoir.
— Mais, s'écria le chevalier, quand je vous dis, quand je vous répète, quand je vous jure que je ne veux pas sauver la reine; tenez, sur cet Évangile, te- nez, sur ce crucifix, je jure que je ne vais pas à la Con- ciergerie pour l'empêcher de mourir.
— Alors, que voulez-vous donc? demanda le vieil- lard ému par cet accent de désespoir que l'on n'imite point.
— Écc'jtoz, dit le chevalier, dont l'âme semblait ve- nir cherclier un passage sur ses lèvres, elle fut ma bien*
LE CHEVALIER DE MAISON-BOUGE 215
iaitrice-, elle a pour moi quelque attachement ; me voir, à sa dernière heure, sera, j'en suis sûr, une consolation pour elle.
— C'est tout ce que vous voulez? demanda le prêtre ébranlé par cet accent irrésistible.
— Absolument tout,
— Vous ne tramez aucun complot pour essayer de délivrer la condamnée?
— Aucun. Je suis chrétien, mon père, et, s'il y a dans mon cœur une ombre de mensonge, si j'espère qu'elle vivra, si j'y travaille en quoi que ce soit, que Dieu me punisse de la damnation étemelle.
— Non t non ! je ne puis rien vous promettre, dit le curé, à l'esprit de qui revenaient les dangers si grands et si nombreux d'une semblable imprudence.
— Ecoutez, mon père, dit le chevalier avec l'accent d'une profonde douleur, je vous ai parlé en fils soumis, je ne vous ai entretenu que de sentiments chrétiens et charitables ; pas une amère parole, pas une menace n'est sortie de ma bouche, et cependant ma tête fer- mente, cependant la fièvre brûle mon sang, cependant le désespoir me ronge le cœur, cependant je suis armé; voyez, j'ai un poignard.
Et le jeune homme tira de sa poitrine une lame brillante et fine qui jeta un reflet livide sur sa main tremblante.
Le curé s'éloigna vivement.
— Ne craignez rien, dit le cLevalier avec un triste sourire; d'autres, 'Dus sacha;,.t si fidèle obseryalÇW
216 LE CHEVALIER DE MAIS0N-R0U6B
de votre parole, eussent arraché un serment à votre frayeur. Non, je vous ai supplié et je vous supplie encore, les mains jointes, le front sur le carreau : faites quejelavoie uc seul moment ; et tenez, voici pour votre garantie.
Et il tira de sa poche un billet qu'il présenta à l'abbé Girard; celui-ci le déplia et lut ces mots:
« Moi, René, chevalier de Maison*-Rouge, déclare, sur Dieu et mon honneur, que j'ai, par menace de mort, contraint le digne curé de Saint-Landry à m' emmener à la Conciergerie malgré ses refus et ses vives répu- gnances. En foi de quoi, j'ai signé,
» Maison-Rouge. »
— C'est bien, dit le prêtre; mais jurez-moi encore que vous ne ferez pas d'imprudence; ce n'est point assez que ma vie soit sauve, je réponds aussi de la vôtre.
— Oh! ne songeons pas à cela, dit le chevalier; vous consentez?
— Il le faut bien, puisque vous le voulez absolu-* ment. Vous m'attendrez en bas, et, lorsqu'elle passera dans le greffe, alors vous la verrez...
Le chevalier saisit la main du vieillard et la baisa avec autant do, respect et d'ardem' qu'il eût baisé le crucifix.
— Oh I murmura le chevalier, elle mourra du moins comme unt reine, et la mai» du bourreau ne la tou- chera point!
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 257
ILVIIÎ
LA CHARRETTE
Aussitôt après qu'il eut obtenu cette permission du curé de Saint- Landry, Maison-Rouge s'élança dans un cabinet entr'ouvert qu'il avait reconnu pour le cabinet de toilette de l'abbé.
Là, en un tour de main, sa barbe et ses moustaches tombèrent sous le rasoir, et ce fut alors seulement que lui-même put voir sa pâleur; elle était effrayante.
Il rentra calme en apparence; il semblait, d'ailleurs, avoir complètement oublié que, malgré la chute de sa barbe et de ses moustaches, il pouvait être reconnu k la Conciergerie.
Il suivit l'abbé, que pendant sa retraite d'un instant deux fonctionnaires étaient venus chercher, et, avec cette audace qui éloigne tout soupçon, avec ce gon- flement de la fièvre qui défigure, il entra par la grille donnant à cette époque dans la cour du Palais
11 était, comme l'abbé Girard, vêtu d'un habit noir, les habits sacerdotaux étant abolis.
Dans le greffe, ils trouvèrent plus de cinquante per- sonnes, soit employés à la prison, soit députés, soit commissaires, se préparant à voir passer la reine, soit en mandataires, soit en curieux.
Son cœur battit si violemment, quand ii se trouva en face du guichet, qu'il n'entendit plus les pour- n. 13
âl8 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
parl^^rs de l'abbé avec les gendarmes et le concierge.
Seulement un homme qui tenait à la main des ciseaux et un morceau d'étoffe fraîchement coupé heurta Maison-Rouge sur le seuil.
Maison Rouge se retourna et reconnut l'exécuteur.
— Que veux-lu, citoyen? demanda Sanson.
Le chevalier essaya de réprimer le frisson qui mal gré lin courait dans ses veines.
— Moi? dit-il. Tu le vois bien, citoyen Sanson, j'ac- compagne le curé de Saint-Landry.
— Ah ( bien, répliqua l'exécuteur.
Et il se rangea de côté, donnant des ordres à son aide.
Pendant ce temps, Maison-Rouge pénétra dans l'in- térieur du gi^effe; puis, du greffe, il passa dans le com- partiment oîi se tenaient les deux gendarmes.
Ces braves gens étaient consternés ; aussi digne et fière qu'elle avait été ave« les autres, aussi bonne et douce la condamnée avait été avec eux : ils semblaient plutôt ses serviteurs que ses gardiens.
Mais, d'où il était, le chevalier ne pouvait aper- cevoir la reine : le paravent était fermé.
Le paravent s'était ouvert pour donner passage au curé, mais il s'était refermé deiTière lui.
Lorsque le chevalier entra, la conversation était déjà engagée
— Monsieur, disait îa reine de sa voix stridente et fière, puisque vous avez fait serment à la République, au nom de qui on me met à mort, je ne aurais avoir
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 219
confiance en vous. Nous n'adorons plus le môme Dieu f
— Madame, répondit Girard fort ému de tette dé- daigneuse profession de foi, une chrétienne qui va mourir doit mourir sans haine dans le cœur, et elle lie doit pas repousser son Dieu, sous quelque fi)rme qu'il se présente à elle.
Maison-Rouge fit un pas pour entr'ouvrir le para- vent, espérant que lorsqu'elle l'apercevrait, que lors- qu'elle saurait la cause qui l'amenait, elle changerait d'avis à l'endroit du curé; mais les deux gendarmes firent un mouvement.
— Mais, dit Maison-Roùge, puisque je suis l'acolyte du curé...
— Puisqu'elle refuse le curé, répondit Duchesne, elle n'a pas besoin de son acolyte.
— Mais elle acceptera peut-être, dit le chevalier en haussant la voix; il est impossible qu'elle n'accepte pas.
Slais Marie-Antoinette était trop entièrement au sen- timent qui l'agitait pour entendre et reconnaître la voix du chevalier.
— Allez , monsieur, continua-t-elle s'adressant tou- jours à Girard, allez et laissez-moi: puisque nous vi- vons à cette heure en France sous un régime de liberté» je réclame celle de mourir à ma fantaisie.
Girard essaya de résister.
— Laissez-moi, monsieur, dit-elle, je vous dis de me laisser.
Girard essaya d'ajouter un mot.
220 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Je îe veux, dit la reine avec un geste de Marle- iiiérèse.
Girard sortit.
Maison-Rouge essaya de plonger son regard dans l'intervalle du paravent, mais la prisonnière tournait le dos.
L'aide de l'exécuteur croisa le curé; il entrait tenait des cordes à la main.
Les deux gendarmes repoussèrent le chevalier jus- qu'à la porte, avant que, ébloui, désespéré, étourdi, il eût pu articuler un cri ou faire un mouvement pour accomplir son dessein.
11 se retrouva donc avec Girard dans le corridor du guichet. Du corridor, on les refoula jusqu'au greffe, 011 la nouvelle du refus de la reine s'était déjà ré- pandue, et où la fierté autrichienne de Marie-Antoinette était pour quelques-uns le texte de grossières invec- tives, et pour d'autres un sujet de secrète admiration.
— Allez, dit Richard à l'abbé, retournez chez vous, puisqu'elle vous chasse, et qu'elle meure comme elle voudra.
— Tiens, dit la femme Richard, elle a raison, et je ferais comme elle.
— Et vous auriez tort, citoyenne, dit l'abbé.
— Tais-toi, femme, murmura le concierge en fai- sant les gros yeux; est-ce que cela te regarde? Allez, l'abbé, allez.
— Non, répéta Girard, non, je l'accompagnerai malgré elle; un mot, ne fût-ce qu'un mot, si elle
LT. ciiF.VAî.îrR Dr: îîaison rouge 521
l'entend, lui rappellera ses devoirs; d'ailleurs, la Com- mune m'a donné une mission... et je dois obéir à la Commune.
— Soit; mais renvoie ton sacristain, alors, dit bru- talement i adjudant-major commandant la force armée.
C'était un ancien acteur de la Comédie-Française nommé Grammont.
Les yeux du chevalier lancèrent un double éclair, et il plongea machinalement sa main dans sa poitrine.
Girard savait que, sous son gilet, il y avait un poi- gnard. Il l'airéla d'un regard suppliant.
— Épargnez ma vie, dit-il tout bas; vous voyez que tout est perdu pour vous, ne vous perdez pas avec elle; je lui parlerai de vous en route, je vous le jure; je lui dirai ce que vous avez risqué pour la voir une dernière fois.
Ces mots calmèrent l'effervescence du jeune homme; d'ailleurs, la réaction ordinaire s'opérait, toute son organisation subissait un abaissement étrange. Cet homme d'une volonté héroïque, d'une puissance mer- veilleuse, était arrivé au bout de sa force et de sa vo- lonté; il flottait irrésolu, ou plutôt fatigué, vaincu, dans une espèce de somnolence qu'on eût prise pour l'avant-courrière de la mort.
— Oui, dit-il, ce devait être ainsi: la croix pour Jésus, l'échafaud pour elle; les dieux et les rois boi- Yent jusqu'à la lie le calice que leur présentent les hommes.
il résulta de cette pensée toute résignée, tout inerte,
222 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUQ^-
que le jeune homme se laissa repousser, sans autre défense qu'une» espèce de gémissement involontaire, jusqu'à la porte extérieure et sans faire plus de résis- tance que n'en faisait Ophélia, dévouée à la mort, lors« qu'elle se voyait emportée par les flots.
Au pied des grilles et aux portes de la Conciergerie, se pressait une de ces foules effrayantes comme on ne peut se les figurer sans les avoir vues au moias une fois.
L'impatience dominait toutes les passions, el toutes lès passions parlaient haut leur langage, qui, en se con- fondant, formait une rumeur immense et prolongée, comme si tout le bruit et toute la population de Paris, s'étaient concentrés dans le quartier du palais de jus- tice.
Au-devant de cette foule campait une armée tout entière, %\ec des canons destinés à protéger la fête et à la rendre sûre à ceux qui venaient en jouir.
On eût en vain essayé de percer ce rempart profond, grossi peu à peu, depuis que la condamnation était connue hors de Paris, par les patriotes des faubourgs.
Maison-Rouge, repoussé hors de la Conciergerie, se trouva naturellement au premier rang des soldats.
Les soldats lui demandèrent qui il était.
Il répondit qu'il était le vicaire de l'abbé Girard ; mais que, assermenté comme son curé, il avait, comme son curé, été refusé par la reine.
Les soldats le repoussèrent à leur tour jusqu'au pre- mier rang des spectateurs.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 223
Là, force lui fut de répéter ce qu'il avait dit aux soldats.
Alors, ce cri s'éleva :
— Il la quitte... lli'a vue... Qu'a-t-elle dit?... Que fait-elle?..-. Est-elle fière toujours?... Est-elle abat- tue ?... Pleure-t-elle ?.. .
Le chevalier répondit à toutes ces questions d'une voix à la fois faible, douce et affable, comme si cette voix était la dernière manifestation de la vie suspendue à ses lèvres.
Sa réponse était la vérité pm'e et simple; seulement, cette vérité était un éloge de la fermeté d'Antoinette, et ce qu'il dit avec la simplicité et la foi d'un évangéliste jeta le trouble et le remords dans plus d'un cœur.
Lorsqu'il parla du petit dauphin et de madame Royale, de cette reine sans trône, de cette épouse sans époux, de cette mère sans enfants, de cette femme enfin seule et abandonnée, sans un ami au milieu des bour- reaux, plus d'un front, ^à et là, se voila de tristesse, plus d'une larme apparut, furtive et brûlante, en des yeux naguère animés de haine.
Onze heures sonnèrent à l'horloge du Palais, toute rumeur cessa à l'instant même. Cent mille personnes comptaient l'heure qui sonnait et à laquelle répondaient les battements do leur cœur.
Puis la vibration de la dernière heure éteinte dans î'espacfe, il se fit un grand bruit derrière les portes, en même temps qu'une charrette venant du côté du quai aux Fleurs fendait la foule du peuple, puis les gardes, et venait se placer au bas des degrés.^
224 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Bientôt la reine apparut au haut de l'immense per- ron. Toutes les passions se concentrèrent dans les yeux ; les respirations demeurèrent haletantes et suspen- dues.
Ses cheveux étaient coupés courts, la plupart avaient blanchi pendant sa captivité, et celte nuance argentée rendait plus délicate encore la pâleur nacrée qui faisait presque céleste, en ce moment suprême, ia beauté de la fille des Césars.
Elle était vêtue d'une robe blanche, et ses mains étaient liées derrière son dos.
Lorsqu'elle se montra en haut des marches ayant à sa droite l'abbé Girard, qui l'accompagnait malgré elle, et à sa gauche l'exécuteur, tous deux vêtus de noir, ce fut dans toute celte foule un murmure que Dieu seul, qui lit au fond des cœurs, put comprendre et résumer dans une vérité.
Un homme alors passa entre l'exécuteur et Marie- Antoinette.
C'était Grammont. 11 passait ainsi pour lui montrer i'ignoble charrette.
La reine recula malgré elle d'un pas.
— Montez, dit Grammont.
Tout le monde entendit ce mot, car l'émotion tenait tout murmure suspendu aux lèvres des spectateurs.
