COLLECTION GUILLAUME ET L E M E R R E

J. BARBEY D'AUREVILLY

Le Chevalier Des Touches

P A R I S

ALPHONSE EEMERRE. EDITEUR 2}-) i, passage Choiseul, 2j-) i

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Le Chevalier Des Touches

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J. BARBEY D'AUREVILLY

Le Chevalier Des Touches

Illustrations de Marold et Mittis

PARIS

ALPHONSE LEJIERRE, ÉDITEUR

IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE 2; exemplaires sur papier du Japon et 2$ exemplaires sur Chine

Tous ces exemplaires sont numérotés et parafés par l'éditeur.

A MON PERE

Que de raisons, mon père, pour Vous dédier ce livre qui Vous rappellera tant de choses dont Vous avez gardé la religion dans voire cœur ! Vous en avez connu l'un des héros, et probablement Vous eussiez partagé son héroïsme et celui de ses onze Compagnons d'armes, si Vous aviez eu sur la télé quelques années de plus au moment l'action de ce drame de guerre civile s'accomplissait ! Mais, alors, Vous n'étiez qu'un enfant, l'enfant dont le charmant portrait orne encore la chambre bleue de ma %rand?mère} et qu'elle nous montrait.

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à mes frères et à moi. dans notre enfance. du doigt levé de sa belle main, quand elle nous engageait a Vous ressembler.

Ah! certainement, c'est ce que j'aurais fait de mieux, mon père. Vous avez passé Votre noble vie comme le Pater familias antique, maître chez vous, dans un loisir plein de dignité, fidèle a des opinions qui ne triomphaient pas. le chien du fusil abattu sur le bassinet, parce que la guerre des Chouans s'était éteinte dans la splen- deur militaire de l'Empire et sous la gloire de Napoléon. Je n'ai pas eu celle calme el forte destinée. Au lieu de l'ester, ainsi que Vous, planté et solide comme un chêne dans la terre natale, je m'en suis allé au loin, tête inquiète, courant follement après ce vent dont parle l'Ecriture, et qui passe. hélas! à travers les doigts de la main de F homme, également partout ! Et c'est de loin encore que je Vous envoie ce livre qui ]'ous /-appellera, quand Vous le lirez, des contemporains et des compatriotes infor- tunés auxquels le Roman, par ma main. restitue aujourd'hui leur page d'histoire.

Votre respectueux et affectionné fis. Jules B irbey d'Aurevilly.

Ce 21 novembre 1863.

Le Chevalier Des Touches

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TROIS SIECLES DANS UN PETIT COIN

C'était vers les dernières années de la Restauration. La demie de huit heures, comme on dit dans l'Ouest, venait de son- ner au clocher, pointu comme une aiguille et vitré comme une lanterne, de l'aristo- cratique petite ville de Valognes.

Le bruit de deux sabots traînants, que la terreur ou le mauvais temps semblaient

2 CHEVALIER IiES TOUCHES

hâter dans leur marche mal assurée, trou- blait seul le silence de la place des Capu- cins, déserte et morne alors comme la l.iihie du Gibet elle-même. Tous ceux qui

connaissent le pays, n'ignorent pas que la lande du Gibet, ainsi appelée parce qu'on y pendait autrefois, est un terrain qui fut longtemps abandonné, à droite de la route qui va de Valognes à Saint-Sauveur-le- Vicomte, et qu'une superstition tradition- nelle le faisait éviter au voyageur... Quoi- que en aucun pays, du reste, huit heures et demie ne soient une heure indue et tardive, la pluie, qui était tombée, ce jour- là, sans interruption, la nuit, on était en décembre, et aussi les mœurs de cette petite ville, aisée, indolente et bien close, expliquaient la solitude de la place des Capucins et pouvaient justifier l'éton- nement du bourgeois rentré, qui peut-être, accoté sous ses contrevents strictement fermés, entendait de loin ces deux sabots, grinçants et haletants sur le pavé humide, et au son desquels un autre bruit vint impétueusement se mêler.

Sans doute, en tournant la place, sablée

à son centre et pavée sur ses quatre

.et en Longeant la porte enchère

TROIS SIECLES... 3

vert-bouteille de l'hôtel de M. de Mes- nilhouseau, qu'on avait, à cause de sa meute, surnommé Mesnilhouseau des chiens, les sabots qu'on entendait réveil- lèrent cette compagnie des gardes endor- mie ; car de longs hurlements éclatèrent par-dessus les murs de la cour, et se pro- longèrent avec la mélancolie désolée qui caractérise le hurlement des chiens dans la nuit. Ce long pleur monotone et déses- péré des chiens, qui essayèrent de fourrer leur nez et leurs pattes sous la colossale porte cochère, comme s'ils avaient senti sur la place quelque chose d'insolite et de formidable, cette noire soirée, ce vent dans la pluie, cette place solitaire, qui n'était pas grande, il est vrai, mais qui, de riante qu'elle était autrefois , quand elle ressem- blait à un square anglais, avec ses arbres plantés en carré et ses blanches balises, était devenue presque terrible depuis qu'en 182... on avait dressé au milieu une croix sur laquelle, colorié grossièrement, se tordait, en saignant, un Christ de gran- deur naturelle ; tous ces accidents, tous ces détails, pouvaient réellement impres- sionner le passant aux sabots qui mar- chait. SOUS son parapluie incliné contre le

4 LE CHEVALIER DES TOU C II E S

vent, et dont l'eau qui tombait frappait la soie tendue de ses gouttes sonores, comme si elles eussent été des grains de cristal. Supposez, en effet, que ce passant in- connu fût une personne d'une imagination naïve et religieuse, une conscience tour- mentée, une âme en deuil, ou simplement un de ces êtres nerveux comme il s'en rencontre à tous les étages de l'amphi- théâtre social, on conviendra qu'il y avait assez dans les détails qu'on vient de signaler, mais surtout dons l'image de ce Dieu sanglant qui le jour, grâce à la grossièreté de la peinture, épouvantait le regard sous les joyeux rayons du soleil, et qu'on savait là, sans le voir, étendant ses bras dans la nuit, pour faire pénétrer le frisson jusque dans les os et doubler les battements du cœur. Mais, comme s'il avait fallu davantage, voici qu'un fait étrange, dans cette petite ville où, à pareille heure, les mendiants dormaient bien acoquinés dans leur paille, et les voleurs de rue. les gentilshommes de grand chemin, étaient à peu près incon- nus, — oui! un fait extraordinaire, vint à se produire tout à coup... De la rue Siquet au milieu de la place des Capucins, la

... Les nerfs d'acl.;r qui tenaient celte lanterne

h in CHEVALIER DES T O 1' C II T. S

lanterne qui projetait sa pointe de lumière sous le parapluie incliné s'éteignit, juste en face du grand Christ. Et ce n'était pas le vent qui l'avait soufflée, mais une ha- leine ! Les nerfs d'acier qui tenaient cette lanterne l'avaient élevée jusqu'à la hau- teur de quelque chose d'horrible, qui avait parlé. Oh! ce n'avait pas été long; un instant! un éclair! Mais il est des in- stants dans lesquels il tiendrait des siècles ! C'est à ce moment-là que les chiens avaient hurlé. Ils hurlaient encore, quand une petite sonnette tinta à la première porte de la rue des Carmélites, qui est à l'extré- mité de la place, et quand la personne aux sabots entra, mais sans sabots , dans le salon des demoiselles de Touffedelys, qui l'attendaient pour leur causerie du soir.

Elle, ou plutôt il car c'était un homme était chaussé avec l'élégance d'un abbé de l'ancien régime, comme on disait beaucoup alors, et, d'ailleurs, quoi d'étonnant, puisque c'en était un?

« J'ai entendu votre voiture, l'abbé, >• dit la cadette des Touffedelys, mademoi- selle Sainte, qui, dans son impossibilité absolue d'inventer le moindre petit mot quelconque, répétait la plaisanterie de

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l'abbe quand il parlait de ses sabots.

L'abbé donc, qui s'était débarrassé à la porte du vestibule d'une longue redingote de bougran vert mise par-dessus son habit noir, s'avança dans le petit salon, droit, imposant, portant sa tête comme un reliquaire et faisant craquer ses souliers de maroquin, préservés par les sabots de l'humidité. Quoiqu'il vint d'éprouver une de ces impressions qui sont des coups de foudre, il n'était ni plus pale ni plus rouge qu'à l'ordinaire ; car il avait un de ces teints dont la couleur semble avoir l'épais- seur de l'émail et que l'émotion ne tra- verse pas. Déganté de sa main droite, il offrit à la ronde deux doigts de cette main aux quatre personnes qui étaient autour de la cheminée, et qui s'interrompirent pour le recevoir.

.Mais quand il eut donné ces deux doigts à la dernière personne de ce petit cercle :

■■ Il y a quelque chose, mon frère ! s'écria celle-ci en tressaillant quoi le voyait-elle ?) ; mais vous n'êtes pas dans votre état naturel, ce soir !

Il y a dit l'abbé d'une voix ferme, mais grave, que, tout à l'heure, le vieux sang d'Hotspura failli avoir presque peur. -

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Sa sœur le regarda d'un air incrédule : mais mademoiselle de Touffedelys, qui, elle, aurait cru qu'un bœuf pouvait voler si on le lui avait dit, et qui se serait même mise à la fenêtre pour le voir, mademoi- selle Sainte de Touffedelys, qui n'avait pas lu Shakespeare et qui n'avait compris que le mot de peur dans tout ce qu'avait dit l'abbé :

•- Sainte Marie ! qu'y a-t-il ? fit- elle. Auriez-vous vu en passant l'âme du Père Gardien des Capucins rôder au- tour de la placer Les chiens de M. de Mesnilhouseau se lamentent ce soir comme quand elle y est... ou quand le Marteau Saint-Bernard toque ses trois coups à la porte de la cellule de quelqu'une des Dames Bernardines, dans le couvent qui est à coté.

Pourquoi dites-vous cela à l'abbé, ma sœur? dit Ursule de Touffedelys d'un ton d'ainée qui reprend sa cadette. - Vous savez bien que l'abbé, qui est allé en Angleterre, ne croit pas aux revenants.

Et pourtant, sur mon âme! c'est un revenant que j'ai vu, dit l'abbé, avec un sérieux profond. Oui, mademoiselle ! oui, ma sœur! oui, Fierdrap! oui! regar-

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dez-moi maintenant de tous vos yeux, écarquillés à vous en donner la migraine, c'est comme j'ai l'honneur de vous le dire : je viens de voir un revenant... inat- . effrayant, mais réel! trop réel ! Je l'ai vu comme je vous vois tous, comme je vois ce fauteuil et cette lampe... »

Et il toucha le pied de la lampe du bout de sa canne, un cep de vigne, qu'il alla r dans un coin.

« Tu aimes diablement la plaisante- rie pour que je te donne le plaisir de te croire, l'abbé ? - dit le baron de Fier- drap, quand l'abbé revint à la cheminée et se planta, les mollets et le dos au feu, devant le fauteuil qui lui tendait les bras.

Etait-ce vraiment le Père Gardien?... reprit mademoiselle Sainte toute tran- sie ; car elle cuisait de curiosité et se sen- tait pourtant le froid d'un glaçon dans les épaules.

Non ! » répondit l'abbé, qui s'ar- rêta, l'œil sur les feuilles du parquet cire et miroitant, comme s'arrête un homme qui médite ce qu'il va dire et qui hésite avant de le risquer.

il resta debout, ajusté par les yeux des

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quatre personnes assises, qui, du regard, aspiraient presque ce qui n'était pas encore

sorti de sa bouche, excepte pourtant le baron de Fierdrap, qui croyait, lui, à une mystification, et qui clignait de l'œil d'un air fin, comme s'il avait dit : « Je te com- prends, mon compère ! » Le salon n'était éclairé que par le demi-jour d'une lampe, recueillie sous son chapiteau. Pour mieux voir et deviner l'abbé, une de ces dames leva le chapiteau à l'ombre importune, et le salon fut soudainement inondé de ce jour de lampe qui a comme les tons gras de l'huile dans son or.

C'était un vieux appartement comme on n'en voit guère plus, même en province, et d'ailleurs toutàfait en harmonie avec le groupe qui, pour le moment, s'y trouvait. Le nid était digne des oiseaux. A eux tous, ces vieillards réunis autour de cette che- minée formaient environ trois siècles et demi, et il est probable que les lambris qui les abritaient avaient vu naître chacun d'eux.

Ces lambris en grisailles, encadrés et relevés par des baguettes d'or noircies et. par place, écaillées, n'avaient, pour tout ornement de leur fond monotone, que des

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portraits de famille sur lesquels la brume du temps avait passé. Dans l'un de leurs panneaux, on voyait deux femmes en cos- tume Louis XV, dont Tune, blonde et pin- cée, tenait à la main une tulipe comme Rachel, la dame de carreau, et dont l'au- tre, brune, indolente, tigrée de mouches sur son rouge de brune, avait une étoile au-dessus de la tête, ce qui, avec le faire voluptueux du portrait, indiquait suffisam- ment la main de Natier, qui peignit aussi avec une étoile au-dessus de la tête madame de Chàteauroux et ses sœurs. L'étoile signifiait le règne du moment de la favorite. C'était l'étoile du berger royal. Le bien-aimé Louis XV l'avait fait lever sur tant de tètes, qu'il avait pu très bien la faire luire sur une Touffedelys. Dans le panneau opposé, un portrait plus ancien, plus noir, d'une touche énergique mais inconnue, représentait l'amiral de Tour- ville, beau comme une femme déguisée. dans son magnifique et bizarre costume d'amiral du temps de Louis XIV. Il était parent des Touffedelys. Des encoignures de laque de Chine garnissaient les quatre angles du salon et supportaient quatre bustes d'argile, recouverts d'un crêpe

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noir, suit pour les préserver de la pous- sière, soit en signe de deuil : car ces bus- tes étaient ceux de Louis XVI, de .Marie- Antoinette, de Madame Elisabeth et du Dauphin, l'es fauteuils en vieille tapisse- rie de Béarnais, traduisant les fables de La Fontaine, en double ovale sur un fond blanc, égayaient de la variété de leurs couleurs et de leurs personnages cet appar- tement presque sombre avec ses rideaux fanés de lampas et sa rosace, veuve de son lustre. Aux deux côtés d'une cheminée en marbre de Coutances cannelée et sur- montée d'un bouquet en relief, ces deux demoiselles de Touffedelys. droites SOUS leurs écrans de gaze peinte, auraient pu très bien passer pour des ornements sculp- tés de cette cheminée, si leurs yeux n'avaient pas remué et si ce que venait de dire l'abbé n'avait terriblement dérangé la solennelle économie de leur figure et de leur pose.

Toutes deux avaient été belles, mais l'antiquaire le plus habile à deviner le sens des médailles effacées n'aurait pu retrouver les lignes de ces deux camées. rongés par le temps et par le plus épou- vantable des acides, une virsinite ii_nc.

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La Révolution leur avait tout pris : famille, fortune, bonheur du foyer, et ce poème du cœur, l'amour dans le mariage, plus beau que la gloire ! disait madame de Staël, et enfin la maternité. Elle ne leur avait laissé que leurs têtes, mais blanchies et affaiblies par tous les genres de dou- leur. Orphelines quand elle éclata, les deux Touffedelys n'avaient point émigré. Elles étaient restées, ci mime beaucoup de nobles, dans le Cotentin. Imprudence qu'elles auraient payée de leur vie, si Thermidor ne les avait sauvées, en ouvrant les mai- sons d'arrêt. Vêtues toujours des mêmes couleurs, se ressemblant beaucoup, de la même taille et de la même voix, c'était comme une répétition dans la nature que ces demoiselles de Touffedelys.

En les créant presque identiques, la vieille radoteuse avait rabâché. C'étaient deux Ménechmes femelles, qui auraient pu faire dire aux moqueurs: - Il y en a au moins une de trop! » Elles ne le trou- vaient point, car elles s'aimaient; et elles se voulaient en tout si semblables, que mademoiselle Sainte avait refusé un beau mariage parce qu'il ne se présentait pas de mari pour mademoiselle Ursule.

14 LE CHEVALIER DTS TOUCHES

sa sœur. Ce soir-là. comme à l'ordinaire,

ces routinières de l'amitié avaient dans leur salon une de leurs amies, noble comme elles, qui travaillait à la plus extra- vagante tapisserie avec une telle action qu'elle semblait se ruer à ce travail, sus- pendu tout à coup par l'arrivée de son frère, l'abbé. Fée plus mâle, aux: traits plus hardis, à la voix plus forte, celle-ci tranchait par la brusquerie hommasse de toute sa personne sur la délicatesse et l'inertie de ces douces Contemplatives, de ces deux vieilles chattes blanches de la rêverie sans idées, qui n'avaient jamais été des Chattes .Merveilleuses. Ces pauvres vierges de Touffedelys avaient eu le suave éclat de leur nom dans leur jeu- nesse ; mais elles avaient vu fondre leur beauté au feu des souffrances, comme le cierge voit fondre sa cire sur le pied d'ar- gent du chandelier.

A la lettre, elles étaient fondues... tan- dis que leur amie, robustement et rèbar- bativement laide, avait résisté. Solide de laideur, elle avait reçu le sou filet. Valipan du Temps, comme elle disait, sur un bronze que rien ne pouvait entamer. Même la mise inouïe dans laquelle elle encadrait

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sa laideur bizarre n'en augmentait pas de beaucoup l'effet, tant l'effet en était frap- pant ! Coiffée habituellement d'une espèce de baril de soie orange et violette, qui aurait défié par sa forme la plus auda- cieuse fantaisie et qu'elle fabriquait de ses propres mains, cette contemporaine de mesdemoiselles de Touffedelys ressem- blait, avec son nez recourbé comme un sabre oriental dans son fourreau grenu de maroquin rouge, à la reine de Saba, inter- prétée par un Callot chinois, surexcité par l'opium. Elle avait réussi à diminuer la laideur de son frère, et à faire passer le visage de l'abbé pour un visage comme un autre, quoique, certes ! il ne le fut pas. Cette femme avait un grotesque si supé- rieur qu'on l'eût remarquée même en An- gleterre, ce pays des grotesques, le spleen, l'excentricité, la richesse et le gin travaillent perpétuellement à faire un carnaval de figures auprès desquelles les masques du carnaval de Venise ne seraient que du carton vulgairement badi- geonné.

Comme il est des couleurs d'un tel ruis- sellement de lumière qu'elles éteignent toutes celles que l'on place à côté, l'amie

l6 Le m i va m i r des i"!

de mesdemoiselles de Touffedelys, pavoi- sêe comme un vaisseau barbaresque des plus éclatants chiffons déterrés dans la garde-robe de sa grand'mère, éteignait, effaçait les physionomies les plus origi- nales par la sienne. Et cependant, l'abbé et le baron de Fierdrap étaient, ainsi qu'on va le voir, de ces individualités exceptionnelles qui entrent violemment dans la mémoire lorsqu'on les a rencon- trées, et dont l'image y reste soudée, comme une patte-fiche dans un mur. Il n'y a qu'au versant d'un siècle, au tournant d'un temps dans un autre, qu'on trouve de ces physionomies qui portent la trace d'une époque finie dans les mœurs d'une époque nouvelle, et forment ainsi de ginalités qui ressemblent à cet airain de Corinthe fait avec des métaux différents. Elles traversent rapidement les points d'intersection de l'Histoire, et il faut se hâter de les peindre quand on les a vues, parce que, plus tard, rien ne saurait don- ner une idée de ces types, à jamais per- dus !

Le baron de Fierdrap, placé entre les deux demoiselles de Touffedelys, et plus particulièrement à côté de la sœur de

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l'abbé, qui, la tête sur sa tapisserie, tirait sa laine de chaque point avec une furie effrayante pour l'observateur rétrospectif, car elle avait dû, autrefois, faire tout comme elle tirait sa laine ; le baron de Fierdrap, Hvlas de Fierdrap, était assis, les jambes croisées, une main sous sa cuisse, comme le grand lord Clive, et pré- sentait au feu la semelle d'un pied chaussé d'une guêtre de casimir noir. C'était un homme d'une taille médiocre, mais vigou- reux et râblé comme un vieux loup, dont il avait le poil, si l'on en jugeait par la brosse hérissée, courte et fauve de sa per- ruque. Son visage accentué s'arrêtait dans un profil ferme: un vrai visage de Nor- mand, rusé et hardi. Jeune, il n'avait été ni beau ni laid. Comme on dit assez drô- lement en Normandie pour désigner un homme qu'on ne remarque ni pour ses défauts naturels, ni pour ses avantages : " 11 allait à la messe avec les autres. •• Il exprimait bien le modèle sans alliage de ces anciens hobereaux que rien ne pouvait ni apprivoiser ni décrasser, et qui, sans la Révolution, laquelle roula cette race de granit d'un bout de l'Europe à l'autre bout sans la polir, seraient restés dans

lu LE CHEVALIER DES TOUCHES

les fondrières de leur province, ne pensant même pas à aller au moins une fois à Versailles, et, après être montés dans les voitures du roi, à reprendre le coche et à revenir. Chasseur comme tous les gen- tilshommes terriens, chasseur enragé, quel que fût le poil de la bête ou la plume, il avait fallu cette fin du monde de la Révo- lution pour arracher Hylas de Fierdrap à ses bois et à ses marais. Gentilhomme avant tout, dès que les premières que- nouilles eurent circulé dans le pays, il offrit à l'armée de Condé un volontaire qui savait porter gaillardement, pendant trente lieues de route, un fusil à deux coups sur la carrure de son épaule, et qui, des balles de son double canon, eût aussi bien coupé le bec à une bécassine qu'abattu un sanglier, en le frappant entre les deux yeux. Lorsque l'armée de Condé avait été licenciée et qu'il n'y eut plus rien dans la poire à poudre de ce dernier des Chasseurs du Roi, le baron de Fier- drap était passé en Angleterre, cette terre de l'excentricité, et c'est qu'il avait contracté, disait-on, ces manières d'être qui le firent regarder, sur ses vieux jours, comme un original, par ceux qui l'avaient

TROIS SIÈCLES... IO,

connu ressemblant .7 tout le monde dans sa jeunesse.

Le fait est que, comme le chat du bonhomme Misère, autre dicton nor- mand, il ne ressemblait plus à personne. Ayant perdu tout, ou à peu près, de sa fortune patrimoniale, il vivait comme il pouvait de quelques bribes, et de la mai- gre pension qu'octroya la Restauration aux pauvres chevaliers de Saint-Louis qui avaient suivi héroïquement la maison de Bourbon à l'étranger et partagé sa triste fortune. Il avait moins souffert que bien d'autres de cette vie dénuée. Ses besoins n'étaient pas nombreux. Il avait une santé de fer, que l'exercice et le grand air avaient rendue d'une solidité qui parais- sait indestructible. Il habitait une petite maison, aux écarts du bourg voisin de Saint-Sauveur-le-Vicomte, sans domesti- que qu'une vieille femme qui allait parfois balayer son logis, et on ne dira pas : " faire son lit », car il n'en avait pas, et il couchait dans un hamac qu'il avait rap- porté d'Angleterre. Sobre comme un ana- chorète et presque ichthyophage, il se nourrissait de sa pèche, étant devenu. sur le tard de ses jours, un pécheur aussi

20 LE CHEVALIER DES TOUCHES

infatigable qu'il avait été un indomptable chasseur dans la première moitié de sa vie. Toutes les rivières du pays le connais- saient et le voyaient incessamment sur leurs bords, à dix lieues à la ronde, un paquet de longues lignes sur son épaule et à la main un vase de fer-blanc, d'une forme allongée comme la boite au lait des laitières, et dans lequel il mettait, sous une couche de terreau, les vers de jardin qu'il accrochait à ses hameçons. Il péchait aussi à la mouche, cette chasse écossaise, cette chasse en marchant, dont il avait pris l'habitude en Ecosse, et qui émer- veillait les paysans du Cotentin, à qui cette pêche était, avant lui, inconnue. quand ils le voyaient courir sur la rive, en remontant ou en descendant les rivières. et figurer le vol de la mouche en mainte- nant toujours son hameçon à quelques pouces du fil de l'eau, avec un aplomb de main et de pied qui tenait vraiment du prodige.

Ce soir-là, comme presque tous les soirs, lorsqu'il se trouvait à Valognes et que ses pèches errantes ne L'entraînaient pas, il allait passer la soirée chez ces demoiselles de Touffedelys. Il y apportait

TROIS SIECLES... 21

sa boite à thé et sa théière, et il y faisait son thé devant elles, ces pauvres primiti- ves, à qui l'émigration n'avait pas donné de ces goûts étonnants comme « l'amour de ces petites feuilles roulées dans de l'eau chaude •■. qui ne valaient pas, disaient- elles d'une bouche pleine de sagesse, « la liqueur verte de la Chartreuse contre les indigestions •■. Infatigables dans leuréton- nement, elles retrouvaient à point nommé l'attention animale des êtres qui ne sont pas éducables, en regardant, chaque soir, de leurs deux yeux faïences, grands ouverts comme des ceils-de-bœuf, cet original de Fierdrap procédant à son infusion accou- tumée, comme s'il s'était livré à quelque effrayante alchimie ! L'abbé, cet abbé qui venait d'entrer comme un événement, et dont ces dames épiaient la parole, trop lente à tomber de ses lèvres, comme s'il eût voulu exaspérer leur curiosité excitée, l'abbé seul osait toucher au breuvage hérétique du baron de Fierdrap. Lui, aussi, comme l'avait dit mademoiselle Ursule de TouffeJelvs, était allé en Angleterre. Pour ces sédentaires de petite ville, pour ces culs-de-jatte de la destinée, c'eût été comme d'aller à la Mecque, si de la Mec-

2 2 LE CHEVALIER DES TOUCHES

que elles avaient jamais entendu parler!... ce qui était plus que douteux. L'abbé, du reste, n'avait pour personne l'originalité caricaturesque de M. de Fierdrap, lequel était un personnage digne du pinceau d'Hogarth, par le physique et par le cos- tume. Le grand air, qui, comme on l'a dit, avait rendu le baron de Fierdrap invulnérable jusque dans le fin fond de sa charpente et de sa moelle, avait seule- ment teinté le marbre, qu'il avait durci, et, pour toute victoire et trace de son passage sur ce quartz impénétrable de chair et de peau qui n'avait jamais eu ni un rhume, ni un rhumatisme, avait laissé. comme une moquerie et une revanche pleine de gaieté, trois superbes engelures qui s'épanouissaient du nez aux deux joues du baron, comme le trèfle d'une belle giroflée en fleurs ! Etait-ce averti par cette chiquenaude taquine du grand air, qu'il bravait tous les jours, soit dans les brouillards de la Douve, soit sous les ponts de Carentan et partout il y avait des dards et des tanches à récolter, que M. de Fierdrap portait sept habits, les uns sur les autres, et qu'il appelait ses sept coquilles} Personne n'était tente de

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justifier ce nombre sacramentel et mysté- rieux... Mais toujours est-il que, même dans le salon de mesdemoiselles de Touf- fedelys, il gardait son spencer de reps gris doublé de peaux de taupe par-dessus son habit couleur de tabac d'Espagne, à la boutonnière duquel pendait, sous sa croix de Saint-Louis, un petit manchon de velours noir sans fourrure, dans lequel il aimait, en parlant, à plonger les mains, qu'il avait gourdes comme Michel Mon- taigne.

L'ami et le compagnon d'émigration du baron de Fierdrap, et que celui-ci regar- dait alors comme Morellet aurait regardé Voltaire, s'il l'eût tenu chez le baron d'Holbach dans une petite soirée intime, cet abbé, qui complétait les trois siècles et demi rassemblés dans ce coin, était bien un homme de la même race que le baron, mais il était bien évident qu"il le dominait, comme M. de Fierdrap dominait ces demoiselles de Touffedelys et la sœur de l'abbé elle-même. De ce cercle, l'abbé était l'aigle, et d'ailleurs, dans tous les mondes, il en eût été un, quand même le cercle, au lieu de ce vieux héron de Fier- drap, de ces oies candides de Touffedelys

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et de cette espèce de cacatoès huppé qui travaillait à sa tapisserie, aurait été com- posé, en fait de femmes charmantes et d'hommes rares, de flamants roses et d'oiseaux de paradis. L'abbé était une de ces belles inutilités comme Dieu, qui joue le Roi s'amuse dans des proportions infi- nies, se plaît à en créer pour lui seul. C'était un de ces hommes qui passent, semant le rire, l'ironie, la pensée, dans une société qu'ils sont faits pour subju- guer, et qui croit les avoir compris et leur avoir payé leurs gages, en disant d'eux : « L'abbé un tel, monsieur un tel, vous en souvenez-vous ? était un homme d'un dia- ble d'esprit. » A coté de ceux dont on parle ainsi, cependant, il y a des illustra- tions et des gloires achetées avec la moi- tié de leurs facultés ! Mais eux, l'oubli doit les dévorer, et l'obscurité de leur mort parachevé l'obscurité de leur vie. si Dieu (toujours le Roi s'amuse !) ne jetait parfois un enfant entre leurs genoux, une tète aux cheveux bouclés sur laquelle ils posent un instant la main, et qui, devenu plus tard Goldsmith ou Pielding, se sou- viendra d'eux dans quelque roman de génie et paraîtra créer ce qu'elle aura

TROIS SIECLES... 2^

simplement copié, en se ressouvenant ! Cet abbé, qu'on ne nommerait pas si, à cette heure, sa famille, dont il était le dernier rejeton, n'était éteinte, du moins en France (i), portait le nom de ces Percy Normands dont la branche cadette a donné à l'Angleterre ses Xorthumberland et cet Hotspur, auquel il venait de faire allusion. l'Ajax des chroniques de Shake- speare. Quoiqu'il n'eût rien dans sa personne qui rappelât son héroïque et romanesque parentage, quoiqu'on sentit surtout en lui les amollissantes influences et les égoïstes raffinements de la société du dix-huitième siècle, dans laquelle, jeune, il avait vécu, cependant, l'em- preinte ineffaçable d'un commandement exercé par tant de générations se recon- naissait par la manière dont l'abbé de Percy portait sa tête, plus irrégulière que celle de M. de Fierdrap, mais d'une tout autre physionomie. L'abbé, moins laid que sa sœur, laide comme le péché quand il est scandaleux, était laid, lui, comme le péché quand il est plaisant. Le croira-

(i) L'auteur s'était trompé. Le dernier descendant mâle de ces nobles Percy vit encore dans le départe- ment du Nord.

le fauteur.)

26 I- I ' Il 1 . \ A II I- R DES TOUCHES

t-on? cet abbé recouvrait le plus drôle d'esprit de manières presque majestueu- ses. C'était le signe par lequel il éton- nait et charmait toujours. La gaieté qui a de la grâce a rarement de la dignité et elle semble l'exclure. Mais chez l'abbé de Percy. cette gaieté à la Beaumarchais. cette gaieté d'oncle à la commendataire d'Almaviva qui aurait battu ce polisson de Figaro dans l'intrigue et dans la repar- tie, cette verve inouïe, partant d'un fond de grand seigneur, qui ne cessait pas un seul instant de rayonner dans sa per- sonne, causait un plaisir d'autant plus vif par le contraste et faisait de lui une de ces raretés qu'on ne rencontre pas deux fois. Hélas ! au point de vue des ambitions positives de la vie. cet esprit ravissant ne lui avait servi a rien. Au contraire, il lui avait nui, comme son blason.

Victime de la Révolution autant que son ami M. de Fierdrapj victime d'une thèse grecque en Sorbonne, qu'il avait mieux soutenue que son autre ami. M. d'Hermopolis, lequel s'en était souvenu quand il avait été ministre (les haines de clerc à clerc sont les bonnes); victime

TROIS SIECLES... 2~

enfin de son esprit trop animé et trop charmant pour être assez sacerdotal, l'abbé de Percy avait manqué sa fortune ecclé- siastique et toutes ses fortunes, et n'avait pu. malgré le crédit de son cousin, le duc de Xorthumberland. qui représentait l'Angleterre au sacre du roi Charles X. parvenir à autre chose, pour les jours de sa vieillesse, qu'à un simple canonicat de Saint-Denis de second degré, avec dis- pense de résider au Chapitre. Au déclin de l'âge, la Normandie lui était repassée dans le souvenir, parée du charme des jours évanouis, et lui, qui s'était mêlé aux plus hautes sociétés de France et d'An- gleterre et qui avait joué sa partie d'homme d'esprit avec les plus grands et les plus brillants esprits qui eussent jouté en Europe depuis quarante ans, il était revenu vivre parmi les bonnes judiciaires du Cotentin, claquemuré dans une petite maison ornée avec goût et qu'il appelait son hermilage. Il n'en sortait que pour aller passer des huitaines chez tous les châtelains des alentours.

C'était un grand dîneur. Mais sa nais- sance, son formidable esprit, ses manié- xcluaient toute idée de parasitisme

23 LE CHEVALIER DES TOUCHES

dans ce modeste piéton qu'on rencon- trait, comme le baron de Fierdrap, non pas au bord de toutes les rivières, mais sur toutes les routes, allant faire quelque pèlerinage à la Notre-Dame de la cuisine des châteaux les plus renommés par leur hospitalité et par leur bonne chère.

Ces dîners, qu'il avait toujours aimés, avaient foncé la teinte d'écrevisse cuite de son visage, et justifiaient ce qu'il disait de cette éclatante couleur rouge, allumée par le Porto de l'émigration et le Bourgogne de la patrie retrouvée : « Il est probable que voilà la seule pourpre que j'aurai jamais à porter ! »

Le front, le nez, qu'il avait busqué et immense, un nez de grande maison, les joues, le menton, tout était de cette magnifique teinte cardinalice, qui ne con- trastait dans ce visage, fiévreusement taillé à l'ébauchoir, mais saisissant d'expres- sion, qu'avec le bleu des yeux, un bleu fantastique, perlé, scintillant, acéré ; un bleu qu'on n'avait vu ètinceler nulle part, sous les sourcils de personne, et auquel un peintre de génie, qui ne l'aurait pas vu, croirait seul.

Les veux de l'abbé de Perev n'étaient

TROIS SIECLES... 2Q

pas des yeux: c'étaient deux petits trous ronds, sans sourcils, sans paupière, et la prunelle de ce bleu, impatientant à regar- der (tant il était vif!), était si dispropor- tionnée et si large, que ce n'était pas l'orbe de la prunelle qui tournait sur le blanc de l'œil, mais la lumière qui faisait une perpé- tuelle et rapide rotation sur les facettes de saphir de ces yeux de lynx... Les verra-t-on d'ici, ces yeux-là >... Mais quand on les avait vus en réalité, on ne pouvait plus les oublier. Ce soir-là, ils pétillaient, sem- blait-il, encore plus qu'à l'ordinaire en regardant les curieuses que l'abbé, tou- jours debout, affolait par l'affectation de son silence. Au lieu de répondre aux questions haletantes de mesdemoiselles de Touffedelys, il passait, selon son usage, sa langue de gourmet sur ses lèvres épaisses et juteuses, comme s'il y avait cherché des saveurs perdues. Il venait de dincr en ville et il avait sa tenue solennelle et officielle de tous les soirs. Il portait un habit noir carré, une cravate blanche, sans rabat, ni manteau, ni calotte. Ses longs cheveux, fins et blancs comme le duvet d'un cygne, roulés et gonflés avec une coquetterie qui rappelait celle de

^> LE CHEVALIER DES TOI'.

Talleyrand, de Talleyrand que, par parenthèse, il abhorrait moins pour toutes

ses autres apostasies que pour avoir signé la Constitution civile du clergé, ses cheveux poudrés et floconneux tombaient

richement sur le col de SOD habit unir, et poudraient, à leur tour, de leur iris par- fumé, le large ruban violet, liseré de blanc, qui suspendait à son cou sa grande croix êmailiée de Chanoine Royal. Campé solidement sur ses jambes en bas de soie. assez bien tournées, mais de deux galbes différents, et dont il appelait l'une Apol- lon et l'autre Hercule, avec une fidélité à la mythologie qui avait été l'une des reli- erions de sa jeunesse, il aspirait longue- ment sa prise de tabac.

« Eh. bien, l'abbé, as-tu juré de faire damner ces dames > lui dit le baron. qui s'attendait à une plaisanterie. Et nous diras-tu enfin quel revenant tuas vu. en passant tout à l'heure sur la place ?

Ris tant que tu voudras, Fierdrap, reprit l'abbé imperturbable. mais ceci est sérieux! Le revenant que j'ai VU était de chair et d'os... comme toi et moi. mais il n'en était que plus épouvantable... C'était... le chevalier Des Touches!...

:; i (le Fierdi ftp les jambes

il

HELENE ET PARIS

Le chevalier Des Touches ! s'écrièrent les deux demoiselles de Touf- fedelys, avec un accord si parfait d'into- aatioo qu'on aurait dit qu'elles n'avaient qu'une voix à elles deux.

Le chevalier Des Touches ! fit M. de Fierdrap à son tour, en décroisant ses jambes comme un homme surpris.

3: LE CHEVALIER DES TOUCHES

Ma foi! si tu l'as vu. l'abbé, c'est un

revenant vrai, celui-là! et qui n'a rien de commun avec nous, qui ne sommes que des émigrés revenus...

Sans revenus! interrompit gaie- ment l'abbé, jouant sur le mot.

Seulement, tu vas me forcer con- tinua le baron. à partager les idées de mademoiselle Sainte sur les fantômes : car ce Des Touches, le chevalier Des Touches de Langotière, qu'à Londres, après son enlèvement par les Douze, nous appelions en plaisantant la Belle Hélène, est mort parfaitement, quelques années plus tard, des suites d'un coup d'épée dans le foie, à Edimbourg.

Je le croyais comme toi, Fierdrap ; mais il faut décompter, répondit l'abbé de Percy; qui regardait circulairement ces trois dames, figées par ce nom de Des Touches, l'un des héros de leur jeu- nesse.— Oui ! je croyais qu'il était mort... Eh! qui ne l'aurait cru, depuis tant d'an- nées que le silence avait succédé au bruit de son enlèvement et de son duel? Mais, que veux-tu? je n'ai pas la berlue, et je viens de le voir sur la place des Capucins. et même de l'entendre: car il m'a parlé !

HELENE ET l'A IUS

33

Pourquoi donc, en ce cas. ne l'as-tu pas amené avec toi, l'abbè? dit en riant l'incorrigible baron de Fierdrap, qui s'obsti- nait à penser que son ami Percy jouait la comédie pour épouvanter mademoiselle Sainte. Nous lui aurions offert une tasse de thé comme à un ancien compagnon d'infortune, et nous nous serions régalés de son histoire, qui doit être curieuse, si c'est l'histoire d'un ressuscité ?

Curieuse et triste, à en juger par ce que j'ai vu, dit l'abbé, qui ne se lais- sait pas entamer par le ton narquois de son ami le baron, mais en attendant qu'il te la raconte lui-même, fais-moi donc, mon cher, le plaisir d'écouter la mienne ! »

Mesdemoiselles de Touffedelys étaient plus que jamais suspendues aux lèvres de l'abbé, et mademoiselle de Percy avait laissé tomber sa tapisserie sur ses genoux et continuait de fixer son frère avec une attention concentrée.

