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AHC iANGNIEH.
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
85, RUK DE RENNES
PARIS
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Le Dilemme de Marc Sangnier
DU MÊME AUTEUR:
L'Idée de la Décentralisation, brochure.
Trois idées politiques: Chateanbiiand , Michelet ,
Sainte-Beuve. Les Amants de Venise {George Sand et Musset). Portraits d'après un médaillon de David d'Angers. Jean Moréas, étude littéraire Le Chemin de Paradis, contes philosophiques.
ENQUÊTE SUR LA MONARCHIE
Anthinea : d'Athènes à Florence. Un débat nouveau sur la République et la Décentralisation.
L'AVENIR DE L'INTELLIGENCE
Auguste Comte Le Romantisme féminin — Mademoiselle Monk
Pour paraître au 15 janvier 1907 :
Kiel et Tanger
Histoire de dix ans (1895-1905)
En préparation :
LE NATIONALISME INTÉGRAL
CHARLES MAURRAS
Le Dilemme
de
Marc Sangnier
Essai sur la démocratie religieuse
'( Pour un esprit dégagé de toutes les superstitions, « un impérieux dilemme doit tôt ou tard se poser : ou « le positivisme monarchique de l'Action Française. (I ou le christianisme social du Sillon. »
Marc Sangnier.
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
85, RUE DE RENNES
PARIS
A L'ÉGLISE ROMAINE
A L'ÉGLISE
DE
L'ORDRE
An
prêtre é minent
qni
fut mon premier maître
An
parfait humaniste
par qui
je fus introduit
aux Lettres profanes
On se trompe souvent sur le sens et sur la nature des raisons pour lesquelles certains esprits irréligieux ou sans croyance religieuse ont voué au Catholicisme un grand respect mêlé d'une sourde tendresse et d'une profonde affection. Cest de la politique, dit-on souvent. Et l'on ajoute ; — Simple goût de V autorité. On poursuit quelquefois : — Vous désirez une reli- gion pour le peuple. Sans souscrire à d'aussi sommaires inepties, les plus modérés se sou- viennent d'un propos de M. Brunelière : « L'Eglise catholique est un gouvernement », et concluent : — Vous aimez ce gow)ernement fort.
Tout cela est frivole, pour ne pas dire plus. Quelque étendue que l'on accorde au terme de gouvernement, en quelque sens extrême qu'on le reçoive, il sera toujours débordé par la pléni- tude du grand être moral auquel s'élève la
VIII LE DILEMME DE MARC SANGNIEK
pensée quand la bouche prononce le nom .de l'Eglise de Rome. Elle est sans doute un gou- vernement, elle est aussi mille autres choses. Le vieillard en vêtements blancs qui siège au sommet du système catholique peut ressembler aux princes du sceptre et de l'épée quand il tranche et sépare, quand il rejette ou qu'il ful- mine ; mais la plupart du temps son autorité participe de la fonction pacifique du chef de chœur quand il bat la mesure d'un chant que ses choristes conçoivent comme lui, en même temps que lui. La règle extérieure n'épuise pas la notion du Catholicisme, et c'est lui qui passe infiniment cette règle. Mais oia la règle cesse, l'harmonie est loin de cesser. Elle s'amplifie au contraire. Sans consister toujours en une obé- dience,le Catholicisme est partout un ordre. C'est à la notion la plus générale de l'ordre que cette essence religieuse correspond pour ses admira- teurs du dehors.
Il ne faut donc pas s'arrêter à la seule hiérar- chie visible des personnes et des fonctions. Ces gradins successifs sur lesquels s'échelonne la majestueuse série des juridictions font déjà pressentir les distinctions et les classe- ments que le Catholicisme a su introduire ou
LK DILEMME DE MAHG SANGNTEK IX
raffermir dans la vie de Tesprit et l'intelligence du monde. Les constantes maximes qui distri- buent les rangs dans sa propre organisation se retrouvent dans la rigueur des choix critiques, des préférences raisonnées que h\ logique de son dogme suggère aux plus libres fidèles.' Tout ce que pense l'homme reçoit, du jugement et du sentiment de l'Eglise, place proportionnelle au degré d'importance, d'utilité ou de bonté. Le nombre de ces désignations électives est trop élevé, leur qualification est trop minutieuse, mo- tivée trop subtilement, pour qu'il ne semble pas toujours assez facile d'y contester, avec une appa- rence de raison, quelque point de détail. Oii l'Église prend sa revanche, oii tous ses avantages reconquièrent leur force, c'est lorsqu'on en revient à considérer les ensembles. Rien au monde n'est comparable à ce cor;)5 de principes si généraux, de coutumes si souples, soumis à la même pensée, et tel enfin que ceux qui con- sentirent à l'admettre n'ontjamais pu se plaindre sérieusement d'avoir erré par ignorance et faute de savoir au juste ce qu'ils devaient. La con- science humaine, dont le plus grand malheur est' peut-être l'incertitude, salue ici le temple des définitions du devoir.
Cet ordre intellectuel n'a rien de stérile. Ses
X LE DILEMME DE MARC SAISGNIER
bienfaits rejoignent la vie pratique. Son génie prévoyant guide et soutient la volonté, l'ayant pressentie avant l'acte, dès l'intention en germe, et même au premier jet naissant du vœu et du désir. Par d'insinuantes manœuvres ou des exercices violents répétés d'âge en âge pour assouplir ou pour dompter, la vie morale est prise à sa source, captée, orientée et même con- duite, comme par la main d'un artiste supérieur. Pareille discipline des puissances du cœur doit descendre au delà du cœur. Quiconque se prévaut de l'origine catholique en a gardé un corps ondoyé et trempé d'habitudes pro- fondes qui sont symbolisées par Faction de l'encens, du sel ou du chrême sacrés, mais qui déterminent des influences et des modifications radicales. De là est née cette sensibilité catho- lique, la plus étendue et la plus vibrante du monde moderne, parce qu'elle provient de l'idée d'un ordre imposé à tout. Qui dit ordre dit accumulation et distribution de richesses : mo- ralement, réserve de puissance et de sympathie.
LE DILEMME DE MARC SANGNIER XI
II
On pourrait expliquer l'insigne merveille delà sensibilité catholique par les seules vertus d'une prédication de fralernité et d'amour, si la fra- ternité et l'amour n'avaient produit des résul- tats assez contraires quand on les a prêches hors du catholicisme. N'oublions pas que plus d'une fois dans l'histoire il arriva de proposer (( la fraternité ou la mort » et que le catholicisme a toujours imposé la fraternité sans l'armer de la plus légère menace : lorsqu'il s'est montré rigoureux ou sévère jusqu'à la mort, c'est de justice ou de salut social qu'il s'est prévalu, non d'amour. Le trait le plus marquant de la prédi- cation catholique est d'avoir préservé la phi- lanthropie de ses propres vertiges, et défendu l'amour contre la logique de son excès. Dans l'intérêt d'une passion qui tend bien au sublime, mais dont la nature est aussi de s'aigrir et de se tourner en haine aussitôt qu'on lui permet d'être la maîtresse, le catholicisme a forgé à Tamour les plus nobles freins, sans l'altérer ni l'opprimer.
Par une opération comparable aux chefs- d'œuvre de la plus haute poésie, les sentiments
XII LE DILEMME DE MARC SANGNIER
furent plies aux divisions et aux nombres de la Pensée ; ce qui était aveugle en reçut des yeux vigilants; le cœur humain, qui est aussi prompt aux artifices du sophisme qu'à la brutalité du simple état sauvage, se trouva redressé en même temps qu'éclairé.
Un pareil travail d'ennoblissement opéré sur l'âme sensible par l'âme raisonnable était d'une nécessité d'autant plus vive que la puissance de sentir semble avoir redoublé depuis l'ère moderne. « Dieu est tout amour », disait-on. Que serait devenu le monde si, retournant les termes de ce principe, on eût tiré de là que « tout amour est Dieu »? Bien des âmes que la tendresse de l'Évangile touche inclinent à la flatteuse erreur de ce panthéisme qui, égalisant tous les actes, confondant tous 1rs êtres, légitime et avilit tout. Si elle eût triomphé, un peu de temps aurait suffi pour détruire l'épargne des plus belles gé- nérations de l'humanité. Mais elle a été com- battue par l'enseignement et l'éducation que donnait l'Eglise : — Tout amour n'est pas Dieu, tout amour est «. de Dieu ». Les croyants durent formuler sous peine de retranchement celte distinction vénérable, qui sauve encore l'Occi- dent de ceux que Macaulay appelle les bar- bares d'en bas.
LE DILEMME DE MAHC SANGNIEK XIll
Aux plus beaux mouvemeutscle l'âme, l'Eglise répéta comme un dogme de foi : Vous nêtes pns des dieux. A la plus belle âme elle-même: Vous n'êtes pas un Dieu non plus. En rappelant le membre à la notion du corps, la partie à l'idée et à l'observance du tout, les avis de l'Eglise éloignèrent l'individu de l'autel qu'un fol amour- propre lui proposait tout bas de s'édifier à lui- même ; ils lui représentèrent combien d'êtres et d'hommes, existant près de lui, méritaient d'être considérés avec lui : — K étant pas seul au monde^ tu ne fais pas la loi du monde., ni seule- ment ta propre loi. Ce sage et dur rappel à la vue deschoses réellesnefut tantécoulé queparcequ'il venait de l'Église même. La meilleure amie de chaque homme, la bienfaitrice commune du genre humain, sans cesse inclinée sur les âmes pour les cultiver, les polir et les perfectionner, pouvait leur interdire de se choisir pour centre. Elle leur montrait ce point dangereux de tous les progrès obtenus ou désirés par elle. L'apo- théose de l'individu abstrait se trouvait ainsi ré- prouvée par l'institution la plus secourable à tout individu vivant. L'individualisme était exclu au nom du plus large amour des personnes, et ceux- là mêmes qu'entre tous les hommes elle appelait, avec une dilection profonde, les humbles, rece-
XIV LE DILEMME DE MARC SANGNIER
valent d'elle un traitement de privilège, à la con- dition très précise de ne point tirer de leur tiumi- lité un orgueil ni de la sujétion le principe de la révolte.
La douce main qu'elle leur tend n'est point destinée à leur bander les yeux. Elle peuts'e^or- cer de corriger l'effet d'une vérité âpre. Elle ne cherche pas à la nier ni à la remplacer par de vides fictions. Ce gui est : voilà le principe de toute charitable sagesse. On peut désirer autre chose. Il faut d'abord savoir cela. Puisque le système du monde veut que les plus sérieuses garanties de tous les « droits des humbles » ou leurs plus sûres chances de bien et de salut soient liées au salut et au bien des puissants, l'Eglise n'encombre pas cette vérité de contesta- tions superflues. S'il y a des puissants féroces, elle les adoucit, pour que le bien de la puissance qui est en eux donne tous ses fruits ; s'ils sont bons, elle fortifie leur autorité en l'utilisant pour ses vues, loin d'en relâcher la précieuse consistance. Il faudrait se conduire tout autre- ment si notre univers était consiruit d'autre sorte et si l'on pouvait y obtenir des progrès d'une autre façon. Mais tel est Tordre. Il faut le connaître si l'on veut utiliser un seul de ses éléments. Se conformer à l'ordre abrège et
LE DILEMME DE MARC SANGNIER XV
facilite l'œuvre. Contredire ou discuter l'ordre est perdre son temps. Le catholicisme n'a ja- mais usé ses puissances contre des statuts éter- nels ; il a renouvelé la face de la terre par un effort d'enthousiasme soutenu et mis en valeur au moyen d'un parfait bon sens. Les réformateurs radicaux et les amateurs de révolution n'ont pas manqué de lui conseiller une autre conduite, en le raillant amèrement de tant de précautions. Mais il les a tranquillement excommuniés un par un.
III
Église catholique. Église de l'Ordre, c'étaient pour beaucoup d'entre nous deux termes si évi- demment synonymes qu'il arrivait de dire : a un livre catholique» pour désigner un beau livre, classique, composé en conformité avec la raison universelle et la coutume séculaire du monde civilisé; au lieu qu'un « livre protestant »> nous désignait tout au contraire des sauvageons sans race, dont les auteurs, non dépourvus de tout génie personnel, apparaissaient des révoltés ou des incultes. Un peu de réflexion nous avait aisément délivrés des contradictions grossières établies par l'histoire et la philosophie roman-
XVI LE DILEMME DE MARC SANGNIKR
tiques entre le catholicisme du moyen âge et celui de la renaissance. Nous cessions d'opposer ces deux périodes, ne pouvant raisonnablement reconnaître de différences bien profondes entre le génie religieux qui s'était montré accueillant pour Aristote et pour Virgile et celui qui reçut un peu plus tard, dans une mesure à peine plus forte, les influences dHomère et de Phidias. Nous admirions quelle inimitié ardente, austère, implacable, ont montrée aux œuvres de Fart et aux signes de la beauté les plus résolus enne- mis de l'organisation catholique. Luther est iconoclaste comme Tolstoï, comme Rousseau. Leur commun rêve est de briser les formes et de diviser les esprits. C'est un rêve anticatho- lique. Au contraire, le rêve d'assembler et de composer, la volonté de réunir, sans être des aspirations nécessairement catholiques, sont nécessairement les amis du catholicisme. A tous les points de vue, dans tous les domaines et sous tous les rapports, ce qui construit est pow\ ce qui détruit est contre \ quel esprit noble ou quel esprit juste peut hésiter ?
Chez quelques-uns, que je connais, on n'hé- sita guère. Plus encore que par sa structure extérieure, d'ailleurs admirable, plus que par
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LE DILEMME DE MARC SANGNIEM XVII
ses vertus politiques, d'ailleurs infiniment pré- cieuses, le catholicisme faisait leur admiration pour sa nature intime, pour son esprit. Mais ce n'était pas l'offenser que de l'avoir considéré aussi comme l'arche du salut des sociétés. S'il inspire le respect de la propriété ou le culte de l'autorité paternelle ou l'amour de la concorde publique, comment ceux qui ont songé particu- lièrement à l'utilité de ces biens seraient-ils blâ- mables d'en avoir témoigné gratitude au catho- licisme ? Il y a presque du courage à louer aujour- d'hui une doctrine religieuse qui affaiblit la révolution et resserre le lien de discipline et de concorde publique. Je l'avouerai sans embarras. Dans un milieu de politiques positivistes que je connais bien, c'est d'un Êtes -vous catholiques 1 que l'on a toujours salué les nouveaux arrivants qui témoignaient de quelque sentiment reli- gieux. Une profession catholique rassurait ins- tantanément et, bien qu'on n'ait jamais exclu personne pour ses croyances, la pleine confiance, l'entente parfaite n'a jamais existé qu'à titre exceptionnel hors de cette condition.
La raison en est simple en effet, dès qu'on s'en lient à ce point de vue social. Le croyant qui n'est pas catholique dissimule dans les replis inaccessibles du for intérieur un monde obscur
XVIII LE DILEMME DE MAKC SANGNIER
et vague do pensées ou de volontés que la moindre 6l)ullilion, morale ou immorale, peullui présenter aisément comme la voix, l'inspiration et l'opération de Dieu même. Aucun contrôle extérieur de ce qui est ainsi cru le bien et le mal absolus. Point déjuge, point de conseil rà opposer au jugement et au conseil de ce divin arbitre intérieur. Les plus malfaisantes erreurs peuvent être affectées et multipliées, de ce fait, par un infini. Effrénée comme une passion et consacrée comme une idole, cette conscience privée peut se déclarer, s'il lui plaît, pour peu que l'illusion s*en môle, maîtresse d'elle-même et loi plé- nière de tout : ce métaphysique instrument de révolte n'est pas un élément sociable, on en conviendra, mais un caprice et un mystère toujours menaçant pour autrui.
Il faut définir les lois de la conscience pour poser la question des rapports de l'homme et de la société ; pour la résoudre, il faut constituer des autorités vivantes chargées d'interpréter les cas conformément aux lois. Ces deux conditions ne se trouvent réunies que dans le catholicisme. Là etlà seulement, l'homme obtientsesgaranties, mais la société conserve les siennes : l'homme n'ignore pas à quel tribunal ouvrir son cœur sur un scrupule ou se plaindre d'un froissement, etj y,.
LE DILEMME DE MARC SAiNGNIER XIX
la société trouve devant elle un grand corps, une société complète avec qui régler les liliges surve- nus entre deux juridictions semblablement quoi- que inégalement compétentes. L'Eglise incarne, représente l'homme intérieur tout entier ; l'unité des personnes est rassemblée magiquement dans son unité organique. L'Etat, wi lui aussi, peut conférer, traiter, discuter et négocier avec elle. Que peut-il contre une poussière de consciences individuelles, que les asservir à ses lois ou flotter à la merci de leur tourbillon ?
IV
Sans doute cette société spirituelle a un chef, et que vous trouvez trop puissant. Vous plairait-il mieux d'avoir affaire à 39 millions de chefs commandant à des milliards de cellulesnerveuses plus ou moinsdébandées,àautant de chefs que de tètes, dont chacun pourra motiver sa fantaisie par quelque Dieu le veut et la pousser légitime- ment, s'il lui plaît, aux plus sombres extrémités ? Mais cette anarchie vous effraie, vous admettez l'Eglise, et vous regrettez seulement qu'elle ne soit pas nationale et qu'elle ait son chef au dehors ; vous souhaitez la messe et les vêpres en français, un clergé autonome absolument soustrait à toute
XX LE DILEMME DE MAKC SANGNIER
autorité du « Romain ». Là encore, en calculant la ruine de ce qui est, prenez-vous bien garde à ce qui succéderait ? Vous ne manqueriez pas d'en avoir tiorreur. Le « Romain » supprimé et, avec ce Romain, l'unité et la force de la Tradition énervées, les monuments écrits de la foi catho- lique obtiendront nécessairement toute la part de l'influence religieuse enlevée à Rome. On lira directement dans les textes, on y lira surtout la lettre. Cette lettre, qui est juive, agira, si Rome ne l'explique, à la juive.
En s'éloignant de Rome, nos clercs évolueront, de plus en plus, comme ont évolué les clercs d'Angleterre, d'Allemagne et de Suisse, même de Russie et de Grèce. Devenus, de prêtres, « pasteurs » et « ministres de l'Evangile », ils tourneront, de plus en plus, au rabbinisme, et vous feront cingler peu à peu vers Jérusalem. Le centre et le nord de l'Europe, qui ont déjà opéré ce recul immense, offrent-ils un exemple dont vous soyez tentés ? Pour éviter une autorité qui est essentiellement latine, êtes-vous disposés à vous sémitiser ? Je ne désire pas à mes compa- triotes ladestinée intellectuelle de l'Allemand ou de l'Anglais, dont toute la culture, depuis la langue jusqu'à la poésie, est infestée, depuis trois siècles, d'hébraïsmes déshonorants.
DILEMME DE MAKC SAKGMEK XXI
Un siège central dans l'Église et ce siège dans Rome : l'avantage n'est pas pour Rome seule, ni pour l'Église seule, ni pour les clercs, ni pour les fidèles tout seuls. Il reste infini pour la société et l'Etat. Pour la société la plus laïque, pour l'Etat le plus jaloux de ses droits. Je ne parle, il est vrai, que d'Etats et de sociétés qui soient intéressés à leur propre bien, ou seule- ment qui n'y soient pas tout à fait hostiles. Il est parfaitement certain que nos révolutionnaires seraient des animaux incompréhensibles et des monstres sans rien d'humain, s'ils apportaient le plus léger esprit de politique générale, le moindre sentiment de prévoyance civique, dans la conduite de leur offensive contre l'Eglise. Ils sont inexplicables de ce point de vue. Celui d'entre eux qui consentirait à vouloir un mini- mum d'or«5^re, même un minimum A' être, ne pour- rait éviter de changer radicalement son point de vue sur ce sujet. Leur attitude ne se com- prend que par leur goût inné de la destruction
Chez quelques-uns, c'est une rage. Il faut les voir ainsi. Cet orateur énergique et souple, ce journaliste ingénieux, ce démagogue, ce lettré vous déconcerte par une haine extravagante de tout ce qu'il nomme « romain », c'est-à-dire, — il l'entend très bien comme vous, — civilisé,
XXII LE DILEMME DE MARC SANGNIER
organisé^ solide^ durable^ ordonné? Il ne vous étonnera plus et vous admirerez au contraire, à travers ses incohérences, une immuable fixité si, au lieu de l'écouter, vous le regardez : ces mous- taches de Hun ! ce nez, ce crâne à la Mongole ! ces idées, pauvres et sommaires assurément, mais concentrées en des formules péremptoires, qui, toujours et partout, de la première à la dernière, qu'il s'agisse d'un jugement sur l'anti^ quité grecque ou latine, d'un débat sur l'organi- sation du travail, d'un examen de la mainmorte religieuse ou civile, peuvent être résumées et symbolisées pour les yeux dans ce seul terme : « A bas ! » ou dans une seule tendance: « Conser^ ver^ maintenir tout ce qui peut ou doit abattre quelque chose ou quelqu'un. » Regardez bien. C'est bien la race des peuples grossiers décrits dans le conte de Fénelon et dont tout le vocabu- laire se réduisait au terme « non ». Un « Jion » perpétuel assené sur le vrai comme sur le réel, impartial coup de marteau frappé sur d'humbles ustensiles domestiques comme sur les vases sacrés. Je ne me soucie pas de dire à M. Clemen- ceau qu'il représente la revanche d'Attila. Le chef barbare est-il pour quelque chose dans son affaire? La face de M. Clemenceau porte-t-elle un signe physique de quelque obscure descen-
LE DILEMME DE MARC SANGNIER XXII l
dance historique? Ou les masques des destruc- teurs se ressemblent-ils à travers le temps par le fait qu'ils recouvrent d'identiques machinations? Hérédité, tradition, simple concours d'identités mentales, !a cause importe peu, mais le fait évi- dent ne manque pas d'une éloquence suggestive.
Jamais barbare aussi complet ni destructeur aussi sincère. Jamais non plus même pouvoir de réveiller ou de rassembler contre lui les con- sciences et les volontés qu'il menace. Je dois le confesser pour ma part : sans vouloir le surfaire ni m'illusionner sur sa force, qui est faible, en regardant à sa qualité et non à sa taille, c'est en somme à lui que je dois de m'être réveillé un matin les mains jointes les genoux, tout à fait ployés devant la vieille et sainte figure mater- nelle du Catholicisme historique. Ce suppôt de Genève et de Londres m'a fait sentir clairement que « je suis Romaiii ». Par lui, j'ai récité le symbole attaché k mes deux qualités de citoyen français et de membre du genre humain.
Je suis Romain^ parce que Rome, dès le consul Marins et le divin Jules jusqu'à Théo- dose, ébaucha la première configuration de ma France. Je suis Romain, parce que Rome, la Rome des prêtres et des papes, a donné la solidité éternelle du sentiment, des mœurs, de la langue.
XXIV LE DILEMME DE MAKC SAKGNIER
du culte, à l'œuvre politique des généraux, des administrateurs et des juges romains. Je suis Romain, parce que si mes pères n'avaient pas été Romains comme je le suis, la première invasion barbare, entre le v^ et le x^ siècle, aurait fait aujourd'hui de moi une espèce d Allemand ou de Norvégien. Je suis Romain^ parce que, n'était ma romanité tutélaire, la seconde invasion bar- bare, qui eut lieu au xvi^ siècle, l'invasion pro- testante, aurait tiré de moi une espèce de Suisse. Je suis Romain dès que j'abonde en mon être historique, intellectuel et moral. Je suis Romain, parce que si je ne l'étais pas je n'aurais à peu près plus rien de français. Et je n'éprouve jamais de difficultés à me sentir ainsi Romain, les intérêts du catholicisme romain et ceux de la France se confondant presque toujours, ne se contredisant nulle part. Mais d'autres intérêts encore, plus généraux, sinon plus pressants, me font une loi de me sentir Romain.
Je suis Romain dans la mesure où je me sens homme : animal qui construit des villes et des Etats, non vague rongeur de racines ; animal social, et non carnassier solitaire ; cet animal qui, voyageur ou sédentaire, excelle à capitaliser les acquisitions du passé et même à en déduire une loi rationnelle, non destructeur errant par
LE DILEMME DE MARC SANGMER XXV
hordes et nourri des vestiges de la ruine qu'il a créée. Je suis Romain par tout le positif de mon être, par tout ce qu'y joignirent le plaisir, le travail, la pensée, la mémoire, la raison, la science, les arts, la politique et la poésie des hommes vivants et réunis avant moi. Par ce trésor dont elle a reçu d'Athènes et transmis le dépôt à notre Paris, Rome signifie sans conteste la civi- lisation et l'humanité. Je suis Romain, je suis humain : deux propositions identiques.
Rome dit oui, l'Homme dit oui. Voilà liden- tité profonde que m'a fait sentir M. Clemenceau au moyen de sa paraphrase misérable du non cher aux sauvages, aux barbares et aux enfants. Si le diable n'était trop grand seigneur pour être associé à nos contemporains, je dirais que ce simple sénateur radical m'a rendu le môme service que le diable dans la nouvelle de Mistral : il a apporté sa pierre, une dernière pierre, au monument de ma conviction essentielle, ou du moins il a illustré d'un symbole satisfaisant tout ce qui m'était suggéré par ma réflexion en art, en morale, en littérature, en histoire. Avec quel- ques personnages qui lui ressemblent, avec le régime qui les reflète si purement, ils ont par- faitement réussi à nous faire entendre qui nous sommes et ce que nous aimons : très exacte-
XXVI LE DILE3IME DE MARC SANGNIER
ment le contraire de ce qu'ils aiment et de ce qu'ils sont.
Comme d'un champ catalaunique engraissé de beaucoup de morts, mon ordre catholique et romain, mon ordre natal se renforce des inepties et des violences que l'on a jetées contre lui. N'ai-je pas saisi une cause 1 Nesais-je pas le fond de tant de haine et d'amitié ? Tout désormais s'explique par une différence, la plus claire du monde et la plus sensible : un oui, un 7îon. Ceux-là ne veulent pas, ceux-ci veulent, désirent. Quoi donc? Que quelque chose soit, avec les conditions nécessaires de TEtre. Les uns conspirent à la vie et à la durée: les autres souhaitent, plus ou moins nettement, que ce qui est ne soit bientôt plus, que ce qui se pro- duit avorte, enfin que ce qui tend à être ne parvienne jamais au jour. Ces derniers consti- tuent la vivante armée de la mort ; ils sont linimitié jurée, directe, méthodique, de ce qui est, agit, recrute, peuple: on peut les définir une contradiction, une critique pure, formule humaine du néant.
Le oîii, le non : double série des causes con- traires en travail. Le positif est catholique et le négatif ne Test pas. Le négatif tend à nier le genre humain comme la France et le toit dômes-
LE DILEMME DE MARC SANGNIER XXVII
tique comme l'obscure enceinte de la conscience privée; ne le croyez pas s'il soutient qu'il nie uniquement le frein, la chaîne, la délimitation, le lien : il s'attaque à ce que ces négations appa- rentes ont de positif. Comme il ne saurait exister de figure sans le trait qui la cerne et la ligne qui la contient, dès que l'Etre commence à s'éloigner de son contraire, dès que l'Etre est, il a sa forme, il a son ordre, et c'est cela même dont il est borné qui le constitue. Quelle existence est sans essence? Qu'est-ce que l'Être sans la loi? A tous les degrés de l'échelle, l'Être faiblit quand mollit l'ordre; il se dissout pour peu que l'ordre ne le tienne plus. Les déclamateurs qui s'élèvent contre la règle ou la contrainte au nom de la liberté ou du droit, sont les avocats plus ou moins dissimulés du néant. Inconscients, ils veulent r£^re sans la condition de l'Etre et, con- scients, leur misanthropie naturelle, ou leur perversité d'imagination, ou quelque idéalisme héréditaire transformé en folie furieuse les a déterminés à rêver, à vouloir le rien.
Je crois profondément que plusieurs des modernes ennemis du catholicisme conçoivent ce désir avec lucidité. Ils sont radicalement destructeurs, destructeurs avec conscience. Ils nourrissent la claire cupidité du néant. Ils en
XXVIIl LE DILKMMIÎ DE 3IARC SANGNIER
éprouvent la délectation certaine, absurde et terrible. Comment ne pas être contre eux? Com- ment ne pas courir à l'aide du génie de la construction en péril?
L'anarchiste chrétien appelé Marc Sangnier n'a pas eu la vertu de défaire ce que Clemenceau avait fait. Il ne m'a pas inspiré un instant de doute sur les affinités du catholicisme et de l'ordre. Mais d'autres ont connu ce doute. Sangnier montra toujours sa volonté certaine de paraître et d'être aussi bon catholique que pos- sible, ce qui le faisait suivre d'un grand nombre de catholiques : puis ses longues caresses à l'esprit de Révolution entraînaient ses audi- teurs et ses lecteurs à traiter comme des enne- mies les conditions de la patrie, du progrès et de la tradition. Que le mouvement se continuât, et l'on aurait le droit de se demander si Tordre allait se trouver d'un côté, le catholicisme de l'autre? Les esprits sages recommandaient le silence, la patience, surtout la confiance : Rome veille, déclaraient-ils. Mais c'était pour la France que l'on devenait anxieux. A quelles
LE DILEMME DE MARC SANGMEK XXIX
conclusions pourraient bien s'arrêter ces prédi- cations, d'un vague exti ôme, mais d'une véhé- mence et d'une chaleur inouïes ?
Aujourd'hui, des indices très suffisants per- mettent d'affirmer que l'avenir du catholicisme français n'est pas au Sillon : les théologiens s'occupent de ses doctrines. S'ils ne s'accordent pas encore sur le jugement à porter, ils sont unanimes à reconnaître que l'examen et la pru- dence s'imposent. Par les feuilles qui suivent, le lecteur pourra voir qu'on n'a pas épargné au jeune directeur du Sillon quelque doute sur l'orthodoxie de ses postulats. Il y est dit, en termes nets, que le Sillon aurait un jour ou l'autre à désavouer telles tendances inquiétantes ou qu'il serait lui-même éloigné de l'Église. Les plus anciens de ces présages ne datent pas de beaucoup plus de trois années, et nous sommes déjà bien loin du temps oii Marc Sangnier pouvait offrir à YAclio)i française un traité de partage analogue à celui qu'édicta le pape Alexandre VI entre les Espagnols et les Portugais d'Amérique: s'arrogeant tous les ca- tholiques et laissant le reste de la France à la Monarchie ! Marc Sangnier n'est plus en élat de presser la jeunesse de choisir entre nos diable- ries et sa sainteté. Les autorités catholiques
XXX LE DILEMME DE MARC SANG NIER
ont bien voulu nous rendre justice, et elles se méfient de lui.
Vraiment, c'est de sa faute. Comment fit-il pour dédaigner l'expérience à ce point ? Quel est le rêve ou la raison qui lui permit de négli- ger autant le passé? Chaque journée apporte un témoignage neuf à nos vérités aussi vieilles que l'univers. Ce petit livre, composé d'articles successifs tous traitant du même sujet, dégage maintes fois les leçons spontanées jaillies de la course des choses. Mais il est des esprits faits à souhait pour échapper aux suggestions les plus claires. Il leur faut des rigueurs directes ou des secousses fortes. Hygiène que Ton peut adopter pour soi : on n^a jamais le droit de la prêcher aux autres. L'Eglise l'a bien vu. Jadis, elle livrait les endurcis de cette sorte au bras séculier. Sa puissance spirituelle suffira sans doute aujourd'hui à les faire rentrer dans l'ordre.
Paris, le 9 décembre 1906^
LE
Dilemme de Marc Sangnier
ARTICLE PUlîMIEPi (1)
(( Dilemme impérieux. » Effort pour le résoudre. Pre- mière tentative de conciliation.
c( Depuis longtemps nous le pressentions^ « nous l'avons écrit ici niême^ il y a quelques u mois^ pour un esprit dégagé de toutes les super s- (( titions, un impérieux dilemme doit tôt ou tard « se poser :
« Ou le positivisme monarchique de /'Action u française ;
« f>u le christianisme social du Sillon (2). »
(1) Aclio)x française du 1er juillet 1904.
(2 Cette formule du dilemme de Marc Sangnier, celle que l'on discute ici, a paru dans le Si7/on du 2o mai 1904, à la fin d'un article consacré aux tristesses et aux décon-
2 LE DILEMMK DE MAHC SANGMEli
Je n'aime pas beaucoup ce dilemme de Marc Sananier.
Je voudrais faire voir que j'ai raison de ne pas Taimer et que Sangnier a tort d'y revenir sans cesse.
\J impérieux dilemme^ auquel on est surpris de voir un bon esprit s'arrêter, s'attacher avec autant de complaisance, est également dépourvu de valeur logique et de sens réel.
Le dilemme de Marc Sangnier ne correspond en rien aux réalités. Le christianisme social, qui n'a pas été inventé en France, n'a jamais exclu le positivisme monarchique. Le prince Aloys Lichtenstein, l'archiduc héritier de la couronne austro-hongj'oise sont les plus illustres repré- venues qui venaient d'accabler M. Georges Deherme, le fondateur de la Coopération des idées et de l Université populaire du faubourg Saint- Antoine, dépouillé par arrêt de justice de Fœuvre de toute sa vie, L'Action française du 15 mai 1904 avait consacré aux justes plaintes de M. Deherme des commentaires très étendus, que le lecteur aura peut-être avantage à relire dans leur texte : d'une part, en effet, Marc Sangnier s'est largement inspiré de ces commentaires dans les discussions qu'il a soutenues depuis, et d'autre part je m'y suis référé ausbi plusieurs fois ici.
LE D1LE:M.ME de MAHC SA^•GMEIl .j
sentants du parti chrétien social en Europe : je ne les crois hostiles ni l'un ni l'autre au positi- visme monarchique de YAclio?! française, qui, de son côté, ne professe aucune hostilité à l'égard de leurs doctrines. Marc Sangnier répondra qu'il ne parle que pour la France; mais je demanderai s'il exclut du parti chrétien social le marquis delà Tour du Pin, qui a contribué à fonder ce parti: Y Action française n'a jamais exclu le marquis de la Tour du Pin du positivisme monarchique.
Au surplus, Marc Sangnier devrait consentir à jeter sur V Action française un regard moins tendre, mais pluslucide. Il verrait dans nos rangs autant de croyants catholiques que de libertins. Peut-être même verrait-il moins de" ceux-ci que de ceux-là. Si notre directeur Henri Yaugeois n'est qu'un admirateur et un amoureux du calho- licisme, Léon de Montesquiou, président de notre Conseil d'administration, est bel et bien un catholique croyant et pratiquant. Marc Sangnier pourra le rencontrer au pied des autels. Louis Dimier, Cavalier, Jean llivain, le baron de Man- dat-Grancey, Richard Cosse, le comte de Lan- t^vy Oî professent les mêmes croyances que
(1) Notre contingent de fidèles catholiques s'est augmenté depuis que ces lignes ont été écrites. Il suffira de rappeler le plus important de ces recrues, lîernaidde
LE DILEMME DE MARC SAKGNIER
Sangnier. Userd^'s pinces du dilemme pour les exclure du christianisme social, c'est, il me semble, raffinerrinjustice à leurs dépens; c'est les toucher dans leur spirituel et dans leur temporel et les damner, en somme, apri^.s les avoir décriés. Je n'ai pas le mandat de traduire ici leurs pro- testations, mais, les ayant vus mécontents, j'ai bien le droit de le noter.
Leur mécontentement prouve en effet que Marc Sangnier décrète un conflit éternel entre gens qui peuvent s'accorder. Bien que V Action française se déclare amie du Sillon, le Sillon a le droit de se déclarer hostile à V Action française : c'est en tant que Sillon^ mais ce ne peut pas être en tant « que chrétien social )>, puisqu'ily a d'excellents « chrétiens sociaux » dans le camp de V Action française.
II
J'avoue du reste que, nous-mêmes, à l'aile gauche de V Action française., nous avons été les plus surpris quand Sangnier nous a relégués dans
Vesins, emprisonné du 8 février au 14 juillet 1906 pr avoir défendu, avec quatre compagnons dont t membres de V Action française, l'église de Saint-S phorien à Versailles.
LE DILEMME DE MARC SANGNILK O
une position aussi directement contraire à la sienne ; car, estimions-nous, s'ils se recru- taient uniquement parmi les catholiques, s'ils se conformaient à la règle de l'Eglise catholique, les « chrétiens sociaux» devaient trouver chez nous, sur le terrain économique et politique, des alliés ardents, nullement des contradicteurs ; nous nous sentions certains de les seconder avec d'autant plus de vivacité qu'ils seraient plus précisément catholiques et se distingueraient davantage des sectateurs de ce christianisme inor- ganique qui dicta la Réforme et la Révolution. Toutes nos idées favorites, ordre, tradition, disci- pline^ hiérarchie, autorité, continuité, unité, tra- vail, famille, corporation, décentralisation, auto- nomie, organisation ouvrière, ont été conservées et perfectionnées par le catholicisme. Comme le catholicisme du moyen âge s'est complu dans la philosophie d'Aristote, notre naturalisme social prenait dans le catholicisme un de ses points d'appui les plus solides et les plus chers.
C'est là-dessus que le catholique Marc Sangnier
st venu nous dire :
— Non seulement vous ne pensez pas comme
s sur les do2rmes surnaturels, mais il y a une
npatibilité radicale entre votre politique
6 LE DILEIMME DE MAUC SANGMEIl
positiviste (ou « païenne ») el la noire, qui est chrétienne par-dessus tout.
Voilà qui est penser rigidement, voilà qui est parler plus sècliement encore. Car enfin une pensée politique peut être « chrétienne avant tout » sans rien opposer à la nôtre. Elle cherche, il est vrai, dans la métaphysique et dans la reli- gion des justifications que nous n'y cherchons pas. Mais que justifie-t-elle ainsi par le surnatu- rel ? Des lois naturelles. Or, ces lois naturelles, si nous les saisissons, si nous les formulons dans les mêmes termes que la « pensée chrétienne », nous avons bien le droit de dire que cette « pen- sée chrétienne » est d'accord avec nous, comme nous avec elle, sur le terrain paj'ticulier, défini, spécifié et circonscrit de ces lois.
Des exemples. Les philosophes chinois ont fort bien vu ce que notre maître Le Play formule en ces termes : « Tindividu n'est pas une unité so- ciale » : refuserez-vous de communier avec ces Chinois dans la vérité naturelle? Le mathéma- ticien positiviste Auguste Comte a formulé plus rigoureusement la même loi quand il a dit : « la société humaine se compose de familles et non d'individus », et, non content de donner cette formule, il en a aussi proposé une explication analytique profonde, qui nous conduit jusqu'au
LE DîLli.M.ME DE 3IAI;C SA>GMEU /
seuil de ronlologio: cerlains positivistes en sont intimidés; ils n'osent pas suivre leui* maître dans cet effort de rationalisme î l^ourlant la diver- gence ne peut les empêcher d'admettre avec lui le point de fait d'abord constaté. Arrive un de ces brillants philosophes platoniciens ou chré- tiens, de la race de Bonald ou de Ballanche, qui, dévoilant les desseins de Dieu sur le monde, cou- ronne l'explication mathématique d'une raison métaphysique : ceux d'entre nous qui suivaient Comte dans son théorème se feraient un scru- pule de pousser la déduction aussi loin. Ils s'arrêtent. Mais, sur la loi statique des sociétés humaines, en sont-ils moins d'accord avec ceux qui l'expliquent par des hypothèses de métaphy- siciens ? Et si cette dernière troupe de philo- sophes se scinde de nouveau à l'endroit où I]onald ouvrira Bossuet et,tii'ant sa Politique de L Ecriture sainte, rendra compte de la famille par le Décalogue, s'il se trouve de purs métaphy- siciens que cette théologie l'évélée éloigne et décourage, en sont-ils moins tombés d'accord avec B;mald et Bossuet du principe premier de la Politique? Ou l'accord est-il moins complet, du fait que ces derniers maiires recourent à la foi pour achever de légitimer ce principe ? Les dis- sidences de l'esprit peuvent porter sur les doc-
8 LE DILEMME DE MAUC SANGKIER
trines d'explication. Les doctrines de constatation, qui recensent les faits et dégagent les lois, refont une véritable unité mentale et morale entre tous les esprits sensés. Le positivisme est une doc- trine de constatation.
La pensée politique d'un monarchiste peut être « chrétienne avant tout ». Cela veut dire qu'avant toute autre justification de la monarchie il fera valoir la volonté et les desseins de Dieu ou par- lera du droit divin. En quoi ce monarchiste per- suadé du droit divin peut-il être gêné d'entendre dire à tel autre royaliste qui ne croit pas en Dieu que le droit des rois vient de la nature et de l'his- toire ? Il lui Fuffira de gémir de l'irréligion de son frère. En quoi ce dernier monarchiste, ce monarchiste libertin, peut-il être offusqué de voir un ami politique qui croil en Dieu rattacher à Dieu l'institution, la loi qu'il nomme naturelles ? L'un dit : — Voici la loi de la nature... L'autre : Voici la loi de Celui qui a fait la nature. Divisés sur J'origine des choses, ils conviennent du texte de la loi qu'elles ont reçue. Pour des raisons diverses, nullement inconciliables, ils adhèrent auxmêmes vérités historiques et politiques qu'ils ont observées ou découvertes en commun.
LE DILEMME DE 3IAUC SANGNIER
111
Bref, rattachées ou non à la divinité, les lois naturelles existent. Un croyant doit donc consi- dérer l'oubli de ces lois comme une négligence impie. Il les respecte d'aulant plus qu'il les nomme l'ouvrage d'une providence et d'une bonté éternelles. En commandant l'effort, l'effort heureux, utile, Dieu prescrit à l'homme le travail de rintelligence : observation, étude et calcul. Les chroniqueurs nous montrent que la croi- sade de Gauthier Sans-Avoir ne fut point bénie de Dieu, parce qu'elle avait été risquée et menée sans sagesse. Les savantes mesures de Godefroy de Bouillon reçurent au contraire le Saint Sépulcre en récompense.
Ln miracle même est soumis à la loi naturelle dont il se joue. Jeanne d'Arc incarna le miracle politique et militaire, mais les opérations de cette sainte fille ont été trouvées très con- formes à toutes les lois les plus subtiles de la tactique de son temps. Oili l'avait-elle apprise ? Peu importe. Elle la savait. Cette chrétienne sociale atteignait donc à un certain degré de posi- tivisme. Positivisme monarchiste : ce fut par le sacre de Reims que Jeanne commença le salut
1*
10 LE DILEMME DE MARC 8ANGMER
du pays. Exactement et trait pour trait, c'est le programme de V Action française. Nous disons comme Jeanne d'Arc qu'il faut d'abord un roi, une autorité constituée et reconnue de tous, tout le reste devant ou tout au moins 'pouvant s'arranger parla suite, au lieu que, sans cela, rien ne peut s'arranger du tout.
Le dilemme de Marc Sangnier repousse du christianisme social Jeanne d'Arc, Godefroy de Bouillon et généralement tous ceux et toutes celles qui, ayant réussi quelque grande œuvre humaine, fût-ce avec l'aide de sainte Catherine et de saint Michel, ont pourtant pris la pré- caution du charretier de la fable et se sont mis en règle avec les lois de l'univers. Sainte Thé- rèse est repoussée. Repoussés saint François d'Assise, saint Dominique, saint Ignace et saint Paul lui-même. Car ces mystiques supérieurs furent, non seulement d'instinct, mais de propos conscient et délibéré, des positivistes certains. Avant de transfigurer la nature, ils l'inter- rogeaient et la scrutaient, ils la mesuraient. Ils s'aidaient tout en appelant le ciel à leur aide, et la prudence humaine n'était bannie de leurs conseils qu'en apparence. En prêchant le sublime, ces grands hommes ont eu une vive horreur de l'absurde.
LK DILE^J.MS DE MAI'.C SAMiMI.F; U
J'ai bien peur que Sangnier n'ait pas suffi- samment cultivé ni pratiqué cette sainte horreur. Dans son œuvre jeune et brillante, dont je souhaiterais pour ma partie succès durable, il laisse paraître un mépris outre de la raison pratique telle que la lui enseignent ses nobles modèles. Gela me fait trembler pour l'avenir d'un beau talent, d'une activité généreuse, dune ma- gnanime jeunesse.
U sera toujours très difficile d'engendrer un peuple à la sainteté. Sangnier tient à tripler cette difficulté.
La démocratie n existe pas^ lui crions-nous.
— Nous la réaliserons^ répond-il. Comment? insistons-nous.
— En faisant dt chaque électeur un saint^ en le dotant ainsi d'une dme de roi.
Mais, objCctons-nous encore, jamais peuple ne fut plus éloigné que le nôtre de cette sainteté. La démocratie ainsi entendue n a pas existé aux âges de foi. Comment naîtrait-elle en plein scepti^ cisme ?
Sangnier revient à son beau rêve :
— Nous changerons le scepticisme.
Eh ! ne serait-il pas plus court de renoncer au rêve de la démocratie ?
Sangnier ne veut pas poser la question en
12 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
ces termes. Il n'examine pas si, avant d'élever une nation à la dignité angélique, il ne convien- drait point de lui donner les attributs des animaux supérieurs: un cerveau directeur, un système nerveux central et des organes adaptés aux différences fonctionnelles.
Le souvenir du grand et malheureux Savona- role donne à penser qu'il n'est pas toujours bon de graver sur le marbre de la Seigneurie : Jésus- Christ Roi des Florentins. Son anarchie mys- tique, sa chrétienne sociocratie n'eut d'autres eff'ets que l'aggravation du malheur public. Le pape condamna son œuvre, qu^un insuccès éclatant venait de juger. Exemple décisif de la stérilité des plus beaux dévouements en certaines situations politiques troublées. C'est le troublequ'ilfauttout d'abord dissiper. L'œuvre d'un saint Vincent de Paul n'eût pas été possible sans l'œuvre préalable de Henri lV,de Louis XIII et de Richelieu. Celle-ci ne faisait que supporter celle-là, mais, ce faisant, elle l'empêchait de crouler.
Que Marc Sangnier pardonne à la rudesse, à la franchise de cette doléance. Mais son dilemme le conduit à négliger de parti pris, comme
LE DILEMME DE MARC SANGNIER l3
incompatibles avec sa doctrine, telle et telles de nos ressources qui lui seraient d'une aide puissante.
iSotre philosophie de la nature n'exclut pas le surnaturel. Pourquoi dans son surnaturel ne sous-entend-il pas la nature ?
ARTICLE DEUXIÈME (1
Lettre de M. Je Marans : Ma'-c Sangnier ncst pas chré- tien social — Il nous suffit que Marc Sangnier soit catholique, car son catholicisme est la condition indispensable de tout accord, même de toute discus- sion utile avec nous.
Beaucoup de bonnes âmes ont d'abord été ébranlées duce dilemme de Marc Sangnier». Nous avons des amis inquiets, pessimistes, Quelques-uns parlaient bas, en nous prenant la main, et d'un ton douloureux.
Quel malheur, exprimait leur pitié sincère, qu'il n'y ait pas moyen de régler ce conflit avec la religion ! En sortirions-nous quelque jour? En fini pussions nous seulement ne pas compro- mettre, ne pas perdre à jamais, par nos aven- tures, la cause de la Royauté ! Pussions-nous aussi la soustraire à la cruelle atteinte de ce redoutable argument !
Je souhaiterais à la cause royaliste de ne
(1) Action française du lo juillet 1904.
LE DILK.^JME DK 3rAKG SANGMIlK lo
point rencontrer d'objection plus sérieuge. Celle- ci n'arrêtera guère que les gens qui s'arrêtent, depuis cent quatorze ans, à toutes les toiles d'araignées du chemin. i\os lecteurs sonl témoins qu'il n'a pas fallu de grands efforts d'ingé- niosité pour nous tirer de ce mauvais pas : il a suffi d'un peu de jugement et de bonne foi. La correspondance assez volumineuse que nous avons reçue depuis quinze jours tend à montrer que le bon sens demeure, au pays de Descartes, la chose du monde la plus commu- nément partagée. Un fait est un fait. En voici un : nous avons été compris et approuvés sans réserve. L'article était écrit par un m.embre de l'aile gauche de YActio?! française. Il était écrit pour l'aile droite. Or, nos amis positi- vistes, tels que le commandant Picot (1), m'ont assuré d'un assentiment chaleureux, et les catholiques m'ont adressé les témoignages d'une approbation à laquelle je ne saurais songer sans fierté. (( C'est parfait », m'écrit^notamment un prêtre du sud-ouest, qui veut qu'on le sache notre ami, « vous avez parfaitement raison « quand vous dites : Notre philosophie de la
(1) Aujourd'hui représentant de Monseigneur le duc d'0»léans dans les Vosges.
ib LE DILEMME DE MA KG SA^'GN1ER
(( nature n exclut en rien le surnaturel . Pourquoi «• donc le surnaturel de Marc Sangnier ne sous- (( entend-il pas la nature? Saint Ignace a dit « cette parole, quia été une des forces de la « Compagnie de Jésus, si conforme à votre « conclusion : Priez Dieu comme si vous ne comp-
« TIEZ PAS SUR vous. TRAVAILLEZ COMME SI VOUS NE (( COMPTIEZ PAS SUR DiEU. >)
De son côté. M, René de Marans m'a adressé une page des plus intéressantes, qu'il me paraît nécessaire de communiquer au public, avecTau^ torisation de l'auteur.
« Monsieur,
« Je lis dans Y Action française voire article sur « le dilemme de Marc Sangnier )>. Voulez- vous me permettre d'y ajouter quelques ré- flexions qui me sont suggérées tout naturelle- ment par mon origine intellectuelle et par mon habitude de fréquenter les milieux chrétiens sociaux ?
et II y a deux choses contenues dans le di- lemme de Marc Sangnier. La première c'est qu'il y aurait opposition naturelle entre (de positivisme monarchique de V Action française )) et le (( christianisme social », et qu'entre les
LE DILEMME DE MARC SANGMEU 17
deux il faut choisir. Vous répondez à cette mise en demeure, et, contre votre réponse, je n'ai rien à objecter. Je crois que « positivistes mo- narchistes » et chrétiens sociaux, s'ils n'ont point absolument les mêmes principes, sont d'accord et ne peuvent faire autrement que d'être d'accord dès qu'il s'agit de réalisations et de doctrine appliquée. Je puis d'ailleurs vous apporter en confirmation mon exemple person- nel. C'est parce que, toutjeune étudiant, je m'étais nourri des idées de Yogelsang, de Hitze et de La Tour du Pin, qu'ensuite j'ai lu avec avidité ÏAc^io?i française, que je l'ai comprise et aimée.