Alors on vit le sang monter aux joues de la reine et gagner la racine de ses cheveux; puis presque aussitôt son visage redevint d'une pâleur mortelle.
Ses lèvres blêmissantes s'entr'ouvrirent
LE CKF.7ALIER î>K MATSON-ROUGE 223
— Pourquoi une charrette à moi, dit-elle, quand le roi a été à l'échafaud dans sa voiture?
L'abbé Girard lui dit alors tout bas quelques mots. Sans doute il combattait chez la condamnée ce dernier cri de l'orgueil royal.
La reine se tut et chancela.
Sanson avança les deux bras pour la soutenir ; maïs elle se redressa avant même qu'il l'eût touchée.
Elle descendit les escaliers, tandis que l'aide affermis- sait un marchepied de bois derrière la charrette.
La reine y monta, l'abbé monta derrière elle.
Sanson les fit asseoir tous deux.
Lorsque la charrette commença à s'ébranler, il se fit un grand mouvement dans le peuple. Mais, en même temps, comme les soldats ignoraient dans quelle in- tention était accompli le mouvement, ils réunirent tous leurs efforts pour repousser la ioule; il se fit, en consé- quence, un grand espace vide entre la charrette et les premiers rangs.
Dans cet espace retentit un hurlement lugubre.
La reine tressaillit et se leva tout debout, regardant autour d'elle.
Elle vit alors son chien, perdu depuis deux mois^ son chien, qui n'avait pu pénétrer avec elle dans la Con- ciergerie, qui, malgré les cris, les coups, les bourrades, s'élançait vers la charrette ; mais presque aussitôt le pauvre Black, exténué, maigre, brisé, disparut sous les pieds des chevaux,
La reine le suivit des yeux; elle ne pouvait parler, u» 13.
226 LE CBEVALÎER DE MAISON-ROUGi
car sa voix était couverte par le bruit; elle ne pouvait le montrer du doigt, car ses mains étaient liées ; d'ail- leurs , eût-elle pu le montrer, eût-on pu l'entendre, elle l'eût sans doute demandé inutilement.
Mais, après l'avoir perdu un instant des yeux, elle le revit.
Il était au bras d'un pâle jeune homme qui dominait la foule, debout sur un canon, et qui, grandi par une exaltation indicible, la saluait en lui montrant le ciel.
Marie- Antoinette aussi regarda le ciel et sourit douce- ment.
Le chevalier de Maison-Rouge poussa un gémisse- ment, comme si ce sourire lui avait fait une blessureau cœur, et, comme la charrette tournait vers le pont au Change, il retomba dans la foule et disparut.
XLIX
l'échafaud
Sur la place de la Révolution, adossés à un réver- bère, deux hommes attendaient .
Ce qu'ils attendaient avec la foule, dont une partie s'était portée à la place du Palais, dont une autre partie s'était portée à la place de k Révolution, dont le reste s'était répandu, tumultueuse et pressée, sur tout le che- mih qui séparait ces deux places, c'est que la reine ar- rivât jusqu'à l'instrument du supplice, qui, usé par la
LE CHEVALIER DE MAISON-ÏIOUGE 227
pluie et le soleil, usé par la main du bourreau, usé, chose horrible f par le contact des victimes, dominait avec une fierté sinistre toutes ces têtes subjacentes, comme une reine domine son peuple.
Ces deux hommes, aux bras entrelacés, aux lèvres pâles, aux sourcils froncés, parlant bas et par saccades, c'étaient Lorin et Maurice.
Perdus parmi les spectateurs, et cependant de ma- nière à faire envie à tous, ils continuaient à voix basse une conversation qui n'était pas la moins intéressante de toutes ces conversations serpentant dans les groupes qui, pareils à une chaîne électrique, s'agitaient, mer vivante, depuis le pont au Change jusqu'au pont de la Révolution.
L'idée que nous avons exprimée à propos de l'écha- faud dominant toutes les têtes les avait frappés tous deux
— Vois, disait Maurice, comme le monstre hideux lève ses bras rouges; ne dirait-on pas qu'il nous ap- pelle et qu'il sourit par son guichet comme par une bouche effroyable?
— Ah I ma foi, dit Lorin, je ne suis pas, je l'avoue, de cette école de poésie qui voit tout en rouge. Je les vois en rose, moi, et, au pied de cette hideuse ma- chine, je chanterais et j'espérerais encore. Dum spiro, spero,
— Tu espères quand on tue les femmes?
— Ah I Maurice, dit Lorin, fils de la Révolution , ne renie pas ta mère. Ah 1 Maurice, demeure un bon et
Ç2ft LE CHEVALIER DE MAÎSON-ROL'GE
loyal patriote. Maurice, celle qui va mourir, ce n'est pas une femme comme toutes les autres femmes; celle qui va mourir, c'est le mauvais g^nie de la France.
— Oli ! ce n'est pas elle que je regrette; ce n'est pai elle que je pleure ! s'écria Maurice.
- Oui, J8 comprends, c'est Geneviève.
— Ahl dit Maurice, vois-tu, il y a une pensée qui .ne rend fou : c'est que Geneviève est aux mains des pourvoyeurs de guillotine qu'on appelle Ht«bert et Fou- quier-Tinville : aux mains des hommes qui ont envoyé ici la pauvre Héloïse et qui y envoient la fière Marie- Antoinette.
— Eh bien , dit Lorin, voilà justement ce qui fait que j'espère, moi : quand la colère du peuple aura fait ce large repas de deux tyrans, elle sera rassasiée, pour quelque temps du moins, comme le boa, qui met trois mois à digérer ce qu'il dévore. Alors elle n'en- gloutira plus personne, et, comme disent les prophètes du faubourg, alors les plus petits morceaux lui [eront peur.
— Lorin, Lorin, dit Maurice, moi, je suis plus po- sitif que toi, et je te le dis tout bas, prêt à te le répéter tout haut : Lorin, je hais la reine nouvelle, celle qui me paraît destinée à succéder à l'Autrichienne qu'elle va tiétniire. C'est une triste reine que celle dont la pour- pre est faite d'un sang quotidien, et qui a Sansoupour premier ministre.
— Bah ! nous lui échapperons !
— • Je n'en crois rien, dit Maurice en secouant la
LK CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 229
tête; tu vois que, pour n'être pas arrêtés chez nous, nous n'avons d'autre ressource que de demeurer dans la rue.
— ' Bah! nous pouvons quitter Paris, rien ne nous en empêche. Ne nous plaignons donc pas. Mon oncle nous attend à Saint-Oraer ; argent, passe-port, rien ne nous manque. Et ce n'est pas un gendarme qui nou? arrêterait; qu'en penses-tu? Nous restons parce que nous le voulons bien.
— Non, ce que tu dis là n'est pas juste, excellent ami, cœur dévoué que tu es... Tu restes parce que je veux rester.
— Et tu veux rester pour retrouver Geneviève. Eh bien, quoi de plus simple, de plus juste et de plus na- turel? Tu penses qu'elle est en prison, c'est plus que probable. Tu veux veiller sur elle, et, pour cela, il ne faut pas quitter Paris.
Maurice poussa un soupir, il était évident que sa pensée divergeait.
— Te rappelles-tu la mort de Louis XVI? dit-il. Je me vois encore pâle d'émotion et d'orgueil. J'étais un des chefs de cette foule dans les plis de laquelle je me cache aujourd'hui. J'étais plus grand au pied de cet échafaud que ne l'avait jamais été le roi qui montaij dessus. Quel changement, Lorin ! et lorsqu'on pense que neuf mois ont suffi pour amener cette terrible réac- tion f
— Neuf mois d'amour, Maurice 1... Amour, tu per- dis Troie i
230 LE CHEVALIER DE MAISOIS -ROUGE
Slaurice soupira ; sa pensée vagabonde prenait une autre route et envisageait un autre horizon.
— Ce pauvre Maison-Rouge, murmura-t-il, voilu un triste jour pour lui 1
— Hélas! dit Lorin, ce que je vois de plus triste dans les révolutions, Maurice, veux -tu que je te le dise ?
— Oui.
— C'est que l'on a souvent pour ennemis des gens qu'on voudrait avoir pour amis, et pour amis des gens. ..
— J'ai peine à croire une chose, interrompit Mau- rice.
— Laquelle?
■^ C'est qu'il n'inventera pas quelque projet, fût-il insensé, pour sauver la reine.
— Un homme plus fort que cent mille?
— Je te dis : fût-il insensé... Moi, je sais que, pour sauver Geneviève...
Lorin fronça le sourcil.
— Jeté le redis, Maurice, reprit-il, tu t'égares; non, même s'il fallait que tu sauvasses Geneviève, tu ne de- viendrais pas mauvais citoyen. Mais assez là-dessus, Maurice, on nous écoute. Tiens, voici les têtes qui on- dulent; tiens, voici le valet du citoyen Sanson qui se lève de dessus son panier, et qui regarde au loin. L'Au- trichienne arrive.
Fn. effet, comme pour accompagner cette ondulation qu'avait remarquée Lorin, un frémissement prolongé et croissant envahissait la foule. C'était comme une de
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 23Î
ces rafales qui commencent par siffler et qui finissent par mugir.
Maurice, élevant encore sa grande taille à l'aide des poteaux du réverbère, regarda vers la rue Srdnt-IIo- noré.
— Oui, dit-il en frissonnant, la voilà f
En effet, on commençait à voir apparaître une autre machine presque aussi hideuse que la guillotine, c'était la charrette.
A droite et à gauche reluisaient les armes de l'escorte, et devant elle Grammont répondait avec les flamboie- ments de son sabre aux cris poussés par quelques fa- natiques. Mais, à mesure que la charrette s'avançait, ses cris s'éteignaient subitement sous le regard froid et som- bre de la condamnée.
Jamais physionomie n'imposa plus éner^iquement le respect; jamais Marie-Antoinette n'avait été plus grande et plus reine. Elle poussa l'orgueil de son courage jus- qu'à imprimer aux assistants des idées de terreur.
Indifférente aux exhortations de l'abbé Girard, qui l'avait accompagnée malgi'é elle, son front n'oscillait ni à droite ni à gauche; la pensée vivante au fond de son cerveau semblait immuable comme son regard; le mou- vement saccadé de la charrette sur le pavé inégal, fai- sait, par sa violence même, ressortir la rigidité de son maintien; on eût dit une de ces statues de marbre qui cheminent sur un chariot; seulement, la statue royale avait l'œil lumineux, et ses cheveux s'agitaient au vent.
Un silence pareil à celui du désert s'abattit soudain
232 LE CHEVALIER DE ilAlSON-IlOUGH:
sur les trois cent mille spectateurs de cette scène, que le ciel voyait pour la première fois à la clarlé de son soleil.
Bientôt, de l'endroit où se tenaient Maurice et Lorin, on entendit crier l'essieu de la cliarrette et souffler les chevaux des gardes.
La charrette s'arrêta au pied de l'échafaud.
La reine, qui, sans doute, ne songeait pas à ce mo- ment, se réveilla et comprit : elle étendit son regard hautain sur la foule, et le même jeune homme pâle qu'elle avait vu debout sur un canon lui apparut de nouveau debout sur une borne.
De cette borne, il lui envoya le môme salut respec- tueux qu'il lui avait déjà adressé au moment où elle sortait de la Conciergerie; puis aussitôt il sauta à bas de la borne.
Plusieurs personnes le virent, et, comme il était vêtu de noir, de là le bruit se répandit qu'un prêtre avait attendu Marie-Antoinette afin de lui envoyer l'absolu- tion au moment où elle monterait sur l'échafaud.
Au reste, personne n'inquiéta le chevalier. H y a dans les moments suprêmes un suprême respect pour cer- taines choses.
La reine descendit avec précaution les trois degrés du marchepied; elle était soutenue par Sanson, qui, jusqu'au dernier moment, tout en accomplissait la tâche à laquelle il semblait lui-même condamné, lui témoigna les plus grands égards.
Pendant qu'elle marchait vers les degrés de l'écha-
LE CHEVALIER DE M AISON -R OUGE ^éo
faud, quelques chevaux se cabrèrent, quelques gardes à pied, qnelques soldats, semblèrent osciller et perdre l'équilibre ; puis on vit comme une ombre se glisaer sous l'échafaud; mais le calme se rétablit presque à l'instant même, personne ne voulait quitter sa place dans ce moment solennel, personne ne voulait perdre le moindre détail du grand drame qui allait s'accomplir; tous les yeux se portèrent vers la condamnée.
La reine était déjà sur la plate-forme de l'échafaud. Le prêtre lui parlait toujours ; un aide la poussait dou- cement par derrière; un autre dénouait le fichu qui couvrait ses épaules.
Marie- Antoinette sentit celte main infâme qui effleu- rait son cou, elle fit un brusque mouvement et marcha sur le pied de Sanson, qui, sans qu'elle le vît, était oc- cupé à l'attacher à la planche fatale.
Sanson retira son pied.
— Excusez-moi, monsieur, dit la reme, je ne l'ai point fait exprès.
Ce furent les dernières paroles que prononça la fille des Césars, la reine de France, la veuve de Louis XVL
Le quart après midi sonna à l'horloge des Tuileries ; en même temps que lui Marie- Antoinette tombait dans l'éternité.
Un cri terrible, un cri qui résumait toutes les patien» ces : joie, épouvante, deuil, espoir, triomphe, expia- tion, couvrit comme un ouragan un autre cri faible et lamentable qui, au même moment, retentissait sons Yé" chafaud.
234 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGB
Les gendarmes l'entendirent pourtant, si faible qu'il fût; ils firent quelques pas en avant; la foule, moins serrée-, s'épandit comme un fleuve dont on élargit la digue, renversa la haie, dispersa les gardes, et vint comme une marée battre les pieds de l'éciiafaud, qui en fut ébranlé.
Chacun voulait voir de près les restes de la roya,\té, que l'on croyait à tout jamais détruite en France.
Mais les gendarmes cherchaient autre chose : ils cher- chaient cette ombre qui avait dépassé leurs Ugnes, et qui s'était glissée sous l'échafaud.
Deux d'entre eux revinrent, amenant par le collet un jeune homme dont la main pressait sur son cœur un mouchoir teint de sang.
E était suivi par un petit chien épagneul qui hurlait lamentablement.
— A mort l'aristocrate 1 à mort le ci-devant 1 criè- rent quelques hommes du peuple en désignant le jeune homme ; il a trempé son mouchoir dans le sang de l'Autrichienne : à mort !
— Grand Dieu I dit Maurice à Lorin, le reconnais- tu ? le reconnais-tu ?
— A mort le royaliste I répétèrent les forcenés; ôtez- lui ce mouchoir dont il veut se faire une relique : arra- chez, arrachez !