•< J'ai diné aujourd'hui dit l'abbé, toujours debout, chez notre vieil ami de Vaucelles avec Sortôvillc et le chevalier du Rifus, lesquels, après le dîner, se sont campés, selon leur usage des vendredis, à leur whist de fondation, et même ont

3 1 LE CH EVALI1 R D ES TOUC II I S

voulu nie garder, moitié pour épargnera

du Rifus l'ennui de faire le mort, qu'il fait 1res mal avec ses distractions perpé- tuelles, et moitié pour moi, à cause de la pluie. Mais comme mon bougran ne craint pas plus l'eau que les plumes d'une sarcelle, ils ont chanté tout ce qu'ils ont voulu et je m'en suis allé malgré le temps, un temps â ne pas mettre un chien dehors, comme on dit. Or. de la rue de Poterie à la rue Siquet, je n'ai rencontre âme qui vive, si ce n'est pourtant le perruquier Chélus, ce maître ivrogne, qui marchait en dessinant des tirebouchons sous la pluie et qui m'a grasseyé, en passant, le bonsoir, d'une voix barbouillée. __ Mais, au sortir de la rue Siquet et quand j'ai tourné le coin de la place, ramassé sous mon parapluie pour éviter le vent qui me fouet- tait l'averse au nez, j'ai tout à coup senti une main qui m'a saisi le bras avec vio- lence, et je t'assure, Fierdrap, que cette main-là avait quelque chose de très corpo- rel, et j'ai vu. à deux pouces de ma ligure et dans le rayon de ma lanterne, car pres- que tous les réverbères de la place étaient éteints, un visage... est-ce croyable?- sur mon âme, plus laid que le mien ! un

HELENE ET PARIS

35

visage dévasté, barbu, blanchi, aux yeux étincelants et hagards, lequel m'a crié d'une voix rauque et araère : - Je suis le " chevalier Des Touches: n'est-ce pas, que « ce son! Jes ingrats ? -

Mère de douleur! s'écria mademoi- selle Sainte, devenue blême. Etes-vous bien sur qu'il était vivant'-...

Sur. répondit l'abbé, comme je suis sûr que vous vivez, mademoiselle! Voyez plutôt ! ajouta-t-il, en relevant la manche de son habit, j'ai encore au poi- gnet la marque de cette main frénétique et brûlante, qui m'a lâché après m'avoir étreint! Oui! c'était notre belle Hélène. Fierdrap ! mais dans quel état de change- ment, de vieillesse, de démence ! C'était le chevalier Des Touches, comme il le disait ! Je l'ai bien reconnu à travers les haillons du temps et de la misère ! J'allais lui parler, l'interroger... quand, d'un souf- fle, il a éteint la lanterne à la lueur de laquelle je le regardais, saisi d'un éton- nement douloureux, et il a comme fondu dans la pluie, la rafale et l'obscurité.

Et alors ?... dit M. de Fierdrap. devenu pensif.

Mais cela était tout! fit l'abbé: et

36 Li; CHEVALIER DES T O r C II E S

il s'assit dans le fauteuil qui lui tendait les bras. Je n'ai plus rien vu, rien entendu, et je m'en suis venu jusqu'ici dans une espèce d'horreur de cette appa- rition étrange. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé rien de pareil depuis le jour où, en Sorbonne, je fis la gageure d'aller tranquillement planter un clou, à minuit, sur la tombe d'un de nos confrères, enterré de la veille, et qu'en me relevant de cette tombe, je m'étais agenouillé pour mieux enfoncer mon clou, je me sentis pris par ma soutane...

Jésus ! firent les deux Touffedelys, par le même procédé de voix et d'émotion jumelles.

C'était toi qui l'avais clouée! dit Je baron de Fierdrap. Je connais l'his- toire ! Si ton revenant de ce soir ressem- ble à l'autre...

Fierdrap, tu plaisantes trop mainte- nant! — dit le majestueux chanoine, avec un ton qui rendit toute autre plaisanterie impossible.

Ah! si tu le prends ainsi, l'abbé, je deviens sérieux comme un chat qui boit du vinaigre... et du vinaigre versé par toi! Mais, voyons! raisonnons, tachons

HELENE ET TARIS

37

Je voir clair, malgré ta lanterne soufflée... Pourquoi Des Touches serait-il à Yalo- gnes, par cette nuit, sous cette apparence misérable?-...

Il doit être fou..., dit froidement M. de Percy, parlant sa pensée comme s'il avait été seul. Il est certain qu'il m'a produit l'effet d'un insensé, échappé de quelque hôpital... Il était affreux!

Ils ont une manière dit profondé- ment M. de Fierdrap de récompenser les services, qui pourrait bien faire deve- nir fous leurs serviteurs.

Oui, dit l'abbé, suivant la pensée de son ami. Nous sommes entre nous, et nous les aimons assez pour pouvoir nous en plaindre. Ils ressemblent aux Stuarts, et ils finiront comme eux ! Ils en ont la légèreté de cœur et l'ingratitude. Quand le malheureux que je viens de voir m'a parlé d'ingrats, il n'avait pas besoin de les nommer. Je l'avais reconnu et je le comprenais ! »

Ici, il y eut un moment de silence. Ces demoiselles de Touffedelys ne soufflaient mot d'émotion et de stupéfaction, ou peut- être d'absence de pensée. Mais le roya- lisme de mademoiselle de Percy. qui avait.

3" LE CHEVALIER DES TOUCHES

disait-elle, l.i religion de la royauté, jeta un cri, qui fut comme une protesta- tion contre les dures paroles de l'abbé:

« Ah! mon frère! —dit-elle, avec un accent de reproche.

Royaliste quand même! héroïne quand même! C'est bien vous, ma sœur! - dit l'abbé, en tournant sa tête blanche vers elle. Vous portez donc toujours vos caleçons de velours rayé et vos grosses bottes de gendarme, et vous montez tou- jours à califourchon votre pouliche pour la maison de Bourbon?... »

Mademoiselle de Percy avait été une des amazones de la Chouannerie. Elle avait plus d'une fois, sous des vêtements d'homme, servi d'officier d'ordonnance ou de courrier aux différents chefs qui avaient insurgé le Maine et voulu armer le Cotentin. Espèce de chevalier d'Eon, mais qui n'avait rien d'apocryphe, elle avait, disait-on, fait le coup de feu du buisson avec une intrépidité qui eût été l'honneur d'un homme. Bien loin que sa beauté ou la délicatesse de ses formes pût jamais révéler son sexe, sa laideur avait pu même quelquefois effrayer l'en- nemi.

dloé aujour- d'hui... » dit l'abbé, I bout...

40 LE CHEVALIER DES TOLTII ES

» Je ne suis plus qu'une vieille fille inu- tile maintenant. dit-elle en répondant avec une mélancolie qui n'était pas sans grâce à la plaisanterie de son frère, et je n'ai pas même un pauvre petit bout de neveu dans les Pages à qui je puisse léguer la carabine de sa tante ; mais je mourrai comme j'ai vécu, fidèle à nos maîtres et ne pouvant rien entendre contre eux !

Tu vaux mieux qu'eux et que nous. Percy ! » dit l'abbé, qui admirait ce dévouement, mais qui ne le partageait plus. Il appelait toujours sa sœur par son nom de Percy, comme si elle avait été un homme, et il y avait dans cette habitude de langage un hommage de res- pect que méritait cette vieille lionne de sœur !

L'éloge de l'abbé fut comme un boute- selle pour l'amazone de la Chouannerie... L'agitation n'était jamais bien loin, d'ail- leurs, de cette nature sanguine, perpé- tuellement ivre d'activité sans but. depuis que les guerres étaient finies. Elle re- poussa impétueusement sur le guéridon qui supportait la lampe, le canevas de cette tapisserie dans laquelle elle clouait

II ÉLÈ NE ET PARIS .}I

les impatiences de son âme, depuis qu'elle ne clouait plus les hérons et les butors, tués par elle à la chasse, sur la grande porte des manoirs; et, se levant bruyam- ment de sa bergère, elle se mit à mar- cher dans le salon, malgré ses gouttes. l'œil enflammé et les mains derrière le des. comme un homme:

« Le chevalier Des Touches à Valo- gnes ! dit-elle, comme se parlant à elle- même bien plus qu'à ceux qui étaient là.

Et, parla mort-Dieu > pourquoi pas? ajouta-t-elle : car elle avait rapporté des vieilles guerres au clair de lune des ju- rons et des mots énergiques qu'elle ne disait pas d'ordinaire, mais qui revenaient à ses lèvres, quand quelque passion la reprenait, comme des oiseaux sauvages et effrontés reviennent à quelque ancien perchoir abandonné depuis longtemps. Apres tout, ce n'est pas impossible ! Un homme, qui a fait la guerre des Chouans et qui n'y est pas resté, a la vie dure. Au lieu de débarquer à Granville. il aura pris terre à Portbail ou au havre de Car- teret, et il aura passé par Valognes pour retourner dans son pays : car il est, je crois, du côté d'Avranches. Mais, mon

6

42 LE CHEVALIER DES TOUCHES

frère, continua- 1- elle, en s'arrêtant

devant lui comme si elle avait été encore dans ces grosses bottes dont il venait de lui parler, et qu'elle eût eu sur la tête, au lieu de son baril de soie orange et violet, le tricorne qu'elle avait porté dan- sa jeunesse sur ses cheveux en catogan : mais, mon frère, si vous êtes sûr que ce fût lui, le chevalier Des Touches, pour- quoi Tavoir laissé vous quitter si vite et ne l'avoir pas contraint, du moins, à vous parler ?

Suivi ! parlé ! répondit gaiement l'abbé au ton sérieux et passionné de mademoiselle de Percy. .Mais on ne suit pas un coup de vent quand il passe, et on ne parle pas à un homme qui. comme un farfadet, pst! pst! est déjà bien loin quand on commence à le reconnaître, et tout cela par le temps qu'il fait, made- moiselle ma sœur!

Oh ! vous avez toujours été un peu damoiseau, l'abbé !— reprit ce singulier gendarme en cottes bouffantes, qui n'avait. lui, jamais été une demoiselle. Moi, j'aurais suivi le chevalier ! Pauvre cheva- lier ! continua-t-clle en marchant tou- jours, — il ne se doute guère que vous

HELENE ET PARIS

43

autres, les Touffedelys, vous n'avez plus votre château de Touffedelys, notre ancien quartier général, et que vous êtes deve- nues des dames de Valognes, chez qui un de ses sauveurs est maintenant réduit à venir faire de la tapisserie tous les soirs !

Que dites-vous donc là, mademoi- selle de Percy >... fit le baron de Fier- drap, retirant son nez littéralement ense- veli au fond de la boite de fer-blanc dans laquelle il enfermait son Tea-Pocket, comme il l'appelait; et il le tourna, ce nez frémissant et curieux, vers mademoi- selle de Percy, qui marchait toujours d'une encoignure à l'autre du salon, avec le va-et-vient de quelque formidable pen- dule en vibration.

Ah ! bien oui ! lu ne sais pas cela, toi, Fierdrap! reprit l'abbé ; mais ma sœur, que tu vois là, dans la splendeur de tous ses falbalas, est un des sauveurs de Des Touches, ni plus ni moins, mon cher ! Elle a fait partie, pendant que nous chassions le renard en Angleterre, de la fameuse expédition des Douze, qui nous parut si incroyablement héroïque quand Sainte-Suzanne nous la raconta, un soir.

4) I.E CHEVALIER P F S TOUCHES

chez mon cousin, le duc de Northumber- land. Te le rappelles-tu?... Sainte-Suzanne ne nous dit pas que ma sœur fut un de

ces braves. Il ne le savait pas. et je ne l'ai su, moi, que depuis mon retour de Fémigration. Elle avait si bien caché son sexe, ou ces messieurs furent si discrets. qu'elle fut prise pour un de ces gen- tilshommes qui ne se connaissaient pas tous les uns les autres, mais qui s'appe- laient également tous, les uns pour les autres : « Cocarde blanche ! » Aurais-tu jamais cru que l'un des Paris de notre belle Hélène fût... ma sœur?...

Vraiment ! dit M. de Fierdrap, qui ne prit pas garde au geste comique et théâtral de l'abbé de Percy en disant ces dernières paroles. Les yeux gris-fauve du baron se mirent à jeter des étincelles. comme la pierre à fusil, dont ils avaient la nuance, quand elle tombe dans le bas- sinet. — Vraiment, répéta-t-il, made- moiselle, vous faisiez partie de la fameuse expédition des Douze? Alors, permettez- moi de baiser votre vaillante main. car. sur ma parole de gentilhomme, voilà ce que je ne savais pas ! »

Et il se leva, alla rejoindre au beau

II E L E X E ET PARIS

45

milieu du salon mademoiselle de Percy, qu'il prit par la main, une main un peu forte et si virginale que la vieillesse ne l'avait pas blanchie, et il la lui baisa avec un sentiment si chevaleresque qu'il en aurait été tout idéalisé aux yeux d'un poète, cet antique pécheur à la ligne, avec sa mise hétéroclite et son nez jaspé !

Elle la lui avait donnée comme une reine, et quand il eut fait retentir son hom- mage, un hommage militaire, car le baiser du vieil enthousiaste fit presque le bruit d'un coup de pistolet, ils s'adressèrent mutuellement une de ces solennelles révé- rences comme la tradition nous rapporte qu'on en faisait une avant de danser le menuet.

« Ma sœur de Percy, dit l'abbé, puisque l'apparition de Des Touches, dont nous aurons sans doute des nouvel- les demain, nous fait tisonner dans son histoire, au coin du feu, ici, ce soir, pour- quoi ne la raconteriez-vous pas à Fier- drap, qui ne l'a jamais sue que de bric et Je broc, comme nous disons en Nor- mandie, par la très -bonne raison qu'il ne l'a jamais entendue que dans les versions infidèles et changeantes de l'émigration?

46 LE CHEVALIER DES TOUCHES

Je le veux bien, mon frère, dit mademoiselle de Percy, qui rougit de plaisir à la demande de l'abbé, si cela pouvait s'appeler rougir que de passer de la nuance qu'elle avait à une nuance plus foncée. - Mais il est neuf heures sonnées à la pendule et mademoiselle Aimée va bientôt venir; c'est son heure. Or, voilà l'embarras : comment raconter devant elle l'enlèvement de Des Touches périt son fiancé d'une manière si fatale ? Elle a beau être sourde et préoccupée, la malheureuse fille ! il y a des jours le rideau tendu par la dou- leur entre elle et le monde est moins épais et laisse passer les bruits et la parole, et c'est peut-être un de ces jours-là qu'au- jourd'hui !

Si l'air est très fin. dit mademoi- selle Ursule de Touffedelvs. qui faisait la médecine des pauvres, et qui avait des explications à elle pour expliquer une irrégularité organique à laquelle les méde- cins ne comprenaient rien, si l'air est très fin, vous pouvez être bien tranquille, elle n'entendra pas une syllabe de tout ce que vous nous direz !

Et il est très fin. dit l'abbé, en

HÉLÈNE ET PARIS .\~

passant ses mains le long de ces jambes, car je sens une vraie tempête de vents coulis sur mes bas de soie. Quand donc ferez-vous descendre votre paravent dans le salon, mesdemoiselles ?

Eh bien, dit le baron de Fierdrap, suivant son idée, ne commençons que quand elle sera venue, alin de n'avoir pas à nous interrompre... » Et, précisé- ment, la pendule se mit à marquer le quart après neuf heures avec un bruit sec...

Cette pendule était un Bacchus d'or moulu, vêtu de sa peau de tigre, qui, debout, tenait sur son genou divin, ni plus ni moins qu'un simple tonnelier de la terre, un tonneau dont le fond était le cadran l'on voyait les heures, et dont le balancier figurait une grappe de raisin picorée d'abeilles. Sur le soc enguirlandé de pampres et de lierres, à trois pas du dieu aux courts cheveux bouclés, il y avait un thyrse renversé, une amphore et une coupe... Drôle de pendule chez de vieilles filles, qui ne buvaient guère que du lait et de l'eau, et se souciaient moins que l'abbé de mytholo

Or, presque au même instant, la son-

48

LE CHEVALIER DES TOI'

nette de la porte répondit au tac de la pendule en tintant avec son bruit aigrelet au fond du corridor qui conduisait à la rue :

« La voici! Nous n'avons pas eu long- temps à l'attendre. » ajouta le baron.

Et celle qu'ils nommaient mademoiselle Aimée, et qui allait décider de leur soirée, ouvrit la porte sans qu'on l'annonçât, et entra.

( u damol-

OUS Aiim: ! !

crièrent du plus haut de leuis gosiers les deux Touffedelys...

ni

U N E JEUNE VIEILLE AU MILIEU DE VÉRITABLES VIEILLARDS

« C'est vous. Aimée! crièrent du plus haut de leurs gosiers lesdeoxTouffedelys, qui, dans leurs bergères capitonnées, res- semblaient a ces montres à répétition que l'on plaçait autrefois sur un coussinet de suie piqué, aux deux côtés de la glace de la cheminée, et qui auraient sonné l'heure en même temps. .Mon Dieu! u'êtes-vous

V > LE Cil 1. VA LIER DES TOUi I

pas traversée, ma chère?... » reprirent-elles

d'une seule haleine, toujours confondant leurs sonneries, virant toutes deux autour de mademoiselle Aimée, tenant leurs écrans et remuées d'un esprit de maltresse de maison qui semblait, à leurs agitations, souffler en elles comme un Borée.

Du reste, tout le petit cercle s'était levé d'un mouvement unanime, comme s'il eût cédé à la pression du même ressort. C'était le ressort fort et doux de la sym- pathie, un acier bien fin qui ne s'était pas rouillé dans tous ces vieux coeurs.

« Ne vous dérangez donc pas ! lit une voix fraîche du fond de la cape rabattue d'un mantelet; car la nouvelle arrivée était entrée dans le salon comme elle était venue, n'ayant laissé dans le corri- dor que ses patins. Elle répondait plus aux mouvements qu'aux paroles de ses amies. Je ne suis pas mouillée, ajoutâ- t-elle. — je suis venue si vite et le couvent est si prés ! »

Et, pour prouver ce qu'elle disait, elle pencha, dans le jour ambré de la lampe, son épaule, quelques gouttes d'eau per- laient sur la suie de son mantelet. Le man- telet était d'un violet sombre, l'épaule

UNE JEUKE VIEILLE... =5 1

était ronde, et les gouttes d'eau trem- blaient bien, à cette lueur de lampe, sur cette rondeur soyeuse. On eut dit une grosse touffe de scabieuses fussent tombés les pleurs du soir.

» Ce n'est que les gouttes du larmier, fit judicieusement la grande observatrice, mademoiselle Sainte.

Aimée, vous êtes une imprudente. ma Délicate-et-Blonde ! se mit à rugir mademoiselle de Percy, jouant de sa basse-taille aux oreilles de mademoiselle Aimée. C'était un essai : l'entendrait- elle ? La sœur de l'abbé tenait beaucoup à raconter son histoire au baron de Fier- drap, et elle la croyait compromise... - Vous vous êtes exposée continuâ- t-elle — à vous rendre malade ; car, en venant, si vous n'avez pas eu la pluie, vous avez eu le vent, mon amour ! »

.Mais, pour toute réponse à cette ton- nante observation, machiavéliquement bienveillante, la Délicate-et-Blonde avait détaché l'améthyste qui agrafait son man- telet autour de son cou, et, des plis de- ce dessus reployé, sortit une grande per- sonne, blonde, il est vrai, mais plus forte cpie délicate. Quand elle se retourna après

^2 LE CHEVALIER D F S TOUCIIES

avoir jeté Languissammcnt son man- telet au dos d'une chaise et qu'elle vit

mademoiselle de Perey. rouge comme un homard dans son court bouillon, et qui de sa main faisait un cornet:

« Pardon, dit-elle, mademoi- selle, car je crois que vous me parliez; mais, ce soir, je suis... »

Dans sa touchante pudeur d'infirme, elle n'osa pas dire le mot qui exprimait son infirmité. Mais, montrant, d'un geste triste, son oreille et son front:

Madame est dans .t.7 t<ur. au plus haut de sa tour, dit-elle en souriant. et je crains bien que, ce soir, elle n'en puisse descendre ! ••

Mot poétique et enfantin qu'elle avait trouvé et qu'elle répétait les jours sa surdité était complète. Elle avait une manière de les prononcer, qui faisait de ces mots : Madame est dans sa tour -, tout un poème de mélancolie !

« Ce qui veut dire qu'elle est sourde comme un pot, risqua ['abbé d'un ton sarcastique et cynique. Tu auras ton histoire. Fierdrap ! et ma sœur ne sera pas obligée d'avaler sa langue comme les sauvages... ce qui doit être un rude sup-

gûsAi

'

une jeune vieilli:... s S

plice, même pour les héroïnes de votre force, mademoiselle de Percy ! »

Pendant qu'il parlait, la cadette des Touffedelys avait pris par ses coudes, nus au-dessus de ses longues mitaines. mademoiselle Aimée, et l'avait doucement poussée dans sa bergère, tandis que mademoiselle Ursule, approchant un car- reau, avait posé aimablement dessus les pieds de cette fille, qui semblait si bien porter ce nom d'Aimée qu'ils lui donnaient tous, sans y ajouter d'autre nom.

Mais vous voulez donc que je m'en retourne, mes trop aimables >... fit celle-ci, en prenant sur ses pieds les mains de mademoiselle Ursule et en les gardant dans les siennes. Vous voilà tous debout ! Vous voilà tous en l'air parce que j'arrive! Est-ce me traiter en voisine et en amie ?... Sont-ce nos conventions ? Vous m'avez autorisée à venir sans cérémonie, en douillette et en pantoufles, travailler près de vous chaque soir ; car voici le mois je ne puis rester chez moi toute seule, quand la nuit est tombée... «

Elle dit cela comme si l'on avait su ce qu'elle voulait dire : et, de fait, les

^() LE CREVAI CHES

deux Touffedelys s'inclinèrent d'adhésion,

comme ces magots chinois qui baissent la tête ou tirent la langue quand on les met

en branle et qu'on les approche... Seule- ment, elles s'arrêtèrent au premier de ces deux mouvements. - Vraimentje regretterai d'être venue

continua-t-elle si je vois que je vous dérange, que j'interromps ce que vous disiez... Avec une fille d'aussi peu de res- source que moi dans la causerie, il faut toujours, mes chères amies, faire comme si je n'y étais pas ! »

.Mais il semblait précisément que ce ne fut pas si facile de faire ce qu'elle disait d'une voix légère et résignée ! Ni dans cette partie indifférente du monde qui s'appelle le grand ou le beau mon Je. ni dans le petit monde de l'intimité, ni nulle part enfin dans la vie, cette femme, cette sourde, cette Aimée, ne pouvait passer inaperçue. Et, bien loin qu'on put faire jamais, quand elle était là. comme si clic n'y était pas, on sentait, tant elle était charmante ! que même elle n'était plus, elle semblait être encore et rester toujours !

Oui ! elle était charmante, quoique,

UNE JEUNE VIEI1 S 7

hélas! aussi sans jeunesse. Mais parmi tous ces vieillards plus ou moins chenus, sur ce fond de chevelures blanchies éta- gées autour d'elle, elle ressortait bien et elle se détachait comme une étoile d'or pâlie sur un glacis d'argent, qui en aurait relevé l'or. De belle qu'elle avait été, elle n'était plus que charmante; car elle avait été d'une beauté célèbre dans sa province et même à Paris, quand elle y venait avec son oncle, le colonel Walter de Spens, vers i8.., et quand elle accaparait, en se montrant au bord d'une loge, toutes les lorgnettes d'une salle de spectacle. Aimée- Isabelle de Spens, de l'illustre famille écossaise de ce nom, qui portait dans son écu le lion rampant du grand Macduff, était le dernier rejeton de cette race anti- que, venue en France sous Louis XI et dont les divers membres s'étaient établis, les uns en Guyenne et les autres en Nor- mandie. Sortie des anciens comtes de Fife, cette branche de Spens qui, pour se distinguer des autres branches, ajoutait à son nom et à ses armes le nom et les armes de Lathallan, s'éteignait en la per- sonne de la comtesse Aimée-Isabelle, qu'on appelait si simplement mademoiselle

58 LE CHEVALIER DES TOUCHES

Aimée dans le salon des Touffedelys, et

devait mourir SOUS les bandeaux blancs et noirs de la virginité et du veuvage,

ces doubles bandelette- des grandes vic- times ! Aimée de Spens avait perdu fiancé au moment où, devenue pauvre par le fait de la spoliation révolutionnaire, elle cousait elle-même sa modeste robe de noces de ses mains féodales ; et même on ajoutait tout bas qu'elle avait fait de cette robe inachevée et inutile le suaire de son malheureux fiancé... Depuis ce temps-là. et il y avait longtemps, le monde intime au sein duquel elle vivait l'appelait sou- vent la Vierge-Veuve, et ce nom expri- mait bien, dans ses deux nuances, sa des- tinée. Comme il faut avoir vu les choses pour les peindre ressemblantes, le groupe de vieillards qui l'entourait et qui l'avait vue en pleine jeunesse, donnera peut-être en parlant d'elle, dans cette histoire, une idée de sa beauté passée; mais il parai; que cette beauté avait été surnaturelle

Lorsque le vent de la poésie romanti- que soufflait dans la tête classique de l'abbé de Percy. qui était poète, mais qui tournait ses vers au tour 01 Pair de Jac- ques Delille, il disait, sans trop croiie

UNE JEUNE VIEIL! 5g

tomber dans le galimatias moderne :

Ce fui longtemps V Astre du jour ;

Mais c'est l'Astre des nuits encore!

Et, quelle que fût la valeur métaphorique de ces deux vers, ils ne manquaient pas de justesse. En effet, Aimée, la belle Aimée, était une puissance métamorpho- sée, mais non détruite. Tout ce qui avait été splendide en elle autrefois, tout ce qui foudroyait les yeux et les cœurs, était devenu, à son déclin, doux, touchant, désarmé, mais suavement invincible. Sidé- rale d'éclat, sa beauté, en mûrissant, s'était amortie. Comme les rayons de la lune, elle s'était veloutée...

L'abbé disait d'elle encore ce joli mot à la l'ontenelle. pour exprimer le charme attachant de sa personne : « Autrefois, elle faisait des victimes ; à présent, elle ne fait plus que des captifs. » Le foison- nant buisson de roses s'était éclairci, les fleurs avaient pâli et se dépouillaient, mais en se dépouillant, le parfum de tant de roses ne s'était pas évaporé. Elle était donc toujours Aimée... L'outre-mer de ses longs yeux de « tille des flots », qui dis- tinguait, comme un signe de race, cette- descendante des anciens rois Je /.r mer,

60 T. F. CBEVALIE R DE S TOUI

ainsi que les Chroniques désignent les Normands, nos ancêtres, n'avait plus, il est vrai, la radieuse pureté de ce regard de Fée, onde de bleu et de vert, comme les pierres marines et comme les étoiles, et semblaient chanter, car les couleurs chantent au regard, la Sérénité et l'Espé- rance ! Mais la profondeur d'un sentiment blessé, qui teignait tout de noir dans l'âme d'Aimée, y versait une ombre su- blime. Le gris et l'orangé, ces deux cou- leurs du soir, y descendaient et y jetaient je ne sais quels voiles comme il y en a sur les lacs de saphir de l'Ecosse, sa primi- tive patrie. Moins heureuse que les mon- tagnes, qui ne connaissent pas leur bonheur et qui retiennent longtemps à leurs sommets les feux du soleil couchant et les caresses de la lumière, les femmes, elles, s'éteignent par la cime. lies deux blonds différents qui avaient, pendant tant d'années, joué et lutté dans les ondes d'une chevelure •• du poids de sa dut de comtesse », disait orgueilleusement le père d'Aimée de Spens avant sa ruine, le blond mat et morne l'emportait mainte- nant sur le blond ètincelant et joyeux qui avait jadis poudré son front, si mollement

ONE JEUNE VIEILLE... (>I

rose, de l'or agaçant de ses paillettes; et c'est ainsi que, comme toujours, le feu, une fois de plus, mourait sous la cendre! Si mademoiselle Aimée avait été brune, pas de doute que déjà, sur ces nobles tempes qu'elle aimait à découvrir, quoique ce ne fût pas la mode alors comme aujour- d'hui, on eût pu voir germer ces premières fleurs du cimetière, comme on dit des pre- miers cheveux blancs que le temps, dans de cruels essais, nous attache au front brin à brin, en attendant que le diadème mortuaire qu'il tresse à nos têtes condam- nées soit achevé ! Mais mademoiselle Aimée était blonde. Les cheveux blancs des blondes sont des cheveux bruns, qui, peu à peu, viennent tacher, comme de terre, leurs boucles brillantes, dèdorées. Ces terribles taches, Aimée les avait à la racine de ses cheveux relèves, et l'âge de cette jeune vieille n'était pas seulement écrit dans ces sinistres meurtrissures...

Il l'était ailleurs. Il l'était partout. A la clarté de la lampe qui frappait oblique- ment sa joue, il était aisé d'apercevoir les ombres mystérieuses et fatales qui ne tenaient pas au jeu de la lumière, mais à la triste action de la vie. et qui commen-

62 LE CHEVALIER DES TOUCHES

çaient à tomber dans les méplats de son visage comme elles étaient déjà tombées dans le bleu de mer de ses yeux. La robe de soie gris de fer qu'elle portait et les longues mitaines noires qui montaient jusqu'à la saignée de son bras rond et vainement puissant, puisqu'il ne devait jamais êtreindre ni un pauvre enfant, ni un homme : ce bras dont la chair res- semblait de tissu, de nuance et de fer- meté, à la Heur de la jacinthe blanche: le bout de dentelle qu'elle avait jeté pour sortir, à la hâte, par-dessus son peigne, et qui, noué sous son menton, encadrait modestement l'ovale de ses traits ; tous ces simples détails, ajoutés au travail du temps, humanisaient, faisaient redevenir visage de femme cette céleste figure de .Minerve, calme, sérieuse, olympienne, placide, en harmonie avec ce sein hardi- ment moulé comme l'orbe d'une cuirasse de guerrière, brûlait chastement, depuis plus de vingt ans, une pensée d'adoration perpétuelle. Et l'on sentait, en voyant ces premiers envahissements de l'âge et ces traces de la douleur, que si cette vierge, grandiose et pudique, avait toujours été la sagesse, elle n'était pas pour cela déesse.

UNE JEUNE VIEILLE... 6}

Elle n'était qu'une fille « montée en graine », disaient cyniquement les jeunes gentilshommes de la contrée, qui ont tous perdu, au contact des mœurs nouvelles. la galanterie chevaleresque de leurs pères. Mais aux yeux de qui savait voir, cette vieille lille valait mieux à son petit doigt sans anneau qu'à tout leur corps, dans leurs robes de noce, les plus jeunes châ- telaines de ce pays, dont les femmes res- semblent pourtant aux touffes de roses des pommiers en fleurs ! Au physique, sa beauté de soleil couché, estompée par le crépuscule et par la souffrance, pouvait encore inspirer un grand amour à une imagination réellement poétique ; mais, au moral, qui aurait pu lutter contre elle ? Qui. sur les âmes élevées, aurait eu plus d'empire que cette Aimée de quarante ans, la femme de son nom autrefois, car personne n'avait jamais inspiré plus de sentiments ardents et tendres... Richesse et conquêtes inutiles ! Don de grâce ironi- que et cruel ! qui n'avait jamais rien pu pour son bonheur, mais qui avait fait de sa vie manquée quelque chose de plus beau que la vie réussie des autres !

Le petit cercle qui venait de s'ouvrir pour

64 LE CHEVALIER DES TOUCHES

clic et qu'elle avait élargi, s'était refermé autour de la cheminée. Mademoiselle Sainte

de Touffedclys avait pris place auprès de sa sœur. La nouvelle arrivée, installée si aimablement dans la bergère de made- moiselle Sainte, avait tiré de son manchon la broderie commencée chez elle, et de ses doigts effilés, qui sortaient de ses mitaines de soie comme des pistils blancs d'une fleur noire, elle fit quelques points, puis, relevant sa belle tête et leur jetant son regard langoureux à eux tous, qui se préparaient à reprendre leur causerie interrompue :

« A la bonne heure ! dit-elle de cette voix dont la fraîcheur avait plus résisté que celle de ses joues. une voix de- rose qu'il faudrait donner au guide de l'aveugle pour le consoler de n'y voir plus ; à la bonne heure ! voilà comme je vous aime maintenant, et comme je vous veux. Causez entre vous et oubliez-moi. •>

Et elle repencha sa tête sur son ou- vrage, et elle se replongea dans sa préoc- cupation profonde, ce puits de V abîme qui était en elle et que gardait sa surdité !

« Et à présent, ma chère Percy. lit doctoralement mademoiselle Ursule .

UNE JEUNE VIEILLE... 05

vous pouvez dire tout ce qu'il vous plaira sans aucune crainte. Quand sa surdité la reprend, elle devient encore plus distraite que sourde, et, c'est moi qui vous en réponds, elle n'entendra pas un seul mot, fendu en quatre, de votre histoire.

Oui ! dit l'abbe : seulement, ma sœur, vous ferez bien de vous arrêter, si votre fougue vous le permet, quand elle lèvera la tête de son ouvrage ; car ces diables de sourds voient le son sur les lèvres, et les mots leur arrivent par les yeux.

Lignes et hameçon ! dit le baron de Fierdrap étonné, que de précautions pour une histoire ! C'est donc quelque chose de bien terrible pour mademoiselle Aimée, ce que vous allez raconter. J'avais bien ouï dire autrefois qu'elle avait perdu son fiancé dans la fameuse expédition des Douze, et qu'elle n'avait jamais, à cause de cela, voulu entendre parler de mariage, depuis ce temps-là, malgré les bons partis qui se présentèrent : mais, bon Dieu ! donc en sommes-nous, si. au bout de vingt ans. il faut prendre des ménage- ments pareils pour raconter une vieille histoire devant une... devant une...

66 LE CHEVALIER DES TOUCHES

Allons, achève ! devant une vieille Bile ! —interrompit l'abbé. —Elle ne t'en- tend pas, et voilà déjà le bénéfice de sa

surdité qui commence! .Mais, mon pauvre Fierdrap, cette vieille tille, comme tu dis, eùt-clle l'âge des carpes que tu pèches dans les étangs du Qucsnoy, et elle est encore loin de cet âge et du nôtre, cette vieille fille, c'est mademoiselle Aimée de Spens, une perle, vois-tu ? qui ne se trouve pas dans la vase tu prends tes anguilles ! une espèce de femme rare comme un dauphin, et à laquelle un vide- rivière de cormoran comme toi n'est pas troussé pour rien comprendre, pas plus qu'à ce terrible coup de filet autour du cœur, qu'on appelle un amour fidèle !

Pcuh ! lit le baron, sur lequel le mot de l'abbé opéra comme un clangor tubae, qui lui sonnait la diane de sa manie et qui lui fit enfourcher son dada. j'ai péché, il y a environ dix ans, sous les ponts de Carentan et à l'époque de l'équinoxe de septembre, un poisson de- là grosseur d'un fort rouget, qui ressem- blait comme deux gouttes d'eau à un dau- phin, s'il faut en croire les peintures, les écussons et les tapisseries ce phénix

UNE JEUNE VIEILLE... d~

des poissons est représenté. Comment se tronvait-il dans la Douve? La mer l'avait- elle rejeté comme elle y rejette quantité de saumons, à certaines saisons et à cer- taines marées? Mais le fait est que je l'y trouvai pris à une de mes lignes dorman- tes, au bout de laquelle il tressautait vigoureusement, comme s'il n'avait pas eu un croc dans la tête, de la profondeur de deux doigts ! De ma vie ni de mes jours je n'avais eu un pareil poisson dans ma nasse; non, par Dieu et ses apôtres, qui étaient pêcheurs ! ni le père Le Goupil, ni M. Caillot, ni M. d'Ingouville, ni aucun des membres de notre club des Pécheurs de la Douve non plus !

« Je restai d'abord un peu ébahi quand je l'aperçus ; mais bientôt je le couchai mollement sur l'herbe, et je me mis à braquer sur lui mes deux lanternes, et il lit un geste en montrant ses deux yeux, qu'il cligna. J'avais retenu de mes livres de classe que le dauphin se teignait, à l'heure de la mort, de toutes les nuances de l'arc-en-ciel, et j'étais curieux de voir cela. Mais c'est probablement une de ces bourdes comme nous en ont fait si souvent messieurs les Anciens. As-tn jamais pu

68 II- CHEVALIER DES TOUCHES

croire aux Anciens, toi, l'abbé >... et a leur Pline?-... et à leur Yarron >... et à leur pince-sans-rire de Tacite >... tous drôles qui se moquent de nous à travers les siècles, mais à qui, du moins, l'histoire de mon poisson allongea un bon soufflet de plus: car. mon cher, il mourut aussi bêtement qu'une huître hors de son écaille... sans plus changer de couleur que la première tanche ou le premier brochet venu ! Et cependant, quand j'allai. de mon pied mignon, le porter au bon- homme Lambert de Grenthéville, qui s'oc- cupait alors d'histoire naturelle, il me jura, malgré tout ce que je pus lui dire de la plate mort de la bête, et sur son honneur de savant, ce qui n'était pas pour moi, du reste, chose aussi vénérable que le reliquaire de Saint-Lô, oui ! il me jura que c'était bien le dauphin dont les anciens nous ont tant parlé. En fait de dauphin, voilà, l'abbé, ce que j'ai jamais vu de ma vie, et tu as diablement raison diable- ment était l'adverbe favori du baron de Fierdrap si tu entends par quelque chose de rare ! Quant aux amours fidèles, c'est différent... et plus commun... quoi- qu'il n'en pleuve pas non plus des potées,

UNE JEUNE VIEILLE... ÔQ.

et qu'à ce filet-là comme aux autres le temps ôte chaque jour quelque maille, par le poisson le mieux pris ne manque jamais de décamper !

Eh bien, sceptique ! reprit l'abbé,

sceptique au cœur des femmes ! en voici une qui soufflètera aussi tes obser- vations et tes connaissances... comme si tu étais un Ancien! L'histoire de mademoi- selle Aimée se mêle à l'histoire de ma sœur comme une guirlande de cyprès s'enlace à une branche de laurier. Écoute et profite ! et ne suspends pas plus long- temps un récit que tu as demandé toi- même, et que tu oublies à parler poisson, ô le plus incorrigible des pêcheurs !

Sur mon honneur, c'est la vérité ! j'ai, là, glissé comme une anguille, dit M. de Fierdrap. Et, se tournant vers mademoiselle de Percy, littéralement à l'état d'outre, gonflée par l'histoire qu'elle était obligée de retenir, pendant que ces messieurs parlaient : Excusez-moi,

ajouta-t-il, mademoiselle, quoique le plus coupable des deux soit votre frère. avec son dauphin qui m'a rappelé le mien...

Oui! fit l'abbé, toujours mytholo- gique, — comme Arion, un dauphin t'a

70 LE CHEVALIER DES TOUCHES

emporté sur sa croupe et tu as bientôt gagné le large dans la haute mer des dis- tractions...

Mais je suis à présent tout oreilles pour vous écouter, mademoiselle, •> continua M. de Fierdrap à travers la plai- santerie de l'abbé, qui ne l'arrêta pas.

Mademoiselle de Percy, dont l'impa- tience ressemblait à une menace d'apo- plexie et qui débâtissait convulsivement les points qu'elle avait faits à son travail de tapisserie, repoussa son canevas dans sa corbeille; et tenant ses ciseaux, les seules armes dont sa main d'héroïne fût maintenant armée et dont elle tambouri- nait de temps en temps sur le guéridon contre lequel elle était accoudée, elle com- mença son récit...

Histoire militaire, digne d'un bien autre tambour !

... Histoire militaire, nu bien Butra lamboui I

... « Pendant que i.à truites Ecosse | nerdrap...