« Mais dans le dilemme de Marc Sangnier il y a autre chose: c'est que le « christianisme )> social est représenté par le Sillon. A cela vous ne répondez point, et, sans doute, c'est à un « chrétien social » qu'il appartient de le fairr. Je trouve, moi, que la prétention de Marc Sangnier est singulière, et je ne suis pas seul, je crois, à la trouver telle.
« Je sais bien que, aux yeux de beaucoup, le Sillon représente la suite de ce qu'on a appelé le mouvement social catholique. Mais, c'est là une dangereuse équivoque. Les « chrétiens sociaux » de France, d'Autriche, d'Allemagne,
18 LK DILliMME DE MAI'.C SANGNIEU
etc., ont fait une conslalation sur laquelle ils reviennent sans cesse: l'état de désorganisation générale dans lequel se trouve notre société occidenlale, par suite de la dissolution des liens sociaux. Ils ont demandé une chose principale : l'organisation d'institutions perma- nentes, capables de secourir la faiblesse des hommes. Et ils ont rencontré en face d'eux un ennemi acharné : le monde des conservateurs et des catholiques libéraux soutenant que lorsque chacun, patron ou ouvrier, ferait son devoir et pratiquerait la vertu, la question sociale serait résolue. Que Ion compare tout ceci avec le thème bien connu du Sillon, et Ton verra que, si le Sillon a le droit de poser un dilemme, c'est au nom du christianisme individualiste et libéral, et non pas au nom du « christianisme social ».
(( Aussi les jeunes « chrétiens sociaux » et non seulement ceux qui sont d'accord en tout avec m-)], mais aussi ceux qui, pour des raisons ou des prétextes divers, refusent d'étendre à la politique leurs sages raisonnements sociaux, voient, de plus en plus dans le Silloii, non un allié, mais le pire des adversaires, le continua- teur du préjugé individualiste contre lequel nos maîtres, les fondateurs et les chefs de
LE DILEMME DE MARC SANGMER 19
Técole sociale catholique de Fiance, ont lutté pendant trente ans.
« Un seul dilemme existe, mais entre ceux qui veulent faire reposer la société sur la vertu des citoyens et ceux qui au contraire veulent appuyer sur une organisation sociale la fai- blesse des hommes. Les chrétiens sociaux, historiquement et rationnellement, se rangeront pour ce dernier parli avec Y Action française^ le Sillon sera malheureusement de l'autre côté et en assez mauvaise compagnie.
« Veuillez agréer, Monsieur, l'expression de mes bien dévoués sentiments.
« R. DE Maraxs. »
Il n'est pas besoin d'exprimer tout le prix que j'attache à l'approbation de ma thèse du l"'^ juillet par un jeune écrivain catholique tel que M. de Marans. Mais peut-être lui suis-je encore plus reconnaissant d'avoir senti et dit, comme il l'a très bien fait, qu'il ne m'appartient pas d'examiner jusqu'à quel point l'action de Marc Sangnier se rattache aux principes et à l'école du christianisme social. Ce sont là des difficultés intérieures particulières aux catho- liques etdans lesquelles on ne saurait intervenir
20 LE DILEMME DE MAHG SANGMEIl
du dehors sans commettre une véritable faute de goût.
AJarc Sangnier ne peut être pour nous — les libertins de Taile gauche — que ce qu'il dit, croit et veut être. Nous le jugeons, nous l'estimons et nous l'aimons d'après la cocarde qu'il arbore ou, si ces métaphores belliqueuses déplaisent, d'après le Symbole qu'il récite tout haut. C'est le Symbole catholique. Nous vénérons de tout notre cœur ce Symbole. Qui- conque le profère est qualifié par nous d'ami. Nous ne pouvons l'entendre sans nous rappeler les grands jours de la civilisation, une forme splendide donnée à l'univers, et la puissante discipline imposée aux âmes. Rien d'mdividua- lisle, rien de Aôem/, là-dedans! Les plus violentes passions du catholicisme, comme la Charité, sont justement nommées Yertus à cause du rythme secret qui les mesure et les défend ainsi de déviation ou d'excès... Le mysticisme catho- lique est lui-même régi, policé, soumis à des lois. L'Eglise contrôle les visions et les extases de ses héros, sa discipline condescend aux dernières moelles de l'êtie. Elle forme, propre- ment, la cité de l'ordre, dont tous les mouve- ments peuvent être dits des progrès. Elle est une société de sociétés, dans laquelle la soli-
LE DILEMME DE MAHC SANGNIEK 21
tilde même se hérisse de saintes fortifications tutélaires. Je ne sais pas d'enchantement comparable à celui de la considérer en mora- liste, en politique, en critique et en historien.
Nous avons le devoir de nous attacher à cet élément, à ce signe et à ce symbole : le catholi- cisme couvre tout, sauve tout. Aussi n'irai-je point me mêler de décider qu'un groupement comme le Sillon relève du « christianisme " (( individuel » et « libéral », ou de dire qu'un tel christianisme n'est pas catholique. Mais, nous voulons le déclarer, en dehors du vaisseau catholique, il n'existe point de secte chrétienne qui nous satisfasse ou nous rassure au point de vue politique, esthétique, moral et nntional.
Ces sectes ne sont ni françaises ni, au grand sens du mot, humaines. Nous sommes dans la nécessité rigoureuse de les traiter en ennemies. Le christianisme non catholique est odieux. C'est le parti des pires ennemis de l'Espèce. Tous les faux prophètes jusqu'à Rousseau, jusqu'à Tols- toï, ont été de fervents chrétiens non catho- liques. Ils ont semé la barbaiie et l'anarchie. Nous ne pouvons pas les aimer, ni les tolérer, quelque nom de Dieu qu'ils invoquent. Le huguenot Guillaume Monod se disait christ ou inspiré de christ. Nous n'avons jamais contesté
22 LE DILE3IME DE MAUC SANGNIER
les mérites de ce saint homme, qui furent sans doute très grands. Mais les extases qu'il prê- chait ne servirent, en somme, ni les citoyens ni l'Etat: et le ciel et la terre, le bon sens et le goût étaient également importunés de ses rêve- ries. Le frein catholique manquait à son exal- lation religieuse. C'est pourquoi lui manquèrent les mesures de la raison. Nous ne voulons encourager aucune folie.
On ne saurait rêver d'alliance ou d'entente politique avec une secte dans laquelle d'abomi- nables inepties ne sont point réprimées ou le sont mollement. Il nous faut les garanties du catholicisme, seul mode organique et organisa- teur du christianisme. Ces garanties existent en France depuis Glovis. Glovis ne se fit pas sim- plement chrétien : il évita expressément Taria- nisme des Burgondes et des Byzantins, il se fit catholique, catholique romain. Mais, quand elle coupa le tête au successeur et à Fhérilier de Glovis, la Révolution n'était point du tout anti- chrétienne ; elle était protestante et anticatho- lique. Nous ne nous allierons qu'avec des chrétiens catholiques, pour refaire ce qui fut fait depuis Glovis et bassement défait par la Révolution.
ARTICLE TROISIÈME U)
Première lettre de Marc Sangnier : Où le Dilemme est atténué. — La majorité dynamique. — L'asymptote ou la souveraineté conçue comme la limite mathéma- tique du progrès dans la vertu. — Pour que cette vertu s'exerce : obstacles, épreuves, vœux de martyre. Nos réponses.
Le directeur de Y Action française^ M. Henri Vaugeois, a reçu de Marc Sangnier une inté- ressante lettre que nous nous sommes fait un devoir et un plaisir de publier.
Mes lecteurs trouveront à la suite de celle lettre quelques réflexions quil a paru indispen- sable d'y ajouter.
« Monsieur le Directeur,
(( Je liai nullement la prétention de reprendre, ici, les longues et si intéressantes discussions qui nous ont déjà plusieurs fois amenés à nous expliquer loyale- ment sur nos préférences politiques, et auxquelles, je vous i avoue bien volontiers, je dois cl être parvenu à préciser plusieurs de mes opinions.
[) Aclion française, loaoùt 1904.
24 LE DILEMME DE MARC SAI^GNIER
« Je voudrais seulement rectifier brièvement ce que M. Mourras me fait dire au sujet du travail démocra- tique et de la conception quil me prête, du sens et de la portée de l'effort libérateur.
i< Nous n'avons jamais eu la ridicule prétention d'affirmer que le Sillon résumait et limitait tout le christianisme social ; nous savons même que la démo- cratie chrétienne, telle que Léon XIII dans ses ency- cliques et Pie X dans son Motu'proprio l'ont si exacte- ment définie et qui doit être dégagée de toute significa- tion politique et envisagée seulement comme une action populaire bienfaisante, peut se développer dans une monarchie comme dans une république. Aussi bien, ce que nous avons voulu dire simplement, cest que les es- prits libres et indépendants seraient amenés, tôt ou tard, Cl s'orienter, soit vers la conception monarchique de /'Action française, soit vers la conception particu- lière du christianisme social qui est celle du Sillon. // me semble même, sifai bonne mémoire, Monsieur le Directeur, que vous écriviez la même chose, il g a quel- ques mois, en constatant que ce départ nécessaire s im- posait aux jeunes générations et ne saurait plus satis- faire l'opportunisme gémissant et inactif des vieux par- tis d'opposition.
« Je sais très bien, d'ailleurs — etfen tombe aisé- ment d'accord avec Maurras — qiiH y a entre le Sil- lon et /'Action française plus d'une idée commune. Les uns comme les autres, nous voulons d'une société organique et non anarchiqiie, nous réclamons qu'elle soit solidement enracinée dans la tradition, vigoureu- sement soutenue par la hiérarchie ; et, si nous iie don- nons peut-être pas exactement le même sens à ces mots,
LE DILEMME DK MARC SANGMi:;', 2o
nous n avons cessé de proclamer, quant à nous, que plus qu aucune autre organisation sociale, la démocra- tie nous pcwaissait exiger la tradition et la hiérarchie. Les uns comme les autres, nous avons résolu de ne pas nous em.barrasser dans les scrupules d'un libéralisme attardé et infécond. J'ajouterai même que les uns comme les autres nous avons le respect des lois natu- relles qu il n est jamais loisible à personne de mécon- naitre et que la pensée chrétienne n est pas venue pour abolir, de même que le Christ ne venait pas pour abolir la Loi et les Prophètes, mais pour les accomplir. Fcmt-il enfin vous rappeler que nous nous faisons honneur de comprendre et d'aimer la vieille France monarchique qui, par une harmonieuse collaboration du peuple et du roi, a réalisé l'unité nationale dans notre patrie ? Et nous avons si peu le désir de combattre cette force organique qui a fait la grandeur de la Frcmce, que nous avons justement la prétention de correspondre ci son impulsion même en travaillant ci organiser la répu- blique démocratique qui nous apparaît comme le terme historique et logique de l'évolution nationale fran- çaise.
« C'est justement pourquoi nous trouvons que Maur- ras a quelque mauvaise grâce de nous dépeindre comme des sectaires exclusifs et prompts aux excommuni- cations. Comment saurions-nous repousser sainte Thérèse, saint François d'Assise, saint PauL alors que c'est au contact de leurs exemples et du grand courant de vie qu'ils ont déterminé dans le monde que se for- tifie, que s'échauffe notre ardeur ? Nous repoussons si peu les héros mêmes de la vieille monarchie que nous entendons bien nous efforcer de les imiter de notre
DILEMME 1**
26 LE DILE.MML: de marc SAN13INIER
mieux, non en faisant ce qiiils ont fait, mais ce qiiils auraient fait s'ils avaient vécu à notre époque.
« D'ailleurs, notre solution nest sans doute pas ce rêve séduisant suspendu comme entre ciel et terre au mépris des exigences de la raison pratique. Ce n'est pas a priori que nous lavons construite, et si nos amis du Sillon ont quelque mérite, c'est peut-être celui d'avoir su se méfier de la vanité séduisante des somp- tueux édifices intellectuels^ d'avoir compris que riui- milité est la grande vertu des esprits comme des cœurs, et que ce n'est déjà pas un si petit mérite que de se laisser faire par la vérité et par la vie.
« La grande objection que l'on ne se lasse de faire à notre système, et que Maurras vient justement de re- prendre contre nous avec beaucoup de précision, est la suivante :
« — Comment réaliserez-vous la démocratie ? me demande-t-il.
« Et voici la réponse qu'il me prête :
« — En faisant de chaque électeur un saint, en le dotant d'une âme de roi.
(( 7'elle n'est nullement là mon opinion. Il importe absolument que nous nous expliquions nettement, car c'est là le nœud de toute notre controverse.
« Non seulement notre démtocratie n'exige pas pour se mettre en route une unanimité de saints, elle ne ré- clame même pas une majorité numérique; une minorité, peut-être une infime minorité suffit.
« Je m'explique.
(( Les forces sociales sont en général orientées vers des intérêts particuliers, dès lors, nécessairement con- tradictoires et tendant à se neutraliser. Ce n'est pas ici
LE DILEM-ME DE MAKC SA.NG.MEIl 27
que j'aurai besoin de faire ressortir comment de la diver- gence même des intérêts particuliers on déduit logi- quement la nécessité d'un organe propre à détendre r intérêt général qu'il serait puéril de considérer comme la somme des intérêts particuliers. Il suffit donc que quelques forces affranchies du déterminisme brutal de rintérêt parlicnlier soient orientées vers lintérét géné- ral, pour que la résultante de ces forces, bien que numériquement inférieure ci la somme de toutes les autres forces, soit pourtant supérieure ci leur résultante méccmiqiie.
0 ' Dès lors, si Von trouve un centre cV attraction capable d'orienter dans le même sens quelques-unes de ces forces qui se contrariaient et se neutralisaient^ celles-ci pourront l'emporter et le problême sera résolu.
« Or, le Christ est pour nous cette force, la seule que nous sachions victorieusement capable d'identifier l in- térêt général et l'intérêt particulier. La vérité, la justice, l'amour, la solidarité, sont, pour les idéologues antichrétiens, des entités intellectuelles ; pour nous, ce sont des réalités vivantes antérieures et supérieures ci nos individualités propres. Et ce Christ, qui représente Cl nos yeux ce quil g a de plus large, de plus universel ^ et qui est ainsi l'expression la plus haute et la plus compréhensible de l'intérêt général, vient frapper ci la porte de nos cœurs, demande que nous communiions à son corps, ci son sang, ci son cime, ci sa divinité ; il de- vient notre force dcms la lutte et notre récompense pour toujours, si nous acceptons d'être vertueux, c'est- c'i-dire si nous faisons passer l'intérêt général avant notre intérêt propre ou, plus exactement, si nous recon-
28 LE DILE3IMK DE MAUC SANGNIER
naissons que notre inlérêt propre se confond avec noire intérêt général.
« Voici bien /à, tout de même, Monsieur le Directeur, une conception positive, je dirai volontiers réaliste. Et s'il est vrai que, suivant la belle définition de Maurras, le positivisme n'est qu'une doctrine de constatation, je demande qu'il me soit concédé^ non que ma concep- tion chrétienne est exacte, mais que, grâce à cette con- ception chrétienne, peut se constituer la force orientée dont nous avons besoin pour mettre en marche notre démocratie.
« Je dis « mettre en marche », car si Von peut atteindre la monarchie, la démocratie apparaîtra tou- jours, au contraire, comme Vexpression d'une orienta- tion, le sens d'un mouvement. Plus il y aura de citoyens pleinement conscients et responsables, mieux sera réalisé l'idéal démocratique ; mais, pour commen- cer, il n'est pas besoin d'une majorité numérique, il suffit d'une majorité dynamique. A la limite inférieure nous avons un seul souverain parce que nous ncwons qu'un seul citoyen pleinement conscient et responsable, et nous sommes en monarchie. De ce point de départ jusquci cette limite asymptotique à laquelle tous les citoyens seraient conscients et responsables, se place tout l effort évolutif des sociétés humaines, et voilci jus- tement pourquoi, Monsieur le Directeur, sans rien rejeter de ce qui fait la grandeur et la sécurité de votre doctrine politique, nous continuons notre route vers l'avenir.
« Peut-être un jour vos amis seront-ils nos com- pagnons de voyage ; de tout cœur, évidemment, nous le souhaitons. Qu'ils sachent bien, en tout cas, que la foi
LE DlLEMMi»: DE MARC SANG:<lE[i 29
démocratique qui échauffe nos cœurs n exigera deux la profanation d'aucun glorieux souvenir^ V oubli d'au- cune grandeur passée, le renoncement ci aucune force nécessaire.
« Veuillez croire, Monsieur le Directeur, ci ma con- sidération bien distinguée, et permettez- moi de vous redire encore quelle Joie c'est pour nous d'avoir trouvé Cl /'Action française une maison où Von a la force de penser et le courage de dire ce que l'on pense... Com- bien d'amis, hélas! ne valent pas des adversaires tels que vous !
« Marc Sangnier. »
La meilleure manière de répondre aux lettres d'amis, c'est de les prendre ligne à ligne, sans en sauter un mot. Marc Sangnier me permettra d'en user ainsi, amicalement, avec lui.
I. — Je ne crois pas lui avoir attribué la pré- tention de résumer et de « limiter » le christia- nisme social, Sangnier s'annonçait chrétien social, et je l'avais présenté comme tel. Un catholique distingué, et d'ailleurs chrétien social lui-même, M. René de Marans, m'écrivit, avec des arguments d'une force extrême :
« Prenez garde, la conception sociale de San- gnier est l'antipode du christianisme social; il est beaucoup plus près des chrétiens libéraux, puisque, au lieu de songer à créer des institu-
1***
30 LE DILKMME DE MAUC SArsGNIEK
tions sociales, il ne paraît s'intéresser qu'à la vertu des individus... »
J'ai enregistré ces observations en ajoutant qu'il ne m'appartenait pas d'opiner dans le conflit qui s'élevait entre militants catholiques. J'ai dit à M. de Marans et à Marc Sangnier :
Non iwstiiim inter vos lanlas componerc liles.
Si je n'ajoutai point, comme dans l'églogue :
Et vitula, tu digiuis, et hic
c'est qu'il ne s'agit plus du lout de chanter les. amours des bergers. Des adversairesen présence, l'un a tort nécessairement. Si, d'ailleurs, il m'éta't permis d'intervenir de mon poste d'ob- servation, ce n'est peut-être pas à Marc Sangnier que je donnerais raison. Mais la parole est aux théologiens.
If. — Il me semble discerner une contradic- tion entre certaines lignes d'un môme alinéa dans la lettre qu'on vient de lire (!). Si, en effet, le christianisme social ou la démocratie chré- tienne, c'est-à-dire « l'action populaire bien- faisante ». doit être dégagée « de toute si-
(1) Troisième alinéa, comparer le sens exprimé dans les lignes 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 9 à celui que contiennent, immédiatement après, les lignes 10, il, 12, 13 et 14.
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gnification politique », pourquoi les esprits orientés vers celte action populaire bienfaisante ne pourraient-ils pas être orientés en 'même temps vers la « conception monarchique » ? Pourquoi Sangnier dit-il : a soit vers r action ][)Ojmlaire », « soit vers la conception monar- chique » ? Il n'y a pas de soit à écrire. Il nV a point d'alternative à indiquer, ni d'exclusion à prononcer. Il n'y a même pas le moindre choix à faire. Les deux conceptions peuvent être pro- fessées ensemble et pratiquées lour à tour.
L'action populaire bienfaisante exclut toute signification politique. D'accord. Le problème politique subsiste pourtant. Dès lors, les per- sonnes sollicitées de faire du bien au peuple peuvent être sollicitées également de résoudre la question politique que leur première sollici- tude n'effleura point. Oij Sangnier vit naguère un dilemme très rigoureux, j'observe avec plaisir qu'il ne voit plus que deux emplois très divergents de l'activité. Mais je voudrais lui faire admettre que ces deux formes d'activité peuvent être diflerentes sans être divergentes, puisqu'elles peuvent se compléter l'une l'autre et ainsi se réaliser dans les mêmes personnes. Les catholiques de V Action française peuvent dire à Sangnier :
ù2 Lt Dil.E3I3iE DE MAl'.C SA.NG.MEll
— Nous ferons de ractioii populaire bienfai- sante avec vous. Venez faire avec nous de l'action politique en faveur de la monarchie... Et, de fait, c'est ainsi que les choses se passèrent longtemps, ce qu'il leur est possible de recom- mencer à couler. Le Sillon parut, à un moment donné, vouloir proposer des formules républi- caines et un système de démocratie politique. Mais on a lu avec plaisir ce que Sangnier vient de nous écrire : le Sillon « peut se développer dans une monarchie comme dans une républi- que ».
III. — « Organique et non anarchique », « en- raciné dans la tradition », « soutenu par la hié- rarchie », sont des formules excellentes, au cha- pitre des idées qui nous sont communes. Pour- quoi Sangnier les gâte-t-i) en disant que nous ne donnons pas le môme sens à ces mots ? Si ces mots ont un sens double, ils sont ambigus, équi- voques.Employons d'autres mots, pour qu'on s'en- tende enfin! pour que tout soit clair ! Peu de mots sont d'ailleurs plus nets, plus précis, plus rigou- reux, plus pleins que celui de tradition et celui de hiérarchie. Mais, si, comme Sangnier le fait, on lesjuxtapose,oh ! alors, le clarté me paraîtdevenir aveuglante ; car, pour les sociétés temporelles? les seules dont nous parlions et les seules que
LE DILE3IME DE MARC SANGNIER 33
iioiisnous proposions d'étudier ici, il y a un point de coïncidence du mot hiérarchie q\ du mot tra- dition^ il n'y en a qu'un : et c'est le mot hérédité. Les hiérarchies politiques peuvent être instables ou viagères et ainsi n'être pas héréditaires, mais c'est à condition de n'être pas traditionnelles : celles qui sont traditionnelles se transmettent par le sang, par l'hérédité. Et, de même, les tra- ditions politiques peuvent être discontinues, flot- tantes, à court terme, et n'avoir rien d'hérédi- taire, mais c'est à condition^de n'être pas hiérar- chiques; les traditions hiérarchiques, constituées en ordres solides et précis, ne flottent pas, ne s'interrompent pas à la mort des mortels, elles passent aux survivants, aux fils ou aux neveux : elles sontdonc héréditaires...
Non poinl certes que, à notre avis, tout doive devenir ou redevenir héréditaire dans la société, dans l'Etat hiérarchique et traditionnel, mais une part y doit être faite à l'hérédité, dans Ton aussi bien que dans l'autre, sous peine de voir disparaître hiérarchie traditionnelle et tradition hiérarchique.
IV. — xMarc San g nier tient à se conformer aux lois naturelles, c'est un grand point; il fait pro- fession d'aimer et de respecterja vieille France : nous l'en louons. 11 comprend que « l'harmo-
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nieuse collaboration du peuple et du roi » « a réalisé l unité nationale dans notre patrie ». Mais comment ne voit-il pas, en jetant un coup d'œil sur les grandes dates du xix^ siècle (1814, 1815, 1830, 18o9, 186G, 1870, 1871, 1877, 1897), que cette uniténationalesedéfait grand train?Ets'ille voit, comment Marc Sangnier ne pense-t-il pas qu'il faut premièrement ctiercher à conserver cette unité, dont le maintien est la première condition d'un examen quelconque de toute question politique, religieuse ou morale en France ?
La seule manière de poser les problèmes français, c'est la position nationaliste, et la seule manière de résoudre le problème nationaliste est la solulion monarchique : nous l'avons cent fois démontré. Au lieu d'examiner nos patientes études, Sangnier écrit qu' « organiser la répu- blique démocratique yy (nous ne faisons pas de po- litique, au Sillon !) lui « apparaîtcomme leterme historique et logique de l'évolution nationale française ». Bien. Comme la mort est « le terme » de la vie. Le terme historique et logique de l'é- volution nationale française, si elle continue sans son élémentgénérateur et directeur, sans le roi, si elle resle républicaine et démocratique, ce sera la mort delà France. Pour employer le langage mathématique qui plaît à Marc Sangnier, il suf-
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fit de prolonger la courbe de l'histoire de ce xix^ siècle, que Ton appellera le siècle des trois invasions, le siècle des trois sièges de Paris : par les gloires stériles du premier empire, par les tergiversations cruelles du gouverne- ment de Juille^, par les folies démocra- tiques et les fautes plébiscitaires du second em- pire, par les inepties de la république conserva- trice et les crimes delà république dreyfusienne, on suit un mouvement descendant et très ré- gulier, analogue à celui de l'ancienne Pologne. Nous sommes arrivés à une période de pléthore coloniale, d'impuissance européenne et de dis- corde intérieure que seule la restauration de l'ordre politique parla Monarchie ou une inter- vention armée de l'Etranger semblent en état de résoudre.
V. — Je n'ai jamais songé à dépeindre San- gnieret ses amis comme des « sectaires exclusifs et prompls aux excommunications » (Ij. Mais ce
(1) Où Sangnier avait-il vu cela clans tout ce qui précède? Il posait un dilemme. Je disais : il pose un dilemme. Mais l'orateur veut avoir l'avantage des figures dont il se sert sans en avoir aucun dommage. <( Je n'ai jamais dit ça. » Il a parfaitement dit cela, bien qu'il le nie, et de quelle voix! de quels yeux! Seulement, il ne s'est pas rendu compte que cela était cela. Il na éprouvé que la demi-conscience des mots qu'il prononçait et des termes qu'il employait.
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n'est pas ma faute si, par détinition, un dilemme est une exclusion. En faisant un dilemme, en disant : ou Sillon ou Action, il a paru (1) consti- tuer deux groupes, deux systèmes incompa- tibles. J'ai protesté, et l'exclusion a été levée, comme le montre bien la lettre que j'analyse. N'excluant plus nos amis catholiques, Sangnier lève du même coup l'interdit qu'il semblait bien avoir jeté sur le magnifique génie pratique, sur la méthode positive et naturaliste d'un saint Paul, d'une sainte Thérèse, d'un saint François.
YL — « Nous faisons », dit Sangnier, « ce que tels et tels héros eussent fait, s'ils avaient vécu de nos jours. »
On n'est jamais tout à fait sûr de ces choses, l'assurance de Marc Sangnier me trouble un peu. Voici pourquoi. Qu'ils vécussent au premier siècle, ou au xvi^, ou au xu^, ces grands saints se sont tous distingués par la précision extra- ordinaire de leur pensée. Saint François, que la critique protestante aime à nous donner pour un doux rêveur^ fait admirer le profil ferme et pur de ses rêves les plus mystiques, et cela, dès les premiers jours de sa prédication : or, il faut avouer que les vues de Sangnier sont d'un
^i Sinon voulu.
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vague désespérant, parfois môme d'une contra- diction flagranle. Et la grande Thérèse d'Avila eût-elle, en vérité, consenti à écrire dans une môme lettre : notre action populaire bienfaisante na rien de commun avec la politique^ et : nou$ voulons travailler à organiser la république démocralique ? Franchement, je ne le crois pas. Cette femme de grand génie savait que, dans tout être, si humble et si simple fût-il, la cohérence intellectuelle est la condition, en quelque sorte hygiénique, de la cohérence du sentiment, de l'effort, de l'action, et finalement la condition du succès. Sangnier répondra-t-il que les lois du succès naturel et du bonheur humain ne sont plus aujourd'hui les mêmes que du temps de sainte Thérèse, de saint François et de saint Paul ? Ce serait merveilleux ! Des lois cosmiques en vigueur entre l'époque de Tibère et celle de Philippe II, c'est-à-dire en un espace de seize siècles, auraient brusquement changé depuis quelques années.
Yll. — Les « somptueux édifices intellec- luols » que Sangnier- voudrait nous reprocher trop malignement sont-ils les maisons d'un orgueil damnable ? Nous les trouvons, quanta nous, extrêmement simples. L'avenir les trouvera plus simples peut-être. Il n'y a
DILEMME 2
38 LE DILE.MME DE MARC SAKGNIER
rien desimpie comme la vérité une fois retrou- vée. A la faveur des confirmations péremptoires que la course du temps ne cesse de nous appor- ter, savez-vous la réputation qui commence pour nous? C'est celle d'un Sarcey de la poli- tique, ce sera celle bientôt d'un Sancho Pacha, puis d'un M. de la Palisse. Il nous arrive d'ôli'e ingénieux pour répondre à des adversaires plus ingénieux et tels que Marc Sangnier. Mais, quant à l'ordinaire, nos constructions sont d'un bon sens fort doux, même un peu gros. Nous les connaissons bien : elles ne peuvent inspirer aucun orgueil.
VIII. — Oui, certes, « l'humilité est la grande vertu des esprits comme des cœurs». Gicéron avait soin de la comprendre dans les éléments d'une juste définition de latticisme. Qu'y a-t-il de plus humble, au grand sens humain et divin, que notre conception de la monarchie ?
Nous admettons que, avec du dévouement, <le la générosité, de la conscience et de Phabi- Icté, c'est-à-dire avec « la vertu » chère à Marc Sangnier et aussi avec autre chose, une minorité énergique pourra bien accomplir une révolu- lion heureuse, un coup momentanément favo- rable à la tradition, à la hiérarchie, à l'ordre, au Lien français. Mais ensuite ! Mais gouverner ' -
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Mais administrer ! Mais tous les jours faire un effort pour s'oublier, lutter contre soi et contre les siens, non une fois pour un grand but, mais dans le détail des plus petites affaires, sans élre jamais soutenu par la force vivace d'un intérêt humain un peu direct et proche de soi! Etre sublime à jet continu, héroïque à perpétuité, tendre et bander son cœur sans repos et dans la multitude des ouvrages inférieurs qui, tout en exigeant de laconscience et du désintéressement, veulent surtout la clairvoyance, l'habileté, la com- pétence, la grande habitude technique, s'inter- dire tous les mobiles naturels et s'imposer d'être toujours surnaturel, chrétiennement ou stoïque- ment, peu importe, nous savons que cela n'est pas au pouvoir des meilleurs. L'héroïsme peut s'élever à des hauteurs vertigineuses. On ne par- viendra point à le monnayer dans les infiniment petits. Ceux qui se représentaient sous cet aspect la vertu des républicains de l'ancienne Rome ignoraientles âpres ressortsde cette vertu morale et politique. Qui songe à établir un ordre songe aussi à instituer des habitudes, à utiliser des passions, à canaliser et régler des intérêts. Le sentiment de la limite des forces humaines, même et surtout dans l'homme bon, généreux, dévoué, nous résoudra donc à réserver pour les grands
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jours ses réserves d'enthousiasme et d'abnégation. .\ous ne lui imposerons pas un système politique qui, en l'exposant à toutes les tentations, lui demandera tous les sacrifices. De tous ces sacri- fices le plus simple et le plus facile, le plus rapide, consistera à résigner le pouvoir, un instant conquis, entre les mains de ce gérant compétent et héréditaire dont Végoïsme même sera intéi^essé à servir le bien général. Com- prendre cela, qu'est-ce au fond ? un mouvement d'humilité justifiée, née du calcul certain de ri ncompétence de particuliers comme nous. Et n e pas le comprendre, qu'est-ce encore? un mou- vement d infatuation. Cette infatualion républi- caine évitée, il suffit d'un acte de clairvoyance pour incliner à l'hérédité monarchique.
IX. — « Nous laisser faire par la vérité et par la vie... » Ah ! la captieuse formule. La vérité, assurément. Mais la vie ! Quelle vie? Il y a des vies basses, égoïstes ; il en est de nobles, mais aveugles et qui courent ainsi aux pertes certaines. Dans l'ordre politique, comme dans l'ordre religieux, il importe de repousser ïerreur des aveugles qui se font chefs. Ce n'est pas moi qui parle ainsi, c'est un grand poète ca- tholique, c'est Dante.
X. — Pour réaliser la démocratie, Sangnier
LE DILEMME DE MARC SANGMER 41
n'en est donc plus à vouloir composer à chaque électeur une âme de saint et de roi ? Là encore sa pensée est plus voisine de la nôtre qu'on ne pouvait le soupçonner jusqu'à maintenant. Comme nous, il songe à former une minorité énergique. Pourvu qu'elle soit formée de saints et de rois, « une infime minorité suffit », écrit-il avec un grand sens.
Mais à quoi suffit-elle ?
Redisons, quant à nous, que cette minorité suffirait à battre, dans quelques rencontres décisives, la minorité gouvernante, celle qui oriente la nation française en un sens antinatio- nal et anticatholique.
Marc Sangnier va plus loin ; il veut confier à son élite religieuse et morale l'autorité et la res- ponsabilité du pouvoir. Il la constitue en « organe propre à défendre l'intérêt général, — « qu'il serait puéril », observe-t-il avec raison, « de confondre avec la somme des intérêts par- « ticuliers (1) ». Certaines forces seraient affran- chies de la tyrannie des intérêts privés : c'est-à- dire, si je comprends bien, elles deviendraient
(1) Je me permets de renvoyer à mon Enquête sur la monarchie les lecteurs curieux de la démonstration de cette vérité que Técole libérale a complètement mécon- nue.
yj LE DILTÎM.ME DK MAISC SANCNIER
désiiiléressées. Cette première condition remplie, elles seraient coordonnées entre elles et rendues convergentes au moyen d'un centre d'attraction, le Christ. Dans le Christ et par lui, « la vérité, la justice, Tamour, la solidarité », deviendraient, d'entités purement « intellectuelles », de vivan- tes réalités. Dans le cœur, dans la chair et dans le sang de ceux qui l'ont élu, ce Christ divin crée par ses promesses, par sa présence et par son amour, des mobiles, des forces, enfin une « ver lu » : cette « vertu » puissante de charité civique, qui, en chacun de ces volontaires du Christ, fera passer l'intérêt général avant l'in- térêt particulier. El, pour mieux dire, écrit San- gnier, elle les convaincra que ces deux intérêts se rejoignent en Dieu. Le Christ augmentera le désintéressement, il en fera du dévouement, et même il définira ces hautes vertus, illes précisera, en leur donnant pour règle vivante la primauté du « nous » sur le « moi », du tout sur la partie, du corps sur le membre, de l'ensemble sur le détail et, par conséquent, de la cité sur le citoyen.
Ai-je bien compris le système?
Il est très beau, mais plus insuffisant encore qu'il n'est beau.
Il est ti'ès beau, parce qu'il n'a rien de nou- veau. Le plaisir intellectuel que me donne la
LK D1LE31ME DE MARC SANGNIEK 45
doctrine de Marc Sangnier vient de ce qu'elle éveille en moi les plus nobles souvenirs du moyen âge, pour ne pas remonter jusqu'à Tanti- quité. Elle me contraint à penser à la Cheva- lerie, ou, plus précisément, à tel Ordre religieux et militaire, celui, par exemple, des moines hospitaliers et guerriers, de mon illustre com- patriote Gérard Tenque, Gérard du Martigue, qui (it école d'héroïsme et de sainteté. Ce n'est pas chez nous que l'on contestera aux vertus chré- tiennes disciplinées par le catholicisme une vertu d'impulsion et d'enthousiasme. La preuve en est que, dès le premier jour, ceux d'entre nous qui ne font pas profession de foi catholique se sont constitués défenseurs, amis, alliés du catholicisme, non seulement comme Français, mais comme citoyens du monde moderne et sujets de la civilisation occidentale. Les motifs surnaturels, à condition qu'ils soient guidés et définis par la vénérable sagesse de l'Eglise^ sont d'un prix infini. Nous avons, quant à nous, le cœur trop bien placé pour dire à nos amis les croyants catholiques: Vous serez plus braves que nous devant le commun adversaire^ mais nous savons aussi que nous aurons beaucoup à faire pour les surpasser. S'il ne s'agit que de se battre, c'est-à-dire de se risquer, de se sacrifier, de se
44 LE DILEMME DK MARC SANGNIER
dévouer, ils ont bien la force des forces, la vertu des vertus.
Mais il ne s'agit pas seulement de battre. Il faut vaincre. Il faut profiter de la victoire. Ici, au lieu de spéculer à perte de vue, ce qui peut être utile en certains cas, il convient de rouvrir l'Histoire pour apprendre comment les choses ont coutume de se passer. Nous venons de par- ler de la Chevalerie. Elle a jonché de ses cadavres la route des Lieux Saints, jusqu'au jour où les grands barons, la papauté, Venise, c*est-à-dire les vieux organes politiques de l'Oc- cident chrétien, firent coopérer leurs puissances diverses pour le succès de la première croi- sade. Gérard Tenque et les siens constituèrent bien la brigade de fer au service de la baronnie du Saint-Sépulcre, du royaume de Jérusalem et plus tard du monde latin tout entier : ils ne prétendirent jamais à y créer un organe du gouvernement_, une souveraineté, une règle, eux qui avaient poussé le détachement, le désintéres- sement, ce que M. Fonsegrive appelait le sens social, ce que Marc Sangnier nomme le senti- ment de l'intérêt général, jusqu'au point de souscrire auxengagements monastiques! Rhodes, Malte, ont été des casernes-couvents. Mais ces bastions de la chrétienté ne iouèrent iamais le
LE DILEMME DE MARC SANGNIEK 4o
rôle d'acropole ou de métropole qui était dévolu à Rome, à Paris, à Aix-la-Chapelle.
Donc, la forme guerrière de cet intrépide génie civique que Sangnier voudrait cultiver dans Télite, sera loin de suffire à tout, môme à la guerre. Il n'y aurait point de Geste fran- çaise sans elle. Il n'y aurait point de France sans une Jeanne dWrc. Mais nous avons noté plus haut que celte Pucelle héroïque fut bonne tacticienne: notons aujourd'hui que le Roi à qui elle se présenta et qui lui obéit fut aussi le pre- mier de France qui ait tout à fait prévu le rôle de Tartillerie dans les batailles.
Si donc il faut de braves troupes capables de préférer l'intérêt général à leur propre salut, le salut général à leur propre intérêt, il faut des chefs plus que vertueux : il faut des chefs qui soit'ut capables de connaître exactement quel est cet intérêt-là, où il est, quel est le moyen de sa- lut et en quoi il consiste précisément. Question de clairvoyance et de compétence, qui est dis- tincte de l'héroïsme, mais qui n'est pas non plus une simple question de talent individuel. L'intelligence personnelle de Pierre l'Ermite ne s'était pas éclipsée quand il s'associa Gautier Sans-Avoir. Mais le pauvre chevalier et le pauvre moine étaient seulement dépourvus de supério-
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rites d'éducation et de position qui ne manquè- rent pas à Godefroi de Bouillon.
Marc Sangnier me pardonnera-t-il un blas- piième?En politique et dans l'intérêt même des causes les plus saintes, il est un excès d'hé- roïsme qui peut être funeste. Gautier Sans-Avoir et Pierre l'Ermite sacrifiaient sans marchander les centaines et les milliers d'existences humaines qu'ils jugeaient nécessaires pour emporter une bicoque, châtier la paresse ou la félonie, faire tels ou tels exemples intimidants. Ils procédaient en véritables Napoléons, avec le talent en moins. Ces héros déclassés excellent à brûler les villes pour faire cuire un petit œuf: les héros encadrés et qui se sentent à leur place ont plus de soin du résultat, lequel importe en politique. Par exemple, un vraichef, et qui n'est pas improvisé, ménage la vie de ses hommes. Il les mène à Jéru- salem combattre les païens et les infidèles : il ne se soucie pas de les faire massacrer en route parles Bulgares ou décimer par la maladie et la faim. Autant que possible, il a un service d'in- tendance et d'infirmerie, une administration. Il a conclu des traités avec les Etats sur le terri- toire desquels il veut passer. Il est économe de sang, d'effort, de dévouements, en vue de ce qu'il faudra prodiguer plus tard devant l'ennemi qu'il
LE D1LE3IME DE MAKG SANGMER 47
veut abaisser. Que vous dire, mon cher San- gnier ? L'habitude dut être pour quelque chose dans les mesures de prudence et de prévoyance que l'histoire mentionne dans la Croisade orga- nisée par Godefroy. Or, je crois bien qu'à la racine de ses habitudes vous trouverez un phéno- mène naturel, un phénomène d'égoïsme et d'in- térêtjd'ailleurs légitime. Gepreux était un prince; ce chevalier, un souverain. Il tenait de ses prédé- cesseurs, de ses pairs, certains soucis, certaines mœurs, certains procédésqui n'appartiennent qu'à celui qui commande en propriétaire. Réfléchis- sez, et dites-moi si la propriété — non des hom- mes, mais du commandement sur les hommes, auquel donnait droit la possession féodale des terres, — ne fondait point quelques-unes des aptitudes que nous admirons dans ce chef?
Ce qui manquera à l'élite de vos âmes saintes, de vos âmes royales, ce sera justement ce calcul, cette prévoyance, cette habitude de manier des grands intérêts, qui naît de la propriété. Nous avons dit souvent qu'une élite, une minorité peut gouverner convenablement un Etat. Mais pour- quoi ? Et comment ? Et dans quelles conditions ? Réfléchissez encore. Les aristocraties prospères ont eu pour fondement commun la propriété. Les pi us grands propriétaires de l'Altique rece-
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vant et transnietlant par héritage celte fortune amalgamée à la terre de la patrie, ont composé le corps des eupatrides d'Athènes. Les plus grands propriétaires du Latium, chefs d'exploi- tation agricole, ont donné de même le patriciat romain. Semblable phénomène à Venise, à Flo- rence, à Gènes : Faristocratie dirigeante y est formée des grandes familles trafiquantes ou in- dustrielles, suivant la nature des territoires et des affaires qu'on y traitait. Partout, la condition commune se retrouve. Autant que les sénateurs ou que les doges, des plébéiens, des soldats et des matelots se sont immolés volontairement au bien de l'Etat : cependant les corps qui ont ad- ministré l'Etat avec sagesse, avec ordre et avec succès n'étaient composés que de personnages largement intéressés, par les richesses quils possédaient dans l'Etat, à la rapide perception, à la défense immédiate des intérêts de la patrie. Ces intérêts communs leur avaient, en effet, donné de longue date (outre l'habitude de ne point tout abandonner aux petits intérêts rivaux) le souci d'arriver vite et bien aux accommode- ments, — transactions de fait sans lesquelles rien n'aboutit. De nobles cœurs, dans des poi- trines de purs idéalis(es_, dénuées de tout lien avec le monde matériel, feront sans doute, avec
LE DILEMME DE MARC SANGMEU 49
une aisance parfaite, le sacrifice d'un temporel dont ils se sentent détachés par profession: mais sacrifieront-ils aussi aisément une idée? un parti pi'is ? un caprice ? un goût? Les héros sont bien pointilleux. Je les crains beaucoup en affaires, et, dussé-je indigner quelques royalistes gothiques, les affaires d"Etat sont des affaires, elles aussi.
Permettez-moi d'insister encore. C'est capital.
Nos Gaulois contemporains de Jules César n'ont manqué ni de générosité ni de dévouement à la cause de leur pays. Eux qui donnaient leur vie, ils ont su rarement se faire une concession d'amour-propre.
A qui, à quoi l'eussent-ils d'ailleurs faite? Au bien public ? Mais le connaissaient-ils ? Existait-il pour eux? C'est à tort que l'on parle d'une nation gauloise. La Gaule était une expression géographique, et son territoire oc- cupé par des races aussi diverses que les Celtes et les Ligures, les Ibères et les Kymris. Ce ter- ritoire était lui-même, ce qu'il est plus encore aujourd'hui, d'une extrême variété de cultures et d'exploitation. Les aristocraties qui, d'un ter- ritoire exigu, surent fonder de grands empires, possédaient une situation économique très homogène, Garthage et Venise faisant uniforme-
oO LE DILEMME DE MARC SANGiMER
ment du tralic, Rome du labour et du pâturage : de là une grande unité de vues parmi ceux qui représentaient l'intérêt économique commun. Ici, mon cher Sangnier, c'est le contraire : les fédérations gauloises souffraientdéjàdel'immense variété de l'effort économique français, tel que l'établit la variété de notre géographie.
Grande culture et petite culture, culture delà vigne et culture de la betterave ou des céréales, les intérêts sont déjà en antagonisme dans le seul domaine agricole ! Mais ajoutez les indus- tries qui en procèdent et le commerce, qui est aussi très développé sur notre longue étendue de côtes que baignent deux mers, la disposition rayonnante des voies ferrées, la pente diverse des fleuves qui dicte son ordre sux canaux... Toute élite morale qui, d'un pays ainsi construit, se dégagera par élection ou par sélection, pourra bien s'être recrutée — d'un comble de chance — parmi les éléments les plus représentatifs de la fortune nationale : plus ils exprimeront fidè- lement la France, plus ils seront en guerre les uns contre les autres, non par étroitesse de cœur, mais par diversité et tyrannie de leurs points de vue respetifs!
Avec la meilleure volonté du monde, ils tra- vailleront à se neutraliser, à s'annuler les uns
LE DILEMME DE MARC SA.NG.MER ol
les autres, et enfin à se soustraire les uns des autres. Une soustraction mutuelle, un amoin- drissement mutuel, tel sera leur commun et constant caractère. Ils ne pourront être ajoutés les uns aux autres, comme ils Tout été autrefois, que par Topération d'une force d'une autre essence, quoique fondée aussi sur la propriété — la propriété du commandement — par une force représentative des intérêts, mais les do- minant, de la même manière que la prospérité politique représente et domine la prospérité économique dans un Etat.
De quelque façon qu'on la compose et si excellemment qu'on la recrute, nulle aristocratie française ne gouvernera notre France. Très bien faite, comme royaume, la France est un para- doxe géographique, un monstre européen, en régime républicain. La seule absence d'un pouvoir assez fort pour faire converger nos intérêts trop variés nous voue à des luttes fu- rieuses : chaque instant d'une vie pareille équi- vaut pour le pays à une blessure, qui le divise, qui l'épuisé et le rapproche certainement de sa fin.
Que Sangnier ne parle donc plus si exclu- sivement de générosité, d'héroïsme, de dévoue- ment ! Qu'il n'exagère point l'appel à la vertu !
52 LE DILEMME DE MARC SAKGNIER
en un sujet où la vertu est nécessaire, mais insuffisante ! La première charité du brenn le plus charitable fut et dut êlre pour son clan. Il lui était impossible de sentir dans quelle mesure ce clan devait sacrifier ses intérêts vitaux, ses intérêts d'Etat, aux intérêts d'Etat de la terre gauloise qui n'existait point comme Etat. De même aujourd'hui, oii la terre de France tend à perdre son rang d'Etat, les esprits que le voca- bulaire patriotique ne grise pas, savent par- faitement que les grands devoirs, les devoirs supérieurs, ceux auxquels tout est sacrifié dans la conscience des meilleurs chefs de parti, des meilleurs chefs d'exploitation et d'industrie, des meilleurs directeurs delà presse et de l'opinion, ne sont plus, ne peuvent plus êlre les devoirs éloignés, indistincts, nuageux, du patriotisme. C'est à ro?2/z;re collective iminédiate (\\\q\q^ ^\\x^ dévoués sacrifient tout et doivent tout sacrifier, en fait : — Mon journal avant tout! Mon parti avant tout ! Ma ligue, mon hôpital, mon école, mon bureau de bienfaisance ou ma circonscrip- tion électorale avant tout ! Des responsabilités de chair vive ou de charges d'âmes pèsent sur l'imagination de ces messieurs : elles s'imposent donc à eux. Ils se sentent le droit de sacrifier leur bien personnel et les plus héroïques, celui
LE D1LE.MME DE MARC SANGNIER .53
de leur famille : mais leurs ouvriers, leurs compagnons, leurs collaborateurs, ils ne peuvent oser les immoler à des nécessités supérieures qui, pour eux, manquent d'âme vivante ou de corps défini. Chacun a donc son petit royaume, sa seigneurie particulière. Mais, le royaume en- tier, qui donc aura, je ne dis pas seulement le moyen, mais même, en conscience, le droit d'y songer un peu? Qui sera en mesure de conce- voir assez nettement, assez solidement lintérêt le plus général pour imposer ou consentir le sacrifice d'intérêts particuliers d'une bonté indis- cutable, d'une utilité évidente et d'un prix- sou vent infini ? Il y a là matière à un droit régalien et qui, sans roi, sera moins qu'inexercé: absolument inexerçable.
Les conservateurs aiment à citer comme de bonnes Assemblées souveraines la Législative de 184-9 et l'Assemblée élue en 1871. Ils ont raison, en ce sens que la France n'y était pas représentée trop inexactement dans ses intérêts économiques et moraux; on doit à toutes deux de bons décrets, de bonnes lois sur des objets de discipline, d'ordre intérieur, d'administration. Mais la première, ayant laissé l'Empire se con- stituer, a réuni toutes les conditions de notre déchéance en Europe ; la seconde a signé cette
5i LE DILEMME DE MARC SANGNIER
déchéance en laissant faire la troisième Répu- blique : ces bonnes Assemblées ont donc été les plus impolitiques de toutes, si on les juge du même point de vue auquel il faut se placer pour juger Charles YIÏ, Louis XI ou Richelieu. De ce haut point de vue d'Etat, du point de vue des ré- sultats ultérieurs, auquel il faut se mettre pour juger ces souverains^ on ne voit pires incapables que ces hommes de Bordeaux et de Versailles qui ont laissé fusiller par M. Thiers 7.000 ouvriers parisiens^ et n'ont pas su faire fusiller M. Thiers lui-même ou Gambetta, son acolyte, le jour où le salut national l'exigea! Ces assem- blées, en corps, auraient pu constituer de bons ministères. Elles ont été de détestables souve- rains. Un excellent esprit administratif, une sagesse financière parfaite, sont des qualités très distinctes de l'esprit politique, qui est fait de vues d'ensemble tournées vers l'avenir par le sentiment du passé.
Aucune oligarchie française ne saurait pour- tant donner mieux que les deux Assemblées dont je parle. On a le droit de dire qu'elles représentaient, dans la rigueur étymologique du terme, des aristocraties, la supériorité des vertus, des fortunes, des situations, des tradi- tions et aussi des talents. Même au point de
LE DILEMME DE MAP,C SA>'GMEP. OO
vue intellectuel, c'était le meilleur de la Fi-ance. Eh bien, depuis vingt-sept ans, les mêmes forcesexprimées autrefois par ces assemblées, les mêmes résultantes de tout ce qui fait la qualité de ce pays-ci, ne cessent d'être très régulière- ment battues, dominées, gouvernées par les forces de l'adversaire.