Un sourire orgueilleux erra sur les lèvres du jeune homme; il arracha sa chemise, découvrit sa poitrine, et laissa tomber son mouchoir.
— ' Messieurs, dit -il, ce sang n'est pas celui de la
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 238
reine, mais bien le mien; laissez-moi mourir tranquil- lement.
Et une blessure profonde et reluisante apparu* béante sous sa mamelle gauche.
La foule jeta un cri et recula.
Alors le jeune homme s'affaissa lentement et tomba sur ses genoux ea regardant 1 echafaud comme un martyr regarde l'autel.
— Èlaisoii-Rouge ! murmura Lorin à l'oreille de Maurice.
— Adieu I murmura le j«une homme en baissant la tête avec un divin sourire; adieu, ou plutôt au revoir!
Et il expira au milieu d€s gardes stupéfaits.
— H y a encore cela à faire, Lorin, dit Maurice, avant de devenir mauvais citoyen.
Le petit chien tournait autour du cadavre, elTaré et hurlant.
— Tiens ! c'est Black, dit un homme qui tenait un gros bâton à la main; tiens! c'est Black; viens ici mon petit vieux.
Le chien s'avança vers celui qui l'appelait; mais à peine fut- il à sa portée, que l'homme leva son bâton et lui écrasa la tôte en éclatant de rire.
— Oh ! le misérable ! s'écria Maurice.
— Silence! murmura Lorin en l'arrêtant, silence: ou nous sommes perdus... c'est Sinion.
286 LE CIIEVALIEn DE MAISON-ROUflB
LA VISITE DOMICILIAIRE
T.orin et ï^îaurice étaient revenus chez le premier d'entre eux. Maurice, pour ne pas compromettre son ami trop ouvertement, avait adopté l'habitude de sortir le matin et de ne rentrer que le soir.
Mêlé aux événements, assistant au transfert des pri- sonniers à la Conciergerie, il épiait chaque jour le pas- sage de Geneviève, n'ayant pu savoir en quelle maison elle avait été renfermée.
Car, depuis sa visite à Fouquier-Tinville, Lorin lui avait fait comprendre que la première démarche osten- sible le perdrait, qu'alors il serait sacrifié sans avoir pu porter secours à Geneviève, et Maurice, qui se fût fait incarcérer sur-le-champ dans l'espoir d'être réuni à sa îhaîtresse, devint prudent par la crainte d'être à ja- mais séparé d'elle.
\l allait donc chaque matin des Carmes à Port-Libre, des Madp^oimettes à Saint - Lazare, de la Force au Luxembourg, et stationnait devant les prisons au sortir des charrettes qui menaient les accusés au tribunal ré- volutionnaire. Son coup d'œil jeté sur les victimes, il courait à une autre prison.
Mais ;1 s'aperçut bientôt que l'activité de dix hom- mes ne suffirait pas à surveiller ainsi les trente-trois prisons que Paris possédait à cette époque, et il se con-
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 237
tenta d'aller au tribunal même attendre la comparution de Geneviève.
C'était dé'A an commencement de désespoir. En efFet, ({uelles ressources restaient à un condamné après l'arrêt? Quelquefois le tribunal, qui commençait les séances â dix heures, avait condamné vingt ou trente personnes à quatre heures; le premier condamné jouis- sait de six heures de vie ; mais le dernier, frappé de sentence à quatre heures moins un quart, tombait à quatre heures et demie sous la hache.
Se résigner à subir une pareille chance pour Gene- viève, c'était donc se lasser de combattre le destin.
— • Oh I s'il eût été prévenu d'avance de l'incarcéra- tion de Geneviève. . . comme Maurice se fût joué de cette justice humaine tant aveuglée à cette époque! comme il eut facilement et promptement arraché Gene- viève de la prison ! Jamais évasions ne furent plus commodes; on pourrait dire que jamais elles ne furent plus rares. Toute cette noblesse, une fois mise en pri- son, s'y installait comme en un château, et prenait ses aises pour racurir. Fuir, c'était se soustraire aux con- séquences du duel : les femmes elles-mêmes rougis- saient d'une liberté acquise à ce prix.
Mais Maurice ne se fût pas montré si scrupuleux. Tuer des chiens, corrompre un porte-clefs, quoi de plus simple! Geneviève n'était pas un de ces noms tellement splendides qu'il attirât l'attention du monde, . . Elle ne se déshonorait pas enfuyant, et d'ailleurs... quand eUe se fût déshonorée I
238 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Oh ! comme il se représentait avec ameitume ces jardins de Port-Libre si faciles à escalader; ces cham- bres des Madelonnettes si commodes à percei pour gagner la rue, et les murs si bas du Luxembourg, et les corridors sombres des Carmes, dans lesquels un homme résolu pouvait pénétrer si aisément en débou- chant une fenêtre f
Mais Geneviève était-elle dans une de ces prisons ?
Alors, dévoré par le doute et brisé par l'anxiété, Maurice accablait Dixmer d'imprécations ; il le mena- çait, il savourait sa haine pour cet homme, dont la lâche vengeance se cachait sous un semblant de dé- vouement à la cause royale.
— Je le trouverai aussi, pensait Maurice; car, s'il veut sauver la malheureuse femme, il se montrera; s'il veut la perdre, il lui insultera. Je le retrouverai, l'infâme, et, ce jour-là, malheur à lui f
Le matin du jour où se passent les faits que nous allons raconter, Maurice était sorti pour ailer s'installer à sa place au tribunal révolutionnaire. Lorin dormait.
Il fut réveillé par un grand bruit que faisaient à la porte des voix de femmes et des crosses de fusil.
11 jeta autour de lui ce coup d'œil effaré de l'homme surpris qui voudrait se convaincre que rien de com- promettant ne reste en vue.
Quatre sectionnaires, deux gendarmes et un com- missaire entrèrent chez lui au même instant.
Cette visite était tellement significative, que Lorin se hâta de s'habiller.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 239
— Vous m'arrêtez ? dit-il, ■=— Oui, citoyen Lorin.
~ Pourquoi cela?
— Parce que tu es suspect.
— Ahl c'est juste.
Le commissaire griffomia quelques mois au bas du procès-verbal d'arrestation.
— Où est ton ami? dit-il ensuite.
— Quel ami ?
— Le citoyen Maurice Lindey.
— Chez lui probablement, dit Lorin.
— Non pas, il loge ici.
— Lui? Allons donc! Mais cherchez, et, si vous le trouvez...
— Voici la dénonciation, dit le commissaire, elle est explicite.
Il offrit à Lorin un papier d'une hideuse écritui'e et d'une orthographe énigmatique. Il était dit dans celte dénonciation que l'on voyait sortir chaque matin de chez le citoyen Lorin le citoyen Lindey, suspect, décrété d'arrestation.
La dénonciation était signée Simon.
— Ah çà ! mais ce savetier perdra ses pratiques, dit Lorin, s'il exerce ces deux états à la fois. Quoi! mouchard et resseraeleur de bottes I C'est un César que ce M. Simon...
Et il éclata de rire.
— Le citoyen Maurice I dit alors le commissaire ; où est le citoyen Maurice ? Nous te sommons de le livrer.
240 LE CHEVALIER DE MATSON-ROUGE
— Quand je vous dis qu'il n'est pas ici !
Le commissaire passa dans la chambre voisine, puis monta dans une petite soupente où logeait l'officieux de Lorin. Enfin, il ouvrit une chambre basse. Nulle trace de Maurice.
Mais, sur la table de la salle à manger, une lettre l'ëcemment écrite attira l'attention du commissaire. Elle ëtait de Maurice, qui l'avait déposée en partant le matin sans réveiller son ami, bien qu'ils couchassent ensemble :
f levais au tribunal, disait Maurice; déjeune sans moi, je ne rentrerai que ce soir. »
— Citoyens, dit Lorin, quelque hâte que j'aie de vous obéir, vous comprenez que je ne puis vous suivre en chemise... Permettez que mon officieux m'habille.
— Aristocrate I dit une voix, il faut qu'on l'aide pour passer ses culottes. . .
— Oh ! mon Dieu, oui! dit Lorin, je suis comme le citoyen Dagobert, moi. Vous remarquerez que je n'ai pas dit roi.
— Allons, fais, dit le commissaire; mais dépêche-toi. L'officieux descendit de sa soupente et vint aider
son maître à s'habiller.
Le but de Lorin n'était pas précisément d'avoir un valet de chambre, c'était que rien de ce qui se passait n'échappât à l'officieux, afin que Tofficieux redît à Maurice ce qui s'était passé.
— Maintenant, messieurs. . , pardon, citoyens. . . main- tenant, citoyens, je suis ' rêt, et je vous suis. Mais
LE CHEVALIER DÉ MAISON-ROUGE 241
laissez-moi, je vous prie, emporter le dernier volume des Lettres à Emilie de M. Demoustier, qui rient de paraître, et que je n'ai pas encore lu ; cela charmera les ennuis de ma captivité.
— Ta captivité? dit tout à coup Simon, devenu mu- nicipal à son tour et entrant suivi de quatre section- naires. Elle ne sera pas longue : tu figures dans le procès de la femme qui a voulu faire évader l'Autri- chienne. On la juge aujourd'hui... on te jugera demain, quand tu auras témoigné.
— Cordonnier, dit Lorin avec gravité, vous cousez vos semelles trop vite.
— Oui; mais quel joli coup detrancheti répliqua Simon avec un hideux sourire ; tu verras, tu verras, mon beau grenadier.
Lorin haussa les épaules.
— Eh bien, partons-nous? dit-il. Je vous attends.
Et, comme chacun se retournait pour descendre l'es- calier, Lorin lança au municipal Simon un si vigou- reux coup de pied, qu'il le fit rouler en hurlant tout le long du degré luisant et roide.
Les sectionnaires ne purent s'empêcher de rire. Lorin mit ses mains dans ses poches.
— Dans l'exercice de mes fonctions I dit Simon, li- vide de «"olère.
i— Parbleu t répondit Lorin, est-ce que nous n'y sommes pas tous dans l'exercice de nos fonctions ?
On le fit monter en fiacre et le commissaire le mena au palais de justice.
II. ' 14
^4?. LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGg
Lî
LORIS
Si pour la seconde fois ïe lecteur veut nous suivra au tribunal révolutionnaire, nous retrouverons Maurice à la même place où nous l'avons déjà vu; seulement, nous le retrouverons plus pâle et plus agité.
Au moment où nous rouvrons la scène sur ce lu- gubre théâtre où nous entraînent les événements bien plus que notre prédilection, les jurés sont aux opinions, car une cause vient d être entendue : deux accusés qui ont déjà, par une de ces insolentes précautions avec lesquelles on raillait les juges à cette époque, fait leur toilette pour i'échafaud, s'entretiennent avec leurs dé- fenseurs, dont les paroles vagues ressemblent à celles d'un médecin qui désespère de son malade.
Le peuple des tribunes, était ce jour-là, d'une féroce humeur, de cette humeur qui excite la sévérité des jurés : placés sous la surveillance inomédiate des trico- teuses et des faubouriens, les jurés se tiennent mieux, comme l'acteur qui redouble d'énergie devant un public mal disposé.
Aussi, depuis dix heures du matin, cinq prévenus ont-ils déjà été changés en autant de condamnés par ces mêmes jurés rendus intraitables.
Les deux qui se trouvaient alors sur le banc des ac- cusés, attendaient donc en ce moment le oui ou le non
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 243
qui devait, ou les rendre à la vie, ou les jeter à la mort. Le peuple des assistants, rendu féroce par rhabitud*: de cette tragédie quotidienne devenue son spectacle favori ; le peuple des assistants, disons-nous, les pré- parait par des interjections à ce moment redoutable.
— Tiens, tiens, tiens! regarde donc le grand I disait une tricoteuse qui, n'ayant pas de bonnet, portait à son chignon une cocarde tricolore large comme la main ; tiens, qu'il est pâle I on dirait qu'il est déjà mortl
Le condamné regarda la femme qui l'apostrophait ayec un sourire de mépris.
— Que dis-tu donc? reprit la voisine. Le voilà qui rit.
— Oui, du bout des dents.
Un faubourien regarda sa montre.
— Quelle heure est-il ? lui demanda son compagnon.
— Une heure moins dix minutes; voilà trois quarts d'heure que ça dure.
— Juste comme à Domfront, ville de malheur : arrivé à raidi pendu à une heure.
— Et le petit, et le petit I cria un autre assistant; regarde-ie donc, sera-t-il laid quand il éternuera dans le sac !
— Bah! c'est trop tôt fait, tu n'auras pas le temps de t'en apercevoir.
— Tiens, on redemandera sa tête à M. Sanson ; on a le droit delà voir.
— Regarde donc comme il a un bel habit bleu tyran^ c'est un peu agréable pour les pauvres quand on rac- courcit les gems biea vêtus.
244 I 2 CI-IETALTEr. DE MATS0N-R9UGB
r^n effet, comme l'avait dit l'exécuteur à la reine, les pauvres héritaient des dépouilles de chaque victime, ces dépouilles étant portées à la Salpêtrière, aussitôt après l'exécution, pour être distribuées aux indigents : c'est là qu'avaient été envoyés les habits de la reine suppliciée.
Maurice écoutait tourbillonner ces paroles sans y prendre garde ; chacun dans ce moment était préoc- cupé de quelque puissante pensée qui l'isolait; depuis quelques jours, son cœur ne battait plus qu'à cer- tains moments et par secousses; de temps en temps, la crainte ou l'espérance semblait suspendre la marche de sa vie, et ces oscillations perpétuelles avaient commo brisé la sensibilité dans son cœur, pour y substituer l'atonie.
Les jurés rentrèrent en séance, et, comme on s'y at- tendait, le président prononça la condamnation des deux prévenus.
On les emmena, ils sortirent d'un pas ferme; tout le monde mourait bien à cette époque.
La voix de l'huissier retentit lugubre et sinistre.
— Le citoyen accusateur public contre la citoyenne Geneviève Dixmer.
Maurice frissonna de tout son corps, et une sueur moite perla par tout son visage.
La petite porte par laquelle entraient les accusés s'ouvrit et Geneviève parut.
Elle était vêtue de blanc ; ses cheveux étaient ar- rangés avec une charmante coquetterie, car elle les
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 245
avait étages et bouclés avec art, au lieu de les couper, ainsi que faisaient beaucoup de femmes.
Sans doute, jusqu'au dernier moment la pauvre Ge- neviève voulait paraître belle à celui qui pouvait la voir.
Maurice vit Geneviève, et il sentit que toutes les forces qu'i\ avait rassemblées pour cette occasion lui nî-mquaientà la fois; cependant il s'attendait à ce coup, puisque, depuis douze jours, il n'avait manqué aucune séance, et que trois fois déjà le nom de Geneviève sor- tant de la bouche de l'accusateur public avait frappé son oreille ; mais certains désespoirs sont si vastes et si profonds, que nul n'en peut sonder l'abîme.