^%'0>it

IV

HISTOIRE DES DOUZE

« Pendant que vous péchiez des truites en Ecosse, monsieur de Fierdrap, et que mon frère, ici présent, faisait voir, dans sa personne, la grave Sorbonne, en habit écarlate, chassant le renard, à franc ètrier, sur les domaines de notre gracieux cou- sin le duc de Xorthumberland, ces demoi- selles de Touffedelvs. qui, en leur qualité

~2 LE CHEVALIER DES IOH'111 >

de châtelaines très aimées des yens de leurs terres, avaient cru pouvoir se dis- penser d'émigrer ainsi que moi. la der- nière d'une famille nombreuse et depuis longtemps déjà dispersée, nous nous occupions, de ce côté-ci de la Manche, à bien autre chose, je vous assure, qu'à filer nos quenouilles de lin, comme dit la vieille chanson bretonne ! Les temps pai- sibles, où l'on ourlait des serviettes ouvrées dans la salle à manger du châ- teau, n'étaient plus... Quand la France se mourait dans les guerres civiles, les rouets, l'honneur de la maison, devant lesquels nous avions vu. pendant notre enfance, nos mères et nos aïeules assi- ses comme des princesses des contes de Fées, les rouets dormaient, débandés et couverts de poussière, dans quelque coin du grenier silencieux. Pour parler à la manière des lileuses cotentinaises : nous avions un lanfoû plus dur à peigner. Il n'y avait plus de maison, plus de famille, plus de pauvres à vêtir, plus de paysannes à doter ; et la chemise rouge de made- moiselle de Cdrday était tout le trousseau en espérance qu'à des filles comme nous avait laissé la République!

HISTOIRE DES DOUZE 73

« Gr, à l'époque dont je vais vous par- ler, monsieur de Fierdrap, la grande

guerre, ainsi que nous appelions la guerre de la Vendée, était malheureusement

finie. Henri de La Rochejaquelein, qui avait compté sur l'appui des populations andes et bretonnes, avait, un beau matin, paru sous les murs de Granville : mais, défendu par la mer et ses rochers encore mieux que par les réquisition- naires républicains, cet inaccessible per- choir aux mouettes avait tenu ferme et, de rage de ne pouvoir s'en rendre maître, La Rochejaquelein, à ce moment-là, dit-on, i'ié de .la vie, était allé briser son sur la porte de la ville, malgré le canon et la fusillade, puis il avait remmené ses Vendéens. Du reste, si, comme on l'avait cru d'abord, Granville n'avait pas fait de résistance, le sort de la guerre royaliste aurait-il été plus heureux r... Nul des chefs Normands et je les ai tous très bien connus qui avaient, dans notre Cotentin, essayer d'organiser une Chouan- nerie à l'instar de celle de l'Anjou et du Maine, ne le pensait, même dans ce temps l'inflammation des esprits ren- dait toute illusion facile. Pour le croire.

7} LE CHEVALIER DES TOUCHES

ils jugeaient trop bien le paysan normand, qui se battrait comme un coq d'Irlande pour son fumier dans sa basse-cour, mais à qui la Révolution, en vendant à vil prix les biens d'émigrés et les biens d'Eglise, avait précisément offert le mor- ceau de terre pour lequel cette race, pil- larde et conservatrice à la fois, a toujours combattu, depuis sa première apparition dans l'Histoire. Vous n'êtes pas Normand pour des prunes, baron de Fierdrap, et vous savez, comme moi, par expérience, que le vieux sang des pirates du Nord se retrouve encore dans les veines des plus chétifs de nos paysans en sabots. Le général Télétnaque, comme nous disions alors, c'est-à-dire, sous son vrai nom, le chevalier de Montressel, qui avait été chargé par M. de Frotté d'organiser la guerre dans cette partie du Cotentin, m'a souvent répété combien il avait été diffi- cile de faire décrocher du manteau de la cheminée le fusil de ces paysans, chez qui l'amour du roi, la religion, le respect des nobles, ne venaient que bien après l'amour de leur fait et le besoin d'avoir de quay sur la planche (i). « Tous les

(i) De quoi sur la planche.

HISTOIRE DES DOUZE 75

« intérêts de ces gens-là sont des inté- « rets, » me disait, dans son dépit, le che- valier, qui n'était pas de Normandie. Et il ajoutait, M. de Montressel : « Si la chair de Bleu s'était vendue au prix du gibier, sur les marchés de Carentan ou de Valognes, pas de doute que mes lam- bins dégourdis n'en eussent bourré leurs carnassières, et ne nous eussent abattu, à tout coin de haie, des répu- blicains, comme ils abattaient, dans les marais de Néhou, des canards sauva- ges et des sarcelles ! » « Et si je reviens sur tout cela, mon- sieur de Fierdrap, quoique vous le sachiez aussi bien que moi, c'est que vous n'étiez plus là, vous, quand nous y étions, et que je me sens obligée, avant d'entrer dans mon histoire, de vous rappeler ce qui se passait en cette partie du Cotentin, vers la fin de 1799. Jamais, depuis la mort du Roi et de la Reine, et depuis que la guerre civile avaient fait deux camps de la France, nous n'avions eu, nous autres royalistes, le courage, sinon plus abattu, au moins plus navré... Le désastre de la Vendée, le massacre de Quiberon, la triste fin de la Chouannerie

76 LE CHEVALIER DES TOUCHES

du Maine, avaient été la mort de nos plus chères espérances, et si nous tenions encore , c'était pour l'honneur ; c'était comme pour justifier la vieille parole : « On va bien loin quand on est lassé! » M. de Frotté, qui avait refusé de recon- naître le traité de la Mabilais, continuait de correspondre avec les princes. Des hommes dévoués passaient nuitamment la mer et allaient chercher en Angleterre, pour les rapporter à la cote de France, des dépêches et des instructions. Parmi eux, il en était un qui s'était distingué entre les plus intrépides par une audace, un sang-froid et une adresse incompara- bles : c'était le chevalier Des Touches. " Je ne vous peindrai pas le chevalier... le disiez, il n'y a qu'un instant, à mon frère, vous l'avez connu à Londres et vous l'appeliez I.t Belle Hélène, beaucoup pour son enlèvement, et un peu aussi pour sa beauté; car il avait, si vou n sou-

venez, une beauté presque féminine, avec s; m teint blanc et ses beaux cheveux anne- lés. qui semblaient poudrés, tant ils étaient blonds! Cette beauté, dont tout le monde parlait et dont j'ai vu des femmes jal 1 cette délicate figure d'ange de missel, ne

HISTOIRE DES DO t: 7. F.

m'a jamais beaucoup charmée. J'ai souvent raillé sur leurs admirations enthousiastes mesdemoiselles de Touffedelys et bien d'autres jeunes filles de ce temps, qui regardaient le chevalier de Langotiere comme un miracle, et l'auraient volontiers nommé la belle des telles, comme, du temps de la Fronde, on disait de la duchesse de Montbazon, seulement, tout en raillant, je n'oubliais pas que cette mignonne beauté de fille à marier était doublée de l'âme d'un homme ; que sous cette peau fine, il y avait un cœur de chêne et des muscles comme des cordes à puits... Un jour, dans une foire, à Bric- quebec, j'avais vu le chevalier, traité de Chouan avec insolence, sous une tente, faire tête à quatre vigoureux paysans, dont il tordit les pieds de frêne dans ses charmantes mains, comme si ç'avaient été des roseaux ! Je l'avais vu, pris brutale- ment à la cravate par un brigadier de gendarmerie taillé en Hercule, saisir le pouce de cet homme entre ses petites dents, ces deux si jolies rangs de perles ! le couper net d'un seul coup et le souffler à la figure du brigadier, tout en s'échap- pant par un bond qui troua la f<mle ameu-

7'. LE CHEVALIER DES TOUCHES

tée autour d'eux; et depuis ce jour-là, je l'avoue, la beauté de ce terrible coupeur de pouce m'avait paru moins efféminée ! Depuis ce jour-là aussi, j'avais appris à le connaître, au château de Touffedelys, où, comme je vous le disais, baron, nous avions notre quartier général le mieux caché et le plus sûr. Etes-vous allé quelquefois à Touffedelys, mon- sieur de Fierdrap?... Vos domaines, à vous, n'étaient pas de ce coté, et de ce pauvre château ruiné, il ne reste pas maintenant une seule pierre! C'était un assez vaste manoir, autrefois crénelé, un débris de construction féodale, qui pou- vait abriter une troupe nombreuse entre ses quatre tourelles, et dont les environs étaient couverts de ces grands bois, le vrai nid de toutes les Chouanneries! qui rappelaient par leur noirceur et les déda- les de leurs clairières, ce fameux bois de Misdom le premier des Chouans, un Condé de broussailles, Jean Cottereau. avait toute sa vie combattu. Situé à peu de distance d'une côte solitaire, presque inabordable à cause des récifs, le château de Touffedelys semblait avoir été placé là. comme avec la main, en prévision

HISTOIRE DES DOUZE 7'|

de ces guerres de partisans à moitié éteintes et que nous essayions de rallu- mer! Tout ce qui avait résolu de repren- dre et de continuer cette malheureuse guerre interrompue, tout ce qui repous- sait dans son âme d'oppressives pacifica- tions, tout ce qui pensait que des com- bats de buisson et de haie pouvaient mieux réussir qu'une guerre de grande ligne, devenue d'ailleurs impossible, tous ceux qui voulaient brûler une dernière cartouche contre la Fortune, l'ignoble et lâche Fortune ! et s'enterrer sous leur dernier coup de fusil, venaient, de toutes parts, se réunir et se concerter dans ce fidèle château de Touffedelys. Les chefs de cette arrière-Chouannerie, qui eut son dénoûment, hideusement tragique, à la mort de Frotté, massacré dans le fossé de Verneuil, y arrivaient sous toutes sortes de déguisements, et maintes fois ils s'y abouchèrent avec les derniers survivants de la Chouannerie du Maine écrasée. Afin de désorienter le soupçon, le château, qui n'avait plus que deux châtelaines, bien peu inquiétantes, â ce qu'il semblait, pour la République, était le refuge de quelques femmes de la contrée dont les

80 1 E CH EVALIER DES TOI''

pères, les maris, les frères avaient èmi- t qui, n'ayant voulu ou pu les sui- vre, évitaient, en vivant à la campagne,

au milieu des paysans chez lesquels un vieux respect pour leurs familles existait encore, ce qu'elles n'eussent pas évité dans les villes : le gouffre toujours béant des maisons d'arrêt.

« Elles y vivaient le plus obscurément qu'elles pouvaient, cherchant à se faire nul- lier des représentants du peuple en mission, ces épouvantables inquisiteurs, mais cherchant à renouer les mailles du réseau, si souvent brisé, d'une insurrec- tion à laquelle l'ensemble a trop manqué toujours. Ces femmes, dont voici quatre échantillons, monsieur de Ficrdrap... »

Et, des ciseaux qu'elle tenait, made- moiselle de Percy indiqua les deux Touf- fedelys, mademoiselle Aimée, et enfin elle-même, en retournant la pointe de ses ciseaux vers les redoutables timbales de son corsage.

« Ces femmes étaient dans tout l'éclat de leur fraîcheur de Normandes et dans toute la romanesque ferveur des senti- ments de leur jeunesse; mais dressées au courage par les événements mortels de

HISTOIRE DES DOUZE tf I

chaque jour, perpétuellement à quelques pieds de leurs têtes, et brûlant de ce Royalisme qui n'existe plus, même dans vous autres hommes qui avez pourtant si longtemps combattu et souffert pour la royauté ; elles ne ressemblaient pas à ce qu'avaient été leurs mères au même âge et à ce que sont leurs filles ou leurs petites-filles aujourd'hui ! La vie du temps, les transes, le danger pour tout ce qu'elles aimaient, avaient étendu une frémissante couche de bronze autour de leurs cœurs... Vous voyez bien Sainte de Touffedelys dans sa bergère, qui ne traverserait pas aujourd'hui la place des Capucins, à minuit, pour un empire, et sans se sentir la mort dans les veines... eh bien! Sainte de Touffedelys n'est-ce pas, Sainte ? venait seule avec moi, la nuit, par les plus mauvais temps d'orage, porter sur cette côte isolée et dangereuse des dépêches au chevalier Des Touches, déguisé en pêcheur de congres, et qui, dans un canot fait de trois planches, sans aucune voile et sans gouvernail, se risquait, pour le service du Roi, de la côte de France à la côte d'An- gleterre, à travers cette Manche toujours grosse de quelque naufrage... aussi froi-

.°,2 LE CHEVALIER DES TOUCHES

dément que s'il se fût agi d'avaler un simple verre d'eau !

Et cela pouvait être la mer à boire ! interrompit l'abbé, qui, comme le prince de Ligne, aimait jusqu'aux bêtises de la gaieté.

Car telle était, surtout, continua mademoiselle de Percy, trop partie pour s'apercevoir de l'interruption de son frère, la fonction, parmi nous, du chevalier Des Touches. Entre les gentilshommes qui hantaient le château de Touffedelys et qui y concertaient la guerre, il n'y avait, malgré le courage qui les distin- guait et qui les égalisait tous, que ce jeune damoisel de chevalier Des Touches pour se mettre ainsi à la mer comme un poisson; car, vous vous en souvenez, Sainte? c'était réellement à peine un canot que cette pirogue de sauvage qu'il avait construite et dans laquelle il filait, en coupant le flot comme un brochet, caché dans l'entre-deux des vagues et déliant ainsi toutes les lunettes de capitaines qui surveillaient la .Manche et l'espionnaient, de chaque pointe de vague ou de falaise, dans ce temps-là! Vous rappelez-vous, Sainte, qu'un soir de brume qu'il allait

HISTOIRE DES DOUZE 83

partir, vous voulûtes, en riant, descendre dans cette frêle pirogue, et que, vous si légère alors, poids de fleur ou d'oiseau, vous manquâtes de la faire chavirer, ma bergeronnette? Et pourtant, c'était dans une pareille coquille de noix qu'il passait, par les plus exécrables temps, d'une côte à l'autre, toujours prêt à revenir ou à partir quand il le fallait, toujours à l'heure, exact comme un roi, le roi des mers ! Certes ! parmi ses compa- gnons d'armes, il y avait des cœurs qui auraient aussi bien que lui tenté l'aven- ture, qui n'avaient pas plus peur que lui de laisser leurs cadavres aux crabes, et pour qui la manière de mourir était indif- férente quand il s'agissait du Roi et de la France; mais, tout en l'imitant, nul d'en- tre eux n'eût cru réussir et n'eût certaine- ment réussi!... Pour cela, il fallait être un homme à part, plus qu'un marin! plus qu'un pilote ! Il fallait enfin être ce qu'il était, cet étonnant jeune homme que la guerre civile avait pris n'ayant vu la mer que de loin, et n'ayant jamais fait autre chose que de tirer des mouettes autour de la gentilhommière de son père ! Aussi les vieux matelots du port de Granville,

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amateurs du merveilleux, comme tous les marins, quand ils surent la périlleuse vie du chevalier pendant dix-huit mois de courses à peu près continuelles, dirent- ils qu'il charmait les vagues, comme on a dit aussi de Bonaparte qu'il charmait les balles et les boulets. Ils se connaissaient en audace ! l'audace du chevalier ne les troublait donc pas. Mais ils avaient besoin de s'expliquer son bonheur par une de ces idées superstitieuses qui sont fami- lières aux matelots.

« Il aurait dû, en effet, vingt fois être pris ou succomber dans ces terribles passages ! Ce bonheur insolent et con- stant, cette imprudence si souvent recom- mencée et d'un résultat toujours assuré, donnaient à Des Touches une importance considérable parmi les autres officiers de la Chouannerie du Cotentin. On sentait que s'il périssait, on ne le remplacerait pas ! D'ailleurs, il n'était pas qu'un cour- rier infatigable et intrépide, qui savait son détroit de mer comme certains guides pyrénéens savent leurs montagnes. Par- tout, dans le hallier, dans l'embuscade. au combat, lorsqu'il fallait jouer de la carabine ou s'estafiler corps à corps

HISTOIRE DES DOUZE K5

avec le couteau, c'était un des Chouans les plus redoutables, l'effroi des Bleus, qu'il étonnait toujours, en les épouvantant, quand, dans une affaire, il déployait tout à coup, à travers ses formes sveltes et élégantes, la force terrassante du taureau ! C'est la guêpe ! disaient-ils, les Bleus, en reconnaissant dans la fumée des rencon- tres cette taille fine et cambrée, comme celle d'une femme en corset : Tirez à la guêpe ! Mais la guêpe s'envolait toujours, ivre du sang qu'elle avait versé; car elle avait une vaillance acharnée et féroce. En toute occasion, ce mignon de beauté était et restait l'homme du pouce si cruel- lement mordu et coupé à la foire de Bric- quebec, le visage blanc, à la lèvre large et rouge, signe de cruauté, dit-on, et qu'il avait aussi rouge que le ruban de votre croix de Saint-Louis, monsieur de Fierdrap ! Ce n'était pas seulement le fanatisme de sa cause qui l'exaltait quand, avant ou après le combat, il se montrait implacable. Il était Chouan, mais il ne semblait pas de la même nature que les autres Chouans. Tout en se battant avec eux, tout en jouant sa vie à pile ou face pour eux, il ne semblait pas partager les

86 LE CHEVALIER DES TOUCHES

sentiments qui les animaient. Peut-être chouannait-il pour chouanner, lui, et était- ce tout>... Ces compagnons, ces guérillas, ces gentilshommes, n'avaient pas unique- ment Dieu et le Roi dans leur cœur. A côte du Royalisme qui y palpitait, il y avait d'autres sentiments, d'autres pas- sions, d'autres enthousiasmes. La jeu- nesse ne sonnait pas vainement, en eux, son heure brûlante. Comme les chevaliers leurs ancêtres, ils avaient tous ou presque tous une J.ime de leurs pensées dont l'image les accompagnait au combat, et c'est ainsi que le roman allait son train à travers l'Histoire ! .Mais le chevalier Des Touches ! Je n'ai jamais revu dans ma vie un tel caractère. A Touffedelys, nous avons tant brodé de mouchoirs avec nos cheveux pour ces messieurs qui nous faisaient la galanterie de nous les deman- der, et qui les emportaient comme des talismans dans leurs expéditions noctur- nes, je ne crois pas qu'il y en ait eu un seul de brodé pour lui. Qu'en pensez- vous, Ursule >... Toutes les recluses de cette espèce de couvent de guerre l'inté- ressaient fort peu, quoiqu'elles fussent la plupart fort dignes d'être aimées, même

HISTOIRE DES DOUZE 87

par des héros ! Nous pouvons bien le dire aujourd'hui que nous voilà vieilles. Et, d'ailleurs, je ne parle pas pour moi, Barbe-Pétronille de Percy, qui n'ai jamais été une femme que sur les fonts de mon baptême, et qui, hors de là, ne fus toute ma vie qu'un assez brave laideron, dont la laideur n'avait pas plus de sexe que la beauté du chevalier Des Touches n'en avait !

Mais je parle pour ces demoiselles de Touffedelys ici présentes, alors dans toute la splendeur de la vie, deux cygnes de blancheur et de grâce, auxquels il fallait mettre un collier différent autour du cou pour les reconnaître ! Je parle pour Hor- tense de Vély, pour Elisabeth de Manne- ville, pour Jeanne de Montevreux, pour Yseult d'Orglande, et surtout pour Aimée de Spens, devant qui toutes les autres, si radieuses fussent-elles, s'effaçaient comme un brouillard de rivière devant le soleil. Aimée de Spens était de beaucoup la plus jeune de nous toutes. Elle avait seize ans quand nous en avions trente. C'était une enfant, mais tellement belle, monsieur de Fierdrap, qu'excepté ce cœur de brochet, le chevalier Des Touches, il

Ua LE CHEVALIER DES TOUCHES

n'y eut peut-être pas un seul des hommes de cette époque qui la vit sans l'aimer, cette Aimée la bien-nommée, comme nous l'appelions ! Du moins les onze gen- tilshommes de l'expédition des Douze, puisque le douzième était une femme, votre servante, baron de Fierdrap ! avaient-ils tous pour elle une passion romanesque et déclarée; car tous, les uns après les autres, ils avaient demandé sa main !

Quoi! ils l'ont aimée tous les onze? dit le baron, qui partit comme une bonde à ce trait, frappé de ce détail sin- gulier dans une histoire les événements étaient aussi étonnants que les person- nages.

Oui ! tous, baron ! reprit mademoi- selle de Percy, et les sentiments inspirés par elle ont plus ou moins duré en ces âmes fortes. Quelques-uns d'entre eux sont restés amoureux et fidèles. Vous vous en étonneriez peu, du reste, si vous aviez connu l'Aimée de cette époque, une femme qui n'a pas eu de peintre, et comme vous n'en avez peut-être jamais rencon- tré, vous qui avez tant couru le monde.

Halte! fit M. de Fierdrap, qui

HISTOIRE DES DOUZE 89

avait été uhlan en Allemagne. Halte ! répéta-t-il, comme s'il avait eu toute sa compagnie de uhlan s sur les talons. J'ai connu en 180... lady Hamilton, et par les sept coquilles que je porte ! made- moiselle, je vous jure que c'était une commère à faire comprendre, même à un quaker, les satanées bêtises que l'amiral Nelson s'est permises pour elle !

Je l'ai connue aussi, dit à son tour l'abbé ; mais mademoiselle Aimée de Spens, que tu vois là, était encore plus belle. C'était comme le jour et la nuit...

Corne de cerf! lit le baron de Fierdrap surexcité, je vis un jour cette lady Hamilton en bacchante...

Par exemple, interrompit railleu- semcnt l'abbé, voilà comme jamais tu n'aurais pu voir mademoiselle Aimée de Spens, Fierdrap !

Et je te jure... dit le baron, qui n'écoutait plus et qui voulait raisonner.

... Que cela n'allait pas mal à cette grande fille d'auberge, interrompit encore l'abbé. Parbleu ! je le crois bien. Elle avait versé de son robuste bras rose hâlé assez de cruches de bière aux pa- lefreniers du Richmond pour jouer de l'am-

Ç)0 LE CHEVALIER lus

phore... et du reste, avec grâce! Mais

mademoiselle Aimée de Spens n'était pas de cet acabit de beauté-là. Ne t'avise jamais, Fierdrap, de lui comparer per- sonne! Ma sœur a raison. On ne vit pas assez longtemps pour rencontrer dans sa vie deux femmes comme celle-là a clé... La beauté unique de son temps, mon cher ! Et elle aura eu le sort de tout ce qui est absolument beau ici-bas ! il n'y aura pas d'histoire pour elle... pas plus que pour les onze héros qui l'ont aimée. Elle n'en aura déshonoré aucun; elle ne sera entrée dans la baignoire d'aucune reine; elle ne comptera point parmi les intéressantes ravageuses de ce monde, qui le boule- versent du vent de leurs jupes ! Pauvre magnifique beauté perdue, qui n'entend même pas ce que je dis d'elle, ce soir, au coin de cette cheminée, et qui n'aura été dans toute sa vie que le solitaire plaisir de Dieu ! »

Pendant que l'abbé de Percy parlait, le baron de Fierdrap regardait celle qu'il avait appelée le solitaire plaisir de Dieu, travaillant alors à sa broderie avec ses deux mains de madone. Il clignait de l'œil, Al. de Fierdrap. C'était son tic et il

un ]o»ir cette lady Haro 11 ton en bac-

92

LE chevalier r>rs TOf Cil ES

en faisait une finesse. De son autre œil qu'il ne fermait pas, de son œil gris éme- rillonné, l'ancien uhlan allait du beau front d'Aimée couronné de ses cheveux d'or bronze, de ce beau front à la Monna Lisa, au centre un peu renflé duquel le rayon de la lampe qui y luisait attachait comme une féronnière d'opale, jusqu'à ces opulentes épaules moulées dans la soie gris de fer collant au corsage, et peut- être pensait-il, en voyant tout cela, que. malgré le temps, malgré la douleur, mal- gré tout, il restait du pLiisir solitaire de Dieu d'assez riches miettes pour que les hommes, et les plus difficiles des hommes, pussent faire encore une ripaille de roi.

Mais il ne dit pas ce qu'il pensait... Si des incongruités zigzaguèrent un instant dans son cerveau, il les contint sous sa perruque aventurine, et mademoiselle de Percy reprit son histoire, en haletant, comme une locomotive qui repart :

« Comme elle était une orpheline, et, malheureusement, la dernière de sa race, Aimée de Spcns passait une partie de ses jours avec nous, graves filles de trente ans, qui lui faisions comme une troupe de mères... Depuis quelque temps, elle

HISTOIRE DES DOUZE

habitait Touffedelys, quand elle y vit pour la première fois ce jeune inconnu qu'elle a aimé, et dont nous avons toujours ignoré le vrai nom, le pays et les aven- tures. A-t-elle su tout cela, elle? Dans les longues heures passées front à front sous les profondes embrasures de chêne de la grande salle de Touffedelys, nous les avons tant laissés causer à voix basse dès que nous eûmes appris qu'ils s'étaient promis l'un à l'autre, lui aura-t-il révélé le secret de sa vie? Mais si cela fut, elle l'a bien gardé. Tout est enterré dans ce cœur avec son amour! Ah! Aimée de Spens, c'est une tombe, mais une tombe sous une plate-bande de muguets calmes! Tenez ! monsieur de Fierdrap, regardez l'air placide de cette fille finie, dont la vie, depuis vingt ans, est désespérée et si simple, de cette créature digne d'un tronc. et qui mourra pauvre Daine en chambre du couvent des Bernardines de Valognes. Elle n'entend plus; elle écoute à peine; elle n'a pour tout que ce sourire char- mant qui vaut mieux que tout et qu'elle met par-dessus tout. Elle ne vit que dans sa pensée, que dans ses souvenirs, qu'elle n'a jamais profanés par une confidence!

94 LE CHEVALIER DES TOUCHES

oubliant le monde et résignée à l'oubli du monde, ne voyant que l'homme qu'elle a aimé...

Non ! Barbe, non ! elle ne le voit pas ! fit ingénument mademoiselle Sainte, toujours au seuil du monde surnaturel, et qui prit au pied de la lettre la métaphore, assez modeste pourtant, de mademoiselle de Percy. Depuis qu'il est mort, elle ne l'a jamais vu, mais elle n'en est pas moins hantée... et c'est plus particulièrement au mois dans lequel il a été tué, qu'il revient ! C'est pour cela qu'elle ne peut pas, pen- dant ce mois-là, rester seule dans sa chambre quand la nuit est tombée. Toute sourde et archi-sourde qu'elle est, elle y entend très bien alors des bruits étranges et effrayants. On y soupire dans tous les coins et il n'y a personne ! Les anneaux de cuivre des rideaux grincent sur leurs tringles de fer, comme si on les tirait avec violence... Une fois, je les ai en- tendus avec elle, et je lui dis tout épeu- rée, car les cheveux, m'en grigeaient sur le front : « C'est bien sûr son âme qui re- « vient vous demander des prières, Ai- « mée ! » Et elle me répondit gravement et moins troublée que je n'étais : « Je fais

HISTOIRE DES DOUZE Q)

« toujours dire une messe à l'autel des ■■ morts, le lendemain des soirs j'en- « tends cela, Sainte ! » Or, c'était bien vrai que c'était sa messe qu'/7 voulait, car, une fois, Aimée ayant tardé d'un jour à la faire dire comme d'habitude le lendemain des bruits, ils devinrent affreux la nuit suivante. Les rideaux semblèrent fous sur leurs tringles, et toute la nuit les meubles craquèrent comme des marrons qu'on n'a pas coupés et qui sautent hors du feu !

Eh bien, reprit mademoiselle de Percy, mécontente d'avoir été pendant si longtemps interrompue, cette Aimée qui croit aux fantômes, mais pas comme vous, Sainte ! elle lui payait par ce petit mot de mépris son interruption, à cette pauvre et benoîte brebis du bon Dieu, qui avait bêlé hors de propos, cette Aimée qui peut très bien croire à ceux-là qu'elle voit dans son cœur, a toujours été et est encore pour nous, monsieur de Fierdrap, un mystère, plus profond et plus étonnant que le mystère de son fiancé. Lui, n'a fait que paraître et disparaître. Quoi donc d'étonnant à ce que nous n'en ayons ja- mais rien su?... Mais nous avons vécu

O/j LE CHEVALIER DES TODCHES

vingt-cinq ans avec elle, et nous n'en sa- vons pas sur elle beaucoup davantage ! Quand cet inconnu, resté pour nous un inconnu, vint au château de Touffedelys, il fut précisément amené par notre che- valier Des Touches. Aimée connaissait le chevalier. Elle l'avait vu à plusieurs re- prises dans l'Avranchin, chez une de ses tantes, madame de la Roche-Piquet, une vieille Chouanne, qui ne pouvait pas chouanner comme moi, car elle était cul- de-jatte, mais qui chouannait à sa ma- nière, en cachant, le jour, des Chouans dans ses celliers et dans ses granges pour les expéditions de nuit. Aimée avait retrouvé le chevalier à Touffedelys, et moi qui, dés lors, avec ma laideur cra- moisie, n'avais qu'à observer l'amour... dans les autres, j'avais craint parfois, mais sérieusement, qu'elle ne l'aimât... Du moins, toujours, quand le chevalier était là... était-ce l'effet de la beauté éblouissante de cet homme, peut-être plus fémininement beau qu'elle?... j'avais re- marqué sur les paupières obstinément baissées de la belle et noble Aimée un frissonnement, et, sur son front rose, un ton de feu, qui m'avaient souvent inquié-

HISTOIRE DES DOUZE C)~

tée... Ame de ma vie! ils auraient fait, cela n'est pas douteux, un superbe cou- ple. Mais outre que le petit chevalier de Langotière n'était pas de souche à épou- ser une de Spens, il semblait, à ma .Mi- nerve, à moi, qu'un homme comme Des Touches devait être terrible à aimer !

Dieu y para. Elle ne l'aima point. Celui qu'elle aima fut, au contraire, ce compagnon du chevalier, qui arriva avec lui une nuit à Touffedelvs, par une de ces épouvantables tempêtes que Des Touches préférait au calme des nuits claires, pour ses passages.

" Vous souvient-il de cette nuit-là, Ur- sule }... Nous ne dormions pas; nous étions dans le grand salon, occupées, vous et Aimée, à faire de la charpie, et moi à fondre des balles, car je n'ai jamais aimé les chiffons; veillant comme ce soir, mais moins tranquilles. Tout à coup, le cri de la chouette s'entendit et tous deux entrèrent, dans leurs peaux de bique ruisselantes, semblables à des loups tom- bés dans la mer. Le chevalier Des Tou- ches nous présenta son compagnon comme un gentilhomme qui avait fait longtemps la guerre du Maine sous le

<)" LE I 11 IV ALIER IitS TOUI HES

nom de M. Jacques qu'on lui donnait en- core...

Par Dieu ! lit le baron de Fierdrap, qui tressaillit à ce nom comme à un coup de carabine. il est bien connu, ce pseudonyme-là, dans le Maine! Il y a in- surgé assez de paroisses ! Il y a fait lever assez de ferles ! Il y est resté assez glo- rieux ! M. Jacques! .Mais Jambe-d'Argent lui-même se courbait devant l'intrépidité et le génie de général de M. Jacques ! Seulement, mademoiselle, il devait être mort vers cette époque, si c'était celui- là?...

Oui ! on l'avait cru mort, reprit mademoiselle de Percy, mais, après avoir échappé aux Bleus, il s'était réfugié en Angleterre, les princes l'avaient chargé d'une mission personnelle auprès de M. de Frotté. Et c'est pour cela qu'il était venu de Guernesey à la côte de France dans ce canot de Des Touches, il ne pouvait tenir qu'un seul homme, et qui faillit cent fois sombrer, sous le poids de deux ! Pour supprimer tout far- deau inutile, ils avaient ramé avec leurs fusils...

M. de Frotté était alors sur les confins

harpie...

IOO LE CHEVALIER DES T O D C II E S

de la Normandie et de la Bretagne, cher- chant à ranimer des insurrections expi- rantes... M. Jacques alla seul l'y joindre et revint quelque temps après à Touffe- delys, grièvement blesse. En y revenant, il avait été obligé de se glisser entre les tronçons épars des Colonnes Infernales qui pillaient et massacraient le pays, et il avait essuyé je ne sais combien de coups de feu, dont les derniers tirés L'at- teignirent. Quand il rentra à Touffedelys sur son cheval, blessé comme lui, le cheval et l'homme, rouges de sang, tom- bèrent, le cheval mort sous l'homme mourant et sans connaissance. Les balles dont il était criblé le clouèrent longtemps à Touffedelys. Ses blessures, qu'il fallut soigner, l'y retinrent. Elles étaient nom- breuses et nous pûmes les compter; car nous les pansâmes toutes, ma foi ! de nos mains de demoiselles. On ne faisait pas de pruderie dans ce temps-là. La guerre, le danger, avaient emporté toutes les affectations et les petites mines. Il n'y avait pas de chirurgiens au château de Touffedelys : il n'y avait que des chirur- giennes. J'étais la chirurgienne en chef. On m'appelait: le Major», parce que

HISTOIRE DES DOUZE lui

je savais mieux débrider une blessure que toutes ces trembleuses...

Tu la débridais comme tu l'aurais faite ! ■• dit l'abbé.

Pour mademoiselle de Percy, cette vieille héroïne inconnue, l'opinion de l'abbé repré- sentait la Gloire. Elle devint plus pivoine que jamais à l'observation de son frère.

« Oui ! elles m'appelaient: le Major »,

continua-t-elle, avec la gaieté de l'or- gueil flatté, et comme c'était moi qui faisais d'ordinaire l'inventaire des bles- sures que nous avions à fermer, je me rappelle que quand je vis l'épouvantable hachis du corps de M. Jacques, étendu devant nous, je regardai circulairement tout mon groupe d'aides, alors très pâles, et comme j'ai toujours été un peu saint Jean bouche d'or...

- Et plus bouche d'or que sainte, glissa encore l'abbé.

... Je leur dis gaillardement, pour leur donner du courage, en leur désignant le blessé évanoui : Mort de ma vie ! si

- nous le sauvons, quel beau bijou guil- •• loche ce sera pour celle de vous qui •• voudra se le passer autour du cou, ■• mesdemoiselles !

102 LE CHEVALIER DFS TOUCHES

« Elles se mirent à rire comme des folles, mais Aimée resta sérieuse et en silence. Elle avait rougi.

« Elle rougit aussi pour Des Touches ! pensai-je. Laquelle donc de ces deux rougeurs est l'amour?...

■• C'était, du reste, comme le chevalier Des Touches, un homme que je n'aurais jamais songé à aimer, ce M. Jacques, si j'avais été bâtie pour les sentiments ten- dres ! Il n'avait pas la beauté féminine et cruelle du chevalier, mais quoique la sienne fut plus virile, plus brune et plus ardente, elle avait aussi son côté femme: la mélancolie. Les hommes mélancoliques me sont insupportables. Je les trouve 'moins hommes que les autres hommes. M. Jacques était ce qu'on a appelé long- temps : un beau ténébreux. Or, je suis de l'avis de cette coquine de Ninon, qui disait : « La gaieté de l'esprit prouve sa « force. » Je me moque de l'esprit... et n'y tiens pas, mais cela est certain que la gaieté est un courage... un courage de plus! M. Jacques, que ces dames, qui ne pensaient pas comme moi. appelaient, a Touffedelys, pour le poétiser: - le beau Tristan », m'aurait donné sur les nerfs,

HISTOIRE liES DOUZE lo-j

avec son impatientante mélancolie, si une grosse iille de mon calibre pouvait avoir des nerfs ! Que voulez-vous ? il faut, pour moi, que les héros eux-mêmes soient de bonne humeur, et rient à la ligure de tous les dangers !

Oh ! vous avez toujours été, made- moiselle de Percy, lit l'abbé, un vrai Roger Bontemps, qui, dans une autre époque qu'une époque de révolution, aurait inquiété sa famille. Ce n'était pas seulement des héros qu'il vous fallait, à vous, c'étaient des lurons d'héroïsme ! Dieu a bien fait de vous faire laide, et tous les matins je l'en remercie à la messe; car peut-être l'honneur des Percy cùt-il couru grand risque, sans cette pré- caution !

Riez toujours! riez! allez, mon frère !

répondit-elle, riant elle-même, mon- trant combien elle aimait la gaieté par la façon dont elle accueillait la plaisanterie.

Tout vous est permis contre votre cadette. N'étes-vous pas le chef de notre maison ?

C'est vrai, glissa alors mademoi- selle Ursule, qui n'avait rien dit jusque-là et qui intervint dans la causerie, pendule

|.>J LE CHEVALIER DLS TOUCHES

retardée qui sonnait ! c'est vrai qu'il n'était pas très aimable, ce M. Jacques, il était triste comme un bonnet de nuit.

Comme un bonnet rouge, plutôt ! interrompit l'impétueuse mademoiselle de Percy. Les révolutionnaires de tous les pays se ressemblent. Les jacobins français étaient aussi rechignes, aussi solennels, aussi pédants que les puritains d'Angle- terre. Je n'en ai pas connu un seul qui fût gai, tandis que tous l'étaient parmi les royalistes qui avaient gardé l'esprit du pays qu'on nommait autrefois: « la gave France », parmi ces tiers gars qui avaient tout perdu et même l'espérance, mais qui se consolaient de tout par la guerre, par le piquant inattendu de l'aven- ture et la risette des coups de fusil !

Mais, s'il était triste, dit made- moiselle Ursule, qui reprit, comme la fourmi reprend son brin de paille, sa petite idée interrompue par cette fanfare d'en- thousiasme militaire, qui venait de passer sur son cerveau comme une trombe sur une couche à cornichons, s'il était triste, vous savez bien, ma chère Percy, qu'on disait qu'il avait des raisons paur l'être ! Vous savez bien qu'on se disait

HISTOIRE DES DOUZE lu^

dans le tuyau de l'oreille qu'il était un commandeur de Malte, et qu'il avait pro- noncé ses vœux...

Oui! répondit mademoiselle de Percy, admettant l'objection, cela se chuchotait, et si réellement il était comman- deur de Malte, l'idée de ses vœux dut le faire cruellement souffrir quand il devint amoureux de cette Aimée qu'il ne pouvait pas épouser; caries chevaliers de Malte étaient tenus à célibat comme les prêtres... .Mais, de cela, quelle preuve avons-nous jamais eue?... si ce n'est cette affreuse pâleur de mort qui lui couvrit tout à coup le visage le jour où, à table, au dessert, Aimée nous apprit qu'elle s'était engagée, en vous disant, Ursule, devant nous toutes, rose de pudeur et de l'effort que lui coûtait cet aveu, qui, pour nous, était une nouvelle :

•• Ma chère Ursule, je vous en prie, « donnez des fraises à mon fiancé !

« Il devait être heureux d'un tel mot, et il devint livide... Mais toutes les pâleurs ne se ressemblent-elles pas? Qui peut reconnaître la pâleur d'un homme heureux de celle d'un traître? S'il en était un, si vraiment il avait menti avec Aimée, le

IOÔ LE CHEVALIER DES TOUI H]

coup de feu qui l'abattit à mes pieds. la nuit de l'enlèvement, a fait à la pauvre fille moins de mal que ce qui l'attendait, s*il était revenu avec nous. Elle a gardé l'illusion qu'il pouvait être à elle, et lorsque je lui rapportai le bracelet qu'elle lui avait fait devant nous des plus belles tresses de sa chevelure, elle ne sut pas, et depuis elle n'a su jamais, que le sang dont il était couvert pouvait être celui d'un homme qui l'avait trompée.

Mais Des Touches ! mais Des Tou- ches?— fitM.de Ficrdrap, qui, depuis sa remembrance sur lady Hamilton, n'avait plus rien dit, et qui regardait mademoi- selle de Percy comme il devait regarder le liège de sa ligne, quand le poisson ne mordait pas. Il avait les deux plus belles patiences du monde : celle du pécheur à la ligne et celle du chasseur à l'affût, et il en avait aussi la double obstination.

Fierdrap a raison, dit l'abbé tou- jours taquin. Tu Végailles trop, ma sœur. Vieille habitude de Chouanne ! Tu chouannes... jusque dans ta manière de raconter.