Cet adversaire, on le connaît. Il est en France, il rallie des multitudes françaises ; mais il n'est pas Français. Et de là vient sa force. Les Français sans leur roi n'ont plus rien qui leur soit bien vraiment, profondément et sensible- ment commun. Le parti républicain en France serait donc, lui aussi, dépourvu d'intérêt com- mun, sans cette qualité d'étranger ou de demi- étranger qui distingue pareillement les Juifs, les protestants, les francs-maçons et les métèques, lesquels forment l'axe de ce parti. Leur intérêt commun, c'est que nous sommes leur conquête. Us sont unis par le sentiment, — nécessaire- ment ombrageux, — des différences caractéris- tiques entre nos mœurs, nos idées et nos traditions indigènes et leurs mœurs, coutumes et tradi- tions à eux. Tout nous condamne donc aux rivalités et aux divisions intestines — fût-ce sur la forme d'une chasuble ou sur le propre d'un diocèse — pendant que l'armée ennemie qui
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campe en temps de paix sur notre territoire subit des conditions qui la tiennent unie et disci- plinée. On me dira du côté de Sangnier et de ses amis ce qu'on dit si souvent du oôtre : En ce cas formons-nous^ unissons -nous, disciplinons- nous. Hélas ! ces choses-là seraient faites depuis longtemps si elles étaient pure affaire de volonté ; mais elles dépendent surtout de l'instinct et des habitudes qui naissent de la forme même du ter- ritoire et de la mentalité de ses habitants. Ce ne sont pas des volontés, mais des réactions physi- ques. Les Français, les fruits de la France, sont partagés toutes les fois qu'il s'agit de savoir oîi gît un intérêt commun — tandis que nos con- quérants judéo-protestants s'assemblent et se forment en bataillon de marche toutes les fois que l'intérêt de leur communauté se trouve en question. Cet intérêt du conquérant est donc pressant, décisif, net, distinct. L'autre intérêt, celui du conquis, est donc lointain, discutable, trouble ou confus. L'un mène aux discussions. L'autre pousse à l'action pratique. La division des uns se fait certes de bonne foi, au nom de sentiments souvent généreux et au nom d in- térêts qui ne manquent pas d'étendue, mais ce n'est pas la bonne ni la mauvaise foi, ce n'est pas le tort ou le droit, que nous agitons ; nous
LE DILEMMIi DE MARC SANGNIER 0/
mettons en lumière un fait, fait inévitable chez nous, le fait de la division, qui mène aux dé- faites, opposé au fait de l'union des étrangers, de hétérochtones, qui les a conduits au succès. Les partis français ont été défaits de la sorte par les troupes politiques de TÉtranger en 1877, en I88i, en 1885, en 1889, en 1893, en 1898, en 1902, pour ne parler que des batailles législa- tives. Mais tous ces précédents ne font point que je croie à leur répétition nécessaire et fa- tale jusqu'à la fin des temps. Même électorale- ment, même parlementairement, d'heureux suc- cès peuvent sortir d'une crise quelconque. L'on peut aussi rêver de succès plus brillants, plus radicaux et plus décisifs que des succès élec- toraux et parlementaires. Comme en 1849 et 1871, la crise peut refaire pendant quelques semaines Tunité d'un peuple alarmé. Violem- ment ou paisiblement, il peut naître de là une solution^ un régime, — et c'est à quoi pourra toujours servir l'action d'une minorité énergi- que, — et c'est de quoi je suis tombé d'accord avec Sangnier. Seulement cette minorité décisive ne peut être qu'une formation de combat. Elle ne peut fournir un gouvernement, comme Sangnier paraît le dire ou le penser. Elle ne saurait conserver le pouvoir sans exposer
o8 LE DILEMME DE MARC SANGNIEK
le pays aux malheurs déjà décrits de I80I et de 1873. 11 faut donc souhaiter à cette minorité assez de clairvoyance pour renoncî?r d'ores et déjà au pouvoir et souscrire d'avance sa démis- sion de souverain. Il faut qu'elle soit royaliste.
Ce haut degré d'intelligence, de lucidité poli- tique, ajouté à ce qu'elle possède de désintéres- sement patriote, constitue un élément de force pour elle. Elle serait moins forte si elle s'abusait et s'illusionnait sur sa force : elle disperserait ses efforts et viserait mal. La petite élite de saints et de rois formée par Sangnier sera bien impar- faite si elle ne voit pas ces vérités physiques -^ et, si elle les voit, elle lui doit d'y adhérer, d'adhérer à la monarchie. L'héroïque et sainte phalange pourra nous délivrer du mal : si, en- suite, elle s'en remet pour faire le bien à la seule autorité bien outillée pour le bien faii*e, les idées religieuses de Marc Sangnier n'en souffriront pas. Elles ne seront pas contredites mais complétées, mais adaptées à la réalité historique et géogra- phique appelée la France.
Mais lui, qu'en pense-t-il ?
XL — Est-il besoin de dire que je n'accepte ni la comparaison mathématique de l'asymptote ni la pétition de principe enfermées en des termes tels que « continuons notre roule vers l avenir » ?
LE DILEMME DE MAhC SAiNGNlER o9
Sangnier ne sait pas plus que nous où est « l'a- venir ». Il parle et écrit comme s'il avait là- dessus d'autres renseignements que nous, ou des renseignements meilleurs, ou encore comme si, cet avenir étant également connu de lui et de nous, il y courait d'un pas plus alerte, tandis que nous serions fièrement résolus à nous en éloigner. La philosophie de l'histoire peut bien nous révéler ce qui arrivera si telle cause connue de ruine ou de renaissance survient. Ce qu'on ne peut pas dire, c'est : l'avenir est ici ou là. Un avenir peut être prévu sous condition, non cet avenir absolu qu'évoque Sangnier. Par exemple, on peut faire voir que le succès de la démocratie politique et sociale s^m «7 la mort de la France. On ne répond rien de substantiel à nos preuves, elles sont donc acquises. Leur objec- ter « l'avenir », c'est leur objecter l'inconnu. Quelle raison d'imaginer cette x plus favorable à votre souhait qu'au nôtre ? Vous Ji'en fournis sez pas. Vous n'en avez donc pas ; vous vous contentez d'exprimer avec fracas que vous mar- chez vers l'avenir. Eh ! qui n'y marche aussi ? Marc Sangnier, tous les hommes se hâtent comme vous vers le chemin de la vieillesse et de la mort, et si la plupart des religions nous proposent une explication pour le mystère des
GO LE DILEMME DE MARC SANGMER
tombeaux qui bordent la route, nulle ne nous renseigne sur le mystère des berceaux. Seul le millénarisme des Juifs charnels prétend le per- cer, Mais depuis deux ou trois mille ans que son impudeur théorise et spécule, il se trompe ou trompe les simples qu'il traîne après lui.
Admettons cependant la rêverie simpliste par laquelle Sangnier s'est laissé abuser. Prêtons à l'évolution cette régularité qu^il lui prête.
« L'effort évolutif des sociétés humaines » ne simplifie pas les intérêts; il les complique. Mais des intérêts qui se compliquent ne rendent ni plus simple ni plus facile le travail qui con- siste à les dominer et à les embrasser par la pensée. L' « effort évolutif » ne peut donc que rendre de moins en moins accessible l'état d'es- prit royal du citoyen « pleinement conscient et responsable » que rêve Sangnier. Un tel état ne dépend point d'élans d'esprit ou de cœur, choses morales, mais d'une chose matérielle: la position. C'est par position que le roi des Belges ou le roi d'Angleterre est, de tous les Anglais ou de tous les Belges, le seul « en état de senlir » l'intérêt général des Belges ou des Anglais. La comparaison de l'asymptote est mauvaise parce qu'elle suppose une série de gradations conti- nues^ de perfectionnements réguliers^ de progrès
LE DILEMME JjE 3IAKC SAiNGNlEK 61
constants, — une croissance, une poussée inté- rieure (Je la vertu, — depuis l'état du roi, seul conscient et responsable, jusqu'à Tétat d'un nombre ii de citoyens devenus rois et passés- souverains par le simple fait de leur conscience et de leur responsabilité. Marc Sangnier néglige totalement le point de vue de la compétence. Ni information, ni éducation, ni apprentissage de l'antique métier de roi. La bonne volonté fera tout. Il oublie dès lors de nous dire si cette ascension régulière des consciences et des cœurs- sera accompagnée, dans chaque individu, d'un égal avancement dans la fortune personnelle,, l'influence sociale et la condition domestique. La fortune augmentera-t-elle avec la générosité? On voit quelquefois la générosité augmenter avec la fortune. La fortune augmente avec la générosité, dit Sangnier. Que fait le pain quand on le coupe et qu'on le distribue? Loin de se diviser, il se multipliera. Tel est le miracle. L'Eglise a promis ce miracle pour Taliment mystique, mais c'est le pain matériel que doit, en bonne logique, multiplier la politique mira- culeuse de Marc Sangnier. L'histoire nous montre que souvent les esprits et les cœurs se cultivent et se raffinent, à proportion qu'ils s'é- lèvent aux conditions d'une vie plus complète.
62 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Ce sera ici l'inverse; comme dans la morale en action et comme dans les palmarès, à chaque progrès de la moralité personnelle, une provi- dence politique et économique viendra juxtapo- ser desprimes etdes couronnes proportionnelles ! Les Dix, les Cent, les Mille patriciens de San- gnier en arriveront de la sorte, fatalement, à cumuler les vertus de saint Vincent de Paul et les biens des Rothschild. Ils seront purs comme le ciel, riches comme la mer, et leur richesse sera sortie de leur pureté. De bonne foi, com- ment pouvez vous espérer ce surcroit de miracle ? Et si vous ne l'espérez pas, si tout doit se passer naturellement, croyez-vous que les situations royales, ainsi définies et précisées, s'impro- viseront ?
La comparaison mathématique n'est juste, on le voit donc, que tant que l'on s'en tient au point de vue de la seule vertu. La perception de l'intérêt général, qui suppose de la vertu et du talent, exige en outre cette qualité impersonnelle, 'a compétence, qui résulte d'une longue évolu- tion économique et historique réelle : mais la pauvre asymptote laisse tout cela de côlé.
XIL — Oui, la vertu est belle. De grands saints n'ont pas cru qu'il lui fût donné de trouver le chemin du ciel toute seule. A plus forte raison
LE DILEMME DE MARC SANGNIEK 63
est-elle insuffisante sur terre, clans les difficultés de la vie politique. Marc Sangnier ne veut pas tenir compte d'un si grand point. Je ne lui fais que ce reproche. Je voudrais pouvoir le lui faire amèrement, car il assume des responsabi- lités très graves, à n'examiner que l'avenir poli- tique de la religion en France. Dans un article de Y Ame latine (1) qu'il faudrait absolument lire et méditer, notre ami M. René de Marans a fait avec une extrême finesse la psychologie de San- gnier sur ce sujet.
Pour lui, dit M. René de Marans, que je regrette de résumer, la réforme de l'individu est devenue le but de l'organisation sociale. Dès lors, Sangnier en vient à préférer, de tous les systèmes, a celui qui nécessiterait pour a l'individu le plus d'efforts ou, s/ ï onpréff're^ a. le plus d'exercices ». Ce goût du tour de force morale pourrait conduire au goût du martyre : pourquoi ne pas voter et faire voter systématiquement pour Dioclélien et pour
(1) L'Ame latine ik Toulouse, rue des Lois, 31) a publié l'importanle étude de M. René de Marans dans son numéro de juillet 1904. Il n'est que juste de reconnaître ici la grande part que \'Ame latine et son directeur M. Arnaud Praviel ont prise au mouvement nationaliste et traditionniste.
64 LE DILEMME DE MARC SA>'GMER
M. Combes au doqi des raisons qui conduisent à défendre la République et la Démocratie ? Ce serait logique. « C'est la raison de Tadmira- « tion de Marc Sangnier pour le régime démo- « cratique, I'organisation sociale qui tend a
(( PORTER AU MAXIMUM LA CONSCIENCE ET LA RLSPON-
<( SABiLiTÉ DE CHACUN. Il est évident qu'ici la « démocratie n'est point envisagée au point de « vue des avantages ou des incotivénients qu'elle « peut avoir pour le pays, mais vis-à-vis de « Findividu (1), ou mieux de la réforme indivi- <( duelle. C'est im motif de développer l'édu- « cation populaire et on lui en sait gré! « Singulier et très remarquable exemple d'un <( simple instrument se transformant en but. » Dans un pareil système, il est assez naturel d'en venir, comme l'observe M. de Marans, « à (( souhaiter les institutions qui soutiennent le « moins l'homme. Plus l'individu manquera de
(1) Et non pas même du salut éternel de Findividu — car cela serait encore une vile et méprisable réalité. €ela supposerait une organisation intérieure et exté- rieure : Tensemble des institutions qui orientent vers la sainteté, qui l'éveilient ou la défendent. Plus raffiné encore, plus dédaigneux des faits, des résultats, des choses, Sangnier semble se proposer plutôt d'atteindre au mérite absolu, c'est-à-dire à un état, purement indi- viduel, subjectif et moral, de haute tension vertueuse.
:< protection du côté de l'organisation sociale, (' plus il aura besoin, en effet, d'unappui intense, « et cet appui est tout trouvé, c'est la foi au « Christ ». Pour rendre le besoin plus aigu, l'appui plus nécessaire, il serait conséquent de favoriser en secret les agents de destruction et de bouleversement. Plus les temps seront durs à l'individu démuni^ plus il aura des chances d'exercer sa vertu, plus il aura besoin d'aide supérieure. Si l'on mettait le feu à la vieille société, on verrait de beaux mouvements de gymnastique chrétienne...
Je ne crois pas que ce christianisme à la Néron soit de doctrine sûre. Au fur et à mesure que le sentiment de son rôle s'accroîtra et s'éclaircira, Marc Sangnier se verra conduit à corriger cette doctrine. En voie d'amendement, il ne pourra manquer de la compléter : ce jour-là il sera des nôtres. Je ne peux pas lui dire qu'il sera bien reçu, quoique j'aie, de ce chef, une politesse à lui rendre. Il expose, on l'a vu, et trbs aimable- ment, à l;i fin de sa letlre, l'honnête accueil réservé chez lui à tous nos amis. Le Sillon est bien la maison de ^larc Sangnier. Mais la royauté française n'est pas le Sillon : la royauté fran- çaise n'appartient pas aux royalistes, chaque Français y est chez lui du seul fait qu'il y
66 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
veut entrer. Marc Sangnier sera avec nous, comme nous, sur le même pied que nous, dans la Maison dont le roi est Tusufruitier. Nous n'avons ni promesses, ni menaces, ni condi- tions à lui faire. Le roimêmene peut vouloirlui demander qu'une chose : vivre et mourir en bon Français.
ARTICLE QUATRIÈME
Lettre du Dr Walter de Keating-Hart et explication de Marc Sangnier : la restauration de la Monarchie ren- drait inutile Vœuvre du Sillon. — Cette œuvre au contraire ne saurait avoir une pleine efficacité que moyennant le rétablissement préalable ds l'ordre po- litique ou de la Monarchie.
En ce point de la discussion, le Dilemme, déjà affaibli par l'objection de René de Marans, perd toute consistance et subit même des transfor- mations si profondes qu'il en devient méconnais- sable. Après avoir donné à choisir entre le catholicisme et la monarchie, Sangnier en arrive à tenir le roi de France pour une sorte de pré- curseur embryonnaire oude lieutenant provisoire de la démocratie chrétienne. Cette évolution, en partie spontanée, a été notablement stimulée, je crois, par la mise au jour (1) d'une lettre de mon vieil ami le docteur Walter de Keating-Hart, qui relatait la petite anecdote que voici :
«... A l'issue d'une conférence donnée par M. Marc Sangnier à Marseille, il y a quelques
(1) Dans l'Action française du 1er octobre 1904.
68 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
mois, conférence extra-politique à laquelle pou- vaient applaudir tous les catholiques, sans renier leurs opinions respectives, je me suis approché de l'orateur entouré et félicité par ses amis.
« Ayant joint mes sincères admirations aux leurs, j'ai voulu savoir si je pouvais sans réserve adhérer au Sillon ou si mes convictions roya- listes devaient m'en garder.
a A nos questions, M. Sangnier a répondu tout d'abord que son journal ne faisait pas de poli- tique, mais que, personnellement, lui et ses amis étaient acquis tout entiers à l'idée républi- caine.
« — Est-ce simple hasard, ai-je alors demandé, ou bien est-il une raison à ce choix ?
« — Comment voulez-vous^ a répondu San- gnier, que le Sillon et ses adeptes soient royalistes? Si demain la royauté se rétablissait en France^ V ordre y renaîtrait de lui-même et le Sillon n'au- rait plus de liaison d'être. »
K Ce qu'entendant, je me suis écrié : — « Merci, Monsieur, pour le régime monarchique ; je n'en avais jamais entendu pareille apologie. Permet- tez-moi seulement de comparer votre cas à celui d'un médecin qui refuserait d'employer un remède capable de sauver son malade, sous le prétexte qu'il n'en serait pas l'inventeur. »
LE DILEMME DE MABC SANGNItK 69
«Je ne garantis pas le texte des paroles que je cite. Mais le sens tout entier y est, je l'affirme, et quelques personnes présentes à l'entrevue s'en souviennent comme moi.
«Je regrette que la discussion ainsi commencée n'ait pu atteindre à sa conclusion nécessaire. Un punch attendait M. Sangnier, et, à l'appel de ses amis, j'ai dû me retirer beaucoup plus tôt que je n'eusse voulu.
« Je le regrette d'autant plus vivement que j'ai peine à croire qu'un admirateur aussi convaincu du régime monarchique soit l'irréconciliable ennemi de sa réalisation. Je veux espérer aussi voir un jour un talent oratoire aussi remar- quable que celui de M. Sangnier au service de la plus juste et de la meilleure des causes...
« D^ \\'ALTliR DE KeaTING-HaKT. »
Cette lettre à peine parue, Marc Sangnier adressait la lettre suivante au directeur de ['Ac- tion française (l). Comme on va le voir, Marc Sangnier annonçait d'abord son intention de répliquer à nos critiques antérieures. Puis, il courait au plus pressé :
(1) Action française, 15 octobre l'JOi.
70 LE DILEMME DE MARC SANGNlEP.
Monsieur le Directeur,
Je compte toujours trouver bientôt un instant pour répondre aux critiques si serrées et si utiles de M. Maurras. La lecture de /'Action française du 15 août dernier m'a été vraiment très profitable. Ma vie est si agitée et j'ai si peu le temps de réduire en système les idées quelle m'apporte que c'est pour moi une bonne fortune d'être aidé dans ce nécessaire travail de codification intellectuelle par un adversaire qui aime la vérité et qui cherche tout d'abord à voir clair.
Je tiendrai seulement à expliquer aujourd'hui, en deux mots, quelle est la véritable signification des paro- les que M. Walter de Keating-Hart me prête dans le dernier numéro de votre revue, avec quelque inexac- titude d'ailleurs, et qui pourraient abuser vos lecteurs sur mes sentiments :
— Gomment voulez-vous, me fait dire votre corres- pondant, que le Sillon et ses adeptes soient roya- listes ? Si demain la roj^auté se rétablissait enFrance^ l'ordre y renaîtrait de lui-même et le Sillon n'aurait plus de raison d'être.
Voici ma véritable pensée :
// y a, à la crise anarchique dont souffre aujour- d'hui notre France inorganique, deux solutions : la solution monarchique qui rétablit l'ordre par voie d'autorité dynastique ; la solution démocratique qui développe la force et l autorité directrices au sein même de la nation.
L'effort du Sillon est absolument indispensable à la seconde solution : la première, au contraire, lui enlè- verait, en un certain sens, son utilité.
LE DILEMME DE MARC SANGNJEU 71
J'ai donc dit tout simplement que si l'ordre était rétabli par la monarchie, il n'aurait plus besoin de Vêtre par la démocratie organique ; tout de même que s'il Vêtait par cette dernière^ il n'aurait plus besoin de faire appel au concours de la monarchie.
Inutile^ n'est-ce pas ? d'ajouter. Monsieur le Direc- teur, que la solution démocratique m' apparaît tout à la fois comme supérieure en dignité morale et comme plus opportune et plus aisée, à l'heure actuelle, dans notre pays. Vous savez bien que cest là le nœud même de nos discussions.
Je ne ferai d'ailleurs aucune difficulté ci reconnaître que le Sillon ne perdrait pas toute sa raison d'être en monarchie : son action intime sur lésâmes et son rayon- nement social pouvant demeurer toujours ; mais il perdrait évidemment de son indispensable utilité ; il est vrai que son influence tendrait universellement à rendre la monarchie inutile : c'est que le Sillon, bien que se développant tout à fait en dehors de la politique mili- tante, est évidemment animé d'un esprit républicain. Je sens bien. Monsieur le Directeur, que nous ne donnons pas tout à fait le même sens à ce mot chez nous et à /'Action française, mais il faut bien parler avec des mots et, sans doute, à force de converser ensemble, nous finirons par nous comprendre parfai- tement, sinon par nous entendre.
Veuillez croire. Monsieur le Directeur, à mes senli- ments bien cordiaux et les meilleurs.
Marc Sangnier. CoQime tous ceux qui se dévouent à ce qu'ils
72 LE DILEMME DE 3IAHC SANGMEK
appellent l'action, Marc Sangnier couronne de fleurs le théoricien prévoyant, mais lui répond à peu près dans les mêmes termes que l'Aréo- page à saint Paul : ce — ?sous vous écouterons une autre fois... » Agir d'abord, on verra ensuite où l'on va ; triste maxime et commune à tous les agitateurs de l'histoire.
Mais^ si les avertissements de l'expérience et les prévisions du calcul les laissent fort calmes, nos orateurs se troublent sans mesure du petit fait, du mot ou de l'épigramme de nature à gêner l'action immédiate. Ah ! voilà qui les pique et qui les réveille ! Ils n'ont plus de repos qu'ils n'aient réparé, rattrapé, repris, expliqué. Oui ou non, Marc Sangnier a-t-il dit à Epinal qu'il se moquait du pape, ainsi que M. Lapicque Ta rapporté (1) ? Oui ou non, Marc Sangnier a- t-il dit à Marseille, en répondant àlveating-Hart, que, « si demain la royauté se rétablissait en France, l'ordre y renaîtrait de lui-même j) et que dès lors (( le Sillon n'aurait plus de raison d'être »? Grave question, grave sujet d'inquié- tude pour Marc Sangnier, et plus encore pour ses partisans.
Et de rectifier, d'expliquer et de pallier 1
(l) Voir l'appendice I.
LE DILEMME DE MAl'.C SAiNGNIER 73
Et, vraiment, cela donne envie de proposer à Marc Sangnier un marché : nous lui offrons quitus des deux phrases malencontreuses, s'il veut nous promettre en échange de faire une retraite de trois jours pleins à 1' Action fran- çaise, pour réfléchir, du point de vue de l'intérêt français et de l'intérêt catholique (qui sont liés), à la gravité des responsabilités qu'il assume. Aussi peu politiciens que possible, bien que nous occupant uniquement de poli- tique, nous n'éprouvons aucun désir de créer à Sangnier de petits embarras.
Nous distinguons parfaitement ce qu'il y a de noble dans ses campagnes et de généreux dans son action personnelle. Mais, faute de réflexion de sa part, ces hautes qualités, ces qualités précieuses, travaillent au désastre. Nous vou- drions qu'elles pussent servir, au lieu de nuire. Voilà pourquoi, tout en leur rendant justice au risque d'impatienter nos meilleurs amis, nous ne nous lassons pas de signaler l'ef- froyable erreur de la direction adoptée. Le guetteur de la tour fait sa veillée mélancolique ; il vous signale, dans un intérêt commun, rem- bûche sur laquelle vous vous précipitez. Y tombez-vous, ses taquineries ou ses invectives ne vous auraient pas arrêté. L'accent ami
DILEMME 3
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de mes querelles m'allégera de tout remords.
Marc Sangnier ne dément pas les paroles que lui « prête » Walter de Keating-Hart. « Prêter», que veut dire ce mol ? Si on lui prête ces paroles, si elles ne sont pas de lui, il n'a pas à en rétablir la « véritable signification ». Mais il rétablit celle-ci. C'est reconnaître que lesdites paroles sont siennes et qu'on ne lui a rien « prêté ». Sans doute il se plaint de « quelque inexactitude ». Mais laquelle précisément ? Aussi précis que Marc Sangnier se montre vague, Hart garantit d'ailleurs que « le sens tout entier y est ». Il offre de produire des témoignages confirmatifs. Ce sens est donc exactement rap- porté et la lettre de Marc Sangnier précise non ce qu'il a dit, mais bien ce qu'il eût voulu dire.
Et là nous retrouvons la même pensée arbi- traire que nous connaissons : « Il y a deux solutions à la crise anarchique dont souffre la France... » Sangnier me réédite la concession d'Athalie : « Ce sont là deux grands dieux j>. Eh bien, non. Et non. L opiniâtre petit Joas a raison :
Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n'est rien.
Votre solution n'en est pas une, mon cher Sangnier. Le papier souffre tout, mais on ne
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peut vraiment appeler solution ce qui ne résout rien, laisse subsister le problème et le rend même plus aigu.
D'abord, « la solution démocratique » de Sangnier enveloppe une contradiction dans les termes, car rien de moins démocratique que ce développement de « force » ou d' « autorité directrice » « au sein de la nation ». Comme le montrent les précédentes déclarations de San- gnier, cela constituera et aura dû constituer une élite dirigeante, un corps animé de l'àme des saints, c'est-à-dire, qu'on y consente ou non, une aristocratie. « Démocratie organique », dit-il plus loin. Très bien: cercle carré (1).
En second lieu, cette solution aristocratico- religieuseest matériellement impossible, impos- sible en pratique, en fait, étant donné l'état de la France moderne. Marc Sangnier trouve sa pseudo-démocratie chrétienne plus opportuney plus aisée. Je lui dirai comment : il est plus « opportun » et plus « aisé » de faire de l'agi- tation démocratique ; ce qui n'est pas aisé, ce qui est impossible, c'est d'en faire sortir un résultat catholique ou nationaliste : un succès.
{;i)\o\vV Action française du io juin et du 15 août 1902 : Le dossier cVune discussion, Organisation et Démo- cratie.
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Ce que nous proposons, au contraire, n'est pas facile. Et c'est très dur, nous ne l'avons jamais dissimulé. Nous occupons une position difficile. Mais c'est là seulement qu'il n'est pas dérai- sonnable de se tenir. Toutes les autres positions sontintenables.il faudra sans conteste beaucoup d'intelligence et de dévouement pour battre l'ennemi, mais il n'est battable que là. Ailleurs c'est folie pure que de rien espérer ni risquer. Nous l'avons démontré à Sangnier plusieurs fois. Il n'a rien répondu. Inutile d'y revenir.
Troisièmement, le procédé aristocratico-ré- publicain présente de grands dangers : quoi que fasse et que dise Sangnier, il sera toujours traité, par les hommes du bloc, de bonapartiste ou de royaliste ; on ne le recevra jamais pour répu- blicain; il s'entêtera à s'affirmer tel; il sera donc sommé de fournir, en outre de ses affir- mations, les preuves de son loyalisme. Les preuves, en terminologie politique, s'appellent des gages. Et lesquels? Butîet, dans V Etiquete sur la Monarchie, a montré que les gages à donner aux républicains-nés, — juifs, protestants, maçons, métèques, — se réduisent toujours à quelque « infamie ». Une infamie, Sangnier n'en commettra jamais, à son escient : mais, en politique, il est des erreurs pires que des
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crimes : je lui prédis qu'il sera enp^agé, peut- être avant peu, clans les pires erreurs afin de soutenir son état de républicain.
►.. Bien inutilement d'ailleurs. Les concessions des modérés ne les sauvent pas des violents. 3/«zs je 7îe suis pas un modéré^ dit Sang nier \ je suis un révolutionnaire, un antibourgeois ! Celte pauvre défense ne trompe pas la foule, qui reconnaît le fils de bourgeois, et de grands bourgeois, à l'ac- cent et au masque, si ce n'est au grain de l'habit. Cette défense m'inquiète pour la fermeté de Marc Sangnier. Il ne faut jamais renier sa classe originelle; le sentiment de classe est un des facteurs du sentiment national. C'est en reniant leur naissance ou leur caractère, que les Mira- beau, les Sieyès et les Grégoire ont commencé à décomposer leur pays.
Est-ce sur le terrain social ou sur le terrain national que Sangnier donnera des gages? Jl en donnera. Ce platonique amant de l'ordre, que l'on a vu s'armer contre tous les désordres, les augmentera et les servira.
Contradictoire en elle-même, contredite ou contrariée par les circonstances, enfin vouant ceux qui s'y livrent aux chances les plus sûres de déshonneur ou d'infamie, telle est celte démocratie que Sangnier ose appeler une solu-
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tion, sans trembler, à l'idée d'y rattacher le sort de son œuvre. (Cependant, dit-il, le Sillon se développe « tout à fait en dehors de la politique militante ». Mais il ajoute que 1' « utilité indis- pensable » du Sillon est de résoudre un pro- blème de politique pure : celui de l'ordre public ! Comprenne qui pourra de pareils logogriphes... J'avoue ne pas saisir les deux idées distinctes que Sangnier se fait du Sillon^ je le défie de les penser toutes les deux en même temps : elles s'ex- cluent. Il faut parler avec des mots, mais encore faut-il que ces mots représentent des idées com- patibles. Ce brillant esprit est bien décevant 1 Si, las de le presser de vains questionnaires, je consulte mes souvenirs, le Sillon m'apparaît comme un mouvement d'éducation populaire, un cercle d'études sociales, très mystique et très pratique tout à la fols, le monde de la fraternité intellectuelle et morale, mû par le souffle de l'amour. Je n'y aperçois nulle part le rouage technique, l'organisme politique destiné à riva- liser avec les monarchies de l'Europe et, le cas échéant, à rendre la monarchie inutile en France. Je me suis même plu à considérer éventuelle- ment le Sillon comme une des ressources et des parures de notre royaume à venir. Le zèle et l'activité prosélytiques sont des biens nationaux
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d'un prix incomparable. Tout royaliste en qui revit une parcelle de la prévoyance et du patrio- tisme des rois ne peut voir sans tristesse de si grands biens méconnaître leur vrai deslin.
Sangnier se figure le prince héréditaire comme un factotum suffisant à tout, en vertu d'on ne sait quelle satrapique omnipotence ! Sans doute, un roi rétablit l'ordre et^ l'ordre rétabli, il se réserve en propre le domaine de pure politique qui n'est qu'à lui : la diplomatie et la guerre, la haute police et la haute justice, car nous avons vingt fois montré qu'aucune vertu, si généreuse ou vaillante fùt-elle, ne saurait administrer sainement et utilement ce domaine d'État, privilège éternel des pouvoirs héréditaires, na- tionaux^ qui se dégagent du sein d'un peuple, ou qui lui sont imposés du dehors. Nous l'avons souvent dit : Vous ne voulez pas des Capétiens? Vous aurez les lïohenzollern, ou, pendant l'in- terrègne, les grandes familles juives, protes- tantes, maçonnes et métèques régneront sur vous ! Tant que les hommes seront engendrés par le sang et que le sang sera versé dans les batailles, c'est par le sang que l'ordre propre- ment politique sera administré. Monarchiques ou collectifs, anciens ou modernes, américains ou européens, les Etats (en tant qu'Etats) sont
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voués à des principats héréditaires : celui de la République française comme les autres. Vous pouvez, certes, une chose, Marc Sangnier, et votre Sillon : vous pouvez aider le sang étranger qui gouverne la France à en rester le maître. Vous pouvez consolider la République, mais je dis : cette République. L'œuvre du Sillon et les œuvres similaires, les associations de volonté et d'intelligence ne sauront ni fonder ni gou- verner l'Etat. Gela ne saurait faire un doute. INous sommes d'accord là-dessus, il faut dans notre intérêt même à nous autres sujets, il faut que quelqu'un puisse dire : « Œtat cest moi ». Mais, cette sphère de l'Etat bien réservée et mise à part, la monarchie n'apporte aucunement aux bons citoyens, aux associations nationales, aux groupements religieux une besogne toute faite, mais, simplement, la faculté d'exister libre- ment, de se développer sans contrainte, de vivre en paix sous des lois justes. Si donc l'ordre était rétabli par la Monarchie, elle ne rendrait pas le Sillon inutile, comme vous Tavez dit à Hart ; cet ordre permettrait au Sillon de se développer en toute sûreté ; ce que vous appelez la démo- cratie organique, ce que nous nommons la nation organisée aurait tout à faire : le travail pourrait commencer. Les gens de bien pour-
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raient concevoir Tespérance d'agir enfin utile- ment.
Souvenez-vous des règnes de Henri IV et de Louis XIII, l'un et l'autre si remarquables au point de vue de l'activité ecclésiastique et qui dé- terminèrent une renaissance du catholicisme. De tels règnes vous serviraient plus que la Ligue, dont je ne médis point, puisque j'aurais « ligué » pour ma part, jusqu'à la conversion du roi hu- guenot et non au delà. Les deux premiers Bour- bons fournirent à la vie religieuse du pays une aire de paix, une base d'ordre public. Ce que les dissensions gaspillaient fut organisé, concen- tré, ramassé. Cela permit 1 Oratoire, les Filles de Charité, les commencements admirables de Port-Royal. Nous avons souvent ditauxhommes de talent que la République use et décourage ; quelle longue, pleine et utile carrière ils pour- raient courir, une fois soutenus par le vœu d'un souverain qui ne tiendrait pas son pouvoir du caprice électif ! Et ces avantages personnels ne seraient de rien en comparaison des avantages publics que retireraient la société, les sociétés, nos Républiques, de Tordre rendu à lEtat.
La monarchie rétablit l'ordre, accordez-vous. Eh bien, l'ordre une fois conquis, croyez-vous que l'activité doive s'arrêter? Elle se multiplie,
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au contraire par la facilité que l'ordre lui pro- cure. Qu est-ce l'ordre, en toute chose, si ce n'est pas la possibilité d'un mouvement heureux, le moyen du progrès rapide? L'ordre n'est qu'un moyen. C'est un point de départ. Rétablir l'ordre restitue une atmosphère favorable à l'activité charitable ou patriotique, économique ou reli- gieuse. Cet ordre rend l'œuvre possible ou meil- leure. Il lui garantit la durée, lui fournit des auxiliaires ou des protecteurs. Réfléchissez, vous verrez bien que le monarque fait précisément la condition même de tout ce que votre œuvre comporte d'utile. Cet homme d'armes veille sur le sillon que vous tracez. 11 vous dispense de labourer l'épée à la main. Me direz-vous qu'il est plus beau et plus digne de faire à la fois les deux choses? Je crois, tout au contraire, mon cher Sangnier, que cela est fort laid. Non, cela n'est pas digne d'une civilisation avancée, d'un genre humain sorti de ces confusions de pou- voirs qui sont naturelles aux sauvages. Le beau et le digne, cela consiste à faire quelque chose bien. Gela exige donc quelque division du travail. Plus l'épée et le sceptre sont tenus d'une main exercée et habile, plus vous avez loisir et chance de conduire voire labour.
ARTICLE CINQUIÈME (1)
Troisième lettre de Marc Sangnier. — La monarchie serait, dans l'évolution des sociétés, une étape analogue à l'institution de l'esclavage. — Acte de foi, dans l'avenir de la démocratie. — iVo5 réponses. — Vanité des hypothèses d'évolution sociale. — L'hérédité du pou- voir est la loi constante de la sécurité des Etats.
Libre à Sangnier, dans son Silloji, de se montrer plus exclusif à notre égard que nous ne le sommes au sien : mais c'est là son affaire personnelle et non doctrinale. Que la volonté ou la passion de Sangnier décrète ce qu'il lui plaira : sa qualité de catholique lui interdisant d'adopter à son caprice n'importe quelle doc- trine, nous sommes toujours assurés de « tenir » Marc Sangnier dans la mesure où il se tiendra au catholicisme- « jNous », dis-jo, hommes d'ordre et de tradition, nous Français patriotes, royalistes conscients ou inconscients.
Cependant sa passion hostile, son désir de multiplier les différends et les désaccords entre nous ne sont pas éléments qu'il faille mépriser, et je suis frappé, pour mon compte, de cette viva-
(i) D'après l'Ac/iOJi franraise des lo avril et 15 mai 1005.
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cité, de cette âpreté. On dirait même que le soin que nous prenons d'analyser, pour les dissoudre, les obstacles artificiels qu'il élève dans l'intervalle qui le sépare de nous, a le don de fouetter et d'exaspérer sa merveilleuse bou- limie de nous fuir. Il a mis au service de cette passion une ingéniosité véritable, un zèle pres- que aussi ardent, et plus ardent peut-être que celui qu'il dépense à lutter contre les ennemis de sa foi. La fragilité des barricades qu'il édifie, le peu d'étendue et de profondeurdes fossés qu'il creuse, le dépitent sans doute, mais ne le décou- ragent point. Un argument faible n'est pas nécessairement dépourvu de portée. Sangnier fait arme et outil de tout, il en compose un ensemble assez spécieux. Qu'il n'y ait rien dessous, cela saute aux yeux de quiconque approche et examine, et l'on est bien obligé de se demander avec quelque scandale comment un prédicateur de charité et d'amour peut en venir, dans la pratique, à se montrer ainsi irréconciliable et profondément diviseur. Auguste Comte a fait un vers alexandrin tout exprès pour inviter son disciple à être « conciliant en fait, inflexible en principe » . D'après quel article de la foi catholique Marc Sangnier justifie-t-il une atti- tude extrêmement molle et facile sur les prin-
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cipes, mais iDtraitable quand les personnes, les groupes et les coteries sont en jeu?
Ce tour d'esprit ou de caractère, qui peut mener fort loin, s'appela de tout temps l'esprit de parti. H y a cependant ici autre chose : cet esprit de parti est encore celui d'un parti très par- ticulier, si l'on peut ainsi dire. Notre parti répu- blicain français est très particulièrement atten- tif, jaloux, ombrageux, pour tout ce qui touche aux questions d'orthodoxie, et Sangnier, qui, sous ce rapport, ne le connaissait pas mal, l'imile le moins mal possible. « Suis-je orthodoxe? » C'est le souci profond, c'est le rêve anxieux de l'inventeur du sillonisme. Il s'efforce donc d'êtrece qu'il veut être et, comme il a très jus- tement observé que l'orthodoxie des républi- cains n'a qu'un symbole négatif et qu'elle se mesure bien moins sur les idées qu'on a que sur les idées qu'on n'a pas, comme il a vu de même que la république est, selon l'expression de M. Anatole France, « simple absence de prince », le bon républicain devient donc pour Sangnier celui qui se sépare et qui s'éloigne de la réac- tion.
Mais qu'est-ce que la « réacttion « ? C'est ce que Sangnier ne sait pas. Il ne sait pas que c'est la vieille France, l'antique Eglise tout entière,
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et son ignorance lui permet de crier qu'il n'est pas un réactionnaire et qu'il voue à la réaction «ne haine aussi vive qu'à la maçonnerie. Mal- heureusement, les vrais ennemis de la réaction, les républicains de naissance, ne se payent ni de mots ni de cris. En signe de pensée sincère et de croyance profonde, il leur faut des actes. Ils en exigent donc. Là, je l'ai déjà dit, commence un risque très distinct, ce risque de « l'infamie » annoncé par André Buffet. Dire : « Je me sépare de la réaction », c'est vite dit. Le faire voir ou le faire croire est moins vite fait quand on est Marc Sangnier, c'est-à-dire un Français catho- lique, issu d'un milieu honorable et honoré. La pensée mère du Sillon défend de tirer sur l'Eglise. Quant à tirer sur la vieille France, si cela n'est pas impossible, cela est dur. 11 le fallait pourtant, sur la pente où était San- gnier, et Sangnier ne pouvait pas n'y pas des- cendre. La lettre qu'on va Ire montre bien que la glissade n'a pas tardé.
Multipliant à mon égard les formules d'une courtoisie raffinée, non sans accumuler les pré- cautions et les euphémismes à l'égard des idées et des réalités qu'il attaque, Sangnier s'est efforcé d'apparaître, en politique internationale, en poli- tique militaire, aussi frivole, aussi incohérent,
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aussi insolent même que le plus inconsidéré des pires sectaires de gauche. Vieille histoire : l'his- toire de tous ceux qui, à quelque degré, ont tenu au monde conservateur. « ?s'êtes-vous pas de ce monde-là ? » lui eût-on demandé, comme la servante à saint Pierre. Pour mieux jurer que non, pour mieux soutenir sa qualité de républi- cain, pour s'exiler plus ostensiblement de ce monde qui compromet, il n'a pas hésité à enga- ger des hostilités direcles contre tout ce que représente d'honorable, de nécessaire ou de pré- cieux ce monde-là. L'armée, l'Etat, la patrie « territoriale », ont payé les frais du déplace- ment et du déclassement de Sangnier ; peut-être aussi bien ne se doute-t-il point de l'énormité du sacrifice moral qu'il a consenti de la sorte ; peut-être bien le malheureux croit-il que c'est pour rien.
Voici la lettre à laquelle j'ai cru devoir pré- parer le lecteur. Etait-ce nécessaii'e, et comme moi ne s'y attendait-on ? Je l'avais prédit à la rencontre précédente, et le lecteur l'avait prévu aussi bien que moi. A cette vieille prédiction, il est aisé d'en ajouter de neuves. On se demande si Sangnier, dévoré, agité de l'esprit de révolte contre l'ordre intérieur et la vie sociale de son pays, pourra tarder longtemps de
OO LE DILEMMli DE 3IAHC SA^GMER
témoigner de la même fermentation libérale et démocratique à l'intérieur de son Eglise, ins- titution aristocratique et autoritaire. Là-dessus, je dirai au lecteur: Patience! Ces doutes, ces soupçons, ces pronostics ont été en leur temps les miens. Yous les verrez un peu plus loin. En attendant la réponse que nous feront les faits, on peut être certain que, quelle qu'elle soit, elle viendra à notre appui. Suivant un dilemme nou- veau, plus sûr que celui qui a donné son nom à ce petit livre, ou Sangnier restera dans le sein de l'Eglise, et les mauvais fils du sillonisme seront étouffés de ses propres mains, ou l'Eglise sera quittée, et la preuve de l'hétérodoxie de Sangnier sera bien établie sur le mouvement de Sangnier.
Il écrivait donc au directeur de V Action fran- çaise :
Monsieur le Direcleur,
Voici que je trouve encore ce soir un petit instant pour causer avec vous. Certes, f aimerais pouvoir déve- lopper, tout à loisir, mes raisons et mes arguments. Hélas I la vie agitée que je mène m'en empêche... Et pourtant je dois à la vérité de ne pas laisser croire que je suis, le moins du monde, réduit an silence, sijamcds je ne me suis senti plus ardemment républicain et démocrcde quaujourcVhui ci cause des précisions mêmes
LE DILEMME JJE MARC SANGMEK 89
que la nécessité de répondre à vos objections m'a per- mis d apporter à mes doctrines.
Il faut enfin nettement circonscrire le débat. Je n attaque pas la monarchie, mais j'altaque votre pré- tention de considérer la monarchie comme la seule forme possible de gouvernement.
Il me semble que votre point de vue est étroit. Lorsque vous me démontrez par le raisonnement et par ihisloire que la monarchie est un gouvernement possible et qui peut fonctionner normalement, je suis certes bien forcé d'être d'accord avec vous : je sais bien que la monarchie a existé, jesais même quelle existe encore en quelques lieux, quoique presque partout diminuée et faussée. {Je n'en déduis, du reste, nullement, quelle puisse exister aujourd'hui en France.)
Mais quand vous dites que seule la monarchie peut être, je ne puis vous suivre. Je constate surtout que vous semblez avoir quelque difficulté à concevoir autre chose que ce qui a été. De même, vous le savez, au temps de Vesclavage, on affirmait que la liberté ren- drait impossible tout travail collectif, et je ne sais pas d'ailleurs jiisqu à quel point l esclavage na pas été une étape nécessaire dans l'organisation du travail.
Pour nous, la monarchie est, de même, une étape. Pour vous, c'est quelque chose d'immuable, d'absolu comme la famille qui est de droit naturel et d'institu- tion divine. Voilà ce qui nous sépare.
Vous supposez que la société demeurei-a toujours ce quelle a été au moment où elle j)ostulait, en quelque sorte, la monarchie comme régime politique — ce qu elle n'a pas, du reste, tout êi fait cessé d'être ; vous considérez comme éternels le patriotisme territorial,
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la diplomatie, la conception même de VEtat tels que la monarchie les ont fixés, non pour toujours mais pour un temps ^ et, partant de ces postulats gratuits, vous concluez que le salut national exige la monarchie. Vous placez vous-même arbitrairement la conclusion désirée dans les prémisses.
Tout pourtant — et Vhistoire, que vous chérissez très particulièrement — prouve avec surabondance que les organisations sociales et politiques sont essentielle- ment changeantes et variables, correspondant successi- vement aux diverses phases de révolution même des sociétés. L'Empire romain, l'Empire frank., la monar- chie carolingienne, puis la capétienne ne pouvaient supporter une uniformité de régime.
Je crois que les transformations sociales et l'évolution morale que seul, du reste, le Christianisme a pu rendre possibles et qui sont commencées depuis bien longtemps déjà, nécessitent l élaboration d'une organi- sation démocratique . Et cela en sociologie comme en politique. Le patronat ne m' apparaît pas plus éternel que la monarchie ,
Vous jugez que le sens de l'évolution est autre. Nous apprécions différemment., voilà tout. Mais ce que je crois pouvoir affirmer, c est qu'il vous est impossible de me prouver que les sociétés humaines soient à tout jamais contraintes de se plier aux règles de votre Monarchie II faudra bien quelles se soumettent aux exigences des lois naturelles qui les régiront toujours nécessairement, je Vavoiie, mais je ni imagine avoir suffisamment prouvé que tout ce quil y avait dans la monarchie de principes gouvernementaux essentiels se retrouve dans la démocratie organique telle que nous
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la concevons^ sans pouvoir, bien entendu, définir aussi exactement ce qui sera un jour que les monarchistes peuvent le faire de ce qui a été.
Comme ceux-ci^ nous avons un organe d'intérêt d'Etat, un pouvoir qui n est pas astreint ci la tyrannie des majorités numériques ; comme nous, ceux-ci sont bien forcés de soutenir le pouvoir central par le consen- tement de Vopinion publique ; ils n échapperont pas plus que nous, moins que nous peut-être même, aux dangers des crises et aux cataclysmes toujours possibles. Les uns comme les autres, enfui, nous sommes forcés de reconnaître que le pouvoir appartient toujours à la majorité dynamique de la nation.
Au fond, ce qui nous sépare surtout, c'est que /'Action française ne recomiait quune tradition et quune hérédité charnelles : nous, nous croyons ci une tradition et à une hérédité morales.
Mais, m objecter a- t-on, les peuples vivent et évoluent dans le temps et sur la terre. Ce n est pas une société d'âmes, une église que nous voulons constituer, mais un Etat temporel.
— Sans doute, mais f ai, quant à moi, la naïveté de croire que tout V effort de l humanité aidée et soutenue par les forces internes du Christianisme doit justement consister à dégager les peuples des tyrannies charnelles pour les élever, petit à petite jusqu'aux francliises de lEspril. Consultez toujours l'histoire. Comparez les anciennes civilisations à celles que le Christianisme a rendues possibles. Comparez l'idée même que les Juifs se faisaient du vrai Dieu, de l'autorité et du pouvoir parmi les homnws à celle que nous sommes devenus capables de nous en fnre aujourd'hui. Cela, sans doute.
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est de la vulgaire et banale observation historique, mais il ne faudrait pas pourtant quà force de raffiner on arrivât à méconnaître ce qui est évident.
Il serait peut-être puéril de toujours essayer de taxer d illogisme, d'inconséquence^ les opinions d'ad- versaires qui trouvent très solides et inexpugnables les positions qu'ils occupent, et quant à nous, nous avouons vraiment que toute la savante dialectique de /'Action française n'a nullement pu nous convaincre de la nécessité de la monarchie pour le salut national, et moins que l'on ne voulût dire justement par là le salut de tout un ordre de choses qui ne peut exister qu'avec la monarchie comme clé de voûte.
Au reste pour inléressantes qu'elles soient, ces dis- cussions théoriques ne laissent pas que d être toujours un peu vaines par quelque côté. Et lorsqu'il s'agit de contingences sociales et politiques.^ les plus belles théories demeurent impuissantes si elles ne sont enra- cinées dans la vivante réalité. Or, il n'y a plus en France" le moindre loyalisme monarchique . Le duc d'Orléans ne saurait vraiment apparaître à personne comme le premier des Français (je ne voudrais du reste nulle- ment lui faire un grief de ce qui résulte de circons- tances indépendantes de sa volonté). Tandis que les bons esprits de l'école des néo-monarchistes s'enthou- siasment surtout pour un travail d idées pures, nos humbles camarades du Sillon, mêlés vraiment ci ce qu'il y a de plus vivant, de plus inconscient peut-être, mais de plus profond dans la société contemporaine, travaillent non ci bâtir un système qui satisfasse l'esprit, mais à conquérir des réalités. Ceux- Ici tracent des plans de campagne imaginaires ou plutôt organisent
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une nation qui n est pas àeux^ cenx-cibàtissent, pierre par pierre, la maison qnils veulent construire. Ils réalisent déjà leur démocratie dans les groupes qu'ils développent, dans les œuvres économiques qu'ils créent. Sous le manteau vieilli de l'Etat qui nous opprime, ce sont déjà les cellules vivantes d'un état nouveau qui paraissent. Quelle n est pas la joie du chimiste lorsque, quittant les livres et les formules, il pétrit lui-même la matière^ s'éclaire par une expérience directe et sent l'idée et le système faillir spontanément des leçons mêmes de la nature qui l'instruit, loyale et sûre colla- boratrice de ses efforts ! De même, si nous croyons à la démocratie, c'est surtout, nen doutez pas, parce que nous la vivons déjà, et vous n aurez pas sans doute le courage de nous reprocher ce respect que nous profes- sons pratiquement des méthodes positives dont on parle tant à /Action française.
Voici, Monsieur le Directeur, quelques ré/lexions qneje jugeais utile d'apporter ici pour préciser le débcd tout en l'élargissant.
Du reste, l'avenir dira qui de nous se trompait. Il est vrai qu'il a fallu à la Monarchie plusieurs siècles pour sortir du sanglant chaos féodal. Nous espérons n'avoir pas besoin de demander un si long crédit... Et après tout, n est-ce donc pas encore en marchant que ion peut le mieux prouver le mouvement '?
Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à ma consi- dération bien distinguée et à mes sentiments les meil- leurs.
Marc Sangxier.
Suivant la méthode constante, nous relisons la
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lettre et la reprenons mot pour mol, de manière à ne rien en laisser subsister.
I. — On n est point réduit au silence, quand on a reçu l'éloquence en partage dès le berceau. Mais ce n'est pas au tris(e parti de se taire que nous voudrions conduire Marc Sangnier; nous voudrions l'obliger à parler, à s'exprimer, à se dépenser, à agir dans le sens de la vérité politi- que : vérité qui ne laisse place à aucun dilemme, car elle est une pour ce temps et pour ce pays. C'est la Monarchie.