Tous ceux qui virent apparaître cette femme, si belle, si naïve, si pâle, poussèrent un cri : les uns de fureur, — il y avait, à cette époque, des gens qui haïssaient toute supériorité, supériorité de beauté comme supériorité d'argent, de génie ou de naissance, — les autres d'admiration, quelques-uns de pitié.
Geneviève reconnut sans doute un cri dans tous ces cris, une voix parmi toutes ces voix ; car elle se re- tourna du côté de Maurice, tandis que le président feuilletait le dossier de l'accusée, tout en la regardant de temps en temps, en dessous.
Du premier coup d'œil, elle vit Maurice, tout ense- veli qu'il était sous les bords de son large chapeau ; alors elle se retourna entièrement avec un doux sourire et avec in geste plus doux encore; elle appuya ses deux mains n )ses et tremblantes sur ses lèvres, et, y déposant toute soQ âme avec son souffle, elle donna des ailes à II. 14.
246 LE CHEVALIER DE MAISON-P.OUGE
ce baiser perdu, qu'un seul dans cette foule avait le droit de prendre pour lui.
Un murmure d'intérêt parcourut toute la salle. Ge- neviève, interpellée, se retourna vers ses juges; mais elle s'arrêta au milieu de ce mouvement, et ses yeux dilatés se fixèrent avec une indicible expression de tcr^ reur vers un point de la salle.
Maurice se haussa vainement sur la pointe des pieds : il ne vit rien, ou plutôt quelque chose de plus important rappela son attention sur la scène, c'est-à- dire sur le tribunal.
Fouquier-Tinville avait commencé la lecture de l'acte d'accusation.
Cet acte portait que Geneviève Dixmer était femme d'un conspirateur acharné, que l'on suspectait d'avoir lidé l'ex-chevalier de Maison-Rouge dans les tentatives successives qu'il avait faites pour sauver la reine.
D'ailleurs, elle avait été surprise aux genoux de la reine, la suppliant de changer d'habits avec elle, et s'offrant de mourir à sa place. Ce fanatisme stupide, disait l'acte d'accusation, méritera sans doute les éloges des contre-révolutionnaires ; mais aujourd'hui, ajou- tait-il, tout citoyen français ne doit sa vie qu'à la na- tion, et c'est trahir doublement que de la sacrifier aux ennemis de la France,
Geneviève, interrogée si elle reconnaissait avoir été, comme l'avaient dit les gendarmes Duchesne et Gilbert, surprise aux genoux de la reine, la suppliant de chan^f^r de vêlements avec elle, répondit simplement :
LE CHEVALIER DE MAISON -ROUGE 247
— Oui!
— Alors, dit le président, racontez-nous votre pian et vos espérances.
Geneviève sourit.
-^ Une femme peut concevoir des espérances, dit- elle ; mais une femme ne peut faire un plan dans le genre de celui dont je suis victime.
— Comment vous trouviez- vous là, alors?
— Parce que je ne m'appartenais pas et qu'on me poussait.
— Qui vous poussait? demanda l'accusateur public.
— Des gens qui m'avaient menacée de mort si je n'obéissais pas.
Et le regard irrité de la jeune femme alla se fixer de nouveau sur ce point de la salle invisible à Maurice.
— Mais, pour échapper à cette mort dont on vous menaçait, vous affrontiez la mort qui devait résulter pour vous d'une condamnation.
— Lorsque j'ai cédé, le couteau était sur ma poi- trine, tandis que le fer de la guillotine était encore loin de ma tête. Je me suis courbée sous la violence pré- sente.
— Pourquoi n'appeliez -vous pas à l'aide? Tout bon citoyen vous eût défendue.
— Hélas 1 monsieur, Répondit Geneviève avec un accent à la fois si triste et si tendre, que le cœur de Maurice se gonfla comme s'il allait éclater; hélas! je n'avais plus personne près de n.oi.
L'attendrissement succédait à l'intérêt, comme l'ia»
240 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
térêt avait succédé à la curiosité. Beaucoup de têtes se baissèrent, les unes cachant leurs larmes, les autres les laissant couler librement.
Maurice, alors, aperçut vers sa gauche une tête restée ferme, un visage demeuré inflexible.
C'était Dixmer, debout, sombre, implacable, et qui ne perdait de vue ni Geneviève ni le tribunal.
Le sang afflua aux tempes du jeune homme; la co- lère monta de son cœur à son front, emplissant tout son être de désirs immodérés de vengeance. Il lança à Dixmer un regard chargé d'une haine si électrique, si puissante, que celui-ci, comme attiré par le fluide brû- lant, tourna la tête vers son ennemi.
Leurs deux regards se croisèrent comme deux flam- mes,
— Dites -nous les noms de vos instigateurs, demanda le président.
~ Il n'y en a qu'un seul, monsieur, ~~ Lequel?
— Mon mari.
-— Savez- vous où il est?
— Oui.
— Indiquez sa retraite.
— Il a pu être infâme, mais je ne serai pas lâche; ce n'est point à moi de dénoncer sa retraite, c'est à vous de la découvrir.
Maurice regarda Dixmer.
Dixmer ne fit pas un mouvement.
Une idée traversa la tête du jeune homme : c'était âê
LE CHEVALIER DE. MAISON-ROUGE 249
le dénoncer en se dénonçant soi-même; mais il la com- prima.
— Non, dit-il, ce n'est pas ainsi qu'il doit mourir.
— Ainsi, vous refusez de guider nos recherches? dit le président.
— Je crois, monsieur, que je ne puis le faire, répon- dit Geneviève, sans me rendre aussi méprisable aux yeux des autres qu'il l'est aux miens.
— Y a-t-il des témoins? demanda le président.
— 11 y en a un, répondit l'huissier.
— Appelez le témoin.
— ?;îaximilien-Jean Lorin f glapit l'huissier.
— Lorin I s'écria Maurice. Oh I mon Dieu I qu*est-il donc arrivé?
Cette scène se passait le jour même de l'arrestation de Lorin, et Maurice ignorait cette arrestation.
— Lorin 1 murmura Geneviève en regardant autour d'elle avec une douloureuse mquiétude.
— Pourquoi le témoin ne répond-il pas à l'appel? demanda le président.
-— Citoyen président, dit Fouquier-Tinville, sur une dénonciation récente le témoin, a été arrêté à son domi- cile; on va l'amener à l'instant.
Maurice tressaillit.
— Il y avait un autre témoin plus important, con- tinua Fouquier ; mais celui-là, on n'a pas pu le trouver encore.
Dixmer se retourna en souriant vers Maurice : peut- être la même idée qui avait passé dans la tête de l'a-
StiO LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
mant passait-elle à son tour dans la tête du mari.
Geneviève pâlit et s'affaissa sur elle-même en pous- sant un gémissement.
Eu ce moment, Lorin entra suivi de deux gendarmes.
Après lui, et par la même porte, apparut Simon, qui vint s'asseoir dans le prétoire en habitué de la localité.
-- Vos noms et prénoms? demanda le président.
— - IMaximilien-Jean Lorin.
— Votre état? — ■ Homme libre.
— Tu ne le seras pas longtemps, dit Simon en lui montrant le poing.
— Ëtes-vous parent de la prévenue?
— Non; mais j'ai l'honneur d'être de ses amis.
— Saviez-Yous qu'elle conspirât l'enlèveraent de la reine?
— Gomment voulez-vous que je susse cela?
— Elle pouvait vous l'avoir confié.
— A moi, membre de la section des Thermopyles? . . . Allons doncf
— On vous a vu cependant quelquefois avec elle.
— On a dû m'y voir souvent même.
— Vous la connaissiez pour une aristocrate?
— Je la connaissais pour la femme d'un maître tanneur.
— Son mari n'exerçait pas en réalité l'état sous le- quel il se cachait.
— Ah ! cela, je l'ignore ; sou mari n'est pas de mes amis.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 2S1
— Parlez-nous de ce mari.
— Oh ! très- volontiers ! C'est un vilain homme... ««- Monsieur Lorin, dit Geneviève, par pitié. Lorin continua impaosiblement :
— Qui a sacrifié sa pauvre femme que vous avez devant les yeux pour satisfaire, non pas m3me à ses opinions politiques, mais à ses haines personnelles ; pouah ! je le mets presque aussi bas que Simon.
Dixmer devint Uvide, Simon voulut parler ; mais, d'un geste, le président lui imposa silence.
— Vous paraissez connaître parfaitement cette his- toire, citoyen Lorin, dit Fouquier; contez-nous-la.
— Pardon, citoyen Fouquier, dit Lorin en se levant j'ai dit tout ce que j'en savais.
Il salua et se rassit.
— Citoyen Lorin, continua l'accusateur, il est de ton devoir d'éclairer le tribunal.
— Qu'il s'éclaire avec ce que je viens de dire. Quant à cette pauvre femme, je le répète, elle n'a fait qu'obéir à la violence... Eh 1 tenez, regardez-la seulement, est- elle taillée en conspiratrice ? On l'a forcée de faire ce qu'elle a fait, voilà tout.
— Tu le crois ?
• — J'en suis sûr.
— Au nom de la loi, dit Fouquier, je requiers que le témoin Lorin soit traduit devant le tribunal comme prévenu de complicité avec cette femme.
Maurice poussa un gémissement.
Geneviève cacha son visage dans ses deux maina-
252 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Simon s'écria dans un transport de joie :
— Citoyen accusateur, tu viens de sauver la patrie * Quant à Lorin, sans rien répondre, il enjamba la ba- lustrade, pour venir s'asseoir près de Geneviève; il lui prit la main, et, la baisant respectueusement :
— Bonjour, citoyenne, dit-il avec un Hegme qui électrisa l'assemblée. Comment vous portez- vous?
Et il se rassit sur le banc des accusés.
LU
SlilTE DU PRÉCÉDENT
Toute cette scène avait passé comme une vision fan- tasmagorique devant Maurice, appuyé sur la poignée de son sabre, qui ne le quittait pas ; il voyait tomber un à un ses amis dans le gouffre qui ne rend pas ses victimes, et cette image mortelle était pour lui si frap- pante, qu'il se demandait pourquoi lui, le compagnon de ces infortunés, se cramponnait encore au bord dix précipice, et ne se laissait point aller au vertige qui l'entraînait avec eux .
En enjambant la balustrade, Lorin avait vu la figure sombre et railleuse de Dixincr.
Lorsqu'il se fut placé près d'elle, comme nous l'a- vons dit, Geneviève se pencha à son oreille
— Ohl mon Dieu! dit-elle, savez-vous que Maurice est là?
— Oà donc?
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 233
— Ke regarde? pas tout de suite ; votre regard pour- rait le perdre.
— Soyez tranquille.
— Derrière nous, près de la porte. Quelle douleur pour lui si nous sommes condamnés I
Lorin regarda la jeune femme avec une tendre com- passion.
— Nous le serons, dit-il, je vous conjure de ne pas en douter. La déception serait trop cruelle si vous aviez l'imprudence d'espérer.
— Oh ! mon Dieu I dit Geneviève. Pauvre ami qui restera seul sur la terre !
Lorin se retourna alors vers Maurice, et Geneviève, n'y pouvant résister, jeta de son côté un regard rapide sur le jeune homme.
Maurice avait les yeux fixés sur eux, et il appuyait une main sur son cœur.
— il y a un moyen de vous sauver, dit Lorin.
-— Sûr? demanda Geneviève, dont les yeux étmce- lèrent de joie.
— Oh I de celui-là, j'en réponds.
— Si vous me sauviez, Lorin» comme je vous bé- nirais!
— Mais ce moyen..., reprit le jeune homme. Geneviève lut son hésitation dans ses yeux.
— Vous l'avez donc vu, vous aussi? dit-elle.
— Oui, je l'ai vu. Voulez-vous étrt sauvée? Qu'il descende à son tour dans le fauteuil de fer, et vous l'êtes.
II. 13
254 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Dixm^r devina sans doute, à l'expression du regard de Lorin^ quelles étaient les paroles qu'il prononçait, car il pâlit rl'abord; mais bientôt il reprit son calme sombre et son sourire infernal.
— C'est impossible, dit Geneviève; je ne pourrais plus le haïr.
— Dites qu'il connaît votre générosité et qu'il vous brave.
— Sans doute, car il est sûr de lui, de moi, de nous tous,
— Geneviève, Geneviève, je suis moins parfait que vous; laissez-moi l'entraîner et qu'il périsse.
— Non, Lorin, je vous en conjure, rien de commun avec cet homme, pas même la mort ; il me semble que je serais infidèle à Maurice si je mourais avec Dixmer.
— Mais vous ne mourrez pas-, vous.
— Le moyen de vivre quand il sera mort ?
— Ah I dit Lorin, que Maurice a raison de voug ai- mer 1 Vous êtes un ange, et la patrie des anges est au ciel. Pauvre cher Maurice I
Cependant Simon, qui ne pouvait entendre ce que disaient les deux accusés, dévorait du regard leur phy- sionomie à défaut de leurs paroles.
— Citoyen gendarme, dit-il, empêche donc les con» spirateurs de continuer leurs complots contre ia Répu- blique jusque dans le tribunal révolutionnaire.
— Boni i-eprit le gendarme; tu sais bien, citoyen Simon, qu'on ne conspire plus ici, ou que, si l'on conspire, ce n'est point jour longtemps. Ils causent, les
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 255
citoyens, et, puisque la loi ne défend pas de causer dans la charrette, pourquoi défendrait-on de causer au tri- bunal ?
Ce gendarme, c'était Gilbert, qui, ayant reconnu la pnsomiière faite par lui dans le cachot de la reine, té- moignait, avec sa probité ordinaire, l'intérêt qu'il ne pouvait s'empêcher d'accorder au courage et au dé- vouement.
Le président avait consulté ses assesseurs ; sur l'in- vitation de Fouquier-Tinville, il commença les ques- tions :
— Accusé Lorin , demanda-t-il , de quelle nature étaient vos relations avec la citoyenne Dixmer?
-— De quelle nature, citoyen président?
— Oui.
L'amitié la plus pure unissait nos deux cœurs, Elle m'aimait en frère et je l'aimais en sœur.
— Citoyen Lorin, dit Fouquier-Tmville, la rime est mauvaise.
— Comment cela? demanda Lorin.
— Sans doute, il y a une s de trop.
— Coupe, citoyen accusateur, coupe, c'est ton état» Le visage impassible de Fouquier-Tinville pâlit légè- rement à cette terrible plaisanterie.
— St de quel œil, demanda le président, le e^Loyen Dixmer voyait-il la liaison d'un homme qui se préten- dait républicain, avec sa femme?