Ta, ta, ta! fit mademoiselle de Percy, contenez vos jeunesses ! Des

HISTOIRE DES DOUZE 107

Touches? je vais y arriver; mais, mort- Dieu ! je ne puis pas en venir à Des Tou- ches et à son enlèvement, sans vous parler d'un homme qui a joué le plus grand rôle dans cette crânerie, puisque c'est le seul qui y soit resté!

Ce n'est pas une raison, cela, dit gravement l'abbé. Dans une expédition pareille, il y a plus important que de bien mourir.

Il y a réussir, repartit la vieille amazone, qui avait gardé sous ses cottes grotesques le génie de l'action virile. Mais il a réussi, mon frère, puisque nous avons réussi et qu'il était avec nous! D'ailleurs, quoique je ne me soucie guère de ce beau Tristan, comme on disait à Touffedelys, qui a laissé sa tristesse sur la vie d'Aimée, je n'en serai pas moins juste envers lui. Il n'y allait pas gaiement, mais il y allait ! C'est lui, c'est ce senti- mental, qui. Lors du premier emprisonne- ment de Des Touches à Avranchcs, prit une torche dans sa languissante main, entra résolument dans la prison et n'en sortit que quand tout fut à feu !

Comment, à Avranches? objecta le baron de Fierdrap étonné. Mais c'est à

](iP> LE CHEVALIER DES TOUCHES

Coutances que vous avez délivré Des Touches, mademoiselle !

Ah ! lit mademoiselle de Pcrcv, heureuse d'une ignorance qui donnait de l'inattendu à son histoire. Vous étiez en Angleterre en ce temps-là, vous et mon frère, et vous n'avez su que l'enlè- vement qui, de fait, eut lieu à Coutances. Mais avant d'être emprisonné dans cette ville, c'est à Avranches qu'il l'avait été, et il ne fut même transféré à Coutances que parce qu'à Avranches nous avions tenté de brûler la prison.

Très bien ! dit le baron de Fierdrap apaisé. Je ne savais pas, mais j'en suis enchanté, que le chevalier Des Touches eût autant coûté à la République !

Laisse-la donc conter, Fierdrap. - fit l'abbé, qui, de tous, était celui-là qui avait le plus interrompu la conteuse, et qui se montrait le plus animé contre ceux qui avaient son vice, selon la cou- tume de tous les vicieux et de tous les interrupteurs.

C'était donc vers la fin de l'année 179g, reprit l'historienne du chevalier Des Touches. Il y avait plusieurs mois que M. Jacques était avec nous, à peu

HISTOIRE DES DOUZE 1 OO,

près guéri, mais affaibli et souffrant encore de ses blessures. Pendant cette longue convalescence de M. /ao/wesàTouffedelys, il vivait caché, comme on vivait. dans ce temps-là, quand on ne se trouvait pas, le fusil à la main, au grand air, sous le clair de lune, Des Touches, lui, le charmeur de vagues, était repassé peut- être vingt fois de Normandie en Angle- terre et d'Angleterre en Normandie. Nous ne le voyions pas à chacun de ses passa- ges. Souvent, il débarquait sur des points extrêmement distants les uns des autres. pour dépister les espions armés et achar- nés qui, tapis sous chaque dune, aplatis dans le creux des falaises, couchés à plat ventre au fond des anses, le long de ces côtes dentelées de criques, cernaient la mer de toutes parts et faisaient coucher à fleur de sol des baïonnettes et des canons de fusil qui ne demandaient qu'à se lever! Plus il allait, ce chevalier Des Touches, traqué sur mer par des bricks, traqué sur terre par des soldats et des gendarmes ; plus il allait, cet homme qui caressait le danger comme une femme caresse sa chimère, ce rude joueur qui jouait son va-tout à chaque partie, et qui

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gagnait, plus il était obligé cependant, malgré son impassible audace, d'user de précautions et d'adresse; car le bonheur inouï de ses passages avait exaspéré l'observation de ses ennemis, pour lesquels il était devenu l'homme de son nom : la Guêpe ! La guêpe, insaisissable et affo- lante, l'ennemi invisible, le plus provo- cant et le plus moqueur des ennemis ! Il ne faisait plus L'effet d'un homme en chair et en os, mais, comme je l*ai souvent oui dire aux gens de mer de ces rivages, « d'une vapeur, d'un farfadet! Il y avait entre les Bleus et lui, et les Bleus, ne l'oubliez pas ! c'était tout le pays organisé contre nous, groupes de partisans épar- pilles à sa surface, qui ne nous rattachions les uns aux autres que par des fils faciles à couper; il y avait entre les Bleus et lui un sentiment d'amour-propre excité et blessé, plus redoutable encore, à ce qu'il semblait, que l'implacable haine de Bleu à Chouan!... La guerre entre eux était plus que de la guerre, c'était de la chasse!... C'était le duel que vous con- naissez, monsieur de Fierdrap, entre la bête et le chasseur! Déjà plus d'une Fois, racontait-on dans les cabarets et les 1er-

HISTOIRE DES DOUZE III

mes du pays, dont cet homme est peut- être encore la légende, il avait été sur le point d'être pris. On lui avait tenu, disaient les paysans narquois, la main diablement près des oreilles... On rappor- tait même un fait, mais celui-là était avéré, il avait eu la notoriété d'un combat en règle, c'est qu'une fois, au cabaret de la Faux, dans les terres entre Avranches et Granville, il s'était battu, seul, contre une troupe de républicains, enfermé et barri- cadé dans le grenier du cabaret comme Charles XII à Bender, et qu'après avoir tiré toute la nuit par les lucarnes et mis par terre une soixantaine de Bleus, il avait disparu au jour, par le toit... On ne savait comment, disaient les femmes, dont il frappait l'imagination supersti- tieuse, — mais comme s'il eût eu des ailes au dos et sur la langue du trèfle a quatre feuilles !

•< Ainsi, il n'était pas un farfadet que sur la mer; il l'était aussi sur le plancher des vaches. Beaucoup d'expéditions de terre, dont il avait fait partie, l'avaient prouvé, du reste. Seulement, il ne pouvait pas l'être toujours ! La martingale qu'il jouait devait nécessairement avoir un terme, et

LE CHEVALIER DES TOUCHES

Le danger qu'il courait sous les deux espèces, il devait y succomber, à la lin. Or, cet espoir de prendre Des Touches, de tenir I.r Guêpe, et de pouvoir bien l'écraser sous son pied, avivait et trans- portait jusqu'au délire ces âmes irritées. et créait pour lui un péril si certain et tellement inévitable que, dans l'opinion des hommes de son parti comme dans celle de ses ennemis, sa prise ou sa mort n'était plus qu'une question de temps, et que, quand, à Touffedelys, on vint nous dire cette terrible nouvelle : « Des Tou- ■< ches est pris ! » nous n'eûmes pas même un étonnement.

" Celui qui vint nous la dire, à Touffe- delys, cette terrible nouvelle, était un jeune homme de cette ville-ci, dont vous ne savez probablement pas le nom, quoi- que vous soyez du pays, monsieur de Fier- drap; car il n'était pas gentilhomme. Il s'appelait Juste Le Breton. L'un des pré- jugés que les Bleus ont le plus odieuse- ment exploités contre nous, c'est que, dans la guerre des Chouans, nous n'étions que des gentilshommes qui remorquaient leurs paysans au combat, et rien n'est plus faux! Nous avions avec nous des

histoire riES boi'ZE 113

jeunes gens des villes, dignes de porter e qu'ils maniaient très bien, et Juste Le Breton était de ceux-là... Il avait été anobli par l'épée des gentilshommes qui l'avaient traité en égal, en croisant le fer avec lui, dans plusieurs de ces duels comme on en avait alors à Valognes, le duel a été longtemps une tradition... Aussi, quand la Chouannerie éclata, il vint à nous, cet anobli par l'épée, et il nous apporta la sienne ! La sienne était au bout d'un bras d'Hercule. Juste était fort comme le chevalier Des Touches, mais il ne cachait pas sa forme sous les formes sveltes et élancées du chevalier, qui faisait toujours cette foudroyante surprise quand, tout à coup, il la mon- trait! Non! c'était un homme trapu et carré, blond comme un Celte qu'il était; car son nom de Le Breton disait son nri,Lrine..C 'était un Breton mêlé de Nor- mand. Sa famille avait passé en Norman- die, et elle y avait oublié ses rochers de Bretagne pour les pâturages de cette terre qui a des griffes pour retenir qui la touche ; car qui la touche ne peut s'en détacher ! B semblait qu'il aurait fallu, pour tuer ce Juste Le Breton, lui jeter

114 ' '- CHEVALIER DES TOUCHES

une montagne sur la tête, et il est mort

en duel, après la guerre, comme nous avions cru jusqu'à ce soir que Des Tou- ches était mort lui-même, et il est mort d'un misérable coup d'épée dans l'aine, le croira-t-on ? sans profondeur. Je l'ai vu cracher le sang six mois et mourir épuisé comme une fille pulmonique, avec une poitrine qui ressemblait à un tambour ! Juste savait, à n'en pouvoir douter, que Des Touches était pris; mais il ignorait encore comment il avait été pris. Avec un pareil homme, nous dit-il, et nous pen- sions comme lui, il fallait qu'il y eut eu de la trahison !

•• Il y en avait eu, en effet, je l'ai su plus tard, et ce fut même là, comme vous le verrez, une bonne occasion pour juger du granit coupant qu'avait dans le ventre ce beau et délicat Des Touches, qui m'avait fait un instant peur pour Aimée, quand, à ses rougeurs incompréhensi- bles, je m'étais imaginé qu'elle pouvait l'aimer!

« Un homme comme Des Touches •< dit M. Jacques ne peut jamais être « pris, tant qu'il y a un Chouan debout, ■• avec un fusil et une poire à poudre.

HISTOIRE DES DOUZE 1 1 5

« Il n'en faut pas même tant, fit <• tranquillement Juste. Avec nos seules « mains vides, nous le reprendrions ! »

« C'était dans les environs d'Avranches que Des Touches avait été enveloppé et saisi par une troupe tout entière, on disait tout un bataillon, et c'est dans la prison de cette ville qu'il avait été déposé, en attendant son exécution, qui serait certai- nement bientôt faite : car la République n'y allait jamais de main morte, et ici, il fallait qu'elle y allât de main très vive si elle ne voulait pas que cet homme, l'idole de son parti et doué du génie des res- sources, échappât à ses bourreaux!...— " La chouette a sifflé du côté de Touffe- « delys ! » ajouta Juste Le Breton, et le soir même, à la tombée, nous vîmes arriver au château, sous des déguisements divers de colporteurs, de mendiants, de rémouleurs et de marchands de para- pluies, — car cette guerre de Chouans était nocturne et masquée, une grande quantité de nos gens, qui, au premier bruit de la prise de Des Touches, s'étaient juré de le délivrer ou d'y périr.

" Il en vint même trop. Ce fut une folie que ce grand nombre, dirigé sur un point

II Cl if CHEVALIER DES TOUCHES

unique et venant aboutir à Touffedelys. Mais cela vous donnera une idée de l'importance du chevalier Des Touches, que les Chouans, qui avaient la prudence au même degré que la bravoure, aient pu compromettre un instant, par un zèle trop vif, l'existence d'un quartier-général aussi commode pour les guérillas comme eux que le château de Touffedelys.

•■ Vous ne vous doutez pas, monsieur de Fierdrap. ni vous non plus, mon frère, de ce que, dans l'intérêt de notre cause et de ses défenseurs, nous avions fait de Touffedelys, et si je ne vous le disais pas, mon histoire serait incomplète. Nous avions transformé ce vieux château démantelé, sans pont-levis et sans herse, qui n'était plus, depuis longtemps, un châ- teau fort, mais qui était encore une noble demeure, en un château humilié et paisi- ble auquel la République pouvait par- donner. Nous en avions fait combler les fossés, baisser les murs, et si nous n'en avions pas abattu les tourelle^, nous les avions du moins découronnées de leurs créneaux, et elles ne semblaient plus que les quatre spectres blancs des anciennes tourelles décapitées ! Partout elles

histoire des Dorzn 117

brillaient autrefois, sur la grande façade du château, dans les coins des plafonds, sur les hautes plaques des cheminées, et jusque sur les girouettes des toits, nous avions fait effacer ces armoiries char- mantes et parlantes des Touffedelys, qui portent, comme vous le savez, de sinople à trois touffes de lys d'argent, avec la devise, au jeu de mots héroïques : ils ne filent pas. Hélas ! les pauvres lys, ils avaient filé ! Ils s'en étaient allés jusque de ce jardin où, de génération en géné- ration, on en cultivait d'immenses cor- beilles, qui faisaient de loin ressembler le vaste parterre à une mer couverte de l'albâtre de ses écumes ! Nous avions partout remplacé les lys par des lilas.

« Des lilas, c'est peut-être des lys en deuil? Oui! nous avions accompli tous ces sacrilèges, nous avions consommé toutes les petites bassesses de la ruse qui joue la soumission résignée, pour conserver à nos amis ce lieu de réunion et d'asile, doux et désarmé comme son nom, qui semblait la maison de l'Inno- cence, et dans laquelle on voyait moins les hommes et les armes, derrière ces robes de femmes qui y flottaient toujours.

Il" LE CHEVALIER DES TOUCHES

Excepté les jardiniers, il n'y avait que des femmes à Touffedelys. Nous étions servis par des femmes.

•< C'est à l'aide de toutes ces précau- tions, de toutes ces coquetteries de dou- ceur, que nous avions pu faire de notre nid de palombes effrayées une aire momen- tanée pour ces aigles de nuit qui s'y abat- taient, comme Des Touches et comme .1/. Jacques. Seulement, vous le compre- nez bien, la sécurité de tout cela n'existait qu'à la condition que les Chouans, qui s'abouchaient pour comploter leur guerre d'embuscade, n'y fussent jamais très nombreux.

« La prise de Des Touches fut l'unique dérogation qui ait été faite à cette règle. Mais les chefs comprirent l'imprudence d'une grande réunion, et ils égaillèrent leurs hommes. Quand un pays tout entier est hostile, les petites troupes valent mieux que les grandes. Elles sont plus résolues, leurs efforts plus ramasses cl plus puissants, leur action plus rapide. leur marche plus cachée. Quelques hom- mes suffisaient pour enlever Des Touches, et ceux qu'on choisit à Touffedelys étaient hommes à aller le reprendre sous le Iran-

IIIST01 R E DES DOUZE I I<^

chant de la guillotine ou à la gueule de l'enfer... Ce sont ceux-là que. depuis, on a appelés les Douze, et qui ont perdu. dans ce nom collectif des Douze, leur nom particulier, qua personne ne sait à cette heure.

Parfaitement vrai ! dit M. de Fier- drap intéressé, qui décroisa ses jambes de cerf, et refit, en sens inverse, l'X qu'elles formaient. Nous n'avons pas entendu dire un seul de leurs noms en Angleterre, n'est-ce pas, l'abbé ? et Sainte-Suzanne lui-même ne les savait pas.

Et quand celle qui vous raconte cette histoire au coin du feu, dans cette petite ville endormie, reprit mademoiselle de Percy, sera couchée dans sa bière, sous sa croix, dans le cimetière de Valognes, il n'y aura plus personne pour dire ces noms oubliés à personne... Ceux qui les ont portés étaient trop fiers pour se plain- dre de l'injustice ou de la bêtise de la gloire.

« Aimée, que vous voyez d'ici abimée en elle-même bien plus que dans sa broderie, s'est absorbée dans son M. Jacques, et Sainte et Ursule de Touffedelys ne vous diraient peut-être pas tous les douze

[30 LE CHEVALIER DES TOUCHES

noms des Douze. Mais moi, je le puis, je les sais ! Et, après ma mort, ajoutâ- t-elle, presque belle d'enthousiasme mé- lancolique, elle qui n'était qu'un laideron joyeux, tout le temps que je ne serai pas tout à fait dissoute en poussière, on n'aura qu'à ouvrir mon cercueil pour les savoir, ces noms qui méritaient la gloire et qui ne l'ont pas eue ! On les trouvera dans mon cœur.

... Les chouans, jr.n- lulsaronto, rendent au chatc.-iu de TonHMel]

hAteau Ue Touffedi I:

LA PREMIERE EXPEDITION

« Le château de Touffedelys continua mademoiselle de Percy, après un moment de silence ému que les personnes qui l'en- touraient avaient respecté, n'était pas à beaucoup plus de trois heures démarche d'Avranches, pour un homme allant d'un bon pas. Entouré, du côté de cette ville, des masses profondes de ces grands bois

16

122 II. C 11 EVA II I R DES

dans lesquels les Chouans aimaient à se perdre pour se retrouver dans leurs clai- rières, et, du côté opposé, par ces espèces de dunes mouvantes nommées bougues qui aboutissaient à la mer et à ces falai- ses dont les hautes et étroites jointures avaient été souvent, pour Des Touches et son esquif, des havres sauveurs, ce châ- teau, qui avait le double avantage des bois et de la mer. fut choisi naturellement par les Douze comme point de retraite ou Je refuge dans l'expédition qu'ils proje- taient, et il fut convenu parmi eux qu'on y ramènerait le chevalier Des Touches, si on parvenait à l'enlever.

Mais leurs noms, mademoiselle. leurs noms ! dit M. de Fierdrap, qui. de curiosité et d'impatience, piétinait le parquet de son pied guêtre.

Leurs noms! baron! répondit la conteuse, ah ! n'allez pas croire que je pense à vous les cacher! Je suis trop heureuse de les dire. Il y a eu assez d'ano- nymes et de pseudonymes comme cela dans cette guerre de sublimes dupes que nous avons faite, et, par la mort-Dieu ! je n'en veux plus. Croyez-le bien, vous m'en auriez laissé le temps qu'ils auraient tous

L A PREMIÈRE EXPÉDITION I23

trouvé leur place dans l'histoire que je vous raconte ! .Mais, puisque vous le dési- rez, je m'en vais vous les défiler, tous ces noms, tous ces grains d'un chapelet d'hon- neur qu'après moi ne dira plus personne ! Ecoutez-les : C'étaient La Valesnie, ou. comme disaient les paysans, La Varesnc- rie, La Bochonnière, Cantilly, Beaumont, Saint-Germain, La Chapelle, Campion, Le Planquais, Desfontaines et Vinel- Royal-Aunis, qui n'était que Yinel, en son nom, mais qui s'appelait Royal-Aunis, du nom du régiment dans lequel il avait été officier. Les voilà tous, avec Juste Le Breton et M. Jacques ! Comme Af. Jacques, dont le nom vrai s'est perdu sous le sobri- quet de bataille, ils avaient tous aussi leur nom de guerre, pour cacher leur véritable nom et ne pas faire guillotiner leurs mères ou leurs sœurs, restées à la maison, et trop vieilles ou trop faibles pour faire comme moi la guerre avec eux. »

En entendant ces noms, qui n'étaient pas tous des noms nobles cependant, pro- noncés par un sentiment si profond qu'il donnait presque à cette vieille fille, coiffée de son baril de soie jaune et violet, la

12.} LE CHEVALIER DES TOUCHES

majesté d'une Muse de l'histoire, l'abbé de Percy et M. de Fierdrap eurent, d'ins- tinct de sang, le même mouvement de gentilshommes. Ils ne pouvaient pas se découvrir, puisqu'ils étaient tête nue, mais ils s'inclinèrent à ces noms d'une troupe héroïque, comme s'ils avaient salué leurs pairs.

« Par la pèche miraculeuse! clama le baron de Fierdrap. il me semble que j'en connais plusieurs, de ces noms-là, mademoiselle ! Et même. ajouta-t-il, tombant dans la rêverie et comme cher- chant dans le fouillis de ses souvenirs, et même aussi je crois avoir rencontré, je ne sais plus trop où. plusieurs de ceux qui les portèrent. La Varesnerie, Cantilly. Beaumont, je les ai connus. Seulement, lorsque je les ai rencontrés, ni allusion, ni mot, d'eux ou de personne, ne m'a averti une seule fois que j'avais là, devant moi, de ces hardis partisans qui avaient délivré Des Touches !... Mais, mademoi- selle, — fit-il encore, en se ravisant, je vous demande pardon ! je n'y pensais pas... En fait de héros, les Chouans comp- taient donc treize à la douzaine, puisque vous n'avez pas dit votre nom parmi les

LA PREMIÈRE EXPÉDITION I 2 5

noms des Douze, et que pourtant vous en étiez ?

Non! répondit la vieille historio- graphe sans plume, et qui ne l'était que de bec, je n'en étais pas, monsieur de Fierdrap. Je ne fus point de la première expédition des Douze. Je n'ai été que de la seconde, et vous saurez pourquoi, tout à l'heure, si vous me permettez de conti- nuer.

« La première ne parut d'abord dou- teuse à personne. On ne comptait, pour toute garnison, à Avranches, que ce batail- lon de Bleus qui avaient pris Des Tou- ches et l'avaient amené à la prison de cette ville, la plus rapprochée de l'endroit ils l'avaient surpris et capturé ; car, vertu de ma vie ! lorsqu'on parle de ce Des Touches, qui valait bien dans ce moment- le prix d'un vaisseau de ligne pour le Roi de France, on peut bien, ma foi ! dire capturé. Des Touches n'était pas un sim- ple prisonnier, c'était une capture ! Juste Le Breton se cassait la tête pour savoir comment ils avaient pu le prendre, lui, ce Samson sans Dalila ! lui, la Guêpe! lui, le Farfadetl Mais le fait était là... Il avait été pris ! Juste disait l'avoir vu entrer dans

I2Ô LE CHEVALIER DES TOUCHES

Avranches, porté au centre du bataillon

des Bleus massés autour de lui, armes

II l'avait vu. ayant aux pi des chaînes en fer au lieu de menottes, bâillonné avec une baïonnette qui lui cou- pait les coins de la bouche, durement couché sur une civière de fusils, aux canons desquels on l'avait bouclé avec des cein- turons de sabre, et moins fou de fureur de tous ces supplices que de sentir contre son visage le contact du drapeau exécré de la République, dont, en marchant, ces Bleus insolents souffletaient, pour l'humi- lier, son front terrible. Certes ! de tels défendraient avec acharnement le cheva- lier Des Touches contre ceux qui tente- raient de le leur reprendre : mais il n'y avait, en somme, avec eux, qu'une brigade de gendarmerie et une garde nationale mal armée, qui comptait, disait-on, un grand nombre de royalistes dans ses rangs. Enfin, ce qui donnait surtout à nous autres le grand espoir de réussir, c'est qu'il allait y avoir le lendemain, à Avran- ches, une grande foire de bœufs et de che- vaux qui durait trois jours, et que, d'une vingtaine d à l'entour, il vien-

drait s'empiler et s'accumuler dans cette

LA PREMIERE EXPEDITION I 2 ~

petite ville proprette une masse compacte de bêtes et de gens qui rendrait la sur- veillance d'une police bien plus difficile et qui devait augmenter épouvantablcment le désordre à l'aide duquel on voulait exécuter l'enlèvement. Il s'agissait, en effet, de provoquer une de ces rixes qui sont contagieuses, qui finissent par entraîner les plus calmes dans la violence électrique de leur tourbillon. Les Douze eurent bientôt leur plan fait... Ils quittè- rent Touffedelys un à un, et gagnèrent Avranches par les bois. Pour n'être pas reconnus, ces hommes suspects, et décon- certer l'oeil allumé des espions de la Répu- blique, ils avaient résolu d'entrer dans la ville par douze côtés différents, habillés en blatiers, vêtus comme eux de vareuses blanches et coiffés de ces grands cha- peaux, dits couvertures à cuve, qui englou- tissent une figure comme dans l'ombre d'une caverne. Ils les avaient saupoudrés de fleur de farine.

« Puisque nous ne pouvons pas porter « l'autre, ce sera toujours une espèce de « cocarde blanche, à laquelle nous nous « reconnaîtrons dans la foule. » avait dit Vinel-Roval-Aunis.

I2o I.E CHEVALIER DES TOI'

« Il n'y avait pas eu moyen d'emporter des fusils ou des carabines. Mais quel- ques-uns d'entre eux avaient glissé dans une ceinture, sous leur vareuse blanche, des couteaux et des pistolets... Tous, du reste, tous s'étaient ceints, de l'épaule à la hanche, de ce redoutable fouet des bla- tiers, lesquels ont toujours deux ou trois chevaux chargés de sacs de blé ou de farine à conduire; arme effroyable, au manche d'épine durci au feu, faite de lanières de cuir tressées, avec une mor- dante courgèe de six pouces, dont chaque coup creusait un sillon. Et, à la main, ils avaient le pied de frêne familier à toute main normande, le bâton-massue de la Normandie, avec lequel des hommes de ce poignet et de cette vaillance auraient pris, Dieu me damne! des pièces de canon.

•< C'est armés ainsi que nous les vîmes partir. Ils s'égrenèrent et disparurent iso- lément dans les bois, comme s'ils allaient à la pipée. Et ils y allaient, en effet, à une pipée sanglante ! M. Jacques partit le dernier. Ses blessures, son amour pour Aimée, la pensée mystérieuse qui semblait lui manger le cœur, car pourquoi être

LA PREMIERE EXPEDITION I 20,

triste comme il l'était, avec l'amour d'Ai- mée, avec la possession certaine de cette merveille de corps qui lui avait juré d'être sa femme à son retour ? toutes ces choses avaient-elles énervé l'éner- gie, prouvée en tant de rencontres, de 71/. Jacques?... Sa belle fiancée alla le con- duire à plus d'une demi-lieue dans les bois, jusqu'à ce vieil abreuvoir une source bleuissait sur un fond d'ardoises et qu'on appelait : « la Fontaine-aux-Bi- ches », parce qu'entre deux battements de cœur et dans le crochet d'une course for- cée, les biches venaient en aspirer, en frissonnant, l'eau frissonnante. Quand Aimée revint seule à Touffedelys, ah ! elle fut bien de Spens!... Elle fut bien d'une race les femmes ne pleurent pas parce que les hommes sont à la guerre ! Nous ne lui surprimes pas une larme, mais son front d'aurore était devenu pâle comme l'écorce d'un bouleau. J'en eus plus pitié que les autres. Vous savez, j'étais la chirurgienne-major. Je savais toucher les blessures. Pour donner de la force à ce cœur qui saignait et ne se plaignait pas, je lui dis, sans savoir ce que je disais et comme si j'avais eu le sort dans ma main.

I30 LE CHEVALIER DES TOT Cil FS

- mais ce n'est jamais qu'avec des mots insensés qu'on peut apaiser les âmes folles !

« N'ayez peur, Aimée ! dans quatre « jours ils seront tous ici pour votre •• mariage, et Des Touches sera votre •• témoin !

« Dieu de ma vie ! à ce mot de témoin, de la pâleur de l'ivoire vert, son teint passa, comme un éclair, à la pourpre d'un incendie. Son front, sa joue, son cou, ce qu'on apercevait de ses épaules, jusqu'à la raie nacrée de ces étincelants cheveux d'or, tout s'infusa, s'inonda de ce subit vermillon de flamme ; et c'était à se demander si tout ce qu'on ne voyait pas de sa personne se colorait comme ce qu'on voyait, tant cette rougeur semblait par- tout ! tant elle en était immergée !

« C'était toujours la même question : Pourquoi rougissait-elle ?... •< .Mort de

de mon âme ! me dis-je en moi-même.

je ne suis guère qu'un homme man- qué, et on le voit à ma figure; mais homme manqué ou non, je veux bien que le diable m'emporte sans confes- sion, si je suis assez femme pour com- prendre cela ! ■•

1 \ PREMIERE EXPEDITION 1 3 1

Eh! eh! - dit l'abbé, je suis oblige de t'avertir que tu n'es plus au temps de tes dragonnades au clair de lune, et que tu continues à jurer comme un dragon, mademoiselle ma sœur!

Influence des temps de guerre civile sur les époques calmes ! - répondit-elle avec une brusquerie comique, en riant dans ses moustaches grises ébouriffées...— Tu es plus sévère que le curé d'Aleaume, l'abbé ! Est-ce que je ne me suis pas battue assez de temps en l'honneur de Dieu et de sa sainte Eglise, pour qu'il ne puisse me passer très bien de mauvai- ses habitudes contractées à son service et qu'il ne s'en formalise pas ?...

Vous me rappelez, mademoiselle, dit alors M. de Fierdrap, le mot fameux de Louis XIV après la bataille de Malpla- quet : « J'avais dit-il rendu à Dieu « assez de services pour avoir le droit •< d'espérer qu'il se conduirait mieux avec « moi ! »

Et il ne fut jamais repartit vive- ment l'abbé meilleur chrétien que quand il a dit cela, Louis XIV! c'est moi qui te le certifie, moi qui suis un ancien docteur de Sorbonne ! La foi sincère a souvent

I}2 LE CHEVALIER DES TOUCHES

de ces familiarités avec Dieu, que des sots prennent pour des irrévérences ridicules, et des âmes de laquais ou de philosophes pour de l'orgueil. Laissons jaboter ces gens-là. Mais entre nous autres, gen- tilshommes, â qui le respect pour le Roi n'a jamais ôté, que je sache, l'aisance avec le Roi...

C'est toi qui interromps maintenant ! fit M. de Fierdrap, enchanté de rendre sa petite leçon à l'abbé et de lui couper sa théorie. Laisse donc ta théologie et ta Sorbonne, et vous, mademoiselle, ajouta-t-il avec une déférence flatteuse, puisque c'est pour moi particulièrement que vous racontez cette histoire, je vous écoute de mes deux oreilles, et je regrette de n'en avoir pas quatre à vous offrir ; daignez continuer! »

Elle fut flattée et se panacha, et les ciseaux ayant un peufo//// aux champ* sur le guéridon de vieille laque, elle reprit :

« Aimée rentra bientôt dans sa pâleur d'âme en peine. Elle devait, en effet, plus souffrir que nous pendant les trois jours qui suivirent le départ des Douze. Nous, nous n'avions pour les Douze, et même pour le chevalier Des Touches, que le genre

LA PREMIERE EXPEDITION 1 33

d'affection et de sympathie qu'on a, quand on est femme et jeune, pour de nobles jeunes hommes dévoués à leur cause, une cause qui représentait l'honneur, la reli- gion, la royauté, cette triple fortune de la France, et qui, pour elle, s'exposaient journellement à mourir ! Nous avions pour ces Douze l'intérêt véhément qu'on se porte entre gens de même parti et de même drapeau ! Mais enfin nos coeurs n'étaient pas pris comme celui d'Aimée et le coup de fusil d'un Bleu ne pouvait pas y atteindre à travers un autre cœur...

« Nous nous préoccupions sans doute de l'événement qui devait se produire à Avranches, nous en attendions l'issue avec anxiété, moi surtout, dont le sang a tou- jours été turbulent dans mes grosses veines, quand il s'est agi de coups à don- ner et à recevoir! Mais ce n'étaient pas là, ce ne pouvaient pas être les transes d'Aimée. Elle ne les disait pas. Elle engloutissait ses tortures dans ce cœur qui a tout englouti. Mais je les devinais à la fièvre de ses mains brûlantes, au feu sec de ses regards. Une fois, pendant ces jours d'alarme nous vivions dans l'ignorance et l'incertitude sur le de-tin

134 LE CHEVALIER DES TOUCHES

de nos amis, je fus obligée de lui arra- cher son feston; car elle coupait avec ses ciseaux dans la chair de ses doigts, croyant couper autour de sa broderie, et le sang coulait sur ses genoux sans qu'elle sentit, dans sa préoccupation hagarde, qu'elle se massacrait ses belles mains ! Je finis par ne plus la quitter. Nous ne nous parlions pas, mais nous restions les mains étreintes à nous regarder fixement dans les yeux. Nous y lisions la même pensée, la question éternelle de l'inquiétude : « A « présent, que font-ils ? » cette question à laquelle on ne répond jamais : car si on pouvait y répondre, on ne la ferait pas, et ce ne serait plus l'inquiétude ! A quel travail de vrille cet horrible sentiment ne se livre-t-il pas dans nos cœurs ! Pour nous soustraire à ce rongement perpétuel, à ce creusement sur place, qu'on croit dimi- nuer en s'agitant, nous allions ensemble sur la route qui passait au pied du châ- teau de Touffedelys, espérant y rencon- trer quelque roulier. quelque marchand forain, quelque voyageur quelconque qui nous donnerait des nouvelles, qui nous parlerait de cette foire d'Avranches se jouait un drame qui, pour nous, pouvait

LA TREMIE RE EXPEDITION 1 35

être une tragédie ! Mais ce mouvement que nous nous donnions était inutile.

« Ceux qui, des paroisses circonvoisi- nes, avaient eu affaire à la foire, étaient passés et ils n'en revenaient pas encore. Les routes étaient désertes. On ne voyait peindre personne au bout de leur long ruban blanc solitaire. Nulle âme qui vive n'apparaissait sur cette ligne droite qui s'enfonçait dans le lointain et ne venait nous dire ce qui se faisait tout là-bas, derrière l'horizon, du côté de cette ville dont on n'apercevait rien dans les fumées de l'éloignement, et d'où nous croyions quelquefois, à l'intensité de notre atten- tion, à l'effort de nos oreilles pour recueil- lir la moindre des ondes sonores qui agitait l'espace, entendre sonner et bour- donner comme un bruit vague de cloches lointaines. Illusion de nos sens, qui nous trompaient à force de se tendre ! Il n'y avait pas même de cloches en ce temps-là. On les avait descendues de tous les clo- chers, et on les avait fondues en canons pour la République. On ne sonnait donc pas ; ce n'était donc pas le tocsin. Nous rêvions, les oreilles nous tintaient. Et si la générale battait, la générale, ce toc-

[^6 LE CHEVALIER DES TOC'

sin du tambour! il nous était impossi- ble d'en démêler les sons contre le vent, à cette distance, au milieu de tous ces bruis- sements d'insectes et de ces mille fermen- tations de la terre qui semble susurrer, sous nos pieds, à certains jours chauds, et nous étions dans ces jours-là. Ah ! nous nous dévorions... moi, de curiosité, elle, d'angoisse. Lasses d'écouter à fleur de sol et de regarder sur cette route aban- donnée et muette, allongée platement dans son immobile poussière, nous voulions parfois écouter et voir mieux, écouter de plus haut et voir plus loin, et nous mon- tions alors sur la plate-forme la plus élevée des tourelles, et nous regardions de là, oh ! nous regardions de tous nos yeux ! Mais nous avions beau les allon- ger et les écarter sur les longs massifs de bois qui s'étendaient indéfiniment du côté d'Avranches, nous ne voyions jamais que des abimes de feuillage, que des océans de verdure, sur lesquels le regard lassé se perdait... De l'autre coté, entre deux récifs, c'était la mer bleue, s'éten- dant lentement comme une huile lourde sur la grève silencieuse, sans une seule voile qui piquât d'un flocon blanc et ani-

LA PREMIÈRE EX P 1 1) I Tl ON I 37

mât son azur monotone. Et ce calme de tout, pendant que nous étions si agitées, redoublait nos agitations, agaçait nos nerfs par cette indifférence des choses et, par moments, nous jetait dans l'état suraigu qui doit précéder la folie !

« La nuit même, nous restions perchées sur le haut de notre tourelle, cet obser- vatoire d'où l'on ne voyait rien, si ce n'est le ciel, que nous ne regardions seulement pas! genre de supplice auquel nous reve- nions, parce qu'à chaque instant, nous nous imaginions qu'il allait cesser. Le soir du deuxième jour de cette foire d'Avranches, qu'on appelait, je crois, la Saint-Paterne, et qu'ils ont pu, depuis. appeler la Flambée, nous vîmes, en tres- saillant, monter à l'horizon une longue flamme rouge, et des tourbillons de fumée épaisse, apportés par le vent, déferlèrent et s'étagèrent sur la cime des bois, que la lune éclairait.

« Aimée, lui dis-je, c'est le feu ! « Nos hommes brûleraient-ils Avranches « pour ravoir Des Touches ? Il vaut bien « Avranches ! Ce serait beau ! >

Nous écoutâmes... et, pour cette fois, nous crûmes entendre, mais nous avions la

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tête montée, des cris indistincts, et comme une masse de sons confus qui seraient sortis d'une ruche immense ! Mon oreille de Chouanne exercée, car j'avais déjà fait la guerre et je me connaissais à la musique de la poudre, cherchait à dis- tinguer les coups de fusil sur la basse continue de ce grand tumulte éloigné et assourdi par l'éloignement ; mais, ton- nerre de Dieu! je n'étais sûre de rien... Je ne distinguais pas. Je m'étais penchée sur la plate-forme ! J'avais mis la tête hors de mon capuchon granvillais, que j'avais pris contre le froid de la nuit pour mon- ter si haut et tête nue, l'oreille au vent, l'œil à la flamme qui se réverbérait en tons d'incarnat dans les nuées, calculant que si c'était Avranches qui brûlait, dans deux heures, pas une minute de plus, le temps juste pour revenir à Touffedelys, ils y seraient de retour, vainqueurs ou vaincus, je le dis vivement à Aimée...

•< J'avais calculé avec une précision militaire. Juste deux heures après... nous haletions toujours sur notre plate-forme et nous voyions s'éteindre le feu lointain, ce feu qui n'était pas l'incendie d'Avran- ches : car Avranches à brûler aurait

LA PREMIERE EXPEDITION'

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demandé plus de temps, voilà que tout à coup nous entendîmes sous nos pieds, au bas de la tourelle, le hou-hou mesuré de la chouette, et, magie de l'amour ! Aimée reconnut tout de suite de quelles paumes de mains était parti ce hou-hou. qui me parut sinistre, à moi, tant il était plaintif ! et qui lui parut joyeux et triom- phant, à elle, parce qu'il lui annonçait l'homme qui était devenu sa vie et qui lui rapportait la sienne !

« C'est lui ! >• s'écria-t-elle, et nous descendîmes de la tourelle avec la rapi- dité de deux hirondelles qui plongent d'un toit vers le sol.

« Et, en effet, c'était M. Jacques ! M. Jac- ques, le visage noirci, les cheveux brûlés, l'air d'un démon, ou plutôt d'un damné échappé de l'enfer : car les démons y restent...

■• Ah! lui dis-je, incorrigible, tou- jours prête à rire, même dans les « malheurs ! parti blanc comme un sac ■< de farine, revenu noir comme un sac de » charbon !

« Oui! répondit-il en mordant sa « lèvre, noir de deuil. Le deuil de la « défaite ! Le coup a manqué, mademoi-

140 LE CHEVALIER DES TOUCII'ES

« selle... Il faut recommencer demain. » •< Le coup était manqué, et pourtant, reprit la vieille Chouanne, animée de plus en plus, en montrant une verve qui fit prendre à l'abbé son frère voluptueuse- ment une prise de tabac, pourtant l'af- faire n'avait pas été mal menée, comme vous allez pouvoir en juger, monsieur de Fierdrap...