IL — Marc Sangnier se sent plus ardemment républicain que jamais, et ceci est vrai, h'éîior- 7nité de ses paroles de Marseille a déterminé chez lui une réaction violente. Il a craint de paraître suspect d"être suspect. Qui, lui? avoir fait de pareilles concessions à la monarchie? Eh bien ! l'on verra ! Et l'on voit. On voit que Marc Sangnier ne s'est jamais inontré plus républi- cain qu'aujourd'hui.
Se sent-il démocrate? D'après saleltre, éclairée par ses articles et ses discours du Sillon ou d'ail- leurs, il y a là quelque mirage. Il se veut, il se croit peut-être démocrate. Pour se mieux trouver tel, il donne des définitions de plus en plus flat- teuses de la démocratie. Le malheur est que ces définitions font précisément apparaître la con-
LE DILEMME DE MARC SANG NIER Uo-
ception aristocratique dont je lui ai déjà signalé la présence dans sa pensée, mais dont je lui ai pareillement démontré (1), pour ce siècle et pource pays, le caractère profondément irréali- sable.
III. — Sangnier reconnaît très loyalement que la nécessité de nous répondre l'a induit à préciser ses doctrines. Le 15 octobre, il nous remerciait de « l'aide « et du « profit » que lui avait valus la lecture de VActioti française. Sans prétention, cela est juste. Un coup d'œil sur le Sillon de ces derniers mois en ferait la preuve certaine. San- gnier et ses amis ont eu, en ces temps-ci, deux collaborateurs de toutes les heures : d'une part, ce contradicteur plus ou moins précis et heureux de certaines thèses a'ttribuées par erreur à Y Action française^ M. Bougie, fameux et fertile intellectuel dreyfusien, auteur d'un livre sur La science et la démocratie^ et, d'autre part, \ Action française elle-même. Telles sont les sources politiques de Marc Sangnier et des jeunes écri- vains tels que M. Georges Iloog et M. Pierre Fabre, qui le suivent de près. Serait-il exagéré d'aller jusqu'à dire que les doctrines de ces adver-
(1) Sans la moindre réplique de sa part : donc, la démonstration subsiste.
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saires en ont pris un air de famille avec les nôtres ? Le phénomène est d'ailleurs vieux comme le monde. Deux adversaires qui s'observent et qui se guettent pour s'étreindre finissent par se refléter l'un l'autre plus ou moins. C'est vrai en amour et en guerre. Les engagements répétés, les chocs continuels égalisent à quelque degré l'armement. Marc Sangnier ne croira point que j'aie envie de le blâmer pour ce qu'il imite les valeureux et sages Romains qui emprun- taient à tout peuple rival ce que son outillage militaire leur offrait de supérieur. C'est ainsi que le monde fut dompté et changea de face. S'il y a quelque chose de bon dans les mé- thodes ou les doctrines politiques de Sangnier, nous le leur prendrons sans scrupule.
IV. — « Il faut enfin nettement circonscrire le débat. » Le ciel entende Marc Sangnier! Qui lui a donné l'éloquence peut lui accorder, un jour ou l'autre, la précision.
V. — Mais, aussitôt après avoir proclamé son amour de la définition, il embrouille tout. Marc Sangnier n'attaque pas la monarchie, mais il « attaque » notre prétention de considérer la (( monarchie comme la seule forme possible de « gouvernement ». — Sangnier nous a mal lus. Il nous attribue des « prétentions » que nous
LE DILEMME DE MARC SANGMEli 97
n'avons pas. D'abord tous les gouvernements dont on discute sont possibles en fait. Seulement les uns sont bons, et conservent TEtat, et y main- tiennent l'ordre. Les autres sont mauvais, sus- citent le désordre et détruisent rÉtat. Mais nous n'avons point dit que la monarchie fût le seul bon gouvernement, ^'ous avons dit très exacte- ment le contraire. Nous avons cité des pays et des temps 011 la République, constituée sur une aris- tocratie héréditaire et placée en certaines condi- tions très déterminées, put être florissante et le fut en effet. Ce qui est éternel, c'est le principe d'hérédité : c'est la bonté du Gouvernement des familles. Le gouvernement des familles peut être géré à plusieurs, et c'est le système aristocrati- que ; il est très délicat, il suppose la réunion d'une foule de hasards favorables qui se sont rencontrés rarement dans l'histoire et dans la géographie; voilà pourquoi il y a été beaucoup moins fréquent que l'autre forme dudit Gouver- nement des familles, géré par une dynastie unique. La monarchie est ce qui a réussite plus souvent, étant le plus simple (l).
(i) Les Etats modernesy semblent très particulièrement voués en raison de la complexité des intérêts eu jeu, de l'étendue des territoires et de la variété des industries. Je parle des Etats, et non des agglomérats de populations
DILEMME 3"
98 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Si xMarc Sangnier veut que le débat soit « enfin circonscrit », qu'il circonscrive tout d'abord ses attaques à nos opinions. Critiquer ce que nous ne pensons pas, ce que nous critiquons avec lui, c'est perdre son temps.
VI. — « Notre point de vue est étroit. » — Il est fixe. Cela est nécessaire pour opérer de bonnes observations. Si le point de vue se déplace, il faut ou en noter les déplacements par rapport à quelque autre point fixe, ce qui revient à se fixer encore, ou se résoudre à faire des observations imprécises et sans valeur. 1
VIL — Nous ne nous contentons pas de dire que la monarchie est un gouvernement possible, car ce serait une simple niaiserie. Nous ne disons jamais « qu'il peut fonctionner normalement », car ces mots ne signifient rien. Ce que Sangnier s'avoue « forcé » de dire avec nous est donc ou une chose que nous ne disons pas, ou une chose qu'il rature après Tavoir écrite; car deux lignes plus bas il va ajouter : « Je n'en déduis du reste « nullement que la Monarchie puisse exister « aujourd'hui en France ». Qu'entendait-il alors
tels que la nébuleuse américaine, qui, en pareil sujet, devrait servir de thème d'observation plus que d'argu- ment.
LE DILEMME DE MARC SANGMER 99
par son « gouvernement possible »? Que l'idée archétypique de la monarchie existait? Ou que cette idée s'est réalisée parfois? Gela se savait dans le monde et, quelle qu'ait été la blâmable abondance de notre prose, on nous rendra cette justice que nous n'avons jamais gâté de papier pour dire cela. Dès lors, pourquoi Sangnier s'attarde-t-il à nous écrire que nous démontrons cela par le raisonnement et par V histoire? L'his- toire et le raisonnement nous aident à dé- montrer tout autre chose que cela, et il le sait bien... Cette feinte oratoire, cette fausse figure de concession présente, en vérité, quelque chose d'apitoyant...
Les vrais objets de notre démonstration ont été: l'impossibilité profonde de ladémocratie, de la démocratie véritable, du gouvernement de la foule (le radical démos signifie aujourd'hui la foule et le nombre, non le peuple au sens de Nation) ; l'impossibilité dans la France contem- poraine d'une république aristocratique, c'est-à- dire cléricale, traditionnelle et nationale; la réalité et (à moins de rétablir la monarchie) la nécessité d'une république oligarchique, antina- tionale, anticléricale, révolutionnaire. Il serait indigne de Sangnier denier, comme d'éluder, les diflicultés que nous lui proposons. Elles sont
100 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
d'ailleurs, qu'il le veuille ou non, etelles agissent. Les Idées sont des choses, ce sont des forces. Les gouvernements peuvent quelque chose contre elles, à condition de les briser toutes petites et de s'y appliquer de toutes leurs forces : tel le duc d'Albe catholicisant les Flandres par la force et créant ainsi, à deux siècles de distance, la Belgi- que moderne. Mais la volonté des simples particu- liers ne peut rien contre la démarche victorieuse de ces ardcnles filles de la Terre et du Ciel.
Vin. — La monarchie existe donc « encore en quelques lieux, quoique partout diminuée et faussée »? — Je renvoie le lecteur aux collec- tions de V Action française^ notamment au tableau si curieux des régimes politiques euro- péens, que nous avons donné le l^'" mars d'a- près une note posthume de Frédéric Amou- retti (1). Le mouvement signalé en 1900 par notre ami s'est bien accentué ces dernières années. Il est certain que, depuis cinquante ans, toutes les couronnes d'Europe (2) sont en pleine ascension.
(1) Action française, i^^ mars 1905.
(2) Et la couronne de Russie, après la plus malheu- reuse des guerres, prouve encore par la vigueur et le
érieux de sa défense ce qu'il y a de ressource dans son principe, ce qu'il y a de faiblesse et d'inanité dans le mouvement révolutionnaire même appuyé et payé
LE DILEMME DÉ MARC SANGMER 101
Cela, tous les gens informés, tous les habiles le savent. Mais le peuple ne le sait pas. N'y a-l-il pas quelque lâcheté à confirmer, à retenir « le peuple » dans son ignorance à cet égard^ quand on n'est pas du « peuple » et qu'on sait ou qu'on peut savoir la vérité ? L'excuse de Sangnier est, je dois le dire, qu'en ceci il est un peu « peuple », c'est-à-dire mal informé de ces matières (1), et qu'on pourrait lui dire, mais avec fondement, cette fois, que « son point de vue est étroit ». La monarchie, dans ses signes et dans ses pompes, se modifie avec le temps. Le roi d'Angleterre porte redingote et haut-de-forme comme un bour- geois de la Cité : en est-il moins l'un des plus puissants monarques du monde? En est-il moins en progrès de puissance et d'autorité non point seulement sur sa mère, sur ses deux ou trois prédécesseurs immédiats, mais peut-être sur tous les princes de sa dynastie ? Tout ce qu'ont perdu, tout ce que perdent les parlements en
par l'Angleterre, la Finance juive, ces deux fortes réa- lités à peu près maîtresses du monde contemporain, l'un aristocratique et l'autre monarchiste.
(1) Que de « nobles » sont « peuple » à cet égard, autant que ce jeune homme de bonne bourgeoisie ! Marc Sangnier montre ici la même lacune d'information et d'intelligence qui a été constatée chez tant de ralliés, comtes, ducs et marquis !
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102 LE DILEMME DE 3IA11C SA.NGMER
Europe, c'est la monarchie qui le gagne. Voilà comment elle est « diminuée ».
Mais (( faussée », qu'est-ce que ça veut dire ? Il est parfaitement certain que, si Marc Sangnier bâtit dans sa tête un certain concept préalable de la monarchie, s'il décrète ensuite que toute monarchie est cela, si enfin il compare à ce type arbitraire nos spécimens de monarchie contem- porains, il pourra crier à son aise que la monar- chie est faussée. Mais ceux qui s'en tiennent au caractère permanent et général de l'institution, gouvernement héréditaire, gouvernement d'un seul, regarderont comme des modifications heureuses pour cette institution tous les change- ments et évolutions qui auront étendu et accru, en l'adaptant aux circonstances, les chances de durée du gouvernement unitaire et hérédi- taire.
IX. — Sangnier ne veut pas nous « suivre » quand nous disons que « seule la monarchie peut être ». ^\ peut être veut dire : peut être utile et heureuse dans la France contemporaine, nous ne le disons pas, nous le prouvons. 11 le dirait s'il prenait garde à nos démonstrations.
X. — Il « constate surtout que nous sem- « blons avoir quelque difficulté à concevoir autre « chose que ce qui a été ». Sangnier est-il sûr de
LE DILEMME DE MAHC SA.NGMEK 103
ceci ? iS'ous lui montrerons tout à l'heure que nous avons vu clairement l'avenir, je dis son avenir à lui. De bonne foi, que conçoit-il de concevable que nous ne concevions pas aussi bien que lui? Quand nous avons prouvé que quelque rêve est chimérique, ce n'a jamais été seulement par cette raison que les précédents font défaut, mais par l'argument préremptoire qu'il y a des choses réelles et certainement éternelles, qui empêchent et empêcheront une prétendue nou- veauté d'exister.
Ce n'est pas du passé en tant que fait que nous nous armons : mais, procédé tout différent, nous invoquons les lois dégagées du passé (et d'ail- leurs du présent) qui, selon leur degré de pré- cision et de justesse, sont valables pour l'avenir et s'y appliquent nécessairement.
Nous ne disons point : Ceci ne sera pas^ puisque ceci n\i jamais été. Nous disons: Ceci ne peut pas être, parce que ceci, qui est et qui sera., devra Vempêcher d'être. Si, au surplus, nous ne pou- vions concevoir que le passé, nous ne verrions pas le présent: or, les analyses que nous avons faites du présent, lant de la situation politique que des ressorts secrets du pouvoir, ont été vé- rifiées régulièrement pa les faits postérieurs à ces analyses.
104 LE DILE31ME DE MARC SANGNIER
L'œuvre collective de V Action française, no- tamment la théorie des quatre Etals confédérés, expose seule, explique seule la République française contemporaine. Notre anatomie poli- tique est analogue à celle que M. Ostrogorski a faite de l'Angleterre et de l'Amérique. Mais le poids de ses deux volumes in-octavo et sa qualité d'étranger ont composé une autorité à ce petit Juif.
XI. — Marc Sangnier nous ayant reproché d'avoir de la peine à concevoir autre chose que le passé, sans observer que nous concevons tout au moins le présent, ce dont il se montre inca- pable, emploie, peut-être afm de « circonscrire le débat », un de ces mauvais raisonnements par analogie qu'il conviendrait de dénommer (( manches d'avocats » ; cela flotte^ souffle, vol- tige et ne renferme que du vent.
(C De même, nous dit-il, de même, vous le « savez, au temps de l'esclavage, on affirmait que « la liberté rendrait impossible tout travail col- « lectif... »
Entre les deux ordres de fait mis ainsi en rap- port verbal, il n'existe pas le moindre rapport réel. J'ai déjà dit à Marc Sangn'er ce que le passé nous fournit : non seulement des faits, c'est-à- dire des précédents, mais des lois, c'est-à-dire
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LE DILEMME DE M4RC SANGMER lOo
des enchaînements réguliers, saisis par l'obser- vation et confirmés par l'analyse, qui permettent de prévoir Je fait conséquent aussitôt que l'on tient le fait antécédent. Or, si, « au temps de l'esclavage » dont raisonne Sangnier, on pouvait avoir observé un fait, l'exécution du travail col- lectif par la main-d'œuvre servile, on n'avait observé aucune contre-partie de ce fait ; on n'avait vu nulle partie travail collectif cesser oii la main-d'œuvre servile avait fait défaut. Lors donc qu'on affirmait la liaison nécessaire du tra- vail collectif et de la servitude, on n'émettait là qu'une appréciation oratoire, parfaitement arbi- traire, et l'on se contentait de dénommer univer- sel un simple fait particulier. Pour peu que Sangnier se donne la peine d'y penser, il recon- naîtra que nos lois politiques, celles qu'il con- teste le plus, reposent sur de meilleurs fonde- ments.
Il avouera encore ceci. Les théoriciens de l'esclavage antique avaient tort d'universaliser un fait. Mais ce fait n'a disparu que moyennant trois faits nouveaux, imprévisibles de leur temps, qui sont : l'unité et la paix romaines, le catho- licisme, le machinisme moderne. Marc Sangnier distingue-t-il sur l'horizon politique ou écono- mique quelque nouveauté essentielle de la force
106 LE DILEMME DE MARC SANG MER
et du poids de ces trois immenses facteurs ? Je ne la lui ai jamais vu nommer, ni indiquer, ni pressentir.
Sangnier se borne à parler du catholicisme, qui a vingt siècles d'âge et dont nous connais- sons les réactions très régulières, très précises, très constantes en présence des phénomènes politiques divers appelés démocratie ou aristo- cratie et monarchie ou république ; s'il y a certes de nouveaux bienfaits à attendre du catholicisme, ce ne sont pas des bienfaits proprement nouveaux et dont il soit impossible d'avoir idée. Nous savons de même comment les différents régimes politiques jouent leur rôle de cause et d'effet dans le mouvement de transformation économique : par exemple, nous avons pu constater que les meilleures lois ou institutions ouvrières de l'an- cio:ï Continent appartiennent à des pays monar- cliiques, tels que l'Allemagne et l'Angleterre, et nous touchons du doigt en France les désastreux elTcls économiques et sociaux du régime démo- cratique et républicain : aucune nouveauté proprement dite n'est donc à attendre sur ce sujet; on pouvait bien tenir compte de cette inconnue en 1848 ; mais elle est dégagée depuis cinquante-sept ans d'expérience européenne. Enfin, l'on doit également conclure à la stabi-
LE DILEM3IK DE MAI'.C SANGMER 107
lité (1) du milieu politique international pour de très longues suites d'années, pour toutes les prochaines générations que nos prévisions ou nos fautes de calcul peuvent atteindre et affecter : en dépit des déclamations, nulle pax romana n'est réellement en vue pour notre univers, aucun des empires modernes ne paraît assez fort pour absorber les autres, aucun des empires modernes ne paraît non plus résigné ni à conclure des alliances perpétuelles, ni, moins encore, à constituer avec les autres em- pires une fédération étroite. Une puissance in- clinait au désarmement, en 1869 ; c'était la France, et elle l'a payé en 1870. Une puissance tendait à la paix universelle en 1898, c'était la Russie, et elle Ta payé en 1904. Les ten- dances pacifiques, qui ont repris de l'influence cheznouSjSemblentégalementdevoir être expiées. Le monde est, depuis la fin du xvi^ siècle, sous le régime des nationalités rivales ; depuis la Révolution, qui a détruit « l'Europe » comme la Réforme avait détruit la a chrétienté », cette
(1) Le lecteur sait du reste que cette stabilité du mi- lieu international n'implique aucunement un état d'équi- libre et de paix, mais tout le contraire. 11 en reste, en ce sens, que rien n'y annonce rélimination des causes de conflit, de guerre, d'instabilité.
108 LE DILEMME DE 3IARC SANGNIEK
rivalité est devenue plus aiguë qu'à aucun autre instant de l'histoire du monde. Toute vue d'ave- nir doit en tenir compte : le régime des nationa- lités ne décline pas.
Sans doute un fait nouveau, qui serait ou d'ordre international, ou d'ordre économique, ou d'ordre religieux, pourrait se produire demain. Mais lequel ? Nous n'en savons rien. Dès lors, sur quoi peut-on se fonder pour dire que ce fait avancera les affaires de la démocratie, quand, tout aussi bien, il pourra les retarder ou les anéantir et qu'il le pourra même mieux ^ c'est-à- dire plus avantageusement pour le monde et plus facilement, toutes les autres forces travail- lant dans le même sens ? L'Ecole posait en prin- cipe : iynoti nulla cupido. Mais, si l'on ne peut pas désirer Tinconnu, encore moins peut-on raisonner de lui ou former des actes de foi en lui. Les véritables théologiens rient des spencé- riens stupides qui veulent identifier la notion de rinconnaissable et la notion de Dieu. Ainsi les vrais sociologues riront-ils de ces charlatans ou de ces rhéteurs qui croient échapper à l'étreinte des lois connues en invoquant, eîiiin certain sens qu'ils déterminent^ l'influence ou l'action d\m phénomène qui leur est absolument inconnu.
Dire, une fois qu'on a reconnu une situation^
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 109
défavorable à la théorie qu'on soutient contre l'évidence, dire : cela changera^ c'est ne rien dire. Il n'est d'ailleurs point sûr du tout que tout soit sujet échanger. Ce qui n'a point changé dans l'histoire du monde, c'est notre axiome fonda- mental que les sociétés so?it gouvernées^ — quand elles le sont^ — sur une base héréditaire. A tout élément d'ordre et de prospérité corres- pond toujours un élément d'hérédité politique. Gela se vérifie même en France où notre mini- mum de stabilité et d'administration, ce qu'on appellela continuité républicaine, s'explique par l'hégémonie des quatre Elats confédérés — juif, protestant, maçon, métèque (t), — dont trois au moins sont héréditaires : sans eux, tout se serait bien effondré dans la plus grossière anar- hie, mais ils présententc cet inconvénient politi-
(1) Juifs, Protestants, Maçons, Métèques. Les métèques sont nos hôtes exotiques, domiciliés ou naturalisés de fraîche date, ou leurs enfants. Les juifs sont des étran- gers établis en France depuis un temps plus ou moins long. Les protestants sont des Français qui, depuis trois siècles, subissant une cause plus politique que religieuse, tendent à se « défranciser » pour adopter les idées de la Suisse, de l'Allemagne ou de l'Angleterre. Les maçons sont les valets des uns et des autres, recrutés parmi les besogneux ou les ambitieux de toute condition et de toute race. Il faut noter, en ce qui touche à la Commu- nauté protestante, que tels sont bien ses caractères géné- raux : mais de brillantes exceptions personnelles sont à
DILEMME 4
110 JE DILEMME DE MARC SANGNIER
que, de ne rien avoir de français en possédant toute la France et d'être intimement hostiles à toulTintérêt national qu ils ont cependant assumé le soin de gérer.
L'aurore que Sangnier pronostique à tout bout de champ, l'orientation imprévue, les temps nouveaux dont il se réclame, ne peuvent rien nous apporter qui soit contraire à cette loi éter- nelle de l'hérédité. Et rien n'indique même que ce qui doit changer change en un sens défa- vorable aux calculs les plus étroitement « réac- tionnaires », traditionnels et nationalistes : les changements modernes s'opèrent dans le sens le plus opposé à ceux que Sangnier souhaite et que ses calculs inexacts lui ont déjà fait escompter. Ce n'est pas à la paix, c'est à la guerre, ce n'est pas au cosmopolitisme, c'est au retranchement national, ce n'est pas à la démocratie universelle, c'est à des aristocraties farouchement rivales que va le monde (1), et cette évolution, sensible
relever. J'ai eu l'occasion d'expliquer cela en détail à un protestant dont l'œuvre sociale est digne d'éloge, M. Gaston Japy. De même le commandant Lauth, pro- testant, fut bon soldat de la cause patriotique et digne témoin de la vérité dans l'affaire Dreyfus.
(1) Ceux qui lisent les communications de la Confédéra- tion générale du travail savent que tel est aussi le sens de mouvement socialiste, sur le plus grand nombre de points.
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LE DILEM3JE DE MARC SANGMER 111
il y a dix ans, est devenue aujourd'hui révidence pure. Nos prévisions d'il y a dix ans sont véri- fiées. Or, il y a dix ans, ce que nous annoncions n'était pas du passé ni du présent. C'était de l'a- venir. Nous étions alors presque] seuls, et c'est Tavenir qui, nous donnant raison, nous a pro- curé tant d'amis. Est-ce que l'avenir doit chan- ger de nom quand il a le malheur de n'être plus conforme aux rêveries de Marc Sang- nier?
XII. — Sangnier continue son raisonnement de l'esclavage : « ... et je ne sais pas d'ailleurs à « quel point l'esclavage n'a pas été une étape (( nécessaire dans l'organisation du travail... » Je ne le sais d'ailleurs pas non plus. Et je le vou- drais bien savoir. Et je voudrais savoir ce que vient faire cette queue de phrase cousue au raisonnement analogique de Marc Sangnier.
XIII. — La queue de phrase est expliquée. Ce que nous prenions pour un appendice de pure ornementation inaugurait un développement, ou pour mieux dire, une transition. Cette queue, c'est un pont, jeté entre la théorie de l'esclavage et la théorie de la monarchie.
Rappelez-vous « étape », « étapenécessaire ». Eh bien ! la monarchie fut, a de même », une « étape » :
112 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
« Pour nous, poursuit en effet Marc Sangnier, la monarchie est de même une étape. »
Nous avons vu jadis, dans la Quinzaine^ les constructions informes d'un maître d'école en délire, érigeant en loi historique la manière dont la royauté^ la république et la démocratie césarienne ont paru se succéder en Grèce et à Rome. C'est à ce pauvre rudiment, dont les bases sont elles-mêmes bien ruineuses, que paraît s'être référé ici Sangnier. Je le lui dirai franchement. Il vaut mieux que ces vieilleries. En tout cas, l'histoire est tout autre. Les Athé- niens se sont mis en démocratie après avoir grandi et prospéré en régime aristocratique ; seulement, l'invasion étrangère a suivi la démo- cratie. Mêmes origines à Rome, mais réactions très différentes. Ladémocratie a remplacé Taris- tocratie, le césarisme a couronné la victoire démocratique, mais le césarisme n'a pu durer et prospérer qu'en redevenant le gouvernement de l'aristocratie. La république de Pologne a évolué de la monarchie dynastique à la monar- chie élective : faute des réactions qui s'étaient produites à Rome, elle a eu le sort de la répu- blique athénienne. Au contraire, les Pays-Bas étaient en république : un adversaire puissant s'étant armé contre eux, ils ont réformé leur
LE DILEMME DE MAHC SANGMER 113
gouvernemeat, la monarchie a succédé à la république, et la défense nationale, redevenue possible, a été heureuse pour eux. Il n'existe pas, en histoire générale, une loi de succession permettant de compter les régimes comme des étapes, de les classer dans Tordre du temps comme on peut les ranger dans l'ordre de l'excel- lence, et de dire, par exemple : d'abord royauté, puis république, puis empire, ni du reste de distribuer les mêmes termes dans une succes- sion différente. S'il apparaissait quelque chose de tel dans Fhistoire de France contemporaine, ce ne serait qu'un fait ; il faudrait le distinguer très soigneusement d'une loi.
Examinez le tableau suivant oii, comme forme assurément bien sommaire, en simpliliant à l'excès, mais en évitant toute confusion, j'ai tenté de résumer en les qualifiant les principaux traits de notre histoire nationale et le régime politique qui y correspondent :
FRANGE 987-1789
Monarchie. . . . Ordre, progrès. Dépression
ou pertes réparées constam- ment ; maijitien et élargis- sement graduel des cadres politiques et sociaux ; exten- sion du territoire : chute de la nation concordant avec l'affaiblissement du pouvoir ro^^al ; relèvement de ce pouvoir, relèvement de la nation, comme le montrent les expériences de 1430 et de 1590. Résultat général : la France s'est faite.
17891797
République. . . . Désordre, diminution. La France se défait, se divise à l'intérieur, elle est finale- ment menacée du dehors.
1797-1815
Dictature républicaine. Conquêtes éphémères, ordre apparent ; en réalité, conso- lidation du désordre, affai- blissement en Europe : le but direct de la dictature républicaine est donc man- qué. L'Etranger est entré deux fois dans Paris. Napo- léon laisse la France plus petite qu'il ne l'a trouvée.
1814-1830
Monarchie Reconstitution partielle à l'in- térieur, malgré la double erreur révolutionnaire, le parlementarisme et la cen- tralisation : au dehors, pro-
grès aussi évidents que rapides ; progrès militaire et diplomatique. La Fiance va reprendre sa frontière du Rhin.
1830-1848
Monarchie élue. . . Impuissance libérale et parle- {exercée par un mentaire. Tentative de con-
prince de sang royal). servation à l'intérieur. Epargne. Effro^'ables diffi- cultés extérieures créées par la Révolution. Mais neutra- lisation de la Belgique. Amé- lioration militaire (1832). Toutes grandes fautes di- pl'imatiques sont du moins évitées.
1848
République. . . . Anarchie et inquiétude uni- verselle, troubles européens^ secousses de révolution. Décembre 1848-1870 Dictature républicaine. Fausse façade d'ordre et de tranquillité. Politique révo- lutionnaire au dedans et antifrançaise au dehors. Unité italienne, unité alle- mande. Entrée de V Etranger dans Paris : la troisième du siècle démocratique. 1870-19...
République Anarchie conservatrice, puis
{constituée sur une révolutionnaire. Organisa- oligarchie hérédi- tion d un gouvernement taire, mais étran- contre la religion et contre gère au sol français). l'armée. Abaissement euro- péen et gaspillage financier. Systématisation de la déca- dence acceptée.
116 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Ce tableau peut être lu horizontalement ou verticalement.
— Verticalement, il ne présente aucun sens logique, aucune signification théorique. On y voit la dictature républicaine succéder par deux fois à l'anarchie républicaine, deux fois aussi la république succéder à la monarchie ; ce sont les seules successions concordantes à enregistrer, car la troisième fois, c'est à la dictature répu- blicaine que la république succède. Il n'y a donc rien à tirer de ces apparences fragiles.
— Si, au contraire, on lit le tableau hori- zontalement, on se rend compte du rapport ex- trêmement net qui apparaît entre les institutions et la situation du pays. Celles-là se révèlent cause, et celles-ci elîet. On saisit le lien entre la monarchie et la constitution ou le relèvement delà France, entre la république et l'abaisse- ment de la France, entre la dictature républi- caine (ou empire) et ces contrefaçons de l'ordre et du progrès qui couvrent le désordre et mènent aux chutes profondes. Otez la monarchie^ la France penche à sa ruine. Rétablissez la monar- chie, la France se relève. Instituez comme en 1830 une moyenne entre la république et la mo- narchie, la France, suspendue au-dessus de Tabîme, hésite, se retient et respire avant de
LK DILEMME DE MARC SANGMEH 117
crouler. Donnez à la démocratie un factotum césarien, et l'écroulement se produit. Présence^ absence, variations, le tableau précédent bien lu établit la nécessité de la monarchie selon les règles des sciences d'expérience.
A la conception des étapes échafaudée par Marc Sangnier, fausse loi dynamique assignant à l'histoire un mouvement qu'elle n'a pas, nous opposons une formule conditionnelle motivée par un rapport constant saisi entre trois régimes politiques et les trois ordres de résultats qu'ils ont donnés jusqu'ici : résultats qu'on peut nom- mer encore accidentels et fortuits, si l'on s'en tient au simple énuméré des faits, mais qui appa- raissent essentiels, nécessaires, si l'on ajoute à l'observation les lumières de l'analyse ; car l'ana- lyse montre comment la monarchie a été bien- faisante, la république malfaisante, la monar- chie mitigée moins malfaisante, et la dictature républicaine très malfaisante par le ressort intérieur propre à chacune d'elles. Nous avons fait vingt fois cette démonstration analytique. Si Marc Sangnier ne s'en rappelle pas les termes, si nos anciennes et nombreuses études du régime électif ne lui semblent point suflisantes, il aura ia bonté de nous le dire, en ayant soin de spécifier les points sur lesquels il n'est pas satisfait, nous
118 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
recommencerons, éclaircirons, préciserons, étant en tout ceci absolument aux ordres de Marc San^nier.
XIV. — Après avoir dit que la monarchie était pour lui « une étape », ce qu'elle ne peut être pour aucun esprit humain qui raisonnera congrûment, il ajoute son habituelle méprise — disons méprise — , sur le sens de notre pensée: « Pour vous, c'est quelque chose d'immuable, « d'absolu... »
Comment répéter à Sangnier que, selon nous, r absolu, Vimmuahle en science politique, ce n'est pas la monarchie ou gouverne»ment d'un seul, c'est le gouvernent. ent héréditaire, qu'il soit exercé par un chef de famille ou par plusieurs chefs de famille ? Seulement, les conditions du « gouvernement de plusieurs » sont extrêmement délicates. De plus, elles n'existent pas en France. La seule oligarchie hé- réditaire qui puisse dominer dans notre pays est celle qui y domine effectivement, celle qui lui est étrangère par la race ou la tradition : c'est l'oligarchie juive, protestante et métèque, servie par l'organisation maçonnique. J'ai déjà expli- qué à Sangnier pourquoi une oligarchie natio- nale capable de « gouverner » notre patrie ne s'y est pas formée et pour quelle cause précise
LE DILEMME bE MA'.'.C SANGMEK ll9
elle ne peut pas s'y former. Il ne m'a jamais répondu directement sur ce point, ni sur bien d'autres. Sa viveintelligence est-elle en défaut? On dirait plutôt qu'il aime mieux ne pas voir les problèmesqui Tembarrassenl. 11 passe vite, Tœil baissé, comme en un musée d'impudeurs. Après quoi il réfute victorieusement les idées que nous n'avons jamais professées. Procédé commode et à la portée de toutes les têtes. Je doute que cela puisse mener bien loin. Tôt ou tard, Marc San- gnier en verra la débilité. Et, s'il ne le voit pas, on le verra pour lui, tout autour de lui.
XY. — J'ai tronqué sa phrase. Rétablissons : La monarchie est donc pour nous, selon San- gnier, « quelque chose d'immuable, d'absolu : « comme la famille qui est de droit naturel et « d'institution divine ». La comparaison serait parfaite ici, moyennant le changement des termes. A la place de monarchie, il aurait fallu dire gouvernement héréditaire. L'immutabilité politique est là, en effet. Là est le droit divin pour tous ceux pour lesquels la nature est divine. Là gît l'essentiel de la nature des socié- tés humaines, qui est d'être composées de familles et non d'individus, de se dérouler sur une suite de siècles et non d être concentrées dans une vie d'homme. « Voilà », ajoute San-
120 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
gnier, « ce qui nous sépare ». Voilà, lui répli- querons-nous, ce qui aurait dû nous unir.
XVI. — Mais nous arrivons à un ordre de choses de première importance. Il faut laisser parler Marc Sangnier, qui va, exceplionnelle- ment, faire entrevoir ici la pointe d'une idée nette : idée que l'on appréciera.
Sangnier nous dit :
a Vous supposez » (non, nous certifions) « que la société demeurera toujours » (non, quelques siècles) « ce qu'elle a été «(non, ce qu'elle est) {( au moment où elle postulait» (non, oii elle postule), « en quelque sorte, la monarchie comme « régime politique, ce qu elle n'a pas du reste « tout à fait cessé d'être » (elle ne cesse donc pas « tout à fait » de postuler, c'est-à-dire de récla- mer, pour son bien-être et son bon ordre, la mo- narchie?nous ne vous le faisons pas dire). « Vous « considérez comme éternel le patriotisme territo- « rial^ la diplomatie, lacmception même de l'Etat, « tels que la monarchie les a fixés non pour tou- « jours, mais pour un temps, et, partant de ces « postulats gratuits, vous concluez que le salut « national exige la monarchie. Vous placez « vous-même arbitrairement la conclusion « désirée dans les prémisses (i) » ,
(1) Il écrivait plus doctement encore dans l'article «Une
LE DlLEMMli DE MARC SANGMER 121
Marc Sangnier apparaît particulièrement gra- cieux dans la fonction de professeur de logique.
idole » du Sillon du 25 mars : « Ce que nous trouvons dangereux et puéril, c'est de s'arrêter à l'un des moments de l'évolution patriotique, d'affirmer qu'il est définitif et intangible, de délimiter arbitrairement ainsi le patrio- tisme, de l'accaparer en quelque sorte et de découvrir ensuite avec une ingénuité triomphante (!; qu'il n'y a pas de patriotisme en dehors du nationalisme et que le na- tionalisme intégral, c'est la monarchie.
((Evidemment ! On a inclus a vriori dans le patriotisme le germe monarchie. Comment s'étonner ensuite que la monarchie sorte du patriotisme ? De même '!!) certains physiciens, trop oublieux des méthodes expérimentales et amoureux des mathématiques, mettent dans leur transcription algébrique des phénomènes insuffisamment étudiés, la formule même qui traduit leur postulat. Ils admirent ensuite que le développement de la formule donne satisfaction à leurs aventureuses prévisions. Beau miracle, en vérité ! Ils ont imposé la formule au phéno- mène, et celui-ci est tout à fait innocent des déductions injustifiées qu'apporte docilement la mathématique as- servie. » Comment Sangnier n'a-t-il pas honte d'écrire des choses pareilles ? C'est donc gratuitement que nous introduisons, dans la formule des nécessités de l'heure présente et prochaine, la nécessité d'une diplomatie, d'an Etat, d'un patriotisme « territorial » !...
Constatons-le tout de suite, Sangnier a donc pris rang parmi ceux pour qui l'idée de la « patrie territoriale » est « une » simple « idole », M. Clemenceau disait un Moloch. Je ne puis marquer aujourd'hui toutes les lamentables erreurs de fait prodiguées par Sangnier au point de départ de sa thèse, en vue de reprocher aux catholiques de l'Action française une idolâtrie. L'ido- lâtrie de Dimier, de Marans, de Montesquiou consiste à professer que la politique, ou science des Etats et des
122 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Nous aimerions lui voir observer les règles de la science et de Fart quil se plaît à nous enseigner.
sociétés, s'applique tout d'abord à défendre, puis à conserver ces sociétés et ces Etats, théâtre, condition, support, aire et emplacement de tout progrès ou perfectionnement possibles. Voilà notre idole. La thèse serait sans gravité, si elle n'enfermait qu'une simple critique; nous rétablirions notre véritable pensée et nous passerions. Mais la pensée de Marc Sangnier se montre elle-même engagée, non sans y engager les autres, en de vagues chimères d'autant plus malheu- reuses que, sans recommander absolument de renoncer à l'idée de patrie ou même de la négliger, elles auto- risent en fait toute renonciation et toute négligence sur cet objet. L'article se compose de petites notes flottantes, indiquant une attitude ou une impression plutôt qu'une idée, mais dont le total ou la différence ne se formulerait pas mal en un nilchevo tolstoïen : « La patrie n'a pas d'importance », ou : « J'ai affaire ailleurs ». Sangnier parait vouloir distinguer entre la « patrie territoriale » et je ne sais quelle autre patrie qu'il se garde de qualifier. Il semble considérer comme une nouveauté la fréquence des communications inter- nationales dans l'Europe moderne : comme si, du temps de saint Louis et de Jeanne d'Arc, ces commu- nications n'étaient pas relativement supérieures à ce qu'elles sont de nos jours, et comme si le patriotisme ou le civisme d'alors en eût été diminué! Sangnier ne sait pas que l'Internationale, d'abord chrétienne, plus tard européenne, a eu deux ennemis, que le premier fut la Réforme, le second la Révolution. Il a vu ici bien des choses, il y reverra donc celle-là. Il apprendra aussi que l'Internationale n'exclut pas les nations, car elle les implique, nous l'avons dit cent fois, notamment le 15 novembre 1899, dans les quatre articles constitutifs de V Action française.
LE DILEMME DE MARC SANGMEK 123
Par exemple, il aurait bien fait de ne point se contredire à deux lignes d'intervalle : après avoir
L'Internationale contemporaine a resserré partout le lien des nationalités, ce à quoi Sangnier ne prend pas garde non plus. « La patrie changera de forme, la patrie évoluera, elle évolue », déclare-t-il, sans rien définir. 11 ne fait pas « du salut national la fin suprême de tous ses efforts ». « Nous aimons la France, « ajoute-t-il, parce que nous entendons nous servir de la « France pour travailler à faire régner plus dejustice. » Avant de nous servir de la France, nous commencerons, quant à nous, par la servir. Etant ce que nous sommes et la France étant ce qu'elle est, nous n'avons pas besoin de mettred'injurieuses conditions au patriotisme. La condition de Marc^ Sangnier ferait pendant à la fameuse « France mais » de M. Arthur Ranc. Pour res- sembler d'un peu plus près à M. Ranc, Sangnier lui emprunte les transpositions ordinaires. « La raison d'Etat justifie tout», nous fait-il dire. Erreur. La raison d'Etat peut seulement justifier des mesures prises dans l'intérêt de l'Etat et à l'occasion d'une affaire d'Etat. Est-ce que Sangnier pense que la raison d'Etat ne justifie rien ? Qu'il le dise, qu'il soit précis. Ou, si elle justifie quelque chose, qu'il ait la bonté de nous dire quoi : qu'il énonce clairement ce que nous aurions eu le tort de justifier par elle.
Sangnier poursuit en demanlant, d'un ton scandalisé, si nous n'aurions pas « inventé ce mot coupable de faux patriotique i»? Eh bien, voilà pris sur le vif, chez Marc Sangnier, un état d'esprit net : l'état d'esprit dreyfusien. Et comme toujours cet état d'esprit est accompagné de la tare qui lui est essentielle et consti- tutionnelle : l'erreur, l'erreur de fait, commise par pré- cipitation, par paresse ou par cette vue que quiconque ne croit pas à Dreyfus doit être au moins un grand pécheur. Cependant il faut aboutir. .Je ne lâcherai pas
124 LE DILEMME DE MARC SANGMER
affirmé que la monarchie a été le régime postulé par un certain statut de la société (patriotisme
Sangnier qu'il ne nous ait livré le dernier fond, le dernier secret de la mentalité dreyfusienne. Je n'ai pas cherché à l'attirer sur ce terrain, il y est venu libre- ment. Tant pis pour lui. — C'est par amour de la Vérité et de la Juslice que vous nous reprochez, n'est-ce pas, Sangnier, le « mot coupable » de faux patriotique ? C'est pour cela, bien pour cela? Alors, Sangnier, ras- surez-vous : le « mot coupable » n'a jamais été écrit ni dit par nous. Par fierté, j'avais jusqu'ici négligé la rectiflcation. Il me plaisait de paraître à des miséra- bles que je méprise l'auleur de la formule tout à fait digne d'eux qu'on m'avait imputée. Il me plaisait d'en assumer la responsabilité. Je ne méprise pas Sangnier, et, si je le tiens pour un esprit égaré, je le sais géné- reux et juste. Cest pour lui, lui seul, que je rectifie donc. Je ne retrancherai pas un motde mon jugement de 1898 sur le lieutenant-colonel Henry. Mais qu'on aille chercher dans ce jugement le mot de « faux patrio- tique » : on ne pourra pas l'y trouver, par la raison qu'il n'y est pas. Ce sont les bandits dreyfusiens qui font imaginé. Et maintenant, j'ai le droit d'ajouter : — Voilà les sources auxquelles un amant du vrai va puiser. Voilà la base de ses appréciations sur des hommes qui, apiès tout, luttent sur la même barricade que lui et qui servent la cause voisine de la sienne ! Un livre que l'on dit être assez imprégné de fesprit chrétien porte en toutes lettres : Ne jugez pas. Moins ambitieux pour Marc San- gnier, je lui dirai : Ne jugez donc qu après information sérieuse... Si, toutefois, j'osais, j'ajouterais à ce conseil une question. Je demanderais à Sangnier comment il peut se croire en règle avec son propre principe. Nous sommes, par essence, des politiques. Nous sommes défenseurs de la raison d'État. Nous croyons que les personnes soumises à des responsabilités et à des obli-
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territorial, diplomatie, conceptions d'Etat), mieux vaudrait ne point ajouter que cette monarchie a FIXÉ cet ensemble d'institutions sociales ; car il faut choisir : ou celte monarchie était postulée par cette société, auquel cas elle résultait de ces institutions et ne les avait pas fixées; ou elle avait fixé ces institutions, et, en cet autre cas, ces institutions n'avaient pas à la postuler. En d'autres termes, la monarchie est antérieure ou postérieure aux institutions sociales. Elle ne leur est pas antérieure et postérieure tout à la fois. Ce sophisme mis en lumière et proposé aux
gâtions particulièrement graves doivent aussi jouir de droits plus étendus. Un tel système, pour peu qu'il fût interprété largement, nous autoriserait à dire et à faire bien des choses. Néanmoins c'est de notre côté, nous le prouvons sans cesse, que se trouve l'attention aux intérêts et aux idées d'autrui, le respect, le scrupule, la rigueur dans la discussion. Nous ne nous permettons ni petites habiletés, ni échappatoires, ni allégations invé- rifiées ou suspectes, nous qu'on aime à combler des épithètes de sophistes, d'esprits irréligieux, de penseurs immoraux. Tout au rebours, ces moralistes de profes- sion, pour lesquels la vie politique ne doit être qu'un acte de moralité individuelle, ces vrais chrétiens, ces chrétiens mystiques, se trouvent tout perm's et traitent le vrai et le juste de la façon la plus cavalière. On se demandera, dès lors, à quoi sert leur morale et même quel peut être le fruit de leur christianisme. Ces sin- guliers enfants de Dieu (iniront par inspirer de la vanité aux enfants des hommes.
126 LE DILEMME DE MARC SANGNIKR
réflexions du néo-logicien pour le mettre en garde contre la séduction d'un jargon scienli- fique dont il ne mesure pas tout à fait le sens à l'instant même où il l'emploie, nous devons retenir deux choses : l'opinion qu'il exprime et le reproche qu'il nous fait.
Le reproche est deceuxqui durent être faits par les théologiens de Byzance aux gens qui leur parlaient de se défendre et de s'armer lorsque Mahomet II canonnait leurs murailles.il est cer- tain que la monarchie estinutile si le territoire de la patrie, ladiplomatie, l'Etat politique, sont eux- mèmesdesinstitutionspérimées qui nerépondent à aucun hesoin d'avenir. Encore un peu de temps, et nous jouirons de la paix universelle. Encore un peu de temps, et toutes les frontières seront effacées. Encore un peu de temps, et les hommes ne chercheront plus la patrie qu'au ciel, autour du trône de leur Père céleste. Le Sillon de France^ cela voudra dire : •< œuvre du Sillon en France », comme Sillon de Bretagne signifie déjà, selon M. Georges Hoog, « l'œuvre du Sillon o^n Breta- gne », cette œuvre étant uniforme, identique à elle-même, et tous les points de la planète ne différant que par leur position relative à celles des astres. Les rivalités et les difficultés territo- riales étant supprimées, sera de même supprimée
LE DILEMME DE MAT'.C SA^GNIER 127
toute représentation politiqueou sentimentale de ces difficultés, de ces rivalités. Si l'hypothèse est juste, le reproche de Sangnierest vérifié. Ce n'est pourtant qu'une hypothèse, Sangnier le sait-il?
De cette opinion hypothétique qui consiste à faire bon marché, à traiter de « postulats gra- tuits » ce que nous considérons, nous autres nationalistes, comme les éléments essentiels d'une politique moderne : patriotisme territo- rial, diplomatie, conception même de l'Etat, Sangnier devrait au moins conclure : alors plus de nation !
Mais il se borne à dire que l'Etat, le patriotisme attaché à un territoire et l'organisation diplo- matique, ne sont plus les conditions véritables du « salut national ». Que peut bien être le salut national pour Sangnier ? Une nation privée de son aire terriloriale peut subsister, comme c'est le cas de la nation juive, mais ce fut d'abord à l'état de restes. Quel était le salut national de la nation juive après le sac de Jérusalem par Titus ? Ces restes ont duré sans doute dans la dispersion. Mais dès qu'elle a pu prendre cons- cience de ces membres épars, dès que l'idée de « salut » put être entrevue de nouveau, un Etat juif s'est plus ou moins reconstitué autour de l'église juive ; cet Etat, que ne représente point
128 LE DILEiMMB DE MARC SANGNIER
mal V Alliance Israélite universelle, aspir<^ à recouvrer un territoire, ou des territoires.
De même pour les Grecs depuis la prise de Constantinople. Personne ne parla de salut pour lanation grecque tant qu'un Etat ne lui fut point reconstitué au moins en rêve ; Vethnikê étairia procéda à cette première ébauche, laquelle se précisa dans Tinsurrection de 1821^ qui aboutit à Navarin, et à la constitution de la Grèce moderne, pour laquelle les agrandissements ter- ritoriaux et les progrès diplomatiques sont le synonyme de progrès nationaux : insensible à l'évolution, ignorante des prophéties de Marc Sangnier, la Grèce demande la Crète.
Si Marc Sangnier était conséquent, il se résou • drait à chasser du cercle familier de sa pensée l'idée de nation comme il en a chassé les idées de territoire, d'Etat et d'organes d'Etat. Mais il lui resterait alors à nous démontrer que le fait de nationalité perd du terrain en Europe, en Asie, en Amérique ou en Océanie, et les seuls exem- ples possibles seraient probablement tirés delà décadence de quelques principicules nègres d'Afrique : si nous lui objections que ces em- pires noirs ne font que céder aux souverainetés blanches, il se contenterait sans doute de répondre comme il le fait plus loin : « Vous
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LE DILEMME DE MARC SANGMER 129
jugez que le sens de révolution est autre, ^'ous apprécions dilTéreniment, voilà tout ». Mais cette réponse, étant toute verbale, ne pourra jamais satisfaire que lui et les quelques personnes follement amoureuses du son de sa voix. On Xi apprécie pas une évolution, on la constate. Si l'on accorde une importance quelconque ou « sens de révolution », ce fait est : que l'évolution de tous les grands et petits peuples civilisés des deux continents est nettement nationaliste, que cela ne peut plus faire un doute pour l'Europe depuis cinquante ans. Depuis quinze ans, pour l'Amérique, cela crève les yeux. Tout autre phé- nomène politique ou économique a dû composer avec celui-là, se combiner avec celui-là, se subor- donner à celui-là. Il est clair comme un texte clair. Je sais bien que les avocats ne croient pas aux textes. Un avocat conservateur auquel je montrais un faux de lecture commis par MM. Trarieux et Bertulus au procès de Rennes, me répondait à peu près comme MarcSangnier : [< Cestime affaire d appréciation y) . J'estime, avec un grand poète catholique, que l'on a absolument le droit de répondre à de telles émissions de voix par des coups. Qui use de l'organe matériel de ia voix pour nier l'évidence ne peut trouver [nauvais que l'on use du poing pour lui res-
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tituer ce sentiment des pures certitudes de fait. Le phénomène d'obstination nullement inlel- lectuelle, nettement volontaire^ qu'on ne se lasse pas d'analyser ici, présente, au reste, l'avantage de contraindre Marc Sangnier à des concessions positives d'un prix infini. Quand il écrit que « la savante dialectique de V Action « française n'a nullement pu le convaincre de (c la nécessité de la monarchie pour le salut « national », et qu'il ajoute cependant : « à moins « que Ton ne voulût dire par là le salut de tout « un ordre de choses qui ne peut exister qu'avec « la moyiarchie comme clef de voûte », le contexte nous permet de traduire que, d'après lui, San- gnier, si la nation française veut conserver un ordre de choses tel que le territoire de la patrie, une diplomatie sérieuse, un Etat bien constitué et résistant, cet ordre de choses ne pourra exister que par la monarchie. La monarchie sera inutile quand la nation pourra subsister sans territoire, sans Etat, sans diplomatie et, conséquemment, sans armée. Donc, la monarchie n'est pas encore inutile : elle serait utile. Elle est donc néces^- saire, tant que le salut de la France sera lié au salutde l'ordre de choses dont la monarchie est la clefdevoiMe^ lequel, sans monarque, s'écroule. Les impôts, le sang et le temps que la France donne à
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LE DILEMME DE MARC SANGMER 13 l
l'Etat témoignent que, même dans sa volonté et dans sa pensée, l'état social qui postule la mo- narchie n'a pas a tout à fait cess^' d'être » : c'est au nom d'un état social qui n'existe pas(( tout à fait » encore, même dans les rêves de beaucoup de républicains et de beaucoup de jacobins qui sont demeurés patriotes, c'est au nom d'un état social dont bien peu, malgré tout, osent concevoir jusqu'au bout l'image, c'est au nom de ce simple rêve que Marc Sangnier défend le principe initiateur et directeur de toute son action...