— Ohl quant à cela, je ne puis vous le dire, décla»
2S6 tE CHEVALIER DE MAISON-ROUGB
rant n'avoir jamais connu le citoyen DiKHier et en être parfaitement satisfait.
— Mais, reprit Fouquier-Tinville, tu ne dis pas que ton ami le citoyen Maurice Lindey était entre toi et l'accusée le nœud de cette amitié si pure?
— Si je ne le dis pas, répondit Lorin, c'est qu'il me semble que c'est mal de le dire, et je trouve même que vous auriez dû prendre exemple sur moi.
— Les citoyens jurés, dit Fouquier-Tinville, appré- cieront cette singulière alliance de deux républicains avec une aristocrate, et dans îe moment même où cette aristocrate est convainoue du plus noir complot qu'on ait tramé contre la nation.
— Comment aurais-je su ce complot dont tu parles, citoyen accusateur? demanda Lorin révolté plutôt qu'effrayé de la brutalité de l'argument.
— Vous connaissiez cette femme, vous étiez son ami, elle vous appelait son frère, vous l'appeliez votre sœur, et vous ne connaissiez pas ses démarches ? Est-il donc possible, comme vous l'avez dit vous-même, demanda le président, qu'elle ait perpétré seule l'action qui lui est imputée?
— Elle ne l'a pas perpétrée seule, reprit Lorin en se SiSrvant des mots techniques employés par le président, puisqu'elle vous a dit, puisque je vous ai dît et puisque je vous répète que son mari l'y poussait.
— Alors comftient ne connais-tu pas le mari, dit Fouquier-Tinville, puisque le mari était uni avec la femme?
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 237
Lorin n'avait qu'à raconter la première disparition de Dixmer; Lorin n'avait qu'à dire les amours de Ge- neviève et de Maurice ; Lorin n'avait enfin qu'à faire connaître la façon dont le mari avait enlevé et caché sa femme dans une retraite impénétrable, pour se dis- citlper de toute connivence en dissipant toute obscu- rité.
Mais, pour cela, il fallait trahir le secret de ses deux amis; pour cela, il fallait faire rougir Geneviève devant cinq cents personnes; Lorin secoua la tête comme pour se dire non à lui-même.
— Eh bien, demanda le président, que répondrez- Yous au citoyen accusateur?
— Que sa logique est écrasante, dit Lorin, et qu'il m'a convaincu d'une chose dont je ne me doutais même pas.
— Laquelle?
— C'est que je suis, à ce qu'il paraît, un des phis affreux conspirateurs qu'on ait encore vus.
Cette déclaration souleva une hilarité universelle. Les jurés eux-mêmes n'y purent tenir, tant ce jeune homme avait prononcé ces paroles avec l'intonation qui leur convenait.
Fouquier sentit toute la raillerie; et comme, dans son infatigable persévérance, il en était arrivé à con- naître tous les secrets des accusés aussi bien que les accuséh eux-mêmes, il ne put se défendre envers Lo- rin d'un sentiment d'admiration compatissante.
— Voyons, dit-il, citoyen Lorin, parle, défends-toi.
258 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Le tribunal t'écoutera; car il connaît ton passé, et ton passé est celui d'un brave républicain.
Simon voulut parler; le président lui fit signe de se taire.
— Parle, citoyen Lorin, dit-il, nous t'écoulons, Lorin secoua de nouveau la tête.
— Ce silence est un aveu, reprit le président,
— Non pas, dit Lorin, ce silence est du silence, Toilà tout.
— Encore une fois, dit Fouquier-Tinville, veux- tu parler?
Lorin se retourna vers l'auditoire, pour Interroger des yeux Maurice sur ce qu'il avait à faire.
Maurice ne fit point signe à Lorin de parler, et Lo- rin se tut.
C'était se condamner soi-même.
Ce qui suivit fut d'une exécution rapide.
Fouquier résuma son accusation : le président ré- suma les débats ; les jurés allèrent aux voix et rappor- tèrent un verdict de culpabilité contre Lorin et Gene- viève.
Le président les condamna tous les deux à la peine de mort.
Deux heures sonnaient à la grande horloge du Palais,
Le président mit juste autant de temps pour pronon- cer la condamnation que l'horloge à sonner,
Maurice écouta ces deux bruits confondus l'un dans l'autre. Quand la double vibration de la voix et du timbre fut éteinte, ses forces étaient épuisées.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGK 259
Les gendarmes emmenèrent Geneviève et Lorin, qui lui avait offert son bras.
Tous deux saluèrent Maurice d'une façon bien diffé- rente*, Lorin souriait; Geneviève, pâle et défaillante, lui envoya un dernier baiser sur ses doigts trempés de larmes.
Elle avait conservé l'espoir de vivre jusqu'au dernier moment, et elle pleurait non pas sa vie, mais son amour, qui allait s'éteindre avec sa vie.
Maurice, à moitié fou, ne répondit point à cet adieu de ses amis ; il se releva pâle, égaré, du banc sur lequel il s'était affaissé. Ses amis avaient disparu.
Il sentit qu'une seule chose vivait encore en lui : c'était la haine qui lui mordat le cœur.
Il jeta un dernier regard autour de lui et reconnut Dixmer, qui s'en allait avec d'autres spectateurs et qui se baissait pour passer sous la porte cintrée du couloir.
Avec la rapidité du ressort qui se détend, Maurice bondit de banquettes en banquettes et parvint à la même porte.
Dixmer l'avait déjà franchie : il descendait dans l'obscurité du corridor.
Maurice descendit derrière lui.
Au moment où Dixmer toucha du pied les dalles de îa grande salle, Maurice toucha l'épaule de Dixmer de h. maia.
260 LE CHEVALIEU DE MAISON-ROUGF.
LUI
LE DUEL
A celte époque, c'était toujours une chose grave que. de se sentir toucher à l'épaule.
Dixmer se retourna et reconnut Maurice.
— Ah I bonjour, citoyen républicain, fit Dixiner sans témoigner d'autre émotion qu'un tressaillement imperceptible qu'il réprima aussitôt.
— Bonjour, citoyen lâche, répondit Maurice; vous m'attendiez, n'est-ce pas?
— C'est-à-dire que je ne vous attendais plus, au contraire, répondit Dixmer.
— Pourquoi cela?
— Parce que je vous attendais plus tôt.
— J'arrive encore trop tôt pour toi, assassin ! ajouta Maurice avec une voix ou plutôt avec un murmure ef- frayant, car il était le grondement de l'orage amassé dans son cœur, comme son regard en était l'éclair.
— Vous me jetez du feu par les yeux, citoyen, re« prit Dixmer. On va nous reconnaître et nous suivre.
— Oui, et tu crains d'être arrêté, n'est-ce pas? tu crains d'être conduit à cet échafaud où tu envoies les autres? Qu'on nous arrête, tant mieux, car il me sem- ble qu'il manque aujourd'hui un coupable à la justice nationale.
— Comme il manque un nom sur la Uste des gens
^E CHEVALIER DE MAÎSON-ROUGE 261
d'honneur, n'est-ce pas? depuis que votre nom en a dispai'u.
— C'est bienf nous reparlerons de tout cela, j'es- père; mais, en attendant, vous vous êtes vengé, et mi- sérablement vengd, sur une femme. Pourquoi, puisque vous m'attendiez quelque part, ne m'attendiez-vous pas chez moi le jour où vous m'avez volé Geneviève?
— Je croyais que le premier voleur, c'était vous.
— Allons, pas d'esprit, monsieur, je ne vous ai ja- mais connu; pas de mots, je vous sais plus fort sur l'action que sur la parole, témoin le jour où vous avez voulu m'assassiîier : ce jour-là, le naturel parlait.
• — Et je me suis fait plus d'une fois le reproche de nel'avoir point écouté, répondit tranquillement Dixmer.
— Eh bien, dit Maurice en frappant sur son sabre, je vous offre une revanche.
— Demain si vous voule:£, pas aujourd'hui.
— Pourquoi demain?
— Ou ce soir.
™ Pourquoi pas tout de suite?
— Parce que j'ai affaire jusqu'à cinq heures.
— Encore quelque hideux projet, dit l\ïaurice; en- core quelque guet-apens.
— Ahçàl monsieur Maurice, reprit Dixmer, vous êtes bien peu r^iconnaîssant, en vérité. Comment! pendant six mois, je vous ai laisséfiler le parfait amour avec ma femme; pendant six mois, j'ai respecté vos ren- dez-vous, laissé passer vos sourires. Jamais homme, convenez-en, n'a été si peu tigre que moi.
II i3.
262 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGË
— C'est-à-dire que tu croyais que je pouvais t'être utile, et que tu me ménageais.
-^ Sans doute! répondit avec calme Dixmer, qui se dominait autant que s'emportait Maurice. Sans doute l tandis que vous trahissiez votre république et que vous me la vendiez pour un regard de ma femme ; pendant que vous vous déshonoriez, vous par votre trahison, elle par son adultère, j'étais, moi, le sage et le héros. J'attendais et je triomphais.
— Horreur! dit Maurice.
— Oui ! n'est-ce pas? vous appréciez votre conduite, monsieur. Elle est horrible! elle est infâme I
— Vous vous trompez, monsieur; la conduite que j'appelle horrible et infâme, c'est celle de l'homme à qui l'honneur d'une femme avait été confié, qui avait juré de garder cet honneur pur et intact, et qui, au lieu de tenir son serm^t, a fait de sa beauté l'amorce honteuse où il a pris la faible cœur. Vous aviez, avant toute chose, pour devoir sacré de protéger cette femme, monsieur, et, au lieu de la protéger, vous l'avez vendue.
— Ce que j'avais à faire, monsieur, répondit Dix- mer, je vais vous le dire; j'avais à sauver mon ami, qui soutenait avec moi une cause sacrée. De même que j'ai sacrifié mes biens à cette cause, je lui ai sacrifié mon honneur. Quant à moi, je me suis complètement oublié, complètement effacé. Je n'ai songé à moi qu'en dern/*^ lieu. Maiatenant, plus d'ami : mon ami est mort poignardé ; maintenant, plus de reine : ma reine
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 263
est morte sur IVcliafaud; maintenant, eh bien, main- tenant, je songe à ma vengeance.
— Dites à votre assassinat.
— On n'assassine pas une adultère en la frappant, on punit.
— Cet îidultère, vous le lui avez imposé, donc il était légitime.
— Vous croyez? fit Dixmer avec un sombre sou- rire. Demandez à ses remords si elle croit avoir agi légitimement.
— Celui qui^punit frappe au jour ; toi, tu ne punis pas, puisqu'en jetant sa tête à la guillotine, tu te caches.
— Moi, je fuis I moi, je me cache t et où vois-tu cela, pauvre cervelle que tu es? demanda Dixmer; est- ce se cacher que d'assister à sa condamnation? est-ce fuir que d'aller jusque dans la salle des j\ïorts lui jeter SOH dernier adieu?
— Tu vas la revoir? s'écria Maurice, tu vas lui dire adieu?
-— Allons, répondit Dixmer en haussant les épaules, décidément tu n'es pas expert en vengeance, citoyen Maurice. Ainsi, à ma place, tu serais satisfait en aban- donnant les événeraeiits à leur seule force, les circon- stances à leur seul entraînement ; ainsi, par exemple, la femme adultère ayant mérité la mort, du moment où je la punis de mort, je suis quitte envers cJIe, ou plu- tôt elle <3st quitte envers moi. Non, citoyen Maurice, j'ai trouvé mieux que cela, moi : j'ai trouvé un moyen de rendre à cette femme tout le mal qu'elle m'a fait.
264 ».E CHEVALIER CE MAISON-ROUGE
Elle t'aime, elle va mourir loin de toi ; elle me ddleste, elle va me revoir. Tiens, ajouta-t-il en tirant un porte- feuille de sa poche, vois-tu ce portefeuille? 11 renfermo une carte signée du greffier du Palais. Avîîc cette carte, je puis pénétrer près des condamnés ; eh bien, je pé- nétrerai près de Geneviève et je l'appellerai adultère; je verrai tomber ses cheveux sous la main du bour- reau, et, tandis que ses cheveux tomberont, elle enten- dra ma voix qui répétera : » Adultère! » Je l'accompa- gnerai jusqu'à la charrette, et, quand elle posera le pied sur l'échafaud, le dernier mot qu'elle entendra sera le mot adultère.
— Prends garde ! elle n'aura pas la force de sup- porter tant de lâchetés, et elle te dénoncera.
— Non! dit Dixraer, elle me hait trop pour cela; si elle avait dû me dénoncer, elle m'eût dénoncé quand ton ami lui en donnait le conseil tout bas : puisqu'elle ne m'a pas dénoncé pour sauver sa vie, elle ne me dé- noncera point pour mourir avec moi ; car elle sait bict que, si elle me dénonçait, je ferais retarder son supplice d'un jour; elle sait bien que, si elle me dénonçait, j'i- rais avec elle, non-seulement jusqu'au bas des degrés du Palais, mais encore jusqu'à l'échafaud; car elle sait bien qu'au lieu de l'abandonner au pied de l'escabeau, je monterais avec elle dans la charrette; car elle sait bien que, tout le long du chemin, je lui répéterais ce mot terrible : adultère; que, sur l'échafaud, je le lui ré- péterais toujours, et qu'au moment où elle tomberait dans l'éternité, l'accusation y tomberait avec eUe.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 26S
Dixmer ôtait effrayant de colère et de haine ; sa main avait saisi 'a main de Maurice , il la secouait avec une force inconnue au jeune homme, sur lequel un effet contraire s'opérait. A mesure que s'exaltait Dixmer, Maurice se calmait.
— Écoute, dit le jeune homme, à cette vengeance il manque une chose.
— Laquelle?
— C'est que tu puisses lui dire : « En sortant du tribunal, j'ai rencontré ton amant et je l'ai tué. »
— Au contraire, j'aime mieux lui dire que tu vis, et que, tout le reste de ta vie, tu souffriras du spectacle de sa mort.
— Tu me tueras cependan-t, dit Maurice; ou, ajou- ta-t-il en regardant autour de lui et en se voyant à peu près maître de la position, c'est moi qui te tuerai.
Et, pâle d'émotion, exalté par la colère, sentant sa force doublée de la contrainte qu'il s'était imposée pour entendre Dixmer dérouler jusqu'au bout son terrible projet, il le saisit à la gorge et l'attira à lui tout en mar- chant à reculons vers un escalier qui conduisait à la berge de la rivière.
Au contact de cette main, Dixmer à son tour sentit la haine monter en lui comme une lave.
— C'est bien, dit-il, tu n'as pas besoin de me traî- ner de force, j'irai.
— Viens donc, tu es armé.