« ... C'est midi sonnant, au plus fort du tohu-bohu de lafoire, que les Douze entrè- rent dans Avranches. Ils y marchèrent d'abord vers le champ de foire, éparpillés, nonchalants, flânant, les bras ballants, guignant les sacs de blé ou de farine mis à cul sur le sol, déficelés et ouverts, pour que l'acheteur jugeât la marchandise, jouant leur rôle de blatiers qui ont le temps d'acheter, qui ne se pressent pas, qui attendent, en vrais Normands, que les prix fléchissent ; mais, du fond de leurs grands chapeaux rabattus qui leur tombaient sur les épaules, se reconnais- sant sans avoir l'air de se reconnaître, se comptant, se coudoyant, et sentant le coude ami qui frémissait contre leur coude. Ils nous dirent plus tard ces détails et ces sensations... Il v avait, et cela leur parut

LA PREMIERE EXPEDITION I \ I

de bon augure, un monde fou à la foire de cette année-là ! La ville encombrée était pleine de gens, d'animaux et de voi- tures de toute forme et de toute grandeur. Les auberges et les cabarets regorgeaient d'Augerons, de bouviers, de porchers, qui amenaient leurs bêtes pour la foire et dont les troupeaux s'amoncelaient dans les rues, rendant le passage impossible, bouchant la porte des maisons, menaçant les fenêtres des rez-de-chaussée, qu'on avait, dans beaucoup d'endroits, calfeu- trées de leurs contrevents, par peur d'en- foncement des vitrages sous la corne de quelque bœuf en courroux ou la croupe reculante de quelque cheval effaré. Un instant retardées par leur accumulation aux angles des rues, au resserrement des venelles et aux tourniquets des carrefours, ces puissantes troupes de boeufs et de chevaux reprenaient bientôt leur marche lente sous les pieds de frêne de leurs con- ducteurs, et s'avançaient serrées si dru les unes contre les autres, qu'on eût dit un fleuve qui coulait. Le mouvement de ces masses de bêtes et de gens se faisait surtout dans un sens, dans la direct!' in du champ de foire, qui était la place du

142 LE CHEVALIER DES TOUCHES

marché, à l'un des angles de laquelle s'élevait la prison était renfermé Des Touches.

« Il semblait que ce fût une circons- tance menaçante pour le dessein des Douze, que cette foule épaisse, qui, cei- gnant la prison de tous les côtés, augmen- tait la difficulté d'y pénétrer ou d'en sortir; mais cela leur parut, au contraire, un heu- reux hasard, à ces énergiques cœurs, tournés à l'espérance ! Avec le génie des petites troupes résolues, n'avaient-ils pas toujours compté, pour faire leur coup, sur l'cntrcmélerne-nt du grand nombre, dont il est si aisé défaire un chaos? D'ailleurs, il y avait cela d'absolument bon dans cette circonstance de la situation de la prison sur le champ de foire, que le bataillon des Bleus qui y avait conduit Des Touches. et qui, tout à coté, s'y était bâti avec des planches un corps de garde, avait été obligé de transporter ce corps de garde à l'autre extrémité de la place et dégager un endroit spécialement réservé aux che- vaux de la foire, qu'on rangeait contre la longue muraille de la prison, dans toute sa longueur, et qu'on attachait par de eros anneaux en fer scellé? entre les fortes

T. A PREMIERE EXPEDITION I(}

pierres... D'abord, ces Bleus avaient fait des façons, vous vous en doutez bien, quand on leur avait signifié d'aller planter ailleurs leur corps de garde. Ils n'avaient qu'une idée, eux, c'est que Des Touches pouvait s'échapper! Mais les tranquilles Normands, qui, dans toute autre circons- tance, pourraient s'en laisser imposer par répugnance pour le dérangement, consé- quence de toute lutte, ne s'en laissent plus compter et ne craignent plus leur peine quand le moindre intérêt est en jeu, et sur-le-champ voilà qu'ils redeviennent les âpres contendants connus, les chica- neurs terribles dont le cri de guerre sera jusqu'à leur dernier soupir : Gaignaige ! L'écurie en plein vent rapportait de l'ar- gent à la ville. Puis c'était une cou- tume autant qu'un péage. Coutume et péage, toute la Normandie tient dans ces deux mots ! les Bleus virent bien qu'ils ne seraient pas les plus forts... Ils avaient dégagé la prison.

« Cette prison, monsieur de Fierdrap, nos douze blatiers eurent tout le temps de la regarder et de l'étudier en gens de guerre, de la place du marché, qu'elle dominait, et qui était alors couverte de

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tentes, rangées en files comme les mai- sons des rues, entre lesquelles s'agitait et écumait le flot de la population foraine, aux rayons d'un soleil cuisant qui était aussi un avantage; car il faisait bouillir ce tas de cerveaux, excités déjà par le débat des prix et le cidre en bouteille qui allument si bien les têtes normandes, ces têtes que, ce jour-là précisément, il fallait faire sauter comme des poudrières, si l'on voulait enlever Des Touches ! étaient, en effet, tout le secret et le moyen de l'enlèvement : jeter, n'importe comment, toute cette multitude, les uns contre les autres, à travers les tentes renversées et les animaux, fous d'épouvante ! Et. pen- dant cette immense ruée qui pouvait pren- dre les proportions d'une bataille d'aveu- gles et devenir une tuerie, se glisser à trois ou quatre dans la prison, y délivrer le chevalier et se replier vivement sur les bois, tel était le plan, simple et hardi, convenu à Touffedelys, mais que l'aspect de la prison pouvait cependant modifier. Hure de saumon ! je le crois bien! fit en s'exclamant le baron de Fierdrap.— Je la connais, votre prison, mademoiselle! J'ai eu longtemps à Avranches un vieux

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compagnon de l'armée de Condé, qui s'ap- pelait le chevalier de la Champagne, lequel, revenu au pigeonnier comme moi et n'ayant plus de poudre à brûler, s'était mis à aimer les vieilles pierres, comme moi je me suis mis a aimer le poisson. Eh bien, c'est à lui que je dois ma connaissance de la prison d'Avranches ; car il m'a assez trimbalé, le damné maniaque d'antiquaire qu'il était ! par les escaliers en colimaçon de cette forteresse, pour que je me la rappelle parfaitement et que les jambes me chantent encore une chansonnette en pensant à la hauteur de ses deux tours, qui résisteraient, Dieu me pardonne ! à du canon.

Oui ! reprit mademoiselle de Percy. ces deux tours étaient formidables. Reliées ensemble par d'anciens bâtiments faisant poterne, elles étaient flanquées de constructions, d'une date plus récente, qui. certes! n'auraient pas résisté à une attaque vigoureusement poussée. Mais avec les tours ! les massives tours qui les épaulaient... bernicle ! En les examinant, les Douze comprirent qu'on ne pouvait pénétrer dedans que par stratagème... Il fallait ruser. Ce fut Vinel-Roval-Aunis

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qui fut chargé de la geôlière : car encore un bonheur, à ce qu'il semblait, pour les Douze, il n'y avait pas de geôlier. Seule- ment, monsieur de Fierdrap, à la guerre, le hasard est souvent un traitre. Vous verre/ tout à l'heure que la geôlière de la prison d'Avranches pouvait faire tête d'homme et même plus! On la nommait la Hocson. C'était une femme de quarante-cinq à cin- quante ans. sur qui avaient couru dans le temps des bruits dont on n'était pas sur, mais épouvantables. On avait dit, entre le haut et le bas, qu'elle avait été poissarde au faubourg du Bourg-l'Abbé, à Cacn, et qu'elle avait goûté au cœur de .M. de Bel- zunce, quand les autres poissardes du Bourg-l'Abbé et de Yaueelles avaient, après l'émeute il fut massacré, arraché le cœur à ce jeune officier et l'avaient dévoré tout chaud... Etait-ce vrai, cela> On en doutait, mais il para^que la figure de la Hocson ne démentait pas ces bruits affreux. Son mari, jacobin violent, était mort dans l'exercice de ses fonctions de geôlier à Avranches, et elle lui avait suc- cédé. Louve sinistre, devenue chienne de garde de la République, ce fut à Yinel- Aunis qu'il échut de l'apprivoiser... Cela

LA PREMIERE EXPEDITION' 1 47

ne devait pas être facile. Mais Vinel-Aunis était Vinel-Aunis ! Son surnom parmi nous était : Doute de rien ! et il le portait comme un panache. Il passait pour ce qu'on appelle un loustic de régiment, mais il était, par-dessus le marché, un beau gar- çon bien découplé, d'une tournure d'offi- cier superbe, et qui, pour l'instant, faisait un blatier très faraud aux larges épaules. comptant sur trois choses qu'il estimait irrésistibles, même séparées : primo, par Dieu! ses avantages physiques; secundo, une langue à laquelle il faisait tout dire et comme de ma vie je n'en ai revu une pareille à personne ; et tertio, une bonne poignée d'assignats. C'était un gaillard toujours prêt à tout. Il n'avait qu'un mot: •< A la guerre disait-il comme à la « guerre ! » Probablement, le morceau qu'on lui jetait ne le ragoûtait pas, mais il sauta lestement par-dessus ses répugnan- ces. Il eut l'aplomb de se présenter à cette geôlière d'Avranches, dont la phy- sionomie était aussi atroce que la renom- mée, avec la fleur de fatuité qu'en France, les blatiers peuvent avoir comme les offi- ciers, et ce génie impayable de la Plai- santerie, qu'il avait développé dans Royal-

1 i" LE CHEVALIER r> E S TOUCHES

Aunis. Et malgré l'horreur 1res légitime

que devait lui inspirer une créature qui pouvait encore avoir aux lèvres du sang de Belzunce, il débuta par s'élancer sur elle et par l'embrasser, paf! paf! paf ! sur les joues, à la manière normande, par trois fois.

« Et bonjour, ma cousine ! lui dit- il, à cette femme étonnée, figée d'éton- nement et qui se laissa faire de stupé- » faction. Comment vous portez-vous, ma chère et honorable cousine >... Vous ne me remettez donc pas>... Je suis votre cousin Trépied de Carquebu, qui n'a pas voulu venir à votre foire d'Avran- ches sans vous souhaiter bien des pros- pérités et vous embrasser ! » « Il avait dit Trépied, cet improvisateur au pied levé, parce qu'elle avait un trépied devant elle, sur lequel elle récurait, avec une poignée de paille, un chaudron! « En fait de trépied, je ne connais que cha, fit-elle avec colère en lui mon- trant celui de son chaudron, et vous mériteriez bien que je vous l'envoyasse par la figure pour vous punir de vos insolentes josleries, méchant attrapeur ! » « Mais Vinel-Aunis n'était pas homme à

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avoir peur d'un trépied manœuvré par la main d'une vieille femme, et il prouva qu'il avait raison de croire à sa langue, comme il disait; car il soutint, mais mor- dicus, à la Hocson, qu'elle avait des parents de ce nom de Trépied à Carquehu et qu'il était bel et bien de ces Trépied-là. Puis il enfila une longue histoire sur ces Trépied de Carquebu, lesquels lui avaient si souvent parlé de leur cousine d'Avran- ches, avant son départ, à lui, pour l'armée, lors de la première réquisition, que depuis qu'il avait pu revenir à Carquebu repren- dre le fouet de blatier qu'avait toute sa vie fait claquer son père, il s'était promis de profiter de la première foire à Avran- ches pour venir saluer sa cousine et faire connaissance et amitié avec elle. Et, par ma foi ! il en dit tant, il eut l'air si sur de ce qu'il disait, il fut si précis dans toutes les circonstances, il versa enfin à la Hoc- son, restée le bec cloué et aplati devant ce torrent de paroles, une telle douche de phrases sur la tête, qu'en écoutant son cousin Trépied elle oublia l'autre, qu'elle laissa tranquille sous son chaudron, et qu'elle tomba assise sur un banc, persuadée . domptée, confondue. Elle était si cbmplè-

1^0 LE CHEVALIER DES TOUCHES

tement hébétée, qu'elle finit même par inviter ce cousin, qui lui tombait de Car- quebu, à boire une chopine et à manger du cornuei de la foire, et Vinel-Royal-Aunis s'attabla. Il se crut maître de la place. Il crut qu'il tenait son Des Touches ! .Mais... il se trompait.

« Il continuait cependant d'aller de cette langue infatigable. Il but une chopine. puis un pot, puis un autre pot, et voyant que la Hocson buvait comme lui, aussi ferme que lui, devenant plus sombre seu- lement à mesure qu'elle buvait, mais res- tant froide sous ces libations sans vertu, il voulut faire à sa cousine, l'aimable bla- tier, la politesse de l'eau-de-vie, et il en envoya chercher au cabaret voisin par une petite fille que la Hocson appelait : « la petiote à son fils ». Mais cette femme, cette Hocson, nous dit-il plus tard à Touf- fedelys, était plus difficile à mettre à feu que la prison d'Avranches, qui y était trois heures après. C'est que cette femme, monsieur de Fierdrap, avait dans le cœur ce qui empêche l'ivresse, l'ivresse qui, dit-on (ceux qui boivent), est un oubli, une illusion, une autre vie dans la vîe. Elle avait un souvenir dans le cœur plus

LA PREMIERE EXPEDITION î S I

fort que l'ivresse, qui glaçait l'ivresse et que l'ivresse ne noyait pas. Et ce n'était pas. non ! le souvenir du sang de Bel- zunce, si réellement, comme on le disait. elle y avait goûté, mais un souvenir à tuer celui-là. à l'empêcher de penser même à ce crime, si elle l'avait commis, et d'en effacer le remords. C'était, enfin, dans le fond de son cœur une plaie si large, que toute la mer changée en eau-de-vie pour la faire boire à cette femme, dont l'âme entière n'était plus qu'un trou de bles- sure, y aurait passé comme dans un crible, sans rien engourdir et sans rien fermer ! ••

La pléthorique mademoiselle de Percy, que son histoire oppressait, s'arrêta une minute pour reprendre haleine ; mais l'abbé et le baron, pris par l'histoire, res- tèrent silencieux. Ils ne plaisantaient plus.

« Et si je vous parle ainsi de cette femme, monsieur de Fierdrap, reprit mademoi- selle de Percy, si je m'arrête un instant sur cette créature, qui était peut-être une scélérate, mais qui, ce jour-là, eut aussi, comme les Douze, sa grandeur, c'est que cette femme fut la cause unique du malheur des Douze dans cette première expédi-

\^2 1 I CHEVALIER DES TOUl «ES

tion. Sans elle, et sans elle seule, notez

bien ce mot-là ! pas le moindre doute que les Douze, qui mirent si effroya- blement Avranches sens dessus des- sous, dans ce jour dont on se souviendra longtemps, n'eussent repris le chevalier Des Touches. Pour moi, je le pense, ils auraient réussi. .Mais elle leur opposa une volonté aussi forte que ces murailles de- là prison qui étaient des blocs de granit. Vinel-Aunis avait essayé de l'enivrer; il essaya de la corrompre. Il s'y prit avec elle comme on s'y prend avec tous les geôliers de la terre depuis qu'il y a des geôliers. .Mais il trouva une àme imprena- ble parce qu'elle était gardée par la haine, et la plus implacable et la plus indestruc- tible des haines: celle qui est faite avec de l'amour! La Hocson avait eu son lils tué par les Chouans; non pas tué au com- bat, mais après le combat, comme on tue souvent dans les guerres civiles, en ajou- tant à la mort des recherches de cruauté qui sont des vengeances ou des repré- sailles. Tombé dans une embuscade, après une chaude affaire les Bleus avaient couché par terre beaucoup de Chouans, car ils avaient avec eux une pièce de canon.

LA PREMIERE EXPEDITION I53

ce jeune homme avait été enterré vivant, lui vingt-quatrième, jusqu'à cet endroit du cou qu'on appelait, dans ce temps-là, la place du collier de la guillotine. Quand ils virent ces vingt-quatre têtes, sortant du sol, emmanchées de leurs cous et se dressant comme des quilles vivantes, les Chouans eurent l'idée horrible de faire une partie de ces quilles-là avant de quit- ter le champ de bataille, et de les abattre à coups de boulet! Lancé par leurs mains frénétiques, le boulet, à chaque heurt contre ces visages qui criaient quartier, les fracassait en détail... et se rougissait de leur sang pour revenir les en tacher encore. C'est ainsi que le fils Hocson avait péri. Sa mère, qui avait su cette mort, avait à peine pleuré... Mais elle voyait toujours cette quille sanglante... et elle nourrissait pour les Chouans une haine contre laquelle tout devait se briser... et Vinel-Aunis s'y brisa.

« Ah ! lui dit-elle, tu m'as donc gouaillée ! Tu n'es qu'un. Chouan, et tu viens pour le prisonnier. Oh ! je n'ai pas peur que tu me tues, il avait pris un pistolet sous sa vareuse.— Il y a long- temps que je désire la mort ! Petiote !

1^1 LE CHEVALIER DES TOUCHES

« cria-t-elle, va vite au corps de garde ■• me chercher les Bleus ! »

.. Je l'aurais bien tuée, nous dit •• Vinel-Aunis, mais je ne savais pas « même dans laquelle des tours était Des •• Touches. Cela aurait fait du bruit. J'au- rais perdu du temps. »

« Et il jeta un escabeau, qui se trouvait là, dans les jambes de- la petite, pour l'empêcher de sortir en la faisant tom- ber.

« Mais le temps de son mouvement avait suffi à la Hocson pour s'échapper, par un couloir noir comme de l'encre Vinel- Aunis se perdit pendant qu'il l'entendait grimper quatre à quatre l'escalier d'une des tours, ouvrir la porte de la prison et s'y enfermer à la clef avec le prison- nier.

Diable ! fit M. de Fierdrap.

Peste ! dit l'abbé.

Or, pendant que tout ceci se passait à la prison, continua la vieille amazone, qui ne prit pas garde aux deux exclama- tions, — l'aiguille du cadran qui surmon- tait la façade de la Maison Commune, sise au fond de la place du Marché, arrivait au chiffre de l'heure marquée par les Douze

LA PREMIERE EXPEDITION

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pour agir. Incapables, quoi qu'il advint, d'hésiter une minute quand une résolution était prise :

« C'est à nous de commencer la ' danse dit gaiement Juste Le Breton à La Varesnerie.

« Et ils entrèrent tous deux sous une des tentes de la foire il y avait le plus de monde et l'on buvait. Ils y entrèrent nonchalamment, mais ils avaient leurs bâtons gaufrés à la main. Autour d'eux, on n'avait nulle défiance. Le monde qui était resta, les uns assis, les autres debout, quand Juste Le Breton, s'appro- chant de la grande table de ceux qui buvaient, coucha délicatement son bâton sur une rangée de verres pleins jusqu'aux bords, et dit, de sa voix qu'il avait très claire :

•• Personne ne boira ici que nous " n'ayons bu ! »

•• Tout le monde se retourna à cette voix mordante, et les deux blatiers devin- rent le point de mire de mille regards l'étonnement annonçait une colère qui n'était pas loin.

Es-tu fou, blatier> dit un paysan. Ote-moi ton bâton de delà ! et earde-

KO LE CHEVALIER PIS TOUCHES

« le pour défendre tes oreilles! » Et, pre- nant par le bout le bâton que Juste avait couché sur la rangée de verres, mais qu'il tenait toujours par la poignée, il l'écarta.

« C'était l'insulte que Juste cherchait. Il ne dit mot, il resta tranquille comme Baptiste; mais il releva subitement son bâton à bras tendu par-dessus sa tête, et. de cette main qu'il avait aussi adroite que vigoureuse, il l'abattit sur toute cette ligne de verres pleins, en file, qu'il cassa d'un seul coup, et dont les morceaux volè- rent de tous les côtés de la tente. Ce fut le signal du branle-bas. Tout le monde fut debout, criant, menaçant, mêlé déjà, les pieds dans le cidre, qui coulait, en atten- dant le sang. Les femmes poussaient ces cris aigus qui enivrent de colère les hom- mes et leur prennent sur les nerfs comme des fifres... Elles voulaient fuir et ne pou- vaient, dans cette masse impossible à percer, et qui se ruait sur les deux blaticrs pour les étouffer.

« Vous avez eu l'honneur du premier « coup d'archet, monsieur, dit à Juste « Le Breton M. de La Varesnerie, avec « cette élégante politesse qui ne le quitta « jamais. - mais si nous voulons exécu-

*V

... Les Chouans eurent i' Idée horrible de la 1 re une parlie de ces quilles-

!v"' LE CHEVALIER DES TOUCHES

« ter tout le morceau, il faut que nous » tâchions de sortir de cette tente, •• nous n'avons pas assez d'espace pour « faire seulement, avec nos bâtons, un moulinet. »

« Et de leurs épaules, de leurs têtes et de leurs poitrines, ils essayèrent de trouer cette foule, compacte à crever les toiles de la tente, ce qui venait de se passer faisait accourir du monde encore. Mais, cette marée d'hommes montant toujours, ils poussèrent alors, pour qu'on vint les dégager du dehors, le cri que leurs amis, autour de la tente, attendaient comme un commandement :

« A nous, les blatiers ! »

■< Ce dut être un curieux spectacle ! Les blatiers répondirent à ce cri par le claque- ment de leurs fouets terribles, et ils se mirent à sabrer cette foule avec ces fouets qui coupaient les figures tout aussi bien que des damas. Ce fut une vraie charge, et ce fut aussi une bataille ! Tous les pieds de frêne furent en l'air sur une surface immense, la foire s'interrompit, et jamais, dans nulle batterie de sarrasin, les fléaux ne tombèrent sur le grain comme, ce jour- là. les bâtons sur les tètes. Dans ce temps-

LA PREMIÈRE EXPEDITION I ^Q

là, la politique était à fleur de peau de tout. Le moindre coup faisait jaillir du sang dont on reconnaissait la couleur, à la première goutte. Le cri : •• Ce sont les •• Chouans ! partit de vingt côtés à la fois. A ce cri, la générale battit. Cette générale, que nous n'avions pas entendue du haut de la tourelle de Touffedelys, couvrit Avranches et le souleva. Le bataillon des Bleus voulut passer à la baïonnette à tra- vers cette masse qui roulait dans le champ de foire comme une mer, mais impossible ! Il aurait fallu percer un passage dans cette foule d'hommes, d'enfants et de femmes qui s'agitaient là, et qui, à eux seuls, de leur pression et de leur poids, pouvaient écraser cette poignée de Chouans. Les Douze, ou plutôt les Onze, car Vinel- Royal-Aunis était à la prison, les Onze, qui semblaient un tourbillon qui tourne au centre de cette mer humaine dont ils recevaient la houle au visage, les Onze, ramassés sous leurs fouets et sous le mou- linet de leurs bâtons, avaient bien calculé. Us abattaient autour d'eux ceux qui les poussaient, et qui leur rendaient coup pour coup...

•• Partout ailleurs, ce n'était, dans ce

I (V) LE CHEVALIER DES TOUCHES

champ de foire, qu'un désordre sans nom, un ètouffement, l'ondulation immense d'une foule au sein de laquelle, affole par- les cris, par le son du tambour, par l'odeur du combat qui commençait à s'élever de cette plaine de colère, quelque cheval cabré montrait les fers de ses pieds par- dessus les têtes, et où, çà et là, des trou- pes de bœufs épeurês se tassaient, en beuglant, jusqu'à monter les uns sur les autres, l'échiné vibrante, la croupe levée, la queue roide, comme si la mouche piquait. Mais à l'endroit les Onze tapaient, cela n'ondulait plus. Cela se creusait. Le sang jaillissait et faisait fumée comme fait l'eau sous la roue du moulin ! on ne marchait plus que sur des corps tombés, comme sur de l'herbe, et la sensation de piler ces corps sous leurs pieds leur donna, à tous les Onze, la même pensée; car, tout en tapant, ils se mirent tous les Onze à chanter gaiement la vieille ronde normande :

Pilovs, pilons, pilotis l'herbe ; L'herbe piUe reviendra !

•• Mais elle n'est pas revenue ! A Avran- ches, on vous montrera, si vous voulez, à cette heure encore, la place ces rudes

... Lt i.U. ÇJ et là, -ir-3

troupes de t»/-uf- se lassaient..

[6a LE CHEVALIER DES TOUCHES

chanteurs combattirent. L'herbe n'a jamais repoussé à cette place. Le sang qui, là, trempa la terre, était sans doute assez brûlant pour la dessécher.

•• Ils y tinrent à peu près deux heures... mais Cantilly avait le bras cassé, La Vares- ncrie la tête ouverte, Beaumont les clavi- cules rompues, presque tous les autres blessés, plus ou moins, mais tous debout encore dans leurs vareuses, qui n'étaient plus blanches comme le matin, et qu'une rosée de sang poudrait maintenant à la place de fleur de farine. Tout à coup. M. Jjcjiws tomba, au cri de joie de ces paysans électrisés, qui crurent avoir abattu un de ces blatiers du diable, solides comme des piliers que l'on pouvait battre comme plâtre, mais qu'on ne pouvait renverser. M. Jacques n'était pas même blessé. Tout en combattant, il avait vu, à la hauteur du soleil qui commençait à baisser et à prendre la place en écharpe, qu'il était l'heure d'aller à Des Touches et de rejoin- dre Vinel-Aunis... Aussi, avec la souplesse du chat sauvage, se glissa-t-ilen rampant à travers les jambes de ces hommes, qui ne faisaient guère attention dans ce mo- ment-là qu'au jeu terrible de leurs mains, et,

LA PREMIÈRE EXPÉDITION 163

comme un plongeur qui disparait à un endroit de l'eau pour ailleurs reparaître, il se retrouva assez loin de l'espace l'on se battait et dans une tourbe, à cet endroit-là, moins ardente qu'épouvantée. Comment passa-t-il ? Il avait jeté son grand chapeau à couverture à cuve qui l'aurait gêné ; mais comment ne fut-il pas reconnu à sa vareuse sanglante, tué, mis en piè- ces ? Lui-même n'a jamais su le dire. Il ne le savait pas, et cela doit paraître incroya- ble. Mais vous avez fait la guerre, baron, et à la guerre, ce qui est incroyable arrive tous les jours. Fascination de la terreur ! Quand il se releva, dans cette foule qu'il avait traversée en s'aplatissant, on se mit à fuir devant cet homme qui lui-même semblait fuir, et, dans le pêle-mêle de la place, il put parvenir à la prison Vinel- Royal-Aunis avait préparer la délivrance de Des Touches. Mais à la prison, au pied de la prison, il trouva... les Bleus.

Oui c'étaient les Bleus !

« Voyant qu'ils ne pouvaient ni s'avan- cer ni manœuvrer dans ce champ de foire, pleine à regorger, et d'ailleurs les paysans de l'Avranchin les remplaçaient et ne faisaient pas mal leur besogne, les

I(\l LE CHEVALIER DES TOUCHES

Bleus, au premier cri : « Ce sont les « Chouans ! » s'étaient portés au pas de charge sur la prison ; car officiers et soldats maintenant ne doutaient plus que la bataille qui se donnait au fond de la place n'appuyât une tentative sur Des Touches. Or, à la prison, si vous n'en avez pas oublié la construction, monsieur de Fierdrap, les Bleus avaient trouvé la lourde porte de l'espèce de bâtiment moderne qu'occupait la Hocson très forte- ment barricadée, et comme la petite fdle, à qui Vinel-Aunis avait jeté l'escabeau dans les jambes pour la faire tomber, à moitié évanouie de peur, ne soufflait mot sous la bouche du pistolet de Vinel, et que tout paraissait, à l'intérieur, silencieux et tran- quille, ils crurent naturellement que la Hocson, dont ils connaissaient l'énergie, avait pris ses précautions de défense au premier bruit de tumulte populaire et de Chouannerie. Et, sûrs qu'elle tenait son prisonnier, ils se réservèrent pour le cas d'attaque ou de sortie, si quelques Chouan s avaient été assez hardis pour se glisser dans la prison qui devait être pour eux une souricière, et ils se déployèrent paral- lèlement â cette longue muraille, les

LA PREMIÈRE EXPÉDITION [65

chevaux amenés pour être vendus à la foire étaient rangés et attachés aux anneaux de fer dont je vous ai déjà parlé. Ils furent seulement obligés de se déployer assez loin de ces chevaux, qui répondaient à la tempête de cris et de mugissements de la place par des hennissements de colère et des ruades furieuses, et ils s'étaient établis prudemment hors de la portée de cette effrayante ligne de pieds ferrés, toujours en l'air comme des pro- jectiles, et qui leur auraient cassé les reins. M. Jacques avait vu tout cela. C'était un homme, après tout, que ce mélancoli- que ! Le jour baissait. Il attendit, caché par la multitude, qu'il fût tombé un peu d'ombre... Les fouets claquaient toujours au fond de la place. Il prit son temps, et il eut le sang-froid et l'audace de faire, sous le ventre de ces chevaux frémissants et devenus presque sauvages, ce qu'il avait fait sous les pieds des hommes dans la foule. Il se coula entre la muraille et les Bleus. Il ne pouvait pas douter, lui, que Vinel-Aunis ne fût dans la prison... La porte barricadée le lui prouvait. C'était Vinel-Aunis qui, à tout événement, l'avait barricadée... Aux approches de la nuit, la

l66 LE CHEVALIER DES TOUCHES

multitude, qui s'étouffait, sans voir, sur le champ de foire, comprit enfin qu'il fallait s'écouler par les rues ; mais son courant y rencontrait un contre-courant contre lequel elle se heurtait, et partout c'étaient des congestions et des rebondissements de foule nouvelle. On entendait dans la nuit la générale battant sur tous les points d'Avranches, entrecoupée du cri bref : Aux armes ! » La garde nationale, la gendarmerie, avaient voulu, comme les Bleus, pénétrer jusqu'à l'endroit l'on s'égorgeait, mais, comme les Bleus, elles avaient trouvé l'invincible résistance de ce monde aggloméré, pressé et trop épais pour qu'on pût s'y faire un passage... à moins de tout massacrer. Cette circon- stance, que les Douze avaient prévue et calculée et qui les avait protégés jus- que-là contre la baïonnette et la fusillade. allait cependant se retourner contre eux. Pris dans ces cercles redoublés d'une foule qu'ils échancraient à coups de fouet et de bâton, qu'ils élargissaient, mais qu'ils ne brisaient pas comme on brise un cuvier dont on abattrait les douvelles, ils ne pouvaient ni faire retraite, ni s'égail- ler. Et. c'était la l'anxiété de .V. Jacques.

LA PREMIÈRE EXPÉDITION IÔ7

Tapi à terre sous la poterne, il grimpa dans les vieux lierres qui couvraient les murs de la prison jusqu'à un trou grillé, par lequel il envoya, en le modulant basse- ment, son cri de chouette, pour avertir Yinel-Aunis. qui l'entendit et doucement débarricada la porte.

« Et Des Touches > •■ lui fit M. Jacques. Mais Vinel-Royal-Aunis donna à M. Jac- ques le froid de la défaite, en lui racon- tant comment la geôlière lui avait échappé et comment elle avait eu la hardiesse de s*enfcrmer sous clef, tête-à-téte avec le prisonnier, dans la tour.

« Des Touches, sans ses fers, la

romprait sur son genou comme une

baguette ! ajouta Royal-Aunis,

mais il est enchainé... On n'entend rien

à travers cette sacrée porte, et la

Hocson est, par Dieu ! bien femme à le

tuer, à coups de couteau.

- Nous le saurons demain ! - dit

« M. Jacques, avec la rapidité de décision

•■ de l'homme de guerre qu'il avait, ce beau

- ténébreux, malgré sa langueur.— Mais,

•• ce soir, il faut sauver ceux qui se bat-

« tent là-bas... Il faut les dégager et faire

■■ retourner la tête à cette foule, et il n'y

IÔ8 LE CHEVALIER DES T0UCII1 S

« a qu'un moyen... Mettons le feu à la •• prison ! »

Bravo! dit M. de Fierdrap, avec l'enthousiasme du connaisseur.— Militai- rement, le moyen était bon, mais, ventre de carpe! ça ne devait pas être chose facile que de mettre le feu à la prison d'Avranches, une geôle de granit humide, à peu près inflammable comme le fond d'un puits !

Aussi, ce qui brûla, baron, reprit mademoiselle de Percy, fut le grand bâtiment de date plus moderne qui reliait les tours, et dans lequel habitait la geô- lière. Il y avait dans le haut de ce bâti- ment un immense grenier à foin pour la gendarmerie de la ville, et c'est que M. Jacques et Vinel-Aunis mirent intrépide- ment le feu, avec deux coups de pistolet. En un clin d'œil, parle temps sec et chaud qu'il faisait, la flamme s'élança de cet amas de foin, et, sortant avec une brus- querie convulsive du toit dont elle lit voler en éclats les ardoises, tant elle était intense ! elle embrasa instantanément les épais tapis de lierre séculaire qui enve- loppaient les tours, et elle les couvrit d'une robe de feu. Ces deux tours devin-

LA PREMIÈRE EXPÉDITION l60,

rent tout à coup deux monstrueux flam- beaux-colosses, qui éclairèrent la place

de l'un à l'autre bout et tirent, comme l'avait dit M. Jacques, retourner les mille tètes de la foule. A cette lueur soudaine, un frisson de terreur immense passa élec- triquement sur ces mille têtes comme un sillon de foudre, malgré la colère du com- bat : car il ne s'agissait plus d'une poignée de Chouans à réduire, mais d'Avranches, d'Avranehes qui pouvait brûler tout entier ! La prison, en effet, touchait aux premières maisons de la vieille ville, qui n'étaient pas de granit, elles ! et qui au- raient pris comme de l'amadou. Des fentes, comme il s'en entr'ouvre dans des murs qui vont crouler, se firent subitement en ce gros d'hommes amoncelés, et, chose horrible ! les bœufs qui étaient tassés et avaient jusque-là été contenus par la den- sité de la foule sur la place, les bœufs, enragés par cette violence écarlate de l'in- cendie qui leur donnait dans les yeux, se mirent à fuir par ces fentes qu'ils agran- dirent, écrasant des pieds et des cornes tout ce qui leur était obstacle. Ce fut une autre tuerie, pire que celle des Onze, qui continuaient imperturbablement leur

17') LE CHEVALIER DES

massacre a l'extrémité du champ de foire. et que cette intervention inattendue de l'incendie allait sauver : car ils n'en pou- vaient plus... Leurs fouets claquaient tou- jours, mais le claquement de ces fouets était moins sonore. Il devenait de plus en plus mat à chaque coup frappé dans cet amas de chairs sanglantes qui faisait boue autour d'eux, et qu'ils envoyaient a la figure de leurs ennemis en éclaboussures.

« Sabre-tout. fit Saint-Germain à « Lampion, en l'appelant par son nom de " guerre, assez sabré pour aujour- . d'hui! -

« Et. gai comme pinson, il ajouta :

« Nous étions frits sans l'incendie, mais voilà qui va nous dégager. Dans « cinq minutes, ils y seront tous.

« Faisons-nous dos à dos, messieurs. « dit La Yaresnerie, et sortons de « cette place. Une fois dans les rues nous ■• chouannerons. Les rues d'Avranches •- vont valoir le buisson, cette nuit. »

•< Et ils exécutèrent leur manœuvre de dos à dos, couverts de ces fouets et de ces bâtons qu'ils maniaient en maîtres. Et, marchant au pas. ils s'avancèrent à travers cette foule qui se dépaississait. distraite

LA PREMIERE EXPEDITION' I 7 I

par le feu, culbutée et broyée par les bœufs qui couraient ça et comme une tempête fauve, et c'est ainsi qu'ils purent enfin quitter, sans avoir perdu un seul homme, cette place où, depuis trois heu- res, ils avaient du sang jusqu'au jarret, et ou. comme nous le dit Le Planquais quel- ques jours plus tard : « ils avaient battu « le beurre, à pleine baratte, comme on « sait le battre dans le Cotentin ! -

Sais-tu bien que c'est aussi beau que Fontenoy, cela, Fierdrap >... fit l'abbé, profondément pensif, pendant que sa bouillante sœur, dont la tête devait fumer sous son baril violet et orange, respirait.

C'est même plus beau ! dit le baron. Leur petit carré n'a pas été enfoncé, à eux, à ces Onze ! Et ce sont eux. au contraire, qui ont enfonce le grand carré des paysans qui les tenaient de tête, de queue et des deux flancs, et qui l'ont enfoncé avec de simples fouets pour toutes pièces de canon. Le diable m'em- porte! c'est plus beau. •■

L'héroïne de la Chouannerie s'associait tellement à ses compagnons d'armes, même pour les batailles elle n'était

1 72 1 E I n E V \ 1 1 E R DES Ter. HES

pas, qu'elle sourit aimablement au vieux uhlan pour le remercier de son opinion, et elle reprit :

« Une fuis dans les rues, ils essuyèrent bien quelques coups de fusil épars... Mais la lune n'était pas encore levée, et. d'ail- leurs, elle l'aurait été. que la fumée rou- geâtre de l'incendie qui se mit à couvrir la ville comme d'un dais sombre, en eût intercepté la lumière. Il faisait noir dans ces rues étroites, qui n'avaient pas alors de réverbères comme aujourd'hui. Ils sentirent bien siffler quelques balles qui rebondissaient contre les angles des pignons, mais ce fut tout, et ils purent, sans nouveau combat, sortir des faubourgs de la ville, alors tout entière à l'incen- die, et se rallier, comme d'avance ils en étaient convenus, sous l'arche d'un vieux pont qui n'avait plus que cette arche, et qu'on appelait le Pont-au-Prêtre (peut- être à cause de la couleur de ses pierres. qui étaient noires). Il coulait sous cette arche solitaire un filet de rivière profon- dément encaissée, et ce fut qu'ils se comptèrent... Or, comme ils ne savaient rien du sort de Des Touches et qu'ils avaient sur le cœur le poids affreux de

LA PREMIERE EX P EDITION ]~T,

l'absence des amis qui manquent à l'appel, ils résolurent de rentrer à Avranches, et ils y rentrèrent. Ils laissèrent sous l'arche du Pont-au-Prêtre leurs vareuses san- glantes qui les auraient trahis, et comme des ouvriers des faubourgs de la ville qui auraient couru au feu en toute hâte et en manches de chemise, ils y allèrent ainsi, et sans leurs grands chapeaux, la tète ceinte de leurs mouchoirs, qu'ils avaient mouillés dans cette rivière, ceux qui étaient blessés parmi eux lavèrent leurs blessures. Cantilly seul resta à attendre ses compagnons, couché sur le monceau de vareuses sanglantes; car son bras cassé le faisait cruellement souffrir. Mais il ne les attendit pas longtemps. Ils revin- rent vite. En entrant sur la place la foule avait roulé sa masse en sens inverse et travaillait encore à éteindre l'incendie. ils avaient vu que tout était perdu et fini... La Hocson, qui. par la fenêtre grillée Je la prison léchée par les flammes, n'avait pas cessé de repaitre ses yeux de ce qui se passait sur la place, venait d'ouvrir aux Bleus la porte de ce cachot elle s'était renfermée avec son prisonnier. « Tenez ! - leur avait-elle dit en le

174 ,F CHEVALIER DES TOUCHES

■■ leur montrant garrotté de ebaineset cou- - ché par terre sur la dalle, le voilà, le » brigand ! Je les ai bien entendus four- .• gonner dans la porte pour la mettre a « feu : mais ils auraient fait un four a ■■ chaux de cette geôle, que je m'y serai- •■ laissé cuire avec lui. vivante, plutôt que « de le rendre à un autre qu'au valet du > bourreau à qui il appartient! »

•• .V. Jacques et Vinel-Royal-Aunis s'é- taient, en effet, obstinés à vouloir brûler cette porte épaisse, résistante à l'action du feu comme à l'action du levier. Ils s'y obstinaient encore, quand la foule, deve- nue maîtresse de l'incendie, s'élança dans le couloir et les escaliers de la prison. Alors, ils s'étaient jetés, tête baissée, en avant, la torche et le pistolet à la main. et. grâce à la flamme, à la fumée et au désordre de l'invasion dans la prison dé- cès Bleus, qui couraient, comme des fous, au cachot de Des Touches, ils avaient passé.

■■ C'est au moment il sortait de que nous avions revu M. Jacques. L'idée d'Aimée, sans doute, le fit revenir plus vite à Touffedelys que ses autres compa- gnons, mais douze heures après, à l'excep-

LA PREMIÈRE EXPEDITION 1 75

tion de Vinel-Aunis, ils y étaient tous. M. Jacques ignorait le sort de Vinel-Au- nis. Nous crûmes qu'il était mort. Il ne l'était pas. Il avait reçu dans le ventre un coup furieux de la baïonnette d'un Bleu, et il avait eu l'énergie de faire plus d'un quart de lieue dans le bois, contenant avec sa main ses entrailles près de s'échapper, et. dans cet état, de gagner la cahute d'un sabotier Chouan... Ces détails, que nous avons sus plus tard. nous les ignorions. Nous pensions qu'il avait laissé sa vie dans cette affaire, et cela nous paraissait une chose si simple, que bientôt nous n'en parlâmes plus. Mais il n'en était pas de même de Des Touches. Qu'était devenu Des Touches:-... Pour recommencer demain, comme l'avait dit .V. Jacques, il fallait avoir des nou- velles de Des Touches. Il n'en venait aucune à Touffedelys.— Une femme ins- pire moins de défiance qu'un homme. Je proposai à ces messieurs d'aller a Avranehes en chercher.