N'est-il pas frappé d'une disproportion aussi forte ? Le régime invoqué pour autoriser et légitimer son action n'existe pas encore, c'est un projet, un rêve, au lieu que cette action, son action à lui, est un fait vivace et contemporain. L'inutilité de la diplomatie, de Tarmée, de l'Etat^ du patriotisme territorial ne saurait être que future, et la propagande de Sangnier est pré- sente. Elle s'exerce donc sans tenir compte des réalités dont les services, au moins provisoires, sont certains par définilion, même à ses yeux. Il détermine, il propage un état d'esprit et de sentiment non point adapté aux nécessités cer- taines du pays, mais relatif à un état des plus douteux. Il ne tient pas compte de l'Europe
132 LE DILEMME )JE MARC SANGNIER
et de la Terre telles qu'elles existent, mais de la Terre et de l'Europe telles qu'il croit qu'elles seront demain. Républiques, empires, royautés, tous les pays qui nous entourent sont munis des organes dont nous observons lafaiblesse de notre côté, et Sangnier, au lieu de poser comme nous le problème de la faiblesse de notre patrie, ou même en le posant, en le résolvant comme nous, en reconnaissant implicitement que notre système démocratique et républicain suffit mal aux exigences d'un patriotisme territorial, cons- titue mal l'Etat et engendre une diplomatie détestable, Sangnier se contente d'apprécier l'Etat, le territoire et la diplomatie, comme des figures de ce monde qui passe, vouées à passer avant lui ! Au lieu de distinguer entre les besoins certains du présent et les besoins plus ou moins probables de l'avenir, de manière à ne pas affaiblir la réalité acquise au profit d'un simple concept éventuel ou jugé tel, il tra- vaille avec une inconscience certaine et une imprudence évidente, à réaliser le fantôme qui le séduit. Celte évolution cosmopolite dont il nous parle, il ne l'attend pas : il la devance. Il ne s'y range pas : il la fait. Encore s'il la faisait partout ! Si la voix de ce Français agis- sait hors de France et contre l'Etranger autant
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 133
qu'elle agit à l'intérieur de la France et au profit de l'Etranger ! Elle ferait à nos rivaux et à nos concurrents un dommage compensateur. Mais c'est nous seuls qui souffrons de sa propa- gande. Ce sont les nôtres seuls qu'il exhorte à sedétacherdu territoire de la patrie. La mesure de rintluence de Marc Sangnier donne donc la mesure d'une perte sèche pour nous.
Quand les hommes comprendront-ils que ni la destinée ni révolution ne les regardent et que le vers stoïque, qu'il est facile de traduire en langue catholique,
Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux,
est la règle dernière de tout citoyen véritable? Je ne poserai pas cette question de philosophie générale à Marc Sangnier. Elle serait capable de le conduire à de nouvelles divagations. Il tradui- rait en nouvelles folies mystiques ce qui est l'ex- pression de la sagesse attique, de la morale catholique comme de la sociologie positiviste. Mais, puisque j'ai devant moi un chrétien, un homme de conscience et de devoir, une créature excessivement et môme exclusive- ment morale, je lui présenterai cette question en d'autres termes :
DILEMME 4**
134 LE DILEMME DE MAKC SANGNIEI^
— En conscience, lui dirai-je, vous sentez- vous le droit de détruire ces institutions encore existantes, soutenues par l'assentiment vivace encore, malgré tout, de milliers, de millions de cœurs et d'esprits, au nom d'une idée dont vous ne savez rien de précis, hormis que cette idée n'est certainement pas accomplie aujourd'hui, étant, selon vous, à venir, en sorte que vous ignorez même si elle aura des effets bienfaisants ou pernicieux ?Le Code, que vous ne récuserez jamais, ordonne nettement que « vous ne tuiez point ». Ne tuez donc point notre France.
Ne me dites pas qu'une société n'est vivante que par métaphore ; je le sais, je l'ai dit en temps et lieux, aussi souvejit qu'il l'a fallu, mais cette société ainsi faite comporte et règle les intérêts de nombreuses personnes vivantes. Ces intérêts humains, ces vies humaines, vous les exposez gravement quand vous dépréciez l'idée de patrie ou que vous rabaissez l'importance de Tidée 1 d'Etat. Vous jouez envers vos auditeurs et vos lecteurs un rôle homicide. Avec ces périodes pleines de fumée et de vent, vous faites des cadavres, des orphelins, des veuves : vous, Sangnier, qui vous êtes engagé à ne point tuer. Vous assumez, devant vous-même et devant un juge que vous estimez devoir être plus sévère
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que vous, la responsabilité de beaucoup de sang et de larmes. La légèreté d'un iNapoléon 111, d'un Lebeuf, d'un Jules Favre, d'un Jules Simon, d'un Ferdinand Buisson, de tous ceux qui ont con- couru à réduire ou à laisser réduire la force armée de la France entre 1863 et 1870, cette légè- reté a été nommée crime non par un simple effet d'imagination oratoire, mais parce qu'elle fut réellement, substantiellement, sanguinaire. Elle a conduit nos soldats à la boucherie.il est infini- ment probable que la France, pourvue d'une sé- rieuse organisation militaire, aurait pu empê- cher la guerre de 1866, elle n'eût pas subi l'a- gression de 1870, ou le choc de deux peuples, plus rapide et plus court, eût été vingt fois moins sanglant. La préparation à la guerre, au moyen d'une diplomatie active et d'une bonne armée, est, selon l'adage romain, la condition de toute paix. Vous pouvez me répondre que la paix ou la guerre sont des épiphénomènes sans im- portance, que la vie d'un chrétien est un combat perpétuel, que la mort est la fin de l'homme, et qu'il importe peu de mourir debout ou couché... Ces grandes vérités, plus philosophiques peut- être que morales, ne sont cependant pas vérités politiques. Dites donc que la politique vous semble de nul intérêt. Mais, en ce cas, faites,.
136 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
Sangnier, ce que vous dites : n'en parlez plus.
Il en parle, il en parlera, nécessairement, dans l'heure même où il jurera de s'en abslenir, par un de ces tours de jonglerie auxquels se complaît la nature oratoire de l'homme. Il accepte donc et fait accepter à une fraction notable de la France catholique des responsabilités politiques dont nul esprit sensé ne voudrait le fardeau. Un ar- ticle de lui paru dans le Sillon du 25 mars 190o, et qu'on a vu cité et commenté plus haut (1), article écrit tout entier en haine de nous et con- cluant à représenter le patriotisme, « le patrio- tisme territorial », redit-il, comme « une idole », cet article éclaire très nettement le mé- canisme de la pensée de Sangnier. C'est une mé- canique folle. Elle se résume en deux lignes : — Parce que les patries ont varié de forme et d'étendue au courant de l'évolution historique, désintéressez-vous du fruit réel, du résultat vi- vant de cette évolution. Désintéressez-vous de la France.
Marc Sangnier a fait son dilemme. Voici le mien :
Ou Marc Sangnier cessera de développer cette extravagance. Ou, je le prédis sans le demander,
(1) Dans la note de la page 120.
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LE DILEMMK DE MARC SANGMEK 137
comme un astronome impuissant mais clair- voyant prédit le passage d'un astre, ou, dis-je, le clergé français, l'Eglise de France, le corps de nos prêtres et de nos évêques sauront lui infliger le plus éclatant désaveu.
Les prêtres français ne se désintéresseront point de la France. Ceux qui fondèrent et défendirent nos villes ne se sont jamais désintéressés de notre Etat. Ils ne l'abandonneront point. On peut leur confier^ contre Sangnier, la garde de la terre de la patrie.
ARTICLE SIXIÈME (1)
Suite du précédent. — Nos réponses à la troisième lettre de Marc Sangnier.
[Il est indispensable de dater cette page : 27 juin 1905.
... A l'automne de l'année dernière (2), Sangnier ^ nous accusait d'avoir quelque difficulté à concevoir M « autre chose que ce qui est ». Nous voj'ions le passé. Il voj^ait l'avenir. Il nous plaignait donc de fonder la nécessité de la Monarchie sur la nécessité du u patriotisme territorial », « de la diplomatie » et « de l'Etat » : comme si « l'Etat », disait-il, la « Diplomatie », le «Patriotisme territorial » étaient des choses nécessaires ! « Postulats gratuits », ré- pétait Marc Sangnier! Etat, diplomatie, patriotisme : organes périmés, sentiments surannés qui, sans
(1) Action française, 1er juillet 1905.
(2) La troisième lettre de Marc Sangnier, publiée dans V Action française du 15 avril 1905, nous était arrivée l'automne précédent. Des circonstances particulières m'avaient emnéché de la publier plus tôt.
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doute, s'accordent à postuler la Monarchie, mais qui meurent comme elle est déjà morte elle- même...
Sans préjuger du très lointain avenir qu'il nous est aussi impossible d'atteindre que de modifier, nous répondions modestement à Marc Sangnier qu il se trompait tout au moins pour le siècle auquel il vivait et que, un temps encore, les nations auraient besoin d'un territoire où se maintenir, d une patrie charnelle et matérielle à défendre, et que, pour pré- sider à cette défense, il faudrait longtemps un Etat, — pour servir cet Etat, une diplomatie. Trois sai- sons n'ont pas encore achevé de couler sur les pro- phéties de Marc Sangnier. Le présent d'alors s'est enfui, l'avenir d'alors est venu , et ces prophéties sont caduques, les voilà démenties par des faits qu'il est possible de voir et de toucher. Nos prévisions se sont confirmées une fois de plus en pleine discus- sion. Le cas observé tranche tout. Nous en sommes aux préparatifs de bataille. Que la guerre ait lieu ou non, elle est, elle a été, de Tavis général, pos- sible et menaçante (1). Les financiers eux-mêmes, qui se vantent de travailler à la paix éternelle et uni- verselle, se voient contraints d'en faire un aveu publie autour des corbeilles de Bourse. Quant aux déma- gogues, la plupart mettent une sourdine à leurs déclamations contre l'armée et contre la patrie. Les ministres de la République dreyfusienne, unRouvier,
(1) Nous étions, à ce raoïnent-là, en plein incident de Tanger, à la veille de la démission de M. Delcassé.
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un Martin, reparlent àe Y amour sacré... Clemenceau fait le patriote, et Jaurès joue les Célimènes supé- rieures entre un cabinet qu'il protège et les passions populacières qu'il a mission de partager. Le pro- fesseur Hervé reste à peu près seul chef avoué de Tantipatriotisme républicain. A moins que Marc Sangnier...
Je gagerais que Marc Sangnier imiterait plutôt le jeu du misérable Jaurès, avec lequel il présente de curieux points de ressemblance dans le style, dans l'imagination et, ce qui n'est guère à l'éloge de San- gnier, dans la pensée. Rien n'est plus bas, plus vil, plus mou, plus clairement pareil à la condition de fille publique que ce qui tient lieu de pensée à M. Jean Jaurès Ah ! que Sangnier se tienne en garde contre cette pente. Car son point faible est là. Comme Jaurès, s'il ne se surveille, il jouera oratoire- ment avec les réalités, les idées et les sentiments qui devraient lui être sacrés. Il jonglera avec le vrai.
Déjà, n'a-t-il pas écrit, dans le Sillon du 10 juin 1905, « qu'il s'affligeait de l impuissance où nous pa- « raissons être « de ne jamais vouloir consentir
« A ATTAQUER )) SCS (( VÉRITABLES IDÉES )) ? — lui qui,
pour nous répondre avec un peu d'aisance et de commodité, ne craint pas de nous attribuer des idées politiques qu'il doit pourtant savoir ne pas être les nôtres ! lui qui ne s'est jamais maintenu fermement dans aucune position définie ! lui qui varie, tourne, change, déplace à chaque instant ce qu'il appelle ses doctrines, pour aboutir, sans plus, à multiplier les abus de mots, c'est-à-dire, en somme, les abus d'un
1
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talent, d'un trésor, d'une force qui pourraient rendre des services éminents à son siècle et à sa patrie 1
Je n'ajouterai pas, n'en ayant pas le droit : à son Eglise. Mais, comme c'est à cette Eglise que je m'en remettais de juger les paroles imprudentes et dangereuses qu'il a écrites sur le patriotisme, c'est elle, un jour, j'en ai la confiance, qui jugera d'autres paroles, non moins imprudentes, non moins dange- reuses, publiées dans le Sillon du 10 juin, sans signature (1) et donc sous la responsabilité de San- gnicr, — d'un style qui ressemble beaucoup au sien, — relativement à l'Armée. LEglise se prononcera tôt ou tard, on n'en saurait douter, sur la question de savoir s'il est permis de dénigrer ce puissant service public, d'affaiblir ce précieux faisceau de forces nationales, sous prétexte que certains résul- tats, qui sont des biens incontestables, y sont obte- nus par des mobiles insuffisamment purs, éthérés et parfaits. L'Eglise dira si l'on peut, en sûreté de conscience, troubler, au moyen d'une prédication mystique, la pratique de tels devoirs nécessaires et urgents. Si l'on a le droit de faire honte au soldat de céder parfois à la crainte de la hiérarchie militaire, l'Eglise permettra sans doute également d'accalilcr des sarcasmes d'une orgueilleuse et fausse pitié le fidèle tremblant qu'une simple attrition, une contri- tion imparfaite, jette aux pieds de son confesseur.
Je crois profondément que TEglise de France, je dis la plus étroitement liée à TEglise romaine, ne
(i) M. Marc Sangnier a revêtu ces pages de sa signature quand il en a fait un tirage à part.
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pourra tolérer des thèses d'anarchie, voilées de moralisme et glissées dans les insinuations que voici : « L'ouvrier, le soldat qui méprise le bourgeois et souvent le hait^ a une sorte cl admiration pour Vuni- forme galonné du jeune officier qui passe devant lui indifférent, d'allures sévères, pendant quil peine et souffre à faire la manœuvre... » « L'officier est souvent d'autant plus respecté qu'il est plus mal connu. Com- bien ne doivent tout leur prestige qiiau voile impei sonnel qui les couvre et qu'à la participation qiiils ont à ce réservoir immense de forces répressives qu est la discipline militaire ! » Toutes les organisations, qu'elles soient spirituelles ou temporelles, ont le même intérêt à ne pas laisser décomposer le vivant amalgame de sentiments élevés et d'impulsions plus humbles qui assure à lunivers les immenses bien- faits de l'ordre. Dire au soldat ou au citoyen, au prêtre ou au fidèle : — vous obéissez par peiu\ peur du gendarme ou peur de l enfer... honnir les mobiles de leur obéissance, même en ayant soin d'ajouter, comme l'écrivain du Sillon, qu' c( au plus profond de ce vice » (préalablement bien flétri) se cache « la pâle fleur d'une timide vertu » : c'est peut- être disposer un très petit nombre à fournir une obéissance de qualité supérieure, mais c'est assu- rément prodiguer à la multitude des ferments de révolte fondée sur le respect humain. C'est cultiver au cœur des foules la pire vanité et le plus bas orgueil, et cela aux dépens de la sécurité, de la paix publiques. Encore un coup, j'attends avec tranquillité, de la place qui m'est assignée sous le porche, le jugement des autorités ecclésiastiques sur
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LE DILEMME DE MARC SANGNIER Uo
les tendances de cet esprit nouveau (1). Ceux qui savent un peu de théologie et d'histoire sont aussi tranquilles que moi.
Mais, d'ici à ce que la catholicité se prononce, les citoj-ens sont mis à même d*admirer les vues de Sangnier en matière politique. Cet homme
(1) Mgr Turinaz, Vévêque de la frontière, a fait insérer, dans sa Semaine religieuse, l'avis suivant, à l'annonce d'un congrès du Sillon les 8 et 9 juillet 1905, à Nancy : (( Un congrès qui doit se tenir à Nancy, les 8 et 9 juillet prochain, est annoncé depuis plusieurs mois. II est inutile de dire que les fervents catholiques qui organisent ce congrès n'ont pas même averti 1 evèque de Nancy.
« Il y a sept ans, des tentatives du même genre avaient été faites et elles ont abouti à des résultats qui sont connus de tous. Ces tentavives avaient, il est vrai, obtenu une bénédiction de Rome, mais on a exprimé plus tard le regret d'avoir accordé cette béné- diction.
« Nous comptons plus que jamais sur le bon esprit du clergé et des catholiques. Ils savent que toute œuvre, toute action utile, trouvent dans l'autorité épiscopale non seulement une approbation, mais un concours actif, énergique et incessant. Les œuvres catholiques et sociales, les associations de piété et de charité, sont (les circonstances présentes obligent de le direi plus nombreuses et plus prospères que nulle part ailleurs, en particulier les patronages de jeunes gens, les messes d'hommes, les fraternités ou associations chrétiennes d'hommes, les associations d'hommes de France, du Sacré-Cœur, et, de plus, une section de la Jeunesse catholique. Un progrès religieux très consolant et très puissant s'est manifesté et se manifeste dans ce diocèse, surtout dans les villes et parmi les hommes. « Les séminaristes sont non seulement instruits des
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d'avenir a reçu de l'histoire future, celle qui se faisait à Berlin et à Londres, du temps qu'il parlait, le plus clair et le plus complet désaveu. Ce que Sangnier contresignait depuis quelques années, c'était la politique, d'abord nulle et ensuite folle, de la troisième République. La voilà jugée par l'événement. Tout le souhait que l'on peut faire est que ce verdict ne nous coûte point trop de sang ni de larmes, et encore qu'il soit compris, utilisé... D'après tout ce que j'ai vu jusqu'ici de Sangnier, je doute qu'il soit en état de pénétrer le sens antidémocratique des choses et d en pratiquer la leçon. Il est trop engagé. Seule, une catastrophe religieuse ou un anathème formel pourront l'avertir. Hors ces deux cas, le son vineux des mots conti-
questions sociales, mais ils reçoivent un enseignement . pratique en dirigeant, sous l'autorité de leurs maîtres, des catéchismes de tous les degrés, jusqu'au catéchisme !s de persévérance et d'honneur pour les garçons de la paroisse Saint-Pierre et en dirigeant un nombreux patronage de jeunes gens.
(( Un conseil diocésain des œuvres d'hommes, divisé en quatre commissions, dont chacune a dans son ressort une dizaine de groupes d'œuvres, se réunit cinq ou six fois par année, sous la présidence personnelle de l'évêque, et étudie au point de vue pratique la direction et la marche de toutes ses œuvres.
« A tout cet ensemble le très petit groupe qui orga- nise le prochain congrès ne prend et n'a jamais pris la moindre part.
u L'évêque de Nancy se réserve de parler et d'agir quand il le jugera nécessaire. Il a eu, hélas ! trop raison depuis vingt-cinq ans sur toutes les questions qui intéressent la France catholique pour être pressé d'avoir raison une fois de plus. »
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nuera de l'enivrer. Si la guerre éclate, il se croira en règle en accomplissant de son mieux son devoir devant l'ennemi : oubliant qu'il a assumé, en plus du devoir ordinaire, des responsabilités de chef. Si la guerre n'éclate pas, nous l'entendrons cer- tainement déclamer à la manière de Jean Jaurès toute sorte de ridicules fanfaronnades sur 1 opposi- tion que le socialisme international, pour la pre- mière fois dans l'histoire du monde, aurait mise aux desseins d'un prince belliqueux : comme si, d'une part, la mobilisation des ouvriers allemands eût jamais fait un doute pendant la période aiguë du conflit! Comme si, d'autre part, c'eut été la première fois qu'une mutinerie des peuples 'ou la guerre à l'intérieur aurait contrarié la politique extérieure d'un souverain !
C'est parce que je tiens Marc Sangnier pour incorrigible, que je le tiens aussi pour infiniment dangereux. Avec toutes les misères de sa pensée, il a deux qualités réelles : l'éloquence de l'orateur et la générosité de l'homme d'action. Tout ce qu'on dira ou qu'on écrira contre lui ne fera pas que Marc Sangnier ne soit un jeune homme de bonne famille, doué d'un incomparable talent de parole, et qui dépense ce qui est plus que la vie pour les hommes modernes, sa fortune, une fortune qui, dit-on, est considérable, en l'honneur de ce qu'il croit vrai. Il se trompe tragiquement. En quali- fiant son erreur, je ne veux pas qu'on en mécon- naisse le péril pour le vain plaisir de le dédai- gner. Ce jeune homme est une puissance. Mais il agit contre l'ordre social et même moral, contre
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l'ordre politique, contre la France. Voilà pourquoi nous attirons sans cesse l'attention du public sur son action. Si elle n'a pas d'importance, qu'est-ce qui en a ? Si elle en a, pourquoi s'étonner de la minutie de nos anah^ses ? On combat mal un adver- saire si on ne le sait pas par cœur... Je reprends la lettre de Marc Sangnier.]
XYIf. — D'après le texte de Marc Sangnier publié dans V Action françahe du IS avril et auquel j'ai parliellement répondu le 1o avril et le 15 mai, « Thistoire que nous chérissons », dit-il avec condescendance, « prouve » surabon- damment (( que les organisations sociales et « politiques sont essentiellement changeantes et (( variables, correspondant successivement aux « diverses phases de l'évolution même des socié- « tés ». Sans trop souligner l'insignifiance profonde de la plupart des termes de celte sonore formule, nous ferons observer que l'histoire ne prou- verait pas grand'chose, si elle ne prouvait que cela. Elle prouve aussi et d'abord le contraire, à savoir que bien des choses ne changent pas, dans l'organisation politique et sociale : c'est le précieux de son enseignement que de livrer à un historien philosophe ce que Le Play appelle « la constitution essentielle des sociétés ». Il y a du changement dans le monde ? Les
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organes de sociétés changent avec les sociétés elles-mêmes ? On s'en doutait avant d'avoir étudié les preuves « surabondantes » que l'his- toire en fournit. Il suffit de regarder autour de soi pourvoir naître et pour voir mourir. L'his- toire confirme cette vue de nos yeux. Mais l'histoire montre autre chose. Elle dévoile les conditions permanentes et universelles de la vie et du développement des sociétés, quelles que soient ces sociétés. « L'empire romain, l'empire fran/t », écrit Marc Sangnier (par un K, comme dans Jack d'Alphonse Daudet), « la monarchie carolingienne, puis la capétienne, ne pouvaient supporter une uniformité de régime. » Ces quatre types historiques si variés furent pour- tant soumis aux mêmes lois organiques : ils naquirent, grandirent et déclinèrent de façon à porter témoignage en faveur de la même vérité politique. C'est l'hérédité collective d'une aris- tocratie recueillant la succession du sénat de Rome, qui donna la durée et la force à lEmpire romain ; des trois races de nos rois, celle qui lit la France fut précisément celle qui évolua dans les meilleures conditions d'hérédité monar- chique (1), lesquelles ont permis la régulière
(1) Voir la belle leron de M. Auguste Longnon sur la formation àt V Unité française. Elle a été publiée dans
148 LE DILKMME DE MARC SANGMEK
transmission, la continuité rigoureuse de nos desseins.
Si la France avait continué de s'étendre el de se fortifier sans ses rois, nous conclurions : — Fort bien, l'organe monarcliique est devenu inutile... Elle s'est affaiblie et diminuée depuis la chute de la royauté, elle a repris des forces quand la royauté a été restaurée, elle a fait des chutes nouvelles quand la royauté s'est effondrée de nouveau. — Nous concluons de ces concor- dances que la France eut toujours un urgent besoin de ses rois ; par eux seuls, elle peut re- naître, prospérer et grandir.
Mais j'avoue que les mots de renaissance et de décadence, de progrès ou de déclin, sont d'un vocabulaire qui touche bien peu INIarc Sangnier. Il est parfaitement détaché de la politique, ce qui ne l'empêche pas d'en être enragé. Quelle que soit la fortune d'un peuple, il la conçoit comme une suite d'écroulements. Plus il voit de révolutions, plus il se réjouit. Un recueil de ses lieux communs oratoires pourrait offrir aux cliniciens les éléments d'une bonne thèse sur le Sadisme historique et mystique. Un chef de groupe ou de nation s'intéresse généralement à
V Action Française des 1er gt ^5 j^^i 1904 et chez M. Ho- noré Champion, 5, quai Voltaire.
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 149
ce qui maintient et fait vivre les Etats. Sangnier ne se soucie que de ce qui les tue. Il n'a d'yeux, ni d'oreilles que pour le fracas de leur ruine ou pour l'œuvre de la corruption qui les con- sume.
Est-ce afin de mieux élever sa pensée vers u cet être immobile qui regarde mourir d? Il y a des croyants, aussi orthodoxes que Marc Sangnier peut l'être, qui se sont occupés d'histoire politi- que : Bossuet par exemple. Eh bien, Bossuet ne procède pas de la sorte. Avant de tout noyer dans le torrent providentiel de la mort, ce grand homme aimait à faire admirer, ici l'effort, là la sagesse, ailleurs la longue réussite des travaux humains. Il savait que le chef-d'œuvre de l'homme, ce n'est pas de changer ou de périr comme périt et change sans cesse l'univers : durer, continuer, résister aux forces mortelles, voilà la merveille sacrée. Bossuet l'admire et la montre en exemple en quelque lieu et chez quelque peuple qu'il la rencontre, les prêtres de l'ancienne Egypte ouïe sénat romain, ou la famille auguste qui avait donné naissance à son roi.
Plus la loi de nature réitère l'application de la peine de mort, plus la loi d'un heureux labeur, d'une industrie adroite, d'une politique
150 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
puissante excelle à reculer ces fatales exécutions. Les longues durées historiques méritent, dans le passé, une admiration studieuse ; dans le présent, notre dévouement filial. Qu'il y ait une France, que la France subsiste, que ce trésor territorial, intellectuel et moral soit descendu, à travers les siècles, jusques à nous, c'est un bienfait que tout citoyen et tout homme digne de ce nom doivent s'attacher à prolonger et à per- pétuer. Que si la chute finale est inévitable, les ouvriers de la société future ont le devoir de travailler à l'avenir, non, comme on nous le fait dire avec une rare sottise, d'après les anciens plans, mais sur des plans conformes à ces grandes lois éternelles qui permirent aux anciens plans d'être suivis.
XYIII. — Sangnier « croit » que « la trans- formation sociale et l'évolution morale... néces- sitent l'élaboration d'une organisation démo- cratique "t^ . Nous avons déjà répondu à Marc Sangnier, à propos de ces deux mots juxtapo- sés, qu'autant dire : un cercle carré. On n'or- ganise pas la démocratie. On ne démocratise pas l'organisation. Organiser la démocratie, c'est instituer des aristocraties ; démocratiser une organisation, c'est y introduire la désorga- nisation : organiser signifie ditférencier, c'est-à-
LE DILEMME DE MARC SANGNIER iSl
dire créer des inégalités utiles ; démocratiser, c'est égaliser, c'est établir à la place des diffé- rences, des inégalités, des organisations, l'égalité qui est stérile et même mortelle. Si l'organisation démocratique de Marc Sangnier tend simplement à rendre à la nation française sa constitution organique, il faut lui rappeler que cette réorga- nisation, sans le roi, est une chimère, comme on Ta cent fois démontré.
XIX. — (( Et cela » (son cercle carré) « en sociologie comme en politique )>, ajoute docte- ment Sangnier.
« Le patronat » ne lui paraît pas « plus éter- nel que la monarchie ». A quoi nous répondons : a) nous ne discutons pas du patronat ; b) nous n'avons jamais parlé d'éternité ou d'immortalité de la monarchie, mais de Téternilé ou de l'im- mortalité du gouvernement héréditaire, qu'il soit unitaire ou collectif, républicain comme à Florence ou monarchique comme à Paris ; c) nous parlons de la nécessité de la monarchie « pour la France » ; d) le régime du patronat et celui de la coopération ouvrière peuvent parfaitement coexister dans un temps et un pays donnés; e) la coopération ouvrière, ou régime des républiques économiques, serait infiniment plus favorisée en Monarchie qu'en
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République, pour des raisons que nous avons données en temps et lieu (1).
XX. — Ici se place un mot qui a été relevé précédemment : « Yous jugez que l'évolution est autre. Nous apprécions différemment, voilà tout ». Une évolution, répliquions-nous, ne se juge pas : elle se constate. Si l'évolution des races humaines tend à constituer les nationalités ou à les dissoudre, — si l'Etat, comme la diplo- matie, le patriotisme territorial, sont des survi- vances décrépites ou des idées en pleine vigueur, — si enfin le pouvoir royal diminue ou grandit dans le monde, ce sont là choses qui se savent et non du tout dont il soit possible de juger ou d'apprécier suivant l'angle de nos dispositions personnelles. Il suffit d'ouvrir les yeux pour se renseigner là-dessus. Or, que disent, non pas nos dispositions, mais nos yeux? Si la Norvège s'était séparée de la Suède en 1848, c'eût été, immédiatement et à grand fracas, la proclama- tion de la République : en 1905, les Norvégiens se résigneront peut-être à la République; en attendant, ils multiplient les démarches pour avoir un roi (2). Telle est l'évolution, Sangnier.
(1) Voyez notamment Enquête sur la Monarchie et la République et la Décentralisation.
(2) J'étais trop prudent : c'est la monarchie qui a
LE DILEMME DE MARC SANGNIER lo3
Tel est- le sens de révolution. En voulez- vous un bien autre signe ? Regardez ce qui se passe chez les Anglais. Je ne vous décrirai pas le phénomène de leur renaissance monar- chique. J'aime mieux céder la parole au cor- respondant du Journal des Débats^ qui est un vieux libéral de solide doctrine. Il écrivait de Londres, à la date du o mai 190o, les notes suivantes qui onl paru dans le numéro du 7 mai :
« Le roi Edouard a été l'objet d'une ovation de la part de la foule qui l'attendait. Le fait n'a rien d'extraordinaire, étant donnée l'affection des Anglais pour leur souverain. Mais ce n'était pas seulement le souverain que les Londoniens acclamaient hier, c était le diplomate^ V homme de gouvernement. »
« Par une remarquable dérogation à la vieille doc tinne constitutionnelle, le peuple anglais s'est accoutume à regarder le roi Edouard comme le véritable auteur de la nouvelle orientation de la politique extérieure anglaise et à voir en lui le plus habile ministre des Affaires étrangères et le plus éminent diplomate que l'Angleterre a eu
triomphé en Norvège. Ces faits passés, qui étaient alors de l'avenir, ajoutent de nouveaux titres, des consécrations nouvelles à nos calculs.
5*
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depuis de longues années (1). Il est inutile de rappeler que la politique actuelle de l'Angleterre est absolument conforme aux idées et aux senti- ments populaires ; et il ne servirait à rien de se demander quelle serait l'attitude du peuple an- glais siTAngleterre se trouvait avoir une poli- tique extérieure qui ne fût pas du goût de la nation. Mais il faut constater le spectacle très extraordinaire auquel nous assistons aujourd'- hui, et qui est si peu conforme aux idées qiîonse fait de la constitution anglaise. Celle-ci, muette sur tant de points, déclare absolument la doctrine de la responsabilité ministérielle et delà toute- puissance du Parlement. M, Sydney Low, dans un livide récent, a démontré par des preuves irré- futables, que^ à mesure que le Parlement britan- nique s'est démocratisé^ il a perdu beaucoup de son autorité, et que^ en cent ans, le pouvoir du ministère^ du Cabinet^ a augmenté au point que^ à l'heure actuelle^ il est à peu près tout-puissant.
(1) Du temps où cela aurait bien pu servir ù quelque chose, mon ami Frédéric Amourelti ne cessait de nous avertir, par ses articles à l Observateur français, à la Revue bleue, à laQuinzaine, diU Soleil, à VExpress du midi, des grandes capacités diplomatiques d'Edouard VII, alors Prince de Galles. Mais il était alors convenu à Paris que l'héritier de la Reine Victoria était et ne serait jamais qu'un « noceur )^ sans importance.
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« La Chambre des Communes^ dit-il, n^ exerce « plus d'autorité sur le pouvoir exécutifs cesl le « pouvoir exécutif qui exerce son autorité sur la « Chambre des Communes. »
« Le fait est évident ; on en a pu voir la preuve dans la singulière situation politique de l'Angle- terre depuis les élections générales en 1900.
« Peut-on dire, maintenant, que le Cabinet ait abdiqué en faveur de la Couronne, et que la Cou- ronne prenne aujourd'hui à la direction des affaires une part plus active qu'autrefois ? En réalité, non. Le pouvoir de la Couronne ou du souverain a toujours été réel, mais il s exerçait secrètement et de telle façon que le pays n'en savait rien et ig?iorait Jusquà Vexistence de ce pouvoir quil n hésitait même pas à nier de la façon la plus énergique. Quand, par hasard, on apprenait que le souverain, comme cela est arrivé il y a une cinquantaine d'années, insistait pour que le ministre des Affaires étrangères lui soumît les dépêches importantes, on criait à l'arbitraire. // se trouvait des gens pour déclarer que la Constitution était faussée, sinon violée.
« De nos jours, depuis le nouveau règne plutôt, le public s'est aperçu de l'existence du pouvoir de la Couronne. Il n'en connaît pas l'étendue, car nul ne la connaît que le souverain et, avec lui,
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le premier ministre ; mais il voit qu'elle existe et il l'approuve. Et c'est en cela que gît le fait poli- tique le plus extraoi'dinaire auquel on ait assisté en Angleterre depuis bien longtemps. Il ne lui déplaît pas, comme autrefois, de voir le souve- rain prendre ouvertement une part active aux affaires du pays ; au contraire, il s'en réjouit et il lui attribue, peut-être même, une influence et une action exagérées.
« Rien n'est pjlus curieux que de voir les Anglais, jadis si jaloux de l'autorité du Parlement par lequel ils se flattaient de contrôler et même de diriger les actes du pouvoir exécutif, sauter allè- grement par-dessus r autorité parlementaire et la responsabilité ministérielle et ne plus voir que le souverain comme chef de la politique extérieure du pays et lui en attribuer l'initiative et le succès. » Même phénomène en Belgique, en Italie. Je ne parle pas de l'Allemagne... Même phénomène en Amérique, où le nationalisme impérialiste tend à la dictature. Or, de tels phénomènes une fois reconnus et déterminés, il n'est pas deux manières d'en définir la qualité, le sens, par rapport à '< l'évolution ». Evidemment les faits que nous articulons peuvent être faux. Mais, s'ils sont vrais, et ils le sont, ils enchaînent le jugement ; ils ne permettent pas de dire, comme
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Sangnier : « Nous apprécions différemment, voilà tout M. Votre fanlaisie est autre, Marc Sangnier, voilà tout. Seulement, vous le paie- rez. Car on paie toujours les erreurs. On paie plus durement les erreurs dans lesquelles il entre quelque chose de volontaire. Et Ton paie enfin le plus durement possible les erreurs dans lesquelles on a traîné les autres après soi.
XXI. — Sangnier croit pouvoir nous affirmer, par-dessus nos « divergences d'appréciation », quil nous sera impossible de lui prouver que les « sociétés humaines soient à tout jamais con- traintes de se plier aux règles « de « notre » monarchie.
Une fois de plus, Marc Sangnier nous défie de soutenir une doctrine qu'il sait bien n'être pas la nôtre. Répétons que la monarchie n'est ni universelle ni éternelle. L'éternel, l'universel, c'est le gouvernement des familles : l'hérédité. La monarchie est nécessaire au point et au moment du monde qu'on nomme la France, et tant qu'on voudra une France, il faudra y vou- loir un roi.
XXIL — « Il faudra bien », poursuit Sangnier, que ces sociétés « se soumettent aux exigences des lois naturelles... »
« Il faudra bien. » Qu'est-ce qu'il en sait? Les
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lois politiques laissent à toute société le choix entre leur obéir ou mourir, et c'est la mort, la dissolution et la ruine que choisirent beaucoup de sociétés d'autrefois, la République de Pologne, la démocratie athénienne. Telle que Sangnier veut l'organiser, la société française ferait le même choix, « voilà tout ». C'est d'un choix à la polonaise que nous voudrions précisément la garder !
XXlII. — Mais les lois naturelles, dit San- gnier, « régiront toujours nécessairement » les sociétés. Cette concession n'est pas très heureuse, car elle semble mise là dans Tintention de nous masquer une grosse méprise ; par là même, elle nous l'indique.
Sangnier confond ici deux genres de « néces- sités 0 : la nécessité pure et la nécessité condi- tionnelle.
C'est relativement à sa longue durée, à sa prospérité, à sa bonne police, à sa bonne admi- nistration — si l'on veut qu'elle dure, si l'on veut qu'elle prospère, si l'on veut qu'elle soit bien administrée ou bien policée, — c'est par rapport à ces conditions, qu'une société est « nécessairement » soumise à la loi naturelle du gouvernement des familles.
Cela n'implique pas du tout qu'elle ne puisse
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se donner un gouvernement démocratique et électif : cela veut dire que, du moment qu'elle adoptera ce gouvernement, elle renoncera impli- citement à tout espoir de durer et de prospérer. Une nécessité naturelle rattache à Fhérédité politique le bien social : quand on renonce au terme hérédité, le terme bien social se dérobe du même coup. On est toujours régi par la loi naturelle, maison est condamné par elle à mort.
XXIV. — « Je m imagine avoir suffisamment « prouvé que tout ce qu'il y avait dans la Monar- « chie de principes gouvernementaux essentiels « se retrouve dans la démocratie organique (!) « telle que nous la concevons... »
Imagination, comme l'écrit Sangnier, mais audacieuse. 11 a dansé autour de ses affirmations. Il n'en a prouvé dMCuno, ni suffisamment ni même insuffisamment. Ses lettres ont été démolies point parpoint, — et il n'a jamais répliqué qu'en avan- çant de nouvelles affirmations, auxquelles il ne sera que trop facile de répondre.
XXV. — «... sans pouvoir, bien entendu, défi- « nir aussi exactement ce qui sera un jour que les « monarchistes peuventle faire de ce qui a été. »
Toujours la même prétention à escompter l'avenir. Quel avenir ? Celui qu'on verra dans quatre mille ans ? Vous n'y serez presque pour
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rien, ^lous nous contenions, quant à nous, de dire ce qui est en annonçant ce qui va être^ et les événements confirment tous ces pronostics.
Nos lecteurs peuvent d'eux-mêmes vérifier si nous définissons « ce qui a été ». Nos doctrines sortent du passé comme le tronc sort de la terre, mais aucune n'a rien d'archaïque, aucune même ne se rapporte exactement à un moment donné du passé, et c'est à la situation d'aujourd'hui, complétée par les meilleures prévisions de demain, que nos institutions royales s'ajustent avec une précision remarquable. Rappelons, par exemple, la formule Philippe VIII ^ roi de France^ protec- teur des républiques françaises : elle a prévu, elle enveloppe les républiques du Sillon.
XXVI. — Comme les royalistes, « nous avons, assure Sangnier, un organe d'intérêt d'Etat ». — Nous vous avons prouvé, et vous n'avez rien répondu à nos preuves, que le pre- mier caractère de votre organe d'intérêt d'Etat serait l'incompétence et, au sens étymologique du mot, Vinhabileté.
— « Nous avons, poursuit-il, un pouvoir qui n'est pas astreint à la tyrannie des majorités numériques, » — Oui, l'élite des saints, qui sera tyran pour son compte.
— D'autre part, ajoute un ingénieux parallèle
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 161
de Marc Sangnier,les royalistes « sont bien forcés « de soutenir le pouvoir central par le consente- « ment de l'opinion publique ». Exactement « comme nous >>, conclut Sangnier. En quoi Sangnier se trompe. Condamnés aux fatalités de la réélection, Sangnier et ses amis devront songer sans cesse à faire renouveler leur provision de créditauprès de l'opinion publique; il leur sera donc impossible de gérer avec indépendance, contre l'opinion ou même sans l'opinion, les intérêts d'Etat, comme le fit, par exemple, un Bismarck en Prusse avant 1866. — Au contraire, si l'on institue un gouvernement qui soit pur de démocratie, le consentement de l'opinion n'est plus nécessaire. Il suffira d'un assentiment, d'une simple adhésion tacite. — Mais, étant donné la France contemporaine, il est infiniment plus facile d'y établir la popularité personnelle d'un prince, c'est-à-dire de lui procurer l'enthou- siasme de l'opinion, que d'obtenir le simple assentiment de l'opinion publique au gouverne- ment d'un Sillon. Le Silloyi néglige toujours ce fait évident que, ce qui est populaire en France, c'est moins la République que l'anticléricalisme. Nous aurions obtenu le plus en notre faveur avant qu'il eût la moindre chance d'espérer obtenir pour son compte, le moins. Or, ce mi-
162 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
nimum est aussi insuffisant pour lui que ee maximum nous est peu nécessaire.
— Les royalistes « n'échapperont pas plus « que nous, moins que nous peut-être même, « aux dangers des crises et aux catastropiies « toujours possibles ». Pure insinuation. Ou affirmation pure. D'où Sangnier tire-t-il ces belles pensées? Evidemment les crises et les ca- taclysmes peuvent toujours ébranler un gouver- nement. Mais plus l'opinion est maîtresse, plus le gouvernement est faible devant les crises. Ce n'était pas un gouvernement d'opinion qui féli- citait Varron de n'avoir pas désespéré de l'Etat. Ce n'était pas un gouvernement d'opinion qui résistait qui survivait une guerre de Cent ans... Mais on rougit d'avoir à prouver l'évidence.
— « Les uns comme les autres enfin, « conclut Sangnier, nous sommes forcés de « reconnaître que le pouvoir appartient toujours 0 à la majorité dynamique de la nation (1). »
Qu'est-ce que cela veut dire? En des termes
(1) Dans l'intéressante brochure, Les idées du Sillon (Paris, Lethielleux), qui venait de paraître au moment où se poursuivait cette discussion, M. l'abbé Emmanuel Barbier écrivait à propos de la majorité dynamique : (( Quand » Marc Sangnier « veut sceller par une formule quelqu'une de ses idées maîtresses, il ne craint pas d'attacher à certaines expressions une signification
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moins fastueux, que le plus fort est le plus fort? On le savait, Sangnier.
différente de celle que la langue a consacrée et même un sens opposé au véritable sens du mot. C'est une source perpétuelle de confusion... Majorité et minorité impliquent la notion de nombre. Le nombre et l'in- fluence peuvent bien se faire équilibre, mais non se prendre l'un pour l'autre. Cette majorité dynamique est ce qu'on appelle en français : la force ou l'influence d'une minorité cVélite. »
ARTICLE SEPTIEME (1)
Suite du précédent. — Fin des Réponses à la troisième lettre de Marc Sangnier.
[Lorsque j'écrivais le chapitre précédent, les évé- nements étaient en voie d'établir le degré d'humi- liation auquel un gouvernement démocratique et républicain faisait descendre notre patrie frappée d'impuissance matérielle devant les nations de l'Europe et du monde entier. Quelques jours après, la Chambre se préoccupait d'établir la radicale hostilité de la démocratie à l'égard du catholicisme en votant la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Despotisme anticatholique au dedans, incohérence et débilité au dehors : vive la république démocra- tique^ n'est-ce pas, Marc Sangnier?]
XXVII. — « Ce qui nous sépare surtout, « c'est, dit Sangnier, que V Action française ne
(1) Action française, 15 juillet 1905.
LE D1LE3IME DE MAUC SA.NGMEl; J6o
« reconnaît qu'une tradition et qu'une hérédité « charnelles ; nous, nous croyons à une tradi- « lion et à une hérédité morales. » Tous nos lec- teurs savent que nous croyons à l'hérédité et à la tradition morales, l'hérédité et la tradition politiques étant un composé du spirituel (ou mo- ral) et du charnel. Marc Sangnier, comme le jeune Robert Dreyfus (1), nous prend-il pour des élèves de Gobineau? Et, s'il tait cette confusion, dans quel intérêt la fait-il ?
Il faut renverser la phrase de Sangnier. L'er- reur, le défaut, la négation, proviennent de lui. Nous admettons parfaitement une hérédité et une tradition morales, mais il n'admet, lui, que cela. Il nie l'hérédité et la tradition du charnel, du matériel, ou du moins n'en tient aucun compte — et nous sommes bien obligés, quant à nous, de voir l'évidence.
XXYIII. — Là-dessus, Marc Sangnier produit un extiaordinaire enchevêtrement de confusions
(1) Robert Dreyfus, jeune écrivain juif, auteur d'étu- des sur La vie et les prophéties du comte de Gobineau, avait imaginé de nous mettre à l'école d'un visionnaire envers lequel nous navons jamais éprouvé qu'une indifférence tempérée cà et là par une juste horreur : naturellement, c'était pour mieux nous réfuter que M. Dreyfus nous attribuait des idées qui n'étaient pas les nôtres et qui en étaient même très exactement le contraire.
LE DILEMME DE MARC SAKGNIEK
et de coq-à l'âne : « — Mais, m'objectera-l-on, « les peuples vivent et évoluent dans le temps « et sur la terre. Ce n'est pas une société d'âmes^ « une église que nous voulons constituer, mais a un Etat temporel.
u — Sans doute, mais » (et Sangnier, d'un vol preste, va s'enfuir à d'autres sujets) « sans « doute, mais », se répond-il, «j'ai, quanta moi, « la naïveté de croire que tout l'effort de l'hu- « manité, aidée et soutenue par les forces inter- « nés du christianisme, doii justement consister (( à dégager les peuples des tyrannies charnelles, « pour les élever peu à peu jusqu'aux franchises « de l'esprit. » En se plaçant à ce point de vue, un théologien répondrait à MarcSangnier, qu'en effet rhomme chrétien doit travailler à s'affran- chir des tyrannies de la chair, mais qu'il ne doit pas commence)' par se considérer, lui-même ni ses semblables, comme s'ils s'en étaient d'ores et déjà dégagés. La besogne libératrice est-elle à faire, ou est-elle faite? Si elle n'est qu'à faire, les contraintes et les précautions du passé doi- vent être maintenues contre la matière et la chair tant que celles-ci conserveront leur puissance. Si elle est faite... Mais ici Marc Sangnier dit seulement que l'on doitls, faire. Il ne nous dira le contraire que plus loin.
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 167
Je le répète : assurément, une humanité af- franchie des (( tyrannies charnelles » serait plus maîtresse de soi, par là même digne de plus de liberté. Mais il ne suffit pas de lui donner en fait plus de liberté pour l'en rendre digne, pour l'affranchir des tyrannies charnelles. De ce que vous disposerez de plus de puissance, il ne s'en suit aucunement que vous saurez mieux l'em- ployer ; mais, de ce que vous faites un bon em- ploi de votre puissance, il sen suit que vous avez chance d'employer mieux tous les surcroîts que vous en recevrez. Il faut donc rétablir l'ordre des conditions que Sangnier a interverties arbi- trairement. La liberté morale est condition de la liberté politique, mais la liberté politique n'est pas également condition de la liberté morale. Allégez l'âme de son corps : il sera temps ensuite d'alléger le corps des contraintes réelles. Mais Marc Sangnier raisonne, s'il rai- sonne, à peu près comme le maître qui dirait à son élève : — Supposé que vous ayez des ailes, vous pourriez vous passerde la garde de ce balcon ; retirons cette garde, lancez-vous dans l'espace... L'enfant serait brisé, le maître châtié pour un homicide par imprudence. Les impru- dences de Sangnier nous coûteront malheureu- sement plus d'une vie d'homme.
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Mais Sangnier veut prouver que les ailes ont poussé : « Consultez toujours l'histoire. Compa- « rez les anciennes civilisations à celles que le « christianisme a rendues possibles. Comparez « ridée même que les juifs se faisaient du Vrai « Dieu, de l'autorité et du pouvoir parmi les (( hommes, à celles que nous sommes devenus (f capables de nous en faire aujourd'hui. Cela, « sans doute, est de la vulgaire et banale obser- {( vation historique, mais il ne faudrait pourtant « pas qu'à force de raffiner on arrivât àmécon- « naître ce qui est évident. »
Méconnaître quoi? Et qu'est-ce donc qui est évident ? Qu'il y a du progrès dans le monde ? Que ce progrès est moral ? Que le christianisme y a contribué ? Non point seulement Bossuet, qui concluait à la monarchie, mais Auguste Comte, qui ne concluait pas à la démocratie, ont écrit des pages de la plus profonde sagesse en conformité avec l'objection de Sangnier. Mais en quoi sa « vulgaire et banale observation historique » confirme-t-elleles conclusions politiques de San- gnier, c'est là que Sangnier oublie de démon- trer. Qu'on se fasse, de nos jours, une idée plus douce ou plus humaine de l'autorité, cela ne con- tredit en rien cette vue cependant simple, et vul- gaire, et banale aussi, qu'il faut une autorité
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« parmi les hommes », ni cette autre vue, qui ap- paraîtra, je l'espère, avant peu de temps, Don moins simple, non moins banale : que les conditions politiques et économiques du peu- ple français exigent, si l'on tient à l'existence et à la puissance de ce peuple, que l'autorité y soit monarchique et développe la tradi- tion de Hugues Capet, de saint Louis et de Henri IV.
Avec des mots, des phrases, avec des inflexions de voix, avec des mouvements oratoires, San- gnier espère-t-il boucher l'interstice de ses idées ? Espère-t-il nous dérober l'évidence de ces lacu- nes ? J'en suis bien désolé, mais son thème fon- damental, le thème sous-jacent et répandu dans toutes les parties de ce qu'on peut nommer avec quelque indulgence son argumentation, son idée fixe que le perfectionnement moral, rascension chrétienne des hommes les rendrait de moins en moins aptes à tout système autre que le système républicain^ est une idée fausse. Elle est fausse absolument pour beaucoup de raisons dont je peux énumérer quelques- unes.
La première raison est qu'il n'existe point de •relation directe entre la perfection morale et la perfection des formes politiques, celle-ci étant
170 LE DILExMME DE MARC SANGNIER
liée à des objets bien étrangers à la moralité des hommes, par exemple à la condition géogra- phique ou économique de leur terroir. La deu- xième raison est que l'état républicain dé- mocratique n'est pas une forme politique per- fectionnée, mais bien rudimentaire ou décadente. La troisième, que, si la République réclame en effet beaucoup de vertu de la part des républi- cains, cela tient justement à ce qu'elle est un gouvernement faible et grossier, que ses vertus intrinsèques sont médiocres, et que sa pauvreté naturelle ne saurait être compensée que par la bonté des individus, à condition pourtant qu'ils soient déjà eux-mêmes bons, et aussi que cette bonté puisse se déployer utilement, ce qui n'a pas lieu dans certaines Républiques où. toute bonté d'ordre catholique est proscrite nominati- vement. La quatrième, qu'il n'y a pas, en fait («consultez l'histoire », Sangnier), de liaison réelle entre le développement de la vertu « chré- tienne » chez les particuliers et le retrait des institutions monarchiques dans l'Etat : quand la France fut-elle plus croyante et plus vertueuse qu'aux xn^ et xm^ siècles ? c'est aussi le moment où elle fut le plus monarchique, le plus féodale,
le plus « CORPORATIVE )) Ct le moiuS INDIVIDUALISTE,
c'est-à-dire le plus étrangère au système démo-
1
LE DILEMME DE MAI'.C SANGNIER 171
cratique républicain cher à Sangnier, le plus éloignée du système qui tend à porter au maxi- mum « LA CONSCIENCE ET LA RESPONSABILITÉ CIVIQUES DE CHACUN ».