— Je te suis,
— Non, précède-moi ; mais, je t'en préviens, au
266 I.E CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
moindre signe, au moindre geste, je te fends la tête d'un coup de sabre.
— Oh ) tu sais bien que je n'ai pas peur, dit Dixmer avec ce sourire que la pâleur de ses lèvres rendait si effrayant.
— Peur de mon sabre, non, murmura Maurice, mais peur de perdre ta vengeance. Et cependant, ajouta-t-iî, maintenant que nous voilà face à face, tu peux iui dire adieu.
En effet, ils étaient arrivés au bord de l'eau, et, si le regard pouvait encore les suivre où ils étaient, nul ne pouvait arriver assez à temps pour empêcher le duel d'avoir lieu.
D'ailleurs, une égale colère dévorait les deux hommes.
Tout en parlant ainsi, ils étaient descendus par le pe- tit escalier qui donne sur la place du Palais, et ils avaient gagné le quai à peu près désert; car, comme les con- danmations continuaient, attendu qu'il était deux heu- res à peine, la foule encombrait encore le prétoire, les corridors et les cours, et Dixmer paraissait avoir aussi soif du sang de Maurice que Maurice avait soif du sang de Dixmer.
Ils s'enfoncèrent alors sous une de ces voûtes qui conduisent des cachots de la Conciergerie à la rivière, égouts hifects aujourd'hui, et qui jadis, sanglants, char- rièrent plus d'une fois les cadavres loin des oubhettes,
Maurice se plaça entre l'eau et Dixmer.
— • Je crois, décidément, que c'est moi qui te tuerai, Maurice, dit Dixmer; tu trembles trop.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 207
— Et moi, Dixmer, dit ]\Iaurice en mettant le sabre à la main et en lui fermant avec soin toute retraite, je crois, au contraire, que c'est moi qui te tuerai, et qui, après t'avoir tué, prendrai dans ton portefeuille le lais- sez-phaser du greffe du Palais. Ohl tu as beau bouton- ner ton habit, va ; mon sabre l'ouvrira, je t'en réponds fût-il d'airain comme les cuirasses antiques.
— Ce papier, hurla Dixmer, tu le prendras ?
— Oui, dit Maurice, c'est moi qui m'en servirai, d3 ce papier: c'est moi qui, avec ce papier, entrerai près de Geneviève ; c'est moi qui m'assiérai près d'elle sur la charrette; c'est moi qui murmurerai à son oreille tant qu'elle vivra : Je Vaime ; et, quand tombera sa tête : Je t'aimais.
Dixmer fit un mouvement de la main gauche pour saisir le papier de sa main droite, et le lancer avec le portefeuille dans la rivière. Ttlais, rapide comme la fou- dre, tranchant comme une hache, le sabre de Maurice s'abattit sur cette main et la sépara presque entièrement du poignet.
Le blessé jeta un cri, tout en secouant sa maia mu- tilée, et tomba en garde.
Alors commença sous cette voûte perdue et téné- breuse un combat terrible; les deux hommes, renfermés dans un espace si étroit, que les coups, pour ainsi dire, ne pouvaient s'écarter de la ligne du corps, glissaient sur lu dalle humide et se retenaient difficilement aux parois de l'égout ; les attaques se multipliaient en rai- sou de l'impatience des combattants.
2G8 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Dixmer sentait son sang couler et comprenait que ses forces allaient s'en aller avec son sang ; il chargea Sîaùrice aveu une telle violence, que celui-ci fut obligé de faire un pas en arrière. En rompant, son pied gauclïC glissa, et la pointe du sabre de son ennemi entama sa poitrine. Mais, par un mouvement rapide comme la pensi:5e, tout agenouillé qu'il était, il releva la lame avec sa main gauche, et tendit la pointe à Dixmer, qui, lancé par sa colère, lancé par son mouvement sur un sol incliné, vint tomber sur son sabre et s'enferra lui- même.
On entendit une imprécation terrible ; puis les deux corps roulèrent jusque hors de la voûte.
Un seul se releva ; c'était Maurice, Maurice couvert de sang, mais du sang de son ennemi.
Il retira son sabre à lui, et, à mesure qu'il le retirait, il semblait avec la lame aspirer le reste de vie qui agi- tait encore d'un frissonnement nerveux les membres de Dixmer.
Puis^ lorsqu'il se fut bien assuré que celui-ci était mort, il se pencha sur le cadavre, ouvrit l'habit dit mort, prit le portefeuille et s'éloigna rapidement.
En jetant les yeux sur lui, il vit qu'il ne ferait pas quatre pas dans la rue sans être arrêté : il était couvert de sang.
Il s'approcha du bord de l'eau, se pencha vers lo ileuve et y lava ses mains et son habit.
Puis il remonta rapidement l'escalier en jetant uq dernier regard vers la voûte,
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUOE £69
Un filet rouge et fumant en sortait et s'avançait ruis- selant vers la rivière.
Arrivé près du Palais, il ouvrit le portefeuille et y trouva le laissez-passer signé du greffier du Palais.
— Merci, Dieu juste ! murmura- t-il.
Et il monta rapidement les degrés qui conduisaieni à la salle des Morts.
Trois heures sonnaient.
LIV
LA SALLE DES MORTS
On se rappelle que le greffier du Palais avait ouvéTt à Dixmer ses registres d'écrou, et entretenu avec lui des relations que la présence de madame la greffière rendait fort agréables.
Cet homme, comme on le pense bien, entra dans des terreurs effroyables lorsque vint la révélation du com- plot de Dixmir.
En effet, il ne s'agissait pas moins pour lui que de paraître complice de son faux collègue, et d'être con- damné à mort avec Geneviève.
Fouquier-Tinville l'avait appelé devant lui.
On comprena quel mal s'était donné le pauvro homme pour établir son innocence aux yeux de Vac- cusateur public; il y avait réussi, grâce aux aveux de Geneviève, qui établissaient son ignorance des projets
270 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
de son mari. 11 y avait réussi, grâce à la fuite de Dix- mer; il y avait réussi surtout, grâce à l'intérêt de Fou- quier-Tinville, qui voulait conserver son administra- tion --lire de toute tache.
— Citoyen, avait dit le greffier en se jetant h ses genoux, pardonne-moi, je me suis laissé tromper.
— Citoyen, avait répondu l'accusateur public, un employé de la nation qui se laisse tromper dans des temps comme ceux-ci mérite d'être guillotiné.
— Mais on peut être bête, citoyen, reprit le greffier, qui mourait d'envie d'appeler Fouquier-Tinville mon- seigneur.
— Bête ou non, reprit le rigide accusateur, nul ne doit se laisser endormir dans son amour pour la Répu- blique. Les oies du Capitule aussi étaient des bêtes, et cependant elles se sont réveillées pour sauver Rome.
Le greffier n'avait rien à répliquer à un pareil argu- ment; il poussa un gémissement et attendit.
— Je te pardonne, dit Fouquier. Je te défendrai même, car je ne veux pas qu'un de mes employés soit même soupçonné; mais souviens-toi qu'au moindre mot qui reviendra à mes oreilles, au moindre souvenir de cette affaire, tu y passeras.
Il n'est pas besoin de dire avec quel empressement et quelle sollicitude le greffier s'en alla trouver les journaux, toujours empressés de dire ce qu'ils savent, €t quelquefois ce qu'ils ne savent pas, dussent-ils fcire tomber la tête de dix hommes.
n chercha partout Dixmer pour lui recommander le
\ e CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 271
sflence; mais Dixmer avait tout naturellement change; de domicile et il ne put le retrouver.
Geneviève fut amenée sur le fauteuil des accusés; mais elle avait déjà déclaré, dans l'instruction, que ni elle ni son mari n'avaient aucun complice.
Aussi, comme il remercia des yeux la pauvre femme quand il la vit passer devant lui pour se rendre au tri- bunal I
Seulement, comme elle venait de passer, et qu'il était rentré un instant dans le greffe pour y prendre un dossier que réclamait le citoyen Fouquier-Tinville, il vit tout à coup apparaître Dixmer, qui s'avança vers lui d'un pas calme et tranquille- Cette vision le pétrifia.
— Oh ! fit-il, comme s'il eût aperçu un spectre.
— Est-ce que tu ne me reconnais pas? dero,anda le nouvel arrivant.
— Si fait. Tu es le citoyen Du^^and, ou plutôt le ci toyen Dixmer.
— C'est cela.
— Mais tu es mort, citoyen?
— Pas encore, comme tu vois.
— Je veux dire qu'on va t'arrêter.
— Qui veux-tu qui m'arrête ? Personne ne me con- naît.
— Mais Je te connais, moi, et je n'ii qu'un mot à dire pour te faire guillotiner.
— Et moi, je n'ai qu'à en dire deux pour qu'on te guillotine avec moi.
272 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— C'est abominable, ce que tu dis là t
— Non, c'est logique.
— Mais de quoi s'agit-il? Voyons, parle î dépêche- toi, car, moins longtemps nous causerons ensemble, moins nous courrons de danger l'un et l'autre.
— ■ Voici. Ma femme va être condamnée, n'est-ce pas?
— J'en ai grand'peur 1 pauvre femme I
— Eh bien, je désire la voir une dernière fois pour lui dire adieu.
— Où cela?
— Dans la salle des Slorts I
— Tu oseras entrer là ?
— Pourquoi pas ?
— Oh ) fit le greffier comme un homme à qui cette seule pensée fait venir la chair de poule.
— Il doit y avoir un moyen? continua Dixmer.
— D'entrer dans la salle des Morts? Oui, sans doute.
— Lequel ?
— C'est de se procurer une carte.
— Et où se procure-t-on ces cartes ?
Le greffier pâlit affreusement et balbutia :
— Ces cartes, où on se les procure, vous demandez?
— Je demande où on se les procure, répondit Dix- mer; la question est claire, je pense.
— On se les procure... ici.
— Ah I vraiment ! et qui les signe d'habitude f
— Le gi-effier.
— Mais le greffier, c'est toi. ~ Sans doute, c'est moi.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 273
— Tiens, comme cela tombe I reprit Dixmer oi s'as- seyant ; tu vas me signer une carte.
Le greffier fit un bond.
«— Tu me demandes ma tête, citoyen, dit-il.
■— Eh I non f je te demande une carte, voilà tout.
— Je vais te faire arrêter, malheureux ! dit le gref- fier rappelant toute son énergie.
— Fais, dit Dixmer ; mais, à l'instant même, je te dénonce comme mon complice, et, au lieu de me lais- ser aller tout seul dans la fameuse salle, tu m'y accom- pagneras.
Le greffier pâlit.
— Ahl scélérat! dit-il.
— Il n'y a pas de scélérat là dedans, reprit Dixmer; j'ai besoin de parler à ma femme, et je te demande une carte pour arriver jusqu'à elle.
— Voyons , est-ce donc si nécessaire que tu lui parles ?
— 11 paraît, puisque je risque nm tête pour y par- venir.
La raison parut plausible au greffier. Dixmer vit qu'il était ébranlé.
— Allons, dit-il, rassure-toi, on n'en saura rien. Que diable 1 il doit se présenter parfois des cas pareils à celui où je me trouve.
— C'est rare. Il n'y a pas grande concurrence. — - Eh bien, voyons, arrangeons cela autrement.
— Si c'est possible, je ne demande pas mieux.
— C'est on ne peut plus possible. Entre par la porte
274 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
des condainués ; par cette porte-là, il ne faut oas de carte. Et puis, quand tu auras parlé à ta femme, tu m'appelleras et je te ferai sortir.
— Pas mal I fit Dix.mer ; malheure:isement, il y a une histoire qui court la ville.
— Laquelle?
— L'histoire d'un pauvre bossu qui s'est trompé de poj:'te, et qui, croyant entrer aux archives, est entré dans la salle dont nous parlons. Seulement, comme il y était entré par la porte des condamnés, au lieu d'y entrer par la grande porte; comme il n'avait pas de carie pour faire reconnaître son identité, une fois entré, on n'a pas voulu le laisser sortir. On lui a soutenu que, puisqu'il était entré par la porte des autres condamnés, il était condamné comme les autres. Il a eu beau pro- tester, jurer, appeler, personne ne l'a cru, personne n'est venu à son aide, personne ne l'a fait sortir. De sorte que, malgré ses protestations, ses serments, ses cris, l'exécuteur lui a d'abord coupé les cheveux, et ensuite le cou. L'anecdote est-elle vraie, citoyen gref- fier? Tu dois le savoir mieux que personne.
— Hélas 1 oui, elle est vraie! dit le greffier tout tremblant.
— Eh bien, tu vois donc qu'avec de pareils Gtûtécé- dents, je serais un fou d'entrer dans un pareil coupe gorge.
— 3îais puisque je serai là, je te dis!
— Et si l'on t'appelle, si tu es occupé ailletirs, si tu ouLdies ?
LE CHEVALIER DE MâIsjN ROUGE 275
Dixnier appuya impitoyablement sur le derniei" mot :
— Si tu oublies que je suis là?
— Mais puisque je te promets...
— Non-, d'ailleurs, cela te compromettrait : on te verrait me parler; et puis, enfin, cela ne me convient pas. Ainsi j'aime mieux une carte.
— Impossible.
— Alors, cher ami, je parlerai, et nous irons faire un tour ensemble à la place de la Révolution.
Le greffier, ivre, étourdi, à demi-mort, signa un laissez-passer pour un citoyen.
Dixmer se jeta dessus et sortit précipitamment pour aller prendre, dans le prétoire, la place où nous l'a- vons vu.
On sait le reste.
De ce moment, le greffier, pour éviter toute accusa- tion de connivence, alla s'asseoir près de Fouquier- Tinville, laissant la direction de son greffe à son pre- mier commis.
A trois heures dix minutes, Maurice, muni de la carte, traversa une haie de guichetiers et de gendarmes, et arriva sans encombre à la porte fatale.
Quand nous disons fatale, nous exagérons, car il y avait deux portes. La grande porte, par laquelle en- traient et sortaient les porteurs de carte; et la porte des condamnés, par laquelle entraient ceux qui ne de- vaient sortir que pom' marcher à l'échafaud.
La pièce aans laquelle venait de pénétrer Maurice était séparée en deux compartiments.
276 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Dans l'un de ces compartiments siégeaient les era« ployés chargés d'enregistrer les noms des arrivants; dans l'autre, meublée seulement de quelques bancs de bois, on déposait à la fois ceux qui venaient d'être ar- rêtés et "eux qui venaient d'être condamnés; ce qui était à peu près la même chose.
La salle était sombre, éclairée seulement par les vi- tres d'une cloison prise sur le greffe.
Une femme vêtue de blanc et à demi évanouie gisait dans un coin, adossée au mur.