Ils acceptèrent, et j'y allai, muiisieur de Fierdrap. Je n'étais pas novice, je v<>u< l'ai dit: j'avais bien des fois porté des dépêches aux chefs des différentes parois-

17') LE CH K Y A LIE H DES fOUCHES

scs. sous imites sortes de déguisements. Pour me mêler mieux aux gens de la

ville et pour détourner tout soupçon, je me déguisai en femme du peuple. Je passai un déshabillé de droguet ; je posai sur mes cheveux, qui, depuis la guerre, ne connaissaient plus qu'une espèce de pou- dre. — celle avec laquelle on frise l'en- nemi ! cette coiffe des Granvillaises qui ressemble à une serviette pliée en quatre qu'on se plaquerait sur la tête. On mit des hottes sur une de nos juments poulinières. et un panneau couvert de peau de veau avec son poil; et assise de côté là-dessus, un de mes pieds en sabots dans une de mes hottes, l'autre pendant sur le cou de ma jument, je m'en allai vers Avranches d'un bon trot d'allure. J'avais, pour les vendre au marché, mes hottes pleines de beaux pains de beurre enveloppés dans des feuilles de vigne. Vous parliez de mon caleçon de velours rayé, il n'y a qu'un moment, mon frère, et de mes grandes bottes à l.i Frédéric '.' ajouta-t-elle avec la seule coquetterie qui lui lut possible, la coquetterie d'avoir porté de pareilles bottes; mais ce jour-là, votre sœur, mon frère, la cousine des Northumber-

L A PREMIE R E EXPEDITIO N 1 77

Iand, était tout simplement une beurriére des faubourgs de Granville. Oui ! voilà ce qu'était, pour le quart d'heure, Barbe- Pétronille de Percy-Percy !

Barbe, sans barbe ! dit l'abbé, qui se prit à rire, mais digne de la porter.

Elle m'est venue depuis, dit-elle, en riant aussi, mais trop tard, depuis que je n'en ai que faire, et que j'ai repris, pour ne plus les quitter, ces ennuyeux jupons qui me vont à peu près comme à un grenadier. Je n'avais alors qu'un petit bout de moustache brune qui, avec ma figure à la diable, me donnait l'air assez dur sous ma serviette pliée en quatre, et justifiait le mot d'un drôle d'Avranches, qui faisait les beaux bras au marché et qui se permit de mettre ses deux mains autour de ma grosse taille. Je lui avais allongé sur les doigts le meilleur coup du manche de mon couteau à beurre.

« Ne fais pas tant ta mijaurée ! « m'avait-il dit furieux ; il n'y a pas de « quoi. Après tout, tu n'es pas si fraîche « que ton beurre, la grosse mère !

« Mais je suis plus salée ! lui répon- •< dis-je, le poing sur la hanche, comme « une vraie harangere de Bréhat, et si

23

17''' LE ' Il E\ A II I R Df S TOUCHES

> tu veux y goûter, polisson, tu vas le

savoir ! »

« C'est à cela seul que se bornèrent tous les dangers que courut, à Avranches, l'honneur de votre sœur, mon frère. J'y fis ce qu'on appelle un bon marché. Tout en vendant mes pelotes de beurre, j'arrondis ma pelote de nouvelles. Je ramassai tous les bruits, tous les commérages de la ville. Elle n'était pas remise de la chaude alarme que nos Douze lui avaient donnée. On ne parlait partout que des faux blatiers et du feu mis à la prison. On disait, en les exagérant peut-être, le nombre des personnes qui avaient péri dans cette bat- terie. On montrait encore, sur le champ de foire, des mares de sang... « Mais, au « moins. criaient les trembleurs, « nous sommes délivrés du l>es Tou- .. ches ! " Cet appât ne devait plus faire revenir les Chouans. La nuit du lende- main de ce jour terrible, dont les événe- ments avaient si profondément bouleverse Avranches, on avait fait quitter secrète- ment la ville au prisonnier. On l'avait jeté avec ses fers dans une petite char- rette recouverte de planches, et, tout le bataillon des Bleus l'escortant, il était

LA PREMIÈRE EXPÉDITION 17')

parti, sans tambour ni trompette, pour Coutances, il devait être jugé, et cer- tainement condamné à mort.

« Je revins grand train à Touffedelys apprendre à qos amis ce changement de prison de Des Touches, qui le plaçait plus loin de notre portée et dans des condi- tions de captivité plus dures à surmonter que les premières ; car à la guerre, toute tentative, avortée une fois, devient plus difficile de cela seul qu'elle a avorté : l'ennemi est prévenu, il veille davantage. M. Jacques avait dit la pensée de tous ses compagnons, en disant qu'il fallait recom- mencer l'entreprise.

•• Messieurs, ajouta-t-il, prenez « aujourd'hui pour panser vos blessures. Nous tâcherons de les rendre à l'ennemi « demain. Il faut que dans deux jours « nous soyons sous Coutances, pour « rejouer la partie que nous avons perdue. « Coutances est une ville plus forte « qu'Avranches, et nous sommes, nous, « moins forts que nous n'étions... Nous •• ne sommes plus que onze...

<• Vous êtes toujours douze, mon- sieur, —lui dis-je. Onze est un mau- •• vais compte. Il nous porterait malheur.

i8o

Il CHEVALIER DES TOIT il i s

« Puisque M. Vinel-Âunis n'est pas revenu, « je m'offre pour le remplacer. Dame ! je » n'ai jamais été la plus belle tille du " monde, mais la plus belle ne donne •■ encore que ce qu'elle a. »

« Et c'est ainsi, baron, que je fis partie de la seconde expédition des Douze, et que je vis, de mes deux yeux, qui ne rever- ront jamais pareilles choses, ce qui me reste à vous conter. ••

. . . Mademoiselle île

l'.i.x en iBarcheiide (le beurre, M i mi lu

... Minuit, l'heure, dit-on, des spectres,

... et n'étaient-ce pas des spectres, en effet, que les gens du passé

VI

UN F HALTE ENTRE LES DEUX EXPEDITIONS

Mademoiselle de Percy s'arrêta un in- stantencore. LeBacchus d'or moulu sonna de son timbre flûte et argentin. Il s'en allait dérivant vers minuit, l'heure, dit-on, des spectres... et n'étaient-ce pas des spectres, en effet, que ces gens du passé, rassemblés dans ce petit salon à l'air anti- que, et qui parlaient entre eux de leur

l82 LE CHEVALIER DES TOUCHES

jeunesse évanouie et des nobles choses qu'ils avaient vues mourir ?... Ursule et Sainte de Toulïedelys pouvaient bien, elles surtout, faire l'effet de deux spec- tres; pauvres fantômes doux! Pâles et séchèes sous leurs cheveux pâles, elles tenaient toujours dans leurs doigts amin- cis ces écrans transparents dont la gaze verte, tamisant la lueur du feu qui s'étei- gnait, jetait à leurs visages exsangues un reflet de lune de cimetière... Le baron de Fierdrap, l'abbé et sa sœur, d'une couleur plus chaude, d'yeux plus brillants, sem- blaient plus vivants, plus passionnés ; mais, au fond, n'agitaient-ils pas des sou- venirs aussi vains que ces fantômes de nuit qui se dissipent à l'aube?... Et Aimée elle-même, la plus jeune d'entre eux, dont la beauté disait éloquemment qu'elle était moins avancée dans la vie, Aimée penchée sur son feston auquel elle ne pensait pas. Aimée la solitaire et la silentiaire par la surdité, dont l'âme cherchait une autre âme dans la mort, n'était-elle pas encore, d'eux tous, la plus morte et la plus du pays des rêves ?

••Ce fut grand jour à Touffedelys, reprit mademoiselle de Percy. - que le

UNE HALTE... lM^

jour qui précéda notre départ pour Cou- tances, et, pour moi, je vivrais cent ans, que je me rappellerais le plus léger détail de cette espèce de veillée d'armes ! On commença, bien entendu, par panser les blessés, les blessés qui plaisantaient et riaient de leurs blessures, la meilleure manière de s'en parer! Le plus blessé de tous, et pour cette raison celui qui de tous plaisantait et piaffait davantage, était M. de Cantillv, à qui, par parenthèse, vous donnâtes si joliment votre mouchoir à la Marie-Antoinette, ma chère Sainte ! Vous le rappelez-vous > Oui ! n'est-ce pas ? 11 n'eut qu'à vous dire galamment. « Si ■• vous voulez que mon bras ne me fasse « plus souffrir, mademoiselle, donnez-moi •• votre mouchoir de cou pour en faire une « écharpe. Mon autre bras n'en ira que « mieux ! » Et vous, sans vous faire prier davantage, vous l'ôtâtes de votre cou, mon innocente, et vous le lui donnâtes, tiède de vos épaules. Après les blessés, on s'occupa des armes. Ces armes que nous avions cachées, et en réserve, dans ce château, tombé, à ce qu'il semblait, en quenouille, furent mises en état de bien faire. Une vingtaine de belles mains

lf.4 LE CHEVALIER DES TOUCHES

parmi lesquelles il y avait les deux belles qui festonnent là-bas, sous cette lampe. monsieur de Fierdrap, se noircirent à faire des cartouches pour nos hommes. Nous étions à peu près, à ce moment-là, une quinzaine de femmes à Touffedelys. Quoique les Douze n'eussent pas réussi dans leur entreprise sur Des Touches, nous avions l'inquiétude sur leur sort une fois passée et l'événement connu repris cette gaieté qui nous revenait tou- jours après les catastrophes, et qui est peut-être l'obstination de l'espérance ! Toutes, nous avions foi en nos héros. " Ils n'ont pas réussi hier, eh ! bien, ils •■ réussiront demain ! » disions-nous, et chacune de vous autres, qui étiez plus femmes que moi, mesdemoiselles, retrou- vait les rires et les légers propos de la jeunesse, au milieu de nos guerrières occupations.

« Aimée elle-même, toujours sérieuse comme une reine, mais qui avait vu revenir de la première expédition son fiancé sans une seule blessure, s'épanouit malgré sa réserve, dans un sentiment qui était plus que de l'amour, qui était de la fierté heu- reuse ! Oui ! le seul jour j'aie vu Aimée,

UNE HALTE... l8)

cette magnifique rose fermée et toute sa vie restée en bouton, nous montrer un peu de l'intérieur de son calice, fut ce jour qui précéda notre départie pour Coutances et le malheur qui allait la frapper.

« Nul pressentiment ne l'avertit de ce qui devait si tôt suivre... et quand M. Jac- ques, triste ce jour-là plus que les autres jours parmi ses compagnons joyeux, nous dit, à lui, son pressentiment, c'est-à-dire qu'il mourrait dans cette seconde expé- dition...

Oui ! interrompit mademoiselle Ursule de Touffedelys, c'est à moi qu'il le dit et à Phcebé de Thiboutot, qui étions ses voisines de table, au souper après lequel vous deviez partir dans la nuit. On était au dessert. Tous ces mes- sieurs, très animés, parlaient du lende- main comme d'un jour de fête. On avait bu à la santé du Roi et à l'enlèvement du chevalier Des Touches. Lui seul, M. Jac- ques, restait sombre, son verre plein. Phœbé de Tiboutot, qui n'était que depuis peu à Touffedelys, et qui, d'ailleurs, était .ment follette, lui dit, comme une enfant qu'elle était : « Pourquoi êtes- « vous si triste, vous ? Vous ne croyez

l86 LE CHEVALIER DES TOUCHES

•< donc pas au succès de l'enlèvement du •• chevalier?-... » Et il lui répondit en regardant Aimée, comme si cela expliquait tout : « Pardon, mademoiselle ; je crois . très fort à l'enlèvement de Des Touches, •■ mais je suis sûr que j'y mourrai. <• Alors, pourquoi y allez-vous ? » lui dis-je. Car après tout ce qu'il avait fait et ce qu'on racontait de lui, dans le Maine, il n'y avait pas à douter de sa grande bravoure. Mais je me sentis coupée par le ton qu'il prit, et je me souviendrai tou- jours de l'expression de sa figure, quand il me répondit : » Mademoiselle, c'est « une raison de plus! ••

Eh bien, reprit mademoiselle de Percy, ce pressentiment de M. Jacques, qui fut un avertissement de sa destinée. ce pressentiment dont j'aurais haussé les épaules alors et auquel j'ai bien pensé sérieusement depuis, Aimée ne le partagea pas, et elle crut, sans doute, qu'elle pour- rait le lui ôter du cœur en réalisant, comme elle fit ce soir-là, l'idée qui devait le plus enivrer un homme épris comme il l'était et lui faire oublier toutes les chan- ces de l'avenir dans la minute présente, qui lui apportait un tel bonheur ! A partir

UNE HALTE... I87

du jour elle nous avait appris, avec la simplicité d'un amour si résolu et si dévoué dans une âme aussi pudique que l'était la sienne, que sa foi était engagée à M. J.icques, tout avait été dit entre elle et nous... Elle, elle était trop impo- sante dans sa réserve, et nous, nous étions trop confiants dans la noblesse de son âme, pour lui adresser jamais la moindre question sur M. Jacques. Quoi qu'il fût, il avait l'honneur d'être le fiancé d'Aimée de Spens, et cela suffisait... Mais ce jour-là, Aimée voulut qu'il fut davantage. Elle voulut qu'il fut son mari aux yeux de tous, et que le mariage, impossible dans ce temps, il n'y avait plus de chapelle à Touffedelys pour le faire et à dix lieues à la ronde de prêtre pour le célébrer, s'accomplit au moins, parla promesse et par le serment, devant ces dix hommes, ses frères d'armes, avec qui, peut-être, le lendemain, il allait mourir.

Eh ! elle commence à m'intéresser, votre demoiselle Aimée!-- fit candide- ment le baron de Fierdrap.

C'est bien heureux ! dit plaisam- ment l'abbé. Préfcres-tu encore ton

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dauphin, qui n'en était pas un, ô pêcheur plein de sagacité >...

Ah! clic vous intéresse?... dit impé- tueusement mademoiselle de l'erev. qui tira son histoire des parenthèses de l'in- terruption, comme elle tirait son aiguille à laine de sa tapisserie. Je ne m'en étonne pas, monsieur de Fierdrap ! Nous n'avons vu agir qu'une fois cette Aimée, et c'était ce soir-là, et je vous jure que, ce soir-là, elle ne descendit pas sa race... Cette soirée paya toute sa vie. Toute sa vie depuis a été le malheur, le veuvage, la surdité, un bout de feston derrière lequel on cache sa rêverie et la pauvreté d'une violette au pied d'un tombeau ; mais, ce soir-là, elle voulut se fiancer publiquement à M. Jacques comme si elle s'y était déjà fiancée en secret, elle nous donna en une fois la mesure de ce qu'elle aurait pu être si, comme à tant d'autres, le cadre des circonstances ne lui avait pas manqué et n'eût pas été plus petit qu'elle !

Ce qu'elle avait voulu eut lieu comme elle l'avait voulu, et donna un caractère d'exaltation nouvelle à cette journée d'en- thousiasme et de joie virile. Aimée n'avait

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dit à personne le projet qui devait donner à l'homme dont elle était aimée un bonheur à essuyer toutes ses tristesses et à lui mettre au front les rayonnements des cœurs heureux. Avait-elle entendu ce que M. Jacques vous avait répondu, Ursule, ou même avait-elle besoin de l'entendre pour savoir ce qu'il y avait dans ce cœur triste elle vivait >... Mais toujours est-il qu'elle se leva de table peu d'instants après, et que sa meilleure amie, Jeanne de Montevreux, la suivit. On n'y prit pas garde ; on parlait de l'expédition du lendemain et de ce départ attendu, souhaité, qui aurait lieu dans quelques heures... lorsque, au bout d'un certain temps qu'on ne calcula pas, elle rentra avec Jeanne de Montevreux dans la salle de Touffedelys. En rentrant, dés le seuil, elle nous fit l'effet d'une apparition. Ce n'était plus la même femme. Elle était toute en blanc et en voile... Et, par la manière dont elle marcha vers la table nous étions, nous sentîmes, et moi toute la première, baron, que quelque chose de grand allait se passer.

« Messieurs, dit-elle d'une voix « altérée, pleine d'émotion, mais de

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lution aussi, vous allez partir tout à l'heure. Quand reviendrez-vous et com- bien reviendrez-vous >... Dieu seul, le sait. Un de vous, de douze que vous étiez, n'est pas revenu d'Avranches. Il peut en manquer encore un... peut-être plusieurs, à votre prochain retour. Eh bien, j'ai voulu, pendant que vous êtes tous ici encore, vous prier d'être les témoins de mon mariage avec M. Jac- ques... Acceptez-vous ?... » •• Elle dit si bien cela, cette Aimée ! elle fut si bien la comtesse Aimée-Isabelle de Spens, en disant ces simples paroles, que, sous le dais féodal de sa maison, elle n'aurait pas été plus comtesse... et que tous, romanesques comme des héros, se levèrent spontanément et l'acclamèrent, quoique plusieurs d'entre eux fussent deve- nus pâles : car, je vous l'ai déjà dit, mon- sieur de Fierdrap, tous l'aimaient... avec un espoir fou ou sans espoir... mais tous l'aimaient ; et, je crois vous l'avoir dit encore, sa cousine, madame de Porte- lance, m'a assuré qu'ils avaient tous demandé sa main.

« Quand elle eut fini de parler, je regar- dai M. Jacques. Vous savez ! il ne me

UNE HALTE... JÇ)I

plaisait pas. Mais, dans ce raoment-là, j'en fus contente ; sa physionomie était indescriptible. Dieu m'est témoin que si elle lui avait mis une couronne de roi sur la tête, il n'aurait pas eu l'air plus fier !... •• Surpris, plus surpris qu'eux, il s'était levé avec les autres, et il alla, en chance- lant, à elle...

« Voici ma main qui est à vous ! » lui dit-elle en la lui tendant.

•< Peut-être .serait-il tombé de joie et d'orgueil à ses pieds, mais il se retint à cette main.

•■ Soyez témoins, messieurs, dit- •< elle, encore plus touchante etplusmajes- « tueuse à chaque mot, que moi, Aimée- « Isabelle de Spens, comtesse de Spens, « marquise de Lathallan, ici présente, je « prends aujourd'hui pour époux et pour « maître M. Jacques, actuellement soldat " au service de Sa Majesté notre Roi. « Forcée par la nécessité de ces tristes « temps, qui n'ont plus ni églises, ni prê- tres, d'attendre des jours meilleurs pour ■• ratifier et consacrer l'engagement solen- •• nul que je contracte aujourd'hui, j'ai - voulu au moins devant vous, qui êtes « des chrétiens et des gentilshommes,

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•• et des chrétiens, en temps d'épreuve, •< sont presque des prêtres! jurer, en " pleine liberté d'âme, obéissance et fidé- « lité à M. Jacques, et lui engager ma foi et ma vie. «

•• Ils se tenaient, tous deux, l'un à côté de l'autre, elle splendide, et lui comme éclairé de sa splendeur.

- Et dit-elle avec la tristesse du « regret il n'y a pas seulement une croix « sur laquelle je puisse prononcer mon serment !

« Si ! madame, reprit fougueuse* •■ ment Beaumont; qui eut une idée de » soldat. Croise ton èpèe avec la " mienne ! » dit-il à La Varesnerie, qui était en face de lui.

« Et ils les croisèrent. Et cela fit une croix.

« Et devant ces deux lames nues entre- croisées qui pouvaient être rouges dans quelques heures, Aimée de Spens et M. Jacques se jurèrent l'un à l'autre ce qu'ils se seraient juré devant un autel, si à Touffedelys i! y avait eu un autel encore. Et tout cela fut si rapide et si sublime dans sa rapidité, monsieur de Fierdrap, qu'après trente ans ce moment-là m'est

i lui dit-elle

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reste flamboyant dans la pensée, comme

l'cclair de ces deux épées qui leur tomba sur le front, à ces deux fiancés d'avant la bataille, défiances par la mort, le lende- main !

» Voilà de belles noces ! lit La « Bochonniere, qui était le plus jeune des « Douze. Mais on danse aux noces. Si •< nous dansions? ■>

« Cette idée tomba comme une étincelle sur la poudre dans ces esprits qui flam- baient à toute étincelle. En un clin d'œil, la table fut enlevée et chacun d'eux sur place, tenant sur le poing sa danseuse. S'il y avait des cœurs brisés, les jam- bes ne l'étaient pas, et ils dansèrent... comme ils s'étaient battus à la foire d'Avranches ; et ils cassèrent des bras encore, mais ce furent les deux miens...

Comment?... lit le baron de Fier- drap, qui, de ce coup, ne comprit pas. et dont le nez devint le plus beau point d'exclamation qui ait jamais dessiné son crochet sous la giroflée d'une engelure.

Oui ! baron, reprit-elle : car c'est moi qui les ils danser comme des perdus jusqu'à trois heures du matin, sans reprendre haleine. C'est moi qui fus le

UNE HALTE... IQ";

ménétrier de cette noce. Quoique je ne fusse pas alors, grâce à la guerre, aussi ventripotente qu'aujourd'hui, je n'avais pas cependant, dès ce temps-là, une taille de danseuse, et je n'étais guère bonne qu'à faire, dans un coin de bal, un méné- trier. Je jouais assez bien du violon, comme beaucoup de femmes de ma jeunesse; car vous vous rappelez, baron, que les femmes du siècle passé eurent un jour la fantaisie de jouer du violon, et qu'elles inventèrent même une manière d'en jouer qu'elles appelaient -.jouer par-dessus viole, et qui consistait à tenir son instrument sur le genou, maintenu par la main gauche qui arrondissait le bras, pendant que la droite menait magistralement l'archet, dans une pose de sainte Cécile. C'était même assez gracieux, cela, quand on était jolie ; mais vous vous doutez bien que ce n'était pas ainsi que je jouais. J'aurais fait, moi, une drôle de sainte Cécile ! Je n'étais pas si fière de montrer mon gros bras, qu'on voyait déjà bien assez, et je n'avais pas de menton à gâter. Je tenais donc mon vio- lon et j'en jouais comme j'ai fait tant de choses... comme un homme. Et c'est ainsi que j'en jouai à cette noce d'Aimée, qui a

IQ'l LE CIIEV A LIER DES Toi

été mon dernier coup d'archet dans ce monde. Je ne touche plus maintenant à cet alto qui allait si bien à ma figure de polichinelle, disiez-vous, mon frère, et je me suis punie, en l'accrochant à mon lambris, d'avoir, à cette noce d'Aimée, si follement accompagné les derniers moments de son bonheur et sonné si joyeusement une agonie.

Tu es une bonne fille, après tout, Percy, que le bon Dieu a mise dans le fond d'un vaillant homme! dit l'abbé, que sa sœur touchait, malgré lui... Elle n'avait plus sa fanfare de voix. Les ciseaux ne battaient plus aux champs.

Et en effet. reprit-elle. c'était une agonie, mais qui donc, excepté .1/. Jacques, qui peut-être n'y pensait plus, aurait eu l'idée de la mort sous la joie de ce singu- lier bal de noces, animé par l'enthousiasme des cœurs et les grandioses illusions du courage r... Aimée, selon l'usage, l'avait ouvert en dansant la première contredanse avec celui dont elle venait de faire son époux. Elle avait désiré qu'on ne l'appe- lât cette nuit-là que Madame Jacques, et nous ne lui donnâmes pas d'autre nom. Elle y resta, éblouissante, dans cette robe

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de mariée, dont elle a fait plus tard un suaire pour l'homme heureux qu'elle tenait alors par la main... Vers trois heures du matin, il fallut songer au départ et à l'expédition projetée. Je changeai tout à coup l'air de la contredanse que je jouais :

» Voici la diane qui sonne, mes- « sieurs ! » leur dis-je, en attaquant brusquement un air militaire et royaliste que nous avions souvent chanté.

■• En trois secondes, chacun fut prêt. J'allai prendre les vêtements de Chouan sous lesquels j'avais fait, en divers temps, plus d'une expédition nocturne. Le seul plan que nous eussions alors était de marcher réunis jusqu'au grand jour, pour nous disperser et nous rejoindre près de Coutances, dans la campagne, une place que La Varesnerie, qui connaissait bien le pays, nous indiqua, chez des paysans sûrs, Chouans même à l'occasion, et nous pourrions cacher nos armes. Deux ou trois au plus d'entre nous devaient se risquer dans la ville et prendre des ren- lements sur le prisonnier et sur la prison.

« C'était à la tombée de la nuit que nous avions résolu de nous armer et d'entrer

!(>0,

LE 'Il EVA1 1ER DES TOUi H ES

dans Coutances ; car avec une ville aussi calme, la moindre chose était toujours sur le point de faire événement, et qui, de plus, avait pour se garder une forte garnison d'infanterie, ce n'était vraiment que pendant la nuit et par surprise qu'on pouvait enlever Des Touches.

... Ce n'était vraiment que par surprise et pen- dant la nuit qu'un DOUVBtt

enlever Des Touches...

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désertes , pas un chat n'y passait...

VII

LA SECONDE EXPEDITION

« Rien de particulier, monsieur de Fier- drap, ne marqua l'espèce de marche for- cée que nous fimes de Touffedelys à Cou- tances, continua la vieille chroniqueuse, qui avait repris son aplomb, un instant troublé, à présent et à mesure qu'elle entrait dans le récit d'un fait de guerre auquel elle avait pris part et qui lui fai-

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sait dire nous avec un bonheur qui tou- chait presque à la sensualité. - Dan- ces temps-là, les routes étaient plus mauvaises qu'aujourd'hui, et, pour cette raison, bien moins fréquentées. D'ailleurs, ce n'était pas la route départementale, qu'on appe- lait la grande route, que nous avions prise. La grande route voyait deux fois par jour la diligence, escortée de gendarmes à cheval ; car les Chouans avaient une idée qui motivait cette bandoulière de gendar- mes : c'est que la guerre paye partout la guerre, et que l'argent du gouvernement qu'ils voulaient mettre par terre leur appartenait. Malgré ce principe, ce jour-là nous avions évité soigneusement cette diligence et ses gendarmes protecteurs et nous avions pris la traverse, qu'en notre qualité de Chouans nous connaissions 1res bien, pour l'avoir longtemps prati- quée... Nous arrivâmes donc d'assez bonne heure chez les paysans de La Yaresnerie. et bien nous prit de n'avoir rencontré sur notre route personne de contrariant et d'avoir eu la jambe assez leste, malgré la danse d'où nous sortions, puisque, à notre arrivée, ces paysans, qui demeuraient à un quart de lieue des faubourgs de la ville,

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nous apprirent que Des Touches avait été condamné la veille au soir par le tribunal révolutionnaire de Coutances, et qu'il devait être raccourci le lendemain. Il paraît, du reste, qu'il s'était conduit avec le tribunal révolutionnaire de manière à exaspérer davantage un fanatisme de haine politique qui n'avait pourtant pas besoin d'être exaspéré. Du caractère incompressible qui était le sien et qu'il ne démentit jamais, il avait dédaigné de répondre aux questions des juges, et il était resté fermé et rebelle à toutes les interrogations et même à toutes les sup- plications de ceux-là qui semblaient pren- dre intérêt à son destin, leur opposant un silence qu'il ne rompit point, même par un cri ou par un soupir, et une impassibilité de sauvage... De pareilles nouvelles, con- firmées d'ailleurs par les deux ou trois d'entre nous qui étaient entrés dans Cou- tances, et qui avaient vu la guillotine déjà dressée et prête sur la place des exécutions, nous mettaient dans la néces- sité d'agir comme la foudre et de ne plus compter que sur l'énergie seule, l'énergie en ligne droite et courte, qui n'avait plus le temps de se replier dans la ruse (comme

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LE CHEVALIER DES TOUCHES

on l'avait fait à Avranches), et qui devait tout simplifier, comme le coup droit dans le maniement de l'épée, par la rapidité de son action. <• Il n'y a pas deux partis à prendre, nous dit M. Jacques, et c'était à tous notre avis. Il faut, cette nuit, à l'heure la ville commencera d'être endormie, tenter d'ensemble une brusque entrée dans la prison et y prendre ou y déli- vrer Des Touches par la force. Ce sera rude, messieurs ! La prison est située au centre de trois cours spacieuses qui s'enveloppent les unes les autres. Dans la première et la plus extérieure de ces cours, est une sentinelle qui, en tirant son coup de fusil, fera sortir tout le corps de garde placé dans la rue à côté, lequel, en faisant décharge sur nous, fera venir à son tour toute la garnison de la ville. Si les bourgeois s'en mêlent, ils peuvent nous jeter par leurs fenêtres les premières choses qui leur tomberont sous la main, ou par leurs portes entre-bâillées nous fusiller au détour de ces rues dont nous ne connaissons pas le réseau. « Bourreau ! s'écria Desfontaines,

LA SECONDE EXPEDITION

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dont c'était le juron, quel programme !

Il trouvait Vinel-Aunis charmant et il l'imitait. Il en était le clair de lune.

Nous dansions hier soir, camarades, ajouta-t-il, nous pourrions bien la danser cette nuit.

« Vous faites le plan de l'ennemi, monsieur, dit La Varesnerie à M. J.ic- ques, mais le nôtre, monsieur, quel est-il ?

" Le nôtre répondit M. Jacques est celui des boulets, des obus et des balles, qui entrent partout et brisent tout, quand ils ne sont pas aplatis. « Eh bien, dit Juste Le Breton, dont le surnom était « le Téméraire »,

soyons donc des projectiles, et entrons ! •>

« J'ai toujours dans les oreilles con- tinua mademoiselle de Percy la voix claire de Juste Le Breton, quand il dit ce mot Centrons ! qui fut réalisé quelques heures après ; car nous entrâmes, et même nous sortîmes, ce qui était plus fort. Je n'ai jamais entendu de plus joyeux son de trompette ! Juste Le Breton était vraiment heureux de ce que venait de dire M. Jac- ques. Nous autres, les dix autres, nous

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n'en souffrions pas; nous n'en tremblions pas ; mais Juste, il en était heureux. C'était un contempteur absolu de toute prudence, que ce Juste Le Breton. L'idée qu'il n'y avait plus dans cette question de l'enlèvement de Des Touches que de la force, et qu'en fait de stratagèmes et de précautions humaines nous étions au bout du fossé et qu'il n'y avait plus qu'à sauter, cette idée, formidable aux plus braves, le ravissait ! J'ai vu bien des gens braves dans ma vie, je n'en ai pas vu exactement de ce genre de bravoure-là. M. Jacques, qui avait le génie du général sous l'officier intrépide, Des Touches lui- même, cet homme inouï parmi les énergi- ques, qui n'a peut-être jamais senti en toute sa vie un seul battement de cœur dans sa poitrine de marbre,' admettaient, en une foule de circonstances, la prudence humaine ; mais Juste Le Breton, jamais ! Ils l'appelaient le Téméraire ; ils auraient tout aussi bien pu l'appeler : - Rien d'im- possible ! •• Voulez-vous en juger ? Un jour, ici, sur la place du Château, il était entré à cheval chez un de ses amis, qui logeait Hôtel de la Poste, et, ayant monté ainsi les quatre étages, il avait forcé à

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sauter par la fcnctre son cheval, qui, en tombant, se brisa trois jambes et s'ouvrit le poitrail, mais sur lequel il resta vissé, les éperons enfoncés jusqu'à la botte, n'ayant pas, pour son compte, une ègrati- gnure !

Deux secondes de sensation d'hip- pogriphe, dit l'abbé ; mais l'hippo- griffe avait des ailes, ce qui fait le Roger de l'Arioste d'un mérite moins grand que ton héros, mademoiselle ma sœur.

Une autre fois, reprit-elle, toute palpitante du succès de celui que son frère venait d'appeler son héros, s'en- riuyant chez un de ses amis un jour de pluie (je crois que c'était chez ce coq batailleur de Fermanville), il lui dit : « Si nous nous « battions pour passer le temps? » car, à cette époque-là, on était ainsi à Valo- gnes : on y tuait le temps à coups d'épée. Et Fermanville n'ayant pas d'autre objec- tion à faire à cette proposition qu'il n'y avait qu'un seul sabre : « Prends la lame " et laisse-moi le fourreau, >• dit Juste ; et comme l'autre, qui avait du cœur, ne vou- lait pas de ce partage, Juste Le Breton le força bien à se servir de la lame; car il se jeta sur lui et l'écharpa avec le fourreau.

206 LE CHEVALIER DFS TOUCHES

Je ne ferai plus de réflexions, Percy, dit l'abbé éternellement taquin, parce que tu me donnerais encore une anecdote sur ton favori Juste, etFierdrap, qui tortille son manchon d'impatience, attendrait son histoire trop longtemps.

J'ai fini, dit-elle, mais ce n'était pas une digression, mon frère. Il fallait bien, dans l'intérêt même de mon histoire, que je vous fisse comprendre ce Juste Le Breton, qui aimait le danger, non pas comme on aime sa maîtresse ; car on la trouve toujours assez jolie...

Et assez dangereuse, fit cette fine langue d'abbé.

Tandis que lui, continua-t-elle, ne trouvait jamais le danger assez grand, comme il le prouva, du reste, une fois de plus, ce jour-là, dans cette affaire de Des Touches, il l'augmenta par une impru- dence qui fut la cause de la mort de M. Jacques, et qui pouvait nous faire, dans les murs de Coutances, massacrer tous jusqu'au dernier !

Elle dit cela ardemment, comme elle disait tout, cette vieille lionne ; mais au ton qu'elle avait, on voyait bien qu'elle ne -ardait pas grande rancune à son

LA SECONDE EXPÉDITION 207

sublime cerveau brûlé de Juste Le Breton !

■< C'est entre onze heures et minuit reprit-elle que nous quittâmes la ferme des Mauger, ces paysans de La Yares- nerie qui nous avaient donné asile. Nous la quittâmes pour n'y pas revenir. Si nous réussissions, nous ne pouvions ramener Des Touches dans un endroit si près de la ville ; si nous ne pouvions pas réussir, nul des Douze ne devait revenir, ni ni ailleurs. Nous avions, chacun, une bonne carabine très courte, avec de la poudre et des balles en suffisance, et, à la ceinture, un couteau à éventrer les sangliers. Seul, Cantilly, à cause de son bras en écharpe, dans votre mouchoir, Sainte, avait des pistolets au lieu de cara- bine. Il marchait, lui, le pistolet à la main. Lorsque nous sortîmes de la ferme des Mauger, un traître de clair de lune fit dire à notre loustic en second de Desfon- taines :

« Phœbé pour Phœbé, j'aimerais •■ mieux pour cette nuit mademoiselle •■ Phœbé de Thiboutot que celle-là ! ••

» Cette lune de mauvais augure pou- vait, en effet, nous jouer plus d'un méchant tour. Mais, en nous approchant de la

208 LE CHEVALIER DES TOUCHES

ville, nous fûmes un peu rassures par un petit brouillard qui commença à s'élever du sol, comme la fumée d'un feu de tour- bière dans un champ. Nous eûmes l'espoir que ce brouillard s'épaissirait assez, du moins, pour qu'on ne pût rien distinguer de bien net dans ces rues de Coutances, plus étroites que celles d'Avranches, par conséquent plus plongées dans l'ombre tombant des maisons. Nous entrâmes dans la ville à minuit moins un quart, qui tinta à la Cathédrale et que répétèrent pour les échos seuls les autres horloges de cette ville, qui dormait comme une assem- blée de justes, quoique ce fût une ville de coquins révolutionnaires. Les rues étaient muettes ; pas un chat n'y passait. Que fût-il arrivé de nous tous, de Des Touches, de notre projet, si nous avions rencontré seulement une patrouille? Nous savions bien ce qui, dans ce cas, serait arrivé ; mais nous n'avions la liberté d'aucun choix : il fallait aller, s'exposer à tout, jouer son va-tout enfin, ou, pas de milieu, demain Des Touches serait guillo- tiné ! Heureusement, nous n'aperçûmes pas l'ombre d'une patrouille dans cette ville, morte de sommeil. Des réverbères

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très rares, et à de grandes distances les uns des autres, tremblaient au vent à l'angle des rues. Suspendus à de longues perches noires transversalement coupées par une solive, et figurant un T inachevé. ils avaient assez l'air de potences. Tout cela était morne, mais peu effrayant. Nous enfilâmes une rue, puis une autre. Toujours même silence et même solitude. La lune, qui se brouillait de plus en plus, se regardait encore un peu dans les vitres des fenêtres, derrière lesquelles on ne voyait pas même la lueur d'une veilleuse expirante. Nous assoupissions le bruit de s en marchant. •• Le moment était pour nous si solen- nel, monsieur de Fierdrap, que j'ai gardé loindres impressions de cette noc- turne entrée dans Coutances et le long de ces rues nous avancions comme sur une trappe dont on se défie et qui peut s'ou- vrir tout à coup et vous avaler, et que je me rappelle parfaitement une vieille femme en cornette de nuit et en serre-tête, le seul être vivant de cette ville ensevelie tout entière dans ses maisons comme dans des tombes, laquelle, à la fenêtre d'un haut étage, vidait, au clair de la lune, une

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cuvette avec précaution et mystère, et mettait à cela une telle lenteur, que les gouttes du liquide qu'elle versait auraient eu le temps de se cristalliser avant de tomber sur le sol. s'il avait fait un peu plus froid. Elle en accompagnait la chute de l'avertissement charitable : « Gare Veau! gare Veau .' » prononcé d'une voix tremblotante, qu'elle veloutait pour n'éveil- ler personne, et qui disait à quel point elle était consciencieuse dans ce qu'elle faisait, et même timorée. A chaque goutte qui tombait ou qui ne tombait pas, elle répétait du même ton dolent son « Gare ■■ l'eut ! ■■ monotone... Nous nous rangeâ- mes contre le mur d'en face, craignant qu'elle ne nous aperçut... .Mais, trop occupée pour cela, elle continua d'épan- cher sa source éternelle, en disant tou- jours son « Gare Veau ! »

■• Dans mon pays. - dit a voix I « La Bochonniere. les moulins à eau < s'appellent des Écoute-s'il-pleul : mais. « du diable ! en voilà un comme je n'en « avais jamais vu.

« Cela l'étonnerait un peu si. d'une « balle, on lui cassait sa cuvette au rez « de la main. » lit Cantilly, très fort au

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pistolet, qui jetait en l'air une paire de Liants et la perçait d'une balle avant qu'elle ne fût retombée.

« Nous rimes et nous passâmes, oubliant la bonne femme en tournant le coin de la rue et en nous trouvant nez à nez avec la guillotine, droite et menaçante devant nous, attendant son homme... Embuscade funèbre ! C'était la place des exécutions. La prison n'était pas loin de là. Nous des- cendîmes, comme des gens qui dévalent à l'abime, cette rue qui va de la prison à la place de l'échafaud, et qu'on appelle dans toute la ville la rue Monte-à-Regret, cette rue qu'il nous fallait empêcher Des Touches de monter le lendemain ! La pri- son blanchissait au bout de cette espèce de boyau sombre, sur une autre place. Nous nous arrêtâmes... le temps de res- pirer. »

Elle contait comme quelqu'un qui a vécu de la vie de son conte. L'abbé et le baron, eux, ne respiraient plus.