De son principe faux, Sangnier ne tire même pas des conséquences logiques ; car enfin, si le catholicisme a perdu du terrain en France depuis l'âge d'or de saint Louis, ne conviendrait-il pas, tout d'abord, de reprendre le terrain perdu et puis d'en regagner quelques pouces encore, avant de nous décréter dignes du régime républi- cain? Sangnier aurait dû commencer par rame- ner l'homme intérieur au niveau spirituel et moral du contemporain des croisades. C'est seu- lement après avoir opéré cette réforme indivi- duelle, que son principe l'autoriserait à remettre aux surhommes une fois obtenus les franchises civiques dont ils seraient devenus dignes. L'in- justice qu'il fait aux chevaliers et aux servants d'un âge héroïque, au profit du moderne babouin dégénéré, a pu se présenter parfois à la pensée de Marc Sangnier, il en aura senti l'inconséquence secrète. Je trouve dans le compte rendu qu'a donné M. Georges Hoog du /F* Congi^ès des Cercles d études et Instituts populaires de France^ tenu à Paris les 25 et 26 février dernier, la trace de cette inquiétude chez Sangnier. Comme
172 LE DILEMME DE MARC SANGXIER
d'autres philosophes chrétiens se sont demandé si la méchanceté des foules n'entraînerait pas au rétablissement de la servitude antique, Sangnier a quelquefois entrevu dans ses cauchemars la possibilité d'une Restauration consécutive à nos désordres et à nos folies. Le texte qu'on va lire témoigne du degré de sa résignalion et de l'ingénieuse consolation qu'il s'est inventée :
Congrès des Journalistes.
Séance du 24 février. Deuxième séance,
« .... Le Sillon est-il républicain ? demande « quelqu'un. Démocratie et République ne se « complètent point nécessairement; Démocratie « et Monarchie ne sont pas incompatibles.
« — Le Sillon ne fait pas actuellement de « politique militante. Il n'en est pas moins « animé d'un esprit républicain.
a — Mais alors, reprend l'interlocuteur de « Marc Sangnier, que feriez-vous si la Monarchie « était rétablie en France?
« Ce que je ferais ? dit en substance notre « ami. Je vais vous le dire immédiatement. « Tirais au-devant du roi, entouré de tous mes « camarades du Sillon, et je lui dirais : — Sire^ « vous savez combien amère est notre douleur, « car votre présence même sur le tronc de France
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« n' annonce -t-elle pas la faillite de nos plus « chères espérances ? Mais nous sentons trop la « raison d'être de la nouvelle situation^ pour « vous en vouloir le moins du monde. N'est-ce « pas r anticléricalisme démagogique quiy en « accaparant la Démocratie française^ vous a « rendu nécessaire en ce pays ? N'est-ce pas « parce que le peuple n avait point les épaules « assez robustes pour supporter le lourd fardeau « du gouvernement, que vous en avez repris la « charge? N'est-ce pas parce quil n était ni « assez conscient^ ni assez capable de responsa- « bilité que vous nous êtes revenu. Sire, vousy « noble cei'veau de la pensée nationale? Mais le « Sillon progressera, soyez-en sûr. En dévelop- « pant au sein des masses populaires la conscience « et la responsabilité civiques, il les rendra dignes « de la vraie Démocratie. Et puisque^ dans votre « premier acte officiel, vous avez tenu à mani- « f ester vos tendances démocratiques (I), nous « sommes persuadés que vous vous réjouirez de « notre labeur, et que votre plus grande joie sera « de redevenir inutile lorsque nous aurons con- « sacré dans les lois cette République démocra- « tique que nous réaliserons d'abord dans les « mœurs. Nous ayant ainsi prouvé votre grand « amour du peuple et de la Démoci^atie^ nous
174 LE DILE^tJMK DE MARC SANGNlËR
« serons heureux de proclamer bien haut que « vowi avez, par votre retraite raènie^ magnani- « mement mérité de la patrie. »
Cette petite drôlerie causa, paraît-il, de grands rires (1). Elle était cependant fondée sur les jeux de mots les plus bas. Mais pourquoi Marc Sangnier a-t-il oublié de pousser son hypo- thèse jusqu'au bout ? Peut-être se fût-on plus amusé encore si Sangnier avait rapporté la
(1) Pour donner à ces rires un pendant exact, ne peut-il se trouver quelque plaisantin de Genève ou de Lédignan qui conseille à Marc Sangnier de porter au Pape le petit discours qu'il a préparé pour le roi?
« S'(f X)0U8 existez, Très Saint Père, c'est que la catholicité a encore besoin d'un centre vivant et d\in visible Saint-Esprit. Mais le Sillon progressera, soyez-en sûr. En développant au sein des inasses chrétiennes la conscience et la responsabilité religieuse, le Sillon les rendra dignes du christianisme inté- gral. Nous sommes persuadés que vous vous réjouirez de notre labeur et que votre plus grande joie, Très Saint Père, ce sera de devenir iiiutile quand nous aurons réalisé dans nos cœurs cette infaillible vie du Christ que traduit provisoirement V infaillible parole du Siège romain. Votre retraite magnanime viendra alors sceller de l'anneau du Pêcheur la réalisation des immenses progrès qve le Sillon aura inspirés aux âmes humaines, au fond desquelles Dieu vivra et parlera. » Je ne dis pas que cette parodie pro- testante serait de très bon goût. Je dis qu'elle est pos- sible et qu'elle porterait, Marc Sangnier ayant dit, ayant écrit et ayant fait le nécessaire pour qu'elle porte. Tous ceux, catholiques ou non, qui ont horreur du protes- tantisme en subodorent le fumet à chaque feuille du Sillon.
LE DILEMME DE MARC SANGMER 175
réponse du roi de France. Elle est écrite page \ 08 du dernier recueil des contes de Jules Lemaître {En marge des vieux livres : L école des rois), au testament de Balthazar, le roi mage, le roi savant ; « Le jour 011 il sera dûment constaté '< que tous les hommes sont bons et qu'ils « sont égaux en vertus et en lumières, je « prie celui de mes successeurs qui régnera k( à cette époque d'abdiquer le pouvoir et d'établir <( dans le pays le suffrage universel et la Répu- « blique... » La réplique royale offre cet avan- tage évident d'être juste : car (c'est ce que Sangnier ne voit ni ne comprend encore) l'ab- surdité de la démocratie ne vient pas du tout du peu de vertus ni du peu de lumières des parti- culiers, mais de la distribution inégale de ces vertus et de ces lumières, quelles qu'en soient, au reste, l'abondance ou la pénurie. Le pro- grès, tout progrès, complique, diversifie^ diffé- rencie ; il détermine des inégalités croissantes : plus la fortune, rinstruction, la moralité popu- laire se développeront sous la monarchie, et moins ces progrès auront chance de rendre la monarchie inutile : elle en deviendra même de plus en plus nécessaire pour empêcher entre les possesseurs de tant de biens l'établissement d'un conflit constitutionnel — c'est-à-dire le gouverne-
176 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
ment des partis, la République ! — Les cons- ciences et les responsabilités civiques auront toujours besoin d'un juge incontesté, d'un arbitre inflexible, pour être empêchées de se tromper de domaine et d'entreprendre sur la compétence et sur l'autorité limitrophe. San- gnier s'exprime comme si l'insouciance civique et l'intérêt personnel étaient les seuls faibles de l'homme : qu'il me permette de le lui rappeler humblement, il y a l'ignorance, il y a la pré- somption^ il y a la légèreté et l'orgueil.
J'ai déjà expliqué tout ceci avec détail dans les réponses aux lettres que nous adressait Marc Sangnier en premier lieu. Qu'y a-t-il répliqué? Exactement rien. Gela ne l'empêche point de chanter victoire.
XXIX. — Ecoutez, par exemple :
« Il serait peut-être puéril de toujours essayer « de taxer d'illogisme, d'inconséquence, les « opinions... »
Nous n'essayons pas de taxer : nous taxons, mais après preuve faite et même si bien faite que l'on n'a rien pu y redire. La mauvaise humeur de Sangnier est inconcevable. Ce n'est pourtant pas notre faute s'il s'est contredit ou s'il a commis des erreurs tellement grossières que nous parvenons à les faire voir et toucher
LE DILEMME DE MAliC SANGNIER 1 77
comme on touche du fer, de la pierre ou du bois.
Mais je poursuis :
XXX. — « ... les opinions d'adversaires qui « trouvent très solides et inexpugnables les « positions qu'ils occupent... »
11 ne suffit pas de « trouver » une opinion solide pour qu'elle le soit, et le meilleur moyen de la montrer inexpugnable, c'est de ne pas s'en laisser « expugner d en fait. En fait, Sangnier modifie constamment ses thèses ou travestit les nôtres, ou il s'expose sans défense aux plus cruels démentis des événements, ainsi qu'on va pouvoir en juger six lignes plus loin. Toutes ces manœuvres ne sont pas d'un combattant « inexpugnable ».
XXXI. — «... Et quant à nous, nous avouons « vraiment que toute la savante dialectique de « VAction française n'a nullement pu nous con- « vaincre de la nécessité de la monarchie pour « le salut national, à moins que l'on ne voulût « dire justement par là, le salut de tout im ordre « de choses qui ne peut exister quavec la mo- « narchie comme clef de voûte, »
J'éprouve une joie particulière à transcrire ces derniers mots à la date où je les transcris : le iO juillet 1905. C'est aujourd'hui 10 juillet que
178 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
M. Rouvier a fait, à la Chambre, communication des termes de l'accord franco-allemand. Il a témoigné, par là même, de la nécessité d'une diplomatie dans un Etat moderne, et de la fai- blesse de cet organe dans un Etat démocratique et républicain. Or, avec TEtat, avec le patrio- tisme territorial, la diplomatie constituait, na- guère, pour Marc Sangnier, cet ce ordre de choses » qui, d'après lui, ne peut exister qu'avec
LA MONARCHIE COMME CLEF DE VOUTE ! Si CCt OrdrC
de choses est nécessaire — proposition bien dé- montrée à la date du 10 juillet 1905 — la mo- narchie est également nécessaire : ceci, de l'aveu de Sangnier.
Toute notre «savante dialectique» « n'a pu nullement le convaincre )^, soit : mais les faits parlent. Avec quel calembour leur fournira-t-il sa léplique?
XXXÏI. — Les « discussions théoriques » c( intéressantes » sont « un peu vaines par quelque côté »... Une « théorie », c'est propre- ment une « vue». Il est certain qu'il ne suffit pas de voir la vérité politique pour la réaliser dans les faits. Si Marc Sangnier avait le malheur d'être cul-de-jatte, il verrait le mont Blanc sans pouvoir y monter. Mais est-il bien sûr qu'il suffise aussi d'être aveugle pour y grimper tout droit?
I
LE DILEMMK DE MAHC SANGNIER 179
XXXIII. — « Et lorsqu'il s'agit de contin- « gences sociales et politiques, les plus belles « théories sont impuissantes si elles ne sont en- « racinées dans la vivante réalité. » VAction française enracine ses théories, qui n'ambi- tionnent pas d'être belles mais d'être justes, dans les réalités que voici et qui sont peut être vivantes :
L'amour de la patrie,
l/amour de la religion.
L'amour de la tradition,
L'amour de Tordre matériel.
L'amour de l'ordre moral,
La haine et la crainte de l'anarchie,
La crainte et la haine de l'Etranger, qu'il soit intérieur, qu'il soit extérieur.
Aux patriotes, aux catholiques, aux tradi- tionnels, aux hommes d'ordre, nous disons : — Si vous voulez conserver ce qui subsiste de tous vos biens, si vous voulez épargner l'excès des maux contraires, faites la monarchie qui syn- diquera la défense de ce que vous aimez contre ce que vous haïssez. Un roi vous rendra cette défense possible. Français des générations qui n'ont connu que la république et l'empire, c'est-à-dire l'invasion, l'abaissement, l'agitation civile, religieuse et morale, soyez royalistes par
i«SO LE DlLh-MME DE MAKC SANGMhU
volonté patriotique, religieuse et traditionnelle, par besoin et par volonté de Tordre. Soyez royalistes de tête. Puis vous le deviendrez de cœur. Puis, la monarchie rétablie, un nouveau loyalisme passera dans le sang, dans l'éducation et dans l'âme de vos enfants: le loyalisme envers la France rétablira le loyalisme envers le roi.
XXXIV. — « Or, il n'y a plus en France le « moindre loyalisme monarchique... » Gela est faux, le loyalisme existe sous deux formes dis- ^ tinctes : à l'état de survivance dans un grand nombre de familles fidèles, les unes éparses sur tous les points du territoire, les autres agglo- mérées en certains cantons de l'Ouest et du Midi ; à l'état de renaissance, dans la poitrine de ces hommes que leur nationalisme a conduits à la monarchie.
M. Dcspéramont, dans un discours de la Saint- Philippe à Lyon, Tannée dernière, a merveii- J leuscment défini la force et les propriétés du premier loyalisme. Quant au second, si mon contradicteur voulait en reconnaître les pre- miers mouvements, il n'aurait qu'à lire, dans la bibliothèque de la Gazette de Finance, Tadmi- rable récit (1) que nous donna Vaugeois de sa
(1) Vh Français chez le duc d'Orléans, brochure. S'adresser 1 bis, rue Baillif, Paris.
LE DILEMME DE MARC SANGN'IEK ISl
réceplion à Carlsruhe... On croit développer sur un rythme impassible la chaîne des déductions d'une pensée pure, et Ton se réveille, un beau jour, enthousiaste d'un homme : ceux qui furent admis à laudience de Monseigneur le duc d'Orléans savent quelles profondes vérités de sentiment sont comprises dans cet aveu.
XXXV. — « Le duc d'Orléans ne saurait « vraiment apparaître à personne comme le « premier des Français. »
d A personne » pourra sembler dur pour nous tous.
Je m'appelle « personne d. Et je sais des cen- taines de milliers de Français qui accepteront comme moi le pseudonyme du vieil Ulysse pour infliger le démenti qu'elle mérite à cette gra- tuite insolence. Aucune force humaine ne saurait empêcher que, dans l'ordre de la pri- mogéniture historique, la Maison de France ne soit la première maison française, son chef, le premier des Français.
XXXVI. — Mais ce n'est pas sa faute! ajoute innocemment Sangnior : « Je ne voudrais du « reste nullement lui faire un grief de ce qui « résulte des circonstances indépendantes de sa « volonté. » Mais, moi, je fais grief à Sangnier de tant d'inepties indignes de lui, mais qui
DILEMME
182 LE D1LE3IME DE 3IARC SANGNIER
procèdent, en quelque mesure, de sa volonté. Il dépendrait de lui de faire la police de sa pensée, de rinformer, de Téclairer, de n'y point cultiver d'aussi ridicules erreurs.
XXXYII. — « Tandis que les bons esprits « de l'école des néo-monarchistes s'cnthou- (( siasment surtout pour un travail d'idées pures, « nos humbles camarades du Sillon, mêlés (( vraiment à ce qu'il y a de plus vivant, de « plus inconscient peut-être, mais de plus pro- (V fond dans la société contemporaine, travaillent (( non à bâtir un système pour satisfaire l'esprit, (( mais à conquérir des réalités. »
1° Les systèmes de Sangnier sont aussi nom- breux que les nôtres; seulement, au lieu de con- tenter les esprits, ils font le bonheur des oreilles.
2° J'ai dit plus haut quelles réalités de senti- ment nous « travaillons à conquérir )), ou plutôt, à aménager, à défricher, à rendre productives et fécondes. Quant aux réalités plus matérielles,; di\ni choses, les nôtres existent, je crois, et elles n'habitent pas le ciel des nuées ; elles sont même assez connues sous le nom vulgaire de France
3° Quant aux « humbles camarades », qu'est- ce que c'est que ce charlatanisme ? Est-ce que Marc Sangnier se figure que nous n'avons pas « d'humbles camarades » comme lui ? Ou
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 183
qu'il a ce privilège de les avoir plus humbles que nous ? S'il veut dire qu'il est homme d'œuvres, il y a, aussi bien, des hommes d'œuvres parmi nous, et aussi charitables, aussi aumôniers et compatissants que le plus acharné à crier Démocratie ! Démocratie ! Nous apportons au peuple une vérité dure, mais saine et qui le rendra fort, au lieu que les paroles mielleuses de Sangnier ne pourront que l'empoisonner.
XXXVIII. — Marc Sangnier en appelle au fait.
Nous en appellerons, comme lui, à ce même
« Ceux-là [c'est nous-mêmes^ Messieurs, sans « 7mlle vanité), ceux-là tracent des plans de cam- « pagne imaginaires ou plutôt organisent une (( nation qui n'est pas à eux. » Est-elle à San- gnier, par hasard ? On le soupçonne d'aspirer à la tyrannie. « Ceux-ci [les humbles camarades (( de Marc Sangnier), ceux-ci bâtissent peu à peu « la maison qu'ils veulent construire. » (11 y a de temps en temps un éboulement.) « Ils réalisent « déjà leur démocratie dans les groupes qu'ils « développent, dans les groupes qu'ils créent. » Ce qu'ils défont, ce qu'ils détruisent ne compte plus. Mais, sauf le verbiage démocratique cher à Sangnier, en quoi ceci diffère-t-il des autres œuvres catholiques, si ce n'est par une remar-
184 LE DILEMME DE MARC SANGMER
quable fragilité ? « Sous le manteau vieilli de « l'Etat qui nous opprime » (oui, et qui vous brisera dès que vous lui paraîtriez un peu dan- gereux), « ce sont déjà les cellules vivantes d'un « Etat nouveau qui paraissent. » Elles ne se contentent pas de paraître, elles disparaissent aussi. Il n'est bruit, depuis quelque temps, que des manœuvres adelphophagiques auxquelles se livrent les cellules du Sillon. L'homme est homme. Il ne suffit pas de l'étiqueter votre frère pour l'empêcher de se sentir différent de vous. La fraternité du cénobite catholique est fondée sur un régime rigoureux, protégé par une orga- nisation plus rigoureuse encore. La fraternité du Sillon est fondée sur la désorganisation intel- lectuelle et civique : elle n'est défendue que par la volonté et l'éloquence d'un homme, ce qui est infiniment peu.
Sangnier produit, en fait, une théorie qui, sous le nom abusif de démocratie, réclame de ses adeptes le maximum de la vertu, il dit « le maximum de la conscience et de la responsabilité civiques », c'est-à-dire le maximum d'effort. Mais, en fait aussi, le sentiment qu'il favorise et qu'il propage parmi eux, sentiment bien démo- cratique celui-là, se ramène tout au contraire à la doctrine du minimum de l'effort. Il prêche
LE DILEMME DE MARC SANG NIER 18o
aux puissants la protection des faibles, ce qui est une chose excellente, mais il ne prêche pas aux faibles le dévouement envers les puissants, et son acte de générosité apparente n'est donc, dans la réalité, qu'un indice de sa timidité devant ces faibles dont les nombres additionnés créent un semblant de force qui paraît engendrer la loi.
Il fait aux Français riches et nobles, qui, en ce moment, sont vaincus, des obligations d'ail- leurs justes ; mais il se garde de solliciter en leur faveur le moindre retour de justice populaire : ses paroles tendraient plutôt à exciter de bas en haut des sentiments de mépris caractérisé. Il caresse et flatte le peuple, infiniment plus qu'il ne l'élève et ne le conduit. Quel effort lui demande-t-il ? La plus dure des servitudes con- temporaines, celle surtout qui parut la plus dure à Marc Sangnier, jeune bourgeois élevé délicate- ment, la servitude militaire, est ici dépouillée de tout ce qui en faisait l'honorable compensa- tion.
Sangnier ne veut pas du prestige militaire, il s'efforce de l'analyser pour le mieux dissoudre. Et, quant au devoir militaire, il exonère tant qu'il peut les consciences de tout scrupule à ce sujet. « Le soldat, dit le Sillon du 10 juin i90o, le
186 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
« soldat est traité comme une chose... Il ne « choisit rien, il n'y a pas moyen pour lui de « coordonner un peu ses actions, d'arranger sa (( misérable existence ; il sent bien qu'il est une (( chose inconsciente et irresponsable, qu'il n'a « pas le droit de vivre, mais qu'on vit pour lui, « ou plutôt que des règlements anonymes com- « mandent à tous et remplacent la vie... Le sol- « dat est voué aux travaux forcés, son métier est « un métier d'ilote : la liberté individuelle n'existe « pas pour lui, les lois qui protègent les autres « hommes ne s'appliquent pas à lui ; il est « frappé de mort civique. »
L'anonyme auteur de ces lignes, dont le style rappelle si étonnamment Marc Sangnier (1 ) , ayant noté, non la brutalité, mais je ne sais quels airs d'arrogance, chez de très jeunes officiers, déclare à ce propos qni\ jouissait assez « de comprendre « ce sentiment de révolte qui fermente parfois « au cœur des malheureux ». Je le demande en vérité aux patriotes (et bien plutôt qu'aux mora- listes), est-ce là développer le courage, la di- gnité, la fermeté, le sentiment des responsabilités personnelles? N'est-ce pas au contraire réveiller ce qu'il y a de plus individuel et de plus égoïste
(1) C'était lui-même. Voir plus haut, page 141.
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dans les passions ? Je crains bien que, à la base de ces générosités démocratiques, une observa- tion attentive ne découvre un moi lâche et laid ( I ) ; sous cette doctrine de tension et d'effort,
(1) Le règne du moi, qui s'appelle en philosophie indi- vidualisme et en politique démocratisme, porte peut-être en histoire religieuse le nom de bien des hérésies, no- tamment du protestantisme. On comprendra que je me sois interdit, par système autant que par méthode, toute incursion dans cet ordre de faits. Je ne me priverai pourtant pas de citer d'après le Sillon du 10 juin 1905 quelques lignes du récit d'une visite de Marc Sangnier au Cercle des étudiants protestants, rue de Vaugi- rard :
« ... Nos idées sociales soulèvent peu d'objections. Nos « hôtes s'intéressaient surtout à la réalité intime de « notre apostolat, de notre amitié, du don total que « chaque camarade fait de ses énergies à la Cause. Toutes « ces choses sont merveilleusement comprises de qui- « conque aime et connaît réellement le Christ, et nous avons (( pu voir, à travers les mots prononcés par quelques « pasteurs présents à la réunion, que cet amour commun « pouvait établir entre nous une très profonde sympa- « thie.
« Ce qui nous sépare, — et il fallait le constater aussi (( nettement que nous constations ce qui nous unit — « c'est l'interprétation des mots de « maximum de cons- « ciENGEETDE RESPONSABILITÉ )). Pour suivrc jusqu'au bout « notre inspiration démocratique, il faudrait, selon nos « hôtes protestants, refuser le principe de l'autorité ecclé- « siastique. Il faudrait étendre au domaine religieux les « aspirations à l'autonomie que nous favorisons dans le « domaine social et politique. L'objection est trop dé- « licate (!) et spécieuse (!) pour être discutée (!) en « quelques mots. Nous reviendrons sur cette question « car il nous paraît nécessaire d'établir que ce « maxi
188 LE DILEM3IE DE 3IARC SANGNIER
une pratique de relâchement général. La démo- cratie y paraît, non celle que Sangnier se défi- nit, mais la vraie, celle que l'on connaît et telle qu'on l'a toujours vue (« consultez l'histoire ») : agitée, turbulente, diviseuse, diminuante et ignoble enfin.
Les divisions, les excommunications, ont com- mencé entre sillonnistes. Sangnier, en tête du numéro du 10 juillet, jette d'un ton plaintif son verset des Béatitudes: « Bienheureux les paci- fiques ! )) Il ne fut pas toujours pacifique lui- même. Mais, s'il porta la guerre aux autres, la guerre entre dans sa maison. Cette maison n'est plus l'édifice glorieux et paisible qu'il nous dé- crivait dans cette lettre, déjà vieille, à laquelle je réponds. Elle ne ressemble plus au signale- ment qu'il donnait sur un ton de joie orgueilleuse. Quomodo sedet sola civitasl Le Jérémie d'au-
« mum de conscience et de responsabilité religieuses » « se trouve précisément dans une société chrétienne où « chacun ne prétend pas trouver la vérité en abondant « dans son propre sens, mais où il reconnaît sa propre « insuffisance et soutient son inspiration individuelle de « l'autorité de Vensemble organique en qui Dieu est pré- « sent. — LÉONARD GonstaiXt. »
Les étudiants protestants de la rue de Vaugirard ont parfaitement vu où menaitlogiquement la tendance indi- vidualiste de Marc Sangnier. Celui-ci peut encore s'arrê- ter à temps, mais la pente existe, et il Fa construite.
LE DILE^IME DE MARC SANGNIER 189
jourd'hui exultait comme les béliers et comme les collines du psaume; son exaltation était traduite en termes d'un modernisme très pur.
« Quelle n'est pas la joie du chimiste », s'ex- clamait-il, (( lorsque, quittant les livres et les (( formules, il pétrit lui-même la matière, « l'éclairé par une expérience directe et sent (( l'idée et le système jaillir spontanément des « leçons mêmes de la nature qui l'instruit, loyale « et sûre collaboratrice de ses efforts. » (Pour- quoi Sangnier aimait-il tant que cela à user du mot silr en un sujet qui l'était si peu ? Les événe- ments lui ont démontré sa fausse sécurité. Il disait aussi dans l'article U?ie idole {Si/ion du 25 mars), à propos de la patrie : « sa lente et sûre ascension ». Est-ce que l'adjectif sûre aurait été d'un grand réconfort pour la France si l'Etran- ger, en entrant dans Paris pourg la quatrième fois depuis 1789, avait arrêté de nouveau cette (( lente ascension » ?
Mais je reprends le chant de triomphe d'il y a huit mois) : « De même, si nous croyons à la (( démocratie, c'est surtout, n'en doutez pas, « parce que nous la vivons déjà, et vous n'aurez « pas sans doute le courage de nous reprocher « ce respect que nous professons pratiquement
6*
190 LE DILEMME DE MARC SANGNIER
« des méthodes positives dont on parle tant à « V Action française. »
IN'est-ce pas qu'il éclatait ici dans toute sa gloire, l'orgueil de l'esprit pratique, de l'artisan heureux, du vainqueur couronné ! En regard de nos humbles pensées livresques et de notre vain positivisme en paroles, on nous disait: « J'ai fait ». On ajoutait : « C'est la vérité, puisque j'en subsiste: nous la vivons ». Mais, d'une pâte d'idées fausses, on ne vit pas, on s'entre-déchire et on meurt. Je ne prédis pas^ je ne souhaite même pas au Sillon une fin proche ni lointaine, et je désire que Sangnier, qui a déjà beaucoup modifié sa doctrine, trouve un jour le moyen d'utiliser des « énergies magnifiques (1) », sans insulter aux lois fondamentales de toute orga- nisation intellectuelle ou politique, pratique ou théorique. Telles quelles pourtant, ses doc- trines ont fait faillite, si leur critère d'autrefois peut être invoqué aujourd'hui. La vie, la vie! Mais, votre vie, elle n'est plus si florissante. Vous invoquiez l'expérience. Elle prononce. Il vous arrive ce que notre critique et notre logique, « stériles », estimaient devoir arriver. Gela ne prouve pas que nous ayons raison, mais cela
(1) Expression de M. l'abbé Emmanuel Barbier dans Les Idées du Sillon (Paris, Lethielleux).
LE DILEMME DE 3IARC SA^GNIER 191
prouve irréfutablement que vous avez tort. Du moment que vous vous donniez pour d'humbles praticiens guidés du sûr instinct de l'âme con- temporaine, une seule chose vous était défendue : l'insuccès, l'erreur dans l'action. Nous pour- rions échouer une fois, deux fois et cent fois, notre échec prouverait notre inaptitude à savoir utiliser nos idées; il ne prouverait rien contre ces idées elles-mêmes. Mais vous ! L'échec qui établira votre inaptitude pratique démontrera aussi que vous vous prévaliez bien illusoire- ment d'une harmonie secrète entre votre âme et l'âme du peuple. Votre prétention à travailler dans le sens de « l'évolution » se trouvera détruite du coup.
La voilà donc détruite, puisque voilà détruile votre insolente félicité d'autrefois.
Depuis ces huit mois bien comptés, depuis que vous nous avez apporté les feuillets destinés, disiez-vous, « à préciser ce débat, tout en T élargis- sant » , depuis que vous vous êtes placé sous Tégide de l'avenir, l'avenir devant dire « qui de nous se trompait » ; depuis, Sangnier, que, en prenant congé de nous, vous évoquiez dans un audacieux raccourci historique « les siècles » qu'il fallut à la monarchie pour sortir du « sanglant chaos féodal », et que vous vous montriez si parfaitement
492 LE DILEMME DE 3IAKC SANGNIER
résigné à tous les chaos, à toutes les effusions de sang nécessaires pour réaliser votre songe d'illuminé, non, d'ailleurs, sans faire observer, d'un beau sourire à la Jaurès ou à la Gambetta, que vous comptiez n'avoir pas besoin « d'un si long crédit » ; depuis ces temps de l'automne 1904, 011 vous prétendiez nous démontrer le mou- vement en marchant : — vous avez marché, Marc Sangnier, et le Temps a marché aussi. Moins de trois cents jours ont suffi pour semer en Europe une inquiétude telle que toutes les nations ont pris leur visage de guerre, justifiant, renouve- lant et rajeunissant de la sorte ces anciens ressorts politiques que vous traitiez de harnache- ments archaïques et superflus. Ce misérable espace de temps a suffi également pour troubler votre intérieur on plutôt pour y faire lever quel- ques-unes des pestes que vous y aviez semées de vous-même, sans le savoir: pestes conformes aux vieilles lois qui ont présidé de tout temps à la marche des idées dites démocratiques. Ces idées peuvent aidera désorganiser. Elles n'orga- nisent jamais. Vous en souff'rez à votre tour, vos organisations en souffrent elles-mêmes, et d'un point de vue supérieur il me serait permis de vous dire, avec la sagesse du peuple, que c'est bien fait.
LE DILEMME DE MARC SANGNIER 193
Pris en flagrant délit de désaccord avec les faits, que reste-t-il, Sangnier, de votre lettre de l'an passé? J'assurais, en la publiant, que je n'en laisserais rien subsister, voulant dire par là que j'en ferais la réfutation mot à mot. Cette réfutation est venue, mais non de moi : des choses seules. Si vous les écoutiez au lieu de ne frémir qu'aux répercussions, d'ailleurs sonores, de votre voix, si vous sortiez de ce narcissisme sentimental pour demander à l'histoire et à toules Jes autres sciences politiques un ensei- gnement qui vous est indispensable, les débris d'un passé brillant vous serviraient encore aux reconstructions d'avenir. Il n*est pas agréable à un bon citoyen de songer que tant de travaux ardents et tant d intentions nobles doivent se résoudre en perte sèche pour son pays. Mais, cependant, quel vœu défini former avec vous ? Et qu'attendre d'un peu solide?
Vous m'inspirez surtout de la curiosité.
I
i
QU EST-CE QUE L'INTÉRÊT GÉNÉRAL ?
CRITIQUE DU FÉDÉRALISME ABSOLU (Ij
Il s'agit d'un très grand problème : celui du rapport des intérêts généraux et désintérêts par- ticuliers. Qu'est-ce que l'intérêt général ? C'est la question que je me posai presque enfant, en lisant un volume de ce fertile et spirituel Edouard Laboulaye, qui fut l'un des chefs de l'école libé- rale sous le second empire (2). Ce livre devait être Paris en Amérique, Il est amusant et sérieux; en le feuilletant, vous pourrez retrouver en un coin de page, et jeté avec la pétulance qui est particu- lière aux écrivains de ce groupe, le mot qu'arrê- tèrent mes soupçons au passage : « — L'intérêt
(1) Je place ici un fragment étendu de la lettre pu- blique adressée à Marc Saugnier dans V Action française du 1er mai 1903, à la suite d'une série d'observations que lui avait adressée, de son côté, l'auteur de l'excellent Manuel du royaliste, M. Firmin Bacconnier.
(2) On ne sait pas assez combien les royalistes d'un certain âge, de ceux même qui se classent traditionnels, sont imprégnés des erreurs les plus pitoyables de cette école.
196 l'intérêt général
« général n'est rien s'il n'est la somme des « intérêts particuliers ». Ce qui ne paraissait faire aucun doute pour M. Laboulaye, me parut au contraire très digne d'examen, et je me convainquis que cet homme de grand talent venait d'eftleurer la plus haute des questions politiques, l'avait même posée en termes rigou- reux, sans se douter de ce qu'elle était. Oui, l'intérêt général existe par lui-même. Oui, il est autre chose que le total desintérêts particuliers. Mais qu'est-il donc ?
Peu de problèmes m'ont plus passionnément intéressé que celui-là. Je ne vous accablerai pas du résumé des innombrables études qu'il m'est arrivé d'écrire sur ce sujet, dans V Enquête sur la monarchie^ dans la série des a Constituants » à la Gazette de France^ dans la série du « Nationalisme intégral », au Soleil. Je m'en tiendrai à ce souvenir: Tune des minutes les plus agréables de ma vie intellectuelle fut sans comparaison possible celle où je lus dans un article que la Coopération des idées {[) consacrait à la réfutation de nos doctrines, sous la signa- ture de M. Deherme, cette simple ligne : «L'inté- rêt général n'est pas la somme des intérêts par-
(1) Fin de l'été 1900.
ou CRITIQUE DU FÉDÉRALISME ABSOLU 1 97
ticuliers, c'est exact -». M. Deherme me combat- tait sur une multitude de points ; quant à celui-ci, il cédait, non à moi, mais à l'évidence. Il y écri- vait : « C'est exact ». J'aurais volontiers couru lui serrer la main pour le remercier de cette vérification. Que la formule soit « exacte », il y a grande chance que beaucoup d'autres le soient aussi, car il n'en est guère de plus fertiles en conséquences.
Si « cela est exact », cela est exact des inté- rêts collectifs comme des intérêts personnels. Si l'intérêt général n'est pas la simple somme des intérêts particuliers, il importe peu de savoir si ces derniers sont relatifs à des personnes ou à des corps, compagnies ou communautés ; ils sont particuliers ; ils ne peuvent donc pas suffire à composer le général en s'additionnant les uns les autres.
Firmin Bacconnier a d'ailleurs pressé le pro- blème de plus près. 11 vous accuse bien de mé- connaître ladiiïérence radicale qui existe entre les deux sortes d'intérêts ; mais il passe vite au concret. Il vous dit :
« Vous paraissez croire que la somme des « intérêts particuliers des diverses forces so- cc ciales constitue les intérêts généraux de la « nation.
198 l'intérêt général
« Uintérêt de chaque force sociale est spécial à « cette force ^ et il est de son essence d'être parti- « culier, opposé bien souvent àl intérêt de la force « sociale voisine... »
Et Bacconnier estime que le rapport le plus fréquent de ces intérêts en présence ne sera pas la paix, ni l'accord, ni l'harmonie, mais la lutte : au lieu de se lier et de se fédérer, les divers intérêts lutteront entre eux, et les plus puis- sants ne manqueront pas de s'asservir les autres; il n'en peut résulter qu'un gouvernement de parti.
La démonstration ne laisse rien à désirer, à condition que vous ayez la bonté de donner toute leur importance aux lignes rigoureuses que je vous ai transcrites en lettres italiques. Je voudrais vous inviter à méditer avec moi sur ce grand objet : le particularisme nécessaire, fatal, obligatoire et ainsi moral des intérêts particuliers, aussitôt que, ayant cessé d'appar- tenir à un seul, devenus collectifs, ils représen- tent « une force sociale ». Les forces sociales doivent se créer une sorle d'égoïsme, dès qu'elles veulent être fortes ou seulement vivre et durer.
Toutes celles qui se croient ou se sentent légi- times considèrent cet égoïsme collectif comme
ou CRITIQUE DU FÉDÉRALISME ABSOLU 199
un devoir. Il leur est naturel. Elles le tiennent pour sacré et, vrai ou faux, ce sentiment leur est utile, car il est la condition même de la vie du progrès de ces sociétés. Nous pourrions poser en principe que le plus ardent égoïsme s'épure et se justifie (même dans l'opinion d'esprits géné- reux), dès que le moi commence à signifier nous. Toute générosité, tout désintéressement et tout sacrifice sont choses admirées quand elles sont le fait d'un homme qui engage sa personne ou sa vie, mais sans rien engager que lui. Pour prendre un exemple vulgaire, on qualifiera de délicatesse ou même héroïsme, selon le cas, l'acte de la personne qui renonce de son propre gré à un bien sur lequel son droit est sujet à discussion. Que ce même homme soit chef de famille, le même acte peut revêtir un caractère difterent; il pourra être qualifié justement de pure négligence ou même de faute. Pourquoi ? Parce que le devoir de justice qui s'impose à lui n'est plus simple. C'est un double devoir, ou un devoir complexe. 11 ne doit plus seulement avoir égard aux droits de la partie adverse, représentés par ceux qui veulent possédera sa place : il lui faut aussi tenir compte du droit des 5^>;^s^ Il peut traiter libéralement et même très légère- ment la probabilité de ses propres droits ; il peut
200 L''lNTÉKÊT GÉNÉRAL
la sacrifier complètement à ses scrupules, s'il est seul : il ne peut pas traiter libéralement ni à la légère les droits de ses fils et, s'il a une générosité à faire, c'est par ceux qui sont de son sang qu'il a le devoir rigoureux de la commencer. Une nuance d'égoïsme, mais d'égoïsme collectif, lui impose le devoir de travailler à se pénétrer des droits des siens et, pour peu qu'ils soient admis- sibles, le devoir de les soutenir et de les repré- senter : libéral en tant qu'homme, il lui faut devenir âpre en tant que chef de famille. Le scrupule issu d'un sentiment généreux se lait devant un scrupule plus fort, né d'un sentiment où le moi et le nous s'entrelacent, la générosité personnelle et l'avidité collective s'y trouvant en fait confondent.
Cher Monsieur, étendez cette psychologie. Etendez-la aux chefs des associations ouvrières, aux chefs des compagnies capitalistes, aux chefs des communautés religieuses. Veuillez surtout approfondir le dernier cas. Prenez la peine d'observer quelle extraordinaire concurrence se font, les unes aux autres, tant pour la vie que pour le salut éternelles mystiques armées des moines et des religieux, concurrence qui tient souvent de la rivalité plus que deTémulation. Je connais des esprits qui s'en scandalisent. « Nos maisons, ?îos
ou CKiriQUE DU FÉDÉRALISME ABSOLU 201
collèges », surtout le ton dont sont prononcées ces paroles, ont la vertu d'exaspérer de très braves gens. Il n'y a pas de quoi : car on ne connaît rien qui soit plus naturel. D'un point de vue tout esthétique, il vaudrait mieux assurément que cela ne fût pas. Mais le mécanisme psy- chologique est tel. Telle est la nature. Nous ne pouvons ni vous ni moi changer la nature à ses fondements.
Contentons- nous de la connaître et, quand nous songeons à préparer l'avenir, ne tentons rien contre la structure essentielle des choses. Vous voulez couvrir le pays d'une infinité d'as- sociations de toute sorte. C'est de quoi je vous loue. On n'aura jamais trop d'instituts populaires, de syndicats professionnels, de confréries et de congrégations différentes. C'est par r«.s5ocia^/o7i
— extension artificielle de son essence naturelle,
— qu'une société multiplie ses richesses spiri- tuelles et temporelles, mentales et morales. Mais plus les associations seront nombreuses et puissantes, plus leurs membres leur seront res- pectivement dévoués, plus, en conséquence, on dépensera pour elles de sentiments imperson- nels, généreux, désintéressés, et plus l'égoïsme de chacune d'elles sera violent. Cet égoïsme ne sera pas fait du simple total des sacrifices de
202 l'intérêt général
chacun à l'œuvre commune, mais, total bien supérieur, de la réaction de ces sacrifices les uns sur les autres, de leur multiplication mutuelle.
C'est un processus à comprendre. Vous avez supprimé de bas intérêts personnels, en quoi l'espèce humaine aura saintement prospéré ; mais, de ces égoïsmes personnels bien sacrifiés, résulteront de véritables fanatismes corporatifs ; des cendres de tant d'égoïsmes étroits s'élèvera l'ardent égoïsme épuré qui constitue la passion particulariste. Noble sans doute, mais intrai- table, mais absolue ! Vous obtiendrez tout de ces grandes forces sociales, hormis qu'elles compo- sent spontanément l'une avec l'autre pour fonder un Etat. Ou sournoisement ou clairement, ces Grandes Compagnies se feront la guerre, chacune étant animée de la conviction que cette guerre est sainte et considérant le moindre morceau de ses droits, de ses biens et de ses pouvoirs comme un dépôt inaliénable auquel rhonneur prescrira de se dévouer. Je vous ai ex- pliqué la genèse de ce mirage pour un chef de famille : celui qui brille aux yeux des Chefs, ces grands corps qui sont des Familles de Volonté, s'explique de même ; la même loi psycholo- gique y fait de l'égoïsme généralisé un devoir.
Choc dedevoirs, choc de pouvoirs, choc desplus
1
ou CRITIQUE DU FÉDÉRALISME ABSOLU 203
grandes forces sociales, destruction mutuelle et entretuerie, voilà, Monsieur, l'un des aspects de l'avenir que préparerait le système du fédéra- lisme absolu. On peut lui supposer sans doute un autre aspect et présumer que_, la discussion se faisant avec plus de douceur, une sorte de parlementarisme de collectivités succède à notre parlementarisme d'individus : en ce cas on s'éner- verait au lieu de se déchirer. L'affaiblissement général du pays résulterait toujours de cette seconde hypothèse autant que de la première : toujours quelque pouvoir extérieur, fondé sur un autre principe, celui de la conquête, s'y installerait forcément.
Nous vous proposons, nous aussi, un pouvoir extérieur aux corps de compagnies fidèles, mais c'est un pouvoir national : un Capétien au lieu du Hohenzollern menaçant. S'imposant, se superposant au système fédératif, ce Capétien utiliserait les forces sociales en les faisant con- verger et convenir les unes aux autres, au lieu de les laisser se froisser, se meurtrir et se diviser les unes par les autres, comme vous feriez, cher Monsieur.
Quant à une autre issue de l'anarchie, il n'en est point que la conquête, si Ton écarte la Res- tauration de la Monarchie. Le spirituel Montes-
204
quieu, dans les plus belles phrases de son Esprit des lois, se moque de nous quand il écrit: « Ce « furent ces associations [fédérales) qui firent « fleurir si longtemps le corps de la Grèce. » Fleurir est un bon euphémisme pour déguiser, comme c'en est le lieu, une pourriture qui n'a pas duré trois siècles. Montesquieu continue : « Cest par là que la Hollande., V Allemagne^ « les Ligues suisses sont regardées en Europe « comme des républiques éternelles. » Un ano- nyme qui annota mon édition (La Haye, mdcclxxit) observe avec bon sens : « Ces associations peu- « vent-elles être titrées de républiques éter- « nelles? elles n'offrent aucun degré de sûreté « de plus que lesautresassociations civiles. Tout « dépend delà constitution primitive et des alté- « rations que les circonstances des temps « peuvent y produire. » L'histoire a donné raison aux sages réserves de l'anonyme et tort à Montesquieu. La Hollande et l'Allemagne ont renoncé, pour leur plus grande prospérité, au régime républicain ; les altérations croissantes du régime des Ligues suisses ne sont ignorées que de nos Constituants.
Vous me pardonnerez, cher Monsieur, cette informe notice très décousue. Je crois connaître] un peu, dans son fort et son faible, le système'
ou CHITIQLE DU FÉDÉRALISME ABSOLU 205
fédératif, ayant été fédéraliste avant beaucoup d'autres et n'ayant pas cessé de l'être : je ne suis pas fédéraliste pour la génération de l'Etat poli- tique en France, et cela en vertu du principe que je place au-dessus de tout : l'intérêt frangais. Bacconnier vous a apporté la formule logique de l'objection fondamentale, et j'ai peut-être pris un plaisir excessif à la développer et à l'illus- trer de commentaires historiques ou moraux. N'en retenez pourtant que l'essentiel, qui est bien ceci :
« L intérêt de chaque force sociale est spécial à « cette force, et il est de son essence d'êtreparticu- a lier, opposé bien souveiit à l'intérêt de la (( force voisine (F. Baccoknhir). »
Ceci compris, je vous dirai : — Passons à un autre sujet : Songeons à la paix sociale ! Comme l'intérêt national, elle veut le roi.
6*^
LA VIE DÉMOCRATIQUE (1)
Jeune, éloquent, actif, généreux, déjà popu- laire, M. Marc Sangnier m'a toujours attiré, je l'avoue. Précisément parce que, sur un très grand nombre de points, sa pensée diffère de la mienne, j'éprouve un plaisir âpre à me demander quels sont nos points d'accord et quels ils pourront être. Nous sommes tous les deux Français. Il est né catholique. Je suis né catholique. Sa politique est passionnément catholique. Je n'imagine pas une politique fran- çaise qui puisse se montrer,' je ne dis pas hostile, mais indifférente au catholicisme. 11 m'a toujours paru que notre base commune n'était pas étroite et nous permettait la conversation. Je ne parle pas de discussions en vue de briller, ni, à raison plus forte, en vue d'accentuer et d'accroître les désaccords. Il est une discussion qui tend à éclaircir les idées aulieudeles rendreplus vagues, qui unit au lieu de confondre ou de brouiller. Est-elle impossible avec Marc Sangnier?
(1) Gazette de France du 14 janvier 1004.
LA VIE DÉMOCRATIQUE 207
Il vient de publier à la librairie du Sillon une brochure fort élégante et qui est pleine d'intérêt. C'est le compte rendu sténographié d'une conférence contradictoire faite à Paris dans le treizième arrondissement sur ce sujet : la vie démocratique . Le contradicteur de Marc Sangnier était M. Ferdinand Buisson, qui est précisément député du treizième. Vous connais- sez M. Buisson, protestant zélé. Dans ses débuis, il s'efforçait de démontrer que la Réforme du seizième siècle fut en France essentiellement nationale et, avant de toucher au déclin de la vie, M. Buisson s'efforce d'immoler notre France à son amour de la religion prétendue réformée. La conduite du politique peut servir à juger les théories de l'historien. Du moment que Sangnier discute avec M. Buisson, pourquoi ne discute- rions-nous pas avec Marc Sangnier?
Celui-ci, par la faute des mots, les généreux mots oratoires, les mots sonores qui circulent depuis bientôt un siècle et demi, me semble se faire de grandes illusions sur les idées, sur la pensée, sur l'esprit de M. Buisson. Qui nous délivrera des mots ? Ou plutôt qui les percera ? Qui en exprimera l'âme réelle? Toutes nos dis- cussions sont de mots. On a le droit de les trouver merveilleusement byzantines, et pour-
208 LA VIE DÉMOCRATIQUE
tant en dernière analyse c'est dans le mot que gît la cause profonde des choses.
Barres vient de le faire voir par un exemple magnifique à propos du scandale de Lunéville, ce n'est pas seulement notre richesse écono- mique et notre force politique qui diminuent, c'est la sève même du sang^ c'est la richesse, c'est la force de la race et de la nation qui subissent un fléchissement décisif dans l'ordre des plus sensibles réalités : une frontière lin- guistique, la frontière du dialecte alsacien et des patois romans de Lorraine, frontière qui n'avait pas bougé en somme depuis le cinquième siècle, en trente-trois années d'annexion alle- mande, cette frontière a reculé. Voilà un signe des plus nets et des plus cruels qui puissent être cités contre nous. Que faire? A cette action de l'ennemi héréditaire, il faut répondre par une réaction, me dit-on. Eh ! comment réagir? Gomment agir ? Les actes des hommes sont commandés par la qualité de leur pensée. Mais la pensée est, hélas ! fille du langage. Gela parait lamentable à dire et n'est que trop vrai : avant d'agir, ou, si l'on aime mieux, pour agir, il nous faut reviser notre langage, châtier nos discours, redevenir maîtres du sens et de la portée de nos mots. La France est bien perdue si
LA VIE DEMOCRATIQUE 209
ceux qui lui parlent, ceux qui pensent pour elle ne se décident pas à se réformer là-dessus : voir sous les mois les choses ; ne pas permettre aux mêmes mots d'exprimer des choses diverses.
M. Buisson est libéral, Marc Sangnier est libéral. Marc Sangnier et M. Buisson se sont rencontrés sous le prétexte de ce mot. Fort dignement du reste, ils ont échangé les paroles les plus aimables. Ils se rencontreront de nouveau et, s'ils ne changent radicalement l'un ou l'autre de religion, l'on prévoit qu'ils se rencontreront très souvent, de la même ma- nière. Je les vois : le sourire aux lèvres, ces lèvres remuées par les mêmes syllabes, et ni la force des termes ainsi énoncés, ni l'élan de la sympathie manifestée n'établissant entre eux la moindre alliance effective, la moindre transac- tion réelle, le moindre accord de fait.
Liberté, liberté... Mais M. Buisson dit liberté individuelle et, bien moins que liberté de rindividu, liberté pour l'Individu, liberté en
vue de l'Individu Laissez-moi vous parler
un des dialectes barbares de la philosophie : M. Buisson exige la liberté en vue de l'indivi- duation, ou de la formation de l'individu, ou delà constitution de l'autonomie individuelle.