Un homme était debout devant elle, les bras croisés, secouant de teîmps en temps la tête et hésitant à lui par- ler, de peur de lui rendre le sentiment qu'elle paraissait avoir perdu.
Autour de ces deux personnages, on voyait remuer confusément les condamnés, qui sanglotaient ou chan- taient des hymnes patriotiques.
D'autres se promenaient â grands pas, comme pour fuir hors de la pensée qui les dévorait.
C'était bien l'antichambre de la mort, et l'ameuble- ment la rendait digne de ce nom.
On voyait des bières, remplies de paille, s'entr'ou- vrir comme pour appeler les vivants : c'étaient des lits de repos, des tombeaux provisoires.
Une grande armoire s'élevait dans la paroi opposée au vitrage.
Un prisonnier l'ouvrit par curiosité et recula d'hor- reur.
Cette armoire renfermait les habits sanglants des
LE CHEVALIER DE MAÎSON-ROUGE 277
suppliciés de la veille, et de longues tresses de cheveui pendaient çà et là ; c'étaient les pour-boires du bour- reau, qui les vendait aux parents, lorsque l'autorité ne lui enjoignait pas de brûler ces chères reliques.
Maurice, palpitant, hors de lui, eut à peine ouvert la porte, qu'il vit tout le tableau d'un coup d'œil.
Il fit trois pas dans la salle et vint tomber aux pieds de Geneviève.
La pauvre femme poussa un cri que Maurice étouffa sur ses lèvres.
Lorin serrait, en pleurant, son ami dans ses bras; c'étaient les premières larmes qu'il eût versées.
Chose étrange ! tous ces mallieureux assemblés, qui devaient mourir ensemble, regardaient à peine le tou- chant tableau que leur offraient ces malheureux, leurs semblables.
Chacun avait trop de ses propres émotions pour prendre une part des émotions des autres.
Les trois amis demeurèrent un moment unis dans une étreinte muette, ardente et presque joyeuse.
Lorin se détacha le premier du groupe douloureux.
— Tu es donc condamné aussi? dit-il à Maurice.
— Oui, répondit celui-ci.
— Oh ! bonheur I murmura Geneviève.
La joie des gens qui n'ont qu'une heure à nvre ne peut pas même durer autant que leur vie.
Maurice, après avoir contemplé Geneviève avec cet amour ardent et profond qu'il avait dans le cœur, après l'avoir remerciée de cette parole à la fois si égoïste
278 LE CHEVALIER DE MAIS0N-R0U6B
et si tendre qui venait de lui échapper, se tourna vers Lorin.
— Maintenant, dit-il tout en enfermant dans sa main les deux mains de Geneviève, causons,
— Ah 1 oui, causons, répondit Lorin; mais, s'il nous en reste le temps, c'est bien juste. Que veux-tu me dire? Voyons.
— Tu as été arrêté à cause de moi, condamné à cause d'elle, n'ayant rien commis contre les lois; comme Geneviève et moi, nous payons notre dette, il ne convient pas qu'on le fasse payer en même tamps que nous.
— Je ne comprends pas.
— Lorin, tu es libre.
— Libre, moi? Tu es fou I dit Lorin.
— Non, je ne suis pas fou ; je te répète que tu es li- bre, tiens, voici un laissez-passer. On te demandera qui lu es ; tu es employé au greffe des Carmes ; tu es venu parler au citoyen greffier du Palais; tu lui as, par curiosité, demandé un laissez-passer pour voir les con- damnés; tu les as vus, tu es satisfait et tu t'en vas.
— C'est une plaisanterie, n'est-ce pas?
— Non pas, mon cher ami, voici la carte, profite de l'avantage. Tu n'es pas amoureux, toi; tu n'as pas be- soin de mourir pour passer quelques minutes de plus avec la bien-aimée de ton cœur, et ne pas perdre une seconde de ton éternité.
— Eh bien, Maurice, dit Loriu, si l'on peut sortir d'ici, ce que je n'eusse jamais cru, je te jure, pourquoi
LE CHEVALIER DE MAIS0N-R0U3E 279
ne fais-tu pas sauver madame d'abord ? Quant à toi, nous aviserons.
— Impossible, dit Maurice avec un affreux serre- ment de cœur; tiens, tu vois, il y a sur la carte un ci- toyen, et non une citoyenne; et, d'ailleurs, Geneviève ae voudrait pas sortir en me laissant ici, vivre en sa- chant que je vais mourir.
— Eh bien, mais, si elle ne le veut pas, pourquoi le voudrais-je, moi? Tu crois donc que j'ai moins de cou- rage qu'une femme?
— Non, mon ami, je sais, au contraire, que tu es le plus brave des hommes; mais rien au monde ne saurait excuser ton entêtement en pareil cas. Allons, Lorin, profite du moment et donne-nous cette joie suprême de te savoir libre et heureux !
— Heureux I s'écria Lorin, est-ce que tu plaisantes? heureux sans vous?... Eh ! que diable veux-tu que je fasse en ce monde, sans vous, à Paris, hors de mes ha- bitudes? Ne plus vous voir, ne plus vous ennuyer de mesbouts-rimés? Ah ! pardieu, non f
— • Lorin, mon ami I...
— Justement, c'est parce que je suis ton ami que j'insiste : avec la perspective de vous retrouver tous deux, si j'étais prisonnier comme je le suis, je renverse- rais des murailles; mais, pour me sauver d'ici tout seul, pour m'en aller par les rues le front courbé avec quel- que chose comme un remords qui criera incessamment à mon oreille . « Maurice I Geneviève ! » pom passer dans certains quartiers et devant certaines maisons oîi j'ai
280 LE CHEVALIER DF. MAISON-ROUGB
VU VOS personnes et où je ne verrai plus que vos ombres; pour en arriver enfin à exécrer ce cher Paris que j'aimais ^ant, ah! ma foi, non, et je trouve qu'on a eu raison de proscrire les rois, ne fût-ce qu'à cause du roi Dagobert.
— Et en quoi le roi Dagobert a-t-il rapport à ce qui le passe entre nous?
— En quoi? Cet affreux tyran ne disait-il pas au grand Éloi : « Il n'est si bonne compagnie qu'il ne faille quitter? » Eh bien, moi, je suis un républicain ! et je dis : Rien ne doit nous faire quitter la bonne compagnie, même la guillotine; je me sens bien ici, et j'y reste.
— Pauvre ami I pauvre ami t dit Maurice. Geneviève ne disait rien, mais elle le regardait avec
des yeux baignés de larmes
— Tu regrettes la vie, toi ! dit Lorin,
— Oui, à cause d'elle !
— Et moi, je ne la regrette à cause de rien ; pas même à cause de la déesse Raison, laquelle — j'ai ou- blié de te faire part de cette circonstance — a eu derniè- rement les torts les plus graves envers moi, ce qui ne lui donnera pas même la peine de se consoler comme l'autre Arthémise, l'ancienne ; je m'en irai donc très- calme et très-facétieux; j'amuserai tous cesgredins qui courent après la charrette ; je dirai un joli quatrain à M. Sanson, et bonsoir la compagnie... c'est-à-dirs... attends donc.
Lorm s'interrompit.
— Ah) si fait, si fait, dit-il, si fait, je veux sortir;
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 281
je savais bien que je n'aimais personne; mais j'oubliais que je lic^ïssais quelqu'un; ta montre, Maurice, ta montre !
— Trois heures et demie.
— J'ai le temps, mordieu t j'ai le temps.
— Certainement, s'écria Maurice ; il reste neuf ac- cusés aujourd'hui, cela ne finira pas avant cinq heures; nous avons donc près de deux heures devant nous.
— C'est tout ce qu'il me faut ; donne-moi ta carte et prête-moi vingt sous.
— Oh 1 mon Dieu ! qu'allez-vous faire ? murmura Geneviève.
j\Iaurice lui serra la main ; l'important pour lui, c'é- tait que Lorin sortît.
— J'ai mon idée, dit Lorin,
Maurice tira sa bourse de sa poche et la mit dans la main de son ami.
— Maintenant, la carte, pour l'amour de Dieu 1 Je veux dire pour l'amour de l'Etre éternel.
Maurice lui remit la carte.
Lorin baisa la main de Geneviève, et, profitant du moment où l'on amenait dans le greffe une fournée de condamnés, il enjamba les bancs de bois et se présenta à la grande porte.
— Eh ! dit un gendarme, en voilà un qui se sauve, il me semble,
Lorin se redressa et présenta sa carte,
— Tiens, dit-il, citoyen gendarme, apprends h mieux connaître les gens.
!^82 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Le gendarme reconnut la signature du greffier; mais il appartenait à cette catégorie de fonctionaaires qui manquent gcnëralement de confiance, et, comme, juste en ce moment, le greffier descendait du tribunal avec un frisson qui ne l'avait point quitté depuis qu'il avait si imprudemment hasardé sa signature :
— Citoyen greffier, dit-il, voici un papier à l'aide duquel un particulier veut sortir de la salle des Morts ; est-il bon, le papier?
Le greffier blêmit de frayeur, et, convaincu, s'il re- gardait, qu'il allait apercevoir la terrible figure de Dix- mer, il se hâta de répondre en s'emparant de la carte :
— Oui, oui, c'est bien ma signature.
— Alors, dit Lorin, si c'est ta signature, rends-la- moi.
— Non pas, dit le greffier en la déchirant en mille morceaux, non pas f ces sortes de cartes ne peuvent servir qu'une fois.
Lorin resta un moment irrésolu.
— Ah I tant pis, dit-il ; mais, avant tout, il faut que je le tue.
Et il s'élança hors du greffe. Maurice avait suivi Lorin avec une émotion facile à comprendre ; dès que Lorin eut disparu :
— 11 est sauvé! dit-il à Geneviève avec une exalta- tion qui ressemblait à la joie ; on a déchiré sa carte, il ne pourra plus rentrer; puis, d'ailleurs, pût-il rentrer, la séance du tribunal va finir : à cinq heures, il revien- dra, nous serons morts.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE ?83
Geneviève poussa un soupir et frissonna.
— Oh I presse-moi dans tes bras, dit-elle, et ne nous quittons plus.,. Pourquoi n'est -il pas possible, mon Dieu I qu'un même coup nous frappe, pour que nous exhalions ensemble notre dernier soupir 1
Alors ils se retirèrent au plus protond de la salle obs- cure, Geneviève s'assit tout près de Maurice et lui passa ses deux bras autour du cou; ainsi enlacés, respirant le même souffle, éteignant d'avance en eux-mêmes le bruit et la pensée, ils s'engourdirent, à force d'amour, aux approches de la mort.
Une demi-heure se passa.
LV
POURQUOI LORIN ETAIT SORTI
Tout à coup un grand bruit se fit entendre, les gen- darmes débouchèrent de la porte basse; derrière eux venaient Sanson et ses aides, qui portaient des paquets de cordes.
— Oh I mon ami , mon ami ! dit Geneviève, voilà le moment fatal, je me sens défaillir.
— Et vous avez tort, dit la voix éclatante de Lorin :'
Vous avez tort, en vérité. Car la mort, c'est la liberté I
— Lorin ! s'écria Maurice au désespoir.
284 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Ils ne sont pas bons, n'est-ce pas ? Je suis de ton avis; depuis hier, je n'en fais que de pitoyables...
— Ah I il s'agit bien de cela. Tu es revenu, malheu- reux I ... tu es revenu I . . .
— C'étaient nos conventions, je pense? Écouie, car^ aussi bien, ce que j'ai à dire t'intéresse ainsi que ma- dame.
— Mon Dieu, mon Dieu I
— Laisse-moi donc parler, ou je n'am'ai j as le temps de conter la chose. Je voulais sortir pour ache- ter un couteau rue de la Barillerie.
— Que voulais-tu faire d'un couteau?
— J'en voulais tuer ce bon M. Dixmer, Geneviève frissonna.
— Ah! fit Maurice, je comprends.
— Je l'ai acheté. Voici ce que je me disais, et tu vas comprendre combien ton ami a l'esprit logique. Je commence à croire que j'aurais dû me faire matliéma- ticicn au lieu de me faire poëte. Malheureusement, il est trop tard maintenant. Voici donc ce que je me di- sais; suis mon raisonnement : « M. Dixmer a compro- mis sa femme; M. Dixmer est venu la voir juger; M. Dixmer ne se privera pas du plaisir de la voir pas- ser en charrette, surtout nous l'accompagnant. Ja vais donc le trouver au premier rang des spectateurs : je me glisserai près de lui; je lui dirai : « Bonjour, s monsieur Dixmer, » et je lui planterai mon couteau dans le flanc.
s=» Lorin! a'éeria Geneviève.
I.E CHEVALIER DE MAÏSON-ROUGE 285
— Rassurez- VOUS, chère amie, la Providence y avait mis bon ordre. Imaginez- vous que les spectateurs, au lien de 3e tenir en face du Palais, comme c'es' Icar ha- bitude, avaient fait demi-tour à droite et bordaient le quai. » Tiens, me dis-je, c'est sans doute uu chien qui se noie ; pourquoi Dixmer ne serait pas là? Un chien qui se noie, ça fait toujours passer le temps. Je m'ap- proche du parapet, et je vois tout le long de la berge un tas de gens qui levaient les bras en l'air et qui se baissaient pour regarder quelque chose à terre, en poussant des hélas! à faire déborder la Seine. Je m'approche. . . Ce quelque chose. . . devine qui c'était. .,
— C'était Dixmer, dit Maurice d'une voix sombre.
— Oui. Gomment peux-tu deviner cela? Oui, Dix- mer, cher ami, Dixmer, qui s'est ouvert le ventre tout seul; le malheureux s'est tué en expiation sans doute.
— Ah I dit Maurice avec un sombre sourire, c'est ce que tu as pensé?
Geneviève laissa tomber sa tête entre ses mains; elle était trop faible pour supporter tant d'émotions succes- sives.
— Oui, j'ai pensé cela, attendu qu'on a retrouvé près de lui son sabre ensanglanté; à moins que toute- fois... il n'ait rencontré quelqu'un...
Maurice, sans rien dire, et profitant du moment oh Geneviève, accablée, ne pouvait le voir, ouvrit son ha-^ bit et montra à Lorin son gilet et sa chemisa ensar* glantés.
'^ Ah 1 c'est autre chose, dit Lorin.
286 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Et il tendit la main à Maurice.
— Maintenant, dit-il en se penchant à l'oreille do Maurice, comme on ne m'a pas fouillé, attendu que je suis rentré en disant que j'étais de la suite de M. San- son, j'ai toujours le couteau, si la guillotine te répugne.
Maurice s'empara de l'arme avec un mouvement de joie,
— Won, dit-il, elle souffrirait trop. Et il rendit le couteau à Lorin.