■■ Ah ! c'était le moment, lit-elle, le moment terrible l'on va casser le vitrage et l'on serait perdu si, en la brisant, une seule vitre allait faire du bruit !... La sentinelle, dans sa houppe-

212 LE CHEVALIER DES TOUCHES

lande bleue, se promenait nonchalamment, son fusil penché dans l'angle de son bras, de l'un à l'autre côté du porche, comme un chapier . à vêpres. Le der-

nier rayon vacillant de cette lune, qui devait ressembler une heure après à un chaudron de bouillie froide et qui nous rendit ce dernier service, tombait à plein dans la figure du soldat en faction et l'empêchait de distinguer nos ombres mobiles dans l'ombre arrêtée des mai- sons.

« Je me charge de la sentinelle. » dit à voix basse Juste Le Breton à M. Jacques, et d'un bond il fut sur elle et l'enleva, houppelande, fusil, homme et tout, et disparut avec ce paquet sous le porche de la prison, en nous faisant le passage libre. Comment s'y était-il pris, ce diable de Juste ?... Mais la sentinelle n'avait pas poussé un seul cri.

« Il l'aura poignardée ! fit M. Jac- « ques. Allons ! c'est à notre tour, mes- <■ sieurs. Nous pouvons avancer... »

« Et tous, avec lui. serrés les uns contre les autres comme les grains d'une grappe, nous nous précipitâmes dans la première cour de la prison .

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« C'était une cour parfaitement ronde, dont l'enceinte intérieure ressemblait à la cour d'un cloître, avec des arcades très basses et des piliers trapus. Elle était vide. était passé Juste?... Nous fouil- lâmes du regard sous ces arcades noires l'on ne voyait rien, entre ces piliers blancs il avait porté peut-être la senti- nelle égorgée ; mais, bah ! il saurait bien nous retrouver, et nous franchîmes au pas accéléré la deuxième cour, aussi déserte que la première, pour arriver d'une haleine à la prison, qui était au fond de la troisième... Ah! nous allions vite. Nous avions aux reins la pique de la néces- sité ! Nous vîmes vaciller une lueur à un petit corps de bâtiment avancé attenant â la geôle, et qui ressemblait à ce qu'on appelle, en terme de construction mili- taire, une poivrière. Le geôlier n'était pas couché. Ce n'était plus l'énergique Hoc- son d'Avranches, avec son cœur dés implacable ; c'était tout simplement, celui- là, une béte brute à bonnet rouge, savetier pour les gens de la ville, entre deux tours de clef. Comme c'était jour de décade ce jour-lâ, et qu'il avait à livrer le lende- main des chaussures à ses pratiqi

214 LE CHEVALIER DES TOUCHES

veillait... Sa femme et sa fille, une enfant de treize ans, dormaient dans une espèce de soupente très élevée et à laquelle on montait avec une échelle. Nous vîmes tout cela à travers une vitre crasseuse qu'une lampe à crochet éclairait d'un jour rouge et fumeux... Nous ne le prévînmes pas; nous ne l'appelâmes pas: nous ne frap- pâmes pas doucement à sa porte ; mais, poussés par une nécessité d'agir à la manière des boulets, comme l'avait dit M. Jacques, des onze crosses de nos cara- bines, qui ne firent qu'un seul coup dans cette porte, nous la finies voler sur ses gonds et nous tombâmes comme un ton- nerre sur cette homme, terrassé d'abord, puis relevé de terre, mis sur ses pieds et tenu au collet par deux poignes vigou- reuses, avec injonction, le couteau sur le cœur, de livrer ses clefs et de nous conduire à Des Touches. Vous le savez, monsieur de Fierdrap, les Chouans avaient une renommée sinistre, et parfois ils l'avaient méritée. On les voyait toujours un peu à la lueur des horribles feux qu'ils allumaient sous les pieds des Bleus. L'épouvante publique leur donnait un des noms du diable : on les appelait drille-

LA SECONDE EXPÉDITION 2 I S

pieds. Nous profitâmes de cette affreuse réputation des Chouans pour terrifier le misérable que nous tenions, et Campion, qui avait les sourcils barrés et la face terrible, le menaça de le faire griller comme un marcassin de basse-cour si seulement il osait résister. Il ne résista pas. Il était dissous par la surprise et par la peur, une peur idiote et livide. Il livra ses clefs, et, trainé par deux d'entre nous, il nous mena au cachot de Des Touches. Sa femme et sa fille étaient restées, plus mortes que vives, dans leur soupente; mais pour qu'elles n'en descendissent pas et n'allassent avertir, nous renversâmes l'échelle. La terreur leur coupait la gorge. Elles ne crièrent pas ; mais elles auraient crié, que peu nous importait ! Ce n'était pas comme la sentinelle. Les murs de la prison étaient épais. Il y avait trois cours, toutes trois désertes. On n'aurait pas entendu leurs cris.

•• Vive le Roi ! •• fimes-nous en en- trant dans le cachot de Des Touches... Prisonnier une semaine â Avranches, pri- son nier à Coutances depuis quelques jours, maltraité par ses ennemis, qui voulaient broyer son énergie sous les tortures de la

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faim et le montrer sur l'échafaud dans une déshonorante faiblesse, Des Touches était assis sur une espèce de sôul nient de pierre tenant au mur de la prison et qui avait la forme d'une huche, lié de chaînes, mais fort calme.

« Il savait les chances de la guerre comme il savait les inconstances de la vague, ce partisan et ce pilote ! Pris un jour, délivré l'autre, repris peut-être ! il avait usé cette pensée...

« Eh bien, dit-il avec son beau sou- .. rire. ce ne sera pas pour demain encore! « Tenez ! ajouta-t-il, déferrez cette « main et je vous aiderai pour le reste. »

•• Il avait tordu la chaîne qui attachait ses deux bras. mais, pinces dans des bra- celets d'acier qui paralysaient, en les comprimant, le jeu de ses muscles, il n'avait pas pu la briser.

« Non ! chevalier. lui dit .V. Jac- •• ques, scier tout cela serait trop long. •■ Nous sommes pressés, nous vous enle- •< verons avec vos fers ! •>

« Et comme il avait été dit, il fut fait, baron de Fierdrap ! Trois d'entre nous le prirent sur leurs épaules et l'emportèrent, comme sur un pavois.

... Le pi Ireoi nu leim si l'emportèrent...

LA SECONDE EXPÉDITION 2IQ

« Nous roulâmes sur la dalle de cette prison, à la place de Des Touches, le geô- lier, auquel nous laissâmes la vie, mais que, par prudence, nous enfermâmes â double tour dans le cachot. Je mets plus de temps à vous conter toutes ces choses que nous n'en mîmes à les exécuter. Les gs de 1 éclair ne sont pas plus rapi: des. Nous traversâmes les trois grandes cours, toujours solitaires; mais à la rue... à la rue, le danger allait recommencer !

« Et cependant, tout était au mieux ! Nous tenions Des Touches ! La lune n'était plus qu'un œil vide. Elle tachait le ciel au lieu de l'éclairer, et le brouillard com- mençait à mettre, entre les objets et nous, comme une espèce de voile de soie... Les profils des maisons fondaient dans la vapeur. Nous reprîmes les rues qne nous avions suivies déjà, toujours sans ren- contrer personne. Hasard prodigieux ! C'était presque de la féerie ! Cette ville, immobile dans son sommeil, semblait enchantée. Quand nous repassâmes dans la rue de la bonne femme qui vidait sa cuvette, elle était encore à la même place, faisant le geste de la vider toujours. Nous la vîmes moins à cause du brouillard :

220 LE CHEVALIER DES TOUCHES

mais elle disait, sans discontinuer, son « (Lire Veau ! ■■ prudent et plaintif. Etait- ce une statue qui parlait ? Ce que nous entendîmes tout à coup l'interrompit-elle r Dans l'immense silence de la ville, un coup de fusil éclata.

« Armons nos carabines, messieurs. « et garde à nous ! dit M. Jacques.

•• Et gare les balles! dit Desfon- « taines. Ce n'est plus : •• Gare Veau !

« Presque au même instant, une autre détonation plus âpre déchira plus cruel- lement l'air et fit vibrer l'espace.

« Ceci est la carabine de Juste Le « Breton ! » dit M. Jacques, qui la reconnut avec son oreille militaire.

« Il n'avait pas prononcé ces mots, que Juste, lancé comme un tigre, tombait parmi nous et nous disait de sa voix claire :

« Doublez le pas! voici les Bleus! »

" Or, sachez ce qui s'était passé, mon- sieur de Fierdrap ! Le - Téméraire », qui n'avait pas volé son nom, au lieu de poi- gnarder la sentinelle, ainsi que l'instinct de la guerre l'avait fait croire à .V. Jacques, l'avait portée vivante, à bout de bras, sous les arcades de la prison. Sur de sa force et aimant à jouer avec elle, il avait

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eu le dédain généreux de ne pas tuer cet homme, et il l'avait tenu dans l'impos- sibilité absolue de pousser un cri, tant de sa formidable main il l'avait étreint à la gorge! et il était resté ainsi, l'étreignant, tout le temps que nous avions mis à enle- ver Des Touches. Du fond de son arceau et de ces ténèbres, il nous avait vus repas- ser dans la cour avec le prisonnier, et, pour nous donner le temps de faire sûre- ment notre retraite, il avait continué de maintenir la sentinelle dans cette situa- tion, terrible pour tous les deux. Quand il nous crut assez loin de la prison pour n'avoir plus rien à craindre, il la lâcha et pensa l'avoir étouffée. En effet, ruse ou douleur d'avoir senti si longtemps le car- can de cette main de fer, elle était tombée aux pieds de Juste, qui s'en alla. Mais, une fois parti, la sentinelle, fidèle à sa consigne, s'était relevée, avait ramassé son fusil et tiré pour appeler le corps de garde aux armes.

« Juste était alors au haut de la rue Monte-à-regret.

- Ah ! pensa-t-il, j'ai fait une « faute d'avoir épargné cette canaille, mais ■• elle va la payer ! >

LE CHEVALIER DES TOI

« Et il redescendit la rue, et, à soixante pas. malgré le brouillard, il étendit raide morte la sentinelle qui rechargeait son arme, et il prit sa volée pour nous rejoin- dre et nous avertir.

■■ Mais le feu était à la poudre ! On entendait des roulements de tambour du coté du quartier de la ville que nous venions de quitter. Nous hâtions le pas.

« Derrière nous, à l'extrémité d'une des rues que nous enfilions, nous vîmes une troupe que nous crûmes les gens du corps de garde, et c'étaient eux probablement. Ils s'avançaient avec précaution ; car ils ne savaient pas notre nombre... « Qui rive! » firent-ils en s'approchant, mais tous, excepté ceux qui portaient Des Tou- ches, nous leur répondîmes par une décharge de carabines, qui leur dit, du reste, avec une clarté suffisante, que nous étions les Chasseurs du Roi!

« Eux aussi tirèrent. Nous sentîmes le vent de leurs balles, qui ricochèrent contre les murs, mais ne nous tuèrent personne. Il était évident pour nous, à la mollesse de leur poursuite, que ces hommes qui marchaient sur nous attendaient du ren- fort de la garnison reveillée, et cette cir-

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constance nous donna de l'avance, et probablement nous sauva. Tout en mar- chant presque à la course, partout nous apercevions un réverbère, d'un coup de feu il était cassé ! L'obscurité pleuvait donc dans ces rues étroites, la plus forte troupe n'aurait pu déployer qu'un très petit front. C'était pour nous un avantage. Ceux qui portaient Des Touches étaient couverts par les neuf autres, qui, de minute en minute, se retournaient et tiraient, en se retournant. Nous touchions à la porte du faubourg de la ville, et il était temps. Au centre de Coutances s'éle- vait un grand tumulte. On entendait dis- tinctement les cris : « Aux armes ! « La ville était debout. Ceux qui, derrière nous, avançaient, ne prenaient que le temps de recharger leurs armes. A la dernière décharge qu'ils firent sur nous, fatalité ! M. Jacques s'abattit, après avoir tourné sur lui-même comme une toupie. J'étais près de lui quand il tomba.

« Oh ! son pressentiment ! » pen- sai-je. Et l'idée d'Aimée me traversa le cœur.

■• Est-il mort> dis-je à Juste Le m. qui l'avait relevé.

:: | LE CHEVALIER DES TOUCHES

« Mort ou non, répondit-il, « nous ne le laisserons pas aux Bleus, qui •• se vengeraient de nous, en fusillant son cadavre Et le levant, de ses deux bras d'Hercule, il le coucha sur les épau- les de ceux-là qui portaient Des Touches, lequel eut ainsi un camarade de pavois !

<• Vingt minutes après, la ville était déjà loin, noyée dans son brouillard et dans son bruit, et nous en pleine campa- gne, avec notre double fardeau. Nous n'avions été ni traqués, ni coupés, mais nous allions l'être, si la rue du faubourg n'avait pas fini. Dans la campagne, le brouillard était encore plus épais que dans la ville. Une fois sortis des rues, les Bleus qui nous poursuivaient, ne pouvaient savoir la direction que nous allions pren- dre. D'ailleurs, la campagne, le hallier. le buisson, les routes perdues, tout cela nous connaissait. Nous étions des Chouans!

« La Varesnerie, qui savait le pays par cœur, nous fit prendre par les terres labourées. Puis nous ouvrimes une ou deux barrières fermées seulement avec des cou- ronnes de bois tors, et nous entrâmes dans des chemins qui ressemblaient à des ornières. Au bout de deux heures de mar-

I ME EXPEDITION 2 2^

che à peu près, nous descendîmes dans un bas-fond coulait une rivière au bord de laquelle était amarré un grand bateau destiné à charrier cet engrais que dans le pays on nomme langue et qu'on tire au grelin, le long d'un chemin de halage, parallèle à la rivière dans toute ,sa lon- gueur.

G*est dans ce grand bateau que ceux qui portaient Des Touches et M. Jacques les déposèrent, et c'est que nous restâ- mes à attendre le jour, heureux d'avoir délivré l'un, mais le cœur glacé d'avoir perdu l'autre. Quand le jour vint nous prendre, nous pûmes juger de la blessure de M. Jacques. Il avait reçu une balle en plein cœur. Nous l'enterrâmes au bord de cette rivière inconnue, cet inconnu dont nous ne savions rien, sinon qu'il était un héros ! Avant de l'étendre dans la fosse que nous lui creusâmes avec nos couteaux de chasse, je coupai à son bras le brace- let que lui avait tressé Aimée, de ses che- veux plus purs que l'or, et dont le sang qui le couvrait allait faire pour elle une relique sacrée. Sans prêtres, loin de tout, nous lui rendîmes le seul honneur que des soldats puissent rendre à un soldat, en le

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saluant une dernière fois du feu de nos

carabines, et en parfumant le gazmi sous lequel il allait dormir de cette odeur de la poudre qu'il avait toujours respirèe !

Il n'est pas à plaindre, dit M. de Fierdrap, qui crut répondre à la pensée secrète de mademoiselle de Percy. Il est mort de la mort d'un Chouan et il a été enterré au pied d'un buisson comme un Chouan, sa vraie place ! tandis que Des Touches, que l'abbé vient de voir sur la place des Capucins, est probablement fou. errant, misérable, et que Jean Cotte- reau, le grand Jean Cottereau, qui a nommé la Chouannerie et qui est reste- seul de six frères et sœurs, tués à la bataille ou à la guillotine, est mort le cœur brisé par les maîtres qu'il avait servis, auxquels il a vainement demande, pauvre grand cœur romanesque, le simple droit, ridicule maintenant, de porter l'épèe 1 L'abbé a raison : ils mourront comme les Stuarts. >•

.Mademoiselle de Percy n'eut pas le cou- rage de protester une seconde fois contre l'opinion de ces blessés de la Fidélité atteints au cœur, qui, comme l'abbé et le baron, se plaignaient entre eux des Bour-

LA SECONDE EXPEDITION 2 2"

comrae on se plaindrait d'une mai- tresse ; car se plaindre de sa maîtresse est peut-être une manière de plus de l'ado- rer !

« Après les derniers devoirs rendus à M. Jacques. reprit la conteuse, nous pensâmes à délivrer de ses fers le cheva- lier Des Touches, que nous avions assis et appuyé, dans le bateau à tangue, contre le mât auquel on attache le grelin. Ceux qui l'avaient pris lui avaient fait comme une espèce de camisole de force avec des chaînes croisées et recroisées, et ils les avaient serrées au point de produire l'en- gourdissement le plus douloureux en cet homme svelte et souple, dans les membres duquel dormait une force qui avait ses réveils, comme le lion. Avec son instinct et son amour du combat, il avait furieuse- ment souffrir d'entendre passer les balles autour de lui sur les épaules de ses compa- gnons, et de n'en pouvoir cracher une seule à l'ennemi ; mais la marque distinc- tive du courage de Des Touches, c'était la patience de l'animal ou du sauvage sous la circonstance qui l'écrase. C'était un Indien que cet homme de Granville ! Il avait jusque-là. dans la marche et dans

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la nuit, souffert de ces chaînes en silence, mais depuis qu'il faisait jour et que nous n'avions plus l'ennemi aux talons, il devait avoir hàtc d'être délivré du poids écrasant de ses fers. Tout à l'heure, il faudrait reprendre notre route, et lui, libre, serait un fier soldat de plus, si nous étions atta- qués, d'aventure, dans notre retour à Touffedelys. Nous essayâmes donc de forcer et de rompre toute cette ferraille ; mais, n'ayant que nos couteaux de chasse et les chiens de nos carabines, une telle besogne menaçait d'être longue et peut- être impossible, quand un de ces hasards comme il ne s'en rencontre qu'à la guerre, nous tira de l'embarras dans lequel nous nous trouvions alors.

Ah ! c'est l'histoire de Couvai! ! » dit en se remuant voluptueusement dans sa bergère mademoiselle Sainte de Touffedelys, comme si on lui avait débou- ché sous le nez un flacon de l'odeur qu'elle eût préférée.

On voyait que cette histoire, dont l'hé- roïsme n'agitait pas beaucoup son cerve- let, tombait enfin dans des proportions qui lui plaisaient. Tout est relatif dans ce monde. Le temps avait croisé le

LA SECONDE EXPEDITION 1 2Q

cygne des anciens jours d'une pauvre oie, qui n'eût pas sauvé le Capitole. Mademoi- selle de Touffedelys s'était presque ani- mée... Couyart était son horloger.

Il est venu encore ce matin remon- ter la pendule, » dit profondément cette observatrice ineffable.

Elle portait un vieil et grand intérêt à ce Couyart, qui croyait aux revenants comme elle et qui l'entretenait perpétuel- lement, lorsqu'il venait remonter le Bac- chus d'or moulu, de tous ceux qu'il voyait partout ; car cela lui était habituel, à ce brave homme. Il ne pouvait sortir même dans sa cour pour ce que vous savez, sans en voir! C'était un homme timide, scrupuleux, au parler doux, qui parlait comme il marchait, dans des chaussons de velours de laine qu'il portait toujours, par respect pour le glacis du parquet des salons dont il remontait les pendules. Il était délicat et nerveux, blanc de visage comme une vieille femme, et quoique chauve du front et du crâne, coiffé assez drôlement à la titus d'un reste de cheveux sur l'occiput et sur les oreilles, qu'il pou- drait, par l'unique raison que c'était la mode des gens comme il faut, avant celle

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malheureuse révolution... Il avait, disait-il, toujours été aristocrate. Avec ses prati- ques, et c'était toute la noblesse de Valo- gnes, il était de cette timidité qui flatte les princes quand un homme ne sait plus trouver ses mots devant eux. Exquise flatterie ! Elle lui était naturelle.

Il coupotaii ses phrases des hem ! hem ! de l'embarras, et les commençait par des Or donc impossibles: ce qui prouvait que les rouages de la mécanique ne donnent pas les habitudes du raisonnement. Lors- qu'il ne travaillait pas à ses montres, assis, debout, en marchant, il frottait éter- nellement, avec satisfaction, l'une contre l'autre, ses mains mollettes et pâlottes d'horloger, accoutumées à tenir des cho- ses délicates et fragiles, et il faisait le bonheur des enfants de la rue Siquet et de la rue des Religieuses, quand, en reve- nant de l'école, ils se groupaient au vitrage de sa boutique pour le voir, devant son établi couvert d'un papier blanc et de verres à pattes sous lesquels il mettait les rouages de ses montres, absorbé tout entier dans sa loupe et cherchant ce qu'il appelait un échappement.

*M

... l'ai toujours '

le imjliic, Ci

VIII

LE MOULIN BLEU

.Mademoiselle de Percy passa naturelle- ment par-dessus la réflexion de l'ingénue mademoiselle Sainte de Touffedelys, et elle continua :

« Pendant que nous nous efforcions, baron, de délivrer Des Touches de ses chaînes, et je vous jure que cela nous parut un instant plus difficile que son

2-J2 II CHEVALIER DES TOUCHES

enlèvement, nous vîmes poindre de loin

un homme le long du chemin de halage. Saint- Germain, qui avait l'œil d'une vedette, l'avisa le premier qui s'en venait tranquillement de notre côté, et quand je dis tranquillement, je dis trop: il n'était déjà plus tranquille. Ce groupe d'hommes que nous formions de si bon matin, au bord de cette rivière qui ne voyait pas d'ordi- naire grand monde sur ses bords, ce groupe armé, dont le soleil qui se levait, en dissipant le brouillard, faisait étinceler les carabines, inquiétait cet homme aux pas circonspects et presque cauteleux ; car vous savez comme il marche, Sainte ? Je l'ai toujours vu le même, ce Couyart ! Il était là, au bord de cette rivière je le voyais pour la première fois, comme ici, dans votre salon, quand il y vient pour la pendule. Oui ! notre groupe, dont il ne se rendait pas de loin très bien compte, l'inquiétait et le fit même se retourner, comme un chat prudent qui voit le danger et qui l'évite, et remonter le chemin de halage.

« On ne s'en va pas comme cela, mon •• mignon, dit Saint-Germain, quand •• on a le bonheur de rencontrer des

LE MOULIN BLEU 2^3

•< Chasseurs du Roi avant son déjeuner, « et je te promets que tu n'iras dire à « personne ce matin que tu nous as vus ! » « Et il arma sa carabine et il l'ajusta. « Il allait lui mettre certainement une balle au beau milieu des deux épaules, quand La Varesnerie, qui travaillait à casser une vis, avec le dos de son cou- teau de chasse, dans un des ferrements de Des Touches, releva de ce couteau le canon de la carabine : » Laisse cette bécasse ! lui dit-il. Ce n'est pas un espion. C'est Couyart, Couyart de Marchessieux, qui s'en revient de Marchessieux à Coutances, il est compagnon horloger chez Le Calus, sur la place de la Cathédrale, vis-à-vis de l'hôtel de Crux. Je le connais, c'est un royaliste. Il m'a bien des fois remonté ma montre de chasse. Il arrive comme la marée en carême ! C'est peut- être Dieu qui nous l'envoie ; car un ouvrier horloger doit toujours avoir quelque outil ou quelque ressort de montre dans sa poche, et il va proba- blement nous donner le coup de main dont nous avons besoin dans l'endiablée besogne de cette ferraille. ••

234 IE CHEVALIER DES TOUCHES

« Et comme il voyait que l'homme, crai- gnant quelque encombre, s'était retourné, il éleva la voix et courut à lui :

« lié ! Couyart, fit-il. ! ! « Couyart! Ce sont des amis ! »

•< L'horloger s'arrêta; et, deux secondes après, nous le vîmes, chapeau bas, devant La Varesnerie, qui l'amena à nous, tou- jours chapeau bas.

« Il n'était pas encore très rassuré ; mais quand son petit œil d'oiseau pris, que l'on tient dans sa main, eut fait circulairement le tour de notre groupe : « Eh ! mon Dieu ! dit-il, c'est donc vous aussi, monsieur de Beaumont? et vous aussi, monsieur Lottin de La Bochonnière> (qui, de vrai, s'appelait Lottin) et c'est vous aussi, monsieur Desfontaines ? Or donc, j'ai l'honneur de vous présenter mes très humbles civilités et respects, et je vous prie de croire, or donc, que je... hem ! ne pen- sais du tout pas... hem! hem! à vous rencontrer de si bon matin. « Oui ! c'est un peu jour pour nous, qui sommes les chevaliers de la Belle- Étoile, dit La Varesnerie, mais avant tout, le service du Roi! C'est le

LE MOULIN BLET 23)

service du Roi qui nous a fait passer la nuit à Coutances, et voilà pourquoi nous ne sommes pas encore rentrés quand le soleil qui se lève marque l'heure de notre couvre-feu, à nous. Vous êtes un bon royaliste, Couyart, et vous apprendrez avec plaisir que nous avons fait de la besogne cette nuit à Coutan- ces; mais, mon brave Couyart, nous avons besoin de vous, ce matin, pour l'achever.

« De moi, monsieur?- lit l'horloger, cette créature de douceur et de paix, qui se voyait au milieu de nous tous, appuyés sur des carabines. Je ne vois pas, hem ! très bien, hem ! hem ! com- ment je... pourrais... Est-ce pour l'heure >

fit-il en se ravisant. Or donc, j'ai l'heure, et il lança la plaisanterie inféo- dée à l'horlogerie depuis la fabrication de la première horloge : Je règle le soleil.

« Tenez ! Couyart, dit La Varesne- rie; écartez-vous un peu, messieurs!

car nous lui cachions le bateau à tan- gue et Des Touches. Et il montra alors à l'horloger ébahi, dont les yeux devin- rent ronds ainsi que sa bouche, le che-

236 LE CHEVALIER DES TOUCIILS

•- valier comme emmailloté dans ses fers. Tenez ! voila notre besogne et la vôtre ! Vous devez certainement avoir des outils de votre état sur vous, quel- que lime ou un ressort de montre, ce qui vaudrait encore mieux. Eh bien! mon fils, limez-nous toute cette enragée fer- raille-là, et vous pourrez vous vanter, quand le Roi reviendra, d'avoir été l'un des libérateurs de Des Touches ! « Et voilà, baron, comme il le fut, à sa manière, ce Couyart, comme nous, nous l'avions été à la notre ! La Varesnerie avait prévu juste. Couyart, il nous le dit. avait toujours un tas d'outils dans ses poches.

« Travaillez donc, mon brave garçon. fit La Varesnerie, et soyez tran- quille ; je vous jure, par Dieu et par tous les saints du calendrier, que personne ne vous donnera de distractions pen- dant que vous travaillerez ! Vous ne serez pas interrompu, allez ! Ceci nous regarde, de vous préserver des impor- tuns. »

« Et nous battîmes un peu l'estrade autour de lui pendant qu'il travaillait. Ce travail, que nous n'aurions jamais pu faire

LE MOULIN BLED 2^7

sans lui, dura une moitié de journée. Jamais montre ou horloge, prétendit-il, ne lui avait donné plus de tablature et de tintouin que ces maudites chaînes ; mais il y mit la patience d'un homme patient, qui m'étonne toujours beaucoup, moi, et il y ajouta celle d'un horloger, qui m'est, pour celle-là, tout à fait incompréhensi- ble ! Ce fut dur, mais il y parvint. Il s'en tira à son honneur. Mais la peine que cela lui coûta marqua tellement dans sa vie, à ce pauvre diable de Couyart, que depuis ce temps-là, quand il voulait parler ou d'un raccommodage compliqué dans ses horlogeries, ou de quelque chose de pro- digieusement difficile en soi, il disait inva- riablement toujours : « C'est dificile, ça, « comme de scier les fers Je Des Touches! •■ " Tout cela est à présent bien loin de nous, monsieur de Fierdrap, et le temps, qui a mis son éteignoir sur nos jeunesses, a si bien éteint l'éclat que nous avons eu et le bruit que nous avons fait dans les jours lointains d'autrefois, que cette locu- tion de Couyart : difficile comme de scier les fers de Des Touches », cette locution qui passe pour un tic de langage du pau- vre homme, personne ne sait plus ce qu'elle

23" LE CHEVALIER DES TOUCHES

veut dire; mais, nous trois, Ursule, Sainte et moi, nous le savons ! »

Ce n'était pas la première fois qu'une note mélancolique vibrait dans l'histoire de cette noble vieille fille, d'ordinaire si peu mélancolique ; mais ce n'était jamais qu'une note qui passait vite dans ce récit, animé par la gaieté d'un cœur si vaillant.

« Quant au chevalier Des Touches, reprit-elle après le temps d'étouffer seule- ment un soupir, dès qu'il fut rentré dans sa liberté et dans sa force, il nous remercia avec courtoisie. Il nous serra la main à tous. Quand il prit la mienne, comme à l'un des Douze, il me reconnut sous ces habits d'homme que j'avais déjà portés dans d'autres circonstances, mais sous lesquels il ne m'avait pas vue encore. Il ne s'en étonna pas. Qui s'étonnait de quel- que chose dans ce temps? Il savait que j'aimais les fusils plus que les fuseaux. Et quelle meilleure occasion pour satis- faire ce goùt-là, que la nécessité de vivre de cette vie armée de partisans, qui était alors notre vie ?

■• Messieurs, nous dit-il. le Roi « vous doit un serviteur qui va recommen-

LE MOULIN BLEU

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cer son service. Ce soir, j'aurai repris la mer. Le soleil va bientôt décliner; mais il est trop haut encore pour que nous puissions nous montrer sur les chemins réunis et en armes. Il faut nous égailler. Seulement, dans deux heures, nous pou- vons nous rejoindre à ce moulin à vent qui est ici à votre droite, sur une hau- teur, et qui la couronne, et je vous y donne rendez-vous.

« C'est le Moulin bleu. dit La Varesnerie.

« Bleu, en effet, reprit sombrement Des Touches ; car c'est dans ce mou- lin-là, messieurs, que les Bleus m'ont pris par trahison et vous ont donné la peine de me reprendre. J'ai juré dans mon cœur que je leur payerais, argent comptant, cette peine qu'ils vous ont donnée. J'ai juré fit-il d'une voix écla- tante comme le cuivre que je venge- rais la mort de M. Jacques. Vous verrez si je tiendrai mon serment ! Avant que ce soleil, qui dit trois heures d'après- midi, ait disparu sous l'horizon, et moi dans la brume des côtes d'Angleterre, je vous donne ma parole de Chouan que le Moulin bleu sera devenu le Moulin

240 LE CHEVALIER DES TOUCHES

muge, et que, dans la mémoire des -eus •• de ces parages, il ne portera plus d'au- •< tre nom ! »

« Je le regardais pendant qu'il parlait, et jamais, avec sa taille étreinte dans la ceinture de sa jaquette de pilote, il n'avait été plus l'homme de son nom de guerre, la Guêpe; la guêpe qui tirait son dard et qui veut du sang! Il me rappelait aussi ces lions passant de blason, au râble étroit et nerveux comme celui des plus Unes panthères, et ongle, à ce qu'il semble, pour tout déchirer. Sa figure de femme, et que je n'aimais pas, mais que je ne pouvais m'empècher de trouver belle, respirait, soufflait, aspirait avec une telle férocité la vengeance, qu'elle était cent fois plus terrible que si elle avait été de la plus crâne virilité.

« Tous les Douze, nous tombâmes sous l'action de ce visage de Némésis. Mais La Varesnerie eut probablement la prévision de quelque chose d'épouvantable, qui devait amener d'abominables représailles et noircir un peu davantage la noire répu- tation des Chouans, qui l'était bien assez comme cela.

« Et si nous n'allions pas à votre

LE MOULIN BLEU 2\\

« rendez-vous, monsieur, dit La Vares- « nerie, qu'en arriverait-il ?

« Rien, monsieur! » fit fièrement lies Touches, et dans le gonflement de ses narines je vis passer comme le vent de l'épée. « Je vous voulais pour témoins « d'une justice, mais je n'ai besoin de per- - sonne pour faire moi-même ce que j'ai •• résolu. •>

« La Varesnerie réfléchit un instant. Il v avait du chef dans cette tête de La Varesnerie. Il était jeune. Quelque temps après cette époque, M. de Frotté le nomma major.

« Seul contre plusieurs peut-être, « murmura-t-il. Non ! monsieur, nous « vous avons sauvé et nous vous devons « au Roi, Nous irons tous ; n'est-ce pas, •- messieurs ? »

« Nous en convînmes, baron, et nous nous quittâmes, en prenant des sentiers différents. Je m'en allai, moi, avec ce Juste Le Breton, que vous appelez mon favori, mon frère. Vous avez raison; il l'était, et je n'ai pas besoin d'ajouter le honni soit qui mal y pense ! car avec les grâces de ma personne, qui pouvait mal penser de moi ? Juste me disait en marchant :

; i; Il CHEVALIER DES rOUCHES

« Que va-t-il faire, le chevalier Des Touches rTI a les outrages de deuxempri- « sonnements accumulés sur un cœur « diablement allier.

« Juste, comme moi, s'intéressait à I>es Touches parce qu'il ne voyait en lui que ce que j'y voyais uniquement : l'homme de guerre, indifférente tout ce qui n'était pas la guerre et ses farouches ambitions!

•• Ils l'ont pris par trahison. conti- •■ nuait Juste. Il a été livré aux Bleus. ■• mais quand?- et comment > et à quel •< moment? Car Des Touches, c'est la vi- « gilance et c'est l'insomnie ! »

•■ Nous étions si préoccupes de ce qui allait suivre, que nous remontâmes, sans nous apercevoir de la longueur du chemin, les pentes de la hauteur se trouvait perché le Moulin bien, comme on l'appe- lait dans le pays. En proie au magnétisme de la curiosité, de l'idée fixe, du lieu qu'on n'a pas vu et qu'on veut voir, attirés par ce lieu, presque aspires, comme un enfant qui tombe dans la vague du bord est aspiré par la mer, nous arrivâmes les pre- miers au lieu du rendez-vous, et nous nous tinmes à quelque distance du moulin à vent en question, attendant nos compa-

LE MOULIN BLEU 2 J ^

gnons, et, probablement avant eux. Des Touches.

•< C'était un endroit bien tranquille. Sa hauteur était le résultat d'un mouvement de terrain très doux, mais très continu, qui. par conséquent, ne semblait rien poul- ies pieds une fois qu'on l'avait atteinte, mais qui était beaucoup pour les yeux, quand, en se retournant, on regardait derrière soi la route par laquelle on était venu. La surface de toute cette hauteur était revêtue d'une herbe courte, mais assez verte. Il y paissait chichement deux ou trois brebis. Il n'y avait ni un arbre, ni un arbuste, ni une haie, ni un fossé, ni une butte, ni quoi que ce soit qui pût faire obstacle au vent, qui était roi la, qui jouait la parfaitement à son aise et faisait tourner son moulin avec un mouvement d'une lenteur silencieuse. Rien ne craquait ni ne grinçait dans ce moulin aux vastes ailes, dont les toiles tendues palpitaient parfois, a certains souffles plus forts, comme des voiles de navire ! C'était donc le Moulin bleu. Pourquoi l'appelait-on bleu?... Etait-ce parce que la porte, les volets, la roue qui fait tourner le toit, et jusqu'à la girouette, tout était de ce bleu

: ) 1 LE CH BVA LIER !■ I. ^ TOUCHES

qu'on a nommé Longtemps bleu de perru- quier, par la raison que les perruquier-. depuis saint Louis, dit-on. en badigeon- naient leurs boutiqui

« Tout ce qui n'était pas la muraille du moulin et ses ailes, était de ee bleu pim- pant et joyeux qui paraissait plus clair dans le bleu plus foncé du ciel et dans cette chaude lumière que lui envoyait un soleil de cinq heures du soir, qui ne le dorait pas encore. Pourquoi tout ce bleu, inconnu aux moulins ù vent de la Nor- mandie? Etait-ce pour justifier le jeu de mots, recherché de tous les popu- laires ? C'était le Moulin bleu, c'est-à-dire le moulin qui n'était pas blanc ! Le moulin patriote! La porte coupée faisait en même temps porte et fenêtre, et la partie qui faisait fenêtre était ouverte. Lu reste, per- sonne: ni meunier, ni meunière: rien que le moulin dans son large tournoiement solitaire, dont la rotation semblait s'ac- complir au fond d'un sac d'ouate, tant elle glissait dans le silence! et dont les ailes courant comme les heures, les unes après les autres, dans ce tournoiement placide et mesuré, ne tremblaient même pas !

LE MOULIN BLEU 2J5

_ ne fut pas long3 ce silence... Un pizzicato de violon s'entendit et passa par la porte a moitié ouverte. Maigre et aigre,

c'était une chanterelle qui s'éveillait sous une main qui dormait encore... une main de meunier qui a de la farine de son mou- lin dans les oreilles, et qui pour cela ne s'entend pas !

« Quel bon air a ce moulin de la trahi- •> son ! dit Juste. Je ne suis pas sur- « pris que Des Touches lui-même s'y soit •• trompé ! »

« Cependant, le pizzicato continuait incertain, vague, endormi, et perceptible seulement à cause du profond silence de cette après-midi d'été et de ce moulin, qui semblait tourner dans le vide ! Il y avait vraiment de quoi vous faire partager cette sensation de somnolence dans laquelle évi- demment se trouvait plongé ce meunier invisible, qui rêvait de jouer plutôt qu'il ne jouait.

1 'est à ce moment d'une sensation unique pour moi, monsieur de Fierdrap, quand je pense à ce qui l'a suivi, que Des Touches, que nous attendions avec impa- tience, parut seul sur la piètre pelous

hauteur. Il devançait les dix autres

2(6 LE CHEVALIER DES T O V C II E S

des Douze, mais il vit que nous étions la. Juste Le Breton et moi. Il nous fit le signe du silence. Il était sans armes et il

avait les mains vides. Depuis que nous Taxions quitté, il n'avait pas arraché dans une haie de quoi se faire seulement un bàt<m !

» Il ouvrit la porte au loquet du moulin et entra... Nous n'entendîmes plus le piz- zicato... cela s'arrêtant comme une mon- tre qui faisait, il n'y a qu'une minute, tac, /.7c'. et qui ne va plus...

Eh bien, ni toi non plus! dit l'abbé a sa sœur, qui s'était arrêtée. humant l'impression qu'elle produisait : car elle voyait bien qu'elle en produisait une sur M. de Fierdrap et sur son frère. Va donc! ma sœur. Va donc! et ne m m- brûle pas a petit feu.

■■ Ce sont nos amis. •> lit Juste Le Breton, qui les vit venir. reprit-elle. a cet instant que je puis appeler suprême a présent, mais qui n'était alors rempli que d'une anxiété sans nom.

•• Quand ils arrivèrent sur la hauteur et qu'ils nous aperçurent :

Nous venons au rendez-vous, dit •■ La Varesnerie. est le chevalier >

LE MOL' LIN BLE! 2 \~

« Le voici ! - lui répondis-je, at- tendu que depuis qu'il était dans le moulin, mes yeux n'avaient cessé de rester bra- qués sur la porte laissée ouverte derrière lui.

« Il en sortait. .Mais pouvait-on dire qu'il était avec quelqu'un ? Il tenait par le cou, dans ses deux mains dont il lui faisait une cravate, le meunier du Moulin bleu, grand et pansu, et qu'il traînait ainsi après lui, dans la poussière.

« Diable ! fit Desfontaines (toujours » Vinel-Aunis) ; le moulin n'est plus bleu « tout seul, c'est aussi le meunier! »

« Quand Des Touches parut sur le seuil du moulin silencieux, d'où personne ne sortit que lui et ce meunier, qui ne sem- blait pas peser aux mains qui l'agra- faient, nous crûmes que c'était fini... qu'il l'avait tué... et c'était déjà assez tragique, n'est-ce pas, baron ? Mais, bah ! nous allions avoir tout à l'heure un bien autre tragique sous les yeux !

« Le meunier s'était évanoui sous les serres de Des Touches. Son sang, - c'était comme un tonneau plein jusqu'à la bonde que cet homme apoplectique, son sanc Fétouffait, mais il vivait sans

: l". LE CHEVALIER DES I "I

connaissance et le chevalier lies Touches, qui connaissait la proportion de la force

de son effort à la force de SOIl ennemi, le chevalier Des Touches savait que cet homme immobile vivait...