210 LA VIE DÉMOCRATIQUE
De ce point de vue, tout ce qu'un individu quelconque peut tenter a contre sa propre liberté », contre l'autonomie de sa vie indivi- duelle, est fatalement considéré comme un sui- cide, c'est-à-dire comme le pire des attentats. Nous avons cent fois indiqué ce point de vue. JNi M. Piou,ni Marc Sangnier n'ont tenu compte de nos observations. Mais ils ont obtenu un premier résultat. Ils ont entraîné beaucoup de braves gens qui n'y songeaient guère à pro- tester et à revendiquer au nom de la liberté des principes libertaires de 1789 et de tout ce qui est cher à M. Buisson. Ces gens-là eussent tout aussi bien protesté et revendiqué au nom de la religion et des traditions nationales. Protes- tant en faveur d'un objet mieux connu, ils y eussent mis plus de cœur. On les a donc dimi- nués dans le présent. Mais on les a diminués dans l'avenir en leur soufflant un vocabulaire faux et qui les gorge d'idées fausses, c'est-à- dire d'une foule d'erreurs de fait à commettre dans les rencontres futures. Second résultat. Arrivés en présence de l'adversaire, ils ont bien dû s'apercevoir de la vérité du fait que nous indiquions : leur thème libéral n'avait même pas la valeur ni la portée du plus modeste argu- ment «^ hominem; leur adversaire parlait bien
LA VIE DÉMOCRATIQUE 211
de liberté, mais non comme eux, ni dans le sens qu'ils donnaient à ce mot. Ils imaginaient une liberté négative, à l'absence ou à la détente du joug. Et lui songeait à une liberté tout autre, règle et balancier de leur vie.
Dès lors, à quoi bon la tactique ? ils espèrent qu'elle servira à renseigner le peuple. Le peuple sera juge des vrais libéraux et des faux... Je le désirerais pour ma part. Mais il m'est impossible de ne pas voir ce qui est. Ce qu'on nomme le peuple se moque bien de la liberté ! Une fraction (minime, mais violente) du peuple est animée d'absurdes passions anticléricales, adroitement entretenues. Ce peuple-là est dis- posé à applaudir toutes les mesures qu'on prendra contre le clergé. M. Buisson, qui con- naît ces dispositions, en a joué, en joue, en jouera pour réaliser ses conceptions théologico- politiques. Et le peuple sain, le bon peuple ? Il n'y a pas d'exemple, ni en 1904 de l'ère chré- tienne, ni deux siècles, ni trois, ni dix avant cette ère, qu'aucun bon peuple ait rien empêché. Partout, de tout temps, le bon peuple, le peuple sain a eu besoin d'être organisé pour agir, — et je voudrais faire comprendre à Marc Sangnier que sa méthode « libérale », ses emprunts au vocabulaire et à la tactique de M. Buisson, sont
212 LA VIE DÉMOCRATIQUE
précisément ce qui empêche le bon peuple et le peuple sain de s^organiser naturellement, c'est- à-dire de voir la nécessité de son Roi.
Que Marc Sangnier nous rende une justice. M. Buisson a précisément dit, le jeudi 26 novembre 1903, à TAlcazar d'Italie, ce que nous avions prédit qu'il dirait. Il s'est pres- que servi des termes dont nous avons usé dans la Gazette et dans V Action pour définir cette doctrinelibérale, individualiste, révolutionnaire, kantiste, jean-jacquiste et luthérienne, qui a fait, nous pouvons le dire, l'objet presque constant de Tétude de notre groupe. Ce n'est ni Vaugeois ni Montesquiou qui me contredi- ront ; mais les malheureux avocats conserva- teurs auxquels nous avons essayé de faire comprendre ces choses arriveront-ils à les péné- trer ?
J'en doute un peu, voici les textes.
« M. Buisson. — Je dis, répondant à la ques- « tion : Pourquoi donc en voulez-vous tant aux « Congrégations? — Parce ^?/'z7 /cfi</ que, dans « une République, tous les hommes demeurent « libres et égaux en droits. Pas un homme n'a « le droit d'aliéner sa liberté, pas un homme « n'a le droit de dire : « Je renonce à penser « par moi-même^ j'obéirai à mon chef. Pas un
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(( homme n'aie droit de dire : Je jure de ne pas « me marier. Celui qui fait cela fait un acte « contraire à l'humanité et à la dignité humaine, « et c'est pour cela que nous, républicains radi- « eaux et socialistes d'aujourd'hui, nous ne (( reconnaissons pas comme possible, dans une « République démocratique, l'existence légale ((. des Congrégations. »
Il n'y a point à raffiner. Si l'on admet ce que M. Buisson appelle plus loin « les principes de la Déclaration des Droits de l'Homme», si on les admet en les comprenant sans calembour ni coq-à-l'âne, il n'y a qu'à dire amen à M. Buisson.
Sangnier trouve cela « spécieux ». C'est sa thèse qui l'est, spécieuse ! Ou bien plutôt elle procède par une négligence complète du point de vue de l'adversaire.LepointdevuedeM. Buis- son est le point de vue de la « conscience » toute nue, de la « moralité » toute pure, de la « li- berté » absolue. Point de vue théologique, a bien dit Marc Sangnier qui, malheureusement, n'a pas dit que cette théologie était aussi, en cet endroit, une morale, une politique complète. C'est la politique et la morale protestantes. Tour le chrétien de Genève, de Londres ou de Berlin, chacun est à soi-même son prêtre, son pape et son Dieu : donc engager par un vœu quelconque
214 LA VIE DÉMOCRATIQUE
ce sacerdoce, cette papauté, cette divinité qui sont enfermés dans son cœur, les lier d'un en- gagement « extérieur », est un sacrilège.
Ecoutez M. Buisson :
« Une association qui aurait pour base la pro- « messe, l'engagement, le contrat d'abdication « de la liberté individuelle, le vœu de pauvreté « et le vœu d'obéissance, c'est-à-dire la diminu- « tion individuelle », une telle association, une Congrégation ne peut être admise ni tolérée, en conscience, par l'Etat républicain, par l'Etat dé- mocratique, par l'Etat engendré des principes de la théologie politique de Berlin, de Londres et de Genève. Nulle thèse ne s'enchaîne plus rigoureusement que celle de M. Buisson. Le premier anneau tient à la Déclaration des Droits de l'Homme et à la Béforme du seizième siècle, le dernier aboutit à la loi sur les Congrégations. Les anneaux du milieu ne se briseront pas. Si vous repoussez le dernier, repoussez le premier; si vous admettez le premier, admettez le dernier.
Nous l'avons dit plus de cent fois. Le vieil article où nous démontrions ce que nous nous contentons de rappeler aujourd'hui était inti- tulé Congreganistes et Co7igr égalions (1). Eh
(1) Gazette de France du 25 septembre 1902, Action française du 1^'^ avril 1903.
LA VIE DÉ.MOCUATiQLE 2lo
bien, M. Buisson a dit le 23 novembre 1903 à Marc Sangnier cette parole que je copie textuel- lement :
« Je conviens que la loi est extrêmement dure « pour les Congrégations et je maintiens quelle (f est extrêmement libérale pour les congréga- « nistes. »
Cela est odieux, mais net. Les amis de Marc Sangnier ont fait entendre de vives interruptions. Lui-même s'est donné le plaisir de faire dire à M. Buisson que cette religion de l'anarchie individuelle se superpose même aux sentiments, aux oblations et aux idées de la philosophie humanitaire. Oui, le culte de l'Homme doit passer avant les droits de THumanité. Oui, des sœurs, des frères^ des religieux de toute sorte rendent aux malades des services que ne rendraient pas d'autres citoyens. Oui, ces congréganistes ne rendraient point de tels services sans les vœux religieux qui organisent et stimulent leur dévouement. Eh bien, peu importe ! l'abolition des vœux doit passer avant tout. Quelle canaille de doctrine ! redirait Lacordaire. Ayant recueilli cet aveu, Sangnier a pris congé de M. Buisson en ces termes : « C'est tout ce que je voulais obtenir de vous ». Je me demande si c'était là obtenir grand'chose.
216 LA VIE DÉMOCKATinUK
J'en avertis Sangnier, tant que la doctrine de M. Buisson restera doctrine d'Etat, il ne sera pas difficile à M. Buisson d'en voiler les consé- quences à Torgueil, à l'envie, à la jalousie et à la bêtise des foules. Quant à l'élite doctorale, à M. Buisson et aux siens, elle saura toujours répliquer à Sangnier que, s'il y a des devoirs envers le prochain, il y a tout d'abord des devoirs envers soi, la personne humaine a des droits généraux supérieurs à la volonté de tout homme particulier, tout droit de l'homme prime tout devoir humain.
C'est absurde? C'est contradictoire sans doute? Oui, tel est bien cet anarchisme protestant. Mais si on lui applique ces qualificatifs mérités, il faut les appliquer aussi à la Déclaration des Droits de l'Homme qui en est la première source fran- çaise. Tantôt Marc Sangnier traite cette Déclara- tion de feuille de papier inutile mais inoffensive, tantôt il en admet le point de départ et, par là même, tout. Son cher mot de démocratie le dé- termine à ce flottement. Je voudrais bien lui faire lire une page de \'àSemai?ie 9'eligieusé du. diocèse de Cambrai qui m'est arrivée ces jours-ci ; dans un savant article, malheureusement anonyme, un écrivain fort sage déclare que lune des premières « conditions de la rénovation d de Tin-
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telligence catholique en France serait de renon- cer au mot de démocratie. Or Sangnier tuerait père et mère pour Tamour de ce mot. Il ne peut donc y regarder, quand ce cher mot de démo- cratie est en cause, A quelques petites erreurs de logique et d'histoire. Elles sont pourtant bien fâcheuses, et plus grandes qu'il ne le croit !
Je me demande s'il est absolument incapable d'unir au brillant d'une parole enthousiaste et sympathique un peu de fermeté, de solidité, de raison ! Les faibles seuls excluent la raison du sentiment. Chez les forts, la conviction est d'au- tant plus chaleureuse qu'elle est fondée sur des motifs plus clairement notés. On trouve dans le discours de Marc Sangnier tous les bons élé- ments d'une pensée juste. Mais ils nagent, épars, désunis et perdus, au souffle d'une parole en- chanteresse, qui ne leur sert pas d'éclaircisse- ment, mais d'excitation, d'accompagnement, de musique. Sangnier dit, par exemple : — Nous devons garder la France. Il pose donc le pro- blème en patriote français. La démocratie doit être française. Elle doit réaliser l'unité française. C'est son devoir. AJ[ors se pose la question : — Comment accomplira-t-elle, en fait, un si difficile devoir ?
Marc Sangnier voit notre objection et la repro-
DILEMME 7
218 LA VIE DÉMOCRATIQUE
duit. E71 fait^ démocratie c'est division, émiette- ment, diffusion de la conscience nationale. En démocratie, il n'existe plus de patriciat dirigeant ni même de dynastie en qui l'âme de la nation puisse se penser. A cette objection défait^ San- gnier fait une réponse de droit. Je cite : « INous « CONSIDÉRONS que ccttc âme dc la uation doit se (( trouver intégralement dans chacun de nous. . . » Ce que la démocratie supprime, il le remplace par ce qu'elle devrait engendrer selon lui. Mais d'abord le peut-elle ?
11 dit plus loin :
« Pour que la démocratie soit possible, il faut « donc arriver à une sorte d'identification entre « l'intérêt commun et l'intérêt moral particulier « de chaque citoyen.
« Ce qui fait la force de la conception monar- « chique, c'est que l'intérêt de l'Etat tend à s'i- « dentifier avec l'intérêt personnel du souve- (( rain et de la race régnante. Si la France « diminue de gloire ou de richesse naturelle, le « souverain s'en trouve diminué ou appauvri.
« Or, si nous voulons retrouver cette même force «dans la conception démocratique, que faut-il?
« Que nous découvrions le moyen d'identifier « en quelque façon l'intérêt de chacun avec l'in- (i térêt de la nation tout entière. »
LA VIE DÉMOCKATIQUK 219
Sangnier ne se dissimule pas la difficulté, « la grande difficulté », dit-il très bien, « d'unir « ces deux intérêts trop souvent contraires. »
Il s'écrie :
« Gomment y parviendrons-nous ?
« iN'ous ne le pouvons qu'en développant « dans la conscience et dans le cœur de chaque « citoyen un amour si fort, si généreux, si puis- (( sant du bien de tous, une conception si nette « et si vive de la justice sociale, un désir si im- « périeux de réaliser dans son intégrité le con- « cept de la vraie démocratie, que ce soit^pour « chaque citoyen une injure, une souffrance, une ((blessure vraiment personnelle, que de travail- (( 1er contre le bien de la démocratie.
(( Lorsque nous aurons fait cela, lorsque nous (( aurons détruit le vieil égoïsme séculaire qui (( entoure comme d'une armure de haine la plu- (( part d'entre nous, alors la démocratie sera (( possible. »
Elle ne l'est donc pas encore ? Comment faites-vous pour la recommander si souvent du titre de fait, de fait irrésistible, de fait que les aveugles seuls peuvent contester ? Si votre fait démocratique consiste simplement à être désiré, aspiré, appelé par les vœux de la nation, vous concevez toujours que ces vœux tels
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qu'ils sont ne sont même pas encore réalisables.
Ils pourront se réaliser, dites-vous, mais à quelles conditions ! La condition de ce testament d'un roi mage dans le conte charmant de M. Jules Le maître publié En marge des vieux livres : la dé- mocratie deviendra possible le jour oii l'égoïsme sera balancé par l'altruisme dans le cœur des membres de la démocratie !
Il convient d'admirer ici le procédé de Marc Sangnier. La démocratie n'existe pas. Il veut la faire. En général, on fait ce qui n'existe pas avec quelque chose qui existe déjà : du pain avec de la farine, du levain et de l'eau; des haches avec du bois et du fer ; ainsi du reste. Nous vou- lons faire la monarchie avec le mécontentement populaire excité par la République, avec la ré- flexion et l'autorité de l'élite intellectuelle, avec les forces d'une Administration qui ne peut manquer d'être un jour ou l'autre notre complice . Mais ici, par la belle et naïve gageure d'une ima- gination purement oratoire, dont la pétition de principe est le mouvement naturel, ici le moyen proposé se trouve être aussi idéal que le but, idéal au même degré, même plus idéal encore î Marc Sangnier nous pétrit notre avenir prochain avec de l'avenir lointain. Pour aller de Paris à Gonstantinople, il raisonne comme si nous nous
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trouvions déjà à Bagdad. Le chemin de Bagdad, tout d'abord, s'il vous plaît ! Je règle le destin français sur l'avènement de la démocratie uni- verselle. C'est le cas de lui demander :
— Et en attendant?
En attendant, Sangnier l'a dit, « nous devons garder la France ». Mais la démocratie réelle, par son émiettement réel, par ses haines réelles, par la guerre réelle instituée entre citoyens^ par la trahison et la faiblesse qu'elle établit réelle- ment dans l'Etat, voue la France à un épuise- ment fatal, sinon même au dépècement qui menace tous les gouvernements électifs. Com- ment Sangnier pense-t-il donc pourvoir à cela ?
Sous la Monarchie, l'égoïsme du souverain créerait un résultat altruiste : fortune de l'Etat, paix et sécurité des citoyens. En attendant la démocratie idéale, née elle-même d'une refonte générale de la nature humaine si plaisamment prévue par M. Jules Lemaître, ne serait-il pas bon d'assurer à la France que « nous devons garder », puisque nous tenons à garder une patrie, le refuge de cette Monarchie protectrice?
Je sais bien que Sangnier termine son déve- loppement sur la démocratie idéale et future par un mouvement éloquent qui presse ses amis de convertir les Français au catholicisme. Quand
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tous les Français seront non point seulement catholiques, mais bons catholiques, et, de plus, pénétrés delà plus ascétique morale du renon- cement et de l'amour pur, cette sainte nation réalisera certainement le type achevé de la Ré- publique altruiste : l'intérêt personnel de tous y sera présent au cœur de chacun, dix millions de rois agiront avec la même unité de sentiments qu'un seul sotjverain. On voit bien un point noir ou, si l'on veut, un point gris : l'unité de sentiment n'empêche pas les divergences des vues, ce qui peut faire craindre, à défaut de querelles impossibles dans un Etat si saint, quel- que lenteur dans l'expédition des affaires. Mais quel que soit cet avenir, il n'est pas prochain, et je répète à Marc Sangnier ma grande ques- tion :
— Pour garder la France (« nous devons la garder ») que ferez-vous en attendant? D'ici à ce que la majorité des Français soit catholique, bonne catholique, et pratique la charité des saints, en attendant que ce moyen de réforme vous soit donné, pour le provoquer si vous en avez envie, à quel autre moyen, à queloulil élé- mentaire voudrez-vous recourir? Si la réalisa- lion de ce rêve peut être lointaine, il faut aviser au présent !
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La vérité est que Sangaier ne croit pas ce millénaire éloigné ; tout subtil réaliste qu'on le connaisse, il s'est fait à ce sujet une grande illusion et, comme un assez grand nombre de ca- tholiques formés sous le pontificat de Léon XIII, Marc Sangnier croit aux affinités du mouvement révolutionnaire et do ce qu'il nomme la con- science chrétienne. Cette affinité existe à de cer- tains égards. li y a des rapports historiques et logiques entre le christianisme évangélique des grands et des petits peuples de la Réforme, et les poussées anarchico-démocratiques qui usur- pent un peu pai'tout le nom de socialisme. Mais entre ces courants révolutionnaires et le catholicisme, le lien est nul, la nullité appa- raîtra de plus en plus.
Il semble qu^on commence à s'en apercevoir en très haut lieu, je veux dire à Rome. Même, à voir et à entendre M. Buisson, Marc Sangnier lui-môme a paru se douter de l'immense abîme qui séparait son christianisme hiérarchique, or- ganisé, traditionnel, d'avec les sombres rêves sémitico-germaniques du vieil historien de Sébas- tien CastelUon :1a présence de ce protestant d'ori- gine a déterminé le langage de Marc Sangnier dans un sens digne de remarque et qui fera plaisir à tout esprit net et critique, à quiconque
224 LA VIE DÉMOCRATIQUE
aime les nomenclatures exactes : par la nécessité de se distinguer et de se définir, Marc Sangnier a usé plus fréquemment, plus volontiers que d'ordinaire, des termes de Catholique et de Catholicisme,
Eti bien ! qu'il étudie la situation française à ce point de vue. Le christianisme inorganique, un clirislianisme révolutionnaire, une sorte de protestantisme aigriet excité, ypénètre, y gagne, y conquiert : c'est un fait. C'est un second fa t que ce genre de christianisme ne mène pas au catholicisme et qu'il en éloigne furieuse- ment. Troisième fait : le caiholicisme, certes, persiste ; il résiste par sa masse, par la force de sa durée et aussi par sa supériorité natu- relle. Mais il est dilficile de ne pas avouer qu'il a connu, dans le même pays, des âges plus brillants et plus conquérants, le dix-septième siècle, par exemple, ou bien le treizième. Si jamais, par l'opération du catholicisme, « le ferment de charité » fut « ardent », si le concept du bien de tous fut identifié dans les cœurs au bien de chacun, ce dut être au treizième siècle ou au dix-septième. Il est singulier que l'on n'ait pas réalisé en ce temps-là, que Ton n'ait même pas tenté ni pensé la démocratie. Le moyen était prêt, et l'on ne s'en est seulement
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pas servi pour viser le but I Chose plus curieuse, jamais l'égoïsme royal personnifié par les Louis XI, les Louis XIII, les Louis XIV, ne ren- dit des services plus éclatants, plus durables et plus certains à l'ensemble de la communauté, qui ne parut point s'offenser de cette usurpation et qui n'essaya même point d'imaginer que les mêmes services lui eussent été rendus par l'accord spontané des volontés et des charités personnelles.
A la place de Marc Sangnier, ces petits faits me feraient faire bien des réflexions ! Il aimera mieux me répondre que l'évolution économique et politique n'était pas achevée alors: de telles turlutaines semblent indignes d'un homme ins- truit. Tant pis ! Je livre Marc Sangnier à Marc Sangnier. Je le livre aussi aux discours, aux exemples, aux actes de M. Buisson. Il me sem- ble impossible que, un jour ou l'autre, Marc Sangnier ne découvre pas le fond protestant des idées libérales, démocratiques, et républicaines. Ce jour-là, il ne pourra plus les souflrir, et sa désillusion nous vaudra, je l'espère, des milliers de bons royalistes.
LA QUESTION DE LA TAUPE (1)
On agite au Quartier latin la question de la Taupe, que MarcSangnier veut supprimer. Cette société secrète, comme il l'appelle, est l'asso- ciation des jeunes lycéens qui se préparent à TEcole polytechnique. La grande raison de Sangnier, celle du moins qu'il a fait valoir jusqu'ici avec le plus de vivacité et qui lui a gagné l'approbation de quelques-uns de ses adversaires, c'est que les coutumes et les traditions de la Taupe comportent un certain nombre degravelures écrites ou chantées, écrites et chantées de force, par tout nouvel adepte de cette compagnie. Sur pareil sujet, il n'y a qu'une voix, et, manifestement, le libertinage des taupins est à corriger. Mais ne peut-on pas corriger sans détruire ? Il me semble bien que
(1) Gazelle de France du 12 et du 16 novembre 1905.
LA QUESTION DE LA TAUPE 227
rentrée de quelques adeptes du Sillon dans la Taupe y suffirait pour introduire et imposer un grand respect des convenances. Ou cette intense vie morale qu'ils se flattent de réaliser n'est que parade de rhéteurs, ou voilà l'occasion d'agir, d'agir à leur grande manière, qui est, disent-ils, de vivre, de vivre la vie du Sillon et de prêcher, à force d'exemple, la vertu. Ces messieurs n'auraient qu'à paraître et à vouloir pour rappeler leurs camarades à la pudeur et tout au moins pour faire respecter leur présence. Pourquoi Sangnier, qui ne croit guère qu'à l'action individuelle, perd-il un aussi beau sujet de la pratiquer ?
La réponse est facile. Sangnier ne veut pas réformer la Taupe. Il veut la supprimer. Ce n'est pas d'un abus accidentel ni d'un excès occasionnel qu'il se plaint. Si les obscénités qu'il flétrit lui déplaisent certainement, elles pourraient bien disparaître et elles pourraient même n'avoir jamais été, sans que diminuât sensiblement l'hostilité pro''onde que la Taupe a du lui inspirer de tout temps. Il est l'ennemi de la Taupe en elle-même : en raison du caractère d'élroite solidarité, de discipline forte, de disci- pline traditionnelle, non pas créée par un acte de volonté, mais imposée par des précédents et
228 LA QUESTION DE LA TAUPE
fille du passé, qui distingue cette association. Il admettrait un syndicat, parce qu'un syndicat est volontaire ou tout au moins doit l'être. Il n'admet pas la Taupe par ce que la qualité de taiipin est liée à celle de lycéen qui prépare Polytechnique. Ça ne se choisit pas : pas plus que la famille ou que la patrie, groupements qui n'ont guère la faveur de Sangnier.
Il lui reproche bien l'illégalité. Mais ce n^est pas sérieux. Qu'est-ce qui est légal, en Républi- que ? Les Congrégations ne le sont certainement pas, et le catholicisme, hostile à l'esprit de la loi, sera bientôt compris dans les organisations que réprouve la lettre de celle loi. Sangnier accuse aussi la Taupe de commettre des exactions sur les élèves pauvres ou de fortune médiocre. C'est un grief spécieux, violemment contesté, et dont tout l'effet sera détruit par une considération, celle-ci certaine : que le produit des souscrip- tions de la Taupe reçoit plus d'une destination charitable. On s'entr'aide beaucoup entre taiipins, et les petites misères honteuses y sont couvertes avec un soin délicat et une véritable générosité. Au fond^ dit Sangnier, en conclu- sion de l'un de ses réquisitoires, c'est une ques- tion de liberté. Oui, de liberté individuelle. Oui, de liberté anarchique. Sangnier espère que
LA QUESTION DE LA TAUPE 229
« les élèves de nos lycées auront le « courage d'être libres », c'est-à-dire de rompre une ancienne union, d'abdiquer une volonté collec- tive historique et naturelle tout ensemble, de secouer « le poids d'une tradition », de détruire un esprit de corps.
Cet esprit de corps, ces volontés collectives, ces traditions, ces unions particularistes un peu anciennes étant ce qui manque le plus à la France moderne, nous ne pouvons pas nous ranger sans réserve au parti de Sangnier. Môme dans cette affaire oii les apparences sont bien en sa faveur, même quand il a l'air de combattre pour la vertu, Sangnier continue son métier révolutionnaire. Ce qui s'exprime, au nom de la « conscience », de la <( vérité » et de la « justice », dans cette campagne nouvelle, c'est un individualisme de jeune bourgeois, c'est un quant-à-soi de libéral quatre-vingt-neuviste, c'est une rhétorique d'avocat dreyfusien. L'é- corce est brillante, généreuse. Grattez un peu, vous trouverez de petites impatiences, de petites révoltes dont la mesquinerie ne dérobera point le grand égoïsme caché. Au lycée comme dans la famille, comme à la caserne, comme à l'atelier, cet esprit du Sillon, ioui charitable en apparence, sera justement défini une pure insociabilité.
230 LA QUESTION DE LA TAUPE
II
La Gazette de France a reçu deux lettres de Marc Sangnier, l'une à notre directeur, tout hérissée des précautions que l'on prend quand on entre au sentier de la guerre, et l'autre à moi, bourrée de toutes les douceurs du calumet de paix. Je les publie l'une après l'autre, non sans me demander pourquoi ce diable d'homme use de deux langages où il n'en faudrait qu'un, et aussi ce qu'il a bien pu vouloir rectifier dans l'article le concernant. Je disais à Sangnier ennemi de la Taupe : — Réformez cette Taupe, ne la supprimez pas. Il me répond que la sup- pression s'impose, mais il néglige absolument de dire pourquoi. Ce pourquoi, je Tai dit, était au fond de sa nature : dans son sentiment libé- ral, individualiste et révolutionnaire. La Taupe appartient au type des sociétés naturelles, de ces institutions de fait que Marc Sangnier exècre et aux plus nécessaires, aux plus saintes desquelles (la patrie, la famille) il préférera toujours les groupements formés de main d'homme, nés du vœu individuel, les associations volontaires,
L4 QUESTION DE LA TAUPE 231
celles qui naissent du caprice de Fheure ou de Tair du temps. On verra si je me suis trompé là-dessus.
Voici les lettres :
Paris, le 13 novembre 1905.
Monsieur le Directeur y
Je vous envoie, en réponse à l'article para dans la Gazette de France du dimanche 12 novembre^ sous ce titre : « La question de la Taupe », une lettre à Charles Maurras que je vous prie de bien vouloir insérer dans votre plus prochain numéro, à la même place et dans le même caractère que l article ci-dessus désigné.
Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à ma con- sidération la plus distinguée.
Marc Saxgxier.
Paris, le IS novembre 1905.
Mon cher Maurras,
Vous savez combien j'ai toujours aimé discuter avec vous, et quelle utilité nos amis ont même souvent retirée de ces courtoises controverses. Mais vraiment, aujourdhui, ce n'est pas de cela qu'il s'agit.
Si, comme moi, vous saviez ce que c'est que /a Taupe, cette association inexistante chaque fois qu'il ne s agit pas de monter quelque chahut ou d'imposer aux nou- veaux des brimades aussi grotesques qu'immorales, si
232 LA QUESTION DE LA TAUPE
VOUS saviez à quel point les taupins sont loin de consi- dérer la Taupe comme quelque chose de sérieux, d'utile, de fraternel, vous n'auriez certes pas songé un seul instant à prendre sa défense, et surtout vous n'auriez pas fait cette involontaire profanation de comparer la Taupe à la famille ou à la patrie.
Rien n'est plus incohérent, inorganique, que la Taupe. Les nouveaux se soumettent par respect humain, par lâcheté j et une fois qu'ils sont soumis, qails ont fait comme les autres, ils sont furieux qu'on éveille l'attention publique sur ce qu'ils ont fait comme malgré eux et en essayant de se persuader que cela n avait pas d'importance. Ceux qui ont été les plus froissés par les agissements ignobles de la Taupe sont peut-être souvent ceux qui trouvent le plus oppor- tune {?; la campagne que nous avons entreprise contré elle. [Marc Sangnier a voulu peut-être écrire inop- portune ou importune; mais quod scriptum...]
Au reste, mon cher Maurras, croyez bien que, pour réprimer de tels abus, nous comptons beaucoup plutôt encore sur le courage de nos camarades que sur les circuknres ministérielles. Nous avons commencé d'ailleurs à suivre votre conseil, et quelques-uns de nos camarades sont déjà en quarantaine pour avoir voulu résister à cette avilissante tyrannie.
Il importe donc que nous soutenions ces braves. Il ne serait pas juste de les laisser tout seuls souffrir en silence, alors qu'ils se sont compromis avec nous et pour une cause qui, après tout, intéresse également tous les honnêtes gens.
Et maintenant, mon cher Maurras, arrivera-t-on à sauver la Taupe tout en la purifiant des saletés qui, je
LA QUESTION DE LA TAUPE 233
VOUS assure^ en sont l'essence même ? Je nose guère Vespérer. Vous devez comprendre aisément mon sen- timent, vous qui m'avez tant de fois affirmé que Von ne pouvait pas assainir la République et quil fallait tout simplement la démolir. Ce que je n'admets pas pour la République, f ai bien peur d'être contraint de l'ad- mettre pour la Taupe.
Voilày mon cher Maurras, ce que je voulais dire. Je connais la Taupe et les taupins infiniment mieux que vous. Je vous supplie, si vous avez quelque doute, de me faire la joie de me fixer un rendez-vous : je vous montrerai beaucoup de documents que je ne pour- rais, bien entendu, pas reproduire ici et pour cause^ mais qui, je vous assure, éclaireront tout à fait votre religion.
Je suis convaincu que quand vous serez au cou- rant de la question, vous vous unirez à nous pour celte campagne de salubrité publique. Ensuite nous recom- mencerons à discuter et à nous battre : il y a assez de questions qui nous divisent ! En attendant, nous au- rons eu la joie de nous trouver un instant unis pour une œuvre évidemment nécessaire et bonne.
Veuillez croire, mon cher Maurras, à mes senti- ments bien cordiaux et les meilleurs.
Marc Sangnier.
Vous êtes insupportable mon cher Sangnier, Vous avez un journal, V Eveil démocratique, une revue, le Sillon, et quantité de tracts, feuil- lets et foUioles de second ordre. Il vous faut
234 LA QUESTION DE LA TAUPE
encore aller protester continuellement chez les autres. Vous contrariez les usages de la presse, et vous abusez de la loi. Si du moins vos répli- ques étaient directes! Mais je n'ai été ni le pre- mier ni le dernier avons le dire, il vous est im- possible de vous fixer sur un sujet. Vous ne cessez de virevolter alentour; ce que vous main- tenez fermement, c'est votre caprice, votre souhait, votre bon plaisir ; mais les raisons dont vous essayez de motiver tout cela changent d'un jour à l'autre et sont plus emmêlées que les nuances de la gorge des tourterelles.
Vous savez ce que c'est que la Taupe ? Vous le savez mieux que personne ? Alors, bon, diles- nous-le carrément une bonne fois. On discutera sur vos dires. Le débat pourra se conclure avec sûreté. J'ai passé en revue vos griefs, l'autre jour, on a pu voir ce qu'il en fallait retenir. Vous apportez aujourd'hui des affirmations nou- velles.
Trois d'entre elles qui me concernent man- quent d'exactitude. 1° Je n'ai pas songé à « prendre la défense de la Taupe », mais — ce qui est bien différent — j'ai analysé le mode, le système et la cause de votre attaque. J'ai montré en quoi vous vous montriez, dans un petit sujet, fidèle à votre esprit, à l'esprit général du Sillon.
LA QUESIIO.N DE LA TAUPE 235
Mon ami, M. René de Marans, en deux articles admirables, vous a obligé à renoncer définiti- vement au titre de «chrétien social d. Je me suis occupé de souligner plus clairement encore, s'il est possible, votre humeur individualiste et son fond secret d'anarchie. M. de Marans, comme M. l'abbé Emmanuel Barbier, juge cet éclaircissement indispensable à la défense de l'Eglise. Je le crois nécessaire au salut de mon pays auquel (involontairement, j'en suis sûr), vous pourriez préparer de rudes malheurs. 2° Je n'ai pas non plus « comparé » une société d'éco- liers à la famille et à la patrie ; au sens oij vous prenez ce mot, on ne « compare » pas le char- bon au diamant lorsqu'on dit que ces deux corps sont également constitués par du carbone plus ou moins pur. 3" Encore moins aurai-je commis là une « profanation ». Youlez-vous que je vous apprenne ce que vous profanez sans cesse, vous, Sangnier ? C'est la parole humaine, c'est la langue française, c'est le don magnifique de l'éloquence, et c'est le don même de penser, qui chez vous ne servent jamais qu'à un jeu tantôt misérable, tantôt pernicieux.
JNous avons dit ce qu'on devait dire, ce semble, sur les faits «immoraux », sur les « saletés » de la Taupe. Je n'y reviendrai pas. Vous ajou-
236 LA QUESTION DE LA TAUPE
tez qu'elle est c grotesque «, « incohérente », w inorganique », dénuée de tout caractère « sé- rieux », « utile », « fraternel ». Tous ces adjec- tifs mis ensemble me signifient avec clarté que la Taupe vous déplaît fortement, qu'elle vous a peut-être causé jadis des contrariétés violentes, que vous en gardez un souvenir détestable. Cela ne suffit peut-être pas pour motiver sa condam- nation capitale. Étes-vous sûr de l'inutilité absolue de ce groupement?
D'abord, si on le laisse vivre, si on le respecte comme il faut respecter tout ce qui existe de /)osz7z/, il peut cesser un jour ou l'autre d'être inutile et rendre des services inattendus. Puis, sa stérilité fût-elle éternelle, il offre toujours cette utilité précise et par là même précieuse, d'être ce qu'il est : de grouper. Il retient, il tient réunies toulesces jeunes têtes, souvent séparées par leur origine, qui le seront encore davantage par la vie, et que l'émulation du lycée, les con- cours à l'entrée et à la sortie des grandes écoles, tendent à isoler dans les vues d'amour-propre et d'intérêt étroit.
Vous avez le génie du non-conformisme, mais êtes-vous bien assuré que la maxime « faire comme les autres » soit toujours à fouler aux pieds ? Il y a parfois plus d'héroïsme à faire
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sa partie clans le chœur qu'à moduler précieu- sement les soli de la vanité. iVllons plus loia : toutes choses étant égales d'ailleurs, il faut faire comme les autres. La vérité normale est là. Oui, pour ne pas faire comme les autres, il faut avoir une raison particulière, un motif distinct, conscient, de son schisme individuel. Pour faire comme les autres, il suffit de n'avoir pas de sujet déterminé d'agir différemment. C'est donc le cas le plus fréquent, et j'ajoute le plus utile. La société dont les membres se proposeraient, sous un prétexte de noblesse d'âme, de n'agir qu'en vertu de leur vœu personnel se dissoudraitrapi- dement dans les plus ignobles désordres. Une société, tout aussi absurde du reste, qui défendrait d'agir autrement que les autres, suc- comberait pourtant moins vite, ou même se contenterait de ne plus faire de progrès. L'être d'exception a des droits. Mais il a le devoir de ne présenter de tels droits qu'à leur titre de pri- vilèges. Le citoyen qui transforme son droit privé en droit commun, c'est un parricide. J'ai bien peur que, en croyant nous forger des héros, vous ne prêchiez ce parricide social.
Vous comptez sur l'Etat, dites-vous, moins que sur l'énergie de vos camarades ? Mais vous n'en appelez pas moins sur d'autres camarades
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(coupables, entre autres choses, du délit et du crime de société naturelle et de corporation traditionnelle) les forces de TEtat central ! Cet Etat devrait cependant être ici lennemi com- mun. Mais non ! Quand un Etat fait son métier déjuger, de punir, de châtier les traîtres selon le seul régime qui soit possible en matière de trahison, vous vous tournez contre l'Etat, et vous donnezlamain àtousles anarchistes. Quand il ferme les yeux sur des illégalités dont le prin- cipe au moins est heureux, votre vieille verve juridique s'éveille, et vous lui dénoncez la Con- grégation avec une insistance et un soin de ses droits dont il est lui-même inquiet.
Vos camarades sont en quarantaine ? Vous ne pouvez pas les lâcher ? Vous voulez les ven- ger ? C'est très bien, cela. Je continue à rede- mander obstinément en quoi l'esprit de ven- geance ou de châtiment vous force à exiger la mort de la Taupe. Vous n'osez espérer qu'on parvienne à la purifier. Vous m'assurez, mais sans en paraître sûr, que les saletés flétries par tous en forment l'essence, et vous vous sauvez dans le maquis des comparaisons : j'ai affirmé qu'on ne pouvait pas assainir la République et qu'il la fallait démolir ; vous avez peur d'être contraint d'admettre la même conclusion pour
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Isi Taupe. Contraint par qui ? par quoi? On ne peut pas assainir la République, il faut la démo- lir, parce que ce qui est mauvais en elle, c'est son principe, V individualisme. Mais il faut au moins essayer d'assainir la Taupe, parce que son principe à elle est excellent, étant un prin- cipe de société et de solidarité entre les écoliers du même âge et du même avenir. Comment êtes-vous si cruel pour les accidents de la Taupe et si tolérant pour Y essence de la Répu- blique ?
Individualisme ! vous disais-je dimanche, il me faut bien le récrire aujourd'hui jeudi. Je ne puis appeler « évidemment nécessaire et bonne » votre œuvre, une œuvre qui s'inspire de ce qu'il y a de plus diviseur et destructeur dans la démo- cratie. Mais, comme il faut toujours s'instruire et comme la confiance de nos lecteurs méfait un devoir du perpétuel examen, j'accepte avec joie la rencontre proposée. Puisque vous me laissez le soin de fixer un rendez-vous, après-demain, onze heures du matin, chez moi, vous convien- drait-il (1)?
(1) Ce rendez-vous eut lieu. Marc Sangnier, accompa- gné de son ami Georges Hoog, trouva chez moi mes amis, MM. Henri Vaugeois, Lucien Moreau, et Jacques Bainville. Il entr'ouvritune serviette en nous proposant l'examen
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Vous aussi, mon cher Sangnier, quelques rudesses que j'aie pu opposer à votre vivacité, veuillez croire à mes sentiments bien cordiaux, et les meilleurs. Ils se résument dans le vœu de vous voir changer de pensée et retourner en sens utile des forces qui ne tendent qu'à tout perdre et tout ruiner.
des gravelures de la Taupe. Nous répondîmes que c'était inutile et que la question était autre. On commença à discuter sur les principes et l'on se mit bientôt à parler d'autre chose.
CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ (1)
Il est tout à la fois très facile et très difficile de détruire les idées dites du. Sillon. Exprimées en termes directs, elles se réduisent à des sophismes élémentaires. Seulement, ces messieurs ne s'ex- priment jamais directement. Leur discours s'en- roule comme un thyrse autour du sujet, et jamais on ne les a vus réfuter ou même aborder avec netteté une objection nette. Ils multi- plient lettres, articles, brochures et volumes. Ils évitent avec grand soin d'y rien établir d'un peu précis, tout en se prévalant de toutes les clartés, humaines et divines, et en se plaignant par la suite de voir méconnaître ce qu'ils osent bien appeler leur précision ou leur clarté.
Prenons, par exemple, la définition qu'ils ont tant répétée qu'elle finira par acquérir une espèce de gloriole :
« La Démocratie est l' organisation sociale qui
(1) Gazette de France du 26 novembre 1905.
242 CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ
« tend à porter au maximum la conscience et la « responsabilité civique de chacun. »
Et reprenons nos critiques:
1° Le sujet de la proposition de la phrase est trop vaste. Pour s'exprimer correctement, il aurait fallu dire : U7i cas de la démocratie est^ ou bien la démocratie peut être.,.^ car, à supposer que la démocratie soit capable d'être cela, il est certain qu'elle n'est pas toujours cela, puisque Sanguier avoue qu'elle est souvent tout autre chose.
2^ L'attribut est contradictoire, quant à ses termes. On n'a pas le droit d'appeler, en bon français du moins, « organisation sociale » un régime qui tend à porter au maximum la conscience et la responsabilité civique de chaque individu, le maximum de cette conscience et de cette responsabilité n'existanl, à vrai dire, que dans un régime absolument inorganique, où le moi, quel qu'il fût, ne se sentirait jamais secondé par les institutions ni par les tradi- tions. Tout ce qu'on accorde au moi de chacun, à la conscience et à la responsabilité de chacun, on le retranche de l'organisation sociale. Pour désigner correctement un tel régime, il fallait dire : un tel état de désorganisation sociale.^ ou d'individualisme.
CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ 243
e3° La définition ainsi réformée (« La démo- « cratie 2:)eiit être un état de désorganisation « sociale qui tend à porter [ou mieux : un état « de désorganisation sociale telle quil tende à « porter..,^ au maximum la conscience et la '< responsabilité civique de chacun »), cette définition est correcte, mais boiteuse, en ce sens que l'essentiel, le facteur causal et générateur en paraît tout à fait absent.
Pourquoi, en effet, ce régime de pur indivi- dualisme a-t-il celte vertu de susciter les consciences ou d'éveiller les responsabilités ?
Parce que, en accumulant les difficultés, il fait apparaître les caractères qui se présument résistants. Gela revient à dire : la démocratie a le même avantage que le martyre. Elle sépare les forts des faibles. En obligeant les uns et les autres à ne compter que sur eux-mêmes, elle fait le départ des héros et des pauvres gens. En élevant les uns et en noyant les autres, elle institue une sélection mystique, elle rend nécessairel'appelà lagrâcede Dieu. Elle suppose, elle postule, pour les moindres actes, l'intime assistance du Christ. 11 faut donc, si l'on veut s'exprimer en clair, traduire ainsi la définition : « La démocratie est un état de désorganisation « sociale qui rend l'individu, même bien doué,
244 CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ
« si misérable, si faible, si solitaire et si démuni « que, retranché de tout point d'appui naturel, « et coupé de tous les secours que la Providence « divine a placés dans le monde à la portée du « genre humain, il se sent, comme le chrétien « dans le Cirque, obligé, à chaque instant d'une « vie si rude, de se tourner vers les sources « supérieures et de recourir au monde surna- « turel. »
4° Ainsi complétée, la définition serait bonne, à la condition de recevoir un nouveau surcroît d'explications restrictives, à partir du mot obligé: « ... obligé comme le chrétien dans le cirque, à (( chaque instant d'une vie si rude, de se tourner (( vers les sources supérieures et de se recueillir t< dans un monde surnaturel — ou de choir ^ ou « de succomber^ ou de céder lamentablement aux (.( tentations, déplus en plus puissantes, de toutes « les forces du monde inférieur soulevé contre lid^ c( pai'ce qu'il ne rencontre auprès de lui aucun « ouvrage de défense, ni aucune protection d'ordre a naturel. » L'artifice ordinaire du sillonisme est de ne jamais exprimer le second membre de l'alternative. Oui, le citoyen de la démocratie ainsi àé^mQ peut se sauver en se raccrochant au surnaturel. Il ne le peut même qu'ainsi. Mais il faut alors ajouter qu'il a non seulement la
CONSCIENCE ET RESPONSABILITÉ 24o
faculté, mais, en outre, une extrême facilité de ne point se sauver du tout, et qu'il en use, en fait, avec une incomparable largesse.
Que devient la démocratie ainsi définie de plus en plus nettement ? Le synonyme de cata- clysme, de peste, de bouleversement, d'invasion de barbares et de déluge universel, a La démo- cratie est une épreuve dont une âme ferme, et une âme chrétienne doit faire son profit. » En donnant aux mauvais toute facilité pour faire le mal en claire conscience et en responsabilité directe, — car tout ce qui s'oppose à eux d'ancien, de ferme et de solide se trouve condamné du seul fait de l'individualisme démocratique, — en accordant aux faibles et aux médiocres de larges excuses, car ils sont incapables et de conscience, et de responsabilité dans le bien comme dans le mal, — la démocratie donne aux bons une occasion de s'exercer et de s'élever au sublime de la force chrétienne : la cité des hommes est détruite, mais la cité de Dieu fait briller au loin ses parvis. La démocratie, on en convient, c'est la Terreur : mais Terreur sur la terre, Consolation au ciel ! La démocratie est un fléau, mais ce fléau peut être Toccasion du martyre. « Si seulement le sang coulait! » a écrit un jour Marc Sangnier. — Nous disons,
7-*
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nous : La démocratie c'est le mal. — Nous voilà d'accord avec lui. Le désaccord commence quand nous prions qu'on nous délivre de la démocratie comme l'Eglise chante : Délivrez-nous du mal. Au fond, Marc Sangnier dit au mal : Que votre règne arrive. Ainsi soit-il !
5° La définition ainsi éclairée n'est donc pas seulement inhumaine. Elle est contraire à la sagesse catholique, car FEglise a toujours inter- dit, comme une hravade dangereuse, l'appétit du martyre et la soif des persécutions. J'imagine, en effet, que TEglise ne s'en tient pas aux calcul s superficiels du jeune apôtre du Sillon. Elle ne compte pas seulement les triomphes de ses saints et de ses héros : elle prévoit les chutes, les abdications, les capitulations et les perditions de natures bien moins douées qu'abattent des épreuves rudes. Elle ne se laisse pas abuser par l'histoire livresque et la romanesque légende. Elle sait bien que, toutes choses étant égales d'ailleurs, c'est dans les temps calmes, dans les périodes régulières, fussent-elles un peu mo- notones à distance, que se trouve le vrai maxi- mum de la vraie vertu.
S'ilsuffisait de tout dévaster pour faire germer le courage et l'héroïsme, héroïsme et courage seraient à bon compte, vraiment ! A surcharger
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ainsi le ressort personnel, on ne réussira com- munément qu a le fléchir ou à le briser, à le relâcher ou à le détruire. Communément ! dira Sangnier. Car il se moque du commun. Eh bien ! c'est ce dont le catholicisme ne s'est jamais moqué. C'est par un généreux souci des moin- dres individus nés ou à naître que TEglise a toujours conclu à ce que l'on évite les inutiles bouleversements sociaux. Elle a toujours conclu au maintien de Tordre.
LA FIN DE LA CONVERSATION
Ici doit se borner ma conversation avec Marc Sangnier. Je le regrette. Et la cause de ce regret n'est pas en moi, n'a jamais dépendu de moi. Rien n'est à retrancher ni à réduire des louanges qui ont été faites de lui chemin faisant. Mais un mot reste à dire, qui ne touche à aucun des interlocuteurs et qui les passe infiniment.
La force des choses, la suite des idées sont d'irrésistibles puissances. Ni talent, ni mérite, ni volonté, ni enthousiasme ne tiennent contre. Un système erroné et un corps de principes faux ont la vertu de nous résoudre à des actes infé- rieurs. Quand ceux-ci se produisent, il ne faut pas perdre son temps à les qualifier; il suffit de les expliquer : ce qui devait être a été.
Tout ce que l'on vient de voir et d'analyser le montre. Les idées générales de Marc Sangnier
LA FIN DE LA CONVERSATION 249
l'avaient entraîné à développer des thèses antimi- litaires. Comme on l'avertissait qu'elles pour- raient un jour ou l'autre créer un danger très pressant pour la patrie, l'alerte de Tanger ajouta un corps à nos craintes. Mais Sangnier donna le spectacle du rêveur éveillé que nul objet réel ne sait plus avertir : dans le moment même oii la France éprouva jusqu'à Tanxiété son besoin de troupes solides, disciplinées et confiantes, l'orateur du Sillon continuait son prêche de division etd'é- nervement. Même coïncidence sur la question de l'utilité de l'Etat. On avait averti Marc Sangnier que, pour un temps fort long encore (à supposer que cela dût finir), l'Etat fournissait une condition première à la vie, au bien-être et à la paix d'in- nombrables individus: il a continué sa critique de l'Etat et des organes essentiels de l'Etat au moment où l'Europe entière, en envoyant ses diplomates à Algésiras,lui donnait à prononcer presque sans appel sur le sort de plusieurs mil- lions de jeunes soldats. Ainsi la réalité cesse de renseigner Marc Sangnier. Elle n'est plus sa maîtresse de vérité. Elle n'est plus pour lui la grande institutrice qui, par l'inquiétude et parla douleur, oblige l'homme à réfléchir sur ses pré- jugés étales revoir. Une Mystique hallucinante l'a tout d'abord gardé et finalement révolté
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contre le rapport de ses yeux. Ni l'avis préalable, ni la vérification tangible du premier avertis- sement ne pouvait lui servir de rien. Ira-t-il maintenant contre d'autres avis, plus saints, plus hauts, plus sages que ceux de l'expérience his- torique de notre temps ?
Si la Vie, en laquelle il faisait tant d'actes de foi, mais dont il se détourne aujourd'hui qu'elle ne lui donne plus que des démentis, si la Vie lui est devenue indifférente et étrangère, sera- t-il plus fidèle aux leçons explicites que lui réserve l'autorité ecclésiastique?
L'intervention de cette autorité qui l'a déjà effleuré plusieurs fois de blâmes précis, n'a pu surprendre que Marc Sangnier. L'Eglise univer- selle, menacée dans tout l'univers, se replie inces- samment sur elle-même. Elle se fortifie. Soucieuse de sa défense et de sa perpétuité, elle songe tout à la fois à maintenir plus strictement la pureté de sa doctrine et à mériter par la fierté de son geste et de son langage un surcroît d'estime ou d'amour. Gomment n'eût-elle pas été troublée par les allures du Silloiil Gomment n'eût-elle pas deviné sous l'héroïsme de l'allure un génie de concession et de transaction? Qui connaît un peu les tendances de Sangnier et, même super- ficiellement, les grandes lignes du ration7ielei du
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surnaturel catholique, devait prévoir entre elles, à plus ou moins brève échéance, l'éclat du désaccord latent.
Un dissentiment aussi vif et aussi complet, avec tout ce qui l'entoure, avec tout ce qu'il aime, avec tout ce qu'il dit aimei", doit conduire, par simple rupture d'équilibre, à des élats d'esprit singulièrement incertains. On se demande quel- quefois s'il se comprend tandis qu'il parle, et la Babel extérieure contre laquelle il se débat permet au spectateur impartial de calculer sans risque d'erreur une véritable Babel intérieure : on se prend alors à douter et de la « conscience » et de la « responsabilité » d'un homme en proie à de telles agitations. Lesvues contradictoires mènent assez vite aux contradictions de fait, el le trouble des idées confine au trouble des corps.
Nous avons vu comment le héios du dilemme rêve d'étreindre et de confondre l'univers en un vaste baiser de paix. A son dernier congrès, il professait devant cinq ou six mille auditeurs et admirateurs qu'il saurait bien contraindre ses adversaires à f amour en montrant toujours plus d'amour. Le mot est du 18 février 190G. Le 20, cet homme, d'amour établissait péremptoirement qu'il aimait les hommes et, par-dessus tous les hommes, ses adversaires. Un de ses partisans
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ayant été frappé, par on ne sait quel misérable, d'un coup de couteau, le président du Sillon trouva le moyen d'ajouter à ce malheur un désordre fait de sa main : dans une suite de communiqués aux journaux, il essaya d'at- tribuer la responsabilité de l'attentat que tous déploraient, à V Action française et aux royalis- tes. De preuve, aucune; d'indice, point. Dans cette accusation qui n'était ni fondée ni même motivée, un seul objet était précis: le nom du groupe politique qu'elle visait. On ne put l'at- tribuer qu'à un seul mobile, l'inimitié, ou plutôt le désir d'établir une inimitié.