— Tu as bien raison, dit celui-ci; vive la machine de M. Guillotinl Qu'est-ce que la machine de M. Guillo- tin? Unechiquenaude sur le cou comme l'a dit Danton- Qu'est-ce qu'une chiquenaude?
Et il jeta le couteau au milieu du groupe des con- damnés.
L'un d'eux le prit, se l'enfonça dans la poitrine, et tomba mort sur le coup.
Au même moment, Geneviève fit un mouvement et poussa un cri. Sanson venait de lui poser la main sur J'épaule,
LVI
VIVE SIMON
Au cri poussé par Geneviève, Maurice comprit que la lutte allait commencer.
L'amour peut exalter l'âme jusqu'à l'héroïsme; l'a-
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 287
mour peut, contre l'instinct naturel, pousser unf; créa- ture humaine à désirer la mort; mais il n'éteint pas en elle l'appréhetision de la douleur. Il était évident que Geneviève acceptait plus patiemment et plus religieuse- ment la mort depuis que Maurice mourait avec elle; mais la résignation n'exclut pas la souffrance, et sortir de ce monde, c'est non-seulement tomber dans cet abîme qu'on appelle l'inconnu, mais c'est souffrir en tombant.
Maurice embrassa d'un regard toute la scène pré- sente, et d'une pensée toute celle qui allait suivre :
Au milieu de la salle, un cadavre de la poitrine du- quel un gendarme, en se précipitant, avait arraché le couteau, de peur qu'il ne servît à d'autres.
Autour de lui, des hommes muets de désespoir et faisant à peine attention à lui, écrivant au crayon sur un portefeuille des mots sans suite, ou se serrant la main les uns aux autres; ceux-ci répétant sans relâche, et comme font les insensés, un nom chéri, ou mouil- lant de larmes un portrait, une bague, une tresse de cheveux; ceux-là vomissant de furieuses imprécations contre la tyrannie, mot banal toujours maudit par tout le monde tour à tour, et quelquefois même par les ty- rans.
Au milieu de toutes ces infortunes, Sanson, appe- santi moins encore par ses cinquante-quatre ans que par la gravité de son lugubre office; Sanson, aussi doux, aussi consolateur que sa mission lui permettait de l'être, donnait à celui-ci un conseil, à celui-là un triste encou-
288 LE CHEVALIER DE MATSON'-R OUGR
ragement, et trouvant des paroles chrétiennes à répon- dre au désespoir comme à la bravade I
— Citoyenne, dit-il à Geneviève, il faudra ôter le fi- chu et relever ou couper les cheveux, s'il vous plaît.
Geneviève devint tremblante.
— Allons, mon amie, dit doucement Lorin, du cou- rage !
— Puis-je relever moi-même les cheveux de ma- dame? demanda Maurice.
— Oh ! oui, s'écria Geneviève, luil je vous en sup- plie, monsieur Sanson.
— Faites, dit le vieillard en détournant la tête. Maurice dénoua sa cravate tiède de la chaleur de son
cou, Geneviève la baisa, et, se mettant à genoux devant le jeune homme, lui présenta cette tête charmante, plus belle dans sa douleur qu'elle n'avait jamais été dans sa joie.
Quand Maurice eut fini la funèbre opération, ses mains étaient si tremblantes, il y avait tant de douleur dans l'expression de son visage, que Geneviève s'écria :
— Oh f j'ai du courage, Maurice. Sanson se retourna.
— N'est-ce pas, monsieur, que j'ai du courage? dit-elle.
— Certamement, citoyenne , répondit l'exécuteur d'une voix ômue, et un vrai courage.
Pendant ce temps, le premier aide avait parcouru ie bordereau envoyé par Fouquier-Tinville,
— Quatorze, dit-il.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 289
Saiison compta les condamnés.
— Quinze, y compris le mort, dit-il; commest cela se fait-il?
Lorin et Geneviève comptèrent après lui, mus par une même pensée.
— Vous dites qu'il n'y a que quatorae condamnés et que nous sommes quinze? dit-elle.
— Oui, il faut que le citoyen Fouquier-Tinville se soit trompé.
— Oh t tu mentais, dit Geneviève à Maurice, tu n'é- tais point condamné.
— Pourquoi attendre à demain, quand c'est aujour- d'hui que tu meurs? répondit Maurice.
— Ami, dit-elle en souriant, tu me rassures : je vois maintenant qu'il est facile de mourir.
— Lorin, dit Maurice, Lorin, une dernière fois... nul ne peut te reconnaître ici... disque tu es venu me dire adieu... dis que tu as été enfermé par erreur. Appelle le gendarme qui t'a vu sortir... Je serai le vrai condamné, moi qui dois mourir; mais toi, nous t'en supplions, ami, fais-nous la joie de vivre pour garder notre mémoire; il est temps encore, Lorin, nous t'en supplions I
Geneviève joignit ses deux mains en signe de prière. Lorin prit les deux mains de la jeune femme et les baisa.
— J'ai dit non, et c'est non, répondit Lorin d'une voix ferme; ne m'en parlez plus, ou, en vérité, je croi- rai que je vous gêne.
u. 17
âflO LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
— Quatorze, répéta Sanson, et ils sont quinze! Puis, élevant la Toix :
— Voyons, dit-il, y a-t-il quelqu'un qui réclame? y a-t-il quelqu'un qui puisse prouver qu'il se trouve ici par erreur?
— Peut-être quelques bouches souvrirent-elles à cette demande; mais elles se refermèrent sans pro- noncer une parole; ceux qui eussent menti avaient honte de mentir ; celui qui n'eût pas menti ne voulait point parler.
Il se fit un silence de plusieurs minutes pendant lequel les aides continuaient leur lugubre office.
— Citoyens, nous sommes prêts..., dit alors la voix sourde et solennelle du vieux Sanson.
Quelques sanglots et quelques gémissements ré- pondirent à cette voix.
— Eh bien, dit Lorin, soit!
Mourons pour la patrie, C'est le sort le plus beau !..
Oui, quand on meurt pour la patrie; mais, décidé- ment, je commence à croire que nous ne mourons pas pour le plaisir de ceux qui nous regardent mourir. Ma foi, Maurice, je suis de ton avis, je commence aussi à me dégoûter de la République.
~ L'appel I dit un commissaire à la porte.
Plusieurs gendarmes entrèrent dans la salle et fer- mèrent ainsi les issues, se plaçant entre la vie et les
LE CHEVALIEB T>E M*ÎSON-ROUGE 291
condamnés, comme pour empêcher ceux-ci d'y re- venir.
On fit l'appel.
Maurice, qui avait vu juger le condamné qui s'était tué avec le couteau de Lorin, répondit quand on pro- nonça son nom. Il se trouva alors qu'il n'y avait que !e mort de trop.
On le porta hors de la sa'le. Si son indentité eût été constatée, si on l'eût reconnu pour condamné, tout mort qu'il était, on l'eût guillotiné avec les autres.
Les survivants furent poussés vers la sortie,
A mesure que l'un d'eux passait devant le guichet, on lui liait les maina derrière le dos.
Pas une parole ne s'échangea pendant dix minutes entre ces malheureux.
Les bourreaux seuls parlaient et agissaient.
Maurice, Geneviève et Loriu, qui ne pouvaient plus se tenir, se pressaient les uns contre les autres pour n'être point séparés. Puis les condamnés furent poussés de la Conciergerie dans la cour.
Là, le spectacle devint effrayant.
Plusieurs faiblirent à la vue des charrettes; les gui- chetiers les aidèrent à monter.
On entendait derrière les portes, encore fermées, 1^ voix confuse? de la foule, et l'on devinait à ses rumeurs qu'elle était nombreuse.
Geneviève monta sur la charrette avec assez de force; d'ailleurs, Maurice la soutenait du coude. Maurice s'é- îança rapidement derrière elle.
232 LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE
Lorin ne se pressa pas. Il choisit sa place et s'assit à ià gauche de Maurice.
Les portes s'ouvrirent; aux premiers rangs ôtait Simon.
Les deux amis le reconnurent; lui-même les vit.
n monta sur la borne près de laquelle les charrettes devaient passer; il y en avait trois.
La première charrette s'ébranla ; c'était celle où se trouvaient les trois amis.
— Eh ! bonjour, beau grenadier ! dit Simon à Lorin ; tu vas essayer de mon tranchet, que je pense ?
— Oui, dit Lorin, et je tâcherai de ne pas trop l'ébrécher pour qu'il puisse à ton tour te tailler le cuir.
Les deux autres charrettes s'ébranlèrent, suivant la première.
Une effroyable tempête de cris, de bravos, de gémis- sements, de malédictions, fit explosion à l'entour des condamnés.
— Du courage, Geneviève, du courage I murmurait Maurice.
— Ohl répondit la jeune femme, je ne regrette pas la vie, puisque je meurs avec toi. Je regrette de n'a- voir pas les mains libres pour te serrer au moins dans mes bras avant de mourir.
— Lorin, dit Maurice, Lorin, fouille dans la poche ie mon gilet, tu y trouveras un canif.
— Ohl mordieul dit Lorin, comme le canif me va; j'étais humilié d'aller à la mort garrotté comme un veau.
LE CHEVALIER DB MAISON-ROUGB 293
Maurice abaissa sa poche à la hauteur des mains de son ami; Lorin y prit le canif; puis, à eux deux, ils l'ou- vrirent ; alors Maurice le prit entre ses dents, et coupa les cordes qui liaient les mains de Lorin.
Lorin, débarrassé de ses cordes, rendit le même service à Maurice.
— Dépêche-toi, disait le jeune homme, voilà Gene- viève qui s'évanouit.
En effet, pour accomplir cette opération, Maurice s'était détourné un instant de la pauvre femme, et, comme si toute sa force venait de lui, elle avait fermé les yeux et laissé tomber sa tête sur sa poitrine.
— Geneviève, dit Maurice, Geneviève, rouvre les yeux, mon amie; nous n'avons plus que quelques mi- nutes à nous voir en ce monde,
— Ces cordes me blessent, murmura la jeune femme. Maurice la délia.
Aussitôt elle rouvrit les yeux et se leva, en proie à une exaltation qui la fit éblouissante de beauté.
Elle entoura d'un bras le cou de Maurice, saisit de l'autre main celle de Lorin, et tous trois, debout sur la charrette, ayant à leurs pieds les deux autres victimes ensevelies dans la stupeur d'une mort anticipée, ils lancèrent au ciel, qui leur permettait de s'appuyer librement l'un sur l'autre, un geste et un regard recon- naissants.
Le peuple, qui les insultait quand ils étaient assis, se tut quand il les vit debout.
On aperçut î'échafaud
294 LE CHEVALIER DE MAISON -ROUGE
Maurice et Lorin le virent ; Geneviève ne le vit pas, elh ne regardait que son amant, La charrette s'arrêta.
— Je t'aime, dit Maurice à Geneviève, je t'aime!
— La femme d'abord, la femme la première! criè- rent mille voix.
— Merci, peuple, dit Maurice; qui donc disait que tu étais cruel ?
11 prit Geneviève dans ses bras, et, les lèvres collées sur ses lèvres, il la porta dans les bras de Sanson,
— Courage! criait Lorin, courage!
— J'en ai, répondit Geneviève ; j'en ai i
— Je t'aime! murmurait Maurice; je t'aime!
Ce n'étaient plus des victimes que l'on égorgeait, c'étaient des amis qui se faisaient fête de la mort.
— Adieu! cria Geneviève à Lorin.
— Au revoir! répondit celui-ci. Geneviève disparut sous la fatale bascule.
— A toi ! dit Lorin.
— A toi ! fit Maurice.
— Ecoute ! elle t'appelle.
En effet, Geneviève poussa son dernier cri.
— Viens, dit-elle.
Une grande rumeur se fit dans la foule. La belle et gracieuse tête était tombée. Maurice s'élança.
— C'est trop juste, disait Lorin, suivons la logique. M'entends-tu, Maurice?
— Oui.
LE CHEVALIER DE MAISON-ROUGE 295
— Elle t'aimait, on la tue la première; tu n'es pas condamné, tu meurs le second; moi, je n'ai rien fait, et, comme je suis le plus criminel des trois, je passe le dernier.
Et voilà comment tout s'explique Avec l'aide de la logique.
Ma foi, citoyen Sanson, je t'avais promis un qua- train; mais tu te conteras d'un distique.
— Je t'aimais I murmura Maurice lié à la planche fatale et souriant à la tête de son amie; je t'aim.-.
Le fer trancha la moitié du mot.
— A moi I s'écria Lorin en bondissant sur l'échafaud, et vite! car, en vérité, j'y perds la tête... Citoyen Sanson, je t'ai fait banqueroute de deux vers, mais je t'offre en place un calembour.
^ Sanson le lia à son tour.
— Voyons, dit Lorin, c'est la mode de crier vive quelque chose quand on meurt.
Autrefois, on criait : « Vive le roi I » mais il n'y a plus de roi. Depuis, on a crié : t Vive la liberté ! » mais il n'y a plus de liberté. Ma foi, vive Simon 1 qui nous réunit tous trois.
Et la tête du généreux jeune homme tomba près de celles de Slaurice et de Geneviève I
FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME,
TABLE
DU DEUXIEME ET DERNIER VeLUMB.
Pages.
XXVII. Le Muscadin 1
XXVin. Le Chevalier de Maison-Rouge « . . 13
XXIX. La Patrouille 24
XXX. Œillet et Souterrain 36
XXXI. Perquisition 46
XXXII. La Foi jurée 87
XXXIU. Le Lendemain 73
XXXTV. La Conciergerie 78
XXXV. La Salle des Pas-Perdus 91
XXXVI. Le Citoyen Théodore 103
XXXVn. Le Citoyen Gracchus 112
XXXVUI. L'Enfant royal 119
XXXEX. Le Bouquet de violettes 131
XL. Le Cabaret du Puits-de-Noé 143
XLI. Le Greffier du Ministère de la Guerre 134
XLII, Les Deux Billets 162'
XLni. Les Préparatifs de Dixaaer 169
XLIV. Les Préparatifs du Chevalier de Maison-Roage. . 177
XLV. Les Recherches 187
XLVI. Le Jugement 197
XLVII.. Prêtre et Bourreau 207
XLVffl. La Charrette 217
XLIX. L'Échafaud 226
L. La Visite domiciliaire 236
LI. Lorin 242
LU. Suite du précédent , 232
Lill. Le Duel 260
LIV La Salle des Morts 269
LV. Pourquoi Lorin était sorti 283
LVI. Vive Simon. . . 28ê
F. Aureau, — Imprimerie de Lagny,
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PQ 2225 C7
1887 t. 2
Dumas, Alexandre
Le chevalier de I-Iai son-Rouge
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