« Messieurs, dit-il, c'est le trai- tre, c'est le Judas qui m'a livré aux « Bleus! Tout ce qui a été massacré à « Avranehes. Vinel-Aunis probablement « tué, .V. Jacques frappé cette nuit et « enterré par vous ce matin, et quinze « jours ils m'ont fait boire l'outrage « comme l'eau et dévorer comme du pain « les plus infâmes traitements, tout cela ■■ doit être mis au compte de cet homme " que voilà, et dont le supplice m'appar- ■• tient... »

« Nous écoutions, croyant qu'il allait faire appel à nos carabines, mais il tenait toujours dans ses mains fermées le cou de cet homme, dont le corps pendait sur le sol et dont il avait la tête énorme appuyée sur sa cuisse, comme si c'eût été un tambour.

•> Messieurs, reprit-il ; il avait peut- » être, avec la lucidité du sang-froid qu'il « gardait au milieu de tout cela, vu quel- « ques-unes de nos mains se crisper sur

LE MO U LIN BL1 0 2 \< )

le canon de nos carabines, gardez votre poudre pour des soldats... Souve- nez-vous, monsieur de La Yaresnerie, que je n'ai voulu les Douze de la Déli- vrance que pour être les témoins de la Justice ! Moi seul, je me charge du châ- timent... Pierre le Grand, qui me valait bien, que je sache, a été souvent, dans sa vie, à la même minute, le juge et le bourreau. »

■■ Nul de nous, qui l'entendions et qui le regardions, ne comprenait ce qu'il vou- lait faire; mais pour tenter seulement de faire ce à quoi il pensait, il fallait être. un miracle de force... il fallait être ce qu'il était !... Il resta, d'une main tenant cette tête de taureau du meunier, et il la plaça entre ses deux genoux, en montant bruta- lement à cheval sur sa nuque... Nous crû- mes qu'il allait la luxer. Mais ce n'était pas cela encore, monsieur de Fierdrap ! Ce meunier avait une ceinture, une de ces ceintures comme en portent encore les paysans de Normandie, tricots flexibles et forts qui soutiennent les reins de ces hommes de peine, et nous dîmes : « Il « va l'étrangler! » en lui voyant dénouer cette ceinture de son autre main. Mais

LE CHEVALIER DES TOUCHES

à chaque geste, nous nous trompions !

« Non! ce fut quelque chose d'inattendu et de stupéfiant. Il prit, ayant l'homme entre les genoux, une des ailes du moulin qui passait et il l'arrêta net dans son pas- sage ! Ce fut si magnifique de force que nous nous écriâmes...

■< Il tenait toujours son aile entre ses deux mains.

« On vous cite, monsieur Juste Le •• Breton, lui dit-il, comme un des •• plus forts poignets de tout le Cotentin. « Eh bien, seriez-vous homme à me tenir •• une seule minute cette aile de moulin •• que je viens d'arrêter >... ••

•■ Juste ne résista pas. Des Touches le saisissait par son amour, son idolâtrie de sa force, par cet enivrement de la Force dont il a été puni plus tard, en tombant sous une blessure de rien... Juste prit avec orgueil l'aile du moulin des mains du che- valier, et, sous le coup de cette rivalité qui décuple les forces humaines, il la contint pendant le temps que Des Touches lia avec sa ceinture le meunier, qu'il avait couché sur toute la longueur de cette aile, laquelle, dés qu'elle ne fut plus contenue, reprit son grand mouvement, mesuré et silencieux.

LE M OC LIN BLEU 2}I

Ah ! c'était un carcan étrange, n'est- il pas vrai, baron? une exposition comme on n'en avait jamais vu, que cet homme lié sur son aile de moulin, qui tournait toujours ! Le mouvement, l'air qu'il cou- pait en décrivant ainsi dans les airs le grand orbe de cette aile, qui l'y faisait monter tout à coup pour en redescendre, et en redescendre pour y monter encore, le firent revenir à lui. Il rouvrit les yeux. Le sang qui menaçait de lui faire éclater la face comme le vin trop violent fait écla- ter le muid, lui retomba le long de son corps et il pâlit... Des Touches eut un mot de marin.

« C'est le mal de mer qui commence, » fit-il cruellement.

« Le meunier, qui avait d'abord ouvert les yeux, les referma comme s'il eût voulu se soustraire à l'horrible sensation de cet abime d'air qu'il redescendait sur l'aile, l'implacable aile de ce moulin, remontant éternellement pour redescendre, et redes- cendant pour remonter... Le soleil, qui brillait en face, dut mêler la férocité de son éblouissement à la torture de cet étrange supplicié, qui allait ainsi par les airs ! Le malheureux avait commencé par

2S2

LE CHEVALIER DES TOI' (Mis

crier comme une orfraie qu'on égorge, quand il avait repris connaissance; mais bientôt, il ne cria plus... Il perdit l'énergie même du cri... l'énergie du lâche! et il

s'affaissa sur cette tuile blanche de l'aile du moulin, comme sur un grabat d'agonie. Je crois vraiment que ce qu'il souffrait était inexprimable... Il suait de grosses gouttes,

que l'on voyait d'en bas reluire au soleil sur ses tempes... Ces messieurs regar- daient, les yeux secs, la lèvre contractée, impassibles. .Mais moi, monsieur de Fier- drap et, mort-Dieu ! c'était la première fuis de ma vie ! je sentais que je n'étais pas tout à fait aussi homme que je le croyais. Ce qu'il y axait de femme cachée en moi s'émut, et je ne pus m'empêcher de dire à ce terrible vengeur de chevalier Des Touches :

-Pour Dieu! chevalier, abrégez un " pareil supplice. »

•• Et je lui tendis ma carabine, a lui qui était désarmé.

» Pour Dieu donc et pour vous, made- « moiselle ! répondit-il. - Vous avez

- fait assez cette nuit même, pour que je « ne puisse VOUS rien refuser.

» Et se plaçant bien en face, a trente

:

,/fe :

... Que cet sur son aile M moulin,

qui tournait

2yl LE CHEVALIER DES TOI

pas. avec l'adresse d'un homme qui luait au vol les hirondelles de mer dans un canot que la vague balançait comme une escarpolette, il tira son coup de carabine si juste, quand l'aile du moulin passa devant lui, que l'homme étendu sur cette cible mobile fut percé d'outre en outre, dans la poitrine.

« Le sang ruissela sur la blanche aile qu'il empourpra, et un jet furieux qui jail- lit, comme l'eau d'une pompe, de ce corps puissamment sanguin, tacha la muraille d'une plaque rouge. Il n'avait pas menti, le chevalier Des Touches ! Il venait de changer ce riant et calme Moulin bleu en un effrayant moulin rouge. S'il existe encore, ce moulin, qui fut le théâtre du supplice d'un traître dont la trahison dut avoir des détails que nous n'avons jamais sus. mais bien horribles, pour rendre un homme aussi implacable, on doit l'appeler encore le Moulin du Sang... On ne sait plus probablement la main qui l'a versé; on ne sait plus pourquoi il fut versé, ce sang qui tache ce mur sinistre ; mais il doit y être visible toujours, et il parlera encore longtemps, dans un vague terrible, d'une chose affreuse qui se sera passée

LE MOULIN BLEU 2 5 ^

là, quand il n'y aura plus personne de vivant pour la raconter !

C'était décidément un rude homme que la belle Hélène! fit pensivement l'abbé.

Le rude homme, mon frère, n'était pas encore apaisé après cette vengeance et ce supplice, continua mademoiselle de Percy. Nous crûmes qu'il l'était... Il nous trompa quelques instants après. Nous quittâmes ensemble cette hauteur pour retourner, les uns à Touffedelys, les autres ils voudraient, puisque nous avions réussi dans notre seconde expédi- tion. C'étaient les derniers pas que nous faisions en troupe. Comme l'avait dit cet exact chevalier Des Touches, le soleil n'était pas encore tombé sous l'horizon. Déjà loin sur les routes d'en bas, moi qui marchais à côté de Juste Le Breton, je me retournai et jetai un dernier regard sur la hauteur abandonnée... Le soleil, qui rougissait comme s'il eût été humilié de se baisser vers la terre, envoyait comme un regard de sang à ce moulin de sang... Le vent qui venait de la mer, de cette mer qu'allait tout à l'heure reprendre Des Touches, faisait tourner plus vite dans le lointain les

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LE CH F \ A 1. 1 F. R D ES TOUC II ES

ailes de ce moulin à vent qui roulait dans l'air assombri son cadavre, quand je crus voir.de son toit pointu, se lever des colon- nettes de fumée. Je le dis dans les rangs.

<• Il n'y a que le feu qui purifie! » dit Des Touches.

« Et il nous apprit qu'il avait rais le feu dans l'intérieur du moulin, et le Chouan. qui ne défaillait jamais en lui, ajouta avec le joyeux accent de la guerre :

« Ce sera de la farine de moins pour ■• le diner des patriotes !

« Le feu avait couvé depuis que nous étions partis, et quand la flamme s'élança de l'amoncellement de fumée qui s'était fait tout à coup sur la hauteur et qui l'avait cachée :

« On allume des cierges pour les « morts, dit Des Touches; voici le « mien pour M. Jacques! Cette nuit dans •• les brumes de la Manche, j'aimerai à en « suivre longtemps la lueur. »

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... Cette rult, dais les brumes Aj !a Macc u\ l'aimerai à co suivra longtemps la lueur... »

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1

IX

HISTOIRE D UNE ROUGE U B

« Cependant, après avoir marché quelque temps encore, continua toujours made- moiselle de Percy, nous arrivâmes à une étoile formée par plusieurs routes qui se croisaient et qui conduisaient aux diffé- rentes villes et bourgades de la contrée. C'était qu'on devait se séparer, après la dernière poignée de main. Les uns pri-

33

258 LE CHEVALIER DES T O L <

rein La route de Granville et d'Avranches, les autres s'en allèrent du côté de Vire et de Mortain. On convint de se réunir à Touffedelys. s'il devait y avoir bientôt une nouvelle levée d'armes. Des Touches prit. lui, la route qui menait directement à la côte. Juste Le Breton et moi fûmes les seuls d'entre les Douze qui restâmes jus- qu'au dernier moment avec cet homme. l'objet pour nous d'un intérêt devenu tra- gique et d'une curiosité qui n'a jamais été entièrement satisfaite. Nous devions reve- nir à Touffedelys par les Miellés, comme on appelle ces grèves, et en suivant la mer et sa longue ligne sinueuse. Quand nous sortîmes des terres labourées pour entrer dans les sables, la nuit était tombée et la lune avait eu le temps de se lever. C'était le chevalier qui nous menait, comme quelqu'un qui sait il va. Avec son expé- rience de marin, il connaissait, à une minute près, l'heure de la marée qui devait le porter en Angleterre. Nous avions pensé, sans avoir eu besoin de nous le dire, qu'il avait à son commandement quelque pécheur dévoué sur cette cote écartée. Mais quel ne fut pas notre èton- nement, quand la dernière dune que nous

II I S T O I R F. D UNE ROUGEUR 2 ^Q

montâmes avec lui nous permit de décou- vrir la mer, battant son plein, brillante et calme, sur une ligne immense, mais pro- fondément solitaire. Il n'y avait ni un être vivant qui attendit Des Touches, ni une barque, couchée à la grève, qu'on put mettre à flot et qui pût l'emporter.

« Ah ! dit-il presque joyeusement.

aujourd'hui je suis, par Dieu ! bien sûr qu'il n'y a pas d'espions dans la grève. Depuis ma prison, ils ont pu dormir, et ils n'ont pas encore eu la nouvelle de ma délivrance, qui va les réveiller du péché de paresse. Ils me croient guillo- tiné de ce matin, et prennent campos, messieurs les gardes-côtes !

Quels veaux marins ! interrompit M. de Fierdrap, qui, en sa qualité de grand pêcheur, ne pouvait souffrir aucune surveillance maritime, de quelque nature qu'elle pût être. Ils ont toujours été les mêmes, sous tous les régimes, ces soldats amphibies ! Avant la Révolution, il fallait, pour obtenir la croix de Saint-Louis, si l'on n'avait pas fait d'action d'éclat, vingt- cinq ans de service comme officier ; mais dans les gardes-côtes, il en fallait cin- quante. Cela les classait.

200 II CHEVA1 II K DES TOUCHES

Oui! dit mademoiselle Ursule assez indifférente pour l'instant à l'hon- neur militaire, et qui dit oui comme elle aurait dit non; mais qu'ils avaient donc un joli uniforme, avec leurs habits blancs à retroussis vert de mer ! » ajouta-t-elle, rêveuse. Elle revoyait peut-être cet uni- forme-là sur quelque tournure qui lui avait plu dans sa jeunesse, et tout cela passait comme une mouette dans une brume, au fond du brouillard gris de ses pauvres petits souvenirs.

Mais mademoiselle de Percy se souciait bien des rêves de mademoiselle Ursule et des haines méprisantes du baron de Fier- drap ! Elle passa donc outre et reprit :

•- Mais comment vous embarquerez- « vous, chevalier ? - lui dis-je, je ne « vois pas une planche sur cette grève, .• et vous n'avez pas le projet peut-être « d'aller de la côte de France à la cote » d'Angleterre à la nage ?

« On pourrait y aller. me dit-il « sérieusement ; qui sait s'il ne s'en sen- •■ tait pas la force ? Mais, mademoiselle, •< s'il n'y a pas de planches sur la grève, •■ il y en a dessous. »

" Alors, nous connûmes la prudence et

histoire d'une rougeur 261

l'esprit de ressource de cet homme, pour la guerre de partisan. Il avait cette mémoire des lieux qui fait le pilote, et il ne l'avait pas que sur la mer. Il s'orienta sur le sol nous étions, et tira de la cein- ture de sa jaquette une serpette qu'il avait prise dans le moulin, sans doute ; car les Bleus n'auraient pas osé laisser à un pareil homme seulement la pointe d'une lame de couteau. Et il se mit, avec cette serpette, à creuser le sable, comme font les pêcheurs de lançon.

On ferait mieux de dire les chas- seurs, — interrompit M. de Fierdrap, sérieux comme un dogme. Je n'ai jamais compris la pêche sans de l'eau.

En quelques secondes, reprit la conteuse, Des Touches eut déterré une bêche, et dix minutes après, il eut déterré son canot. C'est lui-même qui l'avait ensa- blé à cette place lors de son dernier débar- quement. C'était sa coutume, nous dit-il. II. ne se confiait jamais à personne.

•• Obligé d'entrer dans les terres pour y porter à tel ou tel endroit les dépêches dont il était chargé, il ne pouvait laisNer ce canot, qu'il avait fait lui-même, à un amarrage quelconque, les gardes-côtes

2Ô2 LE CHEVALIER DES T OU ri! PS

l'auraient surpris. Quand il l'eut déterré, il le porta à la mer, et pour cela il n'eut pas besoin de toute sa force. C'était une plume que ce canot. Il sauta sur cette plume, qui se mit à danser mollement sur la vague. Il était déjà redevenu la Guêpe ; il allait redevenir •• le Farfadet ! ■■ « Il maintenait de sa rame, piquée dans le sol, la barque qui s'enlevait sur la vague comme un cheval ardent qui piaffe. « Adieu, mademoiselle! etvous aussi, monsieur Juste Le Breton ! nous dit- il, debout sur l'avant de sa barque, et il nous salua de la main. Quand nous reverrons-nous? et même nous rever- rons-nous? Les paysans sont las; la guerre fléchit. Ne parlent-ils pas là-bas de pacification encore?-... Il faudrait qu'un des princes vint ici pour tout rallumer... et il n'en viendra pas! ajouta-t-il avec une expression mépri- sante qui me fit mal, et que j'ai bien des fois rencontrée sur les lèvres de serviteurs pourtant fidèles (et elle jeta un regard de reproche à son frère . Je n'en amènerai pas un à cette côte dans ce canot qui y apporta .1/. Jjc- jues. Si cette guerre finit, que devien-

HISTOIRE I. 'une rougeur 263

« drons-nous? du moins, moi, qui ne suis « propre qu'à la guerre. J'irai me faire « tuer quelque part, et cette cote-ci n'en- « tendra plus parler de Des Touches ! »

Nous lui renvoyâmes son adieu.

« Il est temps de partir, lit-il. « voici le reflux.

« Il cessa de maintenir la barque mobile sur le flot écumeux du bord, et d'un de ces nerveux coups de rames comme il savait en donner, il la fit monter sur cette mer qui le connaissait et disparut entre deux vagues, pour reparaître, comme un oiseau marin, qui plonge en volant et se relevé, en secouant ses ailes. C'était à se demander qui des deux reprenait l'autre : si c'était lui qui reprenait la mer, ou si la mer le reprenait ! Nous le suivîmes des yeux par ce clair de lune, qui rendait les ondulations de l'eau lumineuses; mais la houle, qu'il trouva quand il fut au large, linit par nous cacher cette espèce de pirogue de si peu de bois qu'il montait, ce mince canot presque fantastique ! Le Farfadet s'était évanoui... Nous nous dirigeâmes vers Touffedelys par les dunes ; il faisait superbe. J'ai vu rarement, dans ma vie de Chouanne à la belle étoile, une plus belle

2f>4 II CH 1. VA l'i E R DES

nuit. Nous entendions de moins en moins le bruit de la mer, qui s'éloignait et qui commençait à découvrir ses premières roches. Du côté des terres, tout était calme : la brise de la mer mourait à la grève, les arbres étaient immobiles. Sur la hauteur, dans le lointain bleuâtre, achevait de brûler, en silence et sans secours, le moulin solitaire que l'incendie avait mutilé et qui n'avait plus que trois ailes, qui tournaient encore. Placées de manière à être atteintes les dernières par la flamme, elles avaient fini par s'enflam- mer. L'une d'elles avait brûlé plus vite que les autres, mais les trois autres avaient pris aussi, et elles flambaient, et, en tour- nant, leur roue faisait pleuvoir des étin- celles, comme, dans l'après-midi, elle avait fait pleuvoir du sang. Quoiqu'il fût déjà loin en mer à cette heure, le terrible brû- leur de ce moulin pouvait le voir se consu- mant dans cet air sans vent, avec sa flamme droite comme celle d'un flambeau, par cette nuit transparente qui n'avait pas une vapeur, chose rare sur la Manche, cette mer verte comme un herbage dont les brumes seraient la rosée. Je ne sais quelle tristesse me saisit, moi. la grosse

histoire d'une rougeur 265

rieuse. La femme que j'avais sentie en moi. quand j'avais vu Des Touches si cruel, je la ressentis encore qui revenait sous mes habits de Chouan... La pitié m'inon- dait le cœur pour Aimée, à qui j'allais avoir à apprendre la mort de M. Jacques, cette mort que Des Touches avait ven ce qui ne la consolerait pas ! »

Mademoiselle de Percy s'arrêta de cette fois, comme quelqu'un qui a fini son his- toire. Elle rejeta les ciseaux dont elle avait gesticulé dans les tapisseries, empi- lées avec leur laine sur le guéridon.

Voilà, baron, dit-elle à M. de Fier- drap, cette histoire de l'enlèvement de Des Touches que mon frère vous avait promise.

Et que vous avez fort bien narrée, ma chère Percy, >• fit mademoiselle Sainte, qui, voulant être aimable, lui envoya de sa bouche innocente 1' cruel de ce mot déshonorant.

Mais le baron de Fierdrap, qui avait parlé si légèrement du chagrin d'Aimée, l'anti-sentimental pécheur de dards, qui ne se souciait guère de ceux de l'amour, disait l'abbé, quand il était en verve de calembredaines, le baron était

J" LE CHEVALIER CHES

devenu tendre: il était redevenu le baron llykis. et il voulut qu'on lui parlât d'Ai- mée.

« Ce fut moi lui dit donc mademoi- selle de Perey qui lui appris la mort de son fiancé. Elle pâlit comme si elle allait mourir elle-même, et elle s'enferma pour cacher ses larmes. Chez Aimée, vous l'avez vu, baron, tout porte en dedans, et le dehors ne perd jamais son calme. La seule chose extérieure de ce chagrin, renfermé- dans son cœur comme une relique dans une chasse scellée, fut la funèbre fantaisie de faire déterrer celui qu'elle appelait son mari du pied du buisson nous l'avions couché, et de le rouler dans cette robe de noces qu'elle avait portée un seul soir et qu'elle lui tailla en linceul.

•< Plus tard, lorsque les prêtres furent revenus et les églises rouvertes, pieuse comme elle est, ne pouvant supporter l'idée de ne pas reposer un jour près de lui, elle le fit transporter en terre sainte. Tout cela eut lieu, baron, sans éclat, --ans retentissement, pour l'apaisement de son cœur, dont elle couvre le navrement sous des sourires qui entrouvriraient le ciel à des malheureux moins malheureux

HISTOIRE D'UNE ROUGEUR I "

qu'elle. Quand, au milieu de son déses- poir et de cette pâleur qu'elle a gardée toujours depuis cette époque, car elle n'a jamais repris entièrement cet incarnat de cœur de rose-mousse entr'ouvertc qui la faisait la rose reine des roses de Valo- gnes, la moindre des filles des rues éblouit de fraîcheur, on lui apprit que Des Touches était sauvé, elle eut encore ce coup de soleil inexplicable qui la fai- sait devenir une statue de corail vivant.

« Et inexplicable elle est restée, mon- sieur de Fierdrap, cette rougeur inouïe ! Les années sont venues, le temps a mar- ché, la vie n'est plus pour elle qu'un grand silence dans une seule pensée, la surdité. l'isolante surdité, a bâti son mur entre elle et les autres et l'a renfermée dans sa tour, comme elle dit. Eh bien ! que le nom de Des Touches, dont on parle bien peu maintenant, soit dit par hasard devant elle, et que ce jour-là soit aussi un jour elle entende, la rougeur reparaîtra brûlante sur ces tempes d'une pureté de fille morte vierge, et les cheveux blancs, si elle n'était pas blonde, auraient commencé à glisser leurs pointes argen- tées. C'est incroyable, baron, mais cela

268 LE CHEVALIER DES TOTCIIES

est. Tenez! je ne voudrais jamais lui faire volontairement la moindre peine, a cette noble fille, mais si je n'étais pas retenue par cette crainte, et que, me levant de ma place, j'allasse jusqu'à elle qui travaille à son feston sous cette lampe depuis trois heures sans avoir entendu un seul mot de ce que nous avons dit, et que je lui criasse à l'oreille :

« Aimée, le chevalier Des Touches <■ n'est pas mort ! L'abbé vient de le ren- ■• contrer sur la place... ••

Parions, baron, que la rougeur, l'inex- plicable rougeur reparaîtrait sur le visage de la fiancée de M. Jjcjucs, qui n'a jamais aimé que lui...

Je ne dis pas non, dit l'abbé pro- fondément. Cela est sûr qu'elle aimait M. Jacques. Mais qui sait fit-il en bais- sant la voix, précaution inutile pour elle, mais comme s'il avait craint pour lui- même ce qu'il disait... si, par impossi- ble, elle n'était pas aussi pure... »

Et il s'arrêta, n'osant pas achever, ayant, cet abbé grand seigneur, non plus peur seulement de sa parole, mais de sa pen- sée.

■•Oh! mon frère !...» dit mademoi-

histoire d'une rougeur 26g

selle de Percy, avec un cri mélangé du

sentiment de l'horreur et de l'impossibilité de la chose, en frappant le parquet d'un pied de reine Berthe, indigné.

Et les deux Touffedelys elles-mêmes, devenues des sensitives, car la bêtise a parfois de ces moments-là elle devient sensible, avaient reculé leurs fauteuils avec une énergie de croupe vertueuse qui disait combien la pensée de l'abbé les scandalisait.

L'abbé n'acheva pas... Il en avait assez dit. Le prêtre est toujours le plus profond des moralistes. Le regard, aiguisé par la confession, va toujours plus avant que celui des autres hommes. Le Zahuri, dit- on, voit le cadavre à travers les gazons qui le couvrent. Le prêtre, c'est le Zahuri de nos cœurs.

Il regarda le baron de Fierdrap, qui cligna, mais qui, lui aussi, n'ajouta pas une syllabe. Ce fut un point d'orgue sin- gulier. Le tonneau de Bacchus sonna deux heures. Les chiens de M. Mesnil- houseau ne hurlaient plus. Le silence, que ne fouettait plus la pluie, s'entassait au dehors et tombait dans ce salon, dont le feu était éteint et dont le grillon, cette

2~0 LE CHEVALIER DES TOUCHES

cigale de l'âtre que mademoiselle Sainte appelait un criquet, s'était endormi. « Tiens ! dit le baron de Fierdrap.

je n'ai pas pris mon thé, de toute cette histoire ! Il ouvrit sa théière et y plon- gea son nez. L'eau, a force de bouillir, s'était évaporée.

Image de tout ! fit l'abbé très grave.

Allons-nous-en. Fierdrap ! laissons ces demoiselles se coucher. Nous avons fait une vraie débauche de causerie, ce soir.

Il n'est pas tous les jours fétc. dit le baron. Seulement, j'ai une diable d'envie d'être à demain. Puisque tu es sûr de l'avoir vu ce soir sur la place des Capucins, nous aurons peut-être demain des nouvelles du chevalier Des Tou- ches. »

Et ils s'en allèrent, mademoiselle de Percy ayant englouti sa vaste personne et son baril oriental sous son coqueluchon de tiretaine. L'abbé, qui avait plus raison que jamais de l'appeler •• son gendarme », lui prit le bras d'autorité, et lui chantonna à demi-voix, en traînant ses sabots par les rues, les premières paroles d'une chanson qu'il avait faite, un jour, pour elle :

HISTOIRE DUNE ROUGEUR 2 ~ I

Je connais un militaire Qui va disant son bréi Et qui, dans son régiment, .Va qu'un soldat, seulement... C'est une plie un peu / Plan, r'iantanplan plan .'

Le baron avait allumé, comme l'abbé, sa lanterne, et tous les trois ils recondui- sirent pompeusement jusqu'à son couvent mademoiselle Aimée, à laquelle, par défé- rence pour une telle pensionnaire, les Dames Bernardines avaient accordé la permission de rentrer tard. L'abbé, sa sœur et le baron étaient plus ou moins impressionnés par cette histoire d'un des héros de leur jeunesse, mais ils l'étaient moins à coup sur qu'une autre personne qui était là, et dont je n'ai rien dit en- core. Dans l'attention qu'ils donnaient à ce qu'ils disaient, ils l'avaient oubliée etj'ai fait comme eux... Cette autre personne n'était qu'un enfant, auquel ils n'avaient pas pris garde, tant ils étaient à leur his- toire ! et lui, tranquille, sur son tabouret, au coin de la cheminée contre le marbre de laquelle il posait une tête bien préma- turément pensive. Il avait environ treize ans, l'âge où, si vous êtes sage, on oublie de vous envover coucher dans les mai-

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sons l'on vous aime ! Il l'avait été, ce jour-là, par hasard peut-être, et il était resté dans ce salon antique, regardant et gravant dans sa jeune mémoire ces figures comme on n'en voyait que rare- ment dans ce temps-là, et comme mainte- nant on n'en voit plus, s'intéressant déjà à ces types dans lesquels la bonhomie. la comédie et le burlesque se mêlaient, avec tant de caractère, à des sentiments hauts et grands! Or, si elle vous a inté- ressé, c'est bien heureux pour cette his- toire ; car sans lui elle serait enterrée dans les cendres du foyer éteint des de- moiselles de Toulïedelys, dont la famille n'existe plus et dont la maison de la rue des Carmélites, à ces cousines de Tour- ville, est habitée par des Anglaises en passage à Yalognes, et personne au monde n'aurait pu vous la raconter et vous la finir ! puisque, vous venez de le voir. cette histoire n'est pas finie. Mademoi- selle de Percy ne l'avait pas achevée, et elle ne l'acheva jamais. Elle en était restée à cette rougeur sur laquelle l'abbé avait mis, avec un seul mot, une lumière qui avait révolté sa sœur. Mademoiselle de Percy avait foi en Aimée, et les senti-

histoire d une rougeor :;}

ments de cette âme robuste ne chance- laient point. Aimée de Spens garda son secret, et mademoiselle de Percy garda son respect pour Aimée. Elle mourut la croyant la Vierge-Veuve, comme elle l'ap- pelait, digne d'entrer au ciel avec deux palmes, les deux palmes des deux sacri- fices accomplis ! L'abbé, qui avait le tact d'un grand esprit, ne lit jamais une ré- flexion et ne parla jamais du chevalier Des Touches à mademoiselle de Spens. qui. ayant perdu les Touffedelys après mademoiselle de Percy, se cloitra sans prendre le voile et ne sortit plus de son couvent.

.Mais l'enfant dont j'ai parle grandit, et la vie, la vie passionnée avec ses distrac- tions furieuses et les horribles dégoûts qui les suivent, ne purent jamais lui faire oublier cette impression d'enfance, cette histoire faite, comme un thyrse, de deux récits entrelacés, l'un si fier et l'autre si triste ! et tous les deux, comme tout ce qui est beau sur la terre et qui périt sans avoir dit son dernier mot, n'ayant pas eu de dénoûment ! Qu'était devenu le chevalier Des Touches ?... Le lendemain, sur lequel le baron de Fierdrap comptait

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pour avoir de ses nouvelles, n'en donna point. Nul dans Valognes n'avait connais- sance du chevalier Des Touches, et ce- pendant l'abbé n'était pas un rêveur qui voyait à son coude ses rêves, comme mes- demoiselles de Touffedelys et Couyart. Il avait vu Des Touches. C'était donc une réalité. Il était donc passé par Valognes. Mais il était passé... D'un autre côté, quelle était dans la vie de cette belle et pure Aimée de Spens cet autre mystère qui s'appelait aussi Des Touches:-... Deux- questions suspendues éternellement au- dessus de deux images, et auxquelles. après plus de vingt années, vaincue par l'acharnement du souvenir, la circon- stance répondit. Qui sait?- A force dépen- ser à une chose, on crée peut-être le ha- sard !

Le hasard m'apprit, en effet, parce que je n'avais jamais cessé de penser à cet homme et de m'informer de son destin, qu'il vivait... et que mon grand abbé de Percy ne s'était pas trompé quand il l'avait vu et qu'il l'avait pris pour un fou. De Valognes, qu'il avait traversé, comme le roi Lear, par la pluie et par la tem- pête, revenant d'Angleterre, échappé a

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ceux qui le gardaient et le ramenaient dans son pays, il était allé tomber dans une famille qu'il avait épouvantée de la folie furieuse dont il était transporté. L'ambition trahie, les services méconnus, la cruauté du sort, qui prend parfois les mains les plus aimées pour nous frapper, tout cela avait fait de cet homme, froid comme Claverhouse, un fou à camisole de force, dont la vigueur irrésistible of- frait le danger d'un fléau. On l'avait té- nébreusement interné dans une maison de fous, il vivait depuis plus de vingt ans. Je sus tout cela peu à peu, par lam- beaux, comme on apprend les choses qu'on vous cache. Mais quand je le sus, je me jurai de me donner la vue de cet homme, qu'une femme qui l'avait connu avait mis sa force d'impression à me peindre comme me l'eût peint un poète. L'état dans lequel je trouverais cet homme héroïque, mort tout entier et pourrissant dans le plus affreux des sé- pulcres : une maison de fous ! était une raison de plus pour m'en donner le spec- tacle. C'est si bon de tremper son cœur dans le mépris des choses humaines, et entre toutes de la gloire, qui gasconne

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avec ceux qui se tient à elle et qui croient

qu'elle ne peut tromper !

Il fut donc un jour je pus le voir, ce chevalier Des Touches, et raccorder dans ma pensée sa forme jeune, sveite et ter- rible, comme celle de Persée qui coupe la tète à la Gorgone, et la figure d'un vieillard dégradé par l'âge, la folie, tous les écrasements de la destinée. Ce que je fis pour cela est inutile à dire, mais je pus le voir... Je le trouvai assis sur une pierre, car depuis longtemps il n'était plus fou à lier, dans une cour carrée, très propre et très blanche, avec des arceaux à l'entour. Depuis qu'/7 n'était fins mé- chant, on l'avait retiré des cabanons et on le laissait vaguer dans cette cour, des paons tournaient autour d'un bassin, bordé de plates-bandes qui étalaient des nappes de fleurs rouges. Il les regardait. ces fleurs rouges, avec ses yeux d'un bleu de mer. vides de tout, excepté d'une flamme qui brûlait sans pensée, comme un feu abandonné personne ne se chauffe plus. La beauté de la belle Hélène, de cet homme qui avait été plus céleste- raent beau que la belle Aimée, avait dit mademoiselle de Percv, était détruite.

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radicalement détruite, mais non sa force. Il était encore vigoureux, malgré l'épuise- ment de vingt ans de folie, qui auraient consumé tout homme moins robuste. Il était vêtu tout en molleton bleu, avec des boutons d'os et un foulard de Jersey au cou, comme un matelot ; et c'était bien cela : il avait l'air d'un vieux matelot, qui attend à terre et qui s'y ennuie. Le mé- decin me dit que l'âge venant et les furies ayant été remplacées par de la démence, le désordre le plus profond et le plus ir- rémédiable s'était fait dans ses facultés ; qu'il se croyait gouverneur de ville, âgé de deux mille ans, et que certainement je n'en tirerais pas un éclair de lucidité. Mais je n'y allai point par quatre che- mins, et, d'emblée, je lui dis brusquement :

« C'est donc vous, chevalier Des Touches ! »

Il se leva de son arceau comme si je l'eusse appelé, et m'ôtant sa casquette de cuir verni, il me montra un crâne chauve et lisse, comme une bille de billard.

« C'est singulier, dit le docteur, je n'aurais jamais pensé qu'il eût ré- pondu à son nom, tant il a perdu la mémoire ! »

:7;'> LE CHEVALIER DES TOUCHES

Mais moi que ceci animait :

« Vous souvenez-vous lui dis-je à bout portant de votre enlèvement de Coutances, monsieur Des Touches ?... »

Il regardait dans l'air comme s'il y ^ oyait quelque chose.

« Oui!... dit-il, cherchant un peu.

Coutances ! et, ajouta- t-il sans cher- cher, — et le juge qui m'a condamné à mort, le coquin de... ! •>

Il le nomma. C'était encore un nom porté dans la contrée, et son œil bleu de mer darda un rayon de phosphore et de haine implacable.

•< Et d'Aimée de Spens, vous en sou- venez-vous ? » fis-je encore, coup sur coup, craignant que le fou ne revint et voulant frapper de ce dernier souvenir sur le timbre muet de cette mémoire usée, qu'il fallait réveiller.

Il tressaillit.

« Oui encore, aussi!... fit-il, et ses yeux avaient comme un afflux de pensées.

Aimée de Spens, qui m'a sauvé la vie ! La belle Aimée ! »

Ah ! je tenais peut-être l'histoire que mademoiselle de Percy n'avait pas finie... Et cette idée me donna la volonté magné-

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. Elle se mit toute i

HISTOIRE D'UNE ROUGEUR l"l

tique qui dompte une minute les fous et les fait obéir.

« Et comment s'y prit-elle pour cela, monsieur Des Touches?- Allons, dites!

Oh ! dit-il (je lui avais enfin passé mon âme dans la poitrine, à force de vo- lonté !) nous étions seuls à Bois-Frelon, vous savez >... près d'Avranches... Tout le monde parti... Les Bleus vinrent comme ils venaient souvent, à petits pas... Ils cer- nèrent la maison... C'était le soir. Je me serais bien fait tuer, risquant tout, tirant par les fenêtres comme à la Faulx, mais j'avais mes dépêches. Elles me brûlaient... Frotté attendait. Ils l'ont tué, Frotté, n'est-ce pas vrai?... »

Je tremblai que l'idée de Frotté ne l'en- traînât trop loin de ce que je voulais qu'il me dit.

« Tué, fusillé ! lui dis-je. Mais Aimée !... »

Et je lui secouai durement le bras.

«Ah ! reprit-il, elle pria Dieu... entr'ouvrit les rideaux pour qu'ils la vis- sent bien... C'était l'heure de se coucher... Elle se déshabilla. Elle se mit toute nue. Ils n'auraient jamais cru qu'un homme était là, et ils s'en allèrent. Ils l'avaient

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282 11 CHEVALIER DES TOUCHES

vue... Moi aussi... Elle était bien belle !... rouge comme les fleurs que voilà! » désignant les fleurs du parterre.

Et son oeil redevint vide et atone, et il se remit a divaguer.

Mais je ne craignais plus sa folie. Je tenais mon histoire ! Ce peu de mots me suffisait. Je reconstituais tout. J*étais un Cuvier! Il était donc vrai, l'abbé avait tort. Sa sœur avait raison. La veuve de M. Jacques était toujours la Vierge-Veuve ! Aimée était pure comme un lys! Seulement elle avait sauve la vie à Des Touches comme jamais femme ne l'avait sauvée à personne... Elle la lui avait sauvée en outrageant elle- même sa pudeur. Quand, à travers la fenêtre, les Bleus virent, du dehors ils étaient embusqués, cette chaste femme qui allait dormir et qui ôtait, un à un. ses voiles, comme si elle avait été sous l'œil seul de Dieu, ils n'eurent plus de doute; personne ne pouvait être là. et ils étaient partis: Des Touches était sauvé! Des Touches, qui, lui aussi, l'avait vue, comme les Bleus... qui. jeune alors, n'avait peut- être pas eu la force de fermer les yeux pour ne pas voir la beauté de cette fille sublime. qui sacrifiait, pour le sauver, le velouté

histoire d'une RODGEDR 2'\t,

immaculé des fleurs de son âme et la divi- nité de sa pudeur! Prise entre cette pudeur si délicate et si fière et cette pitié qui fait qu'on veut sauver un homme, elle avait hésité... Oh ! elle avait hésité, mais. enfin, elle avait pris dans sa main pure ce verre de honte et elle l'avait bu. Made- moiselle de Sonihreuil n'avait bu qu'un verre de sang pour sauver son père ! Depuis, peut-être, Aimée avait souffert autant qu'elle ?... Ces rougeurs, quand Des Touches était là, et qui la couvraient tout entière a son nom seul, qui ne l'avaient jamais inondée d'un flot plus vermeil que le jour mademoiselle de Percy avait dit, sans le savoir, le mot qui lui rappelait le malheur de sa vie : « Des Touches sera votre témoin'. » ces rougeurs étaient le signe, toujours prêt à reparaître, d'un supplice qui durait toujours dans sa pen- sée, et qui, à chaque fois que le sang offensé la teignait de son offense, rendait son sacrifice plus beau !

J'avoue que je m'en allai de cette maison de fous ne pensant plus qu'a Aimée de Spcns. J'avais presque oublié Des Tou- ches... Avant de sortir de sa cour, je me retournai pour le voir... Il s'était rassis

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LE CI! EVAL1 E K DKS TO feu 1 S

sous son arceau, et. de cet œil qui avait percé la brume, la distance, la vague, le rang ennemi, la fumée du combat, il ne regardait plus que ces fleurs rouges aux- quelles il venait de comparer Aimée, et dans l'abstraction de sa démence, peut- être ne les voyait-il pas...

n dans l'abstraction de mi démence, p nt> . n. n< les voyait-Il pas

Table

I. Trois siècles dans un petit coin i

H. Hélène et Paris 31

III. Une jeune vieille au milieu de véritables

vieillards 49

IV. Histoire des Douze 71

V. La première expédition 121

VI. Une halte entre les deux expéditions. ... 1S1

VII. La seconde expédition 199

VIII. Le .Moulin bleu 231

IX. Histoire dune rousreur 257

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n été imprime', grave et broché

dans les ateliers de Edouard Guillaume

Imprimeur-Editeur de la Collection Giu'Haun

10;, boulevard Brune. 105

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