Un pareil désir, aussi extravagant que possible non seulement chez cet apôtre de l'amour, mais chez tout homme politique sachant le prix des sympathies et des alliances, serait inexplicable si Ton oubliait la position très particulière à laquelle s'était condamné peu à peu cet homme de parole qui se croit un homme d'action. L'idée centrale de la démocratie religieuse dont Marc Sangnier fournit l'échantillon le plus remarqua- ble. Terreur génératrice de toutes les erreurs pro- pres aux membres comme aux chefs de ce groupe- ment,c'est que notre monde moderne porte dans ses entrailles une invincible passion démocra- tique et républicaine et qu'il faut, pour peu que
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l'on veuille agir sur lui, s'unir à lui d'abord en éprouvant cette passion. Ceux qui savent qu'il n'en est rien, ceux qui sentent, avec netteté et force, non point seulement qu il est faux, mais qu'il est absurdement faux de dire que le cœur des hommes contemporains, leurs goûts ou leurs nécessités économiques et morales, tendent à la démocratie ou à la république, ceux qui voient que la vérité de fait comme la vérité de droit est le contraire exact de cela, ces esprits auront beaucoup de peine à comprendre ici la mentalité sillonniste. On ne la comprendra qu'en faisant un retour de pensée sur le point de départ de cette foi naïve. Sembler bon démocrate ! Paraître bon républicain ! Et pour bien le sembler, et pour bien le paraître, afin de prêcher utilement et d'agir efficacement, en arriver à être pleine- ment ce qu'il faut sembler! La dogmatique ré- publicaine et démocratique s'est ainsi établie peu à peu par une espèce d'autosuggestion née d'un honorable vœu de sincérité cl ez des per- sonnes tout d'abord fort étrangères et même fort hostiles à de semblables états d'esprit. C'eVaiV en vue dun bien^ pourront-elles dire en excuse. Mais on n'excuse que le mal. Que le mal soit certain, cela résulte de ce que le principe répu- blicain et démocratique est en lui-même perni-
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2o4 LA FIN DE LA CONVERSATION
cieux. Que cette malice intrinsèque, que cette faute purement intellectuelle entraîne à proférer au dehors le mensonge, à pratiquer le mal en fait, c'est ce que la fm de notre entretien avec Marc Sangnierne prouve que trop.
Sommes-nous tout à fait innocents de sa grande faute ? Ne lui avons-nous pas trop redit que la république et la démocratie en France forment un parti ? et le plus étroit des partis? qu'on n'entre pas à son plaisir dans ce parti, surtout depuis qu'il s'est attribué le pouvoir ? qu'il faut y être admis ? que, pour bénéficier de cette ad- mission, il faut donner un gage, et que ce gage, suivant l'énergique parole d'André Buffet, doit être une infamie, seule l'infamie garantissant la rupture absolue d'un homme avec son passé, l'accréditant seule à jamais auprès de ceux pour qui elle est commise ? D'autres, à notre défaut, auraient certainement averti Marc Sangnier de cette forte nécessité du cadavre. Il a suffisam- ment fréquenté les Pressensé et les Buisson pour être, un jour ou l'autre, mis en état de découvrir cette loi naturelle au gouvernement des partis. Aussi bien, son instinct, son intuition de me- neur défoules aurait suffi encore à la lui dévoiler. Mais, de toutes façons, il l'a bien appliquée ! L'a- mitié royaliste dut finir par peser à ce fondateur
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des (( amitiés du Silion ». Il l'aura jugée ou pesante ou, pour userdu plus ridicule des termes de notre langage politique, compromettante. Tout le lest qu'il jetait pour s'affranchir de l'hono- rable souvenir conservateur et « bourgeois » qui restait attaché à son nom commençait d'ailleurs à ne plus servir de rien. Il s'évertuait à penser ou à paraître penser sur Dreyfus comme les protestants, les juifs ou les maçons. Il professait sur la discipline militaire quelques- unes des idées de M. Hervé, sur les frontières les sentiments de M. Jaurès ; il rivalisait de cette hardiesse, qu'il croyait intellectuelle ou intelli- gente, avec les pires ou les plus simples anar- chistes en criant, contre l'évidence, que les res- sorts politiques des Etats se détendent dans l'univers. Quelque scandale que puissent déter- miner de pareilles doctrines dans les rangs des fidèles catholiques, le monde officiel n'en était pas touché, le parti au pouvoir n'ouvrait pas ses rangs àSangnier, et le Temps lui-même opposait des entrailles de pierre à ses actes de foi les plus républicains.» Je faillis être pour Dreyfus », a-t-il écrit au Temps. Le Temps a répondu : « Vraiment ?» — Cette froideur s'alliait tantôt à des compliments pleins de réserve, tantôt à des brimades pures. Riche ou pauvre, plébéienne
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LA FIN DE LA CONVERSATION
OU bourgeoise, la démocratie est ombrageuse. Elle doute. Que lui voulait cet homme jeune, in- dépendant, éloquent et pieux, ce triple et même quadruple aristocrate ? Notre démocratie a dé- passé depuis longtemps le stade des Cimon et des Mirabeau : elle veut des meneurs de sa €hair et de son rang. Ceux qui sont trop bien nés doivent payer plus que le gage habituel. D'action équivoque en action douteuse et d'action douteuse jusqu'à la mauvaise action, cette puissance impérieuse a dû faire passer Marc Sangnier par une gamme de transitions^ insensibles, mais irrésistibles.
La calomnie lancée contre les royalistes for- mait le dernier terme de la série. C'était, à vrai dire, si sot qu'il ne s'est rencontré ni juge d'instruction ni commissaire de police pour le prendre au sérieux. Mais plus le crime demeu- rait inéclairci et mystérieux, plus on espérait pouvoir dire aux partis de gauche: Voye'zle sang qui coule entre la droite et nous ! Forte naïveté qui n'a pas fait beaucoup de dupes dans le mond( républicain. L'orateur qui a consenti si facile- ment à éclabousser le trône et les amis du trône qui étaient à quelque degré ses propres amis sera jugé capable de consentir bien autre chose il sera prié d'infliger les mômes offenses i
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LA FIN DE LA CON VLKSATiON
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l'autel. Il demandera grâce, il criera merci. Son don d'illusion lui fera sans doute rêver d'être exaucé. Ce ne sera jamais qu'un rêve. L'aven- ture est inévitable; l'événement, fatal ; et Marc Sangnier ne peut manquer d'apprendre, un jour ou l'autre, ce que tout parti démocratique fran- çais doi/ exiger de ses postulanis catholiques : l'apostasie.
Un dilemme nouveau se posera alors dans l'esprit de Sangnier: il lui faudra choisir entre l'ordre divin qu'il déclare adorer et l'anarchie humaine qu'il ne se défend pas d'aimer.
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OU bourgeoise, la démocratie est ombrageuse. Elle doute. Que lui voulait cet homme jeune, in- dépendant, éloquent et pieux, ce triple et même quadruple aristocrate ? Notre démocratie a dé- passé depuis longtemps le stade des Cimon et des Mirabeau : elle veut des meneurs de sa €hair et de son rang. Ceux qui sont trop bien nés doivent payer plus que le gage habituel. D'action équivoque en action douteuse et d'action douteuse jusqu'à la mauvaise action, cette puissance impérieuse a dû faire passer Marc Sangnier par une gamme de transitions insensibles, mais irrésistibles.
La calomnie lancée contre les royalistes for- mait le dernier terme de la série. C'était, à vrai dire, si sot qu'il ne s'est rencontré ni juge d'instruction ni commissaire de police pour le prendre au sérieux. Mais plus le crime demeu- rait inéclairci et mystérieux, plus on espérait pouvoir dire aux partis de gauche : Voyez le sang qui coule entre la droite et iioiis ! Forte naïveté qui n'a pas fait beaucoup de dupes dans le monde républicain. L'orateur qui a consenti si facile- mentà éclabousser le trône et les amis du trône, qui étaient à quelque degré ses propres amis, sera jugé capable de consentir bien autre chose il sera prié d'infliger les mêmes offenses à
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l'autel. Il demandera grâce, il criera merci. Son don d'illusion lui fera sans doute rêver d'être exaucé. Ce ne sera jamais qu'un rêve. L'aven- ture est inévitable; l'événement, fatal ; et Marc Sangnier ne peut manquer d'apprendre, un jour ou l'autre, ce que tout parti démocratique fran- çais doit exiger de ses postulants catholiques : l'apostasie.
Un dilemme nouveau se posera alors dans l'esprit de Sangnier: il lui faudra choisir entre l'ordre divin qu'il déclare adorer et l'anarchie humaine qu'il ne se défend pas d'aimer.
APPENDICE PREMIER Deux apôtres : M. Sangnier et M. Lapicque (i)
I
On lisait dans un journal de TEst, le Bloc^ « organe de TUnion démocratique républicaine de l'arrondissement de Saint-Dié », l'article suivant publié sous la signature de M. Louis Lapicque, dreyfusard éminent, dreyfusien (2) de la première heure, apôtre de Fanticléricalisme.
Pour l'intelligence de ce texte, ajoutons que les congrès et conférences du Sillon et de la Libre- Pensée auxquels fait allusion M. Lapicque ont eu lieu le 22 mai 1904 à Epinal.
Au Sillon
«Dimanche, en sortant de notre réunion de Libre- Pensée, je m'en allai au Sillon, ^ai été très inté- ressé par ce que j'ai vu là. Mais le public, catholi- que ou libre penseur, s'il n'a pour s'informer que
(1) Les documents qui composent cet appendice ont paru dans V Action française.
(2) On entend par « dreyfusard » un homme qui croit à la fabuleuse innocence d'Alfred Dreyfus. On entend par « drey- fusien »un homme imbu de toutes les idées fausses qui disposent à commettre cette erreur de fait.
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APPEWDICE PREMIER
le compte rendu du Vosgien^ ne doit pas y com- prendre grand'chose. Le reporter s'extasie sur le beau geste, authentique, dit-il (pour un peu il aurait écrit historique), de Marc Sangnier et de Louis Lapicque se serrant la main aux applaudis- sements du curé d'Epinal. Cela vient comme un miracle; pas d'explications. La conférence de Marc Sangnier était si belle, si belle, qu'on ne peut pas Tanalyser.
« Nous n'avons pas les mêmes raisons d'enterrer sous les fleurs la pensée hardie du fondateur du Sillon. Marc Sangnier a parlé de la démocratie en vrai démocrate ; il veut développer en chaque être humain la conscience individuelle et le senti- ment de la responsabilité. Il a parlé en socialiste ; pour lui, la propriété n'est ni immuable, ni intan- gible ; il a dit en propres termes que le salariat disparaîtra comme ont disparu le servage et l'esclavage. Pas un appel à la tradition ; tout pour l'avenir. L'idéal social exposé par Marc Sangnier étant le nôtre, nous, les quelques républicains présents, avons applaudi, c'était naturel; mais tout le parti de l'Eglise applaudissant aussi, c'est là qu'est l'étrange.
« Carriennefut plus jamais directement opposé à a théorie explicite comme aux actes de l'Eglise romaine. Et comme on m'accorda courtoisement la parole, voici au moins le sens de ce que je dis :
« — Marc Sangnier, vous avez bien parlé ; votre enthousiasme est frère du nôtre ; je suis heureux de vous entendre dire ces choses sous le toit du plus tyrannique des capitalistes spinaliens, aux applau-
APPENDICE PREMIER 261
dissements de vos amis, qui couvraient ma voix de leurs huées quand j'ai voulu leur dire les mêmes choses.
a Vous appelez rêgyie du Christ sur la terre la cité future que nous voulons fonder sur la justice ; c'est affaire à votre imagination. Mais si vous avez parlé du christianisme, vous n'avez pas parlé de l Eglise catholique. Un catholique, c'est un homme qui obéit^ et vous savez ce qu'ordonne l'Eglise sur le sujet que vous venez de traiter. Comment pouvez- vous vous croire un fils soumis de l'Eglise en prê- chant, fût-ce sur un terrain non religieux, une doctrine explicitement contraire à la doctrine du pape ? Si, à la rigueur, vous n'êtes point tenu à la logique comme homme^ vous y êtes tenu comme chef d'école ? Que répondez-vous à vos disciples quand, inévitablement, ils vous posent la question que je vous pose ?... —
« Ce fut long d obtenir une réponse précise. Marc Sangnier eut un élan de mysticité qui était très beau, mais ne pouvait suffire. Le Syllabus était si bien dans l'air que je n'eus pas besoin de le citer : comme Marc Sangnier s'écriait: — Et pourquoi donc un catholique ne pourrait-il marcher avec le progrès moderne?... je n'eus qu'à lever la main, et le Sijllabus fut jeté à l'eau comme n'étant pas de dogme. On contesta toute autorité à l'Eglise, en général, et au pape, en particulier, sur tout ce qui n'est point strictement religieux. Pauvre pape, que ses ennemis ont dépouillé de son pouvoir temporel et que ses fidèles dépouillent de son pouvoir spi- rituel I Mais il lui reste des armes contre ceux-ci.
8*
262 APPENDICE PREMIER
« — Et si le pape vous excommuniait?
« — L'excommunication du pape , je m'en moque », répondit Marc Sangnier.
« Et c'est là-dessus que je lui ai tendu la main, en disant, dans un sourire; « Avec des catholiques « comme vous, nous pouvons marcher la main dans « la main. »
« Ces messieurs du parti prêtre parurent enchan- tés du résultat de la discussion. J'estime que nous n'avons pas lieu dêtre mécontents de ce qui se passe dans leur milieu. Je sais que beaucoup de mes amis contestent la sincérité du mouvement sillon- niste. Pourquoi toujours refuser à ses adversaires le bénéfice de la bonne foi quand rien n'autorise à mettre cette bonne foi en doute? Et où serait ici le bénéfice de la mauvaise foi ? Le plus simple n'est-il pas de croire, pour reprendre les expressions du bel hymne de Keller, que notre chanson d'hommes libres éveille de virils échos jusqu'au cœur des esclaves de l'Eglise romaine?
(« Louis Lapicque. »
Après cette lecture, il importe de mettre le lecteur au courant de ce qui suit :
D'une part, nous connaissons M. Louis Lapic- que pour incapable de se moquer de personne ; et pour plus incapable encore, ayant la religion du devoir et de la conscience, d'altérer la vérité.
D'autre part, nous connaissons M. Marc Sangnier pour un catholique orthodoxe, en dépit de ses
APPl-iNDlCi: PliEMlEll 263
opinionspolitiques, eL nous le savons bien incapable de rester indifférent à une excommunication.
M. Lapicque et M. Marc Saugnier en ont peut-être une grande envie : nous ne croyons pourtant pas qu'ils soient d'accord autant que le premier aime à se le figurer. (Action française du 15 juin 1904.
Il
A la suite de cet incident, V Action française reçu de M. Marc Sangnier, la lettre suivante qu'elle a pu- bliée dans son numéro du 13 juillet 1904 :
Monsieur le Directeur
« Vous citez, dans VAction française du 15 juin dernier, l'article que M. Louis Lapicque a publié dans un journal de Saint-Dié au sujet de ma con- férence d'Épinal et de la discussion qui l'a suivie.
« Ce compte rendu est très sympathique, et je ne puis qu'en féliciter M. Lapicque, un de ces adver- saires trop rares qui essayent de comprendre avant de réfuter et qui s'efforcent de découvrir, non seule- ment ce qui divise, mais encore ce qui peut unir les hommes.
« Il importe pourtant que je précise et que je rec- tifie deux points de notre contradiction.
(( Le Syllabus, écrit M. Lapicque, fut jeté à l eau comme n étant pas de dogme. Évidemment, j'ai dû affirmer que le Syllabus^ simple recueil de proposi- tions condamnées par le Pape Pie IX, soit dans des encycliques, soit dans des lettres, soit même dans
264 APPENDICE PREMIER
des allocutions, ne porte aucunement la note d'héré- sie, pour toutes les propositions qui s'y trouvent. Mais vous sentezbien que je n'ai nullement eu l'in- tention de désapprouver le Syllabus que j'ai toujours accueilli, au contraire, non seulement avec le plus grand respect, mais aussi avecla plus joyeuse recon- naissance, car, sans méconnaître les droits de la pensée libre, il a le courage, trop rare, hélas ! dans nos milieux catholiques faibles et lâches, de con- damner vigoureusement le libéralisme corrupteur.
a II ressortirait également de ce compte rendu que je me moque de V excommunication du Pape. Votre rédacteur a avoué, lui-même, qu'il me savait inca- pable de rester indifférent à une excommunication et, en vérité, je sais qu'il m'est tout à fait inutile d'ex- primer ici mon sentiment à ce sujet. Je tiens pour- tant à expliquer quel était le sens des paroles que M. Lapicque a cru pouvoir résumer de si curieuse façon.
« Mon contradicteur m'ayant parlé de l'infaillibi- lité de l'Église et ne me semblant pas avoir sur celte importante matière des notions suffisamment exactes, j'ai cru de mon devoir de lui expliquer que Vinfail- libilité n'avait rien à voir avec ïimpeccabilité ; que les Évêques, que le Pape lui-même, pouvaient faire mauvais usage de l'arme de l'excommunication^ que la haine, la vengeance ou l'aveuglement pouvaient leur dicter de coupables sentences. Je citais même Jeanne d'Arc excommuniée par un évêque et saint Jean-Bapti-te de la Salle mort interdit. Voilà comment je fus amené à rejeter avec quelque vivacité la ques- tion de l'excommunication dont M. Lapicque voulait
APPENDICE PUEMIER 265-
encombrer un débat sur la prétendue incompatibilité entre la démocratie et les dogmes catholiques. Cette objection, tirée de l'excommunication, ne me gênait nullement dans mon argumentation, et j'avais bien le droit de dire que je ne m'en souciais pas.
« Je persiste à croire, Monsieur le Directeur, et certes vous me donnerez raison, quil ne faut pas laisser nos adversaires dans cette dangereuse illusion que nous autres catholiques devons considérer le Pape comme infaillible, alors même quMlne définit pas ex cathedra, bien plus, alors qu'il se mêle de la politique intéreure des nations : on a coutume, dans les milieux anticléricaux, de nous prêter cette ridi- cule croyance ; et qui oserait affirmer que certains catholiques ne soient pas un peu responsables de la mauvaise opinion que l'on a de nous ?
« J'ai tenu, Monsieur le Directeur, à vous envoyer cette lettre. Pour me taire, je fais trop de cas del'opi- nion de vos lecteurs, et je sais trop bien que V Action française est un des rares milieux où l'on a encore le courage et la force de penser.
« Veuillez croire, Monsieur le Directeur, à l'ex- pression de ma bien repectueuse estime.
« Marc Sangnier,
« Président du Sillon ».
APPENDICE II
M. l'abbé Barbier — M. l'abbé Desgranges Le drame " Par la mort "
C'est eu simple historien que j'exprimai au- trefois la confiance que Marc Sangnier aurait, un jour ou l'autre, maille à partir avec les auto- rités ecclésiastiques. Celles-ci s'émeuvent, pour ainsi dire à vue d'œil. M. l'abbé Barbier a donné l'élan, plusieurs évoques l'ont approuvé, tout annonce que le mouvement qui vient de si loin et de si profond n'est pas épuisé.
A ce mouvement, à ce choc d'idées claires ri- goureusement enchaînées et de hautes autorités motivant avec force une décision précise, qu'est- ce que le Sillon a pu opposer ? Des mots, des tours d'adresse, une sorte de voltige oratoire et littéraire dont il est impossible de donner une idée distincte, car les textes eux-mêmes semblent fondre du sentiment de leur insigne
APPENDICE SECOND 207
pauvreté. Voici, par exemple, ce que M. l'abbé Desgranges, dans Les vraies idées du Sillon, a trouvé à répondre à la critique faite par M. Tabbé Emmanuel Barbier de l'illustre définition de la Démocratie Sillonniste :
(( M. Barbier critique cette définition faute « peut-être de l'avoir suffisamment comprise [a). « Elle nous paraît [b), à nous, renfermer l'es- « sence même du concept démocratique ; elle a « l'avantage d'être dépouillée de tout sens nui- « sible et faux (c), et d'englober dans une même « formule {d) le point dont nous partons et (( ridéal vers lequel nous tendons. Elle implique (( à la fois que le peuple possède le pouvoir, mais « qiCil lui importe [e] de s'élever sans cesse à « un sentiment plus généreux et plus éclairé de « sa responsabilité. »
(«) Remarquez le tour personnel ;on remplace une idée par une accusation. iMais l'accusation est prudente ; elle ne dit pas que M. Barbier n'a pas compris, elle dit qu'il n'a pas compris « suf- fisamment » ! c'est le fin du fin... Ces abomina- bles fuites de la pensée auraient fait rougir nos aïeux.
{b) « Elle » ne renferme pas : « elle nous paraît renfermer i». Encore est-ce pour « nous » que se révèle cette apparence ; il reste ainsi pos-
268 APPEiNDlCE SECOND
sible que d'autres ne soient pas frappés de ce sem- blant. Toujours les précautions de l'incertitude.
(c) Double prétention qu'il est aisé de ruiner : moyennant les observations faites ci-dessus, le sens nuisible et faux de la déiinilion Sillonniste n'est pas contestable.
{(j) « Englober dans une même formule » et dans e même jeu de mots.
(e) Remarquez ce quii lui importe. On s'atten- dait, après pouvoir^ à trouver devoir. Le sophisme serait trop net. Grâce au qiiHl lui importe, la formule n'a plus deux sens, elle en a trois : 1° pouvoir, 2° devoir, 3" au besoin et, selon les cas mobiles, variés et flottants comme la plume et la pensée véritablement renaniennes (et du pire Renan) qui distinguent tous ces messieurs, la précieuse formule désignera aussi un certain intérêt sensible, une certaine pression méca- nique qu'on pourra appeler, aux heures oii ce sera commode, une nécessité. Le tour ainsi sera joué. Ainsi sera acquis, au bénéfice des orateurs du Sillon^ un bagage sérieux de profita- bles ambiguïtés.
M. l'abbé Barbier m'a paru écœuré de ces escamotages. Il a dédaigné d'en scruter le détail et s'est borné à prendre acte des termes par lesquels son contradicteur lui concède, peut-être
APPENDICE SECOND 269^
sans le vouloir, que la définition de Sangnier était purement idéale. Dans « Le Sillon qita-t-il répondu'l » M. l'abbé Barbier a visé surtout à l'utile. L'utile est de montrer les plaies, sans y descendre trop.
Je voudrais citer une bien jolie page, élégante, de cette élégance des logiciens qui est une véri- table fête pour la raison. Nos lecteurs savent que le Saint-Si6ge a interdit Tusage du mot dé- mocralie en tout autre sens que celui d'une action bienfaisante populaire. Là-dessus, des esprits agiles et un peu baladins ont imaginé un nouveau genre de plaisanteries. M. l'abbé Barbier l'expose en ces termes :
« J'avoue que j'ai peine à excuser M. l'abbé Desgranges d'avoir absolument pris le change sur cette question de la démocratie chrétienne^ précisée par moi si catégoriquement presque à chaque page.
« Répétons, une fois de plus, qu'il est inutile d'en faire une question de mots ou de dénomi- nation. Si TEncyclique a un sens clair, c'est de condamner cet abus.
« Par conséquent, lorsque M. l'abbé Desgran- ges, après avoir fait le résumé, conclut, à Texem- ple de M. Marc Sangnier :
« — La démocratie ainsi comprise devra être
270 APPEiNDlGE SECOiND
« acceptée par tous les catholiques : M. l'abbé « Barbier et moi, de même que les sujets du « roi d Espagne et que les citoyens de la libre « Amérique, nous devons être tous et au même « titre de bons démocrates chrétiens».
« Je l'arrête par un fort distinguo : nous sommes tous tenus d'accepter la chose, oui ; la dénomination, non.
«Nous devons tous approuver, exercer l'action bienfaisante populaire, en laquelle consiste ce que le Pape permet d'appeler démocratie chré- tienne, à la condition de suivre les règles tracées par lui.
(( Encore Léon XIII ajoute-t-il, ne l'oublions pas, tf que l'opinion de certains hommes sur la a puissance et la vertu d'une telle démocratie « n'est pas exempte de quelque exagération ou « d'erreur ». Mais, quant à la dénomination, le Pape a pris soin de dire « quelle blesse beaucoup « d'honnêtes gens qui lui trouvent un sens équi- « voque et dangereux ».
« Tout l'objet de l'Encyclique est de régler l'ac- tion sociale catholique; la dénomination de dé- mocratie chrétienne n'y entre que par tolé- rance. M
Par cette petite difficulté, si heureusement soulevée, par ce petit obstacle insidieux, si pro-
APPENDICE SECOND 271
prement suscité, le lecteur peut juger de la sou- plesse, delà variété, de la subtilité des évolutions sillonnistes. Des passions fortes donnent ainsi beaucoup de jeu et de mouvement à l'esprit. Je regrette que tant de mouvement soit stérile. C'est un malheur pour le pays que tant d'âmes géné- reuses et d'esprits distingués s'exténuent, comme dit le prophète, au profit de l'erreur, du vide et de la mort. Quant à M. l'abbé Barbier, une génération plus heureuse lui devra de pouvoir refaire ce qui a été défait par la nôtre si folle- ment. Mais que de temps perdu! Que de beaux talents à la mer ! Combien de faibles aura séduits, fourvoyés et trompés cette voix pleine d'équi- voque, cette intelligence serve des mots !
On n'en comprendra tout à fait le grave péril qu'en lisant, dans la première brochure de M. l'abbé Barbier, la très remarquable analyse d'un ceitain ce drame social » intitulé Par la mort, que Marc Sangnier a publié et fait repré- senter. Le pénétrant critique a su faire appa- raître dans la clarté limpide d'un simple exposé le rapport étroit du goût romantique de Marc Sangnier et de sa rêverie démocratique, égali- laire, humanitaire et d'ailleurs opposée à tous les sentiments comme à toutes les idées, à tous les intérêts de l humanité véritable. 11 n'y a
272 APPENDICE SECOND
qu'à lire, à relire, à comprendre ce tableau parfait d'un homme, d'un esprit, d'une prédica- tion, d'une secte :
« Par la mort est un drame social composé par M. Marc Sangnier pour mettre ses idées en action sur la scène.
« Sans hésitation ni réticence, nous émettrons le vœu que l'autorité ecclésiastique en interdise la représentation dans les œuvres de jeunesse catho- lique, comme blessant la morale naturelle et la morale sociale. On peut défier M. Marc Sangnier d'obtenir que l'archevêché de Paris l'approuve.
« La thèse est que la Cause demande l'acceptation de tous les sacrifices. Elle est fort louable, mais le faux mystérieux dont elle s'enveloppe et les aberra- tions qui en sont la conséquence donnent au Sillon une analogie très fâcheuse avec des sectes ancienne- ment réprouvées par l'Eglise.
« Accessoirement le mépris ou la haine des patrons, le nivellement des classes, la lutte sociale, négation du patriotisme, voilà les leçons que le peuple en tirera directement.
« Rien n'était moins selon les vues de M. Marc Sangnier, dira-t-on. J'admets volontiers qu'elles sont dépassées par ce résultat ; mais une œuvre dramatique se juge objectivement, et non sur les intentions que Fauteur invoque.
« Nous excuserons M. Marc Sangnier sur les sien- nes, quoiqu'il se plaise trop à jouer avec le feu pour être innocent de ses dégâts ; mais cette nouvelle et
APPENDICE SECOND 273
décisive expérience achève de prouver que, s'il y a quelqu'un d'inapte à se faire éducateur social, c'est lui.
« Il a voulu se montrer ici à l'œuvre. Une analyse détaillée montrerait qu'il n'y a pas, dans la vie dont il nous donne le spectacle, une situation de carac- tère, presque pas une parole qui ne détonne et ne choque, pas un sentiment qu'il touche sans l'outrer ou l'avilir.
(( Le héros du drame, Jean Mascurel, est, par hasard, ancien élève de Stanislas comme M. Marc Sangnier, ancien polytechnicien comme lui. 11 dé- couvre que son père a manqué à un engagement envers ses ouvriers et, sur-le-champ, il le renie, ni plus ni moins.
« L'auteur n'a même pas su donner au prétexte d'un tel fanatisme le caractère d'une injustice évi- dente.
(( Un patron, sous le coup d'une crise imminente, par la menace d'une grève, par l'agitation socialiste et internationaliste, en face de la concurrence étran- gère, se laisse arracher une augmentation de salaire et l'engagement de la maintenir pendant cinq années, quel que soit létat de ses affaires. C'est le cas posé par M. Marc Sangnier. A-t-il examiné si cette promesse constitue une obligation de justice indiscutable et absolue ?
« Mais passons. Jean Mascurel, dans une explica- tion avec son père, apprend que le fait est maté- riellement vrai : Mascurel avait promis, signé, et aujourd'hui il diminue les salaires, parce que ses affaires ne vont pas :
274 APPENDICE SECOiN'D
— Mascurel. C'est ainsi que tu parles à ton père ?Tu dois le respecter d'abord. — Jean. Je dois d abord respecter la justice. — Masgcrel. Tu te révoltes ?...
— Jean. Oui, contre l'injustice. — Mascurel. Et si c'est moi qui suis à tes yeux l'injustice, tu te révoltes contre moi? — Jkan. Oui. — Mascurel. Contre moi, ton père ? — Jean. Oui, contre vous...
« Survient, un peu plus tard, un ouvrier, Jacques, celui que Jean doit gagner à la cause, mais qui ne le connaît pas encore. Il est venu prier Jean de porter à son père une communication du comité de la grève :
— Jean. Je ne puis me charger de cette communi- cation, car je n'ai plus de rapports avec M. Mascurel.
— Jacques. Qui donc êtes-vous ? Que faites-vous chez lui? — Jean. J'étais son fils unique ; mainte- nant je suis orphelin. — Jacques. Quoi ! le patron serait donc mort ? Oh ! monsieur, monsieur... (// s'inclinn dun air gêné.) — Jean. Hélas ! non, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, il vit, mais il est mort pour moi... »
« Enfin Jean, qui a donné toute sa fortune aux ouvriers pour fonder une forge contre celle de son père, (« Moi, je n'ai plus de père; vous, vous de- vriez avoir le courage de n'avoir plus de patron ») s'adresse à eux, à des étrangers, à des ennemis de son père, en ces termes : — Camarades, à partir d aujourd'hui, je ne suis plus fils de patron. Je suis un orphelin et je vous demande de m'adopter. Le patron vous a trompés, moi je veux êlre le fils de la vérité. Comment pourrais-je êlre le fils de cet homme ?...
API'E.NDICE SECOND 27o
« Où donc a-t-on pris que le zèle de la vérité, de la justice et du bien social des ouvriers autorise un fils à fouler si brutalement aux pieds la loi naturelle et les commandements de Dieu? Même si Dieu avait constitué personnellement M. Jean Mas- curel justicier de son père, il serait encore coupable de se comporter comme le fait ce héros.
«. Naturellement, il se vante d'agir sous l'inspira- tion divine :
« — Je serai plus fort que le monde. Si Dieu est avec moi, qui saurait m'arrèter ?... Je sens en moi des forces infinies. Je n'accepte pas l'injustice et le mal... »
« Croyez moi, monsieur Jean, vous ne trouverez pas un directeur de conscience qui ne vous oblige à accepter d'abord le Décalogue.
« Au second acte, deux ans après, Mascurel père, auquel un ami, partant pour l'étranger, avait sous- crit d'emblée 400.000 francs pour une nouvelle société de tramways, apprend son retour inopiné. Or, pressé par ses embarras, il a engagé tem- porairement cet argent dans ses affaires. Atterré, il se rend près de son fils Jean, pour le prier de les lui prêter sur sa fortune personnelle, qu'il lui avait récemment remise :
« — Jean. Quoi ? lui aussi, vous l'avez trompé, comme les ouvriers? Même entre vous? — (Mascurel s'explique.) — Jean. Toujours le mensonge, toujours. — Mascurel. Ah ! Jean, tu es dur. J'aimerais mieux ta colère... Maudis-moi ! J'aime mieux cela. — Jean. Je n'ai rien à dire, tout ce qui arrive devait arriver. C'est dans l'ordre. (Il se met à écrire.) — Mascurel
.276 APPENDICE SECOND
continue à supplier, et représente à son fils quil se déshonore avec lui.) — Jean. Moi, je suis un orphe- lin, vous savez, depuis deux ans. — Mascurel [se Jette aux genoux de Jean^ il pleure). Jean, ta mère, souviens-toi de ta mère. — Jean. Taisez- vous, tai- sez-vous, taisez-vous. Ne prononcez pas ce mot- là... Ma mère, ma mère, elle est à moi. — Mascu- rel [les mains jointes et pleurant). Jean, Jean, je te supplie, je te supplie ! — Jean [lui tendant un pa- pier). C'est assez, c'est assez. Tenez. Voici ce que vous demandez. Votre honneur sera sauf. — Mascu- rel. — Quoi, c'est vrai, c'est vrai, tu veux bien ? Mais je suis sauvé ! — Jean. Tant mieux !... »
« Ce héros, ce jeune saint proposé à l'admiration populaire, est simplement un monstre.
« Quelque part que Ton fasse, chez l'auteur, à l'inexpérience delà scène, il paraît absolument in- vraisemblable qu'un homme de jugement sain ait pu y produire de tels personnages. J'en appelle à tous les critiques qui, même en dehors d'une préoccupa- tion religieuse, ne s'appuieraient que sur la recti- tude du sens moral, et je serais vraiment curieux de voir l'étude que M. Emile Faguet, M. René Dou- mic, M. Gabriel Audiat ou d'autres, écriraient sur la moralité de ce drame.
« L'Univers, qui aurait pu passer, Tan dernier, pour le journal de M. Marc Sangnier, en a publié une critique très mitigée, dont Fauteur, M. François Veuillot, n'a cependant pas pu se retenir d'écrire que c'est une œuvre socialement inquiétante,
« Quel type de patrons présente-t-on au specta- teur? Un type unique qu'on cherche à montrer
APPENDICE SECOND 277
déloyal, injuste, sans dignité, sans intelligence. Le Sillo7i se ménage vraiment un beau et facile triomphe, en bornant les critiques de ses contra- dicteurs aux imbécillités qu'il fait débiter par ces patrons.
« Comment M. Sangnier réalise-t-il ses idées sur les classes dans la démocratie ?
« — Jacques [l'ouvrier). Je vais leur dire que vous êtes tout à fait des nôtres maintenant. — Jean. Des vôtres, oui, c'est ça ! Alors ne m'appelle plus mon- sieur, tu peux bien dire Jean tout simplement ; cela me guérira tout ;... et puis tu ne me diras plus vous comme à un fils de patron ; qui donc es-tu, toi? — Jacques. Je suis Jacques Mercœur... Vous savez peut- être ça: c'est votre mère... qui m'a servi de marraine. — Jean. Oh ! ne dis pas votre mère, dis ta mère — tu dois me tutoyer — dis notre mère (!l!), c'est bien cela, car tu sais, elle était avec vous... — Jacques. Dis, Jean [il lui prend la main), c'est donc vrai que tu es notre ami ? — Jean. Oui, c'est vrai, etc.. »
« Le patriotisme, en ce qu'il a de plus pur et de plus respectable, prête, dans ce drame, à une basse caricature qui soulève l'indignation et le dégoût.
« C'est un vieux grand-père qui nous est exhibé, -^ qu'on me pardonne l'expression exacte — tout à fait gaga — soignant un vieil aigle déplumé, qu'il pleure avec des plaintes d'idiot, quand il ne le voit plus.
« Après d'autres scènes oii il a ainsi paru, lamen- table, on nous le produit : entrant en scène, ac- croché en bandoulière un tambour. Il est devenu maniaque et un peu gâteux... il bat la charge ;
DILEMME ô**
278
APPENDICE SECOND
« Vive l'Empereur ! Vive TEmpereur ! Ce matin j'ai vu se lever le soleil d'Auslerlitz à Waterloo; ils ont failli m'écraser avec leurs caissons; mais je suis un malin, moi [H rit) ; jetais derrière le petit caporal (il se redresse fièrement). Personne n'a eu la force de me tuer, moi. C'est la Revanche ! Cest la Re- vanche ! Battons la charge. » — Un instant après : « Conscrit (à un onvrier), je sais oij tu trouveras l'aigle. Va à Strasbourg; monte sur la cathédrale en haut du clocher : tu le trouveras. Il a les ailes ouvertes. Dépêche-toi, conscrit. Je veux le revoir avant de mourir. »
« Tant qu'on ne m'aura pas démenti, je reste con- vaincu que les jeunes ouvriers auxquels on donne ce spectacle éclatent en huées sur l'auteur. Et s'il est vrai qu'ils l'applaudissent, malheur au pays où une jeunesse, réputée l'élite, bafoue ce qu'il y a de plus sacré !
i( Ici, je m'arrête ; mon esprit est envahi de mille pensées, au souvenir de ces lignes récemment écrites par M. Marc Sangnier : « Il doit sortir du Sillon tout ce qui sort de la vie, je veux dire une or- ganisation sociale, une politique rajeunie et corres- pondant aux vraies réalités sociales, une adaptation nouvelle aux éternelles lois qui régissent les sociétés humaines, et jusqu'à un art régénéré, expression de Vesprit et des sentiments de la démocratie future. »
« Naturellement, il fallait placer la théorie huma- nitaire du Sillon en opposition avec l'insanité de la Revanche.
« — Jean (à voix basse., avec tristesse. Il parle toujours avec tristesse, à voix basse ou très basse.,
APPENDICE SECOND
279
ou en pleurant). N'aie pas de peine, grand-père : nous te la ferons belle et sainte, ta France bien-ai- mée, nous te la ferons libre et fière, et l'Europe encore suivra sa loi, car la France travaillera pour le monde et deviendra V humanité. — Le Capitaine. Hardi, mon fils ! C'est bien parlé ! .. Vive l'Alsace ! Vous allez la reprendre!... — Jean {à voix basse). Nous ferons bien mieux que reprendre un peu de terre, nous délivrerons la justice. - Le Capitaine. Mais elle, que deviendra-t-elle ? Briserez-vous ses fers ? — Jean. Il n'y aura plus de fers s'il n'y a plus de haine. — Le Capitaine. Et la revanche, la veux- tu ? — Jean. Oui, la revanche sainte de la fraternité contre l'esclavage, de la justice contre l'oppression, de 1 amour contre la haine. — Le Capitaine. Quoi ! Qu'est-ce que tu dis ? Tu ne hais pas le Prussien ? — Jean Je ne peux pas haïr. »
« M François Veuillot dit avec justesse : — Oij donc M Sangnier a-t-il vu que la revanche était un sentiment de haine ? C'est au contraire une explosion d'amour, amour pour la patrie blessée, amour pour la justice outragée par des conquêtes brutales. — Toujours le faux évangile !
« Voici le clou, la scène oi^i l'ouvrier Jacques Mer- cœur, qui venait apporter la sommation du Comité de la grève, est gagné à la cause.
« C'est rapide, foudroyant.
« Jacques a tutoyé le fils de son patron, et touché de plus en plus :
« — Tu voudras bien que je te parle un peu comme àun frère? - Jkan. N'est-ce pas, Jacques, que tu seras mon frère, non pas un peu, mais tout à fait ? Dis, tu
278 APPENDICE SECOND
« Vive l'Empereur I Vive l'Empereur ! Ce matin j'ai vu se lever le soleil d'Auslerlitz à Waterloo; ils ont failli m'écraser avec leurs caissons; mais je suis un malin, moi (il ril) ; j'étais derrière le petit caporal {il se redresse fièrement). Personne n'a eu la force de me tuer, moi. C'est la Revanche ! Cest la Re- vanche ! Battons la charge. » — Un instant après : « Conscrit [à un onvrier), je sais où tu trouveras l'aigle. Va à Strasbourg; monte sur la cathédrale en haut du clocher : tu le trouveras. Il a les ailes ouvertes. Dépêche-toi, conscrit. Je veux le revoir avant de mourir. »
« Tant qu'on ne m'aura pas démenti, je reste con- vaincu que les jeunes ouvriers auxquels on donne ce spectacle éclatent en huées sur l'auteur. Et s'il est vrai qu'ils l'applaudissent, malheur au pays où une jeunesse, réputée l'élite, bafoue ce qu'il y a de plus sacré !
« Ici, je m'arrête ; mon esprit est envahi de mille pensées, au souvenir de ces ligaes récemment écrites par M. Marc Sangnier : « Il doit sortir du Sillon tout ce qui sort de la vie, je veux dire une or- ganisation sociale, une politique rajeunie et corres- pondant aux vraies réalités sociales, une adaptation nouvelle auxéternell^^s lois qui régissent les sociétés humaines, et jusqu'à un art régénéré, expression de l'esprit et des sentiments de la démocratie future. »
« Naturellement, il fallait placer la théorie huma- nitaire du Sillo7i en opposition avec l'insanité de la Revanche.
« — Jean (à voix basse., avec tristesse. Il parle toujours avec tristesse, à voix basse ou très basse.,
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OU en pleurant). N'aie pas de peine, grand-père : nous te la ferons belle et sainte, ta France bien-ai- mée, nous te la ferons libre et fière, et TEurope encore suivra sa loi, car la France travaillera pour le monde et deviendra Vhumanilé. — Le Capitaine. Hardi, mon fils ! C'est bien parlé 1 .. Vive TAlsace ! Vous allez la reprendre!... — Jean (à voix basse). Nous ferons bien mieux que reprendre un peu de terre, nous délivrerons la justice. - Le Capitaine. Mais elle, que deviendra-t-elle ? Briserez-vous ses fers ? — Jean. Il n'y aura plus de fers s'il n'y a plus de haine. — Le Capitaine. Et la revanche, la veux- tu ? — Jean. Oui, la revanche sainte de la fraternité contre Tesclavage, de la justice contre l'oppression, de 1 amour contre la haine. — Le Capitaine. Quoi ! Qu'est-ce que tu dis ? Tu ne hais pas le Prussien ? — Jean Je ne peux pas haïr. »
« M François Veuillot dit avec justesse : — Oi^i donc M Sangnier a-t-il vu que la revanche était un sentiment de haine ? C'est au contraire une explosion d'amour, amour pour la patrie blessée, amour pour la justice outragée par des conquêtes brutales. — Toujours le faux évangile !
« Voici le clou, la scène où l'ouvrier Jacques Mer- cœur, qui venait apporter la sommation du Comité de la grève, est gagné à la cause.
« C'est rapide, foudroyant.
« Jacques a tutoyé le fils de son patron, et touché de plus en plus :
« — Tu voudras bien que je te parle un peu comme à un frère? - Jkan. N'est-ce pas, Jacques, que tu seras mon frère, non pas un peu, mais tout à fait ? Dis, tu
280 APPENDICE SECOND
as la foi, toi, j'en suis sûr, la même foi que moi ; tu crois que Celui qui a ordonné : Aimez-vous les uns les autres, était un Dieu ; tu crois que si ce doux Christ vainqueur habite dans nos âmes, elles ne font plus toutes deux qu'une seule âme ? — Jacques. Oui, je crois à Jésus, et notre bon curé, si bon surtout depuis que la grève a commencé, nous a dit qu'il fallait que le règne du Christ arrive et que c'est dans ce monde que nous devons travailler pour que sa justice vienne. — Jean. Jacques, veux-tu être un homme ? Tu vois^ il y a de la haine ^ du mal partout . On vous trompe, on vous ment. Les riches eux-mêmes se dévorent entre eux. Quand une âme pure naît par hasard dans cet enfer., elle en meurt de douleur. Veux- tuquecela cesse? Veux-tu briser lemonde méchant qui nous écrase ? Veux-tu être plus fort que la haine ? Veux-tu laver la vieille terre souffrante dans le sang du Christ ? Veux-tu qu'il y ait de l'amour partout ? Jacques, veux-tu que nous fassions cela ? — Jacques. Oui, Jean, je veux ! Oh ! comme tu sais trouver des mots pour dire tout ce que je ne peux que sentir. Tu me révèles à moi-même ce que j'osais à peine pen- ser. Quand je t'entends parler, il fait clair dans mon esprit et chaud dans mon cœur. Ah I oui, Jean, tu n'es pasun patron, toi, tu es bien des nôtres. — Jean. Jacques, est-ce que tu crois à l'Amour? — Jacques [fermement). Oui, je crois à l'Amour. — Jean. As-tu foi en la Cause ? — Jacques. Oui, j'ai foi en la Cause.
— Jean. Est-ce que tu donnes tout? — Jacques. Tout.
— jEAN((/'wn air triomphant). Merci, mon Dieu. Cette première rencontre est une preuve. J'ai confiance - nous vaincrons ! »
APPENDICl:: SECOND 281
« Ne se croirait-on pas sur le chemin de Damas? Encore Jésus-Christ parlait clairement à saint Paul.
« Jacques Mercœur, que les familiers du Sillon ont déjà rencontré, est, il est vrai, habitué aux illu- minations.
« Sivous avez peine à comprendre que celle-ci l'ait renversé, lisez ddius V E sprit démocratique le chaipHre : «Comment Jacques Mercœur rencontra Dieu». Mais je vous préviens que vous ne serez pas plus avancé.
« Faut-il s'en prendre à notre condition de profa- nes, incapables, comme on nous dit, de pénétrer la vie intime etTesprit du Sillon'!
« C'est une mauvaise plaisanterie et une piteuse défaite. Voilà plusieurs années que M. Marc Sangnier parle en public presque chaque jour ; sa plume est aussi infatigable que sa parole ; il écrit, publie, enseigne ; professeur, conférencier, journaliste, il a émis une quantité de propositions dont le sens est malheureusement trop clair, qu'il a cent fois répé- tées, très cohérentes entre elles, et ceux qui Font patiemment suivi et écouté ne seraient pas reçus à résumer ses doctrines, parce qu'ils ne le compren- nent pas?
« Je ne voudrais pas finir sur un mot dur. Celui qui me vient sous la plume contient plutôt l'excuse qu'il devient nécessaire de trouver aux écarts de M. Marc Sangnier. Se comprend-il lui-même? Je veux dire: Sait-il vraiment ce qu'il veut et oii il va?»
(Les Idées du Sillon^ par Tabbé Emmanuel Barbier.)
Ces feuillets d'analyses coupées de citations
g...
282 APPENDICE SECO:<D
valent un volume de commentaires. Rien ne peut faire mieux sentir à quel point ce que Von veut bien nommer « les idées » du « Sillon » date, ou plutôt retarde. On a publié tout cela entre 1900 et 1906. Mais la rédaction à peu près invariable de ces textes remonte à 1830 ou 18i8. Ni le socialisme contemporain ni même l'anarchisme moderne ne pensent ne parlent, ainsi. La frac- tion libérale du monde catholique et conser- vateur français se vieillit une fois de plus en croyant rajeunir à l'école de Marc Sangnier.
11 est bien en retard sur Lncordaire et Monta^ lembert. Mais les foules qui l'applaudissent ne regardent guère à la date, et sans doute qu'elles l'applaudiraient plus chaudement encore s'il osait rétrograder jusqu'à Vè.^e. des cavernes et développer dans son langage de chrétien mystique, les doctrines de la sensibilité toute pure, de la pure animalité. Déjà le mépris qu'il témoigne aux idées précises le place entre les destructeurs de tout ordre intellectuel. Quant aux liens de famille, à l'autorité domestique et sociale, à l'inégalité naturelle établie entre employeur et employé, son dédain équivaut à la critique radicale. Il méconnaît ces biens parce qu'il les confond tous et n'en sait distin- guer aucun. Ce n'est plus l'anarchiste, c'est le
APPENDICE SECOND 283
sauvage, c'est Fenfanf, c'est un de ces types ru- dimentaires auxquels ramène la loquacité pas- sionnée d'un Jean-Jacques Rousseau et d'un Léon Tolstoï. Si tel n'est point absolument l'état d'esprit de MarcSangnier, du moins c'est à cela qu'il penche. L'Eglise seule est capable de l'en garder et tout annonce de ce côté des inter- ventions vigoureuses, des avertissements catégo- riques, pressants. Les catholiques instruits nous assurent qu'à Rome personne ne veut plus se faire protestant.
TABLE DES MATIÈRES
DÉDICACE :
A l'Eglise romaine, Eglise de l'ordre. Le Dilemme de Marc Sangnier.
Article premier :
« Dilemme impérieux ». Effort pour le résoudre. Pre- mière tentative de conciliation 1
Article deuxième :
Lettre de M. de Marans : Marc Sangnier n'est pas chrétien social. — Il nous suffit que Marc Sangnier soit catho- lique, car son catholicisme est la condition indispen- sable de tout accord, même de toute discussion utile avec nous 14
Article troisième :
Première lettre de Marc Sangnier: Où le Dilemme est atténué. — La majorité dynamique. — L'asymptote ou la souveraineté conçue comme la limite mathéma- tique du progrès dans la vertu. — Pour que cette vertu s'exerce : obstacles, épreuves, vœux de martyre.
Nos réponses 23
Article quatrième :
Lettre du D' Walter de Keating Hart, et explications de Marc Sanfçaier: la restauration de la Monarchie rendrait
286 TABLE DES MATIÈRES
inutile l'œuvre du Sillon. — Cette œuvre, au contraire, ne saurait avoir une pleine efficacité que moyennant le rétablissement préalable de Tordre politique ou de la Monarchie 67
Article cinquième :
Troisième lettre de Marc Sangnier. — La Monarchie serait dans l'évolution des sociétés une étape analogue à l'institution de l'esclavage. — Acte de foi dans l'avenir de la démocratie. — Nos réponses. — Vanité des hypo- thèses d'évolution sociale. — L'hérédité du pouvoir est la loi constante de la sécurité des Etats. . 83
Article sixième : Suite du précédent. — Nos réponses h la troisième lettre de Marc Sangnier 138
Article septième : Suite du précédent. — Fin des réponses à la troisième lettre de Marc Sangnier 164
Qu'est-ce que l'intérêt général? — Critique du
fédéralisme absolu 195
La Vie démocratique 206
La Question de la Taupe :1 226
— — II 230
Conscience et Responsabilité 241
La fin de la conversation 248
Appendice
I. Deux apôtres: M. Sangnier et M. Lapicque. . . 259
IL M. l'abbé Barbier, M. l'abbé Desgranges . . . 266
Le dra.m.e ^< Par la Mort. » 266
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